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UNIVERSITE MONTPELLIER III - PAUL VALERY

Arts et Lettres, Langues et Sciences Humaines et Sociales


UFR I : Lettres, Arts, Philosophie, Linguistique, Psychanalyse

Doctorat de l’université Paul Valéry – Montpellier III


Discipline : Philosophie

Thèse
Présentée et soutenue publiquement par
Paul Antoine François Mary

Titre

LA QUESTION DU PREMIER PRINCIPE : ENTRE


PLOTIN ET DERRIDA

Sous la direction de
Madame le Professeur MARLENE ZARADER

Volume I : Apophase, principe et matière dans les Ennéades

Membres du Jury

Mme. Gwenaëlle AUBRY, Chargée de recherche au CNRS.


M. Jean-Louis CHRETIEN, Professeur à l’Université Paris IV.
M. Silvano PETROSINO, Professeur à l’Université catholique de Milan.

1
La question du premier principe : entre Plotin et Derrida

Résumé
Il semblerait que la recherche d’un premier principe ne puisse ni aboutir une fois pour toutes ni être
abandonnée. L’objectif est de montrer, d’une part, que cette tension travaille l’apophatisme de Plotin et la
déconstruction de Derrida en y induisant des difficultés symétriques, et, d’autre part, que l’exploration de ces
difficultés suggère une doctrine « intermédiaire » du premier principe intégrant la tension en question.
Leurs philosophies reposent toutes deux sur une instance que son excès radical conduit à déborder
l’être et l’originarité, mais le néoplatonicien et le déconstructeur interprètent ce débordement de façons
diamétralement opposées. Le premier la comprend comme un aboutissement de la quête d’origine, tandis que
le second y voit une invitation à dépasser cette quête. D’un côté, Plotin pense une arkhè que sa transcendance
radicale rend difficile à déconstruire, mais qui devrait aussi interdire d’en garantir l’existence et la fonction. Sa
volonté de maintenir cette garantie induit une série de perturbations, notamment autour du thème de la
matière. D’un autre côté, la déconstruction du principe repose sur l’usage d’un schème principiel dénié. Pour
le montrer, il faut élaborer une présentation générale de la pensée derridienne, qui révèle une tension
culminant avec l’occultation de cet usage par un positionnement anti-principiel.
Il s’agit de montrer que l’auto-dépassement de l’arkhè ne représente ni une garantie ni une abolition,
qu’il peut être intégré dans une conception originale fondée sur certains éléments propres à chacun de nos
auteurs, et qui articule un premier principe métaphysique à une ontologie et à une éthique.

Mots-clefs :
Apophatisme, déconstruction, Derrida, néant, origine, Plotin, principe, théologie négative.

Abstract
It would seem that the search for a first metaphysical principle cannot either succeed once for all or be
abandoned. The objective is to show, on one hand, that this tension works Plotinus’ apophatism and Derrida’s
deconstruction by causing in it symmetric difficulties, and, on the other hand, that the exploration of these
difficulties suggests an "intermediate" doctrine of the first principle, integrating the tension. Their philosophies rest
both on something that its radical excess drives beyond being and origin, but they give diametrically opposite
interpretations of this situation.
The Neoplatonist understands it as a success of the quest for the first principle, whereas the deconstructionist
sees it as an invitation to give up this quest. On one side, Plotinus tries to think an arkhè which its radical
transcendence makes difficult to deconstruct, but that should also forbid guaranteeing its existence and its function.
His will to maintain this guarantee causes disturbances, in particular in his theory of matter. On the other hand,
the deconstruction of the first principle requires the use of a transcendental schema, which is yet partially denied by
Derrida. To show this, it is necessary to elaborate a general presentation of derridean thought, which reveals a
tension, peaking with the attempt to conceal the use of foundational methods.
Our aim is to show that the auto-exceeding of the arkhè is neither a guarantee nor an abolition, and that it
can be integrated into an original conception based on certain elements from each of our authors, which associates a
first metaphysical principle with an ontology and an ethics.

Key-words :
Apophatism, deconstruction, Derrida, nothingness, origin, Plotinus, principle, negative theology.

2
Remerciements

Je tiens à remercier très vivement Marlène Zarader d’avoir accepté de diriger ce travail, et de
l’avoir rendu possible par sa patience, sa rigueur et sa bienveillance. Je tiens également à exprimer
toute ma gratitude à Gwenaëlle Aubry, Jean-Louis Chrétien et Silvano Petrosino qui m’ont fait
l’honneur d’accepter de faire partie de mon jury.

Je remercie ceux qui m’ont apporté leur aide directe, et en particulier Laurent Lavaud, pour
avoir accepté de m’adresser ses remarques et ses conseils, qui m’ont été très précieux, et dont j’espère
avoir su tirer parti ; merci à Laurent Kuhr pour sa relecture, et à Nicolas Jacquot.

Merci à ceux, parents et amis, dont la bienveillance, la patience et la sollicitude, pendant ces
longues années, ont été mises à l’épreuve, et ont également permis à ce travail de s’achever. Tout
d’abord ma mère, ma chère mina, mamie, Manouche et Paul, que je n’oublie pas et qui
m’accompagnent partout. Mon père, ensuite, ma tante Marie-Claire, Camille, Luc et Alexandre,
pour leur patience et leur soutien quotidiens, mais surtout pour leur affection infiniment précieuse.
Je remercie de tout cœur Yann et Roxanne, qui ont rendu possible, de bien des façons, chacun de
mes pas en philosophie, et n’ont jamais ménagé leur peine pour m’aider.

Je veux remercier aussi ceux dont l’amitié et le soutien aura été indispensable : au premier
rang Frédéric et Jean-Simon, qui savent combien leur amitié a compté ; à Stéphane et Antoine, qui
m’ont gardé leur affection au loin ; merci à Guillaume et Laurent de m’avoir accueilli à
Montpellier ; à Charles, en particulier pour son hospitalité ; à Jean-Yves, Gael, Tanguy, Rémy…
Nombreux sont ceux, à Sartène et Montpellier, que je ne peux tous nommer, et auxquels je voudrais
aussi dire mon amitié et ma reconnaissance.

Enfin, merci à Julie, dont l’affection et la tendresse m’ont constamment accompagné, et sans
qui il n’est pas certain que j’aurais pu terminer ce travail.

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SOMMAIRE

INTRODUCTION ............................................................................................. 5
PREMIERE PARTIE : APOPHASE, PRINCIPE ET MATIERE DANS LES
ENNEADES ................................................................................................................ 37
CHAPITRE I : L’INTELLECT ................................................................................. 41
CHAPITRE II : L’AME .......................................................................................... 74
CHAPITRE III : LE SENSIBLE – ONTOLOGIE ET THEODICEE ................................. 91
CHAPITRE IV : LA MATIERE .............................................................................. 125
CHAPITRE V : LA PLACE DE LA MATIERE DANS L’UNIVERS ................................. 181
CHAPITRE VI : LA MATRICE DE L’APOPHATISME RADICAL ................................. 209
CHAPITRE VII : LES ATTRIBUTS DU PRINCIPE ................................................... 236
CHAPITRE VIII : LA PRINCIPIALITE – AUX MARGES DES ENNEADES .................... 303
DEUXIEME PARTIE : DECONSTRUCTION, ARCHEOLOGIE ET
APOPHASE.............................................................................................................. 354
PREMIERE SECTION : DECONSTRUCTION ET PRINCIPIALITE .................... 356
CHAPITRE I : LA DECONSTRUCTION : « DISCOURS DE LA METHODE »............... 357
CHAPITRE II : LA DIFFERANCE ET LA METAPHYSIQUE DE LA PRESENCE .............. 381
CHAPITRE III : DON ET JUSTICE ....................................................................... 434
CHAPITRE IV : DERRIDA ET LE PRINCIPE .......................................................... 478
CONCLUSION DE LA PREMIERE SECTION .................................................... 518
DEUXIEME SECTION : L’INTERPRETATION DERRIDIENNE DE LA
THEOLOGIE NEGATIVE ........................................................................................... 526
CHAPITRE V : LES PROCESSUS DE REAPPROPRIATION ........................................ 530
CHAPITRE VI : ENTRE DERRIDA ET PLOTIN – LE PRINCIPE, LA MATIERE ET LE
MODELE ARCHEOLOGIQUE INTERMEDIAIRE ............................................................... 574

CONCLUSION .............................................................................................. 628


BIBLIOGRAPHIE ........................................................................................... 686
INDEX DES NOMS ....................................................................................... 713
TABLE DES MATIERES ................................................................................ 716

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INTRODUCTION

La philosophie peut-elle encore être conçue comme une pensée du premier principe,
et comme l’articulation théorique de celui-ci avec une ontologie, une éthique et une logique
conditionnées par lui ? Un tel schéma apparaît aujourd’hui particulièrement obsolète, mais
les désillusions historiques auxquelles il a conduit et les assauts qu’il a subis ont-ils eu raison
de lui ?
La tentative pour dégager un premier principe et penser à partir de lui semble
impliquer, notamment, que la totalité de l’étant soit totalisable théoriquement, de sorte que
son sens puisse être défini de façon absolue, et garanti par une instance inébranlable.
L’envers de cette situation serait que la pensée, en atteignant l’instance en question, ressaisit
sa condition de possibilité, et s’assure ainsi de sa propre signification en même temps que de
celle de l’étant. Le premier principe ouvrirait l’être et la pensée l’un à l’autre, leur
permettant de se garantir mutuellement, et la métaphysique serait le résultat de la croyance
en cette ouverture et cette garantie. Mais l’histoire même de la philosophie n’a-t-elle pas
montré, mieux que toute critique, la vanité de la tentative pour rassembler le sens de l’étant,
le maîtriser et le garantir sous une caution absolue ? La pensée et l’être paraissent
foncièrement rétifs à toute tentative d’en sceller la signification par référence à une telle
caution ; ils débordent inexorablement les cadres supposés les immobiliser dans une
perspective figée. Le « réel » semble déjouer toutes les tentatives d’assujettissement à
quelque principe que ce soit, il s’échappe, se fragmente, oppose une hétérogénéité et une
équivocité irréductibles à la pensée qui s’efforce de le maîtriser. Celle-ci, de son côté, faute
de pouvoir faire un exact retour sur soi et de ressaisir sa condition de possibilité, serait pour
elle-même un mystère bien plus qu’une garantie. La lucidité à l’égard de la métaphysique
archique supposerait de reconnaître que tout est à la dérive ; il n’y aurait peut-être même
plus de point cardinal dont l’orientation donnerait sens à une telle dérive. Dans ces

5
conditions, l’idée d’un premier principe semble saugrenue ; une survivance théologique,
peut-être, et une illusion métaphysique, assurément.
Mais même si l’on s’accorde sur le constat, peut-on renoncer simplement au projet
archique ? Peut-on abandonner la tentative pour maîtriser le sens de l’étant et de la pensée,
par référence à une instance, quelle que soit sa nature, à laquelle ce sens est assujetti ? Un tel
abandon nous semble exposé à un dilemme. S’il est conçu comme une attitude de fait, il ne
peut être revendiqué comme tel ; car rien ne permet d’y voir davantage qu’un aveu de
faiblesse contingent, devant une difficulté dont rien ne dit qu’elle ne puisse être surmontée.
Un échec particulier dans la tentative pour unifier le réel sous le commandement de l’arkhè
ne peut évidement discréditer la pensée du principe comme telle, cet échec fût-il collectif et
prolongé ; il faut donc montrer que le renoncement est inévitable. Mais pour exclure en
droit le rassemblement de l’étant et son assujettissement à un principe, il semble nécessaire
de s’assurer de son sens global (en soi ou vis-à-vis d’une pensée possible). Et afin d’obtenir
une telle assurance, ne faut-il pas invoquer quelque instance exerçant un contrôle régulateur
sur l’advenue de l’étant, en soi ou pour nous ? Comment certifier autrement que l’étant ne
peut être totalisé ou qu’aucun premier principe du tout ne peut être découvert ? Il se
pourrait que pour établir la légitimité d’un renoncement à l’arkhè, il soit indispensable de
faire appel à une instance qui garantisse la légitimité de ce renoncement. Et si tel était le cas,
lors même que la pensée archique ne serait plus praticable, il ne serait pas possible de
l’abandonner de droit sans y recourir de quelque façon.
L’hypothèse qui oriente l’ensemble de notre réflexion est que ce double-bind
détermine effectivement l’espace de la philosophie, ou plutôt de la métaphysique (du moins
lorsque celle-ci n’est plus considérée comme ce qu’il y a à récuser, dépasser, abandonner ou
déconstruire). Il est malaisé d’éprouver une telle idée frontalement et sous une forme aussi
générale, mais il nous a semblé possible de la soumettre à la lumière d’un double révélateur,
à savoir la déconstruction derridienne et l’hénologie plotinienne. Il s’agirait d’établir que
malgré leur opposition frontale sur la question même du principe, ces deux démarches sont
profondément déterminées par la même double exigence aporétique que l’on vient
d’exposer. Plus précisément, nous voudrions montrer qu’elles soulignent réciproquement
leurs ambiguïtés et leurs faiblesses, tout en dessinant en creux un schéma intermédiaire,
dont la formulation est l’objectif ultime de ce travail. Entre les deux, on décèle en effet des
ressemblances dans le traitement du problème de l’arkhè, alors même qu’elles s’opposent
complètement. Ces analogies entre une pensée radicale du principe et l’une des pensées les

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plus foncièrement an-archiques sont-elles significatives ? Nous avons tenté d’y voir l’indice
d’un rapprochement possible, permettant de définir une « troisième voie », où se déploierait
une conception du principe, et de son articulation avec le dérivé, qui intègre la double
contrainte décrite plus haut – plus encore : qui soit entièrement structurée autour d’elle.
Plotin et Derrida fournissent un point de référence par la rigueur de leur démarche
respective, chacun témoignant à la fois et de façon complémentaire d’un double-bind dont
nous faisons l’hypothèse qu’il est structurant pour les deux. La double contrainte pourrait
être ainsi résumée : d’un côté, une archéologie intransigeante conduit au-delà de l’arkhè et
sa démarche menace la principialité même ; mais d’un autre côté, une remise en cause
globale probante de l’archéologie passe par l’usage du schème principiel – autrement dit :
on ne peut ni mener à bien la quête du principe, ni l’abandonner. Notre question est donc
précisément celle-ci : les analogies entre la déconstruction derridienne et l’apophatisme
plotinien ne témoignent-elles pas d’une possibilité de dépasser l’alternative entre pensée du
principe et pensée anti-principielle en reconnaissant leur intrication ? L’ensemble du travail
qui s’ouvre vise à penser un schéma métaphysique permettant ce dépassement.
Le choix des Ennéades comme premier repère se justifie d’abord par leur situation
historique, car la doctrine archéologique qu’on y trouve ira féconder une partie de la
tradition, chrétienne en particulier, et à travers elle l’ensemble de la philosophie occidentale.
On peut voir dans la philosophie de Plotin un moment décisif pour l’histoire de la pensée
principielle, car s’il n’invente pas de toutes pièces le geste philosophique qu’il accomplit, du
moins en propose-t-il une formule forte et radicale, car construite autour de la double
exigence qui vient d’être décrite 1 ; le cœur de cette formule constitue ce que nous
appellerons la matrice apophatique des Ennéades 2 . Cette matrice associe plusieurs
déterminations conceptuelles qui se complètent et offrent une formule métaphysique que

1
Nous souscrivons ici, avec certaines nuances, à l’idée d’un « geste transhistorique », telle que la développe
B. Mabille, en particulier dans « Philosophie première et pensée principielle (le révélateur
néoplatonicien) », dans Le principe, B. Mabille (éd.), Paris : Vrin, 2006, p. 18 ; et, sur la notion même de
« geste », la n. 2 (qui reprend Hegel, Heidegger et la métaphysique, Paris : Vrin, 2004, p. 294, n. 1) : « Que
l’on rapporte le terme de « geste » à gerere (auquel se rattache gesta : la geste), ou à gestare (auquel se
rattache gestus : le geste), il évoque un mouvement, un comportement que l’on accomplit (gestus) ou que
l’on narre (gesta). Comme il y a des mouvements du corps qui traversent le temps et entre lesquels on peut
repérer des homologies malgré les variations que l’histoire leur apporte, il y a des figures ou des démarches
de pensée qui peuvent être retrouvées à des époques ou dans des courants de pensée tout à fait différents
(par exemple, la quête de l’au-delà de l’étance) – sans parfois même que le penseur qui accomplit ce geste
soit conscient de cette homologie. » Nous reviendrons sur le contenu même du geste en question, sur la
définition duquel nous proposerons notre propre interprétation (cf. infra partie 1, chapitre 6, I).
2
Matrice que le chapitre 6 de notre première partie aura pour objet de présenter.

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l’on peut définir, très abstraitement, par un petit nombre de traits. D’abord, le principe
radicalement indéterminé gouverne la totalité du dérivé en se retirant au-delà d’elle ; l’étant
est ainsi soumis au règne d’une transcendance radicale, d’un non-être infini. Ensuite,
l’absolutisation de l’arkhè impose à celle-ci d’excéder non seulement l’étant, son essence et
sa logique, mais la principialité elle-même, et lui impose un double-bind constitutif. C’est
l’aspect qui importe le plus à notre perspective : le principe doit excéder l’étant et la
principialité même, non pour revêtir une simplicité ou une unité absolue, mais pour exercer
sa fonction. Cette fonction exige son propre dépassement, et intègrerait ainsi l’aporie dont
il est question. A cette archie sous double contrainte correspond un « rapport » paradoxal et
asymétrique avec le dérivé, dont on essaiera de montrer qu’il affecte la forme d’un
commandement indéterminé et unilatéral. Enfin, ce rapport dissymétrique trouve une
expression particulière et capitale dans la conception plotinienne de la théorie et du langage
au sujet de l’un1. Déployée en toute rigueur, il n’est pas certain qu’une archéologie définie
par cette matrice soit facilement déconstruite ou dépassée, y compris par la déconstruction
derridienne. Plus encore, nous essaierons de montrer que celle-ci emprunte certaines
ressources à celle-là, ou, du moins, qu’elle puise à un « fond commun ». Toutefois, il semble
que l’Alexandrin recule devant certaines conséquences de sa propre doctrine, et montre
ainsi ce qui, dans celle-ci, demeure inacceptable pour une archéologie classique. Il
apparaîtra en fait que sa pensée recèle différente strates qui, sans être complètement
hétérogènes, sont incompatibles sur plusieurs points, car il y développe et y refuse
simultanément les conséquences de sa matrice archéologique. Il s’agira donc de définir cette
matrice, mais aussi de montrer que l’auteur des Ennéades déploie un double discours qui
d’un côté exprime de façon rigoureuse les conséquences de son archéologie, tandis qu’il
essaye, d’un autre côté, d’en réduire certaines de façon injustifiée. Les difficultés induites
par cette double position se regroupent autour du thème de la matière, qui occupera notre
attention au moins autant que l’arkhè même, dans la mesure où celle-ci ne peut être pensée
pleinement sans celle-là. L’apophatisme plotinien révèlerait ainsi certaines des ressources

1
Nous n’utiliserons pas de majuscules pour les noms du principe. Il nous semble en effet, comme l’écrit
J. Combès dans son introduction au Traité des premiers principes de Damascius, que cet usage est « plus
conforme à l’esprit de la théologie négative ». (Traités des premiers principe, T.1, « De l’ineffable et de
l’un », texte établi par L. G. Westerink et traduit par J. Combès, Paris : Les Belles Lettres, 1986, p. LVIII).
En effet, le sens même de l’apophase radicale de Damascius est de contester la possibilité de tout nom
propre pour la transcendance de l’origine absolue. Nous allons nous consacrer à montrer que cette
remarque est aussi valable pour la théologie négative de Plotin et que le dernier diadoque est sur ce point
son fidèle héritier. Nous n’avons pas corrigé, en revanche, les majuscules dans les traductions utilisées.

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profondes de la pensée archique, tout en contenant leurs effets dans des limites
« acceptables » par une série de « clauses d’interprétation ». La première partie de ce travail
soulignera donc la force du geste plotinien, tout en signalant certaines apories auxquelles il
est confronté.
L’autre foyer de l’ellipse que dessine le présent travail est la déconstruction
derridienne, qui semble être l’une des expressions les plus puissantes de la pensée anti-
principielle. Nous voudrions montrer qu’elle possède des ressources communes avec la
pensée de Plotin, et souligner ainsi qu’elle enferme des difficultés exactement symétriques
par rapport à celles qui viennent d’être signalées chez ce dernier. Pour ce faire, il faudra tout
d’abord définir la démarche déconstructrice en général, et son rapport à la principialité –
tout en se demandant si ce rapport est vraiment celui qu’elle revendique. Telles sont les
questions qui orienteront la première section de la deuxième partie, au cours de laquelle
nous essaierons de cerner l’essence de la déconstruction, et de montrer que celle-ci est
déterminée par une « structure apophatique » revêtant des traits comparables à ceux de la
matrice archéologique plotinienne. La déconstruction présente cet autre intérêt, capital
pour notre propos, d’élucider à plusieurs reprises son rapport à la « théologie négative », en
une démarche qui vise également celle-ci comme une archéologie négative. Le compte-rendu
de cette élucidation, et la mise en évidence d’une « structure apophatique » de la
déconstruction permettront de comprendre la place que peut occuper l’archéologie de
Plotin dans la pensée derridienne. La réflexion sur Derrida a pour objet de marquer les
apories qui grèvent sa position sur la question du principe, et de montrer qu’elles sont
induites par une structure conceptuelle analogue à celle de la matrice apophatique des
Ennéades. Nous verrons qu’il cherche à isoler ce qui rend possibles et organise divers
champs philosophiques ou métaphysiques (notamment l’ontologie) ; pour ce faire, il décèle
dans ces champs certaines oppositions essentielles, qui en déterminent l’existence et l’ordre.
Ces oppositions sont ensuite référées à des instances, les indécidables, qui les rendent
possibles en les excédant radicalement. Cet excès amène les indécidables à transcender la
sphère de l’origine, mais dans un mouvement de surenchère dans la quête de l’origine. Un
indécidable entretiendrait donc apparemment une ressemblance troublante avec l’arkhè
définie par Plotin : les deux forment une dernière instance au-delà de l’étant, à la fois
principielle et non principielle, qui bloque la régression à l’infini et met partiellement en
échec le logos (en le rendant à la fois possible et « impossible », à l’instar de l’étant lui-même,
en un sens qui reste à déterminer). Mais Derrida, tout en déployant ce schéma, lui impose

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une signification an-archique, puisque les indécidables sont présentés comme purs de toute
principialité – clause d’interprétation diamétralement opposée à celle que pose Plotin, et,
allons-nous essayer de montrer, aussi injustifiée.
L’analogie entre archéologie plotinienne et déconstruction derridienne peut conduire
à deux conclusions évidentes. Il se pourrait que les Ennéades aient développé un
mouvement de déconstruction de l’arkhè, et qu’elles témoignent ainsi, peut-être malgré leur
auteur, des limites auxquelles toute pensée principielle se voit nécessairement confrontée.
En sens inverse, la déconstruction pourrait être organisée par une logique archique que
l’archéologie néoplatonicienne aurait déployée avant elle, et témoigner des obstacles que
rencontre toute démarche se voulant an-archique. L’objet de notre travail est de montrer
que les deux affirmations sont vraies, et de dégager un dispositif (an)archique commun à
l’apophatisme plotinien et à la déconstruction, que chacun met en œuvre et trahit à la fois
par des clauses d’interprétation symétriques et également injustifiées. Chacun de nos
auteurs témoignerait en fait, à la fois et indissociablement, de la puissance et des limites de
la pensée principielle.
Avant de présenter le programme de notre développement, il faut apporter quelques
précisions sur le vocabulaire et la méthode. Nous utiliserons indifféremment les termes
d’« origine », « principe », « arkhè » ; nous utiliserons aussi ceux de « cause » et de
« fondement », mais plus rarement. Les connotations que tous ces termes revêtent en
fonction de leur étymologie ou de leur usage habituel sont bouleversées, et parfois effacées,
lorsqu’ils sont pris dans le travail philosophique pour penser l’arkhè. La dénotation même
de ces concepts est dérangée par leur application au premier principe, qui récuse en général
les conditions auxquelles ils sont pertinents. L’excès sur la sphère de la temporalité, par
exemple, ôte une bonne partie de son évidence au concept d’arkhè, dans la mesure où il
interdit de l’interpréter comme commencement par opposition à la fin. La « levée initiale »,
que marque le terme d’origine par son étymologie, n’est est pas moins affectée, de même
que la métaphore fréquente de la naissance ou de la génération. Même le concept de
« fondement », qui suggère si fortement l’idée de garantie homogène à ce qu’elle soutient,
perd sa clarté en régime d’archéologie, car la pensée du premier principe ronge et
transforme les concepts qu’elle met en œuvre. Ni l’interprétation de Plotin ni celle de
Derrida n’exige la différenciation préliminaire des concepts habituellement commis à la
désignation du principe. Le premier insiste sur l’inadéquation de tout logos à l’un-bien, de
sorte que seul le travail philosophique concret révèle le sens des concepts qui s’y rapportent

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Derrida, de son côté, rassemble les diverses figures du principe (centre, origine,
fondement…) sous une matrice commune : la présence. Pour nous aussi, ce sera donc le
cheminement qui permettra de comprendre ce que signifie le « principe », en régime
plotinien, puis derridien, et enfin dans le schéma intermédiaire.
Nous emploierons l’expression de « pensée principielle » (ou « archique ») afin de
désigner la philosophie qui se reconnaît comme ordonnée à une arkhè. Cette expression
s’oppose donc, dans notre travail, à l’« an-archisme », qui récuse cette ordination – soit
qu’elle affirme l’absence de tout principe possible, soit qu’elle promeuve l’abandon de la
sphère archique. Il faudra également distinguer la pensée principielle de l’« archéologie »,
concept plus étroit qui désigne le discours explicite sur la nature et la fonction de l’arkhè –
le terme d’« apophatisme » recouvrant donc une archéologie négative. Enfin, nous
entendrons en général le vocable de « théologie » au sens néoplatonicien de « théorie
philosophique des principes ».
Passons à la méthode, et en particulier à la question des développements séparés
consacrées à Plotin puis à Derrida. Ce choix peut paraître étrange et discutable, mais il était,
nous semble-t-il, inévitable. Insistons avant tout sur le fait que ce plan ne constitue pas
seulement ni d’abord le traitement dissocié des termes d’une comparaison, mais
l’articulation de deux étapes dans l’élaboration d’une conception de la métaphysique
dépassant l’alternative archie/an-archie. Le passage de la première à la deuxième est la
reprise d’une interrogation sur l’arkhè depuis un point de vue inverse par rapport au
premier (lorsque le néoplatonicien ne nous semblera plus à même de porter la progression).
Ensuite, il nous a semblé qu’un traitement thématique croisé des deux philosophies ne
permettrait pas de mener à bien notre démarche. Nous allons tenter de montrer, par
exemple, que la conception de l’univers plotinien est en butte à une grave difficulté, dont la
mise en évidence sera déterminante pour la compréhension des apories qui affectent l’arkhè.
Cette mise en évidence va mobiliser, à elle seule, cinq chapitres sur huit dans la première
partie, nous conduisant à affronter certaines des difficultés les plus massives du plotinisme
(notamment la nature et l’origine de la matière sensible), et ce travail ne fournira de
résultats réellement exploitables qu’au terme de la première partie tout entière. Nous
n’avons pas cru possible d’effectuer cette démarche de manière crédible, tout en
introduisant et en traitant la question du rapport à Derrida. Inversement, le
questionnement sur ce dernier exigera de proposer une élucidation originale de la
déconstruction, qui occupera toute la première section de la deuxième partie ; là encore,

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comment doubler cette indispensable opération d’une confrontation directe avec Plotin ?
Nous espérons que la complexité des opérations, et les fruits qu’elles porteront,
convaincront le lecteur de l’impossibilité d’une autre méthode. Il s’agit de faire apparaître
une matrice commune, qui détermine les deux pensées de manière si essentielle qu’aucun
aspect de leurs philosophies respectives ne demeure indemne des effets qu’elle induit. Cette
matrice, à la fois déployée et occultée par nos deux auteurs, apparaîtra à travers ce que l’on
pourrait appeler une « double lecture »1 : « Double, c'est-à-dire simultanée, mais surtout
dont les objets sont inverses, contraires et complémentaires »2. La simultanéité ne signifie
pas un « mélange total » des concepts et analyses, mais indique que les deux lectures
réagissent en tous points l’une sur l’autre, en apportant des informations semblables,
inverses et complémentaires. Il nous a paru essentiel de rechercher cet effet d’éclairage
mutuel en réduisant la violence herméneutique à son niveau minimal. Les analogies et
oppositions que nous entendons dégager doivent respecter la structure des deux pensées, et
ne les amener l’une vers l’autre qu’en suivant, autant que possible, la logique de chacune. Il
s’agit de les rapprocher, de dégager un schéma commun (trahi dans des directions
contraires), mais en adoptant réellement les deux points de vue, pour que ce schéma
commun ne soit pas simplement un présupposé. Il nous a paru indispensable, en
particulier, d’éviter l’usage direct de concepts et dispositifs déconstructeurs dans la lecture
des Ennéades, et de respecter les exigences méthodologiques spécifiques qui doivent
entourer l’étude de ce texte. Ainsi, chaque fois que nous avons importé en contexte
plotinien un élément permettant la confrontation avec Derrida et l’élaboration du modèle
« intermédiaire », nous avons tenté de le faire à partir d’une lecture interne qui montre le
sens original de cet élément dans ce contexte. L’ensemble de ces considérations nous a
conduit à choisir la solution d’une « double lecture », dans laquelle les deux pensées sont
recourbées l’une vers l’autre en suivant leur mouvement interne – en une enquête dont
l’objectif premier est moins une « comparaison » que l’élaboration d’une doctrine
intermédiaire. Nous serons ainsi amené à examiner les textes de façon assez méticuleuse, de
sorte que le sens général de la démarche pourra parfois être occulté par le détail du
commentaire. C’est pourquoi il faut donner un aperçu assez détaillé de notre parcours.

1
Nous reprenons ici l’expression employée par V. Carraud pour désigner la méthode pascalienne de
lecture d’Epictète et Montaigne, dans L’Entretien avec M. de Sacy ; cf. V. Carraud, Pascal et la philosophie,
Paris : PUF, 1992, p. 76.
2
Ibid.

12
Si l’édifice intellectuel des Ennéades sera envisagé du point de vue de son archéologie,
notre réflexion en exige une lecture globale, pour deux raisons, qui ont déjà été
partiellement évoquées. En premier lieu, la conception de la matière doit être convoquée
pour comprendre pleinement l’archéologie de Plotin. Deuxièmement, la matrice
apophatique qu’il met en œuvre imprime sa marque sur tous les niveaux du réel. Plus
précisément, un certain déséquilibre dans la doctrine du principe conduit l’Alexandrin à
déployer sa théorie en refusant certaines de ses conséquences inévitables, générant ainsi une
série de brouillages qui se concentrent autour du thème de la matière. Ce thème constituera
le fil conducteur des premiers chapitres de notre première partie, car il nous a paru
nécessaire d’établir l’ambiguïté foncière dont toute l’ontologie plotinienne est affectée,
avant de pouvoir comprendre réellement son archéologie. Le cœur de la première partie,
c'est-à-dire les trois derniers chapitres, sera ensuite consacré à montrer que cette archéologie
est organisée autour d’une « matrice apophatique » qui est à la fois mise en œuvre et limitée
par certaines clauses d’interprétation qui semblent injustifiées. Nous tenterons d’établir que
la plupart des perturbations en rapport avec la matière qui affectent l’univers de Plotin
peuvent être expliquées par sa tentative pour limiter, voire annuler certaines conséquences
déterminées par le cœur même de sa doctrine. Le but sera de remarquer et décrire, d’un
côté, le développement d’une théorie négative radicale du principe, articulée de façon
cohérente à une ontologie ; de l’autre le refus de certaines conséquences nécessaires de cette
théorie.
Le cœur de l’apophatisme plotinien réside dans l’idée que le principe doit, pour
exercer sa fonction, s’absolutiser et récuser toute relation avec le dérivé. En effet, une telle
relation signifierait que l’arkhè est en fait défini, quant à sa nature et sa fonction, par le
dérivé. L’origine, au lieu de commander l’existence et l’ordre de celui-ci s’inscrirait alors
dans une totalité dont elle ne rend plus compte, et à laquelle il faudrait donc trouver une
autre arkhè. Ainsi, toute coordination entre dérivé et principe, en relativisant celle-ci,
relance une quête d’archie qui se voit menacée de régression à l’infini. Pour éviter cette
conséquence, il faut exclure tout rapport entre originaire et dérivé, exigence que nous
désignerons par l’expression de « règle d’incommensurabilité ». Celle-ci détermine
l’archéologie plotinienne, bien que, comme nous l’avons dit, Plotin tente d’en contenir
certaines conséquences. D’un côté, la règle conduit l’arkhè à exclure tout rapport avec le
dérivé, et par là, tout caractère positif – qui impliquerait l’existence d’un tel rapport. D’un
autre côté, cette absolutisation amène à dissocier l’infini (auquel renvoie la quête du

13
principe) de la fonction archique proprement dite, puisque celle-ci constitue un rapport au
dérivé incompatible avec l’infinité. Or Plotin développe bien une archéologie radicalement
négative, et décrit l’instance qu’il dégage au terme de sa réflexion comme principe du point
de vue du dérivé mais non pas en soi. Non seulement la fonction archique est-elle mise en
difficulté par la règle qui énonçait les conditions mêmes de son exercice, mais les modalités
d’existence de l’infini deviennent problématiques, pour autant que toute forme d’existence
est déterminée à partir du dérivé auquel cet infini doit rester incommensurable. Le non-être
principiel, si l’on prend au sérieux l’exigence de rupture, ne saurait constituer la
réaffirmation d’un mode d’existence positif, pur et inentamé, au-delà de négations
simplement phénoménales. La « règle » implique une dissociation telle entre dérivé et
origine que tout caractère positif est refusé à celle-ci, dont l’existence et la principialité
même sont menacées, rendues précaires et incertaines. La quête du principe semble jetée
dans une aporie dont l’expression la plus simple serait : le premier principe n’est
(éventuellement) possible qu’à se porter au-delà de lui-même, vers une région où ni sa
principialité ni son existence ne sont assurées. Toutefois, le geste apophatique dans toute sa
rigueur ne permet pas non plus de conclure assurément à la non-existence ou à la non-
principialité de l’infini – ce qui est ébranlé n’est pas réfuté. L’apophatisme rigoureux exige
en effet qu’on refuse formellement toute détermination au principe, sauf l’existence et la
principialité, toujours à la fois affirmés et niés. Tout d’abord, la disproportion est
entièrement appelée par la nécessité de ménager les conditions d’existence et d’exercice de
l’archie, de sorte qu’on la nie pour la garantir – ce qui ne devrait permettre à aucun des
aspects de cette double-contrainte de se dégager de l’autre. Ensuite, l’inexistence de l’arkhè
exprime un refus de l’existence propre au dérivé ; mais puisque c’est la précarité même de
celui-ci qui exige un principe, le non-être du principe pourrait signifier simplement un
mode d’existence hétérogène et supérieur. Il semble donc que le dérivé suppose et conteste le
principe, à la fois et dans un même mouvement – notre réflexion aura en partie pour objet de
comprendre ce double rapport de l’étant à l’origine radicale comme le cœur de sa
constitution métaphysique, c'est-à-dire de sa structure essentielle et de son émergence
ontologique1.

1
Nous verrons plus exactement que la contingence est l’expression modale d’une structure métaphysique
plus originaire.

14
La nécessité de remonter au-delà de toute détermination induit un autre effet dans
l’économie générale de la pensée plotinienne, moins évident que ceux que l’on vient de
décrire, mais, nous semble-t-il, tout aussi central et indéniable. Cet effet s’exprime à travers
la pensée de la matière, qui pourrait revêtir un sens assez différent de celui qui lui est
habituellement associé – par la plupart des interprètes, mais aussi à certains égards, par
Plotin lui-même. Sa proximité avec le principe a été parfois signalée : elle constitue un autre
non-être, infini ou indéfini (apeiron, aoriston), dont la fonction semble contraire à celle de
l’arkhè mais indispensable à l’exercice de son archie. Les premiers chapitres de notre
réflexion sur Plotin seront consacrés à montrer que cette contrariété/complémentarité
détermine l’ensemble de l’univers plotinien, dans la mesure où aucune puissance
principielle ne produit quelque effet que ce soit sans quelque matérialité. Ainsi, selon toute
apparence, l’exercice de la principialité exige une condition supplémentaire par rapport à la
puissance de l’absolu, à savoir la résistance de la hulè.
L’archéologie que dessine Plotin est donc doublement déstabilisée par sa propre
rigueur. D’une part, l’apeiron ne peut être principe que moyennant un retrait radical où ni
son existence ni sa fonction ne semble plus assurés. D’autre part, il ne se fait principe qu’en
rencontrant la matière ; dès lors, soit l’infini n’exerce pas la principialité complète, soit il ne
l’exerce qu’à se diffracter en deux infinités, deux nécessités, deux non-êtres dont les
fonctions s’opposent et se composent – néant du principe et néant de la matière. Pour
résumer, la recherche de l’arkhè témoigne d’une perturbation dans le partage du néant
proposé par l’Alexandrin. Celui-ci distingue en effet le non-être absolu, le non-être
principiel et le non-être matériel – mais il ne nous semble pas possible d’assurer réellement
la transcendance de l’un sans laisser refluer dans sa négativité le risque de l’inexistence (non-
être absolu) et la nécessité d’une négation contraire (la hulè).
Notre penseur tente en général de contenir les conséquences de ce brouillage, et cette
tentative induit une série de difficultés dans la doctrine de la matière, quant à son essence,
sa fonction et son origine. Comprendre pleinement le principe en régime plotinien, avec les
difficultés métaphysiques qu’il induit, implique par conséquent un examen de la fonction
hylétique dans l’ontologie en général. C’est par cet examen que nous aborderons le texte des
Ennéades, en dressant un tableau de l’étant sur lequel règne l’origine absolue, puisque c’est
lui qui fournit les meilleures, ou plutôt les seules données disponibles sur elle.
Il convient donc en premier lieu de montrer la double posture de Plotin quant à la
matière, au sens où sa conception de l’étant en suppose la consistance et l’activité, alors qu’il

15
tend à lui dénier l’une et l’autre dès lors que le principe pourrait se voir menacé. Son
« double jeu » consiste à reconnaître et récuser à la fois une fonction hylétique originale par
rapport au pouvoir du principe. Les cinq premiers chapitre seront consacrés à déceler les
symptômes de cette difficulté en insistant sur trois niveaux : l’étant dans toute sa plénitude
(l’Intellect), le sensible et enfin la matière même.
Le chapitre I aura pour objet de montrer que le Noûs enveloppe un moment
d’obscurité, de faiblesse et d’altération, qu’il est hanté par une diastase obscure,
indispensable à sa constitution. Cette diastase est l’expression « horizontale » (comme
distance à soi) du mouvement « vertical » d’altération par lequel l’Intellect procède, c'est-à-
dire par lequel il émerge en s’éloignant de l’un. Plotin tente de conjurer la dimension an-
archique de ce moment ténébreux, au sens où il la convoque parce qu’elle lui est
indispensable, mais la révoque lorsque les conséquences de sa position lui semblent
inacceptables – effectuant ce que Derrida appelle une « conjuration ». On peut le montrer
par une enquête dirigée notamment sur la genèse du Noûs, puis sur sa « matière », et qui
amènera deux conclusions. Premièrement, l’effectuation de la puissance principielle dans la
procession s’accompagne d’emblée d’une certaine déperdition, d’une « chute », qui n’en est
peut-être pas un simple effet collatéral et négligeable, mais bien une condition. La
matérialité serait la part d’impuissance qui se mêle aux potentialités de l’Intellect inchoatif
(« avant » son achèvement intemporel), et sans quoi ne pourraient se manifester ni la
puissance de celui-ci ni celle de l’un. L’arkhè ne s’exprime donc que grâce à un adjuvant qui
rend son absoluité problématique, car l’absolu ne saurait laisser une place pour autre chose.
En second lieu, la doctrine de la matière de l’intelligible montre que l’étant est
foncièrement habité d’une tension hiérarchique que révèle l’examen de son état inchoatif.
Celui-ci relève à la fois d’une puissance « totale » (puisqu’elle embrasse tout), et d’une
impuissance irréductible. L’acte par lequel l’étant se constitue est donc la domination ou la
maîtrise du second aspect par le premier. Il n’existe que par la réduction (inachevée) de la
distance à soi et à son principe. Parce qu’il se produit en s’éloignant de soi et de son arkhè
(dans un mouvement de dispersion et d’altération), l’étant enferme un moment irréductible
d’obscurité – Plotin voudrait le chasser, mais est-ce possible ? Les ténèbres matérielles qui
hantent le dérivé dans son sommet seront notre point d’entrée dans l’univers plotinien,
puisqu’elles engagent la question de la principialité en rapport avec celle de la matière, et
révèlent le « double jeu » évoqué.

16
Après quelques considérations préparatoire sur l’âme (chapitre II) – qui ne nous
retiendra guère en elle-même – nous en viendrons au sensible (chapitre III), deuxième lieu
du déséquilibre affectant l’ontologie des Ennéades. L’objectif est de montrer que Plotin
déploie deux conceptions, apparemment inconciliables, de l’existence et de la valeur du
sensible – en se concentrant sur trois problèmes : d’abord celui de la constitution des objets
matériels (suppose-t-elle un influence hétérogène par rapport à celle de la forme ?) ; ensuite
celui de la « descente » des âmes dans les corps ; enfin, celui de la théodicée du sensible, qui
nous retiendra particulièrement. Notre philosophe, lorsqu’il se demande comment le
sensible est produit, s’il inclut du mal, et quelle est la provenance de celui-ci, juxtapose deux
réponses bien différentes, et presque opposées. D’un côté, le sensible et ses maux semblent
issus de la marche normale de la procession ; ils proviendraient d’une dispersion de la
puissance des principes supérieurs qui demeure homogène par rapport à celle qui fait
émerger l’âme et les raisons. Un élargissement de perspective permet de dissoudre la
négativité morale et la densité extra-formelle dont les corps semblent porteurs, comme de
simples ombres de la bonté de l’univers. Selon cette conception, le monde est bon, la réalité
du mal s’évanouit, et l’on peut donc rapporter l’univers tout entier au bien comme à sa
seule origine. Mais d’un autre côté, sur une autre strate du discours plotinien, le sensible et
sa valeur doivent être rapportés aussi à la matière qui joue le rôle de cause adjuvante, non
formelle et mauvaise, dont les effets et la valeur sont irréductibles à un simple
amoindrissement du bien. Elle exerce alors une action de résistance, et de défection du
pouvoir des formes (peut-être de l’un lui-même), comme un ébranlement, une corruption
et une infection des logoi1. Les deux réponses semblent incompatibles, sauf à admettre que
le mal et le bien sont ouverts ensemble par le principe en une seule possibilité, ce que Plotin
suggère et refuse à la fois. Toute l’enquête va donc se concentrer ensuite sur la matière, pour
savoir quelle est la conception du sensible validée par l’Alexandrin lorsqu’il la décrit.
Il faut donc envisager la hulè en elle-même, quant à sa nature, sa fonction et son
origine (chapitre 4) – trois questions âprement disputées dans le champ des études
plotiniennes. Concernant sa nature, elle relève du non-être – dont elle constitue l’une des
trois formes – mais ce non-être présente une consistance, une densité mè-ontologique, qui
lui permet d’exercer sa fonction cosmologique. Il est vrai que Plotin joue parfois sur ce non-
être pour suggérer la nullité matérielle, mais la plupart des textes sur la hulè reconnaissent sa

1
C’est ainsi que Plotin désigne les l’expression des formes et des âmes qui vient constituer le sensible.

17
consistance et sa fonction. Le rôle cosmologique de la matière, que les Ennéades affirment
sans équivoque lorsque les questions de théodicée passent au second plan, est double :
résistance au pouvoir des formes et défection de ce pouvoir. Premièrement, selon le modèle
du miroir, la matière ouvre par résistance un espace fantomatique où les âmes peuvent
produire certains effets qu’elles ne produiraient pas d’elles-mêmes. Deuxièmement, elle
exerce une action défective sur les corps qui prennent place dans l’espace en question. Si
l’on ajoute à cela l’influence peu contestable qu’elle exerce sur le plan moral, comme
principe des maux, elle apparaîtra à certains égards comme un autre principe en face de l’un
et opposé à lui.
Cette situation pose la question épineuse de l’origine de la matière (qui fera l’objet
du chapitre V), et place Plotin face à un dilemme. En effet, puisque la hulè ne saurait être
vidée de toute consistance et effectivité qu’en contradiction avec la plupart des textes, il faut
admettre que la puissance absolue du bien donne lieu, directement ou non, à un facteur
capable de lui résister et d’en décomposer le produit. Ce schéma n’est pas sans difficultés,
mais si on le refusait pour dédouaner le principe de la production du mal, il deviendrait
difficile d’éviter le glissement vers un dualisme contraire à l’inspiration fondamentale des
Ennéades. C’est ce dilemme qui détermine sans doute notre philosophe à ne pas se
prononcer expressément sur la provenance de la hulè, tout en suggérant une solution en
deux volets qu’il ne revendique jamais. L’enquête sur la génération de la matière sera la
dernière étape dans l’exploration de la cosmologie plotinienne, car elle permet de tirer
certaines conclusions globales sur son ontologie, en décrivant le lien qu’entretiennent les
« deux matières ». L’émergence de la hulè est envisagée de deux façons par Plotin. Elle
semble provenir de l’âme, qui l’engendre selon des modalités particulières, mais cette
description doit compter avec une autre idée, selon laquelle matière sensible et intelligible
participent d’un unique phénomène traversant la procession de fond en comble, en un
mouvement d’échappée par rapport au principe. « Là-bas », selon la topologie plotinienne,
l’échappée est (partiellement) reprise par la puissance du Noûs ; mais « ici », elle est
entièrement libérée, de sorte que la « génération » par l’âme serait moins une manifestation
de puissance que de faiblesse.
Une unique force de dispersion ontologique parcourt l’univers, et lorsqu’elle apparaît
au « bout » de la procession, pure de toute limitation par la puissance des arkhai, elle
s’identifie à la matière sensible. Comme nous l’avons signalé, celle-ci exerce une double
fonction : d’une part, comme « réceptacle », elle oppose une résistance au pouvoir des

18
formes, et ouvre ainsi l’espace du sensible par contrariété ; d’autre part, elle exerce une
action défective sur les corps engendrés dans cet espace. Or seules les modalités de la
fonction de réceptacle distinguent proprement le sensible et l’intelligible. L’étant, de sa
première lueur jusqu’à ses derniers reflets, se constitue dans l’interférence de deux infinis,
ou plus rigoureusement, de deux expressions de l’infini. Tout produit de l’un – c'est-à-dire
tout – inclut non seulement une puissance constitutive, mais aussi, à quelque degré,
l’impuissance défective matérielle. Tout étant, sensible ou intelligible associe dans sa
constitution deux formes d’infini et de non-être, et apparaît donc comme une articulation,
un « effort » métaphysique pour laisser ou faire dominer l’une par l’autre (au sens où, selon
la formule du Timée, l’« Intellect domine la nécessité »). Ce résultat conduit à envisager
l’enquête sur l’archéologie à partir de deux questions. En premier lieu, comment notre
auteur peut-il éviter le dualisme sans revenir à la « théodicée dominante » des traités sur la
providence ? Comment le faire sans refouler ni occulter la matière, dont il a manifestement
besoin ? En second lieu, que doit « être » le principe, s’il doit rendre possible un dérivé
incluant le non-être défectif de la matière ?
Les trois derniers chapitres de notre réflexion sur le plotinisme seront concentrés sur
la principialité. Tout d’abord (chapitre VI), il faut dégager ses structures primordiales, c'est-
à-dire la « matrice apophatique » des Ennéades. Elle se compose de quatre traits principaux
déjà évoquées, et qu’il faut préciser un peu. En premier lieu, la négativité du principe est la
traduction linguistique, ou théorique, d’un excès sur la sphère de l’étant. Cet excès résulte
non d’une exigence de simplicité et d’unité (comme on peut être tenté de le croire), mais
seulement du caractère archique de l’un. Autrement dit, s’il doit transcender la totalité, ce
n’est pas d’abord pour être un ou simple, mais seulement pour en être le principe, de sorte
que la principialité ne peut être placée sur le même pied que les autres caractères
habituellement attribués à l’arkhè. En second lieu, au cœur du dispositif archéologique, il y a
ce que nous avons désigné comme « règle d’incommensurabilité ». Le principe doit refuser
de se coordonner à ce qu’il rend possible, et décliner par conséquent toute commune mesure
avec le principié. L’arkhè ne règne qu’à récuser tout rapport et tout caractère commun avec
ce sur quoi elle règne. Cette négation doit frapper chaque attribut, toute qualification que
l’on pourrait vouloir lui associer au titre d’une hénologie positive – avec seulement deux
exceptions : la principialité, pour la raison qu’on vient de dire, et l’existence. Ces deux
caractères ne sont toutefois pas unilatéralement préservés mais à la fois remis en cause et
préservés. Les deux autres traits de la « matrice » concernent non plus le principe comme

19
tel, mais son rapport à ce qui en dépend : le troisième aspect de la matrice apophatique
réside dans le concept d’une asymétrie radicale affectant ce rapport. Pour Plotin, le dérivé se
constitue en se distinguant du premier principe, mais l’altérité par laquelle il s’en sépare
n’affecte pas ce dernier – l’arkhè ne se différencie pas de ce qui se différencie de lui. Cette
idée capitale permet de résoudre plusieurs difficultés attachées à la pensée du
néoplatonicien, et de restituer le sens de certains textes où il semble poser une
« ressemblance » entre l’origine et le dérivé, en dépit de la disproportion qui doit les séparer.
Le quatrième aspect de la matrice apophatique est en réalité une expression du précédent :
l’asymétrie des rapports détermine le statut de la théorie et du discours archéologique ;
l’ensemble de nos pensées et discours sur l’arkhè forment des projections de propriétés
inhérentes au dérivé dont aucune ne convient en propre à l’un-bien. Toute parole le
concernant n’est qu’une manière de négocier avec son ineffabilité. Les Ennéades
développent sur ce point une doctrine d’une force et d’une cohérence remarquables, autour
de l’idée d’un logos discursif dont la norme n’est plus la coïncidence avec son objet – ou
plus exactement, qui ne correspond à son objet qu’en dénonçant inlassablement sa non-
correspondance. Certes, ce discours est pensé par l’Alexandrin comme une propédeutique à
l’expérience unitive, mais il est décisif que cette propédeutique puisse revêtir une certaine
indépendance. En effet, si l’on ne renonce pas au discours sur l’arkhè, il est inévitable de
risquer des propositions inadéquates pour montrer comment la transcendance de l’un peut
s’y exprimer, en rongeant progressivement le sens positif qui peut s’y rattacher. Mais
comme aucun discours n’est adéquat à l’un et que l’on ne peut renoncer au discours, il
convient de corriger interminablement les propositions que le philosophe doit énoncer sur
le premier principe ; ainsi, il n’y a pas en droit de fin au discours archique. Si comme l’écrit
notre philosophe « fuir d’ici », c'est-à-dire du monde, consiste aussi (voire d’abord) à être
juste et pieux avec prudence, la sortie du monde est toujours tendancielle ; de même, le
parcours linguistique et cognitif depuis l’étant vers son principe n’est jamais achevé tant que
nous avons un corps, il aura toujours besoin d’une propédeutique supplémentaire. C’est
l’une des raisons qui nous ont conduit à préférer Plotin à Damascius dans notre étude,
même si l’archéologie de ce dernier pourrait sembler plus radicale et cohérente sur certains
points1. Non seulement les fondements de la pensée damascienne se trouvent chez Plotin,

1
Nous avons exploré certaines de ces questions relatives à l’apophatisme damascien dans un mémoire de
Master 1, sous la direction de J.-L. Chrétien, intitulé L’ineffable et les principes dans la pensée de Damascius,
et soutenu à Paris IV-Sorbonne en 1995.

20
mais ce dernier, contrairement à son successeur, refuse de laisser l’arkhè ensevelie sous le
silence. Le dernier diadoque tend à prendre l’exigence d’auto-abolition du logos archique au
sens propre, tandis que son prédécesseur ouvre la voie pour penser un advenir interminable
de cette abolition ; non pas une raréfaction drastique du discours sur l’ineffable, mais au
contraire une prolifération indéfinie.
Mais les deux derniers aspects de la matrice manifestent une difficulté redoutable et
capitale que le plotinisme ne permet peut-être pas de lever. Le principe ne semble plus
définissable, en effet, que depuis le point de vue foncièrement inadéquat du dérivé, alors
même qu’il récuse tout rapport avec celui-ci. Il faut donc poser la question : si l’arkhè ne
peut apparaître que dans un rapport qu’il récuse essentiellement, que peut-on encore savoir
d’elle ? N’est-ce pas finalement le dérivé qui occupe le premier rang, puisque c’est à partir
de lui que l’on comprend le principe ? Peut-on même être certain qu’il reste encore
« quelque chose » derrière nos projections ? Il n’est pas absolument certain que Plotin soit à
même de répondre, et il convient de se demander si sa stratégique ne suppose pas de
renoncer à la garantie que le principe se tient, lumineux, positif et inentamé, au-delà de
toutes les négations. Faute d’une telle renonciation, on peut penser que l’apophase
archéologique se réduit à un écran de négativité, simple ruse pour réaffirmer une positivité
absolue que rien ne garantit plus en réalité. Or notre philosophe ne peut se résoudre à
accepter cette absence de garantie – mais il réprime en cela, nous semble-t-il, les
conséquences de ce qui constitue le cœur même de son archéologie. Il faudra isoler ce cœur
des limitations injustifiées auquel il est soumis par son auteur, et, souligner à nouveau le
double jeu de celui-ci. Mais nous essaierons aussi de montrer qu’il reste en général fidèle à
ses conceptions, si l’on tient compte des précautions explicites, répétées et systématiques
dont il entoure son discours.
Dans cette perspective, sauf exceptions liées notamment à l’union mystique (c'est-à-
dire à une dimension extra-philosophique du plotinisme1), Plotin est cohérent et refuse tout
discours positif sur l’arkhè. Nous consacrerons le chapitre VII à établir qu’il ne reconnaît,

1
Clarifions par avance ce point délicat. On ne saurait faire, chez Plotin, un départ strict entre le discours
rationnel et l’expérience mystique. En revanche, on doit impérativement faire un distinguo entre les
données issues de l’expérience mystique qui ne font que confirmer les données obtenues par le
raisonnement, celles qui s’inscrivent dans ce cadre, tout en le dépassant, et celles qui le contredisent
directement. Il nous semble tout à fait indispensable d’admettre celles qui relèvent du premier groupe, de
récuser celles qui appartiennent au dernier, et de s’interroger sur la légitimité de celles qui s’inscrivent dans
le second.

21
en général, aucune hénologie positive, tout en montrant que la matrice apophatique lui
permet de chercher dans le dérivé quelque trace de l’infini – à partir de laquelle on peut et
on ne peut le penser. L’archéologie plotinienne est entièrement négative, mais elle met en
place des stratégies discursives et conceptuelles permettant de parler de ce dont on ne peut
parler.
Parmi les stratégies plotiniennes pour dire le principe malgré la transcendance, la plus
importante est sans doute la « qualification de la négativité par l’éminence ». En effet, au
niveau de l’un, l’échelle des perfections inhérentes au dérivé débouche sur une négation,
une abolition. Par exemple, il existe une échelle d’unité parmi les étants : l’âme est plus une
que les corps mais moins que le Noûs. Or le principe est à la fois le sommet de cette
hiérarchie et son dépassement, puisqu’il n’est unité absolue que comme dispensateur
d’unité, et non pas comme un en lui-même. En toute rigueur, il n’y a donc pas d’unité
absolue au sommet de la hiérarchie – c'est-à-dire au sens strict qu’il n’y en a nulle part dans
l’univers plotinien. Néanmoins, ce schéma rappelle la difficulté à laquelle le principe négatif
est confronté : cette négativité radicale ne traduit-elle pas son abolition pure et simple ? La
réponse plotinienne passe par l’idée d’une orientation de la négativité principielle. Chaque
fois qu’une objection s’appuie sur cette négativité pour soupçonner une privation, notre
philosophe répond en distinguant la négation-privation et la négativité originaire. La
première est « en deçà » de la propriété en question, elle en est la perte, la seconde se situe
« au-delà », et en est la source – c’est pourquoi cette dernière peut à la fois être interprétée
comme une négation et comme un maximum, induisant une aphérèse par excès et non par
défaut. Mais peut-on distinguer aussi assurément, au sein du non-être même, entre excès et
défaut ? Cette question en amène une autre : à quelles conditions peut-on distinguer à coup
sûr le principe de la matière, si tous deux se caractérisent par le refus de la forme dans toutes
ses expressions ? La réponse de Plotin serait l’orientation inhérente à leur négativité
respective. Le problème est alors de savoir si cette qualification de la négativité radicale par
orientation est possible, puisqu’elle soumet la transcendance de l’un (et celle de la matière) à
une détermination inhérente au dérivé. En quel sens par exemple, affirmer que le non-être
serait plutôt « du côté » de l’unité, si un et multiple sont essentiellement des déterminations
ontologiques ? Le prix à payer pour la transcendance radicale du principe sera une
précarisation du sens et de la réalité de celui-ci. Certes, Plotin tente de contenir cette
conséquence, mais il aura mis en place les éléments d’une archéologie radicale, qui ne se
laissera pas aisément réduire à la promotion de la présence pleine d’un étant suprême.

22
La qualification de la négativité par l’éminence, son orientation, est directement liée à
sa position originaire ; par exemple, l’unité maximale de l’un signifie qu’il est l’origine de
l’unité. Sa prééminence, son antériorité, et en général tout ce qui détermine l’orientation de
sa négativité se ramène essentiellement à son caractère archique. C’est donc l’examen de ce
caractère qui doit achever notre première partie. Mais il convient pour ce faire de solliciter
la question de la matière, afin de brosser le tableau complet que révèle le texte des Ennéades,
une fois levées les clauses d’auto-interprétation injustifiées par lesquelles il entend
« réassurer » le statut et la nature du principe, en dépit des incertitudes que la transcendance
radicale devrait lui imposer (chapitre VIII).
Pour isoler le sens de la principialité en réduisant les « métaphores »1 qui lui sont
appliquées, il faut d’abord montrer que la « matrice apophatique » implique un
débordement de l’archie dans le texte même de Plotin. Celui-ci écrit explicitement que
l’instance suprême est à la fois principe et non principe. Il faut ensuite distinguer procession
et conversion, et préciser le sens que peuvent revêtir ces concepts au niveau de l’un. La
conversion serait une expression de la principialité qui suppose l’existence du dérivé et se
définit à partir de lui. Dans cette perspective conversive, l’arkhè apparaît comme le moteur
et le terme idéal de l’achèvement de l’étant, de sa constitution par répression d’un aspect de
lui-même. Le premier principe est donc pensé par référence à une hiérarchie interne au
dérivé, comme ce qui détermine la domination du supérieur sur l’inférieur, et représente le
terme de sa réduction. Mais la question est alors : faut-il placer le principe au sommet de
ces hiérarchies, ou en dehors d’elles ? Il semble que Plotin refoule les effets de son
archéologie, lorsqu’il retient la première possibilité. La principialité processive devrait quant
à elle se définir en amont du dérivé, donc sans référence à lui, à sa structure et à son
existence. Or c’est sur ce point que l’archéologie plotinienne achoppe le plus clairement.
Quel sens peuvent avoir, à ce niveau, les concepts de production et de génération, dont
notre auteur se sert de façon récurrente pour penser la processivité de l’arkhè ? Il faut
prendre en compte une série de contraintes interprétatives, selon lesquelles dans la sphère
intemporelle, l’image de la génération ne renvoie qu’à un rapport de rang. Mais entre
principe et dérivé, même un rapport de rang devrait être exclu, puisqu’il définirait le
principe par une relation à ce qu’il précède ; le rapport principiel serait ainsi retourné,

1
Nous employons le terme de « métaphores » par référence à l’idée plotinienne selon laquelle tout discours
sur l’un consiste à « transférer » (métaphérein) sur lui des propositions et concepts inadéquats (cf.
notamment le chapitre 8 de VI, 8 [39] sur lequel nous nous pencherons au chapitre 7, II, B, 2).

23
puisque l’arkhè recevrait son sens d’une totalité (la série dont il occupe la tête) au sein de
laquelle il prendrait place. Le concept de dunamis, lui aussi essentiel pour penser la
principialité, ne posera pas moins de questions embarrassantes. Que reste-t-il en effet de la
force de position archique, dès lors qu’on refuse toute référence au dérivé, et toute idée de
tendance, et de préfiguration de celui-ci dans son arkhè ? Nous tenterons de montrer que
l’auteur des Ennéades ne réussit pas à expliquer de façon satisfaisante la procession à partir
de l’un, parce qu’il ne peut montrer, à partir de l’indétermination absolue, la nécessité d’un
dérivé, et qui plus est d’un dérivé inférieur. Toutes ces difficultés semblent provenir de
clauses d’interprétation abusives imposées par Plotin à sa matrice archéologique. L’étude de
la procession livrera également certaines indications positives sur la principialité. L’idée
d’une puissance productive, moyennant un certain travail interprétatif, correspond à une
antériorité métaphysique caractérisant la transcendance. Celle-ci apparaît à son tour comme
un rapport de dépendance asymétrique, dont le sens est finalement celui d’un
commandement, ou d’une nécessité que l’un représente pour ce qui en dépend (nécessité que
Plotin désigne par les termes d’anankè et déon). Toutefois, dans ce schéma, la principialité
reste conçue depuis le dérivé et grâce à lui.
Quels seront les résultats principaux de notre enquête à mi-chemin du parcours ? La
principialité plotinienne paraît aporétique dans la mesure où elle suppose et exclut la
commensurabilité avec le dérivé. Cela implique que la quête du principe conduit vers un
infini auquel la matrice apophatique impose certaines contraintes. Premièrement, il ne
coïncide pas avec l’arkhè ; l’absolu n’est pas épuisé par la principialité car il est atteint au
terme d’une démarche qui exige la rupture avec la principialité même. Deuxièmement,
cette dissociation s’accompagne d’une précarisation de l’infini, dont il n’est plus possible
d’assurer l’être ou l’existence. Les effets de déstabilisation ne se limitent pas à cela, car si
l’apeiria n’est pas réductible à la principialité, c’est tout un pan du discours plotinien qui se
prête à une réorganisation, pour laquelle nous rappellerons le thème de la matière.
Troisièmement, en effet, si la principialité n’épuise pas le sens de l’infini non-être, les
analyses des premiers chapitres auront montré qu’elle intervient partout en conjonction avec
la matière. Dès lors, si l’univers plotinien entier suppose l’interaction des deux influences,
l’infini semble affecté d’une équivocité supplémentaire. Celui-ci donne lieu à l’étant en se
retirant, c'est-à-dire à la fois en devenant incertain et en se diffractant : d’un côté l’infini
principiel ; de l’autre l’infini matériel – Plotin emploie, pour les deux, les termes d’apeiria et
d’aoristia. Deux non-être infinis, mais aussi deux formes de nécessité. Quatrièmement, avec

24
cette dimension de nécessité le commandement archique prend le sens d’une contrainte
asymétrique sur l’être et l’ousia. Si on lève les clauses d’interprétation posées par Plotin
autour de son propre discours archique, on constate que l’infini n’occupe pas le sommet de
la hiérarchie qu’il ordonne. Il ouvre l’univers comme hiérarchisé : un et plusieurs, matière et
forme, sensible et intelligible – la forme générale de cette structure étant celle de
l’opposition entre matière et principe. La contrainte asymétrique qui correspond au retrait
de l’absolu impose à l’étant le double rapport décrit plus haut, et fait de son être un
événement structuré par une hiérarchie à la fois interne et externe. Ce que voudrait Plotin,
et en quoi il déséquilibre son discours, ce serait d’une part garantir la plénitude positive de
l’arkhè derrière un rideau de négativité simplement phénoménale, et d’autre part rabattre
l’infini sur le sommet d’une hiérarchie à laquelle il doit échapper. Son règne consiste donc à
ouvrir une hiérarchie à laquelle il n’appartient pas, et dans laquelle il ne peut s’inscrire
complètement qu’à déchoir de son absoluité. Cette réorganisation de l’archéologie
plotinienne n’est pas sans conséquences sur l’ontologie. En effet, cinquièmement, l’étant
apparaît en général comme un entrelacs, une articulation concrète de deux flexions de
l’infini. Il se soumet toujours en même temps aux deux formes d’anankè qu’Aristote
distingue en Métaphysique ∆, 11. Cette articulation place au cœur de l’étant un double
rapport à l’absolu, qui est à la fois exigé et exclu – double rapport qui constitue selon nous
la structure métaphysique dont la contingence sera, chez d’autres que Plotin, l’expression
modale.
Cette réorganisation laisse évidemment plusieurs questions ouvertes : quel est le sens
exact de la précarisation imposée à l’infini par la règle d’incommensurabilité ? Quels sont les
rapports entre la dimension principielle et la dimension hylétique de l’absolu ? Comment
comprendre, enfin, cette étrange primauté de l’étant, ou du dérivé, dans la pensée de
l’archie ? La véritable fonction de la deuxième partie sera de tenter d’apporter des réponses à
ces questions à travers une élucidation de la déconstruction. Elle constitue ainsi une
poursuite du questionnement sur la principialité, visant à achever le tableau de la structure
intermédiaire entre Plotin et Derrida. Mais la transition vers la deuxième partie est d’abord
un renversement de perspective, car ce sont les conditions d’exercice de la principialité elles-
mêmes (l’incommensurabilité) qui ébranlent ce qu’elles rendent possible. Cela ne témoigne-
t-il pas de l’impossibilité de toute archéologie réellement cohérente ? Les Ennéades ne
montrent-t-elles pas finalement, malgré leur auteur, l’inanité de la recherche métaphysique

25
de l’origine absolue ? Telles sont les questions qui fermeront la première partie de ce travail
en ouvrant la seconde.
La réflexion sur l’an-archisme déconstructeur paraîtra inaugurer une nouvelle
recherche, car avant de pouvoir confronter les deux auteurs et utiliser les résultats de la
première partie, il faut établir la position propre de Derrida en elle-même, puis dans son
rapport au principe en général, et à l’apophatisme en particulier. L’objectif est de montrer
que la déconstruction est commandée par un schéma théorique qu’elle partage avec le
plotinisme, et qu’elle met en œuvre tout en le réprimant, selon un geste exactement opposé
à celui de Plotin – schéma que nous désignons comme le « modèle intermédiaire ».
La démarche derridienne consiste à isoler certains champs philosophiques, déterminés
par des lignes de force et des rapports internes (des « économies »), à partir d’oppositions
fondamentales qui les rendent possibles et en déterminent la structure. Or ces oppositions
sont issues d’instances qui leur donnent lieu et les excèdent radicalement : les indécidables.
Ceux-ci débordent non seulement les oppositions en question, mais plus largement toute
détermination, y compris l’être et la principialité. On retrouve donc deux traits de la
matrice apophatique plotinienne : excès archique sur toute chose déterminée et sur l’archie
même. On retrouve aussi les deux autres. Les indécidables entretiennent en effet un rapport
foncièrement asymétrique à ce qu’ils rendent possible, dans la mesure où ils ne sont pas
marqués en eux-mêmes par les oppositions. Enfin, ils appellent un rapport au discours et à
la théorie qui, comme l’hénologie plotinienne, se tient par essence au bord du discursif et
du théorique, en une sortie interminable.
La présentation que l’on vient de proposer serait récusée par Derrida pour au moins
trois raisons. En premier lieu, il refuse toute définition de la déconstruction comme unitaire
ou homogène – si ce refus était justifié, il rendrait contestable une démarche totalisante
comme la nôtre. Ensuite, il pense les indécidables comme an-archiques, et comprend la
déconstruction comme la subversion de l’archie – nos hypothèses contreviennent à cette
présentation. Enfin, si notre penseur consacre plusieurs textes à la « théologie négative »,
c’est en général, malgré la reconnaissance d’une proximité, pour remarquer ce qui sépare
celle-ci de la déconstruction – c’est la troisième objection majeure : notre auteur a défini
son propre rapport à l’apophatisme, et son diagnostic ne correspond pas au nôtre. La
démarche pour montrer l’existence et le sens de l’affinité entre plotinisme et déconstruction
doit affronter ces trois difficultés.

26
Avant même de pouvoir évoquer les Ennéades, il faut opérer un travail sur la pensée
derridienne, et en établir une définition contre son auteur – opération encore compliquée
par la mise en évidence d’un problème inhérent à cette pensée. En effet, nous allons tenter
d’établir, non seulement qu’il est possible de dégager une unité dans la déconstruction, mais
aussi que le tableau de cette unité révèle un problème majeur, un « déséquilibre », qui
trouve son expression principale (et peut-être sa source) dans la question du principe. Le
schème de la transcendance archique est la plupart du temps « conjuré », au sens derridien,
c'est-à-dire à la fois invoqué parce qu’inévitable, et rejeté comme si cette invocation pouvait
être annulée sans reste. Le travail pour définir la déconstruction permet également
d’examiner et d’évaluer la manière dont notre auteur conçoit les rapports de sa propre
pensée avec la théologie négative, considérée comme une archéologie. Cette conception est
sujette au même déséquilibre. C’est seulement une fois ce travail accompli que l’on peut
rappeler la figure de Plotin.
La relative complexité de ces recherches conduit à diviser le parcours de la deuxième
partie en deux sections. La première sera consacrée à définir la déconstruction, en insistant
sur la conception de l’arkhè qu’elle recèle, tandis que la seconde visera son rapport à la
théologie négative et à Plotin.
Le tout premier problème à affronter est le refus derridien de toute unité d’ensemble
pour sa pensée. Or notre auteur présente lui-même la méthode qui préside à la
déconstruction en général (chapitre I). Nous avons déjà évoqué la méthode en question,
rappelons-en l’essentiel. La philosophie, ou la « métaphysique » (entendue comme ce qu’il y
faut déconstruire) se répartit en divers domaines, diverses « économies », c'est-à-dire des
champs dont le périmètre et la structure sont définis par des oppositions hiérarchisées. Ces
oppositions gouvernent les économies en question, mais dépendent elles-mêmes d’instances
nommées « indécidables », qui constituent une forme de contamination originaire entre eux,
et à partir de laquelle ils s’enlèvent. Les opposés ne peuvent donc advenir que depuis cette
compromission, par un rapport de refoulement constitutif et réciproque. Par exemple, la
présence n’est possible que sur un fond de compromission avec l’absence, par une exclusion
de ce qui, en elle, reste contaminé d’absence ; mais cette réduction est seulement
tendancielle, il ne saurait y avoir de présence pure. Les opposés qui structurent les
économies sont à la fois indissociables et exclusifs ; chacun ne peut revendiquer qu’une
autonomie instable, grevée par une dépendance irréductible à ce qui l’exclut et qu’il exclut.
Or les oppositions déconstruites sont toujours aussi des hiérarchies : un terme y domine

27
l’autre, ou prétend le faire, et exerce ainsi une répression de cet autre qui lui est pourtant
indispensable. L’opération déconstructrice aborde cette situation par une double opération
de renversement et de neutralisation. Il s’agit de montrer la compromission des opposés
malgré leur apparente exclusion mutuelle (neutralisation), mais un tel geste, soutient
Derrida, ne saurait rester indifférent à la hiérarchie inhérente aux oppositions. C’est
pourquoi leur neutralisation doit être précédée et doublée d’un « renversement », qui défait
la structure de domination inhérente à la hiérarchie – ce renversement prend donc une
valeur compensatoire. Or c’est sur ce point que presque toute la démarche critique doit
porter en fin de compte, car il faut se demander dans quelle mesure la logique
compensatoire est fondée.
Outre le mouvement de renversement-et-neutralisation, la déconstruction est
marquée par le repérage de processus « aporétiques » (apories, double-bind et processus auto-
immunitaires). Ils peuvent être décrits comme les effets des indécidables sur les oppositions
et les économies qu’ils structurent tout en les brouillant. De manière générale, ce que les
indécidables conditionnent revêt un statut aporétique – cela est rendu possible, mais
comme précaire dans son existence, son essence et sa valeur. La déconstruction est une
opération de renversement et de neutralisation, qui montre la contamination réciproque
d’opposés apparemment exclusifs, et suit les apories induites par une telle contamination
dans les champs structurés par les oppositions en question. Cette présentation permet de
souligner l’allure apophatique de la stratégie générale de la déconstruction, puisque celle-ci
consiste apparemment en une remontée depuis des domaines généraux, (comme celui de
l’être et de la théorie), vers des instances qui les excèdent radicalement tout en leur donnant
lieu – mais cette analogie est-elle significative ?
Il est impossible de répondre, à ce degré d’abstraction. Il faut donc s’assurer que la
stratégie générale est effectivement mise en œuvre de manière constante, mais une telle
assurance est difficile à obtenir, car en refusant toute homogénéité à sa démarche, notre
auteur nous prive également d’un fil conducteur légitime a priori pour tester notre
hypothèse. Les textes déconstructeurs semblent changer d’objet et de méthode en fonction
des situations, et il convient par conséquent de se concentrer sur certains concepts pour
établir que Derrida leur applique la stratégie en question.
Première étape : la métaphysique de la présence et la différance (chapitre II). Les
œuvres situées entre 1967 et 1972, recèlent une première formulation stable de la
déconstruction, marquée par la critique du privilège de la parousia et par l’apparition de

28
concepts centraux, comme la « différance », la « trace » ou l’« écriture ». Nous accorderons
une attention particulière à ce premier moment car la démarche derridienne s’y déploie avec
le maximum de rigueur et de clarté – même si elle est déjà sujette à un certain déséquilibre.
Pour commencer, il faut définir la présence, notamment en tant que présence à soi du
sujet, ou présence du sens à lui-même (logos). Il s’agit de montrer que la parousia inclut une
dimension archique, par exemple en tant que « signifié transcendantal » (c'est-à-dire
fondement supposé de la signification). Plus largement, la parousia définit l’être même de la
chose, de l’idée ou du sujet, lorsqu’ils se montrent « en personne » ; elle forme la matrice de
l’étant, le centre ontologique dont les manifestations dérivées dépendent – comme dans le
rapport substance/accident. Ce rôle dans le champ ontologique confère à la présence une
valeur théorique et éthique, car sa perception confère un pouvoir dont il faudra comprendre
la nature. La métaphysique de la présence est avant tout un projet de maîtrise que Derrida
soupçonne de s’illusionner sur le fondement même de cette maîtrise.
Il tente d’établir que le désir de dominer en s’appropriant la présence se leurre, dans
la mesure où celle-ci se constitue à partir d’une non-présence, et n’est donc jamais pure.
Elle doit composer avec ce qui en fissure la plénitude et lui interdit de jouer comme
garantie absolue. Il n’y aurait donc pas, selon Derrida, de présence pleine, parce qu’elle se
conquiert sur une compromission originaire avec l’absence, que le refoulement de son
opposé l’empêche de se fermer sur soi et d’expulser son autre. Le processus de sa
constitution interdit à la présence d’être simplement elle-même. Le signifié transcendantal,
par exemple, qui est supposée garantir le processus de signification, serait une ombre que
l’homme pourchasse dans son illusoire soif de maîtrise du sens. La mise en évidence de cette
compromission originaire de la parousia apparaîtra provisoirement comme un renversement
hiérarchique en faveur de l’absence. On en verra les modalités à travers certaines lectures
derridiennes (notamment celle de l’auto-affection de la conscience chez Husserl, ou celle de
la présence des idées platoniciennes).
Cette démarche permet une première approche générale des indécidables à travers la
notion de « différance », dont on peut montrer qu’elle est définissable comme un concept
classique. Mais l’objectif est en fait de souligner l’insuffisance ou l’ambiguïté de cette
première définition, qui tend à réduire la déconstruction au renversement, en comprenant
par exemple la pensée de la différance comme une promotion de l’absence. Or la différance
n’est nullement le lieutenant d’une pure absence substituée à la pure présence, mais un
« compromis originaire » entre les deux, qui exclut tout renversement simple. Cette

29
exclusion est particulièrement évidente dans L’Ecriture et la différence, où Derrida dénonce
les tentatives pour renverser simplement la « métaphysique », par exemple dans sa lecture de
Bataille et de Levinas. La déconstruction respecte en cela un certain « équilibre » dans le
traitement des oppositions métaphysiques (conformément à la « stratégie générale »), en
refusant la simple inversion des hiérarchies traditionnelles. Mais il faut montrer que la
pensée derridienne est malgré tout en proie à un déséquilibre dans le traitement des
oppositions déconstruites ; il convient pour cela d’interroger les motifs du renversement
compensatoire, et de se demander ce qui le justifie. On essaiera d’établir que si notre
penseur fournit des explications, elles ne permettent peut-être pas de justifier le
renversement systématique qui marque sa méthode. Dès lors, il faut distinguer deux
positions derridiennes : la première respecte un équilibre dans le traitement des termes de
l’opposition, tandis que l’autre privilégie l’un d’eux de façon infondée.
Une fois obtenu ce premier résultat, on doit se demander si la déconstruction obéit à
la même stratégie générale dans ses développements ultérieurs, et si elle est affectée du
même problème (chapitre III). Pour répondre à ces questions, le choix des notions étudiées
est nécessairement exposé au soupçon d’un certain arbitraire puisque, encore une fois, nul
fil conducteur validé par Derrida ne peut guider l’enquête a priori. La déconstruction, après
l’époque de la « métaphysique de la présence », envisage des thèmes et champs d’exercice
encore plus éclatés, et dont l’unité n’apparaît guère à première vue. Plusieurs interprètes ont
même cru déceler un tournant dans la pensée derridienne – que ce tournant soit
supposément déterminé par la prédominance nouvelle de thèmes éthiques et politiques, ou
bien par l’abandon d’une philosophie théorique de type transcendantal pour une pratique
ironique du langage1. Il est impossible, dans les limites du présent travail, de traiter de
manière adéquate tous les thèmes abordés par Derrida après la première période. Notre
choix s’est porté sur deux notions auxquelles Derrida lui-même reconnaît un certain
privilège, à savoir le don et la justice. La compréhension de ces concepts permet de vérifier
les premières conclusions, et en particulier de mieux comprendre la nature du déséquilibre
lié au renversement.
Avec ces nouveaux indécidables, à première vue, la déconstruction abandonne la
« stratégie générale », car le ternaire présence-absence-trace est apparemment remplacé par

1
Cette dernière interprétation est en particulier celle de Rorty dans « Is Derrida a transcendantal
philosopher ? », dans Essays on Heidegger and Others, Cambridge : Cambridge University Press, p. 119-
128.

30
des oppositions frontales : don et économie d’une part ; justice et droit d’autre part. Mais
cette apparence est en fait liée à une reprise de la stratégie et un renforcement du déséquilibre.
Ainsi par exemple, la logique du don et celle de économie, alors même qu’elles sont
parfaitement incompatibles, sont compromises l’une avec l’autre de façon inextricable. C’est
cette compromission originaire qui atteste de la reconduction de la stratégie générale.
Certes, la rationalité, l’ontologie, la présence, dans leur dimension économique, sont
contaminés par ce qu’ils entendaient exclure ; mais la logique du don pur est soumise à la
même contrainte, car elle ne saurait trouver d’expression qu’en négociant ses effets avec la
sphère de l’économie dans laquelle elle s’abolit. La « stratégie générale » semble toujours en
vigueur, et le déséquilibre dans le traitement des oppositions accentué. En effet, la
contamination originaire entre les opposés est occultée par le privilège que revêt le don, et
qui s’exprime à travers une asymétrie injustifiée dans le traitement de leurs rapports. Nous
effectuerons la même démarche avec la question de la justice, dans son opposition au droit.
Le schéma stratégique de Derrida est toujours de mise, dans la mesure où l’exigence de
justice et la constitution du droit sont incompatibles mais ne peuvent se produire
qu’ensemble. Ainsi les règles juridiques ne peuvent-elles valoir qu’à se référer à une justice
qui en dérange l’économie ; pourtant, tout aussi bien, l’exigence de justice n’a de sens et de
conséquences qu’à se compromettre avec ce qui l’exclut, et à négocier ses effets avec la
maîtrise régulatrice inhérente à la sphère juridique. En même temps, tout se passe comme si
ces rapports étaient affectés d’un déséquilibre en faveur de la justice. Ce déséquilibre prend
la forme d’un privilège injustifié de la dislocation du juridique à cause de l’exigence infinie
de justice, par rapport au mouvement inverse d’« objectivation » de cette exigence. On peut
accorder une importance particulière au traitement derridien de cette opposition, qui révèle
le sens et les motifs éthico-politiques du déséquilibre de la déconstruction. Ces motifs
paraissent déterminés par une certaine conception de la lutte contre la « domination »,
laquelle n’est pas d’abord l’exercice d’une force, mais une prétention à la maîtrise
régulatrice. Le double jeu derridien consiste à reconnaître sans conteste que cette tentative
de maîtrise est légitime, tout en la traitant, d’un autre côté, comme essentiellement néfaste,
puisqu’il faudrait la renverser de façon systématique. Il y a dans la pratique déconstructrice
une asymétrie injustifiée en faveur de la subversion et de la résistance, car elle se pense
comme une résistance à la domination, alors que les cadres théorique pensée derridienne
devraient induire une autre posture.

31
Au terme de l’enquête sur la nature de la déconstruction, il se confirmera qu’elle peut
faire l’objet d’une description cohérente et unitaire, organisée par la « stratégie générale ».
Ce fil conducteur permet d’établir deux conclusions décisives pour notre propos. Tout
d’abord, l’ensemble de la pensée derridienne est structurée par une dimension apophatique,
au sens où il s’agit bien de remonter vers les conditions ultimes de tel ou tel champ à partir
des oppositions essentielles qui en déterminent le contenu, et que ces conditions
fonctionnent en excédant radicalement ce qu’elles rendent possibles. Ensuite, cette situation
est traitée de façon déséquilibrée, au sens où l’opération déconstructrice opère un
renversement systématique et, de façon plus générale, privilégie indûment l’un des termes
de l’opposition sous prétexte qu’il serait systématiquement dévalorisé. Telle sont les
données dont nous disposerons au moment d’aborder le problème capital de la première
section, celui de la place de l’arkhè en régime de déconstruction (chapitre IV). Toute la
section est conçue pour arriver au traitement de cette difficulté majeure, en la passant au
crible des conclusions qu’on vient d’évoquer, pour montrer que la question de l’origine est
à la fois au centre de la déconstruction et au cœur du déséquilibre qui en dérange la logique
– car le refus du contrôle régulateur est l’expression d’un refus du fondationalisme.
Derrida, surtout à la première époque, dirige sa démarche contre la pensée archique et
l’idée même d’arkhè. Le processus déconstructeur, à travers lequel les indécidables sont
découverts, est conçu comme une offensive contre la pensée principielle. Mais il apparaît
également que cette démarche n’est possible qu’à l’aide d’un schème archique (ce que
Derrida reconnaît à plusieurs reprise et sans équivoque), de sorte qu’en toute rigueur,
déconstruire revient à abolir le principe par une surenchère dans la quête du principe. La
déconstruction semble alors au plus près de l’apophatisme plotinien puisque, comme lui,
elle constitue une percée au-delà de l’origine dans la quête d’origine, et représente à la fois
une surenchère et un renoncement à cette quête. Notre philosophe distingue explicitement
deux formes d’auto-dépassement : le premier, caractérisant la déconstruction, signe
l’abolition du principe ; mais il existe également un auto-dépassement de réaffirmation,
qu’il estime inhérent à la tradition métaphysique. Tout devrait conduire Derrida à adopter
une attitude proche de celle de Plotin, et à admettre que les indécidables sont à la fois
principiels et non-principiels, de sorte que l’auto-dépassement de l’arkhè est à la fois une
réaffirmation et une remise en cause. Or ces conséquences sont explicitement refusées, et les
indécidables déclarés simplement non principiels. Il faut donc se pencher en détail sur les
arguments proposés par notre penseur pour expliquer cette exclusion. Nous essaierons, à

32
travers la présentation et l’examen de ces arguments « an-archiques », de montrer qu’ils
n’atteignent pas leur objectif, mais permettent de préciser le sens que prend l’arkhè pour la
déconstruction, en insistant sur la fonction de contrôle régulateur de l’ontologie, de la
théorie et de l’éthique. Autrement dit, le principe est essentiellement ce qui contrôle le
déploiement de l’étant, de la connaissance et de l’action. La première section se terminera
alors sur ce constat que la déconstruction devrait définir les indécidables à la fois comme
principiels et non principiels, mais pose en fait des clauses d’interprétation pour garantir le
caractère an-archique de ces instances.
La question qui conduira le début de la deuxième section de la deuxième partie
(chapitre V) sera la suivante : comment Derrida distingue-t-il sa propre démarche de celle
de l’apophatisme archique ? Même si sa position comporte des variations, il maintient
constamment, du moins, une distance entre elle et les figures historiques évoquées sous le
titre de « théologie négative ». L’angle d’attaque de notre présentation des rapports entre
déconstruction et apophatisme archique consiste à suivre le travail de démarcation
qu’effectue Derrida.
Cette enquête montre que notre auteur dénonce une fausse négation théologique, qui
réaffirme et consolide en fait ce qu’elle prétend nier. Notre analyse se concentrera sur
l’étude des opérations qui, selon notre auteur, réinvestissent les potentialités
déconstructrices de l’apophase dans une affirmation du divin, ou pour ce qui nous
concerne, du principe – pour nous, en effet, la « théologie » prendra le sens néoplatonicien
d’archéologie. Le cœur de l’analyse est donc consacré aux modalités selon lesquelles la
métaphysique (ou l’onto-théologie) reprend et intègre ce qui l’excède – ce que nommerons
« processus de réappropriation ». L’étude de ces processus est le levier de toute notre
démarche, et permet d’établir un lien avec la première section dans la mesure où l’idée de
« réappropriation métaphysique » joue un rôle important dans la compréhension du
déséquilibre affectant la déconstruction.
Au fur et à mesure qu’il reprend la question, toutefois, Derrida est de plus en plus
attentif à ce qui peut compliquer le schéma de départ. Il faut en fait distinguer plusieurs
moments dans son traitement de la théologie négative. Le premier est constitué de textes
éclatés relevant de la première période de la déconstruction, et qui visent surtout à récuser la
valeur de l’analogie. Les négations déconstructrices, lirons-nous alors, ne relèvent pas même
du plus négatif de la théologie négative – bien qu’une hésitation soit déjà perceptible. Mais
notre philosophe reviendra par deux fois sur ce problème, en affinant son travail de

33
distinction, jusqu’à admettre l’existence d’une « théologie négative » pure (c’est-à-dire d’une
apophase rigoureuse), qui relèverait de la déconstruction plus que de quelque tradition
historique que ce soit. C’est cette idée qui justifie l’usage de l’expression de « théologie
négative », malgré son caractère vague et problématique. Pour Derrida, elle finit en effet par
désigner une négativité radicale inhérente à la déconstruction, et qui rapproche celle-ci des
apophatismes historiques. L’idée de « théologie négative », en contexte derridien, recouvre
la plupart du temps un moment d’apophatisme pur – mais celui-ci n’est pas toujours pensé
ni évalué de la même façon.
Il faut montrer que les procédures derridiennes de démarcation répercutent le
déséquilibre constaté dans la première section. Pour cela, nous procéderons en deux temps,
selon le rythme binaire qui aura permis de comprendre pourquoi et comment la pensée
derridienne relève parfois de l’inversion simple. Les processus de réappropriation semblent
d’abord conçus comme une réaffirmation (de Dieu ou du principe) à travers les négations
apophatiques. Toutefois, une contre-enquête sur ces processus montre que la démarche
derridienne obéit encore sur ce point à la stratégie générale. Cette contre-enquête permettra
de comprendre que la réintroduction de la positivité dans les négations ne saurait faire
problème (la compromission des opposés étant le cœur même de la déconstruction) ; c’est
seulement l’interprétation unilatérale des négations comme affirmations qui devrait donner
lieu à critique déconstructrice. Or cette nuance révèle un hiatus, chez Derrida, entre une
position rigoureuse, effectivement développée dans certains textes, et une position an-
archique déséquilibrée à laquelle il semble revenir sans cesse. Ainsi, alors que les cadres de sa
pensée devraient conclure à un équilibre entre théisme et athéisme, il introduit
fréquemment une asymétrie injustifiée entre les deux positions. Autrement dit, il voudrait
garantir que la déconstruction « barre la route au théologique », alors que la perturbation
déconstructrice du théologique n’est générale et inévitable que parce que la différance rend
possible l’espace théologique. Notre cheminement nous conduira donc à confirmer les
résultats de la première section : Plotin et Derrida devraient se retrouver sur une position
selon laquelle le terme du cheminement philosophique est nécessairement principe et non-
principe – mais tous deux réduisent un aspect de la proposition en lui imposant des clauses
d’interprétation.
A partir de ce constat, on peut envisager de diverses manières la place de Plotin dans
l’économie de la déconstruction – mais aussi, et en même temps, la manière dont la
résistance du plotinisme révèle les failles de la pensée derridienne (chapitre VI). Avant

34
toutes choses, il faut se demander si les Ennéades forment la racine « métaphysique » de la
pensée occidentale, par opposition à la théologie chrétienne. On doit également souligner
l’un des effets les plus évidents du déséquilibre symétrique qui affecte les positions de nos
deux auteurs, en s’arrêtant sur les analyses derridiennes de la khôra, et en comparant celle-ci
à la matière plotinienne. La khôra n’est ni sensible ni intelligible, et elle donne lieu à cette
opposition décisive ; elle joue donc bien le rôle d’un indécidable. Dans ce rôle, elle est
présentée par le déconstructeur comme une négativité authentiquement déconstructrice
opposée à la fausse négativité de l’arkhè – et en particulier, dans le corpus platonicien, à
cette racine de l’apophatisme que constitue le Bien « épekeina tès ousias ». Or la khôra est
l’une des références platoniciennes invoquées par Plotin pour penser la matière. Même si la
doctrine est originale, et si cette référence au Timée n’éclaire que peu la démarche spécifique
des Ennéades, le questionnement derridien n’en révèle pas moins une certaine affinité entre
les deux démarches. D’un côté, le premier néoplatonicien veut purifier la négativité
principielle de tout risque de compromission avec la matière, en élevant des clauses
d’interprétation sur sa négativité. Mais d’un autre côté, Derrida tente de préserver une
négativité an-archique pure pour élaborer un « matérialisme de la khôra ». Déconstruction
et apophatisme prennent acte de l’équivocité des négations tout en refoulant certaines
possibilités irréductiblement impliquées en elles. Ce refoulement induit à chaque fois deux
effets : d’une part, la dissociation de deux négativités, archique et an-archique, qui en toute
rigueur, ne devraient pas pouvoir être dissociées ; d’autre part, la répression de l’une de ces
formes : la matière chez Plotin, le principe chez Derrida.
Mais le cœur de la deuxième partie réside dans la question de savoir comment
l’archéologie, l’ontologie et l’éthique plotiniennes se prêtent et résistent au contraire aux
analyses déconstructrices. On doit se demander en particulier si la principialité, dans les
Ennéades, est organisée par la logique de « réassurance » que dénonce Derrida, et si les
critiques de l’archie qu’il organise autour de l’idée de simplicité, et de supplément touchent le
plotinisme. Il apparaîtra que celui-ci échappe à la plupart de ces critiques dans l’exacte
mesure où il reste fidèle à la règle d’incommensurabilité – c'est-à-dire pas totalement. Cette
confrontation montre que Plotin et Derrida se rejoignent sur cette règle, et s’opposent en
lui imposant des clauses d’interprétation symétriques. Il convient en particulier de se
demander si la via negativa est « métaphysique » quand elle vise à conquérir, avec le
principe, un « poste de commandement » permettant d’assurer le sens de l’étant, de le
dominer théoriquement, et d’évacuer ainsi l’équivocité du tout-autre. Sur ce point,

35
l’objectif est moins de dédouaner Plotin que de voir s’il s’agit bien d’une objection
pertinente, et dans quelle mesure elle trahit au contraire le déséquilibre de la
déconstruction. Globalement, nous tenterons de prouver que le déséquilibre dans l’auto-
interprétation plotinienne en matière d’archéologie se traduit par certaines restrictions
infondées du sens de l’apophase, qui vise à réprimer les conséquences repérées :
l’impossibilité de garantir la présence du principe au-delà des négations (donc d’exclure sa
disparition) ; la diffraction des négations en deux formes de non-être, à savoir principe et
matière. L’examen de l’ontologie et de l’éthique doit achever le traitement de ces questions,
en interrogeant le statut de l’étant, de la connaissance, et de l’éthique plotinienne, mais
aussi en montrant que la position plotinienne rigoureuse met en évidence les difficultés de
Derrida en matière d’arkhè.
L’ensemble de ce travail doit rendre possible l’élaboration du modèle archéologique
intermédiaire qui constitue notre objectif. Il s’agit surtout de synthétiser les éléments
décelés au long du parcours, et de leur donner une signification, entre archéologie négative
et déconstruction an-archique – et de définir une formule métaphysique, entre pensée
archique et an-archie.

36
PREMIERE PARTIE

APOPHASE, PRINCIPE ET MATIERE DANS LES ENNEADES

Cette première partie vise à exposer le sens de la principialité chez Plotin et à élaborer
un point de comparaison pour l’étude de la pensée an-archique derridienne. Il s’agit de
mettre en place les éléments qui permettront de montrer que si l’édifice métaphysique des
Ennéades est vulnérable à la critique déconstructrice du principe, la rigueur de
l’apophatisme plotinien lui permet d’y résister en partie, voire même de la retourner contre
son auteur1.
Comme nous l’avons signalé en introduction, une telle enquête ne saurait se limiter à
l’hénologie, non seulement parce que les difficultés induites par la théorie plotinienne du
principe se répercutent sur tous les niveaux de la procession, mais aussi et surtout parce que
le sens de la principialité n’est lisible que dans la structure du dérivé. Notre réflexion sur
l’apophatisme s’arrêtera donc sur chaque étage de cette structure, et prendra la forme d’une
interrogation sur les rapports entre deux négativités radicales qui bordent l’univers
plotinien, à savoir le premier principe et la matière sensible. La démarche consistera d’abord
à montrer comment les rapports entre ces deux pôles induisent des perturbations

1
Signalons d’emblée que dans le présent travail, la référence au grec renvoie au texte de Bréhier, paru dans
la Collection des Universités de France ; même si nous avons fréquemment cité des traductions fondées
sur le texte d’Henry et Schwyzer, comme celle de P. Hadot pour le présent extrait. Il nous a semblé utile
de se référer à la seule traduction française intégrale accompagnée du texte grec. Ce choix correspond
d’abord à un travail qui n’est pas seulement une recherche sur Plotin, et dont un lecteur non-plotinien
pourrait souhaiter consulter le texte. D’autre part, malgré les problèmes d’édition qui lui sont attachés,
nous avons souvent constaté que le texte en question était tout à fait praticable. Conscient des difficultés
liées à cette situation, nous avons cependant essayé d’y être aussi attentifs que possible, et de signaler les
divergences sur le texte et la traduction chaque fois qu’elles interviennent dans un passage important pour
nos démonstrations.

37
ontologiques et axiologiques dans le déploiement du réel, avant d’aborder la question du
principe pour elle-même.
Le premier chapitre, en suivant ces perturbations à l’œuvre dans la constitution de
l’étant en son sommet (c’est-à-dire sa structure et sa « production »), apportera en fait de
précieux enseignements sur la principialité hénologique. Le cœur de cette enquête sera
consacré à la genèse et la matière du deuxième un. Il visera à établir que sa constitution
implique un facteur de défection de la puissance principielle – mais aussi que Plotin
voudrait le réduire jusqu’à l’annuler, alors que sa pensée en trahit constamment la
persistance. Ce premier moment lancera véritablement la réflexion, car tout l’enjeu sera
ensuite de monter que la défection inscrite au cœur de l’étant n’est pas une simple
conséquence collatérale de l’expression de la puissance principielle, mais en constitue une
véritable condition de possibilité, dont il n’est pas sûr qu’elle puisse être ramenée
ultimement au principe lui-même – de sorte que la principialité est peut-être saisie dès sa
plus haute expression par une nécessité dont le foyer pourrait être en fin de compte la
matière sensible.
Le deuxième chapitre sera consacré à l’âme, et constituera surtout un moment
préparatoire, visant à mettre en place certains des éléments indispensables à la
compréhension de l’ontologie des corps, de la descente des âmes et de la providence. On y
décrira les niveaux du psychique, avant de donner des indications plus précises sur les
possibilités cognitives et éthiques de l’âme humaine (celles-ci définissant le sens de notre
rapport aux principes d’une part, et à la hulè d’autre part). Outre la préparation du chapitre
suivant, l’enjeu sera de commencer à souligner, à travers la description de l’âme humaine et
de ses possibilités éthiques, que notre identité, en régime plotinien, est prise dans un
mouvement qui associe réalisation et défection, qu’il soit une ascension vers l’un ou une
chute vers le bourbier matériel.
Le troisième chapitre nous rapprochera encore de la matière, par une réflexion sur
l’organisation du sensible. On se demandera en tout d’abord si les corps présentent une
consistance propre et un contenu original par rapport aux intelligibles qui les engendrent,
ou s’ils en constituent simplement une expression affaiblie. Nous essayerons d’établir qu’il
existe sur ce point une tension dans la pensée de Plotin : d’un côté, les corps semblent issus
d’une dégradation processive normale du psychique et ne revêtent aucune consistance
propre ; mais d’un autre côté, ils paraissent provenir d’une rencontre de l’âme avec quelque
chose d’essentiellement différent, qui renforce la dégradation en question. Il faudra

38
approfondir, ensuite, le rapport des âmes avec les corps, en traitant deux problèmes : celui
de l’incorporation des âmes, et celui de la providence. L’Alexandrin est en proie, sur ces
questions, à une hésitation analogue. D’un côté, il tend à présenter la « descente » et la
providence comme des expressions normales de la puissance des arkhai, s’inscrivant dans la
continuité des étapes antérieures sans impliquer nulle cause supplémentaire. Mais d’autre
part, ces actes constitutifs sont décrits comme l’épreuve, par la psukhè, d’une nécessité
étrangère aux principes formels – et issue, ultimement, de la matière sensible. Nous
constaterons en général une indécision quant à la nature du mouvement constitutif et
régulateur du sensible : simple dégradation d’une principialité formelle dont le règne reste
incontesté, ou bien confrontation avec une dynamique hétérogène – dont la nature et
l’étendue pourraient mettre en péril l’équilibre global du système.
Les trois premiers chapitres auront permis de montrer que l’expression de la puissance
de l’arkhè est marquée, dans le sensible comme dans l’intelligible au sens large, par une
dégradation dont la valeur et l’origine sont ambiguës. Cette dégradation est affectée en effet
de deux sens différents, selon qu’on la conçoit comme une chute et un éloignement de la
perfection des principes, ou bien comme une condition indispensable à l’expression de leur
puissance. La « déperdition féconde » est ambiguë également dans son origine, au moins
dans le sensible – mais nous essaierons de montrer que le texte de Plotin atteste un reflux de
cette ambiguïté aux niveaux supérieurs. Par certains aspects, la procession semble résulter
strictement de la pure puissance du principe, tandis que par d’autres, elle paraît au contraire
révéler (au moins s’agissant du sensible) l’influence d’une instance hétérogène prenant en
charge la dégradation. Tous les éléments seront alors réunis pour aborder le cœur de notre
réflexion sur Plotin : les questions de la matière, du principe, et de leurs rapports.
La matière sensible fera l’objet des chapitres 4 et 5. Dans un premier temps, nous
interrogerons sa nature, sa valeur et sa fonction, afin de montrer que l’hésitation marquant
la pensée du sensible disparaît presque entièrement lorsque la matière est envisagée
directement. Celle-ci, bien qu’elle soit définie comme non-être et privation, est dotée d’une
consistance et d’une efficience propre de manière quasi systématique. Comprendre
comment elle remplit son office dans la formation du sensible, et quels sont les effets
auxquels elle donne lieu par son non-être même, oblige à explorer l’une des dimensions les
plus audacieuses du néoplatonisme plotinien, et conduira à aiguiser le problème auquel le
cinquième chapitre sera entièrement consacré, à savoir celui de l’origine de la hulè. Plotin
est confronté sur ce point à un dilemme particulièrement déstabilisateur pour l’ensemble de

39
sa pensée, car si la matière sensible est issue des arkhai qui précèdent, ceux-ci seront
responsables du mal qu’elle constitue ; d’un autre côté, si l’on refuse cette dérivation, le
risque est de contester le caractère premier de l’un-bien lui-même, et de tomber ainsi dans
le dualisme. Nous essaierons de montrer que cette difficulté est directement liée à la
question de la dégradation de la dunamis principielle, et que, malgré les efforts de Plotin,
elle étend son ombre jusque sur la question de la matière de l’intelligible, et, au-delà, sur la
principialité hénologique.
Les trois derniers chapitres seront consacrés à cette principialité. Il faudra établir en
premier lieu les cadres généraux de l’apophatisme plotinien, en commençant par dégager le
sens et le fondement de la négativité du principe, pour expliciter ensuite les conséquences
de la transcendance radicale qui le définit. Comment, en particulier, l’absoluité hénologique
se rapporte-t-elle à ce qui en dépend ? Comment penser une arkhè qui récuse tout trait
assignable et excède radicalement le langage ? Quel est le sens du discours que nous tenons à
son sujet, et à quelles conditions celui-ci est-il simplement possible ? C’est en essayant de
répondre à ces questions que l’on pourra identifier les structures les plus générales de
l’archéologie déployée par les Ennéades. Ces structures fourniront les repères permettant
d’examiner, au chapitre suivant, le sens et la portée des noms du principe. Que disons-nous
exactement, lorsque nous l’appelons « l’un », « le bien », lorsque nous le pensons en tant
qu’intelligible, acte ou puissance ? Il s’agira d’établir que Plotin reste fidèle à l’idée d’un
principe absolument transcendant et négatif, de sorte que l’apophase surdétermine et
bouleverse les autres voies d’accès au principe – notamment l’analogie et l’éminence. Dans
le huitième et dernier chapitre, nous commencerons par une synthèse visant à établir le sens
de la principialité comme telle dans sa conception plotinienne, afin d’en souligner à la fois
la puissance et les limites. Enfin, dans un moment d’analyse plus extérieur aux Ennéades,
nous tenterons d’établir un lien entre les difficultés relatives à la matière et celles qui
affectent la pensée de l’origine, pour montrer qu’elles se rejoignent en fait, et que cette
jonction suggère une réorganisation de leur rapport qui pourrait apporter une solution aux
apories relatives à ces deux questions.

40
CHAPITRE I

L’INTELLECT

Il importe à notre projet de montrer que l’étant dans toute sa plénitude inclut une
déhiscence interne, une part d’altérité non formelle comme condition essentielle de sa
structure. Nous allons voir que l’Intellect se détermine à travers un mouvement de réduction
de cette distance à soi qui le définit de fond en comble, rendant possibles ses aspects essentiels
que sont l’être, la vie et la pensée. Il s’agira ensuite de comprendre plus précisément le sens de
cette altérité non formelle qui hante le deuxième un, en examinant sa genèse et sa matière. On
découvrira que le Noûs inchoatif comprend deux aspects relativement hétérogènes, à savoir
d’un côté une certaine puissance de constitution, mais aussi, d’un autre côté, une résistance à la
puissance, et une défection1 de celle-ci. On pourra alors signaler les tensions induites par la
présence, au sommet lumineux de l’étant, d’une zone d’obscurité dont le texte des Ennéades
montre qu’elle est irréductible et essentielle, en dépit de tous les efforts de Plotin visant à
l’évacuer.

I. Structures générales

A. La distance à soi et sa réduction

Le deuxième un est marqué par l’émergence de la première multiplicité, c'est-à-dire la


première distance à soi, dont la réduction induit une autodifférenciation, et une pluralisation
infinie. La conception de ce processus associe notamment la deuxième hypothèse du
Parménide, la doctrine des genres de l’être du Sophiste, et l’idée de dyade indéfinie comme
premier principe de la pluralité, conformément à la leçon du Philèbe. La deuxième hypothèse

1
Rappelons que nous employons le terme de « défection » au sens lévinassien d’une décomposition (peut-être
active) du pouvoir des principes.

41
du Parménide, pour l’interprétation plotinienne, décrirait le déploiement de l’« un-qui-
est », dont chaque « partie » reproduit la dualité primitive : la partie une est ; celle qui est, est
une. Ces parties de parties sont doubles à leur tour, et l’un-qui-est se constitue ainsi comme
une multiplicité illimitée1. Plotin emprunte à la tradition pythagoricienne et platonicienne le
concept de dyade pour désigner la force d’altération vis-à-vis de soi et du principe, qui
constitue la première pluralité et la source de toute pluralité – à commencer par celle de
l’Intellect2. Cette force dyadique est cependant soumise à une puissance d’intégration et de
rassemblement. La double dynamique est particulièrement sensible dans la lecture des genres
de l’être que propose Plotin en VI, 7 [38] :

C’est seulement si le second est réellement autre que l’on peut dire que l’Intellect s’est avancé vraiment,
avec l’altérité, et qu’il a produit à partir de ce ‘même’ et de cet ‘autre’ un troisième terme. Ainsi, produit à
partir du ‘même’ et de l’‘autre’, ce qui a été produit a donc pour nature d’être ‘même’ et ‘autre ‘. Il ne
s’agit pas d’un ‘autre’ particulier mais de l’‘autre’ total, car, aussi bien, le ‘même’ qui lui correspond est le
‘même’ total. Etant le ‘même’ total et l’‘autre’ total, il n’y a rien de tout ce qui est ‘autre’ qui lui échappe.
Il est donc dans la nature de l’Intellect de se transformer en toutes choses3.

La dynamique qui structure le Noûs est un rassemblement, mais il ne peut s’exercer sans
quelque altérité, qui semble à la fois le moteur d’un « éloignement » vis-à-vis de l’unité, et ce
sur quoi s’exercera le pouvoir totalisant. Pour qu’il procède réellement, il faut donc une force
d’altération qui apparaît comme opposée à la force unificatrice. Le « même » et l’« autre » en

1
Platon, Parménide, 142e.
2
Ennéade VI, 7 [38], 8, 21-28 : « Qu’est-ce qui empêche qu’il soit Dyade ? Car, dans la Dyade, il était
impossible que les deux éléments qui sont dans la Dyade soient l’Un absolument Un, mais, toujours à
nouveau chacun des deux doit être au moins deux et il en est de même à nouveau pour ces deux là. De plus,
dans la Dyade première, il y avait aussi le Mouvement et le Repos, il y avait l’Intellect, et la Vie était en elle,
c'est-à-dire un Intellect parfait en lui-même, une Vie complète en elle-même. Ainsi la Dyade n’existait pas à la
manière d’un Intellect qui serait unique, mais comme un Intellect total, c'est-à-dire un Intellect qui inclut en
lui tous les Intellects particuliers ». (Traduction P. Hadot, Traité 38, Introduction, traduction et notes par
P. Hadot, Paris : Edition du Cerf/Le Livre de Poche, p. 109, modifiée : conformément à l’usage de la plupart
des traducteurs, qu’adoptera P. Hadot lui-même plus tard, notamment dans sa traduction de VI, 9 [9], nous
modifierons systématiquement sa traduction de Noûs, dans le Traité 38, en remplaçant le terme d’« Esprit »
par celui d’« Intellect »). Dans son introduction, P. Hadot résume les étapes et les niveaux de la constitution
du deuxième un : « Le monde des Formes, donc l’Esprit, se présente d’abord comme une « figure unique »
(14, 11-18), qui est celle de l’Esprit, à l’intérieur de laquelle s’introduisent des délimitations, des particularités,
des subdivisions [...]. Les genres universels : identité, altérité, vie, pensée, mouvement, repos (8, 22-23),
engendrent des genres moins universels, comme, par exemple, l’Animal en soi, qui à son tour, comprend les
natures générales des animaux, qui se particularisent elles-mêmes jusqu’aux espèces dernières. » (P. Hadot,
ibid., p. 32). Pour une mise au point sur la question de la Dyade, cf. J.-M. Rist, « The Indefinite Dyad and
Intelligible Matter in Plotinus », Classical Quaterly, 1962, 12, 1, p. 99-107.
3
Ibid., 13, 2, 19-25, traduction P. Hadot, ibid., p. 122.

42
question sont « totaux », c'est-à-dire non pas des formes particulières, mais des forces qui
déterminent sa constitution globale de telle sorte que le Noûs est à la fois totalement le même
et totalement autre1. Mais entre l’intégration et l’altération, c’est évidemment le premier aspect
qui domine – dans le cas contraire, l’Intellect ne pourrait être la totalité close de l’étant. Son
altérité est ramenée au même, sa pluralité parfaitement unifiée (« rien de ce qui est ‘autre’ ne
lui échappe »). Cela apparaît parfaitement en IV, 3 [27], 4, où Plotin présente certaines des
difficultés induites par la divisibilité de l’âme (lorsqu’elle est en rapport avec le corps), et
remarque incidemment :

Cela étant, dans le cas de l’Intellect qui, du fait de l’altérité, se sépare lui-même en parties qui sont
parfaitement distinctes les unes par rapport aux autres, et qui pourtant restent toujours ensemble – car
l’être est indivisible – aucune difficulté de ce genre ne surgit2.

A ce niveau, altérité et multiplicité sont pleinement soumises au même et à l’un – du moins en


apparence. Dans son processus de constitution, il semble donc que le Noûs transforme un
mouvement de pluralisation et d’altération dans lequel il est pris en une altérité et une pluralité
internes, dominées par son pouvoir. C’est en ce sens qu’il est infini3 : non pas en tant qu’il
manque de limite, mais en tant qu’il intègre toute hétérotès, et ne trouve donc aucune péras à
lui extérieure. L’apeiria de l’être renvoie essentiellement à sa « toute-puissance »4 c'est-à-dire

1
P. Hadot commente ce passage de la façon suivante : « Plotin insiste bien sur le fait que le ‘même’ et l’‘autre’
dans l’Esprit ne sont pas une identité ou une altérité relatives ou particulières, c'est-à-dire se rapportant à telle
ou telle chose particulière, mais qu’il s’agit de l’identité totale et de l’altérité totale (13, 23) c'est-à-dire qu’il
s’agit, d’une part, de la permanence totale de l’absolue identité de l’Esprit avec soi : l’Esprit ne cesse jamais
d’être l’Esprit, et, d’autre part, de l’absolue altérité par rapport à soi : l’Esprit est tout ce qui est autre que lui. »
P. Hadot, ibid., p. 250.
2
Ennéades IV, 3 [27], 4, 9-12, traduction L. Brisson, Traités 27-29, L. Brisson et J.-F. Pradeau (éd.), Paris :
Flammarion, 2005, p. 68.
3
Ennéade III, 8 [30], 8, 46 : Plotin vient de montrer que le Noûs doit tout comprendre en lui-même, et
chacune de ses parties le doit également (l. 43-44 ; nous reviendrons très vite sur l’expression de cette
puissance dans les parties), il ajoute pour conclure : « C’est pourquoi celui-ci est illimité (Dio kai apeiros
outos) ».
4
Ennéade III, 2, [47], 2, 10 (« pollèn dunamin ékhon ») – on reviendra sur ce passage au moment d’examiner la
genèse de l’âme. On lira également : Ennéade VI, 2 [43], 21, 7-11 : « Il [l’Intellect] est un et multiple ; sa
multiplicité, c’est celle de ses puissances, puissances merveilleuses et sans faiblesse, puissances très grandes
parce qu’elles sont pures, puissances exubérantes et véritables parce qu’elles n’ont point de bornes, puissances
infinies, infinité et grandeur (apeiron toinun kai apeiria kai méga) ». Traduction Bréhier, Ennéades VI1, Paris :
Les Belles Lettres, 1936, cinquième tirage, 1992, p. 121 (modifiée : nous modifierons systématiquement la
traduction de Noûs, que Bréhier rend par « Intelligence », en adoptant le terme d’« Intellect » et en opérant les
modifications correspondantes). On pourra retrouver la même expression en V, 2 [11], 1, 14-15, qui dit que
le Noûs produit de la même manière que l’un, « en épanchant sa toute-puissance (dunamis prokhéas pollèn) ».

43
son pouvoir de réduire la multiplicité, l’altération vis-à-vis de lui-même et de son origine, en
une pluralité propre.
Cette dynamique totalisante se manifeste également au niveau de chaque forme, qui
inclut dans sa constitution l’altérité par laquelle elle se distingue du tout. Pierre Hadot, dans
son commentaire du quatorzième chapitre de VI, 7 [38], remarque en ce sens que les parties de
l’Intellect « ne sont ni confondues ni séparées mais intérieures les unes aux autres »1. En effet,
la particularité de chacune d’entre elles, qui la distingue des autres comme du tout, est encore
une expression de la totalité2. Le quatrième chapitre du traité V, 8 [31] décrit cette situation de
façon saisissante :

Chaque dieu a tout en lui, et à son tour il voit tout en chaque autre, de telle sorte que tout est partout, que
tout est tout et que la splendeur est sans limite. Car chacune de ces choses est grande, puisque même le
petit est grand. Là-bas aussi le soleil est tous les astres, et chaque astre à son tour est le soleil et tous les
astres. En chaque chose il y a un trait distinctif, même si chaque chose manifeste toutes les autres3.

La singularité de l’idée est un reflet de la totalité, la différence qui le sépare du tout est elle-
même une certaine expression de celui-ci. De ce point de vue aussi, altérité et multiplicité sont
unifiées et intériorisées, c'est-à-dire réduites. Mais cette réduction peut-elle être sans reste,
comme semble le vouloir Plotin ? Toute la charge d’altération qui pèse sur le Noûs, comme
une condition de sa procession, peut-elle être convertie en altérité interne ? Telles sont les
questions que le présent chapitre entend aiguiser.
Pour comprendre leur portée et leur sens, il importe de mesurer la plénitude du
deuxième un, et de montrer qu’il paraît constituer, à maints égards, l’aboutissement de la
remontée vers le fondement. Ce point intéresse doublement notre propos. A court terme,
parce qu’il confirme ce qui vient d’être dit, en montrant que le rapport à soi totalisant de
l’Intellect manifeste un pouvoir d’auto-fondation. A plus long terme, il importe aussi d’établir
qu’une partie au moins de la quête de l’arkhè se termine à ce niveau. Cette précision révèlera
toute son importance au cours du huitième chapitre, en venant étayer l’idée que, pour Plotin

1
P. Hadot, Traité 38, ibid., p. 125, n. 143.
2
Ennéades V, 8 [31], 4, 22-24 : « Là-bas, chaque partie vient de l’ensemble et chaque partie est à la fois partie
et ensemble. On se représente chaque chose comme une partie, mais une vue aiguisée y distinguerait
l’ensemble ». Traduction J. Laurent, Traités 30-37, L. Brisson et J.-F. Pradeau (éd.), Paris : Flammarion,
2006, p. 96. On se référera également au texte d’Ennéade V, 3 [49], 17, en entier.
3
Ennéades V, 8 [31], 4, 6-11, traduction J. Laurent, Traités 30-37, op. cit., p. 95.

44
lui-même, la remontée vers l’un constitue, d’une certaine manière au moins, une remontée au-
delà de la principialité.
Le deuxième un commande la procession du monde 1 , dont il est le principe
démiurgique et la providence2. Les formes/intellects qu’il contient sont la source des logoi qui,
à travers l’âme, iront informer l’univers sensible. Mais sa structure interne atteste déjà de sa
primauté, dans la mesure où elle se déploie dans un rapport réflexif d’auto-fondation. Le
deuxième chapitre du traité VI, 7 [38] montre comment le Noûs, assimilé au démiurge du
Timée, façonne la sphère corporelle sans procéder par étapes successives : la production des
parties étant directement déterminée par celle du tout, c’est dans ce tout que réside leur cause
(aitia) et leur pourquoi (dioti). Et ce qui est vrai des parties l’est aussi de la chose tout entière,
qui se définit par son appartenance à l’ensemble – c'est-à-dire au monde sensible3. Toutefois,
ce rapport demeure foncièrement extérieur à son essence, de sorte qu’elle trouve sa raison en
dehors d’elle-même. Or le même schéma s’applique au Noûs, mais cette fois sous une forme
« intériorisée ». En effet, si les Idées constituent la raison d’être des choses de niveau inférieur,
elles sont aussi et d’abord leur propre cause, car chacune est une expression de l’ensemble.
C’est ainsi que dans l’Intellect, chaque étant est à lui-même son pourquoi :

Chaque chose sera de telle sorte qu’elle possédera sa raison d’être d’une manière qui ne suppose pas de
raison d’être (hoion anaitiôs tèn aitian ekhein). Si donc elles n’ont pas de raison d’être de leur être (mè ekhei
aitian tou einai), mais qu’elles se suffisent à elles-mêmes (autarkè dé esti) et qu’elles sont libérées de la
raison d’être (mémonôména aitias estin), c’est qu’elles doivent avoir en elles-mêmes et avec elles-mêmes leur
propre raison d’être (tèn aitian). […] Donc le pourquoi (dioti) préexistait, il était avec la chose là-haut, en
n’étant pas un pourquoi, mais un ‘que’, ou plutôt le pourquoi (dioti) et le ‘que’ (hoti) ne faisaient qu’un4.

1
Ennéade V, 1 [10], 8, 3-5 : l’un est le père de la cause, et c’est ainsi le Noûs qui est désigné comme « la
cause ». On lira aussi en III, 2 [47], 2, 8-9 : « Ce monde [...] résulte d’une nécessité inhérente à la nature de
second rang », traduction Bréhier, Ennéade III, Paris : Les Belles Lettres, 1925, p. 26.
2
On lira sur ce point les traités III 2 [47] et 3 [48], entre autres III, 2 [47], 14, 1 : « Cet ordre [l’ordre
universel mentionné au chapitre précédent] est donc conforme à l’Intellect ». Traduction Bréhier, Ennéade III,
op. cit., p. 59 (modifiée).
3
Ennéade VI, 7 [38], 2, 30-35 : « Dans notre univers, qui est composé de choses multiples, toutes choses sont
entrelacées réciproquement les unes aux autres et […] le pourquoi de chacune d’elles [to dioti ekaston] se
trouve précisément dans l’être de toutes, […] de la même manière aussi que, dans chacune d’entre elles, on
voit que chaque partie est relative au tout – et une chose ne se produit pas d’abord, et ensuite une autre après
la première, mais elles sont pour les autres et réciproquement, à la fois, raison d’être et produit de cette raison
d’être [tèn aitian kai to aitiaton] ». Traduction P. Hadot, Traité 38, op. cit., p. 90.
4
Ibid., 39-46, traduction P. Hadot, ibid., p. 90-91. Sur ce point, on consultera aussi le chapitre 19 du même
traité, le chapitre 7 du Traité V, 8 [31], et le chapitre 14 du Traité VI, 8 [38]. On pourra lire le commentaire
de P. Hadot, Traité 38, op. cit., p. 200-203.

45
Chaque élément du deuxième un trouve son pourquoi (dioti) et sa cause (aitia) dans le rapport
au tout qui l’explique et le justifie ; mais comme lui-même est d’une certaine façon le tout, il
rend compte de soi par son être même – et c’est pourquoi il peut aussi rendre compte de ce qui
dépend de lui sur le mode psychique ou sensible. Ainsi, puisque, dans la deuxième hypostase,
chaque partie « exprime » les autres sur un mode spécifique, tous les étants sont en chacun, et
toute chose possède en elle-même son pourquoi, de sorte que l’être y coïncide avec la raison
d’être :

Ce que je veux dire, ce n’est pas que pour chaque chose, la Forme est la raison de l’être de cette chose
(oukh hoti to eidos ekastô aition tou einai), – cela est d’ailleurs vrai – mais que, si l’on analyse en elle-même
chaque Forme prise en elle-même, on trouvera à l’intérieur de cette Forme, son pourquoi (to dia ti)1.

Comme l’indique Pierre Hadot dans son introduction au traité, Plotin pose en même temps, à
ce niveau de réalité, la question du pourquoi des choses, et la question de leur bonté, de sorte
que l’expression « rendre compte », telle que nous l’utilisons, implique à la fois une dimension
ontologique et une dimension axiologique : « Une chose est bonne, commente Pierre Hadot,
lorsqu’elle a son pourquoi avec elle, c'est-à-dire, au fond, lorsqu’elle n’a pas de pourquoi »2. En
revanche, sa traduction de aitia par « raison d’être » nous semble contestable : ce terme est
utilisé ici sans précisions qui autorisent à introduire une nuance limitative par rapport à ses
autres occurrences, et notamment celles qui se rapportent à l’un. On remarque ainsi, dans
l’avant dernier texte cité, que le traducteur est obligé de rendre aitian tou einai par « raison
d’être de l’être », alors que cette expression suggère l’idée d’une « cause de l’être ». La volonté
d’éviter une incohérence directe pourrait justifier ce choix, mais pas celle d’éviter une
difficulté ; or il n’y a pas de doute sur le fait que l’un est généralement présenté comme la
cause de l’être, mais Plotin affirme également, comme on le verra, que s’il est aitia en un sens,
il ne l’est pas en un autre. Cette raison nous paraît suffisante pour donner ici à aitia un sens
plein, et confirmer l’idée selon laquelle la quête de la cause se termine en un sens avec le Noûs.
La réduction et l’intériorisation de l’altérité sont si fortes que chacune de ses partie est à elle-
même sa propre cause et sa propre justification. Mais alors, rien ne requiert plus, à ce niveau,
d’aitia et de dioti, et la nécessité renvoyant le Noûs vers l’un devra être interprétée aussi comme
un dépassement de ce type de requête. Tout se passe donc comme si, en un sens au moins,

1
Ennéade VI, 7 [38], 2, 16-19, traduction P. Hadot, ibid., p. 89.
2
P. Hadot, ibid., p. 31.

46
l’Intellect n’avait pas de principe. Son rapport à soi exprime sa puissance principielle, qui est
en un sens au moins sa propre cause et son pourquoi – comme si la distance qui le sépare de
l’un-bien avait été pleinement réduite sur le mode réflexif.

B. L’expression de l’altérité comme être, vie et intellect

Les actes constitutifs de l’Intellect, à savoir l’être, la vie, et la pensée1, apparaissent


comme autant de modes de réduction d’une altérité originaire, laquelle joue par conséquent un
rôle absolument décisif pour sa constitution.
Alors que l’âme tiendra son être de lui, le Noûs constitue l’Etant lui-même (on), et
l’unité de tous les étants2. En régime plotinien, la définition de l’ousia3, mais aussi de la
quiddité, renvoient précisément à la coïncidence de l’être et de la raison d’être 4 . Or la
dimension ousiologique du deuxième un amène cette précision qui nous intéresse en
particulier :

Et c’est pourquoi ces choses sont des essences ; car chacune d’elles a une limite et comme une forme ; l’être
ne peut appartenir à l’illimité (en aoristô) ; l’être doit être fixé dans une limite déterminée et dans un état
stable5.

Si le Noûs est apeiron, il n’est apparemment pas aoriston : infini, mais non indéfini1. On doit
cependant se demander si Plotin peut tenir cette distinction jusqu’au bout, et si l’infinité
intégratrice de la puissance du Noûs peut réellement exclure toute trace d’indéfinition.

1
Cf. par exemple Ennéade III, 2 [47], 1, 26-28 : « L’Intellect ou être constitue le monde véritable ou premier
[...] il réunit en une unité indivisible toute vie et toute intellect ». Traduction Bréhier, Ennéades III, op. cit.,
p. 25 (modifiée). Pour un compte-rendu de cet aspect essentiel de la doctrine néoplatonicienne, on consultera
l’article de P. Hadot : « Être, vie, pensée chez Plotin et avant Plotin », dans Les sources de Plotin, Entretiens sur
l’Antiquité grecque classique, t. V, Genève : Publications de la Fondation Hardt, 1960, p. 105-142.
2
Le traité V, 1 [10], 10, affirme (l. 4) qu’après l’un vient « l’Être et l’Intellect » (« to on kai nous »). On lira
également en V, 3 [49], 5, 26-28 : « Intellect, intelligible et être ne font qu’un ; c’est là le premier être ; et
c’est aussi le premier intellect qui possède les êtres, ou plutôt qui est identique aux êtres. » (Traduction
Bréhier, Ennéade V, Paris : Les Belles Lettres, 1931, quatrième tirage, 1991, p. 54, modifiée).
3
Cf. par exemple V, 9 [5], 3, 1-2 : « Il faut examiner cette nature de l’Intellect, qui, selon la raison, est l’être
réel et l’essence véritable (to on ontôs kai tèn alèthè ousian) », traduction Bréhier, Ennéades V, op. cit. p. 163
(modifiée).
4
Ennéade VI, 7 [38], 2, l2-16 : « Qu’est-ce qui empêche que […] chaque chose ne soit son propre pourquoi
(dia ti) et que cela soit précisément l’essence (ousia) de chaque chose ? Ou plutôt cela est nécessaire et ceux qui
s’efforcent de saisir ainsi la quiddité y réussissent de cette manière. Car c’est précisément ce que chacun est,
qui est son pourquoi ». Traduction P. Hadot, Traité 38, op. cit., p. 88-89.
5
Ennéade V, 1 [10], 7, 22-25 ; traduction Bréhier, Ennéade V, op. cit., p. 24.

47
L’Intellect constitue le vivant par excellence2, mais il faut distinguer au moins deux
aspects de la vie. Dans la description de la genèse du deuxième un, ce concept désigne en
général le moment d’émergence primitive d’un produit indéfini. Ici en revanche, il est
question de la vie qui est inhérente à son état achevé. En ce sens, le Noûs concentre la vie
première et véritable3 ; tout est vivant en lui de manière originaire par rapport au psychique et
au sensible4, jusqu’aux archétypes des choses qui nous semblent inanimées ici-bas, comme les
pierres et les éléments5. La réduction de l’altérité et de la multiplicité devient, sous cet angle, le
mouvement immobile d’un principe qui se porte partout en lui-même6, dans un rapport à soi
de l’ordre du désir :

Ainsi le Bien a donné à l’Intellect, qui s’efforçait de le voir, cette trace de lui-même qui se trouve sur
l’Intellect. C’est pourquoi le désir est dans l’Intellect, qui désire toujours et qui obtient toujours7.

Le deuxième un surmonte éternellement un écart avec soi et son principe, ou plutôt, il l’a
toujours déjà surmonté, car il « obtient toujours ». Sa vie en tant que désir et mouvement
consiste donc, comme son essence, à convertir et intégrer une altération, une distance à soi, qui
forme ainsi une condition irréductible de la vie la plus haute :

Car s’il n’y a en lui aucun changement, si aucune altérité ne l’éveille à la vie, il ne saurait pas non plus être
un acte. Car un tel état ne diffèrerait pas de l’inactivité8.

1
Plotin semble parfois utiliser un terme pour l’autre, et la distinction n’est sans doute pas si tranchée dans son
propre texte – et c’est pourquoi nous préciserons toujours celui des deux qu’il utilise. Cependant, on peut
constater, en général, un usage différencié ; apeiron traduit plutôt une illimitation positive et l’expression
d’une puissance, tandis qu’aoriston renvoie plutôt à une indéfinition au sens d’un certain inachèvement.
2
Ennéade VI, 6 [34], 7, 14-16 : « En outre, il serait vraiment absurde de penser qu’il puisse exister un vivant
qui soit beau, sans qu’il y ait un vivant en soi d’une beauté étonnante et indescriptible. Il s’agit bien sûr du
vivant total qui est fait de tous les vivants, ou plutôt qui embrasse en lui-même tous les vivants et qui, tout en
restant un vivant unique, n’est rien de moins que tous les vivants ». Traduction Luc Brisson, Traités 30-37,
op. cit., p. 306.
3
Ennéade V, 1 [10], 4, 9.
4
Ennéade VI, 7 [38], 11, 15 sq.
5
Ibid.
6
Ibid., 13, 15-16 : « Mais il faut que l’Intellect vive toutes les vies et sous tous leur modes qu’il n’y ait rien
qu’il ne vive. Il faut donc qu’il se meuve dans toutes les directions ou plutôt que son mouvement se soit en
même temps achevé dans toutes les directions ». Traduction P. Hadot, Traité 38, op. cit., p. 121.
7
Ennéade III, 8 [30], 11, 22-23 ; traduction J.-F. Pradeau, Traités 30-37, op. cit., p. 48 (je souligne).
8
Ennéade VI, 7 [38], 13, 11-13 ; traduction P. Hadot, Traité 38, op. cit., p. 121 (je souligne).

48
Si le mouvement est toujours achevé, et le désir satisfait, peuvent-ils réduire entièrement
l’hétérotès ? Ne faut-il pas au contraire que celle-ci maintienne une certaine résistance à la
puissance unificatrice, pour que mouvement et désir se maintiennent dans leur accomplissement
même ?
L’être et la vie de l’Intellect sont aussi une théoria, comme tous les êtres et toutes les
vies1. A ce niveau, il s’agit d’une pensée de soi, et la noèsis apparaît comme une autre manière
pour lui de se rassembler, de réaliser une « union substantielle » entre sujet et objet2. Cette
union concerne aussi ses parties, puisque chacune est un intellect se contemplant lui-même et
tous les autres dans une luminosité apparemment sans ombre :

Ils voient tout, non pas les choses sujettes à la génération, mais les choses qui possèdent la réalité, et ils se
voient eux-mêmes parmi elles. Toutes choses sont en effet transparentes, et on ne trouve rien d’obscur et
de résistant (skoteinon oudé antitupon oudén), mais chaque dieu est visible à chacun dans son intériorité et
dans sa totalité, car la lumière est visible à la lumière (phôs gar phôti)3.

C’est cette présence noétique de chaque chose à elle-même et aux autres qui fait du Noûs
l’unité originaire et indivise de la vérité, dont la condition de possibilité, conformément à la
leçon parménidienne, est l’identité de l’être et de la pensée4. Il s’agit encore de supprimer une
altérité interne ; or Plotin, pense cette suppression comme absence de matière : « La réalité
elle-même, parce qu’elle est dépourvue de matière, est à la fois objet de pensée et pensée »5. On
peut se demander toutefois à quel point cette thèse est pleinement soutenable : n’y a-t-il pas
une matière de l’intelligible ? Autrement dit, là encore, l’Intellect intègre-t-il sans reste toute
altérité dans son auto-contemplation ? Plotin répond, comme on le verra, que l’altérité non
formelle est réduite dans la constitution du Noûs, qu’elle devient un aspect de son être, de sa
vie ou de son intelligence, et qu’elle est ainsi entièrement convertie – de sorte que toute trace
d’indéfinition serait finalement chassée de l’un-qui-est. Il convient à présent de montrer que

1
Ce point est exposé dans toute sa généralité au traité III, 8 [30], 8, en entier.
2
Ennéade III, 8 [30], 8, 8 ; le texte parle d’une unité selon l’ousia.
3
Ennéade V, 8 [31], 4, 2-6 ; traduction J. Laurent, Traités 30-37, op. cit., p. 95.
4
Ennéade V, 3 [49], 5, 21-26 : « L’acte de contemplation doit être identique à l’objet contemplé, et l’Intellect
à l’intelligible. Sinon, il n’y aurait pas de vérité [...]. La vérité ne doit pas être la connaissance d’une chose
différente d’elle-même ; ce qu’elle énonce, c’est ce qui doit être. » Traduction Bréhier, Ennéades V, op. cit.,
p. 54.
5
Ennéades VI, 6 [34], 6, 23-24 ; traduction L. Brisson, Traité 30-37, op. cit., p. 304.

49
cette réponse ne serait que partiellement valable, et qu’elle ne permet pas de lever la difficulté
qu’élèvent l’obscurité, l’indéfinition et la résistance matérielles.

II. Genèse et matière du deuxième un

Quelles sont l’origine et la nature de l’altérité/multiplicité dont la réduction constitue


l’essence même du Noûs ? Cette réduction peut-elle être complète ou bien n’y a-t-il pas
finalement une dimension persistante d’imperfection et d’obscurité qui hante l’Intellect, c'est-
à-dire une résistance à la puissance principielle ? Ces problèmes font signe vers la question de la
matière de l’intelligible, mais celle-ci ne peut être pleinement traitée sans passer d’abord par un
examen de sa genèse, qui apportera d’indispensables informations sur les moments de sa
constitution.

A. La genèse de l’Intellect

La génération du Noûs commence avec l’émergence de quelque chose « hors » de l’un,


qui se retourne ensuite vers lui pour en recevoir la détermination. C’est le premier exemple du
mouvement binaire qui caractérise la procession à tous les niveaux : l’acte issu de la puissance
d’un principe est d’abord un produit indéterminé qui doit être parachevé dans un mouvement
de retour vers ce principe, grâce auquel il se constitue1. Le dérivé n’est achevé que dans la
mesure où son arkhè lui permet de sortir de l’indétermination initiale en actualisant ses
potentialités, pour constituer ses propres limites2. Il faut pour cela que le produit informe se
tourne vers ce qui l’a engendré, en recueille la puissance, pour autant que sa nature propre le

1
D. O’Brien présente ce mouvement dans son article : « La matière chez Plotin : son origine, sa nature »,
Phronèsis, 44, n.1, 1999, p. 45-71. Lire en particulier les p. 45-55, qui examinent les textes essentiels,
explorent les difficultés qu’ils présentent, et précisent les positions des principaux interprètes. J.-F. Pradeau
décrit également ce processus de façon très claire et synthétique dans L’imitation du principe : « Chaque réalité
est ce qu’elle est dans la mesure où elle parvient à quitter l’indétermination relative ou provisoire qui est la
sienne, et ce lorsque son principe lui en donne le moyen : engendrée comme une profusion indéterminée
(dépourvue de limite et de définition), elle se constitue lorsque son principe lui donne la détermination qui lui
fait défaut ». J.-F. Pradeau, L’imitation du principe, Paris : Vrin, 2003, p. 131-132.
2
J.-F. Pradeau, ibid., p. 132.

50
lui permet, et sur le mode spécifique que lui impose cette nature1. Le dérivé délimite sa propre
réalité par une participation c'est-à-dire un accueil et une contemplation du principe supérieur.
Parmi les premiers textes qui exposent la formation du Noûs sur ce modèle, figurent les
traités V, 4 [7] et V, 1 [10], selon lesquels l’un-qui-est « commence » à exister sur un mode
indéterminé. Ce stade pré-noétique y est nommé « dyade indéfinie », par référence à l’idée
pythagoricienne d’un principe de pluralité (en face de la monade comme principe d’unité), et
à sa reprise platonicienne du Philèbe. Ces passages sont bien connus, mais il faut les citer
précisément, pour pouvoir établir une comparaison avec des textes plus tardifs. Commençons
par le deuxième chapitre de V, 4 [7] :

L’intellection, qui est vision de l’intelligible, qui se retourne vers lui et qui reçoit de lui en quelque sorte sa
perfection (hoion apotéléiouménè), est elle-même indéfinie (aoristos), tout comme l’est la vue, même si elle
est définie par l’intelligible. C’est pourquoi l’on dit que viennent de la dyade indéfinie (tès aoristou duados)
et de l’un, les formes intelligibles, c'est-à-dire les nombres2.

La dimension pré-noétique du Noûs marque en lui une ambiguïté. D’un côté, c’est le dérivé
qui est, en partie au moins, le sujet de sa propre constitution par sa conversion vers l’un.
L’Intellect inchoatif possède donc un pouvoir dont son état achevé manifeste l’exercice – il
s’actualise en partie grâce à une puissance qui lui est propre. Mais d’un autre côté, ce premier
moment trahit aussi une imperfection, marquée par l’indéfinition, qui est supposément réduite
à ce niveau de réalité.
Le chapitre cinquième de V, 1 [10], soulignera à nouveau que la dyade est indéterminée,
et qu’elle se définit grâce à l’un3 ; mais il lui attribue aussi un rôle positif, celui de substrat :

Mais la dyade est « indéterminée » (aoristos), si on la considère comme une sorte de substrat (tô hoion
hupokeiménon lambaoménèn), tandis que le nombre qui provient d’elle et de l’un correspond à la forme4.

1
J.-F. Pradeau, ibid., p. 89-96, et en particulier p. 89-92.
2
Ennéade V, 4 [7], 2, 4-8 ; traduction J.-F. Pradeau, Traités 7-21, op. cit., p. 21.
3
Ennéade V, 1 [10], 5, 6-8 : « L’unité vient avant la dyade ; la dyade née de l’unité est limitée par elle, et d’elle-
même, elle est illimitée (autè dé aoriston par’autès) » ; traduction Bréhier Ennéade V, op. cit., p. 21.
4
Ibid., 14-17 ; traduction F. Fronterotta, Traités 7-21, op. cit., p. 161 (nous choisissons cette traduction plutôt
que celle de Bréhier qui rend la portion de phrase citée en grec par « qui est reçue par ce qui est le substrat des
intelligible », traduction qui nous semble manquer le sens la phrase en question).

51
Il y a donc une instance « sous-jacente » à la constitution du Noûs, marquée par une aoristia
que Plotin tentera de rejeter au chapitre 7 (où nous avons lu que l’ousia ne doit pas flotter
« dans l’indétermination »). Le traité des deux matières (II, 4 [12]) est pleinement cohérent
avec cette présentation précoce, et pensera, sous le nom de « matière de l’intelligible », un
substrat indéterminé, premier moment inachevé constitutif de l’Intellect. Mais alors, n’y a-t-il
pas au cœur même de la plénitude ontologique une forme d’imperfection, de défaut constitutif
de la nature du deuxième un ?
Naguib Baladi, dans « Origine et signification de l’audace chez Plotin », souligne un
changement progressif dans la présentation du premier moment de la genèse de l’Intellect. En
effet le schéma hylémorphique évoqué par les idées de substrat, de dyade et de matière, serait
remplacé par un autre où le Noûs inchoatif serait de façon prédominante, voire exclusive, une
puissance – notamment théorétique, vision et pensée. Il est possible par conséquent que
l’indéfinition et l’imperfection marquant le concept de dyade et celui de matière disparaissent
progressivement des présentations de la genèse de l’un-qui-est, pour ne laisser subsister que la
dunamis active. La conjecture est d’autant plus plausible que le changement de registre lexical
traduit manifestement une gêne face aux conséquences évidentes des descriptions précoces.
Pour éprouver cette hypothèse, il convient d’examiner les descriptions ultérieures de la
génération du deuxième un. On peut le faire en suivant les chapitres 15 à 18 de VI, 7 [38],
dans lesquels elles foisonnent1.
Commençons par le chapitre 16, qui propose, à lui seul, deux descriptions différentes.
Tout d’abord, nous dit-on, le deuxième un n’est pas encore Noûs quand il tend vers le bien,
mais autre chose, ayant son sens propre :

Pourtant il n’était pas encore Intellect, au moment où il dirigeait son regard vers le Bien, mais il dirigeait
son regard vers le Bien d’une manière qui n’était pas encore celle de l’Intellect.
Ne faut-il pas dire plutôt qu’il ne voyait en aucune façon, mais qu’il vivait près de lui, qu’il était suspendu
à lui, qu’il était tourné vers lui ?
Alors ce mouvement, après s’être lui-même achevé complètement en se mouvant en direction du Bien et
autour de lui, a réalisé, à son tour, le complet achèvement de l’Intellect, et ce mouvement n’était plus un
simple mouvement, mais un mouvement complètement rassasié et achevé.

1
Nous aurons l’occasion d’expliquer pourquoi en examinant la question de l’« agathoeidès » (cf. infra, chapitre
7, I, B, 1).

52
A la suite de cela (hexès), l’Intellect est devenu la totalité des Formes et il a su qu’il était devenu cela en
prenant conscience de lui-même. C’est à partir de ce moment là qu’il est devenu Intellect : il est désormais
achevé complètement, de telle sorte qu’il a maintenant quelque chose à voir1.

Le regard pré-intellectif semble revêtir une perfection propre, dès le stade inchoatif et le
premier mouvement vers l’un2. Puis vient le second moment, dans lequel se forme l’Intellect
achevé, auquel le premier reste apparemment indifférent ; il n’y aurait donc plus
d’indétermination dans le premier moment, mais un rapport à l’un déjà parfait en son genre.
En VI, 7 [38], 35, Plotin corrobore cette idée, lorsqu’il fait du rapport pré-intellectif la
condition de l’union mystique au bien. Il faut citer le passage en longueur :

Et à vrai dire, l’Intellect lui-même, d’une part, possède la puissance pour penser grâce à laquelle il regarde
ce qui est en lui-même, d’autre part, la puissance grâce à laquelle il entre en contact avec ce qui est au-delà
de lui-même par une sorte de toucher réceptif (épibolè). C’est selon cette seconde puissance que l’Intellect
a commencé par être vision pure, puis, voyant quelque chose, il est devenu ‘sensé’ et il est devenu une
chose une. Et la première puissance, c’est la contemplation qui appartient à l’Intellect dans son état sensé.
La seconde, c’est l’Intellect épris d’amour, lorsqu’il devient insensé parce qu’il est ivre de nectar. Alors il
devient Intellect épris d’amour, s’épanouissant dans la jouissance à cause de l’état de satiété dans lequel il
se trouve. Et pour lui, être ivre d’une telle ivresse, cela est bien meilleur qu’une gravité plus décente. […]
En fait, l’Intellect possède toujours l’acte de penser (to dé ekhei to noein aei), et toujours aussi l’acte qui
n’est pas acte de penser (to mè noein), mais acte de voir le Bien d’une autre manière que le penser (allôs
ekeinon blépein). Car, en voyant le Bien (horôn ekeinon), il a conçu des enfants et il a pris conscience du
fait qu’ils étaient engendrés, et qu’ils étaient en lui. Et quand l’Intellect voit ces enfants, on dit qu’il pense
(tauta mèn horôn légétai noein). Mais lorsqu’il voit le Bien, c’est grâce à la puissance par laquelle, par la
suite, il pourra exercer l’acte de penser3.

On distingue sans conteste deux rapports complets à l’un, dont le premier est une vision non
théorétique, un amour comblé et ivre de posséder son objet. Cette première « vision » de l’un
conditionne la production de rejetons (les objets intelligibles) dont la conscience constitue la
pensée stricto sensu. Ici coexistent deux rapports « successifs » à l’un, dont le premier revêt une
perfection propre, comme c’était sans doute le cas au chapitre 16. On peut donc voir dans ces

1
Ennéade VI, 7 [38], 16, 13-21 ; traduction P. Hadot, Traité 38, op. cit., p. 68.
2
On pourrait peut-être discuter le sens de ce passage, qui est assez obscur pour que l’on puisse y retrouver une
expression du modèle déjà examiné, en rapportant toutes les occurrences de l’idée d’achèvement au passage à
l’Intellect accompli. Mais dans la mesure où, comme on le verra, le chapitre 35 soutiendra clairement, quant à
lui, l’existence de deux rapports parfaits en leur genre, on peut s’accorder sur cette exégèse.
3
Ibid., 35, 19-33 ; traduction P. Hadot, Traité 38, op. cit., p. 174-175.

53
deux « théogonies » une tentative pour modifier la doctrine problématique formulée en V, 4
[7], V, 1 [10], et, comme on le verra en II, 4 [12]. Cette hypothèse est confortée par le
chapitre 5 de V, 6 [24], où Plotin présente la situation en ces termes :

Car l’intellection n’est première ni quant à l’être, ni quant à la dignité, mais elle est seconde et elle est
advenue alors que le Bien existait déjà, et qu’il a fait se mouvoir vers lui ce qui est advenu : cela, en étant
mû, a vu. Et voici ce qu’est intelliger : un mouvement qui se porte vers le bien en le désirant. Car le désir a
engendré l’intellection et l’a fait exister avec lui. Le désir de voir est en effet une vision (éphésis gar opséôs
horasis)1.

Le désir de voir constitue par lui-même une vision. On peut ainsi comprendre la nature du
premier rapport à l’un mentionné en VI, 7 [38], 35 : il posséderait une complétude propre, le
désir étant en même temps une satisfaction du désir (on se souvient qu’il « désire toujours et
obtient toujours »). Sur la base des textes qu’on vient de lire, il faudrait donner raison à
Naguib Baladi : Plotin finirait par écarter de l’Intellect inchoatif toute nuance d’inachèvement
pour ne conserver que la puissance, qui se manifeste de deux façons différente.
Il faut approfondir encore : l’Alexandrin propose de nombreuses descriptions de la
genèse du Noûs ; confirment-elles cette conclusion ? Repartons du seizième chapitre du traité
VI, 7 [38] où l’on trouve une autre présentation, plus brève, dans laquelle le Bien emplit
l’Intellect d’une lumière permettant de penser et d’être pensé. Cette explication reprend plutôt
la doctrine des traités précoces, puisque c’est une fois rempli des formes sous l’effet du bien
que le Noûs « a été achevé (apétélesthè) et qu’il a vu. » 2 On perçoit donc peut-être une
hésitation au sein même de ce chapitre 16 : d’un côté, il semble que l’acte de définition du
Noûs advienne sans nécessité, et comme de surcroît vis-à-vis d’un premier regard déjà parfait
en son genre ; d’un autre côté, un achèvement vient permettre à la première tension d’aboutir.
Il convient de se demander quel est le modèle dominant, en interrogeant les autres descriptions
de la genèse du deuxième un que proposent les Ennéades.
Le chapitre 17 de VI, 7 [38], pour commencer, décrira une vie totale qui n’est
déterminée par l’un que dans un deuxième temps :

1
Ennéades V, 6 [24], 5, 5-10 ; traduction L. Lavaud, Traités 22-26, L. Brisson et J.-F. Pradeau (éd.) Paris :
Flammarion, 2004, p. 114.
2
Ennéades VI, 7 [38], 16, 32 ; traduction P. Hadot, Traité 38, op. cit., p. 130.

54
Au moment où la vie commence à diriger ses regards sur le Bien, elle est encore illimitée (aoristos). Mais
après qu’elle a dirigé son regard dans cette direction, elle a été délimitée, bien que le Bien n’ait pas de
limite. En effet, tout de suite, après que son regard s’est porté vers une chose déterminée, elle est délimitée
par le Bien1

Le terme utilisé pour décrire l’état de l’Intellect avant la pensée concorde plutôt avec l’idée que
le Noûs inchoatif est en attente d’un achèvement – ce que la traduction de Pierre Hadot tend à
occulter, en rendant aoristos par « illimité », c'est-à-dire de la même façon qu’apeiron. C’est le
modèle précoce que l’on retrouve.
Non seulement ce modèle est-il encore confirmé par ailleurs, mais l’imperfection du
premier moment est même renforcée par plusieurs textes qui ajoutent l’idée d’une certaine
impuissance du deuxième un. Toujours en VI, 7 [38], au chapitre 15, l’Alexandrin affirme :

Mais de l’‘Un’ qu’est le Bien vient pour l’Intellect le ‘Plusieurs’. Car la puissance qu’il avait reçue, il n’a pu
la retenir : il l’a donc fragmentée, et cette puissance, il l’a faite ‘Plusieurs’, elle qui était ‘une’, afin de
pouvoir la supporter partie par partie2.

Se penser, pour l’Intellect, résulte d’une incapacité à s’approprier la puissance de l’un sur le
mode unitaire : cela consiste donc à pallier un échec3. Il n’est plus question d’un premier
rapport par lequel le Noûs voit l’un sur un mode non noétique parfait en son genre, puis
engendre en soi une multiplicité dont la conscience recouvre la pensée au sens propre. Le
mouvement vers l’un est voué, par impuissance, à se muer en contemplation de soi comme
multiplicité intelligible. Et l’on retrouve cette idée en V, 3 [49], 11, qu’il faut citer un peu
longuement :

1
Ibid., 17, 14-17 ; traduction P. Hadot, Traité 38, op. cit., p. 131.
2
Ennéades VI, 7 [38], 15, 20-22 ; traduction P. Hadot, Traité 38, op. cit., p. 127.
3
B. Collette-Ducic insiste avec raison sur ce point, dans Plotin et l’ordonancement de l’être, Paris : Vrin, 2007.
Il souligne les textes dans lesquels Plotin fait de l’impuissance de l’Intellect une dimension réellement
constitutive de son état achevé (« C’est cette même impuissance qui, simultanément, constitue l’Intellect
comme Intellect », p. 44 ; cf. encore p. 76). Il remarque également que le deuxième un est essentiellement
marqué par l’éloignement par rapport à l’un et par le désir, qui témoignent en lui d’un inachèvement (p. 72).
Il nous semble en revanche aller trop loin dans cette direction lorsqu’il affirme que la puissance donnée par
l’un au Noûs « n’est jamais que la face visible d’une impuissance » (p. 44) – ce privilège de l’impuissance est
d’autant plus difficile à comprendre que l’auteur de ces lignes cite, plus loin, le texte où la vie (c'est-à-dire le
Noûs inchoatif) est qualifiée de dunamis pasa (p. 46).

55
C’est pourquoi l’Intellect est multiple, lorsqu’il veut penser l’au-delà (to épekeina). Il le pense bien, mais
voulant s’en saisir dans sa simplicité, s’en écarte pour recevoir toujours en lui d’autres choses qui se
multiplient. Quand il tend vers lui, ce n’est pas comme intellect, mais comme un regard qui ne voit pas
(opsis oupô idousa) […] Il désirait une chose, dont il avait vaguement quelque représentation (aoristôs
ekhousa ép’autè phantasia ti) […] Encore une fois, il possédait une empreinte (tupos) de ce qu’il voyait, sans
quoi il ne l’aurait accueilli en elle, c’est ainsi qu’il le connaît pour le voir, et qu’il est devenue regard voyant
(idousa opsis). Il est intellect, maintenant qu’il le possède et qu’il le possède comme intellect ; avant, il était
seulement désir de voir et vision sans netteté (atupôtos opsis)1.

Cette présentation du rapport pré-noétique au bien évoque aussi un certain échec, puisque ce
qui est visé n’est pas la multiplicité intelligible, mais la simplicité de l’un, qui n’est justement
pas saisie comme telle. Le Noûs pense et constitue sa propre multiplicité par suite d’un échec à
saisir son principe en mode simple. En outre, les termes qualifiant le regard avant sa définition
laissent peu de doute sur son imperfection : le fait de ne pas voir peut difficilement éviter de
représenter un manque pour le regard ; le caractère indéterminé de la phantasia, et
l’indéfinition de la vision pré-noétique évoquent un inachèvement dont on voit mal comment
elle ne représenterait pas une insuffisance. On perçoit une concurrence de deux modèles – et
étonnamment, celui qui place un défaut constitutif au sein du Noûs est le plus constant.
La disparition du vocabulaire de la « dyade », du « substrat » et de la « matière » répond
peut-être à l’intention de résoudre une difficulté, mais il ne s’ensuit pas que l’imperfection
disparaisse – on peut estimer au contraire que l’idée d’un échec à saisir la puissance de l’un en
constitue un renforcement.
Revenons au texte de VI, 7 [38], qui a encore une indication à nous livrer. Le chapitre
18 présente la production par l’un en termes d’acte :

Car c’est une chose, ce qui constitue l’acte premier (prôtèn énergeian), une autre ce qui est donné à cet acte
premier, une autre encore, ce qui résulte désormais de ces deux choses2.

1
Ennéades V, 3 [49], 11, 1-12 ; traduction Bréhier, Ennéade V, op. cit., p. 64 (modifiée).
2
Ennéades VI, 7 [38], 18, 12-13 ; traduction P. Hadot, Traité 38, op. cit., p. 135 (modifiée). Nous modifions
la traduction d’énergéia par « énergie », celle-ci nous semble en effet occulter le rapport avec d’autres aspects de
la pensée de Plotin, et notamment avec la théorie dite des « deux actes », qui ne saurait être comprise comme
la doctrine des « deux énergies » : il y a l’acte qu’est la chose, et l’acte qu’il accomplit. P. Hadot rend le terme
en question de quatre façons différentes (« activité », « actuation », « en acte » et « énergie »), cf. l’index grec,
ibid., p. 395. S’il est incontestable que l’on perçoit mieux ainsi les différentes nuances, les possibilités de liens
entre les textes sont obscurcies par ce choix.

56
L’« acte premier » de l’un réagit sur lui-même, donne et reçoit à la fois, et de cette action sur
soi résulte un troisième terme. Ces moments correspondent, si l’on veut harmoniser le
vocabulaire (ce que ne fait pas Plotin de façon systématique) à la vie indéfinie, à la lumière de
l’un qui lui permet de se déterminer, puis à l’Intellect achevé. Or, le problème, dans le passage
en question1, est la valeur de l’un de ces moments ; d’où la nécessité immédiate de montrer la
bonté attachée à chacun d’eux :

Et en effet, l’acte premier est un bien et ce qui est défini en lui est un bien et la réunion des deux est un
bien. L’acte premier est un bien parce qu’il est produit par le Bien, ce qui est défini en lui est un bien
parce que sa mise en ordre vient du Bien, et le troisième, pour les deux raisons précédentes2.

L’un des aspects de l’acte premier attend l’autre pour se définir. On peut soupçonner que
Plotin est gêné par ce point. En effet, d’une part, il se sent obligé de préciser ici que chaque
aspect est « bon », comme s’il subsistait un doute ; surtout, il écrit, au même chapitre 18,
qu’existe une gradation dans les degrés de bonté : « Rien n’empêche que chacune de ces trois
choses ait la forme du bien, chacune à sa façon, plus chez l’une et moins chez l’autre. »3 On
voit immédiatement quel est ce moment qui pourrait posséder moins que les autres la « forme
du bien », en raison de son indétermination et de son impuissance.
L’état « initial » du Noûs, moment logiquement et ontologiquement nécessaire à sa
constitution comporte une dimension peu contestable d’imperfection, d’indéfinition et même
de faiblesse, y compris dans les traités tardifs où l’idée de « matière » et celle de « dyade »
disparaissent au profit de descriptions insistant davantage sur la dimension positive de la vie, et
sur le pouvoir théorétique. Par conséquent, même dans ces descriptions, contrairement à ce

1
Nous verrons en effet, en examinant l’attribut de « bien » appliqué à l’un, que le passage de VI, 7 [38] en
question est profondément aporétique.
2
Ennéades VI, 7 [38], 18, 40-43 traduction P. Hadot, ibid., p.138.
3
Ibid., 18, 14-15 ; traduction F. Fronterotta, ibid., p. 72. Nous retenons cette traduction qui converge avec
celle de A. H. Armstrong (cf. Ennead VI. 6-9, Londres/Cambridge : Harvard University Press, 1988, p. 145)
et de Bréhier (Ennéade VI², Paris : Les Belles Lettres, 1938, cinquième tirage, 1989, p. 90) et non celle de
Hadot qui rend « Hè oudén kôluei kath’ekaston mèn agathoéidés einai, mallon mèn kat’allo » par : « Ne faut-il
pas dire que rien n’empêche que chacun des trois, la Vie, la Forme, l’Intellect, ait la ressemblance avec le Bien,
en vertu sans doute de ce qu’il est en particulier, mais en vérité, plus encore, en vertu de quelque chose
d’autre. » (Traité 38, op. cit., p. 135). Il s’agit là en effet, nous semble-t-il, d’une tentative pour étayer
l’interprétation de l’agathoeidés comme « ressemblance avec le bien » : chacun des éléments du Noûs est
« agathoide », d’une part en fonction de quelque chose qui lui est propre, mais aussi et surtout en fonction
d’un certain rapport (de ressemblance) avec autre chose (c'est-à-dire avec le bien). Nous aurons l’occasion de
contester cette interprétation lors du traitement de la bonté du premier principe, notamment en montrant
que l’enjeu du long passage portant sur ce qualificatif appliqué au Noûs n’est pas d’abord celui d’une telle
« ressemblance » entre le premier et le deuxième un. Cf. infra, partie 1, chapitre 7, I, B, 1.

57
que suggère Naguib Baladi, l’Intellect inchoatif comprend, non seulement certaine puissance
conversive, mais aussi une
imperfection et une faiblesse sans lesquelles il ne serait pas ce qu’il est. La question qu’il
convient de poser est donc la suivante : le second aspect est-il entièrement réduit par le
premier ? Ou bien la pleine lumière de l’être reste-elle irréductiblement habitée par une
obscurité originaire ?

B. La matière de l’intelligible : la réduction et le reste

Que reste-t-il de l’impuissance du deuxième un dans son achèvement ? Répondre à cette


question suppose de décrire la part obscure du Noûs inchoatif, mais aussi d’appréhender et
d’évaluer la stratégie déployée par Plotin pour l’éliminer.
La doctrine de la hulè noétè est exposée au début du traité « Des deux matières ». Au
chapitre 5, Plotin explicite son origine de la façon suivante :

En effet, l’altérité (hè hétérotès) là-bas existe toujours, qui produit la matière ; car c’est celle-ci qui est
principe de la matière et mouvement premier ; c’est pourquoi, aussi, celui-ci a été appelé altérité, parce
que le mouvement et l’altérité sont apparus ensemble ; or le mouvement et l’altérité qui viennent du
premier sont aussi indéfinis (aoriston), et ils ont besoin du premier pour être définis ; or ils sont définis
lorsqu’ils se retournent vers lui ; mais, auparavant, la matière et l’altérité sont indéfinies (aoriston) et pas
encore bonnes (oupô agathon), mais dépourvues de la lumière de celui-là (aphôtiston ekeinou). En effet, si la
lumière provient de celui-là, ce qui reçoit la lumière, avant de la recevoir, toujours n’a pas la lumière (phôs
oukh ekhei aei), mais la possède comme quelque chose d’autre, puisque la lumière vient d’autre chose1.

Un mouvement d’altération à partir de l’un produit la matière de l’intelligible2. L’un des


problèmes posés par ce passage est celui du rapport entre le processus et son résultat, puisque,
si dans un premier temps l’hétérotès est désignée comme origine de la hulè, la suite du texte
suggère l’identité des deux instances. En effet, mouvement et altérité sont décrits comme

1
Ennéades II, 4 [12], 5, 28-37 ; traduction J.-M. Narbonne, dans Plotin, Les deux matières, introduction, texte
grec, traduction et commentaire par J.-M. Narbonne, Paris : Vrin, 1993, p. 281 et 283.
2
On ne cherchera pas ici à régler la question du statut précis de ces instances, et notamment du fait de savoir
s’il s’agit bien du mouvement et de l’altérité qui constituent deux des cinq grands genres de l’être du Sophiste,
et dont on a déjà vu qu’ils structurent le Noûs. On peut toutefois remarquer que le terme de « mouvement »,
qui sert ailleurs, comme on l’a vu, à désigner la conversion du Noûs prénoétique, recouvre ici le processus
d’éloignement de la matière intelligible.

58
indéfinis, en attente d’une détermination liée à leur conversion vers l’un – or ces deux traits
correspondent bien au statut de l’Intellect pré-noétique. On peut penser que l’hétérotès est à la
fois, dans ce texte, ce qui sépare le Noûs de l’un et ce qui en constitue le substrat. Le fond
primitif de l’être serait donc la distance à son principe, le mouvement d’apostasie qui l’entraîne
loin de ce dernier – en même temps qu’une pluralité à surmonter pour être soi-même1.
Autrement dit, l’hétérotès interne et l’hétérotès externe se correspondent, s’expriment l’une
l’autre2. L’Intellect inchoatif étant aussi un pouvoir positif, la matière de l’étant apparaît en fin
de compte une puissance de conversion mêlée d’impuissance (celle-ci exprimant de façon
horizontale ce que l’altérité et le mouvement représentent de façon dynamique et verticale).
Elle est indéfinie (aoriston), comme l’Intellect qui tend vers l’un ; Plotin ajoute « dépourvue de
lumière », et surtout « pas encore bonne » ! Le trentième traité (III, 8 [30]) confirme que le
moment initial de l’étant ne présente pas encore la « forme du bien », puisque celle-ci (quoi
qu’elle soit) advient au Noûs seulement après son information3. Cet aspect de la hulè noétè
reflète l’altération dans laquelle le Noûs est saisi, l’écart avec son principe et avec soi-même ; il
recèle quelque chose de profondément étranger à la puissance et la lumière du principe. Le
substrat de l’intelligible enferme une altération qui n’est pas seulement une manifestation de
force, mais aussi de faiblesse, et plus précisément une perte du pouvoir unitif, une incapacité à
s’approprier son principe en mode simple, et à s’unifier absolument. John M. Rist fait
remarquer, dans « The problem of « otherness » in the Enneads »4, que la différentiation

1
Cette interprétation peut s’autoriser de deux textes qui nient l’existence d’intermédiaires entre le premier et
le deuxième, de sorte que l’altérité première ne peut être interprétée comme une instance tierce. D’une part,
Ennéades V, 1 [10], 6, 47-53 : « L’Intellect doit garder son regard posé sur l’Un pour être l’Intellect. Mais il le
voit sans en être séparé et cela parce qu’il vient après lui et qu’il n’y a aucun intermédiaire entre eux [...]
quand ce qui engendre est ce qu’il y a de meilleur, ce qui est engendré est nécessairement avec lui, pour ne
plus être séparé que par l’altérité (tè hétérotèti) » ; traduction F. Fronterotta, Traités 7-21, op. cit., p. 163
(modifiée : nous rendons « tè hétérotèti » par « par l’altérité » pour manifester le parallèle avec II, 4 [12], 5 ; de
plus, nous choisissons ici la traduction de F. Fronterotta dans la mesure où celle de Bréhier occulte l’idée
décisive d’une séparation par l’altérité). Ce premier texte doit être mis en rapport avec celui de V, 3 [49], 12,
28 sq., sur lequel nous reviendrons, et où Plotin affirme que la production du Noûs par l’un se fait sans efforts
et sans intermédiaires.
2
S. Breton, dans Matière et dispersion (Grenoble : Jérôme Millon, 1993) tend à distinguer de façon très nette
l’altérité et la matière intelligible comme d’un côté, le principe productif, et de l’autre une « propriété »
émanée de l’essence de l’altérité (p. 54-55, puis 156 et 159). Il nous semble impossible de souscrire à ces
formulations, dans la mesure où elles tendent à faire de l’altérité une sorte d’intermédiaire entre l’un et le
Noûs, ce que Plotin refuse expressément – cf. n. précédente.
3
Ibid., 15-17 : « C’est ainsi qu’en atteignant le Bien, l’Intellect prend la forme du Bien et se trouve parfait par
le Bien, car la forme qui lui vient du Bien lui fait prendre la forme du Bien » ; traduction J.-F. Pradeau, ibid.,
48.
4
« The problem of « otherness » in the Enneads », dans Le Néoplatonisme (Royaumont, 9-13 juin 1969),
Paris : Éditions du C.N.R.S., 1971, p. 77-87.

59
qualitative permettant aux idées de se contredistinguer dans le Noûs est rendue possible par
l’altération première, caractéristique de la matière intelligible1. La dégradation qui marque
celle-ci s’exprime donc d’une part de manière verticale, comme éloignement de l’un, et d’autre
part de manière horizontale, comme déhiscence originaire de l’Etant, distance à soi. L’être
exige, pour se constituer, quelque chose qui résiste au pouvoir absolu du principe, et permet à
ce pouvoir de s’exprimer en surmontant cette résistance.
Toutefois, Plotin s’efforce de limiter la portée de cette résistance pour éviter qu’elle
imprime sa marque dans la plénitude de l’étant. Sa stratégie consiste à soutenir que si la
dégradation de puissance s’exprime dans une matière, celle-ci est informée et finalement
réduite. C’est au troisième chapitre de II, 4 [12], que l’Alexandrin met cette stratégie en
œuvre. Il commence par affirmer qu’il ne faut pas « mépriser partout ce qui est indéfini
(aoriston), ni même ce qui par son propre concept serait informe (amorphon) »2, car la hulè
noétè n’est en fait jamais dépourvue de forme. Toutefois, ce trait ne la caractérise pas
spécifiquement puisque l’on peut dire la même chose de la matière sensible3. La pièce maîtresse
de l’argumentation consiste donc à souligner que contrairement à cette dernière, qui est prise
dans le devenir et revêt une forme puis une autre, la dyade indéterminée « est toutes choses en
même temps ; c’est pourquoi il n’y a rien en quoi elle pourrait se transformer »4. Toute
potentialité et toute indéfinition semblent évacuées, et Plotin pourra affirmer sans
contradiction apparente que l’on ne trouve dans le Noûs « rien d’obscur (médè skoteinon) »5 .
Plus encore, le souci de dégager la matière intelligible des vicissitudes liées au sensible amène
l’Alexandrin à préciser qu’elle est n’est pas une simple image, mais « quelque chose de véritable
(aléthinon) »6, et même qu’elle est une ousia7. En II, 5 [25], 3 il va jusqu’à soutenir que « ce qui
est là bas comme une matière est une forme »8. Toujours recouverte par la lumière de l’un, la
hulè est, là-bas, pénétrée tout entière et toujours d’une « vie définie et intelligente »9. Comme
on le sait, cet effort de réduction trouvera un écho en VI, 7 [38], 16 et 35, qui tentent
d’éliminer la part d’inachèvement et d’imperfection attachée au moment pré-noétique. Mais la

1
Ibid., p. 81-82.
2
Ennéade II, 4 [12], 3, 1-2 ; traduction J.-M. Narbonne, Les deux matières, op. cit., p. 277.
3
Ibid., 14-15.
4
Ibid., 13-14.
5
En III, 8 [30], 11, 30, déjà cité.
6
Ennéade II, 4 [12], 5, 19-20.
7
Ibid., 22-23.
8
Ennéade II, 5 [25], 3, 13 : « E kai to hôs hulè ékei eidos estin ».
9
Ennéade II, 4 [12], 16.

60
matière est-elle totalement réduite, son obscurité et son indétermination annulées, par
l’information qui en fait l’Intellect ? Cette interprétation permettrait de garantir que la
prétendue « imperfection » dont nous cherchons à établir l’existence n’est en fait qu’un autre
ordre de perfection. Mais dans quelle mesure cette réalité indéfinie, obscure et pas encore
bonne peut-elle être complètement convertie par le processus d’information du Noûs ?
L’auteur des Ennéades ne cherche-t-il pas à réprimer une nécessité qui resurgit inévitablement ?
Plotin précise, au chapitre 5 du traité II, 4 [12], que ce qui vient après l’un (idées et
matière intelligible) ne peut être dit « engendré » que dans la mesure où il a un principe dont il
dépend, mais non au sens où il serait issu d’un processus ponctuel et temporel1. Il énonce
également, au sixième chapitre de V, 1 [10], ainsi qu’en IV, 4 [28], 1, une règle
d’interprétation selon laquelle, dans le champ de l’éternité intelligible, l’évocation d’un
« antérieur » et d’un « postérieur », c'est-à-dire d’une succession, recouvre un rapport de
causalité et de rang (taxis) 2 – ce dernier terme étant peut-être plus exact, puisqu’il sera
maintenu au vingt-huitième traité alors que la notion de « causalité » disparaîtra. Dès lors, si ce
qui « arrive » à l’engendré est toujours déjà accompli, cela signifie certes que le Noûs n’a jamais
été effectivement en état d’indétermination totale, mais cela implique aussi que cet état le hante
jusque dans sa plénitude, comme un moment logique et non temporel de sa constitution3.
Cela ne prouve-t-il pas que le processus de formation de l’Intellect ne saurait convertir
complètement la multiplicité et l’altérité originaires ? N’y a-t-il pas en elles quelque chose
d’indispensable et irréductible ?
La réponse semble positive, car comme en témoigne la structure même du Noûs, la hulè
remplit plusieurs fonctions, dont certaines témoignent qu’elle n’est pas entièrement réduite. La
première de ces fonctions est celle de substrat unifiant le monde intelligible. C’est en effet à la
matière aussi que le Noûs doit son unité, en tant qu’elle constitue le substrat des différences,
comme y insiste Plotin au chapitre 4 de II, 4 [12] :

Si donc les idées sont multiples, il y a nécessairement en elles quelque chose de commun ; et naturellement
aussi quelque chose de propre, par quoi l’une diffère de l’autre. Ce propre, donc, c'est-à-dire la différence
qui sépare, c’est la forme particulière. Alors s’il y a forme, il y a aussi ce qui est informé, ce par rapport à

1
Ibid., 5, 24-28.
2
Ennéade IV, 4 [28], 1, 25-29. Ennéades V, 1 [10], 6, 19-22.
3
Nous reviendrons sur cette dimension du problème, qui est tout à fait décisive pour la compréhension de la
principialité de l’un, et induit une difficulté considérable sur l’interprétation des notions de production et de
genèse.

61
quoi la différence existe. Il y a donc aussi une matière qui reçoit la forme et qui chaque fois est le substrat
(to hupokeiménon)1.

L’action unitive de l’un s’exerce sur une instance qui contribue à doter le résultat de
l’opération d’une certaine unité – même si sa nature est du côté de la multiplicité2. Cet aspect
de la fonction matérielle ne pose guère de problème, car il peut être ramené à une expression
de la puissance du Nous inchoatif : les idées se différencieraient sur le fond d’une communauté
de nature, identifiée à l’actualisation du pouvoir théorétique du deuxième un. Rien ne marque
la persistance d’une obscurité et d’une imperfection. En revanche, deux autres aspects de la
fonction matérielle ne peuvent plus recevoir une telle interprétation, dans la mesure où ils
témoignent d’une efficace de cette fonction en tant qu’altérité, apostasie et impuissance. Ainsi,
dans le même chapitre quatre du traité II, 4 [12] Plotin, écrit, parlant du monde intelligible :

Il est certes en tous points absolument sans division, mais il est divisible d’une certaine manière. Et si les
parties sont séparées les unes des autres, la coupure et la séparation sont une affection de la matière (hulès
esti pathos) : car c’est celle-ci qui est coupée3.

La hulè noétè est aussi responsable de la divisibilité du Noûs, de la séparation de ses parties. Or
cette fonction n’est plus compatible, comme la précédente, avec l’idée d’une pleine conversion
par la puissance archique, puisqu’elle témoigne de la persistance d’un écart au sein du
deuxième principe après son achèvement. La divisibilité de l’un-qui-est est une affection qui ne
peut plus être rapportée à la pure puissance, et atteste d’un autre aspect de l’étant – à savoir
une matière, exactement comme ce sera le cas avec le sensible4. La distance interne est certes

1
Ennéades II, 4 [12], 4, 2-7 ; traduction J.-M. Narbonne, Les deux matières, op. cit., p. 279.
2
En V, 1 [10], 4, Plotin précise que cette structure du Noûs est liée à l’action conjuguée de l’identité et de la
différence, de telle sorte que celle-ci est responsable de la diversité en lui, et celui-là responsable de son unité.
Faut-il y voir, comme J.-M. Narbonne une contradiction avec la doctrine de II, 4 [12], 4, dans le passage qui
vient d’être évoqué (Les deux matières, op. cit., p. 78 et n. 60) ? Peut-être pas, si l’on rapproche le texte en
question de VI, 2 [43], 21, où identité et altérité sont décrites comme des éléments conditionnant les rapports
entre quantité et qualité, eux-mêmes subordonnés à la structure d’unité et pluralité du Noûs. On pourrait
donc distinguer, d’un côté l’unité et la pluralité qui constituent celui-ci d’une manière globale et explicitent
son rapport à l’un, et de l’autre les genres de l’être qui régissent sa structure lorsque l’on considère le deuxième
un comme déjà constitué – cf. n. 38 du traité 12, dans la traduction de R. Dufour, déjà évoquée, cf. Traités 7-
21, op. cit., p. 267.
3
Ennéade II, 4 [12], 4, 11-14 ; traduction J.-M. Narbonne, Les deux matières, op. cit., p. 77.
4
En Ennéade I, 6 [1], 3, Plotin explique en effet que « l’être extérieur de la maison, si l’on fait abstraction des
pierres, n’est que l’idée intérieure, divisée selon la masse extérieure de la matière (to endon eidos méristhen tô
exô hulès onkô) et manifestant dans la multiplicité son être indivisible » (7-9). Traduction Bréhier, Ennéade I,

62
convertie en un rapport à soi de nature ontologique, vitale ou noétique ; et cependant, il s’agit
là seulement de l’unité maximale à laquelle peut parvenir une instance qui demeure (en partie)
séparée d’elle-même et de son principe. L’Etant répercute, dans sa divisibilité finale, la dualité
de son état inchoatif, et manifeste en cela une persistance de la faiblesse dyadique séparatrice, qui
obère par conséquent son pouvoir tout en contribuant à sa constitution. Cette contribution
irremplaçable apparaît encore d’une autre façon. L’altération matérielle, en produisant la
séparation permet l’émergence de toute la diversité eidétique, comme on peut le constater, non
plus dans un traité précoce, mais en VI, 7 [38], avec ce que Pierre Hadot nomme le « principe
de compensation ». Ce principe, exposé au chapitre 9, apporte une solution au problème
initial du traité, à savoir celui des caractéristiques sensibles (du vivant, en particulier)
apparemment absentes de l’intelligible (et qui ne s’expliquent donc pas par un rapport
paradigmatique). Or la cause de celles-ci s’était déjà manifestée dans le processus de
constitution du Noûs :

Car les virtualités de l’Intellect, en se déployant, s’abaissent toujours par rapport à ce qui est en haut. Et
elles s’avancent en abandonnant quelque chose. Mais en même temps, dans le moment même où,
chacune, elles perdent des choses différentes à cause de la déficience de l’animal qui se manifeste ainsi, elles
trouvent, chacune, à partir même de ce qui manque à l’animal, quelque chose à lui ajouter [...] en sorte
que, à quelque point que l’Intellect se soit enfoncé, à ce point même il émerge à nouveau, grâce à la
capacité de se suffire à lui-même que possède sa nature, et il découvre, déposé en lui-même, le remède à sa
déficience1.

Le début du chapitre 10, qui suit immédiatement ces lignes, ajoute qu’il s’agit d’un principe de
complétude : comme animal, comme intellect et comme vie, un étant doit être autosuffisant et
achevé (téléion), de sorte que s’il lui manque telle chose, il aura telle autre en compensation2.
Le problème est d’abord celui du vivant, mais on voit apparaître, plus largement, une
ambiguïté affectant la procession en général. Il est question ici de la séparation des formes vis-
à-vis du Noûs dans sa totalité, mouvement qui reproduit les rapports entre celui-ci et l’un. En
effet, sans la distance qui s’établit entre eux par l’altération initiale, il n’y aurait nul interstice à

texte et traduction Bréhier, Paris : Les Belles Lettres, 1954, p. 98. La proximité entre les deux matières est ici
frappante.
1
Ennéade VI, 7 [38], 9, 38-42 ; traduction P. Hadot, Traité 38, op. cit., p. 112.
2
Ibid., 10, 2-4.

63
l’intérieur de l’un-qui-est1, et donc aucun écart possible entre le tout et chaque partie. Le
principe de compensation est bien une expression de la déperdition féconde que nous tentons
de repérer dans la hulè noétè. Le tout premier moment de la procession implique déjà une perte
vis-à-vis du principe, appelant une compensation qui n’est pas anticipable du point de vue de
ce dernier. Chaque expression originale du pouvoir du dérivé est donc rendue possible par une
certaine défection de la puissance principielle. Stanislas Breton écrit en ce sens que la matière
intelligible permet le déploiement de la puissance hénologique par la « résistance » qu’elle lui
oppose2. L’être est en partie redevable de sa richesse infinie à sa déficience même, puisque c’est
la condition de sa profusion formelle : chaque idée recompose une totalité pour compenser la
distance d’avec le tout. Or l’un-qui-est est entièrement issu du même processus : c’est une
certaine perte vis-à-vis de l’unité absolue qui rend possible son auto-constitution. Tout conduit
ainsi à penser que le rôle de la hulè est irréductible, en ce qu’elle maintient dans l’étant une
distance à soi qui ne saurait être ramenée à la pure puissance principielle.
Nous voudrions montrer à présent qu’outre les propos explicites de Plotin qui
témoignent de la persistance d’une dimension d’impuissance dans le Noûs achevé, on trouve
plusieurs « symptômes » de cette situation3. Par exemple, lorsqu’en II, 4 [12], 5, il précise :
« L’obscurité (to skoteinon), chez les êtres intelligibles, est différente de celle qui est chez les
êtres sensibles »4. Il ajoutera ensuite que celle-ci est pénétrée d’une vie intelligente, qu’elle est
une ousia – mais ne concède-t-il pas ainsi que quelque obscurité subsiste, alors même qu’il le
nie par ailleurs ?5
D’autres indices suggèrent plus directement encore la persistance d’un facteur
hétérogène à la puissance du principe. En premier lieu, le Noûs émerge à la faveur d’un
abaissement par rapport à l’un ; quelle que soit sa perfection, il est inférieur au premier par une

1
Sans parler du fait qu’il n’y aurait rien d’autre que l’un, qui ne serait d’ailleurs pas même un, dans ce cas,
comme nous le montrerons.
2
S. Breton, Matière et dispersion, op. cit., p. 160.
3
L’idée de textes « symptomatiques » renvoie au fait que, contrairement à ceux qu’on a lus jusqu’à présent, ils
expriment une nécessité conceptuelle que Plotin tente en général de récuser. Par exemple, l’idée d’une
dimension d’en puissance ou d’une procession « coupable » du Noûs nous paraissent relever d’une logique
significative au sein même du plotinisme, mais pour un regard comme le nôtre, qui l’aborde de façon
relativement externe ; il nous semble que Plotin ne pourrait reconnaître le contenu de ceux-ci sans contrevenir
à certains aspects essentiels de son propre discours.
4
Ennéade II, 4 [12], 5, 12-13 ; traduction J.-M. Narbonne, Les deux matières, op. cit., p. 281.
5
On se souvient ici du passage de V, 8 [31], 4, 2-6, où Plotin affirme qu’il n’y a là-haut « rien d’obscur
(skoteinon) ni de résistant ».

64
nécessité inhérente à la structure même de la procession1. On peut le constater indirectement
dans le Traité 38 [VI, 7], 15, où Plotin déclare que, si les maux sont ici bas, dans le sensible,
c’est parce qu’il n’y a qu’une trace (ikhnos) de la vie et de l’intellect, tandis qu’en haut se trouve
leur modèle2 – comme si le fait d’être trace impliquait par soi une dégradation ontologique et
axiologique suffisante pour expliquer la présence des maux. Or on sait que le Noûs lui-même
est expressément désigné comme une trace (ikhnos) de l’un3 ! Mais comment éviter là-haut les
conséquences valables ici-bas ? Il faudrait pour cela introduire une rupture dans la procession
envisagée comme un devenir-trace. Nous verrons en effet que Plotin tente effectivement de
rompre la continuité des deux matières, mais ce qui vient d’être dit n’obère-t-il pas à l’avance
cette tentative ? Ensuite, il semble parfois reconnaître que la procession implique une
dégradation ; ce n’est pas décisif en soi, mais apparemment, cette dégradation peut être
interprétée comme un mal. Aussi étonnant que cela puisse paraître, c’est ce que l’on lit au
huitième chapitre de III, 8 [30] :

Mais ayant commencé en tant qu’un, il [l’Intellect] n’est pas resté tel qu’il était en commençant : sans s’en
rendre compte, il est devenu multiple (all’élathén héauton polus gégoménos), comme s’il avait été alourdi
(bébarèménos), et il s’est lui-même déployé en désirant posséder toutes choses (combien il aurait mieux
valu pour lui qu’il ne le souhaitât pas, car il est devenu le second !)4.

Jean-François Pradeau souligne le caractère tout à fait remarquable d’une telle déclaration dans
laquelle le désir du Noûs est décrit comme « coupable »5. Cette dimension axiologique négative
est d’autant plus nette plus que l’« alourdissement » dont il est ici question entre en résonance
avec différents textes, dans lesquels la lourdeur constitue un obstacle à l’assimilation aux
principes. Ainsi, le troisième chapitre du traité III, 4 [15] affirme au sujet de l’homme : « Et
s’il est alourdi (barunoito) par la force de son tempérament qui est mauvais, c’est dans cet
abaissement même qu’il trouve son châtiment »6. Alourdissement et abaissement vont de pair,

1
On lira par exemple VI, 7 [38], 8, 19-22 : « Mais, puisqu’il est à la suite de cet Un absolument Un, il n’était
pas possible pour lui de devenir supérieur à cet Un, en étant plus Un que lui, mais il fallait qu’il lui fût
inférieur. Le meilleur étant Un, il lui fallait donc être ‘plus qu’un’. Car la multiplicité est déficience. »
Traduction P. Hadot, Traité 38, op. cit., p. 109.
2
Ennéade VI, 7 [38], 15, 8-9.
3
Voir par exemple V, 5, [32] 5, 12-13.
4
Ennéades III, 8 [10], 8, 32-36 ; traduction J.-F. Pradeau, Traités 30-37, op. cit., p. 42.
5
Traités 30-37, op. cit., p. 67, n.98.
6
Ennéade III, 4 [15], 3, 15-16 ; traduction M. Guyot, Traités 7-21, op. cit., p. 344. On retrouvera cette idée
en Ennéade VI, 9 [9], 4, 22, où la lourdeur empêche l’ascension, et 9, 59-61, où elle détermine une cessation

65
et sont affectés d’une valeur de faute (et de châtiment). C’est ce que remarque également
Stanislas Breton qui commente l’expression « all’élathén héauton » :

L’expression grecque, où figure le verbe lanthano (s’échapper) à l’aoriste, est fort énergique. Car elle
conjugue à l’idée, assez innocente somme toute, de ce qui est ou demeure caché, voilé, inaperçu, le
phénomène troublant d’un échappement à soi-même1.

Cet échappement à soi marque au cœur de l’étant dans toute son excellence une impuissance
qui ouvre l’espace même de la procession. S’échapper à soi (et à son arkhè) semble de plus en
plus la condition pour être soi-même.
Cependant, peut-être notre interprétation ne tient-elle pas suffisamment compte de la
rupture entre sensible et intelligible, qui expliquerait que ce qui relève du mal ici-bas ne
signifie là-haut qu’un moindre bien. Il apparaît donc dès maintenant que l’établissement d’une
rupture entre les deux matières constitue un enjeu capital pour l’ensemble de la pensée de
Plotin, et aussi que l’affirmation d’une telle rupture devra s’expliquer avec les éléments qui
sont ici évoqués pour être pleinement convaincante.
On peut ajouter plusieurs pièces au dossier. Au cinquième chapitre du neuvième traité
(VI, 9 [9]), Plotin parle de cette réalité merveilleuse qui ne se disperse pas en restant auprès de
l’un « bien qu’elle ait eu l’audace de s’éloigner, en quelque manière, de l’Un. »2 Ce thème de
l’audace présente un intérêt particulier, en tant qu’il marque une dynamique de rupture par
rapport à l’ordre normal, un éloignement qui ne saurait être ramené à l’expression de la
puissance hénologique – le concept reflète d’ailleurs en cela un héritage du pythagorisme qui
identifie la dyade et l’audace3, et nous le retrouverons avec ce sens aux niveaux inférieurs.
L’évocation de la tolma trahit une certaine ambiguïté de la procession, en introduisant une
nuance de culpabilité là où l’on s’attendrait à ne trouver que le déploiement du bien. Naguib
Baladi insiste, dans l’article déjà évoqué, sur l’effacement supposé des aspects négatifs au fil du
temps. Il soutient, dans la même perspective, que l’audace du Noûs se réduit à certains actes

de la vision du premier principe. Voir aussi les notes 39 et 40 du même traité dans cette même édition, pour
les références platoniciennes impliquées dans les verbes décrivant l’alourdissement et l’abaissement.
1
S. Breton, Matière et dispersion, op. cit., p. 167.
2
Ennéade VI, 9 [9], 5, 29 ; traduction P. Hadot, Traité 9, op. cit., p. 89.
3
Sur ce point, on se reportera au commentaire de P. Hadot sur ce passage précis, ibid., p. 167-168, et surtout,
à l’article de N. Baladi, « Origine et signification de l’audace chez Plotin », dans Le Néoplatonisme op. cit.,
p. 89-99 ; on se reportera en particulier aux pages 90-91 pour les références, et aux pages 98-99 pour un
complément d’information issu de la discussion entre l’auteur et M. Puech sur ce point.

66
d’arrêt, de regard, de vision, témoignant certes de la séparation, de l’apostasis, vis-à-vis de l’un,
mais également d’une certaine force du Noûs, et, au-delà, du principe1. Or nous espérons avoir
établi la continuité de la pensée plotinienne, malgré les hésitations qui se traduisent par le
changement de vocabulaire et la coexistence de deux modèles. On ne saurait parler sans
simplification abusive d’une évolution de l’interprétation de l’audace par Plotin dans le sens
d’un renforcement de sa dimension « positive » ou « optimiste »2 : l’audace du Noûs, son
altération et son éloignement de l’un se traduisent, jusqu’en V, 3 [49] au moins, par une
déficience et une impuissance de sa part, à quoi il faut ajouter à présent une nuance de faute.
Autre indice témoignant d’une infiltration dans l’être d’une obscurité hylétique
comparable à celle de la matière sensible : le maintien d’une forme d’en puissance – fait plus
qu’étonnant, car la dunamis devrait recouvrir uniquement à ce niveau une puissance active. Et
pourtant, certains textes suggèrent, voire affirment explicitement le contraire, comme, en III, 8
[30], 11 :

Puisque l’intellect est une forme de vision, et une vision qui voit, il sera une puissance passée à l’acte.
Ainsi, en lui, il y aura en lui, d’un côté une matière, et de l’autre une forme, c'est-à-dire d’une part une
vision en acte, et d’autre part une matière dans l’intelligible3.

Plotin introduit ici, au cœur même de la réalité intelligible, quelque chose qui relève de l’en-
puissance. On peut trouver un écho de cette idée dans le chapitre 20 du traité VI, 2 [43] sur
les genres de l’être, qui développe l’idée selon laquelle le rapport entre le tout et les parties du
Noûs est un rapport en puissance – on pourra isoler ce passage :

Tous ces intellects [particuliers] sont en puissance dans l’intellect universel qui est en lui-même ; il est en
acte toutes choses à la fois, et il est en puissance chaque chose séparément : inversement les intellects
particuliers sont en acte ce qu’ils sont, et ils sont en puissance la totalité4.

L’opposition qui structure ce texte est bien celle de l’« en puissance » (to dunamei) et de l’« en
acte », au sens aristotélicien, de sorte que l’on doit reconnaître une forme d’« en puissance »
dans la relation entre le tout et les parties, dont on a vu combien elle est fondamentale pour

1
Ibid., p. 91-92.
2
Pour cette question de la dimension « optimiste » ou « pessimiste » de l’audace, chez Plotin et dans la gnose,
on se reportera à la discussion déjà évoquée, à la fin de l’article, p. 98.
3
Ennéades III, 8 [30], 11, 1-4 ; traduction J.-F. Pradeau, Traités 30-37, op. cit., p. 47-48.
4
Ennéades VI, 2 [43], 20, 20-23 ; traduction Bréhier, Ennéades VI1, op. cit., p. 120-121 (modifiée).

67
l’essence de la deuxième hypostase. Ici, et surtout en III, 8 [30], 11, l’identité du Noûs est donc
traversée par une différence, par une non-adéquation à soi qui le structure jusque dans son
achèvement. Bien entendu, il ne faut pas faire porter à des déclarations isolées et
exceptionnelles une trop forte charge, mais, dans la mesure où l’on peut les rapporter à d’autres
textes convergents et centraux, il semble difficile de ne pas leur accorder au minimum une
valeur de symptôme.
Lorsqu’il décrit le mouvement immobile de l’Intellect dans la constitution éternelle des
Formes, l’Alexandrin évoque deux images tirées de Platon. La première est celle de, la « plaine
de la vérité » qui, dans le mythe du Phèdre sur la destinée de l’âme, figure le lieu où les âmes
vont se nourrir de vérité à l’apogée de leur circuit1. La seconde, l’« errance » dialectique dont le
Zénon du Parménide affirme qu’elle est nécessaire à la rencontre du vrai2 :

Il n’est donc pas possible que les êtres existent si l’Intellect ne les actue pas et il les actue sans cesse les uns
après les autres et en quelque sorte, il erre sur toutes les routes d’errance (hoion planèthentos pasan planèn),
bien qu’il erre en lui-même, autant qu’il est possible à la nature d’un Intellect qui est l’Intellect véritable
d’errer : mais précisément, c’est sa nature même qui le fait mener son errance à travers les essences et les
essences courent avec lui ses courses vagabondes. Partout, pourtant, il est lui-même. C’est pourquoi il a
une errance (planèn) qui demeure en elle-même et, pour l’Intellect, cette errance (planè) a lieu dans la
plaine de la vérité3.

Toute l’ambiguïté de la différence entre l’un et le Noûs se répercute dans l’errance de ce dernier
en lui-même ; elle est indispensable pour comprendre la dimension de « successivité »
intemporelle, inhérente à sa constitution multiple, mais, en même temps, toujours déjà réduite
et vaincue. Pourtant cette victoire, par laquelle l’errance produit l’innombrable diversité
intelligible, est toujours habitée par la trace d’une chute, d’une inadéquation à soi qui reste
requise par la structure de l’Intellect achevé. Cette ambiguïté apparaît clairement si l’on
rapproche le passage ici évoqué du chapitre 4 de I, 3 [20], qui affecte l’errance d’une valeur
d’inadéquation à soi, en usant de ce vocabulaire4 pour désigner la situation de l’âme qui
demeure dans le sensible, et l’oppose au séjour fixé dans l’intelligible. Le deuxième texte est
issu du Timée, où l’autre cause, par rapport aux causes intelligibles et démiurgiques, est

1
Phèdre, 248 b.
2
Parménide, 136 d-e.
3
Ennéade VI, 7 [38], 13, 28-35 ; traduction P. Hadot, Traité 38, p. 122.
4
Ennéade I, 3 [20], 4, 10 (« planès »).

68
qualifiée de « cause errante »1. L’errance ne manifeste-t-elle pas, dans les deux cas, la résistance
d’un ordre de causalité hétérogène à celle de l’un ?
Un dernier développement retiendra notre attention, qui constitue une exégèse, non
plus de Platon mais des théogonies traditionnelles. Au septième chapitre de V, 1 [10], Plotin
assimile le Noûs à Chronos dévorant sa progéniture :

Il [l’Intellect] engendre avec lui tous les êtres, toute la beauté des idées, et tous les dieux intelligibles. Mais,
plein des êtres qu’il a engendrés, il les engloutit en quelque sorte en les retenant en lui-même et les empêche
de tomber dans la matière et de croître auprès de Rhéa2.

La plénitude du deuxième un est décrite, presque en passant, comme une force de résistance à
un mouvement en direction de la matière. Cette idée converge avec le passage de III, 8 [30], 8,
où il était question de l’« alourdissement » du deuxième un, comme dynamique d’éloignement
vis-à-vis du principe. Tout se passe comme si la satiété, c'est-à-dire la puissance totalisante de
l’Etant, résistait à la fuite dans une direction opposée à l’un. Bien entendu, cette tendance n’est
évoquée, tout comme l’errance et l’obscurité, que pour être aussitôt conjurée, mais il ne semble
plus possible, désormais, de considérer qu’elle l’est entièrement.
Evoquons pour finir deux commentaires intéressants dans la perspective de notre
propos. John M. Rist, dans l’article déjà évoqué, fait la remarque suivante : l’altération
caractéristique de la matière intelligible ne peut être présente en l’un 3 . Par conséquent,
poursuit-il, si l’un est toutes choses, cette altération doit revêtir en quelque façon le sens d’une
tendance vers le néant4. La vérification complète de cette affirmation osée ne saurait être
menée à bien avant l’examen des problèmes liés à la matière sensible, mais un certain nombre
d’éléments au niveau du Noûs, la corroborent déjà : il y a dans le mouvement processif quelque
chose de comparable à un progrès vers le non-être.
Enfin, mentionnons un article de Matthew C. Halteman, qui signale certaines difficultés
attachées la matière intelligible, et la met en relation, avec la pensée de Derrida5. La matière
intelligible, remarque-t-il, précède l’être, mais sur un mode différent de l’un ; l’interprète

1
Timée, 48a (« To tès planôménès eidos aitias »).
2
Ennéade V, 1 [10], 7, 28-32 ; traduction Bréhier, Ennéades V, op. cit., p. 24 (modifiée, je souligne).
3
Nous verrons en effet que la séparation du dérivé est à mettre au compte d’une altération dont Plotin
voudrait qu’elle soit totalement externe au principe comme tel (cf. infra, part. 1, chapitre 6, I)
4
J. M. Rist, « The problem of « Otherness » in the Enneads », dans Le Néoplatonisme, op. cit., p. 82-83.
5
M. C. Halteman, « On the problematic origin or the forms : Plotinus, Derrida, and the neoplatonic subtext
of deconstruction’s critique of ontology », dans Continental Philosophy Review, 2006, Vol. 39, n.1, p. 35-58.

69
souligne la place étrange accordée à la hulè par Plotin, et lui reconnaît un pouvoir de
désorganisation de l’ontologie platonicienne comparable au travail déconstructeur1. L’être
requiert non seulement le non-être de l’un, mais aussi une autre instance, dont on ne sait plus
si elle est en excès ou en défaut par rapport à l’Intellect, et dont le statut risque d’affoler
l’ontologie plotinienne – en particulier s’il est possible de la lier avec la matière sensible.

III. Conclusion

Le Noûs est essentiellement structuré selon un rapport réflexif, porteur de la puissance


qui le constitue par réduction d’une distance interne. Nous l’avons vu d’abord en ce que
l’altérité totale du deuxième un est intégrée par son identité, dans une synthèse où domine
nettement le deuxième aspect. Cela est apparu ensuite dans le rapport des intellects particuliers
à l’Intellect universel, surtout en ce que la particularité qui les sépare du tout reste une
expression de celui-ci, comme s’ils avaient pleinement intériorisé la distance à l’origine. Ils
expriment, en ce sens, la puissance d’intégration qui fonde l’illimitation (apeiria) de l’un-qui-
est, puisque c’est grâce à cette puissance qu’il absorbe son autre, et toute limite extérieure.
A tous égards le rapport à soi qui définit son être, sa vie et sa pensée est donc la marque
d’un pouvoir. Ce point s’est révélé de façon particulièrement claire dans l’examen de son auto-
fondation : la recherche de l’« aitia » et du « dioti » trouve en effet son terme normal avec le
deuxième un, qui peut rendre compte de tout le reste parce qu’il rend compte de soi. De ce
point de vue, le cheminement de l’Etant à l’un sera donc aussi une remontée vers ce qui
déborde un aspect de la recherche du principe. Ensuite, l’auto-fondation du Noûs reflète de
façon insigne la réduction de la distance ; tout se passe comme si le mouvement réflexif qui

1
On lira par exemple : « Pour autant que la matière intelligible se distingue de l’Un, elle ne peut pas être
proprement décrite comme au-delà de l’être. Mais comme « substrat nécessaire » étant ce qui est « antérieur à
l’être », la matière intelligible est également étrangère au règne de l’« être » comme tel. Plus encore, son
antériorité sur la matière sensible exclut sa description comme […] non-être. […] Bref, nous devons saisir la
matière intelligible, quoique de manière provisoire et paradoxale, comme existant en quelque sorte « entre »
l’être (formes-idées) et l’au-delà de l’être d’une part, et « entre » l’être (forme-idées) et le non-être (matière
sensible) d’autre part ». (M.-C. Halteman, ibid., p. 43.) Si nous rejoignons l’auteur de ce texte sur son idée
générale, il ne semble pas possible de valider le détail de sa lecture. Il n’est pas évident du tout, en particulier,
que l’expression de « non-être » doive être réservée à la seule matière, puisque Plotin en distingue au moins
trois formes, y compris la matière (et en fait, cinq). Mais le commentateur nous semble repérer ici
l’inscription, dans une certaine strate du discours plotinien, de quelque chose qui le déborde.

70
l’anime avait entièrement transformé une déhiscence en un ingrédient de sa puissance. La
question qui s’est alors posée fut celle de la capacité de l’Intellect à intégrer pleinement cette
altérité : la nature réflexive du rapport n’exige-t-elle pas que quelque chose dérange de façon
permanente l’unité, et maintienne une distance à soi et au principe ?
Pour répondre à cette question, il a fallu interroger la genèse de l’Intellect. Sans revenir
sur le détail du cheminement, il est possible d’affirmer que, des premiers traités qui évoquent
ce processus (V, 4 [7] et V, 1 [10]), jusqu’aux plus tardifs (en particulier VI, 7 [38] et V, 3
[49]), le Noûs inchoatif présente deux aspects. En premier lieu, une puissance, le plus souvent
théorétique (vision et pensée), et une capacité à s’auto-constituer (même si ce pouvoir lui est
doublement dévolu par l’un, à la fois en tant qu’origine de son émergence même, et en tant
que nécessaire à son achèvement). L’Intellect pré-noétique est donc bien, en ce sens, le pouvoir
d’intégrer une altérité dans sa conversion. Mais d’un autre côté, il a révélé une dimension
d’inachèvement, une indéfinition (aoristia), qui manifeste une forme d’impuissance. Nous
avons constaté que Plotin déploie parfois un autre modèle, dans lequel coexistent deux
rapports parfaits à l’un – mais ce modèle est minoritaire, et surtout, il semble en partie formulé
pour évacuer une difficulté qui resurgit partout, tant dans la logique générale du propos que
dans le détail des textes. L’expression la plus frappante de l’impuissance en question se trouve
VI, 7 [38] et V, 3 [49], dans lesquels Plotin présente la pensée de soi du Noûs comme affectée
d’un échec, et même entièrement déterminée par cet échec. En effet, c’est bien par incapacité à
recevoir la puissance de l’un dans sa simplicité qu’il fragmente celle-ci et se contemple comme
une multiplicité unifiée. La question est donc devenue : l’achèvement du Noûs peut-il être
compris comme une réduction totale de son impuissance par sa puissance ? L’imperfection et
la faiblesse peuvent-elles être pleinement converties et intégrées à l’ordre formel ?
Nous avons cherché la réponse à cette question dans la doctrine de la matière de
l’intelligible, où Plotin précise ce que devient la part obscure du deuxième un lorsqu’on la
considère après son information – donc après sa réduction supposée.
En tout premier lieu, il a fallu constater que la hulè noétè entretient un rapport essentiel
avec l’altérité. Le chapitre cinq de II, 4 [12], 5 la décrit comme l’expression d’une altération,
d’un éloignement par rapport à l’un – mouvement dans lequel le Noûs est pris et qui
conditionne son émergence même. Le fond de l’étant résulte d’une apostasie à l’égard du
principe, qui se traduit sur le plan horizontal comme une déhiscence. On perçoit donc la hulè,
même à ce niveau de réalité, comme une condition défective, c'est-à-dire un moment
nécessaire à l’expression de la puissance hénologique, mais qui impose à celle-ci une altération

71
et une décomposition – une condition qui s’offre en résistant. La question capitale consiste
donc à se demander s’il est possible de faire de cette condition un effet de la dunamis du
principe.
Notre enquête sur la matière de l’intelligible a été consacrée ensuite aux arguments
élaborés par Plotin pour expulser toute obscurité du sommet lumineux de l’Etant. Or ceux-ci
ne se sont pas révélés très probants. D’une part, parce son propos est parfois assertorique :
l’Alexandrin se satisfait quelquefois d’affirmer que là-haut, la matière est une ousia, un eidos,
que toute ténèbre est absente, sans donner les explications nécessaires pour étayer son propos,
et résoudre les tensions entre les textes. D’autre part, son évocation du caractère éternel de
l’information nous a semblé un peu contre productive. Que la matière soit toujours informée
de la même façon n’exclut pas qu’une part d’elle-même reste non informée, éternellement
obscure. Pire encore, évoquer le caractère intemporel du processus en question fait problème,
si l’on suit les règles d’interprétation énoncées par Plotin, selon lesquelles toute métaphore
décrivant une succession recouvre, dans la sphère de l’éternel, un rapport de rang ou de cause –
en tous cas, un rapport essentiellement « synchronique », structurel. Dans ces conditions,
évoquer l’imperfection de la matière intelligible puis sa réduction ne peut permettre d’évacuer
sans reste le premier moment.
Enfin, nous avons évoqué deux séries de textes témoignant d’une persistance de la
résistance et de la défection matérielles dans l’Intellect achevé. Les premiers établissaient
l’existence d’effets imputables à la matière, mais qui ne sauraient être ramenés à sa dunamis. Il
s’agit essentiellement de la séparation des parties du Noûs, qui conditionne toute la richesse de
l’intelligible, puisque la distinction d’avec le tout est « compensée » par recomposition d’une
nouvelle totalité particulière dotée de caractères originaux. Les textes de la deuxième série sont
plus indirects, et apparaissent comme les symptômes d’une logique à laquelle Plotin se plie
lorsque sa vigilance se relâche. Nous avons constaté, entre autres choses, qu’il lui arrive de
considérer la procession du Noûs comme un événement donc il aurait mieux valu qu’il
n’arrivât point ! Il reconnaît l’existence d’une obscurité spécifique, et d’une forme d’en-
puissance dans le deuxième un. Enfin, de manière particulièrement frappante, il décrit
l’intégration de la pluralité comme l’opposition à une tendance vers la matière. Ces éléments
confirment que l’impuissance qui marque l’Intellect pré-noétique persiste jusque dans son état
achevé. Tout se passe comme s’il y avait une tension, au sein de l’on kuriôs entre l’attraction de
la puissance de l’un, et une certaine fuite, un éloignement qui rend la procession possible par
résistance et défection de la principialité. L’expression de la puissance des principes est apparue

72
comme affectée d’une équivocité, au sens où elle témoigne, dès le point le plus haut de la
procession, d’une compromission avec une dimension d’impuissance. Deux séries de questions
se posent donc. En premier lieu, l’hénologie plotinienne permettra-t-elle de résoudre les
tensions et les difficultés que nous avons relevées ? Plus précisément, pourra-t-on trouver dans
la principialité du premier un l’origine du reste irréductible dans le deuxième ? Ces questions
ne pourront être pleinement traitées qu’avec les derniers chapitres. Autre interrogation :
trouvera-t-on dans la suite de la procession, quelque autre manifestation de ce problème ?
C’est l’enquête qui s’ouvre à présent.

73
CHAPITRE II

L’AME

Le chapitre qui s’ouvre vise surtout à préparer les analyses concernant le sensible et la
matière. Pour comprendre la nature du passage au sensible, nous commencerons par une
présentation générale de l’existence psychique, en examinant d’abord la genèse, l’essence et la
structure du troisième un, puis en distinguant rapidement les divers niveaux entre lesquels il se
répartit. Nous nous intéresserons ensuite plus spécifiquement aux âmes individuelles, afin de
déterminer certains enjeux éthiques et ontologiques attachés aux rapports psycho-somatiques,
mais aussi, plus largement, afin de comprendre la conception très spécifique de l’identité
humaine chez Plotin.

I. Genèse, nature et structure de l’âme

A. Genèse et nature de l’âme

On lit en V, 1 [10], 7 que « l’Intellect engendre l’Âme, quand il arrive à son point de
perfection. Car un être achevé doit engendrer. »1 Il la produit en restant immobile, sans
volonté, désir ni effort, c'est-à-dire sans se « pencher »2. A l’instar du Noûs, elle flue d’abord
hors de son principe comme une matière indéterminée attendant d’être informée dans un
deuxième temps3.

1
Ennéade V, 1 [10], 7, 36-37 ; traduction Bréhier, Ennéade V, op. cit., p. 25.
2
Ennéade III, 2 [48], 2, 8-12.
3
Ennéade III, 9 [13], 9, 1-3 : « L’Âme est comme la vue, et l’Intellect comme l’objet visible ; indéterminée
avant d’avoir vu l’Intellect, l’Âme a une disposition naturelle à penser ; et elle est à l’Intellect comme la
matière à la forme. ». Traduction Bréhier, dans Ennéade III, op. cit., p. 174 (modifiée). On lira exactement la
même doctrine en V, 1 [10], 3, 21-24. Remarquons toutefois qu’en II, 5 [25], 3, 13-18, Plotin précise que
cette fonction hylétique exclut toute passivité.

74
La psukhè est éternelle, constitue un troisième principe1, et possède à ce titre une
puissance propre2. Toutefois, l’examen de sa nature révèle à la fois son autonomie et une
dépendance très nette envers le Noûs. On perçoit cette ambivalence dans la manière dont elle
revêt les caractères d’être, vie et pensée, qu’elle possède réellement tout en les héritant. Elle
constitue ainsi une ousia véritable3, mais, comme logos des intelligibles, dépend étroitement de
ceux-ci4. Ensuite, elle est essentiellement vivante5, mais ne possède pourtant la vie que « par
homonymie »6. Enfin, bien qu’elle soit foncièrement intellective, elle ne possède pas la pensée
de soi au sens « le plus propre » (kuriôteron), parce qu’elle ne se pense que dans son rapport à
l’Intellect7 – et toute sa vie noétique est une trace de celui-ci8. L’âme, qui est, vit et pense
réellement, ne fait pourtant en cela que recevoir et actualiser sur un mode propre ce qui existe
ailleurs sous sa forme première – à commencer par son unité et son existence même, qui lui
viennent de l’Intellect, et au-delà, de l’un9.
Cette situation à la fois première et dérivée fait de l’âme la réalité médiatrice par
excellence, et c’est à travers elle que les Idées forment et gouvernent les choses sensibles.
Comme le souligne Luc Brisson, le Logos, au singulier, désigne très précisément chez Plotin le
« passage de l’Intellect à l’Âme rationnelle », et l’unité de tous les logoi10, c'est-à-dire des réalités
dont la divisibilité permet la dispersion dans le temps et l’espace. L’Âme est ainsi « le verbe et

1
Ennéade II, 3, [52] 2, 2 ; Plotin écrit qu’elle a « la fonction d’un principe (arkhès ekhousa logon) ».
2
Voir par exemple Ennéade I, 8, [51] 14, 34 : « L’Âme a des puissances multiples » ; traduction Bréhier,
Ennéade I, op. cit., p. 129.
3
Pour la qualification d’ousia, voir, entre autres passages, Ennéades II, 3 [52], 15, 22.
4
Ennéade IV, 3 [27], 5, 8-9.
5
Ennéade IV, 7 [2], 11, 1-5. Plotin insiste aussi sur ce que l’âme possède une vie « non-acquise », qu’elle ne
peut donc la perdre. L’insistance sur ce point ne doit pas remettre en cause l’idée selon laquelle la vie primitive
est bien attachée à l’Etant, mais se trouve en fait justifié par le contexte, qui est celui d’une argumentation sur
l’immortalité de l’âme, comme l’indique le titre choisi par Porphyre pour le traité en question (« De
l’immortalité de l’âme »).
6
Ennéade III, 7 [45], 12, 48-51. Sur cette doctrine de l’homonymie du terme de vie, on se référera
précisément à Ennéade I, 4 [46], 3 en entier.
7
Ennéade V, 3 [49], 10.
8
Ibid., 8. On lira également, par exemple, le traité I, 2 [19], 3, 25-27, où Plotin indique que la pensée n’est
pas homonyme « en dieu et en l’âme », comme le précise Bréhier dans sa traduction, mais qu’elle reçoit ici un
sens primitif (prôtôs, l. 26), et là un sens dérivé (hétérôs, l. 27).
9
Ennéade V, 1 [10], 3, 15 : « Son existence lui vient de l’Intellect » ; traduction Bréhier, Ennéade V, op. cit.,
p. 18 (modifiée). On peut lire, pour cette question de la dépendance de l’âme par rapport au Noûs, tout le
chapitre 15, sur lequel nous allons revenir très vite. Sur la question de l’unité, que l’âme ne possède pas en
propre mais reçoit d’un terme antérieur, on lira par exemple VI, 9 [9], 1, en entier.
10
L. Brisson, « Logos et logoi chez Plotin. Leur nature et leur rôle », dans Les Cahiers Philosophiques de
Strasbourg, n.8, 1999, Plotin, des principes, p. 87-108. Pour les mots cités cf. p. 91, et pour l’établissement des
points énoncés, p. 91-93. Sur le rapport entre logoi et formes, on lira, dans le même sens, J. Laurent, Les
fondements de la nature selon Plotin, Paris : Vrin, 1992, p. 180.

75
l’acte de l’Intellect, comme lui-même est le verbe et l’acte de l’Un »1, de sorte qu’il existe
apparemment au moins une analogie entre le rapport de l’un au Noûs, et le rapport de celui-ci à
l’âme2. C’est sa dimension médiatrice qui détermine la façon dont la psukhè est elle aussi une et
multiple : une partie reste au plus près de l’Intellect, et conserve toujours son unité, tandis
qu’une autre se répand dans les corps, et se divise en eux3. En raison de cette fonction, elle est
au contact des réalités les plus hautes, mais aussi les plus basses.
L’hypostase psychique correspond à la troisième hypothèse du Parménide, centrée autour
de cette détermination étrange de l’« instantané » (exaiphnès), c'est-à-dire, selon les termes de
Platon, « le point de départ de deux changement inverses » 4 . Sa situation intermédiaire
implique la possibilité de mouvements opposés – soit vers le haut et son principe, soit vers le
bas et la matière :

Toute âme a un côté inférieur, tourné vers le corps, et un côté supérieur, tourné vers l’Intelligence. L’Âme
totale, celle de l’univers, organise l’univers par la partie d’elle-même qui est du côté du corps ; elle est
supérieure au tout et agit sans fatigue, parce qu’elle décide, non par raisonnement, comme nous, mais par
intuition intellectuelle, comme l’art : c’est la partie inférieure de cette âme, qui organise l’univers5.

A cette fonction médiatrice correspond une structure complexe, dont nous allons décrire les
principaux aspects.

1
Ennéade V, 1 [10], 6, 44-45 ; traduction Bréhier, Ennéade V, op. cit., p. 23 (modifiée).
2
Nous émettons toutefois dès à présent une forte réserve sur l’hypothèse d’une telle analogie. A. Pigler étudie
cette question en s’interrogeant sur la traduction du passage de V, 1 [10], 6 en question dans « De la
possibilité ou de l’impossibilité d’un Logos hénologique », dans Logos et langage chez Plotin et avant Plotin,
M. Fattal (éd.), L’Harmattan : Paris, 2003, p. 189-209 (en particulier p. 197-199 et 208-209), et tente de
montrer, à la suite de J. M. Rist, qu’il ne saurait y avoir de logos de l’un. Nous y reviendrons plus précisément
dans les chapitres 6 et 7, en examinant la rupture qui existe entre l’arkhè prôtè et le reste de la procession.
F. Fronterotta, dans la note associée à ce passage, soutient quant à lui l’existence d’une telle analogie (cf.
Traités 7-21, p. 193 n. 112), mais nous utilisons sa traduction parce que, contrairement à celle de Bréhier, elle
laisse ouverte une autre interprétation (selon laquelle le Noûs est acte de l’un, mais non pas son logos).
3
Voir par exemple IV, 3 [27], 19 en entier. Plotin parle de l’âme comme de cette nature qui, selon
l’expression platonicienne du Timée, 36 a, « devient divisible dans les corps » cf. Ennéades I, 1, [53], 8, 10-12.
4
Platon, Parménide, 155e-157b ; traduction Auguste Diès, Paris : Les Belles Lettres, 1923, quatrième tirage :
1965, p. 99-101 ; pour les mots cités, cf. 156d l. 3.
5
Ennéade IV, 8 [6], 8, 11-17 ; traduction Bréhier, Ennéade IV, texte établi, traduit, et commenté par Bréhier,
Paris : Les Belles Lettres, 1927, p. 226. Pour des textes comparables, cf. Ennéades II, 5 [25], 3 et II, 9 [33], 2.

76
B. Les niveaux de l’âme

L’Âme procède jusqu’aux corps et à la matière. Cette « descente » est capitale pour
comprendre l’originalité de la troisième hypostase, qui est supposément la première à pouvoir
se porter non seulement vers elle-même et vers ce qui la précède, mais aussi vers ce qui la suit1,
l’un et le Noûs étant indifférents à ce qui provient d’eux. Néanmoins, ce n’est pas la même
partie de la Psukhè qui se rapporte au supérieur et à l’inférieur ; elle se répartit en niveaux
distincts par leur statut et leur fonction. Dans le deuxième chapitre du traité IV, 3 [26], Plotin
compare la relation entre les âmes partielles et l’Âme totale à celle qu’entretiennent des
théorèmes avec la science à laquelle ils se rapportent – ceux-ci contiennent en puissance celle-
là, qui n’en existe pas moins comme une réalité à part entière :

Mais s’il en est ainsi de l’Âme totale et des âmes partielles, l’Âme totale, qui a de telles parties, ne doit pas
être l’âme de telle ou telle chose, et elle existera en elle-même ; elle ne sera donc pas l’Âme du monde qui,
elle aussi, sera une âme partielle. [...] Mais comment alors l’une d’entre elles [les âmes partielles] sera-t-elle
l’Âme du monde, et les autres, celles des parties du monde ?2

Ce passage distingue les divers niveaux psychiques : tout en haut se tient l’« Âme totale (ou
« hypostase »), pure de tout rapport au sensible, elle forme l’ancrage intelligible du psychique ;
puis viennent les âmes partielles qui sont liées à un corps, à commencer par celle du monde ; et
nous appellerons « individuelles », les âmes « partielles » autres que celles du monde – puisqu’il
importera à plusieurs reprises de faire cette distinction3.
On peut mentionner, avant d’en arriver à la troisième hypostase elle-même, une instance
qui constitue sa racine, à savoir l’Âme en soi, ou la forme de l’âme4. Mais la psukhè totale étant

1
Voir par exemple Ennéade IV, 8 [6], 3, 26-28 : « En jetant son regard sur la réalité antérieure elle pense ; sur
elle-même elle se conserve ; sur ce qui la suit, elle ordonne, gouverne et commande » ; traduction Bréhier,
Ennéade IV, op. cit., p. 220.
2
Ennéade IV, 3 [26], 2, 54-59 ; traduction Bréhier, ibid., p. 67.
3
On ne retrouve pas de façon systématique la distinction des deux premiers niveaux, comme le remarque
notamment L. Lavaud dans l’introduction à sa traduction du traité IV, 8 [6] (Traités 1-6, op. cit., p. 234).
4
On lira ainsi Ennéade V, 9 [5], 14, 20-22 : « Il faut dire qu’il y a, antérieurement à l’âme universelle, une
âme en soi qui est ou bien la vie en général, ou bien cette vie qui est dans l’Intellect avant que l’âme ne soit
née et afin qu’elle naisse. » (Traduction Bréhier, Ennéade V, op. cit., p. 173). Mais ce que Plotin entend par là
n’est pas évident, ainsi, on comparera notre texte avec Ennéade V, 9 [5], 13, qui précise qu’en un sens, toute
âme est âme en soi, au sens où elle fait partie des ousiai.

77
située aussi dans le Deuxième Un1, on peut se demander s’il faut différencier les deux, ou bien
si à ce niveau, elles ne sont dissociées que théoriquement. L’Âme hypostase se caractérise par
l’absence de rapport à quelque corps que ce soit, serait-ce celui du monde2 : elle n’est qu’âme,
se rapporte exclusivement à ce qui la précède, le contemple et n’est séparé de lui par aucun
intermédiaire. Sa procession « ultérieure » n’est possible que dans la mesure où, par son
sommet, elle reste tournée vers son principe, et assure ainsi l’ancrage intelligible des âmes
partielles, des raisons et des corps.
C’est en-deçà de ce niveau que l’éternité fait place au temps. Plotin dans le onzième
chapitre de III, 7 [45], décrit la naissance de la temporalité :

La nature curieuse d’action, qui voulait être maîtresse d’elle-même (arkhein autès bouloménès), choisit le
parti de rechercher mieux que son état présent. Alors elle bougea et lui aussi [le temps] se mit en
mouvement […] Il y avait en effet dans l’âme une puissance agitée qui voulait toujours faire passer ailleurs
les objets qu’elle voyait dans le monde intelligible […] ; au lieu de garder son unité interne, elle la
prodigue à l’extérieur, et perd sa force dans ce progrès même3.

Jean-Yves Blandin, dans « Plotin et la distension de l’âme »4, analyse ce texte dans lequel il voit
cohabiter deux tendances opposées. Le passage à la temporalité manifeste en effet « une
faiblesse, une passivité, une impuissance »5, mais aussi une activité, une productivité psychique
c'est-à-dire une puissance6 – notamment dans la capacité de contenir « le monde dans l’unité,
par la continuité des actes qu’elle produit. »7 On retrouve donc, à ce niveau de la procession,
l’entrelacs de puissance et de faiblesse déjà repéré au chapitre précédent. Les métaphores
plotiniennes traduisent une agitation désordonnée, une volonté d’émancipation, et un désir de
chercher plus que son état présent. Ces traits rappellent la dimension de faute attachée à la
procession du Noûs, car quelque chose en l’âme la pousse à « être maîtresse d’elle-même ».
L’expression utilisée par Plotin, « arkhein autès bouloménos », signifie précisément que la chute

1
Cf. Ennéade IV, 1 [21], 1 ; ou encore Ennéade V, 1 [10], 3, 10-12 : « Il faut donc concevoir l’âme qui est
dans l’Intellect, comme ne s’écoulant pas mais restant là-bas » ; traduction Bréhier, Ennéade V, op. cit., p. 18.
2
Cf. le passage de IV, 3 [26], 2 qui vient d’être cité précise bien que l’Âme totale « ne doit pas être l’âme de
telle ou telle chose », et qu’elle doit donc être distinguée de l’Âme du monde, qui elle aussi, constitue une âme
partielle.
3
Ennéades III, 7 [45], 11, 15-27 ; traduction Bréhier, Ennéades III, op. cit., p. 142.
4
J.-Y. Blandin, « Plotin et la distension de l’âme », Kairos, n. 15, 1999, Plotin. Ekei, enthauta, Toulouse :
Presses Universitaires du Mirail, p. 33-60.
5
Ibid., p. 53.
6
Ibid.
7
Ibid., p. 59.

78
dans le temps est un dérangement ontologique provoqué par le désir d’être son propre
principe, et de régner sur soi. Il s’agit donc là encore d’un mouvement d’apostasie
particularisant dont la valeur est équivoque – la procession apparaît à nouveau comme une
déperdition féconde.
Reprenons le fil de notre présentation. L’Âme du monde est la première âme « partielle »
(toujours selon le passage de IV, 3 [26] dont nous sommes partis) parce qu’elle est la première
à avoir un corps ; cela signifie en l’occurrence qu’elle le produit1 . Cette production est
présentée comme un travail sur la matière, commençant par une « préparation » de celle-ci à
l’arrivée des âmes individuelles qui viendront parachever le processus :

Qu’est-ce qui empêche en effet que la puissance de l’Âme du tout, puisqu’elle est une raison qui est toutes
choses, ne fasse une première esquisse (prohupographein) des formes animales avant que la puissance des
âmes ne parvienne jusqu’à ces formes et que cette préesquisse ne soit en quelque sorte un ensemble
d’illuminations projetées en avant-coureurs sur la matière ? Dès lors, l’âme dont le rôle consiste à achever
cette esquisse, n’a qu’à suivre ces traces préesquissées et à les découper selon leurs parties : chaque âme
produit ainsi et devient elle-même la partie vers laquelle elle est allée, en se conformant à elle, comme dans
la danse, le danseur se conforme aux figures qui correspondent au thème dramatique qui lui a été imposé2.

Il faudra garder ce texte à l’esprit, qui décrit deux actes psychiques d’organisation de la matière
sensible : une première « délinéation » de la hulè intervient préalablement à l’animation des
corps proprement dite. On trouve dans cette description une double action de l’âme, dont la
deuxième correspond à l’achèvement des corps, mais dont la première n’est nullement une
génération de la matière. On ne peut donc pas nécessairement projeter sur le sensible le rythme
binaire de la production du Noûs et de l’âme (génération et information) – ce point jouera un
rôle non négligeable dans le dossier de la genèse de la matière.
La Providence et la Nature constituent les aspects inférieurs de l’Âme du monde – mais là
encore, Plotin varie parfois dans ses descriptions3. L’Âme totale comme Providence organise les

1
Ennéade IV, 3 [27], 6 en entier, sur lequel nous allons revenir.
2
Ennéade VI, 7 [38], 7, 8-16 ; traduction P. Hadot, Traité 38, op. cit., p. 104.
3
On lira par exemple Ennéade II, 3 [52], 17, 15-17, où, au sujet des logoi, Plotin écrit : « L’Intellect les donne
à l’âme de l’univers ; l’âme qui est après l’Intellect les donne à l’âme qui est après elle-même, en l’éclairant et
l’informant ; celle-ci enfin, rangée à côté de l’autre, produit les choses. » Traduction Bréhier, Ennéade II,
Paris : Les Belles Lettres, 1924, p. 44. Cette description semble oublier le niveau de l’Âme hypostase dont on
a vu pourtant la spécificité décrite en IV, 3 [26], 2. Dans notre perspective, il importe surtout de marquer les
différentes fonctions qui de la seconde hypostase conduisent aux corps, à travers une série déterminée par la
succession de contemplations du niveau supérieur et de production/organisation du niveau inférieur.

79
corps en assurant la médiation avec le Noûs1 ; elle les gouverne sans peine, sans entrer à son
contact2. La Phusis quant à elle est une contemplation affaiblie et engendre un objet lui-même
très faible3, à savoir le monde sensible, ou peut-être la matière. Son action est portée par les
raisons « dernières », ou « spermatiques », qui constituent la forme sensible4. Enfin, la donation
de ces raisons est souvent décrite comme une « transformation » et une « information » de la
matière5.
Une partie des éléments nécessaires sont désormais réunis pour examiner le rapport de
l’âme en général avec les corps et la hulè et préciser certains enjeux éthiques et ontologiques liés
aux âmes humaines.

II. Les âmes individuelles et leurs corps

A. Âme du monde et âmes individuelles : distinctions ontologiques

Explorer le rapport des âmes individuelles au sensible permettra d’apporter des


précisions indispensables pour comprendre la production des corps, la descente, la providence
et les connexions avec la matière. Il importe de déterminer précisément, en particulier, la
différence entre Âme du monde et âmes individuelles, car celle-ci revêtira une importance
décisive à plusieurs égards.
Chaque âme individuelle possède l’ensemble des facultés psychiques, mais se caractérise
par la prépondérance de l’une d’entre elles, et correspond à un certain type de substrat

1
On lira par exemple Ennéade III, 3 [48], 4 : « Les choses supérieures ne dépendent pas des inférieures, au
contraire, elles les illuminent ; et cette lumière est la providence complète : à la raison qui produit les êtres
s’ajoute la raison qui relie les êtres supérieurs à leurs produits : l’une est la providence d’en haut ; l’autre dérive
de cette providence supérieure ; c’est la seconde raison qui est liée à la première ; de l’une et de l’autre dérive la
trame de l’univers et, ensemble, elles constituent la providence complète » (l. 6-13) ; traduction Bréhier,
Ennéade III, op. cit., p. 85.
2
Ennéade IV, 8 [6], 2.
3
Ennéade III, 8 [30], 4, 19-22.
4
Ibid., 2, 29-34 : « La nature est une raison qui produit une autre raison ; cette raison qu’elle a engendrée
donne quelque chose d’elle-même au substrat matériel [...] Il y a une raison qui se manifeste dans les formes
visibles des êtres, raisons du dernier rang, inertes et désormais incapables de produire une autre raison. »
Traduction Bréhier, Ennéade III, op. cit., p. 261.
5
Cf. par exemple Ennéade V, 9 [5], 6, 20-24 : « On appelle parfois nature cette force séminale ; partie des
forces antérieures à elle comme la lumière partie du feu, elle transforme et informe la matière, non pas à l’aide
d’une impulsion mécanique ou de ces leviers dont on parle tant, mais en lui faisant part des raisons qu’elle a
en elle. » Traduction Bréhier, Ennéade V, op. cit., p. 167.

80
corporel. On peut distinguer trois sortes d’âmes : celles où domine le rationnel, celles où
domine le sensitif, et celles où domine le végétatif (c'est-à-dire les fonctions de croissance et
nutrition)1.
Les âmes individuelles les plus hautes sont celles des astres, qui occupent une situation
intermédiaire entre celle du monde et celles des individus attachés au sublunaire. En effet, bien
qu’elles relèvent de corps particuliers, elles entretiennent avec eux le même rapport que l’Âme
du monde avec le sien – autrement dit, elles les gouvernent à distance, sans peine, sans entrer
directement à leur contact2. A ce niveau, les corps ne semblent pas exercer les uns sur les autres
les rapports de limitation et de nuisance réciproque, qui seront caractéristiques du sublunaire3.
Les autres âmes individuelles investissent et gouvernent les somata préparés pour elles par
l’Âme de l’univers4, ce qui concorde avec la doctrine de VI, 7 [38], 75, où Plotin décrivait la
double information de la matière par l’âme. Mais ne parlait-il pas d’une « production » par les
âmes individuelles ? Comme sur bien des termes de son lexique, il est sujet à des flottements,
comme on peut le constater au septième chapitre du premier traité sur la providence (III, 2
[47]) qui fournit une indication précieuse :

Elles ne sont pas venues dans le corps parce que le monde existe ; dès avant le monde, elles lui
appartenaient et ne s’occupaient qu’à le faire exister (huphistanai), à l’ordonner (dioikein), et à le fabriquer
(poiein) de toutes les manières, soit en le dirigeant et en lui donnant quelque chose d’elles-mêmes, soit en y
descendant (katiousai) les unes d’une façon et les autres de l’autre6.

Plotin explicite les actions de donner l’hupostasis, de diriger et de produire (poiein) de trois
manières : diriger, donner quelque chose de soi, descendre – toutes actions qui supposent

1
On lira sur ce point Ennéade IV, 3 [27], 6, 27-34, où les âmes sont distinguées par leur capacité à se
rapporter au Noûs : « Les unes y sont unies ; les autres en reçoivent l’impression et le désir ; d’autres y ont une
moindre disposition. C’est qu’elles n’agissent pas avec les mêmes facultés ; les unes usent de la plus haute
faculté, les autres de la suivante, d’autres de la troisième, bien que toutes les âmes possèdent toutes les
facultés. » Traduction Bréhier, Ennéade IV, op. cit., p. 71.
2
Ennéade IV, 8 [6], 2, 39-40.
3
Ibid., 51, où Plotin dit de l’âme d’un astre : « Car que pourrait-elle attendre de redoutable d’un corps pareil
au sien ? ».
4
Ennéade IV, 3 [27], 6, 1-3 : « Mais pourquoi l’Âme du monde, qui est de même espèce, a-t-elle produit le
monde (pepoièké kosmon), alors que ce n’est pas le cas pour l’âme d’un individu (hè dé ekastou ou) [...] ? » ;
traduction Bréhier, Ennéades IV, op. cit., p. 70 (modifiée). Et on lira quelques lignes plus bas : « Pourquoi
l’âme universelle a-t-elle créé le monde (kosmon pepoiékèn), tandis que les âmes particulières administrent
(dioikousin) chacune une partie du monde ? ». Traduction Bréhier, Ennéade IV, op. cit., p. 70. Toute la suite
de ce chapitre insiste encore sur cette idée.
5
Précisément, il s’agissait d’Ennéades VI, 7 [38], 7, 8-16.
6
Ennéade III, 2 [47], 7, 23-27 ; traduction Bréhier, Ennéade III, op. cit., p. 33 (modifiée).

81
l’existence antérieure des corps. Ce texte établit donc que pour l’âme individuelle, le poiein
n’implique pas nécessairement une production.
La deuxième clef de la distinction entre l’Âme du monde et les âmes attachées aux corps
sublunaires réside dans le mode de gouvernement des corps, puisque celles-ci administrent
leurs corps « par une action personnelle et un contact avec le sujet de l’action »1. Ce contact
entraîne une série de problèmes apparemment originaux par rapport au reste de la procession ;
pour les comprendre, il convient de faire le point sur la situation de l’âme humaine.

B. La question éthique

Il n’est pas question d’exposer ici l’éthique plotinienne pour elle-même dans tous ses
détails, mais seulement de dégager certains des traits qui intéressent notre réflexion de trois
manières. En premier lieu, il s’agit de préparer la question du principe en déterminant le sens
de notre rapport individuel à l’un. Deuxièmement, la réflexion éthique doit amener à poser la
question d’une éventuelle rupture axiologique au sein de la procession, qui serait déterminée
par l’entrée en scène de la matière. Troisièmement, il s’agira de souligner un aspect original de
la pensée de Plotin qui apparaît de façon particulièrement frappante dans la manière dont il
pense notre identité – c’est ce par quoi nous allons commencer.

1. L’identité humaine

Pour comprendre les possibilités éthiques et ontologiques de l’âme humaine, il faut


préciser la manière dont Plotin conçoit notre identité. En première approche, on peut dire,
selon la formule fameuse, que « l’âme, c’est l’homme »2, mais sa position est en fait nettement
plus complexe. Le neuvième chapitre du traité sur l’influence des astres (II, 3 [52]) en donne
une idée à travers l’exemple de l’Âme du monde :

1
Ennéade IV, 8 [6], 2, 29-31.
2
Ennéade IV, 7 [2], 1, 24-25.

82
Chaque être est double, il est un composé d’âme et de corps, et il est un moi ; par exemple le monde est
d’abord un composé fait d’un corps et d’une âme liée à ce corps, et il est aussi l’âme universelle qui n’est
pas dans le corps1.

La duplicité fondamentale des étants composés n’est pas d’abord celle de l’âme et du corps,
comme on pourrait le croire tout d’abord, mais plutôt celle du composé et du principe qui
maintient ce composé, en amont de lui-même2. Le moi d’un individu réside donc moins en
lui-même, si l’on prend cette expression comme désignant, de manière statique, l’union avec le
corps, que dans sa capacité à maintenir son unité en se tenant au-delà du corps et du composé,
ancré dans ce qui le précède3. C’est vers ce principe au-delà de lui-même que l’homme doit se
porter pour être pleinement ce qu’il est. Gwenaëlle Aubry résume très clairement ce point :

Le sujet plotinien, ainsi, a ceci de singulier qu’il n’est pas une substance mais une situation, intermédiaire
entre deux substances : l’âme séparée et le corps vivant, c'est-à-dire animé par la puissance émanée de
l’âme séparée […]. Il n’admet d’autre définition qu’une détermination topologique et fonctionnelle […]
Le « nous » n’est rien d’autre qu’un point intermédiaire entre deux « nôtres », qui sont aussi bien deux
identités en puissance – l’une par laquelle il se perd, l’autre par laquelle il s’accomplit4.

On perçoit l’originalité de ce que l’on pourrait appeler le « sujet » plotinien. Mais la situation
de celui-ci est plus étrange et plus instable encore, si l’on s’intéresse aux deux « identités en
puissance » entre lesquelles il se tient. De prime abord, on pourrait trouver étrange de placer
en position symétrique la tension vers l’accomplissement et vers la perdition. Mais cette
symétrie est justifiée par ce que les deux identités en question sont en même temps une forme
d’effacement. D’un côté, la tension vers le supérieur aboutit à une fusion avec l’âme hypostase,
le Noûs, puis l’un, dans laquelle la particularité du sujet est progressivement abolie. De l’autre,

1
Ennéade II, 3 [52], 9, 30-33 ; traduction Bréhier, Ennéade II, p. 36. Dans le même sens, on pourra lire le
chapitre 10 du traité I, 1 [53], 5-7, où Plotin déclare : « Le mot nous peut ou bien désigner l’âme avec la bête,
ou bien ce qui est au-dessus de la bête. La bête, c’est le corps doué de vie. Autre est l’homme véritable et pur
de toute bestialité. » Traduction Bréhier, Ennéade I, op. cit. p. 46.
2
C’est en ce sens que S. L. R. Clarke développe l’idée d’un « dualisme non cartésien » chez Plotin, cf.
« Plotinus : Body and Soul », dans The Cambridge Companion to Plotinus, op. cit., p. 276-279 en particulier.
3
On peut suivre spécifiquement le développement de ce thème dans le traité III, 4 [15], « Du démon qui
nous a reçu en partage ». Selon une même logique, peut-être simplifiée par rapport à la doctrine de II, 3 [52],
9, le deuxième chapitre du traité IV, 7 [2] affirme que l’âme constitue le principe du mélange de l’âme et du
corps : il faut qu’un élément du mélange en constitue l’unité tout en le transcendant.
4
G. Aubry, « Puissance, trace et désir : l’équivocité de la « dunamis » et la réciprocité procession-conversion
chez Plotin », dans Expérience philosophique et expérience mystique, Ph. Capelle (éd.), Paris : Les Editions du
Cerf, 2005, p. 129.

83
il y a encore une abolition, mais comme perdition : l’âme, en s’abîmant dans la hulè, affirme,
contre le principe, sa singularité auto-destructrice. Or ce mouvement correspond aussi à une
réalisation de l’identité humaine, puisqu’elle se situe dans la continuité exacte du mouvement
processif entendu comme apostasie particularisante. En ce sens, aller s’échouer aux rives de la
matière n’implique pas moins un mouvement vers soi-même que l’ascension vers l’un.
L’identité humaine est foncièrement mouvante et paradoxale, non seulement parce qu’elle n’a
lieu que comme une situation dynamique entre deux pôles, mais aussi, et plus encore, parce
que le mouvement vers l’un ou l’autre de ces pôles doit être pensé à la fois comme une
réalisation et une abolition.
On peut comprendre cette idée sous un autre angle, en examinant le rapport entre le
propre du sujet et son bien. Plotin distingue deux étapes dans l’ascension vers le bien, à savoir
la recherche de son bien propre, puis celle du Bien en soi1, mais celles-ci sont dans une parfaite
continuité, puisque se réaliser revient toujours à se porter au-delà de soi, en direction du
principe. C’est pourquoi le bien d’un être consiste à suivre sa nature propre2, mais en même
temps à se porter vers ce qui est meilleur et plus haut que soi3, sans que ces deux formulations
soient contradictoires. En régime plotinien, ce que je suis proprement est mon bien, et se situe
au-delà de moi-même. C’est la raison pour laquelle la vertu réside dans « l’arkhaion de
l’âme »4 : ce terme renvoie en même temps à son point le plus intime et au lieu où elle se
déborde vers les réalités plus hautes, qui la maintiennent et constituent l’objet de sa quête –
chaque âme devrait parler à son principe comme le fera Augustin : « Tu autem eras interior
intimo meo et superior summo meo »5. Cette structure de l’identité renvoie donc à un trait
essentiel, et peut-être une difficulté majeure du plotinisme : lorsque l’âme se porte vers le
principe ou vers la matière, quand se constitue-t-elle, et quand se perd-elle ? Y a-t-il, vraiment,
sur ce point, une juste mesure qui nous permettrait d’être simplement nous-mêmes ? Pour
anticiper un peu sur les analyses ultérieures, cette conception de l’identité ne doit-elle pas
amener vers cette conclusion que le devenir métaphysique de l’homme est toujours à la fois et
indissociablement une constitution et une défection, qu’il s’oriente vers l’un ou vers la matière ?

1
Pour cette double dimension de l’ascension, cf. le premier chapitre du traité I, 7 [54].
2
Ennéade I, 7 [54], 1, 4-5 : « Le bien naturel, pour l’âme, c’est sa propre activité. » Traduction Bréhier,
Ennéade I, op. cit., p. 108. Voir également toute la fin du premier chapitre de l’Ennéades VI, 5 [23] (l. 14-26).
3
Ennéade VI, 7 [38], 27, 4-9 : « Dire le bien d’un être, ce n’est donc pas dire ce qui lui est propre ! – Non, le
bien d’un être doit s’estimer par quelque chose de mieux que par ce qui lui est propre, par ce qui lui est
supérieur » ; traduction Bréhier, Ennéades VI1, op.cit., p. 99.
4
Ennéade II, 3 [52]. 8, 14.
5
Augustin, Confessions, 3, 6, 11.

84
Il est évidemment trop tôt pour répondre, mais il faudra rappeler la question. Revenons pour
l’heure aux possibilités de l’âme, à partir de la structure qui vent d’être décrite.

2. Les possibilités éthiques de l’âme humaine

a. La conversion vers les principes : liberté et vertu

Il convient à la psukhè de s’élever depuis sa situation incorporée jusqu’au Noûs, où son


sommet réside éternellement. Cette remontée constitue une purification et un retour vers son
origine, après lequel il lui faut tendre vers le principe de toutes choses1. L’individu doit se
convertir vers le supérieur, et ultimement vers le premier, selon un mouvement d’union et
d’assimilation à sa racine transcendante2, qui représente l’essentiel de l’éthique plotinienne.
Le traité « Des vertus » (I, 2 [19]), distingue les « vertus supérieures » des « vertus
civiles », qui concernent le comportement dans le monde. Ce comportement est inscrit dans
un ordre qui l’excède, comme cela apparaît notamment à travers l’examen de l’influence des
astres, dans le traité II, 3 [52], où Plotin écrit que notre vie est, dès l’entrée en ce monde,
soumise à la nécessité 3 . Il affirme également que l’homme possède, contrairement aux
animaux, un « principe libre »4, permettant l’exercice des vertus supérieures, dont l’exercice
consiste à « fuir d’ici », selon l’injonction platonicienne, et à s’assimiler au dieu5. Le principe
libre ne détermine pas une marge de manœuvre pour notre comportement mondain, mais un
ancrage dans l’intelligible, grâce auquel il est possible, par conversion, d’échapper à
l’enlisement sensible, et de s’unir aux réalités les plus hautes. Comme nous l’avons souligné, le
chemin éthique de la libération est donc dirigé vers l’intérieur et vers le haut, puisqu’il s’agit de
se soustraire aux influences corporelles des passions et troubles divers, en recentrant son
activité sur soi – c'est-à-dire en fait sur ce qui, au-delà de moi-même, me fait être ce que je

1
Ennéade IV, 4 [28], 4, 1 : « Quand elle est dans l’intelligible, elle voit le Bien par l’intermédiaire de
l’Intellect » ; traduction Bréhier, Ennéade IV, op. cit., p. 105 (modifiée).
2
Ennéade IV, 4 [28], 2, 24-29 : « Si elle [l’âme] vit dans le monde intelligible, elle possède, elle aussi,
l’immutabilité ; elle est ce que sont ces objets [...] elle va vers l’Intellect, puis elle s’accorde avec elle ; enfin elle
arrive à un état d’union impérissable, si bien que les deux ne font qu’un. » Traduction Bréhier, Ennéade IV,
op. cit., p. 104.
3
Ennéade II, 3 [52], 9, 10-12.
4
Ennéade III, 3 [48], 4, 6-7.
5
Voir en particulier Ennéade I, 2, [19], 1 et 2. Il est vrai cependant que cette opposition peut-être relativisée,
notamment en regard du traité I, 8, [51], où Plotin déclare, au chapitre 6, que la fuite ne consiste pas à quitter
la terre, mais à « être juste et pieux avec prudence ». Entre vertus civiles et vertus supérieures, il y a donc plutôt
continuité qu’opposition, comme on va le constater.

85
suis. La liberté humaine est donc une capacité à s’assimiler aux principes1, qui sont eux-mêmes
« libres » au sens de ce qui exerce un acte conformément à sa propre nature et au bien2.
Cette description du mouvement conversif, permettant d’échapper aux vicissitudes de la
vie dans le monde, permet de comprendre la véritable teneur des « vertus civiles ». Il y a pour
l’âme un dommage, au moins apparent, à se porter vers les corps, de sorte qu’être bonne signifie
mener une vie indépendante de ceux-ci3. La vertu est une purification de la psukhè vis-à-vis du
substrat corporel, résultant de la conversion vers l’Intellect, de la contemplation des
intelligibles4, et de l’union avec les principes. Seule la persistance de certains mouvements dans
la partie irrationnelle de l’âme peut alors déranger et empêcher cette union, mais lorsque ces
mouvements cessent, l’homme « est purement et simplement un dieu »5. Il est intéressant de
constater à cette occasion que dans le traité « Des vertus » Plotin semble faire du Noûs
l’aboutissement de la vertu6, comme si l’union à l’un relevait encore d’une autre logique – et
l’on retrouve ainsi l’idée du deuxième un comme sommet de la procession.
Le troisième chapitre de I, 2 [19] définit le rapport entre les deux formes de vertu :

En quel sens disons-nous que les vertus sont des purifications et que par la purification, nous devenons
semblables à Dieu ? N’est-ce pas parce que l’âme est mauvaise tant qu’elle est mêlée au corps, qu’elle est en
sympathie avec lui et qu’elle juge d’accord avec lui, tandis qu’elle est bonne et possède la vertu si cet
accord n’a pas lieu, et si elle agit toute seule (action qui est la pensée et la prudence), si elle n’est pas en
sympathie avec lui (et c’est là la tempérance), si, le corps une fois quitté, elle ne ressent plus la crainte (c’est
le courage), si la raison et l’intelligence dominent sans résistance (c’est la justice). L’âme, ainsi disposée,
pense l’intelligible, et elle est ainsi sans passion. Cette disposition peut être appelée, en toute vérité,
ressemblance avec Dieu, car l’être divin est pur de tout corps et son acte également7.

Les vertus telles que nous les connaissons constituent l’exercice d’un acte qui, à l’état pur dans
l’intelligible et les principes séparés, implique pour nous un retrait vis-à-vis des conditions de

1
On lira sur ce sujet, G. Leroux, « Human Freedom », dans The Cambridge Companion to Plotinus, op. cit.,
p. 292-314. On pourra lire par exemple (p. 304) : « Human freedom can be imagined only through its original
and essential participation in the freedom of the One through the mediation, at once ontological and spiritual, of
Intellect. »
2
Voir par exemple le chapitre quatre du traité VI, 8 [39], centré sur la liberté du Noûs, elle-même conçue
dans son rapport à l’un. Nous reviendrons sur ce chapitre de façon précise lorsqu’il sera question du rapport
de la liberté et volonté de l’un avec la négativité de l’apophase.
3
Ennéade I, 2 [19], 3 en entier. Et Ennéade I, 8 [51], 7, 12-16.
4
Ennéades I, 2, [19], 4, qui examine les rapports entre purification, vertu et conversion.
5
Ibid., fin du chapitre 5 et début du chapitre 6.
6
Ibid., 6, 11-27.
7
Ibid., 3, 10-22 ; traduction Bréhier dans Ennéade I, op. cit., p. 54.

86
l’existence sensible. Le traité VI, 8 [39], dans un premier moment consacré à la liberté
humaine, montre que le comportement dans le monde est un lieu de liberté dérivée. L’agir
humain empirique dépend entièrement des conditions externes qui lui permettent de
s’exprimer ; par exemple, le courage doit attendre la guerre, et en général « la vertu se voit
toujours soumise à la nécessité d’accomplir tellle ou telle chose en fonction des
circonstances »1. Comme le bon médecin préfèrerait n’avoir aucun patient à soigner, la vertu
véritable préfèrerait n’avoir aucune occasion de s’exprimer, puisque cette expression implique
une situation de compromission avec la vie sensible2. D’où la conclusion du cinquième
chapitre : les actes ne dépendent pas de nous, mais seulement la disposition intérieure résidant
« dans l’intellect en repos libre de toute action »3. C’est pourquoi le Noûs peut être considéré
soit comme disposant des vertus en un sens originaire, soit comme le point où la vertu trouve
sa condition de possibilité en même temps qu’elle disparaît – dans la mesure où elle recouvre
un certain effort de dégagement vis-à-vis d’une extériorité4. Dans l’âme, en revanche, même
séparée, on peut encore parler de vertus, en tant qu’elle réalise sa propre identité et son bien
dans une tension en direction du Noûs, même lorsque son rapport est pur d’emblée, comme
c’est le cas pour l’Âme hypostase5. L’Intellect est le lieu de la vertu en même temps que son
point d’extinction, puisqu’il ne saurait y avoir pour lui d’effort de dégagement vis-à-vis d’une
nécessité extérieure6.
La démarche unitive exige de laisser derrière soi les conditions d’existence sensible, et
notamment, le temps. Or la pensée humaine relève habituellement d’un mode de pensée
temporel, lié au langage et au raisonnement7. S’unir au principe implique par conséquent de
passer par ce niveau de noèsis, puis de l’abandonner au profit des modalités supérieures. La

1
Ennéade VI, 8 [39], 5, 11-13 ; traduction L. Lavaud, Traités 38-41, op. cit., p. 210-211. Tout le chapitre est
consacré au développement de cette idée.
2
Ibid., 13-22.
3
Ibid., 34-37, et l. 37 pour le passage cité ; traduction L. Lavaud, ibid., p. 212.
4
Le chapitre 7 de ce traité « Des vertus » expose la signification que peut prendre la vertu dans les principes
supérieurs. Par exemple, dans l’Intellect, la sagesse est identique à la pensée, la tempérance est simplement son
rapport à soi, la justice est la pure réalisation de ce qui lui est propre etc.
5
On lira le chapitre 6 du même traité qui développe ce point en soulignant que les vertus ne sont pas des
vertus dans l’Intellect mais simplement son acte (energeia) et son essence ou son être même (ho estin, l. 15),
tandis qu’elles impliquent déjà pour l’âme un rapport avec autre chose qu’elle-même, c'est-à-dire l’Intellect.
6
Cela correspond en tous cas à ce que Plotin écrit expressément. Toutefois, si ce que nous avons dit au sujet
de la matière intelligible est exact, il faudrait penser avec elle, déjà, quelque nécessité qui s’exerce sur lui et en
lui-même. Nous reviendrons sur ce point lorsqu’il sera possible d’éclairer le sens global de l’anankè.
7
Ennéade IV, 3 [26], 18, Plotin y indique que les âmes n’usent du langage et du raisonnement (logismos) (du
moins au sens habituel du terme) que dans les corps, car ils sont liés à la temporalité et la nécessité de décider
dans l’incertitude.

87
pensée discursive (dianoia), que décrit la fin du chapitre 9 du traité I, 1 [53] est une activité
proprement psychique (indépendante de l’union avec le corps) dont Plotin indique qu’elle
« soumet à la critique les images issues de la sensation, contemple déjà des idées, et les
contemple en les sentant, en quelque sorte. »1 C’est parfois à cet aspect de notre âme que
Plotin identifie directement le moi2, et c’est là que semble résider la capacité à aller au-delà de
soi – ce qui confirme que nous sommes proprement ce dynamisme qui nous porte en amont
de nous-mêmes. Ainsi, la conversion et l’assimilation aux principes supérieurs constituent
certes une réalisation de notre identité, mais cette réalisation implique d’abandonner notre
individualité pour exister sur un tout autre mode. Aussi Plotin dit-il, en parlant de l’union
avec l’Intellect :

Mais comment se souvient-il de lui-même [lorsqu’il est dans le monde intelligible] ? Il n’a plus du tout le
souvenir de lui-même ; il ne se rappelle pas, par exemple, que c’est lui, Socrate, qui contemple, il ne sait
pas s’il est une intelligence ou une âme3.

Evoquant, dans le traité VI, 5 [5], 7, l’expérience de l’union à l’Etant (c'est-à-dire au


Noûs) l’Alexandrin écrit encore :

Si l’on pouvait se retourner […] on se verrait à la fois Dieu, soi-même, et l’être universel. On ne se verrait
pas d’abord identique à l’être universel ; mais ensuite, comme il n’y a pas un point ou fixer ses limites, de
manière à dire : « jusque là, c’est moi », on renonce à se séparer de l’être universel4.

Ce texte donne raison à Georges Leroux, lorsqu’il souligne que notre identité s’affirme dans la
recherche du bien, c'est-à-dire de l’un, « mais paradoxalement, plus notre identité parcourt la
route vers le bien, plus elle s’éloigne d’elle-même en se fondant dans l’intelligible universel »5.

1
Ennéade I, 1 [53], 9, 18-20 ; traduction Bréhier, Ennéade I, op. cit., p. 45. On lira aussi le chapitre 3 du traité
V, 3 [49], sur lequel nous allons revenir immédiatement.
2
« Pour nous, nous sommes cette partie principale de l’âme qui est intermédiaire entre deux puissances, l’une
inférieure et l’autre supérieure, la sensation et l’Intellect » Ennéades V, 3 [49], 3, 37-39 ; traduction Bréhier,
Ennéade V, op. cit., p. 52. On peut aussi renvoyer à I, 1 [53], 7, 16 sq. V. Jankélévitch souligne très clairement
ce point dans l’introduction à sa traduction du traité I, 3 [20], cf. Ennéade I, 3, « De la dialectique », Paris :
Les Editions du Cerf, 2003, p. 57-58 : « La raison discursive, c’est nous-mêmes, car notre âme s’en sert
constamment, bien mieux, l’âme, dans son état naturel, s’identifie à la dianoia qui progresse à travers les
concepts ».
3
Ennéade IV, 4 [27], 2, 1-3 ; traduction Bréhier, Ennéade IV, op. cit., p. 103.
4
Ennéade VI, 5 [23], 7, 11-16 ; traduction Bréhier, Ennéade VI1, op. cit., p. 205.
5
G. Leroux, « Human Freedom », dans The Cambridge Companion to Plotinus, op. cit., p. 305.

88
Cette identité est comme la vertu : non un fait mais un programme dont la réalisation
implique le passage à un mode d’existence ne laissant plus de place à ce que l’identité ou la
vertu signifiaient au départ pour la vie mêlée aux corps. On vérifie ici encore que le progrès
éthique vers soi-même implique une extase qui constitue en un sens une abolition.
On retrouve donc une structure métaphysique dans laquelle les conditions de quelque
chose (identité, liberté, vertu), sont situées sur un plan où la chose elle-même trouve sa
réalisation la plus pleine en même temps qu’elle n’existe plus à proprement parler. Autrement
dit, dans l’univers plotinien, il arrive souvent que le dérivé trouve dans le niveau supérieur à la
fois un fondement et un point d’abolition – et cette idée prendra évidemment un sens critique,
lorsqu’il s’agira de l’appliquer au principe absolu.

b. Vers la matière : la double faute de l’âme

Il existe pour l’âme une autre possibilité que la conversion vers les réalités supérieures. Si
le rapport avec leurs corps n’implique aucun mal pour l’Âme du monde ni pour celle des
astres1, il en va autrement pour les âmes individuelles « sublunaires », dont le statut permet la
rencontre des maux. Plus encore, certaines formulations laissent penser qu’elles sont coupables
non seulement de leurs vices ici-bas, mais aussi de la « descente » dans les corps :

Quant à la faute (hamartia), elle est double ; celle dont l’âme est accusée pour être descendue, et celle qui
consiste dans les mauvaises actions qu’elle commet une fois venue ici2.

L’union de l’âme et du corps constitue un obstacle à la pensée et à la conversion vers


les choses supérieures ; elle emplit ensuite la psukhè de plaisirs, de craintes, et de troubles
divers3. Et, de même que le bien consiste pour l’âme dans l’union avec les réalités dont elle est
parente, le mal réside dans l’union avec les êtres qui lui sont contraires, ou extérieurs4 – c’est-à-
dire les corps, et, au-delà, la matière.
La présentation du Noûs et de l’Âme du monde avait révélé une ambiguïté inhérente à la
procession : à la fois déperdition et création, affaiblissement et enrichissement. Mais que

1
Ennéade IV, 8, [6], 4, 25-27 : « Car ce n’est point un mal pour l’âme de donner au corps la force d’exister,
tant que la providence qu’elle exerce sur l’être inférieur ne l’empêche pas de rester dans un séjour meilleur. » ;
traduction Bréhier, Ennéade IV, op. cit., p. 218.
2
Ibid., 5, 16-18 ; traduction Bréhier, ibid., p. 222.
3
Ibid., 2, 43-46.
4
Ennéade II, 3 [52], 8, 14-15.

89
devient ce modèle lorsque le mal entre en jeu ? La procession dépend-elle ici d’une faute
imputable aux âmes partielles, ou celle-ci sont-elles sous l’influence de quelque autre chose ? Et
dans les deux cas, comment Plotin intègre-t-il la source du mal à un univers métaphysique
placé sous le règne du bien ? Pour le comprendre, il faut passer à l’analyse du sensible.

90
CHAPITRE III

LE SENSIBLE – ONTOLOGIE ET THEODICEE

Les rapports « psycho-somatiques » sont le lieu d’une difficulté apparemment originale


(mais qui répercute en fait les embarras attachés à la procession en général). Cette difficulté
peut être abordée sous deux angles. D’un point de vue ontologique, tout d’abord, les corps
sont-ils une pure expression de l’action psychique, ou incluent-ils un facteur hétérogène à cette
action ? Cela revient à demander si leur production s’inscrit parfaitement dans la continuité
des niveaux précédents, ou si elle implique une rupture, au sens où quelque chose accentuerait
la dispersion formelle. D’un point de vue axiologique, cette alternative devient celle de la
responsabilité des principes vis-à-vis du mal, c'est-à-dire d’une « théodicée » plotinienne1.
Faut-il faire des corps l’origine indépendante des maux, ou bien ces derniers sont-ils le résultat
direct d’un acte de l’âme (et donc des instances dont elle est issue) ? Chacune de ces possibilités
induit une aporie. En effet, si les corps et le mal qu’ils paraissent induire viennent directement
des principes antérieurs, ceux-ci en portent la responsabilité, ce qui semble contraire à la
perfection que leur attribue Plotin. Mais si les corps enferment un facteur hétérogène, celui-ci
pourrait témoigner d’une opposition métaphysique à la puissance des principes, et introduire
par conséquent un risque de dualisme – il faudrait en tous cas chercher l’origine de ce facteur.
Une solution séduisante consisterait à éliminer le problème en dissolvant les maux – mais est-
ce bien la réponse plotinienne ?
Toutes ces difficultés renvoient évidemment à la matière quant à son rôle dans la
formation du corporel, et nous conduiront à demander, au chapitre suivant, si elle est la source
d’une dynamique hétérogène au mouvement processif normal, ou bien le résultat de ce
mouvement ? Seule l’étude de la hulè permettra de répondre pleinement à cette question et de
comprendre sa portée réelle. Pour l’heure, il s’agit seulement de montrer que la conception du

1
Nous nous autorisons ici, pour l’emploi du terme de théodicée en contexte plotinien, d’un usage déjà établi
dans la tradition commentariste – et notamment chez D. O’Brien, qui renvoie lui-même à des commentateurs
antérieurs, cf. D. O’Brien, Théodicée plotinienne, théodicée gnostique, Leyde : Brill, 1992, notamment p. 3,
n. 4.

91
monde sensible par Plotin trahit de plusieurs manières son embarras lorsqu’il envisage la
matérialité.
Cet embarras sera envisagé à travers trois problèmes. En premier lieu, nous interrogerons
cette phase de la procession traditionnellement désignée comme la « descente », afin de
déterminer la nature du dynamisme qui détermine l’incorporation des âmes individuelles.
Ensuite, il sera question de l’ontologie des corps, et d’une éventuelle dimension extra-formelle
du sensible. Enfin, on abordera la théodicée proprement dite, en essayant de définir la manière
dont Plotin rend compte de l’apparition des maux – ce qui formera le cœur de ce chapitre.

I. La « descente » des âmes

Qu’est-ce qui détermine la « descente » des âmes vers le sensible, qui apparaît comme
une chute ? Nous montrerons tout d’abord que l’incorporation ne suppose aucune initiative
rebelle à l’ordre de la procession. Il faudra pour cela se pencher sur le thème de l’« audace » des
âmes, puis examiner les arguments plotinien visant à intégrer la descente dans la marche
normale de la procession. Ensuite, nous mettrons en exergue certains textes qui, contre cette
logique (ou en plus d’elle), témoigneraient d’une influence exercée sur les âmes par les corps, et
donc d’une dynamique d’origine non psychique déterminant l’incorporation.

A. Audace et procession

Il faut partir du traité IV, 8 [6], intitulé par Porphyre « De la descente de l’âme dans le
corps ». Il semble parfois que Plotin voie dans cette descente un méfait de l’âme, comme au
cinquième chapitre de IV, 8 [6], lorsqu’il évoque la « double faute ». Il ne sera question pour
l’heure que de la première, à savoir la descente, et non de la deuxième, dont la compréhension
demande une élucidation des rapports de l’âme avec la matière après son incorporation. Le
chapitre 4 du traité présente lui aussi ce mouvement comme le fruit d’une volonté propre des
âmes, par lesquelles elles s’individualisent en un mouvement de rébellion contre l’ordre

92
normal1. Dans le traité V, 1 [10], la même position semble relayée par le thème d’une
« audace » des âmes :

Le principe du mal, pour elles, c’est l’audace (tolma), la génération, la différence première, la volonté d’être
à elles-mêmes. Joyeuses de leur indépendance, elles usent de la spontanéité de leur mouvement pour courir
à l’opposé de Dieu […] la cause de leur totale ignorance de Dieu se trouve être leur estime pour les choses
d’ici-bas et leur mépris d’elles-mêmes. Car poursuivre et admirer une chose, c’est, pour l’être qui l’admire
et la poursuit, se reconnaître inférieure à elle2.

Ce thème de la tolma nous ramène au Noûs. Il n’est pas possible de comprendre dès à présent
le lien entre les deux formes d’audaces, mais c’est le même problème qui revient : la
justification d’un aspect de la procession affecté d’une nuance de chute dont la responsabilité
ne reposerait pas sur les principes antérieurs. En s’appuyant notamment sur ce texte, Bréhier
croit déceler dans le traitement plotinien de la descente un « contraste persistant » entre deux
perspectives, issues de deux ambitions hétérogènes : d’une part décrire la structure
métaphysique de l’univers, et d’autre part comprendre la destinée des âmes individuelles3.

1
Ennéade IV, 8 [6], 4, 10 sq. : « Chacune [des âmes] veut être à elle-même ; elle se fatigue d’être avec un
autre ; et elle se retire en elle-même ; [...] elle multiplie son action et n’envisage que des fragments [...] elle
vient et se tourne vers cet unique objet [sc. le corps qui la reçoit], battu par tous les autres ; elle s’écarte de
l’ensemble ; elle gouverne avec difficulté son objet particulier ; elle est maintenant en contact avec lui » ;
traduction Bréhier, ibid., p. 221.
2
Ennéade V, 1 [10], 1, 3-17 ; traduction Bréhier, Ennéade V, op. cit., p. 15. Bréhier recense les textes allant
dans le même sens dans La philosophie de Plotin, Paris : Vrin, 1928, troisième édition, 1999, p. 66-67, à savoir
surtout IV, 3 [27], 12 (l’image du miroir de Dionysos, sur laquelle on reviendra) et 17 (où Plotin affirme que
ce n’est pas un bien pour les âmes de procéder « plus bas », jusqu’aux régions inférieures), ainsi que IV, 8, [6],
4 (et non 5, comme l’indique Bréhier), qui décrit la perte des ailes comme le fruit d’une volonté propre des
âmes, « fuyant la totalité (pheugousa to pan) », qui s’affairent auprès des corps (la traduction de Bréhier exagère
ici cette dimension de volonté individuelle – on se réfèrera plutôt à celle de L. Lavaud, Traités 1-6, op. cit.,
p. 246. On peut y ajouter un passage de IV, 8 [6], 7, qui assigne la cause du mal à l’empressement excessif des
âmes auprès du monde sensible, bien que ce dernier texte semble porter davantage sur le comportement
individuel après la descente. La pensée de Plotin est si claire sur ce point que ne nous pencherons pas sur le
détail de ces textes. Il suffira de les relire en leur restituant leur valeur métaphorique, et surtout en comprenant
la doctrine plotinienne de la volonté. On peut noter toutefois que dans la notice de présentation du traité IV,
8 [6], Bréhier est plus prudent, mais reconduit son analyse, en assimilant, sur le fondement du quatrième
chapitre, la descente à un péché volontaire (cf., Ennéade IV, op. cit., p. 213) ; l’interprète mentionne ensuite la
solution de Plotin comme « harmonie préétablie » entre le mouvement propre de l’âme et la « loi de
l’univers » ; il semble toutefois évoquer ce point en tant que difficulté, alors que la conception plotinienne du
volontaire rend cette solution tout à fait praticable, ainsi qu’on va le constater – et d’ailleurs fort proche de
celle Leibniz.
3
Bréhier, La philosophie de Plotin, op. cit., p. 64. J.-M. Narbonne souligne que Bréhier s’inscrit ainsi dans une
lignée de commentateurs qui tentent de résoudre certaines difficultés inhérentes à la pensée plotinienne en
distinguant, dans les Ennéades, deux points de vue qu’il décrit comme « objectif » et « subjectif ». Le premier
adopterait une perspective surplombante sur la procession, selon laquelle le mal est issu de la seule nécessité

93
Certains textes s’exprimeraient ainsi en des termes suggérant une initiative imputable à l’âme
individuelle. Malgré cette double approche, Bréhier voit là une « contradiction indéniable »,
que le texte plotinien ne permettrait pas de lever1. Il envisage néanmoins une solution : la
descente serait un mouvement processif nécessaire, mais à l’égard duquel chacun est
susceptible d’adopter une certaine « attitude » – laquelle manifesterait l’intuition plotinienne
d’une « activité proprement subjective »2.
Le texte des Ennéades permet de récuser directement une telle exégèse, tant pour le
diagnostic que pour la solution. Plotin, en effet, loin de méconnaître la tension entre ces
perspectives, en fait le point de départ de sa réflexion dans le traité IV, 8, [6]. C’est que Platon,
écrit-il, « ne dit pas toujours la même chose » sur l’âme3. L’Alexandrin oppose deux séries de
textes, tirés notamment du Phèdre et du Timée. D’un côté, dans le mythe du Phèdre retraçant
la destinée des âmes, le monde sensible est mauvais, et la « descente » identifiée à une « perte
des ailes »4 ; on est donc dans le registre éthique de la chute. En revanche, selon le Timée,
« l’âme de l’univers a été envoyée en lui [sc. le monde sensible] par Dieu, ainsi que l’âme de
chacun de nous, afin que l’univers fût parfait »5. Le problème, avant même celui de l’initiative
et de la faute, porte donc sur la valeur de la procession comme incorporation, dans une
perspective qui est au moins autant cosmologique et métaphysique qu’éthique. L’objectif de
Plotin est précisément de concilier les deux points de vue, afin de montrer qu’il n’y a en fait
sur ce point aucun « contraste persistant » :

Il n’y a donc pas de contradiction entre ces expressions : l’ensemencement dans le devenir, la descente en
vue de l’achèvement de l’univers, le jugement et la caverne, la nécessité et le volontaire – puisque le
volontaire est justement compris dans la nécessité6.

Isabelle Koch, dans un article intitulé « Tolma et kakia dans la réflexion éthique sur le
mal chez Plotin »1, soutient que la description de la descente des âmes n’implique en fait

processive, tandis que le second regarderait la descente sous l’angle plus particulier de l’existence humaine
(J.-M. Narbonne, dans Les deux matières recense et discute la position des interprètes qui tentent de réduire la
tension (apparente) entre les textes en adoptant une telle solution (op. cit., p. 209-211). Certains des auteurs
évoqués adoptent cette position en opposant la descente à l’activité de l’homme dans le monde après
l’incarnation. Bréhier, en revanche, situe bien cette contradiction au sein même de la doctrine de la descente.
1
Bréhier, La philosophie de Plotin, op. cit., p. 68.
2
Ibid.
3
Ennéade IV, 8 [6], 1, 27.
4
Ibid., 33-41.
5
Ibid., 46-48.
6
Ibid., 5, 1-4 ; traduction L. Lavaud, Traités 1-6, op. cit., p. 247.

94
aucune rupture avec la nécessité normale du mouvement processif. Cette description
appartiendrait à l’ensemble de « ces récits à structure mythique dont Plotin a précisément
codifié la lecture dans le traité 50 »2, et il conviendrait par conséquent de conclure que « même
dans l’éthique, la dissemblance [d’avec le principe] n’a pas besoin, pour rendre compte de sa
possibilité et de sa signification, d’autre chose que de l’éloignement processif »3. Le motif de
rupture éthique ou axiologique, qui semblait se profiler avec le thème de l’audace renverrait au
déploiement normal de la procession4. Tentons de préciser ce point.

B. Réintégration de l’audace

1. Le régime normal de la procession

On peut distinguer deux grands arguments élaborés par Plotin pour expliquer et justifier
la descente, étayant l’interprétation d’Isabelle Koch. En premier lieu, il invoque la nécessité du
mouvement processif, comme au chapitre 12 de IV, 3 [27] :

Tout est déterminé par l’assujettissement à une raison unique ; tout y est réglé, aussi bien la descente et la
montée des âmes que tout le reste5.

Il s’agit bien, à ce stade comme aux précédents, d’exprimer une puissance qui ne doit pas rester
« cachée »6.
La question était traitée en IV, 8 [6], notamment au chapitre 7, de manière plus précise.
Il est meilleur pour la psukhè de rester dans l’intelligible, mais si elle s’incorpore, c’est par la

1
I. Koch, « Tolma et kakia dans la réflexion éthique chez Plotin », dans Kairos, n. 15, op. cit. p. 75-98.
2
Ibid., p. 84.
3
Ibid., p. 89.
4
Il est peut-être utile dissiper un malentendu éventuel et de clarifier un point en anticipant un peu : le thème
de l’audace nous semble bien révélateur d’un problème de fond, comme nous le suggérons en examinant son
emploi depuis l’examen de la matière intelligible, mais celui-ci n’est nullement lié, comme le voudrait Bréhier,
à la dimension subjective de la descente – il ne fait que refléter une difficulté inhérente à la procession tout
entière.
5
Ennéade IV, 3 [27], 12, 17-19 ; traduction Bréhier, Ennéade IV, op. cit., p. 79.
6
Ibid., 6, 1-18. Nous y reviendrons lors de l’examen de la procession du premier principe. La fin du chapitre 5
de ce même traité développe déjà cette idée en insistant sur ce que la descente constitue l’occasion pour l’âme
de déployer des puissances qui sans cela resteraient cachées, ou vaines (l. 24-38). Plus généralement, tout le
chapitre 6 développe cette idée.

95
nécessité de sa nature, qui exprime la place qu’elle occupe au sein de la procession. La descente
elle-même ne saurait donc fonder nul blâme1.
Cette position sera réaffirmée telle quelle au cours du grand traité « De la providence »
(III, 2 [47], et 3 [48]), où Plotin explique « quel est le mode de naissance et de production des
choses, dont quelques unes sont assez contraires à la droite règle pour nous faire douter de la
Providence »2. Bien que le problème soit le mal dans le monde, la descente y est évoquée, et
l’on voit que la « faute » relève en fait du mouvement processif normal :

Mais à l’origine, pourquoi l’inférieur, pourquoi la faute ? Je l’ai dit souvent ; tous les êtres ne sont pas de
premier rang ; or les êtres de second et de troisième rang sont de nature inférieure à ceux qui les précèdent,
et la plus faible impulsion suffit à les faire dévier de la ligne droite3.

Les êtres qui ont procédé sont moins parfaits, et donc susceptibles de faillir. La procession est
invoquée comme source d’un moindre bien, dans une activité qui reste l’expression de la
puissance des principes. L’audace des âmes s’inscrit par conséquent dans la continuité de celle
du Noûs (VI, 9 [9], 5).

2. Le nécessaire et le volontaire

Il faut se pencher à présent sur les explications plus précises de la descente au-delà de la
nécessité générale de la procession. L’une des clefs pour comprendre comment Plotin réduit la
divergence apparente des textes platoniciens est la proposition de IV, 8 [6], 5, selon laquelle le
« volontaire » (hékousion) est compris dans la « nécessité » (anankè). Cette idée constitue l’une
des clefs de toute sa théodicée :

En général, la liberté dans la descente n’est pas contradictoire avec la contrainte. C’est toujours
involontairement qu’on va au pire, mais comme on y va par son mouvement propre, on peut dire que l’on
subit la peine que l’on se fait1.

1
Ennéade IV, 6 [8], 7, 2-6 : « Il est mieux pour l’âme d’être dans l’intelligible, mais il est nécessaire, avec la
nature qu’elle a, qu’elle participe à l’être sensible ; il ne faut pas s’irriter contre elle, si elle n’est pas un être
supérieur en toutes choses : c’est qu’elle occupe dans les êtres un rang intermédiaire » ; traduction Bréhier,
Ennéade IV, op. cit., p. 224.
2
Ennéade III, 2, [47], 5-6 ; traduction Bréhier, Ennéade III, op. cit., p. 25.
3
Ennéade III, 3 [48], 4, 45-48 ; traduction Bréhier, Ennéade III, op.cit., p. 88. On lira, dans le même traité, au
chapitre 3, « S’il y a plusieurs êtres, ils ne sont pas les mêmes, il doit y avoir des êtres de premier rang, de
second rang, et ainsi de suite selon leur dignité », l. 23-24.

96
La thèse sera explicitée au chapitre 13 de IV, 3 [27] :

Les âmes ne sont donc pas volontaires (hékousai), et elles n’ont pas été envoyées ; ou du moins dans leur
cas le volontaire (to hékousion) ne correspond pas à un choix préalable. C’est plutôt quelque chose comme
bondir naturellement ou comme éprouver le désir d’avoir des relations sexuelles, ou être amené sans
réflexion à accomplir de belles actions2.

La descente est donc nécessaire mais non contrainte ; volontaire (c'est-à-dire spontanée) mais
non choisie3, en tant qu’elle résulte de la nature propre de chaque âme. Ainsi le châtiment
qu’elle mérite n’est autre que la descente elle-même, et, pour certains cas, le fait d’occuper une
place de méchant dans le monde. Plotin en vient donc apparemment à contester l’idée même
d’un envoi des âmes par le dieu :

Au moment voulu, il n’est pas besoin d’un être qui les envoie et qui les conduise, afin qu’elles entrent à tel
moment dans tel corps ; le moment venu, elles y descendent spontanément et elles entrent où il faut. Ce
moment est différent pour chacune ; mais quand il est arrivé, elle descend comme à l’appel d’un héraut.
C’est à croire qu’elle est mue et emportée par une puissance magique d’une attraction irrésistible4.

1
Ennéade IV, 8 [6] 5, 7-10 ; traduction Bréhier, Ennéade IV, op. cit., p. 222. La traduction de la première
phrase par Bréhier constitue une glose, mais celle-ci nous semble justifiée ; après avoir indiqué que les diverses
expressions platoniciennes ne sont pas contradictoires, il ajoute : « oud’holôs to hekousion tès kathodou kai to
akousion au. » Littéralement : « ni non plus le volontaire et l’involontaire dans la descente. » Sur ce point, voir
les deux notes suivantes, et la note de L. Lavaud associée à sa traduction, dans Traités 1-6, Paris : Flammarion,
2002, p. 263, n. 74.
2
Ennéade IV, 3 [27], 13, 17-21 ; traduction L. Brisson, dans Traités 27-29, traduction, introduction et notes
de L. Brisson, Paris : Flammarion, 2005, p. 85 (traduction modifiée, cf. note suivante).
3
Pour un développement de ces points et la résolution de certains problèmes attachés à la conjonction du
volontaire et de la nécessité, on se reportera à D. O’Brien, « Le volontaire et la nécessité, réflexions sur la
descente de l’âme dans la philosophie de Plotin », dans Revue philosophique de la France et de l’étranger, 1977,
p. 401-422. On pourra consulter aussi Théodicée plotinienne, théodicée gnostique, op. cit., p. 5-18. D. O’Brien
consacre une bonne partie de son exégèse à la justification d’une correction du texte de IV, 3 [27], 13, 17
(« hekousai » en « akousai », cf. ibid., p. 14) dont la nécessité est loin d’être évidente. La séquence du
raisonnement est claire : a. / les âmes ne sont ni volontaires (hékousai, l. 17) ni envoyées ; b. / du moins ne
manifestent-t-elles pas le volontaire (to hékousion, l. 18) au sens où elles ont choisi ; on ne comprend guère ce
qui pousse O’Brien à déclarer non plausible cette interprétation en raison de la « rupture du raisonnement »
qu’elle présenterait (p. 15, n. 25). Ici, les traductions d’Armstrong, de Bréhier et de L. Brisson convergent
d’ailleurs – même si, curieusement, ce dernier renvoie à D. O’Brien sur cette phrase même, sans pour autant
adopter l’amendement au texte, comme on l’a constaté, puisque sa traduction rend la notion d’« hekousion »
par « de plein gré » (que nous avons changé en « volontaire » pour faire apparaître la cohérence des textes ; sur
la traduction de hékousion par « volontaire », cf. Théodicée plotinienne, théodicée gnostique, op. cit., p. 14,
n. 24).
4
Ennéade IV, 3 [27], 13, 8-12 ; traduction Bréhier, ibid., p. 80. On verra plus loin en quel sens Plotin entend
réinterpréter ce thème de l’envoi par un dieu.

97
La spontanéité de la descente des âmes dans le corps qui leur convient associe donc la nécessité
et une liberté que Gérard Leroux distingue de celle qui s’exprime dans l’exercice des vertus, et
qu’il qualifie de « pré-empirique »1. La conjonction du nécessaire et du volontaire permet
apparemment d’effacer toute difficulté d’ordre éthique, comme on le voit en III, 4 [15], 5 :

Si la volonté de l’âme est maîtresse, et si la disposition présente issue des vies vécues antérieurement y
domine, le corps n’est plus une cause de mal. Si le caractère de l’âme existe avant le corps, et si l’âme a le
caractère qu’elle s’est choisi […], ce n’est pas ici bas qu’on devient bon ou mauvais. Qu’arrive-t-il donc si
avec un caractère honnête, on tombe sur un corps mal fait ou inversement ?
– C’est que chacune des deux âmes, la bonne et la mauvaise, a plus ou moins le pouvoir de se procurer un
corps correspondant2.

L’âme descend spontanément dans un corps dont les dispositions sont conformes aux siennes,
y compris d’un point de vue éthique, de sorte que les biens et les maux qui lui adviennent par
l’union ne sont que la conséquence de sa nature.

3. Bonté du monde et de la procession

La dernière pièce de l’argument justifiant la réintégration de la descente des âmes dans la


marche normale de la procession consiste à souligner que l’incorporation est une condition
nécessaire d’un état optimal de l’univers. En premier lieu, l’âme y exprime ses puissances –
notamment en ce que la descente lui donne à connaître le mal :

Car l’épreuve du mal constitue une connaissance plus exacte du bien chez les êtres dont la connaissance est
trop faible pour connaître le mal de science certaine avant de l’avoir éprouvé3.

La descente comporte donc un avantage, qui, si l’âme est bonne, ne sera pas accompagné de
véritables inconvénients.
Deuxième justification de l’incorporation, la psukhè contribue, par son action dans le
sensible, à achever et parfaire le monde :

1
G. Leroux, « Human Freedom », dans The Cambridge companion to Plotinus, op. cit., p. 299 ; cette forme de
liberté liée à la procession de l’âme est décrite p. 295-298.
2
Ennéade III, 4 [15], 5, 4-13 ; traduction Bréhier, Ennéade III, op. cit., p. 67.
3
Ennéade IV, 8 [6], 7, 15-17 ; traduction Bréhier, Ennéade IV, op. cit., p. 225.

98
Peut-être faut-il que nos âmes, pour gouverner les corps inférieurs, pénètrent dans leur intimité, si du
moins elles doivent les dominer ; sinon, tout aurait été dispersé vers son lieu propre […] ; il fallait à ces
corps une providence […] ; car ils se rencontrent avec beaucoup de corps étrangers ; toujours soumis au
besoin, il leur faut une assistance continuelle dans les difficultés où ils se trouvent1.

La faiblesse ontologique des corps, leur tendance à la dispersion requièrent l’intervention de


l’âme ; c’est pourquoi la descente peut être décrite comme « envoi par le dieu », dans le
chapitre 6 du même traité IV, 8 [6]. Plotin vient d’expliquer que dans leur chute, les âmes se
font elles-mêmes le mal qu’elles subissent, et poursuit :

Puisqu’une loi éternelle de la nature justifie ces actions et passions, puisque l’être qui se joint au corps en
descendant de la région supérieure vient, par son arrivée, au devant des besoins d’un autre être, on n’est en
désaccord ni avec soi-même, ni avec la vérité, en disant que c’est Dieu qui l’a envoyé2.

Le monde est meilleur en tant que l’âme y descend et prend en charge les corps qui, sans cela,
seraient dispersés. La descente est donc cause de bien, étant donné l’existence de corps à la
conservation desquels il faut pourvoir.
Cette argumentation est complétée par l’idée selon laquelle le monde sensible n’est pas
mauvais en lui-même. Plotin consacre un traité à le montrer, que Porphyre intitulera, de
manière fort explicite : « Contre les gnostiques, ceux qui disent que le démiurge du monde est
méchant et que le monde est mauvais » (II, 9 [33])3. On lit également, dans le premier traité
sur la providence, III, 2 [47] :

On aurait tort de blâmer ce monde et de dire qu’il n’est pas beau, et qu’il n’est pas le plus parfait des êtres
corporels. Il ne faut pas non plus accuser celui qui est cause de son existence4.

La suite rappelle, d’une part, que la production du monde sensible est nécessaire, et d’autre
part, que même si elle faisait l’objet d’une délibération, son producteur « n’aurait pas à rougir »
de son œuvre.

1
Ibid., 2, 9-15 ; traduction Bréhier, ibid., p. 218.
2
Ibid., 5, 10-14 ; traduction Bréhier, ibid., p. 222.
3
De nombreux passage de ce traité sont consacrés à montrer la bonté et la beauté de l’univers, parmi eux, on
retiendra le chapitre 16 en entier, qui insiste d’abord sur son origine divine, puis sur la présence du dieu et de
sa providence, puis reproche aux gnostiques de ne pas savoir regarder l’univers comme il le faut.
4
Ennéade III, 2 [47], 3, 1-3 ; traduction Bréhier, Ennéade III, op. cit., p. 31.

99
La solution plotinienne au problème du mal que constitue, pour l’âme, son
incorporation, tient donc en trois points. En premier lieu, dans la descente, seule la nécessité
processive s’exprime, et non quelque libre choix rebelle à l’ordre général. Ensuite, dans cette
phase de la procession, chaque âme ne fait que suivre sa nature, donc sa volonté (au sens de
disposition spontanée), de sorte que sa descente, tout en étant conforme à la nécessité
processive, peut en même temps constituer une faute dont elle aura à souffrir les justes
conséquences. Enfin, l’union avec les corps permet l’exercice d’une providence spécifique
permettant de les conserver, et donc de maintenir le monde sensible qui possède sa perfection
propre, bien qu’il soit aussi un lieu de troubles pour l’âme. Autrement dit, dans un premier
temps, la responsabilité du mal est attribuée à la procession même. Mais cette position
reviendrait à l’imputer aux principes supérieurs ; le deuxième geste consiste donc à dissoudre le
mal attaché à l’univers sensible, en montrant que ce dernier est foncièrement bon, et que la
descente des âmes contribue à sa perfection, de sorte que l’ensemble du processus est
« innocent ».

C. L’appel des profondeurs

Plotin défend incontestablement l’explication qui vient d’être donnée ; trop d’éléments
convergent pour le nier. Une certaine strate de son discours pourrait cependant révéler une
tension, ou au moins une hésitation.
En premier lieu, il faut évoquer une série d’images concordantes. A commencer par celle
de IV, 7, [27] 13, que nous avons déjà rencontrée, et où l’âme est dite descendre « comme à
l’appel d’un héraut », « mue et emportée par une puissance magique d’une attraction
irrésistible ». Cette image n’implique-t-elle pas une compréhension différente du « mélange de
nécessité et de liberté » inhérent à la descente ? La psukhè paraît en effet répondre à l’appel
émanant d’une instance inférieure, comme peut le faire un être dont la volonté est « séduite »
et captée, de sorte que l’incorporation paraît déterminée en partie par quelque influence
somatique. Or deux textes au moins viennent corroborer cette hypothèse. Le premier, au
chapitre 3 de IV, 6 [41], 3, compare l’effet des corps sur l’âme à celui d’un « charme magique »
(thélgoménè) qui provoque la descente :

100
Elle [l’âme] est donc en rapport avec deux mondes ; par l’un, elle est heureuse et renaît à la vie ; l’autre la
trompe par sa ressemblance avec le premier, et elle y descend comme sous l’influence d’un charme
magique1.

Le charme qui détermine l’âme à descendre relève du même schéma que l’appel du héraut. En
effet, cette image ne peut viser quelque chose d’interne à l’âme (car elle est séduite par autre
chose) mais elle ne saurait recouvrir non plus l’effet de principes antérieurs (sinon, on pourrait
dire tout aussi bien que le Noûs procède « sous le charme » de l’un, ce qui n’aurait pas de
sens) ; s’il y a un « appel » auquel répond la psukhè individuelle, celui-ci est émis par une
instance inférieure. Une troisième image renforce cette hypothèse ; Plotin au chapitre 12 de
IV, 3 [27], 12, écrit des âmes humaines qu’« elles voient leurs images comme dans le miroir de
Dionysos, et, d’en haut, s’élancent vers elles. »2 Le « miroir de Dionysos » séduit les âmes et les
détermine à descendre par un reflet trompeur ; on retrouve donc l’idée d’une influence des
régions inférieures, affectée d’une nuance d’illusion. Cette métaphore est d’autant plus
intéressante qu’elle fait la jonction entre l’idée du charme magique et celle de matière, puisque
le miroir est l’une des images qui servent de façon récurrente à en penser l’effet, comme on le
verra. L’appel du héraut, qui implique une action du corps dans la descente de l’âme, n’est
donc peut-être pas simplement une fiction devant être interprétée conformément à la
théodicée exposée plus haut.
Les indices rapportés jusqu’à présent ont le désavantage de n’être que des images, dont
l’interprétation peut être discutée. Mais on peut confirmer ce qu’elles suggèrent par un texte
qui n’a plus rien de métaphorique, où Plotin affirme que le mal de l’union peut être imputé
aux corps :

L’âme descend et, de l’âme, vient autre chose qui descend quand elle s’incline vers le bas. – C’est donc elle
qui laisse échapper ce reflet. C’est elle qui s’incline. N’est-ce pas là une faute ? – S’incliner, c’est illuminer
la région inférieure, et ce n’est pas plus une faute (oukh hamartia) que de porter ombre. La cause, c’est
l’objet illuminé (all’aition to ellampoménon) ; s’il n’existait pas, l’âme n’aurait rien à illuminer3.

1
Ennéade IV, 6 [41], 3, 7-10 ; traduction Bréhier, Ennéade IV, op. cit., p. 174.
2
Ennéade IV, 3 [27], 12, 1-2 ; traduction Bréhier, ibid., p. 79.
3
Ennéade I, 1 [53], 12, 22-27 ; traduction Bréhier, Ennéade I, op. cit., p. 47 (modifiée).

101
Ce qui est « illuminé » étant le corps1, il y a une équivalence entre descente, inclination de
l’âme, et illumination du corps. Or la responsabilité de l’acte en question est imputée à celui-
ci, ou du moins à la « région inférieure » qui désigne manifestement l’univers sensible. Ce
processus ne renvoie pas à l’« audace », car la cause de cette partie du cheminement n’est plus
située en elle, mais dans la région illuminée. Ce qui conditionne le rayonnement de l’âme,
c'est-à-dire la production d’effets sur les corps, ce sont les corps eux-mêmes.
Outre les éléments qui viennent d’être évoqués, certaines questions générales induisent
une difficulté pour la théodicée de la descente qui a été dessinée plus haut. On doit souligner
en particulier que celle-ci implique une dissolution des maux dans la bonté générale de la
procession – or il apparaîtra que Plotin n’a pas constamment soutenu une telle position. Cette
solution exige également que toute fonction propre de la matière soit récusée au profit de la
seule action de l’âme – là encore, il ne s’agit peut-être pas de la doctrine habituelle des
Ennéades.
La réponse au problème de la descente consistant à réintégrer celle-ci dans la marche
normale de la procession est donc parfois remise en question, comme s’il fallait adjoindre au
dynamisme processif propre de l’âme une causalité supplémentaire inhérente aux corps.

II. Le statut des corps : production et union

A. Les corps inconsistants

Reprenons le problème à partir de la question cosmologique de la formation des corps,


c'est-à-dire de la production et de l’union avec l’âme. L’explication dominante de la descente
peut conduire à envisager cette union, non comme la rencontre par l’âme d’une influence
étrangère, mais comme la description approximative de la procession psychique au stade
ultime. L’« union » de l’âme et du corps signifierait simplement la procession de l’âme en corps
qui serait le simple résultat de la nécessité et un état ultimement dégradé du bien. C’est la thèse
que Jérôme Laurent attribue à Plotin en caractérisant le corps non pas comme un objet

1
On peut se reporter pour le voir à un passage que nous allons citer et commenter, à savoir I, 1 [53], 7, 1-6.

102
extérieur à l’âme mais comme sa limite processive1. Il conviendrait donc de dire qu’« il n’y a
pas de véritable donation de la raison séminale à un au-delà d’elle-même, il n’y a que son
propre développement qui s’exténue lentement. »2. L’extériorité caractéristique de l’existence
corporelle (l’existence « partes extra partes »), que ce soit celle des choses sensibles ou de leurs
parties, naîtrait simplement d’une accentuation de la distension qui affecte déjà l’âme par
rapport au Noûs : ce qui était parfaitement uni dans la deuxième hypostase commence à se
juxtaposer dans l’âme, puis achève ce mouvement dans le sensible sur le mode de l’extériorité
corporelle3. Ainsi, le concept de l’union comme rencontre de deux réalités distinctes ne serait
vraie, écrit Jérôme Laurent, que « du point de vue, ontologiquement peu précis, d’une sagesse
et d’une règle de vie »4 ; le terme même d’union serait une simplification abusive, et il faudrait
lui préférer celui de mélange. Pour l’interprète, ce dernier signifie que le corps est un composé
de diverses facultés psychiques5 ; ensuite, lorsqu’on l’emploie pour qualifier ces êtres où
semblent se mêler corps et âme, il renvoie simplement à leur caractère dérivé6. La seule
interaction envisageable, selon cette perspective, est celle des raisons et d’une matière seconde,
c'est-à-dire un corps déjà animé7, une âme en voie de dispersion. Jérôme Laurent peut ainsi
conclure assez radicalement que « le dualisme du Phédon disparaît [...] de la métaphysique
plotinienne »8. Les corps eux-mêmes ne seraient nullement des productions indépendantes
auxquels une âme hétérogène viendrait s’associer – non pas autre chose par rapport à la psukhè,
mais le résultat ultime de son affaiblissement dans la procession.
Ce point de vue est compatible avec une strate du texte des Ennéades. Plotin ne déclare-
t-il pas en effet que le mode d’être propre des corps consiste justement à ne pas être : « Etre
(einai), pour eux [les corps et leurs substrats] c’est être des non-êtres (to mè ousin einai). »9. Ce
point est un leitmotiv du vingt-sixième traité (III, 6), qui présente les corps comme des eidôla

1
On lira ainsi Les fondement de la nature selon Plotin, op. cit., p. 125-136. Par exemple p. 127 : « On ne peut
parler d’une union avec un corps que l’âme rencontrerait et qui serait pour elle une limite pour sa puissance,
car c’est elle-même qui produit cette limite ».
2
Ibid., p. 128.
3
On reviendra sur ce point décisif avec l’examen de la question du mal dans l’existence sensible. Il convient
en attendant de noter la continuité du processus : il s’agit chaque fois d’une accentuation de la divisibilité
minimale du deuxième un – et l’on comprend que le rapport au premier ne pourra plus être de cet ordre.
4
J. Laurent, ibid., p. 127.
5
Ibid., p. 129.
6
Ibid.
7
Ibid., 130-131.
8
Ibid., p. 130.
9
Ennéade III, 6 [26], 6, 31-32.

103
avec un simple semblant de présence1, et se réfère à Platon qui aurait voulu « montrer le vide
d’existence réelle des réalités sensibles. »2 Ce non-être, cependant, ne désigne pas la non-
existence absolue, mais le devenir d’un étant toujours futur, jamais entièrement constitué.
Comparant l’univers sensible à l’univers intelligible, Plotin énonce cette série d’oppositions :

Au lieu d’une infinité qui est un tout, un progrès incessant à l’infini ; au lieu de ce qui est tout entier à la
fois, un tout qui doit venir parties par parties et qui est toujours à venir. Ainsi l’univers sensible imitera ce
tout compact et infini du monde intelligible, en aspirant à des acquisitions sans cesse nouvelles dans
l’existence3.

Le sensible n’est pas à proprement parler, il devient. Le devenir est le mouvement par lequel il
tente de se totaliser pour être au sens fort ; mais il est en même temps le report incessant de cette
réalisation. Derrida pourrait parler ici de « différance », au sens d’une présence qui se constitue
dans le mouvement même par lequel elle se défait. Le sensible « est » toujours sur le point
d’être, et son existence relève ainsi d’une fuite permanente, vers soi hors de soi4. Une telle
chose pourrait très bien n’avoir d’autre consistance que celle d’un délitement de l’étant
véritable, et n’exercer aucun effet sur ce qui l’a engendré. D’ailleurs, l’un des arguments
justifiant la procession psychique consistait précisément, on l’a vu, à souligner la dépendance
substantielle des corps par rapport à l’âme :

Car il n’y aurait même pas de corps, s’il n’y avait la puissance de l’âme ; la nature du corps est de s’écouler,
d’être en mouvement ; et il périrait instantanément, s’il n’y avait que des corps5.

Le sensible ne constitue pas une « hypostase » au sens consacré par Porphyre et par la tradition,
car il n’est plus doté, par lui-même, de la puissance grâce à laquelle le Noûs et l’âme se
convertissent (c'est-à-dire arrêtent l’éloignement vis-à-vis de leur origine tout en acquérant
leurs structures caractéristiques). Les corps s’écoulent, se perdraient sans une deuxième

1
Ibid., 12, 25-27 : « L’hypothèse de Platon permet clairement de démontrer dans la mesure du possible
l’impassibilité de la matière et le semblant de présence, en elle, de fantômes (eidôlôn) qui ne sont pas
présents. » Traduction J. Laurent, Traités 22-26, op. cit., p. 199
2
Ibid., 10 ; traduction J. Laurent, ibid., p. 198.
3
Ennéade III, 7 [45], 11, 54-58 ; traduction Bréhier, Ennéade III, op. cit., p. 143.
4
Ennéade VI, 5 [5], 10 « Bien que le corps soit disposé à se fuir perpétuellement lui-même… » ; traduction
Bréhier, Ennéade VI1, op. cit., p. 209.
5
Ennéade IV, 7, [2], 3, 18-21 ; traduction Bréhier, Ennéade IV, op. cit., p. 191.

104
intervention de la psukhè, et peuvent donc être pensés comme une disparition de l’ousia aussi
bien que comme une expression de sa causalité.
La doctrine de l’impassibilité de l’âme corrobore la thèse d’une vacuité somatique. En
effet dans ce que l’on continuera de nommer « union », l’âme ne subit nulle altération
ontologique, comme ce serait le cas s’il y avait rencontre de réalités hétérogènes interagissant
pour donner lieu à un composé. L’idée selon laquelle elle reçoit en retour quelque chose des
corps1 ne devrait donc pas être prise littéralement. Le traité I, 1 [53], affirme en ce sens :

Pour que ce composé existe, l’âme, par le seul fait de sa présence, ne se donne pas elle-même et telle qu’elle
est au composé ou à l’un de ses termes ; mais, du corps vivant et d’une sorte d’illumination qu’elle lui
donne, elle produit un terme nouveau, qui est la nature de l’animal ; et c’est à cette nature
qu’appartiennent les sensations et les autres affections qu’on attribue à l’animal2.

Il n’y a donc nulle « passion de l’âme » dans l’union, puisque ce qui pâtit relève d’un troisième
terme3. Quelque chose se produit entre le corps et l’âme, supportant les affections que l’on
pourrait attribuer à celle-ci 4 . On peut trouver dans ce texte, au passage, une clef
supplémentaire pour résoudre la contradiction apparente entre le texte du Traité 38, qui dit
des âmes individuelles qu’elles « vont produire », et celui de IV, 3 [27], 6 qui distinguait l’Âme
du monde et celle des individus sur le fondement du fait que l’une produit les corps et non les
autres. En effet, l’objet de cette production n’étant pas précisé dans le traité 38, on peut penser
qu’il s’agit de ce troisième terme, différent de l’âme et du corps proprement dits5.
Plotin consacre une partie du traité III, 6 [26] à expliquer et décrire l’impassibilité
psychique. Les cinq premiers chapitres visent à montrer que l’âme ne pâtit nullement, ni dans

1
Cf. Ennéade IV, 8 [6], 7, 8-11.
2
Ennéade I, 1, [53], 7, 1-6 ; traduction Bréhier, Ennéade III, op. cit., p. 43.
3
On pourrait avancer que ce passage pose déjà un problème à l’interprétation que nous tentons en ce moment
de défendre, pour autant qu’il mentionne la donation d’une illumination « au corps vivant » – mais comme il
apparaîtra plus bas, ce point peut être expliqué si l’on prend en compte le travail préalable de l’Âme du
monde, de telle sorte que le « corps vivant » dont il est question dans le passage qui vient d’être cité pourrait
être le fruit de l’affaiblissement de celle-ci.
4
En réalité, cette idée implique bien une forme d’interaction qui ne sera pleinement explicable qu’après
l’infléchissement du modèle dessiné par J. Laurent.
5
On peut ajouter cet autre élément d’explication dans la description du rôle des raisons informant les corps,
par J. Laurent, dans Les fondements de la nature selon Plotin, op. cit., p. 210-211 ; notamment : « Dans le
corps, certaines raisons ne donnent que du corporel stérile et visible (les cheveux par exemple). Pour elles, la
présence de la raison ne se traduit que par une figure ; mais d’autres raisons font que l’animal ou la plante
peuvent continuer d’engendrer. » Peut-être est-il possible de rapporter la « production » par les âmes
individuelles mentionnée dans le traité 38 aux fonctions ici évoquées par le commentateur.

105
les sensations (chapitre 1), ni dans les affections (chapitres 2 à 5). Il n’est pas inutile de résumer
un peu son argumentation. En premier lieu, la sensation n’est pas la réception d’une
empreinte, mais le premier pas de la pensée discursive, assimilé à un jugement, qui, comme
toute pensée, constitue un acte et non une passion1. Les affections et troubles ne constituent
pas non plus une altération sous l’effet de causes corporelles. Elles s’expliquent d’abord comme
une dysharmonie des fonctions de la psukhè, et ne supposent aucune action sur l’âme du
substrat corporel2. Puis l’Alexandrin précise que les actes de l’âme, comme la contemplation ou
le souvenir, recouvrent un passage de la puissance (au sens aristotélicien) à l’acte, mais que
celui-ci, contrairement à ce qui advient dans les corps, n’engage aucun pâtir. En effet, la
contemplation, essence de tout acte psychique, ne demande rien d’autre à l’âme que d’agir
conformément à son essence, c'est-à-dire exercer la vertu3 . Plotin peut alors résoudre le
problème des passions en réduisant celles-ci à des jugements qui, bien que faux ou tronqués,
sont encore des actions. Ils ne sont interprétés comme des états passifs que parce qu’ils
induisent sur le corps des effets où celui-ci pâtit effectivement4. Ainsi, la purification de l’âme
vis-à-vis du corps ne signifie-t-elle rien d’autre que le fait, pour elle, de quitter les illusions
induites par une fausse perspective sur le corporel. A proprement parler, l’âme n’est troublée
par rien d’extérieur :

Pour la partie passive de l’âme, se purifier, c’est se réveiller de ses rêves absurdes, et ne plus voir de
fantômes. Se séparer, c’est cesser de s’incliner trop vers les choses inférieures et de les imaginer5.

L’impassibilité de la psukhè, si elle n’est pas vraiment un indice positif en faveur de la thèse de
l’absence de consistance propre des corps, est du moins cohérente avec celle-ci. Ce dernier
texte suggère que l’idée même d’une affection de l’âme par le corps pourrait relever d’une
illusion, et que la « séparation » n’implique pas plus que l’union la composition de deux
substances étrangères.
Ainsi, malgré la fréquence du vocabulaire de l’« union » (sunthéton, sunkeiménon,
sunamphoteron), et l’appel récurrent à la séparation vis-à-vis des corps, Plotin considérerait en

1
Ennéade III, 6 [26], 1 en entier. On pourra rapporter ce point au chapitre 7 du traité I, 1 [53], que l’on vient
de citer et où Plotin indique que les empreintes liées à la sensation se produisent non dans l’âme, mais dans le
troisième terme issu de l’illumination du corps par celle-ci.
2
Ennéade III, 6 [26], 2, 5-20.
3
Pour tous ces éléments, voir le chapitre 2 du traité.
4
Chapitres 3 et 4.
5
Ibid., 5, 23-26

106
fait la quasi-substance somatique comme une réalité psychique en voie de délitement, un
dernier écho du bien dont la faiblesse pourrait troubler l’âme sans constituer une réalité
indépendante. Il existe un faisceau de textes qui dessinent cette ontologie, laquelle correspond
à la théorie dominante de la descente : de même que les corps ne seraient pas responsables de
l’incorporation, ils ne disposeraient d’aucune efficience véritable par rapport à l’âme. Tout se
passe comme s’ils n’avaient nulle consistance propre, comme si le surplus dont ils sont affectés
vis-à-vis des formes, on plutôt des raisons, n’était rien.

B. L’Âme du monde et les âmes individuelles : premières difficultés

Il semble pourtant que plusieurs textes, dont certains ont déjà été cités ou évoqués,
remettent en question cette interprétation. En premier lieu, Jérôme Laurent paraît suggérer, au
moins parfois, que le corps d’une âme individuelle constitue le résultat de l’affaiblissement de
cette âme elle-même. Or cette interprétation précise est invalidée par plusieurs éléments. Tout
d’abord, la psukhè individuelle ne produit pas son propre corps, mais se contente de
l’administrer après que celui-ci a été constitué par celle du monde. Nous avons montré dans le
deuxième chapitre que c’est là l’un des critères de la distinction entre ces deux formes d’âmes.
L’idée qu’une âme individuelle engendre son corps ne saurait donc être praticable. Ensuite,
certains textes affirment une action des corps sur l’âme et suggèrent même une influence
préalable à l’union. Plotin déclare ainsi que notre âme « survient quand le corps est déjà
formé »1, mais aussi que les âmes vont vers des corps qui leur correspondent – ce qui implique
que certaines différences corporelles s’imposent à elles. Cette thèse est explicitement soutenue
en VI, 4 [22], où, corrigeant la métaphore habituelle de la « descente », Plotin fait de
l’incorporation une action dont le corps prend l’initiative :

Mais comment le corps s’est-il approché de l’âme ? C’est qu’il a certaines aptitudes, et il prend ce qui
correspond à ces aptitudes. Il est né pour recevoir une âme. Mais tout corps ne naît pas propre à recevoir
toute âme ; les bêtes et les plantes ont de l’âme autant qu’elles peuvent en prendre2.

1
Ennéade II, 1 [40], 5, 22-23.
2
Ennéade VI, 4 [22], 15, 1-6 ; traduction Bréhier, Ennéade VI1, op. cit., p. 195. On lira aussi, au chapitre
suivant : « Puisque la participation du corps à la nature de l’âme ne consiste pas en ce que l’âme se quitte elle-
même pour descendre ici-bas, et puisque, au contraire, la nature inférieure vient dans l’âme pour y participer,
il faut dire évidemment que l’être qui « est venu », selon le mot de ces philosophes, c’est la nature corporelle. »
Ibid., 16, 7-11 traduction Bréhier, ibid., p. 197. La même idée était défendue en III, 9 [13], 3, 2 : « C’est le

107
On peut toutefois maintenir l’interprétation de Jérôme Laurent si les corps résultent de
l’affaiblissement de l’Âme du monde, tandis que celles des individus se contentent ensuite d’y
entrer.
Ce schéma est compatible avec l’idée que la production des corps par la psukhè de
l’univers est le résultat d’une puissance lui appartenant. Plusieurs passages déjà évoqués
suggèrent en effet cette position de manière plus ou moins directe1, mais le sixième chapitre du
premier traité sur les « Difficultés relatives à l’âme » (IV, 3 [27]) est sans doute le plus clair.
Plotin, après avoir exposé la différence entre l’Âme du monde qui produit les corps, et les âmes
individuelles, qui se contentent de les habiter, se demande quelle est la source de cette
différence. Il conclut sur ce point :

Il vaut mieux dire que l’âme universelle a créé l’univers, parce qu’elle a un lien plus solide à la région
supérieure ; les âmes qui inclinent vers le monde intelligible ont une puissance plus grande2.

Si la génération du sensible est le lot de la psukhè totale, c’est donc parce qu’elle est plus
puissante. On pourrait ainsi conclure que celle-ci, par un processus d’épuisement, produit le
sensible comme un moindre bien, qui n’apparaît comme mauvais que du point de vue borné
de l’âme humaine. Ainsi, dans le neuvième chapitre du traité IV, 3, Plotin commence par
affirmer que l’image de l’Âme de l’univers « venant » dans un corps est inexacte, employée
seulement « à des fins d’enseignement », puisque son corps ne fut jamais privé d’âme. Mais il
ajoute :

Voici la vérité : s’il n’y avait pas de corps, l’âme ne procèderait pas, puisqu’il n’y a pas d’autre lieu où elle
puisse être. Si elle doit procéder, elle engendre donc pour elle-même un lieu et par conséquent un corps3.

corps qui s’est approché d’elle [l’âme] pour participer » (traduction par J. Laurent et J-F. Pradeau, dans Traités
7-21, op. cit., p. 293 – la doctrine de VI, 4 [22] 15 et 16 permettant de préférer cette interprétation à celle de
Bréhier).
1
Par exemple ce passage de VI, 7 [38], 7, 8-15, où Plotin parle d’une esquisse faite par la « puissance de
l’âme », pour préparer la venue des âmes individuelles.
2
Ennéade IV, 3 [27], 6, 20-21 ; traduction Bréhier, Ennéade IV, op. cit., p. 71.
3
Ennéade IV, 3 [27], 9, 20-24 ; traduction Bréhier, Ibid., p. 75. Ce point est confirmé notamment par la
critique des gnostiques du traité II, 9 [33], 12, 39 sq., qui soutient que la cause de l’inclinaison n’est pas la
matière mais l’âme elle-même.

108
Ici, le corps est la condition de la descente. Il apparaît donc que l’âme individuelle requiert une
condition externe pour exprimer son pouvoir mais il reste possible que cette condition relève
d’un autre niveau psychique. Plotin retrouve une idée déjà rencontrée lorsqu’il s’agissait de
déterminer la cause de l’illumination-descente, et que le corps était désigné comme cette
cause : l’âme individuelle produit des effets sensibles en illuminant des corps auxquels elle reste
relativement étrangère.
L’Âme du monde produirait, par son épuisement, le sensible permettant aux âmes
individuelles de déployer leurs effets. Les corps peuvent être considérés comme la condition de
l’expression complète des puissances psychiques, sans impliquer aucune difficulté axiologique.
La production, tout comme l’union, ne seraient ainsi déterminées que par la nécessité du
mouvement processif normal, même si celui-ci, parvenu à sa limite, réagit sur lui-même selon
un schéma moins linéaire qu’aux étapes précédentes. Jusque là, la théodicée dominante de
Plotin reste donc praticable. Mais d’autres aspects de son discours posent un problème
supplémentaire, et pourraient indiquer que l’efficace concédée aux corps dans les passages qui
viennent d’être évoqués revêt une autre signification.

C. La profondeur obscure des corps

Plusieurs textes suggèrent que quelque chose, dans le sensible, est profondément étranger
à la nature de l’âme, et certains lui assignent même une valeur négative. On relèvera tout
d’abord des indications selon lesquelles il subsisterait quelque chose du corporel en l’absence
de l’âme. On suivra ensuite certaines descriptions des niveaux inférieurs du sensible, qui
évoquent un substrat obscur et complètement hétérogène à la psukhè.
On trouve plusieurs indices d’une densité somatique qui ne serait plus liée à l’action de
l’âme et de ses raisons. Ainsi le traité « Du monde et du ciel » affirme-t-il que le corps du ciel,
comme tout corps, ne serait pas ce qu’il est, s’il était sans âme1, comme s’il comprenait quelque
chose d’autre que ce qu’apporte celle-ci. Une précision apparaît dans cette remarque sur la
causalité astrale :

1
Ennéade II, 1 [40], 8, 5-7.

109
Les astres annoncent les événements ; ils ne produisent point toutes choses, mais seulement les états passifs
de l’univers ; et ils ne les produisent pas par leur être tout entier, mais par ce qui reste d’eux, quand on fait
abstraction de leur âme1.

Il reste donc quelque chose des astres « quand on fait abstraction de leurs âmes ». On pourrait
soutenir, toutefois, que le « reste » en question est une production de l’Âme du monde, qui
précède l’incorporation – et l’on pourrait traiter de la même façon le passage de II, 1 [40]
évoqué plus haut. Mais cette solution n’est plus praticable pour la proposition suivante, tirée
du traité sur l’influence des astres, II, 3 [52]), 9 :

Car la nature de ce monde est mélangée, et, si on lui enlevait l’âme universelle et séparée du corps, il
resterait une chose sans valeur (to loipon ou méga)2.

La traduction explicative de Bréhier, qui rend « tèn psukhèn tèn khoristèn » par « l’âme
universelle et séparée du corps », nous semble justifiée, car l’adjectif khoristos est employé
ailleurs par Plotin pour distinguer cette partie de la psukhè qui n’est pas mélangée au corps3 ce
qui, dans le cas de l’univers, implique au moins de remonter à l’Âme du monde, et peut-être à
l’Âme hypostase. On ne peut plus soutenir ici que « ce qui reste » désigne l’effet d’un niveau
psychique supérieur. Non seulement il y a un résidu indépendant, mais celui-ci est affecté
d’une valeur négative (« ou méga »). Cette idée est confirmée par le deuxième chapitre du traité
V, 1 [10]. Plotin commence par y décrire la manière dont l’âme universelle produit toutes
choses et leur insuffle la vie, son objectif étant de souligner sa grandeur et sa majesté. Il
poursuit en examinant ses rapports au ciel, et en arrive à ceci :

Et le ciel, mû d’un mouvement éternel qui le conduit avec intelligence, devient un animal heureux ; il tire
sa dignité de l’âme qui réside en lui : il n’était auparavant qu’un corps inerte, de la terre et de l’eau, ou
plutôt une matière obscure, un non-être, « objet de haine pour les dieux »4.

La nature et la valeur de ce résidu qui subsisterait avant l’âme1 confirment la doctrine de II, 3
[52], 9. On pourrait être tenté de revenir au premier schéma, en soutenant que la matière est

1
Ennéade II, 3 [52], 10, 1-3 ; traduction Bréhier, Ennéade II, op. cit., p. 36.
2
Ibid., 9, 43-45 ; traduction Bréhier, ibid.
3
Par exemple, toujours en II, 3 [52], les l. 24-28 du chapitre 15.
4
Ennéade V, 1 [10], 2, 23-27 ; traduction Bréhier, Ennéade V, op. cit., p. 17. Le passage entre guillemets est
tiré d’Iliade XX, 65.

110
une expression de l’Âme du monde, qui aurait engendré le corps du ciel avant que son âme ne
vienne le parfaire. Mais l’interprétation est rendue peu probable par la valeur de cette matière.
D’une part, la conjonction du non-être et du mal renvoie directement à la hulè (le traité 51
précède tout juste). D’autre part et surtout, si le non-être renvoyait au somatique, celui-ci
serait alors désigné comme mauvais, non pas du point de vue restreint de l’âme individuelle,
mais pour les dieux eux-mêmes – or la condition sine qua non du schéma dominant de la
descente est que le monde sensible soit bon. On pourra objecter que la « haine » des dieux est
une référence à Homère, et qu’il arrive à Plotin de forcer un peu son discours pour le faire
correspondre aux schémas d’un auteur dont il invoque l’autorité ou qu’il veut au contraire
discuter. Ici, cependant, une telle interprétation est rendue moins crédible par le fait que
Homère ne constitue pas une référence obligée, de sorte que si Plotin fait appel à ce passage
précis de l’Iliade, il faut accorder une pleine dignité philosophique à son contenu. Bref, un
faisceau d’indices convergents indique que quelque chose dans les corps n’est plus seulement
l’expression d’une puissance psychique.
Si l’on se penche à présent sur les passages décrivant le sensible au niveau le plus primitif,
celui des éléments, de la corporéité et de l’onkos, on voit mieux apparaître encore ce qui excède
l’action de l’âme. En premier lieu, Plotin consacre un chapitre du traité II, 7 [37], « Du
mélange total », à décrire la corporéité (sômatotès), qui n’est rien d’autre qu’une forme ou une
raison qui vient dans la matière2. L’idée du corps doit être reçue par quelque chose – comment
cela pourrait-il être déjà un corps ? Deuxième indication : les états fondamentaux du sensible
sont des éléments (air, terre, feu et eau) qui constituent un substrat (hupokheiménon) recevant
les formes du Noûs transmises par l’âme3. Ils sont par eux-mêmes « inanimés » (apsukha)4 ;
mais cela ne signifie pas qu’ils soient tout à fait coupés du psychique, puisque leur genèse en
suppose l’action informatrice :

Parmi les composés naturels, les uns sont très complexes ; on les appelle des combinaisons, et ils se
résolvent dans les éléments combinés et la forme ; par exemple l’homme en une âme et un corps, et le

1
Nous verrons cependant que la signification de cette antériorité ne va pas de soi.
2
Ennéade II, 7 [37], 3. K. Corrigan, voit dans ce passage, l. 4-7, le développement de deux conceptions
différentes de la corporéité, cf. Plotinus Theory of Matter-Evil and the Question of Substance : Plato, Aristotle,
and Alexander of Aphrodisias, Louvain : Peeters, 1996, p. 62-63. Mais cette position implique une traduction
et une interprétation du passage qui ne nous semble pas praticable, et l’on peut s’en tenir à la traduction de
Bréhier, confirmée sur ce point par R. Dufour, dans Traités 30-37, op. cit., p. 390, dont on pourra consulter
la note 44, p. 396.
3
Ennéade V, 9, [5], 3, 27-28.
4
Ennéade IV, 7 [2], 2,

111
corps en quatre éléments. Mais chacun des éléments se trouve composé d’une matière et de ce qui lui
donne la forme (car d’elle-même, la matière des éléments est sans forme)1.

Les éléments inanimés à la base de tout corps sont issus d’une information par l’âme de la
matière. Enfin, l’onkos renvoie à cette même instance, puisqu’elle représente une quantité de
corps mal définie, masse ou volume, et surtout la première aptitude de la matière2. Même les
formes les plus primitives des corps se rapportent à un substrat, dont dès on ne comprend plus
comment il pourrait être une matière seconde déjà informée ; conséquence : il s’agit forcément
d’une matière première.
Un certain nombre d’éléments suggèrent non seulement que les corps incluent un
élément extra-psychique, mais aussi que cet élément est mauvais. N’y a-t-il pas rencontre entre
causalité d’en haut (puissance processive des arkhai) et causalité d’en bas (matière) ? Sans
aboutir à de franches incohérences, notamment en raison d’un certain flou, le détail des textes
jette au moins un soupçon sur le modèle décrivant une nécessité processive issue de la seule
nature psychique, et sur la bonté du monde sensible. Il convient à présent d’examiner
l’existence dans le sensible, et les maux qui lui sont inhérents, c'est-à-dire la « deuxième faute »
de l’âme individuelle.

III. Destin et providence

On peut examiner le problème de la providence en se concentrant sur les traités III, 2


[47] et III, 3 [48] (« De la Providence » I et II). Les indications qui y sont contenues seront

1
Ennéade V, 9 [5], 3, 14-20 ; traduction Bréhier, Ennéade V, op. cit., p. 163. On lira aussi au septième chapitre
du traité V, 8 [13], 18-21 : « Tout ici est occupé par des formes, la matière, d’abord, par les formes des
éléments ; puis, à celles-ci, se superposent d’autres formes, puis d’autres encore » ; traduction Bréhier, Ennéade
V, op. cit., p. 143.
2
Nous suivons ici la lecture de L. Brisson, « Entre physique et métaphysique. Le terme onkos chez Plotin, dans
son rapport avec la matière et le corps », dans Etudes sur Plotin, M. Fattal (éd.), l’Harmattan : Paris, 2000,
p. 87-112. Ce terme désigne une quantité informe de corps ou de matière (ibid., p. 88), et semble être
coextensif à la grandeur (mégéthès) (comme le montre L. Brisson à partir d’une lecture de VI, 1 [42], 17-37,
cf. p. 89-91). L’onkos « représente le corps dans sa plus simple expression, c'est-à-dire présentant seulement
une quantité mal définie » (ibid., p 91) – et pourvu seulement des déterminations indissociables du corporel,
comme la divisibilité et la pluralité (ibid., p. 101). L’onkos est la première aptitude de la matière (ibid., p. 98-
99), qui ne saurait plus être seconde. Pour le problème de la traduction par « masse » ou « volume » on lira
notamment les p. 87-88 et 102.

112
complétées par des données tirées de II, 3 [52] (« De l’influence des astres »), de III, 1 [3]
(« Du Destin »), et de III, 4 [15] (« Du démon qui nous reçu en partage »). Nous éviterons en
revanche, autant que possible, de faire référence à I, 8 [51], sur l’origine des maux, dont
l’examen exigerait d’anticiper bien trop sur la question de la matière ; ce traité fera l’objet d’un
examen détaillé dans le prochain chapitre.

A. Le modèle dominant

1. Le mal individuel

Commençons par décrire la stratégie de dissolution du mal au niveau individuel. Dans le


traité précoce « Du destin » (III, 1, [3]), Plotin fonde l’essentiel de sa théodicée sur un principe
formulé au dixième et dernier chapitre :

Ces causes sont doubles : il y a des événements produits par l’âme, d’autres par d’autres causes qui
l’environnent. Les âmes, en accomplissant leurs actions, peuvent agir selon la droite raison ; alors c’est par
elles-mêmes qu’elles accomplissent leurs actions ; ou bien, empêchées d’agir par elles-mêmes, elles
pâtissent plutôt qu’elles n’agissent. Les causes qui privent l’âme de la sagesse sont donc différentes de
l’âme, et peut-être faut-il dire que dans ce cas elle agit selon le destin (kath’ heimarménèn), du moins si l’on
croit que le destin est une cause extérieure. Mais les meilleures actions viennent de nous1.

L’âme humaine, en tant que réalité formelle, est essentiellement bonne ; son indépendance vis-
à-vis des causes extérieures lui permet de se régler sur son principe rationnel, et d’agir en
fonction de lui. Mais elle peut aussi devenir mauvaise, dévoyer cette bonté foncière, en se
laissant déterminer par une causalité externe. D’un côté, il y aurait la dynamique propre de la
psukhè, une expression de sa puissance ; de l’autre une force qui s’impose à elle de l’extérieur.
On retrouve ici les deux formes de nécessité qu’Aristote distingue à la fin de Métaphysique ∆, 5
(1015b) :

Parmi les choses nécessaires, les unes ont en dehors d’elles la cause de leur nécessité, les autres l’ont en
elles-mêmes, et sont elles-mêmes source de nécessité dans d’autres choses2.

1
Ennéade III, 1 [3], 10, 2-10 ; traduction Bréhier, Ennéade III, op. cit., p. 16.
2
Aristote, Métaphysique ∆, 5, 1015d ; traduction Tricot, La Métaphysique, t.1, Paris : Vrin, 1966, p. 260.

113
La première nécessité détermine l’âme mauvaise, à laquelle les causes externes imposent une
contrainte violente, tandis que la seconde serait l’expression de la spontanéité psychique,
comme la descente dans son interprétation dominante. Mais peut-on délimiter ainsi les deux
formes de nécessité ?
Les traités 47 et 48 maintiendront ces positions, mais dans une certaine mesure
seulement. La psukhè reste bonne par essence, c'est-à-dire orientée vers le bien dont elle reçoit
ce qu’elle peut recevoir1. Cette limitation dans sa capacité à accueillir le bien est liée soit à sa
nature, soit aux obstacles extérieurs2. Mais si l’on retrouve bien la distinction de III, 1 [3], 10,
elle ne joue plus le rôle central, car Plotin précise qu’une âme peut-être mauvaise dès l’origine,
ce qui suppose une intériorisation inédite de la cause des maux :

Il y a des âmes bonnes et des âmes mauvaises ; si certaines le deviennent pour des motifs différents,
d’autres, dès le début, ne sont pas toutes égales. Cette inégalité est en rapport avec la nature des raisons
dont elles sont les parties ; ces parties sont inégales, puisque les âmes se sont séparées3.

Les âmes bonnes et mauvaises sont redéfinies à l’intérieur de ce cadre d’explication. Pour les
premières, la chose est facile : elles sont disposées à agir de manière conforme à la providence4
– par conséquent, alors même qu’elles se règlent sur leur nature propre, elles correspondent à
l’ordre du tout5. La question est plus délicate pour l’âme mauvaise : il convient en effet de
préserver sa bonté en tant que réalité formelle, tout en lui imputant le mal qu’elle commet. Par
son essence, elle aspire au bien, sa méchanceté provient d’un dévoiement de cette aspiration6 ;
en ce sens, Plotin maintient l’axiome selon lequel « nul n’est méchant volontairement ».
Toutefois, d’un autre côté, l’individu reste comptable de ses méfaits, car la providence donne
aux méchants une place où leur méchanceté trouvera un rôle à jouer conformément à l’ordre
global. Ils contribueront malgré eux à la bonté de l’univers en agissant selon leur nature, et

1
Cf. la prosopopée du monde sensible en III, 2 [47], 3 : « Tous les êtres qui sont en moi désirent le bien ; et
chacun l’atteint selon son pouvoir (kata dunamin) » (l. 31-33) ; traduction Bréhier, Ennéade IV, op. cit., p. 28.
2
Ennéade III, 2 [47], 4, 31-33 : « Mais les choses qui aspirent au meilleur sont impuissantes à le recevoir, soit
par leur nature, soit par le concours des circonstances et par des obstacles venus d’ailleurs. » Traduction
Bréhier Ennéade III, op. cit., p. 29.
3
Ibid., 18, 1-3 ; traduction Bréhier, ibid., p. 48-49.
4
Ibid., 9 in princ. et 16 in fine.
5
Remarquons que par cette attitude, l’âme bonne imite le rapport des intellects particuliers au Noûs ; on se
souvient en effet que l’idiotès de chacun d’eux, sa particularité est encore une expression de l’ensemble.
6
Ibid., 4, 20-23, par exemple.

114
donc en étant responsables1. Chacun joue ainsi la partie qui convient à son âme dans l’ordre
total, mais alors que les uns la jouent en ayant égard à cet ordre et en s’y inscrivant
volontairement, les autres la jouent n’ayant d’égards que pour eux-mêmes et s’insèrent à la fois
volontairement et à leur insu dans la trame de la providence. Dès lors, la causalité externe qui
s’exerce sur la mauvaise âme n’est pas celle de causes aveugles spécifiques au sensible, mais bien
celle de la pronoia.
La distinction, de III, 1 [3] entre providence (ordre d’en haut déterminé par la raison
universelle) et destin (ordre d’en bas déterminé par des causes extérieures) est donc au moins
relativisée : « Il n’y a qu’une seule providence ; à commencer par les choses inférieures, elle est
d’abord le destin ; en haut, elle n’est que providence. »2 Il y a une continuité, et peut-être
même une identité entre les deux formes de nécessité que distinguait Aristote. Ce qui pourrait
apparaître comme contrainte déterminée par des causes extérieures reste globalement un
produit de la puissance intelligible, affectée d’un coefficient de dégradation normale (même s’il
est accru par rapport aux niveaux supérieurs). Seule l’étroitesse de la perspective individuelle
peut conduire à percevoir l’ordre des choses comme une force étrangère à l’individu – et cette
limitation est plutôt le fait d’une âme mauvaise. On retrouve donc le premier type
d’explication attaché à la production/union, et à la descente des âmes : un seul ordre de
causalité homogène exprime la puissance des principes.
Une fois ce schéma établi, la stratégie de justification des maux du point de vue
individuel passe par divers arguments qui ne nous intéressent pas directement. Tout d’abord,
les maux qui frappent les méchants sont pleinement justifiés ; ils ne sauraient donc constituer
un scandale imputable aux êtres supérieurs3. Et il faut ajouter, à ceux qui rétribuent les méfaits
de la vie présente, ceux qui rétribuent les méfaits de vies antérieures4. Ensuite, les maux qui

1
Ibid., 17, 18-53 : « C’est comme dans les drames, où l’auteur assigne à chacun son rôle, en se servant des
acteurs qu’il a ; ce n’est pas grâce à lui qu’un acteur est un premier rôle, un second ou un troisième ; mais il
distribue à chacun le rôle qui lui convient et lui indique la place où il doit être. De même il y a dans l’univers
un lieu qui convient au bon, et un autre au méchant. […] Les acteurs étaient ce qu’ils sont avant que le drame
commençât, quand ils s’offraient pour un rôle […] l’âme reçoit son lot, et sans le moindre hasard, car il lui
échoit selon les règles de la raison […] Ensuite, elle chante sa partie, c'est-à-dire elle agit et produit selon son
caractère propre. […] L’âme qui est entrée dans le poème de l’univers et qui y fait sa partie comme le
personnage d’un drame, y a apporté avec elle ses qualités ou ses défauts ; à son entrée, elle est mise à son rang ;
mais si elle reçoit tout le reste, elle est pourtant elle-même et ses actes sont les siens ; c’est pourquoi elle est
punie ou récompensée. » Traduction Bréhier, Ennéade III, op. cit., p. 46-47.
2
Ennéade III, 3 [48], 5, 14-16 ; traduction Bréhier, Ennéade III, op. cit., p. 55.
3
Ibid., 16 sq. : le vice sert d’exemple par le châtiment qu’il implique, il sollicite notre intelligence, il nous fait
voir ce qu’est la vertu etc.
4
Ibid., chapitre 13 en entier.

115
frappent les bons n’en sont parfois pas : la pauvreté et la maladie ne sont rien pour les gens de
bien, ils peuvent être utiles1 et ne constituent un malheur que pour les méchants2. Enfin, si les
bons subissent la loi des mauvais, ils ne doivent souvent s’en prendre qu’à eux-mêmes3.
On retrouve bien les caractéristiques de la théodicée dominante : d’une part, rien ne
s’ajoute au mouvement normal de la procession, même lorsque l’on pénètre dans la sphère
sublunaire ; d’autre part, les maux sont seulement apparents, et leur réalité s’évanouit lorsque
l’on comprend le monde comme il faut.

2. La providence universelle

Venons-en à la justification générale des maux. Plotin soutient de façon répétée que leur
origine réside dans la diversité de cette raison que constitue la Providence4. Nous savons
pourtant qu’ils ne sauraient trouver leur origine directe dans une réalité formelle, et il faut donc
expliquer comment ils en viennent. Ce processus ontologique et axiologique apparaît au
deuxième chapitre de III, 2 [47], qui décrit l’accentuation de la diversité formelle en extériorité
spatiale :

Dans une raison séminale, toutes les parties d’un animal sont ensemble en un même point, sans qu’elles
entrent en conflit ni en différend, et sans qu’elles se fassent obstacle ; puis, l’animal naît avec sa masse
corporelle où chaque partie est à un endroit différent des autres ; l’une fait obstacle à l’autre. De même, de
l’Intelligence qui est une et de la raison qui en procède surgit ce monde qui s’étend dans l’espace ;
forcément, il a des parties qui s’attirent et se conviennent, d’autres qui se haïssent et sont ennemies. Entre
les parties qui agissent et pâtissent ainsi, s’établit pourtant une unité harmonieuse5.

1
Ibid., 5, 15-16.
2
Ibid., 6-7.
3
Ibid., 8, 11 sq. : ceux qui subissent la loi d’hommes apparemment inférieurs leur sont en réalité inférieurs sur
certains points et sont mal préparés à subir des violences. Plotin ajoute plus loin que celui qui subit la loi des
méchants s’est livré comme un agneau engraissé aux loups par sa vie paresseuse et relâchée. Tout le chapitre
développe de tels arguments.
4
Ennéade III, 3 [48], 1, 1-2 : « La raison universelle contient tout, les maux comme les biens, et […] les maux
eux-mêmes sont parties de cette raison. » ; traduction Bréhier, ibid., p. 50. Ou encore : « Il est donc absurde
de faire paraître les âmes sur la scène de l’univers, en leur attribuant l’initiative du bien et du mal ; c’est priver
la raison de faire le bien, pour lui enlever la responsabilité du mal. », Ennéade III, 2 [47], 18, 18-21 ;
traduction Bréhier, Ennéade III, op. cit., p. 49.
5
Ibid., 2, 18-26 ; traduction Bréhier, Ennéade III, op.cit., p. 26. Sur le même thème, on lira entre autres : ibid.,
16, 32 sq. ; III, 3, [48], 1, 3-6.

116
Le bien se transmet du tout de la raison universelle au tout du monde sensible. En revanche,
l’extériorité mutuelle des parties s’approfondit et devient une véritable contrariété, qui induit
les maux pour les parties en question, considérées isolément1. C’est donc la marche normale de
la procession qui rend compte de l’apparition des maux, mais ceux-ci n’ont de réalité que dans
une perspective individuelle, et s’évanouissent lorsque l’on comprend leur place dans le tout.
La doctrine du niveau individuel se confirme : le monde sensible est le fruit de la
procession dans toute sa nécessité2, exactement comme les niveaux antérieurs. De ce point de
vue, aucune rupture ne marquerait l’émergence du sensible. On se souvient du chapitre 4 de
III, 3 [48], déjà évoqué, qui justifiait l’« inférieur » (kheirô) et la « faute » (esphalè) par le fait
que « tous les êtres ne sont pas de premier rang ». Le troisième chapitre du même traité précise
cette explication en décrivant l’affaiblissement des raisons :

La raison spermatique de l’être vivant, en effet, bien qu’elle soit douée d’une âme, est une âme différente
de celle dont elle procède ; l’ensemble de ces raisons s’amoindrit, à mesure qu’elles tendent vers la matière,
et leur produit est de moins en moins parfait. Considérez à quelle distance ce produit est de son principe ;
et pourtant, c’est une merveille ! Donc, si le produit est imparfait, il ne s’ensuit pas que son auteur soit
aussi imparfait3.

La procession constitue une dégradation progressive de la puissance des principes, aboutissant


simplement à un bien affaibli lorsqu’elle parvient au voisinage de la matière4. La hulè apparaît

1
Ibid., 2 [47], 17, 1-4 : « Outre que la raison, prise absolument est disposée à produire les contraires, ses
produits seront d’autant plus des contraires, qu’ils sont plus dispersés dans l’espace. Par là, le monde sensible
aura moins d’unité que sa raison, il sera donc plus multiple ; la contrariété y existe davantage » ; traduction
Bréhier, Ennéade III, op. cit., p. 45-46.
2
Ennéade III, 3 [48], 3, 3-5, qui affirme que le monde « existe nécessairement et ne dérive pas d’une intention
réfléchie ; c’est par sa nature qu’un être supérieur engendre un être semblable à lui. » Traduction Bréhier ibid.,
p.66. Ou encore ibid., 14, 1-2 : « Cet ordre est conforme à l’Intellect, sans provenir d’un dessein réfléchi » ;
traduction Bréhier, ibid., p. 40.
3
Ibid., 3, 26-29 ; traduction Bréhier, ibid., p. 52. On ajoutera III, 2 [47], 5, 29-32, où il est dit : « C’est que
par rapport au bien il y a des êtres inférieurs les uns aux autres, et que tous ces êtres, différents du bien, tout
en ayant en lui la cause de leur existence, deviennent ce qu’ils sont en s’éloignant de lui (tô porrô). »
Traduction Bréhier, ibid., p. 31.
4
La hulè semble jouer parfois, dans ces traités, un rôle de résistance par rapport à l’action informatrice. Mais il
s’agit la plupart du temps de la matière seconde. Par exemple, lorsqu’il s’agit de comprendre, au quatrième
chapitre du quarante-huitième traité, pourquoi les hommes ne font pas tous usage de leur « principe libre »,
l’Alexandrin évoque, dans un premier temps la responsabilité du « substrat corporel », qui jette l’âme unie à
lui dans l’impureté et l’emplit de désirs. Mais lorsqu’il se demande si, dès lors, la cause des maux doit être
située dans le substrat, qui serait l’origine ultime des troubles et désirs de l’âme, la réponse est extrêmement
claire : « Non, car ce substrat corporel, c’est la raison même, ou du moins un produit de cette raison qui lui
est conforme ; il n’est donc pas vrai de dire : c’est d’abord la matière qui domine, puis le substrat qui en est
façonné. […] Répétons encore une fois que la raison séminale contient en elle-même la raison de la matière de

117
comme la limite de ce processus de dégradation, une ombre portée par les arkhai ; là où leur
puissance s’épuise, on parlerait de « matière ».
Le trente-troisième traité avait énoncé la règle centrale de cette théodicée, en récusant la
position gnostique :

Ils croient que le mal n’est rien d’autre qu’un défaut de sagesse, et qu’un bien plus petit qui va sans cesse
diminuant. C’est comme si l’on disait que la nature est mauvaise parce qu’elle n’est pas la sensation, et que
la faculté sensitive est mauvaise parce qu’elle n’est pas la raison. Autrement, ils seront contraints de dire
que les maux existent également là-bas, car l’âme de là-bas est inférieure à l’Intellect, et l’Intellect est
subordonné à un autre1.

Plotin distingue le mal et le moindre bien : chaque chose possède à sa place une perfection
propre, malgré l’abaissement processif. Le sensible n’est donc pas mauvais, mais simplement
moins bon. Ce point est capital : si l’on échouait à distinguer le moindre bien d’un mal positif,
les maux reflueraient évidemment jusqu’aux réalités les plus hautes. Ainsi retrouve-t-on la
stratégie consistant à faire de l’inférieur un pur produit du supérieur, et à dissoudre le mal :

Les maux (ta kaka) sont donc nécessaires dans l’univers, puisqu’ils sont conséquence des êtres supérieurs
(hoti hépétai tois proègouménois) ?
– Oui, s’ils n’étaient pas, l’univers serait imparfait. Beaucoup d’entre eux ou même tous sont utiles à
l’ensemble […] ; mais dans la plupart des cas, leur utilité nous échappent2.

B. Matière, providence, nécessité

Ici cependant, comme dans le cas de la descente et de la production/union, on trouvera


un autre modèle, qui risque de se révéler incompatible avec le premier. Reprenons le problème
à partir du cinquième chapitre de III, 4 [15], où l’Alexandrin propose une hypothèse :

l’animal » (Ennéade III, 3, [48], 4, 31-39 ; traduction Bréhier, Ennéade III, op. cit. p.86). Il semble que Plotin
entende exonérer la matière de la responsabilité d’une limitation dans la capacité à recevoir le bien – toutefois,
il est question ici, comme le montre la suite du texte (Ibid., 37 sq.), de la matière seconde. Ce passage peut
donc encore être interprété à la lumière des textes où Plotin situe dans les raisons l’origine des maux – il
n’accrédite pas la doctrine de façon positive, mais reste compatible avec elle.
1
Ennéade II, 9 [33], 13, 27-33 ; traduction R. Dufour, Traités 30-37, op. cit., p. 226.
2
Ennéade II, 3 [52], 18, 1-5 ; traduction Bréhier, Ennéade II, op. cit., p. 44.

118
Si le caractère de l’âme existe avant le corps […], ce n’est peut-être pas ici bas que l’on devient bon
(spoudaios) ou mauvais (phaulos). Est-ce peut-être qu’on est bon ou mauvais qu’en puissance (dunamei), et
que, ici-bas, on devient actuellement l’un ou l’autre (énergeia ginétai) ?1

La solution semble toujours compatible avec la théodicée principale de Plotin, mais il faut
prendre note de cette idée un peu surprenante : l’apparition des maux et des biens dans le
sensible serait l’actualisation de dispositions contenues en puissance dans les intelligibles. Plotin
laisse la question ouverte, et il semble évident que cette hypothèse est abandonnée ; en effet, au
sens normal, c’est toujours le niveau processif inférieur qui est en puissance par rapport au
supérieur, lequel possède la puissance de produire cet inférieur et d’en actualiser les pouvoirs.
Cela est encore plus vrai du sensible, qui ne dispose même pas de la dunamis indispensable
pour se convertir, et attend donc tout de l’âme et des raisons. Peut-être cependant cette idée
n’est-elle pas tout à fait abandonnée, car le traité II, 3 [52] la reprend en l’appliquant aux seuls
maux. On lit au chapitre 16 que les raisons séminales produisent les maux (« tas kakias tous
logous poiein »)2. Il semble par conséquent que ceux-ci soient issus de réalités formelles, mais
cela impliquerait d’engager la responsabilité des principes. Plotin doit donc préciser :

La raison contraint et façonne les choses les meilleures (kai ta men beltiô anankadzei kai plattei ho logos) ;
mais les autres (hosa dé mè toiauta) sont en puissance dans les raisons (dunamei keitai en tois logois) et en
acte dans les êtres engendrés (énergeia dé en tois génomenois). L’âme universelle n’a plus besoin de rien
produire (ouden éti déoménès ékeinès poiein), ni de faire agir les raisons (oud’anakinein tou logous) : la
matière, en agitant violemment (tô seismô) les éléments dérivés des raison primitives, fait bien ce qui
dépend d’elle pour gâter leur œuvre ; elle est néanmoins dominée et soumise au meilleur ; et ainsi de
toutes les choses résulte un ordre unique, bien que les choses, dérivant à la fois de la matière et des raisons,
soient différentes de ce qu’elles étaient dans les raisons3.

Il y a une actualisation de défauts contenus en puissance dans les intelligibles. Le texte apporte
en outre une précision essentielle, et propose en fait un deuxième modèle de théodicée, où les
maux ne sont plus dissous, mais pris en charge par une autre instance que les formes. Plotin
écrit que le passage à l’acte des autres choses que les bonnes ne résulte pas d’une action de
l’âme (ou en tous cas d’un principe supérieur : ekeinès), ni même de raisons. Le moteur de ce
passage est clairement nommé : c’est la matière, qui ébranle ce qui est issu des raisons. En

1
Ennéade III, 4 [15], 5, 7-10 ; traduction Bréhier, Ennéade III, op. cit., p. 67.
2
Ennéade II, 3 [52], 16, 38-39.
3
Ibid., 46-52 ; traduction Bréhier, Ennéade II, op. cit., p. 43 (modifiée, je souligne).

119
précisant que « l’âme n’a plus besoin de faire agir les raisons », Plotin indique sans équivoque
que cette action de la hulè est hétérogène à la puissance des réalités formelles. On peut
remarquer, également que cette puissance doit s’imposer à elle, comme si elle opposait une
résistance. Ici, non seulement la hulè ne saurait être identifiée à un simple horizon
d’épuisement des réalités formelles, mais elle est clairement dotée d’une efficacité causale.
Aussi étonnant que cela puisse paraître, on trouve plusieurs confirmations de la doctrine
qui vient d’être dégagée au sein même des traités sur la providence. Plotin évoque en effet par
trois fois une dynamique hétérogène à la puissance des principes, et qui détermine la
procession du sensible. D’abord en III, 2 [47], 5 :

D’une manière générale, il faut affirmer que le mal est défaut de bien (to kakon elleipsin tou agathou) ; et ici
bas, il y a nécessairement défaut parce que le bien est ailleurs qu’en lui-même (anankè dé elleipsin einai
entautha agathou, hoti en allô) ; le sujet en qui est le bien (to oun allo, en hô esti to agathon), étant différent
du bien, produit le défaut (hétéron agathou on poiei elleipsin), et cela en effet parce qu’il n’est pas bon (ouk
agathon)1.

Ces lignes sont particulièrement révélatrices, car si le mal est présenté comme un défaut du
bien, cette lacune revêt une signification radicalement différente d’un simple amoindrissement
de l’agathon. Il implique en effet quelque chose dans lequel se trouve le bien, qui lui est
hétérogène et donc non bon. Ne trouve-t-on pas ici, déjà, la leçon qui sera celle du traité 52 ?
Ne s’agit-il pas de cela même qui fait passer les maux de la « puissance » à l’« acte » ? Cela
semble difficilement contestable, eu égard à l’idée d’une instance qui produit le manque (« poiei
elleipsin ») identifiable au mal (« kakon ») parce qu’elle est autre que le bien (« hétéron agathou
on »). Nous rencontrons ici, à nouveau, une dynamique d’altération capable d’imprimer un
effet d’ordre mè-ontologique à l’étant véritable.
Or le deuxième chapitre du même traité avait affirmé, au sujet du monde sensible :

« L’intellect concourt en lui avec la nécessité » ; la nécessité l’attire vers le mal (pros to kheiron) et le fait
échapper à la raison (eis alogian), parce qu’elle est elle-même dénuée de raison (alogou) ; l’intelligence
domine pourtant la nécessité2.

1
Ennéade III, 2 [47], 5, 25-29 ; traduction Bréhier, Ennéade III, op. cit., p. 31 (modifiée).
2
Ibid., 2, 33-36 ; traduction Bréhier, ibid., p. 26-27 (modifiée).

120
Certes, il ne s’agit peut-être pas ici du Noûs au sens technique, puisque l’expression « mélange
d’intellect et de nécessité » fait référence à une expression du Timée (47e3-48a2). Mais si la
nécessité attire l’intellect vers le mal (ou le moins bon, to kheiron), étant définie par la privation
de logos, ne revêt-elle pas une efficience qui ne peut plus être celle des formes ? L’anankè ne
relève pas ici d’un déploiement spontané de la puissance des intelligibles, et ne peut donc plus
être ramenée à la providence1. Plotin rappelle l’idée d’un mélange, qui implique la confluence
de deux choses hétérogènes, et même l’opposition entre, d’une part, le formel, et d’autre part
la « nécessité ». Or l’expression du Timée suggère que ce dernier terme renvoie à la hulè, car le
traité 51 utilisera la même expression pour désigner le rapport des formes et de la matière2. On
retrouvera l’idée d’une collaboration entre deux dynamiques étrangères l’une à l’autre,
notamment au sixième chapitre de III, 3 [48], qui insiste en outre sur le fait que dans le
monde sensible, l’effet de la providence est indiscernable (au moins pour nous) de ce qui est
conféré par le substrat3.
Cette deuxième perspective permet de maintenir la réalité des maux, puisqu’ils peuvent
être imputés à l’influence d’en bas, laquelle s’ajoute au mouvement normal de la procession des
formes, et donc à la puissance des principes. Le chapitre 7 du second traité sur la providence, le
confirme :

Le bien que nous cherchons est ici dans le mélange (to kalôs en tô miktô) ; il ne faut pas lui demander
d’être aussi grand que le bien qui est dans l’être sans mélange ; il ne faut pas chercher le bien des êtres du
premier rang dans ceux du second4.

Que signifie donc le fait, pour le beau, d’être « dans le mélange » ? Qu’il correspond à un
moindre bien ? Mais alors, il ne serait pas plus « mélangé » que dans le Noûs ou l’âme
hypostase5 – or c’est sans doute à eux que fait référence l’expression d’« être sans mélange ». Il

1
Comme Plotin semble le faire lorsqu’il identifie la providence au destin, et efface ainsi la spécifité de l’ordre
inhérent au sensible.
2
Ennéades I, 8 [51], 7, 4-7 ; nous reviendrons sur ce texte lorsqu’il s’agira de traiter la question du mal.
3
Ennéade III, 3 [48], 6, 13-15 : « Il est bien impossible de distinguer dans le mélange, d’une part, la
providence avec ce qui lui est conforme, d’autre part le sujet matériel (hupokeiménon) avec ce qu’il donne de
lui-même aux choses » ; traduction Bréhier, Ennéade III, op. cit., p. 57. Bréhier précise « matériel » là où le
texte ne comporte que « hupokeiménon », mais cette explicitation est en tous points conforme aux éléments
que nous avons exposés jusqu’ici.
4
Ibid., 2 [47], 7, 1-3 ; traduction Bréhier, ibid., p. 32 (modifiée).
5
On objectera avec raison que toute notre démarche consiste précisément à montrer que cette difficulté reflue
inexorablement vers les réalités supérieures ; mais ici, il faut faire le départ entre ce que Plotin peut admettre
explicitement, et ce qu’il construit effectivement sans pouvoir le reconnaître (même si la limite entre les deux

121
faut bien insister sur ce point : si dans les traités sur la providence, Plotin ne concevait les
maux du monde sensible que comme un amoindrissement du bien, quel besoin aurait-il de
dire que celui-ci y est ailleurs qu’en lui-même, mélangé à quelque chose d’hétérogène ? Si les
maux étaient purement et simplement dissous, aucune de ces précisions ne serait
compréhensible. Et pourtant, la référence à la succession d’un premier et d’un second renvoie
en même temps à la procession en général – il semble que dans ces quelques lignes se télescopent
les deux théodicées.
Dans les textes essentiels sur la question, on perçoit une concurrence entre deux modèles
dont il n’est pas certain qu’ils soient compatibles. D’un côté, le monde sensible est décrit
comme le fruit de la seule nécessité processive, comme une expression de la puissance des
principes (donc de leur bonté). Cette démarche suppose d’éliminer la réalité des maux,
considérés comme un effet de perspective propre à l’existence individuelle. D’un autre coté,
mais en même temps (c'est-à-dire également dans les traités sur la providence), Plotin développe
une explication, qui suppose en revanche l’intervention d’une causalité hétérogène à la
dynamique processive normale, et qui sera identifiée à la matière. Cette causalité consiste à
faire passer à l’acte les choses mauvaises, à produire le défaut dans les étants, à attirer le monde
vers le pire, et constitue un élément auquel le noûs et les logoi sont mélangés.

IV. Conclusion

Les trois problèmes abordés dans ce chapitre ont révélé, à différents degrés, une tension
entre deux conceptions du sensible. Dans la première, notre univers est entièrement le produit
de la puissance des intelligibles qui va s’amoindrissant jusqu’à s’épuiser. Les corps ne
représentent rien d’autre, quant à leur essence et leur valeur, qu’un moindre être et un
moindre bien – nulle dynamique hétérogène ne vient s’associer à celle des formes, et nulle
instance ne doit assumer la responsabilité du mal. Cette solution suppose que le monde

n’est pas absolument étanche). Il semble bien que Plotin accepte ici, et peut-être même avant, l’idée d’une
cause qui prenne le relais de la marche normale de la procession. Cette idée le conduit plus loin qu’il ne
l’aurait voulu, et on peut dire que Plotin tend à établir une distinction entre la nécessité comme expression de
la nature des principes, et la nécessité comme confrontation avec un dynamisme externe à la forme, mais tout
en récusant parfois cette dissociation – comme lorsqu’il finit par identifier le destin à une expression de la
providence, ainsi que nous l’avons constaté.

122
sensible soit pur de tout mal « positif », et c’est effectivement ce que Plotin soutient la plupart
du temps. Mais on trouve une autre strate de discours, qui fait appel à une logique différente ;
une influence étrangère dont l’origine est située cette fois dans la région inférieure, prend en
charge une partie de la constitution ontologique et de la valeur du sensible.
L’enquête sur la « descente » a montré tout d’abord que l’explication habituelle de
l’incorporation dissout toute trace de rébellion psychique contre l’ordre normal de la
procession. Elle s’appuie pour ce faire sur la conjonction du nécessaire et du volontaire, ainsi
que sur la bonté du monde sensible, et donc l’acte qui en achève la constitution. Mais à côté de
cela, l’« appel du héraut », le « charme magique » et le « miroir de Dionysos » renvoient à une
autre explication, soutenus en cela en cela par un texte imputant la descente au sensible lui-
même. Ces éléments doivent au moins jeter un soupçon sur la cohérence de Plotin quant à ce
problème. La recherche sur la constitution des corps et leur union avec l’âme a révélé une
tension analogue, bien que moins marquée, car les Ennéades ne présentent pas directement les
corps comme de simples limites des âmes. C’est une possibilité ouverte, mais l’idée d’une
rencontre des raisons dernières et de la nature avec la matière est si constante que sur cette
question, c’est plutôt le deuxième modèle qui prévaut. Enfin, c’est sans doute sur la question
de la providence que la tension est la plus forte, puisque nous venons de constater que
l’Alexandrin développe deux modèles, dont on voit mal comment ils seraient compatibles alors
même qu’ils sont développés de manière concomitante. Dans l’un, tout relève du seul
déploiement de la puissance des formes, qui n’aboutit jamais qu’au dernier bien – dans l’autre,
une causalité obscure saisit les logoi pour les tirer vers le non-être et le mal, ou infiltrer
activement en eux un manque. L’enquête qui va s’ouvrir maintenant au sujet de la matière va
donc se consacrer à deux questions. En premier lieu, il s’agira de comprendre si la théorie
plotinienne de la matière sensible accrédite plutôt l’un des modèles, ou si elle continue de
s’accommoder d’une certaine ambiguïté. En second lieu, il faudra se demander si la théorie de
la hulè permet de faire le lien entre les difficultés qui viennent d’être exposées et celles qui sont
apparues avec la question de la matière intelligible. En effet, « là-bas » aussi se posait le
problème d’un composant irréductible par rapport à la puissance des principes, et ce
composant n’est pas sans rappeler ce qui est apparu ici au sujet du dynamisme supposément
propre au sensible. Que ce soit la production d’un non-être indispensable à l’expression de la
puissance processive, ou la dégradation axiologique concomitante d’une déperdition
ontologique, les analogies entre les deux sont trop évidentes pour ne pas soupçonner, tout au
moins, quelque affinité entre les deux difficultés. Nous sommes désormais parés à entrer de

123
plain-pied dans les questions qui sont au cœur de notre travail, en commençant par celle de la
matière qui occupera les deux prochains chapitres

124
CHAPITRE IV

LA MATIERE

L’enquête qui s’ouvre à présent porte sur la nature et sur la causalité de la matière. On
peut s’attendre à ce que Plotin développe sur ces questions une doctrine compatible avec sa
théodicée principale, qui dissout le mal et fait du corporel une expression affaiblie du bien.
Cela impliquerait que la hulè soit nulle et non avenue, simple résultat d’un épuisement de la
puissance des principes – peut-être même une projection imaginaire de la pensée pour habiller
le néant. Elle n’aurait alors aucune densité propre, ou, tout au moins, elle n’exercerait aucune
activité causale. Bien des interprètes ont adopté cette position ; John M. Rist, par exemple,
dans « Plotinus on matter and Evil », l’identifie à un « zéro », sans existence propre et sans
effets1. D’une manière générale, la tentation est grande, pour préserver la cohérence de la
pensée plotinienne, de minimiser le rôle de la matière, voire de l’annuler. Mais est-ce bien là la
position défendue par Plotin lui-même ? Notre principal objectif est d’établir que, malgré
quelques flottements, la réponse à cette question est décidément négative.
Pour instruire ce dossier, nous commencerons par distinguer les deux aspects du rapport
de l’âme individuelle à la matière ; nous nous intéresserons ensuite à la fonction éthique de
celle-ci, et, enfin, à sa nature et son rôle cosmologique – avec toujours les mêmes questions :
quelle est son « essence », et que signifie sa négativité ? Est-elle nulle ? Exerce-t-elle des effets,
comment et dans quel domaine ?

1
J. M. Rist, « Plotinus on matter and Evil », Phronesis, 6, 1961, p. 160. On retrouve cette position dans
Plotinus, the Road to Reality, où l’interprète désigne la hulè comme une « implication » (parakolouthésis) de la
procession, totalement négative et inexistante. On trouvait une position semblable chez Ph. V. Pistorius,
Plotinus and neoplatonism, an introductory study, Cambridge : Bowes and Bowes, 1952, chapitre 5: « The
problem of Evil », p. 117-133. Il soutient en particulier qu’elle ne dispose d’aucune efficience (ibid., p. 117-
118), et que le problème de sa génération ne se pose pas (ibid., p. 122). Nous verrons que d’autres interprètes
se tiennent sur ces positions en lui imprimant telle où telle inflexion, que nous aurons à discuter.

125
I. Connaissance et expérience de la matière

Avant de chercher à comprendre directement la nature de la matière, il convient de


distinguer les modalités du rapport de l’âme humaine à la hulè, et ce pour trois raisons. En
premier lieu, il faut éviter tout risque de confusion dans le traitement d’un problème
complexe. En deuxième lieu, il s’agira d’obtenir des indications sur sa consistance ontologique,
en cherchant à savoir si, dans la perception que nous avons, elle exerce ou non un effet sur
l’âme. Enfin, on trouvera dans cette étude certains éléments revêtant une importance à plus
long terme, en ce qu’ils contribuent à fonder l’analogie entre principe et matière.
Les deux modalités principales du rapport humain à la hulè sont identifiées au treizième
chapitre du cinquante et unième traité (I, 8), qui distingue l’approche théorétique, par laquelle
on cherche à la connaître, du rapport de participation par laquelle l’âme devient mauvaise, en
un mouvement d’assimilation inverse par rapport à la conversion vers les principes1. Nous
reviendrons sur ce dernier aspect lorsqu’il sera question du mal – c’est le premier type de
rapport qui nous retiendra pour le moment. Or il faut distinguer encore deux dimensions de
l’approche théorique :

Si l’on connaît le semblable par le semblable, on connaît aussi l’indéterminé par l’indéterminé. Ainsi donc
la raison (logos), au sujet de ce qui est indéterminé, pourra être déterminée, mais l’intuition (épibolè) de ce
qui est indéterminé sera indéterminée. Et si chaque chose est connue par la raison et par la pensée (or dans
ce cas la raison dit au sujet de la matière ce qu’elle dit en effet), alors elle qui veut être une pensée ne sera
pas une pensée, mais une sorte de non-pensée2.

La connaissance de la matière peut se réaliser par un logos spécifique : sur son indétermination
radicale, il est possible en effet d’articuler un discours déterminé. Mais il existe une démarche
d’un autre genre, intuition ou projection (épibolè) de l’âme vers son objet, qui suppose une

1
Ennéade I, 8 [51], 13, 13-16 : « Ainsi celui qui descend à partir du vice arrive au mal en soi. Et pour celui qui
contemple, il y a la contemplation du mal du mal en soi ; mais pour celui qui devient, la participation à
lui. » Traduction D. J. O’Meara, Plotin : Traité 51, introduction, traduction, commentaires et notes par
D. J. O’Meara, Paris : Le livre de poche, 2001, p. 80.
2
Ennéade II, 4 [12], 10, 4-8 ; traduction J.-M. Narbonne, Les deux matières, op. cit., p. 291.

126
forme d’assimilation différente de celle qu’implique la participation « éthique ». Examinons ces
deux approches l’une après l’autre.

A. Le discours : négativité et « bâtardise »

Le rapport discursif à la hulè est empreint d’une négativité visant l’absence de tout
caractère assignable en elle. Le chapitre 9 de I, 8 [51] affirme que nous la connaissons par
« abstraction » (aphairésis) de toute forme, et donc également de tout trait corporel positif,
puisque, comme nous l’avons vu au chapitre précédent, les déterminations fondamentales du
corps viennent encore d’un logos (c’est le cas pour la corporéité, ainsi que pour la masse, ou,
comme on verra, pour l’extension). Dès lors, la matière n’est pensable et dicible qu’à travers la
négation de toute détermination, y compris les plus caractéristiques du sensible, et c’est
pourquoi Stanislas Breton est fondé à parler d’un « apophatisme de la matière »1.
Au-delà de la négativité Plotin reprend, pour qualifier le discours sur la hulè, l’expression
platonicienne désignant la khôra dans le Timée : « nothos logismos »2 ; il parle également à son
sujet d’une « représentation bâtarde » et « illégitime »3. Il y a une inadéquation essentielle de ce
logismos, comme le montre par exemple l’usage du terme « hoion », qui marque la limite des
comparaisons et des concepts – et caractérisera également le discours sur l’un4. La matière jette
la pensée dans l’embarras, car elle est hétérogène, non seulement à la nature de l’âme, mais
encore aux réalités formelles qui fondent toute démarche théorique. Il faut bien en parler et la
définir, mais le fonctionnement du logos devient alors problématique. Le discours qui tente de
la décrire est donc nécessairement oblique, et se voit affecté d’un indice de défiance, puisque
l’on ne peut en parler qu’improprement. Or cette impropriété fonde une analogie avec le
discours hénologique, dans la mesure où là-bas comme ici, la reconnaissance de l’inadéquation
devient la condition d’une justesse qui ne dépend plus d’un rapport théorique dont le télos

1
S. Breton, Matière et dispersion, op. cit., p. 91.
2
Ennéade II, 4 [12], 12, 33-34. Plotin reprend l’expression platonicienne du Timée pour désigner le discours
sur la khôra.
3
Ibid., 10, 8-9.
4
C’est ce que fait remarquer F. Fauquier, dans « La matière comme miroir : pertinence et limites d’une image
selon Plotin et Proclus », Revue de métaphysique et de morale, n. 31, 2003/7, Matière et devenir dans les
philosophies anciennes, p. 65-87. Cf. p. 72.

127
serait la coïncidence avec les formes, et témoigne par conséquent d’une force originale et
paradoxale du discours1.

B. L’intuition de l’obscur

1. Epibolè et « contre-extase »

Le texte de II, 4 [12], 10 dont nous sommes partis évoque une forme d’intuition ou
d’expérience (épibolè) dans laquelle la pensée, pour s’ajuster à son objet, doit se faire « non-
pensée ». Plotin reprend à son compte le principe selon lequel « on connaît le semblable par le
semblable » ; or la matière est indétermination et obscurité, de sorte que pour l’approcher,
l’âme doit devenir indéterminée : « Voilà, écrit Plotin au sujet de la matière, ce que
l’intellection pense ténébreusement ténébreux et obscurément obscur, et qu’elle pense sans le
penser »2. L’expérience de la hulè exige de la psukhè qu’elle dépouille la nature héritée des
principes antérieurs, pour devenir une pensée sans pensée. Tout comme ce sera le cas pour l’un,
une aphérèse psychique ou ontologique correspond à la négativité discursive : la pensée doit
s’abandonner elle-même pour intuitionner la matière en s’y assimilant ; elle doit délaisser
jusqu’à son essence, comme y insiste l’Alexandrin au neuvième chapitre du traité I, 8 [51] :

Par conséquent celui-ci est un autre intellect (noûs allos outos), non l’intellect (ou noûs), puisqu’il a l’audace
(tolmèsas) de voir ce qui ne lui revient pas. […] L’intellect, abandonnant à l’intérieur de lui-même la
lumière qui lui est propre et sortant pour ainsi dire de lui-même en allant vers ce qui ne lui est plus
propre, subit le contraire de ce qu’il est (épathè tounantion è estin), afin de ce qui lui est contraire3.

Pour connaître la matière, il faut que l’intellect renonce à sa propre nature ; il la pense dans
une absence de pensée que Dominic J. O’Meara qualifie de « contre-extase », « à l’opposé, en
réalité, de l’extase qu’est l’expérience de l’Un, quoique structurellement comparable. »4 On
trouve ainsi, au plus bas de la procession, une autre injonction qui commande à l’âme de
« tout retrancher », de défaire sa propre nature. Cette idée confirme la conception de l’identité

1
Nous essaierons de mesurer l’étendue de cette force paradoxale au chapitre 6 (II, B, 2).
2
Ennéade II, 4, [12], 10, 30-31 ; traduction J.-M. Narbonne, ibid., p. 293.
3
Ennéade I, 8 [51], 9, 18-26 ; traduction D. J. O’Meara, Traité 51, op. cit., p. 76-77.
4
D. J. O’Meara, Traité 51, op. cit., p. 144-145.

128
humaine exposée plus haut1. En effet, puisque l’assimilation dont il est ici question ne relève
pas d’un vice de l’âme, mais d’un processus théorique, on peut dire que la psukhè s’assimile à la
matière, non pas pour se perdre, mais encore pour accomplir sa vocation. Au cours de la
réflexion sur la « descente » de l’âme, le bénéfice représenté par la connaissance du mal est
invoqué pour justifier l’incorporation. Il y a donc une descente vers la hulè qui ne revient pas à
en subir les effets éthiques, et revêt même une valeur positive. L’âme peut exercer sa vertu de
réalité noétique et formelle alors même qu’elle s’assimile à ce qui récuse la forme. Ici encore
apparaît le thème de l’audace avec ses deux dimensions un peu antithétiques – à la fois
« chute » de l’âme qui se tourne vers ce à quoi il faut échapper et exercice de sa puissance
propre. Cette doctrine renforce donc l’idée d’une ambiguïté liée au mouvement processif, et
lève une interrogation dont la portée n’apparaîtra que peu à peu : pourra-t-on jamais
distinguer absolument et à coup sûr le sens et la valeur de ce que fait l’âme en se portant vers
l’indétermination radicale de la matière ? L’intention du sujet peut-elle assurer la signification
du processus par lequel elle délaisse sa nature en s’assimilant à l’informe ? En anticipant
beaucoup sur nos analyses, le problème qui finira par se poser est le suivant : si la matière et
l’un relèvent tous deux d’une indétermination absolue, ils ne se distingueront plus que selon
une orientation interne au dérivé. Or, outre les questions suscitées par cette idée même, s’il
existe la moindre possibilité d’une équivocité dans la valeur de l’expérience du non-être
matériel, n’est-ce pas le sens même de ce non-être qui se voit frappé d’une certaine équivocité ?
Notons enfin que dans cette expérience, l’âme est profondément déstabilisée ; elle tend
donc spontanément à sortir de l’indétermination du non-être en la recouvrant de formes, et
donne ainsi une consistance à son intuition, mais une consistance essentiellement trompeuse
puisque ces formes sont inadéquates2. Les analogies avec la situation qui sera celle de l’âme
confrontée à l’un-bien sont déjà remarquables.

1
Cf. supra, part. 1, chapitre 2, II, B, 1.
2
Ennéade II, 4 [12], 10, 32-35 : « L’âme aussi, souffrant de ce qui est indéterminé, la [la matière] recouvre
aussitôt de la forme des objets, par crainte de se trouver en quelque sorte hors des êtres et ne pouvant
supporter longtemps d’être fixée dans le non-être » ; traduction J.-M. Narbonne, Les deux matières, op. cit.,
p. 293.

129
2. Perception de l’absence et absence de perception

Reste une difficulté importante. Dans cette « contre-extase » que constitue l’intuition de
la matière, on doit se demander si la pensée atteint bien quelque chose de « positif », de
consistant, ou si elle ne fait que l’expérience d’un effacement des logoi. Il s’agit de savoir si
l’âme rencontre un terme qui cause positivement son indétermination, ou bien si elle ne fait
l’épreuve de rien et accompagne l’évanouissement de toute réalité formelle. Il apparaît que sur
ce problème, Plotin est pris dans un certain embarras, symptomatique des difficultés
inhérentes à la matière.
Dans le douzième traité, celle-ci est présentée comme la cause de l’obscurité qui envahit
l’âme. On demande, au dixième chapitre, si l’indétermination dans l’intuition de la matière
renvoie simplement à « une ignorance complète et une absence de connaissance »1. La réponse
est claire : « L’indéterminé consiste en quelque affirmation (kataphasei tini) »2 ;

Lorsqu’elle ne pense rien, poursuit-il, l’âme ne dit rien, ou plutôt elle ne subit aucune affection (paskhei
ouden). Or, lorsqu’elle pense à la matière, elle subit ainsi une affection qui est comme une empreinte de
l’informe (paskhei pathos hoion tupon tou amorphou)3.

En se dépouillant d’elle-même, l’âme ne se tient pas dans la pure absence de tout objet, mais
subit l’effet positif d’une causalité contraire à sa nature formelle. Plotin essaie à ce moment
d’établir que la hulè recouvre quelque chose de réel, qu’elle n’est pas un « nom vide », comme
pourrait le laisser croire sa négativité. Mais la réalité de ce que rencontre l’âme est pourtant
problématique : en quoi cela consiste-t-il, outre l’absence de forme ? Plotin répond à cette
question en usant d’une image qui révèle la difficulté :

De même que l’obscurité est pour l’œil une matière lorsque chaque couleur devient invisible, de même
l’âme aussi, lorsqu’elle retranche toutes ces qualités qui descendent sur les choses sensibles comme une
lumière, ne pouvant plus définir ce qui reste, s’apparente donc à la vision dans l’obscurité, parce qu’elle
devient alors identique à ce que, pour ainsi dire, elle voit (hoion hora).
– Est-ce donc qu’elle voit ?

1
Ibid., 12-13.
2
Ibid., 13.
3
Ibid., 21-23 traduction R. Dufour, ibid., p. 250 (modifiée).

130
– Elle voit ainsi que l’on voit une absence de figure, de couleur et de lumière, et en outre comme on voit
une absence de grandeur1.

La perception de l’obscurité ne conditionne pas simplement une non-perception, car elle


rencontre alors la matière de la perception – ou du moins d’une quasi(hoion)-vision. Le texte
marque néanmoins une hésitation, puisque Plotin éprouve le besoin de poser la question à
nouveau, et que la réponse n’est guère plus conclusive – car comment voit-on une absence de
lumière ?
Une série de textes vient renforcer l’hésitation. Ainsi le troisième traité sur les difficultés
relatives à l’âme (IV, 5 [29]), affirme que l’obscurité n’est pas matière mais obstacle (empodion)
pour la vue, et que, lorsqu’un objet est sur l’œil, l’obscurité de celui-ci n’est pas vue2. Et le
traité II, 4 [12] lui-même ne disait-il pas, au chapitre 13 (pour montrer que la privation n’est
pas une qualité de la hulè) que « l’absence de bruit n’est pas un bruit »3. Le traité « Du monde
ou du ciel », II, 1 [40], affirmera quant à lui que seule la lumière rend un objet visible, tandis
que l’absence de lumière n’est pas plus visible que l’absence de son n’est audible4. La doctrine
plotinienne normale concernant la perception est claire : l’obscurité n’est pas vue, le silence
n’est pas entendu. La contradiction entre cette affirmation et celle de II, 4 [12], 10 pose donc
un problème, mais la portée de celui-ci pourrait être restreinte, dans la mesure où il n’y n’est
pas directement question de la hulè. Ce serait le statut singulier de celle-ci qui contraindrait
Plotin à infléchir sa théorie de la perception de façon exceptionnelle : alors qu’en général
l’obscurité est simplement absence de vision, elle serait plutôt une vision de l’absence dans le
cas de la matière.
Mais même cette solution ne tient pas complètement, car le traité I, 8 [51] sur l’origine
des maux déclare, à propos de l’âme qui écarte toute forme pour voir la matière :

1
Ibid., 13-19 ; traduction R. Dufour, ibid., p. 249.
2
Ennéade IV, 5 [29], 2, 58-61 ; traduction Bréhier, Ennéade IV, op. cit., p. 158 : « L’obscurité est un obstacle à
la vision et doit être vaincue par la lumière. Et, sans doute, on ne voit pas un objet trop rapproché de l’œil,
parce qu’il apporte avec lui l’ombre de l’air et la sienne propre ».
3
Ennéade II, 4, [12], 13, 22.
4
Ennéade II, 1 [40], 6, 39-41 : « Il est en effet raisonnable d’admettre qu’une chose devienne visible grâce à la
lumière. C’est qu’il faut évidemment soutenir non pas que l’obscurité est vue, mais qu’elle n’est pas vue,
comme l’absence de tout bruit n’est pas entendue » ; traduction R. Dufour, Traités 38-41, L. Brisson et
J.-F. Pradeau (éd.), Paris : Flammarion, 2007, p. 344.

131
Elle est comme l’œil qui s’écarte de la lumière afin de voir l’obscurité ; il ne voit plus, puisqu’il a
abandonné la lumière à l’aide de laquelle il ne peut voir l’obscurité ; sans elle, donc, il ne peut voir ; il peut
seulement ne pas voir, et en cela consiste sa vision de l’obscurité, autant qu’elle est possible1.

La suite immédiate de ce passage, déjà citée, affirmait que l’intellect subit quelque chose de
contraire à lui-même en provenance de la matière. Il faudrait alors comprendre que ce pâtir,
qui semblait l’indice d’une épreuve positive, est en fait lié à une absence de vision. On perçoit
d’autant mieux la difficulté que le traité I, 8 [51] est sans doute celui où la consistance de la
matière est le plus clairement affirmée ; il semble donc que Plotin hésite continûment entre
une simple extinction de la perception et la rencontre d’une réalité contraire à la forme.
Peut-être est-il possible d’arrêter une position d’équilibre, comme il semble le faire en
III, 6 [26] :

Invisible par elle-même, elle fuit celui qui veut la voir, apparaît quand on ne la voit pas et ne se montre pas
à qui la regarde intensément2.

On ne peut l’atteindre que par un discours bâtard, et on ne la perçoit que par un regard de
biais, qui la voit en ne la voyant pas. L’approche de la matière se fait dans un entrelacs entre
positivité et négativité, présence et absence, forme et non-forme.
Mais comment cet équilibre se traduira-t-il, lorsqu’il s’agira de la nature et de la fonction
de la hulè ? Est-elle simple épuisement de la raison et du bien, sans consistance propre,
confirmant que l’épibolè correspond plutôt à une absence de vision ? Elle pourrait aussi receler
quelque effectivité contraire à celle de la forme, accréditant alors la thèse selon laquelle son
intuition est une perception positive. Commençons à traiter ce problème dans sa dimension
éthique, en abordant la question du mal.

1
Ennéade I, 8 [51], 9, 22 ; traduction Bréhier, Ennéade I, op. cit., p. 125 (je souligne ; nous choisissons ici la
traduction de Bréhier qui dégage clairement le sens de ce passage, tandis que D. J. O’Meara, tout en suivant
globalement la même interprétation, nous paraît occulter un peu le sens du texte).
2
Ennéade III, 6 [26], 7, 14-16 ; traduction J. Laurent, Traités 22-26, op. cit., p. 190 (je souligne).

132
II. La matière et le mal

On doit dissocier, dans l’étude de la matière, le versant éthique du versant ontologique,


car il se pourrait que les Ennéades adoptent deux perspectives différentes (voire incompatibles)
sur sa nature et sa causalité, en fonction de la prépondérance de l’une ou l’autre de ces
problématiques. Il faut donc mettre en évidence l’essence et les effets axiologiques de la hulè,
en s’attachant à découvrir si Plotin lui attribue une causalité mauvaise, peut-être contraire à
celle du bien. Il est tentant de soutenir que le rôle éthique de la matière est nul, ou bien qu’elle
n’engendre le mal que de façon secondaire et accidentelle. Ces deux possibilités seraient en
effet compatibles avec la théodicée dominante des traités sur la providence, puisqu’elles
permettraient de penser l’activité de la psukhè dans le sensible comme l’expression de sa
puissance – soit qu’elle s’exerce sans rencontrer d’influence externe, soit qu’elle interagisse avec
une matière axiologiquement neutre. Ces solutions présentent l’avantage d’éliminer la
difficulté que constituerait la présence d’une entité essentiellement mauvaise aux confins de la
procession – présence qui accule à une alternative ruineuse : admettre que le bien finit par
engendrer un mal positif, ou opter pour une forme de dualisme. Telles sont les raisons qui
poussent de nombreux interprètes à adopter l’une de ces hypothèses en lui imprimant telle ou
telle modulation1.
Pour éprouver celles-ci, il faut prendre comme fil conducteur le traité que Plotin
consacre à la question, à savoir I, 8 [51], « D’où viennent les maux ? » – tout en envisageant
que celui-ci puisse adopter une position nouvelle ou exceptionnelle. Nous procéderons en deux
temps. Tout d’abord, il s’agira de savoir si la matière est en elle-même mauvaise et cause des
maux – autrement dit, si notre auteur fait d’elle quelque chose comme un anti-principe.
Ensuite, nous nous pencherons sur la manière dont elle provoque ses effets, à la fois pour
vérifier les résultats du premier moment et commencer à établir les modalités d’exercice de sa
causalité.

1
On trouvera, dans l’article de D. O’Brien, une recension particulièrement utile des principales positions sur
le sujet, cf. « Plotinus on Evil : a study of matter and the soul in Plotinus' conception of human Evil », dans Le
Néoplatonisme, op.cit., p. 116-127, et la longue note bibliographique, n. 4, p. 124.

133
A. Le Mal premier

La matière est-elle en elle-même mauvaise et cause du mal ? Même si cette question a pu


être disputée, la démarche accomplie par Plotin en I, 8 [51] laisse peu de doutes sur la réponse.
Les premières lignes du traité annoncent une démarche platonicienne orthodoxe, qui consiste à
déterminer une essence pour isoler une cause unitaire :

Ceux qui cherchent d’où viennent les maux […] choisiraient dans leur recherche un point de départ
approprié s’ils posaient au préalable la question « qu’est-ce que le mal ? » et la nature du mal. Ainsi saurait-
on d’où est venu le mal, où il est fondé, à quoi il advient1.

Cette méthode même et ses présupposés seront vigoureusement critiqués par Proclus, dans la
troisième de ses Etudes sur la Providence, section 47 notamment. Le diadoque remet en cause
l’idée d’une unité originaire des maux, qui reviendrait à attribuer les caractères de la forme et
de l’unité à ce qui leur est contraire2. Quelle que soit la pertinence et la force de la critique3,
elle souligne que Plotin souhaite incontestablement trouver une entité unique, qui constitue le
mal en soi et la source des maux. On le voit clairement au chapitre 3, qui décrit l’efficience de la
cause recherchée en se référant à celle de l’être et du bien :

Car si le mal advient à un autre, il faut qu’il existe antérieurement en soi, même s’il n’est pas un être.
Puisque comme pour le bien il y a le bien en soi et celui qui est un accident, il y a le mal en soi et celui
qui, selon le premier, est dès lors l’accident d’un autre4.

Le mal doit exister en soi avant de trouver une expression dans les maux du corps et de l’âme.
Plotin apporte une précision importante, lorsqu’il écrit « même s’il n’est pas un être » ; il
montre en effet par là qu’il ne s’agit pas d’une analogie accidentelle, et que son intention est

1
Ennéade I, 8 [51], 1, 1-4 ; traduction D. J. O’Meara, Traité 51, op. cit., p. 55.
2
Proclus, Trois Etudes sur la Providence, T. III : De l’existence du mal, texte établi et traduit par D. Isaac,
Paris : Les Belles Lettres, deuxième tirage, 2003, section 47, p. 91 : « S’il est vrai en effet que les biens ont une
cause unique, les maux en ont de multiples et non pas une ; si les biens sont tous commensurables entre eux,
s’ils ont, entre eux, ressemblance et affinité, les maux sont tout le contraire et n’ont de commune mesure ni
entre eux ni avec les biens ».
3
Pour une discussion de ce point on pourra se référer à l’introduction de D. J. O’Meara au Traité 51, p. 31-
32, et à son commentaire, p.109-110
4
Ennéade I, 8 [51], 3, 21-24 ; traduction D. J. O’Meara, Traité 51, op. cit., p. 60.

134
bien d’attribuer à la hulè une causalité comparable à celle de l’intelligible. Il va encore plus
loin, puisque la causalité néfaste est présentée comme analogue, non seulement à celle de l’être,
mais encore à celle du bien. La méthode de la recherche s’accorde donc très difficilement avec
l’idée que l’instance visée ne serait pas le mal en soi ou ne serait pas cause du mal. L’analogie
permet peut-être de comprendre, en revanche, pourquoi on peut refuser l’idée d’une matière
mauvaise en elle-même, c'est-à-dire pour la même raison que l’on refuse l’auto-prédication des
formes : le mal en soi n’est pas mauvais, comme le grand en soi n’est pas grand1. La méthode
annoncée conduit donc logiquement à une situation d’opposition symétrique entre le principe
des maux et celui des biens. Aucun des ces aspects de la pensée plotinienne ne peut être tenu
pour accidentel.
La valeur et l’action de la matière apparaissent parfaitement, toujours dans le troisième
chapitre, au moment stratégique où Plotin identifie enfin la cause recherchée :

La réalité sous-jacente aux configurations, figures, formes, mesures et limites, organisée par un ordre qui
lui est étranger, n’ayant en soi rien de bon, comme une image (eidôlon) par rapport aux êtres, l’essence en
somme du mal (kakou dé ousian), s’il peut y avoir une essence du mal. C’est bien cette nature que le
raisonnement découvre comme étant le mal premier et le mal en soi (kakon einai prôton kai kath’auto
kakon)2.

Le vocabulaire montre bien l’attribution à la matière d’un rôle symétrique par rapport à celui
des formes (voire du bien). Elle constitue une ousia du mal ; cette précision est troublante,
puisque le lieu propre de cette détermination est la forme, dont la matière est privation. Il
semble que Plotin veut désigner, à travers ce concept, un certain type de causalité, car l’ousia se
définit comme coïncidence de l’être et la raison d’être3. Cette qualification, étrange au premier
abord, paraît donc renvoyer à l’idée d’un mal « premier », « par soi », et cause des maux.
L’ensemble de ces éléments rend encore moins praticable l’hypothèse selon laquelle la hulè ne
serait pas cause du mal, ou bien le serait tout en restant par elle-même neutre ou bonne. On
peut objecter que cette valeur ne se révèle que dans ses effets, sans lesquels elle resterait cachée –
cela est sans doute vrai, mais il faut alors en dire tout autant de la bonté de l’un, qui
n’apparaîtrait pas non plus s’il n’y avait rien d’autre que lui.

1
Lorsque nous la qualifierons de « mauvaise », il faudra donc entendre « cause des maux », sans y voir
nécessairement une qualification interne.
2
Ibid., 35-40 ; traduction D. J. O’Meara, ibid., p. 61.
3
Cf. supra, part. 1, chapitre 1, I, A.

135
L’action éthique matérielle apparaît comme une causalité formelle inversée, et Plotin va
plus loin, car il fait de la hulè ni plus ni moins qu’un « contre-principe » :

Mais que sera le contraire de l’être universel (tè katholou ousia), et, en général, des êtres premiers (tois
protois) ? Ne faut-il pas dire que le contraire de l’être est le non-être, le contraire de la nature du bien, la
nature et le principe du mal ? Car les deux sont principes, l’un des maux, l’autre des biens. Et tout dans
chaque nature s’oppose, de sorte qu’ils sont totalement contraires et contraires en une plus grande mesure
que les autres1.

Matière et bien sont comme deux principes l’un en face de l’autre2 ! Les difficultés liées à cette
idée, on s’en doute, seront redoutables, mais celle-ci est présentée de façon parfaitement
explicite et cohérente.
On pourrait objecter, comme le fait Jean-Marc Narbonne, que la matière comme
origine des maux est une innovation du cinquante-et-unième traité, dans lequel la
prédominance de la perspective éthique conduirait Plotin à une position quasi dualiste3. Cette
interprétation se heurte au fait que le douzième et le vingt-sixième traités avaient déjà présenté
le caractère radicalement mauvais de la hulè en termes très proches. Le traité « Des deux
matières » demandait par exemple : puisque la matière est pauvreté concernant la raison, la
vertu, la beauté, la force, la figure, la forme et la qualité, « comment ne serait-elle pas en tout
point mauvaise (pantè kakon) ? »4. Le chapitre 11 du traité III, 6 [26], affirmait encore :

Mais si elle est laide de l’être même de la laideur (aiskhra ôs aiskhros einai), elle ne pourra avoir part à la
beauté et, de même, si elle est mauvaise de l’être même du mal (kakè ôs kakon einai), elle ne pourra pas
davantage avoir part au bien5.

La matière est mauvaise comme le mal 6 . Il est vrai toutefois qu’elle n’est pas désignée
directement comme cause des maux ; même si la logique platonicienne suggère évidemment un
lien entre ces deux dimensions, on peut admettre (provisoirement) une réserve fondée sur cette
objection.

1
Ibid., 31-36 ; traduction D. J. O’Meara, ibid., p. 69 (je souligne).
2
Notons qu’elle est encore qualifiée d’aitia et arkhè au chapitre 4, l. 13.
3
Jean-Marc Narbonne, Les deux matières, op. cit., p. 184-185.
4
Ennéade II, 4 [12], 16, 24-25. « Pôs dé ou pantè kakon ».
5
Ennéade III, 6 [26], 11, 27-29 ; traduction J. Laurent, Traités 22-26, op. cit., p. 197.
6
Objectera-t-on que le chapitre 14, notamment, défendra ensuite l’idée d’une participation de la matière au
bien ? Il faudra y revenir en examinant le sens de cette participation très particulière.

136
Un premier bilan de la situation montre donc que, contre toute attente, la conception
morale de la matière correspond au schéma minoritaire de la théodicée plotinienne, dans
lequel un principe vient ajouter son action à celle des formes pour constituer le sensible. Plotin
défend l’idée d’un mal premier, produisant par sa nature hétérogène aux formes des effets
contraires à ceux du bien. Cette position est toutefois si problématique au regard de l’ensemble
de sa pensée que l’on doit se demander si le détail des analyses la confirme – et envisager plus à
fond l’objection selon laquelle cette position constituerait une innovation problématique, voire
intenable, du cinquante-et-unième traité. Autrement dit, les difficultés de cette doctrine
conduisent-elles l’Alexandrin à annoncer un modèle et à mettre un autre en place ? Et si ce
n’est pas le cas, opère-il sur ce point un virage caractéristique des écrits tardifs ?

B. Du Mal aux maux

Comment la hulè engendre-t-elle les maux de l’âme ? Plusieurs interprètes tentent


résoudre ce problème en éliminant l’idée qu’elle exerce une causalité active et/ou néfaste en elle-
même. Jean-François Balaudé, par exemple, propose une solution intéressante, selon laquelle la
matière produirait des effets de façon purement passive – l’idée d’un principe actif du mal
constituant selon lui un « contresens »1. Sa seule efficience serait celle d’un leurre qui fascine les
âmes et détermine ainsi leurs fautes sans exercer nulle activité contraire à celle des formes et du
bien. Elle ne serait donc une arkhè des maux que comme « principe d’attraction »
foncièrement illusoire2. Cette hypothèse peut se prévaloir notamment du texte sur la descente
où les âmes sont décrites comme attirées par le « miroir de Dionysos » 3 . D’autres
interprétations pourraient accorder un rôle actif à la matière, tout en soutenant qu’elle ne
devient proprement mauvaise qu’à l’occasion d’un certain type d’interaction avec les âmes.
Avant même d’examiner les modalités concrètes de l’efficience matérielle, il faut rappeler que
ces interprétations sont incompatibles avec le cadre général de la démarche plotinienne tel qu’il
vient d’être défini. Voyons maintenant si le détail des descriptions peut revanche les
corroborer.

1
J.-F. Balaudé, « Le traitement plotinien de la question du mal : éthique ou ontologique ? », dans Les Cahiers
Philosophiques de Strasbourg, n. 8, op. cit., p. 79.
2
Ibid., p. 81.
3
Nous l’avons évoqué, plus haut, avec la question de la descente des âmes.

137
Commençons par les maux « externes », titre sous lequel on regroupe d’une part la
nature des corps, et d’autre part les événements liés aux contingences de la vie sensible
(maladie, pauvreté etc.). Au chapitre 4 de I, 8 [51], Plotin décrit les maux que constituent,
pour les corps eux-mêmes, certaines de leurs caractéristiques provenant de la hulè :

Mais la nature des corps, dans la mesure où elle participe à la matière, serait un mal, non pas premier, mais
secondaire, car elle a une forme qui n’est pas véritable ; elle est privée de vie ; les corps se détruisent
mutuellement ; leur mouvement est sans ordre ; ils font obstacle à l’âme par rapport à son activité propre ;
ils échappent à l’être dans un flux incessant1.

Trois points méritent d’être soulignés. Premièrement, la matérialisation est décrite comme une
« participation » à la matière, de sorte que l’on retrouve bien la causalité « inversée » ;
deuxièmement, cette participation est le fondement d’une résistance à l’activité de l’âme ; elle
est, troisièmement, liée à une forme de « fuite ». Quelque chose s’échappe de l’être, et cette
échappée constitue un dynamisme d’opposition à la causalité psychique. En faisant obstacle à
la puissance de l’âme, la matière actualise certaines faiblesses, qui, sans elle, resteraient cachées.
Le chapitre 5 mentionnera d’autres maux « extérieurs » comme la pauvreté, la maladie,
ou la laideur. Plotin montre que, si l’on accepte de les considérer comme de vrais maux, on
doit les rapporter aussi à une prédominance de la nature matérielle :

La maladie n’est-elle pas la déficience et l’excès des corps matériels qui ne gardent pas l’ordre et la mesure,
la laideur étant la matière non maîtrisée par la forme, la pauvreté étant le manque et la privation de ce
dont nous avons besoin du fait que la matière à laquelle nous sommes attelés est par nature le besoin ?2

Peut-on dire, avec Dominic J. O’Meara, que Plotin envisage ici une possibilité qu’il récuse ? Il
est vrai que les traités sur la providence tentent d’annuler la portée des maux extérieurs –
punition pour l’âme mauvaise, mais non pour l’homme de bien. L’interprète et traducteur
renvoie également au traité I, 4 [46], sur le bonheur, qui soutient que le bien et le mal
véritables ne se jouent pas à ce niveau3. Cela pourrait confirmer que la causalité matérielle n’est

1
Ennéade I, 8 [51], 4, 1-5 ; traduction D. J. O’Meara, Traité 51, p. 61.
2
Ibid., 5, 20-25 ; traduction D. J. O’Meara, ibid., p. 64.
3
Ennéades I, 4 [46] : les chapitres 5 à 10 sont consacrés à la question de savoir si les maux externes peuvent
entamer le bonheur, notamment celui du sage. Le principe même de la solution plotinienne réside dans l’idée,
exposée au chapitre 6, selon laquelle il faut distinguer le bien unique, véritable objet de nos vœux, et source du
bonheur, des choses simplement nécessaires – que nous ne désirons pas pour elles-mêmes, mais seulement

138
pas en soi mauvaise, puisque sa valeur dépend de la position adoptée par l’âme vis-à-vis d’elle.
Toutefois, même si l’on prétend que les maux externes n’en sont pas1, Plotin accorde ici à la
hulè une fonction qui n’est pas nulle. Sa nature n’est en aucun cas le résultat de
l’affaiblissement des raisons, la limite inconsistante formée par la prolongation imaginaire de
leur épuisement : elle recèle la cause de l’affaiblissement – et l’on retrouve en fait l’idée
exprimée en III, 2 [47], 5, selon laquelle ce en quoi se trouve le bien « produit le défaut ».
Qu’il s’agisse d’une efficience morale ou seulement ontologique (concernant la constitution
des corps) la matière exerce une influence contraire à celle de la forme, lui résiste et en altère les
effets – tout en révélant certaines de ses potentialités négatives.
Il faut maintenant définir le rôle que joue la matière dans les maux véritables, c'est-à-dire
ceux qui touchent vraiment l’âme. Premier élément constant dans la démarche plotinienne :
l’âme constitue une réalité formelle et, à ce titre, ne saurait être mauvaise en elle-même2. Ce
point est rappelé au chapitre 2, où après avoir présenté l’un, l’Intellect et l’âme, Plotin
affirme que leur existence est intrinsèquement exempte de maux ; il ajoute que s’il n’y avait
rien eu en dessous de l’âme, il n’y aurait aucun mal, mais seulement des biens de premier,
deuxième et troisième rang3. On retrouve la distinction du modèle minoritaire des traités sur la
providence, entre les niveaux de réalité où le bien est « non-mélangé » et ceux où il l’est – ce
qui suppose une hétérogénéité axiologique entre le sensible et ce qui le précède. Cela ne
confirme-t-il pas que la matière exerce une causalité propre et contraire à celle des réalités
formelles, c'est-à-dire que le sensible n’est pas simplement une manifestation moindre du
bien ?

pour accéder au bien. C’est le cas de l’absence de maladie ou de souffrance ; en effet, écrit-il, lorsqu’on les
possède, on ne les désire plus : elles ne sont donc pas désirables en soi. Plus encore, elles ne sont pas
indispensables, puisque le sage peut souffrir ces inconvénients tout en restant heureux (chapitres 8 et 9).
1
Remarquons que cette négation du caractère mauvais des maux externes, dans les traités sur la providence,
est déjà contestée par le modèle minoritaire ; comment soutenir que ce qui aliène le bien reste essentiellement
bon ou neutre ? Le traité I, 4 [46] exprime la difficulté à un autre niveau. En effet, la fin du chapitre 5 apporte
cette précision : « En fait, cet état de bonheur et d’autosuffisance est réservé aux dieux, tandis que les homme
qui reçoivent l’ajout d’un élément inférieur (anthropois dé prosthèkèn tou kheironos), doivent rechercher le
bonheur dans le tout qu’ils sont devenus, et non pas seulement dans l’une des parties : si une partie se porte
mal, l’autre, celle qui est supérieure, sera nécessairement empêchée d’accomplir sa fonction propre […].
Sinon, il faut rompre tout lien avec le corps » (I, 4 [46], 5, 16-23 ; traduction T. Vidart, Traités 45-50,
L. Brisson et J.-F. Pradeau (éd.), Paris : Flammarion, 2009, p. 149). On pourrait se demander si Plotin ne
reconnaît pas dans ces lignes que le caractère indifférent des conditions corporelles relève d’un idéal
secondaire, puisqu’il existe un bonheur complet, qui tient compte de la matérialité de l’homme. Dans cette
logique, l’idéal du sage parfaitement détaché, s’il est même réalisable, semble ici considéré, paradoxalement,
comme un pis-aller pour celui qui ne peut atteindre le bonheur complet.
2
Ennéades I, 8 [51], 4, 5-6.
3
Ibid., 2, 25-31.

139
Entrons plus avant dans le détail. Le mal n’existe que pour une âme incorporée, parce
qu’elle est alors « mélangée avec la non mesure »1. Cette explication, dans un premier temps,
paraît concerner exclusivement sa partie irrationnelle, seule mêlée à la matière. Et cependant, il
y a aussi des maux pour la partie raisonnante, lorsqu’elle porte son regard vers la hulè, de telle
sorte qu’elle est envahie par son obscurité, écrit-il, blessée et infectée par elle2. On pourrait
conclure, puisque les maux sont liés à une inclination de l’âme, que c’est celle-ci qui en prend
l’initiative et en assume la responsabilité en dernier ressort. Cela n’est juste qu’en partie, car le
traité 51 insiste aussi sur ce que la cause première du mal n’est pas dans le vice, c'est-à-dire
dans sa manifestation « intra-psychique ». Le vice est l’effet du mal dans une réalité bonne par
elle-même, où se produit un défaut partiel de bien. En revanche, le mal lui-même doit être
identifié à ce qui manque totalement du bien – autrement dit, à la matière3.
Quels sont à présent les effets précis de cette dernière sur l’âme ? A la fin du chapitre 4
Plotin décrit la différence entre la psukhè tournée vers les principes et celle qui s’abandonne aux
maux :

Ainsi d’une part l’âme parfaite qui s’incline vers l’Intellect est toujours pure et détournée de la matière
[...]. Mais d’autre part, celle qui ne reste pas cela, mais qui progresse hors d’elle-même, en ce qui n’est pas ce
qui est parfait et premier, étant dans sa déficience comme un reflet de l’âme pure, remplie
d’indétermination dans la mesure où elle est déficiente, voit l’obscurité et contient déjà la matière4.

L’âme infectée par le mal effectue une « progression » hors de soi, par laquelle elle se mue en
un « reflet ». Le seul regard sur la hulè produit une défection, une aliénation, qui ne peut
toutefois être conçue comme une altération ontologique de l’âme, dont on sait qu’elle reste
impassible. Il faut penser cette défection comme l’effet d’une activité, qui se répand sur les

1
Ce point est établi au chapitre 4, 14-15, et repris au chapitre 14, 17 sq.
2
Ibid., 4, 17-22: « Ensuite, s’il arrive aussi que la partie raisonnante soit endommagée (to logidzoménon ei
blaptoito), elle est empêchée de voir par les affections, par l’obscurité que lui impose la matière, par son
inclination vers la matière, en somme par son regard, dirigé non pas vers l’être, mais vers le devenir dont le
principe est la nature de la matière qui, elle, est mauvaise au point d’infecter de son mal (anapimplanai kakou)
celui qui ne se trouve pas encore en elle, mais ne fait que regarder vers elle » ; traduction D. J. O’Meara,
Traité 51, p. 62.
3
Au chapitre 5, Plotin insistera sur ce que le mal est la matière, complète privation de bien, et non le vice de
l’âme, qui n’est qu’un défaut partiel de la bonté, puisque la nature de l’âme est bonne. Or, Plotin exclut bien
que cette privation totale soit simple résultat sans effet propre – il avait souligné au chapitre précédent que la
déficience totale « rend semblable à elle-même tout ce qui de quelque manière prendrait contact avec elle. »
(Ibid., 4, 24-25 ; traduction D. J. O’Meara, ibid., p. 62).
4
Ibid., 25-26 et 28-31 ; traduction D. J. O’Meara, ibid., p. 62-63 (je souligne).

140
choses sensibles et nous y attache1. Le traité sur l’impassibilité des incorporels affronte cette
question et précise le statut de l’âme dans son rapport au corporel. C’est en réalité le fruit de
l’interaction « psycho-somatique », et lui seul, qui pâtit2, mais l’activité la rattachant aux corps
peut « voiler » la nature psychique comme un brouillard enveloppant une lumière3. L’image
utilisée par Plotin est un peu trompeuse, car la brume voile la lumière pour un regard
extérieur, tandis que l’obscurcissement de l’âme implique son rapport à elle-même – c’est
pourquoi la sortie de l’obscurité somatique est pensée comme un rappel ou un éveil à sa propre
nature. L’obscurcissement du rapport à soi, sans modifier l’essence de l’âme, implique une
désorganisation, ou, plus précisément, une dysharmonie des facultés, qui correspond au vice4.
La « progression hors de soi » de l’âme vicieuse doit être comprise comme un attachement au
corporel – mais seul le fruit de son activité contient la matière et se trouve affecté. C’est ce
rapport qui voile l’âme à elle-même et qui la « remplit d’indétermination », en détériorant son
harmonie interne.
Malgré la doctrine de l’impassibilité des incorporels, on trouve donc ici un processus
analogue à celui repéré dans les traités sur la providence et sur l’influence des astres, où les
dernières images des raisons subissaient l’influence de la matière en un processus de
dépossession. L’âme « subit » elle aussi de quelque manière une influence aliénante, qui sera
décrite de façon encore plus détaillée au chapitre 14 de I, 8 [51], lorsque Plotin répond à
l’objection qui fait du mal une faiblesse de l’âme. Il commence par y affirmer que le mal existe
pour l’âme prise dans la matière5, puis précise que celle-ci sollicite celle-là et tend à s’infiltrer
en elle pour la corrompre6. Mais, ne pouvant s’insinuer réellement, elle se « jette en dessous »
pour en saisir l’illumination qu’elle est toutefois incapable de garder véritablement7. Malgré
cette incapacité, elle produit certains effets sur l’organisation et l’activité de la psukhè :

Mais d’autre part, l’illumination et la lumière qui vient de là, elle les rend obscures, par le mélange, et
faible, provoquant elle-même la génération et la cause de la venue vers elle, car la matière ne serait pas
venue à ce qui n’est pas présent. Et ceci est la chute de l’âme, venir ainsi vers la matière et s’affaiblir, du

1
Voir par exemple Ennéade III, 4 [13], 3, 25-28.
2
Ennéade III, 6 [26], 3, 6-11 ; le passage se conclut par l’idée que le pâtir se produit dans un composé différent
de l’âme.
3
Ibid., 5, 21-23.
4
Ibid., 2, 5-6.
5
Ennéades I, 8 [51]., 14, 13 sq.
6
Ibid., 35-36 : « La matière étant présente la prie, l’importune, pour ainsi dire, et veut se faire passer à
l’intérieur. » Traduction D. J. O’Meara, ibid., p. 83.
7
Nous verrons le sens précis de cette incapacité en examinant l’impassibilité de la matière.

141
fait que toutes les puissances ne sont pas présentes pour agir, la matière empêchant cette présence en ce
qu’elle prend possession du lieu que l’âme occupe1.

La fin du chapitre insiste encore sur ce que la hulè est « cause de la faiblesse » et « cause du vice
de l’âme »2, « rendant mauvais ce qu’elle prend comme en le volant »3. Tout décrit ici une
activité corruptrice, et Plotin précise encore que la faiblesse en question « ne serait pas
l’abstraction de quelque chose, mais la présence de quelque chose d’étranger (allotriou
parousia) »4. Autrement dit, il s’agit bien du schéma « minoritaire » de la théodicée plotinienne,
où un élément hétérogène aux formes détermine le mal, en opposant une résistance à leur
puissance, et en produisant ainsi le manque dans le résultat de l’interaction psycho-somatique.
La faiblesse dont il est question ici ne relève donc pas de la déperdition normale du pouvoir
des réalités formelles ; elle en induit l’aliénation.
Tout se passe comme si, malgré le caractère impassible de l’âme, la matière était capable
de l’arracher à elle-même jusqu’à la corrompre entièrement, et provoquer une dysharmonie
totale, une mort morale dont le chapitre 13 propose cette description saisissante :

Car celui-ci [qui participe à la matière] se trouve totalement dans le lieu de la dissemblance, d’où, plongé en
elle, il tombera dans le bourbier obscur. Puisque, si l’âme tombe entièrement dans le vice total, elle n’a plus
de vice mais s’est changée en une nature différente et inférieure […] Elle meurt donc comme mourrait une
âme, et sa mort, dans la mesure où elle est encore immergée dans le corps, est de sombrer dans la matière
[…] Et c’est à cela que se réfère la phrase allant en Hadès y sommeiller5.

L’âme livrée à la matière est comme décomposée par sa puissance d’aliénation, elle sombre,
change de nature et « meurt ». Cette dysharmonie totale trahit clairement l’effet d’une
puissance irréductible à celle des formes. Quelle que soit la pertinence de la dissociation des
maux externes et des maux réels, ils sont indiscutablement analogues, et relèvent d’un schéma
causal correspondant à la théodicée minoritaire. La matière joue dans tous les cas le rôle d’un

1
Ibid, 14, 40-46 ; traduction D. J. O’Meara, ibid., p. 83.
2
Ibid., 49-50 : « Hulè toinun kai asthénéias psuchè aitia kai kakias aitias ».
3
Ibid., 48 ; traduction D. J. O’Meara, ibid., p. 83.
4
Ibid., 23-24; traduction D. J. O’Meara, ibid., p. 82. Cette présence ne doit pas être conçue à la manière d’un
supplément introduit dans l’âme (ce que III, 6 [26], 2, 66-67 avait expressément défendu) mais plutôt comme
la présence à l’âme d’un élément extérieur. Celui-ci serait capable de susciter un épanchement de puissance (la
« sortie de soi », la « chute ») et une dysharmonie interne qui peut aller jusqu’à la « mort » psychique que
Plotin décrit au chapitre 13, comme on va le voir.
5
Ennéade I, 8 [51], 13, 16-26 ; traduction D. J. O’Meara, Traité 51, op. cit., p. 80.

142
principe d’affaiblissement, de décomposition, par une opposition au pouvoir des réalités
formelles.
Denis O’Brien expose très clairement la situation1. Pour que se produisent les maux
dont le traité I, 8 [51] veut élucider l’origine, il faut non seulement que l’efficience négative de
la matière sollicite la psukhè, mais aussi que celle-ci soit assez faible pour répondre à son appel.
Si l’un de ces deux paramètres manque, il y a certes la matière, privation totale du bien, mais
pas les maux. La présence de la hulè n’est pas suffisante pour induire ceux-ci, comme le montre
le cinquième chapitre de I, 8 [51], lorsqu’il affirme que les « dieux visibles », c'est-à-dire
astraux, mais aussi certains hommes, bien qu’ils aient un corps, ne recèlent pas le mal (to
kakon) 2 . Pour que le mal advienne, il faut donc, insiste avec raison Denis O’Brien, la
conjonction d’un facteur extrinsèque à l’âme et d’un facteur intrinsèque – ce dernier étant moins la
descente elle-même, comme le soutient l’interprète, que le caractère interne de l’âme3. La

1
D. O’Brien, « Plotinus on Evil : a study of matter and the soul in Plotinus' conception of human Evil »,
dans Le Néoplatonisme, op.cit., p. 139-143 pour le point qui nous intéresse à présent – en particulier la p. 141.
On lira aussi Théodicée plotinienne, théodicée gnostique, op. cit., p. 75-76, qui résume plus densément la
doctrine : « La matière : cause nécessaire mais non suffisante. Une faiblesse de l’âme : condition suffisante et
cause nécessaire. » De cette dernière présentation, on pourrait toutefois retirer l’impression fausse que c’est
l’âme qui joue le rôle essentiel – mais, comme le montrait D. O’Brien lui-même dans l’article « Plotinus on
Evil », la faiblesse de l’âme est elle-même provoquée par la matière. Si l’on réinterprète d’autre part toutes les
images selon lesquelles la faute de l’âme vient d’une attitude subjective et d’un choix contingent, il apparaît
que la matière actualise les maux selon une nécessité tout aussi forte que celle qui préside à la génération des
principes. Il faut également récuser, dans cette solution, toute idée d’une inertie de la matière, qui tendrait à la
réduire à une simple « occasion » du mal ; sur ce point, on se référera à l’article de J.-M. Narbonne, « La
controverse à propos de la génération de la matière chez Plotin : l’énigme résolue ? », dans Quaestio, 7, 2007
(p. 123-163), p. 126-128.
2
Ennéade I, 8 [51], 5, 30-34. Pour une analyse de ce texte, lire D. O’Brien, « Plotinus on Evil : a study of
Matter and the Soul in Plotinus' conception of human Evil », dans Le Néoplatonisme, op.cit., p. 129-130
3
On peut en effet contester, ou au moins préciser, l’analyse de D. O’Brien concernant la nature de la « cause
intrinsèque ». Il l’interprète comme la descente de l’âme lorsqu’elle pousse trop loin sa séparation d’avec le
tout (cf. ibid., p. 139 : « There is an intrinsic factor : the soul’s flight from the whole. » Plus loin : « The soul,
therefore, we must suppose, would not fall prey to matter attraction if it did not distance itself too far from the
father, and for too long. »). Il renvoie notamment à son analyse du passage de IV, 8 [6], où Plotin semble
décrire la descente des âmes comme une faute (ibid., p. 133-134). En premier lieu, comme on l’a vu, la
descente en elle-même et la séparation qu’elle implique – la « perte des ailes » – ne constituent pas une faute
en soi, puisqu’elles sont conformes à l’ordre processif. Ainsi le chapitre 5 du traité sur la descente des âmes
insiste-t-il sur ce qu’une âme incorporée ne subira pas de dommage, si elle se hâte de s’échapper, puisqu’elle
aura manifesté ses puissances, embelli le sensible, et connu le bien par opposition au mal (l’auteur de l’article
en question y insiste lui-même en examinant ce passage précis, cf. ibid., p. 130-131). Ensuite et surtout, il est
certes indispensable que les âmes se séparent pour subir le mal, mais entre deux âmes incorporées, l’une sera
sujette aux maux et pas l’autre. On se rappelle le processus : la raison est diverse, son unité est profondément
bonne, mais le passage à un mode d’existence sensible accentue la diversité de sorte que certaines parties
deviennent mauvaises, considérées isolément. Comme le montrent les traités sur la providence, cette
différence ne provient pas simplement ni d’abord de la séparation, mais de la qualité propre de l’âme, qui
dépend de la part de la raison universelle dont elle relève. C’est bien cette qualité propre qui constitue donc le

143
matière, le facteur extrinsèque des maux, agit comme un révélateur de certaines possibilités de
l’âme, qui ne relève plus d’une expression de sa puissance, mais au contraire de sa faiblesse –
autre manière de dire que la résistance de la matière au pouvoir des principes actualise les
maux, ce que ne saurait accomplir aucune puissance issue des formes. Comme la « nécessité »
des traités sur la providence « actualise » les possibilités d’existence sensible contenues dans les
raisons, la matière « actualise » les possibilités éthiques négatives contenues dans l’âme. Cette
explication par conjonction des deux facteurs ne saurait permettre de contester que la hulè est
essentiellement mauvaise et cause de mal : elle induit le mal, en tant que mal premier et en soi,
et par une activité nullement réductible à celle de « leurre »1.
Les descriptions de l’action corruptrice de la matière permettent enfin d’écarter
l’hypothèse de Jean-Marc Narbonne, selon laquelle elle ne serait réellement présentée comme
source des maux qu’en I, 8 [51]. L’idée était présente, en effet, dans les traités sur la
providence, avec le modèle « minoritaire ». Mais cette position est en fait bien plus ancienne,
puisqu’elle apparaissait dès le tout premier traité (I, 6 [1]). Le chapitre 5, qui examine le cas
d’une âme « laide », c'est-à-dire mauvaise2, décrit ce en quoi consiste le mal pour elle :

Précisément cette laideur, ne dirons-nous pas qu’elle s’ajoute à l’âme au même titre qu’une beauté
d’emprunt et qu’elle la corrompt et la rend impure, la « pétrissant » de nombreux maux ce qui la prive
d’une vie et d’une sensibilité pures, et lui donne l’usage d’une vie affaiblie et mélangée au mal, la rend
mêlée à beaucoup de mort […] Puisqu’elle est, je pense, impure […] qu’elle contient beaucoup de

facteur intrinsèque, et c’est la présence de la matière qui rend possible l’expression de ses « potentialités »
négatives.
1
J. M. Rist, dans Plotinus, the Road to Reality, (Cambridge : Cambridge University Press, 1967) semble pris
dans cette difficulté, lorsqu’il essaie de rendre cohérents sa thèse d’une nullité parfaite de la matière et l’idée
que celle-ci est cause du mal. Ainsi écrit-il : « Hence we have to conclude that matter is the cause of weaknesse and
vice for the soul [...]. Yet we recall that matter has no positive power except in so far its no good. While
metaphysically nothing it can be morally damaging. And so we can summarize the problem. The cause of the fall of
the soul, as we saw earlier, is its desire to be itself, its selfishness, its being overwhelmed by gross pleasures [...]. Yet it
is the presence of matter itself, or we might say its non-presence, which induces this weakness. Or perhaps what
Plotinus means is that the weaknesse itself is what matter really is and that we should define matter simply as
weaknesse of the soul. » (p. 128) On perçoit l’embarras de l’interprète ; d’abord, il reconnaît que la matière est
cause de faiblesse et de vice ; mais en fait, précise-t-il, elle n’a aucun pouvoir. Les deux propositions étant
difficilement compatibles, il affirme tout d’abord qu’elle induit des effets par sa non-présence – solution dont
il est difficile de saisir le sens (s’il s’agit de dire que c’est sa nullité qui entraîne des effets éthiques
négatifs, nous avons constaté que cette solution n’est pas praticable). Enfin, J. M. Rist, devant toutes ces
difficultés, finit par envisager la possibilité que la matière ne soit rien d’autre que la faiblesse de l’âme – thèse
peu compréhensible, et de toutes manières sans fondement dans Ennéades, comme nous espérons l’avoir
établi.
2
Comme le précise Plotin en la qualifiant d’intempérante, injuste et emplie de désirs, cf. Ennéade I, 6 [1], 5,
25 sq.

144
corporel mélangé à elle, qu’elle a une forte accointance avec l’élément matériel (tô hulikô pollô sunousa) et
qu’elle admet une forme autre que la sienne, elle a changé sous l’effet de ce mélange qui l’a rendue plus
mauvaise. C’est comme un homme tombé dans la boue et la fange1.

La proximité avec les traités sur la providence et celui sur l’origine des maux est remarquable :
le mélange de mal, l’élément hétérogène qui « pétrit » l’âme de nombreux maux, l’idée d’une
mort de l’âme, enfin l’accointance avec la matière qui rend la psukhè mauvaise et la corrompt.
D’autres textes du même traité, moins concluants, peuvent être évoqués2. Il ne s’agit pas de
prétendre que telle est la doctrine que Plotin a toujours défendue de façon univoque et sans
ambiguïté, mais de souligner que par une strate de son texte au moins, l’idée d’un principe des
maux doté d’une efficience corruptrice traverse les Ennéades – qu’elle apparaisse de façon
directe et évidente, comme en I, 6 [1] ou I, 8 [51], de façon plus résiduelle, comme en III, 2
[47], et 3 [48].
Le dossier éthique laisse peu doute quant à l’existence d’une causalité matérielle. Mais
Plotin n’est-il pas conduit à adopter une position inhabituelle lorsque surgit la question
morale, en soutenant, par exemple, l’idée d’un principe des maux en face du bien ? On
pourrait faire l’hypothèse qu’il différencie le rôle et le statut de la matière dans le champ
éthique et dans le champ cosmologique3, ou bien qu’il est contraint d’y défendre une position
inhabituelle et finalement intenable4. Nous voudrions à présent montrer qu’il n’en est rien, et

1
Ibid., 31-39 ; traduction J. Laurent, Traités, 1-6, op. cit., p. 74, (je souligne).
2
Ennéade I, 6 [1] affirme au chapitre 2 que ce qui est laid est privé de forme (amorphon) reste extérieur à la
raison divine (exo theiou logou), jusqu’à l’absolument laid qui en est totalement privé (l. 13-18) ; au chapitre 6
que les étants réels (ta onta) sont la beauté et que l’« autre nature » (hè dé hétéra phusis) est la laideur (l. 21-
22) ; le chapitre 9, avant la célèbre injonction à « sculpter sa propre statue », dira que, de même que le
sculpteur doit enlever, effacer et polir, celui qui ne voit pas sa beauté doit la chercher en se purifiant de tout ce
qui est ténébreux (skoteina kathairôn) (l. 12). IV, 7 [2], 10, affirmera que le mal, pour l’âme, lui vient
d’ailleurs (l. 11-12) ; I, 2 [19], 2 parlera de la matière comme l’élément contraire au dynamisme de
l’assimilation aux dieux (l. 20 sq.), et le chapitre 4 désignera le mal pour l’âme comme l’union avec ce qui lui
est contraire (l. 13-15).
3
C’est par exemple la position de J.-F. Balaudé, dans « Le traitement plotinien de la question du mal : éthique
ou ontologique ? », Les Cahiers Philosophiques de Strasbourg, n.8, op. cit., p. 78 ; il affirme que la doctrine de
Plotin pourrait consister en un dualisme éthique au sein d’un monisme ontologique. Ce qui vient d’être
exposé concernant la dimension éthique (une causalité opposée à celle des principes) disparaîtrait, dans cette
hypothèse, du champ ontologique. Et nous verrons en effet que pour cet interprète, en régime ontologique, la
puissance de l’un ne saurait rencontrer nulle cause auxiliaire. Signalons également, sur ces positions,
H. J. Blumenthal, Plotinus’ Psychology (His Doctrines of the embodied soul), La Haye : M. Nijhoff, 1971 ; il
soutient que la matière est à la fois inerte et privée de tout efficace dans le champ ontologique alors qu’elle est
active dans le champ moral (cf. p. 1-2).
4
C’est la position de J.-M. Narbonne dans Les deux matières. Plotin finirait par penser la matière comme
directement contradictoire par rapport au principe (op. cit., p. 184-185 ; cf. encore p. 187 : J.-M. Narbonne
note que c’est une nécessité éthique intransposable sur le plan ontologique qui conduit l’Alexandrin à faire de

145
qu’en règle générale, Plotin attribue à la hulè une causalité ontologique analogue à celle qui
vient d’être décrite.

III. Nature et causalité cosmologique de la matière

Sur certains points (comme le statut de l’épibolè qu’on en peut avoir) le discours de
Plotin sur la hulè louvoie entre les deux possibilités que nous avons signalées au départ, à savoir
absence nulle et non avenue ou bien existence et cause opposée à la forme. Cependant,
lorsqu’il aborde les questions de la nature, de la fonction et de la participation de la matière,
l’Alexandrin fait preuve d’une cohérence globale qui consiste à lui reconnaître une consistance
et un rôle en tant que non-être, c'est-à-dire en tant que dynamisme contraire à la puissance des
principes. C’est précisément cette cohérence qui lui rendra si difficile l’élaboration d’une
solution au problème de sa génération, c'est-à-dire de sa place précise dans l’univers.
Il est évidemment difficile de définir les modalités de son « existence », dans la mesure
où elle récuse tous les traits habituellement associés à l’être, et c’est sans doute l’une des raisons
pour laquelle il est si tentant d’en faire une pure absence sans effets, exténuation de la dunamis
formelle. Mais la hulè, du moins dans la majorité des textes, ne correspond nullement à ce
tableau : elle « est » non-être, privée d’être, contraire aux formes et au bien, et c’est précisément
comme telle qu’elle exerce sa fonction cosmologique.
Pour le montrer, on présentera les traits généraux de la matière en insistant d’abord sur
ceux qui s’accordent le mieux avec la thèse de son inconsistance ; les trois moments suivants
consisteront à montrer que cette thèse n’est pas, en général, celle de Plotin. On commencera
par établir le sens du non-être matériel. Ensuite, il s’agira de montrer que la hulè est
caractérisée par deux tropismes, de fuite et de contrariété, par rapport au pouvoir des formes et
de l’un. Enfin nous tenterons de démontrer l’existence et de définir les modalités de la causalité
matérielle dans le sensible.

la matière un principe). La manière dont les Ennéades présentent la matière, en inversant les caractères de l’un
dans le Parménide, la priverait de facto de toute possibilité pour jouer un véritable rôle cosmologique (p. 261-
262).

146
A. Négativité, privation, défaut

La matière se définit essentiellement par sa négativité, à commencer par son « non-être ».


Plotin entend rejeter par cette désignation toute affinité avec ce qui relève de l’existence tant
formelle que sensible1. Mais, en régime plotinien, ces modes d’existence ne sont-ils pas les seuls
possibles pour une instance autre que l’un ? Ce trait semble conduire à lui refuser quelque
consistance que ce soit.
La hulè récuse tout caractère formel : elle n’est ni une idée, ni une âme, ni une raison
spermatique par laquelle la nature informe le sensible. Elle est donc à ce titre amétros, aneidéos,
amorphos, apeiros et aoristos 2 . Ces qualificatifs manifestent son indétermination et son
hétérogénéité vis-à-vis de l’être au sens propre – à ce titre, ils peuvent corroborer la thèse de
son ineffectivité. Il faut remarquer cependant que, mis à part peut-être l’amétria, toutes les
autres déterminations conviennent aussi à la matière de l’intelligible, dont on ne saurait nier ni
l’effectivité ni le rôle causal. Plus encore, les qualificatifs amorphos, aneidéos et apeiros sont
directement applicables à l’un et son mode d’existence supérieur à la forme.
Si la matière ne présente aucun des caractères de l’intelligible, elle n’a pas davantage
d’affinités avec l’existence sensible. Plotin la range parmi les incorporels3, elle n’est donc pas
composée4, n’est pas une qualité, ni même qualifiée, y compris par sa négativité5. Elle n’a ni
couleur, ni température, ni pesanteur, ni densité, ni même l’extension (mégéthès)6. Ce dernier
aspect est celui qui occasionne le plus de difficultés. Tout d’abord parce qu’elle est ainsi privée
d’un trait sans lequel elle semble s’évanouir – même Platon le maintenait pour la khôra.
Ensuite, la hulè semble perdre ainsi toute capacité à contribuer réellement au sensible,
puisqu’elle ne dispose plus d’aucun des caractères qu’elle pourrait lui apporter7. Pour cette
raison, Jean-Marc Narbonne souligne la contradiction qu’il y aurait à faire de la matière

1
Traité II, 5 [25], 4, 14-18 : Plotin montre que la matière est « plusieurs fois non-être », au sens où elle
s’oppose tant aux êtres véritables qu’aux prétendus êtres sensibles.
2
Pour ces qualificatifs, cf., entre autres, Ennéade I, 8 [51], 3, 12-16, texte sur lequel nous reviendrons
précisément pour établir le sens de ces « attributs ».
3
Ennéade III, 6 [26], 6, 3-4 ; Ennéade II, 4 [12], 8, 2 et 9, par exemple.
4
Ibid., 8, 13.
5
Ibid., 13 en entier.
6
Ibid., 8, 6-11.
7
Plotin consacre une partie du chapitre 11 de II, 4 [12] à cette question précise.

147
l’origine de la grandeur alors même qu’elle est sans grandeur1. Si la matière du sensible n’est
rien de sensible, il est de plus en plus tentant de soutenir qu’elle n’est rien, que Plotin le veuille
ou non.
La tentation est renforcée par le fait que plusieurs de ses attributs apparemment positifs
ont en fait un sens négatif. Ainsi l’unité et la simplicité qui lui sont accordées renvoient-elles
finalement à sa vacuité vis-à-vis de toute détermination qui introduirait en elle une diversité2.
De même, sa continuité3 signifie l’impossibilité d’introduire en elle quelque discrétion que ce
soit – elle renvoie à son aoristia radicale.
Certains aspects du discours de Plotin corroborent l’hypothèse selon laquelle la matière
serait dénuée de toute subsistance. C’est le cas notamment lorsqu’il affirme que son « caractère
propre (idiotès) » réside en fait dans son rapport (skhèsis) à autre chose4. La matière serait
purement relative, et donc inconsistante en elle-même. Le chapitre 5 de II, 5 [25] renforce
cette impression lorsque, après avoir affirmé qu’elle ne retient rien des êtres sensibles, qu’elle
est en puissance par rapport à eux, il précise qu’elle « demeure dans son rapport aux autres »5.
Enfin, en II, 4 [12], 14, Plotin semble faire de la matière y compris comme substrat
(hupokeiménon) une simple relation6. D’une manière plus générale, on sait qu’elle relève
essentiellement de l’altérité – mais comment serait-elle en elle-même une altérité et un rapport ?
Le même chapitre peut apporter quelque réponse en ajoutant que le non-être de la matière
consiste en une privation (stérèsis)7, et le précédent avait indiqué que cette privation ne
recouvre pas une qualité, mais une absence de qualité8. Le traité I, 8 [51] reprendra cette idée,

1
J.-M. Narbonne, Les deux matières, op. cit., p. 131 : l’interprète écrit que « la prétendue nécessité de la
matière […] comme, contradictoirement, ce sans quoi il n’est pas de grandeur […] et ce qui en même temps
est autre que la grandeur […] montre assez à travers quelle ligne de fiction la matière est appelée à jouer un
rôle dans la constitution des être sensibles. » J.-M. Narbonne ajoute, quelques lignes plus bas, que la matière
ne jouant plus aucun rôle se révèle, de toute évidence, un « nom vide ».
2
Ennéade II, 4 [12], 8, 14-15 : « Et il faut que lamatière elle-même ne soit pas un composé, maisqu’elle soit
quelque chose de simple et d’un par sa propre nature ; car ainsi elle sera déserte de toutes choses (outô gar
pantôn érèmos) ; traduction J.-M. Narbonne, Les deux matières, op. cit., p. 287 (modifiée).
3
Ibid., 8, 1.
4
Ibid., 13, 26-28
5
Ennéade II, 5 [25], 5, l. 15-17, pour l’ensemble du raisonnement, et l. 16 pour l’expression citée (« ménousa
pros allo »).
6
Ennéade II, 4 [12], 14, 24-26 : « E ho mèn tès hulès pros ta alla kai ho tou hupokeiménou dé pros ta alla ».
7
Ibid., 21-22 : « Kai houtô stérèsis hôs ouk on ». Le chapitre 14 consiste en une explication avec Aristote sur la
question des rapports entre privation et matière. Chez le Stagirite, les deux sont « un par le nombre, mais deux
selon la notion » (Physique, I, 7, 190a15-16 et b23-24. Plotin entend montrer au contraire que les deux
s’identifient complètement.
8
Ennéade II, 4 [14], 13, 20-22.

148
consacrant deux chapitres à la matière comme privation1 ; il use en outre avec insistance du
vocabulaire de la lacune (elleipsis)2 – comme si elle était essentiellement de l’ordre du manque.
Si elle n’est rien d’autre que l’absence des formes et du sensible, elle pourrait constituer une
ombre dont la seule définition serait son rapport privatif à ce qui existe réellement – c'est-à-
dire le « zéro » de John M. Rist.
La matière n’aurait ainsi nulle existence propre, elle serait seulement la limite imaginaire
d’un processus d’épuisement de l’être, sur laquelle l’âme projette l’ombre des formes. Cette
idée peut trouver quelque confirmation dans une série de textes où la hulè apparaît comme le
terme d’un éloignement par rapport à l’un. Ainsi, au chapitre 7 de I, 8 [51], Plotin semble en
faire la limite d’un mouvement de descente (hupobasis) et d’éloignement (apostasis) vis-à-vis du
premier principe3. Les traités II, 5 [25] insisteront, dans le même ordre d’idées, sur la « fuite »
de la matière4. Tous ces éléments convergent vers l’idée, exprimée en VI, 3 [44], 7, selon
laquelle elle constitue « une ombre et une chute de la raison (skia logou kai ekptôsis logou) »5.

B. Le non-être et la privation

1. La densité du non-être

Le non-être de la matière peut-il être invoqué comme preuve de sa nullité ? Il est peu
contestable que Plotin le nierait. Comme on l’a dit, il récuse l’idée selon laquelle la matière ne
serait qu’un « nom vide »6. C’est en ce sens qu’elle ne peut être identifiée au non-être complet
ou absolu, comme l’affirme très clairement le onzième chapitre de VI, 9 [9] :

Car l’âme, par nature, refuse d’aller jusqu’au néant absolu (to pantè mè on) ; quand elle descend, elle va
jusqu’au mal, qui est un non-être, mais non l’absolu non-être (to pantelès mè on)7.

1
Ennéade I, 8 [51], 11 et 12. Nous reviendrons sur ces textes, pour montrer que Plotin y interdit en fait
l’interprétation que nous exposons ici.
2
Ibid., 4, l. 24 ; 5, l. 1, 8, 6 et 12 ; 8, l. 23.
3
Ibid., 7, 17-20 – il faudra revenir précisément sur ce texte pour traiter le problème de la génération de la
matière.
4
Ennéade II, 5 [25], 5. Nous y reviendrons en longueur.
5
Ennéade VI, 3 [44], 7, 8-9.
6
Cf. II 4, [12], 11, 13 et 12, 22.
7
Ennéade VI, 9 [9], 11, 35-38 ; traduction Bréhier, Ennéade VI², op. cit., p. 188.

149
D’un bout à l’autre de sa carrière de penseur, Plotin aura maintenu ce point, car le cinquante-
et-unième traité, niera que le mal soit « pantelôs mè on »1, soutenant qu’il est autre par rapport
à l’être. Denis O’Brien souligne que Plotin distingue trois formes de non-être : celui de l’un,
celui de la matière, et le non-être absolu qui désigne la vacuité radicale2. La thèse d’une matière
nulle manque totalement cette spécificité du plotinisme, à laquelle nous accorderons une
importance décisive. Signalons que notre auteur isole en fait deux autres types de non-être.
Tout d’abord, dans le troisième chapitre de I, 8 [51] que l’on vient d’évoquer, il précise que le
mal n’est pas non plus non-être comme le sont le mouvement et le repos3. Ensuite, il faut
rappeler les déclarations de III, 6 [26] selon lesquelles les corps sont des non-êtres4. Nous
continuerons toutefois à parler de trois formes, en faisant l’hypothèse selon laquelle les deux
dernières constituent des modalités plus particulières, qui ne peuvent être placées sur le même
plan que les autres5.
La distinction entre néant matériel et néant absolu n’est pas la seule la seule trace de la
consistance mè-ontologique de la matière. En I, 8 [51], 3, lorsqu’il affirme que la matière est
l’amorphon, l’aneidéon, et l’elleipsin, Plotin précise qu’elle n’est pas tout cela « par accident »6.
Une indication convergente était apportée en II, 4 [12], 15, au sujet du qualificatif d’apeiron ;
on y lisait que « la matière n’est pas infinie par accident ; elle est l’infini même (auto toinun to
apeiron) »7. Le fait que l’indétermination (voire l’infinité) de la matière, son caractère de défaut
ne soient pas des accidents peut avoir deux significations opposées. Plotin pourrait vouloir
écarter par là l’idée qu’elle soit un substrat positif, non-limité parce que différent de la limite –
et il pourrait défendre ainsi la thèse de la nullité matérielle. Soit il veut dire au contraire que
ces traits définissent sa nature même, aussi impensable et abyssale soit-elle. Le chapitre suivant
permet de trancher, lorsque Plotin demande si la privation de la hulè est abolie par la venue de
la forme ; il répond que, loin de détruire l’illimité lorsqu’elle s’y applique, la limite « le préserve

1
Ennéade I, 8 [51], 3, 6-7 :
2
D. O’Brien, Le non-être. Deux études sur le Sophiste de Platon, Sankt Augustin : Academia Verlag, 1995,
p. 22.
3
Ennéade I, 8 [51], 3, 7-9.
4
Nous avons signalés les textes, cf. supra, chapitre 3, II, A.
5
Nous allons tenter de montrer en effet que l’un-bien, comme la matière et le non-être absolu sont dans une
situation de débordement général de l’étant, ce qui n’est pas le cas des autres formes. Il n’est pas possible,
toutefois, de l’établir dès à présent, car toute cette première partie, en un sens, consiste à élucider les rapports
entre les trois formes majeures du néant. Les principales étapes de cette élucidations seront, tout d’abord,
l’examen de l’être et de l’existence éventuels du premier principe (cf. infra, chapitre 7, V), puis le tout dernier
développement sur l’articulation de la matière et du principe (cf. infra, chapitre 8, II, B, 3 et 4).
6
Ibid.3, 16-17 « Kai ou sumbébékota tauta autô ».
7
Ennéade II, 4 [12], 15, 16-17.

150
au contraire dans son être »1. De la même manière, poursuit-il-il, que lorsque le mâle féconde
la femelle, il n’en détruit pas le caractère, mais le porte à un plus haut degré2. Lorsqu’il affirme
ainsi de l’apeiria qu’elle est préservée, voire intensifiée « dans son être » par l’action des formes,
cela ne renvoie-t-il pas évidemment à la deuxième possibilité ? Quel sens cela aurait-il si la
matière était absolument sans consistance propre ?
Il apparaît que l’Alexandrin attribue au non-être matériel une consistance
« ontologique ». Il la désigne d’abord, en III, 6 [26], 7, comme un « non-étant véritable »3. Le
sens de cette expression doit être éclairé par deux autres textes. Tout d’abord, le chapitre 5 de
II, 5 [25] désigne la hulè comme « ontôs mè on » 4 . Si l’expression précédente pouvait
éventuellement être interprétée dans le sens d’un non-être vraiment nul, ici, on voit surgir de
façon assez nette l’idée d’une densité mè-ontologique de la matière : elle « est » le non-être.
Interprétation encore accréditée par I, 8 [51], qui, ayant rappelé la bonté intrinsèque des étants
véritables, conclut au sujet du mal :

Il reste donc que s’il est (eiper estin), il est parmi ceux qui ne sont pas (en tois mè ousin), étant comme une
certaine espèce du non-être (hoion eidos ti tou mè ontos on) et associé avec une des choses mélangées de
non-être, ou ayant part de quelque manière au non-être5.

Nous savons qu’en fin de compte, le mal en soi est tout simplement identifié au non-être de la
matière. Il apparaît donc qu’elle est « comme quelque eidos du non-être », qu’elle est parmi
choses qui ne sont pas. Dominic J. O’Meara, qui traduit eidos par « espèce », justifie son choix
en liant cette séquence à celle qui suit, et qui distingue non-être absolu et non-être matériel –
Plotin voudrait donc simplement dire qu’elle constitue l’une de ces formes6. Mais cela ne
permet pas vraiment de comprendre pourquoi il ontologise ainsi le mè-on (« s’il est », « étant…
un eidos »), tout en signalant l’imprécision de son propre discours (par le hoion). Il ne procède
pas à une ré-ontologisation de la hulè, mais, en un geste d’avancée et de retrait qui sera très
fréquent dans le discours hénologique, il affirme ainsi la consistance d’une instance dont l’être
consiste à ne pas être – l’idée d’un eidos du non-être nous semble renvoyer avant tout à cette

1
Ibid., 16, 11-12 : « Alla tounantion sôdzei auto en tô einai ».
2
Ibid., 13-16.
3
Ennéade III, 6 [26], 7, 12-13 : « Alèthinôs mè on ».
4
Ennéade II, 5 [25], 24.
5
Ennéade I, 8 [51], 3, 3-6 ; traduction D. J. O’Meara, Traité 51, op. cit., p. 59 (modifiée).
6
Ibid., p. 107.

151
conception. Au quinzième chapitre du même traité, notre philosophe lui accorde l’hupostasis1,
c'est-à-dire l’existence dans sa plus grande généralité. Enfin, on lit au chapitre 16 de II, 4 [12]
que tout étant non-être et privation, elle correspond à quelque chose (ti)2.

2. Matière et corps

La densité mè-ontologique de la hulè apparaît mieux encore lorsque Plotin décrit le


rapport de la matière aux corps en se demandant ce qui, de ces deux non-êtres, « est » le plus.
Au chapitre 12 de II, 4 [12], à l’objection qui veut dépouiller la hulè de toute réalité, il répond
qu’il faudrait alors nier l’existence des qualités sensibles et de la grandeur même :

Or si celles-là existent (ei dé tauta esti), reprend-il, quoi que ce soit chacune d’une existence obscure (kaiper
amudros on ekaston), la matière existera bien davantage (polu mallon an eiè hulè), bien qu’elle ne soit pas
manifeste3.

Il faudrait donc dire non seulement que la matière est, mais qu’elle est même « bien
davantage » que le sensible ! Aussi paradoxal que cela puisse paraître, cette consistance
hylétique désignée par le vocabulaire de l’ontologie reste d’ordre mè-ontologique. Ce point
apparaît nettement en II, 4 [12], 13 ; juste avant de préciser que son caractère propre (idiotès)
est un rapport, il écrit que celle-ci consiste à « ne pas être autre chose que ce qu’elle est »4 ; le
même passage définit l’idiotès en question, quelques lignes plus haut comme le fait « de n’être
pas forme »5. Si l’on synthétise, Plotin présente l’être de la matière comme un rapport négatif à
la forme, c'est-à-dire à l’on au sens propre. C’est la raison pour laquelle elle parait avoir moins
d’être que le sensible, ou au contraire davantage, selon que l’on prend l’être au sens strict et
formel, ou comme indicateur d’une certaine densité – qu’il faudrait nommer « hypostatique »
plutôt qu’ontologique, même si la dénomination est sans doute impropre elle aussi.
Cet aspect de la matière apparaît de façon plus nette encore au chapitre 7 du traité VI, 3
[44], troisième partie de la réflexion sur les « genres de l’être », largement consacrée à une

1
Ennéade I, 8 [51], 15, 1-3 : « Si cependant quelqu’un nie l’existence de la matière (mè …einai), il faut lui
montrer la nécessite de cette existence (tèn anankèn tès hupostaséôs) par de plus amples considérations à ce
propos tirées des discussions sur la matière. » Traduction D. J. O’Meara, Traité 51, op. cit., p. 83-84. Pour les
interprétations possibles de cette question, voir le commentaire, dans cette édition du Traité 51, p. 158.
2
Ennéade II, 4 [12], 16, 2-3 ; nous reviendrons précisément sur ce passage
3
Ibid., 12, 26-28 ; traduction J.-M. Narbonne, Les deux matières, op. cit.p. 297.
4
Ibid., 13, 26-27 : « Estin oun hè idiotès autès ouk allo ti è hoper esti ».
5
Ibid., 8 [51], 13, 23-24 : « Hè té idiotès tès hulès ou morphè ».

152
critique des catégories aristotéliciennes. L’Alexandrin y est alors engagé dans une démarche qui
vise notamment à interroger l’homogénéité de l’ousia à partir de la distinction entre sensible et
intelligible. Dans le chapitre en question, il commence par poser comme une évidence que les
choses sensibles tiennent leur être de la matière1. C’est donc la consistance des choses sensibles
qui, dans sa dépendance à elle, témoigne son « existence ». Mais alors, se demande-t-il, d’où
elle-même tient-elle son être (« to einai kai to on »)2 ? Plotin commence par retourner les
données du problème :

Les autres choses, dira-t-on, ne pourraient subsister si elles n’étaient dans la matière. – Les choses sensibles,
dirons-nous. Mais tout en étant antérieure à elles, rien n’empêche qu’elle soit postérieure à bien d’autres
choses, en particulier aux êtres intelligibles ; elle n’a qu’un être obscur et moindre que les choses qui sont
en elle ; ces choses sont des raisons et tiennent bien plus de l’être ; […] – Pourtant, dira-t-on, elle donne
l’être aux choses qui sont en elle, comme Socrate le donne au blanc qui est en lui. – Ce qui a plus d’être,
doit-on répondre, peut donner l’être à ce qui en a moins ; mais ce qui en a moins ne peut donner à ce qui
en a plus3.

On remarquera en premier lieu l’affirmation de l’antériorité de la matière par rapport au


sensible – nous reviendrons sur le sens précis qu’il faut lui attribuer. Malgré cette antériorité, la
matière est déclarée avoir moins de consistance ontologique que les raisons qui se trouvent en
elle, de sorte qu’apparemment, elle ne saurait leur donner l’être. Plotin écrit alors :

Mais si la forme a plus d’être que la matière (All’ei mallon on to eidon tès hulès), l’être (on) que l’on attribue
à l’une et à l’autre n’est plus commun aux deux, et la substance (ousia) n’est plus un genre qui contient la
matière, la forme et le couple des deux ; sans doute auront-elles bien des caractères communs, tous ceux
dont nous avons parlé ; pourtant leur être diffère (diaphoron dé homôs to einai). Dans leur rapprochement,
celle qui a le plus d’être garde le premier rang, même si elle est postérieure sous le rapport de la substance
(ousia dé husteron)4.

Il s’agissait donc moins d’attribuer véritablement l’être à la hulè que de signaler différentes
manières d’exister, profondément hétérogènes. Cette hétérogénéité conduit Plotin à distinguer
deux types d’antériorité : selon le rang (taxis) et selon l’ousia. La dernière phrase indique qu’au

1
Ennéade VI, 3 [44], 7, 1-2.
2
Ibid., 3,1-4.
3
Ibid., 3-12 ; traduction Bréhier, Ennéade VI1, op. cit., p. 132.
4
Ennéade VI, 3 [44], 7, 12-17 ; traduction Bréhier, Ennéade VI1, op. cit., p. 132-133.

153
premier sens, le composé est premier, puisqu’il dispose de plus d’être, alors qu’au second sens,
la matière reste antérieure. Cette antériorité selon la substance, alors que la matière sensible
n’est évidemment pas une ousia1, renvoie à une forme de causalité – il pense sans doute ici à
Aristote, qui définit l’antériorité selon la substance une dépendance non réciproque, comme
dans le cas de la substance et des accidents. Comme le montrent les indices recueillis jusqu’à
présent, il faut aussi voir dans son antériorité l’indice d’une densité supérieure à celle des corps,
et non moindre, comme cela serait le cas si elle était le résultat ou la limite d’un épuisement de
la puissance formelle et hénologique. Dans ce cas, en effet, Plotin n’aurait besoin de distinguer
ni divers types d’ousia, ni diverses formes d’antériorité – la matérialité serait unilatéralement
postérieure, sans être quoi que ce soit d’autre par rapport à la substantialité des formes ou du
sensible. Il faut par conséquent interpréter les termes d’« être » et d’« ousia » dans le sens d’une
densité « hypostatique » hétérogène à celle de la forme. Cette interprétation est confirmée au
chapitre 5 du traité I, 8 [51] :

Car la matière n’a même pas l’être (to einai), afin d’avoir part ainsi au bien, mais l’être (to einai) lui revient
en un sens homonyme, ce qui fait qu’il est vrai de dire qu’elle n’est pas (mè einai)2.

Il y a bien un certain être de la matière, mais tel qu’il revient à ne pas être. Il n’est pas encore
possible d’entendre pleinement cette doctrine, qui est l’une des plus audacieuses et les plus
originales des Ennéades (d’autant plus intéressante qu’elle a été souvent occultée par les
interprètes en raison des difficultés qu’elle induit), mais deux choses viennent d’être établies.
Tout d’abord, pour comprendre la matière, il faut la placer convenablement dans la
tripartition (majeure) du mè-on, et la distinguer du néant archéologique comme origine du
tout et du néant de pure vacuité. Mais en plus de cette distinction, et pour comprendre son
sens même, il faut reconnaître que la hulè est dotée d’une consistance et d’une causalité mè-
ontologique, à la fois lorsqu’elle est envisagée en elle-même (comme non-être « réel », forme du
non-être, existence, ti) et lorsqu’elle est conçue dans son rapport aux corps.

1
Ennéade II, 4 [12], 5, 20-22 : « Ceux qui disent que la matière est une substance (tous légontas ousian tèn
hulèn) auraient raison, s’ils parlaient de celle de là-bas [ei péri ékéinès élégon, l’expression renvoie
manifestement à la matière de l’intelligible] ». Conclusion implicite : la matière sensible n’en est pas une.
2
Ennéade I, 8 [51], 5, 9-12 ; traduction D. J. O’Meara, Traité 51, op. cit., p. 63.

154
C. La dynamique matérielle : fuite et résistance.

Le concept du mé-on matériel ne se limite nullement à ce qui vient d’être établi. Il


implique aussi, une dimension dynamique qui peut être pensée globalement en termes
d’altérité, ou d’altération. Cette idée fait signe vers deux traits, presque deux directions
opposées, c'est-à-dire d’une part la fuite, et d’autre part l’opposition. D’un côté, son hétérotès est
un mouvement d’éloignement vis-à-vis de l’un ; de l’autre, elle apparaît comme un pôle de
« résistance » à son pouvoir.
Il convient d’examiner ces deux aspects. Tout d’abord, en quel sens y a-t-il une « fuite »
de la matière ? Et cette fuite valide-t-elle l’hypothèse qui la présente comme le terme d’un
écoulement processif vis-à-vis duquel elle reste radicalement passive ? Tel sera l’objet du
premier moment. Il faudra étudier ensuite le mouvement d’opposition de la hulè à la puissance
des formes et de l’un.

1. La fuite hylétique

a. Fuite et inconsistance

Commençons par donner toutes ses chances à l’hypothèse selon laquelle ce thème
témoignerait de la nullité matérielle. Il est évoqué en I, 8 [51], 7, lorsque Plotin parle d’elle
comme d’un mouvement d’éloignement (apostasis) et de descente (hupobasis). Il apparaît
également en III, 6 [26], 13, lorsqu’il écrit :

Il faut que ce que l’on appelle la nature de la matière ne soit aucun des êtres, mais fuie toute la réalité de
ces êtres, et en soit totalement différente (pantè hétéran)1.

L’altérité de la matière vis-à-vis des formes est une échappée hors de l’être, et cette idée
pourrait étayer l’hypothèse de la nullité. Dans le troisième chapitre du traité sur les nombres
(VI, 6 [34]), par exemple, Plotin veut montrer que la hulè, si on la pense indépendamment de

1
Ennéade III, 6 [26], 13, 21-23 ; traduction J. Laurent, Traités 22-26, op. cit., p. 202.

155
toute information, apparaîtra comme deux choses contraires, dont elle pourrait revêtir
l’apparence au cours du processus d’information :

Si donc elle est illimitée, et illimitée d’une manière illimitée et indéterminée, on pourra se la représenter
comme l’un et l’autre. Si tu t’approches davantage, sans jeter sur elle quelque limite à la manière d’un filet,
tu l’attraperas alors qu’elle est en train de fuir et tu ne trouveras même pas qu’elle est quelque chose d’un,
car tu l’auras déjà déterminée. Mais si tu t’approches de l’un quelconque des termes opposés comme si
c’était quelque chose d’un, ce quelque chose t’apparaîtra plusieurs. Et si tu dis que ce quelque chose est
multiple, tu te tromperas encore une fois, car si chacun des opposés n’est pas une unité, leur totalité n’est
pas non plus multiple1.

L’infinité matérielle est un mouvement de pluralisation sans fond où chaque partie se délite
faute d’avoir l’unité qui lui permettrait de se « stabiliser ». Son effectivité semble ainsi illusoire,
liée à ce que nous projetons sur elle certaines limites, auxquelles elle reste hétérogène. La
matière plotinienne apparaît ici comme effondrement total, incapacité à constituer une unité
quelconque, et pourrait donc être radicalement autre sans être rien par elle-même. N’est-ce pas
ce que l’on pouvait déjà lire, au chapitre 5 de II, 5 [25], lorsque Plotin écrivait que la matière
est « comme rejetée et totalement séparée (pantè khoristheisa) et incapable de se transformer
elle-même »2 ? L’impression est renforcée, au troisième chapitre de VI, 6 [34], qui fournit cette
explication des rapports entre matière et forme : « Cet illimité fuit quant à lui la limite, mais il
est rattrapé et enveloppé par elle du dehors. »3 La fin du chapitre revient sur la même idée,
juste après avoir développé sa conception de l’apeiron en tant qu’illimitation pure :

L’impossibilité pour elle [l’illimitation] de s’échapper, et le fait d’être enfermée en cercle de l’extérieur et
d’être empêchée d’aller plus loin, voilà qui serait un repos, de sorte qu’il n’est pas permis de dire qu’elle ne
serait qu’en mouvement4.

La matière est à la fois en repos et en mouvement, car elle s’échappe, mais son échappée est
limitée par l’action des formes. La limite formelle prend donc la matière « du dehors », fait que
la fuite hylétique ne se vide pas elle-même d’un seul coup ; elle la retient apparemment dans le
voisinage de l’être. L’effondrement hylétique resterait relatif à la forme, parce que celle-ci lui

1
Ennéade VI, 6 [34], 3, 32-38 ; traduction L. Brisson, Traités 30-37, op. cit., p. 299.
2
Ennéade II, 5 [25], 5, 11-12, traduction R. Dufour, Traités 22-26, op. cit., p. 146.
3
Ennéade VI, 6 [34], 3, 15-16 ; traduction L. Brisson, Traités 30-37, op. cit., p. 298.
4
Ibid., 41-43 ; traduction L. Brisson, ibid., p. 299.

156
permet de se maintenir comme fuite, en proposant le terme à fuir. Sans ce terme, la hulè
s’évanouirait purement et simplement. La fuite de la matière, son « apostasie », pourraient
donc corroborer l’idée selon laquelle elle ne constitue qu’un effet d’extinction sans consistance
autonome.

b. Fuite, en-puissance et impassibilité

Que Plotin ait été tenté par une telle solution, et qu’il en ait dessiné ici ou là les contours
est tout à fait crédible. On peut montrer cependant que ce n’est pas sa position habituelle, et
ce n’est même pas vraiment celle qu’il adopte dans les textes que l’on vient de citer. Revenons
d’abord sur le troisième chapitre de VI, 6 [34], 3, concernant la pluralité et l’illimité. Il précise
que « ce n’est pas la limite mais l’illimité (to apeiron) qui est limité »1. Ne retrouve-t-on pas la
doctrine de II, 4 [12], 16, où il était affirmé que c’est l’apeiron comme tel qui reçoit la limite ?
Or l’Alexandrin y précisait également que cette réception n’en altérait pas la nature, mais tout
au contraire l’exaltait. Cette position, qui ne semble guère compatible avec l’hypothèse d’une
hulè nulle et non avenue, n’est-elle pas reprise en VI, 6 [34] ? La proximité entre les deux textes
permet de le supposer, et de conclure que la dissolution matérielle dans le traité 34 n’est peut-
être pas destinée à recevoir l’interprétation que nous avons évoquée.
Si l’on revient à II, 5 [25], dont le chapitre 5 présentait la matière comme « rejetée », on
rappellera d’abord que la fin du même chapitre en fait l’« ontôs mè on » ; nous espérons avoir
montré que cette idée ne s’accorde pas avec la thèse de l’ineffectivité. Mais surtout, ce traité
développe une théorie de l’en-puissance matériel révélatrice pour notre propos. Il distingue
deux modalités d’en-puissance. Au premier sens, la chose en puissance reste inaffectée dans le
changement ; c’est le cas du bronze comme matière de la statue dont l’essence, indifférente au
processus d’information, constitue un substrat fixe pour celui-ci. Selon l’autre modalité, la
chose en puissance se transforme elle-même ; comme l’eau, dit Plotin, se transforme en bronze,
et comme l’air se transforme en feu2. La matière ressortit au premier schéma, car elle doit
constituer l’unité inaltérable sous-jacente aux changements – c’est en ce sens qu’elle est,
comme on le verra, un « réceptacle ». Le dernier chapitre du traité se clôt sur cette affirmation :
« Par conséquent, s’il faut garder la matière comme indestructible (anôlethron) il faut la garder

1
Ibid., 12-13 ; traduction L. Brisson, ibid., p. 298
2
Ennéade II, 5 [25], 1, 17-21.

157
comme matière »1. La logique des chapitres 4 et 5 est donc la suivante : les choses sensibles
sont partiellement en acte et partiellement en puissance – en revanche la matière, pour être l’en
puissance de tous les êtres ne doit comprendre en elle aucun acte, et rester en puissance2. Il
s’agit bien de montrer qu’elle ne peut jouer un rôle dans la constitution du sensible qu’en
persistant dans sa nature3.
La position qui vient d’être exposée fera l’objet de la deuxième partie du traité suivant
sur l’impassibilité des incorporels, qui montre que la matière ne saurait jouer son rôle vis-à-vis
du sensible qu’en refusant toute altération. Le douzième et le vingt-cinquième traité le disent
aussi : pour exercer sa fonction, elle ne doit rien imposer à la forme, et s’offrir complètement à
son action4. Si le substrat pâtissait, il revêtirait quelque trait formel, et deviendrait matière
qualifiée :

De sorte qu’elle ne sera même plus capable de recevoir toutes choses, constituant un obstacle à bien des
réalités qui devraient y entrer ; il ne restera plus du tout de matière : elle ne sera donc plus indestructible.
De la sorte, s’il doit y avoir de la matière, il faut qu’elle soit telle qu’elle a été depuis le début5.

De manière un peu paradoxale, la nécessité pour la matière de ne rien imposer à la forme, sa


« ductilité », renvoie en fait à son impassibilité. Pour jouer le rôle de support, elle doit rester
inaffectée. Si elle était qualifiée, elle « ferait obstacle » aux formes. Plotin pourrait-il tenir ces
propos au sujet d’une instance parfaitement nulle ? Cela semble peu probable. En revanche,
peut-il soutenir de manière cohérente que la matière n’impose rien à la forme ? Nous verrons
qu’il y a là sans doute un point de tension entre les textes, peut-être le plus important.
La matière ne pâtit pas, mais ce sont les formes en elle qui agissent les unes sur les autres,
principalement dans le cas des qualités contraires ; elle-même n’est que le milieu de ces
interactions6. Il accompagne ses explications de précisions :

1
Ibid., 5, 33-34 ; traduction R. Dufour, ibid., p. 61.
2
Ibid., 4, 1-8.
3
Nous verrons par la suite pourquoi cette idée est compatible avec la faiblesse et l’impuissance qui lui sont
attribuées dans le même chapitre 5 (l. 19-22 notamment)
4
Ennéade II, 4 [12], 8, qui expliquait que la matière doit être dénuée de toute détermination pour être
entièrement déterminée par la forme et ne pas lui imposer quoi que ce soit, pas même la grandeur (l. 14 sq.).
5
Ennéade III, 6 [26], 10, 9-12 ; traduction J. Laurent, Traités 22-26, op. cit., p. 195.
6
Pour ces éléments, on lira notamment le chapitre 9 en entier, et le chapitre 19, avec en particulier : « Les
reflets qui entrent dans la matière comme dans une « mère » ne la détériorent ni ne l’améliorent. Leurs chocs
ne la concerne pas non plus, mais les affectent eux-mêmes mutuellement, parce que leur puissances sont
dirigées vers leurs contraires et non contre leur substrat », Ennéade III, 6 [26], 19, 1-4 ; traduction J. Laurent,
ibid., p. 212.

158
Il est donc nécessaire, si quelque chose pâtit que ce ne soit pas la matière mais un composé et plus
généralement une pluralité de choses qui sont toutes ensemble. Par contre, ce qui est « seul et isolé (monon
kai érémon) » des autres choses, c'est-à-dire qui est totalement simple sera impassible par rapport à toutes
les autres choses, séparé qu’il est au milieu de toutes ces réalités qui sont agissantes les unes sur les autres.
Par exemple, alors que différentes personnes se battent dans une même maison, la maison reste impassible
de même que l’air qu’elle contient1.

Le pâtir est réservé aux sensibles ; c’est en raison de son « isolement » et de sa « simplicité » que
la matière est impassible – comment ces termes, dont le premier sert à désigner la
transcendance du principe lui-même2, pourraient-ils être compatibles avec l’hypothèse de
l’ineffectivité3 ? Autre comparaison suggestive, au chapitre suivant : « Comme là-bas la forme
doit être elle-même inaltérable, de même, ici, la matière ne peut connaître aucune altération »4.
Comment Plotin pourrait-il mettre les deux inaltérabilités sur le même plan s’il s’agissait, d’un
côté, de la manence effective de la forme, et, de l’autre, de l’inconsistance de la hulè ?
Le point le plus important réside dans le chapitre 13, celui-là même qui associe altérité
et fuite. Juste après le passage cité plus haut, selon lequel la nature de la matière consiste à fuir
les êtres en différant d’eux, Plotin ajoute :

Il est certes nécessaire que par cette différence, elle se charge elle-même de préserver cette nature qu’elle a
reçue en partage, mais aussi qu’elle ne soit pas capable de recevoir les réalités véritables, et si elle recevait
une imitation de ces réalités, de n’y avoir aucune part en vue de se les approprier. Ainsi en sera-t-elle
totalement différente5.

L’altérité matérielle peut être décrite comme une impuissance à recevoir les formes, à la
différence de toute autre chose qui, contenant quelque réalité formelle, dispose d’un pouvoir
de conversion. Mais cette incapacité est aussi une manière pour elle préserver sa propre nature.
Le non-être matériel manifeste une sorte d’insistance dans sa propre « essence », qui risque
d’être totalement incompatible avec la thèse de son inconsistance, et laisse entrevoir quelque

1
Ibid., 9, 35-41 ; traduction J. Laurent, ibid., p. 194.
2
Cf. par exemple VI, 9 [9], 6, 48, où l’un est appelé « to monon » ; cf. encore, ibid., 9, 53 et 11, 51.
3
Il est vrai toutefois que l’image de la maison est ambiguë, car si la maison peut rester inaltérée par le combat,
on ne peut dire qu’elle en est la condition comme la matière est supposée conditionner le devenir des choses
sensibles et leurs interactions.
4
Ennéade III, 6 [26], 10, 25-28 ; traduction J. Laurent, Traités 22-26, op. cit., p. 196.
5
Ibid., 24-27 ; traduction J. Laurent, ibid., p. 202 (je souligne).

159
chose de sa causalité. Le passage le plus révélateur est situé au début du même chapitre 13, où
Plotin précise le sens de l’échappée hylétique :

En quel sens, donc utiliser le terme « fuir » ?


– Au sens où c’est la nature de la matière, c'est-à-dire au sens où elle ne cesse de fuir.
– Mais alors cela ne signifie-t-il pas ne jamais sortir de sa propre nature en ayant cette forme qui est de
n’en avoir jamais ?1

Comme le note Jérôme Laurent, la matière semble dotée de ce privilège des principes qu’est la
manence2, c'est-à-dire une capacité à induire des effets en demeurant « dans son propre
caractère ». La hulè, comme forme du non-être, n’a qu’à persister dans sa nature pour produire
des effets de non-être. N’est-ce pas l’idée que reprendront les traités sur la providence lorsqu’ils
indiqueront que le sujet en qui est le bien produit le défaut « en n’étant pas bon (ouk agathon
on) » ? Aussi contre-intuitive que la chose puisse sembler au premier abord, l’idée de fuite
matérielle est donc associée à celle d’une certaine « insistance » de la matière dans sa propre
nature, et une préservation de son altérité. Les traités II, 5 [25] et III, 6 [26], en particulier,
montrent que cette persistance est corrélative d’un refus des formes : la hulè n’« accueille »
l’action formelle qu’en maintenant sa différence, c'est-à-dire son hétérogénéité radicale. Cette
fuite évidemment non-locale signifie la préservation d’une nature « hétérotrope » par rapport
aux principes, ce qui pourra se révéler tout à fait cohérent avec l’idée d’une opposition à leur
action. Approfondissons ce point en abordant directement à l’autre « direction » de l’altérité
matérielle : la résistance.

2. Résistance et contrariété

a. Altérité, contrariété et résistance

La fuite peut d’autant moins être évoquée comme argument en faveur de la nullité de la
matière qu’elle est associée à son altérité. Or on se souvient que cette altérité était invoquée
pour appuyer l’idée qu’elle n’est pas non-être absolu, ou total. Dans le douzième traité, qui
paraissait affirmer son caractère relatif3, elle est désignée comme « autoétérotès »1, terme qui ne

1
Ibid., 9-11 ; traduction J. Laurent, ibid., p. 201.
2
J. Laurent, Les fondements de la nature selon Plotin, op. cit., p. 95.
3
En identifiant l’idiotès de la matière à une manière d’être en relation avec les autres.

160
peut manquer d’évoquer une densité hétérologique propre, de même que l’expression « auto
toinun to apeiron » indiquait une consistance de l’infinité. Le chapitre quinze apportera encore
cette précision révélatrice : « La matière est en elle-même quelque chose d’illimité par son
opposition à la raison (antitaxei tè pros ton logon) »2. Si l’on rappelle qu’antitaxis signifie au
départ la « ligne de front opposée », cette explication évoque de toute évidence une résistance
de la matière à la puissance des formes. L’altération vis-à-vis du principe ne recouvre pas
seulement le mouvement hétérotrope ou centrifuge qui vient d’être décrit au titre de la fuite
matérielle, mais signifie aussi une opposition effective à la puissance de l’un. Cette opposition
ou cette résistance ne doit cependant pas être conçue à la manière dont les corps se heurtent et
se résistent mutuellement. Elle signifie plutôt que la matière préserve son impassibilité et se
refuse à l’action des formes.
L’Alexandrin définit le mè-on comme autre à partir d’une réinterprétation du fameux
passage du Sophiste où Platon développe la doctrine des « genres de l’être ». Il présente cette
conception dans le seizième et dernier chapitre du traité II, 4 [12] :

La matière est-elle donc identique à l’altérité ? – Non, mais elle est identique à la partie de l’altérité qui est
opposée aux êtres qui existent au sens propre (antitattoménô pros ta onta kuriôs), qui sont précisément des
raisons. C’est pourquoi tout en n’étant pas, elle est en ce sens quelque chose (dio kai <to> outôs ti on), et
est identique à la privation, si la privation est opposition (antithésis) aux êtres qui existent selon une
raison3.

Comme nous l’avons souligné plus haut, Plotin estime que le non-être et la privation,
matérielle sont bien « quelque chose ». Cette affirmation peu contestable de sa densité
s’accompagne de précisions attestant d’une opposition active. Que signifierait ici l’opposition
marquée par le verbe antittatein et le terme d’antithésis ? Le préfixe « anti » ne suggère-t-il pas
quelque chose de plus que la simple différence (qui serait compatible avec sa nullité) ? La suite
du chapitre le confirme, en montrant que la privation de forme fait de la matière, non

1
Ennéade II, 4 [12], 13, 18. Plotin pose en fait une alternative dans l’argumentation visant à exclure que la
matière soit qualifiée en tant qu’altérité : soit elle est altérité en soi, soit elle est simplement autre – et elle n’est
qualifiée dans aucun des deux cas. Mais dans le dernier cas, Plotin précise qu’elle serait autre par l’altérité et
même par l’identité, ce qui impliquerait une véritable participation de la matière, que Plotin lui refuse
constamment.
2
Ibid., 13, 33-34.
3
Ibid. 16, 1-4 ; traduction J.-M. Narbonne, Les deux matières, op. cit., p. 307. Pour le rapport de Plotin à
Platon sur ce point, voir D. O’Brien, Le non-être. Deux études sur le Sophiste de Platon, Sankt-Augustin :
Academia Verlag, 1995, p. 31-37 – nous allons revenir sur certains de ses arguments.

161
seulement quelque chose de distinct du bon et du beau, mais encore, comme on sait, une
instance laide et mauvaise. Comme le souligne Denis O’Brien, « Plotin rétablit ainsi, mais
dans un contexte tout nouveau, la conjonction de l’altérité et de la contrariété que Platon
réservait, dans le Sophiste, au rapport du mouvement et du repos »1. Etre autre, pour la matière,
c’est être contraire à la forme. Ce point semble assez peu contestable, puisqu’il apparaît au
cours du douzième traité, resurgit en II, 5 [25] et III, 6 [26], à travers cette conception de
l’altérité de la hulè par rapport à l’être2 – elle n’est pas seulement différente de l’être, mais
contraire à lui.
Cette thèse difficile est constamment maintenue, et n’intervient donc pas seulement au
sixième chapitre de I, 8 [51], où Plotin lui donne toute son ampleur. Remarquons avant toute
chose que si l’ensemble du traité est plutôt une enquête sur le mal, la contrariété axiologique
dans laquelle est située la matière par rapport au bien coïncide avec sa situation ontologique,
comme en témoigne la proposition suivante : « Ne faut-il pas dire que le contraire de l’être est
le non-être, le contraire de la nature du bien ce qu’est la nature et le principe du mal ? »3. Le
chapitre 11 confirmera, de son côté, que la privation doit être comprise comme contrariété vis-
à-vis des formes4. Ces propositions paraissent exclure que le rapport de contrariété soit limité
au champ éthique et chassé du registre cosmologique et ontologique.
Le chapitre six précise le sens de la contrariété matérielle, notamment pour récuser l’idée
d’inspiration aristotélicienne selon laquelle elle requerrait un genre commun entre les termes
contraires :

Ainsi ceux qui sont tout à fait séparés, n’ayant rien de commun, s’écartant dans leur nature le plus l’un de
l’autre, sont-ils des contraires, s’il est vrai que la contrariété n’est pas fonction d’un qualifié quelconque ni,
somme toute, d’un genre quelconque des êtres, mais fonction de la séparation maximale des choses entre
elles, constituée à partir d’opposés (kai ex antithétôn sunestèké) et produisant les contraires (kai ta énantia
poiei)5.

1
D. O’Brien, Le non-être, op. cit., p. 36.
2
Dans ces deux traités, Plotin distingue l’altérité matérielle vis-à-vis de l’être de celle qui caractérise le
mouvement (voire le mouvement et le repos) ; cela signifie bien qu’il distingue l’altérité/contrariété matérielle
de l’altérité simple de ces grands genres de l’être (Ennéade II, 5 [25], 5, 9-11 ; Ennéades III, 6 [26], 7, 10-13).
3
Ennéade I, 8 [51], 6, 32-33 ; traduction D. J. O’Meara, Traité 51, op. cit., p. 69 (le terme « énantion » est
absent de la phrase grecque, mais évidemment sous-entendu par référence à la phrase précédente).
4
Ibid., 11, 1 : « Mais la nature contraire à toute forme (hè enantia to eidei panti), c’est la privation ».
5
Ennéade I, 8 [51], 6, 54-59 ; traduction D. J. O’Meara, Traité 51, op. cit., p. 70.

162
La contrariété est une « séparation maximale » qui non seulement ne requiert nulle
communauté générique, mais exige même l’absence d’élément commun. Entre le bien et la
matière, il n’y a rien de commun. L’altérité/contrariété matérielle rejoint donc la « fuite » ; il
s’agit d’une séparation non locale, d’une hétérogénéité qui revêt un rôle causal, comme le
précise la dernière phrase du texte.
Or la contrariété matérielle est le lieu d’une résistance à la puissance des principes d’en
haut. Plotin évoque directement celle-ci en VI, 5 [23], 11 :

La nature intelligible est non seulement illimitée en raison de son éternité, mais aussi en raison de sa
puissance, il faut également accepter l’existence d’une nature qui s’oppose (antiparathéousan) à cette
illimitation de puissance, même si cette nature prend part à cette illimitation et en dépend1.

Quelque chose s’oppose à la puissance des intelligibles, mais on peut se demander si Plotin fait
ici référence aux corps ou à la matière. Or, même dans le premier cas, il faudrait se demander
d’où le sensible tiendrait cette capacité de résistance ? Il s’agit donc plus probablement de la
hulè. Le texte précise cependant que la nature opposée participe à la puissance en question.
Cela ne rend-il pas difficile l’identification de cette « nature » à la hulè ? Il faut, pour répondre,
traiter cette question de la participation de la matière.

b. La participation de la matière

Il convient de s’arrêter sur cette question, non seulement en raison du rôle qu’elle joue
dans l’extrait qui vient d’être cité, mais surtout parce qu’elle semble tout à fait incompatible
avec les thèses ici défendues.
Le premier texte à soulever le problème appartient au sixième traité :

Il n’y a rien qui empêche un être d’avoir la part de bonté qu’il est capable de recevoir. Si la nature de la
matière est éternelle, et il est impossible, puisqu’elle existe, qu’elle n’ait pas sa part du principe qui fournit
le bien à chaque chose, autant qu’elle est capable de le recevoir ; et si la production de la matière est une
suite nécessaire des causes antérieures à elle, elle ne doit pas non plus dans ce cas être séparée du principe.
Comme si ce principe qui lui donne, par grâce, l’existence, s’arrêtait par impossibilité d’aller jusqu’à elle2.

1
Ennéade VI, 5 [23], 11, 23-26 ; traduction R. Dufour, Traités 22-26, op. cit., p. 70.
2
Ennéade IV, 8 [6], 6, 18-23 ; traduction Bréhier, Ennéade IV, op. cit., p. 224.

163
La signification même du passage est l’objet d’une âpre controverse, notamment en raison de
son rapport à la question de l’engendrement de la matière1. N’indique-t-il pas que celle-ci tient
son être, comme les réalités formelles, de sa conversion vers l’un ? Mais seules deux possibilités
sont praticables : soit c’est bien ce qu’a voulu dire Plotin dans ce texte précoce, et sa doctrine a
subi ensuite une inflexion très nette, soit il s’exprime de façon ambiguë, de sorte que le sens
véritable de son affirmation n’apparaîtra que dans des textes ultérieurs. En effet, il affirmera à
l’envi, notamment dans le traité III, 6 [26], que la matière est privation totale du bien ; qu’elle
reste éternellement dans l’indigence ; qu’elle n’obtient rien ; que ce qu’elle paraît obtenir glisse
sur elle sans qu’elle le retienne en aucune manière ; que la participation réelle au bien
l’empêcherait de jouer son rôle de matière, voire la détruirait. Le traité I, 8 [51], surtout dans
les cinquième et septième chapitres insistera encore sur ce point, de même que III, 5 [50], 9,
qui assimile la matière à Pénia, l’indigence.
Pourtant, on peut en un sens accorder que le texte de IV, 8 [6], 6 énonce ce qui
deviendra la pensée habituelle de Plotin, si l’on y voit une première formulation de l’idée
exprimée en II, 9 [33], 3 :

Si, au contraire, la matière reste seule de son côté, les réalités divines ne seront pas partout, mais en un lieu
séparé, comme si elles s’étaient retranchées derrière un mur. Si cette séparation n’est pas possible, la
matière sera illuminée2.

Si c’est bien cette illumination permanente qui est décrite en IV 8 [6], 6, il s’agit en effet d’un
point constamment réaffirmé chez Plotin : la matière a toujours été illuminée par les réalités
supérieures. Mais il faut comprendre la nature de cette illumination, qui laisse en fait la
matière inaltérée.
L’auteur des Ennéades établit sa position précise sur ce point en III, 6, [26], au chapitre
14 :

Parce que en effet, il n’est pas possible, pour ce qui est complètement en dehors de l’être de ne pas
participer à l’être (assurément la nature même de l’être est de produire les êtres), et parce que le non-être

1
Pour un panorama des diverses interprétations de ce passage qui ont été proposées par les interrpètes, on
consultera J.-M. Narbonne, Les deux matières, op. cit., p. 140-145.
2
Ennéade II, 9 [33], 3, 18-21 ; traduction R. Dufour, Traités 30-37, op. cit., p. 206.

164
absolu (to dé pantè mè on) ne peut être mélangé à l’être, ce qui se produit est étonnant : je veux dire la
manière dont la matière participe sans participer (pôs mè métekhon métekhei)1.

La matière participe sans participer. Plotin ne disait d’ailleurs pas autre chose lorsqu’il évoquait,
au chapitre 11 du même traité, un mode de participation qui la laisse inaltérée, faute de quoi,
ajoutait-il, elle se détruirait2. Tout ce chapitre refuse à la matière une participation au sens
habituel du terme. Voilà le seul sens satisfaisant que l’on peut donner à IV, 8 [6], 6, (18-23),
eu égard à l’ensemble des textes : chaque chose doit avoir la part de bonté qu’elle peut
recevoir ; or au sens strict, la matière n’en peut rien recevoir ; pourtant, il faut éviter qu’elle
soit complètement en dehors du champ d’influence du principe ; la conclusion ne sera
formulée que dix-huit traités plus tard : il faut imaginer un mode de participation paradoxal.
Mais quelle est sa signification concrète ?
La hulè ne peut se manifester qu’à travers l’action des intelligibles. Elle ne se montre
qu’aux limites des formes, paraissant adhérer tout entière à celles-ci parce qu’elle n’est
saisissable que dans sa relation à elles, dans sa fuite et sa contrariété. C’est d’ailleurs ce que
semble affirmer, en fin de compte, la fameuse image qui clôt le traité I, 8 [51] :

Le mal cependant, grâce à la puissance et à la nature du bien, n’est pas seulement le mal. Car s’il est
apparu par nécessité, pris de partout par de beaux liens comme des prisonniers enchaînés d’or, il est caché
par ces liens3.

Si l’on revient à notre question de départ, à savoir l’identification de ce qui s’oppose à


la puissance des intelligibles en VI, 5 [23], 11, on voit que la référence à une participation
n’exclut pas qu’il s’agisse de la matière. Le fait qu’elle soit « empêchée de fuir », enfermée en
cercle etc. renvoie à cette « participation sans participation ». La fuite matérielle, en effet, n’est
pas arrêtée au sens où la forme empêcherait ou altérerait la persistance dans le non-être – ce
qui contreviendrait à la doctrine de l’impassibilité. L’empêchement de la fuite signifie la même
chose que la participation : la matière ne produit ses effets, et ne révèle sa nature négative que
grâce à l’être et au bien, même si elle leur reste incommensurable. Le pouvoir des formes et du
principe la « recouvre » sans entamer la profondeur de sa résistance, et de sa persistance dans le
non-être.

1
Ennéade III, 6 [26], 14, 18-22 ; traduction J. Laurent, Traités 22-26, op. cit., p. 204.
2
Ibid., 11, 36-45.
3
Ennéade I, 8 [51], 15, 23-28 ; traduction D. J. O’Meara, Traité 51, op. cit., p. 86.

165
c. Les termes contraires

Maintenant qu’est établie la manière dont la hulè est contraire, il convient de s’interroger
sur ce à quoi elle l’est. Au sixième chapitre de I, 8 [51], Plotin semble s’engager sur ce point
dans une discussion avec Aristote, qui refuse, comme on sait, l’idée d’un contraire de la
substance première1. Cependant, comme le fait remarquer Dominic J. O’Meara, l’auteur des
Ennéades s’adresse sans doute à des platoniciens aristotélisants, dans la mesure où l’être dont il
est question ici ne saurait être l’ousia prôtè du Stagirite. Il consiste dans la forme ; et c’est en
effet à elle que Plotin oppose le plus souvent la matière2. Mais il est plus radical lorsque le
problème est abordé frontalement, comme on le voit dans la formulation de cette question :
« Comment pourrait-il y avoir le contraire du Bien, si celui-ci n’est pas qualifié
(ou…poion) ? »3. Il reprend, quelques lignes plus bas : « Mais si le Bien est l’être (ousia),
comment peut-il y avoir pour lui un contraire ? Ou un contraire pour l’au-delà de l’être
(épekeina tès ousias) ? »4. En répondant à ces objections, dans la suite du texte, Plotin montre
que c’est bien là sa propre position qu’il interroge. Son intention est donc claire, et les
implications en sont considérables, car la contrariété ne concerne pas la forme ou l’être limités
à la deuxième hypostase, mais s’étend plus largement à l’un et tout ce qui en dépend. Il faut
donc y insister, ce n’est pas à telle ou telle expression du bien que la matière est contraire :
d’une part parce qu’il s’agit du bien « non-qualifié », « au-delà de l’être » ; et d’autre part, parce
que le même chapitre parlera d’une opposition entre le principe des maux et le principe des
biens, comme nous l’avons vu. Séparément, ces trois idées seraient déjà probantes, mais
réunies, elles ne laissent plus de place au doute.
La hulè est contraire, non seulement à l’on, mais à tout ce qui, dans l’ensemble de la
procession, est enraciné dans le premier principe, et, semble-t-il, jusqu’à ce premier principe lui-
même, comme si elle se dressait directement en face de lui, au risque de constituer une autre
arkhè en face de l’arkhè. Il semble donc impossible de restreindre la portée de

1
Aristote, Catégories, V, 18.
2
On a lu par exemple en I, 8 [51], 11, 1, que la nature de la matière est contraire à la forme (enantia to eidei) ;
en II, 4 [12], 13, 23 qu’elle est « non forme » ou qu’elle n’est pas forme (ou morphè) ; en II, 4 [12], 16 1-14,
que les onta kuriôs étaient des logoi etc.
3
Ennéade I, 8 [51], 6, 20-21 ; traduction D. J. O’Meara, Traité 51, op. cit., p. 68.
4
Ibid., 27-28 ; traduction D. J. O’Meara, ibid., p. 68.

166
l’altérité/contrariété de la matière à la seule substance, comme le voudrait Denis O’Brien1.
Cette interprétation aurait pour elle bien des arguments, mais elle n’est guère compatible avec
les formulations de I, 8 [51], 6. Sans doute la doctrine conduit-elle à de redoutables difficultés,
et sans doute son auteur n’assume-t-il pas toujours la même radicalité, mais si l’on tient
compte à la fois du caractère central du traité 51 pour cette question, de l’absence de toute
ambiguïté dans les formulations du chapitre 6, et du fait que ce traité exprime la pensée
plotinienne arrivée à maturité, on peut voir dans la limitation opérée par O’Brien un double
affaiblissement de la doctrine plotinienne. En effet, c’est non seulement à l’être dans toute son
ampleur que la matière est contraire, mais c’est également, de la façon la plus claire, à l’au-delà
de l’être lui-même.
Laurent Lavaud, dans D’une métaphysique à l’autre2, interprète cette idée comme une
nouveauté problématique du traité 513, et développe sur ce point l’argumentation la plus
convaincante que nous ayons rencontrée. Nous allons en exposer les points principaux, pour
tenter ensuite d’y répondre. Selon l’interprète, penser l’opposition entre le Bien et la matière
comme contrariété revient à fausser et dénaturer la conception des deux instances4. Cette
relation introduirait une symétrie qui tire la pensée de Plotin vers le dualisme5 : d’abord, la
logique de la contrariété, vis-à-vis de l’être ne correspond pas à celle de la privation – or,
contrairement au rapport privatif qui reste compatible avec une indétermination radicale6, la
contrariété aurait pour effet de la substantialiser la hulè, d’en faire une totalité composée au
même titre que l’être7, voire même une ousia8 ; deuxième argument : le problème s’approfondit
lorsque l’on considère la matière comme contraire à l’un lui-même. Laurent Lavaud fait sur ce

1
D. O’Brien, Le non-être, op. cit., p. 35 : « Puisque le non-être, ici la matière, s’oppose à toutes les
déterminations positives de l’être, il manifesterait, selon Plotin, non seulement la privation, mais aussi la
contrariété. Non, certes, une contrariété de l’être par rapport à un (inconcevable) non-être « parménidien »,
mais une contrariété de la substance par rapport à la non-substance. »
2
L. Lavaud, D’une métaphysique à l’autre, Paris : Vrin, 2008.
3
Ibid., p. 68-73.
4
Ibid., p. 68 : « En faisant entrer de force le Bien et la matière dans une relation de contrariété, Plotin fausse la
figure métaphysique de l’un comme de l’autre. » On lira également, p. 71, que le rapport de contrariété établi
entre le principe des maux et celui des biens conduit inévitablement Plotin à « dénaturer les deux termes qu’il
met en jeu ».
5
Ibid., p. 70 : « C’est par un tel effet de symétrie que s’expliquent à mon sens les phrases si souvent
commentées qui semblent conduire la philosophie de Plotin vers le dualisme ».
6
Ibid., p. 69 : « La privation se réduit à une pure absence de détermination, elle n’oppose donc pas deux êtres,
deux termes constitués ; la contrariété en revanche, comme on le voit à la lecture de ce chapitre 6, tend à
substantialiser les termes. »
7
Ibid. L. Lavaud relève ces passages du sixième chapitre (l. 34, 38-39 et 43-44) où Plotin semble faire de la
matière et de l’un deux ensembles de choses contraires les unes aux autres.
8
Ibid., p. 70, l’interprète s’appuie sur les l. 47-47 du même chapitre.

167
point deux remarques importantes. Tout d’abord, écrit-il, si le caractère indéterminé de la
matière et de l’un était tenu jusqu’au bout, « la relation de contrariété aurait été ineffective :
comment définir le contraire de ce qui « n’est pas » ? »1 Ensuite, la logique de la contrariété
finit par constituer l’instrument de détermination d’une contre-causalité, opposée à celle du
Bien2.
Pour ce qui est de la matière comme une totalité comprenant des éléments opposés aux
éléments de l’être, et comme une ousia, la difficulté semble peu profonde. L’interprète s’appuie
essentiellement sur ce passage de I, 8 [51] :

A la limite et à la mesure et à tout ce qui est présent dans la nature divine sont contraires le sans-limite, la
non-mesure et le reste de ce que contient la nature mauvaise, de sorte que le tout est contraire de tout
(hôsté kai to holon tô holô énantion)3.

La logique de la contrariété oblige-t-elle vraiment à faire de chaque élément évoqué une entité
distincte, et à introduire dans la matière une pluralité correspondant à celle de l’être ? Il ne
semble nullement, si l’on interprète ces différents aspects comme autant d’expressions d’une
unique résistance matérielle à la forme ; on peut ainsi affirmer sans problème qu’elle est cause
du mal, de la laideur, de l’indéfinition et du non-être matériel sans devoir la pluraliser. D’autre
part, la difficulté liée à l’attribution d’une ousia peut être réduite si on l’interprète comme une
approximation liée au discours bâtard. En effet, l’assignation de caractères ontologiques
rigoureusement impropres est constant ; on se souvient notamment que le septième chapitre
de VI, 3 [44] parlait de l’ousia de la matière, de son einai etc. Plotin joue sur une facilité qui
lui permet d’éliminer l’interprétation de l’altérité comme simple différence, et d’indiquer en
même temps la densité mè-ontologique de la hulè.
Deuxième série d’objections : les difficultés induites par la contrariété vis-à-vis du
premier principe. L’indétermination radicale des deux instances exclut-elle nécessairement leur
contrariété ? Non, car la relation de contrariété entre l’un et la matière n’est évidemment pas
lisible dans des caractères internes, mais dans leurs « rapports » respectifs à la forme : d’un côté
ce qui est privé de forme, ce qui est par rapport à elle en défaut, et dont la nature consiste à
maintenir cette privation en résistant à la puissance formelle ; de l’autre, ce qui engendre la

1
Ibid., p. 71.
2
Ibid.
3
Ibid., 41-44 ; traduction D. J. O’Meara, Ibid. p. 69.

168
forme et est en excès sur elle. Nous verrons que cette position est grosse de difficultés en
abordant la question de la différenciation des deux indéterminations totales qui bordent la
procession. Elle est néanmoins parfaitement cohérente, et difficile à récuser, dans la mesure où
Plotin évoque fréquemment cette distinction pour éviter que l’apophatisme hénologique soit
interprété de façon privative. Deuxième aspect des objections sur la symétrie entre l’un et la
matière : la contre-causalité matérielle. Cette objection nous amène à la question du sens précis
qu’il convient d’accorder à la causalité hylétique.
L’altérité de la matière renvoie à la fois à une fuite, c'est-à-dire à une insistance dans
l’hétérogénéité de sa « nature » mè-ontologique, et à une contrariété qui implique une certaine
résistance, non seulement à l’action des formes mais encore à celle de l’un. Il reste à achever
cette étude en montrant la réalité, et en précisant les modalités et la nature de la causalité
matérielle, afin de dissiper définitivement l’idée qu’elle n’a aucun effet.

D. La causalité matérielle

Certains commentateurs refusent à la matière toute fonction cosmologique. C’est le cas


par exemple de Jean-François Pradeau, qui oppose en cela Plotin à Platon. Ce dernier affirme
dans le Timée que l’univers provient « d’un conflit entre deux causes distinctes, la rationnelle et
l’errante »1 ; au contraire, chez le premier, la hulè ne saurait constituer une « cause auxiliaire »
pour la constitution du monde sensible. Elle se voit privée de toute détermination, afin que la
causalité intelligible « s’exerce sans aucune sorte d’adjuvant ou de contrariété. »2 De manière
plus nuancée, Denis O’Brien tend à refuser à la matière toute causalité « active », en raison de
son impuissance et de sa stérilité3. Nous allons tenter de montrer, tout d’abord, que l’auto-
interprétation de Plotin récuse directement la première hypothèse. Puis nous verrons quel est
le modèle précis de causalité qu’il met en place, en distinguant deux aspects de la causalité
sensible : le rôle de réceptacle et l’effet de défection – de manière à récuser aussi la seconde.

1
J.-F. Pradeau, L’imitation du Principe, op. cit., p. 136.
2
Ibid., p. 141 ; cf. p. 133-142, pour l’ensemble de ces points.
3
D. O’Brien, Théodicée plotinienne, théodicée gnostique, op. cit., p. 68.

169
1. Affirmations de principe

Pour Plotin lui-même, la hulè concourt sans doute possible à la constitution du sensible.
Cela était déjà au moins suggéré dans le passage de VI, 3 [44], 7 qui déclare l’antériorité de la
matière sur les corps selon l’ousia. Nous avons signalé le sens aristotélicien d’une telle
antériorité : être postérieur à une chose selon la substance signifie dépendre de celle-ci.
Plusieurs textes reprennent l’idée, où l’on peut lire par exemple que la matière est « antérieure
au devenir et à l’altération »1. Cette antériorité non temporelle peut-elle signifier autre chose
qu’un rapport de cause à effet ? Le sensible est postérieur à la matière et à l’âme parce qu’il
requiert les deux pour se constituer.
Même si on refuse ce premier argument, la thèse d’une contribution de la matière au
sensible est avancée de façon directe et explicite par presque tous les traités qui en étudient la
nature et la fonction. Le douzième chapitre de II, 4 [12] commence par ces mots : « La matière
contribue donc très grandement aux corps. »2 Le chapitre 7 de III, 6 [26] énoncera la chose de
façon tout aussi directe : « Elle est donc incorporelle, puisque le corps est postérieur et
composé et que c’est elle qui, avec autre chose, produit le corps (autè mét’allou poiei sôma). »3
Enfin, I, 8 [51], 7 apporte une précision, après avoir demandé par quelle nécessité l’existence
du bien entraîne celle du mal, Plotin répond :

Serait-ce en ce sens que, dans le tout, il faut qu’il y ait la matière ? Car ce tout se compose par nécessité des
contraires (ex énantiôn) ; autrement il n’existerait pas, s’il n’y avait pas de matière4.

On peut éventuellement soupçonner que Plotin ne parvient pas à penser de façon cohérente
l’interaction des contraires en question, mais il est impossible de soutenir que pour lui, la hulè
ne joue aucun rôle : sans elle et sa causalité contraire, le tout (sensible) n’existerait pas.
Il est vrai toutefois que notre auteur parle aussi de l’impuissance de la matière, et même
de sa stérilité. Comment comprendre ces affirmations, après ce que nous venons de lire ? Il
faut, pour cela, expliquer les modalités de la causalité matérielle en tant que réceptacle.

1
Ennéade III, 6 [26], 13, 15.
2
Ennéade II, 4 [12], 12, 1.
3
Ennéade III, 6 [26], 7, 3-5 ; traduction J. Laurent, Traités 22-26, op. cit., p. 190.
4
Ennéade I, 8 [51], 7, 2-4 ; traduction D. J. O’Meara, Traité 51, op. cit., p. 70.

170
2. Le réceptacle

Plotin, au dix-neuvième chapitre de III, 6 [26], écrit par deux fois que la matière est
« stérile », argument parfois invoqué pour lui refuser toute forme de causalité1. Pourtant, son
but est en fait de souligner les limites de la comparaison avec une mère : « Elle n’est pas en tous
point comme une femme, mais seulement femme en ce que celle-ci reçoit (hupodexasthai),
mais n’engendre pas. »2 La stérilité est évoquée afin de cerner, en la limitant, sa fonction
causale comme celle d’un réceptacle (hupodokhè), fonction déjà repérée en II, 4 [12].
Autrement dit, la matière n’engendre pas, mais contribue autrement à la formation du
sensible. Voyons comment.
C’est sans doute en III, 6 [26], 13 et 14 que Plotin explique le mieux cette fonction à
travers la métaphore du miroir. Le treizième chapitre se demande comment les sensibles
peuvent entrer dans l’être mensonger de la hulè. La réponse est : comme les images dans un
miroir, reflets dépendants des réalités dont ils sont les reflets3, ou comme un écho glissant sur
une surface lisse et unie4. Une étude de cette métaphore a été menée par Frédéric Fauquier,
dans « La matière comme miroir : pertinence et limites d’une image selon Plotin et Proclus »5.
Il isole les aspects en jeu dans cette analogie : le miroir est trompeur, nécessaire à la production
des reflets, impassible, et il reflète l’activité de l’âme en l’obscurcissant6. L’interprète signale
également les limites de cette comparaison : la matière est sans forme propre, contrairement au
miroir, dont l’évocation induit en outre la fausse idée d’une extériorité spatiale7. On comprend
exactement le sens de l’image à la fin du quatorzième chapitre :

1
J.-M. Narbonne, par exemple, dans La métaphysique de Plotin, op. cit., p. 41, fait de cette idée une pièce du
dispositif de « dé-réalisation » de la matière. Il reprendra ce terme plus loin pour parler d’une « disparition
effective » de la matière (ibid., p. 107).
2
Ennéade III, 6 [26], 19, 36-38 ; traduction J. Laurent, Traités 22-26, op. cit., p. 214.
3
Ennéade III, 6 [26], 13, 31 sq. L’exactitude de l’image d’une réflexion dans l’eau est cependant questionnée
en VI, 5 [23], 8, dans la mesure où elle suggère l’existence d’un milieu séparant l’être et son reflet. Seule
l’étude de la causalité de la matière à laquelle nous nous apprêtons permettra de comprendre pleinement cette
idée de milieu intermédiaire, et le sens qu’il faut accorder au sensible comme reflet. Le mode d’être des reflets
et des ombres c'est-à-dire des images dépendant ontologiquement de ce dont ils son images (par opposition
par exemple à un auto-portrait), est étudié précisément en VI, 4 [22], 10.
4
Ennéade III, 6 [26], 14, 24-25.
5
F. Fauquier, dans son article déjà cité : « La matière comme miroir : pertinence et limites d’une image selon
Plotin et Proclus », Revue de métaphysique et de morale, op. cit., p. 65-87.
6
Ibid., p. 79
7
Ibid., p. 79-80.

171
Si donc la matière était en état de participer à la forme et ainsi de la recevoir, comme on peut le soutenir,
celle-ci, en s’approchant, y tomberait et s’y perdrait. Mais maintenant on voit bien que rien ne tombe et que
au contraire, la matière est restée la même sans rien recevoir, arrêtant bien plutôt la procession des êtres
comme une surface répulsive et comme un réceptacle pour les êtres qui y convergent et s’y mélangent les
uns aux autres, comme c’est le cas pour ces objets lisses placés devant le soleil [...] afin que la flamme,
empêchée de les traverser par leur résistance interne, se concentre à l’extérieur (ina mè diélthè kôluoménè hupo
tou endon énantiou hè phlox). Ainsi la matière devient, en ce sens, cause de la génération, et les réalités qui
sont constituées en elle le sont de cette façon1.

Plotin pense le rôle de la matière comme une résistance à l’action formelle, sur le modèle d’une
surface qui ouvre pour la lumière un espace de réflexion – c’est ainsi que, sans engendrer, elle
est « cause de la génération ». On comprend donc en quel sens la résistance lui permet de jouer
le rôle de réceptacle, et il apparaît que la contrariété matérielle, loin d’exclure toute causalité,
trouve parfaitement sa place dans ce schéma. En effet, si la comparaison avec le miroir induit
la traduction de énantion par « résistance », ce terme renvoie aussi au concept de
« contrariété ». La matière « arrête » la procession, elle constitue un « nec plus ultra » qui n’est
pas de l’ordre du simple épuisement, mais de l’antitypie d’une altérité radicale, impénétrable
en raison son incommensurabilité – c’est pourquoi elle est « répulsive ». Cette comparaison est
plus probante encore à la lumière des précisions apportées par Frédéric Fauquier dans son
article. Il y note en effet que le terme de miroir (leia) renvoie « aux miroirs ardents qui
concentrent les rayons du soleil afin de les renvoyer et d’enflammer les objets »2 ; « le miroir,
écrit-il, arrête le rayonnement lumineux et le renvoie en donnant l’illusion qu’il est source de la
lumière. »3 Le réceptacle répulsif, sans être affecté en lui-même et en persistant dans son
hétérogénéité, arrête le rayonnement des formes et ouvre ainsi un champ où les logoi peuvent
exprimer leurs derniers effets. C’est également ce que Plotin dira au chapitre 17, lorsqu’il
indique que « les formes individuelles sont vues dans le milieu intermédiaire entre la matière
elle-même et la forme »4.

1
Ennéade III, 6 [26], 14, 26-36 ; traduction J. Laurent, Traités 22-26, op. cit., p. 205, (je souligne).
2
F. Fauquier, « La matière comme miroir : pertinence et limites d’une image selon Plotin et Proclus », Revue
de métaphysique et de morale, op. cit., p. 76.
3
Ibid.
4
Ennéade III, 6 [26], 17, 25-26 ; traduction J. Laurent, Traités 22-26, op. cit., p.209. On pourrait opposer, à
cette idée, il est vrai, tel passage de VI, 5 [23], 8 où Plotin semble affirmer que la matière « est rattachée de
toux côtés à l’idée » (l. 17-18) et tient d’elle tout ce qu’elle peut recevoir « sans intermédiaire (oudénos
métaxu) » (l. 20). Mais d’une part, le passage en entier annonce que la matière, parce qu’elle est pour ainsi dire
rattachée de tous côtés à l’idée, sans par ailleurs l’être (hoion éphaptoménèn kai au ouk éphaptoménèn), se tient par
la totalité d’elle-même auprès de la forme Toutefois, cette absence d’intermédiaire signifie surtout, indique

172
Mais pourquoi faudrait-il ce réceptacle répulsif, et pourquoi ce « milieu intermédiaire » ?
La réponse est apportée, toujours au quatorzième chapitre :

Assurément, si quelque chose s’échappait des êtres producteurs, cela existerait sans être en autre chose.
Mais puisque les réalités de là-bas demeurent en elles-mêmes, puisqu’elles connaissent une manifestation
d’elles en autre chose, il faut qu’il existe un autre terme qui leur serve de « siège » (hédran), sans qu’elles y
viennent vraiment1.

Ce texte marque bien la rupture entre le sensible et l’intelligible : jusqu’aux raisons, les ousiai
ont assez d’épaisseur ontologique pour constituer leur propre lieu, c'est-à-dire qu’elles n’ont
besoin pour procéder que d’elles-mêmes et de leur principe. Pour que les corps se constituent,
il leur faut en revanche un espace qui permette à leur faiblesse de se déployer. L’indigence de
l’image sensible exige le recours à un réceptacle, qui, en vertu de son impassibilité, ne peut être
ce en quoi sont les corps, mais ouvre un espace où l’âme peut jeter ses dernières lueurs sans être
rendue directement responsable de leur asthénie.
Ce premier aspect de la causalité hylétique exige le maintien de l’hétérogénéité
matérielle. Nous avons signalé que, selon Jean-Marc Narbonne, la matière, privée de grandeur,
ne saurait être cause de l’extension du sensible. On voit à présent qu’il manque ainsi ce point
essentiel, que Stanislas Breton relève dans Matière et dispersion : tout comme l’un, la matière
est radicalement hétérogène à ses effets, et n’est donc rien de ce dont elle est principe (ou du
moins, pour utiliser une formule moins délicate, de ce qu’elle rend possible)2. La matière est
cause par une persistance dans sa dissemblance avec ce à quoi elle oppose son influence, mais
aussi avec tout ce qu’elle rend possible. On peut se demander dès maintenant : ne revêt-elle pas
une forme de transcendance inversée par rapport à celle de l’un ?
Il est tentant de penser que la fonction de réceptacle est parfaitement passive, et que sa
contribution se limite dès lors à fournir un lieu neutre pour l’expression de la puissance des
formes. Il est indéniable que le texte de Plotin trahit parfois cette tentation, comme lorsqu’il
insiste sur ce que la matière est parfaitement ductile, qu’elle se laisse informer et n’offre aucune

Plotin, que l’idée ne sort pas d’elle-même dans son rapport à la matière – rien de véritablement étant ne
saurait s’immiscer dans cet « intervalle » sans épaisseur ontologique, dont Plotin semble bien suggérer
l’existence lorsqu’il affirme que la nature de la matière lui interdit d’être « collée », ou « soudée » (kollasthai) à
la forme (III, 6 [26], 23).
1
Ennéade III, 6 [26], 14, 4-7 ; traduction J. Laurent, Traités 22-26, p. 204.
2
S. Breton, Matière et dispersion, op. cit., p. 81 par exemple.

173
résistance à la forme. On trouve certaines formulations dans ce sens en II, 4 [12]1, et surtout
en III, 6 [26], qui affirme :

La matière ne présente nulle résistance (antikopton), car elle n’a pas d’activité (ou gar ekhein énergeian), elle
est une ombre, et elle attend d’être affectée par ce que voudra le producteur2.

Plotin veut manifestement signaler que l’activité productrice est le fait des formes, et que la
matière joue seulement le rôle de réceptacle. On pourrait donc dire à la fois que l’univers
matériel n’existerait pas sans matière et qu’elle ne produit rien de celui-ci à proprement parler.
Mais en admettant qu’il s’agisse dans ce passage de nier toute contribution « active », il
entrerait en contradiction avec la grande majorité des textes, car l’existence d’un effet de la
matière sur les corps semble peu contestable. Repartons de la métaphore du miroir et des
reflets. La matière offre un siège à leur faiblesse, mais ce faisant n’impose-t-elle vraiment rien
aux logoi ?

3. Les effets de la matière

Il est vrai que la hulè est décrite comme essentiellement faible – le cinquième chapitre de
II, 5 [25] paraît ainsi lui refuser toute causalité en disant qu’elle est « une chose sans force
(asthénès ti) et une image obscure (amudron eidôlon) incapable d’être formée »3. Mais cela
signifie-t-il qu’elle n’exerce nulle activité, qu’elle reste « neutre » ?
Lorsque Plotin désigne la hulè comme une faible image, il la désigne en fait comme
cause de l’image matérielle et de sa faiblesse. L’eidôlon sensible est mensonger car dissemblable
à son modèle, et l’on peut lire à plusieurs reprises que la matière est cause de cette condition.
C’est le cas notamment en III, 6 [26], où notre auteur écrit, au chapitre 7, qu’elle « ment dans
tout ce qu’elle annonce »4 – or, ce qu’elle annonce n’étant pas sa propre nature, indéterminée,
il s’agit des reflets qu’elle donne à voir avec leur être factice. Le chapitre 17 confirme cette idée,
où l’on peut lire qu’elle « donne mensongèrement à voir l’extension »5, et devient ainsi un
principe de dissemblance pour les corps :

1
Ennéade II, 4 [12], 11, 41-42.
2
Ennéade III, 6 [26], 18,29-31 ; traduction J. Laurent, Traités 22-26, op. cit., p. 211 (modifiée).
3
Ennéade II, 5 [25], 5, 21-22, traduction R. Dufour, Traités 22-26, op. cit., p. 146-147.
4
Ennéade III, 6 [26], 7, 21, traduction J. Laurent, ibid., p. 191.
5
Ibid., 17, 9-10 ; traduction J. Laurent, Traités 22-26, op. cit., p. 209.

174
Tel est le pouvoir même de l’apparaître que la couleur vient de la non-couleur, et la qualité d’ici bas de la
non-qualité et qu’elles ont le même nom […] et couleur, qualité, dimension, apparaissent bien,
puisqu’elles viennent de là-bas, mais le font mensongèrement parce que ce où elles apparaissent n’existe
pas1.

C’est le non-être de la matière qui cause l’altération et introduit le mensonge dans les eidôla
sensibles, et c’est pourquoi elle est le « lieu de la dissemblance »2. C’est là le sens qu’il faut
accorder aux déclarations de II, 5 [25], 5, selon lesquelles, si elle est en acte, elle est un eidôlon
« en acte » et un mensonge « en acte »3. En effet, dans la mesure où elle n’est rien en acte, et où
ces déclarations précèdent de peu sa présentation comme « ontôs mè on », le sens de ces
déclarations est clair : elle est cause de dissemblance et de fausseté pour le sensible – c'est-à-dire
d’une distorsion dont la déperdition normale de puissance des formes ne suffit pas à rendre
compte. La matière introduit dans les corps quelque chose d’hétérogène aux effets formels, et
qui contribue effectivement à les constituer, en les mêlant de non-être, de dissemblance et de
mensonge. Plotin explique ainsi, au chapitre 5 de II, 5 [25], qu’ajouter un acte à l’en-puissance
de la matière reviendrait à détruire sa nature :

Il faut […] qu’il ait son être dans le non-être, parce que si tu retires leur fausseté aux êtres qui résident
dans la fausseté, tu retires ce qu’ils possédaient de réalité (ousian), et si tu introduis l’acte dans les choses
qui possèdent leur être et leur réalité (to einai kai tès ousian) « en puissance », tu détruis la cause de leur
existence (apolôlékas tès hupostaséôs autôn tèn aitian)4.

L’ousia et l’einai renvoient à une densité spécifique, évidemment non-formelle, analogue à


l’épaisseur mè-ontologique mise en évidence plus haut. Plotin affirme qu’il y a une consistance
propre de la fausseté et de l’en-puissance – comme il y en avait une du non-être. Le mensonge
n’est pas une simple dégradation de la vérité, il réclame une cause pour la dissemblance qui
caractérise son existence si profondément que, sans elle, il ne saurait exister. Cette cause
apporte donc quelque chose d’original que ne saurait produire la forme à elle seule : le non-
être trompeur du sensible.

1
Ibid., 21-24, puis 26-27 ; traduction J. Laurent, ibid., p. 209-210.
2
Nous avions lu en I, 8 [51], 14, 16-26, que l’âme mauvaise se trouve « dans le lieu de la dissemblance ».
3
Ennéade II, 5 [25], 5, 23-24.
4
Ibid., 27-33 ; traduction R. Dufour, Traités 22-26, op. cit., p. 147.

175
Si l’on se tourne vers les traités ultérieurs, la chose apparaît mieux encore. En premier
lieu, on se souvient de III, 2 [47] et 3 [48], décrivant une matière attirant l’intellect vers elle, et
le faisant sortir de soi ; on se rappelle également l’ébranlement imprimé par la matière aux logoi
en II, 3 [52], 16. Le traité I, 8 [51] présente la situation très clairement, notamment lorsqu’il
mentionne les caractères d’amorphia, elleipsis et stérèsis, au chapitre 8 :

Car le feu en soi ne brûle pas, pas plus qu’aucune des choses qui sont prises en elles-mêmes ne produit ce
qu’on dit qu’elle produit quand elle est dans la matière. Comme d’ailleurs la forme de la hache ne coupe
pas sans le fer. De plus, les formes dans la matière ne sont pas les mêmes que ce qu’elles seraient si elles
existaient en elles-mêmes, mais elles sont des principes matériels corrompus dans la matière et infectés de
cette nature. Car devenue maîtresse de ce qui est reflété en elle, elle le corrompt et détruit en y apposant
(paratheisa) sa propre nature qui est contraire […] en apportant son absence de forme à la forme du
chaud, l’absence de figure à la figure, l’excès et la déficience à ce qui est mesuré (to autès aneidéon
prosagousa kai tèn amorphian tè morphè kai huperbolèn kai elleipsin tô mémétrèménô), jusqu’à ce qu’elle fasse
qu’il lui appartienne et ne s’appartienne plus1.

Plotin oppose par deux fois l’état des logoi en eux-mêmes et dans la matière, où ils sont donc
dans un autre. Mais « être en un autre » ne signifie pas occuper un lieu neutre qui laisserait
inchangé ce qui l’occupe. Cela signifie, pour les réalités formelles, s’altérer comme peuvent
s’altérer des êtres impassibles c'est-à-dire en donnant lieu à une réalité corrompue, comme
imprégnée de néant. Cette imprégnation ne peut signifier une simple dégradation processive ;
la corruption, l’infection, la destruction évoquées par notre texte écartent résolument cette
lecture. L’absence de forme, la faiblesse et la déficience définissent le rôle causal de la hulè,
amenant la forme vers le sans forme jusqu’à lui faire subir une désappropriation – et l’on
comprend mieux pourquoi notre auteur pouvait écrire que si la forme tombait dans la
profondeur matérielle, elle s’y perdrait2.
Cependant, cette aliénation n’est pas directe, car les formes restent inaltérables. Elle se
produit donc à distance et de manière séparée – c'est-à-dire que le sensible lui-même est cette
dégradation, que le corps est une aliénation des logoi. Si Plotin peut dire que la matière est
faible, qu’elle est une image obscure, c’est qu’elle constitue la cause d’une faiblesse, d’une
obscurité et d’une dissemblance qui sont la condition du sensible. C’est ce que souligne

1
Ennéade I, 8 [51], 8, 13-24 ; traduction D. J. O’Meara, Traité 51, op. cit., p. 73-74 (je souligne).
2
Dans le texte déjà cité de III, 6 [26], 14.

176
Stanislas Breton en affirmant qu’elle est « aussi exténuante qu’exténuée »1. Jérôme Laurent
écrit dans le même sens qu’elle n’est plus un terme faible ou indigent, mais « l’origine de toute
indigence, en un mot, la faiblesse même. »2 Et l’interprète d’expliquer comment Plotin concilie
la thèse de la non-existence de la matière et le fait qu’elle ne soit pas un néant pur et simple :

La matière est puissance de perdition. Au moment où s’achève la procession [...] il y a une tentation de
fuite. Refuser l’ordre de la forme et la véritable causalité qui est celle des idées, telle est l’étrange causalité
de la matière : cause dont l’effet est nul, effet de fuite dont la cause n’a aucun être3.

Le refus de la puissance des formes et la fuite matérielle sont bien la cause de la faiblesse
sensible. Mais cela n’implique pas que cette causalité soit nulle. Son effet n’est rien de moins
que l’étoffe même des corps, qui relève certes du non-être, mais ce dernier dispose d’une
consistance, tout comme celui de la matière. La hulè « détruit » ce qu’elle reçoit, mais cette
destruction engendre les propriétés du sensible. Que la hache coupe, que le feu brûle, ce sont
là des effets d’incorporation qui signalent une propriété originale advenant à la forme par une
corruption de celle-ci. Cette corruption des formes constitue la condition de possibilité d’une
dissolution de l’étant sensible ; c’est une corruption verticale et constitutive, qui prend la
forme concrète de la corporéité – l’équivalent ontologique de l’aliénation de l’âme soumise à la
fascination de la matière, ou même de la pensée qui se fait non-pensée pour pouvoir l’aborder.
Etre corporel, c'est-à-dire peser, tomber, causer et subir des chocs, tout cela n’est rien d’autre
que se trouver englué dans le non-être4. A ce niveau, il existe même une certaine logique
inversée : un corps peut être plus destructeur ou plus fort qu’un autre en vertu de sa plus forte
participation au mè-on5. Kevin Corrigan est ainsi parfaitement fondé à affirmer que « ce qui
n’est pas là » n’est pas rien mais un fait de notre expérience des composés6, et que le non-être
de la matière permet de comprendre l’expérience du monde physique comme transi d’absence
et de négativité7.

1
S. Breton, Matière et dispersion, op. cit., 1993, p. 105.
2
J. Laurent, Les fondements de la nature selon Plotin, op. cit., p. 89.
3
Ibid.
4
Ennéade III, 6 [26], 6 ; la deuxième partie du chapitre développe cette idée (l. 29-77).
5
Ibid., 46-47, Plotin note que les corps privés de vie causent de plus grands dommages lorsqu’on les heurte ;
aux l. 61-64, il remarque également qu’un corps peut être plus fort qu’un autre, lorsqu’il tombe sur lui, à
proportion de son non-être.
6
K. Corrigan, Plotinus Theory of Matter-Evil and the Question of Substance : Plato, Aristotle, and Alexander of
Aphrodisias, op. cit., p. 119.
7
Ibid., p. 171.

177
IV. Bilan

La distinction des formes d’approche théorique de la matière a révélé une hésitation


répondant aux difficultés repérées dans la conception du sensible. L’épibolè de l’âme est affectée
d’une valeur ambiguë puisque d’un côté, Plotin l’assimile à une absence de perception –
accréditant l’hypothèse de l’inconsistance matérielle – tandis que de l’autre, il en fait la
rencontre d’une instance contraire au pouvoir théorétique et à la forme. Mais, en dehors de ce
flottement, les Ennéades tranchent massivement pour l’idée d’une matière revêtant une densité
« ontologique » et une fonction causale. C’est évidemment le cas du point de vue éthique ; la
matière est le mal en soi, et cause du mal pour l’âme, voire même pour les corps. Il apparaît
donc que dans son exploration de la hulè, Plotin valide la théodicée qui apparaissait comme
« minoritaire » dans les traités sur la descente et la providence.
C’est également le cas au niveau ontologique. On perçoit bien certains traits qui
pourraient plaider pour la thèse d’une inconsistance de la matière, comme son non-être, son
caractère privatif et lacunaire, sa fuite, son apostasie etc. Mais l’examen des textes montre que
les interprètes de Plotin ont été tentés plus que lui par cette interprétation. Nous avons lu en
effet que le non-être, la privation et le défaut de la matière sont presque constamment
présentés d’une manière qui leur associe quelque « consistance mè-ontologique ». En premier
lieu, le non-être hylétique est clairement distingué du rien pur et simple. Plus encore, il est
présenté comme « ontôs to mè on » ; sa privation et son indétermination, qui ne sont pas
accidentels, sont préservés pas la limite lorsqu’elle s’y applique. La matière est dotée d’un être
ou d’une idiotès, mais qui consistent à ne pas être.
Non seulement ce mè-on radical n’est pas nul, mais il se manifeste vis-à-vis des formes
par un rapport dynamique de fuite et de contrariété. La fuite, malgré les apparences, signifie
que la matière préserve sa nature, qu’elle persiste dans son non-être et maintient son altérité
d’avec les onta kuriôs – de manière quelque peu contre-intuitive, elle renvoie donc à son
impassibilité et sa résistance. Pour la hulè, être autre que les logoi signifie persister dans son
hétérogénéité et exercer vis-à-vis d’eux une influence contraire. Plus encore, la résistance
matérielle semble se dresser non seulement contre le pouvoir des formes, mais aussi contre

178
celui de l’un. Plotin tend à opposer l’un et la matière comme un principe à un autre, y compris
dans le domaine ontologique, mais semble sur ce point, en butte à un embarras.1
Les Ennéades présentent un modèle causal parfaitement cohérent qui correspond à cette
situation de symétrie. Celui-ci présente deux aspects. En premier lieu, par sa résistance au
pouvoir des principes, la hulè ouvre un espace de déploiement pour les ultimes effets des
formes – cette action est pensée à travers la métaphore du miroir, qui permet de comprendre la
fonction de substrat et de réceptacle. En second lieu, les corps qui naissent « dans » l’espace de
réflexion sont affectés par la nature négative de la matière, et subissent un effet de dégradation,
d’affaiblissement, d’aliénation, c'est-à-dire de défection du pouvoir des principes. Les derniers
produits des formes ne sont plus complètement le fruit de leur puissance – car la dunamis
s’exerce alors comme l’autre versant d’une impuissance dont la matière est cause. Celle-ci est
donc directement et activement le principe de la faiblesse, de la dissemblance, du mensonge,
de la privation et du non-être qui imprègnent le sensible, le corrompent et l’infectent.
De manière assez surprenante, si l’on pense aux difficultés qu’elle implique, Plotin
semble avoir soutenu cette doctrine de façon presque constante et univoque. Seuls deux points
sont réellement divergents et témoignent de son embarras. Il lui arrive au moins une fois, en
III, 6 [26], 7, d’affirmer que la matière est entièrement traversée par les réalités sensibles,
comme l’eau ou le vide le serait2. Or, si cela peut être affirmé de l’espace de réflexion ouvert
par la matière, cette dernière est constamment affirmée comme impassible, indestructible et
résistante. La proposition doit donc être corrigée (il s’agit de l’espace de réflexion et non de la
matière même), ou être associée à une strate hétérogène du discours plotinien – correspondant

1
On retrouve cet embarras chez nombre d’interprètes qui le plus souvent, tentent de le réduire en niant le rôle
de la matière. C’est le cas de S. Roux dans La recherche du principe chez Platon, Aristote et Plotin, Paris : Vrin,
2004, p. 221: « Poser la matière comme première, c’est interdire qu’elle soit principe puisqu’elle ne peut
s’actualiser seule. Supposer un principe d’actualisation autre qu’elle, c’est reconnaître qu’elle n’est pas
principe. » En premier lieu, rien n’actualise la matière elle-même, puisque l’action des principes, en formant les
corps, laisse la hulè impassible. Ensuite, nous espérons avoir montré que l’on ne peut refuser à la matière, dans
la constitution du sensible notamment, un mode de causalité irréductible à celle des formes – sa qualification
comme « première » ne saurait donc en aucun cas entraîner les conséquences que S. Roux évoque. L. Lavaud
semble pris dans la même difficulté, mais on perçoit chez lui une tension. En effet, il récuse toute symétrie
entre principe et matière en s’appuyant sur l’argument suivant : « La matière n’est principe de rien, elle se
définit par une totale stérilité. » (D’une métaphysique à l’autre, op. cit., p. 9). Mais il soutient par la suite, avec
raison, qu’elle joue un « rôle essentiel » dans la formation de l’être sensible (p. 49), rôle qu’il décrit ainsi :
« Elle produit une dissemblance radicale. » (Ibid., p. 51) ; et il conclut qu’elle « agit comme un principe de
dissemblance » (ibid.).
2
Ennéade III, 6 [26], 7, 31-33. Il précise néanmoins que ce qui la traverse le fait sans la couper (« ou
temnonta », l. 31).

179
à la « théodicée dominante » 1 . D’autre part, Plotin affirme parfois que la matière est
parfaitement docile, qu’elle n’impose rien à l’action des formes, qu’elle ne produit rien etc. Si
l’on élimine la question de la stérilité, dont nous avons montré le sens, il paraît suggérer un
modèle causal dans lequel la hulè offre à la dunamis formelle un espace d’expression neutre,
parfaitement réceptif. Mais cette solution est par ailleurs récusée puisque les corps sont
corrompus, infectés, soumis à un ébranlement, activement imprégnés de non-être, de manque,
de dissemblance, de mensonge, en raison de la nature même de la matière.
La hulè prôtè revêt une consistance mè-ontologique, voire anti-principielle, et exerce en
tant que telle sa causalité co-constitutive du sensible. Cette autre forme du néant est quasiment
hissée au rang d’arkhè, et contribue comme telle à l’existence du monde. C’est sans doute l’un
des aspects les plus remarquables et les plus originaux des Ennéades – mais aussi l’un des plus
problématiques. En effet, comment, dans l’univers métaphysique plotinien, une instance
contraire au bien et à l’être peut-elle advenir ?

1
Nous parlerons encore de théodicée « dominante » bien qu’elle soit clairement minoritaire dans les traités sur
la matière, car lorsque Plotin s’intéresse directement à la question de la justification du sensible, c’est la
position qu’il tend à privilégier.

180
CHAPITRE V

LA PLACE DE LA MATIERE DANS L’UNIVERS

La matière est-elle engendrée par un principe, ou bien faut-il la concevoir comme


radicalement coupée du reste de l’univers ? Et si elle est engendrée, par quoi l’est-elle, et de
quelle manière ? Telles sont les questions auxquelles nous allons tenter de répondre, afin de
comprendre la situation métaphysique de la hulè. Celle-ci vient d’apparaître, malgré certaines
hésitations, comme une cause co-constitutive du sensible, qui joue son rôle de réceptacle par
un pouvoir de résistance à l’action des principes, et induit des effets originaux sur l’âme et les
raisons incorporées. L’enquête sur sa provenance vise à comprendre comment Plotin rend
compte de son existence, et de son rapport au reste de l’univers. Il pourrait choisir d’écarter le
problème en se rabattant sur la première forme de théodicée, pour faire de la matière le résultat
nul et sans effets de l’épuisement des arkhai – de sorte qu’il n’y aurait plus nul besoin d’en
rendre raison. Mais s’il tient compte en revanche de la doctrine qui vient d’être établie, c'est-à-
dire de sa propre théorie de la matière, l’auteur des Ennéades se trouve devant une alternative
particulièrement épineuse : défendre une forme de dualisme (et donc relativiser la principialité
de l’arkhè prôtè), ou faire naître des principes une instance contraire à leur puissance et leur
valeur.
De prime abord, les résultats de l’enquête qui s’ouvre risquent de se révéler bien
décevants, puisqu’elle conduira à soutenir que Plotin, tout en suggérant certaines pistes, se
garde résolument d’apporter une réponse explicite à la question1. Mais ce refus prendra une
signification particulière dans le cadre de notre démarche, car il constitue l’expression la plus
profonde, le centre névralgique de l’embarras dont nous nous efforçons de dégager le sens
depuis le début de cette partie : en refusant de se prononcer, l’auteur des Ennéades évite de
choisir entre les deux modèles de théodicée. Mais d’autre part, les solutions qu’il esquisse

1
Nous suivons sur ce point les conclusions de J.-M. Narbonne dans son introduction au Traité 12 : « Si
quelqu’un arrivait de la sorte, au moins dans un premier temps, à la conclusion que Plotin n’a pas de position
ferme sur la question de la génération de la matière, ou qu’il répugne à nous dire de but en blanc ce qu’il
pense à ce sujet et même qu’il préfère laisser dans l’ombre la question de son origine, il exprimerait sans doute
assez bien le sentiment qui est le nôtre. » Les deux matières, op. cit., p. 161.

181
prudemment conduiront à éclairer d’une lumière originale l’ensemble de la procession, en
accordant à la matière une place et un statut certes étranger à certaines intentions de Plotin,
mais aussi parfaitement cohérents avec le reste de sa pensée1. Cette approche, ni interne ni
externe, sera le premier pas d’une tentative pour révéler certaines potentialités du texte
plotinien, en l’amenant au-delà de lui-même par une exploitation de ses ressources
métaphysiques2.
Nous tenterons de montrer tout d’abord que notre auteur ne se prononce jamais de
façon claire sur le fait même de la génération. Ce silence est symptomatique d’un embarras
mais ne signifie pas, toutefois, que la hulè soit inengendrée – c’est plutôt l’hypothèse contraire
qui doit prévaloir. Il conviendra d’établir, ensuite, que la théorie la plus évidente et la mieux
acceptée de la génération, c'est-à-dire l’engendrement de la hulè par un aspect de l’âme, n’a
jamais été présentée par Plotin que comme une possibilité assez vague. Puis le cœur de ce
cinquième chapitre consistera à examiner une autre théorie de l’engendrement, fondée sur
l’étude des rapports entre les deux matières. Nous tenterons enfin de reconstituer une doctrine
correspondant au maximum d’éléments recueillis. Au terme de cette démarche, il deviendra
possible d’affronter enfin notre problème, celui du premier principe, dans la plénitude de sa
signification.

I. Le fait de la génération

La matière serait-elle une instance originaire impliquant quelque forme de dualisme ?


Jean-Marc Narbonne, dans l’introduction à son édition du traité Des deux matières établit de
manière convaincante que l’Alexandrin refuse longtemps, et peut-être même jusqu’au bout, de
sortir de l’ambiguïté à ce sujet.
Précisons tout d’abord le sens de la question. Il faut rappeler qu’hors de la sphère
temporelle, la genèse d’une instance par une autre est une image qui désigne un rapport de
rang, et, finalement, une dépendance ontologique de celle-ci vis-à-vis de celle-là. Or nous

1
Plus précisément, comme on l’aura compris, la théorie de l’engendrement que nous allons tenter de
reconstituer est incompatible avec la théodicée « dominante », mais cohérente avec la théodicée minoritaire et
donc avec la conception de la matière qui vient d’être exposée.
2
Le deuxième pas sera accompli au chapitre 8, lorsque nous essaierons de lier les résultats de l’enquête qui
s’ouvre avec ceux qui auront été recueillis, selon la même méthode, au sujet du principe.

182
savons que la matière est illuminée – autrement dit, selon le vocabulaire de III, 6 [26], 14,
qu’elle participe sans participer. Il s’agit donc de demander si l’isolement que Plotin assigne à
la hulè recouvre une indépendance à l’égard des principes en dehors de cette quasi-participation
– c'est-à-dire non plus de savoir comment la matière peut se manifester, mais comment il se fait
qu’elle « existe ». En effet de quelle façon ce dont l’« essence » même s’oppose à la puissance
des principes peut-il provenir de cette puissance ? Comment l’un, le Noûs, l’âme ou une raison
pourraient-ils engendrer un dynamisme qui leur est directement contraire ? Cet aspect du
problème plaide pour l’idée d’une matière inengendrée, mais aucun texte ne vient l’étayer
directement1.
Plotin entretient néanmoins un certain flou sur la question. En premier lieu, un passage,
du traité sur l’immortalité de l’âme (IV, 7 [2]) affirme que sans la puissance de l’âme, il n’y
aurait pas même de corps ;

Ou plutôt, il ne naîtrait même pas, mais tout s’arrêterait au stade de la matière, s’il n’y avait rien pour
l’informer. Peut-être même n’y aurait-il plus du tout de matière2.

L’hésitation qui marque cette déclaration est également perceptible dans le passage de IV, 8
[6], 6, cité au cours des développements sur la participation de la matière3, qui énonçait, du
moins semble-t-il, que la matière devait recevoir quelque chose du bien, qu’elle ait été engendrée
ou non4. Il est vrai que ces deux textes appartiennent à l’œuvre précoce, et font l’objet
d’interprétations divergentes difficiles à départager. Jean-Marc Narbonne en remarque un
autre5, au chapitre 7 du traité VI, 3 [44]. On se souvient que Plotin cherche alors à distinguer
les sens de l’ousia pour la forme, la matière et le composé. Il précise, à la fin du chapitre, que
leur être respectif procède comme autant « d’émanations différentes (allôs rhuentos) » d’une
source commune, et poursuit :

1
Le passage de II, 5 [25] allégué par l’un des principaux défenseurs de cette doctrine, H. R. Schwyzer, ne
semble nullement probant, comme le signalent tant D. O’Brien que J.-M. Narbonne (cf. Les deux matières,
op. cit., p. 194 et Théodicée plotinienne, théodicée gnostique, op. cit., p. 64). Les lignes 14 et 15 du cinquième
chapitre semblent bien signifier, non que la matière est inengendrée, mais qu’elle n’était pas quelque chose en
acte au départ en ne l’est pas non plus devenu par la suite. J.-M. Narbonne signale d’autres tenants de cette
hypothèse, Les deux matières, op. cit., p. 159, n. 30.
2
Ennéade IV, 7 [2], 3, 23-25 ; traduction Bréhier, Ennéades IV, op. cit. p. 191.
3
Ennéade IV, 8 [6], 6, 18-23.
4
Diverses interprétations de ce passage ont été proposées. J.-M. Narbonne en recense certaines, comme on l’a
signalé et critique notamment celle de O’Brien de façon assez convaincante, puisque celui-ci supprime
l’alternative sur laquelle semble reposer l’ensemble, et qui se trouve articulée par les conjonctions eite…eite.
5
Il en souligne surtout la portée dans son introduction au Traité 25, op. cit., p. 127 et 130.

183
Car il n’est pas nécessaire qu’une seconde chose procède d’une première, et une troisième d’une seconde,
pour qu’il y ait entre elles des relations de supérieur à inférieur ; deux choses viendraient-elles de la même
origine, elles peuvent y participer plus ou moins […]. Peut-être matière et forme (eidos) ne viennent-ils pas
du même1.

Ce traité sur les genres de l’être est le quarante-quatrième. La pensée de Plotin est sans conteste
arrivée déjà à maturité, et pourtant, il trahit une hésitation étonnante : la relation hiérarchique
entre matière et forme pourrait très bien s’expliquer même si elles ne proviennent pas l’une de
l’autre (comme ce serait le cas pour une ontologie strictement scalaire ou la matière suit l’âme
comme cette dernière est issue du Noûs), mais se rapportent parallèlement à une même origine.
Plus encore il se pourrait que les deux n’aient pas la même origine. Si l’on accorde à eidos le sens
habituel de forme (inhérente à l’Intellect), cela implique que la matière ne doit peut-être pas
être rapportée à la même source que le deuxième un, c'est-à-dire l’un. Plotin évoque donc
apparemment la possibilité du non-engendrement pur et simple – il ne se soucie guère de
traiter le problème et de lever l’équivoque, comme s’il s’en était accommodé.
Dans le même ordre d’idées, en I, 8 [51], 7, Plotin affirme que les maux proviennent de
l’« ancienne nature »2. Mais en quoi consiste donc son ancienneté ? Simplement en ce qu’elle
est antérieure au sensible ? Elle n’en mériterait pas plus ce qualificatif que l’âme ou le Noûs.
Plotin ne fait-il pas signe, à travers cette expression, en direction d’une antériorité plus
profonde encore ? Il est impossible de l’affirmer, mais il y a au moins la place pour un doute.

II. La génération de la matière par l’âme

A. Présentation générale de l’hypothèse

Si Plotin n’a pas tranché de façon explicite pour l’hypothèse de l’engendrement,


plusieurs indices plaident en sa faveur, dont certains suggèrent que la matière est produite par
l’âme. C’est la thèse à laquelle Denis O’Brien à donné à sa forme canonique, notamment dans

1
Ennéade VI, 3 [44], 7, 30-35 ; traduction Bréhier, Ennéade VI1, op. cit., p. 133.
2
Ennéade I, 8 [51], 7, 6 : « Ta kaka ek tès arkhaias phuséôs »

184
« La matière chez Plotin : son origine, sa nature »1. Il y met tout d’abord en lumière la
structure binaire de la génération du Noûs et de l’âme, qui procèdent de leurs principes
respectifs sous une forme indéterminée avant de s’auto-constituer avec l’aide de ceux-ci. La
matière ferait l’objet d’un engendrement analogue, avec cette différence qu’étant incapable de
se convertir vers son principe et de recevoir sa puissance, c’est la psukhè qui prendra
intégralement en charge la constitution des corps.
Cette interprétation est complétée par un volet éthique, car si la matière est engendrée
de la façon qui vient d’être décrite, il reste à comprendre comment la responsabilité du mal
n’échoit pas à l’âme, voire à l’ensemble des principes. Denis O’Brien attribue à Plotin une
solution dans laquelle le non-être hylétique advient comme la conséquence d’un
affaiblissement psychique, qui constitue la dernière étape de la procession, atypique mais
normale. Cette asthénie donne lieu à une instance incapable de se convertir, ne pouvant rien
recevoir de l’un, et donc certes privée du bien, mais non pas mauvaise. Dès lors, son
engendrement n’est nullement une « faute », c'est-à-dire un mal imputable à la puissance des
principes – affirmer le contraire revient à confondre ce qui relève du moins bon avec ce qui
relève du mal2. Il n’y aura de mal à proprement parler que lorsque l’âme se portera vers la
matière dans un certain type de disposition – rappelons que la présence de celle-ci est
nécessaire à la chute, mais ne suffit pas à la provoquer3.
Un certain nombre d’interprètes souscrivent à cette interprétation, que son auteur
construit de façon très convaincante. Mais les textes la confirment-il vraiment ?

B. Discussion

Deux séries de passages sont ici à examiner : les premiers constitueraient l’énoncé par
Plotin de la doctrine en question, tandis que les autres en décriraient le détail.

1
D. O’Brien, « La matière chez Plotin : son origine, sa nature », dans Phronesis, n. 44, 1999/1, p. 45-71. On
notera que dans l’article ici évoqué, le commentateur récuse la version donnée sous le titre « Plotinus on Matter
and Evil», dans The Cambridge Companion to Plotinus, op. cit., p. 171-195 ; cf. « La matière chez Plotin : son
origine, sa nature », dans Phronesis, op. cit., p. 70-71, n. 93.
2
Voir D. O’Brien, Théodicée plotinienne, théodicée gnostique, op. cit., p. 28-35, et p. 33 en particulier. Et le
texte du traité contre les gnostiques, déjà évoqué, qui distingue le mal du moindre bien.
3
Voir D. O’Brien, Ibid., p. 75-76. Et supra, chapitre 4, II, B.

185
1. L’affirmation de la génération par l’âme

Denis O’Brien identifie deux passages comme l’annonce explicite par Plotin de la thèse
qu’il lui prête. Tout d’abord en V, 2 [11], qui s’achève par ces mots :

Qu’en est-il donc de l’âme qui se trouve dans les plantes ? N’engendre-t-elle rien ?
– Si fait ; elle engendre ce dans quoi elle est. Mais, pour savoir comment, nous devons prendre un autre
point de départ1.

L’interprète note que, dans l’ordre chronologique, le traité « Des deux matières » suit
immédiatement cette déclaration, et conclut que le fruit de la génération par l’âme « qui se
trouve dans les plantes », en quoi elle réside, est identifié par cette consécution2.
Il est difficile de récuser cette interprétation en toute certitude, mais elle ne peut pas non
plus être acceptée sans réserve, pour au moins deux raisons. Sur le fond, Plotin pourrait très
bien parler du corps. Il existe donc un autre candidat possible pour l’objet évoqué, et celui-ci
est au moins aussi crédible que la matière ; peut-être même davantage si l’on tient compte par
exemple de IV, 3 [27], 93, où l’on lisait que sans corps, l’âme ne descendrait pas, puisqu’il n’y a
pas d’autre lieu où elle puisse être, et qu’elle en produit donc un pour procéder. Le sôma est
décrit ici, non pas simplement comme un lieu éventuel pour l’âme, mais encore comme le seul
possible. On peut néanmoins rétorquer que le traité 51 parlera bien, quant à lui, des âmes dans
la matière (aux chapitres 5 et 14 notamment). La seule conclusion possible est que le premier
argument n’est pas conclusif.
Deuxième argument : Plotin n’annonce-t-il pas que le fruit de la génération est ce dont
il sera question dans le traité 12 ? Là encore, rien ne permet de l’affirmer en toute certitude. En
effet, il énonce la nécessité de prendre un nouveau départ, mais ne précise nullement que c’est
la démarche qu’il va entreprendre de façon immédiate. On pourrait parfaitement voir dans ce
passage l’annonce, non pas du traité 12, mais du traité 15, qui commence par des
considérations sur la manière dont l’âme engendre. C’était d’ailleurs la position de Denis
O’Brien lui-même quelques années avant son article, aussi bien dans Théodicée plotinienne et

1
Ennéades V, 2 [11], 2, 29-32, nous utilisons ici la traduction de D. O’Brien lui-même, dans « La matière chez
Plotin : son origine, sa nature », dans Phronesis, op. cit., p. 55.
2
Ibid., p. 55-56.
3
Lignes 20-24.

186
théodicée gnostique1, que dans Plotinus on the Origin of Matter2 . Cette interprétation est
renforcée par la similitude des formulations de V, 2 [11], 2 et III, 4 [15], 1, qui reprendra la
même question, presque mot pour mot3.
L’interprète évoque également un texte du traité I, 8 [51], chapitre 14 :

Et si en effet l’âme elle-même en étant affectée (pathousa) engendre la matière, et si elle a commerce avec
elle et devient mauvaise, la matière est responsable en tant que présente4.

Cette portion de phrase fait l’objet d’une controverse acharnée, liée à l’absence du verbe
« engendrer » dans le texte original, de telle sorte que ce que le traducteur présente comme une
condition aurait très bien pu exprimer une irréelle, qui condamnerait l’hypothèse de la
génération5. Même si la traduction citée est la plus probable6, ce passage n’exprime qu’une
possibilité – comme Denis O’Brien l’admet lui-même7. Mais alors, le texte nous semble plutôt
défavorable à sa thèse ; en effet, si Plotin reconnaissait dans la génération par l’âme sa propre
position, établie depuis longtemps, est-il crédible qu’il en parle encore au conditionnel ? N’est-
il pas symptomatique que l’un des passages supposément décisifs, dans un traité tardif consacré

1
D. O’Brien, Théodicée plotinienne et théodicée gnostique, op. cit., p. 23-24.
2
D. O’Brien, Plotinus on the origin of matter, op. cit., p. 16-17. C’est d’ailleurs aussi la position que défend F.
Fronterotta dans le commentaire à sa traduction du traité V, 2 [11], cf. Traités 7-21, op. cit., n. 21, p. 225. Le
traducteur du traité III, 4 [15], dans la même édition soutient la même position dans son introduction au
traité en question, cf. ibid., p. 331-332. Sans prendre directement position sur ce sujet et ce passage précis,
A. H. Armstrong rattache le propos en général au traité III, 4, cf. Ennead V, Cambridge/Londres : Harvard
University Press, 1984, p. 63, n. 1.
3
Nous allons le constater en examinant le passage en question. Les formules visées ici sont celles de V, 2 [11],
2, 30-31, et de III, 4 [15], 1, 5-6.
4
Ennéades I, 8 [51], 14, 51-54 ; traduction D. J. O’Meara, Traité 51, op. cit., p. 83.
5
J.-M. Narbonne expose parfaitement le problème, dans son introduction au traité Des deux matières (Les
deux matières, op. cit., p. 202-204). Notons d’ailleurs qu’il penche alors pour la première solution (la
condition simple) mais reviendra sur son jugement dans La métaphysique de Plotin, op. cit., p. 144, n. 3. Dans
« La controverse à propos de la génération de la matière chez Plotin : l’énigme résolue ? », dans Quaestio, 7, op.
cit., p. 123-163, l’interprète fait de cette portion de phrase une allusion à la génération de la matière selon les
gnostiques, doctrine qu’il réfuterait en II, 9 [33], 12, in fine (« La controverse… », p. 132 et 137 en
particulier). Mais rien ne nous paraît contraindre à lier aussi étroitement les deux textes ; en effet, en I, 8 [51],
14, Plotin évoque une possibilité, la génération par l’âme ; cette possibilité s’accompagne de l’idée selon
laquelle la génération est l’effet d’une faiblesse de l’âme, non d’une puissance, comme dans tous les autres cas.
Nous allons tenter de montrer que ce point rend la doctrine (relativement) compatible avec l’idée d’un
engendrement de type spécifique.
6
En effet, rien ne permet d’expliquer pourquoi il s’agirait d’une irréelle, sauf la volonté de disqualifier la thèse
de l’engendrement par l’âme (ou de l’engendrement tout court, comme H. Schwyzer).
7
D. O’Brien, Plotinus on the origin of matter, op. cit., p. 22 : « Plotinus does not say (here) that the soul did
generate matter. He writes : « Even if… ». The condition is left open. »

187
précisément à la matière, présente encore la thèse de la génération par l’âme comme une
simple possibilité ?
Rien de ce qui vient d’être évoqué n’est donc probant, de sorte que tout le poids de la
démonstration repose désormais les passages censés décrire l’engendrement de la matière par
l’âme.

2. La description du processus de génération

a. Les textes

La doctrine de l’engendrement de la matière par l’âme repose essentiellement sur deux


courts textes. Pour un problème si décisif, c’est très peu. De plus, ces passages présentent le
désavantage frappant de ne jamais nommer la matière. Même si Plotin y défendait
effectivement l’idée qu’on lui prête, il y aurait là au moins l’indice d’une réserve1.
Le traité III, 9 [13], qui ne possède pas vraiment d’unité thématique, est intitulé par
Porphyre « Considérations diverses ». Le troisième chapitre affirme que l’Âme du tout n’a pas
de lieu mais constitue un lieu pour le corps, tandis que les âmes individuelles en ont un – car
elles s’avancent puis remontent. Et Plotin poursuit :

Ainsi l’âme partielle est illuminée si elle se porte vers celle qui lui est antérieure, car alors elle rencontre ce
qui est, mais lorsqu’elle se porte vers ce qui vient après elle, c’est vers le non-être (eis to mè on) qu’elle se
porte. Et cela, c’est ce qu’elle fait quand elle se porte vers elle-même, car souhaitant se porter vers elle-
même, elle produit (poiei) après elle une image d’elle-même (eidôlon autès), le non-être (to mè on), comme
si elle s’avançait dans le vide et devenait plus indéterminée (aoristotéra génoménè). Et son image est
entièrement indéterminée et obscure (to aoriston pantè skoteinon), car elle est entièrement dépourvue de
raison et de pensée, et elle se tient très loin de ce qui est. Dans l’entre-deux, elle est dans son propre
séjour ; mais si elle regarde de nouveau son image, comme si elle lui portait son attention une seconde fois
(hoion deutéra prosbolè), alors elle la configure (émorphôsè) et elle entre en elle en se réjouissant2.

1
On pourrait objecter que cette considération ne nous a pas empêché d’attribuer aux traités sur la providence
une position sur la matière en nous appuyant sur des textes où elle n’est pas nommée. Remarquons toutefois
que dans ce dernier cas, la même idée revient trois fois en cinq chapitres ; elle concorde avec plusieurs autres
textes assez clairs, disséminés dans l’ensemble de la production plotinienne ; enfin le parallèle avec I, 8 [51]
laissait peu de doute sur l’identité de la « nécessité » dont il est question au chapitre 7. La situation ne nous
paraît donc pas équivalente
2
Ennéade III, 9, [13], 3, 7-16 ; traduction par J. Laurent et J.-F. Pradeau, dans Traités 7-21, op. cit., p. 293-
294.

188
Avant même de tenter un commentaire, il convient de lire l’autre texte – cela permettra
d’abord de comprendre le rapprochement, puis de traiter les points communs en une seule
fois. Dans « Du démon qui nous reçu en partage » (III, 4 [15]), Plotin étudie l’âme. Le
premier chapitre déclare que celle-ci (sans autre précision) produit, en se mouvant, la sensation
et la nature. La psukhè humaine comprend une part de nature, mais cette part est dominée,
tandis qu’elle domine au contraire dans celle qui descend dans les plantes, dont il est ensuite
question tout au long du texte qui nous occupe :

– Cette nature n’engendre-t-elle donc rien ? (Autè mén oun oudén genna)
– Elle engendre quelque chose de complètement différent d’elle. Car après elle, il n’y a plus de vie et ce
qu’elle produit est dépourvu de vie.
– De même que tout ce qui a été engendré avant cela a été engendré sans forme (amorphôton), mais a reçu
une forme en se retournant vers ce qui l’a engendré, comme nourrit par lui, tout à fait de la même façon,
ici aussi, ce qui est engendré n’a plus la forme de l’âme ; ce n’est plus quelque chose qui vit ; c’est en effet,
au contraire, une indétermination totale (aoristian einai pantélè). Car s’il y a de l’indétermination (aoristia)
dans les premières réalités, il n’en reste pas moins que c’est une indétermination qui se trouve dans une
forme. Ce n’est pas en effet quelque chose d’indéterminé dans tous ses aspects (ou gar pantè aoriston), mais
pour autant seulement qu’on le rapporte à son achèvement. Par contre ce dont il s’agit maintenant est en
tous ses aspects indéterminé (to dé nun pantè). Néanmoins cela devient un corps et, réceptacle (hupodokhè)
de ce qui l’a engendré et de ce qui l’a nourri – parvient à son achèvement en recevant la figure qui
convient à sa puissance. Et dans le corps cela seul est la dernière des choses d’en haut dans la dernière du
monde d’en bas1.

Ces textes difficiles forment le cœur de l’interprétation selon laquelle l’engendrement de la


matière par l’âme est la doctrine habituelle et clairement assumée de Plotin. Voyons comment
cette interprétation se déploie chez Denis O’Brien.

b. L’interprétation de Denis O’Brien

Il faut évoquer deux faisceaux d’indices sur lesquels les passages en question
convergeraient pour définir la théorie plotinienne de la genèse de la matière : d’abord les
caractères de l’instance engendrée ; ensuite les modalités de cet engendrement.
En premier lieu, les caractéristiques que Plotin évoque pour décrire ce qui est engendré
évoqueraient sans doute possible la matière. Le produit est en effet complètement différent de

1
Ennéade III, 4 [15], 1, 5-17 ; traduction M. Guyot, dans Traités 7-21, op. cit., p. 341-342.

189
l’âme ; il s’agit d’un non-être, d’une indétermination absolue, d’une chose obscure et sans vie,
toutes déterminations, qui, réunies, ne laisseraient aucun doute1. Deuxième argument : il est
question, d’abord, d’un moment de production, puis d’un acte consistant à façonner le
produit. Denis O’Brien y voit, d’une part, la génération de la matière, et, d’autre part,
l’information des corps2. En effet, qu’est-ce qui pourrait devenir corps après la configuration
par l’âme, sinon la matière ?
La doctrine que l’on vient d’exposer serait confirmée par deux textes de IV, 3 [27],
proposant une image qui a été comprise comme une évocation de l’engendrement par l’âme.
Au chapitre 9, tout d’abord, Plotin écrit au sujet de la psukhè :

C’est comme si une forte lumière, brillant de tout son éclat se changeait en obscurité (skotos égignéto), une
fois arrivée aux confins extrêmes qu’atteint la lumière de ce feu. Voyant cette obscurité, qui dès lors se
trouvait là comme substrat, l’âme l’a informée3.

Le chapitre suivant déploiera une image très proche, et recouvrant sans doute la même idée,
quelle qu’elle soit :

De même ici-bas il y a l’âme qui reste immuable, les choses qui viennent en premier après elle et celles qui
viennent immédiatement à leur suite ; elles sont comme les dernières lueurs d’un feu, qui viennent à la
suite du premier feu et qui résultent de l’ombre de ce qui en dernier est pensé comme un feu ; ensuite ce
feu est illuminé en même temps que le premier, de sorte qu’il est possible au premier feu projeté de
déposer une forme sur ce qui est totalement obscur4.

Denis O’Brien voit dans ces descriptions une « allusion discrète » à la théorie de la génération
de la matière5, celle-ci étant ensuite informée, suivant la doctrine apparemment établie par les
treizième et quinzième traités.

1
Voir D. O’Brien, « La matière chez Plotin : son origine, sa nature », dans Phronesis, op. cit., p. 67 ; ou
Plotinus on the origin of matter, op. cit., p. 18 ; ou encore Théodicée plotinienne, théodicée gnostique, op. cit.,
p. 24.
2
D. O’Brien, « La matière chez Plotin : son origine, sa nature », Phronesis, op. cit., p. 68 : « Ce sera donc l’âme
qui, par une seconde initiative (hoion deutera prosbolè), devra recouvrir de forme l’image qu’elle a produite,
pour que celle-ci, grâce à la forme qu’elle a produite, puisse devenir corps ».
3
Ennéades IV, 3 [27], 9, 23-26 ; traduction L. Brisson, Traités 27-29, op. cit., p. 78.
4
Ennéades IV, 3 [27], 10, 5-10 ; traduction L. Brisson, ibid., p. 80.
5
C’est aussi ce que suggère L. Brisson dans les notes attachées au premier extrait, ibid., p. 226, n. 214 et
n. 216.

190
c. Contre-enquête

Les caractères de la chose engendrée

Examinons en premier lieu les caractéristiques censées assurer l’identification du produit


à la matière, en les confrontant à cette autre possibilité, qui serait celle du corps, à tel ou tel
niveau d’élaboration. Nous en distinguons cinq : il s’agit (a) d’un non-être, (b) indéterminé,
(c) obscur, (d) sans vie, et qui est désigné comme (e) une image (eidôlon).
Tout d’abord, pour ce qui est de sa dimension mè-ontologique, les traités II, 5 [25], III,
6 [26] et I, 8 [51] ne disaient-il pas que l’être sensible est vide d’existence, que le mode d’être
des corps consiste à ne pas être ? N’étaient-ils pas directement appelés, à plusieurs reprises, des
non-êtres ? Les formulations que nous avons signalées permettent au sensible de rester un
candidat tout à fait plausible.
Deuxième caractéristique : l’indétermination. Ce terme évoque peut-être la matière de
façon plus probante Toutefois, au vingt-deuxième chapitre du traité VI, 2 [43], on peut lire :

L’âme est comprise, elle aussi, en un nombre jusqu’à sa dernière extrémité (mékhri tou eskhatou autès) qui,
elle, est tout à fait infinie (to dé eskhaton autès èdè apeiron pantapasi). […] Les actes de ces âmes sont de
deux sortes : quand cette âme se dirige vers le haut, elle est intelligence, quand elle se dirige vers le bas, elle
est ses autres puissances (hai allai dunamei), qui diffèrent à proportion [de son abaissement] ; la dernière
de ces puissances touche la matière et l’informe (hè dé eskhatè hulès èdè éphaptoménè kai morphousa) […] Et
même cette prétendue partie inférieure n’est, à vrai dire, qu’une image (indalma) de l’âme ; elle ne se
trouve point séparée d’elle comme par une coupure ; elle est comme le reflet dans un miroir1.

La « dernière extrémité » de l’âme est « tout à fait infinie ». Le plus vraisemblable est que cette
expression renvoie à la « dernière de ses puissances » dont il sera question ensuite, et qui ne
saurait être identifiée à la matière puisqu’elle l’informe. En effet, même dans l’hypothèse d’une
génération de la matière par l’âme, il semble plus approprié de considérer des logoi ou les corps
comme une dernière « extrémité » de celle-ci, plutôt que la hulè, qui, comme on l’a vu, lui est

1
Ennéades VI, 2 [43], 22, 21-23, 29-32, 33-35 ; traduction Bréhier, Ennéades VI (1), op. cit., p. 124
(modifiée).

191
hétérogène1. L’indéfinition totale pourrait donc bien caractériser quelque chose qui n’est pas
encore la matière.
L’obscurité constitue-t-elle un argument plus décisif ? Certes, là encore, il s’agit bien
d’un attribut habituel de la matière première. Mais on lit en IV, 3 [27], 9 :

Car il n’est pas permis, on le sait, que ce qui se trouve dans le voisinage de l’âme n’ait point part à une
« raison », du genre de celle que reçoit, on le sait, ce qui est dit obscur dans l’obscur qui est venu à l’être
(amudron en amudrô tô génoménô)2.

Plotin n’emploie pas ici le terme skotos, utilisé en III, 9 [13], 3, mais amudros ; on se
souviendra cependant que le dixième chapitre du traité « Des deux matières » employait ce
mot pour dire que l’âme pense obscurément ce qui est obscur3, qualifiant donc la matière par
cet adjectif. Cela est confirmé au neuvième chapitre de VI, 4 [22], où Plotin écrit que les
puissances issues de l’intelligible, en tant que différentes de ce dernier, sont « inférieures et
obscures », « tout comme une lumière issue d’une lumière plus lumineuse est obscure »4 !
L’obscurité peut donc apparemment désigner quelque chose qui recèle encore quelque lumière
par rapport à une source plus lumineuse. Cette remarque affaiblit l’argument fondé sur
l’obscurité de l’instance mentionnée en III, 9 [13], 3 ; elle exclut nettement que le chapitres 9
de IV, 3 [27], soit probant lorsqu’il parle d’une lumière « qui devient obscurité ».
Ce qui est engendré par l’âme en III, 9 [13] et III, 4 [15] est « sans vie ». Ici, Denis
O’Brien invoque le texte de II, 4 [12], 5 selon lequel la matière, même informée, est « nekron
kékosménon », un « cadavre orné »5. Or, même si l’on fait porter cette dernière expression sur la
matière elle-même6 (plutôt que sur le corps7), il reste que c’est bien la matière informée qui est
morte, de sorte que cette caractéristique touche aussi ce qui résulte de cette information. Ce

1
J.-M. Narbonne signale que dans la plupart des cas, ce thème de l’eskhaton renvoie bien aux corps et non à la
matière, cf. Les deux matières, op. cit., p. 158 et n. 28.
2
Ennéade IV, 3 [27], 9, 27-29 ; traduction L. Brisson, Traités 27-29, op. cit., p. 78.
3
Ennéade II, 4 [12], 10, 30 : « Touto noei amudrôs amudron », et Plotin ajoute même immédiatement : « Kai
skoteinôs skoteinon », ce qui renforce l’hypothèse d’une équivalence entre les deux termes.
4
Ennéade VI, 4 [22], 9, 26-27 ; traduction R. Dufour, Traités 22-26, op. cit., p. 40 (hoionei phôs ek phôtos
amudron ek phanotérou ; je souligne). Bréhier est d’ailleurs gêné par ce passage et rend amudron, à la ligne 27,
par un comparatif (« plus obscure »).
5
D. O’Brien, « La matière chez Plotin : son origine, sa nature », dans Phronesis, op. cit., p. 66., et Ennéades II,
4 [12], 5, 18 pour l’expression en question.
6
Comme le font D. O’Brien (ibid.) et Bréhier, Ennéade II, op. cit., p. 59.
7
Comme J.-M. Narbonne (cf. Les deux matières, op. cit., p. 281) et R. Dufour (Traités 7-21, op. cit., p. 243).

192
que confirme d’ailleurs III, 8, [30], 2, en décrivant le dernier des logoi comme « mort
(nekros) »1. Le sensible est donc, ici encore, qualifié de la même façon que la matière.
Enfin, l’instance produite par la psukhè est désignée comme une « image » de celle-ci, et
l’on se souvient que la matière est plusieurs fois désignée comme eidôlon. Mais le quatrième
chapitre de II, 5 [25] affirmera que la matière, contrairement aux choses sensibles, ne constitue
précisément pas une image (indalma) de la raison2. En effet, si la matière est qualifiée d’eidôlon,
c’est d’abord, comme on l’a vu, parce qu’elle est cause de la dissemblance et du mensonge qui
caractérisent un certain type d’images, et non en tant qu’elle est en elle-même image de l’âme
ou des raisons. Enfin, rappelons les passages où Plotin parle du corps comme d’un « eidôlon en
eidôla », montrant encore qu’il lui arrive de désigner l’ensemble matière-sensible comme un
tout assez homogène.
Même la conjonction du non-être, de l’obscurité, de l’infinité totale, de l’absence de vie
et de l’image ne suffit donc pas à imposer l’interprétation en question.

Le mode de génération

Au-delà des considérations terminologiques, le processus décrit dans ces passages, où ce


qui est engendré par l’âme devient un corps n’indique-t-il pas en toute certitude qu’il s’agissait
bien de la matière ?3 Plusieurs éléments montrent que cette interprétation n’est pas nécessaire,
ni même peut-être la plus plausible. Il faut rappeler le texte de VI, 7 [38], 74, où Plotin
décrivait une production des corps en deux temps, l’Âme de l’univers projetant d’abord une
« pré-esquisse » sur la matière avant que les corps ne soient produits (ou animés). Cela
démontre qu’une succession de deux actes psychiques dont le second est un achèvement
somatique n’implique pas nécessairement que le premier d’entre eux corresponde à une

1
Ennéade III, 8 [30], 2, 30-32.
2
Ennéade II, 5 [25], 4, 17. Ici, la différence terminologique entre eidôlon et indalma ne devrait pas faire
obstacle à l’argument car, comme souvent, le vocabulaire plotinien n’est pas complètement fixe ; en I, 1, [53],
8, 17 par exemple, le terme d’eidôlon est utilisé pour désigner les corps, et le passage du traité 25 qui vient
d’être évoqué utilise indalma pour le sensible, c'est-à-dire le même niveau de réalité.
3
Il nous semble impossible de soutenir, comme J.-M. Narbonne, que l’impassibilité de la matière exclut de
l’identifier aux instances évoquées dans les traités 13 et 15 (Les deux matières, op. cit., p. 150-151, et « La
controverse à propos de la génération de la matière chez Plotin : l’énigme résolue ? », dans Quaestio, 7, op. cit.,
p. 134 et 135). En effet, Plotin parle à plusieurs reprises, d’une telle « information », par exemple en II, 4
[12], 5, 16-17 où la matière est dite « devenir quelque chose de défini », ou en III, 8 [30], 2, 2-3, où Plotin
affirme que la nature donne forme à la matière. D’une manière générale, Plotin s’exprime ainsi tout en
précisant qu’il ne faut pas prendre l’expression au pied de la lettre (cf. III, 6 [26], 12, 28-29).
4
Précisément, Ennéades VI, 7 [38], 7, 8-15, cité plus haut, ch. 2, I, B.

193
génération de la matière. On pourrait objecter qu’en VI, 7 [38], 7, il s’agit de « tracer une
esquisse » (prohupographein), c'est-à-dire non pas d’engendrer le sensible, mais déjà de
l’informer – de sorte que l’on ne saurait faire correspondre le premier acte avec la production
évoquée en III, 9 [13], 3 et III, 4 [15], 1. Cependant, premièrement, l’usage plotinien du
vocabulaire de la production, de la génération et de l’information exclut de tracer une frontière
trop nette entre les deux types d’actes – ce que Denis O’Brien reconnaît1. On sait d’ailleurs
que Plotin utilise au moins une fois le verbe poiein pour parler d’une action de l’âme sur le
monde, consistant à le diriger, lui donner quelque chose d’elle-même, y descendre ou procéder
– et non produire2. En deuxième lieu, si l’on s’appuie sur cet argument, il faudrait distinguer
trois phases : production de la matière, production des corps, et enfin animation – ce qui ne
correspond pas aux textes en question. Troisièmement, si l’on accepte que Plotin utilise son
propre lexique avec une certaine souplesse, ne peut-on retrouver, dans ces deux phases, les
deux actes par lesquels Plotin distingue l’Âme du monde des âmes individuelles : préformation
des corps puis animation ? Le premier geste pourrait donc très bien viser la formation de l’un
des aspects les plus basiques des corps tels que nous les avons évoqués plus haut (la corporéité,
l’onkos ou les éléments3). Nous avions alors remarqué qu’il désignait les éléments comme un
« substrat »4. Le terme n’était pas précisément celui d’hupodokhès (attaché aussi bien à la
matière en II, 4 [12], 1, qu’au produit indéterminé de III, 4 [15], 1) mais d’hupokheiménon ;
toutefois, l’idée est bien présente, selon laquelle la matière subit une première information qui
peut ensuite servir de support aux formes plus complexes.

Réinterprétation

Les textes en question ne sauraient être invoqués comme la formulation explicite par
Plotin d’une théorie de la génération psychique de la matière. On peut même y trouver un
indice contraire. Le passage de III, 4 [15] se termine en effet sur ces mots : « Et dans le corps
cela seul est la dernière des choses d’en haut dans la dernière des choses d’en bas. » Matthieu

1
D. O’Brien, Théodicée plotinienne, théodicée gnostique, op. cit., p. 23, n. 12. Dans la note n. 13, p. 40, il
indique par ailleurs tenir pour équivalents « illumination » et « information » de la matière.
2
Cf. Ennéades III, 2 [47], 7, 23-27, que nous avions cité et commenté en ce sens, cf. ch. 2, II, A.
3
L’idée défendue par J.-M. Narbonne selon laquelle il s’agirait du lieu (topos, cf. Les deux matières, op. cit.,
p. 167, et « La controverse à propos de la génération de la matière chez Plotin : l’énigme résolue ? », dans
Quaestio, 7, op. cit., p. 134), nous semble exclue par II, 4 [12], 12, 11-13, qui affirme que le lieu est postérieur
à la matière et au corps.
4
Ennéade V, 9, [5], 3, 27-28.

194
Guyot, dans une note attachée à sa traduction du texte1 remarque très justement que la
précision fait problème, si l’on admet que Plotin vient de décrire la génération de la matière
par la psukhè. En effet, en quel sens la hulè serait-elle la « dernière des choses d’en bas », si elle
est directement engendrée par l’âme, et qu’elle est donc antérieure aux formes qui y viennent ?
Au contraire, cette vision de la procession devrait plutôt conduire à considérer que la matière
est une chose « d’en haut », et ce que décrit alors Plotin serait plutôt le rapport de la dernière
des choses d’en haut avec l’avant dernière !2
Enfin, le contexte des passages en question nous semble exclure que Plotin ait voulu y
exposer sa position sur ce point. Les deux textes remplissent très bien leurs fonctions
respectives sans qu’il soit nécessaire d’identifier l’instance résultant de l’action de l’âme. Dans
le traité 13, Plotin dresse une « topographie » de la psukhè, en distinguant ses différents niveaux
et leurs rapports. Il veut établir que l’âme partielle peut se rapporter à une âme supérieure, ou
bien se « pencher » et induire un effet (d’information, d’animation, ou de production). Cette
localisation dans un entre-deux dont le terme inférieur est un non-être ne nécessite nullement
de résoudre la si délicate question de l’engendrement – il est fort peu probable que l’auteur des
Ennéades ait souhaité évoquer le problème, et encore moins le régler. En III, 4 [15], la question
est celle de la destinée des âmes. L’important est, dans ce chapitre introductif, que l’âme
engendre quelque chose de différent d’elle et qu’elle puisse l’investir : que cet objet soit la
matière elle-même ou une forme primitive des corps ne change rien au propos. Qu’est-ce qui
peut laisser penser qu’à ce moment précis, Plotin aurait ressenti le besoin de se prononcer sur
le problème de la génération, alors que les termes employés restent ambigus, et que la doctrine
en question ne sera jamais vraiment évoquée à nouveau de façon explicite ?
Les passages des traités III, 9 [13] et III, 4 [15] sur lesquels est fondée l’interprétation de
Denis O’Brien évitent soigneusement de préciser s’il est question du sensible en général, de la
matière, ou des deux à la fois. Leur examen rend très peu crédible l’idée que l’auteur de
Ennéades ait voulu y livrer une théorie de la génération de la hulè par l’âme. Il ne l’avait pas fait
dans le traité « Des deux matières », et ne le tentera plus jamais par la suite, ni en II, 5 [25], ni
en III, 6 [26], ni en I, 8 [51]. S’il estimait vraiment avoir résolu le problème dans les treizième
et quinzième traités, il serait pour le moins étonnant qu’il ne fasse référence à sa solution dans
aucun des textes postérieurs sur la hulè. Or non seulement on ne trouve nulle référence à cette

1
Traités 7-21, op. cit., p. 352 n. 13.
2
Voire même de la pénultième (matière) avec l’antépénultième (nature), puisque la toute dernière serait le
sensible !

195
doctrine, mais on se souvient qu’aux quarante-quatrième et cinquante-et-unième traités, Plotin
en parle comme un objet d’incertitude1 ! Est-il vraisemblable, en particulier, qu’il évoque au
conditionnel l’idée de la génération par l’âme, en I, 8 [51], 7, si elle avait été réellement
adoptée ?
Il ne s’agit pas d’exclure absolument que Plotin esquisse dans les textes en question l’idée
d’une génération psychique, mais de souligner qu’il ne la formule nulle part comme un acquis.
Il s’agit d’une possibilité qui s’inscrit assez bien dans l’ensemble de sa pensée, mais non d’une
doctrine validée. On pourra trouver que les moyens mobilisés par notre enquête sont en
décalage avec un si maigre résultat, mais celui-ci présente un double intérêt pour notre
réflexion. En premier lieu, il montre tout l’embarras de notre auteur pour trouver la juste place
de la matière dans l’univers – et nous verrons à quel point cette place est problématique,
jusque dans le dernier chapitre de cette partie. Ensuite, l’incertitude qui entoure la question
permet de lier la théorie de la génération psychique à celle d’une continuité entre les deux
matières. Nous allons tenter de montrer que l’indétermination entretenue par Plotin sur ce
sujet ouvre dans sa pensée l’espace d’une doctrine « latente » qu’il s’agira de dessiner.
Si l’on aborde maintenant le volet éthique de l’interprétation, Denis O’Brien souligne
avec raison que Plotin a écarté l’hypothèse d’une génération coupable : s’il n’y a de faute pour
l’âme qu’en conjonction avec la matière, il est exclu que la génération en soit une. La
génération de la matière, nécessairement préalable à ses effets sur l’âme, serait le dernier degré
du bien, mais non encore le mal2. Néanmoins, cette solution peut-elle être convaincante pour
innocenter l’ensemble de la procession, puisque la matière est le mal premier et en soi (théorie
peu compatible avec l’idée qu’elle ne devient le mal qu’à l’occasion d’un certain comportement
de l’âme envers elle). Il semble que la responsabilité remonte inévitablement jusqu’aux
principes, compromettant la justification générale du système – comme ce même interprète
l’avait d’ailleurs noté dans son article de 19693. Si la procession de la matière est issue du seul
pouvoir de l’âme, comment justifier qu’elle produise le mal en soi ? La question vaut de la

1
Il s’agissait précisément de VI, 3 [44], 7 et I, 8 [51], 7.
2
Lire, par exemple, D. O’Brien, Théodicée plotinienne, théodicée gnostique, op. cit., p. 28-35. Nous allons
revenir immédiatement sur ce point.
3
Dans « Plotinus on Evil : a study of Matter and the Soul in Plotinus' conception of human Evil », il voit en effet
une difficulté dans cette interprétation : « In so far as it is the last product of the One, matter is simply a complete
lack of goodness, the borderline, as it were, between things that in however small a degree are good and existent, and
sheer non-existence. At the same time, this complete lack of goodness is equated whith evil. […] In Plotinus
philosophy, where everything, even the quasi non-existence of matter, depends ultimately on the One, we might well
suppose that there is no room for what is intrinsically evil. » (P. 145).

196
même manière d’un point de vue ontologique : comment le pouvoir du principe peut-il
parvenir à une instance qui s’oppose à lui et le défait ? La thèse de la génération par l’âme telle
que la formule Denis O’Brien est séduisante, elle épouse de près la logique des Ennéades, mais
elle ne peut être présentée comme la solution explicitement apportée par Plotin à la question
de la place de la matière1.
Un début de solution à ce problème axiologique peut cependant être trouvé. Denis
O’Brien insiste en effet sur ce que la génération de la matière par l’âme se produit comme une
défaillance. Il s’appuie d’abord sur I, 8 [51], 14 (l. 51-54), où Plotin évoque, au conditionnel,
comme on l’a vu, la génération par l’âme en précisant qu’elle produit « en ayant été affectée
(pathousa) »2. L’interprète rapproche ce texte de II, 9 [13], 3, où une production a lieu alors
que l’âme veut se tourner vers elle-même, « comme si elle marchait sur le vide », et « en
devenant plus indéterminée »3. La génération de la matière par l’âme serait donc le fruit d’une
défaillance, et non d’un pouvoir, ni d’une faute de l’âme – mais il nous semble qu’il n’insiste

1
En revanche, il ne nous semble pas possible d’affirmer comme le fait J.-M. Narbonne, que cette doctrine soit
exclue. Les arguments qu’il développe dans ce sens ne paraissent pas absolument convaincants. Premier
argument : Plotin affirmerait par trois fois (V, 1 [10], 2, 23-27 ; III, 6 [26], 16, 15 sq. et II, 3 [52], 9, 43 sq.)
que la matière existait avant l’arrivée de l’âme (Les deux matières, op. cit., p. 161). Mais en V, 1 [10], 2 et en II,
3 [52] (cités plus haut), c’est avant tout l’action informatrice de l’âme qui est visée : sans cette action, il ne
resterait que la matière pure. Et III, 6 [26], 16 est encore moins probant puisqu’il se contente de dire que « si
le ciel et tout ce qu’il contient prenait fin », toutes les qualités abandonneraient la matière à son état
antérieur : il n’est nullement question de dire que la matière existerait s’il n’y avait jamais eu aucune âme.
Deuxième argument : en VI, 7 [38], 14 on lit : « Car si la raison était quelque chose d’un et non une unité
multiple, elle ne serait pas une raison et ce qui est engendré serait matière ; il ne se produirait pas que, la
raison devenant toutes choses en pénétrant en chacun des lieux de la matière, elle n’en laissât aucune partie
inchangée » (Ennéade VI, 7 [38], 14, 4-7 ; traduction J.-M. Narbonne, Les deux matières, op. cit., p. 162). Le
commentateur en conclut : Plotin refuse qu’un être de composition quel qu’il soit « puisse créer une entité
dont les seuls traits positifs sont peut-être la continuité et l’unité » (ibid.). L’argument semble invalide, car de
ce qu’une raison indifférenciée ne puisse produire que la matière, il ne s’ensuit pas qu’inversement la matière
ne puisse pas être produite par un être différencié. Troisième argument : si la constitution de l’univers « se
produit sub specie aeternitatis », alors l’âme ne peut engendrer la matière, car elle engendre et agit dans le
temps (ibid., p. 162-163, qui renvoie à Ennéades IV, 4 [28], 15, 16-17). Cet argument est peut-être plus
difficile à contester sur le fond. Sur la forme en revanche : si la constitution du monde « sub specie aeternitatis »
est bien un acte de l’âme, soit cette constitution est elle-même impossible, soit on accorde à l’âme la possibilité
d’engendrer la matière de la même façon. On peut envisager que la psukhè se donne éternellement la matière,
puis l’informe sur d’autres modes, plus ou moins sujets à la temporalité. Cette hypothèse est d’autant plus
plausible que le type d’acte par lequel l’âme engendre la matière doit différer nettement de ceux par lesquels
elle informe les corps. Si l’on excepte une légère réserve sur ce dernier argument, il est clair que Plotin n’exclut
pas l’engendrement de la matière par l’âme.
2
D. O’Brien, Théodicée plotinienne, théodicée gnostique, op. cit., p. 28. On pourra lire aussi « Plotinus on Evil »,
dans Le néoplatonisme, op. cit., p. 128 ; ici, l’interprète accepte l’idée d’imperfection psychique dans la
production de la matière parce que le produit est « pire » que l’âme – mais cet argument est moins
convaincant, car on sait que chaque étape de la procession est moins bonne que la précédente, or c’est ici une
rupture dont il est question. L’idée d’une émergence de la matière qui ne serait pas l’expression de la puissance
de l’âme est de nature à introduire cette rupture.
3
Ibid., p. 31.

197
pas suffisamment sur ce point pour dessiner la théodicée putative de Plotin. En effet, même si
cela ne fait que renvoyer le problème, la manière dont l’âme produit la matière pourrait la
dégager de la responsabilité du mal premier et en soi. C’est l’hypothèse qu’explore Jean-
François Balaudé dans « Le traitement plotinien de la question du mal : éthique ou
ontologique ? »1. Il part du dix-septième chapitre du traité II, 3 [52], en remarquant que la
matière y est comparée à un « dépôt amer laissé par les êtres supérieurs » qui « répand son
amertume et la communique à l’univers »2. L’interprète voit dans ce passage une indication sur
le mode de son engendrement, et le rapproche de II, 5 [25], 5, où l’Alexandrin écrit que la
matière est comme « rejetée » hors de l’être. Il évoque également à l’appui l’idée de VI, 3 [44],
7, selon laquelle la hulè est « ombre et chute du logos ». Jean-François Balaudé voit dans ces
textes l’indice d’une « production non productive », ou résiduelle3. La matière serait une sorte
de « scorie »4, que l’âme laisse échapper en raison de son caractère inassimilable – et n’est donc
pas à proprement parler « engendrée » par elle. Dès lors, on pourrait la considérer comme
dérivée du bien sans en être à proprement parler l’émanation5, et elle apparaît ainsi comme une
« limite extérieure »6 à la procession sans se réduire à rien. Il devient possible par conséquent de
penser la matière comme le mal radical (puisqu’elle n’est pas à proprement parler produite par
l’âme), et comme ce qui permet à la procession de produire ses derniers effets7.
Si l’on peut dire qu’il y a dans les Ennéades une théorie de la génération de la matière par
l’âme, elle devrait intégrer les éléments qui viennent d’être évoqués. Mais si la psukhè « laisse
échapper » la résistance à la puissance formelle plutôt qu’elle ne la produit, il faut lui trouver
une autre origine. C’est ce qu’il convient de faire en nous tournant vers les rapports entre
matière sensible et matière intelligible.

1
J.-F. Balaudé, « Le traitement plotinien de la question du mal : éthique ou ontologique ? », dans Les Cahiers
Philosophiques de Strasbourg, n. 8, op. cit., p. 67-86.
2
Ennéades II, 3 [52], 17, 23-25.
33
J.-F. Balaudé, « Le traitement plotinien de la question du mal : éthique ou ontologique ? », dans Les Cahiers
Philosophiques de Strasbourg, n. 8, op. cit., p. 76.
4
Ibid.
5
Ibid., p. 78. Cette question, qui est peut-être la question essentielle, va être traitée en deux temps. D’abord,
lorsque nous nous pencherons sur les rapports entre matière sensible et intelligible, puis lorsque nous
examinerons la principialité de l’un. Mais on peut remarquer tout de suite que si la production « résiduelle »
dont parle J.-F. Balaudé peut écarter la faute de l’âme, en revanche, elle ne le peut pas de la même manière
pour l’un. La psukhè peut être en quelque sorte « traversée » par la matière et la laisser s’échapper, ou se révéler
dans sa pleine hétérogénéité irréductible – mais cette solution est évidemment inapplicable à l’un.
6
Ibid. p. 79.
7
Ibid., p. 78.

198
III. Matière sensible et intelligible

Jean-Marc Narbonne, dans « La controverse à propos de la génération de la matière chez


Plotin : l’énigme résolue ? », développe l’idée d’une continuité entre les deux matières, et d’un
surgissement non-génératif qui prend source bien au-delà du sensible et de l’âme. L’interprète
est en revanche hostile à l’idée de la génération psychique, dont nous venons d’établir,
espérons-nous, qu’elle peut être préservée moyennant certaines nuances. L’objectif est donc de
penser une synthèse entre les deux aspects de l’origine de l’âme .

A. Un modèle mixte de genèse

Plusieurs textes ont déjà suggéré l’existence d’une continuité entre matière sensible et
intelligible. Pour commencer, dans le traité II, 4 [12], on se souvient qu’au chapitre 5, Plotin
désignait l’hétérotès comme origine de la matière intelligible, et tendait finalement à identifier
celle-ci à celle-là. Or, le chapitre 16 décrit ensuite la matière sensible comme identique « à une
partie de l’altérité (moriô hétérotètôs) » (celle qui s’oppose aux onta kuriôs). Cela ne suggère-t-il
pas un lien direct entre les deux ?
Le début du traité sur les nombres le confirme, en montrant que pluralité et illimitation
forment les degrés d’un unique processus de distanciation vis-à-vis de l’un. Le premier chapitre
en émet l’hypothèse :

Est-il vrai que la multiplicité soit un éloignement de l’Un (apostasis tou hénos), et l’illimitation (apeiria), un
éloignement total de l’Un (apostasis pantélès), parce qu’elle est une multiplicité à laquelle on ne peut
assigner un nombre ; et est-ce pour cela que la multiplicité est un mal (kakon), dans la mesure où elle tend
vers l’illimitation, et que nous sommes mauvais quand nous sommes multiplicité ?1

La suite du texte répondra positivement à la question : la multiplicité est une fuite vers
l’illimitation, mais ressaisie par un pouvoir unificateur. Il y aurait un mouvement

1
Ennéade VI, 6 [34], 1, 1-4 ; traduction L. Brisson, Traités 30-37, op. cit., p. 296.

199
d’éloignement global vis-à-vis du premier principe, qui est d’abord limité, puis fuit vers
l’apeiron. Pluralité et apeiria seraient deux étapes ou deux états de cet éloignement, qui
comporte une valeur négative suggérant nettement son affinité avec la matière. Le chapitre 3
précisera que la multiplicité a été empêchée d’être complètement multiple – elle est donc
« inférieure » (kheiron) à l’un et « déchue » vis-à-vis de lui, mais néanmoins encore
« vénérable » puisque, grâce à l’unité qui lui vient du Premier, elle a « rebroussé chemin » et
« trouvé son repos »1. La suite du troisième chapitre valide l’hypothèse formulée au premier. Le
processus d’altération est « repris » par une puissance qui le constitue en pluralité à différents
niveaux d’unité (Noûs, âme, sensible) ; mais au terme de l’altération c’est l’illimitation pure de
la matière qui advient2.
Jean-Marc Narbonne, dans « La controverse à propos de la génération de la matière chez
Plotin : l’énigme résolue ? », regroupe la plupart des éléments de ce dossier, et suit dans le texte
des Ennéades, la trace d’un éloignement matériel vis-à-vis des formes. Il étaye cette idée sur
certains éléments déjà exposés, notamment la fuite de la matière, indiquant une
« hétérotropie » qui peut avoir un rapport avec son mode d’émergence ; il signale également les
textes de II, 5 [25], 5, et de III, 6 [26], 13 et 7 qui dit de la hulè qu’elle est rejetée, qu’elle

1
Ibid., 3, 1-9.
2
Une objection doit être écartée: Plotin parle-t-il ici vraiment de la matière ? Tout le problème est que l’on ne
peut l’affirmer simplement à partir de l’idée d’une illimitation totale – et J.-M. Narbonne, par exemple, le
conteste (Les deux matières, op. cit., p. 197-198). Mais plusieurs éléments permettent d’écarter cette
interprétation. Tout d’abord, le onzième chapitre du traité II, 4 disait la matière « grande et petite » (Ennéades
II, 4 [12], 11, 33-34) en tant que réceptacle indéterminé de la grandeur ; or ici, en VI, 6 [34], 3, une séquence
de raisonnement (l. 28-33) conduit Plotin a affirmer que l’illimité est pensable comme les contraires, et
notamment selon le grand et le petit (voir précisément l. 28-29, et 32-33). D’autre part, et ce point est décisif,
Plotin indique que l’illimité peut être conçu « en mettant par l’esprit la forme de côté (l. 27) ». Or il est bien
évident que ce n’est pas le sensible, mais la matière que l’on conçoit ainsi – le sensible, quelle que soit la
contribution de la hulè à sa constitution, n’est pensable que par la forme. Ensuite, quelques lignes plus bas,
dans un passage déjà commenté, Plotin déclare qu’il il n’y a pas entre la limite et l’illimité d’autre
intermédiaire « qui puisse se voir limiter (horidzétai) » ; l’illimité fuit la limite, mais il est rattrapé et enveloppé
par elle du dehors (l.13-18). Deux points sont à retenir qui tendent à confirmer l’identification avec la
matière, par référence à des textes déjà cités : a. / c’est l’illimité qui reçoit la limite sans cesser d’être illimité
(cf. II, 4 [12], 16, 5 sq.) ; b. / l’illimité fuit la limite. Un point toutefois fait réellement problème, lorsque
Plotin affirme que si l’illimitation est limitée elle se trouve dans l’être, mais si elle ne l’est pas, elle relève des
choses en devenir (VI, 6 [34], 3, 9-12). Or la matière n’est évidemment pas en devenir. Cette précision met
notre interprétation en difficulté. On peut penser que Plotin situe diverses instances sur le chemin du
déploiement de l’illimitation, et parle du sensible sans préciser clairement le niveau dont il s’agit. En revanche,
l’idée selon laquelle il ne s’agirait que du sensible dans l’ensemble du texte ne nous semble pas praticable en
raison des autres éléments soulignés. On notera toutefois que J.-M. Narbonne change de position dans son
article de 2007 ; sans revenir explicitement sur ses arguments antérieurs ; il écrit ainsi que le Traité 34
« intègre la production des choses à un modèle arithmologique. Néanmoins, ajoute-t-il, le motif général qui
sous-tend l’émergence de la matière ressort avec une grande netteté (« La controverse à propos de la génération
de la matière chez Plotin : l’énigme résolue ? », dans Qaestio, n. 7, op. cit., p. 145 ; l’analyse des passages de 34,
1 et 3 a lieu p. 145-147).

200
« sort de l’être véritable », qu’elle « tombe », hors de l’étant. Son argumentation semble sur ce
point assez peu discutable : il y a bien un processus métaphysique d’éloignement général qui
définit la nature même de la matière, et fournit des enseignements sur le sens et les modalités
de son apparition1. On peut rappeler, dans le même sens, l’idée de la matière comme « scorie »,
dépôt résiduel qui ne nécessiterait pas une génération au sens propre.
Jean-François Pradeau, dans L’imitation du Principe, développe une interprétation
associant la génération par l’âme2 au schéma qui vient d’être tracé. L’engendrement de la hulè
serait seulement l’ultime stade d’un processus ayant débuté avec la matière intelligible ; chaque
réalité, y compris l’Intellect, « commence » à exister sur un mode indéterminé avant de se
convertir vers son principe – et de se constituer, pour le Noûs et l’âme, ou d’être informée,
pour la matière sensible 3 . Celle-ci ne serait par conséquent que « l’un des aspects » de
« l’indétermination éternelle qu’engendre l’Un en l’espèce de la « matière intelligible ». »4 La
hulè des corps serait quelque chose de la matière intelligible, tout en étant postérieure aux
intelligibles5. La position défendue par Jean-François Pradeau intègre un maximum d’éléments
et clarifie considérablement la situation quant au problème qui nous occupe. Mais il faut
ajouter d’abord que la première émanation de l’un comprend deux dimensions dont une seule
peut se trouver en continuité avec la matière sensible. Nous avons constaté en effet6 que la hulè
noétè ou l’Intellect pré-noétique comprennent un moment d’obscurité, de résistance et de

1
J.-M. Narbonne, « La controverse à propos de la génération de la matière chez Plotin : l’énigme résolue ? »,
dans Quaestio, 7, op. cit., p. 142-150, et surtout p. 143-145.
2
J.-F. Pradeau, L’imitation du Principe, op. cit., p. 128-129.
3
Ibid., p.145 : « La puissance indéterminée qui est issue de l’Un prend différentes formes ou reçoit différentes
déterminations selon qu’elle parvient ou non à réfléchir son origine. Lorsqu’elle n’y parvient aucunement,
cette indétermination profuse reste éternellement indéterminée : elle reste (plutôt qu’elle n’est) matière. »
4
Ibid., p. 150
5
Si la matière est bien issue d’un tel processus de fuite originé dans la matière intelligible, peut-être cela
permettrait-il de régler un problème attaché au passage de I, 8 [51], 14, où Plotin énonce l’hypothèse de la
génération par l’âme. Il apporte alors en effet une précision difficile à interpréter. Le texte dit, rappelons-le,
que l’âme engendre la matière « après avoir été affectée (pathousa) ». Certains commentateurs, en particulier
J. M. Rist, ont soutenu à partir de ce passage que Plotin affirme ainsi une quasi-présence de la matière à l’âme
avant même sa génération, de sorte qu’elle serait la cause de sa propre production et que l’on pourrait
identifier la faiblesse de l’âme avec la matière même (cf. notamment Plotinus, the road to reality, op. cit.,
p. 112-119 ; pour un compte-rendu des évolutions de ce commentateur, et une critique du détail de son
interprétation, cf. D. O’Brien, Théodicée plotinienne, théodicée gnostique, op. cit., p. 28-30). Voir aussi
« Plotinus on Evil : a study of Matter and the Soul in Plotinus' conception of human Evil » , dans Le
Néoplatonisme, op. cit., p. 125-127). Peut-être l’interprétation ici proposée peut-elle réduire certaines
difficultés de la thèse de J. M. Rist : il y aurait déjà, dans l’âme, quelque chose d’inassimilable qui demande
littéralement à être expulsé et provoque ainsi une affection. Mais ce passage est trop allusif pour être
valablement invoqué.
6
C’était tout l’objet de notre chapitre 1.

201
défection de la puissance, et seul cet aspect peut entretenir une affinité avec la matière sensible
– car celle-ci reste hétérogène à la puissance principielle qu’ils enferment par ailleurs. D’autre
part, pour que l’explication soit plus satisfaisante, il faut comprendre la nature exacte des
rapports entre les deux matières.

B. Les deux matières, aux marges des Ennéades

Dans la mesure où le sensible est en général une image de l’intelligible, on peut supposer
que la matière des corps est le résultat d’un processus qui s’enracine « là-bas ». Cela resterait
compatible avec le premier modèle de théodicée, selon lequel le sensible est un épuisement de
la puissance des formes. Dans ce cadre, la défection de la dunamis formelle est simplement le
corrélat nécessaire de son expression, sans aucune consistance propre, et la matière du sensible
ne serait qu’une manifestation pure de cette défection, c'est-à-dire le point d’épuisement de la
puissance principielle. La matière ne serait donc pas réellement engendrée, mais formerait un
reliquat inconsistant de la procession.
Dans l’autre modèle de théodicée, où la dunamis formelle rencontre une autre influence,
la hulè des corps ne peut plus être un effet secondaire – elle représente au contraire une force
originale déterminant la nature et la valeur du sensible. Cela implique qu’il y a une résistance
et une défection s’exerçant à tous les niveaux du réel, mais qui n’apparaît pleinement qu’avec
notre univers. La matière des corps serait alors, non le résultat mais le fondement d’une
dynamique intégrée à chaque stade par le pouvoir des principes, et surgissant à l’état pur au
terme de la procession. Cette théorie intègre les données dégagées au chapitre précédent sur la
matière sensible, mais pose évidemment un problème redoutable, puisque quelque chose de
celle-ci remonterait jusqu’au Noûs. Et pourtant, c’est elle qui se voit confirmée par le chapitre
15 de II, 4 [12]. Plotin s’interroge alors sur les rapports entre l’apeiron dans le sensible et dans
l’intelligible :

– Comment donc l’infini est-il là-bas et ici ?


– C’est que l’infini aussi est double.
– Et comment diffèrent-ils ?
– Comme le modèle et l’image1.

1
Ennéade II, 4 [12], 15, 20-22 ; traduction J.-M. Narbonne, Les deux matières, op. cit., p. 305.

202
Entre les deux formes d’apeiria, il existe le même type de relation qu’entre une idée et une
raison. L’une d’elle est le paradigme de l’autre – ce qui implique évidemment un rapport
origine/dérivé. Mais des deux, laquelle est l’archétype ? Plotin poursuit :

– Celui d’ici est-il donc moins infini ?


– Non, il l’est davantage ; en effet, plus il est image, ayant fui l’être et le vrai, plus il est infini. Car
l’infinité, dans ce qui est moins déterminé, est davantage infinité […] Ainsi donc, l’infini là-bas, qui est
davantage être, est infini en tant qu’image, tandis que l’infini ici, qui est moins être, plus il a fui l’être et le
vrai et a sombré dans la nature de l’image, plus il est véritablement infini1.

La question posée au départ suggère un schéma conforme à la structure normale de la


procession : ce qui est « ici », dans le sensible, serait une image affaiblie du modèle intelligible
(donc l’aoristia sensible serait une « dégradation » de l’aoristia intelligible). Or c’est le contraire
qui est vrai ; contre toute attente, le rapport habituel est renversé, et c’est l’apeiria dans
l’intelligible qui se voit caractérisée comme une image2, dont l’infinité sensible est donc le
paradigme.
On doit accorder à Jean-François Balaudé et à Jean-Marc Narbonne que l’engendrement
de la matière par l’âme n’est pas de l’ordre de la production active, et consiste à « laisser
échapper » quelque chose de non-intégrable. Mais cela n’implique pas que la matière soit une
simple scorie inerte, comme le soutient le premier. Le texte que nous considérons montre
qu’elle représente à l’état pur une dynamique de résistance et de défection3 qui s’exerçait en fait
dès l’intelligible, c'est-à-dire dès la première expression de la puissance principielle. Dire que la
matière sensible est l’archétype de la matière intelligible, revient à admettre qu’elle détermine
un effet dans le Noûs, autrement dit, qu’elle est le moteur déterminant le mouvement
d’apostasie décrit en VI, 6 [34], 1 et 3. Or, si la hulè des corps fonde cette dynamique qui se
manifeste jusque dans l’intelligible, elle forme rien de moins qu’un pôle de constitution de
l’univers entier, et non seulement du sensible ! La distinction entre la fonction de réceptacle et

1
Ibid., 22-28 ; traduction J.-M. Narbonne, ibid.
2
Dans la suite immédiate du chapitre, Plotin se demande si, avec la matière sensible, l’illimité correspond à
l’essence de l’illimité. Or il répond tout d’abord, par l’affirmative, puis il corrige en remarquant qu’il ne peut y
avoir d’essence de l’illimité ; car là où il n’y a pas de raison (logos), il n’y a pas véritablement d’essence des
choses. On pourrait donc penser qu’il dissout ainsi l’apeiria du sensible. Mais la suite du texte, sur laquelle
nous nous sommes déjà penchés, exclut cette interprétation, puisqu’elle précise que la matière est bien
illimitée par elle-même, en vertu de l’antitaxis qu’elle constitue vis-à-vis de la raison.
3
Ici, une indéfinition, cause d’indéfinition, faiblesse comme cause de faiblesse.

203
l’effet défectif de la hulè permet de voir que la rupture inhérente au sensible n’est pas la fonction
matérielle, qui opère à tous les niveaux, mais le type de résistance qu’oppose la matière lorsqu’elle se
présente à l’état pur. Plotin précisait, en III, 6 [26], 14, que ce qui distingue le sensible des
niveaux supérieurs est la nécessité d’un « siège »1. Il faut sans doute nuancer, car la matière
intelligible constitue elle aussi une forme de réceptacle pour la puissance issue du principe ;
mais ce réceptacle est foncièrement différent, puisqu’il est informé, et même transformé par le
mouvement constitutif de l’Intellect. Lorsque la matière émerge, à l’état pur, de la psukhè, elle
forme un « siège » d’un genre particulier, impassible et presque transcendant, qui assume une
fonction originale par rapport au reste de l’univers ; le processus de défection qui corrompt et
infecte les somata n’implique pas de rupture qualitative avec le reste de la procession qui n’a été
possible, dès le départ, que moyennant une certaine résistance à la puissance archique.
Plotin protesterait-il à l’énoncé de cette thèse ? Sans doute, mais il est très difficile de
placer clairement la limite entre ce qu’il serait obligé d’accepter et ce qu’il pourrait refuser. La
conception de la matière comme un pôle de constitution de l’univers dans son ensemble serait-
elle récusée ? L’Alexandrin, quelle que soit ses intentions, l’évoque régulièrement. Le texte de
II, 4 [12], 15 est peu contestable. En fait, il recèle même une indication encore plus étonnante,
et peu commentée ; Plotin y écrit que l’apeiria augmente en suivant la fuite matérielle, et
poursuit : « En effet, l’illimitation est plus importante dans ce qui est moins défini, car le moins
dans le bien est un plus dans le mal (to gar hètton en en tô agathô mallon en tô kakô) »2. Le
propos, sans aucune ambiguïté, ne se limite nullement au sensible, puisqu’il est alors question
du lien entre les deux matières : l’augmentation de l’apeiria n’est pas simple déperdition de
péras, mais progrès vers un illimité « positif » et mauvais. Notre auteur ne laisse pas de place au
doute, lorsqu’il fait coïncider le rapport entre limite et non-limite avec le rapport entre agathon
et kakon – il n’emploie même pas « kheiron », qui pourrait encore être interprété comme un
bien simplement moindre. Dans ce texte, l’éloignement vis-à-vis du principe n’est pas
simplement diminution du bien, mais progrès vers le mal.
Cette proposition va à directement à l’encontre de ce que dira le traité contre les
gnostiques, puisqu’il reprochera à ceux-ci d’introduire le kakon dans les réalités supérieures en
confondant celui-ci avec bien moindre3. Et pourtant le texte de II, 4 [12], 15 est tout aussi
clair. Mieux encore, il trouve une confirmation en I, 8 [51], 7, où l’on cherche à expliquer la

1
La référence précise était Ennéade III, 6 [26], 14, 4-7.
2
Ennéade II, 4 [12], 15, 24-25 (je souligne).
3
En II, 9 [33], 13, 27-33, que nous avons cité et commenté plus haut.

204
« nécessité » des maux1. La première réponse repose sur un constat : l’existence de ce monde
résulte, comme on le sait, d’un « mélange d’Intellect et de nécessité »2, c'est-à-dire de ce qui
vient du bien, et de ce qui provient de « l’ancienne nature »3 (la matière). Si le monde existe en
tant qu’un tel mélange, nous dit Plotin, il faut que ses éléments constitutifs existent aussi. La
suite immédiate n’apporte pas d’informations supplémentaires, mais confirme cette idée du
mélange de deux causes hétérogènes au niveau du sensible. Toutefois, Plotin ne semble pas
complètement satisfait, ou du moins veut-il compléter son premier argument, et il lui donne
alors une portée inattendue :

Mais il est possible aussi de saisir la nécessité (tèn anankèn) du mal de la manière suivante. Comme en effet
il n’y a pas seulement le Bien, mais nécessairement (anankè), par le fait de sortir de lui – ou si l’on préfère
s’exprimer ainsi, par la descente incessante et l’écartement (hupobasei kai apostasei) –, le dernier et ce après
quoi plus rien ne saurait venir encore à l’être, cela, ce serait le mal. Or c’est par nécessité (ex anankès) qu’il
y a quelque chose de postérieur au premier, et ainsi en est-il du dernier : cela, c’est la matière ne possédant
plus rien du premier. Et voilà la nécessité du mal (hè anankè tou kakou)4.

Dans un article tiré intitulé « The metaphysics of Evil in Plotinus »5, Dominic J. O’Meara
propose une interprétation détaillée de ce texte. Même en acceptant que le Bien doive produire
quelque chose d’inférieur6, demande très justement l’interprète, pourquoi faudrait-il, tout
d’abord, que la série des produits soit finie, de sorte que l’on en arrive à un dernier, au lieu
d’une infinité de termes ? Et pourquoi faut-il que ce dernier soit complètement privé de la
nature et du pouvoir du bien, au lieu d’en être le dernier degré7 ? Il semble que l’on ne puisse
répondre à ces questions de manière satisfaisante qu’en faisant ce que fait justement Plotin ici,

1
Selon l’expression tirée du Théétète, 176a, 5-7.
2
Ennéade I, 8 [51], 7, 1-7. Pour l’expression en question, cf. Platon, Timée, 47e, 5-48a, 1.
3
Référence à Platon, Politique, 273b, 5.
4
Ennéade I, 8 [51], 7, 16-23 ; traduction D. J. O’Meara, Traité 51, op. cit., p. 71.
5
D. J. O’Meara, « The metaphysics of Evil in Plotinus : Problems and Solutions », dans Agonistes : Essays in
honour of Denis O'Brien, sous la direction de M. Dixsaut et J. Dillon, Ashgate : Aldershot/Burlington, 2005,
p. 179-185.
6
Il y a là deux contraintes : devoir produire, et devoir produire de l’inférieur. Nous verrons à quel point cette
dimension de l’archéologie plotinienne est problématique.
7
Ibid., p. 180-181. La solution qu’il apporte, en revanche, ne nous paraît pas convaincante. D. J. O’Meara
insiste sur l’affirmation que la nécessité de l’existence d’un dernier doit être rapportée à la nécessité de
l’existence de quelque chose après le premier – en quoi il nous semble avoir raison. Il poursuit ainsi son
raisonnement : puisque la production du Noûs par l’un implique le passage d’une puissance infinie à une
puissance déjà finie, celle-ci ne donnera lieu qu’à une série de termes finie. Pourtant, cette explication reste
insatisfaisante. En effet, pourquoi, même si la série est finie, aboutit-elle nécessairement à un dernier terme
complètement privé du bien, et non à son expression la plus minime ? La solution de l’interprète ne répond
pas à sa propre question.

205
c'est-à-dire identifier la nécessité des maux (de la matière) et la nécessité processive. Bien entendu,
la hulè ne fonde pas à elle seule toute la dynamique de la procession, mais seulement sa
dimension défective, qui s’exprime de toute évidence dès le surgissement de la matière de
l’intelligible. Ce texte trahit une contrainte métaphysique généralement réprimée, mais qui
réapparaît sans cesse, et que nous avons signalée à de multiples reprises : la puissance du
principe s’exprime toujours en corrélation avec une dynamique défective, qui collabore en
résistant – même si cette résistance, vaincue dans le Noûs, est seulement « dominée » au niveau
du sensible. On retrouve l’imbrication des deux formes d’anankè distinguées par Aristote, et
que nous avions repérée avec la théodicée du sensible1. La dynamique processive manifestant le
pouvoir des principes est toujours saisie par une contrainte « externe », qui l’amène
notamment à s’affaiblir en s’effectuant, dès l’Intellect et jusqu’aux corps. Ou plutôt : il n’y a
qu’une seule anankè qui admet, à chaque niveau du réel, une proportion plus ou moins grande
de puissance et de défection de la puissance, mais associe toujours les deux.
Il nous semble peu contestable que Plotin a dessiné les contours de cette doctrine, quand
bien même elle entrerait en contradiction avec d’autres strates de son discours. Les textes qui
viennent d’être examinés sont clairs, concordants, et peuvent d’autant moins être écartés qu’ils
abordent directement et pour elle-même la difficulté en question – il ne s’agit pas, comme
dans le cas de la génération par l’âme de déclarations ambiguës faites à l’occasion du traitement
d’un autre problème. Trop d’éléments précis convergent : l’idée d’une matière sensible
archétype de l’intelligible ; celle d’un éloignement du bien comme progrès vers le mal ; celle
encore d’une apostasie globale vis-à-vis de l’un, rattrapée puis émergeant à l’état pur au terme
de la procession ; celle enfin qui identifie la nécessité des maux avec la nécessité de la
procession. Si l’interprétation que nous formulons se situe aux marges du plotinisme, elle reste
bien sur ses marges internes. D’une part, elle repose, comme on vient de le rappeler, sur
plusieurs textes concordants, formels et centraux. D’autre part, les analyses des trois premiers
chapitres de ce travail montrent que cette conception resurgit à chaque niveau du réel.
Concernant le Nous et sa matière, pour commencer, on pourrait nous reprocher d’ignorer la
réduction de l’obscurité matérielle. Mais tout le premier chapitre a montré que cette réduction
ne saurait être totale – rappelons les principaux éléments qui conduisaient à cette conclusion.
Premier argument : l’information de la matière intelligible comme deuxième phase de sa
genèse ne peut correspondre à l’élimination de son indéfinition, dans la mesure où la

1
Chapitre 3, III, A, 1.

206
description d’une succession de phases ne peut renvoyer là-haut qu’à un ordre de rang et
dépendance, donc de coexistence. Deuxièmement, la structure même de l’Intellect implique
que si en sens, la distance à soi/au principe est réduite, elle est nécessairement maintenue en un
autre sens (faute de quoi il y aurait tout simplement résorption de la multiplicité dans l’un).
Par exemple, la matière intelligible ne saurait être réellement une ousia (comme l’affirme
Plotin) puisque l’ousia au sens propre se constitue moyennant une distension de la puissance
de l’un, qui se maintient jusque dans l’achèvement du Noûs. Comment cette distension peut-
elle être une substance, si celle-ci est justement un mouvement pour la surmonter ? On se
souvient en outre que l’intériorisation de la distance au tout par les intellects particuliers ne
pouvait être que tendancielle – faute de quoi ceux-ci disparaîtraient purement et simplement
(comme toute pluralité). Il faut encore se souvenir du « principe de compensation », qui
détermine la richesse infinie de l’Intellect, et trahit le maintien de la déhiscence inhérente au
deuxième un. Or aucun de ces traits ne saurait être rapporté à la puissance du principe ; il faut
que quelque chose entrave cette puissance, lui résiste pour qu’ils aient lieu – sans cette
résistance, le pouvoir de l’un absorberait tout en lui. Autrement dit, la structure même de
l’Intellect exige l’intervention de quelque chose d’hétérogène à la puissance du principe, qui
s’oppose à elle et permet à la fois qu’elle s’exprime. La démarche qui vient d’être accomplie
montre que ce quelque chose n’est autre que la force de défection exercée par la matière.
Nous avions également constaté que les efforts de Plotin pour réduire la part d’ombre au
sein de la lumière de l’Être étaient contestés par certaines déclarations « symptomatiques ».
Sans reprendre chaque indice, rappelons le texte de III, 8 [30], 81, affirmant sans détour qu’il
aurait mieux valu que le Noûs ne souhaitât pas posséder toute chose, puisqu’il est ainsi devenu
le second – comme s’il s’agissait là d’un mal. Rappelons également la mention de l’« audace »
qui déterminait cet éloignement de l’un, les traces d’« en puissance » qui marquaient le rapport
des parties au tout et l’errance interne du Noûs. Souvenons-nous enfin que comme Chronos,
l’Intellect était dit engloutir les êtres intelligibles « pour les empêcher de tomber dans la
matière », comme s’il fallait résister, là-haut également, à une influence défective. Stanislas
Breton, dans Matière et dispersion, insiste particulièrement sur cet aspect, notamment lorsqu’il
écrit que « la chute et l’impureté sont déjà à l’œuvre « dès le commencement »2 ; il nous semble

1
Précisément, il s’agissait d’Ennéades III, 8 [10], 8, 32-36
2
S. Breton, Matière et dispersion, op. cit., p. 118.

207
pourtant que son propos ne fait pas assez apparaître la difficulté que constitue cet aspect de la
pensée plotinienne.
Si l’interprétation que nous proposons pose évidemment certains problèmes, elle permet
aussi d’en résoudre. Pour commencer, elle constitue une solution acceptable à toutes les
difficultés que l’on vient de rappeler, alors que la théodicée dominante oblige à considérer les
textes qui en portent la marque comme autant de « corps étrangers » dans la pensée de Plotin.
Plus encore, elle permet de concilier les deux modèles de théodicée décrits au chapitre 3 : le
monde sensible n’étant plus marqué que par une prédominance de la défection et une
accentuation de la résistance, son émergence peut être comprise comme le résultat de
l’influence hylétique sans cesser d’être en continuité avec le reste de la procession. De même,
on comprend pourquoi Plotin peut évoquer l’audace aussi bien pour la procession du Noûs
que pour la descente ou l’activité de l’âme individuelle cherchant à connaître la matière – et
pourquoi cette audace est toujours ambivalente, en ce qu’elle signale une dimension de chute
dans la procession de l’Intellect même, ou qu’elle accorde quelque valeur à l’attention de l’âme
individuelle qui chercher à contempler le mal.
En dépit des clarifications que l’on vient d’apporter, il faut reconnaître que l’objectif de
ce cinquième chapitre n’est pas vraiment atteint. En effet, si la genèse de la matière par l’âme
correspond bien à l’expulsion de la matière pure, inassimilable, qui détermine certains effets
jusque dans l’Intellect, on peut et on doit encore se demander : d’où vient-elle ultimement ?
Plotin est toujours confronté à l’alternative de départ : soit le dualisme, soit une production
assumée par le premier principe. Mais le principe peut-il produire la matière ? Plus
généralement, quel rapport entretient-il avec elle ? Quel rapport entretient-il en outre avec le
dérivé en général – dont nous venons de montrer qu’il résulte toujours aussi de l’influence
hylétique ? Ces questions seront déterminantes pour la compréhension de la principialité chez
Plotin, à laquelle nous allons enfin pouvoir nous intéresser directement.

208
CHAPITRE VI

LA MATRICE DE L’APOPHATISME RADICAL

L’un est radicalement négatif. En VI, 9 [9], 3, par exemple, il est présenté comme sans
qualité ni quantité, ni en mouvement ni en repos, ni dans le lieu ni dans le temps, il n’est ni
âme ni noûs, et sans forme (aneideon)1 . Ainsi, de l’arkhè, il n’y a, selon la formule du
Parménide2, « ni discours, ni perception, ni science »3. Ces points n’étant pas à établir pour eux
mêmes, il s’agira de dégager le fondement, la signification et la portée de la négativité
principielle, puis de déterminer le sens du discours philosophique qui lui correspond – ces
deux démarches conduisant à déterminer la matrice de l’apophatisme plotinien, c'est-à-dire à
isoler l’essence du geste aphairétique dont les Ennéades définissent la formule.
Ce qui induit la négativité de la théologie plotinienne est la transcendance de l’un, non
pas seulement vis-à-vis de l’âme humaine et ses pouvoirs cognitifs, mais vis-à-vis de tout, à
commencer par l’étant le plus plein, à savoir l’Intellect4. C’est en raison de cet excès que l’un
relève du non-être, ou tout au moins, qu’il est « épekeina tès ousias »5 – et, plus généralement,
qu’il est radicalement négatif. Nous voudrions montrer d’abord que l’excès en question ne
dépend pas de tel ou tel trait particulier attaché au principe, mais de sa principialité même, et
que la logique archéologique de Plotin exige une négativité sans réserve, dont la conception
demeure cohérente grâce à l’idée d’un rapport asymétrique au dérivé.
Pourtant, si son excès radical emporte l’un au-delà de tout logos, comment entendre le
langage que l’on continue de tenir sur lui ? Il s’agira de comprendre la manière dont Plotin

1
Ennéade VI, 9 [9], 3, 39-49. La dimension de référence au texte platonicien (ici, le Parménide, 139b, 138b et
141d) ne nous intéresse pas directement. Pour toutes les références platoniciennes contenues ici (et ailleurs),
on pourra se référer à J. M. Charrue, Plotin lecteur de Platon, Paris : Les Belles Lettres, 1993, et en particulier à
l’index systématique des p. 276-279. Sur l’adjectif aneideon, qui retranche l’un des caractères ontologiques
fondamentaux en contexte platonicien (la forme), voir aussi Ennéade V, 5 [32], 6, 4-6, entre autres.
2
Parménide, 142 a 3-4.
3
Ennéade VI, 7 [38], 41, 37-38, à rapprocher de VI, 9 [9], 4, 12-13.
4
Cf. par exemple Ennéade VI, 9 [9], 6, 12-13 : « Car si tu le penses comme Intellect ou Dieu, il est plus. »
Traduction P. Hadot, Traité 9, op. cit., p. 92.
5
Reste bien sûr à approfondir le sens cette formule platonicienne de République VI, 509b, ce qui commencera
dès le présent chapitre, par l’élucidation du terme « au-delà » utilisé dans ce contexte, et continuera avec
l’examen du statut ontologique de l’un, qui terminera le chapitre suivant.

209
rend compte de son propre discours : comment une théologie de l’ineffable est-elle possible, et
quel doit être son statut, pour qu’elle ne soit pas frappée de nullité ?
Il faudra enfin se demander ce que l’union à l’arkhè prôtè peut apporter comme
informations valables sur celui-ci, moins pour comprendre la mystique plotinienne elle-même
que pour évaluer la prétention qu’élève parfois Plotin à fonder sa pensée de l’un sur
l’expérience unitive. Sans imposer une dichotomie entre philosophie et mystique, qui est
étrangère à la pensée de notre auteur, on doit distinguer divers aspects du discours fondé sur
l’union au bien pour savoir ce que celle-ci peut réellement nous apprendre, et ce que l’on peut
au contraire écarter comme donnée hétérogène à la pensée rationnelle.

I. La transcendance du principe

Pourquoi l’un est-il donc absolument excessif et négatif ? Les explications les plus
fréquentes et les plus approfondies de sa transcendance reposent apparemment sur les
caractères de l’unité et de la simplicité, comme au premier chapitre de V, 4 [7] :

Il faut qu’il y ait quelque chose de simple avant toutes choses ; il faut aussi que cette chose soit différente
de tout ce qui vient après elle, qu’elle existe par elle-même, qu’elle ne soit pas mélangée (ou mémigménon)
aux choses qui viennent d’elle, tout en possédant par ailleurs la puissance de leur être présente. […] Car si
elle n’est pas simple, si elle n’est pas indépendante de toute combinaison et de toute composition, et si elle
n’est pas réellement une, alors elle ne saurait être principe1.

Il faut que le principe soit simple2, qu’il existe avant toutes choses sans être« mélangé » à elles –
bien qu’il leur soit présent, selon une présence dont la signification reste toutefois à élucider.
Au premier abord, il est isolé et indépendant en tant que simple. Mais pourquoi une telle

1
Ennéades V, 4 [7], 1, 4-7 et 10-11 ; traduction J.-F. Pradeau, Traités 7-21, op. cit., p. 19.
2
Plusieurs autres textes insistent sur cette logique de l’unité-simplicité, sans apporter d’éléments
supplémentaires : Ennéades II, 9 [33], 1, 1-6 : « Puisque la nature simple du bien nous est apparue également
première – car rien de ce qui n’est pas premier ne saurait être simple – et qu’elle nous est apparue comme une
chose qui ne possède rien en elle mais qui est une, et puisque la nature de ce qu’on appelle l’Un est la même
[…] chaque fois que nous parlons du Bien et que nous parlons de l’« Un », il faut penser à cette nature et il
faut la déclarer « une ». » Traduction R. Dufour, Traités 30-37, op. cit., p. 201. On lira encore Ennéades V, 6
[24], 4, 12 : « Car d’où vient qu’une chose est dans une autre, s’il n’y a pas d’abord un terme séparé, d’où est
issue cette chose ? Ce qui est simple en effet ne peut venir d’autre chose, alors que ce qui est multiple ou deux
doit être rattaché à autre chose. » Traduction L. Lavaud, Traités 22-26, op. cit., p.113.

210
simplicité antérieure est-elle requise ? Et que signifie plus précisément l’absence de
« mélange » ?
Le troisième chapitre de V, 6 [24] répond à ces questions en s’appuyant sur un axiome
essentiel du néoplatonisme : toute multiplicité requiert une unité lui permettant de se
maintenir comme telle 1 . Or le simple ne rend possible une pluralité quelconque qu’en
demeurant indépendant de celle-ci – de sorte que la condition de toute multiplicité doit en
être séparée :

Car il n’est pas possible qu’il y ait une multiplicité sans qu’existe une unité d’où le multiple dérive ou dans
lequel il est, ou sans qu’existe en général une unité qui soit comptée la première parmi les autres choses, et
qui doit être considérée seule, en elle-même et par elle-même. Mais si cette unité existe en même temps
que les autres choses, puisqu’on la saisit ensemble avec ces choses, bien qu’elle soit pourtant autre qu’elle,
il faut l’abandonner, dans la mesure où elle est avec les autres, et chercher ce substrat, qui n’est plus avec
les autres mais qui existe en soi-même2.

La conclusion paradoxale de cette déduction est : « Il faut donc que l’unité soit seule, si elle
doit être vue aussi dans les autres choses »3. L’absence de « mélange » évoqué en V, 4 [7]
signifie que l’un doit être séparé et indépendant, c'est-à-dire non seulement distinct de la
pluralité, mais encore sans communauté avec elle – ce qui signifie qu’elle leur reste
incommensurable. L’absolutisation du principe paraît donc déterminée par sa simplicité, que
l’on peut tenir pour la cause ultime de sa transcendance. John D. O’Meara par exemple, dans
Plotinus, rattache la transcendance de l’arkhè à ce qu’il nomme le « principe de simplicité
antérieure » ; c’est en vertu de la loi générale gouvernant le rapport entre le simple et le
complexe que serait déterminée la position de l’arkhè par rapport au dérivé4. C’est également la

1
Ce sera l’objet de la première proposition des Eléments de Théologie de Proclus (Eléments de théologie,
introduction et traduction par J. Trouillard, Paris : Aubier, 1965, p. 61).
2
Ennéades V, 6 [24], 3, 2-8 ; traduction L. Lavaud, Traités 22-26, op. cit., p. 111-112.
3
Ibid., 10-11 ; traduction L. Lavaud, ibid., p. 112. C’est cette distinction d’avec le dérivé que signifient la
pureté, l’isolement, le « non-mélange » qui sont assignés à l’un par exemple en Ennéades V, 5 [32], 10, 2-
3 (« Cette réalité dont on peut concevoir qu’elle existe par elle-même, qui est pure et qui n’est mélangée à
rien ») et 12 (« S’il ne possède rien, il est seul et isolé du reste. »). On trouvera une autre formulation, en
Ennéade III, 8 [30], 9, 39-42 : « Toutes les choses ne sont certes pas un principe, mais toutes proviennent
d’un principe, alors que le principe n’est plus toutes les choses, ni non plus l’une d’entre elles, de telle sorte
qu’il puisse toutes les engendrer, pour éviter qu’il soit une multiplicité et pour faire qu’il soit le principe de la
multitude. Car en toutes circonstances, ce qui engendre est plus simple que ce qui est engendré » ; traduction
R. Dufour, Traités 30-37, op. cit., p. 45 (je souligne).
4
D. J. O’Meara, Plotinus. An introduction to the Enneads, Oxford : Oxford University Press, 1993, p. 44-49
en particulier. Cet axiome de l’antériorité du simple se décompose en trois thèses : a. / les éléments constitutifs

211
position qu’adopte apparemment Jean-Marc Narbonne dans Hénologie, ontologie et Ereignis ; il
repère une « dénivellation fondatrice », c'est-à-dire un changement de niveau caractéristique du
rapport principe/dérivé, qui serait lié à l’unité : l’arkhè, écrit-il en conclusion « est premier,
ineffable et transcendant en raison même de son unité parfaite, qui est l’indice de son
éminence absolue »1. Mais l’interprétation de cette proposition recèle une difficulté. Est-ce
l’unité du principe qui, en raison de son antériorité vis-à-vis de l’être, induit la transcendance2,
ou au contraire, est-ce la nécessité d’une « éminence absolue » qui exige d’être définie comme
un ?3
Il faut demander un complément d’explication : pourquoi l’incommensurabilité est-elle
requise ? Pourquoi une unité qui serait « comptée » avec les autres choses, ou mélangée avec
elles, ne pourrait-elle en constituer le principe ? L’Alexandrin traite cette question en V, 5 [32],
4, mais en laissant cette fois au second plan le problème de l’unité et de la simplicité. Il
développe un argument qui épouse la logique de la réponse à l’objection du « troisième
homme », à savoir le refus de l’auto-prédication :

Car l’Un ne veut pas être nombré avec autre chose […] Il est en effet une mesure, et non pas ce qui est
mesuré. Il n’est pas égal aux autres unités (tois allois dé ouk ison) de façon à être mis sur le même plan
qu’elles. Sinon, il existerait quelque chose de commun à l’Un et aux choses qui sont comptées avec lui, et
ce terme serait antérieur à l’Un. Or, rien ne doit être antérieur à lui4.

L’Idée de l’homme n’est pas un homme, sans quoi il faudrait encore remonter au-delà des
idées pour trouver ce qui fonde cette attribution commune. Mais la rupture entre l’eidos et ce
qui y participe se limite à la qualité en jeu dans leur rapport : le participant et le participé
peuvent se ressembler sous un autre angle (par exemple, l’Idée de justice et la chose juste

du composé existent indépendamment de celui-ci (p. 45) ; b. / l’analyse des composés conduit toujours
finalement à un élément ultime (ibid.) ; c. / l’élément antérieur au composé lui est aussi supérieur en
puissance et en être (p. 49).
1
J.-M. Narbonne, Hénologie, ontologie et Ereignis, op. cit., p. 275. On pourra fairte remarquer toutefois que
J.-M. Narbonne insiste aussi, par ailleurs, sur le lien direct entre principialité et transcendance – nous aurons
l’occasion de le signaler, mais il ne nous a pas semblé articuler les deux affirmations (voir les deux notes
suivantes).
2
Comme il le semble à la lecture du chapitre 2, qui explore cette dimension de la pensée de Plotin et établit la
priorité de l’un par rapport à l’être (ibid., surtout p. 71-88).
3
Comme on peut le penser à la lecture des p. 70, où le privilège de la voie hénologique est mis en question ;
et surtout de la p. 192, sur laquelle nous reviendrons, et qui accorde le rôle principal à la « dénivellation » du
principe, c'est-à-dire sa transcendance, directement liée à la principialité sans passer par l’unité.
4
Ennéade V, 5 [32], 4, 12-16 ; traduction R. Dufour, Traités 30-37, op. cit., p. 147.

212
peuvent être toutes les deux, quoique de manière différente). En revanche, pour le premier
principe, la rupture doit être totale, il doit ne pas faire nombre avec le dérivé, ni être mis sur le
même plan ; sans cela, il faudrait trouver un autre principe pour rendre compte de la totalité
formée par la coordination principe/dérivé. Autrement dit, la condition d’exercice du principat
est l’incommensurabilité entre l’arkhè et ce qui en dépend. Ce texte montre que
l’argumentation plotinienne peut être pleinement déployée sans que l’unité et la simplicité du
principe y jouent un rôle déterminant. Malgré son caractère central en régime néoplatonicien,
l’unité/simplicité n’est donc pas le fondement ultime de la transcendance de l’arkhè. Plusieurs
passages des Ennéades en témoignent, qui expliquent l’excès hénologique sans faire référence à
cette propriété. Ainsi le sixième chapitre de V, 5 [32] :

Il est nécessaire que l’Un soit dépourvu de forme (aneidéon). Et s’il est dépourvu de forme, il n’est pas une
réalité (ousia) car il faut qu’une réalité soit quelque chose de particulier (todé). Or, un particulier est défini,
et l’un ne peut être saisi en tant que particulier. Car d’emblée, il ne serait non pas principe, mais
seulement cela que tu dis être quelque chose de particulier1.

L’explication n’est pas complètement développée, mais apparaît bien en filigrane : faire du
principe un todé reviendrait à le placer sur le même plan que d’autres objets particuliers, et la
coordination qui en résulterait le rendrait incapable d’assumer sa fonction. Il ne relève donc ni
de la forme ni de l’essence – puisque malgré sa dignité ontologique, une forme existe toujours
comme un objet particulier contredistingué des autres. Dans cet exposé, c’est donc la
principialité qui détermine en dernier ressort l’excès sur l’eidos et l’ousia, via la notion de todé.
Au second chapitre de V, 4 [7], Plotin avait exprimé cette idée en d’autres termes
encore, puisque c’était le rapport principe/totalité, articulé par la puissance, qui exprimait et
expliquait la transcendance de l’un :

Car le principe est au-delà de l’être. Et il est puissance de toutes choses (kai ékeino mèn dunamis pantôn),
tandis que l’être est déjà toutes choses (to dé èdè ta panta). Mais si celui-ci est toutes choses, le principe, lui,
est au-delà de toutes choses, il est donc au-delà de l’être. Mais si l’Intellect est toutes choses et si l’Un n’est
pas sur un pied d’égalité avec toutes choses (ou to ison ekhon tois pasi), mais antérieur à elles (pro dé
pantôn), alors il faut encore, pour cette raison qu’il soit au-delà de l’être2.

1
Ibid., 6, 4-8 ; traduction R. Dufour, ibid., p. 151.
2
Ennéade V, 4 [7], 2, 39-44 ; traduction J.-F. Pradeau, Traités 7-21, op. cit., p. 23 (modifiée ; nous avons
suivi, en particulier, la modification proposée par G. Aubry dans Dieu sans la puissance, Paris : Vrin, 2008,

213
Comme le fait remarquer Gwenaëlle Aubry, ce texte fait de la puissance un équivalent du
« rapport » de transcendance1 , de sorte que « c’est l’affirmation de la causalité, à la fois
première et exclusive, de l’un, qui conduit à celle de son excès. »2 Excéder l’être, c’est aussi
excéder le tout, c'est-à-dire être « au-delà » de lui, « antérieur » à lui, et « inégal » – n’avoir rien
d’égal à tout. Ces expressions forment ici une chaîne qui permet d’en saisir la signification :
être « au-delà (épekeina) » de quelque chose revient à être « avant » elle, ce qui recouvre un
rapport d’incommensurabilité, comme le suggère la dernière expression. On retrouve les
principaux traits de l’argumentation plotinienne, et celle-ci repose en dernier ressort sur le
même motif : le principe ne peut être coordonné au dérivé.
Les descriptions examinées montrent que c’est la principialité elle-même, et non l’unité
ou la simplicité, qui exige la transcendance : l’unité est incommensurable à la pluralité parce
qu’elle est posée d’emblée comme principe, et qu’elle revêt les caractères requis par cette
fonction. L’unité du principe, sa simplicité, son rôle de « mesure », ou d’universel (opposé au
particulier), traduisent une transcendance indépendante de ces caractères. Il est certain que
l’unité et la simplicité forment une expression privilégiée de la logique archéologique, mais
celle-ci est parfaitement exprimable sans y faire référence : toute coordination du premier
principe avec le dérivé destitue ce dernier de sa fonction puisqu’il se voit alors déterminé par le
rapport avec ce qu’il devait définir. Plotin résume cette « règle d’incommensurabilité » au
troisième chapitre de VI, 9 [9] : « La nature de l’Un, puisqu’elle est génératrice de toutes
choses, n’est aucune d’entre elles. »3 Plusieurs interprètes identifient cette prépondérance de la
dimension archique dans l’explication de la transcendance et de la négativité, en insistant sur
tel ou tel aspect du raisonnement plotinien4. Gwenaëlle Aubry, dans Dieu sans la puissance,
reconstitue le raisonnement tout en soulignant son effet capital :

p. 218, n. 1, qui refuse de faire porter le ékeino mèn et le to dé de la ligne 40 sur l’un – comme le font Bréhier
et J.-F. Pradeau ; il nous semble juste d’affirmer que le sens exige au contraire de les dissocier).
1
G. Aubry, Ibid. Il nous semble trop fort en revanche d’affirmer que la transcendance est « déduite » de la
puissance.
2
Ibid.
3
Ennéades VI, 9 [9], 3, 39-40 ; traduction, P. Hadot, Traité 9, op. cit. p. 81. On pourra lire également, en VI,
7 [38], 17 : « Le Bien est sans figure et sans Forme. C’est en effet seulement ainsi qu’il peut donner forme. »
Traduction P. Hadot, Traité 38, op. cit., p. 134. Voir encore Ennéade III, 8 [30] 10, 28-31 : « Cet un n’est
certes aucune des choses dont il est le principe, mais il est tel qu’on ne peut rien lui attribuer : ni l’existence, ni
la réalité, ni la vie, car il est au-dessus de toutes ces choses » ; traduction J.-F. Pradeau, Traités 30-37, op. cit.,
p. 47.
4
Stanislas Breton, dans Du principe, Paris : Aubier, 1971, présente cette logique de l’absolutisation de l’arkhè
de façon très claire, au cours de développements qui abordent la question en général, mais où l’on perçoit une

214
La position de transcendance est […] liée à une conception de la causalité qui renvoie celle-ci, non pas à
une détermination […] mais à l’absence de toute détermination, seule capable de bloquer une régression à
l’infini1.

Il ne peut y avoir de terme pour le questionnement archique que si celui-ci rencontre une
incommensurabilité qui arrête le questionnement sans le disqualifier – reste à savoir quel type de
réponse un tel arrêt peut conditionner.
La règle qui induit la transcendance archique s’applique à tous les niveaux, mais de
manière proportionnelle au degré de principialité. En effet, aux autres échelons de la
procession (si l’on excepte la matière), il subsiste une affinité entre l’engendrant et l’engendré.
Ainsi la rupture entre le Noûs et l’âme ne sera-t-elle pas aussi radicale, leurs différences étant
situées au sein d’un élément commun (ils sont, vivent et pensent tous deux, serait-ce de manière
différente). Mais entre l’un et l’Intellect, si la rupture n’était pas totale, il faudrait trouver un
autre premier principe. Plus une instance est cause plus elle doit excéder son effet – de sorte
que la cause absolue est absolument excessive. Cette conclusion invite à remettre en question
toute idée de causalité fondée sur un rapport assignable entre principe et dérivé. Cristina

forte inspiration néoplatonicienne. On lira par exemple : « Le principe, par quoi procède, de quelque manière
que ce soit, quelque chose, ne saurait s’identifier ni à quelque chose, ni à la manière d’être de quelque chose. »
(Ibid., p. 33) Il donne cette explication particulièrement éclairante : « On ne compare au sens strict que des
éléments qu’on peut apparier soit au point de vue de la grandeur, soit au point de vue de la causalité. C’est en
ce sens que nous postulons l’homogénéité des composants du rapport. Or le principe en, tant que tel ne
saurait être homogène à ce dont il est principe. Il déborde tout genre et tout ordre. Incoordonnable, il ne
compose avec rien. S’il composait réellement avec quelque chose, il chuterait de sa condition transcendante
pour s’aligner, dans une « interconnexion », sur cela même qui lui doit l’existence. Frappé d’alignement, il ne
pourrait pas ne pas dépendre, en son être et en son intelligibilité, de ce à quoi il serait nécessairement lié »
(ibid., p. 144). L. Lavaud écrit, dans la conclusion de D’une métaphysique à l’autre, op. cit., p. 274 : « Ce que
signifie à mon sens la métaphysique de l’Un est que la question de l’origine, si elle doit être prise au sérieux,
implique rupture et hétérogénéité radicale entre le principe et la réalité qui en dérive. » B. Collette-Ducic,
dans Plotin et l’ordonnancement de l’être, Paris : Vrin, 2007, p. 37 et 62 soutient que c’est le caractère
principiel de l’un qui en conditionne l’indétermination et la transcendance ; il insiste en particulier sur l’idée
de « génération », mais il n’est pas évident que cette notion doive revêtir le rôle central qu’il lui attribue –
notamment parce que Plotin lui-même ne l’évoque pas systématiquement, et peut exprimer exactement la
même idée en termes de « donation », cf. VI, 7 [38], 17 : « Et ce qui donne est au-delà de ce qui est donné »
(Ennéade VI, 7 [38], 17, 8-9). Enfin, signalons que J.-M. Narbonne, à côté du privilège de l’un qu’il pointe
parfois, comme on l’a vu, comme le fondement même de l’antériorité du principe, rapporte aussi la
transcendance à la principialité ; cf. Hénologie, ontologie et Ereignis, op. cit., p. 192 : « Le principe est moins
principe par ce qu’il « est » que par le fait d’être effectivement distingué et surélevé – indépendamment de ce
qu’il « est » – de tout ce qui « est ». La dénivellation […] est ici fondatrice en soi […] En d’autres termes, la
dénivellation n’est pas fondatrice en vertu de la nature particulière du fondement qu’elle établit, mais à
proportion de la perspective qu’elle ouvre en direction d’un amont en lui-même ontologiquement neutre, in-
différencié et in-descriptible. »
1
G. Aubry, Dieu sans la puissance, op. cit., p. 219.

215
d’Ancona-Costa repère deux dimensions de la principialité hénologique, parmi lesquels un
« modèle de causalité par participation de ressemblance »1, et au contraire, un effet producteur
de dissemblance – mais qui relèvent en fait tous deux d’une causalité unique2. Cependant,
lorsque l’on désigne le principe comme « un », cela implique-t-il un rapport de similitude avec
l’unité du dérivé ? Et tout autant, lorsque l’on envisage le dérivé comme multiple, cela
implique-il réellement une dissemblance de l’un avec ce qu’il produit ? C’est ce que la doctrine
qui vient d’être évoquée devrait conduire à refuser, puisque selon la règle
d’incommensurabilité et les déclarations expresses de Plotin, l’un n’est pas plus un que le bien
n’est bon. C’est ce qu’il affirme clairement au sujet du bien, dont la bonté est contestée par
exemple au treizième et dernier chapitre de V, 5 [32]3. Il faut avouer cependant que l’on
comprend mal ce que recouvrent alors ces noms, en dehors d’une pure affirmation de causalité
dont le sens n’est lisible que dans le dérivé. Plotin tient-il cette position jusqu’au bout ? Est-ce
seulement possible ? Le chapitre 7 de cette partie tentera de répondre à ces questions.
Le moment plotinien de l’archéologie correspond au déploiement d’une doctrine
commandée par la règle que nous avons formulée plus haut – selon laquelle l’arkhè de l’être et
de la pensée leur est nécessairement incommensurable. Bernard Mabille éclaire le sens et la
portée de cette idée dans un article intitulé « Philosophie première et pensée principielle (le
révélateur néoplatonicien) »4. Cette doctrine, écrit-il, constitue moins un tournant que le
révélateur d’un « geste transhistorique », c'est-à-dire d’une

1
C. d’Ancona-Costa, « Αµορπφον και ανειδεον, Causalité des formes et causalité de l’Un chez Plotin »,
Revue de philosophie ancienne, n. 10, 1992/1, p. 109. On pourra lire dans le même sens « Plotinus and later
Platonic philosophers on the causality of the First Pinciple », dans The Cambridge Companion to Plotinus, op.
cit., p. 373 : « When we consider the One as principle of the unity of all the thongs which are, we are looking at the
relationship of similitude which is involved in the pattern of eidetic causality. »
2
Ibid., p. 371 : « The One is conceived by Plotinus as having two kinds of two kinds of causality, the one reserved to
communication of unity and the other, truly different, that explains its production of multiplicity. »
3
Ennéade V, 5 [32], 13, 1-2 : « Puisqu’il est le Bien et non pas quelque chose de bon, il faut qu’il n’ait rien en
lui-même, pas même le fait d’être bon. » (Traduction R. Dufour, Traités 30-37, op. cit.., p. 160) L’argument
est présenté par Plotin sous divers angles ; par exemple : « Le Bien n’est aucune des autres choses. Mais si ce
bien se trouvait en lui en tant que différence spécifique en vertu de laquelle le composé est bon, il faudrait que
cette caractéristique provienne d’autre chose. Or cette caractéristique serait purement et simplement bonne.
Et à plus forte raison encore, la chose dont il provient ne serait que bonne. » (Ibid., 29-32 ; traduction
R. Dufour, ibid., p. 162)
4
B. Mabille, « Philosophie première et pensée principielle (le révélateur néoplatonicien) », dans Le principe,
op. cit., p. 9-42.

216
dimension qui apparaît dès l’instauration platonicienne de la métaphysique et traverse toute la tradition
(œuvrant parfois en secret dans les pensées elles-mêmes qui cherchent à dépasser ou délaisser la
métaphysique)1.

Le « geste » que révèle Plotin trouve l’une de ses expressions les plus achevées chez Damascius,
qui ouvre le Traité des premiers principes par la question suivante : le principe est-il au-delà du
tout ou en lui ? Le tout, dans la pleine acception du terme, requiert le principe en même temps
qu’il le récuse. En effet, s’il est tout, il doit l’intégrer ; mais la nouvelle totalité ainsi constituée
requiert encore un principe, et jette la recherche dans une régression à l’infini. Damascius
établira en conséquence la nécessité d’une arkhè absolument transcendante, l’ineffable : « Notre
âme a donc la divination que du tout, conçu de quelque façon que ce soit, il y a un principe
au-delà et incoordonné à tout. »2 Cette conception résulte d’une application rigoureuse de la
règle formulée dans les Ennéades, mais l’émergence de l’archéologie radicale est un peu occultée
chez Plotin, parce que l’absoluité du principe est présentée, la plupart du temps, en termes
d’unité et de simplicité, et, très souvent, à travers les rapports entre l’unité réflexive de l’être et
l’unité absolue du premier principe. La première est l’unification d’une multiplicité, laquelle
requiert une unité antérieure qui ne se disperse pas dans la multiplicité en question ; or cette
unité antérieure ne peut exercer sa fonction qu’à ne plus être une ni plusieurs à proprement
parler. C’est bien ce schéma que Plotin dessine souvent, mais il constitue en fait une
application de la logique pure du principe.
La « matrice archéologique » que nous cherchons à dégager peut être précisée, car
l’Alexandrin ne se contente pas de formuler les exigences contradictoires issues de la règle
d’incommensurabilité, mais tente de les articuler. La conception de cette articulation est
presque aussi importante que la règle elle-même et repose sur l’idée d’une relation
radicalement asymétrique, que l’on peut résumer en deux points. Premièrement, tout rapport
réel entre principe et dérivé est exclu. Plotin l’affirme explicitement en VI, 8 [39] 8 :

1
Ibid., p. 18. B. Mabille prend trois exemples de ce geste : le premier chez Aristote, pour qui le premier
moteur est non-mu (cf. Métaphysique 6-7) ; le deuxième chez saint Thomas, qui déclare le principe au-delà du
principié (Somme contre les gentils, XIV sq.) ; chez Leibniz, qui consacre de De rerum originatione radicali à
établir la nécessité d’un changement de plan pour trouver la véritable raison d’une série.
2
Damascius, Traités des premiers principe, T.1, « De l’ineffable et de l’un », texte établi par L. G. Westerink et
traduit par J. Combès, Paris : Les Belles Lettres, 1986, p. 4.

217
Nous devons donc affirmer qu’il n’est en rapport avec absolument rien (dei dé holôs pros ouden auton
légein) : car il est ce qu’il est avant les autres choses (pro autôn). Retranchons jusqu’au « est », de sorte qu’il
n’ait plus aucune relation, quelle qu’elle soit, avec les êtres1.

Remarquons l’usage de la préposition « pro » : être « avant » les autres signifie n’avoir aucun
rapport avec eux. La préposition n’implique donc, ici en tous cas, aucune éminence vis-à-vis de
ce qui est précédé, mais bien une rupture – autrement dit, elle relève des procédures
apophatiques. Etre « avant » signifie se définir par soi-même, sans référence à ce qui est
postérieur, comme il sied au principe. Mais, deuxièmement, comment l’un peut-il être premier,
avant l’être ou autre que lui, sans que ce rapport, fût-il d’excès, le définisse en lui-même ? Le
transcendant ne se définit-il pas par ce qu’il transcende, et l’au-delà de l’être par l’être ?
Comme le souligne très justement John M. Rist, si l’un est un non-être en tant qu’autre,
conformément à la leçon du Sophiste, et même tout autre vis-à-vis de l’être, toute la charge de
l’altérité est supportée par le dérivé, de sorte que l’un n’est pas en lui-même autre que ce qui est autre
que lui, et ne se distingue pas de ce qui s’en distingue2. Telle est l’asymétrie fondamentale qui
marque ses « rapports » avec l’engendré, comme le montre le chapitre 8 de VI, 9 [9], où la
logique de l’absolutisation du principe est déployée dans toute sa rigueur :

Car les corps empêchent les corps de communiquer entre eux, mais les incorporels ne sont pas séparés par
l’obstacle des corps. Ce n’est donc pas par le lieu que les incorporels peuvent être éloignés les uns des
autres, mais par l’altérité et la différence (hétérotèti dé kai diaphora). […] Lui donc, n’ayant pas d’altérité
(mè ekhon hétérotèta), est toujours présent, mais nous, nous lui sommes présents lorsque nous n’avons pas
d’altérité en nous3.

L’hétérotès est le principe de toute contredistinction des incorporels ; or l’arkhè prôtè récuse
toute altérité, et sa transcendance n’a lieu que pour le dérivé et « en lui », si l’on peut dire. La
transcendance de l’arkhè n’exclut pas l’immanence, Plotin ne choisit pas entre ces deux
possibilités mais les articule en montrant leur entrelacement. L’un n’est pas immanent malgré

1
Ennéades VI, 8 [39], 8, 13-15 ; traduction L. Lavaud, Traités 38-41, op. cit., p. 217. On lira, dans le même
sens, et dans le même traité le chapitre 11 qui réaffirme l’absence de relation à autre chose, l. 32 (« oudé to pros
allo »), dans le cadre d’une négation de toutes les catégories aristotéliciennes. Il est vrai, comme le souligne
L. Lavaud, dans la note attachée à ce passage (Traités 38-41, op. cit., p. 288, n. 206) que cette négation
apparaît dans le cadre d’une polémique – cependant, la concordance de cette position avec tous les éléments
évoqués jusqu’ici nous semble exclure que sa pertinence se limite à ce contexte (ce que n’affirme d’ailleurs pas
le traducteur).
2
J. M. Rist, Plotinus, The Road to Reality, op. cit., p. 29.
3
Ennéades VI, 9 [9], 8, 29-35 ; traduction, P. Hadot, Traité 9, op. cit. p. 91.

218
sa situation d’excès, mais grâce à elle, puisque la transcendance absolue exige que le
transcendant ne se distingue pas du transcendé, faute de quoi le débordement se fait à nouveau
rapport et coordination. L’auteur des Ennéades élabore une solution dont la puissance et
l’originalité sont remarquables ; l’absolument autre est en même temps « non-autre », pour
reprendre l’expression de Nicolas de Cues1, car il échappe à toute contredistinction avec le
dérivé. Et le texte que l’on vient de lire est encore plus instructif si l’on rappelle qu’en II, 4
[12], 5, Plotin faisait de l’altérité le principe de la matière intelligible, c'est-à-dire du tout
premier stade de la procession. En effet, l’un ne comporte aucune hétérotès au sens où il ne se
distingue pas de ce qui se distingue de lui ; mais comment le premier principe peut-il
engendrer quelque chose sans se contredistinguer de lui en quelque façon ? Nous sommes ici
au cœur du problème : l’absoluité requise par la règle d’incommensurabilité semble déchirer le
principe, et l’obliger à dépasser la principialité même. Ce problème constitue une expression
de la difficulté à laquelle l’Alexandrin est confronté : les conditions d’exercice de la
principialité paraissent la rendent également impossible. Que l’un s’absolve de tout rapport au
dérivé ne saurait constituer un trait secondaire de l’archéologie plotinienne. Cette
absolutisation radicale dépend d’une structure conceptuelle développée de manière claire et
constante, et son fondement est le refus de toute coordination du principe avec le dérivé. Mais
alors, comment peut-on encore parler de lui ? N’a-t-on pas interdit tout discours à son propos,
tant négatif que positif ? Plotin peut-il expliquer de manière cohérente le sens de son hénologie
étant donné les conditions métaphysiques qui viennent d’être décrites ?

II. Le langage hénologique

Stanislas Breton, dans Du principe, associe l’absolutisation radicale de l’arkhè, cause


d’une « difficulté d’être » (en tant que son mode d’existence devient problématique), à une

1
N. de Cues, Le guide du penseur ou du non-autre, Introduction, traduction et notes par H. Pasqua, Rennes :
Cahiers du CERP, 1995. On lira par exemple : « A proprement parler, on ne cherche pas le principe car il est
toujours antérieur à ce que l’on cherche, et sans lui, ce que l’on cherche ne peut être cherché […]. Et puisqu’il
ne peut être trouvé tel qu’il est en soi, celui qui le cherche ne le trouvera vraiment que dans un autre. »
(P. 35).

219
« difficulté de dire »1, de sorte que « le principe, parce qu’il n’est rien du dérivé, s’exile de tout
discours positif »2. Plotin présente ainsi cette situation :

C’est pourquoi en vérité il est ineffable ; quoi que vous disiez, vous direz quelque chose ; or ce qui est au-
delà de toutes choses, ce qui est au-delà de la vénérable intelligence, ce qui est au-delà de la vérité qui est
en toutes choses, n’a pas de nom ; car ce nom serait autre chose que lui ; il n’est pas quelqu’une d’entre
toutes les choses, et il n’a point de nom parce que rien ne se dit de lui comme d’un sujet3.

Le fait de ne pouvoir être compté parmi les choses et de récuser toute altérité rend l’un
inexprimable. Mais alors, pourquoi et comment en parler ? Il convient de saisir le sens et la
portée du discours sur l’indicible, pour l’interpréter à bon escient. Comment Plotin explique-t-
il le sens et le statut de son propre discours ?

A. La distinction des deux voies :

L’approche humaine de l’un passe par deux voies que l’on peut différencier clairement,
même si elles ne sont pas entièrement hétérogènes. Il s’agit d’une part de l’approche discursive,
dominée par la théologie apophatique, et, d’autre part, de l’expérience mystique. Deux textes
explorent spécifiquement cette distinction. En premier lieu, le quatrième chapitre du traité VI,
9 [9] :

C’est pourquoi Platon dit qu’il ne peut être ni objet de discours ni objet d’écrit, mais si nous parlons et
écrivons, c’est pour conduire à Lui, pour encourager à la vision, à l’aide de nos discours, comme si nous
indiquions le chemin à quelqu’un qui veut voir quelque chose.

1
S. Breton, Du Principe, op. cit., p. 153-170.
2
Ibid. p. 158. Ici, l’auteur traite en particulier du rapport au langage qui concerne ce qu’il nomme « principe-
néant », et qu’il distingue du « principe-tout » et du « principe-éminence », selon une typologie établie dans
les pages qui précèdent (148-152). Il distingue ainsi trois formes de discours correspondant à ces trois formes
de principes : discours positif, négatif, et analogique. Le passage qui est cité ici concerne plus spécifiquement
le discours négatif, mais ce discours négatif nous semble avoir un certain privilège par rapport aux autres,
puisqu’il correspond précisément à la dimension aporétique qui met en branle la réflexion même sur le
discours lié à l’arkhè. On le constate notamment en considérant la manière dont S. Breton conclut ce passage
sur le langage – en effet, alors que langage positif, négatif et analogique relèvent du « langage objet », l’auteur
finit par se demander si la discordance même entre ces trois discours ne signale pas une évasion du principe
au-delà de tout langage-objet quel qu’il soit. Dès lors, l’articulation de ces discours par un métalangage se fait
sous le signe de l’ineffable.
3
Ennéades V, 3 [49], 13, 1-5 ; traduction Bréhier, Ennéades V, op. cit., p. 67.

220
Car l’enseignement ne peut conduire que jusqu’à la route, que jusqu’au cheminement, mais la vision elle-
même, c’est à celui qui veut voir, de la réaliser1.

D’un côté, il y a le cheminement spirituel – dont l’objet est une expérience directe des
principes, et à terme l’union avec l’un – et, de l’autre, les écrits et les discours, présentés
comme une propédeutique à ce cheminement. L’hénologie apparaît donc comme une
approximation, au double sens de l’inexactitude et de l’approche ; elle est un chemin, mais un
chemin nécessairement oblique.
Le chapitre 36 du traité VI, 7 [38] apporte certaines précisions :

Ce qui nous instruit à son sujet, ce sont donc les analogies, les négations, les connaissances des choses qui
viennent de lui et certains échelons.
Mais ce qui nous conduit à lui, ce sont les purifications, les vertus, les mises en ordre intérieures2.

Même opposition entre ce qui instruit et ce qui conduit, avec, en plus, une énumération
sommaire des méthodes propres à la théologie rationnelle : les analogies, la connaissance par les
effets, la méthode « des échelons », et enfin, bien entendu, les négations. On pourrait nous
reprocher d’insister de manière déséquilibrée sur les procédés aphairétiques au risque d’occulter
les autres. Mais on peut montrer, d’une part, que lorsque Plotin explique le sens du discours
sur l’un, c’est bien le motif de la rupture qui est prééminent, et, d’autre part, que la négativité
domine même si elle n’est pas le procédé le plus apparent. C’est ce que souligne notamment
Pierre Hadot : la théologie négative coiffe les autres procédés, qui sont généralement destinés à
indiquer la transcendance du premier, ou à éclaircir ses rapports avec le dérivé sans l’atteindre
en lui-même3. Le prochain chapitre sera consacré en grande partie à fonder cette affirmation.
Les deux aspects du rapport à l’un, théologique et mystique, sont bien différents, et
tendent même à s’exclure l’un l’autre. En effet, la « contemplation » de l’arkhè exige que nous
nous placions sur un plan qui exclut apparemment le logos, et donc toute théologie4. Comme y

1
Ennéades VI, 9 [9], 4, 11-16 ; traduction, P. Hadot, Traités 9, op. cit., p. 83.
2
Ennéades VI, 7 [38], 36, 6-9 ; traduction P. Hadot, Traité 38, op. cit., p. 176.
3
P. Hadot, Traité 38, op. cit., p 45 : la méthode des analogies aurait pour fonction d’« affirmer que le Bien est
au-delà de l’essence et de l’Esprit » ; la méthode de connaissance par les effets « permettra d’affirmer que le
bien est transcendant à ce dont il est la cause ». Les p. 45-48 s’attachent à définir la méthode des remontées,
en insistant sur la rupture attachée à l’étape de remontée vers le Bien.
4
Ennéades VI, 8 [39], 19, 3-4 et 6-7, où Plotin affirme qu’on le voit en abandonnant tout discours (logos), et
que l’union elle-même nous rend incapable de parler. Voir aussi Ennéades V, 3, 14, où Plotin ecrit qu’on peut

221
insiste Pierre Hadot, « il ne faut absolument pas confondre la théologie négative, qui est une
méthode rationnelle, et l’expérience mystique, qui est précisément une expérience »1. Il y a
entre les deux une analogie qui induit la confusion puisque, aussi bien du côté de la théologie
négative que de l’ascension mystique, il s’agit de récuser ou de dépasser les formes2. Mais alors
que dans un cas, ce dépouillement constitue une modification silencieuse de soi (impliquant
d’abandonner à un moment au moins le domaine du raisonnement), dans l’autre, il s’agit d’un
processus qui reste interne au langage, ou du moins qui ne le dépasse l’activité dianoétique
qu’en séjournant en elle3.
Il convient cependant de ne pas radicaliser la distinction entre théologie et expérience,
puisque, comme l’écrit Plotin, « les démonstrations qu’on en donne sont aussi des moyens de
s’élever jusqu’à lui »4. Il y a, au moins jusqu’à un certain point, accompagnement de la
démarche expérimentale et unitive par le raisonnement. Mais comment la discursivité peut-elle
indiquer la voie vers ce qui récuse tout logos ? Comment peut-elle dire ce qui lui échappe
irrémédiablement ? Nous allons tenter de répondre à ces questions en montrant que
l’Alexandrin tire bien toutes les conséquences de la transcendance métaphysique du principe

en parler en disant ce qu’il n’est pas, mais que l’on peut aussi le saisir sans le dire ; au chapitre 17 du même
traité, on lit également que lors du contact, on n’a plus le pouvoir de rien exprimer.
1
P. Hadot, Traité 9, op. cit., p. 29. Pour des informations complémentaires sur cette distinction, voir par
exemple P. Hadot, ibid., p. 48 et Traité 38, op. cit. p. 347-349 notamment.
2
P. Hadot, ibid., p. 44.
3
Ainsi, et même si la distinction entre les deux dimension n’est pas absolument radicale, il nous paraît tout à
fait inopportun de parler de « langage mystique », comme le fait F. Tazzolio, dans « Logos et langage comme
liens à l’Origine dans l’hénologie plotinienne », dans Logos et langage chez Plotin et avant Plotin, sous la
direction de M. Fattal, Paris : L’Harmattan, 2003, par exemple p. 167, 180 ou 184 – l’expression désigne à la
fois la théologie (p. 167) et le silence de l’un (p. 180). Même si la dimension mystique n’est pas sans rapport
avec le langage, d’une part, l’indissociabilité des deux n’est pas pleinement assumée par Plotin, qui comme on
l’a vu exclut tout logos de l’union, mais d’autre part, brouille considérablement la donne : le discours sur
l’union n’est pas plus mystique dans sa nature que n’importe quelle forme de langage – peut-être moins en un
sens, puisque si pour certains objets, le logos dianoétique peut prétendre à une adéquation, le langage sur
l’union commence par annoncer son inadéquation et pour ainsi dire son extériorité à ce qui relève au contraire
de la tentative d’atteindre l’un de l’intérieur (même s’il n’est peut-être plus possible ici de parler réellement
d’intérieur et d’extérieur). Autrement dit, l’expression « langage mystique » est particulièrement inopportune
puisqu’elle tend à brouiller la distinction entre un procédé qui tend vers l’un en tâchant de supprimer la
séparation (au moins de façon tendancielle), tandis que l’autre veut œuvrer au sein même de la séparation
(quitte à se tenir en quelque sorte à son bord extrême, mais d’une tout autre manière, comme on le verra).
4
Ennéade I, 3 [20], 1, 4-5 ; traduction Bréhier, Ennéades I, op. cit., p. 63. G. Aubry souligne que
conformément à l’adage, le mathein est aussi un pathein, autrement dit, le savoir « tend à susciter chez le
lecteur, ou le disciple, les modifications concrètes qui feront de celui-ci le sujet de l’expérience philosophique
et de l’expérience mystique » (« Puissance, trace et désir : l’équivocité de la dunamis et la réciprocité
procession-conversion chez Plotin », dans Expérience philosophique et expérience mystique, sous la direction de
Ph. Capelle, Paris : Les Editions du Cerf, 2005, p. 115-132, et p. 128 pour les lignes citées.)

222
du point de vue du rapport à nos facultés de connaissance, et qu’il théorise précisément la
nature du discours hénologique.

B. La théologie

1. Du langage au Noûs

La dianoia, qui met en rapport le sensible avec les idées1, constitue l’étage le plus bas
dans l’ascension vers l’un. Au niveau supérieur, l’âme prend directement pour objet ces idées et
actualise ainsi l’Intellect latent en elle. Elle peut ensuite réaliser l’union avec le Noûs, en
accédant à sa propre racine qui, comme toute idée, forme une partie de celui-ci. Enfin, l’âme
monte vers l’arkhè2. Mais le langage vient brouiller la logique cette description scalaire. En
effet, si le discours rationnel appartient pleinement au premier stade de l’ascension, il peut
aussi exprimer les étapes ultérieures, et permet donc un autre type de rapport avec eux que
l’expérience directe. Son pouvoir s’affaiblit certes au fur et mesure qu’il se rapporte à de plus
hauts objets, mais cet affaiblissement n’est pas uniforme, car le langage au sujet de l’un est en
rupture par rapport à l’usage qui en est fait aux niveaux précédents – et nous allons voir que ce
fait induit des conséquences aussi essentielles que contre-intuitives.
Même l’expérience du Noûs peut faire l’objet d’un discours relativement adéquat,
moyennant un travail de correction fini. Cette expérience constitue encore une connaissance ;
car si l’individu y est quasiment perdu comme tel, son activité psychique coïncide (autant que
possible) avec l’auto-contemplation de la deuxième hypostase – donc avec une activité
théorétique. Pour cette raison, il est possible de forger une expression dianoétique adéquate du
Noûs en corrigeant la dispersion spatio-temporelle qui affecte la pensée en mode discursif.
D’un point de vue ontologique, la division inhérente à l’âme constitue le déploiement d’une
multiplicité intelligible, de sorte que les deux niveaux restent commensurables. C’est pourquoi
on peut donner une représentation conceptuelle acceptable de ce niveau, en réduisant l’effet de

1
Cf. supra pour une description plus détaillée du fonctionnement de la dianoia et sa place centrale pour la
définition de notre identité mouvante (chapitre 2, II, B., 2, a).
2
Ces étapes sont bien décrites par G. Aubry, « Puissance, trace et désir : l’équivocité de la dunamis et la
réciprocité procession-conversion chez Plotin », dans Expérience philosophique et expérience mystique, op. cit.,
p. 129-131.

223
dispersion. C’est ce dont témoigne le premier chapitre de IV, 4 [28], troisième traité sur les
difficultés relatives à l’âme :

Mais qu’en est-il lorsque l’âme divise un seul objet et qu’elle le développe ? – La division est déjà faite dans
l’Intellect et elle lui sert de point d’appui dans la division qu’elle opère. Et comme l’antérieur et le postérieur
dans les Formes ne sont pas dans le temps, ce n’est pas non plus dans le temps que se produira
l’intellection de l’antérieur et du postérieur. C’est en effet une antériorité et une postériorité sous le
rapport de l’ordre, comme c’est le cas chez la plante qui présente une structure ordonnée partant des
racines pour aller au sommet et où l’antérieur et le postérieur n’interviennent que sous le rapport de
l’ordre pour l’observateur qui voit la plante en sa totalité1.

L’obligation d’exprimer les choses par le discours nous conduit naturellement à morceler et
temporaliser ce qui ne relève que d’un rapport hiérarchique intemporel. Mais le langage peut
exprimer sa déficience, la corriger et désigner, au sein même de l’espace et du temps, ce qui
excède l’un et l’autre2. Malgré le rapport de dégradation entre ces niveaux pensée, il faut donc
leur reconnaître une affinité réelle, comme le souligne Plotin au troisième chapitre du traité sur
les vertus (I, 2 [19]) :

Mais alors « penser » est un terme homonyme ?


– Nullement, mais il y a une manière primordiale de penser et une seconde, qui en découle. Car de même
que le discours qui est dans la voix n’est qu’une imitation de celui qui est dans l’âme, de même aussi celui
qui est dans l’âme n’est que l’imitation de celui qui est dans une autre réalité. De même donc que le
discours articulé est fragmenté par rapport à celui qui est dans l’âme, de même aussi celui qui est dans
l’âme, puisqu’il en est l’interprète, est fragmenté par rapport à celui qui est avant lui3.

Un minimum d’homogénéité permet de postuler une articulation assignable entre le logos


dianoétique et le Noûs qui en constitue le fondement.

2. Le langage « à propos » de l’un

Mais avec l’un, la rupture est radicale, et s’il est possible d’opérer un travail de réduction,
celui-ci n’aura plus le même sens. Au premier chapitre de I, 3 [20], 1, Plotin divise l’ensemble

1
Ennéades IV, 4 [28], 1, 25-29 ; traduction L. Brisson, Traités 27-29, op. cit., p. 116-117 (je souligne).
2
J. Lacrosse, dans « Le langage de Plotin et son Noûs », Logos et langage chez Plotin et avant Plotin, op. cit.,
(p. 211-222) analyse le même processus dans l’utilisation du mythe par Plotin, p. 218-219
3
Ennéades I, 2 [19], 3, 27-31 ; traduction L. Brisson, Traités 7-21, op. cit., p. 436-437.

224
du parcours vers le principe en deux étapes, la première conduisant jusqu’à l’Intelligible, et la
deuxième, de celui-ci à l’un1. Même dans le domaine de l’ascension spirituelle, la transition du
deuxième au premier un implique une rupture par rapport au reste du cheminement. Le
passage de la pluralité maximale à la pluralité minimale est d’une tout autre nature que le
passage de la pluralité minimale à la non-pluralité.
Cette démarcation se traduit également sur le plan discursif, car le discours hénologique
a perdu tout point d’appui assignable en raison de la transcendance de son objet. Les Ennéades
énoncent à de nombreuses reprises la nécessité d’une méfiance radicale à l’égard du langage,
lorsqu’il porte sur l’un, comme en V, 3 [49], 14 :

Sans le saisir par la connaissance, nous ne sommes pas tout à fait sans le saisir ; nous le saisissons assez pour
parler à son sujet (hôste péri autou mèn légein), mais sans le dire en lui-même (auto dé mè légein). Nous
disons ce qu’il n’est pas, nous ne disons pas ce qu’il est. Nous parlons de lui en partant des choses qui lui
sont inférieures (hôsté ek tôn hustérôn péri autou légomèn)2.

Il y a une saisie du principe, ouvrant à un discours qui ne le dit pas, mais le concerne, gravite
pour ainsi dire « autour » de lui, dans une inadéquation irréductible. Si l’on prend au sérieux le
début de ce passage, il n’est pas certain que la théologie négative plotinienne se distingue de la
mystique en tant qu’elle reste de plain pied dans le registre de la connaissance, comme le
soutient Pierre Hadot3. Et cela moins en vertu de la nature particulière de la saisie ici
mentionnée que pour une raison vraiment structurelle : connaître est un acte dont le télos est la
correspondance au logos absolu que constitue le Noûs ; dès lors, l’apophase au sens large
constitue bien un mode du philosopher qui ne relève plus complètement de ce registre – elle
est une sortie interminable du théorique hors du théorique, comme nous allons essayer de
l’établir.

1
Ennéades I, 3 [20], 1, 12-17 : « Il y a en fait deux étapes pour tous ceux qui montent ou vont vers le haut. La
première en effet part d’en bas, la seconde assurément, est celle de ceux qui sont déjà parvenus dans
l’intelligible […] ils devront s’avancer jusqu’à ce qu’ils arrivent à l’extrême limite de ce lieu qui constitue « la
fin du voyage », quand on est au sommet de l’intelligible » ; traduction J.-M. Charrue, Traités 7-21, op. cit.,
p. 475-476.
2
Ennéades V, 3 [49], 14, 4-8 ; traduction Bréhier, Ennéades V, op. cit., p. 68 (modifiée).
3
P. Hadot, Traité 9, op. cit., p. 48.

225
Plotin affronte le problème posé par l’hénologie en explicitant les rapports de la pensée
discursive avec l’arkhè. Il insiste parfois sur la dimension « subjective » de ce rapport, au sens
où le discours n’est qu’une manière pour celui qui le tient de se rapporter à lui1 :

Mais nous, qui tournons en quelque sorte de l’extérieur autour de lui, ce ne sont que nos propres états que
nous cherchons à exprimer, parfois en nous rapprochant de lui, parfois retombant loin de lui, à cause des
doutes que nous avons à son sujet2.

C’est de nous que nous parlons en parlant de lui ; là encore, c’est Damascius qui sera le plus
fidèle à Plotin, lorsqu’il fait de la pensée du principe la traduction de nos propre états à son
égard3. Mais cet aspect de l’explication n’est que la traduction « subjective » d’une nécessité
plus générale, qui contraint la discursivité à viser le principe à partir du dérivé4. Le chapitre 8
de VI, 8 [39] expose cette nécessité :

Si nous reportons (métaphérontes) sur lui des qualités inférieures qui appartiennent à des réalités
inférieures, c’est par incapacité à tenir à son endroit des discours appropriés : nous lui attribuerons donc
ces qualités, mais en réalité, nous ne pouvons rien trouver à dire qui lui convienne en propre, non
seulement pour lui attribuer des qualités, mais même pour parler de lui5.

Plotin pourrait-il supprimer de façon plus nette et plus systématique toute possibilité
d’hénologie positive qui ne soit pas soumise à la négative ? Le discours archéologique renvoie
au dérivé (soit en général, soit comme notre propre âme jetée dans l’aporie) à partir duquel se
produit un transfert d’attributs en direction du premier. En mode de rationalité discursive, on
ne vise le principe que dans un regard oblique sur ce qui en dépend, mais la transcendance de
l’un excluant tout rapport qui le qualifie en lui-même, cette visée ne peut être que

1
Ennéades II, 9 [33], 1, 5-8 : en appelant cette chose « un », et « bien », nous dit Plotin, « nous ne lui
attribuons rien, mais nous la rendons manifeste à nous-mêmes, autant que possible. » ; traduction R. Dufour,
Traités 30-37, op. cit., p 201. Ennéade V, 5 [32], 6, 24-25 « Nous parlons de ce qui est ineffable et nous lui
donnons un nom parce que nous désirons nous le montrer à nous-mêmes autant que possible » ; traduction
R. Dufour, ibid., p. 151.
2
Ennéades VI, 9 [9], 3, 52-54 ; traduction P. Hadot, Traités 9, op. cit., p. 82.
3
Damascius, Traité des premiers principes, T. I, op. cit., p. 1 et 4 notamment.
4
L’idée apparaissait dans le texte de V, 3 [49], 14, qui disait que « nous parlons de lui en partant des choses
inférieures ».
5
Ennéades VI, 8 [39], 8, 3-6 ; traduction L. Lavaud, Traités 38-41, op. cit., p. 216. On pourra aussi se référer
entre autres au dixième chapitre de III, 8 [30], qui recommande de comprendre le principe au moyen des
réalités qui existent « après lui et par lui » ; en VI, 8, [39], 10, Plotin affirme que puisque l’on ne peut rien
dire de l’un, il faut chercher comment les choses sont nées de lui.

226
profondément inadéquate. La projection inhérente au discours hénologique serait une erreur
pure et simple si elle n’était pas surdéterminée par la reconnaissance de la transcendance
radicale, se traduisant sur le plan linguistique par les négations.
Plotin déploie les conséquences de cette idée de façon méthodique, comme on peut le
constater à travers l’usage de trois expressions récurrentes en contexte hénologique : épekeina,
pro, et hoion. Nous avons déjà constaté par deux fois1, que la préposition « pro » est utilisée par
l’Alexandrin non comme l’indicateur d’une pré-contenance ou d’une anticipation, mais bien
comme celui d’une transcendance2. Le terme « épekeina » indique évidemment la rupture,
comme on le lit en V, 5 [32], 6 :

Car l’expression « au-delà de l’être » ne désigne pas quelque chose de particulier – puisqu’elle n’affirme
rien – et elle ne sert pas de nom pour l’Un. Elle implique simplement que l’un est un « non-ceci » (alla
phérei monon to ou touto)3

Dire de l’un qu’il est « au-delà » de l’ousia ne revient pas à lui assigner l’équivalent d’un nom
propre. Cela ne consiste pas en une affirmation, mais en une négation de la détermination (« to
ou touto »), qui est essentiellement indice de transcendance. Plotin montre ici que le rapport
impliqué par le fait d’être « au-delà », dans le cas de l’arkhè prôtè tout au moins, n’indique pas
tant une situation d’éminence que de rupture. La situation est moins évidente pour le
« hoion », qui paraît receler une dimension analogique. Mais Plotin explique l’usage de ce
terme, au chapitre 13 de VI, 8 [39], d’une manière qui ne laisse guère de doutes sur sa portée
exacte :

Cependant il faut faire preuve d’indulgence en ce qui concerne l’emploi des noms, si, lorsqu’on discourt
sur le Bien dans le but de montrer ce qu’il est, on doit nécessairement utiliser des noms dont en toute
rigueur, on ne devrait pas admettre l’usage. Tout au moins, que l’on comprenne chacun de ces termes
précédé d’un « pour ainsi dire » (to hoion)4.

1
Il s’agissait en premier lieu de V, 4 [7], 39-44, qui établissait une équivalence entre être « avant » toutes
choses, n’avoir rien d’égal avec elles (« ou to ison ekhon tois pasi »), et être au-delà de l’être ; en VI, 8 [39], 8,
13-15, être « avant » les autres choses signifie n’avoir nulle relation avec les êtres.
2
Nous ne prétendons pas exclure dès à présent l’idée de pré-contenance du dérivé dans l’arkhè – nous nous y
consacrerons au chapitre suivant (chapitre 7, II, B). Mais on peut exclure dès maintenant que l’usage de la
préposition « pro- » étaye par lui-même l’idée de précontenance. Il y a plutôt une présomption inverse.
3
Ennéade V, 5 [32], 6, 11-13 ; traduction R. Dufour, Traités 30-37, op. cit., 150.
4
Ennéades VI, 8 [39], 13, 47-50 ; traduction L. Lavaud, Traités 38-41, op. cit., p. 228.

227
Les Ennéades proposent ici une règle très claire pour interpréter les affirmations affectées d’un
hoion dans le discours hénologique : en toute rigueur, elles ne conviennent pas. Si ce terme
marque une forme d’analogie, elle est donc soumise à la négativité, comme on le voit de
manière encore plus évidente au sixième chapitre de V, 5 [32], où Plotin écrit, au sujet de
l’un : « Le « comment il est » (hoion) signifie « comment il n’est pas » (oukh hoion), car le
comment (hoion) n’appartient pas à ce qui n’est pas « quelque chose » (ti). »1 Il exclut donc
toute affirmation dans l’emploi de cette expression, puisque cela reviendrait à établir une
détermination.
Affirmer de l’un qu’il est comme quelque chose, au-delà d’elle ou avant elle ne revient
donc pas à emprunter la voie de l’analogie ni celle de l’éminence – ou plutôt, cela consiste à
utiliser ces voies pour évoquer un « rapport » qui ne peut être en toute rigueur que de l’ordre
de la négation. On peut trouver dans les Ennéades certaines occurrences des expressions en
question qui suggèrent davantage l’analogie ou l’éminence. Mais la valeur des textes qui
viennent d’être évoqués réside dans le fait qu’ils font système avec toute la doctrine de la
transcendance de l’un, et que Plotin y présente expressément des règles d’interprétation pour
leur usage en régime d’apophase. Pour les contrebalancer, il n’est donc pas suffisant d’évoquer
telle affirmation isolée. Il faudrait produire des énoncés symétriques par rapport à ceux que
l’on vient de lire, et qui proposeraient des règles herméneutiques générales opposées. Il faudrait
trouver, par exemple, les textes où Plotin soutient que le transfert de propriétés depuis le dérivé
touche bien à l’essence du principe, ou bien que sa transcendance est en fait limitée sur tel ou
tel point. Faute de telles indications, tout discours kataphatique devrait être interprété
conformément aux indications qui viennent d’être exposées, et soumis à la négativité.
Il faut prendre acte d’une autre particularité : le caractère apophatique de l’archéologie
plotinienne ne se manifeste ni par une multiplication mécanique des négations, comme ce sera
le cas par exemple dans la théologie mystique de Denys, ni par une raréfaction drastique du
discours, comme ce sera le cas chez Damascius2. La prépondérance de la négativité se traduit
plutôt par une perturbation du logos positif, qui prolifére sans contester la transcendance de
l’arkhè. Une telle situation montre que le langage se fait chez Plotin le lieu d’un double rapport
au principe. D’une part, il n’est que la première et la plus basse des étapes dans l’ascension

1
Ennéades V, 5 [32], 6 ; traduction R. Dufour, Traités 30-37, op. cit., p. 150-151.
2
Cette idée est peut-être un peu simplificatrice, et ne rend pas justice à l’un des aspects les plus intéressants de
la pensée de Damascius, puisque celui-ci affirme que notre tentative de penser les principes impensables nous
conduit en fait à penser, comme un échec, les principes inférieurs. Dès lors, le discours sur la première triade,
encore enveloppée d’indicibilité, peut toujours être interprété comme le résultat de l’échec à penser l’un.

228
spirituelle, qui l’aura tôt abandonné pour passer à des modes plus adéquats de perception de
l’intelligible. Mais d’autre part, il peut séjourner dans l’inadéquation et la retourner contre elle-
même – c’est finalement en cela que consiste l’essentiel de la « théologie négative » des
Ennéades. Celle-ci s’apparente de manière étonnante au discours sur la matière. On se souvient
que la rupture entre la hulè et le reste de la procession induit un discours « bâtard », c'est-à-dire
affecté d’une présomption d’inadéquation, d’approximation. Lorsque la question de l’apophase
aura été entièrement explorée, il faudra revenir sur cette similitude et se demander ce qui peut
distinguer ces deux formes de pensée – puis, ultimement, ce qui permet de différencier leurs
objets respectifs.
Le discours possède une force paradoxale, insoupçonnable au premier abord, puisque
dans sa « déchéance » même il rend possible une approche totalement originale du principe.
Raoul Mortley, dans « Le langage de la négation » 1 , explique parfaitement ce point en
définissant le travail de ce qu’il nomme « imagination négative », comme une « utilisation
systématique du langage contre lui-même »2. La théologie apophatique suppose une défection
de la discursivité par ses propres pouvoirs, autorisant une visée oblique du premier principe. Le
discours supplée indéfiniment sa propre carence par une multiplication de formules
inadéquates, sans cesse reprises et corrigées, avancées et retirées. Pour des propositions qui ne
présentent aucun sens totalement approprié, il manque toujours une explication, une
correction, une mise en garde, de sorte que le langage apophatique tend davantage à la
prolifération qu’à l’extinction à laquelle il semblait condamné. Jérôme Laurent, dans L’homme
et le monde selon Plotin, note en ce sens que le langage étant affecté dans sa nature même par la
dispersion et la division3, il constitue un medium naturellement aporétique4. Sa discursivité
constitue donc un défaut qui peut être corrigé « par la dynamique du langage lui-même. »5 Et
dans la mesure où nulle correction ne saurait permettre d’atteindre enfin la formule juste, le
discours apophatique ne peut que se poursuivre indéfiniment. C’est donc moins par son
contenu que par cette dynamique négative qu’il tend vers le principe : toute affirmation sur

1
R. Mortley, « Le langage de la négation », dans Logos et langage chez Plotin et avant Plotin, op. cit., p. 247-
254.
2
Ibid., p. 252 : « Cette méthode consiste dans une utilisation systématique du langage contre lui-même, c'est-
à-dire comme outil visant à défaire son propre travail. Mais il faut tout de même remarquer que pour réaliser
cette démarche le langage est essentiel, puisqu’il en constitue le point de départ. »2

3
Ennéade VI, 5, 2, 1-5, ou Ennéade IV, 3, 18, 2-5.
4
J. Laurent, L’homme et le monde selon Plotin, op. cit., p. 69.
5
Ibid., p. 76-77.

229
celui-ci qui n’est pas prise dans le mouvement de défection est comme morte, car son
inadéquation n’est plus l’indice de rien. L’hénologie positive est donc une base à partir de
laquelle commence le véritable travail de défection par lequel, jouant contre lui-même, le
langage signale le gouffre qui le sépare de son objet. C’est parce qu’il est au plus loin du
principe que le logos dianoétique peut marquer la distance nous séparant de lui, sa négativité
essentielle lui permettant de se dénoncer et de marquer sa propre inadéquation. Au niveau
théorique le plus bas appartient donc un pouvoir unique de défection de soi, dont l’exercice est
une activité où le rapport et l’absence de rapport avec l’absolu s’entremêlent de manière
inextricable. La démarche qui passe par le langage puis l’abandonne pour passer à un rapport
plus haut, doit être distinguée de l’hénologie comme sortie interminable du logos hors de soi.

III. La mystique

Il ne s’agit pas de dissocier radicalement philosophie et mystique car le parcours


mystique épouse la structure d’un univers métaphysique accessible au discours rationnel.
L’Alexandrin tente en général de fournir sur chaque point de sa doctrine une explication,
même s’il lui arrive de renvoyer à l’union comme à une garantie du savoir qui excède le champ
cognitif1. Les tentatives de validation d’une théorie rationnelle par l’appel à la mystique sont
rarement essentielles sur le plan argumentatif et, lorsqu’elles le sont, constituent des moments
philosophiquement faibles, sans doute plus propres à indiquer un problème qu’à proposer une
solution2. S’il ne s’agit donc pas de séparer radicalement philosophie et mystique, on peut
montrer que sur certains points, les deux ne coïncident plus, et que dans ces cas précis, il est
nécessaire de distinguer les deux approches.

1
On lira par exemple VI, 9 [9], 9, 40 : « Celui qui a vu sait ce que je dis » ; on pourra trouver des éléments
pertinents en III, 8 [30], 9, 15 sq. où Plotin indique la écessité d’avoir quelque chose sur quoi appuyer notre
pensée lorsque nous parlons de l’un. En VI, 8 [39], 19, Plotin souligne qu’on le voit en lui-même en,
abandonnant tout discours, et plus loin, que si on le voit en soi-même en abandonnant tout discours, on
soutiendra alors qu’il est par lui-même ce qu’il est. Au chapitre 21 du même traité il nous déclare capable
d’atteindre un principe dont on ne peut plus rien dire ni comprendre.
2
Comme c’est le cas, nous semble-t-il, au chapitre 17 de V, 3 [49], lorsque Plotin, incapable de justifier
pleinement la procession du multiple, finit par nous conseiller de saisir l’un en bondissant vers lui. Nous
reviendrons sur ces passages en examinant les réponses apportées par les Ennéades à la question de
l’engendrement de la pluralité.

230
Les informations livrées par l’expérience unitive peuvent être réparties en trois catégories.
On trouve en premier lieu certains traits qui ne font que confirmer ce que le discours rationnel
peut établir par lui-même1. On trouvera ensuite des aspects qui sont compatibles avec ce
discours, tout en extrapolant par rapport à lui. C’est le cas par exemple lorsqu’il s’agit de
trouver dans l’union mystique une présence pleine et entière du principe ; en effet cette présence,
envisagée de façon rationnelle, ne peut confirmer la plénitude de ce qui est présent, puisqu’elle
repose sur sa transcendance. On comprend mal le sens de cette parousia, là où s’est évanouie
jusqu’à la distance minimale conditionnant le rapport à soi du deuxième un ; il est difficile
d’établir qu’une telle présence est impossible, mais il semble également difficile d’en expliquer
la réalité de manière argumentée. Enfin, Plotin présente parfois l’expérience mystique de
manière clairement incompatible avec la théologie rationnelle – par exemple lorsqu’il assimile
l’union à une vision et un toucher2, à une forme d’ivresse « meilleure que la sobriété »3, ou
qu’il présente cette expérience en y intégrant une exaltation spirituelle qui se traduit par les
sensations de légèreté, d’embrasement etc.4
La première catégorie ne fait évidemment aucune difficulté. La troisième non plus, dans
la mesure où les traits qu’elle regroupe peuvent être écartés de la démarche rationnelle. Les
vrais problèmes résident dans la deuxième série d’attributs : peuvent-ils constituer une garantie
pour la théologie ? Selon Plotin, sans doute. En revanche, pour un lecteur qui n’a pu bénéficier
d’une telle expérience et qui n’est pas disposé à accepter les témoignages comme garantie
suffisante, cet ensemble de données est globalement contestable. On peut donc n’accepter que
les données validées par le discours rationnel, remettre en question les autres, soit pour les
récuser directement, soit pour en questionner la valeur.
Pour terminer sur la valeur de garantie de l’union mystique, il faut souligner que cette
expérience n’apparaît pas toujours comme le lieu d’évidence absolue que l’on pourrait croire,
et qu’elle semble même requérir un discours rationnel pour l’éclairer. Il semble de prime abord
qu’un tel discours fait obstacle à l’union, qu’il en montre le chemin sans pouvoir jouer aucun
autre rôle, et interdit même sa réalisation5. Et pourtant, certains textes suggèrent que le registre

1
Par exemple, au quarantième chapitre de VI, 7 [38], Plotin invoque cette expérience pour justifier que l’un
ne pense pas.
2
Ennéades VI, 9 [9], 10 par exemple, mais Plotin, il faut le noter, relativise lui-même ces comparaisons.
3
Ennéades VI, 7 [38], 35.
4
Ibid., 34.
5
Voir par exemple D. J. O’Meara, Plotinus, op. cit., p. 105 : « The reasonning that brings us to self-knowledge as
souls and points the way to becoming intellect can play no role in the ultimate step of union with the One.
Reasonning can even get in the way of reaching a form of life beyond reasonning. »

231
dianoétique tient une place irréductible dans la détermination du sens de l’expérience
mystique. Plotin écrit parfois que l’orientation rationnelle doit précéder la fusion mystique
pour la guider, et qu’une mauvaise préparation interdit sa réalisation. Il affirme ainsi en VI, 9
[9], 4, que l’union peut être empêchée si le discours qui doit le préparer est insuffisant et si
l’on en doute1. Jean Trouillard, dans La purification plotinienne, écrit en ce sens : « Le spirituel
qui n’a pas été décanté par l’intellectualité, le mystique qui n’a pas subi l’épreuve de la
dialectique, reste toujours ambigu », et il ajoute que l’amour doit avoir été « épuré, authentifié
par l’intelligence comme amour spirituel »2. Il faut donc un travail de préparation qui impose à
l’âme la doctrine théologique guidant l’ascension spirituelle. Il est vrai que l’Alexandrin insiste
moins, souvent, sur la construction rationnelle que sur la persuasion3 ; mais cette persuasion
n’est rien d’autre que l’imprégnation dans l’âme de doctrines que l’on ne peut établir d’abord
que par une démarche intellectuelle. On perçoit l’entrelacs des deux dimensions au chapitre 17
de V, 3 [49] :

La pensée discursive (tèn dianoian), afin de s’exprimer, saisit successivement les choses et les parcourt l’une
après l’autre. Or, que parcourir, dans ce qui est absolument simple ? Il suffit alors d’un contact intelligible.
Mais, au moment du contact, on n’a ni le pouvoir ni le loisir de rien exprimer. Il faut bien croire qu’on le
voit (toté dé khrè éôrakenai pisteuein), lorsque l’âme perçoit soudainement la lumière : cette lumière vient
de lui, et elle est lui-même. Il faut penser qu’il nous est présent (toté khrè nomizein pareinai)4.

On ne peut rien parcourir lorsque l’on s’unit à la simplicité absolue, et le contact avec elle ne
laisse aucun espace pour dégager le sens de ce qui advient alors. Remarquons la dimension
d’injonction qui parcourt le texte : Plotin nous dit moins ce que nous en pensons
effectivement (puisque sur le moment nous n’en pouvons rien penser) que ce qu’« il faut » en
penser. Conçoit-il cette nécessité comme l’effet de l’union elle-même ? Peut-être, mais si c’était
le cas, ne serait-il pas naturel d’exprimer un constat, et non une injonction à croire, laquelle
suggère qu’il faut encore un guide pour comprendre le sens de l’expérience unitive ? D’autre

1
Ennéades VI, 9 [9], 4.
2
J. Trouillard, La purification plotinienne, op. cit.,p. 101.
3
On lira, sur ce point : I, 2 [19], 1 (qui affirme qu’il faut ajouter la persuasion à la contrainte rationnelle) ;
VI, 7 [38], 40 (il y a une dimension d’exhortation essentielle dans le discours sur l’un, pour conduire jusqu’à
lui) ; Ennéades VI, 8 [39], 13 (il existe un « charme », lié à la répétition des discours rationnels, susceptible de
calmer les douleurs de l’enfantement dont l’âme est prise par rapport à l’un) ; Ennéades V, 3 [49], 6 (Plotin
distingue la nécessité rationnelle de la conviction).
4
Ennéade VI, 7 [38], 17, 23-30 traduction Bréhier, Ennéade V, op. cit., p. 73.

232
part, la détermination de ce qui advient dans l’union fait état d’actes psychiques relevant du
plan dianoétique (« pisteuein », « nomidzein »).
On peut observer cette contamination du mystique par le rationnel non plus en
amont, mais en aval de l’union, comme dans le trente-quatrième chapitre de VI, 7 [38]. Celui-
ci paraît tout d’abord s’appuyer sur la « garantie mystique », en posant une sorte de
reconnaissance absolue de l’un dans l’expérience unitive. Mais cette reconnaissance est obérée
par la fusion même, qui ne fait nulle place à la connaissance, de sorte que l’identification de
celui-ci ne peut en fait avoir lieu qu’après coup :

Ce qu’elle dit donc : « C’est lui ! », c’est plus tard aussi qu’elle le prononce, maintenant, c’est son silence
qui le dit, et, remplie de joie, elle ne se trompe pas, précisément parce qu’elle est remplie de joie1.

C’est d’abord la « joie » du mystique qui témoigne pendant l’union du contenu de son
expérience – autant dire bien peu pour qui n’est pas favorablement disposé quant à la valeur de
cette expérience. Il semble ici que la nature du principe n’apparaît réellement qu’après
l’expérience de l’union, lorsque l’on peut enfin l’identifier dans un discours. L’expérience
immédiate ne se prête pas à une analyse, ni le souvenir que l’on peut en former – si tant est
qu’il puisse y en avoir aucun. Dans le dixième chapitre de V, 5 [32], l’Alexandrin écrit :
« Lorsque tu la saisis [cette réalité] avec ton intellect (hotan dé noès), quel que soit le souvenir
que l’on en a, comprends qu’elle est le bien. »2 N’apparaît-il pas encore que le souvenir même
n’est pas une garantie suffisante de ce qui advient réellement dans l’union ? Tout se passe
comme si le discours conservait une place irréductible dans l’identification de ce qui advient
avec l’union.

1
Ibid., 34, 28-30 ; traduction P. Hadot, Traité 38, op. cit., p. 172.
2
Ennéades V, 5 [32], 10, 10-11 ; traduction R. Dufour, Traités 30-37, op. cit., p. 156 (je souligne). On lira
aussi, au chapitre 12, 12-14 : « Il est toujours avec eux [ceux qui le voient] (sunestin aei) et n’est jamais l’objet
d’un souvenir ; mais ils ne le voient pas, car il est présent lorsqu’ils dorment » ; traduction R. Dufour, ibid.,
p. 159.

233
IV. Questions sur l’apophatisme

Le principe doit transcender le dérivé pour garantir sa principialité – et non sa


simplicité, comme on pourrait être tenté de le croire. Dans cette perspective, Plotin rend
compte de son propre discours sur ce dont il n’y a pas de discours : il s’agit d’une projection
opérée depuis le dérivé, et dont la valeur est d’autant plus problématique que la rupture avec ce
dérivé doit être absolue.
On peut se demander si notre auteur reste fidèle à sa théorie dans le détail des analyses,
ou si les difficultés qu’elle entraîne le poussent à adopter une autre position, en limitant la
portée de l’indétermination principielle. Dans le chapitre 7, il s’agira de montrer qu’aucun
trait positif ne fait exception à la prépondérance de la négativité dont nous avons dessiné les
contours. On essaiera d’établir que l’hénologie positive est strictement soumise à la négative,
au sens où les affirmations concernant le principe sont surdéterminées par la négativité radicale
liée à sa transcendance. Le chapitre huitième aura pour fonction d’explorer la difficulté
majeure de l’archéologie plotinienne : si l’arkhè doit rompre tout rapport avec le dérivé,
comment peut-elle encore exercer sa fonction ? Il semble que Plotin ait le choix entre deux
possibilités également insatisfaisantes : soit limiter la transcendance de l’un, en admettant un
rapport avec le dérivé, soit reconnaître la principialité impensable, voire même impossible.
Nous essaierons de montrer que, tout en succombant en partie à cette difficulté, Plotin met en
place une doctrine cohérente avec les thèses qui viennent d’être exposées. Il sera alors temps de
conclure cette première partie.
Si la vérification aura lieu en deux temps, dont le premier sera consacré aux attributs de
l’un « en lui-même » et la seconde à sa dimension plus proprement principielle, la pensée
plotinienne exclut de faire une distinction tranchée entre les deux. Les traits évoqués dans la
première catégorie appartiennent également de plein droit à la deuxième – au sens où l’un, ou
le bien, par exemple, désignent certains aspects de sa principialité. Cette précision est d’autant
plus importante qu’une partie de nos arguments viseront à montrer la difficulté – pour ne pas
dire plus – de distinguer ce qui relève de l’un « lui-même » et de son « rapport » au dérivé. Il
convient donc d’accepter cette partition « à des fins d’enseignement », comme le dirait Plotin,

234
ce qui implique notamment que les problèmes posés par la remise en question de certains
noms (et peut-être de tous) ne seront pleinement traités qu’avec le chapitre 8.

235
CHAPITRE VII

LES ATTRIBUTS DU PRINCIPE

L’enquête qui débute vise à confirmer qu’aucun qualificatif n’est attribuable en toute
rigueur au principe. Il ne s’agit toutefois en aucun cas d’interdire toute hénologie – et ce
d’autant moins que nous venons d’en établir le sens. Il est évidemment légitime et nécessaire
d’explorer ce qui relève, dans l’archéologie plotinienne, d’une métaphysique de l’unité, de
l’acte, de l’amour ou de la volonté, par exemple. Mais pour comprendre réellement la
signification qu’on doit accorder à chacune de ces approches, il faut analyser l’usage et la
portée exacte des concepts en question lorsqu’ils s’appliquent à l’un. Il s’agira d’abord de
rejeter, l’un après l’autre, les noms et attributs examinés pour vérifier la validité de la matrice
apophatique dégagée au chapitre précédent, en établissant la prééminence sans réserve de la
théologie négative. Mais il faudra aussi, ce faisant, dégager le sens des attributions inadéquates.
Si l’arkhè n’est pas un (ni l’un), s’il n’est pas bon ou libre en lui-même, à proprement parler, il
faut tenter de comprendre pourquoi Plotin parle néanmoins de lui en ces termes – faute de
quoi, il ne resterait plus qu’à disqualifier a priori toute théologie, et frapper de nullité les textes
sur le principe. Nommer l’arkhè ou lui associer un attribut n’implique certes aucune
qualification positive dérogeant à l’incommensurabilité archique, mais cela signifie néanmoins
quelque chose – et nous allons tenter de savoir quoi.
Nous traiterons successivement les principaux noms et attributs associés à l’arkhè : bien,
un, pensée, acte, puissance et, enfin, l’être et l’existence. On s’efforcera d’examiner, avec
chacun de ces noms, certains aspects de l’archéologie plotinienne qui leur sont intimement liés,
ou au moins fréquemment associés.

236
I. Le bien

A. Le bien en général

En premier lieu, le principe n’est-il pas le bien1 ? Le traité VI, 7 [38] revient plusieurs
fois sur ce que veut dire « être bon », ou être le « bien » – soit abstraitement, soit dans le cas
précis de l’un. En général, cela signifie être placé à un rang supérieur dans la procession, et
rendre possible l’existence de l’inférieur2 : l’âme est ainsi le bien du corps, l’Intellect est celui de
l’âme, et l’un celui de l’Intellect3. Il y a donc une coïncidence entre degrés de réalité et degrés
de bonté, et cette logique paraît s’appliquer à l’arkhè :

1
Plotin semble avoir donné au principe le nom de « bien » avant même celui d’« un ». Ce vocabulaire paraît
en tous cas privilégié dans les traités les plus anciens, où se trouve développée une première expression de
l’archéologie plotinienne, dans laquelle il reçoit de préférence les noms de beau, de dieu et de bien (par
exemple dans le traité I, 6 [1]), même s’il est déjà défini par l’unité et l’indivisibilité (de même que l’Intellect
comme premier principe en contexte médio-platonicien). Nous ne nous attarderons pas pour l’instant sur la
question de l’évolution de la pensée plotinienne. On peut dire globalement que la doctrine que l’on retrouvera
à certaines nuances près dans l’ensemble des Ennéades est fixée au moins à partir de VI, 9 [9]. La question qui
se pose est en fait la suivante : le vocabulaire de l’« un », que l’on trouve en IV, 7 [2], IV, 2 [4], V, 9 [5], IV, 8
[6] et V, 4 [7] recouvre-t-il déjà le premier principe tel qu’il sera pensé par la suite ? On peut penser que non.
Sur ce points précis comme sur l’ensemble de la question, on lira, dans le remarquable commentaire de
P. A. Meijer (Plotinus on the Good or the one, (Enneads VI 9). An analytical Commentary, Amsterdam :
Amsterdam Classical Monographs, 1992) le troisième chapitre de la première partie (p. 27-52),
spécifiquement consacré à l’un dans les premiers traités. Ce qui nous intéresse ici essentiellement, et sur quoi
nous reviendrons, est que certains éléments des premiers écrits, et en particulier certains attributs, seront
récusés plus tard. Le problème le plus délicat est celui que pose le traité V, 4 [7], sur lequel nous nous
pencherons lorsqu’il faudra se préoccuper des attributs « théorétiques » de l’arkhè.
2
Ennéades VI, 7 [38], 27, 7-11 : « Ne faut-il pas dire plutôt qu’il faut décider de ce qu’est le bien de chacun,
en considérant ce qu’il y a de supérieur à ce qui lui est propre et ce qu’il y a de meilleur que lui, c'est-à-dire ce
par rapport à quoi il est en puissance ? Car n’étant qu’en puissance ce par rapport à quoi il est en puissance,
chacun a besoin précisément de ce par rapport à quoi il est en puissance. Et ce dont chacun a besoin lui étant
supérieur ce dont il a besoin est le bien pour lui » ; traduction P. Hadot, Traité 38, op. cit., p. 154.
3
Voir par exemple Ennéade VI, 7 [38], 25, 24-32 : « En effet, pour la matière, le bien, c’est la forme (car, si
elle pouvait être consciente, elle l’accueillerait avec joie), pour le corps, c’est l’âme (en effet, sans elle, il
n’existerait pas et ne se conserverait pas), pour l’âme, c’est la vertu, et ensuite, plus loin vers le haut, l’Intellect
et, au dessus de lui, ce que nous appelons la Nature première. A la vérité, ces biens produisent aussi, chacun à
leur manière, quelque chose dans les choses dont ils sont les biens : les uns produisent l’ordre et la beauté, les
autres apportent après eux la vie, d’autres le penser et le bien vivre. Pour l’Intellect, c’est le Bien lui-même que
nous disons venir à lui, d’une part, parce que l’Intellect est l’‘énergie’ (dunamis) qui provient du Bien, d’autre
part, parce que le Bien lui donne toujours maintenant la lumière dont nous avons parlé » ; traduction
P. Hadot, Traité 38, op. cit., p. 151-152.). On peut se demander toutefois si le rapport de la matière à la
forme ne dérange pas ce schéma, car comment affirmer que l’être de la matière est rendu possible par la

237
C’est pourquoi il est, de cette manière, le bien de toutes choses, parce que toutes se rattachent à lui et se
tournent vers lui, chacune à sa façon. C’est pourquoi certaines choses sont meilleures que d’autres, parce
que les unes ont davantage d’être (mallon onta) que les autres1.

La deuxième raison avancée est révélatrice des difficultés inhérentes à ce type de textes, et du
processus interprétatif qu’ils exigent. Car en quel sens peut-on expliquer la bonté de l’un par
référence à des degrés dans l’ordre de l’étant ? En quel sens prendre l’idée selon laquelle l’un
serait le bien de toutes choses parce que qu’il serait « plus étant (mallon onta) » que le reste ?2 Il
est clair qu’à proprement parler, il ne relève pas du domaine de l’ontologie, mais quand bien
même on interprèterait ici l’on comme la réalité au sens large, il serait pour le moins étonnant
de devoir considérer l’arkhè prôtè comme un degré supplémentaire de réalité, compte tenu des
cadres de l’apophatisme établis au chapitre précédent. En, effet, cela signifierait qu’il se définit
par sa situation sur une échelle dont les degrés marquent une simple différence quantitative ; il
apparaît donc qu’au niveau de l’un le rapport d’éminence devrait prendre la forme d’une
rupture, d’une négation. Conclusion confirmée de façon indirecte par le premier argument de
notre texte, car si la tension de l’être vers l’un en faisait réellement le bien, celui-ci dépendrait
du dérivé pour se définir. Cette bonté renvoie avant tout à la situation du dérivé.
Et en effet, si l’on examine le sens plus spécifiquement archique de l’agathon, la situation
de rupture est confirmée. Qualifier le premier de « bien » ne saurait vouloir dire, évidemment,
qu’il est lui-même quelque chose de bon, pour les raisons évidentes que nous avons exposées – il
ne saurait donc s’identifier à aucun bien particulier, ni même à l’ensemble des biens :

On ne peut même pas lui donner le nom de bien si ce mot désigne une de ces choses [avant lesquelles il
est] ; qu’on le lui donne, mais à condition qu’il désigne ce qui est avant toutes choses (ei dé to pro pantôn)3.

forme ? Comment soutenir que quelque réalité formelle que ce soit produise un effet dans la matière alors que
celle-ci est absolument impassible, comme nous l’avons vu ?
1
Ennéades V, 5 [32], 9 ; traduction R. Dufour, Traités 30-37, op. cit., p. 156.
2
On notera que le chapitre 25 de VI, 7 [38] fait apparaître la même structure : Plotin commence par insister
sur ce que l’un est « isolé et seul (érèmon kai monon) » ; puis il décrit le bien de chaque chose comme son
rapport au principe supérieur. Parvenu au niveau de l’un, le texte semble refléter une pure logique de
l’éminence : « Cette remontée s’arrêtera quand elle atteindra un dernier terme, au-delà duquel il n’y a plus
rien à saisir en allant vers le haut, et ce sera ce qui est premier, ce qui est vraiment (to ontôs), ce qui est à titre
éminent (to malista kuriôs estai), ce qui enfin est la cause des autres choses. » (21-24). Mais ici encore, on
demandera : faut-il accorder à de telles affirmations une valeur littérale et ramener l’un au niveau de
l’ontologie ? ou bien plutôt faut-il admettre que l’un ne revêt ces attributs, et n’entretient donc avec le dérivé
un rapport de continuité et d’éminence que du point de vue du dérivé ?
3
Ennéades V, 3 [49], 11, 24-26 : traduction Bréhier, Ennéades V, op. cit., p. 64.

238
Bien entendu, l’antériorité à quoi renvoie le nom de « bien » ne saurait impliquer nulle
référence temporelle ; mais elle ne peut impliquer non plus aucune coordination – comme le
montre l’usage de la préposition « pro » 1 . Cette antériorité signifie avant tout qu’il doit
transcender le dérivé en tant qu’il en est le principe, comme le confirment les dernières lignes de
VI, 9 [9], 6 :

Il ne faut donc pas non plus dire qu’il est ce bien qu’il donne aux autres, mais qu’il est bien en un autre
sens : au-dessus des autres choses2.

Pour l’arkhè, être le bien veut dire se trouver au-dessus des choses particulières. Le chapitre 6 de
VI, 9 [9] apporte une précision : « Il est au-dessus du bien (huperagathon) et il est le bien non
pour lui-même (oukh héautô), mais pour les autres choses »3. Or s’il n’est pas tel « pour lui-
même », cela ne signifie-t-il pas qu’il ne l’est pas « en lui-même » et absolument, mais
seulement pour un dérivé qui en dépend sans l’affecter en rien par cette dépendance ?
Pourtant, si le premier principe n’est pas « bon », on pourrait penser qu’il reste adéquat
de l’appeler tout de même « le bien », de sorte qu’une positivité minimale lui serait attachée –
même s’il resterait à en comprendre le sens. Or cette idée est directement récusée :

Et nous disons de lui ‘le Bien’ ; mais alors nous le nommons pas et nous ne signifions pas non plus que ‘le
Bien’ lui appartient comme un prédicat, mais nous donnons seulement à connaître que c’est ‘lui’. En
outre, puisque, d’une part, nous jugeons qu’il ne faut ni dire : « Il est Bien » ni même mettre alors l’article
devant ‘Bien’, mais puisque, d’autre part, nous ne pourrions plus le désigner si nous enlevions totalement
le mot ‘Bien’, donc, pour éviter que nous fassions de lui, tantôt une chose, tantôt une autre, nous disons
seulement ‘le Bien’, puisqu’il n’a plus besoin du ‘est’4.

1
Remarquons ici encore l’usage négatif de la préposition en question.
2
Ennéades VI, 9 [9], 6, 55-57 ; traduction, P. Hadot, Traité 9, op. cit. p. 88 (modifiée). Le traducteur,
conformément à l’usage adopté dès la traduction du Traité 38, accumule les effets de ponctuation,
notamment les guillemets simples et les majuscules distinguant les occurrences de termes qui ne sont pas
distingués en grec ; nous avons respecté la plupart du temps cet usage bien qu’il gomme souvent certaines
ambiguïtés de façon indue ; cela est particulièrement le cas ici, où nous avons retiré les guillemets autour du
premier « bien » et la majuscule affectant le second, comme surdéterminant le texte de manière illégitime, en
figeant l’opposition entre le simple adjectif et l’attribut principiel, ce que le texte grec ne saurait évidemment
faire.
3
Ennéades VI, 9 [9], 6, 40-41.
4
Ennéades VI, 7 [38], 38, 4-8 ; traduction P. Hadot, Traité 38, op. cit., p. 180-181.

239
Le terme « tagathon » est lui-même relativisé. Il ne qualifie le principe en rien, mais permet
seulement de désigner ce qui échappe à la désignation dans sa singularité insaisissable. Nous
disons qu’il est le bien pour « connaître que c’est lui », diriger notre esprit vers sa solitude
inaccessible, et non pour le qualifier de quelque façon que ce soit. Mais en quoi alors ce nom
reste-t-il pertinent ?
On voit apparaître ici l’une des difficultés majeures de l’archéologie plotinienne, à savoir
concilier négativité et éminence. D’un côté, l’un apparaît au sommet d’un univers scalaire,
dont il constitue le plus haut degré – mais arrivé à ce point, toute la hiérarchie semble
emportée par l’excès archique. Dès lors se pose la question, qui ne cessera de s’aiguiser : si
Plotin souhaite préserver la logique de l’éminence, peut-il vraiment le faire dans ce cadre, et
comment ? L’ascension des degrés de la bonté aboutit à la fois au bien absolu et à l’au-delà du
bien, de sorte que le bien absolu ne peut plus être le bien à proprement parler. Au niveau de
l’un, la logique de l’éminence débouche sur celle de la négation, sans toutefois disparaître
purement et simplement, puisque d’un autre côté, l’éminence ne se dissout pas purement et
simplement dans la négativité : elle qualifie la négation, c'est-à-dire qu’elle en précise le sens.
Cette qualification ne recouvre pas la réintroduction subreptice d’une qualité positive, ni le
rétablissement d’une continuité. Elle n’implique pas que l’un soit bon en lui-même, serait-ce
de manière ineffable et incompréhensible, mais qu’il déborde cette détermination en position
d’excès et non de défaut. Contrairement à la matière, il n’est pas privé de bien, ce qui signifie
positivement qu’il en est l’arkhè – et, en sens inverse, que l’être dans toute sa plénitude inclut
un rapport de dépendance métaphysique avec ce non-être.
Ce premier résultat donne forme à une hypothèse sur l’articulation de l’éminence et de
la négativité dans les Ennéades : lorsque la logique de l’éminence est saisie par l’apophase, ce
qui subsiste se réduit à la principialité nue. Le principe est radicalement négatif, mais la
signification de sa négativité est déterminée par une certaine orientation de la pensée. L’arkhè
n’est pas bonne en elle-même, mais, contrairement à la matière qui est non-bonne par
privation, et finalement mauvaise, elle est non-bonne par excès ce qui signifie qu’elle est en
position d’origine par rapport à ce qui est nié.

240
B. Autour du bien

1. Le Noûs comme agathoeidés

Un passage de VI, 7 [38] est consacré à expliciter la qualification du Noûs comme


« agathoeidés »1. Cette séquence intéresse d’abord notre propos parce que le qualificatif en
question a pu être pris comme l’affirmation d’une ressemblance entre les deux premières
hypostases – et cette idée implique évidemment une dérogation à la transcendance de l’un.
Ensuite, ce passage pourrait receler certaines indications positives sur la nature du premier en
lui-même. Danielle Montet, par exemple, dans « Sur la notion d’agathoeidés »2, soutient que
ces pages des Ennéades forment la base d’une « hénologie positive »3, fondée sur l’existence
d’une vie et d’une lumière inhérentes au principe.
Le terme d’agathoeidés délimite un moment du développement de l’enquête sur le bien,
dont on peut montrer qu’il n’est vraisemblablement pas consacré à chercher une ressemblance
entre l’un et le Noûs. D’abord parce qu’il vise en fait à identifier un trait commun aux
éléments internes de ce dernier. Ensuite, parce que Plotin y souligne de façon répétée la
différence entre les deux principes.
Quel est l’objet précis de l’enquête sur l’agathoeidés ? Au chapitre 15, l’Intellect est
qualifié par ce terme4, et la première explication donnée est un jeu de mot : le Noûs est
agathoeidés, parce qu’il « possède le bien dans les formes (hoti en tous eidési to agathon ekei) »5. Il
est précisé immédiatement que ce sont les objets contemplés par le Noûs qui revêtent
la « forme du bien »6. C’est donc sur ces objets que s’oriente l’enquête plus que sur une
propriété globale de l’un-qui-est : « Si l’Intellect lui-même est bon, c’est parce qu’il est
composé de réalités qui présentent la forme du Bien. Il est un Bien devenu varié. »7

1
Ennéades VI, 7 [38], chapitres 15-24. P. Hadot, dans son édition du traité, met particulièrement en lumière
ce moment.
2
D. Montet, « Sur la notion d’agathoeidés », dans Kairos, n. 15, op. cit., p. 137-149.
3
Ibid., p. 149.
4
Par référence à République VI, 509a3
5
Ennéades VI, 7 [38], 15, 9-10.
6
Ibid., 11-12 .
7
Ibid., 15, 23-24 ; traduction P. Hadot, Traité 38, op. cit., p. 127. Nous hésitons ici à utiliser
systématiquement la traduction de P. Hadot ; en effet, pour des raisons que nous ferons apparaître, sa
tendance à traduire « agathoeidès » par « ressemblance avec le bien » apparaît comme une glose très

241
Le chapitre 18 reformulera la question qui oriente toute l’enquête en confirmant cette
orientation : « Mais sous quel aspect les réalités qui sont dans l’Intellect ont-elles la forme du
bien ? »1 ; et le début du chapitre 21, demandera ce qui rend « ces choses » bonnes2. Il est donc
peu contestable que l’objet de l’enquête est la pluralité du deuxième un, envisagée sous
différents angles. Elle peut être celle des idées, comme au chapitre 16 où Plotin écrit que
chacune d’elles est à la fois être et vie, puis demande en quoi ces choses qui sont et qui vivent
sont bonnes, c'est-à-dire quel est l’élément commun qui marque leur bonté3. D’autres fois,
comme au chapitre 21, la pluralité en question est plutôt celle des moments « génétiques » de
l’Intellect4. L’objet de ces chapitres n’est donc pas d’abord un rapport entre les premiers
principes, mais plutôt ce qui témoigne de ce rapport au sein des éléments constitutifs du
deuxième considérés les uns par rapport aux autres.
Il nous semble donc problématique de traduire agathoeidés par « ressemblance avec le
bien », comme le fait Pierre Hadot. Il est vrai que sa conclusion sur le passage en question
limite un peu la portée positive de cette traduction, puisque le trait essentiel de cette similitude
serait l’absence de forme, commune à l’un lui-même et à son acte premier5. Mais tout d’abord,
comme on vient de le montrer, c’est un autre problème qui est traité. En outre, est-il
vraisemblable que Plotin choisisse précisément ce terme s’il voulait poser la question d’une
ressemblance ? Comment en effet chercher une similitude de forme (agatho-eidés), avec ce qui
est conçu comme « sans-forme », « aneidéon » ? Cela est d’autant moins plausible qu’au cours
des chapitres en question, mais plus largement, tout au long de ce traité, Plotin ne cesse
d’insister sur la dissemblance du producteur et du produit. Il souligne de façon quasi

problématique. Contrairement à ce que nous avons fait depuis le départ, nous adopterons donc, pour l’étude
de ce passage, la traduction de F. Fronterotta de préférence à celle de P. Hadot.
1
Ibid., 18, 1-2 ; traduction F. Fronterotta, Traités 38-41op. cit., p. 71.
2
Ibid., 21, 1.
3
Ibid., 16, 4-9 : « Chaque réalité est donc une forme et chacune présente pour ainsi dire un caractère
spécifique : puisque chaque réalité a la forme du bien, toutes les réalités ont un élément commun qui les
parcourt. Ainsi chaque réalité possède l’être, puisqu’il est sur toutes les réalités, chacune est également un
vivant, car une vie commune est présente en toutes, et peut-être ont-elle encore autre chose en commun. Mais
pourquoi sont-elles bonnes ? » Traduction F. Fronterotta, ibid., p. 68.
4
Ibid., 21, 2-6 : « Cet intellect et cette vie ont la forme du Bien, et c’est dans cette mesure qu’ils sont objets de
désir. J’affirme qu’ils ont la forme du bien parce que la vie est l’acte du Bien, ou plutôt l’acte qui émane du
Bien, alors que l’Intellect est cette activité une fois qu’elle a été délimitée » ; traduction F. Fronterotta, ibid.,
p. 77 (modifiée ; le terme d’énergeia nous semble devoir être traduit par « acte », ne serait-ce que pour
souligner la correspondance entre les descriptions de la genèse du Noûs à la doctrine des deux actes).
5
P. Hadot, Traité 38, op. cit., p. 288 : « Et le fait que cette énergeia [l’acte que constitue le Noûs inchoatif] soit
originellement infinie et informe laisse entrevoir que finalement, la vraie ressemblance avec le Bien sans forme
est l’absence de forme. »

242
obsessionnelle la rupture entre les deux – d’où la difficulté pour préciser ensuite la nature de
cette forme du bien reçue par le Noûs et ses Idées. Par exemple, après avoir affirmé, au chapitre
15, que les objets contemplés par l’Intellect ont la forme du bien, Plotin précise : « Ils sont
venus à lui, non pas comme ils étaient là-bas, mais comme il peut les recevoir. »1. Il signale par
deux fois, aux chapitres 15 et 17, que le principe donne ce qu’il n’a pas2. Les affirmations, plus
ou moins fortes, de la dissemblance entre le principe et le dérivé marquent le passage d’un
bout à l’autre3, et rien ne plaide donc en faveur de l’hypothèse selon laquelle on y trouverait
une hénologie positive fondée sur la « ressemblance » entre l’un et l’être4.
La deuxième question est celle de l’hénologie positive supposément déployée dans le
passage qui nous occupe. Le texte de VI, 7 [38] est envahi par les références à la vie et la
lumière, mais peut-on soutenir qu’il fait du bien lui-même une vie ou une lumière ?

2. Le bien et la vie

L’affirmation d’une vie inhérente au premier principe peut se prévaloir du second


chapitre de V, 4 [7], 2, où Plotin affirme qu’il a la vie en lui (zoè en hautô) 5. Mais ce texte est
très isolé, et multiplie, au sujet de l’un, des affirmations qui en toute rigueur ne se justifient pas
– soit que Plotin prenne ici des libertés de langage inhabituelles, soit que ce texte ne présente
pas encore l’état définitif de sa pensée6. Car dès le dixième traité, on lira :

L’Intellect voit que la vie, la pensée et toutes choses viennent de ce qu’elle se subdivise à partir de l’Un
indivisible, puisque, lui, il n’est rien de toutes ces choses, car tout vient de lui parce qu’il n’est lui-même
contenu en aucune forme7.

1
Ibid., 15, 13-14 ; traduction F. Fronterotta, ibid., p. 67.
2
Ibid., 19-20, et 17, 3-4. Nous reviendrons sur cet axiome essentiel au chapitre 8.
3
La chapitre 16 affirme que le bien est différent de l’intellect (ibid., 16, 33-34 : hétéra dé arkhè). Le chapitre
17 (39-42), présente l’Intellect comme une forme avant de dire de l’un qu’il est « amorphos kai anéidéos ». Le
chapitre 18 (43-44) porte : « Ces choses viennent donc de lui, mais ne sont pas identiques à lui (oudén
tauton) » ; traduction, F. Fronterotta, Traités 38-41, op. cit. p. 74. La phrase en question, relativement
elliptique, pourrait toutefois signifier que ces choses n’ont « rien de commun » entre elles.
4
Nous reviendrons sur la possibilité d’une ressemblance plus généralement dans le texte des Ennéades, en
traitant la question de l’un comme pensant ou pensé.
5
Ennéade V, 4 [7], 2, 17-18.
6
Il faut renvoyer au dossier sur la pensée de l’un, où nous aborderons précisément le problème lié à V, 4 [7],
et pour savoir si ce traité expose ou non l’état définitif de la pensée de Plotin.
7
Ennéades V, 1 [10], 7, 17-20 ; traduction Bréhier, Ennéade V, op. cit., p. 24.

243
L’un est cause de la vie dans le deuxième un sans avoir la vie en lui-même, pas plus qu’aucune
des autres choses dont il est la cause. Le traité 38 montre que la « zoè » désigne un rapport
causal entre le Noûs et le bien :

Qu’est-ce qu’une vie de ce genre ? – C’est la vie du bien. – Non, ce n’est pas la vie du bien, mais c’est la vie
qui vient de lui. En fait, si dans cette vie s’est introduite et se trouve la vie véritable qui vient du bien, il fait
dire que cette vie, en tant que vie, est un bien et il est absolument nécessaire d’affirmer, à propos de cet
Intellect premier et véritable qu’il est un bien1.

Les descriptions habituelles distinguent les deux premières phases constitutives du Noûs
comme zoè (potentialité informe) d’une part et comme lumière (acte déterminant provenu de
l’un) d’autre part. Ici, Plotin désigne l’ensemble comme vie, mais marque qu’il ne s’agit
nullement d’une détermination interne au principe. Conformément aux cadres de
l’apophatisme, dire que l’un « vit » signifie qu’il engendre quelque chose d’essentiellement
vivant et non pas que ce trait le définit en lui-même. C’est d’ailleurs ce que précise encore le
chapitre 17 :

S’il y a quelque chose d’antérieur à l’acte (énergeias protéron), ce quelque chose est au-delà de l’acte
(épekeina énergeias), et ainsi au-delà de la vie (hôsté kai épekeina zôès). Si donc il y a la vie dans l’Intellect,
celui qui donne lui a certes donné la vie, mais il est plus beau et plus estimable que la vie. Il avait donc la
vie, sans qu’il y ait besoin d’aucune variété dans celui qui donne ; et la vie était une trace du Bien, mais elle
n’était pas la vie du Bien2.

Le dossier peut être clos par un rappel de l’insistance avec laquelle Plotin attribue au
Noûs la vie pleine et première. Le chapitre 8 du traité sur les nombres (VI, 6 [34]) qualifie
l’Intellect de « vivant de premier rang »3, et affirme à son sujet : « De toutes les réalités, c’est la
plus vivante, la plus intelligente, et rien n’est plus vivant ni, plus intelligent, ni plus réel qu’elle. »4

1
Ibid., 18, 19-24 ; traduction F. Fronterotta, ibid., p. 72-73 (je souligne).
2
Ennéades VI, 7 [38], 17, 9-14 ; traduction F. Fronterotta, Traités 38-41, op. cit., p. 69-70 (modifiée). Ce
passage confirme également l’équivalence entre être « antérieur » à X, être « au-delà » de X, et être « non »-X.
Signalons encore le chapitre 16 de V, 3 [49], l. 48, où Plotin précise que le bien est supérieur (kreitton) à la vie
et à l’Intellect – cette supériorité ne pouvant être interprétée que comme une transcendance vis-à-vis du Noûs,
elle doit impliquer la même situation par rapport à la vie.
3
Ennéades VI, 6 [34], 8, 1.
4
Ibid., 1-13 ; traduction L. Brisson, Traités 30-37, op. cit., p. 307 (nous soulignons). On lit, dans le même
sens, en VI, 7 [38], 11, au sujet de la plante en soi : « S’il en est ainsi, il faut qu’elle vive une vie absolument
première et qu’elle soit la plante en soi, à partir de laquelle les plantes d’ici-bas vivent une vie de deuxième ou

244
Isolément, ce texte ne serait pas décisif, mais presque tout dans les Ennéades indique qu’il faut
le prendre de manière littérale – et que c’est l’affirmation d’une vie inhérente à l’un qui
constitue un abus, ou, plutôt, un transfert de propriétés. Si l’on peut dire que l’un vit, sa zoè
doit être située « entre » l’un et le Noûs – mais comme il n’y a pas d’intermédiaire, elle
correspond à la matière intelligible, en attente d’une délimitation qui lui viendra par la lumière
de l’un. Tournons-nous à présent vers celle-ci.

3. Le bien et la lumière

L’un peut-il en revanche être considéré comme « phôs » ? La question est plus délicate
qu’il n’y paraît, car la lumière revêt chez Plotin un sens philosophique précis – à tel point que
l’on a proposé d’y voir un authentique concept1.
Le sens de ce terme transparaît notamment dans les descriptions de la genèse de
l’Intellect de VI, 7 [38]. On se souvient que l’acte premier de l’un présente deux aspects, dont
le premier est souvent désigné comme vie indéfinie. Il semble que la lumière constitue alors
l’autre aspect de cet acte premier : rayonnement du principe qui rend possible la définition du
deuxième un. La vie première du Noûs est donc un équivalent de la matière de l’intelligible ; ce
rapprochement est d’ailleurs confirmé au chapitre cinquième de II, 4 [12], qui décrit celle-ci
comme recevant la lumière d’ailleurs, et la qualifie d’obscure (aphôtistos).
Plus généralement, la lumière désigne l’effet déterminant des deux premiers principes sur
ce qui en dérive. Le chapitre 10 de V, 8 [31], par exemple, affirme au sujet de l’Intellect :

Le beau leur apparaît [aux dieux et démons qui suivent Zeus] à partir d’un lieu invisible. Il s’élève vers les
hauteurs, illumine toutes choses, remplit tout d’une lumière éclatante et éblouit les êtres d’en bas, lesquels
se détournent parce qu’il leur est aussi impossible de le regarder que de regarder le soleil. Certains pourtant
supportent son éclat et le contemplent […]. Car elle [la beauté totale] brille sur tout et elle remplit ceux
qui sont venus s’établir là-bas, de sorte qu’eux aussi sont devenus beaux2.

La lumière est le rayonnement du supérieur sur l’inférieur, qui le comble et le remplit en


fonction de sa disponibilité (c'est-à-dire dans la mesure où le produit est capable de le

de troisième rang, selon la trace qu’elles ont de la plante première. » (Ennéades VI, 7 [38], 11, 15-17 ;
traduction F. Fronterotta, Traités 38-41, op. cit., p. 58).
1
On peut évoquer ici le célèbre article de W. Beierwaltes, « Die Metaphysik des Lichtes in der philosophie
Plotins », dans Zeitschrift für Philosophische Forschung, n. 15, 1961, p. 334-362.
2
Ennéades V, 8 [31], 10, 4-9, puis 26-28 ; traduction J. Laurent, Traités 30-37, op. cit., p. 106.

245
recevoir). L’illumination désigne donc l’aspect non productif de la causalité des principes, la
deuxième phase de la genèse du dérivé. Un certain nombre de textes invoqués pour montrer
que l’un est en lui-même lumière renvoient en fait à ce schéma causal1.
Il est néanmoins peu contestable que Plotin, à certains moments, désigne le principe
premier lui-même comme phôs – par exemple en V, 6 [24], 4, où il affirme que la lumière
répandue sur l’Intellect vient de la « lumière simple » que constitue l’un2. Par deux fois
également, l’Alexandrin parle de l’un comme d’un « éclat de lumière » (augè), ainsi au chapitre
36 de VI, 7 [38] :

La vision, remplissant les yeux de lumière, ne faisait pas voir quelque chose d’autre par cette lumière, mais
la lumière même était ce qu’on voyait. Car en lui il n’y avait pas d’un côté ce que l’on voit, de l’autre sa
lumière, il n’y avait pas l’Intellect d’un côté, et de l’autre ce qui est pensé par l’Intellect, mais il n’y avait
qu’une lumière éclatante (augè), qui a engendré ces choses dans un moment ultérieur, mais qui, pour le
moment, leur permettait de rester auprès d’elle. Ainsi le Bien est purement lumière, lumière qui engendre
l’Intellect, sans s’éteindre elle-même dans cette génération, mais qui demeure identique, tandis que
l’Intellect est engendré par suite du fait que Bien est. Car si le Bien n’était pas tel, l’Intellect n’aurait pas
été produit3.

Remarquons que ce texte s’il assimile l’un à un « éclat », affirme en revanche assez clairement
que la vision de la lumière elle-même est à situer soit au niveau de l’Intellect, soit à un niveau
intermédiaire.
Plotin défend-il donc, au sens propre, la thèse d’une dimension photologique de l’un ? Il
semble possible de différencier, sur ce point, deux aspects de sa pensée. D’une part, une
doctrine métaphysique pour laquelle la lumière renvoie à l’effet constitutif du principe sur le

1
A cette catégorie appartiennent les textes suivants : Ennéades VI, 7 [38], 22, 11-12, où Plotin écrit que
l’Intellect, tout beau qu’il soit, ne suscite aucune réaction dans l’âme avant d’être illuminé par la lumière du
bien ; Ennéades VI, 7 [38], 31, 1-3 : « Mais puisque les choses ont été rendues belles par ce qui était avant elles
et qui possédait la lumière, c’est de cette source que l’Intellect a obtenu la lumière de l’activité intellectuelle
par laquelle il a illuminé sa propre nature » ; traduction F. Fronterotta, Traités 38-41, op. cit., p. 90 ; Ennéades
VI, 8 [39], 18, 33-35 : il y est question de ce qui est, dans l’un, « comme une lumière qui se diffuse dans
toutes les directions, à partir d’une source unique qui brille elle-même d’un vif éclat » traduction L. Lavaud,
Traités 38-41, op. cit., p. 236 – ici, la lumière et la brillance se diffusent bien à partir de l’un, mais ne le
caractérisent pas de manière interne, du moins semble-t-il ; Ennéades V, 3 [49], 12, 44-45, où il est question
d’une « lumière avant la lumière », qui rayonne sur l’intelligible.
2
Ennéades V, 6 [24], 4, 21, « phôs estin aploun ». On pourra retenir également V, 5 [32], 7, il parle d’une
lumière pure, isolée et qui apparaît soudainement, ce qui correspond indéniablement au premier, dont il est
dit qu’il apparaît soudainement à celui qui tente de le voir.
3
Ennéades VI, 7 [38], 36, 21-26 ; traduction F. Fronterotta, Traités 38-41, op. cit., p. 100-101. Signalons
également VI, 8 [39], 16, 13, qui qualifie l’un d’augèn katharan, « pur éclat ».

246
dérivé. On peut isoler d’autre part un discours qui fait du principe une lumière, mais relève
souvent d’un registre mystique difficile à comprendre. Les autres cas font problème pour notre
interprétation, mais ils paraissent aussi recéler certaines difficultés lorsque l’on tente de les
articuler. En effet, premièrement, Plotin n’observe guère dans le déploiement de sa métaphore
photologique la cohérence qui conviendrait à un véritable concept ; deuxièmement, l’un des
textes principaux sur le sujet (V, 5 [32], 7) traduit un tel embarras que l’on peut se demander
si cet aspect de la pensée plotinienne est pleinement satisfaisant.
Sur le premier point, il semble qu’à diverses reprises, Plotin associe l’un, non à la
lumière, mais au soleil qui émet la lumière. L’image est présente au chapitre 4 de VI, 9 [9], et
aux chapitres 6 et 7 de V, 1 [10]. Il tente d’y expliquer la manière dont les choses sont
produites par le principe sans qu’il sorte de lui-même :

Et que faut-il concevoir autour de lui, s’il reste immobile ? Un rayonnement qui vient de lui, de lui qui
reste immobile, comme la lumière resplendissante qui environne le soleil naît de lui, bien qu’il soit
toujours immobile1.

De même, le chapitre 7 identifiera la lumière non à l’arkhè, mais à ce qui en provient2. Enfin,
en V, 3 [49], 173, il est certes question d’un contact avec la lumière simple, qui constitue la fin
véritable de l’âme – mais immédiatement après, l’image est modifiée, puisqu’on lit que le soleil
n’est pas vu non plus par une autre lumière que la sienne. Ces images font problème si l’on
prétend leur attribuer une portée systématique. Notre auteur pourrait faire signe vers l’idée
d’une fusion en l’un de la lumière et de sa source (c’est peut-être là le sens de l’image du soleil),
mais cette solution elle-même introduit une homogénéité entre principe et dérivé dont on voit
mal le sens métaphysique littéral.
Le chapitre 7 de V, 5 [32] est un texte décisif pour la compréhension du bien comme
lumière ; or une série de difficultés obèrent cet aspect du discours plotinien. Plotin vient de
soutenir que la vision de l’un n’est pas celle d’une forme, puisqu’il est aneidéon. Le chapitre 7
précise alors qu’il y a deux sortes de vision : celle de la forme, et celle de la lumière par laquelle
la forme est vue. Or le statut du deuxième mode de vision fait problème ; l’Alexandrin écrit en
effet dans le même texte que l’œil, tout comme l’Intellect, ne voit la lumière que dans la

1
Ennéades V, 1 [10], 6, 27-30 ; traduction Bréhier, Ennéade V, op. cit., p. 22.
2
Ibid., 7, 2-4, nous reviendrons sur ce texte qui affirme la ressemblance de l’Intellect à l’un.
3
Ennéade V, 3 [49], 17, 32-38.

247
mesure où celle-ci rend visibles les corps ou les formes. Indépendamment de ceux-ci, la lumière
n’est pas vue de « façon claire » (ouk énargè1) ; plus encore, on lit que l’œil ne peut la saisir !
Comment comprendre le sens d’une vision de la lumière pure si celle-ci n’est pas vue ? Dans la
suite du texte, Plotin entend expliciter cette perception pure par référence à ce qui arrive
lorsque l’œil est dans l’obscurité, lorsque les paupières sont fermées, ou encore lorsqu’on exerce
une pression sur lui. Dans ces situations, l’œil perçoit, dit-il, sa propre lumière intérieure :
« De fait, poursuit-il lorsqu’il ne voit pas, l’œil voit (oukh horôn hora), et c’est surtout à ce
moment qu’il voit, car il voit la lumière. »2 Lorsque l’œil ne voit pas d’objet, il percevrait sa
luminosité propre, de sorte que la vision fusionne alors avec sa condition de possibilité.
Mais Plotin ne semble pas chercher à expliciter le rapport entre cette idée et ce qu’il
vient d’affirmer, à savoir la nécessité, pour la lumière, d’apparaître avec les formes. Plus encore,
ce nouvel argument pose un problème si on le rapproche des développements consacrés à
l’intuition de la matière. On se souvient que la vision de l’obscurité hésitait entre une vision de
l’absence et une absence de vision. Mais aucun des textes examinés ne soutenait que la vision
de l’obscurité constitue la vision de la lumière par excellence. Le huitième chapitre de V, 8
[31], 10 apporte sur ce point un renfort presque inattendu en affirmant que la source du
rayonnement, non pas de l’un mais de l’Intellect, est elle-même invisible, qu’il est impossible
de la regarder – de sorte que ceux qui peuvent tout de même le voir en retiennent seulement
une partie – la justice pour l’un, la sagesse pour l’autre etc.3 Or ce qui vaut pour le Noûs ne
vaut-il pas a fortiori pour l’arkhè prôtè ? Tout conduit Plotin à conclure que la vision du
principe de la vision coïncide avec une abolition de celle-ci ; il le fait par un côté de son
discours, mais on peut supposer que le souci de préserver la possibilité d’une expérience
mystique positive le pousse à défendre parfois une thèse contraire.
La position la plus cohérente consisterait à soutenir que l’un est origine de la lumière
(conformément à la leçon de la plupart des textes de VI, 7 [38]), et que la perception qu’on en
a est en réalité une absence de perception. Il nous semble que le discours affirmant l’inhérence
d’une lumière à l’arkhè doit être lié à l’expérience mystique en priorité – et plus précisément à
la troisième catégorie des affirmations sur la mystique, c'est-à-dire celles qui sont incompatibles
avec le discours rationnel. Disons-le immédiatement : avec la dimension photologique de l’un,
nous venons de rencontrer l’entorse la plus grave à la thèse de la négativité.

1
Ennéades V, 5 [32], 7, 6.
2
Ibid., 29-30 ; traduction R. Dufour, ibid., p. 152.
3
Ennéade V, 8 [31], 10, 4-15.

248
II. L’un

A. L’unité pure et la simplicité

Si le principe n’est vraiment le bien que pour le dérivé, le nom d’un n’est-il pas
incontestable ? Première remarque : le chapitre précédent, en liant la transcendance à la
principialité et non à la simplicité de l’arkhè, interdit de faire de cette transcendance la preuve
d’une unité inhérente au premier principe.
Examinons la manière dont Plotin remonte vers l’un. En V, 4 [7], 1, il avait énoncé
cette règle :

Ce qui n’est pas premier a besoin de ce qui est avant lui, et ce qui n’est pas simple a besoin des éléments
simples qui sont en lui pour exister à partir d’eux1.

Le premier chapitre de VI, 9 [9] illustre cet axiome de l’antériorité de l’un en affirmant que
tout étant doit disposer, pour être, d’une certaine unité2. Cela est vrai pour les corps, dont la
cohésion propre provient d’ailleurs, c'est-à-dire de l’âme – qui n’est toutefois dans cette
donation qu’un intermédiaire3. Il y a donc une « chaîne de transmission », dans laquelle
chaque chose « est » plus ou moins, selon le degré d’unité qu’elle est capable de recevoir4 – là
encore, le point de départ est l’appréhension de la procession comme un univers scalaire, dans
lequel l’âme, par exemple, est davantage que les corps parce qu’elle est plus une, sans être

1
Ennéades V, 4 [7], 1, 12-13 ; traduction J.-F. Pradeau, Traités 7-21, op. cit., p. 20.
2
Ennéades VI, 9 [9], 1, 1-7 : « C’est par l’‘un’ que tous les êtres sont des êtres, aussi bien tous les êtres qui sont
des êtres au sens premier du terme que tout ce qui est dit, de quelque manière que ce soit, faire partie des
êtres. Qu’est-ce donc en effet qui pourrait précisément être s’il n’était ‘un’, s’il est vrai que, privé de l’‘un’ qui
est leur prédicat, ces êtres ne sont plus. Car il n’y a pas d’armée si elle n’est pas ‘une’, pas de chœur, pas de
troupeau, s’ils ne sont pas ‘un’. Mais pas non plus de maison ou de navire, s’ils ne possèdent l’‘un’ » ;
traduction P. Hadot, Traité 9, op. cit., p. 69-70.
3
Ibid., 17-18 : « C’est l’âme qui mène toutes choses à l’‘un’ » traduction P. Hadot, ibid., p. 71. Voir aussi, au
même chapitre, les l. 22-23 : « Si elle donne l’un, elle le donne comme quelque chose de différent d’elle » ;
traduction P. Hadot, ibid.
4
Ibid., 26-28: « En effet, des choses pour lesquelles l’‘un’ est un prédicat, chacune est ‘un’, selon le degré selon
lequel elle possède précisément ce qu’elle ‘est’, en sorte que les choses qui ‘sont’ moins ont moins l’‘un’, et que
les choses qui sont plus, ont plus l’‘un’ » ; traduction P. Hadot, ibid., p.72.

249
l’unité même – elle reçoit donc à la fois son unité propre et celle qu’elle transmet aux corps. Le
Noûs est dans la même situation.
Chaque chose existe donc par une certaine unité qui en maintient la diversité, mais en
deçà de l’origine première, celle-ci est dérivée et relative. La logique de l’éminence voudrait que
le sommet de la hiérarchie métaphysique soit l’unité absolue, mais ce sommet coïncide avec la
disparition du caractère en question – le maximum est aussi une annulation. Le premier
chapitre de V, 4 [7] précise, au sujet de la « chose simple » qui précède toute composition et
toute multiplicité : « Parce qu’elle est réellement une, elle n’est pas autre chose puis une. Il est
même faux de dire d’elle qu’elle est une. »1 L’un est tellement un qu’il n’est même plus un –
conformément à l’hypothèse échafaudée autour du bien, la logique de l’éminence s’inscrit dans
celle de la négation et lui est soumise.
Appeler le premier principe « un » c’est donc le décrire encore, non pas tel qu’en lui-
même, mais par ce qu’il confère au dérivé. Autrement dit, tout étant constitue l’unité d’une
multiplicité, mais l’unité pure est en elle-même sans rapport avec la multiplicité qui en
dépend : son unité n’a donc de sens que depuis le dérivé. On comprend dès lors qu’en VI, 9
[9], Plotin tire cette conséquence :

Ne disons pas « Un », pour éviter de donner l’un comme attribut à un sujet autre que lui. En vérité, aucun
nom ne lui convient. Mais puisqu’il faut bien lui donner un nom, il convient de l’appeler « Un », comme
on le fait communément […]. Pour cette raison, il est difficile de le connaître, et il est plutôt connu à
partir de ce qu’il engendre, à savoir la réalité (ousia)2.

Le nom d’« un », comme celui de « bien » est inexact, sert à le désigner comme nous pouvons,
et renvoie au principié. Il y a donc seulement, d’un côté, des êtres qui requièrent un
fondement pour leur unité relative, et de l’autre, le principe qui leur confère celle-ci sans être
lui-même un à proprement parler. Aussi étrange que cela puisse paraître, alors que la
métaphysique plotinienne est essentiellement marquée par le privilège de l’unité, il n’y a
aucune unité pure dans l’univers qu’elle décrit !
Le sixième chapitre de V, 5 [32] envisage cette situation sous un angle légèrement
différent :

1
Ennéades V, 4 [7], 1, 7-9 ; traduction J.-F. Pradeau, Traités 7-21, op. cit., p. 19.
2
Ennéades VI, 9 [9], 5, 30-34 ; traduction F. Fronterotta (que nous donnons ici pour des raisons de clarté),
Traités 7-21, op. cit. p. 84.

250
Peut-être que ce mot « un » contient une négation de la multiplicité. C’est pourquoi les Pythagoriciens,
entre eux, désignaient symboliquement l’« un » comme « Apollon », en tant que négation de la
multiplicité. Mais si l’« un », tant le nom que ce qu’il signifie, est une affirmation, sa nature deviendra
moins évidente que si l’on ne prononçait pas son nom. Car peut-être que l’on prononce ce nom afin que
celui qui cherche, s’il commence par ce nom qui signifie la simplicité absolue, finisse par le renier, car
même s’il a été institué aussi bien que possible par celui qui l’a posé, ce nom n’est pas digne de manifester
la nature de l’Un, parce que l’un ne doit être ni accessible à l’ouïe, ni connu par quelqu’un qui écoute : s’il
est vrai que quelqu’un peut connaître l’Un, c’est celui qui le voit1.

Si le texte commence de façon hésitante, il finit très clairement : appeler le premier principe
« un », ce n’est pas le qualifier, mais en nier la multiplicité, pour diriger la recherche vers ce qui
excède toutes choses, y compris finalement l’unité. C’est sans doute ce texte précis qui fait dire
à Etienne Gilson, dans L’être et l’essence, que « l’être en tant qu’être dépend finalement d’un
au-delà de l’être qui n’est autre que sa répugnance essentielle et primitive au multiple, c'est-à-
dire l’Un »2. Cependant, l’un ne se définit pas seulement comme ce qui exclut la pluralité mais
aussi comme ce qui répond à la requête d’une origine pour l’unité relative associée à cette
pluralité. Cela signifie-t-il le rétablissement d’un rapport de continuité ? Aucunement, puisque
nous avons lu sans doute possible que l’un n’est pas un.
La désignation de l’arkhè comme un ne recouvre donc pas une connaissance positive –
comme dans le cas du bien, les concepts qui permettent de l’approcher doivent finalement
s’effacer. Parler ainsi du premier revient à le désigner par un passage à la limite opéré depuis
l’unité relative du dérivé – c’est en vertu de cette logique que la projection de la nature du
principe depuis le dérivé peut toujours apparaître comme enraciné, soit dans ce qu’est
(relativement) ce dernier, soit dans ce qu’il n’est pas (c'est-à-dire dans ce qu’il requiert). C’est
parce que l’unité du principié est toujours en même temps une requête que le principe est l’un
pur.
Mais que reste-t-il alors de l’unité ? John Bussanich, dans « Plotinus’ Metaphysics of the
One » veut établir que certains aspects de cet attribut résistent à l’apophatisme radical3. N’est-il
pas vrai que le principe possède réellement l’unité, la simplicité et l’unicité ? On ne saurait
selon lui remettre en question ces déterminations, faute de quoi toute compréhension de

1
Ennéades V, 5 [32], 6, 27-37 ; traduction R. Dufour, Traités 30-37, op. cit., p. 151.
2
E. Gilson, L’être et l’essence, Paris : Vrin, 1981, p. 42
3
J. Bussanich, « Plotinus’ metaphysics of the One », dans The Cambridge Companion to Plotinus, op. cit.,
p. 38-65.

251
l’arkhè serait impossible1. Notons en premier lieu que pour l’interprète lui-même, ces attributs
recouvrent des « propriétés négatives », mais leur négativité lui paraît supposer un discours
kataphatique minimal dont il faut éprouver les aspects fondamentaux. Il affirme tout d’abord
que la simplicité fonde l’antériorité ontologique et l’unicité de l’arkhè – mais nous avons déjà
récusé cette idée au chapitre précédent : l’un n’a besoin que d’être principe pour justifier son
antériorité et sa transcendance, et il n’est donc pas nécessaire de maintenir réellement la
simplicité par-delà son absolutisation. Nous savons également, désormais, que le nom d’« un »
n’implique pas non plus qu’il soit un. Toutefois, John Bussanich voit tout de même dans cet
attribut l’indice de deux caractères positifs qu’il intitule « unité exclusive » et « unité
inclusive ». Il s’agit, d’une part, de la distinction d’avec toute autre chose, l’identité pure à soi-
même, et d’autre part de l’indistinction d’avec le dérivé2. Ces deux dimensions ne sont pas
contradictoires, puisque c’est l’absence en lui de toute altérité qui induit aussi bien son
immanence que sa transcendance : refusant la différence inhérente aux autres, il se distingue
par là même de toutes, mais en même temps, sinon sous le même rapport, il refuse cette
distinction3.
Commençons par l’unité exclusive, qui désignerait d’une part la différence d’avec toute
chose et d’autre part l’identité pure. D’emblée, il apparaît que le premier aspect ne saurait
qualifier le principe en lui-même – sinon, il se définirait par rapport au dérivé. Quant au
second point, l’idée même d’une identité du principe fait problème, puisqu’elle implique une
réflexivité absente au-delà du Noûs. L’identité correspond assez bien au concept de suneinai,
qui comme le montre Pieter A. Meijer dans son commentaire de VI, 9 [9], prend chez Plotin
le sens d’être avec soi-même4. Or au chapitre 6 de VI, 9 [9], il écrit :

Etant un, étant avec lui-même (sunon), il n’a pas besoin de la connaissance de lui-même. Et cependant, il
ne faut pas même lui attribuer l’‘être avec soi’ (suneinai), afin de sauvegarder son unité. Mais à propos de
lui, il faut supprimer et le penser et l’être avec soi (suneinai) et la pensée de soi et des autres5.

1
Ibid., p. 42-43.
2
Pour tous ces éléments, cf. J. Bussanich, ibid., p. 42.
3
Comme nous l’avons établi au chapitre précédent.
4
P. A. Meijer, Plotinus on the Good or the One, op. cit., p. 139-143. Il montre au cours du commentaire de VI,
9 [9], 3, 10-14, que le suneinai renvoie non seulement à un « être-avec » mais encore à un « être-avec-soi », au
sens d’un retour sur soi et d’une union à soi. On remarquera en particulier, p. 140, l’énumération des passages
où ce terme apparaît accompagné d’un pronom réfléchi.
5
Ennéades VI, 9 [9], 6, 49-52 ; traduction P. Hadot, op. cit., p. 95.

252
Plotin commence par attribuer à l’un le suneinai pour indiquer l’unité la plus forte que nous
puissions concevoir, c'est-à-dire celle de la réflexivité du Noûs – puis il le retire. Cette
démarche vise à établir que si le principe est sans identité, il est au-delà d’elle comme sa source,
et non en-deçà comme ce qui en manque. Le chapitre 41 de VI, 7 [38] exclut de manière claire
quelque rapport réflexif que ce soit en l’un : « Il n’est rien pour lui-même (épei oudé héautô
oudén estin) »1. L’« unité exclusive » ne recouvre donc elle non plus aucun trait positif.

B. Unité inclusive : précontenance et omniprésence

L’unité que John Bussanich qualifie d’inclusive signifie que toutes choses sont contenues
ou « précontenues » en l’un 2 . Jean-Marc Narbonne évoque également cette idée de
précontenance, dans La métaphysique de Plotin, et affirme : « Non-être au-dessus de l’être,
« seul et isolé », l’Un ne contient pas moins, paradoxalement encore, sous une forme ramassée
et indistincte, la totalité des êtres. »3 Les deux interprètes s’accordent néanmoins sur ce que
Plotin ne peut soutenir cette position que de façon « paradoxale », ce qui suggère qu’il laisse
simplement coexister les affirmations incompatibles sur la présence du dérivé dans le principe.
Or l’auteur des Ennéades élabore au contraire une solution précise à ce problème : qu’une
chose soit « en l’un » signifie qu’il en est le principe et qu’elle dépend de lui.
L’idée de précontenance est l’une des plus manifestement incohérente par rapport aux
cadres généraux de l’apophatisme, car elle suppose que la principialité institue une continuité.
On comprend ce que signifie la précontenance de l’âme dans le Noûs, car la psukhè pourrait
exprimer ce qui est impliqué dans l’Intellect. Mais comment ce même rapport peut-il exister
entre l’être multiple et ce qui récuse toute multiplicité ?
Outre cette remarque générale, trois textes condamnent indirectement la thèse de la
précontenance en refusant tout redoublement du dérivé dans le principe. D’abord, au
quarantième chapitre de VI, 7 [38], Plotin écrit que l’un doit engendrer avant d’avoir été actif,
faute de quoi il y aurait une activité qui précéderait la première activité4. On trouve une idée

1
VI, 7 [38], 41, 27.
2
J. Bussanich, « Plotinus’ metaphysics of the One », dans The Cambridge companion to Plotinus, op. cit., p. 58,
tous les éléments sollicités figurent dans cette page.
3
J.-M. Narbonne, La métaphysique de Plotin, op. cit., p. 80.
4
Ennéades VI, 7 [38], 40, 30-31. Nous reprendrons précisément ce passage lorsque nous demanderons si l’un
relève ou non de l’énergeia.

253
similaire au douzième chapitre de V, 3 [49] : si la causalité de l’un est assimilée à un
mouvement, « il y aura un mouvement antérieur au mouvement et une pensée antérieure à la
pensée, ou bien son acte parfait sera imparfait et se bornera à une tendance »1. Non seulement
la précontenance n’est pas requise, mais elle conduirait à redoubler en l’un les caractères du
dérivé – ce qui aurait le même effet que l’autoprédication au niveau des idées. Les
conséquences seraient évidemment inacceptables, comme Plotin le rappelle au chapitre 9 de
III, 8 [30] :

Si donc il est toutes les choses rassemblées ensemble, il viendra après toutes les choses ; mais s’il vient avant
toutes les choses, toutes les choses seront différentes de lui et il sera différent d’elles toutes. Et si par
ailleurs il est en même temps lui-même et toutes les choses, alors il ne sera pas principe2.

L’un n’est d’aucune façon « toutes choses rassemblées », qu’il soit postérieur ou concomitant,
car il ne saurait alors revêtir la transcendance indispensable à sa principialité. Il reste « avant »
toutes choses, ce qui implique une différence irréductible avec elles3 ; la théorie de l’« unité
inclusive » comme précontenance est donc récusée à plusieurs reprises.
Plotin paraît pourtant revenir à cette idée dans plusieurs autres textes ; on pourrait donc
voir la précontenance comme une position à laquelle il est acculé, et/ou sur laquelle il
n’observe pas une très grande cohérence. Mais même cette position de repli est exclue, car
l’Alexandrin explique en fait à diverses reprises ce qu’il faut entendre par l’existence du dérivé
« en » l’un. En V, 2 [11], 1, le problème est de savoir comment les choses multiples viennent
de l’un ; toute ambiguïté est alors gommée :

En réalité, c’est justement parce que rien n’était en lui que toutes choses sont venues de lui, et pour que ce qui
est puisse être, pour cette raison, lui n’est pas ce qui est, mais ce qui engendre ce qui est4.

Rien n’est en lui, et c’est là, comme nous le savons par ailleurs, la condition même de sa
principialité. Le même texte reprend le problème sous un autre angle, celui de l’identification
du dérivé au principe – mais la question est en réalité la même : comment l’un peut-il

1
Ennéades V, 3 [49], 12, 36-38 ; traduction Bréhier, Ennéades V, op. cit., p. 66 (je souligne).
2
Ennéade III, 8 [30], 9, 46-49 traduction J.-F. Pradeau, Traités 30-37, op. cit., p. 46
3
La doctrine présentée dans ce texte déroge au principe général de l’asymétrie en faisant de la différence entre
principe et dérivé un rapport réciproque. Nous allons voir toutefois que dans la majorité des cas, Plotin
respecte bien ce principe d’asymétrie.
4
Ennéades V, 2 [11], 1, 4-6 ; traduction F. Fronterotta, Traités 7-21, op. cit., p. 217.

254
constituer une anticipation du dérivé sans déchoir de sa transcendance ? Plotin écrit d’abord
que « l’un est toutes choses, et il n’est aucune d’entre elles ; car principe de toutes choses, il
n’est pas toutes choses »1. Être toutes choses, c’est être leur principe, mais cela signifie n’être
aucune d’entre elles. Le chapitre 2 reprend :

Ainsi toutes choses sont le Premier et ne sont pas le Premier (Panta dé tauta ekeinos kai ouk ekeinos) ; elles
sont le Premier parce qu’elles en dérivent (ekeinos mèn hoti ex ekeinou); elles ne sont pas le Premier, parce
que celui-ci reste en lui-même, en leur donnant l’existence2.

Nulle part n’apparaît l’idée selon laquelle le principié serait réellement en l’un sous quelque
forme que ce soit. Si l’on peut identifier le dérivé au principe, ce n’est en effet que dans la
mesure où il en dérive – reste bien sûr à comprendre ce que recouvre précisément une telle
« dérivation », qui n’est rien d’autre que la procession elle-même, l’émergence du réel. Plotin
donne plusieurs indications pour instruire ce dossier.
Le neuvième chapitre de V, 5, [32] explicite l’expression « se trouver en autre chose », et
applique immédiatement sa définition à l’un, jetant ainsi une lumière supplémentaire sur la
question de la présence du dérivé dans le principe, tout en précisant le sens de la présence du
principe au dérivé. L’un « possède » toutes choses, écrit Plotin, mais n’est lui-même « possédé »
par aucune – autre façon de dire que toutes choses sont (en) lui et que lui n’est (en) aucune
d’entre elles. En ce sens, le rapport métaphysique « être dans autre chose » renvoie
essentiellement à la dépendance ontologique du dérivé à son principe3. Plotin précise pourquoi
l’arkhè prôtè n’est en rien, et définit ainsi sa présence :

Il est présent et il n’est pas présent parce que rien ne l’empêche d’être nulle part dans la mesure où il est
libre envers tout. Car si à l’inverse il en était empêché, il serait limité par autre chose, et les réalités qui le
suivraient ne participeraient pas de lui : le dieu s’avancerait jusqu’à ce point et n’existerait plus par lui-
même, mais il serait l’esclave des choses qui viennent après lui4.

1
Ibid., 1 ; traduction F. Fronterotta, Traités 7-21, op. cit., p. 217.
2
Ibid., 2, 25-27 ; traduction Bréhier, Ennéades V, op. cit., p. 35.
3
Ennéades V, 5 [32], 9, 1-5 : « Tout ce qui naît d’autre chose se trouve, soit dans ce qui l’a produit, soit dans
autre chose, s’il est vrai qu’une chose existe après ce qui la produit. Puisqu’il naît d’autre chose et qu’il a
besoin d’autre chose en vue de naître, il a absolument besoin d’un autre, c’est pourquoi il se trouve en un
autre » ; traduction R. Dufour, Traités 30-37, op. cit., p. 154.
4
Ibid., 13-8 ; traduction R. Dufour, ibid., p. 155.

255
La précontenance et la présence de l’un au dérivé ne recouvrent rien de plus que la
transcendance en régime d’asymétrie : le principe est absent parce qu’il n’est limité par aucun
rapport et à la fois parce que le dérivé lui-même s’en est détourné. D’un autre côté, il est
présent parce que limité par nulle chose qui l’en empêcherait, c'est-à-dire parce qu’il est
indifférent à cette altérité du dérivé, nulle et non avenue de son « point de vue ». On perçoit
d’ores et déjà que cette doctrine risque d’être peu vulnérable à la critique d’une principialité
caractérisée par la présence pleine et sans ombre.
L’inhérence en l’un des choses dont il est principe, et sa présence à elles renvoient en fait
à la transcendance/immanence de l’arkhè. Il est inutile de passer en revue tous les textes qui
présentent une affirmation d’inhérence, surtout sous cette forme « paradoxale ». Ils ne
contiennent rien de plus que ce qui vient d’être exposé1.

C. Autosuffisance

L’unité-simplicité de l’un renvoie également à l’idée d’autosuffisance ou autarkeia. L’un


est isolé, sans besoin des autres choses, ce qui signifie en général, conformément aux cadres
généraux de l’apophatisme, qu’il se définit sans référence au dérivé. Or la logique mise en
œuvre par Plotin sur ce point correspond encore à l’effacement du sommet de la hiérarchie.

1
Si l’on se contente d’examiner les textes évoqués par Bussanich dans sa présentation de la métaphysique
plotinienne de l’un, on ne trouvera en vérité aucune discordance avec ce qui vient d’être dit. Faisons-le
rapidement pour dissiper toute hésitation. Pour commencer, Bussanich évoque VI, 4 [23], 2, 3-5, et VI, 5
[24], 1, 25-26, mais ces textes parlent très clairement d’autre chose que de l’un : pour le premier il s’agit de
l’univers intelligible, et pour le second, il n’y est question que du bien de chaque chose et non de l’un (Plotin
veut montrer que ce bien est à chercher vers l’intérieur et situé « dans l’être » ce qui exclut toute confusion).
Ensuite, VI, 7 [38], 32 : « Ce que personne n’a produit n’est aucun des êtres et, en même temps, il est tous les
êtres ; il n’est aucun des êtres, parce que les êtres lui sont postérieurs ; tous les êtres, parce que tous viennent
de lui. » (Ennéades VI, 7 [38], 32, 12-14 ; traduction P. Hadot, Traité 38, op. cit., p. 166). L’un n’est donc
tous les êtres que parce qu’ils viennent de lui, on reste dans le cadre de la doctrine définie par V, 2 [11] 1 et 2,
et V, 5 [32], 9. C’est ensuite VI, 8 [39], 21 : « Toutes les choses qui sont se trouvent contenues en lui. C’est
en effet par une forme de participation à lui qu’elles existent, et c’est vers lui que remontent toutes choses. »
Ici, la contenance signifie encore le rapport de dépendance vis-à-vis de l’un, à savoir la participation à lui, et la
tension conversive – il est révélateur qu’être dans l’un soit immédiatement commenté par l’idée de tendre vers
lui. Enfin, V, 3, 15 [49], 29-30 : il y est dit que l’un « possédait déjà » toutes choses, mais comme indistinctes
(mè diakékriména). Or, la suite du texte rabat finalement cette idée sur le fait que l’un est « puissance de toutes
choses » (32 sq.). Seul peut-être VI, 8 [39], 18 pourrait être probant, lorsqu’il affirme que l’un « possède
ensemble toutes les causes intellectives qui doivent exister à partir de lui ». (VI, 8 [39], 18, 39-40 ; traduction
L. Lavaud, Traités 38-41, op. cit., p. 237). Mais d’une part, ce texte apparaît désormais bien isolé pour fonder
l’idée d’une précontenance réelle en quelque sens que ce soit, d’autre part, il appartient à une section du traité
dont Plotin a précisément averti qu’elle contenait des propositions qui ne doivent pas être entendues de façon
littérale.

256
Le caractère d’autosuffisance est un attribut décisif pour fonder la consistance propre
d’une réalité, il renvoie au fait pouvoir exister de manière séparée. Les Ennéades énoncent à
plusieurs reprises l’autosuffisance du premier principe, notamment en VI, 9 [9], 6 :

En effet, on pourrait aussi concevoir son unité au moyen de la notion d’auto-suffisance. Car il faut qu’il y
ait une réalité qui soit, de toutes, la plus indépendante (hikanôtaton), la plus autosuffisante (autarkèstaton),
la plus dépourvue de besoin (anendééstaton). Car tout ce qui est multiple et non-un est dans le besoin tant
que de multiple qu’il était, il n’est pas devenu ‘un’ : son essence a donc besoin d’être ‘un’. Mais l’Un n’a
même pas besoin de lui-même, car il est lui-même1.

L’autarkeia constitue une absolution vis-à-vis de la multiplicité qui constitue la forme insigne
du besoin. Mais alors, comment comprendre l’usage du superlatif ? En toute rigueur, si toute
multiplicité implique un besoin, il n’est pas seulement « le plus autosuffisant », mais bien le
seul autosuffisant. L’autarkeia suggère donc, lorsqu’elle est attribuée au premier dans ce texte,
une rupture avec le régime général de l’être. Le sens de cette rupture est encore plus lisible en
V, 3 [49], malgré une inflexion apparente du propos. La question est d’abord évoquée au
chapitre 13, et elle apparaît alors comme un indice de continuité entre l’être et son principe,
dans la mesure où ils se suffisent tous deux à eux-mêmes, bien que de manière différente :
l’Intellect se suffit mais a encore besoin de lui-même, tandis que l’un n’a besoin d’absolument
rien.2 Or le chapitre 17 revient sur la question, au moment d’expliquer pourquoi il est
nécessaire de s’élever au-dessus de l’Intellect, et précise alors :

La propriété de se suffire à elle-même n’appartenant à l’Intellect que parce qu’il est fait de toutes choses,
lui est extérieure : or, chacune de ces choses a évidemment du défaut, et c’est parce que chacune participe
à la même unité qu’elle participe, elle aussi, à l’Un, sans être l’Un en soi. Qu’est donc cet Un auquel elle
participe et qui la fait être en même temps que toutes choses ? S’il produit l’être de chacune des choses et
donne à leur multitude le pouvoir de se suffire à elle-même en participant à lui, il est évidemment,
puisqu’il est producteur de l’essence et de l’auto-suffisance (poiètikon ousias kai autarkeias) sans être lui-

1
Ennéades VI, 9 [9], 6, 16-20 ; traduction, P. Hadot, Traité 38, op. cit. p. 93. On trouvera la même idée en II,
9 [33], 1, 8-10. Plotin y affirme que l’un est autosuffisant dans la mesure où il n’est pas issu d’une pluralité.
2
Ennéades V, 3 [49], 13, 16-21 : « Or le principe absolument simple se suffit à lui-même et n’a absolument
besoin de rien. Le principe de second rang se suffit aussi, mais il a besoin de lui-même ; donc il besoin de se
penser lui-même, car un être qui a besoin de lui-même n’est satisfait que par lui-même tout entier et que s’il
réunit tout ce qui le compose ; ainsi, il s’unit à lui-même et sa pensée se tourne vers lui-même » ; traduction
Bréhier, Ennéades V, op. cit., p. 67.

257
même essence (ekeino auto ouk on ousia), au-delà de l’essence et de l’auto-suffisance (épekeina tautès kai
épekeina autarkeias)1.

Si l’autosuffisance n’appartient pas parfaitement au Noûs, elle ne se trouve pas non plus au
niveau de l’un. A proprement parler, par conséquent, l’autosuffisance correspond moins à un
certain niveau de réalité qu’à un rapport du dérivé au principe. L’autarcie métaphysique désigne
le rapport d’une réalité à un amont qui lui permet de se constituer. L’autonomie du Noûs lui
est interne dans la seule mesure où il se rapporte à l’un par lui-même, et non à travers un autre
comme c’est déjà le cas pour l’âme : la forme la plus haute de l’autonomie métaphysique
advient lorsque le rapport à soi est au plus près du rapport au principe infini. Mais alors,
l’autonomie la plus pleine correspond à une forme minimale de dépendance, à soi et au
principe – c’est pourquoi il ne saurait y avoir d’autonomie absolue.
Tout se passe encore comme si, là où l’on attendrait la plénitude d’une qualité réalisée
de façon imparfaite dans le dérivé, cette qualité s’annule : là où l’on devrait trouver l’autarkeia
parfaite, celle-ci disparaît. En fin de compte, même si l’autosuffisance ontologique du Noûs est
dérivée et dépendante, c’est bien la plus pleine. La logique de l’éminence est à nouveau
surdéterminée par celle de la négation, et là encore, celle-ci ne laisse de trace dans celle-là qu’en
lui imprimant une direction ou une orientation : l’un est l’au-delà de l’unité et de la
multiplicité, de la dépendance et de l’autosuffisance mais du côté de l’unité et de
l’autosuffisance.

III. La pensée du principe

Sous la question de la « pensée du principe » il s’agit de savoir si l’arkhè déploie une


activité noétique de quelque sorte que ce soit, d’une part, et, d’autre part, si elle est un objet de
pensée.

1
Ibid., 17, 6-14 ; traduction Bréhier, ibid., p. 72 (modifiée). Remarquons en passant deux idées familières :
premièrement, l’un qui produit l’ousia et l’auto-suffisance se trouve au-delà de celles-ci ; ensuite, être au-delà
de l’ousia revient bien à ne pas être ousia.

258
A. Le principe pense-t-il ?

1. Les principes généraux

Plotin consacre plusieurs traités à démontrer que l’un ne pense pas, ou, pour reprendre
sa terminologie, qu’il est « au-delà » de la pensée. Nous reprendrons d’abord les principaux
arguments qui conduisent à cette conclusion1, avant d’examiner ce qui pourrait la remettre en
cause.
Le traité V, 6 [24], spécifiquement consacré à la question, insiste d’abord sur la dualité
inévitable de ce qui exerce le noein, y compris sous la forme la plus excellente, car ce qui se
pense soi-même devra être « simple et non-simple »2. La requête d’une unité qui maintienne la
multiplicité exige donc qu’il y ait « quelque chose » qui n’intellige plus, au-delà de ce qui
intellige en premier3. Le vingt-quatrième traité ne rejette pas seulement en-deçà de l’un le
noein comme activité théorétique particulière, mais lui refuse aussi la sunaisthésis, mode de
perception globale assimilable à une forme de « conscience »4, qui se trouve placée au même
niveau que la pensée – même démarche pour la gnôsis et l’aisthésis5. Le besoin d’une sunaisthésis
provient d’un défaut métaphysique inhérent au multiple ; la pluralité étant ce qui manque de
soi, elle se cherche et se rassemble sous la forme d’une perception d’ensemble6. Ce défaut et ce
rassemblement recouvrent en même temps un rapport à soi et un rapport au principe : le
mouvement vers l’arkhè, le désir qui nous porte vers elle constituent le fond même de toute

1
Pour le détail, on ira voir en premier lieu le traité V, 6 [24], tout entier dédié à cette démonstration. Le
neuvième chapitre du traité III, 9 [13] est particulièrement clair sur ce sujet. Le traité VI, 7 [38] y consacre les
chapitres 36-41 ; le traité V, 3 [49] réaffirme la dimension non-intellective de l’un des chapitres 11 à 15.
L’absence d’intellection est encore énoncée en III, 8 [30], 11, 12-13. On peut avoir un doute sur le sens précis
à accorder à la fin du sixième chapitre de VI, 9 [9], mais, comme nous le montrerons, la doctrine y est très
probablement déjà établie.
2
Ennéades V, 6 [24], 1, 13-14.
3
Ibid., 2, 1-5.
4
Plotin fait grand usage de ce terme ; la nuance exacte qu’il revêt ne nous importe guère ici, mais on pourra
s’en faire une bonne idée d’après les remarques de P. A. Meijer, dans Plotinus on the Good or the one, op. cit.,
p. 42-43.
5
En VI, 7 [38], 38, l. 9 sq., Plotin se demande comment on pourra lui retirer l’aisthésis et la gnôsis. Nous
allons nous pencher de façon précise sur la réponse apportée au début du chapitre suivant, mais il suffit ici de
remarquer qu’à la question formulée par une association des deux termes signalés, Plotin répond par un refus,
formulé en termes de noésis, témoignant ainsi de l’équivalence de ces notions.
6
Ennéades V, 6 [24], 5, 1-5. On retrouvera cet argument tel quel en V, 3 [49], notamment en 13, 12-16.

259
pensée, de toute vision (la vision est également située au plan de la noèsis et la sunaisthésis1). En
V, 3 [49], 10, Plotin ajoute que la pensée de soi suppose non seulement une dualité entre le
pensant et le pensé, mais encore, comme on l’a déjà vu, une multiplicité dans le pensé lui-
même. D’une part, en effet, la noèsis, constitue un mouvement 2 , impossible sans une
multiplicité de termes entre lesquels progresser3 ; d’autre part, l’objet de la pensée conjugue
toujours identité et différence4, comme les idées.
Plotin, au moins à partir du vingt-quatrième traité5, refuse donc régulièrement au
principe toute activité noétique. C’est pourtant l’un des traits que les interprètes ont le plus
cherché à lui attribuer. Mais l’absence de pensée en l’un n’est pas affirmée simplement à une
ou deux reprises au détour d’une argumentation portant sur tout autre chose – des
développements approfondis sont consacrés à établir ce fait, et même un traité tout entier. Il
est donc tout à fait exclu de réintroduire le noein en l’un en tirant simplement parti de telle ou
telle déclaration isolée.

2. Les contre-arguments : exposé et examen

John M. Rist dans Plotinus, The Road to Reality rassemble la plupart des meilleurs
arguments en faveur de la pensée du principe. Résumons-les avant d’y répondre. L’interprète
rappelle tout d’abord certains des textes où Plotin récuse les différentes formes de « pensée »
(parakolouthèsis, sunaisthèsis, gnôsis)6. Mais il maintient la possibilité d’une forme de noèsis sur
le fondement de V, 4 [7], 2, où l’on peut lire :

Mais il n’est pas privé d’une certaine sorte de conscience (ouk estin hoion anaisthéton), car toutes choses lui
appartiennent, toutes sont en lui et avec lui, Il a un total discernement de lui-même (pantè diakritikon
héautou) ; il a la vie en lui et toutes choses sont en lui ; il est lui-même la compréhension de lui-même

1
Ibid., 5, 8-10. A comparer avec Ennéades VI, 7 [38], 37, 19-22. Voir aussi, V, 3 [49], 10, 5-6 : « Quoi, ce
principe ne se voit-il pas lui-même ? Non, il n’a pas besoin de se voir. » Traduction Bréhier, Ennéades V,
op. cit., p. 62.
2
Serait-elle immobile comme dans le cas du Noûs.
3
Ennéades V, 3 [49], 10, 14-23 notamment ; le terme de « mouvement » commente les verbes probèsétai (l. 19-
20) et proleusétai (l. 21-22).
4
Ibid., 23-31.
5
Encore une fois, nous montrerons qu’en réalité, l’essentiel est présent dès le neuvième.
6
J. M. Rist, Plotinus, The Road to Reality, op. cit., p. 40.

260
(katanoèsis héautou), par une sorte de perception de lui-même (hoionei sunaisthèsei), dans un éternel repos
(en stasei aidiô) et dans un mode d’intellection différent de celui de l’intellect1.

Ce texte attribue à l’arkhè la katanoèsis comme pensée de soi différente de celle du Noûs2. Rist
signale de manière scrupuleuse les textes contraires3, l’association habituelle de ce terme précis
(katanoèsis) aux activités du Noûs et de l’âme4, et le rejet clair et net de cet attribut en III, 9
[13], 95. Mais il lui semble que d’autres éléments suggèrent tout de même l’existence d’une
pensée inhérente à l’un.
En effet, deuxième point, ce même texte de V, 4 [7], 2, affirme de l’un qu’il n’est pas
« anaisthèton », ce qui est confirmé par V, 3 [49], 13 où Plotin se demande, sans répondre
clairement, si refuser la pensée à l’un implique qu’il soit complètement « sans perception de
soi » (anaisthèton héautou) ou sans « aucune conscience de soi » (oudé parakoloutoun héautô)6.
John M. Rist conclut, tout en admettant le caractère incertain de cette conclusion, à la
possibilité d’une transgression des exclusions habituelles, et attribue à l’un une forme de pensée
singulière. Enfin, troisième et dernier argument tiré du deuxième chapitre de V, 4 [7], l’idée
d’une discrimination totale de soi (pantè diakritikon héautou) – mais l’interprète admet que
l’hypothèse d’une telle perception de soi fait problème, et que cette expression renvoie sans
doute à une affirmation de la simplicité de l’un.
John M. Rist évoque encore VI, 8 [39], 16, qui attribue une « hupernoèsis »7 au principe ;
il admet que Plotin ne précise guère sa nature8, mais estime que ce terme précise ou corrige
celui de katanoèsis, utilisé en V, 4 [7], 29. Puis ce sont les chapitres 38 et 39 de VI, 7 [38] qui
sont invoqués10. Plotin conclut le premier en réaffirmant que l’un ne peut se penser « en tant
que bien ». Le chapitre suivant rebondit alors : « En tant que quoi, alors ? Car rien d’autre
n’est présent au Bien, si ce n’est une certaine intuition simple de soi-même (haplè tis

1
Ennéade V, 4 [7], 2, 16-20 ; traduction J.-F. Pradeau, Traités 7-21, op. cit., p. 22.
2
J. M. Rist, Plotinus, The Road to Reality, op. cit., p. 43.
3
Ibid..
4
Ennéade V, 3 [49], 1, 13 ; IV, 7 [2], 10, 45.
5
Ennéades III, 9 [13], 9, 22 : « To ara katanoein exairétéon ». Le même chapitre avait précisément exclu la
noésis et la parakolouthésis ; l.12-17 notamment.
6
J. M. Rist, Plotinus, The Road to Reality, op. cit., p. 43-44.
7
Ennéades VI, 8 [39], 16, 33.
8
J. M. Rist, Plotinus, The Road to Reality, op. cit., p. 45.
9
Ibid., p. 49.
10
Ibid., p. 47-48.

261
épibolè). »1 L’interprète commence par reconnaître tout ce qui rend cette déclaration de peu
d’usage : d’une part, Plotin ne précisera pas ce qu’elle signifie ; d’autre part et surtout, il
revient immédiatement à la position habituelle, refusant toute pensée à l’un. John M. Rist
estime néanmoins que cette épibolè désignerait une forme exceptionnelle de noein, propre au
principe, foncièrement différente de toute signification ordinaire2. La notion n’apporterait
donc aucune précision assignable3, mais le commentateur conclut : « Il est certain que Plotin
veut assigner quelque forme de pensée à l’Un, mais qu’il est dans l’incapacité de comprendre
ses modalités. »4 Le type de connaissance d’un étant infini diffère tellement de celle d’un étant
fini qu’elle est indescriptible et inimaginable5.
D’autres textes peuvent entrer dans le cadre de cette argumentation, que John M. Rist
ne mentionne pas. Tout d’abord, VI, 9 [9], 4, où il est dit que l’un relève de la catégorie de la
pensée. Ensuite, trois passages des Ennéades assimilent l’un à une forme de Noûs, à savoir les
chapitres 16 et 18 de VI, 8 [39], ainsi que le chapitre 14 de V, 3 [49].
Avant d’aborder l’argumentaire sur le fond, une remarque s’impose. Les conclusions de
John M. Rist paraissent assez raisonnables par leur caractère minimaliste – mais en admettant
qu’elles soient fondées, quelle serait leur portée ? Qu’apporterait cette affirmation d’une pensée
incommensurable à tout ce que nous entendons par là ? Si d’une telle noèsis extraordinaire,
absolument rien ne peut être connu ni expliqué, alors qu’affirme-t-on en l’attribuant à l’un ?

1
Ennéades VI, 7 [38], 38, 25-26 (Bréhier rattache ce passage à la fin du trente-huitième chapitre.
Conformément à toutes les autres éditions, il nous semble plus juste de rattacher ce passage au début de 39) ;
traduction, F. Fronterotta, Traités 7-21, op. cit. p. 104 (modifiée).
2
J. M. Rist, Plotinus, The Road to Reality, op. cit., p. 48 : « The One can know neither itself nor anything in any
ordinary manner of knowing ».
3
Ibid., p. 51.
4
Ibid. « It appears certain that Plotinus wishes to ascribe some manner of knowing to the One, but that he is at loss
to understand its manner of operation. »
5
Mentionnons enfin un dernier point. J. M. Rist n’ignore nullement que l’on peut soupçonner le traité V, 4
[7] de représenter un état primitif de l’hénologie plotinienne, recelant des influences médio-platoniciennes,
celle de Numenius en particulier. On pourrait en effet estimer que dans ce septième traité, l’un ne serait pas
encore clairement distingué du premier principe médio-platonicien, à savoir l’Intellect absolument simple, et
ainsi, les attributs noétiques qui lui sont attachés ne reflèteraient qu’une persistance de cette influence qui
devra laisser place finalement au néoplatonisme authentique, lequel exclura toute pensée de l’un. Or, l’un des
éléments les plus suspects de traduire une telle influence (outre la question centrale elle-même) est la
déclaration selon laquelle l’un est dans un « repos éternel » – trait par lequel Numenius décrit la situation du
Noûs comme premier principe. John M. Rist remarque que VI, 7 [38] 39 associe l’épibolè à un « auguste
repos » (sémnon héstexétai), expression répétée trois fois dans ce seul chapitre ; or Plotin renvoie ici à Platon
lui-même, de sorte que le « en stasei aidiô » de V, 4 [7] peut lui-même faire signe, non vers Numénius, mais
vers Platon lui-même, et que l’argument d’une doctrine précoce sous influence médio-platonircienne ne tient
pas (ibid., p. 48-49). Mais nous verrons que cette pièce de l’argumentation n’est en réalité nullement
probante.

262
Et surtout, comment faire la différence entre penser de cette manière totalement inassignable
et ne pas penser du tout ? Même s’il avait raison, l’interprète soulignerait donc une difficulté
bien plus qu’il n’éclairerait réellement la signification de l’arkhè.
Mais on peut affirmer, en fait, que pour Plotin, l’un ne pense pas. Tout d’abord, le
terme de katanoèsis est immédiatement explicité, dans le texte de V, 4 [7], par celui de
sunaisthèsis – comme perception complète et directe. En ce sens précis, comme le souligne
John M. Rist lui-même, il sera déclaré inapproprié, et explicitement exclu dès III, 9 [13], 9.
Ainsi, comme le note très justement Pieter A. Meijer, seul un rapprochement de la katanoèsis
et de l’hupernoèsis et/ou l’épibolè de VI, 8 [39] remet cette notion en course. Mais l’examen du
registre respectif des concepts en question rend peu plausible un tel rapprochement. Sur quel
fondement, en effet associer un terme désignant un mode de perception courant, applicable de
plein droit aux niveaux inférieurs (katanoèsis), et un hapax dans le texte des Ennéades, qui
viserait, si l’interprète avait raison, un type d’acte absolument singulier1. Il ne nous semble pas
possible de supposer que le second vient « remplacer » l’autre, si cela revient à admettre qu’il
reste quelque chose de la katanoèsis dans l’hupernoèsis.
Pour comprendre le sens de l’hapax en question, nous ne disposons, par définition, que
du contexte immédiat ; or, qu’y lisons-nous ?

Si donc il n’est pas né, mais si son acte et pour ainsi dire sa veille (égrègorsis), qui ne diffère pas du veilleur,
se sont toujours exercés, puisque sa veille et sa superintellection (hupernoèsis) s’exercent sans cesse, il est tel
qu’il a veillé. Mais sa veille est au-delà de la réalité, de l’Intellect et de la vie sensée. Il est lui-même l’au-
delà de ces choses. Il est par conséquent lui-même un acte qui est au-dessus de l’Intellect, de la pensée
sensée (phronèsin) et de la vie2.

Le terme en question est encadré par le thème de l’égrègorsis, et constitue une explicitation de
celui-ci. Or la veille revêt, dans ce texte, une connotation de rupture vis-à-vis du registre
ontologique et noétique, puisqu’elle est située par Plotin au-delà de la réalité, de l’Intellect et
de la vie. Dans le commentaire qu’il donne de ce texte, Georges Leroux remarque que le
vocabulaire de la veille, dans les Ennéades, indique fréquemment la rupture3. Il évoque d’abord

1
Nous reprenons pour l’essentiel l’argument de P. A. Meijer, Plotinus on the Good or the One, op. cit., p. 42,
n.150.
2
Ennéades VI, 8 [39], 16, 31-37 ; traduction, L. L. Lavaud, Traités 38-41, op. cit., p. 234.
3
G. Leroux, Traité sur la liberté et la volonté de l’un, introduction, texte grec traduction et commentaire par
G. Leroux, Paris : Vrin, 1990, p. 364-365. « Exprimant le caractère absolu de l’acte de l’Un, cette vigilance

263
III, 6 [26], 6, où Plotin écrit que contrairement au faux éveil de l’âme dans le corps, l’égrègorsis
véritable signifie quitter celui-ci1. Ensuite, on peut lire au chapitre 5 du même traité : « C’est
comme si, pour supprimer les images de nos rêves, on réveillait l’âme (égrègorsei tèn psukhèn)
qui les produit »2. La nuance de rupture est moins évidente, mais l’idée d’une suppression des
rêves induite par l’éveil semble bien recouvrir encore une « sécession » par changement de plan.
On peut ajouter le célèbre début de IV, 8 [6], que Georges Leroux, curieusement, n’évoque
pas : « Souvent m’éveillant à moi-même en sortant de mon corps… (Pollakis égeiroménos eis
émauton ek tou sômatos) »3. Il est donc fort plausible, malgré le caractère un peu contre-intuitif
de cette conclusion, que l’éveil indique, dans notre texte aussi, une rupture, et non le retour
subreptice au registre noétique, sous la modalité du conscientiel. Et même si tel était le cas, ce
terme se voit immédiatement corrigé, précisé voire réduit par le passage à une description de
l’un comme au-delà de la vie et l’Intellect, et de la pensée (même si elle n’est ici évoquée que
comme phronèsis et non directement comme noèsis 4 ). La « superintellection » de l’un,
s’inscrivant dans cette logique, n’implique donc vraisemblablement pas une véritable pensée en
lui5.
Le point suivant tient à l’expression « pantè diakritikon héautou ». Il est très difficile de
percevoir ce que Plotin entend par là, comme l’admet John M. Rist lui-même, qui ne fonde
guère son argumentation sur ce terme. Pour ce qui est du diakritikon, la nuance de
discrimination, de distinction, renforcée par le préfixe dia-, rend très délicate, voire impossible,
l’application d’un tel concept à une réalité qui récuse toute différence en soi et avec les autres.
A tel point que John Bussanich propose de traduire le terme par « auto-différenciation », et

extrême […] la veille est hypernoétique : elle dépasse la pensée, elle est cet au-delà de la pensée qui s’exprime
dans la formule audacieuse de l’hypernoèsis. » (p. 364).
1
Ennéades III, 6 [26], 6, 69-76 : « Ce qui relève de la sensation, assurément, concerne l’âme endormie ; être
dans le corps, pour l’âme, c’est dormir. Et le réveil n’est véritable (égrègosis aléthinè) qu’à véritablement quitter
le corps, en se levant sans le corps. Car le réveil avec le corps n’est que le changement d’un sommeil pour un
autre sommeil, comme on passerait d’un lit à l’autre, alors que se réveiller vraiment serait quitter tous les corps
qui ont une nature contraire à l’âme et contraire à la réalité » ; traduction J. Laurent, Traités 22-26, op. cit.,
p. 190
2
Ibid., 5, 10-11 ; traduction J. Laurent, ibid., p.186.
3
Ennéade IV, 8 [6], 1, 1-2.
4
G. Leroux, Traité sur la liberté et la volonté de l’un, op. cit., p. 365 : « La métaphore de la veille se tient sur
une ligne de crête, et Plotin s’empresse d’en marquer la limite, par la réaffirmation de l’au-delà de l’être. ».
P. A. Meijer, dans Plotinus on the Good or the One, op. cit., p. 42, n. 150, estime également que nulle
dimension cognitive ne saurait être associée à l’un dans ce passage, même s’il diffère sur l’interprétation
positive qu’il faut lui apporter.
5
Nous rejoignons sur ce point L. Lavaud, qui souligne que l’huper de l’hupernoèsis ne relève pas de l’hyperbole
ou de l’intensification mais au contraire de la rupture par rapport aux concessions qu’il n’a cessé de faire « au
vocabulaire aristotélicien de l’ontologie et de l’intellect » (Traités 38-41, op. cit., p. 310, n. 303).

264
estime qu’il s’agit là plutôt d’indiquer une activité processive1. On ne peut donc pas tirer
beaucoup d’informations positives de ce terme s’il ne se soutient pas d’autres indications qui
permettraient de le préciser – ou bien, s’il faut lui associer une nuance cognitive déterminable,
elle nous semblerait clairement exclure l’application à l’instance que constitue l’un, au moins à
partir du neuvième traité. Globalement, sa pertinence semble d’ailleurs obérée par le refus de la
précontenance ; l’un ne possède rien en lui-même, et l’on voit mal ce que recouvre alors cette
discrimination totale – ce n’est pas l’un, mais le Noûs, qui voit les choses dont l’un est la
puissance.
L’épibolè évoquée en VI, 7 [38], 39 est-elle alors plus probante ? Est-elle le véritable
relais de la katanoésis du septième traité ? John M. Rist soutient qu’au cours de ce chapitre,
Plotin commence par affirmer cette forme singulière de connaissance de soi, puis retrouve la
doctrine normale d’exclusion de la pensée. L’interprète suggère ainsi que Plotin laisse subsister,
sans les articuler, d’un côté l’affirmation d’une forme théorétique exceptionnelle susceptible
d’appartenir à l’un, et d’un autre côté, la négation des formes ordinaires. Or, le texte cité plus
haut se poursuit immédiatement ainsi :

Pourtant, puisqu’il n’a aucune sorte de distance ou de différence par rapport à lui-même, cet acte de se
toucher soi-même (épiballon héautô), que peut-il être d’autre, sinon lui-même (ti an eiè è auto) ? C’est
pourquoi Platon a raison d’admettre qu’il y a altérité là où il y a Intellect et essence. Car il faut toujours
que ce qui est Intellect admette toujours en lui l’altérité et l’identité, s’il doit penser2.

L’épibolè simple du principe consiste à être lui-même, et toute dimension noétique s’évanouit,
puisque la pensée suppose toujours quelque dualité. On pourrait objecter que la portion de
phrase en question se prête à une autre traduction : non pas « que pourrait-elle être, sinon lui-
même », mais « qui pourrait bien l’avoir, sinon lui-même »3. Dans cette dernière traduction il
s’agirait donc de dire que seul l’un pourrait avoir cette intuition de soi spécifique, dans la
mesure où il est simple, alors que la différence marque nécessairement la pensée du Noûs. Mais
cela s’accorde bien mal avec le fait, reconnu par John M. Rist, que l’épibolè est attribuée
ailleurs au Noûs et à l’âme. Elle ne constitue pas, comme l’hypernoèsis, un hapax renvoyant à

1
Indication qu’il finit d’ailleurs par juger inappropriée (J. Bussanich, The One and its Relations to Intellect,
op. cit., p. 22-23).
2
Ennéades VI, 7 [38], 39, 3-5 ; traduction P. Hadot, Traité 38, op. cit., p. 183.
3
Traduction adoptée par Bréhier et McKenna, alors qu’A. H. Armstrong propose la même interprétation que
F. Fronterotta et P. Hadot.

265
une forme de pensée absolument singulière. Certes il ne s’agit peut-être pas, dans les autres cas,
d’une épibolè « simple » ; mais cela est le seul indice, et le bilan est donc très maigre, pour un
texte supposément décisif.
Au regard de l’ensemble du chapitre, et du traité, est-il vraisemblable que Plotin,
précisément occupé à raisonner sur la question de la pensée de l’un, ait voulu soutenir une telle
chose de façon si furtive et équivoque ? Et cela en une séquence qui romprait alors la
continuité et l’homogénéité du raisonnement ? Le passage en question s’insère au contraire très
bien dans le mouvement du chapitre et du traité si on l’interprète ainsi : le chapitre 38 se
termine, en excluant que le premier principe puisse se penser en tant que bien, sous peine d’y
introduire une dualité ; Plotin veut alors généraliser le propos, et montrer que l’un ne se pense
pas du tout – ce qui est très exactement l’objet du chapitre 39 dans son ensemble. Les
premières lignes de celui-ci sont articulées en deux temps: (a) comment se pensera-t-il,
puisqu’il n’a de lui-même qu’une épibolè simple ? (b) Réponse : en aucune manière, puisqu’à
proprement parler, l’exercice de cette épibolè n’est rien d’autre que sa simplicité absolue. La
logique du propos suggère donc que ce terme est avancé puis retiré – et que Plotin, encore une
fois, tient surtout à situer l’absence de pensée au-dessus de celle-ci, pour écarter une
interprétation privative.
Que penser à présent de l’idée selon laquelle l’un « n’est pas sans aisthèsis » ? Cela
implique-t-il qu’il en possède une ? Plotin aurait encore pu vouloir dire cela en V, 4 [7], mais
assurément plus en V, 3 [49]. Il veut sans doute s’assurer, encore une fois, que l’on ne
confonde pas négation et privation, comme au sixième chapitre de VI, 9 [9], qui permet à la
fois de corriger ce premier pas du traité V, 4 [7], et de préciser ce que dira le chapitre 13 de V,
3 [49] :

Ce n’est donc pas parce qu’il ne se connaît pas et ne se pense pas qu’il y aura de l’ignorance en lui (agnoôn
estai). Car il n’y a d’ignorance que lorsqu’il y a altérité, quand quelqu’un ignore une autre. Mais le Seul ne
connaît pas et n’a rien qu’il ignore1.

Ce n’est pas parce qu’il ne connaît pas qu’il est ignorant, et ce n’est pas parce qu’il ne pense
pas qu’il est inconscient, pas plus qu’il n’est aveugle ou sourd – cette négation est la marque
d’une supériorité. Mais alors que l’absence d’organes perceptifs ne saurait constituer un

1
Ennéades VI, 9 [9], 6, 44-49 ; traduction P. Hadot Traité 9, op. cit. p. 95.

266
problème, l’absence de pensée, pour un auditoire imprégné de platonisme et d’aristotélisme, ne
pouvait sonner d’abord que comme une déficience, et il convient donc de corriger cette
interprétation spontanée sans violer la négativité de l’un. Ce point est confirmé par VI, 7 [38],
37 :

Car l’Intellect, s’il ne pensait pas, serait ‘privé de pensée’ (anoètos) : ce qui a pour nature de penser, s’il lui
arrive de ne pas exercer cette œuvre propre est ‘privé de pensée ‘. Mais celui qui n’a aucune œuvre propre à
exercer (médèn ergon esti), pourquoi lui assignerait-on une œuvre propre déterminée pour ensuite, parce
qu’évidemment il ne l’exerce pas, lui attribuer la privation de cette œuvre-là, comme si l’on disait : ‘il est
privé de l’art de la médecine’ ?1

On voit donc ce que signifient selon toute vraisemblance les propositions en question2.
Examinons à présent les textes qui ne sont pas évoqués par John M. Rist. A la fin du
chapitre 6 de VI, 9 [9], Plotin s’emploie à montrer que l’un ne pense pas – mais un très court
passage fait problème. Il vient d’énoncer l’idée selon laquelle l’absence d’activité noétique en
lui n’équivaut pas à une ignorance ; il poursuit en rejetant jusqu’au suneinai, et
conséquemment l’intellection de soi et des autres choses. Puis il écrit : « Car il ne faut pas le
concevoir selon la catégorie du pensant, mais bien plutôt selon celle de la pensée »3. Cette
déclaration (du moins si on l’isole), pourrait être invoquée comme un argument en faveur de la
pensée de l’un. Toutefois, la doctrine ici défendue est claire, grâce à la suite de ce même
chapitre, mais aussi par recoupement avec VI, 7 [38], et V, 6 [24]. Le sixième chapitre précise
en effet immédiatement : « Or la pensée ne pense pas, mais elle est cause du penser pour un
autre qu’elle »4, et continue par l’affirmation selon laquelle « la cause diffère de l’effet ». Le
chapitre 37 de VI, 7 [38] reprend la même idée :

1
Ennéades VI, 7 [38], 37, 24-28 ; traduction P. Hadot, Traité 38, op. cit., p. 180.
2
Telles sont les raisons pour lesquelles il n’est pas nécessaire d’examiner le rapprochement entre l’immobilité
de V, 4 [7] et celle de VI, 7 [38] ; ce trait à lui seul ne saurait impliquer aucune conséquence pour le dossier
qui nous occupe. D’autant que si l’on prête attention au détail, l’expression est en fait utilisée, au trente-
neuvième chapitre de VI, 7 [38], pour distinguer le premier et le deuxième un sur la question même de la pensée
(cf. VI, 7 [38], 39, 15-33).
3
Ennéades VI, 9 [9], 6, 52-53 ; traduction P. Hadot, Traités 9, op. cit., p. 95-96.
4
Ibid., 53-54 ; traduction P. Hadot, ibid., p. 96.

267
S’ils entendent ‘acte’ comme seulement ‘en acte’, et s’ils disent qu’il doit penser parce que l’acte est en
même temps pensée, il faut leur répondre que la pensée, si elle est pure pensée, ne pense pas, de même que
le mouvement ne se meut pas1.

La correspondance doctrinale entre VI, 9 [9], 6 et VI, 7 [38], 37, renforce encore l’idée que
l’un ne pense pas. Il est « pensée » seulement comme « cause de la pensée », et non comme
pensant. Pierre Hadot écrit dans le commentaire de ce passage2 que, sous des dehors ambigus,
il s’agit en fait d’un argument supplémentaire visant à prouver que le premier ne pense pas. La
logique de ce passage du neuvième traité est donc claire : Plotin se demande « de quelle
catégorie » relève l’un – ce qui revient déjà à annoncer un fort degré d’imprécision ; la réponse
est qu’il faut le ranger du côté de ce qui est simple et producteur, de ce qui produit la pensée,
et non de ce qui doit attendre un objet pour devenir pensant – tout comme le mouvement ne
se meut pas mais permet aux choses de se mouvoir.
Certains commentateurs relèvent trois textes qui assimilent l’un à « une sorte de Noûs »3.
Commençons par le dernier d’entre eux : en V, 3 [49], 14, Plotin affirme de l’un qu’il est « le
Noûs intérieur » :

Quand nous atteignons l’intelligence pure et en avons l’usage, nous voyons qu’il est l’Intellect intérieur (ho
endon noûs), qui donne l’essence (ousia) et tous les éléments de cet ordre ; lui n’est rien de tout cela, mais
supérieur à ce que nous appelons « être » (kreitton toutou, ho légomènon), il est plus et plus grand que ce
que nous en disons, supérieur au verbe, à la pensée et au sentiment (kreittôn logou kai nou kai aisthèséôs),
car il donne ces choses, mais n’est aucune d’entre elles4.

Plotin emploie bien cette expression d’« intellect intérieur », mais l’explique immédiatement
par une série de négations visant précisément les traits noétiques de la deuxième hypostase,
notamment le logos, et l’aisthèsis. Comme il le fait si souvent, l’auteur des Ennéades commence
donc par concéder quelque chose au discours positif, puis le retire. Remarquons que dans ce

1
Ennéades VI, 7 [38], 37, 15-16 ; traduction F. Fronterotta, Traités 38-41, op. cit., p.101-102. Voir aussi V, 6
[24], 6, 9-10 : « Ensuite, ce n’est pas non plus l’intellection qui intellige (oud’ hè noèsis noei), mais ce qui
possède l’intellection (alla to ekhon tèn noèsin). » Traduction L. Lavaud, Traités 22-26, op. cit., 115.
2
P. Hadot, Traité 9, p. 174-176. Il rejoint ainsi globalement la position de P. A. Meijer, Plotinus on the Good
or the One, op. cit., p. 212-213.
3
Signalons par exemple M. I. Santa Cruz, « L’un est-il intelligible ? », La connaissance de soi, Etudes sur le
traité 49 de Plotin, dirigé par M. Dixsaut, Paris : Vrin, 2002, p. 77 ; ou encore J.-M. Narbonne, Les deux
matières, op. cit., p. 31. Notons toutefois que les deux interprètes ne sont pas sur les mêmes positions, et que
J.-M. Narbonne fera évoluer la sienne.
4
Ennéades V, 3 [49], 14, 13-19 ; traduction Bréhier, Ennéades V, op. cit., p. 68-69, modifiée.

268
texte encore, être « supérieur » ou « meilleur » signifie pour le principe un excès et que celui-ci
se traduit bien par une négation. On peut se tourner maintenant vers VI, 8 [39], qui assimile
l’un à une forme de Noûs, aux seizième et dix-huitième chapitres. Il y est dit au chapitre 16
que celui-ci est « hoion noûs »1. Le chapitre 18 affirme quant à lui que la nature intellective du
deuxième un « manifeste ce qui est comme un intellect dans l’unité sans être intellect »2. Mais
aucune affirmation n’est unilatérale : le chapitre 16 tempère la qualification d’un hoion,
indiquant une rectification des attributs qui ne conviennent pas en toute rigueur. L’affirmation
chapitre 18 est soumise, quant à elle, à pas moins de trois corrections : en premier lieu, ce dont
témoigne l’intellect est « comme » (on retrouve le hoion) un noûs ; de plus, il est « dans
l’unité »3, deuxième correction puisque l’on sait que la deuxième hypostase est un et multiple,
et que c’est cette multiplicité qui rend possible la pensée ; enfin et surtout, cet intellect n’en est
finalement pas un (« hou noun onta ») ! C’est donc peu dire que Plotin met en garde contre
une interprétation unilatérale de telles propositions – et là encore, il semble bien que
l’affirmation ne soit avancée que pour être ensuite retirée.
Le bilan sur la question est clair : selon Plotin, l’un ne pense pas. Mais peut-être faut-il
accorder à l’un, sinon une certaine forme de pensée, du moins un rapport à soi pré-noétique,
qui se rapprocherait de l’activité du Noûs inchoatif.

B. Le rapport pré-noétique : amour et désir de soi

Comme on l’a vu avec la description de la genèse de l’Intellect, ce dernier tend d’abord


vers le bien sur le mode du désir ou de l’amour, avant de se faire pensée. Peut-être faut-il
accorder que ce dernier éprouve un amour ou un désir de soi. On cite parfois à l’appui de cette
thèse les chapitres 15 et 16 de VI, 8 [39], où l’Alexandrin produit en effet de telles
affirmations4. Tout d’abord, au chapitre 15 : « Et il est à la fois objet d’amour et lui-même

1
Ennéades VI, 8 [39], 16, 15-16.
2
Ibid., 18, 21-22 (« Marturein ton hoion en héni noun ou noun onta. »)
3
Pour la traduction de « en héni noun », cf. L. Lavaud, Traités 38-41, op. cit. p. 315-316, n. 334.
4
On lira par exemple A. Pigler, Plotin, une métaphysique de l’amour, Paris : Vrin, 2002. Précisons encore une
fois qu’il ne s’agit nullement d’interdire, ou de frapper de nullité l’idée d’une métaphysique de l’amour chez
Plotin ; la dimension médiatrice de l’amour dans le cheminement mystique, ou l’idée d’un rapport amoureux
à soi même du Noûs sont sans doute des axes de réflexion intéressants et féconds. Mais il faut situer
exactement cette métaphysique à son niveau et sa place propre ; il nous semble ainsi particulièrement difficile
de valider entièrement une proposition telle que « L’originalité de Plotin, sa génialité même, consiste en ce

269
amour, c'est-à-dire qu’il est amour de soi. »1 Il paraît insister sur ce thème en parlant, quelques
lignes plus bas, d’un désir de l’un pour lui-même. Au chapitre suivant, on lit également :

Il se porte pour ainsi dire à l’intérieur de lui-même (eis to eisô hoion phérétai hautou), puisqu’il s’aime en
quelque sorte lui-même (hoion héauton agapèsas), lui qui est pur éclat, et puisqu’il est précisément cela
qu’il aime2.

En premier lieu, signalons le caractère exceptionnel de ces déclarations, dont on ne voit


d’équivalent nulle part ailleurs dans les Ennéades, et qui surgissent dans ce texte après que
Plotin a multiplié les mises en garde et souligné le caractère inadéquat des formules qu’il
utilise. Remarquons ensuite qu’au traité III, 5 [50], spécialement consacré à l’Erôs, et dont on
peut attendre la doctrine la plus exacte sur ce point, Plotin l’associe à un certain manque,
(dont on voit mal ce qu’il viendrait faire au niveau de l’un), et le situe à un niveau processif
très inférieur. Pour ce qui est maintenant de VI, 8 [39], 16, il convient de reporter une partie
de la discussion, dans la mesure où cette expression est immédiatement explicitée par l’idée
d’une auto-production. Le contenu le plus positif du fait de s’aimer, dans le cas de l’un, revient
à l’idée d’être cause de soi, et il faudra expliquer ce que recouvre une telle idée.
L’examen de la logique du désir, telle qu’elle apparaît au chapitre 15, révèle parfaitement
le sens de la démarche :

Et il ne pourrait certes pas s’unir à lui-même (to suneinai héautô ouk an allôs ekhon) si ce qui s’unit et ce à
quoi il s’unit n’étaient un et identiques (to sunon kai to hô sunestin hen kai tauton éiè). Or si ce qui s’unit
fait un avec ce à quoi il s’unit, si ce qui d’une certaine façon désire ne fait qu’un avec l’objet du désir (to
hoion éphiémenon tô éphétô hen), et si cet objet du désir est considéré relativement à son existence comme
un substrat (kata tèn hupostasin kai hoion hupokeiménon), il nous apparaît de nouveau que le désir et la
réalité sont une seule et même chose (tauto hè éphésis kai hè ousia)3.

En établissant un parallèle entre le suneinai et le désir, ce texte montre ce que devient le


rapport réflexif caractéristique de la deuxième hypostase lorsqu’il est appliqué à son principe.
Le Noûs « désire toujours et obtient toujours » en tant qu’il coïncide éternellement avec soi, en

que l’Amour se trouve au cœur de l’Un, en tant que source de la procession et racine du Réel […] l’amour
diffusif du Principe y est conçu comme une vie immense… » (p. 11).
1
Ennéade VI, 8 [39], 15, 1, traduction L. Lavaud, Traités 38-41, op. cit., p. 231.
2
Ibid. 16, 12-14 ; traduction L. Lavaud, ibid., p. 233.
3
Ibid., 15, 2-8 ; traduction L. Lavaud, ibid., p. 231.

270
un acte qui suppose le maintien d’une distance minimale ; mais cette distance étant abolie en
l’un, le désir ne saurait plus y avoir nulle place. Ce point apparaît indirectement dans ce texte à
travers l’identification du désir à l’ousia, puisqu’il est clair que l’un transcende le niveau dont
elle relève. L’assimilation, dans la première hypostase, du désir et de l’ousia signifie donc, selon
toute vraisemblance, une disparition de l’un et de l’autre. Le onzième chapitre de III, 8 [30]
confirme ce point. Après avoir dit que le Noûs désire toujours et obtient toujours, Plotin écrit :
« Mais le Bien, lui, ne désire rien – car que pourrait-il désirer ? – et il n’obtient rien car il n’a
jamais rien désiré. »1 Le but de Plotin est simplement de montrer qu’en l’un, il n’y a aucune
distance entre ce qu’il est, ce qu’il veut et ce qu’il fait ce qui est exactement le sens de son auto-
production, comme on le verra.
La conversion vers une unité qui exclut toute dimension réflexive correspond à
l’annulation des déterminations du deuxième un, puisque, comme nous l’avons montré, le
Noûs est tout entier constitué par un rattrapage de la première différence avec son principe et
avec soi. Certaines affirmations semblent relever si évidemment de cette démarche que
l’Alexandrin ne prend même pas la peine de les réduire ensuite ; ainsi nous semble-t-il par
exemple du regard vers soi que lui attribue le chapitre 16, alors même que VI, 7 [38] l’avait
explicitement refusé au bien2. Ici encore, Plotin entend éviter que la disparition soit interprétée
comme une privation – il essaie de montrer que l’annulation des attributs en question
implique un passage à un niveau supérieur, et que celui-ci est à la fois principiel et
incommensurable. L’un n’est donc, à proprement parler, ni désir ni amour, mais marque
l’annulation de cet attribut comme fusion ou dépassement de la différence entre l’aimant et
l’aimé.

C. Le principe est-il intelligible ?

Comme nous l’avons lu plus haut, le deuxième chapitre de V, 4 [7] présente l’un comme
un noéton, le terme lui étant appliqué plusieurs fois. Comment comprendre ce que Plotin dit
ici ? Car d’un autre côté, il rejette cet attribut :

1
Ennéades III, 8 [30], 11, 23-24 ; traduction, J.-F. Pradeau, Traités 30-37, op. cit., p. 48.
2
Ennéades VI, 7 [38], 41, 31 : « Oudé blépei dè héauto ». Remarquons que Plotin utilise ici le même verbe,
blépein, qu’en VI, 8 [39], 16.

271
S’il n’est pas un intellect mais qu’il doit échapper à la dualité, alors ce qui vient avant cette dualité doit
être au-delà de l’Intellect. – Mais qu’est-ce qui empêche que cela, ce soit l’intelligible ? – C’est que
l’intelligible est aussi conjoint à l’Intellect. – Alors s’il n’est ni l’Intellect ni l’intelligible, que peut-il bien
être ? – Nous dirons qu’il s’agit de ce dont proviennent l’Intellect et l’intelligible qui lui est conjoint1.

On trouve ici la doctrine habituelle : l’un, comme principe de la dualité du Noûs, récuse les
termes constitutifs de cette dualité ; l’intelligible et l’intellect relèvent rigoureusement parlant,
d’un même niveau de distinction. On retrouve cette idée au chapitre 13 de V, 3 [49], où l’on
se rappelle que Plotin fait de la pluralité une condition de toute intelligibilité, et conclut :

La réalité la plus simple de toutes n’a pas la pensée d’elle-même ; si elle l’avait, elle serait une multiplicité.
Donc elle ne se pense pas, et on ne la pense pas (outé esti noèsis autou)2.

L’arkhè ne pense pas, ne se pense pas, et n’est pas en elle-même intelligible – c’est pourquoi il
n’y a d’elle ni perception ni science.
On peut dire cependant que, contrairement à l’attribut d’« intellectif », celui
d’« intelligible » pourra continuer d’être associé à bon droit au premier, pourvu que l’on en
saisisse le sens exact. Il convient de rappeler que le Noûs à l’état inchoatif est un effort
indéterminé vers son origine, puis intellige à proprement parler en saisissant celle-ci. Dans
cette opération, il pluralise ce qui est essentiellement simple, et révèle ainsi son incapacité à
recevoir la puissance de l’un sous forme unitaire. C’est pourquoi en VI, 7 [38], 15,
l’Alexandrin affirme des objets intelligibles inhérents au deuxième un qu’ils existent en lui, non
comme ils étaient dans l’un, mais comme il peut les recevoir3.
C’est le deuxième chapitre de V, 6, [24] qui présente la situation de la façon la plus
claire, en conciliant les affirmations apparemment opposées :

Et l’Intellect qui possède l’intelligible ne pourrait exister s’il n’y avait de réalité qui soit purement un
intelligible. Elle sera intelligible relativement à l’Intellect, mais en elle-même elle ne sera au sens propre ni
intelligente, ni intelligible4.

1
Ennéades III, 8 [30], 9, 10-12 ; traduction J.-F. Pradeau, Traités 30-37, op. cit., p. 44.
2
Ennéades V, 3 [49], 13, 35-37 ; traduction Bréhier, Ennéades V, op. cit., p. 68 (je souligne).
3
Ennéades VI, 7 [38], 17, 13-14, nous avons déjà évoqué ce texte au cours de l’examen d’ l’Intellect comme
agathoeidés.
4
Ennéades V, 6 [24], 2, 7-9 ; traduction L. Lavaud, Traités 22-26, op. cit., p. 110-111.

272
Ce texte expose parfaitement la structure de fusion-effacement déjà rencontrée, dans laquelle le
sommet de la hiérarchie correspond à une abolition du caractère hiérarchisé : l’intelligible pur,
qui fonde toute intelligibilité, n’est pas lui-même intelligible. Dans son article « L’un est-il
intelligible », Maria Isabel Santa Cruz conclut très justement en ce sens : « Plotin dénie à l’Un
le caractère d’objet d’intellection, dans la mesure où la connaissance de l’Un coïncide avec la
connaissance que l’Intelligence a d’elle-même. »1 Autrement dit, l’intelligibilité est encore une
projection opérée depuis le dérivé, pour lequel seul elle fait réellement sens.

D. La ressemblance du Noûs avec son principe

La démarche de Plotin dans le deuxième chapitre de V, 6 [24] nous semble apporter une
précision décisive quant au problème de la ressemblance supposée entre les deux premiers
principes, et illustre parfaitement l’asymétrie de rapport dont nous avons fait une part de la
matrice apophatique. En effet, si la constitution du Noûs exige du premier qu’il soit noèton
avant lui, cette exigence n’a de sens que du point de vue du dérivé. En proposant explicitement
cette solution, notre texte fournit une clef pour interpréter les déclarations de ressemblance
entre l’un et le Noûs2 de manière cohérente avec l’incommensurabilité du principe – ce que
l’on ne saurait faire en admettant simplement que la position de Plotin est « paradoxale ».
Une confirmation, et une indication supplémentaire, peuvent être tirées du quinzième
chapitre de V, 3 [49] ; Plotin y écrit que ce qui est issu de l’un doit en différer, mais qu’il lui
ressemble dans la mesure où il aspire à lui3. Mais ne suggérait-il pas déjà cette doctrine dès V, 1
[10], 7 ? On y apprenait que le Noûs doit être en quelque manière l’un, qu’il il doit « garder
beaucoup de choses de lui » et lui « ressembler »4. Or la suite immédiate du texte indiquait que
le premier n’est pas un Intellect (ou noûs5), ni aucune des choses qui sont dans le Noûs6.
L’auteur des Ennéades se contredisait-il donc à quelques lignes d’intervalle ? La doctrine de
l’asymétrie permet d’éviter cette conclusion, si l’Intellect possède « beaucoup de choses » du
bien sans que la réciproque soit vraie, et donc sans que l’un comprenne réellement la pluralité

1
M. I. Santa Cruz, « L’un est-il intelligible », dans La connaissance de soi, op. cit., p. 90
2
Comme par exemple en V, 1 [10], 7, 1-5 ou en VI, 8 [39], 18, 32-35, déjà cités.
3
Ennéades V, 3 [49], 15, 7-8. On reviendra plus précisément sur ce texte décisif lors de la présentation des
apories relatives à la principialité processive de l’un.
4
Ennéades V, 1 [10], 7, 1-4. .
5
Ibid., 4-5.
6
Ibid., 21-22.

273
marquée par cette expression. C’est donc le Noûs qui définit la ressemblance avec son principe
en se convertissant vers lui, et en projetant les caractères impliqués par cette conversion.
Plusieurs pièces du dossier sur la pensée de l’un plaident pour cette thèse. Ainsi la
plupart des comparaisons de l’arkhè avec un Noûs sont soumises à réduction de manière plus
ou moins discrète. C’est le cas par exemple dans le chapitre 18 de VI, 8 [39], où Plotin semble
défendre avec insistance l’idée d’un rapport paradigmatique entre les deux premiers principes.
En premier lieu, outre les réserves générales dont les affirmations de ce traité font l’objet,
l’Alexandrin marque dans le détail du texte la dimension approximative de son discours. Nous
avons déjà lu que de l’Intellect témoigne de l’un comme ce qui est pour ainsi dire (hoion) un
intellect « dans l’unité » et « sans être intellect » ; comment donner un sens à une telle
déclaration, sinon en admettant que le rapport de ressemblance est projeté depuis le Noûs ? Il
est vrai en revanche que Plotin affirme, au même chapitre : « Ce qui est dans l’un est semblable
à ce qui est dans l’Intellect »1. Or il ajoute immédiatement : « Mais sur un mode à tous égards
supérieur (pollakhè meizôn) », ce qui implique déjà une correction, voire une négation –
puisque l’éminence revêt habituellement, à ce niveau, un sens négatif. En second lieu, lorsque
cette ressemblance semble réaffirmée quelques lignes plus bas, on lit que le Noûs « n’est pas
d’une espèce différente (mè alloeidés) » ; autrement dit, il y aurait une similitude selon l’eidos
entre le deuxième un et ce dont on sait par ailleurs qu’il est anéidéon. Est-ce faire violence à la
pensée de Plotin que de voir dans de telles précisions autant de propositions inadéquates, qu’il
faut corriger ? Et comment les corriger de façon plus respectueuse de l’esprit et de la lettre du
plotinisme qu’en leur appliquant la doctrine de l’asymétrie ?
Il n’est pas certain que Plotin ait pensé de façon explicite cette idée de ressemblance
asymétrique, mais elle peut lui être attribuée sans grande violence herméneutique. En premier
lieu parce qu’elle s’inscrit parfaitement dans le cadre de l’asymétrie de relations entre dérivé et
principe, et permet de comprendre comment ces relations associent incommensurabilité et
ressemblance. En second lieu, cette idée apparaît deux fois dans les Ennéades, alors que notre
philosophe se penche expressément sur cette question – surtout en V, 6 [24]. Enfin, on peut
trouver une expression directe de cette logique dans le traité I, 2 [19], où Plotin explique
d’abord que la vertu nous rend semblables aux dieux qui ne la possèdent pourtant pas2, et

1
Ennéades VI, 8 [39], 18, 32-33 ; traduction L. Lavaud, Traités 38-41, op. cit., p. 237.
2
Ennéade I, 2 [19], 1, l. 46-52 : « De même nous tenons du monde intelligible l’ordre, la proportion et
l’accord, qui constituent ici-bas la vertu ; mais les êtres intelligibles n’ont nullement besoin de cet accord, de
cet ordre et de cette proportion, et la vertu ne leur est d’aucune utilité ; il n’en reste pas moins que la présence

274
ensuite que « plus un être participe à la forme, plus il devient semblable à l’être divin, qui est
sans forme »1.
Il semble par conséquent raisonnable de conclure que pour Plotin lui-même, le
premier principe n’est pas plus intelligible qu’intelligent. Qu’il s’agisse de l’exercice de la
pensée, d’une activité pré-noétique, ou encore de l’intelligibilité, on retrouve ainsi la structure
d’éminence/fusion/effacement qui est apparue avec les autres traits examinés.

IV. Acte et puissance

Pour comprendre les problèmes que posent l’énergeia et la dunamis lorsqu’elles sont
attribuées à l’un, il faut anticiper un peu sur la question des modalités d’exercice de sa
principialité et présenter la doctrine dite des « deux actes ». Celle-ci formalise un modèle de
causalité essentiel pour la compréhension de l’archie ; toutefois, il ne s’agit pas encore d’évaluer
sa portée – nous y reviendrons au prochain chapitre – mais seulement d’en exposer les grands
traits, afin de comprendre l’attribution à l’un de la puissance et de l’acte.
En V, 4 [7], 2, Plotin expose la doctrine pour la première fois, afin d’expliquer la
manière dont un principe peut produire tout en restant inchangé :

En chaque chose, il y a un acte qui appartient à la réalité (tès ousias) et un acte qui provient de la réalité (ek
tès ousias) ; l’acte qui appartient à la réalité est la chose même, et l’acte qui provient de la réalité doit à tous
égards en être la conséquence nécessaire, tout en étant différent de la chose elle-même. Ainsi en va-t-il du
feu […] Il en va bien de même pour l’intelligible [ekei : celui-là, l’un], et même davantage encore, car,
lorsqu’il demeure dans son état habituel, l’acte engendré par la perfection et par l’acte qui sont en lui
acquiert l’existence. Dans la mesure où il provient d’une grande puissance, et même de la plus grande de
toutes les puissances, il atteint l’être et la réalité (eis to einai kai ousian). Car le premier est « au-delà de la
réalité (épekeina ousias) » ; il est puissance de toutes choses2.

de la vertu nous rend semblable à eux. De ce que la vertu nous rend semblable à l’être intelligible, il ne
s’ensuit pas nécessairement que la vertu réside en cet être. » Traduction Bréhier, Ennéade I, op. cit., p. 52-53.
1
Ibid., 2, 21-22 ; traduction Bréhier, ibid., p. 53. On trouve un écho de cette position chez Denys
l’Aréopagite, dans Les noms divins, chapitre 2, § 8 : « Il n’est point d’exacte ressemblance entre les effets et les
causes ; si les effets portent en eux quelque empreinte de la cause, celle-ci pourtant reste séparée de ses effets et
les transcende en raison de sa nature même de principe. » Traduction M. de Gandillac, dans Œuvres complètes
du pseudo-Denys l’Aréopagite, traduction, commentaire et note de M. de Gandillac, Paris : Aubier, 1943, p. 85.
2
Ennéades V, 4 [7], 2, 28-31, puis 34-41 ; traduction J.-F. Pradeau, dans Traité 7-21, op. cit., p. 22.

275
Le premier acte est la chose même, le deuxième est une production découlant de l’existence de
cette chose dès lors qu’elle est complète et parfaite, et l’un en tant qu’origine est défini comme
puissance – précisément comme « dunamis pantôn ». Remarquons d’abord que ce modèle
causal conduit à qualifier l’un aussi bien d’« acte », puisqu’il occupe la place du tout premier
acte, que de « puissance » ; cela ne jette-t-il pas d’emblée un doute sur la volonté plotinienne
de dégager, dans cette doctrine, une qualité positive inhérente à l’un ?
Deuxième texte essentiel : le chapitre 6 de V, 1 [10]. Après avoir écrit que l’idée
d’engendrement, appliquée aux réalités éternelles, désigne une situation au sein d’un rapport
causal, Plotin précise que cette idée n’implique aucune inclination, aucun vouloir, aucun
mouvement1, mais recouvre un rayonnement (périlampsin) depuis une source en elle-même
inaffectée :

Et toutes les choses qui sont (panta ta onta), tant qu’elles subsistent, produisent nécessairement grâce à
leur réalité propre (ek tès autôn ousias) et en vertu de la puissance qui est présente en elles, une réalité
indépendante dirigée vers l’extérieur et qui leur est attachée ; cette réalité est comme une image (eikôna)
des modèles dont elle est née. Le feu produit la chaleur qui vient de lui ; et la neige ne garde pas à
l’intérieur d’elle-même tout son froid […] Oui, toutes les choses, une fois qu’elles sont parvenues à la
perfection (èdè téléia), engendrent ; mais ce qui est toujours parfait (téléion) engendre sans cesse et quelque
chose d’éternel ; de surcroît, il engendre une réalité qui lui est inférieure (ellaton)2.

Chaque étant, dans la mesure où il est pleinement, produit un acte qui n’amoindrit pas sa
réalité mais l’exprime 3 . Cette théorie suppose d’une part que tout l’étant dispose d’une
puissance productive. D’autre part, elle montre que le déploiement de cette puissance laisse le
producteur inaffecté, cet aspect étant sans doute le point central – a contrario, le produit, tout
en jouissant d’une certaine autonomie, reste attaché à sa cause et dépend d’elle. Cette doctrine
confirme donc la thèse de l’asymétrie de rapports entre principe et dérivé.
Outre les autres aspects sur lesquels nous reviendrons, ce modèle de productivité paraît
faire du principe une énergeia et une dunamis. Mais ces traits sont-ils inhérents à l’un, l’acte et

1
Ennéades V, 1, [10], 6, 25-27.
2
Ibid., 30-39 ; traduction F. Fronterotta, ibid., p. 162-163.
3
On trouvera deux reformulations de cette doctrine, qui n’apportent guère de précisions essentielles : tout
d’abord en IV, 5 [29], 7, et ensuite en V, 3 [49], 7. G. Aubry, dans « Puissance et principe », résume ainsi ce
modèle causal : « De tout être parvenu à son point d’achèvement, ou de perfection, émane nécessairement une
puissance qui, à son tour, donne naissance à un nouvel acte ou à un nouvel être. » « Puissance et principe »,
Kairos, n. 15, op. cit., p. 26.

276
la puissance sont-ils des noms propres pour lui, et que nous apprennent-ils exactement à son
sujet ?

A. Acte et liberté

Nous commencerons par traiter la question de l’énergeia, en même temps que celle des
traits « éleuthériologiques » attachés au premier un (c'est-à-dire la liberté, la maîtrise de soi, le
fait de dépendre de soi) ; ces thèmes sont en effet fortement intriqués, dans le texte central sur
la question (à savoir VI, 8 [39]), qui manifeste de manière exemplaire, à travers leur traitement
commun, un aspect important de la logique apophatique.

1. L’acte

Si la doctrine des deux actes s’applique normalement à l’un, comme le suggèrent


apparemment les textes qui viennent d’être évoqués, celui-ci est un acte premier. Or V, 6 [24],
6 évoque bien l’arkhè comme un « acte premier »1, et l’idée réapparaît à plusieurs reprises en
VI, 8 [39].
D’un autre côté, Plotin écrit au moins deux fois que l’un est antérieur à l’acte2 ; il
affirme également que le Noûs constitue le premier acte3, particulièrement en VI, 7 [38]4 – or
ce traité, comme on l’a vu, évoque un « acte premier » pour désigner le stade pré-noétique de
l’Intellect. Il semble donc que le modèle causal des deux actes ne s’applique pas strictement au
premier stade de la procession, et que si un acte émane de lui comme, il n’est pas acte en lui-
même5. Mais comment interpréter alors les textes contraires ?

1
Ennéades V, 6 [24], 6, 4-9.
2
On retiendra Ennéade III, 8 [30], 11, 8-10 : « Les autres choses ont certes une activité qui s’exerce en
fonction du Bien et grâce au Bien, mais le Bien, lui, n’a besoin de rien » ; traduction J.-F. Pradeau, Traités 30-
37, op. cit., p. 48. Ou encore Ennéade I, 7 [54], 1, 19-20 : « Puisqu’il est au-delà de l’être, il est au-delà de
l’acte, au-delà de l’Intellect et au-delà de la pensée. » Traduction Bréhier Ennéade I, op. cit., 108.
3
On retiendra Ennéades III, 9 [13], 9, 8, où Plotin affirme que l’intellection de l’un est le premier acte. Idée
reprise en Ennéades V, 3 [49], 12, 27, qui emploie bien au sujet du Noûs l’expression d’acte premier (hè prôtè
énergéia).
4
On retiendra par exemple : « Si donc il y a un principe avant l’activité (énergéias proteron), ce principe est au-
delà de l’activité (épekeina énergéias) » (Ennéade VI, 7 [38], 17, 9-10 ; traduction F. Fronterotta, ibid., p. 69).
Ou encore : « C’est avant même d’avoir été actif que le Bien a engendré l’activité, car sinon l’activité aurait dû
être déjà avant de s’engendrer. » (Ibid., 40, 30-31 ; traduction F. Fronterotta, ibid., p. 106-107).
5
Cette idée ne pourra être pleinement traitée qu’au chapitre suivant, avec l’examen des explications et
justifications générales de la principialité de l’un.

277
Examinons pour commencer le sixième chapitre de V, 6 [24], qui pose sans doute le
moins de problèmes. On y reconnaît une démarche familière, car Plotin y est confronté à
l’objection suivante : si on lui enlève l’intellection, le principe ne sera-t-il pas privé
d’énergeia ? Il répond alors en faisant de l’un un acte qui ne pense pas1. On peut donc
soupçonner que cette attribution vise à écarter une interprétation privative de la négation
simultanée de l’acte et de la pensée.
Si l’on revient à V, 4 [7], 2, il faut noter en premier lieu que c’est, à notre connaissance,
le seul texte exposant la doctrine des deux actes qui présente explicitement l’un comme une
énergeia. En V, 1 [10], cette doctrine est formulée en termes de puissance et de perfection,
alors qu’en V, 3 [49], 7 et en IV, 5 [29], 7, où l’on retrouve en revanche le vocabulaire de
l’énergeia, elle s’applique, d’une part, au Noûs, et, d’autre part, à la lumière. En second lieu,
dans les traités 7 et 10, les termes utilisés suggèrent nettement un abus de langage déterminé
par l’analogie avec des réalités inférieures. C’est en effet à ce qui relève de l’ousia que la
doctrine s’applique manifestement de plein droit, et c’est donc au Noûs qu’elle s'adapte
pleinement. En quel sens parler du premier comme téléion, c'est-à-dire parfait au sens
d’achevé ? Ce vocabulaire, qui convient éventuellement à la constitution du deuxième un,
n’est-il pas manifestement déplacé au sujet du premier ? Le détail du vocabulaire au travers
duquel se fait la présentation de cette doctrine suggère qu’il s’agit d’un schéma général qui
s’applique à l’un moyennant une transposition où les termes normaux ne tiennent plus –
autrement dit, Plotin pratique ici le « transfert » de propriétés qu’il théorise par ailleurs.
Il reste alors à comprendre les affirmations répétées de VI, 8 [39], et en particulier du
chapitre 20, qui parle d’un acte premier de l’un qui est sans ousia (aneu ousias), mais « comme
son existence (hoion hupostasis) »2. Or, ici encore, Plotin est confronté à une objection qui tire
parti du discours apophatique pour jeter le soupçon d’une imperfection de l’un, ce qui
explique la multiplication des énoncés peu rigoureux. Comme on l’a vu en examinant son
métadiscours, il avertit plusieurs fois au cours du traité que l’on ne parle du principe que par
transfert de qualités impropres, souligne l’inadéquation des termes utilisés et la nécessité d’un
« relâchement » du discours3. Au-delà de ces avertissements généraux, il corrige très souvent les
formules qu’il emploie. Examinons le détail du chapitre 20. Celui-ci finit en donnant les
indications suivantes :

1
Ennéade V, [24], 6, 4-9.
2
Ennéade VI, 8 [39], 20, 10-11.
3
Nous avions évoqué en particulier les chapitres 8, l. 3-6, et 13, 47-50.

278
Quoi donc qui ne soit son acte (Ti oun, ho mèn énergei) ? Et quoi qui ne soit son œuvre (kai ti, ho mè ergon
autou) ? Car s’il y avait quelque chose en lui qui ne soit son œuvre, on ne pourrait dire absolument ni qu’il
ne dispose librement de lui-même ni qu’il tient toutes choses en sa puissance1.

Que penser de l’attribution de l’énergeia et de l’ergon ? La première question signifie plutôt


« quoi donc qu’il n’actualise ? », et semble porter par conséquent aussi bien sur lui-même que
ce qui en émane. Dès lors, l’un se rapporterait de même façon à lui-même et au dérivé, ce qui
implique à la fois une réflexivité interne et un motif de continuité principe/dérivé difficilement
acceptables. Même si l’on ignore ce premier point, dans le traité qui précède tout juste, non
seulement l’acte est nié plusieurs fois de l’un, comme on l’a dit, mais l’œuvre (ergon)
également, et à deux reprises2. Ensuite, que veut dire l’association de l’acte et de l’existence ?
Une pleine réponse à cette question doit attendre le traitement des attributs ontologiques et
hypostatiques, mais on remarque que la formulation est affectée d’un « hoion », et que la suite
du texte renvoie nettement à la stratégie de « réponse par excès » dont notre philosophe a
expliqué qu’elle serait la sienne au cours du traité. Il poursuit en effet : « Car si l’on posait son
existence sans acte, le principe serait défectueux, et le principe le plus parfait de tous serait
imparfait. »3 Ne s’agit-il pas évidemment de combattre l’idée que le premier principe serait une
existence privée d’acte – même si au sens propre, il est effectivement sans acte ?
Cette interprétation est accréditée par la formulation d’une théorie de l’auto-causalité de
l’un, sur laquelle il faut s’arrêter dès maintenant car comme on va le voir, elle apporte plus de
précisions sur le « rapport » de l’un-bien au dérivé que sur sa principialité. L’idée de « cause de
soi » prise abstraitement, viole évidemment sa simplicité en lui assignant un rapport réflexif.
Mais son sens véritable est clairement défini dans ce même chapitre 20 : « Il faut comprendre
l’expression « se produire soi-même » comme indiquant la coïncidence de l’acte de produire et
de soi-même. »4 L’absoluité du premier, pensée sous les espèces de l’unité, impose cette logique
de « fusion » : l’un est totalement cause et totalement existant, son être ne se distingue donc

1
Ibid., 20, 24-28 ; traduction L. Lavaud, Traités 38-41, op. cit., p. 240-241.
2
Il le fait par deux fois, dans un passage déjà cité. VI, 7 [38], 37, 26 : « Mèdén ergon esti » ; et 28-29 : « Mèdén
dé ergon einai autô ? hoti mèdén epiballei autô poiein ».
3
Ennéades VI, 8 [39], 20, 11-13 ; traduction L. Lavaud, Traités 38-41, op. cit., p. 239.
4
Ibid., 25-27 : « To pépoiékènai héauton touto noeisthô to sundromon einai to pépoiékènai kai auto » ; traduction
L. Lavaud, Traités 38-41, op. cit., p. 240.

279
pas de sa causalité1. C’est aussi en ce sens qu’il écrivait quelques lignes plus haut : « Son acte
n’accomplit pas autre chose, mais le Bien est tout »2. Et n’était-ce pas ce qui était affirmé
chapitre 12 ?

Donc, s’il y a en lui un acte, et si nous le faisons lui-même consister dans cet acte, il n’en sera pas pour
autant autre que lui-même et privé de toute maîtrise sur lui-même, lui dont dérive son acte, puisqu’il n’y a
pas de différence entre son acte et lui-même. Mais si de façon générale, nous refusons qu’un acte soit en
lui, et si ce sont les autres choses qui acquièrent l’existence en agissant autour de lui, c’est à plus juste titre
encore qu’on affirmera qu’il n’existe là-bas ni ce qui maîtrise, ni ce qui est maîtrisé. Mieux, on ne lui
appliquera pas même l’expression « maître de lui-même » […] Là toutefois où il n’y a pas deux choses,
mais bien une seule chose – qu’elle soit un acte ou qu’elle ne le soit pas du tout – il n’est pas juste de dire
qu’elle est « maîtresse d’elle-même »3.

Le mouvement du texte est révélateur : Plotin commence par dire qu’il coïncide avec son acte,
et par conséquent qu’il est maître de lui-même ; puis, il évoque une hypothèse, qu’il soutient
en général par ailleurs, selon laquelle il n’a pas d’acte – comme si le passage à l’absolu
impliquait une fusion des propriétés de niveau inférieur, c'est-à-dire une disparition de celles-ci
« les unes dans les autres ». Cette interprétation est accréditée par le traitement de la « maîtrise
de soi ». D’un côté, si l’un en était simplement privé, cette propriété ne pourrait advenir nulle
part dans le dérivé, ce qui est inacceptable ; mais d’un autre côté, le passage à l’absolu de la
maîtrise de soi implique sa disparition, pour autant que les termes indispensables à un tel
rapport se sont dissouts. Plotin ne déroge pas ici aux principes généraux qui gouvernent son
archéologie ; en toute rigueur, on ne peut attribuer ces choses à l’un qu’en les retirant ensuite.
Ainsi le sens du chapitre 20 semble-t-il clair : dire que son existence est « comme son acte »
signifie que ces deux choses se confondent en lui, et qu’elles n’y sont pas plus au sens propre
que l’intelligence ou l’intelligible Dans notre texte de VI, 8 [39], on voit combien le concept
d’acte et la doctrine des deux actes sont bouleversés par la transcendance de l’arkhè, puisque
l’énergeia correspond à la fois à ce qui en « dérive » (acte second) et à elle-même (acte premier).
Cette situation montre ce que signifie son auto-causalité : une fusion de ce qu’elle est et de ce
qu’elle produit. Etre « cause de soi » signifie que le soi et l’acte coïncident, qu’il n’y a, entre son

1
L. Lavaud remarque, dans une note attachée à sa traduction (ibid., p. 322, n. 378), que Plotin use du terme
sundromon au chapitre 1, l. 29, pour désigner la coïncidence avec soi-même. Cette remarque n’accrédite-t-elle
pas l’idée d’une « fusion » dans l’identité de l’un ?
2
Ibid., 7-8 ; traduction L. Lavaud, ibid., p. 239.
3
Ibid., 12, 22-28, et 35-37 ; traduction L. Lavaud, ibid., p. 225.

280
pouvoir et lui-même, aucun hiatus laissant la place à la question de la provenance du principe.
C’est une autre manière de dire que l’absoluité et l’indétermination radicale attachée à la
transcendance bloquent la régression à l’infini. Cela n’implique nullement de disqualifier une
interprétation insistant sur cette auto-causalité – il s’agit là d’une originalité et d’une richesse
de la pensée plotinienne qui mérite d’être explorée ; mais cette originalité et cette richesse ne
semblent pleinement compréhensibles que dans l’articulation de l’auto-causalité avec la
transcendance, qui la conditionne et en détermine le sens.
Si l’on revient au problème de l’énergeia, on peut donner raison à Georges Leroux
lorsqu’il écrit :

plus un acte se rapproche du pur acte originaire, plus il coïncide avec sa définition ; mais plus cette
coïncidence avec soi est grande, plus elle devient inexprimable puisqu’elle s’identifie avec l’Un1.

Mais il faut aller plus loin : l’acte de l’un n’est pas seulement inexprimable ; il n’est plus un
acte. Que son existence se confonde avec son acte, qu’il soit cause de lui-même, tout cela
renvoie à l’idée de ce qui, au-delà (et non en-deçà) de l’étant, fait fusionner et disparaître ses
propriétés essentielles dans son absoluité. Il s’agit donc bien d’un schéma récurrent et essentiel
de l’archéologie plotinienne : la transcendance absolue de l’arkhè signifie à la fois et
indissociablement un accomplissement et une abolition de ce qui est transcendé.

2. La liberté

L’idée d’acte est directement liée, en VI, 8 [39], aux déterminations relevant de la
liberté, qui constituent le problème central du traité. Comme le résume Georges Leroux dans
son commentaire du chapitre 13 : « Le concept de volonté est introduit par le concept d’acte,
facilitant l’identité de l’acte, de l’essence et de la volonté qui fait la thèses des six chapitres qui
suivent. » 2 Or les attributs « éleuthériologiques » doivent faire l’objet d’une réduction
comparable à celle qui s’applique à l’énergeia, et plus rigoureuse encore.
Après avoir examiné la liberté au niveau humain, au cours des cinq premiers chapitres du
traité, Plotin reporte son attention sur les principes pour examiner ce qu’elle y devient. On se
souvient que, déjà pour l’homme, le « principe libre » est ce par quoi nous nous unissons aux

1
G. Leroux, Traité sur la liberté et la volonté de l’un, op. cit., p. 72.
2
Ibid., p. 329.

281
êtres supérieurs ; si « être libre » signifie aller sans entraves vers son principe, la liberté
maximale est naturellement assignée à l’Intellect, qui tend directement au supérieur absolu. Or
la fin du chapitre 6 est consacrée à montrer que la « volonté » (boulèsis), et le fait de dépendre
de soi (to éph’autô) impliquent une tension vers l’un, alors que l’intellection du Noûs est déjà
un séjour éternel auprès de lui, ou même en lui – de sorte que Plotin finit par avouer un
scrupule à attribuer ces déterminations à l’Intellect lui-même :

Par conséquent, si nous situons ce qui dépend de nous dans la volonté du Bien (ei oun én boulései tou
agathou éthiménèn to éph’hémin), ce qui est déjà établi dans ce que sa volonté veut être, comment cela
n’aurait-il pas la capacité de dépendre de soi ? Ou alors, il faut donner à l’Intellect une position supérieure,
si l’on préfère ne pas élever à ce niveau la capacité de dépendre de soi1.

Tout le chapitre place les attributs relevant de la volonté en situation inférieure à ceux de
l’intellection. Peut-on soutenir que cette supériorité s’avérera caduque, dès lors que la suite du
traité attribuera la volonté au bien lui même2 ?
Le chapitre suivant, il est vrai, surmonte déjà le scrupule et réintroduit la liberté dans le
Noûs :

L’âme devient donc libre (éleuthèra) lorsque, grâce à l’Intellect, elle se hâte vers le Bien sans rencontrer
d’obstacle, et ce qu’elle fait par ce biais dépend d’elle-même (kai ho dia touto poiei éph’hautè). L’intellect
pour sa part est libre de son propre fait. Quant à la nature du Bien, elle est l’objet même de l’aspiration, et
elle est ce grâce à quoi les autres choses possèdent la capacité de dépendre d’elles-mêmes (to éph’hautô
ekhei)3.

C’est dans le deuxième un que réside apparemment la liberté maximale, si l’on peut vraiment
la lui attribuer. Le bien lui-même ne présente pas ce caractère mais en constitue la source
(comme le suggérait VI, 9 [9], 6 : « En sorte que, pour l’Un, il n’y a pas de bien ni donc de
volonté de quelque chose »4 ; n’en résulte-t-il pas que l’un ne saurait être libre au sens strict ?)
C’est alors qu’intervient le tournant du trente-neuvième traité, avec l’objection identifiée
par la tradition sous le nom de « discours téméraire » : puisque l’un n’est pas libre au sens
habituel, on pourrait en conclure qu’il ne l’est pas du tout, et ne possède ni la maîtrise de soi,

1
Ennéades VI, 8 [39], 6, 41-45 ; traduction L. Lavaud, Traités 38-41, op. cit., p. 213-214.
2
Comme le soutient L. Lavaud, ibid., p. 265, n. 98.
3
Ennéades VI, 8 [39], 7, 1-4 ; traduction, L. Lavaud, ibid., p. 214.
4
Ennéades VI, 9 [9], 6, 39-40 ; traduction P. Hadot, Traité 9, op. cit., p. 95.

282
ni la capacité de dépendre de soi. Plotin répond d’abord que si cela était vrai, la conséquence
serait la disparition de ces caractères à tous les autres niveaux, puisque c’est du bien que
dépend la liberté des autres choses. Si toutes choses tendaient vers une telle arkhè elles
tendraient ipso facto vers la privation de liberté, et l’univers serait ainsi un immense
mouvement d’aliénation – toutefois, si cette conséquence est évidemment déplaisante, elle n’en
constitue pas pour autant un argument. Mais l’un reste bien au-dessus des ces déterminations :

Ces qualités appartiennent aux êtres éternels en tant qu’ils sont éternels et à ceux qui poursuivent le Bien
sans difficulté ou qui le possèdent. Or, étant donné que le Bien est au-dessus de tout cela, il est absurde de
penser que d’une certaine façon, il cherche un autre bien au-dessus de lui1.

La conclusion évidente n’est-elle pas que l’un, principe de toute liberté, de toute maîtrise de
soi est aussi au-delà de ces attributs ? S’il y avait un doute, le chapitre 8 le lèverait
expressément :

Pour nous, assurément, il faut tout écarter de lui : ce qui dépend de soi (to ép’autô) car c’est là quelque
chose d’inférieur, la libre détermination (autexousion) car cela exprime un acte dirigé vers autre chose, et
même le fait que son acte ne rencontre pas d’obstacle2.

La doctrine est bien celle que nous avons dégagée avec l’acte et l’auto-causalité : l’un intègre et
dissout dans son absoluité les éléments nécessaires à la constitution des propriétés inhérentes
aux niveaux inférieurs – de sorte que ces propriétés lui sont inapplicables.
Il est vrai néanmoins que Plotin, dans la suite du traité, attribuera plusieurs fois au
premier principe l’une ou l’autre de ces déterminations. Est-il raisonnable pour autant de
soutenir, comme le fait Georges Leroux3 par exemple, que l’Alexandrin développe en VI, 8
[39] un discours kataphatique ayant sa propre légitimité et que la liberté, ou la volonté ou le
fait de dépendre de soi seraient ainsi, l’un ou l’autre ou bien tous, attribuables à l’un ? La

1
Ennéades VI, 8 [39], 7, 29-32 ; traduction L. Lavaud, Traités 38-41, op. cit., p. 215.
2
Ibid., 8, 9-12 ; traduction L. Lavaud, ibid., p. 217.
3
G. Leroux, Traité sur la liberté et la volonté de l’un, op. cit., p. 296-297. Il affirme exactement : « En un sens,
VI, 8, malgré les réserves du chapitre 8, représente bien plutôt l’entreprise d’une théologie affirmative […]
mais chez Plotin, ceci est une exception : la théologie négative est plus constante. » (p. 296). C’est aussi
semble-t-il la position de L. Lavaud, Traités 38-41, op. cit., p. 189-194. Dans ces pages de l’introduction au
traité, le traducteur et interprète reconnaît la nécessité d’une transformation radicale des concepts en question
pour qu’ils puissent être appliqués à l’un, mais semble bien plaider finalement pour un maintien, en lui, des
concepts de liberté ou de volonté (cf. par exemple, p. 192, où il est question d’une liberté « propre au bien »,
d’une « volonté libre du premier principe », etc.).

283
structure même du traité semble l’exclure. Il faut noter en premier lieu que les attributs en
question n’apparaissent nulle part ailleurs dans les Ennéades, et que tout le début du traité
aboutit sans aucune ambiguïté à la conclusion qu’ils sont inapplicables à l’un, voire même au
Noûs. Ensuite de quoi Plotin indique qu’il va employer des expressions en toute rigueur
inexactes – puis il réitère ces mises en garde, non seulement aux chapitres 8, 13 et 19, qui
théorisent la relativisation du langage, mais aussi par des allusions plus discrètes, qui ponctuent
presque chaque chapitre du traité, au point que l’on comprend vraiment mal comment celui-ci
peut être considéré comme le lieu d’une hénologie positive1. Il faut y insister : même s’il ne
corrigera plus systématiquement les formulations approximatives dans la suite du traité, Plotin
rappellera encore la doctrine exacte, à savoir que l’un est au-dessus du vouloir2, qu’il n’est pas
maître de lui-même3, ou encore, que lorsque nous-mêmes nous unissons à lui, nous sommes
alors « plus que libres et plus que librement disposé (pléon è éleuthéroi, kai pléon è
autexousioi). »4 A proprement parler, la tension vers le bien constitutive de la volonté libre ne
lui est donc attribuée que de façon abusive, en projetant des traits qui n’appartiennent
réellement qu’au dérivé, et c’est la provocation du discours téméraire qui conduit Plotin à
répondre par excès pour éviter l’interprétation privative. S’il faut assigner au principe l’un ou
l’autre des attributs qui gravitent autour de la liberté, c’est selon toute évidence pour échapper
à une objection qui dérange particulièrement notre auteur. Encore une fois il est intéressant et
fécond d’explorer les ressources métaphysiques qu’offre une telle description du premier
principe, et d’en souligner à la fois l’originalité et l’importance – mais il convient alors de
reconnaître, non seulement que le l’arkhè transcende cette détermination, mais encore que
celle-ci ne peut être réellement comprise si on ne la subordonne pas à cette transcendance.

1
Après le chapitre 8, dont on a vu comment il explicite la relativisation du langage, le chapitre 9 nous enjoint
de ne pas nous arrêter aux mots (l. 2-3). Le début du chapitre 10 interroge l’utilisation de telle ou telle
expression, puis les lignes 19-20 exigent que l’on ne dise rien à son sujet. Le début du chapitre 11 nous
enjoint de « nous éloigner en silence » (l. 1-2), puis, comme on l’a vu, critiquera l’utilisation du verbe être à
son endroit (l. 7-8), et la suite revient sur ce point en invoquant les « nécessités du discours ». Le chapitre 13
reviendra sur ce problème avec beaucoup de force, et à deux reprises. Le thème disparaît (du moins si l’on
excepte les très nombreux « hoion » dont le texte est émaillé, et dont le chapitre 13 a précisément théorisé
l’emploi) jusqu’au chapitre 19, qui reviendra en longueur sur l’ineffabilité de l’un et la manière dont les
discours à son sujet doivent être compris.
2
Ibid., 9, 44-48 ; le mouvement du texte est, là encore, révélateur : « Il est tout entier une puissance qui est
toute entière réellement maîtresse d’elle-même, qui est cela qu’elle veut, ou plutôt, qui projette ce qu’elle veut
dans les êtres, puisqu’elle est elle-même supérieure à toute forme de vouloir et qu’elle a mis le vouloir après
elle. Elle n’a donc pas elle-même voulu être « ainsi », de sorte qu’elle se serait conformée à cet « ainsi » ».
3
Cf. le passage déjà évoqué de la fin du chapitre 12 (l. 22-37).
4
Ibid., 15, 23-24.

284
B. Puissance et infinité

Avec le concept de puissance, nous en venons à ce qui constitue peut-être le nom le plus
propre du principe – mais nous allons constater que cette situation rend la dunamis
hénologique presque indéfinissable, et qu’elle doit aussi être réintégrée dans le cadre général de
l’apophatisme1.
Un tel caractère, en régime plotinien, ne revêt aucun des deux sens qu’il présentait chez
Aristote. Il ne renvoie bien entendu à nulle forme d’« en-puissance ». Tout d’abord parce qu’il
faut distinguer, en général, la puissance de l’en puissance, comme on le lit au deuxième chapitre
de II, 5 [25], qui définit la première comme une capacité d’accomplir quelque chose par soi-
même, alors que le second relève d’une disposition passive qui ne passe à l’acte que grâce à un
autre être en acte2. Ensuite, dans le cas de l’un, il est évidemment impossible d’interpréter ce
caractère comme une capacité de réception, et de passion3. La doctrine des deux actes exprimée
en VI, 1 [10], 6, montre que toutes choses produisent « en vertu de la puissance qui est
présente en elles ». Il s’agit donc bien de traduire par ce concept une capacité d’engendrement.
Mais l’un n’est pas censé non plus constituer une puissance active au sens d’Aristote, dans la
mesure où son action n’est pas déterminée par un patient qui viendrait en définir le champ et
l’efficacité4. Le caractère illimité de la puissance hénologique exclut qu’une instance extérieure
en définisse les conditions d’exercice.
Mais que signifie alors la dunamis ? L’idée de puissance n’implique-t-elle-pas la
constitution d’une continuité entre cause et effet ? Commençons par examiner la réception de
la puissance par le Noûs. A l’instar de Jean-François Pradeau, qui insiste sur le thème du dérivé

1
Sur cette question de la puissance du premier principe dans les Ennéades, on lira en particulier G. Aubry,
Dieu sans la puissance, op. cit., part. 2, chapitre 6 « Puissance et principe », p. 215-248.
2
Ennéades II, 5 [25], 2, 33-34 : « Car ce qui est « en puissance » obtient l’être en acte d’une autre chose, alors
que pour la puissance, l’« acte », c’est ce qu’elle peut accomplir par elle-même » ; traduction R. Dufour,
Traités 22-26, op. cit., p. 142.
3
Voir par exemple Ennéade V, 3 [49], 15, 32-35 : « Ce second principe est un acte, tandis que l’Un est la
puissance de toutes choses. – Mais quelle est ici la signification du mot puissance ? Ce n’est pas le sens où l’on
dit que la matière est en puissance parce qu’elle reçoit les formes : la matière pâtit, et cette passion est opposée
à l’action (to poiein) » ; traduction Bréhier, Ennéades V, op. cit., p. 70.
4
Comme l’écrit G. Aubry dans « Puissance et principe », Kairos, op. cit., p. 29.

285
comme sujet de sa propre constitution1, Laurent Lavaud fait remarquer que l’appropriation par
le dérivé de la puissance reçue est une pièce du dispositif d’absolution de l’arkhè, puisque cela
« permet de faire barrage au reflux ontologique qui menace la pensée de l’Un premier
principe. »2 Autrement dit, permettre à l’Intellect de s’autoconstituer revient à préserver l’un
d’une immixtion dans le dérivé. Certains textes insistent pourtant sur l’immanence au second
de la dunamis hénologique, à tel point que l’actualisation celui-ci est présentée indifféremment
comme son œuvre propre et comme celle du premier3. Mais cet aspect de la puissance est à
double tranchant, dans la mesure où elle fait du principe à la fois « ce qui habite l’être et est en
retrait par rapport à lui »4. Cette dimension de retrait est évidente puisque l’acte premier de
l’un est le résultat ou la trace de sa puissance, et non celle-ci comme telle. Le septième chapitre
de V, 1 [10] présente cette double dimension :

L’Un est puissance de toutes choses. L’intellection voit les choses dont l’Un est la puissance en se séparant
en quelque sorte de cette puissance (apo tès dunaméôs hoion skhizomèn) : autrement, elle ne serait pas
Intellect. Car l’Intellect a aussi par lui-même en quelque sorte conscience de la puissance que l’un possède
de produire une réalité. Certes, c’est par lui-même que l’Intellect définit son être au moyen de la puissance
qui vient de l’Un […] il tire sa force de lui, il est rendu parfait quant à sa réalité par lui, et il vient de lui5.

Si la puissance suggère une continuité entre les hypostases, la réception de celle-ci est en fait un
moment de rupture, car l’actualisation de la pensée, par laquelle l’Intellect émerge comme tel,
implique une scission vis-à-vis de l’un. Le Noûs doit se séparer pour intérioriser sur un mode

1
J.-F. Pradeau, L’imitation du principe : p. 96 : « Ce n’est donc pas le principe, le dieu ou le modèle, qui est le
sujet de l’imitation, mais le principié. Quand du moins il parvient à se retourner. » (p. 96). L’idée est plus
complètement exposée : « Une analyse précise du retour du principié sur son principe devrait en distinguer les
trois conditions ou les trois étapes, sinon les trois « moments » : la production surabondante de puissance issue
du principe, la donation, ou plutôt l’empreinte de la trace, et enfin, la constitution du principié rendu ainsi
capable de contempler son principe. » (p. 112) On peut cependant faire remarquer que dans ce schéma, il
manque peut-être un moment ou un aspect, puisque, entre la production surabondante et la donation de la
forme il doit y avoir quelque chose comme la vie indéfinie du Noûs inchoatif, c'est-à-dire une dimension
d’inachèvement au plus proche de l’« en-puissance ».
2
L. Lavaud, « L’un, « puissance de toutes choses », et la matière « toutes choses en puissance », dans Itinéraires
de la puissance, Claudie Lavaud (éd.), Bordeaux : Presses Universitaires de Bordeaux, 2004, p. 33-47 ; lire
p. 45 pour le passage évoqué.
3
Ennéades V, 1 [10], 5, 15-17 : « En fait, il est mis en forme d’une certaine manière par l’Un, et d’une autre
par lui-même » ; traduction F. Fronterotta, Traités 7-21, op. cit., p. 161 (nous choisisson cette traduction, qui
lit le « par’hautou » de la l. 18 comme renvoyant à l’Intellect lui-même, et non au nombre (« ho dé arithmos »,
l. 15).
4
Laurent Lavaud, « L’un, « puissance de toutes choses », et la matière « toutes choses en puissance » dans la
philosophie de Plotin », dans Itinéraires de la puissance, op. cit., p. 46.
5
Ennéades V, 1, [10], 7, 9-17

286
propre la puissance de l’arkhè et en faire sa « substance », achevant le processus d’altération
inhérent à sa constitution.
Cette dimension de séparation apparaît nettement dans les développements consacrés au
thème de la dunamis. Comme Gwénaëlle Aubry y insiste, la théorie de la puissance constitue le
pivot d’un modèle causal qui associe la transcendance et la causalité1 (sans dédoubler le
principe, comme le feront par exemple Proclus ou Damascius2), de sorte que les principaux
aspects de ce concept en régime d’archéologie coïncident essentiellement avec son absoluité :

Si la dunamis pantôn le qualifie comme antérieur et supérieur à ses effets, la dunamis apeiros, elle, le désigne
comme incommensurable à ceux-ci3.

La dunamis hénologique est en excès radical sur ce qu’elle engendre, au sens où le


pouvoir de l’un ne s’épuise pas dans ses produits, et ne se définit pas par rapport à eux. Cela est
précisément souligné au douzième chapitre de V, 3 [49], qui constitue une reprise et une
explication de la doctrine des deux actes :

L’Un n’a pas commencé par s’efforcer de faire naître l’Intellect, pour qu’il naisse ensuite, comme si l’effort
était un intermédiaire nécessaire entre lui et l’Intellect qui naît. Il n’y a point en lui d’effort, ce qui en
ferait un être imparfait. Son effort serait d’ailleurs sans objet ; car il n’y a de choses qu’il ne possède, et il
n’a donc aucun objet vers quoi faire tendre son effort. Si quelque chose existe après lui, c’est sans qu’il
sorte de son propre caractère. Pour qu’une chose existe après lui, il faut qu’il reste en lui-même, dans un
repos absolu4.

Il n’y a rien, entre l’un et le Noûs, comme une tension du premier vers le second, un moment
d’expression encore inabouti du pouvoir principiel. A plus forte raison un tel effort n’a-t-il
nulle place dans le premier principe, puisque sa puissance signe au contraire une indépendance
radicale par rapport au dérivé. Que l’un constitue la source génératrice des choses n’implique
aucune dérogation à sa transcendance vis-à-vis du dérivé.

1
G. Aubry, « Puissance et principe », dans Kairos, 15, op. cit., p. 12.
2
Ibid., p. 22.
3
G. Aubry, Dieu sans la puissance, op. cit., p. 219.
4
Ennéades V, 3 [49], 12, 28-36 ; traduction Bréhier, Ennéades V, op. cit., p. 66. On lira également sur ce point
Ennéades VI, 9 [9], 5, 36-38 : « On peut la considérer comme la source des réalités les meilleures et comme
une puissance engendrant les êtres tout en demeurant en lui-même, sans en être amoindrie et sans être elle-
même dans les êtres qu’elle a engendrés » ; traduction P. Hadot, Traités 9, op. cit., p. 90.

287
On trouve une expression de cette idée en termes de relations, au chapitre 17 de VI, 8
[39], qui associe la puissance, la « liberté » et la transcendance radicale de l’un :

Unité supérieure et plus puissante que ce qu’il a engendré, rien ne lui est supérieur, rien ne l’emporte sur
lui. Par conséquent, ce n’est pas d’un autre ni qu’il possède l’être, ni qu’il est ce qu’il est. Il est lui-même
par lui-même ce qu’il est, en relation avec lui-même et tourné vers lui-même, de sorte qu’il ne saurait de
cette manière être en relation avec ce qui lui est extérieur ou avec quelque chose d’autre, mais qu’il est tout
entier lié à lui-même1.

Si l’on élimine la dimension réflexive, qui ne peut prendre ici qu’une valeur « pédagogique », le
mouvement du texte est clair : en premier lieu, affirmation d’un excès de puissance de l’un sur
ce qui procède de lui, puis énoncé des conséquences de cet excès, à savoir que l’un ne se définit
en rien par sa relation au dérivé. On retrouve donc l’asymétrie selon laquelle l’engendré
n’existe que par son rapport avec ce qui récuse en revanche tout rapport avec lui. C’est aussi le
sens que revêt finalement sa primauté elle-même ; en effet, on sait que la métaphore de la
génération dans les réalités intemporelles signifie un rang dans un rapport causal, considération
qui doit elle-même être réduite pour autant que le rang implique un ordre commun et une
détermination réciproque du premier et des autres – c’est pourquoi, toujours en VI, 8 [39],
Plotin écrit : « Ce n’est pas par son rang qu’il est premier, mais par sa souveraineté et par sa
puissance qui dispose absolument d’elle-même. »2 Etre premier, pour l’un, signifie excéder
toutes choses, se définir indépendamment de tout ce qui en procède – et c’est aussi le sens de
sa dunamis.
Il faut souligner, à l’appui de ces premiers éléments, que lorsqu’il explore la dimension
positive, thétique, du concept de puissance, Plotin pratique régulièrement un discours
problématique, puisqu’il recourt à des analogies fondées sur l’efficience propre aux choses
sensibles. On se souvient par exemple qu’au second chapitre de V, 4 [7], ainsi qu’au sixième
chapitre de V, 1 [10], c’est à la diffusion de la chaleur que la dimension processive de la
puissance hénologique est comparée. Le procédé est repris au chapitre 16 de V, 3 [49], alors
que Plotin s’emploie à expliquer et justifier la procession du multiple :

1
Ennéades VI, 8 [39], 17, 22-27 ; traduction L. Lavaud, Traités 38-41, op. cit., p. 235.
2
Ibid., 20 ; traduction L. Lavaud, ibid., p. 240.

288
On a montré ailleurs qu’il doit y avoir quelque chose après l’Un ; d’une manière générale, l’Un est une
puissance et une immense puissance ; la preuve doit s’en tirer de toutes les autres choses ; il n’en est aucune,
même parmi les dernières, qui n’ait le pouvoir d’engendrer1.

En premier lieu, aux yeux de Plotin lui-même, le concept de puissance ne paraît pas suffire à
définir réellement le sens de la causalité principielle, puisque avant de l’introduire, il renvoie à
une autre explication (donnée « ailleurs »), et après l’avoir évoqué, il s’appuie sur une analogie
avec le dérivé. Or en second lieu, cette analogie ne doit-elle pas être prise avec la plus grande
prudence, puisqu’elle soumet la principialité du premier à une règle qui rend celui-ci
commensurable avec les choses les plus basses de la procession ? C’est un point sur lequel il
conviendra de revenir en détail avec la question de la principialité.
On retrouve l’absolutisation du principe si l’on se penche sur le sens de son apeiria, qui
qualifie sa puissance ou y renvoie directement, et à l’excès sur le dérivé qu’elle implique,
comme au sixième chapitre de VI, 9 [9] :

Il faut admettre ainsi qu’il est infini, non pas au sens où il serait impossible de parcourir sa grandeur ou
son nombre, mais au sens où il est impossible de concevoir sa puissance. […] Et à nouveau, si, dans ta
pensée, tu le penses comme ‘un’, là encore, aussi ‘un’ que tu te le sois imaginé pour qu’il soit plus ‘un’ que
ta pensée, il est encore plus ‘un’ que cela2.

L’illimitation de la puissance de l’un traduit son retrait vis-à-vis des réalités les plus hautes,
(donc a fortiori de notre capacité noétique). Le concept de puissance appliqué à l’un implique
l’absolution de façon essentielle : le principe est toujours au-delà de ce qu’il produit, et
demeure inaffecté par lui. C’est ce qui apparaît au chapitre 32 de VI, 8 [38], lorsque Plotin se
demande comment le principe peut être « apeiron », puisque la grandeur appartient seulement
à ce qu’il engendre ; il poursuit :

Quant à la grandeur de ce qui produit, elle consiste à ce que rien ne soit plus puissant que lui et que rien
ne peut s’égaler à lui. Car quelle serait, en lui, la chose qui pourrait parvenir à égaler ce qui n’a rien de
commun avec lui ?
Et son extension à ‘toujours’ et à ‘tous les êtres’ n’introduit en lui ni mesure ni immensité (amétrian).
Comment en effet les autres êtres pourraient-ils le mesurer ?3

1
Ennéades V, 3 [49], 16, 1-5 ; traduction Bréhier, Ennéades V, op. cit., p. 70 (je souligne).
2
Ennéades VI, 9 [9], 6, 10-15 ; traduction P. Hadot, Traités 9, op. cit., p. 92.
3
Ennéade VI, 7 [38], 32, 19-23 ; traduction P. Hadot, Traité 38, op. cit., p. 167.

289
L’infinité de l’un, c'est-à-dire la grandeur de ce qui est sans grandeur, consiste dans un
maximum de puissance et dans une incommensurabilité avec ce qui vient après lui. Cela
implique bien que l’un « puissance de tout » est essentiellement indifférent au tout.
Ainsi, en fin de compte, de la dimension causale du principe, il reste essentiellement sa
position de réquisit. Au chapitre 10 de V, 5 [32], Plotin déclare :

Mais elle n’est pas non plus limitée, car par quoi le serait-elle ? Ce n’est pourtant pas en tant que grandeur
qu’elle est illimitée, car où pourrait-elle s’étendre ou dans quel but le ferait-elle puisque rien ne lui fait
défaut ? Non, c’est en tant que puissance qu’elle possède l’illimitation, car jamais elle ne sera autre chose
que puissance et elle ne fera pas défaut, puisque c’est à travers elle qu’existent même les réalités qui ne font
pas défaut1.

La puissance illimitée de l’un soutient l’existence des réalités éternelles – mais il faut attendre le
prochain chapitre pour comprendre cette fonction. Il semble que c’est le début de III, 8 [30],
10 qui résume le mieux ce qu’il y a de certain dans le concept de puissance en explicitant la
formule « dunamis pantôn » de la façon suivante : « Si elle n’existait pas, absolument aucune
chose n’existerait »2. L’un comme « puissance de tout » est ce qui est requis par toutes choses, aussi
parfaites soient-elles, pour exister continuellement – sa puissance est essentiellement l’envers de cette
requête.
Le concept de dunamis, tel qu’il est travaillé par Plotin dans le détail des textes renvoie à
une thématique apophatique : le principe est requis par l’existence même du dérivé, et s’absout
de toute relation avec lui. Il est cependant évident que Plotin vise ici quelque chose de plus,
quelque chose comme une force de position. Mais ce dernier aspect n’est pas complètement
élaboré à travers l’idée de puissance ; il faut attendre le chapitre suivant et l’explication de la
principialité de l’un. Avant cela, il convient d’aborder la dernière étape de ce chapitre, et se

1
Ennéades V, 5 [32], 10, 18-23 ; traduction R. Dufour, Traités 30-37, op.cit., p. 157.
2
Ennéades III, 8 [30], 10, 1-2. Le premier chapitre de V, 4 [7] (34-39) ne nous semble pas recouvrir de
contenu plus précis : « Comment alors ce qui est le plus parfait, le bien premier, demeurerait-il en lui-même,
comme s’il était avare de lui-même et comme s’il était dépourvu de puissance ? Et comment pourrait-elle être
dépourvu de puissance, alors qu’il est puissance de toutes choses ? Et comment pourra-il être encore principe ?
Il faut absolument aussi que quelque chose naisse de lui, s’il doit exister quelque chose, puisque c’est
précisément de lui que les autres choses tiennent leur existence ; c’est une nécessité en effet, dès lors qu’elles
viennent de lui. » Si l’on décompose le texte en ses différentes affirmations, qu’y trouvons-nous ? a. / le
premier doit produire ; b. / parce qu’il est puissance de tout, principe etc. ; c. / les autres choses sont
redevables au principe de leur existence.

290
demander ce que deviennent, dans ce contexte de transcendance radicale, l’être et l’existence
eux-mêmes.

V. Etre et existence

L’un dispose-t-il d’une consistance ontologique ou hypostatique, et le cas échéant, quelle


est sa nature précise ? Cette question a fait l’objet d’une certaine attention, notamment en
raison du problème qu’elle pose à la lecture heideggérienne de la métaphysique. Toutefois, la
question de savoir si les Ennéades échappent ou non au domaine de la métaphysique ou de
l’onto-théologie tels qu’ils sont définis par Heidegger ne nous concerne pas de façon directe1.
Notre propos sera orienté vers le problème suivant : si Plotin reste fidèle à la structure générale
de l’apophatisme, peut-il réellement préserver la certitude de l’existence même du principe ?
La discussion est évidemment compliquée par le fait que l’on ne saurait parler de l’un de
manière sensée sans laisser l’ontologie se glisser dans ses propos. Il ne semble pas nécessaire,
cependant, de s’attarder sur la question de la forme (eidos) ni de l’ousia, qui constituent de
claires spécificités du deuxième un, au-delà desquelles se situe évidemment le premier principe,
à la fois aneidéon et épekeina tès ousias. Il faut en revanche se pencher plus précisément sur trois
points qui peuvent faire problème : peut-on dire de l’un qu’il est, et que le verbe einai
s’applique à lui, que ce soit de manière normale ou exceptionnelle (pourvu que ce caractère
exceptionnel reste en quelque manière compréhensible) ? Peut-on dire qu’il constitue un ti, en
prenant ce terme au sens d’une « réalité » minimale ? Enfin, peut-on dire à bon droit qu’il
possède l’hupostasis ?
Ce qui relève de l’être, soit au sens nominal (on) soit sens verbal (einai) est très
nettement exclu de l’un. Bien entendu, nombre de textes pourraient être invoqués, où Plotin

1
Sur cette question on peut renvoyer à P. Aubenque, « Plotin et le dépassement de l’ontologie grecque
classique », dans Le Néoplatonisme, op. cit., p. 101-109 (en particulier les p. 101-103) ; R. Schürmann,
« L’hénologie comme dépassement de la métaphysique », dans Les Etudes Philosophiques, n. 3, 1982, p. 331-
350 ; J.-M. Narbonne à versé plusieurs pièces à ce dossier, et a notablement infléchi sa position, entre Les deux
matières, op. cit., où il tend à « ré-ontologiser » de manière assez radicale le principe plotinien, et Ontologie,
Hénologie et Ereignis, op. cit., où il adopte une position plus minimale, comme on le verra. Signalons enfin le
travail de B. Mabille, dans Hegel, Heidegger et la métaphysique, op. cit. qui résume les termes de ce débat, cf. en
particulier p. 313-325.

291
semble l’ontologiser 1 ; mais l’on, l’einai et l’ousia relèvent du même niveau, comme en
témoigne le chapitre 5 de V, 5 [32], ou il affirme que la trace de l’un a suscité l’ousia et que
l’être (einai) est une trace de l’un2. Quelques lignes plus bas, on lira que l’étant est la première
chose à s’être éloignée quelque peu de l’un3, et son excès sur les caractères centraux de
l’ontologie est affirmé à plusieurs reprises, dès VI, 9 [9] : « Il ne faut dire ni « lui » ni « est », si
l’on parle avec exactitude. »4 Le dixième chapitre de III, 8 [30] demandera de le saisir en
retirant l’être. Le chapitre 38 de VI, 7 [38] commence ainsi : « Il n’est pas même le « est » (esti
dé oudé to estin), car il n’en a aucun besoin »5 ; en fait, « le « est » ne peut lui être attribué
comme une chose que l’on attribue à autre chose, mais pour indiquer qu’il est ce qu’il est. »6
Etre ce qu’il est, cependant, ne peut pas être interprété comme la réintroduction d’une
dimension ontologique : comme pour les termes de « bien » et d’« un », l’usage du terme
d’« être » se justifie dans la mesure où son abandon empêcherait purement et simplement de le
désigner. Ce point est confirmé en VI, 8 [39], où comme on sait, Plotin use de nombreuses
formules inexactes afin de répondre à une objection qui le gêne particulièrement. Comme
pour compenser un peu cette inexactitude, il énonce à plusieurs reprises de façon rigoureuse sa
position sur la question ontologique. Au huitième chapitre, il nous enjoint de retrancher y
compris le « est » (« épei kai to estin aphairoumèn »), et jusqu’à tout rapport aux êtres7. Au
chapitre 11, il précisera que nous lui attribuons l’einai à partir de ce qui vient de lui8 ; et il
ajoute, quelques lignes plus bas, que « nous le disons être par la nécessité inhérente au
discours »9.
Toutes ces indications étant conformes aux cadres généraux de l’apophatisme, comment
affirmer que l’un relèverait encore de l’ontologie ? Il ne suffirait pas d’exhiber certains textes où
Plotin ontologise l’un, pour soutenir que sa position est « paradoxale », et que l’arkhè est et
n’est pas. En effet, cette position serait acceptable si Plotin laissait coexister les deux séries

1
Comme par exemple en VI, 8 [39], 12, 1, où Plotin demande s’il n’est pas ce qu’il est « ouk estin ho esti : »,
question évidemment destinée à recevoir une réponse positive.
2
Ennéades V, 5 [32], 5, 12-13.
3
Ibid., p. 15-16. D’une manière générale, tout ce chapitre met on, ousia et einai, au même rang, c'est-à-dire
celui du premier produit de l’un.
4
Ennéades VI, 9 [9], 3, 52-53 – mais c’est ici le texte de l’editio minor qui est traduit, dans la mesure où il
apporte une modification considérable et qui cadre avec la doctrine générale de Plotin sur ce point : « Dei dé
mèdé to « ekeinou » mèdé « ontos » légein akrobôs légonta. »
5
Ennéades VI, 7 [38], 38, 1-2.
6
Ibid., 3-4 ; traduction F. Fronterotta, Traités 38-41, op. cit., p. 102.
7
Ennéades VI, 8 [39], 8, 14-15. Passage déjà cité.
8
Ibid., 11, 7-8 : « To mèn oun einai, hôs légomèn ekeino einai, ek tôn met’auto ».
9
Ibid., 26 : « Légomèn hup’anankès tôn logôn einai ».

292
d’affirmations ; or il fournit au contraire, à plusieurs reprises, les règles d’interprétation qui
appellent à réduire les énoncés positifs. Pour soutenir l’hypothèse d’un équilibre entre
propositions positives et négatives, il aurait donc fallu que Plotin affirmât quelque part
quelque règle interprétative comme celle-ci : lorsque nous disons que l’un n’est pas, il faut en
réalité comprendre qu’il est, qu’il est de telle et telle façon, ou nuancer la proposition de telle
ou telle manière. Mais nulle part dans les Ennéades, à notre connaissance tout au moins, on ne
trouve de telles indications.
Au-delà de l’einai, on peut se demander si l’un constitue encore un ti, quelque chose,
une « réalité » éventuellement hors ontologie. La question fait l’objet d’une discussion entre
interprètes, parmi lesquels Jean-Marc Narbonne soutient une position visant à réintégrer
l’hénologie dans l’ontologie. Cependant, sa position de départ s’est considérablement assouplie
au fur et à mesure d’une évolution qui trouve son point d’aboutissement dans Ontologie,
Hénologie et Ereignis, où il finit par reconnaître que l’on ne peut ramener l’un à rien de
déterminé1. Il ne semble pas nécessaire de solliciter ici des moyens considérables pour étayer
cette thèse, car Plotin l’énonce très directement à plusieurs reprises : en VI, 9 [9], 3, il écrit que
l’un n’est pas un ti2 ; en V, 5 [32], il énonce la nécessité pour l’ousia d’être un ceci, un
particulier (todé ti), et l’impossibilité de considérer l’un de même façon3 ; enfin, le traité V, 3
[49], au douzième chapitre, reprend l’idée que l’un est avant le ti (pro tou ti) et sans le ti (aneu
tou ti)4.
Si l’ousia et l’einai doivent être niés de l’un, Plotin entend-il au moins lui conserver
l’hupostasis ? Le débat sur ce point est un peu compliqué par l’usage que la tradition, à
commencer par Porphyre, a fait de ce terme, pour désigner un type de réalité principielle –
d’où l’idée des « trois hypostases ». Or, d’une part, le terme d’hypostase ne recouvre pas un sens
technique fermement élaboré, mais désigne souvent, peut-être toujours l’existence de manière

1
Il est vrai que certaines de ses formulations peuvent prêter à confusion et gardent la trace de ses anciennes
positions, comme lorsqu’il tend à insister sur l’idée d’un premier principe « séparé dans son ousia » (VI, 6 [34]
11, 20-21). Mais il se rend très distinctement à l’idée selon laquelle l’un n’est aucune sorte de ti ; cf. p. 92, ou
99. Pour la discussion des arguments qu’il avance avant cela, notamment contre R. Schürmann et le
rapprochement proposé par celui-ci entre Plotin et Heidegger, on pourra lire l’analyse de B. Mabille dans
Hegel, Heidegger et la métaphysique, op. cit., p. 314 sq.
On lira par exemple ibid., p. 102.
2
Ennéades VI, 9 [9], 3, 37 : « Ekeino dé ou ti ».
3
Ennéades V, 5 [32], 6, 5-7.
4
Ennéades V, 3 [49], 12, 51-52.

293
très générale – Plotin applique ainsi ce concept aux relatifs eux-mêmes1. D’autre part, à
plusieurs reprises, l’auteur des Ennéades refuse expressément cette détermination à l’un. Le
chapitre 10 de VI, 8 [39] demande s’il s’est donné à lui-même l’existence (hupéstèsen) ; la
réponse est très nette, qui termine le chapitre en question :

Non, on ne peut même pas dire du bien qu’il existe (oudé hupèsté), mais ce sont les autres choses venant
après lui qui existent grâce à lui. Ce qui est antérieur à l’existence (pro hupostaséôs), comment cela aurait-il
reçu l’existence soit d’un autre soit de lui-même ?2

L’Alexandrin confirme ici ce que toute la logique apophatique laissait supposer : si le principe
donne l’existence aux autres choses, et s’il donne ce qu’il n’a pas, il ne faut pas lui attribuer
l’hupostasis. Et le chapitre suivant de reprendre :

Mais ce qui n’existe pas (to mè hupostan), qu’est-ce donc que cela ?
– Il faut nous éloigner en silence et cesser toute recherche puisque nos réflexions nous plongent dans
l’embarras. Qu’y aurait-il donc à chercher, puisque l’on n’a plus rien vers quoi aller ?3

L’auteur des Ennéades reprend donc son affirmation du chapitre précédent, pour interroger la
nature de ce principe sans hupostasis, et non seulement il ne cherche pas à atténuer la portée de
sa déclaration, mais enjoint de s’éloigner en silence pour respecter cette proposition inouïe.
Plotin affirme donc ici expressément la non-existence de l’un, et cette négation ne saurait ni
être prise en un sens affaibli, ni être liée à une nécessité contextuelle.
On peut faire remarquer, il est vrai, que le même chapitre 10 de VI, 8 [39] se sert deux
fois du terme en question au sujet de l’un4, et Plotin l’utilise à de nombreuses reprises dans ce
traité5. Mais pour les raisons déjà évoquées il n’est pas légitime d’opposer deux séries de

1
Plotin demande au sixième chapitre de VI, 1 [42] si l’on doit accorder une hupostasis aux relatifs (cf. l. 3), et
il validera bien cette proposition, au chapitre suivant, en employant le terme en question (l. 14-15). Il est
donc très improbable que l’on puisse réserver ce terme à l’affirmation de l’existence réelle de réalités
supérieures, comme le soutient par exemple G. Leroux dans son commentaire au chapitre 15, l. 28, de VI, 8
[39] (cf. Traité sur la liberté et la volonté de l’Un, op. cit., p. 350), après avoir indiqué toutefois que l’expression
« hupostasis dé prôtè », ne doit pas être prise au sens technique qui lui sera assigné ensuite (ibid., p. 349).
2
Ennéades VI, 8 [39], 10, 35-38 ; traduction L. Lavaud, Traités 38-41, op. cit., p. 222.
3
Ibid., 11, 1-3 ; traduction L. Lavaud, ibid.
4
Ibid., 10, 11-12 : « Par suite le principe de toute raison, de tout ordre, et de toute détermination, comment
en rapporter l’existence au hasard ? » traduction L. Lavaud, Traité 38-41, op. cit., p. 221. On verra aussi l. 24-
25.
5
On trouvera recensés les occurrences, nombreuses, de l’attribution de l’hupostasis à l’un chez G. Leroux,
Traité sur la liberté et la volonté de l’Un, op. cit., p. 361.

294
propositions, positives et négatives, comme si Plotin les laissait coexister en une sorte de
doctrine paradoxale. Encore une fois, cette position ne serait praticable que si l’Alexandrin
énonçait des propositions symétriques par rapport à celles des chapitres 10 et 11, c'est-à-dire
s’il corrigeait explicitement les négations appliquées à ce trait – s’il disait par exemple que les
propositions qui refusent l’hupostasis à l’un sont inadéquates, et qu’il convient tout de même
de lui en attribuer une. Or nous n’avons trouvé, là encore, aucune proposition de ce type.
Enfin, si l’hupostasis désigne bien l’existence en un sens très général, il n’est pas étonnant que
Plotin ne réitère pas souvent, cette proposition selon laquelle le premier principe en est
dépourvu, puisque une telle négation exposerait au soupçon d’une disparition pure et simple
du premier principe.
Le texte le plus contraire à la négation des attributs ontologiques est sans doute le
chapitre 13 de VI, 6 [34]. Les arguments déjà avancés devraient suffire à relativiser les
déclarations qu’il porte, mais l’examen du texte révèle bien la logique de Plotin. En effet, notre
auteur est alors préoccupé par une objection, énoncée au début du chapitre 12, selon laquelle
l’un et l’unité seraient sans existence1. Dans toute la fin de ce chapitre, Plotin recourt sans cesse
à un vocabulaire ontologique normalement exclu. Il faut citer le passage assez longuement
pour en percevoir la nature :

Comment se peut-il que ce sans quoi il n’est pas possible de penser ou de dire quelque chose ne soit pas ?
Car ce dont la non existence (mè ontos) rend impossible de dire ou de penser quoi que ce soit, il est
impossible de dire que cela n’est pas (hè eipei légein mè einai adunaton). En revanche ce qui est toujours
indispensable pour que se forment toute notion et tout discours, doit préexister (prohuparkhei) et au
discours, et à la pensée […] Et si cela est indispensable pour rendre compte de l’existence de chaque
réalité, car il n’est rien qui ne soit un, il doit se trouver avant l’être et engendrer l’être (kai pro ousias an eiè
kai gennôn tèn ousian) […] Et le « ceci » n’est pas un terme vide (kénon onoma) : en effet, au lieu de
prononcer son nom, il désigne la manifestation d’une existence (hupostasis gar deiknuménè), une présence,
une réalité ou une autre forme d’être (parousian tina, ousian è allo ti tôn ontôn). Dès lors le « ceci » ne
désigne pas quelque chose de vide […] Mais il est une réalité sous-jacente (all’esti pragma hupokheiménon) ;
c’est comme si l’on prononçait le nom propre de la chose même2.

En premier lieu, la démultiplication étonnante du vocabulaire ontologique invite au soupçon :


si ce passage témoigne bien pour la réintroduction de l’hupostasis en l’un, faut-il réintroduire

1
Ennéades VI, 6 [34], 1-2.
2
Ibid., 13, 45-59 ; traduction L. Brisson, Traités 30-37, op. cit., p. 317.

295
également les autres déterminations qui y figurent ? Faut-il aussi parler de l’un comme d’une
« pragma hupokheiménon », chose sous-jacente ? Faut-il ramener en l’un l’on et l’ousia ? L’un
n’étant pas un « nom vide », il désigne quelque chose qui peut relever de l’hupostasis, de la
parousia, de l’ousia, ou de quelque autre forme d’étant. L’Alexandrin ne nous indique-t-il pas
avec cette dernière formule qu’aucun des termes utilisés ne doit recevoir son sens technique et
rigoureux ? Ensuite, on retrouve, en filigrane, l’idée que l’être est attribué au principe par
référence à l’être du dérivé – seulement ici, c’est de la pensabilité des choses, et non de leur
essence, que Plotin part pour sa démonstration : à ce sans quoi rien n’est pensable, il faut
attribuer quelque sorte d’être1.
On peut donc affirmer assez nettement, comme le fait Etienne Gilson, dans L’être et
l’essence, que « l’un n’est pas », et qu’« au-delà de l’être, et comme à sa source même, il y a ce
non-être qu’est l’un »2. John M. Rist s’élève contre une telle conclusion, et préfère parler au
sujet de l’un d’un « être infini » – qualification permettant d’assurer la continuité entre les
deux premiers principes3, selon une stratégie semblable à celle qu’il avait mise en œuvre avec la
question de la pensée. Or non seulement cette solution ne peut se prévaloir d’aucun texte
précis, mais l’interprète s’expose à nouveau à l’objection que nous avions formulée sur la
question de la pensée : l’être infini risque fort de rester tellement indéterminé qu’il sera difficile
de dire la différence entre le fait d’être sur ce mode infini et le fait de ne pas être du tout. Jean-
Marc Narbonne cerne au plus près la position de Plotin, lorsqu’il écrit que ce dernier vise
avant tout à éviter trois « écueils » :

Eviter d’un côté l’assimilation de l’un à l’étant déterminé, d’un autre, son assimilation à l’être pur et
simple, et enfin, la dé-substantialisation et la dé-réalisation radicales de l’Un lui-même, c'est-à-dire son
assimilation au nihil4.

L’un doit se définir essentiellement comme ce qu’il n’est pas : ni étant déterminé, ni être pur,
mais pas non plus, bien-sûr, non-être radical. Dès, lors, peut-être faut-il adopter la conclusion

1
Jean-Marc Narbonne, dans Hénologie, ontologie et Ereignis, admet que c’est à la faveur d’une réponse « par
excès » de Plotin aux objections, que celui-ci est en fait amené à retrouver les termes de l’ontologie grecque
traditionnelle ; cf. Hénologie, ontologie et Ereignis, on lira les p. 89-103 pour l’ensemble de l’analyse concernant
ce point, et la p. 99 pour l’expression de « réponse par excès », concernant ce passage.
2
E. Gilson, L’être et l’essence, op. cit., p. 44, et 48.
3
J. M. Rist, Plotinus, The road to reality, op. cit., p. 23-25 et surtout 32-33, pour cette idée d’être infini en
général.
4
J.-M. Narbonne, Hénologie, ontologie et Ereignis, op. cit., p. 102.

296
de Jean-Marc Narbonne, selon qui l’on pourrait « caractériser l’Un comme ce qui
typiquement, existant de manière certaine, n’existe d’aucune certaine manière. »1 Mais il faut
demander, et cette question vaut tout autant pour l’interprète que pour Plotin, s’il est possible
de maintenir une telle solution de manière cohérente : l’idée d’une forme d’existence
parfaitement indéterminée résiste-t-elle à la critique plus que l’idée d’un être infini ? Il
convient de poser la question : s’agit-il oui ou non, à proprement parler, d’une forme
d’existence ? Si c’est bien le cas, il faut définir ce que recouvre cette notion, pour l’attribuer
positivement au principe. Mais la démarche aphairétique radicale brouille ici toute
démarcation entre existence et essence, et ce d’autant plus que cette distinction ne trouve guère
de place chez Plotin, et qu’il faut la lui appliquer de l’extérieur. Si l’on refuse tout caractère
ontologique, et même hypostatique à l’un, comment fonder et organiser alors la différence des
trois formes de non-être ? Autrement dit, comment faire la différence, d’une part, entre
l’indétermination radicale de l’un et celle de la matière, et, d’autre part, entre le non-être
principiel et le non-être absolu ? Peut-on vraiment réduire tout risque de contamination de
l’arkhè par les autres formes de mè-on, et, lorsque Plotin prétend le faire, ne tend-il pas
finalement à engranger les bénéfices conceptuels de l’indétermination absolue sans consentir à
en payer le prix ?

VI. Précisions sur le modèle apophatique

Le déploiement conceptuel du principe s’inscrit bien dans le cadre du modèle


apophatique formulé au chapitre précédent. En premier lieu, l’arkhè reste radicalement
négative. Chacun des traits par lesquels nous la définissons est tenu à distance, à la fois par les
règles d’interprétations générales qui encadrent l’hénologie, et par des stratégies discursives
spécifiques. Même les noms qui assurent sa désignation la plus habituelle ne conviennent pas.
Il n’est ni un ni bien, par exemple, si ces termes recouvrent quelque chose d’assignable ; ou
plutôt, ils désignent le premier en tant que cause de l’unité, du bien, et de l’être pour toutes
choses, de sorte que le sens de ces concepts, appliqués à l’arkhè, dépend tout entier du sens de
la fonction archique que le prochain chapitre aura pour fonction de déterminer.

1
Ibid., p. 99.

297
En second lieu, nous avons retrouvé la dimension d’asymétrie marquant les rapports
entre principe et dérivé. Cela est particulièrement perceptible dans le dossier de l’intelligibilité :
l’arkhè n’est un noéton que du point de vue de l’Intellect, qui projette sur lui cette
détermination – celui-ci établit ainsi un rapport de ressemblance selon un processus qui
s’apparente à la projection de propriétés caractérisant le discours sur l’un.
Certains textes paraissent toutefois maintenir tel ou tel trait positif. Mais pour la grande
majorité, ils n’impliquent pas d’entorse à la négativité radicale. En dernière analyse, c’est peut-
être la dimension « photologique » du principe qui fait le plus problème. Toutefois, même en
concédant la difficulté, les remarques que nous avons faites doivent conduire à en atténuer la
portée1. L’archéologie absolument négative dont les contours viennent d’être précisés est bien,
globalement, celle de Plotin.
Au cours de ce septième chapitre, nous avons repéré certains dispositifs conceptuels qui
s’inscrivent dans les cadres généraux de l’apophatisme et précisent le sens de la principialité
plotinienne. D’une part, la remontée vers l’éminence n’a pas de dernier degré, ou plutôt, le
dernier degré, où l’on s’attendrait à trouver un caractère pleinement réalisé, voire porté à une
plénitude absolue, constitue en fait la négation de ce caractère. La hiérarchie qui conduit au
bien pur, par exemple, aboutit en réalité à quelque chose qui n’est plus ni bon, ni même le
bien en quelque sens assignable que ce soit (en dehors d’être principe du bien pour les autres
choses) – de même l’unité absolue se confond-elle avec la disparition de l’unité etc. Dans
l’architecture métaphysique de Plotin, le sommet de toutes les hiérarchies leur reste
incommensurable, et signe leur accomplissement et leur disparition. Néanmoins, deuxième
point, cette disparition reste qualifiée par l’attribut qui y disparaît – elle n’est pas pure
abolition de tout discours possible, et qui inviterait ainsi au silence total. Il reste quelque chose
à dire, parce que les traits du principe ne s’effacent pas purement et sans reste. Mais, troisième
point, cette qualification ne rétablit pas de manière paradoxale, voire incohérente, une
continuité de nature entre principe et dérivé. Dire que l’arkhè est au-delà et non en deçà de
l’un et du bien, ou qu’elle les réalise en les abolissant, affirmer qu’elle ne pense pas sans être
privé de pensée, qu’elle est au-delà de l’autosuffisance, de la vie ou de l’acte – cela se résume en
fin de compte à dire qu’elle en est le principe.

1
Rappelons que Plotin n’utilise pas toujours cette image de façon parfaitement cohérente, et qu’elle tient une
bonne part de son autorité de la dimension mystique du plotinisme. Enfin, la lumière semble pourvue de
deux sens métaphysiques principaux. D’abord, elle est la condition de la vision, c'est-à-dire de l’intelligibilité –
or nous avons vu que l’un n’est pas intelligible en lui-même. Enfin, elle désigne un effet constitutif sur le
dérivé dont la nature et le sens ne pourra être éclairci pleinement qu’au chapitre suivant.

298
Cette remontée vers l’effacement prend souvent la forme du rapport entre réflexivité et
unité pure. Toutes les formes du rapport réflexif, à savoir l’identité comme « être avec soi
(suneinai) », la pensée de soi, l’autosuffisance ou l’auto-causalité s’abolissent dans une unité
pure. Mais cette unité, où fusionnent les éléments indispensables au rapport réflexif, n’est
même plus réellement une, car elle correspond à la disparition de ces éléments au terme de la
remontée vers leur condition de possibilité. C’est ce qui apparaît très bien dans le cas de
l’autosuffisance, le principe étant présenté aussi bien comme le plus haut degré de réalisation
de cette propriété que comme un au-delà de la hiérarchie. L’idée d’autoproduction fait l’objet
d’un traitement identique, puisqu’elle montre la fusion de l’acte (mais cela pourrait être la
production, le désir, l’amour ou la volonté) avec l’existence. Cette fusion signifie qu’il n’y a
nulle place au sein du principe pour la distinction entre l’être et l’acte – de sorte que si on ne
lui accorde réellement ni l’un ni l’autre, on ne peut pas non plus faire de lui un être de hasard.
La cohérence de Plotin dans l’élaboration de ce modèle archique radicalement
apophatique a toutefois un prix, particulièrement évident avec la question de l’être et de
l’existence : jusqu’à quel point l’auteur des Ennéades peut-il maintenir sa position sans risquer
une disparition pure et simple de l’arkhè ? La conscience de ce danger explique sans doute la
vivacité des réactions de Plotin lorsqu’une objection le souligne – comme par exemple avec la
question de l’être en VI, 6 [34], 12, ou l’« objection téméraire » de VI, 8 [39]. Toutefois, la
possibilité inexpugnable d’une disparition de l’absolu qui soutient la fonction archique
pourrait exprimer quelque chose de positif, si l’on peut dire, sur la constitution de la
principialité.
En effet cette possibilité ne constitue peut-être pas simplement une difficulté pour le
principe, mais aussi peut-être une chance. Ne peut-on concevoir que la transcendance radicale
du principe puisse être préservée mais sans certitude ? C’est l’hypothèse que l’on peut faire en
rapprochant ici Plotin de Lévinas. La transcendance d’autrui, dont on peut montrer qu’elle
joue bien, malgré les intentions de l’auteur, le rôle d’un principe à l’égard de la sphère de
l’ontologie et du moi1, est très nettement rapprochée du néant, particulièrement lorsqu’elle
passe en arrière de l’autre homme pour se faire Dieu et Infini. En 1961, dans Totalité et Infini,

1
Ce point, déjà évident dans Totalité et infini (où le rapport à Autrui conditionne en réalité le développement
de l’économie du moi, depuis la jouissance jusqu’à la demeure) devient plus clair encore, dans Autrement
qu'être, où l’infini donne lieu à l’exigence de justice qui rend possible toute l’économie relevant de l’exposition
thématique, donc le même, l’être, moi etc.

299
Lévinas pouvait écrivait : « Dieu, c’est l’Autre. »1 Pour la pensée qui se développe autour
d’Autrement qu'être, il en va autrement, la transcendance de l’autre s’approfondit en Dieu, et
en Infini :

Dieu n’est pas simplement le « premier autrui », ou « autrui par excellence », mais autre qu’autrui, autre
autrement, autre d’altérité préalable à l’altérité d’autrui, à l’astreinte éthique du prochain, et différent de
tout prochain, transcendant jusqu’à l’absence, jusqu’à sa confusion possible avec le remue-ménage de l’il y
a 2.

Dieu, ou l’Infini, sont « transcendants jusqu’à l’absence ». Mais cette ambiguïté, caractéristique
de l’éthique lévinassienne à partir de ce moment, constitue moins une contestation de Dieu
que le seul mode sur lequel il puisse se tenir. Il n’y a d’Infini possible que comme échappée
toujours incertaine, toujours précaire et menacée d’une « retombée en essence ». Or celle-ci est
effectivement toujours en train de se produire, puisqu’il n’y a de pensée que dans l’orbe de
l’ontologie et des pouvoirs du moi, contestant l’échappée du tout autre. L’équivoque ne frappe
donc pas la percée de l’Absolu de manière secondaire et accidentelle, mais est constitutive de sa
transcendance même :

C’est là l’énigme – l’ambiguïté – mais aussi le régime de transcendance de l’Infini. L’Infini se démentirait
dans la preuve que le fini voudrait donner de sa transcendance, entrerait en conjonction avec le sujet qui la
ferait apparaître. Il y perdrait sa gloire. La transcendance se doit d’interrompre sa propre démonstration3.

Apporter une démonstration de l’Infini reviendrait à le réintégrer dans le thème, à le


synchroniser et donc éteindre sa transcendance. C’est donc par son incertitude même que la
transcendance éthique est seulement possible, et telle est la raison pour laquelle, avec le Dit,
c'est-à-dire le langage dans sa dimension d’exposition thématique, se produit ce clignotement
de l’Infini, car « sans pouvoir s’arrêter, on passe de l’affirmation de l’Infini à sa négation en
moi. » 4 Mais cette oscillation ne se limite pas au Dit, elle se retrouve comme une
« ambivalence » du Dire lui-même, qui pourtant épouse la dynamique de la tension vers
l’Autre :

1
Totalité et infini, op. cit., p. 232.
2
De Dieu qui vient à l'idée, op. cit., p. 115 (je souligne).
3
Ibid., p. 238
4
Ibid., p. 240.

300
L’Enigme de l’Infini dont le Dire en moi, responsabilité où personne ne m’assiste, se fait contestation de
l’Infini, mais contestation par laquelle tout m’incombe à moi, par laquelle, par conséquent, se produit
mon entrée dans les desseins de l’Infini – l’Enigme sépare l’Infini de toute phénoménalité, de l’apparoir,
de la thématisation, de l’essence1.

Lévinas affirme bien que le Dire lui-même conteste l’Infini, et participe à sa récupération
ontologique. Il constitue l’« intrigue qui rattache à ce qui absolument se détache »2, de sorte
que, malgré ce que pourrait attendre le lecteur familier de la distinction entre Dire et Dit, il
induit aussi une réintégration dans la sphère du moi3.
Mais cette précarisation de l’éthique constitue la condition même pour que l’Absolu soit
possible – ce que la logique de l’ambiguïté explique exactement : c’est dans l’excès toujours
renouvelé sur tout Dit, mais aussi sur le Dire que l’Infini trouve sa vie. Il est ce qui échappe
toujours, y compris au discours qui signale qu’il lui échappe toujours, mais en même temps ce
qui trouve sa « consistance » dans cette échappée. L’Infini comme l’un, avec leurs caractères
négatifs, est affecté d’une transcendance ne permettant qu’une parole abusive, et qu’il faut
récuser après l’avoir prononcée, alors même que ce caractère abusif et sa dénonciation
correspondent ainsi de droit à la nature de leur transcendance – ils en sont le seul témoignage
authentique possible. On comprend donc le sens rigoureux que revêt l’affirmation de Lévinas
selon laquelle la transcendance de l’Infini « n’est possible que par la non-certitude ! »4 Il n’y a
de transcendance que dans l’acte toujours renouvelé d’une échappée par rapport à
l’englobement sans reste de l’essence. Si cette échappée était conquise et garantie une fois pour
toute, une telle assurance la ferait entrer dans la représentation et la synchroniserait avec
l’essence, la faisant disparaître par là même. Il n’y a donc de signification éthique, à tous
niveaux, que comme conquête permanente sur l’absurdité de la sphère de l’ontologie, et
finalement sur ce qui constitue le fond obscur de celle-ci, à savoir le remue-ménage de l’« il y
a ».

1
Ibid.
2
Ibid., p. 230.
3
On peut d’ailleurs se demander si ce point n’implique pas une difficulté pour maintenir en toute assurance
cette distinction du Dire et du Dit. Si l’adresse pure à l’Infini le rattache d’une manière ou d’une autre à la
sphère de l’immanence, cette distinction semble en effet menacée – et comment pourrait-il vraiment en être
autrement, puisque toute transcendance déterminable se définit par ce qu’il transcende ?
4
De Dieu qui vient à l'idée, op. cit., p. 171. Voir aussi Autrement qu'être, op. cit., p. 151 : « L’ambiguïté
diachronique de la transcendance se prête à ce choix, à cette option pour l’ultimité de l’être. »

301
Cependant, Lévinas ne semble accepter cette éventualité que dans la mesure où elle
constitue, paradoxalement, une assurance de la transcendance du principe – et il n’évoque
jamais la possibilité que l’Infini soit effectivement absent, que son échappée hors de la sphère
ontologique soit une « excession » vers le néant pur et simple, d’où serait absente toute
signification éthique. L’ambiguïté de l’Infini n’est ambiguë qu’au premier degré, puisqu’elle
semble finalement réintégrée de façon univoque à la manifestation du tout-autre, et que le
risque d’une véritable ambiguïté est en fait conjuré. Jamais Lévinas ne semble envisager que la
possible absence de Dieu soit autre chose qu’un élément de garantie de sa transcendance. Dès
lors, on trouve dans l’« éthique comme philosophie première » un modèle permettant à la fois
de comprendre certains problèmes liés à la pensée de Plotin, et d’envisager une solution à ceux-
ci. D’un côté, Lévinas reconnaît que seule l’ambiguïté du terme de l’échappée est susceptible
de rendre possible une véritable transcendance. Mais d’un autre côté, il réprime en fait la
possibilité qu’il a ouverte lui-même, tout comme Plotin qui refuse finalement d’admettre le
risque attaché à la négativité radicale, à savoir celui d’une disparition pure et simple du terme
inaccessible de ce mouvement – alors que cette reconnaissance est seule à même de donner
sens aux négations apophatique.
Le parallèle avec Lévinas permet de montrer que la précarisation de l’infini n’est peut-
être pas un échec, ou le signe d’une impasse, et qu’elle pourrait revêtir une signification
« positive ». Mais la fragilité de l’absolu doit aussi être mise en rapport avec la fonction
principielle elle-même. En premier lieu, parce que c’est le fait d’être arkhè qui détermine
ultimement la négativité de l’un-bien – si le principe disparaît, c’est pour être principe.
Ensuite, parce que le seul témoignage en faveur du principe réside dans la structure même du
dérivé, qui le requiert pour être ce qu’il est – même lorsque, comme l’Intellect, il manifeste un
fort degré d’autosuffisance. Mais une telle argumentation implique cette conséquence fâcheuse
que le principe dépendrait du dérivé pour se définir. Bien entendu, l’asymétrie suggère que
cette définition vaut pour nous et non pour lui-même. Mais cette solution est-elle entièrement
praticable ? N’induit-elle pas des effets inacceptables pour Plotin ?

302
CHAPITRE VIII

LA PRINCIPIALITE – AUX MARGES DES ENNEADES

Le chapitre qui s’ouvre doit préciser l’apport plotinien à notre réflexion sur la
principialité. Il s’agira, dans un premier moment, de comprendre le sens de celle-ci telle qu’elle
se déploie dans le cadre de la matrice apophatique, et l’on repartira pour ce faire de la question
qui clôturait le chapitre précédent : comment articuler l’absoluité principielle au dérivé – et au-
delà, à la matière qui s’est montré le corrélat permanent de son activité principielle ? Nous
essaierons de montrer que si notre philosophe y répond de manière forte, il reste en butte à
une difficulté majeure.
La deuxième partie de ce chapitre conclusif prendra appui sur les résultats de la première
pour tenter de définir une solution puisant dans les ressources du plotinisme au-delà de la
doctrine explicite. En renouant avec la question décisive de la matière, nous essaierons alors de
suivre, dans les Ennéades, la trace d’une archéologie et d’une ontologie latentes, qui serviront
de base à la comparaison avec la pensée derridienne.

I. Penser la principialité

Les chapitres précédents ont montré que l’arkhè doit excéder absolument l’étant, mais
que cette situation empêche de comprendre sa nature, et son existence même – puisqu’on ne la
conçoit plus que de façon inadéquate, à partir d’un dérivé auquel elle doit rester parfaitement
transcendante. La principialité renvoie à une instance dont la négativité est si radicale qu’elle
ne laisse subsister aucune certitude ; comme nous l’avons suggéré en examinant la dimension
ontologique de l’un-bien, l’attribution à celui-ci d’une modalité d’existence déterminée
reviendrait à contester l’absoluité qui lui est indispensable. Or cette situation met aussi en péril
la fonction archique, qui suppose quelque rapport entre principe et dérivé.

303
Premier révélateur de la difficulté : le Noûs semble constituer, par bien des aspects, le
sommet de la procession. On se souvient qu’au deuxième chapitre de VI, 7 [38], Plotin
affirmait l’identité de l’étant et de la cause, puisque les choses de là-haut ont leur cause en elles-
mêmes, se suffisent à elles-mêmes, sont dépourvues de cause, que le hoti et le dioti y
coïncident. A la fin du septième chapitre de V, 8 [31], il va jusqu’à affirmer, en parlant de
l’Intellect :

Et puisqu’il y a un principe, c’est de lui que viennent directement toutes ces choses et c’est à cause de lui
qu’elles sont comme elles sont. Et on a raison de dire qu’il ne faut pas chercher les causes d’un principe, et
surtout de ce principe de la perfection, principe qui est identique à la fin. Ce qui est principe et fin est
tout à la fois et rien ne lui manque1.

A lire ce passage isolément, on est tenté de penser qu’il y est question du bien. Pourtant, c’est
le deuxième un qui est ici visé, et décrit comme s’il constituait l’arkhè ultime, à laquelle il ne
faut plus chercher de cause. Mais alors, que signifie la principialité hénologique ? Et en quoi
l’être requiert-il encore un principe ?
Pour répondre à cette question, Plotin développe à plusieurs reprises l’idée d’une archi-
causalité inhérente à l’un, notamment en VI, 8 [39]. On peut lire tout d’abord, au chapitre
18 :

Le Bien cependant est cause de la cause. Il est par conséquent sur un mode supérieur comme la cause la
plus causale et la plus véritable (meizonôs ara hoion aitiôtaton kai alèthéstéron aitia)2.

La situation du principe est marquée par le terme « meizonôs », indiquant la transposition sur
un mode supérieur, dont nous avons souvent constaté qu’il revêtait au niveau de l’un une
signification franchement négative. Ensuite, le hoion montre l’inadéquation de l’expression
superlative, de sorte que le sens de cette surenchère causale n’est pas si clair qu’on pourrait le
croire au premier abord. Le chapitre 14 retrouve le problème, et rappelle de la doctrine de VI,
7 [38] : les étants véritables existent par eux-mêmes, en eux être et cause se confondent3, de
sorte que l’effacement de la causalité dans leur origine correspond à une absolutisation de cette
auto-causalité (et non à une privation) :

1
Ennéades V, 8 [31], 7, 39-47 ; traduction J. Laurent, Traités 30-37, op. cit., p. 102.
2
Ennéades VI, 8 [39], 18, 38-39.
3
Ibid., 14, 30 : « Hosté hén kai to auto to einai kai to aition. »

304
Puisqu’il est le père de la raison, de la cause, et de la réalité qui gouverne la causalité – toutes choses qui
assurément sont éloignées du hasard –, il sera le principe et comme le paradigme de ce qui ne participe pas
au hasard1.

On retrouve le problème central de la deuxième partie du traité : éviter que l’un ne se voie
privé de liberté. Or il échappe à cette conséquence parce qu’il est l’origine des choses qui
trouvent leur cause en elles-mêmes – il est donc défini par un « redoublement » ou une
surenchère dans l’ordre de la causalité inhérente au dérivé. Jérôme Laurent écrit, pour cette
raison : « « Cause de la cause » veut dire que l’Un est toujours là, présent dans l’activité des
formes causales, ou des raisons organisatrices, mais sans qu’il soit lui-même ce qui cause. »2.
Toutefois, que signifie « être là » dans le cas d’un principe qui n’est présent que dans et par son
absence ? Et que reste-t-il de la causalité lorsque disparaît la distance à soi par laquelle le Noûs
se constitue comme cause de soi ?
On pourrait croire que la dimension causale de l’arkhè disparaît de manière comparable
aux autres caractères positifs. Or, ce n’est justement pas le cas, parce qu’en vertu de la règle
d’incommensurabilité cette disparition vaut aussi comme un accomplissement. Bernard
Mabille, dans Hegel, Heidegger et la métaphysique, décrit ainsi la situation du principe
plotinien : pour échapper à la contingence, l’étant doit d’abord être rapporté à la totalité dans
laquelle il s’inscrit et qui constitue son fondement immédiat3 ; mais cette totalité doit être
« sauvée » à son tour de la contingence par le retrait absolu du principe – car toute
détermination positive qui lui resterait attachée en requerrait un autre. Or, si l’indétermination
et la transcendance de l’arkhè préservent son absoluité, elles rendent impensable, voire
impossible, la principialité comme puissance de position du dérivé. Si Bernard Mabille fait de la
contingence le point de départ de sa démonstration, il signale aussi que cette idée doit être
retravaillée pour s’appliquer à Plotin4. Dans les Ennéades, en effet, ce qui requiert l’arkhè ne
saurait être le mode d’existence d’un étant susceptible d’être ou de n’être pas, puisque la
procession ne constitue pas un geste créateur libre et ponctuel, mais un acte nécessaire et sur-
éternel. Il reste donc à définir ce que devient la contingence dans ce contexte. Bernard Mabille

1
Ibid, 38-40 ; traduction L. Lavaud, Traités 38-41, op. cit., p. 230.
2
J. Laurent, Les fondements de la nature selon Plotin, op. cit., p. 15.
3
Cela correspond parfaitement à la description que donne Plotin (en VI, 7 [38], 2) du rapport de fondement
entre les parties et le tout au niveau du sensible puis au niveau de l’intelligible.
4
Hegel, Heidegger et la métaphysique, op. cit., p. 356, n. 1.

305
insiste sur la nécessité, pour élaborer une formule viable du principe, de conjuguer négativité et
positivité, c'est-à-dire, d’une part, le retrait et l’absolution (qu’il désigne par le terme
d’« arsis »), et, d’autre part, un pouvoir de position du dérivé (« thésis ») impliquant que le
principe revête certaines déterminations positives1 . Il y a un entrelacs indéfectible de la
position et du retrait, car c’est pour répondre à la requête de l’arkhè que celle-ci doit s’effacer.
Gwenaëlle Aubry résume ainsi le « dilemme du principe » : « Requise par celle de causalité, la
position de transcendance paraît cependant mettre celle-ci en danger. »2. Cette formulation
témoigne de ce que la transcendance radicale intervient pour répondre à la requête de l’archie, de
sorte qu’elle lui est indispensable alors même qu’elle la remet en question. Nous voyons dans
cette situation une expression insigne de la double contrainte qui rend aporétique la situation
du principe, et que nous avons signalée en introduction : l’origine absolue est la fois nécessaire
et impossible. On pourrait objecter que cette difficulté grève aussi la situation de tous les
attributs passés en revue au chapitre précédent – mais la situation n’est pas la même. Nous
avons en effet constaté que l’origine conserve le nom d’« un », ou de « bien », par exemple, non
parce qu’elle revêt réellement ces caractères, mais pour exclure l’interprétation privative des
négations, c'est-à-dire pour assumer sa fonction d’origine. L’unité, la bonté, la pensée ou l’acte
s’abolissent dans l’absoluité de l’arkhè – mais ici, la principialité s’efface pour rendre possible la
principialité. La transcendance radicale ne peut annuler la dimension archique de l’un de la
même manière que les autres caractères, puisqu’elle intervient précisément pour répondre à la
requête de l’archie.
Plotin le confirme dans deux textes capitaux. D’abord, en VI, 8 [39], il écrit : « C’est lui
le principe de toutes choses, même si en un sens, il n’est pas principe (kaitoi allon tropon ouk
arkhè). »3 L’un est à la fois arkhè et non arkhè – telle est la proposition par laquelle notre auteur
répond à la difficulté induite par la transcendance radicale. Plus encore, au troisième chapitre
de VI, 9 [9], il précise comment il l’est et ne l’est pas, de manière pleinement conforme aux
cadres de la matrice apophatique. En vertu de l’asymétrie de rapport entre arkhè et dérivé, l’un
est principe pour ce qui le requiert et non en lui-même :

1
B. Mabille, Hegel, Heidegger et la Métaphysique, op. cit., p. 359-361, et p. 360 en particulier : « L’arsis d’un
au-delà de l’étance qui serait principe sauve ce principe de la contingence, mais ce faisant, elle laisse
indéterminée la relation de ce Principe-rien à l’ensemble de ce qui est. » Et plus bas : « Si l’on sauve la
contingence du thétique par la totalité, et cette totalité du thétique en la suspendant à un principe qui n’est
pas, on se retrouve avec une arsis tellement radicale que la conception d’une thèse à partir du Principe-rien
devient presque impossible. »
2
G. Aubry, Dieu sans la puissance, op. cit., p. 222.
3
Ennéades VI, 8 [39], 8, 8-9 ; traduction L. Lavaud, Traités 38-41, p. 217.

306
C’est pourquoi lorsque nous disons qu’il est ‘cause’, ce n’est pas à lui que nous attribuons un prédicat,
mais à nous-mêmes, car c’est nous qui avons en nous-mêmes quelque chose qui vient de lui, tandis que
‘lui’ ‘est’ en lui-même1.

Le principe n’assume sa fonction que pour nous, et non en lui-même, puisque notre existence
ne l’affecte en rien, et qu’il ne saurait se définir par rapport au dérivé. Tel est l’axe directeur de
la solution plotinienne au problème du principe, et la manière dont il compose négativité et
positivité. L’arkhè ne se définit comme telle que depuis ce qui la requiert. Plotin développe peu
cette doctrine remarquable, mais cette position est à la fois impliquée par les traits essentiels de
sa pensée et confirmée par les textes que nous venons de citer. Il est tentant de limiter la
nécessité de définir l’arkhè par rapport au dérivé à une contrainte intellectuelle. Mais en
précisant que la causalité archique est telle pour le dérivé et non en soi, il indique clairement
que la principialité menace l’absolu en lui-même et non simplement dans notre pensée et notre
discours. La principialité ne peut s’accomplir qu’en s’effaçant – cela signifie que le principe
premier n’est pas ultime du point de vue même des Ennéade, ou plutôt, qu’il conduit la pensée
vers l’absolu, ou l’infini, mais ne peut s’identifier sans reste à ce dernier. Premier résultats décisif
de notre parcours : il faut dissocier, en toute rigueur, l’infinité et la principialité.
Il reste à expliquer la manière dont se déploie cette doctrine difficile, mais on en voit
déjà la principale difficulté : faut-il abandonner tout espoir de comprendre l’infini en lui-
même ? La réponse plotinienne à la question ne permet peut-être pas de surmonter tout à fait
cette aporie, car le rapport entre l’arkhè pour nous et l’arkhè en soi est apparemment hors de
portée – ou du moins Plotin ne l’articule-t-il pas expressément. Cela signifie que la production
du dérivé, qui signe le devenir-principe de l’absolu, reste inexpliqué (nous y reviendrons avec la
question de la procession), mais aussi que la valeur de la pensée de l’un comme projection
depuis le dérivé est affectée d’une ambiguïté essentielle, en tant qu’elle atteint et qu’elle
n’atteint pas le principe. On le perçoit très bien en comparant le développement du thème de
la trace en III, 8 [30], 11, et V, 5 [32], 10. Dans le premier texte, notre philosophe demande
de penser le principe à partir du dérivé, c'est-à-dire à partir de l’être comme trace :

1
Ennéades VI, 9 [9], 3, 49-51 ; traduction P. Hadot, Traités 9, op. cit., p. 82.

307
C’est comme une sorte de trace du Bien que l’on voit sur l’Intellect (hoion dé énoratai ép’autô ikhnos tou
agathon), et c’est à partir d’elle qu’il convient de concevoir (ennoein) son véritable archétype, en s’efforçant
de nous en faire une idée à partir de la trace qui se trouve sur l’Intellect1.

Mais d’un autre côté, cette démarche pour concevoir l’arkhè reste une projection inadéquate
depuis le dérivé, comme l’écrira Plotin deux traités plus tard :

Mais toi, fais-moi le plaisir de ne pas le regarder (hora) à travers les autres choses, sinon tu ne verras qu’une
trace (ikhnos) de lui, et tu ne le verras pas lui. Garde à l’esprit (all’ennoei) quelle est cette réalité dont on
peut concevoir qu’elle existe par elle-même2.

Tout se passe comme si la question de la trace divisait la pensée du principe, et comme si elle
signait l’impossibilité de garantir, dans cette pensée, quelque succès ni quelque échec que ce
soit. Que le dérivé soit une trace de l’un signifie que celui-ci doit et ne peut être pensé à partir
d’elle, et cette idée constitue à la fois une audace conceptuelle remarquable et une difficulté
aiguë. Comme nous le verrons, cette aporie est corrélée à l’échec pour penser le devenir
principe de l’absolu.
Comment Plotin développe-t-il dans le détail la théorie du principe dont les contours
viennent d’apparaître ?

A. Procession et conversion

Dans cette dernière étape du commentaire interne, il s’agit de présenter les avancées et
les limites de la théorie plotinienne de la principialité. Pour ce faire, nous différencierons
procession et conversion. Il est vrai, comme le fait remarquer Jérôme Laurent, qu’en raison de
sa transcendance radicale, le premier principe échappe largement à cette opposition qui ne
prend son sens propre qu’avec le deuxième un3. Avant toutes choses, il convient donc d’établir
la signification de ce couple conceptuel au niveau du premier.

1
Ennéade III, 8 [30], 11, 18-20 ; traduction J.-F. Pradeau, Traités 30-37, op. cit., p. 48.
2
Ennéade V, 5 [32], 10, 1-2 ; traduction R. Dufour, Traités 30-37, op. cit., p. 156.
3
J. Laurent, Les fondements de la nature selon Plotin : « L’Un échappe aussi bien à la Procession qu’à la
Participation : il en est la condition de possibilité. […] C’est donc la deuxième hypostase qui est le fondement
réel d’où vient la Procession et auquel la Participation se rapporte. »

308
Si l’on prend pour référence les rapports de l’Intellect et de l’âme, la procession est la
production d’une réalité par une autre, selon le modèle des « deux actes », alors que la
conversion est un retour de l’engendré sur son principe, une collaboration qui achève sa
constitution. Procession et conversion désignent donc deux actes successifs – mais quelle est la
réalité de cette succession dans le cas d’instances éternelles ? On peut comparer le moment
processif à un engendrement, et la conversion à un perfectionnement. Mais en premier lieu,
nous avons souvent rappelé que les métaphores génératives et productives, appliquées à
l’intelligible, perdent de leur évidence biologique ou artisanale, et ne traduisent qu’un rapport
de cause et de rang (taxis). De plus, on comprend mal, ici encore, ce que signifierait le
perfectionnement d’une réalité qui n’a jamais été réellement dans un état d’inachèvement.
Comment interpréter la différence en question ?
L’une des possibilités consisterait à dissocier principialité « par ressemblance » et « par
dissemblance », c'est-à-dire, d’un côté, la production par (auto-)différenciation d’une réalité
plurielle (par rapport à l’unité originaire), et de l’autre, l’assimilation de cette réalité à son
principe. Cristina d’Ancona-Costa opère une telle distinction, comme nous l’avons vu1, sans
toutefois l’identifier à celle de la procession et la conversion. Elle souligne qu’il ne saurait être
question de distinguer deux causalités, mais simplement deux aspects d’un même acte causal.
Toutefois, il n’est pas certain que l’on puisse accorder l’idée même de ressemblance et
dissemblance dans le cas de l’arkhè prôtè. Il est par exemple inexact, en toute rigueur,
d’affirmer que la procession de la multiplicité serait plutôt du côté de la dissimilitude et la
conversion, en tant que processus d’unification, du côté de la similitude. A proprement parler,
le principe n’est pas plus un que multiple, comme nous le savons déjà, et comme le confirme
encore Plotin en V, 5 [32], 4 :

Les autres choses qui, tout en étant multiples, deviennent unes parce qu’elles participent à l’un – il faut
saisir ce qui n’est pas un par participation, et ce qui n’est pas davantage un que multiple2.

En toute rigueur, l’un échappe aux oppositions dérivées – y compris celle de l’un et du
multiple. On retrouve parfaitement, dans ce texte, la difficulté inhérente aux rapports

1
Notamment dans les deux articles déjà évoqués, à savoir « Plotinus and later Platonic philosophers on the
causality of the First Pinciple » (dans The Cambridge Companion to Plotinus, op. cit.), et
« Αµορφον και ανειδεον, Causalité des formes et causalité de l’Un chez Plotin » (dans Revue de philosophie
ancienne, op. cit.).
2
Ennéade V, 5 [32], 4, 2-4 ; traduction R. Dufour, Traités 30-37, op. cit., p. 146.

309
éminence/négativité. Le lien principe/principié ne rapporte pas une unité relative à une unité
pure, mais une unité relative à ce qui excède tant l’un que le multiple. Il n’est pas possible de
résoudre notre problème en recourant à l’interprétation que propose Cristina d’Ancona-Costa.
La différence procession/conversion se réduit donc à assez peu, puisqu’elle distingue un
mode de principialité qui suppose le dérivé et un autre qui en est indépendant. Tandis que
l’on doit décrire la conversion depuis le dérivé, ses tendances, ses besoins, sa structure interne,
la principialité processive devrait au contraire se définir de manière indépendante. Mais si les
analyses qui précèdent sont exactes, cette distinction ne fait que diviser le problème de départ.
Car d’un côté, si la conversion désigne une modalité archique supposant l’existence de l’être,
n’aboutit-on pas à une relativisation du principe, puisque c’est apparemment le dérivé qui
occupe le premier rang ? D’un autre côté, la procession n’est-elle pas rendue impossible si
l’arkhè n’est telle que par rapport au dérivé, et non en soi ? L’enquête qui s’ouvre à présent vise
à montrer la réponse de Plotin à ces questions, avec toute sa force, mais aussi ses limites.

1. La conversion

L’activité principielle en régime de conversion est fréquemment décrite comme une


dispensation au Noûs de la lumière, de la vie, de l’unité et de l’existence même1. Mais on peut
aborder cette principialité de deux manières, puisqu’elle intervient d’une part comme le
deuxième moment de la genèse de l’étant (la définition de l’indéfini), et, d’autre part, comme
ce qui garantit la conservation de cet étant au-delà de son achèvement2.
Commençons par ce dernier aspect. Au chapitre 15 de V, 3 [49], on peut lire : « Car le
non-un est conservé (sôdzétai) par l’un, et il est ce qu’il est grâce à lui »3. Il faut encore une
intervention du principe pour que la pluralité de l’être soit ce qu’elle est – être ce que l’on est, en
contexte plotinien, suppose donc une action de l’arkhè. Plotin décrit celle-ci grâce au verbe
« sôdzein », sans préciser autrement ce dont il est question, mais l’acte d’être, dans toute sa
plénitude et sa simplicité, ne peut se résumer à une clôture substantielle hermétique, et le plus
intime des rapports à soi, la réflexivité la plus unitaire est foncièrement ouverte au tout-autre
de la transcendance absolue. Le vingt-troisième chapitre de VI, 7 [38] apporte des précisions :

1
Pour tous ces aspects, on consultera le chapitre 11 de VI, 8 [30] ; le chapitre 5 de Ennéade V, 5 [32] ; le
chapitre 16 de VI, 7 [38] ; et le chapitre 21 de VI, 8 [39].
2
Nous allons tenter de montrer que cette distinction ne recouvre pas réellement deux formes de principialité.
3
Ennéades V, 3 [49], 15, 11-12 : « Pan gar to mè hen tô hen sôzétai kai estin hôper estin toutô » ; traduction
Bréhier, Ennéades V, op. cit., p. 69.

310
Au sujet de celui-ci, donc, qui est la source et le principe de tous ces êtres, qui pourrait dire comment il est
le Bien et avec quelle grandeur il l’est ?
– Mais que fait-il maintenant ?
– Ne faut-il pas dire que, maintenant, il conserve ces êtres (hè kai nun sôdzei ekeina) et qu’il fait penser les
êtres qui pensent, vivre les êtres qui vivent en leur insufflant l’Esprit, et leur insufflant la Vie, et s’ils ne
peuvent vivre, il les fait être ?1

C’est là le texte qui fait la différence la plus nette entre deux moment « logiques » de la
principialité, que Pierre Hadot décrit comme un « passé absolu » et un « présent absolu »2,
lequel correspond à la conversion, qui consiste à « sauver » le dérivé, c'est-à-dire à conserver ses
actes essentiels, y compris celui d’être. Cette description de la fonction conversive est
entièrement fondée sur la nature du dérivé, et ne fournit quasi aucune indication sur le
principe : d’une part, celui-ci donne à celui-là des caractères qu’il ne possède pas (puisqu’il
n’est pas, ne vit pas et ne pense pas) ; d’autre part, il le fait en fonction de possibilités qui sont
propre au principié (même si elle proviennent ultimement de l’un) – ainsi, dans le texte de VI,
7 [38], 23, c’est l’incapacité de vivre du dérivé qui détermine une action principielle limitée à
la donation de l’être. Le maintien évoqué par Plotin s’accommode donc d’une très large
autonomie du deuxième un, et définit une principialité permettant à toute chose d’exercer
l’acte qui lui est propre. N’est-ce pas d’ailleurs ce qu’il veut dire lorsqu’il écrit de l’un qu’il est
le premier à exister par lui-même « lui par qui les autres choses sont aussi capables d’exister par
elles-mêmes (hô kai ta alla héautois estin enai) »3 ? On retrouve l’idée selon laquelle l’être jouit
d’une pleine autonomie, bien que ce soit l’un qui rende possible cette autonomie elle-même –
de sorte que le deuxième un est à la fois auto-fondé et hétéro-fondé. Tant que l’on en reste là,
il est difficile de saisir en quoi la principialité conversive consiste, parce que l’on ne comprend
pas en quoi elle est requise. On peut alors lire la situation de deux manières : d’un côté, l’étant
le plus autonome est dans une dépendance dont la nature ne peut être définie pour le
moment ; d’un autre côté, en une inversion étonnante des rapports, il semble que la
principialité disparaisse « derrière » ce dont elle est principe, dans la mesure où elle se définit
par rapport à lui tout en récusant ce rapport.

1
Ennéades VI, 7 [38], 23, 22-24 ; traduction P. Hadot, Traité 38, op. cit., p. 147.
2
Ibid., p. 194.
3
Ennéades VI, 8 [39], 13, 26-27 ; traduction L. Lavaud, Traités 38-41, op. cit., p. 227.

311
L’autre aspect de la conversion, constitutif ou génétique, pourrait être plus instructif. En
effet, si le principe permet à l’être de s’achever, c'est-à-dire de passer d’un état à un autre, le
passage en question, et la différence qu’il marque, devraient permettre cette fois de penser
l’arkhè à travers sa trace. On se souvient que le Noûs inchoatif est décrit comme une
potentialité ontologique et théorétique destinée à s’actualiser dans un « deuxième temps », et
qu’il est marqué d’une certaine imperfection – en tant qu’il est indéfini, obscur, pas encore
bon, et affecté d’une certaine impuissance. On comprend mieux le sens et la nécessité de la
conversion dans ces conditions, mais il faut encore tenir compte d’une restriction capitale,
puisque, comme on sait, la successivité temporelle attachée à cette présentation doit être
réduite. L’Intellect n’a évidemment jamais été privé de la lumière du bien, et ne s’est jamais
trouvé réellement en état d’indéfinition et d’obscurité. Dès lors, soit on rend
incompréhensibles toutes les descriptions de la genèse du Noûs, soit l’être, la vie, et la pensée
de celui-ci sont marqués d’un défaut jusque dans leur achèvement. Le premier chapitre de cette
partie avait permis de montrer qu’une certaine imperfection (comme altérité, distance à soi et à
l’un) devait hanter l’étant pour que sa structure réflexive soit possible. Son unité est
essentiellement multiple, et sa pensée marquée d’une faiblesse constitutive puisqu’elle constitue
une intégration d’une distance à soi et à son principe, qui n’est cependant jamais
complètement réduite – faute de quoi le Noûs se résorberait purement et simplement dans
l’un. De même, la vie comme désir de soi et mouvement vers soi exige une distance interne
jamais pleinement annulée. La description par Plotin de la genèse du Noûs exige un processus
d’interprétation qui confirme les éléments indirects concernant l’imperfection du fruit de cette
genèse. Ces éléments marquent l’existence d’une certaine hiérarchie structurelle de l’étant
(comme dérivé), et d’un mouvement de répression ou de réduction. Plus précisément, ils
traduisent en lui une opposition entre deux dimensions, qui apparaissent, lorsqu’il est à l’état
inchoatif, comme pouvoir et impuissance – et tout le sens de la constitution conversive consiste
dans la répression de l’un des membres de la hiérarchie par l’autre. Se convertir, pour le Noûs,
signifie donc réduire son imperfection inchoative par son pouvoir, transformer une altération
dans laquelle il est pris (et qui est la condition de son émergence) en une distance interne.
Mais comme cela fut établi au chapitre premier, cette opération ne saurait être sans reste –
puisque les moments successifs de la constitution du Noûs désignent un rapport de rang, la
distance interne est maintenue sous une forme non convertie. Or si l’Intellect garde une part
latente d’indéfinition, d’imperfection, on comprend mieux en quel sens il continue de requérir
l’arkhè y compris « après » son achèvement. La principialité conversive joue un rôle d’adjuvant

312
dans la réduction permanente (et à jamais incomplète) de la part de défection qui œuvre au
cœur de la puissance de l’étant total.
Au terme d’un certain processus d’interprétation, il semble que la principialité
conversive doive être comprise à partir des structures hiérarchiques qui organisent le dérivé.
Être, vie et pensée sont en effet foncièrement hiérarchiques. L’on se constitue par l’intégration
du moment de défection et d’impuissance qui marque son état « inchoatif », autrement dit, par
le « rattrapage » d’une certaine chute (au sens d’un arrêt d’une altération dont il aurait été
préférable qu’il s’abstînt1). On se rappelle également que la vie du deuxième un est mouvement
vers soi et un désir de soi qui s’achèvent sans cesse, et ne sont donc jamais entièrement achevés.
Ce mouvement et ce désir expriment une dynamique d’unification qui vise à intégrer en le
réduisant tout ce qui, dans le Noûs inchoatif, relève de la résistance et de l’altération
matérielles. La pensée, de la même façon, est une réduction incomplète de l’écart obscur, c'est-
à-dire de l’inintelligible (privatif) qui laisse dans l’Intellect la trace de l’altération à la faveur de
laquelle il émerge. La principialité conversive permet au dérivé de maîtriser la tension interne
qui l’habite en réduisant l’un des pôles de cette tension. Être, y compris pour l’étant le plus
haut, consiste à résister à une dispersion constitutive, à unifier dans une pluralité le tropisme
matériel qui le rend possible et le menace en même temps. La structure du Noûs, comme figure
première du dérivé, est définie par la répression d’un aspect de lui-même, et la nécessité de
cette répression témoigne de son lien conversif au principe.
Nous sommes ici sur un point-limite entre interprétation externe et interne. D’un côté
Plotin s’efforce de gommer toute trace d’imperfection dans le Noûs achevé, notamment
lorsqu’il prétend, au douzième traité, en chasser l’obscurité matérielle. De ce point de vue,
l’interprétation ici proposée va sans doute à l’encontre de sa position. D’un autre côté, notre
auteur maintient d’un bout à l’autre des Ennéades la doctrine d’un moment génétique de
l’Intellect marqué par la faiblesse et l’indétermination. Or, selon les protocoles d’interprétation
qu’il élabore et présente par deux fois au moins, il faut réduire la dimension de successivité et
de temporalité impliquée par les deux étapes de cette genèse. Le moment d’indéfinition ne
peut plus signifier qu’une dimension persistante d’obscurité et d’impuissance dans l’étant le
plus plein lui-même. Dès lors, si l’on accorde à Plotin l’élimination totale de la part sombre de
l’Intellect, il ne resterait plus qu’à nier toute signification aux doctrines de la dyade indéfinie,

1
Cf. le texte déjà cité de III, 8 [30], 8, 32-36.

313
de la matière de l’intelligible, et de l’indéfinition et l’impuissance du Noûs inchoatif. Il n’est
nullement évident que cette amputation permette de rendre la position plotinienne.
Il faut insister enfin sur ce que, dans les deux présentations de la conversion que nous
venons de donner, le principe est pensé depuis le dérivé et sa structure. L’arkhè est requise ; le
sens de cette requête et les résultats de l’acte par lequel elle y répond restent impensables en
dehors de la nature de l’étant. Cette contrainte est parfaitement normale, dans la mesure où la
conversion se définit logiquement à partir du dérivé – mais il faut à présent se demander si
Plotin parvient à relever le défi le plus difficile : penser la principialité en régime de procession,
c'est-à-dire en amont de ce qu’il produit.

2. La procession

Dans cette enquête sur la procession de l’un-bien nous essaierons tout d’abord de
montrer que Plotin ne parvient pas à surmonter la difficulté capitale liée à cette doctrine ; nous
tenterons ensuite de dégager les indications positives sur la principialité qu’elle recèle malgré sa
dimension aporétique.

a. L’aporie de la procession

Plotin échoue en partie à définir la principialité en mode processif – c'est-à-dire en


amont du dérivé et sans référence à lui. Il s’agit cependant d’un d’échec équivoque, dans la
mesure où le principe n’est tel que pour nous (compte tenu du dérivé et de sa structure) et non
en soi. Mais c’est un échec tout de même. Plusieurs interprètes soulignent que la dérivation du
multiple est la croix du plotinisme – ainsi, par exemple, Bréhier désigne ce problème, dans La
philosophie de Plotin, comme la « quaestio vexata » des Ennéades1. En généralisant un peu, il
faut dire que notre auteur n’explique nulle part de façon pleinement satisfaisante pourquoi et
comment le premier principe procède, et procède en quelque chose d’inférieur. Il semble en
effet qu’il se contente la plupart du temps d’affirmer ce qu’il s’agirait de justifier, et de
retourner au point de vue de la conversion. Cette manœuvre est un échec, puisqu’elle
présuppose ce dont il s’agissait d’expliciter l’émergence – c'est-à-dire l’existence et la nature du
dérivé.

1
Bréhier, La philosophie de Plotin, op. cit., p. 40.

314
Le problème se pose de la manière suivante : comment expliquer que l’un donne lieu à
quelque chose d’autre, une instance différente et inférieure ? Nous avons lu, en V, 1 [10], 6,
lorsque Plotin expose la doctrine des deux actes, que toute réalité parvenue à sa perfection
engendre un produit inférieur (ellaton)1, mais nulle explication supplémentaire n’était donnée
sur la nécessité de cette règle. Le premier chapitre du traité suivant reposera la question de
savoir comment toutes choses viennent de l’un, alors qu’il est sans diversité. La réponse
apportée sera alors, comme on l’a remarqué, l’idée d’une causalité marquée par la dissemblance
– c’est parce que rien n’est en lui que tout en vient. Mais outre les difficultés causées par l’idée
même d’une dissemblance, il reste à justifier le schéma selon lequel le principe donne lieu à
quelque chose (première question), et à quelque chose d’inférieur (deuxième question).
Pourquoi, tout d’abord, si l’un procède, doit-il donner lieu à quelque chose d’inférieur ?
On trouve les explications les plus poussées sur ce point aux derniers chapitres (15 à 17) du
traité V, 3 [49], où la réflexion se concentre sur l’engendrement de la multiplicité2. Plotin
affirme alors que la production d’une chose simple pourrait résulter d’un rayonnement
(périlampsin) comme depuis une source de lumière3. Mais cette analogie ne convient plus pour
l’un, puisque son produit ne peut qu’être inférieur et hétérogène. Cette indication enferme un
enseignement important : Plotin utilise plusieurs fois l’image du rayonnement lumineux pour
expliquer la procession de l’un – mais sa valeur est limitée car elle implique une homogénéité
entre producteur et produit qui n’est pas de mise en l’occurrence. Pourquoi faut-il donc que le
produit soit moindre que le producteur ? En premier lieu, il ne saurait être supérieur puisque
l’arkhè se définit par sa supériorité absolue4. Mais alors, pourquoi pas identique ? La réponse
est donnée à la fin du chapitre, qui s’appuie sur l’unicité du bien :

On a dit que si quelque chose vient de l’un, elle doit être autre que lui ; étant autre, elle n’est pas une ; car
alors elle serait l’un. Si elle n’est pas une mais deux, voilà déjà nécessairement la multiplicité, et, avec elle,
la différence et l’identité, la qualité et tout le reste5.

1
En V, 1 [10], 6, 39.
2
La question est posée au début du quinzième chapitre (Ennéades V, 3 [49], 15, 3 : « Pôs ex autou to
plèthos ; »).
3
Ibid., 3-6.
4
Ibid., 6-8 : « Ce qui vient de lui ne doit pas être identique à lui ; supérieur non plus. Car qu’y a-t-il de
supérieur à l’Un, qui est au-delà de tout ? Donc inférieur, c'est-à-dire moins parfait. Qu’est-ce qui est moins
parfait que l’un ? C’est le non-un, donc le multiple, mais comme il aspire à l’un, c’est l’un-multiple. »
Traduction Bréhier, Ennéades V, op. cit., p. 70 (modifiée).
5
Ennéades V, 3 [49], 15, 37-40 ; traduction Bréhier, ibid.

315
Une autre simplicité absolue reviendrait au même, puisqu’elle ne se distinguerait pas de son
producteur – il n’y aurait donc nulle production. Le rejeton du premier doit être différent de
lui, et donc non-un, c'est-à-dire multiple. Si l’un produit, il lui faut par conséquent engendrer
quelque chose d’inférieur.
Cette réponse enveloppe une difficulté peut-être rédhibitoire, car elle implique la
détermination du principe en soi comme unité contredistinguée de la pluralité – ce qui
contrevient à la structure générale de l’édifice métaphysique des Ennéades, et aux textes précis
traitant de ce point1. On peut d’ailleurs percevoir la difficulté inhérente à cette solution à
travers l’insatisfaction persistante manifestée par Plotin dans les derniers chapitres de V, 3 [49].
A la fin du quinzième chapitre, après avoir affirmé que le produit de l’un doit être autre que
lui, il relance immédiatement l’enquête, en demandant à nouveau, d’une part, pourquoi ce
produit est multiple, et d’autre part, pourquoi il faut qu’il y ait quelque chose après l’un2. Or
le seizième chapitre ne semble pas fournir plus de réponse à la question, puisque celle-ci est
reposée au suivant, sur lequel se clôt le traité. Ce dix-septième et dernier chapitre, après être
revenu à la perspective conversive, s’achève presque sur ces mots :

Cela suffit-il, et pouvons-nous maintenant nous arrêter ? Non, mon âme est encore, et plus que jamais,
grosse de pensées ; et, remplie des douleurs de l’enfantement, il faut qu’elle enfante en bondissant vers
l’un3.

En fin de compte, non seulement Plotin ne répond pas vraiment à la question de départ,
puisqu’il abandonne la perspective processive, mais il finit par renvoyer à quelque chose qui
relève plus de l’expérience mystique que du raisonnement philosophique. N’est-ce pas là une
manière de reconnaître que le surgissement du multiple ne reçoit pas réellement d’explication
rationnelle ?
Venons-en maintenant au deuxième aspect : pourquoi l’un produit-il, indépendamment
du statut de ce qu’il produit ? On peut trouver deux types de réponses à cette question : la
première est fondée sur la doctrine des deux actes ; l’autre est une justification « morale » ou
axiologique, fondée sur l’absence de jalousie de l’arkhè prôtè.

1
Le plus clair à cet égard étant le dernier cité, Ennéade V, 5 [32], 4, 2-4.
2
Ennéade V, 3 [49] 15, 40-43.
3
Ibid., 17, 15-17 ; traduction Bréhier, Ennéades V, op. cit., p 72

316
La formulation la plus intéressante de la doctrine « des deux actes », pour le problème
qui nous occupe est celle de V, 1 [10], 61. Plotin y énonce la règle selon lequel tout étant
produit nécessairement, grâce à la puissance qu’il enferme, une autre réalité qui est alors
comme l’image d’un modèle. Il y aurait donc une nécessité métaphysique à l’expression de la
puissance d’un principe, y compris pour le premier d’entre eux. C’est là sans doute
l’explication principale de la procession : toute chose dotée de quelque puissance est amenée à
engendrer.
Notre auteur évoque aussi une forme de nécessité « morale », au sens où l’absence de
production du principe le plus puissant équivaudrait à une faute de sa part. C’est un thème
récurrent que cette « absence de jalousie » du principe 2 , signalée notamment au sixième
chapitre de IV, 8 [6] :

Le terme antérieur reste à la place qui lui est propre ; mais son conséquent est le produit d’une puissance
ineffable qui était en lui ; il ne doit pas immobiliser cette puissance et, par jalousie, en borner les effets ;
mais elle doit avancer toujours, jusqu’à ce que tous les effets parviennent dans les limites du possible au
dernier des êtres3.

L’arkhè ne saurait être avare de sa puissance, il lui faut la déployer, écrit Plotin, jusqu’aux
« limites du possible ».
Mais il faut objecter que ces deux explications reposent sur une règle s’appliquant en
même temps à l’un et à ce qui en procède. Nous l’avions déjà souligné au chapitre précédent,
la doctrine des deux actes peut difficilement s’appliquer uniformément au feu, à la glace, puis à
l’âme, au Noûs, et à l’un, car il ne saurait y avoir de règle qui enveloppe ainsi l’ensemble de la
procession jusqu’à son sommet. Si c’était le cas, il faudrait concevoir l’univers comme un tout
coordonné dont le principe ferait partie, ce qui est précisément de nature à en ruiner la
fonction. Autrement dit, il faudrait faire de la dynamique processive une nécessité à laquelle
l’un lui-même est soumis, alors que Plotin entend précisément le soustraire à toute règle
extérieure à sa propre « nature ». C’est en ce sens que son activité se définit en elle-même, sans
aucune référence aux choses qui viennent de lui :

1
Ennéade V, 1 [10], 6, 30-39, (texte que nous avons déjà cité au chapitre précédent, pour examiner le sens et
la portée de l’attribution de la puissance et de l’acte à l’un).
2
Outre les deux textes que nous allons évoquer, on lira par exemple, au sujet du premier principe, V, 4 [7], 1,
34-36. Sur les dieux en général, II, 9 [33], 17, 16-17. Le thème renvoie à Platon, Timée 29e, 1-2, et Phèdre,
247a7.
3
Ennéades IV, 8 [6], 6, 10-14 ; traduction Bréhier, Ennéades IV, op. cit., p. 224.

317
Le fait de n’aller vers rien d’autre signifie que le bien possède en lui une surabondance de puissance,
puisqu’il n’est pas contraint par la nécessité, mais qu’il est lui-même pour les autres choses la nécessité et la
loi (anankhès tôn allôn kai nomou)1.

On constate à nouveau que la puissance de l’un-bien signifie surtout sa transcendance, et, ici,
le fait de n’être pas soumis à une nécessité extérieure, puisque c’est au contraire la sienne qui se
répercute dans l’ensemble de la procession. Mais c’est encore insuffisant, car si l’un n’est
esclave de rien d’autre, il n’est pas même attaché à une définition qui lui imposerait quelque
loi de développement ; et c’est pourquoi il ne faut pas lui attribuer d’acte qui se déploierait à
partir de lui « selon le développement de sa propre nature (ôs péphuken)2 ». Mais alors, n’ayant
ni ousia ni essence qui le détermine, on se demande où pourrait s’enraciner la nécessité de
procéder – ou n’importe quelle nécessité3. S’il est envisageable qu’il définisse les règles de la
procession pour les autres choses (encore que l’on doive alors se demander où celle-ci
prendraient leur dimension déterminée), on ne comprend pas comment cette nécessité
s’appliquerait à l’infini en lui-même – au-delà de la figure archique qu’il prend pour nous.
L’« aphtonia » du principe ne peut pas non plus être invoquée comme un caractère
inhérent à l’un et qui le déterminerait à procéder, pour les mêmes raisons. Le chapitre 12 de V,
5 [32], le précise :

Il ne saurait en effet en avoir aucun besoin et, de ce fait, il reste identique à ce qu’il était avant
d’engendrer. Aussi bien, cela ne lui aurait même pas importé que rien ne naisse. Et si quelque chose
d’autre avait pu naître de lui, il n’en aurait éprouvé aucune jalousie4.

L’« aphtonia » du principe, quoi qu’elle signifie, ne ménage pas en lui l’espace métaphysique
d’un rapport avec ce qui en procède : s’il n’avait rien produit, ou s’il avait produit encore autre
chose en plus de ce qui existe, cela ne ferait pour lui aucune différence. Il ne semble donc pas,

1
Ennéades VI, 8 [39], 10, 32-35 ; traduction L. Lavaud, Traités 38-41, op. cit., p. 222. Remarquons ici encore
combien le thème de la puissance du principe est étroitement associé à son absoluité.
2
Ibid., 8, 15-16 : « Et, bien évidemment, nous ne dirons pas même « selon le développement de sa propre
nature (ôs péphuken) : cette expression désigne en effet ce qui est postérieur » ; traduction L. Lavaud, ibid.,
p. 217.
3
Le problème se pose donc également si l’on entend faire de la nécessité de sa solitude le fondement de la
nécessité et de la dégradation qui marquent la procession, comme le fait G. Aubry dans Dieu sans la puissance,
op. cit., p. 245, en s’appuyant sur IV, 8 [6], 1, où l’on peut lire « Il faut que l’un soit seul ».
4
Ennéades V, 5 [32], 12, 43-45 ; traduction R. Dufour, Traités 30-37, op. cit., p. 160.

318
malgré les apparences, que ces éléments permettent de fonder la causalité processive de l’un
sans présupposer le point de vue conversif, c'est-à-dire la présence préalable et déterminante du
dérivé. Dans cette perspective, l’un n’est plus à même d’expliquer et justifier à lui seul la
nécessité de l’« émergence » du dérivé ; tout au contraire, c’est à partir de cette émergence
seulement qu’il est possible de comprendre la nécessité en question.

b. Procession et commandement

Malgré la dimension aporétique de la doctrine de la procession, il est possible de lui


donner un contenu positif, en repartant d’un fait sur lequel nous avons déjà beaucoup insisté :
la génération du Noûs étant intemporelle, la description de sa procession comme poièsis ou
génésis ne correspond qu’à une distinction de rang. Mais la matrice de l’apophase oblige à
réinterpréter cette proposition elle-même, puisqu’elle conduit à définir le principe par son
rapport au dérivé :

Mais lui, puisqu’il occupe le rang le plus haut, ou plutôt, puisqu’il n’occupe pas ce rang, mais qu’il est lui-
même le sommet, toutes choses lui sont asservies (panta doula ekhei)1.

Etre le sommet de la hiérarchie, ne signifie pas, pour le principe, occuper la première place
dans celle-ci, mais « asservir » l’étant – idée qui converge avec celle du chapitre 10 selon
laquelle il est pour les autres choses anankhè et nomos. De manière un peu étrange au premier
abord, le motif génétique trouve peut-être son expression la plus concrète et la plus rigoureuse
dans le commandement, ou la nécessité connotée par le terme d’arkhè. On trouve plusieurs
expressions de cette idée dans le traité VI, 8 [39], notamment lorsque Plotin se demande dans
quelle mesure on peut lui appliquer l’idée de « maîtrise de soi (to arkhon héautou) » :

S’il était double, on l’emploierait au sens propre, mais s’il est un, il faut utiliser seulement l’expression
« commandant » (to arkhon monon), puisqu’il ne possède rien sur quoi exercer son commandement.
– Comment, dès lors, commande-t-il, s’il n’y a rien sur quoi s’exerce son commandement ?
– Ici, le terme « commandant » se comprend relativement à ce qui est avant lui : cela veut dire qu’il n’y
avait rien avant lui2.

1
Ennéade VI, 8 [39], 16, 8-10 ; traduction L. Lavaud, Traités 38-41, p. 235.
2
Ibid., 20, 28-31 ; traduction L. Lavaud, ibid., p. 240.

319
Ce texte explicite le lien, inhérent au terme d’arkhè, entre primauté et commandement : être
avant quelque chose signifie le « précéder » métaphysiquement, c'est-à-dire contrôler son
déploiement ontologique de façon unilatérale. Un autre terme désigne semble-t-il cette
dimension de la principialité hénologique, il apparaît en VI, 8 [39], 18 :

C’est pourquoi Platon parle à son sujet de « ce qui doit être » (déon) et de « moment favorable » (kairon),
comme s’il voulait faire comprendre par là, autant qu’il est possible, que le Bien est loin de ce qui advient
par hasard, et qu’il est ce qui doit être1.

Le Bien est anankè et déon. Certes, ce vocable est convoqué pour écarter le « discours
téméraire », mais il semble révéler aussi quelque chose de la position principielle : elle n’est
soumise à rien, pas même au hasard – parce qu’elle soumet au contraire toutes choses à sa loi.
Le sens le plus positif du principe, c’est la nécessité comme commandement.
Si l’on résume la chaîne de réinterprétations du concept de procession : la genèse du
dérivé recouvre un certain ordre, c'est-à-dire un rang dont la primauté se traduit par un
impératif – Derrida écrirait peut-être une « injonction » – auquel obéit le dérivé dans l’acte
même de sa constitution, et qui laisse une trace dans sa structure. Mais l’ordre du principe est
foncièrement apeiron, c'est-à-dire à la fois sans bornes et indéterminé ; en effet son activité ne
le définit pas en retour, sa liberté consiste à s’absoudre de toute contrainte, de sorte que son
être n’est pas plus déterminé par son activité que celle-ci ne l’est par celui-là2.
Le principe s’annonce à nous en se dérobant, et son commandement reste indéterminé –
aussi les contraintes qu’il impose au dérivé ne sont-elles jamais lisibles que dans la constitution
de celui-ci : un et plusieurs, acte et puissance, être, vie, pensée, tout cela dépend de l’activité du
principe, mais d’une activité insaisissable en elle-même puisqu’elle ne le détermine pas en
fonction de ce qu’elle détermine. C’est à cette idée nous semble-t-il, qu’il faut rattacher la
célèbre formule selon laquelle le bien donne ce qu’il n’a pas. Plotin l’énonce par deux fois en
VI, 7 [38], et notamment au chapitre 17, en réponse à la question : comment l’un peut-il
produire les formes alors qu’il ne les possède pas ?

1
Ibid., 18, 43-46 ; traduction L. Lavaud, ibid., p. 237-238. Les références sont au Politique, 284e, 6-7, et
28d, 6-7.
2
Ibid., 7, 50-54 : « Il n’est plus vrai de dire que son acte dépend de son être que de dire que son être dépend
de son acte – il s’ensuit qu’il n’agit pas selon ce qu’il est par nature […] il se produit lui-même à partir de ces
deux éléments, par lui-même et ne dépendant de rien. » Traduction L. Lavaud, ibid., p. 216.

320
Ne faut-il pas répondre qu’il n’est pas nécessaire que ce qui donne possède ce qu’il donne, mais que, dans
de tels cas, il faut considérer le donateur comme supérieur, le don comme inférieur au donateur ? Car c’est
de cette manière que se produit la génération dans les êtres réels1.

Donner ce que l’on ne possède pas signifie transcender le don – et l’on retrouve l’idée d’une
condition de possibilité qui détermine l’existence et la nature d’une chose sans être déterminée
en retour par cette activité. Dans un article intitulé « Le Bien donne ce qu’il n’a pas »2, Jean-
Louis Chrétien insiste justement sur cet aspect précis, en écrivant que l’un « donne ce qu’il n’a
pas en se refusant soi même. C’est pourquoi il n’y a d’hénologie que négative »3.
Un texte de V, 5 [32], 12 permet de lier cette doctrine à un autre concept majeur pour
l’archie, celui de puissance :

Le Bien est plus ancien, non pas en temps, mais en réalité (to alèthei) : sa puissance est antérieure,
puisqu’elle est totale […] Dès lors, c’est le Bien qui est maître de cette puissance (tautès kurios) car il n’a
pas besoin de ce qui naît de lui il se tient à l’écart d’absolument tout ce qui est engendré. […] Mais en
réalité, il n’y a rien qui puisse naître, car il n’y a rien qui ne soit déjà né, étant donné que toutes choses son
déjà nées. Lui, il n’est pas toutes choses au sens où il aurait besoin de ces choses : les surpassant toutes, il
peut les produire (poiein) et leur permettre d’exister par elles-mêmes, tout en se maintenant au-dessus
d’elles4.

La dimension de commandement archique (si cette expression n’est pas pléonastique) est
rattachée à la puissance principielle, recouvre une transcendance et une indépendance radicale
vis-à-vis du dérivé – signification ultime de l’antériorité « selon la réalité ». La principialité
comme primauté et antériorité doit être comprise comme la radicalisation de la conception
aristotélicienne de Métaphysique ∆, 11, qui fait de l’antériorité selon l’ousia une dépendance
asymétrique du postérieur par rapport à l’antérieur. Au niveau du principe, la dépendance est
parfaitement asymétrique : le bien n’est ni modifié ni qualifié en aucune façon, et c’est aussi le
sens de sa puissance. La fin du texte est l’occasion de rappeler une chose essentielle sur la
dunamis : elle n’emporte, dans le cas du principe, aucune nuance de potentialité ou de
tendance. Or tout est « déjà né », comme l’écrit Plotin, et l’arkhè ne retient en elle-même

1
Ennéade VI, 7 [38], 17, 3-5 ; traduction P. Hadot, Traité 38, op. cit., p. 131. Voir aussi ibid., 15, 19-20,
pour une première formulation de la même idée.
2
J.-L. Chrétien, La voix nue, Paris : Editions de Minuit, 1990.
3
Ibid., p. 274.
4
Ennéade V, 5 [32], 12, 37-49 ; traduction R. Dufour, Traités 30-37, op. cit., p. 160.

321
aucune virtualité inexprimée. Si le principe constitue une puissance de production, celle-ci s’est
donc toujours déjà manifestée comme dans un passé absolu, et seul l’être en constitue la trace lisible.
Sous cet angle encore, le principe est parfaitement absout de tout rapport avec le dérivé,
comme s’il l’avait toujours déjà posé sans se compromettre avec sa sphère d’existence. Il est
indifférent à ce qui naît de lui, et donner ce qu’il n’a pas revient à se dégager absolument d’un
rapport qui ne devient compréhensible que du point de vue du donataire.

B. Bilan

Il est temps d’établir le sens du geste archéologique plotinien dans sa plus grande
généralité, et de dégager son apport à la question du principe telle que nous entendons la
poser.
Commençons par rappeler les acquis des chapitres 6 et 7. Il est apparu que si l’étant
requiert un principe, celui-ci doit être radicalement transcendant et récuser tout trait positif.
En effet, dans le cas contraire, l’arkhè se définirait par un rapport à la totalité, et ce serait
l’ordre la rattachant au dérivé qui rendrait compte de l’une comme de l’autre. Il resterait alors
à comprendre d’où vient l’ordre en question – c'est-à-dire à en chercher l’origine. Renoncer à
l’absoluité de l’arkhè revient à renoncer à l’arkhè même, car seule une hétérogénéité absolue
bloque la régression à l’infini, et met fin au questionnement sans contraindre le philosophe à
l’abandonner. L’étant est fondé lorsque l’on reconnaît son rapport intime à l’excès radical du
bien – et cet excès ne saurait donner lieu à la constitution d’une totalité plus large, puisque
celui-ci doit refuser toute coordination avec l’étant. La totalité et la réflexivité de l’Intellect ne
sont possibles que dans et par la brèche l’ouvrant irrémédiablement au tout-autre.
Lévinas dans « De l’un à l’autre », ainsi que dans Altérité et transcendance, intègre Plotin
à la tradition philosophique de réduction de l’altérité, dans la mesure où l’aboutissement du
cheminement spirituel est l’union mystique avec « l’unité consommée de l’un », meilleure que
le désir ou l’amour qui nous le font éprouver dans son altérité pure1. Il n’est pas certain que
l’on puisse admettre cette lecture sans réserves, car elle suppose que l’un est une forme de
« pré-totalité », que l’union hénologique est possible sans reste, et néglige l’idée que la

1
E. Lévinas, « De l’un à l’Autre », dans Entre Nous, Paris : Grasset, 1991, p. 153-175, voir p. 153 et 154 pour
les expressions citées. Voir également Altérité et transcendance, Paris, Fata Morgana, 1995, en particulier p. 29-
33.

322
coïncidence avec lui correspond toujours aussi à une échappée hors du tout. Il n’est certes pas
pertinent, en contexte plotinien, d’opposer philosophie et mystique comme deux démarches
hétérogènes ; mais comme nous l’avons montré, il convient d’isoler, dans le discours fondé sur
l’expérience mystique, ce qui excède ou contredit les données rationnelles. Or ces données
montrent que l’absorption de l’autre par le même est le propre du Noûs, et que la condition de
l’englobement ontologique est l’excès irréductible de l’arkhè sur cet englobement lui-même.
Soutenir que celle-ci referme la totalité sur elle-même d’une manière ou d’une autre revient à
manquer le cœur de l’apophatisme plotinien, à savoir l’incommensurabilité du principe, en
faisant de lui soit une totalité avant la totalité1, soit une extension du dérivé (un simple
supplément vis-à-vis de l’étant, un élément de plus qui « complète le tableau » métaphysique).
Il y a peut-être, dans l’idée d’union mystique, une tentation d’atteindre à un site de totalisation
sans reste du réel – mais la métaphysique des Ennéades montre que la totalité de l’étant est
hantée par une altérité qui ne se laisse à aucun prix englober2. Même la conception plotinienne
de l’étant comme tel (le Noûs) ne saurait correspondre au tableau lévinassien, malgré
l’absorption de l’autre par le même (que nous avons repérée dès le premier chapitre) ; celle-ci
n’est en effet jamais sans reste – elle demeure inquiétée par le tout-autre, et ne peut avoir lieu
que dans cette inquiétude3.
Deuxième point, qui constitue le cœur de la théorie de la principialité : Plotin propose
une solution pour articuler la négativité radicale exigée par la transcendance de l’archè avec la
dimension positive de sa théologie. Eugen F. Bale, dans un article intitulé « Plotinus’ Theory
of the One »4, soutient que notre penseur est conduit à tenir deux sortes de discours sur l’un,
positif et négatif, qu’il tenterait d’articuler en un « discours paradoxal » ; le modèle de celui-ci
résiderait dans les affirmations selon lesquelles il est « partout et nulle part », « forme sans
forme », ou encore « toutes choses et aucune d’entre elles », mais, surtout, « être » et « non

1
Voir plus haut, chapitre 7, II, B, sur la supposée « unité inclusive » du principe.
2
Pour une lecture de la mystique plotinienne qui donne en partie raison à Lévinas sur ce point, cf. L. Lavaud,
D’une métaphysique à l’autre, op. cit., p. 252-257. Mais l’interprète nuance ensuite cet accord en s’appuyant
sur la thèse centrale de son livre, à savoir qu’il y a chez Plotin une concurrence entre deux métaphysiques – en
l’occurrence il distingue le désir de totalité qui marque le rapport au Noûs du désir de principe (ibid., p. 258).
Il conteste également que la philosophie soit une simple « étape propédeutique à l’union » (ibid., p. 257), en
invoquant les passages déjà cité où ce discours apparaît comme une nécessité postérieure à cette union (ibid.
p. 257-258).
3
Nous allons voir très vite que le sens de cette inquiétude n’est jamais simple – il semble recouvrir à la fois un
risque et une garantie.
4
E. F. Bale, « Plotinus’ Theory of the One », dans The Structure of Being, A neoplatonic approach, H. R. Baine
(éd.) Albany : State Univesrity of New-York Press, 1982, p. 40-51.

323
être »1. La conclusion de l’interprète est que l’auteur des Ennéades échoue à mettre en place le
logos paradoxal qui intègre les deux autres, car son discours s’avère en fait simplement
contradictoire2. Cette interprétation accorde à la fois trop et trop peu à Plotin. Trop, peut-être,
dans la mesure où l’Alexandrin veut sans doute s’assurer d’une positivité du principe que son
discours purement rationnel ne saurait fonder réellement3. Mais surtout trop peu, dans la
mesure où les Ennéades présentent un modèle archéologique qui intègre positivité et négativité
archiques à travers deux doctrines : l’asymétrie de rapports et l’articulation
éminence/négativité.
L’asymétrie de rapport entre principe et dérivé permet de comprendre les propositions
sur la présence de l’un, sur le fait qu’il est « partout et nulle part », « toutes choses et aucune
d’entre elles », etc. Nous avons montré4 que la présence de l’un aux choses recouvre d’un côté
leur dépendance vis-à-vis de lui, leur rapport à une transcendance qui récuse le rapport en
question – et d’un autre côté la non-altérité de l’arkhè vis-à-vis de ce qu’elle fonde. Bref, la
présence de l’un est rigoureusement coextensive à son absence, comme l’écrit Pierre Hadot
dans son introduction au Traité 9 : « Il ne peut donc être présent aux choses, pour les fonder,
que dans la mesure même où il est absent d’elles ».5
Deuxième pièce de la solution, l’articulation éminence/négativité. D’un côté, la voie per
eminentiam débouche sur l’indistinction radicale de la transcendance : l’incommensurabilité
du principe à ses effets implique que le dernier degré de l’échelle des réalités corresponde à la
fois à une absolutisation et à une disparition des propriétés de l’être. Aussi surprenant que cela
puisse paraître, il n’y a pas, à proprement parler, d’unité, de bonté ou d’acte purs dans l’univers
des Ennéades : plus on s’approche du foyer transcendant de ces propriétés, plus elles se
purifient, jusqu’au moment où elles s’effacent dans l’infini principiel. Ainsi par exemple le
cheminement vers ce qui rend possible l’unité relative du dérivé ne parvient-il jamais à l’unité
pure – lorsqu’il aboutit à ce qui fonde son existence, toute propriété s’efface. Le fondement
ultime n’est pas seulement le point où toutes choses sont portées à l’absolu, mais le point où

1
Ibid., p. 47-49 en particulier. Nous ne nous arrêterons pas sur le détail des arguments, qui nous semblent
difficilement tenables, notamment en ce qu’ils associent le discours positif à un discours sur l’être (being),
dont nous avions constaté qu’il est clairement exclut de l’un. Même remarque en ce qui concerne « forme » et
« sans forme » ; Plotin n’entretient sur ce point nulle ambiguïté, nul paradoxe.
2
Ibid., p. 49-50.
3
Nous allons voir en effet que la solution qui passe par l’idée d’orientation n’est peut-être pas capable
d’assurer absolument le sens de la négativité principielle.
4
Chapitre 7, II., B. en particulier.
5
P. Hadot, Traité 9, op. cit., p. 31. On lira en général, sur cette question de la présence, les p. 28-37.

324
elles se dissolvent, et cette dissolution est la condition de leur être relatif. Nous pourrions dire
pour cette raison que la recherche du principe, et, plus largement, le rapport métaphysique
qu’entretient avec lui l’univers plotinien correspond, mutatis mutandis, à ce que décrit
Blanchot dans L’espace littéraire comme

le mouvement par lequel l’œuvre tend vers sa propre origine, ce centre où seulement elle pourra
s’accomplir, dans la recherche de laquelle elle se réalise et qui, atteint, la rend impossible1.

L’univers ne tient que dans la tension de toutes choses vers un centre où aucun trait déterminé
de leur existence n’a plus de place ni de sens – où elles sont à la fois fondées et abolies. Il ne peut
y avoir d’unité, d’acte ou de bonté que relatives, et comme tendues vers l’absolu
rigoureusement incompatibles avec leur existence propre2. D’un côté, par conséquent, la
positivité et l’éminence sont effacées dans la négativité archique. Mais d’un autre côté, la
négativité retient quelque chose de l’éminence, qui détermine l’orientation de l’aphérèse. La
négativité du principe est pensée pour ainsi dire en direction, ou du côté de l’un (plutôt que
du multiple), du bien (et non du mal), de l’intelligible (et non du sensible). Pierre-Jean About,
dans Plotin et la quête de l’Un, utilise le concept d’orientation pour définir la fonction du terme
« hoion », lequel institue « une orientation de la pensée qui ne peut se résoudre à être muette. »3
Les attributs du principe permettent moins d’identifier directement un contenu ou des
propriétés positives qui lui seraient inhérentes que de saisir l’orientation depuis laquelle sa
négativité doit être comprise ; il s’agit de marquer que la dynamique de l’absolution vis-à-vis
de l’être, du dérivé, se fait dans le prolongement d’un acheminement vers l’unité, la bonté,
l’intelligibilité.
Ensuite, la transcendance radicale qu’exige la principialité se révèle incompatible avec la
fonction archique, laquelle, sans un minimum de détermination et de connexion au dérivé, est
impensable, et en fait impossible. L’incommensurabilité principielle, en effet, ne résulte pas
d’une position de transcendance vis-à-vis de nos seules facultés cognitives, mais vis-à-vis du

1
Blanchot, L’espace littéraire, Paris : Gallimard, 1955, p. 97.
2
Bien entendu, tout le sens et la cohérence de cette incompatibilité se joue dans le problème de la
principialité : comment maintenir le lien principiel avec le dérivé malgré cette transcendance ? C’est autour de
cette question que se joue l’articulation des deux plans incompatibles.
3
P.-J. About, Plotin et la quête de l’Un, Paris : Seghers, 1973, p. 65. Stanislas Breton consacre également un
développement à cette question qui s’avérera essentiel pour notre propos, puisqu’il s’appuie précisément sur
cette dimension pour distinguer l’un et la matière, dans Matière et dispersion, op. cit., p. 51 et 180-181. Nous
allons y revenir.

325
Noûs lui-même – et ce, inséparablement, dans sa dimension noétique et ontologique.
L’absoluité n’interdit donc pas seulement de penser le rapport archique dans le sens processif,
elle le rend problématique du point de vue de son existence même, c'est-à-dire de son
effectivité fonctionnelle, au sens où l’absolu ne peut être mis en relation avec quoi que ce soit
d’autre sans déchoir réellement de son absoluité. Il ne suffit pas de dire, comme Stanislas
Breton, qu’il y a un « tourment » par lequel l’absolu se fait principe en se donnant la première
« détermination-différence » – si cet acte est possible, il ne correspond pas à une simple
épreuve, mais plutôt à une remise en question radicale. L’arkhè est donc le lieu d’un véritable
déchirement métaphysique puisqu’elle suppose et récuse l’absoluité, en même temps et sous le
même rapport. Or Plotin perçoit clairement ce problème, et définit son archéologie de
manière à le résoudre. D’abord, en tant qu’il développe une théorie rigoureuse de la
connaissance du principe et du discours que nous tenons sur lui – discours et connaissance qui
renvoient au dérivé et séjournent en lui, puisque celui-ci recèle les seules indications positives
que nous puissions concevoir. Le discours sur le principe doit se tenir en se dénonçant, et ne
dit le principe qu’en disant d’une certaine manière ce qui en dépend. La faiblesse du logos
dianoétique est donc profondément équivoque, puisqu’elle ouvre une voie d’accès originale à
l’un-bien, fondée sur un processus d’auto-correction indéfini. Seule la discursivité, parce
qu’elle peut se tourner contre elle-même et pointer sa propre déficience, peut se nier sans se
fondre dans le niveau ontologique supérieur. Ensuite, l’auteur des Ennéades tente de surmonter
le déchirement inhérent à la principialité en distinguant son statut relativement au dérivé et
indépendamment de lui. L’arkhè est telle pour nous mais non en soi ; de sorte que l’ascension
vers elle exige de passer au-delà, et de dépasser la fonction archique. Certains philosophes ou
théologiens sauront se souvenir de cette audace, comme peut-être Maître Eckhart, lorsqu’il
invite le cheminement mystique à se porter au-delà de Dieu comme cause, dans la mesure où
celui-ci n’existe que corrélativement aux créatures1. Le Dieu des créatures reste en-deçà de
Dieu « en soi » de sorte que le cheminement vers lui doit aller au-delà de lui :

Lorsque, de par ma libre volonté, je sortis et reçus mon être créé, alors j’eus un Dieu ; car avant que ne
fussent les créatures, Dieu n’était pas « Dieu », plutôt : il était ce qu’il était. Mais lorsque furent les

1
On lit dans le sermon 83, Renovamini Spiritu : « C’est pourquoi un maître païen dit : Ce que nous disons et
entendons de la cause première, nous le sommes davantage nous-mêmes que si c’était la cause première, car
elle est au-dessus de tout dire et de tout entendre. » (Et ce néant était Dieu, Sermons allemands LXI à XC,
traduits et présentés par G. Jarczyk et P.-J. Labarrière, Paris : Albin Michel 2000, p. 171).

326
créatures et qu’elles reçurent leur être créé, alors Dieu n’était pas Dieu en lui-même, plutôt : il était Dieu
dans les créatures. […] Pour cette raison nous prions Dieu d’être dépris de Dieu1.

C’est en ce sens que le cheminement vers la divinité doit délaisser le pourquoi et la cause2 – car
l’aborder ainsi revient à confondre le rôle qu’elle joue pour nous et ce qu’elle est en soi. Le
rapport de ce délaissement à la recherche principielle ne consiste néanmoins pas du tout à s’en
détourner unilatéralement. En effet, le passage au-delà de la corrélation entre Dieu comme
cause et les créatures n’est pas simple abandon de la quête de l’origine, mais aussi son
accomplissement ; l’abandon du pourquoi est également une surenchère dans sa recherche3, la
nécessité de se porter au-delà résulte d’une insatisfaction devant une principialité relativisée car
quasiment instituée par ce qui devrait en dépendre : « Et n’aurais-je pas été, « Dieu » n’aurait
pas été non plus. Que Dieu soit « Dieu », j’en suis une cause ; n’aurais-je pas été, Dieu n’aurait
pas été « Dieu ». »4 Délaisser la quête de l’archie sans une surenchère dans cette quête, cela ne
consisterait-il pas à abandonner l’exigence de rendre raison de l’étant, et du discours que l’on
tient ? Et une démarche philosophique est-elle encore possible par-delà un tel abandon ? C’est
l’une des questions que l’archéologie plotinienne pose à toute pensée qui se prétendrait
unilatéralement an-archique.
D’autres aspects de cette archéologie nous intéressent en particulier. En premier lieu,
comme on vient de le voir, la principialité processive entendue comme production renvoie à
une détermination de l’arkhè comme commencement et surtout commandement, c'est-à-dire
nécessité. Il est commencement en tant que sa fonction générative recouvre un rapport de rang,
lorsqu’il s’applique aux réalités éternelles – mais ce rapport doit lui-même être interprété de
façon à éviter que la primauté du premier ne soit définie par un ordre qui le précède. Etre
avant toutes choses ne peut consister à prendre place dans une série par rapport à quoi se
définit la primauté du premier – cela veut dire déterminer l’ordre en se tenant en dehors de lui,
par la radicalisation de l’antériorité aristotélicienne « selon la substance ». La primauté absolue

1
Maître Eckhart, Dieu au-delà de Dieu, sermons allemands XXI à LX, traduits et présentés par G. Jarczyk et
P.-J. Labarrière, Paris : Albin Michel, 1999, p. 155.
2
On lit dans le même sermon : « C’est pourquoi je prie Dieu qu’il me déprenne de Dieu, car mon être
essentiel est au-dessus de Dieu dans la mesure où nous prenons Dieu comme origine des créatures » (ibid.,
p. 159).
3
On lit, toujours dans le même sermon 52, que dans l’impulsion qui me porte au-delà même des anges, « je
ne saurais me contenter de Dieu selon tout ce qui fait qu’il est « Dieu », et selon toutes les œuvres divines. »
(Ibid., p. 160). Le passage au-delà de Dieu ne consiste pas à se détourner du Dieu-origine, mais à ne pas s’en
contenter.
4
Ibid., p. 160.

327
du principe recouvre un assujettissement asymétrique de toutes choses, et ce qui en dépend est
soumis à certaines conditions, se reflétant dans ses modalités d’émergence et d’existence. L’une
des questions essentielles qui animera notre seconde partie consistera à demander s’il est
possible de penser philosophiquement sans se référer à une archie définie aussi généralement.
Plotin tente de résoudre ainsi l’aporie inhérente à une injonction absolue, radicalement
asymétrique en tant que l’arkhè ne subit aucune contrainte en retour lorsqu’elle exerce son
principat – pas même celle qui consisterait à se définir comme source de ses effets ; pour elle,
et pour elle seule, commander ne revient pas en même temps à obéïr.
Enfin, le principe définit la forme générale du dérivé. C’est ici l’analyse de la
principialité en mode de conversion qui fournit les données les plus intéressantes, et permet de
comprendre comment la structure de l’étant répond au commandement archique. Nous avons
vu que la requête de principe qui marque le dérivé après son achèvement révèle une structure
hiérarchique, animée par une dynamique de réduction de l’un des pôles de cette hiérarchie par
l’autre. Etre assujetti à l’arkhè signifie exister dans et par l’exigence d’une certaine orientation
au sein d’une hiérarchie métaphysique à la fois interne et externe. Par exemple, être, pour
l’Intellect, c’est assujettir sa pluralité à l’un, et celui-ci est alors défini par la projection depuis
l’étant du pôle supérieur de sa structure. Le deuxième un se produit comme éternel
rassemblement d’une pluralité interne – et renvoie au premier principe comme au moteur et à
l’horizon de cette unification. En effet, l’arkhè hénologique exige et rend possible le processus
d’unification, mais c’est aussi son horizon ultime, c'est-à-dire la réduction absolue de la
pluralité, de l’obscurité, de l’altérité – même si Plotin admet que sans référence à la pluralité,
cette absolutisation de l’unité lui enlève toute signification assignable. Ce schéma se retrouve à
tous les niveaux de la procession. La situation humaine, décrite plus haut1, est à cet égard tout
à fait typique, puisque notre identité n’est pas conçue sur le modèle d’une substance atomique
hermétiquement close. Nous sommes la tension d’une âme associée à un corps vers une unité
supérieure, dont l’identité rend possible l’union psycho-somatique en restant pure de toute
compromission avec le terme inférieur de l’union en question.
Être, dans les Ennéades, ne consiste pas à reposer dans une unité statique, ou à insister en
elle, mais à se porter en amont de soi-même, c'est-à-dire aussi à renoncer à soi, au moins dans
une certaine mesure. Cela consiste par exemple à « s’éveiller hors du corps », en se portant vers

1
Voir en particulier, dans cette section, le chapitre 2, B, 1 et 2, sur l’identité humaine et les possibilités
éthiques qui en lui sont attachées.

328
l’arkhaion de l’âme, où réside notre « principe libre ». Etre pleinement implique donc de
s’abandonner en quelque façon. Ainsi, coïncider avec son essence dans l’union mystique à
l’Intellect suppose de renoncer à dire « jusque là, c’est moi »1 ; et si l’union au bien est le plus
haut accomplissement de la destinée humaine, les dimensions même d’unité et d’identité y
disparaissent si complètement qu’il devient difficile de dire en quoi cet accomplissement n’est
pas tout aussi bien un effacement. Et ce qui est valable pour un individu l’est tout autant pour
le monde dans son ensemble, dont Plotin souligne qu’il est lui aussi double : d’un côté, union
d’âme et de corps ; d’un autre, âme universelle indépendante du sensible2, qui conserve l’union
en se maintenant pure au-delà d’elle. L’âme hypostase rend possible l’univers sensible en le
transcendant, et en s’identifiant autant que possible au Noûs. Or cette structure n’affecte pas
simplement le sensible, puisqu’elle détermine aussi, comme on l’a vu, l’essence du deuxième
un, dont l’unité est à la fois une réflexion auto-constitutive et une tension vers le tout autre.
Dans les Ennéades, le rapport à soi le plus étroit est celui qui s’ouvre le plus immédiatement à
la transcendance. On peut donc généraliser le schéma dessiné plus haut : plus une instance
réalise son identité, plus elle coïncide avec elle-même, plus elle approche le point elle devient
impensable. Et il ne s’agit pas simplement, comme nous l’avons déjà souligné, de marquer les
limites de nos facultés, car plus l’étant coïncide avec lui-même, plus il s’approche du point
(l’un absolu) où il ne peut exister comme étant, et où son mode d’existence devient
radicalement indéterminé. Le commandement principiel se traduit donc dans le dérivé par une
constitution dynamique, marquée par une hiérarchie à la fois interne et externe, organisée de
telle sorte qu’accomplissement et effacement y sont étroitement mêlés. On doit ajouter à cela
un élément, clairement mis en exergue par Jean-Louis Chrétien dans « Le Bien donne ce qu’il
n’a pas ». Si comme nous l’avons remarqué à plusieurs reprises, le Noûs jouit de la plus haute
autarkeia, la subordination au principe est aussi une forme d’autosuffisance – du moins
lorsqu’elle est directe, puisque la dépendance ontologique n’apparaît réellement que lorsque ce
rapport est médiatisé. Toutefois, on ne peut accorder sans réserve à l’auteur de La voix nue,
que « la dépendance des choses envers l’Un n’exprime pas leur indigence mais leur plénitude »3
– elle exprime toujours les deux, puisque l’étant le plus haut est déjà le lieu d’un abaissement,
d’une perte et d’une échappée à soi.

1
Cf. Ennéade VI, 5 [23], 7, 11-16, cité plus haut.
2
Comme Plotin l’écrit explicitement dans le texte déjà cité de II, 3 [52], 9, 30-33.
3
J.-L. Chrétien, La voix nue, op. cit., p. 261.

329
En revanche, Plotin reste confronté à plusieurs problèmes majeurs, qui paraissent liés
entres eux, et qu’il ne parvient pas, nous semble-t-il, à traiter de façon pleinement satisfaisante.
Tout d’abord, concernant la dimension processive de l’arkhè. Pour résoudre le problème, il
aurait fallu parvenir à expliquer l’émergence du dérivé sans prendre en compte autre chose que
le principe – or cette démarche est précisément interdite par sa négativité radicale. En ce sens,
notre auteur succombe à la difficulté soulignée par Bernard Mabille et Gwenaëlle Aubry :
l’indétermination radicale du principe ne permet plus de penser son activité de position du
dérivé. Ce qui met Plotin dans l’embarras est décrit par Stanislas Breton, dans Du principe,
comme « la dramatisation originelle ou le tourment, par lequel l' « en-soi » de l'absolu se
donne la détermination différence qui le constitue principe au sens strict. »1 Plotin reconnaît
cette aporie avec une lucidité qui détermine toute la portée de son geste dans l’histoire de la
pensée – mais il ne parvient pas complètement à en maîtriser l’impact sur sa propre réflexion.
Surtout, il laisse largement impensée l’articulation entre principe et non principe. Ou plutôt,
tout se passe comme si la dimension non archique du principe en soi n’était reconnue que
pour être mieux refoulée ensuite, de sorte que si l’arkhè absolue est à la fois principe et non-
principe, Plotin interprète cette proposition de manière déséquilibrée en faveur de sa face positive.
En effet, d’un côté, le premier échappe à toutes les oppositions – il est explicitement déclaré
au-delà de l’un et du multiple à la fois. Mais d’un autre côté, il se présente comme l’horizon
d’une réduction complète de la face inférieure de ces oppositions – ce qui signifie que le sens
de sa transcendance serait déterminé uniquement par leur sommet. D’une certaine manière, la
conception de la répression de la matière intelligible, et celle de la matière première dans son
rapport au principe sont deux expressions d’un seul et même geste, consistant à interpréter la
tension hiérarchique entre deux forces comme appel à l’élimination de l’une par l’autre. Dans
le Noûs, toute la dimension de diastase, de multiplication, de hiatus obscur qui reste
évidemment à l’œuvre après l’achèvement, tend à être éliminé – non pas simplement dominée
et contenue par la puissance du bien, mais réduite, c'est-à-dire intégrée et convertie. Dans le
cas de la matière sensible, c’est le même geste qui conduit à la déclarer nulle et non avenue
dans la théodicée dominante.
Or cette position, outre le déséquilibre qui lui est inhérent, rend incompréhensible
l’émergence du dérivé, et en particulier de la charge d’altérité qu’il enferme nécessairement vis-

1
S. Breton, Du Principe, op. cit., p.140. Il ajoute immédiatement que « ce tourment serait la vie même de
l'absolu », mais il s’agit à vrai dire d’une « vie » dans laquelle l’absolu joue sons sens, et où le principe n’a pas
de privilège sur la puissance de perdition et de déréliction matérielle.

330
à-vis de l’un-bien. La quaestio vexata des Ennéades, l'apparition du dérivé comme autre (dont
l’émergence du multiple est l’expression paradigmatique), est rendue insoluble par le rejet hors
du principe de la partie inférieure des oppositions hiérarchisées qui constituent la structure
même de la réalité. Le déséquilibre en question paraît être le nœud de la difficulté attachée à la
procession que nous venons de décrire. La dernière étape de notre cheminement conduira par
conséquent à renouer avec les développements des cinq premiers chapitres : le problème de la
principialité de l’un ne rejoint-il pas celui qui est lié à la nature, la fonction et la place de la
matière ? Et surtout, n’y a-t-il pas dans les Ennéades une solution latente à l’ensemble de ces
difficultés ?

II. Principe et matière

Ce qui suit abandonne de façon plus décidée la perspective interne sur les Ennéades ;
nous espérons toutefois que les analyses des premiers chapitres de cette partie ont été
suffisamment méticuleuses pour pouvoir prétendre que nous ne nous éloignons de Plotin
qu’en le suivant.

A. Les deux conceptions du sensible

Repartons du sensible, dont l’analyse a montré qu’il était le lieu d’un heurt entre deux
conceptions et deux évaluations. La première se déploie surtout à travers la « théodicée
dominante » de Plotin, dans laquelle la dunamis des principes formels se déploie sans aucun
facteur adjuvant1. Dans cette perspective, la « descente » des âmes est un effet nécessaire de leur
essence, les corps sont un épuisement naturel de la psukhè, et les maux une illusion résultant
d’une perspective restreinte sur l’ordre du monde – la juste compréhension de celui-ci le
ramène sans reste aux principes formels, et dissipe le scandale apparent de l’existence
incorporée en soulignant la perfection propre du sensible. Cette solution apparaît de prime
abord comme plus simple et plus cohérente, et l’on pourrait se demander si le vrai résultat de

1
Rappelons que la représentation du monde portée par cette théorie n’est dominante que dans le cadre de la
théodicée ; dès lors qu’on se préoccupe de la matière, elle devient minoritaire.

331
notre démarche n’est pas d’en avoir montré l’intérêt en disqualifiant l’autre modèle. N’est-ce
pas, pour cette raison même, la solution que choisiront Proclus et Damascius ? Mais il n’est
pas sûr que le modèle en question soit réellement plus cohérent – y compris dans les
élaborations qu’en feront les successeurs de Plotin.
Si l’on commence par la dimension axiologique de la difficulté, la solution de la
théodicée dominante consiste à déclarer le problème nul et non avenu. Il nous semble que la
seconde théodicée de Plotin offre une tentative plus intéressante pour faire droit à la rencontre
du mal comme un élément constitutif irréductible de notre expérience du monde, mais sans
verser dans un dualisme qui prendrait acte de cette rencontre comme d’un fait primitif
inexplicable. Certes, dès qu’il aborde frontalement les questions de théodicée, Plotin cède
souvent à la tentation de dissoudre les maux, mais dans les Ennéades en général, et pas
seulement dans le cinquante-et-unième traité, l’épreuve du mal est prise en compte comme la
rencontre d’un tout-autre qui ouvre la possibilité d’une perdition radicale – et fait ainsi écho à
l’altérité du principe.
On objectera que ces considérations n’empêchent pas la « théodicée dominante » d’être
plus cohérente que l’autre – d’où, peut-être, la préférence qu’elle inspire aux successeurs de
Plotin. Mais cette affirmation ne va pas de soi, et elle nous paraît même fausse. Le problème
du mal est sans doute une entrée privilégiée pour aborder la difficulté que nous tentons de
traiter, mais il n’est que l’indice le plus visible de cette difficulté et non son centre. En effet,
comme nous l’avons déjà souligné, on doit demander à la théodicée dominante, dans sa
dimension ontologique même : d’où vient la loi de dégradation qui explique la différence de
valeur entre le sensible et l’intelligible ? Et d’où vient la différence de valeur entre le principe et ce
qui en découle immédiatement ? Même le passage d’une absolue perfection à une perfection très
légèrement moindre doit être expliqué. On peut avancer la loi selon laquelle l’expression de la
puissance implique une dégradation. Mais d’où vient la nécessité de cette loi qui s’impose
même à la puissance ultime ? Le principe est-il soumis au destin, comme Zeus dans le
Prométhée enchaîné d’Eschyle?
La solution de Proclus à ces difficultés sera-t-elle convaincante, par exemple ? Le
paragraphe 47 du traité sur l’existence des maux, comme nous l’avons vu, reproche à Plotin
d’enquêter sur ces maux d’une manière qui ne convient qu’au bien. Les biens seuls seraient
commensurables et entretiendraient entre eux une affinité – on peut donc à bon droit leur
chercher une cause unique et réellement subsistante. En revanche, les maux « n’ont de

332
commune mesure ni entre eux ni avec les biens »1. Mais Proclus ne désigne-t-il pas cette
incommensurabilité comme la raison de leur existence et de leur caractère mauvais ? Oui,
apparemment, puisque, nous dit Proclus, ils n’existent « que par la dissemblance et
l’indétermination »2. Dès lors, on doit poser deux questions au diadoque : d’une part, la
dissemblance et l’indétermination n’indiquent-elles pas une unité des maux ? D’autre part, la
dissemblance et l’indétermination ne viennent-elles pas elles-mêmes de quelque part ? Proclus
n’a-t-il pas introduit précisément dans sa première triade un principe d’illimitation qui permet
de rendre compte de l’émergence de la multiplicité, et plus largement, de la dynamique
génératrice de la procession ?3 Pourquoi faut-il, là-haut, une explication de la pluralité, et non
ici-bas ? Et comment éviter que la dissemblance caractérisant les maux reflue vers cette
origine ? Si l’on se penche sur le cas de la matière, que l’auteur des Eléments de théologie refuse
d’assimiler au mal, la difficulté n’est pas moindre. On lit au paragraphe 37 qu’« elle n’est ni un
bien ni un mal, mais seulement une chose nécessaire »4. Mais cette nécessité pose un problème,
car d’où vient-elle ? Pourquoi, encore une fois, faut-il que toute production, y compris par le
premier principe, s’accompagne d’une dégradation ? Si les réponses plotiniennes posent un
problème, il n’est pas certain que Proclus le résolve.
Peut-être Damascius propose-t-il, dans son Commentaire du Parménide, une solution qui
prend en compte cette dimension du problème, notamment dans la mesure où il admet que
« le tout Premier doit atteindre le tout dernier pour être la cause de tout »5, et que la matière
doit être l’un, ou l’ineffable, dans un certain état de dégradation6. Damascius reconnaîtra donc
à la fois que le principe appelle un rapport à la matière pour s’exprimer, et que celle-ci est en
un aspect de celui-là. Cependant, le dernier diadoque ne s’étend pas sur cette dimension du
problème et semble même en proie à certains flottements, puisque la hulè est référée tantôt à
l’un, comme dans le texte qui vient d’être évoqué, tantôt à l’ineffable, dans la mesure elle ne

1
Proclus, Trois études sur la Providence, T. III, De l’existence du mal, § 47 ; traduction D. Isaac, op. cit., p. 91.
2
Ibid.
3
Pour l’étude de ce point précis, nous renvoyons à G. Van Riel : « Horizontalism or Verticalism ? Proclus vs
Plotinus on the generation of matter », dans Phronesis, XLV/2, 2001, p. 129-153, et p. 140 pour le point qui
nous occupe ici en particulier.
4
Proclus, Trois études sur la Providence, T. III, De l’existence du mal, § 37 ; traduction D. Isaac, op. cit., p. 77.
5
Damascius, Commentaire du Parménide, t. IV, texte établi par L. G. Westerink, introduit, traduit et annoté
par J. Combès, Paris : Les Belles Lettres, 2003, p. 68.
6
Damascius, ibid. : « Donc l’un est partout, cependant il n’est pas dit ni n’est réellement matière, mais
seulement ici-bas où il s’est éloigné de l’essence, et éloigné pour tendre vers le pire (to kheiron), de sorte qu’il
est privé de l’essence. » Traduction J. Combès, ibid., p. 66. Damascius insiste également sur la laideur de la
matière (ibid., p. 66, 83, 96).

333
participe pas à l’un1. Ensuite, il semble hésiter sur la question du rapport entre premier
principe et matière, puisque celle-ci est parfois décrite comme un certain état de l’ineffable lui-
même2, comme le « tout dernier écho de l’absolument premier »3, ou encore comme « les
autres ineffables »4 – descriptions dont on peut se demander si elles sont bien compatibles. De
plus, elle est dite par ailleurs « inengendrée »5, de sorte que les modalités de son émergence
sont au moins problématiques. Enfin, le dernier diadoque ne semble pas prendre ne compte le
problème de la « dégradation » ; d’où vient cette dégradation qui conduit de l’ineffable à la
matière ? On peut multiplier les intermédiaires à l’envi, il faudra toujours expliquer pourquoi,
parmi la première triade, il fallait qu’apparût ce qui entraine le principe dans un procès de
dégradation jusqu’à le « priver d’essence ». Du point de vue de son intérêt et de sa cohérence,
la théodicée dominante ne nous semble pas mériter la préférence dont elle a fait l’objet
historiquement.
Passons donc à la deuxième conception, dans laquelle le sensible résulte d’une
interaction des logoi avec une instance complètement hétérogène. Les traités sur la providence
eux-mêmes, à côté de la théodicée dominante, évoquent par trois fois un élément inhérent à la
sphère corporelle, où la bonté de l’un se trouve ailleurs qu’en elle-même, et qui attire la
dunamis formelle vers le pire. C’est cette instance qui permet l’existence des corps en s’offrant à
l’action informatrice de la nature. Peut-être faut-il l’identifier également au « miroir de
Dionysos », qui fascine les âmes individuelles et provoque leur descente, comme sous l’effet
d’un « charme magique ». Cette conception de l’univers sensible comme fruit d’une
interaction entre deux dynamiques hétérogènes est nettement dominante, et presque exclusive,
dans les traités qui portent directement sur la matière6. Son rôle de « réceptacle » est pensé à
travers la métaphore du miroir ; l’altérité ontologique de la hulè oppose une résistance totale à

1
Damascius, ibid. : « La matière […] ne participe pas de l’un. […] La matière aussi est établie selon
l’ineffabilité du Premier. [Parménide] nie donc de la matière tout l’un. » Traduction J. Combès, ibid., p. 69.
2
Damascius, ibid. : « Dans les hénades aussi l’ineffable est, comme on le sait, producteur des exprimables, de
même que dans la matière il est apte à les recevoir », traduction J. Combès, ibid., p. 72.
3
Damascius, ibid., p. 72.
4
Damascius, ibid., p. 71.
5
Damascius, ibid., p. 72-73.
6
Même si, comme nous l’avons souligné, on décèle des tentatives pour « neutraliser » la hulè – notamment en
III, 6 [26], avec l’idée que la matière n’impose rien à l’action des formes, qu’elle se prête à tout sans résistance
etc. Rappelons que ces déclarations peuvent très difficilement s’accorder avec toutes celles selon lesquelles la
matière, attire, corrompt, infecte, ébranle le pouvoir des formes, lui résiste etc. Même l’espace fantomatique
de réflexion où se projettent les sômata, ouvert par la matière et distinct d’elle, ne comporte pas une telle
neutralité, puisque ce qui y prend place est soumis à une action défective sans laquelle la distinction entre
corporel et formel n’est plus assignable.

334
l’action des formes, et ouvre ainsi l’espace de réflexion fantomatique qui est le lieu propre du
corporel. Les sômata qui y prennent place ne naissent plus simplement de l’affaiblissement
normal des raisons séminales et des âmes, mais nécessitent une action corruptrice, qui ébranle
et infecte les logoi. Cette corruption induit un déploiement ontologique, ou mè-ontologique,
ne résultant plus directement des puissances formelles, mais actualisant une part de non-être
qui est précisément la dimension corporelle de l’existence. La pesanteur des corps, leur fragilité
spectrale, leur capacité à se heurter, se détruire, et à s’entre-empêcher de toutes les façons
résultent d’une action défective de la matière. Son asthénie absolue est au plus près de la
transcendance principielle, puisqu’elle induit ses effets en maintenant une hétérogénéité
radicale, comme si elle exerçait une forme de manence et inoculait le néant aux logoi
simplement en « restant dans son propre caractère ». Or la nature et l’action de la hulè ne sont
lisibles qu’à travers les effets induits, alors même que, exactement comme pour l’arkhè prôtè,
elle est déclarée foncièrement hétérogène non seulement au règne formel, mais aussi au règne
corporel ; elle est sans couleur, sans contours, sans masse, et même sans extension. A l’« autre
bout » de la procession, la matière forme un pôle d’impuissance transcendant et induisant des
effets d’impuissance, comme une image renversée du principe.
En même temps, d’un point de vue axiologique, la hulè est conçue comme le mal
premier, le mal en soi, la cause des maux – et nous avons tenté de montrer que si cette doctrine
apparaît clairement en I, 8 [51], on en trouve certains prodromes dès le tout premier traité.
Tout comme les raisons spermatiques déploient un non-être corporel sous l’effet de la matière,
les âmes subissent l’attraction de la hulè. Certes, elles restent impassibles, comme le montre la
première partie de III, 6 [26], au sens où leur complexion ontologique n’est pas affectée par
l’existence incorporée. Néanmoins, affections et passions constituent une forme de
dysharmonie que Plotin décrit comme « progrès » de l’âme hors d’elle-même, aliénation
traduisant sur le plan éthique le pouvoir défectif de la matière, susceptible de défigurer la
psukhè et de l’entraîner jusqu’à une forme de mort morale1.
En juxtaposant la première et la deuxième perspective sur le sensible, Plotin accomplit
un geste au moins aussi important pour l’histoire de la pensée que celui qui formalise la
transcendance radicale de l’épekeina tès ousias : celui de donner au déploiement de la puissance
principielle une condition de possibilité d’ordre mè-ontologique tout en récusant la réalité de
cette condition au nom de son inconsistance. Or cette stratégie ne semble praticable qu’à

1
Cf. le passage si suggestif de I, 8 [51], 13, 16-26.

335
s’accompagner d’une explication pour la provenance du néant en question. Une partie de la
tradition, répètera le geste de « conjuration » plotinien, en convoquant le néant tout en lui
niant toute fonction (en faisant comme si sa fonction de néant était nulle après en avoir admis
la nécessité). Il nous semble que le développement du concept de création ex nihilo a souvent
rencontré ce problème de l’articulation du principe avec un néant qui menace la principialité
et la rend possible en même temps. De façon exemplaire, chez Augustin, la création d’êtres
faillibles nécessite quelque chose d’autre que Dieu, si l’on peut dire, à quoi rapporter la
possibilité de chute enveloppée dans la constitution ontologique de la créature. La peccabilité
est le signe manifeste de l’affaiblissement créaturel, que l’explication de la genèse du monde ne
saurait contourner – elle est une traduction du déficit ontologique qui définit la créature
(analogue en cela à la multiplicité en contexte plotinien). En choisissant le néant pour
expliquer cette propriété, Augustin entend décharger Dieu de la responsabilité du mal, mais
sans rien admettre qui limiterait sa puissance et menacerait son absoluité. La coexistence de ces
deux mouvements est particulièrement perceptible dans le Contra Julianum opus imperfectum,
V, 31-44 1 . Augustin veut y répondre à l’objection de Julien d’Eclane selon laquelle sa
conception de la création, en faisant du néant la cause du mal, souscrit à l’existence d’une
nature éternelle des ténèbres, dans un geste dualiste. Or la réponse d’Augustin nous semble
exprimer la difficulté même dans laquelle il se trouve plutôt que la résoudre. On lira d’abord :

Quand on dit que Dieu a fait de rien les choses qu’il a faites, on dit qu’il ne les a pas faites de lui-même et
rien d’autre […] Aucune chose n’aurait pu pécher si elle avait été faite de la nature de Dieu. […] Et cette
nature ne peut absolument pas pécher parce qu’elle ne peut pas s’abandonner elle-même2.

La création nécessite bien quelque chose d’autre que Dieu pour inclure la possibilité du péché.
La nature divine exclut qu’une instance ne venant que d’elle puisse jamais pécher. Il faut donc
que quelque extériorité contribue (mè)ontologiquement à la création – non pas comme un
espace disposé à recevoir quelque produit déjà fini, mais comme une ressource indispensable
pour la production même d’une créature peccable. Et pourtant, en un geste analogue à celui de
Plotin, Augustin voudrait priver de toute consistance et de tout efficace ce qui devrait pourtant

1
On trouvera les extraits pertinents dans Le néant, Contribution à l’histoire du non-être dans la philosophie
occidentale, J. Laurent et C. Romano (éds.), Paris : PUF, 2006, p. 80-85.
2
Augustin, Contra Julianum opus imperfectum , V, 32 ; traduction E. Bermon dans Le néant, op. cit., p. 181.

336
posséder quelque effectivité, y compris comme néant, en raison des effets ontologiques qu’il
conditionne :

Qu’on n’estime pas ou qu’on n’entende pas que le rien lui-même soit quelque chose, ou qu’il puisse avoir
une puissance d’action ; parce que s’il en avait une, il ne serait pas rien. Et de ce fait le rien n’est aucun
corps, ni aucun esprit, ni un accident qui arrive à ces substances, ni aucune matière informe, ni un lieu
vide, ni les ténèbres elles-mêmes, mais absolument rien (prorsus nihil)1.

Il joue donc le même double jeu que Plotin avec la matière2. D’un côté celle-ci est requise pour
que la procession puisse avoir lieu comme déperdition ou dégradation de perfection et de
puissance ; mais d’un autre côté, devant la menace que cet autre de l’arkhè (voire cette autre
arkhè) ferait peser sur l’un, l’Alexandrin est tenté de lui retirer toute efficience (et ses
interprètes plus encore). La pensée augustinienne de la création reflète le problème dont nous
avons montré qu’il parcourt les Ennéades de fond en comble, c'est-à-dire que l’exercice de la
puissance principielle suppose une dynamique de perte, si l’on peut dire, dont l’origine ne peut
ni être rapportée à un principe absolument positif, ni être purement et simplement annihilée
au titre de son inconsistance3. En un sens, toute la démarche que nous tentons ici d’accomplir
consiste à chercher chez Plotin les moyens de résoudre la difficulté qu’il signale par son recours
à ce stratagème – et l’on perçoit alors quel est la place absolument capitale qu’occupe à cet
égard la question de la génération de la matière. En proposant une théorie d’un mè-on matériel
constitutif du sensible au moins (et de l’univers entier au plus), et en essayant d’envisager,
serait-ce obliquement, la question de sa genèse, l’auteur des Ennéades propose malgré tout une
tentative de résolution du problème archéologique général qui vient d’être évoqué.

1
Ibid., p. 184.
2
Bien entendu, la question du rapport entre le néant de la création et la matière plotinienne, pourrait être
étudié plus directement en s’appuyant sur le célèbre passage des Confessions où Augustin retrace le parcours
intellectuel qu’il a accompli, et notamment l’abandon du schème manichéen (Confessions VII, 3 XI, 5).
3
On peut se demander si l’on ne trouve pas un déploiement de cette situation avec une certain ontologie
scolastique qui détermine l’étant en général par référence à un néant d’impossibilité, lequel constitue ainsi le
fond sur lequel s’enlève l’ontologie – comme le montre J.-F. Courtine dans Suarez et le système de la
métaphysique, Paris : PUF, p. 246-292 (« La thèse suarézienne du néant », notamment p. 248-256).

337
B. Articulation de la matière et du principe

1. La génération de la matière

La première perspective sur le sensible présente évidemment cet avantage qu’elle rend le
problème de la génération sans objet, la hulè n’étant qu’une limite inerte du déploiement des
formes, le point où il ne reste plus rien de leur puissance, le fond obscur projeté comme un
dehors imaginaire à la totalité close du monde. Pour la « théodicée dominante », la matière
n’exige aucune origine, aucune puissance productive, puisqu’elle est parfaitement nulle et non
avenue – la contrepartie de cet avantage est néanmoins, encore une fois, que la théodicée
dominante se prive des moyens d’expliquer la dégradation au cœur de l’émergence de l’étant.
Dans la seconde perspective, en revanche, cette genèse pose un problème redoutable à Plotin,
et l’expose à un dilemme ruineux pour l’équilibre de son « système ». En effet, soit la hulè est
inengendrée, mais l’univers métaphysique des Ennéades tombe alors dans le dualisme ; soit elle
est engendrée dans la continuité des niveaux de réalité précédents, mais alors le principe est
cause de l’asthénie ontologique, c'est-à-dire aussi du mal. C’est pour cette raison que Plotin ne
propose à aucun moment de théorie explicite de la génération de la matière, et se borne en fait
à de prudentes suggestions, souvent au détour du traitement d’une autre question. Il évoque
dans plusieurs textes deux axes principaux pour la construction d’une solution que lui-même
n’élabore pas.
Premier point : la génération par l’Âme. Une fois la Psukhè engendrée et parachevée,
celle-ci produit à son tour (en tant que Nature) un non-être incapable de se convertir lui-
même, qu’elle informe donc par une « seconde initiative » pour engendrer les corps, et qu’il est
tentant d’identifier à la matière. Il faut insister à nouveau sur ce que cette conception,
formalisée dans les travaux de Denis O’Brien, n’a jamais été clairement développée par
l’Alexandrin lui-même, qui se contente de la suggérer dans quelques textes, et la traite ensuite à
deux reprises comme une simple hypothèse. On doit rappeler également que la psukhè produit
moins qu’elle ne laisse échapper, en un mouvement de faiblesse plus que de force, un résidu
inassimilable, lequel révèle alors son hétérogénéité impassible et joue ainsi le rôle de réceptacle
défectif. Deuxième point : la continuité des deux matières, établie par au moins deux textes
centraux, et surtout le quinzième chapitre de II, 4 [12], qui affirme sans ambiguïté que le

338
sensible constitue dans ce cas le paradigme de l’intelligible. La production « résiduelle » de la
matière sensible par l’âme peut être considérée comme l’expulsion d’une résistance radicale au
pouvoir des formes, partiellement intégrée à l’étant par la puissance du Noûs – et ce pôle de
résistance isolé sous sa forme pure joue le rôle de réceptacle.

2. Du sensible à l’arkhè

La continuité des deux matières est évidemment le point capital de notre démonstration,
car le « modèle mixte » de génération de la hulè lie l’ensemble des questions envisagées
jusqu’ici, et apporte un début de solution aux difficultés qu’elles recèlent – notamment
l’origine de la matière, l’obscurité irréductible au sein du Noûs, et l’inexplicabilité de la
procession. En effet, si le premier dérivé, l’étant dans toute sa plénitude, intègre
nécessairement une part d’impuissance, de distension et d’obscurité1, alors la pure puissance
principielle est incapable de le produire entièrement. Elle ne saurait rendre compte de sa part
obscure, laquelle requiert une autre source, non pas en vertu de sa dissemblance à la cause2,
mais parce que la puissance en question ne saurait expliquer la chute qui accompagne la
première procession – sauf à présupposer qu’elle se voit soumise à une règle de dégradation qui
deviendrait alors un principe pour l’ensemble de la procession, y compris son premier
principe. Autrement dit, l’étant dans toute sa plénitude pose le même problème que le
sensible.
La double aporie qui vient d’être décrite coïncide exactement avec celle qui grève la
principialité en mode processif : la production de l’étant est injustifiable par référence à la seule
dunamis principielle. L’émergence de l’étant suppose une déperdition de pouvoir et un
abaissement vis-à-vis du principe qui ne peuvent être expliqués par aucune loi générale
s’appliquant à l’ensemble de l’univers3, ni aucune considération particulière attachée à l’un4.
Les cadres de la doctrine apophatique exigent que la charge d’altérité qui conditionne
l’existence du dérivé soit entièrement du côté de celui-ci, faute de quoi le bien devrait être

1
Nous ne revenons pas sur le fait que Plotin reconnaît cette part obscure du Noûs tout en prétendant la
réduire, et qu’il ne parvient pas à le faire.
2
En effet, la cause produit aussi bien le semblable que le dissemblable, et surtout, rappelons-le, ceux-ci n’ont
de sens que pour le dérivé.
3
Cela reviendrait à faire de du bien et du dérivé une totalité homogène, à soumettre la bien à une nécessité
extérieure etc.
4
Puisque celui-ci est absolument indéterminé lui-même et doit le rester pour ne pas déchoir de l’absoluité
requise par la fonction archique.

339
marqué en lui-même par un rapport à l’étant qui le ferait déchoir de son absoluité. Mais si cette
solution permet de maintenir la transcendance et l’intégrité de l’arkhè, elle rend
incompréhensible sa principialité, c'est-à-dire l’émergence de quoi que ce soit en dehors d’elle.
En effet, l’altérité qui constitue le ressort même de cette émergence (et se voit transposée
horizontalement dans la structure du Noûs comme dimension obscure de la matière
intelligible) est supposément absente du premier principe dans toute sa plénitude.
On pourrait tenter de résoudre cette difficulté en postulant un espace neutre, comme un
vide métaphysique, où la dunamis pantôn trouve à se disperser comme au sein de ténèbres
extérieures ; mais cela supposerait de réduire le principe à une totalité isolée au sein de cet
espace et devant se définir de manière relative à lui puisque la loi de sa diffusion le présuppose.
Il faudrait également se demander d’où viennent alors et l’arkhè, et l’espace au sein duquel, ou
par rapport auquel, il se situe. Pire encore, la primauté reviendrait à cette vacuité, puisque
l’action principielle serait déterminée par elle, tandis qu’elle lui resterait au contraire insensible.

3. Une solution « semi-plotinienne »

Les analyses proposées jusqu’ici montrent la solidarité de l’ensemble de ces difficultés,


mais suggèrent aussi une solution. En effet, si l’arkhè absolue est nécessairement au-delà même
de la principialité, n’est-il pas possible que le passage à l’archie s’accompagne d’une dimension an-
archique, ici comprise comme résistance et défection de la puissance principielle ? Et si nous
tenons pour acquis que la principialité se tient en-deçà de l’absolu auquel elle renvoie, et
qu’elle ne peut exprimer sa puissance que moyennant une certaine dégradation, on peut penser
que le « tourment » dans lequel la transcendance radicale se fait principe et se lie au dérivé,
donne lieu en même temps au principe et à la matière comme co-constitutifs de l’univers dans
son ensemble.
Cette hypothèse, quelque étrangère qu’elle soit à l’esprit des Ennéades, correspond
néanmoins à toute une strate du discours plotinien – et peut-être même permet-elle de rendre
compatibles le plus d’éléments de doctrine.
En premier lieu, moyennant l’inflexion qu’elle impose à l’archéologie, elle permet de
synthétiser le maximum d’éléments provenant des deux théodicées, puisque le mouvement
normal de la procession reflète toujours l’intrication des deux formes de nécessité distinguées
par Aristote – la spontanéité et la contrainte externe. L’anankè du principe est toujours
entrelacée à celle de la matière, de sorte que la genèse des choses, à quelque degré, implique

340
toujours les deux en même temps. De cette intrication « au sommet », plusieurs textes des
Ennéades témoignent directement, outre les points de doctrine déjà évoqués qui attestent d’un
reflux hylétique jusque dans l’Intellect. Il faut commencer par remarquer que Plotin emploie le
terme même de nécessité pour désigner à la fois l’arkhè et la hulè – la fusion des deux nécessités
correspond à celle de la providence et du destin, opéré dans les traités sur la providence1. On
peut encore rappeler l’usage du concept d’audace qui, du Noûs (émergeant en désirant devenir
toutes choses), à l’âme (essayant de connaître les ténèbres), en passant par la descente (chute
providentielle), signale une activité problématique d’un point de vue axiologique tout en étant
conforme au mouvement processif normal – cette ambivalence se tient indifféremment au
dessus du champ sensible, en dessous, ou entre les deux. On peut rappeler également les
analyses Jean-Yves Blandin sur l’ambiguïté du passage de l’éternité au temps, que le traité 45
décrit comme à la fois coupable et fécond. Ce geste de faiblesse déjà accompli par le Noûs,
consiste à fragmenter ce qui existe au niveau supérieur sous forme unitaire – mais aussi à lui
donner une autre unité, plus faible, certes, mais aussi nouvelle, et porteuse du mal sensible
aussi bien que de sa beauté propre.
Mais Plotin se prête à l’interprétation que nous proposons plus directement encore, en
admettant de façon explicite que le retrait du principe emporte celui-ci au-delà des oppositions
constitutives de l’étant, qu’il n’est pas réellement un, ni bon, ni intelligible etc. Dès lors, on
peut penser que l’infini se retire également au-delà de l’opposition entre les deux pôles qui
recueillent, à chaque « extrémité » de la procession, les caractères opposés. Son retrait rend
possible les pôles de l’opposition d’un même coup, comme co-constitutifs et interdépendants.
Certains textes manifestent cette interdépendance, à commencer par I, 8 [51], 15, où Plotin
écrit que si quelqu’un niait la présence du mal « dans les êtres (en tois ousi), il serait alors obligé
de supprimer aussi le bien, et rien de désirable n’existerait. »2 Aucune précision n’est ici
apportée pour limiter la portée du propos. Et l’on retrouve cette thèse avec certaines nuances
en VI, 7 [38], 233 et III, 3 [48], 74, qui suggèrent l’existence nécessairement corrélée des deux,
dans une différence qui les empêche de se produire indépendamment l’un de l’autre. Un pan

1
Cf. supra, part. 1, chapitre 3, II, B.
2
Ennéade I, 8 [51], 15, 4-5 ; traduction D. J. O’Meara, ibid., p. 84.
3
Ennéade VI, 7 [38], 23, 15-16 : « Et si l’on dit qu’il n’y a pas de Bien, il n’y aura pas non plus de mal. »
Traduction Pierre Hadot, Traité 38, op. cit., p. 147.
4
Ennéade III, 3 [48], 7, 1-4 : « Ajoutons qu’il existe des choses pires parce qu’il existe des choses meilleures.
Comment, dans une œuvre aussi multiforme, le pire pourrait-il exister sans le meilleur, ou le meilleur sans le
pire ? Il ne faut donc pas accuser le pire d’être dans le meilleur » ; traduction Bréhier, Ennéade III, op. cit.,
p. 58.

341
entier du plotinisme devrait conduire Plotin à faire du terme de la remontée un au-delà du
bien et du mal, de la puissance et de l’impuissance, du principe et la matière, sans déséquilibrer
la proposition d’un côté.
La thèse ici proposée peut également se prévaloir de la situation relativement symétrique
que l’Alexandrin ménage pour les deux instances. Ce sont deux non-êtres qui bordent la
procession et produisent leurs effets en se tenant au-delà de ce qu’ils rendent possible, dans une
indéfinition radicale. Et chacun ne produit que s’il est exposé à l’influence de l’autre. D’un
côté en effet, la matière est partout « couverte de chaînes d’or », c'est-à-dire que le moindre
effet hylétique requiert la puissance des formes pour se produire. Mais d’un autre côté, le
« premier né » de l’un-bien n’est possible que moyennant une défection de puissance dont
l’origine ne saurait être la puissance de l’arkhè. Et ce schéma ne mène pas nécessairement au
dualisme, si l’on prend acte de ce que la face relative du principe se tient en-deçà de l’absoluité
à laquelle elle renvoie. Jean Trouillard écrit dans L’un et l’âme selon Proclos, que le premier
principe « n’est pas le contraire du tout, mais le rien du tout et du rien »1, puisqu’il ne se
distingue pas moins de la totalité de l’étant que du non-être « absolu », c'est-à-dire du rien pur,
nul et non avenu. Or n’est-il pas évident que cette situation est aussi, exactement, celle du
néant matériel ? Bien qu’elle heurte de plein fouet d’autres pans du des Ennéades, l’idée d’une
forte symétrie entre principe et matière nous semble inscrite dans son texte.
Une telle symétrie est récusée par Denis O’Brien, selon qui elle traduirait une
« méconnaissance radicale » de la pensée de Plotin2. Mais l’argument avancé pour étayer cette
position est assez faible, puisqu’il s’agit de la supposée inactivité de la hulè, de son impuissance
et sa stérilité. Nous espérons avoir montré que l’impuissance matérielle correspond à une
« causalité asthénique », que sa « stérilité » vise à distinguer la fonction de réceptacle et la
fonction proprement générative. Aucune de ces caractéristiques n’implique que la hulè soit
inactive – elle oppose une résistance globale au règne formel, ébranle les raisons, les infecte, les
corrompt, cause la faiblesse dans l’âme etc.3 Jérôme Laurent, dans L’homme et le monde selon
Plotin, reconnaît une forme d’analogie dans le rapport discursif aux deux instances4, mais ne
lui accorde qu’une valeur limitée. Tout d’abord parce qu’il n’y aurait pas de désir pour la

1
J.Trouillard, L’un et l’âme selon Proclos, Paris : Les Belles Lettres, 1972, p. 135.
2
D. O’Brien, Théodicée plotinienne, théodicée gnostique, op. cit., p. 68.
3
Seuls de courts passages dérogent à cette idée, en soutenant que la matière n’impose rien à la forme, qu’elle
est parfaitement docile à son action etc. Nous avons vu que les passages en questions contredisent directement
tous ceux qui exposent les modalités d’action de la matière et décrivent ses effets.
4
J. Laurent, L’homme et le monde selon Plotin, op. cit., p. 71.

342
matière1. Ensuite et surtout, parce que le langage négatif lui-même n’a pas le même sens dans
un cas et dans l’autre :

Leur symétrie n’est qu’apparente. L’apophatisme n’est pas la seule voie d’accès au Premier et bien souvent
un discours sur sa perfection est présent dans les Ennéades. En revanche, quand nous parlons de la matière,
c’est un discours illusoire et trompeur qui nous occupe2.

L’interprète complète ces remarques par trois arguments fondés sur le statut du
discours bâtard, par lesquels il tente de dégager ce qui distinguerait celui-ci du discours
hénologique. Tout d’abord, le nothos logismos provoque et maintient l’indétermination
correspondant à la matière. Ensuite avec lui, « la raison accepte de devenir passivement
désorientée par l’informe ». Enfin, l’imagination seule donne à voir une fuite hors de l’être3.
Mais ces arguments nous paraissent plutôt révéler la symétrie. Peut-on soutenir, pour
commencer, qu’il n’y a pas de désir pour la matière ? Certes, l’âme qui chute semble séduite
par les corps plus que par la matière – mais ne faut-il pas ramener ce pouvoir de séduction au
mensonge en acte de la hulè ?4 D’autre part, on voit mal comment le caractère « trompeur » du
discours sur la matière peut le distinguer du langage sur l’un dont Plotin dénonce
explicitement l’inexactitude – pourquoi se sentirait-il si souvent obligé de nous détromper, de
marquer des réserves et des précautions si le discours sur l’un ne nous égarait pas ? Logos bâtard
et logos hénologique nous conduisent tous deux vers l’instance qu’ils visent en nous détournant
– on ne voit guère ici d’éléments susceptibles de les distinguer. Ensuite, l’idée d’une
désorientation par proximité avec l’informe rappelle très précisément ce qu’écrit Plotin sur le
rapport à l’un. Le chapitre 7 de VI, 9 [9], par exemple, rend le critère de l’indétermination peu
probant, lorsqu’il décrit l’état de l’âme qui tente de cheminer vers le principe :

Et si, parce qu’il n’est aucune de ces choses là, tu te trouves, en ta pensée, dans un état d’indétermination,
tiens-toi précisément dans ces choses-là, et à partir d’elles regarde ! […] Mais, comme on dit de la matière
qu’elle doit être libre des qualités de toutes choses, si elle doit recevoir l’empreinte de toutes choses, de la

1
Ibid., p. 72.
2
Ibid.
3
Ibid.
4
Renvoyons ici au traitement de la question des maux, cf. supra, chapitre 4, II, B, et notamment
l’interrpétation de J-Y. Blandin sur l’hypothèse d’une causalité purement passive. On lira en particulier
l’extrait de I, 8 [51], 4 qui parle de l’âme comme s’inclinant vers la matière (l. 19).

343
même manière, et à plus forte raison, l’âme doit être sans forme, si aucun obstacle ne doit s’opposer à ce
qu’elle soit fécondée et illuminée par la Nature Première1.

L’indétermination de l’âme qui tente d’atteindre l’un doit être plus forte encore que celle de la
matière ! Plotin insiste également sur l’embarras de l’âme parvenue à cette situation, devant le
non-être principiel :

Mais dans la mesure même où l’âme s’avance vers le ‘sans forme’, étant alors dans l’incapacité totale de le
saisir, parce qu’elle n’est pas délimitée par lui […] elle glisse et craint de ne plus rien tenir du tout. C’est
pourquoi elle se fatigue en ce genre d’objets et elle redescend2.

Ce passage est très révélateur. En plus d’exclure les arguments avancés par Jérôme Laurent
pour distinguer le rapport à l’un du rapport à la matière, il suggère que l’âme au plus près de
l’un est encore dans l’incertitude, et que le non-être auquel elle est confrontée risque encore à ses
yeux de n’être rien. Dès lors, comment penser que la saisie non cognitive sur laquelle repose le
discours « autour » du premier principe pourrait apporter une certitude plus grande ? En III, 8
[30], 9, Plotin affirme que le discours sur l’un doit s’appuyer sur quelque chose, faute de quoi
il ne dira rien de clair en parlant de l’un et du simple3. Or pour désigner cette instance
garantissant le logos hénologique, Plotin emploie au même chapitre le terme d’épibolè, c'est-à-
dire le même qu’il utilisait au sujet de la matière, qui était accessible par une épibolè tès
dianoias4 !
Les analogies entre principe et matière sont donc bien effectives, et même nettement
plus profondes que ce que l’on pourrait penser au premier abord. L’idée ici présentée ne repose
pas sur une violence herméneutique injustifiable, mais bien sur une lecture attentive des
Ennéades – marginale sans doute, mais non point complètement externe.

1
Ennéades VI, 9 [9], 7, 1-2 et 12-16 ; traduction P. Hadot, Traités 9, op. cit., p. 96 et 97 (je souligne).
2
Ibid., 3, 4-8 ; traduction P. Hadot, ibid., p. 78 (je souligne).
3
Ennéades III, 8 [30], 9, 16-19.
4
Ibid., 22, où il est question d’une « épibolè athroa », permettant de saisir ce qui est au-delà du Noûs.

344
4. L’archéologie rééquilibrée

Une partie des difficultés attachées à l’archéologie plotinienne conduisent à penser une
réorganisation de celle-ci autour de la règle d’incommensurabilité, et repose sur trois points
principaux.
Premier point : la précarisation de l’infini. Il apparaît que les conditions d’exercice de la
principialité mettent en question l’existence même du principe, comme nous l’avons souligné
en examinant la dimension hypostatique de l’un-bien. En tant qu’elle exige et exclut en même
temps le rapport avec le dérivé, la principialité rend problématique toute position d’existence
pour l’arkhè. Dans le double-bind déterminé par la règle d’incommensurabilité, l’« existence »
même de l’infini devient incertaine – non pas impossible, mais rendue précaire par ses
conditions de possibilité elles-mêmes. Comment garantir à l’absolu quelque existence que ce
soit, puisque toute forme d’existence déterminée le lierait à ce dont il doit se dissocier
radicalement ? Cette question ne nous paraît pas trouver de réponse, même indirecte, dans le
texte des Ennéades.
Second point : la dissociation de l’infini et du principe. La règle d’incommensurabilité
ne fragilise pas seulement l’existence de l’infini, mais aussi sa fonction archique. Celle-ci
implique un lien inacceptable avec l’étant, de sorte qu’il faut dissocier la principialité de l’infini
auquel elle renvoie. L’apeiron donne lieu à une archie à laquelle elle ne s’identifie pas –
principe et non-principe à la fois, il ne se laisse pas épuiser par l’arkhè.
Troisième point : la diffraction de l’absolu. L’infini comme « en soi » du principe donne
lieu, non pas seulement à la puissance principielle, mais aussi, en même temps et
indissociablement, à une force de défection de cette dunamis. Autrement dit, certaines des
apories attachées à l’arkhè peuvent être résolues, en même temps que celles qui s’attachent à la
hulè, sa fonction et son origine, si l’on suppose que l’apeiron, infini/indéfini auquel renvoie la
quête du premier principe se diffracte en archie aussi bien qu’en an-archie matérielle, que
Plotin conçoit comme une véritable puissance de non-être. Les conditions d’exercice de la
principialité, la structure du dérivé et les apories attachées à la matière suggèrent cette solution,
dont la conception trouve ses ressources, à bien des égards, à l’intérieur même de la pensée de
Plotin.
Cette réorganisation des l’archéologie plotinienne suggère une série de remarques et de
précisions. Tout d’abord, il apparaît que l’étant fait signe vers un infini qui n’est pas l’un des

345
pôles de la différence métaphysique générale structurant le dérivé, mais ce qui déploie ces pôles
dans leur opposition et leur accord. L’univers est ouvert comme un espace foncièrement
hiérarchique, et le geste problématique consiste à vouloir placer l’origine de cet espace d’un
côté et non de l’autre. L’erreur consiste à penser que cette hiérarchie ne peut être ouverte que par ce
qui en elle occupe la hauteur, et à rabattre le commandement transcendant et indéterminé par
lequel la forme hiérarchique est posée sur le commandement interne par lequel un terme
domine l’autre et tend à le réduire. Cela revient à vouloir que le terme du cheminement, le
principe absolu, alors qu’il emporte tout au-delà de toute détermination, communique de
façon foncière ou privilégiée avec une face seulement de ce qu’il rend possible – d’où la
tendance à lui attribuer comme une propriété essentielle ce qui ne devrait être pour lui qu’une
figure relativement contingente.
Plotin fournit tous les moyens pour distinguer ce qui occupe la hauteur dans la
hiérarchie métaphysique de ce qui, en amont d’elle, la déploie comme hiérarchie – mais il ne le
fait pas lui-même de manière réellement claire. En effet, comment principe et matière sont-ils
distingués et opposés alors même que leur indétermination radicale paraît interdire cette
distinction ? Plusieurs interprètes s’interrogent sur cette difficulté : comment différencier deux
instances qui récusent toute détermination ? Stanislas Breton et, plus récemment, Frédéric
Fauquier, remarquent la proximité des deux pôles de l’univers métaphysique plotinien, et
signalent très justement que la distinction entre les deux ne peut plus se faire qu’à partir d’une
certaine orientation par rapport au dérivé1. Mais les instances en question récusent l’une
comme l’autre toute communauté de nature, ressemblance ou dissemblance, avec ce qu’elles
rendent possible. Plotin fournit donc tous les éléments pour percevoir le caractère contingent
des hiérarchies dans lesquelles nous traduisons le rapport de l’arkhè au monde qu’elle rend
possible. L’opposition unité/pluralité, en particulier, semble souvent se confondre avec celle du
principe/dérivé, ou principe/matière, voire même la commander. D’un autre côté, l’auteur des
Ennéades reconnaît expressément qu’en lui-même, le principe n’est pas réellement un. Mais
alors, le rapport entre la principialité absolue et les hiérarchies que nous projetons est toujours

1
S. Breton, Matière et dispersion, op. cit., p. 51-52, puis, surtout, 180-181, où l’auteur distingue deux modes
d’opposition : d’u côté, l’opposition entre des objet marqués par certaines propriétés opposées ; de l’autre une
opposition d’instance revêtant les mêmes propriétés, mais qui sont en revanche marquées par des orientations
irréductibles – il développe notamment la comparaison avec la distinction entre molécules dextrogyres et
lévogyre. F. Fauquier, « La matière comme miroir : pertinence et limites d’une image selon Plotin et Proclus »,
Revue de métaphysique et de morale, n. 37, op. cit., p. 70-71.

346
contingent. C’est l’une des raisons pour lesquelles il est si important d’avoir établi qu’aucun
des noms du principe ne lui convient réellement.
On peut présenter la situation d’une autre manière. Le pôle archique et le pôle an-
archique de l’univers se répondent dans leur indétermination, laquelle tend à constituer une
sorte de mise en abyme : d’un côté, le dérivé requiert le principe pour se définir ; mais la
transcendance du principe renvoie au dérivé pour définir le sens de sa principialité. Cela
implique que la principialité absolue ne peut s’exercer qu’à travers un substitut, investi du
commandement principiel bien qu’il ne coïncide pas avec le principe. Tout se passe comme si
l’arkhè absolue ne pouvait se manifester qu’en se déléguant, et en se fragmentant dans une
multiplicité de significations, lesquelles déterminent le sens de l’étant qui advient dans l’orbe
de ce commandement : l’on est amené à se produire selon les déterminations de l’unité et de
l’intelligibilité ; à cet égard, le principe peut emprunter la figure de l’un et de l’intelligible mais
non endosser en lui-même ces déterminations. Cette délégation du commandement constitue
une tentative d’articuler l’absoluité à la principialité. En effet, le principe ne saurait
commander le dérivé comme le pôle supérieur d’un rapport qui le coordonnerait à celui-ci sans
abandonner la transcendance nécessaire à la principialité – dans le mouvement même par
lequel il passe au-delà de la fonction principielle, il commande donc de commander, en
instituant une hiérarchie au sein de laquelle il n’occupe aucune place.
On peut faire un pas de plus, en quittant davantage la perspective interne sur la pensée
de Plotin. En accord avec ce qui vient d’être dit sur l’exercice de l’arkhè par un substitut, nous
avons montré plus haut1 que les raisonnements visant à établir la primauté de l’un reposent
souvent sur le présupposé que l’unité est principe de la pluralité – c’est le cas dans presque tous
les textes que nous avons alors évoqués, mais il semble que ce soit le cas également lorsque
Plotin explique l’antériorité de l’un, comme un constat opéré soit par observation de l’étant2,
soit par une réflexion sur nos manières de penser le rapport un/plusieurs3. Le célèbre début du
traité 9, par exemple, s’emploie davantage à déployer les conséquences de la règle selon lequel
« c’est par l’un que les êtres sont des êtres »4, qu’à justifier cet axiome. Dès lors, l’une des
origines de l’opération consistant à projeter l’unité sur une arkhè qui la récuse aussi bien que la
pluralité réside, en partie au moins, dans l’acceptation d’une tradition, en l’occurrence

1
Chapitre 6, I.
2
Comme en VI, 9 [9], 1.
3
Comme en VI, 4 [34].
4
Qui est une traduction directe de la hiérarchie unité/pluralité.

347
platonico-pythagoricienne. Cette opposition ne permet pas seulement de penser le rapport
entre principe et dérivé, mais permet de lire à même l’étant les modalités concrètes de
« combinaison » du pôle archique et an-archique. En termes plotiniens, la première unité (le
Noûs) comme la dernière pluralité (le sensible) constituent chaque fois une combinaison
principe/matière, dont les modalités sont impossibles à définir par un simple examen de la
nature des pôles constitutifs en question. Chez Plotin, les oppositions qui structurent la
hiérarchie fondamentale dans laquelle advient notre univers sont héritées de traditions
nettement identifiables – aussi bien l’unité et la pluralité que le sensible et l’intelligible1, la
matière et la forme, le pensant et le pensé, la puissance et l’acte etc. En V, 1 [10], 8, Plotin
écrit :

Nos théories n’ont donc rien de nouveau, et elles ne sont pas d’aujourd’hui ; elles ont été énoncées il y a
longtemps, mais sans être développées, et nous ne sommes aujourd’hui que les exégètes de ces vieilles
doctrines, dont l’antiquité nous est témoignée par les écrits de Platon2.

N’est-ce pas finalement l’une des significations possibles de ce que dit l’Alexandrin, lorsqu’il se
revendique le défenseur des « doctrines d’autrefois » ? Il ne s’agit évidemment pas de prétendre
qu’il ne justifie pas l’usage théorique de ces oppositions, nous avons montré au contraire
comment il tente de le faire. Mais lorsque le choix des substituts est rendu difficile par la
contingence essentielle dont ce choix est affecté, c’est à une tradition (ou plusieurs, en fait)
qu’il demande évidemment les lignes de partage fondamentales qui rendent la réalité pensable.
Le fait que l’absolu ouvre l’univers comme un espace hiérarchique laisse sa marque sur la
constitution ontologique de chaque étant. Chaque niveau de réalité est une articulation
originale des pôles en question. Ce qui manifeste le mieux cette situation est sans doute la
contingence qui affecte le dérivé. Mais, comme on l’a remarqué, l’idée de « contingence », en
contexte plotinien, doit être transposée pour être compatible avec la nécessité et l’éternité de la
procession depuis l’un. Cette contingence, avant toute expression temporelle, est une trace
laissée dans la constitution ontologique de l’étant, ou comme cette constitution elle-même, en
tant qu’elle requiert et récuse à la fois l’arkhè – autrement dit, en tant qu’elle forme une
articulation singulière d’archie et d’an-archie. Le Noûs comme sommet de l’étant, ne se produit

1
On remarquera sur ce point la manière dont le principe superpose les hiérarchies, en s’identifiant davantage
au noétique qu’au sensible, bien sûr, mais aussi en s’identifiant à l’intelligible plus qu’à l’intelligence.
2
Ennéade V, 1 [10], 8, 10-14.

348
qu’à partir de l’un, mais dans un mouvement d’altération qui l’exclut radicalement. Plotin
voudrait pouvoir mettre cette altérité « de côté » pour garantir l’identité de l’univers avec le
principe comme puissance positive – c’est le geste même qui consiste à regarder la matière
comme nulle et non-avenue. Mais ce geste est en fait impossible. C’est pourquoi la présence du
dérivé, et notre existence même, valent à la fois comme une preuve et comme une contestation de
l’infini. Le fond de la contingence comme modalité est une forme de déréliction définie par un
double rapport à l’apeiron : être, c’est être contingent, c'est-à-dire attester et exclure l’infini
dans un même geste.
Il est difficile d’aller plus loin dans le cadre de cette première partie. Un certain nombre
de thèses sont acquises, mais d’autres restent en question, qui nous conduisent vers la
perspective derridienne. Deux problèmes capitaux restent en effet, qui peuvent tous deux être
repris à partir de ce qui vient d’être dit sur la « contingence ».
Premier problème : que la face absolue du principe ouvre le monde, l’ontologie en
général, comme un espace hiérarchique ne permet pas encore de résoudre la question de
l’articulation du principe et de l’étant. La doctrine de l’asymétrie plotinienne ne permet pas de
surmonter entièrement la difficulté, car le « tourment » par lequel l’absolu se fait principe (et
non-principe à la fois) ne peut laisser celui-ci simplement indemne sur son plan d’existence.
Quel peut être le sens de ce passage à la principialité, où l’absolu paraît à la fois se réaliser et
s’effacer ? Nous avons constaté 1 que l’absoluité de l’arkhè, en même temps qu’elle est
parfaitement indispensable, a pour contrepartie la précarisation de son « existence », si l’on
peut encore dire. L’absolu, pour nous qui l’envisageons depuis le dérivé, est nécessairement
menacé. Il conviendra donc de comprendre tout d’abord comment articuler de façon
cohérente l’absoluité du principe et la relativité du dérivé.
Deuxième problème, essentiellement lié au premier : quels sont les rapports précis entre
la dimension archique et la dimension an-archique de l’étant ? Et surtout, le rapprochement
déjà suggéré ne remet-il pas en cause l’idée que l’on peut distinguer le rapport à l’une et à
l’autre de manière parfaitement assurée ?
Tournons-nous donc vers la déconstruction derridienne, non seulement pour trouver un
second éclairage sur la question qui nous occupe, et pour tenter de résoudre les deux
problèmes qui viennent d’être évoqués, mais aussi, et surtout, pour voir comment les résultats

1
Cf. supra, chapitre 7, V.

349
de cette première partie peuvent mettre à l’épreuve l’entreprise derridienne de déconstruction
de l’archie.

350
351
352
UNIVERSITE MONTPELLIER III - PAUL VALERY

Arts et Lettres, Langues et Sciences Humaines et Sociales


UFR I : Lettres, Arts, Philosophie, Linguistique, Psychanalyse

Doctorat de l’université Paul Valéry – Montpellier III


Discipline : Philosophie

Thèse
Présentée et soutenue publiquement par
Paul Antoine François Mary

Titre

LA QUESTION DU PREMIER PRINCIPE : ENTRE


PLOTIN ET DERRIDA

Sous la direction de
Madame le Professeur MARLENE ZARADER

Volume II : Déconstruction, archéologie et apophase

Membres du Jury

Mme. Gwenaëlle AUBRY, Chargée de recherche au CNRS.


M. Jean-Louis CHRETIEN, Professeur à l’Université Paris IV.
M. Silvano PETROSINO, Professeur à l’Université catholique de Milan.

353
DEUXIEME PARTIE

DECONSTRUCTION, ARCHEOLOGIE ET APOPHASE

Nous entrons dans la deuxième étape de la tentative pour élaborer une doctrine de la
principialité « entre » l’archéologie plotinienne et la déconstruction. Cette nouvelle étape est
un renversement de perspective, car non seulement notre lecture des Ennéades laisse ouvertes
plusieurs questions, mais elle pourrait même avoir jeté un soupçon sur la quête du principe, au
moins en tant qu’elle est déterminée par la règle d’incommensurabilité. En effet, les apories qui
grèvent la pensée plotinienne ne proviennent pas de tel ou tel aspect de l’arkhè, mais des
conditions d’exercice de la principialité en régime apophatique. Or la négativité principielle
traduit l’absoluité par laquelle l’arkhè joue son rôle en bloquant la régression à l’infini. On
pourrait donc soupçonner que les apories obérant la principialité en régime d’apophase sont
l’indice d’une difficulté, voire d’une contradiction, affectant toute archéologie. On ne peut
traiter ici ces questions sous une forme aussi générale, mais la déconstruction derridienne nous
permet de les mettre à l’épreuve, dans la mesure où elle est une contestation de toute archie,
déterminée par un schéma central analogue à une archéologie apophatique. Cette analogie
pourrait confirmer l’existence d’une faille essentielle dans la démarche apophatique (dont la
vérité serait l’incohérence ou l’an-archisme), ou au contraire la persistance irréductible d’une
forme d’archie jusque dans la déconstruction de l’archie. Mais il se pourrait également que les
deux propositions soient vraies en même temps.
Dans le sillage de Nietzsche et Heidegger, en particulier, on pourrait tenter de dépasser
ou d’abandonner la recherche du premier principe, considérée comme la pièce maîtresse de la
« métaphysique », de quelque manière que celle-ci soit définie. Il nous semble que parmi les
tentatives pour suivre cette voie, celle de Derrida occupe une position stratégique. La
déconstruction marque tout d’abord un point cardinal dans la filière an-archique, par la

354
puissance de la remise en question de la fonction principielle. Les philosophes qui récusent la
pensée de l’arkhè ne se mettent pas toujours en peine d’argumenter rigoureusement leur
position, soit parce qu’ils estiment que la pensée doit se tenir d’emblée libre des logiques
comptables, soit encore qu’ils tiennent la justification de ce rejet pour évidente, voire acquise,
soit enfin qu’ils se contentent d’affronter une conception faible de l’origine, élaborée à seules
fins de réfutation. Même s’il arrive à Derrida d’adopter l’une ou l’autre de ces attitudes, il
développe sans doute, sur la question qui nous intéresse, l’une des critiques les plus
conséquentes, et l’on peut espérer pour cette raison que les résultats de la confrontation
dessineront une position forte pour évaluer les entreprises an-archiques analogues.
Mais, de même que l’apophase plotinienne manifestait une aporie dans l’archéologie
négative la plus conséquente et la plus radicale, la stratégie déconstructrice présente selon nous
l’intérêt de révéler une aporie inhérente au projet an-archique. En cherchant à montrer que la
déconstruction ne relève « pas même du plus négatif de la théologie négative », Derrida
pourrait jouer un rôle symétrique par rapport à celui de Plotin, en tant que révélateur d’un
geste transhistorique « an-archique », avec les apories qui y sont attachées. Celles-ci
apparaîtront avec d’autant plus de clarté que la pensée derridienne comporte, comme nous
l’avons dit, des analogies évidentes avec une archéologie apophatique. Ces analogies
permettront d’utiliser les résultats de la partie précédente pour évaluer la position derridienne,
et permettront de souligner la situation étonnante de symétrie entre nos deux auteurs, autour
de l’axe formé par la question de l’arkhè prôtè. On pourrait résumer ainsi le problème : un
certain an-archisme, dont Derrida est ici le représentant, trouve sa condition de possibilité et
son objet propre dans une instance excédant la sphère principielle ; mais peut-il se distinguer
assurément de l’apophatisme plotinien, dont le principe excède la principialité ? Ces questions
pourraient fissurer la stratégie déconstructrice, qui échoue peut-être à se distinguer totalement
de l’apophatisme archique, et dont l’échec pourrait révéler, le cas échéant, une possibilité
métaphysique antérieure aux deux. La valeur exemplaire de la confrontation entre Plotin et
Derrida vient, répétons-le, de ce qu’elle permet de dégager, entre eux, cette structure
intermédiaire. Mais pour qu’une telle confrontation soit possible, il faut comprendre ce que
signifie la déconstruction et quel est le rapport qu’elle prétend entretenir avec la théologie
négative. Ces deux questions vont déterminer le sens de la première, puis de la deuxième
section.

355
PREMIERE SECTION : DECONSTRUCTION ET PRINCIPIALITE

L’objectif ultime de cette première section est de déterminer le rapport de la


déconstruction à la principialité, mais il ne peut être visé directement pour plusieurs raisons.
Tout d’abord, Derrida refuse toute présentation totalisante de sa démarche, alors que notre
enquête suppose au contraire la possibilité d’élaborer une telle présentation et de considérer sa
réflexion dans son ensemble. Ensuite, une juste appréhension de la pensée derridienne nous
semble révéler un problème général, un « déséquilibre » essentiel, dont l’élucidation est
absolument capitale, tant pour comprendre cette pensée elle-même que pour définir son
rapport au premier principe. Seule la présentation globale de la déconstruction et de la
difficulté qui la traverse permet de saisir et d’évaluer justement la position derridienne sur la
question du premier principe, et de mesurer son ambiguité. En outre, nous voudrions
souligner les analogies que la déconstruction entretient avec une archéologie apophatique, afin
de préparer la confrontation avec la « théologie négative » et Plotin. La démarche que nous
nous apprêtons à effectuer doit donc faire son chemin tout en se confrontant à ces problèmes.
Pour résumer, cette première section doit poursuivre de front quatre objectifs qu’il faut
distinguer d’autant plus clairement qu’ils seront traités simultanément. Premièrement, il s’agit
de proposer une définition globale de la déconstruction, malgré l’opposition de Derrida, et
d’en tester la pertinence. Deuxièmement, il s’agira de mettre en exergue l’analogie qu’elle
entretient avec une démarche apophatique – cet objectif constituant peut-être un enjeu moins
capital, car nous verrons dans la deuxième section que notre auteur reconnaît l’analogie en
question, et en interroge la signification. Troisièmement, le cœur de la première section
consistera à faire apparaître, au fur et à mesure du parcours, le déséquilibre foncier qui affecte
la pensée derridienne, de manière à préciser, quatrième objectif, le sens et la structure de ce
déséquilibre dans le cas de l’archie.

356
CHAPITRE I

LA DECONSTRUCTION : « DISCOURS DE LA METHODE »

Ce premier chapitre entend définir la déconstruction et répondre à l’objection suivante :


le refus derridien de toute présentation unitaire de la démarche déconstructrice ne rend-il pas
notre projet impossible ? Cette question nous mène, à maints égards, directement au cœur du
problème. Tout d’abord, cette revendication d’hétérogénéité est directement liée au
positionnement anarchique de la déconstruction. Ensuite, l’objectif est de montrer que la
méthode mise en œuvre par Derrida trahit une analogie entre sa pensée et une archéologie
apophatique. Il s’agit enfin d’exclure la lecture de la déconstruction comme un jeu littéraire
(éventuellement destiné à produire des effets pragmatiques), qui aurait abandonné les
exigences de rigueur et d’argumentation propre à la philosophie1. Nous nous plaçons d’emblée
du côté des interprètes qui voient dans la déconstruction une philosophie rigoureuse et
argumentée, visant bien à traiter (sinon résoudre) les questions léguées par la tradition2.
Il s’agit donc de comprendre comment et pourquoi notre philosophe récuse toute
définition homogène de sa démarche, et montrer en quoi son refus est lié à un positionnement
anarchique. Nous exposerons ensuite la présentation qu’il propose de sa pensée à travers la
détermination d’une « stratégie générale de la déconstruction ». Enfin, un premier bilan nous
conduira à préparer le parcours plus long du deuxième chapitre, en insistant sur les points les
plus révélateurs et en soulevant les premiers problèmes.

1
C’est la lecture de Derrida que fait R. Rorty, dans « Is Derrida a transcendantal philosopher ? », dans Essays on
Heidegger and Others, Cambridge : Cambridge University Press, 1991, p. 119-128.
2
Pour un compte-rendu utile du débat autour de cette question, on se référera à F. Nault, Derrida et la
théologie, Paris/Quebec : Cerf/Mediapaul, p. 123-148 (c'est-à-dire le chapitre 4 : « De la transcendantalité »).

357
I. Une hétérogénéité irréductible ?

Selon Derrida, la déconstruction déjoue toute tentative de définition1. Dans la « Lettre à


un ami japonais »2, il écrit ainsi : « Toute phrase du type « la déconstruction est X » ou « la
déconstruction n’est pas X » manque a priori de pertinence, disons qu’elle est au moins
fausse »3.
La pensée derridienne, par exemple, ne serait pas une « critique » car elle vise à
déconstruire le krinein comme décision ou discernement. Il ne s’agirait pas d’une « méthode »,
comme technique applicable à la manière d’une règle déterminante4, ni d’une « analyse » car
elle ne reconduit pas à des instances simples5. On ne peut pas non plus la comprendre comme
un « acte », ou une « opération », parce qu’elle repose sur un excès vis-à-vis de l’opposition
entre actif et passif, et parce qu’elle ne constitue pas l’action d’un sujet qui en aurait
l’initiative6.
Mais il faut encore comprendre la nécessité de l’hétérogénéité déconstructrice. La
difficulté à assigner une identité à la pensée derridienne est liée à la nature même des instances

1
J.-F. Courtine s’interroge sur cette question dans « L’ABC de la déconstruction », Derrida, la tradition de la
philosophie, Paris : Galilée, 2008, p. 11-26. Pour une approche plus historique sur la généalogie du terme
même de « déconstruction », on consultera l’étude de L. Carraz, Wittgenstein et la déconstruction, Lausanne :
Antipodes, 2000, chapitre 1 et 3 notamment.
2
« Lettre à un ami japonais », lettre adressée à Toshihiko Isutzu et parue dans Le Promeneur, XLII, mi-octobre
1985, puis reprise dans Psyché, Paris : Galilée, 1987, p. 387-394
3
Ibid., p. 392.
4
Cette précision invalide apparemment le titre de ce premier chapitre (voir également la fin de la note
suivante) ; il faut toutefois en attendre la fin.
5
« Lettre à un ami japonais », Psyché, op. cit., p. 392 : « Ce n’est pas une analyse, en particulier parce que le
démontage d’une structure n’est pas une régression vers l’élément simple, vers une origine indécomposable.
[…] Ce n’est pas non plus une critique, en un sens général ou en un sens kantien. L’instance du krinein ou de
la krisis (décision, choix, jugement, discernement) est elle-même […] un des thèmes ou des objets essentiels de
la déconstruction. J’en dirais de même de la méthode […] Surtout si on accentue dans ce mot la signification
procédurière ou technicienne. » Sur cette dernière remarque quant au terme de « méthode », on peut renvoyer
au chapitre 4, où nous verrons que dans « Comment ne pas parler », Derrida répond à une accusation portée
contre la déconstruction d’être une « technique facile », s’appliquant mécaniquement. Il signalera alors que ce
risque est inévitable, et qu’il hante tout discours.
6
Ibid., p. 391 : « La déconstruction n’est même pas un acte ou une opération. Non seulement parce qu’il y
aurait en elle quelque chose de passif ou de patient […]. Non seulement parce qu’elle ne revient pas à un sujet
(individuel ou collectif) qui en aurait l’initiative et l’appliquerait à un objet à un texte, un thème etc. La
déconstruction a lieu, c’est un événement qui n’attend pas la délibération, la conscience ou l’organisation du
sujet… ».

358
qui la rendent possible (fût-ce comme impossible), et dont elle cherche à penser le rapport avec
les domaines qu’elle déconstruit. Derrida écrit ainsi que le terme « déconstruction » n’a
d’intérêt que dans la mesure où

il se laisse déterminer par tant d’autres mots, par exemple « écriture », « trace », « différance »,
« supplément », « hymen », « pharmakon », « marge », « entame », « parergon », etc. Par définition, la liste
ne peut être close1.

La déconstruction déjouerait les tentatives de définition parce qu’elle prend autant de formes
qu’il existe de champs explorés et d’instances structurantes correspondant à ces champs (ce que
nous appellerons des « indécidables ») 2 . La pluralité de la déconstruction viendrait de la
pluralité apparemment irréductible de ce sur quoi elle opère, et de ce qui rend possible son
opération : elle est définie par une altérité foncièrement hétérogène3.
Il ne suffit pas de constater que la pensée derridienne rencontre une multiplicité d’objets,
comme s’il s’agissait d’un fait contingent. La métaphysique se définit par sa tentative de
garantir l’univocité des significations (à commencer par la sienne propre) grâce un fondement
qui fournit une position de contrôle permettant de maîtriser et réduire l’équivocité. Dès lors, si
la délimitation déconstructrice de la métaphysique traçait une frontière simple entre deux
espaces homogènes, elle ne ferait qu’en confirmer l’organisation :

La clôture de la métaphysique n’est surtout pas un cercle entourant un champ homogène, homogène à soi
dans son dedans, et dont le dehors le serait donc aussi. La limite a la forme de failles toujours différentes,
de partages dont tous les textes philosophiques portent la marque ou la cicatrice4.

La métaphysique constitue aussi peu que la déconstruction un ensemble homogène reposant


sur un fondement qui en unifie le sens. Mais alors que les philosophes prétendent
habituellement à un tel rassemblement sur la base d’un principe unique, la démarche

1
Ibid., p. 392.
2
Sur ce point, J.-F. Courtine renvoie aussi à « Et cetera… », dans les Cahiers de l’Herne Derrida, n. 83,
M.-L Mallet et G. Michaud (éd.), Paris : L’Herne, 2004, p. 25 : « Cette chose nommée « déconstruction » est
toujours associée, complétée, suppléée, accompagnée, fût-ce par ce qui ne l’accompagne pas, et avec, et sans
ceci et cela, ceci ou cela… Mais aussi opposée à ceci ou cela, disjoint de ceci ou cela, et comme s’il fallait
toujours distinguer, voire choisir, entre la déconstruction et X et Y. […] Et si, pourtant, pour cette raison
même, comme elle est seule […] peut-être est-ce aussi pour cela qu’elle se multiplie d’elle-même et qu’il faut
aussi dire les déconstructions, toujours au pluriel, et toujours avec ceci et cela, et avec ceci ou avec cela ».
3
Cf. J.-F. Courtine, « L’ABC de la déconstruction », dans Derrida, la tradition de la philosophie, op. cit., p. 25.
4
Positions, Paris : Minuit, 1972, p. 77.

359
derridienne reconnaît la réalité de la situation. Sa pluralité exprime donc un positionnement
anarchique, puisque l’hétérogénéité de la déconstruction est liée à l’absence d’instance centrale
regroupant sous son autorité la diversité de ses objets et opérations. En effet, s’il n’y a pas de
définition de la déconstruction c’est parce qu’« il n’y aura jamais de mot unique, de maître-
nom »1 ; le texte derridien est foncièrement pluriel parce qu’il déjoue la maîtrise, et a-centrique
parce qu’au lieu d’un principe constituant, par son commandement, un ensemble cohérent, il
est travaillé par une multitude de marques :

Ainsi le jeu de la différance […] fait qu’aucun mot, aucun concept, aucun énoncé majeur ne viennent
résumer et commander, depuis la présence théologique d’un centre, le mouvement et l’espacement textuel des
différences. D’où par exemple la chaîne des substitutions […] (archi-trace, archi-écriture, réserve, brisure,
articulation, supplément, différance ; il y en aura d’autres…)2.

Il y a un lien direct entre l’interdiction du commandement archique et la pluralité


insurmontable des indécidables, qui détermine celle de la déconstruction. Chaque notion
importante pour la pensée déconstructrice n’est privilégiée que de manière momentanée, au
sein d’un champ défini, et se trouve inscrite dans un ensemble ouvert de notions où son
privilège disparaît. L’impossibilité de s’arrêter sur un vocabulaire particulier, et l’inscription
dans une « chaîne des substitutions » feront partie des arguments pour refuser l’identification
de l’objet de la déconstruction à une forme d’arkhè. Il faut insister encore sur la tonalité
nettement anarchique de ce texte : c’est parce que le jeu de la différance interdit le
commandement unificateur d’un centre « théologique », c'est-à-dire métaphysique, qu’il n’y a pas
d’unité de la déconstruction. Le refus de l’unité est un acte de résistance à la prétention à
l’unification qui règne sur la philosophie :

Peut-on traiter de la philosophie (la métaphysique, voire l’onto-théologie) sans se laisser déjà dicter, avec
cette prétention à l’unité et la simplicité, la totalité imprenable et impériale d’un ordre ? S’il y a des marges,
y a-t-il encore une philosophie, la philosophie ?3

Le « jeu » en question n’est pas simplement non-archique, il n’empêche pas l’arkhè d’exercer
son autorité de manière limitée, accidentelle ou provisoire, mais apparemment du moins, il est

1
« La différance », dans Marges, op. cit., p. 28.
2
Positions, op. cit., p. 22-23 (je souligne).
3
« Tympan », dans Marges, op. cit., p. IX.

360
anti-principiel.
Derrida récuserait donc notre projet a priori, non seulement parce qu’il exclut toute
homogénéité de l’opération déconstructrice, mais aussi parce que cette exclusion repose sur le
refus de l’archie. Et pourtant, on peut se demander dès maintenant s’il ne fait pas précisément,
dans ce texte, ce qu’il interdit. En effet, pour que « le jeu de la différance » exclue tout
rassemblement depuis un centre, ne faut-il pas qu’il exerce un certain type commandement, et
donc une forme de principialité ? Il est trop tôt pour répondre, mais il faudra aiguiser toujours
davantage cette question. En attendant de pouvoir l’aborder frontalement, il convient de
revenir à l’objet immédiat de notre enquête et d’évaluer la prétention déconstructrice à
l’hétérogénéité irréductible.

II. La « stratégie générale de la déconstruction » : indécidables et apories

Derrida, alors même qu’il récuse toute unité d’essence de la déconstruction, formule
explicitement par ailleurs un véritable « discours de la méthode » déconstructrice. Celui-ci est
d’un intérêt capital pour trois raisons. En premier lieu, on pourra en user dans toute la suite de
cette étude comme d’un fil conducteur pour cheminer dans des textes souvent complexes et en
éclairer la logique. D’autre part, ce discours de la méthode confirmera l’hypothèse de l’analogie
entre déconstruction et archéologie négative à plusieurs égards. Enfin, l’existence même d’une
telle description générale de la démarche nous mène au cœur du problème de cette première
partie, puisque l’hétérogénéité supposée de la pensée derridienne est liée à son caractère non
principiel. En proposant un tel tableau global, notre auteur ne trahit-il pas une contrainte
intellectuelle qui jette un soupçon sur la dimension anarchique de la déconstruction ?
Derrida décrit par deux fois, de manière explicite, les constantes de sa réflexion, dans
certaines pages de la troisième partie du recueil d’entretiens Positions1, et dans le « Hors-livre »
de La Dissémination2. On peut compléter cette présentation par certains traits formalisés plus
tard, que nous regrouperons sous le titre de « processus aporétiques ».

1
Intitulée précisément « Positions », dans Positions, op. cit., p. 51-126.
2
La Dissémination, Paris : Seuil, 1972.

361
A. La déconstruction comme renversement et neutralisation

Dans Positions, Derrida s’attache à définir ce qu’il appelle une « stratégie générale de la
déconstruction » 1 . Celle-ci est présentée comme un traitement de certaines oppositions
hiérarchisées qui revêtent une fonction structurante pour tel ou tel champ métaphysique – par
exemple : signifié et signifiant ; voix et écriture ; sens et non-sens ; ou même originaire et
dérivé. Le procès déconstructeur s’exerce sur ces oppositions selon deux phases : tout d’abord,
la hiérarchie qui leur est inhérente est inversée ; ensuite, l’opposition elle-même est
« neutralisée », c'est-à-dire dépassée vers un lieu de « contamination originaire » entre les
opposés (que nous rencontrerons sous le nom de « différance », d’archi-trace, ou de « justice »,
par exemple). Ce double traitement des économies métaphysiques à travers leurs oppositions
fondamentales constitue le cœur même de la déconstruction, y compris dans les textes qui en
compliquent le plus le schéma – nous le vérifierons dans les chapitres 2 et 3.
Derrida y insiste, les deux termes des couples conceptuels en question ne coexistent pas
de façon pacifique, leurs rapports sont antagoniques : « Un des deux termes commande l’autre
(axiologiquement, logiquement etc.), occupe la hauteur. »2. La première phase consiste pour
cette raison en un renversement de la hiérarchie inhérente à l’opposition, autrement dit, une
subversion de l’axiologie déterminant la subordination d’un terme à l’autre. La métaphysique
est intrinsèquement caractérisée par un rapport de subordination, auquel il s’agit de résister :

Déconstruire l’opposition, c’est d’abord, à un moment donné, renverser la hiérarchie. Négliger cette phase
de renversement, c’est oublier la structure conflictuelle et subordonnante de l’opposition. C’est donc passer
trop vite, sans garder aucune prise sur l’opposition antérieure, à une neutralisation, qui pratiquement
laisserait le champ antérieur en l’état3.

Cette première phase révèle la dimension foncièrement éthique de la déconstruction, y


compris dans son aspect le plus « spéculatif », et Derrida, lorsqu’il abordera de manière frontale
les questions morales et politiques, sera parfaitement fondé à affirmer qu’elles n’ont jamais été
absentes de sa pensée. Au cœur de l’opération déconstructrice considérée dans sa plus grande

1
Positions, op. cit., p. 56.
2
Ibid., p. 57.
3
Ibid., p. 56-57.

362
généralité, il y a une éthique de la subversion, une stratégie de résistance à la domination et au
commandement. Evidemment, il ne s’agit pour l’heure que d’un schéma abstrait, et seul le
détail des analyses permettra de comprendre les modalités et le sens concret d’une telle
manœuvre.
La seconde phase est un geste de neutralisation, reconduisant la hiérarchie inversée vers
une instance irréductible aux termes opposés – Derrida regroupe, en une unité « analogique »,
les instances qui occupent cette situation, et les nomme « indécidables » 1 . Ce deuxième
mouvement consiste, écrit Derrida, à repérer « l’émergence irruptive d’un nouveau concept,
concept de ce qui ne se laisse plus, ne s’est jamais laissé comprendre dans le régime
d’opposition antérieure. »2 Après avoir subverti la domination d’un terme sur l’autre, on
dépasse le plan de leur opposition en direction de quelque chose qui l’excède. Le « concept »
en question n’en est d’ailleurs plus un, puisque le « concept », de même que l’« idée » ou le
« sens », sont des notions métaphysiques qui présupposent le jeu des indécidables (tout en le
réprimant). Ceux-ci constituent en fait, des « marques » :

C’est-à-dire des unités de simulacre, de « fausses » propriétés verbales, nominales ou sémantiques, qui ne se
laissent plus comprendre dans l’opposition philosophique binaire, et qui pourtant l’habitent, lui résistent,
la désorganisent mais sans jamais constituer un troisième terme, sans jamais donner lieu à une solution
dans la forme de la dialectique spéculative3.

La neutralisation ramène donc l’opposition hiérarchisée à quelque chose qui l’excède et la


précède mais sans lui être simplement externe, et sans rassembler les termes opposés dans une
unité de niveau supérieur. Cette description comprend une évidente tonalité anarchique : les
indécidables forment une zone de résistance à l’opposition déconstruite, et non pas un
troisième terme susceptible de la fonder, en rassemblant les exclusifs.
Il faut remarquer d’emblée le problème spécifique posé par l’articulation des deux
phases, qui paraissent simplement juxtaposées dans la présentation que l’on vient d’en
proposer. Dans le « Hors-livre » de La dissémination 4 , Derrida souligne qu’une certaine
nécessité, une « loi », « contraint » à désigner l’au-delà de l’opposition par le terme dominé de

1
Ibid., p. 58.
2
Ibid., p. 57.
3
Ibid., p. 58.
4
La Dissémination, op. cit., p. 9-67.

363
la hiérarchie1. La nécessité en question répercute celle qui présidait au renversement : il s’agit
de ne pas laisser se reconstituer la domination qui structure le champ déconstruit. Il ne faut
certes pas réduire la déconstruction à une inversion des hiérarchies traditionnelles, mais, si la
neutralisation restait indifférente à cette inversion, l’effet en serait tout simplement annulé, et
les hiérarchies métaphysiques continueraient de régner en silence, d’autant plus puissamment
qu’on les ignore. C’est pourquoi Derrida précise, au sujet du renversement :

Il ne s’agit pas ici d’une phase chronologique, d’un moment donné ou d’une page qu’on pourrait un jour
tourner pour passer à autre chose. La nécessité de cette phase est structurelle et elle est donc celle d’une
analyse interminable : la hiérarchie de l’opposition duelle se reconstitue toujours2.

La domination métaphysique revient inéluctablement, et il convient par conséquent, non


seulement d’inverser les hiérarchies de façon systématique pour lutter contre elle, mais encore
de maintenir l’inversion jusque la neutralisation. Cette domination persistante est présentée de
deux façons : d’une part, comme la reconstitution de la hiérarchie, et d’autre part, comme un
« enveloppement »3, une tendance à accaparer l’autre, c'est-à-dire à réduire son altérité en
faisant de lui son autre, ou sa limite propre. C’est la théorie de la réappropriation ; ce concept
absolument essentiel désigne une dynamique de reconstitution des hiérarchies métaphysiques,
et un mouvement de totalisation, qui traduit une tendance spontanée et pré-personnelle à la
domination et la maîtrise 4 . Tous les domaines métaphysiques sont structurés par cette
dynamique inexorable de domination et d’arraisonnement ; par exemple, comme nous le
verrons au prochain chapitre, le champ ontologique est marqué par cette nécessité, l’être
amène dans son orbe ce qui lui est étranger, le réduit à une marge propre. La réappropriation
marque une tendance spontanée à la domination, inscrite au cœur des choses mêmes, et se
traduit en particulier par un impérialisme théorique et éthique inhérente à toute la
philosophie. C’est pourquoi la déconstruction doit résister de façon systématique et continue.

1
La Dissémination, op. cit., p. 10 : « On essaiera de déterminer la loi qui contraint […] à nommer « écriture »
ce qui critique, déconstruit, force l’opposition traditionnelle et hiérarchisée de l’écriture à la parole, de
l’écriture au système (idéaliste, spiritualiste, phonocentriste : d’abord logocentrique) de tous ses autres ; à
nommer « travail » ou « pratique » ce qui désorganise l’opposition philosophique praxis/théoria et ne se laisse
plus relever selon le procès de la négativité hégélienne ; à nommer « inconscient » ce qui n’aura jamais été le
négatif symétrique ou le réservoir potentiel de la « conscience » ; à nommer « matière » ce dehors des
oppositions classiques ».
2
Positions, op. cit., p. 57.
3
« Tympan », dans Marges, op. cit., p. XIV.
4
Ibid., p. XV.

364
Dès lors, on ne peut passer simplement du renversement à la neutralisation. Les deux
« phases » ne doivent pas se succèder pas comme des actes distincts, et l’on ne trouvera pas
dans les textes derridiens des moments spécifiquement consacrés à l’un et à l’autre : « Ces deux
opérations doivent donc être conduites dans une sorte de simul déconcertant […]. L’écart
entre les deux opérations doit rester ouvert, se laisser sans cesse marquer et remarquer »1.
Chacune laisse sa trace dans l’autre, de sorte que l’inversion détermine le sens du dépassement.
Les motifs de notre insistance sur ce point ne sauraient apparaître encore, mais le
recoupement des textes laisse laisse hors de doute l’existence de deux moments – et Derrida
souligne aussi bien leur intrication que la nécessité d’en maintenir la distinction. Ensuite, la
neutralisation reste intimement déterminée par la logique du renversement ; autrement dit, le
devoir d’intervenir axiologiquement dans le champ déconstruit contraint à désigner l’au-delà
de l’opposition par l’un de ses termes de manière permanente.
Cet au-delà, dont l’« émergence irruptive » caractérise la neutralisation, constitue une
forme d’altérité vers laquelle on reconduit les oppositions. Ce thème occupe une place
déterminante dans la pensée derridienne, et l’on pourrait voir dans le rapport à l’autre le cœur
même de la déconstruction. Celle-ci semble pouvoir être définie globalement comme
ouverture à une altérité radicale, irréductible à telle ou telle figure particulière. L’autre se
diffracte en une multiplicité de thèmes, de la singularité d’autrui à l’événement imprévisible,
en passant par Dieu2. On lit dans « Psyché, invention de l’autre » :

Cette écriture [déconstructrice] est passible de l’autre, ouverte à l’autre et par lui, par elle travaillée,
travaillant à ne pas se laisser enfermer ou dominer par cette économie du même en sa totalité […]
D’autant moins que le cercle économique de l’invention n’est qu’un mouvement pour se réapproprier cela
même qui le met en mouvement, la différance de l’autre […] car c’est le seul souci qu’elle porte : laisser
venir l’aventure ou l’événement du tout autre3.

On perçoit là encore le caractère foncièrement éthique de la déconstruction, dont le souci est


de faire place à l’autre, en un geste qui est l’hospitalité même. Cette hospitalité définit une
éthique déconstructrice propageant ses effets jusque sur l’ontologie, en déterminant le sens de
l’étant et de sa présence – elle interdit à quoi que ce soit, étant ou acte, de se constituer par

1
La dissémination, op. cit., p. 12.
2
Nous verrons au cours de l’examen de la théologie négative comment s’opère cette équivocation de l’altérité,
notamment en examinant le commentaire par Derrida de l’expression « tout autre est tout autre ».
3
« Psyché, invention de l’autre » dans Psyché, op. cit., p. 61.

365
exclusion unilatérale de l’autre. Une forme singulière d’altérité grève la présence de l’étant, le
privilège métaphysique du même, et la déconstruction vise à en déceler le travail souterrain,
pour débouter les prétentions totalisantes de la métaphysique.
Il faut également remarquer que la démarche derridienne se définit de manière essentielle
par rapport aux domaines déconstruits. En effet, à travers les oppositions, c’est toujours un
champ plus large dont les structures sont sollicitées, et si la déconstruction ne peut l’ébranler et
le transformer, qu’en l’habitant de manière permanente1. Jamais la déconstruction ne gagne
son lieu propre, hors d’une métaphysique enfin dépassée ; elle reste dépendante, dans son
opération même, des structures déconstruites. Derrida l’admet, notamment lorsqu’il lie
l’hétérogénéité de la déconstruction au fait que celle-ci se « laisse déterminer » par les champs
sur lesquels elle opère. C’est ce que manifeste aussi la persistance de l’inversion dans la
neutralisation, qui interdit de s’installer dans au-delà indifférent et extérieur au domaine
déconstruit. Cette nécessité est décrite et théorisée sous le nom de paléonymie ; l’intervention
axiologique rend nécessaire l’emploi des noms traditionnels, sans lequel aucune déconstruction
ne saurait avoir lieu2. Le tout autre de l’opposition ne peut se révéler et se dire que dans un
travail sur la tradition, qui suppose d’habiter cette tradition tout en dérangeant son ordre3.
C’est pourquoi la double opération simultanée de « renversement-et-neutralisation » ne saurait
constituer une simple transgression des métaphysiques sur lesquelles elle s’exerce :

Il n’y a pas une transgression si l’on entend par là l’installation pure et simple dans un au-delà de la
métaphysique […] tout geste transgressif nous enferme, en nous y donnant prise, à l’intérieur de la clôture
[de la métaphysique]. Mais, par le travail qui se fait de part et d’autre de la limite, le champ intérieur se
modifie, et une transgression se produit qui, par conséquent, n’est nulle part présente comme un fait

1
Voir par exemple De la grammatologie, op. cit., p. 24, qui affirme au sujet de l’une des oppositions majeures
de la « première époque » de la déconstruction : « La différence entre signifié et signifiant appartient de
manière profonde et implicite à la totalité de la grande époque couverte par l’histoire de la métaphysique […].
Cette appartenance est essentielle et irréductible : on ne peut retenir la commodité ou la « vérité scientifique »
de l’opposition stoïcienne, puis médiévale, entre signans et signatum sans amener aussi à soi toutes ses racines
métaphysico-téléologiques. A ces racines n’adhère pas seulement – c’est déjà beaucoup – la distinction entre le
sensible et l’intelligible, avec tout ce qu’elle commande, à savoir la métaphysique dans sa totalité. »
2
La dissémination, op. cit., p. 9-10. On lira aussi Positions, op. cit., p. 96, qui s’interroge sur « la nécessité
stratégique qui commande de garder parfois un vieux nom pour amorcer un concept nouveau. […] Le nom X
étant maintenu à titre de levier d’intervention, et pour garder une prise sur l’organisation antérieure qu’il
s’agit de transformer effectivement. »
3
De la grammatologie, op. cit., p. 39. On retrouve cette thématique dans Positions, op. cit., p. 81 : « Pas plus
pour le concept d’histoire que pour n’importe quel autre, on ne peut opérer une mutation simple et
instantanée, voire rayer un nom du vocabulaire. Il faut d’abord élaborer une stratégie du travail textuel qui à
chaque instant emprunte un vieux mot à la philosophie pour l’en démarquer aussitôt. »

366
accompli. On ne s’installe jamais dans la transgression, on n’habite jamais ailleurs. La transgression
implique que la limite soit toujours à l’œuvre. Or […] cette pensée qui s’annonce dans la grammatologie
se donne justement pour ce qui n’est nullement assuré de l’opposition entre le dehors et le dedans. Au
terme d’un certain travail, le concept même d’excès ou de transgression pourra devenir suspect1.

Le travail déconstructeur doit passer par une phase de transgression qui implique à la fois
d’opérer depuis un champ et de lui échapper – mais cela suppose que le champ maintienne ses
structures. On pourrait donc risquer déjà une série de questions : la déconstruction a-t-elle
besoin de la métaphysique archique pour se produire ? Et le cas échéant, que signifie ce
besoin ? Ne peut-on le rapprocher de la primauté du dérivé en contexte plotinien, au sens où la
transcendance archique est lisible seulement dans la trace laissée sur le dérivé ?
En attendant de pouvoir répondre, il faut continuer notre exploration de la stratégie
générale. Si la neutralisation et le renversement permettent d’atteindre les indécidables depuis
le champ déconstruit, notre auteur décrit avec de plus en plus de précision leur effet sur ce qui
en dérive, et sur le sujet.

B. Les processus aporétiques

Dans Apories2, Derrida évoque la « liste interminable des quasi-concepts dits indécidables
qui sont autant de lieux ou de dislocations aporétiques. »3 C’est cette « dislocation aporétique »
qui nous intéresse à présent, en tant qu’elle n’est pas seulement un trait des indécidables, mais
décrit aussi leur emprise sur ce qu’ils conditionnent. C’est peut-être dans Voyous qu’il présente
l’effet en question de la manière la plus formelle, sous trois noms :

Bien que aporie, double-bind et processus auto-immunitaire ne soient pas de simples synonymes, ils ont
en commun […] et en charge, plus qu’une contradiction interne, une indécidabilité, c'est-à-dire une
antinomie interne-externe non-dialectisable qui risque de paralyser et appelle donc l’événement de la
décision interruptrice4.

La « contradiction interne-exerne non-dialectisable » représente précisément la marque des

1
Ibid., p. 21.
2
Apories, Paris : Galilée, 1996.
3
Ibid. p. 36.
4
Voyous, Paris : Galilée, 2003, p. 60.

367
indécidables sur ce qu’ils rendent possible (en même temps, nous le verrons, qu’« impossible »,
au sens que Derrida accorde à ce terme) – c'est-à-dire sur ce que nous désignerons, pour
l’instant de façon hypothétique, comme ce qui en dérive.

1. L’aporie et l’autre

On peut affiner cette présentation en distinguant d’une part l’aporie et le double-bind


(qui recouvrent des processus extrêmement proches, voire identiques), et d’autre part les
processus auto-immunitaires.
L’aporie, chez Derrida, relève d’une dynamique de blocage où effectuation et abolition
s’entremêlent de façon inextricable. Cette dynamique est au cœur de l’éthique déconstructrice,
mais elle présente aussi une signification « ontologique ». Dans Dire l’événement, est-ce
possible ?1, on perçoit la conjonction des deux aspects à travers une pensée de l’événement. Il
n’y a d’événement, écrit Derrida, qu’à la faveur d’une arrivée inanticipable par les pouvoirs du
sujet calculant ; ce doit être une « surprise absolue », quelque chose « qui verticalement me
tombe dessus, sans que je puisse le voir venir. »2 Il semble que cette définition précède la
distinction entre éthique et ontologie, puisque si le texte place l’événementialité dans son
rapport à une réception par le sujet, ne décrit-il pas en même temps la condition d’un avoir-
lieu de l’événement « en tant que tel » ? Laissons cette question, et abordons les processus
aporétiques selon la signification plutôt éthique que Derrida leur confère en général.
C’est sans doute dans Apories que l’on trouve la formulation la plus claire :

A propos d’un même devoir qui, de façon récurrente, interminablement, se dédouble, se fissure, se
contredit sans cesser de rester le même, à savoir le seul et même « double impératif contradictoire », et cela
sans céder à aucune dialectique, je me servis à un moment donné du mot d’aporie et proposai une sorte
d’endurance non-passive de l’aporie comme condition de la responsabilité et de la décision3.

1
Dire l’événement est-ce possible ? G. Soussana, A. Nouss, J. Derrida (éd.), Montréal : L’Harmattan, 2001.
2
Ibid., p. 97.
3
Apories, op. cit., p. 37. Les p. 35-37 retracent les étapes de la constitution de cette pensée déconstructrice de
l’aporie. Dans L’autre Cap. La démocratie ajournée, Paris : Minuit, 1991, Derrida semblait pencher pour le
terme d’« antinomie » (il parle de « cette épreuve de l’antinomie (sous les espèces, par exemple, de
l’indécidable, de la contradiction performative etc.) » (p. 78). Mais Apories corrige : « Aporie plutôt
qu’antinomie » même si le terme d’« antinomie » « s’impose jusqu’à un certain point puisqu’il s’agissait bien,
dans l’ordre de la loi (nomos), de contradictions ou d’antagonismes entre des lois également impératives. » La
suite du texte indique que les antinomies en question ne sont pas simplement apparentes ou illusoires, qu’elles
ne peuvent donner lieu à une contradiction dialectisable et ne forment pas une illusion transcendantale – d’où
la préférence pour le terme d’« aporie », qui évite ces écueils (Apories, op. cit., p. 37).

368
L’aporie concerne d’abord une injonction issue des indécidables, qui se divise et se retourne
contre soi en s’affirmant. La double injonction contradictoire, au gré des contextes et des
questions, revêt différentes formes ; il s’agit par exemple de penser l’impensable, donner et
échanger à la fois, etc. Cependant, nous avons constaté que Derrida lie cette injonction au
thème du devoir et de la décision, comme on le voit dans Apories :

La forme générale et donc la plus indéterminée de ce double et même devoir, c’est qu’une décision
responsable doit obéir à un « il faut » qui ne doit rien, à un devoir qui ne doit rien, qui doit ne rien devoir
pour être un devoir, qui ne s’acquitte d’aucune dette, un devoir sans dette et donc sans devoir1.

L’expérience déconstructrice de l’aporie est une exposition à l’indécidabilité des indécidables,


c'est-à-dire l’épreuve d’une injonction paradoxale, d’un devoir qui ne doit rien – Derrida
modifie un peu la formulation, quelques pages plus bas, en parlant d’un devoir « qui doit ne
rien devoir »2. Cette injonction conditionne toute décision véritable, laquelle constitue l’effet le
plus général de l’aporie3 (puisque l’hospitalité, le pardon ou l’aveu peuvent être conçus comme
l’effet de décisions). Or on ne décide pas, si l’on exécute une règle déterminante indiquant ce
qu’il faut faire et pourquoi. Une décision véritable suppose de rencontrer quelque chose qui
grippe le processus de dérivation mécanique de l’acte, mais cette « rencontre » n’est pas un fait
contingent advenant à un processus pleinement constitué par ailleurs – elle en est la condition
de possibilité. Toutefois, une telle condition de possibilité paradoxale interdit cela même
qu’elle enjoint ; les indécidables, en rendant possible l’expérience du devoir sans dette,
conditionnent toute décision authentique, mais semblent en même temps rendre celle-ci
impossible. Le dédoublement de l’injonction déconstructrice ne désigne pas, dans sa plus
grande généralité, l’opposition de prescriptions contradictoires (décider l’indécidable,
pardonner l’impardonnable, avouer l’inavouable etc.), mais une érosion de l’essence même du
commandement, qui la rend précaire jusqu’à faire chanceler sa signification de
commandement. La dynamique de l’injonction s’oppose à elle-même au sens où elle s’annule
dans le mouvement par laquelle elle se produit, et interdit par conséquent ce qu’elle exige –

1
Ibid.
2
Ibid., p. 38.
3
Derrida renvoie ici (ibid., p. 38) à Passions, Paris : Galilée, 1993, et Donner la mort, Paris : Galilée, 1999. On
peut aussi se référer à Force de loi, Paris Galilée, 1994, qui déploie de façon systématique cette aporétique de la
décision, cf. p. 50-63. Nous y reviendrons en traitant la question de la justice.

369
c'est-à-dire lui obéir –, d’un seul et même geste. C’est cet impératif déconcertant qui fait de la
déconstruction une épreuve de l’aporie, et ainsi, le paradigme d’une décision responsable, la
condition d’une éthique.

2. Les processus auto-immunitaires

L’aporie semble l’expression la plus fondamentale des injonctions inhérentes aux


indécidables, car elle est la racine des dynamiques auto-immunitaires, – c’est pourquoi nous
présentons l’ensemble de ces processus comme « aporétique »1. Dans Voyous, Derrida renvoie à
Foi et Savoir2 pour la description formelle de ce qu’il appelle une « loi générale » des processus
auto-immunitaires3. Ce texte décrit, en note, le sens biologique du concept (un mécanisme de
défense organique consistant à détruire ses propres défenses), et évoque l’idée d’une « sorte de
logique générale de l’auto-immunisation »4. Celle-ci nous semble une simple complication de
l’aporie, mais on peut la décrire rapidement, puisque notre auteur y aura de plus en plus
recours et qu’il la présente comme une constante – mais aussi parce que la présentation en
question permet de confirmer ce qui vient d’être évoqué sur le double-bind des indécidables
dans le rapport à l’altérité.
C’est au cours du traitement de l’opposition entre raison et religion que l’on trouve l’une
des formulations les plus générales du processus en question. Il faut citer un peu longuement :

La même source unique se divise machinalement, automatiquement, et s’oppose réactivement à elle-


même : d’où les deux ressources en une. Cette réactivité est un processus d’indemnisation sacrificielle, elle

1
Voyous, Paris : Galilée, 2003, p. 74 : « C’est la persistance, en vérité le retour inéluctable d’une sorte d’aporie,
ou si vous voulez, d’antinomie au cœur de la nomie, qui est à la source de tous les processus auto-
immunitaires ».
2
« Foi et Savoir, Les deux sources de la « religion » aux limites de la simple raison », article paru dans La
religion, J. Derrida et G. Vattimo (éd.), p. 9-86.
3
Voyous, op. cit., p. 59. « Le processus auto-immunitaire que je décris, j’avais essayé d’en formaliser la loi
générale dans Foi et savoir. »
4
« Foi et savoir », dans La religion, op. cit., p. 59, n. 23. Après avoir évoqué l’immunité comme
affranchissement des charges, de service ou d’impôts, Derrida ajoute : « C’est surtout dans le domaine de la
biologie que le lexique de l’immunité a déployé son autorité. La réaction immunitaire protège l’indemnité du
corps propre en produisant des anticorps contre les antigènes étrangers. Quant au processus d’auto-
immunisation qui nous intéresse tout particulièrement ici, il consiste pour un organe vivant, on le sait, à se
protéger en somme contre son auto-protection en détruisant ses propres défenses immunitaires. Comme le
phénomène de ces anticorps s’étend à une zone étendue de la pathologie et qu’on recourt de plus en plus aux
vertus positives des immuno-dépresseurs destinés à limiter les mécanismes de rejet et à faciliter la tolérance à
certaines greffes d’organes, nous nous autoriserons de cet élargissement et parlerons d’une sorte de logique
générale de l’auto-immunisation. »

370
tente de restaurer l’indemne (heilig) qu’elle menace elle-même […]. Quant à la réponse, c’est ou bien ou
bien. Ou bien elle s’adresserait à l’autre absolu en tant que tel, d’une adresse entendue, écoutée, respectée ;
ou bien elle réplique, elle riposte, compense et s’indemnise dans la guerre du ressentiment et de la
réactivité. Une de ces deux réponses doit toujours pouvoir contaminer l’autre. On ne prouvera jamais que
c’est l’une ou l’autre, jamais dans un acte de jugement déterminant, théorique ou cognitif1.

On retrouve la dynamique aporétique, affectée d’une détermination supplémentaire. Si l’unité


d’un objet est marquée par une division avec soi, qui l’ouvre à la contamination par ce à quoi il
s’oppose, le développement, c'est-à-dire l’instauration ou la restauration de la chose va de pair
avec une opposition à soi. Ainsi l’auto-affirmation est-elle indissociable d’une lutte contre soi.
Pour ce qui dépend dans son être d’une « antinomie au cœur de la nomie », se faire et se
défaire sont inextricablement entrelacés, cela se produit en même temps et dans le même
mouvement. Ainsi toute tentative pour instaurer ou restaurer son intégrité, sa propriété,
s’accompagne-t-elle inévitablement d’une remise en question de soi. Le déploiement de cette
dynamique contradictoire peut alors revêtir deux significations opposées : celui d’une
ouverture au tout autre indissociable du même, ou celui d’une réaffirmation de soi visant au
contraire à expulser l’autre – mais précise Derrida aucune de ces deux possibilités ouvertes par
la situation auto-imunitaire ne saurait être pure, jamais l’ouverture à son autre ne saurait être
absolue, pas plus que la tentative pour instaurer son intégrité ne pourra complètement parvenir
à refouler cet autre.

III. Bilan et questions

Il est temps de dresser un bilan de cette plongée dans la « stratégie générale » et de


préciser certaines des questions qui conduiront les prochains développements.
La revendication derridienne d’une pluralité irréductible de la déconstruction fait
problème à plusieurs égards. Derrida se trouve devant un obstacle que rencontre, nous semble-
t-il, toute pensée philosophique se voulant fragmentaire. En effet, on peut affirmer
l’hétérogénéité radicale de sa propre démarche tout en refusant de se justifier. Mais on ne
saurait alors la revendiquer, puisque l’on se serait ainsi privé des moyens de montrer qu’il s’agit

1
Ibid., p. 41.

371
d’autre chose que d’une situation de fait. Si l’on tente en revanche de justifier l’affirmation du
fragmentaire, ne faudra-t-il pas montrer que la fragmentarité détermine nécessairement toute
pensée, et en faire ainsi un principe d’unité ? C’est à cette difficulté que notre penseur est
confronté. La déconstruction semble récuser toute identité à cause de la « nature » des
indécidables, qu’elle vise à travers les oppositions métaphysiques. Mais leur multiplicité
immaîtrisable ne joue-elle pas alors le rôle d’un fondement, qui confère une certaine unité au
discours déconstructeur ? Pour résister à cette conséquence, notre auteur avance la dimension
an-archique de sa démarche – mais que vaut cet argument ?
Non seulement la revendication d’hétérogénéité fait problème en elle-même, mais elle
semble entrer en tension avec l’existence même d’une « stratégie générale de la
déconstruction » assumée par Derrida. On pourrait répondre que la « stratégie » relève d’une
unité seulement « méthodologique », dont la signification reste indéterminée tant qu’elle ne
s’applique pas à un champ qui en définit le sens. Il est certain que la « méthode »
déconstructrice décrite dans ce premier chapitre ne permet nullement d’appréhender la pensée
de Derrida dans sa finesse et sa richesse, qui ne se résume évidemment pas à l’application d’un
programme formel. Mais d’un autre côté, c’est le travail même de la déconstruction que de
soupçonner la valeur d’oppositions du type forme/contenu. Peut-on réellement parler d’une
stratégie « sans finalité »1, « tactique aveugle »2 qui « avoue ne pas savoir où elle va »3 ? La
difficulté apparaît parfaitement dans cette question que notre auteur soulève et congédie à la
fois :

Pourquoi appelle-t-on encore stratégique une opération qui refuse d’être en dernière analyse commandée
par un horizon eschato-téléologique ? jusqu’à quel point ce refus est-il possible et comment négocie-t-il ses
effets ? […] pourquoi stratégie renverrait au jeu du stratagème plutôt qu’à l’organisation hiérarchique des
moyens et des fins. On ne réduira pas si vite ces questions4.

La lecture de la déconstruction ici proposée prend cette question au sérieux et entend montrer
qu’elle est véritablement irréductible. En effet, ne faut-il pas que quelque chose occupe la place
du principe, pour rassembler la pensée derridienne sous une telle unité de « méthode » ? Il
n’est pas possible d’apporter une réponse à ces questions dès maintenant, mais on peut au

1
« La différance », dans Marges, op. cit., p. 7.
2
Ibid.
3
« Ponctuations, le temps de la thèse », dans Du droit à la philosophie, Paris : Galilée, 1990, p. 453.
4
Positions, op. cit., p. 95-96.

372
moins faire l’hypothèse d’une difficulté dans l’auto-interprétation derridienne – difficulté dont
le prochain chapitre aura la charge de préciser la nature et la portée.
Quant à la « méthode » en question, nous avons vu qu’elle vise certaines oppositions qui
structurent le champ métaphysique. Celles-ci étant foncièrement hiérarchisées, il s’agit d’abord
de les inverser, dans un geste de résistance à l’axiologie dominante, puis de les neutraliser, c'est-
à-dire de les reconduire vers un « indécidable » qui brouille l’espace de leurs rapports en lui
échappant, et ébranle par contrecoup l’ensemble du champ organisé par ces rapports. Cette
démarche exige que les deux phases se produisent simultanément. D’un côté, le renversement
doit se terminer en neutralisation, faute de quoi il resterait une opération interne à la
métaphysique et confirmerait en réalité l’opposition. D’un autre côté, la neutralisation doit
garder la trace du renversement, faute de quoi elle sort purement et simplement du champ
déconstruit, et laisse se reconstituer les hiérarchies qui le structurent.
Ca tableau confirme-t-il l’hypothèse d’une forme apophatique de la déconstruction ? Y
retrouve-t-on la négativité et la principialité qui définissent une telle forme ? Le bilan n’est pas
le même sur les deux points. Le discours derridien se définit, surtout dans les premières années,
par une négativité évidente. Ainsi, lorsque Derrida énumère certains des indécidables dans les
pages même de Positions qui déterminent la « stratégie générale », c’est leur situation négative
qui paraît les rassembler :

Le pharmakon n’est ni le remède, ni le poison, ni le bien ni le mal, ni le dedans ni le dehors, ni la parole ni


l’écriture ; le supplément n’est ni un plus ni un moins, ni un dehors ni le complément d’un dedans, ni un
accident, ni une essence, etc. ; l’hymen n’est ni la confusion ni la distinction, ni l’identité ni la différence,
ni la consommation ni la virginité, ni le voile ni le dévoilement, ni le dedans ni le dehors, etc. ; le gramme
n’est ni un signifiant ni un signifié, ni un signe ni une chose, ni une présence ni une absence, ni une
position ni une négation, etc. ; l’espacement, ce n’est ni l’espace ni le temps ; l’entame, ce n’est ni l’intégrité
(entamée) d’un commencement ou d’une coupure simple ni la simple secondarité. Ni/ni, c’est à la fois ou
bien ou bien ; la marque est aussi la limite marginale, la marche, etc.1

Presque tous les termes cités en exemple, dans la « Lettre à un ami japonais », comme
marquant la pluralité insurmontable de la déconstruction font ici l’objet d’un traitement
négatif. Ce traitement constitue donc un motif d’unité mais que traduit-il ? La neutralisation
implique un débordement sur les oppositions, une échappée par rapport au champ

1
Positions, op. cit., p. 58-59.

373
métaphysique déconstruit, puisqu’elle reconduit les oppositions vers les indécidables qui leur
échappent. C’est d’ailleurs cet excès qui interdit la définition des indécidables. Dans Positions,
Derrida prend l’exemple de la « dissémination », et écrit qu’« elle ne peut se rassembler dans
une définition » parce que « la forme et la force de sa disruption crèvent l’horizon
sémantique »1. La négativité derridienne traduit une « rupture », un excès irréductible au
domaine métaphysique, et semble exigée par la stratégie déconstructrice, particulièrement dans
sa fonction neutralisante. L’hypothèse d’une forme apophatique est donc corroborée sur le
premier point : comme l’arkhè vis-à-vis de l’étant, les indécidables sont en excès sur les
oppositions et les champs déconstruits, et tout se passe comme si cet leur permettait de
bloquer la régression explicative, à la manière d’un principe transcendant. On objectera qu’en
contexte derridien, la négativité est doublée par une positivité : « Ni/ni, c’est à la fois ou bien
ou bien », et d’une manière générale, les indécidables doivent habiter les oppositions, pour
maintenir l’intervention axiologique. Mais le principe plotinien est dans une situation
comparable : sa transcendance radicale est aussi une immanence – car il ne se distingue pas de
ce qui se distingue de lui. Dès lors, on peut récuser l’objection, au moins à ce point de
l’analyse ; il reste à comprendre ce que signifie concrètement le débordement en régime de
déconstruction, pour confirmer ou infirmer le rapprochement.
La négativité des indécidables suscite une question qui nous conduit vers le deuxième
trait de la structure apophatique –la principialité – et nous permet de préciser le
questionnement : quel est le rapport de la stratégie déconstructrice avec la dialectique
hégélienne ? Les indécidables ne sont aucun des termes de l’opposition, mais aussi l’un et
l’autre à la fois (ni ni/ou bien ou bien). Or le moment spéculatif de la dialectique hégélienne
entretient un rapport comparable avec le dogmatique et le sceptique. Quelle est donc la
différence entre ces deux configurations conceptuelles ? La question est rendue plus pressante
encore par la description des processus aporétiques, qui font du déploiement de la chose une
forme d’abolition. Là encore, quelle différence avec le procès dialectique, dont les moments
sont relevés, c'est-à-dire supprimés et conservés à la fois ? On peut apporter un début de
réponse grâce à certaines remarques de Derrida, qui encadrent littéralement la présentation de
la « stratégie générale »2. La relève dialectique est alors désignée comme la cible principale de la

1
Ibid., p. 61.
2
Nous retrouverons Hegel à deux reprises : tout d’abord, dans le deuxième chapitre de cette partie, au cours
de la lecture de Bataille proposée par Derrida ; ensuite, de façon plus allusive, lorsqu’il s’agira de traiter le
problème de la suressentialité en régime apophatique.

374
déconstruction, mais avec une nuance importante :

S’il y avait une définition de la différance, ce serait justement la limite, l’interruption, la destruction de la
relève hégélienne, partout où elle opère. L’enjeu est ici énorme. Je dis bien l’Aufhebung hégélienne, telle
que l’interprète un certain discours hégélien, car il va de soi que le double sens de l’Aufhebung pourrait
s’écrire autrement1.

Les objections derridiennes s’adressent à une certaine lecture de Hegel, mais non à la
dialectique comme telle, qui possède les ressources pour « s’écrire autrement », et échapper
ainsi à la déconstruction, ou même l’accompagner. Quelle est cette lecture ? Derrida précise
que l’« idéalisme hégélien » consiste à « nier en relevant, en idéalisant, en sublimant dans une
intériorité anamnésique, en internant les différences dans une présence à soi. »2 Le procès
dialectique est critiqué dans la mesure où la suppression est d’abord une restauration ; les
déterminations ne sont abolies que pour être préservées dans leur essence. On peut se
demander quelle est la position réelle de Hegel sur ce point ; la dialectique n’est-elle pas aussi
bien déchirement que synthèse ? Il n’est pas possible de répondre entièrement à cette question
ici, mais on peut faire deux remarques. Tout d’abord, la lecture derridienne s’accommode
parfaitement de l’objection qui vient d’être faite au sujet de la dialectique : nous avons vu que
notre auteur indique lui-même la possibilité pour le double sens de l’Aufhebung de « s’écrire
autrement ». La lecture déconstructrice de Hegel en tiendra compte, d’ailleurs, qui cherchera
plutôt à déceler chez lui certains « symptômes », qu’à le réduire à la métaphysique3. Ensuite, ce
qui distingue le mieux dialectique et déconstruction est peut-être la dimension téléologique
attachée à l’Aufhebung, dont le mouvement est orienté à l’avance vers sa juste destination,
quelle que soit la profondeur du déchirement auquel il expose le contenu qu’il « relève ». Si la
dialectique est bien conduite, le « rendement de l’opération » semble déterminé à l’avance, on
ne peut manquer d’aboutir à l’Esprit Absolu. Tout autre résultat impliquerait un égarement,
lequel est soit sursumé, et rendu à sa vérité comme un jalon du chemin, soit abandonné
comme inessentiel sans effectivité. Au contraire, la déconstruction se réclame d’une stratégie

1
Positions, op. cit., p. 55-56. Ce texte exprime l’hésitation générale de Derrida sur la question des définitions :
comment comprendre qu’il s’évertue en même temps à récuser les définitions (ici, de la différance, en général,
de la déconstruction) et à en proposer ?
2
Ibid., p. 61.
3
Derrida abordera Hegel sous l’angle spécifique de la sémiologie, dans « Le puits et la pyramide », dans
Marges, op. cit., p. 79-128. Même la grande lecture de Glas prendra essentiellement pour angle d’attaque la
question de la famille.

375
« sans finalité », d’une « errance empirique » 1 . Nul terme n’est plus assuré parce que la
totalisation est interdite. On peut se demander si Derrida ne tombe pas en partie sous le coup
de sa propre objection. Ne cherche pas lui aussi à garantir la destination de la déconstruction, à
sa manière ? Ne réprime-t-il pas également certaines possibilités ouvertes par l’indécidabilité
des indécidables ? Le cheminement des trois prochains chapitres permettra de répondre
partiellement à ces questions.
Le motif principiel n’apparaît évidemment pas dans les descriptions de la « stratégie
générale », car cela remettrait en cause de façon trop directe la dimension anarchique du
discours derridien. Ou plutôt, il apparaît pour faire l’objet d’une exclusion : il est visé à travers
Hegel dans Positions, et le « Hors-livre » précise directement que le « dehors des oppositions »
ne peut plus prendre la forme d’une présence « ni celle d’un principe, fondamental ou
totalisant, voire d’une instance dernière »2. Il semble donc que la démarche de ce premier
chapitre ne soit pas concluante sur ce point, puisque non seulement les indécidables ne sont
pas présentés comme des principes, mais ils sont déclarés contraires à la principialité. A ce
stade, toutefois, deux questions au moins se lèvent. Tout d’abord, quelle est la signification du
cheminement qui mène du champ métaphysique jusqu’aux indécidables, et quel rapport ceux-
ci entretiennent-ils avec celui-là ? Pourquoi faut-il reconduire les oppositions vers eux, sinon
parce qu’ils en rendent compte en dernière instance ? Si les pages qui formalisent la stratégie
générale n’évoquent quasiment pas cette question, on peut trouver certaines réponses dans des
développements qui leur sont directement liés – et permettent de compenser un peu l’absence
de ce thème dans les pages que nous avons lues. Dans la liste ouverte des indécidables qu’il
dresse au cours de cet exposé, Derrida mentionnait l’espacement. Or ce « concept », écrit-il plus
loin dans le même entretien, « ne désigne rien, rien qui soit, aucune présence à distance ; c’est
l’index d’un dehors irréductible, et en même temps d’un mouvement, d’un déplacement qui
indique une altérité irréductible »3. On retrouve la dimension de négativité par échappée – ici
apparemment sur le champ de la présence et de l’étant. Une note apporte alors un
renseignement précieux sur la question qui nous intéresse :

L’espacement est un concept qui comporte aussi, quoique non seulement, une signification de force
productive, génératrice. Comme dissémination, comme différance, il comporte un motif génétique […] Il

1
« La différance », dans Marges, op. cit., p. 7.
2
La dissémination, op. cit., p. 11.
3
Positions, op. cit., p. 107-108.

376
marque ce qui écarte de soi, interrompt toute identité à soi, tout rassemblement ponctuel sur soi, toute
intériorité à soi1.

Ce texte est révélateur de l’attitude derridienne. En effet, sa « force productive » ne rapproche-


t-elle pas l’espacement d’un principe ? N’est-ce pas cette dimension génératrice qui justifie la
démarche de reconduction des oppositions métaphysiques vers les indécidables ? Déceler leur
jeu dans le champ métaphysique, n’est-ce pas reconduire celui-ci vers son origine ? Mais d’un
autre côté (et en même temps), l’espacement est mobilisé dans une démarche anti-dialectique
et anti-principielle. Il apparaît ainsi que le thème anarchique est intriqué avec la dimension
originaire de la déconstruction. On le voit mieux encore lorsque Derrida, dans les pages de
Positions qui suivent tout juste la présentation de la stratégie générale, s’explique avec Hegel au
sujet d’un autre indécidables : la « différance ». Celle-ci « doit signer le point de rupture avec le
système de l’Aufhebung et de la dialectique spéculative »2. En effet la « conflictualité » qui lui
est inhérente

marque ses effets, poursuit-il, dans ce que j’appelle le texte en général […] qui ne se laisse jamais
commander par un référent au sens classique, par une chose ou par un signifié transcendantal qui en
règlerait tout le mouvement3.
.
Le jeu de la différance, on s’en souvient, est invoqué comme ce qui interdit qu’aucun concept
vienne « commander » les différences « depuis la présence théologique d’un centre ». On
retrouve ici l’interdiction du rassemblement : l’effet de la différance sur le texte qu’elle
conditionne consiste à libérer celui-ci de la domination du « signifié transcendantal » – les
indécidables permettent donc à ce qui dépend d’eux d’échapper à l’autorité d’un principe qui
en contrôlerait le mouvement. Mais cette idée ne suffit peut-être pas à distinguer formellement
la déconstruction d’une archéologie. Une interdiction n’est-elle pas un commandement ?
Comment la conflictualité « différantielle » peut-elle interdire le règne d’un principe (c’est bien
la place ici assignée au « signifié transcendantal ») sans régner elle-même ? N’est-elle pas
condamnée à occuper la place de l’arkhè ?
On retrouve, à ce niveau de généralité, certains thèmes de la première partie. Que le
motif génétique contenu dans le concept d’espacement empêche le rassemblement, cela ne

1
Ibid., p. 109, n.31.
2
Ibid., p. 60.
3
Ibid., p. 61.

377
rappelle-t-il pas la position de Plotin ? Par exemple, Derrida souligne que l’« espacement
signifie aussi, justement, l’impossibilité de réduire la chaîne1 à l’un de ses maillons ou d’y
privilégier, absolument, l’un ou l’autre. »2 La fonction d’espacement est supposée interdire la
totalisation qui ferait de la chaîne un fondement ; mais ne doit-elle pas dominer celle-ci pour
imposer un type de rapport à tous ses éléments, et exclure que l’un d’eux puisse jamais les
commander tous ? Chez Plotin, on se souvient que l’idée de génération se réduit finalement à
un commandement, lié à la transcendance de l’arkhè. Pour engendrer toutes choses, l’un-bien
doit les excéder toutes, de sorte qu’aucune fonction n’en épuise la signification. Ne trouvait-on
pas, dans les Ennéades, un débordement interdisant au langage de se fermer sur lui-même, et à
tout nom de prétendre enfermer sa signification ? En vertu de sa nature « bâtarde », le discours
hénologique est interminable – aucun concept, aucun verbe ne saurait achever la tâche de le
dire. Et le monde intelligible, la totalité de l’étant porte elle aussi, comme nous l’avons montré,
la marque de sa différence avec l’absolu, qui l’empêche de prétendre épuiser le réel3. Quelle
différence entre cette impossibilité et celle qui affecte la chaîne des substitutions ? Les noms du
principe ne forment-ils pas eux aussi une « chaîne » ? N’y a-t-il pas dans les deux cas une
tentative pour penser un débordement radical sur la sphère de l’étant, articulée à un
commandement, qui exige et exclut le langage, fonde l’intelligible dans sa plénitude tout en
marquant son insuffisance ?
Une autre question doit être adressée à Derrida depuis la perspective plotinienne, sur le
fait que les processus aporétiques s’enracinent dans une injonction, comme double devoir, ou
plutôt comme « devoir sans devoir ». Mais cette formule permet-elle réellement de distinguer
l’injonction déconstructrice du commandement dont nous avons vu qu’il était peut-être
l’expression la plus essentielle de la principialité en régime plotinien ? On peut douter qu’une
injonction sans injonction cesse d’en être une. Quelle est donc la différence entre le
commandement exercé par un principe absolument indéfini, et le « devoir sans devoir » ? Une
prescription sans prescription peut-elle réellement se distinguer d’un commandement
radicalement indéterminé comme celui de l’un plotinien ? C’est ce qu’il faudra se demander –
principalement dans le troisième chapitre.
Une autre série de questions orientera les développements ultérieurs, qui concernent la

1
Il s’agit de la « chaîne des substitutions » qui lie les indécidables.
2
Ibid., p. 109, n. 31.
3
Cette idée n’est que partiellement assumée par Plotin, dont nous avons vu qu’il tentait de réduire la part
obscure de la matière intelligible. En revanche, il est incontestable que l’un reste radicalement transcendant
par rapport au Noûs.

378
phase de renversement. On peut se demander en effet ce qui rend nécessairer un renversement
systématique. La réponse à cette question, comme nous l’avons indiqué, réside dans la théorie
de la réappropriation – mais cette réponse n’est pas encore complète, puisqu’il ne suffit pas de
montrer qu’un mouvement est inexorable pour justifier qu’on y résiste – encore faut-il
montrer qu’il est néfaste. Mais peut-être la justification de cette opération apparaîtra-t-elle
lorsque nous donnerons un contenu concret à la stratégie générale.
Plus encore, le maintien du renversement dans la neutralisation, la « dissymétrie
stratégique »1, pose un problème théorique qui apparaît nettement dans ce texte du « Hors-
livre » :

« Différance » désignait aussi […] cette économie qui met en rapport l’altérité radicale ou l’extériorité
absolue du dehors avec le champ clos, agonistique et hiérarchisant des oppositions philosophiques2.

Mais comment met-on les oppositions, la métaphysique même, en rapport avec l’absolu, avec
l’altérité radicale ? Il suffit de rappeler certaines des expressions rencontrées pour constater qu’il
ne s’agit pas de monter en épingle un texte ou une formule. Les indécidables correspondent à
l’« émergence irruptive » de « ce qui ne s’est jamais laissé comprendre dans le régime
d’opposition antérieure » ; ils interrompent la totalité et forment un « dehors irréductible »3.
Comment peuvent-ils être marqués par ce à quoi ils échappent totalement ? Comment l’un des
opposés inscrit-il sa trace sur ce qui excède la logique oppositionnelle ? Il s’agit de savoir si
pour Derrida lui-même, les indécidables sont au-delà des oppositions (bien que nous soyons
conduits par des raisons éthiques à les désigner dans un rapport constant à celles-ci), ou s’ils
restent réellement déterminés par ces oppositions. En particulier, la déconstruction met la
métaphysique « en rapport » avec une altérité totale – mais cet autre dont il est question est-il
opposé au même ? Lorsque Derrida parle de l’écriture déconstructrice comme de ce qui est
ouvert à l’autre, et qui « travaille à ne pas se laisser enfermer ou dominer » par le même –
prend-il parti pour l’autre contre le même ?
On se souvient que chez Plotin, l’univers entier, y compris l’étant le plus pur, est

1
L’expression est tirée d’une note de La Dissémination dans laquelle Derrida théorise l’insuffisance de la
neutralisation. Il évoque alors l’exemple de l’interprétation de Mallarmé, et conclut : « C’est là un exemple de
cette dissymétrie stratégique qui doit sans cesse contrôler les moments neutralisants de toute déconstruction. »,
La dissémination, op. cit., p. 235, n.18.
2
Ibid., p. 11.
3
Positions, op. cit., p. 108.

379
essentiellement hiérarchique. Or l’Alexandrin était pris dans une difficulté parce qu’il
concevait le principe, d’un côté, comme absolument transcendant, et en même temps, comme
marqué d’une affinité essentielle avec le pôle supérieur de la hiérarchie – il est au-delà du bien
ou de l’un, mais cet au-delà est systématiquement placé de leur côté. Notre question directrice
peut être présentée ainsi : le geste derridien n’est-il pas directement symétrique par rapport à
celui de Plotin ? Ne vise-t-il pas quelque chose qu’il voudrait radicalement excessif au regard
des oppositions, et marqué par l’orientation de celles-ci – mais en privilégiant cette fois la base
et non le sommet ?

380
CHAPITRE II

LA DIFFERANCE ET LA METAPHYSIQUE DE LA PRESENCE

La déconstruction se concentre, dans les premières années (1967-1972), sur


l’opposition présence/absence (ou certaines de ses expressions : voix/écriture ;
signifiant/signifié), et sur le rapport de cette opposition avec une constellation d’indécidables
tels que la « différance » ou la « trace ». L’objectif est d’abord de comprendre ce que signifie
« déconstruire la présence », afin de montrer que cette opération constitue bien une application
de la « stratégie générale », et qu’on y reconnaît une structure apophatique. Mais il s’agira aussi
de constater qu’elle est affectée d’un déséquilibre dans le traitement des opposés.
Tout d’abord (I), il faut définir la présence, afin de comprendre le champ d’exercice de
la déconstruction, et en particulier le sens du privilège qui lui est supposément attaché. Il
s’agira de montrer ensuite (II) que ce privilège repose en réalité sur le refoulement de structures
différentielles constitutives ; la mise en évidence de ces structures correspond à une
« inscription » de la présence dans un cadre qui la déborde et la conditionne. On verra que ce
geste comprend bien une opération de renversement, telle qu’elle a été définie au chapitre
précédent, et l’on suivra sa mise en œuvre – notamment à travers le traitement des oppositions
voix/écriture ou signifiant/signifié. Il sera alors possible (III) de dresser un premier bilan, en
définissant la « différance », indécidable type, au terme de l’inversion. Il faudra établir (IV)
que, conformément à la stratégie générale, l’inscription déconstructrice ne se limite pas à cette
inversion, qu’elle ne signe pas le privilège ultime du terme habituellement dévalorisé (absence,
écriture, signifiant), car elle est aussi une neutralisation. Le bilan de ce deuxième chapitre nous
amènera à constater enfin que si la déconstruction de la métaphysique de la présence n’est pas
une simple inversion des oppositions métaphysiques, elle n’est pas pour autant exempte de
toute ambiguïté sur ce point – d’où le déséquilibre.

381
I. Présence, maîtrise, fondement

Il faut commencer par mettre en évidence la signification et les principales formes de la


parousia, telle qu’elle détermine la « métaphysique », pour comprendre ce sur quoi la
déconstruction prétend s’exercer. La question sera introduite par l’opposition de la voix et de
l’écriture, et le privilège de la présence sera envisagé dans sa dimension « phonocentrique », ce
qui permettra de comprendre en quoi le sujet, puis le sens, le concept et le signifié, sont des
pièces essentielles du dispositif métaphysique.

A. Le phonocentrisme et la présence à soi du sujet

Il semble que Derrida voie dans le phonocentrisme le cœur de la métaphysique de la


présence. D’une certaine manière, il pourrait sembler qu’un fait empirique banal concernant la
parole est au cœur du problème1 :

Il est impliqué dans la structure même de la parole que le parleur s’entende : à la fois perçoive la forme
sensible des phonèmes et comprenne sa propre intention d’expression2.

Le langage donne à celui qui parle le sentiment d’une coïncidence entre le sens et le son,
puisque le mot est directement superposé à l’intention signifiante, au « vouloir-dire ». Ce fait
incite le locuteur à tenir le signe sensible pour accessoire, comme si le sens était purement
présent à son esprit sans médiation extérieure. Le fait de s’entendre parler est vécu comme
l’expérience immédiate de la présence du sens et de la vérité3, puisqu’il semble au sujet que le
signifié s’y présente « en personne », peut se garantir pleinement, et donc servir de fondement
à toute expression. L’acte expressif devient par contrecoup une indication dérivée et

1
Nous verrons plus loin que ce fait empirique est en réalité la traduction en partie contingente d’une
nécessité.
2
La voix et le phénomène, Paris : PUF, 1967, p. 87.
3
De la grammatologie, op. cit., p. 17 : « L’essence de la phonie serait immédiatement proche de ce qui dans la
pensée comme logos a rapport au sens, le produit, le reçoit, le dit, le rassemble. »

382
contingente, fondée sur ce premier moment de présentation pure. En ce sens, la vive voix fait
coïncider intention et expression, pour former l’archétype du sens, et l’écriture apparaît au
contraire comme l’essence même d’une expression seconde, dépendante par rapport à
l’expérience de la voix. Le privilège de celle-ci et son opposition à l’écriture reposent sur une
réduction de l’extériorité et de la matérialité de la voix. Il existe donc, selon Derrida, un
mouvement « historique » attaché au fait de s’entendre parler, qui tend

à confiner l’écriture dans une fonction secondaire et instrumentale : traductrice d’une parole pleine et
pleinement présente (présente à soi, à son signifié, à l’autre, condition même du thème de la présence en
général)1.

S’entendre parler donne l’illusion d’une pure présence du sens par réduction de toute
médiation externe. Cette éviction du signifiant est séduisante, puisque la médiation en
question ne ferait que représenter la présence, pallier son absence, et introduirait donc le risque
d’une incertitude, de l’égarement, bref, risuqe d’errance au fondement supposé de toute
certitude expressive.
Ce mouvement recouvre la structure même de la conscience, présence à soi2 qui n’est
pas seulement repli « subjectif » mais aussi contact direct avec le sens dans l’élément de
l’idéalité ou de l’universalité3. S’entendre parler constitue, plus qu’un simple fait contingent, le
lieu même où se noue le désir de parousia qui marque notre condition :

Le nom de l’homme étant le nom de cet être qui, à travers l’histoire de la métaphysique ou de l’onto-
théologie, c'est-à-dire du tout de son histoire, a rêvé la présence pleine, le fondement rassurant, l’origine et
la fin du jeu4.

1
De la grammatologie, op. cit., p. 17.
2
« La différance », dans Marges, op. cit., p. 17 : « Que veut dire « conscience » ? Le plus souvent, dans la forme
même du vouloir-dire, elle ne se donne à penser, sous toutes ses modifications, que comme présence à soi,
perception de soi de la présence. Et ce qui vaut de la conscience vaut de l’existence dite subjective en général. »
3
De la grammatologie, op. cit., p. 33 : « La voix s’entend, c’est sans doute ce que l’on appelle la conscience – au
plus proche de soi comme l’effacement absolu du signifiant : auto-affection pure qui a nécessairement la
forme du temps et qui n’emprunte hors de soi, dans le monde ou dans la « réalité », aucun signifiant
accessoire, aucune substance d’expression étrangère à sa propre spontanéité. C’est l’expérience unique du
signifié se produisant spontanément, du dedans de soi, et néanmoins, en tant que concept signifié, dans
l’élément de l’idéalité ou de l’universalité. »
4
L’écriture et la différence, Paris : Seuil, 1967., p. 427

383
Ce qui définit l’homme comme animal métaphysique est un désir de présence pleine,
c'est-à-dire fondatrice du discours et de l’expression, et le sens de toute sa vie consciente, de
son identité même, semble engagé par ce désir.

B. Présence du sens et du concept

Au-delà de la vie subjective consciente, le phonocentrisme conçoit le foyer du sens


comme un logos – lieu des idées ou entendement divin –, c'est-à-dire une parole éternellement
présente à soi, et susceptible de fonder ainsi tout discours. Le logos est un langage originaire qui
assure toute expression fondée sur lui contre le risque de l’erreur et de la contrefaçon. La
présence pleine du verbe forme ainsi la matrice de la raison et de la vérité1, qui sont le lieu
supposé d’une expérience pure de l’être dans le concept :

Cette expérience de l’effacement du signifiant dans la voix n’est pas une illusion parmi d’autres –
puisqu’elle est la condition de l’idée même de vérité – mais nous montrerons ailleurs en quoi elle se leurre.
Ce leurre est l’histoire de la vérité et on ne le dissipe pas si vite. Dans la clôture de cette expérience, le mot
est vécu comme l’unité élémentaire et indécomposable du signifié et de la voix, du concept et d’une
substance d’expression transparente. Cette expérience serait considérée dans sa plus grande pureté – et en
même temps dans sa condition de possibilité – comme une expérience de l’« être »2.

A une telle présence du sens se ramène donc le discours oral, écrit, ou pensé. Elle constitue ce
que Derrida nomme « signifié transcendantal », que l’on peut définir comme origine et fin du
mouvement de signification en régime métaphysique – c'est-à-dire comme la figure même du
principe. En effet la présence de la chose, de sa signification, constitue la donation de celle-ci
en personne, ou comme telle3, laquelle constitue supposément le télos de toute circulation du
sens. En termes saussuriens, le signifiant ne joue son rôle que s’il renvoie à un tel signifié, de
sorte que le jeu de renvoi entre signifiants est arrêté par un point d’ancrage idéal, c'est-à-dire
un fondement4. Tout le caractère indirect du langage, et en particulier de l’écriture, est réduit
par le rapport au signifié transcendantal.

1
Voir par exemple De la grammatologie, op. cit., p. 17.
2
Ibid., p. 34.
3
Voir par exemple « Ousia et grammè », dans Marges, op. cit., p. 77.
4
De la grammatologie, op. cit., p. 33 : « Il faut qu’il y ait un signifié transcendantal pour que la différence entre
signifié et signifiant soit quelque part absolue et irréductible ». Voir aussi Positions, op. cit., p. 30, où Derrida

384
La présence « en personne » de l’idéalité à la conscience ouvre ainsi la possibilité de
reproduire à volonté le signifiant sans altération ni déperdition, puisque le référent en garantit
le contenu. Le locuteur qui perçoit cette présence peut contrôler que le signifiant joue son rôle,
arrive bien à destination, et que tout se passe conformément à son « intention » ou son
« vouloir-dire ». Il s’institue ainsi comme dépositaire d’un pouvoir conféré par la présence du
signifié :

Cette possibilité de reproduction, dont la structure est absolument unique, se donne comme le phénomène
d’une maîtrise ou d’un pouvoir sans limite sur le signifiant. […] Le signifiant deviendrait parfaitement
diaphane en raison même de sa proximité absolue avec le signifié1.

L’emprise sur le signe implique l’effacement de sa différence avec le sens, la réduction de sa


distance vis-à-vis de lui, de sorte que le sujet peut reproduire ce signe sans perte, pourvu qu’il
se tienne face à la parousia de sa signification idéale. Même sous cet angle apparemment
« théorique », la recherche de la parousia comme fondement est une opération foncièrement
hégémonique, c'est-à-dire que la métaphysique est une opération visant à s’assurer la maîtrise par
un geste de répression. On retrouve donc dans la définition même de la « métaphysique de la
présence » la lutte contre la domination qui marquait la « stratégie générale » ; il s’agit d’un
premier résultat capital, puisque l’arkhè tient une place centrale au sein de ce dispositif.
La force de la vive voix dans la métaphysique de la présence repose sur une expulsion de
l’absence et du jeu hors du processus de la signification. Cette expulsion peut prendre la forme
directe et naïve d’un rejet pur et simple, mais sa forme philosophique par excellence est celle de
l’Aufhebung hégélienne, c'est-à-dire d’une incorporation. L’automouvement encyclopédique de
l’Absolu est en effet fondé sur l’intégration de toute négativité, la projection et la récupération
en soi de toute charge d’altérité et de perte, jusqu’à la parousie finale qui en articule tous les
moments. La circulation dialectique dans le système hégélien met au travail la négativité, qui
devient alors simple entremise entre une présence originaire et une présence finale l’ayant

parle ainsi de Saussure : « Il fait droit à l’exigence classique de ce que j’ai proposé d’appeler un « signifié
transcendantal », qui ne renverrait en lui-même, dans son essence, à aucun signifiant, excèderait la chaîne des
signes et ne fonctionnerait plus lui-même, à un certain moment, comme un signifiant. » Pour l’application de
ce schéma à Husserl, à travers le thème du sens, cf. Positions, op. cit., p. 42-44.
1
La voix et le phénomène, op. cit., p. 89-90.

385
intégrée – médiation sans perte, puisque la négativité qui semblait pouvoir fissurer la plénitude
du sens est systématiquement réappropriée, c'est-à-dire récupérée par un geste de maîtrise1.
La parousia n’est pas seulement un aspect de l’ontologie mais la « forme matricielle de
l’être »2, de sorte que l’effet de présence induit par le phénomène du « s’entendre parler »
rayonne sur toute la métaphysique, c'est-à-dire aussi la philosophie :

Le phonocentrisme se confond avec la détermination historiale du sens de l’être comme présence, avec
toutes les sous-déterminations qui dépendent de cette forme générale et qui organisent en elle le système et
leur enchaînement historial (présence de la chose au regard comme eidos, présence comme
substance/essence/existence (ousia), présence temporelle comme pointe (stigmè) du maintenant ou de
l’instant (nun), présence à soi du cogito, conscience, subjectivité, co-présence de l’autre et de soi,
intersubjectivité comme phénomène intentionnel de l’ego etc.). Le logocentrisme serait donc solidaire de la
détermination de l’être de l’étant comme présence3.

Penser philosophiquement aura toujours voulu dire ramener quelque signe expressif à la pleine
présence du signifié transcendantal, c'est-à-dire, pour le sujet connaissant, s’ordonner à lui, de
telle sorte que toute médiation soit effacée.
La description pourrait évoquer le Noûs chez Plotin : son mouvement de retour et de
pensée de soi joue bien comme garantie éternelle de la vérité, fondement ultime de toute
gnoséologie où l’on parvient par réduction de l’altérité hylétique. S’il est essentiel au deuxième
un de se penser éternellement, l’Alexandrin le souligne expressément, c’est que la conjonction
de l’être et de la pensée est la patrie originaire de la vérité. Mais nous avons aussi montré qu’un
tel constat ne rend pas justice à la complexité de la situation plotinienne, car le Noûs est aussi,
irréductiblement, la trace d’une transcendance, qui laisse sur lui la marque d’une défection
constitutive.

1
On lira sur ce point « De l’économie restreinte à l’économie générale », dans L’écriture et la différence, op. cit.,
p. 369-407, pour les éléments ici évoqués, nous renvoyons aux p. 375-378. Pour ce qui est du caractère
paradigmatique de l’Aufhebung, on lira notamment Positions, op. cit., p. 55-56.
2
« La différance », dans Marges, op. cit., p. 17.
3
De la grammatologie, op. cit., p. 23.

386
II. L’inscription de la présence

L’« inscription » de la parousia consiste à repérer un cadre différentiel débordant, qui


constitue sa condition de possibilité, et en menace ainsi la pureté originaire. Il s’agit plus
précisément de montrer que la répression du cadre différentiel en question est la condition
inavouée de la présence dont on prétend l’exclure.

A. L’inscription du sujet et de la présence temporelle

C’est peut-être la lecture de Husserl qui illustre le mieux la déconstruction de la présence


comme matrice de la subjectivité et de la conscience. Dans La voix et le phénomène, en
particulier, Derrida souligne le privilège accordé par Husserl à la présence sous divers aspects,
avant de montrer que celui-ci constitue une forme d’illusion, liée au refoulement des structures
différentielles qui la rendent possible. Une telle opération est menée sur plusieurs fronts, et
nous isolons ici le travail effectué au chapitre VI, « La voix qui garde le silence ». Celui-ci porte
sur l’« impression originaire », définie par Husserl comme ce à partir de quoi se produit la
temporalisation de la conscience, sa vie intime1, c'est-à-dire la couche de vécu qui fonde toute
possibilité d’expression. Derrida s’attaque ainsi à la volonté de réserver une présence à soi du
sujet indemne de toute contamination :

Dira-t-on […] qu’on peut toujours réserver la possibilité d’une identité pure et purement présente à soi au
niveau que Husserl a voulu dégager comme celui du vécu pré-expressif, au niveau du sens, en tant qu’il
précéderait la Bedeutung et l’expression ?2

1
La voix et le phénomène, op. cit., p. 93. Ici, comme pour toutes les lectures derridiennes dont nous allons
rendre compte, nous n’évoquerons, sous les noms des auteurs déconstruits, que la lecture donnée par Derrida.
En l’absence d’indications selon lesquelles nous effectuons une vérification de la pertinence de ces lectures
(démarche qui n’aura vraiment lieu que dans la deuxième partie de cette section), c’est toujours à cette lecture
que renvoient les noms des philosophes évoqués. Notre contribution à l’évaluation des interprétations en
question exige absolument que la position de Derrida soit d’abord isolée pour elle-même, dans toute sa
complexité.
2
Ibid., p. 92.

387
Pour montrer que la réponse à cette question est négative, Derrida rappelle que la conscience
comme présence à soi et garantie du sens se constitue dans un mouvement d’« auto-affection ».
Ce dernier est le cœur d’une expérience immédiate du sujet par lui-même comme pur contact
avec soi, et de la présence dans sa dimension temporelle. Le « présent vivant » advient comme
un renouvellement continuel de l’impression originaire, où le « maintenant » se retient dans un
autre « maintenant » vis-à-vis duquel il devient passé. Ainsi le présent doit-il se constituer dans
une relation à lui-même en tant qu’autre1. Il n’est jamais pur, puisque ce rapport à soi n’est
possible que si et dans la mesure où il est affecté « en lui-même » d’une charge d’altérité vis-à-
vis de soi.
Plus conrètement, pour jouer le rôle d’origine dans le processus de temporalisation de la
vie consciente, le moment présent doit être marqué par la rétention, c'est-à-dire être toujours
déjà tendu vers soi-même en tant qu’autre passé :

Mais cette différence pure, qui constitue la présence à soi du présent vivant, y réintroduit originairement
toute l’impureté qu’on a cru pouvoir en exclure. Le présent vivant jaillit à partir de sa non-identité à soi, et
de la possibilité de la trace rétentionnelle. Il est toujours déjà une trace. Cette trace est impossible à penser
à partir de la simplicité d’un présent dont la vie serait intérieure à soi. Le soi du présent vivant est
originairement une trace. Il faut penser l’être originaire depuis la trace et non l’inverse. Cette archi-écriture
est à l’œuvre à l’origine du sens2.

Pour rester présente, l’impression doit pouvoir passer dans un autre maintenant, c'est-à-dire
comporter en soi-même la possibilité d’un devenir-trace. Sans cette possibilité, jamais le
maintenant ne pourrait se maintenir dans celui qui le suit, et la temporalité pure de la
conscience consisterait alors dans une succession de maintenant(s) hétérogènes – la vie de
l’esprit même serait pour ainsi dire « partes extra partes ». Le présent ne peut être pleinement,
ni constituer l’unité originaire de la vie consciente, s’il ne s’inscrit dans une structure de trace,
sans laquelle il ne saurait rester le même : seule cette inscription lui permet à la fois de passer
(s’altérer) et de se renouveler (rester le même).

1
Ibid., p. 94-95 : « Le processus par lequel le maintenant vivant, se produisant par génération spontanée, doit,
pour être un maintenant, se retenir dans un autre maintenant, s’affecter lui-même, sans recours empirique,
d’une nouvelle acuité originaire dans laquelle il deviendra non-maintenant comme maintenant passé etc., un
tel processus est bien une auto-affection pure dans laquelle le même n’est le même qu’en s’affectant de l’autre,
en devenant l’autre du même. Cette auto-affection doit être pure puisque l’impression originaire n’y est
affectée par rien d’autre que par elle-même, par la « nouveauté » absolue d’une autre impression originaire qui
est un autre maintenant. »
2
Ibid., p. 95.

388
L’origine est donc habitée par une altérité, et la conscience n’est ni même ni autre mais
irréductiblement les deux à la fois. La « simplicité » du présent vivant n’est plus pensable que
comme un résultat, issu d’une structure où le même est originairement autre. La philosophie
de Husserl ouvre donc, en partie malgré elle, à une pensée possible où l’origine n’est pas la
présence simple que la tradition recherchait et croyait déceler. Elle est un réseau de traces sur
lequel s’enlève la vie consciente – source non pleine, non présente, non simple, qui exclut le
discours unilatéralement fondateur :

Le présent vivant surgit à partir de sa non-identité à soi, et de la possibilité de la trace rétentionnelle. Il est
toujours déjà une trace. Cette trace est impensable à partir de la simplicité d’un présent dont la vie serait
intérieure à soi. Le soi du présent vivant est originairement une trace. La trace n’est pas un attribut dont on
pourrait dire que le soi du présent vivant l’est « originairement ». Il faut penser l’être-originaire depuis la
trace et non l’inverse. Cette archi-écriture est à l’œuvre à l’origine du sens1.

Si, dans les pages ici commentées, Derrida souligne surtout le rapport à la « trace
rétentionnelle », la protention joue le même rôle de constitution/déconstitution de la présence
pleine2.
Nous sommes au cœur du problème : la pratique déconstructrice tend à ruiner le geste
philosophique de fondation sur la parousia, en montrant qu’à l’origine de celle-ci, il y a autre chose
– ici, la « trace » et l’« archi-écriture » précédant l’être originaire. A l’origine, il y avait donc
autre chose qu’une origine. Ainsi, la dimension la plus intime du sujet, la présence à soi
s’inscrit dans une structure différentielle qui la précède et la supporte, c'est-à-dire que la
présence originaire doit être rapportée à une non-présence non-originaire :

Et nous retrouvons ici toutes les ressources de non-présence originaire dont nous avons déjà, à plusieurs
reprises, repéré l’affleurement […].
Ce mouvement de la différance ne survient pas à un sujet transcendantal, il le produit. L’auto-affection
n’est pas une modalité d’expérience caractérisant un étant qui serait déjà lui-même. Elle produit le même
comme rapport à soi dans la différence d’avec soi, le même comme le non-identique3.

1
Ibid., p. 95.
2
C’est ce que l’on pourra vérifier par exemple p. 72-73, où opérant dans un contexte différent, Derrida
souligne que la perception est constamment tissée de non-perception, et que le « maintenant » se constitue
dans le commerce constant avec le « non-maintenant » – or la non-perception et le non-maintenant relèvent à
la fois du souvenir primaire et de l’attente primaire, c'est-à-dire de la rétention et de la protention.
3
Ibid., p. 92.

389
La présence du sujet à lui-même se produit sur fond d’une différence lui interdisant de se clore
sur soi, et donc de s’assurer contre une altération qui en menacerait la plénitude. Ce fond est
produit par un mouvement, celui de la « différance », qui trace le réseau différentiel sur lequel
s’enlève la mêmeté du sujet, et tout noyau fondamental de présence.

B. L’inscription du signifié et de la voix

1. Le signifié

La même opération est menée contre le privilège du signifié. Dans la perspective


saussurienne, un système de signes n’est pas constitué par le plein des termes, mais par les
différences et oppositions. Ce point ne fait pas de difficulté particulière pour le signifiant, qui
s’inscrit dans un jeu de renvoi où il se définit par distinction avec les autres signifiants – pourvu
que ce jeu aboutisse à un signifié qui arrête le sens du jeu. Mais d’un autre côté, pour Saussure
lui-même, « ce principe de la différence, comme condition de la signification, affecte la totalité
du signe, c'est-à-dire à la fois la face du signifié et la face du signifiant. »1 Le signifié fonctionne
en renvoyant aux autres signifiés, et il y aurait donc une tension, chez le linguiste, entre la
volonté de préserver la plénitude d’un sens idéal comme fondement des renvois du signifiant,
et la reconnaissance de l’inscription de ce sens. Comme le présent vivant vient d’un tissu
diachronique qui le déborde et lui interdit de se refermer sur soi, la présence du signifié est
excédée par un tissu syntaxique l’empêchant d’être « pur et simple » :

On en tirera cette première conséquence que le concept signifié n’est jamais présent en lui-même, dans une
présence suffisante qui ne renverrait qu’à lui-même. Tout concept est en droit et essentiellement inscrit
dans une chaîne ou dans un système à l’intérieur duquel il renvoie à l’autre, aux autres concepts, par le jeu
systématique de différences2.

1
« La différance », dans Marges, op. cit., p. 11.
2
Ibid.

390
Le sens présent est dérivé par rapport à la structure générée par la différance, c'est-à-dire le jeu
des renvois sans centre. La présence elle-même, loin d’être le transcendantal qui fonde et
immobilise ce jeu, n’est plus que « signifiant du signifiant »1 :

Que le signifié soit originairement et essentiellement (et non seulement pour un esprit fini et crée) trace,
qu’il soit toujours déjà en position de signifiant, telle est la proposition en apparence innocente où la
métaphysique du logos, de la présence et de la conscience, doit réfléchir l’écriture comme sa mort et sa
ressource2.

« Signifiant du signifiant » : cette expression est d’abord une description métaphysique de


l’écriture comme index de phonèmes qui, eux, renverraient directement aux états de l’âme,
voire aux choses mêmes. Mais la lecture de Saussure montre au contraire que le signifié est
inscrit dans un réseau de signifiants. C’est en ce sens que l’écriture est au cœur de la parole vive
et la précède, comme nous allons le montrer.

2. La voix et l’écriture

Il faut suivre la déconstruction de l’opposition parole/l’écriture, au cœur du


logocentrisme. Nous en examinerons le traitement dans la lecture derridienne de Husserl et de
Platon. Le croisement des deux permettra de comprendre l’inscription de la parole vive dans
toute sa portée théorique, tout en préparant la confrontation avec la théologie négative.

a. Husserl : le monologue intérieur

Dans La voix et le phénomène, Derrida part de la distinction husserlienne entre deux


types de signes, à savoir l’« expression » et l’« indice » : d’un côté, le signe chargé de sens
présent, de vouloir-dire (de Bedeutung ou de Sinn) ; de l’autre, le signe capable de se donner en
l’absence de ce contenu3. Une telle description laisse penser que la logique de l’indice est plus
générale que celle de l’expression : celle-ci, ce serait celle-là, plus l’intention (le sens présent à
l’esprit). L’indice serait alors irréductiblement inscrit dans l’intention et la déborderait4. Or

1
De la grammatologie, op. cit., p. 16 ; cf. aussi Positions, op. cit., p. 30 : « Tout signifié est aussi en position de
signifiant. »
2
De la grammatologie, op. cit., p. 108.
3
La voix et le phénomène, op. cit., p. 17-21 notamment.
4
Ibid., p. 20-22.

391
Husserl voudrait éviter cette conséquence, et préserver une couche expressive pure de toute
compromission avec l’indiciel. Il entend placer ainsi, au fondement de l’expression, une
intention dont la matrice est l’oralité, c'est-à-dire un acte expressif confondu avec l’exprimé, et
qui se veut le milieu transparent d’un « ‘vouloir-se-dire’ de la présence du sens »1. Dès lors, il
faut protéger théoriquement la couche expressive originaire contre la menace d’une infiltration
par l’indice :

La visibilité, la spatialité comme telles ne pourraient que perdre la présence à soi de la volonté et de
l’animation spirituelle qui ouvre le discours. Elles en sont littéralement la mort2.

La déconstruction montre que la mort, en ce sens, s’insinue dans chaque aspect de la vie de
l’esprit qui suppose un rapport à soi3, et en particulier dans le dialogue avec autrui. En effet,
« tout ce qui, dans mon discours, est destiné à manifester un vécu à autrui, doit passer par la
médiation de la face physique. Cette médiation irréductible engage toute expression dans une
opération indicative » 4 ; en effet le dialogue passe par l’échange de signes capables de
fonctionner en l’absence de vouloir-dire5 (les intentions des interlocuteurs restant disjointes des
paroles échangées). Pour isoler la couche d’expression qui fonderait toute signification
indicative, il faudrait donc suspendre dans l’expression ce qui relève du rapport à autrui, et
considérer cette expression originaire comme un pur « monologue intérieur »6. A ce niveau,
c’est donc non seulement le rapport aux autres, mais tout l’événement physique du langage7 et,
en général, l’existence mondaine empirique8 qui doit être mise entre parenthèses. L’unité idéale
du mot ne peut dépendre de sa répétition empirique ni être affectée par elle. Sa faculté de se
maintenir comme le même mot, sans s’altérer, doit être antérieure à la « multiplicité des
événements sensibles de son utilisation » 9. Sans cela, nous ne pourrions plus être sûrs de dire la
même chose en tenant le même langage – non seulement aucun discours ne serait assuré contre

1
Ibid., p. 36-37 notamment, et p. 37 pour l’expression citée.
2
Ibid., et p. 38.
3
Ibid., p. 40.
4
Ibid., p. 41.
5
Ibid., p. 42-44.
6
Ibid., p. 44-45. « Le rapport à l’autre comme non-présence est donc l’impureté de l’expression. Pour réduire
l’indication dans le langage et regagner enfin la pure expressivité, il faut donc suspendre le rapport à autrui. »
(p. 44).
7
Ibid., p. 45.
8
Ibid., p. 47.
9
Ibid., p. 45.

392
l’errance et la contrefaçon, mais le fait même de parler produirait un risque irréductible
d’altération de la chose dite. Contre un tel risque, l’idéalité linguistique fonde une répétition
empirique sans aucun rôle constitutif, puisque chaque occurrence se produit en s’effaçant (sans
reste) devant l’idéalité à quoi elle renvoie. Le monologue intérieur comme modèle expressif
exclut toute indication1, puisque le sens est immédiatement présent au locuteur.2
Ici entrent en jeu l’imagination (Phantasie) et la représentation imaginative
(Phantasievorstellung), qui interviennent de deux manières pour que le monologue décrit par
Husserl soit possible. Tout d’abord, s’il est vrai que je puis simuler un vrai dialogue dans mon
monologue, celui-ci ne constitue jamais un acte linguistique authentique, mais une production
de l’imagination, soit un acte fictif. Tout au plus peut-on s’imaginer dans cette opération
absurde qui consisterait à communiquer avec soi-même sur soi-même, comme si l’on
s’adressait à un autre à qui les contenus spirituels exprimés ne sont pas immédiatement
présents3. Ensuite, dans le monologue intérieur, le passage par le langage effectif serait court-
circuité par un travail de l’imagination représentative4. Nous ne prononçons pas le mot, nous
nous contentons de l’imaginer, opération dans laquelle son existence est en fait mise entre
parenthèses : « Si nous avons besoin de l’imagination du mot, du même coup, nous nous
passons du mot imaginé. »5 C’est ce travail de représentation imaginative du mot qui suspend la
nécessité de sa médiation réelle, et permet d’isoler une « sphère de certitude absolue et
d’existence absolue. »6
C’est donc sur la fonction de représentation que va s’exercer l’effort de déconstruction.
L’argumentation prêtée par Derrida à Husserl ne vaut en effet que si la fonction représentative
est effectivement négligeable, si son intervention n’ajoute ni n’enlève rien à la réalité des
contenus psychiques qu’il s’agit de se représenter7. Or le langage ne saurait rester indifférent à
une telle représentation, parce qu’il est constitué par elle ; parler, en effet, implique d’opérer
dans « une structure de répétition dont l’élément ne peut être que représentatif. » 8 Un
signifiant ne peut fonctionner que s’il se prête à la possibilité d’une répétition – et donc s’il est

1
Ibid., p. 45-46.
2
Ibid. p. 53.
3
Ibid., p. 53-54.
4
Ibid., p. 48.
5
Ibid.
6
Ibid., p. 49.
7
Ibid., p. 55.
8
Ibid.

393
d’emblée le même que les autres occurrences1. Il faut qu’une identité formelle permette de
poser un signe comme ré-identifiable dans une autre occurrence – cela suppose qu’il soit
travaillé, dès sa première apparition, par une altération lui permettant de renvoyer à ces autres
occurrences (éventuellement virtuelles) comme à une exacte répétition de « la même chose ».
S’ensuivent un certain nombre de brouillages dans le texte husserlien. Car il n’est plus
possible de distinguer entre le langage réel (isolé dans le monologue intérieur) et le langage
« imaginaire »2, « entre la présence réelle et la présence dans la représentation »3. Il n’est plus
possible de refouler la dimension indicative du monologue intérieur comme irréelle,
inessentielle, simplement imaginée – celui-ci ne peut s’isoler de l’extériorité et de la répétition
« empirique ». Nul contenu langagier ne reste pur de la fonction indicative (c'est-à-dire d’un
fonctionnement en l’absence du contenu signifié) et ne se maintient comme le même sans
compromission avec la répétition. Toutes les formes d’idéalité tombent sous cette loi : celle de
la forme sensible du signifiant (qui doit rester la même) aussi bien que celle du signifié – dans
les deux cas, l’idéalité « dépend tout entière de la possibilité des actes de répétition »4. A
l’origine de la parole, il n’y a pas d’unité close qui commande des répétitions empiriques
s’effectuant sans perte pour elle. Dès le départ, il y a une répétition, au moins possible ; ce qui
commence est inévitablement marqué par un autre qui aura toujours pu le précéder en droit.
Cette répétition virtuelle comme inscription de l’altérité au cœur du même représente ce que
Derrida nomme itérabilité.
Si le terme d’écriture désigne la forme indicative en général, parce qu’elle fonctionne en
l’absence de la vie psychique, il faut dire qu’une certaine écriture rend possible la parole dans
sa dimension la plus originaire et la plus intérieure.

b. Platon et les Idées

Les enjeux métaphysiques de cette inscription de la voix par l’écriture apparaissent de


façon nette dans la « Pharmacie de Platon »5. Comme souvent, Derrida s’attache à des thèmes
apparemment périphériques, mais montre qu’ils conduisent au cœur de la pensée dont ils

1
Ibid.
2
Ibid., p. 56.
3
Ibid., p. 57.
4
Ibid., p. 58.
5
« La pharmacie de Platon », dans La dissémination, op. cit., p. 69-197.

394
dévoilent les ressources et les limites. La « Pharmacie de Platon » repère, dans le Phèdre, un
geste d’abaissement de l’écriture, dont les traits sont désormais familiers :

L’écriture n’est pas un ordre de signification indépendant, c’est une parole affaiblie, point tout à fait une
chose morte : un mort-vivant, un mort en sursis, une vie différée ; le fantôme, le fantasme, le simulacre
(eidolon, 276a) du discours vivant n’est pas inanimé, il n’est pas insignifiant, simplement il signifie peu et
toujours identiquement. […] Il ne sait même pas qui il est, quelle est son identité, s’il en a une, et un nom,
celui de son père. Il répète la même chose lorsqu’on l’interroge […] mais il ne sait plus répéter son
origine1.

Le discours écrit est marqué avant tout par la perte du lien à son origine, du rapport direct à ce
qui en garantit le sens et la vérité. Cette perte induit d’abord la sclérose dans laquelle il se fige,
incapable de faire autre chose que se répéter, et l’incapacité de se justifier où il se retrouve par
conséquent. C’est pourquoi l’écrit est bâtard2, mal né, comme le montre Socrate en 276a,
lorsqu’il évoque l’autre discours, son frère bien né et légitime « qui, accompagné de savoir, est
écrit dans l’âme de l’homme qui apprend »3, « discours de celui qui sait », « vivant et animé »,
et « duquel on pourrait dire en toute justice que le discours écrit est un simulacre. » La
distinction de fond n’est donc pas entre une activité empirique (parole) et une autre (écriture),
mais entre deux logoi, qui se distinguent en ce qu’ils se tiennent ou non en présence de leur origine,
laquelle garantit le bon usage et écarte le mauvais. Le privilège métaphysique de la voix réside
donc dans l’assurance que lui confère son rapport au principe (le signifié transcendantal,
intentionnel et idéal), tandis que l’écriture fonctionne sans cette garantie, et ne peut se
prémunir contre l’errance4.

1
Ibid., p. 165. Le passage du Phèdre qui vient d’être cité et commenté est en 275e, et finit ainsi : « Que
d’autre part il s’élève à son sujet des voix discordantes et qu’il soit injustement dédaigné, il a toujours besoin
de l’assistance de son père : à lui seul en effet, il n’est capable, ni de se défendre, ni de s’assister lui-même. »
(Ibid.).
2
Ibid., p. 171.
3
Ibid. p. 172. Derrida conclut de ce passage que « la conclusion du Phèdre est moins une condamnation de
l’écriture au nom de la parole pleine que la préférence d’une écriture à une autre. » Voir encore p. 176 :
écriture et parole vive constituent deux sortes de traces, trace perdue et semence non-viable. Le brouillage
entre parole et écriture n’est pas loin, mais à ce stade est maintenue la distinction fondamentale, qui sépare le
bon discours, accompagné de savoir, de la présence du père, et le mauvais.
4
M. Dixsaut, dans Le naturel philosophe, Pris : Vrin, 1985, répond à Derrida (p. 19-20) que « l’écriture ne
pose pas problème en tant qu’elle s’opposerait à la parole comme un mode d’expression à un autre » (p. 19),
dans une simple « opposition de fait » (ibid.). « Une telle distinction, poursuit M. Dixsaut est une division
mal faite » ; « la véritable division a un principe qui n’a rien d’empirique, elle s’opère entre deux usages du
logos. La présence ou l’absence de l’art dialectique, du savoir (Phèdre, 276e), de la liaison à la vérité (277b), est le

395
Mais cette distinction est brouillée, si l’on tient compte de deux textes capitaux du
platonisme : d’abord celui qui, dans le Sophiste, fait de l’entrelacs des idées la condition de tout
discours ; ensuite celui de la République, si essentiel pour la tradition néoplatonicienne, qui
situe le Bien au-delà de l’ousia. D’un côté, la nécessité de la sumplokè montre qu’une idée, pour
fonder la vérité, doit se rapporter aux autres idées, et qu’elle est donc transie par leur absence1.
Mais cette absence n’est-elle pas réductible, dès lors qu’on considère le lieu intelligible dans sa
totalité ? La référence à la République permet de répondre que non. En effet, la transcendance
du Bien au-delà de l’être dans le livre VI signifie que la présence totale des Idées, c'est-à-dire la
forme même de la présence à son degré ontologique le plus haut, n’est possible qu’à partir d’un
anhupothéton qui transcende la présence des eidoi. L’entrelacs de ces dernières, qui détermine la
forme même de leur totalité, constitue donc déjà une suppléance par rapport à ce retrait
radical2. Derrida peut conclure :

La disparition du bien-père-soleil-capital est donc la condition du discours, cette fois compris comme
moment et non comme principe de l’écriture générale. Cette écriture est épekeina tès ousias. La disparition
de la vérité comme présence, le dérobement de l’origine présente de la présence est la condition de toute
(manifestation de la) vérité. La non-vérité est la vérité. La non-présence est la présence. La différance,
disparition de la présence originaire est à la fois condition de possibilité et condition d’impossibilité de la
vérité3.

Ce n’est pas seulement l’écrit, ou un certain type de discours, qui se tient en l’absence de son
principe, et ne peut prétendre être complètement garanti – mais bien le logos en général,
jusques et y compris dans sa plus haute acception, c'est-à-dire l’entrelacs des eidoi. Le lieu
noétique est traversé d’absence : d’abord en chacun de ses points, parce que toute idée intègre

seul principe permettant de différencier les discours. » (Je souligne). Ce que M. Dixsaut objecte à Derrida, nous le
voyons, est en réalité la conclusion même à laquelle aboutit ce dernier.
1
« La pharmacie de Platon », dans La dissémination, op. cit., p. 192 : « La condition d’un discours, qu’il soit
vrai ou faux, est la sumplokè. Si la vérité est la présence de l’eidos, elle doit toujours composer […] avec la
relation, la non-présence et donc avec la non-vérité. Il s’ensuit que la condition absolue d’une différence
rigoureuse entre grammaire et dialectique (ou ontologie) ne peut au principe être remplie. Ou du moins, elle
le peut au principe, au point de l’archi-étant ou de l’archi-vérité, mais ce point a été raturé par la nécessité du
parricide. C'est-à-dire par la nécessité même du logos. »
2
Ibid., p. 193 : « L’invisibilité absolue de l’origine du visible, du bien-soleil-père-capital, le dérobement à la
forme de la présence ou de l’étantité, tout cet excès que Platon désigne comme épekeina tès ousias (au-delà de
l’étantité ou de la présence) donne lieu, si l’on peut encore dire, à une structure de suppléance telle que toutes
les présences seront les suppléments substitués à l’origine absente et que toutes les différences seront, dans le
système des présences, l’effet irréductible de ce qui reste épekeina tès ousias. »
3
Ibid., p. 194.

396
un rapport avec les autres ; mais aussi en totalité parce que les formes renvoient à une instance
inaccessible à la contemplation des eidoi (dans le face à face théorique). Il y a donc une écriture
qui rend possible la structure même de l’intelligible comme logos fondamental. Dire que « cette
écriture (est) épekeina tès ousias » implique que l’au-delà de l’être de République VI ouvre le
platonisme à l’altérité déconstructrice, contre une certaine interprétation dominante du
platonisme. Mais alors le néoplatonisme, en tenant ce texte pour paradigmatique, ne s’inscrit-il
pas dans la trace de cette ouverture au tout-autre déconstructeur ? Il est encore trop tôt pour le
dire.
Le platonisme suppose qu’on puisse distinguer une bonne et une mauvaise répétition.
D’un côté, celle sans laquelle il n’y aurait pas de vérité, telle que l’eidos la rend possible
(anamnèse, maïeutique ou dialectique), « répétition de vie » puisque « la tautologie est la vie ne
sortant de soi que pour rentrer en soi. Se tenant auprès de soi dans la mnémè, dans le logos et
dans la phonè. »1 Mais il y a, de l’autre côté, la répétition de mort, constitutive de la non-vérité,
qui relève du devenir-sensible de l’idée : « La présence de l’étant s’y perd, s’y disperse, s’y
multiplie par mimèmes, icônes phantasmes, simulacres etc. » 2 La répétition de mort est
déterminée par la perte du rapport à ce qui la fonde, laquelle ouvre toutes les possibilités
d’affaiblissement et de perversion. Mais la logique de l’épekeina tès ousias subvertit cette
distinction ; en effet, si la présence des eidoi est la condition de possibilité de la vérité, et que
cette présence suppose le retrait du principe, alors, dans leur idéalité est inscrite, comme la
même possibilité, la répétition de vie et la répétition de mort. C’est par la perte du rapport pur à
son origine que s’ouvre à la fois la possibilité de la vérité (présence des idées entrelacée
d’absence) et celle de l’erreur et de la dispersion.
L’inscription de la présence, que ce soit sous la forme de la parole vive, du signifié, ou de
la présence à soi du sujet dans le vécu pré-expressif, met donc la parousia en rapport avec son
autre. C’est à partir de ce rapport qu’il devient possible de présenter la différance et les notions
qui lui sont associées.

1
Ibid., p. 195.
2
Ibid.

397
III. La différance

Il n’y a pas de différence irrédictible entre les notions désignant ce qui déborde
l’économie de la présence, dont certains textes examinés plus haut suggéraient déjà
l’équivalence 1 . Certes, l’archi-écriture intervient plutôt dans le cadre de l’opposition
voix/écriture2, tandis que la notion de différance renvoie à une dynamique productrice, et que
la trace en désignerait plutôt l’effet, la marque inscrite dans une économie constituée – mais
nombre de textes attestent que ces nuances ne sont pas prises en compte de façon
systématique. De la Grammatologie, par exemple, affirme que « la trace pure est la différance »3,
et on lit dans « La différance », que la texture différentielle donnant lieu à la présence se
nomme « archi-écriture, archi-trace ou différance. »4 On peut ajouter la notion de gramme –
que Derrida associe à cet ensemble5.
Dans la mesure où la différance fait l’objet d’une attention toute particulière, on peut
investir sa définition par Derrida d’une valeur exemplaire. Le premier entretien de Positions
distingue les différents sens de ce terme (déclarés irréductibles dans « La différance ») 6 .
Commençons par les énumérer ; nous ajouterons d’autres aspects importants présentés ailleurs,
avant de montrer, contre l’intention de notre auteur, qu’on peut les ramener à une certaine
unité. Cette étape de la réflexion vise en fait à définir cette unité et à montrer qu’elle engage
essentiellement le problème du rapport des indécidables à l’arkhè.
En premier lieu, on trouvera la fonction de « temporisation », c'est-à-dire « un détour,
un délai, un retard, une réserve ». Ce mouvement structure, par exemple, la formation du

1
Rappelons par exemple ce passage de La voix et le phénomène, op. cit., p. 95, où Derrida, après avoir traité de
la trace, reprend en écrivant : « Cette archi-écriture… ».
2
De la grammatologie, op. cit., p. 142, par exemple semble faire un tel distinguo, lorsqu’il est dit : « Ce
mouvement innommable de la différence-même, que nous avons stratégiquement surnommé trace, réserve ou
différance, ne pourrait s’appeler écriture que dans la clôture historique, c'est-à-dire dans les limites de la science
ou de la philosophie. »
3
Ibid., p. 92. Voir aussi « Ousia et grammè », dans Marges, op. cit., p. 78 : « Cette différance serait la première
ou la dernière trace si on pouvait encore parler ici d’origine ou de fin. »
4
« La différance », dans Marges, op. cit., p. 14
5
Positions, op. cit., p. 37 : « Il s’agit de produire un nouveau concept d’écriture. On peut l’appeler gramme ou
différance. »
6
« La différance », dans Marges, op. cit., p. 8.

398
présent originaire, qui se constitue dans le mouvement même par lequel il est remis à plus
tard1. La temporisation ne peut être pensée comme altération d’une présence pleine qui la
rendrait possible – elle en constitue au contraire l’origine, mais la disloque en même temps
qu’elle la fonde2. Cette fonction de « retard originaire » est le cœur d’une temporalité qui n’est
plus relation entre moments présents, puisque la parousia se produit depuis un passé et un
futur absolus, qui n’auront jamais été et ne seront jamais présents 3 . Autrement dit, la
différance comme temporisation est à la fois ce qui rend possible et impossible la présence,
entendue ici comme détermination temporelle. Insistons-y : si la constitution du donné par la
différance est en même temps une dislocation, il faut bien reconnaître en retour que cette
dislocation est dotée d’une valeur constitutive.
La deuxième fonction de la différance est ce que Derrida nomme espacement4. Comme
l’écrit Rodolphe Gasché dans Le tain du miroir, ce terme désigne une production de l’« espace
en général, comme condition de possibilité de la sortie de quoi que ce soit hors de soi-
même »5. L’espacement est en particulier la racine des différences, des conflits6, et conditionne
ainsi la production de toute structure différenciée7, notamment des oppositions conceptuelles
dont la stratégie générale faisait la cible de la déconstruction8. L’importance de ces oppositions
apparaît ici minorée, par rapport au rôle qui leur est assigné dans la description générale des
procédés déconstructeurs – mais elles touchent néanmoins au cœur du processus d’altération

1
Ibid. : « Différer, en ce sens, c’est temporiser, c’est recourir, consciemment ou inconsciemment, à la
médiation temporelle et temporisatrice d’un détour suspendant l’accomplissement ou le remplissement du
« désir », ou de la volonté, l’effectuant aussi bien sur un mode qui en annule ou en tempère l’effet. »
2
Positions, op. cit., p. 17 : « En ce sens la différance n’est pas précédée par l’unité originaire et indivise d’une
possibilité présente que je mettrais en réserve […]. Ce qui diffère la présence est ce à partir de quoi au
contraire la présence est annoncée ou désirée dans son représentant, son signe, sa trace. »
3
Marges, op. cit., p. 13. On peut renvoyer à l’analyse très complète de Rodolphe Gasché, dans The Tain of the
Mirror, Cambridge : Harvard University Press, 1986. Nous nous référons ici à l’édition française : Le tain du
miroir, Paris : Galilée, 1995, traduction et présentation de Marc Froment-Meurice, p. 190-191.
4
Marges, op. cit., p. 8.
5
Rodolphe Gasché, Le tain du miroir, op. cit., p. 193.
6
Marges, op. cit., p. 8 : « S’agissant des différen(d)(t)s, mot qu’on peut écrire, comme on voudra, avec un d ou
un t final, qu’il soit question d’altérité de dissemblance ou d’altérité d’allergie et de polémique, il faut bien
qu’entre les éléments autres se produise activement, dynamiquement, et avec une certaine persévérance dans la
répétition, intervalle, distance, espacement. »
7
Positions, op. cit., p. 17-18 : « Troisièmement, la différance est aussi la production, si l’on peut encore dire,
de ces différences, de cette diacriticité dont la linguistique issue de Saussure et toutes les sciences structurales
qui l’ont prise pour modèle nous ont rappelé qu’elle était la condition de toute signification et de toute
structure. Ces différences […] sont des effets de la différance, elles ne sont inscrites ni dans le ciel ni dans le
cerveau, ce qui ne veut pas dire qu’elles soient produites par l’activité de quelque sujet parlant. »
8
Ibid., p. 17 : « Le mouvement de la différance, en tant qu’il produit les différents, en tant qu’il différencie,
est donc la racine commune de toutes les oppositions de concepts qui scandent notre langage. »

399
différentielle.
« La différance » propose une tripartition 1 qui ne recouvre pas exactement celle de
Positions. On y retrouve la temporisation comme retard de présence et l’espacement comme
production de l’intervalle, mais Derrida y ajoute « le différend comme polémos »2, c'est-à-dire
un rapport de forces qui se constituent dans ce rapport même – idée qu’il faut rapporter
notamment à Nietzsche3.
Une définition tirée de De la grammatologie apporte une autre précision :

L’archi-écriture, mouvement de la différance, archi-synthèse irréductible, [ouvre] à la fois, dans une seule
et même possibilité, la temporalisation, le rapport à l’autre et le langage4.

Rien de surprenant dans cette évocation de l’altérité, si l’on se rappelle la lecture derridienne de
Husserl. La différance est ouverture vers l’autre – comme rapport à autrui dans le langage par
exemple, mais aussi, plus largement, comme ce qui entraîne le même dans une altération, tout
en le rendant possible.
La revendication d’hétérogénéité de la différance comme indécidable type revêt une
certaine importance, puisque comme nous l’avons vu au cours du premier chapitre, cette
hétérogénéité fonde littéralement celle de la déconstruction. Or il semble que le faisceau de
significations liées par le terme de différance puisse être ramené à une idée unique – l’une des
définitions considérée indique d’ailleurs que la différance ouvre la temporalité, le langage et le
rapport à l’autre « dans une seule et même possibilité ». Plusieurs textes ont déjà suggéré ce qu’il
fallait entendre par là, en évoquant « le jeu systématique des différences »5 ; ou encore un
« mouvement de la différance » qui produit le sujet transcendantal et « le même comme
rapport à soi dans la différence »6 ; ou enfin l’« archi-écriture […] à l’œuvre à l’origine du
sens. »7 Finalement, une formule résume très bien l’ensemble :

1
« La différance », dans Marges, op. cit., p. 8.
2
Ibid.
3
Ibid., p. 18-19. Voir le commentaire de François Dastur, dans « Heidegger, Derrida et la question de la
différence », dans Derrida, la tradition de la philosophie, Paris : Galilée, 2008, p. 89-90.
4
De la Grammatologie, op. cit., p. 88.
5
« La différance », dans Marges, op. cit., p. 11.
6
La voix et le phénomène, op. cit., p. 92.
7
Ibid., p. 95.

400
Nous désignerons par différance le mouvement selon lequel la langue, ou tout code, tout système de renvoi
en général se constitue « historiquement » comme tissu de différences1.

Il semble au premier abord que cette définition renvoie à la production des différences
sémantiques et de la diacriticité. Mais on peut isoler une partie de cette proposition pour en
élargir la portée : la différance est le mouvement qui ouvre tout système de renvoi, et rend ainsi
possible l’identité en général, mais comme « inscrite », c'est-à-dire irréductiblement affectée par
l’autre.
Cette définition serait certes peu suggestive si on ne l’avait explicitée à travers les diverses
applications de la stratégie déconstructrice, mais elle est parfaitement opératoire et résume bien
toutes les fonctions de la différance. Elle renvoie directement au premier sens de l’espacement
dégagé dans Positions : production de l’intervalle constitutif de tout rapport différentiel. Cette
définition englobe évidemment les deux autres sens du « concept ». La structuration de l’espace
diacritique comme détermination des différences dont il constitue le champ de regroupement.
Or il est évident que la production des oppositions conceptuelles est un aspect de la
production des différences sémantiques en général. Reste à intégrer à cette définition la
temporisation et le différend.
Pour ce qui est de la temporisation, la constitution du présent temporel est aussi fondée
sur un jeu de renvoi – en l’occurrence diachronique, mais l’opposition
diachronique/synchronique est inopérante au niveau de la différance, puisque celle-ci
correspond, écrit Derrida, à « un devenir-temps de l’espace et un devenir-espace du temps. »2
Espacement et temporisation ne sauraient rester isolés par la division entre chronologie et
spatialité3. Le présent temporel comme vie immédiate de la conscience, par exemple, ne se
constitue qu’en empruntant ses ressources à un ordre synchronique ; le présent conscient du
s’« entendre parler » suppose une structure linguistique. D’un autre côté, un signifié
quelconque, pris dans une grille apparemment synchronique, ne peut se constituer comme
présent que par le jeu temporel. C’est pourquoi la trace précède à la fois la linguistique de la

1
« La différance », dans Marges, op. cit., p. 12-13.
2
Ibid., p. 8.
3
Comme le manifeste par exemple Positions, op. cit., p. 40, lorsque Derrida définit l’espacement comme
temporisation : « L’espacement est temporisation, détour, délai par lequel l’intuition, la perception, la
consommation, en un mot le rapport au présent, la référence à une réalité présente, à un étant, sont toujours
différés. Différés en raison même de ce principe de différence qui veut qu’un élément ne fonctionne et ne
signifie, ne prenne ou ne donne sens, qu’en renvoyant à un autre élément passé ou à venir, dans une économie
de trace. » Au niveau originaire du mouvement de différance, l’éloignement n’est pas plus spatial que
temporel.

401
langue et celle de la parole, pour former l’origine commune à partir de quoi elles s’enlèvent1.
Cette description vaut également pour le rapport du même à l’autre, puisqu’il s’agit d’un jeu
entre les deux qui empêche (par exemple) le soi de se fermer à l’extériorité du monde ou
d’autrui.
Reste la différance comme différend, rapport de force ou opposition polémique. Mais
cet aspect ne pose pas plus de problèmes, puisque toutes les nuances définies jusqu’ici
impliquent de toute évidence une dimension dynamique. La différance qui rend possible la
constitution de la présence temporelle et du signifié est en effet un mouvement producteur
séparant certains termes en les rapportant les uns aux autres (par exemple dans le rapport
d’opposition conceptuelle), de telle manière que chacun reste marqué par ce rapport2. En ce
sens, les différents « interagissent » toujours car le jeu de la différance leur interdit de se
constituer hors de toute influence réciproque. La différance comme production de l’espace
différentiel ouvrant un jeu de renvois rend donc possible la temporisation et l’espacement,
mais aussi le jeu des rapports de force – c’est d’ailleurs ce que Derrida suggère dans le passage
déjà cité de « La différance », lorsqu’il parle des « différen(d)(t)s, mot qu’on peut écrire,
comme on voudra, avec un d ou un t final ». Cela ne signifie pas qu’espacement, temporisation
et rapport polémique soient la même chose, mais que leur hétérogénéité n’est nullement
insurmontable.
Enfin, le rapport à l’altérité, notamment celle d’autrui, s’inscrit parfaitement dans le
cadre de la définition générale, puisque le jeu de la différance est un processus d’altération
permettant la constitution de toute identité – mais aussi, indissociablement, de toute
différence et altérité, celle d’autrui n’étant qu’un cas.
Concluons. L’unité de la différance comme jeu producteur de structures de renvoi et
d’altération ramène bien au problème de la principialité :

1
Ibid. : « Il faut donc admettre, avant toute dissociation langue/parole, code/message etc. (avec tout ce qui en
est solidaire), une production systématique de différences – une différance – dans les effets de laquelle on
pourra éventuellement […] découper une linguistique de la langue et une linguistique de la parole, etc. »
2
Voir par exemple « La différance », dans Marges, op. cit., p. 13 : « La différance, c’est ce qui fait que le
mouvement de la signification n’est possible que si chaque élément dit « présent », apparaissant sur la scène de
la présence, se rapporte à autre chose que lui-même, gardant en lui la marque de l’élément passé et se laissant
déjà creuser par la marque de son rapport à l’élément futur, la trace ne se rapportant pas moins à ce qu’on
appelle le futur qu’à ce qu’on appelle le passé, et constituant ce qu’on appelle le présent par ce rapport même à
ce qui n’est pas lui : absolument pas lui, c'est-à-dire pas même un passé ou un futur comme présent modifié. »
La manière dont l’élément dit « présent » « garde » la marque de l’élément passé, et « se laisse creuser » par
l’élément futur traduit clairement ce rapport dynamique qui pourra éventuellement se préciser en rapport de
forces.

402
Il faudra ici penser que l’écriture est le jeu dans le langage […]. Ce jeu, pensé comme l’absence du signifié
transcendantal, n’est pas un jeu dans le monde, comme l’a toujours défini, pour le contenir, la tradition
philosophique1.

La différance « est » l’absence de « signifié transcendantal » ; le monde se produit dans et par le


jeu qui interdit la présence pleine, et avec elle, toute originarité absolue. Derrida écrit qu’elle
« n’est pas une racine mais le dérobement de l’origine »2. A la place de l’arkhè, il y a son
dérobement, qui barre la route à tout reflux, à toute réappropriation : « La trace est en effet
l’origine absolue du sens en général, ce qui revient à dire, encore une fois, qu’il n’y a pas
d’origine absolue du sens en général. »3 La différance occupe la place vide de l’archie, et c’est
pourquoi l’on peut continuer de parler d’une différance originaire, d’une archi-trace ou d’une archi-
écriture alors même que le principe semble irrémédiablement aboli. La pensée de la différance
signerait, selon Derrida, la nullité de toute arkhè, et donc l’inanité de l’archéologie comme
tentative pour arrêter le jeu, le maîtriser enfin en revenant au signifié transcendantal.
L’ébranlement de la structure principielle définit le champ propre de la déconstruction – au
moins lorsqu’elle opère sur l’économie de la présence. An-archique : ce n’est pas là simplement
un qualificatif pour la différance, mais un nom propre, ou tout au moins, une condition de
possibilité.

IV. La neutralisation des oppositions

A. Le brouillage présence/absence

Le geste philosophique qui vient d’être décrit comporte une certaine ambiguïté.
Jusqu’ici, en effet, il semble que la déconstruction de la métaphysique de la présence consiste à
rapporter une forme de parousia à son contraire, en conférant à ce contraire la primauté et le
rôle d’« origine ». Ainsi, on peut croire qu’il s’agit de substituer au privilège de la voix celui de
l’écriture, à celui du signifié celui du signifiant, et, en général, celui de l’absence à celui de la

1
De la Grammatologie, op. cit., p. 73.
2
Ibid., p. 142.
3
Ibid., p. 95.

403
présence. C’est l’idée que défend par exemple Françoise Dastur. Dans « Heidegger, Derrida et
la question de la différence »1, elle se demande si l’on peut affirmer, avec Derrida, que rien
n’apparaît, que rien n’est perçu, qu’il n’y a donc pas de phénomène, mais seulement des traces
et des grammes2. Cela signifierait que la déconstruction remplace le phénomène par une
instance plus originaire et non-phénomènale. Elle poursuit :

Ne peut-on pas penser ici que le geste derridien ressemble fort à une inversion du rêve métaphysique de la
présence pleine, inversion qui demeure […] elle-même métaphysique3.

Un autre article confirme le diagnostic. A la fin de « Derrida et la question de la présence »4,


François Dastur déclare que Derrida « oppose de manière radicale la vie et la mort, la présence
et l’absence »5, et reprend, en conclusion :

Pour la tentative derridienne d’élaboration d’une grammatologie, présence veut toujours dire « présence
pleine » et s’oppose radicalement à absence, alors que pour la phénoménologie heideggérienne de
l’inapparent, « présence » en régime métaphysique veut dire « présence permanente »6.

Si l’on comprend bien, pour Derrida, la présence est toujours pleine, que ce soit ou non en
régime métaphysique, de sorte que la destitution de la présence équivaut à une valorisation
symétrique de l’absence.
Or Derrida met en garde de façon répétée contre une telle interprétation. La stratégie
générale définit le renversement comme une phase ou un moment de la démarche, et en
souligne l’insuffisance sans équivoque. En effet, le terme habituellement dévalorisé d’une
opposition métaphysique est défini par celle-ci, et il participe donc à la structure qui organise
sa dévalorisation. Déconstruire l’opposition ne peut consister à privilégier le terme dévalorisé :
ce renversement apparent subvertit en réalité l’opposition même. Par exemple, si le signifié
devient un « signifiant de signifiant », ou la chose même « signe de signe », alors, les concepts

1
F. Dastur, « Heidegger, Derrida et la question de la différence », dans Derrida, la tradition de la philosophie,
op.cit., p. 87-107.
2
Ibid., p. 99.
3
Ibid.
4
F. Dastur, « Derrida et la question de la présence », dans Revue de Métaphysique et de Morale, janvier-mars
2007, n.1, Paris : PUF, p. 5-20.
5
Ibid., p. 19.
6
Ibid., p. 20.

404
de signifiant ou de signe ne sont plus opératoires et ne sont plus utilisés en toute rigueur1. La
remise en cause du privilège de la présence doit d’abord dévoiler ce qui la renvoie à l’absence,
mais il faut aller plus loin :

Et pourtant ce qui nous donne à penser au-delà de la clôture ne peut être simplement absent. Absent, ou
bien il ne nous donnerait rien à penser ou bien il serait encore un mode négatif de la présence. Il faut donc
que le signe de cet excès soit à la fois résolument excédant au regard de toute présence absence possible, de
toute production ou disparition d’un étant en général, et pourtant que de quelque manière, il se signifie
encore2.

Ce qui déborde le sens doit apparaître dans un certain rapport au sens – rapport oblique et
indirect, mais néanmoins irréductible. Si, comme on le verra, la différance n’est rien, elle n’est
pas nulle pour autant, et la déconstruction ne saurait être comprise comme une promotion de
l’absence pure. Lorsque, dans la « Pharmacie de Platon », Derrida écrit : « la non-présence est
la présence », ou la « non-vérité est la vérité », il faut absolument résister à la tentation d’y voir
l’affirmation d’un privilège essentiel de la non-vérité ou de la non-présence pures, comme si
elles précédaient la vérité et la présence.
Derrida insiste à plusieurs reprises sur ce que la déconstruction de la parole vive, par
exemple, n’équivaut pas à une exaltation de l’écriture :

Rien ne serait plus dérisoirement mystificateur qu’un tel renversement éthique ou axiologique, rendant
une prérogative ou quelque droit d’aînesse à l’écriture3.

C’est la raison pour laquelle il emploie fréquemment les concepts d’archi-trace et d’archi-
écriture, pour les distinguer de la trace et de l’écriture « au sens vulgaire », simplement opposés
à la présence ou à la parole. En tant qu’ils s’inscrivent dans cette opposition, ces concepts
participent au fonctionnement de l’économie de la parousia. Ainsi, on continuera de nommer
« écriture » ce qui déjoue en fait l’opposition parole/écriture, et c’est pourquoi De la
grammatologie précise :

1
Voir par exemple « La différance », dans Marges, op. cit., p. 10 : « On ne pourrait plus comprendre la
différance sous le concept de « signe », qui a toujours voulu dire une représentation d’une présence et s’est
constitué dans un système (pensée ou langue) réglé par la présence. »
2
« Ousia et grammè », dans Marges, op. cit., p. 76.
3
Positions, op. cit., p. 22.

405
Archi-écriture […] que nous ne continuons à appeler écriture que parce qu’elle communique
essentiellement avec le concept vulgaire de l’écriture. Celui-ci n’a pu s’imposer historiquement que par la
dissimulation de l’archi-écriture, par le désir d’une parole chassant son autre et son double et travaillant à
réduire sa différence. Si nous persistons à nommer écriture cette différence, c’est parce que, dans le travail
de répression historique, l’écriture était […] ce qui menaçait le désir de parole vive1.

Ce texte décisif est symptomatique. En premier lieu, il confirme la différence entre archi-
écriture et écriture – puisque cette dernière ne peut fonctionner qu’en refoulant l’autre. Le
graphème au sens ordinaire contribue donc, comme la parole, à la répression de l’archi-trace.
Affirmer que chez Derrida, la présence est toujours présence pleine opposée à l’absence
implique donc une occultation de la différence entre ces deux différences. Le texte est
cependant habité d’une certaine tension, puisqu’il commence par affirmer un lien « essentiel »
entre écriture et archi-écriture, comme si ce qui excède l’opposition entretenait une affinité
foncière avec l’un de ses membres. Mais lorsqu’il explique ce lien, Derrida évoque ce que
Positions et La dissémination avaient décrit comme un mouvement de compensation
stratégique, à savoir la désignation de l’au-delà de l’opposition par le terme traditionnellement
réprimé. Et en effet, comment parler d’une proximité plus grande ou d’une communication
« essentielle », alors qu’écriture et parole vive font système ? D’une part, le concept vulgaire de
l’écriture a « intériorisé » la répression et y contribue ; d’autre part, la parole vive s’est montrée
hantée par une « écriture ». Dès lors, il n’y a plus aucune raison essentielle pour placer l’archi-
écriture du côté de l’écriture plutôt que du côté de la voix – et le texte que nous
commententons fait problème à cet égard.
Le retour du refoulé dont témoigne la démarche déconstructrice ne vise pas à montrer la
primauté de ce refoulé, ni même sa plus grande proximité avec ce qui est premier, mais son
immixtion inexpugnable dans ce qui était supposé se garder pur et inaffecté par lui (parce que
plus originaire). Déconstruire le règne de la présence ne signifie en aucun cas s’installer dans
celui de l’absence qui serait, lui, véritablement fondamental. Il faut donc relire toutes les
propositions sur la différance, l’archi-trace et l’archi-écriture en résistant à la tentation d’en
faire de simples représentants de cette absence – sauf à admettre qu’une telle « représentation »
emporte la nécessité, pour l’absence, de se présenter de quelque manière, et donc de négocier
ses effets avec la présence.

1
De la grammatologie, op. cit., p. 83.

406
L’irréductible n’est pas l’absence au cœur de la présence, mais la contamination originaire
entre les deux. Ce n’est pas contre l’un des opposés que s’exerce la déconstruction mais contre
la prétention à la pureté, de quelque côté qu’elle se situe. C’est pourquoi la différance est « la
présence-absence de la trace, qu’on ne devrait même pas appeler son ambiguïté mais son jeu
(car le mot « ambiguïté » requiert la logique de la présence) »1. Le jeu producteur de différence
est le point de contamination inextricable entre les opposés – et nous retrouvons bien le geste
de neutralisation, qui montre que l’écart entre les opposés ne ressortit pas plus de l’un que de
l’autre, et excède absolument l’opposition, même s’il ne trouve à s’exprimer qu’en elle. Comme
l’écrit Derrida dans Positions : « Le gramme comme différance, c’est alors une structure et un
mouvement qui ne se laissent plus penser à partir de l’opposition présence/absence. »2 Au
niveau de la différance « toutes ces oppositions métaphysiques (signifiant/signifié ;
sensible/intelligible ; écriture/parole ; parole/langue ; diachronie/synchronie ; espace/temps ;
passivité/activité ; etc.) deviennent non-pertinentes »3.
Prenons l’exemple de la différance comme mise en rapport des oppositions avec le
dehors absolu, l’altérité radicale4. Cette mise en rapport, certes, empêche le dedans de se fermer
sur lui-même dans l’assurance de sa plénitude, mais n’assure pas davantage quelque primauté que
ce soit au dehors, à l’absence, à l’autre etc. :

La dialectique du même et de l’autre, du dehors et du dedans, de l’homogène et de l’hétérogène est, vous le


savez, des plus retorses. Le dehors peut toujours redevenir un « objet » dans la polarité sujet/objet, et il y a
parfois un « dedans » aussi inquiétant que le dehors peut être apaisant. Il ne faut pas, dans la lancée de la
critique de l’intériorité et de la subjectivité, le méconnaître5.

Le mouvement de la différance excède les oppositions essentielles de la métaphysique de la


présence, non seulement parce qu’il empêche la parousia de se fermer sur elle-même et trahit

1
Ibid., p. 103-104.
2
Positions, op. cit., p. 38.
3
Ibid.
4
« La différance », dans Marges, op. cit., p. 21 : « La différance nous tient en rapport avec ce dont nous
méconnaissons nécessairement qu’il excède l’alternative de la présence et de l’absence. Une certaine altérité –
Freud lui donne le nom métaphysique d’inconscient – est définitivement soustraite à tout processus de
présentation par lequel nous l’appellerions à se présenter en personne. » Voir aussi Positions, op. cit., p. 107-
108 : « L’espacement ne désigne rien, rien qui soit, aucune présence à distance : c’est l’index d’un dehors
irréductible, et en même temps d’un mouvement, d’un déplacement qui indique une altérité irréductible. Je ne
vois pas comment on pourrait dissocier ces deux concepts d’espacement et d’altérité. »
5
Ibid., p. 90-91.

407
son ouverture intime à l’absence, mais aussi parce qu’elle empêche ces oppositions de
fonctionner.
Nombre d’interprétations de la déconstruction sont prises dans l’ambiguïté, faute de
reconnaître la duplicité de l’altérité au cœur de la présence : altérité de simple renversement ou
de premier degré (écriture), et altérité déconstructrice (archi-écriture). L’écart entre les deux est
fréquemment méconnu, et il existe à cela des raisons précises. En premier lieu, Derrida n’est
peut-être pas toujours absolument rigoureux sur ce point – par exemple lorsqu’il affirme
l’existence d’une proximité « essentielle » entre les deux. Ensuite le tout-autre de la
déconstruction ne peut être indiqué directement, car il échappe à toute qualification, y
compris celle qui en fait le dehors ou l’autre. Il n’est pas accessible en lui-même, mais
seulement depuis une situation déterminée au sein des oppositions métaphysiques. Le procédé
derridien consiste à pointer une altérité maximale, puis à dessiner, dans l’espace ainsi défini, un
autre que l’autre qui ne revienne pas simplement au même. Le tout autre déconstructeur ne peut
donc être indiqué que dans un certain rapport à l’autre de simple opposition, car la trace n’est
pas simplement tout-autre, mais toujours aussi effraction dans le même.
La meilleure preuve de ce que l’on vient d’avancer réside dans certaines lectures où
Derrida, pour indiquer la place de l’altérité déconstructrice, procède en compensant, non pas
le geste métaphysique mais un geste unilatéralement anti-métaphysique.

B. Lectures de Bataille et Lévinas

Cette compensation apparaît parfaitement dans son interprétation du rapport de Bataille


à Hegel, et dans celle de l’œuvre de Lévinas jusqu’à Totalité et infini. Ces lectures confirment la
position d’équilibre de la déconstruction entre métaphysique et anti-métaphysique – et nous
fourniront une pierre de touche pour évaluer les textes derridiens et ceux des interprètes.

408
1. Aufhebung et opération souveraine

L’article « De l’économie restreinte à l’économie générale »1 porte sur la lecture de Hegel


par Bataille. Tout le problème se concentre autour de la dialectique du maître et de l’esclave,
dans laquelle ce dernier verrait un moment essentiel du système2.
Ce passage de la Phénoménologie de l’Esprit témoignerait du caractère « servile » de
l’Aufhebung. En premier lieu, parce que l’« auto-mouvement de l’absolu » se déploie à partir de
la figure de l’esclave, c'est-à-dire celui qui travaille, retarde le moment de la jouissance, de la
consommation et donc de la disparition de l’objet, pour capitaliser sur celui-ci. Le labeur
constitue alors un paradigme de la circulation du sens, et en révèle la condition inaperçue : la
dialectique doit forclore la négativité radicale (suppression de l’objet) pour mettre une
négativité relative « au travail »3.
En second lieu, selon le même schéma, le maître aurait toujours éludé le vrai face à face
avec la mort4. La constitution du sens en système reposerait sur l’occultation de la possibilité
de ruine du mouvement dialectique par une disparition totale, puisque « aller au devant de la
mort pure et simple, c’est […] risquer la perte absolue du sens, dans la mesure où celui-ci passe
nécessairement par la vérité du maître et la conscience de soi »5. La disparition de l’objet sans
reste, la mort du maître, tout cela est refoulé par Hegel hors du système sous le nom de
« négativité abstraite » – c'est-à-dire non-intégrable, inutilisable et ruineuse pour le procès du
sens.
Le cheminement exige que ce risque de perte sans réserve, le plus profond, soit
convoqué, mais de façon à en exclure les possibilités extrêmes :

La tâche aveugle de l’hégélianisme, autour de laquelle peut s’organiser la représentation du sens, c’est ce
point où la destruction, la suppression, la mort, le sacrifice constituent une dépense si irréversible, une

1
Première publication dans l’Arc, en mai 1967, repris dans L’écriture et la différence, op. cit., p. 369-406.
2
Ibid., p. 374 : « Le maître est celui qui a eu la force d’endurer l’angoisse de la mort et d’en maintenir
l’œuvre. Tel serait, selon Bataille, le centre du hégélianisme. »
3
Ibid., p. 375.
4
« Pour que l’histoire – c'est-à-dire le sens – s’enchaîne ou se trame, il faut que le maître éprouve sa vérité. Cela
n’est possible qu’à deux conditions : que le maître garde la vie pour jouir de ce qu’il a gagné en la risquant ; et
que, au terme de cet enchaînement si admirablement décrit par Hegel, « la vérité de la conscience
indépendante (soit) la conscience servile » », ibid., p. 374-375.
5
Ibid., p. 375.

409
négativité si radicale – il faut dire ici sans réserve – qu’on ne peut même plus les déterminer en négativité
dans un procès ou un système : le point où il n’y a plus ni procès ni système1.

Le système hégélien est pour Bataille une « économie restreinte », parce qu’il doit feindre
d’assumer le risque de négativité radicale, en raison de la menace que celle-ci fait peser sur la
circulation du sens. L’Aufhebung, pour fonctionner, doit à la fois convoquer et révoquer
l’éventualité d’une dissolution absolue du sens, c'est-à-dire la conjurer, au sens que Derrida
donne à ce terme dans Spectre de Marx2. La dialectique du maître et de l’esclave reflète ainsi le
fantasme d’un contrôle total de la négativité, et représente une tentative pour mettre celle-ci au
travail tout en réprimant le danger qu’elle comporte. A une telle tentative de maîtrise, Bataille
oppose l’« opération souveraine » ou la « souveraineté », qui se rend aussi indépendante de la
vie même, et accepte de ne rien retenir, mais qui, « à la différence de la maîtrise hégélienne, ne
doit pas vouloir se garder elle-même »3, c'est-à-dire accepte la possibilité de sa propre perte sans
reste. Seule une pensée qui tient compte de la souveraineté peut passer de l’économie restreinte
à l’économie générale, en envisageant non seulement le sens des objets les uns par rapport aux
autres, mais aussi par rapport à la perte du sens4.
Or cette « tâche aveugle », la négation sans réserve, ne constitue pas simplement un
aspect caché du système, mais le fond abyssal sur lequel s’enlève « la chance ou le pari du
sens », puisque l’Aufhebung prétend l’employer en la distillant dans le travail. Ainsi, « loin
d’interrompre la dialectique, l’histoire, et le mouvement du sens, la souveraineté donne à
l’économie de la raison son élément, son milieu, ses bordures illimitantes de non-sens »5.
Pourtant, selon Derrida lisant Bataille, elle n’est pas non plus le fondement de la dialectique :

Réduction affirmative du sens plutôt que position du non-sens, la souveraineté n’est donc pas le principe
ou le fondement de cette inscription. Non-principe et non-fondement, elle se dérobe définitivement à
l’attente d’une archie rassurante, d’une condition de possibilité ou d’un transcendantal du discours6.

1
Ibid., p. 380.
2
Spectre de Marx, Paris : Galilée, 1993. Derrida insiste sur ce thème de la conjuration, au sujet du spectre :
« On le convoque pour le révoquer, on ne jure que par lui mais pour le conjurer ».
3
L’écriture et la difference, op. cit., p. 388.
4
Ibid., p. 396.
5
Ibid., p. 382.
6
Ibid., p. 394.

410
La « négativité abstraite » est prise en compte dans l’économie générale, débarrassée de
l’inessentialité que lui attachait le discours répressif de la maîtrise, pourvue au contraire d’un
rôle que l’on pourrait dire fondateur si l’ordre de la fondation n’appartenait pas à l’économie
restreinte. A ce stade, le lecteur de Derrida pourrait être tenté d’assimiler le geste de Bataille à
une déconstruction en bonne et due forme – celle-ci, en effet, avait été précisément définie
comme « l’interruption, la destruction de l’Aufhebung partout où elle opère ». La souveraineté
ne correspond-t-elle pas à une inscription déconstructrice de la relève ?
Derrida va montrer que non. Il apparaît en effet que le registre de la souveraineté est
inévitablement compromis avec celui de la maîtrise1, dès lors qu’elle n’exige pas l’abandon pur
et simple du discours, de l’écriture et du sens. D’un côté, « la souveraineté est absolue
lorsqu’elle s’absout de tout rapport »2, mais d’un autre côté, s’il doit y avoir une écriture de
souveraineté, celle-ci doit mettre le discours « en rapport avec le non discours absolu. Comme
l’économie générale, elle n’est pas la perte de sens, mais […] « rapport à la perte de sens ». »3 La
souveraineté ne se donne que dans la transgression du mouvement de relève. Or dans
l’Erotisme, Bataille soulignait que le rapport transgressif ne consiste jamais à annuler l’interdit
dans un retour à la nature, mais à le lever sans le supprimer, c'est-à-dire à le maintenir et
l’intégrer. Une note, citée par Derrida, précise : « Inutile d’insister sur le caractère hégélien de
cette opération, qui répond au moment de la dialectique exprimé par le verbe allemand
intraduisible aufheben (dépasser en maintenant). »4 La transgression de la relève ne s’effectue
qu’en empruntant ses ressources à la relève elle-même, de sorte que la souveraineté n’est jamais
pure :

Bataille ne peut donc utiliser que la forme vide de l’Aufhebung, de manière analogique, pour désigner, ce
qui ne s’était jamais fait, le rapport transgressif qui lie le monde du sens au monde du non-sens5.

La dialectique et son interruption ne sont possibles que l’une avec l’autre : la souveraineté ne
s’enlève pas moins que la relève sur un fond qui leur est commun et les empêche de se
constituer indépendamment. La maîtrise ne garantit le système qu’en convoquant et

1
Ibid., p. 391-392.
2
Ibid., p. 391.
3
Ibid., p. 397.
4
Ibid., p. 404.
5
Ibid., p. 404. On retrouve la loi de la transgression déjà formulée dans le cadre de la « stratégie générale » :
« Cette transgression du discours […] doit, comme toute transgression, conserver et confirmer de quelque
manière ce qu’elle excède » (ibid., p. 403-404).

411
repoussant à la fois (en conjurant) le risque de la perte absolue, mais d’un autre côté, la
souveraineté ne peut rapporter le sens à la perte que par des schèmes qu’elle emprunte à
l’Aufhebung.
Derrida distingue dans le texte de Bataille des moments plus ou moins « forts » selon que
celui-ci occulte ou reconnaît l’intrication de la transgression et de la limite :

La plus grande force est celle d’une écriture qui, dans la transgression la plus audacieuse, continue de
maintenir et de reconnaître la nécessité du système de l’interdit (savoir, science, philosophie, travail,
histoire, etc.). L’écriture est toujours tracée entre ces deux faces de la limite1.

Le texte de Bataille est « fort » lorsqu’il accepte la compromission de la souveraineté avec la


maîtrise, de la négativité radicale et de la négativité relative. L’écriture est le lieu même de cette
compromission – mais Bataille tend parfois à la conjurer lorsqu’il veut les isoler, et réprime
donc lui aussi leur condition de possibilité, mais de façon symétrique par rapport à Hegel.
Derrida termine son texte par ces mots :

Il y a donc un tissu vulgaire du savoir absolu et l’ouverture mortelle de l’œil. Un texte et un regard. La
servilité du sens et l’éveil à la mort. Une écriture mineure et une lumière majeure.
De l’une à l’autre, tout autre, un certain texte. Qui trace en silence la structure de l’œil, dessine l’ouverture,
s’aventure à tramer l’absolu déchirement, déchire absolument son propre tissu redevenu « solide » et servile
de se donner encore à lire2.

Entre la totalité du sens maîtrisé (« le tissu vulgaire du savoir absolu ») et la vision aveuglante
du non-sens souverain (« l’ouverture mortelle de l’œil »), il y a un « texte », sur fond duquel
s’enlèvent les deux interprétations (postérieures, et originairement contaminées l’une par
l’autre) de l’Aufhebung et de la dépense sans réserve. Le « texte » excède la tradition aussi bien
que sa transgression, mais les rend aussi possibles, l’un avec l’autre – toujours.

2. Lévinas : le même et l’autre

« Violence et métaphysique » est une interprétation critique de l’œuvre de Lévinas


jusqu’à Totalité et infini1. Il ne s’agit pas ici d’en suivre toutes les voies, riches et complexes,

1
L’écriture et la différence, op. cit., n. 2, p. 404.
2
Ibid., p. 407.

412
mais seulement de montrer la déconstruction à l’œuvre dans son rapport à ce qui voudrait
déborder simplement la métaphysique. Derrida voit dans la pensée lévinassienne une tentative
pour rétablir les droits de l’altérité contre les tendances dominatrices du « même »,
caractéristiques de la philosophie traditionnelle.
Le véritable rapport à l’autre est dissymétrique et irréversible, car l’autre s’évade de
l’orbite du même, se fait altérité absolue, radicalement transcendante – ce qu’il ne peut être
que comme Autrui. Or la pensée traditionnelle réprime cette transcendance éthique2 par sa
vocation théorique. Le théorique semble pourtant respecter Autrui, en raison de la symétrie du
Même et de l’Autre, qui définit la « logique formelle »3. Mais la symétrie suppose que les
termes soient placés dans un espace homogène qui les rend disponibles pour la maîtrise
théorique, et occulte ainsi la dissymétrie éthique. L’impérialisme théorétique du même
constituerait ainsi l’axe directeur de « la philosophie occidentale, en particulier de la
phénoménologie et de l’ontologie »4. C’est lui que l’auteur de Totalité et infini conteste parce
qu’il empêcherait de penser l’autre et d’y ordonner notre discours5. La répression en question
forme la racine de toute violence entendue comme réduction d’Autrui à un moment du moi :

Aussi toute réduction de l’autre à un moment réel de ma vie, sa réduction à l’état d’alter ego empirique est-
elle une possibilité ou plutôt une éventualité empirique qu’on appelle violence6.

Plus largement, la violence plie l’autre à la nécessité d’« apparaître comme ce qu’il est
[…] dans, pour et par le même »7. C’est le mouvement caractéristique de toute la tradition
philosophique, que prolongent tant la phénoménologie husserlienne que l’ontologie
heideggérienne. Celle-ci « ramène toujours l’autre au sein du même à la faveur de l’être »8,
tandis que celle-là tend à réduire autrui à un phénomène de l’ego.

1
« Violence et métaphysique », dans l’Ecriture et la différence, op. cit., p. 117-228. Nous ne prendrons en
compte ici aucun des deux grands textes ultérieurs consacrés à Lévinas, à savoir « En ce moment même dans
cet ouvrage, me voici », (dans Psyché, op. cit., p. 159-203) et Adieu, à Emmanuel Lévinas (Paris, Galilée, 1997),
qui forment en quelque sorte une complication de sa lecture initiale prenant en compte les œuvres
postérieures, et surtout Autrement qu'être.
2
Ibid., p. 136.
3
« Violence et métaphysique », op. cit., p. 135.
4
Ibid.
5
Ibid.
6
Ibid., p. 187.
7
Ibid., p. 195.
8
Ibid., p. 143..

413
Cette mise en accusation de la violence est également le procès d’une pensée négative de
l’autre. Il y a un jeu interne au même, une négativité au travail en lui qui fonde une altération
« de soi vers soi » 1 occultant l’altérité véritable. Comprendre l’Autre comme non-même
consiste à le placer en situation relative et dérivée :

Si la négativité (travail, histoire etc.) n’a jamais rapport à l’autre, si l’autre n’est pas la simple négation du
même, alors ni la séparation ni la transcendance métaphysique ne se pensent sous la catégorie de la
négativité2.

Penser la transcendance de façon négative revient à confondre l’infinité éthique d’Autrui avec
le « mauvais infini » hégélien3, avec une altération indéfinie du même, travail « économique »,
au sens d’une circularité, d’un jeu qui se ferme à l’autre. Critique de la violence et de la
négativité, une authentique pensée de l’autre considère celui-ci non comme hétéron relatif,
mais comme tout-autre, non circonscrit par le moi, ses pouvoirs et son travail. Cette pensée
vise donc un débordement positif du même, du théorique, de l’ontologie4. Son infinité forme
un foyer originaire, absout de la relation au même et sa totalité finie, il est le « surgissement de
l’altérité absolue, d’une extériorité qui ne se laisse ni dériver, ni engendrer, ni constituer à
partir d’une autre instance qu’elle-même. »5 Une telle pensée ne consiste plus à se représenter
autrui. Elle excèderait l’économie de la négativité et de la violence en respectant l’altérité de
l’autre. L’expression de l’infini, c’est le visage6, qui n’est pas métaphore ou symbole, mais
donation de son infinité en personne7, et qui commande la paix. Le langage, enfin, s’inscrit
dans le rapport éthique de face à face avec autrui.
On pourrait penser que ce geste de débordement de la théorie, de l’ontologie et de la
phénoménologie dans une pensée du tout-autre rapproche l’éthique lévinassienne de la
déconstruction. Et pourtant, la lecture derridienne est une critique qui consiste à faire valoir

1
Ibid., p. 139.
2
Ibid., p. 140.
3
Ibid., p. 175.
4
Ibid., p. 146.
5
Ibid., p. 156.
6
Ibid., p. 146.
7
Ibid., p. 149.

414
les droits de la « logique formelle » contre les efforts de Lévinas, en montrant que l’on ne peut
penser l’autre comme autre sans tenir compte du même1 :

Si l’on veut, à travers le discours philosophique, auquel il est impossible de s’arracher totalement, tenter
une percée vers son au-delà, on n’a de chance d’y parvenir dans le langage (Lévinas reconnaît qu’il n’y a
pas de pensée avant le langage et hors de lui) qu’à poser formellement et thématiquement le problème des
rapports entre l’appartenance et la percée, le problème de la clôture2.

On ne peut s’installer dans la percée, dans la transcendance et l’altérité pures ; la pensée ne


peut dépasser la thématisation et la théorie qu’en les retournant contre eux-mêmes. Ce qui
signifie que l’absoluité d’autrui se définit encore par ce dont elle s’absout ; l’autre ne peut nous
faire signe que dans le paradoxal « rapport » de transcendance avec le même. Derrida l’établit
de plusieurs façons dont le détail ne nous retiendra que lorsqu’il est pertinent pour notre
propos. Il remarque notamment que l’éthique comme philosophie première ne peut faire
l’économie d’un enracinement dans la conceptualité traditionnelle3 ; elle ne peut éviter de
situer le visage de l’autre sur le plan de l’espace et de la phénoménalité4 (ou tout au moins,
depuis ce plan) ; et qu’il lui est impossible de penser une expérience de l’autre qui ne soit pas
vécue comme la mienne 5 . La référence au plan de la théorie, de l’ontologie est donc
irréductible, tout comme la référence à l’Aufhebung l’était chez Bataille.
Et c’est dès lors la négation qui devient irréductible : non pas répression injustifiée d’une
positivité originaire, mais nécessité imposée à la pensée par la logique même de la
transcendance. En effet, puisque le langage se meut dans l’élément de la transcendance
éthique, il ne saurait être question pour Lévinas, comme pour la théologie négative ou pour
Bergson, d’en user en le dénonçant6 (ou, selon sa propre formule dans Autrement qu'être, de
« dire en se dédisant »). Cette transcendance, dès lors, ne peut plus être présentée à la fois
comme altérité infinie et comme positivité. Si sa positivité était infinie, sans un certain rapport

1
Ibid., p. 189 : « Que l’autre n’apparaisse comme tel que dans son rapport au même, c’est une évidence que
les grecs n’avaient pas besoin de reconnaître dans l’égologie transcendantale qui la confirmera plus tard. »
2
Ibid., p. 163.
3
Ibid., p. 165 : « Nous nous interrogeons sur le sens d’une nécessité : celle de s’installer dans la philosophie
traditionnelle pour la détruire. »
4
Ibid., p. 169.
5
Ibid., p. 192.
6
Ibid., p. 168. On trouvera un exemple de ce retour irrépressible de la négativité à la page précédente, avec le
problème de l’extériorité. Lévinas est contraint, en effet, pour désigner l’altérité d’Autrui, de faire référence à
une extériorité (donc un concept essentiellement spatial) qui ne serait « pas spatiale » et finalement « non-
extériorité et non-intériorité ».

415
négatif avec l’espace, la phénoménalité (donc le moi) ou le même en général, l’appel du tout
autre ne pourrait plus nous parvenir du tout :

« Infiniment autre » ne signifie-t-il pas ce dont je ne peux venir à bout malgré un travail et une expérience
interminable ? […] L’infini ne s’entend comme autre que sous la forme de l’in-fini. Dès que l’on veut
penser l’Infini comme plénitude positive (pôle de la transcendance non-négative de Lévinas), l’autre
devient impensable, impossible, indicible. C’est peut-être vers cet impensable-impossible-indicible que
nous appelle Lévinas au-delà de l’être et du Logos (de la tradition). Mais cet appel ne doit pouvoir ni se
penser ni se dire1.

Lévinas s’est fermé la possibilité de dénoncer le discours au nom de l’éthique, puisque le


langage épouse la trajectoire du rapport à Autrui. L’indicibilité de l’autre, qui résulte de son
altérité infinie et positive, ne peut être mise sur le compte d’une faiblesse inhérente au langage.
L’ontologie et le discours philosophique reprennent alors leurs droits :

L’Etranger du Sophiste, qui semble rompre avec l’éléatisme, comme Lévinas, au nom de l’altérité, sait que
l’altérité ne se pense que comme négativité, ne se dit, surtout, que comme négativité – ce que Lévinas
commence par refuser – et que, à la différence de l’être, l’autre est toujours relatif, se dit pros étéron, ce qui
ne l’empêche pas d’être un eidos (ou un genre, en un sens non-conceptuel) c'est-à-dire d’être le même que
soi2.

Ce reflux de la négativité est aussi celui de la violence. S’il n’y a pas d’autre pur, autrui
ne saurait présenter son visage que moyennant quelque compromission avec la phénoménalité,
la spatialité et la thématisation, c'est-à-dire en s’annonçant dans mon expérience. Il y aurait
donc une « violence transcendantale » qui conditionne le discours, le sens et la phénoménalité,
en tant que ceux-ci ne peuvent ménager une ouverture à l’autre sans le ramener au même3.
Ainsi la non-violence réelle est-elle toujours une moindre violence : puisque le rapport à autrui
n’est jamais exempt de quelque réduction, le rapport éthique commande de gérer celle-ci au
mieux, c'est-à-dire d’organiser une « économie de la violence ». Cette expression désigne ici
une manière de faire jouer la violence contre elle-même pour la réduire au minimum ;
« économie », donc, au sens de l’échange dans un milieu homogène (violence contre violence)

1
Ibid., p. 168.
2
Ibid., p. 186.
3
Ibid., p. 184.

416
et au sens de l’épargne (le moins de violence possible)1. Une telle économie répond à une
exigence de négociation entre les incompatibles et témoigne de leur entrelacs originaire :

Mais une économie encore qui […] ne peut être chez soi ni dans la totalité finie que Lévinas appelle le
Même, ni dans la présence positive de l’Infini2.

Ainsi la « violence transcendantale » est en réalité l’origine commune de la violence et de la


non-violence3, mais elle est placée par Derrida « du côté » de la violence pour rééquilibrer
l’illusion lévinassienne d’une paix pure et originaire. Cette intrication de la violence et de la
non-violence, du même et de l’autre, est le lieu d’une différance réprimée par la volonté
d’isoler une altérité infinie et positive (tout autant qu’elle le serait par celle de s’installer dans la
plénitude inentamée du même) :

La violence, certes, apparaît dans l’horizon d’une idée de l’infini. Mais cet horizon n’est pas celui de
l’infiniment autre mais d’un règne où la différence entre le même et l’autre, la différance n’aurait plus
cours, c'est-à-dire d’un règne où la paix elle-même n’aurait plus de sens. Et d’abord parce qu’il n’y aurait
plus de phénoménalité et de sens en général. L’infiniment autre et l’infiniment même, si ces mots ont un
sens pour un être fini, c’est le même4.

Si le mouvement qui se porte vers l’autre infini et positif aboutissait, cela signifierait la
répression de la différence avec le même, et donc de leur articulation, sans laquelle il n’y a ni
phénomène, ni signification. L’absolument autre coïncide avec l’absolument même, et l’on ne
peut donc que se mouvoir dans l’entrelacs des deux, s’inscrire dans une économie de violence.
Abandonner cette économie implique de se livrer au risque de la pire violence :

Cette guerre seconde, comme aveu, est la moindre violence possible, la seule façon de réprimer la pire
violence possible, celle du silence primitif et pré-logique, d’une nuit inimaginable qui ne serait même pas
le contraire du jour, d’une violence absolue qui ne serait même pas le contraire de la non-violence : le rien
ou le non-sens purs. Le discours se choisit donc violemment contre le rien ou le non-sens purs, et, en
philosophie, contre le nihilisme5.

1
Ibid., p. 172, cf. aussi p. 188, sur laquelle nous allons revenir.
2
Ibid., p. 172-173.
3
Ibid., p. 188: « Cette origine transcendantale, comme violence irréductible du rapport à l’autre, est en même
temps non-violence puisqu’elle ouvre le rapport à l’autre. C’est une économie »
4
Ibid., p. 189-190.
5
Ibid., p. 191.

417
Le nihilisme est l’abîme auquel s’aveugle celui qui refuse la loi du tout-autre, laquelle
commande de négocier les effets de l’autre dans la sphère du même. Si Autrui s’excepte des
rapports avec le moi sans faire référence à celui-ci, sa signification s’efface, et avec elle,
l’orientation première qui fonde toute valeur. Le respect de l’autre ne consiste pas à s’incliner,
à désarmer absolument devant la pureté originaire de son visage, mais à négocier son effraction
dans la sphère du même, sans laquelle il n’y a pas de rapport possible. La déconstruction,
entendue de façon rigoureuse, ne signifie donc pas s’abandonner à l’autre, mais au contraire
gérer son rapport au même, c'est-à-dire « négocier le non-négociable ».
La différance est « différence entre le même et l’autre » 1. En aucun cas, malgré toutes les
apparences, le discours derridien ne confère un privilège essentiel à l’altérité et au dehors, contre
le même et le dedans. Cette apparence n’est due qu’a la nécessité de renverser le privilège du
même et de résister à la réappropriation que ce privilège induit en général. Cette dissymétrie
fonde la violence transcendantale et la non-violence ne pourra jamais l’abolir, mais seulement
la compenser. Derrida précise :

Il y a une violence transcendantale et pré-éthique, une dissymétrie (en général), dont l’archie est le même
et qui permet ultérieurement la dissymétrie inverse, la non-violence éthique dont parle Lévinas2.

Ce texte est décisif à bien des égards. Il établit que la non-violence réelle ne peut consister
qu’en un renversement violent du privilège spontané de l’ego, c'est-à-dire de la présence. La
non-violence ne saurait donc être, comme on l’a vu, qu’une économie, une attitude de
composition entre le même et l’autre. Mais un détail doit retenir notre attention : si une
dissymétrie première rend possible la dissymétrie inverse, cela implique-t-il que le même revêt
une primauté par rapport à l’autre ? Question redoutable que nous retrouverons tout au long
de cette première section.
La lecture derridienne de Lévinas et Bataille ne laisse aucun doute : la déconstruction
ne saurait constituer une simple inversion du réseau de privilèges qui définissent la
métaphysique. Il faut donc revoir le sens de la différance/trace/écriture en tenant compte de
cette donnée capitale.

1
Dans l’extrait des p. 189-190 cité supra.
2
Ibid., p. 188.

418
C. La différance rééquilibrée

1. La différence comme contamination du sens et du non-sens

Dans « La différance », Derrida présente ainsi les résultats de sa lecture de Bataille :

J’ai essayé ailleurs […] d’indiquer ce que pourrait être une mise en rapport […] de l’« économie restreinte »
ne faisant aucune part à la dépense sans réserve, à la mort, à l’exposition au non-sens, etc., et d’une
économie générale tenant compte de la non réserve1.

La déconstruction est « mise en rapport » de l’économique et du non-économique, et non pas


simplement inscription de l’économique (par exemple : le sens et sa circulation sans perte)
dans son contraire. Cette mise en rapport est en fait la reconnaissance de la contamination
originaire des opposés, dont aucun ne peut se constituer ni se maintenir « comme tel » sans
impliquer ce qui l’exclut et le déconstitue – de sorte que pour la déconstruction, toutes choses se
produisent et se défont dans un seul et même mouvement différantiel. Ainsi, la temporisation est le
retardement de la présence, mais retardement déconstitutif et constitutif. La déconstruction est
l’épreuve du rapport entre ces mouvements opposés, dont la différance signe l’unité
indéfectible :

Comment penser à la fois la différance comme détour économique qui, dans l’élément du même, vise
toujours à retrouver le plaisir ou la présence différée par calcul (conscient ou inconscient) et d’autre part la
différance comme rapport à la présence impossible, comme dépense sans réserve, comme perte irréparable
de la présence […] ? Il est évident – c’est l’évidence même – qu’on ne peut penser ensemble l’économique
et le non-économique, le même et le tout-autre, etc.2

La déconstruction n’est pas seulement du côté de la perte et de l’autre, mais scelle l’entrelacs
impensable à partir duquel économie et an-économie se constituent et se défont. La différence
est donc le tout-autre pour une pensée qui prétend s’enfermer dans le même – mais elle est
aussi ruineuse pour celle qui voudrait promouvoir un tout-autre pur. Dans La dissémination,

1
« La différance », dans Marges, op. cit., p. 20.
2
Ibid., p. 20.

419
au cours d’un commentaire de Mallarmé, Derrida parle de l’hymen, comme d’un indécidable1.
Or par l’hymen, « non seulement la différence est abolie (entre le désir et l’accomplissement),
mais la différence entre la différence et la non-différence. »2 La trace joue à la fois comme
dislocation du même et comme effacement de la différence dans le mouvement de sa
production.
La différance nous entraîne donc vers le rapport inextricable entre deux tensions qui
s’excluent radicalement : tension vers la présence et le sens sans réserve, tension vers l’absence
radicale de l’être et du sens. Chacune se soutient de refouler l’autre, tout en gardant de cet
autre une trace qui constitue leur condition commune de possibilité, mais leur interdit en
même temps d’atteindre ce à quoi elles tendent. L’archi-écriture comme origine de ces deux
tensions antagonistes reste impensable comme telle ; du moins Derrida nous dit-il que l’unité
des deux est « évidemment » impensable, c'est-à-dire qu’elle ne saurait être exhibée sous forme
d’évidence. La déconstruction consiste donc à suivre les effets d’aporie et de contradiction que
la trace ne saurait manquer de produire sur le texte métaphysique, mais aussi dans le texte anti-
métaphysique. La déconstruction consiste donc à montrer que rien n’est donné, car la
compromission originaire interdit à quoi que ce soit de se produire une fois pour toutes et de
se tenir simplement en soi même. La contamination originaire induit une précarité essentielle,
elle ne permet ni à la chose ni à la pensée de se constituer et se garantir de façon assurée et
définitive. C’est pourquoi déconstruire signifie « négocier le non négociable », ce qui revient à
définir et penser la chose même en tenant compte de l’altération radicale et constitutive lui
interdisant d’être la même.
La force d’une pensée, par laquelle celle-ci « participe » plus ou moins de la
déconstruction, consiste, comme Derrida l’écrit dans la note sur Bataille, à envisager avec le
plus de lucidité l’entrelacs du même et de l’autre, de la présence ou de l’absence, et à
comprendre le caractère inextricable (parce qu’originaire) de leur contamination réciproque.
On peut tirer de là plusieurs conséquences décisives.

1
La dissémination, op. cit., p. 238 : « Grâce à la confusion et à la continuité de l’hymen, non pas en dépit de
lui, s’inscrit une différence (pure et impure) sans pôles décidables, sans termes indépendants et irréversibles.
Telle différance sans présent apparaît ou plutôt déjoue l’apparaître en disloquant un temps ordonné au centre
du présent. »
2
Ibid., p. 237.

420
2. La coïncidence des opposés

Un commentaire de « La différance » sur la mise en rapport des deux économies décrit


une logique que l’on pourrait décrire comme une « coïncidence des opposés » :

Rapport entre une différance qui retrouve son compte et une différance qui manque à retrouver son
compte, la mise de la présence pure et sans perte se confondant avec celle de la perte absolue, de la mort1.

L’irréductibilité du rapport signifie aussi que présence et absence deviennent indiscernables,


dès lors qu’on prétend les avoir isolés – puisque cela revient à cesser de négocier le rapport et la
distinction. L’aboutissement du refoulement de la différance au nom de la préservation du sens
est indiscernable de celui du refoulement au nom de la perte radicale. Ainsi Derrida avait-il dit
dans « Violence et métaphysique » que l’autre absolu est le même que le même absolu – c’est là
un motif essentiel de sa méditation.
On lisait dans « La structure, le signe et le jeu dans le discours des sciences humaines » :
« Le centre, l’absence de jeu et de différence, n’est-ce pas un autre nom de la mort ? »2 Si le
projet métaphysique aboutissait, il rapporterait la structure à un centre qui immobiliserait le
jeu de la différance – mais il supprimerait ainsi la structure même qu’il devait fonder en
interdisant le jeu des substitutions. La présence vivante ne vit que de négocier ses rapports avec
la mort, rapports qui la rendent possible tout en l’empêchant de se fermer sur soi. La rupture
effective de ce rapport reviendrait à expulser, non seulement ce qui la compromet, mais aussi
ce à partir de quoi elle se produit. La « vie sans différance » est l’« autre nom de la mort »3.
Derrida déploie cette logique, par exemple lorsqu’il affirme que le couple activité
pure/passivité pure « appartient au mythe d’origine d’un monde étranger à la trace : présence

1
« La différance », dans Marges, op. cit., p. 21. On remarquera en passant combien la vie et la mort ne
sauraient être tenus chez Derrida comme liés par un rapport d’opposition simple.
2
« La structure, le signe, et le jeu dans le discours des sciences humaines », dans L’écriture et la différence,
op. cit., p. 432.
3
De la grammatologie, op. cit., p. 104. B. Thorsteinsson, dans La question de la justice chez Jacques Derrida,
L’Harmattan : Paris, 2007, met en exergue de façon très nette ce point précis, p. 130-135. Nous suivons en
partie ses indications et renvoyons ici aux pages 133-134, qui recensent plusieurs textes énonçant précisément
ce point. Retenons La voix et le phénomène, op. cit., p. 115 : « Une voix sans différance, une voix sans écriture
est à la fois absolument vive et absolument morte. ».

421
pure du présent pur, qu’on peut appeler indifféremment pureté de la vie ou pureté de la
mort. »1
Ce qui vaut pour la vie et la mort vaut pour toutes les oppositions métaphysiques. Toute
démarche visant à purifier ce que la trace rend possible au mépris de la contamination
originaire qu’elle commande s’expose sans recours à la compromission qu’elle entendait éviter.
La tentative lévinassienne pour épouser dans le langage un rapport à l’autre exempt de toute
violence illustre parfaitement ce point. En effet, la « pensée pure de la différence pure »2 ne
peut plus se distinguer formellement d’une pensée du même pur, et la non-violence absolue
rejoint « la pire violence »3, « qui menace quand on se livre silencieusement à l’autre dans la
nuit. »4.
Concluons : le désir de pureté se leurre doublement. En premier lieu parce qu’il vise à
expulser ce qui constitue sa condition de possibilité (sans rapport à la différance, pas de tension
vers la présence ni l’absence), et donc qu’il tend à se rendre impossible dans le geste même par
lequel il essaye de se garantir. Mais aussi, en second lieu, parce qu’il s’expose sans recours à ce
qu’il croit exclure. Derrida le résume exactement dans Limited Inc., au sujet de l’intention qui
vise le remplissement, alors qu’elle ne se soutient que d’un excès ou d’un défaut sur cette
présence promise :

La plénitude est la fin (le but) mais si on l’atteignait, ce serait la fin (la mort). Cette non-fin n’est pas un
résidu extrinsèque de l’essence téléologique de l’intention, elle lui appartient comme son autre le plus
intime et le plus irréductible, comme l’autre même en elle. Elle dure tant qu’il y a de la vie, de l’intention,
du langage5.

La ressource originaire de la vie ou du langage leur interdit de se réaliser pleinement – leur


mouvement consiste donc à négocier en permanence ce rapport entre être et disparaître qui
marque la condition de toutes choses.

1
De la grammatologie, op. cit., p. 411.
2
Ibid., p. 224.
3
Ibid., p. 191.
4
Ibid., p. 226.
5
Limited Inc., Galilée : Paris, 1990.

422
3. Penser l’indécidable : aporie et réappropriation

La différance comme unité de l’économique et de l’an-économique n’est lisible que


dans ce qui perturbe les mouvements de constitution et de dé-constitution. Il n’y a pas de
pensée susceptible de faire droit à l’archi-écriture de façon directe, ni en pleine lumière ni en
« pleines ténèbres ». Il faut toujours que la différance se cache d’abord dans les tentatives
métaphysiques pour pouvoir ensuite se manifester par leurs insuffisances. Il n’est donc pas
possible de tenir le rapport métaphysique à la trace pour un accident contingent. Il est suscité
par la loi même de la trace, qui relève du double-bind : la différance étant l’impossibilité de la
propriété (de la chose même), elle n’a lieu qu’en se dissimulant, et se produit donc en se
perdant. Il ne peut y avoir de pensée originairement ou directement docile à l’écriture, car cette
docilité lui demanderait de se tenir silencieuse dans l’ombre de l’impensable, c'est-à-dire de ne
pas être une pensée du tout. Ce qui est valable pour l’être, ou la différence ontologique, conçus
à la façon de Heidegger est aussi valable pour la trace, toujours en même temps tracée et
effacée1 :

Le mode d’inscription d’une telle trace dans le texte métaphysique est si impensable qu’il faut le décrire
comme un effacement de la trace elle-même. La trace se produit comme son propre effacement. Et il
appartient à la trace de s’effacer elle-même, de dérober elle-même ce qui pourrait la maintenir en
présence2.

Le recouvrement de la trace dans le texte métaphysique est aussi son tracé, et l’oblitération
inévitable dont elle fait l’objet est liée à son statut aporétique3. Ce que confirme De la
grammatologie :

1
Sur ce point voir par exemple « La différance », dans Marges, op. cit., p. 24-25.
2
« Ousia et grammè », dans Marges, op. cit., p. 76.
3
On distingue déjà la logique de l’auto-immunité, qui nous intéresse ici moins directement. Dans « Freud et
la scène de l’écriture » (dans L’écriture et la différence, op. cit., p. 293-340), Derrida pose les fondements de ce
qu’il formalisera plus tard : « Sans doute, la vie se protège-t-elle par la répétition, la trace, la différance. Mais il
faut prendre garde à cette formulation : Il n’y a pas de vie d’abord présente qui viendrait ensuite à se protéger, à
s’ajourner, à se réserver dans la différance. Celle-ci constitue l’essence de la vie […] Il faut penser la vie comme
trace avant de déterminer l’être comme présence. C’est la seule condition pour pouvoir dire que la vie est la
mort » (ibid., p. 302.)

423
Ces déguisements [de l’écriture en langage] ne sont pas des contingences historiques qu’on pourrait
admirer ou regretter. Le mouvement en fut absolument nécessaire […]. Le privilège de la phonè ne dépend
pas d’un choix qu’on aurait pu éviter1.

Dès lors, la métaphysique n’est pas un accident survenu à la différance – elle relève d’une
nécessité, et non d’une erreur fortuite.
Le geste de tracer/effacer, dans ce cas, est à la fois celui de la déconstruction et celui de la
vie immédiate. Celui de la déconstruction, parce qu’elle vise à se rapprocher autant que
possible (mais selon des voies toujours indirectes) du point où ces mouvements incompatibles
se révèlent indissociables ; mais aussi celui de la vie parce que vivre, pour nous, signifie
toujours composer sans savoir comment, avec l’impossibilité de leur conciliation. Derrida dit
des deux interprétations de la trace (comme présence ou absence) qu’elles « sont absolument
inconciliables même si nous les vivons simultanément et les concilions dans une obscure
économie »2 Mais, alors que la conciliation immédiate est une tentative pour atteindre la
plénitude (le propre, le comme tel), la déconstruction ne peut que se pencher après coup sur
cette opération pour souligner en quoi elle se leurre. Dès lors, le geste métaphysique de la
pensée spontanée et celui de la déconstruction ne se distinguent pas de façon essentielle, mais
de façon « stratégique ». Là où le geste métaphysique croit aboutir, le geste déconstructeur sait
qu’il est engagé dans un mouvement compensatoire indéfini déterminé par tel ou tel contexte.
Mais, c’est le point important, la déconstruction compense le geste métaphysique en
inversant d’abord le mouvement, pour souligner ce qui le soude à son opposé (c’est la phase de
renversement, qui semble privilégier l’autre) – et c’est seulement dans un second temps, par un
retour sur cette inversion, qu’elle suggère le point de contamination impossible d’une telle
« soudure » (le tout-autre). Deux conséquences à cela. Tout d’abord, elle intervient toujours
après-coup, lorsqu’un premier mouvement s’est engagé naïvement dans le jeu aporétique de la
différance – et c’est pourquoi elle est dé-constructrice – mais elle peut aussi intervenir sur une
tentative de transgression, comme c’est le cas avec Bataille et Lévinas. Ensuite, elle ne peut
achever son propre mouvement, s’installer à demeure sur le terrain de la différance même pour
en exhiber enfin la vérité dans une description stable. Elle doit attendre que se produisent les
effets de trace et de différance, qui ne peuvent que continuer à se produire, pour les retourner

1
De la grammatologie, op. cit., p. 16.
2
« La structure, le signe, et le jeu dans le discours des sciences humaines », dans L’écriture et la différence,
op. cit., p. 427.

424
interminablement. En effet, même sur une structure métaphysique particulière, il n’y a pas, en
droit, de fin à l’analyse : il n’y aura jamais de compensation exacte, qui permettrait de s’arrêter
sur la différance elle-même. Et c’est pourquoi la déconstruction est une expérience aporétique
c'est-à-dire interminable. Le traitement déconstructeur de la présence ne saurait s’achever et
aboutir à l’époque désormais advenue de la différance. Derrida n’est donc pas le prophète d’une
nouvelle fin de la métaphysique, mais souligne seulement sa clôture ; or « ce qui est pris dans la
clôture délimitée peut continuer indéfiniment. »1 Si la métaphysique est le travestissement
spontané de la différance, il est indubitable qu’elle continuera.
On retrouve en fait le thème de la « réappropriation », auquel on peut désormais donner
un contenu. Nous avions noté, en exposant la stratégie générale, l’insistance derridienne sur
l’existence d’une tendance irrépressible à la « maîtrise appropriante », qui préside à la
recomposition inexorable des hiérarchies métaphysiques, et à la captation de l’autre. Or cette
tendance du discours philosophique à affirmer son pouvoir est la traduction subjective d’une
dynamique ontologique, si l’on peut risquer cette expression, « car ainsi s’entend l’être : son
propre. Il assure sans relâche le mouvement relevant de son appropriation. »2
Si l’on résume : la trace, en raison de sa nature intrinsèquement aporétique, se produit
nécessairement en s’effaçant, et ce tracé/effacé est la présence même de l’étant, c'est-à-dire son
être. Celui-ci est donc déterminé par la dynamique aporétique de son origine à se produire en
propre, ou comme tel ; mais ce mouvement est empêché d’aboutir par l’origine même qui le
met en œuvre, car elle interdit l’achèvement de ce qu’elle lance et rend possible. D’un côté, elle
se donne donc dans un mouvement d’auto-occultation qui constitue la réappropriation elle-
même, en tant que constitution du propre, répression et englobement de l’autre ; mais d’un
autre côté, la différance interdit à ce mouvement d’aboutir, car elle l’oblige à advenir dans un
geste qui est aussi de défection.
La tendance à la réappropriation métaphysique repose donc sur une dynamique de l’être,
et, au-delà, de la trace, qui se produit et persiste d’elle -même. C’est ce mouvement spontané et
irrépressible qui expliquerait selon Derrida la nécessité d’en compenser l’asymétrie en

1
Positions, op. cit., p. 23
2
« Tympan », dans Marges, op. cit., p. VIII. De ce point de vue, Derrida nous paraît très proche de Lévinas,
lorsque celui-ci fait du privilège de la théorie une expression subjective du mouvement même de l’essence. On
lira par exemple Autrement qu’être, (Paris : Livre de poche, 2001), p. 275 : « L’essence mène son train de
présence comme ostentation ou phénoménalité ou apparaître et, à ce titre précisément, requiert un sujet en
guise de conscience et l’investit comme voué à la représentation. Cette façon de requérir le sujet et de
l’engager à la représentation par l’apparoir où l’Essence effectue sa présence est l’objectivité de l’Essence. »

425
permanence, de subvertir systématiquement la hiérarchie, et de maintenir le renversement jusque
dans la neutralisation.

D. Conclusions et questions

L’examen de la déconstruction de la métaphysique de la présence a permis de


confirmer la validité de la stratégie générale ; il permet aussi de souligner l’affinité avec une
démarche apophatique, et de montrer la pensée derridienne comme affectée d’un problème
d’« équilibre ».
En premier lieu, sur l’application de la stratégie générale : la déconstruction de la
métaphysique de la présence est bien apparue comme le traitement d’opposés hiérarchisés qui
organisent certains champs. Ici, le champ est structuré par le couple présence/absence, qui est
visé à travers d’autres oppositions, notamment la voix et l’écriture, mais aussi le signifiant et le
signifié. Le traitement de ces couples vise à solliciter l’ensemble du champ, à faire apparaître les
failles qui sapent la préséance fantasmatique de la présence avec la maîtrise (illusoire) qu’elle
promet, et passe pour ce faire par les deux phases repérées au chapitre précédent. Première
phase : l’inversion de la hiérarchie. Dans l’optique métaphysique, le terme valorisé est supposé
se constituer avant l’autre et indépendamment de lui, de manière à le fonder comme un effet
contingent et accessoire. La première étape de la déconstruction consiste donc à montrer que
ce privilège est illusoire, puisque la pureté originaire supposée de la présence (de la voix, du
sens, de la forme etc.) repose en fait sur la répression et l’occultation de structures qui la
rendent possible mais la compromettent irrémédiablement avec ce dont elle se prétendait
l’origine. A ce stade, le terme dominant de l’opposition apparaît comme dérivé ; la voix, par
exemple semble dépendre de l’écriture, le sens d’une syntaxe sans signification, et la présence à
soi d’un rapport à l’autre. Deuxième moment : la neutralisation, que Derrida distingue
formellement dans sa description générale, mais ne fait pas toujours apparaître nettement dans
la pratique. Il montre bien, toutefois, que ce dont dépend le terme dominant de l’opposition
ne ressortit pas intrinsèquement du contraire de celui-ci – les indécidables ne relèvent pas
davantage de l’absence que de la présence, de l’écriture que de la voix, mais d’une instance qui
ne s’est jamais laissé comprendre dans l’opposition, et au niveau de laquelle celles-ci
deviennent « non-pertinentes ». Cette deuxième étape est souvent difficile à apercevoir,
notamment parce que l’instance qui signe la compromission des opposés n’est pas isolable

426
comme un terme indépendant, et à cause du maintien de l’inversion dans la neutralisation.
L’altérité des indécidables réside dans l’entrelacs des opposés, que l’on ne peut mettre en
exergue qu’en faisant jouer les termes au sein du rapport.
La déconstruction de la métaphysique de la présence a également laissé apparaître la
structure apophatique que nous y cherchions – c'est-à-dire que les indécidables ressemblent à
des principes excédant ce dont ils sont principes. Il faut se contenter pour l’instant de souligner
l’analogie, sans considérer encore les arguments derridiens visant à en contester la valeur. La
différance est décrite par une rhétorique négative qui exprime un débordement sur les
oppositions ontologiques et conceptuelles. Dès lors, puisque le champ déconstruit relève de la
présence, de l’ontologie et de la théorie, l’indécidable affecte une dimension mè-ontologique et
extra-théorique. En premier lieu, il n’est pas :

Déjà il a fallu marquer que la différance n’est pas, n’existe pas, n’est pas un étant présent (on) quel qu’il
soit ; et nous serons amenés à marquer aussi tout ce qu’elle n’est pas, c'est-à-dire tout, et par conséquent
qu’elle n’a ni existence ni essence. Elle ne relève d’aucune catégorie de l’étant, qu’il soit présent ou absent1.

La différance n’est rien. Elle récuse toute détermination ontique et ontologique : « La


différance n'est pas. Elle n'est pas un étant présent, si excellent, unique, principiel ou
transcendant qu'on le désire. »2 Tout cela reste compatible avec une archéologie radicale à la
manière de Plotin, où le principe est au-delà de tout « étant présent (on) ». Même la non-
existence de la trace ne saurait distinguer formellement les deux démarches – puisque ni l’un-
bien ni la différance ne sont assimilés à un néant pur et simple (to pantè mè-on, écrirait Plotin).
La trace échappe également, de toute évidence, à l’ordre de la théorie, car elle déborde la
présence du sens à lui-même. Irréductibles à l’idée, à la conscience et à tout « signifié
transcendantal », les indécidables échappent aussi à notre pouvoir de nomination (qui vise
toujours l’unité d’une chose présente) :

Plus vieille que l’être lui-même, une telle différance n’a aucun nom dans notre langue. Mais nous savons
déjà que si elle est innommable, ce n’est pas par provision, parce que notre langue n’a pas encore trouvé ou
reçu ce nom […]. C’est parce qu’il n’y a pas de nom pour cela […], pas même celui de « différance » qui

1
Positions, op. cit., p. 6.
2
Ibid., p. 22.

427
n’est pas un nom, qui n’est pas une unité nominale pure et se disloque sans cesse dans une chaîne de
substitutions différantes1.

La différance ne peut être désignée que par des noms inadéquats, instables, déniés. Il est inutile
d’insister plus avant sur cette dimension, puisque, comme nous le verrons, Derrida reconnaît
lui-même l’analogie des deux démarches quant à la négativité. On pourrait toutefois objecter
que cette négativité n’est pas comme chez Plotin, l’indice d’une transcendance. Laurent
Lavaud, dans « L’ineffable et l’impossible : Damascius au regard de la déconstruction »,
compare l’archéologie du dernier diadoque à la pensée derridienne. La nécessité de faire jouer
l’opposition pour révéler la fonction des indécidables conduit l’interprète à proposer la
distinction suivante : tandis que la déconstruction vise un « au-delà », « qui dérègle de
l’intérieur la structure qu’il excède », l’apophase damascienne se réfère à un terme radicalement
transcendant2. L’excès induisant la négativité serait lié d’un côté à une échappée interne et de
l’autre à une véritable transcendance. Indépendamment du cas précis de Damascius, pourrait-
on soutenir cette distinction entre Derrida et Plotin ? Il nous semble que non. Tout d’abord en
effet, chez ce dernier, la transcendance est si radicale qu’elle ne se distingue plus de
l’immanence – car l’un ne se distingue pas de ce qui se distingue de lui. Ensuite, si les
indécidables ne peuvent être isolés comme le serait un troisième terme externe aux oppositions
déconstruites, ils ne leur sont pas non plus immanents, au sens où ils excèderaient chaque
opposé mais en restant interne à l’autre. D’une part, Derrida insiste sur le fait qu’ils précèdent
les opposés (la différance est « plus vieille », « antérieure en droit » etc.), qu’ils ne se sont jamais
laissés comprendre dans les oppositions, lesquelles deviennent non-pertinentes à leur niveau
etc. D’autre part, en évoquant une « chaîne des substitutions » qui lie les indécidables, il exclut
de les isoler dans le champ clos des oppositions ; la chaîne n’est-elle pas justement ce qui relie
les domaines relativement hétérogènes sur lesquels s’exerce la déconstruction ?
Pour ce qui est de la dimension « archique » de la trace, le problème est bien sûr plus
délicat – et il ne saurait être question ici, encore une fois, que de montrer qu’il se pose de façon
inévitable. En effet, si Derrida récuse l’idée que les indécidables sont des origines, il se sert
systématiquement de la fonction originaire pour en décrire la nature et la fonction. En premier
lieu, le débordement est décrit comme relevant d’une « antériorité » qui n’est pas temporelle.

1
Ibid., p. 28.
2
L. Lavaud, « L’Ineffable et l’Impossible : Damascius au regard de la déconstruction », Philosophie, n. 96,
hiver 2007, Paris : Editions de Minuit, (p. 46-66) p. 65.

428
Que signifie l’idée d’une différance « plus vieille » que l’être, ou le fait qu’elle soit « avant » les
oppositions ? Cette antériorité non chronologique, ne signifie-t-elle pas qu’il faut la différance
pour que se constituent présence et absence, et qu’elle en commande l’opposition ? Ce passé
absolu, n’ayant jamais été (au) présent, et qui communique avec un avenir absolu n’est-il pas
étonnamment proche de ce que vise le métaphysicien engagé dans une recherche de l’arkhè
comme « principe et fin » ? Derrida use systématiquement des schèmes de « condition de
possibilité », de « production », de « racine », etc. Comme le principe en régime apophatique,
l’indécidable n’excède pas seulement de la présence, il s’en excepte en la rendant possible : « Si
la différance est (je mets aussi le « est » sous rature) ce qui rend possible la présentation de l’étant
présent, elle ne se présente jamais comme telle. » 1 Les indices d’une dimension archique de la
trace sont omniprésents dans les textes de cette période2. Encore une fois, il ne s’agit pas
d’isoler telle ou telle expression pour lui faire dire que la trace est un principe, mais seulement
de montrer que Derrida est contraint de solliciter en permanence le vocabulaire de l’origine, de
la condition de possibilité, de la génération et la production. Le sens de la déconstruction
dépend donc désormais de sa capacité à démontrer que, contre les apparences, les indécidables
sont purs de toute principialité. Ce qui nous amène au seuil du troisième point de la
conclusion.
Distinguer les deux phases de l’opération déconstructrice permet de souligner un
problème dont l’importance est considérable, tant pour notre questionnement sur le principe
que pour la déconstruction en elle-même. Nous avons distingué, au chapitre précédent, une
justification globale du renversement, à savoir le mouvement de réappropriation qui
reconstitue inexorablement les hiérarchies métaphysiques et rattrape ce qui le déborde3. On
vient de lui conférer un sens plus précis : la réappropriation est un mouvement spontané de

1
« La différance », dans Marges, op. cit., p. 6 (je souligne).
2
On peut prendre entre autre exemples centraux et frappants qui n’ont pas été déjà évoqués, La
grammatologie, op. cit., p. 92 : « Il ne s’agit donc pas ici d’une différence constituée mais, avant toute
détermination de contenu, du mouvement pur qui produit la différence. […]. Elle ne dépend d’aucune
plénitude sensible, audible ou visible, phonique ou graphique. Elle en est au contraire la condition. Bien qu’elle
n’existe pas, bien qu’elle ne soit jamais un étant présent. Hors de toute plénitude, sa possibilité est antérieure
en droit à tout ce que l’on appelle signe (signifié/signifiant, contenu/expression, etc.), concept ou opération,
motrice ou sensible. Cette différance n’est donc pas plus sensible qu’intelligible et elle permet l’articulation des
signes entre eux à l’intérieur d’un même ordre abstrait. Elle permet l’articulation de la parole et de l’écriture (au
sens courant) comme elle fonde l’opposition métaphysique entre le sensible et l’intelligible, comme entre
signifiant et signifié, expression et contenu etc. » (je souligne). On trouve ici à la fois l’idée de production, de
condition, d’antériorité en droit et enfin même de fondation !
3
Cf. supra, partie 2, chapitre 1, II, A.

429
l’étant qui tend à se produire en personne, « comme tel »1, en refoulant ses conditions de
possibilités, c'est-à-dire sa dépendance par rapport à ce qu’il prétend exclure. Il convient
toutefois de se pencher plus précisément sur cette justification. En effet, le renversement vise à
compenser la tendance à refouler ce qui, dans le jeu de la différance, menace la présence, en
déchire la plénitude, et nous prive de la maîtrise à laquelle nous aspirons. Derrida écrit que le
refoulement des structures différentielles hors de la présence supposée pleine est une tentative
vaine, reposant sur un « leurre », que révèle par exemple l’examen du concept métaphysique de
vérité2 ; il dénonce le « rêve » métaphysique ou ontothéologique qui ordonne l’homme à la
recherche de la « présence pleine » et du « fondement rassurant »3. Ainsi conçue, l’inversion
participe donc d’une démarche démystificatrice et thérapeutique dont les motifs sont tout à
fait classiques : il faut amener le métaphysicien à reconnaître que la présence qu’il vise est
fantasmatique, que le principe auquel il ordonne sa pensée et la maîtrise qui en dépend sont
illusoires. Cet aspect de la déconstruction reste donc apparemment une recherche de la vérité,
une volonté de dissiper les erreurs et un combat contre les effets malheureux de nos illusions.
S’il faut aller au-delà de ce que la métaphysique nomme « vérité », c’est donc au nom d’un
idéal de vérité plus rigoureux.
Mais un problème demeure : pourquoi effectuer un renversement systématrique, et, une
fois le renversement effectué, pourquoi pourquoi la neutralisation des oppositions doit-elle en
garder la marque ? Pour quelle raison faut-il toujours désigner ce qui excède la voix et l’écriture
comme « écriture » ou « archi-écriture » ? Nous savons depuis le premier chapitre, et nous
venons de rappeler que les indécidables ne se sont jamais laissés comprendre dans les
oppositions, et qu’à leur niveau, celle-ci deviennent non-pertinentes. La différance échappant à
l’économie de la présence, il n’y a pas d’« affinité essentielle » entre elle et l’absence, et l’on ne
saurait par conséquent justifier ainsi un privilège conféré à l’altérité, la différence, et les autres
termes de ce côté de l’opposition. Les lectures de Bataille et Lévinas le confirment sans doute
possible. Derrida répondrait probablement que le dehors ne peut être désigné en lui-même,
comme un troisième terme, qu’il faut donc faire un choix, et que ce choix doit lutter contre le
retour de l’ancienne hiérarchie, résister au mouvement de réappropriation. Pourtant, s’il est
possible de dénoncer l’illusion contenue dans le geste répressif, le caractère quasi systématique

1
Cf. supra, part. 2, chapitre 2 IV, C, 3.
2
Cf. supra, 2 I, B, et en particulier le texte de de la Grammatologie qui dénonce l’« illusion » et le « leurre » de
l’effacement du signifiant dans la voix, et en fait « la condition de l’idée même de vérité ».
3
Cf. supra, 2, 1, A.

430
du choix derridien n’apparaît-il pas comme arbitraire ? En effet, on peut reconnaître que la
« vive voix » est en réalité signitive et précaire ; on peut admettre qu’elle ne saurait être
l’origine pleine d’une écriture secondaire, extérieure et inessentielle, et reconnaître l’intrication
originaire de la voix et de l’écriture. Quel préjudice reste-t-il, dès lors, à désigner l’au-delà de
l’opposition comme une « archi-parole » ? Il est vrai que l’être se présente toujours comme une
plénitude en trompe-l’œil, car il se définit par une dynamique d’appropriation qui arraisonne
l’autre et occulte l’effraction irréductible du dehors en lui. Mais ce constat semble conduire à la
pensée d’un étant précaire, qui ne se produit que de façon instable et en se défaisant, de sorte
que l’ontologie qui tente de le dire est exposée à la même précarité. Une fois la présence purgée
des illusions métaphysiques, lorsqu’elle s’est révélée pénétrée d’absence, ne pourrait-elle pas
aussi servir à suggérer l’au-delà des oppositions ? Après avoir renversé son privilège illusoire, il
n’y a plus de raison de préférer l’un des termes de l’opposition pour désigner ce qui la déborde.
Il convient donc de distinguer très clairement deux aspects de la justification derridienne du
renversement : d’une part, la dénonciation d’erreurs et de fautes induites par le mouvement
spontané de l’être ou du champ métaphysique en général ; d’autre part, la résistance à ce
mouvement spontané lui-même en raison de son caractère inéluctable. Or si le premier motif
est parfaitement valable, le second fait problème, car il ne suffit pas de montrer qu’une
tendance est irrépressible pour justifier qu’on lutte contre elle ; encore faut-il montrer qu’elle
est foncièrement néfaste. Dès lors, le renversement n’est pas systématiquement nécessaire, mais
seulement là où la réappropriation induit illusions et leurres.
Et pourtant, Derrida semble promouvoir un renversement systématique, au-delà de la
nécessité de démystifier. Ainsi par exemple, lorsqu’il déconstruit la prétention de Bataille à
accorder un droit d’aînesse à l’an-économie, ce qui scelle la compromission de l’économie et
l’an-économie est désigné comme « écriture » ; pourquoi la compensation se fait-elle dans le
sens anti-métaphysique (contre le privilège de la présence dans la voix) alors que c’est
justement un excès anti-métaphysique que l’on entend compenser ? Dans « violence et
métaphysique », alors qu’il s’agit de renverser un excès en faveur de l’altérité, Derrida désigne
le rapport du Même à l’Autre comme « différance » ; le contexte ne suggère-t-il pas une
compensation qui insisterait sur la dimension de rassemblement inhérente aux indécidables ?
La désignation de la contamination originaire, pour compenser l’excès anti-métaphysique,
devrait désigner celle-ci comme un archi-verbe. La trace est supposée marquer la disjonction
dans l’identité, le jeu qui sépare les différences etc. Mais elle recouvre tout aussi bien la
réunion, l’ajointement – par exemple de l’espacement et de la temporisation, c'est-à-dire aussi

431
de l’espace et du temps1 . La différance est le « sol commun » de l’économique et l’an-
économique, et le jeu unifiant les oppositions. Derrida l’écrit à plusieurs reprises,
incontestablement : « En tant que racine commune, la différance est aussi l’élément du même
(qu’on distingue de l’identique) dans lequel ces oppositions s’annoncent. »2 Il y a bien dans la
différance, comme indécidable paradigmatrique, une dimension d’unification, de
rassemblement qui semble parfois occultée par Derrida au profit de la rupture, de
l’hétérogénéité.
Nous avons constaté, enfin, que la volonté métaphysique de maîtrise n’est pas une
catastrophe incompréhensible, mais l’écho d’une dynamique de l’être lui-même, et, au-delà, de
la trace. Or une fois que la présence et la maîtrise sont reconnues comme problématiques,
impossibles à garantir absolument, subsiste-t-il une raison de résister au privilège qu’elles
revêtent spontanément ? La réponse derridienne, nous le savons, est que l’irrépressible
réappropriation métaphysique conduit à compenser constamment, de manière stratégique, afin
de maintenir l’équilibre. Mais pourquoi cette compensation, si une telle préférence n’entraîne
plus aucune des erreurs et des fautes décrites plus haut ? En sens inverse, Derrida n’explique
pas de façon nette pourquoi l’interprétation métaphysique de la trace se produit spontanément
et se recompose toujours. Cette insistance spontanée n’appelle-t-elle pas quelques explications,
et même quelque évaluation plus précise ? Notre auteur reconnaît que le privilège de la
présence, donc de la théorie, du propre et de la maîtrise, est inévitable ; mais faute de montrer
qu’il est néfaste en tant que tel, il n’y a plus de raison de le retourner systématiquement, et
notamment de marquer la neutralisation par le renversement.
On peut même se demander si la nécessité ne confère pas à ce privilège une certaine
légitimité. Pourquoi en effet faudrait-il contester invariablement ce que l’on renonce pourtant
à renverser ou remplacer ? Dans « Tympan », Derrida souligne, on l’a vu, que l’être lui-même
est marqué par la réappropriation, c'est-à-dire qu’il « relève » sans arrêt son autre. Il demande :
« Peut-on dès lors passer cette singulière limite ? » Autrement dit, peut-on réellement
« dépasser la métaphysique », puisque son geste propre est de reprendre inlassablement ce qui
la dépasse ? La réponse est révélatrice :

1
On lira par exemple, ibid. p. 9 : « Différance comme temporisation, différance comme espacement.
Comment s’ajointent-elles ? » ; ou encore De la grammatologie, op. cit., p. 99 : l’espacement « « On remarquera
que ce mot dit l’articulation de l’espace et du temps, le devenir espace du temps et le devenir temps de
l’espace ».
2
Positions, op. cit., p. 17.

432
Les analyses qui s’entraînent dans ce livre ne répondent pas à cette question, elles n’y apportent ni une
réponse, ni une réponse. Elles travailleraient plutôt, pour en transformer et en déplacer l’énoncé, à
interroger les présupposés de la question1.

Mais peut-on refuser ainsi de répondre ? Derrida peut-il récuser la sommation philosophique à
résoudre ce problème ? Il semble que non. Plus loin, en traitant du problème de la maîtrise, il
évoque la réappropriation par l’ordre philosophique, et commente : « Certes, on ne prouvera
jamais philosophiquement qu’il faut transformer une telle situation et procéder à une
déconstruction effective. » 2 Mais l’absence de preuve philosophique ne trahit-elle pas tout
simplement que l’on ne peut justifier par principe la volonté de détruire la maîtrise
métaphysique ? Ces questions ne nous abandonneront plus.
Notre enquête sur la première époque de la déconstruction s’achève. Il convient à
présent de chercher si les thèmes et structures que nous y avons repérés se retrouvent par la
suite, de souligner les ruptures et les continuités, et de voir si l’on pourra trouver des réponses
aux questions qui viennent d’être posées.

1
« Tympan », dans Marges, op. cit., p. IX.
2
Ibid., p. XVIII..

433
CHAPITRE III

DON ET JUSTICE

Ce nouveau chapitre vise deux objectifs. Il s’agit tout d’abord de savoir si la


déconstruction reste conforme à ce qu’elle est apparue au cours des deux premiers chapitres.
En effet, il semble qu’après la métaphysique de la présence, Derrida change de méthode. On
ne reconnaît pas toujours les schémas habituels, et plusieurs interprètes évoquent la possibilité
d’un tournant. Y a-t-il un tel tournant ? Surtout : la stratégie générale est-elle abandonnée ?
Tel est le premier faisceau de questions auquel il faut répondre. Ensuite, nous chercherons à
éclairer d’une lumière nouvelle le déséquilibre affectant la déconstruction, en montrant
comment elle procède lorsqu’elle est directement confrontée à des thèmes éthiques et
politiques. Le but est d’achever la présentation générale de la déconstruction avant de se
concentrer sur la question du principe.
Pour cette enquête, il fallait envisager des aspects importants de la pensée derridienne.
Mais dans la mesure où notre auteur refuse toute unité d’essence à sa démarche, notre choix,
privé de légitimation a priori, est nécessairement menacé d’un certain arbitraire. La réflexion
qui commence aurait pu s’intéresser à l’opposition entre démocratie et souveraineté, entre
hospitalité conditionnelle et inconditionnelle, ou entre foi et savoir – mais ce sont l’économie
et le don, puis le droit et la justice, qui retiendront notre attention.

I. Le don et l’économie

En 1977-1978 Derrida donne cinq séminaires à l’Ecole Normale Supérieure, qu’il


organisera en une série de lectures à l’université de Chicago (Carpenter’s lectures). Le fruit de ce
travail sera publié dans Donner le temps1. En 1986, dans une conférence, il accordera à ces

1
Donner le temps, Paris : Galilée, 1997.

434
analyses un certain privilège, en indiquant qu’elles « orientent expressément tous les textes »
qu’il a publiés depuis1. On peut donc considérer la pensée du don comme essentielle pour la
déconstruction.
Afin de mieux établir les similitudes et différences entre la pensée du don et celle de la
trace, nous commencerons par montrer que le parcours de Derrida dans Donner le temps met
en œuvre la stratégie générale. Nous nous demanderons ensuite si, et dans quelle mesure, la
situation est vraiment analogue en cherchant à retrouver l’asymétrie affectant la déconstruction
de la présence. Après avoir examiné la lecture par Jean-Luc Marion du don en régime de
déconstruction, nous conclurons par un bilan.

A. Le don, l’économie et la stratégie générale

1. L’inscription de l’économie

L’opposition centrale de Donner le temps est celle du don et de l’économie. Celle-ci est
liée au schème du cercle2, qui détermine les concepts « d’échange, de circulation, de retour »3.
Dans la circularité économique, ce qui change de place ou de mains est remplacé par autre
chose ; son circuit ne perd rien, ne gagne rien, et le jeu qu’il rend possible est à somme nulle
(comme le jeu des substitutions dans une structure centrée). Cette circularité exclut ainsi la
donation, car « pour qu’il y ait don, il faut qu’il n’y ait pas de réciprocité, de retour, d’échange,
de contre-don ni de dette »4. L’économie forclot l’irruption de l’autre dans le cercle du même.
Le don an-économique5 excède le cercle des échanges. Il exclut jusqu’à la reconnaissance
du geste de donation (par le donataire et le donateur), qui équivaudrait à une reconnaissance
de dette ou à une rétribution symbolique, et signerait la réinscription dans l’économie. Il est
par conséquent imprésentable, et, comme la différance, récuse toute forme propre : si le don
apparaît « comme tel » il s’annule6. On reconnaît l’effet aporétique7 : le don déchire l’économie

1
« Comment ne pas parler… », dans Psyché, Inventions de l’Autre, op. cit., p. 587, n.1.
2
Donner le temps, op. cit., p. 17-19.
3
Ibid., p. 18.
4
Ibid., p. 24.
5
Ibid., p. 19.
6
Ibid., p. 39.
7
Ibid. : « Tout semble ainsi nous reconduire vers le paradoxe ou l’aporie d’une proposition nucléaire sous la
forme du « si…alors » : si le don apparaît ou se signifie, s’il existe ou s’il est présentement comme don, comme
ce qu’il est, alors il n’est pas, il s’annule ». On lira également, p. 25 : structure de l’aporie/double-bind : « Il

435
comme la différance fissure la présence. Dès lors, « la vérité du don équivaut au non-don ou à
la non vérité du don. »1 Ne pouvant se prêter à la moindre présentation, il déborde la
temporalité2, et déjoue ainsi l’ontologie : il y a « un certain excès essentiel du don, voire un
excès du don sur l’essence même »3, qui induit une impossibilité, ou au moins une difficulté, à
articuler un discours « raisonnable », « sensé », et « accessible au sens commun »4. Le nom de
« don » (tout comme celui de « différance ») n’en est pas un parce qu’il ne nomme pas « l’unité
d’un sens ». Dès lors, « il y a tout à parier qu’un discours conséquent sur le don devient
impossible : il manque son objet et parle, au fond, d’autre chose. »5. L’excès simultané sur la
sphère ontique et logique montre que le débordement apophatique est toujours de mise.
Ce débordement n’est pas simple échappée, car l’irréductible donne lieu à ce dont il
s’excepte :

Car enfin le débordement du cercle par le don, s’il y en a, ne va pas à une simple extériorité ineffable,
transcendante et sans rapport. C’est elle qui met le cercle en marche, c’est elle qui donne son mouvement à
l’économie. C’est elle qui engage dans le cercle et le fait tourner. S’il faut rendre compte (à la science, à la
raison, à la philosophie, à l’économie, au sens) des effets de cercle dans lesquels un don s’annule, ce rendre-
compte requiert qu’on tienne compte de ce qui, n’appartenant pas au cercle, y engage et l’engage dans son
mouvement. Qu’est-ce que le don comme premier moteur du cercle ? Et comment se contracte-t-il en
contrat circulaire ? et depuis où ? depuis quand ? depuis qui ?6

Le don lance le cercle qu’il interrompt, sa dynamique fait tourner l’économie et rend possible
ce qui l’exclut. Le circuit des échanges paraît fondé par ce qui le rompt, au sens où l’activité
théorico-économique doit compter avec ce qui la déborde, et rendre raison de ce qui la met
ainsi en marche et en crise à la fois. Le don appelle le compte, suscite le discours, et avec lui la

n’y a plus de don dès que l’autre reçoit […]. Dès qu’il garde au don la signification de don, il la perd, il n’y a
plus don. »
1
Ibid.
2
Ibid., p. 27: « La temporalisation du temps (mémoire, présent, anticipation ; rétension, protension,
anticipation du futur, extases etc.) engage toujours le processus de destruction du don : dans la garde, la
reproduction, la prévision ou l’appréhension anticipatrice, qui prend ou comprend d’avance ».
3
Ibid., p. 22.
4
Ibid., p. 52 : « Comment parler raisonnablement, de façon sensée, accessible au sens commun, d’un don qui
ne pouvait être ce qu’il était qu’à la condition de ne pas être ce qu’il était ».
5
Ibid., p. 39. Derrida précise : la pensée du don se tiendrait « dans cet écart entre l’impossible et le pensable »
(ibid. p. 22.). L’impossible n’est pas impensable, même s’il ne peut être abordé de front, dans sa vérité et sa
plénitude. Il est le pensable comme tel – en même temps que ce qui déjoue la pensée.
6
Ibid., p. 47. On lira aussi : « Le don s’il y en a, devrait passer au-delà de tout. Avant tout ou après tout. Non
qu’il s’oppose à la raison ou à quoi que ce soit […] mais peut-être les passe-t-il pour que quelque chose se
passe, y compris quelque chose comme la raison, y compris tout » (ibid., p. 103).

436
pensée ; il détermine par conséquent, comme la trace, un mouvement impossible pour
rapatrier sur le terrain de la présence et de l’économie ce qui se refuse à y entrer1.
Mais si Derrida s’arrêtait là, il aurait fondé l’économie sur le don, et simplement opéré
l’inversion d’une hiérarchie où l’économie aurait dicté au don ses conditions. Autrement dit, si
la stratégie générale continue de s’appliquer, le don ne devrait pas pouvoir s’ériger en nouvelle
origine, en premier moteur de l’économie. La déconstruction de l’opposition devrait marquer
aussi la contamination originaire de la donation avec l’économie, donc le rééquilibrage par
neutralisation du rapport. Et c’est effectivement ce qui a lieu.

2. La neutralisation

Cela signifie d’abord que ces deux logiques sont conduites à l’impossible – à savoir se
produire conjointement. On le voit au début du chapitre III, consacré à Mauss, où Derrida
évoque l’« être-ensemble », « le syn qui ajointe ensemble ces deux procès en droit aussi
incompatibles que celui du don et celui de l’échange »2. La signification de cette association
apparaît très bien dans les pages consacrées à l’anthropologue. Notre auteur remarque que chez
Mauss, le concept économique de terme ouvre une forme de temporalité ajointant économie et
an-économie 3 . L’anthropologue souligne en effet que le don, dans certaines structures
traditionnelles, appelle paradoxalement un contre-don « à terme ». Le terme devient donc
l’indice d’une temporalité rompue, disjoignant les présents de telle sorte qu’ils circulent sans
être unilatéralement réintégrés dans l’économie, ce qui permet à Mauss de parler sans
contradiction de « dons échangés » 4 . La chose que l’on donne insère un intervalle
chronologique, un « devenir-temporisation de la temporalisation »5, de sorte que le don peut
exiger un contre-don sans tourner à l’échange. Cette temporisation de la temporalisation
évoque irrépressiblement la figure d’un indécidable : « La différance qui n’(est) rien, est (dans)

1
On trouve à nouveau cette idée, ibid., p. 45 : « Il n’y a peut-être de nomination, de langage, de pensée, de
désir ou d’intention que là où il y a ce mouvement pour penser encore, désirer, nommer ce qui ne se donne ni
à connaître, ni à expérimenter ni à vivre – au sens où la présence, l’existence, la détermination règlent
l’économie du savoir, de l’expérience et du vivre. En ce sens, on ne peut penser, désirer et dire que
l’impossible, à la mesure sans mesure de l’impossible. Si l’on veut ressaisir le propre du penser, du nommer,
du désirer, c’est peut-être à la mesure sans mesure de cette limite que c’est possible, possible comme rapport
sans rapport à l’impossible ».
2
Ibid., p. 56.
3
Ibid., p. 56 : « Le syn de ce système, nous verrons qu’il a un rapport essentiel avec le temps, à un certain
délai, à un certain différer dans le temps. »
4
Ibid., p. 57-58.
5
Ibid., p. 59.

437
la chose même. Elle est (donnée) dans la chose même. Elle, (est) la chose même. »1 Le don
donne toujours et essentiellement le temps : « La différence entre un don et toute autre
opération d’échange pur et simple, c’est que le don donne le temps. »2 Plus encore, le rythme
de cette chronologie n’est pas simplement dans le temps, mais le structure de façon
essentielle3 : il constitue son homogénéité (en suscitant le contre-don) tout en l’interrompant
(ce contre-don n’est pas un échange) – temporalisation comme temporisation.
Mais il ne suffit pas de reconnaître que la différance permet au don d’entrer dans le
cercle économique, ni qu’elle contraint ce cercle à en envelopper le déchirement. Elle fait de
l’impossible une nécessité dans les deux sens, puisqu’elle impose également un statut
aporétique au don, en l’obligeant à se produire dans un milieu qui le dissout. Il faut donc
résister à la tentation de prêter à la pensée derridienne une orientation anti-économique –
comme si son objectif était simplement de mettre l’économie en crise. La crise frappe des deux
côtés de l’opposition, dans la mesure où « les conditions de possibilité du don […] deviennent
simultanément les conditions d’impossibilité du don »4. Derrida déploie à ce sujet l’idée d’un
oubli essentiel, qui seul permettrait au don de se produire, dans la mesure où sans cet oubli, il
est reconnu « comme tel », et réapproprié par le cercle des échanges, la vérité et la
représentation théorique5. Il ne s’agit nullement de sauver la pureté d’une donation sans
compromis – et surtout pas celle d’une donation originaire6.
Cette situation se traduit par exemple dans l’injonction aporétique à penser ce qui se
soustrait à toute présentation. Même si le don excède radicalement le théorique, il faut encore
le penser (sinon le connaître) ; or l’effort pour ce faire ne peut pas, et surtout ne doit pas, se
résumer à une « abdication adorante et fidèle » ou un « mouvement de foi devant ce qui
déborde l’expérience »7. Derrida poursuit :

Il s’agit au contraire, désir au-delà du désir, de répondre fidèlement mais aussi rigoureusement que possible
à l’injonction ou à l’ordonnance du don (« donne ») comme à l’injonction ou à l’ordonnance du sens

1
Ibid.
2
Ibid., p. 59-60. On lira également la p. 44 sur le don qui donne le temps, c'est-à-dire rien de présent.
3
Ibid., p. 60.
4
Ibid., p. 24.
5
Sur cet oubli, cf. ibid., p. 29-32, puis p. 79.
6
Derrida écrit au sujet de Mauss qu’il « s’agit pour lui de penser la rationalité économique du crédit à partir
du don et non l’inverse » (Ibid., p. 64). Or c’est tout le but du troisième chapitre de Donner le temps que de
déranger cette organisation en montrant l’intrication des opposés qui ne se laissent pas hiérarchiser
simplement.
7
Ibid., p. 46.

438
(présence, science, connaissance) : sache encore ce que donner veut dire, sache donner, sache ce que tu veux
et veux dire quand tu donnes, sache ce que tu as l’intention de donner, sache comment le don s’annule,
engage-toi, même si l’engagement est destruction du don par le don, donne, toi, à l’économie sa chance1.

Le don lui-même doit se réaliser dans le cercle économique qui le dissout, et son injonction
propre (« donne ») ne se laisse plus distinguer clairement de l’injonction contraire (« sache »).
La non présentation du don, si elle restait pure, déboucherait sur son annulation, ou tout au
moins, elle l’empêcherait de produire le moindre effet (et le don serait alors simplement
impossible). Cette logique est particulièrement sensible lorsque Derrida écrit : « Car pour
penser le don, une théorie du don est impuissante par essence. »2 Cette impuissance de la
théorie est la faiblesse de la maîtrise face à ce qui en excède foncièrement le champ. Il est
particulièrement significatif que notre auteur poursuive ainsi : « Cette pensée, il faut s’y
engager, lui donner des gages et de sa personne, risquer d’entrer dans le cercle destructeur, et
promettre et jurer. »3 La logique la plus rigoureuse de la déconstruction est particulièrement
sensible dans ces lignes : la puissance du théorique occulte ce qu’elle prétend se réapproprier,
mais ce geste de réappropriation est en même temps le seul recours pour ne pas abandonner
purement et simplement l’indécidable, et ne pas renoncer à la pensée. Le seul recours pour ne
pas abdiquer face à l’inconnaissable, pour ne pas le laisser perdre sans reste, est de sauter dans
le cercle théorique où il se détruit pour en négocier la venue impossible.
Le ressort de la déconstruction doit donc être placé, non du côté d’un don pur, mais
bien entre les opposés :

Cet écart entre d’une part, la pensée, le langage ou le désir et d’autre part, la connaissance, la philosophie,
la science, l’ordre, la présence, c’est aussi un écart entre le don et l’économie. Cet écart n’est présent nulle
part, il ressemble à un mot vide ou à une illusion transcendantale. Mais il donne aussi à cette structure ou
à cette logique une forme analogue à la dialectique transcendantale de Kant, comme rapport entre le
penser et le connaître, le nouménal et le phénoménal. […] L’effort pour penser ou repenser une sorte
d’illusion transcendantale du don, nous allons nous y adonner et nous y engager4.

Une remarque, avant de commenter ce passage sur le fond : le rapport entre présence et
économie, dans ce texte, montre comment la « chaîne des substitutions » s’organise ; la

1
Ibid., p. 46-47.
2
Ibid., p. 46.
3
Ibid.
4
Ibid., p. 46 (je souligne).

439
parousia passe au second plan, elle perd le privilège de définir le champ déconstruit, mais laisse
son empreinte sur lui. Le passage au premier plan d’un autre domaine à déconstruire
n’implique donc nulle hétérogénéité radicale1. Pour revenir à la question qui nous occupe,
remarquons que l’« écart vide » entre le don et l’économie, est bien le « lieu » même de la
déconstruction. D’abord parce que cet écart vide, « présent nulle part » ressemble en cela à la
différance – celle-ci est directement évoquée au cours de la lecture de Mauss comme le différer
du « terme » qui ajointe les deux logiques contraires en articulant le cours du temps. Ensuite,
rappelons que dans la lecture de Bataille en particulier, la trace était apparue comme l’unité du
« détour économique » et de la dépense sans réserve : elle était donc située entre l’économie et
l’an-économie. Enfin, Derrida le confirme directement : « Là où il y a trace et dissémination, si
seulement il y en a, un don peut avoir lieu »2. Un indécidable rend possible deux logiques
incompatibles, tout en les maintenant dans une compromission irréductible.

3. Injonction aporétique et coïncidence des opposés

Outre le traitement des oppositions, on retrouve les conséquences de la compromission


originaire, à commencer par l’injonction aporétique. Nous l’avons déjà rencontrée, elle
commande de faire l’impossible. Cela signifie laisser dans l’économie une place pour ce qui la
déchire, mais aussi « donner à l’économie sa chance », c'est-à-dire penser le don, et entrer dans
le cercle destructeur. Cette injonction perturbe la logique oppositive. Dans l’Essai sur le don,
remarque Derrida, Mauss défend une éthique de la générosité et promeut l’acte gratuit ; mais il
reconnaît en même temps la nécessité du cercle économique :

Il faut aussi limiter l’excès et la générosité, par l’économie, le travail, l’échange. Et d’abord par la raison et
le principe de raison : il faut aussi rendre compte, il faut aussi savoir ce que l’on donne et ce qu’est
l’intention de donner, il faut aussi donner en conscience et consciencieusement. Il faut répondre du don,
du donné et de l’appel à donner. Il faut y répondre et en répondre3.

1
Cette observation justifie le maintien du terme « métaphysique », progressivement abandonné par Derrida,
en tant que les champs d’application de la déconstruction ne sont pas simplement semblables à celui de la
présence – ils communiquent avec lui par leur contenu même.
2
Ibid., p. 132. Voir aussi, ibid., p. 130 : « C’est pourquoi il n’y a de problématique du don qu’à partir d’une
problématique conséquente de la trace et du texte. Il ne peut jamais y en avoir à partir d’une métaphysique du
présent, voire du signe, du signifiant, du signifié ou de la valeur. »
3
Ibid., 86.

440
La fonction de ces « il faut » est celle de l’injonction déconstructrice, l’espacement qui sépare et
conjoint le don et l’économie, en marquant la nécessité de leur intrication impossible.
Nécessité aporétique que traduit par exemple « l’embarras de Mauss quand il veut définir la
bonne règle, la bonne économie : entre l’économie et la non-économie »1. C’est là que se joue le
rapport entre le négociable et le non-négociable, que l’impossible se fait nécessaire, mais d’une
nécessité hantée par l’incertitude.
Conséquence importante pour notre propos : la page de Donner le temps que l’on vient
de lire témoigne de ce que l’injonction déconstructrice convoque et dérange d’un même trait la
logique du fondement :

Même si le don n’était jamais qu’un simulacre, il faut encore rendre compte de la possibilité de ce
simulacre et du désir qui nous pousse à ce simulacre. Et il faut aussi rendre compte du désir de rendre
compte. Cela ne se fait ni contre ni sans le principe de raison (principium reddendae rationis), même si ce
dernier y trouve sa limite autant que sa ressource. »2

La déconstruction rend raison de l’appel à rendre raison – cela signifie qu’elle le fonde en
même temps qu’elle l’inscrit dans une structure qui le remet en question.
La lecture de l’Essai sur le don permet même de retrouver la « coïncidence des opposés ».
Mauss évoque en effet la « folie » inhérente à certains potlatchs, où des biens sont
frénétiquement détruits. Mais ce déchaînement correspond toujours en même temps à une
volonté de capitaliser, c'est-à-dire d’accumuler un certain crédit, tout en éloignant la
perspective d’un gain immédiat 3 . Cette possibilité montre qu’à la limite, quelque chose
dérange, à la fois et d’un même trait, le calcul économique et le sacrifice sans reste : « Cette
folie est certes double, puisqu’elle menace a priori et aussi bien le cercle clos de la rationalité
échangiste que la dépense effrénée, sans retour, d’un don qui s’oublie. » 4 Lorsque l’an-
économique ne négocie plus ses effets, lorsqu’il veut être pur et simple, il s’annule, tout comme
la dépense sans réserve, et s’expose sans recours à une captation par le calcul le plus intéressé –
ici, la volonté d’accumuler le crédit5.

1
Ibid. (je souligne).
2
Ibid., p. 47-48.
3
Ibid., p. 66-67.
4
Ibid., p. 67.
5
Plus clairement encore : « Ce que Mauss a appris, […] c’est que le don trop pur ou trop bon, l’excès de
générosité du don – en quoi consisterait le don pur et bon – se retourne en mauvais ; c’est même le pire. Le

441
B. Le retour de l’asymétrie

Malgré tout ce qui vient d’être établi, on peut repérer un certain nombre de motifs qui
paraissent reconduire le déséquilibre observé dans le deuxième chapitre. Celui-ci est sans doute
moins clair, mais peut-être pas moins prononcé – car la difficulté à l’apercevoir est liée à un
certain flottement dans le texte de Derrida.
On peut déjà repérer certains indices dans les textes que nous avons lus. Premier indice :
un passage cité plus haut opère un glissement très significatif, puisqu’il commence par évoquer
l’illusion transcendantale de l’écart entre don et économie, et reprend, quelques lignes plus bas,
en parlant cette fois d’une illusion transcendantale du don ; pourquoi l’écart est-il donc pensé
ainsi sous le signe de l’un des opposés ? Deuxième indice : le don du temps occupe un rôle
capital dans le dispositif derridien ; en effet, comme l’être, le temps n’est pas et ne relève pas de
la présence. Seul un don sans présent pourrait donc donner le temps, et notre auteur fait d’un
tel geste la figure même d’une donation irréductible à l’économie1. Or nous avons constaté que
le temps, une certaine temporisation du moins, est la condition même de l’ajointement des
deux logiques ; mais pourquoi cet ajointement n’est-il jamais présenté comme une façon
d’« épargner le don » ou de « prendre le temps » ?
Il y a plus embarrassant. Nous avons cité des textes qui paraissent faire de l’indécidable
(dissémination, trace et différance) la condition du don, aussi bien que de l’économie. Mais à
plusieurs reprises, l’écart indécidable semble accaparé par la donation seule, en particulier
lorsque Derrida parle d’un « passage essentiel entre la dissémination et le don »2. On retrouve
cette idée étrange d’une affinité foncière d’un des termes de l’opposition avec ce qui en règle le
partage. Ensuite, la présentation de l’excès du don sur l’économie accordait au premier un
statut très proche de celui de la différance : en excès radical sur le temps et sur l’être, défaisant
la logique économique etc. Notre auteur prête à confusion, au minimum, sur ce point. Enfin,
une note attachée au dernier chapitre est encore plus troublante, qui rappelle justement « la
différance » pour en explorer le rapport avec le don :

meilleur devient le pire. C’est pour avoir compris ce retournement comme la loi du don que l’anthropologue
incline à cette sagesse, à cette politique, à cette sagesse de la mediocritas et du juste milieu. » (Ibid., p. 88).
1
Ibid., p. 44-45.
2
Ibid., p. 68.

442
Cette logique et cette aporétique du don déploient ici celle de la différance. La question du don était
inscrite dans le texte qui porte ce titre […]. Il s’agissait alors […] de souligner qu’« il n’y a pas d’essence de
la différance, que « celle-ci (est) ce qui non seulement ne saurait se laisser approprier dans le comme tel de
son nom ou de son apparaître, mais ce qui menace l’autorité du comme tel en général… » C’est ce qui se
dit ici, en somme du don, et il faut alors hésiter à dire : du don lui-même1.

Tout se passe comme si le don jouait à la fois les deux rôles dévolus à l’autre dans la
déconstruction de la présence : soit l’autre de simple opposition (par exemple l’opération
souveraine opposée à l’Aufhebung), et le tout-autre (par exemple l’écriture qui soude la
souveraineté à la maîtrise).
Le lieu de l’indécidabilité, analogue à celui de la différance, ne devrait pas être situé
davantage d’un côté de l’opposition que de l’autre. Et pourtant, il l’est, de sorte qu’une lecture
rapide peut parfois laisser croire à un face à face de l’économie et de la donation où celle-ci
serait simplement en excès sur celle-là en même temps qu’elle en lance la circulation. François
Nault, par exemple, qui consacre au don un chapitre de Derrida et la théologie2, accrédite l’idée
d’une opposition frontale entre l’économie et l’an-économie, laquelle susciterait une logique
du sacrifice3 rompant la circulation des présents. La déconstruction viserait à penser le don
comme « étranger à la logique de l’échange »4. Si cette lecture était juste, il y aurait d’un côté
l’économie, et, de l’autre, le don qui excède et rend possible celle-ci. La déconstruction se
transformerait en une promotion de l’autre comme fondement du même. Si notre
interprétation est juste, cette lecture manquerait le sens même de la déconstruction, tout en
révélant un risque induit par l’asymétrie entretenue par Derrida lui-même.
Celui-ci jette au moins un doute sur le sens de sa propre démarche, doute qui apparaît
notamment dans un passage décisif du deuxième chapitre de Donner le temps. Il y est question
d’une ligne partageant « deux grandes structures du don », tel qu’il apparaît dans les tournures
de langage5. D’une part, il y aurait le don d’un objet identifiable, un « donné », un présent,
reconnaissable, impliquant que l’on se tienne dans le cercle économique. Mais il y aurait une
autre forme :

1
Ibid., p. 163.
2
F. Nault, Derrida et la théologie, op. cit., « Du don », p. 173-203.
3
Ibid., p. 176-178 en particulier.
4
Ibid., p. 180. Ce qui conduirait Derrida à se démarquer des analyses de Mauss et Levi-Strauss, « qui insistent
tous deux sur la circularité propre à la vie sociale, comme cycle de donations et de restitutions. » (Ibid.).
5
Donner le temps, op. cit., p. 76.

443
Le don qui donne non pas un donné mais la condition d’un donné présent en général, qui donne donc
l’élément du donné en général. C’est ainsi, par exemple, que donner le temps, ce n’est pas donner un
présent donné mais la condition de présence de tout présent en général ; « donner le jour » ne donne rien
[…] mais la condition de tout donné en général1.

S’agit-il d’opposer l’économie (le don comme présent, intégré dans la circulation) au don pur ?
Cela est possible, et il faudrait alors placer entre les deux une dissémination ou une trace, qui
les contraint à se produire ensemble. Cette première interprétation ne peut être récusée, mais il
pourrait aussi être question, d’un côté, de l’opposition don/économie, et de l’autre, du don
compris comme indécidable, et qu’exige cette articulation. Dans cette hypothèse, la première
« grande structure » désignerait le don se produisant dans l’économie qui l’annule, sans se
réduire à elle, mais en négociant ses effets. La deuxième grande structure signerait la nécessité de
cette compromission tout en échappant à l’opposition. Elle rendrait possible « tout donné en
général » en exigeant le rapport entre l’économique et l’an-économique, et leur donne lieu, les
donne l’un et l’autre, l’un à l’autre. Ce don-là permettrait à toute donation de se produire,
serait-ce en se perdant dans l’économie, mais pas sans reste puisqu’il la dérange et en relance le
circuit. C’est, nous semble-t-il, la lecture qui cadre le mieux avec ce que nous savons par
ailleurs, mais rien dans le texte ne permet de s’en assurer sans hésitation.
On retrouve donc une asymétrie analogue à celle qui affectait la déconstruction de la
métaphysique de la présence – nous verrons en conclusion si elle constitue encore un
déséquilibre, en fonction d’éventuelles justifications.

C. La lecture de Jean-Luc Marion

Jean-Luc Marion étudie à plusieurs reprises cet aspect de la déconstruction2, notamment


en raison de la place centrale occupée par cette notion dans sa propre pensée. En effet, Jean-
Luc Marion tente d’élaborer un nouveau principe phénoménologique, qu’il exprime par la

1
Ibid., p. 76.
2
Voici les principales étapes de cette lecture : Etant donné, Paris : PUF, 1997, p. 108-121 ; le contenu de cette
analyse sera l’objet d’un dialogue, en 1999, que l’on peut trouver dans God, the Gift and Postmodernism,
Bloomington : Indiana University Press, 1999, p. 54-78 ; enfin, Jean-Luc Marion reprendra son
interprétation dans une intervention de 2005 à l’Ecole Normale Supérieure, « L’impossible et le don », reprise
dans Derrida et la tradition de la philosophie, Paris : Galilée, 2008, p. 155-170.

444
formule « Autant de réduction, autant de donation ». Ce principe redéfinit la réduction, c'est-
à-dire la « méthode » pour isoler la phénoménalité, de sorte que celle-ci se mesure, non à
l’intuition, mais à une donation qui en excède le périmètre 1 . Le nouveau principe du
phénomène tient dans une « auto-donation de soi » 2 . L’intuition devient simplement le
lieutenant de cette donation3 qui mesure la phénoménalité4. L’auteur d’Etant donné présente la
pensée de Derrida dans des termes qui ne lui rendent pas complètement justice, et sont en cela
révélateurs de la difficulté que nous soulignons. Il semble osciller entre deux positions.
D’un côté, il affirme qu’en régime de déconstruction, le don est soit réapproprié par
l’économie, soit purement et simplement annulé5 – de sorte que la pensée derridienne du don
intègre celui-ci dans l’horizon de l’économie6. Autrement dit, pour Jean-Luc Marion, le fait
que les conditions de possibilité du don soient en même temps condition d’impossibilité
signifie que le don n’est rien, et ce que l’on envisage ainsi ne mérite pas ce titre7. D’un autre
côté, il admet que Derrida repère une dimension du don comme un impossible qui ne se
réduirait pourtant pas à rien – mais conteste alors que ce dépassement constitue également un
dépassement de la phénoménalité8.
Or, parce qu’il lui importe avant tout de garder la donation dans la sphère de la
phénoménalité, il ne distingue pas toujours entre les deux nuances, et semble diriger une partie
de ses critiques contre une position derridienne réduisant le don à rien parce qu’elle l’exclut de
la sphère phénoménale9. Dans Etant donné, Jean-Luc Marion propose de convertir l’aporie, où

1
J.-L. Marion : Etant donné, op. cit., p. 22.
2
Ibid., p. 23.
3
Ibid., p. 30 : « Seule la lieutenance de la donation permet à l’intuition d’exercer une régence de la vérité ».
4
Cf. Par exemple ibid., p. 31 : « Admettre la phénoménalité du phénomène – son droit et sa puissance de se
montrer à partir de lui-même – implique ainsi de la comprendre à partir de la donation. »
5
Ibid., p. 115 : « Ou bien le don se résume à l’effet d’une cause efficiente (D. Janicaud) ou bien il doit
purement et simplement disparaître pour éviter de se figer dans l’objectité présente (J. Derrida). Ou bien le don
s’effectue et il s’abolit aussitôt en objet neutre à toute donation, ou bien il refuse cette présence neutre, mais il
doit disparaître. » (je souligne).
6
J.-L. Marion, Ibid., p. 118-119, l’auteur oppose à Derrida que si le don est ramené à une économie du don,
c’est qu’il s’est en fait perdu : « Dans cette prétendue économie du don, c’est à la lettre la donation dont on
fait l’économie. » (p. 119), de sorte que ce qui manque finalement à Derrida est de « renoncer à l’horizon de
l’économie » (ibid.).
7
Ibid., p. 118-119 : « En identifiant la possibilité du don à son impossibilité, cette contradiction n’énonce
l’essence de rien, donc pas d’un don quelconque. […] Ce qui fut étudié ne méritait pas le nom de don »
8
J.-L. Marion, « L’impossible et le don », dans Derrida et la tradition de la philosophie, op. cit., p. 168 en
particulier : « le don reste un phénomène […] parce que […] tout phénomène relève de la donation. »
9
J.-L. Marion paraît prendre acte de cette ambiguïté en 2005, sans trop s’y arrêter, puisqu’il dit alors :
« Lorsqu’en 1996 j’examinais ces arguments, il me sembla qu’ils aboutissaient bel et bien à dénier la possibilité
du don en général, ou du moins de sa phénoménalité. »

445
Derrida enfermerait le don, en « percée »1. Il objecte à ce dernier que « si le don n’est pas
présent […], on peut sans doute en conclure qu’il n’est pas ; mais on peut aussi en inférer qu’il
n’a ni à être, ni à subsister selon la présence pour se donner. »2 Toutefois, si nos analyses sont
exactes, c’est là le propos de Derrida lui-même. Ce dernier soutient que le don ne peut se
présenter comme tel ou dans sa vérité sans s’annuler, mais cette proposition doit être
complétée sous peine d’être fausse. Certes, d’un côté, la donation ne peut se présenter, entrer
dans le cercle économique de l’apparaître ; mais d’un autre côté, et tout aussi essentiellement,
la seule possibilité pour le don de ne pas s’annuler sans reste est de faire l’impossible et d’obéir à
l’injonction aporétique – donc de composer avec l’économie. Cette composition ne saurait
signifier un pur effacement, puisqu’elle ouvre le cercle à l’autre, et révèle l’impuissance de
l’économie à boucler son circuit. Le « comme tel du don » n’est pas nul et non avenu, mais
s’exproprie spontanément en injonction aporétique – on ne peut jamais s’assurer qu’un don a
eu lieu, que l’on a donné, mais cette assurance manquante n’est nullement une simple absence.
Que le don se réalise en se perdant mais pas « en pure perte »3, selon les mots même de
Marion, ne saurait constituer une objection contre Derrida, puisque cela correspond à sa
propre position. C’est d’ailleurs ce qu’il répondra dans un dialogue, en 1999, soulignant qu’il
n’a jamais conclu à la nullité du don à partir de l’impossibilité pour celui-ci d’entrer dans
l’économie 4 ; cette « impossibilité » est au contraire l’objet même de la déconstruction :
expérience de l’impossible ou expérience du désir pour l’impossible5 . Le don ne saurait
apparaître comme tel, mais cela ne revient pas à dire qu’il disparaît sans reste faute de pouvoir
se phénoménaliser6.
Jean-Luc Marion avait pourtant repéré, dès Etant donné, le dédoublement du don, et
noté que celui-ci était peut-être la clef de la difficulté. Mais ce qu’il qualifie au départ

1
Ibid., p. 116: « L’aporie devient percée ».
2
Ibid.
3
Ibid.
4
God, the Gift and Postmodernism, op. cit., p. 59-60.
5
Ibid., p. 72.
6
Dans sa conférence de 2005, l’auteur d’Etant donné reconnaît ce point, mais l’interprète comme un
« renversement de front » par rapport à Donner le temps (J.-L. Marion, « L’impossible et le don », dans Derrida
et la tradition de la philosophie, op. cit., p. 165). Entre celui-ci et le dialogue de 1999, Derrida aurait évolué
d’une position visant à « repérer un phénomène aux limites de la phénoménalité » à une autre position qui
viserait à « prendre en charge la possibilité de l’impossible » dans la phénoménalité (ibid., p. 166). L’objet du
débat semble alors se déplacer, pour Jean-Luc Marion, vers la question de savoir si l’excès du don sur la
théorie, l’économie et l’ontologie équivaut à un excès sur le phénomène (ibid., p. 167). Or, il semble au
contraire que Derrida ait persisté dans son premier mouvement.

446
d’« avancée décisive vers de nouveaux phénomènes de donation » est critiqué comme
insuffisant pour trois raisons :

D’abord parce qu’elle attribue au nouveau don de donner une « condition », c'est-à-dire une fonction
métaphysique, celle du fondement. Ensuite, parce que la modification de l’acception du don (du
« donner » à la « condition du donné ») ne suffit pas à remonter du don donné à la donation comme telle
(à son pli), ni à libérer la donation du modèle économique de l’échange. Enfin, parce que redoubler un
concept indique rarement que l’on approfondit, plus souvent qu’on juxtapose simplement les termes d’une
contradiction1.

La position de Derrida est approchée ici mieux qu’ailleurs, mais en même temps récusée, sans
que soit envisagée la manière dont le clivage pourrait déranger les critiques qui précèdent.
Avant toutes choses, la manière dont Jean-Luc Marion présente ses arguments fait problème,
puisque le dédoublement est supposé partager deux acceptions du don, « l’une équivalente,
l’autre contraire à la vérité »2. Or, si nos analyses sont justes, le partage en question ne recouvre
pas cette distinction. Le don qui donne la condition du donné, qu’il soit l’opposé ou l’écart,
récuse la vérité en constituant sa condition de possibilité – il déjoue donc l’opposition entre
vérité et non-vérité. C’est pourquoi Derrida pourra dire en 1999, sans que cela constitue un
changement de position, que s’il n’y a pas de vérité du don, cela n’exclut pas de faire appel à
une autre expérience possible de la vérité, à travers l’événement du don3. Outre cette remarque
générale, les arguments avancés par Marion pour récuser l’avancée issue du dédoublement ne
sont pas tous probants. Le premier repose sur le thème du fondement, auquel Derrida
reviendrait. Ce dernier récuse à plusieurs reprises l’assimilation du don à une origine ou un
transcendantal4, mais il faudrait éprouver la valeur de ces dénégations pour évaluer l’objection
de Jean-Luc Marion. C’est là un problème que nous ne pouvons traiter encore, mais il se
pourrait que nous donnions raison à l’auteur de Dieu sans l’être, au moins en partie. La
deuxième objection, comporte deux aspects, qui se rejoignent : d’abord, la pensée de Derrida
ne permet pas de dégager le « pli » de la donation (c'est-à-dire de distinguer nettement entre le

1
Jean-Luc Marion, Etant donné, op.cit., p. 117-118.
2
Ibid., p. 117.
3
God, the Gift and Postmodernism, op. cit., p. 72.
4
Le don, avions-nous lu est en rupture avec « toute authentique originarité ». On lira aussi, dans Donner le
temps, op. cit., p. 72-75, et p. 76 : « On y perçoit non plus la figure tranchante qui sépare le transcendantal du
conditionné, le conditionnant du conditionné, mais le repli d’indécidabilité qui permet d’inverser toutes les
valeurs : le don de la vie revient au don de la mort, le don du jour au don de la nuit. »

447
donné et la donation dont il provient1) ; ensuite, elle maintient le don dans le domaine
économique. Entre le don qui se présente (l’offre d’un présent), et la donation du temps, on
peut retrouver la différence entre le don donné et la donation. Evidemment, on ne peut
reprocher à Derrida de le faire selon une perspective et des inflexcions qui lui sont propres. On
retrouve en outre l’idée d’un maintien dans l’économie ; encore une fois cela est en partie
conforme au propos derridien puisque l’injonction à penser le don pur ne peut éviter toute
compromission avec l’ordre de l’économie. Mais cela n’implique en aucun cas une réduction à
cet ordre. Enfin, la troisième objection, qui fait du dédoublement du don une simple
contradiction, est difficile à accepter, bien que l’auteur de Donner le temps prête le flanc à la
critique par la confusion qu’il entretient. Il y a dans ce dédoublement, de quelque façon qu’on
le conçoive, une nécessité qui plonge ses racines largement en-deçà de la question du don,
jusqu’à la stratégie générale. Que ce clivage désigne l’opposition-cible de la déconstruction ou
la distinction entre cette opposition et l’indécidable, elle revêt un rôle capital, et l’on peut
hésiter quant à sa nature, mais non quant à son importance. Jean-Luc Marion aurait toutefois
absolument raison s’il faisait remarquer qu’une telle hésitation est éminemment
problématique.
L’auteur de Dieu sans l’être, alors même qu’il repère les deux « grandes structures » du
don, en ignore le caractère décisif, et propose par conséquent une interprétation qui, comme
celle de François Nault, fait du geste déconstructeur une opération transgressive. Les deux
interprètes font comme si la déconstruction pensait le don comme banalement impossible,
simplement opposé à l’économie, et comme si déconstruire consistait seulement à dérégler
celle-ci en l’exposant à l’exigence infinie du don pur – lequel serait d’ailleurs si pur qu’il
s’exténuerait sans reste. C’est oublier que la déconstruction commande le bon compromis
entre économie et an-économie, même s’il n’y en a pas – surtout s’il n’y en a pas. Comme
nous l’avons vu au cours du premier chapitre, la déconstruction est le modèle de la décision
responsable parce qu’elle affronte l’absence de règle déterminante – ce qui ne veut pas dire ici
qu’elle fait droit à la donation contre toute règle économique, mais qu’elle appelle à négocier le
non négociable sans assurance. Donner, tenter le don impossible, signifie toujours en même
temps « donner à l’économie sa chance », c'est-à-dire aussi renoncer à l’impuissance d’une
obsession pour le don pur, se compromettre avec l’économie, ses règles, son cercle, ses dettes et

1
J.-L. Marion, Etant donné, op. cit., p. 95-97. Le pli est la marque de la donation que porte, ou plutôt que
constitue le donné lui-même sans pouvoir s’en défaire.

448
ses calculs. Dans un tel calcul, le don se perd nécessairement ; mais c’est aussi sa seule chance
de ne pas disparaître. Déconstruire ne signifie pas renoncer au compte – en un sens, c’est
presque l’inverse, puisqu’il s’agit toujours de négocier le non négociable.
Il nous semble que la confusion entre renversement et neutralisation conduit à ignorer
cela, c'est-à-dire le sens même de la déconstruction. Mais en même temps, Derrida provoque
en partie une telle mésinterprétation, notamment en raison d’une inflexion apparente dans son
discours, sur laquelle nous allons nous pencher.

D. Bilan : asymétrie et déséquilibre

Avant d’explorer les difficultés liées à l’inflexion du discours derridien, dressons un


rapide bilan. Nous avons bien retrouvé une partie de la « stratégie générale ». D’abord
l’opération vise un couple hiérarchisé (l’économie et le don comme opposé), dont les deux
faces sont ajointées par un espacement (l’écart, le « syn- » ou la deuxième forme du don). Cet
écart donne lieu à une injonction aporétique de composer les exclusifs, et suscite la
« coïncidence des opposés ».
Il importe de souligner également la persistance d’une dimension apophatique de la
démarche, malgré l’absence relative du langage négatif. Le don est en excès radical sur
l’économie, et également sur la vérité, le sens, l’être et le langage. Plus encore, son
débordement « met le cercle en marche », il en est même le « premier moteur ». Nous ne
pouvons pas aborder dès maintenant le fond de ce problème, ce qui suppose d’examiner le sens
de cette remarque – mais les expressions qui viennent d’être rappelées suffisent à notre but : le
don occupe la position d’un principe absolument excessif. Toutefois, le schéma est brouillé par
le risque de confusion entre les deux aspects du don. On se demande sans cesse, en effet, quel
aspect est visé quand Derrida affirme du don qu’il déborde le cercle économique (puisqu’il
peut s’agir des deux). Et quelle forme constitue le « premier moteur du cercle » ? S’agit-il du
don simplement opposé à l’économie ? Ou s’agit-il du don qui exige de composer les deux, et
qui se situe dans l’écart ? Le texte derridien permet rarement de départager les deux
interprétations, et entretient ainsi la confusion. La première époque de la déconstruction
connaissait déjà la duplicité de l’autre. Mais ici, l’organisation de la démarche derridienne
masque davantage la différence entre renversement et neutralisation. Les éléments qui
marquent cette différence sont relégués à l’arrière-plan, tandis que le devant de la scène est

449
constamment occupé par la dynamique du débordement, de l’excès, et la perturbation de
l’économie par le don. Ainsi l’écart n’est-il mentionné qu’à la fin de la première partie, et traité
en quelques lignes. Quant au clivage, il intervient plus tard encore, au milieu du deuxième
chapitre, au cours de la lecture de Mauss, et se trouve si brièvement évoqué que seule une
lecture orientée par la « stratégie générale » permet d’en reconnaître facilement l’importance –
sans permettre de trancher quant à sa signification. Le passage à l’arrière-plan de ce qui devrait
occuper le devant de la scène est d’autant plus trompeur que le texte derridien ne marque plus
la différence entre l’autre et le tout autre ; distinguer entre le « don » et l’« archi-don »
clarifierait nettement la situation. Derrida aurait pu au moins parler de donation, comme le
fait Jean-Luc Marion ; pourquoi refuser au lecteur de telles précisions ?
Le privilège de l’autre (opposé à l’économie) est donc accru, au moins apparemment,
puisqu’il semble communiquer avec le tout-autre plus « essentiellement » encore que l’écriture
et l’archi-écriture. On peut même soupçonner que la pensée derridienne a effectué un
tournant, et conclure que c’est notre insistance sur l’écart et le clivage qui se leurre désormais1.
Mais nous avons montré qu’il n’en est rien. Tout d’abord, l’injonction déconstructrice exige
de donner sa chance au don, mais à l’économie aussi et en même temps. On retrouve ensuite la
« coïncidence des opposés », qui exclut sans conteste que la déconstruction soit la promotion
du don absolu contre l’économie. Déconstruire signifie, certes, suivre les lézardes qui fissurent
le circuit prétendument fermé de l’économie – mais cela consiste également à comprendre, à
rendre compte de l’autre, et, même si c’est l’impossible, à faire entrer le don dans le cercle. La
position derridienne n’a donc pas varié sur le fond, et l’occultation du clivage entre les deux
formes d’altérité fait bien problème.
Ce problème est encore aggravé par un autre facteur : si le renversement est accentué, sa
justification est, paradoxalement, encore moins évidente. Dans la déconstruction de la
présence, le renversement était justifié par le caractère spontané de la réappropriation, qui
produisait des illusions irrépressibles. Il fallait donc casser la hiérarchie (la renverser) et
empêcher qu’elle ne se reconstitue (maintenir le renversement dans la neutralisation). Dans le
premier chapitre, nous avons distingué deux types de justifications du renversement et de son

1
L’hypothèse d’un tel tournant est évoquée par François Nault, dans Derrida et la théologie, op. cit., p.180 ;
l’interprète récuse néanmoins l’idée d’une « coupure », mais soutient qu’il y aurait là une « nouvelle insistance
qui implique toutefois un déplacement ». Il s’appuie sur l’analyse de R. Steinmetz, qui dans Les styles de
Derrida, Paris : Vrin, 1994, p. 181, écrit : « A la logique explosive de la différance dont la formule canonique
est : « la différance diffère », se substitue la logique implosive d’un don qui est tout en rétraction, un don qui
ne donne pas. »

450
maintien, et l’on peut tenter de retrouver cette division. Premier type : les illusions induites par
la hiérarchie spontanée (notamment l’illusion de la pureté). On peut admettre que nous
privilégions spontanément l’échange et la circulation économique ; en revanche, la promotion
du désintéressement, de la générosité et de la charité ne semblent pas des thèmes si réprimés
qu’il faille absolument gauchir nos analyses afin d’en compenser l’abaissement. On ne
comprend donc pas quel serait l’équivalent de la dénonciation des illusions que nous avions
remarquée dans la déconstruction de la présence. Deuxième type de justifications : On retrouve
dans Donner le temps le processus de réappropriation ; il est question en effet du « cercle
économique dont le calcul se reconstitue sans cesse, logiquement, rationnellement, annulant
l’excès qui lui-même […] entraîne le cercle, […] lui donne son mouvement, mouvement que
le cercle et l’anneau ne peuvent jamais comprendre ni annuler. »1 L’économie reprend, comme
l’être, ce qui lui échappe. Mais ici encore, pour justifier une résistance systématique et un
rééquilibrage en faveur du don, il faudrait montrer que cette réappropriation économique est
structurellement mauvaise – ce que Derrida ne fait guère.
Le problème est d’autant plus patent que la déconstruction de la présence réservait
explicitement un autre statut à l’économie. Ne s’agissait-il pas de défendre une certaine
économie de la violence, contre Lévinas ? Ne s’agissait-il pas d’articuler deux économies
(restreinte et générale) dans la lecture de Bataille ? N’a-t-on pas lu que la différance est
justement une mise en rapport des deux économies ?2 Dans Donner le temps, en revanche, l’écart
est systématiquement nommé d’après le don. Mais qu’est-ce qui justifie cette expulsion de
l’économie hors du lieu des indécidables ? C’est ce à quoi, nous semble-t-il, Derrida n’apporte
pas de réponse satisfaisante.
On pourrait enfin se demander : pourquoi existe-t-il une domination spontanée de
l’économie ? Ne serait-ce pas que laisser sa chance à l’autre, au don, à l’incalculable nécessite
toujours d’opérer dans l’élément de l’économie et du calcul ; si la déconstruction négocie le non
négociable, ne doit-elle pas être du côté du calcul ? Dans The Prayers and Tears of Jacques
Derrida, John Caputo fait remarquer très justement que déconstruire ne consiste pas à sauter
hors du circuit économique vers un site simplement extérieur, mais plutôt à « maintenir le
cercle aussi lâche que possible pour laisser venir l’impossible. Donner signifie laisser du mou à

1
Ibid., p. 54.
2
Par référence à « La différance », dans Marges, op. cit., p. 20-21.

451
l’autre. »1 Mais cela ne signifie-t-il pas que seul un travail économique laisse réellement une
chance à l’altérité radicale ? Et cette nécessité n’est-elle pas le fondement ultime, et légitime, du
privilège de l’économie ?

II. La justice

Plusieurs interprètes estiment que la question de la justice marque un moment essentiel


de la méditation derridienne, voire même l’« autre » moment de cette pensée, par rapport à la
différance2. La démarche que nous tentons permet de répondre que ce « tournant » n’a pas eu
lieu, car les préoccupations éthiques et politiques sont au cœur même de la stratégie générale
de la déconstruction. Déconstruire c’est résister, subvertir, s’exposer à l’aporie qui ouvre une
responsabilité pré-éthique. On peut parler en revanche d’un traitement plus explicite de ces
thèmes, qui sont présents dès le départ3, sans oublier que la pensée du don, dès la fin des
années 1970, avait déjà entamé une telle explicitation.
Cette dernière étape dans la tentative pour comprendre la déconstruction sera centrée
sur la lecture de Force de loi4, et plus précisément, de la première partie, intitulée « Du droit à
la justice ». Nos questions directrices restent les mêmes : la « stratégie générale » est-elle
toujours de mise ? Retrouve-t-on la forme apophatique ? Mais nous en ajoutons désormais une
autre, au moins aussi importante : la logique derridienne se remettra-t-elle d’aplomb, ou bien

1
J. D. Caputo, dans The prayers and tears of Jacques Derrida, Bloomington et Indianapolis: Indiana University
Press, 1997, p. 160-161 (p. 161 pour le passage cité: « It is never a question of simply stepping outside the circle,
but keeping the circle as loose as possible so as to let the impossible come. Giving means give the other some slack. »
2
F. Worms, par exemple, dans « Derrida ou la transition de la philosophie, Différence, vie, justice, du
moment des années 1960 au moment présent », dans Derrida et la tradition de la philosophie, op. cit., p. 183-
197 ; pour les points qui nous intéressent, cf. p. 183-184. Voir aussi P.-Y. Quiviger, « Derrida : de la
philosophie au droit », dans Cités, 30, Paris : PUF, 2007, p. 41-52 ; en particulier p. 45. B. Thorsteinsson
recense les interprètes de langue anglaise qui souscrivent à l’hypothèse d’un tournant, dans Derrida et la
question de la justice, Paris : L’Harmattan, 2007, p. 328, n. 1. On lira sa propre analyse p. 328-338, qui
conclut à un déploiement cohérent de la déconstruction depuis la problématique de la différance à celle de la
justice. Il faut noter que Derrida rejette explicitement l’hypothèse du tournant au moins deux fois : Voyous,
op. cit., p. 64 : « Il n’y a jamais eu, dans les années 1980 ou 1990, comme on le prétend parfois, d’ethical turn
ou de political turn de la « déconstruction » ». Voir aussi Force de Loi, op. cit., p. 21 et 25, où Derrida écrit que
la déconstruction ne s’est pas encore intéressé à la justice seulement en apparence.
3
Nous rejoignons sur ce point O. Dekens, (Derrida pas à pas, Paris : Ellipses, 2008, p. 208), et S. Crichtley,
dans « Déconstruction et communication », Derrida et la déconstruction, C. Ramond (éd.), Paris : P. U. F.,
2005, p. 53-70 (53-54 notamment).
4
Force de loi, op. cit., 1994.

452
le déséquilibre constaté depuis le départ persistera-t-il ?
Il s’agit non seulement d’éprouver une dernière fois nos hypothèses, mais aussi de
comprendre ce déséquilibre, en revenant sur le motif éthique et politique qui habite la
déconstruction jusque dans sa matrice, c'est-à-dire la stratégie générale. Cette enquête sera
organisée de façon un peu différente de celle sur le don. Nous commencerons par présenter
l’opposition sur laquelle s’exerce le travail déconstructeur, à savoir la justice et le droit (A).
Ensuite, nous montrerons que Derrida respecte toujours la logique déconstructrice dans le
traitement de cette opposition, en soulignant l’existence d’une contamination originaire, d’une
injonction aporétique et d’une coïncidence des opposés (B). Le troisième moment sera
consacré à la détection d’une asymétrie de traitement analogue à celle que nous repérons
depuis le départ, mais sans se prononcer encore sur son éventuelle justification (C). Cette
enquête précise sera menée non seulement à partir du texte de « Du droit à la justice », mais
aussi d’un passage de Spectre de Marx permettant d’établir un rapport direct entre pensée de la
justice et déconstruction de la présence. Le cœur de cette étude sera l’examen des éléments
avancés par notre auteur pour justifier l’asymétrie en question (D). Cette justification, discrète
dans Donner le temps, est peut-être plus claire que jamais dans le cadre du traitement de la
justice, et permet de comprendre le sens du renversement systématique des hiérarchies et de la
résistance à la réappropriation. Nous verrons alors si l’explication permet de comprendre
l’asymétrie générale affectant la déconstruction, ou si elle en montre définitivement le caractère
infondé. Nous achèverons cette étude par un rapide bilan (E) qui fermera en même temps
l’enquête sur la justice et l’ensemble du troisième chapitre.

A. Le droit et la justice

L’opposition sur laquelle va opérer Derrida, entre droit et justice, est clairement
présentée dans le passage suivant :

Distinction entre la justice et le droit, une distinction difficile et instable entre d’une part la justice (infinie,
incalculable, rebelle à la règle, étrangère à la symétrie, hétérogène et hétérotrope) et d’autre part, l’exercice
de la justice comme droit, légitimité ou légalité, dispositif stabilisable, statutaire et calculable, système de
prescriptions réglées et codées1.

1
Ibid., p. 48.

453
D’un côté, il y aurait le droit, c'est-à-dire une certaine forme de la justice1, dont Derrida
entreprend de pénétrer l’essence en examinant l’acte de son institution. Un passage fameux des
Pensées de Pascal, reprenant une expression de Montaigne, évoque l’idée d’un « fondement
mystique de l’autorité », c'est-à-dire un acte fondateur ne reposant que sur lui-même, et
portant pour cette raison une « violence sans fondement »2. Or cette conception pourrait ne
pas conduire au « relativisme conventionnaliste ou utilitariste »3 à laquelle elle semble attachée.
Chez Pascal, elle repose sur l’idée de « péché originel », de « corruption des lois naturelles par
une raison elle-même corrompue »4, et aboutira à une promotion de la coutume, c'est-à-dire
d’un certain type d’obéissance, dont la légitimité n’est pas fondée sur la justice de l’autorité en
question. C’est précisément cette séquence que Derrida entend défaire, pour en prélever une
partie et la greffer ailleurs :

Mais si on isole le ressort en quelque fonctionnel [sic] de la critique pascalienne, si on dissocie cette simple
analyse de la présupposition de son pessimisme chrétien, ce qui n’est pas impossible, alors on peut trouver,
comme d’ailleurs chez Montaigne, les prémisses d’une philosophie critique moderne, voire une critique de
l’idéologie juridique, une désédimentation des superstructures du droit qui cachent et reflètent à la fois les
intérêt économiques et politiques des forces dominantes de la société. Cela serait toujours possible et
parfois utile5.

Le schème de « fondement mystique », greffé à une nouvelle séquence, conduit à envisager


l’institution du droit comme le moment constitutif qui le légitime et le déstabilise à la fois – ce
qui permet de le déconstruire. En coupant le propos de Pascal de son terreau d’origine, en
isolant son « ressort fonctionnel », on aurait mis un schème « conservateur », pour simplifier,
au service d’une stratégie déconstructrice de résistance aux « forces dominantes ». Avant de
poursuivre la présentation de la démarche derridienne, une question surgit : peut-on
« prélever » ainsi le fondement mystique en immunisant sa reprise contre le « pessimisme »
pascalien et la promotion de la coutume ? Lorsqu’il reprend ce « ressort fonctionnel », tout en

1
Voir aussi Ibid., il est question de la justice « au sens du droit » (p. 33) ou « comme droit » (p. 35).
2
Ibid., p. 34 : « L’origine de l’autorité, la fondation ou le fondement, la position de la loi ne pouvant par
définition s’appuyer finalement que sur elles-mêmes, elles sont elles-mêmes une violence sans fondement. »
3
Ibid., p. 31. Derrida écrit que cette pensée de Pascal « va peut-être au-delà » du relativisme conventionnaliste
ou utilitariste, résumé par la « morale cynique du Loup et l’Agneau de La Fontaine selon laquelle « La raison du
plus fort est toujours la meilleure. » » Est-ce là une présentation de la position de Pascal lui-même ?
4
Ibid.
5
Ibid., p. 31-32.

454
congédiant certaines de ses conséquences, et sans justifier nettement son geste, Derrida n’est-il
pas en train de conjurer Pascal, comme Bataille conjurait l’Aufhebung ? Gardons cette
interrogation en mémoire, nous la retrouverons au moment de conclure.
Dans l’immédiat, l’institution du droit apparaît comme un événement performatif ou
interprétatif incluant quelque chose d’injustifiable, un coup de force. Ce moment, sans être
illégitime, ne peut pas non plus être légitimé du point de vue strictement juridique, et
empêche par conséquent le système légal de se refermer sur lui-même. C’est pourquoi Derrida
le comprend comme un acte qui, par lui-même, « n’est ni juste ni injuste, et qu’aucune justice,
aucun droit préalable et antérieurement fondateur, aucune fondation préexistante, par
définition, ne pourrait ni garantir ni contredire ou invalider. »1 Il précise, sur la fondation de
l’autorité et des lois :

Ce qui ne veut pas dire qu’elles sont injustes en soi, au sens de « illégales » ou « illégitimes ». Elles ne sont
ni légales ni illégales en leur moment fondateur. Elles excèdent l’opposition du fondé et du non-fondé,
comme de tout fondationnalisme ou de tout anti-fondationnalisme2.

Le moment fondateur du droit excède la sphère du juridique. Il ne s’agit ni de dénoncer


l’absence de fondement, ni d’un poser un. Cette situation est parfaitement résumée dans
l’expression de « fondement mystique », dont l’adjectif renvoie à « un silence muré dans la
structure violente de l’acte fondateur »3. Ce silence ne traduit pas l’absence pure et simple
d’instance ultime, mais une incapacité de celle-ci à rendre compte de soi – le mystique fonde le
juridique comme précaire, c'est-à-dire ouvert à ses transformations, à sa déconstruction.
Le fondement de l’autorité est ainsi le lieu même où droit et justice négocient leurs
rapports, lorsqu’ils ne peuvent plus être contrôlés par la règle déterminante. Il institue le
juridique et l’expose en même temps à l’exercice de la déconstruction :

Donc, le droit est essentiellement déconstructible, soit parce qu’il est fondé, c'est-à-dire construit sur des
couches textuelles interprétatives et transformables (et c’est l’histoire du droit, la possible et nécessaire
transformation, parfois l’amélioration du droit), soit parce que son ultime fondement par définition n’est
pas fondé4.

1
Ibid., p. 33.
2
Ibid., p. 34.
3
Ibid., p. 33.
4
Ibid., p. 35.

455
Le droit apparaît ici du côté de l’économie, et de la présence ; c’est sans doute Spectre de Marx
qui fait le mieux apparaître cette correspondance, lorsqu’il évoque la dissymétrie infinie du
rapport éthique à l’autre comme lieu de la justice, et poursuit : « Non pas […] la justice
calculable et distributive. Non pas […] le droit comme calcul de la restitution, économie de la
vengeance et du châtiment. »1 Cette justice-là est la dimension « présente » ou « présentable »
de l’éthique, qui se sédimente en règles déterminables, en lois actuellement en vigueur,
lesquelles demanderaient à être appliquées de façon mécanique – elle constitue ainsi le milieu
de la rétribution, de l’échange calculatoire des violences ; crime contre châtiment.
En face de la justice comme droit, il y aurait la justice « pure ». Celle-ci est le lieu de
l’excès et du débordement qui apparaissent lorsque Derrida écrit : « La justice, comme
expérience de l’altérité absolue, est imprésentable. » 2
Imprésentable, déjouant donc
l’effectuation sur le mode de la présence et du présent parce qu’elle est, comme on l’a lu,
« infinie » et « rebelle à la règle » ; elle ne relève plus de l’ordre juridique, mais d’une exigence
de justice, et d’un « appel toujours insatisfait » 3 . Elle fait éclater par sa revendication
l’obéissance mécanique aux règles, le contrôle régulateur et la satisfaction du devoir accompli4.
L’opposition est en place, avec ses pôles reconnaissables, et le travail déconstructeur est en
quelque sorte sur les rails.

B. Entre justice et droit

Montrons maintenant à l’œuvre ce travail lorsqu’il est « équilibré », c'est-à-dire lorsqu’il


s’appuie sur la contamination originaire des opposés pour montrer qu’ils ne peuvent se
constituer de façon indépendante et exclusive. D’abord, le droit requiert la justice comme ce
qui l’autorise – même si cette autorisation enveloppe toujours une menace. Ensuite, la justice
d’une part, ne prend corps que si elle se sédimente dans une structure juridique et devient
justice au sens institutionnel du terme ; d’autre part, elle ne peut faire résonner son appel

1
Spectres de Marx, Paris : Galilée, 1993, p. 48. On trouvera, indirectement, la même idée générale dans Force
de loi, op. cit., p. 55-56, dans un texte sur lequel nous allons revenir.
2
Ibid., p. 61.
3
Ibid., p. 46.
4
Ibid., p. 45: « C’est au contraire une surenchère hyperbolique dans l’exigence de justice, la sensibilité à une
sorte de disproportion essentielle qui doit inscrire l’excès et l’inadéquation en elle. »

456
hyperbolique qu’en interpellant la sphère du juridique :

Tout serait encore plus simple si cette distinction entre justice et droit était une vraie distinction, une
opposition dont le fonctionnement reste logiquement réglé et maîtrisable. Mais il se trouve que le droit
prétend également s’exercer au nom de la justice et que la justice exige de s’installer dans un droit qui doit
être mis en œuvre (constitué et appliqué) par la force « enforced ». La déconstruction se trouve et se déplace
toujours entre les deux1.

Derrida est ici sans équivoque : la déconstruction est entre la justice et le droit – « toujours ». Il
place donc dans le rapport même la condition de possibilité de la déconstruction. Pour qu’il y
en ait, il faut du droit déconstructible rapporté à la justice indéconstructible ; malgré la
dissymétrie de leur situation respective, les deux sont aussi nécessaires l’un que l’autre2.
Le geste déconstructeur répond donc à l’appel de la justice qui requiert et récuse le droit,
mais aussi à celui du droit qui requiert et récuse la justice. L’injonction déconstructrice doit
s’entendre dans les deux sens :

Non seulement il faut calculer, négocier le rapport entre le calculable et l’incalculable, et négocier sans
règles qui ne soit [sic] à réinventer là où nous sommes jetés, là où nous nous trouvons ; mais il faut le faire
aussi loin que possible […]. L’ordre de ce il faut n’appartient proprement ni à la justice ni au droit. Il
n’appartient à l’un de ces deux espaces qu’en le débordant vers l’autre. Ce qui signifie que dans leur
hétérogénéité même, ces deux ordres sont indissociables : en fait et en droit.3

Etre juste ne se limite pas à ouvrir le droit thématique et présentable à la démesure de la justice
imprésentable – cela signifie toujours également rapatrier l’incalculable dans le calculable.
Derrida reconnaît sans ambiguïté la nécessité, et mieux encore, la légitimité du droit. Il
faut s’attarder un peu sur ce point qui prendra finalement une importance décisive. La justice
demande de s’installer dans un système juridique – son excès incalculable exige l’impossible, à
savoir se présenter dans l’élément de la règle déterminante :

1
Ibid., p. 49-50 (je souligne).
2
Voir également, ibid., p. 36 : « La justice comme possibilité de la déconstruction, la structure du droit ou de
la loi, de la fondation ou de l’auto-autorisation du droit comme possibilité de l’exercice de la déconstruction ».
3
Ibid. p. 62.

457
Le droit n’est pas la justice. Le droit est l’élément du calcul, et il est juste qu’il y ait du droit, mais la justice
est incalculable, elle exige qu’on calcule avec de l’incalculable1.

Ce n’est pas seulement l’écart mais la justice pure elle-même qui exige une expression
juridique. Elle demande à se réaliser dans le mouvement même par lequel elle disparaît, selon
la structure aporétique qui est aussi celle de la trace et du don. Plus encore, si la justice
prétendait se libérer de tout calcul régulateur, elle s’exposerait sans recours au risque de
l’injustice, parce qu’elle laisserait ce calcul à lui-même :

Cet excès de la justice sur le droit et le calcul, ce débordement de l’imprésentable sur le déterminable, ne
doit pas servir d’alibi pour s’absenter des luttes politico-juridiques, à l’intérieur d’une institution ou d’un
Etat, entre des institutions ou entre des Etats. Abandonnée à elle seule, la justice incalculable et donatrice
de la justice est toujours au plus près du mal, voire du pire, car elle peut toujours être réappropriée par le
calcul le plus pervers2.

On retrouve ici la « coïncidence des opposés » : d’un côté, le droit ne saurait s’appliquer en
s’isolant de l’appel hyperbolique ; mais d’un autre côté, une exigence de justice qui refuserait
de se déposer dans le droit, serait exposée sans recours à une réappropriation juridique
incontrôlable. Faute de négocier ses effets politiques, en effet, elle se priverait de défenses
contre toute force venant la mettre à son service. C’est pourquoi il faut occuper le terrain
politico-juridique, il faut « calculer l’incalculable », aussi loin que possible. Ces conséquences ne
doivent pas surprendre : elles sont pleinement conformes à l’essence de la déconstruction. Les
raisons de notre insistance ne peuvent donc apparaître pour le moment, mais il est indiscutable
que Derrida interprète l’injonction déconstructrice de façon équilibrée, et qu’il reconnaît le
droit, sa nécessité et sa légitimité.
Plusieurs interprètes perçoivent cet équilibre dans le discours derridien. Bjorn
Thorsteinsson propose un compte-rendu très clair et exact3 de la première partie de Force de loi
dans Derrida et la question de la justice : d’un côté, il y a la justice « elle-même », hyperbolique,
et de l’autre la « justice comme droit ». Sa présentation a surtout le mérite de mettre en
évidence les deux « rapports » entre l’un et l’autre : d’une part, il y a ce que l’interprète nomme
« objectivation », c'est-à-dire la sédimentation de la justice dans les structures juridiques, son

1
Ibid., p. 38.
2
Force de loi, op. cit., p. 61.
3
A un détail près, comme nous le montrerons.

458
devenir-droit ; et d’autre part, on trouve un mouvement de dé-sédimentation de ces structures,
qui traduit l’appel de la justice1. Comme nous allons le voir, c’est précisément l’évaluation de
ces deux tendances qui fera problème.
La situation que l’on vient de décrire engendre certaines apories, décrites dans les
dernières pages de « De la justice au droit »2. Elles le sont sous trois titres, mais il semble que
l’on ait affaire à diverses expressions de la dynamique que l’on vient de décrire. Première
aporie : « l’épokhè de la règle »3 : il n’y a pas de décision juste qui se résume à l’application
mécanique d’une règle. Chaque décision requiert un acte interprétatif unique qui remet la
généralité régulatrice en cause en même temps qu’elle l’exige. Deuxième aporie : la « hantise de
l’indécidable »4, qui correspond à l’expérience de cette injonction, exigeant de faire entrer
l’incalculable dans l’ordre du calculable ; aucune règle ni aucune décision ne peut être assurée
de son bon droit5. Enfin, troisième aporie : « L’urgence qui barre l’horizon du savoir »6. Une
décision marque toujours l’interruption de la délibération, non pas de façon accidentelle et
contingente, mais parce qu’une véritable décision ne peut être le résultat prévisible d’une sorte
de calcul moral ou juridique – il n’y a de décision, et de décision responsable, que dans un
mouvement qui tranche avec un tel calcul.

C. Déséquilibres

Il faut montrer à présent que si Derrida maintient l’équilibre par un côté de son
discours, on retrouve, d’un autre côté et simultanément, une asymétrie analogue à celle que
nous constatons depuis le départ. Avant même d’examiner les justifications possibles de celles-
ci, pour savoir si cette asymétrie constitue un déséquilibre, il faut la présenter en détail. Il est

1
Ibid., p. 350-351. O. Dekens reconnaît également la double injonction : d’un côté, celle qui appelle à
« déconstruire le droit en révélant son inadéquation structurelle à la justice » ; mais d’un autre côté, et tout
autant, il y a une injonction à « calculer et rendre effective la formalisation juridique de la justice dans un
droit positif » (Derrida pas à pas, op. cit., p. 211).
2
Force de loi, op. cit., p. 50-63.
3
Ibid., p. 50-52.
4
Ibid., p. 52-57.
5
Ibid., p. 53: « L’indécidable, ce n’est pas seulement l’oscillation entre deux significations ou deux règles
contradictoires et très déterminées, mais également impératives. L’indécidable, ce n’est pas seulement
l’oscillation ou la tension entre deux décisions. Indécidable est l’expérience de ce qui, étranger, hétérogène à
l’ordre du calculable et de la règle, doit cependant – c’est de devoir qu’il faut parler – se livrer à la décision
impossible en tenant compte du droit et de la règle. »
6
Ibid., p. 57-63.

459
en effet indispensable de s’assurer qu’elle persiste, et de s’interroger sur sa nature exacte, car le
but de ce troisième chapitre est non seulement de confirmer les analyses du deuxième, et de
confirmer le maintien du déséquilibre en question, mais surtout d’établir sa signification
profonde.

1. Dans « Du droit à la justice » : le mouvement même de la déconstruction

On perçoit l’asymétrie en question notamment lorsque Derrida résume son parcours par
ces trois propositions :

1. La déconstructibilité du droit (par exemple) rend la déconstruction possible.


2. L’indéconstructibilité de la justice rend aussi la déconstruction possible, voire se confond avec elle.
3. Conséquence : la déconstruction a lieu dans l’intervalle qui sépare l’indéconstructibilité de la justice et la
déconstructibilité du droit. Elle est possible comme une expérience de l’impossible1.

Apparemment, tout est conforme à ce qui vient d’être décrit : la déconstruction requiert à la
fois droit et justice, elle travaille dans l’intervalle entre les deux dont elle exige la mise en
rapport impossible. Et pourtant, une certaine inquiétude peut déjà gagner le lecteur :
pourquoi, en effet, affirmer que l’indéconstructibilité de la justice pourrait se confondre avec la
déconstruction ? Le trouble se renforce lorsqu’on lit :

C’est cette structure déconstructible du droit, ou, si vous préférez, de la justice comme droit qui assure
aussi la possibilité de la déconstruction. La justice en elle-même, si quelque chose de tel existe, hors ou au-
delà du droit, n’est pas déconstructible. Pas plus que la déconstruction, si quelque chose de tel existe. La
déconstruction est la justice2.

Derrida commence par réaffirmer que le droit assure aussi la possibilité de la déconstruction,
mais il fait ensuite coïncider celle-ci avec la justice, sans précisions. Il se peut que Derrida
identifie la déconstruction, dans ces textes, non à l’appel hyperbolique mais à l’écart entre
justice et droit. En ce sens, l’équilibre serait respecté sur le fond, mais la forme est au moins
trompeuse. En effet, nos trois propositions sont consacrées (1) au droit ; (2) à la justice (sans
précisions), et (3) à l’écart ; dès lors, la deuxième proposition ne devrait-elle pas porter sur l’un

1
Force de loi, op. cit., p. 35 (je souligne).
2
Ibid., p. 35.

460
des opposés ? Dans le cas contraire, il faudrait croire que le résumé porte sur (1) le droit, (2)
sur l’écart (ou l’ensemble écart/appel) et (3) encore sur l’écart. L’économie même du texte rend
cette interprétation peu crédible, bien qu’elle soit toujours possible. Dans le deuxième passage
évoqué, l’équilibre est peut-être respecté, mais pourquoi préciser d’un côté que l’on traite de la
justice « comme droit », et placer de l’autre côté la justice « elle-même » ? Pourquoi ne pas
préciser que cette justice « elle-même » transcende aussi l’appel hyperbolique, auquel elle
interdit de se produire isolément ? Tout se passe comme si, ici encore, l’un des côtés de
l’opposition entretenait une affinité essentielle avec l’intervalle entre les opposés.
Mais l’asymétrie se manifeste parfois de façon encore plus évidente. C’est bien l’appel
hyperbolique, en effet qui est présenté dans certains textes comme l’origine du mouvement
déconstructeur : « La déconstruction est déjà gagée, engagée par cette exigence de justice
infinie qui peut prendre l’aspect de cette mystique. »1 Le silence mystique, qui traduisait
l’ambiguïté d’un fondement infondé, est ici placé entièrement sous le signe de la justice comme
revendication excessive. Tout se passe comme donc si Derrida rabattait l’écart entre droit et
justice sur celle-ci, en écrasant l’espace requis pour les articuler, et qui constitue le cœur même
de la déconstruction.
L’asymétrie qui affecte la pensée derridienne est difficilement contestable dans le passage
suivant :

Cette idée de la justice paraît indestructible dans son caractère affirmatif, dans son exigence de don sans
échange, sans circulation, sans reconnaissance, sans cercle économique, sans calcul et sans règle, sans raison
ou sans rationalité théorique, au sens de la maîtrise régulatrice […] Cette justice là, qui n’est pas le droit,
c’est le mouvement même de la déconstruction à l’œuvre dans le droit et dans l’histoire du droit2.

D’un côté, il y a l’échange, la maîtrise régulatrice, la rationalité théorique, c'est-à-dire en un


mot l’économie réglant la présence, les échanges et le droit. De l’autre, il y a une justice « sans
calcul » qui récuse chaque caractère du juridique. La pensée derridienne devrait se placer entre
« cette justice-là » et celle qui se pose comme droit, afin de montrer que le mouvement même
de la déconstruction récuse le calcul tout en l’exigeant et en l’instituant. « Cette justice-là » ne
devrait pas être plus étrangère au calcul qu’à l’appel déchirant de la justice, elle devrait aussi
être « sans » exigence hyperbolique – compte non tenu de justifications possibles.

1
Ibid., p. 44.
2
Ibid., p. 55-56.

461
Les mêmes interprètes qui dessinent un tableau fidèle de la pensée de la justice
accompagnent notre auteur dans cette voie sans s’étonner. Ainsi par exemple Bjorn
Thorsteinsson1, ou encore Olivier Dekens, qui écrit :

Opposer la justice au droit revient alors à distinguer la calculabilité et l’incalculable, le faire droit au rendre
justice, la vengeance au don, l’imputabilité synchronique à la singularité de l’exposition à l’Autre2.

Comment expliquer la tension entre, d’une part la reconnaissance par Derrida et ses
interprètes de la double injonction, de la nécessité du calcul, de la légitimité du droit, et,
d’autre part, la valorisation de l’appel hyperbolique qui ressemble fort à un renversement
simple. L’explication existe bien, elle est conforme à la « stratégie générale », et nous
l’envisagerons dans le dernier moment de ces développements. Il s’agira alors de savoir si elle
remet d’aplomb la démarche déconstructrice, ou si elle confirme le diagnostic de déséquilibre.
Mais avant cela, il convient de procéder à une digression qui, comme de juste en
contexte derridien, nous conduira au cœur du problème, en permettant de préciser la nature
du rapport entre déconstruction de la présence et pensée de la justice.

2. Dans Spectres de Marx : la disjointure

Certains passages de Force de Loi attestent de la proximité entre pensée de la justice et


déconstruction de la présence, notamment en rappelant le motif de l’altérité :

S’il y a déconstruction de toute présomption à la certitude déterminante d’une justice présente, elle opère
elle-même à partir d’une « idée de la justice » infinie, infinie parce qu’irréductible, irréductible parce due à
l’autre – due à l’autre, avant tout contrat, parce qu’elle est venue, la venue de l’autre comme singularité
toujours autre3.

Mais la justice comme ouverture effective à l’autre ne devrait pas être infinie. En effet, comme
nous le savons depuis la lecture de « Violence et métaphysique », si la justice est « expérience »

1
B. Thorsteinssonn, Derrida et la question de la justice, op. cit., p. 429 : « La justice se délimite, dans ce
contexte, comme « incalculabilité du don et exposition an-économique à autrui » (SPM, 48) s’opposant à tout
donner qui se réduirait à une opération économique et circulaire […] aussi bien qu’à toute détermination de
la justice en tant que calculable et distributive. » La référence renvoie à un texte de Spectres de Marx, sur lequel
nous allons revenir.
2
O. Dekens, Derrida pas à pas, op. cit., p. 216.
3
Force de loi, op. cit., p. 55.

462
de l’altérité absolue1, elle ne peut être simplement du côté de l’autre, de l’imprésentable
excessif. Elle doit assurer au contraire la possibilité d’une « venue » dans le champ de la règle,
de la décision présentable et justifiable.
On trouve une expression de cette asymétrie dans Spectres de Marx. Derrida y réfléchit au
rapport entre la justice et l’épreuve d’une disjonction du temps et de l’être, notamment à partir
de ces vers de Hamlet : « The Time is out of joint : o cursed spight/ That ever I was born to set it
right », qui suggèrent l’image d’un déchirement à réconcilier. Il examine parallèlement « La
parole d’Anaximandre »2, où Heidegger identifie l’adikia du présocratique à l’injustice, conçue
comme une certaine disjonction du présent vivant, tandis que rendre justice (« didonai dikèn »)
consisterait à rassembler le disjoint :

En tant qu’on la pense à partir de l’être comme présence (als Anwese gedacht), Dikè conjoint
harmonieusement, en quelque sorte la jointure et l’accord. Adikia, au contraire : à savoir ce qui est disjoint,
déboîté, tordu et hors de droit3.

Derrida souligne ici le privilège du rassemblement dans son opposition à la disjointure, et ce


privilège induit une tentation de réduire la justice « à des règles, normes ou représentations
juridico-morales » 4 , c'est-à-dire à sa dimension présentable 5 . Or la justice excède cette
dimension parce qu’elle ouvre un rapport à l’autre qui dessine l’« irréductible excès d’une
disjointure ou d’une anachronie »6. La béance de cette déchirure ouvre d’un même trait la
possibilité de la justice et le risque du mal, l’expropriation et l’injustice « contre lesquels il n’est
pas d’assurance calculable »7. Une autre définition de la déconstruction comme exercice de la
justice serait ainsi : maintenir cette déchirure au risque du mal, voire du pire, pour laisser une
chance à la venue de l’autre.

1
Comme Derrida le dit : « La justice, comme expérience de l’altérité absolue, est imprésentable » Ibid., p. 61.
2
Pour ce moment de l’analyse derridienne, cf. Spectres de Marx, op. cit., p. 49-54.
3
Ibid. p. 49.
4
Ibid., p. 56.
5
Ibid., p. 57 : « Ce risque, Heidegger le court, malgré tant de précautions nécessaires, dès lors qu’il donne le
pas, comme il le fait toujours, au rassemblement et au même (Versammlung, Fuge, legein, etc.) sur la
disjonction qu’implique mon adresse à l’autre, sur l’interruption que commande le respect ».
6
Ibid., p. 56.
7
Ibid.

463
Pour éprouver la possibilité de la justice, il faut se tenir dans cet écart, dans la
« disjointure »1, qui signe l’antériorité radicale d’une altération pré-originaire. Derrida indique
que dans cette pensée de la dislocation de l’être et du temps (donc du présent)

se jouerait le rapport de la déconstruction à la possibilité de la justice, le rapport de la déconstruction […]


à ce qui doit (sans dette et sans devoir) se rendre à la singularité de l’autre, à sa précédence ou à sa
prévenance absolues, avant tout présent, donc avant tout présent passé, mais aussi ce qui, par là même,
vient de l’avenir ou comme avenir : comme la venue de l’événement2.

Remarquons d’abord que ces pages de Spectres de Marx révèlent la profonde intrication des
différents thèmes de la déconstruction examinés jusqu’ici. On y retrouve en effet la présence,
et l’idée d’un même rapport entretenu par la déconstruction avec ce qui excède le présent
vivant et la « possibilité de la justice ». La pensée du don est aussi évoquée à travers le didonai
dikèn, et l’idée de justice comme exposition an-économique à autrui3 ; de sorte que Derrida
peut écrire : « La question de la justice, celle qui porte au-delà du droit, ne se sépare plus, dans
sa nécessité comme dans ses apories, de celle du don. »4 La chaîne des substitutions, sur le
segment défini par la différance, le don et la justice n’est donc nullement affectée de
l’hétérogénéité insurmontable parfois revendiquée. Si l’on revient à présent au fond, il faut
s’arrêter sur l’idée d’une prévenance absolue de l’autre. La justice implique de laisser dans le
présent et le même (c'est-à-dire l’économie et le droit) la place pour l’autre, pour l’événement
et/ou l’avenir, ce qui exigera toujours plus que d’appliquer simplement la loi5. La « prévenance
absolue » situe la justice du côté de la disjointure, qui fissure le présent vivant, et épouse ainsi
la trajectoire d’un rapport dissymétrique à autrui. Cette dissymétrie qui rendrait possible la
justice est le lieu d’un rapprochement explicite avec Lévinas, évoqué aussi bien dans Force de
loi6 que dans Spectres de Marx7. Mais le rapprochement souligne évidemment un problème. Il
est question ici, en effet, d’une prévenance « absolue » de l’autre, or cette situation ne peut

1
Ibid. : « Ici s’annoncerait toujours la déconstruction comme pensée du don et de l’indéconstructible justice,
la condition indéconstructible de toute déconstruction, certes, mais une condition qui est elle-même en
déconstruction et reste, et doit rester, c’est l’injonction, dans la disjointure de l’Un-Fug. »
2
Ibid., p. 55-56.
3
Ibid., p. 48 : « Non pas pour un rendre justice qui se limiterait à sanctionner, à restituer et à faire droit, mais
pour la justice comme incalculabilité du don et singularité de l’ex-position an-économique à autrui. »
4
Ibid., p. 53.
5
On lira dans ce sens tout l’exorde de Spectre de Marx.
6
Force de loi, op. cit.,p. 48-49.
7
Spectres de Marx, op. cit., p. 48-49.

464
avoir que deux significations. Soit la prévenance en question désigne l’infiltration de la
présence par son opposé – mais dans ce cas, elle devrait ensuite se voir neutralisée, de sorte que
la prévenance ne saurait être absolue. Soit l’autre est la différance même, mais dans ce cas, on
ne comprend plus pourquoi elle devrait se trouver unilatéralement du côté de la disjointure.
En effet, ce qui rend possible la justice exige à la fois la disjointure et le rassemblement. Pour
répondre à l’injonction déconstructrice, il faut à la fois distinguer l’exigence hyperbolique et le
droit – mais il faut aussi les associer, reconnaître leur indéfectible intrication, et négocier ainsi
le non-négociable.
Cette présentation de la justice nous renvoie plus directement que Force de loi aux
premiers temps de la déconstruction, et précise le sens du problème : on perçoit que l’asymétrie
est la même qui conduisait à placer la différance entre le même et l’autre, tout en la tirant sans cesse
vers l’altérité, la différence et le déchirement. Ce qui est en jeu par conséquent, c’est encore le
renversement ; la question devient ici : pourquoi la déconstruction de l’opposition justice/droit
privilégie-t-elle un aspect de l’injonction issue de l’écart entre les deux ?

D. Retour sur la stratégie générale : déconstruction et subversion

1. La réappropriation juridique et l’axiologie subversive de la déconstruction

Nous sommes bien confrontés au problème d’équilibre apparu dès les premiers temps
de la déconstruction, lorsque Derrida tentait de définir les motifs du renversement
compensatoire inhérent à la stratégie générale – argumentation singulièrement discrète, voire
absente, dans le cadre de la pensée du don. Nous avions alors constaté que la justification de
l’inversion avancée par Derrida était double. Premier aspect : le renversement permet de
dénoncer les erreurs, les « leurres », inhérents à la recherche de la présence pure ; deuxième
aspect : le renversement permet de compenser une asymétrie spontanée et persistante du champ
déconstruit en faveur de la présence, de la maîtrise et de la règle déterminante. Or si la
résistance aux tromperies de la métaphysique est évidemment justifiée par la plus classique des
perspectives philosophiques, on ne trouvait pas d’explication très nette pour le besoin de
compenser l’asymétrie au-delà de la démystification. En d’autres termes, il manquait une
justification du renversement systématique et de la persistance du renversement dans la
neutralisation. Avec la question de la justice, les problèmes axiologiques au cœur de la

465
déconstruction reviennent en force. Il se pourrait même que nous trouvions dans Force de Loi
et Spectres de Marx les arguments qui éclaireront, de façon analogique et rétrospective, les
premiers pas de la déconstruction en achevant la légitimation de la stratégie générale – mais il
se pourrait aussi qu’apparaisse en pleine lumière une défaillance de cette stratégie.
Pourquoi faut-il le plus souvent mettre du côté de la seule justice hyperbolique ce qui
devrait aussi ressortir du droit ? C’est, tout d’abord, un moyen de miner la bonne conscience,
mais aussi, plus généralement, de résister à l’asymétrie structurelle du champ, dont la bonne
conscience est une expression. Celle-ci pourrait être un pendant des illusions inhérentes à la
métaphysique de la présence, en tant qu’elle relève d’une attitude subjective fautive ; elle
consiste à se satisfaire des lois, du système juridique présent, à l’appliquer sans inquiétude, et
ignore l’incertitude essentielle affectant toute décision vraiment responsable. L’appel infini de
la justice doit déranger toute certitude éthique, interdire de se reposer dans la satisfaction du
devoir accompli et exclure qu’on se contente d’appliquer minutieusement de bonnes règles –
car « qui prétendrait être juste en faisant l’économie de l’angoisse ? »1. Spectres de Marx reprend
cette dénonciation de la bonne conscience, notamment au cours d’une lecture de La fin de
l’histoire et le dernier homme de Francis Fukuyama ; sans l’expérience de l’impossible que
constitue la déconstruction, « il vaudrait mieux renoncer à la justice et à l’événement »2 :

Ce serait encore plus juste et plus honnête, il vaudrait mieux renoncer aussi à tout ce que l’on prétendrait
sauver dans la bonne conscience. Il vaudrait mieux avouer le calcul économique et déclarer toutes les
douanes que l’éthique, l’hospitalité ou les divers messianismes installeraient encore aux frontières de
l’événement pour cribler l’arrivant3.

La bonne conscience n’est toutefois que l’expression d’une asymétrie générale, dont Bjorn
Thorsteinsson dégage la signification avec exactitude et clarté :

1
Force de Loi, op. cit., p. 46.
2
Spectres de Marx, op. cit., p. 112.
3
Ibid. On lira également sur ce thème de la bonne conscience, les p. 11, 56 et 234. La p. 38 est
particulièrement révélatrice ; la cible qu’elle propose est ceux « qui trouvent le moyen de bomber encore le
torse dans la bonne conscience du libéralisme et des vertus de la démocratie parlementaire – par quoi nous
désignons non le parlementarisme et la représentation politique en général, mais les formes présentes, c'est-à-
dire en vérité passées d’un dispositif électoral et d’un appareil parlementaire. »

466
L’injustice, semble-t-il, consiste en l’obstination du droit, en sa tendance à se durcir en se réclamant d’une
valeur indubitable, c'est-à-dire transhistorique, éternelle et transcendantale ; et c’est précisément la tâche de
la déconstruction que de contrecarrer cette tendance, répondant de la sorte à l’appel de la justice1.

Il y aurait une injustice structurelle, qui appelle une résistance systématique, et qui consiste
dans le privilège du présent système de règles. C’est l’idée qu’on trouve aussi chez John D.
Caputo, pour qui la déconstruction consiste à « résister à l’idée même que l’éthos présent est
l’advenue de Dieu sur terre. »2 Il y a ici, comme dans le champ de la présence, une asymétrie
structurelle conduisant à privilégier les règles présentes, le système calculatoire de l’économie
de la violence, l’application mécanique – et qui produit, en fin de compte, la bonne conscience
de qui est en règle avec la loi.
Cette situation représente une forme de domination, concept au cœur de la stratégie
générale, et du geste de compensation qu’elle recèle, puisqu’il justifie l’opération de
renversement. Spectre de Marx propose un développement de quelques pages sur la question,
toujours autour du livre de Francis Fukuyama :

Personne ne peut le contester : une dogmatique cherche à installer son hégémonie mondiale dans des
conditions paradoxales et suspectes. Il y a aujourd’hui un discours dominant, ou plutôt en passe de devenir
dominant, sur Marx3.

Le discours en question affirme : « Marx est mort », « vive le marché », « survive le libéralisme
économique et politique »4. Derrida interroge alors cette idée d’un discours incontestablement
dominant, qui formerait le point de convergence entre trois formes de culture : politique,

1
B. Thorsteinssonn, Derrida et la question de la justice, op. cit., p. 351. La déconstruction serait donc
indispensable « là où les forces de l’ordre ont tendance à insister, obstinément, sur le caractère inaltérable, et
quasiment sacré, du système présent de droit. » p. 348-349 (une note précise : « C'est-à-dire, remarque
subversive et souterraine, partout) ». Ailleurs, en parlant du droit et de la justice, « en tant qu’objectivée »,
l’interprète écrit : « En tant que telles, ces manifestations de la justice se présentent, à nous, ses sujets et/ou ses
pratiquants, comme si elles étaient de pierre. » (p. 353).
2
J. D. Caputo, The Prayers and tears of Jacques Derrida, op. cit., p. 247: « In derridean Sittlichkeit, everything
depends on resisting the very idea that the current ethos is the advent of God on Earth. » On lit à la même page :
« Justice, for Derrida and the prophets, is always a manner of adressing the injustice that is structurally generated by
the current system of justice, that is built right into the current system of presence, the present law, which is always
the rule of the “same”. Thus prophets are always saying that the rule of the same is unjust, and that justice is to
come. »
3
Spectres de Marx, op. cit., p. 90.
4
Ibid.

467
médiatique et académique1. Mais cette idée ne va pas de soi, elle suppose de rester dans le
« code marxiste » ; or « nous ne devons pas dénier ou dissimuler le caractère problématique de
ce geste. Certains n’auront pas tout à fait tort d’y voir une pétition de principe. »2 L’inquiétude
s’estompe toutefois bien vite, puisque le concept est maintenu, moyennant la suspension de la
référence à la « lutte des classes »3. Derrida referme ainsi ce moment de la réflexion : « Mais
gardons provisoirement, pour ce moment très préliminaire de notre introduction, ce schème
du discours dominant. »4 Avant même d’envisager la légitimité de ce schème en contexte de
déconstruction, remarquons qu’il n’est pas « accepté provisoirement », il oriente l’ensemble de la
stratégie derridienne, et peu de choses semblent donc plus urgentes que de justifier l’emploi qui
en est fait. C’est la volonté de contrecarrer l’hégémonie et la réappropriation qui fait de la
déconstruction une pratique structurellement subversive, un effort de résistance violente
répondant à la violence du fait accompli. Mais pour comprendre l’essence de la domination, il
ne faut jamais oublier que Derrida ne conteste pas la force, ni ne tente d’opposer justice et
puissance5. Ce à quoi l’on résiste n’est donc en aucun cas le rapport de force comme tel. En
conséquence, Bjorn Thorsteinsson a parfaitement raison de justifier l’asymétrie affectant la
déconstruction par une asymétrie préalable du champ déconstruit, laquelle réside dans la
tendance spontanée et persistante de la justice à devenir règle et à se durcir en un système juridique
présentement applicable. Cette tendance à ce que l’interprète nomme « objectivation » est
exactement le pendant « juridique » de la réappropriation : un mouvement machinal
d’enveloppement qui annexe ses marges. Le privilège apparent de la justice contre le droit
répondrait par conséquent à une distorsion première, qui sclérose l’appel hyperbolique en
système de règles déterminantes, et rend possible la bonne conscience, la certitude confortable
du devoir accompli.
La déconstruction vise à résister à ce mouvement. Mais si elle ne récuse pas le rapport de
force, elle n’a apparemment pas vocation à occuper le pouvoir – cela signifierait s’installer dans
un système de règles actuelles, se donner comme leur garant, et défendre leur application. Elle
est donc structurellement subversive et non révolutionnaire, car l’idée de révolution implique une

1
Ibid., p. 91-92.
2
Ibid., p. 95.
3
Ibid., p. 97.
4
Ibid.
5
B. Thorsteinssonn, Derrida et la question de la justice, op. cit., p. 340-342 ; l’omniprésence de la force dans la
déconstruction est établie très clairement. Il rappelle que Derrida dans Force de Loi insiste lui-même sur ce que
la différance est « une force différée-différante » ; sur ce que la justice hyperbolique requiert la force etc.

468
téléologie qui promet l’avènement effectif du système enfin juste, enfin réalisé, enfin présent.
C’est pourquoi la promesse déconstructrice n’est pas un programme de gouvernement, mais
comme l’écrit Olivier Dekens, « le levier qui luxera le logos politique »1. Non pas prendre le
pouvoir, mais le faire déjouer, souligner inlassablement ses insuffisances – lui résister.

2. Evaluation de l’auto-interprétation subversive

Derrida a-t-il donc justifié le renversement inhérent à sa stratégie ? Il nous semble que
non. Commençons par la bonne conscience, expression ultime de la réappropriation juridique.
En premier lieu, il semble possible de la rabattre sans avoir à gauchir systématiquement nos
analyses – comme on pouvait dénoncer les illusions suscitées par la trace sans la placer
systématiquement du côté de l’écriture (sans déclarer une affinité essentielle entre l’autre et le
tout-autre). Ensuite, le maintien d’une mauvaise conscience face au devoir peut emprunter
bien des voies, et ne suppose pas de récuser l’usage de règles déterminables. La Critique de la
Raison pratique, pour ne retenir que cet exemple, propose une morale dans laquelle c’est au
contraire la rigueur dans l’application de la règle qui entretient la mauvaise conscience. Enfin,
Derrida pratique étrangement la mauvaise conscience qu’il préconise, lorsqu’il identifie la
déconstruction à la justice même, face à un discours « incontestablement dominant » 2 .
« Certains n’auront pas tout à fait tort d’y voir une pétition de principe », écrivait-il dans
Spectre de Marx. Mais cette inquiétude est vite abandonnée, comme si la sortie du « code
marxiste » permettait de conserver le schème de la domination sans « angoisse ». Il ne s’agit pas
là d’une remarque « psychologique », mais d’un problème philosophique : on peut promouvoir
l’inquiétude, le scrupule et la précaution – mais l’action et la pensée n’exigent-elles pas qu’on
les surmonte (sans les abolir) pour proposer ce qui nous apparaît, malgré tout, comme la
meilleure chose à faire (ou à penser) pour moi, ici et maintenant, avec les possibilités et les
connaissances limitées dont je dispose ? Une chose est certaine en tous cas : la dénonciation de
la bonne conscience est insuffisante pour justifier la stratégie de compensation systématique, le
maintien du renversement – bref, l’usage derridien du schème de la domination.

1
O. Dekens, Derrida pas à pas, op. cit., p. 212.
2
Outre les passages déjà évoqués, on remarquera celui-ci (Force de loi, op. cit., p. 46) : « Si je disais que je ne
connais rien de plus juste que ce que j’appelle aujourd’hui la déconstruction […], je sais que je ne manquerais
pas de choquer […]. Donc je ne le dirai pas, du moins pas sous cette forme, pas directement et sans la
précaution de quelques détours. » La mauvaise conscience déconstructrice propose-t-elle de se considérer ce
qu’il y a de plus juste pourvu que l’on procède assez précautionneusement ?

469
Mais comme nous l’avons souligné, la bonne conscience n’est finalement qu’un aspect
de l’asymétrie globale, qui consiste dans le devenir-droit inévitable de la justice, dans
l’application rigoureuse des lois, et la croyance aux règles présentes. Or s’il est possible
d’inquiéter la bonne conscience, par exemple en soulignant la part d’incertitude propre à toute
décision authentique, pourquoi faut-il compenser au-delà ? Nous atteignons ici le cœur du
problème. Si Derrida ne rejette pas la force comme telle, il ne suffit pas de montrer qu’une
tendance à la réappropriation juridique domine le champ de la justice pour justifier la
résistance ; il faut que cette tendance soit essentiellement injuste pour motiver le renversement
systématique. Or ni le devenir-droit, ni l’existence même du juridique ne sont présentés
comme telles, puisque comme on l’a vu, la justice « exige de s’installer dans un droit qui doit
être mis en œuvre (constitué et appliqué) par la force »1. Il existe une tendance de la justice à se
sédimenter, qui correspond exactement à l’asymétrie du champ déconstruit – mais celle-ci ne
saurait justifier une résistance systématique. Le déséquilibre apparaît parfaitement dans le
schéma établi par Bjorn Thorsteinsson, qui oppose les mouvements qui se produisent entre
justice et droit : d’un côté, il y a la dynamique qui ouvre le droit à l’appel de la justice,
identifiée au mouvement même de la déconstruction, c'est-à-dire de la dé-sédimentation du
juridique ; de l’autre il y aurait l’« objectivation », par laquelle la justice se dépose dans des
règles assignables, qu’il faut ensuite appliquer et faire appliquer. C’est ce mouvement
d’objectivation qui est désigné comme cible de l’effort déconstructeur. Et pourtant, Derrida comme
son interprète reconnaissent l’installation dans le droit comme une exigence de la justice elle-
même ; même si l’objectivation est une tendance irrépressible, elle n’en est pas pour autant
illégitime en tant que telle. Il n’y a donc aucune de raison d’incliner en permanence la
déconstruction du côté de l’appel hyperbolique contre l’objectivation.
Dès lors, les passages comme celui-ci, qui marquent la condamnation de l’objectivation,
font problème :

Chaque fois qu’on applique tranquillement une bonne règle à un cas particulier, à un exemple
correctement subsumé, le droit y trouve peut-être et parfois son compte mais on peut être sûr que la justice
n’y trouve jamais le sien2.

1
Nous rappelons ce passage de Force de loi (op. cit., p. 50), cité plus haut.
2
Ibid., p. 38. On lira dans le même sens : « « Si je me contentais d’appliquer une règle juste, sans esprit de
justice, sans inventer en quelque sorte à chaque fois la règle et l’exemple, je serais peut-être à l’abri de la
critique, sous la protection du droit, j’agirais conformément au droit objectif, mais je ne serais pas juste. »
(p. 39).

470
Sur le fond : si la justice exige de s’installer dans le droit, dans une règle présentable ayant
vocation à s’appliquer, comment peut-elle n’y jamais trouver son compte ? N’est-ce pas la
meilleure chose à faire, la seule en fait, que de tenter de faire droit à l’exigence de justice ? Et
pour cela, ne faut-il pas produire la règle de ses actes, la justifier, et faire entrer ainsi la décision
dans une économie présentable ? Il faut insister sur ce que Derrida défend explicitement cette
idée – mais d’une autre main, il tend à privilégier l’appel hyperbolique, et à en faire le moteur
exclusif du mouvement déconstructeur. Il prétend ainsi renverser systématiquement ce dont il
reconnaît par ailleurs la légitimité. La difficulté pour repérer le déséquilibre vient de ce que la
déconstruction adopte simultanément deux attitudes incompatibles, et qu’il faut invoquer l’une
pour dénoncer l’autre, critiquer le positionnement derridien par fidélité aux moments de « plus
grande force » de son discours.
Cette tension exprime l’aporie qui frappe une stratégie se voulant structurellement
subversive. En effet, si la déconstruction se pense ainsi, c’est qu’elle refuse l’exercice du pouvoir
(ici entendu comme réappropriation juridique), tout en admettant qu’il est inévitable. Mais ce
caractère inévitable ne peut être la raison du renversement, puisque sans l’objectivation de la
justice il n’y aurait pas même matière à déconstruction, c'est-à-dire à ce qu’il y a de plus juste,
selon les mots de Derrida. Dès lors, si elle renonce au renversement effectif de la hiérarchie,
cette pratique tend à reconnaître sa légitimité, puisqu’elle est la condition indidspensable de ce
qu’il y a de plus juste. On ne peut maintenir la nécessité de résister systématiquement au droit,
tout en admettant sa légitimité. Si la justice exige de s’installer dans le droit, elle exige en
même temps, que celui-ci soit appliqué ; qu’est-ce qu’une règle dont on reconnaîtrait qu’elle
est légitime pourvu qu’elle ne fût pas appliquée ? Si, comme l’écrit notre auteur, la distinction
entre justice et droit « n’entraîne pas la moindre disqualification du juridique »1, il n’est pas
justifié de placer la déconstruction du côté de l’appel hyperbolique de la justice, et d’en
expulser la maîtrise juridique. Il semble difficile, en somme, de dénoncer la règle présente par
principe, sans en proposer une meilleure, qui ne sera sans doute pas parfaite, mais aura
toutefois vocation à s’appliquer pleinement jusqu’à ce que l’on trouve mieux ou que l’on en
reconnaisse le caractère néfaste. S’il faut le droit, par conséquent, nous sommes bien obligés
« d’avouer le calcul » et de « déclarer toutes les douanes », non pas parce que nous renonçons à

1
Spectres de Marx, op. cit., p. 147, n.1. Derrida renvoie, dans cette note même et pour illustrer le propos, à
Force de loi. Nous voyons à présent combien un tel renvoi est problématique.

471
la justice hyperbolique, mais bien parce que nous en écoutons l’appel – ce qui signifie que
nous comptons avec lui et que nous essayons d’en négocier les effets, « aussi loin que possible. »
Ce qui vient d’être établi est de la plus haute importance pour notre propos. En effet, la
théorie de la réappropriation n’est décidemment pas une raison suffisante pour procéder au
renversement systématique et permanent que préconise Derrida dans une strate de son
discours. Le devenir-droit ne justifie pas une résistance systématique. De la même manière, si
l’on revient à la métaphysique de la présence, la tendance à chercher la parousia et à occuper
une position dominante n’était pas une raison suffisante pour placer la différance d’un seul
côté de l’opposition qu’elle dérange. Aucun nouvel argument ne permet de modifier cette
conclusion.
En conclusion, la hiérarchie métaphysique n’a pas à être subvertie par principe, même si
elle se reforme sans cesse, il n’y a aucune raison de résister systématiquement à la réappropriation.
C’est alors le grand reflux de ce que la déconstruction voulait exclure – la maîtrise, la règle, et,
bien entendu, l’arkhè, à laquelle nous allons pouvoir nous intéresser pour elle-même.

E. Conclusion : Derrida et Pascal

La déconstruction comme pensée (et pratique) de la justice constitue une application de


la stratégie générale. Il y a bien une opposition (justice/droit ou jointure/disjointure) dans
laquelle un privilège échoit à l’un des versants ; la déconstruction tente de renverser ce privilège
tout en neutralisant l’opposition et en désignant un lieu de contamination originaire entre les
deux. Cet écart est le lieu d’une injonction aporétique : installer la justice dans le droit, ce qui
signifie la réaliser en l’abolissant. La continuité avec la pensée du don est soulignée par Derrida
lui-même ; l’hypothèse d’une hétérogénéité insurmontable de la déconstruction apparaît de
moins en moins soutenable.
La dimension apophatique persiste, même si la situation est à nouveau dérangée par le
« double jeu » derridien. On en reconnaît le premier aspect dans le débordement de la justice
sur le droit. Il est vrai que comme avec le don, on peut toujours se demander de quel aspect de
la justice il est question (appel hyperbolique ou écart), mais il existe bien un écart entre les
deux qui excède l’un et l’autre. C’est encore une certaine irréductibilité au présent, donc à la
théorie et à l’ontologie qui caractérise les indécidables. On retrouve également leur position
principielle. L’écart entre justice et droit semble occuper la place d’un principe – compte non

472
tenu, encore une fois, des arguments déployés par Derrida pour récuser l’assimilation. En
premier lieu, ce rapport est le lieu du « fondement mystique de l’autorité », ouvrant le droit,
non seulement en tant qu’il l’institue, le « justifie », mais aussi, dans le même mouvement, en
tant qu’il met en place les conditions de sa transformation. C’est aussi ce rapport qui rend
possible la justice comme appel de l’autre dans le droit. En second lieu, Derrida ne cesse de le
répéter, la justice « rend possible » la déconstruction elle-même et lui donne son mouvement.
Elle est ainsi, comme la différance ou le don, ce qui destitue le principe et prend sa place, mais
sans constituer une nouvelle arkhè.
Enfin, nous avons retrouvé le déséquilibre général qui affecte la mise en œuvre de la
stratégie déconstructrice depuis le départ. Le fait de nommer l’écart entre droit et justice
d’après cette dernière de façon systématique, le fait de placer le moteur de la déconstruction du
côté de l’exigence infinie, tout cela ne peut se justifier que par la volonté de compenser le
mouvement spontané en sens inverse, pour résister à une asymétrie comparable à celle qui
privilégie spontanément et continûment la règle présente. Derrida maintient plus que jamais,
avec sa pensée de la justice, le renversement dans la neutralisation. Mais l’examen des motifs de
ce geste en révèle le caractère problématique ; en effet, pour justifier une compensation
systématique, il ne suffit pas de montrer que le devenir-droit est un mouvement spontané et
insistant, mais il faut établir qu’il est foncièrement néfaste. Or notre auteur reconnaît
parfaitement, au contraire, l’exigence pour la justice de s’incarner dans le juridique, et en
général la légitimité du droit.
Cette objection procède toutefois strictement des exigences de la déconstruction, et
Derrida n’est ici critiqué que pour n’avoir pas appliqué les règles fixées par lui. Il reconnaît
parfaitement la nécessité du juridique, dénonce l’illusion d’une pure ouverture non-violente à
l’altérité infinie. Mieux encore, il défend explicitement l’idée qu’il faut négocier le non
négociable et calculer en tenant compte de l’incalculable. Mais d’un autre côté et
simultanément, il adopte une position de résistance systématique qui contredit l’autre strate de
son discours, et déstabilise l’ensemble – comme si calculer l’incalculable signifiait avant tout
corroder la légitimité du droit, et non pas aussi le fonder. La question qui surgit à présent est
celle des conséquences de ce déséquilibre quant à notre problème, à savoir celui de l’arkhè,
Il n’est certes pas question de reprendre l’ensemble du discours déconstructeur pour
rééquilibrer chacune de ses propositions à la lumière de ce qui vient d’être établi. Le présent
travail n’a besoin de mener cette démarche qu’à l’égard du principe, et de la position
« anarchique » revendiquée par Derrida. Nous voudrions cependant terminer en suggérant

473
quelques pistes sur ce que pourrait être le positionnement déconstructeur, si l’on reconnaît
l’illégitimité du renversement compensatoire systématique et permanent.
Tout repose alors sur l’interprétation de l’asymétrie dans le champ déconstruit. En effet,
comment la comprendre si l’on renonce à en faire un péché originel ? L’interprétation subversive
de la déconstruction voit en effet dans la réappropriation un tel péché, c'est-à-dire un
événement qui, inexplicablement, ouvre l’éthique par une chute ou une faute métaphysique, et
nous place ainsi structurellement en situation d’expiation. Mais si l’on n’y voit pas un tel
péché, quel est le sens de la réappropriation métaphysique et régulatrice ? Pourquoi prend-elle
l’allure d’une fatalité ? N’est-ce pas que nous ne pouvons coexister et tenter d’être justes que
dans l’élément de la calculabilité ? Violence contre violence, crime et châtiment, c’est la seule
manière dont nous puissions essayer d’être effectivement équitables ; c’est la leçon même de
Derrida. N’est-ce pas cela, négocier le non-négociable – la justice même, la déconstruction ? La
tendance de l’appel hyperbolique à se muer en droit n’est pas le péché originel du juridique,
mais la première condition pour toute tentative ultérieure de rendre justice, qu’elle passe par
l’obéissance ou bien par la contestation. Il existe une tendance de la justice à se déposer dans
des règles, toujours discutables et violentes parce qu’elles emportent une contingence
irréductible. Cette tendance se prolonge dans le privilège généralement accordé au système de
droit présent, et dans la bonne conscience qui accompagne son application. Mais comme
l’admet Derrida dans les moments les plus rigoureux de son discours, il s’agit là aussi d’une
condition de toute justice – et même, si l’on y regarde de plus près, de la première condition.
En effet, vouloir être juste suppose au moins la tentative pour justifier ses actes, et ainsi les faire
passer dans l’élément de la théorie, de l’universalité, des échanges ; cette opération est toujours
à la fois une exposition au jugement, aux critiques d’autrui, et en même temps un dispositif
visant à arraisonner la position de l’autre ou à lui imposer quelque chose. C’est là l’ambiguïté
de l’argumentation comme recherche d’un langage commun : à la fois appel à la paix du
consensus, et machine de guerre visant à imposer une logique comme la seule, ou comme la
meilleure. Cet enseignement est entièrement celui de Derrida ; dans « Foi et savoir », par
exemple, il l’évoque au cours d’une réflexion sur le retour du religieux. Ce retour, écrit-il, est
peut-être inscrit dans toute manifestation de pacifisme, dans tout appel à la « fraternisation
universelle », mais il souligne alors l’équivocité irréductible de cet appel. D’une part, il s’inscrit
dans un horizon kénotique, qui vide Dieu de sa substance pour l’ouvrir à une « ré-

474
immanentisation anthropologique (les droits de l’homme et de la vie humaine) »1. Mais cette
universalisation pacifique correspond toujours également à un autre mouvement : « Cette
déclaration de paix peut aussi, poursuivant la guerre par d’autres moyens, dissimuler un geste
pacificateur, au sens le plus européo-colonial qui soit. »2 Il n’y a pas d’ouverture universalisante
qui puisse se tenir quitte de toute violence pacificatrice – cette compromission est pour nous
l’origine de l’éthique et du juridique, mais il ne saurait être question de l’expier, puisqu’elle
constitue aussi la seule chance du bien pour un être humain ; n’est-ce pas explictement la leçon
de « Violence et métaphysique » ?
Allons plus loin. La tendance au devenir-droit ne risque-t-elle pas de revêtir un privilège
réel par rapport à l’exigence fracassante de justice ? La réappropriation n’est-elle pas la seule
chance effective d’être juste ? La tendance de la justice à se déposer dans des règles
déterminables, et celle des hommes à accepter la règle en tant que règle, ouvre certes à toutes les
injustices imaginables – mais ne sont-elles pas le point de départ incontournable de toute
justice effective ? Pour que l’on applique ou que l’on résiste, il faut d’abord que la justice
s’objective, ce qui suppose que nous ayons accepté de négocier le rapport à l’autre, depuis une
situation contingente qui forme à la fois la condition et la limite pour l’accueil de celui-ci –
qu’il soit événement imprévisible ou autrui.
Si l’on supprime le déséquilibre en faveur de la subversion, et que l’on reconnaît la
nécessité et la légitimité du devenir-droit, la déconstruction ne peut plus se prémunir contre le
retour d’un certain Pascal, avec le privilège que revêt chez lui la coutume. Dans les pages qui
introduisent « De la justice au droit », Derrida citait ce texte :

La coutume fait toute l’équité, par cette seule raison qu’elle est reçue ; c’est le fondement mystique de son
autorité. Qui la ramène à son principe l’anéantit3.

La proposition pascalienne pointe très précisément la dynamique du devenir-règle de la


justice ; elle en dégage l’essence, c'est-à-dire la tendance à ramener l’équité à l’obéissance à un
système actuel de règles. La position de Pascal est ainsi exactement opposée à celle de Derrida
dans son auto-interprétation « subversive » :

1
Voir par exemple « Foi et savoir », dans La religion, op. cit., p. 57.
2
Ibid., p. 57-58.
3
Pascal, Pensées, § 60 de l’édition Lafuma.

475
La coutume ne doit être suivie que parce qu’elle est coutume, et non parce qu’elle soit raisonnable ou
juste ; mais le peuple la suit par cette seule raison qu’il la croit juste. Sinon, il ne la suivrait plus […] Il
serait donc bon qu’on obéit aux lois parce qu’elles sont lois […] Mais le peuple n’est pas susceptible de
cette doctrine1.

Chez Pascal, prendre conscience de la contingence des règles que l’on suit n’« anéantit » le
droit qu’aux yeux du semi-habile (et du « dévôt zélé ») 2 ; pour ce dernier l’absence de
justification des formes contingentes du pouvoir équivaut à une absence pure et simple de
légitimité. L’« habile » (et le « chrétien parfait ») réalise que la corruption du monde entraîne
deux conséquences, selon le schéma de la « raison des effets » : les règles présentes reflètent une
distribution contingente du pouvoir, elles emportent donc une certaine « violence injustifiable » ;
en revanche elles constituent en même temps la seule réalité possible d’un pouvoir nécessaire.
Mais cela ne signifie nullement que n’importe quelle distribution du pouvoir soit bonne – car
cela aussi consisterait à renoncer à la négociation avec le tout-autre. Pascal en tient
parfaitement compte :

Il est nécessaire qu’il y ait de l’inégalité parmi les hommes, cela est vrai ; mais cela étant accordé, voilà la
porte ouverte, non seulement à la plus haute domination, mais à la plus haute tyrannie3.

L’inégalité comme condition de la justice et en même temps de la plus grave injustice, cela
pourrait être le point de départ d’une déconstruction « rééquilibrée ». Ici, l’inégalité entretient
une affinité directe avec la promotion de la coutume, puisque celle-ci tend à légitimer les
formes de d’emprise éthico-politique existantes en raison de leur existence même. Si l’on
suspend l’auto-interprétation subversive, Derrida ne peut plus conjurer l’hypothèse
pascalienne, comme il tente de le faire dans « Du droit à la justice ». Il faut se souvenir de ce
qui a été dit au sujet de la paléonymie : le déconstructeur reconnaît la nécessité d’habiter les
structures traditionnelles pour les déconstruire, et De la grammatologie récuse toute idée d’un
abandon pur et simple des notions métaphysiques, en indiquant que « plus rien n’est pensable
sans elles »4. Cette reconnaissance devrait conduire à traiter l’« objectivation » de la justice dans

1
Ibid., § 525 (Lafuma).
2
Ibid., § 60 (Lafuma).
3
Ibid., § 540 (Lafuma).
4
De la grammatologie, op. cit., p. 25 (je souligne).

476
des règles juridiques et/ou coutumières autrement que comme une chute – ce que Derrida fait
d’ailleurs sur la strate équilibrée de son discours.
Il ne s’agit pas de promouvoir une obéissance aveugle ni un respect indifférencié pour
toute autorité. Pour Pascal lui-même, la présomption de légitimité de la règle contingente
comme condition d’une justice effective ne commande nullement de renoncer à toute
discrimination. Il est inévitable en effet de mettre la règle en négociation avec l’arrivant absolu
– mais cela signifie aussi que nous ne disposons que d’elle pour engager cette négociation, nous
orienter dans l’action et la pensée. Si Derrida ne peut conjurer Pascal, il nous apprend en
revanche que la source de la valeur de la coutume la remet en question en même temps qu’elle
la fonde. Il est impossible de verrouiller l’autorité de la coutume, mais il est impossible d’en
contester la validité par principe, en tant qu’elle est reçue. La question de la justice présente
l’avantage de souligner précisément en quoi et dans quelle mesure la déconstruction devrait
accepter l’autorité de la tradition, serait-ce en la contestant. Il nous semble que Derrida devrait
à cet égard se tenir plus proche de positions herméneutiques, et accorder qu’il y a un entrelacs
indéfectible entre l’autorité de la tradition et la nécessité de la renouveler dans la reprise.

477
CHAPITRE IV

DERRIDA ET LE PRINCIPE

Quelle place le schéma dessiné au cours des premiers chapitres assigne-t-il au principe ?
Comment la conception de celui-ci sera-t-elle déterminée par l’application de la stratégie
derridienne ? Et en particulier, le déséquilibre repéré affecte-t-il cette conception ? Telles sont
les questions auxquelles ce quatrième chapitre entend répondre, et il procèdera en deux temps.
D’abord, il s’agira de montrer une asymétrie affectant la déconstruction sur la question de
l’arkhè (I). Pour ce faire, il faudra établir d’abord que la déconstruction est une opération
dirigée contre la principialité (A). Nous verrons ensuite que dans l’opération en question,
Derrida utilise de façon systématique le schème archique, et qu’il le revendique sans ambiguïté,
de sorte que le principe concourt à sa propre déconstruction (B). Au terme de ce
cheminement, il apparaîtra que la pensée derridienne est une déconstruction de l’archie par
l’archie, et que les indécidables devraient donc signifier à la fois l’affirmation et la suppression
de l’arkhè. Nous demanderons si l’auto-interprétation derridienne est conforme à cette
proposition, pour constater que ce n’est décidément pas le cas (C). Dès lors, il restera à
examiner les arguments visant à justifier l’asymétrie anti-principielle, pour voir si elle constitue
ou non un déséquilibre (II).

I. Le déséquilibre et l’origine

A. La déconstruction contre le principe

On ne partira pas d’une définition précise de l’arkhè, car Derrida n’en élabore pas, et
c’est donc le cheminement que nous proposons d’accomplir qui permettra de cerner au mieux
ce concept en régime de déconstruction. Dans « La structure, le signe et le jeu dans le discours
des sciences humaines », Derrida aborde le problème du « centre » comme « principe

478
d’organisation » des structures1, et écrit que celui-ci « reçoit indifféremment les noms d’origine
ou de fin, d’archè ou de télos. »2 Ce dont il est question peut donc revêtir différentes formes, et
l’effort déconstructeur porte directement sur ce qui en constitue la matrice :

Le centre reçoit successivement et de manière réglée, des formes ou des noms différents. L’histoire de la
métaphysique, comme l’histoire de l’Occident, serait l’histoire de ces métaphores ou de ces métonymies.
La forme matricielle en serait […] la détermination de l’être comme présence à tous les sens de ce mot. On
pourrait aussi montrer que tous les noms du fondement, du principe, ou du centre ont toujours désigné
l’invariant d’une présence (eidos, archè, télos, énergeia, ousia (essence, existence, substance, sujet) aléthéia,
transcendantalité, conscience, Dieu, homme, etc.)3.

La démarche derridienne s’attache moins à un concept précis qu’à une autre « chaîne des
substitutions », laquelle lie non plus les indécidables, mais les figures de l’arkhè, et dont l’unité
est constituée par la présence, et tout ce qu’elle emporte4. Nous ne tenterons pas encore de dire
pourquoi et comment la parousia joue ce rôle, car cela conduirait inévitablement à évaluer la
pertinence du rapport proclamé par Derrida – ce qui ne sera possible qu’en fin de parcours. En
revanche, les chapitres précédents permettent de comprendre plusieurs aspects de ce rapport :
la présence est le critère permettant de discerner la chose même, ou en personne, à laquelle il
faut parvenir pour déterminer ce qui en dépend (les accidents par rapport à la substance par
exemple). Sur le plan cognitif, saisir l’objet comme tel permet de fonder le discours et la
connaissance, de fournir une règle applicable, ou de déterminer les équivalences dans un
système d’échange. La parousia rend possible tout ce que vise la métaphysique, à savoir la
certitude et une certaine maîtrise. Chercher l’origine de quelque chose consiste à remonter vers
un noyau de présence permettant de s’« assurer » de cette chose, parce qu’elle en commande le
déploiement intellectuel ou ontologique. Fonder signifie donc se placer à hauteur d’arkhè,
occuper le poste de commandement, de manière à contrôler et utiliser ce qui est fondé, donc à
se garantir la maîtrise dans un certain champ. Prenons un exemple classique : trouver le

1
« La structure, le signe, et le jeu dans le discours des sciences humaines », dans L’écriture et la différence, op.
cit., p. 409.
2
Ibid., p. 410 (je souligne).
3
Ibid., p. 410-411.
4
P. Aubenque résume la situation dans Faut-il déconstruire la métaphysique ?, Paris : PUF, 2009, p. 60-61
notamment : « La différance n’est pas un principe, carle principe suppose une substantialité, une permanence,
une présence à soi, que la différance excède, fait éclater » (p. 60) Il ajoute, plus loin : « L’origine est un
concept métaphysique, qui suppose un présence primordiale, une autopossession. Au contraire, le signe est la
présence différée. »

479
principe du politique implique de comprendre ce qui fait de cette sphère d’activité ce qu’elle
est, ce qui définit sa propriété. A partir de cette compréhension, il devient possible de dire ce
qui en relève ou non, et de déduire ce que devrait être l’action politique. Ainsi, la philosophie
politique moderne est ouverte par Hobbes en un geste de définition du fondement de l’Etat
qui remonte à son institution dans le pacte social ; l’enjeu se concentre alors sur la nature et les
modalités de ce pacte originaire, qui permettent de déduire ce que l’Etat peut et doit faire. La
métaphysique serait une entreprise visant à articuler l’essence et l’arkhè, et sa formule
emblématique serait : remonter au principe pour contrôler l’étant, la pensée ou l’action.
La métaphysique de la présence est au premier chef une métaphysique de l’origine, et la
déconstruction est dirigée contre les deux en même temps. Derrida affirme explicitement cette
orientation du questionnement déconstructeur, par exemple dans « La différance », où nous
avons lu que la problématique de la trace met en question « la requête d’un commencement de
droit, d’un point de départ absolu » et la « valeur d’arkhè »1. Cette vocation anti-principielle est
d’ailleurs inscrite au cœur de la stratégie générale, qui vise à déranger la domination (logique et
ontologique) d’un terme par l’autre – même s’il faudra se poser, le moment venu, la question
suivante : le principe peut-il être identifié au sommet de la hiérarchie ? N’est-il pas plutôt ce
qui commande la hiérarchisation depuis un site externe (entre transcendance et immanence) ?
Bien des textes témoignent de cette fonction de la déconstruction, dans Positions, par
exemple :

L’écriture ne commence pas. C’est même à partir d’elle, si on peut dire, qu’on met en question la requête
d’une archie, d’un commencement absolu, d’une origine2.

La déconstruction est vouée a déstabiliser la requête de l’arkhè, et avec elle, tout ce qui en est
solidaire, à savoir l’ontologie, la théorie, l’architectonique, la systématicité, et plus
généralement, tout ce que le discours philosophique le plus classique revendique3. Inutile de
s’attarder davantage sur ce qui ne suscite guère de débat. Et cependant, on peut déjà faire une

1
Nous avions cité ce passage de « La différance », dans Marges, op. cit., p. 6. On se souviendra aussi d’un
texte, tiré de Positions, op. cit., p. 22-23, qui affirmait que le jeu de la différance fait qu’aucun concept ne vient
résumer et commander, « depuis la présence théologique d’un centre », le mouvement des différences.
2
Ibid, p. 23.
3
Cf. par exemple Points de suspension, op. cit., p. 77 : « Il a été clair dès le départ […] que la mise en question
déconstructrice porte avec insistance sur et contre une telle mytho-radicologie fondamentale. Du même coup,
la question porte sur le projet philosophique en tant qu’il exige le fondement et l’architectonique, le
systémique et donc aussi l’universitas onto-encyclopédique. » Voir encore « La pharmacie de Platon », dans La
dissémination, op. cit., p. 194 : la différance est présentée comme une « disparition de la présence originaire ».

480
remarque : si c’est « à partir » de l’écriture que la quête du principe est ébranlée, ne faut-il pas
que cette écriture se constitue en origine ? Le schème principiel n’est-il pas indispensable à la
mise en cause du principe ?

B. L’usage du schème principiel en régime de déconstruction

Il s’agit à présent de montrer que si la déconstruction s’exerce contre le principe, elle


utilise systématiquement sa fonction pour mener à bien son opération. L’usage de ce schème
est déjà évident dans tous les textes qui utilisent le vocabulaire de l’origine, du fondement, de la
racine. L’insistance avec laquelle Derrida use de ces termes (en particulier le premier), et l’usage
du préfixe « archi- » accolé aux concepts d’écriture et de trace sont irrécusables. De nombreuses
formules confirment cette fonction ; nous avons lu par exemple que l’archi-écriture est « à
l’origine du sens », que la différance est un mouvement « selon lequel » se « constitue » tout
système de renvoi, ou encore qu’elle est une « production systématique des différences ». Il a
été dit qu’elle « rend possible » la présentation de l’étant présent, qu’elle « produit » les
différences. Cette dimension des indécidables apparaît non seulement dans le cadre de la
déconstruction de la métaphysique de la présence, mais aussi dans celle de l’économie et du
droit. Le don (dans son ambiguïté) avait été qualifié de « premier moteur du cercle »
économique tandis que l’espace de contamination entre justice et droit est la condition de
l’une et de l’autre. Enfin, l’écart entre les opposés est sans exception le lieu d’une injonction,
qui détermine la constitution des domaines déconstruits, ainsi que la pensée déconstructrice ; il
faudra comprendre en quoi cette injonction se distinguerait essentiellement du
commandement principiel, tel qu’il est apparu chez Plotin par exemple.
Ainsi, à première vue, il semble que la fonction principielle soit inscrite de manière peu
contestable dans le texte déconstructeur. Or Derrida n’est pas tout à fait constant dans son
évaluation de la chose. Dans La dissémination, par exemple, il évoque l’idée de « dernière
instance », précisant qu’« elle est inséparable de la métaphysique comme recherche de l’arkhè,
de l’eskhaton et du télos. », et il ajoute, en note :

481
L’effacement simple du concept métaphysique de dernière instance risquerait de désamorcer la critique
nécessaire qu’il permet dans des contextes déterminés1.

Le concept d’arkhè est nécessaire, mais « dans des contextes déterminés ». Dans quel contexte,
précisément ? Il faudra revenir sur cette question, mais la restriction semble difficile à justifier
et elle trahit avant tout un embarras2. La gêne resurgit vingt ans plus tard, dans un entretien où
Derrida préconise de s’abstenir d’employer les termes « fondamental », « originaire » et
« transcendantal »3 – conseil qu’il aura lui-même assez peu appliqué. On peut conclure que
notre penseur reconnaît la nécessité d’user du schème archique, mais avec un certain embarras.
Maintenant que le fait est établi, interrogeons-en les modalités : comment Derrida
utilise-t-il l’arkhè ? Il répond assez directement à cette question dans « Nombre de oui »4, où le
rôle de l’indécidable est tenu par un « oui archi-originaire » 5 précédant le discours, et
l’interrogation même. Celui-ci ne saurait toutefois constituer un principe, et récuse tout
caractère ontologique ou transcendantal6 :

Et pourtant il faut – oui – maintenir l’exigence ontologico-transcendantale pour dégager la dimension d’un
oui qui n’est pas plus empirique ou ontique qu’il ne relève d’une science, d’une ontologie ou d’une
phénoménologie régionale et finalement d’aucun discours prédicatif7.

1
La dissémination, op. cit., p. 236, n.19.
2
Cet embarras marque l’ensemble du passage. En effet, dans La dissémination, au moment qui nous occupe,
Derrida montre que Mallarmé déploie dans son texte le concept d’un « imitant n’ayant pas d’imité en dernière
instance » (ibid., p. 236), et donc d’un signifiant sans signifié (ibid., p .236). Il poursuit : « Ce signe, n’ayant
pas de référent en dernière instance, n’est plus compris dans le procès de la vérité, le comprend au contraire »
(je souligne), et, avec lui, la métaphysique, son arkhè, son eskhaton et son télos. La remarque sur la persistance
nécessaire du schème archique intervient en ce point. N’est-il pas évident que la note en question répond à
l’objection implicite : le renversement opéré à partir de Mallarmé n’a-t-il pas consisté à faire passer la charge
de la dernière instance sur « l’imitant sans imité » ? Derrida répond alors : Oui, mais ce n’est qu’une
intervention compensatoire, déterminée par un contexte précis. Nous verrons quels problèmes pose cette
réponse dans le deuxième moment de ce chapitre, lorsqu’il faudra examiner les arguments par lesquels Derrida
pense récuser l’idée d’un caractère archique des indécidables.
3
« This Strange Institution called Litterature », An interview with Jacques Derrida, avec Derek Attridge, tr.
par Geoffrey Bennington et Rachel Bowlby, dans Jacques Derrida. Acts of Literature, Derek Attridge (éd.),
Londre et New York: Routledge, 1992, p. 33-75, nous faisons ici référence à la p. 71 : « In an analysis of
“literary’ writings, you do of course have to take account of the most ‘general’ structures (I don’t dare say
“fundamental”, originary”, “transcendantal”, “ontological”, or “infra-structural”, and I think it has to be avoided)
of textuality in general. » (Je souligne).
4
Psyché, op. cit., p. 639-650.
5
Ibid., p. 649.
6
Ibid.
7
Ibid., p. 648 (je souligne).

482
Le dépassement du transcendantal s’opère de toute évidence par une surenchère dans la
requête du transcendantal. Cette évidence s’inscrit dans le texte derridien chaque fois que la
trace, par exemple, est désignée comme « origine de l’origine »1, de sorte qu’« il faut bien parler
de trace originaire ou d’archi-trace »2. Il est peu discutable que la déconstruction a besoin de
l’arkhè, et que c’est par un redoublement de l’exigence archique qu’elle destitue celle-ci : la
sortie de l’originaire se fait par la voie d’une « archi-origine ».
On pourrait répondre que le schème en question est nécessaire à l’intervention
déconstructrice, mais seulement comme un outil neutre, utilisé par le déconstructeur
indépendamment de sa « nature » et sa « destination » – ou, plus rigoureusement, des effets
philosophiques qui lui sont inhérents en contexte métaphysique. Mais l’idée d’un sujet tout-
puissant manipulant des outils conceptuels indifférents cadre fort peu avec l’esprit de la
déconstruction. Et en effet, le procédé derridien ne consiste pas à use du concept en lui faisant
subir une transformation complète, mais à le placer dans une situation, ou à lui donner un
contenu tel qu’il n’y a plus qu’à le laisser surenchérir sur lui-même en suivant sa propre
logique. Il s’agit d’engager le principe dans un processus de déconstruction fondé sur son
propre fonctionnement3. On peut dire de la logique principielle ce que Derrida affirme du
discours systématique : « A un certain moment, celui-ci ne peut plus répondre de lui-même. Il
entame spontanément sa propre déconstruction. »4
Cette idée est expliquée dans « La structure, le signe et le jeu dans le discours des sciences
humaines ». Cette conférence constitue une explication avec la pensée de Lévi-Strauss, où
Derrida présente sa position sur le principe, pour l’appliquer aux rapports entre la structure et
son centre supposé. L’objectif y est d’établir la signification du structuralisme dans l’histoire de
la métaphysique. Avant cet événement intellectuel, l’épistémè occidentale avait toujours

1
De la grammatologie, op. cit., p. 90.
2
Ibid. On pourrait objecter que le texte en question s’élève de façon directe contre l’assimilation de la trace à
une origine. Cela est vrai. Il n’en reste pas moins que le même texte admet la nécessité du schème archique –
on peut donc isoler cette affirmation en attendant d’éprouver les arguments grâce auxquels Derrida entend
justifier son interdiction. D’autre part, on peut utiliser le texte en question avec d’autant plus de « bonne
conscience » que le seul argument qu’il contient est : « nous savons qu’un tel concept détruit son nom ». Or
quand bien même nous admettrions le « savoir », cela signifierait encore qu’il faut un concept d’origine pour
détruire l’origine – ce que nous entendons justement souligner.
3
Cf. De la grammatologie, op. cit., p. 16, par exemple, commente l’expression « signifiant de signifiant »,
affirmant qu’elle décrit le mouvement du langage « dans son origine certes, mais on pressent déjà qu’une telle
origine dont la structure s’épelle ainsi – signifiant de signifiant – s’emporte et s’efface elle-même dans sa
propre production. » Le travail déconstructeur consiste à dérégler le jeu de l’origine en mettant celle-ci en
situation d’auto-déconstruction.
4
Points de suspension, op. cit., p. 88 (je souligne).

483
réprimé la structuralité de la structure lui imposant un principe. En effet, la structure rend
possible un jeu de substitutions entre certains éléments ; mais à son centre prétendu, il n’y a
plus de substitution possible. Le centre, en restreignant le jeu substitutif, permet de contrôler
le sens global de la structure et d’assurer qu’il n’est pas altéré1. On obtient alors un « jeu
fondé, constitué depuis une immobilité fondatrice et une certitude rassurante elle-même
soustraite au jeu. »2 Dans la perspective métaphysique, les substitutions « sont toujours prises
dans une histoire du sens […] dont on peut toujours réveiller l’origine ou anticiper la fin dans
la forme de la présence. »3. Pour résumer, le centre auquel on amarre la structure « ferme aussi
le jeu qu’il ouvre et rend possible »4, car une structure non centrée est l’impensable même5.
Derrida en conclut que « toute archéologie, comme toute eschatologie, est complice de la
réduction de cette structuralité de la structure. »6 On peut être frappé par cette entrée en
matière : notre philosophe n’admet-il pas ici que l’arkhè est indispensable, et qu’elle rend le jeu
possible et impossible ? Exactement comme les indécidables rendent possibles et impossibles la
présence, le don et l’économie, la justice et le droit – bref, ce qui en dépend ? Il est trop tôt
pour affronter les questions soulevées par une telle analogie, et il y a plus troublant, si l’on se
penche sur certains aspects de la fonction centrale.
En effet, pour « la pensée classique » elle-même, le centre ne peut remplir sa fonction que
s’il s’inscrit dans la structure tout en la débordant :

Il est au centre de la totalité et pourtant, puisque le centre ne lui appartient pas, la totalité a son centre
ailleurs. Le centre n’est pas le centre7.

Du point de vue métaphysique, l’archie est emportée dans une logique de non-identité à soi, et doit
assumer son rôle en s’effaçant comme archie. En effet, si la place du centre était déterminée par la
structure, il en dépendrait et ne saurait la commander ; pour la contrôler, il doit établir avec
elle un « rapport » asymétrique ; il doit par conséquent dénier sa fonction pour l’assumer. On

1
« La structure, le signe, et le jeu dans le discours des sciences humaines », dans L’écriture et la différence, op.
cit., p. 409 : « Ce centre avait pour fonction non seulement d’orienter et d’équilibrer la structure – on ne peut
en effet penser une structure inorganisée – mais de faire surtout que le principe d’organisation de la structure
limite ce que nous pourrions appeler le jeu de la structure. »
2
Ibid., p. 410.
3
Ibid.
4
Ibid.
5
Ibid. : « Et aujourd’hui encore, une structure privée de tout centre représente l’impensable lui-même. »
6
Ibid.
7
Ibid.

484
retrouve le geste plotinien consistant à intégrer à la logique principielle ce qui la met en crise, à
savoir le caractère contradictoire des exigences qu’elle doit composer : ici, organiser la structure
sans se situer par rapport à elle ; dans les Ennéades, engendrer le dérivé en récusant tout rapport
avec lui.
Quel est alors le sens de l’événement structuraliste ? Réponse : il marque le moment où
la structure apparaît comme telle. Or le simple fait de la penser conduit à repérer le rôle du
centre, et, du même coup, à le subvertir. Les analyses sur Husserl ont fait apparaître que la
répétition est essentielle à la constitution de l’idéalité, en même temps qu’elle en menace la
présence pleine. Ici, le fait de penser le centre et d’en formaliser la loi grève son emprise :

Dès lors a dû être pensée […] cette loi de la présence centrale ; mais d’une présence centrale qui n’a jamais
été elle-même, qui a toujours été déportée hors de soi dans son substitut. Le substitut ne se substitue à rien
qui lui ait en quelque sorte pré-existé. Dès lors, on a dû sans doute commencer à penser qu’il n’y avait pas
de centre, que le centre ne pouvait être pensé dans la forme d’un étant présent1.

En faisant apparaître la structuralité, le structuralisme révèle la réalité occultée par la


métaphysique dans son interprétation de l’absence de centre : à savoir que celui-ci est
réellement absent. L’événement structuraliste dévoile la réalité de l’auto-effacement du
principe, dans lequel la pensée classique voit un moyen pour assurer son règne, mais qui trahit
une vacance. Cette vacance est associée à l’idée capitale de « substitut » : la présence centrale ne
s’est jamais produite comme telle mais, dès le premier moment, à travers un substitut. Les
indécidables imposent un « remplaçant » à la place du principe – un « supplément d’origine ».
La réflexion sur le structuralisme montre qu’une pensée authentique de l’arkhè serait de facto
déconstructrice, puisqu’elle apercevrait la vérité de son fonctionnement, lequel n’a jamais été
celui que la métaphysique lui attribuait.
Avant de se demander quelle est la position de Derrida, comment il l’argumente, et si ses
arguments sont probants, il faut faire le point. Si la déconstruction est tournée contre la
principialité, elle s’exerce en utilisant le schème archique contre lui-même. Il s’agit d’amener ce
schème à surenchérir sur soi pour le laisser s’abolir – l’origine de l’origine se porte au-delà de
l’originarité. Il semble que la différance devrait être à la fois archique et an-archique, tout
comme l’un-bien chez Plotin, et qu’il y a une ambiguïté irréductible dans cet
accomplissement/abolition de la démarche principielle. L’effacement et la réaffirmation vont

1
Ibid., p. 411.

485
de pair. « La structure, le signe et le jeu dans le discours de sciences humaines » nous a montré
qu’il y a deux formes d’auto-effacement du centre, l’un correspondant à une réaffirmation et un
verrouillage de l’archie, alors que l’autre en est au contraire la destruction. En toute rigueur, la
déconstruction ne devrait-elle interdire de distinguer ces deux formes ? Ne devrait-elle pas
déranger l’entreprise consistant à interpréter l’effacement de la principialité comme une
garantie, mais tout aussi bien celle qui voudrait s’appuyer sur la surenchère pour garantir
l’effacement ? Il faudrait admettre que la déconstruction est aussi une pensée du principe
fondée sur la règle d’incommensurabilité. A la différence du néoplatonicien, le déconstructeur
reconnaîtrait les conséquences de cette règle dans toute leur radicalité. En effet, les indécidables
sont découverts par une surenchère de la logique principielle, donc par un maintien de
l’exigence archique assez rigoureux pour assumer le risque de dépasser l’archie. Mais est-ce là la
position derridienne ?

C. Indécidables et principialité

Derrida pourrait tenir l’équilibre quant à la constitution des indécidables dans certains
textes, qui paraissent en reconnaître la dimension archique ; en général, toutefois, leur
formulation maintient une ambiguité qui empêche de s’en assurer. Passons en revue les
déclarations les plus équilibrées.
Force de loi, il écrit que le questionnement déconstructeur n’est « ni fondationnaliste ni
anti-fondationnaliste »1. Quelques pages plus loin, on lit que l’origine du droit, la fondation et
la position de la loi constituent « une violence sans fondement »2, et qu’elles « excèdent
l’opposition du fondé et du non-fondé, comme de tout fondationnalisme ou de tout anti-
fondationnalisme. »3 Donner le temps affirme que le don (comme l’événement) obéit à « des
principes de désordre », c'est-à-dire « des principes sans principes » 4 . Toute la logique
derridienne aboutit à cette idée5, c'est-à-dire au plus près de Plotin. Mais ces expressions

1
Le texte, déjà cité, est tiré de Force de loi, op. cit., p. 22.
2
Ibid., p. 34.
3
Ibid.
4
Donner le temps, op. cit., p. 157.
5
A ces passages il faut ajouter les deux dernières pages de l’Introduction à L’origine de la géométrie. Il nous
semble cependant difficile de les placer complètement sur le même plan que les autres, dans la mesure où le
lexique et les schémas conceptuels ne sont pas encore réellement fixés. L’intérêt principal de ces extraits est de
déterminer la pensée de Derrida comme une interrogation sur l’origine absolue. Nous donnons à titre

486
« équilibrées » ne nous semblent pas pleinement convaincantes, car il ne suffit pas de
reconnaître la nécessité de remonter au-delà de l’opposition ; encore faut-il admettre que cet
au-delà « lui-même » n’est pas seulement non-principiel, mais aussi archi-principiel – c’est sur
ce point très précis que réside en vérité tout l’enjeu.
Dans « La structure, le signe et le jeu dans le discours des sciences humaines », on
trouve un autre texte qui semble tenir l’équilibre. Après avoir montré comment certains
travaux de Lévi-Strauss exemplifient l’événement structuraliste, Derrida remarque :

On n’en perçoit pas moins chez lui une sorte d’éthique de la présence, de nostalgie de l’origine, de
l’innocence archaïque naturelle, d’une pureté de la présence et de la présence à soi dans la parole1.

L’œuvre de Levi-Strauss illustrerait l’un des aspects de l’interprétation du jeu, la « face triste,
négative, nostalgique, coupable, rousseauiste »2. Il y en aurait une autre, « nietzschéenne »,
c'est-à-dire l’« affirmation joyeuse » d’un monde « sans origine » ; et notre auteur ajoute :
« Cette affirmation détermine le jeu autrement que comme perte du centre. »3 Bien que les
deux interprétations soient présentées comme incompatibles, il ne s’agit pas de choisir entre les
deux, car la déconstruction vise précisément à « penser le sol commun, et la différance de cette
différence irréductible. » 4 Derrida reconnaît donc le caractère indissociable des deux
interprétations de l’effacement du centre. Mais d’une part, la présentation des deux
interprétations témoigne d’une préférence : négation triste contre affirmation joyeuse5 ; d’autre
part et surtout, ce faux équilibre masque le problème principal, à savoir l’absence univoque du

d’indication les passages en cause. « Le retard est ici l’absolu philosophique, parce que le commencement de la
réflexion méthodique ne peut être que la conscience de l’implication d’une autre origine absolue, antérieure et
possible en général. Cette altérité de l’origine absolue apparaissant dans mon Présent vivant » (p. 170). La page
suivant parle de « l’impuissance à s’enfermer dans l’indivision innocente de l’absolu originaire, parce qu’il
n’est présent qu’en se différant sans relâche ». (p. 171). On retiendra enfin : « La Différence originaire de
l’origine absolue qui peut et qui doit indéfiniment, avec une sécurité apriorique, retenir et annoncer sa forme
pure concrète, comme l’au-delà ou l’en-deçà donnant sens à toute génialité empirique et à toute profusion
factice, c’est peut-être ce qui toujours été dit sous le concept de « transcendantal », à travers l’histoire
énigmatique de ses déplacements. Transcendantale serait la Différence. » (Ibid.).
1
« La structure, le signe, et le jeu dans le discours des sciences humaines », dans L’écriture et la différence, op.
cit., p. 427.
2
Ibid.
3
Ibid.
4
Ibid., p. 428.
5
On pourrait interroger l’axiologie sur laquelle repose cette opposition entre négativité triste et affirmation
joyeuse.

487
centre. En effet, un traitement équitable de l’auto-effacement du principe ne devrait-il pas
respecter l’implication réciproque de l’affirmation et de la négation ?
Dernier exemple d’équilibre précaire, et peut-être en trompe l’œil : dans « Ellipse », on
lit qu’écrire, c’est avoir la passion de l’origine ; toutefois, sur cette écriture « éperdue
d’origine », Derrida précise :

Mais ce qui l’affecte ainsi, on le sait maintenant, ce n’est pas l’origine mais ce qui en tient lieu ; ce n’est pas
davantage le contraire de l’origine. Ce n’est pas l’absence au lieu de la présence, mais une trace qui
remplace une présence qui n’a jamais été présente, une origine par laquelle rien n’a commencé1.

En première analyse, on croirait percevoir un balancement approprié : ce qui affecte l’écriture


n’est ni l’arkhè ni « le contraire » de l’arkhè. Et pourtant, la démarche derridienne consiste
encore à remplacer celle-ci par autre chose qui en écarte simplement la possibilité – car selon
Derrida, il n’y a de fondement que dans la présence. Ce qui tient lieu de l’arkhè, sans être son
contraire, lui est radicalement hétérogène et l’exclut.
Dans l’immense majorité des cas, Derrida tire sa démarche du côté an-archique ou anti-
fondationnaliste de façon encore plus nette – comme si, au terme du processus d’auto-
abolition de l’arkhè, rien ne subsistait plus de la dynamique principielle. Par exemple, dans
Positions, il répond à une objection selon laquelle son antériorité sur la présence fait de la trace
une fondement ou une origine ; la réplique est alors sans ambiguïté : « N’ai-je pas
inlassablement répété – et j’oserai le dire, démontré – que la trace n’était ni un fond, ni un
fondement, ni une origine »2. Les textes en ce sens abondent tant qu’il suffira de rappeler les
plus significatifs. Par exemple :

C’est cette constitution du présent, comme synthèse « originaire » et irréductiblement non simple, donc
stricto sensu non originaire, de marques, de traces […] que je propose d’appeler ici archi-écriture, archi-
trace ou différance3.

1
« Ellipse », dans L’écriture et la différence, op. cit., p. 430.
2
Positions, op. cit., p. 71.
3
Marges., op. cit., p. 14. De très nombreux passages similaires pourraient être invoqués, par exemple De la
grammatologie, p. 92 : « Il ne peut y avoir de science de la différance elle-même en son opération, non plus
que de l’origine de la présence elle-même, c'est-à-dire d’une certaine non-origine. » Ou encore : « La
différence ontico-ontologique et son fondement (Grund) dans la « transcendance du Dasein » (Vom Wesen des
Grundes, p. 16) ne seraient pas absolument originaires. La différance tout court serait plus originaire, mais on
ne pourrait plus l’appeler « origine » ni « fondement », ces notions appartenant essentiellement à l’histoire de
l’onto-théologie, c'est-à-dire au système fonctionnant comme effacement de la différance » (ibid., p. 38).

488
Il y a un sens strict auquel il faut prendre les indécidables, et ce sens est an-archique, malgré
l’usage imperturbable du préfixe « archi ». Dès lors, l’origine de l’origine est simplement non-
originaire :

La trace n’est pas seulement la disparition de l’origine, elle veut dire ici – dans le discours que nous tenons
et selon le parcours que nous suivons – que l’origine n’a même pas disparu, qu’elle n’a jamais été constituée
qu’en retour par une non-origine, la trace, qui devient ainsi l’origine de l’origine1.

La déconstruction n’a jamais semblé aussi proche d’une opération de renversement pur et
simple, et d’une banale opposition. C’est que la pensée derridienne se veut subversive, au sens
où elle prétend saper le règne de l’arkhè, mais sans régner elle-même :

Non seulement il n’y a pas de royaume de la différance, mais celle-ci fomente la subversion de tout
royaume. Ce qui la rend évidemment menaçante et infailliblement redoutée par tout ce qui en nous désire
le royaume, la présence passée ou à venir d’un royaume2.

L’indécidable ne retiendrait donc rien du schème archique dans sa constitution propre, et, plus
encore, cette constitution est directement opposée au règne du principe, c'est-à-dire au règne
en général. La différance est l’absence de règne, le non-règne pur et simple.
Alors que sur bien des points, la déconstruction de la métaphysique de la présence
semblait le moment le moins déséquilibré de la pensée derridienne, on constate que le
renversement déconstructeur était affecté dès le départ d’une asymétrie pour le moins
inexplicable, au détriment de la face archique des oppositions. Alors que la trace devrait
constituer l’unité de l’archie et de l’an-archie, le deuxième versant finit par réprimer
systématiquement le premier. Or cet aspect précis du déséquilibre semble à la fois le plus
prononcé et le plus injustifiable, car tout indique que le projet de déconstruction est
indissociable de la fonction originaire. L’intervention sur le principe passe incontestablement
par l’utilisation du schème principiel, et Derrida en assume l’usage, qui est évident dans le
mouvement qui fait de la trace une « origine de l’origine ». De manière plus précise, c’est
l’effacement du principe qui est la référence incontournable de la déconstruction, et c’est la
place vide ou la forme de l’origine qui permet seule à l’indécidable d’ouvrir le jeu en général.

1
De la grammatologie, op. cit., p. 90 (je souligne).
2
« La différance », dans Marges, op. cit., p. 22.

489
Tout indique par conséquent que les indécidables, sans être unilatéralement archiques, sont
irrévocablement compromis avec la figure de l’arkhè, dont la disparition ne saurait en aucun
cas être tenue pour nulle et non avenue.
Bien entendu, pour savoir si cette asymétrie forme un vrai déséquilibre, il faut examiner
les arguments de Derrida, et vérifier s’il peut établir que la constitution des indécidables est
unilatéralement an-archique.

II. Les arguments anti-principiels

Derrida envisage un certain nombre d’arguments susceptibles de justifier l’asymétrie qui


vient d’apparaître, et il convient évidemment de les examiner pour vérifier la légitimité de son
auto-interprétation an-archique. Toutefois, même s’il se préoccupe de la question, notre auteur
argumente assez peu de façon directe. Comme nous l’avons vu, il tient en effet la question
pour réglée dès 1967, puisqu’il estime dans Positions avoir « démontré » que la trace n’est pas
une origine. De la grammatologie, à la même époque, renvoie à la page 60 de l’Introduction à
L’origine de la géométrie, en affirmant que s’y trouve « le schéma d’une argumentation » contre
« le concept d’origine en général »1. Mais, d’une part, on ne trouve ni dans la page en question
ni dans l’ensemble de l’introduction le travail de généralisation indispensable pour faire valoir
le propos au-delà du contexte précis de l’analyse sur Husserl. D’autre part, il apparaît que la
déconstruction n’est pas encore ce qu’elle deviendra avec la problématique de la différance.
Malgré cela, la question qui nous occupe fait bien l’objet d’une certaine attention. Le
problème de la principialité revêt une importance indiscutable, mais tout se passe comme si
Derrida l’estimait résolu dès le commencement – voire même, pourrait-on dire, un peu avant.
Dès lors, le statut des développements qui suivent est un peu à part. Jusqu’ici, nous nous
sommes efforcé de rester aussi près que possible du texte afin d’en suivre fidèlement les
nuances. Mais dans le cas présent, la nécessité de reconstituer les raisonnements oblige à une
autre tactique : nous tenterons de donner la version la plus forte possible des arguments anti-
principiels, en extrapolant à partir des indications fournies par notre auteur, et par ses
interprètes. La validité des réponses dépendra donc beaucoup de la pertinence et de la force de

1
De la grammatologie, op. cit., p. 90, n. 28 ; Derrida renvoie à la p. 60 de l’Introduction.

490
notre propre synthèse, et il est très possible que nous envisagions des arguments que Derrida
aurait récusés ; le risque nous a paru moins grand que celui d’en omettre un qu’il nous aurait
objecté.
La plupart des arguments en question consistent à montrer que les indécidables ne sont
pas des principes, et excluent toute principialité par leur constitution, sauf un, reposant sur
l’idée que l’usage derridien du schème principiel ne revêt qu’une valeur « stratégique ». C’est
par celui-ci que nous commencerons, avant d’examiner quatre familles d’arguments ; la
première est centrée sur l’exclusion de la simplicité principielle ; la deuxième sur le fait que les
indécidables rendent les choses qui en dépendent possibles et impossibles ; la troisième est axée
sur l’idée de « supplémentarité » ; la dernière nous conduira à envisager enfin directement la
question de la présence, en particulier dans son rapport à la maîtrise.

A. De l’usage « stratégique » du principe

1. Argument

On peut estimer que l’intervention du schème principiel revêt une valeur uniquement
« stratégique ». Derrida semble parfois le penser, comme lorsqu’il reconnaît la nécessité de
recourir à l’archie, mais en restreignant ce recours à « des contextes déterminés ». C’est
également la position de François Nault dans Derrida et la théologie1. Il affirme ainsi que ce
geste est entièrement déterminé par un rapport de forces contingent, au périmètre duquel se
limiterait sa légitimité. Il faudrait alors affirmer de l’usage du schème archique ce que Derrida
écrit au sujet du choix du terme « trace » :

On ne peut justifier son langage, et le choix des termes, qu’à l’intérieur d’une topique et d’une stratégie
historique. La justification ne peut donc jamais être absolue et définitive. Elle répond à un état des forces
et traduit un calcul historique2.

1
F. Nault, Derrida et la théologie, op. cit., p. 142 : « Si Derrida a bien recours à certains motifs liés au
questionnement transcendantal, il obéit alors simplement à une nécessité stratégique : ce recours est un pur
procédé rhétorique. »
2
De la grammatologie, op. cit., p. 102.

491
L’utilisation du concept d’arkhè serait la réponse à une situation particulière, de sorte qu’après
avoir contesté son emprise en la retournant contre elle-même, la déconstruction pourrait
s’estimer entièrement affranchie de l’originarité. La pensée derridienne se servirait du principe
déconstruire la métaphysique, mais sans entretenir aucune affinité essentielle avec l’originarité.

2. Réponse

Il ne nous semble pas acceptable de réduire ainsi la portée de l’utilisation de l’arkhè chez
Derrida. Tout d’abord, comme le suggère la note de La dissémination qui affirme la nécessité
d’un maintien du schème de « dernière instance », la contingence de ce maintien tiendrait au
caractère particulier des contextes exigeant son usage. Or nous venons de montrer que la
pensée derridienne est essentiellement tournée contre l’origine, et Derrida emploie même
l’expression de « déconstruction de l’archie » pour désigner sa démarche en général1. En effet,
le concept de principe est incontournable dans une métaphysique dont il admet qu’elle n’est
pas une contingence historique mais un « mouvement nécessaire » ; il reconnaît d’autre part
qu’elle peut durer indéfiniment à l’intérieur de sa « clôture »2 ; il écrit enfin que la hiérarchie
métaphysique se recompose inlassablement. La déconstruction est donc immanquablement
confrontée à l’arkhè de façon permanente, et non pas simplement « dans des contextes
déterminés ». Si l’idée de « stratégie » veut dire qu’elle réagit à cette situation, cela est vrai, mais
si l’on suggère par là qu’il s’agit d’un instrument ne révélant rien d’essentiel, de sorte que l’on
pourrait s’en passer sans perte irréparable, cela est en revanche contraire à tout ce que nous
avons pu constater. Le choix « stratégique » de Derrida est en fait le seul possible dans sa
perspective. La déconstruction du principe n’a pas le choix des armes, elle doit se confronter à
la question de l’arkhè. Dès lors, sous peine de laisser subsister son emprise, il lui faut y opposer
quelque chose de niveau au moins égal – opération qui ne saurait faire l’économie du schème
archique.
Au cours du premier chapitre nous avons constaté que Derrida distingue, dans le
concept de « stratégie », d’une part l’organisation de moyens en vue d’une fin, et d’autre part le
« jeu du stratagème ». Cette dernière expression renvoie à une intervention au sein d’un
rapport de force, qui se sert d’outils contingents en fonction de ce rapport – c’est la raison
d’être de la paléonymie, usage de noms anciens servant de levier d’intervention dans les

1
Ibid., p. 91.
2
Pour ces éléments, cf. supra, section II, chapitre 2, C, 3.

492
hiérarchies traditionnelles. Il y a sans doute dans la déconstruction une telle dimension de
stratagème. Mais comment éviter d’y reconnaître aussi l’autre aspect ? Car pourquoi faut-il
intervenir, sinon pour dissiper les illusions, réparer les fautes, et obéir à la visée philosophique
la plus classique ? Derrida ne montre jamais pour quelles raisons il faudrait résister
systématiquement à l’asymétrie ou à la hiérarchie qui structure le champ métaphysique. Il fait
donc passer une option problématique en faveur de la subversion pour une nécessité ; pour
filer la métaphore stratégique, tout se passe comme si la hiérarchie en question était
structurellement une forme d’agression à laquelle on peut se contenter de répondre sans
poursuivre aucun autre objectif. Dès la présentation de la stratégie générale, nous avons vu que
la méthode déconstructrice est déterminée par la volonté de résister et subvertir, alors que dans
la pratique, nous avons perçu des justifications précises du geste compensatoire, mais rien qui
permette de le systématiser. Le prétexte du « stratagème » consiste donc à faire passer le choix
de la subversion systématique pour un moyen nécessaire déterminé par la situation.
Enfin, on ne peut accepter non plus l’idée d’un « jeu à somme nulle » ; malgré ce que
suggère son nom, la déconstruction ne consiste pas à défaire les édifices métaphysiques, mais
bien à révéler une part de leur vérité. Or cette opération ne saurait évidemment être comprise
comme un retour à l’origine pure que la métaphysique aurait défigurée. L’effet du schème
originaire utilisé par Derrida n’est donc pas strictement compensatoire, comme si déconstruire
la pensée d’un auteur signifiait revenir à la situation philosophique qui prévaudrait s’il n’avait
jamais existé.

B. Principe et simplicité

1. Arguments

Les indécidables, à cause de leur indéfectible multiplicité ne sauraient être des principes
et excluent toute principialité. Selon Derrida, en effet, l’origine devrait être simple, parce que
la recherche archique est une régression analytique exigeant pour s’arrêter une présence totale
et sans faille1. La simplicité unifie dans une présence absolue toutes les déterminations dérivées,

1
« Nombre de oui », dans Psyché, op. cit.,p. 648 : « Une analytique doit porter vers des structures, des
principes ou des éléments simples. » On lira encore : « Le degré zéro ou l’origine impliquent que le
commencement soit simple, qu’il ne soit pas aussi l’amorce d’une dégénérescence, qu’il puisse être formé dans

493
et permet ainsi leur garantie globale et simultanée, en évitant toute altération ou équivocité1.
Or, on peut lire dans Marges : « La différance est l’origine non-pleine, non-simple, l’origine
structurée et différante des différences. Le nom d’« origine » ne lui convient donc plus »2. C’est
sans doute Rodolphe Gasché qui, dans Le tain du miroir, développe le mieux cet aspect de
l’argumentation anti-principielle, qui doit être envisagé sous plusieurs angles3.
Tout d’abord, la pluralité des indécidables, équivoque et hétérogène, se diffracte en une
multiplicité de sens qui ne sont pas pleinement cohérents. Rodolphe Gasché estime que cette
hétérogénéité les rend incapables de se fonder eux-mêmes, et par voie de conséquence de
fonder quoi que ce soit4.
Or cette multiplicité interne est relayée par la multiplicité externe de la « chaîne des
substitutions » reliant les indécidables, de sorte qu’aucun d’entre eux ne peut prétendre se
constituer de façon indépendante. Derrida écrit ainsi que « l’effet nominal « différance » est
lui-même entraîné, emporté, réinscrit, comme une fausse entrée ou une fausse sortie est encore
une partie du jeu, fonction du système. »5 Aucun des maillons de la chaîne des indécidables ne
domine l’ensemble, car il n’y a pas et il n’y aura pas de « maître mot » qui l’unifie. Cette chaîne
ouverte de notions qui se recoupent sans se superposer reconduit l’hétérogénéité de chaque
indécidable : leur inscription dans la chaîne des substitutions empêche celle-ci de valoir

la forme de la présence en général, qu’elle soit ou non présence modifiée, événement passé ou présence
permanente. » De la grammatologie, op. cit. p. 345.
1
C’est déjà la présence qui est visée à travers la simplicité – mais nous ne traiterons le thème directement
qu’avec le dernier argument, car, nous semble-t-il, ce que la déconstruction conteste le plus profondément
avec la présence, c’est la prétention à la maîtrise, notamment comme certitude régulatrice.
2
« La différance », dans Marges, op. cit., p. 12
3
R. Gasché, Le tain du miroir, op. cit., Le problème est particulièrement présent parce que l’interprète prend
en compte la dimension fondamentale de la démarche derridienne, et il tente donc de montrer comment cette
démarche n’est pourtant pas principielle. Malgré ses efforts, il semble toutefois impuissant à échapper au
problème qui se pose à la déconstruction elle-même. Il n’est pas possible d’utiliser comme il le fait les schème
du principe, de l’origine, du fondement pour expliquer la nature et la fonction des indécidables, et prétendre
ensuite en effacer purement et simplement la trace, pour déclarer en fin de compte que « l’archi-trace n’est
plus, à proprement parler un principe » (p. 184). R. Gasché semble, tout comme Derrida, méconnaître une
nécessité qu’il décrit en écrivant au sujet de Rousseau : « Ce n’est que comme supplément d’une origine déjà
abîmée qu’une origine peut elle-même demander un substitut. » (p. 201) On voit que la référence à une pré-
origine abîmée demeure ineffaçable ; l’interprète est parfaitement fidèle à la position de Derrida, y compris
dans sa faiblesse.
4
Ibid. p. 160. En construisant son explication, R. Gasché manifeste exactement l’embarras décrit dans la note
précédente : « C’est précisément en refusant de commander à soi ou à quoi que ce soit d’autre que cette
opération [l’inscription, la déconstruction] peut fonctionner comme cette altérité qui échappe absolument à la
logique du compte philosophique tout en en « rendant compte » simultanément. » Les indécidables ne
s’exceptent pas du compte sans en rendre compte ; on ne voit pas quel effet de déplacement pourraient opérer
les guillemets pour enrayer cette logique.
5
« La différance », dans Marges, op. cit., p. 24.

494
comme fondement. L’idée d’ensemble est qu’il n’existe aucune instance simple et complète en
elle-même qui puisse arrêter la régression vers l’origine.
Non seulement les indécidables ne constituent pas une arkhè, mais ils empêchent qu’il y
en ait une, car ils « inscrivent » toute instance qui prétendrait à la primauté. On peut inclure
cette objection sous la rubrique de la simplicité, car l’inscription signifie l’impossibilité pour
quoi que ce soit de se présenter comme le même, ou comme un premier absolu – elle fait donc
éclater la présence simple de l’origine. On peut distinguer deux aspects. On retrouve tout
d’abord le thème de l’itérabilité, qui ruinerait la possibilité d’une première fois absolue, dont
l’idée est essentiellement attachée à la principialité. L’itérabilité signe en effet l’inscription de
tout événement dans un espace de répétition qui l’aura précédé. Nous avons vu, notamment à
travers la lecture de Husserl et de Platon, qu’une première fois absolue est l’impossible même1.
Le jeu des indécidables prévient inéluctablement l’origine, puisque « la trace renvoie à un passé
absolu, […] nous oblige à penser un passé qu’on ne peut plus comprendre sous la forme s’un
présent modifié, comme un présent-passé »2. Autrement dit, la déconstruction, parce qu’elle
« inscrit l’itérabilité dans l’originarité »3 « efface ou brouille la distinction pure et simple entre
fondation et conservation » 4 . On trouvera de bonnes formulations de cet argument par
Bernard Stiegler et Rodolphe Gasché5.
On peut aussi formuler l’argument de l’inscription en termes d’altération. Dans
« Violence et métaphysique », Derrida récuse l’absoluité d’Autrui en insistant sur sa dimension
spatiale. Autrui, si l’on tient compte de son corps comme le veut Lévinas, ouvre l’espace mais
se situe aussi en lui, de sorte que sa primauté est toujours déjà abolie :

1
On perçoit bien la structure de cet argument lorsque Derrida le déploie, dans « Nombre de oui », au sujet
d’un « oui archi-originaire » : « Le oui, ici, ne se laisse jamais réduire à quelque simplicité de dernière instance.
Nous retrouvons ici la fatalité de la répétition, et d’une répétition comme ouverture coupante. Supposons un
premier oui, le oui archi-originaire qui avant tout engage, promet, acquiesce. D’une part, il est
originairement, dans sa structure même, une réponse. Il est d’abord second, venant après une demande, une
question ou un autre oui. D’autre part, en tant qu’engagement ou promesse, il doit au moins et à l’avance se
confirmer dans un prochain oui. Oui au prochain, autrement dit à l’autre oui qui est déjà là mais reste
pourtant à venir. […] Comme le second oui habite le premier, la répétition augmente et divise, partage
d’avance le oui archi-originaire. Cette répétition qui figure la condition d’une ouverture du oui, le menace
aussi : répétition mécanique, mimétisme, donc oubli, simulacre, fiction, fable. » (« Nombre de oui », dans
Psyché, op. cit., p. 648-649.
2
De la grammatologie, op. cit., p. 97.
3
Force de loi, op. cit., p. 98.
4
Ibid.
5
Rodolphe Gasché, Le tain du miroir, op. cit., p. 156-157 notamment ; B. Stiegler « La fidélité aux limites de
la déconstruction et les prothèses de la foi », dans Alter, n. 8, 2000, op. cit., p. 223-263, p. 255 en particulier.

495
Point zéro, origine de l’espace ; certes, mais origine qui n’a aucun sens avant le de, qui ne peut être séparé
de la génitivité et de l’espace qu’elle engendre et oriente : origine inscrite. L’inscription, c’est l’origine
écrite : tracée et dès lors inscrite dans un système, dans une figure qu’elle ne commande plus1.

Autrui, comme toute arkhè s’inscrit dans une structure le rattachant à ce qu’il rend possible –
et ce lien le soumet à ce qu’il devait commander.

2. Réponses

La série d’arguments fondés sur la critique de la simplicité peut être résumée en quatre
points. Les indécidables seraient affectés d’une multiplicité interne (a) et externe (b) qui les
empêcheraient de rendre compte d’eux-mêmes et de ce qui dépend d’eux (c). La simplicité
principielle est ainsi menacée par son inscription (d), c'est-à-dire par une certaine altération
(d’) et répétition liée à l’itérabilité (d’’).
(a) Les indécidables seraient affectés d’une pluralité interne qui les empêche de
constituer le terme de la régression analytique que constitue la recherche du principe. Mais
l’argument repose sur un déséquilibre en faveur de l’hétérogène. En effet, s’appuyer sur la
multiplicité des indécidables pour en contester la principialité revient à réprimer ce qui en eux
ressortit aussi de l’unité. Il faut rappeler que le mouvement d’altération de la différance est
constitutif du même ; Derrida le reconnaît de façon explicite, mais sans jamais se pencher sur
la fonction de rassemblement que cela suppose. Nous avons suffisamment insisté sur ce point
au cours du deuxième chapitre : il n’y a pas de raison de placer la différance essentiellement sur
le versant disruptif et « différant » des oppositions – ce que suppose l’idée d’une hétérogénéité
insurmontable.
(b) Mais peut être que la « vraie » pluralité réside dans la « chaîne des substitutions » ?
Pourtant, cette idée fait problème, et semble même un peu contre-productive dans la
perspective où elle est invoquée. En effet, pour que l’on puisse parler de « chaîne », ne faut-il
pas supposer une homogénéité minimale, une convergence, qui en unisse les maillons ? N’y a-t-
il pas là quelque chose de semblable à la multiplicité des « noms divins », par exemple, ou celle
des noms du principe plotinien ? En effet, ceux-ci sont moins liés par une unité thématique ou
architectonique que par une convergence vers un point focal jamais donné, et indéfiniment
approché par différents termes inadéquats, dont la conjonction tisse des éléments relativement

1
« Violence et métaphysique », dans L’écriture et la différence, op. cit., p. 169.

496
hétérogènes : un, bien, intelligible, acte, puissance etc. Ainsi, la chaîne en question reflète l’idée
d’un lien entre les indécidables et les champs hétérogènes où ils manifestent leurs effets. Que
cette unité ne puisse être commandée par un maître mot n’exclut en rien la fonction
unificatrice. Rappelons enfin ce que Derrida écrivait de l’espacement et de la différance, à
savoir qu’elles empêchent la chaîne des substitutions de se refermer et de s’unifier. Mais
comme nous l’avons remarqué, il s’agit là d’une forme de contrôle. Pour qu’un indécidable
puisse exclure toute unification, il faut qu’il contrôle la constitution de la chaîne, et qu’il
occupe le poste de commandement, c'est-à-dire la place du principe. Rodolphe Gasché, dans
Le tain du miroir, reformule cet argument en définissant le rapport des maillons de la chaîne
comme une « co-originarité ». Mais cette idée renforce notre réponse : si chaque maillon de la
chaîne est incapable de se soutenir par lui-même, c’est qu’il ne représente qu’un aspect de
l’originarité, qui est la forme même de la chaîne.
(c) Passons au nerf de l’argument : la pluralité interne et externe des indécidables les
empêche de rendre compte tant d’eux-mêmes que du reste. On peut donner raison à Derrida
et admettre que la trace ne rend pas compte d’elle-même, au sens où elle n’est pas causa sui.
Mais l’excès de la trace sur le rendre compte se produit encore dans le mouvement de
surenchère originaire. En effet, si la différance nous rapporte à ce qui excède toute chose, y
compris toute arkhè, n’est-ce pas parce que la déconstruction tient compte de ce qui excède le
compte ? Par conséquent, on peut dire qu’elle ne rend pas compte d’elle-même, dans la mesure
où elle ne saurait être circonscrite par un geste de compte-rendu, y compris le sien propre.
Mais, d’une part, l’idée que le pourquoi ultime n’a pas de pourquoi rejoint les conceptions les
plus classiques du principe ; il n’y a rien là en tous cas qui soit propre à déranger l’archéologie
plotinienne, puisque l’auto-fondement est le propre du Noûs, et non de l’un. D’autre part si la
fonction des indécidables les empêche d’être causa sui, il est peu contestable qu’ils ont pour
vocation de rendre compte du rendre-compte lui-même. Cela apparaît nettement dans Donner
le temps, car si le don excède le cercle de l’économie, et finit par s’annuler, il faut encore rendre
compte de cette annulation, et Derrida ajoutait alors qu’il faut « rendre compte du désir de
rendre compte », et que cela ne se fait « ni sans ni contre le principe de raison », même si celui-
ci trouve dans cette démarche à la fois « sa limite » et « sa ressource ». Le processus de
déconstruction consiste bien à surenchérir sur l’exigence de compte-rendu et la met ainsi en
rapport avec ce qui en déborde le champ – ce geste constitue nécessairement une abolition du
compte, et indissociablement une manière de mettre en place le compte ultime.

497
(d) Reste donc l’argumentaire reposant sur l’inscription comme répétition et altération.
Avant toutes choses, cette exclusion suppose que les indécidables préviennent toute
principialité ; or, comme nous l’avons signalé, cela n’est possible que s’ils occupent eux-mêmes
un poste leur garantissant « a priori » un contrôle sur le processus de constitution de quoi que
ce soit, en général – c'est-à-dire la position d’antériorité radicale traditionnellement dévolue à
l’arkhè.
Premier aspect de l’argument (d’) : l’altération signe la compromission du principe avec
tout ce dont il est principe, ce qui l’empêcherait de se constituer unilatéralement comme la
source qu’il prétend être. Mais Derrida, dans « La structure, le signe et le jeu dans le discours
des sciences humaines », a montré la nécessité pour le centre d’échapper à la structure dont il
est le centre, pour la pensée métaphysique elle-même. Et c’est d’ailleurs là exactement le sens de la
règle d’incommensurabilité qui détermine la situation et l’« essence » de l’un-bien chez Plotin.
La transcendance du principe apophatique répond donc par anticipation à cet argument fondé
sur l’inscription de l’origine : il faut que le principe soit lié au dérivé, mais aussi qu’il lui
échappe. Cela induit certes un problème pour garantir la principialité, mais exclut aussi que
l’inscription la destitue unilatéralement. Nous examinerons un prolongement de cet argument
en abordant la question de la supplémentarité.
Deuxième aspect de l’argument (d’’) : l’altération exclurait que le principe puisse
constituer la première fois absolue que le métaphysicien y voit. Mais il est évident que pour le
principe en régime métaphysique, la première fois absolue n’implique aucune dimension
chronologique : elle précède chaque instant, et l’on peut en dire qu’elle retire, elle aussi, toute
signification à l’idée de commencer absolument.

C. Possible et impossible

1. Arguments

Si la troisième série d’arguments n’est pas formulée directement par Derrida mais plutôt
par certains interprètes, elle semble bien derridienne dans son inspiration. Il s’agit d’affirmer
que les indécidables sont seulement quasi-transcendantaux, parce qu’ils rendent ce qui dépend
d’eux à la fois possible et impossible. Ici, quasi-transcendantal ne signifie pas « en partie »
transcendantal, mais bien anti-transcendantal ; le « quasi- » opère une exclusion parce que les

498
indécidables ruinent ce qu’ils rendent possible. Ainsi la différance est aussi l’abîme de la
présence1. C’est peut-être dans Eperons que Derrida exprime avec le plus de vigueur cette
dimension abyssale, en particulier lorsqu’il évoque le processus de constitution du propre2 dans
la perspective déconstructrice :

[La propriation du propre] renvoie dans le sans-fond de l’abîme la vérité comme non-vérité, le dévoilement
comme voilement, l’éclairement comme dissimulation, l’histoire de l’être comme histoire dans laquelle
rien n’arrive, aucun étant n’advient mais seulement le procès sans fin de l’Ereignis, la propriété de l’abîme
(das Eigentum des Ab-Grundes) qui est nécessairement l’abyme de la propriété, la violence aussi d’un
événement qui advient sans être3.

Ce que les indécidables rendent possible s’abîme dans le processus même par lequel il se
constitue. On trouve cet argument chez John D. Caputo4, et chez Rodolphe Gasché. Ce
dernier par exemple tient la réflexion pour l’expression la plus haute du travail traditionnel de
fondation, et estime que l’indécidabilité « est la matrice pour la possibilité et l’impossibilité, le
fondement et l’abîme de la réflexion. » 5 Les indécidables rendent l’arkhè possible mais
seulement en l’abîmant, et en empêchant ainsi quoi que ce soit de se constituer sans s’abolir
simultanément.

2. Réponses

Cet argumentaire est directement grevé par le statut de l’« impossible » derridien, qui
n’est pas simplement impossible ; la différance, par exemple, ne rend pas la présence
simplement nulle et non avenue, comme si, à la place, il n’y avait rien du tout. La trace fait
qu’il n’y a pas de présence pleine, que toute chose se produit dans un mouvement aporétique
aboutissant à un résultat instable et incertain. Mais elle rend bien possible ce résultat, quel
qu’il soit. Le fait que la justice ou le don purs deviennent impossibles ne les empêche pas de
revêtir une réalité – certes toujours chancelante et précaire, engagée dans sa disparition par son
émergence même, mais d’où toute consistance ne saurait être exclue. On pourrait dire qu’en

1
L’idée de « quasi-transcendantal » revêt également d’autres significations que nous examinerons plus loin.
2
Pour le rapport entre le propre et l’origine, noué autour du texte de Heidegger, cf. « Ousia et grammè »,
dans Marges, op. cit., p. 74, n. 26.
3
Eperons, Paris : Flammarion, 1978, p. 98.
4
J. D. Caputo, dans The prayers and tears of Jacques Derrida, op. cit., p. 12-13.
5
R. Gasché, Le tain du miroir, op. cit., p. 171.

499
un sens, le possible/impossible qu’ouvrent les indécidables n’est que la modalité aporétique de la
réalité. C’est ce qui apparaît, entre autres exemples, quand Derrida écrit que « la chose même
est un signe »1 : l’étant est traversé d’absence, il se dérobe et se révèle un simulacre lorsque l’on
veut faire fond sur lui. Mais ce simulacre est libéré de son opposition à la réalité, il ne s’oppose
plus à une substantialité pleine. Le geste derridien est donc similaire à celui qui, chez
Nietzsche, généralise l’apparence et détruit son opposition au monde vrai, de sorte que ce qui
est atteint par cette généralisation est aussi bien descriptible comme le réel même. La décision
juste ou le don se produisent dans un acte où leur réalité est en même temps suspectée, et
précarisée jusqu’à la rendre inassignable : la condition pour une décision juste et un don est
précisément ce qui leur interdit aussi de se présenter selon une certitude déterminante. Mais
cette modalité est celle de leur existence effective – et c’est d’ailleurs pourquoi Derrida peut
parler de la déconstruction à l’œuvre « dans les choses mêmes »2.
Constituer une chose comme « impossible » en ce sens ne signifie pas l’annihiler,
l’interdire purement et simplement – mais lui imposer une certaine modalité d’existence ; la
compromission avec ce qu’il devrait exclure déstabilise l’étant dans son être même. Dans Dire
l’événement, est-ce possible ?3, Derrida le montre très directement, en déclarant que « « possible »
et « impossible » veulent dire le même »4. Constituer une chose « comme impossible » signifie
donc également en ouvrir la possibilité. Cela apparaît en particulier dans l’extrait d’Eperons qui
a été évoqué : certes, le mouvement de propriation envoie le propre par le fond en même
temps qu’il constitue la chose – mais, comme le pense Derrida de l’Aufhebung hégélienne qui
conserve en détruisant, la proposition doit pouvoir « se lire dans les deux sens ». L’envoi de la
vérité et de l’éclairement dans l’abîme est aussi le mouvement par lequel ils se réalisent. Le
processus de dislocation et de défection auquel toutes choses sont ouvertes par ce qui constitue
leur fond le plus intime est en même temps l’événement de leur advenue.
En sens inverse, il est clair qu’un principe obère par définition la plénitude de ce qu’il
fonde. Chez Plotin, par exemple, l’un fonde certes le Noûs dans toute sa plénitude et son
autonomie, mais leur rapport reste marqué d’une ambiguïté insurmontable. L’Alexandrin
insiste souvent sur l’auto-suffisance du deuxième un, sur le fait qu’il conjoint l’être et la cause
de l’être, mais nous avons vu également que son autarkéia est équivoque, puisque ce caractère

1
De la grammatologie, op. cit., p. 72.
2
Force de loi, op. cit., p. 98-99.
3
Dire l’événement est-ce possible ? G. Soussana, A. Nouss, J. Derrida, Montréal : L’Harmattan, 2001.
4
Ibid., p. 86.

500
révèle aussi une dépendance à soi, dont l’un en revanche n’est plus affecté1. L’Intellect porte les
traces de sa distance au principe, notamment dans sa multiplicité, la séparation résiduelle de
ses parties – mais Plotin tend à réprimer ce motif en affirmant que la matière intelligible est
complètement réduite par la conversion qui en fait un Intellect achevé2. Les indécidables ne
peuvent donc être exempts de toute dimension principielle parce qu’ils imposent à l’étant
qu’ils rendent possible une fragilité constitutive.

D. La supplémentarité

1. Arguments

Un argument anti-principiel capital réside dans la logique du supplément, ou plutôt de


la supplémentarité. Celle-ci apparaît notamment dans De la grammatologie, à travers la lecture
de Rousseau. Ce dernier participe de la métaphysique par son rapport à l’écriture, car il fait de
celle-ci un « supplément » – un élément inessentiel par rapport au sens (à la parole vive), mais
qui peut et doit en tenir lieu, de sorte qu’il est aussi un suppléant. Or comme on le sait, le
« signe de signe » finit par s’avérer irréductible dans la constitution du sens, en tant qu’il vient
suppléer, non pas une présence originaire pure qui aura toujours été un fantasme, mais bien
l’absence de cette origine. L’essentiel et l’originaire ne peuvent plus s’opposer sans reste au
supplément/suppléant ; ainsi Derrida affirme-t-il de l’écriture :

Il s’agit donc d’un supplément originaire, si cette expression absurde peut être risquée, tout irrecevable
qu’elle est dans une logique classique. Supplément d’origine, plutôt : qui supplée l’origine défaillante et qui
pourtant n’est pas dérivé ; ce supplément est, comme on dit d’une pièce, d’origine3.

Ce qu’il y a au départ, qu’il s’agisse des rapports structure/centre ou écriture/parole, ce n’est


pas l’origine mais ce qui en tient lieu sans posséder les caractères supposément indispensables à
l’arkhè métaphysique, à commencer par la présence. La fonction des indécidables réside donc
dans cette supplémentarité/suppléance, qui signe la compromission de l’originaire et du dérivé.
La trace, et plus généralement les indécidables, sont la supplémentarité même, c'est-à-dire le

1
Cf. supra, section I, chapitre 7, II., C.
2
Cf. supra, section I, chapitre 1, II., B.
3
De la grammatologie, op. cit., p. 442.

501
jeu qui interdit la présence pleine de l’arkhè et la destitue1, obligeant toujours autre chose à se
mettre en lieu et place de son absence2.
Les indécidables imposent toujours un suppléant à l’absence de principe. Celui-ci se
définit donc finalement comme une projection à partir de son supplément/suppléant. Cet
argument peut être envisagé sous plusieurs angles. Françoise Dastur, par exemple, dans
« Finitude et répétition chez Husserl et Derrida »3, prend appui sur un texte de l’Introduction
de L’origine de la géométrie pour écrire :

Cette finitude essentielle vient, selon Derrida, de la nécessité de l’apparition du fondement dans une
région, l’archirégion de la conscience, ce qui signifie que le fondement se dissimule lui-même sous
l’apparence d’un domaine d’étant, que l’absolu prend l’apparence de l’empiricité afin d’apparaître comme
fondement4.

Cet argument est bien celui qui nous occupe, car il fait apparaître la nécessité pour l’origine5
de « passer » dans un élément dérivé qui lui permette de se constituer comme tel. On peut y
voir le résultat de l’inscription de l’origine dans le mouvement d’altération, qui fait que celle-ci
ne se définit que par le rapport qui le rend indissociable de ce qui devrait en dépendre. Il faut
cependant bien insister sur ce que l’indécidable n’est pas le « représentant régional » qui
constituerait la véritable origine à la place de l’autre, mais le mouvement de supplémentarité. Ce

1
Ibid., p. 347 : « La supplémentarité qui n’est rien, ni une présence ni une absence, n’est ni une essence ni
une substance de l’homme. Elle est précisément le jeu de la présence et de l’absence, l’ouverture de ce jeu
qu’aucun concept de la métaphysique ou de l’ontologie ne peut comprendre ». Ce jeu de la présence et de
l’absence correspond directement à la trace ou la différance.
2
L’autre grand texte où apparaît la fonction an-archique du supplément d’origine est « la structure, le signe et
le jeu dans le discours de sciences humaines », dans L’écriture et la différence, op. cit., p. 423 : « Ce mouvement
du jeu, permis par le manque, l’absence de centre ou d’origine, est le mouvement de la supplémentarité. On
ne peut déterminer le centre et épuiser la totalisation parce que le signe qui remplace le centre, qui le supplée,
qui en tient lieu en son absence, ce signe s’ajoute, vient en sus, en supplément ». Remarquons que le signifié
transcendantal est simplement absent, ici comme dans De la grammatologie, et que cette absence laisse la place
vide occupée par le supplément – plus encore, Derrida écrit ici que cette place vide « rend possible » le jeu,
comme si tout commençait par l’absence d’origine.
3
F. Dastur, « Finitude et répétition chez Husserl et Derrida », dans Alter, 8/2000, op. cit., p. 33-52.
4
Ibid., p. 43. Le passage en question est la note 1 de la page 151, où Derrida écrit en effet : « Le fondement
unitaire de toutes les régions ne peut apparaître que dans une région. Il ne peut donc que se dissimuler sous
un type d’étance déterminé au moment même où il s’apparaît comme fondement. Sans cette occultation, le
discours philosophique renoncerait à toute rigueur, c'est-à-dire à tout sens. […] Sans ce disparaître du
fondement nécessaire à l’apparaître lui-même, sans cette limitation à l’intérieur d’une certaine régionalité,
réduction que lui reproche implicitement Heidegger, Husserl pense que la philosophie retombe encore plus
sûrement dans la régionalité. »
5
Ici, l’origine apparaît comme l’absolu, qui dans l’Introduction à L’origine de la géométrie, est l’un des noms
du présent vivant comme conçue comme origine absolue : cf. p. 149 : « L’absolu du Présent Vivant ».

502
dernier oblige le principe à se définir par rapport au principié, rend essentiellement précaire la
distribution de ces rôles, et impose toujours déjà autre chose à la place vide de l’arkhè.
Bernard Stiegler attire l’attention sur un autre aspect de l’argument. Le renvoi de la trace
se produit toujours à partir d’un supplément contingent 1 . L’origine est essentiellement
secondaire car elle n’est telle que par ce qui la supplée et qui renvoie vers elle. Bernard Stiegler
remarque toutefois très justement que tous les suppléments ne se valent pas ; la contingence du
supplément grâce auquel le principe se constitue obéit à certaines contraintes2. Rodolphe
Gasché ajoute que cette contingence explique aussi pourquoi les indécidables ne sauraient
rendre compte d’eux-mêmes : il y a quelque chose d’« essentiellement accidentel » dans leur
mouvement3.

2. Réponses

On peut accorder qu’il n’y a de principialité effective que lorsque quelque chose
remplace l’arkhè, lorsqu’un non-principe se charge de sa fonction. Mais ce remplacement
interdit au suppléant de valoir exactement pour le suppléé, et témoigne de son inadéquation à
la fonction. Si l’origine n’est effective que dans et par ce mouvement, sa place vide reste
néanmoins toujours trop vaste ou éminente pour ce qui l’occupe à titre de suppléant. Plus
encore, il faut que la place vide du principe requière un remplaçant, ou le rende possible, pour
que le mouvement de suppléance puisse avoir lieu. D’un côté, l’arkhè n’exerce son
commandement que grâce au supplément ; mais d’un autre côté, celui-ci ne prend fonction
que par référence à une position principielle qu’il ne peut assumer sans reste : le supplément

1
B. Stiegler « La fidélité aux limites de la déconstruction et les prothèses de la foi », dans Alter, n. 8, 2000, op.
cit., p. 254 : « Car s’il ne s’agit que d’un quasi-transcendantal, cela signifie qu’une accidentalité originaire
interdit de rien dire de l’origine (la supplémentarité élémentaire) qui ne se présente jamais qu’en l’occurrence
(toujours singulière) d’une supplémentarité effective ». On lira également : « La trace tertiaire renvoie à une
archi-trace plus vieille que toute trace empirique ou métempirique qui, elle, renvoie toujours au passé absolu.
Mais le passé absolu ne se constitue « lui-même » que par ce renvoi » (ibid., p. 263).
2
Ibid., p. 261 : « Ce que pense Derrida à travers le supplément, c’est la greffe originaire. Non pas une
supplémentarité qui pourrait se produire dans n’importe quelles conditions. Bien au contraire […] il s’agit de
rendre compte de l’attachement au supplément. Tout est supplémentaire, mais tous les suppléments ne se
valent pas pour le supplémenté/supplémentant. »
3
R. Gasché, Le tain du miroir, op. cit., p. 167 : « Dans sa recherche de ce qui excède de façon exorbitante la
totalité des oppositions conceptuelles, constitutives de la métaphysique, elle procède de façon radicalement
empiriste, c'est-à-dire sans pouvoir se justifier entièrement. » Cette dimension contingente proviendrait de la
contingence de la situation où les indécidables interviennent : « Autrement dit, entamer une déconstruction
dépend d’une herméneutique historique qui ne peut jamais absolument justifier son point de départ, mais
toujours relativement à une certaine nécessité historique. » (Ibid.).

503
vient spécifier, pour un champ d’exercice particulier, le commandement ou la requête
indéterminée qui subsiste lorsque le principe se révèle absent. Dès lors, la nécessité d’apparaître
dans une archi-région de l’étant, évoquée par François Dastur, ne constitue pas une objection
probante contre le maintien d’une dimension originaire des indécidables et de la
déconstruction.
Cette logique du supplément est appliquée à l’écriture dans « La pharmacie de Platon »,
et donne lieu à cette réflexion tout à fait révélatrice :

La figure du Dieu Thot s’oppose à son autre (père, soleil, vie, parole, origine ou orient, etc.) mais en le
suppléant. Elle s’ajoute ou s’oppose mais en répétant ou en tenant lieu. Du même coup, elle prend forme,
elle tient sa forme de cela même à quoi elle résiste à la fois et se substitue. Elle s’oppose dès lors à elle-
même, elle passe dans son contraire et ce dieu-messager est bien un dieu du passage absolu entre les
opposés. S’il avait une identité, il serait cette coincidentia oppositorum1.

Le supplément ne remplace pas quelque chose comme une pièce en remplace une autre de
même nature, dans un échange économique réglé par l’équivalence. Il remplace son opposé qui
l’exclut, et s’exclut ainsi lui-même, intériorisant le mouvement dans son ensemble. La
supplémentarité en tant qu’indécidable signifie donc un « passage absolu », en lieu et place de
l’immobilité principielle. On peut trouver cette formule quelque peu inhabituelle sous la
plume de Derrida. Pourtant elle ne doit apparemment rien au hasard, puisque, dans son
Introduction à L’origine de la géométrie, il écrivait déjà : « L’absolu est le passage »2 . Le
« passage » en question, le jeu même de la trace, n’est possible que si l’origine est absente, laisse
une place vide, et commande de l’occuper. Derrida ne disait rien d’autre en soulignant que le
jeu de la différance est rendu possible par l’absence du signifié transcendantal, ou qu’il
s’identifie à elle3.
Le supplément est « originaire » s’il ne supplée pas n’importe quoi, mais l’origine
disparue, qui reste la référence irréductible. Il semble que Derrida le reconnaisse indirectement
dans « Foi et savoir », lorsqu’il évoque une « foi jurée » qui prendrait Dieu à témoin : celui-ci
serait nécessairement absent, car sa présence rendrait « superflue, insignifiante ou secondaire »

1
La dissémination, op. cit., p. 105.
2
L’origine de la géométrie, op. cit., p. 165
3
Cf. supra, chapitre II., III., in fine. Voir en particulier le passage de la p. 73 de De la grammatologie, qui
identifie l’écriture au « jeu dans le langage », et celui-ci à « l’absence de signifié transcendantal ».

504
toute attestation venant d’un tiers1. Ainsi, le serment doit-il structurellement se référer à un
Dieu manquant :

Le serment ne peut pas le produire, invoquer ou convoquer comme déjà là, donc inengendré et
inengendrable, avant l’être même : improductible. Et absent à sa place. Production et reproduction de
l’improductible absent à sa place. Tout commence par la présence de cette absence là. Les « morts de Dieu »,
avant le christianisme, en lui et au-delà de lui, n’en sont que figures et péripéties. L’inengendrable ainsi
réengendré, c’est la place vide2.

Tout commence avec la place vide de Dieu (c'est-à-dire aussi du principe), dont « Foi et
savoir » montre qu’elle ouvre l’espace d’une « foi jurée », comme celle de la connaissance
rationnelle. « Inengendrable », car précédant toute supplémentarité effective ; « réengendré »
car sans cesse redécouvert par un renvoi en partie contingent depuis le dérivé.
Bernard Stiegler détermine bien le point névralgique de cet argument, à savoir la
dimension constitutive du renvoi depuis le supplément vers l’archi-trace. Si l’on se contente en
effet de dire que le principe ne peut se montrer qu’en se dissimulant dans un domaine d’étant
spécifique, on peut faire de cette contrainte une contingence liée à notre finitude, la réduire à
une simple apparence. Mais si le renvoi est constitutif, le principe ne se produit « lui-même »
qu’à partir de ce qui en tient lieu – d’où le caractère essentiellement second que lui impose
l’itérabilité. Certes, nous avons perçu dans l’apophatisme plotinien une obligation de
« transférer » des caractères issus du dérivé, obligation qui ne peut être tenue pour nulle du
point de vue de l’arkhè « en elle-même ». Cependant, Bernard Stiegler marque du même coup
la limite de son argument, car le caractère constitutif du renvoi exclut que le supplément soit
simplement premier et le principe dérivé – ce qui constituerait une inversion unilatérale de la
hiérarchie. En effet, il n’y a de supplément originaire que si l’origine absente rend possible la
suppléance, donc le renvoi. Sans cette ouverture, le renvoi n’aurait jamais lieu, le suppléant ne
saurait valoir comme tel, mais seulement comme ce qu’il est, et ne serait pas un suppléant du
tout. Si le renvoi est constitutif, le supplément est certes indispensable, mais il ne peut
revendiquer une antériorité radicale ; il doit s’inscrire dans un mouvement qui le précède.
Demeure irréductible la référence à l’effacement du principe, dont la requête du suppléant et le
passage absolu sont la contrepartie. Mais dans « La structure, le signe et le jeu dans le discours

1
« Foi et savoir », dans La religion, op. cit., p. 40.
2
Ibid., p. 39-40 (je souligne).

505
des sciences humaines », cet effacement est apparu comme foncièrement ambivalent : à la fois
accomplissement et remise en cause de la métaphysique comme processus archique 1 .
L’ambivalence en question devrait interdire à Derrida de distinguer assurément entre les
indécidables et un principe métaphysique. Le sens global de la déconstruction se joue dans cet
écart entre un auto-effacement de réaffirmation et un auto-effacement d’annulation, qui
détermine l’écart entre une archéologie apophatique et la déconstruction – mais dans cet écart,
on constate que la distribution des rôles n’est nullement assurée.
Jean-Michel Salanskis semble reconnaître toute l’importance de l’abolition archique,
dans « La philosophie de Jacques Derrida et la spécificité de la déconstruction au sein des
philosophies du linguistic turn »2. Il écrit que pour l’auteur de Marges « la genèse est avant tout
la chute d’une origine autodémise, absente, impossible »3, ce mouvement étant celui d’une
« chute de l’Un dénié »4, de sorte que « la différance derridienne est le report d’un déport, dont
l’intrigue originaire est quelque chose comme une autorature »5. Ces propositions peuvent être
vraies, et nous finirons par y souscrire partiellement – mais leur valeur et leur signification
même nous semble suspendue à une explication avec la stratégie continûment déployée par
Derrida, depuis la méditation sur l’absence de centre dans la structure jusqu’à la place vide de
Dieu, en passant par la supplémentarité6. La duplicité de l’auto-effacement/déconstruction de
l’arkhè complique infiniment ces propositions, et on devine qu’elle nous conduit vers le
problème de l’apophatisme. Qu’est-ce qui distingue l’origine auto-démise d’un principe
apophatique passé au crible de la règle d’incommensurabilité ?

1
Cf. supra, partie 2, chapitre 3, II.
2
J.-M. Salanskis, « La philosophie de Jacques Derrida et la spécificité de la déconstruction au sein des
philosophies du linguistic turn », dans Derrida : La déconstruction, op. cit., p. 13-52.
3
Ibid., p. 18.
4
Ibid., p. 19.
5
Ibid., p. 20.
6
Il ne s’agit évidemment pas de reprocher à J.-M. Salanskis de n’avoir pas mené dans un article de vingt pages
la démarche que nous tentons ici à grand peine. Mais il faut souligner que la signification des propositions
citées est directement mise en question par la stratégie derridienne, de telle façon qu’elles peuvent prendre la
valeur de conclusions critiques exactes ou d’erreurs directes. A la lecture des philosophèmes qui lui sont
attribués, Derrida pourrait répondre de façon légitime qu’il n’a cessé de s’expliquer avec eux, et qu’il faut
impérativement les confronter à ces explications pour en déterminer non seulement la valeur, mais le sens
même.

506
E. Présence et maîtrise

1. Arguments

La question de la parousia est apparemment la clef de voûte du dispositif anti-principiel.


La notion d’origine y renvoie essentiellement par exemple comme plénitude d’un
rassemblement simple. Mais la présence renvoie de façon plus profonde à la maîtrise et au
commandement. Le principe, comme rassemblement primitif de tout ce qui se disperse dans le
dérivé, contrôle ainsi le sens et les modalités de cette distinction. Par exemple, dans la lecture
de Husserl, la présence du sens commande la possibilité de répétitions expressives sans perte ni
altération. Cette logique est aussi bien celle de l’ousia, de la substance, de l’Idée platonicienne :
leur présence est un foyer contrôlant la diffusion d’effets ultérieurs.
L’excès des indécidables déborde la maîtrise, subvertit tout royaume, et « ne commande
rien, ne règne sur rien et n’exerce nulle part aucune autorité. »1 La différance n’est pas non plus
soumise à quoi que ce soit :

[La] trace ne peut être pensée more metaphysico. Aucun philosophème n’est paré pour la maîtriser. Elle (est)
cela même qui doit se dérober à la maîtrise. Seule la présence se maîtrise2.

Le contrôle des effets par le principe permet au sujet qui y accède théoriquement d’occuper
une position dominante. Les indécidables déjouent donc cette logique en n’étant pas dominés,
et en ne dominant pas. La trace n’entretient pas avec ce qui en dépend un rapport de maîtrise,
puisqu’elle n’en garantit pas le statut.
Derrida critique son propre usage du vocabulaire de la génération, et surtout de la
production, comme on le voit dans « La différance ». La terminaison du mot en question
indiquerait un mouvement d’altération se situant au-delà de l’opposition actif/passif, c'est-à-
dire un moyen. La différance ne saurait constituer un sujet maîtrisant une production, car en
même temps qu’elle diffère, elle se diffère elle-même, de sorte qu’elle manque de l’identité
élémentaire indispensable à un principe. C’est pourquoi Derrida interdit de poser la question

1
« La différance », dans Marges, op. cit., p. 22.
2
« Ousia et Grammè », ibid., p. 76.

507
« qui diffère ? » ou « qu’est-ce qui diffère ? » Admettre la question reviendrait à reconnaître que
« la différance est dérivée, survenue, maîtrisée et commandée à partir du point d’un étant
présent »1.
Cet aspect de l’argumentation paraît capital, car la déconstruction nous semble
foncièrement tournée contre la maîtrise – c'est-à-dire le contrôle des frontières et de la
hiérarchie entre les opposés, le calcul sûr des équivalences économiques, la décision qui
cherche à s’assurer de sa justice par référence à la bonne règle. C’est la pensée de la justice qui
révèle le mieux cet aspect, en tant qu’elle permet de saisir la nature de la « domination » du
droit conduisant à la compensation systématique en faveur de la justice hyperbolique. Cette
domination est, comme nous l’avons vu, une « objectivation » spontanée de la justice en droit.
Prétendre établir une règle juste, sur quoi l’on pourrait se reposer pour discerner assurément le
bien du mal, surveiller leurs rapports avec une certitude déterminante – c’est cela, avant tout,
qui semble faire problème. C’est à cette maîtrise que prétend le métaphysicien avec la présence,
l’économie ou le droit : surveiller le sens des choses pour discriminer celles qui sont et valent
plus ou moins, déterminer la justice d’un échange équitable à partir d’une bonne règle. Ce que
vise essentiellement la déconstruction de la présence, c’est cette force instituée qu’est la
maîtrise. Le règne d’une théorie et d’une règle assignable, d’un système juridique « présent »
(c'est-à-dire passé), avec toute la maîtrise régulatrice qu’elle confère à celui qui la comprend et
l’applique – c’est ce qu’entend subvertir la déconstruction.

2. Réponses

Reprenons d’abord pour elle-même la question de l’inhérence de la présence à l’origine,


dont nous avons déjà examiné certains aspects, mais sans nous pencher sur l’idée en tant que
telle. La thématisation la plus nette de cette inhérence semble avoir lieu dans « Qual, quelle, les
sources de Valéry »2 ; mais ce texte ne définit l’origine comme « coïncidence de la présence et
de l’événement initial »3 que par référence à une déclaration de Valéry, sans que le fait soit
autrement établi – et il ne l’est véritablement nulle part ailleurs, pour autant que nous l’ayons
constaté.

1
« La différance », ibid., p. 15.
2
Dans Marges, op. cit., p. 325-363.
3
Ibid., p. 345.

508
Or l’association systématique de la présence à l’arkhè fait problème. Derrida tient
compte de la tendance de l’arkhè à se dissimuler pour exercer sa domination, ou même
l’accentuer. Nous l’avons constaté dans « La structure, le signe et le jeu dans le discours des
sciences humaines » : « Le centre n’est pas le centre », c'est-à-dire qu’il exerce son contrôle sur
la structure moyennant un auto-effacement. « La mythologie blanche » précise également que
la domination de Dieu, ou du soleil, chez Platon, par exemple, est accrue par leur
dissimulation1 . Mais peut-on assimiler cette « dissimulation », dans la métaphysique elle-
même, à un simple éloignement préservant la présence de façon univoque en la faisant passer
au-delà de notre horizon ? Il nous semble avoir établi que la transcendance du principe en
contexte plotinien ne se plie guère à cette description, malgré peut-être certaines hésitations2.
Ainsi avons-nous lu chez Plotin que le principe « est présent et il n’est pas présent parce que
rien ne l’empêche d’être nulle part dans la mesure où il est libre envers tout. »3 Pierre Hadot,
dans sa présentation du traité VI, 9 [9], souligne cet aspect de la parousia originaire chez Plotin
: le bien « ne peut […] être présent aux choses, pour les fonder, que dans la mesure même où il
est absent d’elles »4. Il s’agirait donc avec l’un d’« une présence-absence [qui] fonde l’être et
correspond à l’origine… »5. Derrida pourrait toutefois objecter qu’il revient au même de
désigner l’être comme présence ou comme présence/absence – comme cela apparaît lorsqu’il
parle du « sens de l’être comme présence, ou ce qui revient au même, comme
présence/absence. »6 L’économie de la présence inclut l’opposition avec l’absence. Mais toute la
logique déconstructrice ne repose-t-elle pas sur contamination originaire des opposés ? Et en
effet Derrida évoque bien la « présence-absence de la trace » (tout en précisant qu’il ne s’agit
pas d’une ambiguïté mais d’un jeu, car le mot « ambiguïté » requiert selon lui la logique de la
présence)7. A ce point de notre parcours, il semble qu’une telle opposition entre la présence-
absence de la différance et la présence-absence métaphysique, entre le jeu et l’ambiguïté n’est

1
« La mythologie blanche », dans Marges, op. cit., p. 318.
2
Cf. supra, section I, ch. 6, II., B.
3
Ibid., cf. Ennéades V, 5 [32], 9, 13-14.
4
P. Hadot, Traité 9, op. cit., p. 31.
5
Ibid., p. 33. On pourra lire toute la fin de l’introduction, depuis la section 2-5, intitulée « Les deux
présences », où P. Hadot distingue diverses formes de « présence » de l’un dans la doctrine plotinienne. Or
c’est pour l’un considéré comme principe dans le cadre d’une démarche philosophique que les valeurs de
présence et d’absence se confondent le plus étroitement – par opposition à la présence liée à l’expérience
mystique qui est moins ambiguë mais relève d’un niveau de discours différent : cf. surtout les pages 32-34 de
l’introduction.
6
« La mythologie blanche », dans Marges, op. cit., p. 317.
7
Cf. supra, section II, ch. II, propos repris de De la grammatologie, op. cit., p. 103-104.

509
nullement fondée. L’association systématique de l’arkhè et de la présence fait problème en elle-
même.
Venons-en maintenant à la question de la maîtrise à laquelle les indécidables se
déroberaient. Ce point ne saurait évidemment fonder une exclusion de l’arkhè, puisque de
nombreuses archéologies, à commencer par l’apophatisme, mettent en œuvre cette idée. Dès
lors, quand Derrida affirme que la trace déjoue la maîtrise parce que « seule la présence se
maîtrise », il est au plus proche d’un discours fondateur assez classique. Pour récuser la valeur
de l’analogie, il lui faudrait distinguer essentiellement le dérobement du principe et celui des
indécidables. Evidemment, dans le discours principiel classique, l’objectif reste d’acquérir une
maîtrise théorique, en reconnaissant le dérobement de l’archie. Mais, quelles que soient les
dénégations de Derrida, son propre discours n’effectue-t-il pas également ce geste ? Pourquoi
cheminer si difficilement vers les indécidables, sinon pour mieux comprendre ce qui
conditionne le statut du réel, pour tenir un discours plus vrai, savoir donner et rendre justice ?
La déconstruction n’est-elle pas une manière de lutter contre l’illusion que constitue la
répression du jeu de la différance, et les erreurs qui en découlent ? Ne s’agit-il pas de
comprendre ce qu’est vraiment la présence, ce qu’est une juste décision ou comment un don
peut avoir lieu ? C’est bien là la question, même s’il faut reconnaître que la présence se dérobe,
qu’une juste décision se prend et se reconnaît sans l’assurance d’une règle déterminante, et que
le don est toujours aussi incertain que l’acte moral chez Kant. Décrire quelque chose comme
l’inapprochable, l’incompréhensible ou l’impraticable est toujours à la fois à un échec et une
tentative pour surmonter cet échec. Un échec, certes, car la pensée bute sur ce qui la récuse, et
n’assure plus le sens ultime de la démarche. Mais un tel processus guérit des illusions, permet
d’appréhender le monde de façon plus lucide, et nous contraint à penser en sachant que le
fondement ultime ne viendra jamais valider nos raisonnements de façon absolue. Certes, la
démarche déconstructrice fait apparaître l’entrelacs irréductible du cheminement vers le
principe et d’un dérèglement du rapport à celui-ci – au sens où elle accepte de perdre toute
garantie absolue. Mais peut-on affirmer qu’elle choisit la voie du dérèglement, de l’errance,
sans chercher à mieux comprendre, à mieux agir, à ne pas se laisser emprisonner (plus que
nécessaire) dans les illusions métaphysiques ? L’errance n’est-elle pas le risque que l’on assume
pour le conjurer ? « Errer sur toutes les routes d’errance », comme l’écrit Plotin au sujet de
l’Intellect, n’est-ce pas nécessairement un moyen de mieux comprendre ce que sont et sur quoi
se fondent l’être et la présence, la justice ou le droit ? Si l’échec à s’emparer du réel et de son
fondement n’est pas contingent mais structurel, l’épreuve, et la description de cet échec sont

510
forcément compromis avec une ultime tentative pour le surmonter. La reconnaissance de ses
propres limites est la manière dont le discours rationnel se mesure à ce qui le déjoue, sa
manière de les refuser. La déconstruction est comme l’apophatisme une négociation du
théorique avec ce qui l’excède. Nous nous contenterons pour le moment de dire que l’objectif
de Derrida, s’il peut être aussi décrit comme une assomption d’un risque d’errance essentiel,
est nécessairement compromis avec un objectif de maîtrise qui surmonte cette errance.
Le refus de la maîtrise induit une difficulté dans la manière dont Derrida comprend le
geste déconstructeur. Il refuse en effet d’y voir l’activité d’un sujet qui agirait souverainement
selon sa volonté et une règle déterminante. Dès lors, si la déconstruction a vocation à « changer
les choses et intervenir de façon efficiente et responsable »1, il faut préciser :

Non pas changer au sens, sans doute un peu naïf, de l’intervention calculée, délibérée et stratégiquement
contrôlée, mais au sens de l’intensification maximale d’une transformation en cours2.

Remarquons que la stratégie est ici récusée parce qu’elle est contrôlée ; plus encore que la
dimension téléologique c’est la position de maîtrise qui est exclue de la « stratégie générale ».
On voit donc combien ce point est décisif. Derrida refuse que l’« intervention »
déconstructrice constitue une opération de maîtrise en adoptant une position progressiste assez
classique : il s’agit d’accompagner un mouvement. Or la justification du renversement
permanent et systématique au cœur de la déconstruction réside dans le fait que les hiérarchies
métaphysiques sont inévitables, qu’elles se recomposent toujours, et risquent bien de perdurer
indéfiniment à l’intérieur de la clôture. On pourrait donc demander si la « transformation en
cours » ne relève pas nécessairement de cette recomposition – et dès lors, on ne verrait plus du
tout comment notre auteur pourrait viser à son « intensification maximale ».
Le deuxième point concerne non plus la maîtrise à laquelle nous tentons de parvenir
malgré la dissimulation du principe, mais la domination du principe sur le dérivé : les
indécidables ne régneraient en aucune façon. Il semble peu contestable qu’une instance peut
difficilement être assimilée à une arkhè si elle n’exerce nulle domination, si elle est incapable de
surveiller le déploiement de l’étant, de l’action ou de la pensée. Le commandement est donc
bien attaché à l’arkhè. Mais il faut se demander à quel point les indécidables peuvent récuser
toute forme de contrôle régulateur sur ce qu’ils rendent possible et impossible ?

1
Force de loi, op. cit., p. 23.
2
Ibid., p. 23-24.

511
Première objection : nous avons marqué, à divers moments, que les indécidables sont
supposés exclure la principialité, et que cette exclusion constitue une forme de maîtrise. Sous
un autre angle, le commandement principiel est essentiellement lié à la dimension hiérarchique
des oppositions métaphysiques ; interdire le commandement revient bien à destituer ce qui
occupe la hauteur dans chacune de ces oppositions. Or la subversion des hiérarchies
métaphysiques ne saurait faire l’économie du schème hiérarchique. Dans Eperons, Derrida
remarque que chez Nietzsche, le renversement de la hiérarchie sensible/intelligible va de pair
avec l’affirmation d’une nouvelle hiérarchie. Il conclut :

Ne pas supprimer toute hiérarchie, l’anarchie consolidant toujours l’ordre établi, la hiérarchie
métaphysique. Ne pas changer ou renverser les termes d’une hiérarchie donnée, mais transformer la
structure même du hiérarchique1.

Il est impossible de se passer du schème hiérarchique. On peut en transformer la nature, mais


il demeure indispensable pour produire, comme on le lit quelques pages plus loin, « une
opération éperonnante plus puissante que tout contenu, toute thèse, et tout sens. » 2
L’opération déconstructrice triomphe par sa surpuissance, ce qui exige l’usage du schème
hiérarchique – mais elle n’assume pas cet aspect de son opération. Derrida ici, tout au moins,
évoque une autre façon de régner, mais voudrait la définir comme un non-règne. On perçoit
cette logique à l’œuvre dans « La différance » :

Le travail de l’écriture et l’économie de la différance ne se laissent pas dominer par cette conceptualité
classique, par cette ontologie […]. Elles lui fournissent au contraire ses prémisses cachées. La différance ne
résiste pas à l’appropriation, elle ne lui impose pas une limite extérieure. […] La différance produit ce
qu’elle interdit, rend possible cela même qu’elle rend impossible3.

La différance se soustrait à l’ontologie et lui interdit de se clore en excluant son autre


parce qu’elle en ouvre la possibilité ; c’est pourquoi l’appropriation métaphysique ne rencontre
pas ce qui l’excède irrémédiablement comme son opposé, mais comme sa condition de
possibilité.

1
Eperons, op. cit., p. 65
2
Ibid., p. 85.
3
De la grammatologie, op. cit., p. 206.

512
Pierre Aubenque dans Faut-il déconstruire la métaphysique ?, tente de mettre une limite à
la position subversive de Derrida :

L’an-archie du principe laisse la porte ouverte à l’an-archie tout court, au chaos, au règne du fortuit, de
l’aléatoire, dont la vacuité (la nature a horreur du vide) risque d’être remplie par l’arbitraire individuel ou
collectif. N’avons-nous pas changé une domination contre une autre, plus imprévisible, plus menaçante
que l’autre1.

On peut acquiescer à cette objection, mais il faut signaler qu’elle est conforme à une autre
strate du discours derridien, qui reconnait implicitement et marque dans presque tout son
texte que l’on ne saurait se passer de l’archie. Lorsque Derrida oublie cet aspect de son propre
discours, et refuse que la différance règne, serait-ce excluant tout règne absolu, il laisse quelque
chose dominer en silence.
Deuxième objection : comment dénier le commandement des indécidables alors même
que leurs effets aporétiques prennent systématiquement la forme d’une injonction ? Il semble
peu contestable que cette idée renvoie à une forme de maîtrise principielle. Ce point est
d’autant plus évident que l’injonction en question n’est pas seulement celle d’un devoir
pratique ou théorique. Elle n’est pas seulement l’effet des indécidables sur une subjectivité,
mais se traduit dans la constitution des choses mêmes. Le « il faut » déconstructeur ne
s’applique pas seulement à la pensée de la parousia, mais à la parousia elle-même, c'est-à-dire à
l’étant comme tel, qui ne peut que se produire et s’effacer en même temps. Ce n’est pas
seulement la pensée de la présence qui est aporétique, mais la « présence même », une fois
dissipée l’illusion métaphysique. Dès lors, l’anarchie des indécidables apparaît bien comme ce
qui surveille le déploiement de l’être, de l’économie ou du droit – au sens où cette anarchie
détermine, à sa façon paradoxale, ce que sont ces choses et comment elles sont possibles.
Certes, Derrida pourrait répondre qu’il s’agit d’une injonction « sans injonction », mais il est
bien contraint d’utiliser un schème, celui du devoir, de l’injonction et donc du
commandement, puis prétend l’annuler sans reste. Dire que l’injonction déconstructrice
représente un « devoir sans devoir » n’équivaut nullement à ne pas avoir du tout besoin du
devoir pour en comprendre la nature. Un « commandement sans commandement » ne revient
pas à l’absence pure et simple de commandement. Comment nier que la présence, le sens,
l’économie et le don, la justice et le droit sont conditionnés par la trace, ou l’écart entre les

1
P. Aubenque, Faut-il déconstruire la métaphysique, op. cit., p. 64.

513
opposés ? Peut-on nier que la présence « dépende » de la trace, et que sa constitution doive
obéir aux contraintes imposées par les indécidables ? Si le commandement est « vide » c’est
surtout que le « pouvoir » des indécidables est indéterminable en dehors des effets qu’il
produit, c'est-à-dire des économies métaphysiques.
Dernier aspect de l’argumentation contre la maîtrise principielle : la critique de l’idée de
production. En premier lieu, l’omniprésence de ce vocabulaire rend suspecte la tentative pour
rejeter ensuite le concept comme purement accessoire. Les arguments reposent sur l’idée que le
différer de la différance se conjugue à la voie moyenne, excédant ainsi l’alternative du passif et
de l’actif. Le mouvement de dislocation inhérent aux indécidables est aussi une « auto-
dislocation », ne permettant plus d’identifier la différance comme sujet de ce mouvement, et
interdit donc de poser la question « qu’est-ce qui diffère ? ». Mais comment conclure, à partir
du fait que la différance se diffère, qu’elle n’est pas aussi l’agent de ce mouvement ? Le fait de se
sacrifier, par exemple, ou de se détruire soi-même, n’exclut en aucune façon que ce qui est
détruit soit également ce qui détruit. La différance se produit par le geste même dans lequel
elle se défait, comme c’est le cas pour ce qui dépend d’elle. L’évocation de la voie moyenne est
contre-productive, car elle définit justement le mode d’une action dirigée vers soi-même. On
peut estimer révélateur que Derrida soit contraint, pour dépasser l’alternative de l’actif et du
passif, de choisir le moyen, qui déjoue l’opposition en l’intériorisant : le sujet du verbe au
moyen est aussi l’objet ou le but de l’acte en question. Cela n’implique nulle présence, nulle
substantialité, nulle univocité, mais c’est bien la différance qui diffère et qui en différant, fait
être l’étant. Si l’on demande comment se produit ce que nous nommons « être », on pourra
répondre : parce qu’il y a la différance, parce qu’elle diffère, parce qu’elle s’efface en se
produisant.
Tout ce qui vient d’être dit montre assez que l’« interdiction » de la question « qu’est-ce
qui diffère » repose sur une pétition de principe. Cela revient à dire : puisque la question relève
du registre métaphysique de la maîtrise, et que les indécidables lui échappent, elle ne saurait se
poser. Mais les prémisses du raisonnement constituent le problème lui-même. La question
« qu’est-ce qui… ? » est sans aucun doute compromise avec une volonté de maîtrise théorique,
mais tout ce qui vient d’être dit manifeste que l’on ne peut la récuser. Il faut y répondre, même
si l’on vise quelque chose de radicalement indéfinissable ; il faut que la volonté de définir se
mesure à l’indéfinissable, qu’elle s’efforce de tenir compte de l’incalculable « aussi loin que
possible ».

514
III. Bilan

La déconstruction s’exerce contre le principe, mais grâce à l’usage d’un schème


principiel. Derrida l’utilise sans relâche, de façon systématique ; plus encore, il en reconnaît
explicitement la nécessité. La déconstruction peut donc être décrite comme une opération de
retournement de l’archie contre elle-même. Notre auteur voudrait néanmoins que cette
nécessité soit entièrement réductible et « stratégique » (au seul sens du « stratagème »). Ce qui
est atteint au terme du processus déconstructeur devrait être un entrelacs de l’archie et de
l’anarchie, le point où l’une et l’autre s’entre-appartiennent et ne se distinguent plus. Mais
Derrida, apparemment conscient de la situation à cet égard, tente pourtant de montrer que ce
qui prend la place du principe en détruit unilatéralement la fonction, qui serait donc tout à fait
chassée de la constitution des indécidables. Or aucun des arguments qu’il déploie pour étayer
cette position n’est pleinement satisfaisant.
Il ne s’agit pas de réduire les indécidables à une forme d’arkhè, dans la mesure où ils
signent aussi son absence. Mais cette absence, cette place vide, comme l’usage du schème
archique, ne peuvent être simplement déclarés nuls et non avenus au terme du processus en
question. Les indécidables commandent l’advenue et les modalités de l’étant – même s’ils le
font en le disloquant et en se disloquant. Dès lors, il faut donner en partie raison aux
interprètes estimant que la déconstruction demeure une pensée archique ou transcendantale, et
aussi à ceux qui le nient (ces derniers étant fidèles à l’auto-interprétation derridienne) ; mais le
principal est que les deux positions doivent être affirmées simultanément pour décrire la
position équilibrée (c'est-à-dire rigoureuse) de Derrida1. Ce dernier ne dépasse la quête de

1
Nous donnons donc raison dans cette mesure à J.-L. Marion, qui objectait à Derrida que sa pensée du don
reste prise dans une logique métaphysique, celle du fondement. Cf. supra, partie 2, chapitre 3, I, C. D’un
autre côté, on peut se demander si la pensée du don que déploie l’auteur de Dieu sans l’être est exempte de
toute compromission avec cette logique. Limitons-nous à Etant donné, qui traite la question de la donation
comme principe, afin de montrer qu’elle n’en est pas un – ou du moins, qu’elle n’est pas un premier, mais un
dernier principe : « La donation fixe pour principe que rien ne précède le phénomène, sinon sa propre
apparition à partir de soi, ce qui revient à poser que le phénomène advient sans autre principe que lui-même.
Bref, le principe, en tant que celui de la donation, laisse la primauté au phénomène – il ne s’agit donc pas tant
d’un premier que d’un dernier principe […] Terme dernier n’équivaut pas ici à une autre manière de désigner
la primauté ; car le principe de la donation n’intervient pas avant le phénomène pour lui fixer a priori des
règles et des limites d’apparition » (Etant donné, op. cit., p. 29). Le cœur de l’argument est donc celui-ci : le

515
l’arkhè que dans un mouvement de régression vers l’origine qui passe toute figure déterminable
de l’originaire, de sorte qu’il devient impossible d’en garantir la conservation. Le débordement
radical des indécidables va peut-être au-delà du principe – mais peut-être seulement.
L’interprète qui nous semble avoir le mieux décrit la déconstruction est sans doute Bjorn
Thorsteinsson, dans La question de la justice chez Jaques Derrida, que nous avons fréquemment
sollicité dans notre troisième chapitre. Le compte-rendu de la pensée derridienne est l’un des
plus clairs, des plus précis. Mais alors que sa lecture semblait le conduire tout droit aux
conclusions auxquelles nous parvenons, son discours semble épouser le déséquilibre derridien.
Cela est particulièrement frappant concernant le problème du principe. Le problème est posé
d’emblée1, et semble recevoir une réponse équilibrée :

Rien ne parait interdire la formulation catégorique selon laquelle la différance fonde – en tant que « fond
sans fond » bien sûr – l’opposition métaphysique en tant que telle2.

De manière assez surprenante, la question est abandonnée, et l’on s’étonne de retrouver


simplement, dans la conclusion de la quatrième partie, quelques pages avant la fin, la
description d’une déconstruction « affirmant, au double sens de ce terme, l’absence de

« principe » n’en est pas vraiment un, puisqu’il laisse la primauté à l’apparaître du phénomène. C’est encore
l’idée d’un certain contrôle, d’un certain commandement qui est remise en cause. On en trouve une
confirmation plus loin, lorsque le « principe » marionien (« autant de réduction autant de donation ») est
présenté ainsi : « Il ne s’exerce plus comme un principe qui produirait d’avance le phénomène, mais comme la
règle édictant qu’il faut laisser le phénomène advenir de lui-même. » (ibid.) Mais à côté de ces textes, plusieurs
choses dérangent l’argumentation marionienne. D’abord, le principe de la donation « intervient après la
manifestation de l’apparaître […] pour seulement sanctionner a posteriori par réduction ce qui, dans
l’apparaître, ne mérite pas vraiment le titre de phénomène » (ibid., p. 29). Le « principe dernier » hiérarchise a
posteriori l’apparaître, puisqu’il permet de discriminer le phénomène au sein de l’apparaître, c'est-à-dire de le
dissoicier d’un résidu ou d’un surplus non-phénoménal. Mais alors, cette discrimination rétrospective contrôle
le phénomène comme tel ; elle est bien le premier principe du phénomène. C’est, éventuellement, l’apparaître
qui précède le principe, de sorte que le principe ne serait que le crible de l’apparaître qui en sépare la
phénoménalité. Mais cela n’est même pas sûr ; on lit en effet : « Dès lors la donation devient moins une
option phénoménologique parmi d’autres […] que la condition non-fondatrice et pour autant absolue de la
montée du phénomène vers sa propre apparition. » (p. 30). Jean-Luc Marion poursuit, au sujet de cette
condition : « On peut certes toujours la refuser ; mais ce refus bloque définitivement la possibilité pour le
phénomène de se montrer à partir de lui-même et comme tel. » (ibid.). Ne semble-t-il pas que depuis le
départ, le principe veillait sur l’apparaître même ? Il semble en tout cas que le « principe » marionien précède
« rétrospectivement » le phénomène ; il est difficile de dire si cette formule peut prétendre rompre avec la
pensée de l’arkhè – il nous semble qu’elle ne le peut pas plus que celle de Derrida.
1
B. Thorsteinsson, La question de la justice chez Jacques Derrida, op. cit., p. 59. Il écrit qu’« il ne faut
nullement concevoir la trace comme simplement identique à l’origine à la manière d’un concept logique
traditionnel. Partant, la trace ne peut être tout à fait déliée du concept d’origine. »
2
Ibid., p. 62.

516
fondement « digne de ce nom » » 1 . L’interprète pousse l’exactitude jusqu’à épouser le
déséquilibre derridien au moment même où il le soulignait – comme il le fait sur la question
de la justice, en ne relevant pas que si la justice exige de s’incarner dans le droit, le mouvement
d’objectivation qui en résulte ne peut demander une compensation systématique.
Pour revenir à notre problème, il est essentiel de rappeler un point essentiel, apparu au
cours de la lecture de « La structure, le signe et le jeu dans le discours des sciences humaines »,
à savoir une étrange duplicité de l’effacement du principe. D’un côté, en effet, Derrida y
reconnaît que le centre s’excepte de la structure qu’il commande, et récuse sa nature pour
exercer son commandement (« le centre n’est pas le centre ») – comme le confirme
indirectement la « mythologie blanche » en affirmant que la dissimulation du soleil ou de Dieu
en renforce la domination. D’un autre côté, la surenchère déconstructrice du principe sur lui-
même trouve un écho direct lorsque notre philosophe écrit que le discours systématique, c'est-
à-dire archique, « entame spontanément sa propre déconstruction ». La question qui orientera
l’ensemble de la deuxième section de la présente partie sera celle des rapports entre ces deux
auto-effacements du principe. Peut-on s’assurer de leur distinction de manière à isoler la
négation apophatique archique de la négation déconstructrice ?

1
Ibid., p. 445..

517
CONCLUSION DE LA PREMIERE SECTION

Il existe une « stratégie générale de la déconstruction », déployée par Derrida aussi bien
contre la métaphysique de la présence qu’avec la pensée du don et celle de la justice. On
retrouve à chaque fois une opposition hiérarchisée, sur laquelle est menée une opération de
renversement et de neutralisation, qui révèle la contamination originaire entre les opposés.
Cette contamination signe l’indissociabilité des exclusifs, et détermine ainsi non seulement la
texture de l’étant, c'est-à-dire de la présence, mais aussi le sens de l’éthique, à travers une
injonction aporétique. Celle-ci exige d’associer les inconciliables et se traduit comme un
« devoir sans devoir », commandement vide qui conditionne en particulier toute décision
responsable, suscitant un acte sans définir son contenu à l’avance, sans fournir de règle
déterminante qu’il suffirait d’exécuter.
A partir de ce schéma stratégique, on peut comprendre l’opération déconstructrice
comme une « inscription » de la présence, de l’économie ou du droit. « Inscrire » consiste non
seulement à dévoiler leur intrication indéfectible avec leurs opposés respectifs, mais aussi à
établir le caractère originaire de cette intrication. Il n’y a pas de présence pure, ni dans la
conscience de soi ni dans l’idéalité, de quelque manière que celle-ci soit entendue. Si l’on
considère l’opposition voix/écriture, le geste métaphysique consiste à placer dans la voix le sens
en personne, en court-circuitant tout signe matériel externe, toute médiation de soi à soi. Un
symptôme de cette répression est le cantonnement de l’écriture à un rôle subalterne, purement
accessoire et extérieur à la « parole vive ». La déconstruction consiste d’abord à dénoncer ce
geste en marquant non seulement l’infiltration de l’écriture dans la voix, mais surtout le rôle
fondamental de cette infiltration, qui la rend indéfectible. Toute parousia supposément
originaire est sujette à inscription : depuis la présence à soi de la conscience aux Idées
platoniciennes, nulle instance qui puisse se tenir quitte de la contamination constitutive avec
une certaine absence. Dans le cas de l’opposition entre l’économie et le don, l’opération
déconstructrice dénonce la tentative « métaphysique » de fermer le cercle économique des
échanges. Quelque chose en dérange le circuit, et en perturbe la rationalité gestionnaire,
inscrivant son opposé à l’intérieur d’elle. La sphère économique, avec sa calculabilité, son jeu
de remplacement sans perte et son intéressement, est hantée par le spectre d’un don qui en

518
déchire la trame. Ce déchirement n’advient pas comme un accident, fût-il inévitable,
survenant à une réalité par ailleurs pleinement constituée, mais comme son « premier
moteur », sans lequel l’économie n’aurait pas lieu. Avec la pensée de la justice, c’est la maîtrise
régulatrice attachée au droit qui est contestée, la prétention à s’assurer de la justice grâce à une
règle déterminante, et le privilège spontanément attaché au présent système de règles. La
déconstruction consiste alors à montrer que ce système est compromis avec une exigence
infinie de justice, excluant toute stabilisation définitive dans le droit. Là encore, cette
compromission n’est pas contingente mais constitutive, puisque la justice pure demande aussi
de s’installer dans une règle présentable, et que celle-ci requiert celle-là pour sa justification.
Un appel hyperbolique dérange la rationalité juridique et la rend possible dans le même
mouvement.
Cette première approche de l’opération déconstructrice montre d’abord que la
« stratégie générale » constitue véritablement la matrice de la déconstruction, et permet de
contester la revendication derridienne d’une hétérogénéité insurmontable. On perçoit aussi la
structure formelle apophatique que nous cherchions dès le départ : Derrida part d’une sphère
au sein de laquelle nous nous situons d’emblée (présence/ontologie, économie, droit) et
montre que quelque chose l’excède radicalement, tout en la fondant (au moins apparemment).
Nous ne prétendons pas avoir établi que la déconstruction est un apophatisme, mais seulement
qu’elle entretient avec ce geste archéologique une analogie si profonde que le problème de leur
rapport est inévitable et engage la totalité de sa signification.
Toutefois, il faut compliquer le schéma, car ce que nous avons appelé l’« inscription »
de la présence, de la voix, de l’économie ou du droit n’est pas une simple promotion de l’autre
versant de l’opposition. Celui-ci peut et doit faire l’objet d’un même traitement dès lors qu’on
voudrait y voir le nouveau sommet originaire et pur de la hiérarchie. L’absence ou l’écriture ne
sont pas de nouveaux principes, dominant une nouvelle hiérarchie simplement inversée par
rapport à celle de la métaphysique ; pour déconstruire celle-ci, il ne suffit pas d’être anti-
métaphysicien. Si la déconstruction de la présence ou du droit consiste à les rapporter au tout-
autre, celui-ci ne doit pas être confondu avec l’autre comme opposé, confusion qui réduit la
pensée derridienne à sa dimension de renversement. En effet, le tout-autre comme lieu de
compromission originaire « ne s’est jamais laissé comprendre dans l’opposition », et ne peut
être désigné par un geste de simple inversion. L’opposition déconstruite est un système auquel
participe pleinement le terme « dominé » de la hiérarchie ; ainsi, les concepts « vulgaires »
d’absence ou d’écriture participent du privilège de la présence en confirmant sa domination,

519
parce qu’ils se définissent dans le cadre de cette domination. En aucun cas, par conséquent,
Derrida n’entend faire de l’écriture empirique l’origine de la voix, et plus généralement, il n’y a
aucune promotion de l’absence opposée à la présence. C’est pourquoi il faut user des concepts
d’« archi-écriture », ou d’« archi-trace », pour les démarquer de l’écriture ou de la trace comme
simplement opposées. C’est ce qu’ont montré les lectures de Lévinas et Bataille : il ne saurait y
avoir de primauté, d’absoluité et de plénitude de l’Autre comme si celui-ci prenait simplement
la place du Même ; même chose pour ce qui est de la souveraineté opposée à l’Aufhebung.
Ce refus de l’inversion simple persiste dans le cadre de la pensée du don, car s’il faut
subvertir la clôture fantasmatique du cercle économique, il faut aussi déconstruire la tentation
d’une éthique du don pur – laquelle ne pourrait d’ailleurs même plus être une éthique, mais
seulement une « abdication adorante ». Il faut donner, mais pour cela, le don doit se
compromettre avec l’économie. Même si toute reconnaissance obère le don, il faut encore
savoir donner, savoir ce que l’on donne, et « donner à l’économie sa chance ». De même, il n’y
a pas d’éthique ni de politique de la justice pure opposée au droit – une telle démarche serait
en fait condamnée à l’impuissance, car incapable de s’exprimer sur le terrain juridique où elle
peut seulement se réaliser (ou du moins sur un terrain présentable et représentable).
La démarche anti-métaphysique qui tente de préserver ou restaurer les droits de
l’absence, du don ou de la justice purs se leurre tout autant que la démarche inverse. Nous
avons isolé le schéma d’une « coïncidence des opposés » : le geste consistant à purifier un
opposé de l’autre pour éviter la contamination se livre sans recours au risque qu’il entendait
exclure. Ainsi le don pur comme consumation sacrificielle de biens, par exemple dans la
destruction rituelle, est indiscernable d’une opération visant à capitaliser sur un autre plan (par
exemple celui du prestige ou du « salut »). La déconstruction ne consiste donc pas du tout à
prendre la direction inverse de la métaphysique, mais à pointer le lieu de compromission
originaire où les opposés sont condamnés à négocier leurs effets réciproques de façon nécessairement
aporétique et instable. Prétendre restituer son originarité pure à la présence ou à l’absence, au
don ou à l’économie, à la justice ou au droit – cela revient à refuser de négocier les effets de la
compromission originaire, et ce refus expose sans recours au risque qu’on voudrait éviter. Ainsi
par exemple, promouvoir une justice pure de toute règle présentable et applicable expose à une
réappropriation sans possibilité de contrôle – l’idée d’une justice sans lien au juridique est une
illusion qui pourra être mise au service de n’importe quelle forme juridique, y compris la pire.
Déconstruire, ce n’est donc pas remettre la hiérarchie métaphysique « sur ses pieds » en la
renversant – mais négocier le non négociable et calculer l’incalculable, tenir compte dans la

520
sphère du même, de l’économie et du droit de ce qui les excède radicalement tout en les
rendant possible. Or ce qui excède et rend possible cette sphère n’est pas son opposé ; c’est le
tout-autre qui soude le même à l’autre, et ouvre les deux simultanément, en leur interdisant de
se produire à part. La difficulté à percevoir cette nuance cruciale provient de ce que le tout-
autre ne peut être envisagé frontalement, comme un troisième terme distinct ; il ne peut
qu’être désigné depuis l’intérieur de l’opposition qu’il l’excède.
D’un bout à l’autre de son œuvre, Derrida maintient l’« équilibre » entre les opposés,
dont aucun ne peut prétendre jouer le rôle d’origine pure de l’autre. Et pourtant de manière
simultanée, il paraît privilégier un côté de l’opposition, comme s’il occupait systématiquement,
ou tout au moins régulièrement, une position spécifique à l’intérieur du cadre général qu’il
définit. Ainsi, dans la métaphysique de la présence, ce qui soude les exclusifs l’un à l’autre est
nommé d’après l’un des versants de l’opposition : entre la voix et l’écriture, il y a une (archi-
)écriture et jamais un archi-verbe. Dans « De l’économie restreinte à l’économie générale »,
c’est encore une « écriture » qui signe la compromission indéfectible de la souveraineté avec
l’Aufhebung. Dans « Violence et métaphysique », la contamination irréductible de l’Autre avec
le Même est nommée « différance ». Dans Donner le temps, non seulement l’écart entre
économie et don n’est pas clairement désigné (ce qui fait déjà problème), mais la place semble
occupée par l’une des deux « grandes structures » du don. Le sentiment d’un déséquilibre est
ainsi renforcé par l’absence de distinction terminologique entre l’écart (tout-autre) et le don
comme simple opposé, ce qui prête à confusion lorsqu’on lit par exemple que le don est
« premier moteur du cercle ». Dans « Du droit à la justice », le problème est encore accentué,
alors même que Derrida maintient sans conteste sa logique première. D’une part, l’écart entre
justice et droit est un peu discret en regard de sa fonction, en particulier parce qu’il est nommé
de façon systématique d’après la justice ; plus troublant encore, le « mouvement même de la
déconstruction » est identifié à la justice (sans précisions), voire à la justice en tant qu’opposée
au droit.
La préférence apparente pour l’une des postures que la déconstruction rend possible est
toutefois assumée et défendue par Derrida. Tout d’abord, comme on l’a rappelé, l’écart entre
les opposés n’est pas un troisième terme isolable qui rassemblerait l’opposition dans sa
simplicité première ou dernière. Dès lors, il ne peut être visé qu’en faisant jouer l’opposition
pour repérer en elle la marque d’un débordement – excès ou déficience radicale. Cela
n’explique pas encore, toutefois, la raison de l’apparente « préférence ». Cette question nous
reconduit au cœur de la matrice de la déconstruction, c'est-à-dire à la stratégie générale et sa

521
dimension de renversement. Pourquoi renverser de façon systématique et maintenir l’inversion
dans la neutralisation, alors que les indécidables excèdent les deux opposés et le système qu’ils
forment ? Surtout, pourquoi privilégier systématiquement, dans ce renversement, le versant
hétérotrope, hétérogène et différentiel des oppositions déconstruites ? Deux questions
indissociables, auxquels Derrida apporte des réponses, parmi lesquelles il est capital de
distinguer deux aspects.
Premier type de justifications : la hiérarchisation des opposés induit certains leurres, et en
particulier l’illusion de la pureté, qui conduit à réprimer la compromission de la prétendue
origine avec son opposé. En régime métaphysique, le leurre correspond à la croyance en une
présence pure de toute absence, autosuffisante et principielle. Dans Donner le temps, l’illusion
est celle d’une rationalité économique fermée sur elle-même, qui croit pouvoir isoler le circuit
des échanges de la logique excessive du don. Dans « Du droit à la justice », la tentation est celle
d’une réduction de la justice à la mise en œuvre mécanique de règles déterminantes, issues du
présent système juridique. Cette justification du renversement est donc parfaitement
« classique » : faute de pouvoir isoler la contamination originaire comme un troisième terme, il
faut choisir une perspective pour la faire apparaître, et ce choix est déterminé par la volonté de
compenser la tendance métaphysique aux illusions théoriques et éthiques qu’on vient de
décrire. Mais cette justification du renversement n’implique aucune « préférence » (encore
moins systématique) pour l’un des aspects de l’opposition, et peut conduire à compenser
stratégiquement dans un sens ou dans l’autre. Il peut y avoir des erreurs et des fautes
métaphysiques ou anti-métaphysiques, et c’est cette orientation qui déterminera le sens de la
compensation. Ce premier faisceau d’explications justifie donc le renversement déconstructeur
dans la mesure où il participe d’une stratégie inévitablement oblique permettant de dissiper
certains leurres. Mais il reste à comprendre pourquoi la compensation de l’illusion anti-
métaphysique chez Lévinas ou Bataille par exemple témoigne encore d’un privilège de
l’écriture et de la différance. Selon le premier type de justifications du renversement il serait
logique que le geste compensatoire désigne l’écart entre les opposés comme une archi-
Aufhebung, et un archi-Même, pour compenser le privilège injustement attaché à l’Autre et la
souveraineté. Il reste également à comprendre l’idée « stratégique » d’un renversement
systématique de la hiérarchie en place, puisque ce n’est pas la hiérarchie comme telle qui est
dénoncée, mais les excès auxquels elle donne lieu. Le renversement n’est légitime que dans
certains contextes déterminés, marqués par les erreurs et illusions, métaphysiques ou anti-

522
métaphysiques. Ce qui reste à expliquer, c’est la dimension foncièrement subversive de la
déconstruction.
Il faut donc envisager un deuxième type de justifications, reposant sur l’asymétrie
hiérarchique du champ déconstruit. Placer les hiérarchies métaphysique et anti-métaphysique à
égalité, c’est oublier le mouvement incessant et inévitable de réappropriation, par lequel la
philosophie reprend ce qui prétend l’excéder, dans un mouvement indissociable de celui de
l’être enveloppant ses marges, réduisant l’arrivant imprévisible à sa limite propre. Mais cette
réponse nous paraît insuffisante. Car derechef, pourquoi faut-il résister à la réappropriation, au
rétablissement de la hiérarchie, si l’on peut dénoncer les illusions métaphysiques ? Il est tout à
fait possible de penser que la présence est traversée d’absence, qu’elle ne fournit aucun
fondement absolu ni définitif, qu’elle doit négocier ses effets avec ce qu’elle exclut. On peut
également reconnaître que l’économie et le droit ne sont pas clos sur eux-mêmes, qu’ils
doivent compter avec ce qui les excède, et que ce devoir les oblige à l’impossible. On peut
accepter que la recherche du vrai, du bien, soit sans fin, toujours exposée à l’ébranlement de
l’imprévisible. Dès lors, quel préjudice reste-t-il à laisser la hiérarchie se reformer, à laisser l’être
envelopper ses marges ? Quel préjudice reste-t-il à accepter la maîtrise, le télos de la vérité et du
sens – si l’on reconnaît qu’il n’y a aucune chance de réduire l’altérité, d’arriver enfin au terme
de la recherche ? Cette reconnaissance est toujours équivoque : d’un côté elle est l’aveu d’une
défaite face à la violence d’un événement imprévisible, qui déchire le tissu des jugements les
plus prudemment établis et révèle leur précarité ; et d’un autre côté, elle est nécessairement
l’ultime recours de la maîtrise, visant à circonvenir cet autre en lui faisant droit, autant que
faire se peut, c'est-à-dire en négociant ses effets.
A ces questions décisives, Derrida ne répond pas vraiment, et lorsqu’il les évoque,
comme dans « Tympan », il refuse même d’y répondre. Ce refus remet en cause, non la
déconstruction elle-même, mais le positionnement subversif dans l’espace déconstructeur : il
n’existe aucune raison de renverser systématiquement la hiérarchie métaphysique, au-delà des
efforts nécessaires pour la purger des illusions de pureté ou de maîtrise totale ; il n’est pas non
plus justifié de compenser de préférence, voire constamment, dans le même sens. On doit
admettre que quelque chose résiste, et résistera toujours à la maîtrise, mais ce quelque chose
n’est abordable que si nous tentons de le dominer – tentative vouée à l’échec, sans doute, ou
du moins à la précarité, mais qui essaye encore de dire cet échec et cette précarité, et de les
retourner, interminablement.

523
Derrida voudrait résister par principe à la hiérarchie, mais le refus de la maîtrise, de
l’enveloppement métaphysique lui interdit de prendre le « poste de commandement », et
d’assumer la domination. Or la résistance interminable est mise devant un choix auquel elle ne
peut se soustraire, puisqu’elle refuse l’anarchie au sens d’un abandon pur et simple de l’arkhè et
de la hiérarchie. Première solution : comme on le lit dans Eperons, la déconstruction pourrait
viser à transformer la hiérarchie, pour l’assumer un jour, même si elle n’est que provisoire et
s’il faudra encore chercher à la faire évoluer ; que le travail de transformation soit interminable
n’exclut pas de reconnaître que certaines hiérarchies constituent (de façon provisoire et
précaire) le meilleur des cadres à l’intérieur duquel penser et agir. Deuxième solution : la
déconstruction refuse par principe d’assumer toute hiérarchie, parce que celle-ci serait toujours
métaphysique ; mais elle doit reconnaître que la métaphysique est le cadre dans lequel elle
accepte alors de se produire – ce qui implique qu’elle n’est pas seulement inévitable, mais,
parfois aussi, légitime. En effet si « rien n’est plus juste que la déconstruction », si elle est la
matrice même de la décision responsable, et qu’elle reconnaît la métaphysique comme le cadre
incontournable de son exercice, elle ne peut plus disqualifier ce cadre par principe, puisqu’il est
la condition de « ce qu’il y a de plus juste ».
On peut considérer la chose autrement : pourquoi la réappropriation métaphysique est-
elle inéluctable ? N’est-ce pas parce que la présence, l’ontologie, l’économie et le droit forment
la dimension « habitable » ou « praticable » des oppositions, la seule dans laquelle nous
puissions penser et agir, même s’il faut toujours l’excéder ? La déconstruction elle-même
consiste bien à tenir compte de l’incalculable, à négocier le non-négociable – et ces propositions
ne peuvent être retournées. Nous sommes condamnés à essayer de surmonter le déchirement
originaire, à faire apparaître dans l’orbe du pensable ce qui lui échappe, sans qu’aucune réussite
définitive soit envisageable. Une errance essentielle disloque nos discours, mais pour le savoir,
il faut tenter d’en maîtriser le sens, fût-ce en reconnaissant l’impossibilité d’une telle maîtrise.
Le discours sur l’arkhè se révèle alors comme le cœur du déséquilibre subversif : alors
même que le schème archique est utilisé sans relâche, de façon assumée et théorisée, la
déconstruction voudrait finalement en réduire la nécessité à un usage de l’ordre du stratagème
– comme si lancer l’arkhè contre elle-même permettait de s’en débarrasser sans reste. Mais la
stratégie visant la maîtrise est la seule façon dont nous puissions tenir compte de l’errance
insurmontable qui hante la pensée. L’archie est nécessaire ; comme nous l’avons constaté au
cours du quatrième chapitre, aucun des arguments mobilisés par Derrida pour établir le
contraire n’est probant. Les indécidables ne sont possibles que s’ils occupent la place vide du

524
principe : interdire toute stabilisation définitive d’une hiérarchie, empêcher l’achèvement de
toute réappropriation, rien de cela ne serait possible si les indécidables ne régnaient pas de
quelque façon, serait-ce en interdisant tout (autre) règne. Dès lors, ces indécidables sont à la
fois, et fatalement, principes et non-principes. La différence entre déconstruction et
apophatisme est de plus en plus ténue, même si, comme nous le verrons, elle ne disparaît pas.
Cette différence peut être exactement située dans la distinction entre deux formes
d’auto-effacement de l’arkhè. D’un côté, en effet, il y a un auto-effacement métaphysique, qui
réaffirme le principe en le préservant de la compromission avec ce dont il est principe. Nous
l’avons rencontré au cours de la lecture de Lévi-Strauss : pour assumer son rôle, le centre doit
se retirer de la structure et donc ne pas être le centre. Ce mouvement est selon Derrida une
simple « dissimulation » de la présence visant à en renforcer la domination. Mais d’un autre
côté, il y a un effacement déconstructeur du centre, car l’arkhè s’efface dans le mouvement selon
lequel elle se pose comme telle : la surenchère dans la recherche du principe entraîne une
abolition de celui-ci ; le fait même de penser la structure et son rapport au centre dévoile
l’absence du centre. La déconstruction se tient, et ne peut que se tenir, entre réaffirmation et
abolition du principe – ce que Derrida refuse lorsqu’il prétend avoir démontré que la trace
n’est pas un principe.
Or, si l’effacement déconstructeur du principe ne peut se distinguer à coup sûr de l’auto-
effacement métaphysique, c’est en fait le « geste transhistorique » plotinien qui reflue dans la
déconstruction. En effet, l’auto-effacement en question exprime directement ce qui forme le
centre de l’archéologie des Ennéades, à savoir la règle d’incommensurabilité. La déconstruction
retrouve l’idée que cette règle amène le principe à surenchérir sur lui-même et à s’abolir. Elle
montre aussi que dans cette surenchère, le sens même de l’arkhè devient précaire, et qu’elle
doit effectivement disparaître pour assumer sa fonction. Mais elle ne saurait montrer qu’elle se
tient en cela au-delà de la métaphysique et de la quête du principe - à moins de reconnaître
que la métaphysique elle-même a toujours cherché à occuper cette position.
La question de la théologie négative en régime de déconstruction doit permettre
d’éprouver la validité de ces conclusions provisoires, en même temps qu’elle jouera le rôle
d’une médiation en direction de l’archéologie plotinienne.

525
DEUXIEME SECTION : L’INTERPRETATION DERRIDIENNE DE LA
THEOLOGIE NEGATIVE

Quelle est la conception derridienne de la théologie négative ? Et comment évaluer cette


conception à l’aune des résultats de la première partie ? Ces questions vont orienter l’enquête
qui s’ouvre à présent, et conduire à préciser l’apport de la déconstruction à notre réflexion sur
l’arkhè prôtè. En effet, les développements qui suivent prendront le terme de théologie au sens
de « pensée du principe », car ils mettront entre parenthèses la question de la foi et de la
révélation, pour considérer Dieu ou les dieux comme des arkhai1.
Cette réduction est rendue possible par le discours de nos auteurs. En effet, chez Plotin,
les dieux sont avant tout des instances métaphysiques pensables rationnellement, même si la
raison doit, pour atteindre l’un-bien, se dépasser vers ce qui la transcende, et s’il existe un
registre d’expérience (la mystique) qui la conduit parfois à outrepasser les données
rationnelles2. Quant à Derrida, il est vrai que la foi occupe une place non négligeable dans son
analyse de la religion (surtout dans « Foi et savoir »3) ; mais premièrement, sa démarche reste

1
Pour cette question du sens de la théologie en contexte de déconstruction, on consultera H. Rayment-
Pickard, Impossible God, Derrida’s and Theology, Aldershot : Ashgate, 2003, p. 5-6, l’auteur distingue deux
significations du terme de « théologie » chez Derrida, laquelle peut être « restreinte » ou « générale » (selon que
l’on parle de ce que l’on nomme traditionnellement « théologie », ou de la condition de possibilité de tout
discours métaphysique). L’interprète s’appuie sur une note de l’exergue de De la grammatologie, op. cit., p. 13,
n. 3.
2
L’un, le Noûs et l’âme sont régulièrement évoqués comme des dieux, cf. Ennéade, I, 8 [51], 2, 23-31. Cette
dénomination fait de la pensée des principes une théologie, qui, comme nous l’avons constaté, prétend en
général à la rationalité philosophique.
3
« Foi et savoir » est le lieu principal du traitement de ces problèmes touchant à la nature proprement
religieuse du théologique. La logique de ce texte est impossible à rendre ici dans toute sa complexité, et nous
nous intéresserons surtout à certaines séquences de raisonnement. Toutefois on peut dessiner des orientations
de lecture. Le cœur du propos nous semble exprimé au paragraphe 47, où Derrida rattache la religion à une
double source : l’« indemne » et le « fiduciaire » (cf. « Foi et savoir », dans La religion, op. cit., p. 76-77) – et
les deux jouent le rôle d’indécidables. D’une part, la religion apparaît comme auto-immunisation d’une
communauté ; d’autre part, la fiduciarité interdit la séparation tranchée entre foi religieuse et technosciences
(notre présentation durcit un peu cette répartition des rôles). D’un côté, pour ce qui est de la « pulsion de
l’indemne », on lira : « Nulle communauté qui n’entretienne sa propre auto-immunité, un principe d’auto-
destruction sacrificiel ruinant le principe de protection de soi […], et cela en vue de quelque sur-vie invisible
et spectrale. Cette attestation autoconservatrice tient la communauté auto-immune en vie, c'est-à-dire ouverte
à autre chose et plus qu’elle-même : l’autre, l’avenir, la mort, la vie, la venue ou l’amour de l’autre, l’espace et
le temps d’une messianicité spectralisante au-delà de tout messianisme. » (ibid., p. 69). Cette logique fait
apparaître la religion comme le « sacrifice de soi [qui] sacrifie donc le plus propre au nom du plus propre »

526
évidemment rationnelle1, et en second lieu, cet aspect du questionnement est quasi absent des
textes qui traitent de la théologie négative. Il ne s’agit pas de prétendre purifier le théologique
de toute foi, ce qu’aucun de nos deux penseurs n’accepterait2, mais plutôt de mettre celle-ci
entre parenthèses, ce qui semble possible sans préjudice majeur si l’on considère le théos
comme arkhè. A travers la théologie apophatique, c’est donc avant tout une archéologie que
nous allons considérer – il sera question ici du dieu des philosophes.
Pour clarifier le rapport entre théologie négative et déconstruction, il faut interroger le
sens de leur ressemblance, qui a été régulièrement signalée au cours de la première section de
cette partie. Il nous a toutefois semblé inutile d’y insister comme s’il fallait en prouver
l’existence, dans la mesure où elle est mise en exergue par de nombreux interprètes et par
Derrida lui-même. Ce dernier reconnaît d’ailleurs si bien l’affinité entre les deux démarches
qu’il se penche sur sa signification et, à plusieurs reprises, tente d’établir ce qui démarque
l’apophatisme de sa propre position. C’est sur cet aspect précis de son discours que nous allons
nous concentrer.
La différance, le don ou la justice rendent possible la production des oppositions dont
ils s’exceptent, et exercent sur elles un « commandement » métaphysique, à travers l’injonction
aporétique qui détermine la structure de l’ontologie (la présence), la logique (la théorie) et
l’éthique (la justice par exemple). La déconstruction ressemble évidemment en cela à un

(ibid., p. 70). L’intrication de l’indemnité et de la fiduciarité est perceptible à travers la question du


témoignage qui « situe une confluence de ces deux sources » (ibid., p. 83). Derrida développe alors la logique
de la fiduciarité, qui empêche foi et savoir de s’exclure sans reste : « Dans le témoignage, la vérité est promise
par-delà toute preuve […]. Même si je mens ou je parjure […], je promets la vérité et demande à l’autre de
croire que je suis, là où je suis le seul à pouvoir en témoigner et où jamais l’ordre de la preuve ou de l’intuition
ne seront réductibles ou homogènes à cette fiduciarité élémentaire, à cette « bonne foi » promise ou requise.
Cette dernière, certes, n’est jamais pure de toute calculabilité. Car elle promet aussi sa répétition dès le
premier instant. Elle est engagée dans toute adresse à l’autre. Elle lui est dès le premier instant coextensive et
conditionne ainsi tout lien social, tout questionnement, tout savoir, toute performativité et toute performance
télé-technoscientifiques, artificielles, prothétiques, calculables. » (Ibid.).
1
On peut nuancer cette proposition dans la mesure où Derrida entend précisément interdire toute opposition
radicale entre la croyance et le raisonnement. Il n’y a donc pas de rationnel pur, mais plutôt une exploration
par la raison des limites de la rationalité. Ici encore, Pascal est proche : « La dernière démarche de la raison est
de reconnaître qu’il y a une infinité de choses qui la dépassent ; elle n’est que faible si elle ne va pas jusqu’à
connaître cela. » (Pensées, Lafuma 188). La reconnaissance en question est donc indissociablement force et
faiblesse de la raison – un aveu d’impuissance en même temps qu’une tentative pour retourner cette
impuissance – et toujours les deux, simultanément.
2
Pour Derrida, voir notes précédentes. Pour Plotin, on se reportera à ce que nous avons dit dans le cadre de la
réflexion sur la mystique et son rapport au rationnel, cf. supra, section I, chapitre six, III. Rappelons
notamment toute la dimension d’exhortation qui ne se sépare pas de la pensée rationnelle du principe. D’une
manière plus générale, le thème de la pistis comme « confiance rationnelle » pourrait servir de fil conducteur à
une explication entre nos deux auteurs sur ce point.

527
discours de théologie négative, mais la valeur de cette analogie est obérée car Derrida refuse
aux indécidables toute dimension principielle. Or nous espérons avoir établi au cours du
chapitre 4 que ce refus n’est pas justifié. Comme on l’a aussi signalé, il ne s’agit pas d’identifier
sans reste la déconstruction à une archéologie apophatique de type plotinien ; une telle
réduction serait d’autant moins pertinente que nous avons montré les apories auxquelles le
plotinisme est confronté dans sa conception de l’un-bien. Mais même s’il n’est pas question de
la rabattre platement sur celle de l’Alexandrin, la pensée de Derrida est profondément mise en
jeu par son interprétation de l’apophatisme . En effet, si la théologie en question comprend
une dimension archéologique, l’impossibilité d’expulser la principialité hors des indécidables
doit avoir un impact sur la lecture que fait notre auteur de la via negativa. Une fois levées
certaines clauses d’interprétation injustifiées, son analyse de la « théologie négative » pourrait
donc révéler un déséquilibre répercutant celui qui affecte sa conception de l’arkhè. Traiter la
question de l’apophatisme en régime de déconstruction permettra donc de corroborer et
compléter les résultats de la première section, tout en ramenant la réflexion vers Plotin.
Pour approcher le sens que Derrida accorde à l’archéologie apophatique, le chapitre 5,
premier de cette section, sera d’abord consacré à comprendre comment il conçoit la
« réappropriation onto-théologique » inhérente (selon lui) à l’apophase traditionnelle – c'est-à-
dire l’ensemble des opérations théoriques qui retiennent celle-ci dans la métaphysique. Il
faudra non seulement présenter cette conception, mais aussi ses ambiguïtés pour souligner, là
encore, un double jeu induisant le déséquilibre.
Le chapitre 6 sera un retour vers Plotin. En premier lieu, nous nous demanderons en
général si, d’après la définition derridienne, Plotin pourrait constituer l’héritage métaphysique
grec dont la théologie chrétienne aurait libéré la pensée, comme certains le soutiennent. En
second lieu, nous nous interrogerons sur la pensée déconstructrice de la khôra, qui jette une
lumière essentielle sur notre propos. En effet, ce thème amène Derrida à traiter la théologie
négative dans une perspective permettant de réinvestir le thème de la matière, et d’éprouver
notre lecture de l’articulation entre arkhè et hulè, donnée dans la première partie. Ensuite, nous
tenterons de montrer la manière dont les analyses derridiennes pourraient s’appliquer à
l’apophatisme des Ennéades, et comment elles pourraient éclairer la structure de l’univers
dessiné par l’Alexandrin (c'est-à-dire le sens de l’étant et de l’éthique tel qu’ils sont apparus au
cours de la première partie). Nous demanderons si la déconstruction rend compte de
l’ontologie et de l’archéologie plotiniennes, avec leur force et leurs limites – et si le
néoplatonicien ne révèle pas en retour quelque chose de la pensée derridienne par la résistance

528
qu’il oppose tout de même à certaines de ses critiques, Enfin, à partir des résultats de cette
confrontation, nous allons tenter d’élaborer enfin le modèle archéologique intermlédiaire qui
s’est profilé au cours de nos lecture, à travers les difficultés respectives auxquelles nos deux
auteurs sont confrontés.

529
CHAPITRE V

LES PROCESSUS DE REAPPROPRIATION

Il s’agit de définir la manière dont Derrida pourrait envisager un geste apophatique


comme celui de Plotin, et donc le rapport qu’il pourrait établir entre ce geste et la
déconstruction. Pour le comprendre, nous concentrerons notre attention sur les processus de
« réappropriation onto-théologique » supposément inhérents à la théologie négative. Il s’agira
d’établir ce qui retiendrait celle-ci dans le champ de la métaphysique malgré son affinité avec la
déconstruction – mais aussi d’évaluer les thèses déconstructrices à la lumière des résultats
obtenus au terme de la première partie. Cette démarche permettra de confirmer et compléter
ces résultats, tout en revenant vers l’archéologie plotinienne en vue de dégager le modèle
archéologique intermédiaire. Se focaliser sur la réappropriation permettra également de se
concentrer sur les problèmes d’« équilibre ». Nous avons rencontré ce concept capital dès la
présentation de la « stratégie générale » : il désigne la manière dont la domination
métaphysique reprend irrésistiblement ce qui lui échappe. Ainsi l’être, et la théorie qui prétend
le saisir, de même que le calcul économique et/ou juridique, sont marqués par leur propension
à réintégrer le débordement des indécidables. Ce schéma est avancé pour justifier le
renversement compensatoire, mais sans succès, nous semble-t-il, de sorte qu’il forme le lieu
même du déséquilibre. Or il revêt également une fonction déterminante dans l’analyse de la
théologie négative. La via negativa recèle en effet, selon Derrida, des ressources
déconstructrices, mais les met au service de la métaphysique, ou de l’onto-théologie. Notre
objectif dans ce chapitre est de comprendre comment il conçoit les processus par lesquels
l’apophatisme opère son travail de réappropriation (I), avant de montrer que cette conception
est en butte à un déséquilibre (II).
Pour comprendre pleinement les processus en question, il faut distinguer deux
« modèles », c'est-à-dire deux manière de les formaliser. Selon le premier (A), dont la pièce
maîtresse est la suressentialité, la dimension métaphysique de la théologie négative consisterait
dans une conversion subreptice des négations en affirmations. Cette tradition maintiendrait le
privilège de la parousia, en réaffirmant l’être et la vérité de Dieu au-delà de toutes les aphérèses,

530
lesquelles seraient le masque d’une hyperbole de la présence. Mais la position de Derrida sur ce
point se complique, au moins à partir de Sauf le nom, de sorte que l’on peut distinguer un
deuxième modèle de réappropriation (B). La complication est déterminée par la
reconnaissance d’une dimension apophatique dans la déconstruction elle-même. L’enquête se
concentrera alors sur la manière dont ce geste apophatique déconstructeur est à la fois mis en
œuvre et réapproprié par les théologies aphairétiques. Les deux modèles seront surtout
distingués pour clarifier la position exacte de notre penseur, car si l’inflexion de son discours
raffine la description des processus de réappropriation elle ne remet peut-être pas en question
l’orientation générale déterminée par le « premier modèle ».
Le deuxième moment de ce chapitre (II) sera consacré à une contre-enquête sur les
modèles de réappropriation, qui fera apparaître leur équivocité. Il s’agira de repérer, dans le
traitement de l’apophatisme, une expression du dérèglement de la logique déconstructrice – de
sorte que les modèles de réappropriation, tels qu’ils auront été présentés, ne reflètent peut-être
que la strate subversive de son discours. Il faudra alors établir l’existence d’un déséquilibre a-
théologique, expression du déséquilibre an-archique. Plus précisément, nous verrons que
l’auteur de Sauf le nom reconnaît parfaitement les ressources déconstructrice de la théologie
négative tout en les récusant simultanément, en un geste étrangement symétrique par rapport à
celui qu’il lui reproche. On constatera alors que la déconstruction est peut-être plus imprégnée
de théologie qu’elle n’est prête à l’admettre.
Les analyses qui vont suivre seront rendues plus ardues par certains flottements de
Derrida lui-même, et notamment par l’évolution entre les deux modèles. Pour clarifier dès à
présent une situation complexe, il faut distinguer trois grands moments dans le traitement
derridien de la théologie négative.
Au premier moment appartiennent divers textes, tirés d’articles ou de conférences isolés
relevant de la période de la « métaphysique de la présence ». Il s’agit de remarques dispersées et
convergentes, que l’on trouvera notamment dans « La différance », « De l’économie restreinte à
l’économie générale », « Violence et métaphysique » et « La pharmacie de Platon ». L’ensemble
est dominé par une expulsion de toute dimension théologique, y compris apophatique, hors de
la déconstruction – mais nous y percevrons déjà une hésitation1.

1
Comme nous le verrons, on peut trouver, dans « De l’économie restreinte à l’économie générale » une
hésitation.

531
Le deuxième moment est organisé autour d’un texte où Derrida tente de clarifier son
rapport à la théologie négative. « Comment ne pas parler. Dénégations » est une conférence
prononcée en 1986 à Jérusalem, dans le cadre d’un colloque sur le thème « absence et
négativité » 1 . Son objectif est alors de récuser certaines objections, et d’établir que la
déconstruction n’est pas une forme d’apophatisme – bien que la distinction soit alors
nettement plus nuancée. Cette conférence procède en deux temps. Tout d’abord, elle répond
aux objections contre la déconstruction qui se cristallisent autour de sa proximité avec
l’apophase théologique, et détermine pour ce faire les lignes de force de la démarcation. Puis
elle déploie les conséquences de cette distinction à travers trois études. La première est
consacrée à Platon, et s’intéresse en particulier à l’épekeina tès ousias de République VI – mais
nous y rencontrerons une autre figure négative, à savoir la khôra. La deuxième étape, le
« moment chrétien » de la conférence, se penche en particulier sur la Théologie mystique de
Denys l’Aréopagite – et, dans une moindre mesure, sur Maître Eckhart. Enfin, la conférence
s’attarde sur ce qui lie Heidegger à la théologie négative. Notre démarche s’appuiera surtout
sur les remarques introductives et la première étude, qui fera l’objet d’une attention toute
particulière. Les développements consacrés à Denys et Maître Eckhart seront sollicités de façon
moins systématique, et la troisième étude sera largement passée sous silence en raison du peu
de lumière directe qu’elle jette sur notre questionnement. On verra que cette conférence est
peut-être la plus difficile à interpréter, car elle est marquée par une ambiguïté qui nous semble
irréductible – et elle se prête ainsi à plus d’une lecture.
Le troisième moment du rapport derridien à l’apophatisme est également organisé
autour d’un texte consacré à cette question. La première version en fut publiée dans un volume
collectif, Derrida and Negative Theology2. Nous nous référerons à la version française, parue
séparément en 1993, qui porte le titre de Sauf le nom3. Ce livre est très dense, enchevêtré et
elliptique, et nous tenterons par conséquent de l’éclairer autant que possible en évoquant des
textes contemporains – notamment Passions4 et Khôra5, que Derrida présente comme les autres

1
Repris dans Psyché, op. cit., p. 535-595.
2
Derrida and Negative Theology, H. Coward et T. Foshay (éd.), New-York: State University of new-York
Press, 1992. Le texte est intitulé « Post-Scriptum : Aporias, Ways and Voices », ibid., p. 283-325, et donné dans
une traduction de J. P. Leavey.
3
Sauf le nom, Paris : Galilée, 1993.
4
Passions, Paris, Galilée, 1993.
5
Khôra, Paris : Galilée, 1993.

532
aspects d’une méditation sur le nom 1 . Ces trois textes modifient la donne, au moins
formellement, parce que notre auteur y conçoit l’idée d’une « théologie négative pure », c'est-à-
dire d’une véritable apophase déconstructrice. Les processus de réappropriation apparaîtront
en ce sens comme une captation des ressources déconstructrices de l’apophatisme dans une
perspective onto-théologique. Mais tout l’enjeu est de comprendre comment cette
réappropriation a lieu, et nous verrons que sur ce point précis, si notre auteur semble adopter
une attitude beaucoup plus ouverte vis-à-vis de l’apophatisme, la posture subversive n’est pas
abandonnée.
S’il y a une évolution de Derrida sur la théologie négative, celle-ci n’est pas aisément
discernable quant à son sens et ses étapes, car ses analyses sont affectées d’une certaine
ambiguïté à chaque stade. Celle-ci nous a semblé maximale dans « Comment ne pas parler »,
de sorte qu’il est très difficile de dire en toute certitude à quel moment la position de Derrida
se complique. Il est cependant possible de composer avec cette incertitude, car la courbe
passant par ces trois point dessine un rapprochement global avec la théologie négative du point
de vue même de Derrida. Alors que l’apophatisme est plutôt évoqué, au départ, pour opérer
une distinction tranchée, le discours s’assouplit au cours du deuxième moment, et le troisième
signe un rapprochement évident dont le ressort est un nouveau statut accordé au geste
apophatique. Et cependant, le rapprochement en question n’est pas non plus rectiligne,
comme une fusion tendancielle, puisque nous verrons au prochain chapitre, avec l’étude de la
khôra, que Derrida, de façon assez étonnante, maintient le déséquilibre y compris dans Sauf le
nom, et paraît même revenir à une position antérieure et plus « dure » dans « Foi et savoir »2.
L’ensemble de ces difficultés et de ces flottements mettra en exergue la manière dont la
question de la théologie apophatique met la déconstruction en crise, en la renvoyant à ses
apories en matière d’archie.

1
Passions, op. cit., « Prière d’insérer », p. 1 : « Chacun de ces trois essais Passions, Sauf le nom, Khôra, forme un
ouvrage indépendant et peut se lire comme tel. […] Malgré l’origine singulière de chacun d’eux, le fil d’une
même thématique les traverse. Ils forment une sorte d’Essai sur le nom. »
2
Ce point apparaîtra surtout au chapitre six, avec le traitement de la khôra. C’est cette dimension de retour
qui explique pourquoi nous n’accordons pas à ce texte la valeur d’un « quatrième moment », bien qu’il traite
aussi de la théologie négative. Derrida y occupe en effet une position déjà définie.

533
I. Présentation

A. Premier modèle

Le début de « Comment ne pas parler » résume les principaux traits qui conditionnent
l’appartenance de la théologie négative à l’onto-théologie, et permettent de distinguer son
apophase des négations déconstructrices. Nous prendrons ce texte comme fil conducteur pour
l’établissement du premier modèle de réappropriation métaphysique, bien que celui-ci soit
peut-être déjà remis en question.

1. La proposition, la présence, la vérité

En premier lieu, l’apophatisme classique appartient encore

à l’espace prédicatif ou judicatif du discours, à sa forme propositionnelle, et privilégie non seulement


l’unité indestructible du mot, mais aussi l’autorité du nom1.

Malgré son tour négatif, la théologie aphairétique reste un discours attributif solidaire de
l’ontologie, et maintient le privilège de la présence.
Derrida estime que le parcours apophatique recherche la présence enfin pleine de Dieu,
donnée dans l’intuition, la vision, ou une union plus intime encore :

Mon inquiétude se portait aussi vers la promesse de cette présence donnée à l’intuition ou à la vision. La
promesse d’une telle présence accompagne souvent la traversée apophatique. Vision d’une lumière
ténébreuse, sans doute, intuition de cette « Ténèbre plus que lumineuse » (hyperphoton) sans doute, mais
encore l’immédiateté d’une présence. Jusqu’à l’union à Dieu2.

La théologie apophatique est orientée par la parousia, dont elle entretient les prérogatives. Il
s’agit bien, malgré les négations qui pourraient suggérer un échec, de connaître « sans voile »,

1
« Comment ne pas parler », dans Psyché, op. cit., p. 540.
2
Ibid., p. 542-543.

534
d’arriver à la juste appréhension du divin, par exemple dans une union silencieuse. La
reconnaissance de son caractère ineffable et inconnaissable constitue l’aboutissement d’une
démarche cognitive visant à prendre acte de la transcendance et à s’y rapporter sur le mode
linguistique et cognitif. On retrouve donc un geste théorique tout à fait classique, qui vise
l’adéquation comme contact, intuition ou union. Jean-Luc Marion consacre le dernier chapitre
de De surcroît à une discussion des thèses derridiennes concernant l’apophatisme1. Il résume le
propos de Derrida2 de la manière suivante :

Cette quasi-déconstruction ne saurait être dite simplement anticiper, sans le bien savoir, sur la
déconstruction authentique, celle de la différance, puisqu’elle prétend au contraire atteindre in fine ce
qu’elle déconstruit ; elle revendique de nous mettre en présence de Dieu, dans la mesure même où elle en
dénie toute présence3.

L’apophatisme, au regard de la déconstruction, aurait pour objet le rétablissement de la


présence de Dieu. Sa négativité ne déferait qu’en apparence la plénitude positive d’un « signifié
transcendantal ». Le retour de celui-ci est particulièrement lisible dans le thème de la
suressentialité, qui constitue sans doute l’argument le plus massif de la stratégie derridienne
pour différencier déconstruction et théologie négative.

2. Théologie et suressentialité

La suressentialité constitue la pierre angulaire du premier modèle : l’aboutissement de la


démarche apophatique resterait une présence pleine, susceptible de jouer le rôle de signifié
transcendantal. La théologie négative cacherait la présence de Dieu derrière un écran de
négativité qui en renforce l’emprise. On retrouve en fait ce qui est apparu dans le chapitre 4
avec l’auto-effacement de l’arkhè comme réaffirmation métaphysique : la négation est
réinvestie dans la métaphysique parce qu’elle est interprétée comme une hyperbole de la
présence.
On trouve ce thème pour la première fois, en 1967, dans « De l’économie restreinte à
l’économie générale », où l’on peut lire :

1
J.-L. Marion, De surcroît, Paris : PUF, 2001, 155-196.
2
Ou du moins le « premier modèle ».
3
Ibid., p. 159.

535
Cette athéologie [celle de Bataille] ne procède pourtant pas selon les voies de la théologie négative ; voies
qui ne pouvaient manquer de fasciner Bataille mais qui réservaient peut-être encore, au-delà de tous les
prédicats refusés, et même « au-delà de l’être », une « super-essentialité » ; au-delà des catégories de l’étant,
un étant suprême et un sens indestructible. Peut-être : car nous touchons ici à des limites et aux plus
grandes audaces du discours dans la pensée occidentale1.

Il faut s’interroger sur l’hésitation exprimée par le « peut-être » ; une note de la même page
commente des passages de Maître Eckhart et de Denys l’Aréopagite, et y perçoit une
réaffirmation univoque de la positivité divine : « Le mouvement négatif du discours sur Dieu
n’est qu’une phase de l’onto-théologie positive […] ce n’était qu’un tour ou un détour pour
l’onto-théologie. »2 Malgré les apparences, l’apophatisme nierait donc l’être de Dieu pour le
réaffirmer sur un mode supérieur ; il en nierait l’essence pour garantir sa « sur-essence ». Loin
de délaisser l’onto-théologie, la stratégie négative l’assumerait de façon redoublée, constituant
ainsi une « super-onto-théologie ». L’ambiguïté de la position derridienne apparaît dans
l’oscillation entre le « peut-être » marquant le corps du texte, et la qualification unilatérale, en
note, de la voie négative comme simple détour. A cette hésitation près, la distinction entre
déconstruction et théologie négative réside en ce que celle-ci tend à dissimuler une hyperbole
de la présence derrière un écran de négativité.
Beaucoup d’interprètes attirent l’attention sur ce thème, et en discutent la pertinence par
rapport à la tradition apophatique. Plusieurs estiment que Derrida adopte une perspective plus
proche de Platon, saint Thomas d’Aquin ou Hegel, que des représentants de la théologie
négative elle-même 3 . Pour la déconstruction, la négativité apophatique serait en fait
« dialectique », c'est-à-dire au service de la positivité de la parousia. Le parcours aphairétique
serait une ruse de la présence, qui domine les négations et récupère tous ses droits au terme
d’une apophase qui ne l’a jamais ébranlée. Le jeu de la négativité qui sépare la présence

1
« De l’économie générale à l’économie générale », dans L’écriture et la différence, op. cit., p. 398-399.
2
Ibid., p. 398, n. 1.
3
C’est par exemple la position de K. Hart dans Trespass of the sign, New-York : Cambridge University Press,
1989, réédité en 2000, p. 193 : « I would suggest that Derrida’s conception of negative theology is circumscribed by
either or both the Thomist or the Hegelian models ;and tat this models supervene even when his remarks are based
upon Pseudo-Donysius or Meister Eckhart. Derrida assumes the Thomist reading of Pseudo-Dionysius and the
Hegelian reading of Meister Eckhart. That is, Derrida always regard negative theology as part of a dialectic with
positive theology. » L. Lavaud adopte ce point de vue dans un article récent : « L’ineffable et l’impossible :
Damascius au regard de la déconstruction », dans Philosophie, 96, hiver 2007, Paris : Minuit, 46-66 ; cf. p. 49
et n.12, qui fait précisément référence au texte que l’on vient de citer.

536
originaire de la présence finale serait donc un leurre, selon le schéma métaphysique déjà
apparent dans le rapport centre/structure, ou jeu/fondement.
C’est donc la question des rapports entre présence (positive) et négativité qui domine le
débat. Mark Taylor, dans « nO nOt nO », affirme pour cette raison que la théologie négative
est « implicitement affirmative »1. Selon lui, le « rien » chez Maître Eckhart, par exemple, serait
finalement la plénitude de l’être, et s’inscrirait ainsi dans une tradition dialectique qui
culminera avec Hegel2, ou plutôt, avec une certaine interprétation de Hegel. Derrida, dans
« Comment ne pas parler », écrit en effet :

il y va ici [avec la déconstruction] d’une pensée essentiellement étrangère à la dialectique platonicienne ou


néoplatonicienne, et même s’il est difficile de lire Hegel sans tenir compte d’une tradition apophatique qui
ne lui était pas étrangère3.

L’apophase ne saurait donc ouvrir nul passage entre théologie et déconstruction. C’est ce que
confirme Derrida en répétant le diagnostic d’hyper-ousiologie métaphysique, dans « La
différance ». Après avoir relevé la proximité apparente de sa démarche avec une théologie
apophatique, il précise en effet :

Et pourtant, ce qui se marque ainsi de la différance n’est pas théologique, pas même de l’ordre le plus
négatif de la théologie négative, celle-ci s’étant toujours affairée à dégager, comme on sait, une supra-
essentialité par-delà les catégories finies de l’essence et de l’existence, c'est-à-dire de la présence, et
s’empressant toujours de rappeler que si le prédicat de l’existence est refusé à Dieu, c’est pour lui
reconnaître un mode d’être supérieur, inconcevable, ineffable4.

La différance n’est donc rien de théologique, en raison du processus dialectique inhérent à


l’apophatisme, qui conduit, « comme on sait », à réaffirmer sur un mode supérieur ce qui est
prétendument nié. La question est reprise dans Positions, où l’on trouve d’autres exclusions

1
M. Taylor, « nO nOt nO », dans Derrida and negative theology, op. cit., p. 167-198, et p. 188 pour
l’affirmation évoquée.
2
Ibid., p. 189.
3
« Comment ne pas parler », dans Psyché, op. cit., p. 562.
4
« La différance », dans Marges, op. cit., p. 6. François Nault mentionne également l’insistance de Derrida sur
ce point dans la discussion qui suivit la conférence elle-même, en réponse à Brice Parrain qui tentait
d’assimiler la différance au Dieu de la théologie négative. Cf. Derrida et la théologie, op. cit., p. 244.

537
assez fermes. Derrida y écrivait, on s’en souvient, que « jamais la présence théologique d’un
centre » ne pourrait venir commander le jeu de la différance1. On y lit également :

Ne pouvant plus s’élever comme un maître-mot ou un maître-concept, barrant tout rapport au théologique,
la différance se trouve prise dans un travail qu’elle entraîne à travers une chaîne d’autres concepts2.

Le jeu des indécidables n’est « rien de théologique ». Mais quel est le sens précis de cette
proposition ? La différance est-elle simplement hors-théologie, tout en ouvrant éventuellement
la possibilité d’une théologie, ou bien supprime-t-elle toute possibilité théologique ? La
question est particulièrement embarrassante, comme on le constate dans « La différance » :

La déconstruction est non seulement irréductible à toute réappropriation ontologique ou théologique –


onto-théologique – mais ouvrant même l’espace dans lequel l’onto-théologie – la philosophie – produit
son système et son histoire, la comprend, l’inscrit et l’excède sans retour3.

Comment tenir la déconstruction pour étrangère à la théologie, ou la considérer comme ce qui


barre tout rapport au théologique, si son geste d’inscription consiste à en ouvrir la possibilité et
à en produire le système ? Que la théologie ne puisse épuiser la différance ne signifie pas que
toute théologie est rendue impossible, mais seulement celles qui tentent de réprimer le jeu de la
trace, dont elles se reçoivent. Or cela signifie, a contrario, qu’une démarche acceptant les
possibilités non théologiques de ce qu’elle vise sous le nom de Dieu, deviendrait compatible
avec la déconstruction. Il n’est pas évident qu’une telle théologie ait existé. Mais il n’est pas
évident non plus qu’elle soit impossible.
L’essentiel du premier modèle de réappropriation est maintenant établi. Il convient de
montrer comment il est appliqué par Derrida à Platon, notamment dans le texte décisif qui
place le Bien « au-delà de l’essence », en République VI.

3. Platon et l’épekeina tès ousias

Dans « Comment ne pas parler », Derrida distingue, au sein du texte platonicien, « deux
mouvements ou deux tropiques de la négativité »1, qui seraient « radicalement hétérogènes »2.

1
Ibid., p. 23 (Déjà cité).
2
Positions, op. cit., p. 54-55 (je souligne).
3
« La différance », dans Marges, op. cit., p. 6.

538
Il s’agit d’une part de l’hyperbole portant vers le Bien au-delà de l’être ; d’autre part, il y aurait
la négativité de la khôra dans le Timée. Le premier modèle de réappropriation trouve un
exemple privilégié dans l’analyse derridienne du texte de République VI – celui-ci est associé au
passage du Sophiste sur les genres de l’être. Nous sommes donc en terrain connu3.
Le Bien « au-delà de la présence de tout ce qui est, donne naissance à l’être mais sans être
lui-même. »4 Derrida soutient que cette rupture entre l’agathon et l’on n’est pas assez radicale
pour interrompre entre eux la « continuité analogique »5 : le bien se donne alors pour une
version éminente de l’être, capable d’en suppléer les défauts par sa plénitude. Le mouvement
de celui-ci vers celui-là constituerait une hyperbole, et sa forme négative une consolidation :

[La négativité] n’est pas neutre. Elle n’oscille pas entre le ni ceci-ni cela. Elle obéit d’abord à une logique de
l’hyper, qui annonce tous les suressentialismes des apophases chrétiennes6.

L’au-delà peut et doit être décrit en termes d’être et de lumière – c'est-à-dire de théorie, de
vérité. Dès lors, « ce qui est ou est connu [doit] à ce Bien son être et son être connu »7, de sorte
que la transcendance du principe est explicitement « à l’origine de l’être et de la
connaissance »8 et « permet de rendre compte, de parler à la fois de ce qui est et de ce qui est le
Bien. » 9 Le discours négatif est déterminé par cette continuité qui laisse en place toute
l’ontologie, laquelle « reste possible et nécessaire. »10 Laurent Lavaud, dans « L’ineffable et
l’impossible : Damascius au regard de la déconstruction », remarque que la lecture derridienne
s’applique très bien au passage en question, mais qu’elle est injuste à l’égard de démarches plus
radicales – notamment celle que déploie l’apophatisme de Damascius11. L’auteur de l’article
souligne très justement la fonction discriminante de l’originarité dans ce développement, au

1
« Comment ne pas parler », dans Psyché, op. cit.,, p. 563.
2
Ibid.
3
Cf. supra, section II, partie I, chapitre 2, II, B, 2, « Platon et les idées ».
4
« Comment ne pas parler », dans Psyché, op. cit.,, p. 563.
5
Ibid., p. 565.
6
Ibid., p. 564.
7
Ibid.
8
Ibid.
9
Ibid.
10
Ibid., p. 565.
11
L. Lavaud, « L’ineffable et l’impossible : Damascius au regard de la déconstruction », dans Philosophie, op.
cit., p. 50.

539
sens où l’appartenance du Bien à l’onto-théologie est largement déterminée par le fait qu’il
permet de « rendre compte », et constitue une origine1.
Deux remarques parachèvent l’interprétation derridienne du premier mouvement de
négativité platonicienne dans « Comment ne pas parler ». Tout d’abord, juste après le passage
de La République, Glaucon s’adresse à Apollon en une formule apparemment plaisante, mais
où Derrida voit l’équivalent d’une prière, qui guide l’apophase et lui évite de s’égarer – nous
reviendrons très vite sur ce point avec le second modèle de réappropriation. Deuxième
remarque : dans le texte platonicien, il est question d’un « troisième genre », qui déroute le
discours en échappant à l’opposition du voyant et du visible. Ce troisième genre est la lumière,
produite par le soleil, lui-même « fils du bien ». Cette filiation confirme l’analogie entre l’étant
et son principe, en établissant la ressemblance entre les deux2. Le troisième genre, dans son
excès déroutant, fonde une continuité qui exclut toute perte et toute privation. Cette deuxième
remarque conduit Derrida à évoquer le passage du Sophiste sur les genres de l’être, en
particulier lorsque Platon souligne que tous les couples d’opposés sont. Cela implique en effet
que l’être, comme troisième terme rassemblant chaque opposition, est « indispensable à
l’entrelacs (sumplokè) ou à l’entrecroisement dialectique des formes ou des idées dans un logos
capable d’accueillir l’autre. »3 La sumplokè telle que la comprendrait Platon ne menace donc
pas vraiment la plénitude de l’étant, puisque le creux qu’elle y dessine est en fait comblé.
L’affinité entre ce texte et celui de la République tient au fait que dans les deux cas,
l’autre reste interne à l’être. Il n’y a pas de tout-autre, seulement le non-étant qui masque un
super-étant. L’excès du bien resterait confiné dans l’ontologie.

1
Ibid., p. 48 : « C’est bien en définitive parce que le Bien est engagé dans un rapport d’« origine » par rapport
à l’être que la rupture de l’épekeina ne peut totalement s’accomplir et qu’elle se laisse recouvrir par le
mouvement analogique de l’hyperbolisation. » Même mouvement chez J. S. O’Leavey, dans Questionning
back : the Overcoming of Metaphysics in Christian Tradition, Minneapolis/Chicago/New-York: Winston Press,
1985, p. 59: « The imperative of “Beyond!” which dominates much negative theology is itself a continuation of the
grounding movment of onto-theology, even when it takes the paradoxical form of grounding ground in the
groudness. »
2
« Comment ne pas parler », dans Psyché, op. cit., p. 564-565.
3
Ibid., p. 565.

540
B. Deuxième modèle : apophase et prière

Sauf le nom semble infléchir le modèle de réappropriation que l’on vient de décrire (sans
en changer les données essentielles) en assignant un nouveau statut à la théologie négative
« comme telle », c'est-à-dire au geste apophatique. On peut résumer la chose à trois idées. Tout
d’abord (1.), Derrida isole une théologie négative « pure », qui correspond à la dimension
apophatique de la via negativa. Mais (2.) cette dimension, qui recèlerait les ressources
déconstructrices de la tradition négative n’est mise en œuvre de façon « authentique » que
dans la déconstruction. Enfin (3.), l’apophase voit son potentiel déconstructeur trahi par la via
négativa, qui la soumet à certaines procédures de réappropriation.

1. La théologie négative « pure »

Dans Sauf le nom, Derrida s’interroge sur l’appartenance à la tradition apophatique du


Pèlerin Chérubinique – œuvre à partir de laquelle il pense pourtant l’ensemble de cette
tradition. L’usage qu’il fait alors de l’expression « théologie négative » révèle sa portée
nouvelle :

– Vous ne diriez donc pas que Le pèlerin chérubinique relève de la théologie négative ?
– Non, certainement pas de façon sûre, pure, et intégrale. Mais je ne le dirais pas davantage d’aucun texte.
Inversement, je n’en crois aucun qui ne soit en rien contaminé de théologie négative […] La théologie
négative est partout mais elle n’est jamais seule1.

Ces propositions ne sont compréhensibles que si l’expression ne désigne pas la tradition


philosophique concrète et les textes qui peuvent y être associés, mais un modèle abstrait auquel
ceux-ci ne font que participer – et pas de façon pure, puisqu’elle n’est « jamais seule ». Toute
théologie négative concrète adjoindra à sa dimension apophatique d’autres éléments, dont
certains produisent la réappropriation onto-théologique. D’un autre côté, le fait qu’elle soit
présente dans tout texte montre qu’il s’agit d’un élément abstrait comparable, mutatis mutandis,
au « sceptique » chez Hegel – c'est-à-dire une fonction générale dans le système (chez Hegel, le

1
Sauf le nom, op. cit., p. 81.

541
travail du négatif dissolvant les positions d’entendement), qui se manifeste sous la forme
historique d’une école, d’une tradition. Derrida échappe donc complètement, au moins à
partir de 1993, à l’objection fondée sur l’inexistence de toute tradition historique homogène
correspondant à l’expression de « théologie négative ». L’analogie entre déconstruction et
théologie négative s’expliquerait désormais par le fait que celle-ci est un élément de celle-là,
avant de relever des textes de Platon, Denys, ou Maître Eckhart1.
Or cette théologie négative « pure » est l’apophase prise abstraitement :

Celle-ci [la via negativa], à moins que je ne l’interprète trop librement, ne constitue pas seulement un
mouvement ou un moment de dépouillement, une ascèse ou une kénose provisoire. Le dépouillement doit
rester à l’œuvre (donc renoncer à l’œuvre) pour que l’autre (aimé) reste l’autre. L’autre c’est Dieu ou
n’importe qui, précisément une singularité quelconque2.

L’opération kénotique évoquée dans ce passage est effectuée par l’apophase, qui vide les
concepts de leur sens pour les rendre « adéquats » au principe. Malgré la précaution prise par
Derrida (pouvant indiquer qu’il se réfère à un texte extérieur), ce tableau ne saurait décrire la
réalité des théologies négatives historiques, qui selon Derrida s’emploient à restreindre la
portée de leurs apophases par certaines clauses d’interprétation. La déconstruction envisage
donc sous le nom de via negativa une apophase radicale qui ne fut jamais mise en œuvre par la
tradition – du moins « jamais de façon sûre, pure et intégrale ». Cette apophase représente un
moment autour duquel s’articulent d’autres éléments – à commencer par ceux qui visent à
endiguer l’effet kénotique.

1
Il nous semble que cette manière d’isoler un élément pur était déjà présente en 1986 – mais de manière
moins précise, car le statut déconstructeur de l’apophase n’était alors pas défini. Les premiers mots de la
conférence évoquent en effet ce que l’on appelle « parfois abusivement » la théologie négative, et Derrida
qualifie ce titre de « très lâche ». Après avoir indiqué que son unité même est difficilement assignable, il
renchérit en niant que l’on puisse attribuer en toute certitude à quiconque un projet de théologie négative,
puis termine en soulignant que ce qu’il désigne ainsi déborde largement la tradition habituellement désignée
de cette façon : « Y a-t-il une théologie négative ? La théologie négative ? L’unité de son archive reste en tout
cas difficile à délimiter. […] On n’est jamais sûr, pour des raisons essentielles, on le verra, de pouvoir attribuer
à quiconque un projet de théologie négative comme telle. Avant Denys, on cherchera du côté d’une certaine
tradition platonicienne et néoplatonicienne. Après lui jusque dans la modernité de Wittgenstein et de bien
d’autres. » (« Comment ne pas parler », dans Psyché, op. cit., p. 535-536). Il s’agissait donc déjà de quelque
chose qui dépasse largement les bornes de ce que l’on regroupe habituellement sous ce nom, puisqu’elle
comprend Wittgenstein, et qu’elle amène à s’expliquer avec aussi bien avec Platon qu’avec Heidegger (cf. la
troisième étude). Derrida annonce qu’elle est inassignable ; on peut donc difficilement l’identifier à une
tradition concrète, et il paraît être déjà question, sous ce terme, d’un élément abstrait.
2
Ibid, p. 92.

542
Cette dimension abstraite occupe une place spécifique dans la déconstruction elle-même.
A la même époque, dans Passions, Derrida annonce qu’il va se livrer, pour déterminer ce qu’est
le secret en régime de déconstruction, à « quelque exercice d’allure apophatique sur l’essence
d’un tel secret. » Il ajoute immédiatement : « L’apophatique ne relève pas ici nécessairement de
la théologie négative, même s’il la rend aussi possible. »1 L’apophase déconstructrice n’est pas un
simple élément de la théologie négative, puisqu’elle en constitue la condition. Sauf le nom
présente l’apophase comme la condition de possibilité, non seulement de la théologie négative,
mais aussi de la politique et du droit en général2, qui sont « aussi bien menacés que promis »
par l’apophase3.
On pourrait donc dire que la négativité déconstructrice constitue la condition d’une
négativité théologique limitée, convertie en positivité par un mouvement de réappropriation.
C’est sans doute pour cette raison que Derrida, alors qu’il commençait « Comment ne pas
parler » en pointant dans la théologie négative le privilège de la forme propositionnelle, du
verbe être à la troisième personne et de l’autorité du nom, semble remettre en cause cette
critique en 1993 (sans toutefois commenter l’écart par rapport à 1986). On lit en effet dans
Sauf le nom que nous précomprenons la théologie négative

comme une « critique » (ne disons pas pour l’instant une déconstruction) de la proposition, du verbe
« être » à la troisième personne de l’indicatif et de tout ce qui, dans la détermination de l’essence, dépend
de ce temps, de ce mode et de cette personne : bref, une critique de l’ontologie, de la théologie et du
langage4.

Il s’agit d’une évolution, mais moins spectaculaire qu’il pourrait sembler au premier abord,
dans la mesure où Derrida pense à la via negativa comme moment abstrait. Même inflexion,
semble-t-il, pour l’« autorité du nom ». Six ans après « Comment ne pas parler », la position est
plus nuancée, car le nom qui renvoie au-delà de lui-même se pose en se niant :

1
Passions, op. cit., p. 56 (je souligne).
2
Sauf le nom, op. cit., p. 106 : « Iriez-vous jusqu’à dire qu’il y a aujourd’hui une politique et un droit de la
théologie négative ? Une leçon juridico-politique à tirer de la possibilité de cette théologie ? – Non, pas à tirer,
non pas à déduire comme un programme. Mais il n’y aurait plus de « politique », de « droit », ou de
« morale » sans cette possibilité ».
3
Ibid., p. 108.
4
Ibid. , p. 45-46.

543
Comme s’il fallait à la fois sauver le nom et tout sauver fors le nom, sauf le nom, comme s’il fallait perdre
le nom pour sauver ce qui porte le nom, ou ce vers quoi l’on se porte à travers le nom. Mais perdre le nom,
ce n’est pas s’en prendre à lui, le détruire ou le blesser. Au contraire, c’est tout simplement le respecter :
comme nom1.

L’autorité du nom n’a désormais plus du tout le même sens, puisque le sauver implique de le
sacrifier. Le nom n’est plus ce dont la théologie négative tente de préserver l’intégrité à tout
prix, mais ce qui donne lieu à un processus d’auto-immunité tel qu’on la défini au chapitre
premier de cette section. Le nom est sauvé par son sacrifice – proposition conforme au
mouvement de la déconstruction, pour peu que soit maintenu rigoureusement l’équilibre de
ses deux pôles.
Ce nouveau statut de l’apophase induit un rapprochement entre discours théologique et
discours déconstructeur.

2. Déconstruction et théologie négative comme discours

Derrida prend acte très tôt de la proximité de sa pensée avec la théologie négative en tant
que discours, compris à la fois comme corpus et comme acte linguistique. Il souligne la
rhétorique négative inhérente à la déconstruction2, qui détermine largement l’air de famille
qu’entretiennent les deux gestes. Il remarque également la difficulté de définir l’identité de
l’une comme de l’autre3. La démarche déconstructrice dévoile une aporie menaçant toute
identité, y compris et d’abord celle de Dieu ou du signifié transcendantal ; le vrai problème est

1
Ibid., p. 61.
2
« Comment ne pas parler », dans Psyché, op. cit., p. 536.
3
Ibid. p. 535-536 : « Mais on n’est jamais sur, pour des raisons essentielles, comme on le verra, de pouvoir
attribuer à quiconque un projet de théologie négative comme telle. » Plusieurs commentateurs ont fait
remarquer que « théologie négative » est une qualification nettement extérieure aux auteurs qu’elle désigne, et
qu’elle ressemble fort à un stratagème polémique pour « liquider » en bloc certains mouvements de pensée
dont la proximité pouvait être gênante pour la déconstruction. On lira notamment J.-L. Marion, L’idole et la
distance, Paris : Grasset, 1977, réed. Livre de Poche, p. 280-281 et surtout n. 39, p. 306-307 ; et du même
auteur, De surcroît, op. cit., 2001, p. 156-157. Toutefois, si une telle critique pouvait encore être valable pour
les remarques rapides et assez brutales qui caractérisent le premier moment de la déconstruction, elles ne
valent plus pour Sauf le nom, où le syntagme « théologie négative » change de signification. Même si
« Comment ne pas parler » est moins explicite sur ce point, Derrida y met déjà très clairement en question
l’existence d’un projet de théologie négative « comme telle », comme le montre le passage cité ; de plus, la liste
des auteurs sollicités dans la deuxième partie (Platon, Denys, Maître Eckhart et Heidegger) indique qu’il ne
s’agit plus, en tous cas pas d’abord ni surtout, d’une tradition concrète et nettement assignable. Ainsi, si les
critiques de J.-L. Marion peuvent encore valoir en 1977, celles de 2001 témoignent d’un incompréhension du
sens de la « théologie négative » chez Derrida.

544
apparemment de savoir à quel point une tradition théologique peut accueillir cette
déstabilisation de manière authentique, c'est-à-dire sans chercher à l’endiguer.
Dans Sauf le nom, Derrida envisage le statut de la théologie négative comme « corpus »,
et elle apparaît alors, de manière comparable à la déconstruction, comme un événement
indéfinissable advenant à la surface du langage. En effet elle devrait se réduire à rien,
puisqu’elle dénonce le discours, et avec lui l’élément même dans lequel elle se produit – et elle
n’en « existe » pas moins, mystérieusement inscrite dans le mouvement de sa propre défection.
Toutes les propositions dans lesquelles elle se déploie devraient par conséquent tomber hors de
son essence alors qu’elles constituent le support irremplaçable de ce déploiement1.
La théologie négative et la déconstruction envisagées comme langage ou discours
entretiennent également une affinité en ce qu’elles mettent en question le jeu de la référence, et
donc le rapport à l’autre (ici, le référent du discours). Au début de « Comment ne pas parler »,
Derrida répond à une objection selon laquelle l’usage des négations, caractérisant les deux
démarches, serait « une technique facile », consistant à « parler pour ne rien dire », ou « pour
faire l’expérience de la parole »2. Mais ce qui lui est ainsi reproché, réplique-t-il, consiste peut-
être à « faire l’expérience d’une possibilité de la parole que l’objecteur lui-même doit bien
supposer au moment où il adresse ainsi sa critique. »3 Sauf le nom éclaire ce propos un peu
elliptique, en définissant la « théologie négative » :

– N’est-ce pas d’abord […] un ensemble d’énoncés reconnaissables soit à leur air de famille, soit parce
qu’ils relèvent d’un type logico-discursif dont la récurrence se prête à la formalisation. Cette formalisation
peut devenir mécanique…
– D’autant plus mécanisable et facilement reproductible, falsifiable, exposée à la contrefaçon et à la fausse
monnaie, que l’énoncé de théologie négative se vide par définition, par vocation, de toute plénitude
intuitive. Kénose du discours4.

L’« idiome » apophatique ne peut remplir sa fonction qu’en se vidant de tout contenu
assignable. Sa singularité étant de se vider de tout contenu, le logos apophatique est voué à une

1
Sur ce sujet, voir Sauf le nom, op. cit., p. 45, 48, 55-56 et 60-61.
2
Psyché, op. cit., p. 536.
3
Ibid.
4
Sauf le nom, op. cit., p. 45-46.

545
interminable « exhaustion »1 de soi, à un « inépuisable épuisement »2, de sorte que l’apophase
est une évacuation de son propre contenu.
Plus rigoureusement, les négations « kénotiques » compliquent infiniment le lien au
référent ou à l’intention subjective. Ceux-ci, en tant que finis, immergés dans la pluralité et la
dissemblance, doivent être niés du principe. Les négations n’ont pas tant pour effet de rompre
le rapport du discours avec le référent, que de remarquer un « repli d’indécidabilité », c'est-à-
dire une complication aporétique du lien référentiel :

Il n’y a que du bord dans le langage... C’est-à-dire de la référence. Du fait qu’il n’y ait jamais que de la
référence, une référence irréductible, on peut aussi bien conclure que le référent – tout sauf le nom – est ou
n’est pas indispensable. Toute l’histoire de la théologie négative, je le parie, se joue dans ce bref et léger
axiome3.

Toute la théologie négative se jouerait « là », parce que ses propositions apophatiques visent le
référent en déniant leur pouvoir référentiel, dans l’aveu d’une inadéquation dont on ne peut
immobiliser le sens – même si en fin de compte, les théologies apophatiques tentent de le faire.
Il ne s’agit donc, pas plus pour la déconstruction que pour la théologie négative, de congédier
tout rapport à autre chose, mais de mettre en exergue un double-bind inhérent au
fonctionnement du langage, qui ne renvoie à l’autre qu’en renvoyant à soi. Cette idée, qui
exprime dans le langage l’entrelacs du même et de l’autre, permet de clarifier certains
malentendus quant à l’absence de « hors-texte » chez Derrida. Bien entendu, cela ne signifie
pas qu’il n’y a que de l’écriture au sens vulgaire, mais d’abord, étant donné que « la chose
même est un signe », qu’il n’y a plus de limite assurée entre le langage et ce à quoi il se
rapporte (aucun signifié transcendantal ne vient assurer la distinction entre la chose même et
son signe ou son représentant). Cette idée rapproche la déconstruction du second
Wittgenstein ; dans les deux cas, on peut croire à un « sémantisme clos » car le rapport entre le
discours et son référent ne peut apparaître que dans le fonctionnement du discours4. Celui-ci

1
Ibid., p. 44. Derrida écrit au sujet des « possibilités discursives de la via negativa » : « Elles consistèrent
toujours en une intime et immédiate exhaustion d’elle-même ».
2
Ibid., p. 44.
3
Ibid., p. 64-65.
4
Concernant Wittgenstein, nous renvoyons à l’étude de J. Bouveresse, La force de la règle, Paris : Minuit,
1987, p. 58-59. La remarque de l’interprète nous semble s’appliquer tout autant à Derrida qu’à Wittgenstein :
que l’articulation « métaphysique » de la langue au réel ramène à un fait grammatical « peut paraître
inquiétant, parce que ce qui était supposé se passer entre le langage et la réalité donne à présent l’impression
de se passer à l’intérieur du langage lui-même. » (p. 58). Il faudrait suivre les fils de cette analogie pour

546
ne se rapporte au monde qu’en se rapportant à soi, il n’explicite sa relation à l’étant qu’en se
déployant comme langage, et non en cherchant à gagner un illusoire point de vue extérieur,
comme s’il pouvait se placer sur le même plan que son objet et décrire le rapport entre les
deux. Dans le texte, le même et l’autre ne se distinguent plus de manière assurée : le discours
ne peut atteindre l’altérité qu’en se repliant sur soi, mais ce repli est aussi l’élément d’une
ouverture au monde (en l’occurrence discursive). C’est pourquoi Derrida écrit que le référent
est aussi bien irremplaçable qu’inutile, et cela sans paradoxe factice ; il est les deux,
indissociablement. Le rapport du langage apophatique aux instances qui devraient le garantir
souligne cette complication du langage, puisqu’il désigne en ne désignant pas, et que son
pouvoir de détermination s’exerce d’autant plus fidèlement qu’il est plus complètement dénié.
En tant qu’il suspend le rapport avec ce qu’il vise, il se prive de garantie contre le risque de
n’être qu’une litanie de négations mécaniques – impression que peut donner, par exemple, la
lecture de la Théologie mystique dans son moment proprement apophatique1.
Sans possibilité de recours univoque à un contenu qui en garantit le sens, le langage de la
théologie négative ne peut plus se présenter simplement comme « vrai », ni même comme
signifiant – et continue cependant de fonctionner. Le sens et la vérité deviennent problématiques
quant à leur statut, fondés et abîmés d’un même trait. Un tel discours ménage donc la
possibilité de sa propre absence de sens, et trahit ainsi l’impossibilité de tout signifié
transcendantal. C’est en cela que « la théologie négative veut dire très peu, à peu près rien,
peut-être autre chose que quelque chose » 2 , et c’est pourquoi ses procédures discursives
peuvent toujours être soupçonnées de « parler pour ne rien dire ». Le dire apophatique, en
ruinant l’univocité de son rapport aux contenus censés fonder sa vérité, révèle ainsi une
dimension de la parole qui l’expose sans recours au risque de la fausseté et du non-sens. Le
discours hénologique de Plotin complique le jeu de la référence, notamment par la manière
dont il avance et retire certains concepts, soit en les niant directement, soit en surdéterminant
son discours par l’indication qu’ils ne conviennent pas en toute rigueur : non pas couper le
mouvement de la référence, mais la rendre incertaine, et désigner en ne désignant pas.

examiner une proposition telle que celle de J.-M. Salanskis, qui essaye de définir la spécificité de la
déconstruction « au sein du linguistic turn », dans un article précisément intitulé « La philosophie de Jacques
Derrida et la spécificité de la déconstruction au sein des philosophies du linguistic turn », dans Derrida : la
déconstruction, C. Ramond (éd.), op. cit., p. 27.
1
Denys L’Aréopagite, Théologie mystique, chapitres IV et V, dans Œuvres complètes, texte établi et traduit par
Maurice de Gandillac, Paris : Aubier, 1943, réédition 1980, p. 182-184.
2
Sauf le nom, op. cit., p. 45.

547
Selon Derrida, la signification se constitue dans un jeu infini de renvois, constitutif du
réseau de traces différentielles, c'est-à-dire dans une « différance ». Un tel jeu, on le sait, se
produit sans qu’aucune présence n’ait à le garantir, le surveiller de l’extérieur, ni à fonder sa
signification. C’est l’écriture, comme jeu de la différance, qui permet au langage de se porter
vers l’autre en général, qui ne peut plus être un signifié transcendantal : « Ce qui entame le
mouvement de la signification, c’est ce qui en rend l’interruption impossible »1. Puisque le
signifié est toujours également en position de signifiant et que « la chose même se dérobe
toujours »2, tout procès de signification s’inscrit dans cette structure de renvois, qui subvertit la
conception métaphysique du vouloir-dire 3 . L’« inépuisable épuisement » de la théologie
négative doit donc être compris comme un mode de dévoilement de l’« archi-écriture » qui, au
cœur de la langue, en constitue une possibilité originaire, et l’expose par essence au risque du
non-sens et à la falsifiabilité. La pratique apophatique révèle cette dimension fondamentale du
langage4.
Bien entendu, ce qui vient d’être dit ne s’applique qu’à un moment abstrait du geste
théologique :

Si vous formalisez à l’extrême les procédures de cette théologie, ce qui parait faisable et tentant, alors il ne
vous reste rien, pas même un nom ou une référence. Vous ne pouvez parler d’épuisement que dans la
perspective de cette formalisation complète, et en posant comme extrinsèques à cette complétude formelle
ou conceptuelle ces «métaphores difficiles» qui « inclinent presque à l’athéisme », cette beauté poétique
aussi dont parle Leibniz a propos d’Angelus Silesius5.

1
De la grammatologie, op. cit., p. 72.
2
La voix et le phénomène, op. cit., p. 117.
3
Rappelons par exemple ce passage de Positions, op. cit., p. 23 : « Il est donc nécessaire que […] l’écriture à la
lettre ne-veuille-rien-dire. Non qu’elle soit absurde, de cette absurdité qui a toujours fait système avec le
vouloir-dire métaphysique. Simplement elle se tente, elle se tend, elle tente de se tenir au point
d’essoufflement du vouloir-dire. »
4
Telle est la raison pour laquelle, par exemple, lorsque Derrida mesure sur la phénoménologie husserlienne les
conséquences de cette pratique linguistique, il dépeint une déconstruction de la phénoménologie. « Si l’on suit
une règle de type phénoménologique pour distinguer entre une intuition pleine et une visée vide ou
symbolique, oublieuse de la perception originaire qui la soutient, alors les énoncés apophatiques sont, ils
doivent être du côté du vide et donc de la répétition mécanique, voire purement verbale de phrases sans
vouloir-dire intentionnel actuel ou plein. Ils représentent ce que Husserl identifie comme le moment de la
crise (oubli de l’intuition originaire et pleine, fonctionnement à vide du langage symbolique, objectivisme).
Mais en révélant la nécessité originaire et finale de cette crise, en dénonçant depuis le langage de la crise les
leurres de la conscience intuitive et de la phénoménologie, ils déstabilisent l’axiomatique même de la critique
phénoménologique, c’est-à-dire aussi ontologique et transcendantale. » Sauf le nom, op. cit., p. 45-46.
5
Ibid., p. 44.

548
Le geste négatif est presque toujours accompagné, en fait, d’autres éléments dont la fonction
est, pour certains d’entre eux, de maîtriser les effets indésirables de ce geste. En effet, si le
théologien apophatique peut reconnaître le caractère kénotique de son discours vis à vis de
toute plénitude intuitive et de tout référent assignable, il ne le pense sans doute pas, pour
autant, comme « formel » et « mécanisable ». Il y va donc ici d’un excès sur le champ
métaphysique qui se joue, en partie, malgré l’intention du théologien apophatique, ou
indépendamment d’elle – même si son discours révèle nécessairement cet excès. Telle est l’une
des raisons pour lesquelles il ne saurait être question dans l’immédiat que des possibilités ou des
ressources déconstructrices du discours apophatique, et non de la mise en œuvre d’une
opération déconstructrice. Il s’agit de comprendre à présent les modalités de réappropriation
de ces ressources.

3. Apophase et onto-théologie

L’apophase classique diffère de l’apophase déconstructrice parce que celle-ci y est


réappropriée. Les textes derridiens en témoignent d’abord lorsqu’ils mettent en doute
l’existence d’une théologie négative « comme telle », « au sens strict »1. Cela signifie en effet
que les théologies négatives historiques sont toujours infidèles à l’apophase radicale qui les rend
possibles. Leur appartenance à l’onto-théologie peut être comprise comme une réappropriation
de leur négativité déconstructrice :

Le vide […] est essentiel et nécessaire [aux énoncés apophatiques]. S’ils s’en gardent, c’est par le moment
de la prière ou de l’hymne. Mais ce moment de garde reste structurellement extérieur à l’instance purement
apophatique, c'est-à-dire à la théologie négative comme telle, s’il y en a, au sens strict, ce dont on peut parfois
douter2.

Ce seul texte confirme l’existence d’une « théologie négative pure », moment abstrait purement
apophatique de la via negativa historique. Et celle-ci est ramenée dans le champ de l’onto-
théologie – ici, par la prière ou l’hymne.

1
Sauf le nom, p. 47, déjà cité.
2
Ibid., p. 47 (je souligne).

549
Le théologien apophatique s’assure que les formules négatives ne tendent pas vers le
néant ou l’abîme privatif. Prière et hymne constitueraient un garde-fou onto-théologique pour
l’apophase, visant à conjurer le risque de la formalité et de la répétition :

Une expérience [i.e. celle de la prière] doit encore guider l’apophase vers l’excellence, ne pas la laisser dire
n’importe quoi, lui éviter de manipuler ses négations comme des discours vides et purement mécaniques1.

Une telle formulation peut laisser penser que la prière comme telle conduit le processus de
réappropriation. Mais en réalité, dans le cas de la théologie négative chrétienne, le théologien
apophatique ajoute à la pure prière deux opérateurs de réappropriation. Le premier consiste
dans l’adresse à « Toi », c'est-à-dire à un interlocuteur singulier, privilégié, excluant tous les
autres qui pourraient vouloir s’instituer comme destinataires de l’apostrophe. Le deuxième
consiste à qualifier la négativité en introduisant une forme de prédication, à savoir la louange :

Comment nier que la louange qualifie Dieu et détermine la prière, détermine l’autre, Celui auquel elle
s’adresse, se réfère, l’invoquant même comme source de la prière ? Et comment nier que ce soit dans ce
moment de détermination (qui n’est plus l’adresse pure de la prière à l’autre) que la nomination du Dieu
trinitaire et suressentiel distingue la prière chrétienne de Denys de toute autre prière ?2

Ce à quoi s’adresse le discours apophatique n’est pas l’absolument indéterminé qui ferait courir
à l’apophase le risque de l’errance, d’un exil hors sens. Lorsque Denys prie avant toute
aphérèse, il spécifie le tout-autre comme « Trinité suressentielle et plus que divine »3 – et toutes
les négations n’auront ainsi leur sens, quel que soit leur pouvoir d’indétermination, que dans
une tension vers ce qui n’est plus le tout-autre, parce qu’il n’est autre, en tous cas, que cette
Trinité4. Parce qu’elle prend Dieu, non seulement comme être et fondement, mais encore
comme Trinité, la théologie négative appartient encore « à l’espace prédicatif ou judicatif du
discours ». Le dépassement de tout contenu thématique se fait au nom d’une altérité
prédéterminée qui oriente toute la démarche5. Il s’agirait toujours de dire le nom propre de

1
« Comment ne pas parler », dans Psyché, op. cit., p. 571-572.
2
Ibid., p. 573-574.
3
Ibid., p. 572.
4
On retrouvera le même mouvement dans Sauf le nom, où telle prière de Silésius sera définie comme une
certaine interprétation de Dieu – Dieu comme don ou désir de donner (p. 57 : « Ce qui interprète encore la
divinité de dieu comme don ou désir de donner. Et la prière est cette interprétation »)
5
« Comment ne pas parler », dans Psychè, op. cit., p. 577, par exemple, au sujet de Maître Eckhart : « Une
certaine valeur de dévoilement, de mise à nu, de vérité comme l’au-delà du vêtement paraît orienter, à la fin

550
Dieu, d’affirmer certains attributs par lesquels il sera droitement qualifié et connu, de garantir
sa présence pleine et positive.
C’est également la manière dont joue le thème de la promesse. Dans « Comment ne pas
parler », Derrida distingue la négativité attachée à la khôra (c'est-à-dire une altérité
déconstructrice1) de la négativité divine :

Ce qui se passe entre les deux, c’est peut-être justement l’événement de l’événement, l’histoire, la pensée
d’un « avoir lieu » essentiel, d’une révélation, d’un ordre et d’une promesse, d’une anthropo-théologisation
qui, malgré l’extrême rigueur de l’hyperbole négative, semble de nouveau commander, plus proche encore
de l’agathon que de la khôra2.

Une promesse distinguerait la négativité déconstructrice de la négativité divine reconduite à


l’onto-théologique. Car cette promesse constitue un ordre, elle « commande » – et Derrida
renvoie ici à l’opposition entre les deux aspects de la négativité qu’il distingue chez Platon, à
savoir le Bien au-delà de l’être et la khôra. Entre la négativité déconstructrice et la négativité
onto-thélogique, il y aurait donc la promesse, qui est aussi un ordre, un commandement.
Le deuxième modèle décrit donc la réappropriation comme une orientation des
négations par d’autres procédures. Dans Sauf le nom, après avoir écrit que la théologie négative
rejette toutes les attributions pour « entendre le nom d’une voix juste », afin de « dire et de
rejoindre ce qui est propre à Dieu »3, Derrida élève une objection :

Mais quel est ce propre si le propre de ce propre consiste à s’exproprier, si le propre de ce propre, c’est
justement de n’avoir rien en propre ?4

Autrement dit si Dieu est le lieu d’une kénose indéfinie, la théologie négative ne reconnaît-elle
pas la compromission originaire du même et de l’autre, et l’impossibilité pour sa quête de se
garantir complètement ? Pour répondre à ces questions, un extrait du Pèlerin chérubinique est
convoqué. On y lit que le propre de Dieu consiste à « se répandre dans la création », et à « ne

des fins et au bout du compte, toute l’axiomatique de cette apophase. […] Est-il arbitraire d’appeler encore
vérité ou sur-vérité ce dévoilement qui ne serait peut-être plus dévoilement de l’être ? Je ne le crois pas. »
1
Nous y reviendrons précisément en abordant le rapport spécifique à Plotin.
2
Ibid., p. 570-571. On lisait, au début de la première partie de la conférence, que l’injonction à « se retirer
« avec l’élite des prêtres » constitue un ordre et une promesse, qu’il est « la promesse même ».
3
Sauf le nom, op. cit., p. 82.
4
Ibid.

551
rien avoir, vouloir, savoir », paraissant ainsi excéder le schéma métaphysique de la propriété.
Mais Derrida fait remarquer un « post-scriptum » qui prescrit une certaine compréhension :

Entendez cela accidentaliter ou de façon contingente ; car ce que Dieu veut et sait il le sait essentiellement1.

L’intervention de l’opposition entre essence et accident réinscrit dans l’ontologie métaphysique


une proposition qui pouvait l’ouvrir à son autre. Telle semble être l’expression la plus générale
de la réappropriation de l’apophase : une clause d’interprétation qui la ramène dans l’onto-
théologie et réaffirme la présence, l’essence, et le « signifié transcendantal ». Derrida conclut
ainsi : « Un post-scriptum de lecture ou d’auto-interprétation chrétienne peut commander
toute la perspective du Pèlerin Chérubinique »2. Certaines procédures pourraient encadrer les
négations, afin de les maintenir dans le cadre onto-théologique – ce qui reviendrait à les trahir
en les reconduisant à la positivité. Ici encore, le principe de l’interprétation que l’on vient
d’exposer serait une opposition entre négativité et positivité – avec, d’un côté, les ressources
déconstructrices, et, de l’autre, les opérateurs de réappropriation, c'est-à-dire prière, hymne et
autres clauses d’interprétation. D’un côté la déconstruction, de l’autre la théologie.

4. Les « deux pouvoirs et les deux voix »

On peut résumer la situation à partir du passage de Sauf le nom sur « les deux pouvoirs et
les deux voix » 3 de la via negativa, qui formalise le processus de réappropriation onto-
théologique. Derrida énumère d’abord certains des principaux traits que l’on pourrait dire
proprement « négatifs » ou « critiques » de la théologie apophatique. Celle-ci, en premier lieu,
envelopperait une critique radicale, « après laquelle plus rien ne paraît assuré, ni la philosophie,
ni la théologie, ni la science, ni le bon sens, ni la moindre doxa… »4. Elle implique la
suspension de toute thèse, et donc de la tradition même dont elle semble provenir, dans une
sorte de rupture de contrat5. Elle conteste l’identité à soi de la cette tradition6 et se rendrait
ainsi indépendante de la révélation ainsi que de toute autorité qui y serait attachée7.

1
Ibid.
2
Ibid., p. 108.
3
Ibid., p. 76-81, en particulier.
4
Ibid., p. 77.
5
Ibid., p. 77-79.
6
Ibid., p. 84-85.
7
Ibid., p. 85-86.

552
Mais à chacun de ces traits répond un trait « inverse » : la critique radicale, assumant la
contradiction, suppose aussi que l’on soit « installé au-delà de toute discussion » de telle sorte
que la voix de la théologie négative devient porteuse d’une affirmation unilatérale et archi-
dogmatique, et que « rien ni personne ne peut […] contredire »1. De même, la suspension de
toute thèse peut-elle encore correspondre à une recherche de la vérité nue :

Dans le moment le plus apophatique, quand on dit : « Dieu n’est pas », « Dieu n’est ni ceci ni cela, ni cela
ni son contraire » ou l’ « être n’est pas », etc., même alors il s’agit de dire l’étant tel qu’il est, dans sa vérité
[…]. Il s’agit de tenir la promesse de dire la vérité à tout prix, de témoigner, de se rendre à la vérité du
nom, à la chose même telle qu’elle doit être nommée par le nom, c'est-à-dire au-delà du nom. Il s’agit de
prendre acte de la transcendance référentielle2.

C’est pourquoi la « négation » de la révélation « peut prétendre accomplir la vocation ou la


promesse du christianisme dans ce qu’elle a de plus historique, répondant ainsi à l’appel et au
don du Christ… »3. La théologie négative assume son inscription dans la tradition en la
déniant ; elle dénie que Dieu soit dicible ou connaissable pour instituer un mode adéquat de la
diction et de la connaissance. On peut voir en cela une transposition sur le plan théorique de
l’économie du salut, expression des processus auto-immunitaires examinée notamment dans
Donner la mort. Le sacrifice chrétien des richesses ou de la vie même, par exemple, consiste à
sauver en perdant, à renoncer dans le but de conserver. La renonciation à tout reste
contaminée par l’attente d’un profit hétérogène et supérieur – à savoir le salut4. La théologie
négative joue semble-t-il sur une telle économie du sacrifice, portée aux limites du possible,
puisque Dieu même ne peut être sauvé que s’il est aussi sacrifié sur l’autel de sa propre
transcendance.
On pourrait donc croire que la conversion en positivité de la négativité apophatique
résume le processus de réappropriation onto-théologique selon Derrida. La voix
déconstructrice, c'est-à-dire critique, négative, et anarchique, se trouverait réprimée par l’autre,
c'est-à-dire la voix onto-théologique. Nous allons voir à présent que cette lecture est en partie
fausse.

1
Ibid., p. 77.
2
Ibid., p. 80.
3
Ibid., p. 87.
4
Donner la mort, op. cit., p. 148 notamment.

553
II. Contre-enquête sur les processus de réappropriation

Derrida est sujet, dans son interprétation de la théologie négative, au même déséquilibre
que nous avons constaté dans l’ensemble de sa pensée. Ainsi, la description que l’on vient de
donner, bien qu’elle corresponde à une strate du discours derridien, n’en reflète pas la
dimension la plus rigoureuse – elle correspond à la posture « subversive » de son discours. On
peut montrer que la déconstruction, en même temps qu’elle adopte cette posture, développe
une pensée équilibrée de son rapport à la théologie.
On établira en particulier que ce n’est pas la positivité ou l’hyperessentialité (A) ni la
prière ou la promesse (B) en eux-mêmes, qui conditionnent l’appartenance des théologies
négatives historiques à l’espace de l’onto-théologie, mais plutôt une certaine interprétation
qu’en proposent les théologiens apophatiques. Autrement dit, ce n’est pas le fait d’affirmer la
vérité ou l’essence de Dieu (du principe) à travers les négations qui rend la théologie
« métaphysique », mais une tentative pour « réassurer » le sens de cet entrelacs et expulser le
risque a-théologique qu’il comporte de toute nécessité. Il sera possible alors de conclure ce
chapitre en traitant la question principale, celle de la négativité (C), qui ouvrira sur le rapport
de la déconstruction à la théologie comme archéologie. Il faudra se demander si Derrida peut à
bon droit chasser toute dimension théologique hors des indécidables, comme il tend parfois à
le faire.

A. Relecture du premier modèle

1. La positivité

Repartons de l’économie du sacrifice par l’évocation de laquelle nous avons terminé


l’exposé du deuxième modèle. Dans Donner la mort, Derrida montre que les tentatives de
« démystification » du geste sacrificiel chrétien doivent s’inscrire dans sa logique, en
surenchérissant par rapport à elle. En effet, ce n’est qu’au nom du désintéressement promu par
le christianisme, serait-ce de façon insuffisante ou hypocrite, que l’on peut voir en celui-ci une

554
démarche hypocrite1. La critique démystificatrice emprunte donc ses ressources à ce qu’elle
tente de dépasser. Ainsi, que le renoncement soit encore orienté par le désir de salut n’est pas
en soi le problème – mais seulement de tenir ce renoncement pour une garantie, de sorte qu’il
n’y a plus, en vérité, de renoncement à rien. Le même schéma se retrouve avec les négations
apophatiques. Le « sacrifice du plus propre au nom du plus propre », auquel procède la
théologie négative, ne saurait être en lui-même un facteur de réappropriation, dans la mesure
où l’entrelacs de la perte et du salut est conforme au propos déconstructeur, comme celui de la
position et la négation de Dieu. La réappropriation résiderait donc, avec ce schéma, dans le fait
de prendre le salut pour acquis, au risque d’oublier qu’il faut, pour le gagner, le sacrifier. Bien
entendu, la tentation de lire dans ce sacrifice une « pure perte » doit être soumise à la même
critique.
Comment cette démarche sacrificielle peut-elle être transposée à la question de la
positivité théologique ? Ne nous dissuade-t-elle pas de croire que Derrida distinguerait
simplement, d’un côté, les ressources proprement déconstructrices, critiques et négatives, de la
théologie apophatique, et, de l’autre, le processus de réappropriation onto-théologique, qui
consisterait dans son versant affirmatif ? La ligne de partage entre déconstruction et
réappropriation n’est pas celle-ci. Ce point était apparent dès « Comment ne pas parler »,
lorsque Derrida examinait ce qu’il nomme la logique du « sans » – mais il est très difficile de
dire jusqu’à quel point il l’assume réellement. Cette logique est clairement résumée dans
Parages, au cours d’une lecture de Blanchot :

Si j’écris par exemple : l’eau sans eau, qu’est-il arrivé ? Ou encore, une réponse sans réponse ? Le même
mot et la même chose semblent retirés d’eux-mêmes, ôtés de leur référence et de leur identité, tout en
continuant à se laisser traverser, dans leur ancien corps, par un tout autre, dissimulé en eux2.

Le « sans » possède une fonction déconstructrice en tant qu’il ouvre l’identité du mot et de la
chose au tout autre. La conférence de 1986 souligne l’utilisation de ce terme en contexte
augustinien, où Dieu est appelé « sage sans sagesse », « bon sans bonté » ou « puissant sans
puissance » :

1
Ibid., p. 150-157.
2
Parages, Paris : Galilée, 1986, p. 90.

555
[Le philosophème augustinien] transmue en affirmation, dans le même mot et la même syntaxe sa
négativité purement phénoménale, celle que le langage ordinaire, rivé à la finitude, donne à entendre dans
un mot tel que sans et ses analogues. Il déconstruit l’anthropomorphisme grammatical1.

Ainsi utilisé, le « sans » constitue un opérateur kénotique, comparable à une négation


apophatique, en tant qu’il vide le concept sans l’annuler, et signale une dimension positive
dans la négation. C’est pourquoi Derrida parle d’une « valeur à la fois négative et hyper-
affirmative du sans »2. Le fait capital est que cette conversion à la positivité n’est pas du côté de
la réappropriation, mais bien de la déconstruction : il « déconstruit l’anthropomorphisme
grammatical ». Cela ne devrait guère surprendre, dans la mesure où la déconstruction vise la
solidarité indéfectible des opposés : voix/écriture, présence/absence, don/économie. De la
même manière, notre auteur repère expressément chez Denys « un au-delà qui excède
l’opposition entre l’affirmation et la négation »3, ce qui ne peut manquer de constituer une
remise en question des certitudes sur la positivité inentamée de Dieu en contexte de théologie
apophatique. Montrons-le en reprenant le thème de la suressentialité.

2. La suressentialité

La suressentialité apparaît de prime abord comme la pièce maîtresse d’une


réappropriation métaphysique de la théologie négative. Mais l’hyperbole ne saurait être réduite
à une trope métaphysique, car la valeur de l’« hyper- » est équivoque ; peut-être plus encore que
ne le voudrait Derrida, et ce dès la conférence de 1986 :

L’hyper du suressentiel (hyperousios) […] a la valeur double et ambiguë de ce qui est au-dessus dans une
hiérarchie, donc à la fois au-delà (beyond) et plus (more). Dieu (est) au-delà de l’être mais en cela plus (être)
que l’être : no more being and being more than being. Le syntagme français « plus d’être » formule cette
équivoque de façon assez économique4.

La surenchère ontologique que dénonce Derrida vient donc jouer par-dessus une dimension
déconstructrice attachée à l’hyperousiôtès. En effet, comment interpréter autrement ce qui
témoigne d’un entrelacs entre « davantage » et « au-delà » ? La traduction anglaise et la

1
« Comment ne pas parler », dans Psyché, op. cit., p. 542 (je souligne).
2
Ibid., p. 543.
3
Ibid., p. 552.
4
Ibid., 552.

556
référence au syntagme « plus d’être » montre que « plus », c’est à la fois l’hyperbole et la
négation. « Au-delà » emporte donc aussi, pour Derrida, une valeur de rupture qu’il devient
impossible d’ignorer. Même si cette complication est en partie réprimée au profit d’une
réaffirmation unilatérale d’un au-delà « plus (être) que l’être », l’évocation de
l’hyperessentialité, dès 1986, ne vise plus à dissocier sans reste théologie négative et
déconstruction. Derrida écrit par exemple :

C’est le mot dont Denys use si souvent dans les Noms divins : hyperousios, -ôs, ousitès. Dieu comme être au-
delà de l’être ou aussi bien Dieu sans l’être, voilà qui semble déborder l’alternative d’un théisme ou d’un
athéisme qui s’opposeraient autour de ce que l’on appelle parfois ingénument l’existence de Dieu1.

Le texte est remarquable par ses implications. Il témoigne en effet d’une possibilité a-
théologique inscrite au cœur de ce qui apparaissait comme la procédure principale de
réappropriation onto-théologique. L’hyperousiôtès implique aussi une rupture avec l’essence et
l’existence, elle révèle une zone d’indécidabilité dans l’existence de Dieu, qui va jusqu’à déjouer
l’opposition entre théisme et athéisme. C’est pourquoi John D. Caputo écrit très justement
que la différance devrait inquiéter tout autant le théiste lorsqu’il affirme Dieu, que l’athée
lorsqu’il le nie2. Remarquons également que le texte établit l’équivalence entre un Dieu qui est
au-delà de l’être, et un Dieu sans l’être. Faire de Dieu un « être au-delà de l’être » n’implique
donc pas nécessairement une réappropriation de la négativité, mais peut équivaloir au « sans »
qui conjoint négativité et hyper-affirmativité. Dès lors, tout philosophème qui parle d’une
vérité au-delà de la vérité, du bien au-delà du bien, ou d’un être au-delà de l’être présente un
potentiel déconstructeur, et ne saurait être interprété en tant que tel comme une procédure de
réappropriation onto-théologique :

Dieu est le bien qui transcende le bien et l’être qui transcende l’être. Cette logique est aussi celle du
« sans » que nous évoquions tout à l’heure dans les citations de Maître Eckhart citant saint Augustin
(« Dieu est sage sans sagesse et bon sans bonté, puissant sans puissance ») ou saint Bernard (« aimer Dieu est
un mode sans mode »). La négativité sans négativité de ces énoncés sur une transcendance qui n’est rien

1
Ibid., p. 541-542.
2
J. D. Caputo, Prayers and tears of Jacques Derrida, op. cit. p. 13 : « For differance makes – or should make; this
is part of the ethics of deconstruction – the theist worry about what we affirm when we affirm our God, even as it
makes the atheist worry about what is denied when God is being denied. »

557
d’autre et tout autre que ce qu’elle transcende, nous pourrions y reconnaître un principe de
démultiplication des discours, de désappropriation et de réappropriation des énoncés1.

On retrouve ici dans toute sa rigueur l’intrication des opposés, avec l’idée d’une « négation
sans négation », qui n’est pas équivalente à une réinstauration de la positivité, dans la tradition
de la negatio negationis.
Il n’y a pas de négation – de Dieu par exemple – qui ne comporte un potentiel de
réaffirmation. C’est là une conclusion centrale de la déconstruction : l’impossibilité d’affirmer
de manière unilatérale l’un des côtés d’une opposition. Il semble donc que la réappropriation
onto-théologique de la trace par la théologie négative consiste à ne retenir dans la négation que
cette dimension de réaffirmation, en excluant implicitement tout le sens d’arrachement et de
contestation. L’« au-delà de l’être », dans l’apophatisme, peut parfaitement désigner le point où
s’entrelacent inextricablement le sommet de l’ontologie et son abolition. Mais les théologies
historiques réduisent l’équivocité du « plus d’être » à sa dimension de réaffirmation. Leur tour
de force consiste précisément à reconnaître cet entrelacs, mais pour le ramener de manière
unilatérale dans le champ de l’onto-théologie ou de la métaphysique de la présence.
Ce point devient encore plus clair dans Sauf le nom. Le changement majeur tient sans
doute à ce que Derrida n’y mentionne plus jamais (directement) la suressentialité, ce qui
témoigne sans doute d’une volonté moins forte de mettre la théologie négative à distance. Mais
cela semble moins lié à une évolution sur le fond qu’à une manière différente de se rapporter à
la tradition, car notre auteur semble adopter un mode de lecture où confirmation et démenti
se confondent de plus en plus. La limite exacte entre les doctrines envisagées et la position
derridienne est toujours plus difficile à cerner avec précision. Plus encore, les éléments qui
rappellent la suressentialité suggèrent l’existence d’un potentiel déconstructeur de cette
expression. Cela apparaît notamment à travers le commentaire d’un distique du Pèlerin
Chérubinique qui évoque une « sur-impossibilité » (« überunmöglichkeit ») :

Ce « plus », cet au-delà, ce hyper (über) introduit évidemment une hétérogénéité absolue dans l’ordre et
dans la modalité du possible. La possibilité de l’impossible […] marque une interruption absolue dans le
régime du possible qui pourtant reste, si l’on peut dire, en place2.

1
« Comment ne pas parler », dans Psyché, op. cit., p. 575-576.
2
Sauf le nom, op. cit., p. 32.

558
L’« hyper » de l’« hyper-impossibilité » pourrait suggérer une rupture radicale avec l’économie
du possible (qui englobe l’impossible). Or, en traduisant « über » par « hyper », Derrida
rapproche cette expression, délibérément ou non, de celle de « suressentiel » (« hyperousiôs »),
utilisée par Denys l’Aréopagite. Ce rapprochement implique que l’« hyper » de
l’« hyperousiotès » peut marquer aussi une rupture dans le régime de la présence, une ouverture
vers l’au-delà de l’économie onto-théologique. On perçoit parfaitement les difficultés
d’équilibrage relevées en première section. En effet, on pourrait objecter que l’au-delà de
l’économie du possible et de l’impossible n’est accessible que sur le mode négatif, de sorte que
Derrida peut réserver à l’hyper-impossibilité le privilège de désigner une rupture qui ne saurait
être désignée par l’« hyper-possibilité ». Ce serait l’unique hypothèse permettant de
comprendre le privilège de la formule négative. Mais pour des raisons désormais établies, cet
excès devrait pouvoir être désigné aussi par la voie positive. Autrement dit l’« hyper-
impossibilité » devrait pouvoir être désignée également comme « hyper-possibilité » 1 , ce
changement n’étant préjudiciable que pour le sens de la première étape de la stratégie
déconstructrice – celle de l’inversion axiologique ou hiérarchique – et non pour celle de la
seconde.
Il nous semble peu discutable que la position derridienne sur la théologie négative ne se
résume pas à la présentation que nous avons donnée des processus de réappropriation. Et
pourtant, force est de reconnaître qu’elle ne se présente pas toujours avec la clarté voulue. Par
exemple, en 1986, Derrida évoque la trace comme « quelque chose qui ne serait rien, qui ne
relèverait plus de l’être, de la présence ou de la présence du présent, pas même de l’absence,
encore moins de quelque suressentialité »2 ; puis il poursuit en ces termes :

Mais la réappropriation onto-théologique en est toujours possible et sans doute inévitable en tant qu’on
parle, précisément, dans l’élément de la logique et de la grammaire onto-théologiques. On peut toujours
dire : l’hyperessentialité, c’est justement cela, un étant suprême qui reste incommensurable à l’être de tout
ce qui est, qui n’est rien, ni présent, ni absent etc. Si le mouvement de cette réappropriation est
irrépressible, son échec final reste inévitable3.

1
Contrairement à ce que soutient par exemple L. Lavaud dans son article déjà cité, « L’ineffable et
l’impossible : Damascius au regard de la déconstruction », dans Philosophie, op. cit., p. 60. Mais sur ce point,
l’interprète ne fait, nous semble-t-il, qu’épouser une ambiguïté de Derrida lui-même
2
« Comment ne pas parler », dans Psyché, op. cit.,, p. 542.
3
Ibid., p. 542.

559
Quel est le sens du caractère inévitable de la tentative de réappropriation ? Et de son échec ?
Cela renvoie-t-il à une tentation naturelle mais néanmoins illégitime, ou plutôt à la
reconnaissance d’une dimension irrécusable de la différance, mais qui ne peut prétendre en
verrouiller le sens ? Il semble que Derrida ne tranche pas très nettement entre ces deux
possibilités, alors que seule la deuxième correspond au discours déconstructeur dans toute sa
force – mais cela supposerait d’admettre que la déconstruction n’est pas plus hétérogène à la
théologie qu’à l’archéologie.

3. Platon et l’épekeina tès ousias

Les problèmes qu viennent d’être soulevés prennent une acuité toute particulière si l’on
revient sur la lecture de Platon dans « Comment ne pas parler ». Ce qui vient d’être dit au sujet
de l’hyperousiôtès nous contraint à revoir l’interprétation qui fait de l’hyperbole un simple
renforcement. Il semble désormais que l’hyper- doit présenter une dimension déconstructrice
par l’intrication des deux sens conjoints : « davantage » et « non ».
Pourtant, lors de l’examen du Bien au-delà de l’être de République VI, la négativité est
dite servir « le mouvement en hyper qui la produit, l’attire ou la conduit »1, et c’est cette
captation de la négation qui est supposée maintenir l’analogie entre le Bien et l’être2. Mais
comment le mouvement hyperbolique pourrait-il donner lieu de manière unilatérale à une
telle analogie, à la continuité et à la ressemblance alors que la dimension de rupture en a été
signalée dans la même conférence ?
Au-delà de la suressentialité, cette interprétation de Platon contredit celle qui était
proposée dans « La pharmacie de Platon » ou dans « Violence et métaphysique ». Dans le
premier texte, l’au-delà de l’être était convoqué pour montrer la compromission de la présence
totale des Idées avec une forme d’absence, de disparition. Cela n’implique-t-il pas, malgré
Platon peut-être, qu’une négativité véritable était inhérente à l’hyperbole ?
Plus problématique encore : dans « Violence et métaphysique », Derrida répond à la
critique lévinassienne de Platon à partir des textes de la République et du Sophiste qu’on vient
d’évoquer. Il s’agit alors de montrer que la pensée ne pourra jamais, en opposant Jérusalem à
Athènes, se placer entièrement du côté de l’une contre l’autre :

1
Ibid., p. 564.
2
Ibid.

560
En ayant proféré l’épekeina tès ousias, en ayant reconnu dès son deuxième mot (par exemple dans le
Sophiste) que l’altérité devait circuler à l’origine du sens, en accueillant l’altérité en général au cœur du
logos, la pensée grecque de l’être s’est protégée à jamais contre toute convocation absolument surprenante1.

Les deux textes de Platon qui, en 1986, seront présentés comme le lieu d’une réappropriation
onto-théologique, étaient convoqués au contraire pour manifester l’ouverture de l’ontologie
grecque à une altérité lui échappant. Cette ouverture comporte une sensibilité hétérologique
suffisamment développée pour garantir le platonisme contre toute critique qui prétendrait
l’aborder purement depuis le dehors, comme Derrida affirme que Lévinas entend le faire.
On ne peut même pas soutenir que la perspective de « Comment ne pas parler » sur
Platon représente un tournant qui détermine la position définitive de Derrida sur le sujet.
Dans Sauf le nom, l’« hyperbole paradoxale »2 du Bien est identifiée à un événement qui
annonce « tous les mouvements en hyper, ultra, au-delà, beyond, über » 3 , c'est-à-dire qui
« signale une possibilité » et en « provoque aussi par là l’ouverture »4. Or, les remarques de Sauf
le nom sur le préfixe « hyper- », et l’« hétérogénéité absolue » qu’il est propre à signifier peuvent
faire penser que cette idée n’a plus le même sens, et qu’elle fait signe vers une autre dimension
de l’hyperbole. En effet, il n’est plus question d’une simple surenchère, et Derrida semble alors
attentif à la dimension déconstructrice d’un tel mouvement. En premier lieu, il note :

Ce mouvement excessif, le tir de cette flèche en déplacement engage à dire X « est » au-delà de ce qui est,
de l’être ou de l’étantité. Que X soit ici le Bien, peu importe pour l’instant, puisque nous analysons la
possibilité formelle de dire : X « est » au-delà de ce qui est, X est sans (l’)être5.

On reconnaît dans ces formules un geste identifié comme déconstructeur dans « Comment ne
pas parler » ; le mouvement hyperbolique ne saurait donc être unilatéralement onto-
théologique. Derrida évoque ensuite la transcendance du Dasein chez Heidegger, qui cite lui
aussi République VI. Or cette transcendance est limitée par le fait qu’elle n’est qu’au-delà de
l’étant, et non de l’être lui-même « au sens de la théologie négative »6 :

1
« Violence et métaphysique », dans L’écriture et la différence, op. cit., p. 227.
2
Sauf le nom, op. cit., p. 72. Nous nous référons ici au mouvement des p. 72-76.
3
Ibid., p. 72-73.
4
Ibid., p. 72.
5
Ibid.
6
Ibid., p. 73.

561
Or les mouvements hyperboliques de style platonicien, plotinien ou néo-platonicien, ne précipiteront pas
seulement au-delà de l’être ou de Dieu en tant qu’il est (l’étant suprême), mais au-delà de Dieu lui-même
en tant que nom, en tant que nommant, nommé ou nommable, en tant que référence y est fait à quelque
chose. […]
–… l’au-delà comme au-delà de Dieu n’est d’ailleurs pas un lieu, mais un mouvement de transcendance
qui passe Dieu lui-même, l’être, l’essence, le propre ou le soi-même1.

Le passage « au-delà » se fait pour atteindre ce qui est dépassé, de sorte que le « mouvement de
transcendance » n’est plus simplement une consolidation. L’au-delà peut évoquer ou
provoquer une rupture qui « passe Dieu lui-même, l’être et l’essence ». Le passage dont il est
question comprend la double possibilité du renchérissement et de la négation ; il maintient
donc la continuité analogique, mais la dérange dans un même mouvement. Les conséquences
sont établies avec rigueur ; Derrida écrit par exemple que l’épekeina, à dissocier « radicalement
l’être et le savoir, l’existence et la connaissance », induit « comme une fracture du cogito » :

Or cette fracture vaut aussi bien pour moi que pour Dieu, elle étend sa lézarde dans l’analogie entre Dieu
et moi, le créateur et la créature. Cette fois l’analogie ne répare pas, ne réconcilie pas, elle sépare, elle
aggrave la distance2.

L’équivocité à laquelle ouvre l’excès du Bien contamine le sens même de l’analogie qui, dans
« Comment ne pas parler », garantissait la continuité. Celle-ci n’est pas récusée, mais la
disjonction opérée par la référence à l’au-delà de l’être sépare chaque terme de lui-même.
L’épekeina tès ousias est assez radical pour inscrire au cœur du principe une fissure qui se
propage jusqu’au dérivé – de sorte que le rapport à l’arkhè rend ce dérivé problématique en
même temps qu’il le rend possible.

B. Relecture du deuxième modèle

Selon la deuxième description de la réappropriation, certaines procédures jouent le rôle


de garde-fou onto-théologique limitant une apophase « pure », qui concentrerait les ressources
déconstructrices de la théologie négative. On peut interroger cette description à partir d’un

1
Ibid., p. 73-74.
2
Ibid., p. 75.

562
questionnement portant sur la promesse et la prière, afin de montrer que ni l’une ni l’autre ne
sont en elles-mêmes des opérateurs onto-théologiques (comme certains textes examinés l’auront
déjà suggéré).
La promesse comme la prière, en régime de déconstruction, avant d’être des moyens de
réappropriation, désignent une adresse pure à l’autre qui ouvre la possibilité même du langage,
c'est-à-dire en même temps l’espace de la sincérité et celui du mensonge. Comme le soulignera
« Foi et Savoir » l’adresse à l’autre constitue la racine commune de la foi et de la raison, et
celle-ci ne peut donc se purifier totalement de celle-là, ni s’isoler dans un champ de rationalité
pur de toute compromission avec la croyance :

Point de discours ou d’adresse à l’autre sans la possibilité d’une promesse élémentaire. Point de promesse,
donc, sans la promesse d’une confirmation du oui. Ce oui aura impliqué, et implique toujours la fiabilité
ou la fidélité d’une foi1.

La théologie négative aurait essentiellement à voir avec une telle promesse dans la mesure où
elle maintient le discours, là où celui-ci semble interdit, et pour dire cette interdiction même :

Je ne parlerais donc pas de telle ou telle promesse mais de celle qui, aussi nécessaire qu’impossible, nous
inscrit de sa trace dans le langage – avant le langage. Dès que j’ouvre la bouche, j’ai déjà promis, ou plutôt,
plus tôt, la promesse a saisi le je qui promet de parler à l’autre, de dire quelque chose, d’affirmer ou
confirmer par la parole – au moins ceci, à l’extrême limité, qu’il faudrait se taire, et taire ce qu’on ne peut
dire2.

Une promesse devrait être faite au présent, et à la première personne, dans un « ici et
maintenant » qui en constitue l’origine déterminable, et peut être invoqué comme garantie.
Mais la promesse dont il est question échappe à la présence et à l’appropriation subjective,
puisqu’elle aura toujours eu lieu avant que je prenne la parole : « Elle est plus vieille que moi
ou que nous. Elle rend possible […] tout discours présent sur la présence »3. Parler « au sujet »
de l’innommable consiste à se mouvoir sur le fil de cette promesse de dire l’autre, de parler à

1
« Foi et Savoir », dans La religion, op. cit. p. 63. On trouvera certains des développements les plus importants
sur cet aspect de la pensée de Derrida dans Heidegger et la question, Paris : Flammarion, 1990. Sur le « oui »,
cf. « Nombre de oui », dans Psychè, op. cit., p. 639-650. On pourra consulter aussi F. Nault, Derrida et la
théologie, op. cit., chapitre 7 (De la promesse), surtout p. 219-223.
2
« Comment ne pas parler », dans Psyché, op. cit.,, p. 547.
3
Ibid.

563
l’autre, au-delà de tout thème présentable ; c’est le lot commun de la déconstruction et de la
théologie négative. Elle nous tourne vers autrui à qui il faut parler, y compris pour prescrire de
se taire – auquel cas ce « il faut » correspond exactement à l’injonction déconstructrice, que la
promesse révèle par son double-bind1.
On retrouve une idée très similaire avec la prière. Derrida souligne que l’essence de celle-
ci est également de s’adresser à l’autre, et de rendre possible l’étrange exemplarité qui se loge
dans son équivocité :

Il devrait y avoir en toute prière une adresse à l’autre comme autre, et je dirais, au risque de choquer, Dieu
par exemple. […] Ce premier trait caractérise donc un discours (un acte de langage, même si la prière est
silencieuse) qui, en tant que tel, n’est pas prédicatif, théorique (théologique) ou constatif2.

Tout comme il existe une forme pure de l’apophase, il y a une promesse et une prière dont le
rapport à l’autre est assez ouvert et indéterminé pour le prendre comme une « singularité
quelconque ». La théologie négative infléchit la promesse et la prière en déterminant la nature
précise de l’autre, pour assurer le sens et le succès de sa démarche (c'est-à-dire par exemple
l’union à Dieu3). L’apophatisme historique limite le sens de la promesse pour garantir que
l’ineffabilité, l’inconnaissance, l’abolition de soi constituent bien une vision véritable et une
connaissance authentique. L’appel de l’autre est traduit dans l’apophase chrétienne comme
« un ordre et une promesse », restreignant son altérité.
Dès lors, c’est tout un pan du discours derridien qui est ébranlé, car on ne peut dénoncer
la recherche de l’essence ou de la vérité de Dieu en tant que telle, mais seulement en tant qu’elle
pose des clauses d’interprétation préalables. Certaines propositions deviennent alors difficiles à
interpréter ; par exemple, dans Sauf le nom :

1
Il ne semble pas que l’on puisse opposer le défaut du « il faut » et l’excès de la promesse, comme le voudrait
F. Nault dans Derrida et la théologie, op. cit., p. 224. En effet, le « il faut » ne manque de rien, il est, comme
on l’a vu, un devoir sans dette et témoigne en cela d’un rapport au présent et à la présence qui ne saurait être
immobilisé unilatéralement dans la logique du manque ou de l’excès. De même, l’excès de la promesse est
aussi du côté du défaut, puisqu’elle est réponse, toujours en retard sur un oui qui n’a jamais eu lieu dans le
présent. Sur ce dernier point, cf. « Nombre de oui », dans Psychè, op. cit., p. 649 notamment.
2
« Comment ne pas parler », dans Psyché, op. cit.,, p. 572.
3
Ibid., p. 542-543 : « Mon inquiétude se portait aussi vers la promesse de cette présence donnée à l’intuition
ou à la vision. La promesse d’une telle présence accompagne souvent la traversée apophatique. Vision d’une
lumière ténébreuse sans doute […] mais encore l’immédiateté d’une présence. Jusqu’à l’union avec Dieu. »

564
Répondre au vrai nom de Dieu, au nom auquel Dieu répond et correspond par-delà le nom que nous lui
connaissons ou que nous entendons. C’est à cette fin que la procédure négative refuse, nie, rejette toutes
les attributions inadéquates. Elle le fait au nom de la vérité et pour entendre le nom d’une voix juste1.

Derrida décrit-il ici une procédure de réappropriation onto-théologique ? Cette promesse de


vérité dont il fait l’un des sens du nom de « Dieu »2 est-elle en elle-même métaphysique ? Tout
notre cheminement suggère que non, puisque seules font problème les restrictions posées sur le
résultat de la démarche. Pourtant, De la grammatologie, par exemple, définissait l’expérience de
l’effacement du signifiant comme une « illusion » qui conditionne l’idée de vérité, l’histoire de
celle-ci étant celle d’un « leurre »3. En revanche, en 2001, il ne semble plus le penser, lorsqu’il
écrit, dans Dire l’événement, est-ce possible ? :

Dès que je m’adresse à l’autre, que je lui dis « je te parle », je suis déjà dans l’ordre de la promesse. Je te
parle, cela veut dire « je promets de continuer, d’aller jusqu’au bout de la phrase, je promets de te dire la
vérité même si je mens – et pour mentir, il faut d’ailleurs promettre de dire la vérité. La promesse est
l’élément même du langage4.

La promesse constitutive du langage est aussi promesse de vérité ; je promets à l’autre, au tout-
autre, qu’il soit celui à qui je m’adresse ou celui dont je parle – et ce, « même si je mens ». Ne
s’agit-il pas, comme dans le cas de la théologie négative, d’une exigence de vérité dont le
mouvement porte au-delà de tout contenu thématique, de toute vérité assignable ? N’est-ce pas
aussi ce dont il est question lorsque l’on cherche ce qui est au-delà de l’être ? Si la recherche de
Dieu amenait à dépasser toute thèse, à tout déclarer insuffisant, sans clauses de limitation, en
quoi cette recherche serait-elle déconstructible ? C’est la question précise à laquelle nous allons
tenter de répondre en approfondissant la question des rapports entre déconstruction et
théologie.

1
Sauf le nom, op. cit., p. 82.
2
« Comment ne pas parler », dans Psyché, op. cit., p. 560 : « C’est pour la parole, ou pour le meilleur silence,
une demande, l’exigence ou le désir, comme on voudra, de ce qu’on appelle aussi bien le sens, le référent, la
vérité. Voilà ce que nomme toujours le nom de Dieu, avant ou par-delà les autres noms. »
3
Cf supra, section II, partie 1, chapitre 2, I, B.
4
Dire l’événement, est-ce possible ?, op. cit., p. 107.

565
C. Négativité et théologie

Si, comme nous espérons l’avoir montré, la positivité ou la conversion des négations en
positivité n’est pas suffisante pour caractériser la réappropriation, la négativité ne revêt pas non
plus une valeur unilatérale. On retrouve dans toute leur force les problèmes d’« équilibrage »
du discours derridien, qui ébranlent une certaine interprétation des rapports entre
déconstruction et théologie.
Si les analyses qui précèdent sont justes, la positivité n’opère pas par elle-même la
réappropriation ; mais alors, la négativité elle-même devrait revêtir une double valeur. Dans les
premières années, Derrida est très méfiant à l’égard de la négation, soupçonnée de collusion
avec la dialectique. Dans la réflexion sur la théologie négative, le privilège apparent de la
négation sur la position est démenti par une déclaration telle que celle-ci :

D’un côté, cette négation, comme réaffirmation semble verrouiller à double tour l’impasse logocentrique
de la domesticité européenne […]. Mais d’un autre côté, c’est aussi ce qui, opérant sur le bord ouvert de
cette intériorité ou de cette intimité, laisse le passage, laisse être l’autre1.

Comme on le sait depuis la lecture de « Violence et métaphysique », le rapport à l’autre est


ouverture et rupture – il n’y a pas de paix absolue, seule une « archi-violence » rend ce rapport
possible, et avec lui la sollicitude ou la persécution. L’ouverture à l’altérité est donc
indissociable du verrouillage de l’« impasse logocentrique », et la négation est marquée par le
double-bind de la trace, qui exclut une pure ouverture au tout-autre. Dès lors, il est vraiment
impossible de distinguer d’un côté les procédures apophatiques et d’un autre les facteurs de
réappropriation métaphysique. Nous l’avons vu, ce n’est pas le fait de poser Dieu à travers sa
négation qui fait problème, mais de vouloir privilégier le coté positif de cette proposition.
Mais alors, l’apophase déconstructrice doit ouvrir, d’un même mouvement, l’espace du
théologique et celui de sa déconstruction. Sa force n’est pas liée de façon exclusive à
l’arrachement, mais aussi à la positivité qui s’offre à l’expropriation. Ainsi, nous avons lu que le
vide est « nécessaire aux énoncés apophatiques », et qu’ils réservent une certaine interprétation

1
Sauf le nom, op. cit., p. 100.

566
de ce vide par un moment de garde qui leur reste « structurellement extérieur ». Or Derrida
poursuit ainsi :

La valeur, l’évaluation de la qualité, de l’intensité ou de la force des événements de théologie négative


tiendrait alors à ce rapport qui articule ce vide sur la plénitude d’une prière ou d’une attribution (théo-
logique, théio-logique, ou onto-logique) niée, disons déniée. Le critère est la mesure d’un rapport, et ce
rapport s’étend entre deux pôles, don l’un doit être celui de la positivité déniée1.

Les « événements de théologie négative » se constituent comme un rapport entre un donné


positif dénié et le « vide » qui exerce sur celui-ci un pouvoir d’expropriation. Mais alors,
l’enracinement ne peut être plus « extérieur » à l’apophase déconstructrice que l’arrachement ;
autrement dit, le pôle positif, indispensable à l’opération kénotique, n’est pas en soi
métaphysique. La déconstruction elle-même exige une tradition, un univers conceptuel et des
oppositions hiérarchisées sur quoi s’exercer. Le geste apophatique, y compris déconstructeur,
ne peut manquer d’associer négation et confirmation – l’un et l’autre, toujours,
indissociablement. Il nie pour affirmer, et la faute onto-théologique ne peut consister en cela,
car il s’agit d’un effet inévitable de la trace. Le véritable « péché métaphysique » n’a lieu que
lorsque, dans le rapport, on fait prévaloir le pôle positif, auquel le déracinement de la tradition
théologique est subrepticement soumis – comme si la kénose du discours ne mettait rien en
jeu. La faute réside dans le fait de réprimer le risque inhérent à ce geste – le risque, par exemple,
que la négation de Dieu, et la recherche la plus ardente de l’arkhè mène à un abîme ou à rien.
Toutefois, faire de la négation un cheminement vers le gouffre ou rien du tout, à l’exclusion de
toute possibilité théologique ou archéologique représente la même erreur inversée, une
répression du risque symétrique. Quel risque ? Celui de voir revenir la métaphysique, une
certaine théologie, le principe.
C’est entre la position et la négation de Dieu et de l’origine que doivent se tenir à la fois
la théologie négative et la déconstruction. Un passage de Sauf le nom le confirme explicitement
en se référant à l’histoire de Babel, où s’opposent deux conceptions de la communication
universelle. D’un côté, l’édification de la tour, c'est-à-dire la tentative pour imposer un langage
comme le seul, à la fois la paix d’un idiome commun et la guerre inhérente à l’imposition d’un
verbe unique ; de l’autre côté, la pluralisation des langues – c'est-à-dire une coexistence où
chaque singularité a sa place ; mais cette coexistence n’est pacifique que s’il y a

1
Ibid., p. 47.

567
communication, alors même que celle-ci revient à égaliser les singularités insubstituables. Deux
façons pour la violence et la concorde de s’associer, deux façons d’être pris dans le double-bind
et la trace1. Derrida dans Sauf le nom, reprend cette idée et marque, dans l’opposition qui la
structure, la place de l’indécidable, c'est-à-dire aussi celle la déconstruction et de la via
negativa :

Ici la limite invisible passerait moins entre le projet babélien et sa déconstruction, qu’entre le lieu babélien
(événement, Ereignis, histoire, révélation, eschato-téléologie, messianisme, adresse, destination, réponse et
responsabilité, construction et déconstruction) et « quelque chose » sans chose, comme une
indéconstructible Khôra […] : le lieu qui donne lieu à Babel serait indéconstructible, non pas comme une
construction dont les fondements seraient sûrs, à l’abri de toute déconstruction interne ou externe, mais
comme l’espacement même de la déconstruction. C’est là que ça se passe et qu’il y a ces choses qu’on
appelle par exemple la théologie négative et ses analogues, la déconstruction et ses analogues2.

La « limite invisible », « l’espacement », donne lieu à Babel comme construction et


déconstruction du sens – incompatibles et, pourtant, toujours compromis l’un avec l’autre car
témoignant du même entrelacs originaire. La khôra n’est pas déconstructible, comme
l’espacement ou la justice, car elle est le jeu qui imprime son mouvement au processus
déconstructeur. Elle excède aussi bien la déconstruction que la construction, et leur « donne
lieu ». C’est pourquoi la théologie négative habite le lieu de la déconstruction, c'est-à-dire la
zone de contamination originaire entre négativité et positivité, entre les sommets du divin et
l’abîme a-théologique.
Derrida, quelques lignes avant l’extrait qu’on vient de citer, rappelait les deux moments
du récit babélien (construction et déconstruction), comme double mouvement vers la langue

1
L’histoire de Babel fait l’objet de l’essai « Des tours de Babel », dans Psyché, op. cit., p. 203-236. Voici un
extrait qui résume le sens de la scène de construction/déconstruction ici évoquée : « En cherchant à « se faire
un nom », à fonder à la fois une langue universelle et une généalogie unique, les Sémites veulent mettre à la
raison le monde, et cette raison peut signifier simultanément une violence coloniale (puisqu’ils
universaliseraient ainsi leur idiome) et une transparence pacifique de la communauté humaine. Inversement,
quand Dieu leur impose et oppose son nom, il rompt la transparence rationnelle mais interrompt aussi la
violence coloniale ou l’impérialisme linguistique. Il les destine à la traduction, il les assujettit à la loi d’une
traduction nécessaire et impossible ; du coup de son nom propre traduisible-intraduisible il délivre une raison
universelle (celle-ci ne sera plus soumise à l’empire d’une nation particulière) mais il en limite simultanément
l’universalité même : transparence interdite, univocité impossible. La traduction devient la loi, le devoir et la
dette mais de la dette on ne peut s’acquitter. Telle insolvabilité se trouve marquée à même le nom de Babel :
qui à la fois se traduit et ne se traduit pas, appartient sans appartenir à une langue et s’endette auprès de lui-
même d’une dette insolvable, auprès de lui-même comme autre. Telle serait la performance babélienne. »
(p. 210-211). F. Nault recense les autres références à Babel, dans Derrida et la théologie, op. cit., p. 248, n. 49.
2
Sauf le nom, op. cit., p. 104.

568
universelle, entre les versants duquel l’apophatisme marque la ligne de crête1. Cette ligne
devrait interdire l’expulsion de la théologie, comme l’expulsion de l’athéisme :

Mais les deux (ajoute-il) doivent traiter avec ce qu’elles prétendent éviter : l’intraitable même. Le désir de
Dieu, Dieu comme l’autre nom du désir traite dans le désert avec l’athéisme radical2.

L’« intraitable » est l’indéconstructible qui empêche les deux mouvements de s’isoler. Derrida
ne confirme-t-il pas ici que le mouvement vers le tout-autre ouvre en même temps le rapport à
Dieu et à l’absence de Dieu, sans que les deux puissent être dissociés ? Au début de Sauf le
nom, on lisait que rien n’est plus « insignifiant et mérité à la fois » que l’accusation d’athéisme
portée parfois à l’encontre de la théologie négative3. L’apophatisme théologique est donc
compromis avec l’absence du divin, mais la déconstruction ne peut se débarrasser sans reste de
Dieu et de l’arkhè.
Dans « Comment ne pas parler », Derrida remarque la tendance du théologique à
s’insinuer dans la négativité déconstructrice. Il évoque une objection contre la déconstruction,
qui consisterait à dire que si l’infini théologique est la condition de toute négativité, « toute
phrase négative serait hantée par Dieu, ou par le nom de Dieu »4. Dieu serait ainsi « ce sans
quoi l’on ne saurait rendre compte d’aucune négativité »5 :

Et pour ceux qui considèrent la « déconstruction » comme un symptôme du nihilisme moderne ou post-
moderne, ils pourraient justement y reconnaître le témoignage, pour ne pas dire le martyre de la foi en
cette fin de siècle. Cette lecture est toujours possible. Qui pourrait l’interdire ? Au nom de quoi ? Mais
qu’est-il arrivé pour que ce qui est ainsi permis ne soit jamais pour autant nécessaire ? Que doit être
l’écriture de cette déconstruction, l’écriture selon la déconstruction pour qu’il en soit ainsi ?6

1
Ibid., p. 103 : « Le mouvement vers la langue universelle oscille entre le formalisme ou la techno scientificité
la plus pauvre, la plus aride, la plus désertique en effet, et, d’autre part, une ruche universelle des secrets
inviolables, d’idiomes qui ne se traduisent jamais que comme des sceaux intraduisibles. Dans cette oscillation
la « théologie négative » est prise, comprise et compréhensive à la fois. »
2
Ibid.
3
Ibid., p. 16.
4
« Comment ne pas parler », dans Psyché, op. cit., p. 538.
5
Ibid.
6
Ibid., p. 539.

569
On retrouve le travail de réappropriation théologique1 et les problèmes qu’il induit. En effet, la
déconstruction ne saurait barrer « tout rapport au théologique », rester hétérogène au plus
négatif de la théologie négative, puisque les négations déconstructrices sont disponibles à
l’investissement théologique. Ce contre quoi Derrida peut protester légitimement n’est donc
que la volonté de verrouiller l’interprétation théologique de la trace, de la présenter comme la
vraie et la seule.
Mais, il lui faut abandonner le projet d’expulser le théologique hors du jeu de la
différance. L’apophase déconstructrice ouvre non seulement un « espace » ou un intervalle
rebelle à toute interprétation anthropo-théologique, mais encore l’espace du théologique lui-
même – les deux, indissociablement. Le déconstructeur doit aussi traiter dans le désert avec le
divin qu’il ne peut exclure de l’abîme. Dans Sauf le nom, Derrida présente les deux voix de la
théologie négative comme deux apophases. La première répondrait « au plus insatiable désir de
Dieu »2, qui chercherait à l’atteindre au-delà de tout, pour le rejoindre lui-même, en personne
et sans compromis, tandis que l’autre « peut rester radicalement étrangère à tout désir, en tous
cas à toute forme anthropo-théomorphique du désir »3. Quelles que soient les intentions de
Derrida, il ne saurait être question ici, d’un côté de l’apophase théologique et d’un autre de
l’apophase déconstructrice.
La présence de Dieu « traite dans le désert avec l’athéisme le plus radical » – il ne devrait y
avoir aucun privilège de l’athéisme dans cette proposition. Il ne nous semble plus possible de
penser l’espacement déconstructeur comme radicalement hétérogène à la théologie, ainsi que
Derrida le faisait au départ ; tout ce qui tend à expulser unilatéralement de son discours la
référence au divin doit être récusé. Or, dans « Comment ne pas parler », le déséquilibre se
maintient : cette conférence oppose la négativité déconstructrice, a-théologique, liée à la
khôra 4 , à la négativité divine ; notre auteur y dénonce « l’ordre et la promesse » qui
déterminent l’anthropo-théologisation de cette négativité, faisant pencher l’apophase
dionysienne « du côté » de l’agathon « au-delà de l’étant » et non « du côté » de la khôra5.
Aucune de ces propositions ne respecte l’équilibre dont on vient de montrer la nécessité du

1
Cf. supra, deuxième section, deuxième partie, chapitre cinq, II, A, 2 (in fine), nous avions cité la p. 542, où
Derrida reconnaît le caractère « inévitable » de la réappropriation onto-théologique.
2
Sauf le nom, op. cit., p. 18.
3
Ibid., p. 19.
4
Nous y reviendrons précisément en abordant le rapport spécifique à Plotin.
5
Cf. Section 2, deuxième partie, chapitre 5, I, B, 3 ; la référence était à « Comment ne pas parler », p. 570-
571.

570
point de vue derridien lui-même : répondre à l’ordre et à la promesse de Dieu n’est pas en soi
métaphysique (mais seulement la prétention d’immobiliser a priori le sens de la réponse).
Même dans Sauf le nom, cette perspective est maintenue. Par exemple, l’idée d’un « moment
de garde » « structurellement extérieur » à l’apophatisme comme tel participe de la strate
subversive. Pour mener à bien une démarche apophatique, déconstructrice et/ou théologique,
il faut rapporter une force d’arrachement à un sol positif ; les deux sont nécessaires à toute
apophase, qui ne peut se ranger plutôt d’un côté ou de l’autre que de façon contingente et
dans un but compensatoire.
Non seulement notre auteur maintient l’asymétrie au moment même où il reconnaît
l’existence d’une apophase déconstructrice, mais il continuera de le faire, en particulier dans
« Foi et savoir », où nous verrons qu’il mettra la théologie négative (pure de surcroît) du côté
de l’anthropo-théologie, par opposition à l’abîme de la khôra. La posture subversive consiste à
conjurer la théologie qu’ouvre pourtant la différance et à confondre la dénonciation du
verrouillage théologique avec la promotion unilatérale de l’a-théologique.

III. Conclusion : Derrida et la théologie négative

L’objectif essentiel de ce chapitre était de décrire un déséquilibre dans la pensée de


Derrida, sur le plan théologique et archéologique. C’est la raison pour laquelle nous n’avons
pas fixé de façon rigide sa conception des rapports entre théologie négative et déconstruction,
mais plutôt marqué plusieurs positions. Notre auteur évolue en effet, mais sans clarifier
pleinement le sens de son évolution, et donc de son positionnement – et cela parce que l’on
retrouve la double posture repérée dans l’économie globale de sa pensée. Rappelons les
principales étapes du parcours.
Dans un premier temps, malgré une brève hésitation dans le texte sur Bataille et Hegel,
l’apophatisme est distingué sans reste de la déconstruction ; la différance ne relève pas même
du plus négatif de cette tradition, car elle barre « tout rapport au théologique ». Mais la pensée
derridienne évolue rapidement vers une position plus subtile. Pour en rendre compte, nous
nous sommes concentrés sur les processus de réappropriation métaphysique, par lesquels la
théologie négative ramène ses ressources déconstructrices dans la métaphysique.

571
Or la description de ces processus par Derrida est affectée du même type d’ambiguïté
qui parcourt la déconstruction dans son ensemble, dans la mesure où l’on trouve bien un
traitement « équilibré » de la théologie négative, mais on perçoit aussi les éléments d’une
interprétation « subversive », c'est-à-dire inclinant vers l’anti-théologique de façon injustifiée.
Notre description de la réappropriation visait à présenter d’abord cette dimension subversive à
travers les deux « modèles ». Il semblait alors que Derrida voyait un potentiel déconstructeur
dans les seules négations. Celles-ci étaient mises au service d’une réaffirmation du divin dans
son essence et sa vérité, par l’apophatisme historique. Le deuxième modèle semblait affiner une
telle présentation en distinguant d’une part la « théologie négative pure », c'est-à-dire
déconstructrice, et d’autre part, des processus de reconduction vers l’onto-théologie résidant
notamment dans la promesse et la prière – car elles guident le cheminement négatif et lui
évitent l’errance. Ces deux interprétations se rejoignent en ce qu’elles entendent isoler la
recherche de la présence de Dieu comme vérité et essence (la volonté d’accomplir la promesse
historique d’une religion déterminée), et la force d’arrachement négative qui interdit à cette
recherche d’aboutir.
Notre « contre-enquête » formait l’équivalent d’un rééquilibrage, et visait à établir que la
lecture précédente ne devrait pas être celle de Derrida, bien qu’il soit très difficile d’arrêter sa
position. Si l’on reprend le premier modèle, la tentative pour rejoindre la vérité et l’essence de
Dieu à travers une négation ne peut être en soi métaphysique, puisque l’intrication de la
position et de la négation est proprement déconstructrice. Dès lors, la dimension
métaphysique de l’apophatisme réside dans la tentative de ramener l’intrication du positif et
du négatif du seul côté positif. Autrement dit, le tort de la théologie négative consiste à faire
jouer l’intrication au seul profit de la position du divin. Le deuxième modèle peut faire l’objet
de la même relecture : il n’y a pas, d’un côté, les ressources apophatiques pures, les négations
déconstructrices, et, de l’autre, des procédures d’enracinement dans une tradition. En effet, la
promesse et la prière, qui pourraient ressembler à de telles procédures, ne sont pas en soi
métaphysiques, mais seulement la volonté de limiter l’altérité dont elles sont l’indice dans les
limites de la théologie.
Il nous semble impossible de situer exactement la position de Derrida entre ces deux
lectures. En effet, si ce qui vient d’être dit correspondait à la position derridienne, notre
penseur devrait ouvrir la déconstruction à la théologie négative, pourvu que celle-ci respectât
l’équilibre entre affirmation et négation de Dieu, leur co-production indéfectible et leur
retournement incessant. D’un côté, il ne devrait plus être possible de prendre le jeu

572
position/négation comme une étape dans une démarche positive – mais tout aussi bien, il
devient impossible d’expulser la théologie hors de ce jeu. Or, si la position équilibrée est
effectivement déployée par notre auteur, comme nous l’avons montré, tout se passe comme si
la première position se maintenait. Derrida ne semble pas admettre pleinement que la
déconstruction ouvre un espace théologique même si elle ne ne s’y réduit pas. Cette
irréductibilité ne signifie pas seulement la ruine de cet espace, mais aussi la persistance d’une
étrange forme de fondation1.
Dans le chapitre suivant, nous allons faire retour vers Plotin en deux temps. Tout
d’abord, nous mesurerons la pertinence des analyses derridiennes quant à Plotin sur les
questions les plus générales. Ensuite, nous reviendrons sur l’interprétation derridienne de la
khôra qui permettra de réinvestir le thème plotinien de la hulè et de signaler sous un nouvel
angle le déséquilibre derridien, en montrant notamment que celui-ci se prolonge clairement
au-delà de Sauf le nom, jusqu’à « Foi et savoir ».

1
La difficulté à cerner la position de Derrida, dans ses fluctuations et ses détours, rend très difficile, nous
semble-t-il, de s’expliquer avec la thèse de Georges Leroux sur le même sujet, dans « « Passion :
transcendance » Derrida lecteur du platonisme négatif », dans Les Etudes françaises, 2002, vol. 38, n. 1-2,
p. 87-101. On y constate en particulier une ambiguïté qui rend le texte très difficile à évaluer. D’un côté,
G. Leroux pose comme une donnée de départ l’opposition entre le mouvement hyperbolique du Bien en
République VI, et la négation apophatique (ibid., p. 91) ; on suppose que l’auteur de l’article prend cette
distinction à son propre compte. Il ajoute clairement par la suite : « On ne saurait donc identifier le geste
ultérieur de l’apophase, central dans toute théologie négative, […] au geste platonicien de l’hyperbolè. » Mais
d’un autre côté, l’interprète écrit que « Plotin accomplit, en manifestant sa virtualité négative, l’hyperbole de
Platon. » (ibid., p. 98.). En un sens, ces deux propositions peuvent être acceptées, mais il faudrait en clarifier
tous les points : comment rapporter l’opposition faite par G. Leroux (hyperbole/apophase) à celle que fait
Derrida (hyperbole/khôra) ? Comment peut-il y avoir en même temps disjonction entre hyperbole et négativité,
et reprise des virtualités négatives de l’une par l’autre ? G. Leroux voit bien le caractère indissociable de la
fidélité et de la rupture dans le geste négatif ; il remarque que Derrida reconnaît lui aussi « la coupure et la
fidélité à l’injonction onto-théologique originaire » (ibid., p. 99). Mais de telles propositions sont sujettes à
l’ambiguïté que l’on trouve déjà chez Derrida : l’hyperbole recèle-t-elle ou non des ressources
déconstructrices ? Comment articuler rupture et reprise ? De telles questions, nous avons tenté de le montrer,
ne peuvent être traitées que si l’on reconnaît premièrement l’ambiguïté foncière et structurante de la position
derridienne. Nous verrons qu’elle se maintient jusqu’au bout en examinant son analyse de la khôra.

573
CHAPITRE VI

ENTRE DERRIDA ET PLOTIN – LE PRINCIPE, LA MATIERE ET LE MODELE


ARCHEOLOGIQUE INTERMEDIAIRE

Ce dernier chapitre anticipe un peu sur les conclusions, puisqu’il s’agit de tirer les
principales conséquences des développements précédents. En examinant si l’un-bien se prête à
la critique derridienne de l’arkhè, nous voudrions comprendre si, et dans quelle mesure, la
lecture déconstructrice de la théologie négative s’applique à l’apophatisme plotinien, en tenant
compte des difficultés qui affectent les logiques propres des deux démarches. Autrement dit,
nous allons voir comment la pensée de Plotin et celle Derrida révèlent, de façon croisée, leur
déséquilibre respectif et symétrique – tout en esquissant la possibilité médiane que suggèrent
les failles correspondantes de leurs discours.
Dans un premier temps (I), nous approcherons la question de façon indirecte, en
essayant surtout d’éprouver une thèse, assez répandue chez ceux qui ont envisagé le problème :
le néoplatonisme serait le paradigme de la métaphysique, avec quoi la théologie (chrétienne en
l’occurrence) romprait. Autrement dit, certains interprètes et philosophes estiment que la
« théologie négative » ne saurait délaisser la métaphysique, définie par le privilège de la
présence, de l’essence et de la théorie, qu’en récusant l’héritage néoplatonicien. Nous
montrerons que cette idée est injuste à l’égard de la pensée plotinienne, mais aussi qu’elle ne
correspond sans doute pas à la position derridienne. Deuxièmement (II), nous développerons
le thème derridien de la khôra, qui lie la pensée plotinienne à la déconstruction par l’autre
grande question de la première partie, à savoir la matière. Cet angle de lecture constitue un
révélateur particulièrement puissant du déséquilibre derridien dans le traitement de
l’apophatisme. Derrida compare en effet de façon quasi systématique – à partir de « Comment
ne pas parler » – la négativité inhérente à l’apophatisme théologique et celle qui marque la
khôra, dans le texte platonicien. La reprise de ce thème montrera sous un autre angle que
Derrida ne peut pas plus expulser la dimension archique des indécidables que Plotin ne peut
expulser l’abîme matériel de la négativité archique. Les deux vont ensemble et leur
indissociabilité détermine peut-être toute principialité, toute ontologie. Troisièmement, (III),

574
il faudra confronter enfin de façon directe nos deux penseurs et se demander comment
l’apophase radicale du néoplatonicien se prête (ou résiste) à la déconstruction, et quelle lumière
les deux gestes philosophiques jettent l’un sur l’autre. Nous essaierons alors d’établir que sur la
strate équilibrée de leurs discours, Plotin et Derrida se rejoignent en pointant, avec l’un-bien et
la différance, un « principe et non principe ». Mais chacun pose des clauses d’interprétations
illégitimes, par lesquelles il tente d’en garantir le sens, archique pour l’un, an-archique pour
l’autre. Enfin, (IV), nous tenterons de synthétiser les résultats du troisième moment, et de
lever ces clauses d’interprétation pour isoler la strate équilibrée des deux discours, sur laquelle
ceux-ci pourraient se rejoindre. Il sera alors temps de décrire les principaux traits du modèle
archique intermédiaire qui s’est progressivement dégagé à travers les difficultés que rencontrent
le plotinisme et la déconstruction.

I. Plotin et les ressources extra-métaphysiques de la théologie chrétienne

Quelle serait la place de Plotin dans la conception derridienne de la philosophie et de la


théologie négative ? Peu d’interprètes se sont consacrés à la question, et l’on peut distinguer
parmi eux deux attitudes : la première consiste à faire du plotinisme un modèle-repoussoir
métaphysique ou onto-théologique, avec lequel la théologie (notamment chrétienne)
romprait ; la deuxième insiste davantage sur ce qui rapproche les deux pensées 1 . Nous
voudrions envisager ici la première option – nous avons interrogé et interrogerons l’autre sur
des questions précises. Plusieurs interprètes concluent non seulement que les Ennéades
appartiennent à la métaphysique telle que la définit Derrida, mais que le néoplatonisme est le

1
Dans cette dernière catégorie, nous rangerions un petit nombre de travaux dont certains ont déjà été
évoqués. Mentionnons surtout L. Lavaud, « L’ineffable et l’impossible : Damascius au regard de la
déconstruction », dans Philosophie, op. cit. ; G. Leroux : « « Passion : transcendance » Derrida lecteur du
platonisme négatif », dans Les Etudes françaises, op. cit. On peut penser encore au dernier livre de
P. Aubenque, Faut-il déconstruire la métaphysique ? op. cit. Dans une moindre mesure, on se référera à
M. C. Halteman, « On the problematic origin or the forms : Plotinus, Derrida, and the neoplatonic subtext of
deconstruction’s critique of ontology », dans Continental Philosophy Review, op. cit. J. Colleony,
« Déconstruction, théologie négative et archi-éthique », dans Le passage des frontières, op. cit., p. 249-261. On
pourra aussi consulter S. Rossbach, « The impact of « exile » on thought : Plotinus, Derrida and Gnosticism »,
dans History of the Human Sciences, 2007, Vol. 20, No. 4, p. 27-52. Mais ce dernier article, très stimulant à
d’autres égards, n’aborde pas les problèmes archéologiques qui sont surtout les nôtres ici.

575
lieu d’un durcissement onto-théologique que seule la théologie chrétienne pourrait fluidifier.
Nous souhaiterions consacrer quelque attention à cette thèse.
C’est par exemple la position habituelle de Jean-Luc Marion lorsqu’il envisage la
déconstruction. Nous commençons par sa critique car elle semble représentative, même si le
philosophe n’écrit pas depuis une perspective déconstructrice, mais se confronte à la définition
derridienne de la métaphysique, au moins pour les besoins du dialogue avec Derrida. L’auteur
de L’idole et la distance démarque Denys l’Aréopagite de la métaphysique en l’opposant à la
tradition néoplatonicienne. Le terme d’« idole » désigne dans ce livre une réification
métaphysique du divin, et Derrida aurait été un idolâtre négatif « en récusant, sous le vocable
vague de « théologie négative » la possibilité de toute théologie non onto-théologique. »1 Or
l’auteur des Ennéades serait lui aussi l’instigateur d’une idolâtrie : la même, mais positive, cette
fois : « Le nom (de Dieu) le plus approprié ne se trouve pas plus dans l’Un plotinien que dans
la plus grossière idole sensible »2. Le déconstructeur et le néoplatonicien sont renvoyés dos à
dos, les deux rabattent la théologie sur la métaphysique, l’un pour l’assumer, l’autre pour la
critiquer – mais les deux se rejoignent dans la réduction qu’ils opèrent.
Le dernier chapitre de De surcroît, qui éprouve à nouveau l’argumentation derridienne
sur la théologie apophatique, traite le problème plotinien de manière toujours aussi tranchée.
En effet, les ressources extra-métaphysiques du christianisme lui viendraient de sa rupture avec
une certaine idolâtrie grecque :

Peut-on ignorer que le travail des Pères grecs a précisément consisté à libérer les concepts théologiques
chrétiens de l’horizon grec (et peut-être métaphysique), où ils avaient primitivement surgi ? Pas de
fondement, pas d’essence, pas de présence3.

Fondement, essence, présence : les opérateurs de « réappropriation » correspondent bien à ceux


que la déconstruction débusque dans la tradition philosophique. Or si l’« horizon grec » n’est
métaphysique qu’au « peut-être » près, le néoplatonisme ne saurait échapper au diagnostic
d’onto-théologie, en raison de son insistance sur l’unité :

Au contraire des néoplatoniciens, qui ne dépassaient l’être que pour s’en tenir au moins à l’Un, et ne
dépassaient l’Un que pour le retrouver, Denys non seulement ne privilégie pas l’Un, qu’il place

1
J.-L. Marion, L’idole et la distance, op. cit., p. 281.
2
Ibid., p. 185.
3
J.-L. Marion, De surcroît, op. cit., p. 187.

576
paradoxalement en dernière position de tous les noms divins, mais encore n’accorde aucun privilège à la
bonté1.

Une partie de la théologie chrétienne déjouerait donc la critique derridienne, en échappant à


l’idolâtrie commune de Derrida et de Plotin, c'est-à-dire à la réification du divin dans une
présence unitaire.
Plusieurs interprètes de Derrida soutiennent de telles positions sur le néoplatonicien, y
compris lorsqu’ils se réclament de la déconstruction, et même lorsqu’ils s’opposent entre eux
sur le rapport entre celle-ci et la théologie négative. C’est le cas notamment de Kevin Hart et
John D. Caputo. Le premier, dans Trespass of the Sign affirme que « les théologies chrétiennes
deviennent métaphysiques quand elles s’approprient les ressources de la conceptualité
grecque »2. Ces ressources sont plus précisément celles du platonisme et du néoplatonisme, qui
constituent supposément le fond onto-théologique auquel s’arracherait la via negativa
chrétienne3. Un jugement similaire est porté par John D. Caputo, notamment dans The
Prayers and Tears of Jacques Derrida, où il s’emploie aussi à dégager la possibilité d’une
théologie non-métaphysique par démarcation de l’héritage néoplatonicien. Il affirme de la
déconstruction qu’elle n’a pas pour effet de détruire mais plutôt de libérer

la théologie négative de la métaphysique grecque de la présence, avec laquelle elle est compromise, et la
forcer à produire une meilleure explication d’elle-même que l’explication hyperousiologique qu’elle n’a pas
hérité de la Bible mais du néoplatonisme4.

De manière générale, pour désigner la dimension métaphysique de la théologie chrétienne, il


emploie l’expression de « néoplatonisme chrétien ». Sa recherche d’une formule théologique
compatible avec la déconstruction tente donc d’exploiter la veine eschatologique et
messianique, puisque l’apophatique serait trop compromis avec la métaphysique grecque5.

1
Ibid., p. 177.
2
K. Hart, Trespass of the sign, New-York: Cambridge University Press, 1989, réédité en 2000, p. 281:
« Christian theologies become metaphysical when these appropriate the resources of Greek conceptuality »,.
3
Ibid., « Introduction to the 2000 Edition », p. XXII à XXVI, et p. XXII et XXIII en particulier : Kevin Hart y
tombe d’accord avec Brian D. Ingraffia (cf. Brian D. Ingraffia, Postmodern Theory and Biblical Theology :
Vainquishing God’s Shadow, Cambridge : Cambridge University Press, 1995, p. 227) pour dire que la
conceptualité grecque, particulièrement platonicienne et néoplatonicienne, est onto-théologique, mais
soutient contre celui-ci que la théologie négative chrétienne ne se réduit pas à cet apport et échappe par ce
supplément à la métaphysique.
4
John D. Caputo, The Prayer and tears of Jacques Derrida, op. cit., p. 11.
5
Tout le premier chapitre du livre expose cette thèse.

577
Il devrait suffire, pour rejeter ces analyses, de rappeler les résultats de la première partie
de ce travail. Comment voir dans l’un plotinien la « plus grossière idole sensible » ? Ce nom
est, comme les autres, relativisé et problématisé par Plotin avec une radicalité dont il n’est pas
certain qu’elle soit égalée chez beaucoup de théologiens, y compris les Pères grecs. Lorsque
Jean-Luc Marion décrit le dégagement chrétien de l’étau métaphysique néoplatonicien comme
une échappée au régime de l’essence, de la présence et du fondement, peut-il vraiment penser à
Plotin, qui traite précisément ces questions avec une rigueur inouïe ? La rupture exigée par la
« règle d’incommensurabilité » exclut que l’on puisse désigner tranquillement l’arkhè
plotinienne comme une présence, une essence, ou un fondement. Il faut rappeler que
l’asymétrie affectant le rapport de l’arkhè au dérivé interdit de penser la parousia sur le modèle
de la métaphysique ; que cette même asymétrie conduit Plotin à écrire que l’un est « principe
et non-principe » ; et enfin, qu’associer le principe à l’ousia ou à l’on revient à violer ce qui est
sans doute le trait distinctif de l’archéologie néoplatonicienne.
Les effets de la méprise apparaissent de façon spectaculaire au détour de certaines
analyses. Par exemple, Jean-Luc Marion soutient que Denys échapperait à l’objection
derridienne, selon laquelle le moment négatif est surdéterminé par la positivité, car celui-ci
ménage une troisième voie, entre kataphase et apophase, la voie d’éminence. Mais on pourrait
répondre que cette troisième voie permet bien de garantir la direction, l’orientation des
négations de la via negativa, et lui évite de rencontrer l’abîme. Comme chez Plotin l’éminence
permet d’éviter que les négations se perdent dans quelque néant athéologique. L’auteur de
Dieu sans l’être propose donc une définition de la voie de l’éminence qui lèverait l’objection :

Avec la troisième voie, non seulement il ne s’agit plus de dire (ou de nier) quelque chose de quelque chose,
mais de ne plus dire, ni dédire – il s’agit de se référer à Celui que la nomination ne touche plus, non plus
de dire le référent, mais de référer pragmatiquement le locuteur au Référent inaccessible1.

Si l’on comprend bien, la via per eminentiam dépasserait à la fois position et négation, en
disant le rapport du sujet à ce qui récuse le rapport. Notons en premier lieu que cette solution
n’évite pas à Denys les difficultés rencontrées par Plotin. Il faudrait encore demander : admet-
il réellement que le Référent soit inaccessible ? Cela impliquerait de respecter l’incertitude
attachée à son essence même : ainsi ce qui est visé devrait pouvoir être un gouffre athéologique

1
J.-L. Marion, De surcroît, op. cit., p. 171.

578
sur lequel nous projetons les besoins métaphysiques induits par notre finitude. La référence
pragmatique à « Celui que la nomination ne touche plus » garantit-elle que notre démarche
vise encore Dieu, ou bien cette assurance même est-elle mise en jeu ? Il nous semble que le
risque athéologique est bien évacué par la voie d’éminence dionysienne, dans laquelle on peut
voir une réassurance « par orientation », proche de celle qui opère la réappropriation chez
Plotin. Si l’on revient à l’objection principale, Jean-Luc Marion veut montrer que l’effort de
connaissance et de nomination de Dieu renvoie toujours au dérivé. Cette stratégie est
typiquement plotinienne, et l’on pourrait presque croire que l’auteur de ces lignes se réfère à
Ennéade VI, 9 [9], 3, où nous avons lu que désigner l’un comme cause n’est pas parler de lui,
mais du rapport que nous entretenons avec lui dans son dérobement même. Ce geste essentiel
est généralisé dans la conception plotinienne du rapport asymétrique principe/dérivé impliqué
par la règle d’incommensurabilité : l’altérité du dérivé vis-à-vis de l’arkhè ne touche pas celle-ci.
Cette idée sera reprise et déployée avec une rigueur comparable par le presque contemporain
de Denys qu’est Damascius. Si la stratégie décrite par Jean-Luc Marion est bien celle du
peudo-Aréopagite, elle plonge directement ses racines dans le sol et les ressources grecques, et
plus spécifiquement néoplatoniciennes. Dans les belles pages que l’auteur de L’idole et la distance
consacre à Denys, on rencontre d’autres stratégies argumentatives que nous ramènerions
indirectement à l’influence de Plotin. Par exemple :

L’ab-solu dissout le lien qui le lie à notre pensée. Il se défait, d’où notre défaite qui, rigoureusement,
s’accorde à l’ab-solu comme tel, et, dans sa défaite l’honore. Loin que l’impossibilité, de fait, et
théoriquement incontournable, de penser l’absolument impensable termine l’entreprise de penser, elle
l’authentifie et, en un sens, l’inaugure1.

Ces lignes nous semblent directement exprimer un certain aspect du geste transhistorique
plotinien : le principe ne peut fonctionner qu’à laisser derrière lui toute intelligibilité – plus
encore, tout être, toute essence, et sa principialité même. Le discours hénologique suppose
d’avoir pris la mesure de l’inadéquation radicale qui le frappe et doit se résoudre au
« transfert » de caractères impropres. La pensée plotinienne du principe est reconnaissance des
traces de l’impensable dans le pensable ; de ce point de vue non plus, nous ne voyons guère ce
dont les Ennéades manqueraient par rapport à la théologie chrétienne, et ce que le travail des

1
J.-L. Marion, L’idole et la distance, op. cit., p. 179.

579
Pères grecs aurait précisément libéré. Le discours hénologique aussi fonctionne à partir d’une
reconnaissance de son inadéquation.
On peut enfin revenir à la critique selon laquelle le néoplatonisme ne dépasse l’un que
pour y revenir. Rappelons que ni l’un ni le bien – pas plus que l’acte, l’essence ou la vérité – ne
sont proposés par Plotin comme noms propres du principe. Le dépassement dont ils font
l’objet est un véritable dépassement, comme nous l’avons montré au chapitre 7 de la
précédente partie. Mais n’avons-nous pas montré également que l’auteur des Ennéades cherche
à esquiver le risque le plus profond, à savoir que la négation conduise à un abîme où se perdent
sans reste ces déterminations ? Certes, Plotin voudrait que l’au-delà de l’étant préserve d’une
manière indicible l’essence, la vie, la vérité et la principialité – mais il joue le jeu presque
jusqu’au bout, et admet que l’arkhè ne peut se préserver qu’en restant incommensurable à
toutes ces propriétés. La rigueur de la position plotinienne nous semble avoir peu
d’équivalents, y compris en contexte de théologie chrétienne : combien de théologiens
reconnaissent que la transcendance de Dieu conduit au-delà de Dieu, c'est-à-dire au-delà de
l’être, de la vie, de la vérité et du principe ? L’accusation d’idolâtrie ne nous paraît pas justifiée.
Au contraire, le dépassement opéré par la théologie négative chrétienne vis-à-vis de l’étant, de
l’unité, de la bonté nous semble manifester directement sa dette envers le néoplatonisme.
Que dirait Derrida, sur la question ? Les interprètes qui, contrairement à Jean-Luc
Marion, prétendent se placer du côté de la déconstruction rabattent le néoplatonisme sur la
métaphysique avec beaucoup de facilité. Or l’auteur de « La différance », lorsqu’il y renvoie, en
remarque parfois les appartenances métaphysiques, mais, d’autres fois, les ressources
déconstructrices. Ainsi, il évoque « la dialectique platonicienne ou néoplatonicienne » comme
hétérogène au mouvement négatif déconstructeur1 ; il distingue également le secret de la
déconstruction du contenu initiatique propre à un certain néoplatonisme2. Mais d’autres fois,
Derrida parle du néoplatonisme d’une manière qui rappelle ce que devient (parfois) chez lui la
via negativa. Par exemple lorsqu’il désigne, dans Sauf le nom, le rapport double et ambigu de la
théologie négative à la tradition évangélique, il écrit :

1
Dans un passage déjà cité de « Comment ne pas parler » (cf. supra, part. 2, chapitre 5, I, A, 2).
2
Passions, Paris : Galilée, 1993, p. 59-60 : « Il y a du secret. Il ne relève ni de ce à quoi initie ou de ce que
révèle une religion révélée (à savoir un mystère de la passion), ni d’une docte ignorance (dans une confrérie
chrétienne pratiquant une sorte de théologie négative), ni du contenu initiatique d’une doctrine ésotérique
(par exemple dans une communauté pythagoricienne, platonicienne ou néoplatonicienne). En tous cas, il ne
s’y réduit pas, puisqu’il les rend possibles. Le secret n’est pas mystique ».

580
Mais ne croyez-vous pas qu’un certain platonisme – ou néo-platonisme – est ici indispensable et
congénital ? « Platon, pour disposer au christianisme », disait Pascal, chez qui on discernerait parfois le
génie ou la machine de la dialectique apophatique…1

Il est difficile d’exploiter de telles indications. Il n’existe à notre connaissance qu’une seule
référence significative au néoplatonisme, qui porte sur Plotin. Il s’agit d’une note de « Ousia et
grammè ». Derrida vient de souligner que la production et l‘effacement de la trace se
confondent ; il ajoute en note :

Ainsi Plotin (qu’en est-il de Plotin dans l’histoire de la métaphysique et dans l’époque « platonicienne », à
suivre la lecture de Heidegger ?) qui dit la présence, c'est-à-dire aussi la morphè – comme la trace de la non-
présence, de l’amorphe (to gar ikhnos tou amorphou morphè). Trace qui n’est ni présence ni absence, ni sur
quelque mode que ce soit, quelque compromis second2.

La citation sera reprise en épigraphe de « La forme et le vouloir-dire », toujours dans Marges3.


En 1967 et 1968, Derrida souligne donc chez Plotin quelque chose qui n’est pas retenu dans la
métaphysique : l’être comme trace, entre présence et absence, au-delà des deux, voilà qui ne
saurait relever de la métaphysique de la présence ni de son inversion. Mais cette remarque
restera sans suite, et pour situer Plotin au regard de la déconstruction, il faut opérer un
rapprochement plus précis.

II. Khôra et matière

La volonté d’expulser toute altérité « an-archique » (hylétique) de la négativité


principielle induit les perturbations que nous avons décrites dans l’archéologie et l’ontologie
plotinienne. Le principe de ces perturbations est incontestablement la matière, dont on a tenté
de montrer que son statut affole l’ensemble de l’édifice intellectuel des Ennéades. Or on peut
suivre une perturbation analogue et symétrique, dans le texte derridien, autour de la théorie de
la khôra – d’autant plus intéressante pour notre propos que la référence au Timée fait signe, de

1
Sauf le nom, op. cit., p. 88
2
« Ousia et Grammè », dans Marges, op. cit., p. 77, n. 27.
3
« La forme et le vouloir-dire », ibid., p. 187.

581
façon indirecte, vers la matière plotinienne. La hulè ne peut être simplement identifiée à la
nourrice étrange du dialogue platonicien, mais celle-ci est l’une des sources à partir desquelles
Plotin déploie sa doctrine. La deuxième partie de III, 6 [26], notamment, est en partie une
explication avec ce texte1. Rappelons d’abord les moments principaux du dialogue.
En 48e, après avoir proposé une description de la constitution de l’univers, Platon se
propose de reprendre le cheminement depuis le départ en distinguant, outre le sensible et
l’intelligible, un « troisième genre », qui est le « réceptacle » et la « nourrice » de « tout ce qui
est soumis à la génération »2. En un sens, elle peut aussi être désignée comme « mère », si l’on
réduit les causes de l’univers à la triade Père (intelligible), mère (khôra) et fils (sensible)3.
Malgré son caractère insaisissable, il faut en respecter l’unicité dans le discours :

Il faut toujours lui donner le même nom ; car elle ne perd aucune des propriétés qui sont les siennes.
Toujours en effet elle reçoit toutes choses, et jamais en aucune manière sous aucun rapport elle ne prend
une forme qui ressemble à rien de ce qui peut entrer en elle4.

Elle reçoit tout, en restant impassible ; elle est hétérogène à tout, semblable à rien, mais cette
absence d’identité est en même temps son caractère propre. Son mode d’être si étrange exige
une saisie très particulière, adaptée à sa réalité fuyante, comme Platon l’écrit dans ce passage où
il résume la doctrine en question :

Il y a une troisième espèce, un genre qui est celui du matériau qui n’admet pas la destruction, qui fournit
un emplacement à tout ce qui naît, une réalité qu’on ne peut saisir qu’au terme d’un raisonnement bâtard
qui ne s’appuie pas sur la sensation ; c’est à peine si on peut y croire5.

La khôra platonicienne n’est pas la hulè plotinienne, mais lui sert bien de modèle : elle est
distincte du sensible et de l’intelligible, joue le rôle de réceptacle tout en restant parfaitement
impassible, et n’est théoriquement accessible que sur un mode oblique et déroutant.

1
Pour plus de précisions et des références sur ce parallèle, cf. L. Lavaud, D’une métaphysique à l’autre, op. cit.,
p. 45 et n. 1.
2
Timée, 48e-49a ; traduction L. Brisson, dans Platon, Œuvres complètes, L. Brisson (éd.), p. 2007 pour les
termes et expressions cités.
3
Ibid., 50c-d.
4
Platon, op. cit., 50b-c ; traduction L. Brisson, ibid., p. 2008.
5
Ibid., 52a-b ; traduction L. Brisson, ibid., p. 2010-2011.

582
A. Khôra, matière et principe chez Plotin et Derrida

Derrida va reprendre, lui aussi, le thème de la khôra, établissant une passerelle


inattendue entre la déconstruction et l’apophatisme plotinien, et révélant ainsi de façon
étonnante le déséquilibre symétrique qui les affecte.
Selon « Comment ne pas parler », il y a chez Platon « deux mouvements ou deux
tropiques de la négativité » 1 , lesquelles seraient « radicalement hétérogènes ». D’une part,
l’hyperbole du Bien de République VI ; d’autre part, le retrait de la khôra. La thèse qui fournira
le fil conducteur de notre recherche sera la suivante : si le premier mouvement ne saurait
simplement expulser et fonder l’autre, l’inverse doit être vrai également. Autrement dit : si
l’excès radical du Bien communique essentiellement avec la négativité de la « nourrice » du
Timée, il faut admettre en retour que la khôra comme indécidable ne peut ni expulser ni se
subordonner unilatéralement la principialité.
Cette notion fait l’objet de l’attention de Derrida dès les premiers temps de la
déconstruction2, mais ne semble recevoir son sens définitif que dans « Comment ne pas
parler », et prendra ensuite une importance grandissante, jusqu’à se voir consacrer un livre
particulier3 ; de plus, elle est évoquée dans chaque texte abordant la question de la théologie
négative. Avant d’en venir à ces textes, il convient de montrer ce que devient la khôra en
régime de déconstruction – c'est-à-dire un indécidable, affectant la même structure et
s’exposant aux mêmes apories que les autres.
Derrida, dans Positions, explique en quel sens on peut considérer sa pensée comme
« matérialiste » :

Il va de soi que si, et dans la mesure où, dans cette économie générale, matière désigne, comme vous le
disiez, l’altérité radicale (je préciserai : par rapport à l’opposition philosophique), ce que j’écris pourrait
être considéré comme « matérialiste »4

1
Cf. supra, part. 2, chapitre 6, I, A, 3.
2
Entre autres références, on notera une apparition en 1968, dans « Tympan », Marges, op. cit., p. XXIV.
Dans une note attachée à l’un des entretiens de Positions, Derrida affirme qu’il a consacré un séminaire de
l’Ecole Normale à cette notion, sans autre précision. Positions, op. cit., p. 101.
3
Khôra, Paris : Galilée, 1993.
4
Positions, op. cit., p. 87. On rappellera aussi le « Hors-livre » de la Dissémination, op. cit., p. 10, où Derrida
accomplit le même geste, c'est-à-dire désigne la matière comme « dehors des oppositions classiques », pourvu

583
Spectres de Marx retrouve cette idée et la précise, lorsque Derrida définit sa pensée comme un
« matérialisme de la khôra »1.
Suivons la présentation qu’en propose le livre éponyme. L’étrange nourrice du Timée
occupe la fonction d’indécidable en excédant l’opposition sensible/intelligible, et la dérange
tout en lui donnant lieu. Elle paraît tantôt participer des deux autres genres, et tantôt les
exclure au contraire2, de sorte qu’« elle oscille entre deux formes d’oscillation : la double
exclusion (ni/ni) et la double participation (à la fois… et, ceci et cela). »3 Elle met en crise le
partage de la réalité qui prévalait jusqu’alors dans la cosmologie du Timée, divisant tout l’étant
en être et devenir, c'est-à-dire qu’elle subvertit l’ontologie platonicienne en interdisant à son
opposition centrale de fonctionner normalement.
Avec cette opposition, c’est non seulement le programme théorique du Timée qui est
dérangé, mais l’univers métaphysique platonicien dans son ensemble : par exemple, le partage
de la parole en muthos et logos4 ; ou encore le tableau de famille qui se glisse sous la cosmologie
du dialogue :

La philosophie ne peut parler philosophiquement de ce qui ressemble seulement à sa « mère », sa


« nourrice », son « réceptacle » ou son « porte-empreinte ». En tant que telle, elle ne parle que du père et
du fils, comme si le père l’engendrait à lui tout seul5.

L’opposition centrale du platonisme est en même temps une distinction entre l’originaire
(intelligible) et le dérivé (sensible). Dès lors, le « pas en arrière » accompli par Platon pour
dégager le troisième genre implique, selon Derrida, un excès sur le registre même de
l’originarité :

que l’on n’en fasse pas un référent, ni une forme de présence sous-jacente (cf. supra, section 2, part1, chapitre
1, B, 1).
1
Spectres de Marx, op. cit., p. 267.
2
Khôra, op. cit., p. 16 : « L’embarras déclaré par Timée se manifeste autrement : tantôt la khôra paraît n’être ni
ceci ni cela, tantôt à la fois ceci et cela. »
3
Ibid., p. 19.
4
Ibid., p. 68 en particulier, et p. 76 : « Sans être logos vrai, la parole sur khôra n’est pas davantage un mythe
vraisemblable. »
5
Ibid., p. 96.

584
Khôra marque une place à part, l’espacement qui garde un rapport dissymétrique avec tout ce qui est « en
elle ». Dans le couple hors du couple, cette mère étrange qui donne lieu sans engendrer, nous ne pouvons
plus la considérer comme une origine1.

Mais si l’on examine attentivement la démarche derridienne, on s’aperçoit qu’elle ne peut


refuser à la « nourrice » toute dimension principielle. La khôra devrait se tenir entre les deux, et
ne peut donc pas être présentée comme simplement non originaire.
En premier lieu, Derrida indique lui-même de façon très claire que le cheminement vers
la khôra est une surenchère dans la régression vers l’origine, surenchère déterminée par
l’insuffisance du couple originaire/dérivé lorsqu’on le considère comme une simple opposition.
Ce point fait même l’objet d’une certaine insistance. Dans le texte platonicien, « le discours sur
khôra […] se trouve inauguré par un nouveau retour à l’origine : une nouvelle surenchère dans
la régression analytique. » 2 ; il nous ramène à un « commencement plus ancien que le
commencement »3. Cette instance étrange devient donc l’origine de l’origine, comme les
indécidables en général :

On ne remontera pas, comme il est précisé aussitôt après, aux premiers principes ou éléments de toutes
choses. Il faut aller plus loin, reprendre tout ce qu’on avait pu considérer comme l’origine, revenir en-deçà
des principes élémentaires, c'est-à-dire de l’opposition du paradigme et de la copie4.

Derrida reconnaît parfaitement la nécessité d’emprunter la voie archique pour atteindre la


khôra, mais tout se passe comme si ce geste nous amenait simplement à abandonner le registre
de l’arkhè. Ainsi, cette mère étrange « qui donne lieu sans engendrer » ne pourrait plus être
considérée comme une origine :

Pré-originaire, avant et hors de toute génération, elle n’a même plus le sens d’un passé, d’un présent passé.
Avant ne signifie aucun antériorité temporelle. Le rapport d’indépendance, le non-rapport ressemble
davantage à celui de l’espacement à l’égard de ce qui s’y loge pour être reçu5.

1
Ibid., p. 92.
2
Ibid., p. 92.
3
Ibid., p. 96.
4
Ibid., p. 93.
5
Ibid., p. 92.

585
Si la khôra n’est pas originaire, c’est parce qu’elle précède l’origine. Mais pré-originaire ne
saurait signifier unilatéralement non-originaire. Surtout si l’antécédence en question est
déterminée par une démarche visant à pallier les insuffisances de l’arkhè en tant qu’elle est prise
dans l’opposition :

Revenons en deçà du discours assuré de la philosophie qui procède par oppositions principielles et compte
avec l’origine comme avec un couple normal. Nous devons revenir vers une pré-origine qui nous prive de
cette assurance et requiert du même coup un discours philosophique impur, menacé, hybride, bâtard. Ces
traits ne sont pas négatifs. Ils ne discréditent pas un discours qui serait simplement inférieur à la
philosophie1.

La conception de la khôra par Derrida reflète le déséquilibre général affectant sa pensée. Mais
si l’on considère la façon insolite dont elle joue son rôle en régime de déconstruction, on
découvre un schéma pouvant convenir à la fois à la matière et au principe des Ennéades. Ce
schéma témoigne donc non seulement du déséquilibre derridien, mais aussi de celui qui affecte
l’archéologie plotinienne – c'est-à-dire de la répression des possibilités an-archiques
nécessairement impliquées dans la négativité de l’un-bien.
Tout d’abord, l’auteur de Sauf le nom évoque le nothos logismos ; or nous avons tenté de
montrer que celui-ci pourrait s’appliquer aussi bien à l’arkhè qu’à la hulè plotinienne2. Il
souligne encore deux points qui renforcent cette ressemblance : d’abord, une dimension de
commandement, qui la rapproche à la fois des indécidables et de l’arkhè prôtè ; ensuite, la
manière dont il décrit la fonction de la « nourrice » cosmologique, comme une donation
paradoxale, pourrait s’appliquer à l’un-bien autant qu’à la matière. Reprenons ces deux aspects.
Premier point : l’injonction vide (« sans injonction »). « Comment ne pas parler »
souligne que la khôra donne lieu à une injonction, puisqu’elle demande à ce qu’on l’appelle
« toujours de la même façon », de manière à respecter sa singularité3. Injonction vide, puisque
cette singularité consiste précisément à n’en avoir aucune, et à échapper à tout discours
« propre ». D’un autre côté, Derrida ne semble pas tout à fait à l’aise sur ce point, comme on le
voit lorsqu’il le reprend, au début de l’étude sur Denys, et explique comment elle enjoint :

1
Ibid., p. 94.
2
Cf. supra, partie 1, chapitre 4, I, A ; puis chapitre 6, II, B, 2, et enfin chapitre 8, II, B, 3.
3
Ibid., p. 569 ; Plotin précise ici, en passant, au sujet de cette singularité : « il n’y a qu’une seule khôra, même
si elle peut être pure multiplicité de lieux ». Proposition un peu étonnante, non seulement parce qu’il semblait
qu’on ne pouvait pas dire qu’« il y a » la khôra, mais aussi parce que l’on aurait pu croire qu’elle récuse
profondément toute unité.

586
L’absence de promesse ou d’ordre, le caractère désertique, radicalement anhumain et athéologique de ce
lieu nous oblige à parler, à nous référer à lui d’une certaine et unique façon comme à ce tout autre qui ne
serait même pas transcendant, absolument éloigné, ni d’ailleurs immanent ou proche. Non que nous
soyons obligés d’en parler, mais si, mus par un devoir qui ne vient pas d’elle, nous la pensons et en parlons,
alors, il faut respecter la singularité de cette référence1.

La khôra ne donnerait lieu à injonction qu’en composant avec un appel venu d’ailleurs. Elle
serait donc étrangère à ce qui nous ordonne d’en parler, de la penser. Mais alors, elle doit
composer avec une dynamique négative qui, elle, exige et ordonne. Khôra, en 1993 ne
retiendra plus le caractère extérieur de l’injonction qui commande d’en parler toujours de la
même façon2. De la khôra se lève donc bien un ordre qui exige et refuse à la fois le discours
propre, c'est-à-dire commande un nothos logismos ; chez Plotin, cette description pourrait
correspondre aussi bien à l’arkhè qu’à la matière sensible.
Deuxième point : comment la khôra joue-t-elle son rôle de réceptacle ? Derrida semble
expulser l’archie hors d’elle en excluant toute donation, apparemment impliquée dans le
« donner lieu » qui la caractérise. Cette exclusion fonde une distinction, non seulement avec le
es gibt heideggérien, mais aussi et surtout avec la théologie négative :

Il y a khôra […] mais ce qu’il y a là n’est pas ; et nous reviendrons plus loin sur ce que peut donner à
penser cet il y a qui d’ailleurs ne donne rien en donnant lieu ou en donnant à penser, en quoi il sera risqué
d’y voir l’équivalent d’un es gibt, de ce es gibt qui reste sans doute impliqué dans toute théologie négative à
moins qu’il ne l’appelle toujours en son histoire chrétienne3.

L’« il y a » sans essence de la khôra donne lieu sans rien donner, ce qui la distinguerait
supposément de toute instance visée par une théologie apophatique. Mais que recouvre
positivement une telle donation ? Dans « Comment ne pas parler », une précision était
apportée :

Elle ne donne pas lieu comme on donnerait quelque chose qui soit, elle ne crée ni ne produit rien, pas
même un événement en tant qu’il a lieu4.

1
Ibid., p. 570 (je souligne).
2
Khôra, op. cit., p. 34.
3
Ibid., p. 30.
4
« Comment ne pas parler », dans Psyché, op. cit., p. 568-569.

587
Si la khôra ne donne pas lieu, c’est qu’elle ne donne rien qui soit. Mais on se rappelle que
Derrida décrivait, dans Donner le temps, un don qui ne se réduit pas à la transmission d’une
chose présente. Khôra paraît tout simplement donner lieu comme le don donne le temps. Ne
retrouve-t-on pas ici l’équivalent de ce qu’Eperons qualifiait de « don abyssal », c'est-à-dire ne
se laissant plus penser dans l’être 1 ? Le texte de « Comment ne pas parler » clarifie ses
modalités :

Platon insiste sur sa nécessaire indifférence : pour tout recevoir et pour se laisser affecter par ce qui s’inscrit
en elle, il faut qu’elle reste sans forme et sans détermination propre. Mais si elle est amorphe (amorphon,
50d) cela ne signifie ni manque ni privation. Rien de négatif ni de positif. Khôra est impassible, mais elle
n’est ni active ni passive2.

Donner lieu, pour la khôra, signifie se donner, en tant que lieu, à l’affection ou à l’inscription.
Elle donne donc en s’offrant, c'est-à-dire en recevant, et cette réception suppose l’impassibilité.
Khôra apporte les précisions suivantes :

Elle n’« est » rien d’autre que la somme ou le procès de ce qui vient s’inscrire sur elle, à même son sujet,
mais elle n’est pas le sujet ou le support présent de toutes ces interprétations, quoique, néanmoins, elle ne
se réduise pas à elles. Simplement cet excès n’est rien, rien qui soit et qui se dise ontologiquement. Cette
absence de support, qu’on ne peut traduire en support absent ou en absence comme support, provoque et
résiste à toute détermination binaire ou dialectique, à tout arraisonnement de type philosophique, disons
plus rigoureusement du type ontologique3.

La logique de ce qui est décrit ici pourrait concerner à la fois le principe et la matière sensible
chez Plotin – ce qui dérange à la fois la logique de son discours et celle de la déconstruction.
En effet, si la khôra n’« est » que la somme de ce qui vient s’inscrire sur elle ou en elle, ce n’est
pas que toute sa teneur s’y réduise, mais plutôt que son excès sur ce qu’elle rend possible est
hors ontologie – et en ce sens on peut dire avec justesse qu’elle n’est rien, sans pour cela être
nulle et non avenue. Ce qu’il y a en plus ou en moins par rapport à l’étant n’est rien – mais pas

1
Eperons, op. cit., p. 100.
2
« Comment ne pas parler », dans Psyché, op. cit., p. 568.
3
Khôra, op. cit., p. 37.

588
absolument rien, puisqu’il faut encore cet excès ou ce défaut pour que les effets en question
aient lieu.
On pourrait objecter que le principe, dans les Ennéades, ne saurait être qualifié de
support, d’hupokeiménon. Mais d’un autre côté, la matière n’est pas davantage un réceptacle au
sens propre, puisqu’elle reste absolument hétérogène, impassible et inaccessible à ce qui vient
sur elle. Quant au principe, il est ce « en quoi » résident toutes choses, puisque « être dans » au
sens métaphysique et non local signifie simplement dépendre de l’arkhè1. Dans les deux cas,
cette idée n’implique aucune substantialité sous-jacente, mais un dérobement donnant lieu à
des effets par son dérobement. Derrida refuse deux statuts au surplus mè-ontologique dont il est
ici question : « support absent » ou « absence de support ». Néanmoins, ce qui reste en excès
et/ou en défaut sur les skhémata n’est-il pas descriptible comme un « support sans support » ?2
Cette idée semble confortée lorsque Derrida établit un parallèle entre le rapport ontologique
de la khôra à ce qu’elle supporte (les skhémata), et le rapport du texte platonicien avec les
interprétations qu’il suscitera :

Riches, nombreuses, inépuisables, les interprétations viennent en somme informer la signification ou la


valeur de khôra. Elles consistent toujours à lui donner forme en la déterminant, elle qui pourtant ne peut
s’offrir ou se promettre qu’en se soustrayant à toute détermination, à toutes les marques ou impressions
auxquelles nous la disons exposée […] Mais ce que nous avançons ici de l’interprétation de la khôra – du
texte de Platon sur la khôra – […] tout cela puise déjà à ce que le texte dit lui-même de la khôra […] Les
skhémata sont les figures découpées et imprimées dans la khôra, les formes qui l’informent. Elles lui
reviennent sans lui appartenir3.

La khôra s’offre en se soustrayant, elle donne lieu, sans maintenir une présence pleine sous les
déterminations qu’elle rend possibles (que celles-ci soient d’ordre ontologique ou cognitif). Sa
manière de se donner et de donner lieu à ces déterminations consiste au contraire à s’échapper,
à ne se réduire à aucune d’entre elles, à se tenir toujours au-delà. N’est-ce pas là ce que signifie

1
Cf. supra, partie 1, chapitre 7, II, B.
2
On trouvera exactement le même mouvement dans « Abraham, l’Autre », dans Judéités, op. cit. La khôra, y
est présentée comme « lieu pré-historique donnant (sans donner) lieu à tout événement de révélation
anthropo-théologique. », (p. 40). Mais un lieu qui se caractérise d’abord par son hétérogénéité vis-à-vis de ce à
quoi il donne lieu : « Rien ne paraît plus étranger au Dieu des juifs et à l’histoire de la loi que ce que
j’interprète, jusque dans son avenir politique, sous le nom grec de khôra, le lieu, la localité anhumaine et
athéologique, qui ouvre le lieu bien au-delà de toute théologie négative. » (p. 40-41).
3
Khôra, op. cit., p. 26-27. Voir encore, p. 28 : « Et pourtant, « khôra » semble ne jamais se laisser même
atteindre ou toucher, encore moins entamer, surtout pas épuiser par ces types de traduction topique ou
interprétative. »

589
très concrètement son oscillation entre absence de support et support comme absence ? Mais
n’est-ce pas là aussi ce qui rapproche directement la khôra aussi bien du principe que de la
matière sensible chez Plotin?
La khôra révèle parfaitement les déséquilibres symétriques affectant la pensée de nos
deux auteurs. Sa dimension archique est peu contestable et interdit l’interprétation subversive
de la déconstruction. D’un autre côté, cette chose qui (se) donne en (se) refusant semble aussi
proche de la matière que l’un-bien, et confirme donc l’affinité profonde entre les deux
instances. On la perçoit et on ne la pense qu’à travers ce à quoi elle donne lieu, alors même
qu’elle lui reste incommensurable, en excès ou en défaut – les deux, sans doute,
indissociablement.
Ce n’est pas là, toutefois, l’effet le plus intéressat qu’induit la khôra. Pour voir cet effet à
l’œuvre, il faut montrer comment Derrida compare les deux mouvements négatifs dont les
paradigmes historiques sont, d’une part, le Bien epékeina tès ousias et, d’autre part, la khôra.

B. La khôra et la « théologie négative » : bifurcations et déséquilibres

Nous allons examiner trois textes dans lequels Derrida compare la négativité de la via
negativa à celle de la khôra. Ils sont tirés de « Comment ne pas parler », Sauf le nom, et « Foi et
savoir ». Il ne s’agit à chaque fois que de quelques pages, mais elles recèlent les informations les
plus précieuses, en explorant les rapports entre les deux formes de négativité. La logique
rigoureuse du discours derridien devrait l’amener à reconnaître l’intrication indéfectible des
deux interprétations de la négativité, comme réaffirmation et négation de l’arkhè. Déconstruire
devrait consister à négocier, « dans le désert », les rapports du désir de Dieu et de l’athéisme.
Mais, de même que la différance, le don et la justice étaient tirés du côté an-archique,
l’interprétation derridienne de la khôra révèle que la négativité déconstructrice est tirée
indûment du côté a-théologique

1. « Comment ne pas parler »

Dans la conférence de 86, on se souvient que le mouvement négatif platonicien de


République VI était plutôt considéré comme un processus d’appropriation onto-théologique de
l’altérité. Par opposition, la khôra est évoquée comme « une autre manière de traiter l’au-delà

590
de la limite, le troisième genre et le lieu. »1 Il y a donc une opposition entre deux formes de
débordement négatif : l’une est captée par l’appropriation métaphysique, tandis que l’autre la
déjoue. D’un côté, le Bien est le terme d’un mouvement hyperbolique visant à instituer le
signifié transcendantal, garantir une présence archique ; de l’autre, la khôra serait simplement
négative. Nous avons déjà constaté que cette présentation n’est pas fondée, et aussi que
certains éléments la contestent dans la conférence même. Cela est encore plus évident lorsque
Derrida distingue explicitement les deux négativités.
Il différencie, au sein même de la négativité de la khôra, deux « langages », deux logiques.
La première la réapproprie « à l’ontologie et la dialectique platonicienne dans ses schémas les
plus dominants. »2 C’est la dimension positive et inclusive qui domine : dans la mesure où elle
n’est ni intelligible ni sensible, on peut en parler comme si elle était à la fois l’un et l’autre.
Cette capacité d’inclusion ouvre les interprétations qui en feront une préfiguration de
l’étendue cartésienne, de l’espace kantien, ou des philosophies matérialistes fondées sur le
substrat ou la substance3, c'est-à-dire des pensées fondamentales (qui tentent de ramener la
diversité des phénomènes à l’unité d’une présence originaire). Retenons deux points. En
premier lieu, la positivité de la khôra sur ce premier mode lui permet de jouer le rôle de
réceptacle, et ainsi « rend possible la formation du cosmos »4 ; il s’agirait donc d’une manière
d’arkhè. Deuxième remarque : après en avoir parlé comme d’une préfiguration de concepts
ultérieurs de la matérialité ou de la spatialité, il souligne le caractère anachronique de ces
interprétations. Mais, loin qu’il s’agisse d’un défaut logique, cela correspond à la nature de
l’instance en question, qui dérange la temporalité :

Quant à leur anachronisme, il me paraît non seulement évident mais structurellement inévitable. La khôra
est l’anachronie même de l’espacement, elle anachronise, elle appelle l’anachronie, la provoque
immanquablement depuis le déjà pré-temporel qui donne lieu à toute inscription5.

Le premier des deux langages rapproche khôra de l’espacement ; son « anachronie » renvoie au
passé et au futur absolu de la trace, débordant la présence du présent comme garantie
principielle. Ce débordement « donne lieu » à ce qui peut venir sur elle comme sur un

1
« Comment ne pas parler », dans Psyché, op. cit., p. 566.
2
Ibid.
3
Ibid., p. 567.
4
Ibid.
5
Ibid.

591
réceptacle, selon la logique de don et de retrait que nous avons décrite. Ici, l’anachronie de la
khôra ouvre celle-ci aux réappropriations ultérieures.
Le deuxième discours sur la khôra, nous dit Derrida, l’« intéresse davantage », « sans
cesser, précise-t-il, d’être anachronique à sa manière. »1 L’anachronie règne par conséquent sur
les deux interprétations de la khôra. Cela n’implique-t-il pas qu’elle ouvre les deux possibilités
en même temps ? Une telle conséquence semble découler de ce qui vient d’être dit, mais il
convient de le vérifier en suivant l’analyse du second tropisme. Ce dernier pointe l’ouverture
du platonisme à un certain espacement :

Cet autre geste inscrirait, à l’intérieur (mais donc aussi à l’extérieur, l’intérieur une fois mis dehors) du
platonisme, voire de l’ontologie, de la dialectique, peut-être de la philosophie en général, un espacement
irréductible2.

La khôra ouvre l’être à l’indécidabilité comme ce qui rend possible le sens propre, c'est-à-dire
aussi la présence et tout ce qui en est solidaire : « L’espacement de khôra introduit une
dissociation ou une différance dans le sens propre qu’elle rend possible »3.
Or ce deuxième aspect paraît récuser toute articulation avec le domaine du sens, de la
dialectique qu’il conditionne pourtant :

Il y a là quelque chose qui n’est ni un étant ni un néant mais qu’aucune dialectique, aucun schème
participationiste, aucune analogie ne permettrait de réarticuler avec quelque philosophème que ce soit : ni
« chez » Platon, ni dans l’histoire que le platonisme inaugure et commande. Le ni-ni- ne se laisse pas
reconvertir en et-et4.

La khôra comme espacement et différance n’est ni présente ni absente, ni intelligible ni


sensible, ni le bien ni le mal5. Dès lors, elle ne peut plus jouer le rôle de support, de condition
de possibilité, ou de principe :

1
Ibid. Il ajoute : « La synchronie d’une lecture n’a ici aucune chance et manquerait sans doute cela même à
quoi elle prétendait s’ajuster. »
2
Ibid.
3
Ibid., p. 568.
4
Ibid., p. 567.
5
Ibid., p. 568.

592
Radicalement anhumaine et athéologique, on ne peut même pas dire qu’elle donne lieu ou qu’il y a la
khôra. Le es gibt que l’on traduirait ainsi annonce ou rappelle encore trop la dispensation de Dieu, de
l’homme, ou même de l’être dont parlent certains textes de Heidegger (es gibt Sein). Khôra n’est même pas
ça, le es du donner avant toute subjectivité1.

Elle reste absolument étrangère à toute principialité, y compris sous la forme du es gibt tel que
le comprend notre auteur.
Cette présentation de la khôra est évidemment sujette à un problème d’équilibrage. En
effet, elle est répartie entre deux figures, dont une seule résiste à la réappropriation. Dès lors, ne
faut-il pas la considérer comme l’unité de ce qui permet et de ce qui résiste à l’appropriation
anthropo-théologique ? C’est d’ailleurs ce que suggèrera Khôra, dans le passage cité plus haut,
qui décrit sa négativité comme une oscillation entre deux formes d’oscillations, la double
exclusion et la double participation ; dans « Comment ne pas parler », en revanche, la
deuxième forme de la khôra relèvait seulement de la forme négative (« ni-ni »). Mais si l’on
prend acte des deux dimensions de la khôra, on ne peut plus la déclarer globalement hétérogène
à l’ontologie et la principialité. La khôra dans son ensemble ne saurait donc être « radicalement
anhumaine et athéologique ». Or Derrida paraît vouloir qu’elle le soit, notamment lorsqu’il
reprend cette notion au début de la deuxième étude du deuxième moment de la conférence, où
il reprend le problème en termes révélateurs :

La question devient maintenant la suivante : que se passe-t-il entre, d’une part, une expérience telle que
celle-ci, l’expérience de la khôra, qui n’est surtout pas une expérience, si l’on entend par ce mot un certain
rapport à la présence […] et, d’autre part, ce qu’on appelle via negativa dans son moment chrétien ?
Le passage par la négativité du discours au sujet de la khôra n’est ni un dernier mot ni la médiation au
service d’une dialectique, une élévation vers un sens positif ou propre, un Bien ou un Dieu. Il ne s’agit pas
ici de théologie négative2.

Derrida expulse ici la négativité théologique et archéologique pour purifier la négativité de la


khôra. Tout devrait le conduire à reconnaître l’intrication des deux tropismes négatifs.
Cependant, son discours accorde ici à la face « anhumaine et athéologique » un privilège
injustifié. Il ne devrait pas être possible de mettre, d’une part la khôra, et de l’autre
l’apophatisme théologique ; ni d’affirmer simplement que la « nourrice » est immunisée contre

1
Ibid., p. 568-569.
2
Ibid., p. 569-570 (je souligne).

593
la théologie négative et l’archie en général. On ne peut pas plus protéger la négativité de la
khôra contre celle de Dieu que l’inverse.

2. Sauf le nom

Nous avons tenté de montrer que Sauf le nom est le texte le plus équilibré sur la
théologie négative. Cette remarque se confirme, lorsque Derrida analyse les rapports entre
deux « lieux »1.
La théologie négative s’inscrit dans un espace de jeu entre Dieu et la création, et la
question est posée de ce qui lui donne lieu2. Derrida pose alors l’alternative suivante : est-il
ouvert par Dieu, ou bien par quelque chose d’analogue à la khôra, qui resterait radicalement
hétérogène au divin?3 Soit un espace théologique et archéologique, soit l’anarchie impassible de
la khôra. La réponse est alors très claire : on ne peut choisir entre ces deux possibilités, comme
on ne peut choisir entre les interprétations (économique et an-économique) de la différance :

Il est vrai que ces deux « lieux », ces deux expériences du lieu sont sans doute d’une hétérogénéité absolue.
Un lieu exclut l’autre, l’un passe l’autre, l’un se passe de l’autre, l’un est, absolument, sans l’autre. Mais ce
qui les rapporte encore l’un à l’autre, c’est cette étrange proposition, sans, cet étrange sans-avec ou avec-
sans (without). La logique de cette jonction ou de cet ajointement (conjonction-disjonction) permet et
interdit à la fois ce que l’on pourrait appeler exemplarisme4.

Nous retrouvons la logique du « sans », qui conjoint et disjoint d’un même trait, ouvrant
l’identité à une altérité radicale. Les interprétations du lieu s’articulent dans un mouvement
aporétique où chacun revendique la primauté sans pouvoir l’obtenir. En effet, c’est l’oscillation
entre ces deux possibilités qui ouvre la structure d’exemplarisme caractéristique de la théologie
négative.
Attardons-nous un moment sur cette structure. On peut la comprendre à partir d’une
remarque concernant l’altérité : la radicalité du retrait du tout-autre devrait interdire d’en figer

1
Nous lisons ici le mouvement des p. 93-97.
2
Sauf le nom, op. cit., p. 93.
3
Ibid., p. 94-95 : « Reste à savoir si ce lieu non sensible (invisible et inaudible) est ouvert par Dieu, par le
nom de Dieu (ce qui serait encore autre chose, peut-être) ou s’il est plus ancien que le temps de la création
[…] Il reste à savoir (au-delà du savoir) si le lieu est ouvert par l’appel (la réponse, l’événement qui appelle à la
réponse, la révélation, l’histoire) ou s’il reste impassiblement étranger, comme la Khôra, à tout ce qui prend
place et se remplace et joue en lui, y compris ce qui se nomme Dieu. »
4
Ibid., p. 95.

594
l’interprétation dans quelque figure que ce soit, en même temps qu’elle appelle une
interprétation. C’est ce que souligne Derrida à partir de l’expression « tout autre est tout
autre ». Dans Donner la mort, en particulier, il explore cette formule équivoque, et montre
qu’il faudrait rester fidèle à son ambiguïté, ne pas chercher à arrêter sa signification – par
exemple comme purement éthique (s’il est envisagé comme Autrui) ou comme purement
religieuse (s’il l’est comme Dieu)1. Dans le cadre d’une interprétation de l’apophatisme, cela
implique l'impossibilité (et l’illégitimité) d’immobiliser le statut de l’altérité radicale,
notamment comme théologique ou archique ; celle-ci ne peut donc être désignée que par
exemple. Mais ce terme inclut deux nuances contraires, à savoir le paradigme et la simple
illustration :

Tout autre est tout autre. Un nom de Dieu, dans une langue, une phrase, une prière, devient un exemple
du nom et des noms de Dieu, puis des noms en général. Il faut choisir le meilleur des exemples (et c’est
nécessairement le bien absolu, l’agathon qui se trouve être, donc, epekeina tès ousias), mais c’est le meilleur
en tant qu’exemple : pour ce qu’il est et ce qu’il n’est pas, pour ce qu’il est et qu’il représente, remplace et
exemplifie2.

Dieu, l’un ou le bien, mais aussi Autrui ou l’arkhè, ne sont que les exemples du tout-autre ; ils
sont donc des modèles, donnés chaque fois pour la meilleure interprétation, mais en même
temps, leur statut leur interdit de prétendre épuiser l’altérité qui les suscite. L’exemplarisme est
assez proche de la logique du supplément : on ne peut jamais arriver qu’à quelque chose qui
prétend valoir pour le principe absent. Et cette structure montre l’intrication des deux
possibilités exclusives, qui s’appellent et revendiquent la primauté sans l’obtenir : si le meilleur
exemple est toujours aussi le meilleur en tant qu’exemple, c’est en raison de cette
association/exclusion qui « conjoint et disjoint à la fois », « disloque » « le meilleur comme
l’indifférent ». On reconnaît l’intrication de ce qui donne lieu à l’agathon et au divin d’un côté,
et d’un autre, à la khôra « athéologique et anhumaine ». Deux abîmes :

1
Donner la mort, op. cit., p. 114-121 ; Derrida entend brouiller ainsi l’opposition Kierkegaard/Lévinas, en
montrant que la singularité absolue de Dieu (caractérisant la sphère du religieux chez le premier) ne peut se
distinguer en droit de la singularité absolue d’Autrui (qui définit l’éthique chez le second).
2
Sauf le nom, op. cit., p. 96.

595
D’un côté, sur une voie, une éternité profonde et abyssale, fondamentale mais accessible au messianisme
en général […] de l’autre côté, sur l’autre voie, l’intemporalité d’un abîme sans fond ni surface, une
impassibilité absolue (ni la vie ni la mort) qui donne lieu à tout ce qu’elle n’est pas. En fait, deux abîmes1.

Rien n’indique que les deux abîmes devraient être hiérarchisés, et il semble que Derrida
respecte ici un certain équilibre entre les termes de l’opposition : les deux gouffres
s’entremêlent sans prééminence de la khôra, puisque l’exemplarisme dont il était question
disloque non seulement le premier, mais aussi le second. D’autre part, lorsque Angélus Silésius
souligne un jeu entre « l’abîme de mon esprit » et « l’abîme de Dieu », le reproche qu’il encourt
est de ne donner que deux exemples du premier abîme2.
Pourtant, certains passages jettent un soupçon sur l’équilibre du discours derridien,
même à ce moment. En effet, après le passage sur les deux abîmes, la khôra occupe la place
centrale sans qu’aucune mention ne soit plus faite de l’autre abîme. C’est le cas au moins à
deux reprises. Tout d’abord, lorsque Derrida place d’un côté l’histoire de Babel (construction
et déconstruction) et de l’autre la khôra, comme si l’autre de l’opposition était unilatéralement
du côté non-théologique3. D’autre part, de façon plus discrète, lorsqu’il est question de deux
désirs inhérents à la théologie négative (d’être compris de tous et de maintenir le secret) et que
les deux sont supposés s’organiser « autour du chasme et du chaos de la khôra »4. La structure
du déséquilibre athéologique revient donc malgré tout : les deux abîmes sont articulés par le
chaos, c'est-à-dire que l’anarchie règne et règle les rapports de l’archie et de l’anarchie. Mais
nous savons désormais qu’aucune logique compensatoire ne permet de justifier cette
interprétation.

3. « Foi et savoir »

« Foi et savoir » revient sur la khôra, en livrant des indications particulièrement


suggestives sur ses rapports avec la théologie négative. La nourrice du Timée désignerait « le
lieu d’un espacement abstrait, le lieu même, le lieu d’extériorité absolue », et en même temps
« le lieu d’une bifurcation entre deux approches du désert. »5 Cette idée de « désert » renvoie en

1
Ibid., p. 96-97.
2
Ibid., p. 97.
3
Ibid., p. 104.
4
Ibid., p. 110.
5
« Foi et savoir », dans La religion, op. cit., p. 30.

596
fait à une force d’abstraction qui semble à la fois ouvrir et ébranler les religions – cela recouvre,
dans le texte qui nous intéresse, l’idée d’une foi ou d’un messianisme « vide » qui rend possible
et obère en même temps les messianismes et croyances historiques. Il faut bien garder à l’esprit
que la khôra est présentée comme le site de l’alternative entre les deux modes de négativité
désertique.
La « première approche » du désert, paraît correspondre à la théologie négative pure. Il
s’agirait alors d’une

tradition de la voie négative qui, en dépit ou en dedans de son acte de naissance chrétien, accorde sa
possibilité à une traduction grecque – platonicienne ou plotinienne – qui se poursuit jusqu’à Heidegger :
la pensée de ce qui (est) au-delà de l’être. Cette hybridation gréco-abrahamique reste anthropo-
théologique. Dans la figure que nous lui connaissons, dans sa culture et son histoire, son « idiome » n’est
pas universalisable1.

La première forme de désertification va largement en-deçà et au-delà de son enracinement


chrétien. Derrida désigne ainsi, non pas la tradition historique concrète (à laquelle on peut
difficilement associer Heidegger) mais bien un apophatisme abstrait. La portée déconstructrice
de ce mouvement pur avait été clairement reconnue dans Sauf le nom, mais il semble qu’ici, au
contraire, il soit à placé d’un seul côté de la limite. Il s’agit donc pour Derrida de réinscrire
unilatéralement la voie négative dans un processus d’altération limité au champ de l’anthropo-
théologie : c’est pourquoi son « idiome » n’est pas universalisable. Elle apparaît ainsi comme
une dimension de la négativité réappropriée par un discours théologique et anthropique.
La deuxième approche est présentée de la manière suivante :

Khôra, « l’épreuve de khôra » serait, du moins selon l’interprétation que j’ai cru pouvoir en donner, le nom
de lieu, un nom de lieu, et fort singulier, pour cet espacement qui, ne se laissant dominer par aucune
instance théologique, ontologique ou anthropologique, sans âge, sans histoire et plus ancien que toutes les
oppositions (par exemple sensible/intelligible) ne s’annonce même pas comme « au-delà de l’être », selon
une voie négative. Du coup, khôra reste absolument impassible et hétérogène à tous les processus de
révélation historique ou d’expérience anthropologique, qui en supposent néanmoins l’abstraction [je
souligne]. […] Elle n’est ni l’Être, ni le Bien, ni Dieu, ni l’Homme, ni l’Histoire. Elle leur résistera
toujours, elle aura toujours été (et aucun futur antérieur, même, n’aura pu réapproprier, faire fléchir ou

1
Ibid.

597
réfléchir une khôra sans foi ni loi) le lieu même d’une résistance infinie, d’une restance impassible : un tout
autre sans visage1.

La deuxième approche du désert rencontre la khôra comme « tout autre sans visage »,
supposément hétérogène à toute forme de réappropriation anthropo-théologique. La
formulation même renvoie de façon directe à la trace, qui antérieurement à tous les schèmes
ontologiques, anthropologiques ou théologiques, leur résiste et se maintient dans une
hétérogénéité complète. Le deuxième aspect de la « bifurcation » annoncée est rigoureusement
démarqué du premier, de tout épekeina tès ousias. Et pourtant, cette hétérogénéité semble
assumer un rôle transcendantal, dans la mesure où tout ce qu’elle conteste (c'est-à-dire, peut-
on penser, ce qui dépend du premier mouvement) la « suppose ». Plus clairement, la khôra
non-théologique et non-ontologique semble donner lieu à l’ontologie et la théologie. Cette
présentation répercute les difficultés que nous avons déjà rencontrées, car que signifie
l’hétérogénéité de la khôra à ce qu’elle rend possible ou pensable ?
Pour évaluer la position derridienne que l’on vient de décrire, il faut remarquer tout
d’abord qu’elle semble remettre en cause l’interprétation de la théologie négative « pure » ou
« déconstructrice », que l’on trouvait dans Sauf le nom. De toute évidence, en effet, la via
negativa déborde ici le cadre de la théologie chrétienne ; mais au lieu de correspondre à la
dimension apophatique de la déconstruction elle-même, elle est rejetée sur le versant anthropo-
théologique, et apparemment opposée à la khôra. Il ne s’agit donc pas, à proprement parler,
d’une quatrième étape dans l’interprétation de l’apophatisme2 : Derrida revient au schéma de
« Comment ne pas parler », où la négativité apophatique était opposée à celle de la khôra, à
laquelle étaient réservées les potentialités déconstructrices. Dès lors, soit notre interprétation de
Sauf le nom était erronée (et nous avons confondu une négativité pure mais onto-théologique
avec une apophase déconstructrice), soit Derrida est revenu sur l’ouverture de la
déconstruction à la via negativa qui semblait se dessiner entre L’écriture et la différence et Sauf le
nom.
La présentation de la voie négative par le texte qui vient d’être examiné permet
directement de résoudre ce problème, lorsqu’il précise, comme explication de sa capacité
d’altération limitée, que « son « idiome » n’est pas universalisable. » Car Sauf le nom contient
au moins trois formules qui contredisent directement et littéralement cette idée, insistant sur la

1
Ibid., p. 31.
2
Après les remarques de l’Ecriture et le différence, puis « Comment ne pas parler » et Sauf le nom.

598
capacité de la « théologie négative » à transgresser son identité idiomatique. Tout d’abord, dans
le livre de 93, après avoir parlé d’un geste localisé « à l’intérieur du christianisme », Derrida se
reprend, en précisant qu’il est en fait question d’une contestation de l’identité à soi, et finit par
ces mots : « En effet, et la théologie négative est une des manifestations les plus remarquables
de cette différence à soi. »1 Comment ce qui diffère ainsi de soi pourrait-il se voir limité par un
enracinement idiomatique indépassable ? Deuxième passage intéressant :

Ce qui permet de localiser la théologie négative dans un site historial et d’identifier son idiome propre,
c’est aussi ce qui l’arrache à son enracinement. Ce qui lui assigne un lieu propre, c’est ce qui l’exproprie et
l’engage ainsi dans un mouvement de traduction universalisante. Autrement dit, c’est ce qui l’engage dans
l’élément du discours le plus partageable2.

Si ce qui identifie l’idiome de la théologie négative est ce qui l’arrache à son site propre, il
devient difficile de cantonner son mouvement d’universalisation aux limites d’un site culturel
et historique. Et s’il restait un doute3, il suffirait de lire la déclaration suivante : « Oui, la via
negativa serait peut-être aujourd’hui le passage de l’idiome dans le désert le plus commun. »4
La « voie négative », non seulement ne se voit pas cantonnée à un idiome spécifique, mais elle
est ici ce qui n’assure l’identité de l’idiome que par un mouvement d’universalisation
expropriant.
Enfin ce qui trahit le plus évidemment le déséquilibre de la position derridienne est la
topographie très étrange qu’elle propose. On en trouve une présentation équilibrée, lorsque
Derrida se demande si c’est la première forme du désert qui ouvre la deuxième ou l’inverse –
c'est-à-dire si ce sont les religions historiques, les formes concrètes de la tradition négative qui
ouvrent l’espacement abstrait, ou si au contraire, celui-ci rend possibles celles-là comme leur
condition de possibilité. La réponse est alors qu’il y a une oscillation irréductible entre ces deux

1
Sauf le nom, op. cit., p. 85, pour l’ensemble du propos.
2
Ibid., p. 71.
3
Si l’on soutenait par exemple que la théologie négative est un mouvement d’arrachement encore enraciné,
par opposition à un arrachement pur de tout enracinement.
4
Ibid., p. 105. La portée de ce dernier passage est si claire que l’on peut en rester là. Néanmoins, un autre
texte de Sauf le nom conforte encore notre interprétation, même s’il est peut-être moins directement
concluant. Il s’agit des p. 84-85, où il est dit que le dessein apophatique se rend indépendant de toute
révélation, et qu’il y a une kénose abstraite le libérant de toute autorité – même si cette libération peut encore
prétendre répondre à la vocation déterminée par son enracinement, et accomplir la promesse du christianisme.

599
possibilités1, qui paraissent se conditionner en même temps qu’elles s’excluent. Il semble donc
adopter en cela une position plus ouverte et proche de Sauf le nom.
Mais la comparaison des deux négativités est affectée d’un déséquilibre aussi évident
qu’étonnant. En effet la khôra n’est pas présentée simplement comme l’un des membres de
l’opposition : si l’on revient au départ du texte, on voit que l’« extériorité absolue » ouvrant la
bifurcation entre voie négative et khôra, est tout simplement identifiée à celle-ci !2 De telle sorte
qu’encore une fois, la zone de contamination entre le lieu réappropriable et l’inappropriable est
pensée unilatéralement du côté « athéologique » et « anhumain ». La khôra anhumaine et
athéologique ouvre la bifurcation entre la négativité théologique et… la khôra. Peu de textes
trahissent aussi clairement le déséquilibre de la déconstruction.
Avec « Foi et savoir », Derrida reprend la position de 1986, qu’il avait apparemment
abandonnée en 1993. Il oscille jusqu’au bout entre deux positions : la première, rigoureuse,
selon laquelle la déconstruction signe la compromission entre une face théologique et une face
athéologique de la négativité ; la deuxième, selon laquelle le point de contamination qui recèle
l’indécidable doit être rangé du côté athéologique, c'est-à-dire anarchique.

C. Bilan

Plotin voulait garantir le statut du principe en reportant sur une autre instance (la
matière) les possibilités abyssales et anarchiques qui refluaient pourtant de façon nécessaire vers
l’un. Son geste l’acculait à un choix ruineux : soit faire de la matière un autre principe, soit
admettre l’impossibilité de garantir la signification du terme ultime du cheminement. Dans les

1
Ibid., p. 31-32 : « La question reste ouverte, et par là même, de savoir si on peut penser ce désert, et le laisser
s’annoncer avant le désert que nous connaissons (celui des révélations et des retraits, des vies et des morts de
Dieu, de toutes les figures de la kénose ou de la transcendance, de la religio ou des « religions » historiques) ;
ou si « au contraire », c’est depuis ce dernier désert que nous appréhendons l’avant-premier, ce que j’appelle le
désert dans le désert. L’oscillation indécise, cette retenue (épokhé ou Verhaltenheit) dont il fut déjà question
plus haut (entre révélation et révélabilité, Offenbarung et Offenbarkeit, entre événement et possibilité ou
virtualité de l’événement), ne faut-il pas la respecter elle-même ? »
2
Rappelons le texte des p. 30-31, partiellement cité plus haut, qui dessine cette topologie déconcertante. La
p. 30 fait de la khôra le « lieu d’une extériorité absolue, mais aussi d’une bifurcation entre deux approches du
désert. » Or, quels sont les deux chemins ouverts par cette bifurcation ? D’un côté, « une hybridation gréco-
abrahamique [qui] reste anthropo-théologique » (ibid.). Or la p. 31 présente l’autre chemin, comme l’épreuve
de « ce qui résiste » « aux révélations abrahamiques » ; c’est là « l’épreuve de khôra ». Celle-ci est donc à la fois
l’un des membres de l’alternative et ce qui commande l’articulation des membres. On retrouve exactement le
geste dans lequel Derrida plaçait une écriture entre écriture et voix.

600
deux cas, le mouvement de remontée en direction du principe aboutissait à un non-être qui
devait forcément articuler les caractères de l’arkhè et ceux d’un abîme an-archique – chacun
n’étant finalement capable de produire des effets qu’en conjonction avec l’autre.
Or Derrida, par toute une strate de son discours, veut garantir que la matière-khôra est
irréductible à toute forme de principe. Mais nous venons de constater à nouveau que cette
prétention se heurte en fait à l’ensemble de la logique déconstructrice. La khôra ne peut sans
doute pas se trouver identifiée directement et sans reste à un principe, car elle nomme aussi un
effondrement improductif et sans visage. Mais elle ne saurait être non plus purifiée de toute
dimension principielle. D’abord parce qu’à lui seul, un tel effondrement ne donne lieu à rien,
et qu’il faudrait en fait postuler en face de lui un principe unilatéralement donateur. D’autre
part, le parcours que nous venons d’effectuer montre que la khôra est nécessairement
compromise avec la figure du principe : par le commandement dont elle est le lieu ; par la
donation/réception dont nous avons analysé la structure ; enfin parce que le chemin qui y
mène est celui du principe.
En régime de déconstruction, comme en régime d’apophase plotinienne, la démarche
vise une instance qui apparaît comme « principe et non-principe ». La reconnaissance de cet
entrelacs, comme nous avons tenté de le montrer, est le terrain commun de la déconstruction
et de la théologie négative – ou en tous cas de l’apophase plotinienne. Mais l’un et l’autre
accomplissent ensuite le geste supplémentaire consistant à faire pencher l’expression d’un côté
ou de l’autre. L’introduction par Derrida de la référence au Timée est particulièrement
révélatrice de cette situation car il accomplit un geste qui est formellement le même que celui de
Plotin, quoi qu’il soit accomplit dans une intention diamétralement opposée. En effet, afin de
réserver un pôle de négativité ou de débordement radical, archique pour l’un et anarchique
pour l’autre, ils sont tous deux amenés à en distinguer deux formes décrites comme hétérogènes et
dont l’articulation devient, pour l’un comme pour l’autre, une difficulté majeure. D’une part en
effet, Plotin est confronté à l’alternative de céder à la tentation dualiste ou de faire refluer la
matière en situation de co-originarité. D’autre part, Derrida doit quant à lui abandonner sa
prétention à une pensée radicalement anarchique ou assumer un déséquilibre injustifiable.

601
III. Plotin face à la déconstruction

Nous arrivons à la confrontation directe de Plotin et Derrida. Que révèle la


déconstruction sur l’arkhè plotinienne ? Et qu’est-ce que celle-ci nous apprend en retour sur les
indécidables ? Avec ces questions, nous préparerons la prochaine étape, c'est-à-dire la
description du tableau du modèle archéologique entre les Ennéades et la déconstruction, par
laquelle nous terminerons ce travail.
On se concentrera d’abord sur le problème du principe en lui-même (A), afin de
montrer que Derrida et Plotin se retrouvent sur une strate de leur discours. Mais nos deux
penseurs veulent imposer à cette logique des clauses d’interprétation symétriques – l’un
essayant de garantir le caractère principiel de ce que visent les négations, tandis que l’autre
s’efforce non seulement de ruiner cette assurance, mais encore de garantir le contraire.
Ensuite (B), nous essaierons de faire le même travail en évoquant les conséquences de notre
« double lecture » dans les registres ontologique et éthique.

A. La principialité et l’infini

Sur la question du dieu/arkhè, on peut résumer la position derridienne en quelques


propositions, concernant la présence et la maîtrise. En premier lieu, la pensée métaphysique
s’organiserait autour d’un centre présent qui immobilise le jeu de la différance : le signifié
transcendantal. La théologie négative serait prise dans cette logique, non parce qu’elle pose
Dieu au travers des négations, mais parce qu’elle ne prend pas au sérieux ces dernières, et les
utilise comme un simple écran derrière lequel se cache la présence divine dans toute sa
plénitude. Cette critique sera pour nous l’occasion de mesurer l’archéologie plotinienne aux
principales objections élevées par Derrida, dans sa déconstruction des processus de
réappropriation. Avec le problème de la réassurance archique, la démarche plotinienne doit se
confronter à la critique anti-principielle fondée sur la simplicité et sur la logique du
supplément : comment Plotin répondrait-il à l’idée que la simplicité ne saurait être première ?
Comment réagirait-il à l’idée selon laquelle l’origine absolue est toujours déjà remplacée par un
substitut ? Il nous semble possible de structurer une réponse à ces questions autour de la « règle

602
d’incommensurabilité ». Nous tenterons de montrer, d’une part, que Plotin échappe aux
critiques dans la mesure où il est fidèle à cette règle, c'est-à-dire pas totalement ; et d’autre part,
que Derrida lui-même semble penser les indécidables en obéissant à cette contrainte, tout en
récusant l’exigence principielle dans laquelle s’enracine pourtant la contrainte en question. En
d’autres termes : Plotin et Derrida se rejoignent sur cette règle, mais s’opposent en lui
imposant des clauses d’interprétation symétriques – archiques et an-archiques.
Deuxième grande critique : la via negativa laisse refluer l’onto-théologie dans la mesure
où elle entend conquérir, avec le principe, un poste de commandement permettant d’assurer le
sens de l’étant, de le dominer théoriquement, et d’évacuer ainsi l’équivocité du tout-autre.
Nous essaierons moins de dédouaner Plotin de cette objection que de voir dans quelle mesure
il s’agit d’une objection – et dans quelle mesure Derrida peut éviter de tomber lui-même sous
cette critique.

1. Autour de la « règle d’incommensurabilité »

Le geste apophatique plotinien s’organise autour de ce que nous avons nommé « règle
d’incommensurabilité » : le principe ne peut exercer sa fonction qu’en récusant le rapport avec
le dérivé, ce qui suppose l’abandon de toute propriété – sauf la principialité et l’existence, qui
sont même temps niées et réaffirmées. Cette règle impose à l’arkhè une situation instable, et
conduit Plotin à la déclarer principe (pour le dérivé) et non principe (en soi). La transcendance
exigée par la régression vers l’origine absolue suppose une rupture radicale, guère compatible
avec la thèse selon laquelle cette origine constituerait une réaffirmation de l’étant comme tel,
dans sa présence simple.
Nous avons remarqué déjà que la critique fondée sur la supposée parousia de l’un-bien
s’applique mal à la pensée plotinienne1 dont le principe est « transcendant jusqu’à l’absence »,
pour paraphraser Lévinas. On ne peut pas non plus valider l’objection reposant sur la
simplicité, dans la mesure où cette propriété n’est qu’une figure du rapport du dérivé à l’arkhè.
Nous avons montré que la simplicité n’est pas une véritable propriété de l’infini auquel nous
renvoie la quête du principe. Plotin explicite son unité par le nom d’A-pollôn : « non-
plusieurs » ; voilà qui devrait le prémunir contre toute dénonciation d’une idolâtrie de l’un.
Pour ce qui est du supplément, la question est plus difficile. Si la supplémentarité signifie que

1
Cf. supra, partie 2, chapitre 4, II, E, 2.

603
nous n’accédons jamais qu’à un substitut du principe absent, tout le problème se concentre
évidemment sur la valeur et la signification de cette absence. Remarquons d’abord que si
Plotin peut être soupçonné de vouloir maintenir, contre la lettre de ses arguments, une
positivité au-delà des négations, Derrida peut être soupçonné de l’excès inverse (essayer de
purifier l’absence archique de tout résidu de principialité). Mais il semble presque que
l’archéologie des Ennéades soit construite pour intégrer la contrainte de la supplémentarité,
dans la mesure où elle admet la transcendance absolue de l’arkhè. Du point de vue de la seule
théorie, cela est évident : nous sommes contraints, pour la concevoir et en parler, de lui
attribuer des propriétés qui, en toute rigueur, ne conviennent pas. Les noms du principe sont
des masques pour l’infini inaccessible, qui nous permettent de concevoir l’étant à partir de lui
sans affecter sa transcendance. La pensée plotinienne fait de l’infini un « objet » si
incommensurable que nous en sommes réduits à le concevoir d’après une réalité qu’il récuse
absolument – d’après l’être, d’après une trace dont la dissemblance permet et interdit à la fois
de faire le lien. Si l’on examine maintenant les rapports réels de l’arkhè avec le dérivé (et non
plus simplement des rapports pensés), on voit que l’auteur des Ennéades tente de poser des
clauses d’interprétation contestables. En effet, l’absolutisation du principe impose une
condition valable de re et non simplement de dicto : si le principe est effectivement coordonné
au dérivé, il déchoit effectivement de son absoluité. Mais alors, l’arkhè doit se définir
« réellement » par sa transcendance vis-à-vis de ce qu’elle rend possible – ce que Plotin
n’accepte qu’en partie. D’un côté, il admet bien que le rapport au dérivé met en jeu le statut
du principe en lui-même ; la meilleure preuve en est qu’il exclut la principialité de l’arkhè
(révélant que son maintien menacerait le principe en soi et non seulement notre conception).
Toute sa démarche devrait le conduire à dissocier ainsi l’infini de l’arkhè. Mais d’un autre côté,
il voudrait aussi prendre l’exigence de cette dissociation comme une apparence, qui
n’entamerait pas la réalité de la principialité. On peut repérer particulièrement dans la mystique
de l’Alexandrin une volonté de garantir par « expérience directe » ce qui est en jeu dans
l’apophatisme – garantie qui outrepasse les données rationnelles, et les contredit parfois1.
Il est peu contestable que Plotin, malgré la radicalité de son apophase, veut assurer le
sens des négations apophatiques au-delà de ce à quoi il peut légitimement prétendre, et limiter
indûment les risques. D’après les cadres de son archéologie, l’incommensurabilité du principe
ne permet plus de garantir la conservation de la principialité elle-même – elle ne l’abolit pas,

1
Cf. supra, partie 1, chapitre 6, III.

604
mais la rend problématique. Ensuite, Plotin admet que le retrait du principe l’emporte au-delà
des oppositions constitutives de l’univers : il écrit explicitement que l’un n’est pas un, pas plus
qu’il n’est multiple1. Mais il essaie malgré tout de qualifier le principe en lui-même depuis une
orientation interne au dérivé, le plaçant d’un côté seulement des oppositions. Il l’identifie ainsi
au sommet de la hiérarchie universelle, alors qu’il devrait se situer hors d’elle : l’apeiron ne
coïncide pas avec l’arkhè comme sommet de la hiérarchie car son apeiria enveloppe aussi la
hulè. Le fondateur du néoplatonisme tente de repousser ces conséquences, de préserver la
plénitude principielle de l’absolu en rejetant sur la matière tous les aspects gênants qui refluent
vers l’infini. Par ce geste, il tombe sous la critique derridienne en même temps qu’il déroge à la
règle centrale de sa propre archéologie, et il déstabilise l’ensemble de son ontologie. Pour
comprendre l’univers en maintenant l’identification de l’infini à l’arkhè, Plotin doit en effet
supposer une condition supplémentaire par rapport à l’absolu, à savoir la hulè, à laquelle il est
condamné à attribuer la fonction de second principe en même temps qu’il la déréalise à tous
les niveaux de la procession. L’univers de Plotin n’est possible que si l’infini se diffracte à la fois
en apeiria principielle et aoristia matérielle, dont l’interaction détermine la structure de l’étant.
La tentative pour réduire cet infini à l’un des termes de l’opposition qu’il ouvre tombe
parfaitement sous la critique derridienne de la métaphysique. Plus encore, la logique
déconstructrice s’avère applicable aux rapports entre matière et principe : ne faut-il pas les
traiter comme les opposés ? Ces deux termes forment clairement une opposition hiérarchisée
dont les termes sont irréductiblement compromis l’un avec l’autre ; la conséquence immédiate
est qu’ils dépendent tous deux d’un infini antérieur, qu’ils n’existent et n’ont de sens que dans
et par leur compromission originaire, et qu’ils ne se produisent jamais à l’état pur.
Tout conduit le néoplatonicien à l’idée que l’infini excède aussi bien les termes positifs
que les termes négatifs des hiérarchies inhérentes à notre univers : pas plus un que multiple,
pas plus bon que mauvais, par plus intelligible que sensible. Mais un tel aveu comporterait
deux risques insupportables. Premièrement, le risque d’une disparition réelle de l’absolu, signalé
par sa dimension mè-ontologique. S’il ne revêt aucune consistance ontologique ou
hypostatique, comment s’assurer qu’il ne disparaît pas purement et simplement ? Nous
retrouvons ici une vieille objection contre l’apophatisme théologique : si ce geste est vraiment
rigoureux, comment garantir encore qu’il mène à Dieu, et non à son absence ? Tout se passe

1
Cf. supra, partie 1, chapitre 8, A, et en particulier le texte de V, 5 [32], 4, 2-4, qui affirmait explicitement
que le principe « n’est pas davantage un que multiple (ou mallon hén è polla) ».

605
comme si l’infini disparaissait, ou menaçait de disparaître, dans le « tourment » par lequel il se
fait principe, car son existence est littéralement incompatible avec celle du dérivé. La règle
d’incommensurabilité implique qu’ils ne peuvent être mis sur le même plan : si le dérivé existe,
l’existence du principe devient au moins problématique. Deuxièmement, s’il n’est pas plus un
que multiple, et pas plus intelligible que sensible, il ne devrait pas être davantage du côté de
l’un que de celui de la matière. Autrement dit, il y a nécessairement quelque contingence dans
le choix de la hiérarchie un/multiple, puisque celle-ci est prélevée sur une réalité à laquelle le
principe est incommensurable. L’auteur des Ennéades n’accepterait évidemment pas que l’un
ou le bien soient des noms contingents, des figures historiques qui pallient l’absence de
l’origine absolue. Si l’on résume les deux problèmes, on pourrait conclure que la lecture
derridienne de Plotin telle que nous l’avons tentée révèle le caractère indissociable des trois
formes de non-être qu’il distingue par deux fois. Le principe, la matière et le néant pur et
simple : aucune de ces formes du néant ne devrait être écartée de la négativité radicale dégagée par le
geste apophatique ; reste à définir leurs rapports mutuels, et c’est précisément ce que nous
tenterons à la fin de ce chapitre, puis en conclusion.
La volonté d’encadrer la négativité principielle suscite l’ensemble des problèmes
rencontrés chez Plotin. On peut les ranger en deux grandes catégories, correspondant aux deux
apories que l’on vient de repérer : le risque de disparition de l’infini, et la compromission de
l’arkhè avec la matière. D’abord, l’existence du principe est à la fois requise et récusée par
l’étant ; s’il ne peut revêtir aucune consistance assignable, comment s’assurer qu’il existe
encore ? Au lieu de reconnaître que le principe pourrait être absent, Plotin veut garantir sa
présence en qualifiant la négativité par l’orientation du regard (ce qui revient à qualifier
l’infinité de l’infini depuis le dérivé) et plus généralement à poser des clauses d’interprétation
qui brouillent son discours. Ensuite, si l’infini est le sommet de la hiérarchie, et s’identifie à la
puissance absolue du principe, on ne comprend pas pourquoi cette puissance se dégrade
nécessairement. L’Alexandrin se trouve alors face au problème de la production du multiple et
de la génération de la matière, qui s’exprime notamment à travers le problème de la matière
intelligible. L’affaiblissement, la pluralisation font problème partout dans les Ennéades dès lors
qu’on veut identifier l’infini avec une puissance positive.
Parmi les facteurs de réappropriation repérables chez l’Alexandrin, on remarquera un
usage de la prière étonnamment conforme aux analyses de Derrida. En premier lieu, elle
apparaît au moins une fois comme une procédure visant à pallier les difficultés attachées à la
théologie rationnelle, lorsqu’elle est confrontée à ses apories. Elle intervient ainsi lorsqu’il

606
faudrait expliquer comment quelque chose vient de l’un, et plus précisément une multiplicité.
Plotin commence ainsi :

Traitons le sujet en invoquant le dieu lui-même (theon auton épiklésaménois), non pas non pas avec des
paroles, mais par une aspiration de notre âme à le prier ; c’est de cette façon que nous pouvons le prier seul
à seul1.

Lorsqu’il s’agit d’assurer que le principe peut produire la multiplicité (ce que son archéologie
ne parvient peut-être pas à démontrer), Plotin commence par une prière, et par la mention
d’un contact « seul à seul » qui joue le rôle de garantie mystique. Dans un article intitulé « La
prière selon Plotin », Jérôme Laurent remarque que « le cœur de la prière ne réside pas dans la
récitation de paroles, fussent-elles investies du sens le plus haut, mais dans la volonté de
dépasser le monde sensible qu’il cherche à éclairer. »2 Le fond de la prière réside dans « une
tension de l’âme désirant le Bien »3, c'est-à-dire une orientation du regard qui évite à l’aphérèse
de se perdre, et conjure les autres formes du non-être. On perçoit dans ces deux idées la
volonté d’assurer la direction du débordement apophatique, et d’en expulser l’inexistence et la
matérialité. Après avoir évoqué une prière qui accompagne le mouvement mystique vers le
Noûs, il conclut :

La méthode de suppression propre à la théologie négative est complétée par l’aspiration positive de l’âme
qui attend la venue du divin en elle, selon un mouvement qui est proprement de réminiscence4.

Ce qui vaut pour le Noûs est encore plus vrai au sujet de l’un : la prière revêt un rôle de garde-
fou permettant l’interprétation correcte des énoncés négatifs. Et Jérôme Laurent remarque
justement que les deux prières-invocations, de l’un et de l’Intellect, sur lesquelles il fait reposer
son propos, « correspondent très précisément aux deux niveaux de l’expérience mystique
plotinienne. » 5 Prière et invocation de l’expérience mystique sont étroitement liées et
constituent bien des opérateurs de réappropriation ou de réassurance ontologique et
théologique, mais surtout archéologique. Peut-on tenir pour une simple coïncidence que deux

1
Ennéade V, 1 [10], 6, 8-11 ; traduction Bréhier, Ennéade V, op. cit., p. 22.
2
J. Laurent, « La prière selon Plotin », dans Kairos, 15, op. cit., p. 103.
3
Ibid., p. 105.
4
Ibid. J. Laurent part d’un passage de V, 8 [31], 9, 7-16.
5
Ibid.

607
des textes essentiels sur la production du multiple par l’un soient accompagnés d’une prière et
d’une invitation à l’expérience mystique ? Cette intervention se produit au moment même où
Plotin affronte une difficulté majeure de sa philosophie1 – il semble difficile de tenir cela pour
entièrement fortuit.
Les critiques derridiennes, toutefois, ne frappent l’archéologie plotinienne que lorsque
celle-ci trahit la règle d’incommensurabilité et en limite la portée pour maintenir l’illusion
d’une arkhè préservée. Ainsi, d’un autre côté, la tentative de bâtir une archéologie autour de
cette règle manifeste un déséquilibre symétrique du côté de Derrida. En effet, ce dernier
remarque l’exigence d’une transcendance par rapport au dérivé du point de vue même de la
métaphysique, comme nous l’avons fait remarquer à partir de « La structure, le signe et le jeu
dans le discours des sciences humaines »2. Il admet que le centre (comme exemple d’arkhè)
devrait être à la fois dans et hors de la structure pour la commander – ce qu’il qualifie alors de
« contradiction »3. Il y aurait donc un auto-effacement métaphysique du principe, qui vise à
protéger et garantir sa présence. Or notre philosophe repère un autre auto-effacement,
déconstructeur cette fois, qui ferait apparaître l’absence pure et simple du centre. Ici, Plotin
pourrait objecter : si l’on ne peut assurer que l’auto-effacement métaphysique conserve le
principe, on ne peut pas pour autant en proclamer l’absence unilatérale. Nous avons constaté
que l’absence de principe, chez Derrida, revêt une fonction irremplaçable que ne saurait
remplir n’importe quelle absence. Afin de garantir qu’aucune présence pleine n’est possible,
que rien ne peut immobiliser le jeu de la différance, que nulle règle présente n’incarnera la
justice même – il faut que le rien occupe la place du principe, que tout commence par sa place
vide. Dans la logique plotinienne, la disparition du principe est requise par sa principialité,
c’est pourquoi dans les Ennéades, l’absolutisation de l’arkhè peut exclure complètement tous les
attributs, sauf la principialité (et l’existence), puisque l’absolutisation est commandée par elle.
En conséquence, pas plus qu’il ne peut garantir son maintien, le retrait du principe ne peut
valoir pour un effacement sans reste. Or, Derrida chemine lui aussi, à travers les champs
métaphysiques, vers ce qui leur donne lieu en organisant leur oppositions structurantes (même

1
Il s’agit du texte de V, 1 [10], 6, qui vient d’être cité. Juste avant, Plotin précise que l’âme désire trouver une
solution à un problème « rebattu chez les anciens penseurs », à savoir, donc l’émergence de la multiplicité. Il
faut également renvoyer au texte de V, 3 [49], 17, 15-17, déjà cité, qui demande si le cheminement est
terminé, et répond que non, qu’il faut soulager l’âme des douleurs de l’enfantement en bondissant vers l’un.
2
Cf. supra, partie 2, chapitre 4, I, B.
3
La structure, le signe et le jeu dans le discours des sciences humaines », dans L’écriture et la différence, op. cit.,
p. 410.

608
si ce donner lieu est aussi une remise en question). La logique du supplément doit donc être
corrigée : comme nous avons essayé de le montrer1, elle ne saurait fonctionner si la place vide
du principe n’assumait pas une fonction irréductible. Certes, Derrida établit que toute
archéologie y loge un substitut ; mais sans l’absence principielle, qui n’est équivalente à aucune
autre, il n’y aurait pas de supplément du tout. La logique du supplément interdit d’attribuer
simplement la primauté à l’arkhè de substitution, comme elle interdit de penser l’absence de
l’origine comme un simple éloignement préservant sa substance. Les indécidables ne sont
possibles qu’à la place vide du principe, dont la trace est ineffaçable. On ne peut donc isoler
l’effacement archique de l’effacement an-archique : si le principe n’a lieu qu’en s’effaçant, il
s’abolit pour avoir lieu.
Le rapport des indécidables aux oppositions déconstruites est finalement déterminé par
la règle d’incommensurabilité, pourvu qu’on l’entende avec rigueur. En régime de
déconstruction aussi, l’être et la pensée ne peuvent être compris qu’en les rapportant à ce qui
en définit le statut tout en bloquant la régression à l’infini. Pour opérer ce blocage, Derrida
doit remonter à un nec plus ultra qui rend possible les oppositions métaphysiques sans
constituer un troisième terme situable en elles ou hors d’elles. Comme le principe plotinien, à
la fois transcendant et immanent, les indécidables sont impensables en dehors de leurs effets
sur un dérivé auquel ils restent pourtant étrangers – ils exercent sur eux un commandement
asymétrique. Certes, ce nec plus ultra est indéfini, car la différance, la trace, le don et la justice
sont inscrits dans une chaîne ouverte – il n’est pas possible d’en immobiliser complètement le
sens, de clore l’interprétation du réel que cette chaîne rend possible. Il n’en reste pas moins que
les termes liés par cette concaténation, et leur ensemble, sont sollicités pour rendre compte des
économies métaphysiques. La « chaîne » est la forme générale de l’indécidabilité, prête à
recueillir et lier les substituts du principe.
Nos deux auteurs mettent en œuvre un schéma archique similaire, déterminé par la règle
d’incommensurabilité, et aboutissent à une instance à la fois principielle et non principielle.
Mais chacun voudrait déséquilibrer cette expression d’un côté ou de l’autre. Les Ennéades et la
déconstruction posent des clauses d’interprétation symétriques autour d’un noyau
archéologique commun. Ce noyau constitue l’auto-interprétation « équilibrée » de leur
discours respectifs, par lequel ils nous semblent se rejoindre : la position et le retrait du premier

1
Cf. supra, partie 2, chapitre 4, D, 2.

609
principe métaphysique sont indissociables. On ne peut abandonner la recherche du principe,
même si celle-ci ne saurait aboutir.

2. Principe et commandement

Nous avons mis l’accent, dans l’analyse derridienne, sur la critique de la maîtrise. La
volonté de contrôle est l’une des cibles principales de la déconstruction – qu’il s’agisse d’un
contrôle théorique, technique, ou de la maîtrise régulatrice des échanges ou de la justice. Nous
reviendrons sur le problème spécifiquement théorique, car il est question ici de la régulation
ontologique exercée par le principe sur le dérivé.
Nous espérons avoir montré que Plotin attribue à l’arkhè un tel contrôle1. L’arkhè, est le
commencement qui n’en finit pas de commencer et qui ainsi commande. Avant Heidegger, le
traité V, 5 [32], 12 liait ainsi ces deux idées : l’ancienneté du bien « non pas selon le temps
mais selon la réalité (ou khronô alla tô aléthei) » équivaut à sa puissance antérieure totale, ce qui
signifie qu’il surpasse l’être, et le détermine de façon asymétrique 2 . L’idée même de
« production », appliquée à l’un-bien, nous a paru renvoyer à ce contrôle asymétrique de
l’étant, puisque ni le poiein, ni la génèsis de l’un ne peuvent revêtir leur sens artisanal ou
biologique, « faute de temps ». Plotin indique lui-même par deux fois ce qu’il convient
d’entendre à travers ces concepts : un rang (taxis). Mais ce rapport lui-même doit être bien
interprété, puisqu’il ne faut pas reconnecter le principe au dérivé : être le sommet, pour lui, ce
n’est pas occuper le rang le plus haut3 (ce qui le relativiserait), mais asservir le dérivé, être pour
lui « la nécessité et la loi »4. Anankè, déon et Nomos sont peut-être parmi les noms les plus justes
du principe.
Toutefois, là encore, Plotin trahit en partie la logique qu’il met en place. En effet,
l’incommensurabilité absolue du principe devrait exclure que son commandement soit
déterminable – s’il n’est pas même esclave de sa propre nature (parce qu’il n’en a pas), rien ne
peut nécessiter a priori que son injonction prenne tel ou tel contenu5. Il devrait être aussi vide
que la place de Dieu. Cela signifie en premier lieu qu’il n’exige l’unité, la simplicité,
l’intelligibilité que dans le rapport à soi du dérivé, et en fonction d’une structure interne à

1
Cf. supra, partie 1, chapitre 8, I, A, 2, b.
2
Cf. supra, ibid. pour le passage des Ennéades en question, il s’agissait, rappelons-le, de V, 5 [32], 12, 37-49.
3
Cf. supra, ibid. Voir VI, 8 [39], 16, 8-10.
4
Cf. supra, ibid. Voir VI, 8 [39], 10, 32-35.
5
Par exemple qu’elle exige l’unité, l’intelligibilité etc.

610
celui-ci. En lui-même, le principe ne devrait pas être plus d’un côté que de l’autre, il est libre
de toute nature et de toute détermination – ce qui rend aporétique sa principialité même.
Derrida permet de voir que l’infini ne saurait être davantage du côté de l’un ou de l’intelligible
plutôt que de la pluralité ou du sensible – il faudrait admettre, comme pour les indécidables,
qu’il ne s’est « jamais laissé comprendre dans l’opposition ». La déconstruction révèle ce que
Plotin tente d’occulter en partie : le commandement archique ne consiste pas à occuper un
rang, fut-ce le premier, dans une hiérarchie déterminée. L’injonction vide commande de
commander et d’obéir – cela signifie qu’elle ouvre l’espace ontologique et éthique comme une
hiérarchie. Mais le sens même de cette hiérarchie ne peut être défini par une considération de
l’arkhè. Elle constitue toujours une projection depuis le dérivé : sensible/intelligible ou
un/multiple, ces déterminations ne peuvent avoir aucun sens pour l’absoluité originaire en elle-
même, elles ne constituent que des relais par lesquels nous pallions le retrait radical afin de
nous orienter dans la pensée.
Quatre conséquences essentielles à cela. Premièrement : l’infini ouvre la hiérarchie en se
retirant d’elle, c'est-à-dire qu’il impose celle-ci comme forme du dérivé, mais sans lui donner
un contenu. A son incommensurabilité correspondent ainsi un commandement indéterminé et une
hiérarchie vide. Bien que nous soyons obligés de le penser à partir de certaines oppositions, il
n’est pas en lui-même le sommet de la hiérarchie. Au-delà des pôles opposés, il commande la
hiérarchisation, nous laissant trouver une orientation et des contenus susceptibles de l’opérer.
Deuxièmement, la provenance de l’orientation qui définit la hiérarchie fait problème : où
la trouvons-nous ? Dans l’étant ; mais le sens de l’étant est mis en question de façon radicale
par la stratégie principielle de Plotin, puisqu’il dépend d’une arkhè dont on ne sait rien, sauf
qu’elle lui est foncièrement hétérogène. Comment le dérivé pourrait-il fournir la moindre
indication pour qualifier le principe en soi ? Si l’on examine les raisonnements avancés par
Plotin pour justifier l’usage d’oppositions telles que sensible et intelligible, acte et puissance,
unité et pluralité, il semble difficile de nier que ceux-ci sont toujours également une
explication avec telle ou telle tradition philosophique. Ne reconnaît-on pas, de toute évidence,
ici l’influence de Pythagore, celle de Platon, d’Aristote ou des stoïciens ? L’étant ne saurait rien
nous dire sans les traditions, qui en apportent le sens – pourvu que nous interprétions leur
signification et que nous en distinguions la valeur. Comme le dira Derrida, sans les notions de
la métaphysique, de la tradition, « plus rien n’est pensable ».
Enfin, troisièmement, si le retrait de l’infini déborde toutes les oppositions, son
commandement donne lieu à la fois au bien et au mal, à l’intelligible et au sensible – à l’arkhè

611
et à la matière. Le retrait induit par la régression vers l’archie dépasse le principe, et laisse celui-
ci face-à-face avec la matérialité : c’est pourquoi, en fait, il n’y a de principe qu’en conjonction
avec la hulè, et inversement. Le principe du Noûs doit composer d’emblée avec la matérialité,
sa puissance ne s’exprime qu’en se confrontant à ce qui lui résiste et la défait. La pensée
plotinienne témoigne, sans doute malgré elle, de ce que la puissance ne trouve à s’exprimer
qu’en conjonction avec son opposé – une impuissance qui forme un pôle de résistance
asthénique, offrant à la fois un terrain d’exercice et un empêchement. Mais l’inverse est vrai
aussi : la hulè ne fait sens que par rapport à la puissance principielle ; en dehors de ce rapport
elle est inconcevable et sans effets. C’est pourquoi le face à face entre le principe des maux et le
principe des biens, décrit par I, 8 [51], 6, et souvent dénoncé comme incohérent, nous paraît
au contraire l’un des textes les plus cohérents sur ce point. La fonction archique ne peut
transcender le plan de la matière, deux principes se font face et se limitent sans qu’aucun des
deux ne coïncide avec l’infini ; Plotin refuserait cette idée, mais il la déploie pourtant.
L’exigence de principialité absolue conduit au-delà du principe, comme au-delà de Dieu – à
l’infini qui ouvre en même temps l’espace du principe et de la matière, comme une hiérarchie
dont notre tâche est de définir le contenu.
Quatrièmement. Le retrait de l’infini se traduit par une injonction, dont le rôle est de
commander la hiérarchie. Or ce qui commande la hiérarchie n’en garantit plus le contenu ;
cela signifie que nous ne sommes jamais absolument assurés d’aller plutôt vers le principe que vers
l’abîme – les deux ne sont pas absolument dissociables. C’est peut-être l’effet le plus
bouleversant de l’approche déconstructrice du plotinisme. Nous avons tenté de montrer que
seule une certaine orientation pouvait dissocier les deux non-êtres radicalement indéterminés
que sont le principe et la matière. Mais comment définir ces instances, à partir d’une
orientation inhérente à un dérivé auxquelles elles sont toutes deux hétérogènes ? Les hiérarchies
traditionnelles dans lesquelles nous nous inscrivons pour penser ne permettent pas de dissocier
assurément l’apeiria du principe et l’aoristia de la matière ; non pas que ces deux aspects aient
disparu, ou ne correspondent à rien, mais ils ne se produisent qu’ensemble et ne peuvent
s’isoler absolument l’un de l’autre – comme les opposés chez Derrida. Ce qui disparaît, ce n’est
donc pas la différence, mais la possibilité de trouver une orientation qui nous assurerait que
nous allons vers le principe à l’exclusion de la matière. Le principe commande et ne garantit

612
rien1. L’arkhè nous place devant une exigence pour la satisfaction de laquelle elle ne donne
aucune assurance. Elle nous charge d’une responsabilité dont il n’est pas certain que nous
puissions l’assumer.
Si l’on résume, la déconstruction montre que les rapports principe/matière sont des
rapports d’opposition simple ; ils engagent le même et l’autre, pas le tout-autre. Celui-ci
déborde l’opposition, c'est-à-dire que rigoureusement parlant, l’infini est autant du côté de la
matière que de l’un – il ouvre l’espace de leur opposition et de leur articulation aporétique.
Son commandement est à la fois indiscutable et foncièrement équivoque, il ne peut être
partagé de façon sûre par la différence intramondaine un/multiple ou sensible/intelligible. Le
commandement est en même temps une question, et non une assurance. Nous rejoignons
ainsi, dans une certaine mesure, la conclusion de Georges Leroux dans « Passion :
transcendance ; Derrida lecteur du platonisme négatif »2. Il juge que la distinction entre
l’altérité déconstructrice et « le terme de la via negativa des anciens », réside dans la libération
de l’autre vis-à-vis de l’horizon limité imposé par la voie négative. La déconstruction, écrit
Georges Leroux, « renverse une théologie qui n’aurait qu’un seul autre, pour laisser le passage
au tout autre, et donc laisser être l’autre »3 Toutefois, Derrida essaie lui aussi de limiter la
« libération » du tout-autre, cette fois pour garantir le caractère an-archique de sa démarche. Il
voudrait que le tout-autre des oppositions « communique essentiellement » avec l’autre, le
multiple. Il voudrait pouvoir annuler le commandement en le retournant contre soi, comme si
l’auto-dépassement du principe pouvait mener à une simple abolition sans réaffirmation –
comme si l’origine de l’origine pouvait être simplement non-originaire.
Nous avons repéré en cela les symptômes du déséquilibre qui affecte sa pensée : le refus
unilatéral de la principialité est une erreur symétrique par rapport à celle de Plotin. En premier
lieu, il est peu discutable que l’injonction issue des indécidables est une forme de
commandement4. Elle conditionne aussi bien l’éthique et la pensée déconstructrice que les
conditions de possibilité de l’événement. Plus concrètement, l’idée selon laquelle les
indécidables ne commandent rien est fausse. En effet, ils garantissent que rien ne viendra

1
On pourrait dire de lui, mutatis mutandis, ce que Lucien Goldman écrit du Dieu tragique : « Comme le
Dieu des rationalistes, il n’apporte à l’homme aucun secours extérieur, mais il ne lui apporte non plus aucune
garantie, aucun témoignage de la validité de sa raison et de ses propres forces. Au contraire, c’est un Dieu qui
exige et qui juge », L. Goldman, Le dieu caché, Paris : Gallimard, 1959, p. 47.
2
Les Etudes françaises, 2002, vol. 38, n. 1-2, p. 87-101.
3
G. Leroux : « « Passion : transcendance » Derrida lecteur du platonisme négatif », op. cit., p. 100.
4
Cf. supra, partie 2, chapitre 4, II, E, 2.

613
arrêter le jeu, ils interdisent le signifié transcendantal, et ne permettent aux choses de se produire
que comme des signes de signes. Or ils ne peuvent faire cela que si leur jeu occupe la place vide
du principe, et s’ils contrôlent ainsi le déploiement de l’étant, en lui imposant une contingence
et une déréliction indéfectible. Derrida, dans sa posture subversive, voudrait que ses
indécidables ruinassent les hiérarchies – mais ils ne le peuvent que s’ils les ouvrent et
contrôlent la production de l’étant à sa racine. Ils ne peuvent les ruiner qu’en les instituant
tout en laissant leur contenu indéterminé. L’auteur de Sauf le nom voudrait anéantir
systématiquement toute subordination – mais il ne peut le faire qu’en utilisant le schème
archique, et il reconnaît d’ailleurs que ce schème ne peut être abandonné. Sous un autre angle :
il voudrait placer à l’origine de la hiérarchie quelque chose de foncièrement an-archique,
accomplissant un geste symétrique à celui de Plotin – il ne s’agit plus de s’assurer de la
présence du principe et de son contenu, mais de son absence pure et simple, comme si cette
absence n’était pas emportée dans une altération et une équivocité qui interdisent d’en assurer
le sens.
Il apparaît, entre Plotin et Derrida, que la quête du principe est indépassable mais
inachevable, car elle nous conduit vers un infini absent. Nos deux auteurs, sur la strate
rigoureuse de leur discours, se rejoignent sur cette idée, mais chacun voudrait poser des clauses
d’interprétation visant à garantir ou au à ruiner assurément la principialité.

B. Ontologie, théorie et éthique

L’archéologie de Plotin ne se prête que partiellement à la déconstruction ; c’est aussi le


cas de son ontologie et de son éthique, qui expriment directement les conséquences de la
disparition de l’infini et de sa diffraction en principe et matière. Pour l’ontologie, nous avons
constaté que le Noûs exprime dans sa constitution cette disparition et cette diffraction car il est
d’emblée traversé d’ombre et d’impuissance. L’étant advient, c'est-à-dire procède, dans un
mouvement où s’expriment à la fois une puissance de l’arkhè et une défection de cette
puissance. La conversion du Noûs vers lui-même, par laquelle il advient comme achevé, est un
effort pour convertir l’apostasie, l’éloignement/altération dans laquelle il est pris, en une
distance interne, effort qui conditionne et organise sa réflexivité comme être, vie et auto-
intellection. L’unité de l’on est un rattrapage de la distance à soi et à son principe. Sans cette
distance, la puissance de l’infini resterait « cachée ». Mais cela implique une part d’obscurité au

614
cœur de la lumière de l’étant, une déhiscence qui trahit l’inconcevable incomplétude du Tout
– et cette marque est toujours doublement orientée, car elle signe à la fois la requête et
l’exclusion du principe. L’étant, y compris total, appelle et exclut l’arkhè car il n’est pas
possible sans elle, ni « en même temps » qu’elle, ou sur le même plan. La distance à soi qui
habite le Noûs et le conditionne est la marque d’un rapport à l’infini où se mêlent
indissociablement l’implication et l’exclusion ; si l’on cherche à purifier ces rapports en passant
à la limite, il s’agit de l’arkhè d’un côté et de la hulè de l’autre.
Tout se passe comme si le principe devait littéralement s’abolir pour faire place à l’on, qui
devient alors la trace où l’infini se présente et se retire à la fois, toujours les deux,
indissociablement – nous avons vu que Plotin exige et récuse l’accès au principe par sa trace.
« Etre » signifie se tenir dans l’émergence et la disparition, les deux à la fois et simultanément,
c'est-à-dire articuler les effets de l’abolition archique. Tout étant dans l’univers des Ennéades
s’accomplit et s’abolit d’un même mouvement, qu’il procède ou qu’il se convertisse. S’il
procède, s’il devient quelque chose, c’est par cette apostasie particularisante qui est une
adjonction de néant hylétique, elle amène l’étant vers la dissolution matérielle en même temps
qu’elle lui permet de se produire. Même la génération du Noûs, rappelons-le, est une fois
décrite comme coupable ; « Combien eut-il mieux valu qu’il ne procédât point ! ». La
conversion ne conjugue pas moins accomplissement et disparition. L’approche de l’apeiron
exige en effet de l’étant qu’il abandonne ses modalités d’existence propres jusqu’au point où
même l’existence devient problématique, de sorte qu’aucun mode d’être ne persiste de façon
assurée. Ce n’est donc pas seulement l’homme qui existe comme une position mouvante entre
deux abolitions1, mais toutes choses. Il n’y a d’existence que sous le contrôle d’un infini dont
l’absence laisse être le Tout entre la puissance de l’arkhè et la défection de l’abîme, c'est-à-dire
comme précaire et menacé, toujours en train de s’évanouir comme il se produit.
Plotin déploie bien une telle pensée, mais essaye en même temps de la réprimer. Il
entreprend, en particulier, de chasser toute obscurité hors de l’Intellect après avoir reconnu la
part d’altération et de défection qui y entre. Sans cette altération, l’étant ne se produirait pas
comme il est (avec sa réflexivité caractéristique) et ne se produirait en fait pas du tout. La
distance à soi qui le structure est irréductible, comme nous l’avons constaté – sans elle, il
exclurait toute pluralité de sa constitution, c'est-à-dire qu’il se résorberait dans l’un. S’il est, vit
et intellige, la défection matérielle doit subsister à quelque degré, maintenir la séparation des

1
Cf. supra, partie 1, chapitre 2, II, B, 1.

615
intellects particuliers, conserver la distinction entre ceux-ci et le tout, et sceller éternellement la
distance qui sépare le Noûs de son arkhè. Cette tentative de réduction, au-delà de l’intelligible,
vise la matière en général ; l’auteur des Ennéades présente en particulier un modèle de théodicée
qui l’annule et lui retire toute réalité – alors que la plupart des textes confirment sa consistance
mè-ontologique. Par ces tentatives, Plotin montre qu’il n’assume pas les conséquences
auxquelles devrait le conduire sa propre archéologie. La lecture que nous proposons prive bien
l’étant, à tous les niveaux, de son sens garanti, de sa plénitude, des certitudes que conférait le
partage principe/matière.
Mais Derrida tente une réduction inverse, correspondant à sa propre volonté d’éliminer
l’origine sans reste. En effet, il soutient que les indécidables rendent ce qui en dépend
impossible – d’où le refus de les qualifier de transcendantaux. Or nous avons montré les
limites de cet argument : l’impossibilité en question n’est en fait que la modalité aporétique du
réel en contexte de déconstruction. Rendre « possible et impossible » signifie rendre possible
comme précaire, chancelant, sans assurance, jusqu’à mettre en question l’existence même de
l’existant. Lorsque le questionnement archique se met en branle, nous ne sommes même plus
certains de savoir ce que veut dire exister. La différence entre l’être et le non-être devient une
question devant laquelle nous sommes placés, et non un fil d’Ariane qui nous délivrerait de
l’incertitude. Y a-t-il un questionnement métaphysique rigoureux qui ne se demande pas ce
que signifie être, ou exister ? L’effet du commandement principiel sur l’étant n’est pas de
garantir mais au contraire de mettre en question ; si l’homme est un animal métaphysique,
c’est qu’il est placé devant son existence comme devant un problème, une exigence dont il lui
faut comprendre le contenu, sans garantie d’y arriver, avant même de tenter d’y répondre.
Cette situation se répercute évidemment sur la théorie et l’éthique. Ni l’étant ni le
principe ne peuvent fournir de fondement permettant de s’assurer contre le risque de l’erreur
ou de la faute. Si l’arkhè commande une hiérarchie indéterminée, il ne garantit aucune des
réponses possibles à cet ordre. Au contraire, on sait d’avance que l’on ne pourra trouver un
substitut qui ferme la recherche, car le retrait de l’absolu laisse une place littéralement
inhabitable par rien de ce que nous pourrions y placer – pas davantage l’un ou le simple que le
multiple et l’hétérogène. Et pourtant, aucune pensée ne serait possible sans tenter de suppléer
au principe absent ; cette suppléance ne consiste pas à déterminer directement l’écart entre les
opposés (il reste indéterminable), mais à définir un contenu pour la hiérarchie ordonnée par le
principe.

616
La situation de Plotin à cet égard est équivoque. En effet, on trouve chez lui un modèle
théorique qui se prête complètement à la critique derridienne, fondé sur la coïncidence du
Noûs avec lui-même. Ce modèle exige bien que l’on se rassemble sur soi, dans une unité si
complète que l’on coïncide avec la totalité de l’étant, puis avec le principe. Mais d’une part, il
n’est pas évident que l’on puisse coïncider sans reste avec l’un, même dans l’expérience
mystique la plus accomplie. D’autre part et surtout, le logos dianoétique offre un moyen
étrange et paradoxal de dire l’arkhè en ne le disant pas. Il rend possible une autre expérience de
la vérité qui suppose d’insister dans le théorique comme lieu de la dissemblance, et induit un
travail linguistique interminable. Nous n’en aurons jamais fini de dire l’un, et nous ne
pourrons jamais nous assurer de l’avoir bien dit.
Mais du côté de Derrida, il ne devrait pas être possible de disqualifier simplement la
recherche de la vérité et le privilège du théorique. Quelle que soit la radicalité du dépassement
intellectuel que l’on entend effectuer, il faut en revenir à la représentation théorique, travailler
en elle et à partir d’elle grâce aux moyens qu’elle offre. Les moyens théoriques sont
indépassables : argumenter, présenter des thèses, les modifier ou les rejeter, les interpréter –
tout cela est absolument nécessaire si l’on veut penser, bien que cela soit sans doute insuffisant
dans la mesure où l’on prétend clore le débat. Il n’y a peut-être de pensée philosophique que
dans la tentative pour aller au-delà de la représentation théorique, mais seul un travail du
théorique sur lui-même permet d’entrevoir ce qui ne s’y réduit pas. Il n’y a pas de bond hors
de la clôture de la métaphysique, tout se fait à l’intérieur ; même s’il s’agit de faire apparaître ce
qui excède radicalement nos modes de réflexion et d’existence, c’est encore et toujours à un
travail théorique qu’il faut procéder. On perçoit l’hésitation de Derrida sur la question de la
vérité ; dans les premiers temps de la déconstruction, elle est une illusion et un leurre
occasionnés par l’auto-effacement de la trace. Mais si cet auto-effacement n’est pas un
accident, s’il est la manière dont la trace se produit (en s’abolissant), elle ne peut être
simplement une illusion, elle doit bien révéler quelque chose de la trace, même si cette
révélation est aussi une occultation. Au fur et à mesure, Derrida en vient à invoquer une autre
expérience de la vérité – aller au-delà de la vérité (déterminable) pour répondre à son appel
indéterminé1.
La situation est comparable en ce qui concerne l’éthique, dans sa plus grande généralité.
C’est peut-être sur cette question que Plotin s’expose le plus directement à la critique

1
Cf. supra, partie 2, chapitre 5, I, B, 2.

617
déconstructrice, car il voudrait que le sens (la direction) de notre cheminement intellectuel ou
spirituel soit garanti. Comme si l’on pouvait se prémunir certainement contre le risque
d’erreur grâce aux orientations internes au dérivé, alors que l’amarre générale du système n’est
peut-être pas attachée. En matière éthique comme en matière théorique, la disparition de
l’infini nous place devant une injonction, sans garantir sa signification, ni la réussite, ni
l’échec : le commandement du bien nous oblige avant tout à demander ce qu’il est, puis à le
faire – sans garantir le succès à aucun niveau. Tout se passe comme si nous existions pour
justifier notre existence sans aucune garantie quant à ce qu’elle signifie, ni assurance de le
savoir. Le régime éthique auquel nous sommes voués exprime exactement notre situation
ontologique : rien n’est assuré, rien n’est donné qu’une exigence à laquelle nous ne sommes pas
sûrs de pouvoir satisfaire.
Ainsi, nous l’avons vu au cours du troisième chapitre de cette partie, Derrida ne peut
rejeter unilatéralement le registre de la maîtrise et de la règle déterminante. Si l’exigence
générale de l’éthique derridienne est l’accueil de l’autre, cet accueil suppose d’œuvrer depuis le
même. Le calcul de l’incalculable et la négociation du non négociable nous assignent à la
sphère de la théorie et de l’ontologie. Il n’est pas possible d’accepter le programme subversif de
Derrida car l’écoute attentive de l’appel hyperbolique du tout-autre sollicite nécessairement un
certain exercice de nos pouvoirs. Justifier cet exercice par des règles présentables est une
exigence incontournable, que ces règles soient formulées a priori ou rétrospectivement.
Renoncer à cette exigence ne permettrait plus de discerner la justice et l’injustice radicale.
La tentative pour conduire au mieux notre existence ne peut aboutir à un résultat assuré.
Nous sommes condamnés à dompter l’équivocité et l’altération, ce qui ne saurait se faire qu’en
les reconnaissant – c'est-à-dire à la fois en avouant et en repoussant les limites de la théorie et
de l’éthique. Nous sommes ainsi amenés à maîtriser l’immaîtrisable, voués à une lutte pour
dompter le non-sens et le chaos – autant que faire se peut. Mais toute existence et toute vie se
soutient d’une telle conquête de soi, avec et contre soi, avec et contre l’autre. Si l’on renonce à
l’ordre théorique et éthique, à la lutte contre la dissolution ontologique qui menace toute
chose jusque dans sa présence, à la tentative pour instaurer et défendre une règle aussi juste que
possible, pour présenter à autrui ses motifs et ses justifications – quelle théorie et quelle
éthique restent possibles dans ces conditions ?

618
IV. Le modèle archéologique intermédiaire

Les allers-retours que nous venons d’effectuer entre Derrida et Plotin permettent de
discerner enfin le « modèle intermédiaire », dont la détermination constituait l’objectif ultime
de ce travail. Nous allons tenter d’exposer à présent ce modèle. On pourra s’étonner du faible
nombre de pages qui lui sont consacrées, alors que nous annonçons depuis le départ qu’il est le
cœur du propos. Mais il s’agit ici avant tout de proposer une synthèse visant à repérer
rétrospectivement les principales lignes de force apparues à travers les apories frappant la
pensée de Plotin puis celle de Derrida. C’est donc l’essence d’un modèle archéologique qu’il
s’agit de dégager, entre les deux.
Le recourbement des deux philosophies l’une vers l’autre suggère tout d’abord un
rapprochement formel. L’infini plotinien, dissocié de la principialité, correspond finalement
aux indécidables – ou plus rigoureusement à leur chaîne. Chaque indécidable, en effet,
communique par cette chaîne avec les autres, et leur unité se résume aux traits qu’elle partage
avec l’absolu plotinien : elle est à la fois transcendante et immanente ; elle joue le rôle de
principe en débordant tout de cet étrange débordement entre excès et défaut ; elle conditionne
l’étant sans être affectée en retour. Comme l’un-bien, ce que l’on peut appeler l’« indécidable »
est rigoureusement irréductible à ce qu’il rend possible, et tellement indéterminé qu’on ne
peut rien en dire ou presque. C’est pourquoi il peut prendre des formes diverses mais
analogues, dont la « stratégie générale » permet de saisir l’unité – quelle est au fond la
différence entre les noms impropres de l’un-bien et les indécidables ? N’y a-t-il pas, dans les
deux cas, une désignation du débordant absolu – infiniment excessif et/ou défectueux – à
partir de champs divers mais liés ? Dans les Ennéades, le domaine du bien et du mal, celui de
l’acte et de la puissance, de l’un et du multiple sont intégrés dans une unité sous le règne de
l’arkhè. En régime de déconstruction, il y aurait une hétérogénéité des domaines définis par
chaque opposition – mais nous avons vu que l’idée d’une châine des indécidables conteste
cette hétérogénéité, et que Derrida rapproche lui-même les différents champs déconstruits. Le
privilège de la présence et celui du droit sont plus que simplement analogues – ils expriment
une même structure fondamentale dans leur opposition à l’absence et à la justice. Dès lors, le
travail effectué sur la pensée plotinienne permet de comprendre le couple principe/matière

619
comme un équivalent du couple d’opposés hiérarchisés dans la « stratégie générale » : comme
ces opposés dépendent d’un indécidable, hulè et arkhè renvoient tous deux à l’infini qui se
diffracte en eux. Ils constituent, comme nous avons essayé de le montrer, deux expressions de
l’apeiron originaire qui ne se réduit ni à l’un ni à l’autre mais les rend possibles tous deux
indissociablement. L’effet le plus important de la lecture derridienne de Plotin réside dans la
conception des rapports entre ces opposés – conception qu’il faut néanmoins purger du
déséquilibre qui l’affecte dans sa mise en œuvre habituelle chez Derrida. Précisons cela.
Le point de départ du modèle archique intermédiaire réside dans le fait que la quête
d’un premier principe est soumise à une montée à l’infini. Il part en effet de cette idée
plotinienne : toute communauté, tout rapport déterminable entre principe et dérivé
coordonne les deux en une nouvelle totalité qui devient alors justiciable de la même question
que le dérivé. Pour éviter une régression à l’infini, ou un simple abandon de fait dont on a
souligné le caractère problématique, le principe doit excéder radicalement ce dont il est
principe. Tel est, croyons-nous, le cœur d’une doctrine possible du principe, ce que nous
avons nommé la règle d’incommensurabilité. On pourrait nous reprocher, à juste titre, de plier
le principe à une exigence générale, alors que nous avons refusé à l’Alexandrin cette possibilité
pour justifier la procession. N’avons-nous pas, nous aussi, soumis Zeus au destin ? La
différence est que cette obligation aporétique définit l’exigence de ne se soumettre à aucune
exigence, que l’objection elle-même présuppose.
Cette configuration induit cinq ensembles de conséquences que nous pouvons décrire à
partir de notre double parcours. Le premier concerne le statut de l’infini en lui-même, auquel
renvoie le principe ; le deuxième implique la redéfinition de la fonction principielle ; le
troisième déploie les conséquences ontologiques de cette structure archique ; le quatrième ses
conséquences théoriques et éthiques (son impact sur l’agir et la pensée) ; le cinquième, enfin,
recueille certaines précisions sur le rapport de priorité entre principe et dérivé. Encore une fois,
nous ne proposons ici qu’une présentation possible sans (trop) excéder le cadre défini par nos
deux auteurs.
(1) Le premier groupe de conséquences concerne le principe en lui-même, ou l’infini.
L’indécidable, comme l’arkhè plotinienne (« rééquilibrée ») représente une forme
d’infini/indéfini, entre excès et défaut, entre le transcendant et l’immanent, entre principe et
non principe. Cette hésitation n’est pas une solution de « juste milieu », mais correspond aux
conditions imposées à la quête de l’origine par la règle d’incommensurabilité. Celle-ci fragilise
l’existence du principe, elle détermine un mouvement aporétique qui pose et récuse l’arkhè

620
simultanément, sans que cette situation puisse être réduite à une réaffirmation ni à une
négation (comme le font respectivement Plotin et Derrida sur le versant déséquilibré de leur
discours). L’arkhè est affectée d’une précarité qui interdit à la fois d’en nier et d’en poser
l’existence même. Nous avons suggéré, dans la première partie, que cette situation pouvait
recevoir une interprétation positive, en évoquant le « clignotement » de l’infini lévinassien dans
Autrement qu’être1. Cette idée renvoie au fait que l’infini est « transcendant jusqu’à l’absence »,
qu’il n’est possible que moyennant un démenti infligé par l’ontologie (à travers, c'est-à-dire
« par le biais de.. » et « malgré… »). Nous essaierons d’avancer en conclusion une
interprétation plus précise de ce « clignotement », dont la métaphore n’est pas si claire. Lévinas
lui-même semble finalement en expulser l’incertitude, ou plutôt, la restreindre à la sphère de
l’ontologie. Comme si l’on pouvait dire : le principe n’est mis en question que par rapport à
l’ontologie, mais sa signification, sa consistance, sont tout à fait garantis dès lors qu’il est
question de sa dimension simplement éthique. Mais il ne semble pas possible de restreindre
ainsi l’incertitude que l’être impose à l’infini au seul champ ontologique, pour retrouver, sur le
plan éthique, une assurance univoque.
L’infini n’hésite pas seulement dans son existence, mais également dans son expression,
puisqu’il se diffracte en principe et abîme an-archique – ou plutôt, puisqu’il rend le monde
possible, dans l’ensemble et en chaque point, comme une articulation concrète de ces deux
pôles qui dominent l’ontologie 2 . De même chez Derrida chaque étant implique une
articulation de présence et d’absence. La situation ontologique ou hypostatique imposée à
l’arkhè par la règle touche évidemment la définition de sa fonction principielle, à laquelle nous
en venons maintenant.
(2) Cette fonction est apparue avant tout comme une injonction, une nécessité qui règne
sur l’advenue de l’étant et ses modalités – c’est le sens de son ancienneté, de sa prévenance, de
sa primauté. Toutefois, elle doit être pensée conformément à ce qui a été posé quant à la

1
Cf. supra, partie 1, chapitre 7, V.
2
Puisque nous savons évoqué le clignotement de l’infini lévinassien, on peut faire remarquer une analogie qui,
nous semble-t-il, est significative. Lévinas écrit en effet, dans un passage déjà cité de De Dieu qui vient à l’idée
que Dieu est transcendant jusqu’à l’absence, « jusqu’à sa confusion possible avec le remue-ménage de l’il y a. »
(p. 115). Il n’est pas possible d’explorer cette question ici, mais peut-on tenir pour une coïncidence que la
précarisation de l’infini compromette celui-ci avec le risque de l’absence et l’« il y a », que Lévinas nomme
« matière » ou « matérialité » de l’être » (cf. De l’existence à l’existant, p. 92, où après avoir mentionné « la
découverte de la matérialité de l’être » comme « grouillement informe », Lévinas affirme explicitement : « La
matière est le fait même de l’il y a » ; on se référera également aux pages 97-98). Il nous semble qu’une
exploration déterminée par cette perspective pourrait retrouver, chez l’auteur de Totalité et infini, quelque
chose du modèle archéologique que nous déployons ici.

621
« nature » de l’arkhè, sa précarité, sa montée vers un infini où elle n’est plus simplement
garantie, et qui se diffracte en archie et an-archie. Notre parcours derridien visait à montrer
qu’il est très difficile, et peut-être impossible, de se passer tout à fait d’un tel principe – la
lecture des Ennéades nous aura convaincu en revanche qu’on ne saurait garantir l’existence et
les modalités concrètes de la principialité. Il s’agirait de penser celle-ci moins comme ce qui
pourvoit aux certitudes que comme ce qui impose une exigence. La fonction archique semble
recouvrir essentiellement une injonction, une nécessité au sens d’un contrôle régulateur du
réel. C’est une forme de dépendance asymétrique qui conditionne ce qui en dépend quant à
son existence et aux modalités de cette existence. Mais quel type de commandement
correspond-il à un infini indéterminé dont l’existence est précarisée, et dont la fonction
archique est indissociable d’une fonction an-archique ? Notre schéma intermédiaire implique
que principe et matière plotinienne soient soumis à la loi de contamination originaire. A
l’instar des opposés issus des indécidables, ils ne peuvent être isolés sous forme simple. Chez
Plotin, notre lecture a tenté de montrer que jamais l’arkhè ni la hulè ne se manifestent à l’état
pur, mais toujours compromis l’un avec l’autre, dans une articulation concrète qui correspond
à l’étant, quel qu’il soit. Cette situation d’un principe évanouissant dans son existence et sa
fonction mais impossible à tenir pour nul et non avenu, d’une origine à la fois précaire et
irréductible, nous a conduit à penser la principialité correspondante comme injonction
indéterminée. Ce caractère indéterminé est imposé par le retrait radical et par le caractère
asymétrique de la dépendance du dérivé ; le commandement du principe ne doit être
déterminé ni par l’essence supposée du principe, ni par ce qu’il commande. L’arkhè ne joue pas
comme une caution, mais au contraire comme une exigence sans garantie, car elle n’impose
aucun contenu à cette exigence, mais nous oblige à la définir en y obéissant. Elle n’est pas ce
qui certifie le sens et la valeur, mais ce qui les exige et les met en question d’un même trait ;
elle frappe d’une injonction étrange, qui est en même temps un ordre, et une question qui
oblige à produire le sens de l’ordre. Toutefois, si cette production est en un sens livrée à elle-
même, elle n’est pas absolument libre : elle doit façonner sa propre norme, mais elle peut
échouer, se tromper. Il n’est pas possible d’établir a priori ce que doit être le contenu du
commandement principiel, mais toute interprétation n’est pas pertinente pour autant – nous
serions constamment voués par la nécessité du principe à produire la bonne mesure pour notre
existence. L’exigence issue de l’infini place celui qui l’écoute dans l’obligation de la définir en y
répondant.

622
(3) Il convient à présent de déterminer les effets majeurs d’une telle principialité sur ce
qu’elle rend possible, en distinguant d’abord le domaine ontologique. Quel est son impact sur
la constitution de l’étant, au double sens d’émergence et de structure ? De prime abord, il s’agit
de concevoir une ontologie régulée par l’incertitude, soumise à une nécessité indéterminée (qui
relève toujours à la fois de la spontanéité et de la contrainte). L’étant y serait essentiellement
marqué par la contingence, ou plutôt par la déréliction. Celle-ci doit être comprise comme un
double rapport à l’infini : rapport d’implication et d’exclusion à la fois, selon le double-bind
imposé par la règle. L’étant, dans sa relativité et sa finitude, en appelle à un principe dont
l’absoluité exclut toute « co-existence » avec quoi que ce soit. Telle est peut-être la forme
originaire de la contingence, au-delà de toute dimension temporelle/modale. Principe et
matière, en contexte plotinien, ne sont-ils pas une cristallisation, le passage à la limite de ces
deux rapports à l’infini ? La constitution de l’étant, c'est-à-dire son advenue et sa structure,
portent la marque de ce double rapport : son advenue est toujours précaire et problématique ;
rien n’est assuré, tout est hanté par la possibilité du néant. Chez Plotin, l’Intellect comme
plénitude lumineuse de l’On dans sa force de réflexion et d’union est hanté par une obscurité
que Plotin voudrait chasser sans le pouvoir. C’est toutefois l’étant sensible qui correspond
évidemment le mieux à cette définition, dans la mesure où il se produit comme un délitement
de la forme – il est une disparition, une aliénation de puissance en même temps et au même
titre qu’il en est une expression. Etre, pour le sensible, consiste à tendre vers le non-être
matériel. Mais nous avons aussi tenté de marquer le reste hylétique dans le deuxième un. Le
Noûs est la lumière pour la lumière (« phôs phôti »), mais l’ombre hante cette coïncidence
lumineuse avec soi en chaque point – elle empêche le mouvement réflexif d’aboutir (sans quoi
il se résorberait en soi et dans l’un) en même temps qu’elle le rend possible. Cette distance à soi
et à son principe est la condition pour que se produise l’étant en général, qui reste marqué par
le moment d’indéfinition et d’impuissance nécessaire à sa constitution. La déhiscence
structurelle se traduit dans l’événement de l’être, qui est toujours en même temps sa mise en
question. Chez Plotin, cela se traduit comme un mouvement défectif consubstantiel à la
procession. L’étant en général se produit dans un événement marqué par le double rapport à
l’infini : il le suppose et le rend en même temps problématique. Dès lors, c’est le sens même de
la présence qui devrait être repris : se présenter – être – signifie aussi mettre sa signification en
jeu à une profondeur telle que même l’existence est ébranlée. L’Intellect plotinien ne garantit
sa signification que moyennant l’évacuation de l’une de ses conditions nécessaires. De son
côté, Derrida force le sens de la précarité de l’étant lorsqu’il qualifie la présence matricielle de

623
l’étant d’« impossible », comme si cette impossible n’était pas aussi une modalité du réel
comme spectral et précaire1. La pensée du principe met en question non seulement le sens de
l’être, mais le partage de l’être et du non-être ; penser le réel, c’est aussi l’exposer à l’incertitude
qui frappe ce partage en régime métaphysique. De quoi sommes-nous certains que cela existe
réellement ? L’injonction principielle ne laisse pas cette question se refermer et exige de la
maintenir ouverte tout en requérant une réponse.
(4) Dans ce schéma archique, la pensée et l’agir humain se reconnaissent comme
ordonnés à une injonction vide, une exigence indéterminée qui requiert et ne garantit pas. Le
commandement sans contenu dont nous avons dit qu’il est la forme adoptée par la
principialité ne permet nullement de déduire du principe des conséquences mécaniques, mais
nous place devant la nécessité de produire sens et valeur, à partir de normes qu’il nous
appartient de déterminer. Mais cette production de la norme à laquelle nous sommes obligés
ne peut être un libre jeu, une activité qui réussirait à tous coups faute de critères. L’activité
humaine serait au contraire sommée de produire des critères qui pourront apparaître plus ou
moins vrais, pertinents ou intéressants, même si rien ne permet de certifier a priori les limites
de l’interprétation qui préside à cette production. La quête philosophique ne se résume ni à
reconnaître passivement les normes auxquelles nous sommes soumis, ni à les inventer de toutes
pièces. Il s’agirait plutôt de donner forme à une injonction qui nous a toujours déjà saisis pour
savoir ce qu’elle nous demande, en un geste qui comprend un risque d’échec. Ce risque est
absolument irréductible, bien qu’on puisse tenter de le diminuer par la vertu de
l’argumentation.
L’exigence de bien et de vérité est toujours aussi une exigence de production des normes
qui définissent ce que c’est qu’agir bien et penser le vrai. Seule la dimension collective de cette
interrogation permet à tel individu ou tel groupe de s’en détourner ; cela suppose toutefois de
laisser autrui décider pour moi ou pour nous des normes qui gouvernent nos vies – ce qui est
en partie inévitable. La pensée principielle ne consiste pas à adosser quelque certitude à un
fond infini en la soustrayant au doute ; elle consiste à entendre et à répondre, dans le risque et
l’incertitude, à l’exigence d’inventer sens et valeur. Elle se reconnaît ordonnée à un
commandement l’appelant à reprendre tous les partages capitaux : entre être et non-être, bien
et mal, vrai et faux. Nous avons vu que Plotin et Derrida pensent l’étant sous forme

1
Derrida reconnaît explicitement ce point, mais d’un autre côté, conformément à un geste désormais familier,
il tend à privilégier, dans la compromission du possible et de l’impossible, le deuxième aspect.

624
hiérarchique, et cette forme hiérarchique nous a paru correspondre au commandement
indéterminé de l’arkhè. La nécessité archique impose au dérivé de commander et d’obéir, ce
que l’on peut interpréter comme le fait de prendre place dans une hiérarchie, voire d’en
constituer une en soi même (comme dans le cas du Noûs dont la constitution est la
domination de la principialité sur la matérialité). Mais nous avons également perçu que
l’approche plotinienne entendait garantir le sens et la structure de la hiérarchie en question en
isolant principe et matière, alors que les deux ne se manifestent jamais à l’état pur. C’est la
« coïncidence des opposés » : principe et matière, dès lors qu’on les « purifie » de leur
compromission mutuelle, dès qu’on cherche à les abstraire du rapport au dérivé, perdent
l’orientation métaphysique qui les distingue l’un de l’autre, et deviennent simplement
« infinis » – ce en quoi ils ne sauraient se différencier1. La volonté d’assurer le partage entre
archie et an-archie ne peut donc aboutir, même si les fonctions en sont distinctes. La
coïncidence des opposés induit un véritable brouillage des directions métaphysiques qui
définissent le sens des hiérarchies, c'est-à-dire l’orientation axiologique du réel. Nous ne
pouvons être absolument certains du sens et de la valeur de ce que nous faisons et de ce que
nous pensons – en termes plotiniens, cela signifie que nous ne pourrions jamais être
parfaitement sûrs de savoir si nous allons vers la matière ou vers le principe, puisque la
détermination du partage est l’un des enjeux auxquels nous sommes confrontés. La dimension
hiérarchique de l’étant ne signifie donc pas une répartition des rôles assurée et tranchée entre
deux instances qui recueillent chacun tel ou tel trait de l’on. Elle ne peut simplement définir le
tout comme une hiérarchie où l’on pourrait isoler l’élément dominant et l’élément dominé à
l’état pur. Elle signifie d’abord que l’étant (particulier ou total) est à la fois advenue et
perdition, et c’est pourquoi l’ontologie est en même temps une axiologie. Se produire est une
affirmation de soi, comme existence et comme valeur, une lutte contre la défection et le
délitement inhérents aux conditions de l’événement d’être. A cette ontologie correspondent
une pensée et un agir qui considèrent chaque étant, chaque singularité comme un événement
axiologique, habité et transi par un différentiel de valeur – présence/absence, matière/principe.
L’étant est partout une affirmation de sens et de valeur, que son indétermination transforme
en question pour la pensée et l’agir. La théorie et l’éthique seraient vouées à répondre à cette
question, c'est-à-dire de déterminer ou re-déterminer ce sens et cette valeur, en un geste

1
En un sens, nous rejoignons donc L. Lavaud, lorsqu’il critique la volonté de Plotin de placer principe et
matière dans un rapport de contrariété.

625
oscillant forcément entre reconnaissance et production. Cette hésitation est l’étoffe même de la
parole philosophique, toujours entre description et prescription, entre le constat et
l’injonction ; toute métaphysique, au sens non derridien, décrit quelque chose dans le geste
même où elle prescrit les modalités de la description légitime dont cette chose doit faire l’objet.
(5) Dernier aspect du modèle intermédiaire, qui nous ramène au commencement : la
primauté du dérivé. L’abandon de l’étant par la principialité doit prendre un sens radical pour
ne pas être réinvesti dans une entreprise de garantie ou de rejet unilatéral de l’arkhè. Cet
abandon exprime directement le double rapport à l’infini : par sa finitude, son incapacité à
répondre de soi, l’étant renvoie à un principe dont il interdit en même temps que son existence
ou sa fonction puisse être garantis. Or si le sens et l’existence même du principe sont
précarisés, il n’est déterminable qu’à partir du dérivé. Le schéma rappelle évidemment le
transfert de propriétés sur l’infini depuis ce qui en dépend, théorisé par Plotin dans le cadre de
l’hénologie. Mais le sens de cette projection ou de ce transfert a perdu de son évidence : il ne
peut plus s’agir d’une approximation traduisant simplement notre faiblesse, et visant une
positivité dont la présence reste inentamée au-delà de toutes les incertitudes qui grèvent notre
condition. D’un autre côté, il ne peut être question de réduire cette projection à la stratégie
derridienne du supplément, au sens où ce supplément serait constitutif du principe1. Cette
solution serait une inversion pure et simple, et occulterait le fait que la question de la
provenance de l’étant à partir duquel on projette est précisément au cœur de la démarche. Il
faudrait donc tenir à la fois les deux exigences : le dérivé est théoriquement premier et
ontologiquement second. Mais il faudrait éviter de ramener cette situation à une simple
apparence, qui disparaîtrait sans reste devant la majesté du principe. Il reste à comprendre
comment la primauté du dérivé peut faire sens sans aboutir à une inversion pure et simple, qui
serait injustifiée et ne tiendrait pas compte de toutes les exigences de la situation théorique.

Quel est donc le concept de la principialité qui se dégage finalement de ce modèle ? Le


premier principe métaphysique est cette « instance » que la règle d’incommensurabilité place
en situation d’articuler un infini radicalement ambigu d’une part et d’autre part une ontologie
et une éthique ordonnées à cet infini. Cette ordination se traduit par la précarité de l’étant, et
par la vacuité du commandement qui exprime le règne d’une nécessité indéterminée
correspondant à l’absolu. En régime de philosophie, cela signifie que nous sommes conduits à

1
C’était, on s’en souvient, la position de B. Stiegler.

626
penser sa nature et sa fonction (son rapport au dérivé) en faisant appel à des substituts
proposés par des traditions auxquelles nous ne pouvons que nous référer, pour la transformer,
ou l’interpréter, c'est-à-dire toujours s’inscrire en elle en l’altérant.
Mais certaines questions demanderaient encore un approfondissement qui requiert de
faire enore un pas en dehors du contexte plotino-derridien, ce que nous tenterons à la fin de la
conclusion générale.

627
CONCLUSION

Nous nous sommes demandé si une métaphysique comme articulation d’un premier
principe avec une ontologie, une théorie et une éthique qui en dépendent était encore possible.
Le travail qui s’achève à présent a été une tentative pour élaborer le modèle archéologique
d’une telle métaphysique, entre l’apophatisme plotinien et la déconstruction. Il ne s’agissait pas
de rabattre la pensée derridienne sur celle de Plotin puisque le modèle en question est en partie
trahi par l’Alexandrin, lorsqu’il tente d’en réprimer les conséquences an-archiques. Il ne s’agit
pas non plus de faire des Ennéades une anticipation inaboutie de la déconstruction, puisque
Derrida, de son côté, essaie de refouler la dimension archéologique de son discours. C’est donc
bien entre eux que s’est dessinée de façon progressive une « structure » intermédiaire, dont les
deux démarches épousent la logique et l’occultent à la fois, parce qu’elle sous-tend leur
discours tout en induisant des conséquences gênantes pour leur auto-interprétation respective.
Tous deux cherchent à dégager une instance qui, par un débordement infini, bloque la
régression théorique sans éteindre, refuser ou interdire le questionnement. Ce débordement,
qui échappe à la logique de l’excès et du défaut comme à l’opposition
transcendance/immanence, amène le principe à récuser toute commensurabilité avec ce qu’il
rend possible. La rupture est totale, sauf sur deux points, à savoir la principialité même et
l’existence ; ces deux caractères ne peuvent être exclus au même titre que les autres. La
principialité n’est en effet récusée que pour être garantie, de sorte qu’à proprement parler elle
est à la fois instituée et destituée par la transcendance – d’où la dimension profondément
aporétique de l’archéologie ici esquissée, qui pourrait être comprise comme une an-
archéologie, puisque c’est l’absence de principe qui règne sur l’étant. Mais le double-bind qui
détermine la position et la nature de l’origine radicale signe l’irréductibilité de la fonction
archique, celle-ci fût-elle ébranlée et vidée de sa substance jusqu’à disparaître.

628
L’idée d’une surenchère dans la quête du principe, qui conduit au-delà même de la
principialité est au cœur de la structure commune que nous avons dégagée – elle est la forme
même d’une archie aporétique. L’existence est soumise au même double-bind, car déclarer le
principe simplement nul et non avenu reviendrait à opposer une fin de non-recevoir à la quête
d’archie que déclenche la contingence de l’étant. A ce principe, qui ne tient qu’en se retirant
au-delà de toute certitude, correspondent un certain type de rapport avec le dérivé (injonction
asymétrique) et une certaine structure de ce dérivé lui-même (structure dont l’expression
modale est la contingence). Enfin, le discours, la « théorie » correspondant à cette situation est
définie comme une correction et une sortie interminable hors du théorique – interminable, car
elle doit rester aux confins de la théorie pour avoir lieu, et qu’il n’y pas de terme au processus
de correction qui l’anime.
Bien entendu, à ce niveau de généralité, ni le sens ni la pertinence du schéma en
question ne peuvent apparaître. On doit donc lui donner corps en rappelant les principales
étapes du parcours au cours duquel il s’est révélé, et en formulant une interprétation sur la
« métaphysique » qu’il pourrait rendre possible.
La reprise à laquelle nous allons procéder nous permet de revenir sur le choix
méthodologique d’un traitement dissocié des auteurs. Nous espérons que les développements
qui précèdent ont montré sa pertinence, et même sa nécessité, dans la mesure où c’est à chaque
fois l’interprétation d’ensemble de Plotin et Derrida qui était en cause. Chaque élément décisif
pour notre réflexion implique le sens global de leur démarche. Il nous semble que le
regroupement et le croisement direct des thèmes traités chez l’un et chez l’autre n’aurait pas
permis de comprendre la logique qui rapproche ces deux pensées, non sur tel ou tel point, mais
dans leur ensemble. Par exemple, la première section de la deuxième partie visait à faire
apparaître les « structures apophatiques » de la déconstruction – mais cette opération n’était
possible qu’à établir l’unité de la pensée derridienne, contre son auto-interprétation. Or l’unité
en question ne fut vraiment confirmée qu’au terme de la section, et l’on voit difficilement
comment celle-ci aurait pu intégrer une confrontation directe avec la conceptualité et la
méthode plotinienne. Nous avons constaté que pour envisager la question du principe chez
Derrida, il fallait mener de front trois opérations : dégager l’unité de sa pensée, montrer qu’elle
était structurée autour d’un schéma apophatique et qu’elle était affectée d’un déséquilibre. Ces
trois opérations auraient-elles pu intégrer en plus une comparaison avec Plotin, qui supposait
d’effectuer sur les Ennéades une démarche au moins aussi complexe, et très différente ? En sens
inverse, l’effort pour montrer le caractère systématique de la perturbation matérielle dans

629
l’univers plotinien a sollicité l’univers plotinien dans on ensemble, en une analyse qui aura
occupé les cinq premiers chapitres de la première partie. Il nous semble que cette démarche
aurait difficilement pu incorporer le développement sur la khôra derridienne, dont le sens et
l’intérêt n’ont pu apparaître que moyennant l’ensemble des analyses qui précédaient, sur la
déconstruction.
Reprenons les principales étapes du parcours, afin de donner corps au schéma abstrait
que nous avons proposé. Il est indispensable de procéder à un rappel détaillé, pour permettre
au lecteur de relire chaque moment, dans le cadre du modèle archéologique que l’on vient
d’établir. La réalité et le caractère opératoire de celui-ci apparaît en effet d’abord dans la
manière dont il détermine à la fois l’archéologie plotinienne et la déconstruction, tout en leur
interdisant d’être exactement ce pour quoi elles se donnent. L’effectivité et la pertinence du
schéma que nous avons tenté de dégager se mesure avant tout aux contraintes « logiques » qu’il
leur impose. Certaines cohérences et certaines incohérences dans la pensée en sont la marque
essentielle, et nos lectures avaient pour but de relever ces marques afin de les interpréter.

Plotin : l’infini, le principe et la matière dans les Ennéades

La compréhension de la principialité en contexte plotinien exigeait d’abord la


clarification du sens de l’étant, intelligible et sensible, pour deux raisons principales. En
premier lieu, la transcendance de l’arkhè renvoie toute tentative pour la définir à sa trace
ontique – même si le renvoi est rendu problématique par cette transcendance même. En
second lieu, notre cheminement nous a conduit à une « réorganisation » de l’archéologie
plotinienne, qui supposait d’avoir décelé la tension inhérente à l’univers des Ennéades. Cette
tension s’organise autour de la matière, c'est-à-dire d’une condition globale de la procession
que Plotin se donne tout en la réprimant – ce qui fournit une information capitale sur les
conditions d’exercice de la principialité. Cette démarche, qui occupait les cinq premiers
chapitres de la première partie s’est concentrée sur trois niveaux, à savoir l’Intellect, le sensible
et la matière elle-même.
Premier niveau : l’étant intelligible se constitue par la répression d’une déhiscence
interne qui donne à sa structure une forme réflexive, tant comme Intellect que comme vie et
comme étant. Cette structure est apparue comme la réduction d’un aspect constitutif de son
essence. La nature et la valeur de celui-ci se sont révélées dans l’étude de la genèse du Noûs,
dont les descriptions ont fait apparaître un premier moment marqué d’une certaine

630
imperfection. L’Intellect inchoatif, « avant » la conversion par laquelle il se constitue, présente
deux aspects que Plotin ne distingue pas formellement. D’une part, il est une puissance
d’unification ontologique, vitale et théorique, grâce à laquelle il transforme une altération où il
est pris (qui le dissocie de l’un-bien) en une altérité formelle interne. D’autre part, il présente
une dimension d’imperfection, d’obscurité « pas encore bonne », et même d’impuissance –
impuissance qui est la source de la multiplicité intelligible1. L’existence et la fonction de ce
moment d’obscurité ont été confirmées par les analyses plotiniennes consacrées à la dyade et la
matière de l’intelligible, mais contestées par l’idée selon laquelle la matière serait, là-haut,
parfaitement réduite et transformée. Or plusieurs éléments nous ont conduit à douter de cette
idée. Tout d’abord, Plotin énonce lui-même, à deux reprises, une règle d’interprétation pour
les métaphores impliquant la successivité au-dessus du niveau spatio-temporel : il faut les
entendre comme exprimant des rapports de rang (et de cause). Or cette règle s’applique de
toute évidence au cas de la genèse de l’Intellect. Par conséquent, en toute rigueur, le moment
matériel n’a jamais eu lieu comme une étape chronologique de la constitution de l’étant, pas
plus qu’il n’a été réduit « par la suite ». Dès lors, si la réduction est effectivement complète, on
ne voit plus quel sens donner à la dimension obscure de l’Intellect, et il devient difficile
d’interpréter les textes sur sa matière et sa genèse, qui sont trop nombreux pour qu’on puisse
les ignorer. D’autre part, l’examen de la structure du noûs a montré que la matière n’est pas
complètement convertie dans son achèvement. Elle joue le rôle de réceptacle, mais se prête à
l’action de l’énergie principielle en lui résistant. Certes, la distance à soi et à son principe
devient une altérité réflexive, donc interne, une vie en soi et une auto-contemplation. Mais
cela exige que la distance soit maintenue, que sa réduction soit tendancielle, et non effective. Si
cette réduction était consommée, le Noûs se résorberait dans son principe – ou, au moins, il
constituerait une sphère de même valeur que celui-ci. Il faut donc le maintien d’une distance à
soi, d’une altération non réduite pour que le deuxième un soit un et multiple, et pour qu’il soit
moins bon que son arkhè. Ce maintien est apparu avec évidence, par exemple, à l’examen de ce
que Pierre Hadot nomme « principe de compensation » : la perte (ou l’adjonction de néant)
qu’implique la particularisation vis-à-vis du tout est compensée par une dotation de caractères
originaux. Ce mécanisme ne saurait supprimer la perte, puisqu’il fait fond sur elle. L’existence

1
Nous ne revenons pas sur l’existence d’une doctrine concurrente dans les traités 38 et 24, laquelle fait du
premier moment un acte parfait en son genre, mais qui est clairement minoritaire, et incompatible avec
l’autre. Cette concurrence était finalement le tout premier signe de la tension habitant l’univers plotinien : un
moment nécessaire à la constitution de l’étant est à la fois évoqué et réprimé.

631
même de quelque chose « hors » de l’un suppose que l’altération processive ne soit pas
entièrement compensée, qu’elle soit durable et imprime sa marque dans la structure du dérivé.
Enfin, nous avons vu qu’à plusieurs reprises, Plotin trahit l’existence d’une tension matérielle
dans l’Intelligible – jusqu’à évoquer la procession du deuxième un comme une faute ou un
mal, ou parler de sa complétude comme d’un geste de retenue s’opposant à un tropisme
matériel1.
Le premier chapitre de la première partie nous a donc montré que l’auteur des Ennéades
adopte sur la question matérielle une double posture : il se donne, pour comprendre l’étant,
une condition qu’il essaie par ailleurs d’escamoter par son interprétation de la constitution du
Noûs achevé. Il reconnaît la fonction irremplaçable de la matière, mais la fait disparaître. Le
Noûs inchoatif enferme un moment d’obscurité, d’indéfinition et d’impuissance, mais Plotin
voudrait (parfois au moins) que son achèvement répare totalement ce défaut. La condition
évoquée et révoquée – Derrida écrirait « conjurée » – est d’autant plus intéressante qu’elle est
irréductible à l’expression de la puissance du Noûs ; et nous nous sommes demandé d’emblée à
quel point elle pouvait être rapportée à la dunamis de l’un-bien.
Avant de pouvoir répondre à cette question et de lui donner tout son sens, il a fallu
définir sa portée, en montrant que la doctrine plotinienne du sensible est habitée par une
tension entre deux conceptions distinctes et incompatibles2. D’un côté, le sensible apparaît
comme le résultat d’un déploiement pur de la puissance de l’âme et de l’Intellect : l’espace et le
temps ne représentent qu’un accroissement de la dispersion qui conduit déjà du deuxième au
troisième un ; cet accroissement induit évidemment des caractères spécifiques, mais il reste
parfaitement homogène avec le reste. D’un autre côté, Plotin fait du sensible le fruit d’une
rencontre entre la causalité formelle proprement attribuable aux principes, et une causalité
adjuvante qui introduit une hétérogénéité par rapport à ce qui le précède. Ce sont les traités
sur la providence qui ont révélé ce heurt de la façon la plus spectaculaire, puisqu’ils
développent à la fois les deux perspectives. En général, le sensible y est présenté comme le fruit
d’une distension accrue de l’âme et des logoi. Il est moins bon que ce qui le précède, mais reste
une pure expression de la bonté des principes, affectée d’un degré de dispersion simplement
plus élevé, tout comme la distension de l’âme est plus forte que celle de l’Intellect. Seule

1
Nous avions alors parlé de textes « symptomatiques » dans la mesure où ils semblent si directement
incompatibles avec la position habituelle de Plotin qu’on n’y peut voir que l’expression d’une logique à
laquelle il résiste en général.
2
Incompatibles du moins, si l’on ne procède pas à la réorganisation de l’archéologie que nous proposons.

632
l’étroitesse du point de vue individuel occulte cette bonté essentielle. Mais à trois reprises, dans
ces mêmes traités, notre penseur laisse affleurer de façon discrète mais peu contestable une
autre explication : le sensible résulte de la rencontre entre la puissance formelle et une nécessité
extrinsèque, irréductible au déploiement antérieur de la principialité. Cette nécessité inflige
son action corruptrice aux raisons (dont Plotin indique qu’elles n’agissent plus à ce stade), et
détermine par cette action l’émergence et la nature de notre univers. Elle en « produit le
défaut » activement, et celui-ci n’est donc plus le résultat d’une dégradation autonome de la
puissance formelle. Dans cette optique, le monde reste bon, non parce qu’il est l’expression
amoindrie de la bonté, mais parce que la puissance des formes y soumet la nécessité matérielle –
parce que, selon les termes du Timée, l’« Intellect domine la nécessité ». On retrouve la même
tension, à un degré moindre, dans la conception de la « descente » : d’un côté, elle est
présentée comme un mouvement spontané, libre et n’exprimant que la nature de l’âme ; mais
certains indices laissent à penser que les âmes en question sont captées et attirées par un
charme magique ou un miroir, comme si elles subissaient l’influence d’une causalité d’« en
bas », irréductible au régime normal de la procession. Enfin, une hésitation semble possible sur
la question de savoir si les corps sont le résultat de la seule dégradation spontanée des raisons
ou si ces raisons subissent en cela l’influence hétérogène de la matérialité.
La tension qui habite la conception plotinienne du sensible conduit à faire deux
hypothèses contraires sur la nature et la fonction de la matière. Selon le schéma dessiné par la
théodicée « majoritaire », la matière ne serait rien ; elle constituerait un simple épuisement du
pouvoir des principes, une projection sans consistance et donc incapable d’exercer la moindre
fonction. Selon l’autre schéma, elle aurait au contraire une densité propre et exercerait une
causalité complètement hétérogène à celle des principes formels. Un certains nombre de traits
confirment apparemment la première hypothèse : que la matière soit identifiée à la privation, à
une fuite, un mensonge, un non-être ; le fait que Plotin la déclare stérile et prête à se
conformer à tout ce que les formes lui imposent. Tout cela pourrait accréditer les
interprétations visant à annuler sa fonction. Certains interprètes lui retirent toute consistance,
en font une projection imaginative sur fond d’absence ; d’autres lui concèdent une certaine
densité mais en lui refusant toute fonction ; d’autres encore lui accordent une fonction sur le
plan moral mais non sur le plan cosmologique ; certains, enfin, reconnaissent ce rôle mais
tentent de le réduire, par exemple en affirmant qu’il est purement passif. Nous avons tenté de
montrer que, malgré certaines difficultés, aucune de ces interprétations ne rend compte de la

633
position plotinienne – laquelle est globalement conforme à la théodicée « minoritaire » des
traités sur la providence dès lors qu’il est question de la matière.
La manière dont Plotin rend compte de l’intuition (épibolè) de la matière entretient la
difficulté, puisque cette intuition hésite entre perception de l’absence et absence de perception
– sans que Plotin sorte véritablement de l’ambiguïté. En revanche, les recherches sur la nature
et la fonction de la hulè permettent de récuser clairement la théorie de sa nullité. La matière est
un non-être, mais pourvu d’une véritable densité mè-ontologique. En premier lieu, la thèse de
la nullité matérielle confond deux formes de non-être que Plotin distingue expressément, à
savoir le non-être matériel et le non-être « absolu » – on ne peut ignorer la tripartition du
néant qui constitue une doctrine originale et tout à fait essentielle. En second lieu, la hulè est
dite « forme » du non-être, ou non-être « réellement étant », altérité en soi ; de manière
générale, notre auteur multiplie les formulations indiquant que le mè-on n’est pas inconsistant.
Troisièmement, la dynamique matérielle comme fuite et contrariété a confirmé ce diagnostic.
L’idée de fuite a révélé une « manence » du néant, c'est-à-dire une persistance dans son propre
caractère ; elle ne suggère ni inconsistance ni labilité, mais au contraire un maintien de sa
différence comme « indestructible ». Ce maintien renvoie à son impassibilité, et signifie
l’impossibilité de laisser quoi que ce soit la modifier, la qualifier (y compris la privation). Fuir,
pour la matière, consiste à préserver sans faille sa différence vis-à-vis des formes et du sensible –
et cette dynamique trahit également quelque chose de sa genèse. La contrariété est apparue
comme une autre perspective sur la dynamique matérielle, qui indique aussi l’altérité
maintenue, mais accompagnée cette fois d’une nuance d’opposition, de résistance levée contre
le pouvoir des formes. Cette résistance rejoint l’idée d’une contrariété entre la matière et le
bien lui-même, jusqu’à en faire le principe des maux en face du principe des biens. Rappelons
également que si l’idée est formulée en I, 8 [51] avec une force nouvelle, les traités 12 et 26 la
qualifiaient déjà de « totalement mauvaise » et « mauvaise en tant mal (kakè ôs kakon) ». Elle
n’était pas alors simplement non-bonne ou différente du bien – mais « positivement »
mauvaise : son altérité par rapport au bien était déjà plus qu’une simple différence. Ces
résultats ont été confirmés par l’étude de la causalité matérielle, sur le plan cosmologique et
moral. En effet, quatrièmement, Plotin déclare et décrit la causalité de la matière aussi bien sur
le plan moral que sur le plan cosmologique. Elle est désignée comme le mal premier et en soi,
dotée d’une activité corruptrice capable d’aliéner l’âme jusqu’à l’entrainer vers une forme de
mort. Elle ne constitue nullement un leurre inerte, son rôle actif apparaît bien avant le traité
sur l’origine des maux ; dès le Traité 1, on lit qu’elle importune l’âme qui se mélange à elle,

634
l’infecte et la corrompt. La hulè exerce une activité corruptrice décrite comme l’adjonction
d’un élément étranger : la faiblesse de l’âme sous l’effet de la matière n’est pas un
affaiblissement lié au régime normal de la procession, mais bien la rencontre d’une dynamique
mè-ontologique. Certains interprètes reconnaissent la fonction éthique de la matière, mais lui
refusent toute causalité (ou causalité active) sur la plan cosmologique, au nom du monisme, ou
de l’« émanatisme intégral ». Et pourtant, son rôle cosmologique est incontestable ; Plotin le
déclare à plusieurs reprises, et mis à part dans certains textes équivoques, ce rôle n’est
nullement passif. Nous avons été amené à distinguer deux effets de la hulè dans le sensible : la
fonction de réceptacle et la fonction défective – cette distinction permet d’ailleurs de
comprendre pourquoi ces effets sont décrits parfois comme attraction, et parfois comme
résistance et répulsion. La fonction de « réceptacle » est signalée et développée dans le Traité
26, notamment à travers la métaphore du miroir : la matière oppose une résistance au pouvoir
des formes, et cette résistance ouvre un espace fantomatique dans lequel s’expriment certaines
potentialités formelles qui n’auraient pas trouvé sans cela à se déployer. L’affirmation répétée
de sa « stérilité », dans le même traité, a été parfois prise comme la déclaration de sa nullité
causale – la lecture du texte montre au contraire que cette déclaration vise à lui dénier toute
activité générative, pour lui reconnaître cette fonction de réceptacle (elle n’est pas mère mais
nourrice). Deuxième effet de la matière : la défection. Ce qui est posé dans l’espace qu’elle
ouvre est soumis à une influence défective correspondant à l’action décrite dans la théodicée
minoritaire. La matière ébranle, infecte et corrompt les raisons, elle leur insuffle un non-être
qui fait l’étoffe même de leur matérialité. Ce mode de causalité nous a conduit à réévaluer les
propositions qui font d’elle un non-être, un mensonge, une faiblesse ; cela ne signifie pas
qu’elle soit nulle et non avenue, mais qu’elle est cause de mensonge, de non-être et de faiblesse
pour ce qui dépend d’elle et se trouve dans la sphère qu’elle co-constitue.
A bien des égards, la matière constitue un anti-principe – et le traité 51, loin d’établir en
cela une doctrine originale, ne fait que synthétiser une position qui, malgré des tensions, était
déjà formulée. Mais un problème a alors surgi, l’un des plus difficiles et des plus disputés du
plotinisme, celui de la provenance de la matière. En effet, si celle-ci répond à la description que
nous en avons donnée, la question de son origine place le néoplatonicien devant un dilemme
redoutable : soit il la fait procéder des principes antérieurs – mais cela revient à leur imputer la
responsabilité du mal ; soit il en fait une instance originaire – mais il devient difficile d’éviter le
dualisme. Cette présentation du problème privilégie la dimension axiologique, mais nous
avons vu qu’il est bien plus large, puisque la causalité cosmologique de la matière s’exerce de la

635
même façon. On peut comprendre la fonction de réceptacle comme l’intervention d’un
adjuvant que les principes peuvent éventuellement se donner. Mais outre sa valeur, ce sont ses
effets qui font problème : le réceptacle, en effet, joue son rôle en résistant, en s’opposant, de
sorte que ses effets sont irréductibles au déploiement de la puissance principielle. Si l’on
comprend comment une telle puissance peut engendrer une instance avec laquelle elle pourra
co-produire certains effets originaux, la position d’une puissance de résistance et de défection
est plus délicate à expliquer. La matière n’est pas simplement un milieu neutre où la puissance
formelle s’exprime moyennant un coefficient normal de dispersion : elle ébranle, corrompt et
infecte cette puissance. Le dilemme de l’origine de la matière ne se limite donc nullement à
son versant axiologique ; il exprime la difficulté d’articuler la puissance à une source
« positive » d’impuissance. Nous avons tenté de montrer que Plotin refuse de se prononcer sur
cette question, mais suggère une solution double : d’un côté, l’engendrement par l’âme, de
l’autre, la provenance intelligible. Il a fallu établir que la thèse de l’engendrement psychique
n’est pas défendue, mais tout au plus suggérée par l’Alexandrin, avec beaucoup de prudence.
L’absence de désignation explicite de la matière dans les deux textes centraux sur la question, le
vocabulaire utilisé, le contexte, et les hésitations que notre penseur exprimera jusqu’au Traité
51 nous ont paru exclure l’idée que Plotin aurait soutenu et assumé la thèse à laquelle Denis
O’Brien a donné sa forme canonique. Cette thèse est toutefois évoquée à plusieurs reprises, et
il est difficile de l’écarter. En revanche, elle ne nous semble pleinement défendable que si l’on
tient compte d’une autre idée : la matière sensible constitue le terme d’une échappée ayant
débuté avec la matière intelligible. Trois textes confirment cette thèse. Celui du traité 34 [VI,
6], sur les nombres, décrit les deux étapes d’une échappée, qui, reprise au niveau intelligible,
s’échappe et devient infinité : tout se passe comme si l’univers en entier était parcouru par un
tropisme matériel qui révèle, en bout de course, une indéfinition radicale. Ensuite, au chapitre
5 du Traité 12, Plotin décrit la matière intelligible comme issue d’une altération à partir de
l’un, ou plutôt, comme cette altération même, en tant qu’elle attend d’être définie. Or au
chapitre 16, la matière sensible est présentée comme une partie de l’altérité. Ces textes
montrent que les deux matières sont effectivement liées, et ils sont confirmés lorsque le même
traité déclare, au chapitre 15, que la hulè du sensible est le modèle de celle de l’intelligible.
L’importance de cette déclaration ne saurait être surévaluée : elle nomme explicitement ce
dont il est question, envisage le problème pour lui-même dans un traité consacré à la matière,
et y répond sans ambiguïté, dans un texte qui ne suscite aucune contestation d’édition ni de
traduction. Celui-ci témoigne donc non seulement d’un lien entre les deux matières, mais aussi

636
de la priorité du sensible. Il montre que l’idée d’une causalité symétrique par rapport à celle du
principe n’est pas une innovation fracassante des œuvres tardives. Dans le douzième traité, la
matière sensible est déclarée le modèle de celle de l’intelligible, c'est-à-dire du tout premier
produit de l’infinité hénologique.
L’association de l’engendrement par l’âme et de la provenance intelligible aboutit à un
tableau qui associe le maximum d’éléments, mais qu’il est difficile d’attribuer à Plotin dans la
mesure où il ne le dessine jamais directement lui-même, et où il laisse l’archéologie des
Ennéades en proie à une difficulté majeure. La matière sensible serait, dans ce tableau, la
cristallisation de la résistance et de la défection qui forme la dimension négative de la matière
de l’intelligible. L’âme l’engendre moins qu’elle ne la laisse échapper, dans un mouvement de
faiblesse ; elle ne la produit pas, mais la laisse apparaître, en révèle la part inassimilable,
impassible et non informable. Mais comment penser la principialité dans ces conditions ? Que
doit être le principe pour donner lieu à un dérivé marqué d’emblée (dès la forme intelligible de
l’étant) par une fonction matérielle contraire à celle de la forme ? En rapportant les analyses du
chapitre cinquième à celles du premier, on perçoit la nature précise de la continuité et de la
rupture entre les deux matières, puisque l’on retrouve « ici » comme « là-bas » la double
fonction de réceptacle et de défection. Nous avons tenté de démontrer, dans le premier
chapitre, que cette matière introduit dans le Noûs les césures et les distances qui en
déterminent la multiplicité et la déhiscence, et qu’elle s’offre en résistant. Le facteur de
discontinuité entre les deux réside donc précisément dans les modalités selon lesquelles la hulè
joue son rôle de réceptacle. Dans l’intelligible, sa résistance est vaincue et convertie en distance
interne, le réceptacle est transformé par la puissance de l’un alliée à celle du Noûs. Dans le
sensible en revanche, la matière reste impassible, elle n’est plus que résistance et défection, et ne
se prête à la production des corps qu’en se refusant. Mais cette distinction, avons-nous
remarqué, n’est pas tout à fait probante, si l’on tient compte de ce que même là-haut, l’idée
d’une réduction complète de la matière ne tient pas – une partie importante du premier
chapitre était consacrée à l’établir.
Ce tableau nous a conduit à aborder l’archéologie plotinienne avec, en toile de fond, la
situation suivante : tout l’univers des Ennéades, en-deçà du premier principe, est marqué par la
matière. Rien n’est, sur le mode sensible ni intelligible, sans une matérialité qui s’oppose au
pouvoir de l’un, et joue son rôle en défaisant ce pouvoir. Mais comment concevoir le principe
d’un tel monde ? C’est la question à laquelle la fin de la première partie était consacrée, en
trois temps. Le premier était destiné à définir la matrice de l’apophatisme : pourquoi le

637
principe est-il négatif, et quel est le sens des négations qui le définissent sans le qualifier ?
Deuxième temps : comment la matrice peut-elle déterminer un discours sur le principe, auquel
Plotin attribue toutes sortes de noms et de qualificatifs ? Troisième moment, conçu comme
une conclusion de la première partie : au-delà des qualités et propriétés qui pourraient le
déterminer, comment le principe assume-t-il sa fonction archique malgré la transcendance
radicale ?
La définition de la matrice apophatique des Ennéades a commencé par montrer que le
statut négatif du principe est déterminé, non par sa simplicité ou son unité mais par la
principialité elle-même. Celle-ci est organisée selon une logique assez simple. Tout d’abord,
l’étant requiert un principe par sa contingence ou sa finitude : c’est la toute première donnée,
mais nous n’avons été en mesure de la comprendre que plus tard, à la fin du parcours
plotinien. Ce qui joue le rôle de principe doit commander et régler ce qui dépend de lui –
c'est-à-dire qu’il conditionne le dérivé dans son existence et son essence. Mais toute
détermination le définirait par rapport au dérivé, à l’étant en général, puisqu’elle introduirait
en lui une propriété qui le qualifierait dans la continuité ou l’opposition avec l’étant. Il lui faut
donc être totalement indéterminé, et exclure tout rapport avec ce qui en dépend. La négativité
radicale du principe s’est donc révélée comme une exigence inhérente à la principialité même :
si le principe admettait la moindre détermination, le moindre rapport avec ce qui dépend de
lui, il se définirait par ce qui est supposé en dépendre. Il serait donc coordonné au tout qu’il
devait commander et régler, et, comme le montre Damascius dans le Traité des premiers
principes, cette nouvelle totalité requerrait un nouveau principe, induisant le risque d’une
régression à l’infini. La fonction principielle exige une rupture absolue du principe avec ce
qu’il rend possible : c’est que nous avons nommé la « règle d’incommensurabilité ». C’est là la
signification exacte de sa négativité. Deuxième aspect capital de la matrice hénologique :
comment le principe peut-il récuser tout rapport à ce qui dépend de lui ? La réponse
plotinienne repose sur l’idée d’une asymétrie de rapport : le principe ne se rapporte pas à ce qui
dépend pourtant de lui. La relation dérivé-principe n’est pas l’envers d’une relation principe-
dérivé, puisqu’une relation de cette nature destituerait le principe. Cette proposition capitale
nous a permis de comprendre le statut de la théorie au sujet de l’un, qui correspond
exactement à ce schéma : il faut tout nier au sujet de l’origine absolue, et le discours ou la
théorie qui prétend nous informer sur elle porte en fait sur notre condition, notre rapport à
elle. Cette situation confère un statut bien particulier au discours apophatique – statut que
Plotin ne développe pas, mais qui résulte de la situation du principe et apparaît entre les lignes.

638
Nous avons vu que le logos discursif, dès lors qu’il est engagé dans une entreprise hénologique,
obéit à un autre schéma que toute autre forme de connaissance. En un sens, il n’est qu’une
propédeutique vite abandonnée dans le parcours spirituel qui conduit vers la coïncidence avec
l’Âme, puis avec l’Intellect, et enfin avec l’un. Mais cette présentation n’est juste qu’en partie,
car la différence entre le Noûs et le bien n’est pas de la même nature que la différence entre les
autres moments de la procession. Jusqu’à l’Intellect, la persistance de divisions ouvre la
perspective d’une certaine adéquation au terme d’un processus de correction fini. Mais avec
l’un, toute perspective d’adéquation est écartée d’emblée. Le logos hénologique se meut dans
une inadéquation qui ne peut que se corriger interminablement – puisque tout aboutissement
signifierait la conquête d’une parole enfin appropriée. Or Plotin, contrairement à ce qui
arrivera chez Damascius par exemple, n’interdit pas le discours sur l’un, il n’exige pas
(seulement) que nous l’honorions par le silence, mais il déploie un discours multiple dont
l’inexactitude est revendiquée. Rien de ce que nous disons ne peut être juste, mais il faut
continuer à en parler. Nous avons constaté que l’Alexandrin, presque chaque fois qu’il traite
du principe, est amené à développer un discours dont il relativise la validité.
Nous nous sommes enfin interrogé sur le rapport mystique à l’un, qui pose certains
problèmes à notre démarche, puisque Plotin l’évoque parfois pour garantir son discours d’une
manière qui ne semble pas cohérente avec le reste de la doctrine. Dans notre perspective, qui
ne saurait accorder valeur de preuve à l’expérience unitive, les descriptions qui nous en sont
données ne peuvent normer le discours rationnel, mais c’est au contraire ce discours qui
permet de déterminer ce que l’on peut retenir et ce qu’il faut au contraire rejeter. Il a donc été
indispensable, pour clarifier la situation, de distinguer trois types d’informations fournies,
selon notre auteur, par l’union : il y a d’abord celles qui correspondent directement aux
données dégagées rationnellement (indéfinition, par exemple) ; il y a ensuite celles qui, tout en
étant compatibles, vont plus loin que ce raisonnement (par exemple, l’idée d’une unité et
d’une coïncidence) ; on en trouve enfin qui semblent incompatibles avec ces données (par
exemple les sensations de bien-être, d’ivresse, de légèreté et d’embrasement). Notre propre
démarche n’a donc tenu compte que de la première catégorie d’indications.
La matrice apophatique de l’archéologie plotinienne a fourni certaines indications, mais
sa formulation demeurait programmatique, puisqu’il restait à voir si Plotin la met en pratique
dans son discours effectif sur l’un, et comment. Pour ce faire, nous avons d’abord envisagé les
caractères positifs habituellement associés au principe, afin de voir s’ils nous apprennent
quelque chose, quoi et comment, en réservant pour le dernier chapitre l’examen de la fonction

639
principielle elle-même. Le chapitre 7 avait pour objectif d’établir, d’une part, qu’aucun nom
ne convient au principe en toute rigueur, qu’il n’y a donc pas d’hénologie positive, et que le
discours plotinien est généralement conforme aux cadres de l’apophatisme. Mais il s’agissait
aussi de montrer, d’autre part, comment fonctionne ce discours hénologique s’il ne doit ni
s’éteindre ni renoncer à son inadéquation.
Il est apparu qu’il n’y a pas d’hénologie positive chez Plotin – avec peut-être une
exception pour la lumière (mais l’exception nous a semblé déterminée par la dimension
mystique de cette idée), et pour la puissance. Notre auteur insiste tellement et si souvent sur
l’inadéquation de toute propriété au principe, qu’il nous a paru impossible de réintroduire en
lui quelque détermination que ce soit à la faveur d’énoncés positifs particuliers. Pour
enfreindre les règles d’interprétation qu’il énonce à plusieurs reprises, il faudrait produire, non
de tels énoncés, mais un méta-discours positif opposé au méta-discours négatif. Autrement dit,
il faudrait trouver dans les Ennéades des propositions qui font pendant aux déclarations
répétées selon lesquelles le logos à son sujet est toujours inadéquat, fondé sur une projection de
qualités impropres. Il aurait fallu rencontrer des propositions telles que : « Lorsque nous disons
qu’il n’est pas tel ou tel, il faut en fait comprendre qu’il l’est bien, de cette façon et pour cette
raison ». L’absence de tels textes, pour autant du moins que nous l’ayons constaté, interdit
toute hénologie positive (qui ne soit pas rigoureusement soumise à la négative), d’autant que
les protocoles d’interprétation formulés par Plotin correspondent exactement à la situation de
transcendance radicale du principe définie par les cadres de l’apophatisme.
Mais le chapitre 7 avait exactement pour fonction de montrer comment un discours
était néanmoins possible dans ces conditions, et quel sens il fallait lui attribuer. Nous ne
revenons pas sur le détail des arguments qu’il a fallu développer pour rejeter un à un les noms
habituellement donnés à l’arkhè, et parvenir à la conclusion qu’en toute rigueur aucun ne lui
convient selon Plotin lui-même. Il faut plutôt rappeler les résultats positifs de l’enquête, et les
réponses apportées à la question suivante : si l’un est radicalement négatif, si rien ne tient de ce
que nous disons et écrivons à son sujet, quel est le sens de nos propos lorsque nous en parlons ?
Nous avons tenté de dégager un certain nombre de constantes à travers l’examen de ses noms
principaux.
La négativité du principe est totale, de sorte que l’univers plotinien est une ontologie
scalaire sans sommet : tout en haut de l’échelle des biens, il n’y a pas le bien pur et simple –
qu’il faudrait contredistinguer des autres biens, des maux etc. – mais quelque chose qui se situe
au-delà du bien. Il ne peut être dit « bon », ni même « le bien », qu’au sens où il est l’origine de

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tout « effet de bien » dans la procession, et sans que cela le détermine en lui-même. Le nom de
« bien », qui est explicitement récusé, est dit servir seulement à « le » désigner – mais en quoi,
puisqu’il ne s’applique pas ? La réponse à cette question tient dans la manière dont Plotin
articule éminence et négativité : les hiérarchies inhérentes au monde comportent plus ou
moins de degrés, mais aboutissent toutes à une négation radicale. Le sommet de toutes les
hiérarchies est donc occupé par une instance hétérogène à la propriété dont la hiérarchie en
question détermine les degrés : dans notre cas, le sommet de l’échelle des biens n’est pas bon,
ce n’est pas la totalité des biens. Ce n’est pas le bien maximal au sens où cette propriété le
définirait en lui-même. Mais Plotin entend exclure toute possibilité d’interprétation privative
de ces négations. Telle est la raison de fond qui détermine énormément de textes
apparemment porteurs d’une hénologie positive : dire que l’un n’est pas bon, qu’il est au-delà
du bien, ouvre la possibilité d’une d’interprétation selon laquelle le principe serait privé de
bonté, voire même mauvais. Nous avons constaté que les moments d’hénologie positive les
plus forts correspondent souvent à une réponse « par excès » qu’oppose Plotin à
l’interprétation privative des négations – mais ces moments sont presque toujours encadrés par
des avertissements clairs et répétés quant au caractère inadéquat des propos tenus.
A travers les textes, nous avons vu que notre auteur dessine la solution suivante : si le
sommet des hiérarchies est une négativité, cette négativité reste qualifiée par son
« orientation ». Il est au-dessus, et non au-dessous, excès et non défaut. Mais, sous peine de
réintroduire l’homogénéité et la continuité, cela ne signifie pas quelque continuité que ce soit
avec le contenu de la hiérarchie. En règle générale, la position d’excès, d’antériorité ou de
supériorité doit se ramener à la principialité : affirmer que l’un est au sommet de l’échelle des
biens, qu’il est au-dessus d’eux, antérieurs à eux, revient à dire qu’il en est l’origine et non la
perte. C’est également le sens des gestes d’avancée et de retrait qui caractérisent les réponses
« par excès », comme lorsque Plotin écrit que l’un est l’unité pure et ajoute dans la foulée qu’il
n’est pas plus un que multiple. Ces réponses déterminent une orientation de la négativité
archique par rapport au dérivé, c'est-à-dire qu’elles désignent sa fonction originaire. Cette
solution, toutefois, est peut-être encore trop « positive » ; en effet, si la position de principe
doit correspondre à une rupture, selon les cadres de l’apophatisme dégagés au chapitre 6, peut-
on encore garantir le sens du principe par rapport au dérivé ?
Nous avons conclu que pour Plotin, le principe n’est pas « un », qu’on entende par là
la simplicité, l’autosuffisance, ou la pré-contenance du dérivé. Ce dernier aspect de l’unité
principielle a été l’occasion de s’interroger sur le sens de la présence de l’un à ce qu’il engendre.

641
Ce problème, qui revêt une certaine importance dans le cadre de la confrontation avec
Derrida, nous a amené à constater que la présence de l’un est coextensive à sa transcendance et
à son absence – en dehors de l’expérience mystique. Plus généralement, l’unité du principe
s’est finalement révélée comme le passage à la limite de l’unité réflexive du Noûs, qui suppose
une distance à soi et à son principe, et un rapport déterminé à ce qui en dépend. Le passage à
l’un exclut le maintien de ces conditions, et signe donc une « fusion » des propriétés dans la
simplicité absolue ; au-delà de tout rapport à soi et à autre chose, il ne reste plus de place pour
nulle unité qui présente encore un sens assignable. Toutefois l’absoluité négative est ici encore
qualifiée par une orientation par rapport au dérivé. La simplicité absolue perd tout sens
déterminé rigoureux, elle est exactement le « point » originaire où toutes les propriétés
positives convergent, et coïncident au terme de cette convergence, c'est-à-dire fusionnent et
s’effacent. Le cheminement vers l’unité pure n’aboutit pas à une unité, mais au principe de
toute unité, qui, comme l’écrit Plotin une fois au moins « n’est pas plus une que multiple ».
Pour notre auteur, le principe n’est ni intelligent, ni intelligible en soi. L’établissement
de ce dernier point a été l’occasion de formuler une hypothèse permettant de résoudre la
difficulté qu’opposent à notre interprétation les textes évoquant une ressemblance entre
l’Intellect et l’un-bien. Le Traité 24 affirme que le Noûs suppose la préexistence d’un
intelligible, mais ajoute immédiatement que ce caractère est reporté sur l’un par l’activité du
premier pensant. Celui-ci fait de son principe le premier pensé, sans que l’on ne puisse rien
affirmer positivement sur sa nature propre. Si le raisonnement vaut pour une situation de
contredistinction par contraste (intelligible/intelligent), il peut aussi s’appliquer aux prétendus
rapports de ressemblance entre l’un et son premier-né – et alors, il s’inscrit dans le schéma de
l’asymétrie de rapport que nous avons intégré à la matrice de l’apophatisme.
C’est ensuite le couple acte/puissance qui a été évoqué. Il semble bien que l’acte ne soit
attribué au principe que moyennant une projection inadéquate depuis le domaine de l’ousia,
auquel il échappe – et nous avons traité dans cette perspective les caractères contigus à l’acte
que sont l’auto-causalité et la liberté. L’examen de l’auto-causalité (activité peu compatible
avec le passage au-delà de tout rapport réflexif) a de son côté livré le schéma suivant : être cause
de soi, pour l’un, signifie une fusion entre acte et être. La liberté, comme on l’a montré, obéit à
la même logique.
Le cas de la puissance est plus délicat, notamment parce qu’il engage évidemment le
sens de la principialité. Mais nous avons tenu à le traiter d’abord, non comme une explication
de la fonction archique, mais comme une propriété dont on peut se demander à quel point elle

642
détermine l’un en lui-même. L’examen des textes nous a conduit à la conclusion selon laquelle
le sens le plus exact de la puissance se ramène à une transcendance, et à une dépendance du
dérivé par rapport à cette transcendance – mais ce rapport relève déjà de la principialité, et il a
fallu reporter la fin de la discussion jusqu’au chapitre suivant.
Nous nous sommes enfin arrêtés à l’être et à l’existence, qui posent un problème bien
spécifique. En effet, il est peu contestable que Plotin refuse l’être, la substantialité (on, einai,
ousia) à l’un. Mais dans ce cas précis, le risque d’interprétation privative pose un problème
encore plus considérable puisque ce n’est plus simplement la dignité du principe qui est en jeu,
mais son existence même. Sur cette question, la règle d’incommensurabilité induit
apparemment une difficulté inextricable. En effet, si elle exclut toute détermination commune
ou réciproque entre principe et dérivé, peut-on à la fois constater l’existence du dérivé et
préserver celle du principe, garantir qu’« il y a » bien un principe ? Notre philosophe semble
placé devant un choix inconfortable : soit déroger à la règle, soit perdre la garantie absolue de
l’existence de l’arkhè. Plotin semble hésiter, dans cette situation, et il n’est pas certain qu’il
définisse une solution claire et probante. Nous avons alors tenté de suggérer que la deuxième
option pouvait être praticable, en évoquant la figure de Levinas et le « clignotement » de
l’Infini, c'est-à-dire la précarité essentielle qu’il doit revêtir pour faire sens. Ce fut dans notre
parcours la première évocation de la réorganisation de l’archéologie plotinienne vers laquelle
nous nous sommes acheminés durant toute la première partie : le principe ne peut sans doute
pas être garanti dans son « existence » ; son infinité ou son absoluité, condition de la
principialité, précarise son existence – non pas au sens où elle l’interdit, mais au sens où elle la
rend aporétique.
C’est sur cette idée que s’est refermé l’examen des noms du principe. Nous avons
remarqué d’emblée que le sens de la qualification de la négativité par une direction ou une
orientation renvoyait à la position de principe. Si l’un est « avant », « au-delà », « au-dessus » de
l’un, voire « comme (hoion) » l’étant, ces expressions signifient qu’il n’est pas un,
rigoureusement parlant, mais pas non plus privé d’unité – elles renvoient au fait qu’il en est
l’origine. Toute la question s’est donc concentrée sur la principialité. Il s’agissait de suivre sa
structure, souligner les apories qu’elle implique, et montrer que les Ennéades suggèrent une
réorganisation de cette archéologie – réorganisation déterminée premièrement par le respect
rigoureux des contraintes induites par la matrice apophatique, et deuxièmement par la
jonction du problème archéologique avec celui de la matière.

643
La détermination de la principialité a été conduite en trois étapes. La première était
consacrée à l’idée d’une archi-causalité de l’un, d’une surenchère archique marquée par des
expressions comme « cause de la cause », « père de la cause », la « plus causale de toutes les
causes » etc. Or sauf à revenir sur la matrice apophatique, ce type de déclarations implique une
rupture avec l’ordre de la causalité même. Pour exercer la fonction principielle, il faut rompre
tout rapport au dérivé – mais cette fonction est elle-même un tel rapport. Dès lors, la
principialité rigoureuse devient aporétique, non pas seulement quant à l’existence de son
porteur, comme on l’avait établi au chapitre 7, mais dans son exercice même. Pour être arkhè,
l’arkhè doit ne pas être arkhè. Il est incontestable que Plotin reconnaît cette conséquence (et
Damascius sera bien, de ce point de vue, son successeur) en déclarant explicitement que l’un
est principe en un sens et mais pas en un autre, et qu’il est cause, non en soi, mais seulement
pour nous. On voit que l’archéologie plotinienne, sur ce point précis et décisif, est pleinement
conforme à sa matrice apophatique : rupture et asymétrie de rapport. Cette idée amène
immédiatement un autre résultat capital : la recherche de l’origine nous conduit vers un infini
(apeiron) qui excède l’origine. On a vu également se dessiner un autre résultat et une autre
aporie : l’un ne peut être pensé qu’à partir du dérivé auquel il reste pourtant hétérogène – c’est
ce que dit l’auteur des Ennéades, à sa manière, lorsqu’il enjoint de le penser depuis sa trace,
alors qu’il la dénonce par ailleurs comme une base inadéquate pour ce faire.
Nous avons ensuite tenté de comprendre ce que peuvent signifier procession et
conversion dans le cas de l’un-bien. Cette différence, à ce niveau de réalité, sépare finalement
une principialité supposant ou non l’existence et l’activité du dérivé. Nous avons distingué,
dans les textes deux formes de principialité conversive : la première est une préservation (un
« sodzein ») de l’étant, rôle difficilement identifiable en soi, mais qui se clarifie au regard de
l’autre ; la seconde est la contribution apportée par le principe à l’auto-constitution de la
chose. Par cette seconde forme, le principe détermine le passage d’une réalité émergente à une
réalité constituée. Il y a sans doute plusieurs manières de rendre compte d’un tel passage, mais
nous avons tenté d’établir qu’il constitue, au moins dans le cas de l’étant sensible et intelligible,
une domination hiérarchique. Pour le Noûs, se constituer par conversion vers l’un signifie
réduire la part obscure de la matière par l’exercice d’une force ontique, vitale et noétique. Pour
le sensible aussi, comme l’écrit Plotin en reprenant le Timée, l’« Intellect domine la nécessité »
– ce qui signifie que la matière est maîtrisée par le pouvoir des formes, même si c’est autrement
que « là-bas ». Chez Plotin, l’ensemble de l’étant est affecté d’une structure hiérarchique, et se
constitue dans un geste de réduction du terme inférieur de cette hiérarchie. Dans ces

644
conditions, on comprend mieux la première forme de conversion : préserver (sodzein) le dérivé,
c’est le mettre en situation de maintenir la domination qui détermine sa constitution
ontologique. Bien entendu, parvenu à ce stade du chemin il restait à se demander : comment
peut-il jouer ce rôle ? Le peut-il, en particulier, comme semble le vouloir Plotin, en tant que
moteur et terme du mouvement de réduction ? C’est une question familière qui est réapparue
dans notre cheminement, car elle consistait finalement à se demander si le principe ne se
définit pas alors depuis le dérivé.
Le cas de la procession est plus difficile, en particulier pour cette raison que le sens
même de la doctrine fait problème. Nous avons tenté, par conséquent, d’isoler ce qui nous a
paru aporétique, avant de chercher à comprendre quel est le sens positif qu’on peut attribuer à
l’idée de la principialité processive. Tout d’abord, avons-nous rappelé, il semble que l’on ne
trouve pas d’explication satisfaisante à la question : pourquoi l’un procède-t-il, et procède-t-il
en quelque chose d’inférieur ? Une réponse probante supposerait de déduire le dérivé du
principe, de montrer pourquoi l’étant est inévitable dès lors que le principe est ce qu’il est. Or
avec la principialité processive, il n’était plus possible d’ancrer le raisonnement dans la
structure du dérivé. Mais comment une telle déduction serait-elle envisageable alors que l’un
est en lui-même dépourvu de toute détermination, et que Plotin lui refuse d’être principe en
soi ? On ne voit plus comment articuler le principe et ce qui en dépend. Les explications
fournies par Plotin (reposant notamment sur la doctrine dite « des deux actes ») ne nous ont
pas parues probantes, dans la mesure où elles soumettent l’infini à une loi, et plus encore, à
une loi qui régule son activité en même temps et de même façon que celle de l’étant. Une telle
loi établirait une continuité et une coordination entre principe et dérivé ; ce faisant, elle
deviendrait le principe du principe. Cette dimension aporétique de la procession nous a semblé
particulièrement évidente à la fin du Traité 49, lorsque Plotin l’envisage de front, et se heurte
manifestement à une aporie, puisqu’il repose la question, que ses réponses reviennent à la
perspective conversive, et qu’il finit semble-t-il par en appeler à un bond libérateur vers l’un,
dont la signification philosophique est peu évidente.
Au-delà de cette difficulté, nous avons tenté de dégager ce que révèle la théorie de la
procession prise en un sens moins spécifique – au sens où l’on accepte que la principialité ne
s’explique que par rapport au dérivé. Il nous a semblé alors que cet aspect de la doctrine révèle
l’arkhè comme commandement et nécessité pour l’étant. Nous avons tenté de comprendre la
procession à partir des métaphores de la production et de la génération, qui confèrent une
fausse évidence à la principialité en lui attachant une dimension de causalité efficiente,

645
thétique. Mais les règles d’interprétation proposées par Plotin ne permettent pas de conférer à
ces métaphores d’autres significations que celle d’un rang, d’une antériorité entre l’engendrant
et l’engendré. Cette première réduction de la métaphore est encore insatisfaisante, puisqu’elle
contrevient à la transcendance principielle en expliquant le statut de l’arkhè par son rapport
(de rang) au dérivé. Mais ce rapport de rang pourrait faire signe vers l’antériorité selon l’ousia
(aristotélicienne), laquelle permet de comprendre un tel rapport comme une dépendance
asymétrique : ce qui est après dépend de ce qui est avant, sans que l’inverse soit vrai. Cette
interprétation conduit à comprendre la principialité comme une manière de commandement,
conformément à l’étymologie, et aux textes où Plotin affirme de l’un qu’il asservit tout. Le
principe commande et n’obéit pas – pas même en cela qu’il se laisserait déterminer en tant que
« commandant ». C’est là le sens qu’il nous a semblé devoir accorder aux textes qui présentent
l’un comme nomos, déon, et anankè. Enfin, il a fallu prendre en compte le fait que son
commandement devait s’accorder avec sa nature complètement indéterminée.
Nous avons alors proposé une synthèse de ces différents aspects, qui oblige à faire un
pas de côté par rapport à l’auto-interprétation de Plotin – mais, nous semble-t-il, en suivant
rigoureusement ses propres indications. Cette synthèse constituait en fait la première
formulation du modèle archéologique intermédiaire. Le principe commande l’étant, c'est-à-
dire règle son être et son essence sans être affecté en retour par cette activité. Son ordre
indéterminé ordonne l’étant sans en occuper le sommet (il n’est pas défini en retour). Il
commande sans commander : il impose à ce qui dépend de lui de commander et d’obéir, c'est-
à-dire qu’il le détermine comme essentiellement hiérarchique (ce que confirment nos analyses
de l’étant sensible et intelligible), mais sans occuper une place dans la hiérarchie même. Le
principe est pour toutes choses « la nécessité et la loi », cela signifie qu’il en règle l’existence,
essentiellement structurée par la domination et la hiérarchie. « Être » signifie se dominer soi-
même (dans le cas du Noûs) ou laisser, en soi-même, l’Intellect dominer la matière (dans le cas
du sensible). Cette présentation conduit à distinguer deux formes possibles de l’arkhè chez
Plotin. Ou bien elle est vraiment transcendante, et assume toutes les contraintes attachées à la
matrice apophatique ; mais alors, elle ne peut occuper le sommet de la hiérarchie, ni être
représentée comme le terme d’une purification de l’un des aspects de la hiérarchie en question.
Ou bien, elle est le sommet déterminable de la hiérarchie universelle, auquel cas ses ordres sont
déterminés, c'est-à-dire qu’elle impose l’unité, l’intelligibilité, et donne plus généralement un
contenu dépendant de ce qu’elle est. Il nous semble que les Ennéades définissent des cadres
devant conduire au premier modèle de principialité, tout en lui imposant des clauses

646
d’interprétations pour valider la deuxième branche de l’alternative. Parmi les clauses
d’interprétation figure l’idée d’une qualification de la négativité par l’éminence, décrite au
chapitre 7 : si le non-être principiel est un « sur-être », une sur-forme, il est conçu comme le
terme d’un processus de réduction de tout ce qui, dans le non-être, implique aussi un « sous-
être » (c'est-à-dire la matière). Le principe devrait se penser comme ce qui impose à l’étant en
général une structure hiérarchique (un/multiple ; forme/matière ; sensible/intelligible), et non
comme la forme paroxystique de l’un des aspects de ces hiérarchies. Dans ce dernier cas, il est
conçu comme un maximum, alors que ce « maximum » devrait être remis en question par la
transcendance. En effet, comment placer le principe seulement d’« un côté » de la forme,
comme s’il était défini par sa position vis-à-vis d’elle, alors qu’il récuse tout rapport ? Ces
difficultés renvoient à celle-ci, qui les détermine et les organise : Plotin voudrait que la rupture
exigée par la position principielle joue comme une garantie absolue de la principialité, comme
une assurance quant à sa réalité et sa fonction. Mais les cadres de l’apophatisme interdisent une
telle assurance : l’existence et la fonction principielles, dans la mesure où elles impliquent une
détermination, doivent être retirés du principe. Toutefois, contrairement aux autres traits, qui
doivent tous être récusés, l’existence et la fonction archiques devraient être en même temps niés
et affirmés. La première, parce que déclarer purement et simplement l’archie inexistante
reviendrait à renoncer à rendre compte d’un étant qui requiert pourtant ce compte par sa
finitude. Et les deux, parce que la négation de l’arkhè est une conséquence et une condition de
son institution et son exercice – institution et abolition vont ensemble, et si l’on ne peut
maintenir ni la première sans la seconde, ni l’inverse.
L’examen de la principialité nous a donc conduit à déployer une partie des résultats de
la première partie contre l’auto-interprétation plotinienne – même si cette entreprise joue
Plotin contre lui-même, et si la limite entre ce qui correspond ou ne correspond pas à sa
position est souvent très difficile à situer. En refusant les restrictions discutables qu’il impose à
son propre discours, nous avons obtenu deux résultats capitaux pour l’élaboration du modèle
archéologique intermédiaire. Premièrement, le principe, en raison de la règle
d’incommensurabilité, est dissocié de l’infini auquel il renvoie (celui-ci est principe pour nous,
non en soi) ; il faut lier cette idée à celle de la précarisation de l’existence de cet infini
(expliquée par la même règle au chapitre 7). Deuxièmement, le principe est une forme de
nécessité, qui commande sans exercer le commandement, c'est-à-dire qu’il commande de
commander et d’obéir, il impose une forme hiérarchique à ce qui en dépend ; mais il ne
devrait pas pouvoir se placer d’un seul côté de cette hiérarchie.

647
Nous avons tenté, dans la deuxième partie du chapitre 8, d’articuler ces deux points
aux conclusions des chapitres quatre et cinq sur la matière, sa nature, son origine et sa
fonction. Or une solution est apparue assez évidemment dans la mesure où l’on rapproche ces
propositions : la principialité n’épuise pas l’infini, et celui-ci reste en arrière de celle-là, fragilisé
dans sa réalité même ; l’injonction de l’infini ordonne l’univers comme hiérarchique, mais sans
occuper son sommet ; enfin, nous avons montré que la chose sensible la plus modeste comme
le Noûs dans toute sa splendeur exigent une association de la puissance principielle et de la
matière (c'est-à-dire une domination de celle-ci par celle-là). La conclusion n’est-elle pas que le
« passage » de l’infini à l’originaire, le « tourment intime », selon les mots de Stanislas Breton,
par lequel l’absolu se fait principe est en fait une diffraction en deux infinis, principiel et
hylétique, archique et an-archique ? Cette conclusion est accréditée par les éléments recueillis
qui conduisent à voir une certaine symétrie entre principe et matière. Il s’agit en effet de deux
négativités radicales, qui encadrent la procession et ne se distinguent que par une orientation
en toute rigueur inapplicable à leur infinité. Ne faut-il pas dissocier l’opposition
principe/matière de l’infini « lui-même », qui récuse absolument toute orientation interne au
dérivé ? Nous avons tenté de montrer que cette conception, si elle heurte évidemment l’esprit
du plotinisme, rend compatibles un maximum de textes et de points de doctrine à partir d’un
respect rigoureux des exigences liées à la matrice apophatique. Elle permet de comprendre la
proximité, la symétrie étrange du principe et de la matière (et la raison pour laquelle celle-ci
semble à la fois un principe et un anti-principe), de comprendre pourquoi les deux ne se
distinguent que par une orientation prélevée sur le dérivé (un/multiple, sensible/intelligible
etc.) qui en toute rigueur ne les touche pas en elles-mêmes ; de comprendre aussi que toutes
choses sont formées d’une association entre matière et principe à travers lesquels elles se
rapportent à l’infini. Cette réorganisation de l’archéologie plotinienne montre que la nécessité
inhérente à l’étant adopte toujours et partout les deux sens que distinguait Aristote : nécessité
de spontanéité ou de contrainte – c’est pourquoi Plotin désigne à la fois hulè et arkhè comme
« anankè ». Cette nécessité saisit jusqu’au sommet lumineux de l’étant, dont nous avons vu
qu’il comporte aussi une part irréductible de matière.
Tout se joue en définitive dans l’équilibre de l’interprétation d’une proposition :
l’infini originaire est principe et non-principe. Le respect rigoureux des conséquences de la
matrice apophatique devrait conduire à accepter cette idée avec toutes ses implications. Les
cadres de l’archéologie négative plotinienne conduisent ainsi à une perturbation générale et
irréductible du partage du non-être que propose Plotin. Le cœur de la matrice, c'est-à-dire la

648
règle d’incommensurabilité, interdit de séparer ontologiquement le néant pur et simple du
néant principiel (parce que l’infini auquel renvoie celui-ci est précarisé, on ne peut plus même
assurer qu’il « existe ») ; la règle devrait interdire également de distinguer en toute rigueur la
matière et le principe, non pas au sens où il serait impossible de discerner leurs fonctions, mais
au sens où il est impossible de distinguer deux porteurs de ces fonctions (arkhè et hulè) – les
porteurs en question sont deux non-êtres radicaux, qui ne se différencient que par référence à
une instance (le dérivé) à laquelle il donnent lieu.
La principialité ainsi constituée correspond à une ontologie dont les caractères
apparaissent en creux dans les Ennéades. Toute chose, dans l’univers de Plotin est une
articulation de deux formes d’infinis, et l’être au sens le plus général consiste en une telle
articulation. L’étant porterait ainsi dans sa constitution même (au double sens de son
émergence et de sa structure) la double marque d’un rapport clivé à l’absolu. Un double
rapport dont le principe pur et la matière pure constitueraient les pôles respectifs (si l’on
pouvait les isoler ainsi). D’un côté, en tant qu’il porte la marque du principe, l’étant requiert
celui-ci et en témoigne, il le suppose et l’implique ; mais d’un autre côté, en tant qu’il porte la
marque de la matière, il témoigne de l’absence du principe, et plus encore, il l’exclut en tant
que l’infini ne peut admettre de coexister avec le fini1. Ce double rapport forme le fond
métaphysique dont la contingence ou la déréliction sont des expressions modale ou
théologique ; il place l’étant dans cette situation aporétique où il exclut ce dont il témoigne.
Il ne nous a pas semblé possible, alors, d’aller plus loin dans la réorganisation de
l’archéologie plotinienne. Une question s’est même levée à ce moment : et si les conséquences
qu’on vient de décrire témoignaient en fait de ce que l’archéologie en question est
impraticable, en raison du caractère antithétique des exigences de l’arkhè ? Et si la règle
d’incommensurabilité, en particulier, interdisait purement et simplement toute principialité ?
Si le principe doit déborder la principialité, peut-être est-il tout simplement contradictoire, et
voué à une auto-suppression sans reste. L’archéologie plotinienne a suggéré une réponse
intéressante, mais en laissant ouvertes un certain nombre de questions – en particulier : quels
sont les vrais rapports entre principe et matière ? Comment faut-il les articuler, puisque Plotin
a vainement tenté de les maintenir séparés ? Quel est le sens de la précarisation de l’infini que
nous avons constatée ? Ces questions pourraient parfaitement suggérer que le principe est

1
Plotin, en vertu de l’asymétrie de rapports, voudrait que l’infini soit préservé dans une sphère d’existence
spécifique. Mais nous avons montré qu’il ne le peut pas, et surtout pas tout en garantissant à cet infini
l’existence et la principialité pure.

649
impossible. Que l’infini soit principe et non-principe, cela ne signifie-t-il pas une ruine de
l’arkhè par elle-même, une abolition sans reste qui rendrait inévitable l’adoption d’une posture
an-archique ? Telles sont les questions qui ont introduit les développements de la deuxième
partie.

Derrida : déconstruction, principialité et apophase

Pour y répondre, nous avons fait appel au deuxième « révélateur » : Derrida. Plotin a
montré certaines limites d’une archéologie apophatique. Les analogies profondes que la
déconstruction entretient avec une telle démarche devaient permettre de tester une hypothèse,
et d’éprouver une alternative. Il se pourrait, comme on vient de le rappeler, que l’échec
plotinien traduise en fait l’impossibilité de toute archéologie conséquente. Dans ce cas, la
démarche derridienne montrerait que la matrice apophatique conduit à une position anti-
principielle, tout comme on a affirmé parfois que la vérité de la théologie négative est
l’athéisme. Mais il se pourrait aussi que la tentative pour construire une pensée an-archique sur
le fondement d’une structure apophatique témoigne finalement d’une difficulté symétrique
par rapport à celle de Plotin. En effet, si l’analogie entre déconstruction et théologie
apophatique est significative, elle pourrait d’abord révéler un fond commun, une logique
partagée ; et si cette logique ne conduit pas simplement à l’effacement de la principialité, ne
faut-il pas en conclure que quelque chose, dans l’apophatisme, ne se laisse pas non plus réduire
à l’interprétation an-archique qu’en propose Derrida ? L’aporie plotinienne n’aurait pas
exprimé, dans ces conditions, l’impossibilité de la principialité, mais elle aurait plutôt révélé
une structure intermédiaire, dont il fallait compléter la signification.
La deuxième partie de ce travail fut une tentative pour éprouver ces hypothèses en
mettant en rapport la pensée déconstructrice avec Plotin, par le biais de la « théologie
négative ». Mais pour comprendre et évaluer la conception derridienne de celle-ci, il fallait
passer par plusieurs médiations et répondre à de nombreuses interrogations. Avant même de
pouvoir évoquer ce rapport, il convenait de surmonter quatre problèmes. Premièrement,
puisque Derrida rejette toute approche globale de sa pensée, il était indispensable avant tout de
franchir cet obstacle et de montrer qu’il y a bien une certaine unité et homogénéité de la
déconstruction. Deuxièmement, il s’agissait de montrer l’affinité de la pensée derridienne ainsi
décrite avec une forme d’apophatisme. Nous avons tenté de déceler cette affinité avant de
comprendre la manière dont Derrida lui-même envisage ce rapport, de manière à tenter de

650
l’évaluer. Il fallait établir que le rapprochement n’est pas fondé sur une analogie superficielle,
mais qu’il met en jeu la totalité de sa pensée. Troisièmement, nous avons défendu l’idée selon
laquelle la formule générale de la déconstruction atteste d’un déséquilibre fondamental
affectant la position derridienne : le traitement des oppositions hiérarchisées, au cœur de la
stratégie derridienne, devrait respecter un certain équilibre entre les pôles de l’opposition, mais
il ne le fait pas. Enfin, quatrièmement : comment la déconstruction envisage-t-elle la question
du premier principe, et quel est le vrai rapport qu’elle entretient avec une pensée archique ?
C’était le cœur du problème : comprendre comment Derrida prétend déconstruire la
principialité, puis montrer que la compréhension globale de sa démarche interdit ses
conclusions, et que cette difficulté répercute un problème global affectant sa pensée.
La deuxième section devait recueillir les résultats de la première pour les investir dans
une enquête sur les rapports entre déconstruction et théologie négative – celle-ci étant
comprise comme une archéologie négative. La première étape a exposé la compréhension
déconstructrice de l’apophatisme, en suivant la manière dont la déconstruction prétend se
distinguer de celui-ci. La deuxième visait à rapprocher les deux démarches et à dessiner les
zones de contamination et de résistance réciproque, entre l’archéologie apophatique de Plotin
et l’an-archisme de Derrida.
Le geste initial de la première section, dont dépendait toute la suite des opérations,
consistait à montrer que malgré le refus derridien, il était possible d’isoler une « matrice » de la
déconstruction, à partir de ce qu’il décrit comme sa « stratégie générale ». Celle-ci est mise en
œuvre dans la déconstruction de champs métaphysiques structurés par des oppositions
hiérarchisées ; par exemple le champ de la présence, de l’ontologie ou du sens, qui est
commandé par l’opposition présence/absence, ou par des relais de celle-ci, en particulier
l’opposition emblématique de la vive voix et de l’écriture. La déconstruction se comprend
comme une subversion des champs en question à partir d’un traitement des oppositions qui les
structurent.
Les oppositions forment un levier d’intervention sur les domaines qu’elles organisent.
Il s’agit d’abord de leur faire subir un renversement et une neutralisation : renversement dans
lequel le sommet de la hiérarchie est soumis au terme habituellement dévalorisé ; neutralisation
qui scelle la compromission originaire des deux. Ceux-ci sont ramenés à un foyer commun,
qui n’est pas un troisième terme, mais ne leur est pas non plus simplement immanent – ce que
notre auteur nomme « par analogie » des indécidables. Déconstruire signifie donc, à ce niveau
d’abstraction, suivre la désorganisation du champ par ces indécidables à partir d’une remise en

651
cause de l’extériorité des pôles qui le constituent (neutralisation), et d’une inversion de la
hiérarchie qui définit leur rapport. La stratégie générale consiste ensuite à mettre en évidence
les conséquences du traitement des oppositions sur l’organisation des champs qu’elles
structurent – c'est-à-dire les effets d’aporie, de double-bind et d’auto-immunité.
Cette présentation a montré d’emblée l’affinité entre archéologie apophatique et
déconstruction. En effet, les indécidables, vers lesquels s’achemine le déconstructeur, sont
marqués par un débordement radical des domaines déconstruits : ne retrouve-t-on pas la
transcendance/immanence du principe plotinien ? D’autre part, nous avons constaté que ce
qui excède les oppositions leur donne également lieu, les rend possible, ouvre l’espace où
celles-ci se produisent. Ne s’agit-il pas, selon toute évidence, d’une fonction principielle ? Si les
indécidables rendent possible, par exemple, la présence de l’étant tout en l’excédant de façon
radicale, et si cet excès dérange et subvertit le logos philosophique jusqu’à faire porter sur lui le
soupçon d’une inadéquation foncière, l’affinité de la déconstruction avec une archéologie
apophatique est plus qu’évidente. Mais que vaut-elle ? Pour répondre, il fallait savoir si la
stratégie générale de la déconstruction s’applique bien à toutes les étapes de la pensée
derridienne, et chercher si son application, le cas échéant, permettait de confirmer l’analogie.
Mais une autre question s’était alors levée, qui devait prendre de plus en plus d’importance. Si
les opposés s’enlèvent sur une possibilité « plus ancienne » qu’eux, on comprend la nécessité de
neutraliser leur opposition ; mais pourquoi la renverser de façon systématique ? Comment
justifier a priori que toute hiérarchisation devrait être inversée ? Il n’y a pas de réponse
complètement satisfaisante à cette question au niveau d’abstraction qui définit la stratégie
générale. Mais nous avons alors exposé le principe de la réponse, à savoir la théorie de la
réappropriation – concept décisif entre tous pour notre propos. Notre auteur soutient que les
champs déconstruits sont parcourus par une dynamique asymétrique que l’on peut décrire de
deux façons. D’une part, les hiérarchies qui lui sont inhérentes se reconstituent toujours ;
d’autre part, il existe une tendance irrépressible de ce qui est déconstruit à rattraper ce qui
l’excède. Dans les deux cas, c’est avant tout une certaine maîtrise théorique et éthique qui est
en jeu ; pour prendre le cas exemplaire du même et de l’autre, le même reprend toujours sa
place dominante, et enveloppe son altérité pour en faire son autre. Mais nous avons remarqué
que cette description ne permet pas encore de comprendre pourquoi ces mouvements seraient
essentiellement néfastes de telle sorte qu’il faudrait les renverser systématiquement. Faute de
réponse satisfaisante, cette question manifesterait un déséquilibre dans le traitement des
oppositions. L’inversion des hiérarchies métaphysiques sera-t-elle justifiée par le détail des

652
analyses derridiennes, ou faudra-t-il y voir l’expression d’un parti-pris « subversif » ? Nous
avons tenté de montré que cette dernière réponse est la bonne.
Il fallait donc préciser comment la stratégie générale s’applique à différents moments
de la pensée derridienne, en commençant par la première expression stable de celle-ci, à savoir
la déconstruction de la métaphysique de la présence. Le présent définirait, pour la tradition,
l’unité subjective de la conscience, le noyau dur de la substantialité de l’étant, ou encore le
cœur du sens. A ce titre, il est investi d’une charge principielle, puisqu’il domine et régule ses
effets : par exemple, le sens plein constituerait le foyer à partir duquel se produisent les
différentes expressions auxquelles il donne lieu. Accéder théoriquement au sens, signifierait
donc, pour la pensée, occuper le poste de commandement à partir duquel elle affirme la norme
présidant à l’expression. Le logos est le nom propre, chez Derrida, de cette présence à soi du
sens, et le « logocentrisme » définit la métaphysique comme privilège de la parousia dans cette
perspective dominatrice. C’est sans doute l’opposition entre voix et écriture qui éclaire le
mieux la lecture déconstructrice. Pour le logocentrisme, la voix revêt un privilège essentiel car
s’entendre parler revient à faire fusionner le signifiant vocal et l’intention, c'est-à-dire le sens
immédiatement présent à la conscience. Le signifiant en question perd alors sa valeur de
médiation, il s’efface pour laisser apparaître le sens dans toute sa plénitude, et confère alors au
sujet la maîtrise absolue de toute expression. Le sens devient alors un « signifié
transcendantal », qui ne renvoie plus à rien d’autre – la voix est par excellence un tel signifié.
Au contraire, l’écriture est le type même du signifiant se produisant en l’absence du sens, et
donc sans garantie, sans assurance, exposé à toutes les altérations.
En suivant le fil conducteur des rapports voix/écriture, nous avons tenté de décrire la
mise en œuvre de la stratégie générale, en dissociant fortement renversement et neutralisation.
Les lectures de Saussure, et surtout de Husserl et Platon, ont permis de saisir le processus
concret de la déconstruction, et de comprendre comment le thème apparemment secondaire
de la voix et de l’écriture fournissait à Derrida une perspective surplombante sur la
métaphysique, en sollicitant le privilège de la présence dans son ensemble. Cette opposition
apparemment mineure lui permet de traquer, dans le texte des auteurs qu’il déconstruit, les
traces d’une infiltration de l’écriture dans la voix. Celle-ci est donc soumise à la logique de
celle-là : c’est le renversement.
Ainsi le signifié perd-il son privilège jusqu’à apparaître comme une modalité du
signifiant – puisqu’il fonctionne aussi par renvoi et contre-distinction d’avec les autres
signifiés. Surtout, nous avons vu comment la lecture derridienne de La voix et le Phénomène

653
conteste le privilège de la présence à soi de la conscience. Cette lecture insistait notamment sur
l’auto-affection constitutive du présent vivant comme noyau pur de la conscience, puis sur
l’idée du monologue intérieur comme soubassement de toute expression. Le renversement
déconstructeur consistait alors à montrer que la voix, la présence pleine de la conscience à soi-
même et le monologue intérieur sont rendus possibles par une « écriture » – c'est-à-dire une
non-présence à soi, un tissu différentiel. L’auto-affection constitutive de la conscience
originaire, par exemple, peut se lire comme une hétéro-affection : la conscience ne se produit
dans un rassemblement de soi que si elle est aussi étrangère à elle-même. Elle n’est pas d’abord
la même, mais aussi autre que soi – rendue possible par un tissu différentiel débordant qui
prend dans ce contexte le nom d’écriture. C’est en ce sens que l’écriture précède la voix, et que
la trace précède la présence. Nous avons tenté de montrer la portée métaphysique générale de
cette inscription en suivant ses effets dans la lecture derridienne de l’idéalisme platonicien. Les
Idées sont la présence même de l’étant au niveau de plénitude maximale ; mais deux absences
grèvent cette plénitude tout en la rendant possible. D’abord, la « sumplokè tôn eidôn » est
décrite dans le Sophiste comme la condition de leur rôle fondamental pour le discours, ce qui
implique que la présence de chaque idée est traversée par l’absence des autres, et leur interdit
de valoir comme une unité pure et autonome. Ensuite, si l’on tentait de retrouver la plénitude
de la présence dans la totalité des formes, il faudrait finalement reconnaître que cette totalité
est dépendante du Bien au-delà de l’ousia, dont l’absence est par conséquent la condition. Un
jeu de l’absence, une « écriture » infiltre et conditionne le logos, l’empêchant de jouer le rôle
fondamental : il devient impossible de se mettre en présence du noyau pur de l’étant et du sens
car il n’y a rien de tel. L’unité supposément originaire de l’étant et de la signification est grevée
par une absence irréductible.
Nous avons tenté, à ce point, de comprendre ce que Derrida nomme « écriture », mais
aussi « trace » ou « différance » : il s’agit d’un mouvement différentiel produisant la syntaxe à
partir de laquelle se constituent les diverses formes de la parousia. Ce jeu est un processus
d’altération qui conditionne la constitution de la présence même et lui interdit de former une
plénitude absolue et inentamée. La différance, comme paradigme des indécidables, semble être
une altération radicale qui prend la place de l’origine lorsque celle-ci a été inscrite et destituée.
Nous avons montré que l’indécidable occupe la place vide de l’arkhè, et c’est pourquoi l’on
peut continuer de parler d’une différance « originaire », d’une « archi »-trace ou d’une
« archi »-écriture alors même que le principe semble irrémédiablement aboli.

654
Cette présentation pouvait donner l’impression qu’inscrire la présence consiste à
renverser son privilège au profit de l’absence dont elle dépendrait en dernier ressort. Nous
avons tenu à entretenir cette impression, pour mieux isoler ensuite ce en quoi elle fait
problème, et afin de comprendre pourquoi elle est si tentante. Mais Derrida met en garde
contre elle, et rejette explicitement la compréhension de la déconstruction comme une
promotion de l’absence pure ou de l’écriture « au sens vulgaire ». Une telle promotion
manquerait le sens de la déconstruction, car les termes « dominés » de l’opposition font
système avec les dominants et participent à la hiérarchie. Le concept d’écriture, par exemple, a
intériorisé sa soumission à la parole, il est tout aussi métaphysique que ce dernier. C’est
pourquoi le renversement déconstructeur est seulement compensatoire, vise à rétablir un
équilibre entre les termes de l’opposition, et non à manifester la supériorité réelle de l’un sur
l’autre. En réalité, l’origine de la parole est aussi origine de l’écriture, et il s’agit non de
l’écriture « au sens vulgaire » mais d’une archi-écriture, qui témoigne de la solidarité
indéfectible des opposés et ne relève pas davantage de l’un que de l’autre. C’est là tout
simplement le geste de neutralisation, exactement décrit dans la stratégie générale.
Déconstruire ne signifier pas inverser les oppositions pour établir ou rétablir la vraie
hiérarchie, mais suivre les effets de la contamination entre les opposés, que la logique
métaphysique pensait exclusifs et « étanches ». Présence et absence, parole et écriture ne
peuvent êtres isolé sous forme pure, car ils sont originairement compromis l’un avec l’autre. La
promotion de l’écriture à travers le concept d’archi-écriture n’est qu’une compensation
stratégique de la hiérarchie traditionnelle, et Derrida récuse tout autant celle-ci que celles par
lesquelles on voudrait la remplacer. Ce point est apparu de façon peu contestable dans les
lectures qu’il propose de Bataille et de Lévinas, dans lesquelles nous l’avons vu s’attaquer aux
tentatives de renversement des hiérarchies métaphysiques. C’est surtout « Violence et
métaphysique » qui permet, nous semble-t-il, de prendre la mesure du geste de neutralisation,
en refusant l’idée que l’autre infini et positif puisse jouer le rôle d’origine à la place du même.
Il existe donc une ambiguïté essentielle dans les propos de Derrida lorsque celui-ci parle de la
différance comme d’une altération, ou qu’il présente la déconstruction sous le signe de
l’altérité. Mais celle-ci peut être levée dès lors que l’on distingue l’altérité de simple opposition
(l’écriture opposée à la voix, par exemple) et l’altérité vis-à-vis de l’opposition elle-même (le
tout-autre, l’archi-écriture par exemple). C’est celle-ci, et non celle-là, qui définit l’altérité des
indécidables. Les textes de L’écriture et la différence montrent massivement ce refus des
démarches anti-métaphysiques considérées par Derrida comme de simple inversion. C’est le

655
cas non seulement dans les textes sur Bataille et Lévinas, mais aussi dans ceux qui interrogent
la pensée de Foucault, celle de Bataille ou cell d’Artaud. A cet égard, L’écriture et la différence
est peut-être dirigé davantage contre les tentatives de renversement de la tradition
métaphysique que contre cette tradition elle-même – les deux font système.
La contamination originaire des opposés signifie qu’il est impossible de les isoler, et de
les hiérarchiser de manière essentielle et absolue. A l’origine de la présence et de l’absence, il y a
l’archi-trace qui les compromet l’une avec l’autre, et les oblige à négocier leur effets, c'est-à-dire
à s’enlever et se conquérir sans cesse sur un fond qui les met en rapport. La différance rend la
présence possible, mais la grève en même temps de cette limitation essentielle qui la rend
précaire. Elle lui interdit de s’isoler dans une pureté originaire, la soumet à la loi de la
contamination – mais elle induit exactement les mêmes effets pour une tentative de
renversement non stratégique, c'est-à-dire non compensatoire, qui tiendrait réellement
l’écriture ou l’absence pour l’origine de la présence. Ce schéma produit ce que nous avons
nommé la « coïncidence des opposés » : vouloir isoler le terme prétendument originaire de
l’opposition revient à s’interdire de négocier théoriquement la différenciation, et donc à
s’exposer sans recours à ce que l’on voulait exclure. Vouloir réellement la fin de la
compromission, prétendre expulser de la présence toute trace, revient à laisser régner cette
compromission en s’interdisant d’en maîtriser les effets. La parousia ainsi « purifiée » pourrait
aussi bien être une absence – pour les distinguer, il faut reprendre sans cesse le travail et
affronter la contamination. Mais vouloir isoler une perte pure du sens, comme la dépense sans
réserve chez Bataille, expose exactement au même risque. On ne peut distinguer les opposés
que si on les comprend à partir de leur coappartenance initiale et indéfectible ; occulter celle-ci
revient à la laisser régner en silence et sans recours.
Nous avons constaté que le champ de la présence, qui définit l’ontologie et la théorie,
est essentiellement parcouru par le mouvement de réappropriation qui fut défini abstraitement
au premier chapitre. L’être tend à absorber ses marges, à envelopper ce qui lui échappe, et à
restaurer la hiérarchie lorsqu’elle est contestée. La métaphysique s’inscrit dans une dynamique
ontologique, lorsqu’elle tente de rattraper théoriquement ce qui lui échappe. Tout ce qui
pourrait lui échapper est inexorablement ramené dans la sphère de l’être, du sens, de la
conscience, quitte à en faire un autre relatif. C’est un tel geste de domination qui peut toujours
se cacher derrière les concepts apparemment neutres de non-être, non-sens, ou d’inconscient,
par exemple. Or la réappropriation métaphysique, Derrida y insiste, n’est pas un accident :
étant donné le caractère foncièrement aporétique de la trace, celle-ci ne se produit qu’en

656
s’occultant. La présence est donc un effacement de la trace, mais aussi, et en même temps la
manière dont celle-ci se produit. La trace est tracée et effacée dans un même mouvement, et la
parousia n’est rien d’autre qu’un vestige de ce mouvement, la trace de la trace.
Cette exploration des premiers temps de la déconstruction a permis d’obtenir une série
de résultats positifs et de lever certaines objections. Il est apparu que la déconstruction met en
œuvre la stratégie générale : renversement et neutralisation, repérage d’effets aporétiques. Les
points capitaux sont là, même s’il a fallu, pour les faire apparaître, résister à la « tentation de
l’altérité », et à l’interprétation de la pensée derridienne comme inversion des hiérarchies
métaphysiques. D’une part, les indécidables débordent bien les économies déconstruites en
excédant leurs oppositions structurelles. D’autre part, ils paraissent bien être l’origine des
oppositions, de sorte qu’ils règnent sur les champs déterminés par elles, au sens où ils en
définissent la structure et les dynamiques. Mais ici se lèvent deux séries de questions. Tout
d’abord, il nous a semblé que la justification derridienne de la phase de renversement était
insuffisante. On comprend bien la nécessité de résister à un mouvement induisant des erreurs
et des fautes : si la métaphysique court après le leurre de la présence pleine, et induit de
surcroît une soif illusoire la maîtrise, l’inversion des hiérarchies est une lutte justifiée contre ces
phénomènes. Mais ces motifs ne légitiment en rien la méthode de renversement systématique
des hiérarchies – celles-ci n’étant contestées que dans la limite d’un objectif théorique et moral
bien précis. C’est pourquoi Derrida sollicite une autre justification : la réappropriation.
L’enveloppement des marges et le rétablissement des hiérarchies se produisant en permanence,
il convient d’y résister en permanence. Mais derechef, pourquoi une telle résistance ? Pour la
justifier, il ne suffit pas de montrer que la réappropriation est inévitable, il faut montrer qu’elle
est aussi nuisible. Or pourquoi le serait-elle, s’il est possible de dénoncer les illusions qui la
traversent ? Par exemple, si l’on accepte une ontologie précaire, une présence traversée
d’absence, quel préjudice reste-t-il à valoriser la présence ? La question est d’autant plus
pressante que Derrida semble céder à la tentation qu’il dénonce, et privilégier l’un des côtés de
l’opposition. En examinant son vocabulaire et les explications qu’il fournit au sujet des
indécidables, nous avons demandé par exemple pourquoi il n’est jamais question d’une « archi-
parole », qui devrait pouvoir être évoquée dès lors qu’elle ne recèle plus l’illusion d’une
plénitude première. En particulier, pourquoi maintenir l’expression d’« archi-écriture »
lorsqu’il s’agit de contrebalancer un excès anti-métaphysique, comme chez Bataille ? Et la
lecture de Lévinas devrait soulever la même question au sujet des rapports même/autre : n’y a-
t-il pas des contextes où il faudrait promouvoir le même, l’unité, et l’homogénéité ? L’absence

657
de telles procédures est d’autant moins explicable que la différance est aussi le milieu du même,
une racine commune des oppositions – Derrida l’écrit expressément et plus d’une fois. Tout se
passe comme s’il adoptait systématiquement une posture de résistance que rien ne paraît
justifier.
On peut aller plus loin. Notre auteur reconnaît que la métaphysique intervient toujours
en premier, que la trace se produit spontanément sous une forme qui induit le privilège de la
présence, et que toute pensée, y compris la déconstruction, se produit à partir de cette
situation. De plus, même si l’on dénonce la réappropriation, n’est-on pas contraint de la
mettre en œuvre pour faire droit à l’altérité ? En effet, une fois admis que le même et l’autre
sont originairement intriqués, les deux termes sont-ils équivalents par rapport à cette
intrication ? « Violence et métaphysique » soulignait que l’archie du même est inévitablement
première, et que la pensée de l’autre ne peut que la retourner contre elle-même. N’est-ce pas
parce que, dans la polarité du même et de l’autre, nous ne pouvons pas penser directement à
partir de l’autre ? Pour accueillir l’altérité, nous sommes vraisemblablement condamnés à
négocier sa place, à la situer dans l’orbe du sens, de l’étant, de la conscience, du même. Le plus
extraordinaire des débordements de l’ontologie et de la théorie ne peut être compris
qu’imparfaitement depuis celles-ci. Je ne peux faire droit à l’altérité que par un certain exercice
de mes pouvoirs (même lorsque je les retourne), et par une négociation de son rapport au
même. Certes, ce même n’est pas le noyau pur de sens qui précède l’opération, il se constitue
lui aussi dans la négociation de la place de l’autre. Mais l’orientation du rapport ne semble pas
complètement réversible : dans la négociation qui fait surgir les opposés, je ne puis me placer
du côté de l’autre que par un mouvement mien, qui intègre forcément son altérité. Cette
asymétrie n’est pas un leurre, elle n’est pas a priori fautive, c’est une nécessité attachée à notre
condition. Plus généralement, si l’effacement et le tracé de la trace dans l’interprétation
métaphysique peut être réveillé par une déconstruction, ne faut-il pas accorder une certaine
légitimité à la tradition qui transmet cet effacement/tracé ? Derrida l’admet : sans les notions
métaphysiques, « plus rien n’est pensable ». N’est-ce pas parce que la déconstruction elle-même
doit rapporter le débordement dont elle témoigne à ce qui est débordé ? C’est toute la
dimension subversive de la déconstruction qui fait problème à cet égard. Dans tous les cas, la
métaphysique apparaît d’abord – mais alors, ne jouit-elle pas réellement d’une certaine
primauté, ne reflète-t-elle pas une nécessité ? Telle est la première série de questions que nous
avons formulées autour du déséquilibre affectant la déconstruction.

658
La seconde série de questions concerne cette fois la principialité, deuxième aspect de la
forme apophatique de la déconstruction. L’inscription de la présence interdit à celle-ci de jouer
le rôle de principe, puisqu’elle ne peut fournir nulle garantie. Si elle doit se conquérir sans
cesse sur son opposé, si elle doit reprendre sa différenciation, elle ne peut plus servir de base
inébranlable pour la connaissance et l’action. Mais d’un autre côté, la différance ne destitue-t-
elle pas la présence parce qu’elle prend sa place, dans une surenchère de la quête de l’arkhè ?
Question qu’il a fallu mettre en réserve jusqu’au chapitre 4, qui devait l’aborder frontalement.
Avant cela, il fallait vérifier les premiers résultats, et s’assurer que la pensée derridienne
mettait en œuvre la « stratégie générale » après la période de la métaphysique de la présence.
Nous avons choisi pour ce faire la pensée du don et celle de la justice, auxquelles Derrida et ses
interprètes accordent un certain privilège. Il s’agissait de montrer à la fois que, malgré les
apparences, la stratégie en question était toujours de mise, et que le déséquilibre repéré était
accentué. Pour la pensée du don, l’opposition centrale est celle du don et de l’économie, qui
paraissent s’exclure puisque toute rétribution même symbolique et inapparente d’un don
réintègre celui-ci dans le cercle des échanges. La contamination originaire des opposés exige
d’ouvrir le calcul économique à l’incalculable du don, mais exige aussi d’intégrer le don dans
une économie, c'est-à-dire de le produire en l’abolissant (comme la trace). Le face à face
apparent, qui semblait démentir le schéma ternaire de la stratégie générale (même/autre/tout-
autre) s’inscrit bien dans le cadre de celle-ci – ce qui confirme du même coup la persistance de
l’analogie apophatique. En effet, le traitement des opposés est bien rapporté à un lieu de
contamination originaire, qui empêche l’un et l’autre de se produire sous forme pure. Toute
promotion du don doit se compromettre avec l’économie, ne serait-ce que pour se produire et
se présenter. On retrouve la « coïncidence des opposés » dans la mesure où la tentative pour
isoler l’un d’eux se prive nécessairement des moyens pour négocier les rapports, c'est-à-dire
pour donner ou épargner effectivement. D’un autre côté, toutefois, le fait que le lieu de
contamination originaire soit aussi massivement placé du côté de l’un des opposés et non de
l’autre tend à accréditer l’idée d’un renforcement du déséquilibre. Or nous n’avons pas pu
découvrir de raisons qui justifieraient celui-ci, et encore moins son accentuation.
Plus encore que le don, le cas de la justice nous est apparu comme véritablement
exemplaire, car il a révélé de façon très claire la persistance de la stratégie générale en même
temps que l’accentuation du déséquilibre. L’opposition centrale était cette fois, suivant la
logique déployée dans Force de Loi, celle de la justice et du droit – là encore, l’analogie avec le
champ de la présence est assez évident : d’un côté, le droit semble proche d’une économie de la

659
violence, au sens de l’échange de violence dans la peine et au sens d’épargne (le moins de
violence possible), il constitue surtout, au-delà du cadre strictement juridique, le règne de la
règle présente et présentable qui tend à se réapproprier tout ce qui pourrait l’excéder. D’un
autre côté, le don, l’appel hyperbolique du don est essentiellement disproportionné, excessif,
hétérogène, an-économique et « hétérotrope ». Là encore, l’apparent face à face s’enlève bien
sur une compromission originaire, qui interdit certes au droit de s’isoler de l’appel
hyperbolique de la justice, mais refuse tout autant l’idée d’une pure justice hors droit. Celle-ci
serait en effet exposée sans recours à la réappropriation par « les calculs les plus pervers ». Le
sens le plus rigoureux de la déconstruction réside dans l’obligation de « négocier les effets » de
la contamination originaire des opposés. Elle n’est pas une défense du don et de la justice pure,
mais reconnaît la nécessité où nous sommes de négocier le non-négociable, sans assurance, la
nécessité de faire entrer l’altérité radicale dans le jeu des comptes pour calculer l’incalculable.
Comme la trace se produit par son effacement dans la présence, don et justice ont lieu
seulement en s’abolissant, en se laissant capter par l’élément du calcul économique et juridique
qui les dissout.
Mais le déséquilibre n’aura jamais été si évident que dans cet aspect de la
déconstruction. Entre justice et droit, nous avons distingué deux mouvements : d’une part,
celui par lequel l’appel infini de la justice se dépose dans le droit ; d’autre part la dé-
sédimentation du droit par cet appel, le dérangement du calcul juridique. Or le premier est
incontestablement légitime : il est juste qu’il y ait du droit, il est inévitable et indispensable que
celui-ci formalise (toujours de façon imparfaite et contingente) l’appel hyperbolique. Et
pourtant, Derrida tend à identifier le « mouvement même de la déconstruction » à la justice
entendue comme dé-sédimentation et subversion du calcul juridique. Or la justification de
cette différence de traitement repose une fois encore sur la dynamique de réappropriation.
Dans le cadre juridique, celle-ci signifie que la justice tend spontanément à se déposer en droit,
et qu’il y a un privilège de la règle présente qui semble occulter l’appel de la justice. Mais il
aurait fallu montrer que cette sédimentation est foncièrement néfaste – ce qui semble exclu par
la reconnaissance de la légitimité du droit et du calcul juridique. Il paraît tout simplement
impossible de traiter ainsi le mouvement même par lequel la justice donne lieu à des effets. Et
une question resurgit alors : s’il y a un privilège spontané du juridique, n’est-ce pas parce que
c’est seulement en lui, depuis une règle présentable que la négociation des effets de la justice
peut avoir lieu ? Autrement dit, les processus de réappropriation ne témoignent-ils pas d’un
privilège justifié des sphères où l’altérité radicale fait effraction ? Que faire du don et de la

660
justice, sinon les tisser dans un calcul certes réducteur, mais hors duquel ils n’entraineront pas
la moindre conséquence ? On peut douter que la dé-sédimentation du droit induise quelque
conséquence politique ou morale si elle n’aboutit pas à une nouvelle et meilleure règle, qu’il
faudra appliquer effectivement. L’application d’une règle approximative, qui négocie sans
garantie la différence du juste et de l’injuste, reste la seule chance pour une justice de se
produire, fût-ce en s’abolissant. La nécessité à laquelle nous sommes soumis est celle de
l’élaboration et du respect d’une règle contingente (il n’y en a pas d’autres), qui enveloppe par
conséquent une certaine dose de violence injustifiable. Cela n’exclut pas, mais exige
l’interprétation, et ouvre la possibilité de certaines remises en cause. Si la réappropriation est le
mouvement par lequel la justice pure se dépose dans une règle contingente, et qui conduit à
observer celle-ci avec « bonne conscience » malgré sa contingence, il ne semble pas possible d’y
résister par principe.
Il nous a semblé enfin que la forme apophatique de la déconstruction était confirmée
par Force de loi. Le lieu de la contamination originaire entre justice et droit excède l’un et
l’autre. De plus, ce lieu semble bien revêtu d’une dimension principielle, surtout si l’on
rééquilibre le discours, puisque c’est dans l’entrelacs que se produisent à la fois l’appel
hyperbolique de la justice et la sédimentation du droit. Toutefois, la confirmation de cette
forme apophatique restait soumise à condition, puisque Derrida refuse explicitement que les
indécidables soient identifiés à des principes. Mais il restait à savoir si ce refus pouvait être
justifié.
Le quatrième chapitre de la première section visait précisément à explorer ce problème,
et à montrer que la question du principe forme sans doute le cœur, ou au moins l’un des
points névralgiques, du déséquilibre de la déconstruction. Si l’auto-interprétation derridienne
tend à privilégier une posture subversive, n’est-ce pas dans cette posture que se joue le refus de
la principialité – refus du « maître-nom », de l’instance dominante, du contrôle régulateur,
théorique éthique et ontologique auxquels ils prétendent ? Pour tester cette hypothèse, il a fallu
établir la position que la déconstruction prétendait occuper. Premier point : elle est anti-
principielle ; déconstruire, écrit Derrida, c’est fomenter la subversion de toute archie. Mais
deuxièmement, il use de toute évidence d’un schème archique pour dégager les indécidables
supposés mener la subversion. Cela apparaît d’abord dans les textes qui les évoquent
constamment comme des origines (non originaires), comme plus anciens (sur le mode non
chronologique), comme des racines communes, etc. Ensuite, notre auteur reconnaît plusieurs
fois que sa démarche suppose le maintien du questionnement originaire au-delà de l’origine.

661
Enfin et surtout, « La structure, le signe et le jeu dans le discours des sciences humaines » nous
a révélé une très intéressante argumentation sur le thème du centre comme arkhè des
structures. Celui-ci a pour fonction de réguler le jeu des permutations de telle sorte que la
structure soit préservée dans sa forme, que l’altération ne soit finalement que superficielle.
Mais pour exercer cette fonction, le centre de la structure doit adopter une position étrange : il
lui faut s’inscrire en elle et en même temps lui échapper – faute de quoi, il n’en serait plus le
centre mais seulement un élément. Autrement dit, il faut que le centre, dans un mouvement
apparemment aporétique, ne soit pas le centre pour pouvoir l’être. En échappant à ce sur quoi
il règne, il lui faut déborder la principialité. N’est-ce pas là le schéma apophatique plotinien,
selon lequel l’exercice de la principialité suppose un dépassement, une auto-abolition de
l’arkhè ? Mais ce dispositif, objecte Derrida, recouvre une ruse métaphysique qui consiste à
masquer le principe derrière un écran de négativité pour en renforcer la domination.
Autrement dit, le principe n’est ébranlé que pour être réaffirmé – et l’on voyait ainsi se
dessiner la critique qui sera celle de la théologie négative. Or notre auteur décelait dans la
même conférence sur Lévi-Strauss un autre effacement épousant, cette fois, le mouvement de
la déconstruction. L’événement structuraliste, écrit-il, consiste dans l’émergence théorique de
la structure comme telle, qui révèle enfin que le centre n’est pas le centre, et qu’il ne l’a jamais
été, puisqu’il est pris dans le jeu qu’il prétend commander. Ainsi, en pensant la structure, on
comprend que l’auto-effacement du centre n’était qu’une tactique pour préserver le rêve de
l’arkhè, et une réflexion rigoureuse montrerait qu’elle est simplement absente. En un sens, la
pensée principielle finit par se déconstruire elle-même, elle « entame spontanément sa propre
déconstruction » 1 . Selon Derrida, il faudrait donc distinguer deux modalités de l’auto-
effacement du principe : une réaffirmation unilatérale et une négation unilatérale. Il semblerait
que la déconstruction doive se placer entre ces deux positions et montrer leur intrication
indéfectible : il ne serait possible ni de garantir ni d’exclure la principialité, car celle-ci se garde
par le mouvement même dans lequel elle s’abolit. Derrida rejoindrait ainsi Plotin sur la strate
équilibrée de son discours : ce que la pensée trouve au terme du cheminement serait à la fois
principe et non-principe. Et pourtant, Nous avons constaté qu’il adopte presque
systématiquement l’interprétation unilatéralement négative : les indécidables sont « stricto-

1
Rappelons que cette proposition concerne le « discours systématique », mais systématicité et principialité
sont essentiellement liés, puisque seul un contrôle principiel peut garantir la clôture du système et, comme
pour la structure, éviter un jeu qui en altère globalement la signification.

662
sensu » non originaires. Dès lors, il fallait examiner l’argumentation visant à établir ce point
précis : comment justifier ce déséquilibre dans l’interprétation de l’archie ?
Cet examen nous a permis, non seulement de rejeter les arguments en question, mais
aussi de préciser le sens de la principialité en régime de déconstruction. Premier argument :
l’usage du schème déconstructeur est simplement « stratégique », lié à la compensation d’un
excès dans un contexte déterminé. Mais cette réponse est exposée aux mêmes objections que le
renversement systématique : même si la pensée archique domine la pensée philosophique, une
compensation n’est justifiée que dans la mesure de l’excès. Elle n’explique en rien que l’on
finisse par déclarer les indécidables unilatéralement an-archiques, alors que l’on passe
systématiquement par le schème archique pour en déterminer la nature et la fonction.
Deuxième argument : la simplicité inhérente à l’arkhè est exclue par les indécidables. Mais à
proprement parler, le principe plotinien « n’est pas plus un que multiple »1, et rien n’indique
que le multiple, le fragmentaire ou l’hétérogène ne puisse régner et imposer à l’étant, au savoir
ou à l’agir une nécessité formellement très semblable à celle du même. Chez Derrida, nous
avons tenté de montrer que chaque indécidable est doté d’assez d’unité pour exercer ce type de
commandement. Plus encore, la « chaîne des indécidables » trahit directement l’unité de sa
démarche, en liant les divers champs de la déconstruction. Qu’elle soit « ouverte » et non
fermée n’y change rien, les indécidables conditionnent les domaines déconstruits en réglant les
rapports des oppositions qui structurent ces domaines. Il semble difficile de nier qu’eux et leur
chaîne soient convoqués pour rendre compte des oppositions et des effets que leur
contamination originaire impose aux économies déconstruites. Troisième argument : les
indécidables rendent impossible ce qu’ils conditionnent. Mais il est facile de montrer (et
Derrida le reconnaît d’ailleurs explicitement) que cette impossibilité est une modalité du réel
en tant qu’il est grevé par sa condition de possibilité. La présence, par exemple, n’est pas
rendue simplement impossible par la différance, elle est instituée comme précaire et
chancelante ; mais qu’elle soit grevée, qu’elle ne puisse jamais atteindre la plénitude à laquelle
elle prétend n’implique pas qu’elle soit simplement interdite. Cela signifie que la différance
règne de son règne étrange sur l’étant et la connaissance. Quatrième argument : la
supplémentarité. Le processus d’altération dans lequel le principe serait pris et aboli impose à
sa place un substitut, un « supplément d’origine ». Mais cela ne rappelle-t-il pas le fait que,
chez Plotin, la transcendance de l’infini l’empêche d’exercer lui-même la fonction archique, et

1
Ce sont les mots mêmes de Plotin en V, 5 [32], 4.

663
qu’il requiert donc certains substituts ? Comme nous avons tenté de le montrer, aucun de ses
noms ne le définit en lui-même, bien que Plotin essaye de le ranger d’un côté des oppositions,
en compromettant sa négativité. Cette stratégie argumentative montre chez Derrida
l’irréductibilité du schème archique : le substitut n’a de sens que s’il occupe la place vide de
l’arkhè. La destitution du principe, par exemple du signifié transcendantal, est irréductible, et
laisse une place vide qui seule permet aux indécidables de jouer leur rôle. Dès lors, on peut
accorder à Derrida que le principe a toujours déjà disparu – mais il devrait reconnaître au
minimum que la disparition du principe (sa place vide) est en revanche irréductible, faute de
quoi, le supplément ne pourrait prendre valeur de substitut. Là encore, le nœud du problème
est la disparition de l’arkhè : cette disparition n’est-elle pas finalement la forme même de la
principialité en régime de déconstruction ? Quoi qu’il en soit, il est impossible de comprendre
cet effacement comme le dévoilement d’une illusion pure et simple, une annulation sans reste
de toute archie. La disparition du principe demeure ineffaçable ; sans elle, il n’y a pas de
substitut, et en fait, pas de déconstruction. Enfin, cinquième et dernier argument derridien
contre l’identification des indécidables à une forme d’arkhè : la présence et la maîtrise. La
matrice de la principialité serait la présence. Si l’on cherche à approfondir ce qui fait
réellement problème, on trouvera, comme dans la pensée du don et de la justice, un certain
pouvoir de régulation et de garantie. La déconstruction est une forme de résistance à la
domination ; or cette domination ne doit pas être conçue comme l’exercice d’une force, mais
plutôt comme la prétention à la maîtrise régulatrice. La volonté de déterminer et garantir le
sens de l’étant, la valeur des actes ou la vérité du discours est sans doute le cœur même de ce
que la déconstruction cherche à destituer. Il semble difficile de contester que la différance
règne sur l’étant, la théorie et l’agir dont elle maîtrise la production en lui imposant une
condition plurielle et précaire, de même que la contamination originaire conditionne la
production de l’économie et du don (comme opposé) ou celle de la justice et du droit. On
pourrait objecter que le jeu de la différance élimine la principialité. Mais cette fonction
apparemment subversive est aussi une forme de règne et de commandement : pour exclure
toute principialité, et garantir que le principe est absent, il faut se référer à ce qui occupe la
place vide du principe, et interdit tout remplacement non supplémentaire. On peut accorder à
Derrida que le principe est effacé et absent, mais cela ne signifie nullement que la principialité
soit nulle et non avenue : la place vide du principe reste la référence ineffaçable y compris pour
la déconstruction. Elle est la forme même de la chaîne des indécidables, dont les traits
communs sont ceux d’un principe nié. On retrouve donc la question de l’auto-effacement du

664
principe, et l’on constate à nouveau que cet effacement ne devrait recouvrir ni la préservation
du principe positif, ni son abolition pure (comme une erreur simplement dissipée).
L’interprétation « subversive » de cette absence du principe consiste à laisser régner l’abime au
lieu du principe, comme s’il n’était pas alors inévitablement compromis avec la principialité.
Avec cette irréductible absence d’origine, Derrida ne retrouve-t-il pas la précarité et le
« clignotement » de l’infini ? Il nous a semblé qu’il refusait l’entrelacs des deux formes d’auto-
transcendance de l’arkhè en prenant vis-à-vis d’elles le parti diamétralement opposé à celui de
Plotin. La disparition du principe est l’ineffaçable, qui commande en refusant le
commandement, c'est-à-dire en le déléguant à une instance, qui exerce la fonction par
substitution (c'est-à-dire occupe le sommet d’une hiérarchie). Nous avions vu, avec Plotin, que
le principe commande de commander, c'est-à-dire ordonne une hiérarchie dont il n’occupe
pas le sommet. Chez Derrida il donne lieu à une opposition hiérarchisée déterminant tel ou tel
champ philosophique. Dans les deux cas, le principe exige donc un substitut relativement
contingent : il institue toute principialité déterminée mais en manifeste en même temps la
limitation, c'est-à-dire la contingence.
De toute évidence, Derrida accomplit un geste aussi déséquilibré que celui de Plotin,
mais diamétralement opposé, en interprétant le vide originaire de l’arkhè comme une absence
nulle et non avenue. Autrement dit, il privilégie indûment l’une des interprétations de l’auto-
effacement du principe. Ce résultat est en rapport direct avec la question de la théologie
négative, que nous avons abordé dans la deuxième section. Le parcours que l’on vient
d’effectuer permet de comprendre pleinement le sens de la critique derridienne : les négations
apophatiques seraient simplement un moyen de réaffirmation du théologique. Nous avons
distingué plusieurs étapes chez Derrida, concernant cette question. Dans un premier temps, il
distingue nettement apophatisme et déconstruction ; les indécidables ne relèvent pas même du
plus négatif de la théologie négative, et ils interdisent « tout rapport au théologique ». Mais
cette position évolue vers la reconnaissance d’une différence plus complexe entre les deux
démarches, que nous avons tenté de comprendre en étudiant les processus de réappropriation,
c'est-à-dire les dispositifs par lesquels l’apophatisme archéologique investit certaines ressources
déconstructrices dans la métaphysique.
L’étude ce ces dispositifs est affectés de la même ambiguïté qui marque l’organisation
générale de la pensée derridienne. On y trouve d’une part un traitement « équilibré » de la
théologie négative, mais aussi, d’autre part, les éléments d’une interprétation « subversive »,
c'est-à-dire inclinant vers l’anti-théologie. Notre description de la réappropriation a présenté

665
cette dimension subversive à travers les deux « modèles ». Il semblait alors que Derrida voyait
un potentiel déconstructeur dans les seules négations, lesquelles étaient mises au service d’une
réaffirmation du divin dans son essence et sa vérité, comme suressentialité. Le premier modèle
de réappropriation décrivait une conversion subreptice des négations du principe en
affirmations : « Dieu n’est pas », dans ce langage, signifie simplement qu’il est sur un mode
suréminent. Le deuxième modèle précisait cette idée en distinguant la « théologie négative
pure » (c'est-à-dire déconstructrice), des processus de réappropriation (notamment la promesse
et la prière qui assurent la destination finale du cheminement négatif). Les deux modèles se
rejoignent dans la mesure où ils prétendent isoler, d’un côté, la recherche de la présence de
Dieu et de l’archie comme vérité ou essence (la volonté d’accomplir la promesse historique
d’une religion déterminée), et, de l’autre côté, la force d’arrachement négative qui interdit à
cette recherche d’aboutir. Mais si notre lecture de la déconstruction est juste, la pensée
derridienne devrait se tenir entre les deux interprétations et les lier l’une à l’autre – et non pas
du côté de la seule négation.
Notre « contre-enquête » formait l’équivalent d’un rééquilibrage, dans lequel il est
apparu très difficile d’arrêter exactement la position derridienne. Chercher à dégager la vérité
et l’essence de Dieu à travers les négations ne peut être critiqué comme démarche
« métaphysique », puisque l’intrication de la position et de la négation est proprement
déconstructrice. La dimension « onto-anthropo-théologique » de l’apophatisme ne saurait
résider dans la volonté d’affirmer à travers une négation, mais dans la tentative de ramener
l’intrication du positif et du négatif du seul côté positif. Autrement dit, le tort de la théologie
négative consiste à reconnaître la compromission originaire tout en la faisant jouer comme un
moyen de réaffirmation unilatérale de la positivité théologique. Le deuxième modèle doit être
relu de la même façon : il n’y a pas, d’un côté, les ressources apophatiques pures et
déconstructrices, et, de l’autre, les procédures d’enracinement dans une tradition, ou de
position de l’arkhè. La promesse et la prière, qui pourraient ressembler à de telles procédures,
ne sont pas en soi métaphysiques ; elles le deviennent seulement si elles déterminent une
restriction de l’altérité radicale dont elles sont l’indice. Pour une approche déconstructrice
équilibrée, la différance ne devrait pas pouvoir fonder la certitude de la disparition du principe,
pas plus que celle de son existence. Telle serait la position d’équilibre quant à la théologie
négative et aux processus de réappropriation.
Mais la position exacte de Derrida est très difficile à assigner. S’il tenait un discours
équilibré, il devrait ouvrir la déconstruction à la théologie négative, pourvu que celle-ci

666
respectât l’équilibre entre affirmation et négation de Dieu, leur co-advenue et leur
retournement incessant. Mais tout se passe comme si Derrida reconnaissait et rejetait à la fois
cette ouverture à la théologie apophatique. La différance se substitue à une arkhè chancelante
et abîmée, mais pas nulle et non avenue. Avec les négations apophatiques, le désir le plus
intense de Dieu « traite dans le désert avec l’athéisme radical ». La nécessité commandée par
l’archi-trace est celle de cette négociation – et non pas de quelque certitude que ce soit.
C’est sans doute l’étonnante comparaison de la khôra derridienne et de la matière des
Ennéades qui a manifesté le mieux les clauses d’interprétation symétriques placées par l’un et
l’autre autour de la négativité radicale. La khôra, chez Derrida, est l’indécidable comme lieu de
contamination entre le sensible et l’intelligible ; la matière, de son côté, échappe à cette
opposition (même quand elle est décrite comme la matière du sensible). Or les deux
s’accordent, avons-nous constaté, dans leur opposition même, pour isoler deux interprétations
de la négativité. Plotin voulait que la négativité radicale de la matière reste distincte de celle de
l’arkhè en leur imprimant à chacun une orientation qui, en toute rigueur, ne concerne que
notre rapport à eux. Il s’agissait alors d’assurer la distinction entre deux formes de négations
qui bordent l’univers, ou l‘étant dans son ensemble, alors qu’il s’agit de deux expressions d’un
infini qui se tient en amont des deux, ne les laisse être qu’en même temps et d’un même
mouvement. Les deux fonctions sont clairement distinctes, mais il est impossible de les
assigner à deux instances isolables, qui cristalliseraient originairement pour l’une la
principialité, l’unité, la bonté et l’intelligibilité, tandis que l’autre rassemblerait la perte,
l’obscurité, la résistance au pouvoir du principe. Derrida accomplit un geste exactement
symétrique, lorsqu’il veut garantir que la khôra, en tant qu’indécidable, est pure de toute
principialité. Il voudrait qu’elle soit isolable, à côté ou avant l’hyperbole du bien au-delà de
l’étant. Or la khôra ne peut sans doute pas être identifiée à un principe, mais elle ne saurait être
non plus purifiée de toute dimension principielle. Elle est nécessairement compromise avec la
figure du principe : par le commandement dont elle est le lieu ; par la donation/réception dont
nous avons analysé la structure ; enfin parce que le chemin qui y mène est une surenchère dans
le questionnement archique et transcendantal. Déconstruction et apophatisme plotinien
cherchent à dégager une instance qui est à la fois « principe et non-principe ». L’intrication de
l’archie et de l’an-archie est leur terrain commun. Mais ils accomplissent ensuite le geste
supplémentaire consistant à faire pencher la proposition d’un côté ou de l’autre.
L’introduction par Derrida de la référence au Timée est révélatrice car elle montre parfaitement
leur situation symétrique.

667
Nous voudrions examiner une objection importante, qui permettra d’apporter
certaines précisions. Gianni Vattimo propose une critique de Derrida qui nous intéresse
particulièrement car elle est directement opposée à la nôtre. En effet, alors que nous essayons
de rééquilibrer son auto-interprétation en la ramenant vers une archéologie classique, le
philosophe italien l’accuse au contraire de rester engluer dans la « métaphysique ». Pour lui, la
déconstruction derridienne reste un geste onto-théologique, en tant que recherche des
structures fixes éternelles qui surveilleraient le sens de l’histoire, de notre condition, de l’étant1.
Il s’inscrit ainsi dans la lignée de Nietzsche et Heidegger pour récuser la métaphysique, comme
recherche et découverte de l’origine, d’une archi-structure dominant depuis toujours le sens de
notre condition (ou comme l’assimilation de l’être même une telle archi-structure2). Alors que
Derrida prétend « ébranler l’autoritarisme des arkhai »3, il ordonnerait sa pensée à une instance
extérieure à l’histoire, et qui en surveille le sens :

Fût-ce en un sens insolite, la différance est à tous égards une archi-structure diamétralement opposée à la
différence ontologique de Heidegger comme dimension de l’éventualité de l’être, et donc aussi de son
historicité. En tant qu’archi-structure, la différance n’est pas dans l’histoire, elle n’advient jamais – mais
c’est ainsi qu’elle constitue, également sous cet aspect, un retour à la détermination la plus classique de
l’être métaphysique : l’éternité4.

Derrida méconnait l’« éventualité » de l’être, c'est-à-dire sa fragilité et le fait qu’il se réduit à
une advenue historique précaire, offerte à l’interprétation. Pour Gianni Vattimo, le nihilisme
post-moderne signe l’effondrement de toute archi-structure 5 – autrement dit, il révèle le
caractère herméneutique de l’être même. La déconstruction n’est en fait que la mise au jour
d’un type relativement nouveau d’arkhè, c'est-à-dire « un être ou une origine qui ne soient plus
compacts et intacts, mais qui soient fissurés, travaillés, scindés »6.

1
On lira en particulier G. Vattimo, « Les aventures de la différence », dans Les aventures de la différence,
traduction P.Gabellone, R. Pineri et J. Rolland, Paris : Minuit, 1985, p. 153-171, et p. 153-160, pour ce qui
concerne Derrida lui-même. On trouvera des éléments intéressants dans « La trace de la trace », dans La
religion, op. cit., p. 87-104, et surtout p. 94 – le problème est celui de la religion, mais traduit très précisément
la thèse centrale de G. Vattimo, sur la question de l’arkhè.
2
G. Vattimo, La fin de la modernité, traduit par C. Alunni, Paris : Seuil, 1987, p. 44 : « La métaphysique a
toujours conçu l’être comme Grund, comme fondement assurant la raison et dont la raison s’assure » (p. 44)
3
G. Vattimo, Les aventures de la différence, op. cit., p. 155.
4
Ibid., p. 159.
5
On lira sur ce point La fin de la modernité, op. cit., p. 23-33, sur lesquelles nous reviendrons en abordant la
question du nihilisme.
6
G. Vattimo : « Historicité et différance », dans Judéités, Questions pour Jacques Derrida, op. cit., p. 161.

668
Le diagnostic nous semble justifié, mais en partie seulement. On peut certes dire, comme
le fait ailleurs Gianni Vattimo sans viser Derrida, que « le fait qu’il n’y ait aucun fondement
métaphysique constitue encore un fondement. »1. Telle est bien l’idée que nous avons opposée
à la prétention unilatéralement an-archiste de la déconstruction. Mais l’auteur de ces lignes
nous semble énoncer une nécessité à laquelle il n’échappe pas lui-même, et qui devrait lui
interdire de promouvoir et célébrer la fin de la métaphysique comme si l’absence de l’arkhè ne
restait pas la référence incontournable régnant sur l’ontologie et l’éthique. On peut le constater
en examinant ce au nom de quoi Derrida est critiqué, c'est-à-dire une certaine pratique
herméneutique. La dissolution de l’origine métaphysique, selon Gianni Vattimo, ne conduit
pas à reconnaître un autre type d’origine, mais nous renvoie à notre condition radicalement
historique, et nous oblige à jouer le jeu de la finitude, de l’histoire, de la métaphysique2, en
jouant dans leurs interstices3, c'est-à-dire en recevant, dans un rapport oblique et interprétatif,
la tradition qui est désormais notre seul recours4. Le reproche adressé à Derrida est donc de
recouvrir cet appel à interpréter la tradition par une structure « métaphysique » puisqu’elle
règle le sens de l’étant. Or le type d’attention à la tradition que propose Gianni Vattimo ne
nous paraît possible que par le commandement d’une telle structure. Dans Ethique de
l’interprétation, par exemple, au cours d’une réflexion sur Pareyson, il écrit que pour ce dernier,
l’être ne peut plus se présenter comme cause, ni principe ni raison,

mais seulement comme liberté, comme absence de fondement, comme gouffre qui ne peut s’arrêter à un
principe dont l’ultimité ne pourrait que coïncider avec l’arkhè métaphysique5.

Pour cette raison l’être n’est pas fondement mais Ab-Grund, et la vérité peut avoir pour cette
raison une histoire et des interprétations multiples6. Comment expulser de cette liberté-gouffre
toute forme de principialité, si elle détermine le sens de l’étant (comme nécessairement ouvert

1
G. Vattimo, « L’ère de l’interprétation », dans L’avenir de la religion, par R. Rorty et G. Vattimo, S. Zabala
(éd.), Paris : Bayard, 2006, traduction C. Walter, p. 101.
2
G. Vattimo, Les aventures de la différence, op. cit., p. 129, il écrit au sujet de Wittgenstein, mais dans une
perspective qui lui est évidemment propre : « Il faut abandonner l’être comme fondement, se tenir sans
nostalgie à l’intérieur des jeux, assumer en fin de compte la tâche de promotion des diverses techniques de la
raison. »
3
Ibid., p. 150.
4
Ibid.,
5
G. Vatimo, « Herméneutique et sécularisation », dans Ethique de l’interprétation, traduction J. Rolland,
Paris : La découverte, 1991, p. 67.
6
Ibid., p. 68.

669
à l’interprétation). N’est-ce pas ici comme chez Derrida une certaine disparition de l’ultime
qui commande le statut de ce qui en dépend ? Gianni Vattimo veut prévenir cette objection en
précisant que le rôle de l’Ab-Grund doit être pensé, non pas comme la réintroduction d’un
nouveau principe, mais comme une étape sur le chemin de l’affaiblissement de l’être1. La
liberté ou le gouffre ne seraient donc que des noms marquant tel ou tel stade historique dans la
révélation de l’éventualité de l’être. Mais on remarquera que, comme Derrida il accorde un
rôle à l’arkhè dans le dévoilement de cette situation, avant de faire comme si l’on pouvait
ensuite le réduire à rien. La dissolution des structures fortes de l’être nous advient
historiquement, reconnait-il, comme le déploiement extrême de la métaphysique – c'est-à-dire
le déploiement de la pensée archique2. Ainsi, le dévoilement de l’absence de principe se produit
comme l’aboutissement d’une démarche principielle, et l’on comprend difficilement comment
cette absence qui garantit de surcroît le caractère « éventuel » de l’étant peut ensuite prétendre
avoir donné congé à l’arkhè de façon pure et simple. La difficulté à laquelle est confronté
Gianni Vattimo apparaît en particulier dans « La trace de la trace », lorsqu’il essaye de penser la
« positivité » c'est-à-dire le caractère faible et événementiel de l’être (en l’occurrence de la
religion) 3 . Penser cette positivité implique de louvoyer entre deux écueils. Le premier
correspondrait à la position derridienne, ainsi décrite :

La positivité se résout entièrement en une pure et simple créaturalité, avec pour résultat que l’historicité
concrète de l’existence est considérée uniquement comme la finitude au-delà de laquelle l’expérience
religieuse nous ferait accomplir un saut (en Dieu, dans la transcendance) ou devrait être considérée tout au
plus comme une mise à l’épreuve4.

L’erreur derridienne consisterait en ce que l’historicité est secondarisée au profit d’une


structure an-historique, la « créaturalité », c'est-à-dire la dépendance métaphysique à l’égard
d’un principe incommensurable à l’existence mondaine. Mais il existe un deuxième écueil,
celui d’une identification pure et simple « de la positivité avec l’historicité intra-mondaine, qui
ramènerait le divin au déterminisme historique »5. Première remarque : l’auteur de ces lignes

1
Ibid., p. 75.
2
G. Vattimo, « La crise de l’humanisme », dans La fin de la modernité, op. cit., p. 44. Vattimo s’inscrit ici dans
un schéma nietzschéen et heideggérien. La nécessité de la transvaluation est découverte par l’accomplissement
du nihilisme ; le règne de la métaphysique souligne l’exigence de son dépassement.
3
G. Vattimo, « La trace de la trace », dans La religion, op. cit., p. 93.
4
Ibid., p. 94.
5
Ibid., p. 95.

670
semble minorer de façon problématique le recours derridien à la tradition. Nous avons vu que
Derrida opère depuis les textes de la métaphysique, et reconnaît l’irreductibilité de cet
enracinement. Il ne saurait être accusé de sauter directement dans le rapport an-historique à
une forme d’arkhè. En effet, si les indécidables déploient le temps et l’histoire, leur fonction
n’est jamais pensable que dans le temps et à travers la tradition. Deuxième remarque, plus
importante encore : le refus de réduire l’éventualité de l’être à une sacralisation du
déterminisme historique fait signe vers une dimension qui, sans être positivement éternelle,
déborde l’historicité. Une séquence argumentative de « La trace de la trace » le montre. Gianni
Vattimo y soutient que la « positivité ou l’éventualité attire l’attention sur l’origine »1. Et en
effet, la précarité essentielle du sens, de l’être, de notre condition, révélée par une philosophie
qui cherche à dépasser la métaphysique, est en même temps éveil à la « conscience de la
provenance »2. Il demande alors si cette conscience signifie un retour à l’origine, et propose
une alternative : « Le Dieu trinitaire n’est pas quelqu’un qui nous invite à un retour au
fondement au sens métaphysique du terme, mais selon l’expression évangélique, Dieu appelle
plutôt à lire les signes des temps. »3 Gianni Vattimo n’admet-il pas ici que c’est une instance
excédant l’histoire qui rend nécessaire la lecture de l’histoire – même si évidemment, en
retour, cette instance n’est déterminable qu’à travers une telle lecture ? Y aurait-il une nécessité
d’interpréter l’histoire sans quelque chose qui la déborde et en ouvre le sens, interdisant de
considérer l’étant comme simplement donné ? L’infini auquel renvoie la quête de l’arkhè en
passant par la règle d’incommensurabilité n’est nullement un étant présent, ou une absence
figée, mais un débordement de l’être et du temps qui ne peut se produire qu’à la place du
principe, sans offrir nulle garantie. Le promoteur du penser faible est contraint de le
reconnaître indirectement en plusieurs occasions, par exemple lorsqu’il écrit :

Pour Nietzsche, […] le nihilisme est cette situation dans laquelle l’homme reconnaît explicitement
l’absence de fondement comme constitutive de sa condition4.

Il faut donc se rapporter à cette absence comme ce qui constitue la condition humaine. Chez
Derrida aussi, ce qui conditionne la métaphysique n’est jamais accessible en tant que tel
(puisque c’est en fait la disparition de l’« en tant que tel ») mais seulement dans les interstices

1
Ibid., p. 100.
2
Ibid.
3
Ibid.
4
G. Vattimo, « Nihilisme et herméneutique », dans La fin de la modernité, op. cit., p. 122.

671
du texte de la tradition, et n’est désignable que par certains noms provisoires permettant
d’opérer dans tel ou tel champ. Mais pour lui, comme pour Gianni Vattimo, la référence au
principe absent reste ineffaçable.

On pourrait donc accepter en partie une lecture herméneutique de Derrida, et faire de


l’étant déterminé par la différance une instance « éventuelle » au sens de Gianni Vattimo. Le
réel nous voue à l’interprétation, dans laquelle nous somme en quelque façon ordonnés au vrai,
au sens, à l’être. Nous rejoignons la lecture des rapports Derrida-Gadamer par Marlène
Zarader dans « Herméneutique et restitution »1. La confrontation de Gadamer et Derrida
devrait conduire à la conclusion qu’il n’y a nulle échappée au jeu de l’équivocité, mais on ne
peut non plus s’inscrire dans ce jeu en faisant « l’économie de toute référence à la vérité »2. Il
faut ainsi affirmer la nécessité de

la référence à la présence, à la vérité et au sens. Référence qui elle-même ne peut pas non plus être donnée
ni saisie à l’état pur, hors du jeu3.

Toutefois, il nous a semble que cette critique touche en fait la posture subversive de Derrida.
Dans la dimension équilibrée de son discours, celui-ci devrait accepter l’impossibilité de
séparer ceux qui affirment joyeusement le jeu et ceux qui voudraient lui échapper4. Il devrait
refuser toute tentative de purifier radicalement son discours d’une telle référence à la vérité et
au sens.

Le modèle archéologique intermédiaire

Entre Plotin et Derrida se dessine un « schéma archéologique intermédiaire », dont nous


avons exposé les principaux éléments. Il s’agit d’un dispositif conceptuel qui n’appartient
proprement à aucun de nos philosophes, sans être rien d’autre que la dimension équilibrée de

1
M. Zarader, « Herméneutique et restitution », in : Archives de philosophie, hiver 2007, tome 70, cahier 4,
p. 625-639.
2
Ibid., p. 638.
3
Ibid., p. 639.
4
Ibid.

672
leur discours respectif. Nous allons reprendre sa description, puis la compléter par certains
traits qui excèdent un peu le cadre défini par les deux auteurs.
La base du schéma est ce que nous avons nommé « règle d’incommensurabilité », qui
détermine la pensée de la transcendance radicale chez Plotin. La logique en est, rappelons-le, la
suivante : le principe ne peut être compté avec le dérivé, être placé sur le même plan, faute de
quoi, il dépendrait de ce qui doit dépendre de lui. Toute entorse à cette règle conduirait à
définir une nouvelle totalité, coordonnant l’origine et le dérivé, qui requerrait alors une autre
origine. Seule la mise en rapport de la totalité avec une disproportion radicale, une
transcendance sans réserve peut bloquer la régression à l’infini et arrêter la recherche du
principe sans obliger à y renoncer. Le geste « transhistorique » de l’Alexandrin consiste à
organiser son archéologie autour de cette règle, c'est-à-dire autour d’un double-bind qui ne
permet de poser le principe qu’en lui imposant une condition impossible. Or la pensée
derridienne est aussi organisée autour de cette règle, de façon moins évidente toutefois. Mais la
stratégie générale de la déconstruction amène bien le penseur depuis les champs déconstruits
jusqu’aux oppositions, et depuis ces oppositions vers ce qui les rend possible sans leur
appartenir ni former un troisième terme indépendant : les indécidables. Enfin, au-delà des
indécidables, il y a la trame de leur « chaîne ». Celle-ci n’est-elle pas placée en situation d’excès
radical pour bloquer la régression à l’infini ? Les indécidables paraissent bien rendre compte
(d’une manière particulière) des oppositions et des domaines en question précisément parce
qu’ils ne leur appartiennent pas, et que leur effet sur eux est unilatéral. Comment nier que la
différance permet de rendre compte de ce qu’est réellement la présence, c'est-à-dire l’étant, le
sens et l’intention ? Il semble en effet qu’elle impose la précarité à la parousia, et lui interdit la
plénitude en même temps qu’elle la rend possible – mais elle l’impose à raison de l’absence de
signifié transcendantal dont elle supplée le rôle. L’idée d’une chaîne des indécidables montre
que chacun d’eux est lié aux autres par une forme commune qui excède les champs
d’application particuliers de la déconstruction, et les lie entre eux. La différance, le don ou la
justice sont des substituts de l’origine absente, c'est-à-dire d’une instance absolument
prévenante, et qui oscille entre excès et défaut par rapport à l’étant – en tant que telles, elles
occupent vis-à-vis de lui une position analogue à celle de l’arkhè déterminée par la « règle ».
Celle-ci détermine la principialité, c'est-à-dire la nature du principe, sa fonction et ses
rapports avec ce qui en dépend. Commençons par l’arkhè même – « s’il y en a », pour
reprendre une expression derridienne. Il est apparu que sa disproportion radicale conduit à lui
refuser toute détermination positive induisant une coordination avec ce qui en dépend. Sauf

673
deux, qui doivent lui être à la fois attribuées et refusées, à savoir l’existence et la principialité.
En effet, les négations sont induites par la requête de l’arkhè, dès lors, elles ne ruinent la
principialité que dans le geste qui consiste à l’établir. Cela exclut d’y voir une négation
unilatérale de l’archie dans sa fonction ou son « existence » au sens le plus large et indéterminé
– comme semble le faire Derrida dans la dimension déséquilibrée de son discours. En sens
inverse, il n’est pas possible de lire l’apophase induite par l’incommensurabilité comme la
garantie de la principialité, subsistant inentamée sur un plan supérieur – comme semble le
vouloir Plotin lorsqu’il recule devant les conséquences les plus radicales de sa propre pensée. Il
faut donc repenser le statut du principe « en soi », qui est plutôt l’absolu, ou pour reprendre le
lexique plotinien, l’infini que le principe à proprement parler. Cet apeiron, pour exercer sa
principialité, doit se diffracter en principe et matière chez Plotin, et commander l’intrication
originaire de l’abime et du principe (khôra et agathon) chez Derrida. L’au-delà plotinien, entre
infinité et indéfinition, correspond à la chaîne des substitutions derridienne qui dessine la
forme commune où se regroupent les indécidables. Essentiellement hétérogène à l’étant, qui
forme la principale dimension du dérivé, l’infini relève du non-être. L’un des points essentiels
du modèle intermédiaire est l’acceptation et l’ébranlement de la tripartition du néant proposée
par l’Alexandrin, qui distingue le non-être par excès (le principe de l’être) le non-être par
défaut (celui de la matière comme abîme de l’être) et le non-être de pure nullité. Ce qui
disparaît, ce n’est pas la distinction même, mais la possibilité de garantir l’étanchéité des
frontières de cette tripartition. Le débordement des indécidables hésite sans fin entre l’excès et
le défaut par rapport à ce qu’il déborde. L’infini plotinien devrait osciller entre les trois formes,
sans qu’il soit possible d’en arrêter le mouvement, ni dans une arkhè positive, ni dans l’abime
où s’effondre l’étant (matière sensible ou interprétation subversive de la khôra) ni dans
l’inexistence nulle et non avenue à quoi Derrida voudrait réduire la principialité. Cette
oscillation interdit toute garantie dans l’interprétation de l’infini – y compris celle de son
inexistence. Nous retrouvons ici ce que nous avions résumé sous le titre lévinassien du
« clignotement » ; mais que signifie plus précisément ce clignotement ? On se souvient que
Force de loi interrogeait l’idée d’un « fondement mystique de l’autorité », reprenant l’expression
de Montaigne et Pascal. La dimension « mystique » correspondait à un certain « silence » du
fondement, au sens où celui-ci déstabilise le juridique dans le mouvement par lequel il
l’institue – il doit ne pas se justifier pour instituer. « Foi et savoir » reprend cette expression et
avance l’idée d’un « fondement mystique » de la religion, que Derrida commente de la façon
suivante :

674
Là où le fondement fonde en s’effondrant, là où il se dérobe sous le sol de ce qu’il fonde, à l’instant où, se
perdant ainsi dans le désert, il perd jusqu’à la trace de lui-même et la mémoire d’un secret, la religion ne
peut que commencer et recommencer1.

Cette idée décisive du fondement qui « fonde en s’effondrant » peut être rapprochée d’un
passage de Sauf le nom (ces deux passages, à eux seuls, justifient notre recours au nom de Dieu
comme un équivalent, au moins partiel, de l’arkhè, en contexte derridien) : « Dieu est le nom
de cet effondrement sans fond, de cette désertification sans fond du langage. »2 Ainsi le dieu
apophatique comme « effondrement sans fond » joue-t-il le rôle du « fondement qui fonde en
s’effondrant » à l’égard d’un langage qu’il récuse en même temps qu’il en détermine la
prolifération, comme on l’a vu. Tout se passe comme si un certain anéantissement du principe
rendait possible le dérivé (avec des conséquences sur ce dernier que nous examinerons plus
loin). On trouvait déjà cette idée dans Sauf le nom, qui évoquait l’idée d’un Dieu dont le
propre consisterait précisément à s’exproprier (mais en soulignant toutefois que cette
expropriation n’était pas assumée jusqu’au bout par la tradition apophatique, en relevant
notamment la réserve énoncée par Silésius : « Entendez cela accidentaliter »). Mais que signifie
l’effondrement de l’infini pour la fonction archique elle-même ? Ne suggère-t-il pas une
possibilité d’interprétation pour la précarité originaire, le « clignotement ». Nous reprendrons
cette question pour terminer.
Quelle principialité correspond à l’infini exigé par la règle d’incommensurabilité ? Au
sens le plus général que nous ayons pu trouver chez Plotin, elle est nécessité et
commandement, c'est-à-dire dépendance asymétrique du dérivé par rapport au principe, et
régulation par ce dernier de ce qui en dépend. Être, c’est être ordonné au principe, dont la
nécessité définit pour l’étant sa constitution – au double sens de structure et d’émergence.
Chez Derrida, l’archie est définie par l’injonction caractéristique des indécidables, dont on voit
mal comment elle pourrait se distinguer de toute principialité. Mais quel commandement
l’infini peut-il exercer malgré l’incertitude fondamentale dans laquelle il est pris, et
l’ébranlement de la tripartition du non-être ? La déconstruction nous donne la réponse : c’est
une injonction sans contenu, si vide et incertaine qu’elle est sans injonction. Mais une
injonction sans injonction ne revient pas à rien : quelque chose est ordonné par chaque

1
« Foi et savoir », dans La religion, op. cit., p. 29 (je souligne).
2
Sauf le nom, op. cit. p. 56.

675
indécidable et leur ensemble – mais quelque chose qu’il nous appartient de déterminer sans
assurance. Chez Plotin, c’est le caractère radicalement indéterminé de l’infini qui devrait
interdire qu’il spécifie a priori ce qu’il commande. Toute spécification serait en effet une
contrainte pour l’absolu, que lui imposerait par exemple sa propre nature – ce que Plotin
refuse explicitement. La déconstruction montre surtout, à cet égard, que l’on ne peut
distinguer principe et matière comme deux instances hétérogènes ; c’est la compromission
originaire des opposés. Il n’y a pas de principe pur ni de matière pure, pas d’origine pleine
préservée et inaccessible au-delà des négations phénoménales, mais pas non plus d’abîme
impassible où s’effondre l’étant. L’arkhè et la hulè plotinienne n’ont pas de forme pure, car
cette forme est l’infini radical, où les trois espèces du néant ne se distinguent plus en toute
certitude. Autrement dit, le principe et l’abîme se manifestent toujours conjointement dans
cette trace qu’est l’étant pour nos deux penseurs : de l’Intellect au sensible, toute chose est une
articulation de principe et d’abîme. Les deux ne sont pensables que dans cette trace, où le
partage entre eux est en jeu – c'est-à-dire que n’est jamais définitivement établi ce qui relève de
l’un et de l’autre. Etre, vivre et penser signifie être engagé dans cette négociation où la
distinction entre les formes du néant n’est pas la donnée de base, mais l’enjeu.
L’injonction vide, ou sans injonction, se traduit chez Plotin et Derrida par la
multiplicité des substituts : chaque nom inadéquat du principe, chez l’Alexandrin, est une
tentative pour définir un aspect du principe, mais grevée par la reconnaissance d’une
inadéquation foncière. En régime de déconstruction, les noms de l’arkhè deviennent les
indécidables, c'est-à-dire autant de modalités différentes de régulation du réel associées par la
« chaîne des substitutions ». Nous avons remarqué que dans les deux cas, c’est en fait une
tradition qui fournit les différents aspects en question, notamment à travers les oppositions
qu’elle nous apporte.
Pour conclure, sur la forme de la principialité redéfinie entre déconstruction et
apophase, il faut surtout remarquer qu’elle est une exigence (commandement et nécessité) avant
d’être une garantie. Le dérivé est en même temps rendu possible et compromis : sa
constitution (émergence et structure) exprime le statut du principe, en se posant de manière
aporétique et précaire. Chez Derrida la présence est à la fois tracée et précarisée parce qu’elle
est le tracé/effacé de la trace même – nous allons y revenir en examinant les effets de la
principialité redéfinie sur l’étant. L’infini « clignotant » détermine une réalité foncièrement
équivoque dont le sens et la valeur sont exigés et non garantis.

676
Comment définir plus précisément ce qui dépend d’une telle principialité ?
Commençons par la dimension ontologique du dérivé. Si l’on revient aux indications fournies
par la lecture de Plotin, nous avons vu que l’étant, même dans toute sa plénitude, advient en se
défaisant, et porte la marque de cette émergence dans sa structure même (avec la persistance de
la matière dans l’intelligible). Procéder, advenir comme étant signifie nécessairement que la
puissance du principe est compromise avec l’abîme, car elle ne s’exerce qu’en se défaisant. C’est
pourquoi, de façon très étonnante mais irrécusable, l’auteur des Ennéades inclut une dimension
de chute dans la procession du deuxième un – chute, c'est-à-dire dégradation non entièrement
compensée. Le néoplatonicien essaie bien de limiter les effets « catastrophiques » de cette idée
en distinguant les deux matières, et en séparant le formel (eidétique et psychique) du sensible.
Mais nous avons vu que son texte trahit la continuité des deux matières, et le caractère
paradigmatique de la hulè sensible. Il faut la collaboration de celle-ci, y compris pour produire
l’étant dans toute sa plénitude, et l’achèvement du Noûs ne saurait la réduire entièrement,
comme Plotin le voudrait. Mais si la garantie d’une plénitude de l’étant formel doit être
refusée, Derrida doit aussi renoncer à frapper la présence d’impossibilité – du moins si celle-ci
n’est pas reconnue comme une modalité du réel. Par la dimension subversive de son discours,
il voudrait exclure la principialité en soutenant que les indécidables rendent impossibles ce qui
en dépend. Il insiste alors sur la ruine de la présence, comme si cette ruine était autre chose
que la déficience imposée au réel par un principe ébranlé et clignotant.
Le premier caractère de l’étant ordonné par cette principialité fissurée est la
contingence, ou plutôt, puisque la contingence n’a pas droit de cité en régime plotinien, le
double renvoi à l’infini qui marque la constitution de l’on. Ce double renvoi, avons-nous dit,
signifie que l’infini est à la fois supposé et exclu par l’être même de ce qui est, en fonction de la
règle d’incommensurabilité. L’étant incapable de rendre compte de soi requiert un principe
absolu, mais son existence finie semble exclure celle d’un tel principe – il ne peut coexister ainsi
avec lui. Ensuite, le dérivé est posé dans le geste même par lequel son existence est mise en jeu.
La précarisation de l’ontologie ne signifie pas seulement que l’étant est faible, mais qu’il est
menacé de ne pas être. La menace en question ne veut pas dire seulement qu’une existence
effective pourrait ne pas avoir lieu, mais que son effectivité est toujours mal assurée. Cette idée
apparemment étrange est pourtant confirmée par le fait que chaque tentative d’ontologie
théorique remet en cause la limite entre l’être et le non-être. Qu’est-ce qui existe vraiment ?
Nous n’avons pas de réponse absolument certaine à cette question, et l’effet de l’infini ébranlé
est de ruiner toute garantie en la matière. La différence ontique capitale, être ou ne pas être, est

677
bouleversée par le tremblement de l’infini. Dans la recherche du principe disparu se révèle une
instabilité selon laquelle plus rien n’est assuré – chaque redéfinition de l’arkhè, à laquelle nous
convie son retrait, doit mettre en jeu jusqu’au partage de ce qui existe et n’existe pas. On peut
préciser cette idée en empruntant certaines formulations proposées par Jean-Luc Marion. Dans
Dieu sans l’être, il montre comment la théologie affole la différence entre ce qui est et ce qui
n’est pas. Dans certains passages des Epîtres, Paul1 parle de Dieu comme de celui « qui fait
vivre les morts et qui appelle les non-étants comme des étants (kalountos ta mè onta ôs onta). »2
Les non-étants apparaissent comme s’ils étaient, en vertu de cet appel, et ainsi :

La différence ontique fondamentale entre ce qui est et ce qui n’est pas devient indifférente – car tout
devient indifférent devant la différence que marque avec le monde Dieu. Indifférence de la différence
ontique et non, qu’on y prenne garde, sa destruction3.

Il y va d’un tremblement qui dévaste le sens de l’étant sans le détruire. Jean-Luc Marion se
penche ensuite sur le passage de 1 Corinthiens 1, 26-29, où l’apôtre dit que Dieu a choisi les
choses folles du monde pour confondre la sagesse, les choses faibles pour confondre les fortes,
« et aussi les non-étants pour annuler les étants (kai ta mê onta, ina ta onta katargésé). »4 Le
katargein dont il est question signifie abolir, révoquer ou suspendre5. L’appel de Dieu révoque
la différence entre être et non être :

L’étant s’affole, parce qu’au lieu de marquer le sens, il devient lui-même libre de tout sens, insensé, aliéné à
et par un sens inconnu, mais surtout inenvisageable, impensable6.

L’impensable affole le sens de l’étant, au sens où il n’est plus possible d’en fixer la signification.
Mais Dieu peut-il affoler l’étant et brouiller ses frontières capitales tout en se garantissant ? Le
théologique ne doit-il pas se livrer à l’incertitude pour exercer ce commandement sans
commandement ? C’est du moins l’objection que suggère le « schéma intermédiaire » : si

1
J.-L. Marion, Dieu sans l’être, Paris : PUF, 1991. Nous commentons ici les p. 124 à 148, intitulées
« L’indifférence à être », et en particulier les pages 128 à 135.
2
Ibid., p. 128 (Romains, 4, 17).
3
Ibid., p. 130.
4
Ibid., p. 132.
5
Ibid., n. 72.
6
Ibid., p. 134.

678
l’instance qui tient la différence on/mè-on en son pouvoir est elle-même garantie, il devient
difficile d’éviter la réduction du katargein à une incertitude subjective.
Dernier effet de cette principialité qui vient se briser sur l’étant : l’ontologie déterminée
par le modèle intermédiaire est foncièrement hiérarchique, c'est-à-dire que l’être implique une
tension axiologique essentielle. Nous avons vu chez Plotin que tout étant se constitue selon
une hiérarchie interne répercutant celle qui structure globalement l’univers (il est moyennant
la domination de la matière et la pluralité par la forme et l’unité). Mais, contrairement à ce que
voudrait Plotin, il n’est pas possible d’isoler les pôles de cette hiérarchie et de penser celle-ci
comme un rapport éternel entre des instances étanches qui en garantiraient le sens. Tout étant,
avons-nous vu, articule le principe et l’abîme, il est habité par une tension, une orientation
axiologique – mais le sens même de cette tension est à la fois posé et remis en cause. Etre ne
signifie pas recueillir passivement les effets d’une interaction entre des instances originaires,
mais négocier leur distinction, reprendre le problème de leur différenciation dans l’acte même
d’exister. Toute chose, en un sens pose la question : que suis-je ? Suis-je seulement ?
Autrement dit, l’étant se produit comme une requête de sens et de valeur. Ce point nous
conduit à la question suivante, concernant la manière dont l’arkhè détermine le sujet de la
pensée et de l’action, c'est-à-dire la théorie et l’éthique.
Pour ce sujet, l’injonction vide est un ordre et en même temps une question, une
demande – c'est-à-dire une exigence sans garantie. Le principe ne propose pas une référence
indiscutable permettant d’agir et de juger mécaniquement. Il demande au contraire, et l’étant
lui fait écho, de produire sens et valeur sans pour autant laisser le sujet absolument libre de sa
réponse. Il faut inventer cette réponse, mais l’invention n’est ni découverte d’un fait
préexistant, ni pure création sans règle. L’injonction sans contenu du principe soumet le sujet à
la nécessité de déterminer jusqu’à l’autorité à laquelle se soumettre. Il s’agit de faire la
différence entre vrai et faux, bien et mal, sans que l’infini permette d’éviter assurément l’erreur
et la faute, ni ne garantisse la pertinence même de ces catégories (qu’il nous appartient
d’interroger). Le principe nous livre à un risque essentiel, à la possibilité d’un échec et d’une
faillite radicale, sans nous donner les moyens de nous prémunir absolument contre eux. La
compromission originaire des opposés exclut que l’exigence de vérité et de bien puisse nous
prémunir contre le mal et le faux – elle nous y expose au contraire et nous abandonne. La
pensée et l’agir ordonnés à l’infini doivent donc définir jusqu’au sens de cette ordination. Vivre
et penser, pour nous, revient à négocier l’emplacement des limites essentielles, à les reprendre
sans cesse, à affronter la dissolution qui menace. Il est illusoire, dans ces conditions, de

679
renoncer à la maîtrise, à la domination – même la renonciation la plus absolue est compromise
avec une tentative pour maîtriser son existence. Faire droit à l’autre, comme nous l’avons
signalé à plusieurs reprise, implique de se servir de ses pouvoirs, que ce soit pour l’accueillir ou
le rejeter. Il n’est pas possible de fixer une fois pour toutes le sens de l’autre, de l’enfermer dans
une dichotomie absolument tranchée et garantie : dans le rapport avec lui, je détermine sa
place en même temps que la mienne. Mais je ne le fais qu’au moyen d’un exercice de mes
pouvoirs, et depuis une perspective où le même et l’autre sont certes en jeu, mais ne peuvent
être traités de manière symétrique. Ce sont les analyses de « Violence et métaphysique » qui
s’avèrent ici décisives. Elles montrent d’une part que dans la différence entre le même et
l’autre, la violence et la paix sont inséparables : la paix absolue risque toujours d’être celle des
cimetières, et la tolérance absolue indifférence et négligence. Toute tentative de dialogue
implique une dimension de conquête ; renoncer à toute violence, c’est aussi renoncer au
dialogue au nom d’un rapport purement pacifique et hétérotrope impraticable. La lecture
derridienne de Lévinas montre d’autre part que nous n’avons pas le choix dans l’approche et la
négociation de la différence même/autre : l’archie du même est première, et l’on ne peut que la
retourner. La paix effective la plus profonde relève d’un usage de nos pouvoirs, et l’abandon
absolu est compromis avec une volonté absolue de maîtrise. Renoncer à tout est bien souvent
un biais pour tout obtenir, par la bande ou sous une forme hétérogène – du moins ne peut-on
jamais séparer absolument les deux gestes. Il faut même peut-être remettre en cause le privilège
de l’accueil et de la collaboration dans la définition réciproque des opposés. Derrida souligne,
dans « Foi et savoir », que le tout-autre enveloppe la possibilité du mal. Cette compromission
est le mal radical – le mal originairement tissé avec le bien. Mais alors, il n’y a pas de raison
pour privilégier l’accueil du tout-autre, par opposition à n’importe quel type de rapport, à
commencer par le rapport polémique ou polémologique. C’est là une autre manière de dire
que le privilège du même (du sens, de la présence), l’asymétrie dans l’orientation de la
différence entre les opposés, les hiérarchies où se dépose spontanément le jeu aporétique des
indécidables – tout cela n’est peut-être pas un « pêché originel » que toute pensée et tout agir
devraient avoir pour but d’expier. Pourquoi ces nécessités qui régissent notre condition
seraient-elles a priori un malheur ou une faute ?
Dernier point, sur les effets théoriques et éthiques de l’infini : la question de la tradition.
L’étant requiert un principe, mais le principe lui-même semble se définir uniquement par
rapport à l’étant. A ce degré de généralité, on constate une mise en abîme de l’indétermination
qui semble insurmontable. Pour tracer un chemin, et répondre comme nous pouvons à la

680
requête de sens et de valeur à laquelle nous sommes exposés, il faut donc recourir à un guide,
qui est une tradition. Nous entendons par là les réponses historiquement constituées à cette
requête, qui se sédimentent dans le langage, les modes d’actions et les formes perceptives, et en
particulier dans les œuvres de l’esprit définissant la culture. La tradition joue le rôle d’une
autorité contingente permettant de s’orienter dans la pensée et l’action. Chez Plotin, son rôle
apparaît dans les oppositions qui structurent la réalité, et dont chacune porte la marque d’un
ou plusieurs penseurs ou écoles – sensible/intelligible, un/multiple, forme/matière etc. Chez
Derrida, c’est le texte de la métaphysique qui est reconnu indispensable – « plus rien n’est
pensable » sans les notions tirées de la tradition, écrit-il dans De la grammatologie. Mais par la
dimension déséquilibrée de leurs discours, l’un tend à traiter son héritage philosophique
comme une donnée de fait, naturelle, et l’autre tend à la renverser systématiquement. La
déconstruction, dans son interprétation subversive, conteste la tradition, la coutume, au
prétexte de la réappropriation. Il y aurait une tendance irrépressible à transformer l’exigence de
sens et de valeur en une garantie susceptible de donner lieu à des expressions et applications
mécaniques. Il faudrait donc combattre la propension à suivre des règles par coutume c'est-à-
dire à respecter des hiérarchies contingentes parce qu’elles existent. Mais d’une part, la
tendance à la réappropriation ne justifie pas le renversement systématique de toute axiologie
inhérente aux oppositions déconstruites. D’autre part et surtout, si toute règle et toute
hiérarchie ont quelque chose de contingent, ce fait ne peut exiger une résistance par lui-même.
Contre la posture subversive, on devrait donc plutôt accorder une présomption de légitimité
aux oppositions et échelles de valeurs qui nous sont transmises, puisque nous n’avons qu’elles
pour négocier le rapport avec le tout-autre. Mais cette présomption suppose de garder une
« pensée de derrière la tête », c'est-à-dire la conscience d’une contingence insurmontable des
structures auxquelles nous nous référons – la contingence qui n’est pas l’arbitraire, dans un
monde où toute bonne raison présente toujours quelque chose de contingent et d’incertain
jusqu’à envelopper la possibilité du néant. Cela implique la nécessité de les interroger, la
possibilité de les critiquer et de les renverser (au nom d’autres meilleures) et surtout, cela
impose la nécessité de les interpréter, c'est-à-dire de les altérer en même temps qu’on les met
en œuvre. Négocier le partage du réel.
Au terme de notre cheminement, nous sommes arrivés à une redéfinition de l’arkhè,
entre Plotin et Derrida. Le premier principe métaphysique est ce que la règle d’incommensurabilité
place en situation d’articuler un infini radicalement ambigu d’une part et d’autre part une
ontologie et une éthique ordonnées à cet infini. Cette ordination détermine la précarité de l’étant,

681
et la vacuité du commandement correspondant à l’effacement de l’absolu. En régime de
philosophie, cela signifie que nous sommes condamnés à penser la nature et la fonction du
principe absolu (son rapport au dérivé) en faisant appel à des substituts proposés par des
traditions – même si nous ne pouvons nous inscrire dans celles-ci qu’au prix d’une altération
qui met en jeu leur signfication.
Le modèle archique intermédiaire a livré des réponses à un certain nombre de
questions. Mais on peut échaffauder une hypothèse pour compléter ces réponses, en précisant
la signification du « clignotement » de l’infini, de l’étrange primauté qui revient au dérivé, et
du double rapport de l’étant à l’absolu qui forme la matrice de sa déréliction et de sa
contingence. Il nous semble possible d’aller plus loin dans la détermination du modèle, à partir
d’une lecture de celui-ci en contexte de création ex nihilo. Une telle création est rendue difficile
à penser par le cadre spéculatif dans lequel nous nous sommes placés, puisque la règle
d’incommensurabilité introduit un clivage entre dérivé et origine qui interdit d’affirmer leur
coexistence. Hans Jonas, dans Le Concept de Dieu après Auschwitz1, développe une conception
susceptible de résoudre ce problème, lorsqu’il présente la création comme un mouvement par
lequel Dieu s’abîme dans le monde, et met ainsi totalement sa divinité en jeu. Il expose cette
idée à travers un « mythe »2, selon lequel

Dieu, pour que le monde soit et qu’il existe de par lui-même, à renoncé à son être propre ; il s’est
dépouillé de sa divinité afin d’obtenir celle-ci en retour, de l’odyssée du temps […] lui-même, Dieu,
étant alors transfiguré, ou peut-être aussi défiguré par elle. Dans un tel abandon de l’intégrité divine au
profit du devenir sans restriction ne peut être admise aucune connaissance préalable, si ce n’est celle des
possibilités qu’accorde l’être cosmique à travers ses propres conditions3.

Ainsi livré au jeu du devenir, Dieu se charge de l’histoire que rendent possible la matière brute,
puis la vie, et enfin l’homme. L’apparition de ce dernier signe l’éveil de la transcendance à elle-
même4, et surtout une mise en jeu accrue de sa signification par l’incertitude morale que porte
le devenir de l’humanité. La responsabilité du monde dont la disparition du divin charge
l’homme est donc une responsabilité vis-à-vis de l’essence même de Dieu. Hans Jonas élabore

1
H. Jonas, Le concept de Dieu après Auschwitz, traduction de P. Ivernel, Paris : Rivages, 1994.
2
Le « mythe » lui-même est exposé des pages 14 à 21. Jonas précise qu’il s’agit là de la reprise d’un propos
déjà tenu en 1963 dans Entre néant et éternité (cf. note de la p. 14).
3
Ibid., p. 15.
4
Ibid., p. 20.

682
ainsi une solution originale au problème de la théodicée en écartant de Dieu l’attribut de la
toute-puissance pour préserver celui de l’omniscience et de la bonté1. Cette solution nous
semble présenter un intérêt métaphysique. Il nous semble en effet que l’idée du fondement qui
« fonde en s’effondrant », celle du clignotement de l’infini, de la primauté du dérivé et du
double renvoi à l’absolu peuvent constituer une traduction purement philosophique du
schéma théologique qui vient d’être décrit. Que l’infini « clignote », pourrait signifier qu’il se
consume et s’efface dans le mouvement même par lequel il déploie son acte thétique, de sorte que la
trace de cet acte met en jeu sans restriction son sens et sa valeur. D’un côté, il faudrait penser un
effacement sans réserve où le principe disparaît effectivement, où rien ne reste inentamé par le
geste kénotique. Mais d’un autre côté, il faut penser l’exinanition comme thétique, de sorte
que le dérivé, l’étant, ou ce qu’il y a, ne sont ni possibles ni pensables sans cette disparition
archique qui commande leur statut.
L’entrelacs de l’arkhè apophatique et de l’anarchie déconstructrice pourrait donc faire
signe vers une telle conception, dans laquelle l’infini n’est pas nul mais aboli par son acte
thétique lui-même. Tel serait le sens ultime de l’incompatibilité entre l’existence de l’arkhè et
celle du dérivé : la nature « marque partout un Dieu perdu », car elle est ce Dieu abîmé.
La position du dérivé, comme acte métaphysique non ponctuel ni temporel, forme un
passé qui ne fut jamais présent mais précède toute présence, et se brise en elle. L’étant dont cet
acte définit l’être dans sa précarité, semble ainsi abandonné à lui-même dans le geste par lequel
il est « engendré ». Le double rapport à l’absolu que nous avons remarqué signifie qu’il
témoigne pour celui-ci tout en signalant sa disparition. Il atteste un principe absent, c'est-à-
dire non pas nul et non avenu, mais aboli dans le « tourment intime » par lequel il se fait
principe. La primauté du dérivé signifierait ainsi que l’étant présent devient la seule trace de
l’infini, et qu’il ne reste rien d’autre à partir de quoi penser celui-ci. Mais ce n’est pas qu’une
question de pensée : le présent porte effectivement tout le poids de l’absolu ; en lui tout est en
jeu, y compris le passé. C’est pourquoi, loin de garantir le sens de tout le reste, dans une
plénitude et une compacité impénétrables, le présent est transi et son sens ouvert par un enjeu
qui le dépasse, et qu’il ne peut assumer qu’en fournissant des substituts, des lieutenants de
l’arkhè, investis du commandement archique. L’étant, ou plus exactement le commandement
qui en règle l’existence, est la disparition même de l’infini. Mais le présent, ainsi investi du
poids de l’absolu, ne devient pas pour autant une table rase d’où n’importe quoi pourrait

1
Ibid., p. 31-32, notamment.

683
jaillir. La disparition de l’absolu exige une réponse appropriée – mais la définition même de
cette appropriation est laissée à notre charge. Autrement dit, dans la compréhension de l’étant,
tout n’est pas possible, mais la conception même des limites du possible exige une
interprétation qui peut en droit être fautive, et ne saurait donc fermer le jeu bien qu’elle soit
condamnée en un sens à tenter de le faire.
Le double rapport à l’infini, forme matricielle de la déréliction et de la contingence,
comme précarité de l’étant, est également chargé d’un sens éthique ou axiologique, comme
responsabilité. En cherchant le principe, nous sommes confrontés au vide du passé absolu, mais
ce vide n’est pas nul et non avenu, parce qu’il est démenti par la trace laissée dans le présent, et
parce qu’il nous renvoie à l’avenir en nous chargeant d’une responsabilité à son égard. La
responsabilité articule en nous le passé et l’avenir absolus et nous astreint à en négocier les
rapports. L’absence d’origine, l’absence de réponse donnée à la question « pourquoi quelque
chose plutôt que rien », prend la forme d’une nécessité, nous assigne à une tâche et nous
tourne vers l’avenir comme le dernier espace possible pour produire l’infini. Ce travail qui
excède nos forces définit notre condition. L’homme est placé devant l’obligation de définir le
sens de sa vie pour pouvoir la vivre – et il n’a pour guide incertain dans cette aventure que ce
qu’une tradition contingente lui apporte. Celle-ci forme le seul fil conducteur, parfois
trompeur, pour assumer sa charge, le guide dont il faut interpréter les signes dans un devenir
indéfini.
Le premier principe métaphysique apparaîtrait donc comme ce qui, en raison de la
règle d’incommensurabilité, ouvre la quête de l’origine à un infini dont l’absence nous revient
comme injonction vide. Cette injonction régule la constitution de l’étant comme un
compromis entre la plénitude et l’abîme (ceux-ci n’ayant aucune réalité, en dehors de la
négociation de ce compromis dans l’être). La nécessité archique rend possible l’étant tout en le
précarisant jusque dans son être, et charge le sujet d’une responsabilité pour l’infini, à laquelle
il lui faut répondre pour vivre. Mais puisqu’il n’est pas possible de s’ordonner au
commandement dans toute sa vacuité, la philosophie doit lui trouver des substituts qui
exercent l’autorité à sa place, de manière partielle et limitée. Il nous incombe donc de trouver
le meilleur substitut contingent – la différance, l’un, la justice etc. Mais sur ces substituts, leur
institution, leur justification, règneraient la triple expression primordiale de l’injonction vide :
le vrai, le bien, le beau. Ces trois expressions, à peine moins vides que leur racine commune, ne
nous confèrent aucune certitude, mais exigent sans assurance les valeurs qu’elles nomment.
L’exigence de vrai, par exemple, demande de discriminer et de faire advenir la vérité sans

684
garantie – et selon une requête et une responsabilité toujours disproportionnée pour nos
forces.
Dans l’hypothèse que l’on vient d’esquisser, nous serions responsables de l’infini,
comme dans le mythe de Hans Jonas, et nous aurions la tâche d’en faire surgir le sens et la
valeur depuis sa trace. Cette exigence sans assurance qui déborde nos pouvoirs constitue peut-
être le noyau central de ce que nous nommons le « sujet ». La nécessité, qui règne sur l’étant et
commande sa précarité essentielle est la trace de l’absolu, et nous met en demeure de prendre
en charge sa disparition même. Nous sommes chargés de faire surgir la valeur et le sens de
l’infini dans un univers qui, selon la célèbre phrase de Bergson, est certes une « machine à faire
des dieux », mais aussi, en même temps, un abîme où ils s’effondrent – toujours les deux, en
même temps.

685
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696
III. OEUVRES ET TEXTES CHOISIS DE DERRIDA

A. Livres

– De la grammatologie, Paris : Minuit 1967 (Critiques).


– La voix et le phénomène : Introduction au problème du signe dans la phénoménologie de
Husserl, Paris : Presses Universitaires de France, 1967, (Epiméthée).
– L'écriture et la différence, Paris : Seuil, 1967 (Tel Quel).
– La dissémination, Paris : Seuil, 1972 (Tel Quel).
– Marges – de la philosophie, Paris : Minuit 1972 (Critiques).
– Positions : Entretiens avec H. Ronse, J. Kristeva, J.-L. Houdebine, G. Scarpetta, Paris :
Minuit, 1972 (Critiques).
– L'archéologie du frivole. Lire Condillac, Paris : Denoël/Gonthier, 1973 (Médiations).
– Glas, Paris : Galilée, 1974 (Incises).
– La vérité en peinture, Paris : Flammarion, 1978 (Champs).
– Eperons. Les styles de Nietzsche, Flammarion, 1978 (Champs).
– La carte postale : De Socrate à Freud et au-delà, Paris : Aubier-Flammarion, 1980 (La
philosophie en effet).
– avec LEVESQUE (C.), et McDONALD (C. V.), L’Oreille de l’autre, textes et débats
avec Jacques Derrida, Montréal : VLB, 1984, p. 11-56.
– Otobiographies : L'enseignement de Nietzsche et la politique du nom propre, Paris :
Galilée 1984, (Incises).
– La filosofia como institucion, Barcelone : Juan Granica, 1984.
– Popularités. Du droit à la philosophie du droit, avant-propos à J. Borreil, Les sauvages
dans la cité, Paris : Champs Vallon, 1985.
– Parages, Paris : Galilée 1986, (La philosophie en effet).
– Schibboleth. Pour Paul Celan, Paris : Galilée, 1986 (La philosophie en effet).
– De l'esprit : Heidegger et la question, Paris : Galilée, 1987 (La philosophie en effet) ;
rééd. Paris : Flammarion, 1990 (Champs).
– Psyché. Inventions de l'autre [tome l, 1ère éd.], Paris : Galilée, 1987 (La philosophie
en effet).

697
– Ulysse gramophone : Deux mots pour Joyce, Paris : Galilée, 1987 (La philosophie en
effet).
– Feu la cendre, Paris : Des femmes, 1987.
– Mémoires. Pour Paul de Man, Paris : Galilée 1988 (La philosophie en effet).
– Signéponge, Paris : Seuil, 1988 (Fiction et Cie).
– Du droit à la philosophie, Paris : Galilée, 1990 (La philosophie en effet).
– Le problème de la genèse dans la philosophie de Husserl, Paris : PUF, 1990,
(Epiméthée).
– Limited Inc., traduction par E. Weber, Paris : Galilée, 1990 (La philosophie en
effet).
– Mémoires d'aveugle. L'autoportrait et autres ruines, Paris : Réunion des Musées
Nationaux, 1990.
– Donner le temps. 1. La fausse monnaie, Paris : Galilée, 1991 (La philosophie en
effet).
– Qu’est-ce que la poésie ? (éd. quadrilingue), Berlin : Brinkman & Bose, 1991.
– L'autre cap suivi de La démocratie ajournée. Paris : Minuit 1991, (Critique).
– Points de suspensions. Entretiens, Paris : Galilée, 1992 (La philosophie en effet).
– Khôra, Paris : Galilée 1993 (Incises).
– Passions, Paris : Galilée, 1993 (Incises).
– Sauf le nom, Paris : Galilée, 1993 (Incises).
– Spectres de Marx. L'État de la dette, le travail du deuil et la nouvelle Internationale,
Paris : Galilée, 1993 (La philosophie en effet).
– Prégnances, Paris : Brandes, 1993.
– Force de loi. Le « Fondement mystique de l'autorité », Paris : Galilée, 1994 (La
philosophie en effet).
– Politiques de l'amitié suivi de L'oreille de Heidegger, Paris : Galilée, 1994 (La
philosophie en effet).
– Mal d'archive. Une impression freudienne, Paris : Galilée, 1995 (Incises).
– Apories. Mourir – s'attendre aux «limites de la vérité », Paris : Galilée, 1996 (Incises).
– Moscou aller-retour, Paris : Editions de l’Aube, 1996 (Monde en cours).
– avec MIHULEAC (W.), Erradid, Paris : Galerie la Hune Brenner, 1996.
– Résistances – de la psychanalyse, Paris : Galilée 1996, (Incises).

698
– Le monolinguisme de l’autre, Paris : Galilée, 1996 (Incises).
– Echographies – de la télévision, entretiens filmés avec B. Stiegler, Paris : Galilée,
1996 (Incises).
– « Foi et Savoir. Les deux sources de la « religion » aux limites de la simple raison »,
dans J. Derrida et G. Vattimo (éds.), La religion, Paris : Seuil, 1996, p. 9-86 ; rééd. Foi et
savoir suivi de Le siècle et le pardon (entretien avec M. Wieviorka), Paris : Seuil, 2000.
– Le droit à la philosophie d’un point de vue cosmopolitique, Paris : UNESCO-Verdier,
1997.
– avec EINSENMAN (P.), Choral Work, New-York : The Monacelli Press, 1997.
– De l'hospitalité, entretien avec A. Dufourmantelle, Paris : Calmann-Lévy, 1997.
– Adieu – à Emmanuel Lévinas, Paris : Galilée, 1997 (Incises).
– Cosmopolites de tous les pays, encore un effort, Paris : Galilée, 1997 (Incises).
– avec CIXOUS (H.), Voiles, Paris : Galilée, 1998 (Incises).
– Sur parole. Instantanés philosophiques, Paris : Éditions de l'Aube, 1999.
– Donner la mort, Paris : Galilée, 1999 (Incises).
– avec MALABOU (C.), La contre-allée, Paris : La quinzaine Littéraire-Louis
Vuitton, 1999.
– Le toucher, Jean-Luc Nancy, Paris : Galilée, 2000 (La philosophie en effet).
– Tourner les mots : Au bord d'un film, Paris : Galilée/Arte Editions, 2000.
– avec FATHY (S.), Tourner les mots, au bord d’un film, Paris : Galilée/Arte Editions,
2000 (Incises).
– avec HANTAI (S.) et NANCY (J.-L.), La connaissance des textes. Lecture d’un
manuscrit illisible, Paris : Galilée, 2001.
– avec ROUDINESCO (E.), De quoi demain… Dialogue, Paris : Fayard/Galilée,
2001.
– L’université sans condition, Paris : Galilée, 2001 (La philosophie en effet).
– « Comment donner raison ? », entretien avec D. Janicaud, dans D. Janicaud,
Heidegger en France, Paris : Hachette/Albin Michel, 2001.
– Artaud le Moma. Interjection d’appel, Paris : Galilée, 2002 (La philosophie en effet).
– Fichus (Discours de Francfort), Paris : Galilée, 2002 (La philosophie en effet).
– H.C. Pour la vie, c'est-à-dire, Paris : Galilée, 2002 (La philosophie en effet).
– Marx & Sons, Paris : Actuel Marx Confrontation/Galilée/PUF, 2002 (La
philosophie en effet).

699
– Au-delà des apparences, entretien avec A. Spire, Paris : Le Bord de l'Eau, 2002.
– Voyous. Deux essais sur la raison, Paris : Galilée, 2003 (La philosophie en effet).
– Psyché. Inventions de l'autre tome II. Nouvelle édition augmentée, Paris : Galilée,
2003 (La philosophie en effet).
– Parages. Nouvelle édition augmentée Paris : Galilée, 2003 (La philosophie en effet).
– Chaque fois unique, la fin du monde, Paris : Galilée, 2003 (La philosophie en effet).
– Genèses, généalogies, genres et le génie, Paris : Galilée, 2004 (La philosophie en effet).
– « Auto-immunités. Suicides réels ou symboliques », dans Le Concept du 11
septembre, avec J. Habermas, dialogues avec G. Borradori, traduits par C. Bouchindhomme
et S. Gleize, Paris : Galilée, 2003 (La philosophie en effet).
– Béliers, Paris : Galilée, 2004 (La philosophie en effet).
– Apprendre à vivre enfin, Paris : Galilée 2005 (La philosophie en effet).
– L'animal que donc je suis, Paris : Galilée, 2006 (La philosophie en effet).
– Demeure. Athènes, Paris : Galilée, 2009 (La philosophie en effet).
– 2001-2002, Séminaire « La bête et le souverain », Vol. 1, Paris : Galilée, 2008 (La
philosophie en effet).
– 2002-2003, Séminaire « La bête et le souverain », Vol. 2, Paris : Galilée, 2010 (La
philosophie en effet).

B. Articles, préfaces et entretiens

– Introduction à L'origine de la géométrie, de E Husserl, trad. J. Derrida, 5e éd. Paris :


PUF, 1999, p. 3-171.
– « "Genèse et structure" et la phénoménologie », dans L. Goldmann et J. Piaget
(éds.), Maurice de Gandillac. Entretiens sur les notions de genèse et de structure, Paris/La
Haye : Mouton, 1965, p. 243-260.
– « Avoir l’oreille de la philosophie », entretien avec L. Finas, La Quinzaine littéraire,
n. 152, 1972, p. 13-17.
– « Philosophie et communication », avec P. Ricoeur, dans Collectif, La
communication, Actes du XVème congrès de l’Association des sociétés de philosophie de
langue française, Montréal : Editions Montmorency, 1973.
– « Linguistics and grammatology », dans Sub-stance, n. 10, 1974, p. 127-181.

700
– Glas, Paris : Galilée, 1974 (Incises).
– « Economimésis », dans S. Agacinsky (éd.), Mimésis des articulations, Paris : Aubier-
Flammarion, 1975 (La philosophie en effet), p. 57-93.
– « Littérature et philosophie mêlées », dans Poétique, n. 21, 1975, 148-175.
– « Fors », préface à N. Abraham et M. Torok, Verbier de l'Homme aux Loups,
Aubier-Flammarion, 1976 (La philosophie en effet).
– « Entre crochets (Entretien I) », dans Digraphe, n. 8, 1976, p. 97-114.
– avec AGACINSKY (S.) et KOFMAN (S.) « Littérature, philosophie et politique
sont inséparables », Le Monde, 30 nov.1976.
– « Ja, ou le faux-bond (Entretien II) », dans Digraphe, n. 11, 1977, p. 83-121.
– « Scribble (pouvoir/écrire) », Préface à W. Warburton, Essai sur les hiéroglyphes de
Warburton, Paris : Aubier-Flammarion, 1978 (La philosophie en effet), p. 7-43
– « Ocelle comme pas un », Préface à J. Joliet, L'enfant au chien-assis, Paris : Galilée,
1980 (Ligne Fictive).
– « Les morts de Roland Barthes », dans Poétique, n. 47, 1981, p. 269-291
– avec LEVESQUE (C.), et McDONALD (C. V.), L’Oreille de l’autre, textes et débats
avec Jacques Derrida, Montréal : VLB, 1984, p. 11-56.
– « Deconstruction and the other », entretien avec R. Kearney, dans Richard
Kearney (éd.), Dialogues with contemporary Continental thinkers : The phenomenological
heritage, Manchester : Manchester University Press, 1984, p. 105-126.
– « Bonnes volontés de puissance, une réponse à Hans Georg Gadamer », dans Revue
Internationale de Philosophie, n. 151, 1984, p. 340-349.
– Popularités. Du droit à la philosophie du droit, avant-propos à J. Borreil, Les sauvages
dans la cité, Paris : Champs Vallon, 1985.
– « Lecture de Droit de regards », dans M-F. Plissart, Droit de regard, Paris, Minuit,
1985.
– « Préjugés – devant la loi », dans Collectif, La faculté de Juger, Paris : Minuit, 1986
(Critique), p. 96-140.
– « Mes chances », dans Confrontations, n. 19, Paris : Aubier, 1988, p. 19-43.
– « Some Statements and Truisms about Neo-logisms, Newisms, Postisms,
Parasitisms, and other small Seismisms », dans D. Caroll (éd.), The States of Theory,
Stanford : Stanford University Press, 1989, p. 63-94.

701
– « Interpretations at war. Kant, le juif, l’Allemand », dans Collectif, Phénoménologie
et Politique. Mélanges offerts à Jacques Taminiaux, Bruxelles : Ousia (1990).
– « Circonfession », dans G. Bennington, Jacques Derrida, Paris : Seuil 1991.
– « Donner la mort », dans J.-M. Rabaté et M. Wetzel (éds.), L'éthique du don :
Jacques Derrida et la pensée du don, (Actes du colloque de Royaumont, décembre 1990),
Paris : Métaillié-Transition, 1992, p. 11-108.
– « This strange institution called literature », entretien avec D. Attridge, dans
D. Attridge (éd.), Jacques Derrida. Acts of litterature, New-York/Londres : Routledge 1992,
p. 33-75.
– « La déconstruction de l'actualité », entretien avec B. Sohm, C. de Peretti,
S. Douailler et al., dans Passages, n. 57, 1993, p. 60-75·
– « Politics and Friendship : An Interview with Jacques Derrida », entretien avec
M. Sprinker, dans E. A. Kaplan et M. Sprinker (éds.), The Althusserian legacy, Londres/New
York : Verso, 1993, p. 183-231.
– « Avances », Préface à S. Marcel, Le Tombeau du dieu artisan, Paris : Minuit, 1995
(Critique).
– « Oui, mes livres sont politiques », entretien avec Didier Eribon, dans Le Nouvel
Observateur, 1633 (du 22 au 28 février 1996), p. 60-62.
– « Foi et Savoir. Les deux sources de la « religion » aux limites de la simple raison »,
dans J. Derrida et G. Vattimo (éds.), La religion, Paris : Seuil, 1996, p. 9-86 ; rééd. Foi et
savoir suivi de Le siècle et le pardon (entretien avec M. Wieviorka), Paris : Seuil, 2000.
– « Le temps des adieux : Heidegger (lu par) Hegel (lu par) Malabou », dans Revue
Philosophique de la France et de l'étranger, n. 188, 1998/1, p. 3-47.
– « D'où vient l'Europe? », dans Collectif, Penser l'Europe à ses frontières, Paris :
Editions de l'Aube, 1998.
– avec CIXOUS (H.), Voiles, Paris : Galilée, 1998 (Incises).
– « L'animal que donc je suis (à suivre) », dans M.-L. Mallet (éd.), L'animal
autobiographique. Autour de Jacques Derrida, Paris : Galilée, 1999 (La philosophie en effet),
p. 25-31.
– « La phénoménologie et la clôture de la métaphysique : Introduction à la pensée de
Husserl », dans Alter : Revue de phénoménologie, n. 8 : Derrida et la phénoménologie, 2000, p.
69-84.

702
– « H. C. Pour la vie, c’est-à-dire », dans M. Calle-Gruber (éd.), Hélène Cixous.
Croisées d’une œuvre, Paris : Galilée, 2000.
– avec HANTAI (S.) et NANCY (J.-L.), La connaissance des textes. Lecture d’un
manuscrit illisible, Paris : Galilée, 2001.
– « La forme et la façon (plus jamais : envers et contre tout, ne plus jamais penser ça
"pour la forme") », préface à A. David, Racisme et antisémitisme. Essai de philosophie sur
l'envers des concepts, Paris : Ellipse, 2001.
– avec ROUDINESCO (E.), De quoi demain… Dialogue, Paris : Fayard/Galilée,
2001.
– « Une certaine possibilité impossible de dire l’événement », dans Collectif, Dire
l’événement est-ce possible ? Montréal : L’Harmattan, 2001, p. 79-112 (Esthétiques).
– « Comment donner raison ? », entretien avec D. Janicaud, dans D. Janicaud,
Heidegger en France, Paris : Hachette/Albin Michel, 2001.
– « Abraham, l’autre », dans J. Cohen et R. Zagury-Orly (éds.), Judéités. Questions
pour Jacques Derrida, Paris : Galilée, 2003 (La philosophie en effet), p. 11-42.
– « Et cetera… », dans M.-L. Mallet et G. Michaud (éds.), Cahiers de l’Herne Jacques
Derrida, n. 83, Paris : L’Herne, 2004, p. 21-34.
– « Surtout pas de journalistes », dans M.-L. Mallet et G. Michaud (éd.), Cahiers de
l’Herne Derrida, n. 83, Paris : L’Herne, 2004, p. 35-51.
– « Auto-immunités. Suicides réels ou symboliques », dans Le Concept du 11
septembre, avec J. Habermas, dialogues avec G. Borradori, traduits par C. Bouchindhomme
et S. Gleize, Paris : Galilée, 2003 (La philosophie en effet).
– « Le sacrifice », postface à D. Mesguich, L'éternel éphémère, Paris : Verdier, 2006.
– « En composant "Circonfession" », dans Des Confessions, Jacques Derrida et Saint
Augustin, Paris : Stock, 2007.

IV. LIVRES ET ARTICLES SUR DERRIDA ET LA DECONSTRUCTION

A. Livres

AMALRIC (J.-L.), Ricoeur, Derrida. L’enjeu de la métaphore, Paris : PUF, 2006


(Philosophies).

703
ANTONIOLI (M.) (éd.), Abécédaire de Jacques Derrida, Paris/Mons : Vrin/Sils
Maria, 2007.
AUBENQUE (P.), Faut-il déconstruire la métaphysique ?, Paris : PUF, 2009
(Collection de Métaphysique Chaire Etienne Gilson).
BARNETT (S.) et al., Hegel after Derrida, New-York/Londres : Routledge, 1998.
BEARDSWORTH (R.), Derrida and the Political, New-York/Londres : Routledge,
1996.
BEHLER (E.), Derrida-Nietzsche, Nietzsche-Derrida, Munich/Vienne/Zurich :
Schöning, 1988.
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contemporains).
BERNASCONI (R.) et WOODS (D.) (éds.), Derrida and Différance, Warwick :
Parousia Press, 1985.
BRETON (S.) et GUIBAL (F.) (éds.), Altérités. Jacques Derrida et Pierre-Jean
Labarrière, Paris : Osiris, 1986.
CAPUTO (J. D.), Radical Hermeneutics : Repetition, Deconstruction and the
Hermeneutics project, Bloomington : Indiana University Press, 1987.
– The prayers and tears of Jacques Derrida, Bloomington : Indiana University Press,
1997.
– avec SCANLON (M. J.) (éds.), God, the Gift and Postmodernism, Bloomington :
Indiana University Press, 1999.
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1987.
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– avec WORMS (F.) (éds.), Derrida. La tradition de la philosophie, Paris : Galilée,
2008 (La philosophie en effet).
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1980, Paris : Galilée, 1981.
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d’aujourd’hui).
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MAJOR (R.) (éd.), Derrida pour les temps à venir, Paris : Stock, 2007 (L’autre
pensée).

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MALLET (M.-L.), (éd.) Le passage des frontières (Actes du colloque de Cerisy-la-Salle
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– avec MICHAUD (G.) (éds.), Cahiers de l’Herne. Jacques Derrida, Paris : Editions de
l’Herne, 1994.
– (éd.), L’animal autobiographique, Actes du colloque de Cerisy-la-Salle « L’animal
autobiographique », Paris : Galilée, 1999
– (éd.) La démocratie à venir, Actes du colloque de Cerisy-la-Salle « La démocratie à
venir », Paris : Galilée, 2004.
MARION (J.-L.), L’idole et la distance, Paris : Grasset, 1977 ; rééd. Paris : Livre de
Poche, 1991.
– Dieu sans l’être, Paris : PUF, 1991.
– De surcroît, Paris : PUF, 2001.
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1983 ; Jacques Derrida et la loi du possible, trad. française par J. Rolland, Paris : Cerf, 1994
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don », Paris : Métailié Transitions, 1992.
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1982.
– Altarity, Chicago : University of Chicago Press, 1987.
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post-moderne, trad. C. Alunni, Paris : Seuil, 1987.
– Ethique de l’interprétation, traduction J. Rolland, Paris : La découverte, 1991.
– Espérer croire, tard. J. Rolland, Paris : Seuil, 1998 (La couleur des idées).
WARD (G.), Barth, Derrida and the Language of Theology, New-York : Cambridge
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B. Articles

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Nouvel Entendement, Paris : Bordas, 1972.
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Chicago Press, 1987.
BOLIN (N.), « Deconstruction and Onto-theological discourse », dans
R. Scharlemann et G. Ogatu (éds.), God in Language, Nex-York : Paragon House, 1987, p.
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BOSS (M.), « Jacques Derrida et l’événement du don », dans Revue de Théologie et de
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BUONAMANO (R.), « The Economy of Violence : Derrida on Law and justice »,
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– « The Good News About Alterity : Derrida and Theology », dans Faith and
Philosophy, n. 10, 1993, p. 453-470.
– « Avant la création : le souvenir de Dieu de Derrida », dans R. Major (éd.), Derrida
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GREISCH (J.), « Déconstruction et/ou herméneutique », dans P. Gisel et P. Evrard.
(éds.), La théologie en postmodernité, Paris : Labor et Fides, 1996, p. 353-386.
GUIBAL (F.), « Philosophie, langage, écriture », dans Études, n. 337, 1972, p. 769-
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LAFARGUE (M.), « Are texts determinate ? Derrida, Barth and the Role of the
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MARION (J.-L.), « L’impossible et le don », dans M. Crépon et F. Worms (éds.),
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NAULT (F.), « Déconstruction et apophatisme : à propos d’une dénégation de
Jacques Derrida », dans Laval théologique et philosophique, n. 55, 1999/3, p. 393-411.
RASHKE (C.), « From Textuality to Scripture : The End of Theology as Writing »,
dans Semeia, n. 40, 1987, p. 39-52.
RORTY (R.), « Is Derrida a transcendantal philosopher ? », Essays on Heidegger and
Others, Cambridge : Cambridge University Press, 1991, p. 119-128.
– « Anticléricalisme et théisme », dans R. Rorty, G. Vattimo et S. Zabala, L’avenir de
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2006.
SILVERMAN (H. J.), « Derrida and Deconstruction », dans Collectif, Continental
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foi », dans Alter, n. 8, 2000 : Derrida et la phénoménologie, p. 223-263
TAYLOR (M. C.), « Denegating God », dans Critical Inquiry, n. 20, 1994, p. 592-
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– « Discrediting God », dans Journal of the American Academy of Religion, n. 62,
1994, p. 603-623.
– « nO nOt nO », dans H. Coward et T. Foshay (éds.), Derrida and Negative
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VATTIMO (G.), « Les aventures de la différence », dans Les aventures de la différence,
trad. P.Gabellone, R. Pineri et J. Rolland, Paris : Minuit, 1985, p. 153-171.
– « Historicité et différance », dans Judéités, Questions pour Jacques Derrida, J. Cohen
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– « L’ère de l’interprétation », dans Collectif, L’avenir de la religion, traduction C.
Walter, Paris : Bayard, 2006.
ZARADER (M.), « Herméneutique et restitution », in : Archives de philosophie, hiver
2007, tome 70, cahier 4, p. 625-639.

V. AUTRES TEXTES

ARISTOTE, Métaphysique, introduction et traduction par J. Tricot, Paris : Vrin,


1953 (Bibliothèque des Textes Philosophiques).
AUGUSTIN, Les Confessions, dans Œuvres, T.1, Paris : Gallimard, 1998 (La
Pléiade).
BLANCHOT (M.), L’espace Littéraire, Paris : Gallimard, 1978 (Idées).
– L’entretien infini, Paris : Gallimard, 1969 (NRF).
– L’écriture du désastre, Paris : Gallimard, 1980 (NRF).
BRETON (S.), Du principe. L’organisation contemporaine du pensable, Paris : Aubier,
1971 (Bibliothèque des Sciences Religieuses).
– Rien ou quelque chose, Paris : Flammarion, 1987 (Flammarion Documents et
Essais).
– La pensée du rien, Kampen : Kok Pharos, 1992 (Studies in Philosophical Theology).
– Philosophie et mystique, Grenoble : Jérôme Millon, 1996 (Krisis).

710
BULGAKOV (S.), Du verbe incarné, traduction C. Andronikov, Paris : Aubier,
1943.
CARRAUD (V.), Pascal et la philosophie, Paris : PUF, 1992 (Epiméthée).
COURTINE (J.-F.), Suarez et le système de la métaphysique, Paris : PUF, 1990
(Epiméthée).
CUES (N. de), Le guide du penseur ou du non-autre, Introduction, traduction et notes
par H. Pasqua, Rennes : Cahiers du CERP, 1995.
DAMASCIUS, Traités des premiers principes, texte établi par L. G. Westerink et
traduit par J. Combès, T. 1-3, 1986-1991, Paris : Les Belles Lettres (Collection des
Universités de France).
– Commentaire du Parménide, texte établi et traduit par H. D. Saffrey et L. G.
Westerink, T. 1-4, 1997-2003, Paris : Les Belles Lettres (Collection des Universités de
France).
DENYS L’AREOPAGITE, Les Œuvres complètes du Pseudo-Denys l’Aréopagite,
traduction, commentaire et note de M. de Gandillac, Paris : Aubier, 1943 (Bibliothèque
Philosophique).
DIXSAUT (M.), Le naturel philosophe, Pris : Vrin, 1985 (Tradition de la Pensée
Antique).
MAÎTRE ECKHART, Dieu au-delà de Dieu. Sermons allemands XXI à LX, traduits
et présentés par G. Jarczyk et P.-J. Labarrière, Paris : Albin Michel, 1999 (Spiritualités
vivantes).
– Et ce néant était Dieu. Sermons allemands LXI à XC, traduits et présentés par G.
Jarczyk et P.-J. Labarrière, Paris : Albin Michel 2000 (Spiritualité vivantes).
GILSON (E.), L’être et l’essence, Paris: Vrin, 1981; troisième rééd. 1994
(Bibliothèque des Textes Philosophiques).
GOLDMAN (L.), Le dieu caché, Paris : Gallimard, 1959 (Tel).
JONAS (H.), Le concept de Dieu après Auschwitz, traduction de P. Ivernel, Paris :
Rivages, 1994.
LACOSTE (J.-Y.), Dictionnaire critique de théologie, Paris : PUF, 1998 (Quadrige).
LAURENT (J.) avec ROMANO (C.) (éds.), Le Néant. Contribution à l’histoire
occidentale du non-être, Paris : Vrin, 2006 (Epiméthée).
– (éd.) Dire le néant, Cahiers de Philosophie de l’Université de Caen, n. 43, Caen :
Presses universitaires de Caen, 2007.

711
LEVINAS (E.), Totalité et Infini. Essai sur l’extériorité, Leyde : Martinus Nijhoff,
1971 ; rééd. Paris : Livre de Poche, 1990 (Biblio Essais).
– Autrement qu’être, Au-delà de l’essence, Leyde : Martinus Nijoff, 1978 ; rééd. Paris :
Le livre de poche, 1990 (Biblio Essais).
– De dieu qui vient à l’idée, Paris : Vrin, 1982 (Bibliothèque des textes
philosophiques).
– Altérité et transcendance, Paris : Fata Morgana, 1995.
LOSSKY (V.), Théologie négative et connaissance de Dieu chez Maître Eckhart, Paris :
Vrin, 1973, seconde édition, 1998 (Etudes de Philosophie Médiévale).
PASCAL (B.), Pensées, texte établi par L. Brunschvicg, introduction et notes par
D. Descotes, Paris : Garnier Flammarion, 1976.
PLATON, Parménide, traduction A. Diès, Paris : Les Belles Lettres, 1923 (Collection
des Universités de France) ; quatrième tirage : 1965.
PROCLUS, Eléments de théologie, introduction et traduction par J. Trouillard, Paris :
Aubier, 1965 (Bibliothèque Philosophique).
– Trois Etudes sur la Providence, T. III : De l’existence du mal, texte établi et traduit
par D. Isaac, Paris : Les Belles Lettres, 1982, deuxième tirage, 2003 (Collection des
Universités de France).

712
INDEX DES NOMS

About P.-J., 325 Brisson L., 43, 44, 48, 49, 54, 75, 97, 112,
Ancona Costa C. d', 216, 309, 310 131, 139, 156, 157, 190, 192, 199, 224,
Aristote, 25, 113, 115, 148, 154, 166, 206, 244, 295, 582
217, 285, 340, 611, 648 Bussanich J., 251, 252, 253, 256, 264, 265
Armstrong A.H., 57, 97, 187, 265
Artaud A., 656
Capelle Ph., 83, 222
Attridge D., 482
Caputo J.D., 451, 452, 467, 499, 557, 577
Aubenque P., 291, 479, 513
Carraz L., 358
Aubry G., 83, 213, 214, 215, 222, 223,
Charrue J.-M., 209, 225
276, 285, 287, 306, 318
Chrétien J.-L., 321, 329
Augustin, 84, 150, 161, 336, 337, 557
Colleony J., 575
Combès J., 8, 217, 333
Baine H.R., 323 Corrigan K., 177
Bale E.F., 323 Courtine J.-F., 337, 358, 359
Bataille G., 30, 374, 408, 409, 410, 411, Crichtley S., 452
412, 415, 418, 419, 420, 424, 430, 431,
440, 451, 455, 520, 522, 536, 571, 655,
Damascius, 8, 20, 217, 226, 228, 287,
656, 657
332, 333, 428, 536, 539, 559, 575, 579,
Beierwaltes W., 245
638, 644
Bennington G., 482
Dastur F., 400, 404, 502, 504
Bergson H., 415, 685
Dekens O., 452, 459, 462, 469
Blanchot M., 325, 555
Denys l'Aréopagite, 228, 532, 536, 542,
Blandin J.-Y., 78, 341, 343
544, 547, 550, 556, 557, 559, 576, 578,
Bouveresse J., 546
586
Bowlby R., 482
Dixsaut M., 205, 268, 395, 395
Bréhier E., 37, 43, 45, 47, 49, 56, 57, 62,
Dufour R., 62, 111, 118, 130, 131, 158,
67, 69, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81,
163, 164, 175, 192, 203, 210, 212, 213,
83, 84, 85, 86, 87, 88, 89, 93, 94, 95,
216, 226, 227, 228, 233, 238, 248, 251,
96, 96, 97, 98, 99, 101, 104, 105, 107,
255, 285, 290, 308, 309, 318, 321
108, 110, 111, 112, 113, 114, 115, 116,
117, 117, 118, 119, 120, 121, 131, 132,
149, 153, 163, 183, 184, 191, 192, 213, Eschyle, 332
220, 222, 225, 232, 238, 254, 255, 257,
258, 260, 262, 265, 268, 272, 285, 287, Fattal M., 76, 112, 222
289, 310, 314, 315, 316, 317, 341 Fauquier F., 127, 171, 172, 346
Breton S., 59, 64, 66, 127, 173, 177, 207, Fronterotta F., 57, 59, 76, 187, 241, 242,
214, 219, 220, 325, 326, 330, 346, 648 243, 244, 244, 246, 250, 254, 255, 262,
265, 268, 276, 277, 286, 292
Fukuyama F., 466, 467

713
Gandillac M. de, 275, 547 311, 318, 319, 320, 323, 428, 536, 539,
Gasché R., 399, 494, 495, 497, 499, 503 559, 575, 582, 625
Gilson E., 251, 296 Leavey J.-P., 532, 540
Leibniz G.W., 93, 217, 548
Leroux G., 86, 88, 98, 263, 264, 281, 283,
Hadot P., 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 53,
294, 573, 575, 613
54, 55, 56, 57, 63, 65, 66, 68, 79, 209,
Lévinas E., 299, 300, 301, 302, 322, 323,
214, 218, 221, 222, 225, 226, 233, 237,
239, 241, 242, 249, 252, 256, 257, 265, 408, 412, 412, 415, 416, 417, 418, 424,
266, 267, 268, 282, 287, 289, 307, 311, 425, 430, 451, 464, 495, 520, 522, 561,
595, 603, 621, 655, 656, 657, 680
321, 324, 341, 344, 509, 631
Levi-Strauss C., 443, 487
Halteman M.-C., 69, 70, 575
Hart K., 536, 577
Hegel G.W., 7, 291, 293, 305, 306, 374, Mabille B., 7, 216, 217, 291, 293, 305,
375, 376, 377, 408, 409, 412, 536, 537, 306, 330
541, 571 Maître Eckhart, 326, 327, 532, 536, 537,
Heidegger M., 7, 30, 291, 293, 354, 404, 542, 544, 550, 557
423, 463, 499, 502, 532, 542, 544, 561, Mallarmé S., 379, 420, 482
581, 593, 597, 610, 668 Mallet M.-L., 359
Husserl E., 29, 384, 387, 389, 391, 392, Marion J.-L., 435, 444, 445, 446, 447,
393, 400, 485, 490, 495, 502, 507, 548, 448, 450, 515, 515, 535, 544, 576, 578,
653 579, 580, 678
Mauss M., 437, 438, 440, 441, 443, 450
McKenna S., 265
Ingraffia B.D., 577
Meijer P.A., 237, 252, 259, 263, 264, 268
Isaac D., 134, 333
Michaud G., 359
Montaigne M. de, 12, 454, 674
Jarczyk G., 326, 327 Montet D., 241
Jonas H., 682, 685 Mortley R., 229

Kant E., 439, 510 Narbonne J.-M., 58, 60, 62, 64, 93, 126,
Kierkegaard S., 595 128, 136, 143, 144, 145, 147, 148, 152,
Koch I., 94, 95 154, 161, 164, 171, 173, 181, 182, 183,
187, 192, 193, 194, 197, 199, 200, 201,
Labarrière P.-J., 326, 327 203, 212, 214, 253, 268, 291, 293, 296,
Lacrosse J., 224 297
Laurent J., 44, 49, 75, 77, 102, 103, 104, Nault F., 357, 443, 448, 450, 491, 537,
105, 107, 107, 132, 136, 145, 155, 158, 563, 564, 568
159, 160, 165, 167, 170, 171, 172, 173, Nietzsche F., 354, 400, 500, 512, 668, 671
174, 175, 177, 188, 229, 245, 264, 286, Nouss A., 368, 500
304, 305, 308, 336, 342, 344, 607 Numenius, 262
Lavaud L., 54, 77, 93, 94, 96, 167, 179,
210, 211, 214, 218, 226, 227, 246, 256, O’Brien D., 50, 91, 97, 133, 143, 150,
263, 264, 268, 269, 270, 272, 274, 279, 161, 162, 167, 169, 183, 184, 185, 186,
280, 282, 283, 286, 288, 294, 305, 306,

714
187, 189, 190, 192, 194, 195, 196, 197, Rist J.M., 42, 59, 69, 76, 125, 144, 149,
199, 201, 338, 342, 636 201, 218, 260, 261, 262, 263, 264, 265,
O’Meara D.J., 126, 128, 134, 135, 136, 267, 296
138, 140, 141, 142, 151, 152, 162, 165, Rolland J., 668, 669
166, 168, 170, 176, 187, 205, 211, 231, Romano C., 336
341 Rorty R., 30, 357, 669
Rossbach S., 575
Parrain B., 537 Rousseau J.-J., 494, 501
Pascal B., 12, 454, 475, 476, 477, 527, Roux, S, 179
581, 674
Pasqua H., 219, 711 Salanskis J.-M., 506, 546
Paul, 678 Santa Cruz M.I., 268, 273
Pigler A., 76, 269 Schürmann R., 291, 293
Platon, 42, 68, 69, 76, 94, 104, 147, 150, Silésius A., 550, 596, 675
161, 162, 169, 205, 209, 220, 262, 265, Socrate, 88, 153, 395
317, 320, 348, 391, 394, 396, 405, 495, Soussana G., 368, 500
504, 509, 532, 536, 538, 539, 540, 542, Stiegler B., 495, 503, 505, 626
544, 551, 560, 561, 573, 581, 582, 583,
584, 588, 589, 592, 611, 653, 712
Taylor M., 537
Porphyre, 75, 92, 99, 104, 188, 293
Thomas d'Aquin, 217, 536
Pradeau J.-F., 43, 44, 48, 50, 51, 54, 59,
Thorsteinsson B., 421, 452, 458, 462,
65, 67, 107, 131, 139, 169, 188, 201,
466, 467, 468, 470, 516
210, 211, 213, 213, 214, 249, 250, 254,
Trouillard J., 211, 232, 342
261, 271, 272, 275, 277, 285, 286, 308
Valéry P., 508
Proclus, 127, 134, 171, 172, 211, 287,
332, 333, 346
Pythagore, 611 Van Riel G., 333
Vattimo G., 370, 668, 669, 670, 671, 672

Quiviger P.-Y., 452


Wittgenstein L., 358, 542, 546, 669
Worms F., 452
Ramond C., 452, 546
Rayment-Pickard H., 526
Zarader M., 672

715
TABLE DES MATIERES

SOMMAIRE............................................................................................................ 4
INTRODUCTION ................................................................................................. 5
PREMIERE PARTIE : APOPHASE, PRINCIPE ET MATIERE DANS LES
ENNEADES .....................................................................................................................37
CHAPITRE I : L’INTELLECT ...................................................................................... 41
I. Structures générales ............................................................................................ 41
A. La distance à soi et sa réduction .................................................................. 41
B. L’expression de l’altérité comme être, vie et intellect ................................... 47
II. Genèse et matière du deuxième un ..................................................................... 50
A. La genèse de l’Intellect ................................................................................ 50
B. La matière de l’intelligible : la réduction et le reste ...................................... 58
III. Conclusion ...................................................................................................... 70
CHAPITRE II : L’AME ................................................................................................ 74
I. Genèse, nature et structure de l’âme..................................................................... 74
A. Genèse et nature de l’âme ........................................................................... 74
B. Les niveaux de l’âme ................................................................................... 77
II. Les âmes individuelles et leurs corps .................................................................... 80
A. Âme du monde et âmes individuelles : distinctions ontologiques ................ 80
B. La question éthique ..................................................................................... 82
1. L’identité humaine .................................................................................. 82
2. Les possibilités éthiques de l’âme humaine............................................... 85
a. La conversion vers les principes : liberté et vertu .................................. 85
b. Vers la matière : la double faute de l’âme ............................................. 89
CHAPITRE III : LE SENSIBLE – ONTOLOGIE ET THEODICEE ....................................... 91
I. La « descente » des âmes ..................................................................................... 92
A. Audace et procession ................................................................................... 92
B. Réintégration de l’audace ............................................................................ 95
1. Le régime normal de la procession ........................................................... 95
2. Le nécessaire et le volontaire .................................................................... 96
3. Bonté du monde et de la procession ........................................................ 98
C. L’appel des profondeurs ............................................................................ 100
II. Le statut des corps : production et union ........................................................... 102
A. Les corps inconsistants .............................................................................. 102
B. L’Âme du monde et les âmes individuelles : premières difficultés .............. 107
C. La profondeur obscure des corps ............................................................... 109
III. Destin et providence ....................................................................................... 112
A. Le modèle dominant ................................................................................. 113
1. Le mal individuel................................................................................... 113
2. La providence universelle ....................................................................... 116

716
B. Matière, providence, nécessité ................................................................... 118
IV. Conclusion .................................................................................................... 122
CHAPITRE IV : LA MATIERE.................................................................................... 125
I. Connaissance et expérience de la matière ........................................................... 126
A. Le discours : négativité et « bâtardise » ...................................................... 127
B. L’intuition de l’obscur............................................................................... 128
1. Epibolè et « contre-extase » ..................................................................... 128
2. Perception de l’absence et absence de perception ................................... 130
II. La matière et le mal ........................................................................................ 133
A. Le Mal premier ......................................................................................... 134
B. Du Mal aux maux ..................................................................................... 137
III. Nature et causalité cosmologique de la matière ................................................. 146
A. Négativité, privation, défaut...................................................................... 147
B. Le non-être et la privation ......................................................................... 149
1. La densité du non-être ........................................................................... 149
2. Matière et corps ..................................................................................... 152
C. La dynamique matérielle : fuite et résistance. ............................................ 155
1. La fuite hylétique................................................................................... 155
a. Fuite et inconsistance ......................................................................... 155
b. Fuite, en-puissance et impassibilité .................................................... 157
2. Résistance et contrariété ........................................................................ 160
a. Altérité, contrariété et résistance......................................................... 160
b. La participation de la matière ............................................................ 163
c. Les termes contraires .......................................................................... 166
D. La causalité matérielle ............................................................................... 169
1. Affirmations de principe ........................................................................ 170
2. Le réceptacle .......................................................................................... 171
3. Les effets de la matière ........................................................................... 174
IV. Bilan ............................................................................................................ 178
CHAPITRE V : LA PLACE DE LA MATIERE DANS L’UNIVERS ....................................... 181
I. Le fait de la génération ..................................................................................... 182
II. La génération de la matière par l’âme .............................................................. 184
A. Présentation générale de l’hypothèse ......................................................... 184
B. Discussion................................................................................................. 185
1. L’affirmation de la génération par l’âme ................................................ 186
2. La description du processus de génération ............................................. 188
a. Les textes ........................................................................................... 188
b. L’interprétation de Denis O’Brien ..................................................... 189
c. Contre-enquête .................................................................................. 191
III. Matière sensible et intelligible ......................................................................... 199
A. Un modèle mixte de genèse....................................................................... 199
B. Les deux matières, aux marges des Ennéades .............................................. 202
CHAPITRE VI : LA MATRICE DE L’APOPHATISME RADICAL ...................................... 209
I. La transcendance du principe ........................................................................... 210
II. Le langage hénologique .................................................................................... 219
A. La distinction des deux voies : ................................................................... 220

717
B. La théologie .............................................................................................. 223
1. Du langage au Noûs ............................................................................... 223
2. Le langage « à propos » de l’un............................................................... 224
III. La mystique................................................................................................... 230
IV. Questions sur l’apophatisme ............................................................................ 234
CHAPITRE VII : LES ATTRIBUTS DU PRINCIPE ......................................................... 236
I. Le bien ............................................................................................................ 237
A. Le bien en général ..................................................................................... 237
B. Autour du bien ......................................................................................... 241
1. Le Noûs comme agathoeidés ................................................................... 241
2. Le bien et la vie ..................................................................................... 243
3. Le bien et la lumière .............................................................................. 245
II. L’un............................................................................................................... 249
A. L’unité pure et la simplicité ....................................................................... 249
B. Unité inclusive : précontenance et omniprésence ...................................... 253
C. Autosuffisance .......................................................................................... 257
III. La pensée du principe ..................................................................................... 258
A. Le principe pense-t-il ? .............................................................................. 259
1. Les principes généraux ........................................................................... 259
2. Les contre-arguments : exposé et examen ............................................... 260
B. Le rapport pré-noétique : amour et désir de soi ......................................... 269
C. Le principe est-il intelligible ? ................................................................... 271
D. La ressemblance du Noûs avec son principe .............................................. 273
IV. Acte et puissance ............................................................................................ 275
A. Acte et liberté ............................................................................................ 277
1. L’acte..................................................................................................... 277
2. La liberté ............................................................................................... 281
B. Puissance et infinité .................................................................................. 285
V. Etre et existence............................................................................................... 291
VI. Précisions sur le modèle apophatique ............................................................... 297
CHAPITRE VIII : LA PRINCIPIALITE – AUX MARGES DES ENNEADES ......................... 303
I. Penser la principialité ...................................................................................... 303
A. Procession et conversion ........................................................................... 308
1. La conversion ........................................................................................ 310
2. La procession ......................................................................................... 314
a. L’aporie de la procession .................................................................... 314
b. Procession et commandement ........................................................... 319
B. Bilan ......................................................................................................... 322
II. Principe et matière .......................................................................................... 331
A. Les deux conceptions du sensible .............................................................. 331
B. Articulation de la matière et du principe ................................................... 338
1. La génération de la matière .................................................................... 338
2. Du sensible à l’arkhè .............................................................................. 339
3. Une solution « semi-plotinienne » ......................................................... 340
4. L’archéologie rééquilibrée ...................................................................... 345

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DEUXIEME PARTIE : DECONSTRUCTION, ARCHEOLOGIE ET APOPHASE
......................................................................................................................................354
PREMIERE SECTION : DECONSTRUCTION ET PRINCIPIALITE ......................... 356
CHAPITRE I : LA DECONSTRUCTION : « DISCOURS DE LA METHODE » .................... 357
I. Une hétérogénéité irréductible ? ........................................................................ 358
II. La « stratégie générale de la déconstruction » : indécidables et apories ................. 361
A. La déconstruction comme renversement et neutralisation ......................... 362
B. Les processus aporétiques .......................................................................... 367
1. L’aporie et l’autre .................................................................................. 368
2. Les processus auto-immunitaires............................................................ 370
III. Bilan et questions........................................................................................... 371
CHAPITRE II : LA DIFFERANCE ET LA METAPHYSIQUE DE LA PRESENCE ................... 381
I. Présence, maîtrise, fondement ........................................................................... 382
A. Le phonocentrisme et la présence à soi du sujet ......................................... 382
B. Présence du sens et du concept .................................................................. 384
II. L’inscription de la présence .............................................................................. 387
A. L’inscription du sujet et de la présence temporelle..................................... 387
B. L’inscription du signifié et de la voix ......................................................... 390
1. Le signifié .............................................................................................. 390
2. La voix et l’écriture ................................................................................ 391
a. Husserl : le monologue intérieur ........................................................ 391
b. Platon et les Idées .............................................................................. 394
III. La différance ................................................................................................. 398
IV. La neutralisation des oppositions ..................................................................... 403
A. Le brouillage présence/absence .................................................................. 403
B. Lectures de Bataille et Lévinas ................................................................... 408
1. Aufhebung et opération souveraine ......................................................... 409
2. Lévinas : le même et l’autre.................................................................... 412
C. La différance rééquilibrée .......................................................................... 419
1. La différence comme contamination du sens et du non-sens .................. 419
2. La coïncidence des opposés.................................................................... 421
3. Penser l’indécidable : aporie et réappropriation...................................... 423
D. Conclusions et questions .......................................................................... 426
CHAPITRE III : DON ET JUSTICE ............................................................................ 434
I. Le don et l’économie ......................................................................................... 434
A. Le don, l’économie et la stratégie générale ................................................. 435
1. L’inscription de l’économie ................................................................... 435
2. La neutralisation .................................................................................... 437
3. Injonction aporétique et coïncidence des opposés .................................. 440
B. Le retour de l’asymétrie ............................................................................. 442
C. La lecture de Jean-Luc Marion .................................................................. 444
D. Bilan : asymétrie et déséquilibre................................................................ 449
II. La justice........................................................................................................ 452
A. Le droit et la justice ................................................................................... 453
B. Entre justice et droit.................................................................................. 456

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C. Déséquilibres ............................................................................................ 459
1. Dans « Du droit à la justice » : le mouvement même de la déconstruction
........................................................................................................................... 460
2. Dans Spectres de Marx : la disjointure .................................................... 462
D. Retour sur la stratégie générale : déconstruction et subversion .................. 465
1. La réappropriation juridique et l’axiologie subversive de la déconstruction
........................................................................................................................... 465
2. Evaluation de l’auto-interprétation subversive ....................................... 469
E. Conclusion : Derrida et Pascal .................................................................. 472
CHAPITRE IV : DERRIDA ET LE PRINCIPE................................................................ 478
I. Le déséquilibre et l’origine ................................................................................ 478
A. La déconstruction contre le principe ......................................................... 478
B. L’usage du schème principiel en régime de déconstruction ........................ 481
C. Indécidables et principialité ...................................................................... 486
II. Les arguments anti-principiels ......................................................................... 490
A. De l’usage « stratégique » du principe ........................................................ 491
1. Argument .............................................................................................. 491
2. Réponse................................................................................................. 492
B. Principe et simplicité................................................................................. 493
1. Arguments ............................................................................................. 493
2. Réponses ............................................................................................... 496
C. Possible et impossible ............................................................................... 498
1. Arguments ............................................................................................. 498
2. Réponses ............................................................................................... 499
D. La supplémentarité ................................................................................... 501
1. Arguments ............................................................................................. 501
2. Réponses ............................................................................................... 503
E. Présence et maîtrise ................................................................................... 507
1. Arguments ............................................................................................. 507
2. Réponses ............................................................................................... 508
III. Bilan ............................................................................................................ 515
CONCLUSION DE LA PREMIERE SECTION ......................................................... 518
DEUXIEME SECTION : L’INTERPRETATION DERRIDIENNE DE LA THEOLOGIE
NEGATIVE...................................................................................................................... 526
CHAPITRE V : LES PROCESSUS DE REAPPROPRIATION ............................................. 530
I. Présentation .................................................................................................... 534
A. Premier modèle ......................................................................................... 534
1. La proposition, la présence, la vérité ...................................................... 534
2. Théologie et suressentialité .................................................................... 535
3. Platon et l’épekeina tès ousias .................................................................. 538
B. Deuxième modèle : apophase et prière ...................................................... 541
1. La théologie négative « pure » ................................................................ 541
2. Déconstruction et théologie négative comme discours ........................... 544
3. Apophase et onto-théologie ................................................................... 549
4. Les « deux pouvoirs et les deux voix » .................................................... 552

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II.
Contre-enquête sur les processus de réappropriation ........................................... 554
A. Relecture du premier modèle .................................................................... 554
1. La positivité ........................................................................................... 554
2. La suressentialité .................................................................................... 556
3. Platon et l’épekeina tès ousias .................................................................. 560
B. Relecture du deuxième modèle .................................................................. 562
C. Négativité et théologie .............................................................................. 566
III. Conclusion : Derrida et la théologie négative ................................................... 571
CHAPITRE VI : ENTRE DERRIDA ET PLOTIN – LE PRINCIPE, LA MATIERE ET LE MODELE
ARCHEOLOGIQUE INTERMEDIAIRE .................................................................................. 574
I. Plotin et les ressources extra-métaphysiques de la théologie chrétienne ................... 575
II. Khôra et matière ............................................................................................. 581
A. Khôra, matière et principe chez Plotin et Derrida ...................................... 583
B. La khôra et la « théologie négative » : bifurcations et déséquilibres ............. 590
1. « Comment ne pas parler » .................................................................... 590
2. Sauf le nom ........................................................................................... 594
3. « Foi et savoir » ...................................................................................... 596
C. Bilan ......................................................................................................... 600
III. Plotin face à la déconstruction ........................................................................ 602
A. La principialité et l’infini........................................................................... 602
1. Autour de la « règle d’incommensurabilité » .......................................... 603
2. Principe et commandement ................................................................... 610
B. Ontologie, théorie et éthique .................................................................... 614
IV. Le modèle archéologique intermédiaire ............................................................ 619

CONCLUSION ...................................................................................................628
Plotin : l’infini, le principe et la matière dans les Ennéades ............................. 630
Derrida : déconstruction, principialité et apophase ........................................ 650
Le modèle archéologique intermédiaire.......................................................... 672
BIBLIOGRAPHIE ................................................................................................686
INDEX DES NOMS ............................................................................................713

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