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UNIVERSITÉ PARIS DESCARTES

INSTITUT DE PSYCHOLOGIE

Mémoire de MASTER 2 Professionnel


Création artistique - Mention Arts thérapies

L'ENTRE-DEUX DE L'ART-THÉRAPEUTE
Clinique de l'art-thérapeute et du clivage

Mémoire soutenu par Cécile Legrand


N° d'étudiant : 19203605
Sous la direction des co-responsables pédagogiques :
Géraldine Canet, Tanja Verlinden et Silke Schauder

Juin 2018
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Table des matières
Remerciements 4
Résumé 5
Introduction 6
1. Problématique 8
1.1 Débats autour du nom 9
1.2 Double pôle d'identification 11
1.3 Divers enjeux de reconnaissance 13
2. Supports théoriques 15
2.1 Entre bon et mauvais objet 15
2.1 Entre jeu et réalité 17
2.2 Entre filiation et affiliation 19
3. Supports cliniques 22
3.1 Deux institutions 22
3.2 L'atelier d'art-thérapie 24
Vulgarisation du nom, 24 – Engagement bi-latéral, 24 – L'influence du
cadre spatial, 25 – Dimension matérielle, 26 – La consigne au cœur de la
dynamique groupale, 26 – Temps de partage en amont et aval, 27 –
L'exposition comme support de subjectivation, 28
3.3 L'atelier d'expression libre 29
L'inquiétante étrangeté du nom, 29 – Elan de volontariat, 29 – Un sas de
décompression, 30 – Zéro consigne, enfin presque..., 31 – En quête de
silence, 32 – Des productions qui vont et viennent, 33
3.4 Des jeux de rôles de l'art-thérapeute 34
3.5 Des jeux de rôles du stagiaire 36
4. Cas cliniques 38
4.1 L'entracte théâtral improvisé 38
4.2 L'entremêlement des consignes 41
5. Réflexion éthique 46
Conclusion 51
Bibliographie 54
Annexes (voir le document joint)

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Remerciements

A l'origine de cette aventure, je remercie Hélène, de ma promotion, source


d'inspiration pour sa force de résilience et sa capacité à rebondir, sans qui je serais peut-être
passée à côté de ce Master.
Si aller ailleurs est un moyen de trouver qui l'on est, les enjeux de cette quête
personnelle se jouent souvent dans les rencontres, à travers lesquelles des parties de soi, du
je/jeu sont réveillées ou révélées. Je remercie tous les enseignants qui, par leurs interventions,
ont rendu possible ces rencontres, vécues soit comme des moments de confirmation, de
jubilation intérieure, soit comme des mouvements d'extension sur de nouveaux horizons qui,
maintenant aperçus, s'ouvrent comme des possibilités d'exploration.
Ma reconnaissance s'adresse en particulier aux co-responsables de ce Master,
Géraldine Canet, Tanja Verlinden et Silke Schauder, ainsi que Katharina Hausammann,
enseignante référente pour ce mémoire, pour l'acuité de leurs sens offerte à tous les étudiants
dans une profonde bienveillance. Les récits partagés de leurs parcours et de leurs expériences
professionnelles véhiculent des points de repère qui étayent, des points de contact qui fédèrent
et surtout, un enthousiasme dont on se repaît, avec lequel on repart plus fort.
L'entre-deux-temps d'un examen universitaire comme le Master Création Artistique
inscrit l'étudiant dans cette épreuve de devoir passer, entre un lieu et un autre de son identité,
pour laquelle les terrains de stages en constituent le champ pratique et parfois décisif. Foyers
de faisceaux convergents et divergents, du Moi à l'Autre, de l'intime à l'impersonnel, du passé
au présent, ces moments d'exposition ne sauraient être trop épaulés. Je remercie les personnes
qui m'ont accueillie au sein des institutions et celles qui ont accepté et surtout qui ont su jouer
ce rôle de référent ou de superviseur, chapitre en haut duquel se glisse l'artiste plasticienne
Sylvie Caty, qui, dans son installation intitulée Mercis sublime la résonance de ce mot et dont
le regard visionnaire n'a cessé de me mouvoir dans cette recherche de conjugaisons possibles
et de déclinaisons personnelles entre art et thérapie.
Enfin, je remercie patients et participantes, jeunes et moins jeunes, qui, eux aussi, ont
accepté le dénuement de ce rôle, si proche de celui du stagiaire. Comme je le dirais de tout un
chacun passant la porte de mon cabinet de thérapeute, il n'en est pas un dans lequel je ne me
sois pas reconnue.

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Résumé

Ce mémoire présente une réflexion sur le positionnement de l'art-thérapeute basée sur


une double expérience de stage dans un atelier d'art-thérapie observé en milieu clinique dans
le cadre d'une unité d'urgence pour adolescents et dans un atelier d'expression libre proposé à
des élèves adultes du grand public et animé au sein d'une école d'art. Si l'art-thérapie est en
plein essor aujourd'hui à l'international, son statut n'est toujours pas reconnu en France. De
plus, le double nom de l'art-thérapie ne fait pas l'unanimité, pouvant engendrer des
oppositions entre professionnels sur la pratique, des conflits d'identification aux métiers
d'artiste et de thérapeute et des difficulté à définir le cadre de son atelier. A partir de ce
constat, la question m'est venue de vouloir explorer les liens possibles entre le double nom et
l'entre-deux situationnel de l'art-thérapeute, en m'appuyant sur les théories du clivage entre
bon et mauvais objet de construction interne de Melanie Klein et de la fonction symbolique du
Nom-du-Père de Jacques Lacan dans le schéma de filiation.

Mots clefs : entre-deux – clivage – filiation – identification – reconnaissance

This thesis presents a reflection on the art-therapist positioning based upon a double
experiment of training in an art therapy workshop observed in the clinic setting of an ermengy
unit for teenagers and in a free painting workshop proposed to pupils from the general public
and conducted in a higher college of art. If art therapy is booming nowadays throughout the
world, it still has not been recognized as a legal profession in France. Moreover, not every
body agrees on the double name of art therapy, which can generate oppositions on the practice
between the professionnals, conflicts of identification with the work of the artist and of the
therapist and difficulties of framing his work in the workshop. From there came up to me the
question about the interweaving between the double name and this in-between situation of the
art-therapist, leaning on the theories of the splitting between good and bad objet in the
structure of the ego from Melanie Klein and the symbolic function of the Name-of-the-Father
from Jacques Lacan in the pattern of filiation.

Key words : in-between – splitting – filiation – identification – recognition

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Introduction

Si la créativité a toujours animé mes activités de fil en aiguille dans l'enfance, au cours
desquelles les étoffes de coton se voyaient assemblées, brodées ou ajourées, l'envie de laisser
la main peindre surgit beaucoup plus tardivement. Pendant plus d'un an pourtant et
régulièrement, je peignis avec spontanéité, facilité, et surtout avec joie. J'explorais les
pinceaux, les couleurs et les formes, dans des compositions qui se voulaient abstraites et
ramassées dans le temps. Aucune image antérieure dont parle Merleau-Ponty à propos de
celui qui peint, aucun projet avant de m'asseoir devant ma feuille, seule-ment – mais comment
être sûre de ce seule, quand Lacan nous dit qu'en se servant d'un adverbe, « l'adjonction de ce
ment est déjà suffisamment indicative de ceci, qu'on ment » (Lacan, 2005, p. 17) – seulement
donc, un sentiment d'immédiateté pour lequel l'acrylique se trouvait être le medium adéquat,
même si l'esquisse à la mine de plomb était parfois père-mise, pastiche qui me permet
d'introduire le signifiant du père dont la fonction symbolique sera abordée dans ce mémoire.
Un jour pourtant, cette créativité se tarit, il n'y avait plus de joie à peindre, plus
d'inspiration, bref, plus rien à explorer sauf un nouveau manque. Vouloir comprendre
pourquoi, je ne peignais plus, m'amena à m'inscrire aux Beaux-Arts, même si l'on ne nomme
plus ainsi ces écoles, avec l'espoir d'y trouver le comme-ment comme remédiation. Si j'étais
ravie de créer à nouveau, de découvrir des techniques mixtes, des sources d'inspiration et des
théories de l'art conceptuel, en dehors des cours, je ne me les appropriais pas pour autant et ne
peignais pas davantage.
Malgré l'enthousiasme débordant et l'énergie truculente que l'artiste enseignante
distillait dans ses cours, ce que j'apprenais mentale-ment n'était relié à rien à l'intérieur de
moi, n'avait aucun fil, ne trouvait aucune histoire... sauf celle que le verbe aiguisé de cette
plasticienne aguerrie faisait résonner en moi et qui concernait tout mon être. Je me sentais
travaillée au corps et lui en fit part en décrivant ses cours de « thérapeutiques ». De nos
discussions est né pour moi cet intérêt pour l'art-thérapie qui m'amena finalement à vouloir
m'y former, d'abord avec un diplôme universitaire en art-thérapie puis avec ce Master. Avant
d'apprendre ce qui pouvait bien se passer chez un sujet en création, névrosé ou psychotique, je
fus toutefois surprise de découvrir que tout le monde ne parlait pas la même langue au sein de
cette communauté de l'art-thérapie et que, comme dans toute famille, il y avait des
dissonances et des polémiques.

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La première cherchait à déterminer ce qu'était vraiment l'art-thérapie. S'il est courant
pour un novice entrant dans une profession d'en découvrir les scissions internes, je n'en fus
pas moins déconcertée d'entendre que ce qui se faisait ici ou là n'était pas considéré comme
ét a nt vrai-ment de l'art-thérapie, chacun se réclamant pourtant d'une même pratique.
L'inquiétude de ne pas avoir trouvé le « bon » stage se voyait amplifiée par le danger de ce
fossé relationnel aux allures condescendantes (nous seuls qui savons [faire] et eux qui ne
savent pas). Apprendre à éviter le débat art-thérapie/non art-thérapie en terra incognita ou à le
contourner en s'en tenant à la détermination des objectifs et à l'utilisation qui est faite de la
médiation artistique dans chaque cadre en avait été l'issue première.
La seconde polémique rencontrée au cours de cette année de Master concernait cette
fois l'identité de l'art-thérapeute, se targuant de pouvoir toucher au réel, à la définition exacte
de qui pouvait vrai-ment revendiquer le titre d'art-thérapeute. Un vrai art-thérapeute devait
avant tout être un artiste, qui pratiquait (encore), exposait et vendait. « Disloquant tous mes
points de repères », cette injonction qui me mettait dehors, constitua « un exil paradoxal dans
mon propre pays et dans ma propre langue » (Puppinck, 2017, p. 95), tel que l'héroïne de La
Subtile le décrit sur le divan, à propos d'un arrachement brutal de sa maison familiale. Si
celle-ci ajoute que « jamais, jamais », elle ne s'en était remise, j'avais néanmoins l'intention
que cet exil ne se pérennise pas.
Que ce soit pour la pratique ou bien l'identité du professionnel, je devais constater une
dualité idéologique et schismatique, avec une frontière difficilement cernable car mutable
selon les écoles, ressentie psychiquement comme un clivage pour lequel l'image symbolique
de l'entre-deux pouvait en figurer la texture. Cet entre-deux, je m'y faufilai donc pour
examiner les coutures de son origine possible : pourquoi, dans ce corps de métier, diverses
tensions prévalaient ainsi. Cette interrogation me conduisit d'abord à considérer dans l'entre-
deux-noms, cette chandelle du tiret sondant le rapport entre art et thérapie, artiste et
thérapeute, qui pouvait se révéler d'autant moins fiable à nous éclairer qu'il n'y avait pas
(encore) de reconnaissance légitime de la profession, faisant de ce rejeton de l'art-thérapie un
enfant un peu bâtard. Ensuite, comme par reflet, sur le terrain, je découvris à plusieurs
reprises une pratique enchevêtrée entre le cadre externe de l'institution et le cadre interne de
l'atelier, un entre-deux-lieux pouvant être vécu sur le mode de la persécution ou au contraire
de l'enrichissement.
Entre-temps, mon expérience pratique me plaça dans un autre type d'entre-deux. Alors

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que j'avais entrepris un stage au mois d'octobre dans une unité de crise pour adolescents qui
devait également me servir de terrain de recherche jusqu'au mois de mai, ce stage fut ajourné
début janvier en raison d'un arrêt maladie de l'art-thérapeute référente. Aussi déroutante qu'ait
pu être cette coupure, telle une scansion en situation psychanalytique qui « libère des énoncés
inattendus » (Genet, 2008, para. 2), elle eut pour effet de révéler mon désir de sortir du
champ clinique où j'avais déjà réalisé quatre stages et surtout de me saisir de cette occasion
pour appréhender un terrain où tout serait à construire, à penser, où je pourrais créer mon
atelier. Aussi, c'est dans cette même école d'arts où j'avais suivi des cours pendant cinq années
et par l'intermédiaire de cette même enseignante plasticienne qui m'avait guidée sur la piste de
l'art-thérapie que je commençai un stage au mois de février.
C'est donc à partir de ces deux expériences qu'il m'a semblé profitable d'élaborer la
rédaction de ce mémoire professionnel, en y exposant les deux dispositifs, comme deux
champs d'études complémentaires. Après un développement ci-dessous de la problématique
de l'entre-deux de l'art-thérapeute, et un apport théorique pour nourrir et éclaircir cette
réflexion sur le thème, j'examinerai à travers une vignette clinique et une étude de cas prises
sur chacun des deux terrains plusieurs dilemmes communs de positionnement, en abordant
notamment la question de savoir comment et jusqu'où la prise en compte du cadre
institutionnel peut influencer l'exercice de l'art-thérapeute dans son atelier, dans
l'établissement des liens avec le méta-cadre comme ceux avec les patients. Enfin, dans la
partie consacrée à l'éthique, j'évoquerai mon expérience de participante à l'atelier de l'unité de
crise pour adolescents vécue en tant que stagiaire et dégagerai les raisons pour lesquelles cet
entre-deux-rôles m'apparaît comme une source possible d'errance supplémentaire.

1. PROBLEMATIQUE

L'art-thérapeute, de par son appellation et son statut aujourd'hui, se situe dans une
problématique triangulaire du nom, de l'identification et de la reconnaissance. Plusieurs
questions se posent, que nous développerons dans le détail ci-dessous:
- En quoi le double nom peut-il créer des quiproquos dans la définition de l'art-thérapie ?
- Comment la référence à deux professions peut-elle engendrer une tension identificatoire ?
- L'attirance pour la profession doit-elle justement à cet entre-deux ?

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1.1 Débats autour du nom
Des médecines chamaniques au théâtre antique, l'art et le soin ont toujours connu une
grande proximité, soit dans le but de « transformer l'expérience de la maladie en un avantage
positif, en un acte créateur » (Pittarque, 2017, p. 165), soit dans une visée cathartique de
purgation des émotions. Etymologiquement parlant, l'artiste, du latin ars, artis, désigne celui
qui exerce un des beaux-arts. Le mot thérapeute, du grec therapôn, signifie celui qui sert (un
dieu ou un ordre) ou qui prend soin (des malades). La réunion aujourd'hui de ces deux mots
sous le terme pratique d’art-thérapie fait s'annoncer la discipline sous de bons auspices, si l'on
en juge à sa popularité croissante : « Accoler les deux termes ne fait qu'accroître l'intérêt et la
sympathie, avec l'idée sous-jacente que la pratique artistique « fait du bien ». Relier art et
thérapie semble donc promis à une bonne fortune » (Bibrowski, 2002, p. 51). Il n'en reste pas
moins que « ce petit trait d'union qui lie et sépare » (Evers, 2010, p. 4) l'art et la thérapie, qui
s'impose tel un élément consolidateur compensant une unité qui n'irait pas de soi, est source
de confusions et d'oppositions sur le terrain.
En effet, si ce nom est parfois jugé comme erroné pour certains, c'est justement parce
que ce sous-entendu que l’art, en tant qu'instrument, peut soigner, ne fait pas l'unanimité. Aux
Etats-Unis par exemple, à partir des années 1950, les deux grandes pionnières de l'art-thérapie
ont amorcé deux courants de pensée : Margaret Naumburg, psychothérapeute formée à l'école
de Freud puis de Jung, promeut ainsi l'art comme une spécialité dans la thérapie ou la
psychothérapie par l'art tandis qu'Edith Kramer, défend l'art comme thérapie, en tant que
discipline, approche dans laquelle « le concept de la sublimation est centrale : l'art permet de
transformer des pulsions et des émotions primaires, considérées comme asociales, en activité
plus productive socialement » (Duchastel, 2013, p. 28).
Cette vision de l'art qui soigne, (au sens anglais de cure) explicitée par Shaun McNiff
dans le titre d'un de ses livres : « Art as medicine » (1992), se trouve fréquemment contestée
dans les organismes formant à l'art-thérapie en France, dont la mentalité est plus proche du
premier courant mentionné ci-dessus, mais qui ne s'accordent pas en revanche sur le nom :
« En effet, ce n'est pas l'art en lui-même qui est susceptible de soigner, c'est-à-dire d'induire
un processus de changement, mais c'est une pratique artistique, mise en œuvres selon des
modalités bien définies. En cela, la dénomination de psychothérapies à médiation artistique
est beaucoup plus juste et adaptée », affirme Anne-Marie Dubois (Dubois, 2013, p. 15). On
peut s'interroger là encore sur la pertinence de cette autre appellation proposée, comme

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l'évoque Dominique Sens : « Une telle distinction correspond-elle à des pratiques différentes
et ordonne-t-elle une certaine position thérapeutique ou bien relève-t-elle d'une séparation
arbitraire liées à des enjeux autres que clinique ? » (Sens, 2007, p. 58). Par ailleurs, l'usage du
terme de psychothérapie alors que le titre de psychothérapeute est protégé en France depuis le
décret de 2010 peut soulever un autre débat. Notons qu'en Angleterre, où la désignation d'art
therapy est formulée pour la première fois en 1942 par le peintre Adrian Hill en cure dans un
sanatorium pour une tuberculose, les deux termes art therapist et art psychotherapist sont
utilisés pour la profession et considérés comme interchangeables (site The British Association
of Art Therapist).
Ce « vocable hybride et discutable de 'l'art-thérapie' » (Florence, 2014, p. 11) peut
également sembler antinomique étant donné le principe fondamental de la « gratuité » de l'art
d'un côté et de l'autre, la motivation de la thérapie à vouloir soigner. « Considérer que l'art
peut avoir une fonction thérapeutique n'est-ce pas, justement, la rendre utilitaire ? »
interrogent Edith Lecourt et Silke Schauder (Lecourt & Schauder, 2017, p. 17). Au-delà de
cette apparente opposition, les deux auteures nous indiquent cependant que c'est justement ce
plaisir désintéressé qui constitue le froment de l'activité art-thérapeutique, tandis que la liberté
d'expression communément reconnue à l'art représente le second atout sur lequel va pouvoir
s'appuyer la démarche thérapeutique de reconstruction. Dans ce sens, loin d'en faire un
argument téléologique, l'expression libre offerte par l'art n'est que le point de départ qui donne
la possibilité et la singularité à cette démarche, sans toutefois pouvoir en garantir la portée, car
la question qui demeure est bien : « est-ce que la recherche d’une solution plastique par le
sujet, soutenu par son thérapeute, entraînera de facto une solution psychique ? » (Desain-
Delabarre & Colignon, 2015, p. 297).
Si ce n'est pas l'art qui soigne, si « l'objet médiateur ne présente aucune portée
thérapeutique en lui-même, indépendamment du cadre et du dispositif » (Brun, 2010, p. 27),
l'enjeu est porté sur l'activité relationnelle des processus transféro-contre-transférentiels et de
l'alliance thérapeutique dont le trait d'union entre art et thérapie pourrait aussi en figurer le
symbole. Lorsque Jung demande à la pionnière de l'art-thérapie au Brésil, Nise Da Silveira,
pourquoi les peintures brésiliennes obtenues dans ses ateliers sont si différentes, elle répond
q u e « l’atmosphère chaleureuse dans laquelle les malades travaillaient là, et plus
particulièrement le fait qu’il y ait auprès de chacune d’elles un être humain pour qui elles
ressentent de l’affection, sont l’un des facteurs déterminants qui contribuent à la qualité de

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leur production » (Soci, 2003, p. 100). Cette analyse existentielle rejoint l'un des préceptes
réitéré par le psychothérapeute américain Irvin Yalom dans ses multiples ouvrages : « C'est la
relation qui guérit » (Yalom, 2005, p. 116). Face à ces enjeux relationnels, voyons à présent
les options de positionnement pour le praticien en art-thérapie.

1.2 Double pôle d'identification


« Après avoir quelque temps été flattés, pour certains, d'un rapprochement avec la
psychothérapie, les professionnels des art-thérapies se sont orientés vers l'affirmation d'une
originalité propre. Les arts-thérapeutes ont voulu distinguer leur identité professionnelle de
celle des psychothérapeutes, comme ils l'ont fait de celle de l'enseignement de l'art : « ni psy,
ni prof » (Lecourt, 2010, p. 150). Le fait que certains de ces praticiens cumulent les
compétences professionnelles constitue une ouverture d'autant plus grande d'un point de vue
théorique et clinique constate Edith Lecourt, mais cela n'est pas posé comme une condition
sine qua non, puisque l'art-thérapie est l'objet d'une formation à part, « et non une
spécialisation des autres métiers de l'accompagnement » (Site de la FFAT). Pourtant, poursuit
l'auteur « l'art-thérapeute est d'abord un(e) artiste dans le sens où il (elle) est fortement
impliqué(e) dans une activité artistique (professionnelle ou non) » (Lecourt, 2010, p. 150). Si
malgré la distinction opérée par cet adage « ni psy, ni prof », cette étiquette d'artiste semble
vouloir résister, l'on peut s'interroger sur les motivations à la revendiquer et si cette
qualification de l'art-thérapeute en tant qu'artiste « d'abord » est nécessaire ou pas.
En éclairage à cette dernière question, si nous nous référerons au Code de déontologie
de la Fédération française des Art-thérapeutes qui stipule dans son article 1.1 que « l'art
thérapeute a une formation professionnelle approfondie, théorique et pratique, apte à lui
donner une compétence de praticien en art-thérapie, et une solide pratique dans au moins une
discipline artistique », nous voyons que le statut d'artiste auteur déclaré n'est nullement
requis. A propos de la médiation conte, Bernard Chouvier prend le contre-pied de cette
nécessité ainsi établie: « Il n'est nullement nécessaire de posséder une compétence
approfondie dans le domaine retenu, comme la musique, la peinture, la sculpture ou le conte.
Au contraire, une trop grande spécialisation risque de faire passer au second plan la dimension
soignante, au profit d'acquisitions techniques ou de visées esthétiques qui demandent à rester
secondaires, voire subsidiaires. En revanche, ce qui importe au plus haut point, est la manière
positive dont le thérapeute se saisit de l'objet » (Chouvier, 2015, p. 184).

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Quant aux motivations qui peuvent pousser à revendiquer le titre d'artiste, il est
important de la situer dans notre contexte culturel contemporain où la valorisation de l'art et le
statut d'artiste résultent d'un engouement croissant accumulé au cours des siècles derniers. « Il
est de fait que, de nos jours, cette notion d'Art avec un grand A, est devenu une espèce d'idole
doublée d'un épouvantail. On peut écraser un artiste en lui disant que ce qu'il vient de faire
n'est peut-être pas mal dans son genre, mais que ce n'est pas de l' « Art ». Et on peut
confondre un brave homme qui admire un tableau en lui affirmant que ce qu'il aime dans cette
œuvre ce n'est pas l'Art lui-même, mais quelque chose d'autre » (Gombrich, 1997, p. 15).
Aussi, dans cet effort manifeste de reconnaissance de soi en tant qu'artiste, peut-on
soupçonner, dans certains cas, une forme d'exaltation de la tâche artistique, « but secondaire
qui devient idéal-guide faussement survalorisé et élevé imaginativement en l'unique sens de la
vie » (Diel, 1947, p. 166), au risque de sombrer dans la mélancolie qui signe alors l'abandon
du but de ce que le psychologue Paul Diel appelle, dans sa démarche introspective, le désir
essentiel, c'est-à-dire la formation harmonieuse de soi.
Dans son article sur la construction de l'identité professionnelle de l'art-thérapeute,
Dominique Sens note que l'idéal du moi professionnel se fonde sur « cette tension entre un
« narcissisme professionnel » qui s'éprouve dans l'image de soi-même en artiste et thérapeute,
en thérapeute-artiste, en thérapeute et artiste, et l'identification à des idéaux collectifs relatifs à
la santé, la maladie, le développement de soi, la créativité, l'art » (Sens, 2007, p. 59). Ici,
l'affiliation aux deux professions d'artiste et de thérapeute n'est plus contestée comme
précédemment, mais au contraire déclarée, en plus de celle qui s'effectue au niveau groupal,
rattachée à l'organisme de formation dont l'art-thérapeute, souligne-t-il, sera amené par la
suite à se détacher dans une autonomisation de sa pratique.
Notons enfin que si l'affiliation à ces organismes rendue opaque de par l'absence de
modèles théoriques précis peut sembler par ailleurs problématique, l'on peut aussi voir dans
cette non-identification, et l'auto-nomination qui l'accompagne, un mouvement parallèle et
synchrone à la diversité des mouvements éclos depuis l'après-guerre dans l'art contemporain :
« Avec l’avènement des nouvelles technologies et plus spécifiquement avec les récents
avancements dans le domaine des communications, la rapidité avec laquelle les mouvements
artistiques font leur apparition s’est décuplée durant les dernières décennies. De nouveaux
mouvements sont régulièrement répertoriés et le mélange des genres participe à cette
multiplication. (…) Il est donc très difficile de faire la liste des différents mouvements

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artistiques contemporains puisqu’il en existe une centaine» (Portail sur le monde
contemporain). Si l'identification n'est plus le prime enjeu, examinons alors quelles raisons
sociales peuvent amener à vouloir devenir art-thérapeute de nos jours.

1.3 Divers enjeux de reconnaissance


Créé en 2011, le Master Création artistique est la première formation initiale française
en art-thérapie reliant plusieurs domaines et universités sur Paris. Avant cela, de la même
façon que l'art-thérapie est souvent une indication de second ordre dans le champ clinique des
traitements, la vocation d'art-thérapeute se manifestait dans une configuration de reprise de
formation ou de reconversion professionnelle. Malgré cette expansion récente de la
profession, « le métier d'art-thérapeute ne bénéficie pas encore d'une reconnaissance officielle
de l'Etat, quelle que soit la formation en art-thérapie considérée et malgré la reconnaissance
de certains titres », ce qui signifie que cette dernière ne permet pas « d'obtenir un salaire ni un
statut correspondant à la reconnaissance due pour un titre de même niveau dans le cas d'une
profession reconnue» (site de la FFAT). Si la reconnaissance n'est pas du côté du salaire,
quelles autres motivations d'ordre sociale peuvent attirer dans cette « nouvelle profession »
d'art-thérapeute ?
Puisque les deux viviers principaux de la vocation sont les champs thérapeutique et
artistique, examinons les motivations possibles de ces deux points de vue. A propos des
animations thérapeutiques dans le secteur de la psychiatrie, Martine Colignon énonce : « Je
vois au sein des formations que j'anime, émerger de plus en plus souvent recherche d'identité
professionnelle et demande de reconnaissance de professionnels du soin, ce qui les incite à
adopter une place pas nécessairement légitime dans le service. Cette illégitimité va souvent de
pair avec un manque de lisibilité des objectifs et du déroulement des activités proposées »
(Colignon, 2015, p. 35). La demande de reconnaissance quant à ces compétences acquises et à
leur efficacité serait donc adressée aux professionnels du soin.
Avant de considérer ce qu'il en est pour l'artiste, revenons aux motivations de la
vocation artistique dont la vision de la sociologue Gisèle Sapiro nous intéresse car elle la situe
dans un entre-deux, entre don, c'est-à-dire, prédestination et don de soi, les deux étant
étroitement liés. Ainsi, la notion de don, inspirée de la fonction sacrée de la religion,
implique-t-elle fréquemment celle d'un investissement total de soi, comme on le voit dans les
vocations artistiques spécifiques dont la formation requiert une ascèse corporelle (danse,

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musique) mais aussi en arts plastiques, que ce soit par le biais d'une implication sensorielle
accrue, comme l'écrit le peintre belge Georges Meurant (2013) qui se décrit tel un chat
sauvage, tout sens en alerte, ou celui des performances, comme ces face à face silencieux
offerts par l'artiste Marina Abramovic aux visiteurs du Musée d'art Moderne de New York en
2010 (The Artist is Present). Lorsque la vocation n'est pas liée à une détermination sociale et
familiale impliquant l'inculcation de valeurs culturelles ou l'initiation précoce à une pratique,
elle peut être l'expression d'un projet de reconnaissance personnelle incluant la recherche
d'une nouvelle origine, fruit d'une « reconversion du capital culturel hérité et/ou acquis à la
suite d'une déviation de la trajectoire probable » (Sapiro, 2007, p. 9) ou encore celui d'une
rupture par rapport à cette trajectoire (accidents de la vie, instabilité familiale ou écart par
rapport aux notions de respectabilité bourgeoise).
Qu'en est-il maintenant de l'artiste qui aspire à devenir art-thérapeute? Le
psychanalyste Yves Bibrowski propose comme hypothèse synthétique la complémentarité des
deux professions et la réparation fantasmatique de la figure de l'artiste maudit, offerte par le
modèle rimbaldien : « Le psy trouve dans l'art ce qui lui fait défaut, l'artiste serait comme
anobli par le suffixe thérapeutique. On n'est plus animateur d'atelier, on devient... thérapeute »
(Bibrowki, 2002, p. 51). Cette dernière notion de promotion sociale est soutenue par le regard
du sociologue, Emmanuel de Lescure, qui examine l'actualité de ce que l'on nommait dans les
années 80 les « nouvelles professions » à la lumière d'un concept que Bourdieu nommait en
1971 « la petite bourgeoisie nouvelle ». Tandis que les positions bien définies enferment une
description de ceux qui sont prédisposés à les occuper, les nouvelles professions, « en raison
même de leur indétermination actuelle et potentielle (…) sont par avance ajustées aux
dispositions typiques des individus en déclin dotés d'un fort capital culturel imparfaitement
converti en capital scolaire ou des individus en ascension n'ayant pas obtenu tout le capital
scolaire qui, en l'absence de capital social, est nécessaire pour échapper aux plus limitées des
positions moyennes » (Cité par De Lescure, 2015).
Si comme nous venons de le voir, divers enjeux sociaux peuvent motiver le choix de
devenir art-thérapeute, nous aborderons dans la partie théorique qui suit les facteurs
psychodynamiques qui peuvent orienter ce choix. Dans cette partie, nous aborderons trois
types d'entre-deux dans lesquels l'art-thérapeute peut-être amener à se positionner : dans le
champs de l'identification, en termes de bon ou de mauvais objet, dans celui de son action
entre jeu et réalité et enfin dans son attachement, entre filiation et affiliation.

14
2. SUPPORTS THEORIQUES

2.1 Entre bon et mauvais objet


Dans les polémiques évoquées en introduction consistant à vouloir déterminer les
caractéristiques d'un « vrai » art-thérapeute, on peut entendre cette dualité exprimée par Lacan
qu'un mot se comprend par son opposition et qui n'est pas sans évoquer en filigrane, et sous
un angle psychanalytique, le clivage entre « bon » et « mauvais » objet mis en évidence par
Melanie Klein. Afin de comprendre ce qui peut inciter à aborder le professionnalisme d'un
individu sous cet aspect dichotomique, reprenons cette théorie de Melanie Klein qui
approfondit la complexité de la vie infantile mise en avant par Freud, dans le registre de la
constitution des objets internes et des fantasmes.
Le nouveau-né au cours des trois ou quatre premiers mois de la vie, vit une angoisse
de nature persécutive car tout malaise ou frustration est ressenti comme provenant du monde
extérieur et s'accompagne de pulsions destructrices et d'affects tels que la rancune et la haine.
La mère, objet figurant la totalité du monde extérieur, devient le support de ce que Freud
nomme l'ambivalence, représentant autant le « bon » objet que le « mauvais ». Une attitude
aimante de la mère va permettre de maintenir l'angoisse de persécution modérée et favoriser la
réussite du processus d'intégration du bon objet comme partie du soi. A l'inverse, des attitudes
défavorables vont accroître l'agressivité innée ou, dans un registre opposé, induire une trop
grande soumission et docilité pour constituer ce que Alice Miller nommera le drame de
l'enfant doué (Miller, 1979), en en démontrant les écueils plus tard.
Cependant même dans les conditions optimales où l'enfant est non-seulement nourri
mais aussi aimé et compris de la mère, il y a une lutte entre amour et haine, qui dépend de la
capacité du nourrisson à projeter sur elle toutes ces émotions et qui façonne l'image que
l'enfant se fait de son entourage par introjection. Pour maintenir son intégrité et sa survivance
et en raison de l'angoisse de persécution qui le tenaille, le moi infantile va soumettre pulsions
et objets à un clivage entre l'amour et la haine, séparant dans ses fantasmes inconscients un
même objet en deux, l'un aimé et l'autre dangereux, sauvegardant sa « croyance en un bon
objet, et, partant, sa capacité de l'aimer » (Klein, 1967, p. 104).
Ce clivage entre les sentiments destructifs et ceux d'amour, caractéristique de la
position schizo-paranoïde, tend à s'atténuer dans un développement normal avec l'intégration
croissante du moi, son aptitude à comprendre le monde et à concilier ses pulsions

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antagonistes. La position dépressive vers le cinquième ou sixième mois, va y contribuer,
tandis que la culpabilité par rapport à ses pulsions destructives et l'effroi suscité par une non
distinction entre désir et effets réels vont pousser le nourrisson à vouloir réparer le tort qu'il a
causé ou plutôt fantasmé. Pourtant, même s'il est modifié, le processus de clivage sous-jacent
à ce besoin de réparation « ne sera jamais définitivement abandonné » (Klein, 1967, p. 105).
De la même façon, parlant de l'introjection du monde extérieur, la psychanalyste
souligne qu'elle se répète tout au long de la vie, constatant les effets de ces processus
primaires sur les relations sociales du monde adulte : « Toutes les fois que nous pouvons
admirer quelqu'un – ou au contraire le mépriser et le haïr – nous intériorisons en même temps
quelque chose qui lui appartient ; nos attitudes les plus profondes sont façonnées par de telles
expériences. Dans le premier cas, il s'agit d'un enrichissement, d'un fonds de souvenir
précieux ; dans le second cas, nous percevons le monde extérieur comme détérioré, et notre
intérieur s'en trouve appauvri (Klein, 1967, p. 108).
Dans cette perspective, et compte-tenu du fait que « même chez l'adulte, le jugement
de réalité n'est jamais libéré de l'influence qu'exerce son monde intérieur » (Klein, 1967,
p. 101), on peut s'interroger sur les motivations qui peuvent inciter certains professionnels à
vouloir élire un pair comme « vrai » art-thérapeute ou non ou encore à distinguer sa pratique
comme étant « vraiment » de l'art-thérapie ou pas. On pourrait y déceler des traces d'une
certaine angoisse de persécution et, par conséquent, d'un échec du processus d'introjection du
bon objet comme partie intégrante de soi ou encore celles d'une rivalité par trop intense,
n'ayant pu être neutralisée dans le conflit œdipien, et dont l'hostilité se trouve ainsi exhumée
dans la projection.
Il est un autre aspect de ce clivage qui mérite ici notre attention concernant les
conséquences possibles de ces introjections primaires sur les motivations du sujet devenu
adulte. Si le mécanisme de défense du clivage opéré par le Surmoi a un effet organisateur
dans les registres des émotions et des pensées, permettant l'intégration et la socialisation,
poussé à l'extrême et utilisé à outrance, il peut amener le sujet à refouler ses émotions jugées
non adaptées par lui ou son environnement, jusqu'à l'émoussement affectif. Dans d'autres cas,
les sentiments de culpabilité de la position dépressive décrite par Melanie Klein peuvent
inciter certains individus à vouloir « se sacrifier pour une cause ou pour autrui » (Klein, 1967,
p. 112). Cette volonté de réparation, Alice Miller l'attribue davantage à l'aptitude innée du
sujet à ressentir et à s'adapter aux besoins de la mère, assumant par là-même la fonction de

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celle-ci, parce que sa vie s'en trouve ainsi légitimée : « Rien d'étonnant à ce que, plus tard, ils
choisissent souvent la profession de psychothérapeute. Qui donc, s'il n'avait pareils
antécédents, trouverait la tâche suffisamment intéressante pour passer ses journées à tenter de
découvrir ce qui se passe dans l'inconscient d'autrui ? (Miller, 1996, p. 9).
De ce fait, au sein de ce qui se profile comme « la 'grande famille' de l'art-thérapie à la
faveur du flou que cette appellation recouvre dans la pratique clinique » (Bibrowki, 2002,
p.51), on peut supposer des liens de causalité possibles entre ce clivage bon/mauvais objet et
une certaine propension au dénigrement des professionnels entre eux d'une part et d'autre part
la motivation d'assumer une fonction thérapeutique. Si l'embrassement de cette fonction n'est
pas pathologique comme on peut l'espérer, mais dans le meilleur des cas, une forme de
sublimation issue du clivage, les mouvements séparatistes dont on perçoit parfois les remous
n'en seraient que des réminiscences. Là encore, il est à souhaiter que la connaissance de ces
schémas suffise au professionnel qui se trouve être banni de la catégorie des « vrais » art-
thérapeutes par ses collègues pour supporter la qualification sous-jacente de mauvais objet.
Remarquons enfin que des professionnels s'auto-infligent parfois cette disqualification ce qui
peut pointer vers une autre problématique liée à la légitimité et peut-être au nom, sur laquelle
nous reviendrons dans notre troisième partie. Mais avant, voyons comment l'art ou la fonction
artistique modifie la simple fonction de thérapeute évoquée ici, ou comment la notion de jeu
introduite par l'art dans la thérapie résonne avec celle des espaces transitionnels de Winnicott.

2.2 Entre jeu et réalité


« La psychothérapie se situe en ce lieu où deux aires se chevauchent, celle du patient
et celle du thérapeute. En psychothérapie, à qui a-t-on affaire ? A deux personnes en train de
jouer ensemble. Le corollaire sera donc que là où le jeu n'est pas possible, le travail du
thérapeute vise à amener le patient d'un état où il n'est pas capable de jouer à un état où il est
capable de le faire » (Winnicott, 1971, p. 55). Pour comprendre l'importance du jeu mise ainsi
en lumière par Winnicott, et de celle de la créativité en tant que signe et synonyme de santé
psychique, il nous faut revenir à sa définition d'aire transitionnelle.
Reprenant la théorie de l'angoisse du nourrisson de Melanie Klein, décrite
précédemment, Winnicott qualifie de transitionnel un objet externe, et donc plus seulement
mental ou interne, qui acquiert une importance vitale en tant que possession constituant pour
lui une défense contre cette angoisse de type dépressif. Selon son hypothèse, l'objet

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transitionnel rend possible « le processus qui conduit l'enfant à accepter la différence et la
similarité », (Winnicott, 1971, p. 14) entre réalité du dedans et réalité du dehors. Par ailleurs,
parce que l'objet transitionnel, présenté par la mère dans la plupart des cas, est perçu comme
trouvé-créé par le nourrisson, il lui donne alors « l'illusion qu'une réalité extérieure existe, qui
correspond à sa propre capacité de créer » (Winnicott, 1971, p. 22). Autrement dit, là où
Melanie Klein pointe comme source de la créativité la culpabilité de la position dépressive et
la volonté de réparer en étant le bon objet, Winnicott accentue l'importance de cette illusion,
permise, créée et non-contestée par la mère suffisamment bonne, d'une aire intermédiaire de
jeu, qui pourra plus tard être retrouvée dans les arts, la religion, le travail scientifique créatif
ou thérapeutique. C'est l'exploration de cet entre-deux, entre réalité intérieure du sujet et
réalité extérieure partagée, qui permet au sujet « d'être et d'être trouvé », de « postuler
l'existence de son soi », et de percevoir « le sentiment que la vie vaut la peine d'être vécue »
(Winnicott, 1971, pp. 90-91).
Amener le patient à un état créatif, c'est le sortir de cette perception du monde
« comme étant ce à quoi il faut s'ajuster et s'adapter », de cette « complaisance soumise envers
la réalité extérieure » (Winnicott, 1971, p. 91) d'ou dérivent fréquemment, selon les extrêmes,
les comportements de rigidité ou au contraire de futilité, de perfection ou d'abandon, de vanité
ou de banalité, de névrose obsessionnelle ou de dépression. Pour l'art-thérapeute, il s'agit
d'adopter la position de la mère suffisamment bonne, réfléchissant seulement, dans une
fonction miroir, la créativité du sujet pour lui permettre de l'intégrer. En lui proposant le jeu,
par l'intermédiaire de la médiation plastique, l'art-thérapeute peut alors s'extraire du rôle de
celui qui sait, adopter en quelque sorte la « position basse » du modèle de Palo Alto dont un
des préceptes énonce que « les ressources sont dans la personnes », pour laisser au patient
faire l'expérience lui-même de ce savoir, qui n'est pas un contenu, mais bien avant tout « un
mode de perception », définition même de la créativité chez Winnicott. Autrement dit, ce
changement visé par le processus de création est appelée à s'opérer au final dans ce que Paul
Watzlawick nomme la réalité de second ordre, c'est-à-dire sa représentation construite, le
registre de l'imaginaire de Lacan.
Dans la continuité de l'hypothèse formulée plus haut, à savoir que l'embrassement de
la fonction de thérapeute pouvait figurer comme le fruit d'un mécanisme de défense adopté et
perfectionné dans la prime enfance, la fonction d'art-thérapeute pourrait ainsi permettre au
thérapeute qui se retrouverait dans cette configuration de s'émanciper en quelque sorte de

18
cette fonction de suppléant. De par sa présence offerte au sujet pour éprouver sa capacité à
être seul et la développer, l'art-thérapeute serait ainsi en mesure d'échapper à ce qui pourrait
constituer de nouvelles forteresses idéologiques en les places d'artiste ou de thérapeute et de
reprendre à son compte le développement de son vrai self, en miroir à ce qui est visé en
premier lieu pour le patient. En allant plus loin encore, il pourrait aussi bien s'autoriser à jouir
lui-même de cette aire intermédiaire personnelle, en se mettant par exemple à créer avec le
patient, et favoriser chez lui la reconnaissance de sa propre aire intermédiaire, par le constat
d' « un certain chevauchement » des aires (Winnicott, 1971, p. 24). Cependant, cet
investissement possible de l'aire transitionnelle du jeu par l'art-thérapeute, sur laquelle je
reviendrai dans la partie pratique et éthique, ne m'apparaît profitable et bénéfique pour tous
que si l'art-thérapeute le réalise de son entre-deux à lui, de sa partie jouable, ayant quitté la
posture de l'artiste ou du thérapeute, sans plus rien revendiquer de leur reconnaissance. Et
c'est pour revenir à ce statut, à son identité souvent confuse de par ce double nom, que nous
allons à présent aborder un dernier entre-deux, entre les notions de filiation et d'affiliation.

2.3 Entre filiation et affiliation


De par ce nom composé se réclamant de deux affiliations, c'est-à-dire d'une double
appartenance sociale, aux arts et à la thérapie, qui peut être source de clivage comme nous
l'avons vu, l'on est amené à s'interroger sur la complexité d'endosser cette double casquette
pour laquelle l'absence de reconnaissance officielle prive le sujet d'un sentiment même de
filiation.
Ce concept de filiation, qui désigne au sens étroit la relation parent-enfant, sera ici
abordée à partir de la théorie de Jacques Lacan sur la fonction métaphorique du nom propre
placée au niveau du père, appelée Nom-du-Père. Dans le développement de l'enfant,
notamment à la phase œdipienne, le père joue le rôle de l'interdicteur (de l'inceste) ou du
privateur, qui va séparer l'enfant de l'objet de son désir (la mère) et la mère de son objet
phallique. Pour que la fonction paternelle soit opérante, la mère doit reconnaître elle-même la
parole du père, en tant que Loi, autorité qui prévaut dans sa désignation à l'adresse de son
enfant (« Voici ton père ») et qui permet en retour au père de reconnaître l'enfant (« Tu es
mon fils/ma fille ») comme produit électif du couple, héritier de sa transmission, chaînon de la
chaîne de filiation. Le nom propre du père, fait ici figure de métaphore paternelle pour
représenter la reconnaissance de la mère de ce qui lui manque en la place donnée au père et à

19
sa Loi, et permet à l'enfant de s'identifier au père comme étant celui qui « a » le phallus,
amorçant ainsi le déclin de l'Œdipe. « La résolution de l'Œdipe libère le sujet en lui donnant,
avec le Nom et la place dans la constellation familiale, le signifiant originaire de soi, la
subjectivité ; elle le promeut dans la réalisation de soi par sa participation au monde du
langage, de la culture, de la civilisation » (Lemaire, 1977, p. 142). Autrement dit le sentiment
de filiation, reçu à travers la reconnaissance du père par la mère et celle de l'enfant par le père,
dont le signifiant du Nom-du-Père en devient le symbole, constitue une étape capacitante pour
le sujet mieux à même alors de projeter son désir (d'avoir lui aussi le phallus) et de façonner
son identité à travers un rôle et une place dans la société.
L'affiliation, cette manière « horizontale » de vouloir se relier et s'intégrer plus tard
dans la société, est donc promue ou au contraire bloquée par cette filiation d'abord « verticale »
(Croix & Schauder, 2011, p. 69), ce « lignage patrilinéaire » (Dagonet, 2008, p. 34), dont la
symbolique se trouve introjectée de la même façon que nous l'avons vue pour le bon ou
mauvais objet. Dans son article intitulé Filiation et Affiliation (2013), le psychanalyste
jungien John Hill aborde l'affiliation comme une structure psychologique interne régissant
trois types de relations dans la vie des instituts : filiation directe, comme dans un transfert non
résolu, affiliation à une communauté, comme dans une famille, ou à une société, comme dans
un groupe. « Et lorsqu'une de ces structures est réprimée, comme dans les conflits de pouvoir,
ils ont tendance à fonctionner de façon destructrice. Des complexes sont activés, des transferts
non résolus émergent, les projections s'épanouissent et la communauté se décomposent »(Hill,
2013, p. 24).
Que se passe-t-il pour notre sujet à l'étude, à savoir l'art-thérapeute pour lequel
l'identification professionnelle dans la société n'est toujours pas reconnue officiellement par
l'Etat, figure métonymique faisant ici fonction de père nommant, d'autorité sur le sujet ?
L'incertitude de la filiation directe, l'absence de valorisation de sa place et de son rôle, vont
compromettre les autres types d'affiliations, pouvant par exemple soit mutiler son désir d'être
(par exemple, autonome) ou d'avoir (par exemple une place), qui n'est plus porté par la
fonction paternelle, soit provoquer des complexes du type du syndrome de l'imposteur, où le
sentiment d'échec prévaut malgré la reconnaissance de l'entourage, soit encore causer une
difficulté à s'insérer dans le social et la culture. « Sans accrochage, il erre à la recherche
désespérée d'une identification qui pourrait le soutenir » (Croix & Schauder, 2011, p. 77). On
pourrait se demander d'ailleurs si cela ne constitue pas une des raisons sous-jacentes pour

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lesquelles l'art-thérapie a autant cherché à faire sa place dans les terrains de précarisation où
ces problématiques de l'insertion (sociale, rurale, migratoire...) et de l'errance se trouvent
semblables et en partage.
Lacan précise : « Si la position du père est mise en question, l'enfant demeure assujetti
à sa mère » (cité par Lemaire, 1977, p. 142). Pour le professionnel formé à l'art-thérapie, on
peut se demander si cette absence de reconnaissance officielle du titre pourrait le tenir dans
une relation étroite avec son support de formation, d'où peut-être ces frontières invisibles au
sein même de la profession, derrière lesquelles une certaine loyauté à telle école ou tel centre
peut être revendiquée, ravivant ces différents clivages examinés antérieurement, avec une
discrimination possible des autres organismes. « Toute relation à deux est toujours plus ou
moins marquée du style de l'imaginaire. Pour qu'une relation prenne sa valeur symbolique, il
faut qu'il y ait médiation d'un tiers personnage qui réalise, par rapport au sujet, l'élément
transcendant grâce à quoi son rapport à l'objet peut être soutenu à une certaine distance
(Lacan, 2005, p.38).
Si la sous-problématique de la reconnaissance, liée au statut et au concept étendu de la
filiation, peut avoir une incidence sur les difficultés d'insertion et d'affiliation comme nous
venons de le voir, qu'en-est-il des deux autres sous-problématiques du nom et de
l'identification évoquées dans notre premier questionnement et autrement liées? Dans notre
cas, le double nom est moins susceptible de diffuser une égalité des filiations, comme par
exemple avec l'usage contemporain de la double continuité onomastique dans les familles
légiféré depuis 2002 (Rault, 2017), que d'en établir les distinctions dans une revendication
suprématiste. Créant un schisme, une rivalité entre les affiliations, le double nom semble
compromettre l'affiliation à la profession elle-même et renforcer une insécurité au niveau de
l'attachement, voir une culpabilité ou un défaut de légitimité, dû non seulement à l'absence de
cette Loi vue précédemment mais à cet entre-deux de fonctions.
L'attribution d'un autre nom à la profession, qui ne serait plus double et qui figurerait
au répertoire interministériel des métiers de l'états (RIME), suffirait-il pour autant à gommer
le clivage et à conférer au sujet un sentiment autre de légitimité et de reconnaissance sociale ?
On peut l'envisager pour le premier point, mais pour le second, il implique un paramètre
interne au sujet, qui est sa reconnaissance de lui-même dans la filiation, en lien avec la
métaphore paternelle dont nous sommes partis, c'est-à-dire son histoire personnelle. Ainsi, un
étudiant des Beaux-Arts rencontré lors de mon stage, nous confiait son incapacité à se dire

21
« peintre » en troisième année, estimant ce titre « trop lourd à porter » et ne s'en jugeant « pas
légitime à son stade » malgré son désir affirmé de le devenir. Du coup, pour se prémunir
d'éventuels reproches fantasmés, et contourner cet obstacle, sa pratique recherche aujourd'hui
une légitimité à travers un détournement d'outils et de matériaux de peintre (châssis, toile,
peinture) dans une présentation fragmentée de son travail, dans lequel l'entre-deux devient son
sujet d'intrigue et d'étude.
Pour conclure cette partie théorique, nous pouvons dire que l'entre-deux de l'art-
thérapeute se situe à plusieurs niveaux qui peuvent représenter autant de leviers que
d'obstacles, selon les environnements et les points de vue. Ainsi, le statut de profession
nouvelle offre ainsi un terrain d'exploration riche et divers pour les professionnels. A chacun
de s'en saisir et de constituer ses propres outils et repères au cours de sa formation et de sa
pratique. Et c'est maintenant sur nos deux terrains de stage que nous allons poursuivre notre
analyse.

3. SUPPORTS CLINIQUES

3.1 Deux institutions


Le premier cadre d'observation est un hôpital pluridisciplinaire privé à but non lucratif,
avec un département de psychiatrie de l’adolescent et du jeune adulte, constitué de quatre
unités, dont une unité d'hospitalisation brève où le stage s'est déroulé. D'une configuration
mixte de huit chambres individuelles, l'unité d'urgence reçoit des adolescents de treize à dix-
huit ans, dans un moment de crise aiguë, insérée ou non dans une pathologie psychiatrique
avérée telle que les troubles des comportements alimentaires, les dépressions, les
problématiques suicidaires, les addictions, les troubles majeurs de la personnalité
(schizophrénie), les troubles envahissantes graves du développement (phobies, obsessions) ou
encore les conflits familiaux.
La durée moyenne d'hospitalisation est de trois semaines. Trois axes de travail vont
être entrepris autour du patient : sa participation active à la vie institutionnelle, organisée entre
réunions de groupes pluri-hebdomadaires, traitements corporels et médiations culturelles à
visée thérapeutique ; un second axe autour des entretiens individuels avec le médecin et un
infirmier et un troisième axe impliquant les parents dans des entretiens, avec ou sans leur
enfant. Pour contribuer à la sécurité des patients, les portes de l'unité sont fermées. Toutefois,

22
en dehors de la première semaine, les sorties sont autorisées et peuvent être diverses. « Ni
ouverte, ni fermée », l'identité de l'unité est de ce fait ambiguë et sujette à des degrés variants
de fermeture qui peuvent être questionnés en synthèse.
L'équipe soignante est composée de médecins, d'un cadre de santé, d'infirmiers, d'une
art-thérapeute, d'une psychologue, d'une assistante sociale et d'une secrétaire. L'équipe
infirmière, de par son contact quotidien avec les patients, assure la continuité des soins,
participant systématiquement aux divers entretiens hebdomadaires, familiaux et autres, et aux
réunions de transmission de l'équipe. Inspirée de la psychothérapie institutionnelle, l'accent
est mis sur la relation soignants-soignés, les traitements axés sur la dynamique de groupe,
ainsi que, tel qu'elle a été formulée en synthèse, « l'illusion mobilisatrice de l'unité : contenir
l'agressivité pour que démarre la subjectivité, c'est-à-dire la créativité ».

Foyer privilégié de cette créativité, notre second terrain de stage se situe dans une
école d'arts et médias qui se déploie sur deux sites géographiques ayant fusionné, l'un
réhabilité sur un ancien hôpital, l'autre neuf et moderne sur lequel nous exerçons. A la fois
établissement d'enseignement supérieur et équipement culturel, l'école offre différents types
de formations initiales et continues, allant de la classe préparatoire pour l'entrée dans les
écoles publiques d'art françaises, aux diplômes de licence et de master. Aussi, elle dispose
d'une unité de recherche dans laquelle les compétences de recherche scientifiques et
artistiques s'allient autour de trois axes sur la double thématique de l'art et de l'eau, à savoir
les relations que l'art et l'eau entretiennent avec les enjeux intellectuels de la création, les
paysages territoriaux et les voyages.
Destinée au « grand public », c'est-à-dire au public autre que celui des étudiants des
cursus de l'enseignement supérieur, une large palette d'ateliers hebdomadaires et de stages de
pratique artistique sont ouverts aux enfants, adolescents et adultes, proposant des techniques
variées dans le but d'un épanouissement personnel de la créativité et de l'expression artistique.
Dans une optique de partenariat et d'accessibilité aux arts plastiques toujours plus manifeste,
une politique de sensibilisation est menée auprès de publics autrement variés et spécifiques :
écoles primaire, établissements pénitentiels, institut médico-éducatif (IME), maison
départementale de l'enfance et de la famille (MDEF), centre hospitalier de jour. Si ces
différents ateliers sont menés par des enseignants de l'école et des étudiants intervenants, on
retrouve dans certains de ces dispositifs des objectifs typiquement art-thérapeutiques, même

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s'ils ne sont pas ainsi formulés, comme stimuler l'imagination ou encore favoriser l'expression
émotionnelle, relationnelle ou verbale.
Ainsi, dans la présentation de ces deux institutions qui se veulent deux champs bien
distincts, clinique et éducatif, peut-on noter des espaces communs, qui se recoupent : de
même que l'aspect éducatif est présent dans le champ psychiatrique, par la participation active
de l'adolescent à la vie institutionnelle et les entretiens familiaux, l'aspect clinique est une
ouverture que se donne l'école d'arts aux moyens de partenariats innovants, sans toutefois en
nommer l'aspect thérapeutique. Dans les dispositifs mis en place dans chacun de ces cadres et
présentés ci-dessous, nous retrouverons en filigrane un autre point commun, à savoir
comment le cadre institutionnel peut influencer le cadre des ateliers.

3.2 L'atelier d'art-thérapie


Vulgarisation du nom
Sur le planning hebdomadaire de l'unité de crise distribué aux patients à leur arrivée,
sur lequel figurent les nombreuses autres activités artistiques de chant, d'écoute musicale, de
théâtre, de cirque, ou encore d'écriture, l'atelier est désigné par le simple mot de « peinture »,
tandis que les infirmiers utilisent plus couramment en synthèse le terme « d'atelier d'arts
plastiques ». Contrairement à ces autres ateliers qui sont animés par des infirmiers
profondément investis dans les médiations artistiques mais non formés, c'est le seul atelier de
cette unité qui est dirigé par une art-thérapeute diplômée. Pourtant, le nom de l'atelier ne
révèle pas la spécificité de la pratique de l'art-thérapie et le met au même titre que les autres
activités de médiations proposées. C'est dire que tous ces ateliers sont considérés et
revendiqués à visée directement thérapeutique, et c'est d'ailleurs en ces termes d'« ateliers
d'art-thérapie » qu'ils sont globalement désignés par les médecins. D'où ce questionnement
amorcé par ailleurs dans une perspective de sujet de recherche : en quoi cet atelier d'art-
thérapie arts plastiques trouve-t-il sa spécificité au sein de l'ensemble des ateliers mis en place
dans cette unité de crise ?

Engagement bi-latéral
Suivant l'effectif des adolescents présents, l'atelier peinture est encadré par un ou deux
soignants (infirmiers ou stagiaires infirmiers) qui le décrivent comme des « bouffées
d'oxygène » dans le quotidien de leur travail et dont les productions peuvent se trouver

24
affichées dans la salle d'équipe ou dans le bureau des infirmiers, lieu manifeste de ce « bain »
artistique qui prévaut. Certains sont eux-mêmes engagés dans un travail artistique personnel,
et il n'est pas rare qu'ils demandent conseil à l'artiste art-thérapeute en dehors de l'atelier.
Interrogés sur sa fonction au sein de l'atelier, l'infirmier référent à l'atelier d'arts
plastiques, qui y assiste de manière hebdomadaire, se décrit d'abord comme co-animateur,
c'est-à-dire porteur de la consigne, et en même temps dans la tâche proposée, comme les
patients : « C'est en ça que je vais être aidant... là où je me sens bien. » Il ajoute qu'il pourrait
se voir dans cette posture d'artiste-intervenant et se reconnaît pleinement avec cette notion
« d'éprouvés partagés » dont parle Racamier, en faisant le parallèle avec l'atelier théâtre où le
fait de partager une scène offre la possibilité de la dédramatiser. Un autre infirmier, évoque
l'importance de faire avec eux et établit un parallèle avec l'escalade où il peut se retrouver être
assuré par les patients. Il ajoute que c'est précisément cette inversement des rôles qui lui
semble thérapeutique.
Côté patients, s'il est attendu d'eux d'être présents à tous les ateliers, il arrive aussi que
certains, encore alités le matin, se dérobent au dernier moment, refusant de se lever malgré les
sollicitations réitérées de l'équipe. Pourtant, les infirmiers décrivent l'atelier d'arts plastiques
comme un atelier qui marche bien, c'est-à-dire où les patients se laissent plutôt bien amener.
Lorsque je les invite à déterminer les spécificités qu'ils perçoivent de l'atelier d'arts plastiques,
l'engagement du sujet y est donné comme premier critère, un engagement massif, physique du
côté de la gestuelle et du mouvement corporel, et par ailleurs en lien avec l'imaginaire. La
notion de responsabilité dans le groupe y est également notée, il s'agit de faire attention à
l'autre, de le respecter, tant au niveau de l'espace partagé que du matériel disponible.

L'influence du cadre spatial


L'atelier a lieu deux fois par semaine, se déroulant sur un créneau de deux heures, en
même temps que l'atelier théâtre pour l'une de ces journées, ce qui laisse le choix aux patients
entre ces deux activités. Il se déroule dans la pièce de vie de l'unité possédant un coin
télévision et un autre espace aménageable. Deux pièces sont attenantes à cette pièce de vie :
une réserve avec un point d'eau, où est stocké le matériel et la cuisine où les repas sont
partagés avec l'équipe infirmière. La pièce est traversante avec des baies vitrées côté rue et
d'autres baies vitrées côté couloir. De par cette configuration spatiale et architecturale, on
retrouve dans l'atelier l'ambiguïté de statut de l'unité de crise dont nous avons parlé : fermé, au

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niveau du cadre défini par l'art-thérapeute, impliquant par exemple que si un patient a un
rendez-vous de programmé sur les horaires de l'atelier, il n'y participe pas; et ouvert, car
exposé à la fois aux yeux du personnel soignant passant dans le couloir et ceux des aides-
cuisiniers qui doivent accéder à la cuisine vers onze heures pour apporter les repas. A cet
égard, nous verrons dans la partie clinique comment les va-et-vient et ces expositions aux
regards peuvent créer des interférences dans le déroulement d'une séance.

Dimension matérielle
Le matériel est mis à disposition dans la réserve sur deux hautes étagères métalliques,
dont une patiente disait, à juste titre, qu'un bon coup de rangement ferait du bien. On y trouve
des feuilles de format raisin, des bouteilles de peintures gouaches et acryliques, quelques
flacons d'encre, un pot mélangeant crayons de couleur, quelques feutres et crayons à papier,
de la colle, des magazines, des rouleaux de papiers peints et des morceaux de textiles. Dans
les autres dispositifs observés par ailleurs, j'ai noté l'importance d'avoir un matériel abondant,
accessible à tous, repérable et identifiable par un étiquetage lisible, comme facteur
d’engagement et facilitateur de la participation au jeu et de la créativité. Ici, en plus d'une
disposition plus claire des outils, on aurait envie de voir disparaître le matériel usagé pour y
voir apparaître à la place des feuilles de couleurs, de différents grains, des cartons, un set ou
plusieurs de marqueurs Posca, si prisés par les adolescents par exemple dans les dessins de
mangas, des rouleaux, des éponges, du scotch et également des ouvrages d'art, comme sources
et supports de la vie imaginaire. Des restrictions budgétaires de l'institution n'en permettent
cependant pas autant.

La consigne au cœur de la dynamique groupale


En règle générale et compte-tenu de l'incertitude quant à la durée d'hospitalisation des
adolescents, le travail proposé dans le département psychiatrique fait l'objet d'une seule
séance. Exceptionnellement, pour les travaux collectifs comme les fresques, une séquence de
plusieurs séances sur le même thème peut s'enchaîner. La consigne se situe entre anticipation
et improvisation : anticipée, car elle l'est dans les quelques minutes qui précèdent l'atelier,
toujours en concertation avec les infirmiers y participant qui, une fois en situation de création,
la perçoivent comme un champ d'expérimentation, de recherche faisant place au ludique et à
la surprise ; improvisée, car il arrive qu'elle soit modifiée au dernier moment en fonction du

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ressenti de l'art-thérapeute face aux patients présents, avec un travail individuel pour répondre
à un besoin de tranquillité repéré ou au contraire un travail en binôme pour exploiter les
affinités ou aller à la rencontre d'un besoin d'étayage. En l'absence de l'art-thérapeute, l'atelier
est maintenu et pris en charge par l'un des infirmiers, qui me disait dans ce cas souvent tenter
de faire sans consigne, sauf si elle s'avérait nécessaire pour certains, auquel cas elle était co-
construite avec le patient.
Pour l'art-thérapeute, le but de penser une consigne est de créer une dynamique de
groupe, renforcée par le fait de se retrouver tous à l'ouvrage, et de stimuler l'imaginaire et la
créativité individuelle. Aux moyens de questions-réponses ou d'un brainstorming, l'art-
thérapeute va lancer le thème de la séance, qui parfois relaye celui d'une sortie culturelle de la
semaine, et tend à créer une synergie entre les différentes activités proposées. Le gel de la
pensée est souvent perceptible, dans ces premiers instants, qui plus est, matinaux. Les chaînes
associatives individuelles peinent parfois à se faire écho les unes des autres. L'art-thérapeute
reprend alors les différents mots proposés pour les enfiler comme des perles sur un fil qui se
veut être conducteur au niveau groupal et individuel. Le thème proposé peut concerner le
contenu (par exemple, réaliser une composition à partir de quatre triangles, quatre carrés et
quatre cercles), les outils (l'utilisation dans ce cas précis de règle, équerre et compas), ou
encore les médiums (peinture, collage, découpage). Dans un mode groupal, il peut aussi s'agir
de faire tourner une feuille sur laquelle chacun inscrit une trace à la manière de l'histoire à
plusieurs en atelier d'écriture.
Si la consigne ne se veut pas directive mais plutôt comme une « proposition », elle
peut exclure les initiatives personnelles. Ainsi, la demande d'une nouvelle arrivante à copier
des cartes postales feuilletées dans la réserve est écartée pour ne pas annihiler le travail
d'associations libres effectué en groupe. Sans le support de l'image, la jeune fille se met alors
à dessiner une rose, qu'elle rejette d'abord avec un sentiment d'incompétence, mais qui la
satisfait au final après avoir réussi à fondre une tâche d'eau colorée sur son fond blanc dans un
dripping improvisé. Et de me demander si finalement, l'exclusion du modèle a pu favorisé
l'acceptation finale de sa production et de son savoir-faire. Je reviendrai dans la partie clinique
sur cette interrogation quant à la nécessité de la consigne.

Temps de partage en amont et aval


Les séance sont rythmées sur quatre temps : l'installation, la donnée de la consigne que

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nous venons de voir, le temps de la réalisation et celui du partage. Le moment d'installation
est l'occasion de prendre contact avec les adolescents et notamment les nouveaux arrivants
salués par une poignée de mains. Le fait ensuite de planter ensemble le décor de l'atelier au
moyen d'une bâche déployée, de tables déplacées et d'une blouse enfilée permet aux patients
de sortir de l'inertie matinale pour se mettre en mouvement et à l'art-thérapeute, de prendre la
température du groupe en sondant les dispositions de chacun, avant de donner la consigne.
Le temps de partage est une invitation à dire quelques mots sur sa ou ses productions,
les outils utilisés, la disposition ou l'idée recherchée. Il arrive que certains y donnent
spontanément un titre, comme « La maison roulante », mais plus généralement, il s'agit d'un
commentaire sur leur travail : « J'ai fait le T de T. (prénom du patient), et puis j'ai pris deux
bleus, un foncé, et un clair qui remontent de chaque côté, je voulais que ça gonfle et que ça se
rejoigne en haut ». Leur ressenti peut être questionné, que ce soit celui en cours de réalisation
ou à la fin. Le but est d'encourager la subjectivité par la mise en mots et de faire circuler cette
parole, ce qui peut représenter un challenge, comme pour cet adolescent mutique, qui refusera
tout au long de son hospitalisation de prendre la parole lorsqu'il y est sollicité.

L'exposition comme support de subjectivation


A la fin de l'atelier, les productions des patients sont fixées avec de la pâte à fixe sur
un tableau à craie situé dans la pièce de vie et y restent généralement quelques jours, avant
d'être stockées sur l'une des tables. L'infirmier référent interrogé ci-dessus perçoit l'exposition
temporaire comme une manière vivante de dire : « Regardez ce que je fais! », et également
comme une invitation à la subjectivation. Les patients peuvent aussi les emmener pour les
accrocher dans leur chambres le temps de l'hospitalisation ou bien chez eux, au moment de
leurs sorties, intermédiaire ou finale, ce qui est considéré comme le prolongement de ce
travail de subjectivation. Un infirmier remarque que par comparaison, en atelier d'écriture,
personne ne demande à ramener ses textes. Lorsqu'il s'agit de fresques, elles ont souvent pour
vocation de trouver une place d'exposition plus ouverte, comme le bureau de secrétariat de
l'unité, ou les murs de institution.
Les conséquences de cette vision institutionnelle de mise en valeur des productions par
leur exposition publique n'est pas toujours chose aisée à gérer pour l'art-thérapeute qui reçoit
les souhaits ou demandes des uns et des autres et doit tenir compte du fait que ce qui peut être
source d'admiration pour l'un peut aussi susciter un certain malaise pour l'autre. Pour les

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familles des patients qui découvrent les fresques exposées, c'est plutôt un effet de réassurance
qui a pu être noté par un infirmier, quant à l'écoute qui peut être prodiguée en ce lieu, laissant
imaginer que « cette unité ne doit pas être trop mauvaise », ce qui met en lumière le fait que
l'institution s'en trouve ainsi valorisée. Si un certain esthétisme est recherché par le désir de
l'institution, on peut s'interroger jusqu'où il n'empiète pas sur l'expression supposée libre des
patients. Ainsi le souhait d'une jeune fille de peindre un décors traditionnel pour Noël se voit-
il refoulé au profit d'une production s'inspirant des peintures aborigènes estimées
culturellement plus originales et moins stéréotypées.

3.3 L'atelier d'expression libre


L'inquiétante étrangeté du nom
C'est d'abord sous la dénomination d' « atelier d'art-thérapie » que mon projet d'animer
un atelier au sein de cette école d'art a été présentée au directeur et personnel administratif. En
proposant plusieurs créneaux sur lesquels les étudiants pourraient venir pratiquer durant leur
temps libre, mais aussi des élèves du grand public dans un esprit de démocratisation à la fois
de la culture et de la thérapie, l'objectif établi était celui d'un accompagnement vers un lâcher-
prise, une meilleure connaissance de soi et une confiance accrue en ses capacités créatrices.
Vu le court temps imparti pour mettre en place cet atelier, il a été décidé de le
restreindre au grand public, et d'en informer les élèves adultes inscrits dans les ateliers, en
particulier ceux de l'enseignante plasticienne mentionnée dans l'introduction. A l'annonce de
cet atelier, l'une de ses élèves a réagi vivement en disant être elle-même formée à l'art-thérapie
et en soulignant les dangers possibles de pratiques effectuées sous cette appellation, émettant
le souhait de me contacter pour en savoir plus, ce qu'elle ne fit pas. A la manière de Freud qui
a théorisé sur ce concept de l'inquiétante étrangeté (Unheimlich) à partir de son expérience de
non-reconnaissance de son propre reflet dans un train, ce retour du semblable produisit chez
elle une image d'abord dérangeante. Des réticences émanant d'autres élèves ont convergé dans
ce sens, témoignant d'une appréhension face au terme de thérapie. Tenant compte de ces
remarques et du contexte, au moment de la présentation de l'atelier aux personnes intéressées,
il m'a semblé plus approprié de parler d' « atelier d'expression libre ».

Un élan de volontariat
La motivation des participantes inscrites à l'atelier d'expression libre m'a semblé

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teintée d'un élan de volontariat et d'expérimentation, pour les motifs suivants : la nécessité
d'animer un stage pour moi, révélée en partie, même si le caractère urgent n'a pas été
mentionné, l'absence d'engagement véritable qui en découlait pour les participants (c'est
gratuit, dans le cadre d'un stage) même si la durée de l'expérience souhaitée sur le temps
imparti de quatorze semaines a été spécifiée, leur absence de demande formelle au moment de
leur inscription et d'objectif personnel défini pour lequel un rendez-vous individuel au-
préalable aurait été nécessaire, et enfin le cadre, une école d'art, qui véhicule des motivations
et des attentes parmi lesquelles l'aspect thérapeutique, s'il est parfois prononcé à demi-mot,
n'est envisagé que comme contingent.
La plupart des élèves du grand public suivent des ateliers dans cette école depuis de
nombreuses années, avec des interruptions passagères, mais pouvant aller jusqu'à dix ou vingt
ans, ce qui dénote un investissement et une satisfaction confirmés dans une pratique réfléchie
des arts. Pour ce qui est des facteurs possibles d'adhésion, l'attachement manifeste à
l'enseignante en question a pu jouer dans l'acceptation spontanée de la proposition, diffusée
dans six cours d'environ quinze personnes. Ainsi, sur les dix-huit femmes inscrites en l'espace
de deux semaines et réparties sur trois créneaux, quatre se sont désistées juste avant le
démarrage de l'atelier. Pour avoir suivi les mêmes cours dans le passé, je connaissais déjà sept
d'entre elles et la sympathie a pu dans ce cas jouer en faveur du projet.
Afin de garder l'axe de travail individuel, mon souhait était de limiter le nombre à cinq
participantes par atelier, laissant une marge possible jusqu'à sept. Deux personnes ont intégré
les différents groupes aux semaines quatre et six, prenant le relai de deux autres ayant arrêté
de venir au bout de deux séances, entrecoupées d'absences. La moyenne d'âge des élèves du
grand public de cette école est de cinquante-huit ans mais sur le nombre inscrit à l'atelier, il
est de soixante-trois ans, l'âge variant de quarante-six à soixante et onze ans. On a donc affaire
à une majorité de retraitées, avec seulement quatre personnes actives, toutes fortement
impliquées dans la création, avec souvent une connaissance détaillée de techniques variées et
une culture artistique très développée.

Un sas de décompression
Le cadre spatio-temporel de l'atelier s'inscrit entre continuité et rupture par rapport au
cadre institutionnel. En continuité, car les trois ateliers d'expression libre ont lieu de manière
hebdomadaire, sur l'une des deux journées où l'enseignante plasticienne de leurs cours

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enseigne et où des salles se trouvent vacantes, et parce qu'ils se déroulent dans une salle de
cours qui leur est familière, dans laquelle la notion d'enseignement transparaît par des
productions accrochées au mur ou des indications laissées au tableau. La rupture est établie
par le créneau de deux heures qui crée un changement de rythme par rapport à celui des deux
heures et demi de rigueur pour les ateliers de l'école. Malgré la formulation de plusieurs
participantes que l'atelier « passe vite », il me semble qu'un créneau d'une heure et demi aurait
été suffisant et favorable à l'établissement d'une dynamique plus contrastée.
Plusieurs des participantes ont un cours la même journée, au même étage, dans la salle
située en face, lien manifesté parfois par un enchaînement de deux ateliers et des chassés-
croisés dans les deux sens, même si la pause déjeuner constitue pour certaines une intervalle.
Ce cadre spatio-temporel inscrit donc l'atelier d'expression libre en lien avec ces autres
ateliers, lui donnant parfois l'allure d'un sas de décompression ou de préparation par rapport à
l'atelier d'arts plastiques, pouvant même évoquer les groupes de remédiation du secteur
éducatif.

Zéro consigne, enfin presque...


Mon souhait de ne donner ni thèmes, ni consignes a été déroutant pour plusieurs
participantes, rompant avec leurs habitudes et leur attentes. En vérité, les objectifs de l'atelier
présentés de manière collective faisaient déjà office de consigne : écouter ses besoins,
répondre à ses envies, retrouver le plaisir du jeu, de l'expérimentation, de la liberté.
L'absence de consignes qui implique la règle de la « libre expression plastique », elle-
même adossée au dispositif de la cure analytique, comme l'explique Dominique Sens dans sa
thèse, me semble intéressante en ce qu'elle représente une « invitation à laisser venir la
première idée ou le premier geste », « une incitation à la spontanéité et à la libre association »
(Sens, 2013, p. 204). Winnicott parle d'un jeu rudimentaire qui interviendrait dans une zone
neutre, un état non intégré de la personnalité : « Il nous faut donner une chance à l'expérience
informe, aux pulsions créatives, motrices et sensorielles de se manifester ; elles sont la trame
du jeu. C'est sur la base du jeu que s'édifie toute l'existence expérientielle de l'homme. Nous
ne sommes plus dès lors introvertis ou extravertis. […] C'est seulement là, dans cet état, que
peut apparaître ce que nous entendons par créatif » (Winnicott, 1971, p. 90-91).
Malgré ma pleine adhésion à cet objectif, ma difficulté a été de le respecter et d'errer
entre ce qui pouvait être considéré comme expression libre ou pas. Pour les participantes, la

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problématique que cette absence de contrainte a pu susciter, en particulier dans un groupe, me
semble due à deux facteurs. Le premier, de nature psychique et intrinsèque, est lié à l'angoisse
que la liberté peut faire naître et que les participantes ont particulièrement bien cerné (voir
Annexe II, Flottement, p. 11-12 ). Le second facteur concerne la dynamique groupale et le fait
que certaines participantes sont venues avec un projet en lien avec d'autres cours, inscrivant
donc leur travail dans la poursuite plus ou moins directe d'une consigne et créant alors un effet
de rupture de l'illusion groupale. Je reviendrai dans les cas pratiques sur cet entre-deux-cadres
qui m'a interrogée, mais avant, il nous reste à aborder le déroulé des séances ainsi que le
devenir des productions.

En quête de silence
Calée sur un dispositif d'art-thérapie pour adultes observé en clinique, le rythme de
l'atelier que je pensais mettre en place reposait au départ sur l'unité de temps de la
composition individuelle, sans autres échanges que les apartés intervenant selon les besoins
observés. C'était sans compter la différence de cadres et la familiarité des participantes entre
elles, sources d'échanges sporadiques plus ou moins longs, au vu et su du petit effectif
présent. Les sujets de discussions, de nature artistique, concernaient aussi bien les autres
ateliers que le travail en cours ou des récits d'expériences techniques, se dispersant entre
justifications, admirations respectives ou auto-apitoiement. Clairement, la règle du silence à
laquelle j'étais habituée en art-thérapie n'allait pas de soi dans ce cadre. Le fait de ne pas
l'avoir établie dès le départ m'incommodait mais la poser collectivement et tardivement
risquait d'avoir la teneur d'une brimade. Pourtant, cette ambiance de partage à tout venant
reproduite à l'identique des autres cours d'arts plastiques, m'apparaissait source d'une
excitation compromettante et antinomique à l'expérience art-thérapeutique.
Au bout de la cinquième séance dans un groupe de quatre où les conversations allaient
particulièrement bon train depuis un moment déjà, j'ai entrepris d'ouvrir une brèche : utilisant
mon statut de stagiaire, j'ai partagé avec le groupe mon questionnement sur les effets du
silence en art-thérapie et leur ai demandé si elles étaient d'accord pour tenter l'expérience du
silence pendant l'heure qui restait avant de prendre un temps à la fin pour échanger leurs
ressentis. Le retour fut très contrasté : deux des participantes avaient apprécié le silence, « On
se concentre mieux, on n'est pas distraite », « L'autre fois déjà, quand ça parlait autour de moi,
j'avais noté que ça me dérangeait », les deux autres en revanche ont témoigné d'une difficulté

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à être seule en présence des autres, « J'aime bien quand on partage, je viens là pour cela, le
côté sociable, ça permet de se relâcher, d'être à l'aise », « Si je ne parle pas, j'écoute ce qu'il y
a dans ma tête... C'est plus tendu... Je peux pas m'échapper de ma propre tension. Je me suis
empêchée d'aller voir le travail des autres ». En poursuivant les échanges, elles ont convenu
ensemble que ce serait bien d'avoir un temps de silence et un autre de parole, et nous avons
décidé d'adopter ce nouveau format pour l'atelier, que j'ai transposé dans un autre groupe à la
configuration similaire. Cependant, celle qui venait pour le côté sociable n'est pas revenue
après cette séance et l'autre qui exprimait des tensions, dont je reparlerai dans la partie
suivante, soulignait la semaine d'après ressentir une fatigue en plus d'un mal de dos. Aussi ai-
je préféré laisser courir les bavardages en guise de soupapes dans ce groupe.

Des productions qui vont et viennent


N'ayant pas trouvé de lieu clos à l'abri des regards dans la salle des enseignants, ni
sécurisé pour stocker les productions, j'ai laissé les participantes les emporter dans leur
pochettes avec toutefois la possibilité de les laisser sous ma responsabilité, si le souhait s'en
faisait sentir. Le fait de le présenter comme une option et non comme une règle définit
l'établissement d'un deux poids, deux mesures quant aux productions possibles : celles de
l’ordre de l'élaboration esthétique et celles de l'ordre de la catharsis. Comme pour la consigne,
l'indication se veut ouverte, adaptation au cadre, mais n'est évidemment pas contenante et
signe mon tâtonnement quant à la nature expérimentale de ma démarche.
Une participante, qui s'était donné comme objectif plastique de passer à l'abstrait,
auquel elle s'essayait depuis un moment, m'a laissé à sa deuxième séance deux productions
qui ne lui plaisaient pas, tout en me proposant de me les offrir, en me les signant suivant la
suggestion d'une autre participante. Il eut été intéressant de l'interroger sur ce transfert mêlé
de dédain et d'affection, en quoi ces œuvres qu'elle reniait pouvait trouver leur place auprès de
moi qui en notait l'intérêt, mais la proximité des autres ne m'a pas permis de le faire.
J'acceptais en silence ce qui devait être un cadeau de départ puisqu'elle n'est pas revenue.
Tandis que le temps de composition pour une production se concentre généralement
autour d'une séance, pour deux participantes lancées sur un travail de longue haleine, j'ai senti
que la règle de laisser les productions à l'atelier aurait été préférable, réalisant pleinement ce
que « déposer » pouvait signifier. Quelque chose qui cherchait à se résoudre, procurait
visiblement troubles et insatisfactions, donnant à voir une certaine pénibilité dans la lutte.

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Dans le premier cas, les discussions, questionnements et commentaires du groupe en cours de
séances ont permis à la personne de trouver sa solution au bout de la sixième séance et je
dirais de dénouer son nœud. Avec l'autre participante, évoquée dans la partie précédente, qui
s'était lancée dans un travail de peinture à partir d'un photomontage dans une thématique
transgénérationnelle, le conseil de ne pas revenir sur son travail entre les séances a été d'un
soulagement temporaire, néanmoins sa participation a été suspendue pour des problèmes
médicaux au nivaux du dos. Enfin, l'insuffisance de ce dispositif m'est revenue lorsqu'une
autre patiente m'a appris avoir détruit l'une de ses compositions pourtant soignée entre deux
séances.

3.4 Des jeux de rôles de l'art-thérapeute


Selon les infirmiers qui participent aux autres ateliers de l'unité psychiatrique, la
spécificité du rôle de l'art-thérapeute tient à ses capacités d'étayer les patients, à les relancer
pour aller plus loin, leur permettre de déposer des choses, dont l'effet peut être énergisant ou
calmant, comme après un massage. Ma question est donc : en quoi la valorisation de l'artiste
expressément révélée aux patients intervient-elle dans ce rôle ?
Artiste et art-thérapeute, c'est en effet sous cette double appellation que l'art-thérapeute
se présente aux patients de l'unité d'urgence pour leur premier jour d'atelier. Sa fonction en
lien avec l'art est repérable dans l'institution à son port inconditionnel d'une blouse de peintre
arborant quelques tâches de peinture, figure de proue d'autant plus remarquable qu'aucun
uniforme, badge ou autres marques distinctives ne sont portés dans l'unité de soin. Cette
revendication de l'identité d'artiste peut prêter à confusion avec la position de l'artiste
intervenant, dont la « tâche essentielle est de créer avec les personnes qui s’engagent dans le
travail et la recherche d’une discipline artistique un espace original de liberté, dans le cadre
que l’institution accorde à l’artiste » (Florence, 2014, p.15-16). Si dans ce cas précis, la
charge de la fonction médicale et thérapeutique revient expressément à la structure d'accueil,
il en est autrement pour l'art-thérapeute dont la visée repose sur cette fonction thérapeutique.
Par ailleurs, si cette identité d'artiste, considérée comme valorisante et soutenante pour
les patients, est autrement mise en avant par le fait de se prêter soi-même au jeu de la
consigne du jour, son travail, qui est exposé à la fin aux côté de celui des patients, est décrit
en aparté comme plutôt expérimental, c'est-à-dire davantage de l'ordre de l'exercice ou de
l'essai que d'un vrai travail. Il y a donc un frein à la compétence artiste qui est enclenché, pour

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ne pas trop dissoner par rapport à celle des patients et qui pose question. Car si l'artiste art-
thérapeute fait semblant, à qui cela profite-t-il ? On peut s'interroger si l'artiste n'est pas avant
tout dans une volonté d'être vu ainsi ? Si cette auto-censure est posée dans une apparente
modestie par égard aux productions des autres participants, la focalisation de l'art-thérapeute
qui est censée donner la priorité au processus de création des patients ne s'en trouve-t-elle pas
détournée ? A propos d'une patiente qui avait fait un collage soigné et abouti, l'art-thérapeute
déplorait en debriefing le fait que la production ne soit pas « ressentie » alors que le but de
l'art-thérapie était de faire remonter ce qui est sous-jacent. Cependant, si l'art-thérapeute est
lui-même en représentation, pris dans une identification à un autre rôle, mais dans
l'impossibilité de l'incarner complètement, comment la synchronisation avec ses patients peut-
elle être aboutie ?
Quant à cette idée que l'artiste en situation de création puisse être valorisante pour les
patients, elle me paraît sujette également à d'autres formes de projections. S'il y a une
valorisation à leur apporter, c'est sur eux qu'elle doit être dirigée, par notre regard sur leurs
ressources, leurs potentiels, leur créativité et non pas sur la nôtre. Quand je suis gênée de la
remarque de M. sur mon travail qui me dit que « c'est beau », et dont je reparlerai dans la
partie éthique, c'est dans cette conscience que ce n'est pas le lieu approprié pour être ainsi
valorisée. Devenir un modèle artistique que les autres peuvent louer n'est certainement pas le
plus intéressant que nous ayons à offrir. Notre présence est convoquée de manière bien plus
implicite. Rappelant que Freud s'aperçut lors de ses premières expériences d'électrothérapie
que ce n'était pas l’électricité qui produisait des effets thérapeutiques, mais la présence du
médecin, Patricia Attigui souligne : « Ainsi, à l'origine de la découverte du transfert, il
apparaît que la présence de l'autre, en tant qu'il est mobilisé inconsciemment par son patient,
est essentielle à la thérapie » (Attigui, 2012, p.144-145).
L'on peut concevoir que certains veuillent se donner quelque chose à faire sur un mode
artistique, comme un croquis ou un dessin automatique, pour éviter la création de tensions
intrinsèques et intersubjectives, mais cela ne devrait pas entrer en compétitivité avec les
patients, ni être imposé à aucun adulte participant. Maintenant, dans ce contexte où la
psychothérapie institutionnelle prévaut, comme nous l'avons vu, on pourrait s'interroger si un
professionnel qui ne souhaiterait pas s'inclure dans les consignes des activités proposées y a sa
place ou pas. Voyons à présent ce qu'il en est de la place de l'art-thérapie au sein de
l'établissement.

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L'art-thérapeute se définit comme « un électron libre » dans l'unité de crise, suivant les
attentes posées par l'institution au moment de la prise de ses fonctions. C'est la raison avancée
pour laquelle elle n'assiste pas systématiquement à la synthèse hebdomadaire de deux heures
et demi avec l'équipe entière, ni à celles du matin, avant l'atelier, adaptant ses interventions au
gré de ses ressentis ou des nécessités liées à des évènements précis. L'idée est qu'elle puisse
apporter un regard neuf sur les patients et donc qu'elle en sache le moins possible sur les
dossiers.
Cette place est toutefois discutable, d'autant plus qu'on peut voir une contradiction
entre l'inclusion massive des médiations artistiques considérées globalement comme de l'art-
thérapie au sein de l'établissement et cette exclusion conférée à la place de l'art-thérapeute.
Assistant à la synthèse d'E. , hospitalisée pour un passage à l'acte, qui a commencé par refuser
d'aller en atelier peinture, sous prétexte de ne pas supporter la voix trop douce de l'art-
thérapeute devenue support d'insultes, j'apprends que sa mère, définie comme « anti-
psychiatrie », est elle-même engagée dans un travail individuel avec un art-thérapeute. La
projection de cette jeune fille au fonctionnement limite sur le rôle de l'art-thérapeute se trouve
donc fortement teintée de l'opposition qu'elle porte à sa mère et de son refus d'identification à
celle-ci. Une autre information précisant que l'adolescente est passionnée de bande-dessinée,
m'a semblé toute aussi pertinente à récupérer comme source potentielle d'exploration pour un
travail en atelier. Il me paraît donc important d'assister à ce partage d'équipe pour recueillir ce
type de données qui peuvent être éclairantes sous différents aspects, sans compter que cette
présence participe à la reconnaissance de la complémentarité du rôle de l'art-thérapeute au
sein d'une équipe médicale et paramédicale.

3.4 Des jeux de rôles du stagiaire


Pour les deux premiers mois du stage dans le département de psychiatrie, il m'a été
donné le rôle de participante au même titre que les patients et infirmiers. Dans la réflexion
éthique, je discuterai les degrés possibles d'implication dans cette place de participante et les
risques de déplacement de la relation instaurée dans une visée thérapeutique. Sans en tenir
compte maintenant, j'aimerais ici exposer en quoi, le simple fait de participer m'apparaît
plutôt désavantageux.
Au bout de trois mois de stage, je ne suis toujours pas parvenue à avoir une double
attention, à la fois sur mon travail et sur le groupe. L'expérience de l'attention flottante

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devenue ainsi impraticable m'a fait ressentir une implication moins grande auprès des patients
que celle vécue dans mon second stage où, tout en animant et en intervenant, j'ai pris la
position d'observer, en prenant des notes. Au sujet de l' « observateur-écrivant » dans les
groupes d'enfants, Anne Brun écrit : « Ce thérapeute ne saurait représenter en quelque sorte
une fonction de surcroît, mais, au contraire, il s'avère au fil de l'expérience, constituer pour
ainsi dire « le fond » du groupe, par sa fonction contenante. Loin de se limiter à un rôle
d'enregistrement pur et simple, son écriture se révèle un point nodal des enjeux transféro-
contre-transférentiels, c'est à dire un lieu d'articulation des psychés, tant des thérapeutes que
des enfants ; je la définirai comme le support des nœuds intersubjectifs, au sein de l'appareil
psychique groupal » (Brun, 2007, p.82).
S'il est reconnu que des adolescents peuvent réagir de manière hostile à ce type
d'interférence, il est aussi possible que le regard sur des adolescents, en forte demande de
reconnaissance et qui plus est en difficulté, puisse avoir un effet éminemment rassurant et
cadrant. Il me semble qu'il appartient à l'observateur de savoir diriger son regard en fonction
de ce qui peut être signalé comme une demande ou un refus d'aide ou d'attention et que dans
ce cas, le danger d'effets d'intrusion ou de persécution peut être neutralisé. Pour avoir
rencontré une opposition à la prise de note dans d'autres lieux de stages, je me suis alors
demandée si la gêne de l'observateur pouvait se situer du côté de l'art-thérapeute.
Par ailleurs, si j'avais dû animer les ateliers après la période de mise en situation
comme il était prévu, le fait d'avoir pu établir des liens de nature anaclitique avec l'art-
thérapeute me serait apparu comme un handicap de départ pour m'investir pleinement et
librement dans ce second rôle. Si la régression s'avère nécessaire au psychanalyste de groupe,
Didier Anzieu demande comment, par exemple au cours d'un stage de formation, « le
psychosociologue qui recourt à cette technique résout-il l'antagonisme entre le but qu'il vise,
former des adultes (non les guérir) et la méthode qu'il emploie, les faire se retrouver
enfants ? » (Anzieu, 1999, p. 64). Assumer le rôle d'animatrice dans le second cadre de l'école
d'art m'est donc au final apparu comme un avantage, même s'il aurait été préférable que je ne
m'y retrouve pas avec des personnes avec qui j'avais partagé la position d'élève dans le passé.
De cet entre-deux situationnel vécu en tant que stagiaire observatrice et animatrice,
mon attention s'est portée sur l'entre-deux de l'art-thérapeute, là encore observé et éprouvé.
Dans une première vignette clinique ci-dessous, je montrerai comment la volonté et la
nécessité de s'insérer dans le cadre institutionnel peut créer des difficultés dans le déroulement

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d'un atelier. Puis, en me référant à l'étude de cas présentée en annexe, j'analyserai comment
cet entre-deux peut se refléter en miroir dans la relation transféro-contre-transférentielle.

4. CAS CLINIQUES

4.1 L'entracte théâtral improvisé


Suivant le but du département de psychiatrie de croiser les regards et les approches
multi-disciplinaires, l'objectif particulier de notre séance présentée ici était de faire du lien
avec l'atelier média-ciné, qui a lieu environ toutes les six semaines, et au cours duquel le film
Billy Eliott a été montré la veille de notre séance. Après un résumé du film par l'une des sept
adolescentes pour les deux absentes de la projection, sont partagés les ressentis d'où se
distingue une appréciation plutôt bonne du film. C'est alors qu'une première consigne
inaccoutumée est donnée quant à l'installation de l'atelier : se tournant vers la bâche déjà
installée, l'art-thérapeute nous invite à la regarder comme une scène et à y installer les tables
dans une disposition qui parle à toutes et que nous sommes appelées à discuter et à décider
entre nous.
Les interactions sont évitées au maximum, la mise en place des tables se fait
davantage par mimétisme, en silence. Habituellement positionnées de manière
perpendiculaire, c'est à partir de la disposition en biais d'une table par une infirmière que deux
autres seront placées parallèlement puis trois autres en miroir sur une autre rangée de manière
à former un épi. On se croirait dans une salle de classe, remarque l'art-thérapeute qui nous
donne alors la seconde consigne de circuler tranquillement dans cet espace créé, en nous
imaginant sur une scène, avant de choisir notre place. Une fois assises, le thème de la danse
nous est indiqué comme troisième consigne pour commencer un travail avec le medium de
notre choix.
Plusieurs aléas au début de la séance laissent présager d'une séance périlleuse : P.,
hospitalisée pour une dépression réactionnelle suite à des agressions sexuelles répétées de la
part d'un membre de sa famille, a insisté pour participer à la première moitié de l'atelier tout
en ayant un entretien familial programmé à onze heures. Comme elle s'est révélée très
expressive avec la médiation plastique dès sa première séance, sa demande qui déroge à la
règle est acceptée. Par ailleurs, l'art-thérapeute se trouve vite accaparée par une autre patiente
en proie à une torpeur, à qui elle propose de travailler en binôme pour tenter de l'en arracher.

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Enfin, M., qui vit l'hospitalisation comme une injustice malgré sa mise en danger par une
tentative de suicide légère (avec trois antibiotiques), une anorexie restrictive et des
scarifications avec points de suture, fait montre pour sa deuxième séance d'une asthénie qui
n'engage pas à tabler sur la durée complète de sa présence.
P. achève sa réalisation avant l'heure convenue, confiant à l'art-thérapeute dans un
aveu détourné de sa responsabilisation exacerbée, avoir mesuré son temps pour être sure
d'avoir terminé et lorsque celle-ci lui propose de commencer un second travail en attendant
son rendez-vous, elle refuse disant ne pas supporter l'idée de laisser quelque chose de non
terminé. Au moment où une infirmière vient finalement la chercher, deux membres du
personnel arrivent avec le chariot pour amener les plats à la cuisine. C'est alors que l'art-
thérapeute propose une quatrième consigne en nous demandant de nous lever, de marcher à
nouveau comme sur une scène entre les tables en prenant le temps de regarder et de voir si
vient l'envie de reprendre sa place ou d'en changer. Tout le monde reprend sa place initiale, je
retrouve M. qui toutefois, ne tarde pas à décrocher son attention, s'affaissant sur sa chaise et
se levant pour aller nettoyer ses pinceaux. L'art-thérapeute l'ayant repérée et étant toujours
affairée, me charge alors de parler avec elle de son tableau, ce que je fais à son retour.
Sur un cadre carré d'une vingtaine de centimètres, recouvert de papier argenté sur la
moitié gauche, M. a représenté au fusain et à la peinture noire deux bustes de personnages en
miroir, l'un à droite en garçon puis l'autre à gauche évoquant une fille, une main posée sur le
visage, avec les lèvres peintes en rouge. Elle me dit s’être inspirée du garçon dans le film qui
se déguise et se maquille en fille dans l'intimité de sa chambre. Alors que je pensais qu'elle
avait recyclé un cadre laissé dans l'atelier, elle m'explique l’avoir préparé la veille avec cette
idée précise de faire une personne face à un miroir. Comme le décrit Silke Schauder à propos
d'un photomontage réalisé par David Bowie se tenant lui aussi devant un miroir infidèle, sa
réalisation métaphorique « acte que le sujet ne peut être identique à lui-même, qu'il ne peut
coïncider avec lui-même en une illusoire unité » (Schauder, 2017, p. 49). Si ce miroir reflète
des éprouvés de dissociation qui transpirent dans les pulsions auto-destructives de
l'adolescence, il se fait aussi l'écho de mon questionnement quant à mon identité de stagiaire
se mirant devant l'image de l'art-thérapeute, à la recherche du semblable. A ce titre on peut
penser que M. endosse le rôle de porte-symptôme de cette impossible identification sur
laquelle je reviendrai dans la partie éthique, devenant elle-même ce tiers entre deux
personnes, reflétant à la fois un entre-deux inter-subjectif et intra-psychique.

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Au moment du temps de parole, l'art-thérapeute demande au groupe comment nous
avons vécu cet « interlude » dans la thématique théâtrale. Devant le silence des patientes,
l'infirmière prend la parole et énonce que cela « faisait du bien ». J'ouvre alors la voie à mon
ressenti et témoigne de l'inconfort de l'exercice physique, soulignant que j'avais hâte de
retrouver ma place. Les langues se délient, l'une dit que l’interruption lui a coûté alors qu’elle
était lancée dans son travail et M. déclare : « Ce n’était pas naturel, il y avait quelque chose de
surfait », ayant essayé de « jouer le jeu », sans toutefois être dedans.
Sa remarque pointe à mon sens la question du jeu lié à l'objet et aux phénomènes
transitionnels. Pour que le jeu ait lieu, l'enfant doit avoir à sa disposition des éléments
familiers, avec lesquels il va pouvoir établir des liens associatifs réels et imaginaires. Le
patient qui entre dans un atelier est généralement prêt à jouer le jeu, mais si les règles en sont
confuses, le jeu ne prend pas. Parmi les qualités particulières de cette relation, Winnicott
établit que « l'objet ne doit jamais changer, à moins que ce ne soit l'enfant lui-même qui ne le
change » (Winnicott, 1971, p.13). L'art-thérapeute me dira par la suite que sa proposition
répétée de mise-en-scène avec les tables et les déambulations était la première fois improvisée
et la seconde, issue d'un agacement éprouvé par les allers-retours dans l'atelier et de sa crainte
qu'ils ne perturbent aussi le groupe. Elle avait misé sur le fait qu'en invitant tout le monde à
bouger, l'exaspération imaginée dans une identification projective serait peut-être évacuée.
Non anticipée, la proposition de transformer l'espace de l'atelier en une scène théâtrale
m'apparaît par trop évasive et dénuée de buts précis. Elle se veut ouverte à la rêverie, certes,
mais elle soulève le rideau sur un imaginaire qui peut intimider, ne serait-ce que parce que
l'on ne sait pas ce qui va se passer sur cette scène, et qui peut laisser libre cours aux angoisses
de naissance, de dévoration ou de persécution. L'entracte ensuite improvisé me fait penser au
jeu des changements de place en cercle, évoqué par Sandrine Pittarque (2017) dans une
vignette clinique en dramathérapie avec des professionnels du soin social en formation.
Cependant, contrairement à cette vignette, ici la problématique sous-jacente de l'atelier semi-
ouvert, semi-fermé n'est pas partagée avec les patientes qui ne sont pas interrogées sur les
effets des allers-retours mais sur la solution mise-en-place pour contourner un problème dont
ils ne semblent pas avoir conscience. On pourrait voir ici un entre-deux dans la réaction de
l'art-thérapeute, entre le refoulement du problème, car non verbalisé, et son traitement,
incomplet car univoque, sans le concours des patientes.
Au-delà même du défi relevé de l'intermodalité (l'art plastique se retrouvant mêlé au

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théâtre et à la danse) que l'art-thérapeute Shirley Sharon-Zisser considère fondamentale pour
laisser au sujet la possibilité de s'approprier une modalité artistique en résonance avec sa
particularité irréductible (Sharon-Zisser, 2018), soulignons ici l'enchâssement des entre-deux
posés par l'insertion de l'atelier dans le cadre institutionnel : d'une part avec le choix de l'art-
thérapeute de déroger à la règle de l'atelier fermé et d'accepter le départ de P. en cours d'atelier
pour un rendez-vous institutionnel (entre-deux de cadres et de temporalités) et d'autre part sa
contrainte de devoir tolérer la traversée de l'atelier par le personnel pour aller à la cuisine
(entre-deux spatial) qui l'incite à improviser cet entracte (entre-deux temporel et thématique)
dont la vocation d'être une respiration pour tout le monde échoue en l'inscrivant davantage du
côté de l'interruption du processus de création. Autrement dit, ces différents hors-cadres
créent une rupture dans la bulle, ressentie de manière transférentielle, et cette prise en main
improvisée dans cet entre-deux-cadres subit a pour risque de provoquer l'aliénation du patient
qui n'est évidemment pas souhaitable.

4.2 L'entremêlement des consignes


Changement de décors avec le cas maintenant de l'atelier d'expression libre pour voir,
de manière très similaire, en quoi la prise en compte du fonctionnement institutionnel – ici, les
autres ateliers de l'école d'art – a pu être source d'incertitude pour déterminer les limites du
cadre de l'atelier. Rapidement en effet, je dois constater que le travail réalisé dans les autres
cours est souvent présent à l'atelier, ramené soit dans les discussions, faisant office de point
commun, d'expérience partagée entre les membres, soit matériellement dans leur pochette
parce que le cours a lieu avant ou après ou parce le souhait est exprimé de vouloir « profiter »
de cet espace de liberté pour le poursuivre ou l'explorer. Ce qui m'apparaît comme ouverture
dans ma réponse favorable donnée à ces intrusions est pointé alors comme une incohérence
par une participante, qui à la manière de M. vue précédemment, va s'en faire ainsi l'écho.
Mme N. (voir Annexes I, Anamnèse, p. 3), retraitée ayant travaillé dans le milieu
psychiatrique, confie à la première séance lorsque je lui demande quel peut être son objectif à
vouloir participer : « Pour moi qui aime tout contrôler, c'est un vrai défi d'être là. C'est
difficile de ne partir de rien, il y a une mise en danger. Les mots, c'est très défensif. Là, il n'y a
pas de mots, c'est plus dangereux ». Même si elle annonce tout de suite après qu'elle ne pourra
être présente qu'une séance sur deux, étendant ainsi une enveloppe temporelle pour rassurer la
partie d'elle angoissée par cette exposition, la difficulté « de ne partir de rien », ressentie

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paradoxalement comme « chercher des choses que l'on évite », fait ici force de proposition.
Sa première composition se présente comme un diptyque : sur deux formats demi-
raisin positionnés verticalement, elle peint d'abord au pinceau plat trempée dans de l'acrylique
diluée des lignes grises entremêlées, puis sur l'autre feuille, un alignement vertical de courbes
bleutées (voir Annexes, Fig.1 et 2, p. 5). Lorsque je commente au passage que « ça danse »,
elle me corrige en précisant que « ça s'emmêle ». « Je cherche à les faire dialoguer », ajoute-
elle. Sa remarque et la juxtaposition de ses deux feuilles me renvoient à la métaphore du
miroir vue dans la partie précédente, et comme avec la patiente M., l'inscription de clivage
que l'on y décèle peut se lire à plusieurs niveaux, dans un effet de résonance : d'un point de
vue intra-subjectif, il peut évoquer la dissociation entre une intériorité prise dans le nouage et
une extériorité affichant une verticalité de l'être dans l'alignement des parties de soi ; au
niveau inter-subjectif, ce dialogue recherché me semble figurer celui qui s'installe entre nous
deux. De même, si l'entremêlement de ses lignes me renvoie à ma problématique sous-jacente
de l'entre-deux, il peut symboliser le défi, si propre à l'artiste, de sécréter un matériau
psychique, et donc finalement sa tolérance à l'angoisse de la fêlure provoquée par l'absence de
contrôle.
Comme pour alors se donner des points de repère et d'ancrage pour ce défi ainsi lancé,
elle procède ensuite à tracer avec un pinceau fin des lignes de contours, de circulation interne
aux traits ou de marquages horizontaux. Elle décrit ces derniers « comme des hiéroglyphes »,
sorte d'écriture qui m'évoque les premières marques inscrites par les indigènes, rapportées par
Serge Tisseron dans son livre Psychanalyse de la bande-dessinée au sujet de la logique du
trait. Il y cite Hans Prinzhorn racontant que celles-ci consistaient en des traits verticaux et
horizontaux dessinés sur des rochers où ils attachaient leurs pirogues et souligne comment ces
marquages pourraient symboliser l'introjection nécessaire du lien précédant la séparation
(Voir Annexe II, Recherche de dialogue, pp. 5-6). Si pour les indigènes cette séparation est
avant tout spatiale, pour Mme N., elle peut représenter son éloignement du connu, nécessitant
cet effort d'accommodation et d'intégration de ces marquages à la fois de séparation dans les
lignes verticales et de repères, d'empreintes, de points d'agrippement pour la pulsion scopique
dans celles horizontales, comme pour un funambule marchant sur le fil.
A sa deuxième séance (voir Annexe II, Zéro idée en arrivant, p. 6), elle revient
pourtant dessus : « C'est pas évident de se faire plaisir », tout en se laissant toutefois tenter par
les pastels gras et une boîte de crayons de cire qui l'intriguent. A nouveau, elle va se lancer

42
dans une double composition (voir Annexes II, Fig. 3 et 4, p. 7) dans laquelle je retrouve la
dualité intériorité-extériorité, avec d'abord sur un format A4 une forme ovoïde évoquant la
sécurité intérieure d'une niche entrouverte, puis sur un format A3 des monolithes semblant se
refléter, comme des immeubles dans l'eau. Jugeant « fadasse » la tonalité de ses couleurs
terreuses et éthérées, elle se lance dans une troisième production plus affirmée, qui se veut
tiers conciliant, avec une mise en valeur de couleurs chaudes, offrant au regard sur deux plans
des dunes se dressant comme deux seins maternels, sorte d’accommodation là encore entre la
verticalité orthogonale des monolithes et l'oval de la forme enveloppante (voir Annexes II,
Fig. 5, p. 8). A un moment, après s'être lamentée de ne pas savoir dessiner, elle énonce avec
un sourire : « En tous, cas, je joue le jeu. J'ai zéro idée en arrivant », en accord au diapason du
« zéro consigne ».
Pour sa troisième séance (voir Annexe II, Dans les marais, p. 8), elle annonce avec un
enthousiasme débordant avoir envie de se remettre à l'aquarelle, qu'elle manie avec dextérité
(voir Annexes, Fig. 6, p. 10) mais qu'elle n'a pas pratiqué depuis longtemps en raison de sa
proscription des cours des Beaux-Arts où la technique est considéré comme « art mineur ».
Elle choisit comme support une photo agrandie en noir et blanc de craquelures sur un marais
salant, qui apparaissent en un motif abstrait dans lequel elle dit voir des silhouettes humaines
qui l'intéressent particulièrement. Contrairement à son habitude, elle se montre expansive et
communicative avec les autres qui admirent son travail et son savoir faire. Elle dit se laisser
vivre, mais son flot de paroles me fait penser à une hémorragie narcissique, symptôme d'un
excès d'excitation intérieure, de plaisir ne pouvant être contenu ni savouré. Dans les dernières
minutes de la séance, elle montre à la hâte et avec désinvolture comment elle efface les
couleurs trop foncées, gratte et ponce la matière avec du papier, torpillant sa composition
minutieuse en un simple brouillon et transformant la surface lisse et aqueuse de sa feuille en
un support possible de cramponnement. Le positivisme affiché tout au long de la séance dans
un lâcher-prise semble alors lui aussi se craqueler à la surface, dévoilant le surinvestissement
précédent comme une ultime protection contre une négativité sous-jacente et menaçante.
L'attachement au négatif dont parle Didier Anzieu se révèle ici dans cette même triade
qu'annonce l'auteur, c'est-à-dire une impression marquée sur « la pellicule sensible du moi »
« en noir et blanc, avec inversion des tonalités » (Anzieu, 1996, p. 104), une haine dont la
boue se prête comme parfaite métaphore et dont les tentatives d'effacement signent cette
« négation du négatif » et enfin un transfert de cette haine qui va chercher à nier les progrès

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dans la relation thérapeutique.
Et en effet, il ne faudra guère attendre plus que la fois prochaine pour que cette
négativité ne s'inscrive dans le transfert. C'est avec un air taciturne que Mme N. arrive la
première à cette quatrième séance (voir Annexe II, Flottement, p. 11) et commence à
s'enquérir de l'évolution de mon stage. En mentionnant le thème de l'entre-deux de mon
mémoire qui me semble encore très éloigné de la relation transféro-contre-transférentielle, je
n'imagine pas lui tendre alors la perche pour m'en révéler tout le contraire. Elle me dit que cet
entre-deux, elle le ressent dans l'atelier comme un « flottement » et constate que ce qu'elle fait
ici, elle pourrait tout aussi bien le faire chez elle, et peut-être même mieux, car avec une plus
grande liberté. « S'il n'y a pas de consigne, quel sens ça a d'être ensemble ? » me demande-t-
elle. « J'ai l'impression de venir en permanence, entre deux choses, qu'il ne se passe rien qui
fasse sens, qu'un moment ». Je l'interroge sur son envie d'aquarelle qu'elle disait avoir
retrouvé, mais elle la justifie alors comme motivée par un projet extérieur, avec des amies.
« Je pensais que la consigne, c'était de venir sans rien, sans idée préconçue, qu'on soit obligé
de laisser venir ce qui vient, et que ça pourrait désinhiber. J'aurais continué si les autres en
avaient fait autant. » Elle fait ainsi état d'une double déception vécue comme une attaque de
ce que Anzieu appelle le fantasme de peau commune, entre elle et les autres qui de son point
de vue ne jouent pas le jeu en travaillant avec une consigne, mais aussi entre elle et moi, et
qu'elle attaque à son tour de manière paradoxale, remettant en cause à la fois l'absence de
consigne et le non-respect du zéro consigne.
Je profite de l'arrivée des autres pour en discuter avec le groupe. Tout en me sentant
acculée devant le fait de devoir justifier l'évolution du dispositif, j'essaie de montrer en quoi le
souhait d'explorer une consigne, dans une extrapolation de la démarche initiée en cours,
m'apparait compatible avec un travail d'ordre thérapeutique. L'une des participantes présentes
confirme en prenant l'exemple du thème de « la disparition » donné en cours qui résonnait
trop fortement en elle – en lien avec un décès dont elle me parlera en aparté en fin de séance –
pour pouvoir le poursuivre comme elle l'entendait seule chez elle. « Ça a un effet très
stimulant de me retrouver dans ce lieu. Il y a vraiment des choses qui me sont venues ici. Je le
considère comme un temps d'expérimentation ». Mme N. prend le contrepied en répétant se
sentir au contraire plus libre chez elle. Je donne alors l'exemple d'une autre participante qui,
elle, peinait à rentrer dans la consigne donnée dans un cours de collage sur le thème du
trompe-l'oeil. Le fait d'avoir pu verbaliser ses difficultés liées à la peur de décevoir les autres

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et à sa tendance reconnue de se dénigrer lui avait permis de contourner l'inhibition qui
s'activait de façon systématique à chaque nouvelle consigne.
La discussion se termine sur cet accord de renforcer le lien entre les participantes en
prenant un temps de partage à la fin de la séance, proposition qu'il m'a été facile de faire,
puisqu'elle découlait de cette réflexion sur le silence en art-thérapie évoqué plus haut avec un
autre groupe, la semaine précédant l'échange. En fin de séance, Mme N. nous dit, avec le
sourire retrouvé : « J'avais besoin de cet échange car je traînais des pieds. J'ai noté que j'étais
plus concentrée après notre discussion, plus concentrée que si j'étais chez moi... J'ai noté que
chez moi, j'écoutais toujours la radio, qu'il y avait rarement du silence. En fait, je suis pas
libre chez moi, il y a toujours une instance critique ». Et en s'adressant à sa voisine « Tu vois,
la liberté, c'est vrai que ça me fait peur...».
L'échange en début de séance a permis d'épurer les non-dits et d'assainir le terrain dans
un apaisement et un rapprochement qui seront confirmés à la séance suivante par un
investissement concentré de Mme N. dans des couleurs tendres et douces, évoquant la pulsion
d'attachement dans sa qualité première redevenue possible (voir Annexe II, La douceur
apparaît, p. 13). Surprise de cette qualité de douceur que lui renvoient les membres du groupe
dans une fonction tiers et symbolique, proche de celle du Nom-du-Père, Mme N. peut alors se
laisser reconnaître en tant que sujet dans sa singularité et son affiliation au groupe.

Ma première conclusion à ce deuxième cas pratique était une prise de conscience dans
ce cadre où je m'imaginais une totale liberté, à l'instar de Mme N., que l'institution, quelle
qu'elle soit, définissait immanquablement un cadre prégnant, qu'il importait de bien connaître
et de penser afin de délimiter consciemment le cadre d'un atelier d'art-thérapie. La rédaction
de l'étude de cas présentée en annexe m'a montré un second point autrement intéressant qui
fait écho au premier cas pratique. En laissant le choix entre l'expression libre ou l'inspiration
d'une consigne que j'autorise comme une béquille possible sans la proposer moi-même, je
déplace en quelque sorte la responsabilité des outils sur les participants. Ce qui peut être vu
comme une « respiration », pour reprendre le terme utilisé au sujet de l'entracte théâtral
improvisé, échoue là pareillement en venant interrompre l'investissement de Mme N. dans ce
défi qu'elle s'est lancée, ce qu'elle ne manque pas de me signaler. Derrière ce choix laissé aux
participantes se terre en fait le refoulement de mon incertitude quant au rôle de la consigne et
mon propre « flottement » entre plusieurs dispositifs observés. Le recul m'amène à penser que

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si l'acceptation du travail avec consigne ne m'apparait pas comme une erreur, une franche
reconnaissance de cette entorse au cadre posé par moi-même au départ aurait été souhaitable,
sachant qu'« un tel aveu favorise le renforcement du moi du patient autour d'un bon objet
interne » (Anzieu, 1996, p. 105).
Enfin, si je peux imaginer que dans un autre cadre il m'aurait peut-être été plus facile
de m'en tenir à la règle initiale voulue de la libre expression plastique, je ne peux en être sûre
pour autant, voyant que l'admission de la consigne extérieure a probablement eu un effet de
réassurance, autant pour les participantes que pour moi-même, soulignant, là encore en miroir,
une difficulté à s'en remettre à son propre jugement, à asseoir son propre entendement et à
assumer ses propres doutes.

5. REFLEXION ETHIQUE

Mon propos développé dans cette dernière partie concerne la position de stagiaire
participante au sein de l'atelier d'art-thérapie de l'unité d'urgence et l'entre-deux vécu entre jeu
et réalité. L'article 4.8 du code de déontologie de la Fédération française des art-thérapeutes
(FFAT) stipule que « l'art-thérapeute référent de stage veille à ne pas établir de liens
personnels ou thérapeutiques avec l'étudiant ». Or, dans le cas où l'art-thérapeute référent
demande à l'étudiante de vivre l'atelier en tant que participante, une relation de type
thérapeutique peut s'enclencher à son insu, et sans le consentement éclairé de celle-ci. A partir
d'une vignette de mon vécu en tant que stagiaire sur quelques séances, je montrerai comment
le jeu du participant peut faire basculer stagiaire et art-thérapeute dans la réalité d'une relation
thérapeutique avant d'envisager les aménagements possibles pour éviter une telle implication.

Lorsque l'art-thérapeute référente m'informe, avant d'assister au premier atelier, que je


n'allais pas prendre de notes mais que j'allais participer de façon active à l'atelier, au même
titre que deux infirmiers, les huit adolescents du jour et elle-même, c'est avec un mélange de
surprise et de curiosité que j'accueille sa proposition de « jouer le jeu pendant deux mois ». Je
lui demande si elle-même a déjà vécu cette expérience et elle me confirme l'avoir faite avec
l'art-thérapeute à laquelle elle a succédé, ce qui me convainc de l'intérêt de pouvoir vivre
l'expérience d'un atelier d'art-thérapie, en dehors des mises en situations universitaires.
Dès la première séance, je reçois des conseils, comme celui de me lever et de prendre

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un grand format pour me permettre de lâcher mon geste, qui seront commentés hors atelier :
« Je te voyais les jambes croisées, un peu ramassée sur toi même alors que ta peinture invitait
à un mouvement. Tu aurais pu le danser ce mouvement, si nous avions eu l'espace. »
La fois suivante, je choisis de m'asseoir seule face à la fenêtre, et c'est seulement au
bout de quelques minutes que je m'aperçois que je tourne le dos aux autres tables. Je sens que
je recherche instinctivement un isolement pour travailler ou simplement être là et le regrette
en réalisant que je n'aurai pas d'autres aperçus que ceux de ma feuille tout au long de l'atelier.
« Tu as besoin de te mettre dans ta bulle, c'est bien », me rassurera l'art-thérapeute ensuite,
pourtant je décide de ne plus me rasseoir à cette place.
La semaine suivante, devant la proposition d'imaginer un décors ou un paysage pour
L'homme qui marche de Giacometti, je suis interpellée dans la réserve où je vais chercher de
l'encre, quant à mon ressenti de la consigne. C'est l'occasion pour moi d'exprimer que je la vis
comme une contrainte, d'une manière assez générale d'ailleurs, et de lui faire part de mon
interrogation projective si elle pouvait être anxiogène aussi pour certains. Mais ce qui
intéresse l'art-thérapeute, c'est ce que j'en fais, comment elle fait bouger des choses en
dessous, ce qui s'avère être le cas puisque je viens de changer de médium, passant du crayon à
l'encre. Un peu après, je suis assise à sa droite cette fois-ci, elle me demande si ma main
gauche n'aurait pas envie de participer à mon travail. Je prends alors le pinceau de la main
gauche et la forme ovale dessinée au centre m'évoque un thème qui me submerge brutalement
d'une vague de tristesse, s'arrêtant tout juste au bord de l'oeil. Je me ressaisis en me disant que
ce n'est pas la place pour un tel épanchement. M., qui en est à sa première séance et se trouve
assise à la table d'à côté, me dit alors que « c'est beau ». Je la remercie seulement d'un signe
de tête avant de replonger le nez sur ma feuille, gênée maintenant de ce transfert et à nouveau,
je me dis que je ne suis pas là pour ça.
En debriefing, l'art-thérapeute me rappelle que c'est le but au contraire de vivre
l'expérience, pendant ces deux mois. Elle m'explique que la proposition de la main gauche est
venue du constat que j'étais « happée par le centre », « à nouveau dans un mouvement de
tournoiement » et qu'elle se demandait comment je pouvais « en sortir ». Ce reflet
d'enfermement dans un certain geste graphique me questionne alors à différents niveaux : je
me vois tout d'un coup dans une relation thérapeutique, sans m'y être vraiment préparée, sans
avoir vraiment choisi le thérapeute, et au sein d'un groupe constitué de huit adolescents en
hospitalisation d'urgence et de deux infirmiers, qui ne peut jouer pour moi le rôle de contenant

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émotionnel. Par ailleurs, je ne peux que faire part de mon scepticisme quant à cette double
capacité de pouvoir peindre et observer en même temps, supposée venir avec le temps. Si
l'art-thérapeute fait le constat que cette posture ne m'est pas facile, je ne parviens pas à lui en
communiquer pleinement les tenants et aboutissants.
La séance suivante (voir la partie 4.1), alors que je partage une table avec M., et
crayonne sans engagement une forme dansante, l'art-thérapeute repérant le décrochage en
cours de ma voisine de table et affairée elle même par ailleurs, me demande en l'absence de
celle-ci, de parler avec elle de son tableau à son retour. Je me sens immédiatement plus à
l'aise dans ce rôle. A cet égard, il ne me paraît pas anodin qu'au moment du temps de parole
en groupe où il nous est demandé comment nous avons vécu la proposition à un moment de
l'atelier de nous lever, de circuler autour des tables comme sur une scène et de voir si nous
avions envie de reprendre nos places , je témoigne que l’exercice n’était pas confortable pour
moi, que j’avais « hâte de retrouver ma place ».
Dans l'exercice de collage de la semaine suivante, l'art-thérapeute note ma
concentration ainsi que l'harmonie de mon collage que je reprends tout de suite en fin de
séance, le décrochant du tableau sans le laisser plus longtemps avec les autres, comme elle le
remarque en souriant. Je lirai ce collage chez moi, le soir et serai déconcertée de toute la
symbolique personnelle que je peux y trouver. Dans un effort de gommer mes nombreuses
incertitudes quant au bien-fondé de vivre ainsi le dispositif, je témoignerai la fois suivante à
l'art-thérapeute de cette résonance éclairante ressentie face à ce collage et l'en remercierai.

Je termine ici cet historique détaillé pour revenir d'abord sur cette notion de place.
Lorsque l'art-thérapeute m'informe du « rôle » qu'elle me demande de « jouer », même si la
proposition m'inquiète parce que je ne l'ai encore jamais vécue dans mes stages précédents,
l'expérience qui m'est offerte, presque « gratuitement », m'intrigue suffisamment pour m'y
engager, du moins mentalement. Corporellement, on peut voir les zigzag de mes différents
placements dans l'atelier comme des hésitations, des tâtonnements successifs : dès la
deuxième séance l'isolement recherché laisse entendre un besoin de protection ou une
tentative de fuir qui me culpabilise inconsciemment et que je m'interdis formellement de
reprendre ensuite. Si je reste, je veux être aux côtés de l'art-thérapeute, semble vouloir
signifier mon placement suivant à droite de celle-ci, un peu comme son bras droit, mais sa
lecture pénétrante me déchoit complètement de ce fantasme. A peine y ai-je renoncé que l'on

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me tend la perche et me demande de m'y glisser, le temps d'un échange, parce qu'il est requis
par les circonstances. La fois d'après, je suis là, je joue le « jeu » mais ne m'expose pas ; le
collage représente une énigme qui m'apparaît suffisamment complexe pour être secrète, mais
l'insécurité demeure puisque je m'empresse de le préserver de tous regards inquisiteurs et c'est
seulement dans l'intimité de l'introspection que je pourrais vivre positivement cette expérience
de création, au delà du jugement esthétique.
Peut-on vraiment jouer le jeu d'être en thérapie, faire comme si ? Si certains praticiens
en thérapie cognitive et comportementale demandent parfois à leurs patients de faire « comme
si » le problème était résolu, c'est bien parce que l'on reconnaît l'effet inductif de ce
positionnement de faire semblant. Les nombreuses autres mises en situation dans le cadre de
notre formation nous ont montré, cette année encore avec les différents ateliers partagés, qu'il
se passe toujours quelque chose, de manière plus ou moins forte, et que n'importe qui peut
être surpris par une résonance inconsciente, indépendamment du degré d'implication de la
personne ou de son affinité avec le medium. En situation universitaire, le fait de se retrouver
entre pairs crée une illusion groupale entre étudiants qui permet généralement de bien contenir
les débordements émotionnels émergeants. L'art-thérapeute y contribue évidemment, gardant
en ligne de mire l'objectif de notre apprentissage. Dans la situation présente, « réelle », non
seulement la contenance du groupe fait défaut mais l'implication directe de l'art-thérapeute
dans ce soi-disant « jeu » brouille les objectifs premiers de mon apprentissage en situation
réelle au profit d'un but thérapeutique expérimental.
Le fait d'avoir ressenti la nécessité de remercier après coup l'art-thérapeute atteste pour
ma part l'établissement de ces liens à visée thérapeutique, évoquant par là-même la notion de
dette. Or, l'on connaît bien les problèmes créés au patient par la gratuité de son analyse, et
notamment celui de l'expression de la haine dans le contre-transfert (Winnicott, 1947). Avec
du recul, il me semble que du côté de l'art thérapeute, ce jeu soit-disant supposé, est en fait
surjoué : je « bénéficie » d'une extra-lecture, hors séances, que les participants n'ont pas, qui
m'inclut psychiquement et personnellement, peut-être au nom de ma formation en tant que
future art-thérapeute mais à laquelle je ne suis pas préparée.
On ne peut ignorer la dimension massive du transfert de l'étudiant en situation de stage
et sa demande de reconnaissance implicite auprès de l'art-thérapeute référent. Cela nous
renvoie au stade du miroir dont Dolto (2002) décrit la valeur décisive en tant que confirmation
d'une individuation narcissique primaire. Devant cette image renvoyée d'un enfermement dans

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un certain geste graphique, le regard de l'art-thérapeute scandé de son jugement s'apparente à
une épreuve de castration. Adressé au moi participant à l'atelier d'art-thérapie, il crée d'une
part un écart incommensurable avec l'image d'un moi future art-thérapeute et d'autre part
déplace ma relation d'identification avec l'art-thérapeute dans une position anaclitique que je
sens inappropriée.
Lorsque quelques semaines plus tard, j'interroge en formation sur cette place de
stagiaire participante en situation de stage, j'apprends pourtant que « c'est une position
classique ». En essayant de définir ce qui me pose problème d'un point de vue éthique, je
perçois que c'est précisément parce que cette relation thérapeutique est couverte, à demi-mots,
qu'elle est d'autant plus insidieuse pour ma part. En échangeant avec d'autres étudiantes, je
relève dans des situations apparemment similaires des degrés d'implications tout autres :
certes, il peut leur être demandé aussi de dessiner, peintre ou modeler pour dégager les
patients d'un regard potentiellement persécutant, mais en aucun cas l'art-thérapeute ne
commente, ou n'intervient directement sur leur travail. Leurs échanges ne concernent que les
productions des patients. Autre différence : leur production personnelle n'est pas exposée avec
celle des patients. Une étudiante me confie s'être laissée « prendre au jeu » de dessiner
pendant la séance et avoir retrouvé un nouvel élan dans cette technique, ce qui montre encore
une fois la dimension agissante du « comme si ». Mais pour que cette expérience soit
bénéfique pour tout le monde, il me semble nécessaire que l'art-thérapeute se limite dans ses
interactions à celle menées avec les patients. De cette expérience, je retiens l'importance,
comme le stipule l'article 4.2, d'informer le stagiaire du cadre de travail dans les détails, qui ne
sauraient être trop précis.

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Conclusion

Cheminant sur ce terrain de l'entre-deux, c'est-à-dire du double, à partir de cette


gémellité du nom de l'art-thérapeute, ma quête était de savoir si les divergences observées et
les errances traversés dans la pratique pouvaient émaner directement ou non des
problématiques du nom et de l'absence de reconnaissance de la profession. Quelles étaient les
entendements possibles pour sortir de cet imbroglio du nom ? L'art-thérapeute, de par sa
double identité, était-il voué au clivage dans sa fonction ou même sa perception ? La respect
de son statut fantasmé, mais qui lui fait défaut, en tant que contenance, pouvait-il être à
l'origine d'un cadre parfois poreux voir perforé ?
Etayant mes recherches d'une part sur les mécanismes primaires de clivage de l'objet
constitutifs de l'appareil psychique de l'enfant, et d'autre part sur la fonction lacanienne du
Nom-du-Père, en termes d'une inscription symbolique de son désir, mes interrogations m'ont
vite amenée à dépasser l'aspect professionnel de la problématique et de l'éthique pour entrer
dans la dimension personnelle et singulière du sujet postulant au titre d'art-thérapeute. Etant
la benjamine d'une fratrie de trois, le terrain familial s'est imposé tôt à moi comme premier
champ d'exploration de l'entre-deux. Pour cette même raison qu'entre les différents enjeux
professionnels énoncés se tient un individu avec son histoire et ses motivations, il m'apparait
aujourd'hui impossible de conclure sur des liens de causalité directs entre, par exemple, la
double identification et les dilemmes de positionnements sur le terrain ou entre la non-
reconnaissance symboliquement paternelle et une tendance à la discrimination des pairs. Des
liens, certainement, existent, dans ce qui peut représenter une épreuve professionnelle, à
chacun d'en retrouver les empreintes sur la carte esquissée en suivant cette interrogation
proposée en cours par Tanja Verlinden : « En quoi cette épreuve de la barre à passer rejoint
toutes les barres qui sont les nôtres ? ».
Ces divers questionnements entrepris au cours de ce projet de formation, visant
l'approfondissement introspectif dans l'entre-deux-formes, ont été abordés et éprouvées
parfois avec un sentiment de fragilité et d'écartèlement, dont la croix formée par les deux axes
verticale et horizontale de la filiation évoqués plus haut pourrait être le symbole. Derrière
cette recherche d'identité, si propre à l 'adolescent qui n'en détient pourtant pas l'apanage, se
devine « le rêve un peu fou d'en avoir une incassable » (Sibony, 1991, p. 225). Cet effort de
devenir et de se définir, couplé de l'incertitude dont nous croyons avoir payé le tribut

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moyennant quelques décennies passées, est pourtant ce qui fait de nous des êtres ou des
parlêtres vivants. « La fragilité est un risque d'effondrement, qui ne doit pas être traité à la
légère. Mais elle est aussi une chance de fondation » (Chatel, 2010, p. 85), écrit le sociologue
Tanguy Chatel à propos de l'éthique du care.
L'entre-deux est une thématique à tiroirs multiples pour l'art-thérapeute : entre-deux-
lieux, entre-deux-temps, entre-deux-jeux, entre-deux-rôles, entre-deux-jeux-de-rôles, etc...
Entre tous ces signifiants, points de rupture ou de mutation, il y a un je, un sujet divisé
cherchant l'unité de son être, un transformateur appelé à convertir ces courants de tensions
variables en un sytème d'une même intensité. Daniel Sibony, est un auteur qui emprunte
allègrement ce courant de l'entre-deux comme un canal sillonnant de nombreux rivages
abordables sur les versants, entre autres, de la psychanalyse et de l'art. A propos de cette
recherche de place qui relève d'un besoin universel et renvoie dans sa dimension inconsciente
à la question de l'origine, si chère à l'artiste, il écrit: « La question de « trouver sa place » est
d'ordre ontologique, elle concerne l'évènement d'être, donné ou renouvelé. C'est plus que de
faire un trou dans une substance préalable. De quoi serait faite par exemple la substance
enseignante ? Ou technicienne ? Ou artistique ? Plutôt qu'une place où mettre un corps, où le
caser, ce qui est en jeu est une texture incluant sujet et objet : elle comporte le matériau à
œuvrer, le geste de l'investir, l'envie d'y jouer une partie de son être. L'entre-deux ici, entre
sujet et objet, est la texture qui les porte, les produit, les dépasse, les précède (Sibony, 1991, p.
227).
Pour investir pleinement et librement le matériau art-thérapeutique, il nous faudrait
donc plutôt vouloir quitter nos identités acquises ou revendiquées au nom du sens, comme le
suggère l'artiste indienne Nalini Malani dont un bon nombre de ses œuvres dénoncent les
dangers du nationalisme. Sur un de ses tableaux intitulé Limits of identity, on voit ainsi sur
l'arrière-plan d'une empreinte digitale, la silhouette d'un homme agitant un drapeau, comme
une marionnette dans un théâtre d'ombre. Lui tournant le dos, un homme et une femme s'en
éloignent, quittant l'empreinte et n'en portant plus que des traces. Sibony commente cette
œuvre comme l'illustration de la possibilité de se libérer de l'emprise de ces identités
d'empreintes, biologique comme idéologique, sans pour autant les rejeter : « J'ai pensé
qu'entre cet homme et eux, il y avait tout le passage de l'identité à l'existence, de l'identité en
tant que déjà écrite, et de l'existence en tant qu'elle est à écrire » (Sibony, 2014, p.184).

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A l'image de ce trait d'union que j'ai tenté de démystifier dans le nom de l'art-
thérapeute, la notion d'entre-deux m'est d'abord apparue comme un signe de ponctuation peut-
être prometteur, mais aussi consolidateur d'une unité qui n'irait pas de soi, un compas faisant
le grand écart entre deux périmètres frôlant parfois le bord à bord mais évitant l'entrelacement
des cercles. Au terme de ce mémoire, il m'apparait pourtant plus juste et souhaitable de
l'envisager comme un « chevauchement des aires », en empruntant la métaphore à Winnicott.
Au joint de ces aires de l'art et de la thérapie, de bon et de mauvais objet, de jeu et de réalité,
de filiation et d'affiliation, se trouve une réalité qui opère et dont il est possible de nous saisir.
Cette image des deux cercles qui s'entre-croisent évoque aussi le schéma de Lacan
pour figurer la logique de l'aliénation ou du choix forcé : un cercle à gauche représentant l'être
(le sujet) et un autre à droite représentant le sens (l'Autre) forment une intersection désignée
comme le non-sens pour le sujet, et qui constitue son inconscient. Cet entre-deux-aires de
l'inconscient, nous dit Sophie Genet, ne doit pas « être confondu ni avec le lieu romantique
des divinités obscures, ni avec l'imagination censurée » (Genet, 2008, para. 21), mais vu
comme le siège d'opérations logiques de traitements parfaitement clairs comme celui du
refoulement. Ainsi, devant tous ces entre-deux qui peuvent nous paraître à première vue
obscurs, sommes-nous appelés à voir, au-delà du noir, cet outre-noir révélé par Soulages.
Evoquant ainsi sa vision des tableaux de l'artiste au musée de Montpellier, de ce noir massif
qu'il perçoit comme l'« éclair d'un sabre de cérémonie, une décapitation qui ouvre le bal des
lumière », Christian Bobin écrivait : « Ce qu'on voit nous change. Ce qu'on voit nous révèle,
nous baptise, nous donne notre vrai nom » (Bobin, 2012, p. 32).

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