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Olivia CUSTER

L'exemple de Kant
à Jacques Derrida
Cette étude est issue d'une thèse de doctorat qui n'aurait jamais vue le jour
sans le soutien que m'a apporté Jacques Derrida en acceptant de la diriger. De-
puis le DEA sous sa direction qui a donné naissance à ce projet, Derrida a mar-
qué mon travail, sans doute plus encore que je ne le perçois. Le choix même du
sujet de cette thèse est le fruit d'un échange autour de la question de l'exemple
dans un texte kantien mais c'est aussi, pour moi, un hommage à son exemple.
En dirigeant mon travail, Derrida m'a donné, par son exemple, à réfléchir sur
la nature paradoxale de la tâche de conduire un élève à son autonomie. C'est
là la question qui obsède ma lecture de la philosophie pratique kantienne. Par
ailleurs, la problématique que j'ai privilégiée dans la lecture de la philosophie
théorique de Kant, à savoir celle d'une expérience de l'exemple qui pourrait
répondre du rapport entre concept et intuition, n'est pas très éloignée de la
question de la présence qui domine les premiers textes de Derrida que j'ai lus.
Si le terme « exemple » permet de relier ces deux problématiques par plus qu'un
hasard terminologique, c'est qu'il y va dans les deux cas du problème de l'im-
possible et nécessaire accès au raisonnable dont Derrida a maintes fois souligné
la nature aporétique. Enfin, le travail de Derrida m'a fourni une école de ma-
nières de lire. Il reste pour moi une école de manières au sens de la transmission
de stratégies (de manières de s'y prendre pour comprendre un texte), mais aussi
une école de bonnes manières (et à ce titre je citerais seulement la générosité
des lectures derridiennes, qualificatif qui me semble incontournable malgré la
méfiance bien argumentée que ce terme lui inspirait). Ce travail doit ainsi sa
possibilité institutionnelle et son sujet, ses problématiques et ses manières, à
Jacques Derrida. Je le lui dédie en reconnaissance d'une dette incalculable, en
guise d'affirmation de survie.
Cette étude s'est nourrie, directement ou indirectement, d'innombrables
discussions et échanges qu'il est impossible de tous rappeler ici. Je remercie
Fernando Gil de l'accueil qu'il m'a fait dans son séminaire à l'ÉHESS lors des
premiers balbutiements de ma recherche. Plus tard, les échanges avec les par-
ticipants d'abord du Collegium Phaenomenologicum, puis du Symposium for Phe-
nomenological Research, ont été des moments intenses d'exploration philoso-
phique qui ont souvent permis de redéfinir mon projet dans la joie. En ce qui
concerne plus précisément ma lecture des textes kantiens, elle n'aurait pu se
vi

développer sans les précieuses conversations, poursuivies durant plusieurs an-


nées, avec Elizabeth Rottenberg, Paolo Tunhas, et surtout avec le groupe LLP
(Edward Bullard, Karin de Boer, Jonathan Derbyshire, Tom Domisse, Chris
Doude von Troostwijk et Steve Lake). Sans le travail du LLP je n'aurais pu
trouver le chemin de ma lecture. À maintes reprises, Michel Feher et Ramona
Naddaff ont mis à contribution leurs talents d'éditeurs pour me suggérer des
pistes de travail que j'ai pu suivre grâce aussi à l'encouragement de leur ami-
tié. Je tiens aussi à remercier ces personnes qui m'ont aidé plus qu'elles ne le
soupçonnent par la généreuse confiance qu'elles m'ont témoignée. Je pense en
particulier à Robert Bernasconi, Paul Davies, et Len Lawlor qui, entre autres
par leurs invitations à présenter mon travail, ont redonné élan à ce projet à
plusieurs occasions. Pierre Cassou-Noguès a eu la gentillesse, et la patience,
de lire et commenter ce travail alors qu'il s'achevait. Je tiens aussi à remercier
Nadia Tazi qui m'a encouragé par sa lecture de mon tout premier travail sur
ce sujet et aussi tous ceux qui m'ont fait l'amitié de me brusquer pour que ce
travail s'achève, parmi lesquels je retiens tout particulièrement Judith Walz,
Philippe van Haute, Paul Auster et Siri Hustvedt.
Judith Butler, Étienne Balibar, Howard Caygill, Jacob Rogozinski et Heinz
Wismann, membres du jury de thèse, ainsi que Geoffrey Bennington, pré-
rapporteur, qui ont soumis ce travail à une critique qui m'a apporté aussi bien
les moyens de transformer une thèse en un ouvrage plus achevé que l'encoura-
gement indispensable à cet effort. Je ne peux assez les remercier de leur soutien
au moment de la disparition de Jacques Derrida.
Je remercie la maison d'édition Peeters d'accueillir cette étude dans la col-
lection « Bibliothèque philosophique de Louvain ». Ses lecteurs m'ont fourni de
précieuses indications, notamment sur les limites de ce travail. Je leur en suis
très reconnaissante et cela, bien que je n'ai malheureusement pas pu répondre
à toutes leurs objections.
Last but not least, je remercie Paul Windey de tout ce qu'il a fait pour rendre
ce travail possible, de tout ce qu'il a supporté pour qu'il arrive à son terme.
Table des matières

Introduction 1

Première Partie 7

Chapitre 1. La théorie de l'exemple dans la préface à


la Critique de la raison pure
Un point de départ pour une descente aux enfers 9
1. La déchirure de la raison : constat et mise en demeure 9
2. Le statut des exemples 21
. L'hyperbole 22
. Le chaudron 28
3. Continuité et discontinuité de la tradition 39

Chapitre 2. L'exposition de l'exemple dans le domaine théorique


ou l'anatomiste et le médecin 51
1. L'exemple comme modèle de la preuve de réalité objective 53
2. L'exemple c'est pourtant le nom du problème de la philosophie
théorique 79
3. Projet : le sauvetage de l'exemple 97

Chapitre 3. La première réponse au problème posé par l'exemple


ou le juge et l'animal 105
1. La nécessité d'une logique transcendantale 106
2. Le schématisme : quelle procédure ? 118
3. La reconnaissance performative 128
4. L'exemple à nouveau 135

Chapitre 4. La rencontre avec le monde selon la Critique de la faculté de


juger 143
1. Une hétérogénéité trop infinie du monde ? 145
2. Le jugement du beau : signe d'une rencontre avec le monde 161
. Sans intérêt aucun 162
. La clé de la critique du goût 175
3. Les exemples sauvent la critique 189
vii
viii TABLE DES MATIÈRES

Deuxième Partie 201


Chapitre 5. L'impossibilité de l'exemple comme condition de possibilité
de (penser) la vertu 203
1. La pensée pratique se veut sans exemple(s) 207
2. « L'imitation n'a aucune place en moralité » 224
3. Le discours se dédouble 231
4. Problèmes 236
Chapitre 6. L'invraisemblable force de l'autre Darstellung 241
1. La difficulté de l'éducation morale 241
2. L'invraisemblable solution de la Critique de la raison pratique 266
3. Tournant rhétorique ? 284
Chapitre 7. Les parerga et l'acte vertueux
Du Zutat au Tat 299
1. La troisième Critique vient compléter la deuxième 299
2. La Métaphysique des Mœurs : un appel à l'hypocrisie ? 311
3. Plutôt une solution géniale au problème de faire advenir la
moralité 327
Chapitre 8. Répliques
D'une réplique à l'autre 343
1. Les exemples encouragent la réplique 343
2. L'exemple de la Révolution 350
3. Répliques de l'exemple 375
Conclusion 395
Bibliographie 405
Introduction

Selon son auteur, la Critique de la faculté de juger est chargée d'achever le sys-
tème critique en expliquant comment il est possible d'articuler la philosophie
théorique et la philosophie pratique. Si les deux premières Critiques ont fourni
les bases respectives des pensées théorique et pratique, reste à comprendre le
rapport entre les deux domaines. La troisième Critique doit compléter les deux
premières en explicitant l'articulation entre deux registres séparés. Elle achève
ainsi de mettre en place les bases du système que la démarche critique permet
de découvrir. Elle démontre la possibilité d'un nouveau départ pour la méta-
physique qui permettrait à cette dernière d'échapper au marasme dans lequel
elle pâtit. Certes il y a des difficultés — et en particulier celle de penser à la fois
le passage et le gouffre entre le théorique et le pratique — mais le contenu de
la troisième Critique est à même de les surmonter et ainsi d'assurer l'unité et
la cohérence dont dépend le mérite du système critique. La troisième Critique
prend ainsi sa place tout naturellement à la suite des deux autres et leur assure
en retour leurs places respectives. Telle est, en quelques mots, l'histoire que
Kant nous raconte dans l'introduction à la Critique de la faculté de juger.
Kant ne peut raconter cette histoire qu'après avoir achevé ce travail. Rien
dans la première Critique n'annonçait les deux autres ; leur nécessité ne se fai-
sait pas encore sentir. Même lors de la rédaction de la deuxième Critique — un
travail qui ne s'avère lui-même nécessaire que bien après la Critique de la raison
pure — la troisième n'était en aucune manière programmée. Sa possibilité ne se
dévoile à Kant qu'à partir d'une intuition plus tardive, à savoir la révélation que
le jugement esthétique peut être considéré comme un type de jugement par-
ticulier. Alors qu'à l'époque de la rédaction de la Critique de la raison pure, Kant
affirmait que l'esthétique n'est qu'une science, en 1790 il s'attache à montrer
tout le contraire. Ce n'est donc qu'a posteriori que l'articulation entre les trois
Critiques peut être énoncée. Le joli équilibre tripartite observable dans la mise
en place du système kantien n'apparait que lorsque la troisième Critique est
achevée — l'existence des trois éléments « naturels » n'est reconnue qu'après
2 INTRODUCTION

coup. Pour certains, cela suffira à éveiller le soupçon : que cette histoire ne
s'impose pas comme une évidence dès le début du projet critique mais soit
inventée, pour ainsi dire, en cours de route, voilà qui la discréditerait. Ils sou-
tiendront que la critique s'étant en quelque sorte fixée d'avance, non seulement
un projet, mais encore des règles méthodologiques, il faut juger le produit du
travail critique à l'aune des critères fixés et non d'une histoire qui ne vient à
l'esprit de son auteur que tardivement. D'autres pourront, au contraire, cla-
mer que le fait que la reconnaissance de l'unité des trois Critiques n'intervienne
qu'après coup est précisément ce qui en fait la valeur. Ils suggéreront alors que,
loin de pouvoir s'annoncer à l'avance, l'unité d'un système ne peut jamais que
se reconnaître après-coup. La re-connaissance de l'unité d'une œuvre serait,
comme le mot l'indique, toujours une appréhension seconde ; il se peut que
l'annonce de l'unité doive toujours être différée, n'intervenir qu'après la recon-
naissance de celle-ci qui n'est elle-même possible qu'a posteriori. Il nous semble
impossible d'adhérer sans partage à l'une ou l'autre de ces positions. Comme
l'entendent ceux qui insistent sur la nécessité d'une unité donnée par avance,
nous accordons qu'il faut qu'un projet philosophique ait l'unité au moins d'un
projet : pour que le travail se fasse, il faut s'être fixé une tâche. Mais, si travail
philosophique il y a, c'est toujours vers l'inconnu. Ces deux positions face à une
histoire qui s'invente quant à ce qui fait l'unité d'une œuvre peuvent être prises
comme un signe que le travail philosophique est toujours tiraillé entre, d'une
part l'exigence d'un projet qui doit suivre des règles fixées d'avance et, d'autre
part, la nécessité de l'imprévisible. L'œuvre philosophique est indissociable de
ces deux exigences.
L'unité doit être projetée d'avance, et elle doit surprendre après coup. Voilà
qui suggère une piste de lecture, voire un jeu de piste pour une lecture de Kant.
Il devient en effet tentant d'essayer de comprendre comment ce qui devait être
une intervention unique devient un drame en trois épisodes. En jouant au jeu
traditionnel de l'interprétation qui consiste à essayer de comprendre un au-
teur mieux qu'il ne se comprenait lui-même 1 , on peut être tenté de chercher
à marquer où, quand, et comment, ce qui devait devenir, ou du moins ap-
peler, la troisième Critique s'entrevoit déjà avant la rédaction de cette œuvre.
Une telle interprétation s'emploie d'une certaine manière à résorber le déca-
lage de la reconnaissance, voulant après-coup montrer que l'après-coup de la

1. Kant use de l'expression pour décrire sa propre lecture de Platon (CRP, B370 ; PI 1029).
INTRODUCTION 3

reconnaissance de l'unité n'est pour ainsi dire qu'accidentel. En repérant des


signes annonciateurs de travaux à venir, ce type de lecture s'emploie à iden-
tifier l'unité du système « avant » que l'auteur ne l'ait fait. On peut la soup-
çonner d'être motivée par une inquiète supposition que la cohérence d'un sys-
tème devrait se marquer d'avance. Une telle lecture serait hantée par un désir
de trouver, ou d'attribuer, une nécessité au parcours d'une pensée. Elle serait
en outre convaincue que la nécessité se perçoit sur le mode apodictique. Dès
lors, elle serait guidée par la supposition que, si unité il y a pour la pensée cri-
tique, il faudrait que celle-ci puisse se donner dans cette unité, tout à la fois
et immédiatement. Bref, en insistant sur ce qui peut faire la continuité entre
les trois Critiques, une telle lecture chercherait en quelque sorte à se consoler
de l'écart entre d'une part, l'affirmation que la Critique de la faculté de juger a
une place naturelle dans le système critique et, d'autre part, le fait empirique
que cette œuvre n'intervient que tardivement dans le parcours kantien. Le tra-
vail que nous nous proposons d'entreprendre ici n'échappe pas tout à fait à ce
schéma de lecture. En effet, il s'agira pour nous d'insister sur l'idée que la Cri-
tique de la faculté de juger vient répondre aux problèmes laissés en suspens dans
les Critiques précédentes. Voilà que l'on pourra(it) lire comme une démonstra-
tion que la troisième Critique était toujours déjà inscrite, fût-ce négativement,
dans les travaux antérieurs de Kant. Ainsi on peut considérer que cette lecture
souligne l'unité du corpus critique. Mais ce qui nous permet d'articuler les ap-
ports de la troisième Critique avec les autres éléments de l'œuvre kantienne va
aussi compliquer cette histoire d'unité toujours prévue même si tardivement
reconquise, ou reconnue. En effet, l'hypothèse d'une unité redécouverte ne se
fait qu'au prix d'une double complication qui peut s'articuler grâce à l'objet de
notre étude : l'exemple 2 . D'une part, le rapport entre la troisième Critique et
les deux précédentes passe par l'invention d'une nouvelle pensée de l'exemple ;

2. Plusieurs articles ont déjà été explicitement consacrés à la notion d'exemple chez Kant.
Parmi ceux-ci l'on trouve Robert E. Butts, « Rules, Examples and Constructions ; Kant's Theory
of Mathematics », Synthèse, Dordrecht/Boston, Springer, 47no2, Mai 1981, p.257-288 ; Günther
Buck, « Kant's Lehre vom Exempel » Archiv für Begreiffgeschichte, XI no2, Bonn, H Bouvier u Co
Verlag, 1967, p.148-183 ; Cathy Caruth « The Force of Example : Kant's Symbols », in Alexander
Gelley (éd.) Unruly Examples ; On the Rhetoric of Exemplarity, Stanford, Stanford University Press,
1995, p.277-302 ; Ingeborg Heidemann, « Die Funktion des Beispieles in des Kritischen Philosophie »
in Friedrich Kaulback and Joachim Ritter (éds.) Kritik und Metaphysik : Studies Heinz Heimsoeth
zum achtigster Geburtstag, Berlin, Walter de Guyter & Co., 1966, p.21-39 ; David Lloyd « Kant's
Examples » in Alexander Gelley (éd.) Unruly Examples ; On the Rhetoric of Exemplarity, Stanford,
Stanford University Press, 1995, p.225-276.
4 INTRODUCTION

le rapport n'est possible que par l'arrivée de l'imprévu et l'imprévisible. D'autre


part, ce qui nous permettra de répéter le geste de Kant en reconnaissant, après-
coup, l'unité du système critique sera précisément le lieu d'une interrogation
quant à la possibilité de décrire fidèlement le système critique sans le/se disper-
ser : l'exemple de la troisième Critique est à la fois une expérience de rapports
établis et de dissémination indéterminée. Ainsi une lecture qui pouvait sem-
bler se ranger du côté de ceux qui cherchent à suivre ce qui était tracé d'avance
dans le parcours philosophique kantien n'échappe pas à une expérience de l'im-
prévu. Au contraire, nous verrons que non seulement elle y est conduite, mais
encore elle est conduite à conclure que c'est précisément l'une des leçons à re-
tenir de l'exemple kantien que l'œuvre critique ne se fait en suivant les règles
qu'en se laissant faire aussi par ce qui ne peut devenir une règle qu'a posteriori.
Si l'exemplarité dont la pensée rend possible l'Analytique du beau sera ainsi
pour nous la clé de l'histoire que raconte Kant quant à la place de la troisième
Critique dans son œuvre, c'est d'abord dans un sens large la notion d'exemple
qui nous servira de fil conducteur. Notre étude commencera par évoquer les
problèmes posés par l'exemple dans la préface de Critique de la raison pure. On
trouve dans cette préface la première théorie kantienne de l'exemple. Bien
qu'elle ne se revendique pas comme telle (se présentant plutôt comme quelques
remarques de bon sens), la préface contient, en effet, une théorie qui pose d'em-
blée que l'exemple a pour rôle de servir de véhicule intuitif pour la doctrine et
que ce rôle est en quelque sorte d'ordre rhétorique, secondaire par rapport au
contenu de la pensée présentée. L'histoire de notre lecture commence là ; elle
finira avec une théorie de l'exemple comme outil rhétorique dont on ne pour-
rait dire si c'est une autre, ou la même transformée par l'expérience du travail
philosophique. Pour ce qui est des étapes principales de cette étude, elles seront
organisées en deux séries. Reprenant la définition proposée tardivement par
Kant, nous examinerons séparément les rôles attribués aux exemples par Kant
dans les deux domaines de la philosophie. D'abord dans le domaine théorique,
puis dans le domaine pratique, nous vérifierons que le rôle attribué à l'exemple
touche dans chaque domaine à une des difficultés les plus aiguës pour la pen-
sée critique. Dans le domaine théorique, l'attestation de la réalité objective des
concepts théoriques dont est chargé l'exemple s'avère en effet être un enjeu
majeur pour le philosophe critique qui, insistant sur l'hétérogénéité entre con-
cept et intuition, ne peut supposer aucun rapport de dérivation entre les deux
et se trouve ainsi sommé de répondre de leur possible rencontre sous peine
INTRODUCTION 5

de craindre que le savoir puisse toujours s'avérer fantaisiste. Dans le domaine


pratique, Kant invoque l'exemple pour aborder la difficile démonstration de la
possibilité de la moralisation de l'homme. Dans ces deux cas, l'espoir exprimé
que la difficulté puisse être levée par l'exemple aura plus pour effet de nous
convaincre qu'il y a là de véritables difficultés pour le système kantien, que de
nous rassurer que l'exemple apporte une solution évidente.
Respectant la division entre philosophie théorique et pratique, nous traite-
rons tour à tour ces deux problèmes cruciaux que soulève une analyse du rôle
de l'exemple pour en explorer les solutions kantiennes. Nous reviendrons sur la
difficulté à démontrer la correspondance entre concept et intuition par le biais
d'une lecture de la théorie du schématisme qui porte à penser que l'exemple
fournit, en quelque sorte, un modèle pour la solution au problème qu'il aura
d'abord contribué à dégager. Lorsque le problème de la correspondance entre
concept et intuition est évoqué, la contribution de l'exemple à une possible
solution semble reposer sur la capacité de l'exemple à fournir une évidence
immédiate. Si, lorsque cela s'avère insuffisant, le schématisme apporte une
autre réponse, c'est, selon nous, en exploitant une force quasi-performative de
l'exemple que met en lumière une autre analyse. Mais le schématisme n'est pas
le dernier mot de Kant à ce sujet. En effet, une certaine lecture de la première
moitié de la Critique du jugement permet de penser qu'il y a là une autre ré-
ponse à la menace sceptique que le schématisme devait bannir. Or, cette autre
manière de répondre du rapport entre concept et intuition n'émerge qu'avec la
nouvelle pensée de l'exemplarité qui rend possible la Critique du jugement. Ainsi,
ce qui peut être considéré comme la deuxième solution au problème de la
preuve de la réalité objective est tributaire d'une nouvelle analyse de l'exemple.
Dans un tout autre registre, c'est aussi un renversement de perspective sur le
fonctionnement de l'exemple par rapport à la première définition de son rôle
qui nous permettra d'entrevoir comment Kant peut au mieux répondre de la
possibilité de la moralisation de l'homme. Nous constaterons d'abord que la
pensée pratique semble se définir par une certaine impossibilité de l'exemple.
Il nous faudra ensuite composer avec les affirmations attribuant néanmoins
une efficace à l'exemple. La Critique de la raison pratique met en place les enjeux
de cette efficace, mais nous verrons qu'elle ne semble pas pouvoir répondre de
la possibilité qu'elle pose comme essentielle. Nous essaierons de montrer que
la nouvelle conception de l'exemple qui nous vient de la Critique de la faculté
de juger permet de déceler ce qui est sans doute la meilleure réponse du texte
6 INTRODUCTION

kantien à sa propre inquiétude concernant la possibilité de la réalisation de la


philosophie pratique.
Suivant l'exemple dans l'œuvre kantienne, nous espérons à la fois apporter
certaines clarifications quant au chemin parcouru par ce penseur et suggérer
une orientation pour un chemin à venir à destination de ceux qui voudraient
suivre l'exemple de Kant.
Première Partie
CHAPITRE 1

La théorie de l'exemple dans la préface à


la Critique de la raison pure
Un point de départ pour une descente aux enfers

La raison humaine a cette destinée particulière, dans un genre de ses


connaissances, d'être accablée de questions qu'elle ne peut écarter ;
car elles lui sont proposées par la nature de la raison elle-même, mais
elle ne peut non plus y répondre, car elles dépassent tout pouvoir de
la raison humaine 1 .

1. La déchirure de la raison : constat et mise en demeure

« La raison humaine a cette destinée particulière… » — c'est par ce constat


que commence la préface à la Critique de la raison pure. La raison humaine a
« das besondere Schicksal », un destin qui est particulier, qui la met à part, qui
la distingue, mais aussi qui est marqué par la séparation. La raison est sépa-
rée d'autres formes de raison : « besondere » marque ici une séparation qui est la
condition d'une distinction puisque « sich sondern » c'est se distinguer mais aussi
se séparer des autres, le verbe « sondern » marquant une séparation. Parce que
« sondern » c'est d'abord découper 2 , c'est par une découpe que s'opère la sépa-
ration qui distingue ce destin. Tout destin est sans doute séparé ainsi (c'est ce
qui en fait un destin) mais celui de la raison humaine est aussi un destin beson-
dere parce qu'il y va d'une séparation, voire d'une coupure ou d'une déchirure,
interne. La destinée particulière de la raison humaine est une déchirure entre
les ambitions propres à la raison humaine et ses possibilités : la raison humaine
est accablée par certaines questions parce qu'elle ne peut ni les écarter, ni y ré-
pondre. Si c'est là une déchirure, et non une simple inadéquation entre désir

1. « Die menschliche Vernunft hat das besondere Schicksal in einer Gattung iherer Erkenntnisse :
daß sie durch Fragen belästigt wird, die sie nicht abweisen kann, denn sie sind ihr durch die Natur
der Vernunft selbst aufgegeben, die sie aber auch nicht beantworten kann, denn sie übersteigen alles
Vermögen der menschlichen Vernunft » (CRP, Avii ; PI 725).
2. Sondern signifie séparer ou disjoindre, mais on pourrait aussi penser à découper puisqu'il
signifie « zerteilen, zubrechen, zerschneiden » selon J. et W. Grimm Deutsches Wörterbuch, Leipzig,
S. Herzel, 1905, vol. X, p.1585.
10 1. LA THÉORIE DE L'EXEMPLE DANS LA PRÉFACE À LA CRITIQUE DE LA RAISON PURE

et possibilités, cela tient au fait que ce sont les mêmes facultés qui, d'une part
ouvrent la possibilité, voire la nécessité, de poser ces questions, et qui d'autre
part, seront toujours dépassées par ces questions. Les facultés qui rendent pos-
sible l'espoir d'une connaissance quelconque, d'une Erkenntnis quelle qu'elle
soit, condamnent l'homme à ne pouvoir répondre à certaines questions. La
possibilité de la connaissance discursive est indissociable de l'impossibilité d'un
certain genre de connaissance pour l'homme. C'est la nature même des facultés
de la raison humaine que de poser des questions auxquelles leur nature ne leur
permet pas de répondre. Voilà que s'annonce un destin déchiré, une déchirure
ou scission comme destin. Chance et limites se mêlent déjà ; nature et raison
s'opposent et se mêlent dès la première phrase de la première Critique. L'an-
nonce par laquelle s'ouvre la Critique dessine la scène sur laquelle la critique va
se jouer.
La coupure est un destin (Schicksal — ce qui est envoyé, du verbe schicken)
— à moins que, s'appuyant sur un autre sens du verbe allemand schicken, on ne
pense que cette coupure n'est pas tant ce qui est envoyé à la raison humaine
que ce à quoi elle doit s'adapter. Cette première phrase de la Critique de la raison
pure signifie également que la raison humaine doit s'adapter à la scission qui
lui est particulière. Il revient à la raison de se faire à son écartèlement entre la
nécessité et l'impossibilité de répondre à certaines questions, celles du « genre »
métaphysique. C'est le destin de la raison humaine de ne pas pouvoir écarter les
questions métaphysiques et pourtant de ne pas pouvoir y répondre. Il lui faudra
s'y faire : la raison doit se faire à la division qui lui est propre et elle doit se faire
dans cette division. La raison doit œuvrer à sa propre adaptation à la déchirure
et y/en faire son œuvre, car le destin de la raison humaine, nous explique cette
préface, ce doit être d'œuvrer. Selon Kant, la raison attend la critique comme
son destin et elle l'attend comme ce qui doit lui arriver : « [n]otre siècle est le
siècle propre de la critique, à laquelle tout doit se soumettre 3 ». Si « tout » doit
se soumettre à la critique c'est bien comme on se soumet à un tribunal 4 , car
c'est précisément à un tribunal que Kant demande à la raison de s'en remettre
pour sortir de l'impasse dans laquelle sa déchirure l'a conduite. Kant explique
ainsi que la situation dans laquelle se trouve la métaphysique est déplorable,

3. « Unsere Zeitalter ist das eigentliche Zeitalter der Kritik, der sich alles unterwerfen muß » (CRP,
Axi ; PI 727).
4. Ce n'est pas n'importe quelle soumission, mais la soumission du justiciable au tribunal
(unterwerfen comme on dit ein Gericht unterworfen).
1. LA DÉCHIRURE DE LA RAISON : CONSTAT ET MISE EN DEMEURE 11

mais elle vaut par là même comme « mise en demeure adressée à la raison,
de reprendre à nouveau la plus difficile de toutes ses tâches et d'instituer un
tribunal qui lui donne assurance en ses justes prétentions » 5 . La raison doit
comprendre, et prendre en main, son destin. Pour qu'elle retrouve assurance,
après la reconnaissance de la scission, il lui faut se soumettre à un tribunal qui
puisse trancher entre ses ambitions et ses capacités, ses désirs et ses possibilités.
La plus importante des affaires (Geschäfte ) de la raison, dit Kant, est d'ins-
taurer un tribunal pour trancher « non pas par des décisions arbitraires, mais
par ses lois éternelles et immuables » 6 sur la valeur de ses projets. La raison
ne doit pas viser un « art magique » 7 pour répondre aux fameuses questions
qui lui résistent. Plutôt, et c'est là « le devoir de la philosophie », la raison doit
« dissiper le mirage qui résultait d'un malentendu, dû-t-elle anéantir une chi-
mère tant prisée et tant choyée » 8 . Dissiper (aufzuheben) le mirage qui résulte
d'un malentendu qui divise la raison d'elle-même 9 , le projet de la philosophie
est de rectifier les méprises, d'éliminer les illusions — bref de permettre une
appréciation correcte des prétentions de la raison. Pour réguler les affaires,
les Geschäfte de la raison, il faut une instance qui fixe sans conteste la valeur
des marchandises. C'est par un marché bien régulé des productions de la rai-
son que Kant propose d'échapper à la pure perte que risquent d'entrainer les
« combats sans fin » 10 qui occupent la place métaphysique. En effet, la mé-
taphysique s'est depuis longtemps réduite à des débats entre dogmatiques et
sceptiques, la victoire passant temporairement des uns aux autres sans que cela
puisse se stabiliser. Notons que, selon le raisonnement de Kant ici, ils sont sté-
riles parce que ce ne sont que des débats qui ne peuvent jamais s'épuiser. Dans
cette logique, les débats philosophiques vaudraient en eux-mêmes pour signe
de la déchéance de la véritable philosophie. Plutôt que de s'accrocher au vain
espoir que de la cacophonie puisse émerger un consensus qui ne soit pas sim-
plement fondé sur l'engouement pour un beau parleur, Kant exige de s'en re-
mettre à l'arbitrage d'un tribunal 11 . Pour échapper à la déchéance, il s'agit de

5. CRP, Axi ; PI 727-8.


6. CRP, Axii ; PI 728.
7. CRP, Axiii ; PI 728.
8. Ibid.
9. Ibid.
10. CRP, Aviii ; PI 726.
11. Telle est la tonalité de la préface qui condamne en effet ces débats « stériles ». Certes
Kant considère que le progrès de la philosophie critique exige une procédure de communica-
tion publique pour se soumettre au jugement des autres (cf. CRP, A475 / B503 ; PI 1126-7). Il
12 1. LA THÉORIE DE L'EXEMPLE DANS LA PRÉFACE À LA CRITIQUE DE LA RAISON PURE

faire appel à un tribunal pour (ré ?)installer la raison dans son bon droit. L'appel
au bon droit intervient en effet massivement dans cette préface : de manière
explicite pour caractériser la Critique, mais aussi de manière implicite puisque
c'est le bon droit du bon droit qu'il invoque pour conquérir l'assentiment, voire
l'approbation, de ses lecteurs. Ainsi, Kant prétend avoir songé à convoquer le
tribunal après avoir constaté une absence de droit 12 . En faisant le constat de
batailles sectaires, Kant donne une analyse qui se veut au-dessus de la mêlée.
Lorsqu'il fait appel au droit, il n'invoque pas un droit particulier pour asseoir
une position donnée — il invoque la pure procédure que serait la constitution
d'un tribunal. Convoquer un tribunal n'est pas, en principe, prendre partie, si
ce n'est contre le chaos. C'est donc ainsi que Kant espère provoquer le premier
geste d'adhésion chez son lecteur. Après le pathos du drame qui menace de
tourner à la tragédie 13 , Kant offre une promesse de transformation purifica-
trice : la renaissance de la métaphysique s'annonce possible dès que le tribunal
en pose les prémices. Difficile de résister à cet argument/scénario qui se réduit
presque à un simple plaidoyer en faveur du bon droit. Kant plaide le bon droit.
Il plaide le bon droit en ce qu'il plaide en faveur du bon droit de la Critique qui
entreprend un projet légitime et il plaide le bon droit aussi au sens où il plaide
que c'est au bon droit qu'il faut s'en remettre pour mener à bien le dit projet. Le
bon droit doit trancher là où le débat ne le peut pas, les discussions menaçant

fera aussi du débat contradictoire public une condition de l'Aufklärung. Cela n'est aucunement
en contradiction avec la dénonciation de débats qui sont condamnés à la stérilité. Au contraire,
cela vient souligner la promesse de la critique, celle de fournir les conditions de débats pro-
ductifs parce que critiques. Sur la mise en place par Kant d'une controverse pour écarter la
diaphonia, cf. Fernando Gil, Preuves Paris, Aubier, 1988, p.163sq.). L'épreuve positive de com-
munication et jugement doit justement se distinguer des joutes orales qui elles sont signes de
déchéance.
12. Dans la logique de ce texte les combats qui caractérisent la métaphysique seraient en
dehors du droit parce qu'il n'y aurait aucune fin possible. La guerre juste a des règles, et en par-
ticulier des règles qui déterminent les conditions de la victoire, et donc la fin des combats. Dès
lors que la fin des combats n'est pas même un horizon, les débats métaphysiques ne consti-
tuent pas une guerre en bonne et due forme puisque aucune victoire n'est à espérer. Pour
ramener la métaphysique au droit (comme) chemin, il faut imposer la règle de la résolution
des différends. Ce sera, pour Kant, la règle du tribunal.
13. Les premières pages de la préface évoquent en effet les enjeux par une mise en scène
digne de la tragédie : chaos, batailles, reine déchue qui cherche à retrouver son trône mais
aussi l'aube avant la victoire possible etc. Dans l'économie de ce texte, les figures de la tragédie
semblent invoquées plus pour marquer la gravité des enjeux que pour suggérer qu'une logique
théâtrale doit guider le philosophe. Notre lecture va pourtant nous conduire à penser qu'il y
a là comme un pressentiment de ce que nous découvrirons dans les derniers textes kantiens :
une pensée de l'accès de la raison à la raison qui se dit le mieux par la figure de l'acteur dans le
théâtre du monde (cf. chapitre 8).
1. LA DÉCHIRURE DE LA RAISON : CONSTAT ET MISE EN DEMEURE 13

toujours d'être sans fin. Si l'argumentation de Kant est ici un rien convenue,
elle ne paraît pas susceptible de provoquer une objection de principe : n'est-il
pas éminemment raisonnable de recourir à un jugement de bon droit pour as-
surer les bases de la métaphysique ? Pourtant, nous voudrions suggérer que ce
recours au bon droit pour assurer un nouveau début, une autre voie, repose
sur un paradoxe. Ce paradoxe n'est pas évoqué dans la préface mais ses effets se
font sentir en particulier à travers des difficultés méthodologiques, évoquées
ou éprouvées, qui en sont en quelque sorte les symptômes.
L'appel au tribunal résonne comme un appel à l'extériorité impartiale que
l'on accorde à celui qui n'est pas impliqué dans un différend. Pour contrecarrer
à la fois les dogmatiques et les sceptiques, nous explique Kant, il ne faut être
ni l'un, ni l'autre. Kant cherche à fonder sa légitimité sur sa propre extériorité.
Notons le, sa manière de s'insérer dans le débat sur le futur de la métaphysique
est de chercher à se situer en dehors du débat métaphysique existant. En effet,
Kant veut faire admettre par ses lecteurs que ce n'est qu'en s'en remettant au
jugement d'un tribunal que la métaphysique pourra cesser de subir la domina-
tion dogmatique que constitue la contrainte d'accepter l'autorité de celui qui a
le plus grand succès rhétorique. Pour que la métaphysique puisse reprendre ses
droits comme reine des sciences, elle doit éviter de suivre une voix qui ne se dis-
tingue qu'en s'élevant au-dessus de la discussion générale car une telle voix ne
primerait que par la violence du dogmatisme. Le tribunal permettra à la raison
d'échapper à la domination d'un débat qui ne fait que récompenser la démago-
gie — ainsi pourrait se résumer la proposition kantienne. Mais pour que cette
proposition ne tombe pas dans une contradiction performative, encore lui faut-
il pouvoir se justifier autrement que dogmatiquement. Comment Kant peut-il
défendre sa proposition de s'en remettre à une procédure légale pour échapper
au dogmatisme sans lui-même tomber dans le dogmatisme ? La stratégie impli-
cite de la préface pour établir la légitimité (non-dogmatique) de sa proposition
est de s'en référer à une position qu'elle doit supposer adoptée par tous les lec-
teurs : elle s'appuie sur l'idée, supposée consensuelle, que le tribunal est une
institution capable de déterminer, voire d'instaurer, la légitimité. Tout doit se
passer, on l'a dit, comme si la Critique ne prenait pas une position de plus dans
le débat mais déplaçait la métaphysique hors du débat. Or, pour pouvoir échap-
per au débat, Kant plaide pour une légitimité évidente de sa proposition. Si la
légitimité du tribunal comme méthode pour mettre fin aux querelles est une
évidence, la Critique, qui n'est autre chose que la trace du tribunal, n'a pas plus
14 1. LA THÉORIE DE L'EXEMPLE DANS LA PRÉFACE À LA CRITIQUE DE LA RAISON PURE

à se justifier que ne doit le faire le bon droit. Le tribunal peut s'élever au-dessus
des querelles pour restaurer sa couronne à la métaphysique ; voilà qui ne serait
pas une affirmation dogmatique de la part de Kant mais un principe acceptable
par tous. Kant viendrait mettre fin au débat en montrant la seule voie qui ne
ferait pas débat, la méthode pour instaurer une fin aux débats.
L'opposition aux débats que Kant exprime dans cette préface traduit une
méfiance à l'égard des raisons qui, selon lui, ont jusqu'alors conduit à ce qu'une
théorie soit acceptée en métaphysique. L'erreur aura été d'espérer que les dé-
bats s'imposent leur propre fin. Kant objecte ici à l'idée que la procédure d'un
débat, la dynamique du débat, pourrait suffire à faire émerger les véritables
prémisses de la métaphysique ; il faut interrompre le débat en le soumettant à
la décision d'un tribunal. Limitant l'indépendance des orateurs, Kant exige que
ceux-ci se plient au protocole du tribunal en acceptant qu'un verdict extérieur
décide de la portée de leurs plaidoiries. Voilà le juge convoqué pour assurer
que raison ne soit donnée sur la base d'une simple virtuosité oratoire ; le tribu-
nal « immuable » ne se laissera pas séduire à tort mais discernera la véritable
légitimité. Mais — et voilà où la difficulté se fait sentir — Kant ne peut ainsi
clamer la nécessité de mettre fin aux débats qu'en intervenant dans le débat
alors même qu'il prétend sortir des débats pour trouver un autre mode de tra-
vail pour la raison. En effet, si la logique de l'appel au tribunal repose sur une
condamnation des débats, Kant ne se prive pas pour autant des techniques de
débat recommandées par la tradition rhétorique. Alors même qu'il exige que
l'on bannisse la démagogie, Kant avance un argumentaire flamboyant qui ne se
prive d'aucun appel au pathos. C'est par une narration, dont rien n'atténue la di-
mension dramatique, que Kant nous décrit la situation. Une reine déchue qu'il
s'agit de restaurer sur son trône, champs de bataille, nuit précédant l'aube —
que de drames pour s'assurer de l'attention des lecteurs. Menaces et promesses
alternées, cette préface s'emploie par tous les moyens à s'assurer un public. Par
ailleurs, ce sont des formules de politesse délicatement calibrées qui accueillent
le lecteur qui s'engage dans cette préface. Autrement dit, c'est avec une grande
habilité verbale et une panoplie impressionnante de tours rhétoriques que Kant
cherche à justifier sa capacité à contrer le risque que la métaphysique ne se
laisse submergée par de beaux parleurs. S'il se bat pour que ce ne soit plus l'opi-
nion populaire, mais un juge sobre et insensible aux échanges de paroles bien
choisies, qui tranche dans les théories métaphysiques, Kant met pourtant en
œuvre bien des techniques pour ébranler le peuple. Est-ce simplement parce
1. LA DÉCHIRURE DE LA RAISON : CONSTAT ET MISE EN DEMEURE 15

que nous sommes ici dans la préface, avant que le tribunal n'ait commencé
à siéger ? C'est d'abord, nous semble-t-il, la trace d'une difficulté méthodolo-
gique qui est elle-même symptomatique d'un paradoxe logique qui a trait à
l'instauration d'un tribunal. La difficulté méthodologique ici consiste à trou-
ver une modalité de prise de parole adaptée au but, à savoir celui d'en appeler
au bon droit. Prend-on alors la parole au nom du droit ou non ? Les deux solu-
tions sont minées d'avance. En effet, si Kant veut sortir des débats démagogico-
dogmatiques, il se doit d'éviter de le faire sur le mode dogmatique. Pour éviter
cela, il cherche à parler au nom du droit. Son discours serait déjà un discours
qui se soumet à l'autorité du droit plutôt que de s'en remettre à la force rhé-
torique. Mais il tombe alors aussitôt dans une autre contradiction : n'y a-t-il
pas contradiction à plaider en bon droit en faveur du bon droit dès lors que
plaider en faveur du bon droit reviendrait à faire appel au droit pour instaurer
le droit ? Le paradoxe en question est celui qui menace tout discours d'instau-
ration du droit : cette instauration doit être à la fois homogène et hétérogène
à ce qu'elle instaure 14 . Si le bon droit doit fournir un point de départ différent
des combats qui menacent d'être sans fin, il devrait émerger autrement que
par une plaidoirie 15 . Pourtant cette préface, construite soigneusement sur des
constats, des projections, mais aussi une narration pleine d'effets d'annonce,
n'est-elle pas justement une plaidoirie en bonne et due forme ? Le problème
pour celui qui tient à plaider en faveur du droit c'est que, justement, le droit
en tant que tel, le droit en tant que régime, ne peut se justifier par une défense
dans les formes juridiques qu'en anticipant l'instance de jugement qu'elle doit
au contraire instaurer. Il n'y a pas de plaidoiries pour l'instauration du droit

14. Que plaider pour l'instauration du droit soit une entreprise dont la seule logique du
droit ne peut justifier le sens, voilà une toute première manifestation de la difficulté à conce-
voir l'accès à un régime de droit, de lois, ou de règles. Nous allons essayer de montrer en quels
termes cette difficulté apparaît, sous plusieurs formes, dans le projet kantien. En effet, les
grands problèmes que nous repérons dans la philosophie théorique et la philosophie pratique,
respectivement, peuvent être réduits formellement à deux versions de cette même difficulté :
comment accéder à un régime de rationalité sans y faire appel d'avance ? Nous devons plus
que nous ne pouvons reconnaitre à la pensée de Jacques Derrida qui n'a cessé de travailler les
apories qui traduisent cette difficulté (cf., entre autres, Force de loi, Paris, Galilée, 1994).
15. N'est-ce pas pour ne pas user de ce qui, dans la plaidoirie, est de l'ordre de l'art oratoire
que Kant prétend s'interdire d'user d'esprit ou de charme littéraire ? Kant prétend en effet avoir
délibérément renoncé à de tels atouts pour ne pas laisser prise à la moindre suspicion qu'il
cherchait à obtenir l'assentiment de son lecteur par une tromperie plutôt que par la seule force
de son intuition (cf. Reflexionen sur la Critique de la Raison Pure, nos 9 et 14 cités par Ernst
Cassirer, Kant's Life and Thought New Haven/London , Yale University Press, 1981, p.140).
16 1. LA THÉORIE DE L'EXEMPLE DANS LA PRÉFACE À LA CRITIQUE DE LA RAISON PURE

qui ne se heurte à cette contradiction performative. Mais renoncer à la plai-


doirie ici serait tout aussi dévastateur pour les perspectives de l'instauration
du droit qui ne pourrait alors arriver que comme un coup de force dogma-
tique. Le paradoxe de la plaidoirie en faveur du bon droit tient à ce qu'il fait
toujours implicitement appel au (bon) droit. Si dans la préface ce paradoxe
est lisible en termes de droit, c'est sans doute une forme parmi d'autres des
paradoxes de l'instauration, voire de l'introduction. Nous tenons à souligner
cette difficulté ici, dès le seuil de cette étude, parce que d'une certaine manière
c'est la difficulté qui va nous intéresser : cette étude espère justement suivre
les gestes de Kant face au problème de l'instauration d'un régime juridique.
La pensée critique n'est pas, bien entendu, seule à être confrontée à ces dif-
ficultés, mais nous pouvons tenir la spécificité de sa réponse pour expression
de la spécificité de la philosophie kantienne. Si nous commençons par cette
préface, c'est donc parce qu'elle est d'emblée travaillée par ces paradoxes de
l'accès qui ne vont cesser de s'imposer à notre attention. Comment introduire
le lecteur dans l'ouvrage ? La préface appartient-elle ou non à l'œuvre ? Une
préparation à la pensée ou à l'ouvrage doit-elle, peut-elle, être soumise aux
mêmes conditions que l'ouvrage lui-même ? Point de départ d'une lecture, ces
questions orientent déjà ce travail vers un questionnement de la spécificité de
la méthode kantienne pour répondre aux défis de l'accès à la raison théorique
et pratique tels que ces défis sont posés à la raison humaine, accablée par son
déchirement. Mais cette préface fournit aussi à notre lecture une entrée par-
ticulière dans ces problématiques en indiquant un lieu privilégié du question-
nement : l'exemple. L'exemple est en effet un objet privilégié d'interrogation
pour qui cherche à établir les contours de la difficulté telle que le philosophe
critique l'aborde.
Kant consacre quelques développements au statut problématique des ex-
emples lorsque, vers la fin de la préface, il décrit son attitude en tant qu'auteur
s'adressant à un lecteur 16 . Le texte de la préface se termine par une invitation à

16. Nous traitons ici de la préface à la première édition de la Critique de la raison pure, celle qui
selon Hermann Cohen n'a pas de contenu philosophique propre, Kant s'y exprimant comme
« auteur » (Commentaire de la Critique de la raison pure de Kant, Paris, Les Editions du Cerf, 2000,
p.47). La théorie des exemples que nous y trouvons est en effet axée sur la problématique de
l'exemple pour l'auteur qui doit donner forme à son ouvrage. Dans la préface à la deuxième
édition, il y a une théorie de l'exemple sur un autre registre implicite dans l'appel à des exemples
de méthode qui montrent le chemin au philosophe critique (l'exemple des mathématiques
etc.). Nous y reviendrons.
1. LA DÉCHIRURE DE LA RAISON : CONSTAT ET MISE EN DEMEURE 17

la collaboration adressée au lecteur pour achever la deuxième étape du projet


critique : « [i]ci j'attends de mon lecteur la patience et l'impartialité d'un juge,
mais là la disponibilité et l'assistance d'un collaborateur 17 ». Voilà la division re-
portée sur le lecteur : le juge externe et le collaborateur impliqué peuvent-ils
porter le même jugement sur un travail ? Comment occuper ces deux positions
dès lors que l'une est forcément externe, l'autre interne au projet ? Le lecteur
serait, comme la préface, de part et d'autre du seuil de la critique. Ici, Kant
ne peut prétendre éviter une confusion entre deux rôles qui doivent demeu-
rer distincts qu'en expliquant que ce qu'il appelle de ses vœux c'est un lecteur
qui d'abord jugerait le projet valable et puis, suite à ce jugement, souhaiterait
y collaborer. Il doit même feindre de s'en remettre à l'inévitabilité d'une telle
transition : si la tâche de la Critique s'avère, comme il le prétend, une tâche que
l'on doit entreprendre, et si la démarche proposée dans ce livre est la seule qui
permette de s'acquitter de cette tâche, alors tout lecteur raisonnable de juge
deviendra partie prenante. On mesure combien Kant est sûr de lui par l'ironie
qu'il se permet à ce sujet : « [i]l ne doit pas être, me semble-t-il, dépourvu d'at-
trait pour le lecteur de joindre son effort à celui de l'auteur, quand il a la pers-
pective de conduire à terme et de façon durable, d'après l'esquisse proposée,
une œuvre grande et importante 18 ». L'argument qui sous-tend cette invitation
à la collaboration est séduisant. Mais nous retrouvons ici une nouvelle figure
du paradoxe : la valeur de l'argument et son pouvoir de séduction semblent
en contradiction. Tout cet argumentaire est échafaudé pour montrer ce qu'il
doit en être de la lecture de ce livre, comme si cette expérience de la lecture
pouvait non seulement se décrire à l'avance, mais encore s'expliquer et se com-
prendre a priori. Mais si tel est le cas, si le chemin de lecture est pour ainsi dire
tracé d'avance, quel besoin d'une Vorrede, d'une parole supplémentaire avant
la parole de l'ouvrage lui-même ? Quel besoin d'orienter la lecture ? Quel be-
soin de courtiser ainsi le lecteur ? Pourquoi tant de politesse si les arguments ne
peuvent manquer de portée ? Si le lecteur ne peut éviter la force de l'argument
qui défend le projet critique, et ne peut donc éviter de tomber sous le coup de
la première étape constituée par la Critique de la raison pure, alors il n'est pas be-
soin d'inviter le lecteur à collaborer. Pourquoi de tels efforts rhétoriques si ce
n'est ici pour cacher que ce qui suivra sera aussi une affaire de lecture et donc

17. CRP, Axxi ; PI 733.


18. CRP, Axix, PI 732.
18 1. LA THÉORIE DE L'EXEMPLE DANS LA PRÉFACE À LA CRITIQUE DE LA RAISON PURE

imprévisible à la mesure de la différence entre les lecteurs ? Car, bien que Kant
apparaisse soucieux de le nier, l'expérience de la lecture de la Critique ne sera ni
l'affaire d'un juge en exercice, ni l'apprentissage d'un futur collaborateur, mais
d'abord l'expérience d'un lecteur 19 . Or Kant, et son texte, auront bien du mal
à décider dans quelle mesure prendre en compte les exigences du lecteur.
Comment introduire le lecteur au projet pour en faire un collaborateur ?
Les difficultés qui ont trait à la question de l'introduction du lecteur au système
critique sont une nouvelle figure de la difficulté d'introduction qui concerne
l'instauration d'un régime juridique. Comment introduire le bon droit au nom
du bon droit ? Comment introduire la raison à la raison ? Comment introduire
le lecteur à un projet qui ne sera ce qu'il est que si le lecteur en est aussi garant
(son juge et un collaborateur) ? Ces questions semblent être autant de figures
de la même question, autant d'exemples des paradoxes des débuts, des intro-
ductions ou des instaurations. Au-delà de ces exemples de figures du même
problème, c'est au sujet de la figure même de l'exemple que Kant exprime le
plus explicitement ce problème dans cette préface. En effet, lorsque Kant passe
dans la préface de la description de la « matière » de l'ouvrage, à ce qu'il qualifie
de considérations de « forme », il avancera une théorie des exemples qui leur
accorde un rôle analogue au rôle même de la préface puisqu'ils doivent, nous le
verrons, introduire le lecteur à l'intérieur de l'ouvrage proprement dit tout en
restant eux-mêmes au seuil. Autant le statut de la préface est problématique,
autant la question de savoir si les exemples appartiennent ou non à l'ouvrage
s'avère délicate. Toute l'ambiguïté de l'accès ou de l'instauration travaille la pré-
face et cette ambiguïté trouve non seulement un lieu d'expression, mais même
une figure, lorsqu'il est question d'exemple. La suite de cette étude montrera
comment cela ne cesse de se reproduire dans l'œuvre du philosophe : dans le
texte kantien, l'exemple est souvent non seulement le lieu, mais même le nom
de la difficulté de l'instauration d'un ordre, voire de la difficulté de l'accès de
la raison à la raison. Plus encore, dans l'œuvre critique l'exemple va être non
seulement le nom de ce problème sous diverses formes, mais aussi en quelque
sorte le nom de la solution que la critique invente pour y répondre — mais là
nous anticipons.

19. Ce lecteur est celui sur le visage duquel Kant croit apercevoir irritation et mépris à l'an-
nonce du projet critique (CRP, Axiii ; PI 729) et qu'il faudra pourtant convertir par avance à la
tâche qui lui est proposée.
1. LA DÉCHIRURE DE LA RAISON : CONSTAT ET MISE EN DEMEURE 19

Nous allons le constater dès la préface, Kant est toujours partagé quant au
statut à accorder à l'exemple : important ou secondaire, accessoire ou essentiel,
dérisoire ou symptomatique. L'ambivalence critique à l'égard de l'exemple est-
elle importante ? Est-elle le signe de quelque chose à remarquer ? Bref, est-elle
à traiter comme un symptôme ? C'est la préface elle-même qui suggère cette
possibilité. En effet, alors que Kant présente son projet comme celui de l'ins-
tauration d'un tribunal, il nous indique aussi une manière de penser son projet
qui ne relève pas du juridique mais, serions-nous tentés de dire, du thérapeu-
tique. Cette autre description du projet peut faire penser que, d'une certaine
façon, tout le travail critique est une analyse de symptômes : traque aux symp-
tômes, lecture des signes, questions de maladies mais aussi de déchiffrage de
signes. Nous l'avons noté, Kant explique que la condition déplorable de la mé-
taphysique vaut comme « mise en demeure adressée à la raison, de reprendre
à nouveau la plus difficile de toutes ses tâches et d'instituer un tribunal qui lui
donne assurance en ses justes prétentions 20 ». Mais Kant est ici plus précis que
ne le laisse penser la traduction française qui a supprimé la description expli-
cite de la procédure que doit engager la raison. En effet, la traduction française
indique que la situation vaut comme « mise en demeure adressée à la raison,
de reprendre à nouveau la plus difficile de toutes ses tâches et d'instituer un
tribunal qui lui donne assurance en ses justes prétentions 21 » alors que le texte
allemand correspondant à la phrase que nous venons de citer invoque ;

eine Aufforderung an die Vernunft, das beschwerlichste aller ihrer Geschäfte,


nämlich das der Selbsterkenntnis aufs neue zu übernehmen und einen
Gerichtshof einzusetzen, der sie bei ihren gerechten Ansprüchen sichere 22 .

La plus importantes des tâches n'est donc pas seulement l'instauration du tri-
bunal, mais d'abord l'entreprise de la Selbsterkenntnis — entreprise dont toute
mention est effacée dans la traduction. Il s'agira, bien entendu, ensuite, grâce à
celle-ci, d'instaurer ce tribunal, mais avant tout il faut entreprendre la connais-
sance de soi de la raison. Il est temps pour la raison de se charger à nouveau de
la connaissance de soi. Si nous ne devons pas nous résoudre à laisser tomber
la clause que suppriment les traducteurs de la Pléiade, la rajouter exige une
traduction difficile : comment traduire « Selbsterkenntnis » ? Ce n'est n'est pas

20. CRP, Axi ; PI 727-8.


21. CRP, Axi ; PI 727-8.
22. CRP, Axi (nous soulignons).
20 1. LA THÉORIE DE L'EXEMPLE DANS LA PRÉFACE À LA CRITIQUE DE LA RAISON PURE

seulement l'aspect réflexif qui pose problème (de quel soi d'agit-il avec la rai-
son ?) mais aussi le terme « Erkenntnis ». Traduit en général par connaissance,
l'Erkenntnis chez Kant ne comporte pas nécessairement une référence aussi dé-
terminante au concept que ne le fait le terme connaissance. L'Erkenntnis, dans
l'allemand du XVIIIe, est une représentation de quelque chose, que ce soit
sous forme de concept ou d'intuition, d'image, de perception ou de signe 23 .
Ainsi ne faut-il pas trop précipitamment déterminer que c'est une connaissance
de soi par la raison que Kant recommande ici. On pourra aussi dire qu'il y a
reconnaissance, que ce soit au sens de la reconnaissance d'une valeur/identité
ou au sens prospectif (militaire). Ce qui est à découvrir c'est justement dans
quelle mesure la raison (se) reconnaîtra et (se) percevra elle-même dans des
connaissances. Rien ne dit en effet, avant l'analyse, que la raison pourra se
percevoir sur le mode de la connaissance d'ordre conceptuel plutôt que sur
celui de l'intuition ou encore sur un mode qui serait autre que connaissance
conceptuelle ou intuition sensible 24 . Surtout, rien ne dit ici comment articuler
connaissance et reconnaissance. Car si Erkenntnis désigne une représentation,
le terme est lié à erkennen, qui nous conduit aussi vers « reconnaissance » (d'iden-
tité ou de valeur).
La critique vise la reconnaissance de soi-même de la raison ; le projet cri-
tique cherche à permettre à la raison humaine de se connaître et de se recon-
naître, de reconnaître ce en quoi elle se reconnaît. Le projet de la critique est
d'entreprendre une analyse qui permette à la raison de se discerner elle-même,
de connaître son destin et de reconnaître les soins qu'il lui faut prendre devant
sa déchirure interne. Bref, l'analyse doit permettre à la raison de s'apprécier. Le
projet kantien prend alors des allures d'analyse thérapeutique. Face au constat
d'une déchirure interne à la raison, la critique propose à la raison de l'aider à

23. Dans un article sur les problèmes de traduction liées au terme Erkenntnis, Rolf George
insiste sur le fait qu'au XVIIIème le premier sens du terme était très large, recouvrant aussi bien
intuitions que concepts : se représenter quelque chose à soi-même de façon claire ou obscure,
distincte ou indistincte. « To have Erkenntnis of a thing was to have in one's mind a presentation, an
idea, an image, a token referring to that thing. » (« Vorstellung and Erkenntnis in Kant » in Moltke S.
Gram (éd.)Interpreting Kant, Iowa City, Iowa University Press, 1982, p.31-39, p.35sq).
24. Susan Nieman, dans une discussion de ce projet de Selbsterkenntnis, propose cette mise-
en garde : « Whatever the status of self-knowledge provided by reason turns out to be, it will clearly be
quite different from that provided by the other sciences that study the self — so much so that we would
probably do well to call it `thought' or `reflection', rather than `knowledge' » (The Unity of Reason ;
Rereading Kant, New York/Oxford, Oxford University Press, 1994, p.196).
2. LE STATUT DES EXEMPLES 21

s'adapter à ce handicap 25 . La thérapie retenue n'est pas une rééducation qui


chercherait à restaurer un état antérieur indivis, mais plutôt une analyse (de la
psyché ?) dont le but est de rendre fonctionnel et productif l'être divisé. La cri-
tique aurait quelque parenté avec une thérapie psychanalytique qui ne vise pas
à éliminer les divisions internes, à effacer les différends, mais bien à réduire les
illusions et les malentendus pour permettre au patient de fonctionner dans le
monde. L'analyse a pour espoir de permettre à celui qui s'y soumet d'apprendre
à vivre et travailler avec sa déchirure interne. En effet, le travail analytique cri-
tique débouche justement, nous allons tenter de le montrer, sur une nouvelle
possibilité pour l'homme de penser sa vie et son travail avec les contradictions
qui lui sont propres. La critique ne permet pas d'effacer le gouffre qui structure
la raison et la départage mais elle suggère, ou plus précisément elle porte celui
qui l'entreprend à (se) suggérer, des stratégies pour que la raison puisse s'en
faire une raison sans se laisser déposséder de ses moyens.
La raison est sommée d'entreprendre son analyse, et c'est cette analyse que
Kant se propose de partager avec nous, ses lecteurs (juges extérieurs, appelés à
prendre partie pour pouvoir juger de l'analyse). Nous sommes conviés à notre
propre analyse, ou à l'analyse d'un autre (l'auteur de la Critique) comme à une
expérience qui pourrait devenir la nôtre. C'est peut-être pour entrer dans ce
registre que nous avons choisi la question de l'exemple comme fil conduc-
teur pour notre lecture. Ce choix se justifiera chemin faisant — du moins
espérons-nous pouvoir montrer que la question de l'exemple touche toujours,
dans l'œuvre kantienne, au problème de l'accès à la raison.

2. Le statut des exemples

Suggérer que l'on s'attache à l'analyse de la théorie de l'exemple que nous


propose la préface à la Critique de la raison pure pour accéder à une lecture de la
pensée critique dans son ensemble, peut sembler quelque peu provocateur : la

25. La connaissance de soi est prônée pour apprendre à reconnaître, mais aussi à vivre avec,
les déchirures propres. L'analyse kantienne oscille entre un projet de réparation et celui d'un
simple constat qui vaudrait pour réparation (aufhebung comme dira Kant). Ni connaissance
a priori de soi, ni psychologie empirique, le projet de cette Selbsterkenntnis vise à mettre en
lumière les résistances de la raison à son propre développement positif. Ainsi il s'agira dans
cette Critique, et notamment dans la Dialectique, de montrer comment, quand, et où, la raison
se prend elle-même en charge. La valeur de cette démonstration tient, selon notre auteur, à ce
que l'identification de ce qui entrave l'exercice de la raison devrait permettre à cette dernière
de retrouver un régime productif. Comme dans une psychanalyse thérapeutique, il s'agit de
reconnaitre les résistances.
22 1. LA THÉORIE DE L'EXEMPLE DANS LA PRÉFACE À LA CRITIQUE DE LA RAISON PURE

théorie de l'exemple n'apparaît pas comme un des temps forts de cette préface,
ni un des lieux où s'exprime l'originalité kantienne. Les quelques remarques
que Kant consacre au thème de l'exemple semblent rejoindre une définition
du langage courant : l'exemple est un éclaircissement, une illustration concrète
qui rend plus intuitive la théorie quand celle-ci s'avère trop difficile d'accès.
L'exemple est ainsi un outil qui peut être utile au lecteur pour lui fournir un
accès intuitif à la théorie mais dont l'importance sera toujours seconde par rap-
port à celle-ci. Telles sont les grandes lignes de la théorie de l'exemple de cette
préface. Sans doute sont-ils peu nombreux les lecteurs à être étonnés par l'af-
firmation que l'exemple est un éclaircissement de la théorie au moyen d'une
instance concrète. Pourtant, nous allons examiner cette analyse de l'exemple
et de son statut pour montrer que ces remarques ne peuvent paraître banales
qu'à condition que l'on ait accepté un certain nombre de distinctions, ou de
partis pris. Or cette condition est loin d'aller de soi, surtout dès lors qu'il s'agit
de devenir lecteurs de Kant. Nous allons soutenir que l'étude de l'exemple, et
plus précisément des théories de l'exemple, peut fournir un bon accès à la spé-
cificité de la pensée kantienne. Il nous semble en effet, que la spécificité d'une
pensée tient autant aux problèmes qu'elle se pose qu'aux solutions particulières
qu'elle propose. Or, l'étude des théories kantiennes de l'exemple s'avère un che-
min privilégié pour mettre en lumière les défis auxquels se confronte Kant.
Ainsi nous ne chercherons pas à fustiger ces théories lorsqu'elles s'avèrent pro-
blématiques mais à y trouver des indices justement quant aux problématiques
kantiennes.

. L'hyperbole. La première théorie critique de l'exemple intervient


vers la fin de la préface de la première Critique lorsque, après avoir articulé
ce qu'il appelle la matière de son ouvrage, Kant passe à ce qu'il qualifie de
considérations formelles. Une fois explicitée l'ambition de l'œuvre, la préface
est l'occasion de dire quelques mots au sujet du livre lui-même. Ainsi passe-t-on
du projet à la méthode ou, pour reprendre les termes de Kant, de la « matière »
à la « forme ». Outre la certitude, le lecteur, est, selon Kant, bien en droit de
réclamer la Deutlichkeit — clarté et précision 26 . Est clair, dans ce sens, ce qui est
distinct et donc facilement perceptible. La référence au lecteur, à sa perception,
est ainsi inscrite dans la qualité même de la clarté. C'est la diversité des lecteurs

26. Le terme peut aussi se traduire par « distinction ».


2. LE STATUT DES EXEMPLES 23

possibles et légitimes qui va ordonner les arguments de Kant au sujet de la


clarté et, plus précisément, au sujet du rôle des exemples. C'est aussi, nous
allons le voir, cette diversité des lecteurs qui s'avère difficile à admettre, mais
plus encore à ignorer.
Kant distingue d'emblée deux formes de clarté et associe l'exemple à la
seconde :
[p]our ce qui concerne enfin la clarté, le lecteur a le droit d'exiger
d'abord la clarté discursive (logique) par concepts, mais encore la clarté
intuitive (esthétique) par des intuitions, c'est-à-dire des exemples ou
autres éclaircissements in concreto 27 .

La clarté se dédouble : à la clarté logique s'oppose la clarté intuitive. La dif-


férence entre les deux n'est pas de degré mais qualitative. En posant ces deux
types de clarté comme distincts, Kant introduit ce qui sera un élément essentiel
de sa pensée à savoir l'irréductibilité des concepts et des intuitions. La formu-
lation tend ici à interdire la conception selon laquelle la clarté serait le nom
de la transformation d'intuitions en concepts, ou vice-versa. Les concepts et
les intuitions ne sont pas deux étapes dans la pensée, mais deux éléments de
la pensée aussi distincts que sont distinctes la clarté logique et la clarté esthé-
tique. Le lecteur a le droit de demander non seulement la clarté conceptuelle
« mais encore » la clarté intuitive, c'est-à-dire « des exemples ou autres éclair-
cissements in concreto ». La clarté qui vient des intuitions est ainsi qualifiée
d'« éclaircissement » (Erlaüterung) mais en quoi consiste-t-elle ? La clarté qui
vient des concepts est censée recouvrir à la fois la clarté des concepts et la clarté
de l'articulation logique des concepts entre eux puisqu'elle est dite résulter des
concepts, mais elle est aussi qualifiée de clarté discursive 28 . Comme Kant nie
aussi toute continuité entre intuition et concept, que peut-il bien rester à la
clarté intuitive ? Que reste-t-il, autrement dit, qu'un lecteur puisse légitime-
ment exiger d'un ouvrage qui présente une théorie philosophique au-delà des
concepts et de leur organisation discursive ? La clarté esthétique ne concerne
ni les concepts, ni leurs rapports mais seulement l'« éclaircissement », affirme
Kant. La voilà alors présentée comme secondaire, et extérieure, à la clarté dis-
cursive. Pourtant, dès lors que Kant développe le thème de la contribution

27. CRP, Axvii-xviii ; PI 731.


28. La discursivité pour Kant se rapporte à l'articulation conceptuelle qui se fait par l'orga-
nisation imposée grâce à la généralisation : « [d]e la part de l'entendement, la connaissance
humaine est discursive c'est-à-dire qu'elle se produit par des représentations qui fondent la
connaissance sur ce qui est commun à plusieurs choses » (Logique, Ak IX 58, 64).
24 1. LA THÉORIE DE L'EXEMPLE DANS LA PRÉFACE À LA CRITIQUE DE LA RAISON PURE

possible des exemples à l'ouvrage en tant que vecteurs de clarté intuitive, on


découvre une tension entre les deux ordres de clarté. En effet, la distinction
entre clarté logique et clarté esthétique n'a pas tant pour fonction de séparer
les deux ordres de considérations, que de formuler les termes de leur rapport
pour spécifier les conditions d'une collaboration. Or, l'analyse fait d'abord ap-
paraitre que ces deux ordres de clarté semblent voués à l'antagonisme. Cet
antagonisme, que l'auteur doit arbitrer, Kant l'évoque pour en minimiser la
portée. Pourtant le combat que peuvent se livrer les deux ordres de clarté, et
plus généralement l'ordre logique et l'ordre esthétique, engendre la théorie de
l'exemple. Cette théorie porte ainsi la trace de tensions qui vont motiver, mais
aussi structurer, tout le projet critique. En effet, la distinction entre logique et
esthétique, et la question du fondement de leur rapport, fournissent à la fois le
point de départ et un repère constant pour la Critique 29 . La déchirure consti-
tutive de la raison humaine, point de départ de l'analyse, est précisément la
scission de l'être fini sensible, partagé entre ses capacités logiques et ses capaci-
tés sensibles. Si la critique espère permettre à la raison de s'accommoder avec
profit de cette donne, elle doit indiquer les principes d'un commerce productif
entre les deux.
Prenons la mesure de la distinction entre les deux types de clartés. Elles
sont associées au conceptuel et au sensible respectivement. En effet, selon
Kant, la clarté intuitive qui dérive des intuitions est « esthétique ». Dans le vo-
cabulaire de la Critique de la raison pure, le terme « esthétique » renvoie à la
sensibilité, autrement dit à la faculté passive. En revanche, les concepts dont
dépend la clarté logique renvoient au contraire à la spontanéité, à une activité
du sujet 30 . Or de là il n'y a qu'un pas pour conclure qu'il faudra sans doute un
certain effort d'appréhension pour ce qui est du conceptuel, alors que la clarté
esthétique se donnera d'elle-même. C'est bien cette logique qui semble sous-
jacente à l'association que fait Kant entre la clarté esthétique et la facilité 31 . La
clarté conceptuelle découle des concepts et il est ainsi normal qu'on n'y accède
qu'au terme d'un certain effort. L'auteur doit s'assurer que ses propositions

29. Nous reviendrons au chapitre suivant sur le fait que la question du rapport entre logique
et esthétique, ou plus exactement entre concept et intuition, fournit le point de départ de la
Critique.
30. Voir l'introduction à la logique transcendantale, CRP, A50 / B74 ; PI 812.
31. Pour justifier qu'il ait décidé de bannir un certain nombre d'exemples malgré qu'ils
soient véhicules de clarté esthétique, Kant avance que les lecteurs auxquels il espère s'adresser
n'ont pas besoin « de voir leur tâche facilitée » (CRP, Axviii ; PI 731).
2. LE STATUT DES EXEMPLES 25

sont logiques et donc potentiellement (en droit ?) compréhensibles, mais à partir


de là c'est au lecteur de fournir l'effort. L'exigence de la clarté logique porterait
ainsi sur la possibilité en principe, et non en fait, d'accéder à la théorie. Mais si
le conceptuel se conquiert, en revanche — cela est sous-entendu — le sensible
se donne. La clarté esthétique serait un mode qu'aurait la pensée de se don-
ner comme se donne le sensible ; plus il y a de clarté esthétique, plus la tâche
du lecteur est facilitée. Que la clarté esthétique soit considérée comme une
facilité proposée aux lecteurs, cela est encore confirmé quelques lignes plus
tard quand elle est associée au point de vue populaire qui, pour Kant, est le
point de vue de ceux qui manquent de volonté, ou de capacités, pour fournir
un véritable effort intellectuel. Or la facilité associée à l'exemple par son iden-
tification à l'intuitif est, pour Kant, l'objet d'une profonde ambivalence. Nous
allons, au cours de cette étude, retrouver sous maintes formes, et dans plu-
sieurs contextes, cette ambivalence à l'égard de l'exemple. Ce sera d'ailleurs en
quelque sorte toujours l'ambivalence qui guidera notre lecture puisque celle-
ci s'attachera à circonscrire les termes et les enjeux du rapport ambivalent à
l'exemple, d'abord dans le domaine théorique et ensuite dans le domaine pra-
tique, en plaidant que cet exercice guide le lecteur vers les plus grands enjeux
critiques. Il nous importe donc de commencer par étudier l'ambivalence telle
qu'elle s'exprime ici, au sujet de la place à accorder aux exemples dans la rédac-
tion de l'ouvrage.
L'ambivalence à l'égard des exemples s'exprime d'abord dans la préface à
travers une ambivalence affichée par l'auteur envers des lecteurs potentiels de
son ouvrage. Les remarques de Kant à ce sujet nous permettent d'en consta-
ter une première conséquence. Kant concède que les exemples servent les lec-
teurs. Cependant, rétorque-t-il aussitôt, ils servent les lecteurs que l'auteur ne
tient pas à servir. D'abord évoquée comme une exigence légitime des lecteurs,
la clarté intuitive dont sont porteurs les exemples est ensuite dénoncée comme
une exigence de lecteurs illégitimes. L'incertitude quant au lectorat que doit
escompter, ou espérer, la Critique se manifeste par une impossibilité à déci-
der de la place des exemples. Tel qu'il est instauré par la préface, l'ordre des
divers éléments de la Critique place les exemples toujours en deuxième posi-
tion : la phrase qui présente les deux types de clarté situe la clarté esthétique
en deuxième position. Dès qu'il a distingué les deux types de clarté, Kant éta-
blit un rapport entre les deux au sein de son ouvrage expliquant que leurs sorts
sont à la fois séparés et liés :
26 1. LA THÉORIE DE L'EXEMPLE DANS LA PRÉFACE À LA CRITIQUE DE LA RAISON PURE

[p]our la première j'y ai suffisamment pourvu. Cela concernait l'es-


sence de mon propos, mais c'était aussi la cause accidentelle pour
laquelle je n'ai pu assez faire pour la seconde demande, légitime,
quoique moins stricte 32 .

La clarté conceptuelle — celle qui concerne l'essence du propos — a été suf-


fisamment « pourvue » ; la clarté intuitive fait peut-être défaut. Se pliant aux
règles de la préface qui veulent qu'on y « excuse » les faiblesses de l'ouvrage,
Kant reconnaît ici qu'il manque peut-être quelque chose à son texte. Pourtant,
et c'est encore, pourrait-on dire, le genre de la préface qui le dicte, il s'agit
de reconnaître les erreurs sans admettre qu'elles puissent nuire au statut de
l'ouvrage. Kant n'hésite pas à inscrire ses propos dans cette logique de l'excuse
qui, tout en feignant d'assumer une faiblesse, s'arrange pour la retourner en
force. Il admet une faiblesse en reconnaissant que la clarté intuitive fait sans
doute défaut, mais plaide que cette faiblesse sera plus que rachetée puisqu'elle
s'avère être une faiblesse nécessaire pour la plus grande force. Toute insuffi-
sance de la clarté intuitive de la Critique de la raison pure est d'abord, selon Kant,
le résultat accidentel de ce qu'il se soit occupé de quelque chose de plus impor-
tant. Ainsi la clarté intuitive est-elle présentée comme un élément secondaire
de l'ouvrage, son insuffisance comme accidentelle.
Insuffisance accidentelle de ce qui n'est pas essentiel, voilà qui plaide pour
mettre tout cela de côté. Mais Kant ajoute une remarque qui, alors qu'elle
est supposée renforcer la conviction que tout cela n'est que secondaire, va au
contraire éveiller le soupçon qu'il s'y joue quelque chose de déterminant. En
effet, si la possibilité qu'un meilleur auteur aurait pu fournir encore plus d'ef-
forts pour arriver à pourvoir non seulement à l'essentiel mais aussi au secon-
daire restait jusque là ouverte, Kant l'écarte maintenant par une remarque qui
semble contredire l'argumentation précédente. Il pousse maintenant au-delà
de l'accidentel le fait que la clarté intuitive ait souffert de l'importance de la
clarté logique : lorsqu'il explique l'origine de la faiblesse intuitive de son texte
il s'empresse de signaler que c'est en fait le signe de ce qu'il a évité un piège.

Presque constamment dans le cours de mon travail j'ai été indécis


sur ce qui je devais faire à cet égard. Exemples et éclaircissements
me semblaient toujours nécessaires et s'inséraient par suite effecti-
vement à leur place propre dans la première esquisse. Mais je voyais
bientôt l'ampleur de ma tâche et la foule des objets auxquels j'aurais

32. CRP, A xviii ; PI 731.


2. LE STATUT DES EXEMPLES 27

affaire, et, me rendant compte qu'à eux seuls, en une exposition sèche
et purement scolastique, ils donnaient à l'œuvre une étendue suffi-
sante, je trouvais déconseillé de la grossir encore d'avantage par des
exemples et des éclaircissements qui ne sont nécessaires qu'au point
de vue populaire, d'autant que ce travail ne pouvait être apte à l'usage
populaire et que les vrais connaisseurs en matière de science n'ont pas
autant besoin de voir leur tâche facilitée ; toujours agréable, certes,
cet allégement pouvait ici avoir ici des conséquences contraires au
but cherché 33 .

L'allègement fourni par les exemples à un exposé lourd par sa sécheresse sco-
lastique peut aussi, explique Kant ici, avoir des conséquences néfastes. Aussi
éliminer les exemples, sacrifier la clarté intuitive, n'est pas un geste dû à la
maladresse accidentelle d'un auteur peu habile, mais atteste au contraire de la
grande habileté requise pour l'arbitrage qui adapte au mieux le texte à ses vé-
ritables lecteurs puisque les exemples « ne sont nécessaires qu'au point de vue
populaire », « les vrais connaisseurs en matière n'ont pas autant besoin de voir
leur tâche facilitée ». Dès lors, si la Critique de la raison pure manque de clarté
intuitive ce n'est pas vraiment qu'elle en manque, mais plutôt qu'elle n'a pas le
degré nécessaire pour le populaire. Or, renchérit Kant, cet apparent défaut est
précisément la qualité qu'il faut à l'ouvrage pour d'autant mieux servir ses vé-
ritables lecteurs. Voilà comment toute défaillance possible de la clarté intuitive
vient à être excusée d'avance. À tout lecteur qui réclamerait plus de clarté in-
tuitive ou plus d'exemples, Kant répond par avance que ce qui fait défaut c'est
plutôt la compétence du lecteur. Toute carence en exemples de la Critique de
la raison pure ne peut pas être reprochée à l'auteur mais doit au contraire être
tenue pour signe de la valeur supérieure de cette œuvre puisqu'elle marque
que l'œuvre est destinée non pas au peuple, mais aux connaisseurs.
Kant résorbe ainsi la tension entre deux positions contradictoires au su-
jet des exemples par un argument hyperbolique. C'est une pirouette logique
bien connue que Kant exécute. L'argument selon lequel ne pas pourvoir suf-
fisamment d'exemples est reconnu comme une faiblesse mais aussitôt justifié
(parce que cela sert une cause plus importante) est peut être paradoxal mais
il constitue aussi un raisonnement classique 34 . L'on pourrait dire que le lec-
teur qui trouve cette argumentation hyperbolique problématique et qui pense

33. CRP, Axviii ; PI 731.


34. C'est un argument hyperbolique classique selon lequel un manque n'est pas un manque,
mais une plus grande contribution.
28 1. LA THÉORIE DE L'EXEMPLE DANS LA PRÉFACE À LA CRITIQUE DE LA RAISON PURE

y entendre les échos d'une véritable difficulté est un naïf. Mais, redoublant en
quelque sorte l'argument hyperbolique contre lui-même, nous voudrions sug-
gérer qu'une certaine naïveté ici serait peut-être la manière d'éviter la naïveté.
Objecter que l'hyperbole de l'argument ici n'est pas facilement recevable c'est
peut-être éviter ignorance et crédulité 35 . Peut-être le lecteur philosophique
doit-il justement se distinguer en prenant au sérieux les difficultés décrites
explicitement par Kant, par ses mots, par son texte. Si on lit ce passage dans
l'optique des conventions sociales, il arrive comme une longue excuse parfai-
tement ficelée pour ne rien laisser à excuser. Mais si l'on s'essaye à revendiquer
une naïveté qui consiste à entendre les difficultés qui y sont articulées sans
immédiatement les bannir grâce à une logique hyperbolique qui permet de
retourner les carences en plus grand bien, l'on peut, nous semble-t-il, aussi y
entendre l'expression d'un problème grave qui — et voilà que la logique hy-
perbolique a simplement été déplacée — fournit une bonne introduction à la
Critique de la raison pure. Cette argumentation hyperbolique s'efforce de résor-
ber les dangers qui surgissent pour la pensée lorsque celle-ci manque de cri-
tères pour distinguer la valeur et la non-valeur. Or c'est exactement cela qui ar-
rive avec les exemples, exemples auxquels les reproches faits et les félicitations
adressées se mêlent, jusqu'à devenir indissociables. La logique hyperbolique
essaie ici de résorber la difficulté qu'il y a, dans le dispositif kantien, à spécifier
la place et le rôle des exemples. Voilà que point une des spécificités de la pensée
kantienne.

. Le chaudron. Si on accepte à la lettre ce que dit Kant, il n'y a pas


de mesures définitives à prendre concernant l'exemple. La difficulté à don-
ner la bonne mesure à la clarté intuitive ne semble pas pouvoir être résor-
bée une fois pour toutes, exigeant au contraire un arbitrage continuel entre
deux tendances : d'une part les exemples semblent toujours nécessaires, d'autre
part ils s'avèrent souvent avoir des « conséquences contraires au but recher-
ché ». La clarté intuitive à laquelle participent les exemples est exigée, mais elle

35. Nous cherchons à éviter la naïveté dans son sens moderne (ignorance ou crédulité,
manque d'esprit critique) en assumant une lecture qui se voudrait naïve, une lecture qui es-
sayerait justement de lire comme si ce qui devait se lire était ce qui était écrit. Cette lecture
naïve aspire à lire le texte philosophique comme il nous vient, c'est-à-dire dans son état natif
(premier sens de naïf ) mais en assumant, plutôt qu'en effaçant, la présence du lecteur : ce qui
nous vient, vient à nous.
2. LE STATUT DES EXEMPLES 29

risque aussi de nuire. Il revient donc à l'auteur d'arbitrer entre ces deux effets
et d'imposer la bonne mesure entre deux démesures : le trop et le trop peu.
Trop ou trop peu de clarté. Trop ou trop peu de lecteurs. Combien de lecteurs
la Critique doit-elle chercher à toucher ? Comment donner la juste mesure aux
exemples ? Peut-être n'est-il pas sans importance que ce soient là des questions
sur lesquelles Kant admet être revenu, penchant d'abord d'un côté, puis de
l'autre. L'arbitrage n'est alors pas une condition de la pensée critique mais la
pensée critique, le tribunal, en action. Les contorsions du raisonnement kan-
tien au sujet de cet arbitrage, mais aussi l'esquisse d'une lecture qui se sent por-
tée de part et d'autre, seraient alors une excellente entrée en matière. Conflit
spatial, conflit visuel, conflit quant au statut du langage philosophique : les
questions soulevées ici nous préparent à franchir le seuil pour s'essayer à une
lecture de l'exemple chez Kant.
Reprenons donc une lecture un peu littérale de cette préface en espérant,
naïvement, que cela puisse préparer à une lecture du texte kantien. La difficulté
qui concerne les exemples est d'abord décrite par Kant dans les termes d'un
conflit spatial au sein de l'ouvrage. Les exemples ont « une place propre » dans
l'ouvrage et cette place, de surcroît, ils ont tendance à la réclamer de fait en
s'y insérant « effectivement » — il suffit de les laisser faire. Pourtant ils peuvent
aussi créer un problème de place en entrant en conflit avec l'économie générale
de l'ouvrage. En effet, l'œuvre aurait aussi des places naturelles ou, plus exacte-
ment, une étendue qui lui est naturelle. Cette étendue détermine directement
les places au sein de l'œuvre et c'est parce que les places sont en nombre limité
que se développe le conflit : les objets qui appartiennent à l'œuvre remplissant à
eux seuls, sous leur forme la plus économique, à savoir une exposition sèche et
scolastique, toute l'étendue. Laisser les exemples « à leur place » implique donc
de « grossir encore d'avantage » l'étendue de l'ouvrage. Notons le glissement :
la place qui revient aux exemples au sein de l'ouvrage s'avère être une place
qui n'existe qu'en poussant l'ouvrage au-delà de ses propres limites. À la place
propre des exemples s'oppose l'étendue propre de l'ouvrage. Dès lors, toucher
à l'étendue propre de l'ouvrage en y admettant trop d'exemples revient non
pas à remplir l'ouvrage comme il se doit mais au contraire à lui porter atteinte.
Kant s'explique des possibles conséquences « contraires au but recherché » en
des termes qui marquent bien que c'est l'ensemble de l'ouvrage que l'on met
en péril en voulant trop en soutenir les parties :
30 1. LA THÉORIE DE L'EXEMPLE DANS LA PRÉFACE À LA CRITIQUE DE LA RAISON PURE

[c]ar les clarifications aident dans les détails, mais dispersent dans
l'ensemble, parce qu'elles ne font pas parvenir assez vite à une vue glo-
bale de l'ensemble et recouvrent et rendent méconnaissables, avec
toutes leurs brillantes couleurs, l'articulation ou la structure du sys-
tème, structure qui est ce qui compte pourtant le plus pour pouvoir
juger de son unité et de sa valeur 36 .

Les clarifications aident la compréhension des détails mais, s'étendant, rendent


plus difficile la « vue globale de l'ensemble ». Ainsi, en prenant « leurs » places,
les exemples risquent-ils de prendre une place qui, tout en étant « la leur »,
n'est plus légitimement une place au sein de l'ouvrage. Le lieu de l'exemple
est ainsi foncièrement ambigu puisque l'exemple appartient nécessairement à
l'ouvrage mais, en occupant sa place, il détruit le lieu même qu'il occupe en
portant atteinte à la possibilité qu'a l'ouvrage de se faire connaître.
Si la métaphore spatiale est appelée à décrire le rapport conflictuel entre
l'œuvre et les éclaircissements, c'est par une métaphore picturale que le com-
bat est transposé à un conflit entre compréhension et appréhension. En facili-
tant la compréhension, l'exemple risque de rendre plus difficile l'appréhension
(du tout) qui est une condition de possibilité de la compréhension. D'après
Kant, ce déplacement paradoxal n'est pas un effet accidentel des éclaircisse-
ments mais découle de leur mode d'efficace même. Il résume cela au moyen
d'une analogie picturale en expliquant que les brillantes couleurs des clarifica-
tions risquent de cacher à la vue l'articulation du système. Les couleurs rendent
plus agréable et attirant un exposé scolastique et sec, mais l'agréable peut avoir
des effets inverses à ceux escomptés puisqu'il peut cacher la structure. À se
perdre dans la contemplation des couleurs, on risque de ne pas appréhender
le dessin, or c'est précisément ce dessin, considéré comme l'articulation ou la
structure, qui compte le plus. Ce que l'on peut reprocher aux exemples serait
donc exactement ce dont on les félicite : ils sont bien plus agréables que la
théorie sous sa forme plus dépouillée. C'est cela même qui donne aux exem-
ples la capacité d'attirer le lecteur dans la théorie qui risque aussi de l'en tenir
à l'écart. L'éclaircissement apporte de la lumière, mais cette illumination peut
éblouir et par là cacher ce qu'elle devait révéler. La compréhension intuitive
de la théorie pourrait advenir par un coup d'œil qui la saisit mais les conditions
qui encouragent une telle saisie peuvent aussi lui rendre la tâche plus difficile.
C'est précisément leur vivacité — précieuse puisque c'est elle qui compense la

36. CRP, Axix ; PI 732.


2. LE STATUT DES EXEMPLES 31

sécheresse scolastique intrinsèque à l'exposé — qui risque d'attirer l'attention


au détriment de la sobre structure qui « compte pourtant le plus ». L'auteur
doit donc se garder de céder aux exemples la place qu'ils viennent à occuper
« naturellement » pour ne pas exposer le lecteur au risque de tomber sous leur
charme à tel point qu'il se perdrait dans l'agréable au lieu d'affronter la tâche
ardue qui lui incombe.
Kant prétend avoir adopté une stratégie de repli : il prétend en effet avoir
évité le problème, en comprenant qu'il ne tenait à s'adresser qu'aux connais-
seurs qui n'auraient aucun besoin d'exemples. Pourtant, selon ses propres dires,
l'auteur ne peut se mettre à l'abri en renonçant aux exemples sous prétexte
d'éviter le danger, car il y va d'une exigence légitime du lecteur. Donner leur
mesure aux exemples est une tâche aussi incontournable que délicate ; pré-
tendre séparer les lecteurs véritables et les autres est non seulement fort pro-
blématique mais aussi insuffisant pour échapper à la difficulté. En effet, même
les connaisseurs ont une exigence légitime quand ils réclament la clarté in-
tuitive. S'ils n'ont pas besoin de voir leur tâche « tant » facilitée, la clarté es-
thétique reste une de leurs exigences légitimes. On peut sûr bien chercher à
distinguer le lecteur populaire qui veut un accès immédiat, du spécialiste des
sciences disposé à suivre de longues démonstrations, cette distinction ne peut
pas conforter l'auteur qu'est Kant quant au manque possible de clarté esthé-
tique, puisque lui-même aura reconnu que chaque lecteur est en droit d'exiger
la double clarté. C'est peut-être une certaine conscience de cela qui pousse Kant
par ailleurs à insister : sans exemple il n'est pas en mesure de proposer sa méta-
physique 37 . Le philosophe ne peut accommoder une absence d'exemples sans
compromettre son projet . Face à cette situation délicate, l'auteur de la préface
essaye de minimiser les possibles erreurs de l'auteur de l'ouvrage en soulignant
que les exemples peuvent certes être utiles, mais ne seront jamais essentiels,
qu'il y a là une demande légitime du lecteur mais d'une légitimité moindre :

37. Dans sa lettre à Lambert du 31 décembre 1765, Kant explique qu'il se voit obligé de
retarder la publication de ce qu'il considère comme la culmination de son projet parce qu'il
a constaté qu'il lui manque des exemples. Or, selon lui, s'il ne fournit pas des exemples qui
peuvent démontrer in concreto la procédure qu'il préconise, on pourra le tenir pour coupable
d'être un simple « faiseur de projets (Projectmacherei)» : « je veux suspendre encore un peu la
rédaction de cet ouvrage…j'ai à vrai dire remarqué dans sa progression que les exemples de
fausseté dans le jugement ne me manquaient point pour illustrer mes thèses concernant la
méthode inexacte, mais que me faisaient fort défaut ceux où je puisse montrer in concreto la
méthode appropriée. C'est pourquoi, afin de ne pas être accusé d'être quelque nouveau faiseur
de projets philosophiques, je dois d'abord… » (Ak X 56 ; PI 597).
32 1. LA THÉORIE DE L'EXEMPLE DANS LA PRÉFACE À LA CRITIQUE DE LA RAISON PURE

« obzwar nicht so strengen, aber doch billigen Forderung » 38 . Les complications qui
surgissent lorsqu'il s'agit d'assigner une place aux exemples sont telles que Kant
en vient à soumettre la légitimité à des degrés 39 . Au sujet des exemples, Kant
répond au lecteur que sa demande est légitime mais moins, moins légitime
que les exigences qui seraient propres à l'œuvre. Voilà l'auteur qui, tout en s'ex-
cusant auprès de son lecteur pour des lacunes possibles de l'ouvrage, renvoie
le lecteur à une position secondaire. Pourtant, Kant ne peut pas plus mainte-
nir que l'effet de l'ouvrage est secondaire qu'il ne pouvait prétendre exclure
tous les lecteurs qui demandent des exemples. Au contraire, la valeur de l'ou-
vrage tient précisément à l'effet qu'il aura sur ses lecteurs 40 . Si Kant peut dé-
clarer avec quelque orgueil que son ouvrage doit présenter l'exemple même
de la certitude 41 , quelques lignes plus loin il reconnaît pourtant qu'en ce qui
concerne la certitude, c'est au lecteur de l'évaluer : « [a]i-je fourni sur ce point
ce à quoi je m'engage, cela reste entièrement remis au jugement du lecteur,
car il ne convient à l'auteur que de présenter ses raisons, et non de décider
leur effet sur ses juges » 42 . On peut lire cette remarque comme une simple
coquetterie : après l'orgueil extraordinaire de la déclaration selon laquelle le
lecteur trouve ici l'exemple même de la certitude, la modestie reviendrait tem-
pérer ces affirmations en concédant que rien n'est garanti d'avance. Mais on
peut aussi prendre cette remarque plus littéralement au sérieux en notant que
Kant concède ici que la subjectivité du lecteur ne peut pas être complètement

38. CRP, Axviii. L'ambiguïté de la légitimité de cette exigence résonne dans le qualificatif
même de « billig » qui désigne certes le juste, l'équitable, le raisonnable mais qui peut aussi
désigner ce qui n'a que peu de valeur, voir ce qui doit être déconsidéré.
39. Depuis quand la nécessité est-elle soumise au degré ? Qu'est-ce qu'une moindre légi-
timité ? Le philosophe-juge n'est-il pas sur un terrain dangereux dès lors que les exigences
peuvent être légitime dans un sens moins stricte ?
40. Kant avance ici que la valeur de la pensée critique dépend de sa capacité à provoquer
une pensée. Notons le schéma : la valeur de quelque chose (ici la pensée critique) ne précède
pas mais au contraire résulte de son effet. La valeur de la cause dépend de l'effet ; la cause n'est
une cause qu'après ses effets. Voilà l'étrange temporalité/causalité que nous ne cesserons de
retrouver comme temporalité de l'exemple.
41. En effet, la première occurrence du terme « exemple <Beispiel>» dans cette préface in-
tervient dans l'affirmation selon laquelle « toute connaissance qui doit être fermement établie
a priori donne d'elle-même à entendre qu'elle veut être tenue pour absolument nécessaire ;
plus encore en ira-t-il ainsi d'une détermination de toutes les connaissances pures a priori, qui
doit être la mesure et par là même l'exemple <das Richtmaß, mithin selbst das Beispiel> de toute
certitude apodictique (philosophique) » (CRP, Axv, PI 729-30). Or l'exemple-mesure semble
être tout autre chose que l'exemple-éclaircissement. Voilà d'emblée posé le problème de la
polysémie de ce terme.
42. CRP, Axv ; PI 730.
2. LE STATUT DES EXEMPLES 33

évacuée puisque la valeur même de la Critique dépend de ce qu'elle s'avère


accessible au lecteur. Si, en cherchant à écarter les débats philosophiques en
faveur d'un tribunal, Kant veut éviter que la subjectivité du lecteur soit dé-
terminante en ce qui concerne l'accueil de l'ouvrage, il semblerait pourtant
reconnaître ici qu'on n'échappe pas au fait que ce qui reste d'un discours, ou
d'une œuvre comme la Critique, c'est son effet sur ses juges. Le tribunal proposé
sera lui-même jugé. La Critique doit être jugée non par des juges « immuables »
mais des juges qu'il s'agit justement de faire bouger. Pour cela, les lois éter-
nelles ne suffisent pas ; il faut aussi des plaidoiries dont les effets ne sont pas
connus d'avance. La pensée critique ne peut éviter de se confronter à la par-
ticularité des juges/lecteurs. Voilà qui explique encore la difficulté de trouver
une mesure aux exemples : non seulement l'auteur aurait du mal à déterminer
l'étendue naturelle de son public, mais encore il serait incapable de préjuger
les moyens pour l'atteindre. Les effets de lecture restent imprévisibles et c'est
à la fois la chance de la Critique et la menace qui pèse sur elle. La position pa-
radoxale des exemples en est en quelque sorte la mesure.
La question du statut des exemples soulève ainsi des problèmes en cascade.
En effet, plus nous y regardons de près, plus les difficultés surgissent. Nous al-
lons le vérifier en revenant sur les deux grandes distinctions instrumentalisées
par Kant pour justifier de n'avoir accordé qu'une place limitée aux exemples
dans son ouvrage. La première de ces distinctions est celle entre matière et
forme. La préface se prévaut de cette distinction comme si celle-ci pouvait ser-
vir de critère pour trancher entre les exigences contradictoires qui apparaissent
en rapport avec les exemples. Dès lors que cette distinction est assortie de l'at-
tribution d'une valeur supérieure au premier terme, tous les conflits possibles
devraient pouvoir être tranchés simplement en lui donnant la priorité. Ainsi
Kant prétend-il résoudre les difficultés qui se posent quant à la place à attribuer
aux exemples en donnant systématiquement priorité à la matière ; priorité au
système sur les éclaircissements, priorité à l'articulation sur les couleurs. Les
exemples ne servent que la deuxième forme de clarté, la clarté qui est elle-
même la deuxième des considérations formelles, elles-mêmes deuxièmes der-
rières celles qui concernent l'essence du projet. Comme nous l'avons constaté,
la question de la place à accorder aux exemples se pose alors que semble réglée
la question de la « matière » de la Critique. Elle intervient après les réponses
aux questions formelles qui sont « essentielles ». Chacune des articulations
des différents types de préoccupations se fait selon le critère matière/forme.
34 1. LA THÉORIE DE L'EXEMPLE DANS LA PRÉFACE À LA CRITIQUE DE LA RAISON PURE

L'opposition est hiérarchisée ; et le privilège va à la matière. Dans ce schéma,


les exemples sont bien moins importants que d'autres exigences et l'auteur peut
les écarter sans peine. Mais, malgré son efficacité et son apparente simplicité,
l'opposition n'est pas facilement applicable comme critère fiable et non ambigu
de différentiation dans le discours de Kant. Lorsqu'on l'examine plus soigneu-
sement, l'opposition qui doit permettre de calmer les craintes soulevées par les
tendances naturelles des exemples est susceptible de poser elle-même quelques
problèmes.
L'opposition entre matière et forme de la Critique doit, selon la logique
qui organise la préface, permettre au philosophe d'opposer le contenu du pro-
jet aux qualités formelles de l'ouvrage. C'est encore elle qui permet d'oppo-
ser, parmi les qualités formelles, la clarté logique à la clarté intuitive pour si-
tuer les exemples dans cette dernière catégorie — celle apparemment la plus
éloignée de l'essentiel, du conceptuel, bref du fond de la théorie. La référence à
cette opposition entre la matière et la forme, et le privilège du premier terme,
permettent de qualifier les exemples de secondaires, doublement secondaires
puisqu'ils ne relèvent que de la forme de la forme. Ce statut secondaire permet
à Kant de minimiser le fonctionnement paradoxal, pour ne pas dire pervers,
des exemples en expliquant que s'ils causent trop de dommages, il suffit de
les éliminer. Mais si cette opposition hiérarchisée permet de distribuer ainsi
les rôles, une certaine tension se manifeste entre les deux relations que la dis-
tinction articule : l'opposition d'une part, et la hiérarchie de l'autre. En effet,
alors que la distinction se présente d'abord comme une opposition entre des
termes hétérogènes, il s'avère qu'elle est aussi invoquée comme une opposi-
tion relative. Ainsi, les qualités formelles ne sont pas seulement distinguées
des éléments matériels, elles sont aussi séparées entre elles selon le critère maté-
riel/formel. Après avoir détaillé « la matière de notre enquête critique 43 » Kant
se tourne vers « deux points…qui concerne[nt] la forme 44 ». Dans la discussion
des exigences formelles, l'association avec la matière revient pour justifier l'im-
portance supérieure de la clarté discursive. En effet, c'est parce que la clarté
discursive concerne « l'essence » du propos qu'elle a préséance sur la clarté in-
tuitive. Or la référence à l'essence n'est ici qu'une autre manière de se référer à la

43. CRP, Axiv ; PI 729.


44. Ibid.
2. LE STATUT DES EXEMPLES 35

matière du projet. L'opposition matière/forme est donc invoquée à l'intérieur


même du champ des considérations formelles.
L'opposition tranchée entre matière et forme est ainsi mise en cause dans
la préface de la Critique de la raison pure par l'apparition d'une série hiérarchisée
par ces termes. Est désigné comme matériel ce qui est plus important, formel
ce qui l'est moins. La préface articule ces considérations suivant une gamme
continue qui partirait du plus essentiel (ce qui peut être dit matériel ou essen-
tiel) vers le moins important (ce qui ne semble que formel). L'opposition n'est
plus tranchée ; elle est alors relative. Mais l'opposition n'est pas seulement re-
lativisée — elle est aussi neutralisée par son propre renversement. En effet,
selon cette préface les exemples relèvent de la forme, non pas de la forme qui
concerne l'essence mais de la forme qui ne concerne que la forme et pour-
tant, ils sont aussi explicitement rapportés à la matière puisqu'ils sont équiva-
lents à des éclaircissements in concreto. L'exemple n'est que pure forme, forme
de la forme, mais il est en même temps concret. Rappelons que Kant justi-
fie avoir écarté nombre d'exemples en plaidant qu'ils risquaient de corrompre
l'équilibre et l'articulation du tout. Ils « rendent méconnaissables…la structure
du système, structure qui compte pourtant le plus pour pouvoir juger de son
unité et de sa valeur 45 ». Selon Kant alors, les distorsions de la forme de l'ou-
vrage touchent au système — la forme change le contenu matériel au point
de le rendre « méconnaissable ». Il semble qu'aux limites il soit bien difficile de
distinguer ce qui relève de la forme du projet et ce qui relève de son contenu.
Le statut des exemples est aussi instable que l'opposition qui l'articule.
Pour revenir sur les difficultés symptomatiques de la peine qu'a la préface
à avancer des arguments qui justifieraient définitivement le choix affiché par
l'auteur d'écarter la plupart des exemples de son texte (difficulté à justifier
qu'on les écarte, mais aussi difficulté à justifier une mesure particulière qui
leur serait accordée), reprenons la lecture en prêtant particulièrement à une
deuxième opposition cruciale pour l'argumentaire de la préface, à savoir l'op-
position entre la théorie et la présentation. Comme on l'a vu, Kant organise
explicitement son propos en distinguant la matière de la Critique de sa forme
mais il confond lui-même cela avec une distinction entre, d'une part, le contenu

45. CRP, Axix ; PI 732.


36 1. LA THÉORIE DE L'EXEMPLE DANS LA PRÉFACE À LA CRITIQUE DE LA RAISON PURE

du projet et, de l'autre, la forme de l'ouvrage. Ainsi, l'étrange statut des exem-
ples — légitimes mais « moins » — est articulé par Kant grâce à la supposition
que la théorie et la présentation sont indépendantes. Ce n'est en effet que parce
que ce qui concerne la présentation de la théorie peut être considéré comme
n'appartenant pas en propre à la théorie, que Kant peut refuser aux exemples
la place qu'ils prennent « naturellement » ; ce qui se glisse naturellement dans
l'écriture n'appartient pas nécessairement à la théorie. Kant justifie ainsi son
choix d'écrivain d'avoir écarté nombre des exemples qui « se glissaient » « dans
la première esquisse » en expliquant que, d'une part, il y avait des risques à les
y laisser et, d'autre part, on pouvait se permettre de les éliminer. Selon l'ar-
gument invoqué, l'auteur peut se permettre de les écarter parce que les ex-
emples ne participent pas de la théorie même, ils ne sont que des additions
qui permettent de rendre plus agréable la présentation de ladite théorie. Or, si
les exemples peuvent faciliter la transmission de la théorie à certains lecteurs,
pourtant « les vrais connaisseurs en matière de science n'ont pas autant be-
soin de voir leur tâche facilitée 46 ». Kant réclame ici implicitement un public
averti pour son travail : il aura écrit pour les « vrais connaisseurs en matière
de science ». Par cette dernière affirmation, Kant semble simplement réclamer
un type particulier de public pour sa théorie : la pensée critique concernera
les connaisseurs et non le populaire et c'est cela qui ouvre la voie à l'argument
hyperbolique. Mais on fait ici aussi le premier pas vers un autre argument, à
savoir que la présentation d'une bonne théorie sera toujours adéquate à son
public naturel. En affirmant que les connaisseurs sont capables de percevoir
une bonne théorie même si celle-ci ne bénéficie d'aucune facilité dans sa pré-
sentation, Kant sous-entend une distinction entre la qualité de la théorie et
celle de sa présentation. Or, lorsque Kant réécrit ce propos dans la préface à la
deuxième édition, on découvre un argument qui semble au contraire mettre
en évidence une influence de l'une sur l'autre. Ainsi, alors que dans la préface
à la première édition Kant excuse par avance les faiblesses de la présentation
en affirmant qu'il n'y a pas de danger parce que la théorie et la présentation
sont indépendantes, dans la préface à la deuxième édition il explique que les fai-
blesses de présentation ne sont pas à craindre en arguant d'un rapport en droit
entre théorie et présentation. Kant avance en effet, alors, que la présentation

46. CRP, Axviii ; PI 731.


2. LE STATUT DES EXEMPLES 37

souffrira toujours de défauts mais que ce n'est pas grave puisque cela n'affecte
pas le fond de l'affaire.
En des endroits isolés, tout exposé philosophique est vulnérable (car
il ne peut s'avancer aussi bien cuirassé que l'exposé mathématique),
cependant que la structure du système, considéré comme unité, ne
court pas le moindre danger 47 .

Les obscurités sont, dit-il, « presque inévitables 48 » mais cela ne l'inquiète pas
puisqu'elles peuvent tout aussi certainement être éliminées. Kant défend en-
core l'idée que la vulnérabilité de l'exposé n'inquiète pas le système mais ce
n'est plus dans la perspective d'une indépendance entre la théorie (le système)
et la présentation (l'exposé) mais au contraire en arguant d'un rapport déter-
miné entre les deux. Il continue en effet en expliquant que
si une théorie a de la solidité, l'action et la réaction, qui, au début, la
menacent d'un gros danger, servent, avec le temps, seulement à faire
disparaître les inégalités, et si des hommes impartiaux, intelligents,
et ayant le sens de la vraie popularité s'en occupent, à lui procurer
même, en peu de temps, l'élégance requise 49 .

Ce qui semble d'abord menaçant finira par disparaître ; des hommes intelli-
gents et impartiaux donneront à l'ouvrage « l'élégance requise 50 ». Dans cette
conclusion optimiste, l'auteur affirme encore une fois s'en remettre aux vé-
ritables destinataires de son ouvrage, « des hommes de mérite qui se la sont
appropriée 51 », mais cette fois en avançant non que ceux-ci se passent d'un cer-
tain type de clarification mais plutôt qu'ils sont susceptibles de la fournir. Ainsi,
Kant explique-t-il que la théorie que son ouvrage propose a un lien en droit
avec un exposé adéquat pour tous les lecteurs légitimes car une théorie qui a
de la solidité est toujours susceptible d'un exposé adéquat, voire élégant. La
solidité du système — et non plus l'auteur — détermine l'exposé qui compte,
celui qui doit être possible pour peu que quelqu'un s'en occupe. Kant-auteur
refuse toujours la responsabilité de la sécheresse de l'exposé, mais ici ce n'est
plus parce que les exemples auraient été sacrifiés pour un plus grand bien, mais
parce qu'ils ne manquent pas vraiment dans la mesure où il serait aisé de les
rajouter. Selon ce passage, les exemples, comme tous les perfectionnements

47. CRP, Bxliv ; PI 755.


48. Ibid.
49. Ibid.
50. Ibid.
51. Ibid.
38 1. LA THÉORIE DE L'EXEMPLE DANS LA PRÉFACE À LA CRITIQUE DE LA RAISON PURE

possibles de la présentation, doivent être ajoutés par les lecteurs successifs.


Ainsi la distinction entre théorie et présentation permet bien d'articuler non
pas une mais deux justifications de la place limitée accordée aux exemples dans
la Critique, mais ces deux argumentations se réfèrent à la distinction dans deux
sens opposés : alors que l'une s'y réfère pour invoquer l'indépendance des deux
termes, l'autre y fait appel pour arguer de leur dépendance.
L'argumentaire hyperbolique n'est ainsi pas la seule manifestation d'une lo-
gique paradoxale lorsqu'il y va de l'exemple : les arguments kantiens ont entre
eux un rapport paradoxal dans la mesure où ils sont incompatibles les uns avec
les autres. Nous avons constaté que Kant se défend au moins trois fois de l'ob-
jection, anticipée par la préface, selon laquelle l'ouvrage manque d'exemples :
i) en expliquant que s'il manque d'exemples c'est pour une plus grande
cause, et que ce manque ne doit donc pas être reproché à l'auteur,
ii) en expliquant qu'il ne manque pas d'exemples, du moins pas pour les
seuls lecteurs envers lesquels l'auteur se sent redevable,
iii) en expliquant que le manque d'exemples est sans importance puisque,
dès lors que la théorie est solide, il est simple d'en peaufiner l'élégance et d'y
rajouter des exemples. Les trois arguments seraient recevables un par un mais
leur conjonction est contradictoire. En hommage à Freud, nous pouvons dire
que c'est une logique du chaudron que déploie Kant concernant cette question
du statut des exemples dans son ouvrage. Nous appelons logique du chaudron,
une logique du discours qui articule ainsi plusieurs arguments qui pourraient,
chacun, être recevable mais qui, se contredisant les uns les autres, ne peuvent,
selon la logique classique, être associés. Freud suggère que c'est là le mode de
penser de l'inconscient et cite, en exemple, en illustration, l'anecdote suivante :
A a emprunté un chaudron de cuivre à B. Une fois qu'il l'a rendu, B le
fait traduire en justice en l'accusant d'être responsable du gros trou
qui s'y trouve maintenant et qui rend l'ustensile inutilisable. A pré-
sente sa défense en ces termes : `Primo, je n'ai jamais emprunté de chau-
dron à B ; secundo, le chaudron avait déjà un trou lorsque B me l'a donné ;
tertio, j'ai rendu le chaudron en parfait état' 52 .

Si l'anecdote prête à rire, Freud nous enjoint à penser qu'elle doit pourtant
être prise au sérieux comme modèle d'une logique qui est parfaitement ac-
ceptable pour l'inconscient : la logique du chaudron est une instance de la
démarche de l'inconscient rendue visible. L'apparition de cette logique dans

52. Sigmund Freud, Le mot d'esprit et sa relation à l'inconscient, Paris, Gallimard, 1988, p.131.
3. CONTINUITÉ ET DISCONTINUITÉ DE LA TRADITION 39

l'ouvrage critique ne peut-elle pas alors justement signaler une activité de l'in-
conscient critique ? L'intérêt des arguments kantiens concernant le statut des
exemples serait alors que dans leur conjonctions ils signalent le site d'enjeux
qui dépassent les enjeux explicites de ces passages. Nous allons poursuivre cette
suggestion, prenant le fait que les oppositions deviennent problématiques pour
signe qu'il y a là un problème qu'il nous revient d'expliciter, voire d'expliquer.

3. Continuité et discontinuité de la tradition

D'aucuns pourront objecter que notre lecture qui suit les distinctions struc-
turant la théorie de l'exemple de la préface jusqu'à les voir chanceler, ou se ren-
verser, est elle-même démesurée. Ils diront qu'il ne faut lire, dans ce que nous
avons appelé une théorie de l'exemple, qu'une accumulation un peu banale
d'exercices convenus sur la question du style de l'ouvrage. Ils pourront plaider
que, si logique du chaudron il y a, ceci n'est pas très central pour le propos de
la Critique de la raison pure. Ils pourront aussi affirmer vouloir ne pas jouer les
effarouchés devant le fait que les distinctions entre matière et forme, ou entre
présentation et théorie, puissent manifester quelque instabilité, voire indécida-
bilité. Bref, ils pourront nous accuser d'une certaine naïveté qui consisterait à
prétendre suivre la lettre du discours kantien au point d'en oublier l'esprit, de
se rendre sourds au ton des remarques de la préface qui laisse entendre à des
oreilles averties qu'il ne s'agit que de conventions de présentation. Que leur ré-
pondre ? Nous espérons leur répondre par cette étude en montrant qu'à suivre
un peu obstinément les théories de l'exemple chez Kant, l'on découvre que
l'enjeu critique peut aussi s'entendre comme une nouvelle manière d'investir
les conventions et en particulier les conventions qui portent sur la fonction de
l'exemple. Pour l'heure, nous nous contenterons de souligner qu'accepter qu'il
y va ici de certaines conventions ne doit pas empêcher le lecteur de s'interroger.
La logique du chaudron, comme Freud l'a si bien montré, est un type d'argu-
mentation que la logique ne peut que dénoncer et qui pourtant ne signale pas
un discours qui sombre simplement dans l'absurdité mais un discours qui dit
quelque chose avec/à travers/malgré sa non-recevabilité pour la logique 53 .

53. Si nous tenons à souligner que c'est cette logique, qui n'en est pas, une (la logique du
chaudron) qui organise les propos kantiens au sujet de l'exemple dès cette préface (double pré-
face), c'est bien parce que cela met en lumière justement le rapport problématique entre les
règles de la logique et le sens du discours. Suivre les règles logiques, voilà une condition d'un
40 1. LA THÉORIE DE L'EXEMPLE DANS LA PRÉFACE À LA CRITIQUE DE LA RAISON PURE

Il ne nous semble pas accidentel que la préface avance une théorie des ex-
emples dont les raisonnements semblent si problématiques du point de vue
de la logique. Mais quelles conclusions devons-nous tirer du constat que Kant
se condamne à de bien curieux arguments lorsqu'il est question d'exemples ?
Avant d'essayer d'en tirer des conclusions, peut-être faut-il clarifier exactement
ce qui est ici tenu pour signifiant. Si la nature contradictoire des arguments
concernant la place des exemples attire l'attention, pourtant ce n'est peut-être
pas encore exactement cela qu'il faut interroger. Ce n'est peut-être pas le sta-
tut problématique des exemples qui intriguera les lecteurs que nous sommes,
mais le statut problématique de ce statut. En occupant leur place naturelle,
les exemples détruisent ces lieux. En fournissant une clarté intuitive, les exem-
ples seraient appelés à fournir un accès immédiat à une pensée qui, dès lors
qu'elle se rendrait immédiatement accessible, ne serait plus tout à fait celle à
laquelle il s'agissait d'accéder. Bien que la situation des exemples, telle qu'elle
est décrite par Kant dans la préface à la Critique de la raison pure, semble pro-
blématique, le discours kantien n'attire pas l'attention sur ces paradoxes. Au
contraire, elle évoque les difficultés pour mieux les étouffer. Tout se passe
comme si de telles difficultés devaient encourager le lecteur à passer au plus
vite sur ces problèmes — ce ne sont après tout que des problèmes de forme —
plutôt que d'écouter quelque instinct critique, pourrait-on dire, qui lui intime-
rait de ralentir pour considérer les implications de ces contraintes paradoxales.
Comme on l'a vu, le ton de la préface n'est pas à l'alarmisme lorsqu'elle traite
de l'exemple. Après avoir expliqué que la place des exemples dans l'ouvrage
pose inévitablement un dilemme à l'auteur, Kant rassure le lecteur qu'il a su
décider pour le mieux, et que s'il manque quelque exemple ce n'est que pour
le plus grand avantage de ce qui est plus nécessaire, à savoir une autre forme
de clarté. Tout se passe comme si Kant était lui-même suffisamment rassuré
et sûr de son affaire pour se permettre la coquetterie de prétendre ne pas pou-
voir préjuger la valeur de son ouvrage alors que, quelques paragraphes plus

discours (philosophique) légitime pour Kant, et pourtant, le respect des règles logiques ne suf-
fit pas pour pouvoir articuler quelque proposition philosophique que ce soit. C'est ce constat
qui pousse le philosophe à interroger la possibilité d'une logique transcendantale. D'une cer-
taine manière, on peut lire tous les efforts de la pensée critique comme autant d'efforts pour
penser la double condition de possibilité d'un discours qui a du sens : la première partie de la
condition est le respect des règles logiques, la deuxième un pas au-delà de ces règles. Nous
allons voir que Kant apporte plusieurs réponses à ce défi, et que l'exemple y joue toujours un
certain rôle pour la pensée. C'est bien pour cela que la question de l'exemple fournit un fil
conducteur si prometteur pour une lecture des temps forts de la pensée critique.
3. CONTINUITÉ ET DISCONTINUITÉ DE LA TRADITION 41

haut, lorsqu'il s'agissait de la certitude, il n'osait se permettre de telles politesses


et sentait le besoin au contraire d'affirmer explicitement la valeur de son ou-
vrage en expliquant qu'on y trouverait la mesure même de la certitude. Pour-
quoi les difficultés qui s'annoncent avec la description du fonctionnement des
exemples sont-elles si peu effrayantes ? Pourquoi le conflit entre la place que
les exemples prennent naturellement d'une part, et l'étendue propre de l'ou-
vrage qui ne comprend pas cette place d'autre part, n'est-il plus grave ? C'est
en interrogeant justement l'absence de menace portée par les difficultés que
suscitent les exemples que nous pouvons commencer à nous familiariser avec
la fonction de l'exemple dans le système kantien. Pour revenir au vocabulaire
de l'analyse dont nous avions dit qu'elle est un des registres de ce projet de
connaissance de soi que propose la Critique, nous pourrions dire que la nature
de l'argumentation, quant à la place des exemples, peut être traitée comme un
symptôme.
Ce ne sont donc pas seulement les incohérences de la théorie des exem-
ples qu'avance la préface qui attirent notre attention mais l'étrange fait que
Kant, philosophe rigoureux et attaché à proposer la seule voie possible vers
une connaissance systématique, ait pu laisser subsister ces incohérences même
là où elles concernent une question qui ne pouvait que lui importer : l'accès
des lecteurs à la pensée critique. Devons-nous nous ranger à l'explication la
plus facile, la plus accessible, celle qui, peu exigeante, consisterait à affirmer
que le discours de Kant ici passe facilement parce qu'il appartient tout entier,
contradictions comprises, à une longue tradition ? La caractérisation du pou-
voir de l'exemple que Kant avance ici est en effet familière aux lecteurs de la
tradition philosophique et, plus particulièrement, de la tradition rhétorique qui
informe toute réflexion sur la présentation des arguments. La description des
exemples que l'on trouve ici est en effet aussi convenue que l'exercice d' « ex-
cuse » dans lequel elle s'inscrit. Lors de l'exercice conventionnel qui consiste
à excuser les faiblesses de son ouvrage tout en expliquant que ces faiblesses
sont inévitables et/ou souhaitables, Kant s'appuie sur certaines conventions
qui font de l'exemple une illustration concrète qui peut faciliter la compré-
hension d'une théorie mais qui n'y participe pas. Non seulement ce que Kant
dit des exemples ne s'écarte pas du sens courant du terme, mais cela recoupe
largement des thèmes que la tradition philosophique a diffusés. Aussi bien le
principe d'un risque lié aux exemples, que les spécifications de leur valeur en
termes d'agrément, de lumière, ou de vivacité, bref leur valeur ornementale,
42 1. LA THÉORIE DE L'EXEMPLE DANS LA PRÉFACE À LA CRITIQUE DE LA RAISON PURE

font partie de la tradition 54 . L'association des exemples a un discours popu-


laire plutôt que scientifique peut être rapporté à la première théorisation de
l'exemple, celle que l'on trouve dans la Rhétorique aristotélicienne 55 . Depuis
ses débuts, l'exemple est cité comme une espèce de preuve qui convient au
populaire ou à ceux qui ne seraient pas en mesure de suivre de longues dé-
monstrations, ou ne fourniraient pas l'effort requis pour y parvenir.
La description des exemples que fait Kant dans sa préface reprend donc en
bien des points les qualités de ces ancêtres que sont le paradeigma aristotélicien
et l'exemplum cicéronien. Qui plus est, la nécessité et la difficulté à maintenir
que la forme et la matière du discours sont indépendants, sont aussi anciennes
que la tradition qui tient à affirmer cette indépendance. La Rhétorique d'Aris-
tote en témoigne. Selon Aristote, la rhétorique est l'art de trouver la meilleure
présentation possible pour un sujet donné ; c'est un simple outil qui n'a pas
de « contenu » propre. Or cela provoque la suspicion : dès ses débuts, l'art
de la rhétorique se voit contraint à répondre à l'accusation d'être un allié du
scepticisme, voire une forme de sophisme. Donner une bonne présentation à
n'importe quel argument, n'est-ce pas trahir la bonne cause, se moquer de la
vérité ? Pour répondre à de telles accusations, Aristote explique que la rhéto-
rique tendra à faire plus de bien à la vérité et à la justice qu'à l'injustice. Ainsi,
d'une part, il prétend à la neutralité de la rhétorique qui n'aurait aucun lien
avec un contenu particulier — ni le juste, ni l'injuste —, mais, d'autre part, il
affirme que « [l]a rhétorique est utile, parce que le vrai et le juste ayant une

54. La tradition fournit en effet de nombreuses références à une certaine luminosité qui
rend le propos à la fois agréable et accessible. Nous pensons, entre autres, à Erasme pour
qui les exemples sont utiles « not only to make our case look convincing, but also to dress it up and
brighten, expand and enrich it » (De Copia traduit en anglais dans Collected Works of Ersmus, To-
ronto, Toronto University Press, 1978, p.607 ; cité par John D. Lyons Exemplum ; The Rhetoric of
Example in Early and Modern France and Italy, Princeton, Princeton University Press, 1989, p.17).
Chez Quintillien, celui parmi les orateurs romains qui donne sans doute le plus d'importance
aux exemples, les exemples qui font argument par similitude relèvent de l'ornementation ; les
exemples servent alors à rendre l'argument sublime, riche, attirant et frappant : « sublimem,
foridam, iucundam, mirabilem » (Instiutio Oratoria, livre VIII, iii, 74, Cambridge MA, Harvard
University Press (The Loeb Classical Library), 1986, p.252).
55. La Rhétorique est en effet le lieu d'une première théorisation de l'usage de l'exemple (ap-
pelé paradigme). Il s'agit pour Aristote de préciser les modalités de persuasion qui conviennent
à un discours devant le peuple, autrement dit de preuves susceptibles d'emporter la conviction
de tout un chacun et non pas de développer une science (l'exemple est une preuve rhétorique
et non dialectique). Dans ce contexte, l'exemple semble encore de moindre valeur démonstra-
tive : selon Aristote, ce n'est que si l'on manque d'enthymèmes (syllogismes rhétoriques) qu'il
faut user des exemples comme démonstration (cf. Rhétorique, trad. M.Dufour, Paris, Les Belles
Lettres, 1932, 1394a).
3. CONTINUITÉ ET DISCONTINUITÉ DE LA TRADITION 43

plus grande force naturelle que leurs contraires, si les jugements ne sont pas
rendus comme il conviendrait, c'est nécessairement par leur seule faute que
les plaideurs ont le dessus » 56 . Voilà un double discours qui maintient tour à
tour que les considérations formelles sont indépendantes du propos présenté
et que la bonne qualité de la théorie, ou de l'argument présenté, — sa vérité ou
sa justice — prédispose à une bonne présentation. Nous ne sommes pas très
éloignés de l'oscillation que nous avons observée dans la préface de la Critique
de la raison pure entre l'affirmation que la forme est indépendante du propos,
et la suggestion que la justesse du système prédispose à l'élégance requise.
La continuité d'un discours qui remonte jusqu'à Aristote — voilà qui pour-
rait conduire à penser que, malgré toutes les difficultés que relève une lecture
attentive, les propos de Kant concernant la distinction entre théorie et exposé,
mais aussi sa théorie du statut des exemples, ne doivent pas heurter le lecteur
averti. Le discours de Kant sur les caractéristiques de l'exemple s'inscrivant
dans la continuité du discours aristotélicien sur les paradigmes, rien de sur-
prenant, pourrait-on dire, à ce que le discours kantien sur le rapport entre les
considérations de présentation et le statut des arguments à présenter soit mar-
qué par une tension qui sous-tendait déjà la Rhétorique du Stagirite. La conti-
nuité dans la tradition peut certes expliquer que les lecteurs de la préface qui
ont une culture philosophique — les connaisseurs en la matière — puissent ne
pas être heurtés par les arguments avancés et puissent, par conséquent, affron-
ter même des logiques hyperboliques comme autant de banalités, mais qu'il y
ait continuité n'empêche en rien d'interroger cette continuité. Il nous semble,
au contraire, que cette continuité des propos entre Aristote et Kant doit nous
interpeller au vu des différences entre leurs projets respectifs. L'apparence de
continuité que donne l'attribution de caractéristiques similaires aux exemples
masque en effet des ruptures essentielles. Si, en utilisant le terme au sens mo-
derne, l'on peut dire que la théorie des exemples de la préface à la Critique de
la raison pure traite de problèmes de « rhétorique », c'est pourtant tout le sens
de ce terme qui a changé entre Aristote et Kant. A changé non seulement ce
que l'on entend par rhétorique mais aussi la place de la rhétorique, son statut,
son rapport à ce que l'on nomme philosophie, ou à la métaphysique, le sens
qu'on lui donne dans son rapport au sens. Pour Aristote, la rhétorique est un
des lieux du langage. Le domaine de la rhétorique recoupe celui des affaires

56. Aristote, Rhétorique, 1355a20-3.


44 1. LA THÉORIE DE L'EXEMPLE DANS LA PRÉFACE À LA CRITIQUE DE LA RAISON PURE

de la cité — les décisions raisonnées sur les lois, sur ce qui est à célébrer ou au
contraire à lamenter, etc. Bref, c'est dans le domaine de la rhétorique que l'on
façonne l'image de la cité de demain, et que l'on détermine la stratégie pour y
arriver à travers la gestion du quotidien. Cet ensemble particulier de fonctions
exige un lieu propre ; le lieu géographique sera celui de la place publique ou du
tribunal, le lieu langagier sera celui de la rhétorique 57 . Pour Aristote en effet, il
doit y avoir des lieux langagiers différents, il doit y avoir des formes de preuves
différentes selon les questions. Ainsi, il traite d'incultes ceux qui réclameraient
la même forme de preuve, ou la même rigueur, pour des questions métaphy-
siques et des questions éthiques. Il rejette comme déraisonnable d'exiger une
certitude comparable en science et dans les affaires de la cité 58 . Être philosophe
c'est aussi, pour lui, savoir ce qui sied comme méthode à différentes questions.
Être philosophe c'est comprendre qu'on ne peut traiter des questions éthiques
avec des méthodes mathématiques. On peut se demander si, selon ces critères,
Kant ne pourrait pas être taxé d'être un inculte dans la mesure où il exige la
même rigueur dans le domaine théorique et dans le domaine pratique. Il ad-
met tout à fait que l'on utilise des arguments approximatifs, voire des images
parlantes plutôt que des démonstrations rigoureuses, pour convertir le public
au point de vue correct, mais cela tombe alors dans le cadre d'ouvrages popu-
laires. Tout autre sera l'ouvrage sérieux qu'est la Critique et là, le philosophe
doit exiger une rigueur identique sur tous les sujets. Qui plus est, loin de pro-
mouvoir la spécificité de la méthode, voir des instruments logiques, dans dif-
férents domaines, Kant pose que le mathématicien doit servir de modèle pour
la méthode critique qui touchera à tous les domaines. En faisant appel au vo-
cabulaire exemplaire, Kant déclare en effet que

[j]e devais penser que l'exemple <Beispiel> de la mathématique


et de la physique, qui sont devenues par l'effet d'une révolution
produite d'un coup, ce qu'elles sont maintenant, était assez re-
marquable…pour les imiter ici 59 .

57. Pour une analyse plus détaillée des lieux du langage, voir les analyses d'Anne Cauquelin,
Aristote et le langage, Paris, Presses Universitaires de France, 1990.
58. « [I]l est d'un homme cultivé de ne rechercher la rigueur pour chaque genre de choses
que dans la mesure où la nature du sujet l'admet : il est évidemment à peu près aussi déraison-
nable d'accepter d'un mathématicien des raisonnements probables que d'exiger d'un rhéteur
des démonstrations proprement dites » (Aristote, Ethique a Nicomaque, trad. J. Tricot, Paris,
Vrin, 1979, 1094b24-28, p.38).
59. CRP, B xv-xvi ; PI 739. La même référence à l'exemple intervient quelques paragraphes
plus loin : « [d]ans cet essai de changer la démarche jusqu'ici suivie en métaphysique, opérant
3. CONTINUITÉ ET DISCONTINUITÉ DE LA TRADITION 45

C'est en imitant les physiciens que Kant espère sortir des débats sans fin y com-
pris en ce qui concerne les questions éthiques 60 . D'une certaine manière, la
préface de la Critique de la raison pure définit le projet critique précisément en
refusant la pertinence d'une technique rhétorique : la métaphysique ne sera
sauvée du chaos, selon Kant ici, que si l'on renonce à ces échanges d'arguments
dans lesquels la technique rhétorique peut apporter un avantage. L'on pourrait
presque dire que la Critique de la raison pure s'écrit contre la pratique rhétorique.
Selon Kant, si la démarche critique s'impose, c'est bien parce qu'elle promet
tout autre chose que des paroles convaincantes ; s'interdisant de conquérir l'as-
sentiment par ces tactiques déloyales telle le charme, elle promet la certitude.
Au vue des transformations que subit la conception du lieu rhétorique entre
Aristote et Kant, au vu de l'hétérogénéité de leurs principes méthodologiques,
il faut interroger à la fois la continuité apparente dans l'analyse d'une fonction
propre à la présentation d'une théorie ou d'un argument et la continuité entre
leurs explications respectives des caractéristiques et fonctions de l'exemple. On
doit considérer cette continuité comme surprenante. Étrange que l'efficacité
de ce discours convenu sur les exemples qui pourrait, justement en donnant
une impression de banalité, faire passer pour peu sujet à débat des prises de
positions aussi lointaines l'une de l'autre que celles de Kant et d'Aristote sur le
rapport entre les différentes parties de ce qu'aujourd'hui nous appelons philo-
sophie !

ainsi en elle une complète révolution à l'exemple des géomètres et des physiciens, consiste
donc la tâche de cette critique de la raison pure spéculative » (CRP, B xxii ; PI 743). Cette réfé-
rence à l'exemple comme modèle d'une démarche à suivre semble bien éloignée des exemples
qui fournissent des éclaircissements in concreto. Rien dans la préface ne permet de penser que
ce n'est pas un simple accident que le terme Beispiel soit invoqué dans ces différents contextes.
Au terme de cette étude nous espérons pourtant pouvoir monter que Kant sera obligé juste-
ment de se référer, fut-ce indirectement, à une même exemplarité pour tenir jusqu'au bout
son argument quant à la possibilité de ces deux rôles de l'exemple. Nous espérons aussi arti-
culer les divers sens de l'exemple que la préface invoque déjà, sans les rapprocher : l'exemple
comme éclaircissement mais aussi l'exemple comme modèle-mesure (exemple de la certitude)
et l'exemple d'une démarche à suivre (l'exemple des mathématiciens, ou des physiciens).
60. Certes, Kant n'exige pas le même type de preuve en mathématique et pour des questions
éthiques mais la distinction se fait bien alors au niveau des types de preuves, et non pas au
niveau de leur degré de certitude ou de rigueur. Ainsi quand Kant déclare qu'« il ne convient
nullement à la nature de la philosophie de parader avec une allure dogmatique et de se parer
des titres et des insignes de la mathématique » (CRP, A 735 / B 763 ; PI 1314) cela vaut pour mise
en garde quant à la stratégie démonstrative qui convient aux questions philosophiques dans le
but d'atteindre une « solidité » qui permette « l'union fraternelle » avec les mathématiques.
46 1. LA THÉORIE DE L'EXEMPLE DANS LA PRÉFACE À LA CRITIQUE DE LA RAISON PURE

Le rôle des exemples, tel que Kant le présente dans la préface à la pre-
mière Critique, ne peut être considéré comme secondaire, banal, et finalement
peu inquiétant, qu'à la condition d'adopter un discours sur les problèmes spé-
cifiques à la présentation des arguments qui semble difficile à concilier avec
les prises de position qui rendent possible le projet critique. D'emblée nous
sommes amenés à marquer que la facilité avec laquelle Kant prétend écarter
les difficultés que lui-même évoque au sujet des exemples n'est pas justifiée par
les arguments qu'il propose. Ces arguments — et surtout leur conjonction —
ne satisfont pas aux exigences de la logique ; or c'est bien une articulation lo-
gique des arguments, telle qu'on en trouve dans les mathématiques, que Kant
entend établir pour remplacer des débats qui risquent de se prolonger. Si la
continuité avec une longue tradition permet de masquer la difficulté, notre
étude du discours kantien sur les exemples doit considérer la théorie « rhéto-
rique » des exemples que Kant reprend à son compte, non pas malgré le fait
que cette théorie reprenne un discours plutôt convenu, mais plutôt en tenant
compte aussi de cela 61 . Si elle peut expliquer un peu la familiarité des propos
kantiens, la continuité traditionnelle ne fait qu'accentuer la nécessité d'interro-
ger les discours kantiens sur l'exemple.

Nous avons commencé à plaider par avance pour l'intérêt d'une étude
de l'exemple en soulignant les difficultés que la première théorie kantienne
de l'exemple fait apparaître. Nous aurions pu aussi plaider pour l'intérêt de
la question de l'exemple chez Kant en rappelant que, selon Merleau-Ponty,
« toute théorie de la peinture est une métaphysique 62 ». Reposant sur une cer-
taine conception de la peinture, la théorie de l'exemple qu'avance la préface
à la Critique de la raison pure, selon laquelle l'exemple à pour rôle d'illustrer

61. Bien plus loin (au chapitre 7), nous verrons que cette interrogation nous ramène à une
tout autre perspective sur la dette de Kant envers les théories rhétoriques.
62. L'œil et l'esprit, Paris, Gallimard, 1964, p.42. Merleau-Ponty évoque cela lors d'une ana-
lyse de Descartes auquel il reproche d'avoir accordé un tel privilège à ce que Kant nomme
composition (« ce qui plaît à Descartes dans les tailles-douces, c'est qu'elles gardent la forme
des objets …[e]lles donnent une présentation de l'objet par son dehors ou son enveloppe ») qu'il
s'est interdit l'accès au « murmure indécis des couleurs [qui] peut nous présenter des choses,
des forêts, des tempêtes, enfin le monde, et peut-être d'intégrer la perspective comme cas par-
ticulier à un pouvoir ontologique plus ample »(p.42-3). La théorie de la préface de la Critique
de la raison pure trahit-elle un aveuglement similaire de la pensée kantienne ? Nous allons cher-
cher à entendre dans le texte kantien un certain murmure des couleurs qui vient modifier un
tel diagnostic.
3. CONTINUITÉ ET DISCONTINUITÉ DE LA TRADITION 47

une construction philosophique, voire d'apporter des couleurs qui animent


la composition métaphysique, n'est-elle pas alors susceptible justement de va-
loir pour théorie métaphysique ? Nous nous proposons en tout cas de suivre la
question de l'exemple pour lire la métaphysique kantienne, une piste de lecture
qui relie ces problématiques de l'exemple au projet même de Kant de propo-
ser une (nouvelle) métaphysique. Notre parcours va nous emmener de cette
théorie de la peinture que l'on trouve dans la préface à la Critique de la raison
pure jusqu'à la théorie de la peinture qu'avance la Critique de la faculté de juger 63 .
Il nous mènera de la première phrase de la préface de la première Critique jus-
qu'à la dernière section de la Métaphysique des mœurs, c'est-à-dire d'un premier
appel à la raison de reprendre la tâche de se connaître elle-même, jusqu'aux
conclusions de la Doctrine de la Vertu et sa formulation du premier comman-
dement valant pour tous les devoirs envers soi-même : connais toi toi-même
(Erkenne dich selbst). C'est là le premier commandement, explique Kant, car
« seule la descente aux enfers qu'est la connaissance de soi fraie le chemin
de l'apothéose 64 ». Paradoxes et hyperboles sont ainsi évoqués non seulement
pour l'affaire des exemples, mais aussi pour décrire le chemin de la pensée cri-
tique. Rapports ? Rencontres ? C'est la lecture qui pourra nous faire apprécier
cette proximité.
Nous allons donc suivre la descente aux enfers de la raison cherchant à
s'adapter à son destin déchiré tel que l'œuvre critique nous encourage à la pen-
ser. Nous allons suivre l'œuvre critique ou l'exemple de Kant. En effet, malgré
les déclarations de la préface, l'exemple est peut-être un autre nom pour ce qu'il
y a de plus essentiel dans la démarche kantienne. Pour s'adapter à son destin,
la raison humaine, suggère Kant, doit commencer par défricher une terre nou-
velle. Le travail (de la) critique, destinée humaine justement, seule destination
possible pour la raison humaine si elle veut avoir une destination au lieu d'er-
rer, consistera justement à essarter le champ de la métaphysique. Ainsi, Kant

63. La Critique de la faculté de juger avance une théorie de la peinture dont on ne peut pas
dire qu'elle soit autre que celle de la préface. Elle réitère le privilège de la composition et l'as-
pect secondaire des couleurs. Elle est pourtant autre, malgré les répétitions, autre parce que
justement elle proposera une autre conception de la répétition. Pour être plus précis, il fau-
drait dire que la théorie de la troisième Critique peut être autre parce que nous pouvons la lire
autrement. Ce sera là en quelque sorte une illustration ou une mesure (les deux se rejoignant
ici) du parcours de la lecture : le parcours de la lecture/critique nous conduit à revenir sur les
lieux (communs) d'avant le départ pour y retrouver la même chose autrement.
64. « [N]ur die Höllenfahrt des Selbsterkenntnisses bahnt den Weg zur Vergötterung » (MM, Ak VI
441 ; PIII 730).
48 1. LA THÉORIE DE L'EXEMPLE DANS LA PRÉFACE À LA CRITIQUE DE LA RAISON PURE

promet à ses lecteurs une Métaphysique de la nature, « système qui, sans avoir
même la moitié de l'étendue de la critique, doit avoir cependant un contenu
incomparablement plus riche que celle-ci » dès que le travail de la Critique aura
été mené à bien. Ce travail est celui de « présenter les sources et les fonctions
de [l]a possibilité » d'une métaphysique de la nature ; le mener à bien consiste à
« déblayer et aplanir un sol à la végétation folle 65 ». La Critique a pour tâche de
préparer une clairière pour cultiver le plus valable de ce que la raison humaine
peut produire, culture dont les produits seront proposés dans un ouvrage ulté-
rieur. La critique déblaye le terrain pour le système qui aura un riche contenu
doctrinal. En faisant appel à un terme latin, nous pourrions dire que la Critique
doit faire advenir l'exemplum : la clairière dégagée pour accueillir les cultures 66 .
La réponse spéculative de la raison au constat de la déchirure qu'est le destin
humain passe par cette découpe qu'est l'exemple.
De multiples raisons nous conduisent ainsi vers l'hypothèse de notre lec-
ture, à savoir que l'exemple joue des rôles essentiels dans le scénario kantien.
Nous allons voir que l'exemple — ou plus exactement la théorie de l'exemple
quand la nécessité de celle-ci se fait sentir — révèle souvent des problèmes im-
portants dans, et pour, la pensée de Kant. Plus intéressant encore, les réponses
de Kant à ces mêmes problèmes passent aussi par une, ou des, pensée(s) de
l'exemple. Notre lecture tient surtout à montrer que l'exemple est impliqué
dans la solution du défi qu'il contribue à lancer à la philosophie critique, et
cela aussi bien dans le domaine pratique que dans le domaine théorique, et
que ce n'est que la Critique de la faculté de juger qui permettra à Kant de re-
lever ces défis. Nous voudrions ainsi montrer que, pour méditer la réponse
que propose Kant à la déchirure particulière de la destinée humaine, il nous
faut le suivre dans une réflexion sur l'exemplarité de l'exemple. En effet, nous
voudrions suggérer que lorsque la troisième Critique avance une conception
particulière de l'exemplarité pour définir le génie, et son œuvre, dans le do-
maine des beaux-arts, nous trouvons non seulement une théorie de l'art mais

65. CRP, Axxi, PI 733.


66. En effet, l'exemplum du latin moyen pouvait être un équivalent d'essart : ce qui est dé-
coupé pour faire place à la culture de la terre. Cette origine étymologique liée à la coupe fait de
l'exemple une clairière. Exemplum — la deuxième de trois définitions le tient pour équivalent
d'exartum, essartis — cf français essarts ; bois dégagé pour la culture…. Cf. Sieur Charles de
Fresne Du Cange, Glossarium mediae et infimae latinitatis D.P. Charpentier et al. (éds.) Niort,
Favre, 1883. 3 : 356-58, cité par John D. Lyons Exemplum, p.241. Nous reviendrons à l'exemplum
au chapitre 5.
3. CONTINUITÉ ET DISCONTINUITÉ DE LA TRADITION 49

aussi le dernier élément de l'œuvre par laquelle Kant accomplit la tâche qu'il
s'est fixée. Autrement dit, c'est peut-être dans l'exemplarité de la Critique de la
faculté de juger esthétique que nous trouvons le verdict du tribunal que la Critique
de la raison pure se proposait d'instaurer 67 . Nous allons donc nous accrocher au
fil conducteur de l'exemple pour tenter d'accompagner Kant sur le parcours de
la Selbsterkenntnis de la raison qu'il nous encourage à emprunter, acceptant que
ce parcours comprendra sans doute, comme toute analyse, non seulement des
moments où l'on se sent perdu, non seulement de fréquents retours en arrière,
mais même une certaine « descente aux enfers » vers des lieux où la logique,
mais aussi les exemples, nous abandonnent.

67. Plus exactement, c'est dans l'articulation entre ce qu'avancent les deux premières et la
troisième Critique respectivement que nous trouvons les meilleurs réponses de la pensée kan-
tienne aux problèmes qu'elle se pose.
CHAPITRE 2

L'exposition de l'exemple dans le domaine théorique


ou l'anatomiste et le médecin

Dans la préface de la Critique de la raison pure, Kant accorde aux exemples


une certaine efficacité pour rendre le livre accessible au lecteur. Fournissant un
accès intuitif à la théorie, les exemples peuvent, selon Kant, contribuer à ame-
ner le lecteur à accepter la théorie avancée, voir à s'y rallier, bien qu'ils n'aient
pas le statut de véritables démonstrations. Les exemples n'appartiennent pas à
la théorie critique qui est démonstrative, ils peuvent seulement aider à la pré-
senter. Le rôle de l'exemple que Kant décrit dans cette préface se fonde sur
une distinction entre la théorie et sa présentation qui, nous l'avons déjà noté,
s'avère problématique dans la préface elle-même. Or les choses se compliquent
encore. Si la préface définit le rôle de l'exemple en rapport avec la présenta-
tion par opposition au système de la théorie elle-même, le corps de la Critique
avancera que le rôle de l'exemple relève d'une présentation qui fournit une
preuve essentielle à la théorie elle-même. Bien après la préface, dans l'un des
derniers ouvrages de la philosophie critique et non plus en son seuil déclaré,
Kant explique en effet que l'exemple fournit une présentation qui constitue un
élément essentiel de démonstration. La présentation in concreto des concepts
que l'exemple fournit n'est alors plus considérée comme un outil rhétorique
susceptible de rapprocher le lecteur de la théorie, mais plutôt comme une opé-
ration essentielle à la constitution de la théorie. Nous pourrions ici taxer Kant
d'incohérence, ignorant dans une définition de l'exemple la distinction qu'il a
lui-même posée et utilisée entre une théorie et sa présentation. Mais là n'est pas
notre objet. En soulignant que le rôle de l'exemple est tantôt pensé comme ex-
térieur à la théorie, tantôt comme lui appartenant, nous espérons plutôt com-
mencer à prendre la mesure de la difficulté qu'il y a à rendre compte concep-
tuellement du rôle de l'exemple. Plutôt que dénoncer une inconséquence de la
part de notre auteur, nous tenons à nous demander dans quelle mesure ce qui
apparaît comme inconséquence est une conséquence de difficultés théoriques.
L'ambivalence quant au statut des exemples est un signe des difficultés qu'a le
52 2. L'EXPOSITION DE L'EXEMPLE DANS LE DOMAINE THÉORIQUE

philosophe critique à concevoir clairement et de façon univoque l'exemple ;


cela peut nous orienter vers les difficultés que l'exemple prend en charge au
sein de la philosophie critique.
L'exemple conçu par Kant ignore la distinction entre la théorie et l'exposé
qui la rend accessible, distinction sur laquelle il est fondé. Nous en prenons
acte pour y voir un signe que l'exemple sera pour Kant une occasion de re-
penser justement la scène de la transmission et de l'enseignement de la pensée
philosophique. Nous y reviendrons dans la deuxième partie de cette étude.
Nous allons commencer en poursuivant l'inventaire des difficultés associées à
l'exemple. La préface de la Critique de la raison pure soulignait une première diffi-
culté lorsqu'elle nous avertissait que les exemples sont utiles mais dangereux du
point de vue de la rédaction de l'œuvre écrite. D'autres difficultés apparaissent
lorsque nous considérons les rôles spécifiques que Kant leur attribue dans les
domaines théorique et pratique. Nous allons voir en effet, que les textes kan-
tiens nous enjoignent à penser que l'exemple est à la fois impossible et néces-
saire pour la pensée théorique, utile et inutile pour la philosophie pratique.
Nous allons chercher à exposer ces difficultés tour à tour en montrant que les
ambivalences à l'égard de l'exemple se rattachent à des problèmes essentiels
pour les deux domaines de la raison kantienne.
On ne trouve dans le texte kantien que relativement peu de théorisations
explicites de l'exemple. Sans doute est-ce symptomatique qu'une des rares ex-
ceptions apparaisse dans une note, comme si l'exemple n'appelait presque pas
d'explications, comme si le principe de son usage et de son efficacité était ac-
quis avant toute réflexion philosophique. Peut-être devons-nous penser que
c'est aussi symptomatique que, lorsqu'elle arrive, la théorie de l'exemple est
d'emblée double. C'est dans un texte très tardif, la Métaphysique des Mœurs, à
l'occasion d'un alinéa dédié explicitement au fonctionnement du bon exemple
dans l'éducation morale, que Kant énonce en quelques phrases sa « théorie »
la plus développée sur les rôles de l'exemple. Il insiste alors sur la distinction
entre l'exemple dans la philosophie pratique et l'exemple dans la philosophie
théorique.
Le mot allemand Beispiel (exemple), que l'on emploie communément
comme équivalent du mot Exempel, n'a cependant pas la même si-
gnification. Prendre exemple <Exempel> de quelque chose et intro-
duire un exemple pour expliciter une expression sont des concepts
totalement différents. L'exemple <Exempel> est un cas particulier
d'une règle pratique, pour autant que cette règle représente une
1. L'EXEMPLE COMME MODÈLE DE LA PREUVE DE RÉALITÉ OBJECTIVE 53

action comme praticable ou impraticable. En revanche, un exem-


ple <Beispiel> n'est que le particulier (concretum) représenté comme
compris sous l'universel d'après des concepts (abstractum) et ce n'est
que l'exposition <Darstellung> théorique d'un concept 1 .

Kant pose ici que l'Exempel et le Beispiel n'ont rien en commun. Kant explique
que les deux mots n'ont pas la même signification et il les décrit de manière à ce
qu'il n'y ait aucun recoupement — ce sont des concepts totalement différents
(ganz verschiedene Begriffe). La distinction serait d'autant plus facile à maintenir
qu'il ne s'agit pas d'opposition — et donc inévitablement d'une solidarité réci-
proque dans l'opposition — mais simplement de choses différentes qui, en alle-
mand, peuvent être désignées par des termes distincts. Est-ce ici un hasard que
le terme Beispiel puisse nommer les deux concepts ? Nous en viendrons, après
une longue lecture du texte kantien, à rapprocher les deux sens de l'exemple,
au moins dans la mesure où les deux rôles qui lui sont attribués s'avèreront
exiger tous deux une référence à l'exemplarité élaborée dans la Critique de la fa-
culté de juger. Mais pour commencer, en adoptant la distinction entre théorique
et pratique qui articule cette double définition de l'exemple, nous allons nous
intéresser au domaine théorique et essayer de prendre la mesure de la fonc-
tion que Kant attribue à l'exemple quand il dit de celui-ci qu'il est l'exposition
théorique d'un concept.

1. L'exemple comme modèle de la preuve de réalité objective

Le rôle de l'exemple dans le domaine théorique de la raison est ainsi résumé


par Kant dans la définition de la Métaphysique des mœurs :
un exemple <Beispiel> n'est que le particulier (concretum) représenté
comme compris sous l'universel d'après des concepts (abstractum) et
ce n'est que l'exposition <Darstellung> théorique d'un concept 2 .

Un exemple n'est que (nur) le particulier représenté comme compris sous l'uni-
versel d'après des concepts et ce n'est que (bloß) l'exposition théorique d'un

1. « Beispiel, ein deutsches Wort, was man gemeiniglich für Exempel als ihm gleichgeltend braucht,
ist mit diesem nicht von einerlei Bedeutung. Woran ein Exempel nehmen und zur Verständlichkeit eines
Ausdrucks ein Beispiel anführen, sind ganz verschiedene Begriffe. Das Exempel ist ein besonderer Fall
von einer praktischen Regel, sofern diese die Thunlichkeit oder Unthunlichkeit einer Handlung vorstellt.
Hingegen ein Beispiel ist nur das Besondere (concretum), als unter dem Allgemeinen nach Begriffen
(abstractum) enthalten vorgestellt, und bloß theoretische Darstellung eines Begriffs. » MM, Ak VI
479-80n ; PIII 777n.
2. Ibid.
54 2. L'EXPOSITION DE L'EXEMPLE DANS LE DOMAINE THÉORIQUE

concept. Notons d'emblée l'ambivalence de l'attitude que Kant manifeste à


l'égard de l'exemple. Par cette définition, il lui confère le statut de concept au
sein de sa pensée — du moins est-ce ce qu'indique habituellement une défi-
nition aussi conforme aux formalités. Par la symétrie dans la définition entre
Exempel et Beispiel, les deux deviennent des concepts « techniques » en quelque
sorte. Pourtant, en même temps qu'il lui attribue une fonction précise, Kant
fait tout pour minimiser l'importance du Beispiel. Enfouie dans une note, ni le
site même de la définition, ni le ton, ni le choix des mots ne tendent à lui confé-
rer de l'importance. Un Beispiel, dit Kant (et notons l'article indéfini qui tend à
suggérer déjà le quelconque), c'est « seulement <nur> » le particulier sous l'uni-
versel, c'est une « simple <bloß> » exposition. Kant nous propose apparemment
une définition officielle d'un concept technique comme si cela n'apportait rien.
Comment expliquer un tel geste ? Est-ce le sort de l'exemple que de toujours
être ainsi minimisé ? L'étrangeté du double geste serait-elle ce dont il importe
ici de prendre acte pour comprendre le rôle de l'exemple tel que Kant le décrit ?
Tentons de comprendre ce double geste par lequel Kant accorde et retire
de l'importance à l'exemple dans la définition de la Métaphysique des Mœurs. Une
première piste pour cela consiste à avancer que la minimisation du Beispiel dans
cette définition résulte du fait que dans le contexte (Métaphysique des Mœurs),
l'accent est mis sur le pratique au détriment du théorique. L'objet de cette note
est en effet d'assurer la spécificité d'un exemple moral. Ce serait alors la prio-
rité accordée à l'Exempel qui expliquerait l'apparente minimisation du Beispiel,
celle-ci n'étant qu'une minimisation relative au contexte. Mais, si le contexte
peut justifier que Kant ne s'étende pas sur la question du Beispiel, il ne peut
pas justifier qu'il congédie si rapidement l'exemple dans le domaine théorique.
Certes, ici le théorique n'est pas la question essentielle, mais cela n'implique
pas pour autant que l'exemple théorique aille de soi — ce n'est pas parce que
ce n'est pas pertinent pour la discussion pratique que c'est simple. Pourquoi le
« nur » pour introduire la fonction de l'exemple ? Cela reste énigmatique car,
si les termes font signe vers une superfluité de l'exemple, les termes « que » et
« simple » apparaissent pour qualifier ce dont il semble pourtant difficile de mi-
nimiser l'importance. Au contraire, comme nous allons le vérifier, le rapport
entre le particulier et le concept, entre le concret et l'abstrait ne sont pas de
minces enjeux pour la philosophie théorique. La question de la présentation
in concreto des concepts, loin d'être un problème secondaire chez Kant, nous
porte proprement au cœur de la philosophie critique. Nous pourrions tenter
1. L'EXEMPLE COMME MODÈLE DE LA PREUVE DE RÉALITÉ OBJECTIVE 55

une deuxième hypothèse pour expliquer que Kant traite ici la définition du
Beispiel comme si elle avait bien peu d'importance. Peut-être suppose-t-il que
cette définition aille plus ou moins de soi ? Si l'on veut défendre cette posi-
tion, on notera que tout ce que la définition marque — la présentation d'un
particulier concret qui correspond à un abstrait conceptuel — recoupe aussi
bien la définition de l'exemple au sens courant, qu'une longue tradition. L'ex-
périence quotidienne de l'exemple n'est-elle pas précisément que celui-ci pré-
sente un particulier qui correspond à une règle générale ? Rien là de remar-
quable se dira-t-on. Peut-être. Peut-être, au contraire, est-ce là une difficulté :
que le sens courant et la définition philosophique de Kant se rejoignent pour
dire qu'un exemple est le particulier sous un concept n'indique pas nécessaire-
ment qu'ils « veulent dire » la même chose. La familiarité du terme peut nous
induire en erreur dès lors que l'on se fierait, non pas à ce que pense Kant, mais
à notre propre façon de penser l'exemple ; il se peut aussi que Kant ait en tête
tout autre chose que ce que nous avons l'habitude de penser. Kant lui-même
nous aura bien mis en garde contre une telle méprise en nous expliquant que,
quand « vu que les expressions sonnent de façon à peu près semblable » on se
fonde « non sur les pensées de l'auteur, mais exclusivement sur sa propre façon
de penser <Denkungsart>, devenue, par l'effet d'une longue habitude, une se-
conde nature », alors tout devient « absurde, défiguré ou amphigourique 3 ».
Pour éviter l'absurde, le lecteur doit se résoudre à suspendre ses habitudes et
adopter la manière de penser de l'auteur. Cette précaution est d'autant plus
importante que nous avons affaire à un concept qui ne nous semble ni parti-
culièrement technique, ni spécifiquement philosophique. Ainsi, si la structure
de cette note éveille les tendances à l'analyse, la phrase consacrée au Beispiel
semble au contraire signaler que le lecteur peut mettre ses facultés critiques
en veille. Alors qu'il donne une longue explication au sujet de l'exemple, le
texte kantien semble signifier qu'il ne se passe rien ici, rien auquel il faille prê-
ter une attention particulière — tout cela vous le savez déjà. Mais que savons
nous au juste de l'exemple, avant de lire cette note ? Et de quel savoir ?
Sans doute pouvons-nous savoir déjà que l'exemple doit servir de présenta-
tion du concept, si nous avons lu Kant très soigneusement, de la Dissertation à la
Critique de la faculté de juger en passant par la Critique de la raison pure et d'autres
écrits. Mais si cette note est à l'attention de lecteurs aussi avertis, est-elle même

3. Prolégomènes, Ak IV 262 ; PII 25.


56 2. L'EXPOSITION DE L'EXEMPLE DANS LE DOMAINE THÉORIQUE

nécessaire ? Deux objections confrontent l'hypothèse selon laquelle Kant peut


présenter la définition du Beispiel comme dépourvue de difficultés particulières
parce qu'il suppose une connaissance préalable de la philosophie critique. Dou-
bler un geste d'explication d'une présomption de savoir (en l'occurrence pré-
sumant une connaissance étendue du système de l'auteur) serait déjà quelque
peu gratuit : pourquoi dérouter le lecteur qui ne serait pas en mesure de saisir
l'allusion ? Plus grave encore pour ceux qui voudraient expliquer que ce texte
s'adresse à des connaisseurs, la définition que Kant donne ici n'a pas été donnée
comme telle auparavant dans l'œuvre kantienne. Certes nous pouvons retrou-
ver bien des éléments de cette définition dans des textes antérieurs mais, s'il
y a concordance de sources sur l'association de l'exemple avec l'exposition, il
n'en demeure pas moins que les textes ne s'accordent pas tout à fait. En faisant
état des textes antérieurs à la Métaphysique des mœurs, nous allons voir qu'il y a
justement tension, voire divergence, entre les diverses affirmations à ce sujet.
Aussi, aura-t-on du mal à accepter que ce qui justifie le « nur » soit un savoir
acquis par le lecteur avant sa lecture de cette note.
À moins que Kant ne suppose que cette connaissance nous l'ayons acquise
indépendamment de son travail. À moins donc — nous y revenons — qu'il ne se
réfère à une définition qui est celle du mot dans son sens courant et qu'il veuille
donc justement marquer la distinction entre les termes auxquels il donne un
sens particulier et les termes par lesquels il n'indique rien d'autre que ce à quoi
l'on s'attend. Il nous faudrait alors penser que la vocation de l'exemple à expo-
ser théoriquement des concepts est déjà bien connue de quiconque connaît le
terme allemand de Beispiel. Que l'exemple présente le particulier sous le con-
cept, le concret qui correspond à l'abstrait, voilà qui n'appellerait aucun com-
mentaire. Tout au plus cela mériterait-il un rappel, rappel qui affirmerait aussi
n'être qu'à moitié convaincu de sa propre nécessité puisque le lecteur pourrait
ici, sans danger, s'en référer à ses habitudes de pensée. L'hypothèse de l'évi-
dence du rôle de l'exemple, même pour le sens commun, explique-t-elle le ton
de cette définition qui retire de l'importance à cet exemple au moment même
où elle semble lui en reconnaître ? Le rôle de l'exemple, tel que le sens com-
mun l'entend, est-il évident au sens de n'avoir besoin d'aucune justification
de la justesse de la démonstration qu'il opère ? Ou l'expérience courante de
l'exemple devrait-elle être envisagée comme « evidence » au sens anglais, c'est-
à-dire comme fournissant une attestation, ou une preuve, en faveur du Beispiel
désigné ici par Kant ? Pour nous acheminer vers ces questions, revenons sur les
1. L'EXEMPLE COMME MODÈLE DE LA PREUVE DE RÉALITÉ OBJECTIVE 57

termes mêmes de cette définition. Kant ne problématise pas le rapport entre les
deux couples de termes qui composent la définition du Beispiel. Au contraire,
il se contente de les agencer parallèlement par le biais de parenthèses incisives.
Équivalence, traduction, analogie — comment devons-nous interpréter ce pa-
rallèle ? La juxtaposition des termes nous invite à y voir une équivalence. Le
particulier autrement dit le concret, le concept autrement dit l'abstrait, voilà
qui serait une façon naturelle de lire cette phrase. Nous y sommes encoura-
gés par le fait qu'un tel agencement est un élément de style fréquent chez Kant
qui recourt souvent à ce type de parenthèses à la suite d'un nom commun pour
fournir une traduction latine d'un terme. C'est en général l'occasion de donner
un terme plus technique, ou plus investi par la tradition philosophique, sou-
vent donc un terme de prestige 4 . Mais s'il donne ici des termes latins, on ne
peut prétendre que ce soient de simples traductions, ni même des équivalents
plus techniques. Traduire particulier, Besondere, par concretum c'est déjà tout un
programme 5 . Il nous faut comprendre ce qui se joue dans ces « traductions »
qui sont des déplacements non pas simplement de l'allemand au latin, mais de
véritables déplacements de sens (bien qu'ils ne s'annoncent pas comme tels).
Si ces « traductions » ne font pas immédiatement sursauter le lecteur c'est
sans doute parce qu'elles reprennent des associations qui ont une longue his-
toire. Une superposition de ces deux rapports, celui entre le particulier et la
généralité du concept d'une part, et celui entre le concret et l'abstrait de l'autre,
voilà qui relève du passage obligé dans la tradition métaphysique. Mais là en-
core, un recours à la tradition pose justement le problème du rapport de la
philosophie kantienne à la tradition. Car si la tradition philosophique a répété
une association entre particulier et concret, entre concept et abstrait, elle l'a
pourtant répétée sous bien des formes différentes en en modifiant par là les

4. Les langues mortes se prêtent mieux à la précision scientifique, explique Kant dans la
Critique de la faculté de juger (cf. Ak V 232n et Ak V 310). Kant insiste sur le fait que les langues
mortes sont les seules qui conviennent comme modèles de ce qui peut être accompli dans/par
la langue. Mais, si le recours à la langue morte est clairement motivé par une recherche de
crédibilité scientifique, pourtant, comme le note Jacques Derrida, de « ces mots latins . . .on ne
comprend pas tout de suite (ni parfois jamais) la nécessité » (La vérité en peinture, Flammarion,
Paris, 1978, p.104-5). En l'occurrence, il faut se demander ce qu'apporte la « traduction » de
Besondere par concretum ou peut-être à l'inverse, la traduction de concretum par besondere (et non
le terme allemand konkret).
5. Si le particulier, Besondere, est ce qui est séparé, le concret est ce qui croit avec. Concretus
est le participe passé de concrescere qui signifie « croître avec » ou bien « se durcir, s'épaissir » ou
encore « être formé de ». C'est bien un programme que de rendre ces deux termes équivalents.
58 2. L'EXPOSITION DE L'EXEMPLE DANS LE DOMAINE THÉORIQUE

enjeux philosophiques. Kant lui-même ne manque pas de souligner que ce qui


définit les grandes différences philosophiques entre diverses métaphysiques,
c'est précisément leurs articulations respectives de ces termes. Si c'est un lieu
commun que la métaphysique a pour tâche de penser l'articulation entre le
particulier et le concept, entre l'abstrait et le concret, cela ne fait que rappeler
combien sont importants les enjeux de la forme précise que l'on donne à ces
relations. C'est le type spécifique d'articulation de ces deux oppositions conçue
par Kant qui doit faire la nouveauté de la philosophie qu'il propose. Kant in-
siste en effet lui-même sur une conception de l'abstraction qu'il distingue de la
conception courante 6 .
Ainsi, s'il n'y a rien d'exceptionnel à faire l'hypothèse de rapports entre par-
ticulier et concept, abstrait et concret, c'est pourtant la nature précise des rap-
ports qu'elle pose qui peut constituer la spécificité de la pensée critique. Il n'y
a que par un investissement particulier du particulier (toujours ce besondere)
que la pensée critique peut avancer une réponse particulière au destin parti-
culier de la raison humaine. Kant lui-même exige que l'on mesure l'origina-
lité de son projet à sa capacité à éviter aussi bien l'empirisme que le rationa-
lisme dogmatique, ce qui revient précisément à s'interdire deux manières de
penser le rapport entre le concret et l'abstrait, entre l'intuition particulière et
le concept général. Nous l'avons vu, dans la préface à la Critique de la raison
pure, Kant situe son ouvrage comme une réponse aux batailles sans fin qui
opposent dogmatiques et sceptiques. Dans les dernières pages de l'ouvrage,
Kant revient sur cette histoire dans une section intitulée « Histoire de la raison

6. Kant insiste à plusieurs reprises qu'il faut dissiper « la très grande ambiguïté du mot abs-
trait ; pour que cette ambiguïté ne vienne pas vicier notre enquête relative aux choses intellec-
tuelles» (D1770, Ak II 394 ; PI 640 ; voir aussi Sur une découverte Ak VIII 199n ; PII1324n et Logique
§16). Il entend dénoncer l'idée que l'abstraction permet d'extraire un concept-abstrait à partir
d'un particulier-concret. « À proprement parler on devrait dire abstraire de quelque chose et non
abstraire quelque chose » ( D1770, Ak II 394 ; PI 640). Selon lui en effet, « le concept intellectuel réa-
lise une abstraction à partir de chaque contenu sensitif bien plus qu'il n'est lui même abstrait des
contenus sensitifs, et peut être serait il plus justement nommé abstrayant qu'abstrait » (D1770,
Ak II 394 ; PI 640). Kant veut se démarquer d'une pensée empiriste pour laquelle le sensible est
donné et le travail de l'entendement consiste à sélectionner certaines caractéristiques à retenir
pour la comparaison avec d'autres sensibles donnés, pour maintenir que si le concept réalise
une abstraction à partir du contenu sensitif, cette réalisation sera, comme toute constitution
de connaissance, une synthèse entre intuition et concept. Loin donc de simplement pouvoir
invoquer un rapport entre abstrait et concret pour clarifier le statut de l'exemple, Kant doit
plutôt préciser la conception critique de ce rapport. Pour une analyse plus précise, voir Gérard
Granel, « Remarques sur le `Nihil privativum' dans son sens kantien », Écrits logiques et politiques,
Paris, Galilée, 1990, p.163-181.
1. L'EXEMPLE COMME MODÈLE DE LA PREUVE DE RÉALITÉ OBJECTIVE 59

pure ». L'histoire de la philosophie, ou plutôt l'histoire de la raison pure c'est-


à-dire « l'ensemble des ouvrages qu'elle a fait jusqu'ici 7 », se divise, selon lui, en
deux grandes familles : d'une part les ouvrages que l'on doit aux philosophes
sensualistes, d'autre part ceux des philosophes intellectualistes 8 . Si, pour les
besoins de l'histoire, on peut identifier Épicure et Platon comme leurs pères
respectifs, « cette distinction des écoles, si subtile qu'elle soit, avait déjà com-
mencé dans les temps les plus reculés, et elle s'est longtemps maintenue sans
interruption 9 ». Or, selon Kant, c'est bien parce que les efforts de la raison pour
arriver à la connaissance se sont toujours inscrits dans l'une de ces deux dé-
marches, qu'ils ont été voués à l'échec. Les philosophes sensualistes, pour leur
part, « affirmaient qu'il n'y a de réalité effective que dans les objets des sens,
que tout le reste est imagination 10 ». Une telle position est, selon Kant, à la fois
erronée et condamnable. Elle est erronée parce que, en niant la valeur propre
de ce qui tombe en dehors des connaissances intuitives, elle se refuse sans justi-
fication l'appui des moyens intellectuels dont nous disposons, et sans lesquels il
est impossible de s'élever au-dessus de l'expérience. Elle se condamne dès lors à
rester au niveau d'un savoir du sens commun. Or, en s'interdisant ainsi de s'en-
gager sur le chemin de la métaphysique, la position empiriste porte atteinte à
l'intérêt de la raison pratique ce qui est condamnable 11 . Les philosophes intel-
lectualistes, eux, prennent la position inverse en insistant sur le fait qu'il n'y a
dans les sens rien qu'apparence, que « l'entendement seul connaît le vrai 12 » ce
qui, selon Kant, les porte à nier les objets sensibles.
Selon Kant, les deux grandes écoles de l'histoire de la philosophie ignorent
donc, chacune, l'un des deux éléments de la connaissance : l'empirisme se prive
des concepts, l'idéalisme passe à côté de l'apport des sens. Kant pose que ce
n'est qu'en conjuguant les deux que l'on peut espérer une connaissance : « des
pensées sans contenu sont vides ; des intuitions sans concepts sont aveugles 13 ».
À ces deux méprises quant à la matière de la connaissance, font écho deux er-
reurs méthodologiques concernant la manière de conjuguer les deux éléments
de la connaissance. Leibniz et Locke, les deux grands modernes, illustrent

7. CRP, A852 / B880 ; PI 1399.


8. CRP, A853 / B881 ; PI 1399.
9. CRP, A853 / B881 ; PI 1400.
10. Ibid.
11. CRP, A471 / B499 ; PI 1123.
12. CRP, A853-4 / B881-2 ; PI 1400.
13. CRP, A51 / B75 ; PI 812.
60 2. L'EXPOSITION DE L'EXEMPLE DANS LE DOMAINE THÉORIQUE

selon Kant la difficulté. Au premier, il reproche d'avoir introduit un continuum


entre la sensibilité et la raison en affirmant que la sensibilité est une perception
confuse de la raison. Locke, lui, se serait fourvoyé en prétendant abstraire les
concepts de la sensibilité à travers la réflexion. Ce sont là pour Kant deux er-
reurs inverses : en établissant une hiérarchie entre concepts et intuitions, les
deux penseurs auraient été amenés à réduire l'un des termes à une forme infé-
rieure de l'autre. Par là même, ils méconnaissent l'hétérogénéité entre concept
et intuition qui doit, selon Kant, impérativement être maintenue pour échap-
per au double écueil de l'idéalisme et de l'empirisme 14 .

Prendre acte d'une hétérogénéité radicale entre concept et intuition, est


donc pour Kant la première condition pour la réflexion métaphysique. Dès lors
que cette hétérogénéité est tenue pour radicale, c'est la possibilité d'un rapport
entre les deux qui s'impose comme question au philosophe. En effet, Kant ne
peut plus chercher un rapport génétique entre le concept et l'intuition : leur
radicale hétérogénéité interdit de penser que l'un dérive de l'autre, que leur ori-
gine puisse être commune. Le double refus de l'empirisme et du rationalisme
implique que, si Kant s'interdit de penser que c'est par l'expérience d'un cas
d'objet rouge que nous pouvons accéder au concept rouge, il s'interdit aussi
de penser que la connaissance découle d'une procédure inverse à savoir qu'à
partir du seul concept rouge nous pourrions immédiatement identifier un ob-
jet qui correspond au concept. Or, si le concept ne suffit pas à l'identification
de l'objet qui lui correspond, de quoi dépend-elle ? Comment établir un rap-
port non-arbitraire entre concept et intuition dès lors qu'on ne peut espérer
ni que l'intuition nous guide vers le concept, ni que le concept nous indique
l'intuition ? Comment éviter l'arbitraire lorsque l'on pose ce rapport, dès lors
que ni l'intuition, ni le concept ne peuvent arbitrer cette correspondance ? Se-
lon Kant, on doit admettre que c'est par un jugement que l'homme arbitre.
Mais voilà qui ouvre aussitôt une porte au scepticisme. Si c'est l'homme qui
décide de ce que tel concept et telle intuition doivent avoir un rapport, ne
risque-t-on pas de devoir reconnaître que ce que nous tenons pour connais-
sance n'est qu'un tissu d'inventions, de fictions personnelles ? Si l'arbitrage par
le jugement dépend de la situation particulière de celui qui juge il sera, en

14. L'idéalisme qui doit être rejeté est l'idéalisme que Kant appelle matériel (que ce soit
sous sa forme problématique (Descartes) ou dogmatique (Berkeley)). Cf. CRP, B274-5 ; PI 954-
5. L'idéalisme dit transcendantal sera, au contraire, la solution proposée par Kant.
1. L'EXEMPLE COMME MODÈLE DE LA PREUVE DE RÉALITÉ OBJECTIVE 61

ce sens, aléatoire. Mais l'homme peut-il arbitrer autrement qu'arbitrairement ?


Les analyses transcendantales sont entreprises précisément pour articuler une
réponse positive à cette question. Elles doivent articuler les conditions de possi-
bilité d'une connaissance digne de ce nom, c'est-à-dire d'une connaissance qui
n'est pas une fiction. Une condition pour une telle connaissance est la possi-
bilité d'un rapport non-arbitraire entre concept et intuition ; sans la possibilité
d'établir qu'il existe un rapport non-arbitraire entre un concept et une intuition
qui lui correspond, aucune connaissance n'est possible. Si ce n'était que l'homme
dans sa particularité empirique qui détermine le rapport entre nos représenta-
tions et le monde, le philosophe serait en quelque sorte contraint à reconnaître
sa défaite devant un relativisme qui ne serait, pour Kant, pas autre chose que
le triomphe du scepticisme.

Cherchant à expliciter les conditions de possibilité de la connaissance, Kant


se doit ainsi d'expliciter les conditions de possibilité de l'établissement d'un rap-
port non-arbitraire entre une intuition et un concept qui sont radicalement
hétérogènes l'une à l'autre. Or la présentation dont est chargée le Beispiel dans
la définition de la Métaphysique des Mœurs touche précisément à ce problème :
l'exemple doit présenter le rapport entre particulier et concept, entre le concret
et l'abstrait, tel que l'envisage la philosophie critique, tel que la critique permet
pour la première fois de l'envisager ou le dévisager (erkennen). Non seulement
l'exemple touche à ce problème, il semblerait même qu'il soit chargé de le ré-
soudre puisque la présentation (la Darstellung) dont il est question avec le Bei-
spiel est envisagée comme une preuve de ce rapport entre concept et particu-
lier. Dans la définition de la Métaphysique des Mœurs, il n'est pas explicitement
souligné que le Beispiel constitue une preuve. Pourtant la Darstellung qui y est
invoquée nous renvoie bien à une présentation qui doit servir de preuve. La
Darstellung est en effet une notion fort précise pour Kant : c'est une présen-
tation qui vaut pour preuve de la réalité objective d'un concept ou, pour être
plus exact, selon Kant, la Darstellung est la seule preuve possible de la réalité
objective d'un concept. Si la définition du Beispiel que nous trouvons dans la
Métaphysique des mœurs est nouvelle, du moins énoncée en ces termes, la Dars-
tellung qu'elle invoque est déjà bien définie par Kant lorsqu'il rédige cette note,
et l'association avec l'exemple est, elle aussi, bien établie.

Un texte tardif dans lequel il est question encore d'exemple résume ainsi
les enjeux de la présentation :
62 2. L'EXPOSITION DE L'EXEMPLE DANS LE DOMAINE THÉORIQUE

l'action d'adjoindre l'intuition au concept <die Handlung der Hin-


zufügung der Anschauung zum Begriffe> s'appelle. . .une présentation
<Darstellung> (exhibitio) de l'objet, sans laquelle (qu'elle ait lieu mé-
diatement ou immédiatement) il ne peut y avoir aucune connais-
sance <es gar kein Erkenntniß geben kann> 15 .

La Darstellung adjoint l'intuition au concept ; elle consiste à opérer une join-


ture, à assembler, à disposer ensemble comme une construction (comme le
dit le verbe fügen en termes architecturaux). L'enjeu de ce lien est capital. Sans
elle, il ne peut y avoir aucune connaissance ; sans elle, l'activité de la raison
ne peut donner aucune connaissance (gar kein Erkenntniß). Insister sur la né-
cessité d'un rapport possible à l'intuition est, dès la Critique de la raison pure,
une manière d'insister sur le fait que la connaissance possible pour l'homme
se cantonne aux phénomènes. Kant fera même crédit aux empiristes à ce su-
jet, avançant qu'il faut approuver leur insistance à dire que la connaissance ne
doit pas outrepasser les objets de la nature pour passer à ceux qu'on ne peut ja-
mais présenter in concreto 16 . Passer en dehors des objets dont on peut avoir une
présentation concrète, c'est, selon la Dialectique, condamner l'entendement à
ne pas connaître, mais seulement à penser ou à inventer. Selon Kant en effet,
quitter le terrain des expériences possibles pour le domaine de la raison idéali-
sante, reviendrait pour l'entendement à « quitter sa besogne » ; il « n'aurait plus
qu'à penser (denken) et inventer (dichten), sûr de ne jamais pouvoir être contre-
dit par les faits de la nature, puisqu'il ne serait plus assujetti à leur témoignage
(Zeugniß) 17 ». La connaissance dont la Critique de la raison pure cherche à établir
les conditions de possibilité n'est pas une invention ; elle doit s'exposer à la fal-
sification par les faits de la nature, elle recherche le témoignage de l'expérience
en sa faveur.
Lorsque Kant exige que tous les concepts qui prétendent constituer une
connaissance doivent se soumettre à l'autorité de l'expérience, cela concerne
non seulement les concepts empiriques mais encore tous les concepts par les-
quels on cherche à analyser l'expérience. Or, le plaidoyer de l'expérience en

15. Progrès, Ak XX 325 ; PIII 1272.


16. Si « l'empirisme offre à l'intérêt spéculatif de la raison des avantages qui sont fort at-
trayants » c'est, entre autre, parce qu'il enseigne une certaine discipline à l'entendement qui
doit rester sur son propre terrain. L'empiriste « ne permettra pas. . .de passer des objets de la
nature. . .à ceux qui ni le sens ni l'imagination ne peuvent jamais présenter in concreto » (CRP
A468-9 / B496-7 ; PI 1121-2).
17. CRP, A469 / B497 ; PI 1122.
1. L'EXEMPLE COMME MODÈLE DE LA PREUVE DE RÉALITÉ OBJECTIVE 63

faveur d'un concept prend la forme de l'exemple : l'exemple confirme que le


concept n'est pas pure invention. Ainsi :

si l'on voulait se faire de nouveaux concepts de substances, de forces,


d'actions réciproques, à partir de la matière que nous offre la percep-
tion, sans emprunter à l'expérience même l'exemple de leur liaison
<das Beispiel ihrer Verknüpfung>, on tomberait alors dans de pures
chimères <Hirngespinst> 18 .

Sans un exemple fournit par l'expérience, ce que nous construisons concep-


tuellement n'est pas seulement invention, c'est une pure chimère. L'expérience
doit être source des connaissances : « sans l'expérience, cette possibilité est
une liaison arbitraire de pensées <eine willkürliche Gedankenverbindung>, qui,
bien que ne contenant aucune contradiction, ne peut prétendre à aucune réa-
lité objective» 19 . Notons que c'est de ce passage que nous reprenons le terme
« arbitraire » lorsque nous insistons sur le fait que la possibilité d'un rapport
non-arbitraire entre concept et objet doit être assuré. Il s'agit bien de ce que le
rapport, le Verknüpfung, ne vienne pas de la volonté de celui qui juge (comme
c'est le cas pour eine willkürliche Gedankenverbindung) mais de l'expérience (sans
que cela implique qu'il vienne de l'objet des sens).
Pour qu'un concept puisse prétendre au statut de connaissance plutôt que
simple jeu ou chimère, ou comme le dit encore Kant dans cette discussion,
« fictions <Erdichtungen> 20 », il lui faut donc un rapport avec l'expérience ou,
comme le dit parfois Kant, avec « la sensation comme matière <Materie> de
l'expérience 21 ». La Critique de la raison pure précise ainsi les enjeux : sans la
sanction de l'expérience un concept n'est peut-être qu'une chimère tissée par
la volonté, une fiction crée par l'homme. Pour accéder au statut de connais-
sance, il faut solliciter le témoignage de l'expérience. Dès lors, c'est bien une
condition de possibilité de la connaissance que la Darstellung exhibe en démon-
trant le lien entre la matière de l'expérience et le concept. La Darstellung met
en lumière/donne à constater/atteste ce rapport qui est une condition de la

18. CRP, A222 / B269 ; PI 951. Cf. aussi CRP, A157 / B196 ; PI 898 où l'on retrouve la même
menace de chimère, s'il manque le rapport à l'expérience lorsque Kant explique que, bien
que pour le concept d'espace en général nous n'avons besoin d'aucune expérience, même ce
concept là serait une simple chimère (Hirngespinst) s'il ne se rapportait pas « bien que d'une
manière simplement médiate » à l'expérience possible.
19. CRP, A223 / B270 ; PI 951.
20. CRP, A223 / B270 ; PI 952.
21. Ibid.
64 2. L'EXPOSITION DE L'EXEMPLE DANS LE DOMAINE THÉORIQUE

connaissance. En exigeant que la Darstellung du concept doit être possible pour


qu'il y ait connaissance, Kant ne fait, d'une certaine manière, qu'insister sur une
vérification de la double exigence à l'égard des concepts qu'il n'a cessé de sou-
ligner. Selon la théorie critique en effet, pour qu'un concept puisse relever de
la connaissance, il faut qu'il ait une validité mais aussi une réalité. Distinguer
validité et réalité revient à insister sur la nature synthétique de la connaissance.
La validité d'un concept tient à ce qu'il soit sans contradiction. Sa réalité tient à
son rapport au monde, à sa pertinence pour désigner quelque chose qui appar-
tient au domaine de l'expérience possible pour nous. Pour la pensée critique,
ces deux conditions sont distinctes, la validité d'un concept n'en assurant pas
la réalité 22 . Kant explique aussi la distinction en termes de deux problèmes de
possibilité.

La possibilité d'une pensée ou d'un concept repose sur le principe


de contradiction, par exemple le concept d'un simple être pensant
incorporel (d'un esprit). La chose dont même la simple pensée est
impossible (c'est-à-dire dont le concept se contredit) est elle-même
impossible. Mais la chose dont le concept est possible n'est pas pour
autant une chose possible. On peut appeler logique la première pos-
sibilité, réelle la seconde 23 .

Se démarquant de l'héritage leibnizien, Kant distingue soigneusement la possi-


bilité logique de la possibilité réelle. Un concept est impossible s'il ne respecte
pas le principe de contradiction, mais qu'un concept ne soit pas impossible
n'implique pas que « la chose » désignée par le concept soit possible au sens
de nous être accessible dans l'expérience. Selon Kant, la réalité ne dépend pas
seulement des qualités logiques du concept mais aussi de la possibilité pour le
concept de désigner quelque chose qui puisse exister dans notre expérience.
Pour avoir une réalité objective, un concept doit être applicable à une expé-
rience possible 24 . Kant le dit dès la Critique de la raison pure :

22. « Les conditions de possibilité de l'expérience en général sont en même temps conditions
de possibilité des objets de l'expérience, et ont de ce fait une validité objective dans un jugement
synthétique a priori »(CRP, A158 / B197 ; PI 898-9). Sur la réalité et la Wirklichkeit cf. Hans
Seigfried « Kant's `Spanish Bank Account' : Realität and Wirklichkeit » in Moltke Gram (éd.)
Interpreting Kant, Iowa City, University of Iowa Press, 1982. pp115-132.
23. Progrès, Ak XX, 7, 325-6 ; PIII 1273.
24. Être objet d'expérience possible cela veut dire, dans la pensée kantienne, non pas que
cela « existe dans la nature » mais que cela remplit les conditions de l'intuition. En principe
cela ne limite pas à ce qui existe dans la nature : sont aussi objet d'expérience les objets mathé-
matiques ou les licornes. Pourtant un privilège des objets qu'observent les sciences naturelles
1. L'EXEMPLE COMME MODÈLE DE LA PREUVE DE RÉALITÉ OBJECTIVE 65

Si une connaissance doit avoir une réalité objective, c'est-à-dire se rap-


porter à un objet et avoir en lui signification et sens, il faut que l'objet
puisse être donné de quelque façon. Sans cela, les concepts sont vides,
on a sans doute pensé par leur moyen, mais en fait, on n'a rien connu
par cette pensée ; on n'a fait que jouer avec les représentations 25 .

Pour que la connaissance ait signification et sens (Bedeutung und Sinn), il faut
que l'objet de la connaissance « puisse être donné de quelque façon ». Or, c'est
précisément parce que, d'une certaine façon, elle donne l'objet, que la présen-
tation garantit que le concept a sens et signification ; l'objet donné vaut pour
preuve de réalité de la connaissance. La Darstellung présente une intuition qui
correspond au concept ; elle met l'objet « à côté » du concept. Voilà qui assure
que le concept désigne une possibilité réelle, une expérience possible. Mieux,
voilà la seule manière de l'assurer puisqu'« on ne peut assurer à aucun concept sa
réalité objective, sinon en tant qu'il peut être présenté dans une intuition qui lui
corresponde (intuition qui est toujours sensible) 26 ». La présentation dans l'in-
tuition « assure <gesichert> » la réalité objective du concept, lui assurant ainsi
sens et signification, témoignant qu'il n'est pas jeu, fiction, invention.
L'exigence qu'une présentation soit possible ne vaut pas seulement pour
les concepts qui désignent des objets empiriques tangibles mais aussi pour les
concepts que nous dirions abstraits. Tout concept doit être susceptible d'être
présenté et cette Darstellung semble bien toujours impliquer l'exemple : Kant
explique que « [j]e ne puis en aucune façon présenter le concept d'une cause en
général dans l'intuition sinon dans un exemple que me fournit l'expérience 27 ».
Le texte allemand précise que l'expérience non seulement fournit, mais donne,
l'intuition : « Den Begriff einer Ursache überhaupt kann ich auf keine Weise in der
Anschauung darstellen, als an einem Beispiele, das mir Erfahrung an die Hand giebt ».
Présenter le concept dans l'intuition, c'est en donner un exemple. Il n'y a au-
cune autre possibilité. C'est l'exemple qui peut me donner l'expérience, me
mettre l'expérience à disposition, dans la main, pour confirmer la réalité objec-
tive du concept. L'exemple nomme ici l'expérience de l'expérience se donnant

(avec l'abord un privilège à la physique, ensuite une attention accrue aux sciences biologiques)
orientera la pensée de l'exemple.
25. « Ohne das sind die Begriffe leer, und man hat dadurch zwar gedacht, in der Tat aber durch dieses
Denken nichts erkannt, sondern bloß mit Vorstellungen gespielt» (CRP, A155 / B194-5 ; PI 897). Pour
l'auteur de la Critique de la raison pure, si rien n'est reconnu, il ne s'agit pas d'une pensée qui
connaît mais d'un simple jeu des représentations.
26. Sur une découverte, Ak VIII 188-9 ; PII 1311.
27. CRP, A715 / B744 ; PI 1299.
66 2. L'EXPOSITION DE L'EXEMPLE DANS LE DOMAINE THÉORIQUE

comme donnée. L'exemple, donné dans la main, donne à la main la matière


du concept. L'exemple me donne l'expérience dans la main, la main qui n'aura
aucune peine à la saisir ; voilà la conceptualisation — le begreifen — rendu aussi
facile que possible. La connaissance est donnée par l'expérience à la main de ce-
lui qui conceptualise ; la Darstellung nomme le don de la matière et du concept
dans leur rapport.
La première Critique pose que la Darstellung est incontournable pour la
connaissance. C'est une position que Kant maintient jusque dans ses derniers
écrits : si la Darstellung vient à manquer, il n'y a aucune connaissance car :

[r]eprésenter <vorstellen> un concept pur de l'entendement comme


pensable dans un objet d'expérience possible, c'est lui procurer une
réalité objective et, de manière générale, le présenter <darstellen>.
Là où on ne peut y parvenir, le concept est vide, c'est-à-dire qu'il ne
parvient à aucune connaissance 28 .

Que ce type de démonstration soit, pour Kant, incontournable nous en trou-


vons confirmation lorsque Kant refuse justement de contourner cette néces-
sité même lorsqu'une telle présentation doit être impossible. Kant y consa-
crera en effet de longs développements dans la Critique de la faculté de juger
lorsqu'il s'agit de considérer la preuve de la réalité non pas d'un concept, mais
d'une Idée esthétique. Au paragraphe 59 de la Critique de la faculté de juger
Kant nous donne les formulations les plus complètes au sujet de la Darstellung,
connue ici sous un nom latin d'hypotypose 29 . Le principe général selon lequel
« [e]xposer <darzutun> la réalité . . .exige toujours des intuitions 30 » est alors
étendu au-delà du champ des concepts, pour rendre compte de la possibilité de
démontrer non plus la réalité objective des concepts, mais la réalité des Idées.
Pour démontrer cette réalité, il faut aussi, selon Kant, une Darstellung. Or, cela

28. Progrès, Ak XX 7, 279 ; PIII 1233-4. Kant parle ici de concepts purs mais de nombreuses
citations parallèles montrent que cela s'applique à tous les concepts.
29. Notons que le terme que Kant choisit ici pour parler de la Darstellung, si centrale pour la
critique, est un terme rhétorique. Si Kant annonçait dans la préface à la première Critique que
les considérations « rhétoriques » n'appartenaient pas à la « matière » de la critique, pourtant
les théories rhétoriques semblent à certains moments essentiels informer le philosophe au
cœur de la théorie. Ainsi, ici, la capacité d'une présentation à rendre la chose accessible est
une idée reprise à la rhétorique : comme le marque Fontanier, « hypotypose » est un terme de
la rhétorique pour désigner une figure qui « met en quelque sorte sous les yeux » les choses :
« L'Hypotypose peint les choses d'une manière si vive et si énergique, qu'elle les met en quelque
sorte sous les yeux, et fait d'un récit ou d'une description, une image, un tableau, ou même
une scène vivante » (Pierre Fontanier, Les figures du discours, Paris, Flammarion, 1977, p. 390).
30. CJ, Ak V 351 ; PII 1141-2.
1. L'EXEMPLE COMME MODÈLE DE LA PREUVE DE RÉALITÉ OBJECTIVE 67

fournit une mesure de l'importance de la Darstellung qu'elle soit invoquée y


compris là où elle fait problème, voire doit rester impossible puisque par défi-
nition les Idées excèdent l'expérience. En effet, dans la Critique de la faculté de
juger Kant exige aussi une présentation des Idées esthétiques qui doivent, par
définition, rester imprésentables. Même dans le cas de l'imprésentable, Kant
ne renonce pas à la nécessité de présenter une intuition correspondante pour
preuve de légitimité. On ne pourra jamais présenter une intuition qui corres-
pond à une Idée mais Kant ne renonce pas pour autant à l'hypotypose. Il pro-
pose plutôt une hypotypose particulière pour les Idées, l'hypotypose symbo-
lique 31 . Quand une présentation directe n'est pas possible, il faudra se conten-
ter d'une présentation indirecte. Ainsi, puisque aucune intuition ne peut jamais
être adéquate à une Idée, et que la présentation d'une intuition correspondante
est par conséquent impossible, Kant recommande que l'on attribue à l'Idée une
intuition qui, si elle n'est, par définition, pas adéquate, fournit néanmoins l'oc-
casion pour un procédé analogue de présentation. L'idéal pour la preuve de
réalité est la présentation directe, mais quand celle-ci est par principe impos-
sible Kant n'y renonce pas ; il plaide pour que l'on cherche une présentation
indirecte. L'importance de la présentation est telle que Kant doit trouver une
manière de l'assurer, même là où elle est par définition impossible 32 .
L'importance de la preuve par présentation est donc attestée par son ex-
tension au-delà du possible puisque, là où la Darstellung comme la première
Critique nous apprenait à l'envisager n'est pas possible, Kant en réclame un sub-
stitut sous forme de Darstellung indirecte. Mais Kant nous fournit bien peu de

31. « Toute hypotypose (présentation, subjectio sub adspectum) en tant que matérialisation
sensible <Versinnlichung> est double : ou bien elle est schématique, lorsqu'à un concept que
l'entendement saisit, l'intuition est donnée a priori ; ou bien elle est symbolique, lorsqu'à un
concept que seule la raison peut penser, et auquel aucune intuition sensible ne peut être adé-
quate, une intuition est attribuée, au moyen de laquelle le procédé de la faculté de juger est
simplement analogue à celui qu'elle observe dans la schématisation, autrement dit : ne s'ac-
corde avec celle-ci que selon la règle de ce procédé, et non d'après l'intuition elle même, donc
seulement d'après la forme de cette réflexion, et non selon le contenu » (CJ, Ak V 351 ; II 1141-
2). Cf. texte qui va dans le même sens dans Progrès, section « De la façon de procurer une réalité
objective au concepts de l'entendement et de la raison », Ak XX 7, 279sq. ; PIII 1233sq.
32. La psychanalyse nous apprend à le reconnaître, l'impossibilité n'est pas, bien entendu, à
même d'entamer un désir ou un besoin. Que l'impossibilité de la présentation dans un exemple
comme garantie des Idées ne conduise pas Kant à y renoncer, mais seulement à une stratégie
détournée (et symbolique), voilà qui conforte notre observation qu'il se joue ici quelque chose
de vital pour la philosophie critique.
68 2. L'EXPOSITION DE L'EXEMPLE DANS LE DOMAINE THÉORIQUE

détails sur l'efficace de cette démonstration. S'il insiste sur le fait que la pré-
sentation fournit une preuve de réalité, Kant ne précise pas pourquoi. Il ex-
plique parfois que la preuve consiste en une présentation de l'intuition qui cor-
respond au concept, et parfois que ce qui importe dans la démonstration c'est
la présentation contemporaine du concept et de l'intuition 33 ; mais de telles for-
mulations sont répétées sans qu'il y ait d'explications quant à ce qui donne
valeur de preuve à ces présentations. Tout se passe comme si la simple pré-
sentation de cette démarche au lecteur devait avoir l'effet d'une preuve et le
convaincre de la pertinence d'une telle preuve de la pertinence du concept.
Tout se passe comme si la présentation (de la présentation) devait fonctionner
comme preuve de sa réalité 34 , comme si nous devions accepter la suggestion
de Kant que la Darstellung a cette fonction parce qu'elle aura déjà fonctionné
pour se faire accepter. Redoublant le geste de la présentation, Kant nous la
présente comme la clé du problème de la preuve de la réalité. La preuve par
présentation serait une preuve qu'il suffit de présenter pour qu'elle s'impose
comme preuve de cette preuve.
Si Kant semble ainsi vouloir présenter le principe d'une démonstration par
présentation plutôt que de le démontrer discursivement, nous pouvons néan-
moins essayer, en suivant les textes kantiens, de reconstruire une justification
raisonnée de l'aptitude d'une présentation à fournir la preuve qu'on lui ré-
clame. On constate alors que c'est une superposition de plusieurs argumen-
taires qui justifie la force de preuve de l'exemple. La notion de vide, d'un vide
que l'exemple va remplir, permet en effet un certain glissement. Le texte des
Progrès que nous citions dit : « là où on ne peut parvenir [à la Darstellung], le con-
cept est vide, c'est-à-dire qu'il ne parvient à aucune connaissance 35 ». Prouver
qu'un concept n'est pas vide, voilà l'expression que Kant répétera pour indiquer
l'enjeu de la démonstration de sa réalité objective. Or, cette notion de « vide »

33. Pour une formulation selon laquelle ce qui importe c'est que l'intuition et le concept
soient côte à côte, voir CJ, Ak V 192 ; PII 949. Pour une formulation qui souligne que ce qui
est présenté c'est la correspondance des deux, voir Sur une découverte, Ak VIII 188-9 ; PII 1311
où il est dit que le concept doit être présenté « dans une intuition qui lui corresponde <in einer
ihm korrespondierenden Anschauung> ».
34. Il y a souvent ainsi un redoublement lorsque, dans le texte kantien, il est question de
l'efficace de l'exemple : le texte mime ce qu'il affirme, présentant l'exemple comme si sa simple
présentation (à l'intérieur et à l'extérieur du texte) suffisait à faire preuve (preuve de ce que
prouve l'exemple, pour preuve de l'exemple comme preuve).
35. Progrès, Ak XX 7, 279 ; PIII 1233-4.
1. L'EXEMPLE COMME MODÈLE DE LA PREUVE DE RÉALITÉ OBJECTIVE 69

recouvre deux idées différentes : vide peut dénoter soit une absence de ma-
tière, soit une absence de sens. Il y a, dans les différents traitements du pro-
blème de la preuve de réalité par présentation, un certain va et vient entre ces
deux registres. Souvent Kant explique qu'un concept vide est un concept qui
n'a rapport à aucune intuition, et donc à aucun objet d'expérience possible. Le
concept est alors vide au sens où il ne recouvre rien, il n'a rapport à aucune ma-
tière et, dans cette situation, la Darstellung sert à démontrer que ce n'est pas le
cas, en montrant une matière correspondant au concept. Mais un concept peut
aussi être dit vide au sens où l'on dit d'une idée qu'elle est vide pour indiquer
qu'elle manque d'intérêt, voire qu'elle est oiseuse. Kant se réclame de ce sens
là du terme lorsqu'il affirme que les concepts de choses qui ne sont pas condi-
tionnés selon les conditions de l'expérience pour nous sont des concepts vides
et inutiles pour la connaissance 36 . C'est en opérant un glissement entre vide
de matière et vide de sens que Kant peut prôner la monstration d'une matière
correspondant au concept comme de démonstration de sens associé au con-
cept. Cette élision s'opère souvent dans les diverses explications de la portée
de la démonstration que constitue la Darstellung, des explications qui mêlent
matière et sens comme deux formes de démonstrations du non-vide 37 .

36. « Vides » et « ne pouvant servir la connaissance » sont ici des expressions synonymes.
Kant explique que si l'on peut démontrer que notre connaissance des choses n'est possible que
sous les conditions qu'il a énoncées, alors tous les autres concepts sont vides et inutiles pour la
connaissance — « so sind . . .alle andere Begriffe von Dingen (die nicht auf solche Weise bedingt sind)
für uns leer und können zu gar keinem Erkenntnisse dienen » (Lettre à Herz du 26 mai 1789, Lettre
362 (Ak XI 52) ; Correspondance, p.362).
37. Le glissement est justifié, pour Kant, parce que c'est l'application des concepts à une
matière/intuition qui fait la connaissance. Dans la Critique de la raison pure, Kant recommande
la présentation in concreto des catégories comme preuve de leur réalité en ces termes : « [n]ous
avons vu plus haut que les concepts purs de l'entendement, sans toutes les conditions de la sensibi-
lité, ne peuvent nous représenter <vorstellen> absolument aucun objet, puisque les conditions
de la réalité objective de ces concepts leur manquent alors, et qu'on n'y trouve plus rien d'autre
que la simple forme de la pensée. On peut toutefois les présenter <darstellen> in concreto, en
les appliquant à des phénomènes ; car ils y trouvent proprement la matière nécessaire pour le
concept de l'expérience <den Stoff zum Erfahrungsbegriffe>, lequel n'est rien qu'un concept de
l'entendement in concreto » (CRP, A567 / B595 ; PI 1193). En s'appliquant à un matériel (Stoff ),
une matière qui n'est que support d'une activité à venir, les catégories peuvent trouver une
réalité objective. Si nous les présentons dans une matière, les catégories peuvent nous repré-
senter un objet. Dès lors qu'ils sont présentés dans un matériau qui vient des phénomènes,
d'une expérience des sens, on pourra constater que les concepts purs de l'entendement sont
des formes de pensée qui, en s'appliquant à ce qui vient des sens, peuvent donner à ce matériel
une forme et ainsi prendre sens pour nous, ou plus exactement donner du sens, représenter
un objet.
70 2. L'EXPOSITION DE L'EXEMPLE DANS LE DOMAINE THÉORIQUE

Si Kant explique que la « matière » ici n'est pas nécessairement physique 38 ,


pourtant le privilège va bien au corps physique pour démontrer le « non-vide »
des concepts. Or, l'identification de la matière avec un corps physique permet
un recoupement explicite entre un corps qui remplit un espace (visuel) et ce qui
remplit de sens. Il arrive aussi à Kant d'exposer cette logique en nommant « ex-
emple » le corps qui donne sens et sens au concept. Nous l'avons vu, dans la Cri-
tique de la raison pure Kant explique que la présentation du concept de causalité
doit se faire par « un exemple que me fournit l'expérience <einem Beispiele, das
mir Erfahrung an die Hand giebt> 39 ». Dans les Premiers principes métaphysiques,
Kant avance à nouveau l'exemple pour nommer l'intuition sur laquelle repose
la Darstellung en insistant sur la nature corporelle de l'exemple :

Il est également très remarquable (mais impossible à exposer ici en


détail) qu'en fait, chaque fois que la métaphysique générale a besoin
d'exemples (d'intuitions) pour donner une signification aux concepts
purs de l'entendement, elle doive toujours les emprunter à la théorie
générale des corps <Körperlehre>, donc à la forme et au principe de
l'intuition externe ; et quand ceux-ci ne s'offrent pas complètement
développés, elle erre, instable et chancelante, au milieu de concepts
dénués de sens 40 .

La métaphysique a besoin d'exemples pour avancer. Sans exemples « elle erre,


instable et chancelante ». Ces exemples doivent toujours être empruntés à la
théorie générale des corps 41 . Ce qui fait la valeur des exemples c'est bien leur
corporalité qui est susceptible de fournir une preuve de réalité du concept. La
signification ne vient aux concepts que par l'association avec un exemple/une
intuition/un corps. Si la métaphysique choisit ses exemples, ou ses intuitions
(notons l'équivalence !), dans la théorie générale des corps, c'est que ces corps
peuvent « remplir » les concepts métaphysiques de sens. La matière du corps
remplit en quelque sorte le concept, de matière et de sens. Kant est encore plus

38. Il sera important pour Kant de dire que le recours à l'intuition, à l'expérience possible
pour nous, n'est pas un recours nécessairement à l'empirique mais peut aussi être un recours
à des intuitions a priori (comme il advient pour les constructions de l'intuition en mathéma-
tiques). Cf. CRP, A716 / B744 ; PI 1299-1300.
39. CRP, A715 / B743 ; PI 1299.
40. Premiers principes, Ak IV 478 ; PII 376.
41. Il s'agit, bien entendu, pour Kant de la théorie physique des corps — des corps qui sont
avant tout des masses. L'organique n'est pas encore privilégié par Kant comme il le sera plus
tard, notamment dans la deuxième partie de la Critique de la faculté de juger, lorsqu'il s'agit pour
lui d'achever le système.
1. L'EXEMPLE COMME MODÈLE DE LA PREUVE DE RÉALITÉ OBJECTIVE 71

emphatique dans les Premiers principes où il affirme, non plus que la métaphy-
sique a tendance à choisir ses exemples dans la théorie des corps, mais que ce
sont les seuls exemples. À propos de questions telles celles de la possibilité des
grandeurs intensives, Kant explique en effet que :

l'entendement ne peut être éclairé que par des exemples issus de la


nature corporelle <Beispiele aus der körperlichen Natur>, puisque c'est
là l'unique condition pour que ces concepts puissent avoir une réalité
objective, c'est-à-dire une signification et une vérité <Sinn und Bedeu-
tung> 42 .

Seuls les exemples issus de la nature corporelle sont aptes à fournir significa-
tion et vérité aux concepts. Les corps exemples sont nécessaires à toute pensée
qui veut éviter la fiction. Réalité, signification, vérité : voilà ce que fournit au
concept l'exemple-corps.
La troisième Critique insiste aussi sur le corps comme ce qui peut fournir
une démonstration de la réalité objective des concepts mais elle va infléchir
cette référence au corps de deux manières : d'une part, elle fait appel non plus
à un corps comme simple matière corporelle (le Stoff des corps de la physique)
mais à un corps organique et, d'autre part, elle explique non pas que l'exemple
donne dans la main mais qu'il donne à voir. Ainsi, ce qu'apporte l'exemple ce
n'est plus simplement la matière au toucher, mais la matière dans son articu-
lation fonctionnelle à la vue de l'esprit. En effet, dans la Critique de la faculté de
juger, la matière qui correspond au concept n'est plus envisagée comme simple
masse, mais bien comme un corps déjà articulé : un corps organique 43 . La
scène privilégiée de la Darstellung n'est plus celle de physiciens montrant des
corps-masses mais celle de l'anatomiste montrant des corps-organes. Kant ex-
plique ainsi que démontrer des concepts requiert une présentation « comme
dans l'anatomie ».

Des concepts de l'entendement doivent comme tels être toujours dé-


montrables (si par démontrer <demonstriren > on entend, comme
dans l'anatomie, simplement le fait de présenter < das Darstellen>),

42. Premiers principes, Ak IV 478 ; PII 376.


43. La condensation des deux aspects du non-vide se précise : dans la mesure où il est ar-
ticulé fonctionnellement, le corps vivant — et a fortiori les organes sensoriels — se compose
de matière déjà articulé vers le sens, et la vision est sans doute un toucher qui com-prend déjà
toute la scène.
72 2. L'EXPOSITION DE L'EXEMPLE DANS LE DOMAINE THÉORIQUE

c'est-à-dire que l'objet <Gegenstand> qui leur correspond doit tou-


jours pouvoir être donné dans l'intuition (pure ou empirique) ; car
par là uniquement ils peuvent devenir des connaissances 44 .

Qu'est-ce que la référence à l'anatomie apporte ici ? Kant propose quelques


explications supplémentaires dans l'alinéa suivant :
[o]n dira ainsi d'un anatomiste qu'il démontre <demonstriere> l'œil
humain, s'il rend intuitif, par la décomposition de cet organe, le con-
cept qu'il a auparavant présenté discursivement 45 .

L'anatomiste est cité pour illustrer la procédure de la démonstration par Dars-


tellung. L'anatomiste rend intuitif son discours en montrant le corps, ou plus
précisément la partie du corps, qui correspond à chaque concept qu'il enseigne.
Le corps est analysé en organes ; ainsi, l'œil sera présenté dans sa fonctionnalité
d'organe visuel. L'anatomiste doit montrer la contrepartie tangible de chaque
partie du discours théorique de l'anatomie (chaque concept). Il doit les rendre
accessibles aux élèves pour que ces derniers puissent vérifier la réalité objective
des concepts que leur propose le savoir anatomique. Plus exactement, l'anato-
miste doit rendre ces corps visibles car s'il est question du sensible, s'il s'agit
de constater un sensible matériel et corporel, ici ce n'est pas le toucher qui est
appelé à faire le constat mais la vision. La présentation se donne non pas dans
la main, mais à l'œil. Pour insister sur cela, le texte de Kant souligne l'impor-
tance de l'organisation visible en redoublant la référence : l'organe dont la le-
çon d'anatomie nous permet de voir la structure, c'est l'organe qui voit — l'œil.
Ce nouveau privilège de la vision va de pair avec la nouvelle insistance que ce
qui est vérifié dans la démonstration ce n'est pas seulement un corps corres-
pondant au concept, mais une partie de corps organique, autrement dit une
partie de corps avec une fonction spécifique. Si la première Critique nous décrit
la Darstellung comme l'occasion de mettre dans la main la matière qui corres-
pond au concept, la troisième Critique souligne que la prise sera une prise par
la vue. Ce qui est « pris » dans la leçon d'anatomie ce n'est plus un Stoff mais
un organe — une matière organisée pour la vision. C'est ainsi la superposition

44. CJ, Ak V 342, II 1131. Notons que cela ne figure pas dans la première édition. Quelques
lignes plus loin : « démontrer <demonstrieren> (ostendere, exhibere) veut plutôt dire présenter
<darstellen> en même temps son concept dans l'intuition (que ce soit en prouvant ou seule-
ment en définissant) ; si l'intuition est a priori, cela veut dire construction du concept, mais, si
elle est empirique, c'est l'exhibition de l'objet <Vorzeigung des Objekts> par laquelle la réalité
objective est assurée au concept » (CJ, Ak V 343 ; PII 1132).
45. CJ, Ak V 343 ; PII 1132.
1. L'EXEMPLE COMME MODÈLE DE LA PREUVE DE RÉALITÉ OBJECTIVE 73

de deux modes des sens — le toucher qui atteste de la présence, la vision qui
appréhende la structure — qui permet au texte kantien de poser l'équivalence
entre remplir un vide et combler un vide de sens.
Une leçon magistrale qui est en même temps une leçon des choses — voilà
l'exposition que vise la Darstellung. Elle doit être une présentation qui donne
sens à la théorie ou au concept en présentant à nos sens la matière des concepts
qui rendent ceux-ci opérationnels pour produire une connaissance. Si Kant a
toujours glissé entre le « vide de matière » et le « vide de sens » pour décrire ce
que la Darstellung doit permettre de remplir, l'appel à la vision verrouille un peu
plus cette superposition. L'œil de l'élève qui assiste à la leçon d'anatomie sai-
sit l'œil donné à voir dans sa matière-pleine-de-sens. La Darstellung serait ainsi
ce tour de force qui consiste à nous fournir un accès à la reconnaissance que
nous avons une connaissance : elle assure la valeur des concepts que nous pos-
sédions déjà mais sans pouvoir être sûrs de leur valeur. Confirmant la réalité
des concepts, la Darstellung assure la connaissance par une mise en scène qui
permet à l'expérience de mettre dans la main l'exemple qui donne à voir.
Au vue de ce rôle essentiel de la présentation, il est difficile de ne pas pen-
ser que, si pour Kant l'exemple est une Darstellung, il ne soit pas de la plus
haute importance. Mais il y a plus. Si l'exemple « est » la Darstellung théorique
d'un concept, on peut aussi penser que, dans la pensée kantienne, la Darstel-
lung « est » l'exemple. L'exemple n'est-il pas plus qu'un nom parmi d'autres
pour la Darstellung ? Nous avons vu que dans les Premiers principes, Kant iden-
tifie explicitement comme « exemple » l'intuition qui donne une signification
aux concepts purs 46 . Dans le texte tardif que sont les Progrès, l'exemple nomme
le lieu de monstration de l'objet qui correspond au concept. Kant dit alors que
la preuve (Beweis) de la réalité objective d'un concept :

ne peut jamais être produite autrement que par la présentation de


l'objet correspondant au concept, car sinon il ne reste jamais qu'une
pensée qui laisse toujours dans l'incertitude la question de savoir si
quelque objet lui correspond ou si elle est vide, autrement dit si elle
peut en somme servir à connaître, jusqu'à ce que cet objet soit mon-
tré dans un exemple < in einem Beispiele gezeigt wird> 47 .

46. « [L]'entendement ne peut être éclairé que par des exemples issus de la nature corporelle,
puisque c'est là l'unique condition pour que ces concepts puissent avoir une réalité objective,
c'est-à-dire une signification et une vérité » (Premiers principes, Ak IV 478 ; PII 376).
47. Progrès, Ak XX, 7, 325-6 ; PIII 1273.
74 2. L'EXPOSITION DE L'EXEMPLE DANS LE DOMAINE THÉORIQUE

On ne peut jamais savoir si un concept n'est pas vide jusqu'à ce que l'objet qui
lui correspond soit montré dans un exemple. Certes, parfois Kant cantonne le
terme « exemple » à un sens plus étroit. Ainsi, dans le passage que nous citions
plus haut, Kant réserve le terme pour la Darstellung d'un concept empirique :

[q]uand à un concept l'intuition correspondante peut être conjointe


a priori, on dit que le concept est construit ; si ce n'est qu'une in-
tuition empirique, on dit qu'elle est un simple exemple du concept
<ein bloßes Beispiel zu dem Begriffe> ; l'action d'adjoindre l'intuition au
concept s'appelle dans les deux cas une présentation <Darstellung>
(exhibitio) de l'objet, sans laquelle (qu'elle ait lieu médiatement ou
immédiatement) il ne peut y avoir aucune connaissance 48 .

Mais si Kant restreint parfois ainsi l'exemple à l'exemple d'un cas empirique,
on peut se demander si la formulation qui dit simplement que l'incertitude
persiste quant à la valeur d'un concept tant qu'on n'en présente pas un exem-
ple n'est pas, finalement, plus précis encore car c'est l'exemple qui nomme la
leçon donnée. (Se) proposer un exemple c'est bien confirmer la réalité objec-
tive du concept par une ostension de l'intuition qui nous arrive par les sens.
Autrement dit, on peut se demander si l'exemple n'est pas la modalité fonda-
mentale de la présentation. Revenons à un passage de la Critique de la faculté de
juger que nous avions cité : « Exposer la réalité de nos concepts exige toujours
des intuitions ». Ce passage continue ainsi : «[s]i ce sont des concepts empi-
riques, les intuitions s'appellent des exemples. Si ce sont des concepts purs de
l'entendement, on les appelle des schèmes 49 ». Dans la mesure où Kant se réfère
expressément à ces deux types de présentation comme deux espèces d'hypo-
typoses schématiques, on aurait tendance à accorder au schème le privilège
d'être la modalité fondamentale d'exposition. Pourtant, c'est implicitement à
l'expérience commune de donner un exemple que fait appel Kant pour présu-
mer qu'une certaine donation fournit une preuve conjointe de sens et matière.
L'exemple n'est-il pas alors non pas une des formes possibles de l'intuition qui
correspond à un concept, mais plutôt la modalité fondamentale de la présen-
tation ? Comme nous l'avons remarqué, Kant fournit peu d'indications sur la
modalité de la preuve, mais l'insistance avec laquelle l'exemple est cité nous
fait penser que c'est une efficace communément supposée de l'exemple qui est
présumée. L'exemple serait alors non pas un remplaçant (moins perfectionné

48. Progrès, Ak XX, 7, 325 ; PIII 1272.


49. CJ, Ak V 351 ; PII 1141-2.
1. L'EXEMPLE COMME MODÈLE DE LA PREUVE DE RÉALITÉ OBJECTIVE 75

techniquement) du schème mais peut-être le prototype de tout schème. En effet,


l'exemple est premier dans la série de la Critique de la faculté de juger. Il consti-
tue la plus simple et la plus immédiate des Darstellung possibles : donner un
exemple c'est comme cela qu'on démontre qu'un concept n'est pas vide. Le
schème serait alors invoqué comme un premier substitut : pour les concepts
purs il n'y a pas d'exemples, donc il faut un schème. Et Kant enchaînera en
décrivant les autres types de substituts possibles, là où la présentation directe
s'avère impossible. Si l'exemple est cité comme le premier mode d'exposition,
qui précède tous les autres modes, ne faut-il pas en déduire que l'exemple est
l'exemple même de la présentation ? Toutes les autres modalités de l'hypoty-
pose ne seraient alors en quelque sorte que des pis-aller ou des simulacres. La
présentation qui démontre un objet dans sa correspondance avec le concept qui
le décrit — voilà la Darstellung originale. Toutes les autres formes d'hypotypose
ne sont que des substituts, des copies, des exercices qui imitent la démonstra-
tion pleine et fulgurante que constitue la présentation d'un exemple.
D'où vient le privilège de l'exemple dans les descriptions de la Darstellung ?
Nous l'indiquions déjà, il nous semble qu'il résulte d'une présomption de ce
que l'exemple serait une expérience partagée de télescopages importants ici.
L'exemple nomme une expérience dans laquelle vide et vide de sens sont com-
blés en même temps. L'expérience commune de donner un exemple, c'est don-
ner à voir un objet pour montrer une réalité qui correspond à un concept qui ne
serait pas encore clair ou convaincant. L'exemple est un objet, mais il est l'objet
en tant que correspondant à ce dont il est exemple. Dans le terme « exemple » il
y a une double référence puisqu'il y a référence à l'objet, d'une part, et au con-
cept, de l'autre. L'exemple est susceptible de présenter simultanément, côte à
côte, concept et intuition. C'est l'exemple de l'objet qui correspond au concept
qui fournit la preuve que le concept n'est pas vide. On aura démontré la réalité
si on peut la montrer. À la question : « le concept correspond-t-il à quoi que
ce soit ? » la présentation de l'exemple permet de répondre, « oui, ceci ». Si on
peut présenter l'objet qui correspond au concept, alors on aura montré qu'il
existe un objet auquel le concept s'applique. Voilà la logique de la démonstra-
tion de la réalité. On l'aura démontrée, si on la montre. Or, montrer l'objet
sensible qui correspond à un concept, voilà très précisément ce que l'on fait
en montrant un exemple du concept. Ainsi, donner un exemple d'un concept
reviendrait à lui fournir la réalité objective. L'exemple montre que le concept
recouvre au moins un objet. Il montre donc que le concept peut s'appliquer
76 2. L'EXPOSITION DE L'EXEMPLE DANS LE DOMAINE THÉORIQUE

puisqu'il s'applique au moins à l'exemple. Telle serait l'explication de ce que,


dans ce passage, l'exemple est le nom même de ce qui est présenté ou, plus
exactement, la présentation est présentation d'un exemple 50 .
Dans la Critique de la faculté de juger Kant réserve le terme « exemple »
pour ce qui fonctionne comme hypotypose pour les concepts empiriques. Mais
l'analyse des diverses explications de l'exhibitio suggère que l'exemple dans sa
corporéité est aussi le modèle même de toute hypotypose. La présentation d'un
corps pour présenter un concept empirique — l'œil — serait alors la première
scène de présentation ; la leçon anatomique est l'Urszene de la preuve d'un rap-
port entre nos représentations et les choses. La présentation qui exige des in-
tuitions est l'objet de l'élaboration complexe de l'hypotypose symbolique qui
doit rendre possible la présentation quand ce qu'il faut présenter c'est de l'im-
présentable. À cela s'oppose le cas plus direct de l'hypotypose schématique qui
recouvre à la fois l'hypotypose des concepts purs et celle des concepts empi-
riques. L'exemple n'est pas un exemple parmi d'autres en ce qui concerne ce
mode de preuve mais au contraire le modèle même de cette preuve. C'est avec
l'exemple que la matérialité et le sens se recoupent le plus directement. Voilà
précisément le dédoublement que requiert la présentation qui doit, rappelons
le, présenter à la fois concept et intuition en tant que se correspondant. L'intuition
qui confirme la réalité du concept, l'exemple en est le modèle.
Ainsi le privilège de l'exemple dans les textes où Kant s'emploie à expli-
quer la fonction de la présentation dans toute son ampleur — y compris sa
fonction essentielle là où elle semblerait impossible — nous conduit à penser
que cette référence est peut-être un simple réflexe de facilité, mais il n'en est
pas moins signe d'un parti pris kantien. Si sous la plume de Kant l'exemple re-
vient sans cesse comme nom de la Darstellung ce n'est pas parce que l'exemple
sert comme début d'explication philosophique ; ce n'est pas une illustration ap-
proximative à l'intention des penseurs incompétents. Au contraire, l'exemple
continue, dans la logique de la pensée de Kant, à être le modèle même de la
présentation qui fait preuve. Parce que la présentation d'un exemple d'un con-
cept fournit une ostension qui donne à la fois le concept et l'intuition et qui,

50. Concernant la « présentation d'un exemple », Kant nous laisse dans l'incertitude quant
à savoir de quel génitif il s'agit. Plutôt, son texte joue justement sur des allers-retours entre
les deux sens possibles de l'expression : la présentation de l'exemple, c'est à la fois l'exemple
qui est présenté et l'exemple qui présente. Sans doute est-ce justement une autre manière de
formuler la duplicité qui fait la force de l'exemple.
1. L'EXEMPLE COMME MODÈLE DE LA PREUVE DE RÉALITÉ OBJECTIVE 77

par là, constitue la preuve de leur correspondance, l'exemple reste en quelque


sorte la modalité primitive de l'hypotypose. L'exemple n'est pas une modalité
de Darstellung parmi d'autres, mais sa modalité originaire.
Nous sommes ainsi amenés à émettre l'hypothèse que le privilège du terme
exemple, dans les textes qui développent la théorie de la Darstellung, est signe
d'un privilège conceptuel de l'exemple ; il indique que l'expérience commune
de l'exemple reste fondamentale pour la pensée transcendantale. Cette hypo-
thèse nous permet de revisiter la définition, que nous propose la Métaphysique
des mœurs, de l'exemple dans son rôle par rapport à la connaissance pour ex-
pliquer ce qui semblait si énigmatique, à savoir l'apparente minimisation de
l'exemple là où on lui accorde de l'importance. L'exemple, dit la Métaphysique
des mœurs, est une exposition théorique du concept. Il est chargé de la démons-
tration de la réalité objective du concept qui passe par sa présentation. La Dars-
tellung est la présentation de l'exemple au double sens du génitif : présenta-
tion de l'exemple et par l'exemple. L'exemple est présenté et c'est l'exemple
qui présente. Nous avions commencé par interroger la minimisation du rôle
de l'exemple dans sa définition. Or, dès lors que nous constatons que l'événe-
ment de la présentation d'un exemple fournit un modèle pour l'opération de
la Darstellung, nous voyons une nouvelle manière de lire cette définition

das Beispiel ist nur das Besondere (concretum) als unter dem Allgemei-
nen nach Begriffen (abstractum) enthalten vorgestellt, und bloß theoreti-
sche Darstellung eines Begriffs 51 .

Nous voyons en effet, maintenant, une nouvelle lecture possible de l'affirma-


tion selon laquelle l'exemple n'est « que » une Darstellung d'un concept. Le
« nur » n'est pas une minimisation du Beispiel en tant que tel, mais une mi-
nimisation de ce que la définition ajoute au simple terme : l'exemple n'est que
ce que l'on entend par un exemple qui présente le concret dans son rapport au
général du concept. L'exemple est présentation et rien d'autre — l'exemple est
de la pure exposition. Bloß doit se lire non comme « simplement » mais comme
« pure ». Voilà la nouvelle manière de lire la définition de l'exemple dans le do-
maine théorique : le Beispiel n'est rien d'autre que la pure Darstellung, une pure
présentation du particulier sous le concept. L'exemple serait alors la Darstellung
dans sa forme la plus simple ou pure. L'exemple permet de lier l'intuition au

51. MM, Ak VI 479-80n ; PIII 777.


78 2. L'EXPOSITION DE L'EXEMPLE DANS LE DOMAINE THÉORIQUE

concept ; il constitue un événement à l'occasion duquel nous accédons intui-


tivement au concept parce que l'intuition qui correspond au concept nous est
donnée. Un exemple c'est déjà une leçon administrée.
Le Beispiel n'est pas autre chose qu'une présentation, il est une pure Darstel-
lung théorique. Cette nouvelle lecture de la définition de l'exemple se réclame
d'une lecture du « nur » et du « bloß » que d'autres ont cru devoir faire concer-
nant le jugement esthétique 52 . Voilà qui nous encourage. Cette nouvelle lec-
ture permet d'éliminer ce qui semblait une bizarrerie, à savoir une définition
qui offre à un concept ses titres de noblesse et le congédie en même temps.
Mais ce n'est, d'une certaine manière, qu'une nouvelle inflexion de la première
lecture qui supposait que le « nur » et le « bloß » minimisaient l'apport de la
définition parce qu'elle renvoyait à la définition communément acceptée de
l'exemple. Le Beispiel que la définition officialise n'est peut-être rien d'autre
que l'exemple selon sa définition commune, mais son importance pour la pen-
sée théorique tient à ce que l'exemple soit « pure » présentation. Si l'exemple
est la modalité primitive de cette démonstration, l'événement de la démons-
tration peut être pensé selon les habitudes de la pensée commune et s'avérer
la forme la plus pure d'une présentation qui a une fonction essentielle pour as-
surer la possibilité de la connaissance 53 . Le « nur » et le « bloß » qui semblaient
d'abord poser un problème à la lecture seraient là — selon la lecture que nous
pouvons maintenant proposer — pour insister sur ce qu'on suppose commu-
nément, à savoir que citer un exemple apporte une preuve de la conjonction
d'un concept et de l'objet particulier qui lui correspond. Si c'est à cette capacité
de l'exemple à démontrer la jointure du concept et de l'objet (matériel) visé
que se réfère Kant ici, il n'y a aucune minimisation, aucune minimisation donc
à expliquer. Nous lisons maintenant ainsi la définition du Beispiel : l'exemple
est l'évidence même, et il est, en plus, une attestation de la possibilité que la
simple présentation vaille pour preuve. L'évident exemple donne « evidence » 54

52. Ainsi, la lecture de bloß comme « pur » est essentielle pour les très analyses de Béatrice
Longuenesse. Dans une lecture à laquelle nous souscrivons, celle-ci insiste sur le fait que l'on
se méprend si on pense que l'idée d'un jugement réfléchissant n'apparaît que dans la troisième
Critique. Elle affirme que la nouveauté dans cet ouvrage, par rapport à la première Critique, ce
n'est pas l'analyse d'un jugement réfléchissant, mais celle d'un jugement purement réfléchissant,
bloß reflektierende (Kant et le pouvoir de juger, Paris, Presses Universitaires de France, 1993, p209).
53. C'est une présentation qui fournit l'occasion du constat, ou de la reconnaissance, de la
légitimité.
54. Nous pensons ici au sens anglais du mot « evidence » pour désigner le témoignage ou
l'indice donné.
2. LE NOM DU PROBLÈME 79

évident à la valeur de la preuve par la Darstellung. L'exemple de l'anatomiste


aura révélé au philosophe critique une scène originaire sur laquelle le concept
donne à voir sa propre légitimité en exposant son rapport à un corps. Le pro-
fesseur d'anatomie fournit la figure de celui dont la légitimité est confirmée
par son usage de l'exemple.

2. L'exemple c'est pourtant le nom du problème de la philosophie


théorique

En examinant ce que Kant dit de la Darstellung, nous en sommes arrivés à


lire la définition de l'exemple que Kant donne dans la Métaphysique des mœurs
avec une interprétation maximaliste du « nur » et du « bloß ». Selon notre in-
terprétation, Kant nous enjoint de penser qu'un exemple (Beispiel) n'est rien
d'autre que le particulier représenté comme compris sous l'universel d'après
des concepts, signifiant ainsi que c'est une pure présentation théorique d'un
concept. Voilà qui indiquerait que l'exemple est précisément ce qu'on attend
de la Darstellung dans sa modalité première. L'exemple comme pure exposition
serait une expérience de l'exposition qui fait preuve directement.
Cette traduction, qui est aussi une lecture, semble à la fois toucher juste
et être irrecevable, du moins sans de plus amples explications. Cette lecture
touche juste dans la mesure où le rôle que Kant attribue à la Darstellung d'un
concept théorique semble effectivement s'en référer à une expérience de preuve
massive dont le nom est Beispiel. L'exemple semble en effet valoir, pour Kant,
de modèle quand il pense à l'expérience par laquelle peut être confirmé le rap-
port entre un concept et un particulier qui lui correspond. L'exemple est la
première des présentations d'un particulier dans son rapport au concept qui lui
correspond ; cette présentation vaut pour preuve. L'expérience commune de
l'exemple qui rend intuitif le discours, l'expérience quotidienne de l'exemple
comme leçon de choses, voilà qui fournit le modèle de la preuve de la réa-
lité des concepts exigée par le philosophe pour garantir qu'un jugement émis
est plus qu'une fiction arbitraire ou un jeu de représentations, bref qu'il est de
l'ordre de la connaissance 55 . Pour le sens commun, cette supposition n'a sans

55. Rappelons que Kant dit lui-même de son ouvrage philosophique que si n'y sont pas
donnés des exemples, il pourra être tenu coupable d'avoir en quelque sorte seulement pré-
senté une fantaisie (cf. p31 note 37). Voilà que dans un discours qui est celui d'une correspon-
dance au sujet de publications prévues (discours qui n'a pas le statut d'une réflexion qui se veut
rigoureuse mais qui véhicule plutôt les conceptions communes), l'exemple est pour Kant ce
80 2. L'EXPOSITION DE L'EXEMPLE DANS LE DOMAINE THÉORIQUE

doute rien d'extravagant. Il s'agit seulement de supposer que, quand on montre


un exemple de quelque chose, on donne à voir une chose comme exemple de
ce dont il est exemple. On pourrait résumer ce qui est ici supposé sous forme
tautologique : quand on a donné un exemple de quelque chose, on en a donné
un exemple. Or, si le sens commun voudrait sans doute insister que, pour pen-
ser, il faut bien supposer qu'on ne s'expose guère en avançant une tautologie,
il faut pourtant souligner que, pour Kant, cette tautologie de l'exemple doit
être particulièrement problématique. Force est de constater que Kant est bien
le dernier à pouvoir supposer l'évidence de l'exemple et adopter le modèle de
l'exemple comme preuve de réalité sans s'en justifier. Si, comme nous le sou-
tenons, le modèle commun de l'exemple reste pour Kant une référence, nous
ne pouvons pourtant prendre la mesure de ce geste qu'après lecture non seule-
ment des démonstrations les plus ardues de la Critique de la raison pure mais
aussi plus largement du système kantien dans toute son extension 56 . En effet,
c'est sur le fond de tout ce qui doit interdire au philosophe critique de faire
appel à cette tautologie que l'on mesure l'importance de ce geste.
Nous avancions plus haut que la définition du Beispiel semble faire appel à
une conception de l'efficace de l'exemple qui est moins une construction kan-
tienne qu'une évidence supposée communément admise. La Darstellung jus-
tifie sa capacité à agir comme une démonstration en mobilisant l'expérience
de l'exemple qui donne à voir le concept. Mais ces explications concernant le
rôle de l'exemple ne font que repousser la difficulté : si elles rendent lisible la
définition du Beispiel, elles soulèvent pourtant une nouvelle question concer-
nant la confiance que Kant lui accorde. En effet, le fondement de cette expé-
rience qui se vit comme expérience d'une évidence, est non seulement problé-
matique selon l'analyse critique, c'est même le problème critique. S'il semble
« évident » que l'exemple fournit un cas concret qui correspond à un concept
abstrait, pourtant Kant interroge précisément la justification des conclusions
que nous tirons des exemples. Nous allons constater que la radicalité, et donc
la promesse, de la démarche critique dépendent de ce que Kant s'impose non
pas simplement de soulever la question des mauvais exemples mais surtout

qui peut montrer qu'une production conceptuelle n'est pas oiseuse. C'est la même idée qui
soutendrait l'allégation de la Darstellung comme modalité de preuve de la réalité objective du
concept théorique.
56. Cf. chapitre 3 sur le schématisme mais aussi chapitre 4 sur la contribution de la Critique
de la faculté de juger à l'argumentaire kantien concernant les conditions de possibilité d'une
connaissance théorique qui ne soit pas chimère.
2. LE NOM DU PROBLÈME 81

d'interroger la possibilité même du bon exemple. Qui plus est, c'est précisé-
ment en arguant du fait que le lien entre un concept et un concret particulier
n'est pas évident, ou plus exactement qu'on ne doit pas naïvement se fier à
cette évidence mais au contraire interroger sa possibilité, que le philosophe
critique prétend ouvrir une nouvelle voie à la métaphysique. En effet, ce n'est
que lorsque l'on comprend que, d'un point de vue philosophique, on ne peut
pas présumer de la légitimité de ce qui arrive avec l'exemple, que l'on comprend
la nécessité de la philosophie transcendantale. On pourrait dire que réaliser
que la désignation d'un exemple d'un concept est fort problématique, c'est une
condition de possibilité pour saisir la nécessité d'une philosophie transcendan-
tale.
Ainsi c'est Kant lui-même qui nous apprend à résister à l'exemple, ou plus
exactement à ce qui semble un argument irrésistible concernant l'exemple, à
savoir que donner un exemple d'un concept ce serait fournir la preuve que
quelque chose lui correspond. Le sens commun ne nous assure-t-il pas que s'il
y a un exemple d'un concept, alors cet exemple désigne bien quelque chose
dont nous pouvons faire l'expérience ? Pourtant, ce refuge auprès de l'exemple
soulève autant de problèmes qu'il n'en résout. Pire, il semble soulever les mêmes
problèmes. Que l'exemple ne soit pas une réponse philosophiquement satisfai-
sante à la crainte que le concept ne soit vide, cela découle en quelque sorte de
la même configuration qui fait de la réalité objective un enjeu. La preuve théo-
rique de la réalité objective se doit de ne pas supposer la valeur des exemples
mais, au contraire, de l'interroger. Nous l'avons rappelé, la philosophie critique
se donne comme tâche de justifier la possibilité d'un rapport non-arbitraire
entre concept et intuition. Or, Kant est bien loin de penser qu'une simple
monstration d'un exemple constitue une justification. L'exemple ne peut pas
simplement justifier l'exemple. La valeur de l'exemple comme démonstration
découle de la supposition que le rapport qu'il prétend exposer entre concept et
intuition n'est pas une simple fiction personnelle, autrement dit qu'il donne à
voir un rapport objectif et communicable. Or, le philosophe critique va nous
faire comprendre que nous manquons de justifications pour une telle supposi-
tion. C'est justement parce que ce qui est présenté comme un exemple pourrait
n'être la trace que d'une conjonction arbitraire, d'une invention subjective, que
la raison doit s'interroger sur ses propres capacités. Bref, c'est parce qu'elle doit
mettre en doute l'expérience de l'exemple que la raison est sommée d'entre-
prendre à nouveau une Selbsterkenntnis, sous peine d'être contrainte à admettre
82 2. L'EXPOSITION DE L'EXEMPLE DANS LE DOMAINE THÉORIQUE

que ce qu'elle produit n'est pas de l'ordre de la connaissance mais de la simple


fiction (Erdichtung).
Loin de pouvoir simplement supposer dans l'exemple présenté une conjonc-
tion justifiée de concept et d'intuition qui aurait pour effet de démontrer la
réalité du concept, le philosophe critique doit justifier la possibilité d'une con-
jonction justifiée autrement que par l'arbitraire d'une volonté empiriquement
conditionnée. C'est en effet, précisément, l'interrogation quant aux conditions
de possibilité d'un accord entre le concept et la chose, entre notre faculté d'en-
tendement et le monde, qui fournit le point de départ pour le projet d'une
critique de la raison. Dans la célèbre lettre à Herz, qui fait référence pour la dé-
finition du projet critique, Kant explique que ce projet est né lorsqu'il a compris
qu'il lui

manquait encore quelque chose d'essentiel que, tout comme d'autres,


j'avais négligé dans mes longues recherches métaphysiques, et qui
constitue, en fait, la clé de tout le mystère, celui de la métaphysique
jusqu'ici encore cachée à elle-même. Je me demandai, en effet, sur
quel fondement repose le rapport de ce qu'on nomme en nous re-
présentation à l'objet 57 .

La clé de la métaphysique que celle-ci s'était jusqu'alors cachée à elle-même,


la clé de l'analyse, de la Selbsterkenntnis de la raison est la question du fonde-
ment du rapport entre représentation et objet. La question déterminante pour
la Critique de la raison pure est de savoir si ce rapport peut être non-arbitraire,
non-aléatoire, non-subjectif, bref universel et objectif. Si le fondement de ce
rapport fait problème pour Kant c'est bien parce qu'il exclut que la relation
entre la représentation et l'objet puisse être causale : « [n]otre entendement
n'est pas, par ses représentations, la cause de l'objet. . .pas plus que l'objet n'est
cause des représentations de l'entendement (in sensu reali) 58 ». Voilà la consé-
quence du double rejet de la position idéaliste et de la position empiriste : ni la
représentation, ni l'objet ne peuvent fonder leur rapport. Mais alors, comment
assurer le rapport des connaissances au monde ?

Dans la Dissertation, je m'étais contenté d'exprimer la nature des


représentations intellectuelles de façon purement négative, en disant
qu'elles n'étaient point des modifications de l'âme par l'objet. Mais
comment était donc possible autrement une représentation qui se

57. Lettre à Herz, Ak X 130 ; PI 691.


58. Lettre à Herz, Ak X 130 ; PI 692.
2. LE NOM DU PROBLÈME 83

rapporte à un objet sans être d'aucune façon affectée par lui, voilà ce
que j'avais passé sous silence 59 .

Pour clore une série de questions qui découlent de cette difficulté, Kant se
résume ainsi : « ces questions entraînent toujours une obscurité concernant
la faculté de notre entendement : d'où lui vient cet accord avec les choses
mêmes ? 60 ». Pour mettre fin aux débats stériles, il faudrait alors, selon Kant,
pouvoir justifier que l'espoir que l'entendement puisse produire autre chose
que des fictions, lorsqu'il établit des rapports entre concepts et objets, est un
espoir raisonnable 61 . Autrement dit, il faudrait expliquer non pas comment
éviter l'erreur, mais comment la non-erreur est possible. D'où vient l'accord
entre les concepts produits par l'entendement et les choses mêmes ? D'où vient
l'accord entre nos concepts et le monde ? Ces rapports peuvent-ils être fon-
dés sur autre chose que la volonté de fiction ? C'est précisément en compre-
nant qu'il faut apporter une réponse à ces questions que naît le projet critique.
C'est en découvrant que la possibilité d'une conjonction non-arbitraire entre
les concepts produits par l'activité de notre entendement d'une part, et l'intui-
tion sensible de l'autre, n'est pas simplement évidente, que se profile la néces-
sité d'une pensée transcendantale. C'est donc précisément la légitimité de la
conjonction que l'exemple prétend donner à voir qui fait difficulté pour le phi-
losophe critique ; le philosophe devient critique justement lorsqu'il reconnaît
qu'il y a là difficulté.
Pour expliciter le problème du fondement du rapport entre représentations
et objets, Kant fait appel au vocabulaire du jugement. Nous allons aborder le
traitement de la question du jugement dans la Critique de la raison pure en pri-
vilégiant une figure particulière du jugement qui nous semble bien illustrer
le problème : celle du jugement médical. Si l'anatomiste est la figure de celui
qui use avec autorité de l'exemple, dans le texte kantien, le médecin est la fi-
gure de celui dont le rapport à l'exemple est hanté par l'incertitude quant à
sa propre compétence. Dans les quelques pages de la Critique de la raison pure
intitulées « Introduction ; de la faculté de juger transcendantale en générale »
Kant introduit le chapitre sur le schématisme. Il y énonce, dans sa version la

59. Lettre à Herz, Ak X 130-1 ; PI 692.


60. Lettre à Herz, Ak X 131 ; PI 693.
61. Nous reviendrons sur le fait que la méthode transcendantale conduit Kant, finalement,
à une justification de la possibilité de connaissance fondée par une certaine justification de
l'espoir que cela arrive.
84 2. L'EXPOSITION DE L'EXEMPLE DANS LE DOMAINE THÉORIQUE

plus succincte, ce qui motive une philosophie transcendantale. Si le philosophe


doit énoncer les conditions de possibilité de la connaissance, c'est parce que ni
la logique, ni les concepts, ne suffisent à expliquer la possibilité de la connais-
sance. En effet, l'analyse critique montre que la détermination de ce qui consti-
tue un exemple d'un concept (à savoir, un cas particulier qui tombe sous le
concept) ne peut dépendre ni exclusivement du concept, ni même du système
de concepts dont le concept en question est issu. Cette détermination exige un
jugement ; la logique transcendantale doit expliciter les conditions de possibi-
lité pour qu'un tel jugement puisse être autre chose qu'un jugement arbitraire,
au sens où Kant emploie ce terme pour désigner un jugement qui serait simple
fruit de la volonté — une fiction. Kant introduit le problème du jugement en
ces termes :

un médecin, un juge, ou un homme politique peuvent avoir dans


la tête beaucoup de belles règles pathologiques, juridiques ou po-
litiques, à un degré qui peut en faire de solides professeurs en ces
matières, et pourtant faillir aisément dans leur application, soit parce
qu'ils manquent de jugement naturel (sans manquer pour cela d'en-
tendement) et que, s'ils voient bien in abstracto le général, ils sont
incapables de discerner si un cas y est contenu in concreto 62 .

Ainsi est posée la distinction entre, d'une part, de simples professeurs capables
seulement d'ânonner mécaniquement ce qu'ils auront mis dans leur tête, et,
d'autre part, l'homme capable d'appliquer sa science pour agir en conséquence.
Les connaissances théoriques ne suffisent pas — encore faut-il du jugement si
l'on veut établir un rapport entre les règles de la connaissance et le monde.
Kant évoque ici trois figures de celui qui est appelé à juger : le juge, le mé-
decin, et l'homme d'État. Voilà trois exemples qui ne sont peut-être pas des
exemples parmi d'autres mais qui plutôt, à eux trois, balayent le champ des
possibilités. On notera que Kant ne choisit pas un exemple de jugement théo-
rique et un exemple de jugement pratique. Pourtant, s'il ne fait pas ici mention
de la division entre théorique et pratique, Kant cherche bien à articuler d'une
manière générale comment le jugement procède 63 . La portée de ces trois ex-
emples doit être générale. La généralité semble découler de ce que, à eux trois,
ces hommes sont chargés de juger tout ce qui peut faire partie de l'expérience :
le passé, le présent et le futur. En effet, bien que Kant ne le souligne pas (il

62. CRP, A134 / B173 ; PII 882.


63. CRP, A133 / B172, PII 881.
2. LE NOM DU PROBLÈME 85

évoque ces figures sans expliquer leur privilège), on peut considérer que ces
trois hommes illustrent chacun le jugement par rapport à un temps de l'expé-
rience : le juge détermine ce qui est survenu dans le passé ; le médecin doit se
prononcer sur le cas présent ; l'homme d'État doit juger de ce qui adviendra
dans le futur 64 . Ces trois personnages illustrent donc les différentes situations
dans lesquelles le jugement doit trancher, situations dans lesquelles il faut éta-
blir le rapport entre la règle générale et le cas particulier, entre le concept et
l'exemple concret, entre la connaissance et le monde.
Si c'est ainsi que se distribuent ces figures, c'est alors au médecin qu'il re-
vient d'illustrer la tâche du jugement par rapport au présent. La position du mé-
decin est ici en quelque sorte le paradigme de la position de celui qui cherche
à savoir ce qui est, celui qui cherche la connaissance du monde dans lequel
nous vivons. Le médecin a pour fonction de dire ce qu'est le cas qu'on lui sou-
met lorsqu'on lui présente un patient souffrant. Il ne suffit pas de professer
une connaissance des sciences naturelles pour pouvoir les appliquer à l'expé-
rience en vue d'une connaissance possible des phénomènes. Il ne suffit pas de
savoir lire un livre pour lire le monde. Plutôt, pour comprendre le monde faut-
il pouvoir être lecteur de signes : pour poser un diagnostic il faut discerner la
coïncidence entre une règle pathologique et des signes cliniques. La tâche du
médecin est de déceler les coïncidences mais, pour que le diagnostic dise vrai,
encore faut-il que les coïncidences discernées soient signifiantes et non fruit du
hasard. Le bon médecin ne se laisse pas distraire par les coïncidences acciden-
telles, il reconnaît le cas. Le bon médecin reconnaît le Fall qui n'est pas Zufall.
Comment être sûr que le médecin lise les signes signifiants et ne s'invente pas
simplement des histoires ? Le péril de l'arbitraire plane toujours sur le diagnos-
tic médical ; celui-ci peut imputer un sens à ce qui n'est que hasard. C'est, nous
allons le voir, Kant lui-même qui nous encourage à cette méfiance à l'égard

64. On peut se demander si ce n'est pas ici quelque théorie rhétorique qui informe la des-
cription « générale » du jugement. On notera en tous cas que nous ne sommes pas très loin
d'Aristote lorsqu'il cite aussi le lieu du tribunal pour signifier le genre judiciaire de la rhéto-
rique et l'assemblée qui doit décider des affaires d'État pour signifier le genre délibératif. Reste
le troisième genre, l'epideictique. Pour Aristote, la figure de ce troisième type de rhétorique est
celui qui doit décrire le mérite ou le blâme, par exemple dans une oraison funèbre. Notons que
nous ne sommes peut-être pas aussi loin du jugement médical qu'il n'y paraît avec ce jugement
du mérite : Aristote dit aussi que c'est alors le jugement d'un theoros. C'est en effet bien d'une
certaine manière d'epideictique qu'il s'agit lorsque le médecin doit montrer quel est le type du
cas auquel il a affaire.
86 2. L'EXPOSITION DE L'EXEMPLE DANS LE DOMAINE THÉORIQUE

du médecin et, ce faisant, nous indique l'ampleur du problème philosophique


soulevé par le jugement.
Dans le passage que nous citions, le médecin (par opposition au simple pro-
fesseur de médecine) est présenté comme celui qui est capable de faire le lien
entre l'érudition et la pratique. Il revient au médecin d'allier aux « belles règles
pathologiques » que l'étude lui aura procurées, un talent pour juger qui lui per-
mette de tirer profit de ces connaissances. C'est dans la mesure où il réussit à
faire usage des règles que l'étude lui a transmises, que le médecin est digne de
son titre. C'est en effet l'heureuse conjonction du jugement et de la connais-
sance qui ouvre la possibilité de connaissance effective, d'une connaissance du
monde et non de simples répétitions stériles. Bref, c'est la qualité de son juge-
ment qui sépare le médecin du simple professeur. Mais quand Kant reprend la
figure du médecin dans la Méthodologie de la Critique de la raison pure, ce ne sera
plus pour lui faire crédit d'une supériorité par rapport au professeur de méde-
cine, mais pour le réduire à un professeur — un professeur non pas de science,
mais de foi. Dans le texte que nous venons de citer, le jugement médical est
la figure même de l'usage du savoir qui permet d'accéder à la connaissance
de ce qui est (conjugant son érudition et son talent de jugement, le médecin
peut découvrir la maladie d'un patient — il arrive ainsi à la connaissance d'un
cas). Dans le texte que nous allons maintenant aborder, le jugement médical
est évoqué pour fournir un contraste avec ce qui relève du savoir.
Le deuxième texte qui traite du jugement médical appartient au canon de
la raison pure. Le diagnostic médical y est évoqué comme un exemple d'un
acte qui relève non pas du savoir mais de la foi, une foi qui est précisément et
explicitement opposée au savoir. En effet, selon ce deuxième texte, le médecin
ne met pas en œuvre une connaissance. Il énonce plutôt le contenu d'une foi
personnelle et contingente :

[i]l faut que le médecin fasse quelque chose pour un malade qui est en
danger, mais il ne connaît pas la maladie : il regarde les phénomènes,
et il juge, ne sachant rien de mieux, que c'est la phtisie. Sa foi, même
suivant son propre jugement, est simplement contingente ; un autre
trouverait peut-être mieux. Je nomme foi pragmatique une foi contin-
gente de ce genre, mais qui sert de fondement à l'emploi effectif des
moyens pour certaines actions 65 .

65. CRP, A824 / B825 ; PI 1379.


2. LE NOM DU PROBLÈME 87

Le passage cité est extrait de la troisième section du canon de la raison pure,


intitulée « De l'opinion, du savoir et de la foi ». L'enjeu de cette section est
d'établir le statut de la foi pour lui attribuer un rôle précis et positif, sans com-
promettre le geste inaugural de la pensée critique qui consiste à renoncer à
accorder une valeur théorique à la foi. En effet, si Kant pense pouvoir propo-
ser de réels acquis philosophiques et redorer le blason de la métaphysique, c'est
qu'il a découvert une nouvelle variante du geste gagnant du sacrifice. La cri-
tique nous propose en effet un marché : si nous acceptons de nous en tenir à
la connaissance de ce dont nous pouvons faire l'expérience, en sacrifiant toute
ambition de savoir au-delà de ces limites, alors nous pouvons espérer connaître
le monde. Reconnaître que nous ne pouvons aspirer à une connaissance qui
porte sur les objets de la foi — et Dieu en particulier — voilà la condition à la-
quelle nous pouvons aspirer à la connaissance des phénomènes. Telle étant la
condition de départ de la philosophie kantienne, ce qui relève de la foi semble
voué à un statut secondaire dans l'horizon de la pensée théorique. L'enjeu de
cette section sera de néanmoins ménager une noble place à la foi religieuse.
Or, la foi qu'évoque Kant concernant le médecin n'est pas une foi religieuse,
mais une « simple » foi pragmatique. C'est une foi personnelle et contingente
puisque ce que le médecin tient-pour-vrai il reconnaît en même temps qu'il
n'a pas des raisons objectives suffisantes pour sa créance. Kant est alors caté-
gorique :

des fondements subjectifs de la créance, tels que ceux qui peuvent


opérer dans la foi, ne méritent aucun crédit dans les questions spé-
culatives, attendu qu'ils ne se tiennent pas pour exempts de tout se-
cours empirique et qu'ils ne peuvent se communiquer aux autres aux
même degré 66 .

Le médecin n'est-il pas ici, alors, la figure de celui qui a bien peut-être quelque
conviction personnelle et subjective, mais dont la conviction n'atteint pas l'ob-
jet ? Loin d'arriver à connaître le monde, ou même à avoir une connaissance de
la maladie, le jugement médical serait une expression de foi. Le médecin pro-
fesse une simple foi concernant ce qui devrait pouvoir être objet de connais-
sance. Dans une section qui se propose de clarifier la distinction entre la foi et
le savoir, voilà que ce passage avance une description du diagnostic médical qui

66. CRP, A823 / B851 ; PI 1378.


88 2. L'EXPOSITION DE L'EXEMPLE DANS LE DOMAINE THÉORIQUE

semble bien éloignée de la description qu'en faisait l'introduction à la doctrine


du jugement transcendantal.
Une certaine tension apparaît entre ces deux passages quant au statut qu'ils
offrent au jugement médical : selon l'un c'est le modèle du jugement qui fait
opérer le savoir, selon l'autre c'est le modèle d'un jugement étranger au sa-
voir. Ces deux diagnostics du jugement médical semblent difficiles à réconci-
lier. Pourtant, ces deux textes ne sont peut-être pas aussi divergents qu'il n'y
paraît. Plutôt, le second vient souligner la gravité de la difficulté qui appelle
une doctrine transcendantale du jugement. Faut-il penser qu'il y a ici deux ma-
nières différentes de concevoir le jugement médical ? Il nous semble qu'une
lecture attentive conduit à penser que les deux textes vont dans le même sens :
dans les deux cas, il s'agit de maintenir à la fois que le jugement est indispen-
sable à l'application (et donc aussi à la constitution 67 ) de la connaissance et que
le jugement ne fait néanmoins pas partie de la connaissance. Ce qui apparaît
à une première lecture comme une tension entre ces deux passages est plutôt
la trace d'une tension qui travaille chacun des passages. Il n'est pas aisé pour
Kant de décrire le statut du jugement dans son rapport à la connaissance. S'il
le décrit tantôt comme appartenant au processus de l'acquisition de la connais-
sance du monde, tantôt comme extérieur à tout système de connaissance (au
sens fort de savoir), c'est que le jugement a une position ambiguë par rapport
au système de connaissance que Kant projette.
Pour saisir ce que ces deux passages partagent, et ce qui les partage et dé-
partage entre eux et avec eux-mêmes, il nous faudra comprendre que le rap-
port entre l'acte du jugement et la procédure de la connaissance ne peut être
ni d'opposition ou d'extériorité, ni d'appartenance. Voyons d'abord comment
Kant précise la spécificité de la foi (Glauben) en la distinguant des deux autres
formes du tenir-pour-vrai (Fürwahrhalten) que sont l'opinion (Meinen) et le sa-
voir (Wissen).

L'acte de tenir pour vrai (la créance) <Fürwahrhalten> est un fait de


notre entendement qui peut reposer sur des raisons objectives, mais
qui exige aussi des causes subjectives dans l'esprit de celui qui juge 68 .

67. En effet, nous y reviendrons au chapitre suivant, le schématisme montre que l'applica-
tion des concepts est la synthèse qui constitue la connaissance.
68. CRP, A820 / B848 ; PI 1376.
2. LE NOM DU PROBLÈME 89

Kant commence ainsi par affirmer qu'il y a deux ordres de raisons derrière
tout tenir-pour-vrai : d'une part des raisons objectives, d'autre part des raisons
subjectives. Ce sont les variations possibles des rapports entre ces deux ordres
qui différencient opinion, foi et savoir. En effet :

la créance ou la valeur subjective du jugement par rapport à la convic-


tion (qui a en même temps une valeur objective) présente les trois
degrés suivants : l'opinion, la foi et le savoir 69 .

Les trois degrés de la croyance subjective par rapport à la créance objective sont
ainsi distingués : l'opinion (Meinen) est « une créance qui a conscience d'être
insuffisante subjectivement aussi bien qu'objectivement 70 » ; la foi (Glauben), est
une créance qui est suffisante subjectivement mais tenue pour objectivement
insuffisante ; le savoir (Wissen), est une croyance suffisante objectivement et
subjectivement 71 .
Tout se joue ici, bien entendu, sur les statuts respectifs des raisons objec-
tives et subjectives. Si le privilège des raisons objectives ne sera jamais démenti,
pourtant, tout l'enjeu de la section est d'accorder un statut important à la foi,
cette créance qui ne peut invoquer que des raisons subjectives. Or, il est déli-
cat d'accorder un statut à la foi sans contredire le privilège de la connaissance ;
il est délicat de découper une place significative pour les raisons subjectives
sans aller contre le privilège des raisons objectives. C'est en démultipliant les
sources subjectives d'un « tenir pour vrai » que Kant cherche une issue. En effet,
après avoir évoqué la distinction entre raisons objectives et raisons subjectives
dès la première phrase, Kant s'emploie immédiatement à distinguer le tenir-
pour-vrai légitime et objectif qu'il appelle « conviction » du tenir-pour-vrai qui
reposerait « uniquement » sur « la nature particulière du sujet » que l'on nomme
« persuasion ». La persuasion n'a « qu'une valeur personnelle », elle est « simple
apparence 72 » alors que les raisons objectives mènent à la vérité puisque « la vé-
rité repose sur l'accord avec l'objet ». Voilà donc que, dès qu'il a parlé de raisons

69. CRP, A821 / B849 ; PI 1378.


70. CRP, A822 / B850 ; PI 1378.
71. Notons que si la section est intitulée « de l'opinion, du savoir et de la foi », lorsque Kant
explicite ce qui distingue les trois, l'ordre change pour devenir opinion, foi, savoir. On peut
voir dans cette oscillation précisément tout l'enjeu de l'analyse : s'agit-il de penser que la foi
est distincte de l'opinion et du savoir (qui auraient un lien entre elles) ou que la foi se situe
entre l'opinion et la foi ? Kant va donner une double réponse, revendiquant en quelque sorte
les deux découpages.
72. CRP, A820 / B848 ; PI 1376.
90 2. L'EXPOSITION DE L'EXEMPLE DANS LE DOMAINE THÉORIQUE

subjectives et de raisons objectives, Kant avance une opposition tranchée entre


le subjectif qui n'a qu'une valeur personnelle, et l'objectif qui a la vraie valeur
(de vérité). Les deux oppositions, d'une part, celle entre les raisons objectives et
les raisons subjectives de la créance et, d'autre part, celle entre la conviction et
la persuasion, ont tendance ici à se confondre. Nous allons chercher à réduire
cette confusion pour mieux cerner ce qui s'y joue.
Son texte nous laisse entendre que Kant oppose les raisons objectives me-
nant à la conviction aux raisons subjectives menant à la simple persuasion.
Pourtant cette identification/opposition n'est pas fixe. Le tableau des rapports
possibles entre tous ces termes sera bien plus compliqué : selon ce passage,
en effet, la conviction repose aussi sur des raisons subjectives et la persuasion
peut découler des raisons objectives (insuffisantes) 73 . Ainsi les deux opposi-
tions — raisons objectives/subjectives et conviction/persuasion — ne se super-
posent pas. Elles se distinguent plutôt parce qu'elles soulèvent des difficultés
différentes.
La distinction entre conviction et persuasion soulève une difficulté qui
commence au niveau du fait. Si le privilège, aux yeux de Kant, de la convic-
tion sur la persuasion ne fait aucun doute, il est pourtant difficile d'établir
dans les faits à laquelle on a affaire : « la persuasion ne peut. . .pas, à la vérité,
se distinguer subjectivement de la conviction, si le sujet a devant les yeux la
créance simplement comme un phénomène de son propre esprit 74 ». Autre-
ment dit, si Kant n'hésite pas à valoriser la conviction et dévaloriser la per-
suasion, il se trouve obligé d'admettre que celui qui tient pour vrai ne peut
pas distinguer phénoménologiquement entre les deux. Pour décider de la va-
leur d'une créance, il faudrait pourtant décider si elle relève de la conviction
ou de la persuasion. Il faut déterminer si la créance repose sur la vérité ou
l'apparence. Kant propose dans ce sens certaines stratégies pour débusquer la
persuasion. Ces stratégies peuvent aider à reconnaître la persuasion mais le
tri qu'elles permettent n'est que négatif ; il n'y a aucune façon définitive de
garantir que nous avons certifié une conviction ou, plus exactement, une cer-
titude. Les épreuves suggérées par Kant (l'épreuve du pari, mais plus généra-
lement l'épreuve de la communication) peuvent être étendues indéfiniment. Il
n'y aura jamais que des indications négatives sur les sources de convictions :

73. La conviction doit aussi avoir des raisons subjectives : comme toute créance elle « exige
aussi des causes subjectives dans l'esprit de celui qui juge » (CRP, A820 / B848 ; PI 1376).
74. CRP, A821 / B849 ; PI 1378.
2. LE NOM DU PROBLÈME 91

un tenir-pour-vrai qui ne tient qu'à la persuasion peut être reconnu, mais ja-
mais un tenir-pour-vrai qui tient à la conviction ne pourra être identifié avec
certitude.
Outre cette asymétrie concernant la possibilité d'identification, la distinc-
tion entre raisons objectives et raisons subjectives soulève une autre difficulté
concernant cette fois le statut des raisons subjectives. Le problème découle
de ce que, selon les analyses kantiennes, malgré l'explicite supériorité des rai-
sons objectives, on ne peut chercher à éliminer tout ce qui est subjectif dans la
créance. Certes, Kant nous dit que la vérité repose sur l'objet, que la persua-
sion n'est que personnelle, mais il affirme aussi clairement que le tenir pour
vrai « exige <erfordert> » des raisons subjectives. S'il faut empêcher les raisons
subjectives d'outrepasser leur mandat, on ne pourra pourtant pas les éviter.
Elles sont essentielles pour toute créance. Voilà la difficulté : ne pas se laisser
abuser par les « mauvaises » raisons subjectives, tout en ménageant une place
malgré tout pour les « bonnes » raisons subjectives et ce, tout en reconnaissant
que bonnes et mauvaises raisons subjectives sont phénoménologiquement in-
discernables. Non seulement il est impossible d'écarter les raisons subjectives
de la recherche de la connaissance, mais ce serait un contresens de s'y essayer.
Bien qu'elles portent toujours la menace de l'arbitraire (quand on méprend le
sentiment de certitude qu'elles engendrent pour une certitude objective), les
raisons subjectives doivent participer à la créance.
Ainsi, là même où Kant met en œuvre une opposition entre l'objectif et le
subjectif en ce qui concerne la créance, il nous demande aussi de considérer
non seulement la possibilité mais la nécessité de leur alliance. C'est une alliance
nécessaire qui, peut-être comme toutes les alliances, souffre de la fragilité de
sa propre nécessité. L'alliance permet l'exploit que les alliés ne pourraient ac-
complir seuls, mais ce succès demeure vulnérable justement à un éclatement
de l'alliance. Puisque c'est dans la perspective de la conjugaison nécessaire des
raisons objectives et subjectives, que Kant traite de l'opinion, de la foi, et du
savoir, il se voit contraint d'accepter que la nécessité des raisons subjectives
maintiendra ouverte une possibilité que l'on se laisse abuser par une persua-
sion qui se donne pour une conviction. On pourrait même presque dire que
c'est la dimension subjective qui est la plus importante puisque, Kant le sou-
ligne, sans elle aucune créance. Comme l'annonce la première phrase de la sec-
tion, « l'acte de tenir pour vrai. . .exige aussi des raisons subjectives ». Au vu de
cette complication, Kant ne peut pas simplement opposer créance légitime et
92 2. L'EXPOSITION DE L'EXEMPLE DANS LE DOMAINE THÉORIQUE

créance illégitime selon l'opposition objectif/subjectif, mais c'est aussi grâce à


cela qu'il pourra ménager une place à la foi.
Le tableau ici est donc plus compliqué qu'une double opposition entre
créance légitime/raisons objectives, d'une part, et créance illégitime/raisons
subjectives, de l'autre. La complication est à la fois dessinée et cachée par le
motif de la progression. En effet, Kant précise les différences entre les trois
créances mais il dessine aussi un rapport de progression entre elles : entre l'opi-
nion, la foi, et le savoir est articulée une progression vers un tenir-pour-vrai de
plus en plus justifié. Ainsi, Kant maintient qu'alors que l'opinion n'est basée
sur aucune raison suffisante, la foi est basée sur une suffisance seulement des
raisons subjectives, et le savoir sur une suffisance aussi bien des raisons subjec-
tives que des raisons objectives. En s'en référant à des « degrés », Kant place la
foi au milieu : elle serait plus qu'une opinion, mais pas encore un savoir. Si la
foi qui intéresse Kant au premier chef ici — la foi religieuse — est contrastée
avec la connaissance non pas parce que cette foi n'est pas encore connaissance
mais parce qu'elle est un tenir pour vrai qui ne pourra jamais être de l'ordre de
la connaissance 75 , pourtant Kant pose ici la possibilité d'un autre rapport entre
foi et connaissance que ce rapport d'extériorité. Cette articulation par degrés se
lit aussi comme une analyse des étapes dans la constitution des connaissances.
Ce qui n'est au début qu'une opinion peut, par accumulation progressive de
raisons, devenir une foi pragmatique et puis un savoir. Les trois modalités du
tenir-pour-vrai reflètent trois moments dans un unique processus, celui par
lequel nous accédons au savoir. Déjà plus qu'une opinion, mais pas encore une
connaissance, le diagnostic du médecin serait un tenir-pour-vrai qui caractérise
la connaissance du monde lorsqu'elle se constitue.
En invoquant deux types de foi Kant oscille quant à la nature de la dis-
tinction entre la foi et le savoir : tantôt il pose qu'il s'agit d'une opposition
radicale, tantôt il y décèle une distinction quantitative, une affaire de degré.
Il nous propose ainsi deux différentes perspectives sur les rapports entre opi-
nion, foi et savoir. D'un point de vue, on peut considérer ces trois concepts
comme absolument hétérogènes. De l'autre, ce sont les noms de trois étapes

75. La foi en Dieu a pour objet quelque chose qui n'est pas un phénomène, qui ne pourra ja-
mais être objet d'expérience et dont nous ne pouvons par conséquent espérer aucune connais-
sance. C'est bien en acceptant que les phénomènes démarquent les limites de la connaissance
possible que le projet critique espère sauver la possibilité d'une connaissance certaine et légi-
time.
2. LE NOM DU PROBLÈME 93

de la constitution du savoir. À ces deux points de vue correspondent les deux


types de foi que pose Kant ici : la foi religieuse restera toujours hétérogène à la
connaissance, la foi pragmatique, elle, peut bien relever d'une étape intermé-
diaire dans le progrès de la connaissance. En effet, le motif de la progression
vers le savoir est accentué par le fait que, si les trois modes de créances vont
se distinguer comme des degrés, on ne commence pas avec le degré zéro. Le
mouvement est lancé dès la première étape ; l'opinion est déjà « plus qu'une
fiction arbitraire » dès lors que
[j]e ne suis jamais autorisé à former une opinion, sans avoir du moins
quelque savoir au moyen duquel le jugement, simplement problé-
matique en soi, se trouve rattaché à la vérité par un lien qui, bien
qu'incomplet, est cependant quelque chose de plus qu'une fiction ar-
bitraire < doch mehr als willkürliche Erdichtung ist> 76 .

Certes, l'opinion n'a un rattachement que très incomplet à la vérité, mais elle
en relève déjà dans la mesure où l'opinion, impossible sans avoir du moins
quelque savoir, n'est pas le n'importe quoi de la fiction arbitraire. Rappelons le,
la fiction arbitraire, la willkürliche Erdichtung, voilà précisément ce qui caracté-
rise le rapport entre concept et objet qui relèverait non de la connaissance mais
du jeu chimérique ; les analyses de la Critique de la raison pure qui portent sur la
nécessité de la preuve de réalité objective nous le disent en ces mêmes termes.
L'opinion se distingue d'emblée du non-sens ; elle est déjà sur le chemin de
la connaissance. Après l'opinion, la foi est présentée comme une créance qui
est un peu moins incomplète que l'opinion. C'est alors qu'il est question de ce
qui est plus qu'une opinion que Kant invoque le jugement médical pour illus-
trer son propos. Le diagnostic du médecin est cité comme un tenir-pour-vrai
qui n'est ni simple opinion, ni savoir. C'est une créance « théoriquement in-
suffisante » et qui ne peut donc pas prétendre être savoir ou connaissance 77 .
Pourtant cette créance doit avoir été élaborée à partir au « moins de quelque sa-
voir », et même un peu plus puisqu'elle vaut plus qu'une opinion qui, elle, vaut
déjà « plus qu'une fiction arbitraire ». Le jugement du médecin est apparenté à
une opinion mais aurait un lien moins incomplet à la vérité ; la différence entre
fiction et vérité est ici soumise à des degrés. Voilà qui inscrit le diagnostic médi-
cal dans la perspective du savoir. Il faut alors penser que nous trouvons dans ce

76. CRP, A822 / B850 ; PIII 1378.


77. « Ce n'est jamais que sous le point de vue pratique que la créance théoriquement insuffi-
sante peut-être appelée foi » (CRP, A823 / B 851 ; PI 1378).
94 2. L'EXPOSITION DE L'EXEMPLE DANS LE DOMAINE THÉORIQUE

passage un diagnostic médical moins opposé au savoir (bien qu'il le soit aussi,
nous le constations dès la première lecture), qu'à la foi religieuse (foi qui elle
n'aurait aucun rapport au savoir, se rapportant, comme elle le fait, à un objet
en dehors de la connaissance possible). Dans sa deuxième évocation, la figure
du médecin est certes une figure de celui qui n'est pas en mesure d'émettre
un jugement certain, mais ce jugement est néanmoins inscrit positivement du
côté du savoir.

Le médecin n'a pas d'autre choix que de juger alors qu'« il ne connaît pas la
maladie ». Puisqu'il faut faire quelque chose pour le malade, il faut juger là où
on ne connaît pas puisqu'il faut mettre en œuvre le possible pour combattre
la maladie. Il faut donc orienter l'action ; au médecin de faire comme il peut,
même s'il lui faudra admettre qu' « un autre aurait peut-être trouvé mieux ».
Le jugement médical vient ouvrir la possibilité d'une orientation pragmatique.
Certes, le jugement médical peut se tromper, il ne jouit pas de la certitude
qui caractérise le savoir. C'est une créance théoriquement insuffisante mais
pragmatiquement nécessaire — et cela parce qu'il faut faire quelque chose.
Nous voilà sans doute à même de mieux voir la solidarité entre les deux ex-
traits de la Critique de la raison pure qui évoquent la figure du médecin. Selon
une première lecture, nous avancions que, dans un cas le médecin est évoqué
comme illustration de la connaissance à l'œuvre, dans l'autre son diagnostic
est contrasté avec la certitude du savoir. Mais c'est bien dans le même sens que
vont les deux textes car, ne l'oublions pas, la première évocation du médecin
apparaît dans une section qui doit justement donner à voir ce qui est problé-
matique dans cette opération du jugement. Tous deux expriment l'ambiguïté
du statut du diagnostic en le considérant tour à tour comme apparenté au sa-
voir et totalement étranger au savoir : le jugement qui ne relève peut-être pas
de la certitude objective se révèle incontournable dès lors que l'on veut éta-
blir un rapport entre la connaissance théorique acquise et le monde. Voilà ce
que Kant exprime alors par son invocation du médecin dans la doctrine du
jugement : l'exercice du jugement duquel dépend l'usage de la connaissance
semble être condamné à être théoriquement indéfendable. Ni indépendant de
la connaissance, ni simplement issu d'elle, le diagnostic du médecin est bien
un acte représentatif de l'acte du jugement parce qu'il relève d'une décision
qu'il n'appartient pas à l'entendement de dicter, même si elle doit se prendre
justement pour servir l'entendement.
2. LE NOM DU PROBLÈME 95

Ces deux textes de la Critique de la raison pure soulignent que l'identification


du cas est exposée à l'arbitraire. Certes, le deuxième texte cherche à poser que
le diagnostic du médecin est « plus » qu'une fiction arbitraire mais là est tout le
problème : la connaissance peut-elle échapper complètement à la fiction ? Ou
l'arbitraire est-il toujours susceptible de surgir lors du passage de la généralité
qui caractérise le concept ou la connaissance discursive, à la particularité qui
caractérise le monde ? L'erreur qui peut survenir lors du passage à la particula-
rité a deux sources. Premièrement, la particularité de l'acte de jugement ou de
créance peut provoquer l'erreur : un autre aurait pu faire mieux. Deuxième-
ment, plus grave, la particularité du monde n'est pas spécifiée par les livres ou
les règles : l'erreur est toujours possible même dans l'hypothèse d'un individu
sans faiblesses. Le jugement s'expose donc à l'erreur, de par la particularité de
celui qui juge (un autre aurait pu faire mieux) et de par la particularité de ce
qui est jugé (particularité dont aucun livre ne peut rendre compte). Le mé-
decin ne rend pas compte de sa décision, ou s'il le fait ce n'est qu'en contant
son parcours vers la décision, et non en montrant que le compte est bon parce
qu'il y aura toujours quelque chose qui échappe ici au calcul. C'est la force et
la faiblesse du jugement que d'opérer où il n'y a plus de règles pour guider
l'entendement. C'est ce qui lui permet de produire de la connaissance à partir
de concepts et d'une rencontre avec le monde, d'une expérience, expérience
donc particulière. Comme le dira Nietzsche plus tard, avec infiniment plus de
virulence, le passage entre particulier et général est un des lieux de la violence
philosophique 78 .
Dans la mesure où l'analyse critique met le problème du jugement au cœur
de ses préoccupations théoriques, on ne peut pas accuser Kant d'avoir mé-
connu le scandale possible concernant l'établissement du rapport entre parti-
culier et général. C'est là sans doute l'importance de la figure médicale comme
image des enjeux du jugement. Comme l'analyse de la foi pragmatique le
montre, Kant ne considère pas que le diagnostic médical soit un jugement to-
talement arbitraire : dans la mesure où un tel jugement représente une prise
de position qui repose sur une foi pragmatique, il serait fondé sur « au moins »

78. Nietzsche accusera les philosophes d'avoir toujours méconnu et donc masqué ce pro-
blème, à savoir celui de la violence du passage de la généralité à la singularité. Or, si l'exemple
sert de masque, il n'en reste pas moins qu'il nous semble difficile de prétendre que Kant n'a
pas pris la mesure du scandale. Il nous semble au contraire que toute la méthode de Kant est
développée précisément pour diffuser ce scandale.
96 2. L'EXPOSITION DE L'EXEMPLE DANS LE DOMAINE THÉORIQUE

quelque savoir. Pourtant, le lien du jugement au savoir ne serait pas à même


de garantir la certitude (certitude qui est la mesure de la valeur de la Critique de
la raison pure d'après la préface), il restera toujours qu'un autre aurait pu en ju-
ger autrement. Kant serait alors prêt à accepter que le registre de la volonté ne
soit pas absent. C'est pourquoi le jugement médical reste un modèle ambigu
pour Kant. Notons que si Kant ne dénonce pas, comme le ferait Nietzsche, la
décision du médecin, c'est que le scandale de l'arbitraire est bien moindre là
que le scandale qu'il y aurait à ne pas s'y risquer. Le médecin n'est pas assuré
de son diagnostic et néanmoins il est prêt à s'identifier à sa décision, à l'assu-
mer. Le médecin n'a le choix que d'encourir le risque d'erreur car il y a une
urgence pragmatique qui lui interdit de renoncer à identifier la maladie sous
prétexte qu'il risque de se tromper. Mais ne peut-on pas penser qu'une néces-
sité pragmatique frappe tout jugement qui essaye de faire sens des phénomènes
en termes de concepts acquis ? Songeons à ce qu'on pourrait appeler l'urgence
théorique. La position du médecin deviendrait alors emblématique de celle de
tout un chacun essayant de déchiffrer le monde. Éviter la difficulté du juge-
ment reviendrait, pour le médecin, à faillir au serment d'Hippocrate. Éviter la
difficulté du jugement et renoncer à toute activité scientifique reviendrait à re-
noncer à habiter dans le monde pour se contenter de l'existence nomadique du
sceptique 79 . Pourtant, si une certaine urgence théorique s'impose à la raison,
l'urgence n'autorise pas le philosophe à relâcher les plus strictes exigences, car
cela reviendrait justement à ne pas faire face à l'urgence mais au contraire à
abandonner complètement sa tâche. Le philosophe est celui qui sera toujours
le plus mal à l'aise face à cette urgence, opérant entre la nécessité et l'impos-
sibilité de juger. Tout compromis dans la démonstration de la possibilité de la
connaissance revient en effet à offrir la victoire au scepticisme — et à retarder
peut-être infiniment les progrès possibles des connaissances de l'humanité.
Le philosophe critique ne peut, ou ne doit, pas se résigner à vivre avec la
menace de l'arbitraire qui semble peser sur le jugement. Mais il lui revient alors,
de justifier philosophiquement que nous puissions (avoir l'espoir de) juger de
manière non-arbitraire, de quitter le registre de la fiction dictée par la volonté
personnelle. Selon Kant, sans la critique, nous n'avons pas de raisons d'espérer
que nous puissions aspirer à plus que la compétence d'un bon médecin. La rai-
son peut-elle légitimer sa propre aspiration à lire le monde, à lire les signes qui

79. Sur le scepticisme comme un type de nomadisme, cf. CRP, Aix ; PI 726.
3. PROJET : LE SAUVETAGE DE L'EXEMPLE 97

parlent et non les signes qui sont fruit du hasard ? La Critique de la raison pure
prétend être à même de nous montrer, pour la première fois, pourquoi nous
avons des raisons rationnelles et philosophiques d'espérer cette possibilité. En
explicitant les conditions de possibilité de la connaissance, la Critique ouvrirait
la voie à une compréhension philosophique des possibilités, pour nous, d'ac-
quérir de la connaissance pour laquelle nous revendiquerions, avec raison, le
statut de savoir. Or, comme la figure du médecin nous le montre, l'espoir du
savoir dépend de l'espoir que nous pouvons avoir de bien choisir les exemples.
Si le terme, exemple, n'est pas mentionné dans le passage cité de l'introduction
à la doctrine du jugement transcendantal 80 , pourtant c'est bien la possibilité de
justifier la possibilité de déterminer un cas sensible correspondant à un concept
qui appelle la formulation de la logique transcendantale. La difficulté qu'a le
médecin à désigner le cas d'une maladie nous renvoie précisément au Beispiel
qui expose le lien entre concept et objet.
Notre première lecture avançait que le Beispiel défini dans la Métaphysique
des mœurs était le nom même de l'exposition qui prouve la réalité objective.
L'introduction à la doctrine du jugement transcendantal nous fait plutôt pen-
ser que l'exemple est le nom même du problème de la philosophie critique :
s'il se présente comme démonstration in concreto du concept, comment savoir
qu'il n'est pas le produit de fictions personnelles inavouées ? Si la pensée kan-
tienne ne répond pas de l'exemple, celui-ci doit demeurer le nom du problème
critique.

3. Projet : le sauvetage de l'exemple

L'analyse de la fonction que la définition de la Métaphysique des mœurs at-


tribue au Beispiel nous laisse ainsi partagés sur le statut philosophique que la
pensée de Kant attribue, ou peut attribuer, à ce geste qui consiste à montrer
l'exemple d'un concept. D'une part, le texte kantien propose une légitimation
de l'exemple comme outil de la pensée. Cicéron, référence pour Kant, disait de
l'exemple qu'il « met la chose sous les yeux quand il exprime tous les détails avec

80. Si le terme « exemple » n'est pas invoqué ici pour dire le cas, le cas particulier comme
cas du concept, c'est sans doute parce que Kant use du terme exemple (Beispiel) dans cette
section pour évoquer un rôle de l'exemple très particulier — dont il dira même que c'est le seul
rôle — celui de « roulottes <Gängelwagen> » du jugement. Nous reviendrons sur cette fonction
des exemples et nous verrons qu'il s'agit de tout autre chose que d'un corps-exhibition-preuve.
98 2. L'EXPOSITION DE L'EXEMPLE DANS LE DOMAINE THÉORIQUE

tant de netteté que l'on peut, pour ainsi dire, presque la toucher du doigt » 81
jouant aussi avec une certaine superposition du voir et du toucher. Kant accen-
tue le propos en posant que l'exemple met la chose en quelque sorte dans la
main de la raison qui n'a plus alors qu'à la saisir, begreifen dirait-on en allemand.
L'exemple serait ainsi la preuve de la possibilité de mettre en œuvre le concept
pour saisir l'objet. Mais, d'autre part — et la réticence du texte à souligner cet
extraordinaire exploit(ation) de l'exemple atteste sans doute du malaise — le
projet kantien aura été, depuis la découverte de sa propre possibilité, une in-
terrogation sur le fondement de la possibilité de l'exemple. En effet, le projet
critique devient possible lorsque le philosophe reconnaît que le fondement du
rapport entre concept et objet fait problème. Nous disions de l'exemple décrit
dans la préface à la Critique de la raison pure qu'il passe les frontières, précisé-
ment les frontières à partir desquelles il est envisagé. La deuxième théorie du
Beispiel que Kant nous propose nous présente un nouveau paradoxe. D'une
part, le pouvoir qu'a l'exemple de nous donner à voir le rapport entre concept
et intuition en fait le modèle même de la preuve de la réalité objective des
concepts. D'autre part, c'est précisément de l'arbitraire possible de l'exemple
que la critique de la raison pure doit se méfier ; c'est parce que le sceptique peut
prétendre que tout exemple n'est que trace d'un un-peu-plus-que-fiction que la
critique doit répondre autrement de la possibilité de la connaissance. Entre ce
qui sert de preuve et ce qui appelle une preuve, l'exemple passe encore la fron-
tière à partir de laquelle il est pensé 82 . C'est bien parce que l'exemple n'est pas
une preuve qu'il faut une preuve mais, pour cette preuve, il n'y a finalement
rien de tel que l'exemple.
Nous avons voulu suggérer que Jean Beaufret se trompe peut-être lors-
qu'il expédie trop vite l'exemple comme une forme inférieure ou faible de
la Darstellung. Pour Beaufret, en effet, « l'exemplification n'est encore qu'une

81. Cicéron, Rhétorique à Herennius, Paris, Les Belles Lettres, 1985, p.212. Notons que si Ci-
céron avance cette définition de l'exemple, il dit en même temps que l'exemple « rend l'idée
plus brillante quand il est utilisé seulement pour orner. » Si nous retrouvons déjà ces deux ma-
nières de penser l'exemple chez Kant (ornement d'une part, ce qui met la chose sous les yeux
de l'autre), reste à clarifier comment se (dé) partagent leurs rôles dans l'élaboration d'une cer-
taine Denkungsart qui sera le telos de la critique. Nous reviendrons à la fonction « ornementale »
de l'exemple dans le chapitre 7.
82. Nous soulignons ici que l'exemple passe la frontière à partir de laquelle il est pensé. Geof-
frey Bennington va bien plus loin pour montrer comment ce qu'il appellera le « quasi-concept »
de frontière, passant justement les frontières, peut organiser, dans une certaine désorganisa-
tion, toute une lecture de Kant ( Frontières kantiennes, Paris, Galilée, 2000).
3. PROJET : LE SAUVETAGE DE L'EXEMPLE 99

présentation faible » 83 . S'il reconnaît que « l'exemple est le plus classique et le


plus courant des modes de la Darstellung », Beaufret s'appuie sur la caractéri-
sation que fait Kant des exemples comme les « roulottes du jugement 84 » pour
insister sur le fait que les exemples « ne sont jamais qu'un auxiliaire indispen-
sable à la pensée 85 ». Il conclut que « [l]a présentation par l'exemple n'est donc
pas le sommet de la Darstellung 86 ». Selon nous, cette conclusion ne marque
pas assez le privilège que Kant continue à accorder à l'exemple comme ins-
tant/instance d'un rapport qui se donne à voir. L'allusion à la pure présentation
du Beispiel que l'on trouve dans la Métaphysique des mœurs en atteste : Kant tient
bien l'exemple pour preuve de la correspondance entre nos représentations et
le monde. L'œuvre critique s'accroche jusqu'à la fin à l'exposition de l'exemple
comme modèle même de la preuve idéale de la correspondance entre connais-
sance et monde. L'exemple reste dans les dernières œuvres de Kant le modèle
même de la preuve de la réalité objective 87 . Cette preuve démontre, selon le
philosophe, que les concepts peuvent permettre d'appréhender le monde ; elle
démontre la réalité d'un rapport entre représentation et intuition.
À côté de cet immense privilège de l'exemple, l'œuvre critique se présente
elle-même comme un travail dont la valeur tient justement à ce que l'on re-
connaisse qu'il faut délaisser les certitudes de l'exemple. La Critique de la raison
pure expose les difficultés qui touchent aux conditions de possibilité de la dési-
gnation d'un exemple — le médecin qui prononce son diagnostic en fournit la
figure 88 .

83. Jean Beaufret, « Kant et la notion de Darstellung », Dialogue avec Heidegger, vol 2, Paris,
Minuit, 1973, p.77-107, p.82.
84. Cette citation provient de l'introduction à la doctrine du logique transcendantale. Nous
ne sommes pas sûrs qu'il faille l'agencer directement avec le problème de la Darstellung. Nous
plaiderions plutôt pour inscrire cette remarque dans une autre logique de l'exemple qui tra-
verse la pensée kantienne, une logique qui nous occupera dans la deuxième partie de ce travail
selon laquelle l'importance de l'exemple serait sa capacité à fournir l'occasion pour le jugement
de s'exercer (sous-tutelle). Selon cette logique là, les exemples assureraient le jugement non
pas en lui proposant une faible confirmation de sa justesse dans un cas particulier, mais en lui
permettant d'acquérir une confiance en son pouvoir en général par la confirmation particulière
qu'ils proposent.
85. Beaufret, op.cit., p.82.
86. Beaufret, op.cit., p.83.
87. On pourrait dire non seulement que l'exemple reste le modèle, mais même qu'il apparaît
plus clairement comme tel dans dernières œuvres (cf. Critique de la faculté de juger, Progrès,
Métaphysique des mœurs).
88. Encore une fois, la discussion du Canon situe le problème du médecin qui juge mal
(celui qui émet une créance née de raisons subjectives plutôt qu'objectives) non pas seulement
100 2. L'EXPOSITION DE L'EXEMPLE DANS LE DOMAINE THÉORIQUE

Pour saisir la nécessité d'une logique transcendantale, il faut comprendre que


présumer que notre connaissance du monde est fondée sur autre chose qu'un
arbitraire de la volonté (une fiction) ce serait en quelque sorte pre-philoso-
phique, justifiable si l'on veut opérer sur le monde, voire soigner un patient,
mais impossible pour celui qui veut restaurer l'éclat de la métaphysique. C'est
en effet, comme nous l'avons souligné, en remarquant que le rapport entre re-
présentation et chose — autrement dit précisément le rapport que l'exemple
donne à voir — pose problème, que le philosophe prend conscience de la né-
cessité d'une critique. L'analyse transcendantale est non seulement nécessaire
mais aussi prometteuse par ce qu'il y a un problème : le philosophe qui ac-
cepte la nécessité de faire une distinction radicale entre concept et intuition
se retrouve désarçonné pour penser le rapport entre cas et concept, précisé-
ment ce rapport que l'exemple nous met entre les mains. Le philosophe qui
cherche à échapper à la déchéance de la métaphysique décrite dans la pré-
face de la Critique de la raison pure doit accepter de ne pas supposer, mais au
contraire de montrer, que l'exemple peut être fondé sur autre chose qu'une his-
toire qu'un individu a choisi de se raconter. C'est précisément parce qu'il réalise
qu'en désignant le cas d'un concept nous ne pouvons pas être sûrs de ne pas
nous conduire en médecins, que Kant doit chercher à montrer la possibilité
d'accéder à une connaissance objective des phénomènes ; c'est parce que rien
ne semble fonder le rapport entre concept et objet, dès lors qu'on insiste sur
une distinction radicale entre concept et intuition, qu'il faut une preuve de réa-
lité objective. C'est parce que le sceptique aura beau jeu de prétendre que le
rapport que nous établissons entre objet et représentation est déterminé par
notre jugement (et donc établit sans la légitimité de règles) qu'il faut une phi-
losophie transcendantale. C'est donc parce que nous ne pouvons pas nous fier
aux exemples comme fondés, qu'il faut des exemples.
L'exemple fait donc problème pour Kant : sa réflexion est en quelque sorte
hantée par l'exemple. Elle est hantée par une ambivalence à l'égard d'une
certaine expérience de l'exemple dans laquelle l'exemple vaut pour mise-en-
évidence d'un rapport entre un objet de perception et ce qui relève du concep-
tuel. Kant ne peut renoncer à l'attrait de l'exemple comme moyen pour mettre
la chose dans la main de la raison. Il ne peut cesser d'admirer la force de cette

au niveau empirique mais aussi au niveau transcendantal. C'est là un des enjeux de la double
articulation en termes de progression et en termes d'hétérogénéité que nous soulignions.
3. PROJET : LE SAUVETAGE DE L'EXEMPLE 101

prétendue démonstration de corrélation. Comment renoncer à la possibilité


de croire que la connaissance permet la scène d'autorité du professeur d'anato-
mie lorsqu'il démontre la valeur de son savoir par une ostension exemplaire ?
L'admirant et la regrettant, Kant essayera en quelque sorte de trouver un rem-
plaçant pour l'expérience sur laquelle il semble devoir renoncer à compter. Le
philosophe qui s'impose d'examiner la légitimité de toutes les connaissances,
y compris celles qui sont généralement admises comme évidentes, ne peut se
contenter de présumer que l'exemple vaut comme preuve du rapport, si pro-
blématique pour la philosophie critique, entre concept et intuition. Pourtant,
d'une certaine manière, nous l'avons vu, l'exemple reste pour Kant, jusqu'à la
Critique de la faculté de juger et au-delà, le modèle d'une monstration qui fait
preuve d'une corrélation légitime entre concept et phénomène. La critique est
hantée par l'exemple. Et comme tout ce qui hante, l'exemple est banni mais re-
vient, sollicité ou non ; c'est un peu ce jeu que nous nous proposons d'observer,
pour tenter de voir quand, où, et comment ce jeu verse dans le sérieux 89 .
Méfiance et attirance — nous n'en avons pas fini avec l'ambivalence de
Kant à l'égard des exemples. Mais nous commençons à voir que pour com-
prendre le statut de l'exemple dans la philosophie théorique nous ne pouvons
nous contenter de lire les définitions qu'en donne Kant. Il faut plutôt prendre
en compte toute la réponse critique au problème de la connaissance et, plus
précisément, au(x) problème(s) du jugement. Nous allons donc suivre l'analyse
kantienne des conditions de possibilité de la connaissance. Si dans un premier
temps le philosophe se doit de résister à l'évidence de l'exemple, pourra-t-il y
revenir ? Pourra-t-il s'abandonner à la force de l'exemple ? La question agite car
il n'y a jamais, pour Kant, de doute sur la force persuasive de l'exemple, ce qui
est en doute est la légitimité de cette force. La force persuasive de l'exemple
est incontestée par Kant : l'exemple persuade. C'est d'ailleurs sans doute son
effectivité qui fait que Kant l'admire : quelle preuve que celle qui ferait preuve
si directement et massivement, qui s'impose dès qu'elle pose ! Mais l'admira-
tion est criblée d'inquiétude. La philosophie critique craint de se faire rouler,
de se laisser entraîner par l'exemple et de succomber à sa force persuasive, alors
que les bases objectives de se laisser convaincre ne seraient pas à la mesure des

89. Ce qui ne se fera définitivement, selon notre hypothèse, que lorsque la pensée critique
se penchera explicitement sur le sérieux d'un certain jeu, celui des facultés qu'analyse la Critique
de la faculté de juger lorsqu'elle porte son attention sur le jugement esthétique (cf. chapitre 4).
102 2. L'EXPOSITION DE L'EXEMPLE DANS LE DOMAINE THÉORIQUE

raisons subjectives. La force de l'exemple est à craindre, justement parce qu'elle


semble si apte à fonctionner, même si elle n'est pas fondée.
Que l'événement qu'est la reconnaissance de l'exemple soit pour Kant, à la
fois le nom d'un problème et le modèle de sa solution idéale, voilà qui confirme
à l'analyste que quelque chose d'important se joue là. Notons que cette double
attitude n'est pas nécessairement de l'ordre du paradoxe : l'on peut en effet
penser que c'est parce que Kant a précisément identifié une difficulté qui porte
atteinte à l'apparente évidence de l'exemple que son projet philosophique sera
en quelque sorte celui d'en sauver la possibilité. Se fier à l'exemple est néces-
saire et impossible pour le philosophe critique. L'exemple est nécessaire pour
penser au-delà de la logique et avoir une connaissance qui touche les choses,
mais il est impossible selon la simple logique d'établir qu'il y a exemple, ou
même qu'exemple il peut y avoir. Voilà pourquoi la possibilité d'une logique
transcendantale doit être démontrée, si la possibilité de la métaphysique doit
rester ouverte. L'enjeu de la logique transcendantale que Kant avance dans la
Critique de la raison pure est de sauver la possibilité de l'exemple dans la mesure
où cette logique doit montrer qu'il est possible que nous puissions établir un
rapport non arbitraire entre concept et intuition, entre connaissance et phéno-
mène. Bref, la première Critique doit analyser les conditions de possibilité pour
que la force persuasive de l'exemple ne soit plus à craindre mais, au contraire,
à espérer.
Notre lecture de la théorie kantienne de la connaissance s'annonce ainsi
comme un parcours pour comprendre comment Kant pense pouvoir « récu-
pérer » l'exemple, au point de s'y référer, explicitement comme une preuve de
réalité objective, implicitement comme le modèle de ce type de preuve. « Le
sauvetage de l'exemple » : tel pourrait être le titre de notre projet de lecture.
Un tel titre, dans sa grammaire, nous projette vers deux questions auxquelles
nous apporterons une certaine forme de réponse affirmative :
1) Kant s'emploie-t-il à sauver l'exemple ? Un des résultats du travail cri-
tique doit être une espèce de reconquête du droit à l'exemple ; se connaître,
pour la raison, passe par la reconnaissance de son droit à l'exemple. Sous une
première forme, la légitimité de l'appel à l'exemple dépend de la possibilité
d'une connaissance qui soit digne de ce nom, autrement dit de la possibilité
d'une coïncidence démontrée entre concept et intuition. Pour comprendre la
stratégie de la pensée kantienne à cet égard, il nous faudra interroger le sché-
matisme. Nous nous rangeons ici à l'avis de Heidegger pour qui le schématisme
3. PROJET : LE SAUVETAGE DE L'EXEMPLE 103

est le « noyau » de la Critique 90 . Nous allons donc tenter de lire le schématisme,


en proposant encore une lecture un peu littéraliste qui insistera sur la néces-
sité de détailler le mécanisme de la procédure pour comprendre comment le
schématisme prétend sauver l'exemple.
2) Kant est-il sauvé par l'exemple ? Nous allons aussi tenter une réponse
affirmative à cette question, mais le chemin sera un peu plus long. Nous ten-
terons de montrer que, d'une part, l'expérience de l'exemple sauve Kant dans
le schématisme, d'autre part, une autre expérience de l'exemple sauve le pro-
jet transcendantal dans la Critique de la faculté de juger. La troisième Critique, et
plus particulièrement l'Analytique du beau, serait ainsi, selon nous, le lieu où se
complète un sauvetage mutuel de Kant et de l'exemple.
Le sauvetage de l'exemple ne manque pas de s'appuyer sur différents gestes
théoriques (différents type de preuve). Exemple fort ou faible : nous allons voir
que la « réponse » kantienne à ce choix n'est pas justement un choix mais plutôt
une articulation compliquée de différentes modalités de l'exemple. Différents
modes de preuve, se rattachant chacun à sa manière à une modalité spécifique
de l'exemple, participent à la démonstration que la connaissance du monde
est possible, qu'un exemple non-arbitraire est possible. Pour suivre le parcours
de la réponse kantienne à la question de la possibilité d'un rapport non arbi-
traire entre connaissance et monde, autrement dit pour comprendre comment
Kant croit pouvoir rétablir l'exemple, nous allons suivre un parcours qui nous
mènera d'abord à l'exemple-plus-qu'exemple et puis à l'exemple-pas-encore-
exemple. Fort de diverses analyses, qui font appel différemment à l'exemple,
Kant va tenter de sauver un espoir de pouvoir être anatomistes pour que nous
ne soyons pas obligés de nous résigner à ne jamais être sûrs d'être autre chose
que des médecins du monde.

90. Martin Heidegger, Kant et le problème de la métaphysique, Paris, Gallimard, 1953, p.147.
CHAPITRE 3

La première réponse au problème posé par l'exemple


ou le juge et l'animal

Les animaux aussi ont connaissance <kennen> d'objets, mais ils ne


les connaissent <erkennen> pas 1 .

Kant l'affirme, la capacité de connaître est le propre de l'homme. Pour être


plus précis, il faudrait dire que, selon Kant, la spécificité de l'homme est sa ca-
pacité à reconnaître : les animaux peuvent connaître (kennen), seul l'homme
peut reconnaître (erkennen). Dans son analyse des degrés de la connaissance,
Kant avance ainsi qu'une espèce de redoublement caractérise la connaissance
humaine : la connaissance des hommes est une reconnaissance. La reconnais-
sance de la connaissance est cette reconnaissance qu'est notre connaissance.
Selon Kant, la connaissance peut-être reconnue, reconnue pour ce qu'elle est,
reconnue comme légitime Erkenntnis et c'est ce qui en fait une connaissance
que l'homme, et non l'animal, peut avoir 2 . Si nous prêtons attention au dé-
doublement ou redoublement qui distingue l'erkennen du kennen, celui-ci peut
nous permettre de dégager justement une qualité propre à la conception kan-
tienne de la connaissance. Nous le soulignions au sujet de la tâche que Kant
s'assigne — la Selbsterkenntnis de la raison —, nous devons être prudents en ac-
ceptant la traduction de « connaissance » pour le terme Erkenntnis puisque ce

1. Logique, Ak IX 65 ; p.72. Ceci est le quatrième degré de connaissance dans une hiérarchie
qui, dans la version reprise par la traduction, en comprend sept. (Sept degrés de la connaissance
qui font écho aux sept jours de la création ? D'une certaine manière, ce qui se joue avec la
possibilité de la connaissance est bien la création du monde avec les capacités de l'homme, par
opposition à la création divine.) La distinction entre la connaissance possible pour les animaux
et celle possible pour l'homme est établie en ces termes. Nous allons, dans ce chapitre, hasarder
une analyse de la spécificité d'une connaissance qui est aussi erkennt.
2. Concernant la distinction entre l'animal et l'homme, Jacques Derrida avance l'hypothèse
que « tous les philosophes ont jugé que cette limite était une et indivisible » (L'animal autobio-
graphique ; autour de Jacques Derrida, Paris, Galilée, 1999, p.291). Il reconnaît bien entendu que
les philosophes ne s'entendent pas pour autant sur ce qui fait la limite. Pour Kant, cela passe
très clairement par le niveau de réflexivité de la connaissance possible et c'est cela qu'il nous
intéresse ici de préciser. Notons que la capacité pour la moralité sera, pour Kant, un autre
critère de distinction.
106 3. LA PREMIÈRE RÉPONSE AU PROBLÈME POSÉ

terme est moins résolument du côté du concept que ne l'est le terme « connais-
sance 3 ». Dans la Logique, Kant tient à marquer que l'Erkenntnis est non seule-
ment ce qui est connu mais aussi ce qui est reconnu. Le redoublement réflexif
est marqué dans le verbe « erkennen » alors qu'il ne l'est pas dans le verbe fran-
çais « connaître ». Mais il y a aussi une autre connotation du terme Erkenntnis
qu'efface la traduction du mot par « connaissance », à savoir la résonance ju-
ridique. Le terme Erkenntnis a en effet aussi un usage juridique ; il désigne la
sentence rendue par un tribunal 4 . L'Erkenntnis dans ce sens n'est pas un simple
constat, mais une proposition doublée de la force performative que lui pro-
cure son statut de déclaration d'une instance juridique. La sentence dit ce qui
est sur un mode très particulier. Or, justement, nous serons amenés à penser
que c'est bien comme la sentence d'un tribunal que Kant nous invite à envisa-
ger la connaissance. On le sait depuis la préface, la Critique est un tribunal qui
doit statuer sur la légitimité de la connaissance. Cela ne laissait pas prévoir que,
par renchérissement de cette procédure, ce tribunal déclarerait seule légitime
la connaissance qui émane d'un tribunal. Pourtant, la connotation juridique
de la « reconnaissance » sera essentielle pour la pensée transcendantale lorsque
celle-ci proposera son analyse des conditions de possibilité d'une connaissance
qui ne soit pas le résultat d'un simple kennen mais bien d'un erkennen. En effet,
selon notre lecture, lorsque la Critique de la raison pure répond au problème que
soulève l'exemple par la théorie du schématisme, elle semble appuyer la suppo-
sition que la connaissance des hommes prend la forme d'une sentence, d'une
Erkenntnis. L'analyse du schématisme porte en effet à penser que c'est en allé-
guant la possibilité d'une reconnaissance performative que la Critique explique
la possibilité d'établir un rapport entre représentation et objet qui ne soit pas
une simple chimère. La spécificité de la connaissance qu'a l'homme tient alors,
selon la philosophie critique, à ce que celle-ci soit une reconnaissance qui est
une affirmation performative de son statut de connaissance.

1. La nécessité d'une logique transcendantale

Un professeur de médecine peut connaître toutes les règles de la patho-


logie et néanmoins être très mauvais quand il s'agit de poser un diagnostic ;
connaître les symptômes de diverses maladies répertoriées ne garantit pas que

3. Cf. p.20 note 23.


4. Le Larousse précise qu' Erkenntnis peut, dans le registre juridique, désigner la décision,
l'arrêt, le jugement ou la sentence.
1. LA NÉCESSITÉ D'UNE LOGIQUE TRANSCENDANTALE 107

l'on reconnaîtra rapidement un cas de rougeole quand celui-ci se présente. Se-


lon Kant, de tels constats mettent en lumière une question philosophique. L'er-
reur empirique est l'indice d'un problème philosophique : le fait que l'erreur
puisse avoir lieu porte à se demander comment l'erreur peut ne pas avoir lieu.
Comment un rapport non sujet à l'erreur peut-il être établi ? Comment éta-
blir un lien entre concept et cas qui ne soit pas le résultat d'une (mé)prise des
raisons subjectives pour des raisons objectives ? Le drame dont les échecs pas-
sés de la métaphysique ne sont que le symptôme, c'est que ni le concept, ni la
logique, ne nous protègent de l'arbitraire subjectif : le concept ne suffit pas à
déterminer sa propre application, mais on ne peut pas non plus en appeler à
la logique pour statuer sur ce point. Chaque concept, en tant que règle, peut
bien avoir un rapport logique à d'autres concepts, à d'autres règles, mais, pour
ce qui est du rapport à l'objet, il n'y a aucune logique qui suffise à l'établir : au-
cune règle ne vaut pour l'application des concepts. En effet, non seulement la
règle générale qu'est le concept ne suffit pas, mais aucune règle ne peut lui être
adjointe pour effacer la difficulté. Il y a là, en effet, une impossibilité formelle :

si elle [la logique générale] voulait montrer d'une manière générale,


comment on doit subsumer sous ces règles [règles formelles de tout
usage de l'entendement], c'est-à-dire décider si quelque chose y rentre
ou non, elle ne le pourrait à son tour, qu'au moyen d'une règle 5 .

Kant explique ainsi que si l'on postule une règle pour l'application des concepts,
l'on voue l'explication à une régression infinie : on ne fait que repousser le pro-
blème puisque si l'on postule une règle pour l'application d'un concept, alors
il faudra une autre règle pour appliquer la règle pour l'application du concept,
etc. Voilà pourquoi aucun système de règles ne suffit en dernière instance à ré-
gler la détermination du rapport entre le concept (qui est toujours, pour Kant,
une règle) et objet. Selon Kant, cette détermination dépend forcément d'un
acte de jugement. Il n'y a que le jugement qui puisse reconnaître le concept
dans le particulier, ou qui puisse identifier le particulier comme relevant d'un
certain concept. Or, affirmer que c'est le jugement qui se charge d'établir le
rapport à l'objet, cela n'assure pas automatiquement que cette subsomption
se fasse de manière non arbitraire. C'est presque le contraire puisque l'on ne
fait appel au jugement que quand il n'y a plus aucune règle pour assurer la
subsomption. Si jugement il y a, c'est bien qu'il n'y a pas de règle pour cette

5. CRP, A133 / B172 ; PI 881.


108 3. LA PREMIÈRE RÉPONSE AU PROBLÈME POSÉ

opération — mais voilà qui justement ouvre la possibilité que le jugement soit
la fiction d'une volonté aussi arbitraire que particulière.
Le problème qui appelle le schématisme comme réponse est ainsi le pro-
blème des limites de la possibilité de régulation par des règles : l'accès au sys-
tème de règles ne peut être réglé par une règle qui appartient au système 6 .
Kant expose le problème en termes formels lorsqu'il rappelle qu'à vouloir ex-
pliquer la possibilité de la connaissance en alléguant un système de règles pour
le jugement, l'on se trouve confronté à une régression infinie dans l'explication.
Mais Kant présente aussi la difficulté en termes d'un drame vécu par la raison et
c'est alors une discussion de la fonction des exemples qui illustre le défi. Dans
l'introduction au schématisme, l'allusion au médecin sur laquelle nous nous
sommes longuement arrêtés sert à faire admettre au lecteur que le jugement
des plus érudits peut faillir. Kant fournit une précision sur laquelle nous ne
nous étions pas arrêtés : selon lui, les érudits peuvent faillir dans l'application
de leur science, soit parce qu'ils manquent de jugement naturel, soit « parce
qu'ils n'ont pas été assez exercés à ce jugement par des exemples et des affaires
réelles 7 ». Kant pose ainsi que le jugement est donné par la nature mais son état
dépend du régime d'exercices auxquels il est soumis ; tel un muscle, la faculté
de juger est donnée à l'homme par la nature mais l'état exact de ses capacités
dépend de l'entraînement subi. Un manque de jugement peut donc être, soit
un manque de nature, soit un manque d'expérience. Les grands professeurs qui
se révèlent incapables de juger manquent peut-être simplement d'exercice. Ils
manquent alors d'exemples. Ils sont inexpérimentés en matière d'exemples car,
selon ce passage, c'est précisément l'expérience des exemples qu'il faut acquérir
pour avoir de l'expérience dans le jugement. Ce sont les exemples qui aiguisent
le jugement en lui fournissant l'occasion de s'exercer. Ainsi, l'expérience des ex-
emples servirait non pas à combler un manque de nature, mais à faire éclore un
don naturel : « [t]elle est l'unique et grande utilité des exemples : ils aiguisent
la faculté de juger 8 ». Les exemples ne remplacent pas le talent naturel mais

6. C'est là une limite de tout système de règles : le système ne peut comprendre une règle
qui assure l'entrée dans le système. Rappelons, non seulement que le problème de l'accès au
système marque d'emblée le projet critique, puisqu'elle apparaît dans la préface à la première
édition de la Critique de la raison pure, mais aussi que Kant conçoit la fonction des exemples
en rapport à ce problème (cf. chapitre 1). Le schématisme va être la réponse technique de la
critique au problème tel qu'il se pose sous sa forme de principe.
7. « [W]eil er nicht genug durch Beispiele und wirkliche Geschäfte zu diesem Urteile abgerichtet
worden » (CRP, A134 / B173 ; PI 882).
8. CRP, A134 / B173-4 ; PI 882.
1. LA NÉCESSITÉ D'UNE LOGIQUE TRANSCENDANTALE 109

l'aiguisent pour lui permettre de jouir pleinement de ses possibilités — telle


est l'unique utilité des exemples.
Voici donc apparemment une nouvelle théorie des Beispiele : les exem-
ples sont utiles parce qu'ils permettent d'aiguiser le jugement qui est chargé
de dire/faire le rapport entre un concept et l'intuition qui lui correspond. Si
le rapport entre le rôle des exemples tel qu'il est décrit ici, et les autres des-
criptions que nous avons déjà trouvées dans le texte kantien (rôle d'éclaircis-
sement, rôle de preuve de la réalité objective) n'est pas évident, il est pour-
tant une constante : sitôt un rôle attribué, Kant s'emploie à le minimiser, à
le qualifier, à en réduire la portée. Ainsi, alors même qu'il décrit leur utilité
comme « grande » Kant affirme que cette utilité est précisément circonscrite
et « unique » car « quant à l'exactitude et à la précision des connaissances de
l'entendement, ils[les exemples] leur portent plutôt communément quelque
préjudice 9 ». Les exemples peuvent aiguiser le jugement mais plus communé-
ment ils portent préjudice à la connaissance — voici encore une fois Kant reti-
rant aux exemples d'une main le prestige qu'il semblait leur accorder de l'autre.
Encore une fois, en ce qui concerne les exemples, l'utilité se double de danger,
parce qu'ils ne remplissent que rarement d'une manière adéquate la
condition de la règle (comme casus in terminis), et qu'ils affaiblissent
souvent en outre cette tension de l'entendement nécessaire pour sai-
sir les règles en leur généralité et indépendamment des circonstances
particulière de l'expérience en toute leur suffisance, de sorte que l'on
finit par s'accoutumer à les employer plutôt comme des formules que
comme des principes 10 .

Kant cite ici des risques de deux ordres. D'abord, les exemples « ne remplissent
que rarement d'une manière adéquate la condition de la règle ». Voilà encore
une manière de soulever le problème de la non-coïncidence du cas à la règle.
Les exemples ne sont que très rarement de bons exemples (le cas n'est que
rarement exactement ce qu'il apparaît au jugement 11 ). Le deuxième danger
découle de la possibilité que leur exemplarité s'efface : l'accoutumance, selon

9. Ibid.
10. Ibid.
11. Kant dit ici qu'un des inconvénients de l'exemple est que celui-ci ne remplit que rare-
ment toutes les conditions de la règle. Il n'est pas ici question d'une matérialité débordante
que le concept n'arriverait pas à cerner, mais plutôt d'un particulier qui ne répond que partiel-
lement au concept : l'exemple n'est alors pas assez bon. « Remplir » les conditions est ici très
explicitement une manière de parler de matérialité et de sens et c'est, en effet, la possibilité de
cette coïncidence que le schématisme va tenter de démontrer.
110 3. LA PREMIÈRE RÉPONSE AU PROBLÈME POSÉ

Kant, peut conduire à ce que les exemples deviennent de simples formules.


L'argument semble être, qu'avec l'habitude, les exemples ne servent plus d'oc-
casion à l'exercice du jugement puisqu'ils rendent cet exercice inutile en réglant
d'avance la conclusion par une formule 12 . Cette deuxième objection souligne
que si les exemples doivent servir d'appui pour le jugement, celui-ci ne doit
jamais se faire sans effort. En devenant formule, les exemples deviennent en
quelque sorte des règles déterminées. Or, le jugement selon une règle déter-
minée est tout autre que le jugement dont se préoccupe Kant ici. Le jugement
qui pose le lien entre concept et objet n'est pas du même ordre que le juge-
ment qui suit une règle : le jugement de la logique transcendantale n'est pas
le jugement de la logique générale. Les exemples sont ainsi toujours exposés à
perdre leur pertinence. Alors qu'ils semblent devoir avoir une « grande utilité »
en tant que support de l'expérience par laquelle la faculté de juger s'aiguise, les
exemples sont susceptibles d'être nuisibles à cette même faculté de juger qui
s'appuierait à tort sur eux alors que, soit ils n'ont jamais été de bons exemples,
soit ils l'ont été mais ne le sont plus parce qu'ils ont déjà trop servi.
La conclusion de ce passage nous propose une figure pour résumer l'am-
bivalence du philosophe à l'égard des exemples :

[a]insi les exemples sont-ils les roulettes pour enfant de la faculté de


juger <So sind Beispiele der Gängelwagen der Urtheilskraft>, et celui-là
ne saurait jamais s'en passer, auquel manque le talent naturel qu'elle
constitue 13 .

La figure des roulettes pour enfant permet d'articuler, d'une part, l'utilité des
exemples et, d'autre part, les limites de cette utilité en invoquant la fonction
prothétique. Les roulettes (Gängelwagen) dont il est question constituent en
effet, une machine qui permet aux enfants d'apprendre à marcher. Fournis-
sant un appui, un tel engin sert de support prothétique aux enfants encore
incapables de se soutenir seuls. Par analogie, les exemples sont, selon Kant,

12. L'argument n'est pas sans rappeler toutes les théories rhétoriques ou poétiques qui in-
sistent sur la fonction de la surprise dans l'efficace de certaines figures (l'on pensera notamment
à l'argument selon lequel la métaphore perd de son efficace, l'usure en faisant une formule).
Cette congruence dénote au moins que ce qui préoccupe ici Kant, c'est bien comment l'effet de
l'exemple sur celui auquel il est proposé peut varier en fonction de l'état particulier de celui-ci.
Ainsi, l'effet de l'exemple n'est pas unique mais plutôt fonction non seulement de l'histoire de
celui qui juge, mais plus précisément de l'histoire du rapport entre celui qui juge et l'exemple.
13. CRP, A134 / B173-4 ; PI 882.
1. LA NÉCESSITÉ D'UNE LOGIQUE TRANSCENDANTALE 111

des prothèses artificielles qui soutiennent le jugement pour le préparer à ju-


ger seul. Le jugement s'aiguise en jugeant des exemples pour se préparer à ju-
ger là où aucun exemple n'est proposé. L'exemple est ainsi une occasion pour
le jugement, une occasion de juger justement l'exemple. L'exemple fournirait
l'occasion pour le jugement d'avancer, comme s'il avançait seul, alors qu'il est
en fait soutenu, et sa progression guidée par cette machine. La prothèse est
utile, mais elle reste prothèse. Les exemples sont utiles mais participent, non
pas à la démarche à laquelle la faculté de juger peut aspirer, mais à une dé-
marche qui la mime en s'appuyant sur quelque artifice 14 . Tels des roulettes
pour enfant, les exemples ont pour rôle, selon ce passage, de préparer leur
propre dépassement. L'utilité des exemples est limitée par les risques que com-
portent les exemples eux-mêmes mais elle est aussi soumise à un dépassement
toujours déjà programmé. Selon l'introduction à l'Analytique des principes, non
seulement les exemples sont limités à une « unique » fonction, leur utilité est
de surcroît réduite à une durée de vie nécessairement limitée, que ce soit par
leur succès, ou par leur échec. Le succès des exemples aiguiserait le jugement
suffisamment pour qu'il puisse s'en affranchir. Mais le jugement chercherait-il
à s'y accrocher plutôt que de les abandonner, le résultat serait le même : les
exemples cesseraient de fonctionner en laissant place à de simples formules.
Ainsi, selon la description qu'en fait Kant ici, les exemples sont utiles pour le
jugement, mais seulement de façon temporaire. Les exemples aiguisent le ju-
gement ; ils le guident mais seulement en attendant que le jugement s'en af-
franchisse. Nous semblons bien loin de l'exemple qui fonctionne comme nom
de la solution au problème que nous évoquions au chapitre dernier, bien loin
de l'exemple qui s'impose dès qu'il est proposé et, par là, démontre la possi-
bilité de la connaissance. L'exemple n'est maintenant bon qu'à provoquer un
exercice de la faculté de juger, sans apparemment participer au jugement lui-
même : s'il y était inscrit il serait formule, et dès lors inutile puisqu'il n'y aurait
alors plus de jugement.
Cette théorie des exemples comme prothèses pour le jugement souligne
que ces exemples n'auraient plus cette fonction s'ils deviennent des formules.
Cette mise en garde sert à rappeler que le jugement auquel Kant s'intéresse

14. Nous aurons l'occasion de revenir longuement sur l'efficace prothétique de l'exemple
dans la deuxième partie de cette étude. Nous aurons alors l'occasion de considérer les autres
occurrences du terme « Gängelwagen » dans le corpus kantien.
112 3. LA PREMIÈRE RÉPONSE AU PROBLÈME POSÉ

au seuil de la théorie du schématisme, le jugement par lequel est établi le rap-


port entre concept et intuition, exige un effort. L'entendement doit se tendre,
explique Kant. Si formule il y a pour cet acte de jugement, toute tension est
dissipée. Or, dans cette analyse des exemples comme prothèses pour le ju-
gement, l'efficace des exemples repose sur leur capacité à proposer une oc-
casion pour la faculté de juger de s'exercer tout en se laissant guider. Ainsi,
les exemples auraient la particularité de guider le jugement sans lui proposer
une formule. L'effet de l'exemple, selon Kant ici, est de provoquer un juge-
ment pour lequel il ne donne pas de règle mais un principe. Fournir un prin-
cipe au jugement : voilà qui, selon Kant, permettrait un compromis puisque
l'exemple fournit alors une assistance au jugement sans le court-circuiter. Nous
allons constater que, pour répondre philosophiquement de la possibilité du
jugement, Kant s'emploie précisément à envisager la possibilité que le juge-
ment puisse s'exercer comme il le fait lorsque l'exemple est efficace, c'est-à-dire
lorsque l'exemple fournit un principe et non pas une formule. C'est la possibi-
lité de fonder le jugement sur un principe a priori, là où aucune règle, aucune
formule, ne peut déterminer le jugement qui sauve la possibilité d'un rapport
non arbitraire entre représentation et objet. Nous avons suggéré, dans le cha-
pitre précédent, que c'est d'une certaine manière parce qu'il doit renoncer à
l'évidence de l'exemple que le philosophe doit faire la critique de la raison.
C'est parce que l'exemple est problématique qu'il faut une doctrine du juge-
ment transcendantal. Or, nous allons constater que la théorie de l'exemple
comme prothèse fournit la clé pour la formulation de l'élément premier de
cette doctrine. Selon la lecture que nous allons proposer, la théorie du schéma-
tisme peut en effet se lire comme la description d'une expérience de l'exemple
qui ne souffrirait pas des deux inconvénients de l'exemple. D'une part, le sché-
matisme avance la possibilité de schèmes qui organisent la coïncidence entre
un concept et un exemple pour que celle-ci ne laisse pas de restes. Le schème
serait en quelque sorte un super-exemple qui aurait écarté le danger des demi-
mesures. D'autre part, le schématisme va envisager un jugement qui n'aurait
plus d'autonomie à conquérir : il ne dépend d'aucune prothèse appelée à dis-
paraître.
L'introduction a formulé le problème : si l'application des concepts dé-
pend toujours, en dernière instance, d'un jugement soumis au double aléa de
la distribution des dons naturels et de l'expérience de l'individu, peut-on en-
core croire à la possibilité d'une connaissance qui ne soit pas une union de
1. LA NÉCESSITÉ D'UNE LOGIQUE TRANSCENDANTALE 113

fortune 15 ? Comment envisager que, si la connaissance dépend d'un jugement


soumis aux aléas de la situation particulière de celui qui juge, une connaissance
digne de ce nom soit possible ? L'espoir en sera sauvé, selon la Critique de la rai-
son pure, précisément par la logique transcendantale à la doctrine de laquelle in-
troduit cette section. Celle-ci donnera à penser que s'il n'y a aucune règle pour
le jugement, pourtant la faculté de juger dispose de « préceptes<Vorschriften> »
qui sont à même d'encadrer le jugement :

bien que la logique générale ne puisse donner de préceptes à la fa-


culté de juger, il en est autrement de la logique transcendantale, à
tel point que celle-ci semble avoir pour affaire propre de rectifier et
d'assurer la faculté de juger par des règles déterminées dans l'usage
de l'entendement pur 16 .

La logique transcendantale serait ainsi capable, selon Kant, de donner des pres-
criptions à la faculté de juger. Kant vient de le montrer, l'application du concept
au sensible ne peut pas être assurée par des règles déterminées. Il insiste néan-
moins sur l'idée que des préceptes pourront « assurer la faculté de juger ». Il
ne peut y avoir des règles et pourtant, Kant le revendique, il semble (es scheint)
que la logique transcendantale puisse rectifier et assurer ( berichtigen et sichern)
la faculté de juger. L'application réglée du jugement serait alors possible, et ce,
malgré l'absence de règles. Selon Kant, la logique transcendantale peut dési-
gner le cas qui correspond au concept.

La philosophie transcendantale a ceci de particulier qu'outre la règle


(ou plutôt la condition générale des règles qui est donnée dans le con-
cept pur de l'entendement), elle peut indiquer (anzeigen) en même
temps a priori le cas où la règle doit être appliquée 17 .

Indication précieuse qu'une indication a priori du cas où la règle doit être ap-
pliquée ! Une indication a priori serait indépendante des aléas de l'expérience
individuelle et rendrait possible une union entre règle et cas, concept et intui-
tion, qui n'aurait rien d'arbitraire mais serait juste et assurée. Une indication

15. « L'entendement ne peut rien intuitionner, ni les sens rien penser. De leur union seule
peut résulter la connaissance <Nur daraus, daß sie sich vereinigen, kann Erkenntniß entspringen> »
(CRP, A51 / B75-6 ; PI 813).
16. CRP, A135 / B174 ; PI 882.
17. CRP, A135 / 174-5 ; PI 883.
114 3. LA PREMIÈRE RÉPONSE AU PROBLÈME POSÉ

a priori sur l'application de la règle, voilà qui montrerait bien que la connais-
sance peut être tout autre chose qu'une fiction chimérique. C'est une telle dé-
monstration que nous promet Kant lorsqu'il propose sa doctrine de la logique
transcendantale.
Entendons-nous sur le problème que doit résoudre la logique transcen-
dantale : il est d'ordre transcendantal et non empirique. Kant ne nie pas un
seul instant qu'on puisse franchir le pas entre concept et monde pour consti-
tuer une Erkenntniß. Au contraire, le succès des sciences témoigne de ce que
l'homme accomplit ce pas. Que nous arrivions à discerner des cas in concreto
est un fait que Kant reconnaît. Ce qu'il met en cause c'est la justification que
peut en donner la métaphysique. Certes, nous pouvons établir des rapports
entre représentations et objets mais, avant l'analyse critique, nous n'avons pas
les moyens de justifier que ceux-ci soient fondés indépendamment de notre
volonté. En attirant l'attention sur le fait que même les plus érudits manquent
parfois de capacités quand il s'agit d'appliquer leur savoir, Kant exige de la phi-
losophie qu'elle interroge la possibilité de la connaissance en général. En sou-
lignant le problème de l'application de la connaissance, Kant nous fait prendre
conscience que c'est après tout assez surprenant qu'elle puisse avoir lieu. Dès
lors que nous constatons que la connaissance du monde dépend du jugement
mais que ce jugement semble inégalement partagé, bref, peu susceptible d'uni-
versalité, la possibilité d'une connaissance dont l'une des caractéristiques doit
être l'universalité, semble de plus en plus compromise ou en tous cas elle appa-
raît comme un idéal dont l'avènement serait exceptionnel, voir miraculeux. En
analysant la difficulté à envisager une application non-arbitraire des concepts,
Kant nous oblige à reconnaître que ni la science, ni la logique, ne peuvent jus-
tifier philosophiquement la possibilité de la connaissance des phénomènes qui
soit plus qu'une foi pragmatique. On l'a dit, Kant ne met pas en doute l'exis-
tence de la connaissance, mais il montre combien ce fait est étrange et surpre-
nant, bref, en manque d'explication quant à sa possibilité. Si la philosophie rend
étrange ce qui est banal 18 , l'introduction à la logique transcendantale en est un
parfait exemple. L'exploit de la philosophie transcendantale est ainsi présenté
d'avance ; elle permettra de comprendre comment est possible ce fait surpre-
nant — il y a de la connaissance qui n'est pas chimère.

18. C'est cela le début de l'étonnement qui provoque la philosophie, aussi bien pour Kant
que pour Platon. Sur l'étonnement, la Verwunderung, qui provoque le doute et donc la réflexion,
voir Critique de la faculté de juger, Ak V 365 ; PII 1155.
1. LA NÉCESSITÉ D'UNE LOGIQUE TRANSCENDANTALE 115

Précisons encore les termes du problème que se pose la Critique de la raison


pure. Nous le rappelions, la question de la possibilité de la connaissance — c'est-
à-dire d'une connaissance digne de ce nom — n'est pas une question empirique
mais bien une question transcendantale. Il faut aussi préciser que si l'absence
de justification de la possibilité des connaissances est reprochée aux sciences,
cela n'en fait pas seulement un problème scientifique ou épistémologique 19 .
Si la critique insiste sur le fait qu'il faut répondre aux objections sceptiques
mettant en doute la possibilité de la connaissance, ce ne sont pas les sciences
qui exigent une justification de leur possibilité : cette justification, c'est la rai-
son qui la réclame, pour connaître ses propres possibilités. Or, l'importance de
cela tient aux enjeux métaphysiques : rappelons que la mission de la critique
est de déterminer les prétentions légitimes de la raison. S'il lui faut expliquer
la légitimité des sciences, c'est surtout la perspective d'expliquer la possibilité
de connaissances métaphysiques qui lui importe. La raison peut-elle, par l'ana-
lyse d'elle-même, connaître ses propres capacités à juger ? Peut-elle établir que
des jugements sont possibles qui ne soient pas le simple reflet d'une subjecti-
vité particulière ? La visée thérapeutique de la Selbsterkenntnis critique est une
connaissance de soi qui permette une reconnaissance de soi ; la reconnaissance
de sa propre légitimité malgré le déchirement constaté de la raison humaine,
voilà qui permettrait à la raison d'être productive plutôt qu'autodestructrice.
L'analyse doit permettre de reconnaître la légitimité de la prétention de la rai-
son à émettre des jugements qui valent pour connaissance. Si la Critique de la
raison pure peut montrer qu'un canon pour le jugement transcendantal est pos-
sible, celui-ci légitimerait la prétention de la raison à connaître, pour peu que
cette prétention se limite à la connaissance des phénomènes. Pour apprécier
ce qui, selon Kant, nous permet de prétendre à une connaissance digne de ce
nom, il nous faut aborder la logique transcendantale et, plus particulièrement,
la théorie du schématisme. En effet, « [l]'entendement et la faculté de juger

19. On peut certes, comme l'a fait toute la tradition néo-kantienne, lire la Critique pour y
chercher une théorie de la connaissance mais on s'éloigne alors des enjeux de l'effort critique
tels que Kant lui-même les décrit. Qui plus est, il nous semble que si l'on veut se concentrer
sur les questions épistémologiques, on ne peut faire l'économie des apports de la Critique de la
faculté de juger. Nous allons en effet soutenir, au chapitre suivant, que la troisième Critique vient
compléter la réponse au problème du rapport entre représentation et objet auquel la théorie
du schématisme fournissait une première solution. Voilà qui n'est pourtant pas pris en compte
dans la tradition néo-kantienne.
116 3. LA PREMIÈRE RÉPONSE AU PROBLÈME POSÉ

trouvent . . .dans la logique transcendantale le canon de leur usage objective-


ment valable et par conséquent vrai 20 ». Le premier élément de cette logique
transcendantale sera le schématisme, théorie visant à montrer comment pour-
rait se faire l'application d'un concept à un objet d'expérience de manière non
arbitraire. Plus particulièrement l'enjeu est de montrer qu'une telle application
non arbitraire est possible pour des concepts purs de l'entendement 21 .

20. CRP, A131 / B170 ; PI 880.


21. C'est l'enjeu principal pour le schématisme à plusieurs titres. D'abord, c'est son plus
grand défi : l'application des catégories pose le problème dans sa forme la plus aiguë puisqu'il
n'y a aucun élément intuitif dans le concept pur — c'est donc là que l'hétérogénéité est telle que
l'étonnement s'impose quant à la possibilité de leur synthèse. Mais l'application des concepts
purs aux intuitions est aussi l'enjeu principal dans l'économie de l'ouvrage. Rappelons que le
schématisme intervient au début de l'Analytique des principes, après la Déduction, là où, l'intro-
duction à la section le montre, il s'agit d'aborder la possibilité d'une logique transcendantale.
La logique transcendantale a pour affaire de rectifier et assurer (berichtigen und sichern) la fa-
culté de juger, explique Kant. La rectification dont il est question constitue en quelque sorte
la mission même de la critique transcendantale dont Kant expliquait dès l'introduction qu'elle
« n'a pas pour visée l'extension des connaissances elles-mêmes, mais seulement leur rectifi-
cation, et qu'elle donne la pierre de touche de la valeur ou du défaut de valeur de toutes les
connaissances a priori » (CRP, A12 ; PI 777). C'est la possibilité des connaissances a priori — ou
des jugements synthétiques a priori — que la critique entend défendre. C'est bien dans cette
perspective de l'affirmation de la légitimité de jugements synthétiques a priori qu'il faut lire le
schématisme. Cela donne un privilège aux concepts purs dans cette discussion. La déduction
vient de montrer que les concepts purs peuvent être tenus pour objectifs : dans la mesure où
ils sont les conditions de possibilité de tout objet de l'expérience, ils ont un rapport à l'objet.
Encore faut-il pour Kant, asseoir la suggestion radicale que les catégories sont des conditions
de possibilité de toute expérience. Pour ce faire, il faut montrer que ces formes de la pensée
peuvent effectivement imposer leur forme à l'expérience dès sa possibilité. C'est précisément
cela que doit faire le schématisme en montrant la possibilité d'appliquer les catégories aux
intuitions pour constituer les phénomènes. Il y a une autre explication du privilège des caté-
gories dans la théorie du schématisme : contrairement aux concepts empiriques, les concepts
purs posent inévitablement le problème du jugement sous sa forme philosophique. Quand on
pose la question de l'application des concepts au sujet des concepts purs on prend le point de
vue du philosophe et non du scientifique, ou du quotidien. Encore une fois, Kant ne remet
pas en cause que l'on arrive plus ou moins à appliquer les concepts. Il ne renie pas les succès
des sciences. Ce qu'il souligne en revanche c'est que du point de vue du philosophe, on ne
voit pas encore — avant la Critique de la raison pure — comment le jugement peut être assuré.
Ainsi, le schématisme n'entend pas interroger la possibilité empirique d'appliquer les concepts
mais la possibilité de déterminer une légitimité pour une telle application. C'est pour toutes
ces raisons que l'application des concepts empiriques n'est pas la question essentielle pour
le schématisme même si le schématisme prétend aussi décrire une procédure possible pour
les concepts empiriques. En effet, la distinction pertinente ne nous semble pas être entre les
concepts purs et empirique mais entre deux points de vue sur le problème de l'application des
concepts : le point de vue empirique et le point de vue transcendantal. (Ainsi quand Guyer ex-
plique que les concepts empiriques sont presque aussi des règles pour leur propre application
(Paul Guyer Kant and the Claims of Knowledge, Cambridge University Press, 1987, p.159) : c'est
à la fois vrai et faux. Kant l'a suffisamment signalé avec le médecin, on ne peut pas dire stricto
sensu que le concept donne la règle de sa propre application, même si c'est un fait (empirique)
1. LA NÉCESSITÉ D'UNE LOGIQUE TRANSCENDANTALE 117

La théorie du schématisme se charge donc d'établir qu'il peut y avoir une


procédure rigoureuse pour discerner le cas des concepts purs de l'entende-
ment, et ce, bien qu'il ne soit pas possible de formuler des règles pour cette
opération. Autrement dit, l'enjeu du schématisme est de décrire une procédure
pour l'application des catégories en l'absence de règles énoncées qui pourrait
en faire une opération objective. Il ne s'agit pas pour Kant de fournir une des-
cription psychologique de l'acte d'application du concept. Il s'en garde bien
et marque d'ailleurs qu'il ne croit pas qu'il soit possible de fournir une telle
description — l'art du schématisme, dira-t-il, est un « art caché dans les pro-
fondeurs de l'âme humaine 22 ». Quand Kant s'emploie à montrer comment est
possible l'application des catégories, c'est donc, non pas une description psy-
chologique qu'il s'engage à fournir, mais plutôt une analyse transcendantale.
Il n'en reste pas moins que la théorie va ressembler à la description de ce qui
arrive dans la tête de celui qui juge, dans la mesure où elle articule une série
d'interventions par les diverses facultés qui peut avoir pour résultat global une
connaissance du monde. Le schématisme doit proposer la description d'une
procédure grâce à laquelle il serait possible que le jugement qui détermine un
cas comme cas d'une règle soit gouverné par autre chose qu'une psychologie
subjective et arbitraire. Nous allons proposer une lecture du schématisme qui
tente d'expliciter la procédure qui y est envisagée. Le jugement rendu possible
par le schématisme ne doit ni être déterminé par une règle de l'entendement,
ni être un arbitrage qui dépende du sujet particulier qui juge, mais plutôt une
procédure qui assure un « usage objectivement valable et par conséquent vrai »
de la faculté de juger 23 . Voilà qui montrerait qu'une logique transcendantale
est possible, assurant par là à la démarche critique son succès : si l'analyse cri-
tique permet d'élucider la possibilité d'un usage assuré de la faculté de juger,
elle aura bel et bien conforté la raison dans certaines de ses aspirations.

que dans les faits les hommes arrivent plus ou moins bien à juger — mais cela c'est l'histoire
de l'empirique. L'enjeu dans le chapitre consacré au schématisme n'est pas une histoire de fait
mais de droit).
22. CRP, A141 / B180 ; PI 887.
23. CRP, A131 / B170 ; PI 880.
118 3. LA PREMIÈRE RÉPONSE AU PROBLÈME POSÉ

2. Le schématisme : quelle procédure ?

Comprendre la théorie du schématisme revient à saisir la procédure qui


pourrait assurer une application non arbitraire, bien que non réglée, des ca-
tégories ou, pour le dire autrement, une subsomption correcte des intuitions
sous les catégories. L'événement en question est en effet décrit de ces deux fa-
çons : selon le vocabulaire de l'application, et selon celui de la subsomption. Le
vocabulaire se multiplie encore dans la mesure où ce qu'il s'agit d'unir, que ce
soit par l'application ou la subsomption, est parfois désigné comme le concept
et l'objet, parfois comme le concept et l'intuition. Les deux problématiques,
celle du rapport entre un concept et un objet (ou une connaissance et un ob-
jet de connaissance) et celle de la synthèse entre concept et intuition (synthèse
qui doit précisément produire la connaissance) sont également présentes dans
le chapitre consacré au schématisme. Kant ne les distingue cependant pas ex-
plicitement. Ainsi, alors que le premier paragraphe traite de la subsomption
d'un objet sous un concept, le deuxième reprend au sujet de l'application des
catégories aux intuitions comme s'il n'était pas besoin d'expliquer le rapport
entre les deux, comme s'il s'agissait simplement de deux figures inverses de la
même opération 24 . La lecture de ce chapitre doit tenter d'expliciter ce qui joue
entre ces deux figures, c'est-à-dire expliciter l'écart et la complicité qui nouent,
au sein de la pensée kantienne, l'application du concept à l'intuition et la sub-
somption d'un objet sous un concept.
Déjà, à l'intérieur du premier alinéa du chapitre consacré au schématisme,
il paraît impossible de comprendre la subsomption dont il est question sans
invoquer les contraintes de l'application. Le chapitre commence ainsi :

[d]ans toutes les subsomptions d'un objet sous un concept, la repré-


sentation du premier doit être homogène à la seconde représenta-
tion, c'est-à-dire que le concept doit contenir ce qui est représenté
dans l'objet à subsumer sous lui, car c'est ce que signifie précisément
l'expression : un objet est contenu sous un concept 25 .

24. On notera la distinction entre subsomption d'un objet sous un concept, et l'application
d'un concept à une intuition. Si ces deux expressions doivent être considérées comme équiva-
lentes ce n'est pas parce que, selon Kant, l'objet est une intuition mais parce que le concept se
rapportera à l'objet en se rapportant à l'intuition dans un jugement dont le principe est a priori.
Dès lors, les légitimités respectives de ces deux opérations sont liées.
25. CRP, A137 / B 176 ; PI 884.
2. LE SCHÉMATISME : QUELLE PROCÉDURE ? 119

Cette phrase a l'allure d'un simple rappel — subsumer c'est placer sous. Si cette
définition est classique et étymologiquement incontestable, elle risque d'es-
tomper la difficulté en renvoyant à une idée de la subsomption selon laquelle
il ne s'agirait que de constater un rapport entre contenu et contenant. Or, si « le
concept doit contenir ce qui est représenté dans l'objet à subsumer sous lui »,
pourtant, ce que le concept contient n'est pas évident mais requiert du dis-
cernement. Comme l'expliquait Kant dans les pages précédentes, c'est parce
qu'il n'est pas évident, que le jugement doit intervenir. Si le concept « doit »
contenir l'objet, pourtant, un rapport valable (objectif et légitime) entre objet
et concept, la logique transcendantale doit en découvrir la possibilité et non la
supposer : l'analyse des limites de la logique générale a révélé au philosophe
critique le fait que le concept est incapable, à lui seul, de désigner les objets
qui peuvent être placés sous lui. L'explication que propose la troisième phrase
semble compliquer, et non simplifier, le propos.
Ainsi le concept empirique d'une assiette a de l'homogénéité avec le
concept géométrique pur d'un cercle, puisque la forme ronde qui est
pensée dans le premier se laisse intuitionner dans le second 26 .

L'enchaînement est problématique : dans les deux premières phrases, il était


question de la subsomption d'un objet sous un concept (avec une complica-
tion supplémentaire dans la première où il est question de « représentations »),
or ici, Kant parle du rapport entre un concept empirique et un concept géomé-
trique comme s'il s'agissait du même rapport. De nombreux commentateurs
n'ont vu ici que confusion 27 . S'agit-il de subsumer l'assiette sous le concept
de cercle ou de subsumer le concept empirique sous le concept géométrique
de cercle ? Vahinger, par exemple, va jusqu'à suggérer qu'il faudrait renverser
les termes, que la circularité est pensée dans le cercle et intuitionnée dans le
concept de l'assiette 28 . Or, une subsomption du cercle sous l'assiette n'est pas
plus convaincante. Essayer de lire cette phrase en rapport avec la subsomption
semble bien être une entreprise condamnée à l'échec. Quel est alors le rapport

26. CRP, A137 / B176 ; PI 884.


27. Norman Kemp Smith, par exemple, dit au sujet de l'illustration du cercle et de l'assiette :
« What Kant professes to do is to interpret the relation of the categories to the intuitional material as
analogous to that holding between a class concept and the particulars which can be subsumed under it.
This is implied in his use of the plate and circle illustration. But. . .the analogy is highly misleading »
(Commentary to Kant's Critique of Pure Reason, 2ème éd., New Jersey, Humanities Press Int'l Inc.
Atlantic Highlands, 1992, p.335).
28. KantStudien, IV, 1900, 35, p.176sq.
120 3. LA PREMIÈRE RÉPONSE AU PROBLÈME POSÉ

de cette phrase à celle qui la précède ? S'il ne s'agit plus de subsomption avec
le cercle et l'assiette, pourquoi la phrase commence-t-elle par « ainsi <so >» ?
Comment fonctionne cette subsomption introduite dès le début du chapitre,
presque en guise de rappel, et qui semble pourtant impossible à concevoir dès
la fin du premier paragraphe ?
Avant d'éclairer le mécanisme de cette subsomption, il nous faut recon-
naître que le schématisme interroge sa possibilité même. En effet, Kant situe
la difficulté majeure du schématisme dans la nature particulière des concepts
purs de l'entendement. Il affirme que la possibilité de la subsomption est ren-
due problématique par l'hétérogénéité radicale entre concept pur de l'enten-
dement et intuition et l'on comprend bien, d'ailleurs, que la synthèse de deux
choses radicalement hétérogènes puisse être difficile. Néanmoins, le fait même
que ce soit cela qui fasse difficulté, pose un problème d'interprétation. On a vu
Kant, quelques pages auparavant, souligner le fait que la subsomption d'un ob-
jet sous un concept n'est jamais réglée, qu'elle revient toujours au jugement et
que le jugement manque de garanties. N'était-ce pas une manière de dire qu'il
y a toujours hétérogénéité dans la subsomption de l'objet sous le concept ? Mais
pourquoi, alors, l'hétérogénéité de l'intuition et du concept pur inquiète-t-elle
tellement Kant ? Il faut croire que les catégories suscitent une difficulté particu-
lière car, à leur sujet, on ne peut éviter de poser le problème de la subsomption
en termes proprement philosophiques. Si la possibilité de la subsomption est
attestée dans les sciences par le fait qu'elle a lieu, en philosophie rien ne garan-
tit la possibilité de la subsomption — avant le schématisme à tout le moins. La
philosophie doit expliquer la possibilité d'une subsomption de l'intuition sous
la catégorie malgré leur hétérogénéité radicale.
L'hétérogénéité entre catégorie et intuition est telle qu'il est impossible de
trouver un lien immédiat entre les deux termes. Comment est-il alors pos-
sible de les rassembler de façon non arbitraire 29 ? La solution qui s'impose,
selon Kant, est de trouver un tiers qui puisse agir en intermédiaire. C'est à par-
tir de considérations formelles que le schème s'impose : « il doit y avoir un
troisième terme, qui doit être homogène d'un côté à la catégorie, de l'autre

29. « Comment donc la subsomption de ces intuitions sous ces concepts, et par conséquent
l'application de la catégorie aux phénomènes, est-elle possible, puisque personne ne dira que
cette catégorie, par exemple la causalité, peut être aussi intuitionnée par les sens, et qu'elle est
contenue dans le phénomène ? » (CRP, A137-8 / B176-7 ; PI 884).
2. LE SCHÉMATISME : QUELLE PROCÉDURE ? 121

au phénomène, et qui rend possible l'application de la première au second 30 ».


Le schème transcendantal est le nom que donne Kant à cette troisième chose.
Plus précisément, le schème est une représentation qui est homogène d'une
part à la catégorie, d'autre part à l'intuition 31 . À partir de cette définition du
schème comme tiers, nous pouvons retourner à l'illustration si énigmatique de
l'assiette et du cercle. C'est à juste titre que l'on a remarqué que ce n'était pas
une bonne illustration de la subsomption. Pour autant il ne fallait pas mettre
en doute la cohérence du propos. Il fallait au contraire y lire une explication
de l'homogénéité dont il est question dans la première phrase. Le concept em-
pirique de l'assiette et le concept géométrique du cercle partagent la circula-
rité ; les deux représentations sont homogènes dans la mesure où la circularité
apparaît dans les deux. Deux concepts peuvent donc être d'ordre très diffé-
rent et néanmoins partager quelque chose. De surcroît, la chose partagée ap-
paraît sous deux espèces différentes : dans un cas, sur le mode de l'intuition,
dans l'autre, sur le mode du concept 32 . Il serait donc possible de trouver des

30. CRP, A138 / B177 ; PI 885.


31. Le schème prend place dans une longue lignée de figures du tiers, mais la spécificité
du schème kantien donne la mesure du projet de la philosophie transcendantale : le schème
est moins lieu de rencontre entre sensible et intelligible (comme l'est, par exemple, la khora
platonicienne) que ce qui rend possible l'acte de jugement qui les synthétise.
32. Malgré l'avis contraire de nombreux commentateurs, il nous semble possible d'envisa-
ger, comme le dit explicitement (littéralement) le texte, que la circularité puisse être pensée
dans le concept empirique d'assiette et intutionnée dans le concept géométrique de cercle.
Comme tout concept empirique, le concept d'assiette est synthèse de concept et d'intui-
tion. L'intuition qui correspond à ce concept empirique se rencontre dans le vécu ; le pendant
conceptuel du concept est la somme de toutes les propriétés formelles essentielles de l'assiette
(un récipient, fait de matière suffisamment solide pour ne pas se déformer ou se décomposer
au contact de la nourriture, etc.). La circularité est au nombre de ces propriétés. Ainsi, la cir-
cularité est une composante conceptuelle du concept empirique. Dans quelles circonstances
la circularité peut-elle au contraire être une composante intuitionelle d'un concept ? Une telle
possibilité semble d'abord faire problème puisqu'on voit mal comment ce qui semble de l'ordre
du concept — la circularité — peut être intuitionné. En effet, l'intuition, par définition, ne peut
être décrite discursivement sans, par là même, déjà y appliquer des concepts. Dès lors qu'on
pourrait dire avec un concept, circularité, ce qui est intuitionné, on ne parlerait plus de l'in-
tuition mais déjà de l'intuition synthétisée. Mais revenons à ce que dit Kant. Il ne dit pas que
la circularité est une intuition qui contribue à la constitution du concept géométrique, il dit
simplement que la circularité se laisse intuitionner dans le concept géométrique. Ce n'est pas
un hasard qu'il fasse ici appel à un concept mathématique : les concepts mathématiques ont la
particularité d'être des concepts construits. Cela veut dire qu'on pourra parler d'une intuition
qui est rattachée au concept mais qui ne fait pas partie intégrante du concept (en ne participant
pas à sa construction). La circularité ne fait pas partie de la définition conceptuelle du cercle
(on ne construit pas le cercle à partir de la circularité mais à partir de l'idée d'un ensemble de
points à une distance donnée d'un point donné) ; elle est intuitionnée dans le cercle construit
c'est-à-dire qu'on peut faire l'expérience de l'intuition de circularité en pensant à un cercle.
122 3. LA PREMIÈRE RÉPONSE AU PROBLÈME POSÉ

prédicats, par exemple la circularité, que des concepts de nature différente in-
tègrent selon des modes différents. Si Kant tient à cette démonstration, c'est
qu'elle suggère la possibilité qu'une intuition et un concept puissent contenir,
dans leurs représentations respectives, quelque chose d'identique : un prédicat
qui serait partagé par des représentations d'ordre différent (concept et intui-
tion) sur des modes différents (pensé ou intuitionné). L'illustration du cercle et
de l'assiette plaide ainsi pour la possibilité d'un troisième terme, que nous ap-
pelons schème, partagé selon des modes différents par une intuition et un con-
cept. Mais cette illustration permet aussi de souligner pourquoi la subsomption
sous les catégories est particulièrement problématique : reste à montrer qu'on
peut également trouver un terme partagé quand le concept est pur.
C'est du côté du temps que Kant cherchera un terme qui puisse être par-
tagé 33 . Selon lui, le temps est nécessairement constitutif de l'intuition (puis-
qu'il est une condition du sens externe) mais il est aussi constitutif du concept
en général (puisqu'une expérience du sens interne est nécessaire à l'unité du
concept). Kant s'efforce alors de chercher une « détermination transcendan-
tale du temps » repérable à la fois dans la catégorie et dans l'intuition 34 . Cette
détermination du temps est la forme déterminée de l'articulation du temps
qui correspond à la catégorie en question. Une catégorie telle que la causalité
ne peut pas être intuitionnée. Pourtant, si l'expérience est soumise aux formes
des catégories, l'on doit pouvoir faire l'expérience de ces catégories et c'est pré-
cisément cela qui se passe, selon Kant, quand nous faisons l'expérience d'une
succession nécessaire. La succession nécessaire — c'est-à-dire une expérience
du fait qu'un réel est toujours suivi d'un autre - n'est autre chose qu'une expé-
rience de la catégorie de la causalité telle qu'elle apparaît dans l'expérience. Si

La circularité est donc intuitionnée en rapport avec le concept géométrique : c'est une
qualité qui n'est pas constitutive du concept mais qui se fait sentir en l'objet que le concept
désigne. Elle est en revanche pensée dans le concept d'assiette puisque elle y est alors incluse
au titre de propriété formelle.
33. Il faudrait bien sûr s'attarder sur le rôle du temps d'une part et, d'autre part, sur les
détails des déterminations du temps. Les limites de ce travail nous en empêchent puisqu'il
nous faut avant tout ici considérer non pas la provenance des schèmes des catégories mais ce
qu'ils rendent possible. Nous nous contenterons de remarquer que le temps que Kant veut
contrôler ne cessera, d'une certaine manière, de lui échapper puisque ce n'est qu'en admettant
une autre temporalité que le philosophe critique achèvera son travail.
34. « Une détermination transcendantale du temps est homogène à la catégorie (qui en
constitue l'unité) en tant qu'elle est universelle et qu'elle repose sur une règle a priori. Mais, d'un
autre côté, elle est homogène au phénomène, en tant que le temps est contenu dans chaque
représentation empirique du divers » (CRP, A138-9 / B177-8 ; PI 885).
2. LE SCHÉMATISME : QUELLE PROCÉDURE ? 123

nous ne pouvons jamais intuitionner la causalité, nous pouvons intuitionner la


causalité telle qu'elle se présente dans l'expérience. Il y a là certes une restriction,
une détermination de la catégorie, mais ce n'est que la restriction à l'intérieur
des limites de l'expérience possible, qui sont en même temps les limites de la
connaissance 35 . Kant peut donc revendiquer que ces limites sont sans impor-
tance puisqu'elles ne restreignent en rien les possibilités de la raison. La succes-
sion dans le temps est la causalité telle qu'on peut en faire l'expérience et telle
qu'on peut en avoir connaissance. Ainsi le schème « exprime la catégorie 36 »
dans la forme sous laquelle on peut la retrouver dans l'intuition 37 .
Ces explications spécifiant les propriétés du schème gagnent beaucoup en
clarté avec les exemples que propose le texte de Kant. Le schème apparaît alors
comme le concept tel qu'il serait dans une instance particulière, mais une ins-
tance particulière qui réussirait paradoxalement à représenter le concept dans
toute sa généralité. Le schème du triangle serait le triangle quelconque, l'in-
carnation parfaitement générique en quelque sorte, à ceci près que cette in-
carnation ne peut avoir aucune matérialité — pas même celle d'une image —
sous peine de tomber dans un particularisme qui trahirait la généralité du con-
cept 38 . Le schème est ainsi une figure intermédiaire, à la fois singulière et gé-
nérale, singulière en général, singulière sans particularismes. Si l'on entrevoit
maintenant la figure de ce tiers qu'est le schème, ni sensible ni intelligible, ni
singulier ni général, nous sommes encore loin de comprendre en quoi il per-
met d'assurer que, dans son usage, la faculté de juger pourra ne plus s'égarer
en discernant le cas. En quoi ce tiers assure-t-il la subsomption ? Comment
sauve-t-il de l'arbitraire l'application du concept ? Étrangement, vue l'impor-
tance de ces questions, Kant n'y répond presque pas. Il les traite comme si elles
n'avaient pas besoin de réponse. Ou plus exactement, il esquisse des réponses
mais avec la présomption que tout cela va de soi. Ainsi, dès qu'il a identifié le
temps comme ce qui est susceptible de fournir le troisième terme, Kant conclut
cet alinéa en affirmant : « [u]ne application de la catégorie aux phénomènes

35. Les schèmes constituent une restriction de la catégorie, mais une restriction simplement
aux conditions générales de la sensibilité. Kant dira que les catégories doivent valoir pour les
« choses en général, comme elles sont (c'est-à-dire les choses en soi), alors que les schèmes repré-
sentent les choses « comme elle nous apparaissent » (CRP, A147 / B186 ; PI 891).
36. CRP, A142 / B181 ; PI 887.
37. « Cette condition formelle et pure de la sensibilité, à laquelle le concept de l'entende-
ment est restreint dans son usage, nous l'appellerons le schème de ce concept de l'entendement »
(CRP, A140 / B179 ; PI 886).
38. Sur la distinction entre schème et image, cf. CRP, A140 / B179 ; PI 886.
124 3. LA PREMIÈRE RÉPONSE AU PROBLÈME POSÉ

sera donc possible, au moyen de la détermination transcendantale du temps,


qui comme schème des concepts de l'entendement médiatise la subsomption
des phénomènes sous les catégories 39 ». Aucune précision n'est avancée sur la
nature de la médiation. Rien n'est dit sur la question de savoir comment ce tiers
assure la subsomption. Que ce silence ne pose pas problème aux commenta-
teurs semble confirmer qu'il y a une espèce d'accord tacite sur le fait que tout
cela est très évident 40 . Peut-être demander exactement comment le schème
sert à appliquer les catégories, demander des explications quant à la procédure
envisagée ici, n'est-il qu'un entêtement à exiger que soit dit ce qui va sans dire.
Nous allons néanmoins nous y employer, convaincus qu'énoncer ce qui semble
ici supposé doit permettre de mieux comprendre au juste ce que propose le
schématisme 41 .
Si nous interrogeons plus largement le corpus kantien pour savoir quelle
subsomption réglée se fait grâce à un troisième terme, nous trouvons aisément
une réponse : le syllogisme 42 . Celui-ci est une synthèse/subsomption qui se
fait sur la base d'un quelque chose de partagé par la majeure et la mineure.

39. CRP, A 139 / B178 ; PI 885.


40. Hermann Cohen, par exemple, affirme qu' « il est évident qu'il faut distinguer ici le
schème, en tant que contenu particulier, du "procédé" général du schématisme » (Commentaire
de la Critique de la raison pure de Kant, Paris, Les Éditions du Cerf, 2000, p.113-4.). Pourtant il
ne revient pas dans son commentaire détaillé de ce chapitre sur cette distinction et n'identifie
jamais le procédé en question.
41. Faut-il le remarquer, Kant ne peut pas défendre son silence en prétendant que la question
de comment le schème permet la subsomption est une question de psychologie. Ce que la
critique doit ici au lecteur ce n'est pas une description empirique mais bien la clarification de
la possibilité d'une subsomption.
42. Plusieurs commentateurs ont fait allusion dans ce contexte au syllogisme comme mo-
dèle de subsomption chez Kant sans en exploiter le pouvoir explicatif. Norman Kemp Smith re-
marque que la définition du jugement comme capacité de subsumer sous des règles doit nous
faire penser à la subsomption syllogistique. Mais, selon lui, Kant essaye de tirer une analogie
entre cette espèce de subsomption et la subsomption contenu/contenant telle que l'exemple
de l'assiette nous la présente. C'est quand cette analogie devient intenable que Kant se tour-
nerait vers le troisième terme, le schème. Ainsi, le syllogisme n'est pour Kemp Smith qu'une
des deux fausses pistes que sont les formulations de la subsomption (op.cit., p.335-6). Henry
Allison accorde bien plus d'importance au raisonnement syllogistique. En effet, c'est pour lui
le seul modèle de subsomption puisqu'il nie que l'exemple du cercle et de l'assiette introduise
une subsomption contenant/contenu (pour lui la fonction de cet exemple est de poser une
analogie entre intuition pure et intuition empirique). Mais si Allison reconnaît la subsomp-
tion syllogistique comme étant à l'œuvre dans le schématisme, pour lui elle ne fonctionne
que comme analogie ou suggestion. En effet, il lui semble évident que « Kant hardly wished to
construe the application of the categories to appearances as a bit of syllogistic reasoning » (Kant's Trans-
cendental Idealism, New Haven/ London, Yale University Press, 1983, p. 178). C'est pourtant
cette dernière hypothèse que nous allons suivre.
2. LE SCHÉMATISME : QUELLE PROCÉDURE ? 125

Dans la figure privilégiée du syllogisme (affirmatif de la première figure 43 ) ce


quelque chose appartient à la majeure et à la mineure sur des modes divers
(prédicat dans l'un et sujet dans l'autre). Sans doute le syllogisme n'est jamais
explicitement invoqué dans l'analyse du schématisme. Synthèse réglée dont
la possibilité dépend d'une condition partagée, il permet pourtant de rendre
compte du « mécanisme » du schématisme. Telle est du moins l'hypothèse
de notre lecture. La Logique rend compte de la théorie du syllogisme telle que
Kant la reprend de la tradition. Le syllogisme, raisonnement de la raison 44 ,
« établit d'abord une règle générale et une subsomption sous la condition de
cette règle 45 ». La subsomption est effectuée grâce au principe du syllogisme
qui affirme que « ce qui est soumis à la condition d'une règle, est également
soumis à la règle elle-même 46 ». En vertu de ce principe, savoir que le cas par-
ticulier est soumis à la condition de la règle, c'est savoir potentiellement que le
cas est soumis à la règle. Quand nous disposons d'une règle, de sa condition,
et d'un cas particulier soumis à ladite condition, nous pouvons donc subsu-
mer le cas sous la règle. On a alors « la conjonction de ce qui a été subsumé
avec l'assertion de la règle » — ce qui est précisément la définition du raisonne-
ment 47 . La subsomption est marquée par l'acquisition d'une connaissance (« la
connaissance que la condition a lieu (quelque part) est la subsomption 48 ») qui
découle de la reconnaissance du fait que la condition associée à la règle a aussi
« lieu » dans ledit cas.
La Dialectique de la Critique de la raison pure explique comment le syllogisme
peut être appelé raisonnement de la raison. La raison y est nommée comme
pouvoir de juger et pouvoir de conclure un syllogisme :

43. Un syllogisme pur (un syllogisme pour lequel trois jugements suffisent) n'est possible
que dans la première figure (Syllogisme, Ak II 50-55 ; PI 180-7 ; cf. aussi Logique §62)
44. Dans la Logique on retrouve en effet la théorie du syllogisme sous l'intitulé « Vernunft-
schlüsse ». Si l'expression « raisonnement de la raison » a l'inconvénient de la lourdeur, elle a
sans doute été retenue par le traducteur pour insister sur la symétrie avec la section qui précède
consacrée aux « raisonnements de l'entendement » et celle qui suit qui traite des « raisonne-
ments de la faculté de juger ». Cf. Logique, p.130.
45. Logique, AkIX 120 ;131. La Logique est un texte dont le statut est problématique mais, en
ce qui concerne le syllogisme, la congruence avec les textes de la Dialectique confirme qu'on
a affaire à une conception bien arrêtée. En effet, la théorie du syllogisme est une des seules
choses que Kant soit prêt à reprendre telle quelle de la tradition : c'est l'élément central de la
logique qui lui parait bien établie depuis Aristote (CRP, Bviii ; PI 734).
46. Logique, AkIX 121 ;131.
47. Logique, AkIX 121 ;132.
48. Logique, p.132.
126 3. LA PREMIÈRE RÉPONSE AU PROBLÈME POSÉ

[l]a raison considérée comme le pouvoir de donner une certaine


forme logique à la connaissance est le pouvoir d'inférer, c'est-à-dire
de juger médiatement (en subsumant la condition d'un jugement
possible sous la condition d'un jugement donné 49 ).

Le « raisonnement de la raison » a lieu quand, « outre la connaissance qui sert de


principe, il est encore besoin d'un autre jugement pour opérer la conclusion 50 ».
La conclusion s'opère, elle est l'œuvre d'un jugement :
[l]e jugement donc est la règle générale (la majeure, major). La sub-
somption de la condition d'un autre jugement possible sous la condi-
tion de la règle est la mineure (minor). Enfin, le jugement réel qui
exprime l'assertion de la règle dans le cas subsumé est la conclusion
(conclusio) 51 .

Structuré par la subsomption, le syllogisme passe de plusieurs jugements (juge-


ments qui sont autant de propositions) à un jugement réel, das wirkliche Urteil,
une affirmation. La conclusion est l'affirmation du cas comme instance de la
règle générale. Plus exactement, la conclusion est le jugement réel qui marque,
par cette affirmation, que la subsomption a eu lieu, le cas a été placé sous la
règle. La conclusion est ainsi un acte de jugement qui effectue la synthèse et
qui la marque. Synthétique, cet acte articule les deux jugements (propositions)
grâce à la médiation de la condition, en subsumant la mineure à la majeure.
Cette subsomption produit quelque chose. En effet, le lien entre la mineure
et la majeure ne pourrait jamais être déduit par analyse. Grâce au principe du
syllogisme, la synthèse est à même d'ajouter à l'intuition un prédicat qu'au-
cune analyse ne pourrait en extraire 52 . Le syllogisme est ainsi l'occasion d'un
jugement réel ; plus qu'une proposition (ce qu'il est aussi), ce jugement est une
production à la fois d'une connaissance et d'une marque de cette production.
Le raisonnement syllogistique peut apporter un modèle pour l'applica-
tion de la catégorie ; la traduction du problème du schématisme en termes

49. CRP, A330-1 / B387 ; PI 1038. Nous avons corrigé la traduction : alors que la Pléiade
traduit « c'est-à-dire de juger immédiatement », l'allemand indique ici « mittelbar ». Qu'il y ait
dans la traduction une impression que ce jugement médiat qu'est le syllogisme est un jugement
immédiat, voilà encore une trace de cette supposée évidence du syllogisme qui fait qu'on peut
le méprendre pour un jugement immédiat. Comme nous prévient Kant, « nous tenons souvent
pour quelque chose d'immédiatement perçu ce que nous n'avons pourtant fait que conclure »
(CRP, A304 / B360 ; PI 1019). Ici en effet, il est question non pas de jugement immédiat mais
de jugement qui est une conclusion d'un raisonnement articulé.
50. CRP, A303 / B360 ; PI 1019.
51. CRP, A330-1 / B387 ; PI 1038.
52. CRP, A7 / B11 ; PI 765.
2. LE SCHÉMATISME : QUELLE PROCÉDURE ? 127

syllogistiques est assez aisée. En effet, la catégorie peut être considérée comme
une règle générale ; son application exige qu'on lui subsume l'intuition. La sub-
somption se fait en reconnaissant un quelque chose partagé — en l'occurrence,
une condition qui est condition de la règle et qui a lieu, simultanément, dans le
particulier. Or, nous l'avons vu, c'est précisément cela que le schème doit énon-
cer : il est une traduction de la catégorie en une condition sensible. Subsumer
revient donc à reconnaître la condition (présentée dans le schème) dans le cas
(l'intuition) et, à partir de là, passer à l'affirmation de l'intuition comme cas de
la règle, autrement dit comme cas de la catégorie. Le principe du syllogisme
rend possible cette dernière étape puisqu'il permet justement de passer de la
connaissance d'un cas, soumis à la condition de la règle, à l'affirmation du cas
comme soumis à la règle. L'affirmation que l'intuition est soumise à la catégo-
rie constitue une synthèse : c'est la production d'une nouvelle connaissance qui
ne découle par analyse ni de l'intuition, ni de la catégorie. Le schème, en refor-
mulant la règle en termes de conditions, permet la comparaison avec l'intuition
et ouvre la possibilité du jugement réel qui affirme que l'intuition est soumise
à la catégorie. Ainsi, la procédure que permet le schème est un raisonnement
syllogistique qui débouche sur l'affirmation qu'une intuition donnée « tombe
sous » une catégorie particulière. La subsomption se fait non par une détermi-
nation de l'extension du concept (c'est pourquoi la référence au contenir dans
l'expression « contenu sous » peut égarer), mais par la reconnaissance de condi-
tions sensibles partagées (d'où l'importance de déjouer l'hétérogénéité entre
concept pur et intuition en faisant appel au schème). La condition partagée
est en effet la condition de possibilité de la subsomption puisque c'est elle qui
rendra pertinent l'appel au principe du syllogisme.
Kant réussirait ainsi à ramener cette application des catégories, opération
éminemment problématique, à une synthèse canonique et familière, produc-
trice de connaissance. À partir du moment où le schème représente parfaite-
ment la catégorie — il en est la condition sensible et cette description est ex-
haustive pour ce qui concerne nos connaissances possibles — il peut être substi-
tué au concept dans un syllogisme. Kant pouvait considérer le principe du syl-
logisme comme parfaitement acquis et non problématique. Dès lors, il ne lui
restait effectivement qu'à prouver la possibilité du schème 53 pour démontrer

53. Il reste à prouver la possibilité d'un schème qui soit parfaitement représentatif, pleine-
ment adéquat, à la catégorie. C'est le grand enjeu du schème : il doit être le cas particulier
128 3. LA PREMIÈRE RÉPONSE AU PROBLÈME POSÉ

qu'est possible la subsomption non arbitraire d'une intuition sous un concept


pur de l'entendement. En effet, s'il existe des schèmes pour les catégories, l'ap-
plication de la catégorie à l'intuition peut s'effectuer par le biais de la condition
(ce que Kant dit explicitement) et du principe syllogistique (ce qui semble pré-
sumé).

3. La reconnaissance performative

Notre lecture suggère que le schématisme kantien pose que l'application


des catégories à l'intuition relève du syllogisme. Cette suggestion ne manquera
pas de provoquer des réactions contradictoires. Elle peut être accueillie comme
une évidence : dans la mesure où le syllogisme est, pour Kant, la synthèse par-
faite, rien de très surprenant à ce qu'il soit le modèle de toute synthèse 54 . Mais,
à l'inverse, ce rapprochement du schématisme et du syllogisme pourra susci-
ter l'incrédulité : Kant n'a-t-il pas suffisamment souligné que l'application d'un
concept requiert un jugement opérant précisément là où il n'y a pas de règles,
a fortiori pas de syllogismes 55 ? Et comment penser que le canon du jugement
transcendantal repose sur la figure par excellence de la logique générale ? Parler
de syllogisme pour l'application des concepts purs de l'entendement : évidence
ou bêtise ? Peut-être cette hésitation signifie-t-elle que nous touchons à ce qu'il
y a de plus délicat dans le lien que propose Kant entre sensible et intelligible :
ce que le schème rend possible ne ressemble à rien sinon à un syllogisme et,
cependant, il n'est pas, et ne peut pas être, un syllogisme de la logique générale.
Nous voulons défendre la lecture selon laquelle c'est bien un raisonnement
syllogistique qui est envisagé par Kant dans la théorie du schématisme. Pour
cela, il faut, bien entendu, chercher à cerner la spécificité de ce syllogisme. Le
raisonnement qui à lieu à partir d'un schème diffère d'un syllogisme tel qu'il
est conçu par la logique générale. L'on pourrait dire que le syllogisme qu'envi-
sage la théorie du schématisme est un syllogisme qui n'a pas pour majeure une
règle, mais l'expression des conditions sensibles d'une règle. Pourtant, dans la

parfaitement générique, ce qui lui permet d'être à la fois, et également, tous les cas de la règle.
C'est seulement ainsi qu'on peut considérer qu'il représente la règle.
54. Des affirmations telles « Tout jugement obtenu par un caractère médiat est un syllogisme »
(Syllogisme, Ak II 48 ; PI 178) indiquent bien que Kant considère le syllogisme comme le modèle
du jugement.
55. Rappelons encore l'exclamation de Henry Allison : « Kant hardly wished to construe the
application of the categories to appearances as a bit of syllogistic reasoning » (Kant's Transcendental
Idealism, New Haven/ London, Yale University Press, 1983, p.178).
3. LA RECONNAISSANCE PERFORMATIVE 129

mesure où Kant avance que le schème n'est rien d'autre qu'une traduction du
concept dans les conditions de cette règle pour l'expérience en général, il n'y a
pas, pour la théorie kantienne, d'enjeu à remplacer le concept par le schème. Il
nous semble plutôt que la vraie spécificité du syllogisme que permet le schème,
et le lieu de sa différence avec un syllogisme logique, découle de la teneur de
sa conclusion. Le syllogisme de la logique générale produit une conclusion
qui est une conséquence logique de la synthèse des prémisses ; en revanche
la conclusion du « syllogisme » dont il est question avec le schématisme des
concepts purs tirera des prémisses, la catégorie et l'intuition, non seulement
une conséquence logique mais aussi une conséquence ontologique. Par syn-
thèse, le syllogisme de la logique transcendantale produit une connaissance ;
mais il « produit » par la même occasion un existant. En effet, l'existence du
phénomène n'est ni prédicat, ni sujet, dans le « syllogisme » qui relie catégorie
et intuition, elle sera pourtant affirmée dans la conclusion. Le schème donne
lieu à un raisonnement qui prétend déduire l'existence d'un particulier, puis-
qu'il conclut à la présence des conditions dans une intuition mais aussi donc à
la présence de l'objet (phénomène) qui est « subsumé » sous le concept. Certes,
du fait qu'elle nous vient de l'extérieur, l'intuition porte déjà une référence à
un existant 56 mais Kant refuse de considérer que l'intuition soit la source de
connaissances concernant cet existant. L'intuition reste pourtant l'indice d'une
existence, même si celle-ci est parfaitement indéterminée. Or, il nous semble
que c'est précisément l'enjeu du schématisme que de montrer comment la rai-
son pourrait lire cet indice ; par la synthèse de l'intuition avec la catégorie, la
raison produit le phénomène qui comporte alors une référence à une existence
déterminée 57 .

56. L'intuition est en effet « une représentation dépendant immédiatement de la présence


de l'objet » (Prolègomènes, Ak IV, 282 ; PII 48). Dans la Critique de la raison pure Kant souligne que
c'est la spécificité de l'intuition, par opposition au concept, que d'avoir un rapport à un objet
singulier : « la représentation qui ne peut être donnée que par un seul objet est une intuition »
(CRP, A32 / B47 ; PI 792).
57. L'existence n'est certainement pas un prédicat dans le syllogisme en question. Kant l'a
d'ailleurs explicitement souligné dans L'unique fondement possible d'une démonstration de l'exis-
tence de Dieu : « l'existence elle-même ne peut aucunement être un prédicat » (Ak II 74 ; PI
328 ). Pourtant, c'est un fait, qui n'est justement pas tout à fait expliqué par le syllogisme, que
l'on reconnaît au phénomène, produit du syllogisme, le statut d'existence. L'existence n'est
pas prise en compte au titre de prédicat dans le syllogisme, et pourtant c'est par ce syllogisme
qu'arrive l'existence - voilà précisément la difficulté qui nous occupe.
130 3. LA PREMIÈRE RÉPONSE AU PROBLÈME POSÉ

Quand le phénomène devient-il phénomène 58 ? Ce n'est pas une question


aussi tautologique que l'on pourrait le croire. Ni les concepts purs, ni les in-
tuitions dans leur forme brute ne sont à proprement parler objets de l'expé-
rience ; il n'y a que les phénomènes qui puissent l'être. Le phénomène est ce
dont nous faisons l'expérience. Mais — et c'est là que la difficulté de la concep-
tion kantienne d'expérience se fait sentir 59 — l'objet d'expérience ne serait plei-
nement constitué qu'à travers l'expérience elle-même. En effet, l'objet de l'ex-
périence est une intuition synthétisée, mais c'est dans l'expérience que s'opère
la synthèse 60 . Le phénomène n'est (phénomène) qu'à partir du moment où la
synthèse entre concept pur et intuition a lieu et où le phénomène devient ob-
jet d'expérience ; il est donc à la fois l'objet et le résultat de l'expérience. L'ap-
plication d'un concept pur à une intuition est le jugement qui donne lieu au
phénomène, qui donne donc lieu à l'objet qui est, par ce même jugement, sub-
sumé sous la catégorie. L'équivalence entre subsomption et application qui,
comme nous l'avons noté, marque de quelque obscurité le début du chapitre
sur le schématisme, permet de poser que le jugement par lequel le concept est
appliqué à l'intuition est aussi le jugement qui donne à voir l'objet subsumé
sous le concept. On peut même dire qu'en ce qui concerne le schématisme
des concepts purs, l'objet n'est donné que subsumé sous les catégories qui sont,
comme la déduction l'a établi, les conditions de possibilité de tout objet d'ex-
périence. Le jugement qui applique la catégorie à l'intuition, reconnaît aussi
l'objet subsumé.

58. C'est une question que nous ne pouvons qu'effleurer ici. Il faudrait examiner la distinc-
tion que fait Kant entre phénomène et apparence (D1770, Ak II 393sq. ; PI 638sq.) mais aussi
l'évolution d'un jugement de perception vers un jugement d'expérience décrite dans les Prolé-
gomènes. Creuser cette question implique en effet de revenir sur le problème de la dimension
non sensible de la perception chez Kant, sur le rapport entre Perzeption et Wahrnehmung.
59. Il est toujours difficile de cerner la part du concept dans l'expérience chez Kant. Comme
le dit Roger Verneaux, « [l]a conception kantienne de l'expérience oscille entre deux extrêmes.
Tantôt l'expérience est une synthèse nécessaire de perceptions, donc une matière informée,
tantôt elle est un chaos de perceptions sans lien et sans unité, donc une matière amorphe »
(Critique de la Critique de la raison pure, Paris, Aubier Montaigne, 1972, p.86-7).
60. Le phénomène est « l'objet indéterminé d'une intuition empirique » (CRP, A20 / B34 ; PI
782). En tant qu'objet de la sensibilité, il serait ce qui se présente à une faculté passive, « l'intuition
de notre esprit est toujours passive » (D1770, Ak II 397-8 ; PI 644). Mais en tant qu'objet de la sen-
sibilité, il est, comme tout objet, pensé en accord avec les catégories. Ainsi, ce qui se manifeste
ne pourra se manifester que par son accord avec les catégories : « ce qui se manifeste à nous
<Erscheinungen>, en tant que cela est pensé comme objet selon l'unité des catégories, s'appelle
phénomène » (CRP, A 248-9 ; PI 979).
3. LA RECONNAISSANCE PERFORMATIVE 131

Le jugement reconnaît l'objet qu'il produit par cette reconnaissance. Le


syllogisme dont il est question avec le schématisme des catégories entretient
ainsi un rapport privilégié à l'existence : la conclusion n'affirme pas seulement
quelque chose au sujet des rapports entre propositions, elle affirme un phé-
nomène. Or, par l'affirmation même du phénomène, elle affirme qu'il existe ;
le phénomène ne peut pas ne pas exister 61 . Ainsi, selon le scénario du sché-
matisme, nous accédons à ce qui existe par un jugement qui reconnaît cela
comme existant. Si l'intuition nous indiquait qu'il existe quelque chose dont
nous ne savons rien sinon qu'il existe 62 , du phénomène nous savons d'emblée
qu'il existe comme objet d'expérience. Le jugement par lequel le phénomène
advient n'est pas un syllogisme qui s'inscrit sur la liste de ceux de la logique
générale. C'est plutôt la forme du jugement propre à la logique transcendan-
tale ; c'est un « syllogisme dynamique » pourrait-on dire pour marquer son
rapport privilégié à l'existence 63 . Il produit la réalité : la réalité sous forme de
phénomène est produite par l'opération du jugement qui synthétise catégorie
et intuition.
Le syllogisme qui permet l'application des catégories aux intuitions pro-
cède ainsi indissociablement à l'identification du cas et à la constitution du
phénomène reconnu. Sa conclusion est un jugement réel qui n'est possible,
à partir de l'intuition, que grâce au schème qui articule la condition sensible de
la catégorie. La conclusion, le phénomène, est bien une synthèse d'intuition et
de concept. Le phénomène est ainsi le produit de cette synthèse ; la synthèse

61. Un phénomène peut certainement se référer à des choses qui n'existent pas, mais le
phénomène lui-même existe comme phénomène. C'est là où le phénomène semble reprendre
une nécessité qu'on attribue souvent à la perception : les sens ne nous trompent jamais, dira
Kant à la suite de Descartes, il n'y a que le jugement qu'on en tire qui peut être erroné. Chez
Kant, la perception, la Wahrnehmung, du phénomène serait nécessairement « vraie ». Dans la
mesure où ce phénomène, nous l'avons vu, est lui même constitué par un jugement, la ques-
tion de l'erreur ne peut pas aisément être renvoyée comme une question portant seulement
sur l'interprétation du phénomène mais bien sur le phénomène lui-même. Peut-être faudrait
il se demander s'il peut y avoir des phénomènes mal constitués. Kant lui ne semble pas laisser
ouverte une telle possibilité : pour lui non seulement les phénomènes existent, mais ils sont,
en eux-mêmes, justes.
62. L'intuition non-intellectuelle doit être entendue comme « la manière dont nous sommes
affectés par un objet entièrement inconnu en soi » (Sur une découverte, Ak VIII 218 ; PII 1346) .
63. Les catégories dynamiques sont celles qui « se rapporte[nt] à l'existence des objets de
l'intuition » (CRP, B110 ; PI 837). Kant lie les catégories dynamiques aux principes régulateurs
(et non constitutifs). Pourtant, si nous suggérons que ce syllogisme pourrait être appelé « dy-
namique », c'est aussi pour marquer que le principe régulateur est ici constitutif. En suivant
un principe régulateur, l'application des catégories serait pourtant un jugement constitutif de
l'expérience.
132 3. LA PREMIÈRE RÉPONSE AU PROBLÈME POSÉ

établit le rapport entre la catégorie et l'intuition, en constituant le phénomène


par la même occasion, puisque surgissent en même temps la nouvelle connais-
sance et son objet ou, pour le dire autrement, le phénomène et le phénomène.
Grâce au schème, il est possible d'appliquer la catégorie à l'intuition, ou sub-
sumer celle-ci sous celle-là. Ce serait alors par un procédé très particulier de
reconnaissance que serait garantie la possibilité de discerner le cas d'une catégo-
rie ou une connaissance.
Comme l'indique la distinction entre la connaissance qu'ont les hommes
et celle qu'ont les animaux que nous citions au début de ce chapitre, Kant a
toujours insisté sur le fait que la constitution de notre connaissance comprend
une étape de reconnaissance. La Critique de la raison pure le précise, la recogni-
tion (Rekognition) est la troisième des synthèses nécessaires à la connaissance.
La spontanéité, explique Kant,

est le principe d'une triple synthèse, qui survient nécessairement dans


toute connaissance : à savoir la synthèse de l'appréhension des repré-
sentations, comme modifications de l'esprit dans l'intuition, celle de
la reproduction de ces représentations dans l'imagination, et celle de
leur recognition dans le concept 64 .

Un jugement qui produit une connaissance finit alors toujours sur une recon-
naissance (recognition). Voilà que le mécanisme du schématisme confirme l'af-
firmation de la Logique selon laquelle la connaissance des hommes est un « er-
kennen » 65 . Redoublement, prise de conscience de sa propre conscience, la répé-
tition de la re-connaissance est essentielle pour une connaissance valable. Mais
dans le cas du syllogisme qui s'appuie sur un schème, cette reconnaissance est
particulière. En effet, dans ce cas-là, la reconnaissance du cas de la règle consti-
tue aussi ce qui est reconnu. Le phénomène est reconnu (dans l'intuition) au
moment même où il est constitué (comme objet d'expérience, synthèse d'in-
tuition et de concept) par le jugement qui effectue la reconnaissance. Cette
reconnaissance révèle et produit la réalité. Elle est une assertion qui dit à la fois
le fait de ce qui est perçu, indépendant de l'activité des facultés, et ce qui est.
Elle dit la réalité, réalité à la fois dépendante et indépendante du raisonnement.
C'est une reconnaissance constitutive du phénomène.

64. CRP, A97 ; PI 1405. Cf. aussi « L'expérience réelle. . .se compose de l'appréhension, l'as-
sociation (de la reproduction), enfin de la recognition des phénomènes » (CRP, A124 ; PI 1424).
65. Logique, Ak IX 65 ; 72.
3. LA RECONNAISSANCE PERFORMATIVE 133

Le syllogisme du type particulier rendu possible par le schème donne ac-


cès au phénomène en permettant de reconnaître le phénomène dans l'intuition
comme cas de la catégorie. Ce phénomène constitué par sa reconnaissance est
un objet dont le rapport au concept qui lui correspond est garanti ; impossible
en effet, d'avoir un phénomène qui ne se rapporte a priori à la catégorie par
laquelle il est justement devenu phénomène 66 . La synthèse par laquelle on lie
concept et intuition a pour effet de constituer le lien entre concept et objet dans
la constitution même de l'objet. Le phénomène est à la fois donné et constitué,
il est constitué par la reconnaissance de ce qu'il est donné. « Ce qui est » n'est
donc pas indépendant de la connaissance que nous en avons. Kant ne disait pas
autre chose quand il affirmait que « nous ne connaissons a priori des choses que
ce que nous y mettons nous-mêmes 67 ». Mais ce que nous « mettons » dans la
reconnaissance des cas des catégories c'est aussi, d'une certaine manière, l'exis-
tence pour nous des phénomènes. La reconnaissance identifie et constitue le
phénomène, cet objet de connaissance propre aux hommes selon Kant.
En décrivant ainsi la procédure que le schème est supposé rendre possible,
nous mesurons la proximité de la logique et de la logique transcendantale,
mais aussi de ce qui fait la spécificité de cette dernière. Le syllogisme ne perd
pas son privilège dans la logique transcendantale, mais le syllogisme, pour pou-
voir produire une connaissance, doit aussi en quelque sorte produire la procé-
dure de sa production. En effet, si, comme nous venons de le voir, le syllo-
gisme produit l'objet de sa conclusion, il produit aussi en quelque sorte ses
propres moyens ; si le syllogisme que permet le schème permet de constituer
le phénomène comme phénomène existant, il produit aussi en quelque sorte
les catégories comme catégories efficaces. Citons la mise en garde de Béatrice
Longuenesse concernant « l'application des catégories ».

Cette expression est trompeuse si elle laisse croire, comme c'est trop
souvent le cas, que les catégories seraient des concepts constitués
comme tels avant l'exercice du jugement, et tout prêts à être appli-
qués 68 .

66. Le rapport à ses objets est, pour Kant, la marque même de la philosophie transcendan-
tale : « La philosophie transcendantale a ceci de particulier qu'outre la règle. . .qui est donnée
dans le concept pur de l'entendement, elle peut indiquer en même temps a priori le cas où
la règle doit être appliquée » (CRP, A135 / B174-5 ; PI 883). Elle en est capable parce qu'elle
« traite de concepts qui doivent se rapporter a priori à leurs objets » (ibid.).
67. CRP, Bxviii ; PI 741.
68. Béatrice Longuenesse, Kant et le pouvoir de juger, p.219.
134 3. LA PREMIÈRE RÉPONSE AU PROBLÈME POSÉ

Longuenesse souligne que « les catégories ne sont à aucun titre plus originaires
que l'exercice du jugement 69 ». Au contraire, les catégories sont elles-mêmes
en quelque sorte produites par le même acte qui les applique. Les catégories
ne seraient, selon cette analyse, rien en dehors de leur efficace dans la sub-
somption des intuitions. Ainsi, le jugement qui part d'une catégorie et, passant
par le schème, discerne un cas de cette catégorie dans le flux de l'intuition, ce
jugement constitue aussi, d'une certaine manière, la catégorie qui devait être
jugée. La procédure qui, en se servant du schème, désigne le cas correspondant
au concept validerait sa propre procédure par son exécution.
Une reconnaissance qui allie une prétention à dire ce qui est le cas à une
dimension performative de cet acte de dire, une procédure qui (ré)affirme sa
propre procédure en l'exécutant, tel serait le type de procédure que rendent
possible les schèmes. Comme le prévenaient les arguments concernant le ju-
gement, ce n'est pas une procédure qui suit une règle déterminée ; la règle de la
procédure est plutôt produite par son exécution. L'application de la catégorie
que permet le schème ressemble à bien des égards à la démarche d'un tribunal :
la reconnaissance constitutive est en effet précisément le mode de production
de vérité du tribunal. Si un tribunal est appelé à identifier la vérité des faits
qui lui sont indépendants, cette identification est aussi un performatif 70 : être
reconnu coupable par un tribunal rend coupable quels que soient les faits. La
reconnaissance constitutive, comme toute reconnaissance, prétend énoncer un
fait qu'elle constate. Mais elle a la particularité de constituer, par son énoncia-
tion même, la vérité de ce qu'elle énonce. Le « constat » du lien entre un con-
cept et le cas qui lui correspond est possible dès lors que le schème est possible :
la logique transcendantale peut « prescrire » l'application des concepts.
Kant nous avait bien prévenu qu'il s'agissait, dans la Critique, d'instaurer le
tribunal de la raison pure. Or, la logique transcendantale que cette Critique dé-
crit n'est rien sinon la prescription d'une reconnaissance constitutive qui mime
la démarche même du tribunal. Le tribunal rend son jugement à propos du
cas qui lui est soumis (à savoir « à quelles conditions la connaissance est-elle
possible ? ») : la connaissance est possible si le jugement plutôt que de suivre
son instinct de bonne femme adopte le sérieux judiciaire. Le tribunal critique

69. Ibid.
70. C'est, on le sait, le propre des énoncés performatifs que de « faire » la vérité de ce qu'ils
énoncent. Le jugement d'un tribunal est un exemple exemplaire de l'énoncé performatif.
4. L'EXEMPLE À NOUVEAU 135

conclut que tout se passe bien, et que les résultats sont légitimes si la procé-
dure judiciaire est respectée ! Il y a connaissance légitime, il y a rapport non-
arbitraire entre catégorie et intuition, dès lors que ce rapport est établi par un
syllogisme dynamique, par une reconnaissance constitutive qui n'est possible
qu'en faisant appel au schème. La connaissance est possible si la raison hu-
maine opère comme tribunal. La connaissance est possible si elle est produite
par un jugement qui est, comme tout jugement de tribunal, indissociablement
constatif et performatif. Telle est la sentence que rend la Critique. Cette sen-
tence du tribunal est une réaffirmation de sa propre compétence. Non seule-
ment il y a un aspect performatif de la sentence du tribunal qui fait le cas en
le désignant, mais la sentence est encore performative eu égard à sa propre
compétence. En se prononçant sur le cas, le tribunal ne « fait » pas seulement
le cas, il « fait » aussi sa propre compétence. En rendant sa sentence, le tri-
bunal constitue aussi sa légitimité à rendre une sentence. Or là encore, la lo-
gique transcendantale reprend le modèle judiciaire. Nous l'avons remarqué :
les catégories sont constituées dans leur efficace, par leur application. Voilà qui
ressemble bien au tribunal qui constitue sa propre compétence par son juge-
ment.
L'identification de la critique avec le tribunal est ainsi inscrite au cœur de la
procédure technique qui rend possible une doctrine du jugement transcendan-
tal. En insistant pour comprendre quelle procédure le schème rend possible,
nous découvrons une logique qui est aussi une procédure de tribunal. Le sché-
matisme nous propose de penser la connaissance comme une reconnaissance
qui est posée avec la force d'une déclaration performative. Selon la Critique de la
raison pure, si l'homme peut aspirer à autre chose que des fictions personnelles
concernant sa propre expérience du monde, c'est parce qu'il peut juger comme
un juge, il peut produire de la connaissance par reconnaissance.

4. L'exemple à nouveau

Dès l'introduction, la Critique de la raison pure annonce son projet comme


celui de suivre « l'exemple le plus éclatant » (das glänzendste Beispiel) des ma-
thématiques, là où ce dernier peut indiquer la voie vers la métaphysique. Kant
cite en effet trois fois dans la Critique de la raison pure l'exemple éclatant des ma-
thématiques lorsqu'il s'agit de penser comment est possible une connaissance
136 3. LA PREMIÈRE RÉPONSE AU PROBLÈME POSÉ

a priori 71 . Arrivé à la fin de cette Critique, dans la Théorie transcendantale de la


méthode, Kant se félicite que l'exemple éclatant soit aussi contagieux :

[l]a mathématique donne le plus éclatant exemple d'une raison pure


qui s'étend d'elle-même avec succès, sans le secours de l'expérience.
Les exemples sont contagieux, surtout pour ce pouvoir, qui se flatte
naturellement d'avoir dans d'autres cas le même bonheur qui lui est
échu dans un cas particulier 72 .

Les mathématiques illustrent avec éclat une raison qui s'étend elle-même avec
succès. Ce succès se révèle contagieux : la raison identifie d'autres situations où
cet exemple peut illuminer la démarche à suivre en identifiant différents types
de connaissance a priori possibles. La pensée critique permet de comprendre,
qu'au-delà de la mathématique, il y a d'autres jugements synthétiques a priori.
En montrant la possibilité de jugements synthétiques a priori portant sur les
phénomènes, le schématisme prétend en effet expliquer comment est possible
une synthèse a priori qui n'est pas une construction mathématique : l'intuition
qui est subsumée sous la catégorie n'est pas construite, mais donnée par la sen-
sibilité. Si la lettre à Herz célèbre déjà la capacité des concepts mathématiques
à être productifs (selbstthätig 73 ), la Critique de la raison pure prétend avoir décou-
vert une production a priori de connaissance dans l'usage transcendantal de la
raison. En démontrant que la synthèse entre concept et intuition peut se faire
selon un principe a priori, la critique montre que la raison est capable de pro-
duire de la connaissance d'après un principe qui lui est propre puisqu'il s'agit
du principe purement logique qu'est le principe du syllogisme.
L'exemple des mathématiques est donc contagieux mais la contagion s'ac-
compagne d'une mutation : la procédure qu'emploie la raison pour produire de

71. CRP, A4 / B8 ; PI 763 ; A38 / B55 ; PI 798 et A712 / B740 ; PI 1297.


72. CRP, A712 / B740 ; PI 1297.
73. « les concepts de grandeurs sont productifs en eux-mêmes, et leur principes peuvent
être constitués a priori (die Begriffe der Größen selbstthätig sein und ihre Grundsätze a priori können
ausgemacht werden)» (Lettre à Herz, Ak X 131 ; PI 693 ; traduction modifiée). La traduction dit
en effet que les concepts de grandeurs « peuvent se former d'eux-mêmes » mais il nous semble
que ce que font/forment les concepts ce ne sont pas les concepts mais leur représentations.
C'est ainsi que les concepts mathématiques peuvent produire leur propre application, une véri-
table production puisque, on le sait, selon Kant, ce ne sont pas des jugements analytiques mais
synthétiques. Une production — ici un Tat, Kant utilisera le verbe machen en une autre occa-
sion (A730/B758) — des connaissances à partir des concepts, production a priori. Cet exemple
donne à la raison l'espoir de pouvoir s'étendre dans son usage transcendantal « avec autant de
bonheur et de solidité qu'elle est parvenue à le faire dans l'usage mathématique » (ibid).
4. L'EXEMPLE À NOUVEAU 137

la connaissance n'est plus tout à fait la même. C'est en quelque sorte en trans-
posant l'exemple des mathématiques en une démarche juridique que Kant dé-
couvre la possibilité, non plus de construction de l'intuition correspondant au
concept non mathématique, mais néanmoins de constitution de l'objet corres-
pondant à ce concept. Selon notre lecture, un modèle juridique guide la raison
non seulement dans la formulation de sa propre mission transcendantale (la
constitution d'un tribunal pour se prononcer sur la légitimité des diverses pré-
tentions de la raison), mais aussi dans la formulation d'une procédure possible
pour la constitution de connaissances non mathématiques (la constitution des
phénomènes par le jugement dont le dire légitime fait un phénomène). Un
jugement synthétique a priori peut se faire à partir des catégories (grâce aux
schèmes) par une procédure qui constitue l'objet du jugement dans le mouve-
ment qui voit ce même jugement instituer sa propre compétence et se donner
les moyens de procédure. Telle est la réponse de la Critique de la raison pure
au problème soulevé par l'analyse de l'exemple : la condition de possibilité de
l'Erkenntnis est que la connaissance soit toujours une reconnaissance constitu-
tive, à la manière de la reconnaissance juridique 74 . La théorie du schématisme
esquisse la possibilité d'un jugement qui d'une part, est calqué sur la logique
et dont le principe est tout aussi a priori, mais qui, d'autre part, contrairement
à la logique, atteint les choses 75 . C'est par une reconnaissance, fondée sur le
principe du syllogisme, que le rapport est établi entre catégorie et intuition.
La connaissance est constituée par une reconnaissance ; la connaissance est
reconnue — erkennt, dirait-on en allemand — pour marquer non seulement
un redoublement de conscience mais, indissociablement, une reconnaissance

74. Nous aimerions ici citer Jean-Luc Nancy ne fût-ce que pour marquer combien la lecture
de l'ouvrage en question a motivé, et peut-être orienté, le projet initial de cette étude. Dans
notre conclusion concernant le jugement que le schématisme rend possible, nous ne nous sen-
tons pas éloignés des propos de Nancy lorsque, par exemple, dans « Lapsus Judicii » il explique
qu'« [i]l faut que l'accident — ce qui arrive — soit frappé du sceau de la loi (de son énonciation)
pour être non pas encore jugé mais constitué en cas de droit, modelé ou sculpté (fictum) se-
lon le droit. La juri-diction est ou fait juri-fiction » (L'impératif catégorique, Paris, Flammarion,
1983).
75. Synthèse a priori qui a une valeur objective : c'est bien la mécanique d'une telle possibilité
dont le schématisme devait montrer la possibilité. Tout comme au niveau le plus général, Kant
fait dériver la valeur objective des catégories du fait que ce sont des conditions de possibilité
de l'expérience d'objets en général ; dans le schématisme la valeur objective de la catégorie
(quelle qu'elle soit) dérive de ce qu'elle rend possible la subsomption par laquelle le phénomène
est constitué. La catégorie s'avère ainsi être une condition de possibilité de l'objet d'expérience
et de connaissance.
138 3. LA PREMIÈRE RÉPONSE AU PROBLÈME POSÉ

constitutive. C'est la procédure du tribunal qui permet à l'homme, par un art


caché, d'accéder à une autre connaissance que celle de l'animal ; l'homme peut
reconnaître (erkennen) ce qui est ; l'homme peut être juge.

Si c'est ainsi qu'il faut entendre la portée de la théorie kantienne du sché-


matisme, voilà qui nous porte à repenser le statut de l'exemple. Nous avions
abordé le schématisme en avançant que c'était là qu'il fallait chercher la réponse
à ce que nous nommions au chapitre précédent le problème de l'exemple, à sa-
voir le problème de savoir comment la désignation de cas de concepts peut se
poser comme autre chose qu'une fiction arbitraire. Or, la réponse de la Cri-
tique au problème de l'exemple (des catégories), passe par l'hypothèse que la
connaissance se fait dans une reconnaissance performative ; il s'agit donc d'une
réponse qui passe par une procédure qui a aussi un rapport à l'exemple, non pas
l'exemple dont le corps fait preuve, mais l'exemple qui invite à juger. En effet, la
reconnaissance constitutive n'est-elle pas le propre du jugement auquel invite
un exemple présenté à ce dernier comme exercice ? Lorsqu'un exemple est ainsi
présenté, le jugement qu'il provoque doit être celui qui juge l'exemple pour le
juger exemple. Plus, l'exemple n'est exemple que lorsqu'il est jugé comme tel.
C'est précisément en cela qu'un exemple se distingue d'un cas : l'exemple est
constitué par la reconnaissance de son être-exemple 76 . L'exemple est certes
le cas d'une règle, ou le cas d'un concept, mais pour être exemple, l'exemple
doit aussi être reconnu comme tel. Un cas n'est pas un exemple avant d'être
tenu pour cas exemplaire. Pour être l'exemple d'un concept, un exemple doit
non seulement être un cas, mais un cas reconnu comme cas. L'exemple n'est ja-
mais connu avant d'être reconnu. L'exemple n'est pas connu puis reconnu, mais
reconnu pour être connu 77 . Cette modalité particulière de la reconnaissance
comme condition de (l'objet de) connaissance nous est « connue » dans l'expé-
rience commune de l'exemple. Or, ce n'est qu'en faisant appel à une telle mo-
dalité de la connaissance que Kant peut trouver une réponse aux problèmes qui
se posaient concernant la légitimité de la connaissance, tant que celle-ci était
considérée selon le modèle d'une autre manière de penser l'exemple, l'exemple

76. Exactement comme, nous avons essayé de le montrer, selon la Critique, le phénomène
est constitué pas la reconnaissance de son être-phénomène.
77. L'exemple est l'exemple d'une « chose » qui n'a pas d'abord un statut (de connaissance)
qui est ensuite reconnu mais qui au contraire n'est connu que lorsqu'il est reconnu : le redou-
blement de l'erkennen n'est pas un « plus », une confirmation de ce qui était déjà connaissance
mais au contraire une condition pour qu'il y ait connaissance.
4. L'EXEMPLE À NOUVEAU 139

comme opération « donnant » le rapport entre concept et intuition qui consti-


tue la connaissance. Pensé non plus comme occasion de « don » de la connais-
sance par la sensibilité, mais comme le résultat d'une connaissance acquise par
une reconnaissance constitutive, l'exemple fonctionne comme modèle pour
la théorie du schématisme, premier élément de la réponse kantienne au pro-
blème (de la légitimité possible) de l'exemple.
La pensée critique est hantée par l'exemple ; telle était une des conclusions
de notre lecture des descriptions de la Darstellung 78 . Le fantasme d'un exem-
ple comme (dé)monstration de la chose et du concept en correspondance —
côte à côte, en même temps, dans leur correspondance — semble en effet faire
de l'exemple un modèle pour la pensée d'une présentation qui démontre la
correspondance entre concept et objet en l'exhibant. Or, lorsque la théorie
du schématisme doit expliquer comment est possible la connaissance a priori
de la correspondance entre un concept et un objet, elle semble s'appuyer sur
l'exemple comme modèle implicite de la connaissance, en insistant non plus
sur l'aspect immédiat de l'appréhension de l'exemple mais sur le redoublement
qu'elle comporte. Alors que les discussions de la Darstellung sont hantées par
une conception selon laquelle l'expérience de l'exemple est celle d'un sens qui se
donne par les sens, la théorie du jugement possible au moyen du schème semble
hantée par l'exemple qui est fait par la raison. La pensée critique serait ainsi
soumise à la hantise de l'exemple qui se donne en deux sens : elle est hantée
par le modèle de l'exemple qui se donne comme modèle de la démonstration
d'un concept théorique. Mais quand la pensée critique s'engage à défendre la
possibilité de la connaissance autrement, ce qui revient c'est encore l'exemple,
l'exemple sous une autre forme, l'exemple comme revenant, l'exemple qui se
fait par un retour : l'exemple reconnu. Alors que pour la théorie de la Darstel-
lung l'exemple donne la preuve de correspondance entre concept et intuition
par une preuve qui se donne aux sens, le schématisme montre que la connais-
sance dépend, pour sa possibilité, de la reconnaissance performative d'un ex-
emple. À moins que, justement, ce soit la mise en rapport de ces deux rapports
à l'objet, par le biais du terme exemple, qui soit essentielle pour la pensée cri-
tique. Nous avions noté que lorsque Kant use du terme « Beispiel » dans l'intro-
duction au schématisme, il ne s'agit pas du tout de l'exemple qui expose et qui
prouve, mais de l'exemple qui est occasion de juger selon un principe. Nous

78. Cf. chapitre 2, p.100.


140 3. LA PREMIÈRE RÉPONSE AU PROBLÈME POSÉ

ne voyions alors aucun rapport entre ces deux sens. Notre lecture du schéma-
tisme suggère un rapport, voire une équivalence. Cette lecture suggère, en ef-
fet, qu'une certaine identification de l'exemple qui invite à juger d'une part, et
de l'exemple dont la simple présence est la preuve de la pertinence du concept
d'autre part, décrit la théorie kantienne de la connaissance théorique. Il nous
semble ainsi que ce n'est pas sans signification que le terme « exemple » soit in-
voqué pour décrire l'acquisition de la connaissance selon deux modalités dont
on pourrait dire qu'elles sont inverses. D'une part, l'exemple désigne une expé-
rience quasiment passive de l'acquisition de la connaissance (le concept, dans
son rapport avec l'objet se donnant aux sens) ; d'autre part, le travail du juge-
ment, ce travail qui aiguise cette faculté, consiste précisément à (re)constituer
l'exemple lorsque celui-ci est proposé par une reconnaissance qui est perfor-
mative (l'activité maximale du jugement). C'est en superposant ces deux mo-
dèles de l'exemple que Kant peut penser l'acquisition de la connaissance selon
un modèle qui, d'une part, répond à la question sceptique qui motive la cri-
tique et, d'autre part, met en évidence un procédé réflexif qui serait réservé à
l'homme.
Nous pouvons maintenant raconter l'histoire de la raison qui entreprend
la Selbsterkenntnis comme une série de rencontres avec l'exemple. À la pre-
mière rencontre, la raison reçoit l'exemple comme un don de sens : l'exemple
donné donne sens au concept, ou au discours théorique présenté antérieure-
ment ; l'exemple se donne à la raison comme démonstration de sens par la
monstration. Ensuite, la réflexion interdit à la raison de simplement croire que
l'exemple donne la connaissance du monde. Réveillée de son sommeil dogma-
tique par des arguments sceptiques, la raison prend conscience qu'il lui manque
l'intelligence du fondement du rapport entre concept et intuition que l'exemple
semble nous donner. Voilà le problème de l'exemple posé comme problème
critique. Le troisième moment de l'analyse — le moment où l'analyse se fait
critique — permet à la raison de découvrir (la possibilité de) ce fondement dans
la théorie du schématisme. Au scepticisme qui oblige la raison à renoncer à
l'espoir qu'elle puisse passivement recevoir le monde par l'expérience, l'ana-
lytique permet de répondre que la raison peut pourtant reconnaître qu'elle
peut atteindre une connaissance a priori par sa propre activité. Certains super-
exemples permettent au jugement de constater qu'un exemple est un exemple
du super-exemple et ce, non pas en se lançant dans le vide, mais en suivant des
Vorschriften — la pré-écriture du super-exemple — que le jugement ne doit plus
4. L'EXEMPLE À NOUVEAU 141

qu'avaliser comme une écriture. Le schème ayant déjà en quelque sorte tra-
duit le concept en termes d'exemple — le schème n'est rien d'autre que le con-
cept exprimé comme "concept-tel-qu'il-est-dans-l'exemple" (le concept sous les
conditions d'une expérience possible) — l'exemple se fait, grâce à un jugement
qui prend pour principe le principe du syllogisme. Ainsi, certaines des aspira-
tions de la raison — celles qui concernent une connaissance des objets d'expé-
rience possible — sont-elles sauvées par l'exemple de l'exemple. Les schèmes
permettent à la raison de procéder à la reconnaissance d'exemples des catégo-
ries sur la base d'un principe a priori. L'exemple de l'exemple (constitué par sa
reconnaissance) sauve la possibilité de croire en l'exemple (corps-preuve).
Au constat sceptique que la connaissance du monde dépend du jugement,
et que le jugement semble soumis aux aléas, la Critique de la raison pure répond
qu'il est possible, suivant l'exemple contagieux des mathématiques, d'accéder
à une certaine connaissance des objets d'expérience par un jugement qui ne
dépend pas des aléas de la particularité de celui qui juge mais qui serait, au
contraire, fondé sur un principe a priori. D'où vient-il que nous soyons à même
de produire des schèmes pour les concepts ? Comment ces schèmes sont-ils
élaborés ? À ces deux questions, la pensée critique affirme ne devoir aucune ré-
ponse : la capacité à produire des schèmes est — célèbre affirmation — un « art
caché ». Mais peu importe. La raison, menant l'analyse de ses propres possibi-
lités, peut affirmer que la connaissance est possible grâce à l'art de transformer
les concepts en super-exemples, en « plus-qu'exemples ». La raison humaine
peut ainsi découvrir la légitimité de son aspiration à être plus que médecin du
monde en remarquant qu'elle peut se conduire en juge du monde, reconnais-
sant/constituant des exemples à partir des intuitions et des concepts, non pas
en suivant une trame chimérique (Hirngespinst) mais en suivant un principe a
priori. L'art du schématisme permettrait à la raison de l'homme d'échapper au
kennen pour accéder à l'erkennen. Grâce à l'exemple parfait qu'est le schème,
l'homme peut aller bien plus loin que l'animal pour doubler sa connaissance
de reconnaissance et cela, non pas grâce à une fiction personnelle mais en s'ap-
puyant sur ce garant d'universalité qu'est le principe a priori du syllogisme.
CHAPITRE 4

La rencontre avec le monde selon la Critique de la faculté de juger

Le problème : l'exemple est impossible et nécessaire. La solution : le coup


de force de l'exemple plus que parfait. On pourrait résumer ainsi le parcours,
jusqu'ici, de notre lecture du texte kantien. Partant de la définition que donne la
Métaphysique des mœurs du rôle de l'exemple dans le domaine théorique, nous
avons vu que la mission d'exhibition, dont cette définition charge l'exemple,
est à la fois essentielle pour la possibilité d'une connaissance théorique valable
(puisqu'il en démontre la réalité objective) et problématique (puisque, selon la
pensée critique, c'est précisément de la possibilité d'un rapport non arbitraire
entre objet et concept que la philosophie doit répondre). La Critique de la rai-
son pure entend répondre aux doutes sceptiques en explicitant les conditions
de possibilité d'une connaissance digne de ce nom, c'est-à-dire d'une connais-
sance fondée sur un rapport entre concept et intuition qui n'est pas établi par
une volonté arbitraire. Une telle connaissance n'est possible, selon l'analyse cri-
tique, qu'à condition que soient possibles des jugements synthétiques a priori.
La théorie du schématisme se charge de décrire cette possibilité. Selon Kant,
les schèmes — ces exemples parfaits du point de vue du « remplissage » des
conditions — permettent aux facultés de la connaissance de reconnaître les cas
des catégories en fondant cette reconnaissance sur le principe du syllogisme.
Voilà qui devrait rendre possible une connaissance qui n'est pas chimère.
Que la solution que propose le schématisme au problème fondamental de
la philosophie théorique repose sur un coup de force, voilà qui ne sera jamais
dit par Kant. Pourtant, sans jamais renier le schématisme, Kant se verra obligé
d'admettre qu'il n'est peut-être pas suffisant pour répondre à la question qu'il se
pose depuis la lettre à Herz de manière à faire taire le scepticisme. Si lors de la
rédaction de la Critique de la raison pure, Kant pense que le schématisme permet
une réponse au problème du fondement du rapport entre concept et objet, il
se sent obligé de revenir à ce problème lors de la troisième Critique. Il en vient
alors à reconnaître que le coup de force que permettent les schèmes ne suf-
fit pas pour expliquer la possibilité de la connaissance théorique. Le schème
144 4. LA RENCONTRE AVEC LE MONDE

ne suffit pas pour que la raison puisse s'assurer de sa propre capacité à ac-
quérir une connaissance théorique ; le coup de force qui assure la possibilité
de la connaissance n'est pas lui-même assuré de sa possibilité. Kant en vient,
en effet, à reconnaître que la théorie du schématisme ne suffit pas pour as-
surer que la raison puisse reconnaître la légitimité de son propre pouvoir à
désigner l'exemple théorique. Pour compléter l'analyse de la possibilité de la
connaissance, mais aussi la description du statut de l'exemple pour la philoso-
phie théorique, nous devons encore prendre en compte une dernière étape de
la réflexion kantienne sur la possibilité de la connaissance, celle qui intervient
dans la Critique de la faculté de juger.
Dans la troisième Critique, nous allons trouver un complément au schéma-
tisme, un complément de la démonstration, par le philosophe, de la possibilité
d'un rapport non arbitraire entre concepts et objets. Cette dernière étape de la
démonstration de rapports « assurés » entre concept et intuition nous intéresse
comme élément de la réponse fournie par la pensée kantienne au problème de
l'exemple. Cette réponse nous intéresse d'autant plus que, lorsque la question
de ce rapport est posée dans sa formulation la plus générale, le dernier mot
revient encore à l'exemple. L'exemple a en effet un rôle essentiel, bien que très
discret, au sein de la démonstration qui s'achève dans la Critique de la faculté de
juger. Ni preuve directe, ni occasion d'une preuve logique, l'exemple y fournit
un simple « critère empirique » qui est pourtant, nous allons le voir, essentiel
pour l'argumentaire critique. L'exemple comme critère empirique vient en ef-
fet en quelque sorte conclure l'analyse transcendantale de la possibilité de la
philosophie théorique ; des exemples viennent assurer la réponse de la pre-
mière Critique à ce que nous avions appelé le problème de l'exemple pour la
philosophie théorique. Il nous faut retracer un long parcours qui mène aux ex-
emples du paragraphe 17 pour expliciter l'enjeu de l'attestation qu'ils sont sup-
posés fournir : enjeu à la fois pour la critique du jugement esthétique et, nous
allons le voir, pour la philosophie théorique en général. La troisième Critique,
en prêtant une attention particulière à certains types de jugement — le juge-
ment téléologique et le jugement esthétique — va pouvoir éclairer en retour
le fondement de la possibilité du jugement qui rend possible la connaissance.
En effet, l'étude des jugements purement réfléchissants va éclairer l'analyse
des jugements déterminants par lesquels le concept est appliqué à l'intuition
pour aboutir à une synthèse qui est l'expérience connue. Nous allons suivre
cette analyse, dont l'enjeu est en quelque sorte de sauver la possibilité d'une
1. UNE HÉTÉROGÉNÉITÉ TROP INFINIE DU MONDE ? 145

connaissance sur le mode de l'exemple de l'anatomiste, de sauver la possibilité


de justifier de la confiance kantienne en une connaissance assurée.

1. Une hétérogénéité trop infinie du monde ?

C'est sans doute la théorie kantienne des beaux-arts et de la production ar-


tistique qui contribue le plus à la notoriété de la Critique de la faculté de juger.
Pourtant, la question des beaux-arts n'est que secondaire pour cet ouvrage.
Dans la perspective kantienne, le jugement esthétique n'aurait pas mérité un
tel effort, ni donné lieu à une critique, si ce n'était que les conséquences de
l'analyse du jugement esthétique portent bien au-delà du champ esthétique au
sens qu'a ce terme aujourd'hui. Selon son auteur, la valeur de cette troisième
Critique repose sur sa contribution à la philosophie critique en général. Comme
l'indiquent les introductions, la Critique de la faculté de juger est chargée de ré-
gler deux problèmes systématiques restés en suspens. Le premier concerne le
rapport entre la philosophie théorique et la philosophie pratique. Son nom
l'indique, la Critique de la faculté de juger n'est pas un ouvrage de doctrine, un
élément du système, mais bien une critique. Or, Kant est formel là-dessus, cette
troisième critique n'a pas de domaine propre.
Toute notre faculté de connaître a deux domaines, celui des concepts
de la nature et celui du concept de la liberté. . .la philosophie se divise
aussi, conformément à cette faculté, en philosophie théorique et en
philosophie pratique 1 .

Si la Critique de la faculté de juger ne se rapporte pas à un domaine particulier


pour lequel elle établirait le principe de la doctrine à constituer, quel est alors
son rôle ? Nous en avons un indice dans le titre même de la troisième section
de l'Introduction que nous citions à l'instant : « de la Critique de la faculté de juger
comme moyen de relier en un tout les deux parties de la philosophie 2 ». C'est
en effet la grande question qui reste aux yeux de Kant que de savoir exactement
comment établir le rapport entre le domaine théorique et le domaine pratique
et c'est une des forces essentielles de la Critique de la faculté de juger que d'y ap-
porter une réponse, que d'expliquer comment, bien qu'un « gouffre immense
<unübersehbare Kluft> existe entre le domaine du concept de la nature, en tant
que sensible, et le domaine du concept de la liberté, en tant que suprasensible,

1. CJ, Ak V 174 ; PII 927.


2. CJ, Ak V 176 ; PII 930.
146 4. LA RENCONTRE AVEC LE MONDE

de sorte que du premier au second (donc au moyen de l'usage théorique de la


raison), aucun passage n'est possible 3 , il doit pourtant y avoir possibilité pour
la liberté d'avoir une influence dans la nature. Bien que l'on ne voie pas au-
dessus de l'abîme qui sépare nature et liberté, pourtant la liberté doit se voir
dans la nature. Voilà donc la première grande question évoquée par l'intro-
duction. L'autre grand problème auquel, selon les Introductions, la Critique de
la faculté de juger doit répondre est celui de savoir si la connaissance du monde
est possible. Cela peut surprendre que cette question apparaisse ici. N'est-il pas
paradoxal de suggérer que la Critique de la faculté de juger esthétique puisse contri-
buer à la démonstration de la possibilité de la connaissance, connaissance qui
dépend, on le sait, de jugements qui ne sont justement pas esthétiques ? N'est-
il pas en outre étrange de voir une Critique se pencher sur une question en
« si », plutôt qu'en « comment » ? Nous allons chercher à montrer que ce qui
apparaît comme paradoxal dans cette démarche n'est peut-être que le signe
d'une nécessité paradoxale qui hante la méthode transcendantale. Notons-le
d'emblée, la suggestion que l'analyse transcendantale du jugement esthétique
conduit à une certaine affirmation de la possibilité de la connaissance vient de
Kant. Il nous revient de comprendre comment cela est possible, non seulement
comment l'analyse du beau est susceptible de contribuer à l'investigation des
conditions de possibilité de la connaissance, mais aussi quelle est l'importance
de cette contribution pour la philosophie critique en général.
Pour comprendre comment l'analyse du jugement esthétique complète
l'explication de la possibilité de la connaissance qu'avance la Critique de la raison
pure, il faudra suivre une démonstration qui se déroule en plusieurs temps, no-
tamment aux paragraphes 9, 12 et 17 de la Critique de la faculté de juger. Avant
d'emprunter ce chemin, notons pourquoi un tel complément de démonstra-
tion s'avère encore nécessaire après la Critique de la raison pure qui est chargée
d'expliciter la possibilité de la connaissance et qui, nous l'avons vu, semblait
s'être acquittée de sa tâche avec force. C'est, disions-nous, Kant lui-même qui
nous invite à penser que la Critique de la faculté de juger traite encore du pro-
blème de la connaissance. Rappelons le, lorsque la Critique de la raison pure re-
cherche le fondement de l'accord entre représentations et objets, elle semble
accorder que la connaissance empirique est un simple fait ; ce qui préoccupe

3. CJ», Ak V 175 ; PII 929.


1. UNE HÉTÉROGÉNÉITÉ TROP INFINIE DU MONDE ? 147

alors le philosophe c'est d'en expliquer le fondement. Or, dans la troisième Cri-
tique, Kant revient sur ce fait, pour s'en étonner à nouveau — un étonnement
mêlé d'inquiétude. En effet, dès la deuxième section, la Première Introduction
s'interroge sur la possibilité de connaître la nature. Le concept de la nature, dit
Kant,

est celui d'une expérience comme système d'après des lois empiriques.
Car, bien que l'expérience constitue un système d'après des lois trans-
cendantales, lesquelles contiennent la condition de possibilité de l'ex-
périence en général, il peut cependant se faire qu'il y ait une diversité si
infinie des lois empiriques et une si grande hétérogénéité des formes de la
nature qui appartiendraient à l'expérience particulière <so ist doch von
empirischen Gesetzen eine so unendliche Mannigfaltigkeit und eine so
große Heterogenität der Formen der Natur, die zur besondern Erfahrung
gehören würden, möglich>, que le concept d'un système d'après ces lois
(empiriques) devrait être totalement étranger à l'entendement <dem
Verstande ganz fremd sein muß> et qu'il serait impossible de concevoir
la possibilité, et encore plus la nécessité d'une totalité de cette sorte 4 .

Kant reconnaît ici la possibilité (« il peut se faire », « es ist möglich ») que nous
nous trouvions dans l'impossibilité d'avoir accès à une expérience comme sys-
tème d'après des lois empiriques. L'expérience particulière (besondere Erfah-
rung) pourrait s'avérer trop hétérogène pour être systématisée. La particularité
de notre expérience pourrait être telle que ce ne serait pas même une expé-
rience mais de multiples expériences particulières coupées les unes des autres ;
la raison humaine pourrait avoir le destin particulier de n'avoir accès qu'à des
expériences vouées à demeurer particulières et ne méritant ainsi pas même le
nom d'expériences. Comme l'explique la phrase suivante, selon Kant la pos-
sibilité pour l'entendement de s'approprier la nature repose sur la possibilité
d'une organisation systématique de l'expérience par le biais de la subsomp-
tion du particulier sous l'universel <das Besondere unter das Allgemein>, sub-
somption qui permet de « considérer l'agrégat des expériences particulières
comme un système de celles-ci 5 ». La possibilité d'une telle systématisation est
ainsi une condition nécessaire pour que la nature ne reste pas étrangère (ganz
fremde) à l'entendement. La nature resterait-elle étrangère à l'entendement,
voilà qui voudrait dire qu'aucune connaissance n'en serait possible. Il est né-
cessaire, pour que la connaissance de la nature soit possible, que l'expérience

4. Première Introduction, Ak XX 203 ; PII 855.


5. Ibid.
148 4. LA RENCONTRE AVEC LE MONDE

se prête à la systématisation. Mais comme ce passage le précise, la possibilité


de la connaissance est une condition pour que l'on puisse même parler d'expé-
rience. Si notre interaction avec le monde était vouée à rester de l'ordre d'un
agrégat d'expériences particulières, l'on ne serait pas philosophiquement fondé
à parler d'expérience. La connaissance et l'expérience se supposent réciproque-
ment comme conditions de possibilité : la connaissance n'est pas possible si
l'expérience n'est pas possible, et réciproquement. Comme le dit Kant : « [l]a
possibilité d'une expérience en général <einer Erfahrung überhaupt> est la pos-
sibilité de connaissances empiriques en tant que jugements synthétiques 6 .» Si
la diversité des lois de la nature était trop infinie, aucune expérience cohérente
ne serait possible. Ainsi, dans la Première Introduction à la Critique de la faculté
de juger Kant évoque-t-il une porte restée ouverte à un scepticisme radical : la
nature pourrait (encore) échapper à notre entendement — elle pourrait lui res-
ter étrangère, hors de sa portée. Bref, les acquis jusque-là du travail critique ne
permettent pas encore d'exclure la possibilité que la connaissance de la nature
nous soit impossible.
Pour mieux situer la crainte dont fait état cette introduction, revenons sur
les acquis de la Critique de la raison pure. Celle-ci propose une analyse transcen-
dantale de la connaissance, c'est-à-dire une étude des conditions de possibilité
de la connaissance en général. Elle donne ainsi à voir, entre autres, les condi-
tions de possibilité de la connaissance empirique : pour qu'il y ait connaissance
empirique, pour qu'il y ait une expérience 7 , il faut que celle-ci se donne selon
les conditions de la sensibilité et selon les conditions des catégories. En outre,
la première Critique met bien en évidence que la connaissance, s'il y en a, doit
être systématique dans son organisation. Mais — et voilà un point essentiel —
cette analyse transcendantale ne suffit pas à démontrer qu'une connaissance
de la nature soit possible. Un certain type de scepticisme reste possible après la
Critique de la raison pure et c'est précisément là une difficulté pour la méthode
transcendantale 8 . La Critique de la raison pure a avancé un certain nombre de

6. Première Introduction, Ak XX 203n ; PII 856n.


7. L'équivalence entre expérience et connaissance empirique est marquée explicitement
dans ce passage : « ein empirisches Erkenntnis, d.i. Erfahrung ». Une des difficultés de cette dis-
cussion tient au fait que Kant n'a pas d'autre terme ici pour désigner l'expérience qui ne serait
pas une expérience systématisable. Dès lors qu'une telle « expérience » n'en serait pas une pour
nous, il devient difficile de la nommer.
8. Ce qui nous importe ici, c'est de souligner la prise de conscience par Kant qu'un cer-
tain scepticisme reste possible. Puisque ce qui nous importe c'est cette possibilité, nous nous
1. UNE HÉTÉROGÉNÉITÉ TROP INFINIE DU MONDE ? 149

conditions de possibilité de l'expérience en général, mais il reste une condi-


tion supplémentaire : que l'expérience soit possible dans le monde dans lequel,
contingence, il est donné à la raison humaine de se trouver. Si les lois transcen-
dantales marquent les limites de l'expérience possible pour nous, elles laissent
pourtant ouvertes de multiples possibilités, y compris celle d'une multiplicité
d'expériences tellement diverses qu'elles seraient vouées à rester étrangères à
la systématisation qui est une condition pour que la raison puisse établir un
rapport à elles. Le monde n'est pas entièrement déterminé par les lois trans-
cendantales — le monde ne peut être entièrement déterminé par la configu-
ration de nos facultés puisque, selon le philosophe critique, il ne procède pas
de notre entendement. Reste alors contingente la forme particulière de l'ex-
périence qu'il nous est donné d'avoir, dans le monde particulier dans lequel
il nous est donné de vivre. Reste contingent le degré de la diversité dans le
monde — diversité qui pourrait être « si infinie » que nous ne pourrions la
réduire. Rien dans l'analyse transcendantale qui précède la troisième Critique
ne nous garantit que le monde sera tel que nous puissions en avoir une ex-
périence systématique. Il se pourrait encore que l'expérience particulière qu'il
nous est donné d'avoir dans le monde empirique soit telle qu'elle ne soit sus-
ceptible de la moindre organisation systématique. Si l'horizon de systématicité
est une condition de possibilité pour la connaissance, il faut reconnaître qu'il
se pourrait encore qu'aucune connaissance du monde ne soit possible pour la
raison humaine. La Critique de la raison pure a bien démontré quelles sont les
conditions d'une expérience/connaissance en général, elle n'a pas pour autant
montré que le monde se prête à une expérience/connaissance.
Si la Critique de la raison pure n'a pas démontré que la connaissance est pos-
sible, rappelons qu'elle n'en avait aucunement l'intention, bien au contraire.
L'originalité de la méthode transcendantale repose sur son déplacement de la
question traditionnelle « qu'est-ce que ? » vers la question « comment est-ce
possible ? ». Ainsi, au lieu de se demander ce qu'est la connaissance objective,
la Critique de la raison pure s'interroge pour savoir à quelles conditions une telle

sommes contentés de présenter la crainte ici soulevée de manière très synthétique. Il est vrai,
comme l'explique Zammito, que l'insuffisance de la première Critique pour établir la validité
de la science est traitée par Kant à trois niveaux : celui de l'objet, celui des lois et celui du
système. Pour une discussion détaillée de ce qu'il appelle le problème d' « empirical entaile-
ment », voir John H. Zammito, The Genesis of Kant's Critique of Judgement, Chicago/London,
The University of Chicago Press, 1992.
150 4. LA RENCONTRE AVEC LE MONDE

connaissance est possible. Si la première Critique est motivée par une inquié-
tude à propos de la possibilité d'une connaissance métaphysique, elle prend
pour donné le fait de la connaissance empirique. Elle en interroge la possibi-
lité. Les analyses ne s'appuient pas sur ce fait : la Critique ne part pas de ce
fait pour examiner ce qui, dans ce qui se donne pour connaissance, caracté-
rise la connaissance légitime. Elle ne cherche pas à analyser des exemples de
« connaissances » pour en extrapoler ce qui en fait la légitimité. Plutôt, la pen-
sée critique s'interroge sur les conditions de possibilité d'une connaissance lé-
gitime. Or, dans la mesure où la méthode transcendantale s'attache à poser la
question « comment la connaissance est-elle possible ? », elle ne peut que don-
ner une réponse sous la forme suivante : « la connaissance, s'il y en a, repose
sur la synthèse d'un concept et d'une intuition, cela est possible grâce à l'inter-
vention du schématisme etc.». Autrement dit, la méthode transcendantale peut
bien rendre compte de ce qu'il faut pour qu'il y ait connaissance, mais elle ne
dit pas que ces conditions existent. La Critique de la raison pure refuse d'ailleurs
de répondre de l'existence de ces conditions, revendiquant son refus de se lais-
ser entraîner sur le terrain des faits. L'analyse transcendantale fonde sa propre
possibilité sur la distinction entre montrer comment la connaissance de la nature
est possible et montrer que cette connaissance est possible. Or, cette démarche
est mise à rude épreuve lorsqu'il s'avère qu'une des conditions nécessaires de
la connaissance théorique, c'est un fait empirique. Dès lors que la condition que
la nature ait une caractéristique particulière (une diversité qui n'est pas infinie)
est une des conditions de possibilité de la connaissance, la distinction entre
condition empirique et condition transcendantale vacille. Les limites de la mé-
thode transcendantale apparaissent : la méthode transcendantale engendre son
propre problème. En effet, pour répondre au sceptique, pour ne pas prêter le
flanc à l'accusation de ne produire qu'une construction chimérique sans portée
pour nous, la critique doit justifier philosophiquement le fait que la connais-
sance du monde est possible 9 . Or, c'est justement une question que la méthode

9. Rappelons le, pour se prémunir d'avance contre les accusations d'être un simple faiseur
de projets, Kant expliquait qu'il lui fallait donner des exemples dans son ouvrage (cf. p 31 note
37). C'est en quelque sorte un exemple de la connaissance en général qui est ici exigé pour
que l'analyse critique de la connaissance théorique puisse répondre à ceux qui la tiendraient
pour simple projet : il faut un exemple de la possibilité de la connaissance, une confirmation
de la réalité objective de la connaissance en général. Mais un exemple ne peut pas être ici
invoqué sans que l'argument soit circulaire, c'est donc par un détour que Kant va répondre de
la possibilité de la connaissance.
1. UNE HÉTÉROGÉNÉITÉ TROP INFINIE DU MONDE ? 151

transcendantale interdit de poser. Kant s'interdit toujours d'établir ce fait par


une méthode directe : il ne peut analyser de prétendues connaissances pour en
établir la légitimité et, par là, l'existence. En effet, la même méthode critique
qui recommande la Darstellung pour confirmer la réalité effective d'un concept
théorique, interdit d'appliquer cette stratégie pour confirmer la réalité de la
connaissance en général. Il faudra donc à Kant, trouver une autre stratégie
pour démontrer que la philosophie critique peut réellement répondre de la
possibilité de la connaissance.
Les expériences particulières qu'il nous est donné de faire, peuvent-elles
être reliées entre elles de façon non arbitraire, non subjective, non contin-
gente ? La rencontre avec le sensible est-elle susceptible de donner lieu à une
expérience au sens strict, c'est-à-dire une expérience dont la connaissance est
possible ? À de telles questions Kant doit reconnaître qu'il semble difficile de
répondre par la seule analyse de la raison. Selon la Première Introduction à la
Critique de la faculté de juger, le philosophe n'a pas besoin d'établir grand chose,
seulement une hétérogénéité pas trop infinie des lois empiriques ; mais voilà
qui est peut-être déjà trop demander à l'analyse transcendantale 10 . Comment
celle-ci peut-elle dire quelque chose de la nature ? Voilà pourtant une condition
de la connaissance en général qui ne dépend pas de la seule raison humaine.
Même dans les formulations qui insistent le plus sur l'importance de l'activité
de la raison humaine dans la constitution de l'expérience, Kant doit admettre
une condition de possibilité de la connaissance qui réside en dehors de la raison.
Ainsi, lorsque dans le Conflit des facultés Kant va très loin pour dire de l'entende-
ment qu'il est créateur de ses objets, il devra néanmoins reconnaître aux « choses
réelles » un rôle dans cette création. En effet, il dira alors de l'entendement que

[c]'est uniquement de sa rencontre avec les choses extérieures que


surgit le monde qui est le sien ; sans choses extérieures, il serait mort
<ohne Außendinge wäre er tot> ; mais, sans entendement, il n'y au-
rait pas de représentation, sans représentations pas d'objets et sans
ceux-ci pas ce monde qui est le sien. . .Donc l'entendement est créa-
teur de ses objets et du monde qui en est composé <der Verstand ist
Schöpfer seiner Gegenstände und der Welt, die aus ihnen besteht> mais

10. Quelle est la mesure ici du trop ? d'une trop grande diversité ? d'un trop grand effort ?
Ces questions semblent appeler des réponses dans un autre registre que celui du possible-
impossible. Comme souvent, une question de degrés semble difficilement articulable par une
méthode transcendantale qui vise une réponse tranchée sur les limites du possible.
152 4. LA RENCONTRE AVEC LE MONDE

de telle façon que des choses réelles sont les causes occasionnelles
<Gelegenheitsursachen> de son action et donc des représentations 11 .

Sans entendement, il n'y aurait pas de monde. L'entendement est créateur de


son monde. Voilà une formulation dans laquelle devient explicite la dimen-
sion performative de la connaissance que nous discernions dans la première
Critique. Mais c'est précisément lorsque cette performativité est assumée que
ses limites se font sentir : si l'entendement est créateur de ses objets et du
monde, pourtant, « sans choses extérieures, il serait mort ». Si l'entendement
doit créer son monde, encore lui faut-il l'occasion de cette création ; seule cette
occasion lui donne vie. L'action a besoin d'une cause occasionnelle, d'une occa-
sion (Gelegenheit). Le monde est-il tel que nous puissions en avoir une connais-
sance ? Il y a là un élément contingent. L'occasion se présentera-t-elle ? Sera-
t-elle posée (gelegen) devant l'homme ? Si la Critique de la raison pure a établi
que la connaissance est possible du fait que son acquisition peut être légitime,
l'Analytique des principes, à commencer avec le schématisme, a montré com-
ment serait possible une acquisition légitime. Pourtant, il est encore nécessaire
pour le philosophe critique de répondre aux sceptiques, et surtout à un scep-
ticisme radical encore possible. Souvenons-nous de l'une des questions de la
préface à la Critique de la raison pure : « d'où l'expérience elle-même pourrait-elle
prendre sa certitude, si toutes les règles selon lesquelles elle progresse étaient
toujours empiriques et par suite contingentes ? 12 ». Dans l'Introduction à Critique
de la faculté de juger, on trouve la question inverse : d'où l'expérience elle-même
pourrait-elle tirer sa contingence, si toutes les règles selon lesquelles elle pro-
gresse étaient toujours transcendantales et par suite nécessaires ? L'expérience
a pour conditions de possibilité des conditions qui relèvent de la nécessité,
mais aussi une condition de possibilité qui relève de la contingence 13 . Voilà
une question empirique qui est aussi une question transcendantale. C'est de
cette dernière condition que la dernière Critique doit traiter.
Ainsi, la Critique de la faculté de juger doit revenir sur la question qui, selon
Kant, donne naissance à la critique. Nous l'avons vu, la théorie du schématisme
répond de la possibilité d'un rapport non arbitraire entre nos représentations

11. Conflit des Facultés, Ak VII 71-2 ; PIII 882.


12. CRP, A 28-29 ; PI 759-60.
13. Geoffrey Bennington aborde le problème de la contingence nécessaire à la raison hu-
maine à partir d'une perspective différente, Notons qu'il prend comme point de départ de sa
discussion deux « exemples » qui n'en sont pas (cf. Frontières kantiennes, p.192).
1. UNE HÉTÉROGÉNÉITÉ TROP INFINIE DU MONDE ? 153

et le monde en évoquant la possibilité d'un coup de force : le rapport se fait


quand le monde devient monde pour nous. Selon la Critique de la raison pure, le
fondement du rapport entre ce qui en nous se nomme représentation et l'objet
serait alors le geste même de la synthèse par laquelle un objet devient un ob-
jet. Or, la troisième Critique accuse en quelque sorte le contrecoup de ce coup
de force. En effet, elle accuse à nouveau le coup du scepticisme : le schéma-
tisme n'aura pas suffit à montrer la possibilité de la connaissance. Le problème
d'une rencontre avec le monde dans sa contingence reste posé : le coup de force
du schématisme ne peut, sa force étant aussi sa faiblesse, que passer à côté de
cela. Lors de la rédaction de la troisième Critique, Kant n'a, bien entendu, pas
changé d'avis sur la valeur des sciences de la nature, ces sciences qui, selon la
Critique de la raison pure, doivent servir d'exemple à la philosophie 14 . Il ne remet
en question ni la valeur, ni l'existence des sciences naturelles, mais admet au
moins implicitement que la critique n'en a pas montré la possibilité. Certes, il
y a de la connaissance empirique, ce qui semble attester de la rencontre réus-
sie avec le monde. Mais, dans la mesure où Kant cherche à en faire apparaître
le fondement, à faire de la métaphysique précisément, il ne peut se réclamer
directement de l'existence de la connaissance pour attester de sa possibilité.
La troisième Critique doit encore affronter le problème de la possibilité qu'a
la raison de se saisir de la contingence. Voilà qui revient à reconnaître que la
philosophie critique n'a pas encore achevé son analyse des conditions de pos-
sibilité permettant à notre raison d'aspirer à une connaissance du monde. Le
dernier défi pour le projet critique constitue une mise en cause de la méthode
qui permet d'arriver jusque là. Kant va devoir inventer aux limites de la mé-
thode transcendantale.
La Critique de la faculté de juger proposera deux réponses à l'inquiétude sou-
levée dans l'Introduction quant à la possibilité toujours ouverte d'un scepti-
cisme radical. S'il y a deux réponses, c'est qu'il y a deux manières d'entendre
le problème. Il y a deux manières d'envisager la particularité de l'expérience
qui pourrait ainsi s'avérer résister à l'appréhension par l'entendement. Selon
la première, on peut envisager le problème de la diversité des lois comme un
problème en quelque sorte quantitatif. Notre « expérience » pourrait n'être
qu'une succession d'« expériences » singulières dont la diversité serait si grande

14. « Dans cet essai de changer la démarche jusqu'ici suivie en métaphysique, opérant ainsi
en elle une complète révolution à l'exemple des géomètres et des physiciens, consiste donc la
tâche de cette critique de la raison pure spéculative » (CRP, B xxii ; PI 743).
154 4. LA RENCONTRE AVEC LE MONDE

que nous n'arriverions pas à l'organiser dans un système sous des lois empi-
riques. Les expériences, tout en se pliant au système des lois transcendantales,
ne manifesteraient aucune systématicité empirique. Notre entendement ne se-
rait pas capable d'extraire ou d'imposer la moindre systématicité à l'expérience.
C'est la deuxième moitié de la Critique de la faculté de juger qui répond à cette
version de l'inquiétude. Comme le suggère déjà une longue note dans la sec-
tion citée de l'Introduction, la Critique de la faculté de juger téléologique va montrer
que le principe téléologique permet d'imposer une systématicité en bien des
cas où, sans lui, on n'en trouvait aucune. Le concept de nature comme tech-
nique fournira « subjectivement des principes qui servent de fil conducteur à
l'investigation de la nature 15 ». Le principe de la finalité de la nature consti-
tue une fiction qui permet de tisser une unité systématique, là où une explica-
tion systématique selon les lois de la physique semble impossible parce qu'au-
delà de nos forces 16 . La fiction téléologique permet d'articuler l'expérience en
système, mais aussi de penser toute expérience comme déjà orientée vers la
systématicité. La téléologie générale est nécessaire, comme fiction, pour en-
treprendre une recherche de connaissance, même si la connaissance visée est
indépendante d'une telle fiction 17 . La Critique de la faculté de juger téléologique
vient compléter la Critique de la raison pure en fournissant des principes qui per-
mettent de conduire l'investigation de la nature, d'orienter une investigation
vers la systématicité, lorsqu'une telle systématisation peut sembler au-delà de
nos forces tant que l'on est dans la perspective mécanique. La description de la
nature selon des lois mécaniques doit toujours demeurer théoriquement pos-
sible, mais c'est le jugement téléologique qui est à même de mettre l'acquisi-
tion de la connaissance empirique réellement à notre portée en nous fournis-
sant un complément de méthode qui nous permet de maîtriser par étapes une
hétérogénéité trop importante de lois empiriques. En ce sens nous pouvons

15. Première Introduction, Ak XX 204n ; PII 856n.


16. Cf. les explications qui insistent sur les limites de celui qui juge (Ak XX 240 ; P II 898). Voir
aussi les commentaires sur la nécessité du jugement téléologique pour le jugement humain (CJ,
Ak V 404 ; PII 1202 et Ak V 405 ; P II 1203).
17. En effet, Kant insiste sur le fait que si le pouvoir de trouver des explications mécaniques
aux produits de la nature est de fait limité, le droit de rechercher une telle explication est « en
soi absolument illimité » (CJ, Ak V 417 ; PII 1218). Plus, il est non seulement raisonnable mais
« méritoire » de chercher des explications mécanistes. L'explication téléologique a ainsi le mé-
rite de permettre à la recherche d'avancer là où elle pourrait être, sinon, impossible pour nous ;
elle n'est qu'une fiction qui comble les faiblesses de nos pouvoirs de connaissance, fiction dont
on peut, et doit, espérer qu'elle laisse place un jour à une explication mécaniste.
1. UNE HÉTÉROGÉNÉITÉ TROP INFINIE DU MONDE ? 155

comprendre l'affirmation de Kant selon laquelle la Critique de la faculté de juger


téléologique n'est en fait qu'un appendice à la Critique de la raison pure 18 . Elle
explique comment, si l'hétérogénéité des lois empiriques semble trop grande,
il y a des astuces pour la réduire et la rendre abordable par la raison. Telle est
la première réponse à l'éventualité évoquée par le sceptique : certes la raison
humaine pourrait peiner à trouver prise dans la nature qu'il nous est donné
de rencontrer, mais la raison elle-même trouve des moyens de travailler à une
connaissance de cette nature, même si cela exige de passer par plusieurs étapes
avant d'accéder à la connaissance adéquate (comme lorsqu'il faut passer par la
téléologie, pour viser l'explication mécanique). La téléologie permet de tra-
vailler lorsque l'explication mécaniste n'est qu'un horizon.
Mais la Critique de la faculté de juger téléologique ne suffit pas pour écarter
toutes les craintes qui s'expriment dans la remarque selon laquelle il pourrait
se faire que la diversité soit si infinie que la nature reste totalement étrangère
à l'entendement. En effet, ce problème peut aussi s'entendre comme un pro-
blème non pas quantitatif, mais qualitatif. Selon cette deuxième manière d'en-
visager le problème, la diversité pourrait être si infinie, qu'aucune connaissance
ne serait possible, même comme horizon. Aucune investigation ne pourrait même
commencer. Cette version radicale du scepticisme exprimé appelle plus qu'un
appendice à la Critique de la raison pure. La critique du jugement esthétique
s'avère être le lieu propice pour ce qui doit valoir comme dernier élément de la
réponse kantienne au scepticisme. En effet, selon son auteur, la troisième Cri-
tique montre comment le jugement établit le principe d'une finalité formelle
de la nature pour notre pouvoir de connaître :

[d]ans une critique de la faculté de juger, la partie qui contient la fa-


culté de juger esthétique lui appartient essentiellement, parce que
seule celle-ci contient < enthält > un principe que la faculté de juger
place entièrement a priori au fondement de sa réflexion sur la nature,

18. Comme il a souvent été remarqué, cette affirmation soulève en même temps une autre
difficulté : si l'on se contente de renvoyer la Critique de la faculté de juger téléologique à la Cri-
tique de la raison pure, quelle est alors l'unité de la Critique de la faculté de juger ? Il nous semble
qu'un élément important de cette unité soit justement la préoccupation, commune aux deux
parties de l'ouvrage, de répondre au scepticisme qui est, selon Kant, encore possible. Si nous
regrettons beaucoup de ne pas accorder plus de place dans notre étude à l'analyse du jugement
téléologique, pourtant cela nous semble justifié dans la mesure où, selon notre lecture, c'est
la critique du jugement esthétique qui fournit la réponse au scepticisme dans sa forme la plus
radicale.
156 4. LA RENCONTRE AVEC LE MONDE

à savoir celui d'une finalité formelle de la nature selon ses lois par-
ticulières (empiriques) pour notre faculté de connaître, finalité sans
laquelle l'entendement ne pourrait s'y retrouver <ohne welche sich der
Verstand in sie nicht finden könnte> 19 .

Dans la Critique de la faculté de juger esthétique nous trouvons le principe qui


permet à l'entendement de « s'y retrouver » dans la nature. C'est là qu'il faut
chercher le principe qui permet à l'entendement de se trouver ; le principe per-
met à l'entendement de ne pas rester étranger à la nature et donc à lui-même.
Kant nous assure ainsi que c'est dans la première partie de l'ouvrage que nous
trouverons la réponse à la deuxième version de notre inquiétude à propos de
la possibilité d'une expérience systématique selon des lois empiriques. Cette
deuxième version de l'inquiétude est plus radicale que la première : la multi-
plicité (Mannigfältigkeit) des lois empiriques n'est pas pour elle seulement une
difficulté qui appelle un complément de méthode, un coup de pouce pour fa-
ciliter une tâche ardue. Pour cette version radicale de l'inquiétude, la multipli-
cité pourrait être telle que notre expérience particulière, prise au sens large de
l'expérience qui est possible dans ce monde particulier dans lequel il nous est
donné de vivre, serait impossible à systématiser. Selon cette deuxième inter-
prétation de l'inquiétude, il serait question de l'expérience particulière, au sens
d'avoir la particularité d'être celle à laquelle nous avons accès. L'expérience par-
ticulière qui résisterait à la systématisation serait non pas l'expérience particu-
lière d'un événement singulier, mais l'expérience en général qui nous est don-
née (par opposition à l'expérience en général qui est possible pour nous). L'ex-
périence singulière ne pourrait-elle pas être si singulière qu'aucune subsomp-
tion ne serait possible ? Le problème ne serait alors plus seulement une diffi-
culté d'orientation de la pensée — comment arriver à s'orienter dans l'hétéro-
généité des lois empiriques — mais bien plutôt la possibilité d'une « étrangeté »
de l'expérience à notre entendement. Il pourrait se faire que le monde auquel
nous avons accès par la sensibilité, soit voué à rester étranger à l'entendement.
Il pourrait se faire qu'aucune expérience de ce monde ne soit possible 20 . Le
triomphe du scepticisme face à la critique semble encore possible.
La Première Introduction exprime ici une inquiétude à propos d'une porte
laissée ouverte à un scepticisme radical, un scepticisme qui soulignerait que
la Critique de la raison pure a beau avoir avancé les conditions de possibilité de

19. CJ, Ak V 193 ; PII 950.


20. Si l'expérience n'est pas systématisable, il n'y a aucune expérience au sens strict.
1. UNE HÉTÉROGÉNÉITÉ TROP INFINIE DU MONDE ? 157

la connaissance, elle n'en a pas démontré la possibilité effective. La pensée cri-


tique se doit de réagir ; c'est une question de vie et de mort pour la critique.
Rappelons en effet que la Critique de la raison pure avait déjà évoqué les consé-
quences désastreuses pour la pensée d'une hétérogénéité du monde et qu'il y
était déjà question de mort. Dans ce qui forme une sorte de propédeutique à
la Déduction des catégories 21 , lorsqu'il se prépare à répondre à l'analyse scep-
tique de Hume, Kant s'accorde avec ce dernier pour admettre que la loi en
vertu de laquelle des associations entre représentations sont faites peut être
empirique 22 . Mais, précise-t-il,
cette loi de la reproduction suppose que les phénomènes eux-mêmes
soient réellement soumis à une telle règle, et que dans le divers de
leurs représentations il y ait accompagnement ou succession, confor-
mément à certaines règles ; car sans cela, notre imagination empi-
rique ne recevrait jamais rien à faire qui fût conforme à son pouvoir
<etwas ihrem Vermögen Gemäßes zu thun >, et par conséquent elle de-
meurerait enfouie à l'intérieur de l'esprit comme une faculté morte
et inconnue à nous-mêmes 23 .

Si les phénomènes n'étaient pas eux-mêmes soumis à une certaine régula-


rité, notre pouvoir d'imagination serait une faculté morte et inconnue à nous-
mêmes. Si l'imagination, une des facultés de la connaissance, ne recevait ja-
mais rien à faire qui ne fût conforme à son pouvoir, elle ne s'exercerait pas.
Aucune image ne serait disponible à l'entendement. « Si le cinabre était tantôt
rouge, tantôt noir » 24 , nos facultés de connaissance seraient mortes. Ce passage
de la Critique de la raison pure considère précisément le danger évoqué dans la
Première Introduction à la Critique de la faculté de juger, à savoir qu'aux représen-
tations proposées aux facultés de connaissance (et en particulier à l'imagina-
tion) il manque le degré minimal de cohérence nécessaire pour que ces facultés
puissent engager un quelconque travail conforme à leurs pouvoirs. Or, il n'y
est pas alors question pour Kant de chercher à défendre la non hétérogénéité

21. La première version de l'ouvrage propose un avertissement préliminaire à la déduction.


Kant y explique qu'il faut « préparer le lecteur » (encore une des ces entrées en matière si pro-
blématiques, une propédeutique pour la propédeutique qui s'avère finalement être la matière
même de l'ouvrage).
22. « C'est à la vérité une loi purement empirique que celle en vertu de laquelle des repré-
sentations qui se sont souvent suivies ou accompagnées finissent par s'associer entre elles et
forment ainsi une liaison, en vertu de laquelle, même sans la présence de l'objet, l'une de ces
représentation fait passer l'esprit à l'autre selon une règle constante. » CRP, A 100 ; PI 1407.
23. Ibid.
24. Ibid.
158 4. LA RENCONTRE AVEC LE MONDE

du monde ; plutôt, méthode transcendantale oblige, il prend acte de ce danger


pour affirmer qu'une certaine cohérence des lois empiriques est simplement
une condition de possibilité de la connaissance. La disparition de ce passage de
la deuxième édition, et l'apparition de formulations si similaires dans le travail
de la troisième Critique, semblent confirmer que cette stratégie de la Critique
de la raison pure n'aura pas suffi pour écarter la menace. Si dans la première
édition de la première Critique Kant explique déjà qu'une certaine régularité
est une condition de possibilité de la connaissance, pourtant, lorsqu'il arrive au
seuil de la troisième, il admet que si la philosophie ne justifie pas la supposi-
tion que cette condition est remplie, le scepticisme pourra toujours l'emporter.
Ainsi, la Première Introduction à la Critique de la faculté de juger nous laisse en-
tendre que la critique ne peut être cohérente jusqu'au bout sans sombrer dans
l'incohérence ; la critique ne peut infiniment esquiver la question « est-ce qu'il
y a connaissance ? » au profit de l'étude des conditions de possibilité de cette
connaissance, sans exposer tous les acquis de la critique au risque de devenir
inconséquents par une victoire de dernière minute du scepticisme.
Il semblerait ainsi, selon l'introduction à la Critique de la faculté de juger, que
la méthode transcendantale laisse une porte ouverte au sceptique tant qu'elle
ne se complète pas par une démonstration de la réalité de la connaissance em-
pirique. Mais cela elle ne le peut sans justement abandonner la méthode trans-
cendantale. Que faire ? La pensée critique doit-elle, peut-elle, tenir son discours
transcendantal jusqu'au bout ? Ou peut-elle, doit-elle, ici répondre à une ques-
tion « empirique », la question de la possibilité de l'empirique en général ? Sans
doute parce que ces questions sont si difficiles, cette version radicale du scep-
ticisme qui vient hanter Kant tend à demeurer cachée derrière la version plus
douce du scepticisme, celle qui trouve sa réponse dans la Critique de la faculté
de juger téléologique. Presque trop grave pour être soulignée, sauf dans ce texte
particulier qu'est la première Introduction, la version radicale de l'inquiétude
constitue pourtant, nous semble-t-il, un des enjeux majeurs de cet ouvrage.
C'est une des missions les plus importantes de la Critique de la faculté de juger
esthétique que d'y répondre.
Pour ne pas entrer en contradiction avec toute la stratégie critique, Kant
doit inventer la forme d'une réponse possible à celui qui ne conteste pas les
acquis de la première Critique mais soutient que la connaissance est peut-être
toujours impossible ou chimère. Comment démontrer la réalité objective de
l'expérience ? Impossible d'en répondre en en montrant un exemple, pour les
1. UNE HÉTÉROGÉNÉITÉ TROP INFINIE DU MONDE ? 159

mêmes raisons qui donnent importance et sens à une doctrine du jugement


transcendantal 25 . Pourtant, sans exemple, rien ne nous empêche de penser
qu'aucune expérience systématique empirique n'est possible, que tout l'appa-
reil conceptuel ne s'applique à rien qui nous soit donné, bref que toutes les pré-
tentions théoriques de la raison sont sans fondements. Cette logique est si puis-
sante chez Kant que l'exemple reste le modèle de la Darstellung. Comment alors
répondre de la possible conjonction entre ce qui vient de l'entendement et ce
qui vient de l'intuition ? La réponse à ce dernier soubresaut sceptique, Kant lui
même semble nous le promettre dans l'Analytique du jugement esthétique. Il faut
le dire, Kant n'attire pas l'attention sur ce qui ici vaut pour démonstration de
la possibilité de la connaissance. Peut-être est-ce parce que cela intervient dans
cette Analytique dont l'objet ostensible est d'établir les conditions de possibilité
d'un jugement de goût. Plus probablement est-ce parce que cette « démonstra-
tion » a une forme si particulière qu'elle ne peut que sembler problématique.
Comment le projet de démontrer un « fait » contingent ne serait-il pas désas-
treux pour la méthode transcendantale ? Comment ce projet philosophique
qui est, souvenons-nous, celui d'une Selbsterkenntnis de la raison pourra-t-il pré-
tendre établir un fait contingent sur le monde ? Une condition de possibilité de
la connaissance qui est de l'ordre du fait, voilà qui fait désordre. Un fait concer-
nant le monde, voilà qui ne semble pas pouvoir être déduit de l'analyse de la
raison par elle-même. Pourtant, c'est bien la pirouette que Kant va accomplir :
l'Analytique du beau doit lui permettre de déduire à partir d'une analyse de la
raison, une caractéristique contingente du monde qui, en retour, apprend à la
raison quelque chose concernant ses propres capacités.
Nous allons donc tenter de lire l'Analytique du beau pour y trouver une ré-
ponse au sceptique qui souligne qu'il se pourrait encore (« encore », c'est-à-
dire après la Critique de la raison pure) que le philosophe n'ait pas répondu de
la possibilité de la connaissance 26 . Cette réponse au sceptique que nous nous
proposons d'articuler n'est pas soulignée en tant que telle dans le corps de la
Critique de la faculté de juger ; elle n'est pas revendiquée en tant que telle, en

25. Comme nous l'avons vu au chapitre 2, si une doctrine du jugement transcendantal est
nécessaire c'est précisément parce que la possibilité même de l'exemple doit être justifiée phi-
losophiquement.
26. Il ne s'agit pas pour nous de réduire la tâche critique à une analyse de la possibilité de la
connaissance, comme une longue tradition a pu le faire. Il n'en reste pas moins que l'analyse
de la possibilité de la connaissance, et de ses frontières, est une des tâches nécessaires pour que
Selbsterkenntnis de la raison puisse être menée à bien.
160 4. LA RENCONTRE AVEC LE MONDE

tout cas pas là où nous la situons. Si elle est évoquée dès la première introduc-
tion, là où il apporte la clé de la contribution de la Critique de la faculté de juger
au problème de la connaissance, Kant ne nous y renvoie pas explicitement.
Cette discrétion s'explique par le fait que la solution qu'apporte l'analyse du
jugement esthétique au problème de la possibilité de la connaissance risque de
désarticuler une distinction essentielle pour le système kantien. Si, comme le
dit François Marty, les introductions sont des lieux privilégiés pour les considé-
rations systématiques 27 , la Première Introduction à la Critique de la faculté de juger
est particulièrement aventureuse de ce point de vue. Celle-ci nous engage à lire
la troisième Critique dans la perspective de son rôle vis-à-vis du système, or la
contribution de la dernière Critique au système sera telle qu'elle fera trembler
le rapport entre les lois transcendantales de l'expérience et sa dimension em-
pirique. Il est, bien entendu, essentiel de distinguer les deux registres et de ne
jamais oublier que la Critique de la faculté de juger se situe au niveau transcen-
dantal. Pourtant, comme nous allons le voir, cette dernière Critique ne pourra
compléter la possibilité d'une philosophie transcendantale qu'en faisant appel à
l'empirique, fût-ce de façon discrète. Voilà qui pourrait expliquer que, lorsque
Kant fournit cette réponse au sceptique, il ne souligne ni le destinataire, ni la
portée de l'argument.
Essentielle mais exceptionnelle, à la mesure de la situation de Kant face
à cette dernière attaque du scepticisme, la pirouette qu'exécute la Critique de
la faculté de juger ne sera pas une démonstration en bonne et due forme ; elle
ne sera ni une preuve empirique, ni une preuve transcendantale. La philoso-
phie critique ne répond pas ici au sceptique par une preuve mais plutôt par un
signe, ou une promesse, qui doit ici faire office de démonstration. La possibi-
lité ne sera pas prouvée parce qu'elle ne peut pas l'être et pourtant l'analyse
doit dégager une issue. Il n'y a pas de preuve possible, et pourtant nous te-
nons à être rassurés sur la possibilité de la connaissance. Surtout, Kant tient
à pouvoir répondre au sceptique. Il le peut, comme nous allons le voir, mais
seulement à condition d'accepter de lui parler tout autrement que sur le mode
de la démonstration. Il faudra revoir les modalités de la démonstration pour
cette démonstration exceptionnelle qu'est la démonstration de la possibilité
de la démonstration en général. Pour prouver, assurer, garantir la possibilité

27. Les introductions, ainsi que les conclusions ou les appendices « ce sont là, dans un dis-
cours critique, les lieux propres de l'attention critique » (François Marty, La naissance de la
métaphysique chez Kant, Beauchesne, Paris, 1980, p.9).
2. LE JUGEMENT DU BEAU : SIGNE D'UNE RENCONTRE AVEC LE MONDE 161

réelle de la connaissance, c'est-à-dire d'une interaction productive entre notre


entendement et le monde, il faudra parler sur le mode de l'autre de la démons-
tration, qui est aussi l'autre démonstration.
Cette autre (de la) démonstration appartient à notre étude de l'exemple
pour deux raisons. Premièrement, nous trouvons ici un complément de la
théorie du schématisme qui va répondre à la théorie du schématisme comme
théorie du super-exemple (exemple dématérialisé et infiniment adéquat au
concept) avec des exemples, bien matériels cette fois, mais pour lesquels la
question de l'adéquation au concept ne se pose même pas ; voilà qui peut don-
ner un éclairage nouveau à l'analyse des forces et des faiblesses des exemples
comme démonstration pour la philosophie théorique. Deuxièmement, nous
allons découvrir que dans l'argumentaire même de la Critique de la faculté de ju-
ger, les exemples apparaissent de manière aussi surprenante que décisive. Les
exemples vont-ils pouvoir sauver la critique de cette mauvaise surprise que
constitue le retour du scepticisme après la Critique de la raison pure ?

2. Le jugement du beau : signe d'une rencontre avec le monde

La Critique de la faculté de juger esthétique est donc appelée à sauver la pos-


sibilité pour la pensée critique de démontrer que la raison peut prétendre à la
connaissance des phénomènes. Pour répondre à l'inquiétude soulevée par la
reconnaissance du fait que l'hétérogénéité du monde pourrait encore être telle
qu'aucune connaissance n'en serait possible, l'analyse du jugement esthétique
va produire un argument qui se développe en plusieurs temps. Le premier, qui
lui même s'articule en plusieurs moments, consiste à démontrer que les condi-
tions de possibilité d'un jugement esthétique sont précisément les mêmes que
les conditions de possibilité d'un jugement théorique et cela malgré les diffé-
rences essentielles entre les deux types de jugement. Si cette analyse prolonge
celle de la Critique de la raison pure c'est qu'il sera ici question, non seulement
des conditions de possibilité qui se rapportent à la raison mais aussi, et cela est
essentiel, d'une condition qui se rapporte au monde.
Nous allons commencer notre lecture de la Critique de la faculté de juger es-
thétique par une analyse attentive de la première des conditions que pose Kant
pour la possibilité des jugements de goût : ceux-ci doivent être désintéressés.
C'est en effet en insistant sur l'exigence radicale contenue dans ce premier mo-
ment de l'analyse que nous prendrons la mesure de la spécificité du jugement
162 4. LA RENCONTRE AVEC LE MONDE

esthétique. Or, c'est justement la spécificité du jugement esthétique par rap-


port au jugement de connaissance qui va, paradoxalement, permettre à Kant
de se réclamer du jugement esthétique pour répondre de la possibilité pour nos
facultés de connaissance de trouver dans le monde une tâche qui leur convient.

. Sans intérêt aucun. La Critique de la faculté de juger esthétique n'est


pas une analyse empirique du goût. Cela est précisé dès la préface :

l'étude de la faculté du goût, en tant que faculté de juger esthétique,


n'est pas faite ici pour la formation et la culture du goût (car celle-ci
suivra à l'avenir son cours comme elle l'a fait jusqu'ici en se passant
de telles recherches), mais seulement dans un but transcendantal 28 .

Cet ouvrage ne se propose ni d'analyser ce qui, dans les faits, est attribué au
goût, ni de contribuer au développement de la culture ou des beaux-arts. Il
n'entreprend pas une recherche sur les phénomènes du goût car une telle re-
cherche serait du ressort de la psychologie, et non de la métaphysique. Il ne
s'agit pas d'expliquer que les hommes se soient occupés de tel ou tel objet car
cela est pour Kant une question empirique. Ce qui nous ravit peut dépendre
autant des idiosyncrasies de l'individu qui juge, que de sa situation historico-
culturelle. Kant ne conteste aucunement les influences culturelles, voire les
effets de mode, dans la détermination de ce qui est apprécié. En revanche —
et c'est ici que s'annonce la particularité de l'analyse critique — Kant tient qu'il
est une expérience d'appréciation esthétique particulière qui, elle, reste indé-
pendante de la particularité du sujet : le jugement esthétique pur. L'expérience
de la beauté a en effet, selon Kant, la spécificité de ne pas être tributaire de l'ar-
bitraire de la situation empirique de celui qui juge. Si la contingence de notre
situation particulière détermine ce que nous trouvons agréable (et que donc
ces jugements sont empiriques), Kant avance qu'en revanche les jugements sur
le beau ne sont pas empiriques mais a priori 29 . C'est d'ailleurs à partir de cette
révélation que Kant s'y intéresse : c'est leur universalité qui rend les jugements
esthétiques susceptibles d'une critique.

28. CJ, Ak V 170 ; PII 920-1.


29. Les jugements esthétiques constituent donc un nouveau type de jugement synthétique
a priori. Notons que cela implique non pas que les éléments du jugement soient indépendants
de l'expérience mais que le principe du jugement le soit. Voilà pourquoi il faut, pour montrer
comment sont possibles de tels jugements, montrer qu'il y a un principe a priori qui pourrait
les fonder.
2. LE JUGEMENT DU BEAU : SIGNE D'UNE RENCONTRE AVEC LE MONDE 163

Kant s'appuie sur une argumentation caractéristique de la méthode trans-


cendantale pour poser que les jugements du beau ne sont pas des jugements
empiriques. Il explique que les jugements de goût sont des jugements qui

prétendent à la nécessité et disent, non que chacun juge ainsi — car


de cette manière la tâche de leur explication serait l'affaire de la psy-
chologie empirique—, mais que l'on doit juger ainsi, ce qui revient à
dire qu'ils ont pour eux-mêmes un principe a priori 30 .

Pour saisir la démarche de la Critique de la faculté de juger esthétique, il est essen-


tiel de saisir le statut qu'a ce type d'affirmation. L'affirmation de la nécessité
des jugements esthétiques reflète une analyse transcendantale. Bien que le ton
puisse souvent prêter à malentendu, Kant ne proclame pas simplement que
les jugements sur la beauté sont des jugements nécessaires. Plus exactement, il
ne prétend pas que chaque fois que nous déclarons quelque chose beau, nous
faisons un jugement qui est nécessaire. Il pose seulement que la nécessité est
une condition de possibilité du jugement esthétique (proprement dit). Sa dé-
marche, fidèle à la méthode transcendantale, est ainsi de noter que, si jugement
de beauté il y a, c'est-à-dire si, dans ce qui se présente comme un jugement sur
le beau, ce que l'on apprécie est véritablement une beauté (et non l'agréable
ou le parfait), alors c'est un jugement qui doit prétendre à la nécessité. C'est
précisément dans la mesure où il n'est pas un jugement empirique que le juge-
ment de goût prétend à la nécessité. Est-il encore nécessaire de rappeler ainsi
qu'une critique ne peut en aucun cas être une étude empirique ? Depuis ses
débuts, la critique ne donne de sens à son projet — la Selbsterkenntnis de la rai-
son — qu'en la distinguant d'une psychologie empirique. Si nous soulignons
encore l'importance de la distinction entre une analyse transcendantale et une
analyse empirique de la raison, c'est qu'il faut d'autant plus fixer l'attention sur
cette distinction qu'elle sera mise à mal, justement, dans l'analyse du jugement
esthétique.
Si, comme nous allons le voir, l'empirique intervient de manière décisive
dans la Critique de la faculté de juger esthétique, le discours kantien ne fléchit ja-
mais dans son analyse : le jugement du beau ne peut pas être un jugement em-
pirique 31 . Les jugements de goût doivent être des jugements qui ne relèvent

30. Première Introduction, Ak XX 239 ; PII 896.


31. L'argumentation ici est encore basée sur un conditionnel : si le jugement du beau était
empirique, alors il n'aurait aucune spécificité et se réduirait à un jugement de l'agréable. Sa non
164 4. LA RENCONTRE AVEC LE MONDE

pas de l'empirique mais du nécessaire. Or, comme le dit Kant deux paragraphes
plus loin,

dans les jugements esthétiques de réflexion, se découvre cette diffi-


culté : ils ne peuvent absolument pas être fondés sur des concepts,
ni par conséquent être dérivés d'un principe déterminé, parce que
autrement ce seraient des jugements logiques 32 .

Voilà, en quelques mots, toute la spécificité des jugements de goût que Kant
analyse dans cette Critique de la faculté de juger esthétique : il s'agit de jugements
qui prétendent à la nécessité (c'est pour cela qu'on peut en faire une critique)
mais qui ne peuvent pas être fondés sur des concepts. Une non-contingence
non conceptuelle : voilà ce que, selon Kant, nous pouvons découvrir dans le
jugement esthétique. Ce sera le leitmotiv de toute la première moitié de la troi-
sième Critique : le jugement esthétique pur est nécessaire (et non pas arbitraire
ou contingent) et il n'est réglé par aucun concept. Le défi de cette critique est de
montrer comment est possible une nécessité non conceptuelle pour un juge-
ment. En analysant les conditions de possibilité d'un tel jugement, Kant vient à
postuler une expérience dans laquelle on éprouve une coïncidence productive
entre nos facultés de connaître et le monde sensible. Cette expérience prête
alors elle-même à réflexion. Et c'est là que nous pouvons trouver la base d'une
réponse possible au sceptique qui, dans l'Introduction, narguait encore le philo-
sophe transcendantal en affirmant qu'une l'expérience systématique pourrait
encore être impossible. L'analyse du jugement esthétique nous conduit à pen-
ser, d'une part, qu'un jugement esthétique pur n'est possible qu'à l'occasion
d'une rencontre d'un type particulier entre nos facultés de connaissance et le
monde et, d'autre part, que la possibilité d'une telle rencontre permet en outre
de dire quelque chose de la possibilité de la connaissance empirique. Telles
sont les grandes lignes de l'argumentation qui se déploie dans la Critique du
jugement esthétique pour répondre définitivement à la question de la possibilité
d'une connaissance théorique valable.
Avant de suivre en détail cette argumentation, et pour saisir la radicalité de
l'Analytique du beau, il nous faut d'abord considérer soigneusement son premier
moment, celui qui pose le désintéressement comme première condition du

empiricité est une condition de possibilité du jugement esthétique. Pour le dire autrement, s'il
était empirique, il n'y aurait pas de jugement esthétique.
32. Première Introduction, Ak XX 239 ; PII 896-7.
2. LE JUGEMENT DU BEAU : SIGNE D'UNE RENCONTRE AVEC LE MONDE 165

jugement esthétique. Le premier moment de l'Analytique du beau doit en effet


expliquer que

[l]e goût est la faculté de juger et d'apprécier un objet ou un mode de


représentation par une satisfaction ou un déplaisir, indépendamment
de tout intérêt <ohne alles Interesse>. On appelle beau l'objet d'une
telle satisfaction 33 .

Un jugement de goût doit être indépendant de tout intérêt. On connaît l'at-


taque virulente de Nietzsche sur ce point 34 . Mais pour bien saisir ce qui est en
jeu ici, il faut mesurer la radicalité de l'exigence kantienne de l'absence de tout
intérêt 35 . Les objections nietzschéennes reposent sur la conviction que ce qui
se présente comme désintéressé ne l'est pas, qu'il y a des intérêts cachés dans

33. CJ, Ak V 211 ; PII 967.


34. Selon Nietzsche non seulement Kant commet l'erreur de « méditer sur l'art et le beau du
seul point de vue du "spectateur" » mais, plus grave, il n'a jamais « connu ce "spectateur" d'as-
sez près », il n'a jamais connu l'expérience d'« une grande réalité, une grande expérience per-
sonnelles. . .une plénitude d'événements, de désirs, de surprises, de ravissements, intenses et
singuliers dans le domaine du beau » (La généalogie de la morale in Œuvres philosophiques complètes
VII, Paris, Gallimard, 1971, p.294). Pour Nietzsche, Kant est en quelque sorte passé à côté de
l'essentiel concernant l'expérience esthétique parce qu'il « pensait faire honneur à l'art lorsqu'il
donna sa préférence, en les mettant en avant, à ceux des attributs du beau qui font l'honneur
de la connaissance : l'impersonnalité et l'universalité » (ibid.). Notre objet n'étant pas ici une ré-
flexion sur l'expérience esthétique, nous ne tenons pas à engager une discussion portant sur la
pertinence de cette « préférence » dans cette perspective. Attentive à ce que l'analyse kantienne
du jugement esthétique permet à Kant de soutenir, notre lecture s'emploie en quelque sorte
à donner raison ici à Nietzsche sur ce point tout en refusant de considérer cela comme une
erreur. En effet, nous allons au contraire souligner que cette préférence conduit à une analyse
qui ouvre de nouveaux horizons pour la philosophie critique, horizons qui sont non seulement
productifs mais même vitaux. En ce sens, nous sommes près de suivre ici Heidegger lorsque
celui-ci prétend que la critique nietzschéenne est basée sur une mécompréhension de la posi-
tion kantienne. Selon Heidegger, « [d]e ce malentendu sur l' `intérêt' vient l'erreur de croire
que l'élimination de l'intérêt supprimerait tout rapport réel à l'objet. Or, c'est le contraire qui
est vrai. En effet, c'est justement en vertu du désintéressement que le rapport réel à l'objet
même entre en jeu. » (Nietzsche volI, Paris, Gallimard, 1971, p.104). Nous pouvons souscrire
à cette lecture, à condition de rappeler qu'il faut ici user de précaution : il semblerait que le
rapport à l' « objet » dont il est question est un rapport à la représentation. L'expérience de la
beauté qui a lieu à l'occasion d'une rencontre avec l'objet n'est pas, pour Kant, une expérience
de l'objet. C'est une relation essentielle avec la représentation occasionnée par un objet qui va
ici être importante pour le philosophe critique. Pourtant, si notre analyse du désintéressement
est recevable, alors nous sommes effectivement, avec l'expérience de la beauté, à la limite de la
pertinence de ces distinctions. Comme nous le verrons, si cette limite situe une zone de risque
pour la pensée kantienne, ce sera aussi le lieu de sa chance.
35. Kant transforme un topos de l'époque en le radicalisant. Sur la nature désintéressée du
jugement esthétique comme topos pour le dix-huitième siècle, voir Paul Guyer Kant and the
Experience of Freedom Cambridge, Cambridge University Press, 1996, p.49-93.
166 4. LA RENCONTRE AVEC LE MONDE

tout jugement 36 . Or, il nous semble que Kant accepte en quelque sorte cette
logique et prétend malgré cela que le jugement de goût doit être désintéressé.
D'une certaine manière, la critique nietzschéenne ne fait qu'attirer l'attention
sur la radicalité de la condition que serait l'absence de tout intérêt. L'argument
selon lequel la suspension des intérêts est toujours une illusion entretenue au
profit du maintien d'intérêts plus grands souligne que l'on ne peut « sortir » de
l'économie des intérêts. La force même de cet argument nous incite à penser
radicalement la condition de l'absence de tout intérêt : l'indépendance de tout
intérêt n'est possible que pour celui qui, pour ainsi dire, ne serait jamais entré
dans une telle économie. Or, il nous semble que le texte kantien nous demande
précisément d'envisager le jugement esthétique en ces termes. Pour que le ju-
gement esthétique soit indépendant de tout intérêt, il doit se faire en quelque
sorte en dehors de tout intérêt même possible, en dehors d'un rapport possible
aux intérêts, en dehors de la possibilité d'un rapport à un possible intérêt. Il n'y
a aucune sortie par le haut ; c'est ainsi qu'il nous semble non seulement pos-
sible, mais nécessaire, de lire l'exigence kantienne que le jugement de goût soit
indépendant de tout intérêt.
Avant d'expliciter notre lecture de cette condition qui exige que les ju-
gements esthétiques soient indépendants de tout intérêt, rappelons combien
cette qualité importe dans l'analyse kantienne. L'Analytique du beau se propose
de donner une description cohérente des conditions de possibilité d'un juge-
ment qui exprimerait une satisfaction, ou un plaisir, qui se distingue à la fois
de l'inclination que suscite l'agréable et du respect qu'inspire le bien. L'absence
d'intérêts caractérise une satisfaction qui n'est ni l'une, ni l'autre, puisque la sa-
tisfaction que nous avons pour l'agréable est déterminée par un intérêt pour
l'objet gratifiant, et la satisfaction que nous pouvons trouver dans le bien dé-
pend d'un intérêt pour l'action que dicte la loi morale. Seule la satisfaction du
goût est indépendante de tout intérêt pour l'objet qui la suscite. Plus, c'est parce
qu'il est dénué de tout intérêt que le jugement de goût mérite d'être considéré

36. Ainsi Nietzsche explique que Schopenhauer, alors même qu'il prétend suivre Kant sur
l'exigence de désintéressement, trahit qu'il n'en est rien : « à lui aussi la beauté plaît par "inté-
rêt" et même par l'intérêt le plus fort et le plus personnel » (La généalogie de la morale in Œuvres
Philosophiques complètes VII, Paris, Gallimard, 1971, p.294). Dans Par-delà bien et mal, Nietzsche
va plus loin, expliquant que la supposition que le désintéressement est contraire à l'égoïsme est
un « préjugé typique auquel on reconnaît les métaphysiciens de tous les temps » (Œuvres philo-
sophiques complètes VII, Paris, Gallimard, 1971, p.22). Pour lui, penser que le désintéressement
ne comporte pas une dimension d'égoïsme est donc préjugé.
2. LE JUGEMENT DU BEAU : SIGNE D'UNE RENCONTRE AVEC LE MONDE 167

comme un type particulier de jugement. Ainsi, son caractère « désintéressé »,


pour reprendre la traduction couramment admise, est bien ce qui fait la spécifi-
cité de la satisfaction du goût. C'est aussi la condition qui organise tout le reste
de l'Analytique. En effet, la deuxième condition des jugements esthétiques, à
savoir que de tels jugements ont une universalité subjective, Kant la déduira
directement de cette première condition. En arguant de l'absence de tout inté-
rêt qui puisse le déterminer, Kant affirme que le jugement n'est déterminé par
rien qui soit propre au sujet qui juge ; le philosophe passe ainsi de la nature dés-
intéressée du jugement à son universalité 37 , et ensuite de l'universalité à la né-
cessité 38 . Bref, toute l'analyse des jugements esthétiques purs découle de cette
première condition. L'exigence que les jugements de goût soient indépendants
de tout intérêt est ainsi cruciale pour la définition de la spécificité de ce type
de jugement, et par là, essentielle pour soutenir que, contrairement à ce que
Kant avait longtemps pensé, le goût peut faire l'objet d'une critique transcen-
dantale 39 . L'absence d'intérêts (particuliers) permet un jugement qui ne porte
aucune trace de l'individu jugeant et qui a, dès lors, une certaine universalité,
voilà l'enjeu de cette condition. Or, avec la rigueur kantienne, la suspension de
tout intérêt revient à bannir bien plus que ce que l'on entend communément
par des intérêts propres. Ce qui est écarté par Kant est bien plus que ce qui
est supposé suspendu dans le désintéressement. En effet, il nous semble que
la condition d'être « indépendant de tout intérêt » ne peut être adéquatement
traduit par le terme « désintéressé ». C'est une exigence bien plus radicale que
celle que pose d'ordinaire ce terme. Puisque toute la critique du jugement es-
thétique en dépend, il importe de cerner la portée du « ohne alles Interesse » qui
est la première condition de tout jugement esthétique.
Il n'y a certes, à première vue, rien d'étonnant à ce que Kant qualifie les ju-
gements esthétiques de désintéressés. Ce n'est pas là une idée nouvelle 40 . Dans
la mesure où il entend rejeter toute interprétation du beau qui réduise celui-ci

37. Cf. le deuxième moment de l'Analytique du beau.


38. Ce n'est qu'en vertu de leur universalité que les jugements esthétiques peuvent être
considérés comme autre chose que des affirmations quant à ce qui, empiriquement, peut être
un objet source de plaisir, pour être reconnus comme des jugements qui ont un principe a
priori. C'est ce qui ouvre la possibilité d'une critique.
39. Dans la deuxième édition de la Critique de la raison pure Kant reste encore convaincu que
les jugements qui portent sur le beau ne relèvent que de critères empiriques (cf B35n23).
40. Sur les théories médiévales de la nature désintéressée du sentiment pour le beau voir
Edgar De Bruyne Études d'esthétique médiévale, Paris, Albin Michel, 1998. Plus important pour
Kant, c'est un thème central pour le débat anglais sur l'esthétique au XVIIIème siècle.
168 4. LA RENCONTRE AVEC LE MONDE

à une forme de l'agréable, Kant doit insister : les jugements esthétiques purs
se distinguent absolument des jugements qui expriment une possible gratifi-
cation par l'objet. Il n'y aurait aucune beauté si le jugement « ceci est beau »
ne faisait qu'affirmer que l'objet en question est susceptible de prendre une va-
leur positive dans l'économie de mes désirs ou de mes besoins. La satisfaction
du goût doit être indépendante de tout intérêt pour la chose. Certes « désin-
téressé » évoque bien cette exigence, et pourtant nous devons nous méfier de
cette traduction. Remarquons d'emblée que Kant exprime presque toujours la
condition par une négative associée au terme « intérêt » — comme dans l'ex-
pression « indépendant de tout intérêt » (ohne alles Interesse). Quand un seul
terme est employé, c'est celui de « uninteressant » 41 , un mot qui peut être tra-
duit par « désintéressé » mais aussi, et peut-être surtout, par « inintéressant ».
La traduction par le terme « désintéressé » tend à désigner une suspension des
intérêts personnels, comme la suspension si souvent associée à une attitude
exigée par la morale. Il nous semble pourtant que cette suspension des intérêts
personnels n'est pas le meilleur modèle pour penser l'absence d'intérêts qui
doit caractériser le jugement esthétique selon Kant. Si la moralité kantienne
exige bien une suspension, voire un sacrifice, des intérêts de l'individu, il n'est
pas sûr que l'expérience de la beauté soit du même ordre à cet égard. Ne se
pourrait-il pas, que ce qui importe pour le jugement de beauté, ce soit d'opé-
rer alors que l'objet est inintéressant ? Pour porter un jugement qui exige une
indifférence à l'égard de l'objet, il ne suffit pas de suspendre les intérêts ; il faut
juger là où ces intérêts sont absents. Le lecteur de la Critique est alors conduit
à penser que le jugement de goût ne suit pas une suspension des intérêts mais
précède plutôt la constitution de ceux-ci, selon une « précédence » qui n'est pas
celle d'une temporalité empirique, mais d'une articulation transcendantale. Le
jugement esthétique précède la constitution des intérêts dans la mesure où il
juge là où il n'y a pas (encore) d'intérêts. Les intérêts ne se constituent que dans
l'horizon d'autres types de jugements. L'absence de tout intérêt devient alors
une exigence considérable : elle requiert la possibilité d'un jugement qui a lieu
pour ainsi dire avant que ne soit établi un rapport entre le monde et le sujet. Il y
va alors, avec cette absence d'intérêts, de bien plus qu'une suspension d'intérêts
égoïstes.

41. « Man kann sagen : daß, unter allen diesen drei arten des Wohlgefallens, das des Geschmacks am
Schönen einzig und allein ein uninteressiertes und freies Wohlgefallen sei » (CJ, Ak V 210 ; PII 966).
2. LE JUGEMENT DU BEAU : SIGNE D'UNE RENCONTRE AVEC LE MONDE 169

Précisons ce que Kant entend par « intérêt » (Interesse). « [U]n plaisir procuré
par l'existence de cet objet » (eine Lust an der Existenz) voilà « en quoi consiste
tout intérêt 42 ». Selon cette définition, tout intérêt est une non-indifférence à
l'existence de l'objet qui suscite l'intérêt. Un plaisir indépendant de tout inté-
rêt sera défini, a contrario, comme un plaisir qui se rapporte à une représentation
mais en aucune façon à l'existence de l'objet qui provoque la représentation. Or,
nous allons le voir, cette indifférence à l'égard de l'existence de l'objet viendra
se confondre avec une non-différenciation, une indistinction de l'objet. Pour
comprendre ce que peut vouloir dire qu'un jugement soit dépourvu de tout
intérêt, rappelons quels jugements sont, au contraire, tributaires d'un rapport
intéressé à l'objet. Kant précise à plusieurs reprises que les intérêts sont, soit des
intérêts des sens, soit des intérêts de la raison 43 . Cette division binaire doit ap-
paremment rendre compte de tous les types possibles d'intérêts. Elle rappelle
les deux rapports possibles entre une satisfaction et l'existence de l'objet qui
procure cette satisfaction (d'une part la satisfaction lié à l'agréable, de l'autre
à celui lié au bien). Les deux types intérêts peuvent être considérés comme,
d'une part, les intérêts de l'animal (intérêts des sens), de l'autre, les intérêts de
l'être rationnel que sont les intérêts liés à la loi morale 44 . En écartant ces deux
types intérêts, Kant espère avoir été très précis : la satisfaction du goût doit se
distinguer à la fois des plaisirs que nous procure l'agréable, et de ceux qui se
rapportent au bien. Si cette double exclusion paraît concluante, et semble bien
permettre de distinguer la conception kantienne du jugement esthétique à la
fois de l'assimilation de la beauté à l'agréable que faisaient les empiristes an-
glais, et de la thèse wolffienne selon laquelle la satisfaction prise au beau n'est
qu'une satisfaction provoquée par la perfection, pourtant, on notera que pour
maintenir cette élégante double formulation, le texte kantien doit se prêter à

42. CJ, Ak V 296 ; PII 1076.


43. Ainsi, « parmi ces trois sortes de satisfaction <Wohlgefallen>[l'agréable, le beau et le
bien] celle du goût pour le beau est la seule et unique qui soit désintéressée <uninteressiertes>
et libre ; car aucun intérêt, ni l'intérêt des sens, ni l'intérêt de la raison <kein Interesse, weder
das der Sinne, noch das der Vernunft>, n'oblige à donner son approbation »(CJ, Ak V 210 ; PII
966).
44. L'intérêt pour l'existence de l'objet est clair pour ce qui est de l'agréable. Pour com-
prendre comment le plaisir pris au bien exige l'existence d'un objet, il faut se souvenir que
dans ce cas là, l' « objet » en question est l'action dictée par la loi morale. Le respect pour la loi
morale entraînant inévitablement un désir d'accomplir l'action dictée, notre rapport à une re-
présentation du bien ne peut se défaire d'un désir d'existence. Sur l'association respectivement
avec les animaux et avec les êtres rationnels, cf. CJ paragraphe 5.
170 4. LA RENCONTRE AVEC LE MONDE

quelques contorsions. En effet, si on peut généralement établir une correspon-


dance simple entre les deux oppositions (agréable/bien d'une part, et intérêts
des sens/intérêts de la raison de l'autre), ce n'est pas toujours le cas 45 . Ainsi, si
ce qui relève des intérêts des sens se réduit souvent à des intérêts « animaux »,
ou d'êtres sensibles, ce type d'intérêt comprend bien plus que cela. Certes le
modèle de la satisfaction sensuelle, d'une gratification immédiate 46 , reste cen-
tral pour la définition de ce type intérêts, mais, comme nous allons le constater,
l'exhaustivité kantienne exige que soient rapportés à ce modèle des jugements
qui peuvent en sembler éloignés. Les intérêts des sens sont toujours liés à une
gratification : « ce qui fait plaisir » (« was vergnügt ») , « ce qui plait dans la sen-
sation » (« in der Empfindung gefällt ») 47 . Mais, comme le paragraphe 54 se sent
obligé de nous le rappeler à la fin de la Critique de la faculté de juger esthétique,
l'agrément peut être trouvé non seulement dans ce qui nous fait immédiate-
ment plaisir, mais aussi dans tout ce dont nous pouvons envisager qu'il puisse
contribuer à un plaisir futur. Tout ce qui participe de l'économie des phéno-
mènes de manière à pouvoir être source de plaisir futur peut aussi faire l'objet
d'un intérêt des sens. Nous avons un intérêt des sens dans tout ce qui fait plaisir
immédiatement, ce qui plait dans la sensation, mais aussi dans tout ce qui peut
promettre une telle satisfaction. Ainsi, le plaisir pris à un bon repas relève-t-il de
l'agréable, mais l'affection pour les petits restaurants parisiens que manifeste le
sachem iroquois est du même ordre 48 . Ces restaurants font plaisir par le plai-
sir qu'ils peuvent procurer. Que le plaisir ne soit pas immédiat, mais dépende
d'une série d'événements liés causalement, voilà qui, selon Kant, ne change
rien à la nature de l'intérêt que nous portons à la chose. En étendant ainsi la lo-
gique du plaisir pour y inclure, non seulement ce qui apporte un plaisir immé-
diat, mais aussi ce qui peut servir de moyen pour arriver au plaisir, Kant semble
simplement exercer son penchant habituel pour l'exhaustivité. Cela revient à
marquer que le modèle de la satisfaction sensuelle décrit tout ce qui nous fait
plaisir parce que cela participe d'une manière ou d'une autre à l'économie de
nos besoins ou de nos désirs. Pourtant, comme nous allons le constater, en
nous imposant de considérer que la satisfaction que nous trouvons en ce qui

45. Les jugements qui s'appuient sur un plaisir pris à la perfection sont souvent à cheval sur
ces distinctions.
46. « L'agréable [est] une satisfaction pathologiquement conditionnée (par des excitations,
stimuli) » (CJ, Ak V 209 ; PII 965).
47. CJ, Ak V 330 ; PII 1118.
48. CJ, Ak V 204 ; PII 929.
2. LE JUGEMENT DU BEAU : SIGNE D'UNE RENCONTRE AVEC LE MONDE 171

peut indirectement nous mener au plaisir est qualitativement équivalente à la


satisfaction que nous procure une gratification immédiate, Kant étend les « in-
térêts du sens » bien au-delà des sens. La rigueur kantienne défait la rigueur de
la distinction : en insistant sur le fait que c'est une ressemblance formelle qui
détermine ce qui relève du plaisir des sens, Kant fait d'un intérêt de la raison,
un intérêt des sens.
Le plaisir associé aux intérêts des sens repose sur le bien-être (Wohlbefinden),
ou ce qui en offre la perspective. Kant l'affirme, pour asseoir la distinction entre
les jugements esthétiques et les jugements qui ne se rapportent qu'à un plaisir
des sens :
il y a une différence essentielle entre ce qui ne plait <gefällt> que
dans le jugement — dont on peut s'attendre que tous l'éprouvent de
la même manière — et ce qui fait plaisir <was vergnügt> (ce qui plait
dans la sensation), que l'on ne peut présumer identique chez tout
homme 49 .

Ce qui plait dans le jugement (ou peut-être devrions-nous traduire was gefällt
plutôt par « ce qui convient » dans le jugement, car il sera bien question de
convenance), la beauté, est radicalement hétérogène à ce qui fait plaisir. Si
la beauté s'apprécie en dehors de toute perspective sensualiste, « le plaisir
<Vergnügen> et la souffrance ne peuvent, en revanche, reposer que sur le sen-
timent ou la perspective d'un éventuel bien-être ou malaise <Wohl- oder Übelbe-
finden> (quelle qu'en soit la raison) 50 ». Ce plaisir que nous appellerions plaisir
des sens se rapporte toujours à une impression de stimulation : « [l]e plaisir
<Vergnügen>. . .consiste, semble-t-il, toujours dans le fait que l'être humain res-
sent une stimulation de l'ensemble de sa vie 51 ». Le plaisir résulte d'un bien-être
accru. C'est alors précisément le rapport entre un besoin/désir et sa satisfac-
tion qui définit le plaisir des sens : plaît ce qui satisfait. Kant ne commence
pas par définir le type de besoin, ou de désir, qui serait satisfait par quelque
chose de l'ordre du plaisir. Il procède à l'inverse, s'appuyant sur le modèle du
rapport entre un besoin et l'objet qui peut satisfaire ce besoin pour définir
ce qui apporte le plaisir par son type de rapport à sa cause. Kant qualifiera
donc comme plaisir des sens (Vergnügen) n'importe quelle satisfaction qui re-
prend ce schéma — quelle qu'en soit la cause (aus welchem Grunde es auch sei),

49. CJ, Ak V 330 ; PII 1118.


50. CJ, Ak V 330-1 ; PII 1118-9.
51. CJ, Ak V 330 ; PII 1118.
172 4. LA RENCONTRE AVEC LE MONDE

comme il le précise. La portée de cette précision se mesure lorsqu'on se réfère à


une phrase équivalente à la page précédente qui commence en évoquant « [l]e
plaisir <Vergnügen> (peu importe que sa cause réside dans les idées <die Ur-
sache desselben mag immerhin auch in Ideen liegen>) 52 ». La cause du plaisir peut
donc venir aussi des Idées. Dès lors, la source du plaisir qui fonctionne selon
le schéma de la satisfaction des besoins/désirs des sens (ce plaisir qui est un
bien-être, une stimulation de la vie) peut aussi être d'ordre intellectuel : un
plaisir dérivé des Idées. Du point de vue de celui qui veut dégager la spéci-
ficité des jugements esthétiques, la satisfaction qui accompagne les conquêtes
intellectuelles est un plaisir du même ordre que la satisfaction de la faim. La sa-
tisfaction « que procurent certaines sciences que nous pratiquons 53 » doit être
tenue pour équivalente à un intérêt des sens dans sa manière de déterminer
l'approbation 54 . Ce qui importe ici ce n'est pas la source de l'événement —
peu importe quelle qu'en soit la cause, dit Kant — mais que le plaisir soit ana-
logue au plaisir associé à la satisfaction des sens. C'est en effet cela qui inscrit
un tel plaisir dans une économie d'interêts. Certes, le plaisir que procure la pra-
tique scientifique, et l'accumulation de connaissances à laquelle elle mène, ne
dérive ni de ce que l'homme partage avec l'animal, ni de ce qu'il partage avec les
êtres rationnels, mais plutôt de ce qui caractérise l'homme comme être ration-
nel fini. Ce statut lui impose une connaissance discursive qui ne s'acquiert que
progressivement et dont l'accumulation progressive est susceptible de procu-
rer un plaisir. Mais, dans la mesure même où la connaissance est susceptible de
procurer un plaisir (Vergnügen) à l'homme qui s'emploie à l'accumulation, les
jugements de connaissance ne sont pas sans avoir un intérêt quant à l'existence
de l'objet. Selon l'analyse kantienne, tout jugement qui invoque un concept,
tout jugement théorique, est intéressé.
L'inscription de la satisfaction intellectuelle dans le schéma des plaisirs des
sens implique que, pour que le jugement de goût se distingue du jugement de
l'agréable, il faut qu'en soit exclu le rapport à l'objet qui a lieu dans la connais-
sance. Le jugement esthétique ne peut en aucune manière se rapporter à l'objet

52. CJ, Ak V 330 ; PII 1118.


53. CJ, Ak V 331 ; PII 1118. De l'entendement, Kant affirme que « son plus vif désir est-il de
chercher des règles, et son plus vif plaisir est-il de les avoir trouvées » (Logique, Ak IX 11-12 ; 10).
54. Tout intérêt est analogue à l'intérêt des sens puisqu'il s'inscrit dans le registre des be-
soins : « Tout intérêt suppose un besoin ou bien il en produit un et, en tant que principe déter-
minant de l'approbation, il ne laisse plus le jugement sur l'objet être libre » (CJ, Ak V 210 ; PII
966).
2. LE JUGEMENT DU BEAU : SIGNE D'UNE RENCONTRE AVEC LE MONDE 173

qui pourrait mener à la connaissance et ainsi s'avérer source de plaisir. Kant


lui-même souligne que le jugement esthétique exige une certaine suspension
de la connaissance ; il exige que le botaniste suspende ses connaissances des
fonctions reproductives de la fleur pour faire l'expérience de sa beauté 55 . Mais,
entendre l'absence d'intérêts que le jugement de beauté exige comme une « sus-
pension » de ces derniers c'est, nous semble-t-il, passer à côté de la radicalité de
cette absence : ce qui est entendu par la condition de « sans intérêts » est bien
plus qu'une mise entre parenthèses des connaissances. Le texte critique l'ex-
plique, pour échapper à l'économie du plaisir, il faut éviter même ce qui peut
mener au plaisir. Dès lors, pour qu'un jugement esthétique ait lieu, ce n'est pas
seulement le savoir qui doit être suspendu, mais sa possibilité même. Voilà qui
revient à exiger que, pour qu'il y ait jugement esthétique, l'objet de connais-
sance soit absent. L'absence de l'objet que requiert le jugement esthétique est
bien plus qu'une suspension d'intérêt pour la connaissance. Cela doit être une
non-disponibilité pour la connaissance 56 . Pour que le jugement esthétique soit
désintéressé, l'objet en tant qu'objet/phénomène doit ne pas être (là).
Ce que désigne l'indépendance de tout intérêt est ainsi bien plus qu'une
suspension de mobiles égoïstes. Puisque Kant considère que tous les intérêts
se rapportent à l'individu, les exclure tous revient à bannir la possibilité même
d'un rapport cognitif aux objets 57 . Kant doit suspecter toute relation du sujet
qui juge, que ce soit au monde phénoménal ou nouménal, d'apporter son lot
de besoins ou de désirs, bref de préférences qui entravent nécessairement la
liberté dont doit procéder, comme signe de jouissance qui n'est pas un plaisir
des sens, le jugement esthétique. Pour que rien de « privé » n'intervienne dans
le jugement de goût, tout ce qui situe l'individu qui juge dans le monde doit
être suspendu, même les références spatio-temporelles qui ancrent l'individu
dans le monde empirique. Cela revient à exiger que soit suspendu le rapport au

55. CJ, Ak V 229 ; PII 990.


56. Cela ne veut pas dire que le jugement esthétique ne peut pas être un prélude à un juge-
ment théorique. Il s'agit seulement de marquer que les jugements théorique et esthétique sont
aussi distincts qu'ils sont hétérogènes, voire antinomiques. Qu'ils puissent se succéder, voire à
l'occasion être combinés — comme dans un jugement de beauté adhérente —, n'enlève rien à
la distinction.
57. D'une certaine manière, on peut voir ici une anticipation de l'argument nietzschéen
concernant le caractère intéressé même des recherches intellectuelles. Il nous semble que Kant
est parfaitement à même de l'accepter, et c'est pourquoi l'absence de tout intérêt dont il est
question avec le jugement esthétique chez Kant est une condition bien plus radicale que la
description nietzschéenne ne laisserait penser.
174 4. LA RENCONTRE AVEC LE MONDE

monde qui permet l'expérience empirique, et donc la connaissance. Pour être


étranger à l'économie des intérêts, le jugement de goût ne peut reposer sur le
rapport spatio-temporel à l'objet. Quand je juge que « ceci est beau », le rapport
entre « je » et « ceci » ne peut pas être le rapport qui est la première condition de
la connaissance. Il ne peut être un rapport de l'ordre de celui qui détermine la
possibilité de l'expérience. Le jugement esthétique ne se rapporte pas à l'objet
du tout. Kant l'explique, ce n'est qu'improprement que nous disons d'un objet
qu'il est « beau ». Pour être précis, nous devrions dire que le jugement esthé-
tique « rapporte au contraire la représentation par laquelle un objet est donné
uniquement au sujet, et ne donne à connaître aucune propriété de l'objet 58 ». La
beauté ne caractérise que le sujet dans son rapport au jugement, le sujet dans
un rapport à lui-même qui est (l'objet du) jugement. L'expérience de plaisir que
nous marquons en disant d'un objet qu'il est beau est une quasi-autoaffection
des facultés à l'occasion d'une représentation de l'objet. Cette expérience est
certes suscitée par le monde extérieur au sujet, mais elle ne s'y rapporte pas.
Le fait que ce soit un objet qui provoque la représentation ne doit intervenir
en aucune manière dans le jugement qui juge cette représentation esthétique-
ment. Cela, Kant le dit explicitement ; nous voyons maintenant que tout cela
est lié à la condition de « désintéressement ». Que le jugement soit indépen-
dant de tout intérêt impose cette non-relation à l'objet. Pour être indépendant
de tout intérêt, le jugement doit suspendre bien plus que la convoitise ; doit
aussi en être exclu le rapport même au monde qui ouvre la possibilité de la
connaissance, voire à l'expérience puisque, comme on l'a vu, leurs conditions
sont équivalentes. Que l'existence de l'objet ne m'importe pas, voilà qui exige
ni seulement que je n'aie pas de désir actif à son égard, ni seulement que je sois
indifférent à son égard. Cela exige aussi que je ne sois pas en rapport avec l'ob-
jet qui peut exister. Or, dans le vocabulaire kantien, cela revient à dire que je
n'ai alors aucun rapport à l'objet. Le désintéressement qu'évoque Kant au su-
jet du jugement esthétique n'est pas la marque d'un sacrifice hyperbolique des
intérêts, mais le nom d'un jugement d'une Vorstellung qui ne peut pas devenir
objet d'une Darstellung.
Une expérience du sujet « avant » la scission entre sujet et monde que la pre-
mière Critique marque comme la première condition de l'expérience — voilà
ce que la troisième Critique semble nous inviter à penser. Pour que le jugement

58. CJ, Ak V 228 ; PII 989.


2. LE JUGEMENT DU BEAU : SIGNE D'UNE RENCONTRE AVEC LE MONDE 175

esthétique soit indépendant de tout intérêt, il doit avoir lieu en dehors de tout
rapport à l'objet, là où c'est la Vorstellung et non l'objet qui est jugé. Les ju-
gements de goût ont « lieu » là où la perspective même de l'existence est sus-
pendue, là où il n'y a pas d'objets, et certainement aucun objet dans le sens
qui, dans la Critique de la raison pure, permet a contrario la définition du su-
jet 59 . L'exigence radicale de son indépendance de tout intérêt semble exiger
que le jugement du beau doit être l'expérience d'une continuité dont la pre-
mière Critique avait écarté la possibilité 60 . La suspension des intérêts n'est pas
la suspension des mondanités, ni d'un rapport égoïste au monde, mais plutôt
une expérience d'un monde « avant » le monde, « avant » l'expérience. L'analyse
critique de cette expérience « avant » le point de départ de la première Critique
rendra possible une réponse au scepticisme qui menace encore de rendre im-
possible une justification par la raison de sa propre capacité à connaître. Loin
d'être elle-même sans intérêt, la possibilité d'un jugement « désintéressé » ouvre
la possibilité d'une analyse qui sera essentielle pour la pensée critique dans son
ensemble. Pour compléter le système de la philosophie transcendantale, Kant
se réfère à un événement — le jugement du beau — qui semble attester de
l'activité des facultés « avant » la scission entre monde et moi, phénomènes
et sujets, qui constitue le point de départ de la philosophie transcendantale.
Cette référence va permettre au philosophe de poursuivre la Selbsterkenntnis
de la raison jusqu'à conforter celle-ci dans sa prétention à la connaissance.

. La clé de la critique du goût. Selon notre lecture du premier mo-


ment de l'Analytique du beau, le jugement esthétique semble devoir se situer en
quelque sorte avant la scission entre le monde et le moi, avant que ne s'instaure
le rapport entre concept et intuition qui caractérise le premier pas vers l'acqui-
sition de la connaissance théorique. Si telle est la première conclusion de notre

59. Dans la Critique de la raison pure Kant le précise, on ne peut supposer du sujet qu'il soit
aussi objet : « que Je, moi qui pense, doive toujours dans la pensée avoir la valeur de sujet. . .ne
signifie pas que je suis, comme objet » (CRP, A 348 ; PI 1052). Le jugement du beau se ferait,
selon notre lecture des analyses transcendantales, là où le prédicat d'existence ne peut plus être
appliqué à l'objet. Si c'est bien comme cela que Kant nous pousse à envisager le jugement pur
de goût, il faudrait revenir au paradoxe du sens interne qui, d'une certaine manière, introduit
le projet critique. Peut-être l'expérience de la beauté est-elle précisément une « expérience » de
« soi » qui n'est pas phénomène.
60. Regrettable nostalgie de la continuité ou geste audacieux ouvrant de nouveaux hori-
zons ? Nous laissons la question en suspens mais nous y reviendrons dans le chapitre 8 en ten-
tant de montrer que le caractère désintéressé du jugement esthétique conduit vers des hypo-
thèses audacieuses.
176 4. LA RENCONTRE AVEC LE MONDE

lecture, il semblera peut-être paradoxal de soutenir que cette critique du juge-


ment esthétique puisse attester de la possibilité de la connaissance ! S'il est expli-
citement exigé des jugements de goût qu'ils n'aient aucun rapport au concept,
qu'ils aient lieu en dehors du face à face entre concept et monde qui semble être
le point de départ de la connaissance, comment l'étude de tels jugements peut-
elle nous apporter des garanties quant à la possibilité de la connaissance ? Nous
allons voir que, selon l'analyse kantienne, il s'avère impossible d'expliquer la
possibilité des jugements esthétiques sans poser qu'ils ont malgré tout un rap-
port à la connaissance. Plus précisément, Kant va défendre la position suivante :
la possibilité des jugements esthétiques exige des conditions qui ont un rapport
à celles de la connaissance en général. Pour paradoxal que cela puisse sembler,
c'est précisément parce que le jugement esthétique n'est en rien un jugement
de connaissance que Kant pourra en tirer argument pour soutenir la possibi-
lité d'un jugement de connaissance. Nous verrons que le philosophe transcen-
dantal est amené à conclure que le jugement esthétique, comme expérience
de plaisir et jugement sans concept, n'est possible que lorsque ce jugement
est aussi l'expérience d'une capacité de nos facultés à produire des jugements
de connaissance. Quand l'analyse transcendantale détermine les conditions de
possibilité d'un jugement esthétique, celui-ci se révèle valoir comme attesta-
tion de la possibilité pour nos facultés cognitives d'entrer effectivement dans
un rapport avec le monde extérieur. Le jugement esthétique est en quelque
sorte la marque des facultés de connaissance au seuil de la connaissance. C'est
parce qu'il n'est pas un jugement de connaissance (l'objet de connaissance n'est
même pas disponible pour lui) que le jugement esthétique peut attester de la
possibilité de la connaissance sans tomber dans le piège de supposer ce qu'il
prétend montrer. Telle est ici la stratégie argumentative kantienne. Pour com-
prendre plus précisément comment le rapport du jugement esthétique à la
connaissance s'impose au philosophe, nous devons suivre pas à pas l'analyse
de Kant, en partant de l'argumentation du paragraphe 9.
Le premier moment de l'Analytique du beau nous conduit à admettre que le
jugement du beau doit être désintéressé. Le deuxième moment, lui, est chargé
d'établir qu'« est beau ce qui plait universellement sans concept 61 ». Il se charge
de montrer que, bien que le jugement sur la beauté ne se fonde sur aucun
concept, ce jugement prétend à l'universalité. L'argumentation ne s'appuie pas

61. CJ, Ak V 219 ; PII 978.


2. LE JUGEMENT DU BEAU : SIGNE D'UNE RENCONTRE AVEC LE MONDE 177

encore ici sur le sens fort de désintéressé mais plutôt sur un sens plus faible dé-
signant l'absence de tout intérêt spécifique à celui qui juge. Le raisonnement
est le suivant : si le jugement est désintéressé, il ne tient à rien qui soit propre
à la personne qui juge, et il devrait donc être partagé par tous. Kant résume
ainsi :

ce dont quelqu'un a conscience que la satisfaction qu'il en retire est


chez lui-même indépendante de tout intérêt, cela ne peut être jugé
autrement par lui que comme contenant nécessairement un principe
de satisfaction pour tous 62 .

Le plaisir que nous prenons à la beauté étant désintéressé, celui qui juge que
quelque chose est beau

ne peut dégager au principe de la dite satisfaction aucune condition


d'ordre personnel et privé, dont le sujet qu'il est serait le seul à dé-
pendre ; et il doit donc nécessairement regarder cette satisfaction
comme donnée sur ce qu'il peut supposer exister en chacun 63 .

Cet argument selon lequel, si les conditions d'une satisfaction ne dépendent


pas de la seule subjectivité qui juge, elles doivent être telles que l'on peut les
supposer en tout autre, est développé dans le paragraphe 6. Les formulations
sont les plus claires lorsque Kant traduit « seule subjectivité » en termes de
conditions privées, pour articuler l'argument ainsi : si les conditions d'une sa-
tisfaction ne sont pas privées, elles doivent pouvoir être des conditions pour
tous 64 . S'ensuit dans le paragraphe 7 une comparaison du jugement du beau
avec le jugement sur l'agréable du point de vue de l'universalité. Kant explicite
le fait qu'alors que le jugement sur le beau peut prétendre à une véritable uni-
versalité, et donc à une nécessité analogue à la nécessité logique, le jugement
sur l'agréable ne peut jamais jouir d'une telle nécessité. Il peut certes être par-
tagé, il peut y avoir à propos de l'agréable « unanimité parmi les hommes » mais
ce n'est qu'une universalité comparative ; il ne s'agit que de généralité et non
pas d'universalité 65 . L'accord concernant l'agréable est seulement un accord
empirique : cela n'a rien à avoir avec l'accord transcendantal que susciterait le

62. CJ, Ak V 211 ; PII 967.


63. CJ, Ak V 211 ; PII 967.
64. Dès lors qu'on « ne peut dégager au principe de ladite satisfaction aucune condition
d'ordre personnel et privé » on doit « nécessairement regarder cette satisfaction comme fondée
sur ce qu'[on] peut supposer exister en chacun » (CJ, Ak V 211 ; PII 967).
65. CJ ; Ak V 213 ; PII 970.
178 4. LA RENCONTRE AVEC LE MONDE

jugement sur le beau. Quant aux jugements sur le bien, ils


prétendent aussi à une validité pour tous ; mais le bien n'est repré-
senté comme objet d'une satisfaction universelle que grâce à un con-
cept, ce qui n'est le cas ni pour l'agréable, ni pour le beau 66 .

Ainsi, l'universalité du jugement sur l'agréable n'est qu'une généralité empi-


rique (donc contingente) et non pas une universalité nécessaire. Quant à l'uni-
versalité des jugements sur le bien, celle-ci est une véritable universalité, mais
elle est basée sur un concept. L'universalité des jugements sur le beau aurait
en revanche la particularité d'être une véritable universalité qui pourtant n'est
basée sur aucun concept.
Une universalité non-conceptuelle — voilà l'universalité qui doit caractéri-
ser le jugement esthétique dans sa spécificité. Le paragraphe 8 l'affirme, cette
spécificité de l'universalité du jugement esthétique pose un problème au phi-
losophe, mais elle promet aussi une récompense à qui peut en faire l'analyse :
[c]ette détermination particulière d'universalité afférente à un juge-
ment esthétique, que l'on rencontre dans un jugement de goût, voilà
quelque chose de tout à fait remarquable, non pas certes pour le lo-
gicien, mais bien pour le philosophe transcendantal ; et il faudra à ce
dernier faire bien des efforts pour en découvrir l'origine ; mais, du
même coup, cela lui fait découvrir une propriété de notre faculté de
connaître qui, sans analyse, serait restée inconnue <eine Eigenschaft
unseres Erkenntnißvermögens aufdeckt, welche ohne diese Zergliederung un-
bekannt geblieben wäre> 67 .

Voilà, selon Kant, la récompense pour celui qui entreprend l'analyse critique du
jugement esthétique : si nous faisons l'effort de chercher l'origine de l'universa-
lité du jugement esthétique nous découvrons « une propriété de notre pouvoir
de connaître <Erkenntnißvermögen> qui, sans cette analyse, serait restée incon-
nue ». La promesse est explicite. En revanche, il est difficile de déterminer avec
certitude à quoi Kant fait ici allusion. Étrangement, on ne trouve nulle part
une conclusion qui réponde explicitement à cette promesse ; Kant ne précise
jamais la propriété de notre pouvoir de connaître qui demeurerait inconnue
sans l'étude du jugement esthétique. De cette propriété on ne peut que suppo-
ser qu'elle a un rapport avec la possibilité décrite dans ce paragraphe, à savoir
celle qu'a la faculté de juger de rendre un jugement nécessaire qui n'est basé

66. CJ, Ak V 213 ; PII 970.


67. CJ, Ak V 213 ; PII 970.
2. LE JUGEMENT DU BEAU : SIGNE D'UNE RENCONTRE AVEC LE MONDE 179

sur aucun concept, autrement dit la capacité de juger selon une universalité
subjective. Il faudra une lecture attentive pour identifier cette propriété.
C'est dans le paragraphe 9, paragraphe qui analyse cette possibilité, que
nous pouvons apercevoir en quoi l'analyse du jugement esthétique donnerait
à voir quelque chose qui importe au-delà de l'expérience esthétique. C'est là
que s'annonce une propriété particulière de notre faculté de connaître que le
philosophe transcendantal découvre en examinant les conditions de possibi-
lité du jugement de goût et qui l'intéresse par son importance pour le projet
même d'une philosophie transcendantale. En effet, en explicitant les conditions
de possibilité du jugement de goût, nous sommes amenés à comprendre qu'un
tel événement n'est possible que comme résultat d'une activité très particulière
de nos facultés. Plus précisément, l'analyse montre que nous ne pouvons por-
ter un jugement de goût qu'en conséquence d'une activité harmonisée de l'en-
tendement et de l'imagination à l'occasion d'une représentation (Vorstellung)
qui nous vient d'un objet matériel et que c'est précisément cette harmonie
qui est source du plaisir. Le jugement esthétique juge les facultés à l'œuvre.
L'analyse transcendantale va aussi montrer que le jugement du beau n'est pos-
sible qu'à des conditions qui sont précisément les conditions de possibilité de
la connaissance : la possibilité d'une coopération harmonieuse entre imagina-
tion et entendement à l'occasion d'une représentation provoquée par un ob-
jet empirique. Le jugement esthétique qui marque un plaisir ressenti à l'har-
monie des facultés dans leur activité est alors en quelque sorte un jugement
sur la possibilité de la connaissance. Le philosophe découvre ainsi que notre
faculté de connaître a cette propriété particulière : lors de jugements esthé-
tiques, elle porte un jugement sur ses propres capacités. Mieux, la raison porte
un jugement sur ses propres capacités et les déclare aptes à la connaissance.
Par l'analyse, la raison peut reconnaître son propre geste et y reconnaître une
reconnaissance de la possibilité de la connaissance.
Pour suivre l'argumentation, soulignons ce que Kant tient pour la clé de
cette critique transcendantale. C'est dans le paragraphe 9 que nous devons
la trouver : dès la première phrase, Kant nous assure qu'en répondant à la ques-
tion décrite dans le titre du paragraphe, nous devons trouver la clé de la cri-
tique du goût 68 . La question qui est ainsi, selon Kant, susceptible de guider

68. « Die Auflösung dieser Aufgabe ist der Schlüssel zur Kritik des Geschmacks, une daher aller Auf-
merksamkeit würdig »(CJ, Ak V 216 ; PII 974). Ce n'est pas par hasard que ce qui constitue la clé
180 4. LA RENCONTRE AVEC LE MONDE

notre réflexion vers la clé de la critique du goût est celle-ci : « savoir si, dans
le jugement du goût, le sentiment de plaisir précède le jugement d'apprécia-
tion porté sur l'objet, ou si c'est celui-ci qui précède 69 .» La question formule
une alternative ; elle semble appeler une réponse simple, la précédence devrait
revenir soit au plaisir, soit au jugement. Il n'en sera pourtant rien ; la réponse
invente une troisième voie, encore inexplorée, qui doit justement porter la cri-
tique là où aucune enquête métaphysique antérieure n'a pu s'aventurer. Mais
si la réponse s'aventure ainsi, elle s'aventure aussi en déjouant une alternative
que la critique a toujours posée comme structurante pour son propre projet,
à savoir celle entre l'empirique et le transcendantal.
Voyons d'abord pourquoi cette question est si délicate. Bien que Kant se
garde de l'énoncer en ces termes, l'on peut dire que la réponse à la question de
la précédence du plaisir ou du jugement est différente selon que l'on se place
dans la perspective empirique ou transcendantale : la précédence établie par
l'analyse est une précédence analytique, une précédence logique, qui ne se tra-
duit pas aisément en une antécédence temporelle. Ainsi, la réponse transcen-
dantale à la question ne rejoint-elle pas l'analyse empirique du sentiment. Mais
— et c'est là que l'alternative entre le plan empirique du plan transcendantal
se dissout en quelque sorte — les deux réponses ne sont pas non plus tout à
fait distinctes. Plus exactement, ni l'une ni l'autre ne peuvent être formulées
complètement sans référence à l'autre. Si nous essayons de reconstituer l'en-
chaînement qui conduit au jugement esthétique à partir des éléments (Lust,
Gemütszustand, Gefühl, Urteil), nous nous apercevons qu'il n'est possible, ni de
compléter la séquence empirique sans faire appel à un argument transcendan-
tal pour établir l'ordre de certaines étapes, ni d'articuler la séquence du point de
vue transcendantal sans faire appel à l'empirique pour justifier d'un enchaîne-
ment possible. Notons les détails de cet enchevêtrement. Kant écarte d'abord
l'hypothèse selon laquelle « le plaisir pris à l'objet donné » précéderait la repré-
sentation de l'objet car il s'agirait alors du « pur et simple agrément dans la
sensation 70 ». Voilà qui semblerait établir que le plaisir ne peut pas précéder le
jugement du beau. Il n'en reste pas moins que, dans un sens, le plaisir doit précé-
der puisque, selon l'analyse kantienne, l'expérience de la beauté est d'abord un

de la troisième Critique soit essentiel pour répondre au problème que le schématisme, clé de
la première Critique, n'a pas permis de résoudre.
69. CJ, Ak V 216 ; PII 974.
70. CJ, Ak V 217 ; PII 975.
2. LE JUGEMENT DU BEAU : SIGNE D'UNE RENCONTRE AVEC LE MONDE 181

plaisir qui est ensuite marqué justement par un jugement, « cela est beau ». Kant
n'en démordra pas, l'affirmation, « ceci est beau », marque une certaine expé-
rience qui comporte du plaisir. On ne peut donc pas simplement affirmer non
plus que le jugement précède le plaisir puisque le jugement marque ce plaisir :
on ne peut pas penser que le jugement précède le plaisir qu'il juge. Finalement
la réponse à la question de la précédence sera complexe : « le » jugement esthé-
tique semble se composer de deux moments : un premier moment dans lequel
la représentation est jugée au sens où les facultés s'emploient à la juger, un
deuxième moment dans lequel un jugement est arrêté qui porte non plus sur la
représentation mais sur le jeu des facultés qu'elle suscite. L'écart entre ces deux
moments n'est jamais qualifié par Kant ni même expressément reconnu 71 ; im-
possible sans doute de déterminer s'il s'agit d'un écart temporel empirique ou
d'une succession logique. Car les deux « séquences », la séquence empirique
(reconstitution du déroulement d'une expérience de la beauté) d'une part, et
l'agencement transcendantal (reconstitution de ce qui doit avoir lieu pour qu'il
y ait jugement esthétique pur) de l'autre, se croisent. À la question de la précé-
dence on ne peut pas donner de réponse univoque car non seulement les pré-
cédences chronologiques et logiques sont à l'inverse l'une de l'autre, mais ni
l'une ni l'autre ne peuvent être complètement explicitées sans sombrer dans la
contradiction ou l'incohérence 72 . Dès lors, la distinction entre une description
empirique et une analyse transcendantale concernant l'événement que consti-
tue, et marque, un jugement esthétique pur semble bien problématique. L'en-
jeu est de saisir ce qui a pour conséquence le plaisir. La précédence est ici une an-
tériorité qui serait causale. Or il s'avère impossible de désigner le plaisir comme
source du jugement mais tout aussi impossible de dire que le plaisir succède au
jugement comme sa conséquence car, si c'est le plaisir qui fait que le jugement

71. Il pourrait sembler forcé de parler ici de deux “moments” du jugement esthétique ; pour-
tant, l’exercice qui conduit à cela est bien des plus classiques puisqu’il s’agit d’articuler une
description empirique d’une part, et une description transcendantale d’autre part, du même
événement, en l’occurrence un jugement esthétique. Selon le philosophe critique, cet exercice
devrait être possible puisque ces deux descriptions devraient être indépendantes. Or, il nous
semble que la vérification montre qu’il n’en est rien. En effet, reconstruire les « moments »
de ce jugement fait apparaître la non coïncidence de l’antériorité logique et de l’antériorité
temporelle qui crée un grave problème pour la méthode qui voudrait insister sur le fait que
les descriptions empirique et transcendantales devraient être chacune cohérente et en même
temps indépendante l’une de l’autre.
72. En effet, Kant va poser que c'est une condition du jugement qui provoque le plaisir :
une telle histoire croise nécessairement les registres empirique et transcendantal.
182 4. LA RENCONTRE AVEC LE MONDE

a lieu, c'est aussi le plaisir que juge le jugement esthétique. Pour rechercher la
source du plaisir on ne peut s'en tenir à une analyse purement empirique, mais
adopter le point de vue transcendantal, semble conduire à l'absurde conclusion
que le plaisir découle du jugement. Comme nous allons le voir, Kant trouve la
solution en posant justement une solution intermédiaire : le plaisir ne vient ni
avant, ni après mais en quelque sorte « pendant » le jugement.
D'où vient alors le plaisir qui n'est ni un plaisir à l'agréable, ni un plaisir au
bien ? D'où vient le plaisir qu'on trouve à la beauté si ce n'est de l'objet ? Quel
est ici le fond de l'affaire, pour ne pas dire trop vite la cause du jugement ? Kant
procède par élimination : le plaisir esthétique ne vient ni d'un concept 73 , ni
de l'objet 74 — il ne peut donc que venir du sujet. Kant explique son raison-
nement à partir du troisième alinéa du paragraphe, passant du conditionnel à
l'indicatif :
[C]'est donc la capacité de communication universelle de l'état d'âme
<Mitteilungsfähigkeit des Gemütszustandes> dans la représentation
donnée qui, en tant que condition subjective du jugement de goût,
doit nécessairement être au fondement de ce dernier <demselben zum
Grunde liegen> et avoir le plaisir pris à l'objet pour conséquence <zur
Folge> 75 .

Telle est la conclusion du philosophe : ce n'est ni l'objet du jugement, ni le ju-


gement lui-même mais la condition du jugement qui provoque le plaisir. Selon
cette analyse, c'est la condition subjective du jugement qui a pour conséquence
le plaisir et cette condition subjective est un état d'esprit (Gemütszustand) qui est
susceptible d'être universellement communiqué (il est mitteilungsfähig). C'est
parce que notre esprit se trouve dans un état qui n'a rien de privé, mais qui
est au contraire susceptible d'être partagé avec tous, que nous éprouvons du
plaisir. C'est aussi cet état qui est au fondement du jugement. Kant avance cela
comme la seule explication possible, dès lors que l'on a constaté qu'il n'est pos-
sible d'attribuer le plaisir ni au jugement, ni à l'objet sans compromettre les
conditions établies pour un jugement esthétique pur, à savoir qu'il soit néces-
saire et universel mais aussi désintéressé.
Ayant ainsi établi, par élimination, que le plaisir doit découler d'un état

73. La conclusion de ce moment qui vient clore le paragraphe 9 est sans appel : « [e]st beau
ce qui plait universellement sans concept »(CJ, Ak V 219 ; PII 978).
74. Le plaisir ne peut pas simplement venir de l'objet : si c'était le plaisir relatif à l'objet
donné que marquait le jugement, alors le jugement serait un jugement de l'agréable.
2. LE JUGEMENT DU BEAU : SIGNE D'UNE RENCONTRE AVEC LE MONDE 183

d'âme (Gemütszustand) universellement communicable, Kant poursuit son ana-


lyse en interrogeant les conditions de possibilité d'un tel état. Il ressortira de
cette analyse que la condition d'une telle communication est un rapport à la
connaissance :
on ne peut rien communiquer universellement si ce n'est une
connaissance ou une représentation en tant qu'elle appartient à la
connaissance <Vorstellung, sofern si zum Erkenntnis gehöhrt>. Car c'est
dans cette mesure seulement que la dite représentation est objective,
et qu'elle a par là un point de référence universel grâce auquel la fa-
culté représentative de tous est contrainte à l'assentiment 76 .

Ainsi se résume la difficulté : c'est bien la communicabilité de l'état d'esprit qui


est la condition du jugement de goût (ce n'est que sur cette base qu'il peut y
avoir un jugement qui prétend à l'universalité), mais n'est communicable que
ce qui relève de la connaissance, or le jugement de goût ne doit se référer à
aucun concept. La difficulté est donc de comprendre comment le jugement
esthétique peut à la fois relever de la connaissance et ne reposer sur aucun con-
cept. C'est à cette double condition qu'un jugement peut être à la fois « objec-
tif » et « purement subjectif » comme doit l'être le jugement esthétique 77 . Le
jugement de goût n'est basé sur aucun concept et ne peut donc pas être un élé-
ment de la connaissance et pourtant le jugement de goût n'est pas sans avoir un
rapport à la connaissance en général. Concevoir la possibilité de remplir cette
double condition constitue « la clé de la critique du goût » que Kant annonçait
au début de ce paragraphe. Kant articule la seule explication qui reste possible :
l'universalité doit être purement subjective mais en rapport avec ce qui « relève
de la connaissance <zum Erkenntnis gehört> », comme il le disait plus haut de
ce qui peut être universellement partagé. Ainsi,

si l'on veut penser le principe déterminant <Bestimmungsgrund> du


jugement concernant cette communicabilité universelle de la repré-
sentation de façon purement subjective, c'est-à-dire sans un concept
de l'objet, alors ce principe ne peut être autre que l'état d'âme qui
accompagne le rapport des facultés représentatives les unes avec les
autres pour autant qu'elles rapportent une représentation donnée à
la connaissance en général < Erkenntnis überhaupt> 78 .

77. C'est bien d'une objectivité purement subjective qu'il s'agit. Ou, pour le dire autrement,
d'un subjectif qui n'a rien de privé, un subjectif qui ne se rapporte à rien de particulier dans le
sujet mais seulement au sujet dans la mesure où il est un sujet en général. C'est cette généralité
qui vaut au jugement d'être tenu pour objectif.
184 4. LA RENCONTRE AVEC LE MONDE

Voilà la clé de l'analyse transcendantale du jugement esthétique en tant que


jugement purement subjectif et pourtant universel. Le jugement esthétique
a pour principe déterminant un état d'âme qui est rencontré (der Gemütszus-
tand, der. . .angetroffen wird) dans le rapport des facultés de connaissance entre
elles pour autant qu'elles fassent ceci : rapporter une représentation donnée à
la connaissance en général. Le jugement esthétique se fonde sur l'expérience
d'un rapport entre nos facultés lorsqu'elles sont dans un état qui correspond à
l'activité consistant à rapporter une représentation non pas à un concept aussi
général soit-il, mais à la connaissance en général — ou à la connaissance en
tant que telle qui est peut-être ce que Kant vise ici avec l'expression Erkenntnis
überhaupt.
Kant s'emploie à éclaircir cette conclusion en analysant cette activité par-
ticulière des facultés qui consiste à rapporter une représentation donnée à la
connaissance en général. L'alinéa suivant poursuit donc cette analyse en quali-
fiant l'activité des facultés qui est la condition, ou le principe déterminant, du
jugement de goût. La description de cette activité fait intervenir le célèbre libre
jeu des facultés :
l'état d'âme dans cette représentation, doit-il être celui d'un senti-
ment du libre jeu des facultés au sein d'une représentation donnée
dans la perspective d'une connaissance en général 79 .

Que le rapport entre les facultés soit tel qu'il ouvre la « perspective d'une
connaissance en général » ne cessera dorénavant d'être souligné. Quand Kant
précise qu'il y va de l'imagination et de l'entendement, il répète que « l'état
d'âme éprouvé dans le libre jeu de l'imagination et de l'entendement » est pro-
duit par un libre jeu « dans la mesure où ces deux facultés s'accordent entre
elles comme cela est requis pour toute connaissance en général <wie es zu einem
Erkenntnis überhaupt erforderlich ist > 80 ». « Dans la perspective de la connais-
sance », « comme il convient à la connaissance », « comme il est requis pour la
connaissance », les formules que Kant avance pour désigner l'accord qui inter-
vient entre l'imagination et l'entendement dans leur libre jeu ne cessent d'in-
sister sur la perspective de la connaissance en général. Soulignant littéralement
l'expression « la connaissance en général », Kant explique que c'est précisément

79. « Also muß der Gemütszustand in dieser Vorstellung der eines Gefühles des freien Spiels der Vors-
tellungskräfte an einer gegebenen Vorstellung zu einem Erkenntnis überhaupt sein »(CJ, Ak V 217 ; PII
975).
80. CJ, Ak V 218 ; PII 976.
2. LE JUGEMENT DU BEAU : SIGNE D'UNE RENCONTRE AVEC LE MONDE 185

cette perspective qui est la seule explication possible de l'universalité subjec-


tive : « nous avons alors [lors du libre jeu des facultés], en effet, conscience que
ce rapport subjectif qui convient à la connaissance en général <dieses zum Er-
kenntnis überhaupt schickliche subjective Verhältnis> doit nécessairement avoir va-
leur pour tous et donc être universellement communicable 81 .» L'analyse trans-
cendantale a révélé que l'état d'âme (Gemütszustand) qui est la condition de
possibilité d'un jugement de goût est un libre jeu dans lequel l'imagination et
l'entendement se mettent dans un accord « qui convient à la connaissance en
général ». Éprouver un état d'âme qui marque la convenance à la connaissance
en général, ou à la connaissance en tant que telle, produit un plaisir spécifique.
Le jugement de goût n'est basé ni sur une connaissance, ni sur un concept.
Il ne contribue pas non plus à la connaissance. Nous avons vu que ne peut y
intervenir aucun rapport à l'objet en tant qu'objet de connaissance possible.
Néanmoins, le jugement de goût est basé sur un état d'esprit très particulier
qui s'avère être « l'état d'esprit qui s'instaure dans le libre jeu de l'imagination
et de l'entendement (dans la mesure où ces facultés s'accordent entre elles,
comme cela est requis pour toute connaissance en général)<wie es zu einem Er-
kenntnisse überhaupt erforderlich ist> 82 ». Le jugement du beau suppose qu'à
l'occasion de la représentation d'un objet se soit instauré, entre l'imagination
et l'entendement, un rapport qui se caractérise par l'accord « qui convient à
toute connaissance en général ». Ce rapport est exigé pour la connaissance ;
il est « zu einem Erkenntnisse überhaupt erforderlich ». Mais il est aussi préci-
sément le rapport qu'il doit y avoir dans la perspective de la connaissance :
il est « zum Erkenntnis schickliche ». Résumons : la clé de la critique du goût
est la reconnaissance par le philosophe que la condition du jugement de goût
est un accord entre l'entendement et l'imagination dans leur activité, et que
cette condition est aussi la condition de la possibilité de la connaissance. Le
jugement de goût peut prétendre à être universellement communiqué parce
qu'il repose sur quelque chose qui appartient à la connaissance, sans en être.
La perspective de la connaissance appartient à la connaissance (zum Erkenntis
gehöhrt) sans impliquer la connaissance sous forme de concept. Le jugement de
goût ne repose sur aucun concept, mais il prétend à l'universalité : voilà qui ne
s'explique que par un rapport à la connaissance en général qui n'implique pas

81. Ibid.
82. Ibid.
186 4. LA RENCONTRE AVEC LE MONDE

le moindre rapport à une quelconque connaissance particulière. Dans la pers-


pective de la connaissance, mais sans concept, l'activité de l'entendement et de
l'imagination qui est au fondement du plaisir esthétique est bien « l'activité qui
est requise pour une connaissance en général <zu einem Erkenntnis überhaupt
gehört> 83 ». Telle est la condition d'un plaisir qui est, en droit, universellement
communicable.
Kant situe ainsi dans un état d'âme (Gemütszustand) l'origine du jugement
de goût. Quelle est ici la découverte censée récompenser le philosophe trans-
cendantal qui découvrirait l'origine du jugement de goût ? Qu'en est-il de l'as-
surance que non seulement le philosophe transcendantal trouverait ici la clé
de cette critique, « mais du même coup, cela lui fait découvrir une propriété
de notre faculté de connaître qui, sans cette analyse, serait restée inconnue 84 » ?
C'est ici que notre lecture doit quelque peu s'aventurer, car Kant, comme nous
l'avons noté, ne répond pas directement à cette question. Il ne souligne pas ex-
plicitement en quoi l'analyse des conditions de possibilité du jugement esthé-
tique peut intéresser le philosophe qui complète le système transcendantal par
une troisième Critique. Il nous semble pourtant, que nous avons dans le para-
graphe 9 une possibilité de répondre au scepticisme radical dont Kant évoque
la possibilité dans l'introduction à la Critique de la faculté de juger. En effet, le fait
que soit possible une expérience qui ne peut que reposer sur un rapport entre
nos facultés représentatives tel qu'il est zum Erkenntnis schickliche donne à pen-
ser que nos facultés sont capables d'un rapport en accord avec ce qui est exigé
pour la connaissance, voire d'un rapport qui est destiné à la connaissance. La
critique transcendantale montre que le jugement de goût n'est possible que si
est possible un certain rapport harmonieux de nos facultés lorsqu'elles s'em-
ploient à juger une représentation donnée d'un objet. Or, si nous avons de tels
jugements, cela laisse penser que nos facultés sont capables de s'harmoniser
dans leurs activités respectives suscitées par une représentation qui provient
d'un objet empirique. Le cap est franchi pour le philosophe : il a trouvé des
raisons de croire que nos facultés peuvent coopérer dans l'appréciation d'une
Vorstellung puisque la seule manière d'expliquer la possibilité du jugement es-
thétique porte à penser que les facultés de connaissance sont à cette occasion

83. CJ, Ak V 219 ; PII 977.


84. CJ, Ak V 213 ; PII 970.
2. LE JUGEMENT DU BEAU : SIGNE D'UNE RENCONTRE AVEC LE MONDE 187

au seuil d'un jugement de connaissance 85 . Le jugement esthétique est le signe


d'une activité sensée de nos facultés de connaître à l'occasion d'une rencontre
avec le monde. Si cette activité n'arrête pas un sens, un concept pour la Vorstel-
lung qui lui est donnée, elle pourrait s'employer à cela par un léger changement
de perspective ; sans être orientée vers une connaissance, cette activité montre
l'aptitude à la connaissance en général.
Ainsi, le travail du philosophe transcendantal révèle-t-il que le jugement
esthétique n'est possible que si nos facultés peuvent effectivement s'engager
les unes avec les autres dans leur activité, à l'occasion d'une représentation qui
provient d'un objet dans le monde et cela, sur le mode qui convient à la connais-
sance en général. Le fait que nous ayons des jugements sur le beau (avec tout ce
que cela comporte) attesterait alors de la possibilité de la connaissance, et cela
bien que le jugement esthétique lui-même ne puisse porter à aucune connais-
sance 86 . Le jugement du beau ne nous fournit pas exactement une preuve de

85. Le cap est franchi, cap entre monde extérieur et facultés. Certes, après, il faut arriver à
la connaissance mais cela semblera possible dès lors que dans leur activité les facultés peuvent
s'harmoniser.
86. Peut-être faudrait-il préciser l'horizon de la connaissance. Le jugement esthétique ne
peut jamais mener à la connaissance (puisque l'objet de connaissance doit être absent pour
qu'un jugement esthétique ait lieu) et pourtant Kant semble suggérer que le jugement es-
thétique peut ouvrir la voie à un jugement théorique. En effet, empiriquement le jugement
esthétique peut conduire à un jugement théorique car le jugement esthétique risque de som-
brer dans un jugement théorique de l'objet, lorsque il cesse de s'entretenir (nous y venons, le
jugement esthétique a la particularité de s'entretenir lui-même). Tant que nous nous attardons
auprès de la représentation, sans la schématiser, le jugement esthétique peut se prolonger, mais
dès lors qu'un schématisme intervient, ce n'est plus la simple représentation qui est jugée mais
bien l'objet (comme l'indiquait notre analyse du schématisme qui constitue l'objet). S'il faut
suspendre toute connaissance d'un objet pour le juger esthétiquement, si justement l'appré-
ciation esthétique suppose qu'on ne mesure pas l'objet à l'aune des concepts (ainsi le botaniste
qui doit suspendre les connaissances qu'il a de la fleur pour en apprécier la beauté), il n'en de-
meure pas moins que ces même objets peuvent être connus. Non seulement la connaissance
des objets que l'on trouve beaux n'est pas impossible, mais on se demande même si l'expé-
rience de la beauté n'est pas destinée justement à prendre fin avec l'intervention du rapport
cognitif à l'objet. En effet, si l'expérience de la beauté est marquée par le fait que cet état d'es-
prit particulier nous conduit à nous attarder dans cet état, il tend à « conserver l'état même
de la représentation » (paragraphe 12), néanmoins nous ne pouvons maintenir indéfiniment
la contemplation. Le jeu harmonieux et libre des facultés finit toujours par être rompu quand
l'une d'elles s'empare du pouvoir et impose sa domination. Si c'est l'imagination qui prend le
dessus, on va vers le délire, mais si c'est l'entendement, alors on va vers la connaissance. Ainsi,
la déchéance du jugement esthétique en un jugement théorique est empiriquement probable.
Le jugement esthétique serait ainsi, du point de vue de l'analyse transcendantale, une proto-
connaissance. Il attesterait de la possibilité de l'harmonie des facultés dans leur activité ; la
possibilité de la connaissance dépend alors d'une condition supplémentaire, à savoir que les
facultés peuvent s'harmoniser quand c'est un concept qui donne la règle.
188 4. LA RENCONTRE AVEC LE MONDE

la possibilité de la connaissance si l'on exige d'une preuve qu'elle soit sur le


mode de la preuve logique ou ostensive. Pourtant l'analyse transcendantale du
jugement esthétique nous permet de découvrir que, dès lors que nos facul-
tés sont capables de jugements esthétiques à l'occasion de représentations qui
proviennent d'objets dans la nature, nous avons de bonnes raisons de croire
que la connaissance du monde est possible pour ces facultés. Si jugement es-
thétique il y a, c'est que les facultés de connaissance sont capables d'une ac-
tivité qui se destine à la connaissance, pourrait-on dire, en entendant dans le
« zum Erkenntnis schickliche » une convenance qui est aussi un destin. L'harmo-
nie dans l'activité dont elles font l'expérience en atteste, l'activité des facultés
à l'occasion de la rencontre avec la Vorstellung convient à l'activité cognitive.
Cette activité convient donc justement à la connaissance en général et elle sert
aussi à préparer, et orienter, vers la connaissance. Le philosophe qui s'attache
à la critique du jugement esthétique découvre que les jugements esthétiques
valent en quelque sorte comme une épreuve de soi de la raison. Le travail
de réflexion permet de saisir le sens de cette expérience en reconnaissant que
sa condition de possibilité est aussi une condition qui rend possible la connais-
sance, à savoir une collaboration possible entre l'imagination et l'entendement
à l'occasion d'une présentation donnée (gelegt pourrait-on dire, puisqu'il s'agit
d'une condition occasionnelle donnée au sujet dans la contingence de son exis-
tence). À la réflexion, les jugements esthétiques deviennent en quelque sorte
une promesse de connaissance, un signe qui nous fait penser que nous avons de
bonnes raisons d'espérer que la connaissance est possible. Voilà pourquoi l'ana-
lyse philosophique du jugement esthétique est si importante : si jugement de
goût il y a, cela veut dire que nos facultés sont capables de s'harmoniser entre
elles dans leur activité par rapport à une représentation par laquelle est donné
un objet extérieur (et, pourrait-on préciser, un objet de la nature). Il faut alors
croire qu'est possible un rapport entre nos facultés de connaissance qui est pré-
cisément celui nécessaire à la connaissance. Autrement dit, l'Analytique du beau
établit que certaines présentations mettent nos facultés dans un état dont l'ana-
lyse montre qu'il est celui qui convient à (la perspective de) la connaissance em-
pirique. Il permet de reconnaître que l'harmonie entre les facultés dans leur jeu
libre atteste de la possibilité de leur coopération en vue d'une connaissance 87 .

87. Bien entendu cette attestation n'est pas du type que voudrait y voir Karl Ameriks qui
s'emploie à soutenir l'idée que le jugement esthétique est un jugement conceptuel (voir, par
exemple, «Taste, Conceptuality, and Objectivity », Kant Actuel ; Hommage à Pierre Laberge, Mont-
réal/Paris, Bellarmin/Vrin, 2000, p.141-161).
3. LES EXEMPLES SAUVENT LA CRITIQUE 189

Dans l'œuvre kantienne, l'analyse du jugement esthétique ne sert pas seule-


ment à mieux comprendre le jugement pur de goût ; elle sert aussi à montrer
les conséquences de la possibilité d'un tel jugement. Selon notre lecture, il est
aussi donné à l'analyse du jugement esthétique de nous faire voir que nous
avons de bonnes raisons de penser que la connaissance du monde est possible.
L'expérience de la beauté se révèle être, en quelque sorte, une promesse de la
possibilité de la connaissance. Voilà la réponse ultime au sceptique : tant qu'il
y a une expérience de la beauté, il y a des raisons de penser que nos facultés
sont capables de s'approprier le monde par leur activité. Nos facultés peuvent
s'unifier dans l'appréciation de représentations qui leur viennent de l'objet ; ce
qui vient de l'intuition peut être jugé par l'entendement et l'imagination dans
une activité harmonieuse. L'expérience de la beauté atteste ainsi de la réalité
de la possibilité de juger le monde. Le jugement de goût est un signe qui nous
donne des raisons d'espérer en la possibilité de la connaissance. Le philosophe
transcendantal qui étudie les conditions de possibilité du jugement esthétique
est ainsi récompensé, non pas par une preuve, mais par un signe de la possibi-
lité effective de la connaissance. La nature a une finalité pour nos facultés de
connaissance : elle donne des occasions à nos facultés de connaître d'éprouver
leurs capacités à collaborer comme il convient pour la connaissance comme
destin. Telle serait le fond de sa finalité formelle pour nos facultés de connais-
sance.

3. Les exemples sauvent la critique

Le jugement esthétique vaut comme signe de la possibilité pour nous de


connaître le monde. Si telle est bien, selon notre lecture, la promesse de la Cri-
tique de la faculté de juger à ses lecteurs, pourtant, en proposant cela nous antici-
pons sur une étape cruciale pour l'argumentation : la preuve de l'existence des
jugements esthétiques. Nous l'avons souligné, fidèle à la méthode transcen-
dantale, l'Analytique du beau s'emploie à l'exploration des conditions de possibi-
lité du jugement de goût. Aussi la forme de son argumentation n'est pas « les
jugements esthétiques purs doivent avoir telle ou telle caractéristique », mais
plutôt « les jugements esthétiques, s'il y en a, doivent être désintéressés, néces-
saires, etc. », ou encore « pour que jugement esthétique il y ait, il faut/faudrait
un jugement désintéressé, nécessaire etc. ». La récompense, promise par Kant,
de cette analyse est précisée : le jugement esthétique doit être reconnu comme
l'attestation de la possibilité pour nos facultés d'entrer en activité en harmonie,
à l'occasion d'une Vorstellung provenant d'un objet empirique. Or, pour que les
190 4. LA RENCONTRE AVEC LE MONDE

jugements de goût attestent de la possibilité de la connaissance du monde, en-


core faut-il que des jugements de goût puissent avoir lieu. La valeur argumen-
tative de l'attestation dépend du fait que le jugement de goût a lieu. Mais Kant
le note lui-même, au paragraphe 9, il n'est pas encore établi que les jugements
esthétiques a priori sont possibles 88 .
Il ne faut pas être surpris de ce que la question de la réalité des jugements
esthétiques reste posée à ce stade de l'analyse. C'est une conséquence de la dé-
marche transcendantale : celle-ci cherche à élucider les conditions de possibilité
de telle ou telle chose, mais rien ne dit que les conditions nécessaires soient des
conditions suffisantes. La clarification des conditions nécessaires pour qu'un ju-
gement de goût ait lieu ne suffit pas à établir que de tels jugements aient lieu.
C'est d'ailleurs précisément pour les mêmes raisons tenant à la démarche cri-
tique que, même après la première Critique et son analyse des conditions de
possibilité de la connaissance, la voie reste ouverte à un scepticisme radical, un
scepticisme qui pourrait accepter toutes les analyses de la Critique de la raison
pure tout en insistant sur le fait que rien là n'indique que la connaissance du
monde soit possible. Que la critique n'ait pas répondu de la possibilité réelle
d'un jugement de connaissance du monde est ainsi à la fois une conséquence
de la méthode qu'elle prône et un problème pour l'analyse transcendantale.
Pour que l'analyse transcendantale du jugement esthétique puisse contribuer
à répondre de la possibilité effective de la connaissance, il faudrait qu'elle puisse
échapper à la difficulté analogue pour le jugement esthétique. Autrement dit,
il faudrait que la méthode transcendantale n'interdise pas une conclusion sur
la question de l'existence réelle de jugements esthétiques. Or, il nous semble
que c'est en effet précisément cela que propose la Critique de la faculté de juger
esthétique : elle propose non seulement une analyse des conditions de possibi-
lité du jugement esthétique, mais aussi une démonstration de leur existence
effective. Cette démonstration, dont nous allons nous efforcer de retracer l'ar-
gumentaire, se fait aussi rapidement que discrètement dans le premier alinéa
du paragraphe 17. Rarement commentée, elle n'en est pas moins essentielle

88. Kant explique que nous n'avons alors pas encore la réponse à la question « des jugements
esthétiques a priori sont-ils possibles et comment le sont-ils ? » CJ, Ak V 218 ; PII 977. Noter que
la question « si » et la question du « comment » sont ici juxtaposées comme pour suggérer une
équivalence ou du moins un rapport étroit. Nous essayons justement de mettre en avant cette
particularité de la troisième Critique : elle prétend non seulement répondre au « comment » de
la possibilité mais aussi au « si ».
3. LES EXEMPLES SAUVENT LA CRITIQUE 191

pour le projet critique, puisqu'elle est le dernier élément de la réponse kan-


tienne au problème évoqué dans la célèbre lettre à Herz.
Comment la réalité du jugement esthétique peut-elle être démontrée ?
Qu'est-ce qui établit qu'un jugement du beau ait jamais eu lieu ? Kant ne peut
pas en appeler à une démonstration de réalité objective sur le modèle de celle
qu'il préconise pour les concepts car il n'y a aucun exemple de jugement de
goût. En effet, « [q]ue celui qui croit prononcer un jugement de goût juge réel-
lement conformément à cette Idée, cela peut rester incertain <ungewiß> » :
il peut contrevenir aux conditions nécessaires et prononcer « un jugement de
goût aberrant 89 .» On ne pourra jamais savoir d'une instance de l'énonciation
« ceci est beau », si l'énoncé est exact, c'est-à-dire s'il nomme effectivement une
expérience de la beauté ou si au contraire il se méprend sur une expérience
de l'agréable ou du parfait. Ainsi, il est aussi impossible de montrer un exem-
ple d'un jugement pur de goût que de désigner un exemple d'acte vertueux 90 .
Confirmer l'existence de jugements esthétiques par une Darstellung, l'exhibi-
tion d'un cas d'un tel jugement, est dès lors inenvisageable. Or, l'analyse du
jugement esthétique ne donne à connaître une propriété de notre faculté de
connaissance que si ce type de jugement est possible pour nous. La démons-
tration de la réalité des jugements esthétiques s'avère donc aussi essentielle au
projet critique que difficile à concevoir dans les limites des exigences métho-
dologiques de la critique. Kant doit alors inventer une stratégie pour sortir de
l'impasse. Pour comprendre sa stratégie, notons, que ce qui importe pour la
démonstration de la possibilité de la connaissance, ce n'est pas l'existence d'un
jugement esthétique particulier. Pour que l'analyse du jugement de goût ap-
porte une réponse au sceptique, il suffit de démontrer que des jugements de
goût ont bien lieu, qu'ils sont effectivement possibles. Peu importe que chacun
fasse effectivement l'expérience de la beauté, peu importe si tous les jugements
qui déclarent, « ceci est beau », sont réellement des jugements de la beauté, il
suffirait au philosophe de s'assurer que parfois de tels jugements sont effective-
ment ce qu'ils prétendent être. Il ne faut même pas que soit identifié un seul
jugement de goût, tout ce qu'il faut c'est que l'on soit fondé à supposer que

89. CJ, Ak V 216 ; PII 974.


90. Nous y venons dans la deuxième moitié de l'étude : cela appartient pratiquement à la
définition de la vertu kantienne qu'il n'y a pas d'exemples de l'acte vertueux. Nous retrouverons
dans le domaine pratique une difficulté analogue : ce qui se présente comme, ce qui est donné
phénoménologiquement pour, un acte vertueux, ne se distingue pas phénoménologiquement
de son aberration.
192 4. LA RENCONTRE AVEC LE MONDE

l'homme est réellement capable de tels jugements. C'est précisément comme


cela que Kant aborde le problème : il ne cherche pas à nous démontrer la réa-
lité d'un jugement esthétique particulier mais prétend plutôt montrer que nous
avons (des) raison(s) de croire qu'il y a, parfois, de tels jugements.
La « démonstration » qu'il y a une raison de supposer qu'il y a (eu) des ju-
gements esthétiques, se fait de façon très concentrée dans un seul alinéa : le
premier du paragraphe 17. C'est en effet en une demi-page, aussi rapidement
que discrètement, que Kant déploie l'étape conclusive de l'argument qui doit
faire taire le sceptique. Cette étape nous intéresse doublement : d'une part,
elle nous intéresse comme conclusion de l'argumentation qui doit apporter un
nouvel élément de réponse au problème philosophique soulevé par le Beispiel
(problème du rapport entre concept et objet), d'autre part elle fournit encore
une occasion de méditer l'importance pour la pensée kantienne du poids de
l'exemple dans sa matérialité empirique. Regardons donc de près le premier
alinéa du paragraphe 17. Kant commence par rappeler encore une fois qu' « [i]l
ne peut y avoir aucune règle objective du goût 91 ». On ne peut donc pas cher-
cher un « critérium universel du goût au moyen de concepts déterminés 92 ».
Mais, explique-t-il, s'il est impossible d'énoncer un critère du beau, on peut
en revanche constater que certains objets suscitent un consensus, « c'est-à-dire
autant que possible l'unanimité <die Einhelligkeit, so viel möglich> ». Il y a une
unanimité « de toutes les époques et de tous les peuples relativement à ce sen-
timent dans la représentation de certains objets 93 ». Certains objets font l'una-
nimité « autant que possible » ; s'il n'en fait pas mention explicite, Kant pense
pourtant, sans doute, à la redécouverte des œuvres classiques. Que certaines
œuvres soient qualifiées de belles autant par les Allemands du XVIIIème siècle
que par les Grecs, des milliers d'années auparavant, voilà qui est, pour Kant,
une unanimité de tous les temps et de tous les peuples. Or, c'est la reconnais-
sance que cette unanimité est signifiante qui permet, selon notre lecture, au
philosophe critique de boucler la dernière réponse au scepticisme théorique.
L'unanimité autant que possible concernant certains objets tenus pour
beaux est, pour le philosophe critique, signifiante. Plus précisément, elle est,
selon Kant,

91. CJ, Ak V 231 ; PII 993.


92. Ibid.
93. CJ, Ak V 231-2 ; PII 993. À comparer avec l'unanimité décriée comme simple fait empi-
rique quelques paragraphes plus tôt. L'invention de la troisième critique est le tournant entre
les deux.
3. LES EXEMPLES SAUVENT LA CRITIQUE 193

le critérium empirique, si faible soit-il et à peine suffisant pour une


supposition, qui fait remonter le goût, attesté par tant d'exemples, au
principe profondément enfoui et commun à tous les hommes de leur
unanimité quand ils jugent et apprécient les formes sous lesquelles
les objets leur sont donnés 94 .

L'unanimité autant que possible, voilà le critérium qui fait remonter le goût
au principe de leur unanimité. Que doit-on comprendre ici ? Si cette phrase est
si difficile à lire c'est qu'elle semble avancer un argument circulaire : l'unani-
mité est critère d'unanimité. L'argument est difficile à suivre si l'on pense à un
critère au sens que privilégie la philosophie, à savoir comme un caractère qui
permet de distinguer. En revanche, si l'on se réfère au sens juridique du terme,
comme si souvent chez Kant, l'argument est plus clair 95 . En effet, Kant tient
que cette unanimité fonde un jugement au sens qu'elle justifie la conclusion
que le philosophe en tire. L'argument qui repose sur ce critère est celui-ci : il y
a un très large consensus sur certains objets, or, un tel consensus à travers des
circonstances empiriques si diverses, ne semble pas pouvoir relever du hasard,
donc, conclut le philosophe, ce qui est à l'origine du consensus n'est pas empi-
rique. Certes, ce qui se présente comme un jugement esthétique peut ne pas
en être un mais être plutôt un jugement qui a un fondement empirique dans
un milieu culturel donné. Qu'à une époque donnée et dans un milieu donné,
il y ait consensus sur un certain chef-d'œuvre ne permet pas de conclure que le
consensus est fondé sur la congruence de jugements purs de goût. Mais l'ob-
jection selon laquelle les jugements de goût prononcés peuvent être des juge-
ments basés sur des critères culturels d'approbation est mise à mal par l'étendue
du consensus ; il semble peu probable que le fondement empirique puisse être
le même dans des situations si éloignées dans le temps et dans l'espace. Ainsi,
l'étendue empirique d'un consensus quant au beau plaide-t-elle pour que ces
jugements ne soient pas des jugements à fondement empirique. L'unanimité

94. « die Einhelligkeit, so viel möglich, aller Zeiten und Völker in Ansehung dieses Gefühls in der
Vorstellung gewisser Gegenstände : ist das empirische, wiewohl schwache und kaum zu Vermutung
zureichende, empirische Kriterium der Abstammung eines so durches Beispiele bewährten Geschmacks
von dem tief verborgenen allen Menschen gemeinschäftlichen Grunde der Einhelligkeit in Beurteilung
der Formen, unter denen ihnen Gegenstände gegeben werden »(CJ, Ak V 232 ; PII 993-4).
95. Une décision juridique n'est pas tenue à de simples formes logiques mais aussi à une
tradition de ce qui vaut pour preuve juridique. Dieter Henrich s'appuie sur cette distinction
pour éclairer la conception kantienne de déduction, montrant que ce qui est pertinent c'est
moins la notion logique que le concept juridique (« Kant's Notion of a Deduction », Eckhart
Förster (éd.), Kant's Transcendental Deductions, Stanford, Stanford University Press, 1989, p.29-
46). Une insistance analogue sur la dimension juridique du terme « Kriterium » permet de
clarifier la démarche kantienne ici.
194 4. LA RENCONTRE AVEC LE MONDE

sert de critère au philosophe pour juger qu'il y va, dans ces jugements, de juge-
ments qui reposent sur quelque chose de profondément enfoui, mais commun
à tous les hommes 96 . Ce n'est pas une démonstration logique, mais c'est un
critère suffisant pour que tribunal y appuie son jugement.
On l'a vu, Kant situe le travail de la critique en précisant qu'il ne s'agit
pas « d'expliquer . . .d'où vient qu[e les hommes] se sont occupés de ces objets
plutôt que d'autres 97 .» La convergence ou non du goût n'est pas son affaire.
Dans le paragraphe 17, Kant en vient pourtant à faire appel au consensus qu'il
dit constater autour justement de certains objets. Plus encore, de ce consen-
sus autour de « certains objets », Kant déduit la réalité des jugements de goût.
L'étendue du consensus fonde ainsi l'affirmation que dans le goût il y va, non
pas de ce qui est contingent en chacun, mais ce qui est partagé par tous et, dans
ce sens, universel et nécessaire. Le philosophe transcendantal, dont la spéci-
ficité de la démarche dépend de la distinction entre analyse transcendantale
et empirique, admet le consensus empirique comme critère suffisant pour ju-
ger de la teneur des jugements esthétiques. Certes, l'expression « à peine suffi-
sant <kaum zureichende> » marque le malaise qu'il y a à admettre ce critérium
comme suffisant. Et pourtant le fait est là : Kant prendra ce consensus em-
pirique comme suffisant pour postuler que les jugements sur lesquels repose
l'unanimité doivent remonter à un principe partagé par tous les hommes. Argu-
mentant qu'un consensus si étendu ne peut pas être le fruit du hasard et ne peut
donc (cela revient au même) pas être seulement un consensus empirique, Kant
considère l'unanimité avec laquelle sont reconnus les chef-d'œuvres comme
une attestation de ce que les jugements qui reconnaissent cette beauté sont
fondés non pas sur un sentiment de l'agréable, mais sur un principe partagé par
tous les hommes. Selon Kant, le constat que certains d'objets ont suscité une
unanimité « aussi parfaite que possible » permet de croire que ces objets ont ef-
fectivement provoqué des jugements du beau. Dès lors, le philosophe critique
peut mobiliser ce que la critique de ces jugement esthétiques a révélé, à sa-
voir que les jugements esthétiques supposent que soient réunies les conditions
d'une rencontre productive de nos facultés avec le monde. Certes le jugement
de goût n'est pas un jugement de connaissance, au contraire nous avons vu qu'il

96. À comparer avec la description du schématisme comme art caché. Notons qu'alors que
pour le schématisme, Kant dira que cet art caché est un problème de psychologie empirique,
ici cela semble concerner une psychologie transcendantale.
97. Première Introduction, Ak XX 237 ; PII 895.
3. LES EXEMPLES SAUVENT LA CRITIQUE 195

a lieu en quelque sorte en l'absence de tout objet déterminé de connaissance.


Pourtant, puisqu'il a lieu, cela doit être le cas que la représentation d'un objet
peut plaire aux facultés de connaissance. Bref, le monde convient (gefällt) aux
facultés de connaissance ; l'entendement n'est pas condamné à rester étranger
à la nature ; l'entendement ne reste pas étranger à lui-même.
Ainsi, selon notre lecture, Kant achève la réponse critique au scepticisme
concernant la possibilité d'une connaissance non arbitraire en alléguant une
attestation de sa possibilité dans le fait que certains objets provoquent un large
consensus quant à leur beauté. Selon la troisième Critique, l'expérience de la
beauté est attestée par un fait empirique : l'existence d'une « unanimité » « aussi
large que possible ». Notons comment cette unanimité est elle-même consta-
tée : Kant ne suggère pas qu'il faille constater cette unanimité des jugements
en recueillant les multiples affirmations qui ont pu s'énoncer. Il affirme plutôt
que ce consensus est « attesté par tant d'exemples ». Les exemples en question
ne sont pas des exemples de jugements mais bien des exemples d'objets. Le
goût est attesté par des exemples ; ce qui atteste de la réalité du goût ce sont
des exemples. En effet, Kant dira du goût qu'il doit sa vérité aux exemples :
c'est « eines so durches Beispiele bewährten Geschmack ». Voilà qui dit que ce sont
les exemples qui assurent la vérité du goût (pour le philosophe). Les exemples
« rendent vrai » le goût comme événement, comme possibilité, comme fait. Les
exemples certifient les jugements esthétiques. Jamais nous n'aurons de confir-
mation définitive d'aucun jugement esthétique particulier, mais les exemples
attestent de ce que des jugements esthétiques ont lieu qui reconnaissent la na-
ture exceptionnelle de ces exemples. La preuve de l'existence des jugements
esthétiques se fait ainsi non pas en prouvant la réalité d'un seul jugement de
ce type, mais en découvrant qu'on est fondé à penser qu'il doit y en avoir eu
un nombre incalculable 98 . Pour Kant, la preuve de la réalité d'un jugement
esthétique ne pouvait se faire par un exemple, mais la preuve des jugements

98. Un nombre incalculable : surtout parce que le chiffre serait sans signification. Peu im-
porte, pour l'argumentation kantienne, quelle proportion des déclarations d'approbation du
Laocoon sont fondées sur un jugement de goût pur, et quelle proportion ne relève que d'une
appréciation selon des règles empirico-culturelles. Seul importe le fait qu'il semble impos-
sible que toutes ces déclarations marquent un jugement empirique — la coïncidence serait
incroyable. Qu'il y ait des phénomènes de mode est évident. Mais que certains exemples ré-
sistent aux modes passagères, voilà qui démontre que l'approbation esthétique ne peut être
seulement le résultat d'une mode
196 4. LA RENCONTRE AVEC LE MONDE

esthétiques en général est faite par des exemples 99 . L'autre de la démonstration


par l'exemple aura été l'attestation par des exemples.
Ainsi se termine la « démonstration » de la possibilité de la connaissance du
monde proposée par la Critique de la faculté de juger. Le fait que des jugements de
goût ont lieu donne à penser que nos facultés peuvent entretenir entre elles, à
l'occasion de la représentation d'un objet, les rapports nécessaires à la connais-
sance en général. Ce fait est lui-même posé/reconnu par ce tribunal de la raison
pure sur la base d'un fait empirique (l'existence d'un large consensus concer-
nant certaines œuvres) couplé avec une analyse transcendantale (l'analyse qui
permet de dire qu'un tel consensus ne s'explique que comme le résultat de ju-
gements qui repose sur ce que partagent tous les hommes). Un fait est ainsi
investi d'une signification plus qu'empirique puisque le philosophe prétend y
déceler le résultat positif d'une mise à l'épreuve du jugement esthétique par des
exemples. Cette démonstration n'est pas, bien entendu, une démonstration lo-
gique ; elle est « à peine suffisante 100 ». Et pourtant, c'est grâce à elle, que le tri-
bunal peut prétendre rendre son verdict sur les conditions de possibilité de la
connaissance théorique. Ce sont des exemples qui accréditent la thèse qu'il y a
des jugements de goût ; l'existence de ces jugements de goût atteste de la pos-
sibilité d'une activité sensée de nos facultés en réponse au monde dans lequel il
nous est donné de vivre. Des exemples empiriques, exemples qui sont indisso-
ciablement exemples-objets et exemples-jugements, attestent de la capacité des
hommes en général à juger esthétiquement ; cela atteste de la capacité de leur
facultés d'engager une activité harmonieuse et donc productive à l'occasion de
la représentation d'un objet. Ainsi le sauvetage du projet critique, le sauvetage
de ce fantasme d'une connaissance qui se confirme avec éclat dans un exemple
qui s'exhibe comme connaissance, se fait grâce à des exemples dont on peut
être amenés à penser qu'ils sont la trace d'un jugement qui est tout autre et qui
vient pourtant confirmer que les conditions de possibilité pour un jugement
de connaissance non chimérique peuvent être réunies.

99. C'est en quelque sorte un argument statistique qui fournit ainsi le dernier élément (faible
mais à peine suffisant, comme dit Kant) de l'argumentation critique au sujet de la connaissance
théorique ! C'est en effet l'improbabilité de trouver un consensus, tel celui que provoqué par
certains objets particuliers, si les jugements étaient des jugements de l'agréable, qui oblige à
penser que les jugements qui s'accordent ainsi ont une base a priori et sont donc des jugements
esthétiques.
100. Mais n'est-ce pas là la seule manière de répondre au sceptique : en déplaçant le pro-
blème plutôt qu'en essayant de contrer ses objections sur le terrain de la démonstration ? La
régression infinie guette toujours la réponse au scepticisme. Pour la déjouer, il faut déplacer
un déplacement du débat.
3. LES EXEMPLES SAUVENT LA CRITIQUE 197

La Critique de la raison pure n'avait pas permis d'établir la possibilité pour la


raison humaine d'acquérir des connaissances de la nature. Ce n'était d'ailleurs
pas son ambition : elle avait affiché l'ambition d'expliciter les conditions de
possibilité d'une connaissance légitime, d'une connaissance digne de ce nom,
portant sur le fondement de la possibilité de connaître, et non pas de démon-
trer l'existence de telles connaissances portant sur la nature. Que Kant ait par
ailleurs considéré l'existence de telles connaissance comme un fait n'y chan-
geait rien : il revendiquait alors de ne pas s'interroger sur le fait de leur réalité
mais sur leurs conditions de possibilité. Mais, sans doute fallait-il s'y attendre,
la question que l'analysant s'était interdite s'avère incontournable pour ache-
ver l'analyse. La critique ne peut éviter le problème du fait ; comme l'explique
l'Introduction à la Critique de la faculté de juger, elle est amenée à penser qu'il lui
faut établir non pas un fait de la raison mais un fait de la nature. Plus exac-
tement, le dernier assaut du scepticisme théorique lui fait admettre que les
conditions de possibilité de la connaissance humaine ne dépendent pas toutes
de la raison ; le fait de la connaissance est indissociablement un fait de la nature.
Aux analyses de la première Critique, il manque en effet l'analyse d'une dernière
condition de possibilité de la connaissance, la condition qui tient à la nature
particulière du monde dans lequel — contingence — il est donné à la raison de
se trouver. Se demander si le monde peut être connu par concepts (Begriffe),
voilà qui revient à se demander si le monde est tel que la raison peut y trou-
ver prise pour son activité. La Critique de la raison pure a bien mis en évidence
la possibilité d'une procédure par laquelle nos facultés pourraient constituer
une connaissance théorique non arbitraire à partir d'intuitions et de catégo-
ries. Encore faut-il, dernière condition, que cette procédure soit susceptible de
s'engager. Si le plus-qu'exemple qu'est le schème permet bien d'envisager la
possibilité d'une subsomption non arbitraire de l'intuition sous un concept pur
de l'entendement, c'est la capacité de l'entendement et de l'imagination à s'en-
tendre sur le pas-encore-exemple de « l'objet » beau qui atteste de la possibilité
effective d'une telle activité 101 .
Selon Kant, le problème qu'il soulève dans la lettre à Herz aura été le point
de départ de la philosophie critique. Notre lecture suggère que la réponse cri-
tique à ce problème vient en plusieurs temps. Pour établir la possibilité d'un

101. Si, comme nous le suggérons, pour être désintéressé, le jugement doit être un jugement
« avant » l'objet, alors on peut dire que ce qui est jugé, c'est une Vorstellung qui n'est pas encore
Vorstellung de l'objet ou — cela revient au même si le schématisme est performatif — une
Vorstellung du pas-encore-objet.
198 4. LA RENCONTRE AVEC LE MONDE

rapport non arbitraire entre nos concepts et l'expérience, l'analyse critique doit
articuler une démonstration des conditions de possibilité au niveau des pou-
voirs de connaissance (Erkenntnisvermögen). Le philosophe critique présente
d'abord pour cela l'hypothèse d'un coup de force rendu possible par le super-
exemple qu'est le schème, coup de force qui dissoudrait le problème du fon-
dement du rapport entre concept et objet en imposant (la légitimité de) ce
rapport. Revendiquée comme réponse critique au problème, la procédure que
rend possible le schème est pourtant assez peu explicitée. En l'explicitant nous
avons vu qu'elle suppose que le rapport entre concept et objet soit identifié, et
posé, par une reconnaissance performative ; voilà qui assure qu'il est toujours
reconnu comme déjà légitimé par la procédure syllogistique qui le pose. Basé
sur le principe a priori du syllogisme, le jugement qui subsume l'intuition sous
le concept pur serait, selon l'argumentation de la Critique de la raison pure, légi-
time. Or, cette assurance de la légitimité possible des jugements synthétiques
a priori, si cela a été l'ambition même de la critique, ne suffit pourtant pas à
celui qui veut passer définitivement outre le scepticisme. C'est ainsi que, dans
un deuxième temps, la Critique de la faculté de juger doit avancer une argumen-
tation qui ne fait plus appel à un exemple parfait constitué par un art secret de
notre esprit, mais plutôt cette fois à un exemple empirique désigné exemple
par un consensus, sans que le critère de désignation prête à une vérification
directe 102 . C'est l'exemple empirique qui apporte le critère empirique à peine
suffisant pour attester de la réalité du jugement de goût, ce qui atteste indi-
rectement de la possibilité de juger le monde 103 . Le jugement du goût, celui
qui juge le pas-encore-exemple qu'est la Vorstellung sans concept 104 , voilà la

102. Si le jugement esthétique exige l'assentiment de chacun, pourtant, aucun jugement es-
thétique ne peut être soumis au public pour confirmation.
103. Notre objet ici étant de suivre la problématique de l'exemple, notre lecture s'est em-
ployée à suivre le fil de la justification du rapport entre concept et objet. Ceci nous conduit à
articuler les conclusions de la critique de la faculté de juger esthétique avec les acquis de la pre-
mière Critique en mettant en lumière sinon une continuité (la troisième poursuivant le travail
de la première Critique « plus loin »), au moins une progression (la troisième Critique venant
s'ajouter à la première). Or, cette lecture n'exlut aucunement — au contraire — de souscrire
à une lecture de ces textes telle celle d'Eric Weil qui souligne plutôt que la troisième Critique
prend en charge « un nouveau problème fondamental » : « ce fait de la perception d'une struc-
ture concrète, de structures concrètes » (« Sens et fait » Problèmes kantiens, Paris, Vrin, 2ème éd,
1990, p.64). Selon Weil, « le sens est un fait, les faits ont un sens, voilà la position fondamentale
de la dernière Critique » (ibid., p.65). Nous ne pouvons que reprendre cette formulation.
104. Nous parlons du « pas-encore-exemple » parce que, comme l'a explicité notre discussion
de la première condition du jugement esthétique, le jugement du beau doit se faire « avant »
3. LES EXEMPLES SAUVENT LA CRITIQUE 199

meilleure preuve de la possibilité réelle de la connaissance — et cela non pas


malgré, mais bien parce que, c'est une preuve indirecte. Comme nous le sou-
lignions, la difficulté à prouver la possibilité réelle d'une connaissance de la
nature en général tient à la nécessité pour Kant d'inventer une forme possible
pour cette preuve. C'est chose faite avec la preuve indirecte tirée des exem-
ples de beauté 105 , des exemples qui « prouvent » (bewähren) le goût et, par
là, le rapport des facultés de la connaissance au monde qui promet la possi-
bilité de la connaissance du monde. L'analyse du jugement esthétique apporte
ainsi à la raison une Erkenntnis de sa propre capacité à connaître le monde par
concepts : l'analyse conceptuelle d'un jugement qui n'est fondé sur aucun con-
cept, montre que les facultés de connaissance sont non seulement destinées à
connaître, mais encore adaptées à ce destin.
Voilà que se conclut un certain parcours qui visait à élucider ce qui se
joue avec l'exemple dans le domaine théorique. Partant de l'association de
l'exemple avec la Darstellung, nous avons avancé que l'exemple est en quelque
sorte à la fois le nom du problème qui donne naissance à la critique et le mo-
dèle de la solution kantienne au problème : pour expliquer comment est pos-
sible un rapport non arbitraire entre représentations et choses, Kant va cher-
cher à expliquer comment il est possible que nous prenions des exemples pour
preuve de réalité objective des concepts. Nous avons voulu montrer que l'ex-
plication critique de cette possibilité kantienne passe par le schématisme, mais
aussi par la critique du jugement esthétique. En effet, la théorie du schéma-
tisme, cette théorie de la possibilité d'exemples irréprochables, ne suffit pas
pour répondre de la possibilité pour nos facultés de connaissance de saisir le
monde ; le philosophe doit aussi faire appel à une argumentation qui s'appuie
sur ces exemples dont on ne sait finalement jamais si ce sont des exemples,
à savoir certains exemples empiriques de chefs-d'œuvres artistiques admirés
par une unanimité empirique. Le repérage des fonctions de l'exemple dans la
pensée kantienne de la philosophie théorique nous conduit ainsi à ces exem-
ples pluriels mais indéterminées de la Critique de la faculté de juger comme der-
niers maillons d'une longue argumentation par laquelle Kant entend sauver la

qu'il n'y ait un objet possible pour nous, avant que la Vorstellung puisse être un exemple, avant
qu'elle puisse être Darstellung.
105. C'est chose faite puisque cette preuve retourne sa propre faiblesse en force : certes, ce
n'est pas une preuve qui se légitime par la légitimité de la logique. C'est pourtant une démons-
tration.
200 4. LA RENCONTRE AVEC LE MONDE

critique du scepticisme qui ne cesse de la hanter en inventant un tout autre


rapport à l'exemple que celui qui la hante aussi, l'exemple impossible et né-
cessaire, preuve immédiate de sa propre réalité et pertinence. La cure de la
Selbsterkenntnis oriente vers une pensée de l'exemple qui n'est plus ni l'exemple
de l'anatomiste démontrant la pertinence de son discours, ni l'exemple du mé-
decin établissant un rapport à la chose comme il peut, ni encore l'exemple du
juge faisant l'exemple par sa reconnaissance, mais l'exemple probant sans être
certain, l'exemple qui montre le chemin si on le choisit. Ainsi, la troisième Cri-
tique apporte-t-elle une nouvelle conception de l'exemple qui permet à Kant,
aux limites de la méthode transcendantale, de réagir au scepticisme concernant
la connaissance qui donne la première impulsion au projet critique. Passés les
enfers de la contradiction entre impossibilité et nécessité de l'exemple, l'analyse
transcendantale conduit à dépasser le fantasme d'un exemple qui s'impose de
lui-même pour découvrir un salut dans des exemples dont le statut semble si
ténu. Le tribunal de la raison aura fait l'épreuve de sa propre pertinence, sauvé
par sa capacité à sauver les exemples.
Deuxième Partie
CHAPITRE 5

L'impossibilité de l'exemple comme condition de possibilité


de (penser) la vertu

L'exemple (Exempel) est un cas particulier d'une règle pratique, pour


autant que cette règle représente une action comme praticable ou
impraticable 1 .

Ainsi Kant définit-il la fonction de l'exemple dans le domaine pratique par


opposition à l'exemple qui opère dans le domaine théorique. L'Exempel n'a rien
à voir avec la démonstration que fournit le Beispiel théorique. L'Exempel est,
comme le Beispiel, un cas d'une règle, mais il s'agit d'une règle pratique et, se-
lon Kant, cela change tout. Kant insiste en effet sur le fait que l'Exempel et le
Beispiel n'ont rien en commun. Si tous deux semblent, d'une certaine manière,
proposer un cas particulier d'une règle (le cas d'un concept théorique pour le
Beispiel, le cas d'une règle pratique pour l'Exempel) pourtant, dit Kant, « prendre
exemple (Exempel) de quelque chose et introduire un exemple pour expliciter
une expression sont des concepts totalement différents 2 ». Qu'entend Kant par
prendre exemple (ein Exempel nehmen) ? Voilà ce qu'il faut comprendre pour sai-
sir le rôle de l'exemple dans le domaine pratique. Quel rôle Kant attribue-t-il
ici à l'exemple ? Quelle efficace permet à l'exemple de jouer ce rôle ? Quels sont
les enjeux de cette efficace, de ce jeu ?
Nous avons repris, sans l'interroger, la distinction entre théorique et pra-
tique qui organise la double définition de l'exemple donnée dans la Métaphy-
sique des mœurs. Il nous a semblé que son importance pour Kant nous imposait
de l'accepter comme point de départ pour une analyse 3 . Si nous avons esquivé

1. MM, Ak VI 479-80n ; PIII 777n.


2. Ibid.
3. C'est en effet notre parti pris que de tenter un commentaire du texte kantien en accep-
tant cette distinction comme essentielle. Ceci ne doit bien entendu pas empêcher de veiller
aux limites de la distinction ou de prendre conscience qu'avec cette distinction Kant pose aussi
d'emblée une hiérarchie, puisque c'est le pratique qui a le privilège de donner son sens à la re-
cherche philosophique. Ce privilège fondateur du pratique à l'égard du projet philosophique
204 5. L'IMPOSSIBILITÉ DE L'EXEMPLE

une réflexion sur la distinction plutôt que d'en interroger l'artifice méthodo-
logique, nous verrons que le rôle de l'exemple nous amène à considérer non
seulement des artifices de la méthode, mais aussi la méthode des artifices. Nous
voulons en effet, avancer que l'exemple joue un rôle crucial dans le système cri-
tique parce que celui-ci nous contraint à penser qu'il faut de la méthode, mais
aussi de l'artifice, et de l'artifice comme méthode, pour prétendre à l'usage de la
raison. Pour l'heure, et pour entamer une analyse du rôle de l'exemple dans
le domaine pratique, revenons au texte qui appelle la note dans laquelle sont
données les définitions de l'Exempel et du Beispiel. Le passage qui appelle cette
note se trouve au paragraphe 52 de la Métaphysique des mœurs. Nous sommes
dans la Méthodologie dont l'enjeu est explicité dès sa première phrase : il y va de
l'acquisition de la vertu. L'acquisition de la vertu est, selon la pensée critique,
une nécessité pratique qui se déduit du concept même de la vertu : « [q]ue
la vertu doive être acquise (qu'elle ne soit pas innée), cela se trouve déjà dans
son concept sans qu'il soit besoin d'en appeler à des connaissances anthropolo-
giques issues de l'expérience 4 ». Dès lors, l'analyse kantienne se doit d'expliquer
comment l'acquisition de la vertu est possible. Kant pose que l'acquisition de
la vertu exige, d'une part, l'acquisition de la doctrine et, d'autre part, l'exercice
de la vertu. Il explique que, puisqu'elle peut faire l'objet d'un enseignement, il
faut bien qu'il y ait une doctrine de cette vertu « [m]ais comme la simple doc-
trine, exposant comment on doit se conduire pour se conformer au concept
de la vertu, ne donne pas encore la force de mettre les règles en pratique »,
il faut aussi envisager, comme l'ont fait les stoïciens, que la vertu doive être
cultivée, exercée. Si la didactique doit permettre à l'élève d'apprendre la doc-
trine morale, c'est l'exercice qui — selon ce passage — doit donner « la force de
mettre les règles en pratique ». Savoir ce que l'on doit faire, voilà déjà un défi,
mais, et Kant ne nous le laisse jamais oublier, encore faut-il savoir comment
on pourrait faire ce que l'on doit faire. Savoir ce que l'on doit faire n'est pas sa-
voir faire ce que l'on doit faire. C'est d'ailleurs précisément parce que le devoir
n'est pas une affaire de savoir qu'il y a un domaine pratique, un sens pour les
termes « devoir », « vertu » et « moralité ». La moralité n'est pas seulement un
savoir-doctrine c'est aussi un savoir-faire : pour agir vertueusement il faut non

(privilège que, par exemple, la tradition antique ne concéderait pas, préférant accorder le pri-
vilège à la contemplation du vrai) nous l'assumons, après/avec Kant.
4. MM, Ak VI 477 ; PIII 774.
5. L'IMPOSSIBILITÉ DE L'EXEMPLE 205

seulement une force d'analyse pour identifier ce qu'il faut faire, mais encore
une force pour faire, ou se faire faire, ce que l'on doit faire.
La vertu n'est donc pensable, pour le philosophe critique, qu'en rapport
avec le défi de « faire » ou de mettre en œuvre ce que la doctrine permet
d'exprimer comme devoir. Kant formule avant tout ce problème de mise en
œuvre en termes de force lorsqu'il propose de s'interroger sur la force néces-
saire pour mettre en œuvre les principes pratiques. Comment les principes
pratiques peuvent-ils avoir une force sur l'esprit de telle manière que celui-ci
cesse d'être mû par les seules forces de la nature ? Quelle force pour laisser place
à la force propre de la vertu ? Kant s'impose de répondre à ces questions autant
que de proposer une doctrine de la vertu. Or, c'est précisément le problème de
la mise en œuvre de la doctrine de la vertu qui va susciter une théorie originale
du rôle de l'exemple. Selon notre lecture, c'est en effet l'exemple qui permet
à la pensée kantienne de répondre de la possibilité de donner force à la vertu.
Si l'Exempel, dont il est question dans cette définition, n'apparaît que tardive-
ment, et discrètement, dans l'œuvre kantienne, il marque pourtant un élément
essentiel de sa pensée : sa dernière réponse au problème de la descriptions des
conditions de possibilité de l'acquisition de la vertu. La recherche d'un nou-
veau vocable pour désigner l'exemple en est aussi un signe : la pensée pratique
de Kant découvre dans une nouvelle conception de l'exemple un des éléments
essentiels de sa propre réussite.
La définition d'un rôle spécifique pour l'exemple pratique intervient dans
la section qui est consacrée à l'enseignement doctrinal, mais nous allons voir
que la distinction entre la doctrine d'une part, et sa mise en œuvre d'autre part,
n'est tenable que jusqu'à un certain point. En effet, sans doctrine de la mise en
œuvre, aucune doctrine de la vertu ne peut avoir de sens pour la pensée cri-
tique. Qui plus est, la doctrine de la mise en œuvre de la doctrine c'est à la fois
la mise en œuvre et la doctrine, indissociablement. L'exemple est en quelque
sorte le lieu même où les deux se croisent. Si, distinguant entre doctrine et
ascétique, Kant semble suggérer qu'il s'agit d'abord d'apprendre ce qu'il faut
faire et ensuite d'apprendre comment faire ce qu'il faut faire, pourtant, là où la
pensée kantienne avance une méthodologie pour « donner la force aux règles
pratique », nous allons voir que la logique sur laquelle repose son argumenta-
tion s'oppose justement à une telle description des enjeux : selon le dire même
de Kant, articuler un projet pour ensuite l'exécuter ne peut jamais relever d'une
moralité digne de ce nom. Le parcours critique conduit ainsi à conclure que,
206 5. L'IMPOSSIBILITÉ DE L'EXEMPLE

envisager une séquence selon laquelle on détermine d'abord conceptuellement


l'action à accomplir pour ensuite (s')exécuter, cela revient à rester dans une
logique de la causalité de la nature. Si l'on veut envisager la causalité de la
liberté, il faudra concevoir une autre articulation que la détermination de l'ac-
tion suivie de son exécution ; il faudra envisager une autre modalité de la mise
en œuvre que celle qui gouverne une telle procédure d'exécution d'un pro-
gramme déterminé par des règles.
Le rôle de l'exemple vis-à-vis de la moralité s'inscrit donc explicitement
dans le cadre de la pédagogie, mais les enjeux de la pédagogie ne se cantonnent
pas à la scène du maître devant son élève. L'appel à l'exemple dans l'éducation
morale n'a certes en soi rien d'exceptionnel. Mais, nous allons le voir, la moda-
lité précise de l'appel à l'exemple doit refléter, et même faire, la spécificité de
l'approche critique. Sans doute la définition du rôle de l'exemple dans l'éduca-
tion morale reflète-t-elle toujours la manière particulière qu'a un philosophe
d'envisager la vertu. Mais il nous semble — et c'est ce que cette lecture tentera
de montrer — que son rapport à l'exemple est non seulement cohérent avec la
conception kantienne de la vertu dans sa formulation radicale, mais bien plus
peut être constitutif de celle-ci, et cela malgré le fait que la vertu kantienne se
définisse par une certaine exclusion de l'exemple. Autrement dit, la définition
du rôle de l'exemple n'est pas seulement une conséquence du concept kantien
du devoir, mais contribue aussi à le rendre possible. Non seulement l'exemple
a un rôle à jouer dans la conception critique de l'éthique, non seulement ce rôle
est le reflet de caractéristiques essentielles de la vertu selon Kant, mais on peut
aussi dire que, sans l'exemple, Kant ne peut pas proposer une pensée de la vertu
qui tienne, selon les exigences mêmes de la méthode critique. Il nous semble
en effet, que l'œuvre kantienne nous invite à penser que ce n'est qu'en acqué-
rant un certain rapport à l'exemple que l'on peut acquérir la vertu. Or, dans la
mesure où le concept kantien de vertu comprend l'idée d'une acquisition de
celle-ci, on peut penser que l'accès que donne l'exemple à la vertu appartient
à la définition même de celle-ci. Son rapport à l'exemple est ainsi constitutif
de la vertu selon Kant et notre rapport à Kant doit aussi être exemplaire pour
pouvoir y lire son concept de l'exemple.
Voilà les grandes lignes de la lecture que nous voulons proposer dans la
deuxième partie de cette étude. Nous commencerons par analyser la condam-
nation que fait Kant de l'usage de l'exemple comme outil pédagogique (cha-
pitre 5). Nous examinerons ensuite, en deux temps, les propositions kantiennes
1. LA PENSÉE PRATIQUE SE VEUT SANS EXEMPLE(S) 207

quant à la méthodologie de la philosophie pratique : il s'agira d'abord de


prendre acte de la solution que propose la Critique de la raison pratique (chapitre
6), et ensuite de développer une autre réponse qui s'esquisse dans les ouvrages
tardifs tels que la Métaphysique des mœurs (chapitres 7 et 8).

1. La pensée pratique se veut sans exemple(s)

Notre lecture va nous conduire à affirmer que l'exemple est un concept


essentiel pour la pensée pratique de Kant. La pensée de l'exemple, qui se des-
sine dans les textes pratiques tardifs, nous semble non seulement essentielle
pour répondre à un certain nombre de problèmes que se pose la démarche
critique, elle nous semble aussi difficilement contournable pour penser notre
propre rapport à la pensée kantienne. Il n'est paradoxal qu'en apparence que,
annonçant par avance que la lecture doit reconnaître la grande importance
de l'exemple dans le domaine pratique, nous commencerons par noter que
Kant condamne explicitement l'exemple de vertu comme inutile, dangereux,
mais aussi impossible. Le caractère multiple de la condamnation est ici encore
signe d'une difficulté — pas facile, semble-t-il, pour Kant d'écarter l'exemple.
En condamnant l'exemple comme inutile, dangereux, et impossible, Kant re-
tombe dans la « logique du chaudron » qui, nous l'avons souligné, gouverne
ses analyses de l'exemple dans le domaine théorique 5 . Ici aussi, l'intervention
d'une telle logique nous semble indiquer qu'il se joue quelque chose d'impor-
tant. Voilà qui rend moins paradoxal qu'il ne pouvait y paraître qu'une lecture
puisse partir des multiples condamnations de l'exemple par Kant pour se diri-
ger vers des analyses selon lesquelles l'exemple a un rôle essentiel à jouer dans
cette pensée.
La « connaissance pratique » est celle « par laquelle je me représente ce qui
doit exister ». L' « usage pratique de la raison » est celui « qui fait connaître
a priori ce qui doit arriver 6 ». Connaître ce qui doit arriver, savoir ce que je
dois faire, voilà, pour Kant, le but même de l'entreprise philosophique 7 . Le
projet critique de la Selbsterkenntnis dérive son intérêt et son urgence de ce

5. Cf. chapitre 2.
6. CRP, A633 / B661 ; PI 1240.
7. La fin la plus ultime de tout le travail de la philosophie, c'est savoir ce qu'il faut faire.
Kant le pose clairement dès la première Critique : « [t]ous les préparatifs de la raison, dans le
travail qu'on peut appeler philosophie pure, ne sont donc en réalité dirigés que vers les trois
problèmes en question. Mais ceux-ci ont eux-mêmes à leur tour une fin plus éloignée, savoir ce
qu'il faut faire, si la volonté est libre, s'il y a un Dieu et une vie future » (A800 / B828 ; PI 1362).
208 5. L'IMPOSSIBILITÉ DE L'EXEMPLE

qu'elle est nécessaire pour que la philosophie puisse (re)trouver une légitimité
dans son projet d'assurer la découverte/reconnaissance de ce que je dois faire,
de ce qui doit exister. Si la réflexion philosophique en général se justifie par
cette référence au domaine pratique, pourtant, afin qu'elle puisse être menée
à bien, Kant insiste sur la nécessité de poser une distinction radicale entre le
domaine théorique et le domaine pratique. Kant définit ces domaines en dé-
finissant leurs objets respectifs. Il y a, selon Kant, deux ordres de loi : celui de
la nature et celui des mœurs. « La législation de la raison humaine (la philoso-
phie) a deux objets : la nature et la liberté ; et par conséquent elle comprend la
loi de la nature aussi bien que la loi des mœurs 8 .» Cette distinction organise
la double définition de l'exemple qui fournit le point de départ de notre étude
comme elle organise toute l'œuvre critique. La pensée pratique doit s'occu-
per non pas de ce qui est, de ce qui a eu lieu, ou aura lieu, mais de ce qui doit
être : « [l]a philosophie de la nature porte sur tout ce qui est ; celle des mœurs
seulement sur tout ce qui doit être 9 ». Comme il le rappelle sans cesse, Kant
n'utilise pas le terme pratique pour désigner l'application d'une théorie (il dira
que c'est là une question de technique pratique 10 ) mais bien pour désigner un
domaine de pensée qui a un objet propre, à savoir la liberté. La distinction
entre théorique et pratique est ainsi une distinction fondée sur une différence
d'objets, mais nous pourrions aussi l'exprimer à travers la différence du statut
de l'exemple dans chacun des domaines : alors que dans le domaine théorique
la possibilité de l'exemple est essentielle pour assurer la réalité objective des
concepts, c'est l'impossibilité de trouver un exemple de la vertu qui caractérise
d'abord le domaine pratique. Ce n'est pas en ces termes que Kant exprime la
distinction entre les domaines mais il semble possible d'articuler le rapport dif-
férent que la raison, dans son activité, peut entretenir avec la nature, d'une part,
et avec la liberté, de l'autre, en termes de deux rapports à l'exemple. Que dans
les deux cas le statut de l'exemple soit ambigu — tiraillé entre impossibilité et
nécessité — ne fait que préciser la distinction, puisque le problème qui hante
la pensée critique, et qui rend problématique le statut de l'exemple, est diffé-
rent dans les deux domaines. Dans le domaine théorique, nous l'avons vu, le

8. CRP, A840 / B868 ; PI 1390.


9. Ibid.
10. Selon la Première Introduction à la Critique de la faculté de juger, les propositions qui « ap-
partiennent à l'art de réaliser ce dont l'on veut que cela soit » sont des propositions techniques,
même lorsqu'elles visent un état de fait lié au pratique (Ak XX 199 ; PII 852). Kant tient ainsi à
corriger une faute commise dans les Fondements de la métaphysique des mœurs.
1. LA PENSÉE PRATIQUE SE VEUT SANS EXEMPLE(S) 209

problème majeur dont l'exemple est à la fois le nom et la solution, porte sur
le fondement du rapport établi par la pensée entre l'objet et la représentation.
Si dans le domaine pratique, l'exemple sera aussi dénoncé comme symptôme
d'une erreur pour ensuite être réhabilité comme réponse à un problème essen-
tiel, cette fois le problème concerne la possibilité de l'éducation morale.
Revenons à cette formulation très massive que nous avancions : la pen-
sée théorique cherche à penser les conditions de possibilité de la possibilité de
l'exemple, la pensée pratique traite au contraire de la pensée là où l'exemple
est impossible. Selon Kant, on doit pouvoir trouver des exemples pour tous les
concepts de la pensée théorique, sans quoi on n'a aucune assurance de ne pas
être dans une fiction arbitraire. Certes, la philosophie critique se donne la tâche
de questionner la possibilité même de l'exemple puisque la question qui ouvre
la voie au projet d'une philosophie critique — d'où vient l'accord entre nos re-
présentations et le monde ? — soumet à interrogation l'évidence de l'accord
que l'exemple prétend montrer. Mais prendre ce qui revient à une interroga-
tion de la possibilité de l'exemple comme point de départ, n'empêche pas à
la philosophie théorique de prendre aussi comme modèle de démonstration
l'exemple entendu précisément comme démonstration de l'accord. L'exemple
reste, pour Kant, l'occasion de la preuve de l'accord entre nos représentations et
le monde dans un cas particulier ; il reste le modèle de la possibilité de consta-
ter la légitimité de la théorie ; l'exemple démontre qu'il y a un rapport non
arbitraire entre concept et objet, théorie et monde. La possibilité même de
la pensée théorique dépend de la possibilité de l'exemple comme preuve de
réalité du concept. Le philosophe est, certes, contraint à un important travail
pour le justifier, mais l'exemple reste pour lui le modèle de la preuve de la réa-
lité objective des concepts. Dans le domaine pratique en revanche, la réflexion
se déploie à partir de l'impossibilité d'un tel exemple. Kant soutient en effet
que c'est une fiction que de prétendre pouvoir trouver un exemple qui puisse
servir de preuve de la réalité objective des concepts pratiques. Plus, pour la
philosophie kantienne, l'exigence qu'il ne puisse y avoir aucune présentation
d'un cas qui démontre la réalité objective de la vertu vaut presque pour dé-
finition de la vertu. Selon Kant, l'impossibilité d'une adéquation entre un cas
particulier empirique et la loi morale sera, en effet, une condition de possibilité
pour que la loi morale ait un sens et une spécificité. Pour la pensée critique,
l'impossibilité de l'exemple de vertu est une condition de possibilité de la loi
morale.
210 5. L'IMPOSSIBILITÉ DE L'EXEMPLE

L'affirmation que l'exemple de vertu est impossible peut sembler étrange,


surtout au vue d'une définition explicite d'un rôle pour l'exemple ; elle se justi-
fie pourtant si l'on entend encore ici « exemple » dans le sens que lui donne la
pensée théorique. En effet, il n'est pas question pour Kant d'admettre un exem-
ple qui soit preuve de la réalité de la vertu. Selon lui, il est impossible de consta-
ter un seul cas d'un acte vertueux dans l'expérience. Kant articule à ce propos
deux argumentations différentes : selon la première, présentée dans les Fonde-
ments, c'est le constat d'un tel cas qui est impossible, mais selon la deuxième,
qui est articulée dès la première Critique, c'est l'existence même d'un tel cas qui
doit être considérée comme impossible. Les Fondements de la métaphysique des
mœurs l'annoncent en utilisant le terme Beispiel : « il n'y a point d'exemples
certains (sichere Beispiele) que l'on puisse rapporter de l'intention d'agir par de-
voir 11 ». L'argument qui soutend l'affirmation selon laquelle un exemple (cer-
tain) d'un acte par devoir est impossible, repose ici sur la spécificité de l' « agir
par devoir » et, plus précisément, la distinction entre agir conformément au de-
voir et agir par devoir. En effet, Kant explique que s'il n'y a aucun exemple
d'un acte par devoir, c'est que « mainte action peut être réalisée conformément
à ce que le devoir ordonne, sans qu'il cesse pour cela d'être encore douteux
qu'elle soit réalisée proprement par devoir, et qu'elle ait ainsi par là une valeur
morale 12 .» Ce qui est impossible, ce n'est pas d'être certain qu'une action soit
conforme au devoir mais qu'elle ait été réalisée par devoir.
La distinction entre l'acte conforme au devoir et l'acte par devoir est essen-
tielle à la pensée critique. C'est elle qui traduit l'exigence que la moralité soit
pensée avec une valeur propre. Elle articule l'insistance kantienne sur l'idée que
ce qui rend un acte vertueux n'est pas l'action, mais l'intention qui la détermine.
Pour être un acte vertueux, l'acte doit non seulement se conformer à ce que
la loi morale ordonne, il doit aussi résulter d'une intention d'agir par devoir.
Certes, pour être vertueux, l'acte doit être juste, mais il doit aussi résulter d'une
disposition à agir par intention vertueuse. La justesse de l'acte ne suffit pas, se-
lon Kant, pour penser l'éthique. Si la justesse ne suffit pas, c'est qu'elle concerne
l'action or, l'acte vertueux n'est pas simplement une action parmi d'autres ; elle
n'est d'ailleurs pas réductible à une action puisque ce qui en fait la valeur mo-
rale c'est une détermination particulière. L'action conforme au devoir, et l'acte

11. FMM, Ak IV 406 ; PII 266.


12. Ibid.
1. LA PENSÉE PRATIQUE SE VEUT SANS EXEMPLE(S) 211

par devoir, sont phénoménologiquement identiques puisqu'il n'y a, au niveau


du phénomène de l'action, aucune différence entre un acte qui a une valeur
morale et une action qui n'en a pas. Mais une action peut être conforme à ce
que le devoir ordonne sans avoir pour autant une valeur morale : sa valeur
morale ne vient que de ce que l'action soit réalisée par devoir, de ce qu'elle
soit déterminée par le respect de la loi morale. Ce n'est qu'une intention mo-
rale déterminante qui peut donner une valeur morale à un acte. S'il insiste sur
l'idée que seule l'intention, et non l'action, peut avoir une valeur morale c'est
que, selon Kant, ce n'est qu'à cette condition que la morale peut prétendre à
une spécificité et, par là, à un sens. Il n'y a qu'en attribuant la valeur morale à
la disposition qui détermine l'action, et non à l'action elle-même, qu'on peut
penser une valeur spécifiquement morale. Or, pour Kant, exiger une véritable
spécificité pour la morale est une condition pour penser une moralité digne de
ce nom. En effet, une première condition de possibilité d'un « concept » de la
morale c'est sa spécificité. Ainsi, Kant pose d'emblée que la morale, si tant est
que ce terme ait un sens pensable par nous, doit être radicalement hétérogène
à tout autre détermination possible de l'agir. L'agir par devoir ne relève pas de
la nature mais de la liberté. Par définition, l'acte de vertu ne peut résulter que
d'une causalité autre que celle qui régit l'expérience des phénomènes. L'acte
vertueux doit donc résulter d'une intention vertueuse. Or, comme l'expliquent
les Fondements de la Métaphysique des Mœurs, l'intention est insondable :

il est absolument impossible d'établir par expérience avec une entière


certitude un seul cas où la maxime d'une action d'ailleurs conforme
au devoir ait uniquement reposé sur des principes moraux et sur la
représentation du devoir 13 .

13. Kant s'en explique ainsi : « il arrive parfois sans doute qu'avec le plus attentif examen de
nous mêmes nous ne trouvons absolument rien qui, en dehors du principe moral du devoir,
ait pu être assez puissant pour nous pousser à telle ou telle bonne action et à tel grand sacrifice
mais, de là, on ne peut nullement conclure avec certitude qu'en réalité ce ne soit point une
secrète impulsion de l'amour propre qui, sous le simple mirage de cette idée, ait été la vraie
cause déterminante de la volonté ; nous nous flattons volontiers en nous attribuant faussement
un principe de détermination plus noble ; mais en réalité nous ne pouvons jamais, même par
l'examen le plus rigoureux, pénétrer entièrement jusqu'aux mobiles secrets de nos actes ; or
quand il s'agit de valeur morale, l'essentiel n'est point dans les actions, que l'on voit, mais
dans ces principes intérieurs des actions, que l'on ne voit pas » (FMM, Ak IV 407 ; PII 267). Ou
encore, pour être plus concis : « il n'est pas possible à l'homme de se regarder assez loin dans
les profondeurs de son propre cœur pour pouvoir jamais s'assurer pleinement, fût-ce dans un
seul acte, de la pureté de son intention morale et de la sincérité de sa visée, quand bien même
il n'aurait aucun doute sur la légalité de cet acte » (MM, Ak VI 393 ; PIII 674).
212 5. L'IMPOSSIBILITÉ DE L'EXEMPLE

Il est impossible de trouver un seul cas dans les faits, dont on soit sûr que c'est
une action qui a une valeur morale. S'il est certaines actions qui sont contraires
à ce que dicte la loi morale, et dont il est par conséquent interdit de penser
qu'elles participent de la vertu, toute action conforme à la loi morale n'est pas
pour autant vertueuse. Encore faut-il que ce qui ait déterminé l'acte soit le pur
respect de la loi morale et non quelque intérêt propre, un quelconque projet
personnel, ou encore, comme le dit Kant ici, une quelconque impulsion de
l'amour propre. Le fait que, pour une action donnée, nous ne constatons au-
cune intention autre que le respect de la loi morale, ne nous autorise jamais,
selon Kant, à conclure définitivement qu'il s'agit là d'un acte de vertu. Autre-
ment dit, l'insondabilité de l'intention rend vaine toute prétention à donner un
exemple concret d'un acte de vertu.
Il est donc impossible que l'on puisse affirmer avec certitude d'un acte
que c'est un acte vertueux, qui montre qu'il y a vertu : impossible de consta-
ter l'exemple de vertu. Si pour un concept théorique, l'exemple montre le cas
en se montrant comme cas, il n'y aura aucune démonstration comparable en
ce qui concerne le pratique. En posant que la morale, pour que ce terme ait un
sens, doit être hétérogène à la nature, Kant pose d'emblée que la morale sera
hétérogène à ce dont nous pouvons espérer une connaissance théorique. Il ne
peut y avoir d'exemples concrets qui correspondent à la vertu et qui montrent
cette correspondance, qui la donnent à voir ou à toucher. L'acte vertueux ne se
connaît pas comme l'on peut connaître les phénomènes : relevant de la liberté
et non de la nature, l'acte vertueux n'est pas un phénomène dont on peut avoir
un concept théorique et une démonstration de la réalité objective.
Que l'acte de vertu ne soit pas connaissable par un exemple n'empêche
pas qu'une certaine connaissance concernant les affaires de mœurs soit pos-
sible. D'ailleurs, d'un certain point de vue, la connaissance de la vertu est plus
accessible que celle des phénomènes : elle est accessible de droit dira Kant. Il
explique en effet, dans la Critique de la raison pure, que ce qui est juste non seule-
ment peut, mais doit pouvoir, être connu 14 . Ce que nous devons faire, nous de-
vons pouvoir le savoir. Que Kant pose que nous devons pouvoir savoir ce que

14. « Ce qui est juste ou injuste dans tous les cas possibles, il faut qu'on puisse le savoir en
vertu de la règle, puisqu'il s'agit ici de notre obligation et que nous ne sommes tenus par aucune
obligation à ce que nous ne pouvons savoir. Dans l'explication des phénomènes de la nature, pour
nous cependant beaucoup de choses doivent demeurer incertaines… »(CRP, A476-7 / B504-5 ;
PI 1127).
1. LA PENSÉE PRATIQUE SE VEUT SANS EXEMPLE(S) 213

nous devons faire n'est pourtant aucunement en contradiction avec l'exigence


que la vertu ne soit pas un objet de savoir : nous allons voir que la distinction
entre ce qui est « conforme au devoir » et ce qui est fait « par devoir », la dis-
tinction entre le juste et le vertueux, permet en effet de tenir ces deux discours
simultanément. Nous devons pouvoir savoir ce qu'il est juste de faire mais, si
seul l'acte juste peut avoir valeur morale, la justesse n'est pas une condition
suffisante pour la vertu. L'impossibilité de l'exemple tient justement à ce que
l'acte par devoir n'est pas simplement l'acte juste : si nous pouvons (re)connaître
des exemples du dernier, nous ne pouvons jamais (re)connaître avec certitude
des exemples du premier. Ce qui est juste et injuste peut non seulement être
« illustré » mais encore présenté dans des exemples (l'on peut donner à voir
et à connaître ce qui est conforme au devoir). Mais ce que l'on ne peut don-
ner à voir, ce qui n'est pas susceptible d'une connaissance, ce dont il ne peut
y avoir d'exemple certain, c'est l'acte déterminé par devoir, l'acte vertueux au
sens fort.
L'impossibilité de l'exemple d'un acte par devoir peut ainsi être expliquée
à partir de l'insondabilité de l'intention, mais cette explication peut mener à
un malentendu : ce n'est pas, comme le feraient penser les Fondements, seule-
ment un problème de discernement qui rend l'exemple de vertu impossible.
L'impossibilité de l'exemple d'un acte par devoir n'est pas seulement liée à une
impossibilité de reconnaître l'exemple comme pourrait le laisser penser l'ar-
gumentation qui souligne que nous ne sommes jamais certains de percevoir
l'intention qui détermine l'acte. Selon la pensée critique, cette impossibilité est
non seulement une impossibilité de reconnaître l'exemple, mais aussi une im-
possibilité qu'il y ait exemple. L'impossibilité de l'exemple de la vertu ne tient
pas seulement à une impossibilité à discerner l'exemple avec certitude (une in-
compétence de notre part à discerner l'intention). Elle est bien plus radicale :
elle tient au fait que l'hétérogénéité avec l'ordre des phénomènes est une condi-
tion de possibilité de la morale au sens strict. Or, cette hétérogénéité implique
qu'une congruence parfaite entre le phénomène et l'Idée de vertu doit être
impossible. Ainsi, selon l'argumentation transcendantale, l'Idée de vertu, pour
que celle-ci ne soit pas vide de sens, doit désigner ce qui ne peut être rencon-
tré dans l'expérience. L'impossibilité de l'exemple d'acte vertueux est bien une
manière d'exprimer le point de départ de l'analyse transcendantale de la vertu :
l'acte vertueux n'appartient pas à l'ordre de la nature ; il n'est pas un phénomène
connaissable.
214 5. L'IMPOSSIBILITÉ DE L'EXEMPLE

Pour que la morale soit un terme avec une signification spécifique, il faut
qu'elle soit fondée sur la liberté, liberté qui tient à la dignité du statut d'être
rationnel. Pour Kant en effet, le terme de « vertu » n'a de sens propre que s'il
désigne autre chose que ce que désignent des concepts empiriques. Il s'oppose
ainsi à toutes les théories qui plaident pour un principe de la moralité fondée
sur des concepts empiriques tel le bonheur 15 . Rien ne sert, selon la pensée
kantienne, de se tourner vers l'expérience pour définir la morale : l'expérience
ne peut pas nous en fournir la règle.
[S]i à l'égard de la nature, c'est l'expérience qui nous donne la règle,
et qui est la source de la vérité, à l'égard des lois morales c'est l'ex-
périence, hélas ! qui est la mère de l'apparence et il est suprêmement
répréhensible de tirer de ce qui se fait des lois de ce que je dois faire ou
de vouloir les y restreindre 16 .

L'expérience qui donne la règle pour la recherche de la vérité à propos de la na-


ture est source d'illusion pour la recherche de la vérité concernant les lois mo-
rales. L'expérience est mère des apparences — une mère dont, bien entendu, il
s'agit de se sevrer 17 . Pour que le « ce que je dois faire » ait un sens, il faut qu'il
veuille dire autre chose que « je suis poussé à faire » par l'habitude, la crainte,
l'instinct ou l'envie, bref par ma situation empirique. Dès lors, chercher à ex-
traire de l'expérience les règles de la loi morale est absurde : « d'un principe
d'expérience vouloir tirer de la nécessité (ex pumice acquam) 18 ». Kant précise
ceci en faisant appel au vocabulaire exemplaire :
celui qui voudrait puiser <schöpfen> dans l'expérience les concepts
de la vertu ou (comme beaucoup l'ont fait réellement) donner pour
modèle <Muster> à la source de la connaissance ce qui ne peut servir
en tous cas que comme exemple <Beispiel> pour un éclaircissement
incomplet <unvollkommenen Erlaüterung>, celui-là ferait de la vertu
une chimère équivoque, variable avec le temps et les circonstances,
et inutilisable comme règle 19 .

15. En effet, « c'est surtout contre l'empirisme de la raison pratique qu'il importe de se mettre
en garde » (CRPrat, Ak V 71 ; PII 694).
16. CRP, A318-9 / B375 ; PI 1030.
17. La raison doit se sevrer de la mère des apparences — comme elle doit se débarrasser des
recettes de bonnes femmes (cf. chapitre 3). Nous remarquons que la pensée critique conduit
en plusieurs endroits à penser que pour avancer, il s'agit d'échapper à une femme. Nous trou-
verons encore un tel lieu quand, au chapitre suivant, nous verrons que lorsqu'il met en place
une logique qui suggère que le maître critique pourrait penser sa tâche comme analogue à
celle de la sage-femme, Kant préférera éviter cette figure féminine positive.
18. CRPrat, Ak V 11 ; PII 619.
19. CRP, A315 / B371 ; PI 1027-8.
1. LA PENSÉE PRATIQUE SE VEUT SANS EXEMPLE(S) 215

Puiser dans l'expérience les concepts de la vertu, c'est donner pour modèle
ce qui n'est qu'éclaircissement incomplet, c'est faire de la vertu une chimère.
Confondre modèle et éclaircissement, confondre deux sens du terme exem-
ple, voilà ce qui rendrait impossible l'accès aux concepts de la vertu. Kant re-
vendique ainsi la nécessité, pour qui veut analyser la possibilité d'accéder à la
vertu, de distinguer, d'une part le recours à l'exemple (Beispiel) comme simple
éclaircissement (incomplet) qui est valable, et, d'autre part, la promotion de
l'exemple comme modèle (Muster) de la vertu qui mène à l'absurdité. Ainsi, la
Critique de la raison pure explique qu'il ne peut y avoir d'exemple-modèle ; ce
qui est exclu ici c'est la possibilité d'un cas qui représente la vertu « incarnée »
dans les phénomènes comme la leçon d'anatomie donne à voir les concepts
« incarnés » 20 . L'expérience ne peut fournir aucun exemple de vertu au sens
d'un cas qui correspond complètement à la vertu et qui pourrait donc servir de
modèle. Le modèle de la vertu n'est pas à chercher dans l'expérience du monde
mais dans la raison :
chacun s'aperçoit que si on lui présente un certain homme comme
modèle <Muster> de la vertu, ce n'est cependant toujours que dans
sa propre tête qu'il possède le véritable original auquel il compare
ce prétendu modèle <Muster> et d'après lequel seul il le juge lui-
même 21 .

Le véritable modèle de la vertu se trouve dans la propre tête de chacun. Ce à


quoi l'on peut comparer, pour déterminer qu'il y va de la vertu, ce n'est pas un
modèle dans l'expérience mais un « Original » dans la tête. L'idée de la vertu
que l'on a dans la tête, voilà le seul modèle de la vertu. Prétendre en trouver
le modèle dans l'expérience équivaut à réduire la vertu à une chimère. La pre-
mière étape dans l'analyse critique exige que l'on renonce même à rêver d'un
modèle empirique, que l'on renonce à espérer cet exemple incarné de la vertu
dans une personne.
Si l'empirisme est un des ennemis de la pensée critique, le scepticisme mo-
ral en est un autre. L'impossibilité de rencontrer la vertu incarnée dans un
exemple ne doit pas nous obliger, pour être conséquents, à renoncer à l'Idée
d'une vertu. L'ambition de l'idéalisme transcendantal est au contraire de per-
mettre à la pensée d'échapper aussi bien au scepticisme qu'à l'empirisme. C'est

20. Nous y venons, il s'agit bien pour Kant de contester la possibilité de l'incarnation du
Bien, même le Christ ne doit pas être pris comme un modèle (cf. infra p.229).
21. CRP, A315 / B371-2 ; PI 1028.
216 5. L'IMPOSSIBILITÉ DE L'EXEMPLE

en évoquant la République de Platon que Kant insiste, dans la Critique de la raison


pure, sur la réponse au sceptique moral que la pensée critique entend formuler.
Enchaînant sur l'affirmation que seule l'idée de la vertu peut, en le déterminant,
conférer une valeur morale à un acte et qu'elle doit donc être au fondement
de tout progrès moral « si loin d'ailleurs que les obstacles…rencontrés dans la
nature humaine nous en tiennent à l'écart 22 », Kant précise que le fait que nous
ne puissions atteindre l'idée dans l'expérience ne doit pas nous empêcher d'y
voir la seule mesure possible de la vertu. C'est alors qu'il évoque la république
platonicienne :
[l]a République de Platon est devenue proverbiale comme exemple
prétendument éclatant <ein vermeintlich auffallendes Beispiel> de per-
fection imaginaire qui ne peut prendre naissance que dans le cerveau
d'un penseur oisif … il vaudrait mieux s'attacher d'avantage à cette
pensée < diesem Gedanken mehr nachzugehen> et (là où cet homme
éminent nous laisse sans secours) faire de nouveaux efforts pour la
mettre en lumière, que de la rejeter comme inutile, sous ce très mi-
sérable et pernicieux prétexte qu'elle est impraticable 23 .

Ce n'est pas parce que l'on ne peut pas atteindre la république imaginée par
Platon que l'on doit y renoncer comme idéal. Aucune objection à la possibilité
d'une telle république ne peut se fonder sur le fait empirique de l'existence
d'éléments contraires à un tel idéal 24 . Mais Kant n'admet pas plus que l'on
objecte à l'idéal sous prétexte qu'il est inatteignable : misérable prétexte que
l'impraticabilité (Untunlichkeit). Au contraire,
quoique cette chose ne puisse jamais se réaliser, ce n'en est pas moins
une idée entièrement juste que celle qui pose ce maximum comme le
modèle <Urbild> que l'on doit avoir en vue pour rapprocher, en s'y
conformant, toujours davantage la constitution légale des hommes
de la perfection la plus haute 25 .

Ainsi, Kant défend-il la constitution politique idéale comme fondement de l'éla-


boration d'une constitution empirique. L'idéal n'est peut-être pas réalisable,
mais cela n'enlève rien à sa force en tant qu'idéal. Que ce ne soit pas faisable
ne constitue pas une objection plus percutante que celle qui alléguerait que

22. CRP, A315 / B372 ; PI 1028.


23. CRP, A316 / B372-3 ; PI 1028.
24. Pour Kant, « il ne peut rien avoir de plus préjudiciable et de plus indigne pour un philo-
sophe que d'en appeler, comme on le fait vulgairement, à une expérience prétendue contraire »
(CRP, A316 / B373 ; PI 1029).
25. CRP, A317 / B373-4 ; PI 1029.
1. LA PENSÉE PRATIQUE SE VEUT SANS EXEMPLE(S) 217

cela ne s'est jamais fait jusqu'à présent. Insistant sur le fait que le concept de
république idéale a une réalité pour la pensée, même si elle ne sera sans doute
jamais entièrement « réalisée » dans l'expérience, Kant défend déjà sa propre
conception de la vertu contre des objections similaires. Ni le fait qu'elle ne soit
déjà réalisée dans le monde, ni même le fait que l'on ne puisse avoir aucune as-
surance qu'elle ne le sera jamais, ne constituent des objections à l'idée critique
de la vertu 26 .
L'exemple de Platon permet donc à Kant de soutenir que sa non réalisa-
tion dans le monde ne constitue pas une objection à son « concept » de vertu.
C'est aussi Platon qui va fournir le vocable pour désigner ce type de concept
dont il ne peut y avoir d'exemples dans le monde. L'impossibilité de droit d'une
coïncidence parfaite entre un objet de l'expérience et le « concept » de vertu
exige un vocabulaire spécifique pour désigner ce « concept ». Pour marquer
l'exigence que la liberté soit en dehors de l'ordre de la nature, la pensée cri-
tique doit faire appel à un nouveau terme : celui d'« Idée transcendantale ».
En effet, pour pouvoir « déblayer et affermir le sol qui doit porter le majes-
tueux édifice de la morale 27 », Kant introduit la notion d'Idée transcendantale,
ou de concepts de la raison comme il les appelle d'abord dans la Dialectique

26. On peut se référer à cette réponse sur la question de la république pour saisir l'orienta-
tion de la pensée de Kant concernant la réalité de la vertu, mais la référence à la république
ne nous permet pas encore de prendre la mesure de la distance entre l'Idée de la vertu et l'ex-
périence. En ce qui concerne la constitution, Kant explique certes clairement que l'humanité
ne pourra jamais réaliser l'idéal mais cette « impossibilité » n'a pas, nous semble-t-il, exacte-
ment le même fondement que l'impossibilité de trouver « un seul exemple » d'un acte par
devoir. Il y a en effet, pour Kant, deux types possibles de non congruence entre « idée » et ex-
périence : alors que la disparité entre la constitution (ou une loi) et l'idéal de la république (revu
et corrigé comme il se doit) peut être progressivement effacée, il n'en est pas ainsi pour l'acte
singulier de vertu. En effet, si l'expérience ne se conforme pas à l'idée de la constitution, elle
peut néanmoins s'en approcher indéfiniment. Mais quand Kant explique qu'il n'y a aucun cas
dans l'expérience d'un acte vertueux, ce n'est pas seulement parce qu'aucun des actes que l'on
trouve dans l'expérience n'est « assez » vertueux, mais plutôt parce que, comme on l'a vu, il est
impossible jamais d'identifier comme tel un acte de vertu. Il y a bien des actes contraires à la
morale ; il y a bien des actes conformes à ce qu'ordonne la loi morale : mais parmi ces derniers
aucun ne pourra être déclaré plus ou moins vertueux. Il y a donc une différence de nature entre
la disparité entre l'expérience et l'Idéal platonicien d'une part, et la disparité entre l'expérience
et l'Idée de la vertu selon Kant de l'autre. Mais des disparités ne doivent être admises ni l'une ni
l'autre à titre d'argument contre l'Idéal ou l'Idée. La non-conformité des institutions politiques
existantes n'est pas un argument « contre » l'idéal platonicien. L'impossibilité de l'exemple de
la vertu (au sens de cas qui l'incarne) n'est pas un argument « contre » l'Idée de la vertu. Bien
plutôt ce doit être un des éléments à partir desquels il devient possible, selon Kant, de penser
la vertu.
27. CRP, A319 / B375-6 ; PI 1030.
218 5. L'IMPOSSIBILITÉ DE L'EXEMPLE

de la Critique de la raison pure. Une lecture attentive du passage dans lequel


Kant introduit ce nouveau terme permet, non seulement de clarifier la spécifi-
cité de la conception critique de la liberté, mais aussi d'observer une démarche
dans le texte kantien qui préfigure la démarche exemplaire de la vertu vers la-
quelle s'orientera la pensée pratique. Pour préparer le lecteur à cette nouvelle
notion d'« Idée », Kant commence par une remarque sur le rapport entre la
langue et la possibilité de compréhension : quand il manque le mot pour ex-
primer un concept, dit-il, on ne peut pas le rendre intelligible, aux autres ou
à soi-même 28 . Forger de nouveaux mots étant un pari risqué, Kant conseille
plutôt de chercher dans les langues mortes « le concept en question avec l'ex-
pression qui lui convient…(dût-on laisser douteuse la question de savoir si on
l'entendait alors exactement dans le même sens) 29 ». Ainsi, Kant marque-t-il
que c'est paradoxalement l'originalité de son propos qui impose l'évocation
de Platon : pour introduire une notion aussi originale que celle d'Idée trans-
cendantale Kant a cherché, dans l'héritage linguistico-philosophique, un con-
cept associé à un terme qui puisse servir. Son choix de se tourner vers Platon,
pour reprendre l'idée de l'Idée dépend ainsi de ce que Kant juge à la fois que
son propos est suffisamment nouveau pour exiger un terme spécifique et qu'il
est possible d'exprimer ce propos en consolidant une signification qui revenait
déjà au terme platonicien « idée ». L'idée originale ne peut devenir intelligible
qu'à condition d'être véhiculée par un terme existant, un terme ancien qui est
l'expression qui « convient » au concept. Faute d'une expression adéquate, le
nouveau concept ne peut être intelligible. Or, pour trouver une expression qui
convient au nouveau concept, il est fort risqué de forger un nouveau terme.
La nouveauté sera donc le mieux exprimée — et la valeur de l'expression tient
à sa capacité à rendre intelligible — par un terme ancien. Une trop grande ori-
ginalité d'expression convient moins bien à un concept nouveau qu'un ancien
terme qui sera (ré)investi d'une signification qui lui était déjà propre.
Nous aurons à revenir sur la logique compliquée de ces remarques puisque,
nous espérons le montrer, c'est à partir de ce type de relation compliquée à l'hé-
ritage culturel que Kant pourra postuler un rôle très particulier pour l'exemple
dans le domaine pratique 30 . Pour l'instant il s'agit de préciser la continuité avec

28. CRP, B368 ; PI 1026.


29. Ibid.
30. Kant justifie ainsi son appel au terme platonicien : « il vaut encore mieux consolider
en elle une signification qui lui était propre (dût-on laisser douteuse la question de savoir si
1. LA PENSÉE PRATIQUE SE VEUT SANS EXEMPLE(S) 219

la tradition platonicienne telle que la décrit Kant. Pour saisir le propos de la


Dialectique, et sa formulation de la liberté, il convient d'être attentif à ce qui
justifie, aux yeux de Kant, l'adoption du terme platonicien d' « Idée » pour qua-
lifier la loi morale. Le point essentiel à cet égard est la reconnaissance par Pla-
ton du fait « que notre raison s'élève naturellement à des connaissances trop
hautes pour qu'un quelconque objet que l'expérience puisse jamais y corres-
pondre, mais qui n'en ont pas moins leur réalité et ne sont aucunement de
pures chimères <bloße Hirngespinste> 31 .» Il y a des connaissances auxquelles
aucune expérience ne correspond jamais et qui pourtant ont du sens, ne sont
pas de pures chimères : voilà ce que Platon aurait eu le mérite de reconnaître
et voilà qui nous ouvre le deuxième domaine de la pensée critique. Si le projet
de mener à bien la Selbsterkenntnis de la raison le conduit d'abord à chercher
à déterminer les conditions de possibilité de la connaissance qui porte sur le
monde, Kant va ensuite entreprendre de clarifier ce que la raison peut dire de
ce qui ne tombe pas à l'intérieur de ces limites. Ayant établit que les connais-
sances théoriques (connaissances certaines) doivent porter sur des objets d'ex-
périence possible, Kant va, dans la Dialectique, se demander ce qu'il en est des
produits de la raison qui ne portent pas sur des objets d'expérience possible.
L'analyse de la connaissance théorique nous a appris qu'un concept de l'enten-
dement qui ne porterait sur aucun objet de l'expérience serait vide. Mais est-ce
vrai pour tous les concepts ? Kant répondra par la négative en expliquant que
la raison a des « connaissances » — des Erkenntnisse — qui sont signifiantes
mêmes si elle ne trouve pas d'objet correspondant dans la nature 32 . Les Idées

on l'entendait alors exactement dans le même sens) que de tout perdre du seul fait qu'on se
rende intelligible » (CRP, A312 / B369 ; PI 1026). Une nouvelle notion sera ainsi servie par une
idée ancienne à laquelle on donne un nouveau sens. La possibilité que le présent puisse en
quelque sorte écrire la nouveauté avec les termes de son héritage est une clé pour penser la
vertu avec Kant. Nous y reviendrons par un long détour par la Critique de la faculté de juger qui
va justement théoriser ce type de rapport sous la désignation de rapport « exemplaire ».
31. CRP, A314 / B371 ; PI 1027.
32. Rappelons que la traduction du terme Erkenntniss par « connaissance » pose quelques
problèmes, (cf. chapitre 1 note23). Si l'Erkenntnis n'est pas, chez Kant, nécessairement de l'ordre
du concept, elle est toujours liée à une certaine existence : « pour connaître un objet, il faut
pouvoir en prouver la possibilité (soit par le témoignage de l'expérience de sa réalité, soit a
priori par la raison) » (CRP, Bxxvin ; PI 745n). Pour Kant, penser un objet exige qu'il n'y ait pas
de contradiction ; lui attribuer une valeur objective exige que quelque chose soit trouvé qui
lui corresponde « mais ce quelque chose de plus n'a pas besoin d'être cherché dans les sources
théoriques de la connaissance, il peut bien se trouver dans les sources pratiques » (CRP, B xxvin ;
PI 746 ; noter que cela est rédigé après la Critique de la raison pratique). Autrement dit, il suffit
que soit trouvé non pas « dans la nature » mais, par l'analyse, dans la raison (pratique) quelque
220 5. L'IMPOSSIBILITÉ DE L'EXEMPLE

justement sont des connaissances qui ne correspondent à aucun objet (vides


alors dirait la pensée théorique) et qui pourtant ne sont pas des Hirngespinste,
des constructions chimériques du cerveau 33 . Si ces Erkenntnisse ne mériteront
pas le nom de connaissance au sens que donne à ce terme la pensée théorique
(et surtout parce qu'il n'y a pas de preuves de leur réalité qui puisse se trouver
dans l'expérience), ce sont pourtant des constructions de la raison qui ne sont
pas dépourvues de sens. Au contraire, elles sont à même de (nous) proposer un
sens pour penser ce que l'on ne peut pas connaître. La préface nous l'avait bien
annoncé, la raison humaine s'aventure au-delà des limites de la connaissance
possible. Mais alors que la préface attribuait l'état accablant de la métaphysique
aux méfaits de telles aventures, la Critique va monter qu'à certaines conditions
la raison humaine peut prétendre tenir un discours signifiant aussi à propos de
choses qu'elle ne peut prétendre connaître. Dans la Dialectique de la Critique de
la raison pure, il s'agit en effet, de considérer précisément la question de savoir
si la raison peut espérer tenir le moindre discours sur ce qui n'est pas objet
de connaissance théorique. Peut-on apporter une quelconque réponse aux fa-
meuses questions dont la première est celle qui concerne le pratique ( « que
dois-je faire ? 34 ») ? Kant va défendre la position selon laquelle la raison peut, et
doit, grâce à la réflexion disciplinée qu'est la critique, apprendre à « connaître »
ces connaissances les plus hautes. Certes, une connaissance théorique en est
impossible mais la raison peut néanmoins tenir un discours à propos de « ce

chose qui lui correspond et il peut y avoir « connaissance » de la vertu. C'est précisément cela
que doit révéler l'analyse critique.
33. Le terme Hirngespinst signifie une chimère qui est une construction du cerveau. Ce
terme est utilisé maintes fois par Kant dans le même type de contexte : là où il est question de
savoir si quelque chose dont nous n'avons pas de preuve de réalité empirique n'a pas pourtant
une réalité (l'univers infini, l'esprit etc.). Déjà dans l'Histoire générale de la nature (Ak I 315 ; PI
83), le terme est employé lorsque Kant veut prévenir qu'il faut tenir pour chimère tout ce
qui ne peut pas être prouvé. Dans la CRP (B 124) Kant explique que le concept de cause ne
peut pas être établi par l'empirique, donc qu'il doit soit avoir un fondement a priori, soit être
chimère ; on sait que c'est la première solution qui sera confirmée par la critique. C'est un
terme qui revient plusieurs fois dans les Fondements de la métaphysique des mœurs (Ak IV 407 ;
PII445). Dans la Critique de la raison pratique Kant remarque que ceux qui défendent l'idée d'une
intention pure ont peur que le fait qu'on ne la trouve pas pure dans les exemples indique qu'une
telle intention est à considérer comme chimère ; Kant va plutôt tirer une autre conclusion (Ak
V 154 ; PII 792 ). Voir aussi l'intéressante note CRPrat, Ak V 144 ; PII 783 et la Lettre à Herz , Ak
X 131 ; PI 693.
34. Pour être précis, il faut noter qu'il y a aussi des produits de la raison qui ne sont ni
chimériques, ni des connaissances dont la réalité est établie par l'expérience et qui ne relèvent
pas du pratique.Toutes les Idées transcendantales ne se rapportent pas au domaine moral. Mais
ce qui occupe Kant ici, et ce qui a suscite l'introduction du terme « Idée », c'est bien la liberté.
1. LA PENSÉE PRATIQUE SE VEUT SANS EXEMPLE(S) 221

qui repose sur la liberté 35 » qui n'est pas un simple tissu d'inventions de la rai-
son, bref qui n'est pas Hirngespinst. C'est précisément ici que s'insère l'appel
à Platon : les Idées platoniciennes sont des concepts auxquels aucun objet de
l'expérience ne peut être adéquat 36 , mais elles ne sont pas pour autant chi-
mériques. Autrement dit, « Idée » désigne une construction de la raison qui,
pour n'être objet possible ni d'expérience, ni de connaissance, est pourtant une
représentation pertinente pour la raison. C'est comme cela qu'on doit, selon
Kant, penser la liberté. Objet, ni de connaissance théorique, ni d'expérience
phénoménale, la liberté n'en est pas moins un objet pour la raison ; elle n'est
pas pure chimère. Plus exactement, pour la pensée critique qui cherche juste-
ment ce que la raison peut (re)connaître (erkennen) de la liberté, les choses se
présentent à l'envers : la pensée critique pose que c'est une condition pour pen-
ser une liberté qui ne soit pas une chimère (pour penser une liberté qui ait un
sens propre), que de penser que la liberté ne peut pas être objet d'une connais-
sance qui aurait la forme et le statut d'une connaissance théorique complète et
certaine.
Pour la pensée critique, cette impossibilité de congruence n'est qu'un point
de départ. Kant prétend reprendre à Platon une observation qui est cruciale
pour définir la pensée critique : l'impossibilité de congruence de l'idée de la
vertu (concept de la raison) et de l'expérience ne signifie pas, comme ce serait le
cas pour tout concept de l'entendement, que le concept soit vide ; au contraire
cette impossibilité de congruence est une condition de possibilité du concept
(de la raison) de la vertu. Se réclamant de Platon pour poser qu'il faut recon-
naître comme un fait que notre raison tend à s'élever au-delà de l'expérience,
Kant prétend montrer, qu'à certaines conditions, cette élévation peut éviter
les méprises dont aurait été victime Platon, et après lui toute la tradition 37 .
La pensée critique prétend en effet que l'inaptitude de l'expérience à éclaircir

35. CRP, A314 / B371 ; PI 1027.


36. Car « on ne saurait rien trouver dans l'expérience qui y corresponde » (CRP, A313 /
B370 ; PI 1026).
37. Il prétend aussi, bien entendu, en même temps, éviter les exagérations qui portèrent Pla-
ton en dehors de la nature des choses (voir note CRP, A314n / B371n ; PI 1027n). Rappelons
que, selon Kant, c'est l'usage des Idées et non les Idées elles-mêmes qui porte à l'illusion. Les
Idées transcendantales sont tout aussi « naturelles » à l'homme, et risquent de conduire à l'ap-
parence abusive ; c'est ce mauvais usage que la critique permet (à peine) d'éviter (CRP, A642 /
B670 ; PI 1247). Finalement « ce n'est pas l'idée en elle-même, mais seulement son usage qui
peut être, par rapport à l'ensemble de l'expérience possible, transcendant ou immanent, sui-
vant que l'on applique cette idée ou bien directement à un objet censé lui correspondre, ou
222 5. L'IMPOSSIBILITÉ DE L'EXEMPLE

complètement la vertu, l'impossibilité de trouver un seul cas digne d'être mo-


dèle, ne fait pas de cette dernière une chimère : « [q]u'un homme n'agit jamais
de manière adéquate à ce que contient l'idée pure de la vertu, cela ne prouve
pas qu'il y ait quelque chose de chimérique (Hirngespinste) 38 ». Or, selon Kant,
il n'y a que la stratégie critique pour mettre en lumière comment il est possible
que ce dont il n'y a aucun exemple ne soit pas une chimère. La raison doit en-
core montrer qu'elle est à même de produire, dans une activité disciplinée par
la critique, un tissu de sens pour la liberté qui n'est pas Hirngespinst.
Ainsi, le premier constat de cette étude de l'exemple dans la philosophie
pratique de Kant est que celle-ci se définit par une impossibilité concernant
l'exemple : aucun exemple de son concept fondamental n'est possible 39 . Pour
Kant, la vertu est telle qu'elle n'est susceptible d'aucune preuve de réalité au
moyen d'un exemple. Dès lors, la pensée pratique de Kant doit montrer que la
liberté et la vertu ne sont pas de pures Hirngespinste bien qu'il n'y en ait aucun ex-
emple. L'impossibilité de l'exemple de vertu ne met pas un terme à l'analyse du
rôle possible de l'exemple dans le domaine pratique. Elle fournit au contraire
un double point de départ.
• D'une part, l'impossibilité de l'exemple de vertu fournit un point de
départ pour la pensée de l'acte vertueux, dans la mesure où elle pousse
le philosophe critique à déterminer les possibilités de penser la vertu,
dès lors que l'expérience ne peut fournir aucun modèle/exemple de
vertu. La Selbsterkenntnis de la raison exige ainsi que soit explicité
quel type d'Erkenntnis peut être visé, ou espéré, concernant la mo-
ralité. Quelles conséquences de l'impossibilité de prouver la réalité de
la vertu dans un objet précis ? Y a-t-il un substitut pour la preuve de
la réalité ou peut-on se passer d'une preuve de cela 40 ? Quel type de

bien seulement à l'usage de l'entendement en général par rapport aux objets auxquels il a af-
faire ; et tous les vides de subreption doivent toujours être attribués à un défaut de jugement,
jamais à l'entendement ou à la raison » (CRP, A643 / B671 ; PI 1247).
38. CRP, A315 / B372 ; PI 1028.
39. Comme le dit Gunter Buck : « Die Unmöglichkeit, wahre Moralität durch Beispiele zu belegen,
ist nicht nur eine Einschränkung unserer Vernunft. Sie ist eine positive Bestimmung der Moralität selbst »
(« Kants Lehre vom Exempel » in Archiv für Begriffsgeschichte H, Bouvier u Co. Verlag, Bonn XI, no
2 (1967), p.148-183, p.151).
40. « [L]a liberté est seulement une idée de la raison, dont la réalité objective est en soi
douteuse, tandis que la nature est un concept de l'entendement, qui prouve et doit nécessairement
prouver sa réalité par des exemples offerts par l'expérience » (FMM, Ak IV 455 ; PII 327). De tels
passages font penser que Kant s'accommode de laisser la question de la réalité objective de la
1. LA PENSÉE PRATIQUE SE VEUT SANS EXEMPLE(S) 223

discours la raison peut-elle tenir qui ne soit ni un discours de connais-


sance théorique, ni une simple fabulation ? Quel type d'Erkenntnis la
raison peut-elle espérer au sujet de la morale, ou de la liberté ? Voilà
autant de questions qu'il nous faudra aborder pour saisir la démarche
kantienne, à partir de ce premier constat concernant l'impossibilité de
l'exemple de vertu, au sens de l'exemple comme cas coïncidant avec
le concept.
• D'autre part, il nous reviendra d'analyser le rôle possible des exem-
ples dans le domaine pratique à la lumière de cette impossibilité. Ce
n'est pas en effet, parce qu'il n'y a pas d'exemples de vertu que la
philosophie pratique kantienne se passe d'exemples. Ni le texte kan-
tien, ni la science critique, ni la pratique qu'appelle la pensée kan-
tienne ne peuvent, ou ne veulent, se passer d'exemples. La philoso-
phie pratique va composer à la fois avec l'impossibilité de l'exemple
de vertu, qui constitue en quelque sorte un point de départ, et avec
la possibilité d'une certaine efficace de l'exemple. La définition de
l'Exempel signale bien qu'il y a un rôle pour l'exemple, et cela bien
qu'il n'y ait aucun Beispiel de l'acte de vertu au sens que donne la
pensée théorique à ce terme de Beispiel. Même lorsque Kant explique
qu'un exemple-modèle de la vertu est impossible, il ménage un rôle
pour les exemples. En effet, lorsque Kant écarte la possibilité d'un Bei-
spiel de la vertu, tel que l'on peut en avoir des concepts empiriques,
il explique en même temps que le Beispiel sera tout autre chose pour
« l'idée de vertu » : « tous les objets possibles de l'expérience peuvent
bien servir d'illustration (Beispiele)…mais non de modèle (Urbilder) 41 ».
Si l'exemple de la vertu, entendu comme le modèle (Muster) de la
vertu, ne peut se trouver que dans la propre tête de celui qui juge, les
« exemples »(Beispiele) trouvés dans l'expérience n'en ont pas moins
une fonction propre. C'est la traduction française qui propose ici le
terme « illustration » en traduisant ainsi Beispiel, effaçant la référence
à l'exemple et commentant, un peu vite nous semble-t-il, la fonction
qui est ici précisée par une parenthèse qui suit le terme Beipsiele « (pour

liberté en suspens. Certes, il ne trouvera jamais moyen de la démontrer directement. Pourtant


il va s'avérer impossible pour le philosophe critique de se résigner à ne pas combattre le doute
portant sur la réalité de la liberté ; nous y reviendrons.
41. CRP, A315 / B372 ; PI 1028.
224 5. L'IMPOSSIBILITÉ DE L'EXEMPLE

preuve du fait qu'est praticable dans une certaine mesure ce qu'exige


le concept de la raison) 42 ». Nous reviendrons à cette preuve de faisa-
bilité qui ne doit pas trop vite être réduite à une « illustration », mais
pour l'heure, il s'agit simplement pour nous de souligner que, si les
Beispiele ne sont jamais des cas qui correspondent à l'idée de la morale,
Kant leur attribue pourtant un certain rôle. Une étude de l'exemple
dans la pensée kantienne se doit donc de comprendre cette fonction
d'illustration, ou de preuve de faisabilité, dont serait chargé l'exemple
lorsqu'il ne peut plus fonctionner comme preuve de réalité objective.
Nous allons suivre ces deux pistes pour essayer de saisir cette vertu sans ex-
emple que Kant prétend nous donner à penser. Nous verrons que, là où cette
pensée est au plus sans exemples (au sens d'être originale, singulière), elle aura
justement réinvesti le concept d'exemple pour articuler ce qui est crucial à la
nouveauté qu'elle entend proposer. Nous allons voir que si Kant tient la pré-
tention de trouver un exemple de vertu pour une fiction nocive, il en viendra
pourtant aussi à accorder une rôle positif à une autre fiction — une fiction
exemplaire justement.

2. « L'imitation n'a aucune place en moralité »

L'exemple pratique ne sera donc pas un Beispiel qui fournit une preuve de
la réalité objective de la vertu puisque, selon Kant, on ne peut pas même com-
mencer à penser la vertu de manière conséquente sans noter qu'un exemple
d'acte vertueux est impossible de droit. La double définition de l'exemple le di-
sait déjà : l'exemple pratique n'a rien à voir avec le Beispiel théorique. Quel rôle
alors pour l'exemple, ou l'Exempel, qui apparaît dans la Métaphysique des mœurs ?
On sera tenté de chercher à comprendre son rôle en se référant au deuxième
sens du terme en français, l'exemple comme modèle à imiter. En français en
effet, deux sens du terme sont reconnus par les dictionnaires : l'un se réfère à
un cas particulier d'une catégorie plus générale, l'autre désigne une action, une

42. Voici le passage complet : « l'idée de la vertu, au regard de laquelle tous les objets pos-
sibles de l'expérience peuvent bien servir d'illustration (pour preuve du fait qu'est praticable
dans une certaine mesure ce qu'exige le concept de la raison) mais non de modèle » (CRP,
A315 / B372 ; PI 1028). Pour ce qui concerne cette étude il faut bien entendu souligner la réfé-
rence au Beispiel puisque, comme nous allons le voir, c'est une des fonctions de l'exemple que
nous devrons analyser que de fournir une preuve de « praticablité <Tunlichkeit> ».
2. « L'IMITATION N'A AUCUNE PLACE EN MORALITÉ » 225

manière d'être, voire une personne digne d'être imitée 43 . Dans sa fonction par
rapport aux concepts de l'entendement, le Beispiel est lié au premier sens du
terme exemple puisque sa valeur de preuve découle justement de ce qu'il est
un cas particulier d'une catégorie générale (en l'occurrence la catégorie dont
le concept donne la règle). L'exemple dans sa fonction par rapport à cette Idée
de la raison qu'est la vertu se rapporte-t-il alors au deuxième sens, celui du mo-
dèle digne d'être imité ? Les deux sens du terme que Kant entendait distinguer
dans la note qui oppose Exempel et Beispiel correspondraient-ils à une distinc-
tion entérinée dans la langue française ?
Pour explorer la possibilité que le rôle de l'exemple dans le domaine pra-
tique se rattache à ce deuxième sens du terme en français, on pourrait com-
mencer par remarquer le terme que Kant suggère lorsque, tardivement, il pose
qu'il faudrait un terme spécifique pour l'exemple dans le domaine pratique,
semble confirmer cette hypothèse. Le terme « Exempel », reprenant explicite-
ment la référence au latin exemplum, nous renvoie à une longue tradition qui
fait de l'exemple un outil essentiel de l'éducation morale et, plus particuliè-
rement, de l'éducation par imitation de modèles. Il faut se souvenir du pri-
vilège dont pouvait jouir une éducation morale fondée sur l'émulation d'un
modèle idéal. L'exemplum, terme dérivé de la traduction latine du paradigme
rhétorique chez Aristote, se sera en effet perpétué comme un moyen privilé-
gié de la formation morale, et surtout religieuse 44 . Courte histoire édifiante
qui invite ceux à qui elle est proposée à s'engager sur le chemin de la vertu,
l'exemplum connaît son heure de gloire à l'époque médiévale quand il devient
une forme reconnue. Reprise par les humanistes, la tradition est toujours floris-
sante, ou du moins familière, du temps de Kant. Choisissant le terme Exempel,
Kant ne manque pas de l'évoquer. Sans doute devons nous entendre, là encore,

43. Selon le Petit Robert : « Exemple I. 1. Action, manière d'être, considérée comme pouvant
être imitée 2. Personne dont les actes sont dignes d'être imités 3. Châtiment considéré comme
pouvant servir de leçon II 1. Chose semblable ou comparable à celle dont il s'agit ; 2. Cas,
événement particulier, chose précise qui entre dans une catégorie, dans un genre et qui sert à
confirmer, à illustrer, à préciser un concept. 3. Par exemple : doit confirmer, expliquer, illustrer
par un exemple ce qui vient d'être dit. »
44. Sur la lexicographie du terme exemplum, cf. John D. Lyons Exemplum ; The Rhetoric of
Example in Early Modern France and Italy, Princeton University Press, 1989, p.3-19. Sur l'exemplum
voir aussi Jacques Berlioz, "Le récit efficace : l'exemplum au service de la prédication (XII-
XVe siècles)'' in Rhétorique et histoire. L'exemplum dans le discours antique et médiéval ; Mélanges
de l'École française de Rome, de Boccard, Paris, p.113-146 ou Claude Bremond, Jacques Le Goff,
Jean-Claude Schmitt, L'exemplum, Turnhout-Belgium, Brepols, 1982.
226 5. L'IMPOSSIBILITÉ DE L'EXEMPLE

un appel aux langues mortes et savantes pour trouver un concept/terme qui


puisse convenir à ce que la philosophie kantienne cherche à exprimer pour la
première fois. Mais il nous faut alors discerner précisément ce que Kant re-
prend de la tradition et ce dont, au contraire, il tient à se séparer. Kant retient
l'idée que l'exemple est un outil pédagogique adapté à l'éducation morale ou
spirituelle. Pourtant, pour éviter un certain nombre de travers dans lesquels
est tombée la pensée de la moralité jusqu'alors, et qui expliquent son manque
de crédibilité, il faudra au philosophe critique dégager un usage de l'exemple
qui rompt avec une composante importante de la tradition de l'exemplum. En
effet, Kant reprend à son compte bien des attributs de la tradition des exempla
mais avec une modification fondamentale solidaire de sa nouvelle définition
de la vertu : il rejettera catégoriquement la possibilité que l'imitation puisse
permettre à l'homme d'accéder à la vertu.
Ayant choisi le terme Exempel pour décrire la fonction positive qu'il ac-
corde à l'exemple, Kant récuse en effet l'usage fait de l'exemplum qui consiste
à le recommander comme modèle de vertu à imiter. Il s'élève à maintes re-
prises contre la pratique pédagogique courante, souvent associée justement
aux exempla, d'alléguer un exemple pour éduquer les élèves. Kant avancera à
ce propos des arguments de plusieurs types. Des arguments psychologiques
pour commencer. Ainsi, le paragraphe même de la Métaphysique des mœurs qui
suscite la note dans laquelle est défini l'Exempel décrie la pratique selon laquelle
certains éducateurs mettent en avant l'exemple du voisin pour faire pression
sur les élèves moins studieux :

(l)'éducateur ne dira donc pas à son élève pervers : prends exemple


<Nimm in exempel> sur ce bon garçon (ordonné, studieux) ! car cela
ne servirait au premier que de motif pour haïr le second, parce qu'à
cause de celui-ci il se trouverait lui-même placé sous un jour défavo-
rable 45 .

Une telle exhortation à imiter l'exemple d'un voisin est, selon Kant ici, psy-
chologiquement peu habile. Privilégier une personne en la désignant comme
l'exemple, voilà qui est surtout susceptible de créer ressentiment et jalousie.
Un tel manque de tact de la part de l'éducateur est d'autant plus regrettable
que ce n'est pas en imitant un exemple que l'élève peut devenir vertueux. En
effet, proposer aux enfants de se régler sur leur voisins, constitue un appel à

45. MM, Ak VI 480 ; PIII 778.


2. « L'IMITATION N'A AUCUNE PLACE EN MORALITÉ » 227

l'imitation qui est condamnable pour des raisons empiriques (psychologique-


ment peu habile puisque apte à inspirer la haine) mais aussi, et surtout, pour
des raisons structurelles. Kant avance cette deuxième objection à l'exemple en
expliquant que, même en évitant le piège de la jalousie entre proches, un tel
appel à l'exemple reste contre productif. La Méthodologie de la Critique de la rai-
son pratique explique ainsi que faire appel aux exemples de héros (autrement dit
précisément les exemples auxquels les éducateurs sont habitués à faire appel)
ne peut pas avoir pour effet de conduire à la vertu.
Donner pour modèles <Muster> aux enfants des actions présentées
comme nobles, magnanimes, méritoires, dans l'idée de les disposer
favorablement à leur endroit en leur inspirant de l'enthousiasme, est
tout à fait contraire au but recherché ; en effet, comme ils sont en-
core loin d'observer le devoir le plus ordinaire et même de le juger
correctement, cela revient à en faire des songes creux. Mais même
dans la partie plus instruite et plus expérimentée de l'humanité, ce
prétendu mobile, s'il n'est pas nuisible, n'a tout de même pas sur le
cœur l'effet véritablement moral qu'on voulait pourtant obtenir par
là 46 .

« Même dans la partie la plus instruite et plus expérimentée de l'humanité »,


donner des exemples à imiter « n'a tout de même pas sur le cœur l'effet véri-
tablement moral qu'on voulait obtenir <keiner ächten moralischen Wirkung aufs
Herz>». Les exemples proposés comme modèles n'ont pas un effet véritable-
ment moral sur le cœur. Pire, ils agissent de manière « tout à fait contraire au
but recherché », (zweckwidrig). Kant va plus loin ici que dénoncer l'inefficacité
de l'exemple pour amener à la vertu. Il dénonce l'enseignement par exemples
comme ayant une efficacité contraire à celle recherchée. Selon lui, le danger ne
réside pas seulement dans le fait que l'exemple peut provoquer des sentiments
qui éloignent de la vertu (la haine ou le ressentiment), le danger n'est pas non
plus seulement lié au fait que l'exemple risque de ne pas avoir un effet béné-
fique (l'effet qu'on voulait obtenir), le danger est surtout que ce type d'éduca-
tion conduit vers une pseudo-moralité. Chez ceux qui ne sont pas exercés au
jugement moral, les modèles nobles et méritoires peuvent bien provoquer des
aspirations, mais celles-ci ne seront pas véritablement morales mais plutôt fruit
de l'orgueil ou de la mollesse, voire de l'enthousiasme. Les aspirations seront
celles de « songe creux » ou rêveurs (Phantasten) et non pas de l'homme qui
répond à l'appel du devoir. Kant prend ainsi position contre l'usage d'exemples

46. CRPrat, Ak V 157 ; PII 796.


228 5. L'IMPOSSIBILITÉ DE L'EXEMPLE

nobles dans l'éducation morale au motif que même lorsqu'ils ne sont pas nui-
sibles, ils font aspirer à autre chose que la vertu, à savoir à la gloire. Par un effet
pervers, l'exemple de conduite noble et méritoire peut porter vers une fausse
moralité en renvoyant à des rêves romanesques. Voilà pourquoi Kant « sou-
haite…qu'on leur [aux élèves] épargne les exemples (Beispiele) d'actions dites
nobles (plus que méritoires) » : ceux-ci ne peuvent conduire « qu'à de vains
désirs et à de vaines aspirations vers une perfection inaccessible [et] ne pro-
dui[sent] que des héros de roman <Romanhelden> 47 ». Ici, l'objection n'est plus
alors que les exemples ne servent à rien et risquent en plus d'inspirer le dégoût ;
l'objection tient plutôt à ce qu'ils donnent à aimer autre chose que le devoir.
Les grands exemples inspirent l'amour non pas de la vertu, mais de l'acte noble
et héroïque or, selon Kant, il n'y a aucune valeur morale à se conduire en hé-
ros — ce qu'il faut c'est se conduire en homme libre.
Donner des exemples de héros, et chercher par là à provoquer un véritable
effet moral sur le cœur, c'est donc se fourvoyer. Kant dénonce cet usage de
modèles pour inspirer l'imitation d'action nobles comme un mal de son époque
et il associe ce fléau à la littérature. Dans ce contexte, il s'en prend à ce qu'il
appelle « nos écrits sentimentaux <unsere empfindsame Schriften>». Regrettant
le pathos romanesque, il explique que :

[à] notre époque, où l'on croit, avec des sentiments langoureux et ten-
dres ou des prétentions ambitieuses, orgueilleuses et qui dessèchent
le cœur plutôt qu'elles ne le fortifient, agir plus fortement sur l'esprit
qu'avec la représentation sobre et sévère du devoir, plus appropriée
à l'imperfection humaine et au progrès dans le bien, il est plus néces-
saire que jamais d'appeler l'attention sur cette méthode 48 .

Ce ne sont pas des sentiments tendres, ni des prétentions orgueilleuses, qui


peuvent agir sur l'esprit pour conduire au progrès moral. Pour conduire les
gens vers la moralité, il ne faut pas dessécher le cœur mais le fortifier ; il ne
faut pas chercher à ébranler par les sentiments, mais agir sur l'esprit avec la

47. « Je souhaite en revanche qu'on leur épargne les exemples d'actions dites nobles (plus
que méritoires), dont nos écrits sentimentaux font étalage, et qu'on rapporte tout au devoir,
et à la valeur qu'un homme peut et doit se donner à ses propres yeux par la conscience de ne
l'avoir point transgressé, car ce qui n'aboutit qu'à de vains désirs et à de vaines aspirations vers
une perfection inaccessible ne produit que des héros de roman, qui, en se prévalant de leur
sentiment pour la grandeur excessive, s'affranchissent en échange de l'observation des devoirs
communs et courants, lesquels leur paraissent alors petits jusqu'à l'insignifiance » (CRPrat, Ak
V 155 ; PII 793-4).
48. CRPrat, Ak V 157 ; PII 796.
2. « L'IMITATION N'A AUCUNE PLACE EN MORALITÉ » 229

représentation sobre du devoir. L'objection que Kant formule à l'encontre des


exemples prend sa forme la plus virulente quand elle prévient qu'en cherchant
à agir sur le cœur avec la noblesse des actes que l'on raconte, on dévoie les
auditeurs vers une recherche de la gloire.
Si c'est lorsqu'il s'agit d'exemples héroïques et surtout romanesques que le
ton est le plus caustique, Kant n'objecte pas seulement à l'utilisation d'exemples
nobles et magnanimes ; il se montre tout aussi méfiant à l'encontre d'exemples
aussi différents que celui de l'élève voisin et celui du Saint de l'Évangile dès lors
que l'on présenterait ces exemples comme des modèles à imiter. Le passage
que nous citions, qui déclare qu'on ne peut rendre un plus mauvais service à la
moralité que de vouloir la faire dériver d'exemples, est en effet organisé pour
dénoncer l'exemple que l'on pourrait penser à l'abri de toute contestation de
son adéquation à l'original, à savoir celui du Christ. Il n'en sera rien ; pour Kant
« [m]ême le Saint de l'Évangile doit être d'abord comparé avec notre idéal de
perfection morale avant qu'on le déclare tel 49 ». Même le Christ ne doit pas
être pris pour modèle, sauf dans la mesure où il souffre une comparaison avec
l'idéal. Ce n'est pas alors un mauvais choix d'exemples que Kant tient à dénon-
cer mais plus radicalement le procédé qui consiste à imiter les exemples, quels
qu'ils soient, pour accéder à la vertu. Imiter des exemples revient à prendre
quelque chose qu'il y a dans l'expérience comme un modèle plutôt que de s'en
référer au véritable original, première erreur pour celui qui veut accéder à la
vertu. Mais c'est aussi espérer accéder à la vertu par l'imitation, ce qui consti-
tue une deuxième erreur. La pratique qui consiste à prendre certains cas pour
modèle est ainsi doublement fautive : non seulement le prétendu modèle n'en
sera jamais un (seul l'Idée dans la tête peut l'être), mais aussi le geste même
de l'imitation ne peut jamais être à l'origine d'un acte qui aurait une valeur
morale. Kant souligne cette deuxième objection aux exemples dans les Fonde-
ments de la métaphysique des mœurs. Il reprend alors l'argument déjà avancé dans
la Dialectique de la Critique de la raison pure selon lequel il est vain de chercher
à dériver la moralité d'exemples empiriques.

On ne pourrait…rendre un plus mauvais service à la moralité que


de vouloir la faire dériver d'exemples < von Beispielen entlehnen>. Car
tout exemple qui m'en est proposé doit lui-même être jugé aupara-
vant selon les principes de la moralité pour que l'on sache s'il est bien

49. FMM, Ak IV 408 ; PII 269.


230 5. L'IMPOSSIBILITÉ DE L'EXEMPLE

digne de servir d'exemple originel <ursprünglichen Beispiel>, c'est-à-


dire de modèle <Muster> 50 .

Or, puisqu'un tel jugement est impossible — on l'a vu il n'y a aucun acte dont on
puisse jamais assurer que c'est un acte de vertu —, il n'y aura aucun « exemple »
digne de servir de « modèle », d'exemple qui serait source. Kant prolonge ce
propos par une mise en garde quant aux limites du rôle possible de l'exemple :
[e]n matière morale, l'imitation n'a aucune place ; les exemples ne
servent qu'à encourager, autrement dit ils mettent hors de doute la
possibilité d'exécuter ce que la loi ordonne ; ils font tomber sous l'in-
tuition ce que la règle pratique exprime d'une manière plus générale ;
mais il ne peuvent jamais nous permettre d'oublier leur véritable ori-
ginal, qui réside dans la raison, et de nous régler sur eux 51 .

Si la conclusion selon laquelle les exemples ne peuvent jamais prendre la place


de l'Idée de la vertu en prétendant fournir une mesure de la moralité nous est
déjà familière, la réflexion qu'« en matière de morale, l'imitation n'a aucune
place » met en lumière un nouveau problème. Le problème avec l'imitation des
exemples comme stratégie pour conduire à la vertu n'est pas seulement que
les exemples ne sont jamais « à la hauteur » du modèle, mais que l'imitation
n'est pas une démarche adaptée à la conduite vertueuse.
La non-pertinence des exemples nous permet ainsi de mieux expliciter la
définition de la moralité kantienne : si la moralité kantienne prétend échapper
à l'empirisme qui a fait le travers de toutes les moralités antérieures, elle doit
exiger que l'acte vertueux ne soit jamais le résultat d'imitation. Ce qui peut,
en effet, sembler une simple affaire de pédagogie s'avère toucher à l'origina-
lité même de la vertu selon Kant, aux deux sens possibles de cette expression,
puisque cela touche à ce qui doit faire l'originalité de la théorie kantienne de
la vertu et aussi à l'originalité que la théorie kantienne exige de la vertu. Nous
verrons que ces deux originalités sont intimement liées. Notons pour l'instant
que l'usage des exemples en morale est exposé à l'opprobre de Kant, non seule-
ment parce que les exemples ne sont jamais de véritables exemples de vertu,
mais aussi parce qu' « en morale, l'imitation n'a aucune place ». Les objections à
l'usage des exemples comme exempla — modèles proposés à l'imitation des au-
diteurs — se sont ainsi accumulées : une telle pratique peut dégoûter les élèves,

50. Ibid.
51. « Nachahmung findet im Sittlichen gar nicht statt, und Beispiele dienen nur zur Aufmunterung,
d.i. sie setzen die Tunlichkeit dessen, was das Gesetz gebietet, außer Zweifel » (Ibid.).
3. LE DISCOURS SE DÉDOUBLE 231

pire elle peut non seulement ne pas avoir l'effet escompté mais produire un ef-
fet contraire au but en orientant l'élève vers une pseudomoralité. La dernière
objection ne porte plus sur les possibles effets contraires à ceux espérés mais
sur l'impossibilité que cela ait l'effet espéré : l'imitation de l'exemple ne peut
jamais porter à la vertu parce que l'imitation n'a aucune place en moralité.

3. Le discours se dédouble

Que ce soient des cas adéquats qui confirment la réalité de la vertu, des ex-
emples à partir desquels l'on pourrait évaluer la vertu, ou encore des modèles
à imiter, les cas exemplaires sont dénoncés par une philosophie pratique kan-
tienne qui est moins disposée à accorder une fonction à ces exemples qu'à se
définir justement par ses objections à ceux-ci. Les exemples ne peuvent pas ser-
vir de source aux principes de la morale ; ils ne peuvent jamais constituer des
modèles à suivre pour accéder à un comportement vertueux ; voilà, selon Kant,
autant de conditions pour penser une morale qui ne soit pas chimère. Comme
l'expliquent les Fondements, c'est en renonçant aux exemples que la philosophie
critique se targue de pouvoir accéder à une métaphysique à même de formuler
le concept de devoir. Les Fondements posent en effet que,

d'une philosophie populaire, qui ne va pas au-delà de ce qu'elle peut


atteindre par tâtons au moyen d'exemples <die nicht weiter geht, als sie
durch Tappen vermittelst der Beispiele kommen kann>, jusqu'à la méta-
physique (qui ne se laisse arrêter par rien d'empirique, et qui, devant
mesurer tout l'ensemble de la connaissance rationnelle de cet espèce,
s'élève en tous cas jusqu'aux Idées, là où les exemples mêmes nous
abandonnent <die Beispiele uns verlassen>), il nous faut suivre et ex-
poser clairement la puissance pratique de la raison, depuis ses règles
universelles de détermination jusqu'au point où le concept du devoir
en découle 52 .

C'est précisément en allant plus loin qu'une philosophie populaire, qui elle « ne
va pas au-delà de ce qu'elle peut atteindre par tâtons au moyen d'exemples »,
que le philosophe critique pense pouvoir atteindre par la raison le concept de
devoir. Pour permettre la révolution qu'elle appelle de ses vœux, pour être
à la hauteur de son ambition d'être une pensée sans exemple, la philosophie
critique doit aller au-delà de toute pensée qui s'appuie sur les exemples.

52. FMM, Ak IV 412 ; PII 274.


232 5. L'IMPOSSIBILITÉ DE L'EXEMPLE

L'exigence que la morale se pense « là où les exemples mêmes nous aban-


donnent » semble ainsi toucher à ce qui est spécifique, et radical, dans la propo-
sition kantienne. Quand Kant pose l'impossibilité de l'exemple d'acte vertueux,
c'est une manière d'asseoir la distinction radicale entre agir conformément au
devoir et agir par devoir qui ouvre l'espace de la réflexion pratique. Lorsque
Kant dénonce l'imitation de l'exemple comme outil pédagogique, c'est encore
pour souligner la spécificité de l'acte vertueux dans le sens strict que la pen-
sée critique entend accorder à l'expression. Le double refus de l'exemple —
refus de l'exemple preuve de réalité, mais aussi refus de l'exemple comme mo-
dèle à imiter — semble une condition de possibilité pour la pensée pratique
kantienne. Et pourtant la position de Kant au sujet des exemples ne se limite
pas à ces refus, aussi définitifs qu'ils puissent paraître. La pensée critique ne se
prive pas d'user des exemples pour mener à bien sa tâche : les exemples sont
fréquents dans les écrits pratiques de Kant qui, non seulement contiennent des
exemples, mais même semblent s'organiser autour de ces exemples. On trouve
aussi des textes — à commencer par la note définissant le rôle de l'Exempel —
dont le contenu donne à penser que, malgré tout, Kant est prêt à reconnaître
aussi une fonction positive aux exemples dans le domaine pratique. Il nous
faut donc comprendre comment Kant peut attribuer un, ou des rôle(s) posi-
tif(s) aux exemples tout en maintenant la condamnation massive des exemples
dont nous venons de faire état.
Il est des moments dans le texte kantien où l'articulation entre la recom-
mandation des exemples et leur condamnation semble presque relever de la
contradiction. Ainsi, alors que Kant a déjà explicitement affirmé que « l'imita-
tion n'a aucune place en moralité », le passage de la Métaphysique des mœurs qui
appelle la note dans laquelle est défini l'Exempel semble recommander l'usage
d'exemples au nom de l'imitation.

Le moyen expérimental (technique) de formation de la vertu est, quant


au maître, de donner lui même le bon exemple (avoir une conduite
exemplaire) < das gute Beispiel an dem Lehrer selbst (von exemplarischer
Führung zu sein) >, et quant aux autres de s'en servir de leçon ; car l'imi-
tation est, pour l'homme encore inculte, la première détermination
de la volonté à admettre des maximes qu'il fait siennes par la suite 53 .

53. MM, Ak VI 479 ; PIII 777.


3. LE DISCOURS SE DÉDOUBLE 233

Non seulement Kant recommande ici l'usage de l'exemple comme technique


de formation de la vertu, mais il le fait en marquant explicitement l'utilité de
l'imitation ! Que penser de cette apologie de l'exemple qui semble si expressé-
ment contredire les mises en garde contre les exemples comme outil pédago-
gique et contre l'imitation qui n'aurait « aucune place en morale » ? Sommes
nous devant une incohérence ? Prenant appui sur le texte kantien, on peut
montrer que ces divers propos ne sont pas incohérents mais soudés par une
distinction. Aucune imitation d'un exemple ne peut amener à la vertu. L'imi-
tation de l'exemple est une bonne technique pour la formation de la vertu.
Il n'est pas impossible de lire ensemble ces deux positions dès lors que l'on
prête attention à une précision que donne Kant : l'imitation est une manière
de détermination de la volonté « pour l'homme encore inculte ». L'apparente
contradiction entre la dénonciation de l'imitation et sa recommandation peut
être levée si nous sommes attentifs à la distinction qui structure ces propos,
celle entre l'homme encore inculte et l'homme cultivé. Si l'imitation ne peut
servir l'homme cultivé qui cherche à atteindre la vertu, elle peut se révéler
fort utile pour amener l'homme encore inculte, vers la condition nécessaire
pour la vertu, qu'est la légalité de son comportement. Lorsque Kant admet la
technique de l'imitation cela ne ferait alors, en quelque sorte, que confirmer
son affirmation que l'imitation n'a aucune place en morale. Les deux attitudes
(écarter les exemples et les admettre) seraient alors solidaires, reliées par le re-
jet de l'imitation. Ce qui assure leur cohésion, c'est justement le principe selon
lequel la vertu n'est pas une affaire d'imitation. Autrement dit, il faudrait penser
que lorsque Kant concède une certaine utilité aux exemples, c'est pour réaffir-
mer encore plus fermement les limites sur le rôle à leur concéder. La distinction
entre deux étapes de l'éducation morale permet de dédoubler la position par
rapport aux exemples.
La Méthodologie de la Critique de la raison pratique conforte cette double ex-
plication de la fonction des exemples lorsqu'elle pose clairement que l'éduca-
tion doit s'envisager en deux temps. Certaines mesures particulières sont né-
cessaires pour l'esprit encore « inculte » alors que l'esprit cultivé a besoin d'une
tout autre éducation.

Sans doute ne peut-on nier que, pour faire entrer dans la voie du bien
moral un esprit, ou encore inculte ou déjà dégradé, on n'ait besoin
de quelques instructions préparatoires pour l'attirer par son avantage
234 5. L'IMPOSSIBILITÉ DE L'EXEMPLE

personnel ou l'effrayer par la menace d'un dommage ; mais, dès que


ce mécanisme <Maschinenwerk>, que cette lisière <Gängelband> a
fait quelque effet, il faut à tout prix présenter à l'âme le principe dé-
terminant moral pur. 54 .

L'instruction préparatoire consiste à trouver une stratégie pour que l'esprit en-
core inculte, ou déjà dégradé, autrement dit l'esprit qui, non seulement ne se-
rait pas proche de la vertu, mais qui ne serait même pas encore engagé sur le
chemin de la vertu, se décide justement à emprunter ce chemin. En admettant
la nécessité pour l'esprit encore inculte d'une « instruction préparatoire », Kant
laisse la place à une technique que la pensée populaire associe à la formation
morale. Il est difficile de décider ici, si Kant envisage seulement cette prépara-
tion pour s'accommoder des réflexes du bon sens qui voit quelque pouvoir civi-
lisant dans les bons exemples, ou si cette propédeutique lui parait effectivement
devoir occuper une place importante. Ce qui est clair, en revanche, c'est sa vo-
lonté de distinguer entre le mécanisme de préparation (la propédeutique) et
l'éducation à la moralité proprement dite (la présentation du principe moral).
Ainsi, selon Kant, dès que la propédeutique aura « fait quelque effet », il faudra
passer à la présentation du principe déterminant moral pur qui seul donnera à
l'élève la force pour accéder à « l'indépendance de sa nature intelligible 55 ». La
présentation du principe moral confère à l'homme la force de s'arracher à sa
nature sensible. Selon la Critique de la raison pratique, la présentation du prin-
cipe moral ne marque pas, ainsi, le point culminant, mais le point de départ de
toute éducation morale digne de ce nom. L'instruction préparatoire s'impose
au moment où l'on s'oriente vers l'éducation morale mais elle reste extérieure
à celle-ci. Elle constitue un mécanisme pour amener jusqu'à l'éducation mais
elle n'en participe pas encore. Lorsque Kant concède une utilité aux exemples,
c'est non pas pour l'éducation morale proprement dite, mais pour ce qu'il ap-
pelle la préparation à cette éducation, la première étape qui n'en est pas une,
puisqu'elle n'appartient pas encore à l'éducation, selon lui, mais fonctionne
comme simple propédeutique. Elle comporte des instructions préparatoires

54. CRPrat, Ak V 152 ; PII 790. Notons que Kant parle ici de l'éducation de l'homme encore
inculte en termes d'une éducation par lisières. Le terme allemand est « Gängelband », ce qui
renvoie à la description de la fonction des exemples dans l'introduction à la Doctrine du juge-
ment transcendantale où ceux-ci sont qualifiés de roulottes pour le jugement « Gängelwagen »
(CRP, A134 / B173-4 ; PI 882 ; cf. chapitre 3 p.110). Nous aurons à revenir sur la logique de ces
mécanismes (cf. chapitre 6, p.257).
55. CRPrat, Ak V 152 ; PII 790-1.
3. LE DISCOURS SE DÉDOUBLE 235

(Anleitungen) mais pas la formation morale proprement dite (Bildung). À partir


de cette distinction, Kant peut développer, sans contradiction, deux positions
divergentes sur le rôle de l'exemple dans le domaine pratique. Selon cette argu-
mentation, c'est à la première étape que peut être associé l'usage d'exemples
à la manière des exempla, c'est-à-dire comme modèles donnés à l'élève pour
qu'il les imite. À l'inverse, en ce qui concerne la deuxième étape, les exemples
ne doivent avoir aucune place dans la mesure où ils renvoient à une éduca-
tion par imitation qui doit rester étrangère à la véritable éducation morale. Ce
schéma d'une éducation en deux étapes distinctes permet de penser qu'il n'y
a pas incohérence quand Kant en appelle à l'exemple et à son imitation dans
le paragraphe 52 de la Métaphysique des Mœurs. La référence à l' « homme en-
core inculte » marque que ce n'est que pour cet homme là que l'imitation est
recommandée : l'utilité du bon exemple du maître s'expliquerait par le fait que
« l'imitation est, pour l'homme encore inculte, la première détermination de
la volonté à admettre des maximes qu'il fait siennes par la suite 56 ». Par l'imi-
tation de l'exemple de son maître, l'élève inculte pourra commencer à agir en
accord avec la loi. Si elle ne peut être source de vertu, l'imitation (Nachahmung)
du modèle qu'il a devant les yeux (Beispiel) produira du moins une conduite
déterminée par des maximes approuvées par le maître.
La distinction entre deux « étapes » de l'éducation morale répond en quelque
sorte à la distinction, si essentielle pour la pensée kantienne, entre l'acte con-
forme à ce que dicte la loi morale et l'acte par devoir. Nous avons vu que cette
distinction est nécessaire, selon Kant, pour que nous puissions penser une mo-
ralité à proprement parler digne de ce nom 57 . Il n'y a qu'en distinguant légalité
et moralité que la vertu peut avoir un sens. Si légalité et moralité doivent rester
hétérogènes, il faut sans doute articuler des techniques différentes pour provo-
quer l'une et l'autre. La simple conformité à ce que dicte la loi morale n'est pas
encore une conduite vertueuse : n'est vertueux que l'acte accompli pour la loi

56. MM, Ak VI 479 ; PIII 777.


57. La première des exigences que Kant s'impose dans ses analyses de la moralité, c'est celle
de penser une moralité qui soit digne de ce nom, ce qui, pour lui, implique qu'elle ait un
sens spécifique. Il est vrai que Kant n'use pas de l'expression « digne de ce nom ». Elle nous
semble pourtant bien résumer la première des conditions que le philosophe critique s'impose.
La question qui est en quelque sorte toujours le point de départ de l'investigation transcen-
dantale c'est « à quelles conditions peut-on penser un x digne de ce nom ?», là où « x » désigne
l'objet de l'investigation. Il faudrait sans doute s'interroger sur le rapport entre une certaine
conception de l'homme (la dignité étant fondamentale pour la conception kantienne) et ce
choix méthodologique de la philosophie critique.
236 5. L'IMPOSSIBILITÉ DE L'EXEMPLE

morale. Mais, si elle n'est pas une condition suffisante pour accorder une valeur
morale à l'action, la légalité est bien une condition nécessaire pour une telle
valeur. Si l'imitation de l'exemple du bon maître est susceptible, au moins de
permettre à l'homme inculte d'admettre des maximes qui s'accordent avec ce
que dicte la loi morale, cela doit être considéré comme allant dans le bon sens.
Ainsi, qu'il y ait une place pour l'imitation de l'exemple dans cette propédeu-
tique, cela ne contredit pas, mais plutôt confirme que l'imitation ne mène pas à
la vertu. L'imitation de l'exemple, nous dit la Métaphysique des mœurs, ne peut
que porter à admettre certaines maximes proposées par le maître. Or, pour
atteindre la moralité, encore faudrait-il que ces maximes deviennent propres.
Pour cela, l'imitation ne sera d'aucun secours.
La distinction entre deux éducations morales qui reflètent en quelque sorte
le double enjeu de l'éducation — l'accès de l'homme à un comportement con-
forme à la loi morale d'une part, son accès à la vertu de l'autre — permet ainsi
de lire ensemble aussi bien les recommandations que les condamnations de
l'imitation. Dans la mesure où l'exemple est pensé par Kant, dans le sillage de
l'exemplum, comme un modèle à imiter, la double logique de l'éducation mo-
rale lui confère deux statuts : l'exemple est utile pour la légalité, inutile pour la
moralité au sens fort qui implique l'acte par devoir.

4. Problèmes

Nous avons dégagé une première possibilité de lecture des propos parfois
apparemment contradictoires de Kant au sujet du rôle de l'imitation et, sans
doute en conséquence, au sujet du rôle des exemples dans la formation à la
vertu. Selon cette explication, ce qui semble contradictoire serait au contraire
un renchérissement du même principe, à savoir que la pensée critique ins-
taure une façon de penser la liberté et la vertu qui rompt avec toute morale
doctrinaire et que cette rupture doit pouvoir se lire dans la nouvelle évalua-
tion que fait la pensée critique de la valeur de l'exemple. Kant serait amené
à tenir la position suivante : les exemples peuvent être utiles, mais seulement
dans la préparation à l'éducation morale puisqu'au sens strict ils ne participent
pas à l'éducation morale, étant entendu que cette éducation ne peut faire ap-
pel à l'imitation. Selon cette lecture, Kant peut tenir les exemples pour utiles
dans la propédeutique à la morale puisque celle-ci ne relève pas, à proprement
parler, de la moralité. À admettre ce parler propre, ou une distinction tenue
pour « propre » entre propédeutique et morale, on pourrait admettre qu'il n'y
4. PROBLÈMES 237

a pas dédoublement, ni contradiction dans ces divers propos, mais plutôt une
affirmation positive et une affirmation négative de la même position : c'est
pour la même raison que, si les exemples peuvent être utiles à la préparation à
l'éducation morale (pour laquelle il est légitime de mettre en œuvre n'importe
quels moyens, y compris pourquoi pas, encourager l'imitation de l'exemple
du maître), aucun exemple ne peut servir de modèle à la vertu. Les deux faits
tiennent à ce que « l'imitation n'a aucune place dans la moralité. » Sans rien re-
nier de cette première explication que nous avons donnée de ce que l'exemple
soit « sauvé » par Kant, nous devons noter que celle-ci laisse en suspens trois
séries de questions.
• Le premier problème, avec notre première explication, est qu'elle ne
s'applique qu'à certains des propos de Kant au sujet des exemples.
Certes, la distinction entre la propédeutique d'une part, et la véritable
formation à la vertu de l'autre, permet de réconcilier des propos di-
vergents au sujet de la place de l'imitation dans l'éducation morale.
Mais toutes les affirmations de Kant au sujet des exemples dans ce
contexte ne semblent pas déterminées par la problématique de l'imi-
tation. Il suffit en effet, de se reporter à la définition de l'Exempel
pour s'en convaincre : « [l]'exemple <Exempel> est un cas particulier
d'une règle pratique, pour autant que cette règle représente une ac-
tion comme praticable ou impraticable 58 ». Il n'est pas ici question de
modèles et d'imitation, mais de représentation d'une action comme
praticable ou impraticable. Ailleurs, Kant revient sur cette représen-
tation de la faisabilité de l'action en expliquant, que c'est précisément
dans la mesure où ils en fournissent une preuve, que les exemples
sont encourageants. Si les Fondements articulent la condamnation de
l'imitation et le rôle encourageant des exemples 59 , il n'est pas aisé de
voir le rapport entre ces deux éléments de l'analyse. Penser l'efficace
de l'exemple en termes d'imitation, ne nous permet de comprendre,
ni l'enjeu de cet encouragement, ni la capacité de l'exemple à four-
nir une preuve de la « faisabilité » de la vertu (« Beweise der Tunlichkeit
des Pflichtmäßigen »). De la première Critique 60 à la Métaphysique des

58. MM, Ak VI 479-80n ; PIII 777n.


59. Passage cité, FMM, Ak IV 409 ; PII 269.
60. La Critique de la raison pure parle des objets possibles de l'expérience en disant qu'ils sont
aptes à fournir des exemples de la vertu, précisant qu'il s'agit alors d'une preuve de faisabilité,
238 5. L'IMPOSSIBILITÉ DE L'EXEMPLE

mœurs, Kant parle pourtant de l'exemple pratique en rapport avec ce


problème de la démonstration de la faisabilité : il nous faut donc, ap-
paremment, aller au-delà de la problématique de l'imitation pour sai-
sir le rôle de l'exemple pratique. La lecture selon laquelle l'exemple
est valorisé comme modèle pour la propédeutique à la morale, alors
qu'il est condamné pour « la moralité » proprement dite, ne sera pas
suffisante ; il nous faut aussi comprendre ce qui se joue avec la dé-
monstration de la faisabilité — la Tunlichkeit — associée à l'exemple.
• Si Kant affirme clairement que les exemples n'ont pas pour rôle de
prouver la réalité objective de la vertu, il nous faudra interroger les
conséquences de cette position. La vertu kantienne peut-elle simple-
ment se passer de preuves de réalité ? Nous y avons insisté, l'argumen-
tation transcendantale fait de l'impossibilité d'une preuve de réalité
objective une condition de possibilité de la vertu puisqu'elle insiste
sure le fait que la vertu, si ce terme peut avoir un sens, doit être hété-
rogène à l'ordre de la nature et donc aussi à l'ordre du concept d'en-
tendement, bref à tout ce qui peut avoir une preuve de réalité dans
l'expérience. Pourtant, nous allons le constater, la philosophie pra-
tique ne peut pas ne pas répondre de la réalité de la vertu, même si
ce n'est pas en apportant une preuve irréfutable. Un des défis pour la
pensée pratique de Kant sera de trouver une preuve qui fasse l'affaire
à cet égard. Nous tenterons de montrer que l'exemple n'est pas sans
rapport avec la question de la réalité telle qu'elle se pose justement au
sujet de la moralité 61 . Nous ne retrouverons pas la même probléma-
tique de réalité que dans le domaine théorique, mais l'étude du rôle
de l'exemple va nous conduire au plus près de la question de la réa-
lité telle qu'elle se pose, et s'expose, dans le domaine pratique. Nous
verrons que la question de l'exemple aide ici à formuler la difficulté
à laquelle se confronte la pensée kantienne : si elle s'impose de pen-
ser une vertu qui ne sera peut-être jamais réalisée, comment justifier
qu'il ne s'agit pas d'une pure chimère ? La référence à Platon permet à

« Beweise der Tunlichkeit » (CRP, A315 / B372 ; PI 1028). Cela suit la remarque selon laquelle il ne
faut pas rejeter la République de Platon, « sous ce très misérable et pernicieux prétexte qu'elle
est impraticable <unter dem sehr elenden und schädlichen Vorwande der Untunlichkeit, als unnütz
bei Seite zu setzen> » (CRP, A316 / B372-3 ; PI 1028). C'est encore de Tunlichkeit qu'il s'agit.
61. Nous allons voir que Kant ne pourra esquiver une certaine démonstration de la possi-
bilité de la réalité de la vertu. L'exemple va alors jouer un rôle essentiel (cf. chapitre 8).
4. PROBLÈMES 239

Kant de plaider pour penser que l'Idée n'est pas nécessairement chimé-
rique mais cela n'est pas encore suffisant : le philosophe critique ne
doit-il pas répondre de la valeur de sa conception de la moralité au-
trement qu'en affirmant qu'il n'est pas impossible que ce ne soit pas
chimérique ? C'est précisément encore la question de l'exemple qui
nous orientera vers les diverses réponses kantiennes à ce problème.
• Nous avons pu articuler de façon cohérente les positions apparem-
ment contradictoires de Kant à l'égard du rôle de l'imitation dans
l'éducation morale grâce à la distinction qu'il nous propose entre la
propédeutique, d'une part, et l'éducation morale proprement dite, de
l'autre. Or, cette distinction entre deux « étapes » de l'éducation mo-
rale pose inévitablement la question de leur rapport. Comment les
distinguer (en principe) ? Et si on peut les distinguer, y a-t-il un rap-
port entre elles ? Ces questions deviennent aussi importantes que déli-
cates lorsque l'on s'aperçoit qu'elles appellent des questions parallèles
concernant la distinction entre la légalité et la moralité. Si Kant peut
recommander l'imitation, c'est bien dans la mesure où celle-ci est apte
à permettre à l'élève de rejoindre la légalité, faute d'accéder à la vertu.
Inversement, si Kant doit dénoncer l'imitation comme méthode pé-
dagogique, c'est parce qu'elle interdirait à celui qui s'en remet à elle
l'accès à la vertu. La double position à l'égard de l'éducation n'est pos-
sible que parce que nous avons deux rapports possibles à la vertu. Or,
la question du rapport entre ces rapports — rapport qu'il doit, et ne
peut, y avoir — nous portera à revenir sur le rôle de l'exemple mais
surtout sur ces dédoublements.
Trois séries de questions restent donc à aborder pour comprendre le sens
et l'importance de la thématique de l'exemple dans la pensée pratique, au-delà
d'un premier constat selon lequel cette problématique sert à définir le domaine
pratique de manière négative. S'il est vrai que l'impossibilité de l'exemple sert
à définir, non seulement la moralité kantienne mais aussi la démarche péda-
gogique qu'elle peut préconiser, en répondant à ces trois séries de questions
nous allons tenter de monter que l'on peut aussi penser que la possibilité d'une
certaine efficace particulière de l'exemple est aussi une condition de possibilité
de la pensée pratique de Kant.
CHAPITRE 6

L'invraisemblable force de l'autre Darstellung

1. La difficulté de l'éducation morale

Nous voudrions avancer que l'objection kantienne à l'imitation des exem-


ples dans la pédagogie morale, peut être considérée comme le cas particu-
lier d'une objection générale à tout procédé qui entend enseigner la vertu,
telle qu'elle est conçue par le philosophe critique. Sans doute, toute pédagogie
morale doit-elle éviter de contredire la doctrine qu'elle prétend enseigner (la
contradiction performative n'est jamais recherchée) mais, dans le système kan-
tien, éviter la contradiction entre la pédagogie et la doctrine n'est pas, nous
voulons le souligner, une mince affaire. Nous avons vu que l'enseignement
par l'imitation d'un modèle est explicitement désavoué par Kant ou, plus exac-
tement, admis sans être crédité de pouvoir fournir un enseignement moral
proprement dit. Selon Kant, recommander l'imitation des modèles revient à
prendre le problème de la vertu à l'envers, puisque cela revient à prendre pour
mesure de la vertu des cas pour lesquels il faudrait plutôt d'abord trouver une
mesure. Se donner des exemples comme mesure de la vertu, c'est oublier que,
selon les analyses critiques, la mesure de la vertu ne peut se trouver que dans un
principe. Chercher à se conduire (ou à conduire d'autres) moralement en imi-
tant des exemples revient précisément à occulter l'enjeu de la conduite morale :
celle-ci doit être déterminée par un jugement pratique qui s'appuie sur le prin-
cipe de la moralité. Les exemples, dès lors qu'ils sont pris ou donnés comme
des règles de conduite, ne peuvent êtres des modèles que de pseudo-moralité.
Or, ces objections que Kant soulève à l'encontre de l'imitation d'exemples, ne
sont pas seulement des objections à une technique particulièrement mal choi-
sie pour promouvoir la liberté, mais plutôt une forme particulière de l'objec-
tion que Kant doit avancer devant toute technique qui prétend promouvoir
la vertu. L'objection à l'imitation de l'exemple n'est, en effet, qu'une forme
particulière d'une objection que soulève l'analyse critique à l'encontre de toute
forme de pédagogie morale. Si Kant se garde bien d'affirmer que l'éducation
morale est impossible, pourtant les arguments qu'il avance contre la tradition
242 6. L'INVRAISEMBLABLE FORCE DE L'AUTRE DARSTELLUNG

pédagogique qui fait appel aux exemples pourraient porter à une telle conclu-
sion. Comme nous allons le vérifier, appeler à l'imitation de l'exemple n'est pas
le seul procédé couduisant à la vertu qui sombre dans la contradiction. Nous
l'avons vu, Kant fournit une double justification de son opposition à l'imitation
d'exemples comme stratégie pour l'éducation morale. D'une part, l'impossi-
bilité d'un cas-exemple adéquat à l'Idée de la vertu plaide contre l'imitation
des exemples en alléguant que ceux-ci sont toujours inadéquats, imparfaits par
rapport aux exigences de la véritable moralité. D'autre part, Kant objecte à
l'imitation elle-même en soutenant que l'imitation n'a pas de place en moralité.
Nous avons tenu à le souligner, l'objection à l'imitation n'est pas seulement une
conséquence de la qualité incertaine de tout modèle que l'on pourrait choisir,
elle tient aussi à un refus de l'imitation comme telle. En explorant les consé-
quences de l'objection à l'imitation elle-même, nous allons tenter d'exposer
une des difficultés qui hante et structure la pensée pratique de Kant.
Dans la préface des Fondements, Kant interpelle le lecteur au sujet de l'ur-
gence à établir, une fois pour toutes, une philosophie morale qui ne soit pas une
doctrine empirique : « ne pense-t-on pas qu'il soit de la plus extrême nécessité
d'élaborer une bonne fois une philosophie morale pure qui serait complète-
ment expurgée de tout ce qui ne peut être qu'empirique et qui appartient à
l'anthropologie 1 ?» Kant se propose d'avancer une philosophie morale qui ne
souffre pas d'empirisme mais qu'en est-il du rapport de cette moralité à l'em-
pirique ? Ce rapport n'est pas un simple rapport d'exclusion. On notera que si
Kant explique que la philosophie morale qu'il vise serait « complètement ex-
purgée <völlig gesäubert> de tout ce qui ne peut être qu'empirique », pourtant,
il indique aussi dans cette préface, que l'expérience est un élément essentiel du
jugement pratique tel qu'il l'envisage. En effet, Kant explique que l'expression
des lois morales ne suffit pas pour mener à bien l'analyse critique de la morale
car :

[i]l est vrai que ces lois exigent encore une faculté de juger aiguisée
par l'expérience, afin de discerner d'un côté où elles sont applicables,
afin de leur procurer d'autre part un accès <Eingang> dans la volonté
humaine et une influence dans la pratique car l'homme, affecté qu'il
est lui-même par tant d'inclinations, est bien capable sans doute de
concevoir l'idée d'une raison pure pratique, mais n'a pas si aisément

1. FMM, Ak IV 389 ; PII 245.


1. LA DIFFICULTÉ DE L'ÉDUCATION MORALE 243

le pouvoir de la rendre efficace <wirksam zu machen> in concreto dans


sa condition 2 .

Ainsi, la philosophie morale expurgée de ce qui est empirique, ou de ce qui


relève de l'anthropologie, doit pourtant admettre que ses lois « exigent une
faculté de juger aiguisée par l'expérience <durch Erfahrung geschärfte Urtheils-
kraft> ». Si les lois morales ne peuvent être fondées sur l'expérience, Kant
concède pourtant que, pour que leur application puisse se faire, il faut non
seulement une faculté de juger, mais encore une faculté de juger qui ait de l'ex-
périence. C'est l'expérience qui doit non seulement perfectionner la capacité du
jugement à déterminer où les lois sont applicables, mais aussi leur « procurer
un accès dans la volonté humaine <ihnen Eingang in den Willen des Menschen…zu
verschaffen> ». Seule l'expérience permet à l'homme de rendre la loi morale effi-
cace in concreto. Ainsi, la loi morale expurgée de tout élément empirique serait
pourtant rendue efficace par l'expérience (empirique). Si l'empirique est néces-
saire pour rendre efficace la moralité, peut-on encore soutenir que celle-ci n'a
aucune composante empirique ? La tension qui pointe, entre l'appel à élaborer
une moralité indépendante de l'empirique et l'affirmation que l'efficace des lois
morales dépend de l'expérience, est notre premier indice de ce que la question
de l'accès des lois morales à l'esprit humain soit des plus délicates dans le cadre
de la pensée pratique kantienne.
Comment la loi morale devient-elle « efficace < wirksam> » ? Kant le pré-
cise, dans le domaine pratique il y a deux problèmes concernant l'application
des lois morales. Premièrement, pour appliquer les lois il faut discerner les cas
où elles s'appliquent ; tout comme la question de l'application des concepts
appelle une analyse des conditions de possibilité d'une telle application, l'ap-
plication de la loi morale appelle une explication critique. Kant la fournit dans
la Typique de la Critique de la raison pratique. Qu'on ne s'y méprenne pas, cette
tâche ne requiert pas que l'on détermine sous quelles conditions appliquer la
loi morale — elle s'applique toujours et partout 3 — mais plutôt que l'on évalue
des conditions pour l'application des lois morales dans toute leur diversité. Il
revient au jugement pratique de discerner ce que dit la loi morale dans une si-
tuation donnée et pour cela il doit déterminer la loi particulière, ou la maxime,
qui est pertinente. Comme le vocabulaire de l'application le laisse entendre,

2. FMM, Ak IV 389 ; PII 246.


3. Selon Kant, rappelons-le, le principe de la moralité « n'est pas restreint aux hommes
seuls » mais « s'étend même à l'Être infini » (CRPrat, Ak V 32 ; PII 646).
244 6. L'INVRAISEMBLABLE FORCE DE L'AUTRE DARSTELLUNG

cette opération du jugement est analogue à celle du schématisme : dans les


deux situations, il s'agit d'établir un rapport entre un cas particulier et la règle
générale qui convient. Si Kant lui-même souligne le parallèle, c'est pour lui l'oc-
casion d'insister sur la spécificité du problème dans le domaine pratique et la
spécificité de la procédure qui permet de juger de la correspondance entre cas
et loi 4 . En effet, si l'application in concreto des lois pratiques ressemble au pro-
blème de l'application in concreto des concepts théoriques, il y a pourtant une
différence : « on ne peut soumettre aucune intuition, partant aucun schème, à
la loi de la liberté (en tant que causalité nullement conditionnée de façon sen-
sible), et, par conséquent aussi, au concept du bien absolu, pour l'appliquer in
concreto 5 .» La raison pratique doit alors trouver une autre solution que le sché-
matisme : ce sera la typique. Au lieu de soumettre un schème de la sensibilité
à la loi pratique, la raison doit lui soumettre « une loi telle toutefois qu'elle
puisse être présentée in concreto dans des objets des sens », c'est-à-dire une loi
de la nature. Celle-ci n'est pas la loi pratique, mais le type de la loi pratique
qui seul permet son application. Si la procédure qui permet l'application des
concepts aux intuitions doit être modifiée pour permettre l'application de la
loi morale, Kant fait néanmoins état d'une procédure possible.
Le deuxième problème concernant l'application de la loi morale est spéci-
fique au domaine pratique. La faculté de juger doit non seulement discerner où
les lois morales sont applicables, au sens de devoir s'appliquer (problème qui
existe aussi pour les lois de la nature), elle doit encore, selon Kant, en quelque
sorte les faire appliquer ; la faculté de juger doit donner à la loi morale accès
à l'esprit humain. Autrement dit, il revient à la faculté de juger aussi de dire

4. Kant lui-même le souligne, l'application des lois pratiques soumet la faculté de juger à
« des difficultés particulières » parce qu'il s'agit d'appliquer des lois de la raison à un événement
ayant lieu dans la nature (CRPrat, Ak V 68 ; PII 691). Il s'agit donc en quelque sorte de faire du
schématisme sans schème, la loi de la liberté ne pouvant être soumise à aucune intuition, donc
aucun schème. La possibilité de procéder néanmoins à une subsomption du cas sous la règle
sera possible, selon Kant, grâce au type de la loi morale. Si nous ne nous arrêtons pas sur la
typique, qui mérite pourtant de longues analyses, c'est parce que nous tenons à privilégier ici
le deuxième problème de la loi morale, le problème de la rendre efficace, le problème de lui
fournir une nécessité subjective. Nous privilégions ce deuxième problème car, dans la mesure
où justement il n'a pas d'analogue dans le domaine théorique, il nous semble conduire vers
une question essentielle de la philosophie pratique au deux sens du terme « essentiel » : la
possibilité de rendre efficaces les lois morales est non seulement très importante, voire vitale,
pour la philosophie pratique, elle se rapporte aussi à l' « essence » du pratique qu'est la liberté
dans son sens spécifiquement critique.
5. CRPrat, Ak V 69 ; PII 692.
1. LA DIFFICULTÉ DE L'ÉDUCATION MORALE 245

comment elle pourrait être amenée à prendre la loi morale pour fondement
de son activité. Dans le domaine théorique Kant présume d'une certaine ma-
nière que les lois qui doivent gouverner le jugement le feront. Ainsi, l'analyse
du Fürwahrhalten que fait la Critique de la raison pure, suppose qu'il est impos-
sible qu'une proposition théorique pour laquelle nous avons des raisons objec-
tives suffisantes de la tenir pour vrai, manque de raisons subjectives de la tenir
pour vrai : c'est un cas de figure que Kant n'envisage même pas. Pour Kant, ce
qui est objectivement suffisant est automatiquement subjectivement suffisant
comme raison de tenir pour vrai 6 . Or, Kant reconnaît d'emblée que tel n'est
pas le cas en ce qui concerne la moralité ; les lois morales ne s'imposent pas
d'elles-mêmes toujours à l'homme, là où la raison pratique doit pourtant les
tenir pour valables et applicables. La nécessité objective de la loi morale n'im-
plique pas automatiquement une nécessité subjective. L'enjeu de l'accès des
lois morales à l'esprit tient à ce que la loi morale qui est objectivement contrai-
gnante le devienne subjectivement. La pensée critique doit dès lors expliciter
comment il est possible de rendre les lois morales efficaces dans l'esprit d'un
homme. Selon Kant, seule l'expérience peut « procurer » cet accès. De quelle
expérience s'agit-il ? Quelle expérience peut rendre les lois morales efficaces ?
Dès lors que l'on se demande quelle expérience on peut imposer à l'homme
qui soit susceptible de provoquer l'accès à l'esprit des lois morales, l'on s'inter-
roge sur l'éducation morale. En effet, l'éducation morale consiste à conduire
l'homme aux expériences qui peuvent ouvrir l'accès à la moralité (l'homme est
conduit par les lois morales) en ouvrant l'accès à la moralité (les lois morales
accèdent, et s'imposent, à l'esprit).
Par quelle éducation l'homme peut-il être conduit jusqu'à la moralité ? La
question s'avère délicate pour le philosophe critique. Kant l'aborde dans la Mé-
thodologie de la Critique de la raison pratique dont la tâche est justement d'expli-
quer comment l'on peut « donner aux lois de la raison pure pratique un ac-
cès dans l'esprit humain, de l'influence sur ses maximes, c'est-à-dire la façon de
rendre la raison objectivement pratique également subjectivement pratique 7 .»
La Méthodologie doit montrer comment faire pour que la loi morale puisse exer-
cer sa force. Elle doit proposer une méthode pour donner aux lois de la raison

6. CRP, A820 / B848 sq. Nous devons cette observation à Fernando Gil qui soulignait l'ab-
sence de cette possibilité dans le dispositif kantien lors d'un de ses séminaires.
7. CRPrat, Ak V151 ; PII 789.
246 6. L'INVRAISEMBLABLE FORCE DE L'AUTRE DARSTELLUNG

un accès à la raison. Or — et voilà ce que nous voudrions souligner mainte-


nant — dans le cadre de la pensée kantienne, cette tâche est à ce point pro-
blématique que les procédés que l'on peut proposer pour l'effectuer risquent
constamment, soit l'inefficacité, soit la contradiction. Nous allons le consta-
ter, dans le cadre d'une conception kantienne de la vertu, l'éducation morale
se trouve en effet face à une aporie. Si la radicalité de la notion d'autonomie
comme condition de liberté, constitue bien la spécificité de la pensée pratique
kantienne, c'est aussi elle qui risque de rendre impossible la tâche que se fixe la
méthodologie : articuler une méthode pour rendre subjectivement pratiques les
lois objectivement pratiques, voilà qui semble devoir tomber dans la contradic-
tion.
On le sait, la non-contradiction est le premier des critères kantiens pour éta-
blir la valeur d'un concept : un concept qui se contredit lui-même est tenu par
Kant pour absurde, sans sens. La réalité objective du concept, dont l'exemple
d'un concept théorique doit servir de preuve, est une autre exigence pour consi-
dérer que le concept n'est pas vide, mais la première exigence pour que l'on
puisse simplement parler de concept, au sens le plus large possible, c'est que le
concept ne se contredise pas. La non-contradiction sera en outre un critère es-
sentiel pour la pensée pratique de Kant puisque c'est une version particulière
d'une vérification de la non-contradiction qui sert de critère pour distinguer
les actions conformes à ce que dicte la loi morale. L'impératif catégorique,
pilier de la pensée pratique, est un commandement à éviter la contradiction
pratique autant que logique. En effet, lorsque Kant pose que la question per-
tinente concernant une action que je contemple est « est-ce que je peux sou-
haiter que cela devienne une loi ? », il s'agit de savoir si l'universalisation de
la loi peut être voulue. Or, cela n'est possible que si deux contradictions sont
évitées : la contradiction de l'action avec la généralisation de cette action, et
la contradiction entre la volonté de cette universalisation et la volonté elle-
même 8 . Le premier des critères pour les actions acceptables moralement est

8. « Il faut que nous puissions vouloir que ce qui est une maxime de notre action devienne
une loi universelle ; c'est là le canon qui permet l'appréciation morale de notre action en géné-
ral. Il y a des actions dont la nature est telle que leur maxime ne peut même pas être conçue sans
contradiction comme une loi universelle de la nature, bien loin qu'on puisse poser dans la vo-
lonté qu'elle devrait le devenir. Il en est d'autres dans lesquelles on ne trouve pas sans doute cette
impossibilité interne, mais telles cependant qu'il est impossible de vouloir que leur maxime
soit élevée à l'universalité d'une loi de la nature, parce qu'une telle volonté se contredirait elle-
même » (FMM, Ak IV 424 ; PII 288).
1. LA DIFFICULTÉ DE L'ÉDUCATION MORALE 247

la non-contradiction de l'universalisation de la maxime qui les détermine 9 . La


non-contradiction n'est donc pas seulement une exigence pour les concepts
théoriques, c'est aussi le premier critère de sélection pour les actions dans la
perspective pratique. Or, pour éviter la contradiction dans le domaine pra-
tique, Kant va devoir aborder ce qui pourrait sembler une contradiction in-
terne dans l'Idée même de la vertu. Pour anticiper, nous pourrions formuler
le problème ainsi : si l'Idée kantienne de la vertu est en contradiction avec la
possibilité d'une méthode pour l'éducation à cette vertu, ne faut-il pas penser
cela comme une contradiction de l'Idée de la vertu avec elle-même ? Nous vou-
drions en effet, souligner une tension entre l'Idée kantienne de la vertu et sa
possible réalisation dans le cadre imposé par cette Idée. Pour que cette ten-
sion ne devienne pas une contradiction qui menace sa pensée de la moralité,
Kant doit répondre de la possibilité d'une éducation à la vertu qui s'accorde à
la spécificité de la conception critique de la moralité.
Précisons donc ce qui, dans cette conception de la vertu, semble résister
à la possibilité de définir une méthode pour mettre la loi morale au travail
(wirksam zu machen). La pensée pratique a pour objet la liberté. Pour Kant, la
liberté se définit par opposition à la nature et cette opposition se formule de
façon privilégiée en termes de deux régimes de causalité. Nature et liberté sont
deux causes des actions humaines ou, plus précisément, deux sources de dé-
termination de la volonté. L'opposition permet de définir la liberté : un arbitre
qui n'est déterminé que par les impulsions sensibles est dit animal ; est libre en
revanche, l'arbitre dont la volonté peut être déterminée indépendamment des
lois sensibles, c'est-à-dire « par des mobiles qui ne sont représentés que par la
raison 10 ». En tant qu'êtres finis vivant dans un monde phénoménal, autrement
dit, dans la mesure où nous sommes des créatures de la nature, nous sommes

9. Les exemples qui portent sur la tricherie, le mensonge ou l'arnaque sont les plus clairs
à cet égard. Kant soutient que si je peux vouloir agir d'une telle manière, je dois reconnaître
que la tromperie deviendrait impossible (donc impossible comme action voulue) si elle était
généralisée. On peut ainsi vérifier que le mensonge est contraire à la loi morale en vérifiant
qu'on ne peut vouloir l'ériger en loi : « si je peux bien vouloir le mensonge, je ne peux en aucune
manière vouloir une loi universelle qui commanderait de mentir ; en effet, selon une telle loi,
il n'y aurait plus à proprement parler de promesse » (FMM, Ak IV 403 ; PII 262). L'argument
concernant le suicide répète l'argument en prenant l'universalité comme condition d'être une
nature : « une nature dont ce serait la loi de détruire la vie, en vertu même du sentiment dont
la fonction spéciale est de pousser au développement de la vie, serait en contradiction avec
elle-même et ainsi ne subsisterait pas comme nature » (FMM, Ak IV 422 ; PII 286).
10. « Un arbitre <Willkür> en effet est purement animal (arbitrium brutum) quand il ne peut
être déterminé que par des impulsions sensibles, c'est-à-dire pathologiquement. Mais celui qui
248 6. L'INVRAISEMBLABLE FORCE DE L'AUTRE DARSTELLUNG

soumis aux lois de la nature mais, selon Kant, le privilège de l'homme est celui
d'être un être sensible doué de raison. Nous avons donc aussi une nature su-
prasensible, ce qui ouvre la possibilité d'un affranchissement de notre nature
sensible. Si l'arbitre de l'homme est un « arbitrium sensitivum », il n'est pas un
« arbitrium brutum » mais un « arbitrium liberum » parce que « la sensibilité ne
rend pas son action nécessaire, mais qu'il y a dans l'homme un pouvoir de se
déterminer de lui-même indépendamment de la contrainte des impulsions sen-
sibles 11 .» La liberté dont nous pouvons jouir en tant qu'êtres raisonnables est
l'affranchissement de notre arbitre de toute loi de la sensibilité. La volonté est
libre si elle s'affranchit de la soumission aux lois empiriques pour ne répondre
qu'à la loi morale. La définition négative de la liberté comme non-soumission
aux lois de la nature est, somme toute, classique mais Kant la transforme en
formulation positive de façon inédite lorsqu'il pose qu'est alors déterminant un
mobile de la raison elle-même. Voilà l'autonomie qui paraît. Or, l'exigence que
l'acte vertueux procède de l'autonomie va rendre problématique la pédagogie
pratique.
L'une des originalités de la pensée pratique kantienne est son insistance sur
la causalité, voire le type de causalité, comme critère essentiel pour distinguer
les lois de la nature de celles de la raison 12 . Ainsi, alors qu'il définit le libre ar-
bitre par opposition à l'arbitre animal, son insistance sur le régime de causalité
comme critère pour opérer la distinction entre les mobiles qui relèvent de la

peut être déterminé indépendamment des impulsions sensibles, par conséquent par des mo-
biles qui ne sont représentés que par la raison <Bewegursachen, welche nur von der Vernunft vor-
gestellt werden> reçoit le nom de libre arbitre (arbitrium liberum) » (CRP, A 802/B830 ; PI 1363).
11. « Sinnlichkeit ihre Handlung nicht nothwendig macht, sondern dem Menschen ein Vermögen
beiwohnt, sich unabhängig von der Nöthigung durch sinnliche Antriebe von selbst zu bestimmen » (CRP,
A 534 /B 562 ; PI 1168-9). Notons la construction étonnante : cette capacité de se déterminer
indépendamment des contraintes sensibles est « dans » l'homme parce qu'elle « beiwohnt ». Ce
terme dénote certes, une présence « chez » l'homme, mais aussi une étrange différenciation :
la capacité est chez l'homme non pas parce qu'elle lui appartient mais parce qu'elle assiste à
sa vie. On devrait s'interroger sur la nature de ce « vivre auprès de » : hospitalité, parenté ou
concubinage ?
12. On pourrait multiplier les évocations de sa causalité propre comme caractéristique du
domaine moral, mais on se contentera de noter que cela est clair dès la première Critique et
repris dans les ouvrages portant spécifiquement sur le pratique. Ainsi, la première Critique
explique que le domaine moral est « là où la raison humaine montre une véritable causalité et
où les idées sont de véritables causes efficientes (des actions et de leurs objets) » (A317 / B374 ;
PI 1029). Les Fondements de la métaphysique des mœurs avancent que « [l]a liberté est une sorte de
causalité qui appartient aux êtres vivants, en tant qu'ils sont raisonnables, et la liberté serait la
propriété qu'aurait cette causalité de pouvoir agir indépendamment de causes étrangères qui
la détermineraient » (Ak IV 446 ; PII 315).
1. LA DIFFICULTÉ DE L'ÉDUCATION MORALE 249

nature et ceux qui relèvent de la moralité au sens strict, oblige Kant à tenir pour
mobiles « naturels », bien plus que les mobiles traditionnellement attribués à
notre nature animale. En articulant les choses en rapport avec le type de causa-
lité, Kant arrive à une définition du pathologique qui semble ne guère laisser de
place à autre chose. Le chantre de l'autonomie et de la liberté qu'est Kant, s'em-
ploie systématiquement à démontrer que, là où d'autres ont pu voir des actes
de liberté, il faut au contraire penser qu'il n'y a que le résultat de contraintes
de la même nature que la plus brutale des contraintes physiques 13 . Ce n'est
pas pour Kant paradoxal, mais au contraire une condition essentielle pour pré-
server le sens propre de la liberté, que de distinguer une action déterminée
librement, non seulement de toute action déterminée par ce qui est commu-
nément tenu pour une force sensible, mais aussi tout acte déterminé par une
causalité analogue à celle de la nature. Or, en cela Kant pousse la traditionnelle
définition de la liberté comme non-soumission à la nature jusqu'à de nouvelles
conséquences : s'il y une certaine identification entre la nature et la sensibilité
d'une part, et la rationalité et la liberté de l'autre, pourtant, la pensée pratique
ne catalogue pas tous les produits de la raison sous la rubrique « raison ». Au
contraire, bien des déterminations possibles d'actions que nous pourrions être
tentés de considérer comme relevant de la raison, dans la mesure où elles dé-
coulent d'un raisonnement, seront pourtant tenues par Kant pour équivalentes
à des lois physiques. Ainsi, si les forces physiques au sens strict sont des lois
sensibles, le sont aussi, non seulement des instincts tels la faim, la peur, ou le
plaisir qui poussent à rechercher certains conforts mais aussi, et par la même
analyse, toutes les forces qui fonctionnent selon une causalité qui peut être ju-
gée analogue. Dès lors que la nature est définie par le caractère spécifique de
la causalité qui y détermine les actions — et pour Kant il ne fait aucun doute
que cette causalité est celle décrite par les lois mécaniques de Newton 14 — le
caractère mécanique d'une détermination devient une marque de ce qu'elle

13. C'est en quelque sorte en réduisant l'impact de la liberté sur le monde à zéro (zéro
en termes de perception), que Kant « re »couvre possibilité de la liberté. La liberté n'est pas
« dans » le monde, à moins peut-être qu'elle cohabite avec lui (selon la modalité du beiwohnen
qui caractérise le rapport de l'homme à sa capacité de liberté, cf. note 11).
14. Les lois de Newton restent toujours la référence pour Kant. Noter que dans la Critique
de la faculté de juger téléologique, là même où Kant pose la nécessité pour la connaissance scien-
tifique d'user d'explications téléologiques, il insiste sur l'idée que « expliquer tous les produits
et événements de la nature, même les plus finalisés, d'une façon mécanique aussi loin que pos-
sible pour notre pouvoir » est une « mission <Beruf >» (CJ, Ak V 415 ; PII 1215). Concernant
l'engagement de Kant avec la science newtonienne, l'excellent ouvrage de Michael Freidman
250 6. L'INVRAISEMBLABLE FORCE DE L'AUTRE DARSTELLUNG

soit empirique. Ainsi toutes les forces qui agissent selon le modèle de forces
réciproques, d'attraction ou de répulsion, toutes les forces qui s'additionnent
ou s'annulent, bref toutes les forces dont on peut dire que l'emportera la plus
grande puisque c'est la somme qui est déterminante, doivent être tenues pour
des forces empiriques. Selon une telle définition, sont considérées comme hé-
térogènes à la liberté toutes les déterminations de la volonté qui reposent sur
un raisonnement qui aurait pesé les conséquences de l'action. Une volonté dé-
terminée par une évaluation des conséquences de l'action est, pour Kant, une
volonté déterminée par des lois empiriques. Si ce sont des évaluations du pour
et du contre qui débouchent sur une détermination, celle-ci est alors, selon
l'analyse kantienne, le résultat en quelque sorte de la somme des forces en jeu.
Elle est alors le résultat d'une causalité qui reste analogue à celle de la nature :
les raisonnements qui déterminent l'action sont de l'ordre d'une somme, tout
comme la force qui détermine le mouvement d'un corps physique est le ré-
sultat de la somme des forces physiques qui s'appliquent dans une situation
donnée. De tels raisonnements proviennent de ce que Kant accepte de nom-
mer, avec Leibniz, un automaton spirituale ; la machine est peut être spirituelle
et non matérielle, elle n'en reste pas moins analogue aux rouages de la nature.
Les actes qu'elle détermine ont le statut d'événements produits par une ma-
chine et non d'actes déterminés par le libre arbitre. Or,
si la liberté de notre volonté n'était pas autre chose que cette liberté
(psychologique et comparative, et non en même temps transcendan-
tale, c'est-à-dire absolue), elle ne vaudrait au fond guère mieux que
celle d'un tournebroche, qui, une fois monté, exécute de lui-même
ses mouvements (von selbst seine Bewegungen verrichtet) 15 .

Si la liberté n'est pas transcendantale, l'homme peut bien avoir l'impression de


déterminer sa propre action lorsqu'il use de sa raison pour ce faire, l'autonomie
qu'il ressent n'est que l'illusion de pouvoir se mouvoir librement que pourrait
avoir un tournebroche. Kant tient à insister sur l'idée que la seule liberté digne
de ce nom est une liberté qui n'est pas une illusion psychologique masquant un
déterminisme profond mais plutôt une liberté radicalement hétérogène à tout
mécanisme, fût-il spirituel, et donc à toute causalité analogue à celle des forces
mécaniques gouvernant les corps matériels. L'exigence critique selon laquelle,

doit être pris pour référence : Kant and the exact sciences, Cambridge, Harvard University Press,
1992.
15. CRPrat, Ak V 97 ; PII 726.
1. LA DIFFICULTÉ DE L'ÉDUCATION MORALE 251

si ce terme a un sens, la liberté doit être pensée comme hétérogène à la causa-


lité de la nature, oblige à refuser le statut de « libre » à toute action déterminée
par un raisonnement qui, telle une machine à calculer, aurait pesé les avan-
tages respectifs des diverses possibilités. Dès lors que c'est un raisonnement,
un enchaînement de propositions, un calcul exécuté par l'automaton spirituale,
qui détermine l'action, celle-ci ne peut relever de la liberté transcendantale. La
liberté transcendantale n'est pas la simple possibilité de choisir une action, mais
la possibilité de choisir pour des raisons non empiriques. La liberté de choisir
de faire ceci ou cela, les hommes la partagent avec les animaux, mais seuls les
êtres sensibles qui sont aussi rationnels peuvent avoir la liberté de choisir selon
un mobile non empirique. C'est cette liberté là qui est l'objet de la philosophie
pratique.
Comme bien d'autres avant lui, Kant n'accorde aucune valeur morale à une
action déterminée par un calcul d'intérêt propre. Mais Kant tient que, selon les
mêmes critères qui n'octroient aucune valeur morale aux actes égoïstes, toute
action déterminée par les intérêts de mon prochain, voire ceux de la commu-
nauté, doit être considérée tout aussi dépourvue de valeur morale. Car, pour
Kant, si l'acte égoïste n'a pas de valeur morale, c'est parce que l'acte résulte d'un
calcul d'intérêt plutôt que du simple respect de la loi morale. Mais dans l'éva-
luation critique, le fait que les intérêts aient étés les miens n'entre pas en ligne
de compte. Aussi, pour Kant, l'altruisme, ou le sacrifice pour l'autre, ne quali-
fie pas une motivation de vertueuse mais bien plutôt la disqualifie : l'intention
n'aura pas été le pur respect de ce que la loi ordonne, mais d'adapter son action
de manière à viser l'état qu'on juge le meilleur. Selon Kant, dès qu'un état de
choses comme fin sert de fondement à la détermination de l'acte, il importe
peu si le meilleur état est déterminé par rapport à des intérêts propres, ou à des
fin nobles ; de toutes manières une telle action relève d'un calcul : « [t]outes les
fois qu'on songe à prendre pour base un objet de la volonté afin de prescrire à la
volonté la règle qui la détermine, la règle n'est qu'hétéronomie 16 .» L'action qui
est déterminée par le mobile de viser un objet peut être techniquement pra-
tique, elle n'est pas pratique au sens moral. L'action peut bien être conforme
à la loi morale, elle n'en sera pas moins étrangère à la vertu. Tout comporte-
ment qui est déterminé par la visée d'une réalité empirique ne relève pas de la
moralité au sens fort, ce n'est pas un acte vertueux.

16. FMM, Ak IV 444 ; PII 313.


252 6. L'INVRAISEMBLABLE FORCE DE L'AUTRE DARSTELLUNG

Kant dénonce ainsi toute médiation comme antinomique à la vertu. Selon


lui, un acte qui est un moyen en vue d'une fin n'est pas un acte vertueux. Toute
action qui est accomplie non pas pour elle-même mais pour quelque chose —
même un but « altruiste», même pour viser la perfection du monde — est une
action qui n'est pas seulement une réponse au diktat de la loi morale ; ce n'est
donc pas un acte vertueux 17 . S'appuyant sur une analogie entre les lois de la
nature, et les lois de l'entendement, poussant une définition plus ou moins tra-
ditionnelle de la liberté comme affranchissement des lois de la sensibilité, vers
ses conséquences les plus extrêmes, Kant nous livre une conception de cet af-
franchissement qui voudrait disqualifier toutes les figures traditionnelles de la
vertu. Plus, pour lui c'est précisément le fait qu'elles aient eu une « figure du
Bien » qui disqualifie les conceptions passées de la moralité. Pour accéder à la
véritable moralité, ce n'est pas sur une figure que doit se régler le comporte-
ment de l'homme. Ce comportement doit se laisser déterminer par un fonde-
ment qui n'a pas de figure empirique mais qui est seulement présentable dans
la raison. Ce n'est pas aux figures choisies que Kant objecte, mais à la possibilité
même qu'il y ait une telle figure : la figure est toujours empirique 18 . En ce sens,
la vertu kantienne doit être sans exemple. Kant entend disqualifier tous les sys-
tèmes antérieurs de moralité par un seul argument : aucun n'aurait compris
que l'autonomie est le seul fondement de la véritable morale. Tous les systèmes
qu'il passe en revue dans les Fondements de la métaphysique des mœurs ont, selon
lui, un point commun : ils « ne donnent jamais d'autre premier fondement à la
moralité que l'hétéronomie de la volonté, et…c'est précisément pour cela qu'ils
doivent manquer leur but 19 ». Pour Kant, l'argument est définitif. On ne peut
pas le discuter puisque la condition même de pouvoir parler de vertu c'est, selon
l'argumentaire kantien, de reconnaître l'autonomie comme son premier fonde-
ment. Ce n'est qu'à condition d'être autonome qu'un acte peut être vertueux.
Or, cela exige, non seulement qu'aucun mobile sensible ne détermine l'acte,

17. Ainsi, « [t]outes les fois que l'on songe à prendre pour base un objet de la volonté afin de
prescrire à la volonté la règle qui la détermine » l'on tombe dans l'hétéronomie. « Que l'objet
détermine la volonté au moyen de l'inclination, comme dans le principe du bonheur personnel,
ou au moyen de la raison appliquée aux objets possibles de notre vouloir en général, comme
dans le principe de la perfection, la volonté ne se détermine jamais immédiatement elle même
par la représentation de l'action, mais seulement par le mobile résultant de l'influence que
l'effet présumé de l'action exerce sur elle : je dois faire telle chose parce que je veux telle autre
chose » (FMM, Ak IV 444 ; PII 313).
18. Même, rappelons-le, quand il s'agit du Christ !
19. FMM, Ak IV 443 ; PII 313.
1. LA DIFFICULTÉ DE L'ÉDUCATION MORALE 253

mais aussi qu'aucune représentation d'un objet empirique ne soit visée 20 . Voilà
qui éclaire la condamnation de l'exemple comme outil de l'éducation morale
dont nous faisions état au chapitre dernier. Nous avions constaté que les ob-
jections à l'éducation par l'imitation d'exemples est, chez Kant, le résultat de
sa position concernant l'imitation, à savoir que l'imitation n'a aucune place en
moralité. Nous comprenons maintenant que cela tient au fait que, pour Kant,
l'imitation est une modalité de l'acte qui n'est que moyen vers une fin : l'imita-
tion d'un modèle produit une action qui n'est pas une fin en soi comme le serait
l'acte libre, mais une action en vue de reproduire le modèle. L'imitation d'un
exemple consiste à accomplir une action déterminée par la règle que fournit
le modèle. Une telle action relève toujours de l'action déterminée par sa visée,
à savoir la reproduction de l'objet pris pour modèle. Dès lors, l'imitation d'un
exemple ne peut jamais être qu'un acte qui relève de l'hétéronomie 21 . Ainsi,
la conception de la morale comme relevant nécessairement du libre arbitre,
conjuguée avec une exigence que la liberté soit une causalité hétérogène à celle
de la nature, fonde le refus d'admettre l'imitation de l'exemple comme straté-
gie pour amener à la vertu. L'imitation, entendue comme l'acte qui consiste à
suivre les règles implicites dans le modèle, peut préparer à la moralité en im-
posant une des conditions nécessaires de la moralité, à savoir la conformité à la
loi morale, mais elle reste impuissante à imposer l'autre condition nécessaire
(à savoir l'intention morale). Plus, elle est forcément impuissante à faire advenir
cette deuxième condition puisque c'est son efficace même ici qui l'en empêche.
C'est en effet précisément dans la mesure où l'exemple est efficace (et donne
donc la règle de la forme du comportement) qu'il lui est impossible d'aider à
remplir l'autre condition — l'indépendance de toute règle. Dès lors qu'il per-
met d'imposer la légalité, il devient impossible à l'exemple d'être un outil mé-
thodologique adapté à apporter la moralité. L'exemple est ainsi condamné à

20. L'acte autonome en tant que tel ne doit viser aucun objet, sous peine de ne pas être
autonome. Mais il faut ici éviter un contresens : cela n'implique pas que l'action entreprise
n'ait aucune visée empirique. Ce serait d'ailleurs là un non-sens puisque toute action a une
visée empirique. L'acte dont on pourrait dire qu'il est vertueux est perceptible dans le monde
empirique comme une action qui a une visée précise mais ce qui le distingue, et lui donne une
valeur morale, c'est que l'intention qui le détermine n'ait pas cet objet pour visée mais soit
déterminée par la nécessité subjective de respecter la loi morale.
21. L'exemple, lorsqu'il est pris comme modèle à imiter, est un objet de la volonté, or
« toutes les fois qu'on songe à prendre pour base un objet de la volonté afin de prescrire à
la volonté la règle qui la détermine, la règle n'est qu'hétéronomie ; l'impératif est subordonné
à une condition » (FMM, Ak IV 444 ; PII 313).
254 6. L'INVRAISEMBLABLE FORCE DE L'AUTRE DARSTELLUNG

l'inutilité dans le domaine pratique. Ou plus exactement, Kant maintiendra que


l'exemple est utile, tant qu'il n'essaye pas d'être utile à la moralité proprement
dite. C'est dans la mesure où l'exemple peut être utile en provoquant l'imitation
qu'il est voué à être inutile par rapport à la vertu qui ne peut en aucun cas être
le résultat d'une imitation. Ainsi pouvons nous résumer les conséquences des
propos kantiens. C'est cette logique que Kant nous donne en effet à penser,
même s'il ne met pas en évidence sa nature paradoxale, s'employant à souli-
gner l'un et l'autre de ses éléments sans insister sur leur articulation. Or, en
prenant la mesure de la définition kantienne de l'autonomie, on s'aperçoit que
les exemples ne sont sûrement pas les seuls outils pédagogiques à être ainsi
exclus d'office de l'éducation morale proprement dite. L'exemple ne jouit pas
ici de privilège ; il n'est qu'un exemple, un cas quelconque d'outil pédagogique
condamné à l'inefficacité par son efficacité. En effet, selon des variantes des
arguments qui soutendent l'affirmation que « l'imitation n'a aucune place en
moralité », on peut récuser la prétention à conduire à la vertu de toute méthode
pédagogique, dans la mesure où elle prétendrait donner la règle à suivre. Suivre
un exemple, si c'est imiter un modèle, c'est se donner une règle pour l'action.
Dans la mesure où l'action sera alors accomplie en vue de la conformité avec
cette règle, on ne peut plus considérer que c'est une action autonome. Mais
quelle méthode pédagogique échapperait à cette objection ? Il semble bien que
toute méthode, tout procédé, dans la mesure où il est susceptible de faire advenir la
vertu tombe dans la même contradiction. Ce n'est certes pas un hasard que, se-
lon la pensée critique, le « mécanisme <Maschinenwerk>» de la propédeutique
reste étranger à l'éducation morale « proprement dite ». Qu'un mécanisme as-
sure la liberté, voilà qui réduirait celle-ci à la liberté du tournebroche : une
illusion psychologique qui n'a rien à voir avec véritable liberté transcendantale.
L'exigence de l'autonomie ne rend-elle pas impossible l'éducation ? Encou-
rager le développement de la légalité constitue un défi de fait, mais ce défi
peut être repris par l'intermédiaire de toutes sortes de stratégies, et il appar-
tient d'ailleurs à la Doctrine du Droit d'en préciser un grand nombre sous la
forme, justement, de dispositions à prendre pour que le comportement des uns
et des autres vienne à se conformer à ce que dicte la loi morale. Pour ce qui
est du passage de la légalité à la moralité, préciser une méthode est autrement
plus difficile. N'importe quelle initiative semble devoir se trouver condamnée
à l'échec : soit elle reste sans effet, soit, au contraire, elle fait advenir ce qu'elle
vise mais ce qu'elle provoque n'est plus alors un acte d'autonomie puisqu'il
1. LA DIFFICULTÉ DE L'ÉDUCATION MORALE 255

aura été déterminé par cette initiative. La difficulté à laquelle doit faire face la
pensée pratique est celle-ci : pour ce qui est de la véritable moralité, tout ce qui
chercherait à la faire advenir semble condamné à l'échec, soit en raison de son
inefficacité, soit — mais cela revient au même — à cause de son efficacité 22 .
L'exemple, qui prétend fournir un modèle de vertu, n'est plus alors un mauvais
stratagème parmi d'autres qui doit être écarté de l'éducation morale adaptée à
la pensée critique ; il devient plutôt la figure même de la difficulté à concevoir
une éducation à l'autonomie. L'objection, que formule Kant, à la possibilité
que l'imitation d'un exemple puisse conduire à la vertu attire notre attention
sur ce qui constitue un problème essentiel pour la philosophie pratique kan-
tienne : dans la mesure où toute action que l'on peut envisager pour conduire
à la liberté a lieu dans le régime de la causalité naturelle, toute initiative pour
imposer la vertu (à soi-même ou à un autre) semble condamnée à la contradic-
tion. Toute stratégie pour émanciper l'homme semble devoir sombrer dans la
contre-productivité. Kant n'insiste pas sur le paradoxe qui guette toute straté-
gie qui cherche à causer la liberté mais, si le texte n'aborde pas explicitement le
risque de contradiction qui mine tout effort pédagogique en ce qui concerne
la morale, les figures textuelles disent bien la difficulté : la démarche du texte
kantien pour parler de telles démarches trahit la difficulté de la situation. En ef-
fet, lorsque le texte kantien fait appel à une figure pour décrire l'éducation à la
liberté, le caractère problématique de cette figure sert d'indice de la difficulté
à conceptualiser une stratégie pédagogique. Pour apercevoir cette difficulté
dans le texte kantien, il suffit de se reporter au texte sur les Lumières. Dans
ce texte fort et programmatique, la réponse à la question « Was heißt Aufklä-
rung ? » que propose Kant est claire : la mission du philosophe est d'une part,

22. Même si ce n'est qu'au passage, Louis White Beck souligne la difficulté lorsqu'il concède
que « strictly speaking, moral education is perhaps impossible » (A Commentary on Kant's Critique of
Practical Reason, Chicago/London, The University of Chicago Press, 1960, p.235). G. Felicitas
Munzel s'emploie à défendre la possibilité d'une éducation morale en insistant sur la forma-
tion du caractère. Son étude du concept de caractère rejoint en bien des lieux notre lecture
puisqu'elle l'amène à insister sur les liens entre la pensée pratique de Kant, son anthropologie,
et ses analyses du jugement esthétiques. Si elle fait une remarquable description de l'articu-
lation entre d'une part du thème de la révolution, ou de la conversion, à la vertu et, d'autre
part, les exigences de continuité, pourtant elle n'insiste pas sur le problème formel, montrant
plutôt comment Kant pense ensemble rupture et continuité. Si elle accorde de l'importance
à la Critique de la faculté de juger, elle n'y voit pas un nouvel horizon pour la pensée kantienne
mais insiste sur la continuité plutôt que la rupture de l'analyse du jugement esthétique avec
le corpus critique préalable (Kant's Conception of Moral Character ; The `Critical' Link of Morality,
Anthropology and Reflective Judgement Chicago/London, The University of Chicago Press, 1999).
256 6. L'INVRAISEMBLABLE FORCE DE L'AUTRE DARSTELLUNG

de convaincre ses lecteurs de la nécessité de l'émancipation et, d'autre part, de


leur en suggérer les moyens. Le texte lui-même est entraînant, prenant, plein
de passion et même efficace 23 , mais la logique de son exposé est loin d'être
simple. Nous allons suivre les complications qu'une des figures centrales im-
pose à cet exposé, car cela permet de trouver une figure pour la difficulté que
nous avons décrite en termes formels.
Dans ce petit texte programmatique, c'est la figure de la marche que choi-
sit Kant comme figure de l'Aufklärung de l'humanité. Les Lumières « se dé-
finissent comme la sortie de l'homme hors de l'état de minorité », minorité
qui est « l'incapacité de se servir de son entendement sans être dirigé par un
autre 24 ». Plus précisément, Kant se préoccupe d'une minorité dans laquelle
est maintenu l'homme « par sa propre faute », là où « la paresse et la lâcheté »
incitent les hommes à rester dans une dépendance vis-à-vis de leurs tuteurs
« alors que la nature les a affranchis depuis longtemps de toute direction étran-
gère 25 ». Cet état de minorité revient, selon ce texte, à s'appuyer sur une aide
extérieure plutôt que de « marcher seul <allein zu gehen> » 26 . Leurs tuteurs au-
raient imposé aux hommes la peur de marcher seul, de « faire le moindre pas
hors du parc » dans lequel ils ont été enfermés. Le courage de penser seul est
identifié au courage de marcher seul 27 . C'est encore plus visible dans le texte
original que dans la traduction : là où le texte français parle de la peur de « faire
le moindre pas hors du parc », l'allemand dit que c'est de sortir d'une prothèse
qui les soutient qui fait peur : « daß diese ruhigen Geschöpfe ja keinen Schritt außer
dem Gängelwagen, darin sie sie einsperrten, wagen durften, so zeigen sie ihnen na-
chher die Gefahr, die ihnen droht, wenn sie es versuchen allein zu gehen ». C'est de

23. Son efficace philosophique continue à se manifester dans la mesure où ce texte fournit
encore un point de repère important aussi bien pour des penseurs contemporains qui y font
appel pour réclamer que l'on s'en tienne à sa logique que pour les penseurs qui tiennent à s'en
démarquer, voire par des penseurs qui veulent à la fois revendiquer un certain héritage kantien
et marquer certaines ruptures avec Kant (cf., entre autres, Michel Foucault « Qu'est-ce que les
Lumières ? » in Dits et Ecrits IV, Paris, Gallimard, 1994, p.679-688).
24. Lumières, Ak VIII 35 ; PII 209.
25. Lumières, Ak VIII 35 ; PII 209
26. Lumières, Ak VIII 35 ; PII 210.
27. La marche est une figure récurrente de l'autonomie dans le texte kantien. On la trouve
par exemple dans l'Anthropologie : « la révolution la plus importante qui puisse s'opérer à l'inté-
rieur de l'homme est celle de sa "sortie de cette minorité qu'il a endossé par sa faute". Alors que
d'autres, jusqu'ici, pensèrent pour lui et qu'il se contenta de les imiter ou de se laisser mener
en lisière, il ose maintenant, même si sa démarche est encore vacillante, avancer de son propre
pas sur le sol de l'expérience » (Ak VII 229 ; PIII 1046).
1. LA DIFFICULTÉ DE L'ÉDUCATION MORALE 257

sortir de leurs « Gängelwagen » 28 , ces engins qui leur servent de soutien et de


guides, qui fait peur aux hommes domestiqués. L'émancipation tiendrait à ce
que l'homme trouve le courage de penser/marcher seul ; l'homme éclairé ne
s'en remet pas aux autorités extérieures, il ne s'appuie pas sur des engins mais
ose avancer de son propre pas. Le choix de la figure de la marche pour dire
l'émancipation fait bien ressortir la difficulté dont nous faisions état. Certes,
on voit bien que l'indépendance du pas le recommande comme une figure de
l'autonomie morale et pourtant ce parallèle est problématique. En effet, dans
la logique que met en place le texte sur les Lumières, celui qui veut opérer
pour les lumières cherche à aider les hommes à apprendre à marcher seuls or
— et c'est Kant lui-même qui le dit — vouloir apprendre à quelqu'un à mar-
cher est une entreprise mal conçue. Dans d'autres textes, Kant s'élève en effet
contre toute intervention dans l'apprentissage de la marche : non seulement
celle-ci n'est pas nécessaire, mais encore elle est contre indiquée. Concernant
l'éducation physique, Kant s'oppose sans ambiguïté à l'usage d'artifices pour
apprendre aux enfants à marcher :

[o]n utilise, pour apprendre aux enfants à marcher, la lisière et le cha-


riot <des Leitbandes und Gängelwagens>. Il est bien surprenant de vou-
loir enseigner la marche aux enfants, comme si l'absence de cet en-
seignement en avait rendu quelqu'un incapable 29 .

Kant dénonce ainsi avec ironie les efforts prodigués pour apprendre aux enfants
à marcher par quelque artifice que ce soit, en alléguant que cela est bien inutile
car les enfants apprennent naturellement à marcher. Plus, l'usage de telles pro-
thèses est non seulement inutile mais encore dangereux : Kant prétend ainsi
que l'usage de lisières peut provoquer une gêne de poitrine telle qu'elle me-
nacerait la productivité de l'écrivain 30 . L'usage de lisières risque de provoquer

28. On notera qu'il s'agit ici encore de ces Gängelwagen dont il était question dans la Critique
de la raison pure pour décrire le rôle de l'exemple (cf. chapitre 3, p110), mais aussi dans la Critique
de la raison pratique pour décrire le « mécanisme » susceptible d'éduquer (conduire) l'homme
encore inculte (cf. supra p.234).
29. Remarquons que dans ce contexte, « [l]es lisières en particulier sont très néfastes » « Die
Leitbänder sind besonders sehr schädlich » (Propos de pédagogie, Ak IX 461 ; PIII 1168).
30. Kant explique en effet qu'« [u]n écrivain se plaignait un jour de la gêne de sa poitrine et
ne l'attribuait qu'à la lisière. Or, comme la poitrine est encore malléable, elle se trouve aplatie
et garde par la suite cette conformation » (Propos de pédagogie, Ak IX 461 ; PIII 1168). Les lisières
— ces bandes qui guident — seraient ainsi susceptibles d'écraser la poitrine et d'empêcher le
souffle qui rend possible l'écriture.
258 6. L'INVRAISEMBLABLE FORCE DE L'AUTRE DARSTELLUNG

des effets secondaires néfastes sans pour autant laisser espérer des effets pro-
ductifs. Multipliant les objections 31 , Kant va avancer, non seulement que les
lisières ont des effets secondaires indésirables, mais aussi que leurs effets pre-
miers peuvent être eux-mêmes indésirables : « munis de tels auxiliaires, les en-
fants n'apprennent pas à marcher avec autant de sûreté que par leur propres
moyens 32 ». Selon ce texte, l'on serait mieux avisé de laisser les enfants aller,
peu à peu, par leurs propres moyens parce que « [p]lus on use d'instruments ar-
tificiels, plus l'être humain devient dépendant d'instruments 33 ». Employer une
machine prothétique pour apprendre aux enfants à marcher, c'est non seule-
ment inutile et dangereux, mais également contreproductif puisque cela risque
de les rendre dépendants, et moins sûrs dans leur démarche indépendante.
Au vu de ces analyses, le choix de la figure de la marche pour parler d'au-
tonomie souligne un problème : si être autonome c'est marcher seul, ne faut-il
pas renoncer à intervenir pour éduquer à l'autonomie ? Kant n'a-t-il pas assez
clairement pris position contre toute stratégie d'aide à cet apprentissage pour
que l'on conclue, que si être libre c'est marcher seul, l'éducation à la liberté ne
doit pas proposer de lisières sous peine de sombrer dans le contre productif ?
Non seulement l'usage d'une lisière ou d'un chariot ne sert à rien mais, plus
grave encore, toute assistance ne fait qu'habituer l'homme à être assisté, l'éloi-
gnant toujours plus du courageux saut vers la majorité. Selon Kant, ce qui fait
obstacle à la liberté c'est justement une trop grande dépendance à l'égard des
prothèses. Le texte sur les Lumières, en présentant le problème de l'émancipa-
tion de l'homme comme le défi d'avoir le courage d'apprendre seul à marcher,
pourrait ainsi nous amener à conclure que, selon la pensée de Kant, celui qui es-
père la majorité ne doit être assisté par aucun mécanisme de protection (lisères,
chariots etc.) mais doit plutôt prendre le risque de s'aventurer sans appui au-
cun. Toute intervention pédagogique ne ferait qu'éloigner encore la possibilité
pour l'homme d'être libre. En effet, que l'intention de celui qui propose une li-
sière à l'homme aille dans un tout autre sens que celle du tuteur qui s'emploie à
décourager l'homme de s'aventurer seul, ne change rien à l'effet de la prothèse
proposée : toute prothèse doit être considérée comme contre-indiquée pour

31. Encore une multiplication des objections à l'exemple qui fait penser à cette logique du
chaudron que nous notions à l'œuvre dans la condamnation des exemples dans le domaine
théorique (cf. chapitre 1).
32. Propos de pédagogie, Ak IX 461 ; PIII 1168.
33. Propos de pédagogie, Ak IX 462 ; PIII 1168.
1. LA DIFFICULTÉ DE L'ÉDUCATION MORALE 259

l'apprentissage de la marche autonome. Voilà une des logiques qui organise le


texte kantien : penser la liberté selon les exigences strictes de la pensée critique,
semble interdire de penser que l'on puisse proposer une éducation à la liberté,
dans la mesure où l'éducation est toujours une proposition de prothèse pour
conduire l'élève.
On pourra nous objecter que l'ironie avec laquelle Kant accueille les efforts
pour apprendre aux enfants à marcher, est explicitement formulée à l'encontre
de prothèses employées pour l'éducation physique et que Kant ne manque pas
de distinguer éducation physique et morale. On nous objectera qu'une simple
transposition des propos concernant la marche, formulés dans les textes sur
l'éducation physique, serait erronée dans la mesure où elle ignorerait précisé-
ment la distinction entre éducation physique et morale que Kant entend pré-
ciser avec ses remarques sur la marche 34 . Penser que tout ce que dit Kant de
l'éducation physique se transpose, ne serait-ce pas une erreur de lecture, ne
serait-ce pas oublier que la marche est ici une « figure » de l'accès à l'autono-
mie qui marque la vertu ? Nous pourrions en effet, congédier les complications
sur lesquelles ouvre cette « figure » de la marche dans le contexte d'une discus-
sion sur l'apprentissage de l'autonomie, en alléguant que ce n'est qu'une figure
et que le parallèle entre indépendance physique et indépendance morale ren-
contre là ses limites 35 . Si nous plaidons plutôt pour ne pas trop vite aller dans
ce sens, ce n'est pas parce que nous ignorons la distinction que pose Kant entre
éducation physique et morale, mais parce qu'il nous semble que justement, ici,
cette distinction n'est plus très assurée. C'est Kant, par le biais de la « figure »
de la marche, qui nous invite à penser l'émancipation morale dans les termes

34. Il n'y a en effet aucun doute que Kant entend distinguer les deux : « [l]'éducation physique
est celle que l'homme a en commun avec les animaux, en d'autres termes le soin matériel.
L'éducation pratique ou morale est celle qui doit former l'homme pour une existence d'être
libre de ses actes » (Propos de pédagogie, Ak IX 455 ; PIII 1162).
35. Kant le dit lui-même, ce n'est pas la même chose. L'homme apprend seul la marche phy-
sique, mais non la marche morale et c'est bien pour cela que nous avons besoin d'une éducation
pratique (« l'usage de la raison…ne s'acquiert pas de lui même, comme celui des pieds, par un
usage fréquent » CRPrat, AkV 162 ; PII 803). L'opposition entre l'éducation physique représen-
tée par la marche et l'éducation morale qui ne serait justement pas naturelle/automatique de
la même manière est claire (et notons qu'elle reste d'ailleurs un topos pour penser la pédagogie
infantile). Cette opposition est importante et structurante, et c'est bien pour cela que le choix
de cette figure pour dire l'émancipation morale peut être tenu pour signifiant : si une telle dif-
férence est constatée, pourquoi alors invoquer la figure de la marche comme si la référence au
développement physique était ici porteuse de sens ? Pourquoi cette métaphore s'impose-t-elle
sans cesse, si elle est si inappropriée ? Si elle s'impose malgré les objections évidentes, n'est-ce
pas signifiant ?
260 6. L'INVRAISEMBLABLE FORCE DE L'AUTRE DARSTELLUNG

même de l'émancipation physique et nous allons tenter de montrer que cela


dit bien la difficulté qu'il s'agit de penser.
Les objections que formule Kant contre les lisières reposent sur la suppo-
sition que sans aide les enfants apprennent bien à marcher seuls. Les dangers
et les effets pervers suffisent à justifier que les prothèses soient définitivement
écartées seulement parce que Kant allègue aussi leur inutilité. Leurs effets né-
fastes deviennent inacceptables dès lors qu'il n'y a aucune raison positive de
s'exposer à ces dangers : les enfants marcheront qu'on leur impose des lisières
ou non. La situation est-elle la même en ce qui concerne la marche vers l'auto-
nomie ? L'homme finira-t-il par s'émanciper sans intervention extérieure ? Le
texte kantien ne permet pas une réponse simple à cette interrogation et c'est
là la difficulté. Si nous traduisons la question ainsi « la liberté est-elle, selon
Kant, naturelle ? » l'on s'empressera sans doute de répondre par la négative : ce
qui donne son sens au terme « liberté » c'est précisément qu'elle ne relève pas
de la causalité de la nature. Voilà qui expliquerait que l'éducation ou la culture
soient nécessaires à l'émancipation. Or, si la définition de la liberté comme une
causalité étrangère à celle de la nature semble dicter que l'accès à la liberté n'est
pas un événement « naturel », on ne peut pas pour autant simplement dire que
cet événement est déjà dans un régime opposé à la nature. D'une certaine ma-
nière, la moralisation de l'homme est aussi inscrite par Kant dans l'ordre de la
nature du monde et de l'homme. Kant dit aussi que c'est la nature qui fait en
sorte que l'homme parvienne à son humanité par son activité et sa raison 36 .
On ne peut ainsi pas simplement affirmer que le processus de la culture, ou de
la civilisation, est pensé par Kant comme extérieur à la nature. Selon une des lo-
giques qui organise cette pensée, c'est en quelque sorte dans l'ordre des choses
que l'homme finisse par se libérer. Ce qui distinguerait alors la marche phy-
sique de la « marche » morale dans le cadre de la pensée kantienne, ce ne serait
pas tant le déroulement des étapes mais un temps différent, l'apprentissage de
la première se faisant dans le temps empirique d'une vie individuelle, celui de
la deuxième dans le temps de l'histoire universelle. Or, si le développement de
la marche physique et celui d'une démarche autonome morale sont ainsi tous
deux prévus par la nature, rien n'empêche une transposition des objections

36. Kant laisse en effet parfois entendre que c'est la nature qui organise même l'émancipa-
tion de l'homme : « [l]a nature a voulu <Die Natur hat gewollt> que l'homme tire entièrement
de lui-même tout ce qui dépasse l'ordonnance mécanique de son existence animale » (Histoire
Universelle, AK VIII 19 ; PII 190).
1. LA DIFFICULTÉ DE L'ÉDUCATION MORALE 261

aux prothèses comme outils pour apprendre à marcher du registre physique


au registre moral. Si, tout comme il assure que l'enfant finira bien par marcher
seul même sans aucune intervention extérieure, Kant tient que l'humanité fi-
nira bien par agir librement, alors toutes les analyses qui tendent à condamner
l'usage d'instruments prothétiques pour assister l'apprentissage n'ont-ils pas au-
tant de pertinence dans le domaine de l'éducation morale que dans celui de
l'éducation physique ? Prendre au sérieux la difficulté pour le projet d'une édu-
cation morale que fait émerger le choix de la figure de la marche pour dire
l'autonomie, dès lors que l'on prend en compte ce que Kant dit ailleurs de l'ap-
prentissage de la marche, ne nous semble alors pas sombrer dans une lecture
trop simpliste, mais au contraire résulter d'une lecture qui lie lorsqu'elle lit, qui
lie la figure textuelle du passage au passage que donne à penser le texte dans
toute sa complexité. La figure de la marche pour dire l'autonomie doit être lue,
non seulement, en rapport avec la différence entre le domaine de la nature et
celui de la liberté, mais aussi en la liant avec la logique selon laquelle l'avène-
ment de la liberté est aussi, en quelque sorte, un événement dont la possibilité
est tout autant toujours déjà prévue par la nature que ne l'est la marche phy-
sique de l'enfant qui grandit. Dès lors, on ne peut s'empêcher de considérer
comme pertinentes les mise en gardes que Kant prodigue ailleurs. L'ambition
d'éduquer l'homme pour qu'il marche seul n'est-elle pas contradictoire ?
La difficulté à laquelle se confronte l'éducation morale kantienne découle
de son insistance sur l'idée que ce qui détermine la volonté de la moralité n'est
pas seulement une cause spécifique (le respect de la loi morale) mais encore
qu'elle agit dans un régime particulier de causalité. En termes formels, le pro-
blème qui se pose alors est celui de changer de régime de causalité. Comment
causer un changement de régime de causalité ? Comment causer non pas une
(nouvelle) cause mais une (nouvelle) causalité ? Que l'on s'en remette à l'ancien
ou au nouveau régime, ni l'un ni l'autre ne semblent pouvoir effectuer la tran-
sition entre les deux. Voilà qu'envisager une quelconque expérience, qui aurait
pour effet de donner aux lois morales accès à l'esprit, semble impossible.
Le choix de la figure de la marche pour parler de l'émancipation de l'homme
pousse ainsi le lecteur vers une prise de conscience de ce qu'il peut y avoir de
délicat dans le projet même de rendre l'homme libre. Or, ce projet n'est pas
seulement difficile, il risque d'enfermer la philosophie critique dans une aporie.
Le problème de l'éducation morale semble bien conduire à l'aporie, dans la me-
sure où Kant referme la sortie stratégique qui est suggérée par la difficulté que
262 6. L'INVRAISEMBLABLE FORCE DE L'AUTRE DARSTELLUNG

nous avons décrite. En effet, l'aporie s'annonce dès lors que le texte kantien
ne se contente pas d'articuler la contradiction inhérente au projet de soutenir
l'effort de l'homme qui cherche à se libérer, mais ajoute que prodiguer une
éducation morale est aussi nécessaire qu'impossible. Dans le cadre de la pen-
sée critique, la contradiction dans laquelle semble devoir tomber tout procédé
pour conduire l'homme à la liberté ne peut pas être évitée en renonçant à s'es-
sayer à une telle éducation ; le philosophe ne peut pas se résoudre à admettre
qu'il n'y a pas d'éducation morale au-delà de l'éducation à la légalité. La conclu-
sion qui tendrait à considérer comme problématique, voire contradictoire, tout
procédé visant la promotion de la liberté, doit s'accommoder d'une deuxième
conclusion sur le sujet qui ressort de la pensée kantienne et selon laquelle elle
tiendrait l'élaboration de stratagèmes pour apprendre à l'homme à marcher
seul, non seulement pour valable et nécessaire, mais même pour ce qui donne
de la valeur à la philosophie 37 . Il faut intervenir pour aider l'homme à trouver
sa liberté 38 . Le texte sur les Lumières le dit non seulement par ce qu'il exprime

37. En effet, le sens de son travail, sa récompense possible, c'est la fin des batailles de la
métaphysique. Or, si la fin des combats sans fin constitue un gain, c'est dans la mesure où la
véritable métaphysique peut nous mettre sur le chemin de la valeur morale et de la liberté.
Ainsi, dès la première Critique, l'intervention du philosophe, sa réflexion mais aussi sa prise de
parole, n'ont de sens que par rapport à l'ambition de fournir une assistance à l'humanité pour
que celle-ci puisse (s')accomplir (à) son maximum.
38. Le texte prône explicitement une intervention pour amener l'humanité à son émancipa-
tion. Notre objet étant ici de clarifier en quoi le projet même de l'éducation à l'émancipation
est problématique, nous ne nous arrêtons pas ici sur la solution au problème que Kant propose
dans le texte sur les Lumières. Notons seulement qu'elle repose sur ce que, en hommage aux
analyses que fait Derrida de la logique du supplément dans le texte de Rousseau ( J. Derrida,
De la grammatologie, Paris : Les éditions de Minuit, 1967, ch.2), nous appellerions une logique
supplémentaire du rapport entre nature et liberté. Chez Kant cette logique gouverne plutôt le
rapport entre nature et liberté et non pas celui entre nature et culture. Selon le texte kantien la
liberté est à la fois ce qui peut être ajouté à la nature de l'homme pour le transformer, et ce qui
vient en simple ajout à la nature. Autrement dit, le supplément qu'est la liberté est substitut et
complément de la (fausse) nature. L'émancipation doit permettre à l'homme d'échapper à la
nature, c'est sa nature mais c'est aussi nécessaire parce que ce qui est devenu presque naturel
pour lui, c'est un état dans lequel il se comporte selon une causalité de la nature. Lorsque le
texte sur les Lumières s'emploie à justifier la nécessité, et la possibilité, d'une intervention parti-
culière concernant l'émancipation de l'homme sans entamer la logique selon laquelle l'homme
peut, et doit, s'émanciper seul, cette logique du supplément organise l'argumentation. Ainsi,
Kant explique que l'humanité n'est ni dans son état naturel, ni dans un état non naturel, mais
dans un état « presque naturel » auquel il faut un supplément pour redevenir naturel au sens du
destin envisagé par la nature pour l'homme (la non-nature qu'est la liberté). Si la nature a pro-
grammé l'homme pour se libérer grâce à la raison, pourtant ce plan est menacé précisément
parce que la nature risque d'être supplantée par un état non naturel devenu « presque natu-
rel ». Car la nature, dit Kant, a depuis longtemps affranchi l'homme lorsque l'homme se trouve
dans un état de subordination. C'est donc parce qu'il y a eu substitution d'une fausse nature
1. LA DIFFICULTÉ DE L'ÉDUCATION MORALE 263

mais aussi par le fait même de s'exprimer. En effet, cette prise de parole du phi-
losophe manquerait de sens si celui-ci ne prétendait pas que son intervention
puisse servir la cause de l'émancipation de l'homme. S'il n'était pas possible
de contribuer à une éducation morale au-delà de l'éducation à la légalité, s'il
n'était pas possible d'avoir le moindre impact sur la réalisation de la vertu, alors
ce texte n'aurait pas de raison d'être. Ainsi, le texte de Kant nous mène aussi à
penser que renoncer à toute stratégie d'éducation à la liberté serait aussi contra-
dictoire que de tenir pour possible une méthode pour cette éducation. La prise
de parole du philosophe serait dépourvue de sens, s'il n'avait l'espoir de pouvoir
influencer le cours des choses d'une manière ou d'une autre pour le mieux et
cela veut dire, en dernière instance, influencer le progrès moral de l'humanité.
Si la philosophie n'a aucune prétention à contribuer à une éducation morale,
elle renonce alors à toute prétention à quelque valeur que ce soit. Si l'auteur de
« Was heißt Aufklärung ? » n'avait aucune ambition de contribuer à l'Aufklärung
qu'il prétend décrire, ce texte serait sans portée.
Le philosophe ne peut se résigner à ne pas agir en faveur de l'émancipation
car c'est précisément l'espoir de découvrir, grâce à la critique, les conditions de
possibilité d'une telle action qui donne sens au travail philosophique. Ce n'est
pas parce que toute stratégie qui voudrait porter à la liberté semble d'avance
condamnée à l'échec (condamnée à être inutile, soit par ce qu'elle est inutile,
soit parce qu'elle est utile) que le philosophe peut se résoudre à ne travailler
qu'à la propédeutique et laisser le saut vers la liberté au hasard ; au contraire,

qui menace de ne pas laisser place à la nature bienveillante qu'il faut une intervention exté-
rieure pour permettre à l'homme de s'émanciper. C'est une dépendance à l'égard de prothèses
(« Préceptes et formules [qui sont] certes des produits de la raison mais leur usage est un mau-
vais usage raisonnable de ses dons naturels ») qui appelle des mesures pour libérer l'homme
de façon à ce qu'il puisse reprendre son apprentissage « naturel » en échappant à un autre état
devenu pour lui presque naturel. « Il est devenu difficile pour l'individu de s'arracher tout seul
à la minorité » parce qu'il rencontre des obstacles. Une certaine intervention est donc requise
pour surmonter ces obstacles, pour ramener en quelque sorte à une situation dans laquelle
l'homme peut « s'arracher tout seul à la minorité ». Voilà pourquoi le philosophe doit inter-
venir pour redresser la barre : pour compenser le mauvais usage de la raison, le philosophe
doit proposer un bon usage qui puisse remettre l'homme sur le chemin de la liberté ou plus
exactement le remettre en état de trouver ce chemin seul. Telle est la justification que four-
nit le texte des Lumières de la nécessité, mais aussi de la légitimité, d'une intervention pour
permettre à l'homme de trouver la liberté : il ne s'agirait pas de libérer l'homme mais de res-
taurer/instaurer les conditions qui rendraient possible qu'il s'émancipe lui-même. C'est l'état
presque devenu naturel, mais dénaturé, de l'homme qui l'exige et le permet : le philosophe
doit, et peut, se préoccuper du problème de l'éducation à la liberté et cela, malgré la logique
qui veut que l'intervention en faveur de la liberté soit techniquement impossible (cf. Lumières,
Ak VIII 36 ; PII 210).
264 6. L'INVRAISEMBLABLE FORCE DE L'AUTRE DARSTELLUNG

faire cela revient à se résigner à ne pas toucher à l'essentiel. Ce n'est pas parce
que le projet même d'une méthode pour donner aux lois morales l'accès à l'es-
prit semble contradictoire que la Méthodologie est dispensée de décrire la façon
dont on peut rendre subjectivement pratiques les lois morales objectivement
pratiques. La Méthodologie doit, malgré la difficulté formelle, dire comment
« donner accès », malgré l'impossibilité de principe de formuler une méthode
pour cela et ce sous peine de voir le système critique dans son ensemble réduit à l'absur-
dité. La philosophie critique oblige à penser que la difficulté qui menace toute
démarche pour encourager la vertu ne peut, en aucun cas, justifier une résigna-
tion à laisser la venue de la vertu au hasard ; la pensée pratique kantienne ne
peut rester indifférente à sa propre réalisation 39 . En effet, si l'analyse critique
ne nous fournit pas des raisons de penser que la réalisation de la vertu telle
qu'elle la conçoit est possible, le scepticisme moral aura gagné. Si Kant ne peut
expliquer comment la loi morale peut être rendue subjectivement pratique,
cette loi morale risque bien d'être tenue pour une simple chimère. Si l'analyse
critique de la raison devait conclure que l'accès de la loi morale à l'esprit ne
dépend en aucune manière de ce que fait l'homme, la critique n'aurait pas te-
nue la promesse faite dans la préface à la Critique de la raison pure d'ouvrir une
nouvelle voie à la métaphysique.
L'enjeu est considérable : pour que sa conception de la loi morale ne soit
pas une chimère, la pensée kantienne doit répondre de la possibilité de sa réa-
lisation. Or, nous l'avons souligné, le point de départ de la pensée kantienne
de la moralité, c'est précisément de poser qu'il ne peut y avoir aucune preuve
de la réalité objective de celle-ci. Reste donc à comprendre s'il peut y avoir des
« preuves » d'une autre sorte ; le travail critique doit répondre à la question
de la réalité de la moralité tout autrement que par une réponse qui imiterait
la preuve de la réalité d'un concept théorique. La difficulté explique peut-être
que Kant ne traite que très passagèrement de la question de la réalité de la
moralité 40 . Pourtant elle est essentielle, et même essentielle pour que l'idée

39. Deleuze le disait avec force : « [u]n seul contresens est dangereux concernant l'ensemble de
la raison pratique : croire que la morale kantienne reste indifférente à sa propre réalisation »
(Gilles Deleuze, La philosophie critique de Kant, Paris, Presses Universitaires de France, 1963,
1983, p.57).
40. Sur les problèmes d'interprétation que cela soulève, cf Henrich « Der Begriff der sittli-
chen Einsicht und Kant's Lehre vom Faktum der Vernunft » in G. Prauss (éd.) Kant Köln, Kiepe-
rheuer & Wirtsch, 1973, p.223-54, et Beck A commentary on Kant's Critique of Practical Reason
Chicago/London, The University of Chicago Press, 1960, ch. X.
1. LA DIFFICULTÉ DE L'ÉDUCATION MORALE 265

de vertu fasse sens. Selon notre lecture, l'allégation du fait de la raison que
constitue notre conscience de la loi morale ne suffira pas au philosophe cri-
tique. La démonstration par le sentiment que nous devons penser que nous
sommes peut-être capables d'agir autrement que par calcul d'intérêt ne suffira
pas ; la critique doit aussi proposer une analyse de la possibilité de transfor-
mer cette possibilité en réalité. Il nous semble en effet, que Kant se trouve en
quelque sorte confronté à la nécessité de fournir, par son analyse, des raisons
de croire en la possibilité de la (réalisation de) la vertu et cela malgré le fait que
(voire parce que) par principe, il est impossible d'établir l'existence d'un seul
acte vertueux. Une certaine démonstration de la possibilité d'une éducation à
la vertu va jouer ici un rôle essentiel. En effet, ce qui se joue avec la question
de l'éducation morale, c'est la possibilité d'intervenir pour que la possibilité
de la liberté devienne réalité. Kant doit fournir une démonstration en deux
temps : montrer que nous sommes disposés à la vertu et qu'il est possible de nous
y conduire. Si le fait du sentiment moral doit répondre de la première possibilité,
c'est la Méthodologie de la Critique de la raison pratique qui doit répondre de la
deuxième. La Méthodologie doit montrer de quelle façon l'on peut donner aux
lois pures pratiques accès à l'esprit, pour montrer, sinon que l'on peut compter
en quelque sorte sur la réalisation de la moralité, du moins que l'on peut œu-
vrer pour cela 41 . Selon notre lecture, ce n'est donc pas une tâche secondaire
pour la pensée critique que de répondre de la possibilité de l'éducation mo-
rale. La Méthodologie de la deuxième Critique n'a beau faire qu'une quinzaine
de pages, on se tromperait lourdement si on pensait pouvoir en conclure que
son succès n'est pas crucial pour le succès de toute la philosophie pratique de
Kant. Pour que la philosophie ait un sens (comme entreprise/projet) il faut
qu'elle puisse prétendre contribuer au triomphe de la liberté en montrant qu'il
est possible d'œuvrer pour l'éducation à la liberté. L'analyse des capacités de
l'homme doit montrer que l'éducation à la vertu est possible (du point de vue
transcendantal), malgré la contradiction qui semble guetter tout les préten-
dants méthodiques à cette tâche.
Deux conséquences se dégagent de la spécificité de la conception kan-
tienne de la vertu comme acte qui n'est pas déterminé par la causalité des phé-
nomènes, mais un acte de liberté. Premièrement, la spécificité de la conception

41. Et ne pas laisser cela au hasard, ce qui réduirait la vertu à une absurdité. Kant n'a que le
plus grand mépris pour le fatalisme (cf. Prolégomènes, Ak IV 364 ; PII 149).
266 6. L'INVRAISEMBLABLE FORCE DE L'AUTRE DARSTELLUNG

critique de la vertu implique que tout procédé qui vise à conduire l'homme à
la vertu semble condamné à l'inefficacité. L'efficacité même d'un procédé qui
ferait plier l'homme devant la contrainte de la loi morale, condamne un tel
procédé à une inefficacité à rendre l'homme libre : seule est possible une propé-
deutique ; après cela on ne peut rien faire pour l'homme. Telle serait la conclu-
sion vers laquelle nous pousse le constat qu'une aporie guette la pédagogie
pratique. Mais, dans la perspective critique, cette conclusion s'avère indisso-
ciable d'une deuxième : il faut faire (pour) que l'homme devienne libre. Si l'on
ne peut rien faire en ce sens, l'analyse transcendantale conclut que l'homme
raisonnable est condamné à un fatalisme qui serait un corollaire du triomphe
du sceptique. La critique doit inventer une stratégie pour déjouer l'aporie de
l'éducation morale.

2. L'invraisemblable solution de la Critique de la raison pratique

Dans la logique du système kantien, la transition entre l'acte conforme à


la loi morale, mais déterminé par d'autres considérations, et l'acte par devoir
n'implique rien de moins qu'un changement du régime de causalité qui déter-
mine l'acte ou, plus précisément, un changement du régime de causalité qui
détermine la volonté qui, à son tour, détermine l'acte. Éduquer à la moralité
équivaut, dans le cadre de cette pensée, à conduire à un acte qui s'inscrit dans
un monde tout autre que celui de la nature 42 . Nous avons vu que ce projet
semble hautement problématique, puisqu'il est menacé par l'aporie dès lors
que son efficacité risque d'être aussi problématique que son inefficacité. Nous
pouvons aussi noter que ce problème a une certaine ressemblance formelle
avec celui qui pousse Kant à poser la nécessité d'une logique transcendantale.
En effet, si une doctrine du jugement transcendantal est nécessaire, c'est que

42. Entre l'acte vertueux et l'action phénoménale, qui en est le corollaire, il y a en effet, un
monde comme on dit. Dans l'analyse kantienne, les actes qui sont conformes à la loi morale,
mais déterminés par autre chose que le respect de la loi morale, relèvent de la causalité qui
régit le monde sensible : ils sont de « ce » monde. En revanche, l'acte vertueux s'inscrit dans
ce que Kant nomme le monde intelligible, ou encore le monde suprasensible. Les distinctions
entre la causalité de la nature et la causalité de la liberté d'une part, et le monde phénoménal
et le monde suprasensible d'autre part, se recoupent. Sur le monde intelligible voir FMM, Ak
IV 451-2 ; PII 321-2. Sur le monde suprasensible comme ce qui peut être crée par l'homme par
l'exercice de sa liberté, voir Religion, Ak VI 5 ; PIII 18.
2. L'INVRAISEMBLABLE SOLUTION 267

la logique générale n'a aucun moyen d'assurer elle-même la transition du ju-


gement vers/jusque dans son régime 43 . Avec le problème de concevoir une
éducation à la vertu, nous retrouvons une autre version particulière de la ques-
tion de l'accès à un régime de détermination 44 . Certes, dans la Critique de la
raison pure, ce qui préoccupe Kant c'est surtout la transition vers un jugement
gouverné par l'entendement, alors que dans la Critique de la raison pratique il
s'agit de faire advenir un jugement gouverné par la raison. Il n'en reste pas
moins qu'il y a une ressemblance formelle entre ces deux problèmes puisque
dans les deux cas il s'agit d'effectuer l'instauration d'un régime de jugement. La
question de l'éducation morale est, de ce point de vue, le lieu dans le domaine
pratique où se pose une question analogue à celle qui réclamait le schématisme
comme solution. Entrer dans le régime de la logique, entrer dans le régime de
la moralité, ces deux problèmes se ressemblent. Ce sont deux problèmes de
seuils ou de passages ; deux problèmes auxquels il faut trouver une solution
alors que la logique ne peut pas en dicter ; deux problèmes analogues ou deux
formes du même problème. Comment provoquer l'autonomie sans aussitôt
tomber dans la contradiction ? Le philosophe ne perd pas espoir devant cette
difficulté. Tout au contraire, c'est peut-être elle qui porte à considérer la phi-
losophie avec espoir car la paralysie, qui guette celui qui prend conscience de
la difficulté formelle liée au projet de provoquer l'autonomie, est non seule-
ment un danger, mais aussi une chance pour l'éducation morale — et pour le
philosophe. D'une certaine manière, la difficulté-chance de l'éducation morale
n'est qu'une autre version de la difficulté-chance qui motive le travail philoso-
phique de Kant depuis ses premiers pas. En effet, si le défi que le philosophe
entend relever dans la Méthodologie de la Critique de la raison pratique semble
alors constituer la dernière étape de la mise en place du système critique, pour-
tant, Kant se bat depuis toujours avec le problème formel de concevoir une
éducation qui doit conduire à l'autonomie. Selon l'annonce de son cours de
l'hiver 1765-1766, avant le tournant critique de sa pensée, le philosophe aspi-
rait déjà à proposer précisément une telle éducation à ses élèves. Le maître,
dit alors Kant, « ne doit pas apprendre des pensées, mais apprendre à penser ;

43. Nous l'avons vu, c'est par cette considération que Kant introduit la théorie du schéma-
tisme (cf. chapitre 3).
44. Conduire quelqu'un librement à la liberté paraît un projet aussi contradictoire que celui
de trouver des règles pour l'application des règles. Si la liberté/les règles ne s'appliquent pas,
comment y faire appel pour y conduire ?
268 6. L'INVRAISEMBLABLE FORCE DE L'AUTRE DARSTELLUNG

l'on ne doit pas porter l'élève, mais le guider, si l'on veut à l'avenir qu'il soit ca-
pable de marcher de lui-même 45 ». Le but du cours de philosophie est ainsi,
selon Kant, non pas de transmettre des pensées mais d'apprendre à l'élève à
penser 46 ; pour ce faire, il ne faut pas le porter mais le guider (leiten) pour qu'il
devienne capable (geschickt 47 ) de marcher seul. Que le but de l'éducation soit
l'autonomie de l'élève est ainsi pour Kant un vieux topos si bien admis qu'il est
mentionné dans ce texte de publicité académique, un texte qui n'est sans doute
pas le lieu du déploiement des propos révolutionnaire mais plutôt de la présen-
tation d'un projet pédagogique qui fasse consensus. Le projet d'apprendre aux
élèves à penser plutôt que des pensées n'est donc pas, en tant que tel, un projet
spécifiquement kantien. Il n'en reste pas moins que la formulation que Kant
donne à cette vieille idée doit soutenir la spécificité de sa pensée pratique. Si
la tradition philosophique a souvent formulé l'ambition d'apprendre à penser
plutôt que des pensées 48 , elle a aussi apporté plusieurs suggestions quant à la
manière de concevoir une telle éducation. Kant s'inspire de la tradition, mais
propose aussi une figure originale pour cette éducation. La première figure,
qui est aussi sans doute la figure première, du philosophe qui apprend à ses
élèves à penser est celle de Socrate pour qui la tâche du philosophe est de faire
accoucher ses élèves de leur propres pensées 49 . Outre la revendication expli-
cite de la méthode socratique 50 , Kant ne s'inspire-t-il pas de cette formulation

45. « [E]r soll nicht Gedanken sondern denken lernen ; man soll ihn nicht tragen sondern leiten, wenn
man will, daß et in Zukunft von sich selbsten zu gehen geschickt sein soll » (Annonce, Ak II 305 ; PI
514-5).
46. Gisela Felicitas Munzel a beaucoup travaillé sur l'importance de la question pédago-
gique pour Kant. Pour une lecture qui veut avancer une équivalence entre le problème critique
et le problème de l'éducation, voir « Anthropology and the Pedagogical Function of the Cri-
tical Philosophy », Kant und die Berliner Aufklärung ; Aktes des IX Internationale Kant Kongresses,
Band IV, Berlin/New York, Walter de Gruyter, 2001 , p.395-404.
47. Ce terme fait signe vers l'ambivalence dont il est question : l'ambivalence entre ca-
pacité et destinée dit bien l'incertitude essentielle de/à l'autonomie qui doit être pensée
comme une visée inaugurale possible, mais aussi comme toujours déjà inscrite comme possi-
bilité/capacité.
48. Notons que cette ambition est presque toujours avancée comme si elle devait être pro-
vocatrice : elle est avancée comme gage de nouveauté ou de liberté, alors que c'est peut-être
la plus vieille des revendications philosophiques puisqu'elle remonte à la naissance de la phi-
losophie. C'est justement ce croisement entre nouveauté et vieux topos qui est en jeu, et c'est
sa manière de penser les deux ensemble qui va faire l'originalité de la pensée kantienne.
49. Théétète 149, Œuvres Complètes II, Paris, Gallimard, (Bibilothèque de la Pléiade), 1950,
p.108.
50. Propos de pédagogie, Ak IX 477 ; PIII 1182. Mais aussi FMM, Ak IV 404 ; PII 263 et MM, Ak
IV 411 ; PIII 697.
2. L'INVRAISEMBLABLE SOLUTION 269

lorsqu'il choisit la figure de la naissance pour parler du passage à la véritable


moralité ? Dans l'Anthropologie Kant invoque en effet la figure de la naissance
pour décrire ce passage à la moralité :

[o]n peut admettre aussi que son instauration [d'un caractère dans le
mode de penser, i.e. de vertu], pareille à une sorte de seconde nais-
sance, lui rende inoubliables une certaine solennité du serment qu'il
se fait à lui-même, et le moment où la métamorphose s'est opérée en
lui, pareil au début d'une ère nouvelle 51 .

La métamorphose de l'homme, devenant vertueux, est une « sorte de seconde


naissance <Wiedergeburt> ».
La figure de la naissance permet de penser le rôle de la philosophie dans
l'événement qu'est le passage à la liberté en des termes familiers de la tradition
philosophique 52 . En effet, dès lors que la transition entre légalité et moralité
se pense en termes de seconde naissance, à la question « que faire pour que
cela se passe (bien) ? » vient une réponse : la philosophie qui voudrait conduire
l'homme à la vertu doit agir en sage-femme 53 . La sage-femme fait venir au
monde (mieux). La sage femme peut, parfois, provoquer l'accouchement mais
elle n'en est pas la cause. Elle peut bien jouer un rôle instrumental, mais aucun
instrument ne peut à lui seul produire le résultat. Ce sont là quelques indi-
cations pour repenser le statut de la procédure de l'éducation : voilà qui nous
suggère de penser l'éducation non pas comme procédure qui cause la transition

51. Anthropologie, Ak VII 294 ; PIII 1107.


52. La figure de la naissance exprime l'importance de l'événement mais elle permet aussi de
maintenir l'ambiguïté quant à la rupture impliquée : d'une part, la naissance marque l'irruption
d'un nouveau début ou d'une nouvelle vie mais, d'autre part, l'on pourrait insister sur le fait
qu'il n'est question que d'un passage, très littéralement le passage d'un lieu à un autre, de
l'utérus au monde extérieur, qui constitue une étape dans la progression « normale » d'une vie.
Voilà qui permet de maintenir une certaine ambiguïté concernant l'accès à l'autonomie : d'une
part, cet accès appartient à une progression, d'autre part il est la marque d'une discontinuité
radicale entre deux régimes de causalité.
53. Dans un passage des Propos de pédagogie, Kant évoque la méthode socratique pour nom-
mer la méthode qui permettrait de tirer quelque chose de la raison de son auditeur. « Dans la
formation de la raison, il faut user de la méthode socratique. Socrate, qui se présentait comme
l'accoucheur des connaissances de son auditoire, donne…des exemples de la manière d'extraire
<hervorziehen>, même chez les personnes âgées, maintes choses de leur propre raison » (Ak IX
477 ; PIII 1182-3). Que les questions morales soient le lieu d'un certain privilège de la méthode
socratique, la préface à la deuxième édition de la Critique de la raison pure le marquait déjà en
affirmant que la valeur de la Critique tient en partie à « l'inappréciable avantage d'en finir une
bonne fois avec toutes les objections contre la morale et la religion d'une manière socratique »
(B xxi ; PI 748).
270 6. L'INVRAISEMBLABLE FORCE DE L'AUTRE DARSTELLUNG

à la vertu, mais comme une stratégie qui espère l'assister, peut-être la provo-
quer, mais surtout l'accompagner pour que tout se passe pour le mieux 54 . La
référence à l'art de la sage-femme n'est pas absente du corpus kantien, même si
elle n'arrive explicitement que tardivement 55 . La Doctrine de la vertu explique en
effet, dans la section consacrée à la didactique éthique, que « le maître oriente
<leitet> le cours des pensées de son disciple en se bornant à développer chez
lui la disposition à certains concepts grâce aux cas qu'il lui soumet (il est l'ac-
coucheur de ses pensées <er ist die Hebamme seiner Gedanken>) 56 ».
Kant en appelle donc à la figure de la sage-femme, dans sa résonance socra-
tique, mais il n'y insiste pas et l'identification avec la sage-femme n'est que pas-
sagère. C'est en effet, une autre dimension de la figure de la naissance pour dire
l'accès à l'autonomie qui prend le dessus : la dimension religieuse. La deuxième
naissance est, dans le registre religieux, une autre appellation de la conversion.
D'autres passages le confirment, Kant conçoit l'accès des lois morales à l'esprit
comme analogue à une conversion religieuse 57 . Les réflexions théologiques
sur les problèmes formels de l'accès à la grâce informent sans doute la concep-
tion kantienne du problème de l'éducation à la vertu : la mission de celui qui
voudrait mener l'élève à l'autonomie n'est-elle pas analogue à celui qui espé-
rerait aider ses ouailles à atteindre la grâce 58 ? Qu'une logique théologique ait
été pour Kant un élément essentiel de sa pensée pratique, on peut en trouver
confirmation dans l'analyse qui le porte à affirmer que la religion chrétienne
est la seule religion morale. Dès la première Critique, Kant note l'accord parfait

54. La philosophie critique servirait alors à formuler comment la philosophie peut espé-
rer faire accoucher l'homme de sa liberté. « Comment l'homme peut-il être sa propre sage-
femme ? » : voilà qui serait une formulation du problème de l'éducation morale. Voilà qui
pourrait aussi suggérer que pour intervenir dans la libération de l'homme, il faudrait compa-
rer l'accès à l'autonomie à une procédure de femme assistée, par une femme. Il ne serait alors
pas étonnant que Kant ait cherché d'autres termes pour décrire le problèmes, préférant revenir
au rapport entre tuteurs et élèves.
55. Deux références tardives puisqu'elles interviennent dans les Propos de pédagogie et la Mé-
taphysique des mœurs.
56. MM, Ak VI 478 ; PIII 775.
57. La tonalité religieuse est particulièrement sensible lorsque Kant décrit la « révolution »
par laquelle l'homme accède au caractère moral en ces termes : il s'agit d'une « explosion »,
« pareille à une seconde naissance », « pareil[le] au début d'une ère nouvelle » (Anthropologie,
Ak VII294 ; PIII 1107).
58. La grâce ne se prévoyant ni plus, ni moins, que l'autonomie, celui qui voudrait y
conduire d'autres est en effet, face à un problème analogue à celui de l'éducateur kantien.
S'il est impossible d'assurer la transition vers la grâce ou vers l'autonomie, il est tout aussi im-
possible de renoncer à travailler à la grâce, ou à l'autonomie, sous prétexte qu'aucun travail
ne saurait l'assurer.
2. L'INVRAISEMBLABLE SOLUTION 271

entre le concept de la nature divine et les principes moraux pour immédiate-


ment insister sur le fait que cela impose un nouveau travail à la raison : « nous
ne croirons nous conformer à la volonté divine qu'en tenant pour sainte la loi
des mœurs que la raison nous enseigne par la nature des actions mêmes, et
nous croirons obéir à cette loi qu'en travaillant au bien du monde en nous et
dans les autres 59 .» Bien plus tard, Kant insiste sur ce fait en disant que « sui-
vant la religion morale (et parmi toutes les religions publiques qui ont jamais
existé, il n'y a que la religion chrétienne qui soit telle) c'est un principe que
chaque homme doive agir, autant que ses forces le lui permettent, pour deve-
nir meilleur 60 ». L'homme doit agir, autant que ses forces le lui permettent, et
bien que ses seules forces ne puissent assurer son salut, car « c'est seulement
s'il n'a pas enfoui ses talents innés…et s'il a fait usage de la disposition au bien
pour devenir un homme meilleur qu'il peut espérer que ce qui ne dépend pas
de son pouvoir sera complété par une assistance provenant d'en haut 61 ». Voilà
le délicat rapport entre travail et vertu décrit dans une logique de la grâce : le
travail ne suffit pas mais est essentiel, il n'y a que l'usage maximal des forces de
l'homme qui puisse lui faire espérer un résultat au-delà de ses forces.
La logique paradoxale de la grâce, qui d'une part ne peut s'espérer que
si elle se mérite mais qui, d'autre part, ne se mérite jamais, informe sans au-
cun doute la réflexion kantienne sur la possibilité de l'éducation à la liberté.
Entre sage-femme et guide spirituel, comment décrire le pédagogue pratique ?
Nous voudrions suggérer qu'il y a dans le texte kantien une figure pour celui
qui répond avec succès au défi d'encourager l'autonomie sans sombrer dans
la contradiction : celle du maître-nageur. Certes, ce n'est pas là explicitement
une figure importante dans le texte kantien ; il faut même préciser que dans
le passage que nous tenons pour significatif, il n'est même pas nommé, seule-
ment évoqué. C'est donc une figure à peine mentionnée dans un texte rare-
ment considéré comme fondamental pour le système critique. Pourtant, c'est
bien celui qui apprend à nager à l'enfant qui nous semble fournir une figure
pour penser la solution kantienne au défi de proposer une éducation à la vertu ;
nous nous en expliquerons en conclusion de ce chapitre. Pour cela, il nous fau-
dra d'abord poursuivre la lecture des diverses analyses kantiennes de l'efficace
de diverses stratégie pédagogiques.

59. CRP, A 817-8 / B 845-6 ; PI 1374-5.


60. Religion, Ak VI 51-2 ; PIII 69.
61. Religion, Ak VI 52 ; PIII 69.
272 6. L'INVRAISEMBLABLE FORCE DE L'AUTRE DARSTELLUNG

Comme il se doit, la Critique de la raison pratique fait une proposition concer-


nant une stratégie pédagogique visant la vertu. Nous l'avons souligné, l'apo-
rie de l'éducation à la vertu apparaît là où cette éducation cherche à mener
l'homme plus loin que ne peuvent le faire les exemples dans leur rôle de pro-
pédeutique. Le problème est donc, en quelque sorte, de formuler une stratégie
qui puisse prendre le relais des exemples-modèles dont l'imitation sert à faire
advenir des actes conformes au devoir mais ne peut pas produire l'acte par de-
voir. Lorsqu'elle propose une relève à l'éducation par l'imitation de modèles,
la Critique de la raison pratique ne tourne pas le dos à l'exemple. Elle s'élabore au
contraire en suggérant un nouveau rôle possible pour l'exemple ; si l'élève ne
peut, selon Kant, jamais atteindre la vertu par simple imitation d'un modèle,
ce qu'on lui proposera en complément ce sera non pas d'ignorer les exemples,
mais plutôt de s'en servir autrement. C'est en effet, une nouvelle possibilité
quant à l'usage possible des exemples que la Méthodologie cherche à élucider
pour expliquer comment il serait possible de donner aux lois morales un accès
à l'esprit humain, de façon à ce que leur nécessité ne soit plus seulement ob-
jective mais aussi subjective. C'est d'ailleurs pour clarifier ce nouvel usage des
exemples que Kant s'emploie à condamner l'imitation d'exemples littéraires
dans les termes que nous citions plus haut 62 . Si la dénonciation des aspirations
romanesques est si féroce, c'est sans doute parce que la méthode que préco-
nise Kant pourrait être confondue avec l'éducation qu'il dénonce. En effet, s'il
dénonce l'encouragement à imiter des héros romanesques, ce que prône Kant
c'est justement le recours à des cas exemplaires que l'on trouve dans les récits
anciens :
[j]e ne sais pourquoi les éducateurs de la jeunesse …n'ont pas fouillé
les biographies des Temps anciens et modernes, afin d'avoir sous la
main des exemples <Belege> pour les devoirs proposés à l'étude, qui
leur permettraient, par la comparaison d'actions semblables accom-
plies dans des circonstances diverses, d'exercer le jugement de leurs
élèves 63 .

Si Kant emploie ici le terme de « Belege », les traducteurs ne s'y sont pas trom-
pés en parlant d'exemples 64 . Les Belege sont des cas donnés qui permettent

62. Cf. chapitre 5, p.228.


63. CRPrat, Ak V154 ; PII 793.
64. Notons qu'en choisissant ici le terme Belege, Kant peut sembler s'écarter du registre de
l'exemple. Nous pensons plutôt qu'il s'agit pour lui d'insister sur la dimension justificative (Beleg
signifiant surtout une preuve ou une justification). La traduction française ne se trompe pas
2. L'INVRAISEMBLABLE SOLUTION 273

l'étude des devoirs ; ce sont des exemples proposés à l'analyse. L'examen des
exemples « quoiqu'il ne soit d'abord qu'un jeu de la faculté de juger » finit, se-
lon Kant, par instiller une impression durable d'estime pour la bonne conduite
et aversion pour « ce qui s'en écarte », autrement dit « une bonne base pour
l'honnêteté » 65 . Voilà donc les récits crédités d'une capacité à instaurer l'estime
pour la bonne conduite. Or, il ne faut pas perdre de vue que la revendication
d'une efficacité positive de ces récits exemplaires est solidaire de la dénoncia-
tion des effets néfastes de la littérature. Kant tient en effet, à distinguer son bon
usage des exemples du mauvais usage qui en est fait par ceux qui se tournent
vers les écrits sentimentaux. Le mauvais usage est celui fait par les « écrits senti-
mentaux » qui étalent des exemples d'actions nobles pour attirer des imitateurs
en agissant sur les sentiments. Le bon usage des exemples consiste à en faire
des occasions pour un exercice qui favorisera l'accès de la loi morale à l'esprit.
C'est en comprenant pourquoi Kant revendique un tel effet positif de ces his-
toires que nous pouvons saisir la possibilité d'œuvrer pour la moralisation de
l'homme dont la deuxième Critique entend rendre compte. Comme nous allons
le constater, le rôle de ces récits est, selon Kant, de fournir une présentation du
principe moral. La Méthodologie commence par rappeler la spécificité de l'acte
qui a une valeur morale.

Il est clair <Nun ist zwar klar> que les principes déterminants de la
volonté qui seuls rendent les maximes proprement morales et leur
donnent une valeur morale, à savoir la représentation immédiate de
la loi <die unmittelbare Vorstellung des Gesetzes> et l'observation objec-
tivement nécessaire de cette loi <die objectiv nothwendige Befolgung des-
selben als Pflicht>, comme devoir, doivent être représentés <vorgestellt
werden müssen> comme les mobiles véritables des actions 66 .

L'analyse critique a rendu clair ce fait : un acte qui a une valeur morale doit
avoir pour principe déterminant de la volonté la représentation immédiate de
la loi, et la conscience de la nécessité objective de celle-ci. Voilà une manière de
rappeler que seul l'acte qui répond à l'impératif catégorique (nécessité objec-
tive) a une valeur morale. Mais la difficulté tient ici à ce que, si l'observation de
la loi est objectivement nécessaire et peut être présentée comme telle, elle n'est

en parlant d'exemple même si Kant évite ici le terme exemple pour désigner cette narration
qui instruit (tout comme Cicéron préfère le terme narratio au terme exemplum, précisément
lorsqu'il traite de ce type de preuve).
65. CRPrat, Ak V 154 ; PII 793.
66. CRPrat, Ak V 151 ; PII 789.
274 6. L'INVRAISEMBLABLE FORCE DE L'AUTRE DARSTELLUNG

pas pour autant subjectivement nécessaire. Alors même que l'on présente à un
homme l'obligation de suivre la loi morale comme objectivement nécessaire,
celui-ci peut encore ne pas répondre à l'impératif. Qu'est-ce qui peut remédier
à cela ? Le lecteur peut avoir quelque mal à le croire au début, mais Kant entend
défendre que
la présentation <Darstellung> de la vertu pure puisse avoir plus de force
sur l'âme humaine <mehr Macht über das menschliche Gemüth> et lui
fournir un mobile plus puissant pour produire jusqu'à cette légalité
des actions et pour engendrer des résolutions faisant préférer la loi
par pur respect pour elle à toute autre considération, résolutions plus
énergiques que toutes les séductions faisant miroiter des plaisirs, et
en général tout ce qu'on peut assimiler au bonheur, ou encore toutes
les menaces de douleurs et de maux 67 .

La présentation (Darstellung) de la vertu peut « avoir plus de force sur l'âme hu-
maine », non seulement pour produire la légalité des actions mais aussi « pour
engendrer des résolutions faisant préférer la loi par pur respect pour elle à toute
autre considération 68 ». Ce n'est pas la représentation (Vorstellung) des « prin-
cipes déterminants de la volonté qui, seuls, rendent les maximes proprement
morales », mais la présentation (Darstellung) de la vertu qui est le plus efficace
lorsqu'il s'agit de peser sur l'âme (Gemüt). La Darstellung peut faire primer le res-
pect de la loi morale sur tout autre considération. C'est pourquoi, selon Kant,
sitôt que quelques instructions préparatoires ont fait effet, « il faut à tout prix
présenter à l'âme le principe déterminant moral pur 69 ». Car cette présentation
du principe moral, permet de donner à ces principes de l'influence sur l'esprit,
et par là d'affecter la volonté.
Voilà, en quelques mots, la position de Kant qui entend ainsi conférer à
la simple présentation de la loi morale le statut d'outil pédagogique par ex-
cellence : c'est la simple présentation de la loi morale qui serait à même d'ac-
complir la périlleuse tâche de mener l'homme à la vertu. La Darstellung des
principes produit une force incomparable, à même d'engendrer la moralité de
l'intention. Kant lui-même, concède que l'efficace qu'il attribue à cette pré-
sentation « ne doit pas paraître aussi clair, mais plutôt, à première vue, tout

67. CRPrat, Ak V 151-2 ; PII 790.


68. Précision : dans le texte allemand, l'insistance est bien sur ce deuxième effet puisque
Kant affirme que sans cette présentation, la légalité pourrait être produite mais pas la préfé-
rence pour la loi — « weil sonst zwar Legalität der Handlungen, aber nicht Moralität der Gesinnungen
bewirkt werden würde ».
69. CRPrat, Ak V 152 ; PII 790.
2. L'INVRAISEMBLABLE SOLUTION 275

à fait invraisemblable <ganz unwahrscheinlich> 70 ». La réponse kantienne au


problème de donner accès à l'esprit aux lois morales est ainsi qualifiée d'invrai-
semblable par celui qui la propose. Il nous appartient d'examiner les raisons
pour lesquelles Kant tient pour vraie son invraisemblable affirmation que la
Darstellung du principe pure de moralité est efficace comme éducation morale.
Notons que pour résoudre le problème de l'éducation à la vertu, Kant in-
voque une solution qui porte le même nom que la solution au problème de la
réalité objective des concepts théoriques. Comme nous l'avons vu, la Darstel-
lung est chargée d'une opération délicate pour la philosophie théorique 71 . Sa
mission auprès de la philosophie pratique est tout aussi importante et d'une
certaine manière plus ambitieuse : selon la deuxième Critique, la Darstellung
d'un principe pratique permet non pas de démontrer la réalité mais de provoquer
la réalisation de ce principe in concreto. Autrement dit, dans le domaine pratique,
la présentation doit effectuer et non pas simplement permettre de constater 72 .
Que ce soit le même terme qui vienne répondre aux deux problèmes qui se pré-
sentent à une étude du rôle de l'exemple dans la pensée kantienne (le problème
de la preuve de la réalité objective des concepts théoriques d'une part, et celui
de l'éducation à la vertu, d'autre part) n'est sans doute pas sans signification.
Si la réalité objective des concepts et l'éducation morale peuvent sembler deux
questions étrangères l'une à l'autre, le fait que les solutions à ces problèmes
passent toutes les deux, selon Kant, par la Darstellung doit donner à penser 73 .
Cela nous prépare peut-être aussi pour le fait que c'est l'exemple qui sera in-
voqué pour répondre de la possibilité de l'éducation morale. Car ce sont ainsi
encore les exemples qui doivent nous ouvrir une voie au-delà des exemples ; la

70. CRPrat, Ak V 151 ; PII 789-90.


71. Rappelons que la preuve de la réalité objective d'un concept théorique dont est chargée
la Darstellung est une preuve que nous avons qualifiée d'aussi impossible que nécessaire dans
le cadre de la pensée critique.
72. La Darstellung doit avoir une force sur l'âme humaine, convertissant l'intention à la mo-
ralité. Dans le domaine théorique, la Darstellung semble plutôt de l'ordre de l'occasion pour un
constat. Mais, si nous avons vu que le « constat » que permet la Darstellung d'un concept théo-
rique relève aussi d'un performatif (cf. ch. 3), nous allons voir qu'à l'inverse, dans le domaine
pratique, l'effectivité de la Darstellung est, pour Kant, le résultat d'un constat. En effet, c'est le
constat que cela est (peut-être) possible pour nous qui va rendre la moralité effective.
73. L'exemple permet la Darstellung qui donne à voir ce qui compte : cette description du
rôle de l'exemple permet de rapprocher l'exemple dans le domaine théorique et l'exemple
dans le domaine pratique. Ce qu'ils donnent à voir (le rapport entre connaissance et monde
d'une part, le principe de la moralité à l'œuvre dans l'autre) n'a « rien à voir », leur mode d'ef-
ficace n'est pas la même, mais le rôle des exemples pratiques et théoriques semble néanmoins
analogue.
276 6. L'INVRAISEMBLABLE FORCE DE L'AUTRE DARSTELLUNG

présentation du principe moral — cette Darstellung par laquelle les lois morales
gagneront accès à l'esprit — se fait au moyen d'exemples.
Que les exemples soient chargés de la présentation du principe moral, cela
peut d'abord se constater dans la démarche des écrits kantiens : ceux-ci pré-
sentent des principes pratiques par des exemples. Dès la première section des
Fondements de la métaphysique des mœurs, quand il s'agit de poser la distinction
entre une action conforme au devoir et une action par devoir, Kant se rapporte
immédiatement à des exemples 74 . Mais un tel rôle des exemples n'est pas seule-
ment à constater dans le texte kantien, il est aussi explicitement revendiqué par
Kant. La Méthodologie de la Critique de la raison pratique présente en effet l'exhi-
bition de l'exemple comme le clou d'une éducation morale, qui n'a pas simple-
ment pour ambition de réguler l'activité de ses élèves, mais bien de les porter
à la moralité, à la vertu, à la liberté. Cette recommandation est étonnante —
invraisemblable comme le dit Kant — étant données les objections à une telle
recommandation que suggèrent les analyses kantiennes. En effet, nous l'avons
vu, c'est précisément l'impossibilité de l'exemple qui fait la spécificité du do-
maine pratique dans le sens que Kant entend donner à ce terme pour sauver
la possibilité d'une philosophie morale. C'est précisément parce que la loi mo-
rale n'est pas un concept que l'on peut présenter, en montrant un exemple
qui y correspond, que la moralité a un sens (spécifique). Comment alors Kant
prétend-il que pour rendre subjectivement pratique les lois morales la présen-
tation de l'exemple puisse être efficace ? Comment présenter l'exemple de ce
qui est sans exemple ? Une pensée de la Darstellung, et une pensée de l'exemple
dont la Darstellung est possible, là où ni la Darstellung, ni l'exemple ne peuvent
fonctionner comme ils le font dans le domaine théorique : voilà ce qui s'an-
nonce. Si Kant arrive à formuler une telle pensée de la Darstellung il aura réussi
à formuler la possibilité de penser le pratique comme un domaine qui n'est pas
une simple répétition mimétique du théorique mais qui, au contraire, a une
causalité, et une logique, propre. La possibilité même de l'hétérogénéité entre
les causalités naturelles et morales, ou au moins la possibilité d'un discours rai-
sonné et raisonnable sur cette hétérogénéité, semble reposer sur la possibilité

74. Kant « éclaircit » la distinction entre « conforme au devoir » et « par devoir » ainsi : « par
exemple, il est sans doute conforme au devoir que le débitant n'exagère pas ses prix devant le
client inexpérimenté…mais ce n'est pas à beaucoup près suffisant pour qu'on en retire cette
conviction que le marchand s'est ainsi conduit par devoir » (FMM, Ak IV 397 ; PII 255-6). Ce
texte des fondements est impensable sans ses exemples.
2. L'INVRAISEMBLABLE SOLUTION 277

de penser l'exemple et la présentation selon deux modalités diverses. La pos-


sibilité même d'une philosophie morale reposerait sur la possibilité de penser
une efficace de l'exemple qui n'aurait « rien à avoir » avec l'efficace du Beispiel
invoqué pour un concept théorique 75 .
Il nous appartient maintenant de comprendre ce qui justifie aux yeux de
Kant les espoirs qu'il place dans la présentation de la vertu par des exemples.
Dans la Méthodologie, Kant résume de façon succincte la méthode qu'il préco-
nise pour le maître qui cherche à mener ses élèves à la moralité. « [L]a marche
de la méthode 76 » que décrit Kant pour conduire le jugement pratique à adop-
ter le principe moral, comporte plusieurs étapes qui sont autant de jugements
successifs de l'exemple. Il faut d'abord, explique Kant, exercer le jugement pour
faire une habitude de discerner si l'action est conforme, ou non, à la loi mo-
rale 77 . Il faut ensuite apprendre à évaluer diverses espèces de devoirs, autre-
ment dit apprendre à discerner diverses modalités du rapport entre action et
loi morale 78 . Selon la description de Kant, l'étape suivante de la formation mo-
rale consiste à donner l'habitude de se poser la question, non seulement de la
légalité, mais aussi de la moralité de l'acte. Le maître doit alors appeler l'atten-
tion sur
la question de savoir si l'action a aussi été faite (subjectivement) en vue
de la loi morale, et si, par conséquent, elle n'a pas seulement de la rec-
titude morale, comme acte, mais aussi de la valeur morale, comme
intention d'après sa maxime 79 .

Que le maître impose à ses élèves de s'exercer à juger, non seulement de la


légalité, mais aussi de la moralité des actes, peut sembler une simple consigne

75. Si nous disons ici que la possibilité même de la philosophie morale repose sur la possibi-
lité de penser un nouvel exemple (ou une nouvelle modalité d'efficace de l'exemple) c'est bien
entendu en pensant à l'argumentation que nous avons développée dans la section précédente
selon laquelle la philosophie morale sombrerait dans l'absurdité si elle ne pouvait en aucune
manière répondre au sceptique qui mettrait en doute la possibilité de sa « réalisation ».
76. CRPrat, Ak V 159 ; PII 799. Noter le terme « Gang » encore pour évoquer la méthode
comme méthode de « marche ».
77. Dans un premier temps, « il s'agit seulement de faire du jugement d'après des lois mo-
rales une activité naturelle accompagnant toutes nos activités propres aussi bien que l'obser-
vation de celles d'autrui, d'en faire pour ainsi dire une habitude, et de le rendre plus pénétrant,
en demandant en premier lieu si l'action est objectivement conforme à la loi morale et à quelle
loi elle est conforme » (CRPrat, Ak V 159-60 ; PII 799).
78. « On distinguera alors l'attention à la loi, qui fournit simplement un principe d'obliga-
tion, de la loi qui est effectivement obligatoire…et on apprendra ainsi à distinguer les diverses
espèces de devoirs qui se rencontrent dans une même action » (CRPrat, Ak V 159 ; PII 799).
79. CRPrat, Ak V 159 ; PII 799.
278 6. L'INVRAISEMBLABLE FORCE DE L'AUTRE DARSTELLUNG

de bon sens venant d'un philosophe qui entend distinguer légalité et moralité.
Rappelons pourtant que, d'après ce que Kant a établi par ailleurs, il est impos-
sible de dire, pour quelque action que ce soit, si elle a été faite en vue de la loi
morale ou non (l'exemple d'acte vertueux est impossible). Dès lors, il semble
que lorsque Kant suggère que les élèves doivent s'entraîner à savoir si tel ou
tel acte a une valeur morale, il doit surtout viser un exercice d'appréciation né-
gative. En effet, rien dans la conception critique de l'acte vertueux ne s'oppose
à un exercice d'évaluation qui se cantonne à des déclarations négatives : une
traque à l'immoralité et à l'amoralité est tout à fait envisageable 80 . La dénon-
ciation régulière d'actions qui ne sont pas conformes aux lois morales est aussi
possible que nécessaire ; le rappel du fait que les actions légales ne relèvent
pas de la vertu lorsqu'elles sont décidées sur des bases empiriques est aussi sa-
lutaire. Mais l'exercice ne s'arrête pas là. Il ne s'agit pas pour Kant seulement
de présenter des cas au jugement pratique pour que celui-ci apprenne à confir-
mer l'immoralité de l'action comme si cela pouvait, à la manière de la théologie
négative, tenir lieu d'une affirmation positive. L'exercice du jugement ne doit
pas seulement donner de bonnes habitudes car, s'il ne faisait que cela, nous
n'aurions alors rien appris concernant le saut vers la moralité. Or, Kant pré-
tend parler ici de ce saut là : il soutient en effet que lorsque le jugement se
confronte à la présentation de la vertu, le résultat est une préférence pour la loi
morale. C'est là que joue la fiction.
Pour justifier que la méthode qu'il présente ici, et plus particulièrement sa
dernière étape, puisse faire basculer vers la vertu, le texte nous propose…un
exemple. En effet, sitôt affirmée l'utilité de la présentation du principe moral
— présentation qui passe par les exemples — Kant propose en quelque sorte au
lecteur de faire l'expérience du pouvoir des exemples que décrit le texte. Ainsi,
Kant propose-t-il de vérifier par un exemple que le principe de la moralité est
accessible à tout un chacun. Après avoir clamé qu'il n'y a que les philosophes
pour rendre douteux le principe de la pure moralité, la Méthodologie procède
ainsi :
[n]ous allons donc montrer le caractère distinctif de la pure vertu dans
un exemple <das Prüfungsmerkmal der reinen Tugend an einem Beispiele
zeigen>, et, en imaginant que cet exemple est proposé au jugement

80. Une traque à l'immoralité chercherait à dénoncer toutes les actions qui ne sont pas
conformes à ce que dicte la loi morale. Mais n'oublions pas que ce qui n'est pas immoral n'a
pas pour autant, selon Kant, une valeur morale.
2. L'INVRAISEMBLABLE SOLUTION 279

d'un enfant de dix ans, voir si cet enfant, de lui-même et sans y être
invité par son maître, devrait <müßte> nécessairement juger ainsi.
On racontera l'histoire d'un honnête homme qu'on veut pousser à se
joindre aux calomniateurs d'une personne innocente 81 .

La suggestion ici, est que l'exemple proposé, un exemple de pure vertu, s'im-
pose au jugement. Si même un enfant, non seulement peut, mais devrait, né-
cessairement juger l'exemple comme un exemple de vertu, cela implique qu'il
suffit de choisir ses exemples pour présenter le pur principe de moralité aux au-
diteurs. L'hypothèse selon laquelle l'exemple permet d'exposer le principe de
la moralité est immédiatement soumise à l'épreuve puisque Kant propose jus-
tement un exemple : « l'histoire d'un honnête homme qu'on veut pousser à se
joindre aux calomniateurs d'une personne innocente ». Kant avance que le ju-
gement se construit au fur et à mesure qu'est constitué, et présenté, l'exemple.
L'effet sur l'auditeur se construit par étapes : d'abord « simplement de l'assen-
timent et de l'approbation 82 », ensuite, au fur et à mesure que l'on impose des
menaces à l'homme de l'exemple « mon jeune auditeur se trouvera porté par
degrés de la simple approbation à l'admiration, de l'admiration à l'étonnement,
et enfin à la plus haute vénération, et à un vif désir de pouvoir être lui-même un
tel homme <einem lebhaften Wunsche, selbst ein solcher Mann sein zu können> 83 .»
Comme l'exemple aura été construit pour avancer que « la vertu n'a ici tant de
valeur que parce qu'elle coûte cher, non parce qu'elle rapporte quelque chose »,
Kant affirme que l'on peut considérer que ce qui est représenté, c'est bien le
principe pur moral. C'est en effet, pour cela que Kant conseille de façonner
des scénarii qui excluent que l'action soit déterminée par le bonheur (en la ren-
dant manifestement au contraire coûteuse). Le principe moral « ne peut être
représentée de manière à bien frapper les yeux que si l'on écarte des mobiles
de l'action tout ce que les hommes peuvent considérer comme appartenant
au bonheur » 84 . Si l'on écarte bien les mobiles qui se rapportent, fût-ce indi-
rectement, au bonheur, Kant assure aussi que l'on peut présenter une action
en représentant le principe moral de façon à « frapper les yeux » 85 ». Celui qui

81. CRPrat, Ak V 155 ; PII 794.


82. Ibid.
83. CRPrat, Ak V 156 ; PII 795.
84. Ibid.
85. Le principe moral « recht in die Augen fallend vorgestellt werden kann (CRPrat, Ak V 156 ;
PII 795).» Les yeux seraient ainsi les portes d'accès à l'esprit pour le principe moral, celui qui
peut déterminer l'acte vertueux. Notons que la référence à la vision ne fait rien pour spécifier le
280 6. L'INVRAISEMBLABLE FORCE DE L'AUTRE DARSTELLUNG

manie les exemples selon les prescriptions de la Critique peut espérer promou-
voir la vertu en fournissant l'occasion à ses auditeurs, non seulement de fixer
leur attention sur leur propre capacités à être libres, mais aussi de « voir », voire
de voir se donner à eux, le principe moral.
« La présentation vivante de l'intention morale par des exemples <die
lebendige Darstellung der moralischen Gesinnung an Beispielen die Reinigkeit des
Willens> 86 », en faisant ressortir la pureté de la volonté du libre arbitre, a d'abord
pour conséquence de fournir l'occasion de juger l'action, mais elle a aussi pour
effet — voici la suggestion kantienne — de faire faire une certaine expérience
de la liberté. L'étude de l'exemple permet de contempler la pureté d'une in-
tention là où « aucun mobile issu des inclinations influe sur elle », or, « par ce
moyen, l'attention de l'élève reste fixée sur la conscience de sa liberté <der
Lehrling doch auf das Bewußtsein seiner Freiheit aufmerksam erhalten wird> 87 ».
L'attention est retenue, ou entretenue, par la conscience de sa propre liberté.
L'exemple est ainsi l'occasion d'un jugement qui a pour conséquence de fixer
l'attention de celui qui juge sur sa propre liberté : voilà qui sous-entend que le
jugement provoque d'abord la conscience de la liberté. L'exemple d'une ac-
tion faite par devoir fixe l'attention sur la possibilité d'agir sans contraintes
sensibles et cela rend l'homme sensible à sa propre liberté et à sa disponibi-
lité pour le devoir. Plus, cette conscience de la liberté « annonce…une déli-
vrance à l'égard des diverses formes de mécontentement où le plongent tous
ces besoins, et rend l'esprit capable d'éprouver des satisfactions venant d'autres
sources <das Gemüth für die Empfindung der Zufriedenheit aus anderen Quellen
empfänglich gemacht wird> 88 .» La nouvelle conscience d'une indépendance pos-
sible à l'égard de la sensibilité rend déjà l'esprit capable d'une satisfaction qui
n'est plus liée à un besoin. Cette « annonce » est d'une certaine manière à
même de se confirmer elle-même parce que l'annonce de cette possibilité la

fonctionnement pratique de l'exemple : c'est précisément l'expression qui décrit la modalité de


la démonstration de réalité que l'exemple concret apporte au concept empirique. Révolution
ou conversion du cœur, on aurait pu penser que l'accès à la moralité devrait être de l'ordre du
senti ou de l'éprouvé, appelant une référence au toucher plus qu'à la vision puisque, bien en-
tendu, Kant maintient que la loi morale n'est pas susceptible d'une confirmation qui implique
directement un voir. C'est sans doute le rapport si étroit avec l'émancipation pensée comme
Aufklärung qui explique que Kant fasse appel au registre de la vision ici.
86. CRPrat, Ak V 160 ; PII 800.
87. Ibid.
88. CRPrat, Ak V 160-1 ; PII 800.
2. L'INVRAISEMBLABLE SOLUTION 281

fait advenir. En effet, selon Kant, « la loi du devoir, par la valeur positive que
l'obéissance à cette loi nous fait sentir, trouve un accès plus facile, grâce à ce
respect pour nous-mêmes dans la conscience de notre liberté 89 .» Voilà ! La
conscience de la possibilité de la liberté qu'annonce l'exemple nous pousse
à un respect pour nous-mêmes, et cela pousse au respect de la loi morale.

C'est, notons le, une fiction que Kant préconise de présenter à l'élève.
Certes, il recommande que les éducateurs cherchent leurs exemples dans les
biographies ; certes, l'exemple qu'il cite se réfère à une figure historique bien
connue, en l'occurrence Anne Boleyn 90 , il n'en reste pas moins que ces exem-
ples sont des fictions. Lorsque le personnage de l'exemple est un personnage
historique ce n'est pas le fait de son existence réelle qui est souligné. Ce qui
compte pour l'effet que cet exemple peut avoir, c'est la manière dont il est dé-
roulé, déroulé comme une hypothèse, rattachant de plus en plus de conditions,
déployé en résonance avec le déploiement de la sensibilité de l'auditeur. C'est
dans la mesure où elle est savamment articulée comme une fiction que l'his-
toire peut avoir l'effet moral souhaité : pour que l'exemple incite l'auditeur à
prendre conscience de la loi morale, il faut que celui-ci juge l'exemple en s'ap-
puyant sur le principe qu'il doit y avoir une unité narrative dans l'exemple.
Lorsque sont relatés les divers refus de celui qu'on encourage à calomnier une
personne innocente, cela ne fait histoire que dès lors que l'on y voit une pré-
sentation de plus en plus pure du devoir accompli. C'est en présentant une
histoire dont la cohérence, l'unité narrative, repose sur la possibilité pour la
volonté de se déterminer purement par respect de la loi morale, que les exem-
ples font prendre conscience aux auditeurs d'abord qu'il est possible de penser
un tel acte et, ensuite, qu'ils ont le désir d'être un tel homme. En reconstrui-
sant la trame narrative, en se racontant l'histoire par le fil conducteur qui tient
à l'intention du protagoniste, en (se) projetant les mobiles possibles et décou-
vrant que seul le devoir explique le comportement de celui qui subit tous ces
malheurs pour ne pas calomnier, l'élève aura aperçu la liberté de l'homme, au-
trement dit sa propre liberté. L'exemple cité par Kant doit permettre de voir

89. CRPrat, Ak V 161 ; PII 801.


90. L'histoire d'Anne Boleyn n'est qu'un exemple possible : en prenant cette figure histo-
rique Kant n'insiste pas sur une narration qui soit fidèle aux faits mais revendique plutôt de
façonner l'histoire pour répondre aux exigences de la situation pédagogique.
282 6. L'INVRAISEMBLABLE FORCE DE L'AUTRE DARSTELLUNG

que, si la littérature peut pousser vers l'imitation d'actions méritoires, la fiction


exemplaire ouvre l'esprit à la loi morale 91 .
Si, selon Kant, aucun exemple ne donne à voir un seul acte vertueux, pour-
tant des exemples bien conçus peuvent donner à voir le principe de toute ac-
tion vertueuse. Les exemples démontrent alors (d'un point de vue pratique)
la possibilité d'agir autrement que par détermination sensible. L'expérience
de l'exemple que prône Kant est un exercice (Übung). C'est un exercice spi-
rituel qui conduit à expérimenter un jugement moral ; en s'essayant à juger
l'exemple dans une perspective morale, l'auditeur ressent la possibilité d'accé-
der justement à un jugement moral. L'exemple provoque le jugement selon
lequel l'action décrite ne s'explique que par l'intervention d'une autre causalité
que celle des lois naturelles. Dès lors que l'auditeur entrevoit cette possibilité-
là, une comparaison avec lui-même le pousse à prendre conscience qu'il lui est
aussi sans doute possible d'échapper à la causalité naturelle. Ainsi, celui qui juge
l'exemple prend-il conscience de la loi morale. Les exemples conçus non pas
comme des modèles de comportement, mais plutôt comme des histoires sa-
vamment articulées par les maîtres, ont alors un rôle crucial à jouer dans une
éducation qui cherche à amener l'homme à sa propre liberté. La « présenta-
tion vivante de l'intention morale par des exemples 92 » permet de remarquer la
possibilité d'une volonté pure : elle permet d'abord de remarquer la possibilité
d'agir sans détermination sensible, ensuite de prendre conscience de sa propre
liberté. Rencontrer le devoir qu'il connaissait à peine, c'est-à-dire qu'il connais-
sait mal tout en étant conscient de sa réalité, est, selon Kant, un soulagement
pour l'homme. Sans doute nous aussi, lecteurs de Kant, à la recherche de la ré-
ponse kantienne à l'aporie que sa pensée doit apparemment associer au projet
même d'une éduction à la moralité, devons-nous être soulagés : la tactique de
la présentation de l'exemple n'est-elle pas une solution au problème dont nous
soulignions la gravité ? Selon la Méthodologie, le maître qui donne à ses élèves
des exemples à étudier peut espérer les conduire à la vertu en usant d'exemples
pour présenter la vertu en acte. Une telle démarche permet à l'éducateur d'es-
pérer promouvoir la vertu sans sombrer dans la contradiction. Sa démarche

91. C'est en effet, dans un exemple que nous pouvons voir (im Beispiele sehen) que « dans la
représentation d'une action comme noble et magnanime » il n'y a pas autant de « force subjec-
tivement motrice » que « si elle est représentée simplement comme un devoir relativement à
la grave loi morale » (CRPrat, Ak V 158 ; PII 797).
92. CRPrat, Ak V 161 ; PII 801.
2. L'INVRAISEMBLABLE SOLUTION 283

peut conduire les élèves à s'émanciper. Cette prise de conscience que permet
le jugement de l'exemple est une libération :

le cœur s'est délivré et soulagé d'un poids, qui l'oppresse toujours


secrètement, quand, par des résolutions morales pures, dont on pro-
pose des exemples <Beispiele>, on révèle à l'homme un pouvoir inté-
rieur, que lui-même connaissait jusqu'ici à peine, la liberté intérieure,
qui est le pouvoir de nous débarrasser de l'importunité violente des
inclinations, au point qu'aucune, même pas la plus chère, n'ait d'in-
fluence sur une résolution pour laquelle nous devons désormais em-
ployer notre raison 93 .

La présentation de l'exemple est une expérience qui permet à l'homme une


Selbsterkenntnis puisqu'elle lui révèle un pouvoir intérieur qu'il connaissait à
peine : sa liberté. Or, voilà qui offre la promesse de la possibilité de se débarras-
ser des importunités de la sensibilité. L'exemple apporte en quelque sorte une
expérience qui vaut pour promesse de la liberté. Si alors, « le cœur s'est délivré
et soulagé d'un poids, qui l'oppresse toujours secrètement » c'est sans doute
parce qu'une certaine contradiction aura été levée, celle justement entre d'une
part, ce que je sais que je dois faire et, d'autre part, ce que je fais. Le constat
qu'une loi objectivement nécessaire ne l'est pas subjectivement, que l'on est
un être fini raisonnable, est source de l'oppression qu'il peut y avoir à consta-
ter que son destin est déchiré. L'exemple révèle la possibilité de la conversion
à la moralité, conversion qui seule, pour Kant, peut réconcilier l'homme avec
lui-même en lui montrant qu'il a les moyens de rendre efficace la loi morale
qu'il conçoit.
Les exemples tels que les conçoit la Méthodologie ne sont pas ici des démons-
trations, d'ailleurs impossibles, de la réalité objective de la vertu, mais des his-
toires qui mettent les auditeurs à l'épreuve et leur révèlent leur propre pouvoir
de liberté intérieure. Voilà une fonction de la présentation de l'exemple qui n'a
apparemment rien à voir avec le Beispiel théorique et qui, par là, montre la pos-
sibilité de concevoir une philosophie morale critique qui se tienne. L'étude des
exemples n'est pas seulement l'occasion de constater que la loi morale pour-
rait déterminer des actions, elle est aussi l'occasion de rendre efficientes les
lois morales, puisque la comparaison de l'histoire avec ses propres possibilités
fait prendre conscience de sa propre capacité à être libre et surtout, elle fait

93. CRPrat, Ak V 161 ; PII 801.


284 6. L'INVRAISEMBLABLE FORCE DE L'AUTRE DARSTELLUNG

préférer la loi morale à tout autre mobile 94 . Voilà l'invraisemblable solution


de la deuxième Critique : la Darstellung permet de rendre la loi subjectivement
pratique. L'éducation à la vertu est donc possible en usant non pas d'exemples
comme modèles à imiter mais d'exemples qui donnent à l'élève l'occasion de
juger sa propre capacité à réaliser un acte vertueux. La contradiction interne à
l'Idée de la vertu est évitée : on peut œuvrer pour mener l'homme/soi-même
à la vertu. Il suffit de raconter les bonnes histoires.

3. Tournant rhétorique ?

La stratégie préconisée par la Critique de la raison pratique, celle qui consiste


à invoquer des exemples comme présentation vivante de la loi morale est-elle
en mesure de répondre de la possibilité d'une éducation à la vertu qui se plie
aux exigences critiques ? Réussit-elle à échapper à la contradiction qui, selon
nos analyses, guette toute initiative pédagogique qui prétend faire advenir la
vertu et non simplement imposer la légalité des actions ? Elle semble certes,
pouvoir y prétendre. La présentation d'exemples qui, suscitant le jugement de
l'auditeur, portent celui-ci à prendre conscience de la loi morale comme causa-
lité, semble éviter de tomber dans la contradiction par son efficacité. Ce n'est
en effet, que par sa propre activité que l'auditeur peut ici ouvrir la voie à sa
liberté. Si l'exemple est l'occasion de cette activité, il ne la détermine pas. De
surcroît, si le jugement de l'exemple permet à l'auditeur d'entrer dans un rap-
port (de jugement) avec la loi morale, l'exemple ne lui sert pas de règle. Que
l'exemple ait un effet qui puisse affecter les actes futurs de l'auditeur n'implique
pas, dans l'exercice tel que nous le présente Kant, que l'exemple détermine ces
actes. Ainsi, le maniement des exemples que Kant recommande aux maîtres,
semble-t-il bien constituer une stratégie d'action dans le monde phénoménal
qui puisse favoriser l'avènement de la moralité, sans pour autant en compro-
mettre la possibilité. Cette stratégie favorise l'accès des lois morales à l'esprit
sans déterminer ni cet accès, ni, par extension, l'acte qui en résulte. La pré-
sentation de l'exemple n'a aucune garantie de succès : le succès de l'opération
dépend de ce que l'auditeur, premièrement, reconnaisse ce qui fait l'unité nar-
rative et, deuxièmement, soit à même de profiter de l'état exceptionnel que
peut produire en lui l'exemple. L'exemple peut en effet l'émouvoir, et avoir

94. La Darstellung peut « kräftigere Entschließungen hervorzubringen, das Gesetz aus reiner Ach-
tung für dasselbe jeder anderen Rücksicht vorzuziehen » (CRPrat, Ak V 151 ; PII 790).
3. TOURNANT RHÉTORIQUE ? 285

une certaine puissance sur son cœur, mais ce n'est qu'une occasion, et encore
une occasion limitée dans le temps, « car le cœur revient naturellement à son
mouvement naturel et modéré, et finit par retomber dans la langueur qui lui
était propre auparavant 95 ». L'auditeur, ému par le jugement que suscite en lui
l'exemple, doit donc profiter de l'excitation que celui-ci produit sur lui — et
le jugement qu'il occasionne — pour entreprendre l'effort d'exception visant
à passer à la vertu ; il lui revient de saisir l'occasion pour accepter la nécessité
subjective de la loi morale. L'incertitude quant aux profits qui pourront être
tirés de l'exemple est ici l'indice de ce que celui-ci ne prétende pas jouer un
rôle déterminant, mais seulement celui d'une aide ponctuelle ; c'est ce qui lui
permet d'échapper à la contradiction.
Non pas un fil qui soutient la marche mais néanmoins un fil qui guide :
l'exemple serait ainsi la perle rare qui permet d'influencer sans déterminer la
conduite. Ou plutôt, pour reprendre une autre figure que propose Kant, nous
pourrions dire que l'exemple n'est pas la perle rare mais l'œuf pour lequel on
plonge. En effet, dans le passage des Propos de pédagogie dans lequel Kant s'élève
contre l'usage des lisières et des chariots comme prothèses pour apprendre à
l'enfant à marcher, il est intéressant de noter que Kant enchaîne aussitôt en
préconisant l'usage d'un certain artifice pour enseigner la démarche aquatique
qu'est la natation. Juste après la dénonciation de l'usage de prothèses pour ap-
prendre aux enfants à marcher, Kant explique que celui qui veut inciter l'enfant
à nager doit se garder d'employer des instruments à cet effet mais il ajoute que
ce n'est pas pour autant qu'il ne doit pas user de son art dans ce projet. Au
contraire, il est une façon d'encourager à apprendre à nager que Kant détaille
ainsi :

[q]ue dans un ruisseau où, les pieds reposant sur le fond, la tête reste
néanmoins hors de l'eau, on laisse glisser un œuf. Que l'on cherche
alors à attraper l'œuf. Tandis qu'on se penche, les pieds se soulèvent,
on rejettera dès cet instant la tête en arrière afin de ne pas recevoir
l'eau dans la bouche et l'on se trouvera dans la position que réclame
la nage. Il suffira alors de faire travailler les mains et on nagera. Tout
revient seulement à cultiver une habileté naturelle <Es kommt nur da-
rauf an, daß die natürliche Geschicklichkeit cultivirt werde> 96 .

95. CRPrat, Ak V 157 ; PII 796.


96. Propos de pédagogie, Ak IX 466 ; PIII 1173.
286 6. L'INVRAISEMBLABLE FORCE DE L'AUTRE DARSTELLUNG

L'artifice qui permet de cultiver les capacités naturelles de l'homme consiste


à placer un œuf au fond de l'eau puis à pousser l'enfant à chercher à l'attra-
per. En se penchant pour faire cela, l'enfant se trouvera « dans la position que
réclame la nage » et, ses mains travaillant, il nagera. Par une mise en scène
particulière, le maître nageur peut cultiver une disposition naturelle de l'en-
fant qui, sans son intervention, risquerait de ne jamais être exploitée. L'œuf
au fond de l'eau constitue ainsi un dispositif qui, n'intervenant pas directement
sur les mouvements physiques, enseigne pourtant les mouvements de la nata-
tion : il amène l'enfant à exercer les capacités nécessaires pour apprendre à na-
ger. Voilà précisément le type de dispositif que Kant envisage pour apprendre
la vertu à l'homme. L'éducation morale peut s'inspirer de l'art de l'adulte qui
influence l'enfant, sans pourtant recourir à des stratégies contradictoires dans
leur principe.
La perle rare est, dans le domaine pratique, l'exemple dont l'efficace n'est
plus inscrite dans le registre de l'imitation mais bien dans le registre de l'émo-
tion — l'exemple (é)meut l'esprit. Il y a un certain pathos dans cet usage des
exemples qui sont ici des véhicules de jugements par le biais de l'émotion. Les
exemples chargés de présenter le principe moral seraient même les véhicules
d'un pathos chargé de montrer les limites du pathos. En effet, les exemples
doivent provoquer deux choses : en premier lieu, une prise de conscience que
l'exemple ne peut se comprendre qu'en posant que la loi morale peut être
un principe déterminant et, en deuxième lieu, une comparaison du cas de
l'exemple avec le cas de sa propre personne. Le premier effet de l'exemple sur
l'auditeur doit être de provoquer un jugement selon lequel les lois de la sen-
sibilité ne suffisent pas à expliquer une action qui est pourtant possible dans
le monde phénoménal. Lorsqu'on avance un exemple qui montre quelqu'un
agissant d'une manière qui semble aller à l'encontre de tous les mobiles sen-
sibles (par exemple du bonheur), l'auditeur sera contraint à conclure que les
lois sensibles ne suffisent pas à elles seules à expliquer/déterminer le compor-
tement des hommes. Ainsi, l'exemple de l'homme qui endure toutes sortes de
maux plutôt que de se parjurer est un exemple d'acte qui s'explique mal par les
lois de la nature. Ce manque d'explication doit faire penser que l'« explication »,
la détermination de l'acte, est à trouver ailleurs et cet « ailleurs » ce ne peut être
qu'une autre loi qui commande une action selon un autre régime : la loi mo-
rale. Les exemples « présentent » la loi morale en relatant des histoires dont la
cohérence narrative dépend de ce que l'on admette la moralité comme régime
3. TOURNANT RHÉTORIQUE ? 287

possible de causalité 97 . Ils font prendre conscience aux auditeurs d'une autre
causalité. Il y a certes des arguments « rationnels » pour poser cette autre cau-
salité, des arguments qui articulent les conséquences de l'hétérogénéité entre
nature et morale, mais cette hétérogénéité, si elle est défendue logiquement
comme condition de possibilité pour que la morale ait un sens (spécifique), ne
peut être comprise que dans la mesure où elle est sentie. Les exemples servent à
faire sentir la différence entre légalité et moralité. Ils sont l'occasion d'une prise
de conscience que l'acte vertueux doit être tout autre chose que le maximum
de la légalité ; ils sont surtout l'occasion de la révélation à l'homme de sa propre
liberté intérieure. La conscience de la possibilité qu'une causalité autre que na-
turelle puisse déterminer les actes, voilà qui ouvre l'accès au désir d'agir ainsi.
Par un savant usage des exemples, la méthode du maître-nageur/éducateur
moral prétend pouvoir impartir aux élèves le désir d'une volonté déterminée
par le seul respect de la loi morale.
C'est donc en racontant des histoires que Kant propose de remédier à
la pseudo-moralité encouragée par les romans ; c'est en émouvant le cœur
par des exemples qu'il entend promouvoir un rapport au sobre devoir plutôt
qu'aux émotions des écrits sentimentaux. Kant propose de s'en remettre non
pas à la littérature, mais à des histoires exemplaires, des histoires qui peuvent
être « historiques » mais dont l'efficacité tient toujours à leur caractère fictif :
même lorsqu'il s'agit d'histoires tirées de faits advenus, ce qui importe pour
qu'elles produisent les effets escomptés c'est précisément la fiction d'un acte
vertueux. L'exemple d'acte vertueux est toujours une fiction. Construite avec
méthode (selon la stratégie détaillée dans la Méthodologie), une telle histoire
peut porter celui qui l'écoute à juger. L'auditeur porte alors un jugement guidé
par l'exemple et conclut à la possibilité de l'acte par devoir. Nous avions attiré
l'attention sur le fait que Kant, s'il choisit le terme Exempel dans la dernière
formulation du rôle de l'exemple dans le domaine pratique, objecte pourtant
à une des formulations dominantes de ce qui fait la force de l'exemplum dans

97. Kant préconise des exemples élaborés en vue de faire sentir à l'auditeur, non pas le bon-
heur mais la souffrance qui peut accompagner la conformité à la loi morale. Puisque, selon
Kant, c'est dans la souffrance que se présente avec le plus d'éclat la pureté du principe moral,
les exemples qui cherchent à présenter le principe moral doivent être des mises en scène qui
font passer une émotion, l'émotion de la souffrance. À l'inverse, toute intervention du bon-
heur dans de telles histoires constitue un « obstacle qui empêche de procurer à la loi morale
de l'influence sur le cœur humain » (CRPrat, Ak V 156 ; PII 796). Seule la souffrance met en
lumière, par contraste, qu'il y a une autre causalité à l'œuvre dans un acte déterminé par le
principe moral.
288 6. L'INVRAISEMBLABLE FORCE DE L'AUTRE DARSTELLUNG

son sens médiéval, à savoir sa capacité à fournir un modèle de comportement.


Il n'en reste pas moins que ce que Kant mobilise pour parfaire l'éducation mo-
rale — au-delà justement de l'éducation par imitation des modèles — c'est un
exemple qui partage bien des traits avec l'exemplum d'une tradition antérieure.
L'exemplum latin est d'abord une traduction du « paradigme » 98 développé par
Aristote dans sa Rhétorique. Il est crédité d'une efficace sur l'esprit qui passe par
le sentiment autant que par la raison. Ni démonstration selon les plus strictes
exigences, ni pur appel au sentiment, l'exemplum de la tradition rhétorique est
un discours raisonné qui peut emporter la conviction des auditeurs là où une
preuve en bonne et due forme est impossible. C'est une preuve, construite dans
le langage, qui doit émouvoir l'auditeur, agir sur son sentiment ou sa passion :
dans le langage kantien, l'on dira que l'exemple apporte une raison subjective
de tenir pour vrai. Dans la dernière phase de l'éducation morale esquissée par
Kant, il s'agit d'émouvoir l'auditeur de façon précisément à lui faire admettre
ce que l'on ne peut pas prouver logiquement mais que l'on peut pourtant dé-
fendre par un discours. La proposition kantienne semblerait alors s'appuyer sur
des hypothèses, quant à l'effet possible du discours, qui lui viennent de la tra-
dition rhétorique. Dans la théorie aristotélicienne, l'exemple (ou le paradigme
comme il s'appelle alors) est en effet, une preuve construite dans le discours
qui permet d'émouvoir les auditeurs et de les inciter d'une part, à juger le pa-
radigme et, d'autre part, à prendre conscience du parallèle pertinent avec le cas
qui intéresse le débat. Une histoire racontée pour faire saisir aux auditeurs le
critère pertinent pour juger l'affaire : tel est précisément le rôle que doit jouer
l'exemple — d'abord appelé Beispiel mais tardivement nommé Exempel — dont
Kant préconise l'usage pour conduire l'homme à la vertu. L'exemple provoque
la reconnaissance du critère pertinent (l'intention vertueuse) et la comparaison
de ce cas avec le cas de l'auditeur (comparaison du protagoniste avec l'auditeur,
au niveau des facultés et du comportement empirique). Par Cicéron, ou encore
par Érasme, cette tradition rhétorique est arrivée jusqu'à Kant qui semble se
laisser guider par elle lorsqu'il se voit obligé d'inventer une forme de démons-
tration nouvelle pour répondre de la réalité de la moralité et de la possibilité de
l'éducation morale 99 . Nous l'avons noté, des preuves logico-théoriques sont ici

98. Le terme « exemplum » est le terme employé par Quintilien pour la traduction latine du
« paradigme » rhétorique aristotélicien (Institutio oratoria V, XI).
99. Les multiples citations dans l'œuvre kantienne, ainsi que les informations qui nous sont
parvenues sur les lectures de Kant, indiquent que Kant connaissait, et admirait, l'œuvre de
3. TOURNANT RHÉTORIQUE ? 289

insuffisantes ou impossibles. C'est donc bien un autre type de preuve qu'il s'agit
pour Kant de concevoir et de construire. La pensée critique se trouve confron-
tée à la nécessité de formuler des preuves à soumettre au tribunal de la raison,
sans pouvoir espérer des démonstrations logiques. Dans un tel contexte la ré-
férence à la tradition rhétorique — une tradition d'importance capitale pour le
domaine du droit, le tribunal étant un des lieux privilégiés de la rhétorique —
semble, d'une certaine manière, très naturelle.
Si un tel appel à une logique rhétorique mérite d'être interrogé, notons
pourtant que prendre en compte un appel implicite à la théorie rhétorique de
l'exemple, permet de faire sens facilement de certaines affirmations qui res-
taient énigmatiques dans le cadre d'une analyse qui ne prenait en compte que
le registre de l'imitation. Tant que nous restions dans la problématique de l'imi-
tation, nous peinions à comprendre deux des caractéristiques que Kant accorde
à l'exemple pratique : sa capacité à encourager et sa valeur de preuve 100 . Or,
si l'analyse du rôle de l'exemple en termes de condamnation de l'imitation ne
permettait pas d'expliquer le rôle d'encouragement que Kant leur octroie, la
référence implicite à la tradition rhétorique permet d'en faire sens. « Beispiele
dienen zur Aufmuterung » 101 — cette affirmation devient lisible dans une logique
rhétorique selon laquelle l'effet des exemples est bien un effet sur les émotions,

Cicéron. Certains sont tentés d'y voir une influence décisive (cf. Valerio Rohden, « Ciceros for-
mula und Kants neue Formel des Moralprinzips », Kant und die Berliner Aufklärung ; Aktes des IX
Internationalen Kant-Kongresses, p.,305-314). Mais l'influence qu'ont pu avoir, non seulement les
textes de Cicéron, mais aussi le commentaire qu'en fait Garve (Philosophische Anmerkungen und
Abhandlungen du Cicero's Bücher von dem Pflichten, Breslau, W.G. Korn, 1783), sur Kant, au mo-
ment où il travaille la philosophie pratique, ne doit pas trop vite laisser conclure que Kant
est prêt à le suivre. Pour Manfred Kühn il faut au contraire penser que c'est en quelque sorte
« contre » Cicéron que Kant développe sa pensée pratique (« Kant and Cicero », Kant und die
Berliner Aufklärung ; Aktes des IX Internationalen Kant-Kongresses, p.270-8, p.270). Pour la recom-
mandation cicéronienne d'avoir « toujours une provision d'exemples » pour « persuader que
ce que nous conseillons est réalisable » cf. Divisions de l'art oratoire, XXVII95-6, Paris, Les Belles
Lettres, 1925, p.37. Sur la recommandation de la narration comme entraînement précieux, cf.
De Inventione I XIX, 27 où Cicéron insiste sur l'importance de la vivacité mais aussi sur l'im-
portance des personnages (semble proche de la prosopopée). Érasme, sur l'exemplum, cf. De
Copia, livre II, ch 11. Pour une discussion de la théorie de l'exemplum d'Érasme, voir Wolfgang
G. Müller selon lequel, pour Érasme, « [d]as Exemplum wird zum Schlüssel der Welterkenntnis,
der Weltdeutung und des Weltverhältnis. Welt wird durch das Mittel des Exemplums in einem Rheto-
rischen Kontext argumentativ verfügbar gemacht » (« Das Exemplum bei Erasmus und Shakespeare »
in Bernd Engler et Kurt Müller (éds.), Studien zur Bedeutung und Funktion exemplarischen Erzäh-
lungs, Berlin, Duncker und Humboldt, 1995, p.81).
100. Cf. les conclusions du ch. 5.
101. FMM, Ak IV409 ; PII 269.
290 6. L'INVRAISEMBLABLE FORCE DE L'AUTRE DARSTELLUNG

sur les sens, voire sur le cœur 102 . Kant insiste beaucoup sur l'idée que les exem-
ples intensifient la vie, et qu'ils agissent sur le cœur. Or, comme l'indique leur
étymologie latine, le cœur et le courage sont liés 103 . Que leur efficace passe par
le sensible, la tradition rhétorique le dit des exemples ; que leur effet sur le cœur
produise du courage, voilà ce que Kant ajoute. Le courage résulte d'une fortifi-
cation du cœur, une intensification de la vie : les exemples provoquent le cou-
rage, celui qui est synonyme de Lumières 104 , précisément parce qu'ils agissent
sur le cœur 105 , voire l'esprit. L'effet des exemples sur l'esprit (Gemüt) fournit le
courage (Mut). Kant exploite ainsi d'anciennes associations faites par les théo-
ries rhétoriques, lorsqu'il cherche à décrire comment il est possible d'agir sur
l'esprit pour que l'Aufklärung ait lieu.
Que la tradition rhétorique de la pensée de l'exemple vienne informer la
théorie kantienne de l'exemple susceptible de guider l'homme jusqu'au prin-
cipe de la moralité et donc à l'acte vertueux, cela permet aussi de comprendre
que l'exemple soit pensé comme une preuve de faisabilité. C'est en effet, une
double faisabilité qui est attestée par l'exemple : celui-ci atteste de la possibi-
lité de penser une causalité de la liberté mais il permet aussi de remarquer
qu'agir selon la loi morale, pour la loi morale, par devoir, cela doit être faisable
par nous, comme par tout un chacun. Les exemples donnent à l'auditeur une
occasion de juger qu'il est possible d'agir dans un autre régime de causalité
que celui qui l'affecte en tant qu'être sensible. Si l'on se réfère aux caractéris-
tiques que la tradition rhétorique accorde aux exemples, il n'est plus surpre-
nant que preuve de faisabilité et encouragement se mêlent ici : ce qui donne
courage à l'homme qui juge les exemples, c'est qu'il (entre)voit la possibilité

102. Noter l'insistance d'Érasme sur l'idée que l'exemple doit être frappant. L'exemple doit
frapper et rendre remarquable ; sa fonction déictique passe par son influence sur les sens ou
l'émotion. C'est ce qui fournit le critère de sélection : « an aesthetic-rhetorical criterion, is for
Erasmus, the criterion for selection. » ( John D. Lyons Exemplum ; The Rhetoric of Example in
Early Modern France and Italy, Princeton, Princeton University Press, 1989, p.18).
103. Le premier sens du terme « courage » donné par Littré est « l'ensemble des passions que
l'on rapporte au cœur ».
104. « Sapere aude ! Aie le courage (Mut) de te servir de ton propre entendement ! Voilà la
devise des lumières » ( Lumières , Ak VIII 35 ; PII 309).
105. La Darstellung du principe moral produit une force sur le cœur : « [l]a moralité doit
avoir d'autant plus de puissance sur le cœur humain, qu'elle est représentée comme plus pure. »
(CRPrat, Ak V 156 ; PIII 795). Selon Kant, « la force d'impulsion venant de la pure représentation
de la vertu, si elle est convenablement recommandée au cœur humain (wenn sie gehörig ans
menschliche Herz gebracht wird), est le mobile le plus puissant et, quand il s'agit de la durée et
de la ponctualité dans l'observation des maximes morales, le mobile unique de l'élan vers le
bien » (CRPrat, Ak V 153 ; PIII 791).
3. TOURNANT RHÉTORIQUE ? 291

d'agir autrement que comme la marionnette de la nature ou de la culture. Les


exemples donnent à penser/voir/sentir la possibilité de déterminer une action
indépendamment des lois sensibles. Ainsi, l'hypothèse selon laquelle la présen-
tation de la vertu dans un exemple fournirait une preuve de la faisabilité de
l'acte vertueux et encouragerait l'homme à s'émanciper, n'est pas invraisem-
blable pour celui qui aurait retenu la leçon cicéronienne qui articule l'efficace
des discours sur les émotions. La rhétorique a justement développé l'art de
constituer les conditions pour qu'une proposition acquière une nécessité sub-
jective, l'art de « persuader ».
Kant reprend une méthode déjà élaborée lorsqu'il s'agit de faire admettre
précisément le seul principe dont la nécessité objective ne garantit pas une né-
cessité subjective. Pourtant il faut interroger ce geste : ce recours à la théorie
rhétorique de l'exemple n'est-il pas problématique, lorsqu'on se souvient que
dans la préface à la Critique de la raison pure, Kant semblait justement se mé-
fier des exemples dans l'efficace que leur reconnaît la rhétorique ? Concernant
l'exemple, nous retrouvons dans la Méthodologie de la Critique de la raison pra-
tique nombre des topoi de la préface à la Critique de la raison pure que nous at-
tribuions justement à la tradition rhétorique. Porteurs de vie, antidotes à la sé-
cheresse, adaptés à tout auditeur, tenant la place d'une démonstration, faisant
appel aux sens, les exemples sont bien caractérisés de la même manière dans
ces deux textes 106 . Mais, alors que la préface de la première Critique s'emploie
à minimiser l'importance de ces exemples, à la fin de la deuxième Critique, ils
sont investis d'une fonction essentielle puisque c'est grâce à eux que l'homme
peut être conduit à s'émanciper. Ainsi, la rhétorique viendrait-elle en quelque
sorte au secours de la pensée critique lorsqu'il s'agit de répondre de la possi-
bilité de l'éducation morale. Lorsqu'il faut trouver l'équivalent de l' œuf pour
lequel d'enfant plonge et, par là, apprend à nager, Kant en appelle à l'exemple
dans l'efficace que lui reconnaît la rhétorique 107 .
La réhabilitation implicite de l'art rhétorique pour répondre de la possi-
bilité de l'éducation morale n'appelle-t-elle pas quelques justifications de la

106. Les exemples font converser même « ceux qui d'ordinaire trouvent tout ce qui est subtil
et profond dans les questions théoriques sec et rebutant » (CRPrat, Ak V 153 ; PII 792).
107. Bien entendu, parler de méthode rhétorique au singulier revient à simplifier massive-
ment les choses. Il y a des différences marquées entre diverses théories de l'exemplum et du
paradigme. Mais c'est ce qui est partagé qui nous importe : la légitimité de la rhétorique pour
certains usages et le projet même de persuader en provoquant un certain type de jugement.
292 6. L'INVRAISEMBLABLE FORCE DE L'AUTRE DARSTELLUNG

part d'un auteur qui continuera de fustiger l'art oratoire 108 ? Le constat de cet
étrange revirement vaut pour nous comme un signe que le problème de l'édu-
cation à la vertu oblige la pensée critique à envisager une démarche à laquelle
elle ne s'attendait pas elle-même. Adopter une référence rhétorique n'est pas,
pour l'auteur de la Critique de la raison pratique de tout confort. En effet, tout
aussi remarquable que l' « invraisemblable » efficace reconnue à l'exemple est
le fait que cette solution de la deuxième Critique au problème de l'éducation
à la vertu s'avère insuffisante pour les besoins du système critique. Les ana-
lyses de Critique de la raison pratique ont bien esquissé les contours de l'édu-
cation à la vertu telle qu'elle peut être pensée dans le cadre de la philosophie
critique : pour échapper à l'aporie qui semble menacer toute éducation qui
prétend conduire à la vertu, il faut envisager une technique qui donne l'impul-
sion sans que celle-ci soit déterminée dans sa portée ou dans sa direction. Des
exemples, des histoires, et surtout des fictions, peuvent sauver la possibilité de
penser (une éducation à) la vertu parce qu'ils offrent autant d'occasions « de
nous rendre compte de la disposition de nos talents, qui nous élève au-dessus
de l'animalité » 109 . Si, par cette proposition d'usage des exemples, elle élabore
la description d'une efficace non contradictoire pour guider l'homme vers sa
propre liberté, la deuxième Critique n'est pourtant pas à même de justifier les
espoirs qu'elle place dans cet art de l'exemple. En effet, la Méthodologie s'engage
à « prouver < beweisen >» :

que cette propriété de notre esprit, cette réceptivité d'un intérêt mo-
ral pur, et par conséquent, la force d'impulsion venant de la pure re-
présentation de la vertu, si elle est convenablement recommandée au
cœur humain, est le mobile le plus puissant et, quand il s'agit de la
durée et de la ponctualité dans l'observation des maximes morales,
le mobile unique de l'élan vers le bien 110 .

Or, loin de prouver cet invraisemblable pouvoir des exemples, Kant ne fait fina-
lement ici que l'affirmer. Voilà en effet, la grande insuffisance de la deuxième
Critique : le dernier pan de la Méthodologie, dont nous ne pouvons penser qu'elle
est accessoire à la tenue même du système, repose sur une simple affirmation.
L'argumentation par laquelle Kant justifie la confiance qu'il accorde à l'in-
vraisemblable pouvoir de la Darstellung réserve bien des surprises. En effet,

108. cf. CJ, Ak V 327 sur l'ars oratoria comme art de la tromperie.
109. CRPrat, Ak V 160 ; PII 800.
110. CRPrat, Ak V 152 ; PII 791.
3. TOURNANT RHÉTORIQUE ? 293

si Kant refuse les objections qui lui sont faites sur la base de constats empi-
riques 111 , ce sont pourtant des constats empiriques que Kant invoque pour
défendre sa confiance dans la sensibilité de chacun à l'égard de la moralité,
sensibilité qui justifierait l'affirmation que la présentation du principe moral ne
peut manquer d'émouvoir et de donner ainsi l'impulsion nécessaire à l'émanci-
pation 112 . Que Kant allègue des faits pour soutenir la thèse de l'efficacité de la
Darstellung peut déjà sembler problématique, mais les choses se compliquent
encore lorsque que l'on constate que ce n'est même pas une preuve empirique
que Kant avance. Essayons de démêler les divers fils de l'argumentation que
Kant déploie dans ces pages de la Méthodologie. La première explique que la pre-
mière indication pour prouver la réalité du sentiment moral chez l'homme se
trouve dans le fait que tous se joignent rapidement à la conversation lorsqu'il
s'agit de décider de la teneur morale d'une action. Ils montrent « une exacti-
tude, une profondeur, une subtilité qu'on n'attend d'eux pour aucun objet de la
spéculation 113 ». Cette exactitude est, selon Kant, le plus souvent utilisée pour
contester la valeur morale de l'action. Cependant, il ne faut pas nécessairement
penser que les auditeurs ont « le dessein d'éliminer par leurs raisonnements
subtils, la vertu de tous les exemples fournis par les hommes, afin de la réduire
ainsi à un vain nom ». Selon Kant, cette contestation révèle tout au contraire
« une sévérité bien intentionnée dans l'appréciation de la teneur morale véri-
table après une loi sans complaisance qui, prise comme terme de comparai-
son au lieu d'exemples <Beispielen>, abaisse beaucoup la présomption dans
les choses morales et n'enseigne pas seulement la modestie, mais la fait sen-
tir à quiconque s'examine soi-même avec sévérité 114 .» Ainsi rencontrerait-on
naturellement dans l'expérience des conversations quotidiennes bon nombre
de personnes qui accomplissent le geste critique sans en avoir conscience, ou
sans en tirer les conséquences : en fournissant des raisonnements qui jettent le

111. Kant écarte en effet toutes les observations empiriques en alléguant, de la moralité telle
qu'il l'entend, que, « puisque celle-ci n'a encore jamais été mise en pratique, l'expérience ne
peut encore rien dire de ses résultats » (CRPrat, Ak V 153 ; PII 791).
112. C'est peut-être déjà une indication du fait que le terme « sensible » décrit une propension
à, une disposition envers, qui passe par une interpellation. Être sensible à la loi morale, c'est
en quelque sorte être interpellé par son commandement. Mais, notons-le, c'est le vocabulaire
des sens qui décrit cette réceptivité à la morale, autrement dit une ouverture à ce qui relève
justement d'un autre ordre que le sensible. Est-ce déjà une indication que les seules manières
d'envisager une disposition morale vont passer par un Sinnesart ?
113. CRPrat, Ak V 153 ; PII 792.
114. CRPrat, Ak V 154 ; PII 792.
294 6. L'INVRAISEMBLABLE FORCE DE L'AUTRE DARSTELLUNG

doute sur la moralité d'une action, ils ne tentent pas de réduire la moralité à
un vain mot mais au contraire, d'exercer une sévérité bien intentionnée. Une
critique récurrente des motivations de l'action vise ainsi « une loi sans complai-
sance ». Selon Kant, une telle pratique est susceptible de produire la sensation
de modestie qui porte à la véritable moralité. Ceux que l'on peut soupçon-
ner de vouloir éliminer complètement la vertu de tous les exemples fournis
par les hommes ne sont pas nécessairement contre la vertu mais, peut-être au
contraire, dans la seule voie qui puisse y mener, accomplissant une analyse
qui porte à souligner l'écart entre les phénomènes et l'idéal de la vertu. Le fait
même que de telles analyses soient menées est, selon Kant, un signe de la dis-
position de l'homme à la moralité. Marquons-le : les conversations morales du
genre « café du commerce » dans leur banalité sont invoqués pour soutenir
l'édifice critique.
Un fait empirique garant de l'analyse transcendantale — le premier pen-
dant de l'argumentation a de quoi surprendre. Mais la juxtaposition avec l'autre
pendant de l'argumentation produit une nouvelle surprise : alors qu'il allègue
un fait pour défendre sa thèse, Kant prétend que le fait contraire plaiderait tout
autant en faveur de ses analyses. En effet, dans le comportement d'autres qui
manifestent au contraire une timidité, voire une réticence, à contester les ex-
emples, Kant voit aussi un signe de ce qu'ils tiennent à la possibilité de la vertu :
ils seraient « mus par la crainte que, en rejetant tous les exemples comme faux
et en niant la pureté de toute vertu humaine, on ne finisse par regarder celle-ci
comme une simple chimère 115 ». Ainsi, non seulement Kant se réclame de faits
pour justifier sa méthode, mais tous les faits plaideraient en faveur de sa straté-
gie : aussi bien le fait que certains défendent la valeur morale des exemples dans
une discussion, que le fait que d'autres la contestent, tout concorde pour indi-
quer la sensibilité de l'homme à la moralité. Trop d'indices ? Nous sommes au
moins conduits à nous interroger sur la valeur d'une preuve empirique lorsque
tous les faits empiriques peuvent être invoqués au même titre.
Si le statut de ces indices constitue selon nous un véritable problème pour
le système kantien, c'est aussi parce qu'il n'y a que des indices 116 . Car au-delà
d'indices empiriques qui donneraient à penser que l'exemple peut provoquer la

115. CRPrat, Ak V 154 ; PII 793.


116. Nous le verrons plus loin (chapitre 8), Kant doit s'en remettre à un certain moment à
l'indice. Mais ce sera alors avec l'appui d'une argumentation qui ne permet pas à n'importe
quel fait d'avoir ce poids, mais seulement justement à certains faits exemplaires.
3. TOURNANT RHÉTORIQUE ? 295

conversion à la moralité, Kant ne nous propose, en dernière instance, qu'une


affirmation de cette possibilité. C'est bien cela qui rend la Méthodologie de la
Critique de la raison pratique inadéquate comme réponse à la nécessité de four-
nir une méthode pour l'éducation à la vertu. Nous l'avons noté, Kant introduit
sa suggestion selon laquelle la Darstellung doit être à même de rendre subjec-
tivement pratique le principe moral, en notant que cela « ne doit pas paraître
aussi clair, mais plutôt, à première vue tout à fait invraisemblable 117 ». Or, dans
cet ouvrage il ne dissipe cette invraisemblance que par un tour rhétorique aussi
connu que discutable : la menace. En effet, après avoir concédé que la force qu'il
attribue à la Darstellung doit sembler invraisemblable, Kant continue ainsi :

pourtant, il en est réellement ainsi, et si la nature humaine n'était pas


constituée de la sorte, ce n'est pas non plus par une représentation
de la loi qui invoquerait des voies détournées ou des moyens pour la
recommander, qu'on pourrait jamais produire la moralité de l'inten-
tion 118 .

L'argumentation se réduit à ceci : la présentation d'un exemple doit être à


même de produire la moralité de l'intention, sinon rien ne l'est. Une telle ar-
gumentation se garde donc même d'envisager que la moralité de l'intention
puisse être impossible à « produire » — étrange évitement de la part d'un Kant
qui, d'une part, fait tenir la spécificité de sa conception de la moralité à son
hétérogénéité à la causalité que nous associons à toute production et, d'autre
part, se targue de répondre aux sceptiques. Alors que pour discréditer le scep-
ticisme moral, la philosophie transcendantale entreprend de montrer à quelles
conditions est possible une moralité digne de ce nom, lorsqu'elle doit préciser
les conditions sous lesquelles la loi morale peut devenir subjectivement pra-
tique, elle se contente en quelque sorte d'affirmer que cela doit être possible
par les exemples — sinon les sceptiques auraient raison. Quelques pages plus
loin, Kant avance à nouveau une affirmation : « il n'est pas douteux <Nun ist
kein Zweifel> », selon lui, que « l'exercice et la conscience d'une culture qui
en résulte [doit] produire peu à peu un certain intérêt pour la loi même de la
raison et par conséquent pour des actions moralement bonnes 119 ». Aussi in-
vraisemblable que cela puisse paraître, Kant n'a, en dernière instance, qu'une

117. CRPrat, Ak V 151 ; PII 789.


118. CRPrat, Ak V 152 ; PII 790.
119. CRPrat, Ak V 159-60 ; PII 799.
296 6. L'INVRAISEMBLABLE FORCE DE L'AUTRE DARSTELLUNG

affirmation pour justifier son invraisemblable réponse au problème de l'édu-


cation morale. En effet, c'est ainsi en dernière instance qu'il justifie que la mo-
ralité, présentée dans sa pureté, a plus d'influence sur le cœur humain que tout
autre mobile :

[j]'affirme <Ich behaupte>, en outre que, même dans cette action que
l'on admire, si le principe déterminant par lequel elle a eu lieu a été
la haute estime pour le devoir, c'est ce respect pour la loi, et non une
prétention à inspirer l'opinion d'une grandeur d'âme, d'une pensée
noble et méritoire, qui a le plus de puissance précisément sur l'es-
prit du spectateur, et que, par conséquent, c'est le devoir, et non le
mérite, qui doit avoir sur l'esprit non seulement l'influence la plus
déterminée, mais encore, s'il est représenté dans toute la lumière de
son inviolabilité, l'influence la plus pénétrante 120 .

Ce que la Méthodologie de la Critique de la raison pratique s'engage à prouver, elle


finit par simplement l'affirmer. À ce stade, l'entreprise critique ne propose au
lecteur qu'une affirmation pour justifier son analyse du pouvoir de l'exemple
à provoquer un passage à la moralité. Sur quelle base le lecteur doit-il accepter
que, lorsqu'on admire une action, c'est le respect pour la loi et non l'ambition
de noblesse qui a sur nous la plus grande des influences ? Sur la simple affir-
mation de Kant. Sur quelle base doit-il accepter que l'éducation à l'autonomie
doit se fier à la méthode rhétorique pour user des exemples ? Sur la simple af-
firmation de Kant. La Méthodologie de la Critique de la raison pratique repose, en
dernière instance, sur une affirmation d'un invraisemblable pouvoir de l'autre
Darstellung.
Kant lui-même ne pourra se contenter d'un tel dénouement qui revient
à faire reposer la possibilité d'un sens pour l'Idée de la vertu sur une simple
affirmation de ce pouvoir invraisemblable des exemples 121 . Selon la Critique
de la raison pratique, les exemples n'auraient-ils pas l'effet décrit, aucun moyen
ne serait à la disposition de celui qui cherche à promouvoir l'émancipation de
l'homme sans tomber dans la contradiction. Or, il nous semble que ce serait
alors l'Idée même de la vertu qui tomberait en quelque sorte en contradiction

120. CRPrat, Ak V 156-7 ; PII 796.


121. Le sens de l'Idée de la vertu dépend de la possibilité de sa réalisation et la possibilité de la
réaliser autrement que par un pur accident. Cela n'implique pas que cette transition puisse être
assurée comme par une machine mais cela implique qu'il doit être possible que la transition
entre légalité et moralité soit autre chose qu'un accident.
3. TOURNANT RHÉTORIQUE ? 297

avec elle-même. Faute d'une possibilité d'éducation à la vertu, faute d'une pos-
sibilité d'y travailler, la vertu serait condamnée à n'advenir que par le simple ha-
sard ; la liberté serait absurdité. Pour échapper à une telle catastrophe, la pensée
kantienne va — ce sera notre hypothèse — d'une part, trouver des moyens phi-
losophiques de mieux expliciter la possibilité de l'efficace non déterminante des
exemples et, d'autre part, d'apporter des raisons philosophiques d'espérer ce sa-
lut par les exemples. Que cela soit à chercher du côté de la troisième Critique,
un passage de la deuxième l'annonce déjà. Il est en effet, frappant de lire ce
passage qui intervient tout à la fin de la Critique de la raison pratique en ayant lu
l'ouvrage qui devait lui succéder. On voit alors annoncée la structure même de
l'événement du jugement esthétique. Ce passage concerne justement le pou-
voir des exemples, ceux-là même qui provoquent une prise de conscience par
l'homme de sa propre liberté. Kant explique que :

tout ce dont la considération engendre subjectivement une consci-


ence de l'harmonie de nos facultés de représentation, et nous fait par
là sentir l'épanouissement de toute notre faculté de connaître (l'en-
tendement et l'imagination), produit une satisfaction qui peut aussi
être communiquée à d'autres, alors que l'existence de l'objet nous
laisse indifférents, celui-ci n'était considéré que comme l'occasion de
nous rendre compte de la disposition de nos talents, qui nous élève
au-dessus de l'animalité 122 .

Il y a des choses dont l'existence nous est indifférente mais dont la considéra-
tion engendre une conscience de l'harmonie de nos facultés de représentation.
Cette prise de conscience s'accompagne d'un plaisir qui peut être communiqué
à d'autres. L'expérience de tels jugements est l'occasion de nous rendre compte
de nos talents qui nous destinent à nous élever au-dessus de l'animalité. La
deuxième Critique se termine ainsi, en évoquant un objet qui nous laisse pas in-
différents, mais dont la considération engendre subjectivement une conscience
de l'harmonie de nos facultés de représentation qui produit, à la fois une satis-
faction communicable et un sentiment d'épanouissement de nos facultés. C'est
précisément l'analyse transcendantale d'une telle expérience qui va constituer
le travail de la dernière Critique. Ce qui est ici une description de la pratique qui
consiste à juger des actes et « surtout les cas où nous rencontrons de la recti-
tude morale » 123 , peut se lire comme l'annonce de la description du jugement

122. CRPrat, Ak V 160 ; PII 800.


123. CRPrat, Ak V 160 ; PII 799.
298 6. L'INVRAISEMBLABLE FORCE DE L'AUTRE DARSTELLUNG

du beau élaborée dans la Critique de la faculté de juger. Or, l'analyse du jugement


esthétique va permettre une nouvelle analyse de l'événement provoqué par la
présentation de l'exemple, analyse nouvelle qui permet en quelque sorte une
deuxième réponse du texte kantien au problème de l'éducation morale. Plus
précisément, les termes de l'analyse du jugement esthétique permettent d'ar-
ticuler à nouveau l'invraisemblable efficace des exemples.
C'est donc vers la Critique de la faculté de juger que nous allons donc mainte-
nant nous diriger. Et c'est aussi là que nous chercherons à reprendre la question
du rapport entre les deux théories de l'exemple que nous propose la philoso-
phie pratique de Kant : est-ce un simple hasard que ce soit le terme exem-
ple qui revienne aussi bien pour parler de l'imitation, qui n'a aucune place en
moralité, que pour nommer l'outil privilégié de l'éducation à la vertu ? Est-
ce un hasard que la légalité et la moralité doivent toutes deux être promues
par l'usage d'exemples, alors même qu'elles appellent des stratégies radicale-
ment différentes ? Faut-il tenir pour accidentel le fait que lorsque l'exemple est
condamné, sous prétexte qu'il est incapable de conduire l'homme à la vertu, ce
qui est déclaré apte à remplir cette mission c'est une stratégie qui passe juste-
ment par l'exemple ? Est-ce un hasard que l'imitation du modèle et l'émotion
de l'auditeur soient toutes deux des effets attribués à l'exemple ? Ces coïnci-
dences appellent réflexion. Or, si la deuxième Critique ne nous en donne pas
encore les moyens, la troisième permet de formuler une nouvelle hypothèse
sur le rapport entre légalité et moralité qui éclaire ces coïncidences en démon-
trant qu'un rapport entre (l'éducation à) la légalité et (l'éducation à) la moralité
semble être une condition de possibilité d'une vertu digne de ce nom. À suivre
donc.
CHAPITRE 7

Les parerga et l'acte vertueux


Du Zutat au Tat

1. La troisième Critique vient compléter la deuxième

Selon son propre aveu, Kant s'en est longtemps tenu à une position dé-
fensive concernant la possibilité de la liberté. La Critique de la raison pure se
contente de montrer que la liberté n'est pas impossible. Dans les Fondements,
Kant ne propose qu'une position qu'il qualifie lui-même de défensive 1 . Or,
Kant ne se satisfait pas indéfiniment de cette posture négative ; la philosophie
critique exige plus que la démonstration que les arguments contre la liberté
n'ont pas la force à laquelle ils prétendent. Kant va donc chercher à affirmer
la possibilité de la liberté, sans pour autant tomber dans le piège qu'il dénonce
lui-même, à savoir celui qui consiste à chercher à expliquer comment la liberté
est possible. Autrement dit, Kant va chercher à démontrer, non plus que la li-
berté n'est pas impossible, mais que la liberté est effectivement possible. Pour
le philosophe critique, la démonstration de la réelle possibilité de la liberté
prend la forme d'une démonstration de la possibilité de l'acte libre qu'est l'acte
vertueux. La démonstration de la possibilité de réaliser la moralité passe, pour
Kant, par une argumentation concernant la possibilité de rendre la moralité ef-
fective. La Critique de la raison pratique, dans la Méthodologie, défend la possibilité
de « réaliser » la moralité en expliquant qu'il doit être possible de rendre la loi
morale subjectivement nécessaire. S'il peut soutenir que l'Idée de la vertu nous
est accessible et que nous avons la possibilité d'œuvrer pour la réalisation de la
vertu, Kant peut se targuer d'avoir montré que la vertu n'est pas une simple
Hirngespinst, mais au contraire un but qui donne une orientation au travail
philosophique, comme à la vie. Nous l'avons vu, pour sauver sa conception
de la moralité du statut de chimère, Kant se doit de démontrer la possibilité

1. Il explique en effet que « là où cesse une détermination selon des lois de la nature, là
cesse également toute explication, et il ne reste plus qu'à s'en tenir sur la défensive, c'est-à-dire
qu'à repousser les objections de ceux qui prétendent avoir vu plus profondément dans l'essence
des choses et qui, à cause de cela, déclarent la liberté impossible » (FMM, Ak IV 459 ; PII 331-2).
300 7. LES PARERGA ET L'ACTE VERTUEUX

d'œuvrer avec sens, sinon avec succès, pour la liberté et la vertu. Certes, le
succès de l'éducation morale ne doit pas être assuré, pour que le travail du phi-
losophe ne soit pas en vain ou pure vanité, mais une possibilité de succès doit
être assurée. Qu'il y ait un sens à s'essayer à l'éducation impossible, voilà une
condition de possibilité de la philosophie kantienne. Or, comme nous l'avons
souligné, dans la Critique de la raison pratique la dernière étape de l'argumenta-
tion souffre de ne reposer que sur une affirmation de possibilité. La « solution »
de la deuxième Critique au problème de l'éducation à la vertu, celle qui avance
que la présentation du principe de moralité à travers un exemple peut provo-
quer la conversion à la vertu, est insuffisante dans la mesure où Kant propose
une justification de son affirmation qui se réduit à ceci : il faut supposer une
telle efficace de l'exemple, sinon la moralité est impossible. Kant justifie, en
effet, son affirmation en alléguant que « si la nature humaine n'était pas consti-
tuée de la sorte. . .tout ne serait qu'hypocrisie (alles wäre lauter Gleißnerei) » 2 ».
Faux-semblant, brillance trompeuse, hypocrisie — voilà ce que serait la
moralité si l'homme n'était pas tel que les exemples peuvent le conduire à sa
propre liberté. Kant ne doit-il pas pourtant, en toute rigueur, envisager aussi
cette autre branche de l'alternative ? Et si tout était hypocrisie ? Si la moralité
n'était que faux semblant et illusion ? Ces questions, c'est le texte kantien même
qui nous oblige à les entendre. Elles nous renvoient vers un triomphe possible
du scepticisme alors que la Critique de la raison pratique nous amène à ce qui
ressemble bien à un cercle vicieux : la réalisation de la moralité, dont nous es-
périons justement qu'une théorie de l'éducation à la vertu puisse contribuer à
répondre, doit être supposée possible pour admettre les propositions de la Mé-
thodologie concernant une éducation possible. Tout comme, dans la première
partie de ce travail, jusqu'au seuil de la troisième Critique, nous retombions
sur la menace d'un scepticisme radical eu égard à la possibilité de la connais-
sance théorique, à la fin de la deuxième Critique, le texte kantien semble nous
laisser sans réponse adéquate face à un scepticisme radical dans le domaine pra-
tique. Nous appelons radical ce scepticisme qui accepterait en quelque sorte
toutes les analyses transcendantales du philosophe critique (il n'y a de morale
digne de ce nom qu'à condition qu'elle n'ait rien d'empirique, qu'à condition
qu'il y ait une causalité spécifique de la liberté, qu'à condition qu'elle soit autre
chose que la légalité, etc.), mais qui refuserait d'exclure que tout ne soit que

2. CRPrat., Ak V 152 ; PII 790.


1. LA TROISIÈME CRITIQUE VIENT COMPLÉTER LA DEUXIÈME 301

faux-semblant sur la seule base d'une simple affirmation. Acceptant qu'une hé-
térogénéité radicale entre la nature et la liberté soit une condition de penser
une moralité qui ait un sens, le sceptique peut, à la fin de la deuxième Cri-
tique, reprocher à Kant de ne répondre de la possibilité de la moralité que par
une affirmation tautologique. Le sceptique peut faire valoir que si les analyses
transcendantales soulignent bien ce qui rend absurde les conceptions tradition-
nelles de la vertu, elles ne permettent pourtant pas d'être sûr qu'il puisse en
être autrement. Ce scepticisme, notant que la philosophie critique a simple-
ment affirmé qu'en prodiguant des exemples, l'on peut ouvrir le passage entre
la légalité et la moralité, pourrait refuser d'accepter sur parole que les exemples
soient ainsi une solution au problème de l'éducation à la liberté. Il pourrait ar-
guer que Kant n'offre aucune piste pour démentir le caractère invraisemblable
de ce qu'il propose.
Que la Critique de la raison pratique s'achève de la sorte, en affirmant que
la moralité doit être possible, cela laisse penser que la démarche critique ne
permet pas de répondre de cette possibilité par un travail de la raison. Si Kant
se voit contraint de déployer une analyse considérable pour justifier philoso-
phiquement de l'existence de la connaissance, il n'a jamais douté qu'elle fût un
fait, et que cela fût immédiatement admissible par tout un chacun. Peut-on en
dire autant de cette vertu dont non seulement il admet, mais plus il exige, que
l'on pense qu'elle n'a peut-être jamais existé, et même qu'elle n'existera peut-
être jamais en acte ? Que l'homme puisse s'émanciper, se donner les moyens
d'être libre, voilà qui ne peut, sans contradiction, être simplement supposé par
le philosophe critique. Dans la première partie de ce travail nous avons cherché
à montrer, qu'en dernier ressort, la pensée critique ne peut pas simplement se
prévaloir d'exemples pour faire penser que la connaissance est possible. La pos-
sibilité de la connaissance, tout comme celle de la vertu, appelle de la part de
la raison un autre type de démonstration. Nous avons trouvé une certaine dé-
monstration de la possibilité d'une connaissance du monde dans la Critique du
jugement esthétique. C'est aussi là que nous allons chercher une démonstration
de la possibilité de la vertu. La troisième Critique n'apporte pas, bien entendu,
une preuve irréfutable de la réalisation concrète de la moralité, mais au lieu
de seulement l'affirmer, elle apporte des raisons d'espérer que l'éducation à
la vertu soit possible. Plutôt que d'en rester à une alternative menaçante — il
faut que l'exemple ait le pouvoir d'opérer le passage à la vertu sinon tout est
hypocrisie — Kant, repensant justement l'alternative entre hypocrisie et vertu,
302 7. LES PARERGA ET L'ACTE VERTUEUX

va proposer dans ses dernières œuvres une nouvelle manière de penser l'acte
vertueux. Les analyses de la Critique de la faculté de juger vont permettre de déve-
lopper à nouveau les suggestions de la Critique de la raison pratique, de telle sorte
que le philosophe ne soit plus condamné à simplement affirmer l'efficace par-
ticulière des exemples qui en ferait ces outils pédagogiques d'exception, mais
dispose d'arguments philosophiques pour soutenir sa position 3 . Nous pouvons
finalement trouver dans le texte kantien des analyses qui donnent au lecteur
des raisons de croire en la vérité du scénario de l'éducation par les exemples ;
nous découvrons des raisons de penser que l'exemple, comme occasion de ju-
gement, pourrait, sans se contredire dans sa démarche, fournir la possibilité de
ne pas laisser au hasard l'avènement de la vertu.
Nous tenons ainsi à lire la troisième Critique comme une réponse à un scep-
ticisme radical sur le plan pratique que la deuxième Critique ne peut conjurer.
En particulier, il s'agit pour nous de voir comment la troisième Critique in-
dique une possibilité pour Kant de justifier sa confiance dans la réalité pra-
tique d'une morale non illusoire, autrement dit, de montrer que nous avons
des raisons d'espérer que l'homme n'est pas condamné à une liberté de tour-
nebroche mais peut espérer une véritable liberté. En développant une nouvelle
manière de penser le « faire », Kant va donner un nouveau sens aux exemples
comme preuve de faisabilité. Ceci lui permettra de défendre l'hypothèse que
les exemples, en fonctionnant comme preuve de la faisabilité, peuvent fournir
l'occasion d'un acte de pure spontanéité (Selbstätigkeit), un acte qui échappe
aux lois de la sensibilité, un acte libre, vertueux. L'analyse transcendantale du
jugement esthétique, jugement auquel Kant reconnaît alors une spécificité,
vise, comme il se doit, à éclairer les conditions de possibilité d'un tel juge-
ment. Or, comme nous l'avons déjà vu dans la première moitié de cette étude,
il s'avère que cette analyse permet au philosophe d'apprendre quelque chose

3. Comment répondre au scepticisme ? Voilà un vieux problème en philosophie. En répon-


dant par une affirmation le philosophe risque toujours de manquer d'armes face au sceptique
qui ne manquera pas de faire de la dite affirmation encore un objet de son scepticisme. Il nous
semble que dans les introductions à la troisième Critique Kant prend la mesure de la difficulté,
et revendique de pouvoir réagir au scepticisme sans tomber dans le piège de prétendre lui ré-
pondre directement. Cette réaction efficace ne vaut pour « réponse » au sceptique que si l'on
accepte qu'une réponse puisse se faire en dehors des règles de l'échange conventionnel. En ef-
fet, nous le verrons, Kant se trouve ici aux limites mêmes non seulement de l'argumentation,
mais aussi de la méthode critique.
1. LA TROISIÈME CRITIQUE VIENT COMPLÉTER LA DEUXIÈME 303

concernant nos facultés de connaître 4 . En outre, une des ambitions affichées


de l'ouvrage est de fournir une réflexion sur le rapport entre théorie et pra-
tique 5 . Une étude approfondie de cette question exigerait une étude de l'en-
semble de la Critique de la faculté de juger (et en particulier, trop souvent négli-
gée, la deuxième moitié). Pour rester au plus près de notre problématique de
l'exemple, nous nous en tiendrons à la lecture qui met en lumière comment
la troisième Critique fournit les outils conceptuels pour répondre de l'efficace
de l'exemple dans le domaine pratique que la deuxième Critique se contente
d'affirmer. Selon notre lecture, c'est en découvrant une manière de penser le
rapport entre théorique et pratique, ou entre savoir et moralité, que la troi-
sième Critique propose sa plus importante contribution à la pensée pratique.
Nous allons chercher à montrer comment l'analyse du jugement esthétique
nous permet de répondre autrement, à partir du texte kantien, à la question de
la possibilité de réaliser la moralité. L'analyse du jugement esthétique révèle en
effet de nouvelles possibilités pour les hommes d'encourager, non seulement
la légalité de leur comportement, mais leur moralisation. Nous trouverons
confirmation de cette nouvelle manière d'envisager le pouvoir des exemples
dans le fait qu'elle permet une lecture de certains passages de la Métaphysique
des mœurs qui, sinon, semblent difficilement conciliables avec les positions kan-
tiennes. Plus précisément, la lecture que nous engageons ici tient à avancer que
la meilleure réponse critique au problème de l'éducation à la vertu se dégage
d'une lecture de la Métaphysique des mœurs à la lumière de la Critique de la faculté
de juger.

La Critique de la faculté de juger apporte plusieurs contributions à la pensée


pratique. Nous allons défendre l'hypothèse selon laquelle la théorie du juge-
ment pur de goût s'avère essentielle pour la pensée pratique kantienne, mais
notons pour commencer que dans la Critique de la faculté de juger, c'est l'analyse
du jugement impur de goût qui affiche les premiers signes d'une pertinence
du jugement esthétique pour le philosophe qui s'interroge sur la possibilité

4. Au chapitre 4, nous avons en effet constaté que l'analyse transcendantale du pur juge-
ment de goût permet de conclure que les facultés de connaître sont capables d'une harmonie
dans leur activité.
5. C'est, rappelons-le, une des deux questions soulevées dans l'introduction à l'ouvrage (cf.
chapitre 4, p.145).
304 7. LES PARERGA ET L'ACTE VERTUEUX

d'un jugement moral. L'analyse de la beauté adhérente, formulée dans le para-


graphe 16, permet en effet une argumentation indirecte en faveur de la possi-
bilité d'un jugement moral puisque les facultés qui sont nécessaires à l'un sont
les mêmes que celles qui sont nécessaires à l'autre. Le paragraphe 16 plaide en
quelque sorte pour que le fait même que certains jugements esthétiques aient
lieu soit considéré comme une démonstration de la possibilité d'un rapport
de la raison au monde naturel. Ce paragraphe esquisse les contours d'une dé-
monstration de la possibilité de la moralité analogue à la démonstration de la
possibilité de la connaissance que nous avons discernée dans le paragraphe 9 6 .
Nous l'avons souligné : selon l'analyse kantienne, l'événement du jugement de
goût pur, ne s'explique que par une interaction des facultés de l'imagination
et de l'entendement telle qu'elle illustre la possibilité de la connaissance ; l'har-
monie des facultés qui donne lieu au plaisir dans le jugement de goût est une
harmonie des facultés de la connaissance en général qui atteste de leur capacité
à travailler productivement ensemble. Ainsi, malgré le fait que le jugement es-
thétique ne puisse relever de la connaissance au sens où il serait fondé sur, ou
donnerait lieu à, un concept, il devient indice de la possibilité de la connais-
sance, dans la mesure où il dépend d'une mobilisation des facultés de connais-
sance en général qui manifeste la possibilité de rapports effectifs et harmonieux
entre ces facultés, à l'occasion d'une rencontre avec un objet dans le monde.
Dans la mesure où leurs conditions de possibilité se recoupent, le jugement
esthétique atteste en quelque sorte de la possibilité du jugement théorique.
Voilà ce que nous avions établi mais il nous semble aussi que la Critique de la
faculté de juger suggère que le jugement esthétique peut aussi attester de la pos-
sibilité d'un jugement pratique, dans la mesure où il attesterait de la possibilité
du jugement qui découle de la raison. Il peut alors servir d'indice, ou de trace,
d'un jugement tel celui qu'exige la liberté dans le monde 7 . Tel est, selon nous,

6. Cf. chapitre 4.
7. Il s'agit pour Kant, avec le jugement esthétique impur, de postuler un jugement esthé-
tique qui marquerait non plus seulement l'harmonie entre la faculté de l'imagination et de
l'entendement (tel que c'est le cas pour un jugement esthétique pur), mais l'harmonie entre
un jugement esthétique pur d'une part, et un jugement quant à la perfection d'autre part.
L'harmonie entre ces deux jugements (dont l'un est esthétique, l'autre non) est elle-même
constatée par le biais d'un jugement esthétique et c'est celle-ci que Kant nommera jugement
esthétique impur. Par une extension de l'argumentation que nous avons développée concer-
nant la connaissance, on peut voir dans le fait de tels jugements une attestation de la possibilité
d'une interaction entre toutes facultés à l'occasion d'une rencontre avec un objet extérieur. Ce-
pendant, cette fois ce ne sont pas seulement les facultés de la connaissance en général, mais bien
1. LA TROISIÈME CRITIQUE VIENT COMPLÉTER LA DEUXIÈME 305

l'enjeu implicite du paragraphe 16 lorsqu'il introduit les notions de jugement


esthétique impur et de beauté adhérente 8 .
Si le postulat d'un jugement impur de goût n'est pas sans rapport avec la
question de la possibilité de la vertu pour l'homme, Kant n'y insiste pas. Mais
à mesure que l'on avance dans la troisième Critique, les conséquences de cette
analyse pour cette question de la possibilité de la moralité se précisent, les argu-
ments en faveur de la possibilité d'un jugement pur pratique deviennent plus

les facultés de la représentation en général qui sont impliquées. Alors que l'harmonie entre l'en-
tendement et l'imagination peut être ressentie dans le jugement du beau, ce qui est jugé dans
le jugement impur de la beauté c'est l'harmonie entre d'une part, l'harmonie entre imagina-
tion et entendement et, d'autre part, la raison dans l'harmonie entre le jugement esthétique
et le jugement intellectuel de la même chose, ou plus exactement dans le « divers dans une
chose <Mannigfaltig in einem Dinge> » (CJ, Ak 230 ; PII 992). Le jugement esthétique du divers
identifie esthétiquement un état d'esprit qui marque la possibilité de la connaissance en géné-
ral ; le jugement intellectuel identifie par la raison un état d'esprit qui marque la pensée de la
perfection. Le fait que ces deux états d'esprit puissent être provoqués par le même divers peut
être ressenti comme une expérience d'harmonie, l'harmonie dont la reconnaissance produit le
jugement de goût impur. Dans la mesure où l'harmonie est celle de deux Gemüstzustände dont
l'un suppose un concept, il ne s'agit pas d'un jugement esthétique pur ; dans la mesure où cette
harmonie ne peut être que « sentie », il s'agit pourtant bien d'un jugement esthétique. Cette
expérience serait dès lors une expérience qui implique « l'ensemble de la faculté représenta-
tive » : étant donné un jugement esthétique et un jugement intellectuel du même divers, un
autre jugement esthétique peut avoir lieu, « so gewinnt das gesamte Vermögen der Vorstellungskraft,
wenn beide Gemützustände zusammen stimmen ». Si « c'est l'ensemble de la faculté représentative qui
y gagne si ces deux états d'âme s'accordent » (CJ, Ak 231 ; PII 992), cela vaut comme signe de
la possibilité d'une productivité d'un jugement qui se fait par la raison. En considérant ainsi la
beauté adhérente et les jugements esthétiques impurs, Kant en arrive à penser que certains ju-
gements esthétiques donnent à voir que l'interaction de l'entendement et de l'imagination avec
la raison est possible. Or, que les facultés de la connaissance puissent interagir de la sorte avec
la raison est aussi prometteur pour la moralité que le jugement esthétique pur est prometteur
pour la connaissance. Le jugement esthétique impur promet précisément la possibilité d'un
rapport entre, d'une part, les facultés vouées à la connaissance et, d'autre part, la raison, qui
est bien sûr la faculté vouée à l'éthique. Ainsi, la Critique de la faculté de juger apporte-t-elle une
toute première indication concernant la moralité : le jugement esthétique impur attesterait
d'une possibilité d'harmonie productive entre entendement, imagination et raison. Mais cela
ne dit encore rien de la possibilité d'un jugement qui aurait la forme spécifique nécessaire pour
déterminer un acte de liberté
8. Certes, cet enjeu reste implicite. Mais notons que ce paragraphe n'est pas explicite quant
à ses enjeux. La distinction entre beauté pure et impure est une distinction difficile dont la né-
cessité est loin d'être évidente, et qui semble ici plutôt risquer de brouiller les pistes en ouvrant
la réflexion sur un jugement impur alors que la stratégie transcendantale de l'Analytique exige
que l'analyse prenne pour objet le jugement pur de goût pour s'interroger sur ses conditions
de possibilité. La possibilité qu'il évoque — celle de postuler une expérience attestant de la
capacité des facultés de l'homme à formuler un jugement purement réfléchissant qui se réfère
à une Idée de la raison — permet au moins une hypothèse concernant la place de l'analyse du
jugement impur de goût dans l'économie de la critique du jugement esthétique.
306 7. LES PARERGA ET L'ACTE VERTUEUX

explicites. Cela culmine dans le paragraphe 59 lorsque Kant propose une dis-
cussion de « la beauté comme symbole de la moralité ». Rappelant qu'aucune
intuition sensible ne peut être adéquate à une Idée de la raison, Kant revient
au problème de la réalité objective de la moralité. Formulant l'hypothèse d'une
hypotypose non plus schématique mais symbolique, Kant avance que la mo-
ralité peut être « présentée » par le biais d'une intuition qui sera jugée analogi-
quement. Face au symbole « la faculté de juger mène une double entreprise »
puisqu'elle juge d'abord l'intuition cognitivement en appliquant un concept à
l'intuition et ensuite, elle applique « la simple règle de la réflexion sur cette in-
tuition à un objet tout à fait autre 9 ». Kant explique cette double démarche par
un exemple qui suggère d'emblée un transfert vers le registre pratique puisqu'il
y est question du domaine politique. En effet, c'est au niveau du symbole que
se clarifie la différence entre régimes politiques :

Ainsi, un état monarchique est représenté par un corps animé, s'il


est gouverné selon les lois du peuple, mais par une simple machine
(comme un moulin à bras) s'il est gouverné par une volonté singu-
lière absolue 10 .

Selon ce texte, la faculté de juger peut se saisir du concept d'un régime poli-
tique grâce à une règle de réflexion qui lui vient de la connaissance théorique.
Après avoir reconnu la règle qui permet de penser un corps animé ou une ma-
chine, la faculté de juger peut se servir de ces règles pour analyser un état mo-
narchique. Pour ce « transfert », ce qui compte c'est la ressemblance non pas
entre les objets mais entre « les règles de la réflexion sur eux 11 ». Par « la trans-
mission <Übertragung>de la règle de réflexion sur un objet de l'intuition à un
tout autre concept, auquel peut-être ne peut jamais correspondre directement
une intuition », il devient possible à l'homme de penser des concepts qui ne
peuvent être « réalisés » directement 12 . L'exemple choisi souligne la possibilité

9. CJ, Ak V 352 ; PII 1143.


10. Ibid.
11. CJ, Ak V 352 ; PII 1143.
12. Selon la surprenante, mais peut-être percutante, traduction de la Pléiade. La traduc-
tion est surprenante parce qu'elle introduit le terme « réalisé » dans la phrase alors qu'aucun
terme ne semble y correspondre dans le texte allemand : «So sind die Wörter Grund (Stütze,
Basis), Abhängen (von oben gehalten werden), woraus Fließen (statt Folgen), Substanz (wie Locke sich
ausdrückt : der Träger der Accidenzen) und unzählige andere nicht schematische, sondern symbolische
Hypotyposen und Ausdrücke für Begriffe nicht vermittelst einer directen Anschauung, sondern nur nach
einer Analogie mit derselben, d.i. der Übertragung der Reflexion über einen Gegenstand der Anschauung
auf einen ganz andern Begriff, dem vielleicht nie eine Anschauung direct correspondiren kann. » (CJ, Ak
1. LA TROISIÈME CRITIQUE VIENT COMPLÉTER LA DEUXIÈME 307

d'une transmission du domaine des objets de la nature au domaine politique,


mais le contexte suggère que l'importance de la possibilité d'une telle trans-
mission tient à ce qu'elle oriente le philosophe vers une autre possibilité, celle
de la transmission d'une règle sur la beauté à une réflexion sur la moralité. La
présentation symbolique ouvre, pour la faculté de juger, l'accès aux Idées.
L'enjeu est là : la présentation symbolique permettrait à la faculté de juger
de trouver prise pour juger en rapport avec l'Idée de la morale. La possibilité de
la transmission d'une règle de réflexion sur un objet qui vient par l'intuition à
un autre concept (auquel peut être ne correpond aucune intuition), Kant en dé-
fend la possibilité en en faisant dépendre la possibilité même de la philosophie.
Nous assistons ici à une sorte de surenchère de la stratégie d'affirmation que
nous soulignions dans la Méthodologie de la Critique de la raison pratique. Dans
la deuxième Critique, Kant pose qu'il faut accepter que l'exemple soit capable
de conduire à la vertu, sinon il n'y aurait aucune moralité ; ici, il fait entendre
que refuser que la réflexion sur la beauté permette, par une traduction, une
réflexion sur la moralité, reviendrait à refuser ce qui permet de philosopher.
En effet, Kant prétend que la possibilité d'une telle transmission de la règle de
la réflexion rend possible les concepts fondamentaux de la réflexion philoso-
phique, à commencer justement par le concept de fondamental :

[n]otre langue est remplie de semblables présentations indirectes se-


lon une analogie par laquelle l'expression ne contient pas de schème
propre pour le concept, mais simplement un symbole pour la ré-
flexion. Ainsi sont les mots fondement (appui, base), dépendre (être
tenu d'en haut), d'où il découle (au lieu de suivre), substance (comme
dit Locke : le support des accidents) 13 .

Selon ce passage, les concepts philosophiques doivent leur possibilité à la capa-


cité des facultés à accomplir cette transposition symbolique. Fondement, cau-
salité, substance : tout cela ne serait pas pensable par la raison humaine si nos
facultés n'étaient capables de cette transposition analogique de leur démarche
face à un objet, à leur rencontre avec un autre « objet » qui lui, ne peut être
donné dans aucune intuition. Il faudrait ajouter à cette liste, sans doute le plus
important des « concepts » auxquels ne peut jamais correspondre une intuition :

V 352 ; PII 1143). Il nous semble pourtant que la réalisation est bien un des enjeux de l'hypo-
typose symbolique.
13. Ibid.
308 7. LES PARERGA ET L'ACTE VERTUEUX

la moralité. Car Kant l'annonce : « le beau est le symbole du bien moral » 14 . À


partir de cette conclusion, il est clair que la critique du jugement du beau doit
être aussi pertinente pour l'analyse des capacités de l'homme à juger le bien
moral. Étant donné que juger le bien serait, dans le dispositif kantien, indis-
sociable d'un acte vertueux — un véritable jugement du bien n'est rien d'autre
que de juger selon l'appel de la loi morale — le jugement du beau devient en
quelque sorte la promesse de la possibilité d'un acte vertueux.
Kant explicite au mieux la contribution de l'analyse du jugement esthé-
tique à la question de la réalisation possible de la moralité lorsqu'il avance que
la pratique du jugement esthétique est susceptible de conduire à la moralité.
Selon la Critique de la faculté de juger, on ne peut pas simplement alléguer une
affinité entre les jugements de goût et les jugement moraux pour soutenir que
le jugement esthétique pousse l'homme vers le bien moral 15 . Pourtant, Kant
va expliciter qu'un certain intérêt pour le beau n'est pas sans rapport avec une
disposition à juger moralement. S'il y a une telle proximité des deux types de
jugements, c'est que le jugement esthétique fournit une première expérience
de liberté. En effet, pour Kant, dans les jugements de goût, « la faculté de juger
ne se voit pas, comme dans l'appréciation empirique, subordonnée à une hété-
ronomie des lois de l'expérience » 16 . Le jugement de goût est ainsi un jugement
libre. Or de cela Kant conclut que
le goût rend en quelque sorte possible le passage <Übergang> du
charme sensible à l'intérêt moral habituel, sans un saut trop violent
<ohne einen zu gewaltsamen Sprung>, en représentant l'imagination
dans sa liberté comme déterminable de façon finale pour l'entende-
ment, et enseigne à trouver une libre satisfaction <ein freies Wohlge-
fallen>, même dans les objets des sens sans charme sensible 17 .

Selon ce texte, le goût rend possible le passage à un intérêt moral. Il ne s'agit


pas encore ici tout à fait du fameux passage à l'autonomie et pourtant, la possi-
bilité d'un saut sans trop de violence voilà ce qui est justement ce qu'il faudrait
pour l'émancipation des hommes. Le texte sur les Lumières le dit, les hommes
tenus par leurs tuteurs doivent s'échapper des cloisons qui leur ont été impo-
sées et apprendre à marcher seuls ; si cela nécessite un « saut », combien serait-il
souhaitable qu'il puisse se faire sans trop de violence. Le jugement esthétique,

14. CJ, Ak V 353 ; PII 1144.


15. CJ, Ak V 288 ; PII 1078.
16. CJ, Ak V 353 ; PII 1144.
17. CJ, Ak V 354 ; PII 1145.
1. LA TROISIÈME CRITIQUE VIENT COMPLÉTER LA DEUXIÈME 309

dit encore ce passage de la troisième Critique, enseigne à trouver une libre sa-
tisfaction. Si « dans le pouvoir, la faculté de juger ne se voit pas, comme dans
l'appréciation empirique, subordonnée à une hétéronomie des lois de l'expé-
rience 18 », voilà qui augure d'un jugement autonome. Qui plus est, « l'esprit est
en même temps conscient de son ennoblissement, de son élévation au-dessus
de la simple réceptivité à un plaisir par des impressions sensibles 19 .» Ainsi, dans
le jugement de goût, non seulement l'esprit fait l'expérience d'un jugement qui
n'est pas déterminé par les lois de la sensibilité, mais il est aussi conscient d'un
ennoblissement par ce fait. L'analyse du jugement esthétique accumule les in-
dications : le goût a quelque rapport avec la moralité. Lorsque le paragraphe
59 indique que « c'est l'intelligible vers lequel. . .regarde le goût 20 », Kant laisse
entendre que le jugement de goût annonce le jugement moral.
La troisième Critique propose ainsi de multiples pistes pour conclure, non
seulement que le jugement esthétique a quelque parenté avec le jugement
moral, mais aussi que l'expérience du jugement esthétique est susceptible de
(contribuer à) faire advenir le jugement moral. Mais n'allons pas trop vite 21 ; si
nous avons repéré plusieurs passages qui pointent un rapport entre jugement
esthétique et jugement moral, pourtant aucun de ces passages ne fournit une
argumentation précise quant à l'efficace de l'un sur la réalisation de l'autre.
Certes, Kant explique plusieurs fois que l'habitude de l'esthétique porte vers la
moralité, mais pour répondre au scepticisme radical concernant la moralité, la
philosophie critique doit articuler plus que de telles affirmations. Si, comme
nous le pensons, Kant fait monter les enchères lorsqu'il explique que sans l'hy-
potypose symbolique la philosophie même serait impossible, sa position n'en
reste pas moins défensive. Or, nous l'avons noté, Kant prend conscience qu'une
telle position n'est pas suffisante. Dans ses derniers ouvrages , entre la Critique
de la faculté de juger et la Métaphysique des mœurs, nous trouvons l'argumenta-
tion positive qui manquait jusqu'alors pour que le philosophe critique réponde
au sceptique. En effet, Kant ne va plus seulement répondre aux contestations

18. CJ, Ak V 353 ; PII 1144.


19. Ibid.
20. Ibid.
21. Le goût est en effet, nous allons le voir, en quelque sorte, une preuve de faisabilité d'une
production qui n'est déterminée par aucune règle mais qui a du sens. Ou, comme le dit Louis
Guillermit, « il n'y a aucune ressemblance entre une belle forme et une bonne action. Mais il
y a identité dans le rapport à un principe de production supra-sensible. » (Louis Guillermit,
L'élucidation de la Critique du jugement de goût, Paris, Éditions du CNRS, 1986, p.171).
310 7. LES PARERGA ET L'ACTE VERTUEUX

en arguant que l'absence de la possibilité de la vertu conduit au désastre de


l'hypocrisie générale. Une nouvelle théorie de l'exemple, proposée dans la troi-
sième Critique, ouvre la voie à une nouvelle manière de penser l'acte vertueux
ce qui va, à son tour, rendre possible des arguments positifs en faveur de la réa-
lité d'un jugement purement moral. Pour saisir la plus importante des contri-
butions de la Critique de la faculté de juger au problème de la réalisation de la
moralité, il nous faut entreprendre une lecture attentive, non seulement de cet
ouvrage mais aussi de la Métaphysique des mœurs. Il nous semble que cet ou-
vrage apporte un élément nouveau au dispositif critique qui lui permet de ré-
pondre au problème de l'éducation morale et, plus précisément, qui permet de
supposer que les exemples peuvent encourager la moralité ; mais il faut concé-
der que cela n'est pas très explicite. Il nous faudra suivre le texte kantien de
près pour saisir, que c'est justement une nouvelle théorie de l'exemplarité qui
va permettre un retour sur les hypothèses de la Méthodologie de la deuxième
Critique qui leur donne un nouveau sens. Voilà ce que nous allons tenter de
montrer, en nous tournant d'abord vers un passage de cette Doctrine de la vertu
qui nous donne tant de points de (nouveaux) départs. Nous allons revenir à
la Métaphysique des mœurs, juste quelques pages avant la double définition de
l'exemple qui organise notre étude, pour constater que nous y trouvons les
suggestions de la Critique de la raison pratique retravaillées à la lumière de cer-
tains acquis de la troisième Critique. Le paragraphe 48, désigné comme un ap-
pendice, situé au seuil de la Méthodologie de la Doctrine de la vertu, est consacré
aux parerga de la vertu, c'est-à-dire aux grâces sociales telles que l'affabilité, la
bienséance, la politesse ou l'hospitalité. Kant explique que cultiver ces com-
portements revient à « ajouter. . .les grâces à la vertu < der Tugend die Grazien
beizugestellen> 22 ». Les parerga ne sont pas exactement la vertu mais un ajout
possible, un ornement, le petit plus pour ainsi dire, pourtant, ajoute Kant, les
cultiver serait en soi un « devoir de la vertu ». Nous voulons avancer que cette
dernière suggestion fournit les prémices d'une réponse kantienne au problème
si épineux de l'éducation à la vertu. Il nous semble en effet, que l'explicitation
de l'efficace que Kant accorde aux parerga permet d'abord de clarifier l'encoura-
gement à un tel faire que peuvent fournir les exemples, ce qui permet, ensuite,
d'entrevoir une nouvelle manière de penser le « faire » pratique. C'est ainsi que
la Critique de la faculté de juger ouvrirait la possibilité de la meilleure réponse
kantienne au scepticisme moral.

22. MM, Ak VI 473 ; PIII 773.


2. LA MÉTAPHYSIQUE DES MŒURS : UN APPEL À L'HYPOCRISIE ? 311

2. La Métaphysique des Mœurs : un appel à l'hypocrisie ?

Dans le paragraphe 48, juste avant la Méthodologie, Kant introduit la notion


d'« accessoires » ou « ornements » de la vertu. Revendiquant un rôle pour ces
accessoires, Kant appelle les hommes à respecter certaines formes de compor-
tement. Il les appelle en effet, à un certain « effort de se laisser facilement abor-
der, effort de loquacité, de politesse, d'hospitalité, d'indulgence (éviter la querelle
dans la controverse) 23 .» Ce sont là « les bonnes manières du commerce humain
assorties des obligations extérieures par lesquelles on oblige en même temps
les autres 24 .» Selon Kant il s'agit par là d'ajouter les grâces à la vertu, mais
il enchaîne aussitôt en déclarant qu'ajouter ces grâces est en soi un « devoir
de vertu » (« welches zu bewerkstelligen selbst Tugendpflicht ist 25 »). Cette logique
selon laquelle les « ajouts » appartiennent pourtant de plein droit à la vertu
l'annonce : il se passe ici quelque chose d'étrange. Que ces accessoires de vertu
véhiculent une étrangeté, pour ne pas dire "étrangèreté", se confirme lorsque
Kant explique clairement qu'ils ne font que donner « une belle apparence de
vertu ». Recommander une apparence n'est-ce pas aux antipodes de ce nous
attendons de Kant concernant la vertu ? Comment Kant peut-il prétendre que
cultiver ce qui donne seulement une belle apparence de vertu (tugendähnlichen
Schein) est un devoir de vertu ? Rien, certes, de surprenant à recommander la
politesse dans l'interaction sociale, mais recommander aux hommes d'endosser
l'« apparence de vertu » est plus étrange. Cette célébration des codes de la bien-
séance est problématique, non pas parce que les « vertus » que Kant célèbre sont
peu recommandables, mais parce que l'on ne voit pas en quoi la soumission à
de tels codes peut relever de la vertu au sens strict que Kant donne à ce terme.
Ce qui doit surprendre ce n'est ni le fait que Kant approuve les codes de com-
portement que s'imposent les sociétés qui se félicitent d'être civilisées, ni qu'il
affirme que l'adoption de codes de comportement est à souhaiter, mais que le
registre de l'apparence soit ici valorisé en soi. Kant se laisse-t-il aller à recom-
mander l'hypocrisie de la belle parure comme si cela relevait du sobre devoir ?
Il nous faut comprendre comment se parer d'accessoires peut ouvrir le chemin
à la vertu car, Kant le dit, les dehors ou accessoires, Beiwerke ou Außenwerke,
de vertu n'appartiennent pas proprement à la vertu, mais ils y « contribuent
<zuhinwirken> ».

23. MM, Ak VI 473 ; PIII 773.


24. MM, Ak VI 473-4 ; PIII 773.
25. MM, Ak VI 473 ; PIII 773.
312 7. LES PARERGA ET L'ACTE VERTUEUX

Que Kant nous recommande d'agir d'après des règles établies pour que
l'action se conforme à la loi morale nous nous y attendons ; qu'il nous recom-
mande comme un devoir de vertu de nous parer d'une apparence, voilà qui est
plus surprenant. Kant précise d'abord que les parerga ne constituent pas eux-
mêmes le bien, mais seulement une apparence du bien : « ce ne sont là que des
dehors ou accessoires (parerga) qui donnent une belle apparence de vertu 26 »,
mais en faisant de ces grâces un « devoir de vertu » il semble les inscrire dans
le registre, non seulement de la légalité mais aussi de la moralité. Or, cette
inscription semble dépendre de leur capacité à mener à la vertu : endosser ces
grâces n'est pas en soi agir vertueusement, mais cela y conduit (dahin führt).
Quelle argumentation permet-elle au philosophe de prêter à la légalité un effet
sur la possibilité de la moralité ? On ne peut penser que Kant ici, en un appen-
dice, quelques pages avant la fin de cette Métaphysique des mœurs dont il espérait
compléter la rédaction depuis des décennies, oublie l'insistance de la pensée
critique sur l'idée que se contenter de suivre des codes de convention ne peut
aboutir à la vertu. Que Kant explique que les apparences ne conduisent qu'in-
directement à la vertu, n'atténue aucunement la difficulté puisque Kant nous
a appris — justement quand il s'agit de distinguer la spécificité de l'intention
vertueuse comme cause — à considérer qu'une causalité peut être indirecte,
par étapes interposées, sans changer de nature 27 . Il nous faut tenter de com-
prendre comment Kant peut, ici, non seulement ne pas dénoncer l'affectation
de la vertu, mais même la recommander en expliquant que l'observance de
conventions contribue à l'intention vertueuse. Il nous faut aussi comprendre
pourquoi cet appel à endosser les conventions sociales prend l'allure d'un ap-
pel à la simulation, voire une recommandation de l'hypocrisie comme outil
pour conduire à la vertu. Car le registre est celui de l'apparence, de l'apparence
affectée, bref de ce que nous pouvons appeler l'hypocrisie.
Les parerga, nous dit Kant, sont des moyens indirects vers le bien dans le
monde comme fin. Selon lui, l'apparence n'est pas alors dangereuse parce que
« chacun sait quel cas il doit en faire 28 » ; les apparences de vertu « ne comptent
il est vrai que pour de la menue monnaie (Scheidemünze), mais elles renforcent

26. Ibid.
27. Comme Kant le rappelle dans la Métaphysique des mœurs, la causalité de la liberté doit
justement se distinguer d'une causalité qui enchaîne des séquences de causes : « un acte de
liberté ne peut (comme une action physique) être déduit ni expliqué d'après la loi naturelle de
l'enchaînement des effets et des causes qui sont tous des phénomènes » (Ak VI 431 ; PIII 718).
28. MM, Ak VI 473 ; PIII 773.
2. LA MÉTAPHYSIQUE DES MŒURS : UN APPEL À L'HYPOCRISIE ? 313

pourtant le sentiment de la vertu lui-même par l'effort accompli pour rappro-


cher autant que possible cette apparence de la vérité 29 .» Les « bonnes manières
du commerce humain » contribuent, selon Kant, à « l'intention vertueuse »
dans la mesure où elles rendent la vertu « aimable<beliebt> ». Ainsi, Kant nous
demande de considérer que le statut secondaire, accessoire, externe, de ces pa-
rerga n'empêche pas qu'ils aient une efficace qui touche à l'essentiel : l'intention
vertueuse. Les parerga contribuent à renforcer le sentiment moral et à faire ad-
venir l'intention vertueuse. Nous l'avons vu, la possibilité de trouver un moyen
pour faire advenir la vertu semble une question capitale et difficile pour Kant,
dans la mesure où toute stratégie dont le but est d'amener à la vertu semble
vouée à être contreproductive 30 . Or, voilà que ces simples apparences de vertu
seraient créditées d'une certaine efficace allant dans ce sens ; voilà que Kant
prétend qu'une simple parade de bonne manières conduit l'homme à l'inten-
tion vertueuse.
S'il est clair que Kant défend l'importance de ces ajouts gracieux que sont
les bonnes manières, parce qu'il les crédite de pouvoir conduire à la vertu, l'ar-
gumentation qui soutend cette défense exige une clarification. Que la bonne
conduite puisse contribuer à conduire à la vertu n'est pas une proposition spé-
cifique à la Métaphysique des mœurs. Les Observations faisaient déjà état d'une
conviction en ce sens : Kant y émet l'hypothèse de « suppléments de la vertu ».
Après avoir soigneusement expliqué que « la vraie vertu ne peut s'appuyer que
sur des principes 31 », et que donc il ne faut pas confondre aimable sociabilité
et noble vertu, Kant complique l'opposition tranchée entre une vertu fondée
sur des principes d'une part, et une simple bonne conduite envers les autres de
l'autre, en posant qu'une telle conduite peut offrir un supplément à la vertu :

[é]tant donné la faiblesse de la nature humaine et le médiocre pouvoir


qu'aurait sur la plupart des cœurs le sentiment moral universel, la
Providence a mis en nous, à titre de suppléments <Supplemente> de
la vertu, ces instincts serviables qui, tout en poussant certains, même
sans principes, à de belles actions, peuvent en même temps donner
à d'autres, qui obéissent à ces derniers, une plus grande impulsion et
un plus fort mobile 32 .

29. Ibid.
30. Nous l'avons souligné au chapitre précédent, dans la mesure où la vertu relève de l'au-
tonomie, toute méthode pour y conduire s'expose au risque de la contre productivité : la mé-
thode risque d'effacer la possibilité même de l'autonomie par sa propre efficacité.
31. Observations, Ak II 217 ; PI 463
32. Observations, Ak II 217 ; PI 464.
314 7. LES PARERGA ET L'ACTE VERTUEUX

Étant donné la faiblesse de la nature humaine, l'homme a besoin, non seule-


ment de principes, mais de « suppléments de la vertu » qui puissent donner une
impulsion plus grande que celle que donneraient les principes. L'homme est
faible et le sentiment moral qui devrait avoir pour résultat la vertu n'a qu'un
médiocre pouvoir sur la plupart des cœurs ; la Providence aurait mis en nous
des suppléments pour donner une plus grande impulsion vers la vertu. Kant
fait alors l'hypothèse qu'un instinct serviable peut non pas remplacer, mais sou-
tenir, les principes. Or, comme l'analyse kantienne le montrera ensuite, il n'est
pas aisé de concevoir des suppléments qui ne ruinent pas la possibilité de l'au-
tonomie que l'analyse critique a découvert comme première condition de la
vertu. À partir de la découverte que ce qui seul, confère une valeur morale à
une action, c'est l'intention qui la détermine, il devient difficile de continuer à
accorder une telle importance à ces suppléments sans tomber dans la contra-
diction. Comment soutenir que la simple légalité de l'action promeut la mo-
ralité sans ignorer la distinction entre ces deux registres, distinction qui fonde
l'analyse kantienne ? Nous voulons suggérer que la Critique de la faculté de juger
fournit à la pensée kantienne les outils conceptuels nécessaires pour défendre
l'hypothèse d'une efficace des suppléments de la vertu 33 . L'analyse du juge-
ment esthétique permet à la pensée critique de justifier, par une analyse philo-
sophique, la conviction commune qui veut que suivre les conventions sociales
constitue déjà un pas dans la direction de la vertu. C'est en effet, en analy-
sant les conditions de possibilité du jugement esthétique que Kant trouve les
termes pour décrire la manière spécifique de conduire à la vertu, qui permet
de dire de ces suppléments de la vertu qu'ils ne sont pas seulement une ma-
nifestation de la légalité du comportement mais aussi une éducation morale.
Nous verrons que, en s'appuyant sur les analyses du jugement esthétique, la
pensée critique peut à la fois prétendre valider l'intuition commune que la lé-
galité peut contribuer à la vertu et maintenir une pensée de la vertu qui évite
le piège de l'empirisme. Nous nous tournons donc vers la Critique de la faculté
de juger pour y chercher les éléments d'une explication critique de la modalité
très particulière de l'effet de ces ornements sur les facultés de l'esprit.

33. L'hypothèse d'une efficacité des suppléments de vertu est certes déjà émise dans les Ob-
servations mais elle ne peut avoir le même sens dans un contexte précritique et dans le contexte
de la Métaphysique des Mœurs. Il nous revient justement de comprendre comment l'hypothèse
précritique peut être réinvestie à partir d'une position qui pose que l'acte vertueux, s'il y en a,
ne peut être empiriquement déterminé.
2. LA MÉTAPHYSIQUE DES MŒURS : UN APPEL À L'HYPOCRISIE ? 315

Bien que Kant n'y renvoie pas, il nous semble que le paragraphe 14 de la
Critique de la faculté de juger éclaire ce qui justifie, dans la pensée kantienne,
l'attribution d'un rôle si important, mais aussi si étrange, aux accessoires de
la vertu. Intitulé « Éclaircissements par des exemples », ce paragraphe a os-
tensiblement pour but d'éclairer le propos par lequel Kant conclut la section
précédente, à savoir qu'un pur jugement de goût est un jugement de goût sur
lequel l'attrait et l'émotion n'ont aucune influence 34 . Il s'agit donc, pour Kant,
dans cette section, de clarifier encore l'exigence que l'attrait ne doit avoir au-
cune influence sur un jugement de goût. « [U]n jugement de goût n'est. . .pur
que dans la mesure où aucune satisfaction purement et simplement empirique
n'est mêlée au principe qui le détermine 35 .» Il s'agit donc pour Kant, surtout
de rappeler qu'il ne faut pas confondre attrait et beauté (Reiz et Schönheit). Or,
à mi-parcours dans cette section, dans un alinéa qui commence par « mais »,
Kant cesse d'insister simplement sur le fait que l'attrait doit être étranger au
goût pour expliquer que les deux ne sont pas tout à fait étrangers l'un à l'autre
ou, pour reprendre plus précisément les termes de Kant, que l'étranger ici doit
quand même être accueilli : les attraits, dira-t-il, doivent « être accueillis avec
indulgence, comme des étrangers 36 ». Il n'est pas sans intérêt pour la lecture
de ces propos, de rappeler ce qu'implique alors l'accueil de l'étranger dans la
pensée de Kant 37 . Selon le texte consacré à la paix perpétuelle, l'étranger a bien
le droit « de ne pas être traité en ennemi dans le pays où il arrive » « tant qu'il
n'offense personne 38 » ; un droit de séjour doit être accordé à tout étranger ar-
rivant. Ce n'est pas, certes, un droit de résidence, et Kant ne requiert pas que
l'on intègre l'étranger à la nation comme un membre de plein droit, mais il

34. C'est une condition de possibilité du jugement de goût, puisque c'est une condition
de la spécificité d'un tel jugement. L'argumentation critique suppose que la spécificité soit la
première des conditions de possibilité d'un concept. Pour que jugement de goût il puisse y
avoir, il faut qu'il soit distinct de tous les autres types de jugement. Or, ce qui le distingue du
jugement de l'agréable, c'est précisément qu'il n'est pas déterminé par les attraits. Ainsi, « [u]n
jugement de goût sur lequel l'attrait et l'émotion n'ont aucune influence. . .est un pur jugement
de goût ». (CJ, Ak V 223 ; PII 983).
35. CJ, Ak V 224 ; PII 983.
36. Kant dit en effet ceci des attraits : « als Fremdlinge, nur sofern sie jene schöne Form nicht stö-
ren, wenn der Geschmack noch schwach und ungeübt ist, mit Nachsicht müssen aufgenommen werden »
(CJ, Ak V 225 ; PII 985).
37. Quelques années après la Critique de la faculté de juger (et deux ans avant la Doctrine de la
vertu), Kant donne une grande importance à la question de l'accueil de l'étranger en inscrivant
le devoir d'hospitalité comme troisième article définitif pour la paix perpétuelle.
38. Paix perpétuelle, Ak VIII 358 ; PIII 350.
316 7. LES PARERGA ET L'ACTE VERTUEUX

insiste sur le fait qu'il doit néanmoins être accueilli tant qu'il ne menace pas la
communauté dans laquelle il arrive. Dans le fil de cette analyse, déclarer que
les attraits doivent être accueillis dans les lieux du beau, revient à admettre
qu'une place doit leur y être accordée dans la mesure où cela ne compromet
pas le lieu d'accueil, en l'occurrence le lieu de la beauté. Kant explique en ef-
fet que les attraits doivent être accueillis « dans la mesure où ils ne perturbent
pas la forme belle 39 ». Cela implique qu'accorder une place aux attraits dans la
sphère du jugement esthétique peut ne pas compromettre le jugement de goût.
Nous avons là une indication sur le statut complexe que Kant tient à conférer
aux attraits. À la clé se trouve la conception d'un mode de fonctionnement
pour les attraits, au sein du jugement esthétique, qui ne porte pas préjudice à
celui-ci. Il s'agit, au milieu de tant de dénonciations, d'octroyer un rôle positif
à ces attraits. Citons ce passage pour suivre le mouvement du texte :
[m]ais en ce qui concerne la beauté attribuée à l'objet en raison de sa
forme, et pour autant qu'on puisse penser qu'elle pourrait être aug-
mentée par l'attrait, c'est là une erreur commune et tout à fait per-
nicieuse pour le goût authentique, intègre et sérieux ; bien qu'à vrai
dire il se puisse ajouter certains attraits en plus de la beauté, pour
intéresser l'esprit par la représentation de l'objet en plus de la satis-
faction sévère et dépouillée, et ainsi servir de mise en valeur au goût
et à la culture de ce dernier, surtout quand il est encore grossier et
inexercé. Mais ils portent réellement préjudice au jugement de goût
quand ils attirent sur eux l'attention, en tant que principes d'appré-
ciation de la beauté. En effet, il s'en faut d'autant qu'ils contribuent
à cette dernière qu'en réalité ils ne doivent bien plutôt être accueillis
avec indulgence, comme des étrangers, que dans la mesure où ils ne
perturbent pas la forme belle, tant que le goût est encore faible et
inexercé 40 .
Notons l'oscillation répétée entre l'insistance sur l'hétérogénéité de l'attrait et
de la beauté d'une part, et, d'autre part, la suggestion qu'il y a un certain rapport
entre eux. Alors que cet alinéa commence par rappeler que c'est une erreur de
penser que l'attrait puisse augmenter la beauté, et qu'il continue en marquant
que les attraits peuvent porter préjudice, il termine en expliquant qu'il ne faut
pas pour autant supposer que les attraits soient sans effet sur le jugement du
beau. L'erreur qui consiste à penser que l'attrait contribue à la beauté en raison
de sa forme est pernicieuse ; la forme de l'attrait ne contribue jamais à la beauté
qui tient toujours à la forme.

39. « sofern sie jene schöne Form nicht stören » (CJ, Ak V 225 ; PII 985).
40. CJ, Ak V 225 ; PII 985.
2. LA MÉTAPHYSIQUE DES MŒURS : UN APPEL À L'HYPOCRISIE ? 317

Répétant une théorie de la peinture qui n'a, d'une certaine manière, guère
changée depuis la préface à la Critique de la raison pure, Kant pose en effet, que
c'est la forme qui est essentielle pour le jugement de goût. Seule la forme peut
être principe d'un jugement du beau, « c'est le dessin qui est l'essentiel : en lui,
ce n'est pas ce qui fait plaisir dans la sensation, mais seulement ce qui plait par
sa forme, qui est au principe de tout ce qui s'adresse au goût 41 .» La distinc-
tion semble fixée. Pourtant, Kant fait alors l'hypothèse que les attraits peuvent
néanmoins contribuer au jugement esthétique ; c'est ce qui leur vaut d'être ac-
cueillis avec indulgence. Quelle est la nature de cette contribution étrange qui
n'en est presque pas une, « plutôt » pas une ? Quelle est la proximité étrange de
l'étranger ? La logique qui articule la théorie kantienne de l'hospitalité univer-
selle peut ici nous orienter 42 . Dans les textes politiques, Kant explique en effet,
que l'accueil de l'étranger joue un rôle dans le développement cosmopolitique
de l'espèce bien que l'étranger ne participe pas directement au développement
cosmopolitique de son lieu d'accueil 43 . L'efficace indirecte que la Critique de la
faculté de juger attribue aux attraits semble être du même ordre : les attraits sont
dénués de portée sur le jugement esthétique — Kant ne cesse de l'affirmer — et
pourtant ils ont un effet indirect sur l'avènement du jugement esthétique. Tout
comme l'étranger ne peut être engagé directement dans le processus politique,
et pourtant il peut malgré cela — et malgré lui — contribuer au progrès poli-
tique de l'État qui l'accueille, les attraits ne peuvent jamais être partie prenante
du jugement esthétique mais il se peut que, par leur présence, ils contribuent
à l'avènement du jugement esthétique, chez celui qui les apprécie.

41. Dans les arts « ist die Zeichnung das Wesentliche, in welcher nicht, was in der Empfindung
vergnügt, sondern bloß was durch seine Form gefällt, den Grund aller Anlage für den Geschmack aus-
macht » (CJ, Ak 225 ; PII 985). La préface de la Critique de la raison pure marquait aussi que la
composition est l'essentiel (cf. ch.1).
42. C'est bien d'orientation qu'il s'agit : l'orientation que donne la réflexion politique aux
analyses des facultés de jugement, mais aussi l'orientation comme enjeu autant de la civilisa-
tion politique que de la culture du goût ; l'orientation de la pensée, l'orientation de la manière
de penser, l'orientation de la vie.
43. Selon Kant, l'étranger doit être accueilli parce que cet accueil a une fonction positive eu
égard au développement d'une constitution cosmopolitique. L'étranger qui est accueilli ne sera
pas intégré comme citoyen, et ne participera donc en rien au développement de ce pays par la
voie de participation au processus politique, et pourtant la présence de l'étranger a un rôle dans
la généralisation de la civilisation. Kant explique en effet, que « de cette manière les régions
éloignées les unes des autres peuvent contracter des relations amicales, sanctionnées enfin
par des lois publiques, et le genre humain se rapprocher insensiblement d'une constitution
cosmopolitique » (Paix perpétuelle, Ak VIII 358 ; PIII 351).
318 7. LES PARERGA ET L'ACTE VERTUEUX

La référence à l'étranger nous permet de clarifier l'efficace que Kant re-


connaît aux attraits en nous reportant aux textes sur l'hospitalité dûe à l'étran-
ger. C'est en effet, dans cette logique hospitalière que nous entendons l'ex-
plication selon laquelle la contribution des attraits à la beauté passe par leur
capacité à mobiliser l'esprit. Les attraits, explique Kant, peuvent « intéresser
l'esprit par la représentation de l'objet en plus de la satisfaction sévère et dé-
pouillée 44 .» Ils sont mobilisateurs ; les attraits attirent, pourrait-on dire sim-
plement en français. Ils intéressent l'esprit et apportent donc l'occasion d'une
satisfaction (Wohlgefallen) qui ne serait pas sévère ou, pour suivre l'allemand,
sèche (trockend) 45 . Les attraits servent le jugement esthétique en fournissant
non pas une mise en valeur, comme le dit la traduction, mais une véritable re-
commandation (zur Anpreisung zu dienen). Les attraits recommandent la beauté
à l'esprit. Ils ne s'imposent pas eux-mêmes comme porteurs de beauté, mais
ils imposent la beauté, là où elle est, à l'esprit. Ainsi, les attraits contribuent-
ils à faire advenir l'expérience de la beauté, bien qu'ils ne participent pas à la
beauté par leur forme. Ils contribuent à l'avènement du jugement esthétique
sans participer à l'événement du jugement. Les attraits sont un danger puis-
qu'« ils portent réellement préjudice au jugement de goût quand ils attirent
sur eux l'attention, en tant que principes d'appréciation de la beauté 46 », mais,
si on peut éviter de se méprendre à leur égard, les attraits peuvent contribuer,
non pas à la beauté jugée, mais bien au jugement de la beauté. Les attraits
contribuent à la beauté et à sa culture, mais n'y contribuent pas directement ;
ils servent le jugement esthétique sans lui servir de principe 47 . Les couleurs,
pour reprendre l'exemple d'attrait choisi par Kant, ont le mérite d'attirer l'at-
tention de l'esprit sur la composition qui elle peut être l'objet d'un jugement
esthétique. Les couleurs ne participent pas de la beauté, mais elles illuminent

44. CJ, Ak V 225 ; PII 985.


45. Ici encore, on note une continuité du propos avec les remarques de la préface à la Critique
de la raison pure qui attribuait aux attraits que constituent les exemples le pouvoir de contreba-
lancer la sécheresse de la théorie (cf. chapitre 1, p27). Mais si Kant reprend un schéma depuis
longtemps établi, c'est bien pour le réinvestir à partir d'une nouvelle analyse du pouvoir de
« recommandation » que peuvent exercer ces attraits ; c'est cette analyse de la raison de l'effi-
cacité de ceux-ci qui nous intéresse. Nous verrons qu'elle va infléchir l'opposition entre forme
et contenu.
46. CJ, Ak V 225 ; PII 985.
47. Le caractère indirect de l'effet des attraits n'est pas, notons le, seulement un signe qu'il y a
une médiation dans l'effet comme lorsqu'un phénomène est indirectement causé par une cause
qui s'exerce dans une série étendue de causes enchaînés selon les lois de la nature. L' « indirect »
est ici d'une autre nature, détourné et surtout non déterminant.
2. LA MÉTAPHYSIQUE DES MŒURS : UN APPEL À L'HYPOCRISIE ? 319

les contours et contribuent au charme ; ainsi elles éveillent et soutiennent l'at-


tention que nous portons au tableau. Rendant l'objet plus vivant pour la sensa-
tion, les couleurs peuvent faciliter le jugement esthétique. Que leur marge de
manœuvre soit limitée (les couleurs « sont même en général très limitées par
ce qu'exige la forme belle 48 ») ne fait que confirmer que marge de manœuvre il
y a. Par leur charme, les couleurs contribuent à la possibilité de l'appréhension
du beau tout en restant elles-mêmes étrangères au beau. Tels des étrangers qui
ne sont aucunement engagés dans le processus politique du pays dans lequel
ils séjournent, mais dont la présence a des effets qui contribuent au progrès po-
litique, les attraits contribuent à rendre possible un jugement esthétique dans
lequel ils ne sont pourtant pas engagés. En accordant ainsi une efficace parti-
culière aux attraits, après avoir insisté sur l'idée que l'agréable doit être radica-
lement hétérogène au beau, Kant peut admettre que le premier peut conduire
à l'appréciation du second. Kant fait d'abord l'hypothèse d'une telle possibilité
concernant les couleurs d'un tableau, mais l'étend ensuite à

tout ce qu'on appelle ornements <Zieraten> (parerga), c'est-à-dire


tout ce qui ne fait pas partie intégrante de la représentation tout en-
tière de l'objet, mais ne vient s'y adjoindre que comme supplément
extérieur <nur äußerlich als Zutat gehört> pour accroître la satisfaction
du goût 49 .

Les parerga sont des suppléments extérieurs et pourtant ils contribuent à la


satisfaction que le goût éprouve à la rencontre de la représentation de cet objet.
Ils ne sont donc pas tout à fait étrangers à l'expérience esthétique ou, plutôt,
ce sont des étrangers mais des étrangers que l'on doit accueillir 50 .
Kant n'est pas inattentif au fait que cette suggestion semble aller à l'en-
contre de la condition qui veut que l'attrait ne participe pas du jugement es-
thétique : c'est sans doute en réaction à ce qui est ici inconfortable qu'il essaie
d'esquisser un contraste entre les ornements (Zierathen [Parerga]) et la parure

48. CJ, Ak V 225 ; PII 985.


49. CJ, Ak V 226 ; PII 986.
50. N'oublions pas que, dans la logique kantienne, l'étranger que l'on doit accueillir n'est
pas n'importe quel étranger. Kant impose en effet bien des conditions sur le droit de séjour,
comme pour assurer que seul l'étranger « utile » soit accueilli. De même, Kant distingue les
ornements « utiles », ceux qui contribuent au goût des ornements inutiles (voir la distinction
entre Zierathen et Schmuck). Cette limitation, posée par Kant sur l'étranger que l'on doit ac-
cueillir, est une des références privilégiées pour Jacques Derrida lorsque celui-ci explique le
rapport du concept d'hospitalité, d'une part à l'inconditionné, et d'autre part au conditionné
(cf. Jacques Derrida, Adieu à Emmanuel Lévinas, Paris, Galilée, 1997, p.155).
320 7. LES PARERGA ET L'ACTE VERTUEUX

(Schmuck), comme pour préserver la reconnaissance de l'hétérogénéité entre


ce qui compte et ce qui ne compte pas, au moment même où il trouble les
comptes. La parure sera condamnée pour sauver l'ornement, mais la distinc-
tion vient aussi souligner que l'explication de l'efficace des parerga ne peut s'en
tenir à ce qu'ils attirent l'attention sur l'objet beau car cela, la parure le fait
aussi. La parure, dit Kant, est un ornement qui « n'est là, comme le cadre doré,
que pour recommander par son attrait le tableau à notre approbation » ; elle
est condamnable, elle « porte préjudice à la beauté authentique 51 ». La parure
serait externe et ne ferait que recommander par son attrait le tableau à notre
approbation. Nous devons chercher ici à préciser ce qui permet à l'ornement
d'échapper à l'opprobre qui frappe la parure. L'ornement, qui n'est pas préju-
diciable mais au contraire peut servir le goût, que fait-il en plus qui lui évite la
condamnation du philosophe ?
L'ornement fait autre chose que recommander le tableau par son attrait.
Ne recommande-t-il pas alors le tableau par l'attrait du tableau lui-même ? C'est
ce que le texte suggère. Si tous deux conduisent l'attention vers le tableau, le
cadre doré ne conduit l'attention de l'esprit qu'au tableau dans sa matérialité,
alors que l'ornement conduit l'attention à la forme qui est susceptible d'être
jugée esthétiquement. Les attraits seraient à même de rendre plus accessible
la forme qui doit être objet du jugement. Fonctionnant par la forme, même
s'ils ne relèvent pas de la forme de l'œuvre, les parerga sont crédités ici d'être
du bon côté : ce sont des étrangers, mais des étrangers qui méritent qu'on les
accueille. Ne participant pas à l'attrait de la beauté, l'ornement serait néan-
moins en mesure de recommander cette beauté à l'attention, d'en faciliter l'ac-
cès pour le sujet en quelque sorte. On ne peut pas dire des couleurs qu'elles
« apportent en quelque sorte un complément de même nature à la satisfac-
tion qu'apporte la forme 52 », mais on peut prétendre « qu'elles rendent cette
forme plus exactement, plus précisément et plus complètement présente dans
l'intuition 53 .» Kant va ici très loin, lorsqu'il affirme que l'attrait recommande

51. CJ, Ak V 226 ; PII 986.


52. CJ, Ak V 225 ; PII 986.
53. Lorsque Kant affirme que les couleurs rendent la forme « nur genauer, bestimmter und
vollständiger anschaulich » (CJ, Ak V 225-6 ; PII 986), on peut le lire de deux manières : les cou-
leurs donnent accès à la forme dans l'intuition, ou bien c'est à l'intuition qu'elles donnent accès
à la forme. Elles rendent en quelque sorte plus intuitionnable ce qui est déjà de l'ordre de l'in-
tuition — comme les ornements de la vertu vont rendre plus accessible à l'esprit ce qui est déjà
accessible en principe, à savoir la loi morale dans son impératif catégorique.
2. LA MÉTAPHYSIQUE DES MŒURS : UN APPEL À L'HYPOCRISIE ? 321

la beauté à l'attention parce qu'il serait en mesure de rendre la beauté plus


complètement présente dans l'intuition. Nous touchons ici au point fort de la
justification de la valeur positive attribuée aux attraits eu égard au jugement
esthétique : Kant avance que les parerga peuvent donner vie à la représentation.
Les couleurs « par leur attrait, . . .donnent vie à la représentation, en appelant
l'attention sur l'objet et en l'y maintenant <sie die Aufmerksamkeit auf den Ge-
genstand selbst erwecken und erhalten> 54 .» Donner vie à la représentation, c'est
ne rien y changer du point de vue formel, du point de vue de la composition,
de ce qui compte pour le jugement de goût, et pourtant cela change tout : en
donnant vie, les parerga favorisent les chances que le jugement esthétique ait
lieu. Les ornements contribuent à une mise en scène qui donne à voir autre
chose : ils font accéder l'attention à la beauté 55 .
Les ornements donnent vie à la représentation « en appelant l'attention sur
l'objet et en l'y maintenant » (nous soulignons). La spécificité des suppléments
que sont les Zutaten tient au délai supplémentaire que les attraits semblent à
même de créer pour que l'attention de l'esprit s'engage avec le beau. C'est aussi
par une logique du délai qui, par le supplémentant de temps qu'il constitue,
permet l'avènement de tout autre chose, que l'efficace des parerga rejoint la
logique du jugement esthétique. En effet, un délai supplémentaire, un certain
prolongement ou attardement est aussi précisément ce qui permet et consti-
tue le jugement esthétique. Cela ressort des analyses du paragraphe 12 qui
cherchent à préciser le rapport temporel entre le jugement esthétique et le

54. CJ, Ak V 225-6 ; PII 986.


55. Remarquons que Kant intègre ici une vieille idée rhétorique, celle-là même à laquelle
il faisait appel pour expliquer l'effet des couleurs-exemples dans la préface à la Critique de la
raison pure, celle des couleurs comme ornements. Dans son Institutio Oratoria Quintillien sou-
tient que l'ornementation peut transformer quelque chose qui se laisse voir en quelque chose
qui s'impose à notre attention (Institutio Oratoria, livre VIII, iii, 61). La tradition rhétorique
maintient que les « couleurs » sont à considérer à titre d' « ornements ». Ainsi lorsque Kant
postule une même efficace des couleurs et des ornements à rendre plus « intuitionnable », il
reprend une logique rhétorique selon laquelle « les ornements sont du côté de la passion, du
corps ; ils rendent la parole désirable » (Roland Barthes, « L'ancienne rhétorique ; Aide mé-
moire », Communications, 16 :1970, Seuil, p.172-223, p.218). Kant avait déjà fait appel à cette
logique dans la préface à la Critique de la raison pure pour contester l'appartenance des couleurs
à l'essentiel de l'ouvrage. Dans la Métaphysique des mœurs, Kant veut réinvestir l'efficace des
couleurs-ornements. Or, l'on peut penser que Kant s'appuie sur une logique rhétorique pour
cette réappropriation : il faudrait sans doute ici creuser le rapport avec la fonction des couleurs
citée par Quintillien, celle qui consiste à « épargner à la pudeur l'embarras d'une exposition
trop nue ». Voilà les couleurs investies de fonctions vestimentaires, comme les parerga de la
vertu kantienne.
322 7. LES PARERGA ET L'ACTE VERTUEUX

plaisir qui lui est associé. Nous avons déjà eu l'occasion de remarquer combien
était difficile la réponse à la question que Kant s'y pose sur la précédence (le
plaisir vient-il avant ou après le goût ? 56 ). Nous l'avions marqué, Kant ne peut
que donner une double réponse en décrivant un jugement en deux « temps » :
le plaisir découle du jugement de l'harmonie des facultés, mais le plaisir est
aussi la source de ce jugement. Notons maintenant que cette pirouette tourne
autour d'un seul mot, un verbe qui, bien qu'il ne soit pas répété dans la Cri-
tique de la faculté de juger, est crucial parce qu'il permet le croisement de deux
logiques, de deux histoires. Il s'agit du terme « weilen ». C'est parce que nous
nous attardons dans le jugement esthétique (« Wir weilen bei der Betrachtung
des Schöne » 57 ) que les deux séquences causales articulées par Kant peuvent
être superposées : le plaisir comme source du jugement, et le plaisir comme
conséquence du jugement, se rejoignent dans un plaisir singulier. Le délai de
l'"attardement", de ce weilen, permet justement ce croisement. Le jugement
esthétique est un jugement sur les effets d'un certain effort du jugement, un
arrêt dans lequel l'esprit se fortifie et se reproduit. C'est dans le délai de ce weilen
que l'esprit réfléchit. C'est ce délai qui permet non seulement un jugement de
plaisir mais aussi le jugement que ce plaisir était particulier 58 . Ce délai du weilen
est ainsi une condition essentielle pour qu'un jugement esthétique puisse avoir
lieu, car c'est dans cet arrêt que la contemplation « se fortifie et se reproduit
elle-même », que le jugement réfléchissant peut être porté sur le jugement de
plaisir pour désigner une expérience esthétique 59 . Or, Kant lui-même souligne

56. Cf. chapitre 4.


57. Il faudrait s'attarder sur ce weilen singulier. C'est, à notre connaissance, un hapax dans
l'œuvre kantienne mais c'est peut être justement le seul terme qui nomme spécifiquement le
déchirement du temps qui a lieu lorsque nous « sortons » de la détermination par la nature.
Il n'y a pas de place pour cet "attardement" dans les lois de succession dans la nature. La dis-
location du weilen est peut-être, dans l'œuvre kantienne, la désignation de la causalité de la
liberté.
58. Parmi les multiples dédoublements du jugement esthétique il y a celui ci : le jugement
esthétique juge de l'harmonie des facultés qui découle de l'effort pour juger cette représenta-
tion mais juge aussi la représentation. Il juge qu'il y a harmonie et que cela est source de plaisir.
Le délai qui caractérise le jugement esthétique laisse place/temps à ce dédoublement. Le ju-
gement se dédouble aussi en ce qu'il se renforce lui-même : c'est donc le plaisir qui produit
aussi un plaisir supplémentaire et cette productivité est la marque d'un plaisir « frei », libre ou
gratuit.
59. En effet, ce jugement réfléchissant qu'est le jugement esthétique nécessite un arrêt, le
moment d'un retour sur lui-même. L'analyse montre que le jugement esthétique prend du
temps : il prend le temps d'abord de l'expérience de l'harmonie des facultés dans leur jeu, et le
temps de juger cela. Il prend le temps non seulement pour que se déroule le jeu des facultés,
2. LA MÉTAPHYSIQUE DES MŒURS : UN APPEL À L'HYPOCRISIE ? 323

qu'il y a analogie entre cet arrêt qui est spécifique au jugement esthétique et
le délai qu'imposent/proposent les attraits :
[n]ous nous arrêtons à contempler le beau, car cette contemplation
se fortifie et se reproduit elle-même ; et il y a quelque chose d'ana-
logue (mais non toutefois identique) à cet arrêt dans la contemplation
quand un attrait dans la représentation d'un objet éveille l'attention
de façon répétée, état pendant lequel l'esprit est passif 60 .

Un arrêt analogue au weilen peut être provoqué par les attraits : en mainte-
nant l'attention, les ornements de la beauté favoriseraient ce jugement dont
la spécificité est de séjourner un moment auprès de lui-même. Les ornements
ne déterminent en rien le jugement, mais leur présence n'est pas indifférente :
ils peuvent arrêter l'attention, l'éveiller et l'entretenir « erwecken und erhalten ».
C'est au cours d'une telle halte auprès de la beauté, lorsque l'esprit est dans un
état passif, que peut avoir lieu un jugement esthétique 61 .
Il ressort ainsi de la Critique de la faculté de juger que l'agréable peut contri-
buer à l'expérience de la beauté et cela malgré le fait que la beauté, pour que
ce terme ait un sens, doive demeurer radicalement hétérogène à l'agréable.
Sans céder sur la distinction entre l'agréable et le beau, sans accepter que la
satisfaction qui dérive de l'une et celle qui dérive de l'autre puissent être com-
parables, Kant pose pourtant que les attraits peuvent servir la beauté en la re-
commandant à l'esprit. Les ornements ne sont pas des éléments intrinsèques
de la beauté ; pourtant ils servent le jugement esthétique en recommandant la
beauté à l'attention et en accroissant la satisfaction. Agissant par leur charme
au niveau de l'agréable, ils développent notre satisfaction et amplifient notre
sentiment pour le beau. Ils rendent plus accessible à l'intuition la forme sus-
ceptible d'être jugée belle et nous arrêtent pour créer l'occasion du jugement
de ce jugement que constitue le jugement esthétique.

mais aussi pour que celui-ci éveille l'attention. Mais surtout, ce n'est que dans un certain éti-
rement du temps que peut s'opérer la confusion qui caractérise ces jugements, celle entre le
plaisir qui précède le jugement et celui qui suit le jugement. Le jugement pur réfléchissant se
joue de/dans le temps : c'est la marque de sa liberté. La liberté exige et crée un « espace » en
brisant la succession du temps.
60. « Wir weilen bei der Betrachtung des Schönen, weil diese Betrachtung sich selbst stärkt und re-
producirt : welches derjenigen Verweilung analogisch (aber doch mit ihr nicht einerlei) ist, da ein Reiz
in der Vorstellung des Gegenstandes die Aufmerksamkeit wiederholentlich erweckt, wobei das Gemüth
passiv ist » (CJ, Ak V 222 ; PII 982).
61. Auprès de la beauté, dans cette passivité de l'esprit marquée par Kant (« wobei das Gemüth
passiv ist »). Nous reviendrons sur une certaine passivité du jugement réfléchissant au chapitre
suivant.
324 7. LES PARERGA ET L'ACTE VERTUEUX

Dans le contexte de la Critique de la faculté de juger, on notera que le statut


particulier que Kant accorde aux parerga permet de réconcilier l'impression du
sens commun qu'il y a un rapport étroit entre l'agréable et le beau avec les exi-
gences les plus strictes de l'analyse transcendantale. La spécificité du beau est
sauvée sans que la pensée commune soit tout à fait désavouée. C'est une telle
articulation du nouveau et de l'ancien que vise Kant dans son analyse du beau.
Elle n'est possible qu'au prix de l'hypothèse d'une efficace très particulière : les
attraits servent à faire advenir le jugement esthétique sans fournir le principe
d'un tel jugement. Ce serait ainsi l'hypothèse d'une causalité sans cause qui
permet à Kant de justifier l'analyse transcendantale du jugement esthétique.
Bien entendu, Kant n'emploie pas une telle expression, mais pour nommer
l'efficace particulière de ces parerga invoqués dans la section qui éclaire par des
exemples, l'expression nous semble justifiée. Provoquer un jugement sans en
fournir le principe c'est, dans la logique kantienne, l'intervention d'une causa-
lité sans cause. Les attraits « causent » le jugement esthétique d'une façon très
générale et pourtant ce dernier n'est pas un effet des attraits. Les parerga ont
une efficace causale sans être la cause de leurs effets. L'efficace du Zutat serait
alors, selon notre lecture, l'invention géniale de la Critique de la faculté de juger
esthétique d'une causalité sans cause.
Dans la mesure où ils seraient susceptibles d'exercer une efficace qui re-
lève d'une causalité sans cause ,les parerga ont, nous semble-t-il, un rôle crucial
à jouer dans le dispositif pratique kantien. L'analyse de l'efficace des parerga
est aisément transposable de la discussion de l'expérience esthétique à celle de
l'expérience de la vertu et cette transposition permet de faire sens de ces or-
nements qui apparaissent au seuil de la Méthodologie de la Doctrine de la vertu.
L'analogie est facile : dans les beaux-arts, les ornements servent la beauté, de
laquelle ils ne participent pas, en attirant l'attention, et en maintenant le Gemüt
auprès de la représentation, créant ainsi l'occasion pour un jugement de goût ;
dans le domaine moral, les ornements servent la vertu, de laquelle ils ne parti-
cipent pas, en accrochant l'attention pour créer l'occasion d'un acte vertueux.
Dans les deux cas, ils sont un supplément extérieur (Zutat). L'agréable n'est pas
le beau, le droit n'est pas la vertu, mais l'agréable et le droit peuvent contribuer
à rendre possible cette légère suspension du temps dans laquelle l'attention
peut s'attarder auprès de la forme et ainsi rendre possible un jugement excep-
tionnel. Les ornements sont ainsi des « accessoires » comme l'on est accessoire
à un crime : ce sont des accessoires de l'acte puisqu'ils contribuent à le rendre
2. LA MÉTAPHYSIQUE DES MŒURS : UN APPEL À L'HYPOCRISIE ? 325

possible sans en porter la responsabilité comme le ferait le protagoniste. Les


accessoires ne perpètrent pas l'acte eux-mêmes, mais préparent le terrain en
installant la scène, en y attirant les participants, et en les maintenant en place
pour que le drame puisse avoir lieu. Les accessoires « marchent » parce qu'ils
font marcher les autres. Ainsi, s'ils contribuent à rendre l'acte possible, les ac-
cessoires n'en sont pourtant pas responsables au même titre que celui qui le
« fait 62 ». Les accessoires préparent l'accès. L'effet des parerga est bien indirect,
comme le dit Kant dans la Métaphysique des mœurs. Les parerga, imitations de
la vertu, peuvent remplir leur rôle parce qu'ils seront appréciés à leur juste va-
leur (simple apparence) mais l'attention qu'ils nous extorquent nous conduit à
considérer ce qui a vraiment de la valeur. Ainsi Kant peut-il soutenir que l'ap-
parence n'est ici pas dangereuse parce qu'elle sera tenue pour une apparence
de la vertu alors même qu'elle provoque un désir pour celle-ci. Il peut défendre
l'intuition commune pour laquelle les bonnes habitudes du commerce humain
doivent contribuer à la moralité, sans céder sur le principe qui veut que l'acte
conforme aux lois n'ait, en tant que tel, aucune valeur morale.

La Critique de la faculté de juger permet de comprendre l'argumentaire im-


plicite qui soutend l'affirmation de la Métaphysique des Mœurs, selon laquelle
les parerga de la vertu ont pour effet d'augmenter les chances d'un événement
auquel ils ne participent pas au sens strict. Voilà qui peut à première vue sem-
bler bien peu : Kant lui-même suggère qu'on peut n'y voir que de la «menue
monnaie » . Pourtant si nous repensons au problème de l'éducation morale
dans la perspective que nous évoquions, ces parerga prennent une importance
capitale : n'est-ce pas là la meilleure réponse de Kant au problème qu'il n'ose
évoquer qu'à propos de l'exemple, mais qui nous a semblé devoir s'étendre à
tous les outils pédagogiques, voire à toutes les stratégies ou actes en vue du
progrès moral ? La possibilité de l'éducation morale, ou plus exactement la pos-
sibilité d'agir pour provoquer le progrès de la vertu, semblait irrémédiablement
écartée par l'exigence que la vertu procède de la liberté. Or, les parerga de la
vertu, pourvu qu'on en conçoive l'efficace par analogie avec le rôle des parerga
dans l'expérience esthétique, fournissent justement une réponse à la question
« comment encourager la vertu ? » qui échappe à la difficulté. Le paragraphe

62. Selon le régime de responsabilité formulée dans, et par, le juridique, n'est responsable
que celui qui accomplit l'acte. Cette définition de la responsabilité doit évidemment beaucoup
à la pensée kantienne.
326 7. LES PARERGA ET L'ACTE VERTUEUX

48 propose un stratagème pour mener l'homme à la vertu — contribuer à son


intention vertueuse — sans intervenir en tant que cause. Quand Kant dit des
vertus de société qu'elles sont des moyens « non pas précisément pour travailler
au bien du monde comme à une fin, mais uniquement pour cultiver les moyens
qui y conduisent indirectement < die indirect dahin führt > 63 », il nous semble
que la causalité indirecte dont il est question, est précisément la seule causalité
qui puisse permettre une intervention calculée pour faire avancer la vertu de
l'homme. Qu'il faille encourager la vertu par des « moyens qui y conduisent in-
directement » c'est tout simplement une nécessité étant donné le problème 64 .
Mais c'est aussi un défi pour la pensée. La porte de sortie apparaît dans l'ana-
lyse des effets possibles des attraits sur le jugement esthétique. Lorsque, dans la
Métaphysique des mœurs, Kant reprend l'hypothèse des suppléments de la vertu,
c'est pour y célébrer l'efficace possible de la légalité sur la moralité que l'ana-
lyse aura permis de mettre au jour. Le paragraphe 48 présenterait ainsi, sous
cette lecture, le noyau d'un élément tout à fait essentiel de la pensée kantienne,
en fournissant les prémices de la meilleure réponse que propose le texte kan-
tien au problème d'agir pour le progrès de la vertu. Si cette « réponse » se fait
discrètement, c'est sans doute qu'elle est radicale et osée et que, comme les
ornements eux-mêmes, elle risque à tout moment de devenir nuisible si notre
attention s'y porte de manière erronée. Pourtant, dès lors qu'il a montré qu'il
est possible que l'ornement favorise un jugement du beau, Kant a quelque ma-
nière de défendre la possibilité que l'ornement favorise l'acte vertueux. Forcer
l'adoption de « l'affabilité et la bienséance, humanitas aesthetica et decorum » 65 ,
des manières ou des habitudes qui permettent « d'ajouter ainsi les grâces à la
vertu » peut favoriser l'événement imprévisible que serait l'acte vertueux. Les
ornements de la vertu peuvent favoriser le jugement qui constitue l'acte ver-
tueux en déterminant l'action et lui fournissant sa valeur morale. Telle est la
suggestion que nous entendons dans l'éloge de l'apparence de la vertu. Mais
qu'une telle stratégie ne soit jamais à l'abri de la plus destructive des hypocri-
sies est ici un risque incontournable. Ce danger explique peut-être la discrétion
avec laquelle est avancée la solution géniale des parerga. Il n'en reste pas moins
que c'est là la piste la plus élaborée, et la plus prometteuse, que nous propose le

63. MM, Ak VI 473 ; PIII 772.


64. Le problème de trouver une stratégie pour faire advenir la moralité ne peut avoir
comme solution une stratégie qui serait cause de la vertu, car cela serait contradictoire. Kant
répond en quelque sorte à ce problème en suggérant de favoriser sans « causer ».
65. MM, Ak VI 473 ; PIII 772-3.
3. PLUTÔT UNE SOLUTION GÉNIALE AU PROBLÈME 327

texte kantien pour justifier, selon les exigences de la méthode transcendantale,


de la possibilité de conduire l'homme à la vertu par des actes qui ne relèvent
pas de la liberté transcendantale mais prétendent néanmoins y conduire. Les
ornements de la vertu seraient le choix de la critique qui cherche des instru-
ments pour conduire l'homme au seul choix digne de ce nom : le choix de sa
dignité dans la liberté.

3. Plutôt une solution géniale au problème de faire advenir la moralité

Avec ces accessoires, disions-nous, Kant aurait trouvé une solution géniale
à un problème essentiel de la pensée pratique, celui de justifier qu'il soit pos-
sible de faire quelque chose pour faire advenir la moralité. La logique des pa-
rerga serait une solution géniale pour rendre compte de la possibilité de pro-
voquer l'acte autonome. En faisant appel à l'efficace indirecte des ornements,
Kant peut prétendre que (s')imposer des codes c'est, non seulement une ma-
nière de remplir des conditions minimales pour l'acte de vertu (conformité de
l'action à ce que dicte la loi morale), mais aussi une manière de contribuer à
mettre en place les conditions suffisantes (l'intention vertueuse). Si nous quali-
fions cette solution de « géniale » c'est surtout parce qu'elle doit tant à la figure
du génie. En effet, si la Critique de la faculté de juger fournit des analyses essen-
tielles pour articuler le principe d'une réponse au problème de comment faire
advenir la moralité de l'homme, cela se fait grâce à l'élaboration de la théorie
du génie.
Nous l'avons noté, l'art n'est pas l'objet central de cette Critique. Pourtant,
l'analyse des conditions de possibilité d'un objet méritant le nom d'œuvre d'art,
ou plus exactement d'œuvre de génie (celle qui est susceptible de fournir l'occa-
sion d'un jugement de goût), pousse Kant à son analyse la plus complète, mais
aussi à sa conception la plus positive, d'une production humaine qui s'inscrit
dans deux causalités, celle de la nature et celle de la liberté. C'est, ne l'oublions
pas, sa double inscription dans ces régimes de causalité qui lègue à la raison
humaine son destin déchiré. Or, dans la Critique de la faculté de juger, Kant va
découvrir la nécessité, et la possibilité, de se représenter un jugement avec un
double rapport à la causalité qui n'est pas de l'ordre du déchirement et du non-
sens, mais qui est, au contraire productif 66 . L'analyse du jugement du beau
pousse en effet Kant à poser qu'il faut dépasser l'opposition entre, « déterminé

66. Un rapport double ou, comme nous le préciserons au chapitre suivant, un rapport deux
fois double.
328 7. LES PARERGA ET L'ACTE VERTUEUX

par une règle » et « sans rapport à la règle », pour penser ce type de jugement.
Pour résoudre l'antinomie du goût qui oppose réglé et non réglé, Kant ne pour-
suit pas la voie habituelle qui consiste à montrer que les conditions apparem-
ment antinomiques se situent en fait sur des plans différents. L'antinomie du
goût sera résolue en posant que la conformité à une règle indéterminée est
une condition qui satisfait simultanément les deux conditions apparemment
antinomiques 67 . Ainsi, pour la première fois, la pensée critique ne cherche pas
tant à résorber la contradiction qu'à la rendre productive d'une pensée de la
contradiction, une contradiction productive, justement. La solution ne sera
pas de dissoudre l'antinomie mais de concevoir les conditions de possibilité d'y
séjourner 68 . Cette réponse à l'Antinomie donne le ton : dans la troisième Cri-
tique, Kant va aborder les contradictions irréductibles par l'homme qui ne sont
pas pour autant sans sens pour lui. En particulier, il va analyser une activité
du jugement qui, pour être contradictoire selon les règles d'école, n'en est pas
moins sensée pour le philosophe critique. Par là, l'analyse du jugement esthé-
tique jette une nouvelle lumière sur les capacités de l'homme eu égard à son
séjour dans le monde, eu égard au sens qu'il peut donner à son destin déchiré.
Plus précisément, l'analyse des conditions de possibilité de l'œuvre de génie
permet à Kant de décrire une modalité du faire qui remplit les conditions pour
être un « faire » libre.
La théorie du génie apporte une contribution essentielle : l'invention d'une
nouvelle théorie de l'imitation. L'élaboration d'une nouvelle conception de
l'imitation est, en effet, un des héritages les plus importants que nous lègue
la théorie kantienne du génie. La Critique de la faculté de juger pose la possi-
bilité d'une imitation qui est justement aussi une invention. Pour formuler
la théorie de l'imitation propre au génie, Kant doit en quelque sorte formu-
ler une nouvelle théorie de l'exemple ; la modalité de production du génie est

67. Voir CJ, Ak V 339sq. ; PII 1127sq.


68. La solution à l'Antinomie du goût vise en effet à montrer que l'on peut tenir ensemble
aussi bien la thèse que « le jugement de goût ne se fonde pas sur des concepts » que l'antithèse,
« le jugement de goût se fonde sur des concepts », pour peu que l'on accepte que le concept
en question soit indéterminé. Autrement dit, Kant ne va pas montrer ici que les perspectives
de la thèse et de l'antithèse sont différentes et incompatibles, mais au contraire que l'on peut
les réconcilier : « toute contradiction disparaît si je dis : le jugement de goût se fonde sur un
concept. . .à partir duquel néanmoins rien, eu égard à l'objet, ne peut être reconnu et prouvé,
parce qu'il est en soi indéterminable et impropre à la connaissance » (CJ, Ak V 340 ; PII 1128).
Voilà une manière de résoudre l'Antinomie qui est bien différente de ce qui permet la solution
des Antinomies dans les deux premières critiques.
3. PLUTÔT UNE SOLUTION GÉNIALE AU PROBLÈME 329

l'imitation exemplaire. L'œuvre du génie, nous dit Kant, doit être exemplaire
(exemplarisch) ; voilà un terme nouveau dans le vocabulaire kantien mais essen-
tiel pour la troisième Critique 69 . Exemplaire y désigne un rapport particulier
à l'imitation et, plus précisément, un rapport à une « imitation » bien parti-
culière. Il s'agit d'une conception de l'imitation qui, sans la renier, dépasse la
conception de l'imitation qui règle la condamnation des exemples sous pré-
texte que « l'imitation <Nachahmung> n'a aucune place en moralité 70 ». Elle la
dépasse en ce sens que l'imitation nouvelle que Kant envisage, prend bien ce
qu'elle imite pour modèle, mais selon une modalité de l'imitation toute nou-
velle : cette imitation ne prend pas le modèle pour règle de sa production. Ne
visant pas la reproduction du modèle, cette imitation ne peut pas être assimi-
lée à une reproduction mécanique ; la production qui en résulte n'est pas alors
nécessairement de l'ordre de l'hétéronomie. Or, cette théorie de l'imitation gé-
niale nous permet de donner un nouveau sens à l'appel à imiter l'exemple du
maître. En outre, nous le verrons, cette nouvelle « imitation » permet de re-
lier les deux registres de l'analyse de l'efficace de l'exemple que nous avons
trouvé dans le texte de Kant : celui de l'imitation et celui de l'inspiration. Nous
avons vu que, d'une part, à la fois les condamnations et les célébrations des di-
vers rôles possibles pour les exemples semblent déterminées par une analyse
de la non-pertinence de l'imitation comme méthode pour conduire à la mora-
lité mais que, d'autre part, si la problématique de l'imitation est déterminante,
elle ne permet pas, à elle seule, de faire sens de certains des propos que tient
Kant au sujet des exemples. Si l'imitation, conçue comme une reproduction
selon la règle donnée par le modèle, ne semble pas liée aux propos concernant
les preuves de faisabilité ou l'encouragement, la théorie du génie va permettre
d'articuler ces problématiques diverses qui se rencontrent dans l'analyse du rôle
de l'exemple.
L'œuvre du génie, comme le jugement esthétique, se caractérise par un
rapport très particulier à la règle, non pas à une règle particulière, mais au
principe même d'une règle comme principe. C'est en effet un double rapport à
l'imitation qui dénote le génie. Le paragraphe 46 de la Critique de la faculté de

69. En effet, si les termes liés à l'exemple n'ont pas en général un privilège explicite dans
le texte kantien, il en va autrement dans la Critique de la faculté de juger esthétique. L'adjectif
exemplaire y sera invoqué à maintes reprises pour caractériser l'œuvre d'art, les produits de
génie et le jugement esthétique lui-même.
70. FMM, Ak IV 409 ; PII 269. Cf. chapitre 5, p.230.
330 7. LES PARERGA ET L'ACTE VERTUEUX

juger propose une formalisation des analyses kantiennes qui illustre comment
celles-ci posent à la fois que le génie est celui qui produit ce qui n'est déterminé
par aucune règle (ce qui ne provient pas de l'imitation mais de l'originalité) et
que l'œuvre de génie peut servir de règle. Kant y résume ses analyses ainsi :

Il en ressort : 1º que le génie est un talent qui consiste à produire ce


pour quoi on ne saurait donner de règle déterminée <wozu sich keine
bestimmte Regel geben lässt> : il n'est pas une aptitude à quoi que ce
soit qui pourrait être appris d'après une règle quelconque par consé-
quent, sa première caractéristique doit être l'originalité ; 2º que, dans
la mesure où l'absurde peut être lui aussi original, les productions du
génie doivent être également des modèles, c'est-à-dire exemplaires ;
sans être elles-mêmes créées par imitation, elles doivent être propo-
sées à l'imitation des autres, c'est-à-dire servir de critère ou de règle
au jugement <zum Richtmaße oder Regel der Beurtheilung, dienen müs-
sen> 71 .

Le génie est un talent pour produire « ce pour quoi on ne saurait donner de


règle déterminée ». Aucune procédure ne peut être formulée qui puisse déter-
miner la production de l'œuvre de génie ; l'originalité est la première des carac-
téristiques de l'œuvre de ce dernier. Pourtant — et Kant enchaîne immédiate-
ment et en donnant la même importance à cette deuxième caractéristique — la
production du génie doit être « exemplaire<exemplarisch> », c'est-à-dire qu'elle
doit « servir de règle au jugement ». Cette deuxième condition permet de faire
le partage entre l'œuvre de génie et l'absurde (Unsinn). Puisque l'absurde peut
aussi être original, explique Kant, il faut que l'œuvre du génie se caractérise par
autre chose que la seule originalité : elle ne doit pas être si singulière qu'elle
n'offre aucune prise au jugement. Pour ne pas être absurde, le jugement doit
pouvoir en faire sens ; le jugement doit pouvoir la juger. Dès lors, il doit y avoir
une règle qui permette au jugement de faire sens de l'œuvre originale.
L'originalité doit ainsi se conjuguer avec l'exemplarité pour que l'on puisse
qualifier une œuvre d'œuvre de génie. Mais l'exemplarité n'est-elle pas anti-
nomique à l'originalité, la première condition exigeant l'inscription possible
dans un système de règles, la dernière l'interdisant ? L'enjeu de la réflexion cri-
tique sur le jugement esthétique est justement de montrer que, pour contraires
qu'elles paraissent, ces conditions ne sont pas toujours irréconciliables. C'est

71. CJ, Ak V 307-8 ; PII 1090.


3. PLUTÔT UNE SOLUTION GÉNIALE AU PROBLÈME 331

d'ailleurs précisément parce qu'il y a une modalité du jugement, et une mo-


dalité de la production d'objets correspondants, qui rassemble ces deux condi-
tions, qu'est possible d'une part, un jugement spécifiquement esthétique et,
d'autre part, la production d'objets susceptibles de provoquer de tels juge-
ments. Kant va en effet défendre l'idée qu'il est possible de réconcilier ces deux
conditions (l'originalité qui dicte que l'œuvre ne peut être déterminée par au-
cune règle et l'exemplarité qui exige qu'elle soit source de critère pour le juge-
ment) pour autant que l'on admette la possibilité d'une imitation particulière
qui ne se réduise pas à une répétition déterminée par des règles, ce qu'il appe-
lera une imitation qui soit un « suivre » plutôt qu'un « imiter ».

Succession <Nachfolge>, référée à un précédent, et non pas imita-


tion <Nachahmung>, voilà l'expression juste pour désigner toute in-
fluence qu'un créateur exemplaire <exemplarischen Urhebers> peut
exercer sur d'autres grâce à ses œuvres ; mais cela signifie simple-
ment : puiser aux mêmes sources que lui et n'emprunter au prédé-
cesseur que le style de sa démarche <aus denselben Quellen schöpfen,
woraus jener selbst schöpfte, und seinem Vorgänger nur die Art, sich dabei
zu benehmen, ablernen> 72 .

Une succession qui n'est pas imitation, une Nachfolge qui n'est pas Nachahmung :
voilà l'influence (Einfluß) que peut avoir un créateur exemplaire (exemplarische
Urheber) sur son successeur. Qu'un autre, puisant aux mêmes sources, puisse
à nouveau produire une œuvre, voilà qui marque l'œuvre de créateur. C'est
précisément sa capacité à provoquer sa propre succession qui définit dès lors,
l'œuvre de génie.

Ainsi, la production d'un génie (selon ce qu'il faut attribuer dans cette
création au génie, et non à ce qui peut faire l'objet d'un apprentissage,
ou à l'école) n'est pas un exemple qu'il faut imiter (car dans ce cas,
ce qui y est génial et constitue l'âme de l'œuvre disparaîtrait), mais
l'héritage qu'assumera un autre génie, et qui l'éveillera au sentiment
de sa propre originalité afin d'exercer dans l'art sa liberté par rapport
aux contraintes des règles, de sorte que ce génie ira même jusqu'à
donner à l'art une règle nouvelle, et qu'ainsi son talent se révélera
exemplaire 73 .

72. CJ, Ak V 283 ; PII 1059.


73. « Auf solche Weise ist das Product eines Genies (nach demjenigen, was in demselben dem Genie,
nicht der möglichen Erlernung oder der Schule zuzuschreiben ist) ein Beispiel nicht der Nachahmung
(denn da würde das, was daran Genie ist und den Geist des Werks ausmacht, verloren gehen), sondern
der Nachfolge für ein anderes Genie, welches dadurch zum Gefühl seiner eigenen Originalität aufgeweckt
332 7. LES PARERGA ET L'ACTE VERTUEUX

La production du génie donne, non pas un exemple à imiter, mais un exemple


à suivre (un héritage à assumer dit la traduction française en marquant bien
qu'il s'agit de tout autre chose mais en masquant qu'il y a encore référence à
l'exemple). Le modèle n'est pas tant un modèle du résultat de la production
qu'un modèle de la modalité de la production : le successeur doit assumer l'hé-
ritage, ou imiter selon cette imitation qui consiste à puiser aux mêmes sources,
à répéter le geste productif. La production d'un génie propose un exemple non
pas à imiter mais à suivre, « ein Beispiel nicht der Nachahmung . . .sondern der Nach-
folge für ein anderes Genie 74 ». En distinguant l'imitation qui consiste à reproduire
l'artefact, de celle qui consiste à répéter le processus de production, Kant pose
que le produit du génie peut servir de modèle à une imitation sans pour autant
s'inscrire dans un processus de production régi par des règles déterminées 75 .
L'œuvre exemplaire, l'exemple à suivre, est autre chose que l'exemple qui est
un modèle à imiter, même si le même objet phénoménal peut être les deux 76 .
La « succession », la Nachfolge : voilà le nom d'une manière d'imiter exem-
plairement un modèle ou d'imiter un modèle exemplaire. L'imitation n'est
alors pas dictée par la règle de l'exemple mais s'inspire de l'exemple ; ce qui
est emprunté ce n'est pas un chemin, mais une démarche. Plus exactement,
selon l'allemand, ce qui est emprunté c'est justement la manière de prendre
l'exemple : ce que l'on apprend du prédécesseur, c'est comment prendre l'exem-
ple proposé. Kant explique en effet, que dans la Nachfolge, il s'agit d'apprendre
du prédécesseur comment prendre son exemple (« seinem Vorgänger nur die Art,
sich dabei zu benehmen, ablernen »). Telle est la nouvelle imitation de l'exemple
qui va permettre de repenser aussi bien la valeur exemplaire des ornements

wird, Zwangsfreiheit von Regeln so in der Kunst auszuüben, daß diese dadurch selbst eine neue Regel
bekommt, wodurch das Talent sich als musterhaft zeigt » (CJ, Ak V 318 ; PII 1102).
74. La traduction française laisse penser que Kant affirme que la production du génie n'est
pas un exemple mais plutôt un héritage. L'allemand dit plus exactement que ce n'est pas tel
type d'exemple mais plutôt tel autre : pas un exemple à imiter, mais un exemple auquel on doit
succéder.
75. Si une imitation qui consiste à reproduire le produit, constituait une reproduction de
l'œuvre de génie, on pourrait en déduire que cette œuvre était susceptible de production
d'après des règles déterminées. Cela annulerait la spécificité que Kant tient à reconnaître à
l'œuvre de génie, spécificité sans laquelle l'expression perd son sens.
76. Les deux tour à tour, ou les deux en même temps ? C'est un des enjeux. Si pour les
besoins de l'analyse Kant décrit ces deux modalités de l'exemple comme deux efficaces alter-
natives, la richesse du concept d'exemplarité qui ressort de la Critique de la faculté de juger tient
à ce que Kant plaide pour, et s'essaie à, penser ces deux efficaces conjuguées l'une à l'autre.
C'est ce qui ressort plus clairement de son analyse de l'exemple de la Révolution française que
nous allons examiner au chapitre suivant.
3. PLUTÔT UNE SOLUTION GÉNIALE AU PROBLÈME 333

de la vertu que l'efficace possible des exemples mobilisés dans l'éducation pra-
tique.

Si Kant décrit explicitement l'œuvre du génie comme le produit de l'es-


prit libre 77 , il n'effectue pas explicitement la transposition entre les analyses de
la production artistique et le domaine pratique. Son texte nous y encourage
pourtant, notamment par des rapprochements de vocabulaire. En effet, après
la Critique de la faculté de juger, certains termes viennent s'insérer dans sa des-
cription de la vertu (notamment dans la Métaphysique des mœurs) qui renvoient
aux analyses du jugement esthétique. Nous avons déjà constaté que le terme
parerga, invoqué d'abord dans les analyses de l'œuvre d'art, est repris lorsqu'il
s'agit de considérer le rapport entre légalité et moralité dans la Doctrine de la
vertu. Frappant aussi, est l'usage du terme d' « auteur » (Urheber) qui, avant la
Critique de la faculté de juger est réservé à des discussions théologiques, mais est
employé, dans la Métaphysique des mœurs, pour caractériser l'acte vertueux 78 .
En effet, dans la Métaphysique des mœurs, décrivant l'acte du sujet « considéré
du point de vue de la liberté de son arbitre », Kant parle de l'agent comme au-
teur original (Urheber) :
[o]n appelle acte une action pour autant qu'elle est soumise à des lois
d'obligation et qu'en elle par conséquent, le sujet est considéré du
point de vue de la liberté de son arbitre. À travers un tel acte, l'agent
est considéré comme l'auteur < Urheber > de l'effet <Wirkung> et
celui-ci ainsi que l'action <Handlung> elle-même peuvent lui être im-
putés 79 .

Le sujet, considéré du point de vue qui en fait un agent avec un libre-arbitre, est
l'« auteur » de son acte et, à ce titre, doublement responsable puisqu'il est res-
ponsable non seulement de l'action, mais aussi de son « effet ». L'acte est donc
plus que l'action qui en est le résultat dans le monde phénoménal ; il comporte

77. Par exemple, « l'esprit, qui dans l'art doit être libre et seul anime l'œuvre » (CJ, Ak V 304 ;
PII 1085-6).
78. Presque toutes les occurrences de ce terme se trouvent dans des discussions concer-
nant Dieu. Mais dans la Religion dans les limites de la simple raison, Kant explique que le fait de
« [p]osséder l'une ou l'autre intention par nature comme disposition innée » n'implique pas que
l'homme « n'en puisse être l'auteur <Urheber> » (Religion, Ak VI 25 ; PIII 36). Autrement dit,
l'homme peut être l'auteur de l'usage de la liberté, même si cette liberté lui est en quelque sorte
donnée d'avance par une disposition innée. Dans un passage du Conflit des facultés, lorsqu'il est
question, justement, de la possibilité pour l'espèce humaine, être auteur de son avancée vers
le mieux, Kant recours encore au terme « Urheber » (Conflit des facultés, Ak VII 84 ; PIII 893).
79. MM, Ak VI 223 ; PIII 470.
334 7. LES PARERGA ET L'ACTE VERTUEUX

une « action<Handlung> » et un « effet » (ici appelé Wirkung). L'acte vertueux,


le faire ce que l'on doit faire, est un faire, un tun de l'ordre du Tat comme
on peut l'apprendre dès l'Introduction qui précède la Doctrine du droit, lorsque
Kant définit justement la notion morale de responsabilité :
L'imputation (imputation) au sens moral est le jugement par lequel
on regarde quelqu'un comme l'auteur (causa libera) d'une action qui
s'appelle alors acte <Tat> (factum) et est soumise à des lois 80 .

Ce vocabulaire fait écho à celui de la Critique de la faculté de juger où la définition


même de la création se fait en termes de la différence entre une simple action
(ici appelé Wirkung) et une action qui relève du faire propre au génie :
l'art se distingue de la nature comme le faire (facere) se distingue de
l'agir ou de l'effectuer en général (agere), et le produit ou la consé-
quence de l'art se distingue en tant qu'œuvre (opus) du produit de la
nature en tant qu'effet (effectus) 81 .

Kant distingue ainsi d'une part, le faire (facere) qui produit une œuvre d'art
et, d'autre part, l'action (Handeln ou Wirkung) qui produit de simples effets de
l'ordre de l'effectus, c'est-à-dire qui s'inscrit dans la logique du rapport entre
cause et effet qui gouverne l'analyse théorique du monde phénoménal. Or, à
la lumière de cette distinction, qualifier l'acte vertueux d'acte dû à une cause
libre qui produit un Tat ou factum, cela ne revient-il pas à le considérer comme
un opus — une œuvre ? L'acte comporte une simple action (Handlung), l'ac-
tion qui s'inscrit dans l'ordre de la causalité naturelle, mais il a aussi une autre
« conséquence » ou un autre effet. Cette autre conséquence est de l'ordre du
factum. On peut alors dire que, dans la pensée kantienne, l'acte vertueux relève
non pas de l'agere mais du facere ; c'est une œuvre de la raison qui s'inspire de
la représentation d'autres œuvres.
La récurrence dans la Métaphysique des Mœurs des termes auteur, auctor, ou
originateur (Urheber), dans la description de l'acte autonome, nous encourage
à penser l'acte de la liberté, de la causa libera, dans les termes de la distinction
qui organise l'analyse de la création artistique : comme l'œuvre de génie, l'acte
vertueux n'est pas une simple action mais un « faire », une œuvre. Mais ces
suggestions n'ont d'importance que parce que le rapprochement se fonde sur

80. MM, Ak VI 227 ; PIII 475.


81. « Kunst wird von der Natur, wie Tun (facere) vom Handeln oder Wirken überhaupt (agere),
und das Produkt, oder die Folge der erstern als Werk (opus) von des letztern als Wirkung (effectus)
unterscheiden » (CJ, Ak V 303).
3. PLUTÔT UNE SOLUTION GÉNIALE AU PROBLÈME 335

la congruence extraordinaire entre la modalité de la production artistique, telle


qu'elle est décrite dans la troisième Critique, et la modalité de l'exercice de la
liberté telle que Kant la conçoit. En effet, selon l'analyse critique, l'œuvre du
génie et l'acte vertueux doivent tous deux être des événements exceptionnels
et singuliers, qui donnent naissance à un Tat et non un simple Wirkung. Dans
les deux cas, ce n'est pas une production mécanique qui est engagée mais bien
la production d'une œuvre à travers un jugement particulier. L'œuvre du génie
est toujours singulière, en dehors de tout déploiement téléologique du savoir
faire. L'acte vertueux, s'il a lieu, est lui aussi le fruit d'un jugement en dehors
d'un quelconque développement téléologique ou historique : la vertu, dit Kant,
recommence toujours au début 82 . L'œuvre du génie et l'acte vertueux sont
tous deux pensés par Kant comme « ayant lieu » en dehors de l'articulation de
succession temporelle qui gouverne ce qui est produit en suivant des règles 83 .
Certes ils s'inscrivent aussi dans un tel système 84 , mais ce qui dépasse l'action
dans l'acte, s'inscrit dans la « temporalité » de la succession entre un génie et
l'autre.
L'acte vertueux est aussi original que l'œuvre de génie ; comme lui, il doit
être exemplaire. Voilà que l'hypothèse du rapport si particulier entre modèle et
œuvre successive posée par Kant lorsqu'il nomme la Nachfolge, nous donne un
nouveau modèle, justement pour penser le rapport du jugement qui détermine
l'acte vertueux à ce qui peut lui servir de modèle. En effet, si le jugement pur
pratique, le jugement qui fait acte vertueux peut suivre un modèle exemplaire-
ment, cela explique l'efficace aussi bien des parerga de la vertu que des exemples
dont Kant recommandait l'usage dans la Critique de la raison pratique. Rappelons
qu'alors même qu'il condamne l'imitation de héros romanesque comme contre

82. « Die Tugend. . .hebt doch auch immer von vorne an » dit Kant (MM, Ak VI 409 ; PIII 694). Il
y a toujours un nouveau début, et ce, malgré le fait que la vertu soit « en progrès ».
83. Au chapitre 4 nous avons tenté de montrer que le jugement pur de goût doit être pensé
comme « ayant lieu » en dehors de l'organisation du lieu qui structure les phénomènes : pour
que le jugement puisse être ohne alle Interesse il doit se faire « ailleurs », « avant » la scission entre
le monde et moi. Voilà qui pouvait déjà suggérer que l'esthétique se soustrait à la tempora-
lité phénoménale. Avec l'analyse du rapport du génie à ses prédécesseurs et ses successeurs,
l'hypothèse d'une temporalité de l'exemplarité se précise — même si Kant ne le soulignera
explicitement jamais en ces termes.
84. Plus précisément, l'action qui est une des conséquences de l'acte vertueux s'inscrit dans
l'ordre des phénomènes et, comme telle est régie par les lois de la nature. De même, l'objet
qui est la trace tangible de l'œuvre de génie est, comme tous les objets, soumis aux lois qui
régissent les phénomènes.
336 7. LES PARERGA ET L'ACTE VERTUEUX

productif en ce qui concerne l'éducation à la vertu, Kant recommande aux édu-


cateurs de faire usage des exemples qu'ils peuvent trouver dans les biographies
anciennes. Kant ne peut alors qu'affirmer que ces exemples peuvent encou-
rager la vertu. Les analyses du jugement esthétique fournissent une nouvelle
hypothèse quant à une telle possibilité : l'efficace des exemples ne pourrait-
elle pas ressembler à celle des parerga ? Elle nous fournit en tout cas un modèle
pour penser une efficace qui a une « influence » sans être déterminante, soit
précisément le type d'effet que Kant prête aux exemples dans la Méthodologie
de la Critique de la raison pratique. Si la Critique de la faculté de juger n'apporte
aucune confirmation directe de l'effet possible de tels exemples, elle donne
pourtant à constater une certaine sensibilité de la faculté de juger qui plaide
en faveur de la possibilité dont Kant fait l'hypothèse. Autrement dit, après la
troisième Critique, le philosophe ne doit plus se contenter d'affirmer que les
exemples doivent pouvoir encourager à la vertu, sinon il faut se résigner à la
catastrophe du scepticisme. Après les analyses du jugement esthétique, Kant
peut alléguer l'efficacité des ornements pour défendre la plausibilité de l'effi-
cacité qu'il attribue aux exemples. Kant affirme que les exemples racontés par
le maître éveillent l'attention de l'élève et que cette attention peut le porter
ensuite à un jugement pur pratique ; dès lors qu'il est attesté, par l'analyse du
jugement esthétique, que la faculté de juger peut ainsi être éveillée à la beauté
par quelque chose qui ne relève pas du beau, la possibilité que les exemples,
même si ceux-ci ne sont pas des actes de vertu mais de simples projections de
ces actes, mobilisent la faculté de juger pratique est en quelque sorte indirecte-
ment attestée. Ni la simple apparence de vertu, ni l'histoire d'un acte prétendu
vertueux ne sont des réalités phénoménales qui relèvent de la vertu. Pourtant,
ils peuvent éveiller la faculté de juger à la conscience d'un acte qui ne serait
pas déterminé par les lois de la sensibilité et cela peut donner l'impulsion sup-
plémentaire nécessaire à l'émission d'un jugement qui ferait acte de vertu. Si
l'imitation peut être Nachfolge, alors la faculté de juger peut « imiter » l'exemple
de bonne conduite pour conduire l'homme, non pas à la simple légalité mais,
indirectement, à la moralité proprement dite. Peu importe alors, que l'exemple
soit proposé à l'homme par une société respectant les convenances, ou par un
maître à la conduite exemplaire ou encore par l'histoire d'un honnête homme ;
si l'homme suit l'exemple au lieu de l'imiter, plus exactement si l'homme suit
l'exemple que l'exemple produit dans son jugement, cela peut le conduire à
la vertu. À condition de bien le « prendre », l'exemple peut avoir une efficace
exemplaire pour conduire à l'acte vertueux.
3. PLUTÔT UNE SOLUTION GÉNIALE AU PROBLÈME 337

Nous avons souligné combien il était compliqué de penser l'efficace d'un


outil qui puisse servir la moralité dans le contexte de la pensée critique de la
moralité. Toute « cause » de la vertu semblait problématique dans la perspec-
tive de l'inefficacité, fût-ce dans l'efficacité, qui guette tout moyen pour porter
à la moralité dans sa définition kantienne. Or, notre détour par le jugement es-
thétique permet maintenant de penser une exemplarité dont l'efficace échappe
justement à l'aporie : à partir de l'analyse des conditions de possibilité du juge-
ment esthétique, on peut penser avec Kant, que ce qui provoque un jugement
n'en est pas nécessairement la cause au sens de fondement. La troisième Cri-
tique conclut en effet, que l'objet dont la représentation provoque un jugement
du beau n'est pas le fond du jugement et n'est en aucun cas une cause déter-
minante du jugement. Il n'en reste pas moins qu'il peut provoquer un tel ju-
gement 85 . Un tel schéma de causalité permet de penser qu'un exemple puisse
encourager un jugement pur pratique sans être déterminant et donc sans com-
promettre la liberté à laquelle il prétend conduire. L'efficace qui échappe à
l'aporie est celle de l'exemple qui provoque, sans « causer » au sens strict et
déterminant du terme. Nous pouvons maintenant comprendre le choix du
terme « encourager<Aufmutern> » pour nommer l'effet de l'exemple dans le
domaine pratique, non plus comme le choix d'un terme peu précis quant à
la nature de l'effet, mais au contraire comme le choix d'un terme qui serait à
même de décrire précisément une aide non déterminante. L'encouragement
que le génie offre à son successeur constitue une causalité qui, sans être déter-
minante, n'est pas sans effets ; une provocation qui ne garantit pas son effet, et
qui, surtout, n'en détermine pas les contours ; une causalité sans cause, voilà
précisément le seul type d'efficace dont on pourrait espérer qu'elle porte à la
vertu. Voilà ce que nomme l'« encouragement » fourni par les exemples. Si,
étant formellement différente du modèle dominant de causalité (calqué sur la
causalité newtonienne), une telle causalité n'est pas facile à penser, les termes
de la critique du jugement esthétique nous fournissent eux-mêmes quelque
encouragement ici. Les parerga que Kant nous appelle à adopter sont ici une
première entrée en matière, annonçant les exemples qui apparaissent quelques
pages plus loin dans la Méthodologie. Si les parerga fonctionnent dans le domaine
pratique comme les ornements dans le domaine esthétique, sans doute les ex-
emples peuvent-ils aussi fonctionner selon la causalité indirecte vers laquelle

85. Bien entendu, il peut aussi ne pas provoquer un tel jugement ; il en fournit l'occasion qui
peut ne pas être saisie. Il n'y a aucun déterminisme dans le rapport entre objet et jugement.
338 7. LES PARERGA ET L'ACTE VERTUEUX

Kant nous oriente ici. Fonctionner indirectement, cela veut dire que les exem-
ples ont une autre efficace que celle qu'ils auraient en fournissant une règle de
production ou une règle d'action. L'encouragement que, selon les Fondements
de la métaphysique des mœurs, les exemples fournissent, doit être pensé par ana-
logie avec l'encouragement que l'œuvre du génie fournit aux génies qui lui
succèdent, selon la théorie du génie avancée par la Critique de la faculté de juger.
Tout comme l'œuvre du génie esthétique peut, à l'occasion, éveiller le génie
qui sommeille en un spectateur et, par là, motiver une nouvelle production de
génie, l'exemple moral présenté à l'élève pourrait éveiller le « génie moral » en
lui et motiver un nouvel acte de vertu 86 . Le « génie moral » n'est pas une ex-
pression de Kant, mais il semble bien que la meilleure explication du rapport
de l'exemple à l'élève, et au nouvel acte de vertu, se conçoive de la même ma-
nière que le rapport de l'œuvre du génie au spectateur et à la nouvelle œuvre
de génie qu'elle peut encourager. Dans les deux cas, si l'on confond l'exemple
avec un modèle à imiter, une règle à suivre, alors on passe à côté de l'essentiel
de la « leçon », mais il y a une chance que l'occasion provoquera non pas une
imitation, mais au contraire une nouvelle production. Les exemples donnent
à l'esprit du courage pour cela 87 . Les exemples encouragent le courage.
Selon notre lecture donc, aussi bien les parerga de la vertu, que les exemples
racontés par un maître qui s'y connaît, feraient avancer la vertu parce qu'ils ne
font qu'une partie du travail ; ils créent l'occasion pour le travail du jugement.

86. Notons que le génie, lorsqu'il est éveillé par un produit exemplaire du goût, produit à
son tour une œuvre par un jugement esthétique (la production du génie est l'œuvre du ju-
gement). Le jugement esthétique par lequel le génie appréhende l'œuvre de son prédécesseur
fournit ainsi une impulsion vers une nouvelle production. C'est un enchaînement analogue que
les exemples doivent provoquer dans le domaine pratique : le jugement porté sur l'exemple,
qui permet d'y « voir » un acte qui n'est pas déterminé par les lois de la sensibilité, aurait un
effet sur l'esprit tel, qu'il pousserait/encouragerait à une nouvelle production d'acte vertueux.
87. Comment attribuer un rôle si important aux exemples de vertu tout en maintenant
qu'il n'y en a pas ? En soulevant cette question nous apercevons un éclaircissement apporté par
les analyses du jugement esthétique : qu'il n'y ait aucun exemple d'acte vertueux n'empêche
pas qu'un jugement soit porté sur la vertu. Là encore laissons nous guider par l'analogie : à
proprement parler il n'y a aucun acte dont on puisse dire voilà un acte vertueux, mais rappelons
il n'y a aucun objet dont on puisse dire voilà un objet beau et cela n'empêche pas les jugements
du beau. C'est notre jugement de l'objet qui est l'occasion de beauté, c'est dans notre rapport
à la Vorstellung qu'il y a beauté. Pour la vertu ce n'est pas dans l'acte mais dans la disposition
de l'esprit, du Gemüt lui-même qu'il peut y avoir vertu « à juger ». Ainsi le rapprochement
avec le beau éclaire comment cela n'est pas nécessairement contradictoire d'affirmer que les
exemples de vertu encouragent et en même temps qu'il n'y a pas d'exemples de vertu. Il n'y
a pas nécessairement là une contradiction absurde ; c'est plutôt le signe d'une l'exemplarité
particulière.
3. PLUTÔT UNE SOLUTION GÉNIALE AU PROBLÈME 339

Ils ne mènent pas directement au but. Ou plutôt ils n'y mènent que si nos che-
mins se séparent des leurs. Ils préparent la scène pour un acte autonome en
attirant le sujet, en le charmant pour qu'il hésite un instant, au seuil de la vertu
et pourtant, ni ils ne suggèrent directement comment passer ce seuil, ni n'in-
duisent le saut qui y serait nécessaire. Loin d'être un signe de leur insuffisance,
le fait que les parerga, ou les exemples, ne nous portent pas, mais, au contraire,
nous renvoient à nos propres capacités pour la transition cruciale de la légalité
à la moralité, permet leur efficace : ils peuvent situer l'homme pour que celui-ci
se saisisse de son autonomie. Voilà l'argumentation qui permet de faire sens de
ce qui peut sembler étonnant venant de Kant : l'encouragement à une certaine
hypocrisie fait sens comme éloge d'une efficace détournée de l'exemple. Les
coutumes sociales peuvent être instrument de « progrès », de l'avènement d'un
acte vertueux, justement parce qu'elles peuvent avoir deux effets : d'une part,
elles peuvent servir de règles de comportement ce qui sert de modèle pour la
légalité (c'est là le rôle de l'exemple comme modèle à imiter, l'exemple comme
première éducation de l'homme inculte) mais, d'autre part, elles peuvent pro-
voquer, non pas la reproduction de la légalité mais une nouvelle production
— l'acte vertueux. Les parerga, comme les exemples, de la vertu sont à recom-
mander parce qu'étant donné l'extrême fragilité de l'autonomie, leur efficace
indirecte semble la mieux à même de se charger de cette tâche impossible qui
consiste à induire l'acte autonome.
Nous avons voulu montrer que la Critique de la faculté de juger permet de
faire sens de l'efficace que revendique la Métaphysique des mœurs pour les or-
nements de la vertu. Les analyses de la troisième Critique montrent en outre
que la faculté de juger peut juger exemplairement, selon un sens de ce terme
que Kant développe pour rendre compte du jugement esthétique mais aussi de
l'œuvre de génie. La logique de cette exemplarité permet de rassembler en une
« logique » les diverses thématiques qui se croisent dans l'analyse kantienne de
l'efficace des exemples dans le domaine pratique. En effet, Kant évoque au sujet
de l'exemple pratique, la problématique de l'imitation mais aussi celle de l'en-
couragement, ou encore celle de preuves de faisabilité sans éclairer le rapport
entre ces diverses problématiques. Or, la conception kantienne du génie arti-
cule explicitement ces mêmes problématiques : l'œuvre géniale se définit, non
seulement par son rapport à l'imitation, mais aussi par sa capacité à encourager
ses successeurs. Qui plus est, c'est précisément une tension productive entre le
registre de l'imitation et le registre de la production originale qui permet, selon
340 7. LES PARERGA ET L'ACTE VERTUEUX

la troisième Critique, de parler d'exemplarité. Ainsi, la théorie de l'exemplarité


de « certains produits de goût » 88 est en quelque sorte une théorisation de
l'exemple qui rassemblerait toutes les caractéristiques que Kant accorde aux
exemples dans leur efficace par rapport au jugement pratique, sans pouvoir
théoriser leur rapport.
L'exemplarité formulée par la troisième Critique est alors l'articulation con-
ceptuelle qu'il manquait à la pensée pratique à la fin de la Critique de la raison
pratique 89 . Cette nouvelle théorie de l'exemplarité permet à Kant, non plus
simplement d'affirmer, mais de fournir une analyse qui rend compte de la pos-
sibilité avancée par la deuxième Critique, à savoir que l'exemple est à même de
fournir un accès à la loi morale. Selon la Critique de la faculté de juger, l'œuvre
exemplaire, lorsqu'elle est jugée exemplairement, provoque un jugement qui
a une nécessité subjective et qui constate cette nécessité 90 . C'est (le constat d')
une telle nécessité subjective de la loi morale que l'exemple peut provoquer.
Que le jugement d'un exemple puisse se prolonger dans la production d'un
nouvel exemple, voilà ce que montre l'analyse des conditions de possibilité du
jugement de goût. Si la deuxième Critique affirmait l'efficace de l'exemple pour
conduire à un nouvel exemple de conduite vertueuse, la Métaphysique des mœurs
peut se référer, au moins implicitement, à une argumentation quant à « com-
ment cela est possible ». Que l'exemple pratique soit toujours une fiction voilà
qui devient, après la troisième Critique, un rappel de ce que tout jugement
exemplaire relève d'une fiction, qui doit être un facere.
La Critique de la faculté de juger permet ainsi de revenir, à nouveaux frais, vers
l'idée que l'homme doit œuvrer à sa liberté. La suggestion est bien kantienne
puisque, Kant le dit depuis ses débuts, l'homme doit produire sa propre éman-
cipation, sinon celle-ci ne vaut rien. Mais la troisième Critique nous apprend
à ne pas considérer l'acte vertueux, s'il devait y avoir un tel acte, seulement
comme l'aboutissement d'un travail de la raison sur elle-même : elle nous en-
courage à y voir une œuvre. Avancer que le texte kantien nous invite à penser

88. La première référence à l'exemplaire, rappelons-le, se trouve dans le paragraphe 17, où


sont évoqués « certaines productions de goût. . .exemplaires » (CJ, Ak V 232 ; PII 994). Exemplaire
nomme ainsi d'abord des productions du goût, alors qu'il n'est pas encore question de génie.
89. Noter que le nom de la « solution » ici n'est pas « exemple », mais « exemplarité » ou
plus exactement « exemplaire » — l'adjectif. C'est en effet l'adjectif qui est le plus précis et le
plus fréquent dans la Critique de la faculté de juger, à commencer par sa première évocation au
paragraphe 17.
90. La nécessité du jugement esthétique n'est ni théoriquement objective, ni pratiquement
objective, mais une nécessité exemplaire dit Kant (cf. CJ,§18).
3. PLUTÔT UNE SOLUTION GÉNIALE AU PROBLÈME 341

l'acte vertueux en termes d'originalité, ne serait-ce pas faire un contresens dans


la mesure où Kant semble au plus loin de penser que les vertus restent à inven-
ter ? Bien entendu, Kant considère avoir identifié les Idées morales et il ne sug-
gère en aucune manière que chacun devrait les inventer. Pourtant, l'invention
n'en est pas moins une bonne description de ce déplacement qui donne lieu à
l'acte vertueux. Car cet acte n'est pas autre chose qu'une action légale à laquelle
est donné un tout autre sens. L'action qui correspond à l'acte n'est pas inventée
mais peut, au contraire, parfaitement découler de règles précises. En revanche,
cette action prend un tout autre sens quand elle marque un rapport à ce qui est
au-delà de toutes les règles, autrement dit quand elle marque le respect de la
Loi morale. Ce n'est que par une certaine invention que l'action peut être rat-
tachée à un acte (Tat) de vertu. La pensée critique, après la troisième Critique,
nous invite à penser l'exercice de la liberté comme une invention avec toute
l'ambiguïté qu'a ce terme en français. L'acte de vertu doit créer une nouvelle
possibilité d'acte qui va au-delà des alternatives envisagées par le raisonnement
légal, en découvrant une possibilité qui est autre que l'action prescrite par des
règles du monde phénoménal. L'homme doit (s') inventer (la liberté).
Ce n'est alors qu'en prêtant attention à la manière de faire que peut se pen-
ser une forme de réponse à la question « que dois-je faire ? » qui insiste sur une
forme latine sans doute en hommage à cette langue morte et savante ou, plus
exactement, en assumant l'héritage de ses pères latins (on pense surtout à Ci-
céron) : la question « que dois-je faire ? » appelle toujours un facere en réponse.
Si les accessoires de la vertu peuvent conduire ailleurs qu'à l'hypocrisie c'est
parce qu'elles peuvent conduire à un « faire » ; un Zutat peut mener à un Tat.
Voilà comment le texte kantien fournit une argumentation positive en faveur
de la possibilité de la liberté. La liberté doit se faire, comme une œuvre ; elle
peut se faire par une imitation exemplaire à la manière du génie qui s'inspire
de ses prédécesseurs.
CHAPITRE 8

Répliques
D'une réplique à l'autre

1. Les exemples encouragent la réplique

Nous avons reconstitué une théorie de l'exemple-parergon dans le domaine


pratique selon laquelle l'exemple peut encourager à la vertu en charmant, en
attirant l'attention mais aussi le désir, bref en préparant la scène de la conver-
sion à la moralité. Nous aurions ainsi « expliqué » ce qui sonne comme un appel
à l'hypocrisie en soulignant que, dans la logique du texte kantien, l'apparence
prépare l'avènement du « véritable ». L'apparence de la vertu n'est pas trom-
peuse puisque personne ne s'y trompe et que, de toute façon, elle est appelée à
céder sa place à la véritable vertu. Dans ce tableau vivant, ce qui peut sembler
délicat dans l'usage proposé de l'apparence doit être reconnu, moins comme
une faiblesse que comme une force de l'éducation par exemples : étant donné
l'extrême fragilité de l'autonomie, seule une telle stratégie peut l'encourager.
Telles étaient les conclusions du chapitre précédent : l'appel à l'imitation, voire
à la mimique, de la vertu recommandée par la Métaphysique des mœurs, n'est
pas une recommandation qui va à l'encontre de l'effort kantien pour articuler
les conditions de possibilité d'une vertu radicalement hétérogène à l'imitation.
C'est au contraire un indice de la formulation positive de l'acte vertueux qui
devient possible tardivement, grâce aux analyses de la Critique de la faculté de
juger. Cette nouvelle formulation propose d'entendre que l'acte vertueux doit
relever d'un « faire » qui, comme le « faire » du génie, est susceptible d'être en-
couragé, voire provoqué, par l'exemple dont l'efficacité relève de l'exemplarité
qui est celle des produits exemplaires de la faculté de juger. Voilà qui donne à
penser que la réalisation de la moralité peut être l'œuvre de l'humanité. Est-ce
là, comme nous l'avancions, une réponse géniale au problème ? Ou — un doute
revient — n'y a-t-il ici qu'illusions et déceptions ? Il nous semble que si la recom-
mandation de cette parade reste troublante pour le lecteur de Kant, c'est qu'elle
semble rendre trouble toute assignation des rôles. Selon le scénario que Kant
344 8. RÉPLIQUES

avance, l'homme joue le jeu de la vertu pour ensuite devenir véritablement


responsable de ses actes. Or, ce scénario d'une sortie du théâtre fait lui-même
en quelque sorte partie du répertoire. Dès lors il devient difficile d'évaluer le
jeu de rôles qui se dessine. Où commence le théâtre ? Où s'arrête la comédie ?
Ne tombe-t-on pas dans la comédie ou le spectacle de marionnettes qui est,
selon Kant, la figure de la liberté illusoire ? Comment le philosophe peut-il dé-
terminer où s'arrête la comédie ? Certes, il ne s'agit pas de déterminer quand
un acte n'est plus de l'ordre du jeu, ou de l'imitation, mais un véritable acte de
vertu, car cela, nous y avons suffisamment insisté, Kant le tient pour impos-
sible. Mais, ce qui trouble les lecteurs que nous sommes c'est que le registre
théâtrale semble miner ici la possibilité d'articuler une histoire, une description
ou une narration de ce qui amène (à) la vertu. L'acte de vertu doit être l'acte de
l'acteur, de celui qui agit, de celui qui fait ; telle est, selon l'analyse critique, la
condition d'une moralité digne de ce nom. Mais « qui agit ? » — n'est-ce pas une
des questions irrémédiablement brouillées au théâtre ? Qui est responsable de
l'action ? De qui est la performance ? Dès qu'est prise en compte la scène du
théâtre, ce sont précisément ces questions là qui ne peuvent plus avoir de ré-
ponses univoques. Est-ce la pièce ou l'acteur qui détermine la performance ?
La performance est-elle la somme des performances des jeux de chacun des
acteurs ou est-elle plutôt tributaire de ce qui se passe entre eux ? L'acteur peut
bien travailler son jeu, calculer ses effets, mais la scène théâtrale est aussi, bien
entendu, le lieu d'effets incalculables et incalculés.
Voyons comment cela se joue sur la scène en question. L'histoire que nous
avons reconstruite voudrait que les parerga aient une fonction pour mener à la
vertu parce qu'ils seront démasqués comme de simples apparences de la vertu.
La reconnaissance de leur statut d'apparence fait (une) place à la vertu. Mais
le doute nous suggère la lecture suspicieuse selon laquelle l'histoire que Kant
raconte volontiers ici — l'apparence démasquée pour laisser place à la vraie
vertu — est tronquée. L'histoire de l'effacement des grâces sociales devenues
habitudes au profit de l'acte vertueux n'est-elle pas elle-même une apparence de
l'histoire qui se joue, une contrefaçon qui cache encore les manipulations au
spectateur ? Dans la mesure où les parerga de la vertu ne paradent leur appa-
rence de vertu que pour être démasqués, on peut penser que ce ne sont pas
des apparences de vertu mais des apparences d'apparences de vertu. Dans ce
jeu, les parerga ne relèvent-ils pas d'une parade qui ne viserait pas à se faire
passer pour ce qu'ils ne sont pas, mais au contraire à se faire remarquer pour
1. LES EXEMPLES ENCOURAGENT LA RÉPLIQUE 345

de simples parades ? S'il en était ainsi, démasquer les parerga ne revient pas à
échapper à leur jeu, mais plutôt précisément à s'y soumettre. Démasquer les pa-
rerga, voilà qui revient à jouer leur jeu, à se laisser jouer par eux. Dès lors,
prétendre, comme le fait Kant, que l'homme mettra fin à une prétention in-
justifiée en démasquant ces faux-semblants n'est-ce pas encore une prétention
injustifiée ? La vertu ne serait pas une valeur véritable au-delà des parerga mais
leur véritable apparence. Renier l'imitation en faveur de l'original(ité) ce serait
aussi se soumettre au jeu des apparences. Les accessoires de la vertu ne sont-ils
pas bien plus que de simples accessoires ici ? Selon l'histoire que nous aimions
à raconter, l'imitation de la vertu semblait promettre la possibilité d'aller au-
delà de l'imitation (c'était là l'explication de ce que l'imitation de la vertu puisse
être défendue, malgré la double condamnation dont nous avons fait état). Une
prise en compte de la scène de cette imitation nous pousse à envisager que cet
« au-delà de l'imitation » n'est peut-être qu'un effet prévu, dicté, orchestré par
l'imitation. L' « acte » de vertu est toujours déjà écrit. L'acte qui doit échapper
à la détermination par les conventions sociales serait toujours déjà déterminé
par une convention tout aussi réglée.
Ainsi, la logique que nous avions reconstituée à partir des textes kantiens
qui permet une dernière réponse au scepticisme moral semble-t-elle s'écrouler.
Les services que les exemples sont à même de rendre à la moralité ne seraient
eux-mêmes que des illusions. Devons nous conclure que la solution géniale au
problème de faire advenir la moralité n'en est pas une, mais plutôt un signe de
l'impossibilité de concevoir une échappatoire à une nature qui aurait tout tracé
d'avance ? On peut se résigner à une telle conclusion 1 . Mais il nous semble qu'il
n'est pas impossible ici de « sauver les apparences ». Le texte kantien suggère
en effet une manière de concevoir la possibilité de l'acte vertueux malgré les
contraintes de la méthode critique. Formuler une telle possibilité permet une
certaine expérience de la pensée kantienne là où elle se/nous pousse le plus
loin. En arrivant à raconter une autre histoire sur les jeux, et enjeux, ici nous

1. On conclurait alors que Kant ne répond pas à l'exigence posée par la démarche trans-
cendantale de formuler les conditions de possibilité de l'autonomie. Hegel est sans doute le
plus célèbre des penseurs à avoir avancé une telle conclusion en objectant justement qu'à tant
vouloir échapper à la nature et à l'empirique pour penser l'agir libre, Kant aurait finalement
imposé de telles conditions sur l'acte moral que celui-ci devient impossible : pour échapper
à la nature, Kant aurait sombré dans la paralysie et n'aurait donc pas répondu au défi qu'il
s'est lui-même posé de décrire les conditions de possibilité de l'autonomie. Nous tenons au
contraire à suivre Kant là où, selon nous, il s'aventure peut-être dans la contradiction, mais
loin de sombrer dans la paralysie, il donne un nouveau coup d'envoi à la pensée pratique.
346 8. RÉPLIQUES

pouvons préserver à la fois l'hypothèse d'une possible éducation à la vertu par


les parerga et le concept d'acte vertueux comme n'ayant de sens que s'il est un
acte libre. Si cela permet effectivement encore de penser que nous trouvons ici
les éléments d'une description positive de la liberté, celle-ci ne sera peut-être
pas tout à fait comme nous l'anticipions.
Sous quel angle considérer l'efficace des parerga pour que le jeu de l'ap-
parence nous apparaisse comme autre chose qu'une concession infinie aux
leurres ? Il nous faut revenir à l'insistance kantienne sur l'écart entre l'action
et l'acte pour insister, avec un vocabulaire auquel la Critique de la faculté de juger
donne des nouvelles possibilités de sens, sur l'idée que cette efficacité se joue
entre d'une part, ce qui est fait et, d'autre part, la manière de ce faire. En repre-
nant le registre de la théâtralité nous pouvons dire qu'il s'agira de considérer
que, lorsque la pièce est déjà écrite, une singulière originalité dans sa mise en
œuvre n'est pas pour autant impossible. Selon la théorie du génie, l'originalité
du créateur ne tient pas à ce qu'il fait, mais à sa manière de faire : non seule-
ment son originalité ne tient pas à la production de l'objet phénoménal qui est
l'effet de son acte, mais même le rendre sensible de l'Idée esthétique n'est pas
ce qui est original dans son faire. Toute l'originalité tient à la manière 2 . Si les
idées esthétiques ne sont pas la création de l'artiste, l'expression de ces Idées
peut être originale. L'expression, la manière, le jeu de l'acteur dirait-on, voilà
qui fait toute l'originalité de la performance qui, pour être guidée par un scé-
nario écrit, n'est pas déterminée d'avance. L'écart entre le scénario écrit et le
jeu qui en découle, l'écart entre l'idée esthétique et son expression singulière
dans une œuvre d'art, sont autant d'indices pour penser l'écart entre l'être des-
tiné à la moralité et l'accomplissement de l'acte vertueux. Nous allons tenter
de montrer que la métaphore théâtrale n'est pas la plus mauvaise expression
de ce qui est ici en jeu.
« Les hommes sont dans l'ensemble d'autant plus comédiens qu'ils sont
plus civilisés 3 .» Cette remarque apparaît dans une section de l'Anthropologie
intitulée justement « de l'apparence permise en morale », dans laquelle Kant
donne une traduction anthropologique de ce qu'il élabore dans la Métaphysique

2. Kant précise que seule la manière, et non la méthode, est appropriée pour agencer l'ex-
posé des réflexions dans les beaux-arts (CJ, Ak V 318-9 ; PII 1103).
3. « Die Menschen sind insgesammt, je civilisirter, desto mehr Schauspieler » (Anthropologie, Ak
VII 151 ; PII 969).
1. LES EXEMPLES ENCOURAGENT LA RÉPLIQUE 347

des mœurs. L'apparence de moralité résulte d'un agir en conformité avec la mo-
ralité lorsque l'action est conforme à la moralité mais « le cœur n'y a point de
part 4 ». Kant ne condamne pas cette apparence. Il s'en réjouit plutôt, expliquant
que, « [p]ar le fait que des hommes jouent ces rôles, les vertus qu'ils se sont,
un certain temps, contentés d'affecter, finissent bien par être éveillées, et elles
passent dans leur disposition d'esprit 5 .» Voici à nouveau l'argument que nous
avons trouvé dans la Doctrine de la vertu : l'apparence finit par laisser place au
véritable. Les parades de bonnes manières sont contraires à la vertu mais elles
en sont peut-être aussi les prémices. L'affectation peut « éveiller » l'esprit ou,
plus précisément, éveiller une disposition à mettre du cœur à l'ouvrage. Ainsi,
l'hypothèse d'une efficacité de l'habitude de la bonne conduite n'est pas propre
à la Métaphysique des mœurs, on la trouve dans l'Anthropologie. Certes Kant n'est
pas le premier à émettre une telle hypothèse. Pourtant, elle risque de compro-
mettre le système critique s'il n'est pas montré que, sous certaines conditions,
il est possible que l'habitude d'un comportement légal encourage la vraie vertu
sans que cela efface la radicale hétérogénéité entre légalité et moralité.
Rappelons-le, la Critique de la raison pratique pose que la liberté exige que
l'homme échappe au statut de marionnette 6 . Peut-être alors ne faut-il pas cher-
cher, comme nous l'avions fait, à « expliquer » ce qui ressemble à un appel à
l'hypocrisie en plaidant anxieusement qu'il s'agit de tout le contraire. Peut-être,
pour apprécier ce que la pensée critique nous propose de plus risqué, mais aussi
de plus prometteur, faut-il accepter que ce n'est pas un hasard que la Métaphy-
sique des mœurs use d'un vocabulaire de l'artifice et de l'affectation. Peut-être
faut-il accepter de lire dans la Métaphysique des mœurs une véritable célébra-
tion de l'hypocrisie au sens qu'indiquerait l'étymologie du terme. Dans son
sens moderne, l'hypocrite est un fourbe, un dissimulateur dont le (double) jeu
est considéré comme un mensonge ; l'hypocrite serait celui dont la duplicité
de l'intention le rend condamnable 7 . Mais ce sens moderne du terme est une

4. Ou, comme le dit plus précisément le texte allemand, ce n'est pas pensé/voulu par le
cœur : « nicht herzlich gemeint » (Anthropologie, Ak VII 151 ; PIII 969).
5. Anthropologie, Ak VII 151 ; PIII 969.
6. Les marionnettes servent en effet de figures de la fausse liberté, l'apparence de la liberté.
Cf. CRPrat, Ak V 101.
7. Bien entendu la pensée kantienne, par son insistance pour accorder la valeur à l'inten-
tion et non à l'action, conforte l'idée que la duplicité est ce qui doit être condamné. Non seule-
ment la pensée kantienne permet de situer le lieu d'une tromperie en permettant de comparer
action et intention, mais on peut aussi penser que la pensée kantienne doit justement particu-
lièrement craindre cette hypocrisie.
348 8. RÉPLIQUES

extension, voire une transposition du sens original du terme. En grec, l'hy-


pocrite est celui qui joue sur scène 8 . La référence théâtrale perdure dans le
latin hypocrites mais se perd dans les langues européennes modernes qui ne
retiennent que la condamnation 9 . Avant de désigner de fausses apparences
qui sont moralement condamnables en raison de leur statut d'apparences, l'hy-
pocrisie désigne l'art de l'acteur. Peut-être faut-il entendre la possibilité d'une
autre évaluation de cet art que celle qui repose sur la condamnation de l'artifice
pour célébrer avec Kant, dans la Métaphysique des mœurs, l'hypocrisie comme
voie royale vers la réalisation de notre œuvre. L'hypocrisie, comme art du jeu,
art de la mise en œuvre, serait alors la visée même de la recherche philoso-
phique. Selon cette lecture, Kant ne nous invite pas simplement à renverser le
consensus habituel qui condamne l'hypocrisie ; il ne s'agit pas ici de glorifier
les stratégies qui cachent leur jeu (aussi intéressant que cela puisse être), mais
plutôt de tenter de penser une possibilité ouverte par la duplicité, voire la mul-
tiplicité, du jeu. Bref, il s'agit de se demander si Kant ne nous invite pas à penser
que la duplicité du jeu de l'acteur est aussi la condition d'un acte aussi singulier
que doit l'être l'acte de vertu. La pensée critique ne serait alors pas seulement
la farouche condamnation du mensonge que l'on sait, mais aussi une réhabili-
tation de l'hypocrisie reconduite vers la scène du théâtre, voire vers l'hypocrisis
qui, avant même de désigner l'art de l'acteur, nommait la réponse 10 . Celui qui
déclame depuis la scène est celui qui répond. L'hypocrisie, avant d'être duplicité
et imitation fourbe, c'est une question de réponse. Pour lire la recommanda-
tion des apparences de la vertu, peut-être faut-il penser que, si une copie de
la vertu est recommandée, c'est parce qu'elle sollicite non pas une réplique-
reproduction mais une réplique-réponse. Voilà qui permet de comprendre au-
trement la suggestion que l'ornement de la vertu, cet ornement qui semble une
copie sans valeur de la vertu, peut encourager la réplique à l'injonction morale.

8. Selon Liddell et Scott, l'hypocrite est celui qui joue un rôle sur scène : « one who plays
a part on the stage » (An intermediate Greek-English Lexicon founded upon the seventh edition of Lid-
del and Scott's Greek-English Lexicon, Oxford, Oxford University Press, 1992, p.844). Aristote
consacre une section de sa Rhétorique à l'hypocrisis (cf. Rhétorique III, 1, 1403b22sq.). Le terme
est alors traduit en français comme « action », justement pour marquer qu'il y va de la qua-
lité d'acteur de l'orateur puisqu'il s'agit de l'usage particulier de la voix (volume, intonation et
rythme), bref de la manière de prononcer le discours.
9. En latin le terme conserve en effet la référence théâtrale mais tend à prendre une conno-
tation négative puisqu'il désigne un « comédien de bas étage ou un histrion » (Bornecque-Cauët
Dictionnaire Latin-Français, Paris, Belin, 1990, p.225).
10. Selon Liddel-Scott, l'hupokrisis est, pour Hérodote une réponse, « a reply, an answer »
(p.844).
1. LES EXEMPLES ENCOURAGENT LA RÉPLIQUE 349

La figure théâtrale se prête remarquablement bien à la description de l'acte


vertueux dans son rapport aux règles. Cela nous conduit à suggérer que, mal-
gré l'opprobre que Kant jette en passant sur les acteurs, l'œuvre kantienne
laisse reposer ses espoirs pratiques sur une possibilité pour l'homme d'être co-
médien. Même la condamnation des acteurs, que nous lisons au paragraphe
49 de la Critique de la faculté de juger, indique en effet que ce ne sont, d'une cer-
taine façon, que les mauvais acteurs que Kant méprise : si « celui dont l'attitude
fait dire qu'il s'écoute parler, ou. . .celui dont la démarche et la pose font penser
qu'il serait en scène pour se faire admirer des badauds » est bien pour Kant un
« sot <Stümper> 11 », ce n'est pas le fait d'être acteur qui est ridicule aux yeux
de Kant mais le fait de ne pas l'être assez. En effet, cette référence à la scène
théâtrale permet à Kant d'établir un contraste entre la bonne manière dans
l'expression (modus aestheticus) et l'expression maniérée. Celui qui, sur scène,
s'écoute parler est ridicule parce qu'il cherche à se conforter par une méthode
dans l'expression, là où il ne faut pas une méthode mais une manière.
Celui qui essaye de calculer son effet sur les spectateurs est ridicule. En af-
firmant cela, Kant laisse entendre que celui qui joue son rôle d'acteur plutôt
que de se mettre en scène pourrait bien susciter l'admiration. Dans cette pers-
pective, une autre allusion à l'homme comme comédien nous intéresse parti-
culièrement. Dans la préface à l'Anthropologie, lorsqu'il explique l'importance
de la perspective pragmatique (« la connaissance pragmatique [vise à explorer]
ce que l'homme, être libre de ses actes fait ou peut et doit faire de lui-même 12 »),
Kant expliquera que celle-ci porte à une connaissance de l'homme en sa qualité
de citoyen du monde. Kant s'en réfère alors à une métaphore théâtrale pour
insister sur la différence entre la connaissance théorique, et la connaissance
qui l'intéresse ici, à savoir celle qui peut être intégrée à un faire : « [e]ncore
les expressions : connaître le monde et avoir l'usage du monde sont-elles, dans
leur signification, passablement éloignées l'une de l'autre ; la première ne fait
qu'entendre le jeu sous forme de spectacle, la seconde est partage de ce jeu 13 .»
Participer au jeu, être acteur dans le spectacle du monde, voilà qui serait, se-
lon ce passage, le but même des recherches entreprises par le philosophe. La

11. CJ, Ak V 319 ; PII 1103. Il s'agit d'un sot qui fait mal son travail, voire sabote son propre
ouvrage.
12. Anthropologie, Ak VII 119 ; PIII 939.
13. « Noch sind die Ausdrücke : die Welt kennen und Welt haben in ihrer Bedeutung ziemlich weit
auseinander : indem der Eine nur das Spiel versteht, dem er zugesehen hat, der Andere aber mitgespielt
hat » (Anthropologie, Ak VII 120 ; PIII 940).
350 8. RÉPLIQUES

théâtralité n'est plus condamnée ici — elle devient l'horizon même pour don-
ner sens au projet de Selbsterkenntnis de la raison. La connaissance anthropo-
logique considère la Selbsterkenntnis par laquelle l'homme peut avoir usage du
monde ; à partir de là, s'ouvre la possibilité pour l'homme de faire (dans) le
monde.
Une hypothèse de lecture se dessine. La pensée kantienne de la vertu, dans
sa radicalité, suggère qu'accéder à la liberté revient à devenir un acteur génial.
On peut alors entendre autrement l'appel à être hypocrite que lance la Méta-
physique des mœurs : la liberté exigerait que l'on quitte la charade qui consiste à
jouer un rôle en se préoccupant de l'impression que l'on fait sur ceux qui nous
observent, pour simplement donner la réplique à la scène sur laquelle on se
trouve. Tant que le cœur n'y est pas et que l'on ne fait qu'exécuter son rôle en
essayant de calculer ses effets, l'on est dans le ridicule de l'apparence, mais si le
cœur finit par s'y éveiller, l'homme peut espérer passer de l'acteur pathétique
qui s'écoute lui-même, à celui qui se lance à cœur-corps perdu dans son jeu.
Ainsi pourrions nous sauver notre lecture des parerga, à condition de penser
que, si nous y trouvons les éléments d'une formulation positive de la liberté,
celle-ci passe par une théâtralisation de l'acte vertueux. La reproduction arti-
ficielle d'un comportement social convenu peut porter à la vertu ; l'hypothèse
avancée dans l'Anthropologie, mais aussi dans la Métaphysique des mœurs, doit être
entendue comme une hypothèse de rapport entre deux répliques. La réplique
qui n'est qu'une reproduction de l'action appelle déjà la réplique-réponse de
l'acteur qui partage le jeu du monde 14 .

2. L'exemple de la Révolution

En nous appuyant sur la troisième Critique pour lire la Métaphysique des


mœurs, nous avons avancé que la meilleure réponse que fournit le texte kan-
tien au problème de la possibilité de l'éducation à la vertu passe par l'exemple,
dès lors que celui-ci est considéré sous l'angle de l'exemplarité que développe la
Critique de la faculté de juger. Ouvrant, par l'inspiration qu'il lance au jugement,
l'occasion aussi bien à un jugement qui le prendrait comme modèle qu'à un

14. La conduite vertueuse, l'acte qui semble être l'acte par excellence de l'individu dans sa
singularité, s'avère en effet impensable pour Kant sans un horizon de partage. Ce n'est ainsi pas
un hasard si la conception kantienne de la liberté doit encore affronter des questions politiques.
Au contraire, nous le verrons, Kant nous conduit à penser que la politique, et la communauté
qu'elle implique, est une condition de possibilité de l'acte singulier qu'est l'acte vertueux.
2. L'EXEMPLE DE LA RÉVOLUTION 351

jugement qui le prendrait comme inspiration, l'exemple pourrait faire advenir


la moralité selon une causalité particulière qui n'a rien à voir avec une cau-
salité déterminante analogue à la causalité naturelle. Pour comprendre cette
possibilité, il nous aura fallu comprendre le rapport entre les deux modali-
tés de jugement que l'exemple peut provoquer, et comprendre qu'elles sont
liées, dans leur hétérogénéité. En effet, nous n'avons pu repérer cette possibi-
lité d'éducation morale que propose le texte de Kant qu'en suivant les conclu-
sions de la Critique de la faculté de juger selon lesquelles celui qui suit l'exemple
peut, soit y puiser des règles de méthode, soit le prendre comme occasion pour
une réplique qui n'est pas une reproduction méthodique mais une réponse à
sa manière. Plus précisément, les analyses de la troisième Critique donnent un
nouveau sens à d'anciennes propositions concernant le pouvoir de l'exemple
d'encourager l'acte vertueux. Selon notre lecture, c'est la figure de l'acteur qui
permet au mieux d'exprimer l'œuvre qu'exige la vertu : serait auteur de vertu
celui qui, jouant, cesse d'être son propre spectateur pour se lancer de tout cœur
dans le projet de partager le jeu du monde. Si notre insistance sur le théâtre
peut sembler forcée, nous tenons à montrer que l'on trouve une confirmation
de sa pertinence dans ce qui, bien que le terme ne soit pas employé, vaut peut-
être pour un des exemples les plus importants de l'œuvre kantienne. L'exemple
en question est celui de la Révolution française et, indissociablement, de l'ana-
lyse qu'en propose Kant.
Avant d'aborder l'exemple de la Révolution française, nous nous permettons
quelques remarques quant aux enjeux de cette analyse. L'analyse de l'exemple
de la Révolution française permet de confirmer que le registre du spectacle est
pertinent, voire incontournable, dans la description kantienne du jugement
qui permet à l'homme d'accomplir le saut vers la moralité dont nous avons
tant parlé. Mais l'intérêt de cet exemple tient aussi à ce qu'il conforte notre
lecture en fournissant le dernier élément de la dernière réponse kantienne au
scepticisme. Nous allons le voir, le spectacle de la Révolution française, telle
qu'elle est vécue par les spectateurs, permet au philosophe critique d'affirmer
la possibilité, non seulement de jugements qui constituent ce que nous appe-
lions des œuvres de la vertu mais, d'une certaine efficacité de ces jugements
à se propager. Or l'enjeu est ici de taille : il y va de l'invention d'une réponse
au sceptique, autrement dit de l'invention d'une justification philosophique de
la possibilité de l'acte vertueux. Nous le notions dès la première lecture de la
définition de l'exemple pratique, en distinguant la fonction de l'exemple dans
352 8. RÉPLIQUES

le domaine pratique de sa fonction dans le domaine théorique, le philosophe


critique soulève d'emblée deux questions : d'une part, celle de l'efficace que
nous devons accorder à l'exemple, d'autre part celle du rôle que la pensée cri-
tique interdit à l'exemple pratique, à savoir la preuve de la réalité 15 . Nous avons
dégagé la réponse que nous propose la philosophie kantienne à la première
question en montrant comment, alors que la Critique de la raison pratique ten-
tait une réponse, celle-ci ne trouvait son articulation complète que grâce aux
analyses de la Critique de la faculté de juger. Chemin faisant, nous avons trouvé
des bribes de la réponse kantienne à la deuxième question : l'éducation pour
laquelle l'exemple peut, selon Kant, être efficace est un des éléments de la dé-
monstration critique de la réalité de la moralité que fait apparaître l'analyse
transcendantale. Il s'agit maintenant de rassembler nos conclusions à ce pro-
pos.
La vertu kantienne commence par se définir comme sans exemple. Consta-
tant que tel était le point de départ pour Kant, nous nous étions demandé
quelles implications pouvait avoir pour la pensée pratique l'impossibilité de
la preuve de la réalité qui s'ensuit. La vertu se passe-t-elle de preuve de réalité ?
Si elle le doit, elle semble aussi par là, devoir renoncer à quelque chose d'essen-
tiel pour le projet critique : trouver une réponse au scepticisme moral. Nous
avons souligné qu'il était impossible de penser que, au vu de l'importance de
la réalité de la vertu pour son projet même, la critique se résigne ainsi à laisser
une porte ouverte au scepticisme moral 16 . Il devient dès lors essentiel pour le
lecteur de Kant, de dégager une stratégie que la pensée critique puisse adopter
face à ce qui semble aussi nécessaire qu'impossible, la tâche de ne pas laisser
sans réponse les contestations de la possibilité même de la moralité. C'est en
retraduisant le problème en un problème de progrès (« peut-on faire quelque
chose pour qu'advienne la moralité ? » ) que nous avons trouvé les prémisses
d'une solution dans la Métaphysique des mœurs. L'efficace indirecte des parerga de
la vertu qui y sont évoqués permet en effet d'avancer l'hypothèse d'une éduca-
tion à la vertu par l'exemple : elle rend possible une démarche qui permettrait
de ne pas attendre passivement une conversion à la vertu sans, par le geste pé-
dagogique même, effacer l'occasion d'un acte qui n'est déterminé par aucune
causalité extérieure. Pourtant cette réponse laisse encore place à un scepticisme

15. Cf. chapitre 5, p.222.


16. Sur la nécessité pour le philosophe de répondre de la réalité de la moralité voir supra
p.264.
2. L'EXEMPLE DE LA RÉVOLUTION 353

radical qui peut se formuler ainsi : « et si la conversion n'intervient jamais ? »,


« et si l'exemple ne suscite jamais de réponse ? 17 ». Autrement dit, si la logique
des parerga permet d'expliciter les conditions de possibilité d'une éducation qui
ne détruit pas la possibilité de l'autonomie, il manque encore une justification
philosophique pour croire à la réalité de tels procédés. Le sceptique peut en-
core alléguer que tout cela n'est qu'une fantaisie.
Il nous semble que le philosophe critique se doit de trouver une réponse
au dernier sursaut du scepticisme moral, une réponse qui puisse se faire sans
lâcher l'essentiel, sans renâcler sur l'impossibilité d'une preuve de réalité objec-
tive d'un acte vertueux. Nous avons constaté que la Critique de la raison pratique
affirme qu'il est possible de faire quelque chose pour faire advenir la mora-
lité. La Métaphysique des mœurs confirme cela en explicitant la possibilité, étant
donné les facultés de l'esprit, d'escompter une efficace indirecte de certains
phénomènes. Mais l'explicitation de la possibilité de l'éducation à la vertu ne
fournit une réponse au sceptique que si elle est assortie d'une démonstration
que cette possibilité est, au moins parfois, une réalité. Découvrir que l'exemple
pourrait servir d'outil pour faire advenir la moralité, cela ne prouve pas qu'il
le fasse. Reste à montrer que l'exemple peut avoir prise, ou qu'il peut réelle-
ment être pris au sens qu'indique la Métaphysique des mœurs. Après de longues
analyses la philosophie pratique, comme la philosophie théorique, rencontre
finalement le problème de son problème : l'analyse des conditions de possibi-
lité peut-elle être tenue pour complète si elle ne donne pas aussi un indice de
la réalité de ce dont les conditions sont analysés ? Voilà la difficulté propre à la
méthode transcendantale : elle ne peut finalement s'en tenir exclusivement à
l'analyse des conditions de possibilité, si elle veut aussi répondre au défi qu'elle
s'impose, de faire taire le scepticisme. Tout comme le scepticisme théorique
peut encore narguer le philosophe critique, après la Critique de la raison pure,
avec une question ( « et si la connaissance n'était pas possible ? »), le scepti-
cisme moral peut encore le défier après la Critique de la raison pratique (« et
si le cœur ne pouvait jamais avoir le courage de sortir de sa détermination
naturelle ? »). Si la réponse au scepticisme théorique dépend du fait du juge-
ment esthétique, la réponse au scepticisme moral dépendra d'un fait d'un ju-
gement historico-pratique d'un type particulier. En effet, il nous semble que

17. Il faut une réponse qui soit plus que l'analyse des conditions de possibilité ; il faut aussi,
sinon une preuve de réalité objective, au moins un indice de réalité.
354 8. RÉPLIQUES

la philosophie critique trouve une réponse possible au sceptique dans l'analyse


que fait Kant d'un certain type de jugement porté sur la Révolution française.
Nous abordons donc les analyses kantiennes de la Révolution, dans la pers-
pective de la justification de la réalité de la susceptibilité morale de l'homme,
justification qui, complétant la description de l'exemple comme outil pédago-
gique, apporterait, sinon une démonstration irréfutable, du moins de bonnes
raisons philosophiques de croire à/espérer la liberté.
C'est un exemple qui va permettre au philosophe critique de répondre au
dernier sursaut de scepticisme moral. Plus exactement, c'est en indiquant un
fait exemplaire que Kant prétend que la philosophie critique est à même de
montrer que le jugement libre dont dépend la vertu est une réalité. Il n'y a
pourtant aucun changement de position sur le principe : aucun fait ne peut
démontrer la réalité objective de la vertu. Alléguer un fait pour prétendre à une
certitude concernant le progrès moral constitue, selon Kant, un contresens :

[t]outes les prédictions annonçant par avance quelque destin inéluc-


table d'un peuple, destin qui serait mérité par sa faute et donc provo-
qué par sa libre volonté, présentent. . .l' absurdité consistant à conce-
voir dans cette fatalité absolue (decretum absolutum) un mécanisme de
la liberté <ein Freiheitsmechanismus>, dont le concept est contradic-
toire de lui-même 18 .

Il ne peut y avoir aucune prédiction de progrès inéluctable parce que cela re-
viendrait à supposer un mécanisme de la liberté, vidant de son sens propre le
concept de la liberté. L'interdiction de penser que le progrès puisse se démon-
trer par un fait, Kant la maintiendra toujours. Ainsi, dans Le conflit des facultés,
Kant rappelle que rien ne sert de chercher des faits qui attestent directement du
progrès de l'humanité. Dans la section qui porte le titre « le problème du pro-
grès n'est pas à résoudre immédiatement par l'expérience », Kant explique en
effet, qu'il n'y a pas un point de vue accessible à la raison à partir duquel celle-ci
pourrait constater que le progrès est inscrit dans l'ordre des choses. Revenant
à la révolution copernicienne qui avait tant marqué l'introduction à la Critique
de la raison pure, Kant insiste ici sur la particularité de la question pratique. La
Révolution copernicienne permet d'ordonner les observations pour que l'on
puisse percevoir une progression ordonnée dans le cours du monde 19 , mais la

18. Anthropologie, Ak VII 188-9 ; PIII 1006.


19. Tant que l'on observe les planètes du point de vue de la terre, les planètes « tantôt suivent
un cours rétrograde, tantôt stagnent, tantôt vont en avant. Dès lors que le point de vue est pris
2. L'EXEMPLE DE LA RÉVOLUTION 355

pensée pratique ne peut espérer trouver une perspective depuis laquelle elle
dominerait les données. Or, pour notre philosophe, l'exemple de la physique
n'est d'aucune utilité pour la raison pratique puisque « c'est précisément notre
malheur, que de ne pas être capables de nous placer à ce point de vue, quand
il s'agit de la prédiction d'actions libres 20 .» Pourtant, renoncer à tout discours
sur l'avènement du progrès, renoncer à toute affirmation à ce sujet, serait fatal
pour le projet de la Selbsterkenntnis de la raison : si la philosophie ne trouve ici
aucune possibilité d'affirmation, elle sombre dans le non-sens. Aucune récom-
pense ne couronnerait l'œuvre du projet transcendantal si celui-ci n'était pas
capable, finalement, de faire plus que de se tenir sur la défensive au sujet de la
liberté. Faute de preuve d'une fatalité du progrès, Kant recherche donc, dans Le
conflit des facultés, une expérience qui indique (hinweisen) la capacité de l'huma-
nité, non seulement à être sensible à la moralité, mais encore à agir librement.
Si aucun fait ne peut prouver la réalité du progrès moral, néanmoins,

il faut que dans l'espèce humaine survienne quelque expérience qui,


comme événement <Begebenheit>, indique <hinweiset> une pro-
priété et une capacité de cette espèce à être cause de son avancée
vers le mieux <Ursache von dem Fortrücken desselben zum Besseren>
et (puisque cela doit être l'acte d'un être doté de liberté) à en être
l'auteur <Urheber> 21 .

Faute d'une indication sur l'éventualité selon laquelle l'espèce humaine peut
être à l'origine (causale) d'une œuvre qui dépasse et interrompt le cours de la
nature, la raison, en apprenant à se connaître, devrait céder au scepticisme.
Pour éviter cela, « il faut » quelque indication de la capacité de l'espèce hu-
maine à être auteur-cause (Urheber/Ursache) d'une avancée vers l'acte de liberté.
Or, c'est précisément une telle indication que Kant va trouver dans la Révolu-
tion française. En effet, selon Kant, bien que « cet événement <Begebenheit>
ne doive pas lui-même être considéré comme cause de ce progrès », il peut
être considéré « comme indication, comme signe historique <hindeutend, als Ges-
chichtszeichen> (signum rememorativum, demonstrativum, pronostikon), et qu'ainsi
puisse être prouvée la tendance de l'espèce humaine considérée en totalité 22 .» La

du Soleil, ce que seule la raison peut faire, elles poursuivent continuellement leurs parcours
régulier » (Conflit des facultés, Ak VII 83 ; PIII 892).
20. Conflit des facultés, Ak VII 83 ; PIII 893.
21. Conflit des facultés, Ak VII 84 ; PIII 893.
22. Conflit des facultés, Ak VII 84 ; PIII 894.
356 8. RÉPLIQUES

Révolution française est pour Kant un fait qui est, en quelque sorte, le complé-
ment du « fait de la conscience morale ». Si le sentiment moral est un fait sub-
jectif qui peut donner des raisons subjectives de croire en la possibilité d'une
réalisation morale de l'homme, l'événement va fournir l'indication objective
que l'homme tend vers cette réalisation, puisqu'elle constitue un signe histo-
rique de la tendance de l'humanité à progresser moralement. L'analyse que
fait Kant de l'exemple de la Révolution française, ou plus exactement de l'effet
qu'elle a sur les spectateurs, est ainsi, nous allons le voir, appelée à jouer un rôle
crucial dans le projet critique kantien. Or, cela n'est possible que par une ana-
lyse bien particulière de l'exemplarité de cet exemple. En effet, il nous semble
que ce n'est qu'en se référant implicitement à l'exemplarité que la Critique de
la faculté de juger a mise au jour, que Kant peut se réclamer de l'exemple de la
Révolution française pour formuler sa dernière réplique au sceptique, et par
là achever l'œuvre critique. Voilà l'hypothèse que nous allons défendre pour
tenter d'achever cette étude de l'exemple de Kant.

Dans les conclusions de son dernier cours consacré à la philosophie poli-


tique kantienne, Hannah Arendt nous rappelle que le problème du jugement
réfléchissant, un problème qu'elle tient d'ailleurs pour essentiel dans toute des-
cription de la pensée politique de Kant, s'articule à partir de l'absence de me-
sure. Le jugement réfléchissant a une tâche spécifique là où « la norme <
standard > ne peut être empruntée à l'expérience et ne peut avoir sa source
à l'extérieur 23 ». Selon Arendt, Kant propose deux solutions différentes à la dif-
ficulté de juger sans une mesure : la première passe par un jugement selon
la finalité 24 , mais « [l]a seconde solution proposée par Kant — et que je crois
beaucoup plus féconde — est celle de la validité exemplaire » 25 . Arendt avance
alors qu'il y a deux façons de comprendre la validité exemplaire puisqu'il y a
deux théories de l'exemplarité. Invoquant aussi bien l'Idée platonicienne que le
schème kantien, Arendt décrit un premier sens de l'exemple selon lequel celui-
ci serait une abstraction en illustrant son propos ainsi : l'exemple serait alors la

23. Hannah Arendt, Juger ; Sur la philosophie politique de Kant Paris, Éditions du Seuil, (Points ;
Essais), 1991, p.117.
24. En effet, la critique du jugement téléologique analyse une autre situation dans laquelle
le jugement est appelé à trancher alors qu'il ne peut se prévaloir de règles déterminantes.
25. Arendt, Juger, p.118. Notons que le « mais » n'appartient pas à la traduction et pourtant
cette phrase commence en anglais avec un « but » qui renforce l'idée que la validité exemplaire
constitue un autre chemin.
2. L'EXEMPLE DE LA RÉVOLUTION 357

forme purement formelle à laquelle toute table doit se conformer 26 . Selon un


deuxième sens, poursuit Arendt, l'exemple peut être pensé comme exemplaire,
non plus parce qu'il est représentatif de tous, mais bien parce qu'il est excep-
tionnel : l'exemple serait alors la meilleure table possible 27 . Si nous voulons
inscrire notre lecture dans le sillage de celui de Arendt en insistant, après elle,
sur le fait que l'exemplarité est un concept essentiel pour penser la philosophie
politique kantienne, nous voulons pourtant insister sur l'idée que, si tel est le
cas, c'est précisément parce que la Critique de la faculté de juger développe un
nouveau sens de l'exemplarité selon lequel l'exemple n'est ni la représentation
la plus générale des conditions minimales de forme, ni le meilleur possible.
L'étude de la troisième Critique l'a montré, si les produits du goût sont exem-
plaires (ce qui est, rappelons-le, une condition de possibilité de ces jugements),
ce n'est ni par référence à des critères minimaux pour être beaux, ni parce qu'ils
incarnent un idéal de beauté, mais parce qu'ils résultent de, et peuvent provo-
quer, des jugements selon une causalité exemplaire. Or c'est précisément cette
efficace particulière de l'exemple — de l'œuvre exemplaire comme du juge-
ment exemplaire 28 — qui donne son sens aussi bien historique que philoso-
phique à l'événement de la Révolution française.
Comme le note d'emblée Arendt, les propos de Kant au sujet de la Révolu-
tion française ne sont pas sans équivoque 29 . Considérée sur le fond, et compte
tenu de ses positions en général, la célébration par Kant de l'enthousiasme des

26. « On peut le concevoir sur le mode d'une "idée" platonicienne ou d'un schème kantien :
on a devant les yeux de l'esprit la `figure' d'une table schématique ou simplement formelle à
laquelle chaque table doit être plus ou moins conforme » (ibid.).
27. « On peut se trouver en présence d'une table (ou y penser), la juger la meilleure possible
et l'ériger en exemple de ce que devraient être réellement les tables : la table exemplaire »(ibid.).
28. L'exemplarité du jugement et celle de l'œuvre sont indissociables : l'exemplarité du ju-
gement de goût passe par l'exemplarité des produits de goût et vice-versa. Cela est marqué
dès la première apparition du terme « exemplarisch » dans la Critique de la faculté de juger, au
paragraphe 17.
29. « Kant's reaction to the French Revolution, at first and even second glance, is by no means une-
quivocal » dit Arendt (Lectures on Kant's Political Philosophy, The University of Chicago Press,
1982, p.45 ; nous citons l'anglais car la traduction fait ici un contre sens en traduisant ainsi :
« Au premier et même au second abord, la réaction de Kant devant la Révolution française
est sans aucune équivoque », Juger, p.75). Nous tenons à marquer l'équivoque car nous allons
justement tenter, pour les besoins de l'analyse, de démêler les diverses voix qui se mêlent ici,
même si ce n'est que leur « parler-ensemble », leur « se répondre », qui exprime la pensée kan-
tienne ici. Pour une autre analyse selon laquelle les diverses remarques de Kant au sujet de la
Révolution française ne relèvent pas d'une ambivalence mais sont plutôt la trace d'une « coï-
cindence d'opposés », voir Peter D. Fenves, A Peculiar Fate ; Metaphysics and World-History in
Kant, Ithaca, Cornell University Press, 1991, p277.
358 8. RÉPLIQUES

spectateurs de la Révolution française doit, à première lecture, surprendre. Un


jugement si positif va en effet à l'encontre des dénonciations kantiennes aussi
bien de l'enthousiasme que de la révolution 30 . Kant s'explique sur les origines
du frisson d'horreur qu'il aurait éprouvé à l'exécution du roi par le peuple et
pourtant, il accueille cet événement comme un signe de progrès moral. Voilà
qui appelle analyse.
Les équivoques se multiplient en outre parce que l'analyse de Kant est aussi
partagée entre deux sortes de remarques. La Révolution provoque, chez le phi-
losophe critique, d'une part, une appréciation de l'événement historique du
point de vue de sa légalité et, d'autre part, une plaidoirie pour qu'une signifi-
cation philosophique soit attribuée à la réaction à cet événement. Rappelons
brièvement ces différentes tendances dans le commentaire kantien en com-
mençant par les remarques sur l'événement empirique de la Révolution. À ce
sujet, Kant fait deux commentaires puisqu'il souligne que la Révolution est in-
excusable, mais il affirme aussi qu'elle doit être acceptée. Kant déclare en effet

30. En effet, l'enthousiasme et son objet devraient tous deux, selon d'autres passages de
l'œuvre kantienne, être condamnés. L'enthousiasme d'abord : dès ses écrits précritiques, Kant
dénonce l'enthousiasme comme « l'état d'âme <Gemüt> où celle-ci en vertu de quelque prin-
cipe, s'enflamme au-delà du degré qui convient »(Observations, Ak II 251 ; PI 503). Comment
le disproportionné est-il devenu bon signe ? L'objet de l'enthousiasme ensuite : comment s'ex-
pliquer que celui-ci ne soit pas à condamner au vue de l'horreur qu'inspire à Kant, aussi bien
la révolution en général, que l'événement majeur de cette révolution particulière, à savoir le
régicide ? Le régicide est pour Kant la pire des tournures que peut prendre une révolution déjà
condamnable : « l'exécution en bonne et due forme — comme ce fut le destin de Charles Ier et
de Louis XVI — . . .saisit d'un frisson d'horreur l'âme imprégnée des idées du droit de l'huma-
nité »(MM, Ak VI 320 ; PIII 588). Selon la Métaphysique des Mœurs, l'âme imprégnée de droit sent
que l'exécution du roi (en bonne et due forme, donc pas sans règles du tout mais au contraire
avec un appel à du formalisme et de la formalité) est la pire de perversions : l'exécution du
roi n'est pas le dérèglement du meurtre, l'acte passionnel qui intervient pour interrompre la
rationalité légale (l'exception) ; elle a lieu lorsque les règles du droit sont mises au service d'un
reversement complet du droit. Alors que le meurtre constitue une exception à la règle, l'exé-
cution doit en effet, selon Kant, « être conçue comme un complet renversement des principes
du rapport entre le souverain et le peuple (faisant de celui-ci le maître de celui—là, lui qui n'est
redevable de son existence qu'à la législation de celui-là) »( MM, Ak VI 321 ; PIII 589). Ce n'est
donc pas le fait d'avoir tué le roi, mais le fait de l'avoir fait dans certaines règles qui constitue
la perversion qui fait frissonner le défenseur du droit. C'est précisément dans la mesure où le
peuple prétend tuer le roi que l'exécution est bien plus grave que ne le serait le meurtre du roi
qui ne serait « que » meurtre de l'homme. L'exécution du souverain en bonne et due forme
n'est pas la mise à mort de l'homme investi de la souveraineté mais la mise a mort forcée de
la loi par la loi. C'est là, nous dit Kant, un crime inexpiable : « Cela ressemble à un crime qui
subsistera éternellement et ne sera jamais effacé (crimen immortale, inexpiabile) » (MM, Ak VI
321n ; PIII 588n).
2. L'EXEMPLE DE LA RÉVOLUTION 359

que la révolution est « toujours injuste 31 ». La Doctrine du droit explique plus


posément que la révolution doit être évitée 32 . Parlant de la paix perpétuelle,
Kant insiste sur le fait que seule une réforme peut conduire au souverain bien
politique et que l'on doit s'interdire la « façon révolutionnaire », le « saut »,
bref « le renversement violent d'une constitution défectueuse jusque là en vi-
gueur » ; une révolution laisserait surgir « un moment où tout état juridique
serait nié 33 ». L'objection est claire : la révolution est un mode de changement
de constitution qui contrevient au principe même du droit en laissant advenir
un moment de non-droit. Ainsi,
[i]l peut bien se faire qu'un changement de constitution politique (si
elle est défectueuse) soit parfois nécessaire — il ne saurait alors être
accompli que par le souverain lui-même grâce à une réforme, mais
non par le peuple, grâce par conséquent à une révolution 34 .

Le refus kantien d'accorder une quelconque légitimité à la révolution semble


arrêté. Pourtant, dans la Doctrine du droit, Kant enchaîne en ajoutant que si la
révolution advient néanmoins, alors elle doit être acceptée. Il affirme en effet
qu'
une fois qu'une révolution a réussi et qu'une nouvelle constitution
est fondée, l'illégalité de ses débuts et de son établissement ne saurait
dispenser les sujets de l'obligation de se plier, en bons citoyens, au
nouvel ordre des choses, et il ne peuvent se refuser à obéir loyalement
à l'autorité qui est maintenant au pouvoir 35 .

La révolution est donc inexcusable au sens où, comme projet, elle ne peut ja-
mais être approuvée, ni même permise. Mais comme fait accompli, elle n'a au-
cun besoin d'excuses : malgré l'illégalité de ses débuts, le nouvel ordre s'impose
sans que les citoyens puissent lui en tenir rigueur, demander des réparations ou
même de simples excuses. La révolution est-elle alors inexcusable ou toujours
obligatoirement excusée ? L'affirmation par Kant que, si la révolution advient,
les bons citoyens doivent accepter le nouvel ordre, peut être considérée comme
incohérente au vu de sa condamnation sans appel de la révolution. Cette po-
sition peut être entendue comme la trace d'un geste de panique conservatrice
qui s'en remettrait au déni pour s'isoler de la révolution lorsque celle-ci a lieu,

31. Conflit des facultés, Ak VII 87 ; PIII 897.


32. MM, Ak VI 322 ; PIII 589.
33. MM, Ak VI 355 ; PIII 630.
34. MM, Ak VI 321-2 ; PIII 588-9.
35. MM, Ak VI 323 ; PIII 590.
360 8. RÉPLIQUES

mais c'est autrement que nous tentons de la comprendre. Certes, nous pou-
vons ici repérer le lieu d'un grand risque ; nous sommes, avec la Révolution,
proche de ce qui constitue un grand risque non seulement selon, mais aussi
pour, la pensée critique. Pourtant, il nous semble que la réponse à ce risque
que propose le texte kantien, n'est pas tant une timide retraite vers un terrain
connu qu'une proposition aussi prometteuse qu'hasardeuse.
Avant d'expliquer comment nous proposons de lire cette affirmation, se-
lon laquelle le nouvel ordre imposé par une révolution réussie doit être res-
pecté loyalement, rappelons l'autre dimension de l'analyse que fait Kant de la
révolution. Au-delà de ses commentaires sur la révolution en général comme
modalité de changement, Kant offre en effet un commentaire spécifique de la
Révolution française. Il voit dans la réaction des spectateurs à cet événement
un signe d'espoir, comme il l'explique dans Le conflit des facultés lorsqu'il s'em-
ploie à chercher « quelque expérience qui, comme événement, indique une
propriété et une capacité de cette espèce à être cause de son avancée vers le
mieux et (puisque cela doit être l'acte d'un être doté de liberté) à en être l'au-
teur 36 .» Il s'agit alors pour Kant de trouver un événement qui puisse servir
de signe du progrès moral de l'humanité, parce qu'il « indiquerait, d'une ma-
nière indéterminée quant au temps » l'existence d'une cause du progrès dans
l'homme lui-même. Kant trouve un tel signe dans la réaction que provoque la
Révolution française. L'enthousiasme exprimé est un signe de la possibilité du
progrès moral. En effet, selon Kant, l'enthousiasme vaut non seulement pour
signe de la possibilité du progrès moral mais aussi, et indissociablement, pour
signe que le progrès est déjà réalité. Plus précisément, le fait que tant de spec-
tateurs expriment ouvertement une sympathie « universelle et désintéressée »
pour l'un des partis
prouve <beweiset> (à cause de l'universalité) un caractère de l'espèce
humaine en totalité et en même temps (à cause du désintéressement)
un caractère moral de celle-ci, du moins dans ses dispositions, qui
non seulement laisse espérer le progrès vers le mieux, mais même
déjà est un tel progrès, dans la mesure où elle en est pour aujourd'hui
suffisamment capable 37 .

Si Kant est très explicite quant à la conclusion qu'il entend tirer de l'enthou-
siasme suscité par la Révolution, il l'est moins quant à l'argumentation qui lui

36. Conflit des facultés, Ak VI 84 ; PIII 893.


37. Conflit des facultés, Ak VII 85 ; PIII 894-5.
2. L'EXEMPLE DE LA RÉVOLUTION 361

permet de considérer l'événement empirique qu'est l'expression d'un certain


enthousiasme chez les Allemands pour la Révolution française comme signe,
non seulement de la capacité de l'humanité à progresser moralement, mais
aussi pour preuve que l'homme peut être, et est déjà, cause de son propre pro-
grès. L'argumentation serait apparemment celle-ci :
i) bien des gens expriment de l'enthousiasme pour une révolution au nom
de la république et ils expriment leur enthousiasme même quand cela pourrait
leur nuire (« malgré le danger d'une telle partialité qui pourrait leur devenir
très préjudiciable 38 ») ;
ii) voilà le signe que les gens peuvent tenir plus à la république ou à la
réalisation d'une constitution idéale qu'à leur propres intérêts ;
iii) nous avons donc toutes les raisons d'espérer un progrès moral de l'hu-
manité pour le futur.
Si l'argument est simple et séduisant, lorsqu'on le considère en rapport avec
les exigences de la méthode critique, il apparaît tout à fait extraordinaire que
Kant fasse reposer tous nos espoirs pour l'humanité sur cette analyse. L'im-
pression empirique, selon laquelle certaines personnes peuvent parfois expri-
mer une préférence qui semble aller à l'encontre de leurs intérêts, serait-elle
suffisante pour faire preuve du désintéressement qui marque la possibilité de
la vertu, au sens fort que veut donner à ce terme la philosophie critique ? Si
cet argumentaire suffisait pour prouver la possibilité d'une moralité digne de
ce nom, quel besoin y aurait-il eu des multiples précautions de la méthode cri-
tique ? L'insistance sur l'idée que l'intention est insondable, sur laquelle, dans
les textes antérieurs de Kant, semble reposer la spécificité de la conception cri-
tique de la moralité, aurait-elle simplement été ignorée par Kant au moment
où celui-ci achève son projet ? Depuis quand la méthode critique permet-elle
de juger de la valeur morale d'un acte par une simple observation de l'évé-
nement empirique ? Et même si, contrairement à ce que maintient Kant, l'on
pouvait sonder l'intention, et être sûr que l'enthousiasme exprimé trahit une
véritable sympathie désintéressée pour le Bien, comment cela prouverait-il que
l'homme a la capacité « à être cause <Ursache> de son avancée vers le mieux. . .à
en être l'auteur <Urheber> » 39 ? Comment l'homme peut-il être à l'origine de
l'avancement de l'homme ? Toutes ces questions font apparaître que, bien qu'il

38. Conflit des facultés, Ak VII 85 ; PIII 894.


39. Conflit des facultés, Ak VII 84 ; PIII 893.
362 8. RÉPLIQUES

soit facile de repérer les contours de l'argument que Kant avance pour faire de
l'enthousiasme pour la Révolution française un signe historique de la capacité
de l'humanité à être auteur de son propre progrès moral, la moindre attention
soutenue indique que l'argument doit être tenu pour suspect dans le cadre de
la méthode prônée par Kant. Les raccourcis que s'autorise apparemment ici le
philosophe critique sembleraient faire fi de la distinction entre l'empirique et
le transcendantal, celle là même qui fait la spécificité de l'analyse kantienne de
la raison. L'analyse de la Révolution française semble ainsi se risquer à ignorer
aussi bien les acquis de la Critique de la raison pratique que les bases de la mé-
thode critique. Prenant au sérieux ces difficultés, nous voulons suggérer que ce
qui s'y trame peut néanmoins être compris, non pas comme une analyse qui
risque de tomber en dehors des limites du projet critique, mais au contraire
comme un moment essentiel de ce projet. En effet, il nous semble que l'on
peut comprendre que Kant puisse arguer de l'enthousiasme des foules à l'occa-
sion d'un événement empirique (par ailleurs critiquable en droit) pour affirmer
la réalité de la liberté, si l'on se réfère à un autre lieu où Kant argumente de-
puis un consensus empirique jusqu'à des conclusions concernant les capacités
de l'homme.
L'analyse du signe historique n'est pas le seul lieu où une signification
transcendantale est accordée à un consensus empirique : telle est aussi la dé-
marche, précisément dans la phrase qui est l'occasion de la première occur-
rence du terme « exemplarité » dans la Critique de la faculté de juger 40 . En effet,
dans la troisième Critique Kant prétend tirer des conclusions concernant les ca-
pacités de l'homme à partir d'un certain consensus empirique. Nous l'avions
souligné dans la première partie de cette étude, le consensus quant à certain
chefs d'œuvres artistiques sert de preuve de la capacité de l'homme à poser
un jugement esthétique 41 . Un consensus empirique selon lequel certains ob-
jets doivent être tenus pour beaux est, selon Kant, un « criterium empirique »
à peine suffisant (mais suffisant néanmoins) pour supposer que le goût tient
à un principe « profondément enfoui et commun à tous les hommes 42 ». Au-
trement dit, selon Kant, ce consensus empirique porte à conclure que le goût

40. La première occurrence du terme « exemplarisch » se trouve au paragraphe 17, juste après
l'analyse selon laquelle le consensus empirique concernant certains chefs d'œuvres indique la
réalité des jugements esthétiques (cf. CJ, Ak V 232 ; PII 994).
41. Cf. supra chapitre 4, p.192-195.
42. CJ, Ak V 232 ; PII 993-4.
2. L'EXEMPLE DE LA RÉVOLUTION 363

tient à un jugement de type spécifique qui n'a pas un fondement empirique


mais un principe a priori. L'accord empirique, cette unanimité « autant que
possible l'unanimité de toutes les époques et tous les peuples relativement à ce
sentiment dans la représentation de certains objets 43 », est si large que, selon
Kant, il indique, et même permet de supposer, un principe a priori du jugement.
L'unanimité serait en quelque sorte trop large pour pouvoir être expliquée sur
la base d'une coïncidence empirique. Le philosophe critique serait lui-même
le premier à insister que l'on ne peut être sûr d'aucune affirmation particulière
de la beauté d'un objet particulier, qu'elle soit la marque d'un véritable juge-
ment esthétique et non l'expression d'une préférence empirique : l'appréciation
qu'exprime une affirmation qu'un objet est beau peut, à l'insu même de celui
qui la prononce, être fondée sur des critères personnels ou culturels 44 . Pour-
tant, la philosophie critique soutient en quelque sorte que, lorsque l'unanimité
se fait à travers des époques et des contextes différents, le fondement cultu-
rel devient de moins en moins plausible. Le consensus qui porte sur certains
chefs d'œuvre reconnus par tous, est inimaginable si l'appréciation de ces ob-
jets ne repose pas sur un principe partagé par tous — telle est l'argumentation
grâce à laquelle Kant prétend pouvoir déduire la capacité de l'homme à por-
ter des jugements esthétiques à partir d'un événement empirique, à savoir un
certain consensus concernant des chefs d'œuvre artistiques. Ainsi, les produc-
tions exemplaires du goût permettent-elles certaines conclusions concernant
les capacités humaines.
Ce passage de l'empirique au transcendantal est un moment crucial pour
la philosophie critique. C'est un passage crucial, non seulement pour l'analyse
du jugement esthétique, mais aussi pour la philosophie critique plus générale-
ment. Comme nous l'avons montré, le fait que des jugements esthétiques aient
lieu permet à Kant de répondre à un dernier sursaut de scepticisme radical dans
le domaine théorique dont fait état l'Introduction à la Critique de la faculté de ju-
ger 45 . Or, au vu de l'argumentation du texte sur Le conflit des facultés, on peut
se demander si ce passage ne donne pas aussi la forme de l'argumentation qui

43. CJ, Ak V 231-2 ; PII 993.


44. L'affirmation « ceci est beau » ne marque pas, rappelons le, un jugement qui attribue le
prédicat « beau » à l'objet car « beau » n'est pas, à proprement parler, un prédicat. Ce qui est
marqué par cette affirmation, c'est plutôt qu'un jugement esthétique a eu lieu à l'occasion de
la rencontre avec cet objet. Or, de ce cela il n'y a aucune vérification possible.
45. Cf. chapitre 4.
364 8. RÉPLIQUES

permet à Kant de formuler sa dernière réponse au scepticisme moral. L'argu-


mentation que Kant entend déployer à partir de l'enthousiasme manifesté à
l'égard de la Révolution française peut en effet se comprendre comme une ré-
pétition de l'argument quant à la réalité des jugements esthétiques. Mimant
l'argument concernant les implications d'un large consensus au sujet des ob-
jets beaux, Kant tient qu'un enthousiasme si unanimement partagé ne peut
s'expliquer si l'on suppose seulement un fondement empirique du jugement.
L'enthousiasme ne sert pas les intérêts de ceux qui l'expriment 46 . Ces juge-
ments enthousiastes ne sont déterminés ni par la perspective de récompenses
matérielles, ni par une aspiration à l'honneur. Comme l'a montré l'analyse de
la Révolution du point de vue du droit, l'enthousiasme ne peut pas non plus
exprimer une approbation qui repose sur une analyse conceptuelle, puisqu'une
telle analyse devrait toujours condamner la Révolution comme illégale. Procé-
dant, comme à son habitude, par élimination, Kant s'autorise à conclure qu'un
enthousiasme aussi largement partagé ne peut s'expliquer que comme un ju-
gement non conceptuel dont le fondement n'est pas spécifique à celui qui juge
mais au contraire partagé par tous les hommes. Si telle est l'argumentation
implicite dans Le conflit des facultés, Kant n'enfreint pas toutes les règles métho-
dologiques critiques en présumant simplement que ce qui apparaît comme
un jugement désintéressé l'est vraiment, mais invoque plutôt une argumen-
tation subtile — et non explicitée — pour déduire la nature désintéressée des
jugements à partir du fait de l'unanimité de l'enthousiasme. Répétant le geste
du paragraphe 17 de la Critique de la faculté de juger, il articule implicitement
un argument transcendantal concernant un consensus empirique : que l'en-
thousiasme soit si largement partagé ne s'explique ni si l'on suppose que ces
jugements se fondent sur des concepts, ni si on les tient pour des jugements
empiriques (à fondement pathologico-sensible), donc il faut qu'ils aient eu un
fondement a priori. Reprenant une stratégie argumentative découverte dans la
troisième Critique, pour soutenir la conclusion que les jugements esthétiques
ont un fondement a priori, Kant peut désormais défendre l'idée selon laquelle
les jugements de la Révolution qui produisent l'enthousiasme doivent avoir un
fondement a priori qui se trouve dans la nature même des facultés de l'homme.

46. Uneigennützigkeit est le terme que Kant emploie ici. Il marque encore plus explicitement
que le vocabulaire lié à Interesse que l'enthousiasme en question n'a aucune utilité : il n'est pas
un moyen pour atteindre un but déterminé.
2. L'EXEMPLE DE LA RÉVOLUTION 365

La Critique de la faculté de juger permet ainsi de comprendre la stratégie ar-


gumentative grâce à laquelle Kant peut prendre un consensus empirique pour
le signe d'un jugement a priori. C'est parce que, grâce à cet argument, il s'es-
time autorisé à supposer un fondement a priori à ces jugements, que l'enthou-
siasme pour la Révolution intéresse le philosophe transcendantal. Le lecteur
des Conflits des facultés peut être tenté de reprocher au philosophe critique de ti-
rer une conclusion transcendantale d'un constat empirique. Cependant, il nous
semble que, si ce passage est en effet risqué pour la pensée transcendantale, il
ne marque pas une extension bâclée mais au contraire un moment risqué mais
nécessaire pour la pensée critique. L'importance, voire la nécessité, du geste ap-
parait si l'on considère ses conséquences : c'est ce passage de l'empirique au
transcendantal qui permet à Kant d'assurer en retour la pertinence des ana-
lyses transcendantales. En effet, en rendant possible justement la « preuve »
que l'homme peut être cause et auteur de son propre progrès, cette analyse du
fondement de l'enthousiasme exprimée pour la Révolution française permet à
Kant d'achever sa réponse au scepticisme moral.
Comment la possibilité de supposer un fondement a priori au jugement,
qui débouche sur l'enthousiasme pour une Révolution illégale, permet-elle de
considérer cet enthousiasme comme un signe de la capacité de l'homme à avoir
un caractère moral ? Pourquoi l'argument, selon lequel l'enthousiasme pour la
Révolution marque une sorte de jugement politique réfléchissant, permet-il
à Kant de soutenir que cela « non seulement laisse espérer le progrès vers le
mieux, mais même est déjà un tel progrès 47 » ? En clarifiant ce que le texte kan-
tien donne à penser à cet égard, nous espérons montrer que ce moment risqué
de la pensée kantienne peut être une source d'espoir pour la pensée critique.
Mais cela exige une lecture qui est, elle aussi, risquée puisqu'elle doit frôler le
contre-sens pour faire sens de la proposition que fait l'œuvre kantienne quant
aux rapports entre la causalité de la nature et la causalité de la liberté. La troi-
sième Critique l'annonce comme l'un des deux grands problèmes qu'elle entend
résoudre : malgré l'hétérogénéité radicale entre les domaines de la nature et de
la liberté, il doit pourtant y avoir un influence de la seconde sur la première 48 .

47. Conflit des facultés, AK VII 84 ; PIII 894.


48. Les Introductions expliquent que la troisième et dernière Critique est nécessaire pour
compléter le système critique. En particulier, elles soulignent deux questions restées en sus-
pens : la première concerne la possibilité de la connaissance de la nature, la deuxième le rapport
entre les domaines théorique et pratique. Comme nous l'avons montré, la réponse au premier
366 8. RÉPLIQUES

Si « un grand gouffre » « disjoint le suprasensible des phénomènes 49 », pour-


tant le suprasensible dans le sujet doit pouvoir déterminer ses actes sensibles,
puisque la liberté doit avoir des manifestions dans le monde. Un gouffre sépare
les deux domaines, et pourtant,
si les fondements de détermination selon le concept de liberté (et
de la règle pratique qu'il contient) ne sont même pas attestés dans
la nature, et si le sensible ne peut pas déterminer le suprasensible
dans le sujet, l'inverse est cependant possible (certes pas eu égard à
la connaissance de la nature, mais néanmoins eu égard aux consé-
quences du premier sur cette dernière) et est déjà contenu dans le
concept d'une causalité par liberté, dont l'effet doit avoir lieu dans le
monde 50 .

Si le sensible ne peut pas déterminer le suprasensible dans le sujet, l'inverse doit


être possible : c'est le concept même d'une causalité par la liberté qui le veut.
Alors que, depuis la Critique de la raison pure, Kant a réfuté les réfutations d'une
telle causalité par liberté, comme il le reconnaît lui-même, cela ne suffit pas 51 .
Une des tâches de la troisième Critique est de mettre en lumière les éléments
d'une preuve positive de la possibilité de la liberté, autrement dit de la possibi-
lité que la liberté advienne dans le monde sensible. Si Kant exprime clairement
le problème comme étant celui de concevoir la possibilité d'un effet de la li-
berté sur le sensible, nous aimerions suggérer qu'à l'inverse, la possibilité d'un
effet du sensible sur la liberté doit aussi être argumentée. Une telle suggestion
relève-t-elle du contresens, dans la mesure où la définition critique de la liberté
exige que ce qui donne un sens à ce terme ce soit précisément que la liberté ne
soit pas déterminée par le sensible ? Il n'y aurait aucune moralité si le principe
de celle-ci était empirique ; la force de l'analyse transcendantale dépend de ce
qu'elle n'abandonne jamais cette exigence or cela implique qu'elle insiste à ja-
mais sur une hétérogénéité radicale entre la liberté et la nature. Voilà qui a pour
conséquence que, comme Kant le rappelle là même où il marque la nécessité
d'un pont entre le suprasensible et le sensible, « le sensible ne peut pas détermi-
ner le suprasensible dans le sujet ». Néanmoins, nous voulons soutenir que le

problème passe, non seulement par l'analyse du jugement téléologique, mais aussi par l'ar-
gument du paragraphe17. La lecture que nous tentons voudrait que la réponse kantienne au
deuxième problème passe aussi par le paragraphe 17, ou plus exactement par l'argument ana-
logique que Kant avance, discrètement, dans Le conflit des facultés.
49. CJ, Ak V 195 ; PII 952.
50. CJ, Ak V 195 ; PII 953.
51. Cf. p.299 note 1.
2. L'EXEMPLE DE LA RÉVOLUTION 367

projet critique exige, pour sa cohérence comme projet, que le sensible puisse
avoir un effet sur le suprasensible. Ainsi, tout comme un certain « mais » vient
compliquer le constat d'un gouffre entre liberté et nature (les fondements qui
déterminent la causalité de la liberté ne se trouvent pas dans la nature « mais »
il doit pourtant y avoir un effet de la liberté sur/dans la nature), il nous semble
qu'il y a, dans le projet kantien, un autre « mais » qui n'est pas articulé comme
tel mais qui pourrait être exprimé comme ceci : les bases qui déterminent la
causalité de la liberté ne se trouvent pas dans la nature, « mais » pourtant il doit
y avoir un effet du sensible sur la liberté.
Si nous avançons cela, malgré l'apparence de contre sens, c'est parce qu'il
apparaît que ce n'est qu'en défendant une telle possibilité que Kant peut ré-
pondre au dernier sursaut de scepticisme moral dont nous avons fait état, celui
qui accorderait toutes les analyses transcendantales de la liberté, et donc en
particulier, accepterait qu'un « gouffre » doit séparer le domaine de la liberté
de celui de la nature, mais qui en conclurait que l'homme est alors condamné
au fatalisme puisqu'il n'y a rien à faire dans le monde phénoménal pour faire
avancer la liberté. Si la distinction entre la légalité et la moralité (distinction qui
est, selon Kant, en quelque sorte la condition de penser une moralité digne
de ce nom) implique que la seule attitude informée consiste à attendre une
conversion ou une explosion qui instaure la liberté, la philosophie critique
n'aura pas réussi à proposer une troisième voie entre le dogmatisme et le scep-
ticisme. Si l'analyse critique ne nous donne pas des raisons philosophiques d'es-
pérer que nous puissions être auteurs de notre propre progrès, elle n'aura pas
apporté les récompenses promises. Au terme de son parcours, Kant doit ré-
pondre au sceptique qui se réclamerait des analyses critiques pour soutenir
que l'acte vertueux, si celui-ci advient jamais, serait un fruit du hasard 52 . Or,

52. La logique des parerga que nous avons mise en lumière constitue un élément de cette
réponse puisqu'elle permet de montrer que nous pouvons concevoir de faire quelque chose
en vue de la liberté. En avançant une logique exemplaire selon laquelle un Handlung peut oc-
casionner un Tat, la Métaphysique des mœurs peut, en effet, poser que l'efficace des ornements
permet de penser l'efficace indirecte qu'il faut pour conduire à la vertu. Mais si ces analyses
étoffent la simple affirmation de l'efficace de l'exemple qu'avance la Critique de la raison pure
en analysant une technique pour encourager l'avènement de la moralité, elles ne permettent
pas encore de faire taire le scepticisme moral le plus radical. Pour cela, il faut une démons-
tration de l'efficace réelle ; il faut montrer non seulement que cela pourrait avoir lieu, mais
encore que cela a lieu. Comme une telle démonstration est impossible, du moins une démons-
tration directe, il faudra prouver cette possibilité par une indication. C'est là que joue le signe
historique.
368 8. RÉPLIQUES

c'est précisément une double réponse que peut apporter, selon Kant, le signe
historique que constitue l'enthousiasme pour la Révolution française.
Revenons donc à la question : pourquoi le fait que l'enthousiasme serait
le signe de jugements a priori atteste-t-il, selon Kant, de la capacité de l'hu-
manité à être auteur de son propre progrès ? Selon nous, cela ne s'explique
que grâce à une référence implicite à la logique d' « auteur » élaborée dans la
Critique du jugement esthétique pour expliciter le statut de l'œuvre d'art. Il nous
semble en effet, qu'il faut s'en référer à la logique exemplaire que Kant déve-
loppe pour rendre compte du rapport entre jugement esthétique et œuvre de
génie, pour comprendre que l'enthousiasme puisse être considéré comme un-
signe non seulement d'une capacité de l'homme pour le jugement libre mais
aussi, et par extension, d'une capacité à être auteur de son propre progrès mo-
ral. Nous l'avons vu, la logique exemplaire veut que le jugement esthétique, et
l'œuvre qui en est le produit, soient pourvus d'une certaine efficace à se repro-
duire l'un par l'intermédiaire de l'autre. Le jugement esthétique est exemplaire
parce qu'il produit des œuvres exemplaires ; celles-ci sont exemplaires parce
qu'elles sont susceptibles de susciter d'autres jugements esthétiques. Telle est
la causalité exemplaire — une causalité indéterminée d'encouragement par la-
quelle les jugements de goût encouragent le goût qui produit des œuvres qui
encouragent à leur tour le goût à venir. Certes, le jugement esthétique se fait à
l'occasion d'un phénomène (l'objet beau), mais ni l'efficace du jugement esthé-
tique par lequel le génie déclare son œuvre achevée, ni l'efficace de l'œuvre du
génie lorsqu'il suscite un jugement ne s'inscrivent dans la causalité phénomé-
nale ; ces efficaces relèvent de ce que nous appelons la logique exemplaire. Si
l'exemple esthétique n'est pas sans avenir, c'est que l'exemplarité en question
revient justement à l'héritage qu'il aura constitué pour les générations à ve-
nir 53 . Bien qu'il soit impossible de « programmer » une expérience esthétique,
bien qu'aucune règle ne permette de produire un objet qui aurait pour effet
garanti (selon une loi qui serait comme une loi de la nature) de « causer » un

53. Si nous insistons sur le fait que l'exemplarité du produit exemplaire tient à ce que
l'exemple aura été un exemple pour les générations à venir, c'est que ce n'est qu'après-coup
qu'un tel exemple peut être reconnu (comme tel). L'usage du futur antérieur introduit une
certaine lourdeur ici mais il nous semble nécessaire pour décrire l'exemplarité qui n'est pas
celle d'un modèle à imiter mais d'un héritage qui ne sera/n'aura été héritage qu'à partir du
moment où il est accepté comme tel. Pour le dire autrement, les analyses de la troisième Cri-
tique nous auront appris à reconnaître que l'efficace (future) de l'exemple est une condition
de sa constitution. Voilà encore une manière de considérer la dislocation temporelle-logique
à laquelle une pensée de l'exemplarité ne peut pas échapper.
2. L'EXEMPLE DE LA RÉVOLUTION 369

jugement esthétique, l'existence d'œuvres de génie atteste que l'homme peut


néanmoins faire quelque chose qui ait une certaine efficace pour faire advenir
l'expérience esthétique 54 . L'importance de la Révolution française pour Kant
tient à ce qu'elle donne à constater que certaines «œuvres » historiques ont une
efficace analogue. Kant semble en effet soutenir l'hypothèse selon laquelle cer-
tains événements, conjugués à des jugements d'un type particulier, peuvent
avoir une efficace dans le cours de l'histoire qui n'est pas de l'ordre de la cau-
salité naturelle des événements. Ainsi, Kant va-t-il soutenir que certains juge-
ments exceptionnels peuvent, via les traces qu'ils laissent dans le monde sen-
sible, provoquer, sans déterminer, d'autres jugements de même nature. C'est
précisément un tel statut que Kant attribue aux jugements enthousiastes de la
révolution lorsqu'il revendique que cet enthousiasme est transmissible aux gé-
nérations futures. Pour Kant, en effet, qu'elle réussisse ou échoue, qu'elle porte
le pays vers une meilleure constitution ou vers la misère, la Révolution est un
événement (une Begebenheit) dont la mémoire sera gardée : « un tel événement
dans l'histoire des hommes ne s'oublie pas 55 ». Or, selon Kant, ce souvenir aura
une efficace

[c]ar cet événement est beaucoup trop grand, trop intimement uni à
l'intérêt de l'humanité, et d'une influence qui s'étend trop au monde
dans toutes ses parties, pour ne pas devoir être rappelé au souvenir
des peuples à l'occasion de quelconques circonstances favorables et
être réveillé pour la répétition de nouvelles tentatives de ce genre 56 .

Si l'événement ne s'oublie pas, il n'a pas pour autant une présence constante.
Son influence est plutôt décrite par Kant en termes d'un retour épisodique. Le

54. Selon la lecture que nous avons développée au chapitre 4, le paragraphe 17 de la Cri-
tique de la faculté de juger défend en effet, le point de vue selon lequel le consensus concernant
certains produits de goût ne s'explique que par la réalité de jugements esthétiques. Ces pro-
duits exemplaires du goût, comme Kant les désigne, ont été faits par des hommes et ont pour
effet de provoquer des jugements esthétiques. Autrement dit, des jugements esthétiques pro-
duisent des « produits » qui produisent des jugements esthétiques. L'exemplarité esthétique
tient justement à cet engrenage répétitif par lequel le jugement esthétique « se » reproduit, ou
plus exactement encourage l'avènement d'un autre jugement esthétique par l'intermédiaire
d'un produit. Dès lors que le jugement esthétique peut ainsi être provoqué, l'homme peut
« faire » quelque chose pour provoquer des jugements esthétiques à venir ; il peut faire des
chef-d'œuvres. Les œuvres de génie ne sont pas seulement traces de jugements esthétiques
advenus mais aussi provocations de jugements esthétiques à venir.
55. Conflit des facultés, Ak VII 88 ; PIII 898.
56. Conflit des facultés, Ak VII 88 ; PIII 899.
370 8. RÉPLIQUES

souvenir est « rappelé », il « réveille » des « répétitions » ; une répétition pro-


voqué par un rappel qui réveille : tel est l'héritage de cet événement. C'est en
postulant que l'enthousiasme constitue un événement susceptible d'avoir une
influence sur les générations à venir en provoquant sa propre répétition, que
Kant construit l'argument selon lequel il y va ici d'un signe historique. Ainsi,
selon l'argumentation kantienne, la Révolution est non seulement une tenta-
tive pour établir le système politique idéal, elle est aussi de nature à provoquer
d'autres tentatives du même ordre mais cela ne tient pas à une efficace direct
de l'exemple de la Révolution mais à une influence indirecte dans laquelle le
jugement, et plus précisément la trace du jugement, sert de médiateur. C'est
le souvenir de l'enthousiasme, trace de ce jugement a priori, qui est susceptible
d'éveiller des générations futures à leur liberté en provoquant de nouveaux
jugements libres.
Tout comme un objet beau peut susciter, soit un jugement cognitif (dé-
terminant), soit un jugement esthétique (réfléchissant), la Révolution a, selon
Kant, la particularité de pouvoir susciter deux types de jugements différents :
d'une part, elle peut être jugée selon une analyse conceptuelle et l'on abou-
tit alors à une condamnation de la forme révolutionnaire mais, d'autre part,
elle peut être jugée avec « une sympathie si universelle et si désintéressée »
qu'elle doit être la marque d'un jugement réfléchissant fondé sur la nature
même des facultés humaines 57 . Or, c'est à ce titre que le jugement enthou-
siaste que la Révolution provoque donne à voir « dans la nature humaine une
disposition et une faculté de progresser 58 ». Cela devient compréhensible dans
une logique exemplaire. En effet, dès lors que l'enthousiasme est un jugement
non empirique, il révèle la capacité de l'homme à juger librement les événe-
ments historiques dans leur rapport à la liberté. Tout comme les jugements du
beau attestent de la possibilité que les facultés de l'homme s'harmonisent dans
leur productivité, le jugement enthousiaste, vis-à-vis de cet effort pour éta-
blir la constitution idéale, atteste de la possibilité qu'ont les facultés de l'esprit

57. Pour être plus exact, il faudrait noter que les jugements réfléchissants ne sont pas portés
« sur » un objet beau, ni « sur » la Révolution, mais à l'occasion d'une certaine représentation
(Vorstellung) de ceux-ci. Si Kant est clair à ce sujet dans la Critique de la faculté de juger, en re-
vanche, il ne précise pas s'il faut penser que plusieurs représentations du même objet sont
possibles ou non. Est-ce une représentation particulière de l'objet qui ouvre l'occasion du ju-
gement esthétique, ou un type d'attention particulière à la représentation qui rend possible un
tel jugement ? Voilà ce que Kant laisse sans précisions.
58. Conflit des facultés, Ak VII 88 ; PIII 898.
2. L'EXEMPLE DE LA RÉVOLUTION 371

d'émettre un jugement non conceptuel qui exprime (un rapport à) l'Idée de


liberté. Le souvenir de l'enthousiasme, souvenir d'un jugement qui n'est pas
déterminé empiriquement, peut réveiller la capacité des générations futures à
juger ainsi.
L'importance de la Révolution française tient ainsi, pour Kant, non pas à
son influence sur le cours des événements empiriques mais au fait que l'en-
thousiasme qu'elle suscite révèle un enchaînement de jugements qui, bien
qu'un phénomène (en l'occurrence l'enthousiasme préservé dans le souvenir)
serve de relais, ne sont pas déterminés par l'empirique. La Révolution donne
à voir un jugement historico-politique exemplaire. L'enthousiasme est exem-
plaire précisément en ce que, d'une part, il n'est déterminé par aucun concept
et, d'autre part, il peut éveiller sa succession. Tout comme l'a fait la Révolution,
l'enthousiasme pour la Révolution peut, à son tour, provoquer des jugements
qui ne sont pas des jugements empiriques mais des jugements dont le fon-
dement est a priori, bref des jugements pratiques du/dans le monde. De tels
jugements suivraient leurs prédécesseurs sans les prendre comme modèles à
imiter. Avec l'enthousiasme pour la Révolution, il ne s'agit ni d'un jugement
qui mettrait en jeu la forme représentative du jugement des événements po-
litiques (l'enthousiasme ne marque pas une réaction typique aux événements
historiques), ni d'un jugement qui soit « le meilleur possible » (le jugement qui
condamne la révolution à partir d'une analyse conceptuelle ne peut pas être
considéré comme moins bon), mais plutôt d'un jugement exemplaire au sens
où il est un jugement singulier susceptible de provoquer d'autres jugements
tout aussi singuliers. Aucun des deux sens du terme qu'évoque Arendt n'est ici
pertinent : la cohérence du propos kantien concernant la Révolution dépend
d'une logique exemplaire selon laquelle l'exemple n'est ni le représentatif, ni
l'exceptionnel. L'enthousiasme n'est un exemple qu'au sens spécifique que la
troisième Critique donne à ce terme. Ce qui est spécifique à cette exempla-
rité, c'est le rapport causal entre objets et jugements. Ne sont exemplaires ni
seuls les jugements, ni seuls certains phénomènes ; les jugements et les phé-
nomènes sont exemplaires seulement dans leur rapports les uns aux autres.
Certes, l'enthousiasme est d'abord trace d'un certain type de jugement porté
sur les événements, un jugement qui prend acte d'un certain accord entre l'Idée
de la liberté et l'événement en question, ou du moins sa représentation. Mais
l'enthousiasme devient alors une donnée, une Begebenheit, un événement-objet
qui est susceptible à l'avenir de provoquer des jugements dont la liberté n'est
372 8. RÉPLIQUES

entravée par aucune détermination empirique. Ce sont ainsi, sa provenance


et sa destination, deux jugements a priori, qui font du jugement porté sur la
Révolution un exemple pour les générations futures.
La référence aux analyses de la Critique de la faculté de juger, et plus par-
ticulièrement à la logique exemplaire que cet ouvrage propose, nous semble
ainsi essentielle pour comprendre les commentaires de Kant sur la Révolution
française. Seule la référence à l'exemplarité qui caractérise le jugement esthé-
tique permet de comprendre l'importance, pour le philosophe critique, de l'en-
thousiasme à l'endroit de la Révolution. L'argumentation du paragraphe 17 de
la Critique de la faculté de juger fournit la forme de l'argumentaire selon lequel
l'enthousiasme universel peut être considéré comme le signe d'un jugement
réfléchissant pur qui prend pour objet un événement politique, parce que la
sympathie pour la Révolution est si universelle qu'elle ne pourrait s'expliquer
que comme résultat d'un jugement non pas empirique, mais pur. Dès lors, et
toujours par analogie avec la stratégie argumentative de la troisième Critique,
Kant avancer que le produit de tels jugements (en l'occurrence l'enthousiasme)
pourra réveiller à nouveau de tels jugements à l'avenir. Ainsi, Kant peut-il tirer
argument de la possibilité de tels jugements pour prédire un progrès moral.
Que de tels jugements soient possibles, voilà qui « promet », bien que « quant
au temps, de façon indéterminée et comme un événement contingent 59 », le
progrès de l'humanité vers le mieux et qui marque que l'époque des premiers
pas est déjà advenue. C'est sur cette base que Kant « prétend pouvoir prédire au
genre humain — et cela même sans esprit prophétique — d'après les aspects et
les signes précurseurs qui sont visibles de nos jours, qu'il atteindra cette fin et
en outre, en même temps, que son progrès vers le mieux ne sera plus suscep-
tible, désormais, d'un renversement total 60 .» Le jugement de sympathie qui
accueille la Révolution, comme tout jugement exemplaire, ne peut pas être
programmé ; c'est un événement contingent au sens que son avènement est

59. Conflit des facultés, Ak VII 88 ; PIII 898. Indéterminé dans le temps, c'est-à-dire que ce
n'est pas un enchaînement analogue à la causalité de la nature où la cause produit en quelque
sorte immédiatement l'effet, ou sinon immédiatement du moins en une série finie d'étapes
médiatrices dont le nombre, et donc la durée, peut, au moins en principe, être déterminé.
La contingence promise relève alors d'un autre dispositif, celui qui dépend justement de la
disposition particulière de l'homme.
60. Ibid.
2. L'EXEMPLE DE LA RÉVOLUTION 373

indéterminé dans le temps. Mais il a eu lieu et il aura une efficace pour pro-
voquer la répétition de tels jugements, des jugements qui sont des révolutions
dans la manière de penser.
Voilà qui donne espoir que certains événements « faits » par l'homme (« eine
Begebenheit, die er selbst machen kann » comme dit Kant 61 ) puissent provoquer le
caractère moral de l'homme à l'activité productive qui lui revient. Les specta-
teurs, jugeant la Révolution française, ont reconnu, mais aussi créé, un produit
exemplaire du goût politique qui sera susceptible d'éveiller le goût politique
des générations à venir. Comme le jugement esthétique, le jugement réflé-
chissant politique est créateur ; le jugement est/fait œuvre. L'humanité a donc
déjà fait quelque chose pour faire advenir la liberté ; l'exemple de la sympa-
thie pour la Révolution le montre précisément parce qu'il fonctionne comme
un exemple : le phénomène empirique a des effets lisibles comme des actes
(de jugement) relevant de la moralité. Dès lors que les hommes sont capables
de produire quelque chose qui sert à réveiller les générations futures à leur li-
berté (l'enthousiasme), l'humanité est capable d'être auteur en quelque sorte
de son propre progrès vers le bien. En effet, l'enthousiasme pour la Révolu-
tion joue le rôle de l'œuvre dans ce scénario ; les hommes sont auteurs de
l'œuvre qui atteste de leur capacité à juger librement les efforts pour instal-
ler une constitution adéquate à la liberté. Comme un artiste-auteur qui, par
un jugement esthétique, proclame l'œuvre 62 , les spectateurs de la Révolution
proclament une adéquation non conceptuelle entre la visée de la Révolution

61. Conflit des facultés, Ak VII 84 ; PIII 893.


62. Son objet étant l'analyse du jugement, Kant ne propose pas de description détaillée du
travail de l'artiste créant son œuvre. Les diverses analyses semblent pourtant conduire une hy-
pothèse précise : s'il fallait décrire ce travail empiriquement, il faudrait dire que le travail qui
relève du génie est un jugement qui intervient après la création phénoménale de l'objet. Certes
l'on peut penser que l'artiste crée son œuvre par une action au niveau phénoménal (maniement
du pinceau etc.) mais, selon l'analyse kantienne, l'œuvre de génie est créée par l'intervention
d'un jugement esthétique de l'ouvrage. La création de l'œuvre relève d'une création par re-
connaissance : le génie reconnaît le chef-d'œuvre dans ce qu'il a fabriqué et déclare l'œuvre.
Autrement dit, la théorie kantienne laisse entendre que le génie procède sans trop savoir ce
qu'il fait jusqu'au moment où il reconnaît a posteriori qu'il vient de créer un chef-d'œuvre et
donc déclare son œuvre (achevée). L'intervention du jugement esthétique dans la création ar-
tistique doit être une reconnaissance de l'œuvre plutôt qu'une prescription de l'œuvre. Voilà
pourquoi l'artiste lui-même ignore comment il procède et ne peut l'enseigner (CJ, Ak V 308 ;
PII 1090, Ak V 309 ; PII 1091). Notons que c'est bien de reconnaissance qu'est constituée l'œuvre
de génie, indissociablement de reconnaissance par le génie de sa propre œuvre, reconnaissance
par les successeurs de l'œuvre des prédécesseurs.
374 8. RÉPLIQUES

française et la constitution cosmopolitique qui serait la visée du Bien. L'évé-


nement que constitue l'enthousiasme pour la Révolution est l'œuvre des spec-
tateurs, œuvre qui atteste de la liberté et de la possibilité du progrès vers la
liberté dans un même souffle 63 .

Ainsi s'achèverait la meilleure réponse de l'œuvre kantienne au scepticisme


moral. Comme elle l'avait été pour répondre au scepticisme théorique, l'ana-
lyse du jugement esthétique s'avère cruciale. Il n'y a aucune démonstration
de la vertu à opposer aux objections sceptique et pourtant, en s'appuyant sur
la logique de l'exemple développée dans la troisième Critique, le philosophe
critique peut répondre à ces objections par un signe historique qui vaut pour
exemple. Le jugement exemplaire qui porte tant d'hommes à l'enthousiasme
pour la Révolution française est un exemple qui atteste que l'humanité s'avance
vers la vertu. Cet enthousiasme est un exemple, avec l'efficace de l'exemple.
L'exemple dont il est question dans l'analyse qui permet ainsi à la philosophie
transcendantale de fournir sa réponse la plus complète à la question de la pos-
sibilité de la liberté n'est ni l'exemple au sens d'un cas particulier d'une règle
générale, ni même un exemple au sens d'un modèle à imiter. Il s'agit d'un ex-
emple pratique — un exemple qui ne fournit pas un modèle à imiter mais peut
encourager en donnant une preuve de la possibilité pour chacun de s'inventer
(par) son exemple.
Tout comme le jugement du beau est, pour le philosophe critique, une
promesse de la possibilité d'un jugement de connaissance, le jugement esthé-
tique révèle la possibilité de jugements réfléchissants qui permet de saisir ce
que « nul politique n'avait eu l'intelligence d'. . .extraire du cours des choses jus-
qu'à aujourd'hui 64 », à savoir un signe historique. Ce signe montre la capacité
de juger librement. Surtout, il le « montre » de deux manières. Au philosophe
transcendantal il montre, moyennant l'analyse proposée par Kant, l'humanité
à l'œuvre appréciant librement un effort historico-politique. Aux générations
futures, il montre le chemin de la liberté en réveillant les capacités de ceux qui
rencontrent son souvenir. Certes, il n'y a aucun exemple d'acte vertueux mais

63. Comme l'explique Françoise Proust, « [l]oin d'être comme dans l'activité de connais-
sance une simple "béquille" ou prothèse du jugement, un exemple, en matière historique,
sensibilise à la liberté » (Kant ; le ton de l'histoire Paris, Payot, 1991, p.122).
64. Conflit des facultés, Ak VII 88 ; PIII 898.
3. RÉPLIQUES DE L'EXEMPLE 375

Kant a trouvé un exemple d'un jugement pratique libre. Dès lors qu'il s'ins-
crit dans une logique exemplaire, un tel jugement promet de promouvoir de
nouveaux jugements libres ; sont alors aussi promis les événements phénomé-
naux qui sont, à la fois, conséquences et causes de tels jugements. Le scepti-
cisme moral n'a pas gagné : l'analyse critique donne à voir un signe de la capa-
cité de l'homme à œuvrer pour le Bien. Ce signe montre l'humanité à l'œuvre
— le progrès est enclenché et un renversement total n'est plus possible. C'est
l'exemple de la troisième Critique qui nous aura appris à le comprendre : l'en-
thousiasme pour la Révolution est un exemple, avec une efficace exemplaire
eu égard au jugement pur pratique.

3. Répliques de l'exemple

Nous avons tenté de mettre en lumière une hypothèse prometteuse des


derniers écrits de Kant, à savoir celle d'un jugement politique inscrit dans une
causalité exemplaire qui est celle de l'Urheber de la troisième Critique. Selon
cette lecture, des éléments essentiels des meilleures réponses de Kant aux ques-
tions qu'il se pose sur la liberté, nous sont indirectement adressés depuis la
Critique du jugement esthétique. L'acte vertueux, dans sa radicale hétérogénéité à
tout acte déterminé par une causalité naturelle, doit être pensé comme un acte
qui se fait comme une œuvre, un acte qui n'est qu'à condition d'être d'une origi-
nalité exemplaire. Si cela permet de faire sens des propos kantiens concernant
la Révolution française et, par là, d'achever la réponse kantienne au scepticisme
moral, cela pousse en même temps vers quelques conclusions au sujet d'un tel
acte qui l'éloigne d'une certaine image (académique) de la pensée kantienne de
la vertu. Penser l'efficace de l'exemple, en rapport avec sa capacité à interpel-
ler et à provoquer une réplique de la part de l'homme qui, par là même, agit
librement, permet bien de donner un sens au texte kantien, mais cela a aussi
comme conséquence certains remous, des remous que nous serions tentés de
qualifier de répliques, répliques non pas à, mais du, tremblement que constitue
la conception géniale de l'acteur moral qu'esquissent les dernières œuvres de
Kant. C'est sur une pensée de jugements pratiques exemplaires que s'appuie
l'argument critique qui décèle dans un événement empirique un signe d'es-
poir concernant la possibilité pour l'homme d'être auteur de sa propre liberté.
Or, cela même qui permet l'interprétation du signe historique, complique la
notion d'auteur dont ce signe doit attester la possibilité. En effet, cette lecture
secoue une certaine conception du sujet selon laquelle l'affirmation suprême
376 8. RÉPLIQUES

du sujet serait un choix individuel. La conception de l'acte de pure autono-


mie s'en trouve secouée à son tour. Voilà qui invite alors à dépasser une règle
académique qui veut que Kant nous ait légué une philosophie du sujet pour
laquelle la liberté se traduit par l'action de pure spontanéité d'un individu sin-
gulier et uni. Nous allons, pour conclure, tenter de situer quelques-uns des
épicentres des répliques que nous sentons, à moins que ce ne soient plusieurs
descriptions, selon diverses perspectives, du même point de départ des remous.

Premiers remous : s'appuyer sur la Critique du jugement esthétique, et la théo-


rie du génie, permet de répondre avec une nouvelle clarté à toute une série
d'objections à Kant qui reposent sur des accusations de rigorisme et de forma-
lisme. C'est une forme de ce malentendu qui provoque les réactions les plus
virulentes contre la moralité kantienne. De la moquerie de Schiller à nos jours,
nombreux sont ceux qui se sont emportés contre la position attribuée à Kant
selon laquelle un acte vertueux est un acte qui a pour seul motivation le devoir.
Nous n'allons pas aborder ces critiques en détail, mais plutôt nous contenter
de souligner ce que la Critique de la faculté de juger nous permet de mettre en lu-
mière dans la philosophie pratique, qui pourrait permettre de répondre aux ob-
jections qui prétendent que la radicale séparation exigée entre le nouménal et
le sensible rend la position critique insoutenable et/ou stérile. Rappelons une
des formules de Hegel qui résume ainsi la position kantienne : « j'agis morale-
ment quand je suis intérieurement conscient de n'accomplir que le pur devoir,
et non pas n'importe quoi d'autre, ce qui signifie en fait quand je n'agis pas » 65 .
Les objections hégéliennes s'en prennent à l'attribution de la valeur suprême
— la bonne volonté — à un domaine dont serait exclu le monde empirique.
Elles considèrent qu'à vouloir une hétérogénéité radicale entre le sensible et le
suprasensible, Kant se serait interdit de penser que la moralité puisse relever
de l'action phénoménale. Or, non seulement notre lecture tient ces objections
pour mal fondées 66 , mais encore nous voudrions pousser notre lecture, pour

65. La Phénoménologie de l'esprit, Paris, Aubier-Montaigne, vol.II, 1939-41, p.173.


66. Nous suivons ici par exemple Henry Allison qui avec la clarté qui le caractérise, montre
que toute une série d'objections à Kant repose sur une supposition erronée : elles reposent sur
« the fallacious assumption that if one wants to bring about x because one believes it to be morally right,
then what one really intends is not x but "rightness". Once again this is fallacious because it conflates
the intention of an action, which is always the attainment of some end, with the grounds for adopting
3. RÉPLIQUES DE L'EXEMPLE 377

ainsi dire, dans le sens inverse pour contester la supposition que, pour la pen-
sée kantienne, l'acte vertueux est « en dehors » du monde sensible. Nous allons
montrer que la philosophie critique n'engage pas à penser que l'acte vertueux
est sans référent au monde empirique, loin s'en faut. La théorie du jugement
exemplaire, telle que la théorie du génie permet de la penser, conduit à pen-
ser un rapport complexe de l'acte libre aux contraintes empiriques selon le-
quel, non seulement l'acte libre ne se fait pas sans prendre en compte de telles
contraintes, mais il va aussi contribuer à en instaurer.
Agir de façon autonome, façonner un acte libre, ce n'est pas pour Kant
échapper à sa condition d'être sensible fini mais agir dans la liberté que ce sta-
tut rend possible. Il ne s'agit pas pour l'homme d'échapper à sa condition d'être
sensible, sa condition d'homme fini, sa condition d'homme inscrit dans l'em-
pirique. Il ne s'agit pas de tomber dans le travers des stoïciens qui « avaient
rendu leur sage, semblable à un Dieu dans la conscience de l'excellence de sa
personne, tout à fait indépendant de la nature 67 .» Penser que la réalisation de
la vertu exigerait un sage qui, semblable à un Dieu, serait indépendant de la
nature et, de surcroît, dans la conscience de l'excellence de sa personne, voilà
qui est, aux yeux de Kant, aussi désastreux pour la moralité que l'épicurisme
qui prend un concept empirique pour principe de la moralité 68 . Selon Kant en
effet, la liberté ne consiste pas à échapper au monde sensible, mais seulement
à échapper à la détermination par ses lois. Que l'œuvre de la liberté se fasse dans
le monde empirique ce n'est pas une nécessité à regretter, mais ce qui rend pos-
sible cette œuvre. C'est le déchirement entre sensibilité et raison qui provoque
la nécessité mais aussi la possibilité de la vertu. Celle-ci n'a aucun sens pour Dieu

a maxim to pursue that end » (Kant's Theory of Freedom, Cambridge/New York, Cambridge Uni-
versity Press, 1990, p.198). Précis comme toujours, Allison montre, dans un langage qui est
celui de l'académie kantienne, que l'intervention de connaissances empiriques dans une action
ne rend pas en soi impossible que la détermination de l'acte soit purement d'ordre pratique.
Pour une autre bonne mise en garde contre le simplisme à ce sujet, l'on peut consulter Bar-
bara Herman, « On the Value of Acting from the Motive of Duty »,The Practice of Moral Judgment,
Cambridge/London, Harvard University Press, 1993, p.1-22.
67. CRPrat, Ak V 127 ; PII 762-3.
68. Dans la deuxième Critique, Kant renvoie en effet, dos à dos les stoïciens qui ont bien
choisi leur principe suprême, la vertu, mais qui ont rendu leur sage indépendant de la nature,
et les épicuriens qui, bien qu'ils aient fait erreur en prenant pour principe suprême le bonheur,
se sont montrés assez conséquents. Kant se tourne ensuite vers le Christianisme « qui satisfait
seul aux exigences les plus rigoureuses de la raison pratique » (CRPrat, Ak V127-8 ; PII 764).
Kant félicite le Christianisme de rompre avec un certain héroïsme du sage et de souligner que
la perfection à laquelle l'homme peut aspirer ne l'exemptera jamais de la conscience d'une
tendance à transgresser la loi morale.
378 8. RÉPLIQUES

car, rappelons ce que dit la Doctrine de la vertu, le concept même de vertu im-
plique que la vertu doit être acquise ; pour un Dieu, il n'y aurait ni menace de
transgresser la loi morale, ni donc de possibilité d'acquisition de la vertu. La
vertu doit être le produit de la raison pure pratique, mais elle est acquise et
l'expérience est indispensable à cette acquisition 69 . L'acte de vertu n'est donc
pas pour Kant, indépendant de l'expérience empirique et cela bien qu'il ne soit
déterminé par aucune règle empirique. Si ces diverses conditions de possibilité
d'une vertu digne de ce nom sont claires pour Kant, avant la Critique de la faculté
de juger, cette dernière apporte pour la première fois une formulation positive
possible du rapport d'un tel acte aux règles de la détermination empirique. Il
n'est pas rare que l'agent moral kantien soit considéré par des commentateurs
comme un individu qui se serait en quelque sorte débarrassé de sa sensibilité.
Ceux-ci voudraient que l'acte vertueux kantien, soit l'acte d'un sujet sans la
particularité que donne l'inscription dans le monde phénoménal. Voilà qui est
pour nous un contresens. Ce n'est pas à cela que Kant nous conduit. La liberté
kantienne, si elle est bien définie comme « émancipation », comme une ma-
nière de passer au-delà de toute détermination sensible, de toute causalité de
la nature, n'est pourtant pas une liberté qui doit faire sans l'empirique. Pas plus
que l'œuvre de génie, l'acte vertueux n'advient dans un vide phénoménal ; ni
l'un ni l'autre ne sont déterminés par leur contexte empirique, mais ils ne se
font pas en dehors de tout contexte.
Notre lecture enjoint à considérer que, selon la pensée kantienne, accom-
plir un acte vertueux revient à faire œuvre. Précisons quel rapport à la particu-
larité du monde empirique est alors impliqué pour celui qui répond à l'appel
de la loi morale. Dans la théorie du génie, Kant articule précisément la possi-
bilité d'un faire qui n'est ni déterminé par l'empirique, ni indépendant de, en-
core moins « en dehors de » l'empirique. Si elle n'est dictée par aucun concept,
si elle n'est le résultat d'aucun procédé empirique déterminé, l'œuvre de gé-
nie dépend néanmoins du monde empirique, aussi bien en ce qui concerne sa
conception, qu'en ce qui concerne ses effets. Le rapport complexe aux règles,
articulé par Kant au sujet de la production qui résulte du jugement réfléchis-
sant du génie, permet d'exprimer le rapport aux règles que la pensée critique
exige de l'acte vertueux. Sans doute dans le sillage du romantisme, un certain

69. Rappelons-le, tel est là le point de départ de la Méthodologie éthique de la Métaphysique des
mœurs dans laquelle est énoncée la définition de l'exemple qui articule notre étude.
3. RÉPLIQUES DE L'EXEMPLE 379

héritage kantien insiste-t-il sur la rupture avec la détermination par des règles
que constitue l'œuvre de génie, sans insister sur l'autre point qui est pourtant
tout aussi important pour la conception kantienne, à savoir que l'art du gé-
nie s'appuie sur des règles et qu'il ne peut s'en passer. Le jugement par lequel
le génie produit son œuvre n'est, certes pas déterminé par une règle empi-
rique, mais cette œuvre ne se fait pas sans règles ; sans un certain rapport à
des règles, l'œuvre ne pourrait faire sens et serait absurdité (Unsinn). Kant ne
demande au génie ni de faire abstraction de sa situation particulière, ni de sus-
pendre tout ce qu'il a appris dans l'école par laquelle il est passé. La description
positive de la causalité de la liberté, qui devient possible après la Critique de
la faculté de juger, nous interdit alors de penser que la dimension sensible de
l'homme est seulement « ce à quoi il faut s'arracher » pour que l'acte vertueux
advienne. La lecture que nous suivons nous engage au contraire à penser qu'il
serait aussi absurde d'exiger de celui qui « fait » un acte vertueux qu'il agisse
sans référence aucune aux conditions empiriques qui sont les siennes (et donc
aux règles que contiennent celles-ci), que d'exiger d'un génie qu'il fasse œuvre
sans référence aucune à des règles empiriques. Nous l'avons vu, l'œuvre du
génie doit au contraire maintenir un double rapport à de telles règles : le gé-
nie doit, non seulement être passé par une école, il doit aussi fournir la base
d'une nouvelle école. La qualité exemplaire de son œuvre doit, comme nous
l'avons souligné, non seulement s'inscrire dans un rapport à d'autres esprits ex-
ceptionnels, mais aussi faire sens pour de bonnes têtes. L'œuvre exemplaire
laisse un double héritage ; elle ouvre deux possibilités d'itérations. Or, il en va
précisément de même du jugement pratique exemplaire.
Celui qui agit est dans le monde particulier dans lequel il est, et cela même
quand il fait œuvre. L'acte autonome qui est l'acte de l'homme libre, l'acte
de l'homme et de la liberté, ne doit pas être conçu comme un acte en de-
hors de la sensibilité ; l'empiricité du monde, et même de l'état particulier de
nos connaissances, ou de nos opinions, n'est pas sans incidence sur l'acte auto-
nome. Tout cela n'est pas mis entre parenthèses par l'acte par lequel l'homme
libre se construit/affirme/reconnaît son monde. Sans être déterminante, cette
empiricité est présente, comme les règles académiques qui, sans être détermi-
nantes pour l'œuvre de génie, ne peuvent non plus être absentes. Le discours
kantien exige en effet, de maintenir à la fois qu'aucune règle ne détermine l'acte
380 8. RÉPLIQUES

vertueux et que celui-ci ne se fasse pas sans règles 70 . Kant y insiste, la vertu
n'aurait aucun sens pour un être purement nouménal. Penser que l'acte ver-
tueux exige de faire table rase de l'inscription particulière de la personne dans
l'empirique est alors un non-sens. Certes, Kant explique que si la liberté n'était
pas d'ordre transcendantal mais empirique elle ne serait pas, mais il explique
aussi que pour un être non sensible, non empirique, la liberté n'aurait pas de
sens et cela pour la même raison : tout serait déterminé 71 . Ainsi, pour la pen-
sée critique, l'acte de vertu n'est pensable que pour un être raisonnable inscrit
dans un monde sensible mais aussi, plus précisément, l'inscription empirique
de celui qui agit est nécessairement impliquée dans l'acquisition de la vertu. Au-
trement dit, le texte kantien n'explique pas seulement que, si l'homme n'était
pas un être aussi sensible la liberté n'aurait pas de sens pour lui, mais aussi
que dans l'exercice même de la liberté intervient la spécificité empirique de
l'inscription particulière de l'homme qui agit dans le monde sensible. L'ana-
lyse kantienne ne laisse pas seulement penser qu'être sensible/particulier est
une condition de possibilité de la vertu, elle laisse aussi penser que la parti-
cularité particulière de l'homme qui agit vertueusement est engagée dans cet
acte. C'est un être particulier qui agit et c'est son monde (particulier) qui est
le support de l'acte, et qui le supporte. Dans la pensée kantienne, le sensible
n'est pas seulement le support matériel nécessaire à une communication entre

70. Le rapport du génie aux règles n'est pas double mais doublement double : il ne fait
qu'avec des règles et au-delà des règles, pour appeler des nouvelles règles et un nouvel au-delà
des règles. L'œuvre de génie n'a de sens qu'à condition de ne pas être pure singularité, même
si elle est originale, elle est aussi (doublement) exemplaire.
71. La liberté n'aurait aucun sens si elle n'était qu'une liberté empirique ; rappelons à ce su-
jet le passage déjà cité au chapitre 6 : « si la liberté de notre volonté n'était pas autre chose que
cette liberté (psychologique et comparative, et non en même temps transcendantale, c'est-à-
dire absolue), elle ne vaudrait au fond guère mieux que celle d'une tourne-broche, qui, une fois
monté, exécute de lui-même ses mouvements »(CRPrat, Ak V 97 ; PII 726). Mais à l'inverse il
serait, selon Kant, aussi absurde de nier la dimension phénoménale de celui qui agit. En effet,
pour dénoncer cette absurdité, Kant fait appel encore à des figures de machines. Cette fois il
ne s'agit pas de tourne-broche mais d'automates : « Si les actions de l'homme, en tant qu'elles
appartiennent à ses déterminations dans le temps, n'étaient pas de simples déterminations de
l'homme comme phénomène, mais des déterminations de l'homme comme chose en soi, la
liberté ne pourrait être sauvée. L'homme serait comme une marionnette ou comme un auto-
mate de Vaucanson < Der Mensch wäre Marionette, oder ein Vaucansonsches Automat >, construit
et mis en mouvement par le maître suprême de toutes les œuvres d'art. La conscience de lui-
même en ferait sans doute un automate pensant, mais la conscience de sa spontanéité, s'il
prenait celle-ci pour de la liberté, serait une pure illusion < bloße Täuschung > » (CRPrat, Ak V
101 ; PII 730-1). Ainsi, pour être libre, l'homme ne peut-être ni une marionnette manipulée par
des forces empiriques, ni une marionnette sur la scène des choses en soi. Plutôt, la liberté doit
se jouer sur les deux tableaux.
3. RÉPLIQUES DE L'EXEMPLE 381

esprits ; le monde phénoménal n'est pas seulement là où il nous est donné de


communiquer mais il est aussi ce qui est en jeu. Ce qui est en jeu, c'est le monde
qu'on laisse en héritage à ses successeurs ; le matériel avec lequel on travaille,
c'est le monde qu'on hérite de ses prédécesseurs. C'est au monde dans lequel
nous vivons qu'il faut donner un sens ; c'est dans ce monde que peut se faire la
moralité ; c'est ce monde qui peut être transformé par l'homme.
L'acte vertueux n'est pas déterminé par la causalité empirique, mais il n'est
pas non plus sans rapport avec la causalité empirique. Voilà qui peut être en-
tendu comme contradictoire. Comment penser ensemble des propos contra-
dictoires, dès lors que l'on s'est imposé la non-contradiction comme le premier
critère de sens pour un concept ? C'est une des forces, nous semble-t-il, des der-
niers écrits de Kant, non seulement de suggérer la nécessité d'une telle pensée,
mais aussi de s'y être essayé. Sa réflexion sur l'acte de liberté qui, tout en étant
défini comme échappant au monde sensible n'est pas sans rapport avec lui, est
exemplaire à cet égard. En effet, c'est là qu'il nous semble pouvoir suivre Kant
dans une pensée de la "contra-diction" promise à devenir réponse(s). Ceux qui,
s'appuyant sur le principe du tiers exclu prétendent que, si la vertu ne doit pas
être un concept empirique, l'acte vertueux doit se penser sans rapport aucun
avec le monde phénoménal, se condamnent à passer à côté du séisme que Kant
entend déclencher dans la philosophie. L'émancipation kantienne consiste bien
à échapper à la détermination par le monde sensible, mais elle n'aurait aucun
sens si elle cherchait à échapper au monde sensible en tant que tel 72 . Celui
qui cherche à se délier de toute contrainte en quelque sorte sort du jeu. Dans
un rapport équivoque aux règles, l'homme peut espérer donner voix /voie à
ce qui est inimitable ; il peut espérer participer au spectacle de l'humanité sur
terre — avec cœur.
Nous en venons effectivement au cœur de la vertu kantienne, à ce qui rap-
proche encore l'œuvre du génie et l'acte vertueux. La troisième Critique ex-
plique que le génie est celui qui peut se permettre de rompre les règles et cela
semble être une revendication positive. Mais dans les passages qui confortent
justement la lecture romantique du génie, Kant lance déjà quelque avertisse-
ment contre l'idéalisation, voire l'idolâtrie, de la singularité. Pour ne pas som-
brer dans le ridicule, le talent original doit, selon Kant, toujours se souvenir

72. Kant se moque de l'absurdité du sage stoïcien qui prétendrait ne plus dépendre du
monde naturel : l'homme « ne peut apaiser sa faim par sa vertu » (Leçons d'éthique,173). Il ne
peut pas non plus échapper à la faute originelle.
382 8. RÉPLIQUES

qu'il ne peut accomplir de figures géniales que sur un cheval de manège :


voilà qui vaut pour un rappel à l'humilité dans la recherche même de la dis-
tinction. N'en déplaise à un certain héritage romantique, le génie kantien n'a
pas le glorieux destin d'être excusé par avance de sa rupture avec l'ordre éta-
bli. Pour Kant, le génie doit plutôt supporter ce qui reste toujours une faute :
« une certaine audace dans l'expression, et surtout maintes anomalies par rap-
port à la règle commune, siéent fort bien au génie, mais ne sont nullement
dignes d'être imitées, et restent en soi toujours une faute que l'on doit cher-
cher à éliminer 73 .» L'anomalie est toujours une faute. Le génie tolère des mal-
formations qui sont pourtant regrettables plutôt que méritoires. Aller contre
les règles n'est jamais, en soi, un mérite. Et c'est bien pour cela qu'il faut du
courage au génie : il lui faut du courage pour tracer un chemin qui n'est jamais
acceptable, ni même permis, du moins par avance. Soulignons que c'est bien
de courage que Kant parle lorsqu'il parle de ce qu'il faut au génie pour passer
outre les règles ; ce n'est pas simplement de l'audace mais bien du courage :
« Dieser Muth ist an einem Genie allein Verdienst 74 ». Pour passer outre les règles il
faut donc un courage qui n'est un mérite que chez le génie : le génie assume sa
faute dans le faire. Ici encore, les analyses du génie nous permettent de mettre
en lumière ce qui se joue dans la dernière pensée de Kant, lorsque celui-ci es-
saie de trouver l'expression positive de l'acte de liberté. L'homme, comme le
génie, ne peut pas prétendre sortir de la faute, mais il peut « faire avec ». Avec
courage, l'homme peut prendre le risque de la liberté, le risque de la faute non
pas pour échapper à cette faute, mais pour faire œuvre avec elle. La singularité
est l'espoir de l'homme, mais jamais dans la bonne conscience ; l'homme doit
se distinguer, mais avec humilité. Ce courage est un état d'âme ; il exige un
cœur fort pour se lancer dans la faute 75 .

73. CJ, Ak V 318 ; PII 1103.


74. Ibid.
75. Nous avons déjà insisté sur le rapport entre cœur et courage, en notant que c'est pré-
cisément son effet sur le cœur qui fait penser à Kant que l'exemple est capable d'encourager
l'homme. Voilà qui explique que le terme allemand Mut puisse être traduit par « courage »
mais aussi, selon le contexte, par « cœur ». C'est aussi, et ce serait à creuser, le terme que Kant
emploie pour l'étrange exigence de l'assentiment de l'autre qui est pour ainsi dire au cœur
de la nécessité particulière du jugement esthétique : cf. « wenn er aber etwas für schön ausgiebt,
so muthet er andern eben dasselbe Wohlgefallen zu » (CJ, Ak V 212) ou encore « Die Lust, die wir
fühlen, muthen wir jedem andern im Geschmacksurtheile als nothwendig zu, gleich als ob es für eine
Beschaffenheit des Gegenstandes, die an ihm nach Begriffen bestimmt ist, anzusehen wäre, wenn wir
etwas schön nennen » (CJ, Ak V 218 nous soulignons). Et bien entendu, le Mut doit être considéré
dans son rapport au Gemüt dont une des traductions possibles est encore « cœur ».
3. RÉPLIQUES DE L'EXEMPLE 383

Kant ne propose pas à l'homme de quitter la scène de la finitude mais d'y


jouer, et de faire œuvre. Si se laisser jouer comme une marionnette est in-
digne, prétendre faire œuvre comme si l'on était Dieu est impossible et s'y
essayer, ridicule. L'œuvre kantienne ne propose pas que nous aspirions à un
acte qui n'aurait aucune dimension empirique. Plutôt, elle enjoint l'homme à
se « faire » (acteur). Elle en appelle à l'homme de se faire exemple de l'hypocrites
qui répond — une réponse exemplaire qui sera toujours double aussi bien eu
égard à ses sources qu'à ses effets. Que l'homme ne sorte pas de la finitude,
c'est aussi ce qui rend possible le spectacle. Qu'il ne devienne pas semblable
à un Dieu, c'est aussi ce qui permet/impose/encourage à (se) produire sur la
scène du monde 76 . Qu'il ne puisse jamais s'installer dans une conscience de
l'excellence de sa personne, c'est ce qui permet à la raison de s'intéresser à ses
propres capacités, et de trouver la vie dans l'incertitude et dans le travail de la
Selbsterkenntnis 77 . La promesse de la possibilité d'un acte vertueux est en effet,
dans l'œuvre kantienne, une promesse d'incertitudes à venir. C'est l'incertitude
du facere qui n'est pas un agere ; l'incertitude du jeu du Schauspieler qui cherche
à oublier son jeu pour partager le jeu du monde 78 . C'est à cette condition que
l'homme peut avoir un monde, en jouant sa réponse à l'appel de la loi morale
qui est aussi la réponse au monde par un monde.

L'opposition entre spontanéité et passivité — voilà qui pourrait nommer


un deuxième épicentre des répliques déclenché par la relecture des exigences
kantiennes à l'encontre de l'acte vertueux, à la lumière de la critique de la

76. Dans la logique kantienne, l'expérience théâtrale est sans doute aussi inaccessible à
Dieu que l'est la vertu. En effet, l'omniscience n'interdit-elle pas toujours d'avance l'expérience
propre au spectacle ? C'est en tous cas, dans une telle perspective, que Kant déconseille à ceux
qui se rendent au théâtre de lire la pièce d'avance : selon lui, trop de savoir tue la surprise et
l'émotion (Anthropologie, Ak VII 173 ; PIII 991).
77. Sa bonne conscience est bien l'une des choses que Kant reproche au sage des stoïciens.
L'insistance sur l'idée que la bonne conscience est antinomique à la vertu est pour nous une
des leçons kantiennes qu'il nous importe de ne pas oublier. Que le véritable sens de la vertu
dépende de ce que l'acte vertueux se fasse toujours dans un contexte miné par le risque, voilà
ce que Kant (ap)prend du Christianisme. Nous aimerions le lui reprendre, sans trop savoir si
la marque du Christianisme est, ou doit rester, déterminante.
78. Rappelons que c'est avoir un monde qui est l'enjeu du partage du jeu lorsque Kant ex-
plique que la connaissance pratique doit se penser autrement que sur le mode du « kennen » :
« Noch sind die Ausdrücke : die Welt kennen und Welt haben in ihrer Bedeutung ziemlich weit ausei-
nander : indem der Eine nur das Spiel versteht, dem er zugesehen hat, der Andere aber mitgespielt hat »
(Anthropologie, Ak VII 120 ; PIII 940).
384 8. RÉPLIQUES

faculté de juger esthétique. Cette relecture conduit à poser que la vertu est
l'œuvre de la raison. En nous rapportant au vocabulaire de l'œuvre, « Werk »,
ou plutôt en rapportant l'œuvre à l'œuvre de génie, nous nous dirigeons vers
une forte secousse dans la pensée de l'acte de la liberté. Nous nous dirigeons
vers la faille, le lieu du choc provoqué par la rencontre de deux logiques impli-
quées dans la question de la spontanéité de l'acte de vertu. En effet, selon une
logique bien établie, Kant oppose la spontanéité à la passivité ; mais selon une
logique qui se dégage des œuvres tardives, la passivité est aussi une condition
de possibilité de l'acte spontané et cela nous sommes peut-être moins accou-
tumés à le penser (à le penser comme appartenant au legs kantien, ou même
« tout simplement » à le penser).
L'acte vertueux, au sens fort que tient à lui accorder la philosophie kan-
tienne, est l'acte par excellence de la raison, la faculté de la spontanéité. Dès
la définition de la liberté dans son sens cosmologique, Kant fait appel au vo-
cabulaire de la spontanéité 79 . Dans le devoir, affirme la première Critique, la
raison « se crée avec une entière spontanéité un ordre propre 80 ». Mais à l'autre
bout du chemin que nous avons suivi, l'œuvre kantienne nous porte vers la
conclusion qu'un tel acte doit se penser comme une activité dont n'est pas
absente une dimension passive. Le parallèle avec le génie qui guide notre ré-
flexion sur l'acte vertueux nous oblige, en effet, à envisager cette possibilité.
Rappelons que, dans un passage que nous avons cité au chapitre précédent,
Kant affirme que l'arrêt dans lequel nous contemplons le beau est en quelque
sorte un état dans lequel l'esprit est passif 81 . Une passivité, qui n'est pas l'ac-
tivité des facultés engagées dans leur production (théorique) commune, est
en quelque sorte nécessaire pour que puisse avoir lieu le « jeu des facultés »
que constate le jugement esthétique 82 . Dès lors, il faut aussi penser que, tout

79. Une spontanéité « pouvant commencer d'elle-même à agir, sans qu'aucune autre cause
ait dû précéder pour la déterminer à son tour à l'action suivant la loi de la liaison causale »
(CRP, A 533 / B 561 ; PI 1168).
80. CRP, A 548 / B 576 ; PI 1179.
81. En effet, nous l'avons souligné (chapitre 4), l'arrêt, le weilen, où devient possible le juge-
ment esthétique est marqué par un état passif de l'esprit : « Nous nous arrêtons à contempler
le beau < Wir weilen bei der Betrachtung des Schönen >, car cette contemplation se fortifie et se
reproduit elle-même ; et il y a quelque chose d'analogue (mais non toutefois identique) à cet
arrêt dans la contemplation quand un attrait dans la représentation d'un objet éveille l'atten-
tion de façon répétée, état pendant lequel l'esprit est passif < wobei das Gemüth passiv ist > »
(CJ, Ak V 222 ; PII 982).
82. Le jugement esthétique, nous l'avons vu, doit tenir en échec le rapport cognitif à l'objet.
Au seuil de l'activité, le jeu qui permet ce jugement risque à tout moment de sombrer dans
3. RÉPLIQUES DE L'EXEMPLE 385

comme le jugement pur de goût, la création propre au génie (qui est, ne l'ou-
blions pas, un produit d'un jugement de goût) est le résultat d'une activité mais
aussi le résultat d'une certaine passivité. Certes, le génie produit son œuvre en
agissant sans être déterminé par aucune règle extérieure (on l'a suffisamment
souligné, cette absence de règles est une condition de l'œuvre) et cela exige une
spontanéité. Mais ce faire, par opposition à l'agir, exige aussi que le génie laisse
venir l'œuvre. Voilà ce qu'indique Kant lorsque, dans une célèbre remarque,
il explique que la nature dicte ses règles au génie : « le génie est la disposi-
tion innée de l'esprit (ingenium) par le truchement de laquelle la nature donne à
l'art ses règles 83 ». Lorsque le génie juge librement, la nature aurait dicté le
geste de la liberté, dicté l'originalité même de l'œuvre géniale. La nature lui
donne des règles que le génie ne peut pas même se formuler à lui-même, mais
qui lui dictent pourtant sa démarche. Le génie se laisse donc faire par la na-
ture lorsqu'il fait son œuvre : il se laisse faire à la fois pour ce qui est de lui, et
de son œuvre. L'on peut alors qualifier la création artistique que décrit Kant,
comme un « laisser faire » autant qu'une activité dirigée. Une certaine passi-
vité est une condition de l'œuvre 84 . Or, si nous insistons pour nous référer à
la conception de l'œuvre que la Critique de la faculté de juger développe pour
penser l'acte vertueux, il nous faudra prendre cela en compte. Certes, selon
Kant, l'acte vertueux, comme acte libre, doit être l'acte par lequel l'homme
cesse d'être manipulé par d'autres, cesse d'être marionnette ou tournebroche,
l'acte par lequel l'homme échappe à la détermination sensible pour faire parler
sa raison. Certes, l'acte vertueux est en ce sens un acte qui relève de l'activité
mais, le rapprochement entre l'œuvre de génie et l'acte vertueux doit nous
faire méditer ceci : la pensée kantienne nous invite à penser l'acte libre aussi

l'activité. Telle est la menace qui pèse sur l'expérience de la beauté dont le sérieux et la signifi-
cation du jeu peuvent être écrasés par le bavardage du travail (des facultés de la connaissance).
83. « Genie ist die angeborne Gemüthsanlage (ingenium), durch welche die Natur der Kunst die
Regel giebt » (CJ, Ak V 307 ; PII 1089).
84. Mauro Carbone note avec justesse que cette passivité du génie aurait peut-être dû
conduire Merleau Ponty à remarquer qu'il partageait plus avec Kant qu'il ne le pensait. « Si
ne lui avait pas fait obstacle la tendance à privilégier les aspects systématiques de la troisième
Critique. . .la lecture merleau-pontienne. . .aurait pu rencontrer dans la Critique de la faculté de
juger esthétique. . .pour sa propre réflexion sur le lien de la chair et de l'idée (VI p195), un inter-
locuteur plus proche et plus stimulant qu'elle ne l'aurait pensé. » (Mauro Carbone La visibilité
de l'invisible ; Merleau-Ponty entre Cézanne et Proust, Hildesheim/Zurich/New York, Georg Olms
Verlag, 2001, p.170. cf. chapitre 6, et surtout la section intitulée « La passivité de l'activité de
création »).
386 8. RÉPLIQUES

comme un acte qui n'est possible que par une certaine passivité. Plus exacte-
ment, si l'opposition entre activité et spontanéité est essentielle pour formuler
la différence entre l'agir dicté par des lois sensibles et un agir qui serait d'un
autre ordre, pourtant, lorsqu'il s'agit de préciser les modalités de l'acte libre,
cette opposition se complique. Pour échapper à l'activité qui n'est qu'une illu-
sion d'activité, la passivité de la machine, l'homme ne peut qu'aspirer à un agir
qui n'est possible qu'à la condition de le laisser venir. Tel le génie qui se rend en
quelque sorte à l'écoute de la nature, d'une écoute si passive qu'elle écoute sans
comprendre, l'homme, pour être auteur de sa liberté, doit peut-être aussi être
à l'écoute de logiques qui lui échappent. L'enthousiasme pour la Révolution
française n'est possible que pour celui qui suspend le raisonnement de la léga-
lité qui conduit à un frisson d'horreur à l'encontre du régicide, pour donner
l'occasion de percevoir le sentiment d'enthousiasme à l'endroit de cet événe-
ment. L'acte libre exige que l'homme suspende sa propension naturelle à l'acti-
vité, car agir selon les lois de la sensibilité revient, du point de vue de la liberté,
à se laisser manipuler comme une marionnette — mais voilà qui laisse penser
que l'acte libre exige une possibilité de passivité plus radicale 85 . La figure de
l'acteur peut peut-être encore nous guider pour essayer de se représenter jus-
tement la passivité dont il est question. Les règles de son jeu sont aussi dictées
d'avance à l'acteur. Le jeu de l'acteur est dicté par la pièce écrite mais aussi par
une certaine « logique du personnage ». Mais ces « règles » ne déterminent ni
la manière de l'acteur, ni surtout la transition entre un acteur qui se regarde
lui-même dans les yeux de ses spectateurs et celui qui s'est laissé prendre à son
jeu. Faire vivre les mots qui lui sont dictés d'avance, l'acteur ne peut y arriver
que quand il lâche prise, quand il cesse de se regarder et s'évaluer, quand il
laisse le jeu se faire. L'acte vertueux est ce que l'homme doit faire mais l'acte
vertueux doit aussi se faire.

Les complications imposées par la référence au jugement exemplaire pour


penser l'acte vertueux se propagent. Pour les situer selon encore un autre point

85. Peut-être tout cela est-il le symptôme de ce que la notion de responsabilité qui est for-
mulée dans le registre du droit ne suffit pas à penser la responsabilité. L'acte vertueux qui se
dessine dans la Doctrine de la vertu serait un acte dont on cesse d'être responsable au sens juri-
dique, parce qu'on ne peut être celui qui en répond, mais c'est aussi l'acte-réponse puisque c'est
par là que l'on répond, que l'on est alors capable de réponse, respons-able comme l'on dirait en
anglais.
3. RÉPLIQUES DE L'EXEMPLE 387

de vue, on notera que cette pensée de l'acte exemplaire semble impliquer que
l'on renonce à une des caractérisations fondamentales du sujet dans la pensée
moderne qui revendique Kant comme origine : son individualité. L'identifica-
tion du sujet agissant avec l'individu est non seulement très explicite et impor-
tante chez Kant, elle permet aussi clairement toute la théorie du droit, premier
élément de la Métaphysique des mœurs 86 . Pourtant, l'interprétation de l'enthou-
siasme pour la Révolution qui fait de celui-ci un jugement exemplaire ne vient-
elle pas troubler l'individualité de l'homme vertueux ? La théorie du génie nous
encourage à le penser car, d'une certaine manière, le génie n'est jamais seul à
faire son œuvre. L'exemplarité de l'œuvre du génie tient à ce qu'il soit exem-
plaire pour d'autres. Cette exemplarité pour les générations à venir n'est pas
une conséquence fortuite de l'œuvre : c'est une de ses conditions constitutives.
En le prenant pour exemple, les successeurs font de l'exemple une œuvre au-
tant qu'ils font de l'œuvre un exemple. Lorsque Kant insiste sur l'idée que le
progrès moral ne se pense que dans une logique de plusieurs générations, c'est
peut-être précisément une concession à cette même logique exemplaire. Car
Kant dit aussi de l'usage de la raison qu'il dépend de ce qu'une génération puisse
se reposer sur les travaux de ses prédécesseurs :
[i]l n'existe pas un seul usage de nos forces, si libre qu'il puisse être,
et même pas l'usage de la raison (qui nécessairement doit puiser a
priori tous ses jugements à la même source commune), qui, dès lors
que chaque sujet devrait toujours ne partir que des seules disposi-
tions brutes de sa nature, ne se serait fourvoyé au cours de ses re-
cherches si d'autres ne l'avaient précédé de leur travaux <wenn nicht
andere mit den ihrigen ihm vorgegangen wären>, non pour condamner
leurs successeurs à n'être que des imitateurs <bloßen Nachahmern>,
mais, grâce à leur démarche <Verfahren>, pour les mettre sur la piste
afin qu'ils cherchent en eux-mêmes les principes et adoptent ainsi
leur propre méthode, souvent meilleure 87 .

Seul, l'individu n'arriverait à rien. Pour que l'humanité puisse poursuivre ses
recherches, il faut que chaque sujet puisse partir des travaux de ses prédé-
cesseurs. Cela n'implique pas, Kant le souligne, que chacun soit condamné à

86. Dès la première édition de la Critique de la raison pure, Kant dira que la notion d'une
identité numérique de la personne « est nécessaire à l'usage pratique » de la raison (CRP, A
365 ; PI 1441). Si la notion de personnalité, alors nommée, se complique considérablement
par la suite (cf. Religion AkVI 26sq ; PIII 36sq..), l'identité de la personne avec elle-même est
nécessaire pour la théorie de la punition à laquelle Kant accorde un rôle fondateur dans la
Doctrine du droit.
87. CJ, Ak V 283 ; PII 1059.
388 8. RÉPLIQUES

être un simple imitateur des générations passées ; plutôt, chacun peut emboî-
ter le pas aux travaux déjà exécutés. Certes, de telles remarques s'inscrivent
dans la perspective de la nécessité d'une construction progressive de structures
politico-juridiques complexes 88 mais nous voudrions marquer que notre lec-
ture pousse à leur donner aussi un autre sens. L'insistance sur l'idée que suivre
ses prédécesseurs ne condamne pas à l'imitation nous y alerte, on peut aussi
lire ces remarques comme une concession à la conclusion selon laquelle l'acte
vertueux, l'agir par raison, ne peut être l'acte d'un sujet isolé dans sa singu-
larité. Notons que Kant le souligne : il ne parle pas ici seulement d'actions
phénoménales mais bien de l'usage des forces de la raison 89 . L'usage de la rai-
son qui permet l'acte vertueux se fourvoierait s'il ne pouvait s'appuyer sur les
travaux des générations passées. Autrement dit, la référence aux autres s'im-
pose à l'acte, si libre qu'il puisse être (so frei er auch sein mag) puisque même
dans l'usage de la raison qu'est l'acte vertueux, l'homme répond à ses prédé-
cesseurs. Le contexte de cette affirmation est une discussion qui cherche à ex-
pliquer que « le fait qu'on révère, à juste titre, tels des modèles, les œuvres
des Anciens et qu'on qualifie de classiques leurs auteurs 90 » ne doit pas por-
ter à penser que les sources du goût sont a posteriori. L'enjeu premier est ici,
encore une fois, de défendre un certain type de succession qui n'est pas imita-
tion — la célèbre formule distinguant de l'imitation « succession référée à un
précédent » que peut avoir un créateur exemplaire intervient en effet dans ce
même alinéa. L'acte du créateur exemplaire est ainsi tributaire d'une activité
qui n'est pas sienne ; s'il doit se garder de simplement adopter les règles de ses
prédécesseurs, pour trouver son chemin il doit néanmoins leur emprunter une
démarche. Voilà aussi une manière de souligner que le génie n'est jamais seul :
sans rapport d'une part à ses prédécesseurs, et d'autre part à ses propres suc-
cesseurs, le génie n'est ni pensable, ni possible. Sa rupture sensée par rapport

88. Lorsque Kant explique qu'aucun usage de ses forces ne se fait par un sujet à partir seule-
ment de ses propres dispositions, l'on peut penser qu'il pense surtout à la dimension collective
de la légalité. La construction et la perfection d'un code juridique peuvent bien être envisagées
comme des activités collectives. Voilà en effet qui est un parallèle avec l'autre construction que
Kant cite dans ce passage : la construction mathématique. Mais le texte nous pousse à penser
que ce n'est pas seulement lors de la construction de la légalité que le sujet dépend des travaux
de ses prédécesseurs. Il y aurait une telle dépendance, une telle dette, à chaque usage de la
raison.
89. « Es giebt gar keinen Gebrauch unserer Kräfte. . .und selbst der Vernunft » (CJ, Ak V 283 ; PII
1059).
90. CJ, Ak V 282 ; PII 1058.
3. RÉPLIQUES DE L'EXEMPLE 389

aux prédécesseurs, mais aussi son statut exemplaire pour ses successeurs, sont
incontournables pour qu'on puisse parler d'une œuvre de génie. Si donc notre
lecture conduit à penser un « génie moral », elle nous impose aussi de penser
que l'acte vertueux n'est pas (ce qu'il est) sans rapport aussi aux prédécesseurs
et aux successeurs. L'acteur n'est pas seul ; ce n'est qu'à condition d'un public
qui le juge que l'acteur peut lui-même jouer. Mais alors l'acte (moral) ne se fait
pas seul. Pour entendre l'appel de la loi morale, l'homme ne peut pas être seul.
Notre lecture porte à entendre qu'il faut être plusieurs pour un acte « si libre
qu'il puisse être », cela n'est pas (seulement) parce qu'il faut une accumulation
de petits pas pour constituer les institutions (la perspective de la légalité), mais
aussi parce que l'acte libre n'a de sens qu'à condition d'être reçu de, et recevable
par, d'autres générations. Ce n'est que le rapport possible d'autres à l'acte ver-
tueux qui permet à celui-ci d'avoir un sens ; ce n'est que parce qu'il fait sens
pour d'autres que l'acte vertueux a un sens et n'est pas absurdité. Le sens de
la liberté se donne à plusieurs : il faut des coauteurs de l'acte libre. La liberté
se joue à plusieurs ; elle se fait en réponse aux générations passées et dans la
réponse qu'y apporte(ro)nt les générations à venir.
S'il faut être plusieurs pour « faire » la liberté, ce n'est d'ailleurs pas seule-
ment au niveau du temps de l'histoire naturelle. Car, selon la logique exem-
plaire qui guide la pensée ici, l'agent moral kantien ne se pense (à l'œuvre) que
divisé. Loin d'exiger l'unité, une unité qui serait à penser au niveau nouménal
pour éviter la dispersion de l'empirique, la moralité kantienne exige une divi-
sion déjà de l'agent, non seulement au sens où l'agir ne se fait que par plusieurs
« individus », mais aussi au sens où chaque individu est divisé. Bon citoyen ou
serviteur d'une révolution, celui qui (se) ferait libre serait les deux, non pas tour
à tour, mais les deux à la fois. Selon la logique de la vertu que Kant nous donne
à penser après la Critique de la faculté de juger, il ne peut s'agir pour l'homme
d'ajouter la moralité à la légalité, en alternant un comportement régi par une
scrupuleuse recherche de la légalité et des envols vers la liberté. Une telle alter-
nance reviendrait à enchaîner une servitude hétéronome à des règles externes
et des accès de sottise quand l'on prétendrait se délier de toutes règles sco-
laires. Ce que Kant nous invite à penser, ce n'est pas que l'on puisse déjouer
la différence entre les perspectives par une telle alternance qui ne ferait que la
redoubler. Pour penser la liberté, le philosophe ne doit pas se représenter un
homme qui serait alternativement dans la perspective du droit et dans celle de
la vertu, mais doit plutôt chercher à penser un acte qui serait révolutionnaire et
390 8. RÉPLIQUES

citoyen 91 ; ce n'est qu'à cette condition que l'on pourra revendiquer l'idée que
le travail philosophique permet d'éviter le scepticisme moral. Pour revenir au
langage du théâtre, le dédoublement dont il s'agit n'est pas celui qui résulterait
de ce qu'un homme prenne tour à tour deux rôles différents, mais plutôt le dé-
doublement qui fait de l'homme qui joue un homme et un acteur. Justement,
selon l'analyse de Kant, l'homme ne joue vraiment que quand il n'est plus tour
à tour homme et acteur, mais que les deux se confondent. Le jeu d'un acteur qui
y met du cœur est le jeu de celui partagé entre sa personne et son rôle. La di-
vision de soi qui marque la réplique de l'hypocrite n'est pas tant dépassée, que
réinvestie, par la philosophie kantienne. Le tribunal de la critique n'est qu'une
préparation pour la scène. La philosophie doit nous apprendre à mieux inves-
tir notre rôle d'êtres sensibles finis sur cette terre-ci pour nous fournir plus de
chance de donner vie à ce rôle.
Dans un entretien, Jacques Derrida résume ainsi sa méfiance à l'égard du
terme « liberté » :

Si je me méfie du terme "liberté", ce n'est pas que je souscrive à


quelque déterminisme mécaniste. Mais ce mot me paraît souvent
chargé de présupposés métaphysiques qui confèrent au sujet ou à
la conscience — c'est-à-dire à un sujet egologique — une indépen-
dance souveraine par rapport aux pulsions, au calcul, à l'économie, à
la machine. Si la liberté est un excès de jeu dans la machine, de toute
machine déterminée, alors je militerais pour qu'on reconnaisse cette
liberté et qu'on la respecte, mais je préfère éviter de parler de liberté
du sujet ou de la liberté de l'homme 92 .

Notre lecture tente de montrer comment le texte kantien lui-même peut nous
conduire à cette même méfiance, dans la mesure où justement il conduit à
la conclusion que la liberté dont relève une vertu digne de ce nom ne peut
être pensée par Kant que dans un double rapport aux pulsions, calculs, ma-
chines etc. : l'acte libre n'est pas déterminé par ces derniers mais il n'est pas
sans rapport avec eux. La logique exemplaire qui, selon nous, seule permet la

91. Voilà qui nous semble en effet une des tâches les plus importantes indiquées ici : d'abord
prendre conscience de la dominance des deux modèles de changement politico-social associés
au citoyen d'une part, et au révolutionnaire de l'autre. Voilà en effet deux figures qui continuent
de dominer notre pensée : la réforme et la révolution. Au-delà de modalités d'action politique
qui cherchent à alterner ces modes, peut-on penser, voire s'engager au nom de, une modalité
autre du changement ? Selon notre lecture, l'acte vertueux tel que Kant nous invite à le penser,
offrirait une indication dans ce sens.
92. Jacques Derrida, De quoi demain. . .Paris, Fayard/Galilée, 2001, p.85-6.
3. RÉPLIQUES DE L'EXEMPLE 391

réponse complète de Kant au scepticisme moral, oblige à penser que la liberté


n'est pas de l'ordre de la « souveraine indépendance » mais plutôt d'une dé-
pendance/indépendance analogue au rapport qui lie le génie aux règles. Ainsi,
nous achevons le parcours de cette étude en suggérant que l'analyse du rap-
port entre la troisième Critique et le reste du corpus kantien n'est pas un mau-
vais exercice pour apprendre à penser la liberté pour laquelle Derrida pour-
rait militer. En effet, insister sur les analyses de l'originalité exemplaire du gé-
nie, comme clé pour penser la vertu kantienne dans toute sa radicalité, nous
pousse à remarquer que l'agent kantien, paradigme du sujet egologique (un
agent intentionnel, autonome, et individuel) est doublé, dans le texte, par une
instance de liberté qui n'est pas déterminable ainsi. Selon notre lecture, la ri-
gueur kantienne, lorsqu'elle persiste à vouloir penser une vertu ni empirique,
ni chimérique, nous oriente vers une pensée de l'acte pour laquelle un acte
vertueux, non seulement porte la trace de son inscription spécifique dans une
situation empirique, mais encore y/en fait œuvre, vers une pensée de l'acte
qui ne peut pas tenir dans l'opposition activité/passivité, et encore vers une
pensée de l'acte vertueux selon laquelle une condition pour penser l'acteur,
comme origine déterminante de l'acte, est que celui-ci ne soit pas seul à faire
son acte. Le modèle pour penser une telle possibilité — l'originalité exemplaire
de l'œuvre de génie — opère plusieurs croisements. Et ce n'est pas un hasard
si, comme nous l'avons vu, nous approchons des lieux où la méthode trans-
cendantale doit, pour survivre, faire appel à l'empirique. Si la pensée critique
dépend de la distinction entre transcendantal et empirique, la conception de la
liberté à l'œuvre qu'elle esquisse, ou peut-être qu'elle nous encourage à esquis-
ser 93 , découvre un lieu où le transcendantal et l'empirique s'entrechoquent.
L'acte vertueux doit s'inscrire à la fois dans une causalité empirique et dans
une causalité transcendantale — telle est en quelque sorte la double condi-
tion d'une vertu ni empirique, ni chimérique. Mais, comme il se doit, l'analyse
nous aura fourni une nouvelle perspective sur ces conditions. Si l'analyse kan-
tienne prend comme point de départ l'exigence que la vertu soit sans exemples,
lorsque Kant pousse vers sa dernière réponse au scepticisme moral, il passe par
une exemplarité qui repose sur la critique du jugement esthétique là où l'em-
pirique est une des conditions du transcendantal.

93. Que nous ne soyons plus très sûrs si c'est Kant qui l'esquisse, ou nous qui l'esquissons
en suivant Kant, c'est un signe que nous nous sommes peut-être laissés aller à suivre l'exemple
de Kant.
392 8. RÉPLIQUES

Il y a donc des secousses en perspective pour une lecture qui prend les
analyses du jugement exemplaire comme une clé essentielle pour lire les re-
marques sur la Révolution française et, plus largement, pour comprendre la
méthode de la philosophie pratique telle que la Métaphysique des mœurs la donne
à penser. Mais notons que les conséquences de cette lecture sur la conception
de l'auteur de la liberté ne doivent pas simplement annuler une conception
plus académique du sujet kantien. Si nous pensons que cette voie reste pro-
metteuse, ce n'est, bien entendu, pas pour revendiquer seulement une rupture
avec les règles scolaires de la lecture du texte kantien, mais parce que cette voie,
par les difficultés qu'elle met en lumière, serait prometteuse aussi selon des
critères académiques de l'interprétation. Lorsque nous avançons que le sujet
ethico-politique doit se penser comme ayant une dimension de passivité ou de
collectivité, cela n'est pas pour contester la vision académique au nom de celle
que nous redessinons à partir du texte kantien : c'est la logique exemplaire qui
le veut, ces conceptions ne doivent pas s'annuler, malgré leur apparente contra-
diction. En effet, nous espérons avoir montré que l'insistance sur l'exemplarité
esthétique comme clé de lecture pour la pensée pratique permet de nouvelles
réponses à des questions très classiques de la lecture académique de Kant, à
commencer par la question du rapport entre droit et morale, ou encore celle
du rapport entre la troisième Critique et les deux autres. Mais si nous avons en-
vie de suivre le chemin — et selon la logique du texte kantien ce n'est que le
désir qui nous pousse à emprunter une nouvelle voie en ce qui concerne l'in-
vention de la liberté 94 — c'est qu'il met en lumière ce qui est prometteur dans
la pensée kantienne de la liberté : la liberté est surtout une promesse. C'est
une promesse et non une donnée. C'est aussi une promesse qui n'est pas une
illusion chimérique accessible à n'importe qui, mais une promesse qui devient
audible, et crédible, pour le philosophe à force de travail. La récompense de
l'effort critique est, en quelque sorte, que nous pouvons découvrir des raisons
d'espérer en nous-mêmes. L'analyse de la raison nous promet, si nous suivons
le texte kantien, la possibilité de penser une moralité qui est hétérogène à la
nature mais qui ne tient pas pour autant du miracle. Elle nous promet une

94. Rappelons que c'est le désir qu'il suscite qui permet à l'exemple d'avoir pour effet sur
l'auditeur, non seulement d'éveiller sa conscience, mais aussi de provoquer un acte vertueux :
l'effet ultime sur l'auditeur de l'histoire de l'honnête homme qui refuse de calomnier un inno-
cent doit être « un vif désir de pouvoir être lui-même un tel homme (einem lebhaften Wunsche,
selbst ein solcher Mann sein zu können) » (CRPrat, Ak V 156 ; PII 795).
3. RÉPLIQUES DE L'EXEMPLE 393

pensée de la vertu qui, tout en restant de l'ordre de la rupture, n'est pas vouée
à rester sans suites.
Répliques de l'acte vertueux conçues comme une réplique de l'acteur, les
secousses que nous sentons ici ne doivent pas nous faire renoncer à la lecture
de l'exemple de la Révolution française, comme exemple, à lire exemplaire-
ment. Le parcours de la Selbsterkenntnis de la raison que nous invite à emprun-
ter l'œuvre kantienne nous laisse la tâche d'y répliquer. Cela exige d'abord de
clarifier, comme nous avons tenté de le faire, les règles de la nouvelle école
que nous lègue Kant. Mais si l'œuvre kantienne fonctionne comme une œuvre
exemplaire, c'est que tout y est et que pourtant, il nous faut y mettre la main
pour découvrir les possibilités que Kant nous aura permis d'entrevoir.
Conclusion

Il est difficile de conclure une étude de « l'exemple » chez Kant alors que
cette étude semble avoir, chemin faisant, révélé des évaluations de plus en
plus diverses, non seulement du statut, mais aussi de l'efficacité, des exem-
ples. Lorsque dans la note de la Métaphysique des mœurs Kant essaie de synthé-
tiser sa réflexion à ce propos, il pose que l'exemple a deux rôles distincts mais
nos efforts pour clarifier l'efficacité attribuée à l'exemple nous ont conduit au
constat que le dédoublement de l'exemple ne s'arrête pas à la division selon les
deux domaines : dans chacun de ces rôles, l'exemple est en outre susceptible
d'avoir au moins deux effets différents, souvent contradictoires. La préface de
la Critique de la raison pure propose déjà un double diagnostic, en soutenant
que l'exemple qui apporte la clarté intuitive à un discours peut aussi nuire à la
clarté générale du texte. Chaque rencontre avec l'exemple, dans la suite du cor-
pus kantien, soulève un nouveau diagnostic partagé : l'exemple qui confirme
la réalité objective d'un concept peut aussi porter à prendre conscience du
problème philosophique que pose une telle confirmation ; l'exemple qui peut
conduire l'élève à la moralité peut aussi le dévoyer vers une pseudo mora-
lité ; l'exemple qui peut susciter un jugement libre peut aussi servir de règle
à un jugement contraint par le modèle. Ainsi, dans le dispositif kantien, non
seulement l'exemple assume une pléthore de fonctions, mais aussi dans cha-
cune de ces fonctions il est susceptible d'effets divers. Rien ne semble autoriser
une réduction de cette diversité. Si l'on peut articuler les diverses efficaces de
l'exemple dans chacun des deux domaines de la philosophie kantienne, rien
ne nous conduit vers l'hypothèse d'un exemple qui serait, en quelque sorte,
l'exemple original dont l'exemple pratique et l'exemple théorique ne seraient
que deux cas spécifiques. Pourtant, si une réduction de la diversité des fonc-
tions de l'exemple théorique et de l'exemple pratique ne nous semble pas pos-
sible, certains rapprochements le sont qui conduisent à penser que les exem-
ples se répondent ou se font écho. Pour tenter de spécifier le rapport entre
l'exemple pratique et l'exemple théorique, nous allons expliciter les échos,
d'une part entre les problèmes qui suscitent chez Kant un appel à l'exemple
et, d'autre part, entre les diverses solutions qu'il trouve dans l'exemple.
396

Selon la définition qui a servi de point de départ à nos analyses, l'exemple


dans son rôle pratique, et l'exemple théorique, sont des concepts complète-
ment différents 95 . Notre lecture a pourtant révélé que, si les problèmes qui se
posent à la pensée critique et qui provoquent un appel à l'exemple ne se posent
pas dans les mêmes termes dans les deux domaines, il y a néanmoins une cer-
taine similarité formelle entre ces problèmes. Nous pourrions même dire que
cette similarité formelle est analogue à celle entre un objet et son image dans le
miroir : ce sont des figures équivalentes, mais inverses 96 . Ce sont en effet, deux
problèmes concernant le jugement qui appellent ces théories de l'exemple. Plus
précisément, il y va dans les deux cas, du problème d'effectuer un changement
de régime de jugement : dans le domaine théorique, le problème est celui d'en-
trer dans le régime des jugements gouvernés par les règles de l'entendement,
dans le domaine pratique, il s'agit justement de sortir d'un tel régime de ju-
gement pour accéder à un jugement qui ne répond qu'à la raison. L'exemple
est toujours invoqué à l'occasion d'un jugement qui permet ce que nous pour-
rions appeler l'« entrée en matière ». Ici encore la première théorie kantienne
de l'exemple, celle de la préface à la première Critique, nous y alerte puisqu'il
s'agit alors d'une discussion de l'entrée en matière, au sens où il s'agit de pré-
ciser les conditions d'une adhésion au projet critique. Lorsqu'il est question
de l'exemple comme preuve de la réalité objective d'un concept théorique, ce
qu'adjuge l'exemple est plus littéralement l'entrée en matière : l'exemple est
appelé à soutenir un jugement pour dire que/quand le concept est incarné.
Quant à l'exemple pratique qui peut provoquer la conversion au terme de la-
quelle la loi pratique aurait accès à l'esprit comme nécessité subjective, celui-ci
opère une « entrée » en « matière de vertu » ce qui exige l'accès à un régime
de causalité autre que celui de la matière. Dans toutes ces configurations, si le
jugement que doit faciliter l'exemple constitue une « entrée en matière », c'est
qu'il doit permettre de franchir un seuil au-delà duquel une certaine « logique »
doit se charger de régler le jugement. Le passage de l'observateur au collabo-
rateur, évoqué dans la préface, ne fait que préfigurer les deux transitions que,
selon l'analyse critique, le jugement doit être à même de négocier pour que

95. « ganz verschiedene Begriffe » (MM, Ak VI 479-80n ; PIII 777n).


96. Si l'image que renvoie un miroir est identique, elle est aussi, Kant y a lui-même insisté,
absolument hétérogène à ce dont elle est image : impossible de réduire l'hétérogénéité entre
des objets qui ne se distinguent par aucune donnée objective mais dont l'orientation serait
inverse. Sur cette différence au-delà de « toutes les données objectives » qui ne se discerne que
par un sentiment, cf. S'orienter, Ak VIII 134-5 ; PII 531-2.
397

la connaissance et la vertu soient possibles : d'une part, le passage au registre


des jugements déterminés par les règles de l'entendement, d'autre part le pas-
sage à des jugements pratiques déterminés librement. Dans la mesure où ils se
chargent de ces deux passages, les « deux » exemples se partagent le problème
du jugement.
Si les deux exemples se partagent un problème, ils sont partagés aussi sur
ce problème : ce qui les rassemble va aussi les séparer en figures inverses l'une
de l'autre. Dans le domaine théorique, le jugement est appelé à suppléer aux
règles pour décider de leur application. Dès lors qu'en dernière instance les
règles ne peuvent dicter leur propre application, c'est le jugement qui doit
trancher dans l'application parce que cela requiert une décision au sens fort
du terme, c'est-à-dire une décision là où il n'y a aucune règle déterminante.
Ainsi, l'entendement peut très bien manier les règles selon les lois de la lo-
gique, mais quand il s'agit de faire/poser/reconnaître le rapport entre parti-
culier concret et généralité abstraite, l'entendement ne trouve aucune règle
pour le guider. Le jugement doit alors arbitrer. Or, en se risquant en arbitre,
il risque l'arbitraire. Le « problème du jugement » pour le philosophe devient
alors celui de répondre de la possibilité d'éviter cet arbitraire. A contrario, ce
qui fait problème dans le domaine pratique ce n'est pas le risque que le juge-
ment soit arbitraire, mais plutôt le risque qu'il ne le soit pas. Rappelons que,
lorsque le terme « arbitraire » appliqué à un jugement marque le contraire de
la nécessité objective, c'est parce que l'on estime que le jugement est le pro-
duit de la volonté de celui qui juge ; l'intervention de l'aléatoire empirique
de la particularité du sujet dans le jugement rend celui-ci « arbitraire » dans
un sens connoté négativement. Or si, pour Kant, les jugements pratiques ne
doivent pas résulter de l'appréciation d'un arbitre empirique, pourtant la cri-
tique insiste sur l'idée que la vertu ne peut être le résultat que d'une décision
du (libre) arbitre ; le jugement pur pratique est, dans cette perspective, le para-
digme même du jugement arbitraire. Le risque qu'il ne soit pas arbitraire en ce
sens, voilà qui est une menace pour le jugement pratique. Nous pouvons ainsi
décrire le problème de la réalité objective des concepts théoriques et celui de
la réalisation de la vertu comme deux problèmes inverses : dans le premier cas
il s'agit d'éviter l'arbitraire, dans le deuxième d'en préserver la possibilité. Ce
qui donne la tonalité du rapport entre ces deux problèmes, et par extension
entre les deux principales théories de l'exemple chez Kant, c'est que ces figures
inverses sont peut-être, comme celles devant et « dans » le miroir, inverses
mais aussi équivalentes parce qu'inverses. Dans le domaine théorique, Kant se
398

propose d'expliquer comment, dès lors qu'il faut s'en remettre à l'arbitre, éviter
l'arbitraire-fortuit ; dans le domaine pratique, la question est comment préserver
l'arbitraire-fortuit de la décision de l'arbitre. Ces deux questions se font écho.
Les problèmes qui suscitent des théories de l'exemple dans les domaines
théorique et pratique respectivement, entretiennent ainsi un rapport d'écho/
équi-valence. Les solutions qu'apportent ces théories sont aussi dans un rap-
port d'équivalence compliquée par une inversion. En effet, notre lecture nous
conduit à conclure que c'est en invoquant la Darstellung que Kant réagit à ces
deux problèmes majeurs : d'une part, la preuve de la réalité objective du con-
cept se fait par une Darstellung du concept, d'autre part Kant déclare que c'est
une certaine Darstellung de la vertu qui est à même de provoquer le saut vers
la liberté. Or, ces deux modalités de la Darstellung sont en quelque sorte des
figures inverses d'une rencontre qui vaut pour confirmation réciproque de la
nécessité subjective et objective. En ce qui concerne le domaine théorique,
l'exemple est l'occasion de la conversion d'une certitude subjective qu'un con-
cept dit une réalité en une certitude objective de cette correspondance à l'issue
d'une démonstration. À l'inverse, dans le domaine pratique, l'exemple serait
l'occasion d'une conversion de la certitude objective que la loi morale commande
en une nécessité subjective d'y répondre. Les solutions aux problèmes critiques
que les exemples sont à même de proposer se font ainsi, elles aussi, écho.
Dans l'œuvre de Kant, le rôle de l'exemple est toujours lié à un problème
du jugement. Plus, les exemples sont en quelque sorte, non seulement les rou-
lottes du jugement selon la théorie kantienne, mais les roulottes de la théorie
kantienne lorsqu'elle doit répondre de la possibilité du jugement. Lorsqu'il doit
répondre de la possibilité de juger un rapport non chimérique entre concept et
intuition ou encore lorsqu'il doit répondre de la possibilité non chimérique de
juger par pur respect pour la loi morale, c'est sur l'exemple que le philosophe
critique prend appui pour avancer. Si l'analyse oblige à renoncer à cet appui, le
philosophe y reviendra pourtant. L'exemple d'abord considéré comme un ou-
til efficace est ensuite perçu comme ce qui doit disparaître pour laisser place
à la rigueur critique 97 . Mais ces roulottes, dont il faut se débarrasser car elles
n'auraient qu'une utilité limitée, resteront finalement incontournables. Grâce

97. À celui qui n'aurait pas encore entrepris la réflexion critique, l'exemple peut en effet
sembler utile aussi bien dans le domaine théorique où l'exemple montre un objet correspon-
dant au concept dont il est question, que dans le domaine pratique où il constitue un modèle
de comportement utile pour l'éducation. La réflexion critique va justement montrer que cette
399

à une nouvelle théorie de l'exemplarité qui apparaît dans la troisième Critique,


la philosophie kantienne arrive à réhabiliter les exemples. C'est en effet dans la
Critique de la faculté de juger, là où Kant analyse les conditions de possibilité d'un
jugement de l'arbitre qui serait nécessaire et non arbitraire, que nous avons
trouvé les réponses kantiennes aux problèmes (théorique et pratique) concer-
nant le jugement. La troisième Critique redistribue les possibilités en mettant
en cause une équivalence sur laquelle Kant s'était jusque-là appuyé, à savoir
l'équivalence entre subjectif et arbitraire. Si avant la troisième Critique, un ju-
gement qui n'est déterminé par aucune règle ou loi est forcément, aux yeux de
Kant, un jugement sans valeur, sans nécessité, bref subjectif et arbitraire, dans
son analyse du jugement pur de goût, Kant va découvrir la possibilité d'un
jugement qui n'est pas arbitraire bien qu'il ne se fonde sur aucune règle : le ju-
gement esthétique est un jugement à la fois purement subjectif et nécessaire.
La possibilité d'un tel jugement, nous l'avons vu, permet la meilleure réponse
kantienne au scepticisme, aussi bien dans le domaine théorique que dans le do-
maine pratique. Les problématiques théoriques et pratiques se croisent ici en
un lieu spécifique du texte kantien. Dès lors, si cette étude prétendait pouvoir
avancer quelque « règle » en conclusion, ce serait d'abord une règle de lecture :
la lecture du projet kantien doit passer par la troisième Critique. Notre étude
aura en effet été, entre autres choses, un plaidoyer pour prendre au sérieux
l'idée que l'analyse du jugement pur esthétique est essentielle pour le système
critique. Nous avons cherché à montrer que l'analyse transcendantale du juge-
ment du beau fournit de nouveaux éléments de réponse, aussi bien à la ques-
tion de la réalité objective des concepts théoriques, qu'au problème de la pos-
sibilité d'une éducation à la vertu 98 . Occasion pour le philosophe critique non
seulement de mesurer, mais aussi de s'essayer à assumer les limites de la mé-
thode transcendantale, la théorie du jugement qui s'annonce dans l'Analytique
du beau est une partie intégrante de la pensée critique aux deux sens possibles
de cette expression : c'est aussi bien une partie intégrale de la pensée qu'une

double foi en l'exemple n'est pas philosophiquement justifiée : le philosophe critique va sou-
tenir que l'exemple est le site du problème qui appelle une philosophie transcendantale mais
aussi que l'exemple pratique est à écarter dans la mesure où il appelle une imitation, alors que
la critique vient à poser que l'imitation n'a aucune place en moralité.
98. Nous insistons sur l'analyse du jugement du beau parce qu'elle nous semble bien plus im-
portante que celle du jugement sur le sublime qui atténue la radicalité du propos. Le privilège
que nous accordons au beau sur le sublime nous écarte de la lecture que propose Jean-François
Lyotard, notamment dans L'enthousiasme : la critique kantienne de l'histoire, Paris, Galilée, 1986.
400

partie qui intègre pour faire une pensée. Voilà une règle pour la lecture du cor-
pus kantien que nous retenons de notre étude 99 .
Quelle « règle » pourrions-nous extraire de nos analyses concernant le con-
cept d'exemple ? Nous avons voulu montrer que la théorie de l'exemplarité,
que Kant élabore dans la critique de la faculté de juger esthétique, ouvre de
nouvelles possibilités aussi bien à une théorie de l'exemple dans sa fonction
théorique qu'à une théorie concernant l'utilité des exemples en morale. Mais
même si elle en rend possible le sauvetage, l'exemplarité esthétique ne doit
pas être considérée comme une exemplarité dont sont dérivées l'exemplarité
du Beispiel et celle de l'Exempel. Notre lecture ne nous a pas mené à « une »
théorie de l'exemple chez Kant. Les diverses théories de l'exemple que nous
trouvons dans le corpus kantien ne se réfèrent pas à un seul modèle de l'effi-
cace de l'exemple mais plutôt à un réseau de problèmes qui se répondent au-
tour de la problématique de l'accès au jugement. S'il fallait néanmoins « une »
conclusion à notre lecture, elle serait peut-être à trouver dans le passage où
Kant conseille les parents sur la meilleure manière d'apprendre à leurs enfants
la sobriété vestimentaire. Affirmant que « propret et simple, leur costume [des
enfants] ne doit répondre qu'à la nécessité », Kant avertit les parents qu'ils ne
doivent pas accorder « pour eux-mêmes d'importance à ce chapitre » et surtout
qu'ils doivent éviter de contempler leur propre image dans un miroir « car,
ici comme partout, l'exemple est tout-puissant et affermit ou ruine le bon pré-
cepte (denn hier wie überall ist das Beispiel allmächtig und befestigt oder vernichtet die
gute Lehre) 100 ». L'exemple affermit ou réduit à néant la Lehre kantienne. Dans le
dispositif kantien, l'exemple est tout-puissant : il peut soit affermir, soit ruiner,
aussi bien la possibilité d'une connaissance philosophiquement fondée, que la
possibilité de l'exercice de la liberté. Nous l'avons remarqué, le travail critique
consiste d'abord à révéler que l'idée d'un exemple tout-puissant doit être consi-
dérée comme un fantasme dont la raison conteste la possibilité. Mais ce travail
s'attache ensuite à reconquérir la possibilité d'un tel exemple. En effet, si la

99. Insistant sur l'idée que l'analyse des jugements non déterminants (des jugements réflé-
chissants, ou plus exactement, purement réfléchissants) est la grande contribution de la Critique
de la faculté de juger au système critique, notre interprétation s'inscrit, sans doute, dans la lignée
de ce qu'Alexis Philonenko appelle la lecture « stérile et tout à fait blâmable » de Ferdinand
Alquié. (« Science et Opinion dans la Critique de la faculté de juger » in Manfred Frank, Alexis
Philonenko, Jean-Paul Larthomas (éds.) Sur la troisième Critique, Combas, Éditions de l'Éclat,
1994, p.86).
100. Propos de pédagogie, Ak IX 485-6 ; PIII 1190.
401

critique révèle qu'il ne faut pas s'en tenir à l'expérience de l'exemple pour pré-
sumer possible un rapport non arbitraire entre représentation et objet de re-
présentation, pourtant c'est encore vers une sorte d'exemple que la critique se
tourne lorsqu'elle prétend répondre de cette possibilité par le schématisme ; si
la critique révèle qu'il y a contradiction à penser que l'imitation d'un modèle
peut conduire à la vertu, la possibilité positive de pédagogie morale que la cri-
tique défend repose encore sur l'exemple. Ainsi, alors qu'elle commence par
dénoncer l'idée de cette possibilité, la critique s'en remet en quelque sorte à
la toute-puissance de l'exemple pour son propre salut en lui. L'exemple esthé-
tique fournit une double clé au philosophe critique : d'une part, les exemples
de jugements esthétiques fournissent un signe de la capacité des facultés de
la connaissance à opérer harmonieusement ensemble et, d'autre part, l'exem-
plarité qui est une condition de possibilité du jugement esthétique, fournit un
modèle pour la pensée de l'acte vertueux. Selon notre lecture, l'exemple de la
Critique de la faculté de juger aura sauvé (ou ruiné) la pensée critique en sauvant
les autres exemples critiques.
Si l'exemple est ainsi tout-puissant c'est par sa capacité à effectuer une dé-
monstration ; dans le domaine théorique il y va de la démonstration du rapport
entre représentation et objet, mais plus largement il y va de la démonstration
des propres capacités de la raison, notamment ses capacités de mener à bien le
projet de la Selbsterkenntnis. Chez Kant, l'exemple n'est pas seulement un fan-
tasme du philosophe (fantasme dénoncé puis réinvesti), mais aussi le nom du
lieu où le philosophe critique vit un certain fantasme de toute-puissance. Son-
geons que c'est dans le travail sur l'exemple que la raison semble trouver accès
à elle-même ; c'est autour de l'exemple que la raison s'entrevoit elle-même. En
effet, l'exemple est le nom que donne Kant aussi bien à la confirmation de la
théorie qu'à ce qui déclenche la possibilité d'une conduite vertueuse. Dès lors,
on peut penser que l'exemple nomme dans la théorie kantienne, en quelque
sorte, le fantasme d'une occasion pour la raison de se voir dans un miroir :
l'exemple provoque la reconnaissance, soit de la connaissance (la reconnais-
sance constitutive de l'Erkenntnis que le schématisme rend possible), soit de la
liberté (dont la Tunlichkeit est reconnue grâce à l'Exempel). Lorsque l'exemple a
lieu, lorsqu'un exemple est reconnu pour ce qu'il est, pour ce qu'il fait ou pour
ce qu'il permet de faire, la raison reconnaît par là même ses propres capaci-
tés théoriques ou pratiques. L'analyse de l'exemplarité esthétique révèle une
expérience explicite de la raison faisant l'expérience de sa propre puissance. Le
402

jugement exemplaire esthétique que décrit Kant est en quelque sorte la célé-
bration par la raison humaine de sa propre puissance ; le plaisir qui en est la
marque découle de la prise de conscience de son propre pouvoir. En percevant
sa propre production possible, la raison se voit : l'image d'elle-même que lui
renvoie sa rencontre avec l'exemple est, pour la raison, l'expérience de la Selbs-
terkenntnis. Le travail de Selbsterkenntnis de la raison la conduit à se voir dans le
miroir de l'exemple. L'exemple esthétique est, pour la critique, tout-puissant
et capable de tout faire pour la critique.
La tâche de la Selbsterkenntnis, à laquelle appelait le philosophe au seuil de
son corpus critique, aura donc été achevée sur une note optimiste : les résultats
auront été à la hauteur des espoirs puisque la raison découvre qu'elle peut, par
une analyse qui se confirme elle-même, saisir, non seulement le fondement de
son propre déchirement, mais aussi la réalité de la possibilité pour elle d'œu-
vrer avec, et pour, le sens et cela aussi bien dans le domaine théorique que
dans le domaine pratique. Si les succès de la critique se déclinent ainsi au futur
antérieur c'est que c'est précisément une telle temporalité qui est nécessaire
dans l'analyse kantienne. C'est justement une « causalité » selon la temporalité
du futur antérieur que l'exemple esthétique aura permis d'opposer à la tem-
poralité de la succession linéaire qui domine par ailleurs la pensée kantienne.
L'exemplarité esthétique est celle de ce qui aura été exemple, d'un exemple qui
n'est que par son rapport au passé et au futur qui se joue dans une logique de
l'héritage qui sera, ou non, assumé. L'exemple ne devient exemple (au sens de
l'exemplarité esthétique) que lorsque/parcequ' il est repris comme exemple ; il
n'est pas (exemple) avant d'avoir eu une efficacité exemplaire. Ainsi, l'exempla-
rité esthétique fonctionne-t-elle selon une temporalité bien spécifique que l'on
peut le mieux rendre avec le futur antérieur. C'est la temporalité de la recon-
naissance, la temporalité que nous aurons compris être celle de l'Erkenntnis.
Notre parcours, partant d'un certain étonnement concernant l'exemple,
étonnement qui persiste après la dissipation du doute 101 , nous aura finalement

101. Selon Kant, « l'étonnement (Verwunderung) est un choc particulier de l'esprit qui résulte
de l'incompatibilité d'une représentation et de la règle qu'elle donne avec les principes qui se
trouvent déjà dans l'esprit comme fondement et qui nous pousse à douter de la valeur de notre
vision ou de notre jugement ; mais l'admiration est un étonnement toujours renaissant malgré
la disparition de ce doute » (CJ, Ak V 365 ; PII 1155). Partant d'un certain choc entre l'incompa-
tibilité du rôle de l'exemple avec les principes par ailleurs posés par la préface, nous en sommes
arrivé à faire disparaître le doute : nous n'avons pas mal jugé, il y a là problème, problème à
dissocier théorie et présentation, mais aussi concept et intuition, voire connaissance acquise
403

conduit à l'admiration pour l'exemple de Kant. Nous ressentons une admira-


tion pour cette pensée de l'exemple proposée dans la troisième Critique, qui est
porteuse de nouvelles solutions aux problèmes que soulève l'exercice critique
de la Selbsterkenntnis de la raison. Cette étude aura été un exercice d'admira-
tion de l'exemple que nous propose Kant, admirant à la fois l'exemple de ce
travail de la raison visant une connaissance de soi, et la pensée de l'exemplarité
qui sauve cette raison de la descente aux enfers de la circularité en lui propo-
sant un nouveau travail, un nouvel espoir. Si nous sommes bien incapables
d'évaluer dans quelle mesure nous proposons une description, et dans quelle
mesure une interprétation, de la pensée kantienne, nous pouvons au moins
revendiquer cette incertitude : n'est-ce pas le seul véritable exercice d'admira-
tion de cet exemple que de tenter de suivre l'exemple kantien, précisément
là où nous ne savons plus si nous le suivons comme l'on suit une règle, ou
comme l'on suit un maître exemplaire ? Si l'admiration incite en effet, à suivre
l'exemple de Kant, elle incite à lire Kant avec l'exemplarité esthétique comme
point de repère crucial, mais aussi lire Kant exemplairement : nous ne devons
ni nous en tenir à quelque règle extraite de l'ouvrage, ni oublier que pour nous
dégager d'une répétition qui ne serait que singerie nous avons aussi besoin
de ces règles, fût-ce pour les dépasser. Ainsi, si nous voulons nous inspirer de
Kant pour poursuivre certaines problématiques qu'il nous a laissées en héri-
tage, il nous faut travailler dans ce double rapport à son texte. Si nous voulons
suivre Kant lorsqu'il enjoint de mesurer le succès du travail philosophique à sa
contribution à l'émancipation, nous devons mesurer qu'une simple répétition
mécanique de gestes kantiens manquerait justement du courage nécessaire à
un tel projet. L'exemple de Kant doit, entre autre, nous encourager à repenser
ce que serait le courage d'un jugement libre ; il doit nous encourager à penser
les conditions de possibilité d'un jugement politique exemplaire. Notre lecture
nous aura fait entrevoir une manière de penser l'accès à la liberté qui ne se
réduit pas aux règles par lesquelles l'académie résume parfois la pensée kan-
tienne. Cette lecture nous conduit aussi à penser que nous n'aurons suivi cet
exemple que lorsqu'il aura été la source de nouvelles règles pour les bons es-
prits. Pour que cela devienne possible, nous n'avons pas fini de nous regarder
dans le miroir de l'exemple de Kant.

activement ou passivement. Tous ces problèmes nous les retrouvons en fin de parcours ; ils ne
sont pas dissipés mais en quelque sorte « toujours renaissants », et nous éprouvons un étonne-
ment persistant face à l'exemple.
Bibliographie

Textes de Kant

Le texte allemand que nous citons est celui de l'Académie, reproduit par
Karsten Worm InfoSoftWare 1997 dans « Kant im Kontext ». La référence à la
pagination de l'Académie est donnée en premier lieu, suivie de la pagination
dans la traduction. Seule exception, suivant l'usage, pour la Critique de la raison
pure, nous donnons la pagination des deux éditions A et B. Les traductions fran-
çaises sont toutes de l'édition de la Pléiade, lorsque celle-ci existe. Par ailleurs,
nous avons raccourci les titres de certains ouvrages comme suit :

Annonce Annonce de M. Emmanuel Kant sur le programme de ses leçons


pour le semestre d'hiver 1765-1766
Anthropologie Anthropologie du point de vue pragmatique
Conflit des facultés Le conflit des facultés
Correspondance Correspondance, Paris, Gallimard, 1991.
CJ Critique de la faculté de juger
CRP Critique de la raison pure
CRPrat Critique de la raison pure pratique
D1770 La Dissertation de 1770
FMM Fondements de la métaphysique des mœurs
Histoire Universelle L'idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolite
Leçons d'éthique Leçons d'éthique, Luc Langlois (trad.), Paris, Livre de
poche, Librairie Générale Française, 1997.
Lettre à Herz Lettre à Herz du 21 février 1772
Logique Logique, L. Guillermit (trad.), Paris, Vrin, 1966,1989.
Lumières Réponse à la question : « Qu'est-ce que les Lumières ? »
MM Métaphysique des Mœurs
Observations Des observations sur le sentiment du beau et du sublime
Paix perpétuelle Projet de paix perpétuelle
Première Introduction Première Introduction à la Critique de la faculté de juger
406 BIBLIOGRAPHIE

Premiers principes Premiers principes métaphysiques de la science de la nature


Prolégomènes Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présen-
ter comme science
Religion Religion dans les limites de la simple raison
S'orienter Qu'est-ce que s'orienter dans la pensée ?
Sur une découverte Sur une découverte selon laquelle toute nouvelle critique de la
raison pure serait rendue superflue par une plus ancienne
Sur un lieu commun Sur le lieu commun : il se peut que ce soit juste en théorie, mais
en pratique, cela ne vaut point
Syllogisme La fausse subtilité des quatre figures du syllogisme
Autres ouvrages cités

[1] ALLISON, Henry E., Kant's Theory of Freedom, Cambridge/New York, Cambridge Uni-
versity Press, 1990.
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[58] NANCY, Jean-Luc, L'impératif catégorique, Paris, Flammarion, 1983.
[59] NEIMAN, Susan, The Unity of Reason ; Rereading Kant, New York/Oxford, Oxford Uni-
versity Press, 1994.
[60] NIETZSCHE, Friedrich, La généalogie de la morale in Œuvres philosophiques complètes VII,
Paris, Gallimard, 1971.
[61] ----- Par-delà bien et mal in Œuvres philosophiques complètes VII, Paris, Gallimard, 1971.
[62] PHILONENKO, Alexis, « Science et Opinion dans la Critique de la faculté de juger »
in Manfred Frank, Alexis Philonenko, Jean-Paul Larthomas (éds.) Sur la troisième Cri-
tique,Combas, Éditions de l'Éclat, 1994.
[63] PLATON, Théétète in Œuvres Complètes II, Paris, Gallimard, (Bibilothèque de la Pléiade),
1950.
[64] QUINTILLIEN, Institutio Oratorio, Cambridge, Harvard University Press (The Loeb
Classical Library), 1986.
410 AUTRES OUVRAGES CITÉS

[65] ROHDEN, Valerio, « Ciceros formula und Kants neue Formel des Moralprinzips », Kant und
die Berliner Aufklärung ; Aktes des IX Internationalen Kant-Kongresses, Walter de Gruyter, Ber-
lin/New York, 2001, p305-314.
[66] ROGOZINSKI, Jacob, Le don de la Loi ; Kant et l'énigme de l'éthique, Paris, Presses Univer-
sitaires France, 1999.
[67] SEIGFRIED, Hans, « Kant's `Spanish Bank Account' : Realität and Wirklichkeit » in Moltke
Gram (éd). Interpreting Kant Iowa City, University of Iowa Press, 1982,p.115-32.
[68] SHELL, Susan Meld, The Rights of Reason, Toronto/Buffalo/London, The University of
Toronto Press, 1980.
[69] SMITH, Norman Kemp, A Commentary of Kant's Critique of Pure Reason, London, MacMil-
lan, 1918 ; repr. Atlantic Highlands, Humanities Press, 1992.
[70] VERNEAUX, Roger, Critique de la Critique de la raison pure, Paris, Aubier Montaigne,
1972.
[71] WEIL, Eric, Problèmes kantiens, Paris, Vrin, (2ème éd.), 1990.
[72] ZAMMITO, John H., The Genesis of Kant's Critique of Judgment, Chicago/London, The
University of Chicago Press, 1992.

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