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L'exemple de Kant
à Jacques Derrida
Cette étude est issue d'une thèse de doctorat qui n'aurait jamais vue le jour
sans le soutien que m'a apporté Jacques Derrida en acceptant de la diriger. De-
puis le DEA sous sa direction qui a donné naissance à ce projet, Derrida a mar-
qué mon travail, sans doute plus encore que je ne le perçois. Le choix même du
sujet de cette thèse est le fruit d'un échange autour de la question de l'exemple
dans un texte kantien mais c'est aussi, pour moi, un hommage à son exemple.
En dirigeant mon travail, Derrida m'a donné, par son exemple, à réfléchir sur
la nature paradoxale de la tâche de conduire un élève à son autonomie. C'est
là la question qui obsède ma lecture de la philosophie pratique kantienne. Par
ailleurs, la problématique que j'ai privilégiée dans la lecture de la philosophie
théorique de Kant, à savoir celle d'une expérience de l'exemple qui pourrait
répondre du rapport entre concept et intuition, n'est pas très éloignée de la
question de la présence qui domine les premiers textes de Derrida que j'ai lus.
Si le terme « exemple » permet de relier ces deux problématiques par plus qu'un
hasard terminologique, c'est qu'il y va dans les deux cas du problème de l'im-
possible et nécessaire accès au raisonnable dont Derrida a maintes fois souligné
la nature aporétique. Enfin, le travail de Derrida m'a fourni une école de ma-
nières de lire. Il reste pour moi une école de manières au sens de la transmission
de stratégies (de manières de s'y prendre pour comprendre un texte), mais aussi
une école de bonnes manières (et à ce titre je citerais seulement la générosité
des lectures derridiennes, qualificatif qui me semble incontournable malgré la
méfiance bien argumentée que ce terme lui inspirait). Ce travail doit ainsi sa
possibilité institutionnelle et son sujet, ses problématiques et ses manières, à
Jacques Derrida. Je le lui dédie en reconnaissance d'une dette incalculable, en
guise d'affirmation de survie.
Cette étude s'est nourrie, directement ou indirectement, d'innombrables
discussions et échanges qu'il est impossible de tous rappeler ici. Je remercie
Fernando Gil de l'accueil qu'il m'a fait dans son séminaire à l'ÉHESS lors des
premiers balbutiements de ma recherche. Plus tard, les échanges avec les par-
ticipants d'abord du Collegium Phaenomenologicum, puis du Symposium for Phe-
nomenological Research, ont été des moments intenses d'exploration philoso-
phique qui ont souvent permis de redéfinir mon projet dans la joie. En ce qui
concerne plus précisément ma lecture des textes kantiens, elle n'aurait pu se
vi
Introduction 1
Première Partie 7
Selon son auteur, la Critique de la faculté de juger est chargée d'achever le sys-
tème critique en expliquant comment il est possible d'articuler la philosophie
théorique et la philosophie pratique. Si les deux premières Critiques ont fourni
les bases respectives des pensées théorique et pratique, reste à comprendre le
rapport entre les deux domaines. La troisième Critique doit compléter les deux
premières en explicitant l'articulation entre deux registres séparés. Elle achève
ainsi de mettre en place les bases du système que la démarche critique permet
de découvrir. Elle démontre la possibilité d'un nouveau départ pour la méta-
physique qui permettrait à cette dernière d'échapper au marasme dans lequel
elle pâtit. Certes il y a des difficultés — et en particulier celle de penser à la fois
le passage et le gouffre entre le théorique et le pratique — mais le contenu de
la troisième Critique est à même de les surmonter et ainsi d'assurer l'unité et
la cohérence dont dépend le mérite du système critique. La troisième Critique
prend ainsi sa place tout naturellement à la suite des deux autres et leur assure
en retour leurs places respectives. Telle est, en quelques mots, l'histoire que
Kant nous raconte dans l'introduction à la Critique de la faculté de juger.
Kant ne peut raconter cette histoire qu'après avoir achevé ce travail. Rien
dans la première Critique n'annonçait les deux autres ; leur nécessité ne se fai-
sait pas encore sentir. Même lors de la rédaction de la deuxième Critique — un
travail qui ne s'avère lui-même nécessaire que bien après la Critique de la raison
pure — la troisième n'était en aucune manière programmée. Sa possibilité ne se
dévoile à Kant qu'à partir d'une intuition plus tardive, à savoir la révélation que
le jugement esthétique peut être considéré comme un type de jugement par-
ticulier. Alors qu'à l'époque de la rédaction de la Critique de la raison pure, Kant
affirmait que l'esthétique n'est qu'une science, en 1790 il s'attache à montrer
tout le contraire. Ce n'est donc qu'a posteriori que l'articulation entre les trois
Critiques peut être énoncée. Le joli équilibre tripartite observable dans la mise
en place du système kantien n'apparait que lorsque la troisième Critique est
achevée — l'existence des trois éléments « naturels » n'est reconnue qu'après
2 INTRODUCTION
coup. Pour certains, cela suffira à éveiller le soupçon : que cette histoire ne
s'impose pas comme une évidence dès le début du projet critique mais soit
inventée, pour ainsi dire, en cours de route, voilà qui la discréditerait. Ils sou-
tiendront que la critique s'étant en quelque sorte fixée d'avance, non seulement
un projet, mais encore des règles méthodologiques, il faut juger le produit du
travail critique à l'aune des critères fixés et non d'une histoire qui ne vient à
l'esprit de son auteur que tardivement. D'autres pourront, au contraire, cla-
mer que le fait que la reconnaissance de l'unité des trois Critiques n'intervienne
qu'après coup est précisément ce qui en fait la valeur. Ils suggéreront alors que,
loin de pouvoir s'annoncer à l'avance, l'unité d'un système ne peut jamais que
se reconnaître après-coup. La re-connaissance de l'unité d'une œuvre serait,
comme le mot l'indique, toujours une appréhension seconde ; il se peut que
l'annonce de l'unité doive toujours être différée, n'intervenir qu'après la recon-
naissance de celle-ci qui n'est elle-même possible qu'a posteriori. Il nous semble
impossible d'adhérer sans partage à l'une ou l'autre de ces positions. Comme
l'entendent ceux qui insistent sur la nécessité d'une unité donnée par avance,
nous accordons qu'il faut qu'un projet philosophique ait l'unité au moins d'un
projet : pour que le travail se fasse, il faut s'être fixé une tâche. Mais, si travail
philosophique il y a, c'est toujours vers l'inconnu. Ces deux positions face à une
histoire qui s'invente quant à ce qui fait l'unité d'une œuvre peuvent être prises
comme un signe que le travail philosophique est toujours tiraillé entre, d'une
part l'exigence d'un projet qui doit suivre des règles fixées d'avance et, d'autre
part, la nécessité de l'imprévisible. L'œuvre philosophique est indissociable de
ces deux exigences.
L'unité doit être projetée d'avance, et elle doit surprendre après coup. Voilà
qui suggère une piste de lecture, voire un jeu de piste pour une lecture de Kant.
Il devient en effet tentant d'essayer de comprendre comment ce qui devait être
une intervention unique devient un drame en trois épisodes. En jouant au jeu
traditionnel de l'interprétation qui consiste à essayer de comprendre un au-
teur mieux qu'il ne se comprenait lui-même 1 , on peut être tenté de chercher
à marquer où, quand, et comment, ce qui devait devenir, ou du moins ap-
peler, la troisième Critique s'entrevoit déjà avant la rédaction de cette œuvre.
Une telle interprétation s'emploie d'une certaine manière à résorber le déca-
lage de la reconnaissance, voulant après-coup montrer que l'après-coup de la
1. Kant use de l'expression pour décrire sa propre lecture de Platon (CRP, B370 ; PI 1029).
INTRODUCTION 3
2. Plusieurs articles ont déjà été explicitement consacrés à la notion d'exemple chez Kant.
Parmi ceux-ci l'on trouve Robert E. Butts, « Rules, Examples and Constructions ; Kant's Theory
of Mathematics », Synthèse, Dordrecht/Boston, Springer, 47no2, Mai 1981, p.257-288 ; Günther
Buck, « Kant's Lehre vom Exempel » Archiv für Begreiffgeschichte, XI no2, Bonn, H Bouvier u Co
Verlag, 1967, p.148-183 ; Cathy Caruth « The Force of Example : Kant's Symbols », in Alexander
Gelley (éd.) Unruly Examples ; On the Rhetoric of Exemplarity, Stanford, Stanford University Press,
1995, p.277-302 ; Ingeborg Heidemann, « Die Funktion des Beispieles in des Kritischen Philosophie »
in Friedrich Kaulback and Joachim Ritter (éds.) Kritik und Metaphysik : Studies Heinz Heimsoeth
zum achtigster Geburtstag, Berlin, Walter de Guyter & Co., 1966, p.21-39 ; David Lloyd « Kant's
Examples » in Alexander Gelley (éd.) Unruly Examples ; On the Rhetoric of Exemplarity, Stanford,
Stanford University Press, 1995, p.225-276.
4 INTRODUCTION
1. « Die menschliche Vernunft hat das besondere Schicksal in einer Gattung iherer Erkenntnisse :
daß sie durch Fragen belästigt wird, die sie nicht abweisen kann, denn sie sind ihr durch die Natur
der Vernunft selbst aufgegeben, die sie aber auch nicht beantworten kann, denn sie übersteigen alles
Vermögen der menschlichen Vernunft » (CRP, Avii ; PI 725).
2. Sondern signifie séparer ou disjoindre, mais on pourrait aussi penser à découper puisqu'il
signifie « zerteilen, zubrechen, zerschneiden » selon J. et W. Grimm Deutsches Wörterbuch, Leipzig,
S. Herzel, 1905, vol. X, p.1585.
10 1. LA THÉORIE DE L'EXEMPLE DANS LA PRÉFACE À LA CRITIQUE DE LA RAISON PURE
et possibilités, cela tient au fait que ce sont les mêmes facultés qui, d'une part
ouvrent la possibilité, voire la nécessité, de poser ces questions, et qui d'autre
part, seront toujours dépassées par ces questions. Les facultés qui rendent pos-
sible l'espoir d'une connaissance quelconque, d'une Erkenntnis quelle qu'elle
soit, condamnent l'homme à ne pouvoir répondre à certaines questions. La
possibilité de la connaissance discursive est indissociable de l'impossibilité d'un
certain genre de connaissance pour l'homme. C'est la nature même des facultés
de la raison humaine que de poser des questions auxquelles leur nature ne leur
permet pas de répondre. Voilà que s'annonce un destin déchiré, une déchirure
ou scission comme destin. Chance et limites se mêlent déjà ; nature et raison
s'opposent et se mêlent dès la première phrase de la première Critique. L'an-
nonce par laquelle s'ouvre la Critique dessine la scène sur laquelle la critique va
se jouer.
La coupure est un destin (Schicksal — ce qui est envoyé, du verbe schicken)
— à moins que, s'appuyant sur un autre sens du verbe allemand schicken, on ne
pense que cette coupure n'est pas tant ce qui est envoyé à la raison humaine
que ce à quoi elle doit s'adapter. Cette première phrase de la Critique de la raison
pure signifie également que la raison humaine doit s'adapter à la scission qui
lui est particulière. Il revient à la raison de se faire à son écartèlement entre la
nécessité et l'impossibilité de répondre à certaines questions, celles du « genre »
métaphysique. C'est le destin de la raison humaine de ne pas pouvoir écarter les
questions métaphysiques et pourtant de ne pas pouvoir y répondre. Il lui faudra
s'y faire : la raison doit se faire à la division qui lui est propre et elle doit se faire
dans cette division. La raison doit œuvrer à sa propre adaptation à la déchirure
et y/en faire son œuvre, car le destin de la raison humaine, nous explique cette
préface, ce doit être d'œuvrer. Selon Kant, la raison attend la critique comme
son destin et elle l'attend comme ce qui doit lui arriver : « [n]otre siècle est le
siècle propre de la critique, à laquelle tout doit se soumettre 3 ». Si « tout » doit
se soumettre à la critique c'est bien comme on se soumet à un tribunal 4 , car
c'est précisément à un tribunal que Kant demande à la raison de s'en remettre
pour sortir de l'impasse dans laquelle sa déchirure l'a conduite. Kant explique
ainsi que la situation dans laquelle se trouve la métaphysique est déplorable,
3. « Unsere Zeitalter ist das eigentliche Zeitalter der Kritik, der sich alles unterwerfen muß » (CRP,
Axi ; PI 727).
4. Ce n'est pas n'importe quelle soumission, mais la soumission du justiciable au tribunal
(unterwerfen comme on dit ein Gericht unterworfen).
1. LA DÉCHIRURE DE LA RAISON : CONSTAT ET MISE EN DEMEURE 11
mais elle vaut par là même comme « mise en demeure adressée à la raison,
de reprendre à nouveau la plus difficile de toutes ses tâches et d'instituer un
tribunal qui lui donne assurance en ses justes prétentions » 5 . La raison doit
comprendre, et prendre en main, son destin. Pour qu'elle retrouve assurance,
après la reconnaissance de la scission, il lui faut se soumettre à un tribunal qui
puisse trancher entre ses ambitions et ses capacités, ses désirs et ses possibilités.
La plus importante des affaires (Geschäfte ) de la raison, dit Kant, est d'ins-
taurer un tribunal pour trancher « non pas par des décisions arbitraires, mais
par ses lois éternelles et immuables » 6 sur la valeur de ses projets. La raison
ne doit pas viser un « art magique » 7 pour répondre aux fameuses questions
qui lui résistent. Plutôt, et c'est là « le devoir de la philosophie », la raison doit
« dissiper le mirage qui résultait d'un malentendu, dû-t-elle anéantir une chi-
mère tant prisée et tant choyée » 8 . Dissiper (aufzuheben) le mirage qui résulte
d'un malentendu qui divise la raison d'elle-même 9 , le projet de la philosophie
est de rectifier les méprises, d'éliminer les illusions — bref de permettre une
appréciation correcte des prétentions de la raison. Pour réguler les affaires,
les Geschäfte de la raison, il faut une instance qui fixe sans conteste la valeur
des marchandises. C'est par un marché bien régulé des productions de la rai-
son que Kant propose d'échapper à la pure perte que risquent d'entrainer les
« combats sans fin » 10 qui occupent la place métaphysique. En effet, la mé-
taphysique s'est depuis longtemps réduite à des débats entre dogmatiques et
sceptiques, la victoire passant temporairement des uns aux autres sans que cela
puisse se stabiliser. Notons que, selon le raisonnement de Kant ici, ils sont sté-
riles parce que ce ne sont que des débats qui ne peuvent jamais s'épuiser. Dans
cette logique, les débats philosophiques vaudraient en eux-mêmes pour signe
de la déchéance de la véritable philosophie. Plutôt que de s'accrocher au vain
espoir que de la cacophonie puisse émerger un consensus qui ne soit pas sim-
plement fondé sur l'engouement pour un beau parleur, Kant exige de s'en re-
mettre à l'arbitrage d'un tribunal 11 . Pour échapper à la déchéance, il s'agit de
faire appel à un tribunal pour (ré ?)installer la raison dans son bon droit. L'appel
au bon droit intervient en effet massivement dans cette préface : de manière
explicite pour caractériser la Critique, mais aussi de manière implicite puisque
c'est le bon droit du bon droit qu'il invoque pour conquérir l'assentiment, voire
l'approbation, de ses lecteurs. Ainsi, Kant prétend avoir songé à convoquer le
tribunal après avoir constaté une absence de droit 12 . En faisant le constat de
batailles sectaires, Kant donne une analyse qui se veut au-dessus de la mêlée.
Lorsqu'il fait appel au droit, il n'invoque pas un droit particulier pour asseoir
une position donnée — il invoque la pure procédure que serait la constitution
d'un tribunal. Convoquer un tribunal n'est pas, en principe, prendre partie, si
ce n'est contre le chaos. C'est donc ainsi que Kant espère provoquer le premier
geste d'adhésion chez son lecteur. Après le pathos du drame qui menace de
tourner à la tragédie 13 , Kant offre une promesse de transformation purifica-
trice : la renaissance de la métaphysique s'annonce possible dès que le tribunal
en pose les prémices. Difficile de résister à cet argument/scénario qui se réduit
presque à un simple plaidoyer en faveur du bon droit. Kant plaide le bon droit.
Il plaide le bon droit en ce qu'il plaide en faveur du bon droit de la Critique qui
entreprend un projet légitime et il plaide le bon droit aussi au sens où il plaide
que c'est au bon droit qu'il faut s'en remettre pour mener à bien le dit projet. Le
bon droit doit trancher là où le débat ne le peut pas, les discussions menaçant
fera aussi du débat contradictoire public une condition de l'Aufklärung. Cela n'est aucunement
en contradiction avec la dénonciation de débats qui sont condamnés à la stérilité. Au contraire,
cela vient souligner la promesse de la critique, celle de fournir les conditions de débats pro-
ductifs parce que critiques. Sur la mise en place par Kant d'une controverse pour écarter la
diaphonia, cf. Fernando Gil, Preuves Paris, Aubier, 1988, p.163sq.). L'épreuve positive de com-
munication et jugement doit justement se distinguer des joutes orales qui elles sont signes de
déchéance.
12. Dans la logique de ce texte les combats qui caractérisent la métaphysique seraient en
dehors du droit parce qu'il n'y aurait aucune fin possible. La guerre juste a des règles, et en par-
ticulier des règles qui déterminent les conditions de la victoire, et donc la fin des combats. Dès
lors que la fin des combats n'est pas même un horizon, les débats métaphysiques ne consti-
tuent pas une guerre en bonne et due forme puisque aucune victoire n'est à espérer. Pour
ramener la métaphysique au droit (comme) chemin, il faut imposer la règle de la résolution
des différends. Ce sera, pour Kant, la règle du tribunal.
13. Les premières pages de la préface évoquent en effet les enjeux par une mise en scène
digne de la tragédie : chaos, batailles, reine déchue qui cherche à retrouver son trône mais
aussi l'aube avant la victoire possible etc. Dans l'économie de ce texte, les figures de la tragédie
semblent invoquées plus pour marquer la gravité des enjeux que pour suggérer qu'une logique
théâtrale doit guider le philosophe. Notre lecture va pourtant nous conduire à penser qu'il y
a là comme un pressentiment de ce que nous découvrirons dans les derniers textes kantiens :
une pensée de l'accès de la raison à la raison qui se dit le mieux par la figure de l'acteur dans le
théâtre du monde (cf. chapitre 8).
1. LA DÉCHIRURE DE LA RAISON : CONSTAT ET MISE EN DEMEURE 13
toujours d'être sans fin. Si l'argumentation de Kant est ici un rien convenue,
elle ne paraît pas susceptible de provoquer une objection de principe : n'est-il
pas éminemment raisonnable de recourir à un jugement de bon droit pour as-
surer les bases de la métaphysique ? Pourtant, nous voudrions suggérer que ce
recours au bon droit pour assurer un nouveau début, une autre voie, repose
sur un paradoxe. Ce paradoxe n'est pas évoqué dans la préface mais ses effets se
font sentir en particulier à travers des difficultés méthodologiques, évoquées
ou éprouvées, qui en sont en quelque sorte les symptômes.
L'appel au tribunal résonne comme un appel à l'extériorité impartiale que
l'on accorde à celui qui n'est pas impliqué dans un différend. Pour contrecarrer
à la fois les dogmatiques et les sceptiques, nous explique Kant, il ne faut être
ni l'un, ni l'autre. Kant cherche à fonder sa légitimité sur sa propre extériorité.
Notons le, sa manière de s'insérer dans le débat sur le futur de la métaphysique
est de chercher à se situer en dehors du débat métaphysique existant. En effet,
Kant veut faire admettre par ses lecteurs que ce n'est qu'en s'en remettant au
jugement d'un tribunal que la métaphysique pourra cesser de subir la domina-
tion dogmatique que constitue la contrainte d'accepter l'autorité de celui qui a
le plus grand succès rhétorique. Pour que la métaphysique puisse reprendre ses
droits comme reine des sciences, elle doit éviter de suivre une voix qui ne se dis-
tingue qu'en s'élevant au-dessus de la discussion générale car une telle voix ne
primerait que par la violence du dogmatisme. Le tribunal permettra à la raison
d'échapper à la domination d'un débat qui ne fait que récompenser la démago-
gie — ainsi pourrait se résumer la proposition kantienne. Mais pour que cette
proposition ne tombe pas dans une contradiction performative, encore lui faut-
il pouvoir se justifier autrement que dogmatiquement. Comment Kant peut-il
défendre sa proposition de s'en remettre à une procédure légale pour échapper
au dogmatisme sans lui-même tomber dans le dogmatisme ? La stratégie impli-
cite de la préface pour établir la légitimité (non-dogmatique) de sa proposition
est de s'en référer à une position qu'elle doit supposer adoptée par tous les lec-
teurs : elle s'appuie sur l'idée, supposée consensuelle, que le tribunal est une
institution capable de déterminer, voire d'instaurer, la légitimité. Tout doit se
passer, on l'a dit, comme si la Critique ne prenait pas une position de plus dans
le débat mais déplaçait la métaphysique hors du débat. Or, pour pouvoir échap-
per au débat, Kant plaide pour une légitimité évidente de sa proposition. Si la
légitimité du tribunal comme méthode pour mettre fin aux querelles est une
évidence, la Critique, qui n'est autre chose que la trace du tribunal, n'a pas plus
14 1. LA THÉORIE DE L'EXEMPLE DANS LA PRÉFACE À LA CRITIQUE DE LA RAISON PURE
à se justifier que ne doit le faire le bon droit. Le tribunal peut s'élever au-dessus
des querelles pour restaurer sa couronne à la métaphysique ; voilà qui ne serait
pas une affirmation dogmatique de la part de Kant mais un principe acceptable
par tous. Kant viendrait mettre fin au débat en montrant la seule voie qui ne
ferait pas débat, la méthode pour instaurer une fin aux débats.
L'opposition aux débats que Kant exprime dans cette préface traduit une
méfiance à l'égard des raisons qui, selon lui, ont jusqu'alors conduit à ce qu'une
théorie soit acceptée en métaphysique. L'erreur aura été d'espérer que les dé-
bats s'imposent leur propre fin. Kant objecte ici à l'idée que la procédure d'un
débat, la dynamique du débat, pourrait suffire à faire émerger les véritables
prémisses de la métaphysique ; il faut interrompre le débat en le soumettant à
la décision d'un tribunal. Limitant l'indépendance des orateurs, Kant exige que
ceux-ci se plient au protocole du tribunal en acceptant qu'un verdict extérieur
décide de la portée de leurs plaidoiries. Voilà le juge convoqué pour assurer
que raison ne soit donnée sur la base d'une simple virtuosité oratoire ; le tribu-
nal « immuable » ne se laissera pas séduire à tort mais discernera la véritable
légitimité. Mais — et voilà où la difficulté se fait sentir — Kant ne peut ainsi
clamer la nécessité de mettre fin aux débats qu'en intervenant dans le débat
alors même qu'il prétend sortir des débats pour trouver un autre mode de tra-
vail pour la raison. En effet, si la logique de l'appel au tribunal repose sur une
condamnation des débats, Kant ne se prive pas pour autant des techniques de
débat recommandées par la tradition rhétorique. Alors même qu'il exige que
l'on bannisse la démagogie, Kant avance un argumentaire flamboyant qui ne se
prive d'aucun appel au pathos. C'est par une narration, dont rien n'atténue la di-
mension dramatique, que Kant nous décrit la situation. Une reine déchue qu'il
s'agit de restaurer sur son trône, champs de bataille, nuit précédant l'aube —
que de drames pour s'assurer de l'attention des lecteurs. Menaces et promesses
alternées, cette préface s'emploie par tous les moyens à s'assurer un public. Par
ailleurs, ce sont des formules de politesse délicatement calibrées qui accueillent
le lecteur qui s'engage dans cette préface. Autrement dit, c'est avec une grande
habilité verbale et une panoplie impressionnante de tours rhétoriques que Kant
cherche à justifier sa capacité à contrer le risque que la métaphysique ne se
laisse submergée par de beaux parleurs. S'il se bat pour que ce ne soit plus l'opi-
nion populaire, mais un juge sobre et insensible aux échanges de paroles bien
choisies, qui tranche dans les théories métaphysiques, Kant met pourtant en
œuvre bien des techniques pour ébranler le peuple. Est-ce simplement parce
1. LA DÉCHIRURE DE LA RAISON : CONSTAT ET MISE EN DEMEURE 15
que nous sommes ici dans la préface, avant que le tribunal n'ait commencé
à siéger ? C'est d'abord, nous semble-t-il, la trace d'une difficulté méthodolo-
gique qui est elle-même symptomatique d'un paradoxe logique qui a trait à
l'instauration d'un tribunal. La difficulté méthodologique ici consiste à trou-
ver une modalité de prise de parole adaptée au but, à savoir celui d'en appeler
au bon droit. Prend-on alors la parole au nom du droit ou non ? Les deux solu-
tions sont minées d'avance. En effet, si Kant veut sortir des débats démagogico-
dogmatiques, il se doit d'éviter de le faire sur le mode dogmatique. Pour éviter
cela, il cherche à parler au nom du droit. Son discours serait déjà un discours
qui se soumet à l'autorité du droit plutôt que de s'en remettre à la force rhé-
torique. Mais il tombe alors aussitôt dans une autre contradiction : n'y a-t-il
pas contradiction à plaider en bon droit en faveur du bon droit dès lors que
plaider en faveur du bon droit reviendrait à faire appel au droit pour instaurer
le droit ? Le paradoxe en question est celui qui menace tout discours d'instau-
ration du droit : cette instauration doit être à la fois homogène et hétérogène
à ce qu'elle instaure 14 . Si le bon droit doit fournir un point de départ différent
des combats qui menacent d'être sans fin, il devrait émerger autrement que
par une plaidoirie 15 . Pourtant cette préface, construite soigneusement sur des
constats, des projections, mais aussi une narration pleine d'effets d'annonce,
n'est-elle pas justement une plaidoirie en bonne et due forme ? Le problème
pour celui qui tient à plaider en faveur du droit c'est que, justement, le droit
en tant que tel, le droit en tant que régime, ne peut se justifier par une défense
dans les formes juridiques qu'en anticipant l'instance de jugement qu'elle doit
au contraire instaurer. Il n'y a pas de plaidoiries pour l'instauration du droit
14. Que plaider pour l'instauration du droit soit une entreprise dont la seule logique du
droit ne peut justifier le sens, voilà une toute première manifestation de la difficulté à conce-
voir l'accès à un régime de droit, de lois, ou de règles. Nous allons essayer de montrer en quels
termes cette difficulté apparaît, sous plusieurs formes, dans le projet kantien. En effet, les
grands problèmes que nous repérons dans la philosophie théorique et la philosophie pratique,
respectivement, peuvent être réduits formellement à deux versions de cette même difficulté :
comment accéder à un régime de rationalité sans y faire appel d'avance ? Nous devons plus
que nous ne pouvons reconnaitre à la pensée de Jacques Derrida qui n'a cessé de travailler les
apories qui traduisent cette difficulté (cf., entre autres, Force de loi, Paris, Galilée, 1994).
15. N'est-ce pas pour ne pas user de ce qui, dans la plaidoirie, est de l'ordre de l'art oratoire
que Kant prétend s'interdire d'user d'esprit ou de charme littéraire ? Kant prétend en effet avoir
délibérément renoncé à de tels atouts pour ne pas laisser prise à la moindre suspicion qu'il
cherchait à obtenir l'assentiment de son lecteur par une tromperie plutôt que par la seule force
de son intuition (cf. Reflexionen sur la Critique de la Raison Pure, nos 9 et 14 cités par Ernst
Cassirer, Kant's Life and Thought New Haven/London , Yale University Press, 1981, p.140).
16 1. LA THÉORIE DE L'EXEMPLE DANS LA PRÉFACE À LA CRITIQUE DE LA RAISON PURE
16. Nous traitons ici de la préface à la première édition de la Critique de la raison pure, celle qui
selon Hermann Cohen n'a pas de contenu philosophique propre, Kant s'y exprimant comme
« auteur » (Commentaire de la Critique de la raison pure de Kant, Paris, Les Editions du Cerf, 2000,
p.47). La théorie des exemples que nous y trouvons est en effet axée sur la problématique de
l'exemple pour l'auteur qui doit donner forme à son ouvrage. Dans la préface à la deuxième
édition, il y a une théorie de l'exemple sur un autre registre implicite dans l'appel à des exemples
de méthode qui montrent le chemin au philosophe critique (l'exemple des mathématiques
etc.). Nous y reviendrons.
1. LA DÉCHIRURE DE LA RAISON : CONSTAT ET MISE EN DEMEURE 17
imprévisible à la mesure de la différence entre les lecteurs ? Car, bien que Kant
apparaisse soucieux de le nier, l'expérience de la lecture de la Critique ne sera ni
l'affaire d'un juge en exercice, ni l'apprentissage d'un futur collaborateur, mais
d'abord l'expérience d'un lecteur 19 . Or Kant, et son texte, auront bien du mal
à décider dans quelle mesure prendre en compte les exigences du lecteur.
Comment introduire le lecteur au projet pour en faire un collaborateur ?
Les difficultés qui ont trait à la question de l'introduction du lecteur au système
critique sont une nouvelle figure de la difficulté d'introduction qui concerne
l'instauration d'un régime juridique. Comment introduire le bon droit au nom
du bon droit ? Comment introduire la raison à la raison ? Comment introduire
le lecteur à un projet qui ne sera ce qu'il est que si le lecteur en est aussi garant
(son juge et un collaborateur) ? Ces questions semblent être autant de figures
de la même question, autant d'exemples des paradoxes des débuts, des intro-
ductions ou des instaurations. Au-delà de ces exemples de figures du même
problème, c'est au sujet de la figure même de l'exemple que Kant exprime le
plus explicitement ce problème dans cette préface. En effet, lorsque Kant passe
dans la préface de la description de la « matière » de l'ouvrage, à ce qu'il qualifie
de considérations de « forme », il avancera une théorie des exemples qui leur
accorde un rôle analogue au rôle même de la préface puisqu'ils doivent, nous le
verrons, introduire le lecteur à l'intérieur de l'ouvrage proprement dit tout en
restant eux-mêmes au seuil. Autant le statut de la préface est problématique,
autant la question de savoir si les exemples appartiennent ou non à l'ouvrage
s'avère délicate. Toute l'ambiguïté de l'accès ou de l'instauration travaille la pré-
face et cette ambiguïté trouve non seulement un lieu d'expression, mais même
une figure, lorsqu'il est question d'exemple. La suite de cette étude montrera
comment cela ne cesse de se reproduire dans l'œuvre du philosophe : dans le
texte kantien, l'exemple est souvent non seulement le lieu, mais même le nom
de la difficulté de l'instauration d'un ordre, voire de la difficulté de l'accès de
la raison à la raison. Plus encore, dans l'œuvre critique l'exemple va être non
seulement le nom de ce problème sous diverses formes, mais aussi en quelque
sorte le nom de la solution que la critique invente pour y répondre — mais là
nous anticipons.
19. Ce lecteur est celui sur le visage duquel Kant croit apercevoir irritation et mépris à l'an-
nonce du projet critique (CRP, Axiii ; PI 729) et qu'il faudra pourtant convertir par avance à la
tâche qui lui est proposée.
1. LA DÉCHIRURE DE LA RAISON : CONSTAT ET MISE EN DEMEURE 19
Nous allons le constater dès la préface, Kant est toujours partagé quant au
statut à accorder à l'exemple : important ou secondaire, accessoire ou essentiel,
dérisoire ou symptomatique. L'ambivalence critique à l'égard de l'exemple est-
elle importante ? Est-elle le signe de quelque chose à remarquer ? Bref, est-elle
à traiter comme un symptôme ? C'est la préface elle-même qui suggère cette
possibilité. En effet, alors que Kant présente son projet comme celui de l'ins-
tauration d'un tribunal, il nous indique aussi une manière de penser son projet
qui ne relève pas du juridique mais, serions-nous tentés de dire, du thérapeu-
tique. Cette autre description du projet peut faire penser que, d'une certaine
façon, tout le travail critique est une analyse de symptômes : traque aux symp-
tômes, lecture des signes, questions de maladies mais aussi de déchiffrage de
signes. Nous l'avons noté, Kant explique que la condition déplorable de la mé-
taphysique vaut comme « mise en demeure adressée à la raison, de reprendre
à nouveau la plus difficile de toutes ses tâches et d'instituer un tribunal qui lui
donne assurance en ses justes prétentions 20 ». Mais Kant est ici plus précis que
ne le laisse penser la traduction française qui a supprimé la description expli-
cite de la procédure que doit engager la raison. En effet, la traduction française
indique que la situation vaut comme « mise en demeure adressée à la raison,
de reprendre à nouveau la plus difficile de toutes ses tâches et d'instituer un
tribunal qui lui donne assurance en ses justes prétentions 21 » alors que le texte
allemand correspondant à la phrase que nous venons de citer invoque ;
La plus importantes des tâches n'est donc pas seulement l'instauration du tri-
bunal, mais d'abord l'entreprise de la Selbsterkenntnis — entreprise dont toute
mention est effacée dans la traduction. Il s'agira, bien entendu, ensuite, grâce à
celle-ci, d'instaurer ce tribunal, mais avant tout il faut entreprendre la connais-
sance de soi de la raison. Il est temps pour la raison de se charger à nouveau de
la connaissance de soi. Si nous ne devons pas nous résoudre à laisser tomber
la clause que suppriment les traducteurs de la Pléiade, la rajouter exige une
traduction difficile : comment traduire « Selbsterkenntnis » ? Ce n'est n'est pas
seulement l'aspect réflexif qui pose problème (de quel soi d'agit-il avec la rai-
son ?) mais aussi le terme « Erkenntnis ». Traduit en général par connaissance,
l'Erkenntnis chez Kant ne comporte pas nécessairement une référence aussi dé-
terminante au concept que ne le fait le terme connaissance. L'Erkenntnis, dans
l'allemand du XVIIIe, est une représentation de quelque chose, que ce soit
sous forme de concept ou d'intuition, d'image, de perception ou de signe 23 .
Ainsi ne faut-il pas trop précipitamment déterminer que c'est une connaissance
de soi par la raison que Kant recommande ici. On pourra aussi dire qu'il y a
reconnaissance, que ce soit au sens de la reconnaissance d'une valeur/identité
ou au sens prospectif (militaire). Ce qui est à découvrir c'est justement dans
quelle mesure la raison (se) reconnaîtra et (se) percevra elle-même dans des
connaissances. Rien ne dit en effet, avant l'analyse, que la raison pourra se
percevoir sur le mode de la connaissance d'ordre conceptuel plutôt que sur
celui de l'intuition ou encore sur un mode qui serait autre que connaissance
conceptuelle ou intuition sensible 24 . Surtout, rien ne dit ici comment articuler
connaissance et reconnaissance. Car si Erkenntnis désigne une représentation,
le terme est lié à erkennen, qui nous conduit aussi vers « reconnaissance » (d'iden-
tité ou de valeur).
La critique vise la reconnaissance de soi-même de la raison ; le projet cri-
tique cherche à permettre à la raison humaine de se connaître et de se recon-
naître, de reconnaître ce en quoi elle se reconnaît. Le projet de la critique est
d'entreprendre une analyse qui permette à la raison de se discerner elle-même,
de connaître son destin et de reconnaître les soins qu'il lui faut prendre devant
sa déchirure interne. Bref, l'analyse doit permettre à la raison de s'apprécier. Le
projet kantien prend alors des allures d'analyse thérapeutique. Face au constat
d'une déchirure interne à la raison, la critique propose à la raison de l'aider à
23. Dans un article sur les problèmes de traduction liées au terme Erkenntnis, Rolf George
insiste sur le fait qu'au XVIIIème le premier sens du terme était très large, recouvrant aussi bien
intuitions que concepts : se représenter quelque chose à soi-même de façon claire ou obscure,
distincte ou indistincte. « To have Erkenntnis of a thing was to have in one's mind a presentation, an
idea, an image, a token referring to that thing. » (« Vorstellung and Erkenntnis in Kant » in Moltke S.
Gram (éd.)Interpreting Kant, Iowa City, Iowa University Press, 1982, p.31-39, p.35sq).
24. Susan Nieman, dans une discussion de ce projet de Selbsterkenntnis, propose cette mise-
en garde : « Whatever the status of self-knowledge provided by reason turns out to be, it will clearly be
quite different from that provided by the other sciences that study the self — so much so that we would
probably do well to call it `thought' or `reflection', rather than `knowledge' » (The Unity of Reason ;
Rereading Kant, New York/Oxford, Oxford University Press, 1994, p.196).
2. LE STATUT DES EXEMPLES 21
25. La connaissance de soi est prônée pour apprendre à reconnaître, mais aussi à vivre avec,
les déchirures propres. L'analyse kantienne oscille entre un projet de réparation et celui d'un
simple constat qui vaudrait pour réparation (aufhebung comme dira Kant). Ni connaissance
a priori de soi, ni psychologie empirique, le projet de cette Selbsterkenntnis vise à mettre en
lumière les résistances de la raison à son propre développement positif. Ainsi il s'agira dans
cette Critique, et notamment dans la Dialectique, de montrer comment, quand, et où, la raison
se prend elle-même en charge. La valeur de cette démonstration tient, selon notre auteur, à ce
que l'identification de ce qui entrave l'exercice de la raison devrait permettre à cette dernière
de retrouver un régime productif. Comme dans une psychanalyse thérapeutique, il s'agit de
reconnaitre les résistances.
22 1. LA THÉORIE DE L'EXEMPLE DANS LA PRÉFACE À LA CRITIQUE DE LA RAISON PURE
théorie de l'exemple n'apparaît pas comme un des temps forts de cette préface,
ni un des lieux où s'exprime l'originalité kantienne. Les quelques remarques
que Kant consacre au thème de l'exemple semblent rejoindre une définition
du langage courant : l'exemple est un éclaircissement, une illustration concrète
qui rend plus intuitive la théorie quand celle-ci s'avère trop difficile d'accès.
L'exemple est ainsi un outil qui peut être utile au lecteur pour lui fournir un
accès intuitif à la théorie mais dont l'importance sera toujours seconde par rap-
port à celle-ci. Telles sont les grandes lignes de la théorie de l'exemple de cette
préface. Sans doute sont-ils peu nombreux les lecteurs à être étonnés par l'af-
firmation que l'exemple est un éclaircissement de la théorie au moyen d'une
instance concrète. Pourtant, nous allons examiner cette analyse de l'exemple
et de son statut pour montrer que ces remarques ne peuvent paraître banales
qu'à condition que l'on ait accepté un certain nombre de distinctions, ou de
partis pris. Or cette condition est loin d'aller de soi, surtout dès lors qu'il s'agit
de devenir lecteurs de Kant. Nous allons soutenir que l'étude de l'exemple, et
plus précisément des théories de l'exemple, peut fournir un bon accès à la spé-
cificité de la pensée kantienne. Il nous semble en effet, que la spécificité d'une
pensée tient autant aux problèmes qu'elle se pose qu'aux solutions particulières
qu'elle propose. Or, l'étude des théories kantiennes de l'exemple s'avère un che-
min privilégié pour mettre en lumière les défis auxquels se confronte Kant.
Ainsi nous ne chercherons pas à fustiger ces théories lorsqu'elles s'avèrent pro-
blématiques mais à y trouver des indices justement quant aux problématiques
kantiennes.
29. Nous reviendrons au chapitre suivant sur le fait que la question du rapport entre logique
et esthétique, ou plus exactement entre concept et intuition, fournit le point de départ de la
Critique.
30. Voir l'introduction à la logique transcendantale, CRP, A50 / B74 ; PI 812.
31. Pour justifier qu'il ait décidé de bannir un certain nombre d'exemples malgré qu'ils
soient véhicules de clarté esthétique, Kant avance que les lecteurs auxquels il espère s'adresser
n'ont pas besoin « de voir leur tâche facilitée » (CRP, Axviii ; PI 731).
2. LE STATUT DES EXEMPLES 25
affaire, et, me rendant compte qu'à eux seuls, en une exposition sèche
et purement scolastique, ils donnaient à l'œuvre une étendue suffi-
sante, je trouvais déconseillé de la grossir encore d'avantage par des
exemples et des éclaircissements qui ne sont nécessaires qu'au point
de vue populaire, d'autant que ce travail ne pouvait être apte à l'usage
populaire et que les vrais connaisseurs en matière de science n'ont pas
autant besoin de voir leur tâche facilitée ; toujours agréable, certes,
cet allégement pouvait ici avoir ici des conséquences contraires au
but cherché 33 .
L'allègement fourni par les exemples à un exposé lourd par sa sécheresse sco-
lastique peut aussi, explique Kant ici, avoir des conséquences néfastes. Aussi
éliminer les exemples, sacrifier la clarté intuitive, n'est pas un geste dû à la
maladresse accidentelle d'un auteur peu habile, mais atteste au contraire de la
grande habileté requise pour l'arbitrage qui adapte au mieux le texte à ses vé-
ritables lecteurs puisque les exemples « ne sont nécessaires qu'au point de vue
populaire », « les vrais connaisseurs en matière n'ont pas autant besoin de voir
leur tâche facilitée ». Dès lors, si la Critique de la raison pure manque de clarté
intuitive ce n'est pas vraiment qu'elle en manque, mais plutôt qu'elle n'a pas le
degré nécessaire pour le populaire. Or, renchérit Kant, cet apparent défaut est
précisément la qualité qu'il faut à l'ouvrage pour d'autant mieux servir ses vé-
ritables lecteurs. Voilà comment toute défaillance possible de la clarté intuitive
vient à être excusée d'avance. À tout lecteur qui réclamerait plus de clarté in-
tuitive ou plus d'exemples, Kant répond par avance que ce qui fait défaut c'est
plutôt la compétence du lecteur. Toute carence en exemples de la Critique de
la raison pure ne peut pas être reprochée à l'auteur mais doit au contraire être
tenue pour signe de la valeur supérieure de cette œuvre puisqu'elle marque
que l'œuvre est destinée non pas au peuple, mais aux connaisseurs.
Kant résorbe ainsi la tension entre deux positions contradictoires au su-
jet des exemples par un argument hyperbolique. C'est une pirouette logique
bien connue que Kant exécute. L'argument selon lequel ne pas pourvoir suf-
fisamment d'exemples est reconnu comme une faiblesse mais aussitôt justifié
(parce que cela sert une cause plus importante) est peut être paradoxal mais
il constitue aussi un raisonnement classique 34 . L'on pourrait dire que le lec-
teur qui trouve cette argumentation hyperbolique problématique et qui pense
y entendre les échos d'une véritable difficulté est un naïf. Mais, redoublant en
quelque sorte l'argument hyperbolique contre lui-même, nous voudrions sug-
gérer qu'une certaine naïveté ici serait peut-être la manière d'éviter la naïveté.
Objecter que l'hyperbole de l'argument ici n'est pas facilement recevable c'est
peut-être éviter ignorance et crédulité 35 . Peut-être le lecteur philosophique
doit-il justement se distinguer en prenant au sérieux les difficultés décrites
explicitement par Kant, par ses mots, par son texte. Si on lit ce passage dans
l'optique des conventions sociales, il arrive comme une longue excuse parfai-
tement ficelée pour ne rien laisser à excuser. Mais si l'on s'essaye à revendiquer
une naïveté qui consiste à entendre les difficultés qui y sont articulées sans
immédiatement les bannir grâce à une logique hyperbolique qui permet de
retourner les carences en plus grand bien, l'on peut, nous semble-t-il, aussi y
entendre l'expression d'un problème grave qui — et voilà que la logique hy-
perbolique a simplement été déplacée — fournit une bonne introduction à la
Critique de la raison pure. Cette argumentation hyperbolique s'efforce de résor-
ber les dangers qui surgissent pour la pensée lorsque celle-ci manque de cri-
tères pour distinguer la valeur et la non-valeur. Or c'est exactement cela qui ar-
rive avec les exemples, exemples auxquels les reproches faits et les félicitations
adressées se mêlent, jusqu'à devenir indissociables. La logique hyperbolique
essaie ici de résorber la difficulté qu'il y a, dans le dispositif kantien, à spécifier
la place et le rôle des exemples. Voilà que point une des spécificités de la pensée
kantienne.
35. Nous cherchons à éviter la naïveté dans son sens moderne (ignorance ou crédulité,
manque d'esprit critique) en assumant une lecture qui se voudrait naïve, une lecture qui es-
sayerait justement de lire comme si ce qui devait se lire était ce qui était écrit. Cette lecture
naïve aspire à lire le texte philosophique comme il nous vient, c'est-à-dire dans son état natif
(premier sens de naïf ) mais en assumant, plutôt qu'en effaçant, la présence du lecteur : ce qui
nous vient, vient à nous.
2. LE STATUT DES EXEMPLES 29
risque aussi de nuire. Il revient donc à l'auteur d'arbitrer entre ces deux effets
et d'imposer la bonne mesure entre deux démesures : le trop et le trop peu.
Trop ou trop peu de clarté. Trop ou trop peu de lecteurs. Combien de lecteurs
la Critique doit-elle chercher à toucher ? Comment donner la juste mesure aux
exemples ? Peut-être n'est-il pas sans importance que ce soient là des questions
sur lesquelles Kant admet être revenu, penchant d'abord d'un côté, puis de
l'autre. L'arbitrage n'est alors pas une condition de la pensée critique mais la
pensée critique, le tribunal, en action. Les contorsions du raisonnement kan-
tien au sujet de cet arbitrage, mais aussi l'esquisse d'une lecture qui se sent por-
tée de part et d'autre, seraient alors une excellente entrée en matière. Conflit
spatial, conflit visuel, conflit quant au statut du langage philosophique : les
questions soulevées ici nous préparent à franchir le seuil pour s'essayer à une
lecture de l'exemple chez Kant.
Reprenons donc une lecture un peu littérale de cette préface en espérant,
naïvement, que cela puisse préparer à une lecture du texte kantien. La difficulté
qui concerne les exemples est d'abord décrite par Kant dans les termes d'un
conflit spatial au sein de l'ouvrage. Les exemples ont « une place propre » dans
l'ouvrage et cette place, de surcroît, ils ont tendance à la réclamer de fait en
s'y insérant « effectivement » — il suffit de les laisser faire. Pourtant ils peuvent
aussi créer un problème de place en entrant en conflit avec l'économie générale
de l'ouvrage. En effet, l'œuvre aurait aussi des places naturelles ou, plus exacte-
ment, une étendue qui lui est naturelle. Cette étendue détermine directement
les places au sein de l'œuvre et c'est parce que les places sont en nombre limité
que se développe le conflit : les objets qui appartiennent à l'œuvre remplissant à
eux seuls, sous leur forme la plus économique, à savoir une exposition sèche et
scolastique, toute l'étendue. Laisser les exemples « à leur place » implique donc
de « grossir encore d'avantage » l'étendue de l'ouvrage. Notons le glissement :
la place qui revient aux exemples au sein de l'ouvrage s'avère être une place
qui n'existe qu'en poussant l'ouvrage au-delà de ses propres limites. À la place
propre des exemples s'oppose l'étendue propre de l'ouvrage. Dès lors, toucher
à l'étendue propre de l'ouvrage en y admettant trop d'exemples revient non
pas à remplir l'ouvrage comme il se doit mais au contraire à lui porter atteinte.
Kant s'explique des possibles conséquences « contraires au but recherché » en
des termes qui marquent bien que c'est l'ensemble de l'ouvrage que l'on met
en péril en voulant trop en soutenir les parties :
30 1. LA THÉORIE DE L'EXEMPLE DANS LA PRÉFACE À LA CRITIQUE DE LA RAISON PURE
[c]ar les clarifications aident dans les détails, mais dispersent dans
l'ensemble, parce qu'elles ne font pas parvenir assez vite à une vue glo-
bale de l'ensemble et recouvrent et rendent méconnaissables, avec
toutes leurs brillantes couleurs, l'articulation ou la structure du sys-
tème, structure qui est ce qui compte pourtant le plus pour pouvoir
juger de son unité et de sa valeur 36 .
37. Dans sa lettre à Lambert du 31 décembre 1765, Kant explique qu'il se voit obligé de
retarder la publication de ce qu'il considère comme la culmination de son projet parce qu'il
a constaté qu'il lui manque des exemples. Or, selon lui, s'il ne fournit pas des exemples qui
peuvent démontrer in concreto la procédure qu'il préconise, on pourra le tenir pour coupable
d'être un simple « faiseur de projets (Projectmacherei)» : « je veux suspendre encore un peu la
rédaction de cet ouvrage…j'ai à vrai dire remarqué dans sa progression que les exemples de
fausseté dans le jugement ne me manquaient point pour illustrer mes thèses concernant la
méthode inexacte, mais que me faisaient fort défaut ceux où je puisse montrer in concreto la
méthode appropriée. C'est pourquoi, afin de ne pas être accusé d'être quelque nouveau faiseur
de projets philosophiques, je dois d'abord… » (Ak X 56 ; PI 597).
32 1. LA THÉORIE DE L'EXEMPLE DANS LA PRÉFACE À LA CRITIQUE DE LA RAISON PURE
« obzwar nicht so strengen, aber doch billigen Forderung » 38 . Les complications qui
surgissent lorsqu'il s'agit d'assigner une place aux exemples sont telles que Kant
en vient à soumettre la légitimité à des degrés 39 . Au sujet des exemples, Kant
répond au lecteur que sa demande est légitime mais moins, moins légitime
que les exigences qui seraient propres à l'œuvre. Voilà l'auteur qui, tout en s'ex-
cusant auprès de son lecteur pour des lacunes possibles de l'ouvrage, renvoie
le lecteur à une position secondaire. Pourtant, Kant ne peut pas plus mainte-
nir que l'effet de l'ouvrage est secondaire qu'il ne pouvait prétendre exclure
tous les lecteurs qui demandent des exemples. Au contraire, la valeur de l'ou-
vrage tient précisément à l'effet qu'il aura sur ses lecteurs 40 . Si Kant peut dé-
clarer avec quelque orgueil que son ouvrage doit présenter l'exemple même
de la certitude 41 , quelques lignes plus loin il reconnaît pourtant qu'en ce qui
concerne la certitude, c'est au lecteur de l'évaluer : « [a]i-je fourni sur ce point
ce à quoi je m'engage, cela reste entièrement remis au jugement du lecteur,
car il ne convient à l'auteur que de présenter ses raisons, et non de décider
leur effet sur ses juges » 42 . On peut lire cette remarque comme une simple
coquetterie : après l'orgueil extraordinaire de la déclaration selon laquelle le
lecteur trouve ici l'exemple même de la certitude, la modestie reviendrait tem-
pérer ces affirmations en concédant que rien n'est garanti d'avance. Mais on
peut aussi prendre cette remarque plus littéralement au sérieux en notant que
Kant concède ici que la subjectivité du lecteur ne peut pas être complètement
38. CRP, Axviii. L'ambiguïté de la légitimité de cette exigence résonne dans le qualificatif
même de « billig » qui désigne certes le juste, l'équitable, le raisonnable mais qui peut aussi
désigner ce qui n'a que peu de valeur, voir ce qui doit être déconsidéré.
39. Depuis quand la nécessité est-elle soumise au degré ? Qu'est-ce qu'une moindre légi-
timité ? Le philosophe-juge n'est-il pas sur un terrain dangereux dès lors que les exigences
peuvent être légitime dans un sens moins stricte ?
40. Kant avance ici que la valeur de la pensée critique dépend de sa capacité à provoquer
une pensée. Notons le schéma : la valeur de quelque chose (ici la pensée critique) ne précède
pas mais au contraire résulte de son effet. La valeur de la cause dépend de l'effet ; la cause n'est
une cause qu'après ses effets. Voilà l'étrange temporalité/causalité que nous ne cesserons de
retrouver comme temporalité de l'exemple.
41. En effet, la première occurrence du terme « exemple <Beispiel>» dans cette préface in-
tervient dans l'affirmation selon laquelle « toute connaissance qui doit être fermement établie
a priori donne d'elle-même à entendre qu'elle veut être tenue pour absolument nécessaire ;
plus encore en ira-t-il ainsi d'une détermination de toutes les connaissances pures a priori, qui
doit être la mesure et par là même l'exemple <das Richtmaß, mithin selbst das Beispiel> de toute
certitude apodictique (philosophique) » (CRP, Axv, PI 729-30). Or l'exemple-mesure semble
être tout autre chose que l'exemple-éclaircissement. Voilà d'emblée posé le problème de la
polysémie de ce terme.
42. CRP, Axv ; PI 730.
2. LE STATUT DES EXEMPLES 33
du projet et, de l'autre, la forme de l'ouvrage. Ainsi, l'étrange statut des exem-
ples — légitimes mais « moins » — est articulé par Kant grâce à la supposition
que la théorie et la présentation sont indépendantes. Ce n'est en effet que parce
que ce qui concerne la présentation de la théorie peut être considéré comme
n'appartenant pas en propre à la théorie, que Kant peut refuser aux exemples
la place qu'ils prennent « naturellement » ; ce qui se glisse naturellement dans
l'écriture n'appartient pas nécessairement à la théorie. Kant justifie ainsi son
choix d'écrivain d'avoir écarté nombre des exemples qui « se glissaient » « dans
la première esquisse » en expliquant que, d'une part, il y avait des risques à les
y laisser et, d'autre part, on pouvait se permettre de les éliminer. Selon l'ar-
gument invoqué, l'auteur peut se permettre de les écarter parce que les ex-
emples ne participent pas de la théorie même, ils ne sont que des additions
qui permettent de rendre plus agréable la présentation de ladite théorie. Or, si
les exemples peuvent faciliter la transmission de la théorie à certains lecteurs,
pourtant « les vrais connaisseurs en matière de science n'ont pas autant be-
soin de voir leur tâche facilitée 46 ». Kant réclame ici implicitement un public
averti pour son travail : il aura écrit pour les « vrais connaisseurs en matière
de science ». Par cette dernière affirmation, Kant semble simplement réclamer
un type particulier de public pour sa théorie : la pensée critique concernera
les connaisseurs et non le populaire et c'est cela qui ouvre la voie à l'argument
hyperbolique. Mais on fait ici aussi le premier pas vers un autre argument, à
savoir que la présentation d'une bonne théorie sera toujours adéquate à son
public naturel. En affirmant que les connaisseurs sont capables de percevoir
une bonne théorie même si celle-ci ne bénéficie d'aucune facilité dans sa pré-
sentation, Kant sous-entend une distinction entre la qualité de la théorie et
celle de sa présentation. Or, lorsque Kant réécrit ce propos dans la préface à la
deuxième édition, on découvre un argument qui semble au contraire mettre
en évidence une influence de l'une sur l'autre. Ainsi, alors que dans la préface
à la première édition Kant excuse par avance les faiblesses de la présentation
en affirmant qu'il n'y a pas de danger parce que la théorie et la présentation
sont indépendantes, dans la préface à la deuxième édition il explique que les fai-
blesses de présentation ne sont pas à craindre en arguant d'un rapport en droit
entre théorie et présentation. Kant avance en effet, alors, que la présentation
souffrira toujours de défauts mais que ce n'est pas grave puisque cela n'affecte
pas le fond de l'affaire.
En des endroits isolés, tout exposé philosophique est vulnérable (car
il ne peut s'avancer aussi bien cuirassé que l'exposé mathématique),
cependant que la structure du système, considéré comme unité, ne
court pas le moindre danger 47 .
Les obscurités sont, dit-il, « presque inévitables 48 » mais cela ne l'inquiète pas
puisqu'elles peuvent tout aussi certainement être éliminées. Kant défend en-
core l'idée que la vulnérabilité de l'exposé n'inquiète pas le système mais ce
n'est plus dans la perspective d'une indépendance entre la théorie (le système)
et la présentation (l'exposé) mais au contraire en arguant d'un rapport déter-
miné entre les deux. Il continue en effet en expliquant que
si une théorie a de la solidité, l'action et la réaction, qui, au début, la
menacent d'un gros danger, servent, avec le temps, seulement à faire
disparaître les inégalités, et si des hommes impartiaux, intelligents,
et ayant le sens de la vraie popularité s'en occupent, à lui procurer
même, en peu de temps, l'élégance requise 49 .
Ce qui semble d'abord menaçant finira par disparaître ; des hommes intelli-
gents et impartiaux donneront à l'ouvrage « l'élégance requise 50 ». Dans cette
conclusion optimiste, l'auteur affirme encore une fois s'en remettre aux vé-
ritables destinataires de son ouvrage, « des hommes de mérite qui se la sont
appropriée 51 », mais cette fois en avançant non que ceux-ci se passent d'un cer-
tain type de clarification mais plutôt qu'ils sont susceptibles de la fournir. Ainsi,
Kant explique-t-il que la théorie que son ouvrage propose a un lien en droit
avec un exposé adéquat pour tous les lecteurs légitimes car une théorie qui a
de la solidité est toujours susceptible d'un exposé adéquat, voire élégant. La
solidité du système — et non plus l'auteur — détermine l'exposé qui compte,
celui qui doit être possible pour peu que quelqu'un s'en occupe. Kant-auteur
refuse toujours la responsabilité de la sécheresse de l'exposé, mais ici ce n'est
plus parce que les exemples auraient été sacrifiés pour un plus grand bien, mais
parce qu'ils ne manquent pas vraiment dans la mesure où il serait aisé de les
rajouter. Selon ce passage, les exemples, comme tous les perfectionnements
Si l'anecdote prête à rire, Freud nous enjoint à penser qu'elle doit pourtant
être prise au sérieux comme modèle d'une logique qui est parfaitement ac-
ceptable pour l'inconscient : la logique du chaudron est une instance de la
démarche de l'inconscient rendue visible. L'apparition de cette logique dans
52. Sigmund Freud, Le mot d'esprit et sa relation à l'inconscient, Paris, Gallimard, 1988, p.131.
3. CONTINUITÉ ET DISCONTINUITÉ DE LA TRADITION 39
l'ouvrage critique ne peut-elle pas alors justement signaler une activité de l'in-
conscient critique ? L'intérêt des arguments kantiens concernant le statut des
exemples serait alors que dans leur conjonctions ils signalent le site d'enjeux
qui dépassent les enjeux explicites de ces passages. Nous allons poursuivre cette
suggestion, prenant le fait que les oppositions deviennent problématiques pour
signe qu'il y a là un problème qu'il nous revient d'expliciter, voire d'expliquer.
D'aucuns pourront objecter que notre lecture qui suit les distinctions struc-
turant la théorie de l'exemple de la préface jusqu'à les voir chanceler, ou se ren-
verser, est elle-même démesurée. Ils diront qu'il ne faut lire, dans ce que nous
avons appelé une théorie de l'exemple, qu'une accumulation un peu banale
d'exercices convenus sur la question du style de l'ouvrage. Ils pourront plaider
que, si logique du chaudron il y a, ceci n'est pas très central pour le propos de
la Critique de la raison pure. Ils pourront aussi affirmer vouloir ne pas jouer les
effarouchés devant le fait que les distinctions entre matière et forme, ou entre
présentation et théorie, puissent manifester quelque instabilité, voire indécida-
bilité. Bref, ils pourront nous accuser d'une certaine naïveté qui consisterait à
prétendre suivre la lettre du discours kantien au point d'en oublier l'esprit, de
se rendre sourds au ton des remarques de la préface qui laisse entendre à des
oreilles averties qu'il ne s'agit que de conventions de présentation. Que leur ré-
pondre ? Nous espérons leur répondre par cette étude en montrant qu'à suivre
un peu obstinément les théories de l'exemple chez Kant, l'on découvre que
l'enjeu critique peut aussi s'entendre comme une nouvelle manière d'investir
les conventions et en particulier les conventions qui portent sur la fonction de
l'exemple. Pour l'heure, nous nous contenterons de souligner qu'accepter qu'il
y va ici de certaines conventions ne doit pas empêcher le lecteur de s'interroger.
La logique du chaudron, comme Freud l'a si bien montré, est un type d'argu-
mentation que la logique ne peut que dénoncer et qui pourtant ne signale pas
un discours qui sombre simplement dans l'absurdité mais un discours qui dit
quelque chose avec/à travers/malgré sa non-recevabilité pour la logique 53 .
53. Si nous tenons à souligner que c'est cette logique, qui n'en est pas, une (la logique du
chaudron) qui organise les propos kantiens au sujet de l'exemple dès cette préface (double pré-
face), c'est bien parce que cela met en lumière justement le rapport problématique entre les
règles de la logique et le sens du discours. Suivre les règles logiques, voilà une condition d'un
40 1. LA THÉORIE DE L'EXEMPLE DANS LA PRÉFACE À LA CRITIQUE DE LA RAISON PURE
Il ne nous semble pas accidentel que la préface avance une théorie des ex-
emples dont les raisonnements semblent si problématiques du point de vue
de la logique. Mais quelles conclusions devons-nous tirer du constat que Kant
se condamne à de bien curieux arguments lorsqu'il est question d'exemples ?
Avant d'essayer d'en tirer des conclusions, peut-être faut-il clarifier exactement
ce qui est ici tenu pour signifiant. Si la nature contradictoire des arguments
concernant la place des exemples attire l'attention, pourtant ce n'est peut-être
pas encore exactement cela qu'il faut interroger. Ce n'est peut-être pas le sta-
tut problématique des exemples qui intriguera les lecteurs que nous sommes,
mais le statut problématique de ce statut. En occupant leur place naturelle,
les exemples détruisent ces lieux. En fournissant une clarté intuitive, les exem-
ples seraient appelés à fournir un accès immédiat à une pensée qui, dès lors
qu'elle se rendrait immédiatement accessible, ne serait plus tout à fait celle à
laquelle il s'agissait d'accéder. Bien que la situation des exemples, telle qu'elle
est décrite par Kant dans la préface à la Critique de la raison pure, semble pro-
blématique, le discours kantien n'attire pas l'attention sur ces paradoxes. Au
contraire, elle évoque les difficultés pour mieux les étouffer. Tout se passe
comme si de telles difficultés devaient encourager le lecteur à passer au plus
vite sur ces problèmes — ce ne sont après tout que des problèmes de forme —
plutôt que d'écouter quelque instinct critique, pourrait-on dire, qui lui intime-
rait de ralentir pour considérer les implications de ces contraintes paradoxales.
Comme on l'a vu, le ton de la préface n'est pas à l'alarmisme lorsqu'elle traite
de l'exemple. Après avoir expliqué que la place des exemples dans l'ouvrage
pose inévitablement un dilemme à l'auteur, Kant rassure le lecteur qu'il a su
décider pour le mieux, et que s'il manque quelque exemple ce n'est que pour
le plus grand avantage de ce qui est plus nécessaire, à savoir une autre forme
de clarté. Tout se passe comme si Kant était lui-même suffisamment rassuré
et sûr de son affaire pour se permettre la coquetterie de prétendre ne pas pou-
voir préjuger la valeur de son ouvrage alors que, quelques paragraphes plus
discours (philosophique) légitime pour Kant, et pourtant, le respect des règles logiques ne suf-
fit pas pour pouvoir articuler quelque proposition philosophique que ce soit. C'est ce constat
qui pousse le philosophe à interroger la possibilité d'une logique transcendantale. D'une cer-
taine manière, on peut lire tous les efforts de la pensée critique comme autant d'efforts pour
penser la double condition de possibilité d'un discours qui a du sens : la première partie de la
condition est le respect des règles logiques, la deuxième un pas au-delà de ces règles. Nous
allons voir que Kant apporte plusieurs réponses à ce défi, et que l'exemple y joue toujours un
certain rôle pour la pensée. C'est bien pour cela que la question de l'exemple fournit un fil
conducteur si prometteur pour une lecture des temps forts de la pensée critique.
3. CONTINUITÉ ET DISCONTINUITÉ DE LA TRADITION 41
54. La tradition fournit en effet de nombreuses références à une certaine luminosité qui
rend le propos à la fois agréable et accessible. Nous pensons, entre autres, à Erasme pour
qui les exemples sont utiles « not only to make our case look convincing, but also to dress it up and
brighten, expand and enrich it » (De Copia traduit en anglais dans Collected Works of Ersmus, To-
ronto, Toronto University Press, 1978, p.607 ; cité par John D. Lyons Exemplum ; The Rhetoric of
Example in Early and Modern France and Italy, Princeton, Princeton University Press, 1989, p.17).
Chez Quintillien, celui parmi les orateurs romains qui donne sans doute le plus d'importance
aux exemples, les exemples qui font argument par similitude relèvent de l'ornementation ; les
exemples servent alors à rendre l'argument sublime, riche, attirant et frappant : « sublimem,
foridam, iucundam, mirabilem » (Instiutio Oratoria, livre VIII, iii, 74, Cambridge MA, Harvard
University Press (The Loeb Classical Library), 1986, p.252).
55. La Rhétorique est en effet le lieu d'une première théorisation de l'usage de l'exemple (ap-
pelé paradigme). Il s'agit pour Aristote de préciser les modalités de persuasion qui conviennent
à un discours devant le peuple, autrement dit de preuves susceptibles d'emporter la conviction
de tout un chacun et non pas de développer une science (l'exemple est une preuve rhétorique
et non dialectique). Dans ce contexte, l'exemple semble encore de moindre valeur démonstra-
tive : selon Aristote, ce n'est que si l'on manque d'enthymèmes (syllogismes rhétoriques) qu'il
faut user des exemples comme démonstration (cf. Rhétorique, trad. M.Dufour, Paris, Les Belles
Lettres, 1932, 1394a).
3. CONTINUITÉ ET DISCONTINUITÉ DE LA TRADITION 43
plus grande force naturelle que leurs contraires, si les jugements ne sont pas
rendus comme il conviendrait, c'est nécessairement par leur seule faute que
les plaideurs ont le dessus » 56 . Voilà un double discours qui maintient tour à
tour que les considérations formelles sont indépendantes du propos présenté
et que la bonne qualité de la théorie, ou de l'argument présenté, — sa vérité ou
sa justice — prédispose à une bonne présentation. Nous ne sommes pas très
éloignés de l'oscillation que nous avons observée dans la préface de la Critique
de la raison pure entre l'affirmation que la forme est indépendante du propos,
et la suggestion que la justesse du système prédispose à l'élégance requise.
La continuité d'un discours qui remonte jusqu'à Aristote — voilà qui pour-
rait conduire à penser que, malgré toutes les difficultés que relève une lecture
attentive, les propos de Kant concernant la distinction entre théorie et exposé,
mais aussi sa théorie du statut des exemples, ne doivent pas heurter le lecteur
averti. Le discours de Kant sur les caractéristiques de l'exemple s'inscrivant
dans la continuité du discours aristotélicien sur les paradigmes, rien de sur-
prenant, pourrait-on dire, à ce que le discours kantien sur le rapport entre les
considérations de présentation et le statut des arguments à présenter soit mar-
qué par une tension qui sous-tendait déjà la Rhétorique du Stagirite. La conti-
nuité dans la tradition peut certes expliquer que les lecteurs de la préface qui
ont une culture philosophique — les connaisseurs en la matière — puissent ne
pas être heurtés par les arguments avancés et puissent, par conséquent, affron-
ter même des logiques hyperboliques comme autant de banalités, mais qu'il y
ait continuité n'empêche en rien d'interroger cette continuité. Il nous semble,
au contraire, que cette continuité des propos entre Aristote et Kant doit nous
interpeller au vu des différences entre leurs projets respectifs. L'apparence de
continuité que donne l'attribution de caractéristiques similaires aux exemples
masque en effet des ruptures essentielles. Si, en utilisant le terme au sens mo-
derne, l'on peut dire que la théorie des exemples de la préface à la Critique de
la raison pure traite de problèmes de « rhétorique », c'est pourtant tout le sens
de ce terme qui a changé entre Aristote et Kant. A changé non seulement ce
que l'on entend par rhétorique mais aussi la place de la rhétorique, son statut,
son rapport à ce que l'on nomme philosophie, ou à la métaphysique, le sens
qu'on lui donne dans son rapport au sens. Pour Aristote, la rhétorique est un
des lieux du langage. Le domaine de la rhétorique recoupe celui des affaires
de la cité — les décisions raisonnées sur les lois, sur ce qui est à célébrer ou au
contraire à lamenter, etc. Bref, c'est dans le domaine de la rhétorique que l'on
façonne l'image de la cité de demain, et que l'on détermine la stratégie pour y
arriver à travers la gestion du quotidien. Cet ensemble particulier de fonctions
exige un lieu propre ; le lieu géographique sera celui de la place publique ou du
tribunal, le lieu langagier sera celui de la rhétorique 57 . Pour Aristote en effet, il
doit y avoir des lieux langagiers différents, il doit y avoir des formes de preuves
différentes selon les questions. Ainsi, il traite d'incultes ceux qui réclameraient
la même forme de preuve, ou la même rigueur, pour des questions métaphy-
siques et des questions éthiques. Il rejette comme déraisonnable d'exiger une
certitude comparable en science et dans les affaires de la cité 58 . Être philosophe
c'est aussi, pour lui, savoir ce qui sied comme méthode à différentes questions.
Être philosophe c'est comprendre qu'on ne peut traiter des questions éthiques
avec des méthodes mathématiques. On peut se demander si, selon ces critères,
Kant ne pourrait pas être taxé d'être un inculte dans la mesure où il exige la
même rigueur dans le domaine théorique et dans le domaine pratique. Il ad-
met tout à fait que l'on utilise des arguments approximatifs, voire des images
parlantes plutôt que des démonstrations rigoureuses, pour convertir le public
au point de vue correct, mais cela tombe alors dans le cadre d'ouvrages popu-
laires. Tout autre sera l'ouvrage sérieux qu'est la Critique et là, le philosophe
doit exiger une rigueur identique sur tous les sujets. Qui plus est, loin de pro-
mouvoir la spécificité de la méthode, voir des instruments logiques, dans dif-
férents domaines, Kant pose que le mathématicien doit servir de modèle pour
la méthode critique qui touchera à tous les domaines. En faisant appel au vo-
cabulaire exemplaire, Kant déclare en effet que
57. Pour une analyse plus détaillée des lieux du langage, voir les analyses d'Anne Cauquelin,
Aristote et le langage, Paris, Presses Universitaires de France, 1990.
58. « [I]l est d'un homme cultivé de ne rechercher la rigueur pour chaque genre de choses
que dans la mesure où la nature du sujet l'admet : il est évidemment à peu près aussi déraison-
nable d'accepter d'un mathématicien des raisonnements probables que d'exiger d'un rhéteur
des démonstrations proprement dites » (Aristote, Ethique a Nicomaque, trad. J. Tricot, Paris,
Vrin, 1979, 1094b24-28, p.38).
59. CRP, B xv-xvi ; PI 739. La même référence à l'exemple intervient quelques paragraphes
plus loin : « [d]ans cet essai de changer la démarche jusqu'ici suivie en métaphysique, opérant
3. CONTINUITÉ ET DISCONTINUITÉ DE LA TRADITION 45
C'est en imitant les physiciens que Kant espère sortir des débats sans fin y com-
pris en ce qui concerne les questions éthiques 60 . D'une certaine manière, la
préface de la Critique de la raison pure définit le projet critique précisément en
refusant la pertinence d'une technique rhétorique : la métaphysique ne sera
sauvée du chaos, selon Kant ici, que si l'on renonce à ces échanges d'arguments
dans lesquels la technique rhétorique peut apporter un avantage. L'on pourrait
presque dire que la Critique de la raison pure s'écrit contre la pratique rhétorique.
Selon Kant, si la démarche critique s'impose, c'est bien parce qu'elle promet
tout autre chose que des paroles convaincantes ; s'interdisant de conquérir l'as-
sentiment par ces tactiques déloyales telle le charme, elle promet la certitude.
Au vue des transformations que subit la conception du lieu rhétorique entre
Aristote et Kant, au vu de l'hétérogénéité de leurs principes méthodologiques,
il faut interroger à la fois la continuité apparente dans l'analyse d'une fonction
propre à la présentation d'une théorie ou d'un argument et la continuité entre
leurs explications respectives des caractéristiques et fonctions de l'exemple. On
doit considérer cette continuité comme surprenante. Étrange que l'efficacité
de ce discours convenu sur les exemples qui pourrait, justement en donnant
une impression de banalité, faire passer pour peu sujet à débat des prises de
positions aussi lointaines l'une de l'autre que celles de Kant et d'Aristote sur le
rapport entre les différentes parties de ce qu'aujourd'hui nous appelons philo-
sophie !
ainsi en elle une complète révolution à l'exemple des géomètres et des physiciens, consiste
donc la tâche de cette critique de la raison pure spéculative » (CRP, B xxii ; PI 743). Cette réfé-
rence à l'exemple comme modèle d'une démarche à suivre semble bien éloignée des exemples
qui fournissent des éclaircissements in concreto. Rien dans la préface ne permet de penser que
ce n'est pas un simple accident que le terme Beispiel soit invoqué dans ces différents contextes.
Au terme de cette étude nous espérons pourtant pouvoir monter que Kant sera obligé juste-
ment de se référer, fut-ce indirectement, à une même exemplarité pour tenir jusqu'au bout
son argument quant à la possibilité de ces deux rôles de l'exemple. Nous espérons aussi arti-
culer les divers sens de l'exemple que la préface invoque déjà, sans les rapprocher : l'exemple
comme éclaircissement mais aussi l'exemple comme modèle-mesure (exemple de la certitude)
et l'exemple d'une démarche à suivre (l'exemple des mathématiciens, ou des physiciens).
60. Certes, Kant n'exige pas le même type de preuve en mathématique et pour des questions
éthiques mais la distinction se fait bien alors au niveau des types de preuves, et non pas au
niveau de leur degré de certitude ou de rigueur. Ainsi quand Kant déclare qu'« il ne convient
nullement à la nature de la philosophie de parader avec une allure dogmatique et de se parer
des titres et des insignes de la mathématique » (CRP, A 735 / B 763 ; PI 1314) cela vaut pour mise
en garde quant à la stratégie démonstrative qui convient aux questions philosophiques dans le
but d'atteindre une « solidité » qui permette « l'union fraternelle » avec les mathématiques.
46 1. LA THÉORIE DE L'EXEMPLE DANS LA PRÉFACE À LA CRITIQUE DE LA RAISON PURE
Le rôle des exemples, tel que Kant le présente dans la préface à la pre-
mière Critique, ne peut être considéré comme secondaire, banal, et finalement
peu inquiétant, qu'à la condition d'adopter un discours sur les problèmes spé-
cifiques à la présentation des arguments qui semble difficile à concilier avec
les prises de position qui rendent possible le projet critique. D'emblée nous
sommes amenés à marquer que la facilité avec laquelle Kant prétend écarter
les difficultés que lui-même évoque au sujet des exemples n'est pas justifiée par
les arguments qu'il propose. Ces arguments — et surtout leur conjonction —
ne satisfont pas aux exigences de la logique ; or c'est bien une articulation lo-
gique des arguments, telle qu'on en trouve dans les mathématiques, que Kant
entend établir pour remplacer des débats qui risquent de se prolonger. Si la
continuité avec une longue tradition permet de masquer la difficulté, notre
étude du discours kantien sur les exemples doit considérer la théorie « rhéto-
rique » des exemples que Kant reprend à son compte, non pas malgré le fait
que cette théorie reprenne un discours plutôt convenu, mais plutôt en tenant
compte aussi de cela 61 . Si elle peut expliquer un peu la familiarité des propos
kantiens, la continuité traditionnelle ne fait qu'accentuer la nécessité d'interro-
ger les discours kantiens sur l'exemple.
Nous avons commencé à plaider par avance pour l'intérêt d'une étude
de l'exemple en soulignant les difficultés que la première théorie kantienne
de l'exemple fait apparaître. Nous aurions pu aussi plaider pour l'intérêt de
la question de l'exemple chez Kant en rappelant que, selon Merleau-Ponty,
« toute théorie de la peinture est une métaphysique 62 ». Reposant sur une cer-
taine conception de la peinture, la théorie de l'exemple qu'avance la préface
à la Critique de la raison pure, selon laquelle l'exemple à pour rôle d'illustrer
61. Bien plus loin (au chapitre 7), nous verrons que cette interrogation nous ramène à une
tout autre perspective sur la dette de Kant envers les théories rhétoriques.
62. L'œil et l'esprit, Paris, Gallimard, 1964, p.42. Merleau-Ponty évoque cela lors d'une ana-
lyse de Descartes auquel il reproche d'avoir accordé un tel privilège à ce que Kant nomme
composition (« ce qui plaît à Descartes dans les tailles-douces, c'est qu'elles gardent la forme
des objets …[e]lles donnent une présentation de l'objet par son dehors ou son enveloppe ») qu'il
s'est interdit l'accès au « murmure indécis des couleurs [qui] peut nous présenter des choses,
des forêts, des tempêtes, enfin le monde, et peut-être d'intégrer la perspective comme cas par-
ticulier à un pouvoir ontologique plus ample »(p.42-3). La théorie de la préface de la Critique
de la raison pure trahit-elle un aveuglement similaire de la pensée kantienne ? Nous allons cher-
cher à entendre dans le texte kantien un certain murmure des couleurs qui vient modifier un
tel diagnostic.
3. CONTINUITÉ ET DISCONTINUITÉ DE LA TRADITION 47
63. La Critique de la faculté de juger avance une théorie de la peinture dont on ne peut pas
dire qu'elle soit autre que celle de la préface. Elle réitère le privilège de la composition et l'as-
pect secondaire des couleurs. Elle est pourtant autre, malgré les répétitions, autre parce que
justement elle proposera une autre conception de la répétition. Pour être plus précis, il fau-
drait dire que la théorie de la troisième Critique peut être autre parce que nous pouvons la lire
autrement. Ce sera là en quelque sorte une illustration ou une mesure (les deux se rejoignant
ici) du parcours de la lecture : le parcours de la lecture/critique nous conduit à revenir sur les
lieux (communs) d'avant le départ pour y retrouver la même chose autrement.
64. « [N]ur die Höllenfahrt des Selbsterkenntnisses bahnt den Weg zur Vergötterung » (MM, Ak VI
441 ; PIII 730).
48 1. LA THÉORIE DE L'EXEMPLE DANS LA PRÉFACE À LA CRITIQUE DE LA RAISON PURE
promet à ses lecteurs une Métaphysique de la nature, « système qui, sans avoir
même la moitié de l'étendue de la critique, doit avoir cependant un contenu
incomparablement plus riche que celle-ci » dès que le travail de la Critique aura
été mené à bien. Ce travail est celui de « présenter les sources et les fonctions
de [l]a possibilité » d'une métaphysique de la nature ; le mener à bien consiste à
« déblayer et aplanir un sol à la végétation folle 65 ». La Critique a pour tâche de
préparer une clairière pour cultiver le plus valable de ce que la raison humaine
peut produire, culture dont les produits seront proposés dans un ouvrage ulté-
rieur. La critique déblaye le terrain pour le système qui aura un riche contenu
doctrinal. En faisant appel à un terme latin, nous pourrions dire que la Critique
doit faire advenir l'exemplum : la clairière dégagée pour accueillir les cultures 66 .
La réponse spéculative de la raison au constat de la déchirure qu'est le destin
humain passe par cette découpe qu'est l'exemple.
De multiples raisons nous conduisent ainsi vers l'hypothèse de notre lec-
ture, à savoir que l'exemple joue des rôles essentiels dans le scénario kantien.
Nous allons voir que l'exemple — ou plus exactement la théorie de l'exemple
quand la nécessité de celle-ci se fait sentir — révèle souvent des problèmes im-
portants dans, et pour, la pensée de Kant. Plus intéressant encore, les réponses
de Kant à ces mêmes problèmes passent aussi par une, ou des, pensée(s) de
l'exemple. Notre lecture tient surtout à montrer que l'exemple est impliqué
dans la solution du défi qu'il contribue à lancer à la philosophie critique, et
cela aussi bien dans le domaine pratique que dans le domaine théorique, et
que ce n'est que la Critique de la faculté de juger qui permettra à Kant de re-
lever ces défis. Nous voudrions ainsi montrer que, pour méditer la réponse
que propose Kant à la déchirure particulière de la destinée humaine, il nous
faut le suivre dans une réflexion sur l'exemplarité de l'exemple. En effet, nous
voudrions suggérer que lorsque la troisième Critique avance une conception
particulière de l'exemplarité pour définir le génie, et son œuvre, dans le do-
maine des beaux-arts, nous trouvons non seulement une théorie de l'art mais
aussi le dernier élément de l'œuvre par laquelle Kant accomplit la tâche qu'il
s'est fixée. Autrement dit, c'est peut-être dans l'exemplarité de la Critique de la
faculté de juger esthétique que nous trouvons le verdict du tribunal que la Critique
de la raison pure se proposait d'instaurer 67 . Nous allons donc nous accrocher au
fil conducteur de l'exemple pour tenter d'accompagner Kant sur le parcours de
la Selbsterkenntnis de la raison qu'il nous encourage à emprunter, acceptant que
ce parcours comprendra sans doute, comme toute analyse, non seulement des
moments où l'on se sent perdu, non seulement de fréquents retours en arrière,
mais même une certaine « descente aux enfers » vers des lieux où la logique,
mais aussi les exemples, nous abandonnent.
67. Plus exactement, c'est dans l'articulation entre ce qu'avancent les deux premières et la
troisième Critique respectivement que nous trouvons les meilleurs réponses de la pensée kan-
tienne aux problèmes qu'elle se pose.
CHAPITRE 2
Kant pose ici que l'Exempel et le Beispiel n'ont rien en commun. Kant explique
que les deux mots n'ont pas la même signification et il les décrit de manière à ce
qu'il n'y ait aucun recoupement — ce sont des concepts totalement différents
(ganz verschiedene Begriffe). La distinction serait d'autant plus facile à maintenir
qu'il ne s'agit pas d'opposition — et donc inévitablement d'une solidarité réci-
proque dans l'opposition — mais simplement de choses différentes qui, en alle-
mand, peuvent être désignées par des termes distincts. Est-ce ici un hasard que
le terme Beispiel puisse nommer les deux concepts ? Nous en viendrons, après
une longue lecture du texte kantien, à rapprocher les deux sens de l'exemple,
au moins dans la mesure où les deux rôles qui lui sont attribués s'avèreront
exiger tous deux une référence à l'exemplarité élaborée dans la Critique de la fa-
culté de juger. Mais pour commencer, en adoptant la distinction entre théorique
et pratique qui articule cette double définition de l'exemple, nous allons nous
intéresser au domaine théorique et essayer de prendre la mesure de la fonc-
tion que Kant attribue à l'exemple quand il dit de celui-ci qu'il est l'exposition
théorique d'un concept.
Un exemple n'est que (nur) le particulier représenté comme compris sous l'uni-
versel d'après des concepts et ce n'est que (bloß) l'exposition théorique d'un
1. « Beispiel, ein deutsches Wort, was man gemeiniglich für Exempel als ihm gleichgeltend braucht,
ist mit diesem nicht von einerlei Bedeutung. Woran ein Exempel nehmen und zur Verständlichkeit eines
Ausdrucks ein Beispiel anführen, sind ganz verschiedene Begriffe. Das Exempel ist ein besonderer Fall
von einer praktischen Regel, sofern diese die Thunlichkeit oder Unthunlichkeit einer Handlung vorstellt.
Hingegen ein Beispiel ist nur das Besondere (concretum), als unter dem Allgemeinen nach Begriffen
(abstractum) enthalten vorgestellt, und bloß theoretische Darstellung eines Begriffs. » MM, Ak VI
479-80n ; PIII 777n.
2. Ibid.
54 2. L'EXPOSITION DE L'EXEMPLE DANS LE DOMAINE THÉORIQUE
une deuxième hypothèse pour expliquer que Kant traite ici la définition du
Beispiel comme si elle avait bien peu d'importance. Peut-être suppose-t-il que
cette définition aille plus ou moins de soi ? Si l'on veut défendre cette posi-
tion, on notera que tout ce que la définition marque — la présentation d'un
particulier concret qui correspond à un abstrait conceptuel — recoupe aussi
bien la définition de l'exemple au sens courant, qu'une longue tradition. L'ex-
périence quotidienne de l'exemple n'est-elle pas précisément que celui-ci pré-
sente un particulier qui correspond à une règle générale ? Rien là de remar-
quable se dira-t-on. Peut-être. Peut-être, au contraire, est-ce là une difficulté :
que le sens courant et la définition philosophique de Kant se rejoignent pour
dire qu'un exemple est le particulier sous un concept n'indique pas nécessaire-
ment qu'ils « veulent dire » la même chose. La familiarité du terme peut nous
induire en erreur dès lors que l'on se fierait, non pas à ce que pense Kant, mais
à notre propre façon de penser l'exemple ; il se peut aussi que Kant ait en tête
tout autre chose que ce que nous avons l'habitude de penser. Kant lui-même
nous aura bien mis en garde contre une telle méprise en nous expliquant que,
quand « vu que les expressions sonnent de façon à peu près semblable » on se
fonde « non sur les pensées de l'auteur, mais exclusivement sur sa propre façon
de penser <Denkungsart>, devenue, par l'effet d'une longue habitude, une se-
conde nature », alors tout devient « absurde, défiguré ou amphigourique 3 ».
Pour éviter l'absurde, le lecteur doit se résoudre à suspendre ses habitudes et
adopter la manière de penser de l'auteur. Cette précaution est d'autant plus
importante que nous avons affaire à un concept qui ne nous semble ni parti-
culièrement technique, ni spécifiquement philosophique. Ainsi, si la structure
de cette note éveille les tendances à l'analyse, la phrase consacrée au Beispiel
semble au contraire signaler que le lecteur peut mettre ses facultés critiques
en veille. Alors qu'il donne une longue explication au sujet de l'exemple, le
texte kantien semble signifier qu'il ne se passe rien ici, rien auquel il faille prê-
ter une attention particulière — tout cela vous le savez déjà. Mais que savons
nous au juste de l'exemple, avant de lire cette note ? Et de quel savoir ?
Sans doute pouvons-nous savoir déjà que l'exemple doit servir de présenta-
tion du concept, si nous avons lu Kant très soigneusement, de la Dissertation à la
Critique de la faculté de juger en passant par la Critique de la raison pure et d'autres
écrits. Mais si cette note est à l'attention de lecteurs aussi avertis, est-elle même
termes mêmes de cette définition. Kant ne problématise pas le rapport entre les
deux couples de termes qui composent la définition du Beispiel. Au contraire,
il se contente de les agencer parallèlement par le biais de parenthèses incisives.
Équivalence, traduction, analogie — comment devons-nous interpréter ce pa-
rallèle ? La juxtaposition des termes nous invite à y voir une équivalence. Le
particulier autrement dit le concret, le concept autrement dit l'abstrait, voilà
qui serait une façon naturelle de lire cette phrase. Nous y sommes encoura-
gés par le fait qu'un tel agencement est un élément de style fréquent chez Kant
qui recourt souvent à ce type de parenthèses à la suite d'un nom commun pour
fournir une traduction latine d'un terme. C'est en général l'occasion de donner
un terme plus technique, ou plus investi par la tradition philosophique, sou-
vent donc un terme de prestige 4 . Mais s'il donne ici des termes latins, on ne
peut prétendre que ce soient de simples traductions, ni même des équivalents
plus techniques. Traduire particulier, Besondere, par concretum c'est déjà tout un
programme 5 . Il nous faut comprendre ce qui se joue dans ces « traductions »
qui sont des déplacements non pas simplement de l'allemand au latin, mais de
véritables déplacements de sens (bien qu'ils ne s'annoncent pas comme tels).
Si ces « traductions » ne font pas immédiatement sursauter le lecteur c'est
sans doute parce qu'elles reprennent des associations qui ont une longue his-
toire. Une superposition de ces deux rapports, celui entre le particulier et la
généralité du concept d'une part, et celui entre le concret et l'abstrait de l'autre,
voilà qui relève du passage obligé dans la tradition métaphysique. Mais là en-
core, un recours à la tradition pose justement le problème du rapport de la
philosophie kantienne à la tradition. Car si la tradition philosophique a répété
une association entre particulier et concret, entre concept et abstrait, elle l'a
pourtant répétée sous bien des formes différentes en en modifiant par là les
4. Les langues mortes se prêtent mieux à la précision scientifique, explique Kant dans la
Critique de la faculté de juger (cf. Ak V 232n et Ak V 310). Kant insiste sur le fait que les langues
mortes sont les seules qui conviennent comme modèles de ce qui peut être accompli dans/par
la langue. Mais, si le recours à la langue morte est clairement motivé par une recherche de
crédibilité scientifique, pourtant, comme le note Jacques Derrida, de « ces mots latins . . .on ne
comprend pas tout de suite (ni parfois jamais) la nécessité » (La vérité en peinture, Flammarion,
Paris, 1978, p.104-5). En l'occurrence, il faut se demander ce qu'apporte la « traduction » de
Besondere par concretum ou peut-être à l'inverse, la traduction de concretum par besondere (et non
le terme allemand konkret).
5. Si le particulier, Besondere, est ce qui est séparé, le concret est ce qui croit avec. Concretus
est le participe passé de concrescere qui signifie « croître avec » ou bien « se durcir, s'épaissir » ou
encore « être formé de ». C'est bien un programme que de rendre ces deux termes équivalents.
58 2. L'EXPOSITION DE L'EXEMPLE DANS LE DOMAINE THÉORIQUE
6. Kant insiste à plusieurs reprises qu'il faut dissiper « la très grande ambiguïté du mot abs-
trait ; pour que cette ambiguïté ne vienne pas vicier notre enquête relative aux choses intellec-
tuelles» (D1770, Ak II 394 ; PI 640 ; voir aussi Sur une découverte Ak VIII 199n ; PII1324n et Logique
§16). Il entend dénoncer l'idée que l'abstraction permet d'extraire un concept-abstrait à partir
d'un particulier-concret. « À proprement parler on devrait dire abstraire de quelque chose et non
abstraire quelque chose » ( D1770, Ak II 394 ; PI 640). Selon lui en effet, « le concept intellectuel réa-
lise une abstraction à partir de chaque contenu sensitif bien plus qu'il n'est lui même abstrait des
contenus sensitifs, et peut être serait il plus justement nommé abstrayant qu'abstrait » (D1770,
Ak II 394 ; PI 640). Kant veut se démarquer d'une pensée empiriste pour laquelle le sensible est
donné et le travail de l'entendement consiste à sélectionner certaines caractéristiques à retenir
pour la comparaison avec d'autres sensibles donnés, pour maintenir que si le concept réalise
une abstraction à partir du contenu sensitif, cette réalisation sera, comme toute constitution
de connaissance, une synthèse entre intuition et concept. Loin donc de simplement pouvoir
invoquer un rapport entre abstrait et concret pour clarifier le statut de l'exemple, Kant doit
plutôt préciser la conception critique de ce rapport. Pour une analyse plus précise, voir Gérard
Granel, « Remarques sur le `Nihil privativum' dans son sens kantien », Écrits logiques et politiques,
Paris, Galilée, 1990, p.163-181.
1. L'EXEMPLE COMME MODÈLE DE LA PREUVE DE RÉALITÉ OBJECTIVE 59
14. L'idéalisme qui doit être rejeté est l'idéalisme que Kant appelle matériel (que ce soit
sous sa forme problématique (Descartes) ou dogmatique (Berkeley)). Cf. CRP, B274-5 ; PI 954-
5. L'idéalisme dit transcendantal sera, au contraire, la solution proposée par Kant.
1. L'EXEMPLE COMME MODÈLE DE LA PREUVE DE RÉALITÉ OBJECTIVE 61
Un texte tardif dans lequel il est question encore d'exemple résume ainsi
les enjeux de la présentation :
62 2. L'EXPOSITION DE L'EXEMPLE DANS LE DOMAINE THÉORIQUE
18. CRP, A222 / B269 ; PI 951. Cf. aussi CRP, A157 / B196 ; PI 898 où l'on retrouve la même
menace de chimère, s'il manque le rapport à l'expérience lorsque Kant explique que, bien
que pour le concept d'espace en général nous n'avons besoin d'aucune expérience, même ce
concept là serait une simple chimère (Hirngespinst) s'il ne se rapportait pas « bien que d'une
manière simplement médiate » à l'expérience possible.
19. CRP, A223 / B270 ; PI 951.
20. CRP, A223 / B270 ; PI 952.
21. Ibid.
64 2. L'EXPOSITION DE L'EXEMPLE DANS LE DOMAINE THÉORIQUE
22. « Les conditions de possibilité de l'expérience en général sont en même temps conditions
de possibilité des objets de l'expérience, et ont de ce fait une validité objective dans un jugement
synthétique a priori »(CRP, A158 / B197 ; PI 898-9). Sur la réalité et la Wirklichkeit cf. Hans
Seigfried « Kant's `Spanish Bank Account' : Realität and Wirklichkeit » in Moltke Gram (éd.)
Interpreting Kant, Iowa City, University of Iowa Press, 1982. pp115-132.
23. Progrès, Ak XX, 7, 325-6 ; PIII 1273.
24. Être objet d'expérience possible cela veut dire, dans la pensée kantienne, non pas que
cela « existe dans la nature » mais que cela remplit les conditions de l'intuition. En principe
cela ne limite pas à ce qui existe dans la nature : sont aussi objet d'expérience les objets mathé-
matiques ou les licornes. Pourtant un privilège des objets qu'observent les sciences naturelles
1. L'EXEMPLE COMME MODÈLE DE LA PREUVE DE RÉALITÉ OBJECTIVE 65
Pour que la connaissance ait signification et sens (Bedeutung und Sinn), il faut
que l'objet de la connaissance « puisse être donné de quelque façon ». Or, c'est
précisément parce que, d'une certaine façon, elle donne l'objet, que la présen-
tation garantit que le concept a sens et signification ; l'objet donné vaut pour
preuve de réalité de la connaissance. La Darstellung présente une intuition qui
correspond au concept ; elle met l'objet « à côté » du concept. Voilà qui assure
que le concept désigne une possibilité réelle, une expérience possible. Mieux,
voilà la seule manière de l'assurer puisqu'« on ne peut assurer à aucun concept sa
réalité objective, sinon en tant qu'il peut être présenté dans une intuition qui lui
corresponde (intuition qui est toujours sensible) 26 ». La présentation dans l'in-
tuition « assure <gesichert> » la réalité objective du concept, lui assurant ainsi
sens et signification, témoignant qu'il n'est pas jeu, fiction, invention.
L'exigence qu'une présentation soit possible ne vaut pas seulement pour
les concepts qui désignent des objets empiriques tangibles mais aussi pour les
concepts que nous dirions abstraits. Tout concept doit être susceptible d'être
présenté et cette Darstellung semble bien toujours impliquer l'exemple : Kant
explique que « [j]e ne puis en aucune façon présenter le concept d'une cause en
général dans l'intuition sinon dans un exemple que me fournit l'expérience 27 ».
Le texte allemand précise que l'expérience non seulement fournit, mais donne,
l'intuition : « Den Begriff einer Ursache überhaupt kann ich auf keine Weise in der
Anschauung darstellen, als an einem Beispiele, das mir Erfahrung an die Hand giebt ».
Présenter le concept dans l'intuition, c'est en donner un exemple. Il n'y a au-
cune autre possibilité. C'est l'exemple qui peut me donner l'expérience, me
mettre l'expérience à disposition, dans la main, pour confirmer la réalité objec-
tive du concept. L'exemple nomme ici l'expérience de l'expérience se donnant
(avec l'abord un privilège à la physique, ensuite une attention accrue aux sciences biologiques)
orientera la pensée de l'exemple.
25. « Ohne das sind die Begriffe leer, und man hat dadurch zwar gedacht, in der Tat aber durch dieses
Denken nichts erkannt, sondern bloß mit Vorstellungen gespielt» (CRP, A155 / B194-5 ; PI 897). Pour
l'auteur de la Critique de la raison pure, si rien n'est reconnu, il ne s'agit pas d'une pensée qui
connaît mais d'un simple jeu des représentations.
26. Sur une découverte, Ak VIII 188-9 ; PII 1311.
27. CRP, A715 / B744 ; PI 1299.
66 2. L'EXPOSITION DE L'EXEMPLE DANS LE DOMAINE THÉORIQUE
28. Progrès, Ak XX 7, 279 ; PIII 1233-4. Kant parle ici de concepts purs mais de nombreuses
citations parallèles montrent que cela s'applique à tous les concepts.
29. Notons que le terme que Kant choisit ici pour parler de la Darstellung, si centrale pour la
critique, est un terme rhétorique. Si Kant annonçait dans la préface à la première Critique que
les considérations « rhétoriques » n'appartenaient pas à la « matière » de la critique, pourtant
les théories rhétoriques semblent à certains moments essentiels informer le philosophe au
cœur de la théorie. Ainsi, ici, la capacité d'une présentation à rendre la chose accessible est
une idée reprise à la rhétorique : comme le marque Fontanier, « hypotypose » est un terme de
la rhétorique pour désigner une figure qui « met en quelque sorte sous les yeux » les choses :
« L'Hypotypose peint les choses d'une manière si vive et si énergique, qu'elle les met en quelque
sorte sous les yeux, et fait d'un récit ou d'une description, une image, un tableau, ou même
une scène vivante » (Pierre Fontanier, Les figures du discours, Paris, Flammarion, 1977, p. 390).
30. CJ, Ak V 351 ; PII 1141-2.
1. L'EXEMPLE COMME MODÈLE DE LA PREUVE DE RÉALITÉ OBJECTIVE 67
31. « Toute hypotypose (présentation, subjectio sub adspectum) en tant que matérialisation
sensible <Versinnlichung> est double : ou bien elle est schématique, lorsqu'à un concept que
l'entendement saisit, l'intuition est donnée a priori ; ou bien elle est symbolique, lorsqu'à un
concept que seule la raison peut penser, et auquel aucune intuition sensible ne peut être adé-
quate, une intuition est attribuée, au moyen de laquelle le procédé de la faculté de juger est
simplement analogue à celui qu'elle observe dans la schématisation, autrement dit : ne s'ac-
corde avec celle-ci que selon la règle de ce procédé, et non d'après l'intuition elle même, donc
seulement d'après la forme de cette réflexion, et non selon le contenu » (CJ, Ak V 351 ; II 1141-
2). Cf. texte qui va dans le même sens dans Progrès, section « De la façon de procurer une réalité
objective au concepts de l'entendement et de la raison », Ak XX 7, 279sq. ; PIII 1233sq.
32. La psychanalyse nous apprend à le reconnaître, l'impossibilité n'est pas, bien entendu, à
même d'entamer un désir ou un besoin. Que l'impossibilité de la présentation dans un exemple
comme garantie des Idées ne conduise pas Kant à y renoncer, mais seulement à une stratégie
détournée (et symbolique), voilà qui conforte notre observation qu'il se joue ici quelque chose
de vital pour la philosophie critique.
68 2. L'EXPOSITION DE L'EXEMPLE DANS LE DOMAINE THÉORIQUE
détails sur l'efficace de cette démonstration. S'il insiste sur le fait que la pré-
sentation fournit une preuve de réalité, Kant ne précise pas pourquoi. Il ex-
plique parfois que la preuve consiste en une présentation de l'intuition qui cor-
respond au concept, et parfois que ce qui importe dans la démonstration c'est
la présentation contemporaine du concept et de l'intuition 33 ; mais de telles for-
mulations sont répétées sans qu'il y ait d'explications quant à ce qui donne
valeur de preuve à ces présentations. Tout se passe comme si la simple pré-
sentation de cette démarche au lecteur devait avoir l'effet d'une preuve et le
convaincre de la pertinence d'une telle preuve de la pertinence du concept.
Tout se passe comme si la présentation (de la présentation) devait fonctionner
comme preuve de sa réalité 34 , comme si nous devions accepter la suggestion
de Kant que la Darstellung a cette fonction parce qu'elle aura déjà fonctionné
pour se faire accepter. Redoublant le geste de la présentation, Kant nous la
présente comme la clé du problème de la preuve de la réalité. La preuve par
présentation serait une preuve qu'il suffit de présenter pour qu'elle s'impose
comme preuve de cette preuve.
Si Kant semble ainsi vouloir présenter le principe d'une démonstration par
présentation plutôt que de le démontrer discursivement, nous pouvons néan-
moins essayer, en suivant les textes kantiens, de reconstruire une justification
raisonnée de l'aptitude d'une présentation à fournir la preuve qu'on lui ré-
clame. On constate alors que c'est une superposition de plusieurs argumen-
taires qui justifie la force de preuve de l'exemple. La notion de vide, d'un vide
que l'exemple va remplir, permet en effet un certain glissement. Le texte des
Progrès que nous citions dit : « là où on ne peut parvenir [à la Darstellung], le con-
cept est vide, c'est-à-dire qu'il ne parvient à aucune connaissance 35 ». Prouver
qu'un concept n'est pas vide, voilà l'expression que Kant répétera pour indiquer
l'enjeu de la démonstration de sa réalité objective. Or, cette notion de « vide »
33. Pour une formulation selon laquelle ce qui importe c'est que l'intuition et le concept
soient côte à côte, voir CJ, Ak V 192 ; PII 949. Pour une formulation qui souligne que ce qui
est présenté c'est la correspondance des deux, voir Sur une découverte, Ak VIII 188-9 ; PII 1311
où il est dit que le concept doit être présenté « dans une intuition qui lui corresponde <in einer
ihm korrespondierenden Anschauung> ».
34. Il y a souvent ainsi un redoublement lorsque, dans le texte kantien, il est question de
l'efficace de l'exemple : le texte mime ce qu'il affirme, présentant l'exemple comme si sa simple
présentation (à l'intérieur et à l'extérieur du texte) suffisait à faire preuve (preuve de ce que
prouve l'exemple, pour preuve de l'exemple comme preuve).
35. Progrès, Ak XX 7, 279 ; PIII 1233-4.
1. L'EXEMPLE COMME MODÈLE DE LA PREUVE DE RÉALITÉ OBJECTIVE 69
recouvre deux idées différentes : vide peut dénoter soit une absence de ma-
tière, soit une absence de sens. Il y a, dans les différents traitements du pro-
blème de la preuve de réalité par présentation, un certain va et vient entre ces
deux registres. Souvent Kant explique qu'un concept vide est un concept qui
n'a rapport à aucune intuition, et donc à aucun objet d'expérience possible. Le
concept est alors vide au sens où il ne recouvre rien, il n'a rapport à aucune ma-
tière et, dans cette situation, la Darstellung sert à démontrer que ce n'est pas le
cas, en montrant une matière correspondant au concept. Mais un concept peut
aussi être dit vide au sens où l'on dit d'une idée qu'elle est vide pour indiquer
qu'elle manque d'intérêt, voire qu'elle est oiseuse. Kant se réclame de ce sens
là du terme lorsqu'il affirme que les concepts de choses qui ne sont pas condi-
tionnés selon les conditions de l'expérience pour nous sont des concepts vides
et inutiles pour la connaissance 36 . C'est en opérant un glissement entre vide
de matière et vide de sens que Kant peut prôner la monstration d'une matière
correspondant au concept comme de démonstration de sens associé au con-
cept. Cette élision s'opère souvent dans les diverses explications de la portée
de la démonstration que constitue la Darstellung, des explications qui mêlent
matière et sens comme deux formes de démonstrations du non-vide 37 .
36. « Vides » et « ne pouvant servir la connaissance » sont ici des expressions synonymes.
Kant explique que si l'on peut démontrer que notre connaissance des choses n'est possible que
sous les conditions qu'il a énoncées, alors tous les autres concepts sont vides et inutiles pour la
connaissance — « so sind . . .alle andere Begriffe von Dingen (die nicht auf solche Weise bedingt sind)
für uns leer und können zu gar keinem Erkenntnisse dienen » (Lettre à Herz du 26 mai 1789, Lettre
362 (Ak XI 52) ; Correspondance, p.362).
37. Le glissement est justifié, pour Kant, parce que c'est l'application des concepts à une
matière/intuition qui fait la connaissance. Dans la Critique de la raison pure, Kant recommande
la présentation in concreto des catégories comme preuve de leur réalité en ces termes : « [n]ous
avons vu plus haut que les concepts purs de l'entendement, sans toutes les conditions de la sensibi-
lité, ne peuvent nous représenter <vorstellen> absolument aucun objet, puisque les conditions
de la réalité objective de ces concepts leur manquent alors, et qu'on n'y trouve plus rien d'autre
que la simple forme de la pensée. On peut toutefois les présenter <darstellen> in concreto, en
les appliquant à des phénomènes ; car ils y trouvent proprement la matière nécessaire pour le
concept de l'expérience <den Stoff zum Erfahrungsbegriffe>, lequel n'est rien qu'un concept de
l'entendement in concreto » (CRP, A567 / B595 ; PI 1193). En s'appliquant à un matériel (Stoff ),
une matière qui n'est que support d'une activité à venir, les catégories peuvent trouver une
réalité objective. Si nous les présentons dans une matière, les catégories peuvent nous repré-
senter un objet. Dès lors qu'ils sont présentés dans un matériau qui vient des phénomènes,
d'une expérience des sens, on pourra constater que les concepts purs de l'entendement sont
des formes de pensée qui, en s'appliquant à ce qui vient des sens, peuvent donner à ce matériel
une forme et ainsi prendre sens pour nous, ou plus exactement donner du sens, représenter
un objet.
70 2. L'EXPOSITION DE L'EXEMPLE DANS LE DOMAINE THÉORIQUE
38. Il sera important pour Kant de dire que le recours à l'intuition, à l'expérience possible
pour nous, n'est pas un recours nécessairement à l'empirique mais peut aussi être un recours
à des intuitions a priori (comme il advient pour les constructions de l'intuition en mathéma-
tiques). Cf. CRP, A716 / B744 ; PI 1299-1300.
39. CRP, A715 / B743 ; PI 1299.
40. Premiers principes, Ak IV 478 ; PII 376.
41. Il s'agit, bien entendu, pour Kant de la théorie physique des corps — des corps qui sont
avant tout des masses. L'organique n'est pas encore privilégié par Kant comme il le sera plus
tard, notamment dans la deuxième partie de la Critique de la faculté de juger, lorsqu'il s'agit pour
lui d'achever le système.
1. L'EXEMPLE COMME MODÈLE DE LA PREUVE DE RÉALITÉ OBJECTIVE 71
emphatique dans les Premiers principes où il affirme, non plus que la métaphy-
sique a tendance à choisir ses exemples dans la théorie des corps, mais que ce
sont les seuls exemples. À propos de questions telles celles de la possibilité des
grandeurs intensives, Kant explique en effet que :
Seuls les exemples issus de la nature corporelle sont aptes à fournir significa-
tion et vérité aux concepts. Les corps exemples sont nécessaires à toute pensée
qui veut éviter la fiction. Réalité, signification, vérité : voilà ce que fournit au
concept l'exemple-corps.
La troisième Critique insiste aussi sur le corps comme ce qui peut fournir
une démonstration de la réalité objective des concepts mais elle va infléchir
cette référence au corps de deux manières : d'une part, elle fait appel non plus
à un corps comme simple matière corporelle (le Stoff des corps de la physique)
mais à un corps organique et, d'autre part, elle explique non pas que l'exemple
donne dans la main mais qu'il donne à voir. Ainsi, ce qu'apporte l'exemple ce
n'est plus simplement la matière au toucher, mais la matière dans son articu-
lation fonctionnelle à la vue de l'esprit. En effet, dans la Critique de la faculté de
juger, la matière qui correspond au concept n'est plus envisagée comme simple
masse, mais bien comme un corps déjà articulé : un corps organique 43 . La
scène privilégiée de la Darstellung n'est plus celle de physiciens montrant des
corps-masses mais celle de l'anatomiste montrant des corps-organes. Kant ex-
plique ainsi que démontrer des concepts requiert une présentation « comme
dans l'anatomie ».
44. CJ, Ak V 342, II 1131. Notons que cela ne figure pas dans la première édition. Quelques
lignes plus loin : « démontrer <demonstrieren> (ostendere, exhibere) veut plutôt dire présenter
<darstellen> en même temps son concept dans l'intuition (que ce soit en prouvant ou seule-
ment en définissant) ; si l'intuition est a priori, cela veut dire construction du concept, mais, si
elle est empirique, c'est l'exhibition de l'objet <Vorzeigung des Objekts> par laquelle la réalité
objective est assurée au concept » (CJ, Ak V 343 ; PII 1132).
45. CJ, Ak V 343 ; PII 1132.
1. L'EXEMPLE COMME MODÈLE DE LA PREUVE DE RÉALITÉ OBJECTIVE 73
de deux modes des sens — le toucher qui atteste de la présence, la vision qui
appréhende la structure — qui permet au texte kantien de poser l'équivalence
entre remplir un vide et combler un vide de sens.
Une leçon magistrale qui est en même temps une leçon des choses — voilà
l'exposition que vise la Darstellung. Elle doit être une présentation qui donne
sens à la théorie ou au concept en présentant à nos sens la matière des concepts
qui rendent ceux-ci opérationnels pour produire une connaissance. Si Kant a
toujours glissé entre le « vide de matière » et le « vide de sens » pour décrire ce
que la Darstellung doit permettre de remplir, l'appel à la vision verrouille un peu
plus cette superposition. L'œil de l'élève qui assiste à la leçon d'anatomie sai-
sit l'œil donné à voir dans sa matière-pleine-de-sens. La Darstellung serait ainsi
ce tour de force qui consiste à nous fournir un accès à la reconnaissance que
nous avons une connaissance : elle assure la valeur des concepts que nous pos-
sédions déjà mais sans pouvoir être sûrs de leur valeur. Confirmant la réalité
des concepts, la Darstellung assure la connaissance par une mise en scène qui
permet à l'expérience de mettre dans la main l'exemple qui donne à voir.
Au vue de ce rôle essentiel de la présentation, il est difficile de ne pas pen-
ser que, si pour Kant l'exemple est une Darstellung, il ne soit pas de la plus
haute importance. Mais il y a plus. Si l'exemple « est » la Darstellung théorique
d'un concept, on peut aussi penser que, dans la pensée kantienne, la Darstel-
lung « est » l'exemple. L'exemple n'est-il pas plus qu'un nom parmi d'autres
pour la Darstellung ? Nous avons vu que dans les Premiers principes, Kant iden-
tifie explicitement comme « exemple » l'intuition qui donne une signification
aux concepts purs 46 . Dans le texte tardif que sont les Progrès, l'exemple nomme
le lieu de monstration de l'objet qui correspond au concept. Kant dit alors que
la preuve (Beweis) de la réalité objective d'un concept :
46. « [L]'entendement ne peut être éclairé que par des exemples issus de la nature corporelle,
puisque c'est là l'unique condition pour que ces concepts puissent avoir une réalité objective,
c'est-à-dire une signification et une vérité » (Premiers principes, Ak IV 478 ; PII 376).
47. Progrès, Ak XX, 7, 325-6 ; PIII 1273.
74 2. L'EXPOSITION DE L'EXEMPLE DANS LE DOMAINE THÉORIQUE
On ne peut jamais savoir si un concept n'est pas vide jusqu'à ce que l'objet qui
lui correspond soit montré dans un exemple. Certes, parfois Kant cantonne le
terme « exemple » à un sens plus étroit. Ainsi, dans le passage que nous citions
plus haut, Kant réserve le terme pour la Darstellung d'un concept empirique :
Mais si Kant restreint parfois ainsi l'exemple à l'exemple d'un cas empirique,
on peut se demander si la formulation qui dit simplement que l'incertitude
persiste quant à la valeur d'un concept tant qu'on n'en présente pas un exem-
ple n'est pas, finalement, plus précis encore car c'est l'exemple qui nomme la
leçon donnée. (Se) proposer un exemple c'est bien confirmer la réalité objec-
tive du concept par une ostension de l'intuition qui nous arrive par les sens.
Autrement dit, on peut se demander si l'exemple n'est pas la modalité fonda-
mentale de la présentation. Revenons à un passage de la Critique de la faculté de
juger que nous avions cité : « Exposer la réalité de nos concepts exige toujours
des intuitions ». Ce passage continue ainsi : «[s]i ce sont des concepts empi-
riques, les intuitions s'appellent des exemples. Si ce sont des concepts purs de
l'entendement, on les appelle des schèmes 49 ». Dans la mesure où Kant se réfère
expressément à ces deux types de présentation comme deux espèces d'hypo-
typoses schématiques, on aurait tendance à accorder au schème le privilège
d'être la modalité fondamentale d'exposition. Pourtant, c'est implicitement à
l'expérience commune de donner un exemple que fait appel Kant pour présu-
mer qu'une certaine donation fournit une preuve conjointe de sens et matière.
L'exemple n'est-il pas alors non pas une des formes possibles de l'intuition qui
correspond à un concept, mais plutôt la modalité fondamentale de la présen-
tation ? Comme nous l'avons remarqué, Kant fournit peu d'indications sur la
modalité de la preuve, mais l'insistance avec laquelle l'exemple est cité nous
fait penser que c'est une efficace communément supposée de l'exemple qui est
présumée. L'exemple serait alors non pas un remplaçant (moins perfectionné
50. Concernant la « présentation d'un exemple », Kant nous laisse dans l'incertitude quant
à savoir de quel génitif il s'agit. Plutôt, son texte joue justement sur des allers-retours entre
les deux sens possibles de l'expression : la présentation de l'exemple, c'est à la fois l'exemple
qui est présenté et l'exemple qui présente. Sans doute est-ce justement une autre manière de
formuler la duplicité qui fait la force de l'exemple.
1. L'EXEMPLE COMME MODÈLE DE LA PREUVE DE RÉALITÉ OBJECTIVE 77
das Beispiel ist nur das Besondere (concretum) als unter dem Allgemei-
nen nach Begriffen (abstractum) enthalten vorgestellt, und bloß theoreti-
sche Darstellung eines Begriffs 51 .
52. Ainsi, la lecture de bloß comme « pur » est essentielle pour les très analyses de Béatrice
Longuenesse. Dans une lecture à laquelle nous souscrivons, celle-ci insiste sur le fait que l'on
se méprend si on pense que l'idée d'un jugement réfléchissant n'apparaît que dans la troisième
Critique. Elle affirme que la nouveauté dans cet ouvrage, par rapport à la première Critique, ce
n'est pas l'analyse d'un jugement réfléchissant, mais celle d'un jugement purement réfléchissant,
bloß reflektierende (Kant et le pouvoir de juger, Paris, Presses Universitaires de France, 1993, p209).
53. C'est une présentation qui fournit l'occasion du constat, ou de la reconnaissance, de la
légitimité.
54. Nous pensons ici au sens anglais du mot « evidence » pour désigner le témoignage ou
l'indice donné.
2. LE NOM DU PROBLÈME 79
55. Rappelons que Kant dit lui-même de son ouvrage philosophique que si n'y sont pas
donnés des exemples, il pourra être tenu coupable d'avoir en quelque sorte seulement pré-
senté une fantaisie (cf. p31 note 37). Voilà que dans un discours qui est celui d'une correspon-
dance au sujet de publications prévues (discours qui n'a pas le statut d'une réflexion qui se veut
rigoureuse mais qui véhicule plutôt les conceptions communes), l'exemple est pour Kant ce
80 2. L'EXPOSITION DE L'EXEMPLE DANS LE DOMAINE THÉORIQUE
qui peut montrer qu'une production conceptuelle n'est pas oiseuse. C'est la même idée qui
soutendrait l'allégation de la Darstellung comme modalité de preuve de la réalité objective du
concept théorique.
56. Cf. chapitre 3 sur le schématisme mais aussi chapitre 4 sur la contribution de la Critique
de la faculté de juger à l'argumentaire kantien concernant les conditions de possibilité d'une
connaissance théorique qui ne soit pas chimère.
2. LE NOM DU PROBLÈME 81
d'interroger la possibilité même du bon exemple. Qui plus est, c'est précisé-
ment en arguant du fait que le lien entre un concept et un concret particulier
n'est pas évident, ou plus exactement qu'on ne doit pas naïvement se fier à
cette évidence mais au contraire interroger sa possibilité, que le philosophe
critique prétend ouvrir une nouvelle voie à la métaphysique. En effet, ce n'est
que lorsque l'on comprend que, d'un point de vue philosophique, on ne peut
pas présumer de la légitimité de ce qui arrive avec l'exemple, que l'on comprend
la nécessité de la philosophie transcendantale. On pourrait dire que réaliser
que la désignation d'un exemple d'un concept est fort problématique, c'est une
condition de possibilité pour saisir la nécessité d'une philosophie transcendan-
tale.
Ainsi c'est Kant lui-même qui nous apprend à résister à l'exemple, ou plus
exactement à ce qui semble un argument irrésistible concernant l'exemple, à
savoir que donner un exemple d'un concept ce serait fournir la preuve que
quelque chose lui correspond. Le sens commun ne nous assure-t-il pas que s'il
y a un exemple d'un concept, alors cet exemple désigne bien quelque chose
dont nous pouvons faire l'expérience ? Pourtant, ce refuge auprès de l'exemple
soulève autant de problèmes qu'il n'en résout. Pire, il semble soulever les mêmes
problèmes. Que l'exemple ne soit pas une réponse philosophiquement satisfai-
sante à la crainte que le concept ne soit vide, cela découle en quelque sorte de
la même configuration qui fait de la réalité objective un enjeu. La preuve théo-
rique de la réalité objective se doit de ne pas supposer la valeur des exemples
mais, au contraire, de l'interroger. Nous l'avons rappelé, la philosophie critique
se donne comme tâche de justifier la possibilité d'un rapport non-arbitraire
entre concept et intuition. Or, Kant est bien loin de penser qu'une simple
monstration d'un exemple constitue une justification. L'exemple ne peut pas
simplement justifier l'exemple. La valeur de l'exemple comme démonstration
découle de la supposition que le rapport qu'il prétend exposer entre concept et
intuition n'est pas une simple fiction personnelle, autrement dit qu'il donne à
voir un rapport objectif et communicable. Or, le philosophe critique va nous
faire comprendre que nous manquons de justifications pour une telle supposi-
tion. C'est justement parce que ce qui est présenté comme un exemple pourrait
n'être la trace que d'une conjonction arbitraire, d'une invention subjective, que
la raison doit s'interroger sur ses propres capacités. Bref, c'est parce qu'elle doit
mettre en doute l'expérience de l'exemple que la raison est sommée d'entre-
prendre à nouveau une Selbsterkenntnis, sous peine d'être contrainte à admettre
82 2. L'EXPOSITION DE L'EXEMPLE DANS LE DOMAINE THÉORIQUE
rapporte à un objet sans être d'aucune façon affectée par lui, voilà ce
que j'avais passé sous silence 59 .
Pour clore une série de questions qui découlent de cette difficulté, Kant se
résume ainsi : « ces questions entraînent toujours une obscurité concernant
la faculté de notre entendement : d'où lui vient cet accord avec les choses
mêmes ? 60 ». Pour mettre fin aux débats stériles, il faudrait alors, selon Kant,
pouvoir justifier que l'espoir que l'entendement puisse produire autre chose
que des fictions, lorsqu'il établit des rapports entre concepts et objets, est un
espoir raisonnable 61 . Autrement dit, il faudrait expliquer non pas comment
éviter l'erreur, mais comment la non-erreur est possible. D'où vient l'accord
entre les concepts produits par l'entendement et les choses mêmes ? D'où vient
l'accord entre nos concepts et le monde ? Ces rapports peuvent-ils être fon-
dés sur autre chose que la volonté de fiction ? C'est précisément en compre-
nant qu'il faut apporter une réponse à ces questions que naît le projet critique.
C'est en découvrant que la possibilité d'une conjonction non-arbitraire entre
les concepts produits par l'activité de notre entendement d'une part, et l'intui-
tion sensible de l'autre, n'est pas simplement évidente, que se profile la néces-
sité d'une pensée transcendantale. C'est donc précisément la légitimité de la
conjonction que l'exemple prétend donner à voir qui fait difficulté pour le phi-
losophe critique ; le philosophe devient critique justement lorsqu'il reconnaît
qu'il y a là difficulté.
Pour expliciter le problème du fondement du rapport entre représentations
et objets, Kant fait appel au vocabulaire du jugement. Nous allons aborder le
traitement de la question du jugement dans la Critique de la raison pure en pri-
vilégiant une figure particulière du jugement qui nous semble bien illustrer
le problème : celle du jugement médical. Si l'anatomiste est la figure de celui
qui use avec autorité de l'exemple, dans le texte kantien, le médecin est la fi-
gure de celui dont le rapport à l'exemple est hanté par l'incertitude quant à
sa propre compétence. Dans les quelques pages de la Critique de la raison pure
intitulées « Introduction ; de la faculté de juger transcendantale en générale »
Kant introduit le chapitre sur le schématisme. Il y énonce, dans sa version la
Ainsi est posée la distinction entre, d'une part, de simples professeurs capables
seulement d'ânonner mécaniquement ce qu'ils auront mis dans leur tête, et,
d'autre part, l'homme capable d'appliquer sa science pour agir en conséquence.
Les connaissances théoriques ne suffisent pas — encore faut-il du jugement si
l'on veut établir un rapport entre les règles de la connaissance et le monde.
Kant évoque ici trois figures de celui qui est appelé à juger : le juge, le mé-
decin, et l'homme d'État. Voilà trois exemples qui ne sont peut-être pas des
exemples parmi d'autres mais qui plutôt, à eux trois, balayent le champ des
possibilités. On notera que Kant ne choisit pas un exemple de jugement théo-
rique et un exemple de jugement pratique. Pourtant, s'il ne fait pas ici mention
de la division entre théorique et pratique, Kant cherche bien à articuler d'une
manière générale comment le jugement procède 63 . La portée de ces trois ex-
emples doit être générale. La généralité semble découler de ce que, à eux trois,
ces hommes sont chargés de juger tout ce qui peut faire partie de l'expérience :
le passé, le présent et le futur. En effet, bien que Kant ne le souligne pas (il
évoque ces figures sans expliquer leur privilège), on peut considérer que ces
trois hommes illustrent chacun le jugement par rapport à un temps de l'expé-
rience : le juge détermine ce qui est survenu dans le passé ; le médecin doit se
prononcer sur le cas présent ; l'homme d'État doit juger de ce qui adviendra
dans le futur 64 . Ces trois personnages illustrent donc les différentes situations
dans lesquelles le jugement doit trancher, situations dans lesquelles il faut éta-
blir le rapport entre la règle générale et le cas particulier, entre le concept et
l'exemple concret, entre la connaissance et le monde.
Si c'est ainsi que se distribuent ces figures, c'est alors au médecin qu'il re-
vient d'illustrer la tâche du jugement par rapport au présent. La position du mé-
decin est ici en quelque sorte le paradigme de la position de celui qui cherche
à savoir ce qui est, celui qui cherche la connaissance du monde dans lequel
nous vivons. Le médecin a pour fonction de dire ce qu'est le cas qu'on lui sou-
met lorsqu'on lui présente un patient souffrant. Il ne suffit pas de professer
une connaissance des sciences naturelles pour pouvoir les appliquer à l'expé-
rience en vue d'une connaissance possible des phénomènes. Il ne suffit pas de
savoir lire un livre pour lire le monde. Plutôt, pour comprendre le monde faut-
il pouvoir être lecteur de signes : pour poser un diagnostic il faut discerner la
coïncidence entre une règle pathologique et des signes cliniques. La tâche du
médecin est de déceler les coïncidences mais, pour que le diagnostic dise vrai,
encore faut-il que les coïncidences discernées soient signifiantes et non fruit du
hasard. Le bon médecin ne se laisse pas distraire par les coïncidences acciden-
telles, il reconnaît le cas. Le bon médecin reconnaît le Fall qui n'est pas Zufall.
Comment être sûr que le médecin lise les signes signifiants et ne s'invente pas
simplement des histoires ? Le péril de l'arbitraire plane toujours sur le diagnos-
tic médical ; celui-ci peut imputer un sens à ce qui n'est que hasard. C'est, nous
allons le voir, Kant lui-même qui nous encourage à cette méfiance à l'égard
64. On peut se demander si ce n'est pas ici quelque théorie rhétorique qui informe la des-
cription « générale » du jugement. On notera en tous cas que nous ne sommes pas très loin
d'Aristote lorsqu'il cite aussi le lieu du tribunal pour signifier le genre judiciaire de la rhéto-
rique et l'assemblée qui doit décider des affaires d'État pour signifier le genre délibératif. Reste
le troisième genre, l'epideictique. Pour Aristote, la figure de ce troisième type de rhétorique est
celui qui doit décrire le mérite ou le blâme, par exemple dans une oraison funèbre. Notons que
nous ne sommes peut-être pas aussi loin du jugement médical qu'il n'y paraît avec ce jugement
du mérite : Aristote dit aussi que c'est alors le jugement d'un theoros. C'est en effet bien d'une
certaine manière d'epideictique qu'il s'agit lorsque le médecin doit montrer quel est le type du
cas auquel il a affaire.
86 2. L'EXPOSITION DE L'EXEMPLE DANS LE DOMAINE THÉORIQUE
[i]l faut que le médecin fasse quelque chose pour un malade qui est en
danger, mais il ne connaît pas la maladie : il regarde les phénomènes,
et il juge, ne sachant rien de mieux, que c'est la phtisie. Sa foi, même
suivant son propre jugement, est simplement contingente ; un autre
trouverait peut-être mieux. Je nomme foi pragmatique une foi contin-
gente de ce genre, mais qui sert de fondement à l'emploi effectif des
moyens pour certaines actions 65 .
Le médecin n'est-il pas ici, alors, la figure de celui qui a bien peut-être quelque
conviction personnelle et subjective, mais dont la conviction n'atteint pas l'ob-
jet ? Loin d'arriver à connaître le monde, ou même à avoir une connaissance de
la maladie, le jugement médical serait une expression de foi. Le médecin pro-
fesse une simple foi concernant ce qui devrait pouvoir être objet de connais-
sance. Dans une section qui se propose de clarifier la distinction entre la foi et
le savoir, voilà que ce passage avance une description du diagnostic médical qui
67. En effet, nous y reviendrons au chapitre suivant, le schématisme montre que l'applica-
tion des concepts est la synthèse qui constitue la connaissance.
68. CRP, A820 / B848 ; PI 1376.
2. LE NOM DU PROBLÈME 89
Kant commence ainsi par affirmer qu'il y a deux ordres de raisons derrière
tout tenir-pour-vrai : d'une part des raisons objectives, d'autre part des raisons
subjectives. Ce sont les variations possibles des rapports entre ces deux ordres
qui différencient opinion, foi et savoir. En effet :
Les trois degrés de la croyance subjective par rapport à la créance objective sont
ainsi distingués : l'opinion (Meinen) est « une créance qui a conscience d'être
insuffisante subjectivement aussi bien qu'objectivement 70 » ; la foi (Glauben), est
une créance qui est suffisante subjectivement mais tenue pour objectivement
insuffisante ; le savoir (Wissen), est une croyance suffisante objectivement et
subjectivement 71 .
Tout se joue ici, bien entendu, sur les statuts respectifs des raisons objec-
tives et subjectives. Si le privilège des raisons objectives ne sera jamais démenti,
pourtant, tout l'enjeu de la section est d'accorder un statut important à la foi,
cette créance qui ne peut invoquer que des raisons subjectives. Or, il est déli-
cat d'accorder un statut à la foi sans contredire le privilège de la connaissance ;
il est délicat de découper une place significative pour les raisons subjectives
sans aller contre le privilège des raisons objectives. C'est en démultipliant les
sources subjectives d'un « tenir pour vrai » que Kant cherche une issue. En effet,
après avoir évoqué la distinction entre raisons objectives et raisons subjectives
dès la première phrase, Kant s'emploie immédiatement à distinguer le tenir-
pour-vrai légitime et objectif qu'il appelle « conviction » du tenir-pour-vrai qui
reposerait « uniquement » sur « la nature particulière du sujet » que l'on nomme
« persuasion ». La persuasion n'a « qu'une valeur personnelle », elle est « simple
apparence 72 » alors que les raisons objectives mènent à la vérité puisque « la vé-
rité repose sur l'accord avec l'objet ». Voilà donc que, dès qu'il a parlé de raisons
73. La conviction doit aussi avoir des raisons subjectives : comme toute créance elle « exige
aussi des causes subjectives dans l'esprit de celui qui juge » (CRP, A820 / B848 ; PI 1376).
74. CRP, A821 / B849 ; PI 1378.
2. LE NOM DU PROBLÈME 91
un tenir-pour-vrai qui ne tient qu'à la persuasion peut être reconnu, mais ja-
mais un tenir-pour-vrai qui tient à la conviction ne pourra être identifié avec
certitude.
Outre cette asymétrie concernant la possibilité d'identification, la distinc-
tion entre raisons objectives et raisons subjectives soulève une autre difficulté
concernant cette fois le statut des raisons subjectives. Le problème découle
de ce que, selon les analyses kantiennes, malgré l'explicite supériorité des rai-
sons objectives, on ne peut chercher à éliminer tout ce qui est subjectif dans la
créance. Certes, Kant nous dit que la vérité repose sur l'objet, que la persua-
sion n'est que personnelle, mais il affirme aussi clairement que le tenir pour
vrai « exige <erfordert> » des raisons subjectives. S'il faut empêcher les raisons
subjectives d'outrepasser leur mandat, on ne pourra pourtant pas les éviter.
Elles sont essentielles pour toute créance. Voilà la difficulté : ne pas se laisser
abuser par les « mauvaises » raisons subjectives, tout en ménageant une place
malgré tout pour les « bonnes » raisons subjectives et ce, tout en reconnaissant
que bonnes et mauvaises raisons subjectives sont phénoménologiquement in-
discernables. Non seulement il est impossible d'écarter les raisons subjectives
de la recherche de la connaissance, mais ce serait un contresens de s'y essayer.
Bien qu'elles portent toujours la menace de l'arbitraire (quand on méprend le
sentiment de certitude qu'elles engendrent pour une certitude objective), les
raisons subjectives doivent participer à la créance.
Ainsi, là même où Kant met en œuvre une opposition entre l'objectif et le
subjectif en ce qui concerne la créance, il nous demande aussi de considérer
non seulement la possibilité mais la nécessité de leur alliance. C'est une alliance
nécessaire qui, peut-être comme toutes les alliances, souffre de la fragilité de
sa propre nécessité. L'alliance permet l'exploit que les alliés ne pourraient ac-
complir seuls, mais ce succès demeure vulnérable justement à un éclatement
de l'alliance. Puisque c'est dans la perspective de la conjugaison nécessaire des
raisons objectives et subjectives, que Kant traite de l'opinion, de la foi, et du
savoir, il se voit contraint d'accepter que la nécessité des raisons subjectives
maintiendra ouverte une possibilité que l'on se laisse abuser par une persua-
sion qui se donne pour une conviction. On pourrait même presque dire que
c'est la dimension subjective qui est la plus importante puisque, Kant le sou-
ligne, sans elle aucune créance. Comme l'annonce la première phrase de la sec-
tion, « l'acte de tenir pour vrai. . .exige aussi des raisons subjectives ». Au vu de
cette complication, Kant ne peut pas simplement opposer créance légitime et
92 2. L'EXPOSITION DE L'EXEMPLE DANS LE DOMAINE THÉORIQUE
75. La foi en Dieu a pour objet quelque chose qui n'est pas un phénomène, qui ne pourra ja-
mais être objet d'expérience et dont nous ne pouvons par conséquent espérer aucune connais-
sance. C'est bien en acceptant que les phénomènes démarquent les limites de la connaissance
possible que le projet critique espère sauver la possibilité d'une connaissance certaine et légi-
time.
2. LE NOM DU PROBLÈME 93
Certes, l'opinion n'a un rattachement que très incomplet à la vérité, mais elle
en relève déjà dans la mesure où l'opinion, impossible sans avoir du moins
quelque savoir, n'est pas le n'importe quoi de la fiction arbitraire. Rappelons le,
la fiction arbitraire, la willkürliche Erdichtung, voilà précisément ce qui caracté-
rise le rapport entre concept et objet qui relèverait non de la connaissance mais
du jeu chimérique ; les analyses de la Critique de la raison pure qui portent sur la
nécessité de la preuve de réalité objective nous le disent en ces mêmes termes.
L'opinion se distingue d'emblée du non-sens ; elle est déjà sur le chemin de
la connaissance. Après l'opinion, la foi est présentée comme une créance qui
est un peu moins incomplète que l'opinion. C'est alors qu'il est question de ce
qui est plus qu'une opinion que Kant invoque le jugement médical pour illus-
trer son propos. Le diagnostic du médecin est cité comme un tenir-pour-vrai
qui n'est ni simple opinion, ni savoir. C'est une créance « théoriquement in-
suffisante » et qui ne peut donc pas prétendre être savoir ou connaissance 77 .
Pourtant cette créance doit avoir été élaborée à partir au « moins de quelque sa-
voir », et même un peu plus puisqu'elle vaut plus qu'une opinion qui, elle, vaut
déjà « plus qu'une fiction arbitraire ». Le jugement du médecin est apparenté à
une opinion mais aurait un lien moins incomplet à la vérité ; la différence entre
fiction et vérité est ici soumise à des degrés. Voilà qui inscrit le diagnostic médi-
cal dans la perspective du savoir. Il faut alors penser que nous trouvons dans ce
passage un diagnostic médical moins opposé au savoir (bien qu'il le soit aussi,
nous le constations dès la première lecture), qu'à la foi religieuse (foi qui elle
n'aurait aucun rapport au savoir, se rapportant, comme elle le fait, à un objet
en dehors de la connaissance possible). Dans sa deuxième évocation, la figure
du médecin est certes une figure de celui qui n'est pas en mesure d'émettre
un jugement certain, mais ce jugement est néanmoins inscrit positivement du
côté du savoir.
Le médecin n'a pas d'autre choix que de juger alors qu'« il ne connaît pas la
maladie ». Puisqu'il faut faire quelque chose pour le malade, il faut juger là où
on ne connaît pas puisqu'il faut mettre en œuvre le possible pour combattre
la maladie. Il faut donc orienter l'action ; au médecin de faire comme il peut,
même s'il lui faudra admettre qu' « un autre aurait peut-être trouvé mieux ».
Le jugement médical vient ouvrir la possibilité d'une orientation pragmatique.
Certes, le jugement médical peut se tromper, il ne jouit pas de la certitude
qui caractérise le savoir. C'est une créance théoriquement insuffisante mais
pragmatiquement nécessaire — et cela parce qu'il faut faire quelque chose.
Nous voilà sans doute à même de mieux voir la solidarité entre les deux ex-
traits de la Critique de la raison pure qui évoquent la figure du médecin. Selon
une première lecture, nous avancions que, dans un cas le médecin est évoqué
comme illustration de la connaissance à l'œuvre, dans l'autre son diagnostic
est contrasté avec la certitude du savoir. Mais c'est bien dans le même sens que
vont les deux textes car, ne l'oublions pas, la première évocation du médecin
apparaît dans une section qui doit justement donner à voir ce qui est problé-
matique dans cette opération du jugement. Tous deux expriment l'ambiguïté
du statut du diagnostic en le considérant tour à tour comme apparenté au sa-
voir et totalement étranger au savoir : le jugement qui ne relève peut-être pas
de la certitude objective se révèle incontournable dès lors que l'on veut éta-
blir un rapport entre la connaissance théorique acquise et le monde. Voilà ce
que Kant exprime alors par son invocation du médecin dans la doctrine du
jugement : l'exercice du jugement duquel dépend l'usage de la connaissance
semble être condamné à être théoriquement indéfendable. Ni indépendant de
la connaissance, ni simplement issu d'elle, le diagnostic du médecin est bien
un acte représentatif de l'acte du jugement parce qu'il relève d'une décision
qu'il n'appartient pas à l'entendement de dicter, même si elle doit se prendre
justement pour servir l'entendement.
2. LE NOM DU PROBLÈME 95
78. Nietzsche accusera les philosophes d'avoir toujours méconnu et donc masqué ce pro-
blème, à savoir celui de la violence du passage de la généralité à la singularité. Or, si l'exemple
sert de masque, il n'en reste pas moins qu'il nous semble difficile de prétendre que Kant n'a
pas pris la mesure du scandale. Il nous semble au contraire que toute la méthode de Kant est
développée précisément pour diffuser ce scandale.
96 2. L'EXPOSITION DE L'EXEMPLE DANS LE DOMAINE THÉORIQUE
79. Sur le scepticisme comme un type de nomadisme, cf. CRP, Aix ; PI 726.
3. PROJET : LE SAUVETAGE DE L'EXEMPLE 97
parlent et non les signes qui sont fruit du hasard ? La Critique de la raison pure
prétend être à même de nous montrer, pour la première fois, pourquoi nous
avons des raisons rationnelles et philosophiques d'espérer cette possibilité. En
explicitant les conditions de possibilité de la connaissance, la Critique ouvrirait
la voie à une compréhension philosophique des possibilités, pour nous, d'ac-
quérir de la connaissance pour laquelle nous revendiquerions, avec raison, le
statut de savoir. Or, comme la figure du médecin nous le montre, l'espoir du
savoir dépend de l'espoir que nous pouvons avoir de bien choisir les exemples.
Si le terme, exemple, n'est pas mentionné dans le passage cité de l'introduction
à la doctrine du jugement transcendantal 80 , pourtant c'est bien la possibilité de
justifier la possibilité de déterminer un cas sensible correspondant à un concept
qui appelle la formulation de la logique transcendantale. La difficulté qu'a le
médecin à désigner le cas d'une maladie nous renvoie précisément au Beispiel
qui expose le lien entre concept et objet.
Notre première lecture avançait que le Beispiel défini dans la Métaphysique
des mœurs était le nom même de l'exposition qui prouve la réalité objective.
L'introduction à la doctrine du jugement transcendantal nous fait plutôt pen-
ser que l'exemple est le nom même du problème de la philosophie critique :
s'il se présente comme démonstration in concreto du concept, comment savoir
qu'il n'est pas le produit de fictions personnelles inavouées ? Si la pensée kan-
tienne ne répond pas de l'exemple, celui-ci doit demeurer le nom du problème
critique.
80. Si le terme « exemple » n'est pas invoqué ici pour dire le cas, le cas particulier comme
cas du concept, c'est sans doute parce que Kant use du terme exemple (Beispiel) dans cette
section pour évoquer un rôle de l'exemple très particulier — dont il dira même que c'est le seul
rôle — celui de « roulottes <Gängelwagen> » du jugement. Nous reviendrons sur cette fonction
des exemples et nous verrons qu'il s'agit de tout autre chose que d'un corps-exhibition-preuve.
98 2. L'EXPOSITION DE L'EXEMPLE DANS LE DOMAINE THÉORIQUE
tant de netteté que l'on peut, pour ainsi dire, presque la toucher du doigt » 81
jouant aussi avec une certaine superposition du voir et du toucher. Kant accen-
tue le propos en posant que l'exemple met la chose en quelque sorte dans la
main de la raison qui n'a plus alors qu'à la saisir, begreifen dirait-on en allemand.
L'exemple serait ainsi la preuve de la possibilité de mettre en œuvre le concept
pour saisir l'objet. Mais, d'autre part — et la réticence du texte à souligner cet
extraordinaire exploit(ation) de l'exemple atteste sans doute du malaise — le
projet kantien aura été, depuis la découverte de sa propre possibilité, une in-
terrogation sur le fondement de la possibilité de l'exemple. En effet, le projet
critique devient possible lorsque le philosophe reconnaît que le fondement du
rapport entre concept et objet fait problème. Nous disions de l'exemple décrit
dans la préface à la Critique de la raison pure qu'il passe les frontières, précisé-
ment les frontières à partir desquelles il est envisagé. La deuxième théorie du
Beispiel que Kant nous propose nous présente un nouveau paradoxe. D'une
part, le pouvoir qu'a l'exemple de nous donner à voir le rapport entre concept
et intuition en fait le modèle même de la preuve de la réalité objective des
concepts. D'autre part, c'est précisément de l'arbitraire possible de l'exemple
que la critique de la raison pure doit se méfier ; c'est parce que le sceptique peut
prétendre que tout exemple n'est que trace d'un un-peu-plus-que-fiction que la
critique doit répondre autrement de la possibilité de la connaissance. Entre ce
qui sert de preuve et ce qui appelle une preuve, l'exemple passe encore la fron-
tière à partir de laquelle il est pensé 82 . C'est bien parce que l'exemple n'est pas
une preuve qu'il faut une preuve mais, pour cette preuve, il n'y a finalement
rien de tel que l'exemple.
Nous avons voulu suggérer que Jean Beaufret se trompe peut-être lors-
qu'il expédie trop vite l'exemple comme une forme inférieure ou faible de
la Darstellung. Pour Beaufret, en effet, « l'exemplification n'est encore qu'une
81. Cicéron, Rhétorique à Herennius, Paris, Les Belles Lettres, 1985, p.212. Notons que si Ci-
céron avance cette définition de l'exemple, il dit en même temps que l'exemple « rend l'idée
plus brillante quand il est utilisé seulement pour orner. » Si nous retrouvons déjà ces deux ma-
nières de penser l'exemple chez Kant (ornement d'une part, ce qui met la chose sous les yeux
de l'autre), reste à clarifier comment se (dé) partagent leurs rôles dans l'élaboration d'une cer-
taine Denkungsart qui sera le telos de la critique. Nous reviendrons à la fonction « ornementale »
de l'exemple dans le chapitre 7.
82. Nous soulignons ici que l'exemple passe la frontière à partir de laquelle il est pensé. Geof-
frey Bennington va bien plus loin pour montrer comment ce qu'il appellera le « quasi-concept »
de frontière, passant justement les frontières, peut organiser, dans une certaine désorganisa-
tion, toute une lecture de Kant ( Frontières kantiennes, Paris, Galilée, 2000).
3. PROJET : LE SAUVETAGE DE L'EXEMPLE 99
83. Jean Beaufret, « Kant et la notion de Darstellung », Dialogue avec Heidegger, vol 2, Paris,
Minuit, 1973, p.77-107, p.82.
84. Cette citation provient de l'introduction à la doctrine du logique transcendantale. Nous
ne sommes pas sûrs qu'il faille l'agencer directement avec le problème de la Darstellung. Nous
plaiderions plutôt pour inscrire cette remarque dans une autre logique de l'exemple qui tra-
verse la pensée kantienne, une logique qui nous occupera dans la deuxième partie de ce travail
selon laquelle l'importance de l'exemple serait sa capacité à fournir l'occasion pour le jugement
de s'exercer (sous-tutelle). Selon cette logique là, les exemples assureraient le jugement non
pas en lui proposant une faible confirmation de sa justesse dans un cas particulier, mais en lui
permettant d'acquérir une confiance en son pouvoir en général par la confirmation particulière
qu'ils proposent.
85. Beaufret, op.cit., p.82.
86. Beaufret, op.cit., p.83.
87. On pourrait dire non seulement que l'exemple reste le modèle, mais même qu'il apparaît
plus clairement comme tel dans dernières œuvres (cf. Critique de la faculté de juger, Progrès,
Métaphysique des mœurs).
88. Encore une fois, la discussion du Canon situe le problème du médecin qui juge mal
(celui qui émet une créance née de raisons subjectives plutôt qu'objectives) non pas seulement
100 2. L'EXPOSITION DE L'EXEMPLE DANS LE DOMAINE THÉORIQUE
au niveau empirique mais aussi au niveau transcendantal. C'est là un des enjeux de la double
articulation en termes de progression et en termes d'hétérogénéité que nous soulignions.
3. PROJET : LE SAUVETAGE DE L'EXEMPLE 101
89. Ce qui ne se fera définitivement, selon notre hypothèse, que lorsque la pensée critique
se penchera explicitement sur le sérieux d'un certain jeu, celui des facultés qu'analyse la Critique
de la faculté de juger lorsqu'elle porte son attention sur le jugement esthétique (cf. chapitre 4).
102 2. L'EXPOSITION DE L'EXEMPLE DANS LE DOMAINE THÉORIQUE
90. Martin Heidegger, Kant et le problème de la métaphysique, Paris, Gallimard, 1953, p.147.
CHAPITRE 3
1. Logique, Ak IX 65 ; p.72. Ceci est le quatrième degré de connaissance dans une hiérarchie
qui, dans la version reprise par la traduction, en comprend sept. (Sept degrés de la connaissance
qui font écho aux sept jours de la création ? D'une certaine manière, ce qui se joue avec la
possibilité de la connaissance est bien la création du monde avec les capacités de l'homme, par
opposition à la création divine.) La distinction entre la connaissance possible pour les animaux
et celle possible pour l'homme est établie en ces termes. Nous allons, dans ce chapitre, hasarder
une analyse de la spécificité d'une connaissance qui est aussi erkennt.
2. Concernant la distinction entre l'animal et l'homme, Jacques Derrida avance l'hypothèse
que « tous les philosophes ont jugé que cette limite était une et indivisible » (L'animal autobio-
graphique ; autour de Jacques Derrida, Paris, Galilée, 1999, p.291). Il reconnaît bien entendu que
les philosophes ne s'entendent pas pour autant sur ce qui fait la limite. Pour Kant, cela passe
très clairement par le niveau de réflexivité de la connaissance possible et c'est cela qu'il nous
intéresse ici de préciser. Notons que la capacité pour la moralité sera, pour Kant, un autre
critère de distinction.
106 3. LA PREMIÈRE RÉPONSE AU PROBLÈME POSÉ
terme est moins résolument du côté du concept que ne l'est le terme « connais-
sance 3 ». Dans la Logique, Kant tient à marquer que l'Erkenntnis est non seule-
ment ce qui est connu mais aussi ce qui est reconnu. Le redoublement réflexif
est marqué dans le verbe « erkennen » alors qu'il ne l'est pas dans le verbe fran-
çais « connaître ». Mais il y a aussi une autre connotation du terme Erkenntnis
qu'efface la traduction du mot par « connaissance », à savoir la résonance ju-
ridique. Le terme Erkenntnis a en effet aussi un usage juridique ; il désigne la
sentence rendue par un tribunal 4 . L'Erkenntnis dans ce sens n'est pas un simple
constat, mais une proposition doublée de la force performative que lui pro-
cure son statut de déclaration d'une instance juridique. La sentence dit ce qui
est sur un mode très particulier. Or, justement, nous serons amenés à penser
que c'est bien comme la sentence d'un tribunal que Kant nous invite à envisa-
ger la connaissance. On le sait depuis la préface, la Critique est un tribunal qui
doit statuer sur la légitimité de la connaissance. Cela ne laissait pas prévoir que,
par renchérissement de cette procédure, ce tribunal déclarerait seule légitime
la connaissance qui émane d'un tribunal. Pourtant, la connotation juridique
de la « reconnaissance » sera essentielle pour la pensée transcendantale lorsque
celle-ci proposera son analyse des conditions de possibilité d'une connaissance
qui ne soit pas le résultat d'un simple kennen mais bien d'un erkennen. En effet,
selon notre lecture, lorsque la Critique de la raison pure répond au problème que
soulève l'exemple par la théorie du schématisme, elle semble appuyer la suppo-
sition que la connaissance des hommes prend la forme d'une sentence, d'une
Erkenntnis. L'analyse du schématisme porte en effet à penser que c'est en allé-
guant la possibilité d'une reconnaissance performative que la Critique explique
la possibilité d'établir un rapport entre représentation et objet qui ne soit pas
une simple chimère. La spécificité de la connaissance qu'a l'homme tient alors,
selon la philosophie critique, à ce que celle-ci soit une reconnaissance qui est
une affirmation performative de son statut de connaissance.
Kant explique ainsi que si l'on postule une règle pour l'application des concepts,
l'on voue l'explication à une régression infinie : on ne fait que repousser le pro-
blème puisque si l'on postule une règle pour l'application d'un concept, alors
il faudra une autre règle pour appliquer la règle pour l'application du concept,
etc. Voilà pourquoi aucun système de règles ne suffit en dernière instance à ré-
gler la détermination du rapport entre le concept (qui est toujours, pour Kant,
une règle) et objet. Selon Kant, cette détermination dépend forcément d'un
acte de jugement. Il n'y a que le jugement qui puisse reconnaître le concept
dans le particulier, ou qui puisse identifier le particulier comme relevant d'un
certain concept. Or, affirmer que c'est le jugement qui se charge d'établir le
rapport à l'objet, cela n'assure pas automatiquement que cette subsomption
se fasse de manière non arbitraire. C'est presque le contraire puisque l'on ne
fait appel au jugement que quand il n'y a plus aucune règle pour assurer la
subsomption. Si jugement il y a, c'est bien qu'il n'y a pas de règle pour cette
opération — mais voilà qui justement ouvre la possibilité que le jugement soit
la fiction d'une volonté aussi arbitraire que particulière.
Le problème qui appelle le schématisme comme réponse est ainsi le pro-
blème des limites de la possibilité de régulation par des règles : l'accès au sys-
tème de règles ne peut être réglé par une règle qui appartient au système 6 .
Kant expose le problème en termes formels lorsqu'il rappelle qu'à vouloir ex-
pliquer la possibilité de la connaissance en alléguant un système de règles pour
le jugement, l'on se trouve confronté à une régression infinie dans l'explication.
Mais Kant présente aussi la difficulté en termes d'un drame vécu par la raison et
c'est alors une discussion de la fonction des exemples qui illustre le défi. Dans
l'introduction au schématisme, l'allusion au médecin sur laquelle nous nous
sommes longuement arrêtés sert à faire admettre au lecteur que le jugement
des plus érudits peut faillir. Kant fournit une précision sur laquelle nous ne
nous étions pas arrêtés : selon lui, les érudits peuvent faillir dans l'application
de leur science, soit parce qu'ils manquent de jugement naturel, soit « parce
qu'ils n'ont pas été assez exercés à ce jugement par des exemples et des affaires
réelles 7 ». Kant pose ainsi que le jugement est donné par la nature mais son état
dépend du régime d'exercices auxquels il est soumis ; tel un muscle, la faculté
de juger est donnée à l'homme par la nature mais l'état exact de ses capacités
dépend de l'entraînement subi. Un manque de jugement peut donc être, soit
un manque de nature, soit un manque d'expérience. Les grands professeurs qui
se révèlent incapables de juger manquent peut-être simplement d'exercice. Ils
manquent alors d'exemples. Ils sont inexpérimentés en matière d'exemples car,
selon ce passage, c'est précisément l'expérience des exemples qu'il faut acquérir
pour avoir de l'expérience dans le jugement. Ce sont les exemples qui aiguisent
le jugement en lui fournissant l'occasion de s'exercer. Ainsi, l'expérience des ex-
emples servirait non pas à combler un manque de nature, mais à faire éclore un
don naturel : « [t]elle est l'unique et grande utilité des exemples : ils aiguisent
la faculté de juger 8 ». Les exemples ne remplacent pas le talent naturel mais
6. C'est là une limite de tout système de règles : le système ne peut comprendre une règle
qui assure l'entrée dans le système. Rappelons, non seulement que le problème de l'accès au
système marque d'emblée le projet critique, puisqu'elle apparaît dans la préface à la première
édition de la Critique de la raison pure, mais aussi que Kant conçoit la fonction des exemples
en rapport à ce problème (cf. chapitre 1). Le schématisme va être la réponse technique de la
critique au problème tel qu'il se pose sous sa forme de principe.
7. « [W]eil er nicht genug durch Beispiele und wirkliche Geschäfte zu diesem Urteile abgerichtet
worden » (CRP, A134 / B173 ; PI 882).
8. CRP, A134 / B173-4 ; PI 882.
1. LA NÉCESSITÉ D'UNE LOGIQUE TRANSCENDANTALE 109
Kant cite ici des risques de deux ordres. D'abord, les exemples « ne remplissent
que rarement d'une manière adéquate la condition de la règle ». Voilà encore
une manière de soulever le problème de la non-coïncidence du cas à la règle.
Les exemples ne sont que très rarement de bons exemples (le cas n'est que
rarement exactement ce qu'il apparaît au jugement 11 ). Le deuxième danger
découle de la possibilité que leur exemplarité s'efface : l'accoutumance, selon
9. Ibid.
10. Ibid.
11. Kant dit ici qu'un des inconvénients de l'exemple est que celui-ci ne remplit que rare-
ment toutes les conditions de la règle. Il n'est pas ici question d'une matérialité débordante
que le concept n'arriverait pas à cerner, mais plutôt d'un particulier qui ne répond que partiel-
lement au concept : l'exemple n'est alors pas assez bon. « Remplir » les conditions est ici très
explicitement une manière de parler de matérialité et de sens et c'est, en effet, la possibilité de
cette coïncidence que le schématisme va tenter de démontrer.
110 3. LA PREMIÈRE RÉPONSE AU PROBLÈME POSÉ
La figure des roulettes pour enfant permet d'articuler, d'une part, l'utilité des
exemples et, d'autre part, les limites de cette utilité en invoquant la fonction
prothétique. Les roulettes (Gängelwagen) dont il est question constituent en
effet, une machine qui permet aux enfants d'apprendre à marcher. Fournis-
sant un appui, un tel engin sert de support prothétique aux enfants encore
incapables de se soutenir seuls. Par analogie, les exemples sont, selon Kant,
12. L'argument n'est pas sans rappeler toutes les théories rhétoriques ou poétiques qui in-
sistent sur la fonction de la surprise dans l'efficace de certaines figures (l'on pensera notamment
à l'argument selon lequel la métaphore perd de son efficace, l'usure en faisant une formule).
Cette congruence dénote au moins que ce qui préoccupe ici Kant, c'est bien comment l'effet de
l'exemple sur celui auquel il est proposé peut varier en fonction de l'état particulier de celui-ci.
Ainsi, l'effet de l'exemple n'est pas unique mais plutôt fonction non seulement de l'histoire de
celui qui juge, mais plus précisément de l'histoire du rapport entre celui qui juge et l'exemple.
13. CRP, A134 / B173-4 ; PI 882.
1. LA NÉCESSITÉ D'UNE LOGIQUE TRANSCENDANTALE 111
14. Nous aurons l'occasion de revenir longuement sur l'efficace prothétique de l'exemple
dans la deuxième partie de cette étude. Nous aurons alors l'occasion de considérer les autres
occurrences du terme « Gängelwagen » dans le corpus kantien.
112 3. LA PREMIÈRE RÉPONSE AU PROBLÈME POSÉ
La logique transcendantale serait ainsi capable, selon Kant, de donner des pres-
criptions à la faculté de juger. Kant vient de le montrer, l'application du concept
au sensible ne peut pas être assurée par des règles déterminées. Il insiste néan-
moins sur l'idée que des préceptes pourront « assurer la faculté de juger ». Il
ne peut y avoir des règles et pourtant, Kant le revendique, il semble (es scheint)
que la logique transcendantale puisse rectifier et assurer ( berichtigen et sichern)
la faculté de juger. L'application réglée du jugement serait alors possible, et ce,
malgré l'absence de règles. Selon Kant, la logique transcendantale peut dési-
gner le cas qui correspond au concept.
Indication précieuse qu'une indication a priori du cas où la règle doit être ap-
pliquée ! Une indication a priori serait indépendante des aléas de l'expérience
individuelle et rendrait possible une union entre règle et cas, concept et intui-
tion, qui n'aurait rien d'arbitraire mais serait juste et assurée. Une indication
15. « L'entendement ne peut rien intuitionner, ni les sens rien penser. De leur union seule
peut résulter la connaissance <Nur daraus, daß sie sich vereinigen, kann Erkenntniß entspringen> »
(CRP, A51 / B75-6 ; PI 813).
16. CRP, A135 / B174 ; PI 882.
17. CRP, A135 / 174-5 ; PI 883.
114 3. LA PREMIÈRE RÉPONSE AU PROBLÈME POSÉ
a priori sur l'application de la règle, voilà qui montrerait bien que la connais-
sance peut être tout autre chose qu'une fiction chimérique. C'est une telle dé-
monstration que nous promet Kant lorsqu'il propose sa doctrine de la logique
transcendantale.
Entendons-nous sur le problème que doit résoudre la logique transcen-
dantale : il est d'ordre transcendantal et non empirique. Kant ne nie pas un
seul instant qu'on puisse franchir le pas entre concept et monde pour consti-
tuer une Erkenntniß. Au contraire, le succès des sciences témoigne de ce que
l'homme accomplit ce pas. Que nous arrivions à discerner des cas in concreto
est un fait que Kant reconnaît. Ce qu'il met en cause c'est la justification que
peut en donner la métaphysique. Certes, nous pouvons établir des rapports
entre représentations et objets mais, avant l'analyse critique, nous n'avons pas
les moyens de justifier que ceux-ci soient fondés indépendamment de notre
volonté. En attirant l'attention sur le fait que même les plus érudits manquent
parfois de capacités quand il s'agit d'appliquer leur savoir, Kant exige de la phi-
losophie qu'elle interroge la possibilité de la connaissance en général. En sou-
lignant le problème de l'application de la connaissance, Kant nous fait prendre
conscience que c'est après tout assez surprenant qu'elle puisse avoir lieu. Dès
lors que nous constatons que la connaissance du monde dépend du jugement
mais que ce jugement semble inégalement partagé, bref, peu susceptible d'uni-
versalité, la possibilité d'une connaissance dont l'une des caractéristiques doit
être l'universalité, semble de plus en plus compromise ou en tous cas elle appa-
raît comme un idéal dont l'avènement serait exceptionnel, voir miraculeux. En
analysant la difficulté à envisager une application non-arbitraire des concepts,
Kant nous oblige à reconnaître que ni la science, ni la logique, ne peuvent jus-
tifier philosophiquement la possibilité de la connaissance des phénomènes qui
soit plus qu'une foi pragmatique. On l'a dit, Kant ne met pas en doute l'exis-
tence de la connaissance, mais il montre combien ce fait est étrange et surpre-
nant, bref, en manque d'explication quant à sa possibilité. Si la philosophie rend
étrange ce qui est banal 18 , l'introduction à la logique transcendantale en est un
parfait exemple. L'exploit de la philosophie transcendantale est ainsi présenté
d'avance ; elle permettra de comprendre comment est possible ce fait surpre-
nant — il y a de la connaissance qui n'est pas chimère.
18. C'est cela le début de l'étonnement qui provoque la philosophie, aussi bien pour Kant
que pour Platon. Sur l'étonnement, la Verwunderung, qui provoque le doute et donc la réflexion,
voir Critique de la faculté de juger, Ak V 365 ; PII 1155.
1. LA NÉCESSITÉ D'UNE LOGIQUE TRANSCENDANTALE 115
19. On peut certes, comme l'a fait toute la tradition néo-kantienne, lire la Critique pour y
chercher une théorie de la connaissance mais on s'éloigne alors des enjeux de l'effort critique
tels que Kant lui-même les décrit. Qui plus est, il nous semble que si l'on veut se concentrer
sur les questions épistémologiques, on ne peut faire l'économie des apports de la Critique de la
faculté de juger. Nous allons en effet soutenir, au chapitre suivant, que la troisième Critique vient
compléter la réponse au problème du rapport entre représentation et objet auquel la théorie
du schématisme fournissait une première solution. Voilà qui n'est pourtant pas pris en compte
dans la tradition néo-kantienne.
116 3. LA PREMIÈRE RÉPONSE AU PROBLÈME POSÉ
que dans les faits les hommes arrivent plus ou moins bien à juger — mais cela c'est l'histoire
de l'empirique. L'enjeu dans le chapitre consacré au schématisme n'est pas une histoire de fait
mais de droit).
22. CRP, A141 / B180 ; PI 887.
23. CRP, A131 / B170 ; PI 880.
118 3. LA PREMIÈRE RÉPONSE AU PROBLÈME POSÉ
24. On notera la distinction entre subsomption d'un objet sous un concept, et l'application
d'un concept à une intuition. Si ces deux expressions doivent être considérées comme équiva-
lentes ce n'est pas parce que, selon Kant, l'objet est une intuition mais parce que le concept se
rapportera à l'objet en se rapportant à l'intuition dans un jugement dont le principe est a priori.
Dès lors, les légitimités respectives de ces deux opérations sont liées.
25. CRP, A137 / B 176 ; PI 884.
2. LE SCHÉMATISME : QUELLE PROCÉDURE ? 119
Cette phrase a l'allure d'un simple rappel — subsumer c'est placer sous. Si cette
définition est classique et étymologiquement incontestable, elle risque d'es-
tomper la difficulté en renvoyant à une idée de la subsomption selon laquelle
il ne s'agirait que de constater un rapport entre contenu et contenant. Or, si « le
concept doit contenir ce qui est représenté dans l'objet à subsumer sous lui »,
pourtant, ce que le concept contient n'est pas évident mais requiert du dis-
cernement. Comme l'expliquait Kant dans les pages précédentes, c'est parce
qu'il n'est pas évident, que le jugement doit intervenir. Si le concept « doit »
contenir l'objet, pourtant, un rapport valable (objectif et légitime) entre objet
et concept, la logique transcendantale doit en découvrir la possibilité et non la
supposer : l'analyse des limites de la logique générale a révélé au philosophe
critique le fait que le concept est incapable, à lui seul, de désigner les objets
qui peuvent être placés sous lui. L'explication que propose la troisième phrase
semble compliquer, et non simplifier, le propos.
Ainsi le concept empirique d'une assiette a de l'homogénéité avec le
concept géométrique pur d'un cercle, puisque la forme ronde qui est
pensée dans le premier se laisse intuitionner dans le second 26 .
de cette phrase à celle qui la précède ? S'il ne s'agit plus de subsomption avec
le cercle et l'assiette, pourquoi la phrase commence-t-elle par « ainsi <so >» ?
Comment fonctionne cette subsomption introduite dès le début du chapitre,
presque en guise de rappel, et qui semble pourtant impossible à concevoir dès
la fin du premier paragraphe ?
Avant d'éclairer le mécanisme de cette subsomption, il nous faut recon-
naître que le schématisme interroge sa possibilité même. En effet, Kant situe
la difficulté majeure du schématisme dans la nature particulière des concepts
purs de l'entendement. Il affirme que la possibilité de la subsomption est ren-
due problématique par l'hétérogénéité radicale entre concept pur de l'enten-
dement et intuition et l'on comprend bien, d'ailleurs, que la synthèse de deux
choses radicalement hétérogènes puisse être difficile. Néanmoins, le fait même
que ce soit cela qui fasse difficulté, pose un problème d'interprétation. On a vu
Kant, quelques pages auparavant, souligner le fait que la subsomption d'un ob-
jet sous un concept n'est jamais réglée, qu'elle revient toujours au jugement et
que le jugement manque de garanties. N'était-ce pas une manière de dire qu'il
y a toujours hétérogénéité dans la subsomption de l'objet sous le concept ? Mais
pourquoi, alors, l'hétérogénéité de l'intuition et du concept pur inquiète-t-elle
tellement Kant ? Il faut croire que les catégories suscitent une difficulté particu-
lière car, à leur sujet, on ne peut éviter de poser le problème de la subsomption
en termes proprement philosophiques. Si la possibilité de la subsomption est
attestée dans les sciences par le fait qu'elle a lieu, en philosophie rien ne garan-
tit la possibilité de la subsomption — avant le schématisme à tout le moins. La
philosophie doit expliquer la possibilité d'une subsomption de l'intuition sous
la catégorie malgré leur hétérogénéité radicale.
L'hétérogénéité entre catégorie et intuition est telle qu'il est impossible de
trouver un lien immédiat entre les deux termes. Comment est-il alors pos-
sible de les rassembler de façon non arbitraire 29 ? La solution qui s'impose,
selon Kant, est de trouver un tiers qui puisse agir en intermédiaire. C'est à par-
tir de considérations formelles que le schème s'impose : « il doit y avoir un
troisième terme, qui doit être homogène d'un côté à la catégorie, de l'autre
29. « Comment donc la subsomption de ces intuitions sous ces concepts, et par conséquent
l'application de la catégorie aux phénomènes, est-elle possible, puisque personne ne dira que
cette catégorie, par exemple la causalité, peut être aussi intuitionnée par les sens, et qu'elle est
contenue dans le phénomène ? » (CRP, A137-8 / B176-7 ; PI 884).
2. LE SCHÉMATISME : QUELLE PROCÉDURE ? 121
prédicats, par exemple la circularité, que des concepts de nature différente in-
tègrent selon des modes différents. Si Kant tient à cette démonstration, c'est
qu'elle suggère la possibilité qu'une intuition et un concept puissent contenir,
dans leurs représentations respectives, quelque chose d'identique : un prédicat
qui serait partagé par des représentations d'ordre différent (concept et intui-
tion) sur des modes différents (pensé ou intuitionné). L'illustration du cercle et
de l'assiette plaide ainsi pour la possibilité d'un troisième terme, que nous ap-
pelons schème, partagé selon des modes différents par une intuition et un con-
cept. Mais cette illustration permet aussi de souligner pourquoi la subsomption
sous les catégories est particulièrement problématique : reste à montrer qu'on
peut également trouver un terme partagé quand le concept est pur.
C'est du côté du temps que Kant cherchera un terme qui puisse être par-
tagé 33 . Selon lui, le temps est nécessairement constitutif de l'intuition (puis-
qu'il est une condition du sens externe) mais il est aussi constitutif du concept
en général (puisqu'une expérience du sens interne est nécessaire à l'unité du
concept). Kant s'efforce alors de chercher une « détermination transcendan-
tale du temps » repérable à la fois dans la catégorie et dans l'intuition 34 . Cette
détermination du temps est la forme déterminée de l'articulation du temps
qui correspond à la catégorie en question. Une catégorie telle que la causalité
ne peut pas être intuitionnée. Pourtant, si l'expérience est soumise aux formes
des catégories, l'on doit pouvoir faire l'expérience de ces catégories et c'est pré-
cisément cela qui se passe, selon Kant, quand nous faisons l'expérience d'une
succession nécessaire. La succession nécessaire — c'est-à-dire une expérience
du fait qu'un réel est toujours suivi d'un autre - n'est autre chose qu'une expé-
rience de la catégorie de la causalité telle qu'elle apparaît dans l'expérience. Si
La circularité est donc intuitionnée en rapport avec le concept géométrique : c'est une
qualité qui n'est pas constitutive du concept mais qui se fait sentir en l'objet que le concept
désigne. Elle est en revanche pensée dans le concept d'assiette puisque elle y est alors incluse
au titre de propriété formelle.
33. Il faudrait bien sûr s'attarder sur le rôle du temps d'une part et, d'autre part, sur les
détails des déterminations du temps. Les limites de ce travail nous en empêchent puisqu'il
nous faut avant tout ici considérer non pas la provenance des schèmes des catégories mais ce
qu'ils rendent possible. Nous nous contenterons de remarquer que le temps que Kant veut
contrôler ne cessera, d'une certaine manière, de lui échapper puisque ce n'est qu'en admettant
une autre temporalité que le philosophe critique achèvera son travail.
34. « Une détermination transcendantale du temps est homogène à la catégorie (qui en
constitue l'unité) en tant qu'elle est universelle et qu'elle repose sur une règle a priori. Mais, d'un
autre côté, elle est homogène au phénomène, en tant que le temps est contenu dans chaque
représentation empirique du divers » (CRP, A138-9 / B177-8 ; PI 885).
2. LE SCHÉMATISME : QUELLE PROCÉDURE ? 123
35. Les schèmes constituent une restriction de la catégorie, mais une restriction simplement
aux conditions générales de la sensibilité. Kant dira que les catégories doivent valoir pour les
« choses en général, comme elles sont (c'est-à-dire les choses en soi), alors que les schèmes repré-
sentent les choses « comme elle nous apparaissent » (CRP, A147 / B186 ; PI 891).
36. CRP, A142 / B181 ; PI 887.
37. « Cette condition formelle et pure de la sensibilité, à laquelle le concept de l'entende-
ment est restreint dans son usage, nous l'appellerons le schème de ce concept de l'entendement »
(CRP, A140 / B179 ; PI 886).
38. Sur la distinction entre schème et image, cf. CRP, A140 / B179 ; PI 886.
124 3. LA PREMIÈRE RÉPONSE AU PROBLÈME POSÉ
43. Un syllogisme pur (un syllogisme pour lequel trois jugements suffisent) n'est possible
que dans la première figure (Syllogisme, Ak II 50-55 ; PI 180-7 ; cf. aussi Logique §62)
44. Dans la Logique on retrouve en effet la théorie du syllogisme sous l'intitulé « Vernunft-
schlüsse ». Si l'expression « raisonnement de la raison » a l'inconvénient de la lourdeur, elle a
sans doute été retenue par le traducteur pour insister sur la symétrie avec la section qui précède
consacrée aux « raisonnements de l'entendement » et celle qui suit qui traite des « raisonne-
ments de la faculté de juger ». Cf. Logique, p.130.
45. Logique, AkIX 120 ;131. La Logique est un texte dont le statut est problématique mais, en
ce qui concerne le syllogisme, la congruence avec les textes de la Dialectique confirme qu'on
a affaire à une conception bien arrêtée. En effet, la théorie du syllogisme est une des seules
choses que Kant soit prêt à reprendre telle quelle de la tradition : c'est l'élément central de la
logique qui lui parait bien établie depuis Aristote (CRP, Bviii ; PI 734).
46. Logique, AkIX 121 ;131.
47. Logique, AkIX 121 ;132.
48. Logique, p.132.
126 3. LA PREMIÈRE RÉPONSE AU PROBLÈME POSÉ
49. CRP, A330-1 / B387 ; PI 1038. Nous avons corrigé la traduction : alors que la Pléiade
traduit « c'est-à-dire de juger immédiatement », l'allemand indique ici « mittelbar ». Qu'il y ait
dans la traduction une impression que ce jugement médiat qu'est le syllogisme est un jugement
immédiat, voilà encore une trace de cette supposée évidence du syllogisme qui fait qu'on peut
le méprendre pour un jugement immédiat. Comme nous prévient Kant, « nous tenons souvent
pour quelque chose d'immédiatement perçu ce que nous n'avons pourtant fait que conclure »
(CRP, A304 / B360 ; PI 1019). Ici en effet, il est question non pas de jugement immédiat mais
de jugement qui est une conclusion d'un raisonnement articulé.
50. CRP, A303 / B360 ; PI 1019.
51. CRP, A330-1 / B387 ; PI 1038.
52. CRP, A7 / B11 ; PI 765.
2. LE SCHÉMATISME : QUELLE PROCÉDURE ? 127
syllogistiques est assez aisée. En effet, la catégorie peut être considérée comme
une règle générale ; son application exige qu'on lui subsume l'intuition. La sub-
somption se fait en reconnaissant un quelque chose partagé — en l'occurrence,
une condition qui est condition de la règle et qui a lieu, simultanément, dans le
particulier. Or, nous l'avons vu, c'est précisément cela que le schème doit énon-
cer : il est une traduction de la catégorie en une condition sensible. Subsumer
revient donc à reconnaître la condition (présentée dans le schème) dans le cas
(l'intuition) et, à partir de là, passer à l'affirmation de l'intuition comme cas de
la règle, autrement dit comme cas de la catégorie. Le principe du syllogisme
rend possible cette dernière étape puisqu'il permet justement de passer de la
connaissance d'un cas, soumis à la condition de la règle, à l'affirmation du cas
comme soumis à la règle. L'affirmation que l'intuition est soumise à la catégo-
rie constitue une synthèse : c'est la production d'une nouvelle connaissance qui
ne découle par analyse ni de l'intuition, ni de la catégorie. Le schème, en refor-
mulant la règle en termes de conditions, permet la comparaison avec l'intuition
et ouvre la possibilité du jugement réel qui affirme que l'intuition est soumise
à la catégorie. Ainsi, la procédure que permet le schème est un raisonnement
syllogistique qui débouche sur l'affirmation qu'une intuition donnée « tombe
sous » une catégorie particulière. La subsomption se fait non par une détermi-
nation de l'extension du concept (c'est pourquoi la référence au contenir dans
l'expression « contenu sous » peut égarer), mais par la reconnaissance de condi-
tions sensibles partagées (d'où l'importance de déjouer l'hétérogénéité entre
concept pur et intuition en faisant appel au schème). La condition partagée
est en effet la condition de possibilité de la subsomption puisque c'est elle qui
rendra pertinent l'appel au principe du syllogisme.
Kant réussirait ainsi à ramener cette application des catégories, opération
éminemment problématique, à une synthèse canonique et familière, produc-
trice de connaissance. À partir du moment où le schème représente parfaite-
ment la catégorie — il en est la condition sensible et cette description est ex-
haustive pour ce qui concerne nos connaissances possibles — il peut être substi-
tué au concept dans un syllogisme. Kant pouvait considérer le principe du syl-
logisme comme parfaitement acquis et non problématique. Dès lors, il ne lui
restait effectivement qu'à prouver la possibilité du schème 53 pour démontrer
53. Il reste à prouver la possibilité d'un schème qui soit parfaitement représentatif, pleine-
ment adéquat, à la catégorie. C'est le grand enjeu du schème : il doit être le cas particulier
128 3. LA PREMIÈRE RÉPONSE AU PROBLÈME POSÉ
3. La reconnaissance performative
parfaitement générique, ce qui lui permet d'être à la fois, et également, tous les cas de la règle.
C'est seulement ainsi qu'on peut considérer qu'il représente la règle.
54. Des affirmations telles « Tout jugement obtenu par un caractère médiat est un syllogisme »
(Syllogisme, Ak II 48 ; PI 178) indiquent bien que Kant considère le syllogisme comme le modèle
du jugement.
55. Rappelons encore l'exclamation de Henry Allison : « Kant hardly wished to construe the
application of the categories to appearances as a bit of syllogistic reasoning » (Kant's Transcendental
Idealism, New Haven/ London, Yale University Press, 1983, p.178).
3. LA RECONNAISSANCE PERFORMATIVE 129
mesure où Kant avance que le schème n'est rien d'autre qu'une traduction du
concept dans les conditions de cette règle pour l'expérience en général, il n'y a
pas, pour la théorie kantienne, d'enjeu à remplacer le concept par le schème. Il
nous semble plutôt que la vraie spécificité du syllogisme que permet le schème,
et le lieu de sa différence avec un syllogisme logique, découle de la teneur de
sa conclusion. Le syllogisme de la logique générale produit une conclusion
qui est une conséquence logique de la synthèse des prémisses ; en revanche
la conclusion du « syllogisme » dont il est question avec le schématisme des
concepts purs tirera des prémisses, la catégorie et l'intuition, non seulement
une conséquence logique mais aussi une conséquence ontologique. Par syn-
thèse, le syllogisme de la logique transcendantale produit une connaissance ;
mais il « produit » par la même occasion un existant. En effet, l'existence du
phénomène n'est ni prédicat, ni sujet, dans le « syllogisme » qui relie catégorie
et intuition, elle sera pourtant affirmée dans la conclusion. Le schème donne
lieu à un raisonnement qui prétend déduire l'existence d'un particulier, puis-
qu'il conclut à la présence des conditions dans une intuition mais aussi donc à
la présence de l'objet (phénomène) qui est « subsumé » sous le concept. Certes,
du fait qu'elle nous vient de l'extérieur, l'intuition porte déjà une référence à
un existant 56 mais Kant refuse de considérer que l'intuition soit la source de
connaissances concernant cet existant. L'intuition reste pourtant l'indice d'une
existence, même si celle-ci est parfaitement indéterminée. Or, il nous semble
que c'est précisément l'enjeu du schématisme que de montrer comment la rai-
son pourrait lire cet indice ; par la synthèse de l'intuition avec la catégorie, la
raison produit le phénomène qui comporte alors une référence à une existence
déterminée 57 .
58. C'est une question que nous ne pouvons qu'effleurer ici. Il faudrait examiner la distinc-
tion que fait Kant entre phénomène et apparence (D1770, Ak II 393sq. ; PI 638sq.) mais aussi
l'évolution d'un jugement de perception vers un jugement d'expérience décrite dans les Prolé-
gomènes. Creuser cette question implique en effet de revenir sur le problème de la dimension
non sensible de la perception chez Kant, sur le rapport entre Perzeption et Wahrnehmung.
59. Il est toujours difficile de cerner la part du concept dans l'expérience chez Kant. Comme
le dit Roger Verneaux, « [l]a conception kantienne de l'expérience oscille entre deux extrêmes.
Tantôt l'expérience est une synthèse nécessaire de perceptions, donc une matière informée,
tantôt elle est un chaos de perceptions sans lien et sans unité, donc une matière amorphe »
(Critique de la Critique de la raison pure, Paris, Aubier Montaigne, 1972, p.86-7).
60. Le phénomène est « l'objet indéterminé d'une intuition empirique » (CRP, A20 / B34 ; PI
782). En tant qu'objet de la sensibilité, il serait ce qui se présente à une faculté passive, « l'intuition
de notre esprit est toujours passive » (D1770, Ak II 397-8 ; PI 644). Mais en tant qu'objet de la sen-
sibilité, il est, comme tout objet, pensé en accord avec les catégories. Ainsi, ce qui se manifeste
ne pourra se manifester que par son accord avec les catégories : « ce qui se manifeste à nous
<Erscheinungen>, en tant que cela est pensé comme objet selon l'unité des catégories, s'appelle
phénomène » (CRP, A 248-9 ; PI 979).
3. LA RECONNAISSANCE PERFORMATIVE 131
61. Un phénomène peut certainement se référer à des choses qui n'existent pas, mais le
phénomène lui-même existe comme phénomène. C'est là où le phénomène semble reprendre
une nécessité qu'on attribue souvent à la perception : les sens ne nous trompent jamais, dira
Kant à la suite de Descartes, il n'y a que le jugement qu'on en tire qui peut être erroné. Chez
Kant, la perception, la Wahrnehmung, du phénomène serait nécessairement « vraie ». Dans la
mesure où ce phénomène, nous l'avons vu, est lui même constitué par un jugement, la ques-
tion de l'erreur ne peut pas aisément être renvoyée comme une question portant seulement
sur l'interprétation du phénomène mais bien sur le phénomène lui-même. Peut-être faudrait
il se demander s'il peut y avoir des phénomènes mal constitués. Kant lui ne semble pas laisser
ouverte une telle possibilité : pour lui non seulement les phénomènes existent, mais ils sont,
en eux-mêmes, justes.
62. L'intuition non-intellectuelle doit être entendue comme « la manière dont nous sommes
affectés par un objet entièrement inconnu en soi » (Sur une découverte, Ak VIII 218 ; PII 1346) .
63. Les catégories dynamiques sont celles qui « se rapporte[nt] à l'existence des objets de
l'intuition » (CRP, B110 ; PI 837). Kant lie les catégories dynamiques aux principes régulateurs
(et non constitutifs). Pourtant, si nous suggérons que ce syllogisme pourrait être appelé « dy-
namique », c'est aussi pour marquer que le principe régulateur est ici constitutif. En suivant
un principe régulateur, l'application des catégories serait pourtant un jugement constitutif de
l'expérience.
132 3. LA PREMIÈRE RÉPONSE AU PROBLÈME POSÉ
Un jugement qui produit une connaissance finit alors toujours sur une recon-
naissance (recognition). Voilà que le mécanisme du schématisme confirme l'af-
firmation de la Logique selon laquelle la connaissance des hommes est un « er-
kennen » 65 . Redoublement, prise de conscience de sa propre conscience, la répé-
tition de la re-connaissance est essentielle pour une connaissance valable. Mais
dans le cas du syllogisme qui s'appuie sur un schème, cette reconnaissance est
particulière. En effet, dans ce cas-là, la reconnaissance du cas de la règle consti-
tue aussi ce qui est reconnu. Le phénomène est reconnu (dans l'intuition) au
moment même où il est constitué (comme objet d'expérience, synthèse d'in-
tuition et de concept) par le jugement qui effectue la reconnaissance. Cette
reconnaissance révèle et produit la réalité. Elle est une assertion qui dit à la fois
le fait de ce qui est perçu, indépendant de l'activité des facultés, et ce qui est.
Elle dit la réalité, réalité à la fois dépendante et indépendante du raisonnement.
C'est une reconnaissance constitutive du phénomène.
64. CRP, A97 ; PI 1405. Cf. aussi « L'expérience réelle. . .se compose de l'appréhension, l'as-
sociation (de la reproduction), enfin de la recognition des phénomènes » (CRP, A124 ; PI 1424).
65. Logique, Ak IX 65 ; 72.
3. LA RECONNAISSANCE PERFORMATIVE 133
Cette expression est trompeuse si elle laisse croire, comme c'est trop
souvent le cas, que les catégories seraient des concepts constitués
comme tels avant l'exercice du jugement, et tout prêts à être appli-
qués 68 .
66. Le rapport à ses objets est, pour Kant, la marque même de la philosophie transcendan-
tale : « La philosophie transcendantale a ceci de particulier qu'outre la règle. . .qui est donnée
dans le concept pur de l'entendement, elle peut indiquer en même temps a priori le cas où
la règle doit être appliquée » (CRP, A135 / B174-5 ; PI 883). Elle en est capable parce qu'elle
« traite de concepts qui doivent se rapporter a priori à leurs objets » (ibid.).
67. CRP, Bxviii ; PI 741.
68. Béatrice Longuenesse, Kant et le pouvoir de juger, p.219.
134 3. LA PREMIÈRE RÉPONSE AU PROBLÈME POSÉ
Longuenesse souligne que « les catégories ne sont à aucun titre plus originaires
que l'exercice du jugement 69 ». Au contraire, les catégories sont elles-mêmes
en quelque sorte produites par le même acte qui les applique. Les catégories
ne seraient, selon cette analyse, rien en dehors de leur efficace dans la sub-
somption des intuitions. Ainsi, le jugement qui part d'une catégorie et, passant
par le schème, discerne un cas de cette catégorie dans le flux de l'intuition, ce
jugement constitue aussi, d'une certaine manière, la catégorie qui devait être
jugée. La procédure qui, en se servant du schème, désigne le cas correspondant
au concept validerait sa propre procédure par son exécution.
Une reconnaissance qui allie une prétention à dire ce qui est le cas à une
dimension performative de cet acte de dire, une procédure qui (ré)affirme sa
propre procédure en l'exécutant, tel serait le type de procédure que rendent
possible les schèmes. Comme le prévenaient les arguments concernant le ju-
gement, ce n'est pas une procédure qui suit une règle déterminée ; la règle de la
procédure est plutôt produite par son exécution. L'application de la catégorie
que permet le schème ressemble à bien des égards à la démarche d'un tribunal :
la reconnaissance constitutive est en effet précisément le mode de production
de vérité du tribunal. Si un tribunal est appelé à identifier la vérité des faits
qui lui sont indépendants, cette identification est aussi un performatif 70 : être
reconnu coupable par un tribunal rend coupable quels que soient les faits. La
reconnaissance constitutive, comme toute reconnaissance, prétend énoncer un
fait qu'elle constate. Mais elle a la particularité de constituer, par son énoncia-
tion même, la vérité de ce qu'elle énonce. Le « constat » du lien entre un con-
cept et le cas qui lui correspond est possible dès lors que le schème est possible :
la logique transcendantale peut « prescrire » l'application des concepts.
Kant nous avait bien prévenu qu'il s'agissait, dans la Critique, d'instaurer le
tribunal de la raison pure. Or, la logique transcendantale que cette Critique dé-
crit n'est rien sinon la prescription d'une reconnaissance constitutive qui mime
la démarche même du tribunal. Le tribunal rend son jugement à propos du
cas qui lui est soumis (à savoir « à quelles conditions la connaissance est-elle
possible ? ») : la connaissance est possible si le jugement plutôt que de suivre
son instinct de bonne femme adopte le sérieux judiciaire. Le tribunal critique
69. Ibid.
70. C'est, on le sait, le propre des énoncés performatifs que de « faire » la vérité de ce qu'ils
énoncent. Le jugement d'un tribunal est un exemple exemplaire de l'énoncé performatif.
4. L'EXEMPLE À NOUVEAU 135
conclut que tout se passe bien, et que les résultats sont légitimes si la procé-
dure judiciaire est respectée ! Il y a connaissance légitime, il y a rapport non-
arbitraire entre catégorie et intuition, dès lors que ce rapport est établi par un
syllogisme dynamique, par une reconnaissance constitutive qui n'est possible
qu'en faisant appel au schème. La connaissance est possible si la raison hu-
maine opère comme tribunal. La connaissance est possible si elle est produite
par un jugement qui est, comme tout jugement de tribunal, indissociablement
constatif et performatif. Telle est la sentence que rend la Critique. Cette sen-
tence du tribunal est une réaffirmation de sa propre compétence. Non seule-
ment il y a un aspect performatif de la sentence du tribunal qui fait le cas en
le désignant, mais la sentence est encore performative eu égard à sa propre
compétence. En se prononçant sur le cas, le tribunal ne « fait » pas seulement
le cas, il « fait » aussi sa propre compétence. En rendant sa sentence, le tri-
bunal constitue aussi sa légitimité à rendre une sentence. Or là encore, la lo-
gique transcendantale reprend le modèle judiciaire. Nous l'avons remarqué :
les catégories sont constituées dans leur efficace, par leur application. Voilà qui
ressemble bien au tribunal qui constitue sa propre compétence par son juge-
ment.
L'identification de la critique avec le tribunal est ainsi inscrite au cœur de la
procédure technique qui rend possible une doctrine du jugement transcendan-
tal. En insistant pour comprendre quelle procédure le schème rend possible,
nous découvrons une logique qui est aussi une procédure de tribunal. Le sché-
matisme nous propose de penser la connaissance comme une reconnaissance
qui est posée avec la force d'une déclaration performative. Selon la Critique de la
raison pure, si l'homme peut aspirer à autre chose que des fictions personnelles
concernant sa propre expérience du monde, c'est parce qu'il peut juger comme
un juge, il peut produire de la connaissance par reconnaissance.
4. L'exemple à nouveau
Les mathématiques illustrent avec éclat une raison qui s'étend elle-même avec
succès. Ce succès se révèle contagieux : la raison identifie d'autres situations où
cet exemple peut illuminer la démarche à suivre en identifiant différents types
de connaissance a priori possibles. La pensée critique permet de comprendre,
qu'au-delà de la mathématique, il y a d'autres jugements synthétiques a priori.
En montrant la possibilité de jugements synthétiques a priori portant sur les
phénomènes, le schématisme prétend en effet expliquer comment est possible
une synthèse a priori qui n'est pas une construction mathématique : l'intuition
qui est subsumée sous la catégorie n'est pas construite, mais donnée par la sen-
sibilité. Si la lettre à Herz célèbre déjà la capacité des concepts mathématiques
à être productifs (selbstthätig 73 ), la Critique de la raison pure prétend avoir décou-
vert une production a priori de connaissance dans l'usage transcendantal de la
raison. En démontrant que la synthèse entre concept et intuition peut se faire
selon un principe a priori, la critique montre que la raison est capable de pro-
duire de la connaissance d'après un principe qui lui est propre puisqu'il s'agit
du principe purement logique qu'est le principe du syllogisme.
L'exemple des mathématiques est donc contagieux mais la contagion s'ac-
compagne d'une mutation : la procédure qu'emploie la raison pour produire de
la connaissance n'est plus tout à fait la même. C'est en quelque sorte en trans-
posant l'exemple des mathématiques en une démarche juridique que Kant dé-
couvre la possibilité, non plus de construction de l'intuition correspondant au
concept non mathématique, mais néanmoins de constitution de l'objet corres-
pondant à ce concept. Selon notre lecture, un modèle juridique guide la raison
non seulement dans la formulation de sa propre mission transcendantale (la
constitution d'un tribunal pour se prononcer sur la légitimité des diverses pré-
tentions de la raison), mais aussi dans la formulation d'une procédure possible
pour la constitution de connaissances non mathématiques (la constitution des
phénomènes par le jugement dont le dire légitime fait un phénomène). Un
jugement synthétique a priori peut se faire à partir des catégories (grâce aux
schèmes) par une procédure qui constitue l'objet du jugement dans le mouve-
ment qui voit ce même jugement instituer sa propre compétence et se donner
les moyens de procédure. Telle est la réponse de la Critique de la raison pure
au problème soulevé par l'analyse de l'exemple : la condition de possibilité de
l'Erkenntnis est que la connaissance soit toujours une reconnaissance constitu-
tive, à la manière de la reconnaissance juridique 74 . La théorie du schématisme
esquisse la possibilité d'un jugement qui d'une part, est calqué sur la logique
et dont le principe est tout aussi a priori, mais qui, d'autre part, contrairement
à la logique, atteint les choses 75 . C'est par une reconnaissance, fondée sur le
principe du syllogisme, que le rapport est établi entre catégorie et intuition.
La connaissance est constituée par une reconnaissance ; la connaissance est
reconnue — erkennt, dirait-on en allemand — pour marquer non seulement
un redoublement de conscience mais, indissociablement, une reconnaissance
74. Nous aimerions ici citer Jean-Luc Nancy ne fût-ce que pour marquer combien la lecture
de l'ouvrage en question a motivé, et peut-être orienté, le projet initial de cette étude. Dans
notre conclusion concernant le jugement que le schématisme rend possible, nous ne nous sen-
tons pas éloignés des propos de Nancy lorsque, par exemple, dans « Lapsus Judicii » il explique
qu'« [i]l faut que l'accident — ce qui arrive — soit frappé du sceau de la loi (de son énonciation)
pour être non pas encore jugé mais constitué en cas de droit, modelé ou sculpté (fictum) se-
lon le droit. La juri-diction est ou fait juri-fiction » (L'impératif catégorique, Paris, Flammarion,
1983).
75. Synthèse a priori qui a une valeur objective : c'est bien la mécanique d'une telle possibilité
dont le schématisme devait montrer la possibilité. Tout comme au niveau le plus général, Kant
fait dériver la valeur objective des catégories du fait que ce sont des conditions de possibilité
de l'expérience d'objets en général ; dans le schématisme la valeur objective de la catégorie
(quelle qu'elle soit) dérive de ce qu'elle rend possible la subsomption par laquelle le phénomène
est constitué. La catégorie s'avère ainsi être une condition de possibilité de l'objet d'expérience
et de connaissance.
138 3. LA PREMIÈRE RÉPONSE AU PROBLÈME POSÉ
76. Exactement comme, nous avons essayé de le montrer, selon la Critique, le phénomène
est constitué pas la reconnaissance de son être-phénomène.
77. L'exemple est l'exemple d'une « chose » qui n'a pas d'abord un statut (de connaissance)
qui est ensuite reconnu mais qui au contraire n'est connu que lorsqu'il est reconnu : le redou-
blement de l'erkennen n'est pas un « plus », une confirmation de ce qui était déjà connaissance
mais au contraire une condition pour qu'il y ait connaissance.
4. L'EXEMPLE À NOUVEAU 139
ne voyions alors aucun rapport entre ces deux sens. Notre lecture du schéma-
tisme suggère un rapport, voire une équivalence. Cette lecture suggère, en ef-
fet, qu'une certaine identification de l'exemple qui invite à juger d'une part, et
de l'exemple dont la simple présence est la preuve de la pertinence du concept
d'autre part, décrit la théorie kantienne de la connaissance théorique. Il nous
semble ainsi que ce n'est pas sans signification que le terme « exemple » soit in-
voqué pour décrire l'acquisition de la connaissance selon deux modalités dont
on pourrait dire qu'elles sont inverses. D'une part, l'exemple désigne une expé-
rience quasiment passive de l'acquisition de la connaissance (le concept, dans
son rapport avec l'objet se donnant aux sens) ; d'autre part, le travail du juge-
ment, ce travail qui aiguise cette faculté, consiste précisément à (re)constituer
l'exemple lorsque celui-ci est proposé par une reconnaissance qui est perfor-
mative (l'activité maximale du jugement). C'est en superposant ces deux mo-
dèles de l'exemple que Kant peut penser l'acquisition de la connaissance selon
un modèle qui, d'une part, répond à la question sceptique qui motive la cri-
tique et, d'autre part, met en évidence un procédé réflexif qui serait réservé à
l'homme.
Nous pouvons maintenant raconter l'histoire de la raison qui entreprend
la Selbsterkenntnis comme une série de rencontres avec l'exemple. À la pre-
mière rencontre, la raison reçoit l'exemple comme un don de sens : l'exemple
donné donne sens au concept, ou au discours théorique présenté antérieure-
ment ; l'exemple se donne à la raison comme démonstration de sens par la
monstration. Ensuite, la réflexion interdit à la raison de simplement croire que
l'exemple donne la connaissance du monde. Réveillée de son sommeil dogma-
tique par des arguments sceptiques, la raison prend conscience qu'il lui manque
l'intelligence du fondement du rapport entre concept et intuition que l'exemple
semble nous donner. Voilà le problème de l'exemple posé comme problème
critique. Le troisième moment de l'analyse — le moment où l'analyse se fait
critique — permet à la raison de découvrir (la possibilité de) ce fondement dans
la théorie du schématisme. Au scepticisme qui oblige la raison à renoncer à
l'espoir qu'elle puisse passivement recevoir le monde par l'expérience, l'ana-
lytique permet de répondre que la raison peut pourtant reconnaître qu'elle
peut atteindre une connaissance a priori par sa propre activité. Certains super-
exemples permettent au jugement de constater qu'un exemple est un exemple
du super-exemple et ce, non pas en se lançant dans le vide, mais en suivant des
Vorschriften — la pré-écriture du super-exemple — que le jugement ne doit plus
4. L'EXEMPLE À NOUVEAU 141
qu'avaliser comme une écriture. Le schème ayant déjà en quelque sorte tra-
duit le concept en termes d'exemple — le schème n'est rien d'autre que le con-
cept exprimé comme "concept-tel-qu'il-est-dans-l'exemple" (le concept sous les
conditions d'une expérience possible) — l'exemple se fait, grâce à un jugement
qui prend pour principe le principe du syllogisme. Ainsi, certaines des aspira-
tions de la raison — celles qui concernent une connaissance des objets d'expé-
rience possible — sont-elles sauvées par l'exemple de l'exemple. Les schèmes
permettent à la raison de procéder à la reconnaissance d'exemples des catégo-
ries sur la base d'un principe a priori. L'exemple de l'exemple (constitué par sa
reconnaissance) sauve la possibilité de croire en l'exemple (corps-preuve).
Au constat sceptique que la connaissance du monde dépend du jugement,
et que le jugement semble soumis aux aléas, la Critique de la raison pure répond
qu'il est possible, suivant l'exemple contagieux des mathématiques, d'accéder
à une certaine connaissance des objets d'expérience par un jugement qui ne
dépend pas des aléas de la particularité de celui qui juge mais qui serait, au
contraire, fondé sur un principe a priori. D'où vient-il que nous soyons à même
de produire des schèmes pour les concepts ? Comment ces schèmes sont-ils
élaborés ? À ces deux questions, la pensée critique affirme ne devoir aucune ré-
ponse : la capacité à produire des schèmes est — célèbre affirmation — un « art
caché ». Mais peu importe. La raison, menant l'analyse de ses propres possibi-
lités, peut affirmer que la connaissance est possible grâce à l'art de transformer
les concepts en super-exemples, en « plus-qu'exemples ». La raison humaine
peut ainsi découvrir la légitimité de son aspiration à être plus que médecin du
monde en remarquant qu'elle peut se conduire en juge du monde, reconnais-
sant/constituant des exemples à partir des intuitions et des concepts, non pas
en suivant une trame chimérique (Hirngespinst) mais en suivant un principe a
priori. L'art du schématisme permettrait à la raison de l'homme d'échapper au
kennen pour accéder à l'erkennen. Grâce à l'exemple parfait qu'est le schème,
l'homme peut aller bien plus loin que l'animal pour doubler sa connaissance
de reconnaissance et cela, non pas grâce à une fiction personnelle mais en s'ap-
puyant sur ce garant d'universalité qu'est le principe a priori du syllogisme.
CHAPITRE 4
ne suffit pas pour que la raison puisse s'assurer de sa propre capacité à ac-
quérir une connaissance théorique ; le coup de force qui assure la possibilité
de la connaissance n'est pas lui-même assuré de sa possibilité. Kant en vient,
en effet, à reconnaître que la théorie du schématisme ne suffit pas pour as-
surer que la raison puisse reconnaître la légitimité de son propre pouvoir à
désigner l'exemple théorique. Pour compléter l'analyse de la possibilité de la
connaissance, mais aussi la description du statut de l'exemple pour la philoso-
phie théorique, nous devons encore prendre en compte une dernière étape de
la réflexion kantienne sur la possibilité de la connaissance, celle qui intervient
dans la Critique de la faculté de juger.
Dans la troisième Critique, nous allons trouver un complément au schéma-
tisme, un complément de la démonstration, par le philosophe, de la possibilité
d'un rapport non arbitraire entre concepts et objets. Cette dernière étape de la
démonstration de rapports « assurés » entre concept et intuition nous intéresse
comme élément de la réponse fournie par la pensée kantienne au problème de
l'exemple. Cette réponse nous intéresse d'autant plus que, lorsque la question
de ce rapport est posée dans sa formulation la plus générale, le dernier mot
revient encore à l'exemple. L'exemple a en effet un rôle essentiel, bien que très
discret, au sein de la démonstration qui s'achève dans la Critique de la faculté de
juger. Ni preuve directe, ni occasion d'une preuve logique, l'exemple y fournit
un simple « critère empirique » qui est pourtant, nous allons le voir, essentiel
pour l'argumentaire critique. L'exemple comme critère empirique vient en ef-
fet en quelque sorte conclure l'analyse transcendantale de la possibilité de la
philosophie théorique ; des exemples viennent assurer la réponse de la pre-
mière Critique à ce que nous avions appelé le problème de l'exemple pour la
philosophie théorique. Il nous faut retracer un long parcours qui mène aux ex-
emples du paragraphe 17 pour expliciter l'enjeu de l'attestation qu'ils sont sup-
posés fournir : enjeu à la fois pour la critique du jugement esthétique et, nous
allons le voir, pour la philosophie théorique en général. La troisième Critique,
en prêtant une attention particulière à certains types de jugement — le juge-
ment téléologique et le jugement esthétique — va pouvoir éclairer en retour
le fondement de la possibilité du jugement qui rend possible la connaissance.
En effet, l'étude des jugements purement réfléchissants va éclairer l'analyse
des jugements déterminants par lesquels le concept est appliqué à l'intuition
pour aboutir à une synthèse qui est l'expérience connue. Nous allons suivre
cette analyse, dont l'enjeu est en quelque sorte de sauver la possibilité d'une
1. UNE HÉTÉROGÉNÉITÉ TROP INFINIE DU MONDE ? 145
alors le philosophe c'est d'en expliquer le fondement. Or, dans la troisième Cri-
tique, Kant revient sur ce fait, pour s'en étonner à nouveau — un étonnement
mêlé d'inquiétude. En effet, dès la deuxième section, la Première Introduction
s'interroge sur la possibilité de connaître la nature. Le concept de la nature, dit
Kant,
est celui d'une expérience comme système d'après des lois empiriques.
Car, bien que l'expérience constitue un système d'après des lois trans-
cendantales, lesquelles contiennent la condition de possibilité de l'ex-
périence en général, il peut cependant se faire qu'il y ait une diversité si
infinie des lois empiriques et une si grande hétérogénéité des formes de la
nature qui appartiendraient à l'expérience particulière <so ist doch von
empirischen Gesetzen eine so unendliche Mannigfaltigkeit und eine so
große Heterogenität der Formen der Natur, die zur besondern Erfahrung
gehören würden, möglich>, que le concept d'un système d'après ces lois
(empiriques) devrait être totalement étranger à l'entendement <dem
Verstande ganz fremd sein muß> et qu'il serait impossible de concevoir
la possibilité, et encore plus la nécessité d'une totalité de cette sorte 4 .
Kant reconnaît ici la possibilité (« il peut se faire », « es ist möglich ») que nous
nous trouvions dans l'impossibilité d'avoir accès à une expérience comme sys-
tème d'après des lois empiriques. L'expérience particulière (besondere Erfah-
rung) pourrait s'avérer trop hétérogène pour être systématisée. La particularité
de notre expérience pourrait être telle que ce ne serait pas même une expé-
rience mais de multiples expériences particulières coupées les unes des autres ;
la raison humaine pourrait avoir le destin particulier de n'avoir accès qu'à des
expériences vouées à demeurer particulières et ne méritant ainsi pas même le
nom d'expériences. Comme l'explique la phrase suivante, selon Kant la pos-
sibilité pour l'entendement de s'approprier la nature repose sur la possibilité
d'une organisation systématique de l'expérience par le biais de la subsomp-
tion du particulier sous l'universel <das Besondere unter das Allgemein>, sub-
somption qui permet de « considérer l'agrégat des expériences particulières
comme un système de celles-ci 5 ». La possibilité d'une telle systématisation est
ainsi une condition nécessaire pour que la nature ne reste pas étrangère (ganz
fremde) à l'entendement. La nature resterait-elle étrangère à l'entendement,
voilà qui voudrait dire qu'aucune connaissance n'en serait possible. Il est né-
cessaire, pour que la connaissance de la nature soit possible, que l'expérience
sommes contentés de présenter la crainte ici soulevée de manière très synthétique. Il est vrai,
comme l'explique Zammito, que l'insuffisance de la première Critique pour établir la validité
de la science est traitée par Kant à trois niveaux : celui de l'objet, celui des lois et celui du
système. Pour une discussion détaillée de ce qu'il appelle le problème d' « empirical entaile-
ment », voir John H. Zammito, The Genesis of Kant's Critique of Judgement, Chicago/London,
The University of Chicago Press, 1992.
150 4. LA RENCONTRE AVEC LE MONDE
connaissance est possible. Si la première Critique est motivée par une inquié-
tude à propos de la possibilité d'une connaissance métaphysique, elle prend
pour donné le fait de la connaissance empirique. Elle en interroge la possibi-
lité. Les analyses ne s'appuient pas sur ce fait : la Critique ne part pas de ce
fait pour examiner ce qui, dans ce qui se donne pour connaissance, caracté-
rise la connaissance légitime. Elle ne cherche pas à analyser des exemples de
« connaissances » pour en extrapoler ce qui en fait la légitimité. Plutôt, la pen-
sée critique s'interroge sur les conditions de possibilité d'une connaissance lé-
gitime. Or, dans la mesure où la méthode transcendantale s'attache à poser la
question « comment la connaissance est-elle possible ? », elle ne peut que don-
ner une réponse sous la forme suivante : « la connaissance, s'il y en a, repose
sur la synthèse d'un concept et d'une intuition, cela est possible grâce à l'inter-
vention du schématisme etc.». Autrement dit, la méthode transcendantale peut
bien rendre compte de ce qu'il faut pour qu'il y ait connaissance, mais elle ne
dit pas que ces conditions existent. La Critique de la raison pure refuse d'ailleurs
de répondre de l'existence de ces conditions, revendiquant son refus de se lais-
ser entraîner sur le terrain des faits. L'analyse transcendantale fonde sa propre
possibilité sur la distinction entre montrer comment la connaissance de la nature
est possible et montrer que cette connaissance est possible. Or, cette démarche
est mise à rude épreuve lorsqu'il s'avère qu'une des conditions nécessaires de
la connaissance théorique, c'est un fait empirique. Dès lors que la condition que
la nature ait une caractéristique particulière (une diversité qui n'est pas infinie)
est une des conditions de possibilité de la connaissance, la distinction entre
condition empirique et condition transcendantale vacille. Les limites de la mé-
thode transcendantale apparaissent : la méthode transcendantale engendre son
propre problème. En effet, pour répondre au sceptique, pour ne pas prêter le
flanc à l'accusation de ne produire qu'une construction chimérique sans portée
pour nous, la critique doit justifier philosophiquement le fait que la connais-
sance du monde est possible 9 . Or, c'est justement une question que la méthode
9. Rappelons le, pour se prémunir d'avance contre les accusations d'être un simple faiseur
de projets, Kant expliquait qu'il lui fallait donner des exemples dans son ouvrage (cf. p 31 note
37). C'est en quelque sorte un exemple de la connaissance en général qui est ici exigé pour
que l'analyse critique de la connaissance théorique puisse répondre à ceux qui la tiendraient
pour simple projet : il faut un exemple de la possibilité de la connaissance, une confirmation
de la réalité objective de la connaissance en général. Mais un exemple ne peut pas être ici
invoqué sans que l'argument soit circulaire, c'est donc par un détour que Kant va répondre de
la possibilité de la connaissance.
1. UNE HÉTÉROGÉNÉITÉ TROP INFINIE DU MONDE ? 151
10. Quelle est la mesure ici du trop ? d'une trop grande diversité ? d'un trop grand effort ?
Ces questions semblent appeler des réponses dans un autre registre que celui du possible-
impossible. Comme souvent, une question de degrés semble difficilement articulable par une
méthode transcendantale qui vise une réponse tranchée sur les limites du possible.
152 4. LA RENCONTRE AVEC LE MONDE
de telle façon que des choses réelles sont les causes occasionnelles
<Gelegenheitsursachen> de son action et donc des représentations 11 .
14. « Dans cet essai de changer la démarche jusqu'ici suivie en métaphysique, opérant ainsi
en elle une complète révolution à l'exemple des géomètres et des physiciens, consiste donc la
tâche de cette critique de la raison pure spéculative » (CRP, B xxii ; PI 743).
154 4. LA RENCONTRE AVEC LE MONDE
que nous n'arriverions pas à l'organiser dans un système sous des lois empi-
riques. Les expériences, tout en se pliant au système des lois transcendantales,
ne manifesteraient aucune systématicité empirique. Notre entendement ne se-
rait pas capable d'extraire ou d'imposer la moindre systématicité à l'expérience.
C'est la deuxième moitié de la Critique de la faculté de juger qui répond à cette
version de l'inquiétude. Comme le suggère déjà une longue note dans la sec-
tion citée de l'Introduction, la Critique de la faculté de juger téléologique va montrer
que le principe téléologique permet d'imposer une systématicité en bien des
cas où, sans lui, on n'en trouvait aucune. Le concept de nature comme tech-
nique fournira « subjectivement des principes qui servent de fil conducteur à
l'investigation de la nature 15 ». Le principe de la finalité de la nature consti-
tue une fiction qui permet de tisser une unité systématique, là où une explica-
tion systématique selon les lois de la physique semble impossible parce qu'au-
delà de nos forces 16 . La fiction téléologique permet d'articuler l'expérience en
système, mais aussi de penser toute expérience comme déjà orientée vers la
systématicité. La téléologie générale est nécessaire, comme fiction, pour en-
treprendre une recherche de connaissance, même si la connaissance visée est
indépendante d'une telle fiction 17 . La Critique de la faculté de juger téléologique
vient compléter la Critique de la raison pure en fournissant des principes qui per-
mettent de conduire l'investigation de la nature, d'orienter une investigation
vers la systématicité, lorsqu'une telle systématisation peut sembler au-delà de
nos forces tant que l'on est dans la perspective mécanique. La description de la
nature selon des lois mécaniques doit toujours demeurer théoriquement pos-
sible, mais c'est le jugement téléologique qui est à même de mettre l'acquisi-
tion de la connaissance empirique réellement à notre portée en nous fournis-
sant un complément de méthode qui nous permet de maîtriser par étapes une
hétérogénéité trop importante de lois empiriques. En ce sens nous pouvons
18. Comme il a souvent été remarqué, cette affirmation soulève en même temps une autre
difficulté : si l'on se contente de renvoyer la Critique de la faculté de juger téléologique à la Cri-
tique de la raison pure, quelle est alors l'unité de la Critique de la faculté de juger ? Il nous semble
qu'un élément important de cette unité soit justement la préoccupation, commune aux deux
parties de l'ouvrage, de répondre au scepticisme qui est, selon Kant, encore possible. Si nous
regrettons beaucoup de ne pas accorder plus de place dans notre étude à l'analyse du jugement
téléologique, pourtant cela nous semble justifié dans la mesure où, selon notre lecture, c'est
la critique du jugement esthétique qui fournit la réponse au scepticisme dans sa forme la plus
radicale.
156 4. LA RENCONTRE AVEC LE MONDE
à savoir celui d'une finalité formelle de la nature selon ses lois par-
ticulières (empiriques) pour notre faculté de connaître, finalité sans
laquelle l'entendement ne pourrait s'y retrouver <ohne welche sich der
Verstand in sie nicht finden könnte> 19 .
25. Comme nous l'avons vu au chapitre 2, si une doctrine du jugement transcendantal est
nécessaire c'est précisément parce que la possibilité même de l'exemple doit être justifiée phi-
losophiquement.
26. Il ne s'agit pas pour nous de réduire la tâche critique à une analyse de la possibilité de la
connaissance, comme une longue tradition a pu le faire. Il n'en reste pas moins que l'analyse
de la possibilité de la connaissance, et de ses frontières, est une des tâches nécessaires pour que
Selbsterkenntnis de la raison puisse être menée à bien.
160 4. LA RENCONTRE AVEC LE MONDE
tout cas pas là où nous la situons. Si elle est évoquée dès la première introduc-
tion, là où il apporte la clé de la contribution de la Critique de la faculté de juger
au problème de la connaissance, Kant ne nous y renvoie pas explicitement.
Cette discrétion s'explique par le fait que la solution qu'apporte l'analyse du
jugement esthétique au problème de la possibilité de la connaissance risque de
désarticuler une distinction essentielle pour le système kantien. Si, comme le
dit François Marty, les introductions sont des lieux privilégiés pour les considé-
rations systématiques 27 , la Première Introduction à la Critique de la faculté de juger
est particulièrement aventureuse de ce point de vue. Celle-ci nous engage à lire
la troisième Critique dans la perspective de son rôle vis-à-vis du système, or la
contribution de la dernière Critique au système sera telle qu'elle fera trembler
le rapport entre les lois transcendantales de l'expérience et sa dimension em-
pirique. Il est, bien entendu, essentiel de distinguer les deux registres et de ne
jamais oublier que la Critique de la faculté de juger se situe au niveau transcen-
dantal. Pourtant, comme nous allons le voir, cette dernière Critique ne pourra
compléter la possibilité d'une philosophie transcendantale qu'en faisant appel à
l'empirique, fût-ce de façon discrète. Voilà qui pourrait expliquer que, lorsque
Kant fournit cette réponse au sceptique, il ne souligne ni le destinataire, ni la
portée de l'argument.
Essentielle mais exceptionnelle, à la mesure de la situation de Kant face
à cette dernière attaque du scepticisme, la pirouette qu'exécute la Critique de
la faculté de juger ne sera pas une démonstration en bonne et due forme ; elle
ne sera ni une preuve empirique, ni une preuve transcendantale. La philoso-
phie critique ne répond pas ici au sceptique par une preuve mais plutôt par un
signe, ou une promesse, qui doit ici faire office de démonstration. La possibi-
lité ne sera pas prouvée parce qu'elle ne peut pas l'être et pourtant l'analyse
doit dégager une issue. Il n'y a pas de preuve possible, et pourtant nous te-
nons à être rassurés sur la possibilité de la connaissance. Surtout, Kant tient
à pouvoir répondre au sceptique. Il le peut, comme nous allons le voir, mais
seulement à condition d'accepter de lui parler tout autrement que sur le mode
de la démonstration. Il faudra revoir les modalités de la démonstration pour
cette démonstration exceptionnelle qu'est la démonstration de la possibilité
de la démonstration en général. Pour prouver, assurer, garantir la possibilité
27. Les introductions, ainsi que les conclusions ou les appendices « ce sont là, dans un dis-
cours critique, les lieux propres de l'attention critique » (François Marty, La naissance de la
métaphysique chez Kant, Beauchesne, Paris, 1980, p.9).
2. LE JUGEMENT DU BEAU : SIGNE D'UNE RENCONTRE AVEC LE MONDE 161
Cet ouvrage ne se propose ni d'analyser ce qui, dans les faits, est attribué au
goût, ni de contribuer au développement de la culture ou des beaux-arts. Il
n'entreprend pas une recherche sur les phénomènes du goût car une telle re-
cherche serait du ressort de la psychologie, et non de la métaphysique. Il ne
s'agit pas d'expliquer que les hommes se soient occupés de tel ou tel objet car
cela est pour Kant une question empirique. Ce qui nous ravit peut dépendre
autant des idiosyncrasies de l'individu qui juge, que de sa situation historico-
culturelle. Kant ne conteste aucunement les influences culturelles, voire les
effets de mode, dans la détermination de ce qui est apprécié. En revanche —
et c'est ici que s'annonce la particularité de l'analyse critique — Kant tient qu'il
est une expérience d'appréciation esthétique particulière qui, elle, reste indé-
pendante de la particularité du sujet : le jugement esthétique pur. L'expérience
de la beauté a en effet, selon Kant, la spécificité de ne pas être tributaire de l'ar-
bitraire de la situation empirique de celui qui juge. Si la contingence de notre
situation particulière détermine ce que nous trouvons agréable (et que donc
ces jugements sont empiriques), Kant avance qu'en revanche les jugements sur
le beau ne sont pas empiriques mais a priori 29 . C'est d'ailleurs à partir de cette
révélation que Kant s'y intéresse : c'est leur universalité qui rend les jugements
esthétiques susceptibles d'une critique.
pas de l'empirique mais du nécessaire. Or, comme le dit Kant deux paragraphes
plus loin,
Voilà, en quelques mots, toute la spécificité des jugements de goût que Kant
analyse dans cette Critique de la faculté de juger esthétique : il s'agit de jugements
qui prétendent à la nécessité (c'est pour cela qu'on peut en faire une critique)
mais qui ne peuvent pas être fondés sur des concepts. Une non-contingence
non conceptuelle : voilà ce que, selon Kant, nous pouvons découvrir dans le
jugement esthétique. Ce sera le leitmotiv de toute la première moitié de la troi-
sième Critique : le jugement esthétique pur est nécessaire (et non pas arbitraire
ou contingent) et il n'est réglé par aucun concept. Le défi de cette critique est de
montrer comment est possible une nécessité non conceptuelle pour un juge-
ment. En analysant les conditions de possibilité d'un tel jugement, Kant vient à
postuler une expérience dans laquelle on éprouve une coïncidence productive
entre nos facultés de connaître et le monde sensible. Cette expérience prête
alors elle-même à réflexion. Et c'est là que nous pouvons trouver la base d'une
réponse possible au sceptique qui, dans l'Introduction, narguait encore le philo-
sophe transcendantal en affirmant qu'une l'expérience systématique pourrait
encore être impossible. L'analyse du jugement esthétique nous conduit à pen-
ser, d'une part, qu'un jugement esthétique pur n'est possible qu'à l'occasion
d'une rencontre d'un type particulier entre nos facultés de connaissance et le
monde et, d'autre part, que la possibilité d'une telle rencontre permet en outre
de dire quelque chose de la possibilité de la connaissance empirique. Telles
sont les grandes lignes de l'argumentation qui se déploie dans la Critique du
jugement esthétique pour répondre définitivement à la question de la possibilité
d'une connaissance théorique valable.
Avant de suivre en détail cette argumentation, et pour saisir la radicalité de
l'Analytique du beau, il nous faut d'abord considérer soigneusement son premier
moment, celui qui pose le désintéressement comme première condition du
empiricité est une condition de possibilité du jugement esthétique. Pour le dire autrement, s'il
était empirique, il n'y aurait pas de jugement esthétique.
32. Première Introduction, Ak XX 239 ; PII 896-7.
2. LE JUGEMENT DU BEAU : SIGNE D'UNE RENCONTRE AVEC LE MONDE 165
tout jugement 36 . Or, il nous semble que Kant accepte en quelque sorte cette
logique et prétend malgré cela que le jugement de goût doit être désintéressé.
D'une certaine manière, la critique nietzschéenne ne fait qu'attirer l'attention
sur la radicalité de la condition que serait l'absence de tout intérêt. L'argument
selon lequel la suspension des intérêts est toujours une illusion entretenue au
profit du maintien d'intérêts plus grands souligne que l'on ne peut « sortir » de
l'économie des intérêts. La force même de cet argument nous incite à penser
radicalement la condition de l'absence de tout intérêt : l'indépendance de tout
intérêt n'est possible que pour celui qui, pour ainsi dire, ne serait jamais entré
dans une telle économie. Or, il nous semble que le texte kantien nous demande
précisément d'envisager le jugement esthétique en ces termes. Pour que le ju-
gement esthétique soit indépendant de tout intérêt, il doit se faire en quelque
sorte en dehors de tout intérêt même possible, en dehors d'un rapport possible
aux intérêts, en dehors de la possibilité d'un rapport à un possible intérêt. Il n'y
a aucune sortie par le haut ; c'est ainsi qu'il nous semble non seulement pos-
sible, mais nécessaire, de lire l'exigence kantienne que le jugement de goût soit
indépendant de tout intérêt.
Avant d'expliciter notre lecture de cette condition qui exige que les ju-
gements esthétiques soient indépendants de tout intérêt, rappelons combien
cette qualité importe dans l'analyse kantienne. L'Analytique du beau se propose
de donner une description cohérente des conditions de possibilité d'un juge-
ment qui exprimerait une satisfaction, ou un plaisir, qui se distingue à la fois
de l'inclination que suscite l'agréable et du respect qu'inspire le bien. L'absence
d'intérêts caractérise une satisfaction qui n'est ni l'une, ni l'autre, puisque la sa-
tisfaction que nous avons pour l'agréable est déterminée par un intérêt pour
l'objet gratifiant, et la satisfaction que nous pouvons trouver dans le bien dé-
pend d'un intérêt pour l'action que dicte la loi morale. Seule la satisfaction du
goût est indépendante de tout intérêt pour l'objet qui la suscite. Plus, c'est parce
qu'il est dénué de tout intérêt que le jugement de goût mérite d'être considéré
36. Ainsi Nietzsche explique que Schopenhauer, alors même qu'il prétend suivre Kant sur
l'exigence de désintéressement, trahit qu'il n'en est rien : « à lui aussi la beauté plaît par "inté-
rêt" et même par l'intérêt le plus fort et le plus personnel » (La généalogie de la morale in Œuvres
Philosophiques complètes VII, Paris, Gallimard, 1971, p.294). Dans Par-delà bien et mal, Nietzsche
va plus loin, expliquant que la supposition que le désintéressement est contraire à l'égoïsme est
un « préjugé typique auquel on reconnaît les métaphysiciens de tous les temps » (Œuvres philo-
sophiques complètes VII, Paris, Gallimard, 1971, p.22). Pour lui, penser que le désintéressement
ne comporte pas une dimension d'égoïsme est donc préjugé.
2. LE JUGEMENT DU BEAU : SIGNE D'UNE RENCONTRE AVEC LE MONDE 167
à une forme de l'agréable, Kant doit insister : les jugements esthétiques purs
se distinguent absolument des jugements qui expriment une possible gratifi-
cation par l'objet. Il n'y aurait aucune beauté si le jugement « ceci est beau »
ne faisait qu'affirmer que l'objet en question est susceptible de prendre une va-
leur positive dans l'économie de mes désirs ou de mes besoins. La satisfaction
du goût doit être indépendante de tout intérêt pour la chose. Certes « désin-
téressé » évoque bien cette exigence, et pourtant nous devons nous méfier de
cette traduction. Remarquons d'emblée que Kant exprime presque toujours la
condition par une négative associée au terme « intérêt » — comme dans l'ex-
pression « indépendant de tout intérêt » (ohne alles Interesse). Quand un seul
terme est employé, c'est celui de « uninteressant » 41 , un mot qui peut être tra-
duit par « désintéressé » mais aussi, et peut-être surtout, par « inintéressant ».
La traduction par le terme « désintéressé » tend à désigner une suspension des
intérêts personnels, comme la suspension si souvent associée à une attitude
exigée par la morale. Il nous semble pourtant que cette suspension des intérêts
personnels n'est pas le meilleur modèle pour penser l'absence d'intérêts qui
doit caractériser le jugement esthétique selon Kant. Si la moralité kantienne
exige bien une suspension, voire un sacrifice, des intérêts de l'individu, il n'est
pas sûr que l'expérience de la beauté soit du même ordre à cet égard. Ne se
pourrait-il pas, que ce qui importe pour le jugement de beauté, ce soit d'opé-
rer alors que l'objet est inintéressant ? Pour porter un jugement qui exige une
indifférence à l'égard de l'objet, il ne suffit pas de suspendre les intérêts ; il faut
juger là où ces intérêts sont absents. Le lecteur de la Critique est alors conduit
à penser que le jugement de goût ne suit pas une suspension des intérêts mais
précède plutôt la constitution de ceux-ci, selon une « précédence » qui n'est pas
celle d'une temporalité empirique, mais d'une articulation transcendantale. Le
jugement esthétique précède la constitution des intérêts dans la mesure où il
juge là où il n'y a pas (encore) d'intérêts. Les intérêts ne se constituent que dans
l'horizon d'autres types de jugements. L'absence de tout intérêt devient alors
une exigence considérable : elle requiert la possibilité d'un jugement qui a lieu
pour ainsi dire avant que ne soit établi un rapport entre le monde et le sujet. Il y
va alors, avec cette absence d'intérêts, de bien plus qu'une suspension d'intérêts
égoïstes.
41. « Man kann sagen : daß, unter allen diesen drei arten des Wohlgefallens, das des Geschmacks am
Schönen einzig und allein ein uninteressiertes und freies Wohlgefallen sei » (CJ, Ak V 210 ; PII 966).
2. LE JUGEMENT DU BEAU : SIGNE D'UNE RENCONTRE AVEC LE MONDE 169
Précisons ce que Kant entend par « intérêt » (Interesse). « [U]n plaisir procuré
par l'existence de cet objet » (eine Lust an der Existenz) voilà « en quoi consiste
tout intérêt 42 ». Selon cette définition, tout intérêt est une non-indifférence à
l'existence de l'objet qui suscite l'intérêt. Un plaisir indépendant de tout inté-
rêt sera défini, a contrario, comme un plaisir qui se rapporte à une représentation
mais en aucune façon à l'existence de l'objet qui provoque la représentation. Or,
nous allons le voir, cette indifférence à l'égard de l'existence de l'objet viendra
se confondre avec une non-différenciation, une indistinction de l'objet. Pour
comprendre ce que peut vouloir dire qu'un jugement soit dépourvu de tout
intérêt, rappelons quels jugements sont, au contraire, tributaires d'un rapport
intéressé à l'objet. Kant précise à plusieurs reprises que les intérêts sont, soit des
intérêts des sens, soit des intérêts de la raison 43 . Cette division binaire doit ap-
paremment rendre compte de tous les types possibles d'intérêts. Elle rappelle
les deux rapports possibles entre une satisfaction et l'existence de l'objet qui
procure cette satisfaction (d'une part la satisfaction lié à l'agréable, de l'autre
à celui lié au bien). Les deux types intérêts peuvent être considérés comme,
d'une part, les intérêts de l'animal (intérêts des sens), de l'autre, les intérêts de
l'être rationnel que sont les intérêts liés à la loi morale 44 . En écartant ces deux
types intérêts, Kant espère avoir été très précis : la satisfaction du goût doit se
distinguer à la fois des plaisirs que nous procure l'agréable, et de ceux qui se
rapportent au bien. Si cette double exclusion paraît concluante, et semble bien
permettre de distinguer la conception kantienne du jugement esthétique à la
fois de l'assimilation de la beauté à l'agréable que faisaient les empiristes an-
glais, et de la thèse wolffienne selon laquelle la satisfaction prise au beau n'est
qu'une satisfaction provoquée par la perfection, pourtant, on notera que pour
maintenir cette élégante double formulation, le texte kantien doit se prêter à
45. Les jugements qui s'appuient sur un plaisir pris à la perfection sont souvent à cheval sur
ces distinctions.
46. « L'agréable [est] une satisfaction pathologiquement conditionnée (par des excitations,
stimuli) » (CJ, Ak V 209 ; PII 965).
47. CJ, Ak V 330 ; PII 1118.
48. CJ, Ak V 204 ; PII 929.
2. LE JUGEMENT DU BEAU : SIGNE D'UNE RENCONTRE AVEC LE MONDE 171
Ce qui plait dans le jugement (ou peut-être devrions-nous traduire was gefällt
plutôt par « ce qui convient » dans le jugement, car il sera bien question de
convenance), la beauté, est radicalement hétérogène à ce qui fait plaisir. Si
la beauté s'apprécie en dehors de toute perspective sensualiste, « le plaisir
<Vergnügen> et la souffrance ne peuvent, en revanche, reposer que sur le sen-
timent ou la perspective d'un éventuel bien-être ou malaise <Wohl- oder Übelbe-
finden> (quelle qu'en soit la raison) 50 ». Ce plaisir que nous appellerions plaisir
des sens se rapporte toujours à une impression de stimulation : « [l]e plaisir
<Vergnügen>. . .consiste, semble-t-il, toujours dans le fait que l'être humain res-
sent une stimulation de l'ensemble de sa vie 51 ». Le plaisir résulte d'un bien-être
accru. C'est alors précisément le rapport entre un besoin/désir et sa satisfac-
tion qui définit le plaisir des sens : plaît ce qui satisfait. Kant ne commence
pas par définir le type de besoin, ou de désir, qui serait satisfait par quelque
chose de l'ordre du plaisir. Il procède à l'inverse, s'appuyant sur le modèle du
rapport entre un besoin et l'objet qui peut satisfaire ce besoin pour définir
ce qui apporte le plaisir par son type de rapport à sa cause. Kant qualifiera
donc comme plaisir des sens (Vergnügen) n'importe quelle satisfaction qui re-
prend ce schéma — quelle qu'en soit la cause (aus welchem Grunde es auch sei),
esthétique soit indépendant de tout intérêt, il doit avoir lieu en dehors de tout
rapport à l'objet, là où c'est la Vorstellung et non l'objet qui est jugé. Les ju-
gements de goût ont « lieu » là où la perspective même de l'existence est sus-
pendue, là où il n'y a pas d'objets, et certainement aucun objet dans le sens
qui, dans la Critique de la raison pure, permet a contrario la définition du su-
jet 59 . L'exigence radicale de son indépendance de tout intérêt semble exiger
que le jugement du beau doit être l'expérience d'une continuité dont la pre-
mière Critique avait écarté la possibilité 60 . La suspension des intérêts n'est pas
la suspension des mondanités, ni d'un rapport égoïste au monde, mais plutôt
une expérience d'un monde « avant » le monde, « avant » l'expérience. L'analyse
critique de cette expérience « avant » le point de départ de la première Critique
rendra possible une réponse au scepticisme qui menace encore de rendre im-
possible une justification par la raison de sa propre capacité à connaître. Loin
d'être elle-même sans intérêt, la possibilité d'un jugement « désintéressé » ouvre
la possibilité d'une analyse qui sera essentielle pour la pensée critique dans son
ensemble. Pour compléter le système de la philosophie transcendantale, Kant
se réfère à un événement — le jugement du beau — qui semble attester de
l'activité des facultés « avant » la scission entre monde et moi, phénomènes
et sujets, qui constitue le point de départ de la philosophie transcendantale.
Cette référence va permettre au philosophe de poursuivre la Selbsterkenntnis
de la raison jusqu'à conforter celle-ci dans sa prétention à la connaissance.
59. Dans la Critique de la raison pure Kant le précise, on ne peut supposer du sujet qu'il soit
aussi objet : « que Je, moi qui pense, doive toujours dans la pensée avoir la valeur de sujet. . .ne
signifie pas que je suis, comme objet » (CRP, A 348 ; PI 1052). Le jugement du beau se ferait,
selon notre lecture des analyses transcendantales, là où le prédicat d'existence ne peut plus être
appliqué à l'objet. Si c'est bien comme cela que Kant nous pousse à envisager le jugement pur
de goût, il faudrait revenir au paradoxe du sens interne qui, d'une certaine manière, introduit
le projet critique. Peut-être l'expérience de la beauté est-elle précisément une « expérience » de
« soi » qui n'est pas phénomène.
60. Regrettable nostalgie de la continuité ou geste audacieux ouvrant de nouveaux hori-
zons ? Nous laissons la question en suspens mais nous y reviendrons dans le chapitre 8 en ten-
tant de montrer que le caractère désintéressé du jugement esthétique conduit vers des hypo-
thèses audacieuses.
176 4. LA RENCONTRE AVEC LE MONDE
encore ici sur le sens fort de désintéressé mais plutôt sur un sens plus faible dé-
signant l'absence de tout intérêt spécifique à celui qui juge. Le raisonnement
est le suivant : si le jugement est désintéressé, il ne tient à rien qui soit propre
à la personne qui juge, et il devrait donc être partagé par tous. Kant résume
ainsi :
Le plaisir que nous prenons à la beauté étant désintéressé, celui qui juge que
quelque chose est beau
Voilà, selon Kant, la récompense pour celui qui entreprend l'analyse critique du
jugement esthétique : si nous faisons l'effort de chercher l'origine de l'universa-
lité du jugement esthétique nous découvrons « une propriété de notre pouvoir
de connaître <Erkenntnißvermögen> qui, sans cette analyse, serait restée incon-
nue ». La promesse est explicite. En revanche, il est difficile de déterminer avec
certitude à quoi Kant fait ici allusion. Étrangement, on ne trouve nulle part
une conclusion qui réponde explicitement à cette promesse ; Kant ne précise
jamais la propriété de notre pouvoir de connaître qui demeurerait inconnue
sans l'étude du jugement esthétique. De cette propriété on ne peut que suppo-
ser qu'elle a un rapport avec la possibilité décrite dans ce paragraphe, à savoir
celle qu'a la faculté de juger de rendre un jugement nécessaire qui n'est basé
sur aucun concept, autrement dit la capacité de juger selon une universalité
subjective. Il faudra une lecture attentive pour identifier cette propriété.
C'est dans le paragraphe 9, paragraphe qui analyse cette possibilité, que
nous pouvons apercevoir en quoi l'analyse du jugement esthétique donnerait
à voir quelque chose qui importe au-delà de l'expérience esthétique. C'est là
que s'annonce une propriété particulière de notre faculté de connaître que le
philosophe transcendantal découvre en examinant les conditions de possibi-
lité du jugement de goût et qui l'intéresse par son importance pour le projet
même d'une philosophie transcendantale. En effet, en explicitant les conditions
de possibilité du jugement de goût, nous sommes amenés à comprendre qu'un
tel événement n'est possible que comme résultat d'une activité très particulière
de nos facultés. Plus précisément, l'analyse montre que nous ne pouvons por-
ter un jugement de goût qu'en conséquence d'une activité harmonisée de l'en-
tendement et de l'imagination à l'occasion d'une représentation (Vorstellung)
qui nous vient d'un objet matériel et que c'est précisément cette harmonie
qui est source du plaisir. Le jugement esthétique juge les facultés à l'œuvre.
L'analyse transcendantale va aussi montrer que le jugement du beau n'est pos-
sible qu'à des conditions qui sont précisément les conditions de possibilité de
la connaissance : la possibilité d'une coopération harmonieuse entre imagina-
tion et entendement à l'occasion d'une représentation provoquée par un ob-
jet empirique. Le jugement esthétique qui marque un plaisir ressenti à l'har-
monie des facultés dans leur activité est alors en quelque sorte un jugement
sur la possibilité de la connaissance. Le philosophe découvre ainsi que notre
faculté de connaître a cette propriété particulière : lors de jugements esthé-
tiques, elle porte un jugement sur ses propres capacités. Mieux, la raison porte
un jugement sur ses propres capacités et les déclare aptes à la connaissance.
Par l'analyse, la raison peut reconnaître son propre geste et y reconnaître une
reconnaissance de la possibilité de la connaissance.
Pour suivre l'argumentation, soulignons ce que Kant tient pour la clé de
cette critique transcendantale. C'est dans le paragraphe 9 que nous devons
la trouver : dès la première phrase, Kant nous assure qu'en répondant à la ques-
tion décrite dans le titre du paragraphe, nous devons trouver la clé de la cri-
tique du goût 68 . La question qui est ainsi, selon Kant, susceptible de guider
68. « Die Auflösung dieser Aufgabe ist der Schlüssel zur Kritik des Geschmacks, une daher aller Auf-
merksamkeit würdig »(CJ, Ak V 216 ; PII 974). Ce n'est pas par hasard que ce qui constitue la clé
180 4. LA RENCONTRE AVEC LE MONDE
notre réflexion vers la clé de la critique du goût est celle-ci : « savoir si, dans
le jugement du goût, le sentiment de plaisir précède le jugement d'apprécia-
tion porté sur l'objet, ou si c'est celui-ci qui précède 69 .» La question formule
une alternative ; elle semble appeler une réponse simple, la précédence devrait
revenir soit au plaisir, soit au jugement. Il n'en sera pourtant rien ; la réponse
invente une troisième voie, encore inexplorée, qui doit justement porter la cri-
tique là où aucune enquête métaphysique antérieure n'a pu s'aventurer. Mais
si la réponse s'aventure ainsi, elle s'aventure aussi en déjouant une alternative
que la critique a toujours posée comme structurante pour son propre projet,
à savoir celle entre l'empirique et le transcendantal.
Voyons d'abord pourquoi cette question est si délicate. Bien que Kant se
garde de l'énoncer en ces termes, l'on peut dire que la réponse à la question de
la précédence du plaisir ou du jugement est différente selon que l'on se place
dans la perspective empirique ou transcendantale : la précédence établie par
l'analyse est une précédence analytique, une précédence logique, qui ne se tra-
duit pas aisément en une antécédence temporelle. Ainsi, la réponse transcen-
dantale à la question ne rejoint-elle pas l'analyse empirique du sentiment. Mais
— et c'est là que l'alternative entre le plan empirique du plan transcendantal
se dissout en quelque sorte — les deux réponses ne sont pas non plus tout à
fait distinctes. Plus exactement, ni l'une ni l'autre ne peuvent être formulées
complètement sans référence à l'autre. Si nous essayons de reconstituer l'en-
chaînement qui conduit au jugement esthétique à partir des éléments (Lust,
Gemütszustand, Gefühl, Urteil), nous nous apercevons qu'il n'est possible, ni de
compléter la séquence empirique sans faire appel à un argument transcendan-
tal pour établir l'ordre de certaines étapes, ni d'articuler la séquence du point de
vue transcendantal sans faire appel à l'empirique pour justifier d'un enchaîne-
ment possible. Notons les détails de cet enchevêtrement. Kant écarte d'abord
l'hypothèse selon laquelle « le plaisir pris à l'objet donné » précéderait la repré-
sentation de l'objet car il s'agirait alors du « pur et simple agrément dans la
sensation 70 ». Voilà qui semblerait établir que le plaisir ne peut pas précéder le
jugement du beau. Il n'en reste pas moins que, dans un sens, le plaisir doit précé-
der puisque, selon l'analyse kantienne, l'expérience de la beauté est d'abord un
de la troisième Critique soit essentiel pour répondre au problème que le schématisme, clé de
la première Critique, n'a pas permis de résoudre.
69. CJ, Ak V 216 ; PII 974.
70. CJ, Ak V 217 ; PII 975.
2. LE JUGEMENT DU BEAU : SIGNE D'UNE RENCONTRE AVEC LE MONDE 181
plaisir qui est ensuite marqué justement par un jugement, « cela est beau ». Kant
n'en démordra pas, l'affirmation, « ceci est beau », marque une certaine expé-
rience qui comporte du plaisir. On ne peut donc pas simplement affirmer non
plus que le jugement précède le plaisir puisque le jugement marque ce plaisir :
on ne peut pas penser que le jugement précède le plaisir qu'il juge. Finalement
la réponse à la question de la précédence sera complexe : « le » jugement esthé-
tique semble se composer de deux moments : un premier moment dans lequel
la représentation est jugée au sens où les facultés s'emploient à la juger, un
deuxième moment dans lequel un jugement est arrêté qui porte non plus sur la
représentation mais sur le jeu des facultés qu'elle suscite. L'écart entre ces deux
moments n'est jamais qualifié par Kant ni même expressément reconnu 71 ; im-
possible sans doute de déterminer s'il s'agit d'un écart temporel empirique ou
d'une succession logique. Car les deux « séquences », la séquence empirique
(reconstitution du déroulement d'une expérience de la beauté) d'une part, et
l'agencement transcendantal (reconstitution de ce qui doit avoir lieu pour qu'il
y ait jugement esthétique pur) de l'autre, se croisent. À la question de la précé-
dence on ne peut pas donner de réponse univoque car non seulement les pré-
cédences chronologiques et logiques sont à l'inverse l'une de l'autre, mais ni
l'une ni l'autre ne peuvent être complètement explicitées sans sombrer dans la
contradiction ou l'incohérence 72 . Dès lors, la distinction entre une description
empirique et une analyse transcendantale concernant l'événement que consti-
tue, et marque, un jugement esthétique pur semble bien problématique. L'en-
jeu est de saisir ce qui a pour conséquence le plaisir. La précédence est ici une an-
tériorité qui serait causale. Or il s'avère impossible de désigner le plaisir comme
source du jugement mais tout aussi impossible de dire que le plaisir succède au
jugement comme sa conséquence car, si c'est le plaisir qui fait que le jugement
71. Il pourrait sembler forcé de parler ici de deux “moments” du jugement esthétique ; pour-
tant, l’exercice qui conduit à cela est bien des plus classiques puisqu’il s’agit d’articuler une
description empirique d’une part, et une description transcendantale d’autre part, du même
événement, en l’occurrence un jugement esthétique. Selon le philosophe critique, cet exercice
devrait être possible puisque ces deux descriptions devraient être indépendantes. Or, il nous
semble que la vérification montre qu’il n’en est rien. En effet, reconstruire les « moments »
de ce jugement fait apparaître la non coïncidence de l’antériorité logique et de l’antériorité
temporelle qui crée un grave problème pour la méthode qui voudrait insister sur le fait que
les descriptions empirique et transcendantales devraient être chacune cohérente et en même
temps indépendante l’une de l’autre.
72. En effet, Kant va poser que c'est une condition du jugement qui provoque le plaisir :
une telle histoire croise nécessairement les registres empirique et transcendantal.
182 4. LA RENCONTRE AVEC LE MONDE
a lieu, c'est aussi le plaisir que juge le jugement esthétique. Pour rechercher la
source du plaisir on ne peut s'en tenir à une analyse purement empirique, mais
adopter le point de vue transcendantal, semble conduire à l'absurde conclusion
que le plaisir découle du jugement. Comme nous allons le voir, Kant trouve la
solution en posant justement une solution intermédiaire : le plaisir ne vient ni
avant, ni après mais en quelque sorte « pendant » le jugement.
D'où vient alors le plaisir qui n'est ni un plaisir à l'agréable, ni un plaisir au
bien ? D'où vient le plaisir qu'on trouve à la beauté si ce n'est de l'objet ? Quel
est ici le fond de l'affaire, pour ne pas dire trop vite la cause du jugement ? Kant
procède par élimination : le plaisir esthétique ne vient ni d'un concept 73 , ni
de l'objet 74 — il ne peut donc que venir du sujet. Kant explique son raison-
nement à partir du troisième alinéa du paragraphe, passant du conditionnel à
l'indicatif :
[C]'est donc la capacité de communication universelle de l'état d'âme
<Mitteilungsfähigkeit des Gemütszustandes> dans la représentation
donnée qui, en tant que condition subjective du jugement de goût,
doit nécessairement être au fondement de ce dernier <demselben zum
Grunde liegen> et avoir le plaisir pris à l'objet pour conséquence <zur
Folge> 75 .
73. La conclusion de ce moment qui vient clore le paragraphe 9 est sans appel : « [e]st beau
ce qui plait universellement sans concept »(CJ, Ak V 219 ; PII 978).
74. Le plaisir ne peut pas simplement venir de l'objet : si c'était le plaisir relatif à l'objet
donné que marquait le jugement, alors le jugement serait un jugement de l'agréable.
2. LE JUGEMENT DU BEAU : SIGNE D'UNE RENCONTRE AVEC LE MONDE 183
77. C'est bien d'une objectivité purement subjective qu'il s'agit. Ou, pour le dire autrement,
d'un subjectif qui n'a rien de privé, un subjectif qui ne se rapporte à rien de particulier dans le
sujet mais seulement au sujet dans la mesure où il est un sujet en général. C'est cette généralité
qui vaut au jugement d'être tenu pour objectif.
184 4. LA RENCONTRE AVEC LE MONDE
Que le rapport entre les facultés soit tel qu'il ouvre la « perspective d'une
connaissance en général » ne cessera dorénavant d'être souligné. Quand Kant
précise qu'il y va de l'imagination et de l'entendement, il répète que « l'état
d'âme éprouvé dans le libre jeu de l'imagination et de l'entendement » est pro-
duit par un libre jeu « dans la mesure où ces deux facultés s'accordent entre
elles comme cela est requis pour toute connaissance en général <wie es zu einem
Erkenntnis überhaupt erforderlich ist > 80 ». « Dans la perspective de la connais-
sance », « comme il convient à la connaissance », « comme il est requis pour la
connaissance », les formules que Kant avance pour désigner l'accord qui inter-
vient entre l'imagination et l'entendement dans leur libre jeu ne cessent d'in-
sister sur la perspective de la connaissance en général. Soulignant littéralement
l'expression « la connaissance en général », Kant explique que c'est précisément
79. « Also muß der Gemütszustand in dieser Vorstellung der eines Gefühles des freien Spiels der Vors-
tellungskräfte an einer gegebenen Vorstellung zu einem Erkenntnis überhaupt sein »(CJ, Ak V 217 ; PII
975).
80. CJ, Ak V 218 ; PII 976.
2. LE JUGEMENT DU BEAU : SIGNE D'UNE RENCONTRE AVEC LE MONDE 185
81. Ibid.
82. Ibid.
186 4. LA RENCONTRE AVEC LE MONDE
85. Le cap est franchi, cap entre monde extérieur et facultés. Certes, après, il faut arriver à
la connaissance mais cela semblera possible dès lors que dans leur activité les facultés peuvent
s'harmoniser.
86. Peut-être faudrait-il préciser l'horizon de la connaissance. Le jugement esthétique ne
peut jamais mener à la connaissance (puisque l'objet de connaissance doit être absent pour
qu'un jugement esthétique ait lieu) et pourtant Kant semble suggérer que le jugement es-
thétique peut ouvrir la voie à un jugement théorique. En effet, empiriquement le jugement
esthétique peut conduire à un jugement théorique car le jugement esthétique risque de som-
brer dans un jugement théorique de l'objet, lorsque il cesse de s'entretenir (nous y venons, le
jugement esthétique a la particularité de s'entretenir lui-même). Tant que nous nous attardons
auprès de la représentation, sans la schématiser, le jugement esthétique peut se prolonger, mais
dès lors qu'un schématisme intervient, ce n'est plus la simple représentation qui est jugée mais
bien l'objet (comme l'indiquait notre analyse du schématisme qui constitue l'objet). S'il faut
suspendre toute connaissance d'un objet pour le juger esthétiquement, si justement l'appré-
ciation esthétique suppose qu'on ne mesure pas l'objet à l'aune des concepts (ainsi le botaniste
qui doit suspendre les connaissances qu'il a de la fleur pour en apprécier la beauté), il n'en de-
meure pas moins que ces même objets peuvent être connus. Non seulement la connaissance
des objets que l'on trouve beaux n'est pas impossible, mais on se demande même si l'expé-
rience de la beauté n'est pas destinée justement à prendre fin avec l'intervention du rapport
cognitif à l'objet. En effet, si l'expérience de la beauté est marquée par le fait que cet état d'es-
prit particulier nous conduit à nous attarder dans cet état, il tend à « conserver l'état même
de la représentation » (paragraphe 12), néanmoins nous ne pouvons maintenir indéfiniment
la contemplation. Le jeu harmonieux et libre des facultés finit toujours par être rompu quand
l'une d'elles s'empare du pouvoir et impose sa domination. Si c'est l'imagination qui prend le
dessus, on va vers le délire, mais si c'est l'entendement, alors on va vers la connaissance. Ainsi,
la déchéance du jugement esthétique en un jugement théorique est empiriquement probable.
Le jugement esthétique serait ainsi, du point de vue de l'analyse transcendantale, une proto-
connaissance. Il attesterait de la possibilité de l'harmonie des facultés dans leur activité ; la
possibilité de la connaissance dépend alors d'une condition supplémentaire, à savoir que les
facultés peuvent s'harmoniser quand c'est un concept qui donne la règle.
188 4. LA RENCONTRE AVEC LE MONDE
87. Bien entendu cette attestation n'est pas du type que voudrait y voir Karl Ameriks qui
s'emploie à soutenir l'idée que le jugement esthétique est un jugement conceptuel (voir, par
exemple, «Taste, Conceptuality, and Objectivity », Kant Actuel ; Hommage à Pierre Laberge, Mont-
réal/Paris, Bellarmin/Vrin, 2000, p.141-161).
3. LES EXEMPLES SAUVENT LA CRITIQUE 189
88. Kant explique que nous n'avons alors pas encore la réponse à la question « des jugements
esthétiques a priori sont-ils possibles et comment le sont-ils ? » CJ, Ak V 218 ; PII 977. Noter que
la question « si » et la question du « comment » sont ici juxtaposées comme pour suggérer une
équivalence ou du moins un rapport étroit. Nous essayons justement de mettre en avant cette
particularité de la troisième Critique : elle prétend non seulement répondre au « comment » de
la possibilité mais aussi au « si ».
3. LES EXEMPLES SAUVENT LA CRITIQUE 191
L'unanimité autant que possible, voilà le critérium qui fait remonter le goût
au principe de leur unanimité. Que doit-on comprendre ici ? Si cette phrase est
si difficile à lire c'est qu'elle semble avancer un argument circulaire : l'unani-
mité est critère d'unanimité. L'argument est difficile à suivre si l'on pense à un
critère au sens que privilégie la philosophie, à savoir comme un caractère qui
permet de distinguer. En revanche, si l'on se réfère au sens juridique du terme,
comme si souvent chez Kant, l'argument est plus clair 95 . En effet, Kant tient
que cette unanimité fonde un jugement au sens qu'elle justifie la conclusion
que le philosophe en tire. L'argument qui repose sur ce critère est celui-ci : il y
a un très large consensus sur certains objets, or, un tel consensus à travers des
circonstances empiriques si diverses, ne semble pas pouvoir relever du hasard,
donc, conclut le philosophe, ce qui est à l'origine du consensus n'est pas empi-
rique. Certes, ce qui se présente comme un jugement esthétique peut ne pas
en être un mais être plutôt un jugement qui a un fondement empirique dans
un milieu culturel donné. Qu'à une époque donnée et dans un milieu donné,
il y ait consensus sur un certain chef-d'œuvre ne permet pas de conclure que le
consensus est fondé sur la congruence de jugements purs de goût. Mais l'ob-
jection selon laquelle les jugements de goût prononcés peuvent être des juge-
ments basés sur des critères culturels d'approbation est mise à mal par l'étendue
du consensus ; il semble peu probable que le fondement empirique puisse être
le même dans des situations si éloignées dans le temps et dans l'espace. Ainsi,
l'étendue empirique d'un consensus quant au beau plaide-t-elle pour que ces
jugements ne soient pas des jugements à fondement empirique. L'unanimité
94. « die Einhelligkeit, so viel möglich, aller Zeiten und Völker in Ansehung dieses Gefühls in der
Vorstellung gewisser Gegenstände : ist das empirische, wiewohl schwache und kaum zu Vermutung
zureichende, empirische Kriterium der Abstammung eines so durches Beispiele bewährten Geschmacks
von dem tief verborgenen allen Menschen gemeinschäftlichen Grunde der Einhelligkeit in Beurteilung
der Formen, unter denen ihnen Gegenstände gegeben werden »(CJ, Ak V 232 ; PII 993-4).
95. Une décision juridique n'est pas tenue à de simples formes logiques mais aussi à une
tradition de ce qui vaut pour preuve juridique. Dieter Henrich s'appuie sur cette distinction
pour éclairer la conception kantienne de déduction, montrant que ce qui est pertinent c'est
moins la notion logique que le concept juridique (« Kant's Notion of a Deduction », Eckhart
Förster (éd.), Kant's Transcendental Deductions, Stanford, Stanford University Press, 1989, p.29-
46). Une insistance analogue sur la dimension juridique du terme « Kriterium » permet de
clarifier la démarche kantienne ici.
194 4. LA RENCONTRE AVEC LE MONDE
sert de critère au philosophe pour juger qu'il y va, dans ces jugements, de juge-
ments qui reposent sur quelque chose de profondément enfoui, mais commun
à tous les hommes 96 . Ce n'est pas une démonstration logique, mais c'est un
critère suffisant pour que tribunal y appuie son jugement.
On l'a vu, Kant situe le travail de la critique en précisant qu'il ne s'agit
pas « d'expliquer . . .d'où vient qu[e les hommes] se sont occupés de ces objets
plutôt que d'autres 97 .» La convergence ou non du goût n'est pas son affaire.
Dans le paragraphe 17, Kant en vient pourtant à faire appel au consensus qu'il
dit constater autour justement de certains objets. Plus encore, de ce consen-
sus autour de « certains objets », Kant déduit la réalité des jugements de goût.
L'étendue du consensus fonde ainsi l'affirmation que dans le goût il y va, non
pas de ce qui est contingent en chacun, mais ce qui est partagé par tous et, dans
ce sens, universel et nécessaire. Le philosophe transcendantal, dont la spéci-
ficité de la démarche dépend de la distinction entre analyse transcendantale
et empirique, admet le consensus empirique comme critère suffisant pour ju-
ger de la teneur des jugements esthétiques. Certes, l'expression « à peine suffi-
sant <kaum zureichende> » marque le malaise qu'il y a à admettre ce critérium
comme suffisant. Et pourtant le fait est là : Kant prendra ce consensus em-
pirique comme suffisant pour postuler que les jugements sur lesquels repose
l'unanimité doivent remonter à un principe partagé par tous les hommes. Argu-
mentant qu'un consensus si étendu ne peut pas être le fruit du hasard et ne peut
donc (cela revient au même) pas être seulement un consensus empirique, Kant
considère l'unanimité avec laquelle sont reconnus les chef-d'œuvres comme
une attestation de ce que les jugements qui reconnaissent cette beauté sont
fondés non pas sur un sentiment de l'agréable, mais sur un principe partagé par
tous les hommes. Selon Kant, le constat que certains d'objets ont suscité une
unanimité « aussi parfaite que possible » permet de croire que ces objets ont ef-
fectivement provoqué des jugements du beau. Dès lors, le philosophe critique
peut mobiliser ce que la critique de ces jugement esthétiques a révélé, à sa-
voir que les jugements esthétiques supposent que soient réunies les conditions
d'une rencontre productive de nos facultés avec le monde. Certes le jugement
de goût n'est pas un jugement de connaissance, au contraire nous avons vu qu'il
96. À comparer avec la description du schématisme comme art caché. Notons qu'alors que
pour le schématisme, Kant dira que cet art caché est un problème de psychologie empirique,
ici cela semble concerner une psychologie transcendantale.
97. Première Introduction, Ak XX 237 ; PII 895.
3. LES EXEMPLES SAUVENT LA CRITIQUE 195
98. Un nombre incalculable : surtout parce que le chiffre serait sans signification. Peu im-
porte, pour l'argumentation kantienne, quelle proportion des déclarations d'approbation du
Laocoon sont fondées sur un jugement de goût pur, et quelle proportion ne relève que d'une
appréciation selon des règles empirico-culturelles. Seul importe le fait qu'il semble impos-
sible que toutes ces déclarations marquent un jugement empirique — la coïncidence serait
incroyable. Qu'il y ait des phénomènes de mode est évident. Mais que certains exemples ré-
sistent aux modes passagères, voilà qui démontre que l'approbation esthétique ne peut être
seulement le résultat d'une mode
196 4. LA RENCONTRE AVEC LE MONDE
99. C'est en quelque sorte un argument statistique qui fournit ainsi le dernier élément (faible
mais à peine suffisant, comme dit Kant) de l'argumentation critique au sujet de la connaissance
théorique ! C'est en effet l'improbabilité de trouver un consensus, tel celui que provoqué par
certains objets particuliers, si les jugements étaient des jugements de l'agréable, qui oblige à
penser que les jugements qui s'accordent ainsi ont une base a priori et sont donc des jugements
esthétiques.
100. Mais n'est-ce pas là la seule manière de répondre au sceptique : en déplaçant le pro-
blème plutôt qu'en essayant de contrer ses objections sur le terrain de la démonstration ? La
régression infinie guette toujours la réponse au scepticisme. Pour la déjouer, il faut déplacer
un déplacement du débat.
3. LES EXEMPLES SAUVENT LA CRITIQUE 197
101. Si, comme nous le suggérons, pour être désintéressé, le jugement doit être un jugement
« avant » l'objet, alors on peut dire que ce qui est jugé, c'est une Vorstellung qui n'est pas encore
Vorstellung de l'objet ou — cela revient au même si le schématisme est performatif — une
Vorstellung du pas-encore-objet.
198 4. LA RENCONTRE AVEC LE MONDE
rapport non arbitraire entre nos concepts et l'expérience, l'analyse critique doit
articuler une démonstration des conditions de possibilité au niveau des pou-
voirs de connaissance (Erkenntnisvermögen). Le philosophe critique présente
d'abord pour cela l'hypothèse d'un coup de force rendu possible par le super-
exemple qu'est le schème, coup de force qui dissoudrait le problème du fon-
dement du rapport entre concept et objet en imposant (la légitimité de) ce
rapport. Revendiquée comme réponse critique au problème, la procédure que
rend possible le schème est pourtant assez peu explicitée. En l'explicitant nous
avons vu qu'elle suppose que le rapport entre concept et objet soit identifié, et
posé, par une reconnaissance performative ; voilà qui assure qu'il est toujours
reconnu comme déjà légitimé par la procédure syllogistique qui le pose. Basé
sur le principe a priori du syllogisme, le jugement qui subsume l'intuition sous
le concept pur serait, selon l'argumentation de la Critique de la raison pure, légi-
time. Or, cette assurance de la légitimité possible des jugements synthétiques
a priori, si cela a été l'ambition même de la critique, ne suffit pourtant pas à
celui qui veut passer définitivement outre le scepticisme. C'est ainsi que, dans
un deuxième temps, la Critique de la faculté de juger doit avancer une argumen-
tation qui ne fait plus appel à un exemple parfait constitué par un art secret de
notre esprit, mais plutôt cette fois à un exemple empirique désigné exemple
par un consensus, sans que le critère de désignation prête à une vérification
directe 102 . C'est l'exemple empirique qui apporte le critère empirique à peine
suffisant pour attester de la réalité du jugement de goût, ce qui atteste indi-
rectement de la possibilité de juger le monde 103 . Le jugement du goût, celui
qui juge le pas-encore-exemple qu'est la Vorstellung sans concept 104 , voilà la
102. Si le jugement esthétique exige l'assentiment de chacun, pourtant, aucun jugement es-
thétique ne peut être soumis au public pour confirmation.
103. Notre objet ici étant de suivre la problématique de l'exemple, notre lecture s'est em-
ployée à suivre le fil de la justification du rapport entre concept et objet. Ceci nous conduit à
articuler les conclusions de la critique de la faculté de juger esthétique avec les acquis de la pre-
mière Critique en mettant en lumière sinon une continuité (la troisième poursuivant le travail
de la première Critique « plus loin »), au moins une progression (la troisième Critique venant
s'ajouter à la première). Or, cette lecture n'exlut aucunement — au contraire — de souscrire
à une lecture de ces textes telle celle d'Eric Weil qui souligne plutôt que la troisième Critique
prend en charge « un nouveau problème fondamental » : « ce fait de la perception d'une struc-
ture concrète, de structures concrètes » (« Sens et fait » Problèmes kantiens, Paris, Vrin, 2ème éd,
1990, p.64). Selon Weil, « le sens est un fait, les faits ont un sens, voilà la position fondamentale
de la dernière Critique » (ibid., p.65). Nous ne pouvons que reprendre cette formulation.
104. Nous parlons du « pas-encore-exemple » parce que, comme l'a explicité notre discussion
de la première condition du jugement esthétique, le jugement du beau doit se faire « avant »
3. LES EXEMPLES SAUVENT LA CRITIQUE 199
qu'il n'y ait un objet possible pour nous, avant que la Vorstellung puisse être un exemple, avant
qu'elle puisse être Darstellung.
105. C'est chose faite puisque cette preuve retourne sa propre faiblesse en force : certes, ce
n'est pas une preuve qui se légitime par la légitimité de la logique. C'est pourtant une démons-
tration.
200 4. LA RENCONTRE AVEC LE MONDE
une réflexion sur la distinction plutôt que d'en interroger l'artifice méthodo-
logique, nous verrons que le rôle de l'exemple nous amène à considérer non
seulement des artifices de la méthode, mais aussi la méthode des artifices. Nous
voulons en effet, avancer que l'exemple joue un rôle crucial dans le système cri-
tique parce que celui-ci nous contraint à penser qu'il faut de la méthode, mais
aussi de l'artifice, et de l'artifice comme méthode, pour prétendre à l'usage de la
raison. Pour l'heure, et pour entamer une analyse du rôle de l'exemple dans
le domaine pratique, revenons au texte qui appelle la note dans laquelle sont
données les définitions de l'Exempel et du Beispiel. Le passage qui appelle cette
note se trouve au paragraphe 52 de la Métaphysique des mœurs. Nous sommes
dans la Méthodologie dont l'enjeu est explicité dès sa première phrase : il y va de
l'acquisition de la vertu. L'acquisition de la vertu est, selon la pensée critique,
une nécessité pratique qui se déduit du concept même de la vertu : « [q]ue
la vertu doive être acquise (qu'elle ne soit pas innée), cela se trouve déjà dans
son concept sans qu'il soit besoin d'en appeler à des connaissances anthropolo-
giques issues de l'expérience 4 ». Dès lors, l'analyse kantienne se doit d'expliquer
comment l'acquisition de la vertu est possible. Kant pose que l'acquisition de
la vertu exige, d'une part, l'acquisition de la doctrine et, d'autre part, l'exercice
de la vertu. Il explique que, puisqu'elle peut faire l'objet d'un enseignement, il
faut bien qu'il y ait une doctrine de cette vertu « [m]ais comme la simple doc-
trine, exposant comment on doit se conduire pour se conformer au concept
de la vertu, ne donne pas encore la force de mettre les règles en pratique »,
il faut aussi envisager, comme l'ont fait les stoïciens, que la vertu doive être
cultivée, exercée. Si la didactique doit permettre à l'élève d'apprendre la doc-
trine morale, c'est l'exercice qui — selon ce passage — doit donner « la force de
mettre les règles en pratique ». Savoir ce que l'on doit faire, voilà déjà un défi,
mais, et Kant ne nous le laisse jamais oublier, encore faut-il savoir comment
on pourrait faire ce que l'on doit faire. Savoir ce que l'on doit faire n'est pas sa-
voir faire ce que l'on doit faire. C'est d'ailleurs précisément parce que le devoir
n'est pas une affaire de savoir qu'il y a un domaine pratique, un sens pour les
termes « devoir », « vertu » et « moralité ». La moralité n'est pas seulement un
savoir-doctrine c'est aussi un savoir-faire : pour agir vertueusement il faut non
(privilège que, par exemple, la tradition antique ne concéderait pas, préférant accorder le pri-
vilège à la contemplation du vrai) nous l'assumons, après/avec Kant.
4. MM, Ak VI 477 ; PIII 774.
5. L'IMPOSSIBILITÉ DE L'EXEMPLE 205
seulement une force d'analyse pour identifier ce qu'il faut faire, mais encore
une force pour faire, ou se faire faire, ce que l'on doit faire.
La vertu n'est donc pensable, pour le philosophe critique, qu'en rapport
avec le défi de « faire » ou de mettre en œuvre ce que la doctrine permet
d'exprimer comme devoir. Kant formule avant tout ce problème de mise en
œuvre en termes de force lorsqu'il propose de s'interroger sur la force néces-
saire pour mettre en œuvre les principes pratiques. Comment les principes
pratiques peuvent-ils avoir une force sur l'esprit de telle manière que celui-ci
cesse d'être mû par les seules forces de la nature ? Quelle force pour laisser place
à la force propre de la vertu ? Kant s'impose de répondre à ces questions autant
que de proposer une doctrine de la vertu. Or, c'est précisément le problème de
la mise en œuvre de la doctrine de la vertu qui va susciter une théorie originale
du rôle de l'exemple. Selon notre lecture, c'est en effet l'exemple qui permet
à la pensée kantienne de répondre de la possibilité de donner force à la vertu.
Si l'Exempel, dont il est question dans cette définition, n'apparaît que tardive-
ment, et discrètement, dans l'œuvre kantienne, il marque pourtant un élément
essentiel de sa pensée : sa dernière réponse au problème de la descriptions des
conditions de possibilité de l'acquisition de la vertu. La recherche d'un nou-
veau vocable pour désigner l'exemple en est aussi un signe : la pensée pratique
de Kant découvre dans une nouvelle conception de l'exemple un des éléments
essentiels de sa propre réussite.
La définition d'un rôle spécifique pour l'exemple pratique intervient dans
la section qui est consacrée à l'enseignement doctrinal, mais nous allons voir
que la distinction entre la doctrine d'une part, et sa mise en œuvre d'autre part,
n'est tenable que jusqu'à un certain point. En effet, sans doctrine de la mise en
œuvre, aucune doctrine de la vertu ne peut avoir de sens pour la pensée cri-
tique. Qui plus est, la doctrine de la mise en œuvre de la doctrine c'est à la fois
la mise en œuvre et la doctrine, indissociablement. L'exemple est en quelque
sorte le lieu même où les deux se croisent. Si, distinguant entre doctrine et
ascétique, Kant semble suggérer qu'il s'agit d'abord d'apprendre ce qu'il faut
faire et ensuite d'apprendre comment faire ce qu'il faut faire, pourtant, là où la
pensée kantienne avance une méthodologie pour « donner la force aux règles
pratique », nous allons voir que la logique sur laquelle repose son argumenta-
tion s'oppose justement à une telle description des enjeux : selon le dire même
de Kant, articuler un projet pour ensuite l'exécuter ne peut jamais relever d'une
moralité digne de ce nom. Le parcours critique conduit ainsi à conclure que,
206 5. L'IMPOSSIBILITÉ DE L'EXEMPLE
5. Cf. chapitre 2.
6. CRP, A633 / B661 ; PI 1240.
7. La fin la plus ultime de tout le travail de la philosophie, c'est savoir ce qu'il faut faire.
Kant le pose clairement dès la première Critique : « [t]ous les préparatifs de la raison, dans le
travail qu'on peut appeler philosophie pure, ne sont donc en réalité dirigés que vers les trois
problèmes en question. Mais ceux-ci ont eux-mêmes à leur tour une fin plus éloignée, savoir ce
qu'il faut faire, si la volonté est libre, s'il y a un Dieu et une vie future » (A800 / B828 ; PI 1362).
208 5. L'IMPOSSIBILITÉ DE L'EXEMPLE
qu'elle est nécessaire pour que la philosophie puisse (re)trouver une légitimité
dans son projet d'assurer la découverte/reconnaissance de ce que je dois faire,
de ce qui doit exister. Si la réflexion philosophique en général se justifie par
cette référence au domaine pratique, pourtant, afin qu'elle puisse être menée
à bien, Kant insiste sur la nécessité de poser une distinction radicale entre le
domaine théorique et le domaine pratique. Kant définit ces domaines en dé-
finissant leurs objets respectifs. Il y a, selon Kant, deux ordres de loi : celui de
la nature et celui des mœurs. « La législation de la raison humaine (la philoso-
phie) a deux objets : la nature et la liberté ; et par conséquent elle comprend la
loi de la nature aussi bien que la loi des mœurs 8 .» Cette distinction organise
la double définition de l'exemple qui fournit le point de départ de notre étude
comme elle organise toute l'œuvre critique. La pensée pratique doit s'occu-
per non pas de ce qui est, de ce qui a eu lieu, ou aura lieu, mais de ce qui doit
être : « [l]a philosophie de la nature porte sur tout ce qui est ; celle des mœurs
seulement sur tout ce qui doit être 9 ». Comme il le rappelle sans cesse, Kant
n'utilise pas le terme pratique pour désigner l'application d'une théorie (il dira
que c'est là une question de technique pratique 10 ) mais bien pour désigner un
domaine de pensée qui a un objet propre, à savoir la liberté. La distinction
entre théorique et pratique est ainsi une distinction fondée sur une différence
d'objets, mais nous pourrions aussi l'exprimer à travers la différence du statut
de l'exemple dans chacun des domaines : alors que dans le domaine théorique
la possibilité de l'exemple est essentielle pour assurer la réalité objective des
concepts, c'est l'impossibilité de trouver un exemple de la vertu qui caractérise
d'abord le domaine pratique. Ce n'est pas en ces termes que Kant exprime la
distinction entre les domaines mais il semble possible d'articuler le rapport dif-
férent que la raison, dans son activité, peut entretenir avec la nature, d'une part,
et avec la liberté, de l'autre, en termes de deux rapports à l'exemple. Que dans
les deux cas le statut de l'exemple soit ambigu — tiraillé entre impossibilité et
nécessité — ne fait que préciser la distinction, puisque le problème qui hante
la pensée critique, et qui rend problématique le statut de l'exemple, est diffé-
rent dans les deux domaines. Dans le domaine théorique, nous l'avons vu, le
problème majeur dont l'exemple est à la fois le nom et la solution, porte sur
le fondement du rapport établi par la pensée entre l'objet et la représentation.
Si dans le domaine pratique, l'exemple sera aussi dénoncé comme symptôme
d'une erreur pour ensuite être réhabilité comme réponse à un problème essen-
tiel, cette fois le problème concerne la possibilité de l'éducation morale.
Revenons à cette formulation très massive que nous avancions : la pen-
sée théorique cherche à penser les conditions de possibilité de la possibilité de
l'exemple, la pensée pratique traite au contraire de la pensée là où l'exemple
est impossible. Selon Kant, on doit pouvoir trouver des exemples pour tous les
concepts de la pensée théorique, sans quoi on n'a aucune assurance de ne pas
être dans une fiction arbitraire. Certes, la philosophie critique se donne la tâche
de questionner la possibilité même de l'exemple puisque la question qui ouvre
la voie au projet d'une philosophie critique — d'où vient l'accord entre nos re-
présentations et le monde ? — soumet à interrogation l'évidence de l'accord
que l'exemple prétend montrer. Mais prendre ce qui revient à une interroga-
tion de la possibilité de l'exemple comme point de départ, n'empêche pas à
la philosophie théorique de prendre aussi comme modèle de démonstration
l'exemple entendu précisément comme démonstration de l'accord. L'exemple
reste, pour Kant, l'occasion de la preuve de l'accord entre nos représentations et
le monde dans un cas particulier ; il reste le modèle de la possibilité de consta-
ter la légitimité de la théorie ; l'exemple démontre qu'il y a un rapport non
arbitraire entre concept et objet, théorie et monde. La possibilité même de
la pensée théorique dépend de la possibilité de l'exemple comme preuve de
réalité du concept. Le philosophe est, certes, contraint à un important travail
pour le justifier, mais l'exemple reste pour lui le modèle de la preuve de la réa-
lité objective des concepts. Dans le domaine pratique en revanche, la réflexion
se déploie à partir de l'impossibilité d'un tel exemple. Kant soutient en effet
que c'est une fiction que de prétendre pouvoir trouver un exemple qui puisse
servir de preuve de la réalité objective des concepts pratiques. Plus, pour la
philosophie kantienne, l'exigence qu'il ne puisse y avoir aucune présentation
d'un cas qui démontre la réalité objective de la vertu vaut presque pour dé-
finition de la vertu. Selon Kant, l'impossibilité d'une adéquation entre un cas
particulier empirique et la loi morale sera, en effet, une condition de possibilité
pour que la loi morale ait un sens et une spécificité. Pour la pensée critique,
l'impossibilité de l'exemple de vertu est une condition de possibilité de la loi
morale.
210 5. L'IMPOSSIBILITÉ DE L'EXEMPLE
13. Kant s'en explique ainsi : « il arrive parfois sans doute qu'avec le plus attentif examen de
nous mêmes nous ne trouvons absolument rien qui, en dehors du principe moral du devoir,
ait pu être assez puissant pour nous pousser à telle ou telle bonne action et à tel grand sacrifice
mais, de là, on ne peut nullement conclure avec certitude qu'en réalité ce ne soit point une
secrète impulsion de l'amour propre qui, sous le simple mirage de cette idée, ait été la vraie
cause déterminante de la volonté ; nous nous flattons volontiers en nous attribuant faussement
un principe de détermination plus noble ; mais en réalité nous ne pouvons jamais, même par
l'examen le plus rigoureux, pénétrer entièrement jusqu'aux mobiles secrets de nos actes ; or
quand il s'agit de valeur morale, l'essentiel n'est point dans les actions, que l'on voit, mais
dans ces principes intérieurs des actions, que l'on ne voit pas » (FMM, Ak IV 407 ; PII 267). Ou
encore, pour être plus concis : « il n'est pas possible à l'homme de se regarder assez loin dans
les profondeurs de son propre cœur pour pouvoir jamais s'assurer pleinement, fût-ce dans un
seul acte, de la pureté de son intention morale et de la sincérité de sa visée, quand bien même
il n'aurait aucun doute sur la légalité de cet acte » (MM, Ak VI 393 ; PIII 674).
212 5. L'IMPOSSIBILITÉ DE L'EXEMPLE
Il est impossible de trouver un seul cas dans les faits, dont on soit sûr que c'est
une action qui a une valeur morale. S'il est certaines actions qui sont contraires
à ce que dicte la loi morale, et dont il est par conséquent interdit de penser
qu'elles participent de la vertu, toute action conforme à la loi morale n'est pas
pour autant vertueuse. Encore faut-il que ce qui ait déterminé l'acte soit le pur
respect de la loi morale et non quelque intérêt propre, un quelconque projet
personnel, ou encore, comme le dit Kant ici, une quelconque impulsion de
l'amour propre. Le fait que, pour une action donnée, nous ne constatons au-
cune intention autre que le respect de la loi morale, ne nous autorise jamais,
selon Kant, à conclure définitivement qu'il s'agit là d'un acte de vertu. Autre-
ment dit, l'insondabilité de l'intention rend vaine toute prétention à donner un
exemple concret d'un acte de vertu.
Il est donc impossible que l'on puisse affirmer avec certitude d'un acte
que c'est un acte vertueux, qui montre qu'il y a vertu : impossible de consta-
ter l'exemple de vertu. Si pour un concept théorique, l'exemple montre le cas
en se montrant comme cas, il n'y aura aucune démonstration comparable en
ce qui concerne le pratique. En posant que la morale, pour que ce terme ait un
sens, doit être hétérogène à la nature, Kant pose d'emblée que la morale sera
hétérogène à ce dont nous pouvons espérer une connaissance théorique. Il ne
peut y avoir d'exemples concrets qui correspondent à la vertu et qui montrent
cette correspondance, qui la donnent à voir ou à toucher. L'acte vertueux ne se
connaît pas comme l'on peut connaître les phénomènes : relevant de la liberté
et non de la nature, l'acte vertueux n'est pas un phénomène dont on peut avoir
un concept théorique et une démonstration de la réalité objective.
Que l'acte de vertu ne soit pas connaissable par un exemple n'empêche
pas qu'une certaine connaissance concernant les affaires de mœurs soit pos-
sible. D'ailleurs, d'un certain point de vue, la connaissance de la vertu est plus
accessible que celle des phénomènes : elle est accessible de droit dira Kant. Il
explique en effet, dans la Critique de la raison pure, que ce qui est juste non seule-
ment peut, mais doit pouvoir, être connu 14 . Ce que nous devons faire, nous de-
vons pouvoir le savoir. Que Kant pose que nous devons pouvoir savoir ce que
14. « Ce qui est juste ou injuste dans tous les cas possibles, il faut qu'on puisse le savoir en
vertu de la règle, puisqu'il s'agit ici de notre obligation et que nous ne sommes tenus par aucune
obligation à ce que nous ne pouvons savoir. Dans l'explication des phénomènes de la nature, pour
nous cependant beaucoup de choses doivent demeurer incertaines… »(CRP, A476-7 / B504-5 ;
PI 1127).
1. LA PENSÉE PRATIQUE SE VEUT SANS EXEMPLE(S) 213
Pour que la morale soit un terme avec une signification spécifique, il faut
qu'elle soit fondée sur la liberté, liberté qui tient à la dignité du statut d'être
rationnel. Pour Kant en effet, le terme de « vertu » n'a de sens propre que s'il
désigne autre chose que ce que désignent des concepts empiriques. Il s'oppose
ainsi à toutes les théories qui plaident pour un principe de la moralité fondée
sur des concepts empiriques tel le bonheur 15 . Rien ne sert, selon la pensée
kantienne, de se tourner vers l'expérience pour définir la morale : l'expérience
ne peut pas nous en fournir la règle.
[S]i à l'égard de la nature, c'est l'expérience qui nous donne la règle,
et qui est la source de la vérité, à l'égard des lois morales c'est l'ex-
périence, hélas ! qui est la mère de l'apparence et il est suprêmement
répréhensible de tirer de ce qui se fait des lois de ce que je dois faire ou
de vouloir les y restreindre 16 .
15. En effet, « c'est surtout contre l'empirisme de la raison pratique qu'il importe de se mettre
en garde » (CRPrat, Ak V 71 ; PII 694).
16. CRP, A318-9 / B375 ; PI 1030.
17. La raison doit se sevrer de la mère des apparences — comme elle doit se débarrasser des
recettes de bonnes femmes (cf. chapitre 3). Nous remarquons que la pensée critique conduit
en plusieurs endroits à penser que pour avancer, il s'agit d'échapper à une femme. Nous trou-
verons encore un tel lieu quand, au chapitre suivant, nous verrons que lorsqu'il met en place
une logique qui suggère que le maître critique pourrait penser sa tâche comme analogue à
celle de la sage-femme, Kant préférera éviter cette figure féminine positive.
18. CRPrat, Ak V 11 ; PII 619.
19. CRP, A315 / B371 ; PI 1027-8.
1. LA PENSÉE PRATIQUE SE VEUT SANS EXEMPLE(S) 215
Puiser dans l'expérience les concepts de la vertu, c'est donner pour modèle
ce qui n'est qu'éclaircissement incomplet, c'est faire de la vertu une chimère.
Confondre modèle et éclaircissement, confondre deux sens du terme exem-
ple, voilà ce qui rendrait impossible l'accès aux concepts de la vertu. Kant re-
vendique ainsi la nécessité, pour qui veut analyser la possibilité d'accéder à la
vertu, de distinguer, d'une part le recours à l'exemple (Beispiel) comme simple
éclaircissement (incomplet) qui est valable, et, d'autre part, la promotion de
l'exemple comme modèle (Muster) de la vertu qui mène à l'absurdité. Ainsi, la
Critique de la raison pure explique qu'il ne peut y avoir d'exemple-modèle ; ce
qui est exclu ici c'est la possibilité d'un cas qui représente la vertu « incarnée »
dans les phénomènes comme la leçon d'anatomie donne à voir les concepts
« incarnés » 20 . L'expérience ne peut fournir aucun exemple de vertu au sens
d'un cas qui correspond complètement à la vertu et qui pourrait donc servir de
modèle. Le modèle de la vertu n'est pas à chercher dans l'expérience du monde
mais dans la raison :
chacun s'aperçoit que si on lui présente un certain homme comme
modèle <Muster> de la vertu, ce n'est cependant toujours que dans
sa propre tête qu'il possède le véritable original auquel il compare
ce prétendu modèle <Muster> et d'après lequel seul il le juge lui-
même 21 .
20. Nous y venons, il s'agit bien pour Kant de contester la possibilité de l'incarnation du
Bien, même le Christ ne doit pas être pris comme un modèle (cf. infra p.229).
21. CRP, A315 / B371-2 ; PI 1028.
216 5. L'IMPOSSIBILITÉ DE L'EXEMPLE
Ce n'est pas parce que l'on ne peut pas atteindre la république imaginée par
Platon que l'on doit y renoncer comme idéal. Aucune objection à la possibilité
d'une telle république ne peut se fonder sur le fait empirique de l'existence
d'éléments contraires à un tel idéal 24 . Mais Kant n'admet pas plus que l'on
objecte à l'idéal sous prétexte qu'il est inatteignable : misérable prétexte que
l'impraticabilité (Untunlichkeit). Au contraire,
quoique cette chose ne puisse jamais se réaliser, ce n'en est pas moins
une idée entièrement juste que celle qui pose ce maximum comme le
modèle <Urbild> que l'on doit avoir en vue pour rapprocher, en s'y
conformant, toujours davantage la constitution légale des hommes
de la perfection la plus haute 25 .
cela ne s'est jamais fait jusqu'à présent. Insistant sur le fait que le concept de
république idéale a une réalité pour la pensée, même si elle ne sera sans doute
jamais entièrement « réalisée » dans l'expérience, Kant défend déjà sa propre
conception de la vertu contre des objections similaires. Ni le fait qu'elle ne soit
déjà réalisée dans le monde, ni même le fait que l'on ne puisse avoir aucune as-
surance qu'elle ne le sera jamais, ne constituent des objections à l'idée critique
de la vertu 26 .
L'exemple de Platon permet donc à Kant de soutenir que sa non réalisa-
tion dans le monde ne constitue pas une objection à son « concept » de vertu.
C'est aussi Platon qui va fournir le vocable pour désigner ce type de concept
dont il ne peut y avoir d'exemples dans le monde. L'impossibilité de droit d'une
coïncidence parfaite entre un objet de l'expérience et le « concept » de vertu
exige un vocabulaire spécifique pour désigner ce « concept ». Pour marquer
l'exigence que la liberté soit en dehors de l'ordre de la nature, la pensée cri-
tique doit faire appel à un nouveau terme : celui d'« Idée transcendantale ».
En effet, pour pouvoir « déblayer et affermir le sol qui doit porter le majes-
tueux édifice de la morale 27 », Kant introduit la notion d'Idée transcendantale,
ou de concepts de la raison comme il les appelle d'abord dans la Dialectique
26. On peut se référer à cette réponse sur la question de la république pour saisir l'orienta-
tion de la pensée de Kant concernant la réalité de la vertu, mais la référence à la république
ne nous permet pas encore de prendre la mesure de la distance entre l'Idée de la vertu et l'ex-
périence. En ce qui concerne la constitution, Kant explique certes clairement que l'humanité
ne pourra jamais réaliser l'idéal mais cette « impossibilité » n'a pas, nous semble-t-il, exacte-
ment le même fondement que l'impossibilité de trouver « un seul exemple » d'un acte par
devoir. Il y a en effet, pour Kant, deux types possibles de non congruence entre « idée » et ex-
périence : alors que la disparité entre la constitution (ou une loi) et l'idéal de la république (revu
et corrigé comme il se doit) peut être progressivement effacée, il n'en est pas ainsi pour l'acte
singulier de vertu. En effet, si l'expérience ne se conforme pas à l'idée de la constitution, elle
peut néanmoins s'en approcher indéfiniment. Mais quand Kant explique qu'il n'y a aucun cas
dans l'expérience d'un acte vertueux, ce n'est pas seulement parce qu'aucun des actes que l'on
trouve dans l'expérience n'est « assez » vertueux, mais plutôt parce que, comme on l'a vu, il est
impossible jamais d'identifier comme tel un acte de vertu. Il y a bien des actes contraires à la
morale ; il y a bien des actes conformes à ce qu'ordonne la loi morale : mais parmi ces derniers
aucun ne pourra être déclaré plus ou moins vertueux. Il y a donc une différence de nature entre
la disparité entre l'expérience et l'Idéal platonicien d'une part, et la disparité entre l'expérience
et l'Idée de la vertu selon Kant de l'autre. Mais des disparités ne doivent être admises ni l'une ni
l'autre à titre d'argument contre l'Idéal ou l'Idée. La non-conformité des institutions politiques
existantes n'est pas un argument « contre » l'idéal platonicien. L'impossibilité de l'exemple de
la vertu (au sens de cas qui l'incarne) n'est pas un argument « contre » l'Idée de la vertu. Bien
plutôt ce doit être un des éléments à partir desquels il devient possible, selon Kant, de penser
la vertu.
27. CRP, A319 / B375-6 ; PI 1030.
218 5. L'IMPOSSIBILITÉ DE L'EXEMPLE
on l'entendait alors exactement dans le même sens) que de tout perdre du seul fait qu'on se
rende intelligible » (CRP, A312 / B369 ; PI 1026). Une nouvelle notion sera ainsi servie par une
idée ancienne à laquelle on donne un nouveau sens. La possibilité que le présent puisse en
quelque sorte écrire la nouveauté avec les termes de son héritage est une clé pour penser la
vertu avec Kant. Nous y reviendrons par un long détour par la Critique de la faculté de juger qui
va justement théoriser ce type de rapport sous la désignation de rapport « exemplaire ».
31. CRP, A314 / B371 ; PI 1027.
32. Rappelons que la traduction du terme Erkenntniss par « connaissance » pose quelques
problèmes, (cf. chapitre 1 note23). Si l'Erkenntnis n'est pas, chez Kant, nécessairement de l'ordre
du concept, elle est toujours liée à une certaine existence : « pour connaître un objet, il faut
pouvoir en prouver la possibilité (soit par le témoignage de l'expérience de sa réalité, soit a
priori par la raison) » (CRP, Bxxvin ; PI 745n). Pour Kant, penser un objet exige qu'il n'y ait pas
de contradiction ; lui attribuer une valeur objective exige que quelque chose soit trouvé qui
lui corresponde « mais ce quelque chose de plus n'a pas besoin d'être cherché dans les sources
théoriques de la connaissance, il peut bien se trouver dans les sources pratiques » (CRP, B xxvin ;
PI 746 ; noter que cela est rédigé après la Critique de la raison pratique). Autrement dit, il suffit
que soit trouvé non pas « dans la nature » mais, par l'analyse, dans la raison (pratique) quelque
220 5. L'IMPOSSIBILITÉ DE L'EXEMPLE
chose qui lui correspond et il peut y avoir « connaissance » de la vertu. C'est précisément cela
que doit révéler l'analyse critique.
33. Le terme Hirngespinst signifie une chimère qui est une construction du cerveau. Ce
terme est utilisé maintes fois par Kant dans le même type de contexte : là où il est question de
savoir si quelque chose dont nous n'avons pas de preuve de réalité empirique n'a pas pourtant
une réalité (l'univers infini, l'esprit etc.). Déjà dans l'Histoire générale de la nature (Ak I 315 ; PI
83), le terme est employé lorsque Kant veut prévenir qu'il faut tenir pour chimère tout ce
qui ne peut pas être prouvé. Dans la CRP (B 124) Kant explique que le concept de cause ne
peut pas être établi par l'empirique, donc qu'il doit soit avoir un fondement a priori, soit être
chimère ; on sait que c'est la première solution qui sera confirmée par la critique. C'est un
terme qui revient plusieurs fois dans les Fondements de la métaphysique des mœurs (Ak IV 407 ;
PII445). Dans la Critique de la raison pratique Kant remarque que ceux qui défendent l'idée d'une
intention pure ont peur que le fait qu'on ne la trouve pas pure dans les exemples indique qu'une
telle intention est à considérer comme chimère ; Kant va plutôt tirer une autre conclusion (Ak
V 154 ; PII 792 ). Voir aussi l'intéressante note CRPrat, Ak V 144 ; PII 783 et la Lettre à Herz , Ak
X 131 ; PI 693.
34. Pour être précis, il faut noter qu'il y a aussi des produits de la raison qui ne sont ni
chimériques, ni des connaissances dont la réalité est établie par l'expérience et qui ne relèvent
pas du pratique.Toutes les Idées transcendantales ne se rapportent pas au domaine moral. Mais
ce qui occupe Kant ici, et ce qui a suscite l'introduction du terme « Idée », c'est bien la liberté.
1. LA PENSÉE PRATIQUE SE VEUT SANS EXEMPLE(S) 221
qui repose sur la liberté 35 » qui n'est pas un simple tissu d'inventions de la rai-
son, bref qui n'est pas Hirngespinst. C'est précisément ici que s'insère l'appel
à Platon : les Idées platoniciennes sont des concepts auxquels aucun objet de
l'expérience ne peut être adéquat 36 , mais elles ne sont pas pour autant chi-
mériques. Autrement dit, « Idée » désigne une construction de la raison qui,
pour n'être objet possible ni d'expérience, ni de connaissance, est pourtant une
représentation pertinente pour la raison. C'est comme cela qu'on doit, selon
Kant, penser la liberté. Objet, ni de connaissance théorique, ni d'expérience
phénoménale, la liberté n'en est pas moins un objet pour la raison ; elle n'est
pas pure chimère. Plus exactement, pour la pensée critique qui cherche juste-
ment ce que la raison peut (re)connaître (erkennen) de la liberté, les choses se
présentent à l'envers : la pensée critique pose que c'est une condition pour pen-
ser une liberté qui ne soit pas une chimère (pour penser une liberté qui ait un
sens propre), que de penser que la liberté ne peut pas être objet d'une connais-
sance qui aurait la forme et le statut d'une connaissance théorique complète et
certaine.
Pour la pensée critique, cette impossibilité de congruence n'est qu'un point
de départ. Kant prétend reprendre à Platon une observation qui est cruciale
pour définir la pensée critique : l'impossibilité de congruence de l'idée de la
vertu (concept de la raison) et de l'expérience ne signifie pas, comme ce serait le
cas pour tout concept de l'entendement, que le concept soit vide ; au contraire
cette impossibilité de congruence est une condition de possibilité du concept
(de la raison) de la vertu. Se réclamant de Platon pour poser qu'il faut recon-
naître comme un fait que notre raison tend à s'élever au-delà de l'expérience,
Kant prétend montrer, qu'à certaines conditions, cette élévation peut éviter
les méprises dont aurait été victime Platon, et après lui toute la tradition 37 .
La pensée critique prétend en effet que l'inaptitude de l'expérience à éclaircir
bien seulement à l'usage de l'entendement en général par rapport aux objets auxquels il a af-
faire ; et tous les vides de subreption doivent toujours être attribués à un défaut de jugement,
jamais à l'entendement ou à la raison » (CRP, A643 / B671 ; PI 1247).
38. CRP, A315 / B372 ; PI 1028.
39. Comme le dit Gunter Buck : « Die Unmöglichkeit, wahre Moralität durch Beispiele zu belegen,
ist nicht nur eine Einschränkung unserer Vernunft. Sie ist eine positive Bestimmung der Moralität selbst »
(« Kants Lehre vom Exempel » in Archiv für Begriffsgeschichte H, Bouvier u Co. Verlag, Bonn XI, no
2 (1967), p.148-183, p.151).
40. « [L]a liberté est seulement une idée de la raison, dont la réalité objective est en soi
douteuse, tandis que la nature est un concept de l'entendement, qui prouve et doit nécessairement
prouver sa réalité par des exemples offerts par l'expérience » (FMM, Ak IV 455 ; PII 327). De tels
passages font penser que Kant s'accommode de laisser la question de la réalité objective de la
1. LA PENSÉE PRATIQUE SE VEUT SANS EXEMPLE(S) 223
L'exemple pratique ne sera donc pas un Beispiel qui fournit une preuve de
la réalité objective de la vertu puisque, selon Kant, on ne peut pas même com-
mencer à penser la vertu de manière conséquente sans noter qu'un exemple
d'acte vertueux est impossible de droit. La double définition de l'exemple le di-
sait déjà : l'exemple pratique n'a rien à voir avec le Beispiel théorique. Quel rôle
alors pour l'exemple, ou l'Exempel, qui apparaît dans la Métaphysique des mœurs ?
On sera tenté de chercher à comprendre son rôle en se référant au deuxième
sens du terme en français, l'exemple comme modèle à imiter. En français en
effet, deux sens du terme sont reconnus par les dictionnaires : l'un se réfère à
un cas particulier d'une catégorie plus générale, l'autre désigne une action, une
42. Voici le passage complet : « l'idée de la vertu, au regard de laquelle tous les objets pos-
sibles de l'expérience peuvent bien servir d'illustration (pour preuve du fait qu'est praticable
dans une certaine mesure ce qu'exige le concept de la raison) mais non de modèle » (CRP,
A315 / B372 ; PI 1028). Pour ce qui concerne cette étude il faut bien entendu souligner la réfé-
rence au Beispiel puisque, comme nous allons le voir, c'est une des fonctions de l'exemple que
nous devrons analyser que de fournir une preuve de « praticablité <Tunlichkeit> ».
2. « L'IMITATION N'A AUCUNE PLACE EN MORALITÉ » 225
manière d'être, voire une personne digne d'être imitée 43 . Dans sa fonction par
rapport aux concepts de l'entendement, le Beispiel est lié au premier sens du
terme exemple puisque sa valeur de preuve découle justement de ce qu'il est
un cas particulier d'une catégorie générale (en l'occurrence la catégorie dont
le concept donne la règle). L'exemple dans sa fonction par rapport à cette Idée
de la raison qu'est la vertu se rapporte-t-il alors au deuxième sens, celui du mo-
dèle digne d'être imité ? Les deux sens du terme que Kant entendait distinguer
dans la note qui oppose Exempel et Beispiel correspondraient-ils à une distinc-
tion entérinée dans la langue française ?
Pour explorer la possibilité que le rôle de l'exemple dans le domaine pra-
tique se rattache à ce deuxième sens du terme en français, on pourrait com-
mencer par remarquer le terme que Kant suggère lorsque, tardivement, il pose
qu'il faudrait un terme spécifique pour l'exemple dans le domaine pratique,
semble confirmer cette hypothèse. Le terme « Exempel », reprenant explicite-
ment la référence au latin exemplum, nous renvoie à une longue tradition qui
fait de l'exemple un outil essentiel de l'éducation morale et, plus particuliè-
rement, de l'éducation par imitation de modèles. Il faut se souvenir du pri-
vilège dont pouvait jouir une éducation morale fondée sur l'émulation d'un
modèle idéal. L'exemplum, terme dérivé de la traduction latine du paradigme
rhétorique chez Aristote, se sera en effet perpétué comme un moyen privilé-
gié de la formation morale, et surtout religieuse 44 . Courte histoire édifiante
qui invite ceux à qui elle est proposée à s'engager sur le chemin de la vertu,
l'exemplum connaît son heure de gloire à l'époque médiévale quand il devient
une forme reconnue. Reprise par les humanistes, la tradition est toujours floris-
sante, ou du moins familière, du temps de Kant. Choisissant le terme Exempel,
Kant ne manque pas de l'évoquer. Sans doute devons nous entendre, là encore,
43. Selon le Petit Robert : « Exemple I. 1. Action, manière d'être, considérée comme pouvant
être imitée 2. Personne dont les actes sont dignes d'être imités 3. Châtiment considéré comme
pouvant servir de leçon II 1. Chose semblable ou comparable à celle dont il s'agit ; 2. Cas,
événement particulier, chose précise qui entre dans une catégorie, dans un genre et qui sert à
confirmer, à illustrer, à préciser un concept. 3. Par exemple : doit confirmer, expliquer, illustrer
par un exemple ce qui vient d'être dit. »
44. Sur la lexicographie du terme exemplum, cf. John D. Lyons Exemplum ; The Rhetoric of
Example in Early Modern France and Italy, Princeton University Press, 1989, p.3-19. Sur l'exemplum
voir aussi Jacques Berlioz, "Le récit efficace : l'exemplum au service de la prédication (XII-
XVe siècles)'' in Rhétorique et histoire. L'exemplum dans le discours antique et médiéval ; Mélanges
de l'École française de Rome, de Boccard, Paris, p.113-146 ou Claude Bremond, Jacques Le Goff,
Jean-Claude Schmitt, L'exemplum, Turnhout-Belgium, Brepols, 1982.
226 5. L'IMPOSSIBILITÉ DE L'EXEMPLE
Une telle exhortation à imiter l'exemple d'un voisin est, selon Kant ici, psy-
chologiquement peu habile. Privilégier une personne en la désignant comme
l'exemple, voilà qui est surtout susceptible de créer ressentiment et jalousie.
Un tel manque de tact de la part de l'éducateur est d'autant plus regrettable
que ce n'est pas en imitant un exemple que l'élève peut devenir vertueux. En
effet, proposer aux enfants de se régler sur leur voisins, constitue un appel à
nobles dans l'éducation morale au motif que même lorsqu'ils ne sont pas nui-
sibles, ils font aspirer à autre chose que la vertu, à savoir à la gloire. Par un effet
pervers, l'exemple de conduite noble et méritoire peut porter vers une fausse
moralité en renvoyant à des rêves romanesques. Voilà pourquoi Kant « sou-
haite…qu'on leur [aux élèves] épargne les exemples (Beispiele) d'actions dites
nobles (plus que méritoires) » : ceux-ci ne peuvent conduire « qu'à de vains
désirs et à de vaines aspirations vers une perfection inaccessible [et] ne pro-
dui[sent] que des héros de roman <Romanhelden> 47 ». Ici, l'objection n'est plus
alors que les exemples ne servent à rien et risquent en plus d'inspirer le dégoût ;
l'objection tient plutôt à ce qu'ils donnent à aimer autre chose que le devoir.
Les grands exemples inspirent l'amour non pas de la vertu, mais de l'acte noble
et héroïque or, selon Kant, il n'y a aucune valeur morale à se conduire en hé-
ros — ce qu'il faut c'est se conduire en homme libre.
Donner des exemples de héros, et chercher par là à provoquer un véritable
effet moral sur le cœur, c'est donc se fourvoyer. Kant dénonce cet usage de
modèles pour inspirer l'imitation d'action nobles comme un mal de son époque
et il associe ce fléau à la littérature. Dans ce contexte, il s'en prend à ce qu'il
appelle « nos écrits sentimentaux <unsere empfindsame Schriften>». Regrettant
le pathos romanesque, il explique que :
[à] notre époque, où l'on croit, avec des sentiments langoureux et ten-
dres ou des prétentions ambitieuses, orgueilleuses et qui dessèchent
le cœur plutôt qu'elles ne le fortifient, agir plus fortement sur l'esprit
qu'avec la représentation sobre et sévère du devoir, plus appropriée
à l'imperfection humaine et au progrès dans le bien, il est plus néces-
saire que jamais d'appeler l'attention sur cette méthode 48 .
47. « Je souhaite en revanche qu'on leur épargne les exemples d'actions dites nobles (plus
que méritoires), dont nos écrits sentimentaux font étalage, et qu'on rapporte tout au devoir,
et à la valeur qu'un homme peut et doit se donner à ses propres yeux par la conscience de ne
l'avoir point transgressé, car ce qui n'aboutit qu'à de vains désirs et à de vaines aspirations vers
une perfection inaccessible ne produit que des héros de roman, qui, en se prévalant de leur
sentiment pour la grandeur excessive, s'affranchissent en échange de l'observation des devoirs
communs et courants, lesquels leur paraissent alors petits jusqu'à l'insignifiance » (CRPrat, Ak
V 155 ; PII 793-4).
48. CRPrat, Ak V 157 ; PII 796.
2. « L'IMITATION N'A AUCUNE PLACE EN MORALITÉ » 229
Or, puisqu'un tel jugement est impossible — on l'a vu il n'y a aucun acte dont on
puisse jamais assurer que c'est un acte de vertu —, il n'y aura aucun « exemple »
digne de servir de « modèle », d'exemple qui serait source. Kant prolonge ce
propos par une mise en garde quant aux limites du rôle possible de l'exemple :
[e]n matière morale, l'imitation n'a aucune place ; les exemples ne
servent qu'à encourager, autrement dit ils mettent hors de doute la
possibilité d'exécuter ce que la loi ordonne ; ils font tomber sous l'in-
tuition ce que la règle pratique exprime d'une manière plus générale ;
mais il ne peuvent jamais nous permettre d'oublier leur véritable ori-
ginal, qui réside dans la raison, et de nous régler sur eux 51 .
50. Ibid.
51. « Nachahmung findet im Sittlichen gar nicht statt, und Beispiele dienen nur zur Aufmunterung,
d.i. sie setzen die Tunlichkeit dessen, was das Gesetz gebietet, außer Zweifel » (Ibid.).
3. LE DISCOURS SE DÉDOUBLE 231
pire elle peut non seulement ne pas avoir l'effet escompté mais produire un ef-
fet contraire au but en orientant l'élève vers une pseudomoralité. La dernière
objection ne porte plus sur les possibles effets contraires à ceux espérés mais
sur l'impossibilité que cela ait l'effet espéré : l'imitation de l'exemple ne peut
jamais porter à la vertu parce que l'imitation n'a aucune place en moralité.
3. Le discours se dédouble
Que ce soient des cas adéquats qui confirment la réalité de la vertu, des ex-
emples à partir desquels l'on pourrait évaluer la vertu, ou encore des modèles
à imiter, les cas exemplaires sont dénoncés par une philosophie pratique kan-
tienne qui est moins disposée à accorder une fonction à ces exemples qu'à se
définir justement par ses objections à ceux-ci. Les exemples ne peuvent pas ser-
vir de source aux principes de la morale ; ils ne peuvent jamais constituer des
modèles à suivre pour accéder à un comportement vertueux ; voilà, selon Kant,
autant de conditions pour penser une morale qui ne soit pas chimère. Comme
l'expliquent les Fondements, c'est en renonçant aux exemples que la philosophie
critique se targue de pouvoir accéder à une métaphysique à même de formuler
le concept de devoir. Les Fondements posent en effet que,
C'est précisément en allant plus loin qu'une philosophie populaire, qui elle « ne
va pas au-delà de ce qu'elle peut atteindre par tâtons au moyen d'exemples »,
que le philosophe critique pense pouvoir atteindre par la raison le concept de
devoir. Pour permettre la révolution qu'elle appelle de ses vœux, pour être
à la hauteur de son ambition d'être une pensée sans exemple, la philosophie
critique doit aller au-delà de toute pensée qui s'appuie sur les exemples.
Sans doute ne peut-on nier que, pour faire entrer dans la voie du bien
moral un esprit, ou encore inculte ou déjà dégradé, on n'ait besoin
de quelques instructions préparatoires pour l'attirer par son avantage
234 5. L'IMPOSSIBILITÉ DE L'EXEMPLE
L'instruction préparatoire consiste à trouver une stratégie pour que l'esprit en-
core inculte, ou déjà dégradé, autrement dit l'esprit qui, non seulement ne se-
rait pas proche de la vertu, mais qui ne serait même pas encore engagé sur le
chemin de la vertu, se décide justement à emprunter ce chemin. En admettant
la nécessité pour l'esprit encore inculte d'une « instruction préparatoire », Kant
laisse la place à une technique que la pensée populaire associe à la formation
morale. Il est difficile de décider ici, si Kant envisage seulement cette prépara-
tion pour s'accommoder des réflexes du bon sens qui voit quelque pouvoir civi-
lisant dans les bons exemples, ou si cette propédeutique lui parait effectivement
devoir occuper une place importante. Ce qui est clair, en revanche, c'est sa vo-
lonté de distinguer entre le mécanisme de préparation (la propédeutique) et
l'éducation à la moralité proprement dite (la présentation du principe moral).
Ainsi, selon Kant, dès que la propédeutique aura « fait quelque effet », il faudra
passer à la présentation du principe déterminant moral pur qui seul donnera à
l'élève la force pour accéder à « l'indépendance de sa nature intelligible 55 ». La
présentation du principe moral confère à l'homme la force de s'arracher à sa
nature sensible. Selon la Critique de la raison pratique, la présentation du prin-
cipe moral ne marque pas, ainsi, le point culminant, mais le point de départ de
toute éducation morale digne de ce nom. L'instruction préparatoire s'impose
au moment où l'on s'oriente vers l'éducation morale mais elle reste extérieure
à celle-ci. Elle constitue un mécanisme pour amener jusqu'à l'éducation mais
elle n'en participe pas encore. Lorsque Kant concède une utilité aux exemples,
c'est non pas pour l'éducation morale proprement dite, mais pour ce qu'il ap-
pelle la préparation à cette éducation, la première étape qui n'en est pas une,
puisqu'elle n'appartient pas encore à l'éducation, selon lui, mais fonctionne
comme simple propédeutique. Elle comporte des instructions préparatoires
54. CRPrat, Ak V 152 ; PII 790. Notons que Kant parle ici de l'éducation de l'homme encore
inculte en termes d'une éducation par lisières. Le terme allemand est « Gängelband », ce qui
renvoie à la description de la fonction des exemples dans l'introduction à la Doctrine du juge-
ment transcendantale où ceux-ci sont qualifiés de roulottes pour le jugement « Gängelwagen »
(CRP, A134 / B173-4 ; PI 882 ; cf. chapitre 3 p.110). Nous aurons à revenir sur la logique de ces
mécanismes (cf. chapitre 6, p.257).
55. CRPrat, Ak V 152 ; PII 790-1.
3. LE DISCOURS SE DÉDOUBLE 235
morale. Mais, si elle n'est pas une condition suffisante pour accorder une valeur
morale à l'action, la légalité est bien une condition nécessaire pour une telle
valeur. Si l'imitation de l'exemple du bon maître est susceptible, au moins de
permettre à l'homme inculte d'admettre des maximes qui s'accordent avec ce
que dicte la loi morale, cela doit être considéré comme allant dans le bon sens.
Ainsi, qu'il y ait une place pour l'imitation de l'exemple dans cette propédeu-
tique, cela ne contredit pas, mais plutôt confirme que l'imitation ne mène pas à
la vertu. L'imitation de l'exemple, nous dit la Métaphysique des mœurs, ne peut
que porter à admettre certaines maximes proposées par le maître. Or, pour
atteindre la moralité, encore faudrait-il que ces maximes deviennent propres.
Pour cela, l'imitation ne sera d'aucun secours.
La distinction entre deux éducations morales qui reflètent en quelque sorte
le double enjeu de l'éducation — l'accès de l'homme à un comportement con-
forme à la loi morale d'une part, son accès à la vertu de l'autre — permet ainsi
de lire ensemble aussi bien les recommandations que les condamnations de
l'imitation. Dans la mesure où l'exemple est pensé par Kant, dans le sillage de
l'exemplum, comme un modèle à imiter, la double logique de l'éducation mo-
rale lui confère deux statuts : l'exemple est utile pour la légalité, inutile pour la
moralité au sens fort qui implique l'acte par devoir.
4. Problèmes
Nous avons dégagé une première possibilité de lecture des propos parfois
apparemment contradictoires de Kant au sujet du rôle de l'imitation et, sans
doute en conséquence, au sujet du rôle des exemples dans la formation à la
vertu. Selon cette explication, ce qui semble contradictoire serait au contraire
un renchérissement du même principe, à savoir que la pensée critique ins-
taure une façon de penser la liberté et la vertu qui rompt avec toute morale
doctrinaire et que cette rupture doit pouvoir se lire dans la nouvelle évalua-
tion que fait la pensée critique de la valeur de l'exemple. Kant serait amené
à tenir la position suivante : les exemples peuvent être utiles, mais seulement
dans la préparation à l'éducation morale puisqu'au sens strict ils ne participent
pas à l'éducation morale, étant entendu que cette éducation ne peut faire ap-
pel à l'imitation. Selon cette lecture, Kant peut tenir les exemples pour utiles
dans la propédeutique à la morale puisque celle-ci ne relève pas, à proprement
parler, de la moralité. À admettre ce parler propre, ou une distinction tenue
pour « propre » entre propédeutique et morale, on pourrait admettre qu'il n'y
4. PROBLÈMES 237
a pas dédoublement, ni contradiction dans ces divers propos, mais plutôt une
affirmation positive et une affirmation négative de la même position : c'est
pour la même raison que, si les exemples peuvent être utiles à la préparation à
l'éducation morale (pour laquelle il est légitime de mettre en œuvre n'importe
quels moyens, y compris pourquoi pas, encourager l'imitation de l'exemple
du maître), aucun exemple ne peut servir de modèle à la vertu. Les deux faits
tiennent à ce que « l'imitation n'a aucune place dans la moralité. » Sans rien re-
nier de cette première explication que nous avons donnée de ce que l'exemple
soit « sauvé » par Kant, nous devons noter que celle-ci laisse en suspens trois
séries de questions.
• Le premier problème, avec notre première explication, est qu'elle ne
s'applique qu'à certains des propos de Kant au sujet des exemples.
Certes, la distinction entre la propédeutique d'une part, et la véritable
formation à la vertu de l'autre, permet de réconcilier des propos di-
vergents au sujet de la place de l'imitation dans l'éducation morale.
Mais toutes les affirmations de Kant au sujet des exemples dans ce
contexte ne semblent pas déterminées par la problématique de l'imi-
tation. Il suffit en effet, de se reporter à la définition de l'Exempel
pour s'en convaincre : « [l]'exemple <Exempel> est un cas particulier
d'une règle pratique, pour autant que cette règle représente une ac-
tion comme praticable ou impraticable 58 ». Il n'est pas ici question de
modèles et d'imitation, mais de représentation d'une action comme
praticable ou impraticable. Ailleurs, Kant revient sur cette représen-
tation de la faisabilité de l'action en expliquant, que c'est précisément
dans la mesure où ils en fournissent une preuve, que les exemples
sont encourageants. Si les Fondements articulent la condamnation de
l'imitation et le rôle encourageant des exemples 59 , il n'est pas aisé de
voir le rapport entre ces deux éléments de l'analyse. Penser l'efficace
de l'exemple en termes d'imitation, ne nous permet de comprendre,
ni l'enjeu de cet encouragement, ni la capacité de l'exemple à four-
nir une preuve de la « faisabilité » de la vertu (« Beweise der Tunlichkeit
des Pflichtmäßigen »). De la première Critique 60 à la Métaphysique des
« Beweise der Tunlichkeit » (CRP, A315 / B372 ; PI 1028). Cela suit la remarque selon laquelle il ne
faut pas rejeter la République de Platon, « sous ce très misérable et pernicieux prétexte qu'elle
est impraticable <unter dem sehr elenden und schädlichen Vorwande der Untunlichkeit, als unnütz
bei Seite zu setzen> » (CRP, A316 / B372-3 ; PI 1028). C'est encore de Tunlichkeit qu'il s'agit.
61. Nous allons voir que Kant ne pourra esquiver une certaine démonstration de la possi-
bilité de la réalité de la vertu. L'exemple va alors jouer un rôle essentiel (cf. chapitre 8).
4. PROBLÈMES 239
Kant de plaider pour penser que l'Idée n'est pas nécessairement chimé-
rique mais cela n'est pas encore suffisant : le philosophe critique ne
doit-il pas répondre de la valeur de sa conception de la moralité au-
trement qu'en affirmant qu'il n'est pas impossible que ce ne soit pas
chimérique ? C'est précisément encore la question de l'exemple qui
nous orientera vers les diverses réponses kantiennes à ce problème.
• Nous avons pu articuler de façon cohérente les positions apparem-
ment contradictoires de Kant à l'égard du rôle de l'imitation dans
l'éducation morale grâce à la distinction qu'il nous propose entre la
propédeutique, d'une part, et l'éducation morale proprement dite, de
l'autre. Or, cette distinction entre deux « étapes » de l'éducation mo-
rale pose inévitablement la question de leur rapport. Comment les
distinguer (en principe) ? Et si on peut les distinguer, y a-t-il un rap-
port entre elles ? Ces questions deviennent aussi importantes que déli-
cates lorsque l'on s'aperçoit qu'elles appellent des questions parallèles
concernant la distinction entre la légalité et la moralité. Si Kant peut
recommander l'imitation, c'est bien dans la mesure où celle-ci est apte
à permettre à l'élève de rejoindre la légalité, faute d'accéder à la vertu.
Inversement, si Kant doit dénoncer l'imitation comme méthode pé-
dagogique, c'est parce qu'elle interdirait à celui qui s'en remet à elle
l'accès à la vertu. La double position à l'égard de l'éducation n'est pos-
sible que parce que nous avons deux rapports possibles à la vertu. Or,
la question du rapport entre ces rapports — rapport qu'il doit, et ne
peut, y avoir — nous portera à revenir sur le rôle de l'exemple mais
surtout sur ces dédoublements.
Trois séries de questions restent donc à aborder pour comprendre le sens
et l'importance de la thématique de l'exemple dans la pensée pratique, au-delà
d'un premier constat selon lequel cette problématique sert à définir le domaine
pratique de manière négative. S'il est vrai que l'impossibilité de l'exemple sert
à définir, non seulement la moralité kantienne mais aussi la démarche péda-
gogique qu'elle peut préconiser, en répondant à ces trois séries de questions
nous allons tenter de monter que l'on peut aussi penser que la possibilité d'une
certaine efficace particulière de l'exemple est aussi une condition de possibilité
de la pensée pratique de Kant.
CHAPITRE 6
pédagogique qui fait appel aux exemples pourraient porter à une telle conclu-
sion. Comme nous allons le vérifier, appeler à l'imitation de l'exemple n'est pas
le seul procédé couduisant à la vertu qui sombre dans la contradiction. Nous
l'avons vu, Kant fournit une double justification de son opposition à l'imitation
d'exemples comme stratégie pour l'éducation morale. D'une part, l'impossi-
bilité d'un cas-exemple adéquat à l'Idée de la vertu plaide contre l'imitation
des exemples en alléguant que ceux-ci sont toujours inadéquats, imparfaits par
rapport aux exigences de la véritable moralité. D'autre part, Kant objecte à
l'imitation elle-même en soutenant que l'imitation n'a pas de place en moralité.
Nous avons tenu à le souligner, l'objection à l'imitation n'est pas seulement une
conséquence de la qualité incertaine de tout modèle que l'on pourrait choisir,
elle tient aussi à un refus de l'imitation comme telle. En explorant les consé-
quences de l'objection à l'imitation elle-même, nous allons tenter d'exposer
une des difficultés qui hante et structure la pensée pratique de Kant.
Dans la préface des Fondements, Kant interpelle le lecteur au sujet de l'ur-
gence à établir, une fois pour toutes, une philosophie morale qui ne soit pas une
doctrine empirique : « ne pense-t-on pas qu'il soit de la plus extrême nécessité
d'élaborer une bonne fois une philosophie morale pure qui serait complète-
ment expurgée de tout ce qui ne peut être qu'empirique et qui appartient à
l'anthropologie 1 ?» Kant se propose d'avancer une philosophie morale qui ne
souffre pas d'empirisme mais qu'en est-il du rapport de cette moralité à l'em-
pirique ? Ce rapport n'est pas un simple rapport d'exclusion. On notera que si
Kant explique que la philosophie morale qu'il vise serait « complètement ex-
purgée <völlig gesäubert> de tout ce qui ne peut être qu'empirique », pourtant,
il indique aussi dans cette préface, que l'expérience est un élément essentiel du
jugement pratique tel qu'il l'envisage. En effet, Kant explique que l'expression
des lois morales ne suffit pas pour mener à bien l'analyse critique de la morale
car :
[i]l est vrai que ces lois exigent encore une faculté de juger aiguisée
par l'expérience, afin de discerner d'un côté où elles sont applicables,
afin de leur procurer d'autre part un accès <Eingang> dans la volonté
humaine et une influence dans la pratique car l'homme, affecté qu'il
est lui-même par tant d'inclinations, est bien capable sans doute de
concevoir l'idée d'une raison pure pratique, mais n'a pas si aisément
4. Kant lui-même le souligne, l'application des lois pratiques soumet la faculté de juger à
« des difficultés particulières » parce qu'il s'agit d'appliquer des lois de la raison à un événement
ayant lieu dans la nature (CRPrat, Ak V 68 ; PII 691). Il s'agit donc en quelque sorte de faire du
schématisme sans schème, la loi de la liberté ne pouvant être soumise à aucune intuition, donc
aucun schème. La possibilité de procéder néanmoins à une subsomption du cas sous la règle
sera possible, selon Kant, grâce au type de la loi morale. Si nous ne nous arrêtons pas sur la
typique, qui mérite pourtant de longues analyses, c'est parce que nous tenons à privilégier ici
le deuxième problème de la loi morale, le problème de la rendre efficace, le problème de lui
fournir une nécessité subjective. Nous privilégions ce deuxième problème car, dans la mesure
où justement il n'a pas d'analogue dans le domaine théorique, il nous semble conduire vers
une question essentielle de la philosophie pratique au deux sens du terme « essentiel » : la
possibilité de rendre efficaces les lois morales est non seulement très importante, voire vitale,
pour la philosophie pratique, elle se rapporte aussi à l' « essence » du pratique qu'est la liberté
dans son sens spécifiquement critique.
5. CRPrat, Ak V 69 ; PII 692.
1. LA DIFFICULTÉ DE L'ÉDUCATION MORALE 245
comment elle pourrait être amenée à prendre la loi morale pour fondement
de son activité. Dans le domaine théorique Kant présume d'une certaine ma-
nière que les lois qui doivent gouverner le jugement le feront. Ainsi, l'analyse
du Fürwahrhalten que fait la Critique de la raison pure, suppose qu'il est impos-
sible qu'une proposition théorique pour laquelle nous avons des raisons objec-
tives suffisantes de la tenir pour vrai, manque de raisons subjectives de la tenir
pour vrai : c'est un cas de figure que Kant n'envisage même pas. Pour Kant, ce
qui est objectivement suffisant est automatiquement subjectivement suffisant
comme raison de tenir pour vrai 6 . Or, Kant reconnaît d'emblée que tel n'est
pas le cas en ce qui concerne la moralité ; les lois morales ne s'imposent pas
d'elles-mêmes toujours à l'homme, là où la raison pratique doit pourtant les
tenir pour valables et applicables. La nécessité objective de la loi morale n'im-
plique pas automatiquement une nécessité subjective. L'enjeu de l'accès des
lois morales à l'esprit tient à ce que la loi morale qui est objectivement contrai-
gnante le devienne subjectivement. La pensée critique doit dès lors expliciter
comment il est possible de rendre les lois morales efficaces dans l'esprit d'un
homme. Selon Kant, seule l'expérience peut « procurer » cet accès. De quelle
expérience s'agit-il ? Quelle expérience peut rendre les lois morales efficaces ?
Dès lors que l'on se demande quelle expérience on peut imposer à l'homme
qui soit susceptible de provoquer l'accès à l'esprit des lois morales, l'on s'inter-
roge sur l'éducation morale. En effet, l'éducation morale consiste à conduire
l'homme aux expériences qui peuvent ouvrir l'accès à la moralité (l'homme est
conduit par les lois morales) en ouvrant l'accès à la moralité (les lois morales
accèdent, et s'imposent, à l'esprit).
Par quelle éducation l'homme peut-il être conduit jusqu'à la moralité ? La
question s'avère délicate pour le philosophe critique. Kant l'aborde dans la Mé-
thodologie de la Critique de la raison pratique dont la tâche est justement d'expli-
quer comment l'on peut « donner aux lois de la raison pure pratique un ac-
cès dans l'esprit humain, de l'influence sur ses maximes, c'est-à-dire la façon de
rendre la raison objectivement pratique également subjectivement pratique 7 .»
La Méthodologie doit montrer comment faire pour que la loi morale puisse exer-
cer sa force. Elle doit proposer une méthode pour donner aux lois de la raison
6. CRP, A820 / B848 sq. Nous devons cette observation à Fernando Gil qui soulignait l'ab-
sence de cette possibilité dans le dispositif kantien lors d'un de ses séminaires.
7. CRPrat, Ak V151 ; PII 789.
246 6. L'INVRAISEMBLABLE FORCE DE L'AUTRE DARSTELLUNG
8. « Il faut que nous puissions vouloir que ce qui est une maxime de notre action devienne
une loi universelle ; c'est là le canon qui permet l'appréciation morale de notre action en géné-
ral. Il y a des actions dont la nature est telle que leur maxime ne peut même pas être conçue sans
contradiction comme une loi universelle de la nature, bien loin qu'on puisse poser dans la vo-
lonté qu'elle devrait le devenir. Il en est d'autres dans lesquelles on ne trouve pas sans doute cette
impossibilité interne, mais telles cependant qu'il est impossible de vouloir que leur maxime
soit élevée à l'universalité d'une loi de la nature, parce qu'une telle volonté se contredirait elle-
même » (FMM, Ak IV 424 ; PII 288).
1. LA DIFFICULTÉ DE L'ÉDUCATION MORALE 247
9. Les exemples qui portent sur la tricherie, le mensonge ou l'arnaque sont les plus clairs
à cet égard. Kant soutient que si je peux vouloir agir d'une telle manière, je dois reconnaître
que la tromperie deviendrait impossible (donc impossible comme action voulue) si elle était
généralisée. On peut ainsi vérifier que le mensonge est contraire à la loi morale en vérifiant
qu'on ne peut vouloir l'ériger en loi : « si je peux bien vouloir le mensonge, je ne peux en aucune
manière vouloir une loi universelle qui commanderait de mentir ; en effet, selon une telle loi,
il n'y aurait plus à proprement parler de promesse » (FMM, Ak IV 403 ; PII 262). L'argument
concernant le suicide répète l'argument en prenant l'universalité comme condition d'être une
nature : « une nature dont ce serait la loi de détruire la vie, en vertu même du sentiment dont
la fonction spéciale est de pousser au développement de la vie, serait en contradiction avec
elle-même et ainsi ne subsisterait pas comme nature » (FMM, Ak IV 422 ; PII 286).
10. « Un arbitre <Willkür> en effet est purement animal (arbitrium brutum) quand il ne peut
être déterminé que par des impulsions sensibles, c'est-à-dire pathologiquement. Mais celui qui
248 6. L'INVRAISEMBLABLE FORCE DE L'AUTRE DARSTELLUNG
soumis aux lois de la nature mais, selon Kant, le privilège de l'homme est celui
d'être un être sensible doué de raison. Nous avons donc aussi une nature su-
prasensible, ce qui ouvre la possibilité d'un affranchissement de notre nature
sensible. Si l'arbitre de l'homme est un « arbitrium sensitivum », il n'est pas un
« arbitrium brutum » mais un « arbitrium liberum » parce que « la sensibilité ne
rend pas son action nécessaire, mais qu'il y a dans l'homme un pouvoir de se
déterminer de lui-même indépendamment de la contrainte des impulsions sen-
sibles 11 .» La liberté dont nous pouvons jouir en tant qu'êtres raisonnables est
l'affranchissement de notre arbitre de toute loi de la sensibilité. La volonté est
libre si elle s'affranchit de la soumission aux lois empiriques pour ne répondre
qu'à la loi morale. La définition négative de la liberté comme non-soumission
aux lois de la nature est, somme toute, classique mais Kant la transforme en
formulation positive de façon inédite lorsqu'il pose qu'est alors déterminant un
mobile de la raison elle-même. Voilà l'autonomie qui paraît. Or, l'exigence que
l'acte vertueux procède de l'autonomie va rendre problématique la pédagogie
pratique.
L'une des originalités de la pensée pratique kantienne est son insistance sur
la causalité, voire le type de causalité, comme critère essentiel pour distinguer
les lois de la nature de celles de la raison 12 . Ainsi, alors qu'il définit le libre ar-
bitre par opposition à l'arbitre animal, son insistance sur le régime de causalité
comme critère pour opérer la distinction entre les mobiles qui relèvent de la
peut être déterminé indépendamment des impulsions sensibles, par conséquent par des mo-
biles qui ne sont représentés que par la raison <Bewegursachen, welche nur von der Vernunft vor-
gestellt werden> reçoit le nom de libre arbitre (arbitrium liberum) » (CRP, A 802/B830 ; PI 1363).
11. « Sinnlichkeit ihre Handlung nicht nothwendig macht, sondern dem Menschen ein Vermögen
beiwohnt, sich unabhängig von der Nöthigung durch sinnliche Antriebe von selbst zu bestimmen » (CRP,
A 534 /B 562 ; PI 1168-9). Notons la construction étonnante : cette capacité de se déterminer
indépendamment des contraintes sensibles est « dans » l'homme parce qu'elle « beiwohnt ». Ce
terme dénote certes, une présence « chez » l'homme, mais aussi une étrange différenciation :
la capacité est chez l'homme non pas parce qu'elle lui appartient mais parce qu'elle assiste à
sa vie. On devrait s'interroger sur la nature de ce « vivre auprès de » : hospitalité, parenté ou
concubinage ?
12. On pourrait multiplier les évocations de sa causalité propre comme caractéristique du
domaine moral, mais on se contentera de noter que cela est clair dès la première Critique et
repris dans les ouvrages portant spécifiquement sur le pratique. Ainsi, la première Critique
explique que le domaine moral est « là où la raison humaine montre une véritable causalité et
où les idées sont de véritables causes efficientes (des actions et de leurs objets) » (A317 / B374 ;
PI 1029). Les Fondements de la métaphysique des mœurs avancent que « [l]a liberté est une sorte de
causalité qui appartient aux êtres vivants, en tant qu'ils sont raisonnables, et la liberté serait la
propriété qu'aurait cette causalité de pouvoir agir indépendamment de causes étrangères qui
la détermineraient » (Ak IV 446 ; PII 315).
1. LA DIFFICULTÉ DE L'ÉDUCATION MORALE 249
nature et ceux qui relèvent de la moralité au sens strict, oblige Kant à tenir pour
mobiles « naturels », bien plus que les mobiles traditionnellement attribués à
notre nature animale. En articulant les choses en rapport avec le type de causa-
lité, Kant arrive à une définition du pathologique qui semble ne guère laisser de
place à autre chose. Le chantre de l'autonomie et de la liberté qu'est Kant, s'em-
ploie systématiquement à démontrer que, là où d'autres ont pu voir des actes
de liberté, il faut au contraire penser qu'il n'y a que le résultat de contraintes
de la même nature que la plus brutale des contraintes physiques 13 . Ce n'est
pas pour Kant paradoxal, mais au contraire une condition essentielle pour pré-
server le sens propre de la liberté, que de distinguer une action déterminée
librement, non seulement de toute action déterminée par ce qui est commu-
nément tenu pour une force sensible, mais aussi tout acte déterminé par une
causalité analogue à celle de la nature. Or, en cela Kant pousse la traditionnelle
définition de la liberté comme non-soumission à la nature jusqu'à de nouvelles
conséquences : s'il y une certaine identification entre la nature et la sensibilité
d'une part, et la rationalité et la liberté de l'autre, pourtant, la pensée pratique
ne catalogue pas tous les produits de la raison sous la rubrique « raison ». Au
contraire, bien des déterminations possibles d'actions que nous pourrions être
tentés de considérer comme relevant de la raison, dans la mesure où elles dé-
coulent d'un raisonnement, seront pourtant tenues par Kant pour équivalentes
à des lois physiques. Ainsi, si les forces physiques au sens strict sont des lois
sensibles, le sont aussi, non seulement des instincts tels la faim, la peur, ou le
plaisir qui poussent à rechercher certains conforts mais aussi, et par la même
analyse, toutes les forces qui fonctionnent selon une causalité qui peut être ju-
gée analogue. Dès lors que la nature est définie par le caractère spécifique de
la causalité qui y détermine les actions — et pour Kant il ne fait aucun doute
que cette causalité est celle décrite par les lois mécaniques de Newton 14 — le
caractère mécanique d'une détermination devient une marque de ce qu'elle
13. C'est en quelque sorte en réduisant l'impact de la liberté sur le monde à zéro (zéro
en termes de perception), que Kant « re »couvre possibilité de la liberté. La liberté n'est pas
« dans » le monde, à moins peut-être qu'elle cohabite avec lui (selon la modalité du beiwohnen
qui caractérise le rapport de l'homme à sa capacité de liberté, cf. note 11).
14. Les lois de Newton restent toujours la référence pour Kant. Noter que dans la Critique
de la faculté de juger téléologique, là même où Kant pose la nécessité pour la connaissance scien-
tifique d'user d'explications téléologiques, il insiste sur l'idée que « expliquer tous les produits
et événements de la nature, même les plus finalisés, d'une façon mécanique aussi loin que pos-
sible pour notre pouvoir » est une « mission <Beruf >» (CJ, Ak V 415 ; PII 1215). Concernant
l'engagement de Kant avec la science newtonienne, l'excellent ouvrage de Michael Freidman
250 6. L'INVRAISEMBLABLE FORCE DE L'AUTRE DARSTELLUNG
soit empirique. Ainsi toutes les forces qui agissent selon le modèle de forces
réciproques, d'attraction ou de répulsion, toutes les forces qui s'additionnent
ou s'annulent, bref toutes les forces dont on peut dire que l'emportera la plus
grande puisque c'est la somme qui est déterminante, doivent être tenues pour
des forces empiriques. Selon une telle définition, sont considérées comme hé-
térogènes à la liberté toutes les déterminations de la volonté qui reposent sur
un raisonnement qui aurait pesé les conséquences de l'action. Une volonté dé-
terminée par une évaluation des conséquences de l'action est, pour Kant, une
volonté déterminée par des lois empiriques. Si ce sont des évaluations du pour
et du contre qui débouchent sur une détermination, celle-ci est alors, selon
l'analyse kantienne, le résultat en quelque sorte de la somme des forces en jeu.
Elle est alors le résultat d'une causalité qui reste analogue à celle de la nature :
les raisonnements qui déterminent l'action sont de l'ordre d'une somme, tout
comme la force qui détermine le mouvement d'un corps physique est le ré-
sultat de la somme des forces physiques qui s'appliquent dans une situation
donnée. De tels raisonnements proviennent de ce que Kant accepte de nom-
mer, avec Leibniz, un automaton spirituale ; la machine est peut être spirituelle
et non matérielle, elle n'en reste pas moins analogue aux rouages de la nature.
Les actes qu'elle détermine ont le statut d'événements produits par une ma-
chine et non d'actes déterminés par le libre arbitre. Or,
si la liberté de notre volonté n'était pas autre chose que cette liberté
(psychologique et comparative, et non en même temps transcendan-
tale, c'est-à-dire absolue), elle ne vaudrait au fond guère mieux que
celle d'un tournebroche, qui, une fois monté, exécute de lui-même
ses mouvements (von selbst seine Bewegungen verrichtet) 15 .
doit être pris pour référence : Kant and the exact sciences, Cambridge, Harvard University Press,
1992.
15. CRPrat, Ak V 97 ; PII 726.
1. LA DIFFICULTÉ DE L'ÉDUCATION MORALE 251
17. Ainsi, « [t]outes les fois que l'on songe à prendre pour base un objet de la volonté afin de
prescrire à la volonté la règle qui la détermine » l'on tombe dans l'hétéronomie. « Que l'objet
détermine la volonté au moyen de l'inclination, comme dans le principe du bonheur personnel,
ou au moyen de la raison appliquée aux objets possibles de notre vouloir en général, comme
dans le principe de la perfection, la volonté ne se détermine jamais immédiatement elle même
par la représentation de l'action, mais seulement par le mobile résultant de l'influence que
l'effet présumé de l'action exerce sur elle : je dois faire telle chose parce que je veux telle autre
chose » (FMM, Ak IV 444 ; PII 313).
18. Même, rappelons-le, quand il s'agit du Christ !
19. FMM, Ak IV 443 ; PII 313.
1. LA DIFFICULTÉ DE L'ÉDUCATION MORALE 253
mais aussi qu'aucune représentation d'un objet empirique ne soit visée 20 . Voilà
qui éclaire la condamnation de l'exemple comme outil de l'éducation morale
dont nous faisions état au chapitre dernier. Nous avions constaté que les ob-
jections à l'éducation par l'imitation d'exemples est, chez Kant, le résultat de
sa position concernant l'imitation, à savoir que l'imitation n'a aucune place en
moralité. Nous comprenons maintenant que cela tient au fait que, pour Kant,
l'imitation est une modalité de l'acte qui n'est que moyen vers une fin : l'imita-
tion d'un modèle produit une action qui n'est pas une fin en soi comme le serait
l'acte libre, mais une action en vue de reproduire le modèle. L'imitation d'un
exemple consiste à accomplir une action déterminée par la règle que fournit
le modèle. Une telle action relève toujours de l'action déterminée par sa visée,
à savoir la reproduction de l'objet pris pour modèle. Dès lors, l'imitation d'un
exemple ne peut jamais être qu'un acte qui relève de l'hétéronomie 21 . Ainsi,
la conception de la morale comme relevant nécessairement du libre arbitre,
conjuguée avec une exigence que la liberté soit une causalité hétérogène à celle
de la nature, fonde le refus d'admettre l'imitation de l'exemple comme straté-
gie pour amener à la vertu. L'imitation, entendue comme l'acte qui consiste à
suivre les règles implicites dans le modèle, peut préparer à la moralité en im-
posant une des conditions nécessaires de la moralité, à savoir la conformité à la
loi morale, mais elle reste impuissante à imposer l'autre condition nécessaire
(à savoir l'intention morale). Plus, elle est forcément impuissante à faire advenir
cette deuxième condition puisque c'est son efficace même ici qui l'en empêche.
C'est en effet précisément dans la mesure où l'exemple est efficace (et donne
donc la règle de la forme du comportement) qu'il lui est impossible d'aider à
remplir l'autre condition — l'indépendance de toute règle. Dès lors qu'il per-
met d'imposer la légalité, il devient impossible à l'exemple d'être un outil mé-
thodologique adapté à apporter la moralité. L'exemple est ainsi condamné à
20. L'acte autonome en tant que tel ne doit viser aucun objet, sous peine de ne pas être
autonome. Mais il faut ici éviter un contresens : cela n'implique pas que l'action entreprise
n'ait aucune visée empirique. Ce serait d'ailleurs là un non-sens puisque toute action a une
visée empirique. L'acte dont on pourrait dire qu'il est vertueux est perceptible dans le monde
empirique comme une action qui a une visée précise mais ce qui le distingue, et lui donne une
valeur morale, c'est que l'intention qui le détermine n'ait pas cet objet pour visée mais soit
déterminée par la nécessité subjective de respecter la loi morale.
21. L'exemple, lorsqu'il est pris comme modèle à imiter, est un objet de la volonté, or
« toutes les fois qu'on songe à prendre pour base un objet de la volonté afin de prescrire à
la volonté la règle qui la détermine, la règle n'est qu'hétéronomie ; l'impératif est subordonné
à une condition » (FMM, Ak IV 444 ; PII 313).
254 6. L'INVRAISEMBLABLE FORCE DE L'AUTRE DARSTELLUNG
aura été déterminé par cette initiative. La difficulté à laquelle doit faire face la
pensée pratique est celle-ci : pour ce qui est de la véritable moralité, tout ce qui
chercherait à la faire advenir semble condamné à l'échec, soit en raison de son
inefficacité, soit — mais cela revient au même — à cause de son efficacité 22 .
L'exemple, qui prétend fournir un modèle de vertu, n'est plus alors un mauvais
stratagème parmi d'autres qui doit être écarté de l'éducation morale adaptée à
la pensée critique ; il devient plutôt la figure même de la difficulté à concevoir
une éducation à l'autonomie. L'objection, que formule Kant, à la possibilité
que l'imitation d'un exemple puisse conduire à la vertu attire notre attention
sur ce qui constitue un problème essentiel pour la philosophie pratique kan-
tienne : dans la mesure où toute action que l'on peut envisager pour conduire
à la liberté a lieu dans le régime de la causalité naturelle, toute initiative pour
imposer la vertu (à soi-même ou à un autre) semble condamnée à la contradic-
tion. Toute stratégie pour émanciper l'homme semble devoir sombrer dans la
contre-productivité. Kant n'insiste pas sur le paradoxe qui guette toute straté-
gie qui cherche à causer la liberté mais, si le texte n'aborde pas explicitement le
risque de contradiction qui mine tout effort pédagogique en ce qui concerne
la morale, les figures textuelles disent bien la difficulté : la démarche du texte
kantien pour parler de telles démarches trahit la difficulté de la situation. En ef-
fet, lorsque le texte kantien fait appel à une figure pour décrire l'éducation à la
liberté, le caractère problématique de cette figure sert d'indice de la difficulté
à conceptualiser une stratégie pédagogique. Pour apercevoir cette difficulté
dans le texte kantien, il suffit de se reporter au texte sur les Lumières. Dans
ce texte fort et programmatique, la réponse à la question « Was heißt Aufklä-
rung ? » que propose Kant est claire : la mission du philosophe est d'une part,
22. Même si ce n'est qu'au passage, Louis White Beck souligne la difficulté lorsqu'il concède
que « strictly speaking, moral education is perhaps impossible » (A Commentary on Kant's Critique of
Practical Reason, Chicago/London, The University of Chicago Press, 1960, p.235). G. Felicitas
Munzel s'emploie à défendre la possibilité d'une éducation morale en insistant sur la forma-
tion du caractère. Son étude du concept de caractère rejoint en bien des lieux notre lecture
puisqu'elle l'amène à insister sur les liens entre la pensée pratique de Kant, son anthropologie,
et ses analyses du jugement esthétiques. Si elle fait une remarquable description de l'articu-
lation entre d'une part du thème de la révolution, ou de la conversion, à la vertu et, d'autre
part, les exigences de continuité, pourtant elle n'insiste pas sur le problème formel, montrant
plutôt comment Kant pense ensemble rupture et continuité. Si elle accorde de l'importance
à la Critique de la faculté de juger, elle n'y voit pas un nouvel horizon pour la pensée kantienne
mais insiste sur la continuité plutôt que la rupture de l'analyse du jugement esthétique avec
le corpus critique préalable (Kant's Conception of Moral Character ; The `Critical' Link of Morality,
Anthropology and Reflective Judgement Chicago/London, The University of Chicago Press, 1999).
256 6. L'INVRAISEMBLABLE FORCE DE L'AUTRE DARSTELLUNG
23. Son efficace philosophique continue à se manifester dans la mesure où ce texte fournit
encore un point de repère important aussi bien pour des penseurs contemporains qui y font
appel pour réclamer que l'on s'en tienne à sa logique que pour les penseurs qui tiennent à s'en
démarquer, voire par des penseurs qui veulent à la fois revendiquer un certain héritage kantien
et marquer certaines ruptures avec Kant (cf., entre autres, Michel Foucault « Qu'est-ce que les
Lumières ? » in Dits et Ecrits IV, Paris, Gallimard, 1994, p.679-688).
24. Lumières, Ak VIII 35 ; PII 209.
25. Lumières, Ak VIII 35 ; PII 209
26. Lumières, Ak VIII 35 ; PII 210.
27. La marche est une figure récurrente de l'autonomie dans le texte kantien. On la trouve
par exemple dans l'Anthropologie : « la révolution la plus importante qui puisse s'opérer à l'inté-
rieur de l'homme est celle de sa "sortie de cette minorité qu'il a endossé par sa faute". Alors que
d'autres, jusqu'ici, pensèrent pour lui et qu'il se contenta de les imiter ou de se laisser mener
en lisière, il ose maintenant, même si sa démarche est encore vacillante, avancer de son propre
pas sur le sol de l'expérience » (Ak VII 229 ; PIII 1046).
1. LA DIFFICULTÉ DE L'ÉDUCATION MORALE 257
Kant dénonce ainsi avec ironie les efforts prodigués pour apprendre aux enfants
à marcher par quelque artifice que ce soit, en alléguant que cela est bien inutile
car les enfants apprennent naturellement à marcher. Plus, l'usage de telles pro-
thèses est non seulement inutile mais encore dangereux : Kant prétend ainsi
que l'usage de lisières peut provoquer une gêne de poitrine telle qu'elle me-
nacerait la productivité de l'écrivain 30 . L'usage de lisières risque de provoquer
28. On notera qu'il s'agit ici encore de ces Gängelwagen dont il était question dans la Critique
de la raison pure pour décrire le rôle de l'exemple (cf. chapitre 3, p110), mais aussi dans la Critique
de la raison pratique pour décrire le « mécanisme » susceptible d'éduquer (conduire) l'homme
encore inculte (cf. supra p.234).
29. Remarquons que dans ce contexte, « [l]es lisières en particulier sont très néfastes » « Die
Leitbänder sind besonders sehr schädlich » (Propos de pédagogie, Ak IX 461 ; PIII 1168).
30. Kant explique en effet qu'« [u]n écrivain se plaignait un jour de la gêne de sa poitrine et
ne l'attribuait qu'à la lisière. Or, comme la poitrine est encore malléable, elle se trouve aplatie
et garde par la suite cette conformation » (Propos de pédagogie, Ak IX 461 ; PIII 1168). Les lisières
— ces bandes qui guident — seraient ainsi susceptibles d'écraser la poitrine et d'empêcher le
souffle qui rend possible l'écriture.
258 6. L'INVRAISEMBLABLE FORCE DE L'AUTRE DARSTELLUNG
des effets secondaires néfastes sans pour autant laisser espérer des effets pro-
ductifs. Multipliant les objections 31 , Kant va avancer, non seulement que les
lisières ont des effets secondaires indésirables, mais aussi que leurs effets pre-
miers peuvent être eux-mêmes indésirables : « munis de tels auxiliaires, les en-
fants n'apprennent pas à marcher avec autant de sûreté que par leur propres
moyens 32 ». Selon ce texte, l'on serait mieux avisé de laisser les enfants aller,
peu à peu, par leurs propres moyens parce que « [p]lus on use d'instruments ar-
tificiels, plus l'être humain devient dépendant d'instruments 33 ». Employer une
machine prothétique pour apprendre aux enfants à marcher, c'est non seule-
ment inutile et dangereux, mais également contreproductif puisque cela risque
de les rendre dépendants, et moins sûrs dans leur démarche indépendante.
Au vu de ces analyses, le choix de la figure de la marche pour parler d'au-
tonomie souligne un problème : si être autonome c'est marcher seul, ne faut-il
pas renoncer à intervenir pour éduquer à l'autonomie ? Kant n'a-t-il pas assez
clairement pris position contre toute stratégie d'aide à cet apprentissage pour
que l'on conclue, que si être libre c'est marcher seul, l'éducation à la liberté ne
doit pas proposer de lisières sous peine de sombrer dans le contre productif ?
Non seulement l'usage d'une lisière ou d'un chariot ne sert à rien mais, plus
grave encore, toute assistance ne fait qu'habituer l'homme à être assisté, l'éloi-
gnant toujours plus du courageux saut vers la majorité. Selon Kant, ce qui fait
obstacle à la liberté c'est justement une trop grande dépendance à l'égard des
prothèses. Le texte sur les Lumières, en présentant le problème de l'émancipa-
tion de l'homme comme le défi d'avoir le courage d'apprendre seul à marcher,
pourrait ainsi nous amener à conclure que, selon la pensée de Kant, celui qui es-
père la majorité ne doit être assisté par aucun mécanisme de protection (lisères,
chariots etc.) mais doit plutôt prendre le risque de s'aventurer sans appui au-
cun. Toute intervention pédagogique ne ferait qu'éloigner encore la possibilité
pour l'homme d'être libre. En effet, que l'intention de celui qui propose une li-
sière à l'homme aille dans un tout autre sens que celle du tuteur qui s'emploie à
décourager l'homme de s'aventurer seul, ne change rien à l'effet de la prothèse
proposée : toute prothèse doit être considérée comme contre-indiquée pour
31. Encore une multiplication des objections à l'exemple qui fait penser à cette logique du
chaudron que nous notions à l'œuvre dans la condamnation des exemples dans le domaine
théorique (cf. chapitre 1).
32. Propos de pédagogie, Ak IX 461 ; PIII 1168.
33. Propos de pédagogie, Ak IX 462 ; PIII 1168.
1. LA DIFFICULTÉ DE L'ÉDUCATION MORALE 259
34. Il n'y a en effet aucun doute que Kant entend distinguer les deux : « [l]'éducation physique
est celle que l'homme a en commun avec les animaux, en d'autres termes le soin matériel.
L'éducation pratique ou morale est celle qui doit former l'homme pour une existence d'être
libre de ses actes » (Propos de pédagogie, Ak IX 455 ; PIII 1162).
35. Kant le dit lui-même, ce n'est pas la même chose. L'homme apprend seul la marche phy-
sique, mais non la marche morale et c'est bien pour cela que nous avons besoin d'une éducation
pratique (« l'usage de la raison…ne s'acquiert pas de lui même, comme celui des pieds, par un
usage fréquent » CRPrat, AkV 162 ; PII 803). L'opposition entre l'éducation physique représen-
tée par la marche et l'éducation morale qui ne serait justement pas naturelle/automatique de
la même manière est claire (et notons qu'elle reste d'ailleurs un topos pour penser la pédagogie
infantile). Cette opposition est importante et structurante, et c'est bien pour cela que le choix
de cette figure pour dire l'émancipation morale peut être tenu pour signifiant : si une telle dif-
férence est constatée, pourquoi alors invoquer la figure de la marche comme si la référence au
développement physique était ici porteuse de sens ? Pourquoi cette métaphore s'impose-t-elle
sans cesse, si elle est si inappropriée ? Si elle s'impose malgré les objections évidentes, n'est-ce
pas signifiant ?
260 6. L'INVRAISEMBLABLE FORCE DE L'AUTRE DARSTELLUNG
36. Kant laisse en effet parfois entendre que c'est la nature qui organise même l'émancipa-
tion de l'homme : « [l]a nature a voulu <Die Natur hat gewollt> que l'homme tire entièrement
de lui-même tout ce qui dépasse l'ordonnance mécanique de son existence animale » (Histoire
Universelle, AK VIII 19 ; PII 190).
1. LA DIFFICULTÉ DE L'ÉDUCATION MORALE 261
nous avons décrite. En effet, l'aporie s'annonce dès lors que le texte kantien
ne se contente pas d'articuler la contradiction inhérente au projet de soutenir
l'effort de l'homme qui cherche à se libérer, mais ajoute que prodiguer une
éducation morale est aussi nécessaire qu'impossible. Dans le cadre de la pen-
sée critique, la contradiction dans laquelle semble devoir tomber tout procédé
pour conduire l'homme à la liberté ne peut pas être évitée en renonçant à s'es-
sayer à une telle éducation ; le philosophe ne peut pas se résoudre à admettre
qu'il n'y a pas d'éducation morale au-delà de l'éducation à la légalité. La conclu-
sion qui tendrait à considérer comme problématique, voire contradictoire, tout
procédé visant la promotion de la liberté, doit s'accommoder d'une deuxième
conclusion sur le sujet qui ressort de la pensée kantienne et selon laquelle elle
tiendrait l'élaboration de stratagèmes pour apprendre à l'homme à marcher
seul, non seulement pour valable et nécessaire, mais même pour ce qui donne
de la valeur à la philosophie 37 . Il faut intervenir pour aider l'homme à trouver
sa liberté 38 . Le texte sur les Lumières le dit non seulement par ce qu'il exprime
37. En effet, le sens de son travail, sa récompense possible, c'est la fin des batailles de la
métaphysique. Or, si la fin des combats sans fin constitue un gain, c'est dans la mesure où la
véritable métaphysique peut nous mettre sur le chemin de la valeur morale et de la liberté.
Ainsi, dès la première Critique, l'intervention du philosophe, sa réflexion mais aussi sa prise de
parole, n'ont de sens que par rapport à l'ambition de fournir une assistance à l'humanité pour
que celle-ci puisse (s')accomplir (à) son maximum.
38. Le texte prône explicitement une intervention pour amener l'humanité à son émancipa-
tion. Notre objet étant ici de clarifier en quoi le projet même de l'éducation à l'émancipation
est problématique, nous ne nous arrêtons pas ici sur la solution au problème que Kant propose
dans le texte sur les Lumières. Notons seulement qu'elle repose sur ce que, en hommage aux
analyses que fait Derrida de la logique du supplément dans le texte de Rousseau ( J. Derrida,
De la grammatologie, Paris : Les éditions de Minuit, 1967, ch.2), nous appellerions une logique
supplémentaire du rapport entre nature et liberté. Chez Kant cette logique gouverne plutôt le
rapport entre nature et liberté et non pas celui entre nature et culture. Selon le texte kantien la
liberté est à la fois ce qui peut être ajouté à la nature de l'homme pour le transformer, et ce qui
vient en simple ajout à la nature. Autrement dit, le supplément qu'est la liberté est substitut et
complément de la (fausse) nature. L'émancipation doit permettre à l'homme d'échapper à la
nature, c'est sa nature mais c'est aussi nécessaire parce que ce qui est devenu presque naturel
pour lui, c'est un état dans lequel il se comporte selon une causalité de la nature. Lorsque le
texte sur les Lumières s'emploie à justifier la nécessité, et la possibilité, d'une intervention parti-
culière concernant l'émancipation de l'homme sans entamer la logique selon laquelle l'homme
peut, et doit, s'émanciper seul, cette logique du supplément organise l'argumentation. Ainsi,
Kant explique que l'humanité n'est ni dans son état naturel, ni dans un état non naturel, mais
dans un état « presque naturel » auquel il faut un supplément pour redevenir naturel au sens du
destin envisagé par la nature pour l'homme (la non-nature qu'est la liberté). Si la nature a pro-
grammé l'homme pour se libérer grâce à la raison, pourtant ce plan est menacé précisément
parce que la nature risque d'être supplantée par un état non naturel devenu « presque natu-
rel ». Car la nature, dit Kant, a depuis longtemps affranchi l'homme lorsque l'homme se trouve
dans un état de subordination. C'est donc parce qu'il y a eu substitution d'une fausse nature
1. LA DIFFICULTÉ DE L'ÉDUCATION MORALE 263
mais aussi par le fait même de s'exprimer. En effet, cette prise de parole du phi-
losophe manquerait de sens si celui-ci ne prétendait pas que son intervention
puisse servir la cause de l'émancipation de l'homme. S'il n'était pas possible
de contribuer à une éducation morale au-delà de l'éducation à la légalité, s'il
n'était pas possible d'avoir le moindre impact sur la réalisation de la vertu, alors
ce texte n'aurait pas de raison d'être. Ainsi, le texte de Kant nous mène aussi à
penser que renoncer à toute stratégie d'éducation à la liberté serait aussi contra-
dictoire que de tenir pour possible une méthode pour cette éducation. La prise
de parole du philosophe serait dépourvue de sens, s'il n'avait l'espoir de pouvoir
influencer le cours des choses d'une manière ou d'une autre pour le mieux et
cela veut dire, en dernière instance, influencer le progrès moral de l'humanité.
Si la philosophie n'a aucune prétention à contribuer à une éducation morale,
elle renonce alors à toute prétention à quelque valeur que ce soit. Si l'auteur de
« Was heißt Aufklärung ? » n'avait aucune ambition de contribuer à l'Aufklärung
qu'il prétend décrire, ce texte serait sans portée.
Le philosophe ne peut se résigner à ne pas agir en faveur de l'émancipation
car c'est précisément l'espoir de découvrir, grâce à la critique, les conditions de
possibilité d'une telle action qui donne sens au travail philosophique. Ce n'est
pas parce que toute stratégie qui voudrait porter à la liberté semble d'avance
condamnée à l'échec (condamnée à être inutile, soit par ce qu'elle est inutile,
soit parce qu'elle est utile) que le philosophe peut se résoudre à ne travailler
qu'à la propédeutique et laisser le saut vers la liberté au hasard ; au contraire,
qui menace de ne pas laisser place à la nature bienveillante qu'il faut une intervention exté-
rieure pour permettre à l'homme de s'émanciper. C'est une dépendance à l'égard de prothèses
(« Préceptes et formules [qui sont] certes des produits de la raison mais leur usage est un mau-
vais usage raisonnable de ses dons naturels ») qui appelle des mesures pour libérer l'homme
de façon à ce qu'il puisse reprendre son apprentissage « naturel » en échappant à un autre état
devenu pour lui presque naturel. « Il est devenu difficile pour l'individu de s'arracher tout seul
à la minorité » parce qu'il rencontre des obstacles. Une certaine intervention est donc requise
pour surmonter ces obstacles, pour ramener en quelque sorte à une situation dans laquelle
l'homme peut « s'arracher tout seul à la minorité ». Voilà pourquoi le philosophe doit inter-
venir pour redresser la barre : pour compenser le mauvais usage de la raison, le philosophe
doit proposer un bon usage qui puisse remettre l'homme sur le chemin de la liberté ou plus
exactement le remettre en état de trouver ce chemin seul. Telle est la justification que four-
nit le texte des Lumières de la nécessité, mais aussi de la légitimité, d'une intervention pour
permettre à l'homme de trouver la liberté : il ne s'agirait pas de libérer l'homme mais de res-
taurer/instaurer les conditions qui rendraient possible qu'il s'émancipe lui-même. C'est l'état
presque devenu naturel, mais dénaturé, de l'homme qui l'exige et le permet : le philosophe
doit, et peut, se préoccuper du problème de l'éducation à la liberté et cela, malgré la logique
qui veut que l'intervention en faveur de la liberté soit techniquement impossible (cf. Lumières,
Ak VIII 36 ; PII 210).
264 6. L'INVRAISEMBLABLE FORCE DE L'AUTRE DARSTELLUNG
faire cela revient à se résigner à ne pas toucher à l'essentiel. Ce n'est pas parce
que le projet même d'une méthode pour donner aux lois morales l'accès à l'es-
prit semble contradictoire que la Méthodologie est dispensée de décrire la façon
dont on peut rendre subjectivement pratiques les lois morales objectivement
pratiques. La Méthodologie doit, malgré la difficulté formelle, dire comment
« donner accès », malgré l'impossibilité de principe de formuler une méthode
pour cela et ce sous peine de voir le système critique dans son ensemble réduit à l'absur-
dité. La philosophie critique oblige à penser que la difficulté qui menace toute
démarche pour encourager la vertu ne peut, en aucun cas, justifier une résigna-
tion à laisser la venue de la vertu au hasard ; la pensée pratique kantienne ne
peut rester indifférente à sa propre réalisation 39 . En effet, si l'analyse critique
ne nous fournit pas des raisons de penser que la réalisation de la vertu telle
qu'elle la conçoit est possible, le scepticisme moral aura gagné. Si Kant ne peut
expliquer comment la loi morale peut être rendue subjectivement pratique,
cette loi morale risque bien d'être tenue pour une simple chimère. Si l'analyse
critique de la raison devait conclure que l'accès de la loi morale à l'esprit ne
dépend en aucune manière de ce que fait l'homme, la critique n'aurait pas te-
nue la promesse faite dans la préface à la Critique de la raison pure d'ouvrir une
nouvelle voie à la métaphysique.
L'enjeu est considérable : pour que sa conception de la loi morale ne soit
pas une chimère, la pensée kantienne doit répondre de la possibilité de sa réa-
lisation. Or, nous l'avons souligné, le point de départ de la pensée kantienne
de la moralité, c'est précisément de poser qu'il ne peut y avoir aucune preuve
de la réalité objective de celle-ci. Reste donc à comprendre s'il peut y avoir des
« preuves » d'une autre sorte ; le travail critique doit répondre à la question
de la réalité de la moralité tout autrement que par une réponse qui imiterait
la preuve de la réalité d'un concept théorique. La difficulté explique peut-être
que Kant ne traite que très passagèrement de la question de la réalité de la
moralité 40 . Pourtant elle est essentielle, et même essentielle pour que l'idée
39. Deleuze le disait avec force : « [u]n seul contresens est dangereux concernant l'ensemble de
la raison pratique : croire que la morale kantienne reste indifférente à sa propre réalisation »
(Gilles Deleuze, La philosophie critique de Kant, Paris, Presses Universitaires de France, 1963,
1983, p.57).
40. Sur les problèmes d'interprétation que cela soulève, cf Henrich « Der Begriff der sittli-
chen Einsicht und Kant's Lehre vom Faktum der Vernunft » in G. Prauss (éd.) Kant Köln, Kiepe-
rheuer & Wirtsch, 1973, p.223-54, et Beck A commentary on Kant's Critique of Practical Reason
Chicago/London, The University of Chicago Press, 1960, ch. X.
1. LA DIFFICULTÉ DE L'ÉDUCATION MORALE 265
de vertu fasse sens. Selon notre lecture, l'allégation du fait de la raison que
constitue notre conscience de la loi morale ne suffira pas au philosophe cri-
tique. La démonstration par le sentiment que nous devons penser que nous
sommes peut-être capables d'agir autrement que par calcul d'intérêt ne suffira
pas ; la critique doit aussi proposer une analyse de la possibilité de transfor-
mer cette possibilité en réalité. Il nous semble en effet, que Kant se trouve en
quelque sorte confronté à la nécessité de fournir, par son analyse, des raisons
de croire en la possibilité de la (réalisation de) la vertu et cela malgré le fait que
(voire parce que) par principe, il est impossible d'établir l'existence d'un seul
acte vertueux. Une certaine démonstration de la possibilité d'une éducation à
la vertu va jouer ici un rôle essentiel. En effet, ce qui se joue avec la question
de l'éducation morale, c'est la possibilité d'intervenir pour que la possibilité
de la liberté devienne réalité. Kant doit fournir une démonstration en deux
temps : montrer que nous sommes disposés à la vertu et qu'il est possible de nous
y conduire. Si le fait du sentiment moral doit répondre de la première possibilité,
c'est la Méthodologie de la Critique de la raison pratique qui doit répondre de la
deuxième. La Méthodologie doit montrer de quelle façon l'on peut donner aux
lois pures pratiques accès à l'esprit, pour montrer, sinon que l'on peut compter
en quelque sorte sur la réalisation de la moralité, du moins que l'on peut œu-
vrer pour cela 41 . Selon notre lecture, ce n'est donc pas une tâche secondaire
pour la pensée critique que de répondre de la possibilité de l'éducation mo-
rale. La Méthodologie de la deuxième Critique n'a beau faire qu'une quinzaine
de pages, on se tromperait lourdement si on pensait pouvoir en conclure que
son succès n'est pas crucial pour le succès de toute la philosophie pratique de
Kant. Pour que la philosophie ait un sens (comme entreprise/projet) il faut
qu'elle puisse prétendre contribuer au triomphe de la liberté en montrant qu'il
est possible d'œuvrer pour l'éducation à la liberté. L'analyse des capacités de
l'homme doit montrer que l'éducation à la vertu est possible (du point de vue
transcendantal), malgré la contradiction qui semble guetter tout les préten-
dants méthodiques à cette tâche.
Deux conséquences se dégagent de la spécificité de la conception kan-
tienne de la vertu comme acte qui n'est pas déterminé par la causalité des phé-
nomènes, mais un acte de liberté. Premièrement, la spécificité de la conception
41. Et ne pas laisser cela au hasard, ce qui réduirait la vertu à une absurdité. Kant n'a que le
plus grand mépris pour le fatalisme (cf. Prolégomènes, Ak IV 364 ; PII 149).
266 6. L'INVRAISEMBLABLE FORCE DE L'AUTRE DARSTELLUNG
critique de la vertu implique que tout procédé qui vise à conduire l'homme à
la vertu semble condamné à l'inefficacité. L'efficacité même d'un procédé qui
ferait plier l'homme devant la contrainte de la loi morale, condamne un tel
procédé à une inefficacité à rendre l'homme libre : seule est possible une propé-
deutique ; après cela on ne peut rien faire pour l'homme. Telle serait la conclu-
sion vers laquelle nous pousse le constat qu'une aporie guette la pédagogie
pratique. Mais, dans la perspective critique, cette conclusion s'avère indisso-
ciable d'une deuxième : il faut faire (pour) que l'homme devienne libre. Si l'on
ne peut rien faire en ce sens, l'analyse transcendantale conclut que l'homme
raisonnable est condamné à un fatalisme qui serait un corollaire du triomphe
du sceptique. La critique doit inventer une stratégie pour déjouer l'aporie de
l'éducation morale.
42. Entre l'acte vertueux et l'action phénoménale, qui en est le corollaire, il y a en effet, un
monde comme on dit. Dans l'analyse kantienne, les actes qui sont conformes à la loi morale,
mais déterminés par autre chose que le respect de la loi morale, relèvent de la causalité qui
régit le monde sensible : ils sont de « ce » monde. En revanche, l'acte vertueux s'inscrit dans
ce que Kant nomme le monde intelligible, ou encore le monde suprasensible. Les distinctions
entre la causalité de la nature et la causalité de la liberté d'une part, et le monde phénoménal
et le monde suprasensible d'autre part, se recoupent. Sur le monde intelligible voir FMM, Ak
IV 451-2 ; PII 321-2. Sur le monde suprasensible comme ce qui peut être crée par l'homme par
l'exercice de sa liberté, voir Religion, Ak VI 5 ; PIII 18.
2. L'INVRAISEMBLABLE SOLUTION 267
43. Nous l'avons vu, c'est par cette considération que Kant introduit la théorie du schéma-
tisme (cf. chapitre 3).
44. Conduire quelqu'un librement à la liberté paraît un projet aussi contradictoire que celui
de trouver des règles pour l'application des règles. Si la liberté/les règles ne s'appliquent pas,
comment y faire appel pour y conduire ?
268 6. L'INVRAISEMBLABLE FORCE DE L'AUTRE DARSTELLUNG
l'on ne doit pas porter l'élève, mais le guider, si l'on veut à l'avenir qu'il soit ca-
pable de marcher de lui-même 45 ». Le but du cours de philosophie est ainsi,
selon Kant, non pas de transmettre des pensées mais d'apprendre à l'élève à
penser 46 ; pour ce faire, il ne faut pas le porter mais le guider (leiten) pour qu'il
devienne capable (geschickt 47 ) de marcher seul. Que le but de l'éducation soit
l'autonomie de l'élève est ainsi pour Kant un vieux topos si bien admis qu'il est
mentionné dans ce texte de publicité académique, un texte qui n'est sans doute
pas le lieu du déploiement des propos révolutionnaire mais plutôt de la présen-
tation d'un projet pédagogique qui fasse consensus. Le projet d'apprendre aux
élèves à penser plutôt que des pensées n'est donc pas, en tant que tel, un projet
spécifiquement kantien. Il n'en reste pas moins que la formulation que Kant
donne à cette vieille idée doit soutenir la spécificité de sa pensée pratique. Si
la tradition philosophique a souvent formulé l'ambition d'apprendre à penser
plutôt que des pensées 48 , elle a aussi apporté plusieurs suggestions quant à la
manière de concevoir une telle éducation. Kant s'inspire de la tradition, mais
propose aussi une figure originale pour cette éducation. La première figure,
qui est aussi sans doute la figure première, du philosophe qui apprend à ses
élèves à penser est celle de Socrate pour qui la tâche du philosophe est de faire
accoucher ses élèves de leur propres pensées 49 . Outre la revendication expli-
cite de la méthode socratique 50 , Kant ne s'inspire-t-il pas de cette formulation
45. « [E]r soll nicht Gedanken sondern denken lernen ; man soll ihn nicht tragen sondern leiten, wenn
man will, daß et in Zukunft von sich selbsten zu gehen geschickt sein soll » (Annonce, Ak II 305 ; PI
514-5).
46. Gisela Felicitas Munzel a beaucoup travaillé sur l'importance de la question pédago-
gique pour Kant. Pour une lecture qui veut avancer une équivalence entre le problème critique
et le problème de l'éducation, voir « Anthropology and the Pedagogical Function of the Cri-
tical Philosophy », Kant und die Berliner Aufklärung ; Aktes des IX Internationale Kant Kongresses,
Band IV, Berlin/New York, Walter de Gruyter, 2001 , p.395-404.
47. Ce terme fait signe vers l'ambivalence dont il est question : l'ambivalence entre ca-
pacité et destinée dit bien l'incertitude essentielle de/à l'autonomie qui doit être pensée
comme une visée inaugurale possible, mais aussi comme toujours déjà inscrite comme possi-
bilité/capacité.
48. Notons que cette ambition est presque toujours avancée comme si elle devait être pro-
vocatrice : elle est avancée comme gage de nouveauté ou de liberté, alors que c'est peut-être
la plus vieille des revendications philosophiques puisqu'elle remonte à la naissance de la phi-
losophie. C'est justement ce croisement entre nouveauté et vieux topos qui est en jeu, et c'est
sa manière de penser les deux ensemble qui va faire l'originalité de la pensée kantienne.
49. Théétète 149, Œuvres Complètes II, Paris, Gallimard, (Bibilothèque de la Pléiade), 1950,
p.108.
50. Propos de pédagogie, Ak IX 477 ; PIII 1182. Mais aussi FMM, Ak IV 404 ; PII 263 et MM, Ak
IV 411 ; PIII 697.
2. L'INVRAISEMBLABLE SOLUTION 269
[o]n peut admettre aussi que son instauration [d'un caractère dans le
mode de penser, i.e. de vertu], pareille à une sorte de seconde nais-
sance, lui rende inoubliables une certaine solennité du serment qu'il
se fait à lui-même, et le moment où la métamorphose s'est opérée en
lui, pareil au début d'une ère nouvelle 51 .
à la vertu, mais comme une stratégie qui espère l'assister, peut-être la provo-
quer, mais surtout l'accompagner pour que tout se passe pour le mieux 54 . La
référence à l'art de la sage-femme n'est pas absente du corpus kantien, même si
elle n'arrive explicitement que tardivement 55 . La Doctrine de la vertu explique en
effet, dans la section consacrée à la didactique éthique, que « le maître oriente
<leitet> le cours des pensées de son disciple en se bornant à développer chez
lui la disposition à certains concepts grâce aux cas qu'il lui soumet (il est l'ac-
coucheur de ses pensées <er ist die Hebamme seiner Gedanken>) 56 ».
Kant en appelle donc à la figure de la sage-femme, dans sa résonance socra-
tique, mais il n'y insiste pas et l'identification avec la sage-femme n'est que pas-
sagère. C'est en effet, une autre dimension de la figure de la naissance pour dire
l'accès à l'autonomie qui prend le dessus : la dimension religieuse. La deuxième
naissance est, dans le registre religieux, une autre appellation de la conversion.
D'autres passages le confirment, Kant conçoit l'accès des lois morales à l'esprit
comme analogue à une conversion religieuse 57 . Les réflexions théologiques
sur les problèmes formels de l'accès à la grâce informent sans doute la concep-
tion kantienne du problème de l'éducation à la vertu : la mission de celui qui
voudrait mener l'élève à l'autonomie n'est-elle pas analogue à celui qui espé-
rerait aider ses ouailles à atteindre la grâce 58 ? Qu'une logique théologique ait
été pour Kant un élément essentiel de sa pensée pratique, on peut en trouver
confirmation dans l'analyse qui le porte à affirmer que la religion chrétienne
est la seule religion morale. Dès la première Critique, Kant note l'accord parfait
54. La philosophie critique servirait alors à formuler comment la philosophie peut espé-
rer faire accoucher l'homme de sa liberté. « Comment l'homme peut-il être sa propre sage-
femme ? » : voilà qui serait une formulation du problème de l'éducation morale. Voilà qui
pourrait aussi suggérer que pour intervenir dans la libération de l'homme, il faudrait compa-
rer l'accès à l'autonomie à une procédure de femme assistée, par une femme. Il ne serait alors
pas étonnant que Kant ait cherché d'autres termes pour décrire le problèmes, préférant revenir
au rapport entre tuteurs et élèves.
55. Deux références tardives puisqu'elles interviennent dans les Propos de pédagogie et la Mé-
taphysique des mœurs.
56. MM, Ak VI 478 ; PIII 775.
57. La tonalité religieuse est particulièrement sensible lorsque Kant décrit la « révolution »
par laquelle l'homme accède au caractère moral en ces termes : il s'agit d'une « explosion »,
« pareille à une seconde naissance », « pareil[le] au début d'une ère nouvelle » (Anthropologie,
Ak VII294 ; PIII 1107).
58. La grâce ne se prévoyant ni plus, ni moins, que l'autonomie, celui qui voudrait y
conduire d'autres est en effet, face à un problème analogue à celui de l'éducateur kantien.
S'il est impossible d'assurer la transition vers la grâce ou vers l'autonomie, il est tout aussi im-
possible de renoncer à travailler à la grâce, ou à l'autonomie, sous prétexte qu'aucun travail
ne saurait l'assurer.
2. L'INVRAISEMBLABLE SOLUTION 271
Si Kant emploie ici le terme de « Belege », les traducteurs ne s'y sont pas trom-
pés en parlant d'exemples 64 . Les Belege sont des cas donnés qui permettent
l'étude des devoirs ; ce sont des exemples proposés à l'analyse. L'examen des
exemples « quoiqu'il ne soit d'abord qu'un jeu de la faculté de juger » finit, se-
lon Kant, par instiller une impression durable d'estime pour la bonne conduite
et aversion pour « ce qui s'en écarte », autrement dit « une bonne base pour
l'honnêteté » 65 . Voilà donc les récits crédités d'une capacité à instaurer l'estime
pour la bonne conduite. Or, il ne faut pas perdre de vue que la revendication
d'une efficacité positive de ces récits exemplaires est solidaire de la dénoncia-
tion des effets néfastes de la littérature. Kant tient en effet, à distinguer son bon
usage des exemples du mauvais usage qui en est fait par ceux qui se tournent
vers les écrits sentimentaux. Le mauvais usage est celui fait par les « écrits senti-
mentaux » qui étalent des exemples d'actions nobles pour attirer des imitateurs
en agissant sur les sentiments. Le bon usage des exemples consiste à en faire
des occasions pour un exercice qui favorisera l'accès de la loi morale à l'esprit.
C'est en comprenant pourquoi Kant revendique un tel effet positif de ces his-
toires que nous pouvons saisir la possibilité d'œuvrer pour la moralisation de
l'homme dont la deuxième Critique entend rendre compte. Comme nous allons
le constater, le rôle de ces récits est, selon Kant, de fournir une présentation du
principe moral. La Méthodologie commence par rappeler la spécificité de l'acte
qui a une valeur morale.
Il est clair <Nun ist zwar klar> que les principes déterminants de la
volonté qui seuls rendent les maximes proprement morales et leur
donnent une valeur morale, à savoir la représentation immédiate de
la loi <die unmittelbare Vorstellung des Gesetzes> et l'observation objec-
tivement nécessaire de cette loi <die objectiv nothwendige Befolgung des-
selben als Pflicht>, comme devoir, doivent être représentés <vorgestellt
werden müssen> comme les mobiles véritables des actions 66 .
L'analyse critique a rendu clair ce fait : un acte qui a une valeur morale doit
avoir pour principe déterminant de la volonté la représentation immédiate de
la loi, et la conscience de la nécessité objective de celle-ci. Voilà une manière de
rappeler que seul l'acte qui répond à l'impératif catégorique (nécessité objec-
tive) a une valeur morale. Mais la difficulté tient ici à ce que, si l'observation de
la loi est objectivement nécessaire et peut être présentée comme telle, elle n'est
en parlant d'exemple même si Kant évite ici le terme exemple pour désigner cette narration
qui instruit (tout comme Cicéron préfère le terme narratio au terme exemplum, précisément
lorsqu'il traite de ce type de preuve).
65. CRPrat, Ak V 154 ; PII 793.
66. CRPrat, Ak V 151 ; PII 789.
274 6. L'INVRAISEMBLABLE FORCE DE L'AUTRE DARSTELLUNG
pas pour autant subjectivement nécessaire. Alors même que l'on présente à un
homme l'obligation de suivre la loi morale comme objectivement nécessaire,
celui-ci peut encore ne pas répondre à l'impératif. Qu'est-ce qui peut remédier
à cela ? Le lecteur peut avoir quelque mal à le croire au début, mais Kant entend
défendre que
la présentation <Darstellung> de la vertu pure puisse avoir plus de force
sur l'âme humaine <mehr Macht über das menschliche Gemüth> et lui
fournir un mobile plus puissant pour produire jusqu'à cette légalité
des actions et pour engendrer des résolutions faisant préférer la loi
par pur respect pour elle à toute autre considération, résolutions plus
énergiques que toutes les séductions faisant miroiter des plaisirs, et
en général tout ce qu'on peut assimiler au bonheur, ou encore toutes
les menaces de douleurs et de maux 67 .
La présentation (Darstellung) de la vertu peut « avoir plus de force sur l'âme hu-
maine », non seulement pour produire la légalité des actions mais aussi « pour
engendrer des résolutions faisant préférer la loi par pur respect pour elle à toute
autre considération 68 ». Ce n'est pas la représentation (Vorstellung) des « prin-
cipes déterminants de la volonté qui, seuls, rendent les maximes proprement
morales », mais la présentation (Darstellung) de la vertu qui est le plus efficace
lorsqu'il s'agit de peser sur l'âme (Gemüt). La Darstellung peut faire primer le res-
pect de la loi morale sur tout autre considération. C'est pourquoi, selon Kant,
sitôt que quelques instructions préparatoires ont fait effet, « il faut à tout prix
présenter à l'âme le principe déterminant moral pur 69 ». Car cette présentation
du principe moral, permet de donner à ces principes de l'influence sur l'esprit,
et par là d'affecter la volonté.
Voilà, en quelques mots, la position de Kant qui entend ainsi conférer à
la simple présentation de la loi morale le statut d'outil pédagogique par ex-
cellence : c'est la simple présentation de la loi morale qui serait à même d'ac-
complir la périlleuse tâche de mener l'homme à la vertu. La Darstellung des
principes produit une force incomparable, à même d'engendrer la moralité de
l'intention. Kant lui-même, concède que l'efficace qu'il attribue à cette pré-
sentation « ne doit pas paraître aussi clair, mais plutôt, à première vue, tout
présentation du principe moral — cette Darstellung par laquelle les lois morales
gagneront accès à l'esprit — se fait au moyen d'exemples.
Que les exemples soient chargés de la présentation du principe moral, cela
peut d'abord se constater dans la démarche des écrits kantiens : ceux-ci pré-
sentent des principes pratiques par des exemples. Dès la première section des
Fondements de la métaphysique des mœurs, quand il s'agit de poser la distinction
entre une action conforme au devoir et une action par devoir, Kant se rapporte
immédiatement à des exemples 74 . Mais un tel rôle des exemples n'est pas seule-
ment à constater dans le texte kantien, il est aussi explicitement revendiqué par
Kant. La Méthodologie de la Critique de la raison pratique présente en effet l'exhi-
bition de l'exemple comme le clou d'une éducation morale, qui n'a pas simple-
ment pour ambition de réguler l'activité de ses élèves, mais bien de les porter
à la moralité, à la vertu, à la liberté. Cette recommandation est étonnante —
invraisemblable comme le dit Kant — étant données les objections à une telle
recommandation que suggèrent les analyses kantiennes. En effet, nous l'avons
vu, c'est précisément l'impossibilité de l'exemple qui fait la spécificité du do-
maine pratique dans le sens que Kant entend donner à ce terme pour sauver
la possibilité d'une philosophie morale. C'est précisément parce que la loi mo-
rale n'est pas un concept que l'on peut présenter, en montrant un exemple
qui y correspond, que la moralité a un sens (spécifique). Comment alors Kant
prétend-il que pour rendre subjectivement pratique les lois morales la présen-
tation de l'exemple puisse être efficace ? Comment présenter l'exemple de ce
qui est sans exemple ? Une pensée de la Darstellung, et une pensée de l'exemple
dont la Darstellung est possible, là où ni la Darstellung, ni l'exemple ne peuvent
fonctionner comme ils le font dans le domaine théorique : voilà ce qui s'an-
nonce. Si Kant arrive à formuler une telle pensée de la Darstellung il aura réussi
à formuler la possibilité de penser le pratique comme un domaine qui n'est pas
une simple répétition mimétique du théorique mais qui, au contraire, a une
causalité, et une logique, propre. La possibilité même de l'hétérogénéité entre
les causalités naturelles et morales, ou au moins la possibilité d'un discours rai-
sonné et raisonnable sur cette hétérogénéité, semble reposer sur la possibilité
74. Kant « éclaircit » la distinction entre « conforme au devoir » et « par devoir » ainsi : « par
exemple, il est sans doute conforme au devoir que le débitant n'exagère pas ses prix devant le
client inexpérimenté…mais ce n'est pas à beaucoup près suffisant pour qu'on en retire cette
conviction que le marchand s'est ainsi conduit par devoir » (FMM, Ak IV 397 ; PII 255-6). Ce
texte des fondements est impensable sans ses exemples.
2. L'INVRAISEMBLABLE SOLUTION 277
75. Si nous disons ici que la possibilité même de la philosophie morale repose sur la possibi-
lité de penser un nouvel exemple (ou une nouvelle modalité d'efficace de l'exemple) c'est bien
entendu en pensant à l'argumentation que nous avons développée dans la section précédente
selon laquelle la philosophie morale sombrerait dans l'absurdité si elle ne pouvait en aucune
manière répondre au sceptique qui mettrait en doute la possibilité de sa « réalisation ».
76. CRPrat, Ak V 159 ; PII 799. Noter le terme « Gang » encore pour évoquer la méthode
comme méthode de « marche ».
77. Dans un premier temps, « il s'agit seulement de faire du jugement d'après des lois mo-
rales une activité naturelle accompagnant toutes nos activités propres aussi bien que l'obser-
vation de celles d'autrui, d'en faire pour ainsi dire une habitude, et de le rendre plus pénétrant,
en demandant en premier lieu si l'action est objectivement conforme à la loi morale et à quelle
loi elle est conforme » (CRPrat, Ak V 159-60 ; PII 799).
78. « On distinguera alors l'attention à la loi, qui fournit simplement un principe d'obliga-
tion, de la loi qui est effectivement obligatoire…et on apprendra ainsi à distinguer les diverses
espèces de devoirs qui se rencontrent dans une même action » (CRPrat, Ak V 159 ; PII 799).
79. CRPrat, Ak V 159 ; PII 799.
278 6. L'INVRAISEMBLABLE FORCE DE L'AUTRE DARSTELLUNG
de bon sens venant d'un philosophe qui entend distinguer légalité et moralité.
Rappelons pourtant que, d'après ce que Kant a établi par ailleurs, il est impos-
sible de dire, pour quelque action que ce soit, si elle a été faite en vue de la loi
morale ou non (l'exemple d'acte vertueux est impossible). Dès lors, il semble
que lorsque Kant suggère que les élèves doivent s'entraîner à savoir si tel ou
tel acte a une valeur morale, il doit surtout viser un exercice d'appréciation né-
gative. En effet, rien dans la conception critique de l'acte vertueux ne s'oppose
à un exercice d'évaluation qui se cantonne à des déclarations négatives : une
traque à l'immoralité et à l'amoralité est tout à fait envisageable 80 . La dénon-
ciation régulière d'actions qui ne sont pas conformes aux lois morales est aussi
possible que nécessaire ; le rappel du fait que les actions légales ne relèvent
pas de la vertu lorsqu'elles sont décidées sur des bases empiriques est aussi sa-
lutaire. Mais l'exercice ne s'arrête pas là. Il ne s'agit pas pour Kant seulement
de présenter des cas au jugement pratique pour que celui-ci apprenne à confir-
mer l'immoralité de l'action comme si cela pouvait, à la manière de la théologie
négative, tenir lieu d'une affirmation positive. L'exercice du jugement ne doit
pas seulement donner de bonnes habitudes car, s'il ne faisait que cela, nous
n'aurions alors rien appris concernant le saut vers la moralité. Or, Kant pré-
tend parler ici de ce saut là : il soutient en effet que lorsque le jugement se
confronte à la présentation de la vertu, le résultat est une préférence pour la loi
morale. C'est là que joue la fiction.
Pour justifier que la méthode qu'il présente ici, et plus particulièrement sa
dernière étape, puisse faire basculer vers la vertu, le texte nous propose…un
exemple. En effet, sitôt affirmée l'utilité de la présentation du principe moral
— présentation qui passe par les exemples — Kant propose en quelque sorte au
lecteur de faire l'expérience du pouvoir des exemples que décrit le texte. Ainsi,
Kant propose-t-il de vérifier par un exemple que le principe de la moralité est
accessible à tout un chacun. Après avoir clamé qu'il n'y a que les philosophes
pour rendre douteux le principe de la pure moralité, la Méthodologie procède
ainsi :
[n]ous allons donc montrer le caractère distinctif de la pure vertu dans
un exemple <das Prüfungsmerkmal der reinen Tugend an einem Beispiele
zeigen>, et, en imaginant que cet exemple est proposé au jugement
80. Une traque à l'immoralité chercherait à dénoncer toutes les actions qui ne sont pas
conformes à ce que dicte la loi morale. Mais n'oublions pas que ce qui n'est pas immoral n'a
pas pour autant, selon Kant, une valeur morale.
2. L'INVRAISEMBLABLE SOLUTION 279
d'un enfant de dix ans, voir si cet enfant, de lui-même et sans y être
invité par son maître, devrait <müßte> nécessairement juger ainsi.
On racontera l'histoire d'un honnête homme qu'on veut pousser à se
joindre aux calomniateurs d'une personne innocente 81 .
La suggestion ici, est que l'exemple proposé, un exemple de pure vertu, s'im-
pose au jugement. Si même un enfant, non seulement peut, mais devrait, né-
cessairement juger l'exemple comme un exemple de vertu, cela implique qu'il
suffit de choisir ses exemples pour présenter le pur principe de moralité aux au-
diteurs. L'hypothèse selon laquelle l'exemple permet d'exposer le principe de
la moralité est immédiatement soumise à l'épreuve puisque Kant propose jus-
tement un exemple : « l'histoire d'un honnête homme qu'on veut pousser à se
joindre aux calomniateurs d'une personne innocente ». Kant avance que le ju-
gement se construit au fur et à mesure qu'est constitué, et présenté, l'exemple.
L'effet sur l'auditeur se construit par étapes : d'abord « simplement de l'assen-
timent et de l'approbation 82 », ensuite, au fur et à mesure que l'on impose des
menaces à l'homme de l'exemple « mon jeune auditeur se trouvera porté par
degrés de la simple approbation à l'admiration, de l'admiration à l'étonnement,
et enfin à la plus haute vénération, et à un vif désir de pouvoir être lui-même un
tel homme <einem lebhaften Wunsche, selbst ein solcher Mann sein zu können> 83 .»
Comme l'exemple aura été construit pour avancer que « la vertu n'a ici tant de
valeur que parce qu'elle coûte cher, non parce qu'elle rapporte quelque chose »,
Kant affirme que l'on peut considérer que ce qui est représenté, c'est bien le
principe pur moral. C'est en effet, pour cela que Kant conseille de façonner
des scénarii qui excluent que l'action soit déterminée par le bonheur (en la ren-
dant manifestement au contraire coûteuse). Le principe moral « ne peut être
représentée de manière à bien frapper les yeux que si l'on écarte des mobiles
de l'action tout ce que les hommes peuvent considérer comme appartenant
au bonheur » 84 . Si l'on écarte bien les mobiles qui se rapportent, fût-ce indi-
rectement, au bonheur, Kant assure aussi que l'on peut présenter une action
en représentant le principe moral de façon à « frapper les yeux » 85 ». Celui qui
manie les exemples selon les prescriptions de la Critique peut espérer promou-
voir la vertu en fournissant l'occasion à ses auditeurs, non seulement de fixer
leur attention sur leur propre capacités à être libres, mais aussi de « voir », voire
de voir se donner à eux, le principe moral.
« La présentation vivante de l'intention morale par des exemples <die
lebendige Darstellung der moralischen Gesinnung an Beispielen die Reinigkeit des
Willens> 86 », en faisant ressortir la pureté de la volonté du libre arbitre, a d'abord
pour conséquence de fournir l'occasion de juger l'action, mais elle a aussi pour
effet — voici la suggestion kantienne — de faire faire une certaine expérience
de la liberté. L'étude de l'exemple permet de contempler la pureté d'une in-
tention là où « aucun mobile issu des inclinations influe sur elle », or, « par ce
moyen, l'attention de l'élève reste fixée sur la conscience de sa liberté <der
Lehrling doch auf das Bewußtsein seiner Freiheit aufmerksam erhalten wird> 87 ».
L'attention est retenue, ou entretenue, par la conscience de sa propre liberté.
L'exemple est ainsi l'occasion d'un jugement qui a pour conséquence de fixer
l'attention de celui qui juge sur sa propre liberté : voilà qui sous-entend que le
jugement provoque d'abord la conscience de la liberté. L'exemple d'une ac-
tion faite par devoir fixe l'attention sur la possibilité d'agir sans contraintes
sensibles et cela rend l'homme sensible à sa propre liberté et à sa disponibi-
lité pour le devoir. Plus, cette conscience de la liberté « annonce…une déli-
vrance à l'égard des diverses formes de mécontentement où le plongent tous
ces besoins, et rend l'esprit capable d'éprouver des satisfactions venant d'autres
sources <das Gemüth für die Empfindung der Zufriedenheit aus anderen Quellen
empfänglich gemacht wird> 88 .» La nouvelle conscience d'une indépendance pos-
sible à l'égard de la sensibilité rend déjà l'esprit capable d'une satisfaction qui
n'est plus liée à un besoin. Cette « annonce » est d'une certaine manière à
même de se confirmer elle-même parce que l'annonce de cette possibilité la
fait advenir. En effet, selon Kant, « la loi du devoir, par la valeur positive que
l'obéissance à cette loi nous fait sentir, trouve un accès plus facile, grâce à ce
respect pour nous-mêmes dans la conscience de notre liberté 89 .» Voilà ! La
conscience de la possibilité de la liberté qu'annonce l'exemple nous pousse
à un respect pour nous-mêmes, et cela pousse au respect de la loi morale.
C'est, notons le, une fiction que Kant préconise de présenter à l'élève.
Certes, il recommande que les éducateurs cherchent leurs exemples dans les
biographies ; certes, l'exemple qu'il cite se réfère à une figure historique bien
connue, en l'occurrence Anne Boleyn 90 , il n'en reste pas moins que ces exem-
ples sont des fictions. Lorsque le personnage de l'exemple est un personnage
historique ce n'est pas le fait de son existence réelle qui est souligné. Ce qui
compte pour l'effet que cet exemple peut avoir, c'est la manière dont il est dé-
roulé, déroulé comme une hypothèse, rattachant de plus en plus de conditions,
déployé en résonance avec le déploiement de la sensibilité de l'auditeur. C'est
dans la mesure où elle est savamment articulée comme une fiction que l'his-
toire peut avoir l'effet moral souhaité : pour que l'exemple incite l'auditeur à
prendre conscience de la loi morale, il faut que celui-ci juge l'exemple en s'ap-
puyant sur le principe qu'il doit y avoir une unité narrative dans l'exemple.
Lorsque sont relatés les divers refus de celui qu'on encourage à calomnier une
personne innocente, cela ne fait histoire que dès lors que l'on y voit une pré-
sentation de plus en plus pure du devoir accompli. C'est en présentant une
histoire dont la cohérence, l'unité narrative, repose sur la possibilité pour la
volonté de se déterminer purement par respect de la loi morale, que les exem-
ples font prendre conscience aux auditeurs d'abord qu'il est possible de penser
un tel acte et, ensuite, qu'ils ont le désir d'être un tel homme. En reconstrui-
sant la trame narrative, en se racontant l'histoire par le fil conducteur qui tient
à l'intention du protagoniste, en (se) projetant les mobiles possibles et décou-
vrant que seul le devoir explique le comportement de celui qui subit tous ces
malheurs pour ne pas calomnier, l'élève aura aperçu la liberté de l'homme, au-
trement dit sa propre liberté. L'exemple cité par Kant doit permettre de voir
91. C'est en effet, dans un exemple que nous pouvons voir (im Beispiele sehen) que « dans la
représentation d'une action comme noble et magnanime » il n'y a pas autant de « force subjec-
tivement motrice » que « si elle est représentée simplement comme un devoir relativement à
la grave loi morale » (CRPrat, Ak V 158 ; PII 797).
92. CRPrat, Ak V 161 ; PII 801.
2. L'INVRAISEMBLABLE SOLUTION 283
peut conduire les élèves à s'émanciper. Cette prise de conscience que permet
le jugement de l'exemple est une libération :
3. Tournant rhétorique ?
94. La Darstellung peut « kräftigere Entschließungen hervorzubringen, das Gesetz aus reiner Ach-
tung für dasselbe jeder anderen Rücksicht vorzuziehen » (CRPrat, Ak V 151 ; PII 790).
3. TOURNANT RHÉTORIQUE ? 285
une certaine puissance sur son cœur, mais ce n'est qu'une occasion, et encore
une occasion limitée dans le temps, « car le cœur revient naturellement à son
mouvement naturel et modéré, et finit par retomber dans la langueur qui lui
était propre auparavant 95 ». L'auditeur, ému par le jugement que suscite en lui
l'exemple, doit donc profiter de l'excitation que celui-ci produit sur lui — et
le jugement qu'il occasionne — pour entreprendre l'effort d'exception visant
à passer à la vertu ; il lui revient de saisir l'occasion pour accepter la nécessité
subjective de la loi morale. L'incertitude quant aux profits qui pourront être
tirés de l'exemple est ici l'indice de ce que celui-ci ne prétende pas jouer un
rôle déterminant, mais seulement celui d'une aide ponctuelle ; c'est ce qui lui
permet d'échapper à la contradiction.
Non pas un fil qui soutient la marche mais néanmoins un fil qui guide :
l'exemple serait ainsi la perle rare qui permet d'influencer sans déterminer la
conduite. Ou plutôt, pour reprendre une autre figure que propose Kant, nous
pourrions dire que l'exemple n'est pas la perle rare mais l'œuf pour lequel on
plonge. En effet, dans le passage des Propos de pédagogie dans lequel Kant s'élève
contre l'usage des lisières et des chariots comme prothèses pour apprendre à
l'enfant à marcher, il est intéressant de noter que Kant enchaîne aussitôt en
préconisant l'usage d'un certain artifice pour enseigner la démarche aquatique
qu'est la natation. Juste après la dénonciation de l'usage de prothèses pour ap-
prendre aux enfants à marcher, Kant explique que celui qui veut inciter l'enfant
à nager doit se garder d'employer des instruments à cet effet mais il ajoute que
ce n'est pas pour autant qu'il ne doit pas user de son art dans ce projet. Au
contraire, il est une façon d'encourager à apprendre à nager que Kant détaille
ainsi :
[q]ue dans un ruisseau où, les pieds reposant sur le fond, la tête reste
néanmoins hors de l'eau, on laisse glisser un œuf. Que l'on cherche
alors à attraper l'œuf. Tandis qu'on se penche, les pieds se soulèvent,
on rejettera dès cet instant la tête en arrière afin de ne pas recevoir
l'eau dans la bouche et l'on se trouvera dans la position que réclame
la nage. Il suffira alors de faire travailler les mains et on nagera. Tout
revient seulement à cultiver une habileté naturelle <Es kommt nur da-
rauf an, daß die natürliche Geschicklichkeit cultivirt werde> 96 .
possible de causalité 97 . Ils font prendre conscience aux auditeurs d'une autre
causalité. Il y a certes des arguments « rationnels » pour poser cette autre cau-
salité, des arguments qui articulent les conséquences de l'hétérogénéité entre
nature et morale, mais cette hétérogénéité, si elle est défendue logiquement
comme condition de possibilité pour que la morale ait un sens (spécifique), ne
peut être comprise que dans la mesure où elle est sentie. Les exemples servent à
faire sentir la différence entre légalité et moralité. Ils sont l'occasion d'une prise
de conscience que l'acte vertueux doit être tout autre chose que le maximum
de la légalité ; ils sont surtout l'occasion de la révélation à l'homme de sa propre
liberté intérieure. La conscience de la possibilité qu'une causalité autre que na-
turelle puisse déterminer les actes, voilà qui ouvre l'accès au désir d'agir ainsi.
Par un savant usage des exemples, la méthode du maître-nageur/éducateur
moral prétend pouvoir impartir aux élèves le désir d'une volonté déterminée
par le seul respect de la loi morale.
C'est donc en racontant des histoires que Kant propose de remédier à
la pseudo-moralité encouragée par les romans ; c'est en émouvant le cœur
par des exemples qu'il entend promouvoir un rapport au sobre devoir plutôt
qu'aux émotions des écrits sentimentaux. Kant propose de s'en remettre non
pas à la littérature, mais à des histoires exemplaires, des histoires qui peuvent
être « historiques » mais dont l'efficacité tient toujours à leur caractère fictif :
même lorsqu'il s'agit d'histoires tirées de faits advenus, ce qui importe pour
qu'elles produisent les effets escomptés c'est précisément la fiction d'un acte
vertueux. L'exemple d'acte vertueux est toujours une fiction. Construite avec
méthode (selon la stratégie détaillée dans la Méthodologie), une telle histoire
peut porter celui qui l'écoute à juger. L'auditeur porte alors un jugement guidé
par l'exemple et conclut à la possibilité de l'acte par devoir. Nous avions attiré
l'attention sur le fait que Kant, s'il choisit le terme Exempel dans la dernière
formulation du rôle de l'exemple dans le domaine pratique, objecte pourtant
à une des formulations dominantes de ce qui fait la force de l'exemplum dans
97. Kant préconise des exemples élaborés en vue de faire sentir à l'auditeur, non pas le bon-
heur mais la souffrance qui peut accompagner la conformité à la loi morale. Puisque, selon
Kant, c'est dans la souffrance que se présente avec le plus d'éclat la pureté du principe moral,
les exemples qui cherchent à présenter le principe moral doivent être des mises en scène qui
font passer une émotion, l'émotion de la souffrance. À l'inverse, toute intervention du bon-
heur dans de telles histoires constitue un « obstacle qui empêche de procurer à la loi morale
de l'influence sur le cœur humain » (CRPrat, Ak V 156 ; PII 796). Seule la souffrance met en
lumière, par contraste, qu'il y a une autre causalité à l'œuvre dans un acte déterminé par le
principe moral.
288 6. L'INVRAISEMBLABLE FORCE DE L'AUTRE DARSTELLUNG
98. Le terme « exemplum » est le terme employé par Quintilien pour la traduction latine du
« paradigme » rhétorique aristotélicien (Institutio oratoria V, XI).
99. Les multiples citations dans l'œuvre kantienne, ainsi que les informations qui nous sont
parvenues sur les lectures de Kant, indiquent que Kant connaissait, et admirait, l'œuvre de
3. TOURNANT RHÉTORIQUE ? 289
insuffisantes ou impossibles. C'est donc bien un autre type de preuve qu'il s'agit
pour Kant de concevoir et de construire. La pensée critique se trouve confron-
tée à la nécessité de formuler des preuves à soumettre au tribunal de la raison,
sans pouvoir espérer des démonstrations logiques. Dans un tel contexte la ré-
férence à la tradition rhétorique — une tradition d'importance capitale pour le
domaine du droit, le tribunal étant un des lieux privilégiés de la rhétorique —
semble, d'une certaine manière, très naturelle.
Si un tel appel à une logique rhétorique mérite d'être interrogé, notons
pourtant que prendre en compte un appel implicite à la théorie rhétorique de
l'exemple, permet de faire sens facilement de certaines affirmations qui res-
taient énigmatiques dans le cadre d'une analyse qui ne prenait en compte que
le registre de l'imitation. Tant que nous restions dans la problématique de l'imi-
tation, nous peinions à comprendre deux des caractéristiques que Kant accorde
à l'exemple pratique : sa capacité à encourager et sa valeur de preuve 100 . Or,
si l'analyse du rôle de l'exemple en termes de condamnation de l'imitation ne
permettait pas d'expliquer le rôle d'encouragement que Kant leur octroie, la
référence implicite à la tradition rhétorique permet d'en faire sens. « Beispiele
dienen zur Aufmuterung » 101 — cette affirmation devient lisible dans une logique
rhétorique selon laquelle l'effet des exemples est bien un effet sur les émotions,
Cicéron. Certains sont tentés d'y voir une influence décisive (cf. Valerio Rohden, « Ciceros for-
mula und Kants neue Formel des Moralprinzips », Kant und die Berliner Aufklärung ; Aktes des IX
Internationalen Kant-Kongresses, p.,305-314). Mais l'influence qu'ont pu avoir, non seulement les
textes de Cicéron, mais aussi le commentaire qu'en fait Garve (Philosophische Anmerkungen und
Abhandlungen du Cicero's Bücher von dem Pflichten, Breslau, W.G. Korn, 1783), sur Kant, au mo-
ment où il travaille la philosophie pratique, ne doit pas trop vite laisser conclure que Kant
est prêt à le suivre. Pour Manfred Kühn il faut au contraire penser que c'est en quelque sorte
« contre » Cicéron que Kant développe sa pensée pratique (« Kant and Cicero », Kant und die
Berliner Aufklärung ; Aktes des IX Internationalen Kant-Kongresses, p.270-8, p.270). Pour la recom-
mandation cicéronienne d'avoir « toujours une provision d'exemples » pour « persuader que
ce que nous conseillons est réalisable » cf. Divisions de l'art oratoire, XXVII95-6, Paris, Les Belles
Lettres, 1925, p.37. Sur la recommandation de la narration comme entraînement précieux, cf.
De Inventione I XIX, 27 où Cicéron insiste sur l'importance de la vivacité mais aussi sur l'im-
portance des personnages (semble proche de la prosopopée). Érasme, sur l'exemplum, cf. De
Copia, livre II, ch 11. Pour une discussion de la théorie de l'exemplum d'Érasme, voir Wolfgang
G. Müller selon lequel, pour Érasme, « [d]as Exemplum wird zum Schlüssel der Welterkenntnis,
der Weltdeutung und des Weltverhältnis. Welt wird durch das Mittel des Exemplums in einem Rheto-
rischen Kontext argumentativ verfügbar gemacht » (« Das Exemplum bei Erasmus und Shakespeare »
in Bernd Engler et Kurt Müller (éds.), Studien zur Bedeutung und Funktion exemplarischen Erzäh-
lungs, Berlin, Duncker und Humboldt, 1995, p.81).
100. Cf. les conclusions du ch. 5.
101. FMM, Ak IV409 ; PII 269.
290 6. L'INVRAISEMBLABLE FORCE DE L'AUTRE DARSTELLUNG
sur les sens, voire sur le cœur 102 . Kant insiste beaucoup sur l'idée que les exem-
ples intensifient la vie, et qu'ils agissent sur le cœur. Or, comme l'indique leur
étymologie latine, le cœur et le courage sont liés 103 . Que leur efficace passe par
le sensible, la tradition rhétorique le dit des exemples ; que leur effet sur le cœur
produise du courage, voilà ce que Kant ajoute. Le courage résulte d'une fortifi-
cation du cœur, une intensification de la vie : les exemples provoquent le cou-
rage, celui qui est synonyme de Lumières 104 , précisément parce qu'ils agissent
sur le cœur 105 , voire l'esprit. L'effet des exemples sur l'esprit (Gemüt) fournit le
courage (Mut). Kant exploite ainsi d'anciennes associations faites par les théo-
ries rhétoriques, lorsqu'il cherche à décrire comment il est possible d'agir sur
l'esprit pour que l'Aufklärung ait lieu.
Que la tradition rhétorique de la pensée de l'exemple vienne informer la
théorie kantienne de l'exemple susceptible de guider l'homme jusqu'au prin-
cipe de la moralité et donc à l'acte vertueux, cela permet aussi de comprendre
que l'exemple soit pensé comme une preuve de faisabilité. C'est en effet, une
double faisabilité qui est attestée par l'exemple : celui-ci atteste de la possibi-
lité de penser une causalité de la liberté mais il permet aussi de remarquer
qu'agir selon la loi morale, pour la loi morale, par devoir, cela doit être faisable
par nous, comme par tout un chacun. Les exemples donnent à l'auditeur une
occasion de juger qu'il est possible d'agir dans un autre régime de causalité
que celui qui l'affecte en tant qu'être sensible. Si l'on se réfère aux caractéris-
tiques que la tradition rhétorique accorde aux exemples, il n'est plus surpre-
nant que preuve de faisabilité et encouragement se mêlent ici : ce qui donne
courage à l'homme qui juge les exemples, c'est qu'il (entre)voit la possibilité
102. Noter l'insistance d'Érasme sur l'idée que l'exemple doit être frappant. L'exemple doit
frapper et rendre remarquable ; sa fonction déictique passe par son influence sur les sens ou
l'émotion. C'est ce qui fournit le critère de sélection : « an aesthetic-rhetorical criterion, is for
Erasmus, the criterion for selection. » ( John D. Lyons Exemplum ; The Rhetoric of Example in
Early Modern France and Italy, Princeton, Princeton University Press, 1989, p.18).
103. Le premier sens du terme « courage » donné par Littré est « l'ensemble des passions que
l'on rapporte au cœur ».
104. « Sapere aude ! Aie le courage (Mut) de te servir de ton propre entendement ! Voilà la
devise des lumières » ( Lumières , Ak VIII 35 ; PII 309).
105. La Darstellung du principe moral produit une force sur le cœur : « [l]a moralité doit
avoir d'autant plus de puissance sur le cœur humain, qu'elle est représentée comme plus pure. »
(CRPrat, Ak V 156 ; PIII 795). Selon Kant, « la force d'impulsion venant de la pure représentation
de la vertu, si elle est convenablement recommandée au cœur humain (wenn sie gehörig ans
menschliche Herz gebracht wird), est le mobile le plus puissant et, quand il s'agit de la durée et
de la ponctualité dans l'observation des maximes morales, le mobile unique de l'élan vers le
bien » (CRPrat, Ak V 153 ; PIII 791).
3. TOURNANT RHÉTORIQUE ? 291
106. Les exemples font converser même « ceux qui d'ordinaire trouvent tout ce qui est subtil
et profond dans les questions théoriques sec et rebutant » (CRPrat, Ak V 153 ; PII 792).
107. Bien entendu, parler de méthode rhétorique au singulier revient à simplifier massive-
ment les choses. Il y a des différences marquées entre diverses théories de l'exemplum et du
paradigme. Mais c'est ce qui est partagé qui nous importe : la légitimité de la rhétorique pour
certains usages et le projet même de persuader en provoquant un certain type de jugement.
292 6. L'INVRAISEMBLABLE FORCE DE L'AUTRE DARSTELLUNG
part d'un auteur qui continuera de fustiger l'art oratoire 108 ? Le constat de cet
étrange revirement vaut pour nous comme un signe que le problème de l'édu-
cation à la vertu oblige la pensée critique à envisager une démarche à laquelle
elle ne s'attendait pas elle-même. Adopter une référence rhétorique n'est pas,
pour l'auteur de la Critique de la raison pratique de tout confort. En effet, tout
aussi remarquable que l' « invraisemblable » efficace reconnue à l'exemple est
le fait que cette solution de la deuxième Critique au problème de l'éducation
à la vertu s'avère insuffisante pour les besoins du système critique. Les ana-
lyses de Critique de la raison pratique ont bien esquissé les contours de l'édu-
cation à la vertu telle qu'elle peut être pensée dans le cadre de la philosophie
critique : pour échapper à l'aporie qui semble menacer toute éducation qui
prétend conduire à la vertu, il faut envisager une technique qui donne l'impul-
sion sans que celle-ci soit déterminée dans sa portée ou dans sa direction. Des
exemples, des histoires, et surtout des fictions, peuvent sauver la possibilité de
penser (une éducation à) la vertu parce qu'ils offrent autant d'occasions « de
nous rendre compte de la disposition de nos talents, qui nous élève au-dessus
de l'animalité » 109 . Si, par cette proposition d'usage des exemples, elle élabore
la description d'une efficace non contradictoire pour guider l'homme vers sa
propre liberté, la deuxième Critique n'est pourtant pas à même de justifier les
espoirs qu'elle place dans cet art de l'exemple. En effet, la Méthodologie s'engage
à « prouver < beweisen >» :
que cette propriété de notre esprit, cette réceptivité d'un intérêt mo-
ral pur, et par conséquent, la force d'impulsion venant de la pure re-
présentation de la vertu, si elle est convenablement recommandée au
cœur humain, est le mobile le plus puissant et, quand il s'agit de la
durée et de la ponctualité dans l'observation des maximes morales,
le mobile unique de l'élan vers le bien 110 .
Or, loin de prouver cet invraisemblable pouvoir des exemples, Kant ne fait fina-
lement ici que l'affirmer. Voilà en effet, la grande insuffisance de la deuxième
Critique : le dernier pan de la Méthodologie, dont nous ne pouvons penser qu'elle
est accessoire à la tenue même du système, repose sur une simple affirmation.
L'argumentation par laquelle Kant justifie la confiance qu'il accorde à l'in-
vraisemblable pouvoir de la Darstellung réserve bien des surprises. En effet,
108. cf. CJ, Ak V 327 sur l'ars oratoria comme art de la tromperie.
109. CRPrat, Ak V 160 ; PII 800.
110. CRPrat, Ak V 152 ; PII 791.
3. TOURNANT RHÉTORIQUE ? 293
si Kant refuse les objections qui lui sont faites sur la base de constats empi-
riques 111 , ce sont pourtant des constats empiriques que Kant invoque pour
défendre sa confiance dans la sensibilité de chacun à l'égard de la moralité,
sensibilité qui justifierait l'affirmation que la présentation du principe moral ne
peut manquer d'émouvoir et de donner ainsi l'impulsion nécessaire à l'émanci-
pation 112 . Que Kant allègue des faits pour soutenir la thèse de l'efficacité de la
Darstellung peut déjà sembler problématique, mais les choses se compliquent
encore lorsque que l'on constate que ce n'est même pas une preuve empirique
que Kant avance. Essayons de démêler les divers fils de l'argumentation que
Kant déploie dans ces pages de la Méthodologie. La première explique que la pre-
mière indication pour prouver la réalité du sentiment moral chez l'homme se
trouve dans le fait que tous se joignent rapidement à la conversation lorsqu'il
s'agit de décider de la teneur morale d'une action. Ils montrent « une exacti-
tude, une profondeur, une subtilité qu'on n'attend d'eux pour aucun objet de la
spéculation 113 ». Cette exactitude est, selon Kant, le plus souvent utilisée pour
contester la valeur morale de l'action. Cependant, il ne faut pas nécessairement
penser que les auditeurs ont « le dessein d'éliminer par leurs raisonnements
subtils, la vertu de tous les exemples fournis par les hommes, afin de la réduire
ainsi à un vain nom ». Selon Kant, cette contestation révèle tout au contraire
« une sévérité bien intentionnée dans l'appréciation de la teneur morale véri-
table après une loi sans complaisance qui, prise comme terme de comparai-
son au lieu d'exemples <Beispielen>, abaisse beaucoup la présomption dans
les choses morales et n'enseigne pas seulement la modestie, mais la fait sen-
tir à quiconque s'examine soi-même avec sévérité 114 .» Ainsi rencontrerait-on
naturellement dans l'expérience des conversations quotidiennes bon nombre
de personnes qui accomplissent le geste critique sans en avoir conscience, ou
sans en tirer les conséquences : en fournissant des raisonnements qui jettent le
111. Kant écarte en effet toutes les observations empiriques en alléguant, de la moralité telle
qu'il l'entend, que, « puisque celle-ci n'a encore jamais été mise en pratique, l'expérience ne
peut encore rien dire de ses résultats » (CRPrat, Ak V 153 ; PII 791).
112. C'est peut-être déjà une indication du fait que le terme « sensible » décrit une propension
à, une disposition envers, qui passe par une interpellation. Être sensible à la loi morale, c'est
en quelque sorte être interpellé par son commandement. Mais, notons-le, c'est le vocabulaire
des sens qui décrit cette réceptivité à la morale, autrement dit une ouverture à ce qui relève
justement d'un autre ordre que le sensible. Est-ce déjà une indication que les seules manières
d'envisager une disposition morale vont passer par un Sinnesart ?
113. CRPrat, Ak V 153 ; PII 792.
114. CRPrat, Ak V 154 ; PII 792.
294 6. L'INVRAISEMBLABLE FORCE DE L'AUTRE DARSTELLUNG
doute sur la moralité d'une action, ils ne tentent pas de réduire la moralité à
un vain mot mais au contraire, d'exercer une sévérité bien intentionnée. Une
critique récurrente des motivations de l'action vise ainsi « une loi sans complai-
sance ». Selon Kant, une telle pratique est susceptible de produire la sensation
de modestie qui porte à la véritable moralité. Ceux que l'on peut soupçon-
ner de vouloir éliminer complètement la vertu de tous les exemples fournis
par les hommes ne sont pas nécessairement contre la vertu mais, peut-être au
contraire, dans la seule voie qui puisse y mener, accomplissant une analyse
qui porte à souligner l'écart entre les phénomènes et l'idéal de la vertu. Le fait
même que de telles analyses soient menées est, selon Kant, un signe de la dis-
position de l'homme à la moralité. Marquons-le : les conversations morales du
genre « café du commerce » dans leur banalité sont invoqués pour soutenir
l'édifice critique.
Un fait empirique garant de l'analyse transcendantale — le premier pen-
dant de l'argumentation a de quoi surprendre. Mais la juxtaposition avec l'autre
pendant de l'argumentation produit une nouvelle surprise : alors qu'il allègue
un fait pour défendre sa thèse, Kant prétend que le fait contraire plaiderait tout
autant en faveur de ses analyses. En effet, dans le comportement d'autres qui
manifestent au contraire une timidité, voire une réticence, à contester les ex-
emples, Kant voit aussi un signe de ce qu'ils tiennent à la possibilité de la vertu :
ils seraient « mus par la crainte que, en rejetant tous les exemples comme faux
et en niant la pureté de toute vertu humaine, on ne finisse par regarder celle-ci
comme une simple chimère 115 ». Ainsi, non seulement Kant se réclame de faits
pour justifier sa méthode, mais tous les faits plaideraient en faveur de sa straté-
gie : aussi bien le fait que certains défendent la valeur morale des exemples dans
une discussion, que le fait que d'autres la contestent, tout concorde pour indi-
quer la sensibilité de l'homme à la moralité. Trop d'indices ? Nous sommes au
moins conduits à nous interroger sur la valeur d'une preuve empirique lorsque
tous les faits empiriques peuvent être invoqués au même titre.
Si le statut de ces indices constitue selon nous un véritable problème pour
le système kantien, c'est aussi parce qu'il n'y a que des indices 116 . Car au-delà
d'indices empiriques qui donneraient à penser que l'exemple peut provoquer la
[j]'affirme <Ich behaupte>, en outre que, même dans cette action que
l'on admire, si le principe déterminant par lequel elle a eu lieu a été
la haute estime pour le devoir, c'est ce respect pour la loi, et non une
prétention à inspirer l'opinion d'une grandeur d'âme, d'une pensée
noble et méritoire, qui a le plus de puissance précisément sur l'es-
prit du spectateur, et que, par conséquent, c'est le devoir, et non le
mérite, qui doit avoir sur l'esprit non seulement l'influence la plus
déterminée, mais encore, s'il est représenté dans toute la lumière de
son inviolabilité, l'influence la plus pénétrante 120 .
avec elle-même. Faute d'une possibilité d'éducation à la vertu, faute d'une pos-
sibilité d'y travailler, la vertu serait condamnée à n'advenir que par le simple ha-
sard ; la liberté serait absurdité. Pour échapper à une telle catastrophe, la pensée
kantienne va — ce sera notre hypothèse — d'une part, trouver des moyens phi-
losophiques de mieux expliciter la possibilité de l'efficace non déterminante des
exemples et, d'autre part, d'apporter des raisons philosophiques d'espérer ce sa-
lut par les exemples. Que cela soit à chercher du côté de la troisième Critique,
un passage de la deuxième l'annonce déjà. Il est en effet, frappant de lire ce
passage qui intervient tout à la fin de la Critique de la raison pratique en ayant lu
l'ouvrage qui devait lui succéder. On voit alors annoncée la structure même de
l'événement du jugement esthétique. Ce passage concerne justement le pou-
voir des exemples, ceux-là même qui provoquent une prise de conscience par
l'homme de sa propre liberté. Kant explique que :
Il y a des choses dont l'existence nous est indifférente mais dont la considéra-
tion engendre une conscience de l'harmonie de nos facultés de représentation.
Cette prise de conscience s'accompagne d'un plaisir qui peut être communiqué
à d'autres. L'expérience de tels jugements est l'occasion de nous rendre compte
de nos talents qui nous destinent à nous élever au-dessus de l'animalité. La
deuxième Critique se termine ainsi, en évoquant un objet qui nous laisse pas in-
différents, mais dont la considération engendre subjectivement une conscience
de l'harmonie de nos facultés de représentation qui produit, à la fois une satis-
faction communicable et un sentiment d'épanouissement de nos facultés. C'est
précisément l'analyse transcendantale d'une telle expérience qui va constituer
le travail de la dernière Critique. Ce qui est ici une description de la pratique qui
consiste à juger des actes et « surtout les cas où nous rencontrons de la recti-
tude morale » 123 , peut se lire comme l'annonce de la description du jugement
Selon son propre aveu, Kant s'en est longtemps tenu à une position dé-
fensive concernant la possibilité de la liberté. La Critique de la raison pure se
contente de montrer que la liberté n'est pas impossible. Dans les Fondements,
Kant ne propose qu'une position qu'il qualifie lui-même de défensive 1 . Or,
Kant ne se satisfait pas indéfiniment de cette posture négative ; la philosophie
critique exige plus que la démonstration que les arguments contre la liberté
n'ont pas la force à laquelle ils prétendent. Kant va donc chercher à affirmer
la possibilité de la liberté, sans pour autant tomber dans le piège qu'il dénonce
lui-même, à savoir celui qui consiste à chercher à expliquer comment la liberté
est possible. Autrement dit, Kant va chercher à démontrer, non plus que la li-
berté n'est pas impossible, mais que la liberté est effectivement possible. Pour
le philosophe critique, la démonstration de la réelle possibilité de la liberté
prend la forme d'une démonstration de la possibilité de l'acte libre qu'est l'acte
vertueux. La démonstration de la possibilité de réaliser la moralité passe, pour
Kant, par une argumentation concernant la possibilité de rendre la moralité ef-
fective. La Critique de la raison pratique, dans la Méthodologie, défend la possibilité
de « réaliser » la moralité en expliquant qu'il doit être possible de rendre la loi
morale subjectivement nécessaire. S'il peut soutenir que l'Idée de la vertu nous
est accessible et que nous avons la possibilité d'œuvrer pour la réalisation de la
vertu, Kant peut se targuer d'avoir montré que la vertu n'est pas une simple
Hirngespinst, mais au contraire un but qui donne une orientation au travail
philosophique, comme à la vie. Nous l'avons vu, pour sauver sa conception
de la moralité du statut de chimère, Kant se doit de démontrer la possibilité
1. Il explique en effet que « là où cesse une détermination selon des lois de la nature, là
cesse également toute explication, et il ne reste plus qu'à s'en tenir sur la défensive, c'est-à-dire
qu'à repousser les objections de ceux qui prétendent avoir vu plus profondément dans l'essence
des choses et qui, à cause de cela, déclarent la liberté impossible » (FMM, Ak IV 459 ; PII 331-2).
300 7. LES PARERGA ET L'ACTE VERTUEUX
d'œuvrer avec sens, sinon avec succès, pour la liberté et la vertu. Certes, le
succès de l'éducation morale ne doit pas être assuré, pour que le travail du phi-
losophe ne soit pas en vain ou pure vanité, mais une possibilité de succès doit
être assurée. Qu'il y ait un sens à s'essayer à l'éducation impossible, voilà une
condition de possibilité de la philosophie kantienne. Or, comme nous l'avons
souligné, dans la Critique de la raison pratique la dernière étape de l'argumenta-
tion souffre de ne reposer que sur une affirmation de possibilité. La « solution »
de la deuxième Critique au problème de l'éducation à la vertu, celle qui avance
que la présentation du principe de moralité à travers un exemple peut provo-
quer la conversion à la vertu, est insuffisante dans la mesure où Kant propose
une justification de son affirmation qui se réduit à ceci : il faut supposer une
telle efficace de l'exemple, sinon la moralité est impossible. Kant justifie, en
effet, son affirmation en alléguant que « si la nature humaine n'était pas consti-
tuée de la sorte. . .tout ne serait qu'hypocrisie (alles wäre lauter Gleißnerei) » 2 ».
Faux-semblant, brillance trompeuse, hypocrisie — voilà ce que serait la
moralité si l'homme n'était pas tel que les exemples peuvent le conduire à sa
propre liberté. Kant ne doit-il pas pourtant, en toute rigueur, envisager aussi
cette autre branche de l'alternative ? Et si tout était hypocrisie ? Si la moralité
n'était que faux semblant et illusion ? Ces questions, c'est le texte kantien même
qui nous oblige à les entendre. Elles nous renvoient vers un triomphe possible
du scepticisme alors que la Critique de la raison pratique nous amène à ce qui
ressemble bien à un cercle vicieux : la réalisation de la moralité, dont nous es-
périons justement qu'une théorie de l'éducation à la vertu puisse contribuer à
répondre, doit être supposée possible pour admettre les propositions de la Mé-
thodologie concernant une éducation possible. Tout comme, dans la première
partie de ce travail, jusqu'au seuil de la troisième Critique, nous retombions
sur la menace d'un scepticisme radical eu égard à la possibilité de la connais-
sance théorique, à la fin de la deuxième Critique, le texte kantien semble nous
laisser sans réponse adéquate face à un scepticisme radical dans le domaine pra-
tique. Nous appelons radical ce scepticisme qui accepterait en quelque sorte
toutes les analyses transcendantales du philosophe critique (il n'y a de morale
digne de ce nom qu'à condition qu'elle n'ait rien d'empirique, qu'à condition
qu'il y ait une causalité spécifique de la liberté, qu'à condition qu'elle soit autre
chose que la légalité, etc.), mais qui refuserait d'exclure que tout ne soit que
faux-semblant sur la seule base d'une simple affirmation. Acceptant qu'une hé-
térogénéité radicale entre la nature et la liberté soit une condition de penser
une moralité qui ait un sens, le sceptique peut, à la fin de la deuxième Cri-
tique, reprocher à Kant de ne répondre de la possibilité de la moralité que par
une affirmation tautologique. Le sceptique peut faire valoir que si les analyses
transcendantales soulignent bien ce qui rend absurde les conceptions tradition-
nelles de la vertu, elles ne permettent pourtant pas d'être sûr qu'il puisse en
être autrement. Ce scepticisme, notant que la philosophie critique a simple-
ment affirmé qu'en prodiguant des exemples, l'on peut ouvrir le passage entre
la légalité et la moralité, pourrait refuser d'accepter sur parole que les exemples
soient ainsi une solution au problème de l'éducation à la liberté. Il pourrait ar-
guer que Kant n'offre aucune piste pour démentir le caractère invraisemblable
de ce qu'il propose.
Que la Critique de la raison pratique s'achève de la sorte, en affirmant que
la moralité doit être possible, cela laisse penser que la démarche critique ne
permet pas de répondre de cette possibilité par un travail de la raison. Si Kant
se voit contraint de déployer une analyse considérable pour justifier philoso-
phiquement de l'existence de la connaissance, il n'a jamais douté qu'elle fût un
fait, et que cela fût immédiatement admissible par tout un chacun. Peut-on en
dire autant de cette vertu dont non seulement il admet, mais plus il exige, que
l'on pense qu'elle n'a peut-être jamais existé, et même qu'elle n'existera peut-
être jamais en acte ? Que l'homme puisse s'émanciper, se donner les moyens
d'être libre, voilà qui ne peut, sans contradiction, être simplement supposé par
le philosophe critique. Dans la première partie de ce travail nous avons cherché
à montrer, qu'en dernier ressort, la pensée critique ne peut pas simplement se
prévaloir d'exemples pour faire penser que la connaissance est possible. La pos-
sibilité de la connaissance, tout comme celle de la vertu, appelle de la part de
la raison un autre type de démonstration. Nous avons trouvé une certaine dé-
monstration de la possibilité d'une connaissance du monde dans la Critique du
jugement esthétique. C'est aussi là que nous allons chercher une démonstration
de la possibilité de la vertu. La troisième Critique n'apporte pas, bien entendu,
une preuve irréfutable de la réalisation concrète de la moralité, mais au lieu
de seulement l'affirmer, elle apporte des raisons d'espérer que l'éducation à
la vertu soit possible. Plutôt que d'en rester à une alternative menaçante — il
faut que l'exemple ait le pouvoir d'opérer le passage à la vertu sinon tout est
hypocrisie — Kant, repensant justement l'alternative entre hypocrisie et vertu,
302 7. LES PARERGA ET L'ACTE VERTUEUX
va proposer dans ses dernières œuvres une nouvelle manière de penser l'acte
vertueux. Les analyses de la Critique de la faculté de juger vont permettre de déve-
lopper à nouveau les suggestions de la Critique de la raison pratique, de telle sorte
que le philosophe ne soit plus condamné à simplement affirmer l'efficace par-
ticulière des exemples qui en ferait ces outils pédagogiques d'exception, mais
dispose d'arguments philosophiques pour soutenir sa position 3 . Nous pouvons
finalement trouver dans le texte kantien des analyses qui donnent au lecteur
des raisons de croire en la vérité du scénario de l'éducation par les exemples ;
nous découvrons des raisons de penser que l'exemple, comme occasion de ju-
gement, pourrait, sans se contredire dans sa démarche, fournir la possibilité de
ne pas laisser au hasard l'avènement de la vertu.
Nous tenons ainsi à lire la troisième Critique comme une réponse à un scep-
ticisme radical sur le plan pratique que la deuxième Critique ne peut conjurer.
En particulier, il s'agit pour nous de voir comment la troisième Critique in-
dique une possibilité pour Kant de justifier sa confiance dans la réalité pra-
tique d'une morale non illusoire, autrement dit, de montrer que nous avons
des raisons d'espérer que l'homme n'est pas condamné à une liberté de tour-
nebroche mais peut espérer une véritable liberté. En développant une nouvelle
manière de penser le « faire », Kant va donner un nouveau sens aux exemples
comme preuve de faisabilité. Ceci lui permettra de défendre l'hypothèse que
les exemples, en fonctionnant comme preuve de la faisabilité, peuvent fournir
l'occasion d'un acte de pure spontanéité (Selbstätigkeit), un acte qui échappe
aux lois de la sensibilité, un acte libre, vertueux. L'analyse transcendantale du
jugement esthétique, jugement auquel Kant reconnaît alors une spécificité,
vise, comme il se doit, à éclairer les conditions de possibilité d'un tel juge-
ment. Or, comme nous l'avons déjà vu dans la première moitié de cette étude,
il s'avère que cette analyse permet au philosophe d'apprendre quelque chose
4. Au chapitre 4, nous avons en effet constaté que l'analyse transcendantale du pur juge-
ment de goût permet de conclure que les facultés de connaître sont capables d'une harmonie
dans leur activité.
5. C'est, rappelons-le, une des deux questions soulevées dans l'introduction à l'ouvrage (cf.
chapitre 4, p.145).
304 7. LES PARERGA ET L'ACTE VERTUEUX
6. Cf. chapitre 4.
7. Il s'agit pour Kant, avec le jugement esthétique impur, de postuler un jugement esthé-
tique qui marquerait non plus seulement l'harmonie entre la faculté de l'imagination et de
l'entendement (tel que c'est le cas pour un jugement esthétique pur), mais l'harmonie entre
un jugement esthétique pur d'une part, et un jugement quant à la perfection d'autre part.
L'harmonie entre ces deux jugements (dont l'un est esthétique, l'autre non) est elle-même
constatée par le biais d'un jugement esthétique et c'est celle-ci que Kant nommera jugement
esthétique impur. Par une extension de l'argumentation que nous avons développée concer-
nant la connaissance, on peut voir dans le fait de tels jugements une attestation de la possibilité
d'une interaction entre toutes facultés à l'occasion d'une rencontre avec un objet extérieur. Ce-
pendant, cette fois ce ne sont pas seulement les facultés de la connaissance en général, mais bien
1. LA TROISIÈME CRITIQUE VIENT COMPLÉTER LA DEUXIÈME 305
les facultés de la représentation en général qui sont impliquées. Alors que l'harmonie entre l'en-
tendement et l'imagination peut être ressentie dans le jugement du beau, ce qui est jugé dans
le jugement impur de la beauté c'est l'harmonie entre d'une part, l'harmonie entre imagina-
tion et entendement et, d'autre part, la raison dans l'harmonie entre le jugement esthétique
et le jugement intellectuel de la même chose, ou plus exactement dans le « divers dans une
chose <Mannigfaltig in einem Dinge> » (CJ, Ak 230 ; PII 992). Le jugement esthétique du divers
identifie esthétiquement un état d'esprit qui marque la possibilité de la connaissance en géné-
ral ; le jugement intellectuel identifie par la raison un état d'esprit qui marque la pensée de la
perfection. Le fait que ces deux états d'esprit puissent être provoqués par le même divers peut
être ressenti comme une expérience d'harmonie, l'harmonie dont la reconnaissance produit le
jugement de goût impur. Dans la mesure où l'harmonie est celle de deux Gemüstzustände dont
l'un suppose un concept, il ne s'agit pas d'un jugement esthétique pur ; dans la mesure où cette
harmonie ne peut être que « sentie », il s'agit pourtant bien d'un jugement esthétique. Cette
expérience serait dès lors une expérience qui implique « l'ensemble de la faculté représenta-
tive » : étant donné un jugement esthétique et un jugement intellectuel du même divers, un
autre jugement esthétique peut avoir lieu, « so gewinnt das gesamte Vermögen der Vorstellungskraft,
wenn beide Gemützustände zusammen stimmen ». Si « c'est l'ensemble de la faculté représentative qui
y gagne si ces deux états d'âme s'accordent » (CJ, Ak 231 ; PII 992), cela vaut comme signe de
la possibilité d'une productivité d'un jugement qui se fait par la raison. En considérant ainsi la
beauté adhérente et les jugements esthétiques impurs, Kant en arrive à penser que certains ju-
gements esthétiques donnent à voir que l'interaction de l'entendement et de l'imagination avec
la raison est possible. Or, que les facultés de la connaissance puissent interagir de la sorte avec
la raison est aussi prometteur pour la moralité que le jugement esthétique pur est prometteur
pour la connaissance. Le jugement esthétique impur promet précisément la possibilité d'un
rapport entre, d'une part, les facultés vouées à la connaissance et, d'autre part, la raison, qui
est bien sûr la faculté vouée à l'éthique. Ainsi, la Critique de la faculté de juger apporte-t-elle une
toute première indication concernant la moralité : le jugement esthétique impur attesterait
d'une possibilité d'harmonie productive entre entendement, imagination et raison. Mais cela
ne dit encore rien de la possibilité d'un jugement qui aurait la forme spécifique nécessaire pour
déterminer un acte de liberté
8. Certes, cet enjeu reste implicite. Mais notons que ce paragraphe n'est pas explicite quant
à ses enjeux. La distinction entre beauté pure et impure est une distinction difficile dont la né-
cessité est loin d'être évidente, et qui semble ici plutôt risquer de brouiller les pistes en ouvrant
la réflexion sur un jugement impur alors que la stratégie transcendantale de l'Analytique exige
que l'analyse prenne pour objet le jugement pur de goût pour s'interroger sur ses conditions
de possibilité. La possibilité qu'il évoque — celle de postuler une expérience attestant de la
capacité des facultés de l'homme à formuler un jugement purement réfléchissant qui se réfère
à une Idée de la raison — permet au moins une hypothèse concernant la place de l'analyse du
jugement impur de goût dans l'économie de la critique du jugement esthétique.
306 7. LES PARERGA ET L'ACTE VERTUEUX
explicites. Cela culmine dans le paragraphe 59 lorsque Kant propose une dis-
cussion de « la beauté comme symbole de la moralité ». Rappelant qu'aucune
intuition sensible ne peut être adéquate à une Idée de la raison, Kant revient
au problème de la réalité objective de la moralité. Formulant l'hypothèse d'une
hypotypose non plus schématique mais symbolique, Kant avance que la mo-
ralité peut être « présentée » par le biais d'une intuition qui sera jugée analogi-
quement. Face au symbole « la faculté de juger mène une double entreprise »
puisqu'elle juge d'abord l'intuition cognitivement en appliquant un concept à
l'intuition et ensuite, elle applique « la simple règle de la réflexion sur cette in-
tuition à un objet tout à fait autre 9 ». Kant explique cette double démarche par
un exemple qui suggère d'emblée un transfert vers le registre pratique puisqu'il
y est question du domaine politique. En effet, c'est au niveau du symbole que
se clarifie la différence entre régimes politiques :
Selon ce texte, la faculté de juger peut se saisir du concept d'un régime poli-
tique grâce à une règle de réflexion qui lui vient de la connaissance théorique.
Après avoir reconnu la règle qui permet de penser un corps animé ou une ma-
chine, la faculté de juger peut se servir de ces règles pour analyser un état mo-
narchique. Pour ce « transfert », ce qui compte c'est la ressemblance non pas
entre les objets mais entre « les règles de la réflexion sur eux 11 ». Par « la trans-
mission <Übertragung>de la règle de réflexion sur un objet de l'intuition à un
tout autre concept, auquel peut-être ne peut jamais correspondre directement
une intuition », il devient possible à l'homme de penser des concepts qui ne
peuvent être « réalisés » directement 12 . L'exemple choisi souligne la possibilité
V 352 ; PII 1143). Il nous semble pourtant que la réalisation est bien un des enjeux de l'hypo-
typose symbolique.
13. Ibid.
308 7. LES PARERGA ET L'ACTE VERTUEUX
dit encore ce passage de la troisième Critique, enseigne à trouver une libre sa-
tisfaction. Si « dans le pouvoir, la faculté de juger ne se voit pas, comme dans
l'appréciation empirique, subordonnée à une hétéronomie des lois de l'expé-
rience 18 », voilà qui augure d'un jugement autonome. Qui plus est, « l'esprit est
en même temps conscient de son ennoblissement, de son élévation au-dessus
de la simple réceptivité à un plaisir par des impressions sensibles 19 .» Ainsi, dans
le jugement de goût, non seulement l'esprit fait l'expérience d'un jugement qui
n'est pas déterminé par les lois de la sensibilité, mais il est aussi conscient d'un
ennoblissement par ce fait. L'analyse du jugement esthétique accumule les in-
dications : le goût a quelque rapport avec la moralité. Lorsque le paragraphe
59 indique que « c'est l'intelligible vers lequel. . .regarde le goût 20 », Kant laisse
entendre que le jugement de goût annonce le jugement moral.
La troisième Critique propose ainsi de multiples pistes pour conclure, non
seulement que le jugement esthétique a quelque parenté avec le jugement
moral, mais aussi que l'expérience du jugement esthétique est susceptible de
(contribuer à) faire advenir le jugement moral. Mais n'allons pas trop vite 21 ; si
nous avons repéré plusieurs passages qui pointent un rapport entre jugement
esthétique et jugement moral, pourtant aucun de ces passages ne fournit une
argumentation précise quant à l'efficace de l'un sur la réalisation de l'autre.
Certes, Kant explique plusieurs fois que l'habitude de l'esthétique porte vers la
moralité, mais pour répondre au scepticisme radical concernant la moralité, la
philosophie critique doit articuler plus que de telles affirmations. Si, comme
nous le pensons, Kant fait monter les enchères lorsqu'il explique que sans l'hy-
potypose symbolique la philosophie même serait impossible, sa position n'en
reste pas moins défensive. Or, nous l'avons noté, Kant prend conscience qu'une
telle position n'est pas suffisante. Dans ses derniers ouvrages , entre la Critique
de la faculté de juger et la Métaphysique des mœurs, nous trouvons l'argumenta-
tion positive qui manquait jusqu'alors pour que le philosophe critique réponde
au sceptique. En effet, Kant ne va plus seulement répondre aux contestations
Que Kant nous recommande d'agir d'après des règles établies pour que
l'action se conforme à la loi morale nous nous y attendons ; qu'il nous recom-
mande comme un devoir de vertu de nous parer d'une apparence, voilà qui est
plus surprenant. Kant précise d'abord que les parerga ne constituent pas eux-
mêmes le bien, mais seulement une apparence du bien : « ce ne sont là que des
dehors ou accessoires (parerga) qui donnent une belle apparence de vertu 26 »,
mais en faisant de ces grâces un « devoir de vertu » il semble les inscrire dans
le registre, non seulement de la légalité mais aussi de la moralité. Or, cette
inscription semble dépendre de leur capacité à mener à la vertu : endosser ces
grâces n'est pas en soi agir vertueusement, mais cela y conduit (dahin führt).
Quelle argumentation permet-elle au philosophe de prêter à la légalité un effet
sur la possibilité de la moralité ? On ne peut penser que Kant ici, en un appen-
dice, quelques pages avant la fin de cette Métaphysique des mœurs dont il espérait
compléter la rédaction depuis des décennies, oublie l'insistance de la pensée
critique sur l'idée que se contenter de suivre des codes de convention ne peut
aboutir à la vertu. Que Kant explique que les apparences ne conduisent qu'in-
directement à la vertu, n'atténue aucunement la difficulté puisque Kant nous
a appris — justement quand il s'agit de distinguer la spécificité de l'intention
vertueuse comme cause — à considérer qu'une causalité peut être indirecte,
par étapes interposées, sans changer de nature 27 . Il nous faut tenter de com-
prendre comment Kant peut, ici, non seulement ne pas dénoncer l'affectation
de la vertu, mais même la recommander en expliquant que l'observance de
conventions contribue à l'intention vertueuse. Il nous faut aussi comprendre
pourquoi cet appel à endosser les conventions sociales prend l'allure d'un ap-
pel à la simulation, voire une recommandation de l'hypocrisie comme outil
pour conduire à la vertu. Car le registre est celui de l'apparence, de l'apparence
affectée, bref de ce que nous pouvons appeler l'hypocrisie.
Les parerga, nous dit Kant, sont des moyens indirects vers le bien dans le
monde comme fin. Selon lui, l'apparence n'est pas alors dangereuse parce que
« chacun sait quel cas il doit en faire 28 » ; les apparences de vertu « ne comptent
il est vrai que pour de la menue monnaie (Scheidemünze), mais elles renforcent
26. Ibid.
27. Comme Kant le rappelle dans la Métaphysique des mœurs, la causalité de la liberté doit
justement se distinguer d'une causalité qui enchaîne des séquences de causes : « un acte de
liberté ne peut (comme une action physique) être déduit ni expliqué d'après la loi naturelle de
l'enchaînement des effets et des causes qui sont tous des phénomènes » (Ak VI 431 ; PIII 718).
28. MM, Ak VI 473 ; PIII 773.
2. LA MÉTAPHYSIQUE DES MŒURS : UN APPEL À L'HYPOCRISIE ? 313
29. Ibid.
30. Nous l'avons souligné au chapitre précédent, dans la mesure où la vertu relève de l'au-
tonomie, toute méthode pour y conduire s'expose au risque de la contre productivité : la mé-
thode risque d'effacer la possibilité même de l'autonomie par sa propre efficacité.
31. Observations, Ak II 217 ; PI 463
32. Observations, Ak II 217 ; PI 464.
314 7. LES PARERGA ET L'ACTE VERTUEUX
33. L'hypothèse d'une efficacité des suppléments de vertu est certes déjà émise dans les Ob-
servations mais elle ne peut avoir le même sens dans un contexte précritique et dans le contexte
de la Métaphysique des Mœurs. Il nous revient justement de comprendre comment l'hypothèse
précritique peut être réinvestie à partir d'une position qui pose que l'acte vertueux, s'il y en a,
ne peut être empiriquement déterminé.
2. LA MÉTAPHYSIQUE DES MŒURS : UN APPEL À L'HYPOCRISIE ? 315
Bien que Kant n'y renvoie pas, il nous semble que le paragraphe 14 de la
Critique de la faculté de juger éclaire ce qui justifie, dans la pensée kantienne,
l'attribution d'un rôle si important, mais aussi si étrange, aux accessoires de
la vertu. Intitulé « Éclaircissements par des exemples », ce paragraphe a os-
tensiblement pour but d'éclairer le propos par lequel Kant conclut la section
précédente, à savoir qu'un pur jugement de goût est un jugement de goût sur
lequel l'attrait et l'émotion n'ont aucune influence 34 . Il s'agit donc, pour Kant,
dans cette section, de clarifier encore l'exigence que l'attrait ne doit avoir au-
cune influence sur un jugement de goût. « [U]n jugement de goût n'est. . .pur
que dans la mesure où aucune satisfaction purement et simplement empirique
n'est mêlée au principe qui le détermine 35 .» Il s'agit donc pour Kant, surtout
de rappeler qu'il ne faut pas confondre attrait et beauté (Reiz et Schönheit). Or,
à mi-parcours dans cette section, dans un alinéa qui commence par « mais »,
Kant cesse d'insister simplement sur le fait que l'attrait doit être étranger au
goût pour expliquer que les deux ne sont pas tout à fait étrangers l'un à l'autre
ou, pour reprendre plus précisément les termes de Kant, que l'étranger ici doit
quand même être accueilli : les attraits, dira-t-il, doivent « être accueillis avec
indulgence, comme des étrangers 36 ». Il n'est pas sans intérêt pour la lecture
de ces propos, de rappeler ce qu'implique alors l'accueil de l'étranger dans la
pensée de Kant 37 . Selon le texte consacré à la paix perpétuelle, l'étranger a bien
le droit « de ne pas être traité en ennemi dans le pays où il arrive » « tant qu'il
n'offense personne 38 » ; un droit de séjour doit être accordé à tout étranger ar-
rivant. Ce n'est pas, certes, un droit de résidence, et Kant ne requiert pas que
l'on intègre l'étranger à la nation comme un membre de plein droit, mais il
34. C'est une condition de possibilité du jugement de goût, puisque c'est une condition
de la spécificité d'un tel jugement. L'argumentation critique suppose que la spécificité soit la
première des conditions de possibilité d'un concept. Pour que jugement de goût il puisse y
avoir, il faut qu'il soit distinct de tous les autres types de jugement. Or, ce qui le distingue du
jugement de l'agréable, c'est précisément qu'il n'est pas déterminé par les attraits. Ainsi, « [u]n
jugement de goût sur lequel l'attrait et l'émotion n'ont aucune influence. . .est un pur jugement
de goût ». (CJ, Ak V 223 ; PII 983).
35. CJ, Ak V 224 ; PII 983.
36. Kant dit en effet ceci des attraits : « als Fremdlinge, nur sofern sie jene schöne Form nicht stö-
ren, wenn der Geschmack noch schwach und ungeübt ist, mit Nachsicht müssen aufgenommen werden »
(CJ, Ak V 225 ; PII 985).
37. Quelques années après la Critique de la faculté de juger (et deux ans avant la Doctrine de la
vertu), Kant donne une grande importance à la question de l'accueil de l'étranger en inscrivant
le devoir d'hospitalité comme troisième article définitif pour la paix perpétuelle.
38. Paix perpétuelle, Ak VIII 358 ; PIII 350.
316 7. LES PARERGA ET L'ACTE VERTUEUX
insiste sur le fait qu'il doit néanmoins être accueilli tant qu'il ne menace pas la
communauté dans laquelle il arrive. Dans le fil de cette analyse, déclarer que
les attraits doivent être accueillis dans les lieux du beau, revient à admettre
qu'une place doit leur y être accordée dans la mesure où cela ne compromet
pas le lieu d'accueil, en l'occurrence le lieu de la beauté. Kant explique en ef-
fet que les attraits doivent être accueillis « dans la mesure où ils ne perturbent
pas la forme belle 39 ». Cela implique qu'accorder une place aux attraits dans la
sphère du jugement esthétique peut ne pas compromettre le jugement de goût.
Nous avons là une indication sur le statut complexe que Kant tient à conférer
aux attraits. À la clé se trouve la conception d'un mode de fonctionnement
pour les attraits, au sein du jugement esthétique, qui ne porte pas préjudice à
celui-ci. Il s'agit, au milieu de tant de dénonciations, d'octroyer un rôle positif
à ces attraits. Citons ce passage pour suivre le mouvement du texte :
[m]ais en ce qui concerne la beauté attribuée à l'objet en raison de sa
forme, et pour autant qu'on puisse penser qu'elle pourrait être aug-
mentée par l'attrait, c'est là une erreur commune et tout à fait per-
nicieuse pour le goût authentique, intègre et sérieux ; bien qu'à vrai
dire il se puisse ajouter certains attraits en plus de la beauté, pour
intéresser l'esprit par la représentation de l'objet en plus de la satis-
faction sévère et dépouillée, et ainsi servir de mise en valeur au goût
et à la culture de ce dernier, surtout quand il est encore grossier et
inexercé. Mais ils portent réellement préjudice au jugement de goût
quand ils attirent sur eux l'attention, en tant que principes d'appré-
ciation de la beauté. En effet, il s'en faut d'autant qu'ils contribuent
à cette dernière qu'en réalité ils ne doivent bien plutôt être accueillis
avec indulgence, comme des étrangers, que dans la mesure où ils ne
perturbent pas la forme belle, tant que le goût est encore faible et
inexercé 40 .
Notons l'oscillation répétée entre l'insistance sur l'hétérogénéité de l'attrait et
de la beauté d'une part, et, d'autre part, la suggestion qu'il y a un certain rapport
entre eux. Alors que cet alinéa commence par rappeler que c'est une erreur de
penser que l'attrait puisse augmenter la beauté, et qu'il continue en marquant
que les attraits peuvent porter préjudice, il termine en expliquant qu'il ne faut
pas pour autant supposer que les attraits soient sans effet sur le jugement du
beau. L'erreur qui consiste à penser que l'attrait contribue à la beauté en raison
de sa forme est pernicieuse ; la forme de l'attrait ne contribue jamais à la beauté
qui tient toujours à la forme.
39. « sofern sie jene schöne Form nicht stören » (CJ, Ak V 225 ; PII 985).
40. CJ, Ak V 225 ; PII 985.
2. LA MÉTAPHYSIQUE DES MŒURS : UN APPEL À L'HYPOCRISIE ? 317
Répétant une théorie de la peinture qui n'a, d'une certaine manière, guère
changée depuis la préface à la Critique de la raison pure, Kant pose en effet, que
c'est la forme qui est essentielle pour le jugement de goût. Seule la forme peut
être principe d'un jugement du beau, « c'est le dessin qui est l'essentiel : en lui,
ce n'est pas ce qui fait plaisir dans la sensation, mais seulement ce qui plait par
sa forme, qui est au principe de tout ce qui s'adresse au goût 41 .» La distinc-
tion semble fixée. Pourtant, Kant fait alors l'hypothèse que les attraits peuvent
néanmoins contribuer au jugement esthétique ; c'est ce qui leur vaut d'être ac-
cueillis avec indulgence. Quelle est la nature de cette contribution étrange qui
n'en est presque pas une, « plutôt » pas une ? Quelle est la proximité étrange de
l'étranger ? La logique qui articule la théorie kantienne de l'hospitalité univer-
selle peut ici nous orienter 42 . Dans les textes politiques, Kant explique en effet,
que l'accueil de l'étranger joue un rôle dans le développement cosmopolitique
de l'espèce bien que l'étranger ne participe pas directement au développement
cosmopolitique de son lieu d'accueil 43 . L'efficace indirecte que la Critique de la
faculté de juger attribue aux attraits semble être du même ordre : les attraits sont
dénués de portée sur le jugement esthétique — Kant ne cesse de l'affirmer — et
pourtant ils ont un effet indirect sur l'avènement du jugement esthétique. Tout
comme l'étranger ne peut être engagé directement dans le processus politique,
et pourtant il peut malgré cela — et malgré lui — contribuer au progrès poli-
tique de l'État qui l'accueille, les attraits ne peuvent jamais être partie prenante
du jugement esthétique mais il se peut que, par leur présence, ils contribuent
à l'avènement du jugement esthétique, chez celui qui les apprécie.
41. Dans les arts « ist die Zeichnung das Wesentliche, in welcher nicht, was in der Empfindung
vergnügt, sondern bloß was durch seine Form gefällt, den Grund aller Anlage für den Geschmack aus-
macht » (CJ, Ak 225 ; PII 985). La préface de la Critique de la raison pure marquait aussi que la
composition est l'essentiel (cf. ch.1).
42. C'est bien d'orientation qu'il s'agit : l'orientation que donne la réflexion politique aux
analyses des facultés de jugement, mais aussi l'orientation comme enjeu autant de la civilisa-
tion politique que de la culture du goût ; l'orientation de la pensée, l'orientation de la manière
de penser, l'orientation de la vie.
43. Selon Kant, l'étranger doit être accueilli parce que cet accueil a une fonction positive eu
égard au développement d'une constitution cosmopolitique. L'étranger qui est accueilli ne sera
pas intégré comme citoyen, et ne participera donc en rien au développement de ce pays par la
voie de participation au processus politique, et pourtant la présence de l'étranger a un rôle dans
la généralisation de la civilisation. Kant explique en effet, que « de cette manière les régions
éloignées les unes des autres peuvent contracter des relations amicales, sanctionnées enfin
par des lois publiques, et le genre humain se rapprocher insensiblement d'une constitution
cosmopolitique » (Paix perpétuelle, Ak VIII 358 ; PIII 351).
318 7. LES PARERGA ET L'ACTE VERTUEUX
plaisir qui lui est associé. Nous avons déjà eu l'occasion de remarquer combien
était difficile la réponse à la question que Kant s'y pose sur la précédence (le
plaisir vient-il avant ou après le goût ? 56 ). Nous l'avions marqué, Kant ne peut
que donner une double réponse en décrivant un jugement en deux « temps » :
le plaisir découle du jugement de l'harmonie des facultés, mais le plaisir est
aussi la source de ce jugement. Notons maintenant que cette pirouette tourne
autour d'un seul mot, un verbe qui, bien qu'il ne soit pas répété dans la Cri-
tique de la faculté de juger, est crucial parce qu'il permet le croisement de deux
logiques, de deux histoires. Il s'agit du terme « weilen ». C'est parce que nous
nous attardons dans le jugement esthétique (« Wir weilen bei der Betrachtung
des Schöne » 57 ) que les deux séquences causales articulées par Kant peuvent
être superposées : le plaisir comme source du jugement, et le plaisir comme
conséquence du jugement, se rejoignent dans un plaisir singulier. Le délai de
l'"attardement", de ce weilen, permet justement ce croisement. Le jugement
esthétique est un jugement sur les effets d'un certain effort du jugement, un
arrêt dans lequel l'esprit se fortifie et se reproduit. C'est dans le délai de ce weilen
que l'esprit réfléchit. C'est ce délai qui permet non seulement un jugement de
plaisir mais aussi le jugement que ce plaisir était particulier 58 . Ce délai du weilen
est ainsi une condition essentielle pour qu'un jugement esthétique puisse avoir
lieu, car c'est dans cet arrêt que la contemplation « se fortifie et se reproduit
elle-même », que le jugement réfléchissant peut être porté sur le jugement de
plaisir pour désigner une expérience esthétique 59 . Or, Kant lui-même souligne
qu'il y a analogie entre cet arrêt qui est spécifique au jugement esthétique et
le délai qu'imposent/proposent les attraits :
[n]ous nous arrêtons à contempler le beau, car cette contemplation
se fortifie et se reproduit elle-même ; et il y a quelque chose d'ana-
logue (mais non toutefois identique) à cet arrêt dans la contemplation
quand un attrait dans la représentation d'un objet éveille l'attention
de façon répétée, état pendant lequel l'esprit est passif 60 .
Un arrêt analogue au weilen peut être provoqué par les attraits : en mainte-
nant l'attention, les ornements de la beauté favoriseraient ce jugement dont
la spécificité est de séjourner un moment auprès de lui-même. Les ornements
ne déterminent en rien le jugement, mais leur présence n'est pas indifférente :
ils peuvent arrêter l'attention, l'éveiller et l'entretenir « erwecken und erhalten ».
C'est au cours d'une telle halte auprès de la beauté, lorsque l'esprit est dans un
état passif, que peut avoir lieu un jugement esthétique 61 .
Il ressort ainsi de la Critique de la faculté de juger que l'agréable peut contri-
buer à l'expérience de la beauté et cela malgré le fait que la beauté, pour que
ce terme ait un sens, doive demeurer radicalement hétérogène à l'agréable.
Sans céder sur la distinction entre l'agréable et le beau, sans accepter que la
satisfaction qui dérive de l'une et celle qui dérive de l'autre puissent être com-
parables, Kant pose pourtant que les attraits peuvent servir la beauté en la re-
commandant à l'esprit. Les ornements ne sont pas des éléments intrinsèques
de la beauté ; pourtant ils servent le jugement esthétique en recommandant la
beauté à l'attention et en accroissant la satisfaction. Agissant par leur charme
au niveau de l'agréable, ils développent notre satisfaction et amplifient notre
sentiment pour le beau. Ils rendent plus accessible à l'intuition la forme sus-
ceptible d'être jugée belle et nous arrêtent pour créer l'occasion du jugement
de ce jugement que constitue le jugement esthétique.
mais aussi pour que celui-ci éveille l'attention. Mais surtout, ce n'est que dans un certain éti-
rement du temps que peut s'opérer la confusion qui caractérise ces jugements, celle entre le
plaisir qui précède le jugement et celui qui suit le jugement. Le jugement pur réfléchissant se
joue de/dans le temps : c'est la marque de sa liberté. La liberté exige et crée un « espace » en
brisant la succession du temps.
60. « Wir weilen bei der Betrachtung des Schönen, weil diese Betrachtung sich selbst stärkt und re-
producirt : welches derjenigen Verweilung analogisch (aber doch mit ihr nicht einerlei) ist, da ein Reiz
in der Vorstellung des Gegenstandes die Aufmerksamkeit wiederholentlich erweckt, wobei das Gemüth
passiv ist » (CJ, Ak V 222 ; PII 982).
61. Auprès de la beauté, dans cette passivité de l'esprit marquée par Kant (« wobei das Gemüth
passiv ist »). Nous reviendrons sur une certaine passivité du jugement réfléchissant au chapitre
suivant.
324 7. LES PARERGA ET L'ACTE VERTUEUX
62. Selon le régime de responsabilité formulée dans, et par, le juridique, n'est responsable
que celui qui accomplit l'acte. Cette définition de la responsabilité doit évidemment beaucoup
à la pensée kantienne.
326 7. LES PARERGA ET L'ACTE VERTUEUX
Avec ces accessoires, disions-nous, Kant aurait trouvé une solution géniale
à un problème essentiel de la pensée pratique, celui de justifier qu'il soit pos-
sible de faire quelque chose pour faire advenir la moralité. La logique des pa-
rerga serait une solution géniale pour rendre compte de la possibilité de pro-
voquer l'acte autonome. En faisant appel à l'efficace indirecte des ornements,
Kant peut prétendre que (s')imposer des codes c'est, non seulement une ma-
nière de remplir des conditions minimales pour l'acte de vertu (conformité de
l'action à ce que dicte la loi morale), mais aussi une manière de contribuer à
mettre en place les conditions suffisantes (l'intention vertueuse). Si nous quali-
fions cette solution de « géniale » c'est surtout parce qu'elle doit tant à la figure
du génie. En effet, si la Critique de la faculté de juger fournit des analyses essen-
tielles pour articuler le principe d'une réponse au problème de comment faire
advenir la moralité de l'homme, cela se fait grâce à l'élaboration de la théorie
du génie.
Nous l'avons noté, l'art n'est pas l'objet central de cette Critique. Pourtant,
l'analyse des conditions de possibilité d'un objet méritant le nom d'œuvre d'art,
ou plus exactement d'œuvre de génie (celle qui est susceptible de fournir l'occa-
sion d'un jugement de goût), pousse Kant à son analyse la plus complète, mais
aussi à sa conception la plus positive, d'une production humaine qui s'inscrit
dans deux causalités, celle de la nature et celle de la liberté. C'est, ne l'oublions
pas, sa double inscription dans ces régimes de causalité qui lègue à la raison
humaine son destin déchiré. Or, dans la Critique de la faculté de juger, Kant va
découvrir la nécessité, et la possibilité, de se représenter un jugement avec un
double rapport à la causalité qui n'est pas de l'ordre du déchirement et du non-
sens, mais qui est, au contraire productif 66 . L'analyse du jugement du beau
pousse en effet Kant à poser qu'il faut dépasser l'opposition entre, « déterminé
66. Un rapport double ou, comme nous le préciserons au chapitre suivant, un rapport deux
fois double.
328 7. LES PARERGA ET L'ACTE VERTUEUX
par une règle » et « sans rapport à la règle », pour penser ce type de jugement.
Pour résoudre l'antinomie du goût qui oppose réglé et non réglé, Kant ne pour-
suit pas la voie habituelle qui consiste à montrer que les conditions apparem-
ment antinomiques se situent en fait sur des plans différents. L'antinomie du
goût sera résolue en posant que la conformité à une règle indéterminée est
une condition qui satisfait simultanément les deux conditions apparemment
antinomiques 67 . Ainsi, pour la première fois, la pensée critique ne cherche pas
tant à résorber la contradiction qu'à la rendre productive d'une pensée de la
contradiction, une contradiction productive, justement. La solution ne sera
pas de dissoudre l'antinomie mais de concevoir les conditions de possibilité d'y
séjourner 68 . Cette réponse à l'Antinomie donne le ton : dans la troisième Cri-
tique, Kant va aborder les contradictions irréductibles par l'homme qui ne sont
pas pour autant sans sens pour lui. En particulier, il va analyser une activité
du jugement qui, pour être contradictoire selon les règles d'école, n'en est pas
moins sensée pour le philosophe critique. Par là, l'analyse du jugement esthé-
tique jette une nouvelle lumière sur les capacités de l'homme eu égard à son
séjour dans le monde, eu égard au sens qu'il peut donner à son destin déchiré.
Plus précisément, l'analyse des conditions de possibilité de l'œuvre de génie
permet à Kant de décrire une modalité du faire qui remplit les conditions pour
être un « faire » libre.
La théorie du génie apporte une contribution essentielle : l'invention d'une
nouvelle théorie de l'imitation. L'élaboration d'une nouvelle conception de
l'imitation est, en effet, un des héritages les plus importants que nous lègue
la théorie kantienne du génie. La Critique de la faculté de juger pose la possi-
bilité d'une imitation qui est justement aussi une invention. Pour formuler
la théorie de l'imitation propre au génie, Kant doit en quelque sorte formu-
ler une nouvelle théorie de l'exemple ; la modalité de production du génie est
l'imitation exemplaire. L'œuvre du génie, nous dit Kant, doit être exemplaire
(exemplarisch) ; voilà un terme nouveau dans le vocabulaire kantien mais essen-
tiel pour la troisième Critique 69 . Exemplaire y désigne un rapport particulier
à l'imitation et, plus précisément, un rapport à une « imitation » bien parti-
culière. Il s'agit d'une conception de l'imitation qui, sans la renier, dépasse la
conception de l'imitation qui règle la condamnation des exemples sous pré-
texte que « l'imitation <Nachahmung> n'a aucune place en moralité 70 ». Elle la
dépasse en ce sens que l'imitation nouvelle que Kant envisage, prend bien ce
qu'elle imite pour modèle, mais selon une modalité de l'imitation toute nou-
velle : cette imitation ne prend pas le modèle pour règle de sa production. Ne
visant pas la reproduction du modèle, cette imitation ne peut pas être assimi-
lée à une reproduction mécanique ; la production qui en résulte n'est pas alors
nécessairement de l'ordre de l'hétéronomie. Or, cette théorie de l'imitation gé-
niale nous permet de donner un nouveau sens à l'appel à imiter l'exemple du
maître. En outre, nous le verrons, cette nouvelle « imitation » permet de re-
lier les deux registres de l'analyse de l'efficace de l'exemple que nous avons
trouvé dans le texte de Kant : celui de l'imitation et celui de l'inspiration. Nous
avons vu que, d'une part, à la fois les condamnations et les célébrations des di-
vers rôles possibles pour les exemples semblent déterminées par une analyse
de la non-pertinence de l'imitation comme méthode pour conduire à la mora-
lité mais que, d'autre part, si la problématique de l'imitation est déterminante,
elle ne permet pas, à elle seule, de faire sens de certains des propos que tient
Kant au sujet des exemples. Si l'imitation, conçue comme une reproduction
selon la règle donnée par le modèle, ne semble pas liée aux propos concernant
les preuves de faisabilité ou l'encouragement, la théorie du génie va permettre
d'articuler ces problématiques diverses qui se rencontrent dans l'analyse du rôle
de l'exemple.
L'œuvre du génie, comme le jugement esthétique, se caractérise par un
rapport très particulier à la règle, non pas à une règle particulière, mais au
principe même d'une règle comme principe. C'est en effet un double rapport à
l'imitation qui dénote le génie. Le paragraphe 46 de la Critique de la faculté de
69. En effet, si les termes liés à l'exemple n'ont pas en général un privilège explicite dans
le texte kantien, il en va autrement dans la Critique de la faculté de juger esthétique. L'adjectif
exemplaire y sera invoqué à maintes reprises pour caractériser l'œuvre d'art, les produits de
génie et le jugement esthétique lui-même.
70. FMM, Ak IV 409 ; PII 269. Cf. chapitre 5, p.230.
330 7. LES PARERGA ET L'ACTE VERTUEUX
juger propose une formalisation des analyses kantiennes qui illustre comment
celles-ci posent à la fois que le génie est celui qui produit ce qui n'est déterminé
par aucune règle (ce qui ne provient pas de l'imitation mais de l'originalité) et
que l'œuvre de génie peut servir de règle. Kant y résume ses analyses ainsi :
Une succession qui n'est pas imitation, une Nachfolge qui n'est pas Nachahmung :
voilà l'influence (Einfluß) que peut avoir un créateur exemplaire (exemplarische
Urheber) sur son successeur. Qu'un autre, puisant aux mêmes sources, puisse
à nouveau produire une œuvre, voilà qui marque l'œuvre de créateur. C'est
précisément sa capacité à provoquer sa propre succession qui définit dès lors,
l'œuvre de génie.
Ainsi, la production d'un génie (selon ce qu'il faut attribuer dans cette
création au génie, et non à ce qui peut faire l'objet d'un apprentissage,
ou à l'école) n'est pas un exemple qu'il faut imiter (car dans ce cas,
ce qui y est génial et constitue l'âme de l'œuvre disparaîtrait), mais
l'héritage qu'assumera un autre génie, et qui l'éveillera au sentiment
de sa propre originalité afin d'exercer dans l'art sa liberté par rapport
aux contraintes des règles, de sorte que ce génie ira même jusqu'à
donner à l'art une règle nouvelle, et qu'ainsi son talent se révélera
exemplaire 73 .
wird, Zwangsfreiheit von Regeln so in der Kunst auszuüben, daß diese dadurch selbst eine neue Regel
bekommt, wodurch das Talent sich als musterhaft zeigt » (CJ, Ak V 318 ; PII 1102).
74. La traduction française laisse penser que Kant affirme que la production du génie n'est
pas un exemple mais plutôt un héritage. L'allemand dit plus exactement que ce n'est pas tel
type d'exemple mais plutôt tel autre : pas un exemple à imiter, mais un exemple auquel on doit
succéder.
75. Si une imitation qui consiste à reproduire le produit, constituait une reproduction de
l'œuvre de génie, on pourrait en déduire que cette œuvre était susceptible de production
d'après des règles déterminées. Cela annulerait la spécificité que Kant tient à reconnaître à
l'œuvre de génie, spécificité sans laquelle l'expression perd son sens.
76. Les deux tour à tour, ou les deux en même temps ? C'est un des enjeux. Si pour les
besoins de l'analyse Kant décrit ces deux modalités de l'exemple comme deux efficaces alter-
natives, la richesse du concept d'exemplarité qui ressort de la Critique de la faculté de juger tient
à ce que Kant plaide pour, et s'essaie à, penser ces deux efficaces conjuguées l'une à l'autre.
C'est ce qui ressort plus clairement de son analyse de l'exemple de la Révolution française que
nous allons examiner au chapitre suivant.
3. PLUTÔT UNE SOLUTION GÉNIALE AU PROBLÈME 333
de la vertu que l'efficace possible des exemples mobilisés dans l'éducation pra-
tique.
Le sujet, considéré du point de vue qui en fait un agent avec un libre-arbitre, est
l'« auteur » de son acte et, à ce titre, doublement responsable puisqu'il est res-
ponsable non seulement de l'action, mais aussi de son « effet ». L'acte est donc
plus que l'action qui en est le résultat dans le monde phénoménal ; il comporte
77. Par exemple, « l'esprit, qui dans l'art doit être libre et seul anime l'œuvre » (CJ, Ak V 304 ;
PII 1085-6).
78. Presque toutes les occurrences de ce terme se trouvent dans des discussions concer-
nant Dieu. Mais dans la Religion dans les limites de la simple raison, Kant explique que le fait de
« [p]osséder l'une ou l'autre intention par nature comme disposition innée » n'implique pas que
l'homme « n'en puisse être l'auteur <Urheber> » (Religion, Ak VI 25 ; PIII 36). Autrement dit,
l'homme peut être l'auteur de l'usage de la liberté, même si cette liberté lui est en quelque sorte
donnée d'avance par une disposition innée. Dans un passage du Conflit des facultés, lorsqu'il est
question, justement, de la possibilité pour l'espèce humaine, être auteur de son avancée vers
le mieux, Kant recours encore au terme « Urheber » (Conflit des facultés, Ak VII 84 ; PIII 893).
79. MM, Ak VI 223 ; PIII 470.
334 7. LES PARERGA ET L'ACTE VERTUEUX
Kant distingue ainsi d'une part, le faire (facere) qui produit une œuvre d'art
et, d'autre part, l'action (Handeln ou Wirkung) qui produit de simples effets de
l'ordre de l'effectus, c'est-à-dire qui s'inscrit dans la logique du rapport entre
cause et effet qui gouverne l'analyse théorique du monde phénoménal. Or, à
la lumière de cette distinction, qualifier l'acte vertueux d'acte dû à une cause
libre qui produit un Tat ou factum, cela ne revient-il pas à le considérer comme
un opus — une œuvre ? L'acte comporte une simple action (Handlung), l'ac-
tion qui s'inscrit dans l'ordre de la causalité naturelle, mais il a aussi une autre
« conséquence » ou un autre effet. Cette autre conséquence est de l'ordre du
factum. On peut alors dire que, dans la pensée kantienne, l'acte vertueux relève
non pas de l'agere mais du facere ; c'est une œuvre de la raison qui s'inspire de
la représentation d'autres œuvres.
La récurrence dans la Métaphysique des Mœurs des termes auteur, auctor, ou
originateur (Urheber), dans la description de l'acte autonome, nous encourage
à penser l'acte de la liberté, de la causa libera, dans les termes de la distinction
qui organise l'analyse de la création artistique : comme l'œuvre de génie, l'acte
vertueux n'est pas une simple action mais un « faire », une œuvre. Mais ces
suggestions n'ont d'importance que parce que le rapprochement se fonde sur
82. « Die Tugend. . .hebt doch auch immer von vorne an » dit Kant (MM, Ak VI 409 ; PIII 694). Il
y a toujours un nouveau début, et ce, malgré le fait que la vertu soit « en progrès ».
83. Au chapitre 4 nous avons tenté de montrer que le jugement pur de goût doit être pensé
comme « ayant lieu » en dehors de l'organisation du lieu qui structure les phénomènes : pour
que le jugement puisse être ohne alle Interesse il doit se faire « ailleurs », « avant » la scission entre
le monde et moi. Voilà qui pouvait déjà suggérer que l'esthétique se soustrait à la tempora-
lité phénoménale. Avec l'analyse du rapport du génie à ses prédécesseurs et ses successeurs,
l'hypothèse d'une temporalité de l'exemplarité se précise — même si Kant ne le soulignera
explicitement jamais en ces termes.
84. Plus précisément, l'action qui est une des conséquences de l'acte vertueux s'inscrit dans
l'ordre des phénomènes et, comme telle est régie par les lois de la nature. De même, l'objet
qui est la trace tangible de l'œuvre de génie est, comme tous les objets, soumis aux lois qui
régissent les phénomènes.
336 7. LES PARERGA ET L'ACTE VERTUEUX
85. Bien entendu, il peut aussi ne pas provoquer un tel jugement ; il en fournit l'occasion qui
peut ne pas être saisie. Il n'y a aucun déterminisme dans le rapport entre objet et jugement.
338 7. LES PARERGA ET L'ACTE VERTUEUX
Kant nous oriente ici. Fonctionner indirectement, cela veut dire que les exem-
ples ont une autre efficace que celle qu'ils auraient en fournissant une règle de
production ou une règle d'action. L'encouragement que, selon les Fondements
de la métaphysique des mœurs, les exemples fournissent, doit être pensé par ana-
logie avec l'encouragement que l'œuvre du génie fournit aux génies qui lui
succèdent, selon la théorie du génie avancée par la Critique de la faculté de juger.
Tout comme l'œuvre du génie esthétique peut, à l'occasion, éveiller le génie
qui sommeille en un spectateur et, par là, motiver une nouvelle production de
génie, l'exemple moral présenté à l'élève pourrait éveiller le « génie moral » en
lui et motiver un nouvel acte de vertu 86 . Le « génie moral » n'est pas une ex-
pression de Kant, mais il semble bien que la meilleure explication du rapport
de l'exemple à l'élève, et au nouvel acte de vertu, se conçoive de la même ma-
nière que le rapport de l'œuvre du génie au spectateur et à la nouvelle œuvre
de génie qu'elle peut encourager. Dans les deux cas, si l'on confond l'exemple
avec un modèle à imiter, une règle à suivre, alors on passe à côté de l'essentiel
de la « leçon », mais il y a une chance que l'occasion provoquera non pas une
imitation, mais au contraire une nouvelle production. Les exemples donnent
à l'esprit du courage pour cela 87 . Les exemples encouragent le courage.
Selon notre lecture donc, aussi bien les parerga de la vertu, que les exemples
racontés par un maître qui s'y connaît, feraient avancer la vertu parce qu'ils ne
font qu'une partie du travail ; ils créent l'occasion pour le travail du jugement.
86. Notons que le génie, lorsqu'il est éveillé par un produit exemplaire du goût, produit à
son tour une œuvre par un jugement esthétique (la production du génie est l'œuvre du ju-
gement). Le jugement esthétique par lequel le génie appréhende l'œuvre de son prédécesseur
fournit ainsi une impulsion vers une nouvelle production. C'est un enchaînement analogue que
les exemples doivent provoquer dans le domaine pratique : le jugement porté sur l'exemple,
qui permet d'y « voir » un acte qui n'est pas déterminé par les lois de la sensibilité, aurait un
effet sur l'esprit tel, qu'il pousserait/encouragerait à une nouvelle production d'acte vertueux.
87. Comment attribuer un rôle si important aux exemples de vertu tout en maintenant
qu'il n'y en a pas ? En soulevant cette question nous apercevons un éclaircissement apporté par
les analyses du jugement esthétique : qu'il n'y ait aucun exemple d'acte vertueux n'empêche
pas qu'un jugement soit porté sur la vertu. Là encore laissons nous guider par l'analogie : à
proprement parler il n'y a aucun acte dont on puisse dire voilà un acte vertueux, mais rappelons
il n'y a aucun objet dont on puisse dire voilà un objet beau et cela n'empêche pas les jugements
du beau. C'est notre jugement de l'objet qui est l'occasion de beauté, c'est dans notre rapport
à la Vorstellung qu'il y a beauté. Pour la vertu ce n'est pas dans l'acte mais dans la disposition
de l'esprit, du Gemüt lui-même qu'il peut y avoir vertu « à juger ». Ainsi le rapprochement
avec le beau éclaire comment cela n'est pas nécessairement contradictoire d'affirmer que les
exemples de vertu encouragent et en même temps qu'il n'y a pas d'exemples de vertu. Il n'y
a pas nécessairement là une contradiction absurde ; c'est plutôt le signe d'une l'exemplarité
particulière.
3. PLUTÔT UNE SOLUTION GÉNIALE AU PROBLÈME 339
Ils ne mènent pas directement au but. Ou plutôt ils n'y mènent que si nos che-
mins se séparent des leurs. Ils préparent la scène pour un acte autonome en
attirant le sujet, en le charmant pour qu'il hésite un instant, au seuil de la vertu
et pourtant, ni ils ne suggèrent directement comment passer ce seuil, ni n'in-
duisent le saut qui y serait nécessaire. Loin d'être un signe de leur insuffisance,
le fait que les parerga, ou les exemples, ne nous portent pas, mais, au contraire,
nous renvoient à nos propres capacités pour la transition cruciale de la légalité
à la moralité, permet leur efficace : ils peuvent situer l'homme pour que celui-ci
se saisisse de son autonomie. Voilà l'argumentation qui permet de faire sens de
ce qui peut sembler étonnant venant de Kant : l'encouragement à une certaine
hypocrisie fait sens comme éloge d'une efficace détournée de l'exemple. Les
coutumes sociales peuvent être instrument de « progrès », de l'avènement d'un
acte vertueux, justement parce qu'elles peuvent avoir deux effets : d'une part,
elles peuvent servir de règles de comportement ce qui sert de modèle pour la
légalité (c'est là le rôle de l'exemple comme modèle à imiter, l'exemple comme
première éducation de l'homme inculte) mais, d'autre part, elles peuvent pro-
voquer, non pas la reproduction de la légalité mais une nouvelle production
— l'acte vertueux. Les parerga, comme les exemples, de la vertu sont à recom-
mander parce qu'étant donné l'extrême fragilité de l'autonomie, leur efficace
indirecte semble la mieux à même de se charger de cette tâche impossible qui
consiste à induire l'acte autonome.
Nous avons voulu montrer que la Critique de la faculté de juger permet de
faire sens de l'efficace que revendique la Métaphysique des mœurs pour les or-
nements de la vertu. Les analyses de la troisième Critique montrent en outre
que la faculté de juger peut juger exemplairement, selon un sens de ce terme
que Kant développe pour rendre compte du jugement esthétique mais aussi de
l'œuvre de génie. La logique de cette exemplarité permet de rassembler en une
« logique » les diverses thématiques qui se croisent dans l'analyse kantienne de
l'efficace des exemples dans le domaine pratique. En effet, Kant évoque au sujet
de l'exemple pratique, la problématique de l'imitation mais aussi celle de l'en-
couragement, ou encore celle de preuves de faisabilité sans éclairer le rapport
entre ces diverses problématiques. Or, la conception kantienne du génie arti-
cule explicitement ces mêmes problématiques : l'œuvre géniale se définit, non
seulement par son rapport à l'imitation, mais aussi par sa capacité à encourager
ses successeurs. Qui plus est, c'est précisément une tension productive entre le
registre de l'imitation et le registre de la production originale qui permet, selon
340 7. LES PARERGA ET L'ACTE VERTUEUX
Répliques
D'une réplique à l'autre
de simples parades ? S'il en était ainsi, démasquer les parerga ne revient pas à
échapper à leur jeu, mais plutôt précisément à s'y soumettre. Démasquer les pa-
rerga, voilà qui revient à jouer leur jeu, à se laisser jouer par eux. Dès lors,
prétendre, comme le fait Kant, que l'homme mettra fin à une prétention in-
justifiée en démasquant ces faux-semblants n'est-ce pas encore une prétention
injustifiée ? La vertu ne serait pas une valeur véritable au-delà des parerga mais
leur véritable apparence. Renier l'imitation en faveur de l'original(ité) ce serait
aussi se soumettre au jeu des apparences. Les accessoires de la vertu ne sont-ils
pas bien plus que de simples accessoires ici ? Selon l'histoire que nous aimions
à raconter, l'imitation de la vertu semblait promettre la possibilité d'aller au-
delà de l'imitation (c'était là l'explication de ce que l'imitation de la vertu puisse
être défendue, malgré la double condamnation dont nous avons fait état). Une
prise en compte de la scène de cette imitation nous pousse à envisager que cet
« au-delà de l'imitation » n'est peut-être qu'un effet prévu, dicté, orchestré par
l'imitation. L' « acte » de vertu est toujours déjà écrit. L'acte qui doit échapper
à la détermination par les conventions sociales serait toujours déjà déterminé
par une convention tout aussi réglée.
Ainsi, la logique que nous avions reconstituée à partir des textes kantiens
qui permet une dernière réponse au scepticisme moral semble-t-elle s'écrouler.
Les services que les exemples sont à même de rendre à la moralité ne seraient
eux-mêmes que des illusions. Devons nous conclure que la solution géniale au
problème de faire advenir la moralité n'en est pas une, mais plutôt un signe de
l'impossibilité de concevoir une échappatoire à une nature qui aurait tout tracé
d'avance ? On peut se résigner à une telle conclusion 1 . Mais il nous semble qu'il
n'est pas impossible ici de « sauver les apparences ». Le texte kantien suggère
en effet une manière de concevoir la possibilité de l'acte vertueux malgré les
contraintes de la méthode critique. Formuler une telle possibilité permet une
certaine expérience de la pensée kantienne là où elle se/nous pousse le plus
loin. En arrivant à raconter une autre histoire sur les jeux, et enjeux, ici nous
1. On conclurait alors que Kant ne répond pas à l'exigence posée par la démarche trans-
cendantale de formuler les conditions de possibilité de l'autonomie. Hegel est sans doute le
plus célèbre des penseurs à avoir avancé une telle conclusion en objectant justement qu'à tant
vouloir échapper à la nature et à l'empirique pour penser l'agir libre, Kant aurait finalement
imposé de telles conditions sur l'acte moral que celui-ci devient impossible : pour échapper
à la nature, Kant aurait sombré dans la paralysie et n'aurait donc pas répondu au défi qu'il
s'est lui-même posé de décrire les conditions de possibilité de l'autonomie. Nous tenons au
contraire à suivre Kant là où, selon nous, il s'aventure peut-être dans la contradiction, mais
loin de sombrer dans la paralysie, il donne un nouveau coup d'envoi à la pensée pratique.
346 8. RÉPLIQUES
2. Kant précise que seule la manière, et non la méthode, est appropriée pour agencer l'ex-
posé des réflexions dans les beaux-arts (CJ, Ak V 318-9 ; PII 1103).
3. « Die Menschen sind insgesammt, je civilisirter, desto mehr Schauspieler » (Anthropologie, Ak
VII 151 ; PII 969).
1. LES EXEMPLES ENCOURAGENT LA RÉPLIQUE 347
des mœurs. L'apparence de moralité résulte d'un agir en conformité avec la mo-
ralité lorsque l'action est conforme à la moralité mais « le cœur n'y a point de
part 4 ». Kant ne condamne pas cette apparence. Il s'en réjouit plutôt, expliquant
que, « [p]ar le fait que des hommes jouent ces rôles, les vertus qu'ils se sont,
un certain temps, contentés d'affecter, finissent bien par être éveillées, et elles
passent dans leur disposition d'esprit 5 .» Voici à nouveau l'argument que nous
avons trouvé dans la Doctrine de la vertu : l'apparence finit par laisser place au
véritable. Les parades de bonnes manières sont contraires à la vertu mais elles
en sont peut-être aussi les prémices. L'affectation peut « éveiller » l'esprit ou,
plus précisément, éveiller une disposition à mettre du cœur à l'ouvrage. Ainsi,
l'hypothèse d'une efficacité de l'habitude de la bonne conduite n'est pas propre
à la Métaphysique des mœurs, on la trouve dans l'Anthropologie. Certes Kant n'est
pas le premier à émettre une telle hypothèse. Pourtant, elle risque de compro-
mettre le système critique s'il n'est pas montré que, sous certaines conditions,
il est possible que l'habitude d'un comportement légal encourage la vraie vertu
sans que cela efface la radicale hétérogénéité entre légalité et moralité.
Rappelons-le, la Critique de la raison pratique pose que la liberté exige que
l'homme échappe au statut de marionnette 6 . Peut-être alors ne faut-il pas cher-
cher, comme nous l'avions fait, à « expliquer » ce qui ressemble à un appel à
l'hypocrisie en plaidant anxieusement qu'il s'agit de tout le contraire. Peut-être,
pour apprécier ce que la pensée critique nous propose de plus risqué, mais aussi
de plus prometteur, faut-il accepter que ce n'est pas un hasard que la Métaphy-
sique des mœurs use d'un vocabulaire de l'artifice et de l'affectation. Peut-être
faut-il accepter de lire dans la Métaphysique des mœurs une véritable célébra-
tion de l'hypocrisie au sens qu'indiquerait l'étymologie du terme. Dans son
sens moderne, l'hypocrite est un fourbe, un dissimulateur dont le (double) jeu
est considéré comme un mensonge ; l'hypocrite serait celui dont la duplicité
de l'intention le rend condamnable 7 . Mais ce sens moderne du terme est une
4. Ou, comme le dit plus précisément le texte allemand, ce n'est pas pensé/voulu par le
cœur : « nicht herzlich gemeint » (Anthropologie, Ak VII 151 ; PIII 969).
5. Anthropologie, Ak VII 151 ; PIII 969.
6. Les marionnettes servent en effet de figures de la fausse liberté, l'apparence de la liberté.
Cf. CRPrat, Ak V 101.
7. Bien entendu la pensée kantienne, par son insistance pour accorder la valeur à l'inten-
tion et non à l'action, conforte l'idée que la duplicité est ce qui doit être condamné. Non seule-
ment la pensée kantienne permet de situer le lieu d'une tromperie en permettant de comparer
action et intention, mais on peut aussi penser que la pensée kantienne doit justement particu-
lièrement craindre cette hypocrisie.
348 8. RÉPLIQUES
8. Selon Liddell et Scott, l'hypocrite est celui qui joue un rôle sur scène : « one who plays
a part on the stage » (An intermediate Greek-English Lexicon founded upon the seventh edition of Lid-
del and Scott's Greek-English Lexicon, Oxford, Oxford University Press, 1992, p.844). Aristote
consacre une section de sa Rhétorique à l'hypocrisis (cf. Rhétorique III, 1, 1403b22sq.). Le terme
est alors traduit en français comme « action », justement pour marquer qu'il y va de la qua-
lité d'acteur de l'orateur puisqu'il s'agit de l'usage particulier de la voix (volume, intonation et
rythme), bref de la manière de prononcer le discours.
9. En latin le terme conserve en effet la référence théâtrale mais tend à prendre une conno-
tation négative puisqu'il désigne un « comédien de bas étage ou un histrion » (Bornecque-Cauët
Dictionnaire Latin-Français, Paris, Belin, 1990, p.225).
10. Selon Liddel-Scott, l'hupokrisis est, pour Hérodote une réponse, « a reply, an answer »
(p.844).
1. LES EXEMPLES ENCOURAGENT LA RÉPLIQUE 349
11. CJ, Ak V 319 ; PII 1103. Il s'agit d'un sot qui fait mal son travail, voire sabote son propre
ouvrage.
12. Anthropologie, Ak VII 119 ; PIII 939.
13. « Noch sind die Ausdrücke : die Welt kennen und Welt haben in ihrer Bedeutung ziemlich weit
auseinander : indem der Eine nur das Spiel versteht, dem er zugesehen hat, der Andere aber mitgespielt
hat » (Anthropologie, Ak VII 120 ; PIII 940).
350 8. RÉPLIQUES
théâtralité n'est plus condamnée ici — elle devient l'horizon même pour don-
ner sens au projet de Selbsterkenntnis de la raison. La connaissance anthropo-
logique considère la Selbsterkenntnis par laquelle l'homme peut avoir usage du
monde ; à partir de là, s'ouvre la possibilité pour l'homme de faire (dans) le
monde.
Une hypothèse de lecture se dessine. La pensée kantienne de la vertu, dans
sa radicalité, suggère qu'accéder à la liberté revient à devenir un acteur génial.
On peut alors entendre autrement l'appel à être hypocrite que lance la Méta-
physique des mœurs : la liberté exigerait que l'on quitte la charade qui consiste à
jouer un rôle en se préoccupant de l'impression que l'on fait sur ceux qui nous
observent, pour simplement donner la réplique à la scène sur laquelle on se
trouve. Tant que le cœur n'y est pas et que l'on ne fait qu'exécuter son rôle en
essayant de calculer ses effets, l'on est dans le ridicule de l'apparence, mais si le
cœur finit par s'y éveiller, l'homme peut espérer passer de l'acteur pathétique
qui s'écoute lui-même, à celui qui se lance à cœur-corps perdu dans son jeu.
Ainsi pourrions nous sauver notre lecture des parerga, à condition de penser
que, si nous y trouvons les éléments d'une formulation positive de la liberté,
celle-ci passe par une théâtralisation de l'acte vertueux. La reproduction arti-
ficielle d'un comportement social convenu peut porter à la vertu ; l'hypothèse
avancée dans l'Anthropologie, mais aussi dans la Métaphysique des mœurs, doit être
entendue comme une hypothèse de rapport entre deux répliques. La réplique
qui n'est qu'une reproduction de l'action appelle déjà la réplique-réponse de
l'acteur qui partage le jeu du monde 14 .
2. L'exemple de la Révolution
14. La conduite vertueuse, l'acte qui semble être l'acte par excellence de l'individu dans sa
singularité, s'avère en effet impensable pour Kant sans un horizon de partage. Ce n'est ainsi pas
un hasard si la conception kantienne de la liberté doit encore affronter des questions politiques.
Au contraire, nous le verrons, Kant nous conduit à penser que la politique, et la communauté
qu'elle implique, est une condition de possibilité de l'acte singulier qu'est l'acte vertueux.
2. L'EXEMPLE DE LA RÉVOLUTION 351
17. Il faut une réponse qui soit plus que l'analyse des conditions de possibilité ; il faut aussi,
sinon une preuve de réalité objective, au moins un indice de réalité.
354 8. RÉPLIQUES
Il ne peut y avoir aucune prédiction de progrès inéluctable parce que cela re-
viendrait à supposer un mécanisme de la liberté, vidant de son sens propre le
concept de la liberté. L'interdiction de penser que le progrès puisse se démon-
trer par un fait, Kant la maintiendra toujours. Ainsi, dans Le conflit des facultés,
Kant rappelle que rien ne sert de chercher des faits qui attestent directement du
progrès de l'humanité. Dans la section qui porte le titre « le problème du pro-
grès n'est pas à résoudre immédiatement par l'expérience », Kant explique en
effet, qu'il n'y a pas un point de vue accessible à la raison à partir duquel celle-ci
pourrait constater que le progrès est inscrit dans l'ordre des choses. Revenant
à la révolution copernicienne qui avait tant marqué l'introduction à la Critique
de la raison pure, Kant insiste ici sur la particularité de la question pratique. La
Révolution copernicienne permet d'ordonner les observations pour que l'on
puisse percevoir une progression ordonnée dans le cours du monde 19 , mais la
pensée pratique ne peut espérer trouver une perspective depuis laquelle elle
dominerait les données. Or, pour notre philosophe, l'exemple de la physique
n'est d'aucune utilité pour la raison pratique puisque « c'est précisément notre
malheur, que de ne pas être capables de nous placer à ce point de vue, quand
il s'agit de la prédiction d'actions libres 20 .» Pourtant, renoncer à tout discours
sur l'avènement du progrès, renoncer à toute affirmation à ce sujet, serait fatal
pour le projet de la Selbsterkenntnis de la raison : si la philosophie ne trouve ici
aucune possibilité d'affirmation, elle sombre dans le non-sens. Aucune récom-
pense ne couronnerait l'œuvre du projet transcendantal si celui-ci n'était pas
capable, finalement, de faire plus que de se tenir sur la défensive au sujet de la
liberté. Faute de preuve d'une fatalité du progrès, Kant recherche donc, dans Le
conflit des facultés, une expérience qui indique (hinweisen) la capacité de l'huma-
nité, non seulement à être sensible à la moralité, mais encore à agir librement.
Si aucun fait ne peut prouver la réalité du progrès moral, néanmoins,
Faute d'une indication sur l'éventualité selon laquelle l'espèce humaine peut
être à l'origine (causale) d'une œuvre qui dépasse et interrompt le cours de la
nature, la raison, en apprenant à se connaître, devrait céder au scepticisme.
Pour éviter cela, « il faut » quelque indication de la capacité de l'espèce hu-
maine à être auteur-cause (Urheber/Ursache) d'une avancée vers l'acte de liberté.
Or, c'est précisément une telle indication que Kant va trouver dans la Révolu-
tion française. En effet, selon Kant, bien que « cet événement <Begebenheit>
ne doive pas lui-même être considéré comme cause de ce progrès », il peut
être considéré « comme indication, comme signe historique <hindeutend, als Ges-
chichtszeichen> (signum rememorativum, demonstrativum, pronostikon), et qu'ainsi
puisse être prouvée la tendance de l'espèce humaine considérée en totalité 22 .» La
du Soleil, ce que seule la raison peut faire, elles poursuivent continuellement leurs parcours
régulier » (Conflit des facultés, Ak VII 83 ; PIII 892).
20. Conflit des facultés, Ak VII 83 ; PIII 893.
21. Conflit des facultés, Ak VII 84 ; PIII 893.
22. Conflit des facultés, Ak VII 84 ; PIII 894.
356 8. RÉPLIQUES
Révolution française est pour Kant un fait qui est, en quelque sorte, le complé-
ment du « fait de la conscience morale ». Si le sentiment moral est un fait sub-
jectif qui peut donner des raisons subjectives de croire en la possibilité d'une
réalisation morale de l'homme, l'événement va fournir l'indication objective
que l'homme tend vers cette réalisation, puisqu'elle constitue un signe histo-
rique de la tendance de l'humanité à progresser moralement. L'analyse que
fait Kant de l'exemple de la Révolution française, ou plus exactement de l'effet
qu'elle a sur les spectateurs, est ainsi, nous allons le voir, appelée à jouer un rôle
crucial dans le projet critique kantien. Or, cela n'est possible que par une ana-
lyse bien particulière de l'exemplarité de cet exemple. En effet, il nous semble
que ce n'est qu'en se référant implicitement à l'exemplarité que la Critique de
la faculté de juger a mise au jour, que Kant peut se réclamer de l'exemple de la
Révolution française pour formuler sa dernière réplique au sceptique, et par
là achever l'œuvre critique. Voilà l'hypothèse que nous allons défendre pour
tenter d'achever cette étude de l'exemple de Kant.
23. Hannah Arendt, Juger ; Sur la philosophie politique de Kant Paris, Éditions du Seuil, (Points ;
Essais), 1991, p.117.
24. En effet, la critique du jugement téléologique analyse une autre situation dans laquelle
le jugement est appelé à trancher alors qu'il ne peut se prévaloir de règles déterminantes.
25. Arendt, Juger, p.118. Notons que le « mais » n'appartient pas à la traduction et pourtant
cette phrase commence en anglais avec un « but » qui renforce l'idée que la validité exemplaire
constitue un autre chemin.
2. L'EXEMPLE DE LA RÉVOLUTION 357
26. « On peut le concevoir sur le mode d'une "idée" platonicienne ou d'un schème kantien :
on a devant les yeux de l'esprit la `figure' d'une table schématique ou simplement formelle à
laquelle chaque table doit être plus ou moins conforme » (ibid.).
27. « On peut se trouver en présence d'une table (ou y penser), la juger la meilleure possible
et l'ériger en exemple de ce que devraient être réellement les tables : la table exemplaire »(ibid.).
28. L'exemplarité du jugement et celle de l'œuvre sont indissociables : l'exemplarité du ju-
gement de goût passe par l'exemplarité des produits de goût et vice-versa. Cela est marqué
dès la première apparition du terme « exemplarisch » dans la Critique de la faculté de juger, au
paragraphe 17.
29. « Kant's reaction to the French Revolution, at first and even second glance, is by no means une-
quivocal » dit Arendt (Lectures on Kant's Political Philosophy, The University of Chicago Press,
1982, p.45 ; nous citons l'anglais car la traduction fait ici un contre sens en traduisant ainsi :
« Au premier et même au second abord, la réaction de Kant devant la Révolution française
est sans aucune équivoque », Juger, p.75). Nous tenons à marquer l'équivoque car nous allons
justement tenter, pour les besoins de l'analyse, de démêler les diverses voix qui se mêlent ici,
même si ce n'est que leur « parler-ensemble », leur « se répondre », qui exprime la pensée kan-
tienne ici. Pour une autre analyse selon laquelle les diverses remarques de Kant au sujet de la
Révolution française ne relèvent pas d'une ambivalence mais sont plutôt la trace d'une « coï-
cindence d'opposés », voir Peter D. Fenves, A Peculiar Fate ; Metaphysics and World-History in
Kant, Ithaca, Cornell University Press, 1991, p277.
358 8. RÉPLIQUES
30. En effet, l'enthousiasme et son objet devraient tous deux, selon d'autres passages de
l'œuvre kantienne, être condamnés. L'enthousiasme d'abord : dès ses écrits précritiques, Kant
dénonce l'enthousiasme comme « l'état d'âme <Gemüt> où celle-ci en vertu de quelque prin-
cipe, s'enflamme au-delà du degré qui convient »(Observations, Ak II 251 ; PI 503). Comment
le disproportionné est-il devenu bon signe ? L'objet de l'enthousiasme ensuite : comment s'ex-
pliquer que celui-ci ne soit pas à condamner au vue de l'horreur qu'inspire à Kant, aussi bien
la révolution en général, que l'événement majeur de cette révolution particulière, à savoir le
régicide ? Le régicide est pour Kant la pire des tournures que peut prendre une révolution déjà
condamnable : « l'exécution en bonne et due forme — comme ce fut le destin de Charles Ier et
de Louis XVI — . . .saisit d'un frisson d'horreur l'âme imprégnée des idées du droit de l'huma-
nité »(MM, Ak VI 320 ; PIII 588). Selon la Métaphysique des Mœurs, l'âme imprégnée de droit sent
que l'exécution du roi (en bonne et due forme, donc pas sans règles du tout mais au contraire
avec un appel à du formalisme et de la formalité) est la pire de perversions : l'exécution du
roi n'est pas le dérèglement du meurtre, l'acte passionnel qui intervient pour interrompre la
rationalité légale (l'exception) ; elle a lieu lorsque les règles du droit sont mises au service d'un
reversement complet du droit. Alors que le meurtre constitue une exception à la règle, l'exé-
cution doit en effet, selon Kant, « être conçue comme un complet renversement des principes
du rapport entre le souverain et le peuple (faisant de celui-ci le maître de celui—là, lui qui n'est
redevable de son existence qu'à la législation de celui-là) »( MM, Ak VI 321 ; PIII 589). Ce n'est
donc pas le fait d'avoir tué le roi, mais le fait de l'avoir fait dans certaines règles qui constitue
la perversion qui fait frissonner le défenseur du droit. C'est précisément dans la mesure où le
peuple prétend tuer le roi que l'exécution est bien plus grave que ne le serait le meurtre du roi
qui ne serait « que » meurtre de l'homme. L'exécution du souverain en bonne et due forme
n'est pas la mise à mort de l'homme investi de la souveraineté mais la mise a mort forcée de
la loi par la loi. C'est là, nous dit Kant, un crime inexpiable : « Cela ressemble à un crime qui
subsistera éternellement et ne sera jamais effacé (crimen immortale, inexpiabile) » (MM, Ak VI
321n ; PIII 588n).
2. L'EXEMPLE DE LA RÉVOLUTION 359
La révolution est donc inexcusable au sens où, comme projet, elle ne peut ja-
mais être approuvée, ni même permise. Mais comme fait accompli, elle n'a au-
cun besoin d'excuses : malgré l'illégalité de ses débuts, le nouvel ordre s'impose
sans que les citoyens puissent lui en tenir rigueur, demander des réparations ou
même de simples excuses. La révolution est-elle alors inexcusable ou toujours
obligatoirement excusée ? L'affirmation par Kant que, si la révolution advient,
les bons citoyens doivent accepter le nouvel ordre, peut être considérée comme
incohérente au vu de sa condamnation sans appel de la révolution. Cette po-
sition peut être entendue comme la trace d'un geste de panique conservatrice
qui s'en remettrait au déni pour s'isoler de la révolution lorsque celle-ci a lieu,
mais c'est autrement que nous tentons de la comprendre. Certes, nous pou-
vons ici repérer le lieu d'un grand risque ; nous sommes, avec la Révolution,
proche de ce qui constitue un grand risque non seulement selon, mais aussi
pour, la pensée critique. Pourtant, il nous semble que la réponse à ce risque
que propose le texte kantien, n'est pas tant une timide retraite vers un terrain
connu qu'une proposition aussi prometteuse qu'hasardeuse.
Avant d'expliquer comment nous proposons de lire cette affirmation, se-
lon laquelle le nouvel ordre imposé par une révolution réussie doit être res-
pecté loyalement, rappelons l'autre dimension de l'analyse que fait Kant de la
révolution. Au-delà de ses commentaires sur la révolution en général comme
modalité de changement, Kant offre en effet un commentaire spécifique de la
Révolution française. Il voit dans la réaction des spectateurs à cet événement
un signe d'espoir, comme il l'explique dans Le conflit des facultés lorsqu'il s'em-
ploie à chercher « quelque expérience qui, comme événement, indique une
propriété et une capacité de cette espèce à être cause de son avancée vers le
mieux et (puisque cela doit être l'acte d'un être doté de liberté) à en être l'au-
teur 36 .» Il s'agit alors pour Kant de trouver un événement qui puisse servir
de signe du progrès moral de l'humanité, parce qu'il « indiquerait, d'une ma-
nière indéterminée quant au temps » l'existence d'une cause du progrès dans
l'homme lui-même. Kant trouve un tel signe dans la réaction que provoque la
Révolution française. L'enthousiasme exprimé est un signe de la possibilité du
progrès moral. En effet, selon Kant, l'enthousiasme vaut non seulement pour
signe de la possibilité du progrès moral mais aussi, et indissociablement, pour
signe que le progrès est déjà réalité. Plus précisément, le fait que tant de spec-
tateurs expriment ouvertement une sympathie « universelle et désintéressée »
pour l'un des partis
prouve <beweiset> (à cause de l'universalité) un caractère de l'espèce
humaine en totalité et en même temps (à cause du désintéressement)
un caractère moral de celle-ci, du moins dans ses dispositions, qui
non seulement laisse espérer le progrès vers le mieux, mais même
déjà est un tel progrès, dans la mesure où elle en est pour aujourd'hui
suffisamment capable 37 .
Si Kant est très explicite quant à la conclusion qu'il entend tirer de l'enthou-
siasme suscité par la Révolution, il l'est moins quant à l'argumentation qui lui
soit facile de repérer les contours de l'argument que Kant avance pour faire de
l'enthousiasme pour la Révolution française un signe historique de la capacité
de l'humanité à être auteur de son propre progrès moral, la moindre attention
soutenue indique que l'argument doit être tenu pour suspect dans le cadre de
la méthode prônée par Kant. Les raccourcis que s'autorise apparemment ici le
philosophe critique sembleraient faire fi de la distinction entre l'empirique et
le transcendantal, celle là même qui fait la spécificité de l'analyse kantienne de
la raison. L'analyse de la Révolution française semble ainsi se risquer à ignorer
aussi bien les acquis de la Critique de la raison pratique que les bases de la mé-
thode critique. Prenant au sérieux ces difficultés, nous voulons suggérer que ce
qui s'y trame peut néanmoins être compris, non pas comme une analyse qui
risque de tomber en dehors des limites du projet critique, mais au contraire
comme un moment essentiel de ce projet. En effet, il nous semble que l'on
peut comprendre que Kant puisse arguer de l'enthousiasme des foules à l'occa-
sion d'un événement empirique (par ailleurs critiquable en droit) pour affirmer
la réalité de la liberté, si l'on se réfère à un autre lieu où Kant argumente de-
puis un consensus empirique jusqu'à des conclusions concernant les capacités
de l'homme.
L'analyse du signe historique n'est pas le seul lieu où une signification
transcendantale est accordée à un consensus empirique : telle est aussi la dé-
marche, précisément dans la phrase qui est l'occasion de la première occur-
rence du terme « exemplarité » dans la Critique de la faculté de juger 40 . En effet,
dans la troisième Critique Kant prétend tirer des conclusions concernant les ca-
pacités de l'homme à partir d'un certain consensus empirique. Nous l'avions
souligné dans la première partie de cette étude, le consensus quant à certain
chefs d'œuvres artistiques sert de preuve de la capacité de l'homme à poser
un jugement esthétique 41 . Un consensus empirique selon lequel certains ob-
jets doivent être tenus pour beaux est, selon Kant, un « criterium empirique »
à peine suffisant (mais suffisant néanmoins) pour supposer que le goût tient
à un principe « profondément enfoui et commun à tous les hommes 42 ». Au-
trement dit, selon Kant, ce consensus empirique porte à conclure que le goût
40. La première occurrence du terme « exemplarisch » se trouve au paragraphe 17, juste après
l'analyse selon laquelle le consensus empirique concernant certains chefs d'œuvres indique la
réalité des jugements esthétiques (cf. CJ, Ak V 232 ; PII 994).
41. Cf. supra chapitre 4, p.192-195.
42. CJ, Ak V 232 ; PII 993-4.
2. L'EXEMPLE DE LA RÉVOLUTION 363
46. Uneigennützigkeit est le terme que Kant emploie ici. Il marque encore plus explicitement
que le vocabulaire lié à Interesse que l'enthousiasme en question n'a aucune utilité : il n'est pas
un moyen pour atteindre un but déterminé.
2. L'EXEMPLE DE LA RÉVOLUTION 365
problème passe, non seulement par l'analyse du jugement téléologique, mais aussi par l'ar-
gument du paragraphe17. La lecture que nous tentons voudrait que la réponse kantienne au
deuxième problème passe aussi par le paragraphe 17, ou plus exactement par l'argument ana-
logique que Kant avance, discrètement, dans Le conflit des facultés.
49. CJ, Ak V 195 ; PII 952.
50. CJ, Ak V 195 ; PII 953.
51. Cf. p.299 note 1.
2. L'EXEMPLE DE LA RÉVOLUTION 367
projet critique exige, pour sa cohérence comme projet, que le sensible puisse
avoir un effet sur le suprasensible. Ainsi, tout comme un certain « mais » vient
compliquer le constat d'un gouffre entre liberté et nature (les fondements qui
déterminent la causalité de la liberté ne se trouvent pas dans la nature « mais »
il doit pourtant y avoir un effet de la liberté sur/dans la nature), il nous semble
qu'il y a, dans le projet kantien, un autre « mais » qui n'est pas articulé comme
tel mais qui pourrait être exprimé comme ceci : les bases qui déterminent la
causalité de la liberté ne se trouvent pas dans la nature, « mais » pourtant il doit
y avoir un effet du sensible sur la liberté.
Si nous avançons cela, malgré l'apparence de contre sens, c'est parce qu'il
apparaît que ce n'est qu'en défendant une telle possibilité que Kant peut ré-
pondre au dernier sursaut de scepticisme moral dont nous avons fait état, celui
qui accorderait toutes les analyses transcendantales de la liberté, et donc en
particulier, accepterait qu'un « gouffre » doit séparer le domaine de la liberté
de celui de la nature, mais qui en conclurait que l'homme est alors condamné
au fatalisme puisqu'il n'y a rien à faire dans le monde phénoménal pour faire
avancer la liberté. Si la distinction entre la légalité et la moralité (distinction qui
est, selon Kant, en quelque sorte la condition de penser une moralité digne
de ce nom) implique que la seule attitude informée consiste à attendre une
conversion ou une explosion qui instaure la liberté, la philosophie critique
n'aura pas réussi à proposer une troisième voie entre le dogmatisme et le scep-
ticisme. Si l'analyse critique ne nous donne pas des raisons philosophiques d'es-
pérer que nous puissions être auteurs de notre propre progrès, elle n'aura pas
apporté les récompenses promises. Au terme de son parcours, Kant doit ré-
pondre au sceptique qui se réclamerait des analyses critiques pour soutenir
que l'acte vertueux, si celui-ci advient jamais, serait un fruit du hasard 52 . Or,
52. La logique des parerga que nous avons mise en lumière constitue un élément de cette
réponse puisqu'elle permet de montrer que nous pouvons concevoir de faire quelque chose
en vue de la liberté. En avançant une logique exemplaire selon laquelle un Handlung peut oc-
casionner un Tat, la Métaphysique des mœurs peut, en effet, poser que l'efficace des ornements
permet de penser l'efficace indirecte qu'il faut pour conduire à la vertu. Mais si ces analyses
étoffent la simple affirmation de l'efficace de l'exemple qu'avance la Critique de la raison pure
en analysant une technique pour encourager l'avènement de la moralité, elles ne permettent
pas encore de faire taire le scepticisme moral le plus radical. Pour cela, il faut une démons-
tration de l'efficace réelle ; il faut montrer non seulement que cela pourrait avoir lieu, mais
encore que cela a lieu. Comme une telle démonstration est impossible, du moins une démons-
tration directe, il faudra prouver cette possibilité par une indication. C'est là que joue le signe
historique.
368 8. RÉPLIQUES
c'est précisément une double réponse que peut apporter, selon Kant, le signe
historique que constitue l'enthousiasme pour la Révolution française.
Revenons donc à la question : pourquoi le fait que l'enthousiasme serait
le signe de jugements a priori atteste-t-il, selon Kant, de la capacité de l'hu-
manité à être auteur de son propre progrès ? Selon nous, cela ne s'explique
que grâce à une référence implicite à la logique d' « auteur » élaborée dans la
Critique du jugement esthétique pour expliciter le statut de l'œuvre d'art. Il nous
semble en effet, qu'il faut s'en référer à la logique exemplaire que Kant déve-
loppe pour rendre compte du rapport entre jugement esthétique et œuvre de
génie, pour comprendre que l'enthousiasme puisse être considéré comme un-
signe non seulement d'une capacité de l'homme pour le jugement libre mais
aussi, et par extension, d'une capacité à être auteur de son propre progrès mo-
ral. Nous l'avons vu, la logique exemplaire veut que le jugement esthétique, et
l'œuvre qui en est le produit, soient pourvus d'une certaine efficace à se repro-
duire l'un par l'intermédiaire de l'autre. Le jugement esthétique est exemplaire
parce qu'il produit des œuvres exemplaires ; celles-ci sont exemplaires parce
qu'elles sont susceptibles de susciter d'autres jugements esthétiques. Telle est
la causalité exemplaire — une causalité indéterminée d'encouragement par la-
quelle les jugements de goût encouragent le goût qui produit des œuvres qui
encouragent à leur tour le goût à venir. Certes, le jugement esthétique se fait à
l'occasion d'un phénomène (l'objet beau), mais ni l'efficace du jugement esthé-
tique par lequel le génie déclare son œuvre achevée, ni l'efficace de l'œuvre du
génie lorsqu'il suscite un jugement ne s'inscrivent dans la causalité phénomé-
nale ; ces efficaces relèvent de ce que nous appelons la logique exemplaire. Si
l'exemple esthétique n'est pas sans avenir, c'est que l'exemplarité en question
revient justement à l'héritage qu'il aura constitué pour les générations à ve-
nir 53 . Bien qu'il soit impossible de « programmer » une expérience esthétique,
bien qu'aucune règle ne permette de produire un objet qui aurait pour effet
garanti (selon une loi qui serait comme une loi de la nature) de « causer » un
53. Si nous insistons sur le fait que l'exemplarité du produit exemplaire tient à ce que
l'exemple aura été un exemple pour les générations à venir, c'est que ce n'est qu'après-coup
qu'un tel exemple peut être reconnu (comme tel). L'usage du futur antérieur introduit une
certaine lourdeur ici mais il nous semble nécessaire pour décrire l'exemplarité qui n'est pas
celle d'un modèle à imiter mais d'un héritage qui ne sera/n'aura été héritage qu'à partir du
moment où il est accepté comme tel. Pour le dire autrement, les analyses de la troisième Cri-
tique nous auront appris à reconnaître que l'efficace (future) de l'exemple est une condition
de sa constitution. Voilà encore une manière de considérer la dislocation temporelle-logique
à laquelle une pensée de l'exemplarité ne peut pas échapper.
2. L'EXEMPLE DE LA RÉVOLUTION 369
[c]ar cet événement est beaucoup trop grand, trop intimement uni à
l'intérêt de l'humanité, et d'une influence qui s'étend trop au monde
dans toutes ses parties, pour ne pas devoir être rappelé au souvenir
des peuples à l'occasion de quelconques circonstances favorables et
être réveillé pour la répétition de nouvelles tentatives de ce genre 56 .
Si l'événement ne s'oublie pas, il n'a pas pour autant une présence constante.
Son influence est plutôt décrite par Kant en termes d'un retour épisodique. Le
54. Selon la lecture que nous avons développée au chapitre 4, le paragraphe 17 de la Cri-
tique de la faculté de juger défend en effet, le point de vue selon lequel le consensus concernant
certains produits de goût ne s'explique que par la réalité de jugements esthétiques. Ces pro-
duits exemplaires du goût, comme Kant les désigne, ont été faits par des hommes et ont pour
effet de provoquer des jugements esthétiques. Autrement dit, des jugements esthétiques pro-
duisent des « produits » qui produisent des jugements esthétiques. L'exemplarité esthétique
tient justement à cet engrenage répétitif par lequel le jugement esthétique « se » reproduit, ou
plus exactement encourage l'avènement d'un autre jugement esthétique par l'intermédiaire
d'un produit. Dès lors que le jugement esthétique peut ainsi être provoqué, l'homme peut
« faire » quelque chose pour provoquer des jugements esthétiques à venir ; il peut faire des
chef-d'œuvres. Les œuvres de génie ne sont pas seulement traces de jugements esthétiques
advenus mais aussi provocations de jugements esthétiques à venir.
55. Conflit des facultés, Ak VII 88 ; PIII 898.
56. Conflit des facultés, Ak VII 88 ; PIII 899.
370 8. RÉPLIQUES
57. Pour être plus exact, il faudrait noter que les jugements réfléchissants ne sont pas portés
« sur » un objet beau, ni « sur » la Révolution, mais à l'occasion d'une certaine représentation
(Vorstellung) de ceux-ci. Si Kant est clair à ce sujet dans la Critique de la faculté de juger, en re-
vanche, il ne précise pas s'il faut penser que plusieurs représentations du même objet sont
possibles ou non. Est-ce une représentation particulière de l'objet qui ouvre l'occasion du ju-
gement esthétique, ou un type d'attention particulière à la représentation qui rend possible un
tel jugement ? Voilà ce que Kant laisse sans précisions.
58. Conflit des facultés, Ak VII 88 ; PIII 898.
2. L'EXEMPLE DE LA RÉVOLUTION 371
59. Conflit des facultés, Ak VII 88 ; PIII 898. Indéterminé dans le temps, c'est-à-dire que ce
n'est pas un enchaînement analogue à la causalité de la nature où la cause produit en quelque
sorte immédiatement l'effet, ou sinon immédiatement du moins en une série finie d'étapes
médiatrices dont le nombre, et donc la durée, peut, au moins en principe, être déterminé.
La contingence promise relève alors d'un autre dispositif, celui qui dépend justement de la
disposition particulière de l'homme.
60. Ibid.
2. L'EXEMPLE DE LA RÉVOLUTION 373
indéterminé dans le temps. Mais il a eu lieu et il aura une efficace pour pro-
voquer la répétition de tels jugements, des jugements qui sont des révolutions
dans la manière de penser.
Voilà qui donne espoir que certains événements « faits » par l'homme (« eine
Begebenheit, die er selbst machen kann » comme dit Kant 61 ) puissent provoquer le
caractère moral de l'homme à l'activité productive qui lui revient. Les specta-
teurs, jugeant la Révolution française, ont reconnu, mais aussi créé, un produit
exemplaire du goût politique qui sera susceptible d'éveiller le goût politique
des générations à venir. Comme le jugement esthétique, le jugement réflé-
chissant politique est créateur ; le jugement est/fait œuvre. L'humanité a donc
déjà fait quelque chose pour faire advenir la liberté ; l'exemple de la sympa-
thie pour la Révolution le montre précisément parce qu'il fonctionne comme
un exemple : le phénomène empirique a des effets lisibles comme des actes
(de jugement) relevant de la moralité. Dès lors que les hommes sont capables
de produire quelque chose qui sert à réveiller les générations futures à leur li-
berté (l'enthousiasme), l'humanité est capable d'être auteur en quelque sorte
de son propre progrès vers le bien. En effet, l'enthousiasme pour la Révolu-
tion joue le rôle de l'œuvre dans ce scénario ; les hommes sont auteurs de
l'œuvre qui atteste de leur capacité à juger librement les efforts pour instal-
ler une constitution adéquate à la liberté. Comme un artiste-auteur qui, par
un jugement esthétique, proclame l'œuvre 62 , les spectateurs de la Révolution
proclament une adéquation non conceptuelle entre la visée de la Révolution
63. Comme l'explique Françoise Proust, « [l]oin d'être comme dans l'activité de connais-
sance une simple "béquille" ou prothèse du jugement, un exemple, en matière historique,
sensibilise à la liberté » (Kant ; le ton de l'histoire Paris, Payot, 1991, p.122).
64. Conflit des facultés, Ak VII 88 ; PIII 898.
3. RÉPLIQUES DE L'EXEMPLE 375
Kant a trouvé un exemple d'un jugement pratique libre. Dès lors qu'il s'ins-
crit dans une logique exemplaire, un tel jugement promet de promouvoir de
nouveaux jugements libres ; sont alors aussi promis les événements phénomé-
naux qui sont, à la fois, conséquences et causes de tels jugements. Le scepti-
cisme moral n'a pas gagné : l'analyse critique donne à voir un signe de la capa-
cité de l'homme à œuvrer pour le Bien. Ce signe montre l'humanité à l'œuvre
— le progrès est enclenché et un renversement total n'est plus possible. C'est
l'exemple de la troisième Critique qui nous aura appris à le comprendre : l'en-
thousiasme pour la Révolution est un exemple, avec une efficace exemplaire
eu égard au jugement pur pratique.
3. Répliques de l'exemple
ainsi dire, dans le sens inverse pour contester la supposition que, pour la pen-
sée kantienne, l'acte vertueux est « en dehors » du monde sensible. Nous allons
montrer que la philosophie critique n'engage pas à penser que l'acte vertueux
est sans référent au monde empirique, loin s'en faut. La théorie du jugement
exemplaire, telle que la théorie du génie permet de la penser, conduit à pen-
ser un rapport complexe de l'acte libre aux contraintes empiriques selon le-
quel, non seulement l'acte libre ne se fait pas sans prendre en compte de telles
contraintes, mais il va aussi contribuer à en instaurer.
Agir de façon autonome, façonner un acte libre, ce n'est pas pour Kant
échapper à sa condition d'être sensible fini mais agir dans la liberté que ce sta-
tut rend possible. Il ne s'agit pas pour l'homme d'échapper à sa condition d'être
sensible, sa condition d'homme fini, sa condition d'homme inscrit dans l'em-
pirique. Il ne s'agit pas de tomber dans le travers des stoïciens qui « avaient
rendu leur sage, semblable à un Dieu dans la conscience de l'excellence de sa
personne, tout à fait indépendant de la nature 67 .» Penser que la réalisation de
la vertu exigerait un sage qui, semblable à un Dieu, serait indépendant de la
nature et, de surcroît, dans la conscience de l'excellence de sa personne, voilà
qui est, aux yeux de Kant, aussi désastreux pour la moralité que l'épicurisme
qui prend un concept empirique pour principe de la moralité 68 . Selon Kant en
effet, la liberté ne consiste pas à échapper au monde sensible, mais seulement
à échapper à la détermination par ses lois. Que l'œuvre de la liberté se fasse dans
le monde empirique ce n'est pas une nécessité à regretter, mais ce qui rend pos-
sible cette œuvre. C'est le déchirement entre sensibilité et raison qui provoque
la nécessité mais aussi la possibilité de la vertu. Celle-ci n'a aucun sens pour Dieu
a maxim to pursue that end » (Kant's Theory of Freedom, Cambridge/New York, Cambridge Uni-
versity Press, 1990, p.198). Précis comme toujours, Allison montre, dans un langage qui est
celui de l'académie kantienne, que l'intervention de connaissances empiriques dans une action
ne rend pas en soi impossible que la détermination de l'acte soit purement d'ordre pratique.
Pour une autre bonne mise en garde contre le simplisme à ce sujet, l'on peut consulter Bar-
bara Herman, « On the Value of Acting from the Motive of Duty »,The Practice of Moral Judgment,
Cambridge/London, Harvard University Press, 1993, p.1-22.
67. CRPrat, Ak V 127 ; PII 762-3.
68. Dans la deuxième Critique, Kant renvoie en effet, dos à dos les stoïciens qui ont bien
choisi leur principe suprême, la vertu, mais qui ont rendu leur sage indépendant de la nature,
et les épicuriens qui, bien qu'ils aient fait erreur en prenant pour principe suprême le bonheur,
se sont montrés assez conséquents. Kant se tourne ensuite vers le Christianisme « qui satisfait
seul aux exigences les plus rigoureuses de la raison pratique » (CRPrat, Ak V127-8 ; PII 764).
Kant félicite le Christianisme de rompre avec un certain héroïsme du sage et de souligner que
la perfection à laquelle l'homme peut aspirer ne l'exemptera jamais de la conscience d'une
tendance à transgresser la loi morale.
378 8. RÉPLIQUES
car, rappelons ce que dit la Doctrine de la vertu, le concept même de vertu im-
plique que la vertu doit être acquise ; pour un Dieu, il n'y aurait ni menace de
transgresser la loi morale, ni donc de possibilité d'acquisition de la vertu. La
vertu doit être le produit de la raison pure pratique, mais elle est acquise et
l'expérience est indispensable à cette acquisition 69 . L'acte de vertu n'est donc
pas pour Kant, indépendant de l'expérience empirique et cela bien qu'il ne soit
déterminé par aucune règle empirique. Si ces diverses conditions de possibilité
d'une vertu digne de ce nom sont claires pour Kant, avant la Critique de la faculté
de juger, cette dernière apporte pour la première fois une formulation positive
possible du rapport d'un tel acte aux règles de la détermination empirique. Il
n'est pas rare que l'agent moral kantien soit considéré par des commentateurs
comme un individu qui se serait en quelque sorte débarrassé de sa sensibilité.
Ceux-ci voudraient que l'acte vertueux kantien, soit l'acte d'un sujet sans la
particularité que donne l'inscription dans le monde phénoménal. Voilà qui est
pour nous un contresens. Ce n'est pas à cela que Kant nous conduit. La liberté
kantienne, si elle est bien définie comme « émancipation », comme une ma-
nière de passer au-delà de toute détermination sensible, de toute causalité de
la nature, n'est pourtant pas une liberté qui doit faire sans l'empirique. Pas plus
que l'œuvre de génie, l'acte vertueux n'advient dans un vide phénoménal ; ni
l'un ni l'autre ne sont déterminés par leur contexte empirique, mais ils ne se
font pas en dehors de tout contexte.
Notre lecture enjoint à considérer que, selon la pensée kantienne, accom-
plir un acte vertueux revient à faire œuvre. Précisons quel rapport à la particu-
larité du monde empirique est alors impliqué pour celui qui répond à l'appel
de la loi morale. Dans la théorie du génie, Kant articule précisément la possi-
bilité d'un faire qui n'est ni déterminé par l'empirique, ni indépendant de, en-
core moins « en dehors de » l'empirique. Si elle n'est dictée par aucun concept,
si elle n'est le résultat d'aucun procédé empirique déterminé, l'œuvre de gé-
nie dépend néanmoins du monde empirique, aussi bien en ce qui concerne sa
conception, qu'en ce qui concerne ses effets. Le rapport complexe aux règles,
articulé par Kant au sujet de la production qui résulte du jugement réfléchis-
sant du génie, permet d'exprimer le rapport aux règles que la pensée critique
exige de l'acte vertueux. Sans doute dans le sillage du romantisme, un certain
69. Rappelons-le, tel est là le point de départ de la Méthodologie éthique de la Métaphysique des
mœurs dans laquelle est énoncée la définition de l'exemple qui articule notre étude.
3. RÉPLIQUES DE L'EXEMPLE 379
héritage kantien insiste-t-il sur la rupture avec la détermination par des règles
que constitue l'œuvre de génie, sans insister sur l'autre point qui est pourtant
tout aussi important pour la conception kantienne, à savoir que l'art du gé-
nie s'appuie sur des règles et qu'il ne peut s'en passer. Le jugement par lequel
le génie produit son œuvre n'est, certes pas déterminé par une règle empi-
rique, mais cette œuvre ne se fait pas sans règles ; sans un certain rapport à
des règles, l'œuvre ne pourrait faire sens et serait absurdité (Unsinn). Kant ne
demande au génie ni de faire abstraction de sa situation particulière, ni de sus-
pendre tout ce qu'il a appris dans l'école par laquelle il est passé. La description
positive de la causalité de la liberté, qui devient possible après la Critique de
la faculté de juger, nous interdit alors de penser que la dimension sensible de
l'homme est seulement « ce à quoi il faut s'arracher » pour que l'acte vertueux
advienne. La lecture que nous suivons nous engage au contraire à penser qu'il
serait aussi absurde d'exiger de celui qui « fait » un acte vertueux qu'il agisse
sans référence aucune aux conditions empiriques qui sont les siennes (et donc
aux règles que contiennent celles-ci), que d'exiger d'un génie qu'il fasse œuvre
sans référence aucune à des règles empiriques. Nous l'avons vu, l'œuvre du
génie doit au contraire maintenir un double rapport à de telles règles : le gé-
nie doit, non seulement être passé par une école, il doit aussi fournir la base
d'une nouvelle école. La qualité exemplaire de son œuvre doit, comme nous
l'avons souligné, non seulement s'inscrire dans un rapport à d'autres esprits ex-
ceptionnels, mais aussi faire sens pour de bonnes têtes. L'œuvre exemplaire
laisse un double héritage ; elle ouvre deux possibilités d'itérations. Or, il en va
précisément de même du jugement pratique exemplaire.
Celui qui agit est dans le monde particulier dans lequel il est, et cela même
quand il fait œuvre. L'acte autonome qui est l'acte de l'homme libre, l'acte
de l'homme et de la liberté, ne doit pas être conçu comme un acte en de-
hors de la sensibilité ; l'empiricité du monde, et même de l'état particulier de
nos connaissances, ou de nos opinions, n'est pas sans incidence sur l'acte auto-
nome. Tout cela n'est pas mis entre parenthèses par l'acte par lequel l'homme
libre se construit/affirme/reconnaît son monde. Sans être déterminante, cette
empiricité est présente, comme les règles académiques qui, sans être détermi-
nantes pour l'œuvre de génie, ne peuvent non plus être absentes. Le discours
kantien exige en effet, de maintenir à la fois qu'aucune règle ne détermine l'acte
380 8. RÉPLIQUES
vertueux et que celui-ci ne se fasse pas sans règles 70 . Kant y insiste, la vertu
n'aurait aucun sens pour un être purement nouménal. Penser que l'acte ver-
tueux exige de faire table rase de l'inscription particulière de la personne dans
l'empirique est alors un non-sens. Certes, Kant explique que si la liberté n'était
pas d'ordre transcendantal mais empirique elle ne serait pas, mais il explique
aussi que pour un être non sensible, non empirique, la liberté n'aurait pas de
sens et cela pour la même raison : tout serait déterminé 71 . Ainsi, pour la pen-
sée critique, l'acte de vertu n'est pensable que pour un être raisonnable inscrit
dans un monde sensible mais aussi, plus précisément, l'inscription empirique
de celui qui agit est nécessairement impliquée dans l'acquisition de la vertu. Au-
trement dit, le texte kantien n'explique pas seulement que, si l'homme n'était
pas un être aussi sensible la liberté n'aurait pas de sens pour lui, mais aussi
que dans l'exercice même de la liberté intervient la spécificité empirique de
l'inscription particulière de l'homme qui agit dans le monde sensible. L'ana-
lyse kantienne ne laisse pas seulement penser qu'être sensible/particulier est
une condition de possibilité de la vertu, elle laisse aussi penser que la parti-
cularité particulière de l'homme qui agit vertueusement est engagée dans cet
acte. C'est un être particulier qui agit et c'est son monde (particulier) qui est
le support de l'acte, et qui le supporte. Dans la pensée kantienne, le sensible
n'est pas seulement le support matériel nécessaire à une communication entre
70. Le rapport du génie aux règles n'est pas double mais doublement double : il ne fait
qu'avec des règles et au-delà des règles, pour appeler des nouvelles règles et un nouvel au-delà
des règles. L'œuvre de génie n'a de sens qu'à condition de ne pas être pure singularité, même
si elle est originale, elle est aussi (doublement) exemplaire.
71. La liberté n'aurait aucun sens si elle n'était qu'une liberté empirique ; rappelons à ce su-
jet le passage déjà cité au chapitre 6 : « si la liberté de notre volonté n'était pas autre chose que
cette liberté (psychologique et comparative, et non en même temps transcendantale, c'est-à-
dire absolue), elle ne vaudrait au fond guère mieux que celle d'une tourne-broche, qui, une fois
monté, exécute de lui-même ses mouvements »(CRPrat, Ak V 97 ; PII 726). Mais à l'inverse il
serait, selon Kant, aussi absurde de nier la dimension phénoménale de celui qui agit. En effet,
pour dénoncer cette absurdité, Kant fait appel encore à des figures de machines. Cette fois il
ne s'agit pas de tourne-broche mais d'automates : « Si les actions de l'homme, en tant qu'elles
appartiennent à ses déterminations dans le temps, n'étaient pas de simples déterminations de
l'homme comme phénomène, mais des déterminations de l'homme comme chose en soi, la
liberté ne pourrait être sauvée. L'homme serait comme une marionnette ou comme un auto-
mate de Vaucanson < Der Mensch wäre Marionette, oder ein Vaucansonsches Automat >, construit
et mis en mouvement par le maître suprême de toutes les œuvres d'art. La conscience de lui-
même en ferait sans doute un automate pensant, mais la conscience de sa spontanéité, s'il
prenait celle-ci pour de la liberté, serait une pure illusion < bloße Täuschung > » (CRPrat, Ak V
101 ; PII 730-1). Ainsi, pour être libre, l'homme ne peut-être ni une marionnette manipulée par
des forces empiriques, ni une marionnette sur la scène des choses en soi. Plutôt, la liberté doit
se jouer sur les deux tableaux.
3. RÉPLIQUES DE L'EXEMPLE 381
72. Kant se moque de l'absurdité du sage stoïcien qui prétendrait ne plus dépendre du
monde naturel : l'homme « ne peut apaiser sa faim par sa vertu » (Leçons d'éthique,173). Il ne
peut pas non plus échapper à la faute originelle.
382 8. RÉPLIQUES
76. Dans la logique kantienne, l'expérience théâtrale est sans doute aussi inaccessible à
Dieu que l'est la vertu. En effet, l'omniscience n'interdit-elle pas toujours d'avance l'expérience
propre au spectacle ? C'est en tous cas, dans une telle perspective, que Kant déconseille à ceux
qui se rendent au théâtre de lire la pièce d'avance : selon lui, trop de savoir tue la surprise et
l'émotion (Anthropologie, Ak VII 173 ; PIII 991).
77. Sa bonne conscience est bien l'une des choses que Kant reproche au sage des stoïciens.
L'insistance sur l'idée que la bonne conscience est antinomique à la vertu est pour nous une
des leçons kantiennes qu'il nous importe de ne pas oublier. Que le véritable sens de la vertu
dépende de ce que l'acte vertueux se fasse toujours dans un contexte miné par le risque, voilà
ce que Kant (ap)prend du Christianisme. Nous aimerions le lui reprendre, sans trop savoir si
la marque du Christianisme est, ou doit rester, déterminante.
78. Rappelons que c'est avoir un monde qui est l'enjeu du partage du jeu lorsque Kant ex-
plique que la connaissance pratique doit se penser autrement que sur le mode du « kennen » :
« Noch sind die Ausdrücke : die Welt kennen und Welt haben in ihrer Bedeutung ziemlich weit ausei-
nander : indem der Eine nur das Spiel versteht, dem er zugesehen hat, der Andere aber mitgespielt hat »
(Anthropologie, Ak VII 120 ; PIII 940).
384 8. RÉPLIQUES
faculté de juger esthétique. Cette relecture conduit à poser que la vertu est
l'œuvre de la raison. En nous rapportant au vocabulaire de l'œuvre, « Werk »,
ou plutôt en rapportant l'œuvre à l'œuvre de génie, nous nous dirigeons vers
une forte secousse dans la pensée de l'acte de la liberté. Nous nous dirigeons
vers la faille, le lieu du choc provoqué par la rencontre de deux logiques impli-
quées dans la question de la spontanéité de l'acte de vertu. En effet, selon une
logique bien établie, Kant oppose la spontanéité à la passivité ; mais selon une
logique qui se dégage des œuvres tardives, la passivité est aussi une condition
de possibilité de l'acte spontané et cela nous sommes peut-être moins accou-
tumés à le penser (à le penser comme appartenant au legs kantien, ou même
« tout simplement » à le penser).
L'acte vertueux, au sens fort que tient à lui accorder la philosophie kan-
tienne, est l'acte par excellence de la raison, la faculté de la spontanéité. Dès
la définition de la liberté dans son sens cosmologique, Kant fait appel au vo-
cabulaire de la spontanéité 79 . Dans le devoir, affirme la première Critique, la
raison « se crée avec une entière spontanéité un ordre propre 80 ». Mais à l'autre
bout du chemin que nous avons suivi, l'œuvre kantienne nous porte vers la
conclusion qu'un tel acte doit se penser comme une activité dont n'est pas
absente une dimension passive. Le parallèle avec le génie qui guide notre ré-
flexion sur l'acte vertueux nous oblige, en effet, à envisager cette possibilité.
Rappelons que, dans un passage que nous avons cité au chapitre précédent,
Kant affirme que l'arrêt dans lequel nous contemplons le beau est en quelque
sorte un état dans lequel l'esprit est passif 81 . Une passivité, qui n'est pas l'ac-
tivité des facultés engagées dans leur production (théorique) commune, est
en quelque sorte nécessaire pour que puisse avoir lieu le « jeu des facultés »
que constate le jugement esthétique 82 . Dès lors, il faut aussi penser que, tout
79. Une spontanéité « pouvant commencer d'elle-même à agir, sans qu'aucune autre cause
ait dû précéder pour la déterminer à son tour à l'action suivant la loi de la liaison causale »
(CRP, A 533 / B 561 ; PI 1168).
80. CRP, A 548 / B 576 ; PI 1179.
81. En effet, nous l'avons souligné (chapitre 4), l'arrêt, le weilen, où devient possible le juge-
ment esthétique est marqué par un état passif de l'esprit : « Nous nous arrêtons à contempler
le beau < Wir weilen bei der Betrachtung des Schönen >, car cette contemplation se fortifie et se
reproduit elle-même ; et il y a quelque chose d'analogue (mais non toutefois identique) à cet
arrêt dans la contemplation quand un attrait dans la représentation d'un objet éveille l'atten-
tion de façon répétée, état pendant lequel l'esprit est passif < wobei das Gemüth passiv ist > »
(CJ, Ak V 222 ; PII 982).
82. Le jugement esthétique, nous l'avons vu, doit tenir en échec le rapport cognitif à l'objet.
Au seuil de l'activité, le jeu qui permet ce jugement risque à tout moment de sombrer dans
3. RÉPLIQUES DE L'EXEMPLE 385
comme le jugement pur de goût, la création propre au génie (qui est, ne l'ou-
blions pas, un produit d'un jugement de goût) est le résultat d'une activité mais
aussi le résultat d'une certaine passivité. Certes, le génie produit son œuvre en
agissant sans être déterminé par aucune règle extérieure (on l'a suffisamment
souligné, cette absence de règles est une condition de l'œuvre) et cela exige une
spontanéité. Mais ce faire, par opposition à l'agir, exige aussi que le génie laisse
venir l'œuvre. Voilà ce qu'indique Kant lorsque, dans une célèbre remarque,
il explique que la nature dicte ses règles au génie : « le génie est la disposi-
tion innée de l'esprit (ingenium) par le truchement de laquelle la nature donne à
l'art ses règles 83 ». Lorsque le génie juge librement, la nature aurait dicté le
geste de la liberté, dicté l'originalité même de l'œuvre géniale. La nature lui
donne des règles que le génie ne peut pas même se formuler à lui-même, mais
qui lui dictent pourtant sa démarche. Le génie se laisse donc faire par la na-
ture lorsqu'il fait son œuvre : il se laisse faire à la fois pour ce qui est de lui, et
de son œuvre. L'on peut alors qualifier la création artistique que décrit Kant,
comme un « laisser faire » autant qu'une activité dirigée. Une certaine passi-
vité est une condition de l'œuvre 84 . Or, si nous insistons pour nous référer à
la conception de l'œuvre que la Critique de la faculté de juger développe pour
penser l'acte vertueux, il nous faudra prendre cela en compte. Certes, selon
Kant, l'acte vertueux, comme acte libre, doit être l'acte par lequel l'homme
cesse d'être manipulé par d'autres, cesse d'être marionnette ou tournebroche,
l'acte par lequel l'homme échappe à la détermination sensible pour faire parler
sa raison. Certes, l'acte vertueux est en ce sens un acte qui relève de l'activité
mais, le rapprochement entre l'œuvre de génie et l'acte vertueux doit nous
faire méditer ceci : la pensée kantienne nous invite à penser l'acte libre aussi
l'activité. Telle est la menace qui pèse sur l'expérience de la beauté dont le sérieux et la signifi-
cation du jeu peuvent être écrasés par le bavardage du travail (des facultés de la connaissance).
83. « Genie ist die angeborne Gemüthsanlage (ingenium), durch welche die Natur der Kunst die
Regel giebt » (CJ, Ak V 307 ; PII 1089).
84. Mauro Carbone note avec justesse que cette passivité du génie aurait peut-être dû
conduire Merleau Ponty à remarquer qu'il partageait plus avec Kant qu'il ne le pensait. « Si
ne lui avait pas fait obstacle la tendance à privilégier les aspects systématiques de la troisième
Critique. . .la lecture merleau-pontienne. . .aurait pu rencontrer dans la Critique de la faculté de
juger esthétique. . .pour sa propre réflexion sur le lien de la chair et de l'idée (VI p195), un inter-
locuteur plus proche et plus stimulant qu'elle ne l'aurait pensé. » (Mauro Carbone La visibilité
de l'invisible ; Merleau-Ponty entre Cézanne et Proust, Hildesheim/Zurich/New York, Georg Olms
Verlag, 2001, p.170. cf. chapitre 6, et surtout la section intitulée « La passivité de l'activité de
création »).
386 8. RÉPLIQUES
comme un acte qui n'est possible que par une certaine passivité. Plus exacte-
ment, si l'opposition entre activité et spontanéité est essentielle pour formuler
la différence entre l'agir dicté par des lois sensibles et un agir qui serait d'un
autre ordre, pourtant, lorsqu'il s'agit de préciser les modalités de l'acte libre,
cette opposition se complique. Pour échapper à l'activité qui n'est qu'une illu-
sion d'activité, la passivité de la machine, l'homme ne peut qu'aspirer à un agir
qui n'est possible qu'à la condition de le laisser venir. Tel le génie qui se rend en
quelque sorte à l'écoute de la nature, d'une écoute si passive qu'elle écoute sans
comprendre, l'homme, pour être auteur de sa liberté, doit peut-être aussi être
à l'écoute de logiques qui lui échappent. L'enthousiasme pour la Révolution
française n'est possible que pour celui qui suspend le raisonnement de la léga-
lité qui conduit à un frisson d'horreur à l'encontre du régicide, pour donner
l'occasion de percevoir le sentiment d'enthousiasme à l'endroit de cet événe-
ment. L'acte libre exige que l'homme suspende sa propension naturelle à l'acti-
vité, car agir selon les lois de la sensibilité revient, du point de vue de la liberté,
à se laisser manipuler comme une marionnette — mais voilà qui laisse penser
que l'acte libre exige une possibilité de passivité plus radicale 85 . La figure de
l'acteur peut peut-être encore nous guider pour essayer de se représenter jus-
tement la passivité dont il est question. Les règles de son jeu sont aussi dictées
d'avance à l'acteur. Le jeu de l'acteur est dicté par la pièce écrite mais aussi par
une certaine « logique du personnage ». Mais ces « règles » ne déterminent ni
la manière de l'acteur, ni surtout la transition entre un acteur qui se regarde
lui-même dans les yeux de ses spectateurs et celui qui s'est laissé prendre à son
jeu. Faire vivre les mots qui lui sont dictés d'avance, l'acteur ne peut y arriver
que quand il lâche prise, quand il cesse de se regarder et s'évaluer, quand il
laisse le jeu se faire. L'acte vertueux est ce que l'homme doit faire mais l'acte
vertueux doit aussi se faire.
85. Peut-être tout cela est-il le symptôme de ce que la notion de responsabilité qui est for-
mulée dans le registre du droit ne suffit pas à penser la responsabilité. L'acte vertueux qui se
dessine dans la Doctrine de la vertu serait un acte dont on cesse d'être responsable au sens juri-
dique, parce qu'on ne peut être celui qui en répond, mais c'est aussi l'acte-réponse puisque c'est
par là que l'on répond, que l'on est alors capable de réponse, respons-able comme l'on dirait en
anglais.
3. RÉPLIQUES DE L'EXEMPLE 387
de vue, on notera que cette pensée de l'acte exemplaire semble impliquer que
l'on renonce à une des caractérisations fondamentales du sujet dans la pensée
moderne qui revendique Kant comme origine : son individualité. L'identifica-
tion du sujet agissant avec l'individu est non seulement très explicite et impor-
tante chez Kant, elle permet aussi clairement toute la théorie du droit, premier
élément de la Métaphysique des mœurs 86 . Pourtant, l'interprétation de l'enthou-
siasme pour la Révolution qui fait de celui-ci un jugement exemplaire ne vient-
elle pas troubler l'individualité de l'homme vertueux ? La théorie du génie nous
encourage à le penser car, d'une certaine manière, le génie n'est jamais seul à
faire son œuvre. L'exemplarité de l'œuvre du génie tient à ce qu'il soit exem-
plaire pour d'autres. Cette exemplarité pour les générations à venir n'est pas
une conséquence fortuite de l'œuvre : c'est une de ses conditions constitutives.
En le prenant pour exemple, les successeurs font de l'exemple une œuvre au-
tant qu'ils font de l'œuvre un exemple. Lorsque Kant insiste sur l'idée que le
progrès moral ne se pense que dans une logique de plusieurs générations, c'est
peut-être précisément une concession à cette même logique exemplaire. Car
Kant dit aussi de l'usage de la raison qu'il dépend de ce qu'une génération puisse
se reposer sur les travaux de ses prédécesseurs :
[i]l n'existe pas un seul usage de nos forces, si libre qu'il puisse être,
et même pas l'usage de la raison (qui nécessairement doit puiser a
priori tous ses jugements à la même source commune), qui, dès lors
que chaque sujet devrait toujours ne partir que des seules disposi-
tions brutes de sa nature, ne se serait fourvoyé au cours de ses re-
cherches si d'autres ne l'avaient précédé de leur travaux <wenn nicht
andere mit den ihrigen ihm vorgegangen wären>, non pour condamner
leurs successeurs à n'être que des imitateurs <bloßen Nachahmern>,
mais, grâce à leur démarche <Verfahren>, pour les mettre sur la piste
afin qu'ils cherchent en eux-mêmes les principes et adoptent ainsi
leur propre méthode, souvent meilleure 87 .
Seul, l'individu n'arriverait à rien. Pour que l'humanité puisse poursuivre ses
recherches, il faut que chaque sujet puisse partir des travaux de ses prédé-
cesseurs. Cela n'implique pas, Kant le souligne, que chacun soit condamné à
86. Dès la première édition de la Critique de la raison pure, Kant dira que la notion d'une
identité numérique de la personne « est nécessaire à l'usage pratique » de la raison (CRP, A
365 ; PI 1441). Si la notion de personnalité, alors nommée, se complique considérablement
par la suite (cf. Religion AkVI 26sq ; PIII 36sq..), l'identité de la personne avec elle-même est
nécessaire pour la théorie de la punition à laquelle Kant accorde un rôle fondateur dans la
Doctrine du droit.
87. CJ, Ak V 283 ; PII 1059.
388 8. RÉPLIQUES
être un simple imitateur des générations passées ; plutôt, chacun peut emboî-
ter le pas aux travaux déjà exécutés. Certes, de telles remarques s'inscrivent
dans la perspective de la nécessité d'une construction progressive de structures
politico-juridiques complexes 88 mais nous voudrions marquer que notre lec-
ture pousse à leur donner aussi un autre sens. L'insistance sur l'idée que suivre
ses prédécesseurs ne condamne pas à l'imitation nous y alerte, on peut aussi
lire ces remarques comme une concession à la conclusion selon laquelle l'acte
vertueux, l'agir par raison, ne peut être l'acte d'un sujet isolé dans sa singu-
larité. Notons que Kant le souligne : il ne parle pas ici seulement d'actions
phénoménales mais bien de l'usage des forces de la raison 89 . L'usage de la rai-
son qui permet l'acte vertueux se fourvoierait s'il ne pouvait s'appuyer sur les
travaux des générations passées. Autrement dit, la référence aux autres s'im-
pose à l'acte, si libre qu'il puisse être (so frei er auch sein mag) puisque même
dans l'usage de la raison qu'est l'acte vertueux, l'homme répond à ses prédé-
cesseurs. Le contexte de cette affirmation est une discussion qui cherche à ex-
pliquer que « le fait qu'on révère, à juste titre, tels des modèles, les œuvres
des Anciens et qu'on qualifie de classiques leurs auteurs 90 » ne doit pas por-
ter à penser que les sources du goût sont a posteriori. L'enjeu premier est ici,
encore une fois, de défendre un certain type de succession qui n'est pas imita-
tion — la célèbre formule distinguant de l'imitation « succession référée à un
précédent » que peut avoir un créateur exemplaire intervient en effet dans ce
même alinéa. L'acte du créateur exemplaire est ainsi tributaire d'une activité
qui n'est pas sienne ; s'il doit se garder de simplement adopter les règles de ses
prédécesseurs, pour trouver son chemin il doit néanmoins leur emprunter une
démarche. Voilà aussi une manière de souligner que le génie n'est jamais seul :
sans rapport d'une part à ses prédécesseurs, et d'autre part à ses propres suc-
cesseurs, le génie n'est ni pensable, ni possible. Sa rupture sensée par rapport
88. Lorsque Kant explique qu'aucun usage de ses forces ne se fait par un sujet à partir seule-
ment de ses propres dispositions, l'on peut penser qu'il pense surtout à la dimension collective
de la légalité. La construction et la perfection d'un code juridique peuvent bien être envisagées
comme des activités collectives. Voilà en effet qui est un parallèle avec l'autre construction que
Kant cite dans ce passage : la construction mathématique. Mais le texte nous pousse à penser
que ce n'est pas seulement lors de la construction de la légalité que le sujet dépend des travaux
de ses prédécesseurs. Il y aurait une telle dépendance, une telle dette, à chaque usage de la
raison.
89. « Es giebt gar keinen Gebrauch unserer Kräfte. . .und selbst der Vernunft » (CJ, Ak V 283 ; PII
1059).
90. CJ, Ak V 282 ; PII 1058.
3. RÉPLIQUES DE L'EXEMPLE 389
aux prédécesseurs, mais aussi son statut exemplaire pour ses successeurs, sont
incontournables pour qu'on puisse parler d'une œuvre de génie. Si donc notre
lecture conduit à penser un « génie moral », elle nous impose aussi de penser
que l'acte vertueux n'est pas (ce qu'il est) sans rapport aussi aux prédécesseurs
et aux successeurs. L'acteur n'est pas seul ; ce n'est qu'à condition d'un public
qui le juge que l'acteur peut lui-même jouer. Mais alors l'acte (moral) ne se fait
pas seul. Pour entendre l'appel de la loi morale, l'homme ne peut pas être seul.
Notre lecture porte à entendre qu'il faut être plusieurs pour un acte « si libre
qu'il puisse être », cela n'est pas (seulement) parce qu'il faut une accumulation
de petits pas pour constituer les institutions (la perspective de la légalité), mais
aussi parce que l'acte libre n'a de sens qu'à condition d'être reçu de, et recevable
par, d'autres générations. Ce n'est que le rapport possible d'autres à l'acte ver-
tueux qui permet à celui-ci d'avoir un sens ; ce n'est que parce qu'il fait sens
pour d'autres que l'acte vertueux a un sens et n'est pas absurdité. Le sens de
la liberté se donne à plusieurs : il faut des coauteurs de l'acte libre. La liberté
se joue à plusieurs ; elle se fait en réponse aux générations passées et dans la
réponse qu'y apporte(ro)nt les générations à venir.
S'il faut être plusieurs pour « faire » la liberté, ce n'est d'ailleurs pas seule-
ment au niveau du temps de l'histoire naturelle. Car, selon la logique exem-
plaire qui guide la pensée ici, l'agent moral kantien ne se pense (à l'œuvre) que
divisé. Loin d'exiger l'unité, une unité qui serait à penser au niveau nouménal
pour éviter la dispersion de l'empirique, la moralité kantienne exige une divi-
sion déjà de l'agent, non seulement au sens où l'agir ne se fait que par plusieurs
« individus », mais aussi au sens où chaque individu est divisé. Bon citoyen ou
serviteur d'une révolution, celui qui (se) ferait libre serait les deux, non pas tour
à tour, mais les deux à la fois. Selon la logique de la vertu que Kant nous donne
à penser après la Critique de la faculté de juger, il ne peut s'agir pour l'homme
d'ajouter la moralité à la légalité, en alternant un comportement régi par une
scrupuleuse recherche de la légalité et des envols vers la liberté. Une telle alter-
nance reviendrait à enchaîner une servitude hétéronome à des règles externes
et des accès de sottise quand l'on prétendrait se délier de toutes règles sco-
laires. Ce que Kant nous invite à penser, ce n'est pas que l'on puisse déjouer
la différence entre les perspectives par une telle alternance qui ne ferait que la
redoubler. Pour penser la liberté, le philosophe ne doit pas se représenter un
homme qui serait alternativement dans la perspective du droit et dans celle de
la vertu, mais doit plutôt chercher à penser un acte qui serait révolutionnaire et
390 8. RÉPLIQUES
citoyen 91 ; ce n'est qu'à cette condition que l'on pourra revendiquer l'idée que
le travail philosophique permet d'éviter le scepticisme moral. Pour revenir au
langage du théâtre, le dédoublement dont il s'agit n'est pas celui qui résulterait
de ce qu'un homme prenne tour à tour deux rôles différents, mais plutôt le dé-
doublement qui fait de l'homme qui joue un homme et un acteur. Justement,
selon l'analyse de Kant, l'homme ne joue vraiment que quand il n'est plus tour
à tour homme et acteur, mais que les deux se confondent. Le jeu d'un acteur qui
y met du cœur est le jeu de celui partagé entre sa personne et son rôle. La di-
vision de soi qui marque la réplique de l'hypocrite n'est pas tant dépassée, que
réinvestie, par la philosophie kantienne. Le tribunal de la critique n'est qu'une
préparation pour la scène. La philosophie doit nous apprendre à mieux inves-
tir notre rôle d'êtres sensibles finis sur cette terre-ci pour nous fournir plus de
chance de donner vie à ce rôle.
Dans un entretien, Jacques Derrida résume ainsi sa méfiance à l'égard du
terme « liberté » :
Notre lecture tente de montrer comment le texte kantien lui-même peut nous
conduire à cette même méfiance, dans la mesure où justement il conduit à
la conclusion que la liberté dont relève une vertu digne de ce nom ne peut
être pensée par Kant que dans un double rapport aux pulsions, calculs, ma-
chines etc. : l'acte libre n'est pas déterminé par ces derniers mais il n'est pas
sans rapport avec eux. La logique exemplaire qui, selon nous, seule permet la
91. Voilà qui nous semble en effet une des tâches les plus importantes indiquées ici : d'abord
prendre conscience de la dominance des deux modèles de changement politico-social associés
au citoyen d'une part, et au révolutionnaire de l'autre. Voilà en effet deux figures qui continuent
de dominer notre pensée : la réforme et la révolution. Au-delà de modalités d'action politique
qui cherchent à alterner ces modes, peut-on penser, voire s'engager au nom de, une modalité
autre du changement ? Selon notre lecture, l'acte vertueux tel que Kant nous invite à le penser,
offrirait une indication dans ce sens.
92. Jacques Derrida, De quoi demain. . .Paris, Fayard/Galilée, 2001, p.85-6.
3. RÉPLIQUES DE L'EXEMPLE 391
93. Que nous ne soyons plus très sûrs si c'est Kant qui l'esquisse, ou nous qui l'esquissons
en suivant Kant, c'est un signe que nous nous sommes peut-être laissés aller à suivre l'exemple
de Kant.
392 8. RÉPLIQUES
Il y a donc des secousses en perspective pour une lecture qui prend les
analyses du jugement exemplaire comme une clé essentielle pour lire les re-
marques sur la Révolution française et, plus largement, pour comprendre la
méthode de la philosophie pratique telle que la Métaphysique des mœurs la donne
à penser. Mais notons que les conséquences de cette lecture sur la conception
de l'auteur de la liberté ne doivent pas simplement annuler une conception
plus académique du sujet kantien. Si nous pensons que cette voie reste pro-
metteuse, ce n'est, bien entendu, pas pour revendiquer seulement une rupture
avec les règles scolaires de la lecture du texte kantien, mais parce que cette voie,
par les difficultés qu'elle met en lumière, serait prometteuse aussi selon des
critères académiques de l'interprétation. Lorsque nous avançons que le sujet
ethico-politique doit se penser comme ayant une dimension de passivité ou de
collectivité, cela n'est pas pour contester la vision académique au nom de celle
que nous redessinons à partir du texte kantien : c'est la logique exemplaire qui
le veut, ces conceptions ne doivent pas s'annuler, malgré leur apparente contra-
diction. En effet, nous espérons avoir montré que l'insistance sur l'exemplarité
esthétique comme clé de lecture pour la pensée pratique permet de nouvelles
réponses à des questions très classiques de la lecture académique de Kant, à
commencer par la question du rapport entre droit et morale, ou encore celle
du rapport entre la troisième Critique et les deux autres. Mais si nous avons en-
vie de suivre le chemin — et selon la logique du texte kantien ce n'est que le
désir qui nous pousse à emprunter une nouvelle voie en ce qui concerne l'in-
vention de la liberté 94 — c'est qu'il met en lumière ce qui est prometteur dans
la pensée kantienne de la liberté : la liberté est surtout une promesse. C'est
une promesse et non une donnée. C'est aussi une promesse qui n'est pas une
illusion chimérique accessible à n'importe qui, mais une promesse qui devient
audible, et crédible, pour le philosophe à force de travail. La récompense de
l'effort critique est, en quelque sorte, que nous pouvons découvrir des raisons
d'espérer en nous-mêmes. L'analyse de la raison nous promet, si nous suivons
le texte kantien, la possibilité de penser une moralité qui est hétérogène à la
nature mais qui ne tient pas pour autant du miracle. Elle nous promet une
94. Rappelons que c'est le désir qu'il suscite qui permet à l'exemple d'avoir pour effet sur
l'auditeur, non seulement d'éveiller sa conscience, mais aussi de provoquer un acte vertueux :
l'effet ultime sur l'auditeur de l'histoire de l'honnête homme qui refuse de calomnier un inno-
cent doit être « un vif désir de pouvoir être lui-même un tel homme (einem lebhaften Wunsche,
selbst ein solcher Mann sein zu können) » (CRPrat, Ak V 156 ; PII 795).
3. RÉPLIQUES DE L'EXEMPLE 393
pensée de la vertu qui, tout en restant de l'ordre de la rupture, n'est pas vouée
à rester sans suites.
Répliques de l'acte vertueux conçues comme une réplique de l'acteur, les
secousses que nous sentons ici ne doivent pas nous faire renoncer à la lecture
de l'exemple de la Révolution française, comme exemple, à lire exemplaire-
ment. Le parcours de la Selbsterkenntnis de la raison que nous invite à emprun-
ter l'œuvre kantienne nous laisse la tâche d'y répliquer. Cela exige d'abord de
clarifier, comme nous avons tenté de le faire, les règles de la nouvelle école
que nous lègue Kant. Mais si l'œuvre kantienne fonctionne comme une œuvre
exemplaire, c'est que tout y est et que pourtant, il nous faut y mettre la main
pour découvrir les possibilités que Kant nous aura permis d'entrevoir.
Conclusion
Il est difficile de conclure une étude de « l'exemple » chez Kant alors que
cette étude semble avoir, chemin faisant, révélé des évaluations de plus en
plus diverses, non seulement du statut, mais aussi de l'efficacité, des exem-
ples. Lorsque dans la note de la Métaphysique des mœurs Kant essaie de synthé-
tiser sa réflexion à ce propos, il pose que l'exemple a deux rôles distincts mais
nos efforts pour clarifier l'efficacité attribuée à l'exemple nous ont conduit au
constat que le dédoublement de l'exemple ne s'arrête pas à la division selon les
deux domaines : dans chacun de ces rôles, l'exemple est en outre susceptible
d'avoir au moins deux effets différents, souvent contradictoires. La préface de
la Critique de la raison pure propose déjà un double diagnostic, en soutenant
que l'exemple qui apporte la clarté intuitive à un discours peut aussi nuire à la
clarté générale du texte. Chaque rencontre avec l'exemple, dans la suite du cor-
pus kantien, soulève un nouveau diagnostic partagé : l'exemple qui confirme
la réalité objective d'un concept peut aussi porter à prendre conscience du
problème philosophique que pose une telle confirmation ; l'exemple qui peut
conduire l'élève à la moralité peut aussi le dévoyer vers une pseudo mora-
lité ; l'exemple qui peut susciter un jugement libre peut aussi servir de règle
à un jugement contraint par le modèle. Ainsi, dans le dispositif kantien, non
seulement l'exemple assume une pléthore de fonctions, mais aussi dans cha-
cune de ces fonctions il est susceptible d'effets divers. Rien ne semble autoriser
une réduction de cette diversité. Si l'on peut articuler les diverses efficaces de
l'exemple dans chacun des deux domaines de la philosophie kantienne, rien
ne nous conduit vers l'hypothèse d'un exemple qui serait, en quelque sorte,
l'exemple original dont l'exemple pratique et l'exemple théorique ne seraient
que deux cas spécifiques. Pourtant, si une réduction de la diversité des fonc-
tions de l'exemple théorique et de l'exemple pratique ne nous semble pas pos-
sible, certains rapprochements le sont qui conduisent à penser que les exem-
ples se répondent ou se font écho. Pour tenter de spécifier le rapport entre
l'exemple pratique et l'exemple théorique, nous allons expliciter les échos,
d'une part entre les problèmes qui suscitent chez Kant un appel à l'exemple
et, d'autre part, entre les diverses solutions qu'il trouve dans l'exemple.
396
propose d'expliquer comment, dès lors qu'il faut s'en remettre à l'arbitre, éviter
l'arbitraire-fortuit ; dans le domaine pratique, la question est comment préserver
l'arbitraire-fortuit de la décision de l'arbitre. Ces deux questions se font écho.
Les problèmes qui suscitent des théories de l'exemple dans les domaines
théorique et pratique respectivement, entretiennent ainsi un rapport d'écho/
équi-valence. Les solutions qu'apportent ces théories sont aussi dans un rap-
port d'équivalence compliquée par une inversion. En effet, notre lecture nous
conduit à conclure que c'est en invoquant la Darstellung que Kant réagit à ces
deux problèmes majeurs : d'une part, la preuve de la réalité objective du con-
cept se fait par une Darstellung du concept, d'autre part Kant déclare que c'est
une certaine Darstellung de la vertu qui est à même de provoquer le saut vers
la liberté. Or, ces deux modalités de la Darstellung sont en quelque sorte des
figures inverses d'une rencontre qui vaut pour confirmation réciproque de la
nécessité subjective et objective. En ce qui concerne le domaine théorique,
l'exemple est l'occasion de la conversion d'une certitude subjective qu'un con-
cept dit une réalité en une certitude objective de cette correspondance à l'issue
d'une démonstration. À l'inverse, dans le domaine pratique, l'exemple serait
l'occasion d'une conversion de la certitude objective que la loi morale commande
en une nécessité subjective d'y répondre. Les solutions aux problèmes critiques
que les exemples sont à même de proposer se font ainsi, elles aussi, écho.
Dans l'œuvre de Kant, le rôle de l'exemple est toujours lié à un problème
du jugement. Plus, les exemples sont en quelque sorte, non seulement les rou-
lottes du jugement selon la théorie kantienne, mais les roulottes de la théorie
kantienne lorsqu'elle doit répondre de la possibilité du jugement. Lorsqu'il doit
répondre de la possibilité de juger un rapport non chimérique entre concept et
intuition ou encore lorsqu'il doit répondre de la possibilité non chimérique de
juger par pur respect pour la loi morale, c'est sur l'exemple que le philosophe
critique prend appui pour avancer. Si l'analyse oblige à renoncer à cet appui, le
philosophe y reviendra pourtant. L'exemple d'abord considéré comme un ou-
til efficace est ensuite perçu comme ce qui doit disparaître pour laisser place
à la rigueur critique 97 . Mais ces roulottes, dont il faut se débarrasser car elles
n'auraient qu'une utilité limitée, resteront finalement incontournables. Grâce
97. À celui qui n'aurait pas encore entrepris la réflexion critique, l'exemple peut en effet
sembler utile aussi bien dans le domaine théorique où l'exemple montre un objet correspon-
dant au concept dont il est question, que dans le domaine pratique où il constitue un modèle
de comportement utile pour l'éducation. La réflexion critique va justement montrer que cette
399
double foi en l'exemple n'est pas philosophiquement justifiée : le philosophe critique va sou-
tenir que l'exemple est le site du problème qui appelle une philosophie transcendantale mais
aussi que l'exemple pratique est à écarter dans la mesure où il appelle une imitation, alors que
la critique vient à poser que l'imitation n'a aucune place en moralité.
98. Nous insistons sur l'analyse du jugement du beau parce qu'elle nous semble bien plus im-
portante que celle du jugement sur le sublime qui atténue la radicalité du propos. Le privilège
que nous accordons au beau sur le sublime nous écarte de la lecture que propose Jean-François
Lyotard, notamment dans L'enthousiasme : la critique kantienne de l'histoire, Paris, Galilée, 1986.
400
partie qui intègre pour faire une pensée. Voilà une règle pour la lecture du cor-
pus kantien que nous retenons de notre étude 99 .
Quelle « règle » pourrions-nous extraire de nos analyses concernant le con-
cept d'exemple ? Nous avons voulu montrer que la théorie de l'exemplarité,
que Kant élabore dans la critique de la faculté de juger esthétique, ouvre de
nouvelles possibilités aussi bien à une théorie de l'exemple dans sa fonction
théorique qu'à une théorie concernant l'utilité des exemples en morale. Mais
même si elle en rend possible le sauvetage, l'exemplarité esthétique ne doit
pas être considérée comme une exemplarité dont sont dérivées l'exemplarité
du Beispiel et celle de l'Exempel. Notre lecture ne nous a pas mené à « une »
théorie de l'exemple chez Kant. Les diverses théories de l'exemple que nous
trouvons dans le corpus kantien ne se réfèrent pas à un seul modèle de l'effi-
cace de l'exemple mais plutôt à un réseau de problèmes qui se répondent au-
tour de la problématique de l'accès au jugement. S'il fallait néanmoins « une »
conclusion à notre lecture, elle serait peut-être à trouver dans le passage où
Kant conseille les parents sur la meilleure manière d'apprendre à leurs enfants
la sobriété vestimentaire. Affirmant que « propret et simple, leur costume [des
enfants] ne doit répondre qu'à la nécessité », Kant avertit les parents qu'ils ne
doivent pas accorder « pour eux-mêmes d'importance à ce chapitre » et surtout
qu'ils doivent éviter de contempler leur propre image dans un miroir « car,
ici comme partout, l'exemple est tout-puissant et affermit ou ruine le bon pré-
cepte (denn hier wie überall ist das Beispiel allmächtig und befestigt oder vernichtet die
gute Lehre) 100 ». L'exemple affermit ou réduit à néant la Lehre kantienne. Dans le
dispositif kantien, l'exemple est tout-puissant : il peut soit affermir, soit ruiner,
aussi bien la possibilité d'une connaissance philosophiquement fondée, que la
possibilité de l'exercice de la liberté. Nous l'avons remarqué, le travail critique
consiste d'abord à révéler que l'idée d'un exemple tout-puissant doit être consi-
dérée comme un fantasme dont la raison conteste la possibilité. Mais ce travail
s'attache ensuite à reconquérir la possibilité d'un tel exemple. En effet, si la
99. Insistant sur l'idée que l'analyse des jugements non déterminants (des jugements réflé-
chissants, ou plus exactement, purement réfléchissants) est la grande contribution de la Critique
de la faculté de juger au système critique, notre interprétation s'inscrit, sans doute, dans la lignée
de ce qu'Alexis Philonenko appelle la lecture « stérile et tout à fait blâmable » de Ferdinand
Alquié. (« Science et Opinion dans la Critique de la faculté de juger » in Manfred Frank, Alexis
Philonenko, Jean-Paul Larthomas (éds.) Sur la troisième Critique, Combas, Éditions de l'Éclat,
1994, p.86).
100. Propos de pédagogie, Ak IX 485-6 ; PIII 1190.
401
critique révèle qu'il ne faut pas s'en tenir à l'expérience de l'exemple pour pré-
sumer possible un rapport non arbitraire entre représentation et objet de re-
présentation, pourtant c'est encore vers une sorte d'exemple que la critique se
tourne lorsqu'elle prétend répondre de cette possibilité par le schématisme ; si
la critique révèle qu'il y a contradiction à penser que l'imitation d'un modèle
peut conduire à la vertu, la possibilité positive de pédagogie morale que la cri-
tique défend repose encore sur l'exemple. Ainsi, alors qu'elle commence par
dénoncer l'idée de cette possibilité, la critique s'en remet en quelque sorte à
la toute-puissance de l'exemple pour son propre salut en lui. L'exemple esthé-
tique fournit une double clé au philosophe critique : d'une part, les exemples
de jugements esthétiques fournissent un signe de la capacité des facultés de
la connaissance à opérer harmonieusement ensemble et, d'autre part, l'exem-
plarité qui est une condition de possibilité du jugement esthétique, fournit un
modèle pour la pensée de l'acte vertueux. Selon notre lecture, l'exemple de la
Critique de la faculté de juger aura sauvé (ou ruiné) la pensée critique en sauvant
les autres exemples critiques.
Si l'exemple est ainsi tout-puissant c'est par sa capacité à effectuer une dé-
monstration ; dans le domaine théorique il y va de la démonstration du rapport
entre représentation et objet, mais plus largement il y va de la démonstration
des propres capacités de la raison, notamment ses capacités de mener à bien le
projet de la Selbsterkenntnis. Chez Kant, l'exemple n'est pas seulement un fan-
tasme du philosophe (fantasme dénoncé puis réinvesti), mais aussi le nom du
lieu où le philosophe critique vit un certain fantasme de toute-puissance. Son-
geons que c'est dans le travail sur l'exemple que la raison semble trouver accès
à elle-même ; c'est autour de l'exemple que la raison s'entrevoit elle-même. En
effet, l'exemple est le nom que donne Kant aussi bien à la confirmation de la
théorie qu'à ce qui déclenche la possibilité d'une conduite vertueuse. Dès lors,
on peut penser que l'exemple nomme dans la théorie kantienne, en quelque
sorte, le fantasme d'une occasion pour la raison de se voir dans un miroir :
l'exemple provoque la reconnaissance, soit de la connaissance (la reconnais-
sance constitutive de l'Erkenntnis que le schématisme rend possible), soit de la
liberté (dont la Tunlichkeit est reconnue grâce à l'Exempel). Lorsque l'exemple a
lieu, lorsqu'un exemple est reconnu pour ce qu'il est, pour ce qu'il fait ou pour
ce qu'il permet de faire, la raison reconnaît par là même ses propres capaci-
tés théoriques ou pratiques. L'analyse de l'exemplarité esthétique révèle une
expérience explicite de la raison faisant l'expérience de sa propre puissance. Le
402
jugement exemplaire esthétique que décrit Kant est en quelque sorte la célé-
bration par la raison humaine de sa propre puissance ; le plaisir qui en est la
marque découle de la prise de conscience de son propre pouvoir. En percevant
sa propre production possible, la raison se voit : l'image d'elle-même que lui
renvoie sa rencontre avec l'exemple est, pour la raison, l'expérience de la Selbs-
terkenntnis. Le travail de Selbsterkenntnis de la raison la conduit à se voir dans le
miroir de l'exemple. L'exemple esthétique est, pour la critique, tout-puissant
et capable de tout faire pour la critique.
La tâche de la Selbsterkenntnis, à laquelle appelait le philosophe au seuil de
son corpus critique, aura donc été achevée sur une note optimiste : les résultats
auront été à la hauteur des espoirs puisque la raison découvre qu'elle peut, par
une analyse qui se confirme elle-même, saisir, non seulement le fondement de
son propre déchirement, mais aussi la réalité de la possibilité pour elle d'œu-
vrer avec, et pour, le sens et cela aussi bien dans le domaine théorique que
dans le domaine pratique. Si les succès de la critique se déclinent ainsi au futur
antérieur c'est que c'est précisément une telle temporalité qui est nécessaire
dans l'analyse kantienne. C'est justement une « causalité » selon la temporalité
du futur antérieur que l'exemple esthétique aura permis d'opposer à la tem-
poralité de la succession linéaire qui domine par ailleurs la pensée kantienne.
L'exemplarité esthétique est celle de ce qui aura été exemple, d'un exemple qui
n'est que par son rapport au passé et au futur qui se joue dans une logique de
l'héritage qui sera, ou non, assumé. L'exemple ne devient exemple (au sens de
l'exemplarité esthétique) que lorsque/parcequ' il est repris comme exemple ; il
n'est pas (exemple) avant d'avoir eu une efficacité exemplaire. Ainsi, l'exempla-
rité esthétique fonctionne-t-elle selon une temporalité bien spécifique que l'on
peut le mieux rendre avec le futur antérieur. C'est la temporalité de la recon-
naissance, la temporalité que nous aurons compris être celle de l'Erkenntnis.
Notre parcours, partant d'un certain étonnement concernant l'exemple,
étonnement qui persiste après la dissipation du doute 101 , nous aura finalement
101. Selon Kant, « l'étonnement (Verwunderung) est un choc particulier de l'esprit qui résulte
de l'incompatibilité d'une représentation et de la règle qu'elle donne avec les principes qui se
trouvent déjà dans l'esprit comme fondement et qui nous pousse à douter de la valeur de notre
vision ou de notre jugement ; mais l'admiration est un étonnement toujours renaissant malgré
la disparition de ce doute » (CJ, Ak V 365 ; PII 1155). Partant d'un certain choc entre l'incompa-
tibilité du rôle de l'exemple avec les principes par ailleurs posés par la préface, nous en sommes
arrivé à faire disparaître le doute : nous n'avons pas mal jugé, il y a là problème, problème à
dissocier théorie et présentation, mais aussi concept et intuition, voire connaissance acquise
403
activement ou passivement. Tous ces problèmes nous les retrouvons en fin de parcours ; ils ne
sont pas dissipés mais en quelque sorte « toujours renaissants », et nous éprouvons un étonne-
ment persistant face à l'exemple.
Bibliographie
Textes de Kant
Le texte allemand que nous citons est celui de l'Académie, reproduit par
Karsten Worm InfoSoftWare 1997 dans « Kant im Kontext ». La référence à la
pagination de l'Académie est donnée en premier lieu, suivie de la pagination
dans la traduction. Seule exception, suivant l'usage, pour la Critique de la raison
pure, nous donnons la pagination des deux éditions A et B. Les traductions fran-
çaises sont toutes de l'édition de la Pléiade, lorsque celle-ci existe. Par ailleurs,
nous avons raccourci les titres de certains ouvrages comme suit :
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versity Press, 1990.
[2] AMERIKS, Karl, « Taste, Conceptuality, and Objectivity » in Kant Actuel ; Hommage à Pierre
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cago Press, 1982 ; trad. Myriam Revault d'Allonnes, Juger ; Sur la philosophie politique de
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[6] BARTHES, Roland, « L'ancienne Rhétorique ; Aide-mémoire », Communications, 16,
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The University of Chicago Press, 1960.
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[10] BERLIOZ, Jacques, « Le récit efficace : l'exemplum au service de la prédication (XII-XVe
siècles) », Rhétorique et histoire. L'exemplum dans le discours antique et médiéval ; Mélanges de
l'École française de Rome, Paris,de Boccard, p.113-146.
[11] BREMOND, Claude, Jacques LE goff, Jean-Claude SCHMITT, L'exemplum, Turn-
hout Belgium, Brepols, 1982.
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[14] CARBONE, Mauro, La visibilité de l'invisible ; Merleau -Ponty entre Cézanne et Proust Hilde-
sheim/Zurich/New York, Georg Olms Verlag, 2001.
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