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Phaenomenologica 224

Virginie Palette

Le donné en question
dans la phénoménologie
et le néokantisme
Des critiques du positivisme au débat
avec Kant
Le donné en question dans la phénoménologie
et le néokantisme

Des critiques du positivisme au débat avec Kant


PHAENOMENOLOGICA
SERIES FOUNDED BY H. L. VAN BREDA AND PUBLISHED
UNDER THE AUSPICES OF THE HUSSERL-ARCHIVES

224
VIRGINIE PALETTE
LE DONNÉ EN QUESTION DANS LA PHÉNOMÉNOLOGIE
ET LE NÉOKANTISME

Editorial Board:

Directors: Julia Jansen (Husserl-Archives, Leuven), Stefano Micali (Husserl-Archives,


Leuven). Members: R. Bernet (Husserl-Archives, Leuven), R. Breeur (Husserl-Archives
Leuven), Sylvain Camilleri (Centre d’etudes phénoménologiques, Louvain-la-Neuve),
H. Leonardy (Centre d’études phénoménologiques, Louvain-la-Neuve), D. Lories (Centre
d’etudes phénoménologiques, Louvain-la-Neuve), U. Melle (Husserl-Archives, Leuven),
J. Taminiaux (Centre d’études phénoménologiques, Louvain-la-Neuve), R. Visker (Catholic
University of Leuven)

Advisory Board:

R. Bernasconi (The Pennsylvania State University), D. Carr (Emory University, Atlanta),


E.S. Casey (State University of New York at Stony Brook), R. Cobb-Stevens (Boston
College), J.F. Courtine (Archives-Husserl, Paris), F. Dastur (Université de Paris XX), K.
Düsing (Husserl- Archiv, Köln), J. Hart (Indiana University, Bloomington), K. Held
(Bergische Universität Wuppertal), K.E. Kaehler (Husserl-Archiv, Köln), D. Lohmar
(Husserl-Archiv, Köln), W.R. McKenna (Miami University, Oxford, USA), J.N. Mohanty
(Temple University, Philadelphia), E.W. Orth (Universität Trier), C. Sini (Università degli
Studi di Milano), R. Sokolowski (Catholic University of America, Washington D.C.), B.
Waldenfels (Ruhr-Universität, Bochum)

More information about this series at http://www.springer.com/series/6409


Virginie Palette

Le donné en question dans la


phénoménologie et le
néokantisme
Des critiques du positivisme au débat avec
Kant
Virginie Palette
Archives Husserl (ENS-CNRS)
Paris, France

ISSN 0079-1350     ISSN 2215-0331 (electronic)


Phaenomenologica
ISBN 978-3-319-73796-6    ISBN 978-3-319-73797-3 (eBook)
https://doi.org/10.1007/978-3-319-73797-3

Library of Congress Control Number: 2018935290

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Imprimé sur papier non acide

This Springer imprint is published by the registered company Springer International Publishing AG part
of Springer Nature.
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À Josette et Christian Palette,
À Peter Rudolph
avec toute mon affection et ma profonde
gratitude.
Remerciements

La présente monographie est le fruit de recherches menées à l’Université de Freiburg


entre 2008 et 2013. Elle correspond à la version retravaillée d’une thèse soutenue à
Paris le 15 novembre 2013 devant un jury composé des Professeurs Jean-François
Courtine (co-directeur, Université Paris-Sorbonne), Arnaud Dewalque (président du
jury, Université de Liège, Belgique), Günter Figal (co-directeur, Universität
Freiburg, Allemagne), et Gianfranco Soldati (Université de Fribourg, Suisse). La
thèse a été récompensée, conformément aux accords de la cotutelle franco-­
allemande, par la mention Summa cum laude et la mention très honorable avec les
félicitations du jury à l’unanimité.
Je tiens à remercier chaleureusement les membres du jury ainsi que les examina-
teurs anonymes de la série Phaenomenologica pour leurs commentaires, qui m’ont
permis d’optimiser la première version de ce travail. Une gratitude particulière va à
Arnaud Dewalque, dont l’œuvre et l’esprit ont su orienter mes recherches de
manière constante, ainsi qu’à Élise Marrou pour notre intense collaboration depuis
la création, en 2013, de notre séminaire « Lexiques du donné » aux Archives Husserl
de Paris. Un grand merci revient aussi à la faculté de philosophie de l’Université de
Freiburg, qui m’a donné l’opportunité d’enseigner pendant ces années de recherche.
Cette expérience fut décisive.
Je remercie également le Ministerium für Wissenschaft, Forschung und Kunst
Baden-Württemberg pour l’allocation doctorale qu’ils m’ont octroyée, ainsi que le
DAAD, l’Université franco-allemande, le CIERA et l’Université Paris-Sorbonne
pour leur soutien sporadique qui m’a garanti une mobilité décisive pour le bon
accomplissement de mes recherches.
Je tiens ensuite à exprimer ma plus vive reconnaissance à l’égard de Jocelyn
Benoist, Rudolf Bernet, Robert Brisart, Françoise Dastur, Natalie Depraz, Arnaud
Dewalque, Denis Fisette, Jean-François Lavigne, Dieter Lohmar, Carole Maigné,
Dominique Pradelle, Jacob Rogozinski, Sonja Rinofner-Kreidl, Denis Seron et
Gianfranco Soldati pour les échanges philosophiques stimulants engagés avec eux à
diverses occasions.
Que tous les collègues qui ont partagé avec moi les joies de l’enseignement ou
d’intenses conversations philosophiques, Emmanuel Alloa, Diana Aurenque,

vii
viii Remerciements

Marcello Barisson, Thiemo Breyer, Sylvain Camilleri, Lucia Castro Varela,


Emanuele Coccia, Diego D’Angelo, Zahra Donyai, Maxime Doyon, David Espinet,
Miriam Fischer, Matthias Flatscher, Charlotte Gauvry, Giovanni Giubilato, Sylvaine
Gourdain, Lucian Ionel, Noreen Khawaja, Élise Marrou, Hernán Pringe, Fernando
Rodriguez, Inga Römer, Alice Serra, Claudia Serban, Emanuele Soldinger, Maren
Wehrle et Peter Woodford soient assurés de ma profonde amitié intellectuelle.
Last but not least, je remercie mon compagnon de vie, Peter Rudolph, ainsi que
notre fils Mathieu, pour la bienveillance dont ils ont toujours témoigné à l’égard de
mon eros philosophique.

Freiburg im Breisgau Virginie Palette


Sommaire

Chapitre 1. Introduction : quel donné ? Quelle(s) question(s) ?................. 1


1.1 Les deux visages du positivisme à la fin du XIXe siècle
et la polysémie du concept de donné sensoriel.................................. 2
1.2 Vers les racines du donné : l’hypothèse kantienne d’une
donation sensible................................................................................ 3
1.3 Herbart à l’origine du concept philosophique de donné et de
l’association anti-kantienne entre le donné et la sensation................ 6
1.4 Les critiques du donné positiviste dans la psychologie
de Brentano, le néokantisme et la phénoménologie
au tournant du XXe siècle.................................................................. 7
1.5 Objectifs de l’étude............................................................................ 10
Bibliographie................................................................................................. 11
Chapitre 2. Natorp : la critique du « pseudo -“donné” » positiviste
dans les premiers écrits logiques (1887)......................................................... 13
2.1 Ernst Laas, la cible implicite du jeune Natorp dans
l’article de 1887................................................................................. 14
2.2 La double critique de la thèse métaphysique de la singularité
et de la thèse épistémique du fondationnalisme................................. 16
2.3 L’abandon du donné chez Cohen et la résistance
de l’être-donné chez Natorp............................................................... 20
2.4 L’élaboration du vrai sens de l’être-donné (Gegebenheit)
comme tâche (Aufgabe) de la pensée................................................. 23
Bibliographie................................................................................................. 26
Chapitre 3. Natorp : la critique de l’idée phénoménologique
d’un accès non-conceptuel au donné de la perception dans les
premières versions de la psychologie critique (1888–1904).......................... 29
3.1 Deux définitions subséquentes de l’être-donné dans
les écrits psychologiques.................................................................... 29
3.2 L’objet de la psychologie comme phénomène psychique
dans l’Introduction à la psychologie de 1888.................................... 32

ix
x Sommaire

3.3 La critique du dualisme psycho-physique des brentaniens


dans l’Introduction à la psychologie.................................................. 34
3.4 L’exigence de combinaison du monisme phénoménal
avec un dualisme épistémique de type kantien
dans l’Introduction à la psychologie.................................................. 36
3.5 La critique de l’idée phénoménologico-psychologique
d’un fait donné et la difficulté d’une théorie
non-­conceptuelle de la perception..................................................... 37
3.6 L’impossibilité d’un accès descriptif à la conscience
et la nécessité d’une méthode génétique pour la
psychologie critique........................................................................... 41
3.7 L’être-donné comme substrat hylétique abstrait:
une reformulation désambiguïsante de l’Erscheinung
kantienne et la difficulté d’une lecture phénoménologique
de l’Esthétique transcendantale.......................................................... 44
3.8 L’originalité de la caractérisation de l’être-donné
sensible en termes proto-gestaltistes dans l’Introduction
à la psychologie................................................................................. 46
Bibliographie................................................................................................. 48
Chapitre 4. Natorp : la critique de la présupposition kantienne
d’une donation sensible dans la Psychologie générale (1912)....................... 51
4.1 D’un mythe du donné à l’autre.......................................................... 51
4.2 L’aporie des premiers écrits psychologiques et la nécessité
d’éliminer le dualisme épistémique kantien à partir de la
première édition de la Logique en 1904............................................. 53
4.3 Autocritique de l’hypothèse d’une ὕλη et critique de l’idée
d’origine kantienne d’une donation sensible..................................... 56
4.4 Le parti pris pour l’idéalisme objectif dans la Psychologie
générale et la prise de conscience du danger imminent
de la logicisation de la psychologie................................................... 58
4.5 La deuxième définition de l’être-donné comme tâche
infinie (unendliche Aufgabe) de la pleine détermination
au sein de l’idéalisme critique............................................................ 61
4.6 L’évolution du monisme objectiviste en « monisme
corrélativiste » dans la Psychologie générale.................................... 63
4.7 Résumé et résultats des chapitres sur Natorp : la cible
ultime de Natorp, c’est l’hypothèse kantienne d’une
donation sensible................................................................................ 66
Bibliographie................................................................................................. 69
Chapitre 5. Husserl : le divorce du donné et de la sensation
dans la phénoménologie réaliste de la perception (1898–1905)................... 71
5.1 Le rapport ambivalent de la phénoménologie au positivisme............ 71
5.2 La critique du concept d’élément neutre : Mach a manqué
la subjectivité de la sensation............................................................. 75
Sommaire xi

5.3 La critique du concept de sensation-objet et de l’amalgame


entre sentir et percevoir : les phénoménistes ont manqué
la transcendance intentionnelle du donné perceptif........................... 79
5.4 La double fonction de la sensation dans la théorie de la
perception: la notion d’esquisse perceptive (Abschattung)
et la notion de signe (Zeichen)........................................................... 84
5.5 La conception gestaltiste de la sensation chez Husserl versus la
conception atomiste du donné sensoriel chez Mach.......................... 89
5.6 Une théorie non conceptualiste de la perception fondée
sur les sensations figurales................................................................. 97
5.7 Résumé et résultats............................................................................ 101
Bibliographie................................................................................................. 102
Chapitre 6. Husserl : la réhabilitation du donné sensoriel
sous sa forme hylétique dans la phénoménologie transcendantale
de la perception (1905– ).................................................................................. 105
6.1 La théorie réaliste de la perception des Recherches touchée
en plein cœur par les critiques néokantiennes du donné.................... 106
6.2 L’élargissement de la notion de signification dans les Leçons
sur la théorie de la signification en 1908........................................... 109
6.3 Le noème de la perception dans les Idées de 1913............................ 112
6.4 Les données hylétiques comme composantes abstraites
du complexe intentionnel noético-noématique.................................. 115
6.5 La priorité des analyses intentionnelles et le caractère
indéterminé de la hylè dans la phénoménologie
transcendantale statique..................................................................... 116
6.6 Une critique définitive de l’idée d’un accès non
conceptuel au donné de la perception................................................ 120
6.7 Le rôle matriciel de la hylè dans la phénoménologie
transcendantale : la contrainte hylétique dans les
Idées directrices................................................................................. 122
6.8 La remise en question de l’hylémorphisme dans la
phénoménologie transcendantale génétique et la question
de la source du sens inhérent aux champs sensoriels......................... 125
6.9 La redéfinition de la hylè dans Des synthèses passives
et Expérience et jugement : un champ figural de prédonnées,
accessible seulement par abstraction................................................. 128
6.10 Résumé de la deuxième partie : du divorce à la réhabilitation
transcendantale du donné de la sensation sous sa forme
phénoménologique réduite................................................................. 131
Bibliographie................................................................................................. 132
xii Sommaire

Chapitre 7. Conclusion : la résistance du donné sensible............................. 135


7.1 Kant, la cible ultime des critiques néokantiennes
et de la critique sellarsienne du Myth of the Given............................ 135
7.2 La résistance phénoménologique du donné sensible
face au mythe conceptualiste d’un donné
purement hypothétique....................................................................... 137
7.3 L’actualité et la portée de la critique phénoménologique
du donné dans le débat contemporain sur la perception.................... 139
Bibliographie................................................................................................. 140
Chapitre 1
Introduction : quel donné ? Quelle(s)
question(s) ?

Le problème du ‘donné’ nous mène dans les profondeurs des


controverses les plus épineuses de la philosophie. Comment
comprendre l’expression ? Où faut-il chercher le donné ? Le
donné en question est-il vraiment donné ? (Groos 1907, p. 75)
(« Das Problem des ‘Gegebenen’ führt tief in die dornigsten
Streitfragen der Philosophie. Was versteht man unter dem
Ausdruck? Wo ist das Gegebene zu suchen? ‘Gibt’ es überhaupt
‘Gegebenes’? »)

Dans le dernier quart du XIXe siècle, à une époque où l’esprit positiviste triomphait
dans les sciences de la nature et dans la psychologie scientifique naissante, le
concept de donné (das Gegebene, Gegebenes), véritable clef de voûte du positi-
visme, fut la cible de virulentes critiques en philosophie. Parmi les témoignages
présents dans la littérature de langue allemande de cette époque1, on trouve notam-
ment cette question formulée par le philosophe Karl Groos :
« Le donné en question est-il vraiment donné ? » (‘Gibt’ es überhaupt ‘Gegebenes’ ?)
(Groos 1907, p. 75).

Loin d’être tautologique, comme on pourrait le penser au premier abord, cette for-
mule parvient à exprimer de manière efficace la perplexité partagée par toute une
génération de philosophes vis-à-vis de l’être-donné dudit donné positiviste2. Ainsi,
dans le néokantisme et la phénoménologie, à savoir dans les deux mouvements les
plus influents au tournant du XXe siècle, on trouve une véritable problématisation de
la notion de donné de la sensation ainsi qu’une réflexion approfondie sur les diffé-
rents modes, tantôt intentionnels, tantôt conceptuels, de donation dudit donné. Ces
diverses remises en question de la notion de donné positiviste, qui se trouvent au
cœur même de la genèse et du programme du néokantisme et de la phénoménologie
forment l’objet de notre étude.

1
Cf. notamment Stern, 1903. Dans cet article, Stern critique l’usage psychologiste de la notion de
donné en adoptant un point de vue néokantien. Cf. également Von Malottki, 1929. Il s’agit d’un
compte-rendu commandé par la société kantienne à la fin des années 1920.
2
On trouve une toute première expression de cette perplexité vis-à-vis du donné chez les représen-
tants de l’École de Brentano. Sur ce point, cf. 1.4. de ce travail.

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V. Palette, Le donné en question dans la phénoménologie et le néokantisme,
Phaenomenologica 224, https://doi.org/10.1007/978-3-319-73797-3_1
2 1 Introduction : quel donné ? Quelle(s) question(s) ?

1.1  es deux visages du positivisme à la fin du XIX e siècle et


L
la polysémie du concept de donné sensoriel

Avant de retracer le contexte d’émergence des critiques néokantiennes et phénomé-


nologiques du donné, il nous faut dire un mot sur le donné positiviste qui y est en
question. Que faut-il entendre par concept positiviste de donné ? Par positivisme,
nous ne faisons pas référence au courant historique du positivisme, initié en France
par le philosophe Auguste Comte dans la seconde moitié du XIXe siècle, mais nous
pensons plutôt à la vision sensualiste du monde dont se revendiquaient à la fois les
scientifiques naturalistes de la fin du XIXe siècle et quelques philosophes de la
même époque, partisans d’un idéalisme subjectif. Défini en ces termes phénomé-
nistes, le positivisme rassemble des penseurs aussi différents que le physicien Ernst
Mach et le philosophe Ernst Laas, qui s’accordent pour faire du donné positif de la
sensation un mot clef de leurs entreprises respectives. En attirant l’attention sur ce
recours commun au concept positiviste de donné dans le naturalisme scientifique et
l’idéalisme subjectif, nous ne cherchons évidemment pas à esquiver la polysémie de
ce concept. En effet, les représentants de l’idéalisme subjectif ne se revendiquent du
donné de la sensation ni dans le même sens ni dans le même but que les
naturalistes.
Ernst Laas se réclame d’un positivisme de type subjectif, d’une sorte de psycho-
monisme ou psychologisme, qui prétend fonder la connaissance sur un datum sub-
jectif. Dans son opus magnum, intitulé Idealismus und Positivismus et publié en
1884, Laas définit le positivisme comme la philosophie qui ne reconnaît comme
fondement que « ce qui est donné hic et nunc dans l’immédiat de la conscience
subjective »3. Avec la Immanenzphilosophie de Wilhelm Schuppe, le positivisme
subjectif défendu par Laas atteint son acmé, prenant même un tour subjectiviste,
voire solipsiste, dans la mesure où Schuppe considère que le donné immanent à la
conscience est totalement inobjectivable, et donc ineffable et privé4.
À la même époque, le physicien Ernst Mach initie également un retour aux don-
nées positives de l’expérience sensorielle. Contrairement à Laas et à Schuppe, il
insiste sur la nécessité d’une description objective du donné, auquel il confère un
caractère neutre, et donc asubjectif. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il préfère
le terme d’« élément » à celui de sensation, de façon à éviter la coloration subjecti-
viste ou psychologiste de la dernière notion5. Chez Mach, il est question de com-

3
Cf. Laas 1884, p. 183: « Thatsache an erster Stelle [ist] das hic et nunc in meinem Bewusstsein
Gegebene ». Laas est convaincu qu’une science du monde sensible qui prend son point de départ
dans le donné et s’y limite est possible sans recours à une instance transcendantale de type
kantien.
4
Cf. Schuppe 1878, p. 143. Parmi les autres représentants de la Immanenzphilosophie, il faut
notamment compter A. Leclair, R. von Schubert-Solden, et M. Kauffman. Le neurologue, psy-
chiatre et philosophe Theodor Ziehen est également associé à ce mouvement. Cf. Ziehen 1913.
Dans cet ouvrage, Ziehen a proposé de trouver un synonyme du terme de donné de la sensation et
a proposé la notion d’origine grecque de « Gignomene ».
5
Cf. Mach 1900, p. 156.
1.2 Vers les racines du donné : l’hypothèse kantienne d’une donation sensible 3

plexes d’éléments donnés, par exemple de « couleurs et [d]es tons » mais aussi de
« l’espace et [du] temps » (Mach 1900, p. 21).
Nous aurons l’occasion de voir, au cours de cette étude, que les critiques des
phénoménologues et des néokantiens s’adressent tantôt à Laas, tantôt à Mach, et
qu’elles convoquent des arguments différents, selon que le concept de donné est
pensé comme contenu de conscience ou comme élément neutre. Cela dit, même si
le naturalisme et l’idéalisme subjectif font un usage sémantique différent, voire
opposé, du terme de donné, il est intéressant de remarquer que les deux mouve-
ments revendiquent un même usage positif, c’est-à-dire immédiat et non-critique,
du lexique du donné de la sensation.

1.2  ers les racines du donné : l’hypothèse kantienne d’une


V
donation sensible

Si l’on considère de plus près l’histoire du concept philosophique de donné, on note


cependant que l’association positiviste entre le terme de donné et celui de sensation
est loin d’être une évidence. Un lecteur contemporain, qui associera spontanément
le donné à l’empirisme, pensant aux sense data6, sera probablement très surpris
d’apprendre que le donné est complètement étranger aux lexiques de Hume7, de
Berkeley et de Locke. L’empirisme classique nous parle du sensible sans user du
lexique du donné. Il y a une raison simple à cela : le lexique du donné n’était pas
d’usage dans la langue philosophique du XVIIe siècle ; il existait alors un vocabu-
laire standard, vocabulaire que l’on retrouve chez tous les empiristes britanniques et
écossais de cette époque : impression (Hume), idée (Locke), notion (Reid). Mais
dans ce cas, d’où vient cette association spontanée entre le lexique du donné et celui
de la sensation, et plus largement l’association entre le lexique du donné et l’empi-
risme ? Pour le comprendre, nous devons reconstruire quelques étapes décisives de
l’histoire du concept philosophique de donné.
Le Historisches Wörterbuch der Philosophie8 attribue la première occurrence du
terme allemand Gegebenes à Christian Wolff. Dans ses Pensées raisonnables sur les
forces de l’entendement humain et leur juste emploi dans la connaissance de la
vérité, publié en 1712, Wolff propose le terme allemand de donné (Gegebenes) pour

6
Cf. Ritter 1984.
7
Hume n’a pas besoin de faire appel au concept de donné pour désigner les impressions (percep-
tions sensibles), puisqu’il n’admet pas de conscience unitaire à laquelle ces impressions pourraient
être données. Les perceptions existent telles des substances, séparément les unes des autres, et sont
par conséquent indépendantes de l’esprit, qui n’est qu’un amas ou un faisceau de perceptions élé-
mentaires. Ainsi, dans le contexte de l’ontologie atomiste de Hume, il n’est pas nécessaire de dire
que les impressions sont données : elles sont là, c’est un fait, c’est comme cela, ni plus, ni moins.
Cf. Hume. 1748.
8
Ritter (éd.) 1974, p. 102–103.
4 1 Introduction : quel donné ? Quelle(s) question(s) ?

traduire le terme latin Datum9. Le donné, explique Wolff, est ce que l’on doit néces-
sairement présupposer dans la mesure où l’on ne peut rien inventer à partir de rien10.
Ainsi, loin d’être un legs de l’empirisme britannique classique, le lexique du donné
semble avoir ses racines philologiques dans la pensée rationaliste allemande du
XVIIIe siècle. Cependant, il suffit de considérer de plus près les occurrences de ce
terme chez Wolff pour s’apercevoir qu’il n’en fait pas un usage conceptuel défini. Si
Wolff a donc bien créé et introduit le lexique du donné dans la langue allemande11,
il est toutefois plus difficile de lui attribuer la paternité du concept philosophique de
donné.
Ce n’est qu’avec Kant, précise le Ritter Wörterbuch que le donné s’impose dans
le paysage philosophique comme terminus technicus (Fachausdruck)12. Cette hypo-
thèse est d’autant plus plausible qu’elle corrobore l’usage kantien du concept de
phénomène (Erscheinung). Dès la première page de l’Esthétique transcendantale,
Kant propose en effet de nommer « phénomène » l’objet tel qu’il est donné dans
l’intuition empirique13. Le choix du terme « Erscheinung » est en soi une invitation
à penser le phénomène comme un donné (Gegebenes), un fait donné (gegebenes
Faktum), un objet qui apparaît effectivement. Cependant, outre le fait qu’une telle
interprétation phénoménologique de l’Esthétique est en contradiction avec la fonc-
tion seulement hypothétique du phénomène dans le dispositif critique, on ne trouve
aucune occurrence des substantifs das Gegebene ou Gegebenes. Le terme intervient
seulement dans sa forme verbale, le plus souvent à la voix passive (wird gegeben),
comme c’est le cas, par exemple, dans ce passage clef du début de l’Analytique
transcendantale :
Notre connaissance procède de deux sources fondamentales de l’esprit, dont la première est
le pouvoir de recevoir des représentations (la réceptivité des impressions), la seconde le
pouvoir de connaître par l’intermédiaire de ces représentations un objet (spontanéité des
concepts). Par la première nous est donné (wird gegeben) un objet, par la seconde celui-ci

9
Cf. Ibid., p. 101. Heyde, auteur de l’article « Gegeben(es) » du Ritter, précise que le terme latin
de datum est dérivé du grec ancien « dedomenon, doden ». Dans l’antiquité gréco-latine, le terme
est utilisé dans l’artisanat pour désigner un matériau de construction ainsi que dans les mathéma-
tiques où il présente la donnée d’un problème. Notons que cet usage primitif du terme donné dans
le langage non-philosophique fait déjà apparaître l’hétéronomie primordiale du donné par rapport
à une forme quelconque ou au travail de la pensée.
10
Cf. Wolff 1712, chap VIII, § 1.
11
Wolff est en effet l’instaurateur de l’allemand comme langue philosophique dans le monde uni-
versitaire du XVIIIe siècle. C’est à lui que l’on doit la plupart des traductions des termes latins en
allemand.
12
Cf. Ritter (éd.) 1974, p. 101: « Erhöhte Bedeutung erlangte der Terminus als erkenntnistheore-
tisch verengter Fachausdruck hauptsächlich durch den Kritizismus. ».
13
Cf. Kant 2001, p. 117 : « L’objet indéterminé d’une intuition empirique s’appelle phénomène
(Erscheinung). »
1.2 Vers les racines du donné : l’hypothèse kantienne d’une donation sensible 5

est pensé (gedacht) en relation avec cette représentation (comme simple détermination de
l’esprit). (Kant 2001, p. 143)14

Selon Kant, la connaissance n’est possible que si deux conditions hétérogènes sont
remplies : l’intuition sensible doit donner l’objet et l’entendement est chargé de le
penser. Or, si l’objet doit être donné (gegeben werden), c’est-à-dire être soumis à un
processus de donation dans l’intuition, c’est qu’il n’est pas donné dans la sensation.
Autrement dit, il ne se donne pas de lui-même au sujet, mais la donation est la tâche
d’un sujet donateur actif, d’un sujet capable de recevoir ce qui affecte ses cinq sens.
Cette réceptivité implique une disposition transcendantale que Kant nomme sensi-
bilité. À proprement parler, il semble donc difficile de dire que Kant est l’inventeur
du concept de donné. Il faudrait plutôt dire qu’il est le père de l’idée d’une donation
sensible et que cette idée de réceptivité est un pur produit de son questionnement
transcendantal.
Cependant, pourra-t-on objecter, l’impression des sens joue bien un rôle dans la
donation de l’objet, puisque, « du moins pour nous êtres-humains », il faut que «
l’objet affecte l’esprit (Gemüt) sur un certain mode » (Kant 2001, p. 117) Certes,
mais cette impression ne suffit pas à “donner” l’objet de la connaissance. Du point
de vue transcendantal kantien, la donation sensible ne se réduit pas à l’affection
sensorielle. En effet, la sensation ne constitue que la condition matérielle de la
donation de l’objet tandis que la condition formelle est fournie par le temps et l’es-
pace. Ainsi, pour que la matière sensorielle qui affecte nos sens nous soit “donnée”,
il faut qu’elle soit « synoptisée »15 par les formes a priori de la sensibilité ; il faut
qu’elle puisse être ordonnée de façon spatio-temporelle par le sujet dans l’intuition
sensible. Pour être le plus précis possible, on pourrait donc dire que Kant est l’in-
venteur d’une donation proprement sensible, donation qui est à la fois empirique
(par son ancrage dans la sensation) et a priori (à cause de son indépendance par-
tielle vis-à-vis de la sensation). Or, ces propos suffisent pour mesurer la distance
considérable qui sépare le concept kantien de donation dans ses origines transcen-
dantales du lexique du donné d’une part, et du lexique empiriste de la sensation16
d’autre part.

14
Ibid. p. 143. Ce passage fait écho à la célèbre formule énoncée au début de l’Esthétique transcen-
dantale : « c’est par la médiation de la sensibilité que des objets nous sont donnés, et c’est elle seule
qui nous fournit des intuitions ; mais c’est par l’entendement qu’ils sont pensés, et c’est de lui que
procèdent les concepts. » (Ibid. p. 117)
15
Cf. Ibid. p. 178. Cf. aussi ibid. p. 175, note a) : « Il y a trois sources originaires (capacités ou
pouvoirs de l’âme) qui contiennent les conditions de la possibilité de toute expérience et ne peuvent
elles-mêmes être dérivées d’aucun autre pouvoir de l’esprit, à savoir sens, imagination et apercep-
tion. C’est sur elle que reposent 1. La synopsis du divers a priori par les sens ; 2. La synthèse de ce
divers par l’imagination ; 3. L’unité de cette synthèse par l’aperception originaire. »
16
Grâce à des travaux récents, on sait que le lexique de la « sensation » a fait son entrée en philo-
sophie dans la première moitié du XVIIe siècle par les portes de la physique, de la physiologie et
de la psychologie avant de devenir la matrice de l’empirisme britannique classique. Sur ce point,
nous renvoyons à la passionnante étude de De Calan 2012.
6 1 Introduction : quel donné ? Quelle(s) question(s) ?

1.3  erbart à l’origine du concept philosophique de donné et


H
de l’association anti-kantienne entre le donné et la
sensation

De façon surprenante, le Ritter Wörterbuch ne mentionne pas le rôle joué par Johann
Friedrich Herbart17 dans l’évolution du concept de donné alors que c’est à ce dernier
que revient en fait la paternité du concept philosophique de donné (Gegebenes, das
Gegebene)18. L’hypothèse kantienne d’une donation sensible, qui est inséparable du
questionnement transcendantal, cède la place, chez Herbart, à la présupposition réa-
liste d’un donné de l’expérience. Ce n’est plus le sujet, doué de la faculté de la
sensibilité, qui donne une forme a priori à une matière sensorielle, mais c’est le réel
qui se donne et s’impose à nous comme une contrainte (Zwang) purement empi-
rique19. Comme l’écrit Herbart,
[l]’or et l’eau nous sont du reste donnés de telle façon que personne n’a encore pris l’eau
pour un liquide doré et opaque ni l’or pour un corps certes lourd et étendu mais également
transparent comme de l’eau claire. Bien au contraire, l’histoire naturelle qui détermine la
nature des choses est une science empirique. Et l’expérience prescrit quels sont les carac-
tères qui doivent être réunis ici ou là pour parvenir à la connaissance des substances réelles.
‘Mais où se trouve cette prescription?’ Nous l’avons déjà dit, elle se trouve dans l’expé-
rience ; non pas en nous, non pas dans les catégories, ni dans une quelconque métaphysique
ou critique de la raison. Elle ne se trouve bien sûr pas non plus dans les impressions sen-
sibles individuelles des caractères individuels. Mais cette matière de l’expérience n’est jus-
tement pas toute l’expérience ; l’expérience a aussi ses formes données ! Et c’est en elles
que se trouve l’urgence de la pensée : un réel doit exister qui prenne de telles formes pour
le spectateur. (Herbart 1828/29, § 118)

S’il est vrai que Herbart fait encore fond sur la distinction kantienne entre la matière
et la forme du phénomène, il refuse toutefois catégoriquement l’idée d’une indépen-
dance de la forme. Il refuse de l’attribuer à une supposée faculté du sujet ou à
quoique ce soit d’autre (catégorie, etc.). La forme ne vient pas d’ailleurs, elle est
donnée dans l’expérience, au même titre que la matière. Cela est une grande nou-
veauté par rapport à l’Esthétique transcendantale, où Kant pensait que la forme a
priori était donatrice et non pas donnée empiriquement, à la différence de la matière.
Or, dire que ce qui est donné dans l’expérience, ce n’est pas seulement la matière,
c’est-à-dire le contenu sensoriel isolé, mais aussi la forme, à savoir les relations qui
lient entre eux les contenus sensoriels, c’est dire que le réel s’impose à nous de
manière ordonnée sous la forme de véritables « complexions » phénoménales, ou
pour le reformuler de manière anachronique avec les mots de Von Ehrenfels, sous la

17
Herbart fait partie de « l’autre XIXe siècle allemand », dénomination rassemblant tous les auteurs
de la première moitié du XIXe siècle qui s’opposent à l’idéalisme spéculatif de Hegel-Fichte-
Schelling pour s’engager sur la voie d’un réalisme de l’expérience. C’est ainsi qu’a proposé de
l’appeler Jocelyn Benoist dans un livre éponyme. Cf. Benoist 2002.
18
Avec Herbart, on assiste, comme l’écrit Ernst Cassirer dans le riche chapitre qu’il lui consacre
dans le troisième volume du Problème de la connaissance dans la philosophie moderne, le donné
devient le fondement de toute prétention à la vérité en philosophie. Cf. Cassirer 2004, p. 364.
19
Cf. Herbart 1828/29.
1.4 Les critiques du donné positiviste dans la psychologie de Brentano, le néokantisme… 7

forme de Gestalten20. Une preuve que la forme du réel est donnée est qu’il est
impossible de la modifier à notre guise : la matière apparaît toujours sous une cer-
taine forme, avec certains caractères. On ne peut pas faire en sorte, par exemple, de
percevoir l’eau comme un « liquide doré et opaque », écrit Herbart dans la citation
ci-dessus. De même, il est impossible de percevoir une couleur sans figure – expé-
rience limite thématisée par Herbart dans Hauptpuncte der Metaphysik21.
Ainsi, c’est Herbart et pas Kant qui est l’inventeur du concept philosophique du
donné et c’est également lui qui est à l’origine de l’association anti-kantienne entre
le lexique du donné et le lexique empiriste de la sensation.

1.4  es critiques du donné positiviste dans la psychologie de


L
Brentano, le néokantisme et la phénoménologie au
tournant du XXe siècle

Dès la fin du XIXe siècle, le culte positiviste du donné de la sensation fait l’objet de
virulentes critiques de la part des néokantiens des écoles de Marbourg et de Bade.
Les néokantiens reprochent aux positivistes de réduire la connaissance à une simple
description du datum sensoriel, négligeant de ce fait le rôle constitutif de la pensée
conceptuelle. La critique néokantienne du donné intervient dans le contexte plus
vaste d’une lutte active contre le psychologisme logique qui menace la philosophie
à l’époque. Cette lutte contre le psychologisme a joué un rôle décisif dans la genèse
du néokantisme de Marbourg, néokantisme qui s’est constitué, à partir de la publi-
cation de la deuxième édition du livre de Cohen, intitulé La théorie kantienne de
l’expérience en 1885, comme une logique transcendantale radicalement opposée à
toute forme de psychologisme. Le psychologisme logique consiste de façon très
générale à vouloir fonder la théorie de la connaissance sur le vécu (Erlebnis) ou
l’activité (Tätigkeit) du sujet, et par conséquent la logique sur la psychologie. Dans
sa tentative de fonder les lois de la connaissance sur ce qui est donné ici et mainte-
nant dans la sensation, le positivisme fut perçu par les néokantiens comme un avatar
de la tentative psychologiste. C’est sur le terrain de la logique et de la théorie de la
connaissance que se situe la critique néokantienne du concept positiviste de donné.
Les néokantiens s’en prennent au statut fondateur, voire fondationnaliste que les
positivistes confèrent au donné sensible au sein de leur théorie de la connaissance.
Leur objection est simple : le datum de la sensation, que les positivistes utilisent
comme un mot magique contre les fictions matérialistes, est également une simple
abstraction d’un point de vue transcendantal. L’idée, c’est que la pensée dans la
connaissance ne rencontre pas davantage de donné sensoriel que d’atome physique.
Nulle part on ne trouve ce singulier ultime que la connaissance est censée décrire tel
qu’il est donné. La plupart des néokantiens ont exprimé de manière explicite leur

20
Cf. Von Ehrenfels 1890.
21
Cf. Herbart 1808, p. 185.
8 1 Introduction : quel donné ? Quelle(s) question(s) ?

hostilité envers le positivisme et sa matrice, le donné. On en trouve des traces aussi


bien chez les Marbourgeois Hermann Cohen22, Paul Natorp23 et Ernst Cassirer24 que
chez les représentants de l’école de Bade, Heinrich Rickert25 et Wilhelm
Windelband26, ainsi que chez des auteurs proches du néokantisme, tel que Richard
Hönigswald27.
Dans leur projet commun d’élaboration d’une théorie de la conscience, les psy-
chologues de l’école de Brentano28 ont eux aussi été amenés à prendre position
contre le culte positiviste du donné. Même si les critiques que les Brentaniens
adressent au concept de donné restent implicites, elles sont tout de même dignes
d’être mentionnées dans cette introduction, parce qu’elles ont joué un rôle cataly-
seur dans la genèse de la critique phénoménologique du donné. Les brentaniens
reprochent à Mach et à Wundt de réduire toute expérience, qu’elle soit perceptive ou
épistémique, à une affection sensorielle. Wundt pense que la tâche de la psychologie
consiste dans l’analyse du donné sensoriel, et ce, indépendamment de toute
référence à un acte psychique. C’est précisément à une telle « psychologie du
contenu », que les élèves de l’école de Brentano, partisans d’une « psychologie de
l’acte »29, c’est-à-dire d’une psychologie intentionnelle, s’opposent, reprochant à
Mach de réduire la vie de la conscience au seul flux sensoriel. La critique que les
brentaniens adressent au donné positiviste est fondée sur la pensée de l’intentionna-
lité et cadrée par cette différence psychologique capitale entre le contenu (sensoriel)
et l’acte (psychique). Brentano restreint le champ thématique de la psychologie à
l’étude des actes intentionnels. Dans sa Psychologie de 1874, il soutient que la sen-
sation, que Wundt et Mach prennent pour objet des recherches psychologiques,
n’est pas à classifier dans la catégorie des phénomènes psychiques, objets de la
psychologie, mais bien du côté des phénomènes physiques, objets des sciences

22
Cf. Cohen 1885.
23
Cf. notamment Natorp 1887.
24
Dans le troisième tome de la Philosophie des formes symboliques, Cassirer critique en ces termes
le concept machien de donné : « Nous adressons à la théorie de Mach une seule question que nous
avons jusqu’à présent adressée à toutes les tentatives de déterminer la simple ‚matière‘ de la
connaissance en dehors de toute formation et indépendamment d’elle. La parole de Goethe selon
laquelle l’art consiste à reconnaître que tout ce qui est facticiel relève déjà de la théorie, vaut pour
la sensation simple comme pour n’importe quel fait. » Cassirer 2010, p. 29. C’est nous qui
traduisons.
25
Cf. Rickert 1909.
26
Cf. Windelband 1912.
27
Cf. Hönigswald 1903.
28
L’école de Brentano désigne l’ensemble des étudiants de Franz brentano qui se sont réclamés de
son enseignement. Parmi eux, on compte notamment Stumpf, Marty, Meinong, Twardowski,
Husserl et Ehrenfels. La psychologie empirique de Brentano et de ses élèves formait, en face de la
psychologie expérimentale de Wilhelm Wundt, l’autre tendance de la psychologie scientifique
naissante à la fin du XIXe.
29
C’est à Boring que nous empruntons la distinction entre « psychologie du contenu » et « psycho-
logie de l’acte ». Cf. Boring 1957, p. 359–361.
1.4 Les critiques du donné positiviste dans la psychologie de Brentano, le néokantisme… 9

physiques30. Fidèle sur ce point à son maître Brentano, Carl Stumpf pense que
l’objet de la psychologie descriptive n’est pas l’étude des phénomènes sensibles
(sinnliche Erscheinungen)31, mais l’étude des actes qu’il nomme « fonctions
­psychiques » en référence à Oswald Külpe, fondateur de la Denkpsychologie ou
“école de Würzbourg”.
À côté du néokantisme, la phénoménologie, dans sa version husserlienne, compte
sans aucun doute parmi les plus grands détracteurs du concept positiviste de donné.
Globalement, on peut dire que la critique phénoménologique du donné s’inscrit à la
fois sur le terrain brentanien de la théorie de la conscience et sur le terrain néokan-
tien de la théorie de la connaissance. S’inspirant d’un côté des objections intention-
nalistes que les brentaniens ont élevées contre le sensationnisme, la phénoménologie
intentionnelle eidétique, telle que Husserl la développe de manière systématique
dans les Recherches logiques en 1900/01, refuse de voir dans la sensation l’unité de
référence de la vie mentale. D’un autre côté, la phénoménologie, dans sa version
transcendantale, engage Husserl sur une autre voie de la critique du donné, voie au
détour de laquelle il rejoint quelques-unes des objections conceptualistes que les
néokantiens élèvent contre le positivisme, tout en s’en démarquant nettement, au
nom de la phénoménologie même, comme nous le verrons en détail.
À l’heure actuelle, où l’on a tendance, en particulier dans certains milieux de la
philosophie de l’esprit, à confondre la phénoménologie avec une forme de positi-
visme, il est impérieux de rappeler l’existence d’une telle critique phénoménolo-
gique du donné32. Actuellement, la phénoménologie fait l’objet de deux
hétéro-stéréotypisations, c’est-à-dire de stéréotypisations provenant d’autres tradi-
tions philosophiques, voire d’autres disciplines : la première stéréotypisation est
présente dans les sciences dites cognitives, où la phénoménologie est comprise
comme une simple théorie de la conscience phénoménale (phenomenal conscious-
ness), focalisée sur les qualia ou « l’effet que ça fait » (what is it like to) pour un
sujet de faire l’expérience de quelque chose – pour reprendre cette expression de
Farrell, qui est devenue, avec Nagel, symptomatique du phénoménisme subjecti-
viste contemporain33. Le second stéréotype, diamétralement opposé au premier,

30
Au sujet de la critique que Brentano adresse au sensationisme, nous renvoyons à la conférence
qu’il a donnée au cinquième congrès international de psychologie à Rome en 1905. Cf. Brentano
1905.
31
Carl Stumpf reproche à Mach de ne connaître « absolument aucun autre être que celui des phé-
nomènes. Ceux-là même sont les réalités recherchées, les seuls ‚éléments’ de l’univers. Il n’y a
rien au-delà ou en-deça d’eux, rien non plus de physique qui soit totalement irréductible à des
phénomènes. Les atomes comme les energies de la physique mathématique sont pour lui des
constructions conceptuelles auxiliaires sans aucune signifiation rélle. » Cf. Carl Stumpf 2007, p. 3.
32
Ce faisant, nous inscrivons notre travail dans la continuité du projet récent de Thiemo Breyer
autour de la « phénoménologie de la pensée », qui donnera lieu à la publication d’un collectif.
Breyer cherche dans ce collectif à dissiper l’image réductionniste de la phénoménologie domi-
nante dans la philosophie analytique. Cf. Breyer (éd.) 2016.
33
Cf. Nagel 1974. Les textes de Nagel ont encore une influence importante dans les débats actuels,
comme en témoignent par exemple quelques textes dans le recueil récent de Montague/Bayne,
Cognitive Phenomenology. Michelle Montague elle-même, ainsi que Michael Tye y réduisent la
phénoménologie à une théorie de la conscience phénoménale. Cf. Montague 2011.
10 1 Introduction : quel donné ? Quelle(s) question(s) ?

consiste à assimiler la phénoménologie à une approche naturaliste et objectiviste de


la conscience, qui correspondrait à ce que Daniel Dennett nomme « hétérophéno-
ménologie » (Dennett 1991). On trouve des traces de ce deuxième stéréotype
notamment en médecine, où le terme de phénoménologie fonctionne comme un
synonyme de symptomatologie, désignant l’étude scientifique des symptômes tels
qu’ils sont observés par le praticien dans une perspective en troisième personne34.
À ce propos, il est tout à fait intéressant de remarquer qu’à l’époque où Husserl
reprend à son compte la notion de phénoménologie pour lui donner son sens propre
de science eidétique du vécu intentionnel subjectif, certains physiciens et psycholo-
gues usaient déjà d’une méthode dite “phénoménologique”. Carl Stumpf, par
exemple, nommait “phénoménologie” l’étude des phénomènes sensibles et de leurs
propriétés, réduisant ainsi la phénoménologie à une forme de théorie de la conscience
phénoménale au sens de Nagel. On trouve également chez Ernst Mach et chez
Ewald Hering une autre acception de la méthode phénoménologique35, désignant
une science descriptive et neutre des éléments. Nous montrerons que même si la
philosophie phénoménologique, initiée par Husserl, hérite sur certains points de ces
deux formes populaires de proto-phénoménologie, notamment en ce qui concerne
son parti pris pour une méthode descriptive et l’importance conférée à la perception
sensible, elle s’est définie en s’opposant au positivisme latent sur lequel se fondent
encore les formes de proto-phénoménologies défendues en des sens différents par
Stumpf, Mach et Hering.

1.5 Objectifs de l’étude

L’objectif de cette étude, conformément à son titre « Le donné en question », est


double. Il s’agit à la fois de reconstruire les questions du donné et de définir la
nature du donné en question : en quoi consistent les remises en question du donné
dans le néokantisme et la phénoménologie ? Quel est le sens du “donné” qui y est
en question ? De manière anticipatrice, nous pouvons dire qu’un des grands enjeux
sera de mettre en lumière l’immense portée des critiques néokantiennes et phéno-
ménologiques du donné en montrant qu’elles ne se limitent pas à un rejet du positi-
visme ambiant à la fin du XIXe siècle, mais qu’elles impliquent également une
Auseinandersetzung approfondie avec l’Esthétique transcendantale de Kant.
Dans ce but, nous avons tenté de tenir ensemble deux exigences, l’une compara-
tive et l’autre diachronique : d’une part, nous entendons ménager un espace de
dialogue entre les critiques néokantiennes et phénoménologiques du donné afin de
dégager à la fois leurs points de convergence et de divergence. Ensuite, nous tenons
à rendre compte de l’évolution de ces critiques dans les œuvres respectives de
Natorp et Husserl. Nous avons choisi Natorp et Husserl comme représentants prin-
cipaux des critiques phénoménologiques et néokantiennes du donné, dans la mesure

34
Sur ce point, voir notre article : Dörr. Irarrázaval. Mundt. Palette 2017.
35
Cf. Husserl 1962, p. 302.
Bibliographie 11

où la critique et la reconfiguration de cette notion sont au cœur de la genèse de ces


deux pensées et que leurs positions respectives ont évolué de manière parallèle pour
finalement se séparer de façon radicale. En nous focalisant sur Husserl et Natorp,
nous espérons aussi apporter une contribution originale et décisive aux études hus-
serliennes et natorpiennes.

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Chapitre 2
Natorp : la critique du « pseudo -
“donné” » positiviste dans les premiers
écrits logiques (1887)

C’est ici que se trouve la ligne stricte de démarcation entre la


conception “positiviste” et la conception “idéaliste” de la
connaissance. La sensation, en tant que singulier ultime, n’est
pas donnée (au sens du positivisme) ; elle est bien plutôt une
sorte d’hypothèse fondée sur l’exigence conceptuelle du
singulier ultime, défini comme ce qui doit être déterminé en
dernier lieu. (Natorp 1891, p. 131) (« Hier liegt die scharfe
Grenzlinie der ‚positivistischen’ und ‚idealistischen’ Auffassung
der Erkenntnis. Empfindung als das letzte Einzelne ist nicht
‚gegeben’ (im Sinne des Positivismus), sie ist vielmehr
sozusagen eine Hypothese, beruhend auf der begrifflichen
Forderung des letzten Einzelnen als des letzten zu Begreifenden
an sich aber außerbegrifflichen d.h. sinnlichen. »)

Dans ce premier chapitre, nous reconstruisons la critique que le néokantien Paul


Natorp adresse au “pseudo-donné” (falsches Gegebene) positiviste dans ses pre-
miers écrits logiques, notamment dans un article intitulé « Fondation objective et
fondation subjective de la connaissance », datant de 1887. De façon intéressante,
cette critique du pseudo-donné ne se conclut pas par l’abandon pur et simple de
toute idée de donation, mais s’accompagne d’emblée d’une exigence de reconfigu-
ration de la notion de donné : une fois dénoncé le mythe « positiviste » du donné, il
s’agit en effet pour le jeune Natorp de définir le “vrai sens de l’être-donné” (echter
Sinn der Gegebenheit). Or, ce qui est vraiment donné, ce n’est précisément pas
quelque chose comme un datum singulier et ultime qui pourrait servir de fondement
à la connaissance, mais une tâche (Aufgabe) pour la pensée.
Si la notion de Aufgabe est utilisée et citée à satiété dans la littérature secondaire,
sa genèse dans la critique du concept positiviste de donné n’a pas fait couler beau-
coup d’encre1. Nous commencerons par quelques remarques d’ordre historique sur

1
À notre connaissance, seul Helmuth Holzhey, qui peut être considéré comme le plus grand spé-
cialiste des néokantiens de Marbourg dans le milieu germanophone, a remarqué, sans toutefois s’y
attarder, que la critique du concept positiviste de donné de la sensation est un des motifs princi-
paux, voire le motif principal des premiers écrits de Natorp. Cf. Holzhey 1986, p. 162.

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V. Palette, Le donné en question dans la phénoménologie et le néokantisme,
Phaenomenologica 224, https://doi.org/10.1007/978-3-319-73797-3_2
14 2 Natorp : la critique du « pseudo -“donné” » positiviste dans les premiers écrits…

l’identité du positiviste que Natorp prend pour cible dans sa critique (2.1.). Nous
reconstruirons ensuite la double objection métaphysique et épistémique que Natorp
adresse au concept positiviste de donné (2.2.). Puis nous montrerons que cette cri-
tique n’aboutit pas à l’abandon du donné, contrairement à ce qui se passe dans
l’œuvre du chef de file de l’école de Marbourg, Hermann Cohen (2.3.), mais va de
pair avec l’élaboration du vrai sens de l’être-donné (Gegebenheit) comme tâche
(Aufgabe) de la pensée. Nous tenterons d’expliquer quel sens il faut donner à cette
reconfiguration du donné en Aufgabe. (2.4.)

2.1  rnst Laas, la cible implicite du jeune Natorp dans


E
l’article de 1887

Dans l’article « Fondation objective et fondation subjective de la connaissance », et


plus spécifiquement dans le septième paragraphe, il est question du « “donné ici et
maintenant” du positiviste » (das ‘hier und jetzt Gegebene’ des Positivisten)2, que
Natorp décrit comme « l’immédiat de la conscience (subjective) » (das Unmittelbare
des (subjektiven) Bewusstseins)3. Fait remarquable : Natorp laisse le positiviste en
question dans l’anonymat. Quelle est donc la stratégie qui se cache derrière ce
silence ? La cible est-elle évidente au point qu’elle ne mérite pas d’être explicitée ?
Ou bien Natorp ne nomme-t-il personne en particulier pour élargir la portée de sa
critique ?
Si l’on en croit Isabelle Thomas-Fogiel et Jean-François Courtine, la cible de
Natorp est facile à identifier : il s’agit d’Ernst Mach4. Cependant, si l’on tient compte
des efforts déployés par Mach dans ses Contributions à l’analyse des sensations,
dont la première édition remonte à 18865, pour penser un élément neutre qui ne soit
précisément ni un phénomène psychique subjectif ni un phénomène physique
objectif6, cette hypothèse semble au premier abord assez déroutante, voire impro-
bable, dans la mesure où Natorp met explicitement l’accent sur le caractère subjectif
du datum qu’il critique.
Mais, pourra-t-on alors objecter, il faut savoir que Mach n’a pas toujours mis
l’accent sur la neutralité du donné. Dans son ancien projet de physique phénoméno-

2
Natorp 1887, p. 280 trad. fr. p. 135.
3
Ibid., p. 283, trad. fr. p. 137.
4
Cf. Thomas-Fogiel 2000, p. 112, note 2. : « Natorp ne cite personne nommément mais ses déve-
loppements (notamment la référence à l’“ici et maintenant”) ne laissent aucun doute sur la nature
du positivisme ici visé. Il s’agit bien du phénoménisme de Mach. » Cf. aussi Courtine 2009, p. 567.
5
Cf. Mach. 1886.
6
Et Moritz Schlick d’écrire : « Il [Ernst Mach] et Avenarius ont accordé une grande importance au
fait que le donné (das Gegebene) ne doit pas être saisi comme un contenu de conscience
(Bewußtseinsinhalt), et ils se sont efforcés de tenir ce concept à l’écart de leur philosophie. » Cf.
Schlick 2008, p. 328.
2.1 Ernst Laas, la cible implicite du jeune Natorp dans l’article de 1887 15

logique7, il était en effet influencé par l’idéalisme subjectif, et partageait avec


Berkeley la croyance dans un moi distinct de la masse des sensations8. Dans ce
projet, Mach prétendait en effet « partir d’un ultime datum subjectif ». (Courtine
2009, p. 567) Or, pour le jeune Natorp, comme la pour plupart de ses contempo-
rains, le positivisme de Mach n’était rien de plus qu’un avatar du psychologisme
logique, et en ce sens rien n’interdit donc d’identifier le jeune Mach comme la cible
de ces propos.
Cependant, la connaissance du parcours philosophique de Natorp nous a mis sur
une piste plus vraisemblable : Natorp s’adresse en fait directement au positiviste
Ernst Laas, qui, dans Idealismus und Positivismus, définit le fait positiviste comme
ce qui est « donné ici et maintenant dans ma conscience » (das hic et nunc in mei-
nem Bewusstsein Gegebene)9, expression que Natorp reprend mot pour mot dans
son article. Natorp connaissait personnellement Laas, puisqu’avant de rejoindre
Cohen et Lange à Marbourg en 188010, il a fait sa thèse sous sa direction à l’Univer-
sité de Strasbourg. Ernst Laas a publié entre 1879 et 1884 les trois tomes de son
opus magnum, intitulé Idealismus und Positivismus11. Il est le représentant du
­positivisme subjectif qui assimile le donné de la sensation à un contenu de conscience

7
Jean-francois Courtine fait référence à la définition de ce projet de physique phénoménologique
dans l’ouvrage de 1872 » intitulé L’histoire et la racine du principe de la conservation du travail
(Die Geschichte und die Wurzel des Satzes von der Erhaltung der Arbeit). Notons toutefois que si
le projet d’une fondation phénoménologique de la physique est ancien et déjà formulé dans l’ou-
vrage de 1872, le terme même de « physique phénoménologique » n’apparaît que bien plus tard,
probablement en 1896 dans la première édition des Principes de la théorie de la chaleur. C’est ce
que Mach suggère dans la conférence « Über das Prinzip der Vergleichung in der Physik » quand
il dit : « Ich hatte schon in meiner 1872 erschienen Schrift ‚Über die Erhaltung der Arbeit’ die
Ansicht vertreten, daß es der Naturforschung durchaus nur auf den ökonomischen Ausdruck des
Tatsächlichen ankommt. » Mach 1903, p. 263, note de bas-de-page. Il faudra attendre la Mécanique
dans son développement en 1883 pour avoir une version systématique de la « physique phénomé-
nologique » machienne. Cf. Mach 1883.
8
John T. Blackmore, qui est le spécialiste de Ernst Mach dans le milieu anglophone, rappelle dans
sa monographie sur Ernst Mach que Mach avait beaucoup lu George Berkeley, Georg Lichtenberg,
et Johann Herbart au début des années 1860. Cf. Blackmore 1972, p. 26sq.
9
Cf. Laas 1884, p. 243.
10
À la fin des années 1880, à l’époque où il entreprend sa critique du positivisme, le jeune Natorp
était déjà bien intégré dans le milieu néokantien marbourgeois, qu’il avait rejoint en 1880 à l’âge
de 26 ans. Comme il l’écrit dans sa Selbstdarstellung, c’est à la fin de ses études à Strasbourg dans
les années 1870 qu’il découvre, grâce à un ami de jeunesse nommé Georg Welter, ceux qui allaient,
quelques années plus tard, devenir ses collègues et inspirateurs marbourgeois, Albert Lange et
Hermann Cohen, ainsi que leur Kant, qui n’est ni celui, psychologique, de l’école anthropologique
de Jena (Fries-Herbart) ni celui, métaphysique, de l’école spéculative de Jena (Hegel-Fichte-
Schelling), mais un Kant logique et critique. Cf. Paul Natorp 1921, p. 3.
11
Le premier tome intitulé Idealismus und Positivismus: eine kritische Auseinandersetzung est
publié en 1879, le deuxième tome consacré à la Idealistische und positivistische Ethik sort en 1882,
et le troisième tome paraît en 1884 et comme le titre l’indique, Idealistische und positivistische
Erkenntnistheorie, Laas y défend la théorie positiviste de la connaissance contre les théories idéa-
listes parmi lesquelles on compte Platon, Kant, les idéalistes allemands et last but not least les
néokantiens eux-mêmes.
16 2 Natorp : la critique du « pseudo -“donné” » positiviste dans les premiers écrits…

appartenant au sujet12. Dans sa Selbstdarstellung, Natorp témoigne de son effort


pour se familiariser à l’époque avec les thèses positivistes de son Doktorvater :
[l]e fait qu’il [Ernst Laas] s’opposait fermement à Kant et à Platon, que j’aimais passionné-
ment, me stimula, car cela m’obligea à me mettre à l’épreuve des faits (Sachprüfung) et de
moi-même (Selbstprüfung). Je m’acclimatai, autant que possible, au positivisme de Laas,
qui réveillait pourtant un certain scepticisme en moi. Je me donnai pour tâche de l’étudier à
fond jusque dans ses dernières conséquences afin de savoir s’il résisterait finalement à la
critique kantienne. Il ne tint pas la route. (Natorp 1921, p. 3)13

Cet extrait témoigne expressément de l’importance de la figure d’Ernst Laas dans la


genèse du néokantisme de Natorp. On peut dire, sans exagérer, que Natorp a affirmé
sa position en s’opposant à Laas, et notamment à son concept proprement positi-
viste de donné.
Ajoutons, pour clore ces remarques préliminaires, qu’à travers Ernst Mach et
Ernst Laas, c’est tous les penseurs associés au positivisme subjectif qui sont visés.
Parmi eux, on peut également penser à Wilhelm Schuppe, représentant de la philo-
sophie de l’immanence (Immanenzphilosophie)14.

2.2  a double critique de la thèse métaphysique de la


L
singularité et de la thèse épistémique du
fondationnalisme

Considérons à présent le contenu de la critique que Natorp adresse au donné positi-


viste. Cette critique intervient à deux niveaux différents : à un niveau métaphysique
et à un niveau épistémologique. Tournons-nous d’abord vers l’objection métaphy-
sique. Pour le dire de façon anticipée, Natorp reproche aux positivistes de défendre
une conception nominaliste du donné, en le concevant comme un phénomène abso-
lument singulier, c’est-à-dire parfaitement autodéterminé.
Dans son article de 1887, Natorp établit une analogie éclairante entre le statut
absolu que les positivistes attribuent au donné et le statut absolu qu’Aristote et, à sa
suite, les nominalistes scolastiques, conféraient à la chose singulière, au todé ti.

12
Sous l’étiquette de « positivisme », il faut entendre, explique Laas dans Idéalisme et Positivisme,
« la philosophie qui ne reconnaît aucune autre fondation (Grundlage) que les faits positifs (positive
Thatsachen), c’est-à-dire les perceptions internes et externes. » (Laas 1884, p. 183). Laas consi-
dère que son point de vue est proche de celui de John Stuart Mill et de David Hume. Il cite aussi
Auguste Comte, mais plus en tant que fondateur du mouvement nommé « positivisme » que
comme réel inspirateur.
13
« Dass er [Ernst Laas] schroff gegen Kant, vollends gegen den von mir leidenschaftlich geliebten
Plato stand, reizte mich nur, denn es zwang zur ernstesten Sach- und Selbstprüfung. Ich lebte mich,
soweit mir das möglich war, in den Laasschen Positivismus ein, dem doch auch manches Skeptische
in mir selbst entgegenkam. Ich stellte mir zur Aufgabe, ihn jedenfalls erst bis zur letzten
Folgerichtigkeit durchzuarbeiten, um darüber zur Klarheit zu kommen, ob er am Ende doch der
Kantschen Kritik standhalte. Er hielt nicht stand. ».
14
Au sujet de Wilhelm Schuppe, cf. 1.1. de la présente monographie.
2.2 La double critique de la thèse métaphysique de la singularité et de la thèse… 17

Selon toute évidence, c’est de son Doktorvater Ernst Laas que s’inspire une telle
caractérisation. Dans Idéalisme et positivisme, Laas, suivant le modèle qui lui a été
inculqué par son maître Friedrich Adolf Trendelenburg, prétend en effet que toutes
les oppositions structurant l’histoire de la philosophie occidentale sont reconduc-
tibles à l’opposition entre Platon et Protagoras15. En écho à Laas, Natorp fait remon-
ter l’opposition entre idéalisme et positivisme, qui rythme la scène philosophique
austro-allemande dans le dernier quart du XIXe siècle, à l’opposition entre Platon et
Aristote qui structure la philosophie antique. Cette dernière subsiste au Moyen-Âge
sous la forme de l’opposition entre réalisme et nominalisme16.
Selon Natorp, c’est en effet la même question, proprement philosophique, du
primat du général (Allgemeine) ou du singulier (Einzelne) qui oppose d’abord
Platon à Aristote dans l’Antiquité, les réalistes aux nominalistes dans la philosophie
médiévale, puis l’idéalisme au positivisme dans la philosophie de la fin du XIXe
siècle. La seule différence, c’est que la question du primat du général ou du singu-
lier est posée de différentes manières dans la philosophie de la fin du XIXe siècle et
dans la philosophie antique et médiévale.
La Fragestellung contemporaine se distingue d’abord de la conception antique et
scolastique au sens où elle est l’héritière de la révolution critique kantienne. Celle-ci
implique en effet une métamorphose conceptuelle du couple multiséculaire de
l’universel et du singulier : dans la philosophie antique et médiévale, l’universel et
le singulier étaient considérés comme des substances, comme des en-soi, et ils
étaient représentés respectivement par les notions de genre (Gattung) et d’individu
(Individuum). À partir de Kant, l’universel et le singulier sont reconsidérés comme
de simples fonctions, comme des relations, et désignent respectivement l’objet
(Gegenstand) – la loi (Gesetz) ou la relation objective – d’un côté, et le phénomène
subjectif (Phänomen) – ou relation subjective – de l’autre. Avec Kant, les choses
« se sont dissoutes (…) dans de simples rapports » (in blosse ‘Verhältnisse’ auf-
gelöst’)17. Ainsi, la question du primat de l’universel et du singulier, qui concernait,
dans l’antiquité et au Moyen-Âge, la question ontologique de la possibilité de
l’existence (par exemple, la question de savoir si c’est le genre humain qui condi-
tionne la possibilité de l’existence de l’individu ou si c’est l’individu qui condi-
tionne la possibilité de l’existence du genre humain) se transforme avec Kant en une
question épistémologique et transcendantale, celle des conditions de possibilité de
la connaissance : est-ce l’entendement qui, à travers ses lois universelles et objec-
tives, conditionne la possibilité de la connaissance ou bien est-ce la sensibilité qui,
grâce à son donné subjectif et singulier, assure le rapport entre l’être et la pensée ?
La Fragestellung contemporaine, propre à l’opposition de l’idéalisme et du posi-
tivisme, se distingue ensuite du questionnement kantien dans un sens précis, sens
qui s’avère décisif pour comprendre la portée de la critique que Natorp adresse au
concept positiviste de donné dans ce texte. Natorp l’explique en ces termes :

15
Cf. Laas 1886, p. 188sq. Pour plus de précisions au sujet de la représentation de Laas, Cf.
Ueberwegs 1923, p. 380sq.
16
Cf. Natorp 1887, p. 276, trad. fr. p. 131.
17
Idem.
18 2 Natorp : la critique du « pseudo -“donné” » positiviste dans les premiers écrits…

[l]a question relative au singulier et au général concerne aujourd’hui […] le rapport que le
singulier ultime de la représentation subjective ou phénomène (Erscheinung) entretient
avec tout ce qui, d’une quelconque manière, a été élevé au rang d’une signification générale,
et par là même objective18. (Natorp 1887, p. 277, trad. fr, p. 131)

En effet, ce qui est en jeu dans l’opposition entre idéalisme et positivisme, ce n’est
plus le rapport entre la relation générale (la loi objective) et la relation singulière (le
donné subjectif), mais plus précisément le rapport entre la loi objective et le phéno-
mène de dernière instance (das Phänomen letzter Instanz), c’est-à-dire le singulier
ultime (das letzte Einzelne). En ce sens, le concept positiviste de donné se différen-
cie radicalement du concept kantien de phénomène : alors que Kant confère au
phénomène un statut épistémologique négatif, en faisant de lui un objet indéterminé
en attente d’être déterminé par les lois objectives de l’entendement, le positiviste le
dote quant à lui d’un statut épistémologique positif, en faisant de lui un datum
absolu ou une sensation ultime, un immédiat pur, bref : l’apparition absolument
singulière dans la conscience (die absolute einzelne Erscheinung im Bewußtsein).
Dans un article publié en 1891 et intitulé « Quantité et qualité dans le concept, le
jugement et la connaissance objective », Natorp résume très clairement en quoi
consiste exactement l’erreur positiviste : les positivistes relèvent (aufheben) le dua-
lisme kantien de la forme et de la matière, du concept et du sensible, de la détermi-
nation et du déterminable, dans une unité ultime en plaçant dans le donné une totale
détermination et allant même jusqu’à faire du concept déterminant « une qualité du
donné » (Beschaffenheit des Gegebenen)19.
Ainsi, le positivisme n’est que la réalisation la plus conséquente du nominalisme, dans la
mesure où il n’accorde de vérité originaire et indépassable qu’au singulier ultime, qu’à son
‚positif‘. En revanche, il ne reconnaît de vérité ou d’effectivité à ce qui a été généralisé
d’une manière ou d’une autre (et par conséquent aussi au singulier, pour peu qu’il soit élevé
à ce qui doit être représenté en général) que pour autant qu’il est le représentant de ce ‚posi-
tif‘ ultime. (Natorp 1887, p. 277, trad. fr, p. 131)20

Dans cet extrait, les positivistes sont accusés de répéter à leur manière l’erreur
d’Aristote et des nominalistes. Aristote croyait en effet que la chose était concrète et
singulière en soi (in sich concret und einzeln). Il pensait que la singularité (Einzelheit)

18
C’est nous qui traduisons ici. Thomas-Fogiel fait un contresens sur le mot « gegenständlicher
Bedeutung »). « Die Frage wegen des Einzelnen und Allgemeinen betrifft heute […] in letzter
Linie das Verhältnis des letzten, schlechthin Einzelnen der subjectiven Vorstellung oder Erscheinung
zu jedem schon irgendwie zu allgemeiner, mithin gegenständlicher Bedeutung Erhobenen. » Nous
soulignons.
19
Cf. Natorp 1891, p. 132.
20
C’est nous qui traduisons ici : « Der Positivismus ist insofern nur die consequentere Durchführung
des Nominalismus, indem er, gerade im Hinblick auf das letzte Einzelne, sein ‚Positives, diesem
allein ursprünglichen und unaufheblichen Wahrheitswerth zugesteht, jedem schon irgendwie
Verallgemeinerten dagegen (mithin auch dem Einzelnen, sofern es schon zum allgemein so
Vorzustellenden erhoben ist) Wahrheit oder Wirklichkeit nur zuerkennt, sofern es der Repräsentant
jenes letzten ‚Positiven’ ist. » Par fidélité au sens du propos de Natorp, nous avons dû transformer
(simplifier) la syntaxe de la phrase allemande. Notons au passage que la traduction francaise offi-
cielle de Thomas-Fogiel (Cf. p. 132) est victime d’un contresens – traduisant un accusatif « urs-
prünglichen und unaufheblichen Wahrheitswerth » par un datif.
2.2 La double critique de la thèse métaphysique de la singularité et de la thèse… 19

était une propriété (Eigenschaft) de la chose, et cela indépendamment du fait que


cette singularité est seulement accessible à travers des concepts abstraits et géné-
raux21. À l’instar d’Aristote, qui hypostasiait le singulier dans la chose même (das
Ding selbst), les positivistes hypostasient la singularité dans le phénomène même
(die Erscheinung selbst)22. Le donné du positiviste est en soi intégralement déter-
miné et singulier.
Mais à quoi correspond un tel phénomène absolument singulier, se demande
Natorp, en bon néo-kantien ? Que cela signifie-t-il au juste de dire que le phéno-
mène contient déjà en lui-même la détermination ultime que nous recherchons23 ?
Comme il l’écrit dans l’article de 1887, « on parle du ‚positif’ comme de quelque
chose de déjà déterminé alors que la détermination est toujours une performance de
la connaissance ». (Natorp 1887, p. 282, trad. fr. p. 136). Loin d’être auto-suffisant,
le donné de la sensation a un statut négatif dans la connaissance. Il est cet indéter-
miné qui doit être déterminé par la pensée. Croire, à l’instar des positivistes, que le
phénomène a un statut épistémique ‘positif’, croire qu’il se pose lui-même dans
l’immédiateté de son hic et nunc comme quelque chose de pleinement déterminé, de
« singulier », de « concret », n’est qu’une illusion incompréhensible (unverständ-
liche Illusion) 24 :
[c]’est une erreur de croire que l’on peut concevoir ce concret ultime là, le ‚donné ici et
maintenant’ de la représentation comme primaire, comme le seul ‘positif’, et qu’on peut le
poser au fondement à la connaissance. (Natorp 1887, p. 280, trad. fr. p. 135)25

Comme le souligne Natorp dans le dernier segment de ce passage, il est tout à fait
remarquable que la thèse métaphysique de la particularité, selon laquelle le donné
est un phénomène absolument singulier, s’accompagne, chez les positivistes, d’une
prétention épistémique explicite : ils estiment en effet que le phénomène ainsi défini
est capable d’assurer à lui seul le fondement de la connaissance. Nous touchons ici
à l’origine de la deuxième objection de Natorp, objection d’ordre épistémique. Il
nous semble tout particulièrement heuristique de distinguer entre ces deux plans,
métaphysique et épistémique, de la critique du donné positiviste, car cela nous per-
met de voir que Natorp ne vise pas la conception empiriste de la sensation en géné-
ral, mais la conception positiviste du donné en particulier. Alors que l’objection

21
Cf. Natorp 1887, p. 281sq, trad. fr. p. 136.
22
Chez Ernst Cassirer, autre représentant de l’école néokantienne de Marbourg, on retrouve l’idée
d’une hypostase du concept de sensation, idée que le jeune Natorp avait proposée dans son article
de 1887. Cf. Cassirer 1972, trad. fr. p. 39–40. Pour plus de détails sur la critique que Cassirer
adresse à Mach, cf. ibid., p. 25–34.
23
Natorp 1887, p. 282, trad. fr. p. 136.
24
Ernst Cassirer dénoncera lui aussi l’illusion d’un phénomène en soi pleinement déterminé. Cf.
Cassirer 1972, trad. fr. p. 29: « Dans l’empirisme, on élabore un concept du donné singulier sans
reconnaître qu’un tel concept, explicitement ou implicitement, doit déjà contenir les moments et
les déterminations d’une généralité quelle qu’elle soit. »
25
C’est nous qui traduisons ici : « Es ist ein Irrthum, wenn man glaubt, jenes letzte Concrete, das
‚hier und jetzt Gegebene’ der Vorstellung, als das Erste, allein Positive, allem Andern voraus fassen
und der Erkenntnis zu Grunde legen zu können. » Sur ce point, cf. aussi Natorp 1887, p. 57.
20 2 Natorp : la critique du « pseudo -“donné” » positiviste dans les premiers écrits…

adressée à la thèse métaphysique de la particularité touche en plein cœur toutes les


formes historiques d’empirisme, l’objection épistémique contre le fondationalisme
ne concerne que l’empirisme positiviste de la fin du XIXe. Car le fait de voir dans le
donné de la sensation un fondement ultime et infaillible de la connaissance est un
trait spécifique du positivisme de la fin de siècle, qui les distingue à la fois des empi-
rismes classiques du XVIIe et des empirismes logiques du début du XXe.
Si le donné peut servir de fondement à la connaissance, c’est parce que, en tant
qu’absolument singulier, il est également, selon les positivistes, infalsifiable. Dans
un article postérieur, datant de 1912, et intitulé « Kant et l’école de Marbourg »,
Natorp parle de l’empirisme comme d’un absolutisme erroné (falscher
Absolutismus)26 qu’il faut réveiller de son sommeil dogmatique. À ses yeux, il n’y a
rien de plus contraire à l’essence même de la connaissance que d’affirmer qu’elle
repose sur un fondement infaillible et irrévocable. Contre l’absolutisme positiviste,
le but de Natorp est de rendre au datum de l’expérience son caractère simplement
hypothétique, et donc révisable par définition. Loin d’être un positum, une sorte de
fundamentum inconcussum, l’être-donné doit être redéfini selon Natorp comme un
« posit », au sens que Quine donne à ce mot27.

2.3  ’abandon du donné chez Cohen et la résistance de


L
l’être-donné chez Natorp

Natorp n’est pas le premier néokantien à critiquer le concept de donné. Hermann


Cohen, chef de file de l’école de Marbourg, considère lui aussi que le terme de
donné est malheureux, voire fatal (verhängnisvoller Ausdruck). Il ne correspond à
aucune donnée sensible, mais exprime seulement un préjugé (Vorurteil)28. Dans le
Principe du calcul infinitésimal publié en 1883, celui-ci écrivait déjà que
[l]a dérivation des choses à partir des lois de la conscience pensante constitue le génie de
l’idéalisme. […] Ce n’est pas dans le ciel que les étoiles sont données (gegeben), mais
[c’est] dans la science de l’astronomie que nous désignons ces objets comme donnés (als
gegebene). (Cohen 1883, p. 127, trad. fr. p. 149)

Aux yeux de Cohen, cela ne suffit pas de dire que la pensée détermine (bestimmt) le
donné, comme l’affirme le jeune Natorp contre le positivisme, mais il faut dire
qu’elle le produit (erzeugt) – c’est en effet comme une production de sens qu’il faut
comprendre le « en tant que » (als) dans la citation de Cohen. Le donné est un pur
produit de la pensée. Natorp n’a pas manqué de souligner la radicalité, à ses yeux

26
Cf. Paul Natorp 1912a, p. 206. Notons que Natorp s’adresse ici aux représentants de l’empirisme
classique (il se réfère notamment à Hume), mais sa critique touche également les tenants du posi-
tivisme de la fin du XIXe siècle.
27
La notion de posit désigne chez Quine le caractère postulé des sense data, des molécules ainsi
que toutes les particules élémentaires de la science. Cf. Quine 1966, p. 250, trad. fr. p. 420.
28
Cohen 1902, p. 24.
2.3 L’abandon du donné chez Cohen et la résistance de l’être-donné chez Natorp 21

excessive, des propos de Cohen dans sa recension de la Logique de la connaissance


pure de Cohen publiée en 1903 et il dénonce
[l]a souveraineté inconditionnée de la pensée qui n’est limitée par aucune sorte de donné.
Si c’est en cela que consiste la dernière conséquence de l’accomplissement de l’idéalisme,
alors il semble au contraire que le sol de la théorie kantienne de la connaissance, le sol de
l’idéalisme critique sont totalement abandonnés. (Natorp 1986, p. 7.)29

Ainsi, la critique cohénienne du donné ne se limite pas à la cible positiviste, mais


vise à éliminer toute sorte de donné. Autrement dit, ce n’est pas seulement le donné
positiviste comme point ultime, mais aussi l’être-donné comme éventuel but ou
telos de la connaissance que Cohen biffe d’un seul trait30. Selon ce dernier, le travail
de la connaissance commence et finit dans la pensée, pensée qui ne reconnaît aucun
être en dehors d’elle. Ce faisant, Cohen supprime définitivement toutes les difficul-
tés de la philosophie critique liées à la reconnaissance d’une source intuitive de la
connaissance31, et notamment la relation entre logique et psychologie, entre objec-
tivité et subjectivité.
Comme l’indique expressément le passage cité plus haut, Natorp se démarque
d’emblée de l’anti-sensationnisme radical de son maître. Certes, pour lui aussi, le
plus urgent dans son article de 1887 était d’éviter l’écueil du psychologisme et de
faire ressortir le primat de la logique sur la psychologie dans la théorie de la connais-
sance. Cela se traduisait alors par une critique du concept positiviste de donné en
soi, de ce donné qui serait déjà un objet complètement déterminé sans l’intervention
de la pensée logique déterminante. Mais, comme nous aimerions le mettre à présent
en exergue, le primat du logique sur le psychologique se trouve à son tour devant un
autre écueil imminent, celui du logicisme pur et dur à la Cohen, qui consiste à
réduire le phénomène subjectif à la loi objective et, a fortiori, la psychologie à la
logique. Or, s’il est vrai qu’il n’est pas un donné positif ultime au sens positiviste,
l’être-donné subjectif n’est pas pour autant un pur produit de la pensée logique !
Dans l’extrait suivant, Natorp résume ce double écueil menaçant la théorie de la
connaissance :
[i]l semble si facile et donc si tentant de dépasser le dualisme de la forme et de la matière,
du concept et du sensible, de la détermination et du déterminable dans une unité ultime.
D’une certaine façon, c’est ce que fait le positivisme en transférant la pleine détermination
et pas seulement la déterminabilité dans le donné et il n’éprouve naturellement aucune
difficulté à laisser disparaître la fonction déterminante du concept dans sa spécificité, c’est-­
à-­dire à la reconduire à la qualité du donné. D’un autre côté, lorsqu’on s’est persuadé de
l’inconsistance de cette conception, la tentation est d’autant plus imminente de dépasser
l’opposition plutôt dans l’autre sens : laisser tomber le déterminable, qui n’est qu’un simple

29
« Das erste, was an dem neuen Werke Cohens im Vergleich mit dessen älteren Arbeiten jedem
auffallen muß, ist die Behauptung der bedingungslosen, durch kein ‚Gegebenes’ irgend- welcher
Art eingeschränkten Souveränität des Denkens. Wird dadurch der Idealismus erst zu seiner vollen
Konsequenz gebracht, so scheint es dagegen, daß der Boden der Kantischen Erkenntnislehre, der
Boden des ‚kritischen’ Idealismus damit gänzlich verlassen sei. »
30
Pour plus de détails sur la critique cohénienne du donné sensible, cf. Holzhey 1986, p. 156–160
et Dufour 2002, p. 325–332.
31
Cf. Natorp 1986, p. 8.
22 2 Natorp : la critique du « pseudo -“donné” » positiviste dans les premiers écrits…

X à peine capable d’un concept clair, et le dériver de la fonction déterminante. Nous obte-
nons alors cette surtension de l’idéalisme qui a trouvé son expression la plus pure dans la
philosophie de Fichte. (Natorp 1891, p. 132)32

La tentation moniste s’épanouit donc dans deux directions opposées : on peut pen-
ser un monisme de la sensation, comme c’est le cas chez les positivistes, ou un
monisme de la pensée, comme c’est le cas chez Cohen ou chez Fichte. À cette
époque, Natorp s’interdit de succomber à la tentation de tout type de monisme. Il lui
semble tout aussi impossible de déduire le donné de la pensée que de le réduire à la
sensation. Car, en bon kantien, il pense encore que si l’on définit la connaissance
comme une unité synthétique, c’est qu’il y a bien quelque chose de divers à synthé-
tiser33. La pensée ne peut donc pas passer outre la présupposition tacite
(stillschweigende Voraussetzung) d’un être-donné sensible comme ce X qu’elle a
justement pour fonction de conceptualiser. Puisqu’aucune connaissance n’existe
au-delà de la corrélation ultime entre forme et matière, il semble qu’il faille accepter
le dualisme de la sensibilité et de l’entendement comme un fait « pur et dur » (eine
starre Thatsache), écrit Natorp34. Cette corrélation s’atteste comme irréductible et
l’hypostase d’un des corrélats lui semble encore impossible à cette époque.
Si Natorp s’accorde donc avec Cohen pour rejeter l’idée d’un donné autarcique
et auto-suffisant qui exclurait toute intervention de la pensée, il maintient pourtant,
contre Cohen, l’idée d’un donné pour la pensée, d’un être-donné (Gegebenheit) qui
est proposé ou laissé (aufgegeben) à la pensée à titre de problème ou de tâche
(Aufgabe). Ainsi, dans la recension de la Logique de la connaissance pure de Cohen
en 1902, Natorp propose de distinguer entre un « pseudo-donné » (falsches
Gegebene) et le « sens véritable de l’être-donné » (echter Sinn der Gegebenheit)
comme tâche de la pensée (Aufgabe)35 :
[l]e ‚donné’ (Gegebene) ne peut avoir le sens que d’une tâche (Aufgabe) ; mais selon le sens
même de la tâche ainsi établie – tâche que le penser doit d’abord résoudre -, le donné
demeure cependant, et même à ce titre de préalablement donné (voraus Gegebenes). Dans
son aversion tout à fait légitime contre le pseudo-‚donné’ (das falsche ‚Gegebene’), Cohen

32
« Es scheint so leicht und ist darum so verführerisch, den Dualismus von Form und Materie,
Begriff und Sinnlichem, Bestimmung und Bestimmbarem in eine letzte Einheit aufzuheben. In
einer Art thut das der Positivismus, indem er die volle Bestimmtheit und nicht bloss Bestimmbarkeit
in das ‘Gegebene’ verlegt und dann natürlich keine Schwierigkeit findet, die bestimmende Function
des Begriffs in ihrer Eigenthümlichkeit zum Verschwinden zu bringen, nämlich auf die
Beschaffenheit des ‘Gegebenen’ zurückzuführen. Andrerseits, wenn man sich von der Haltlosigkeit
dieser Auffassung überzeugt hat, so liegt der Versuch um so näher, den Gegensatz vielmehr von der
andern Seite her aufzuheben : das Bestimmbare, welches ja ein blosses X, kaum eines klaren
Begriffs fähig sein soll, lieber ganz fallen zu lassen oder aus der bestimmenden Function selbst
abzuleiten. Wir erhalten dann jene Überspannung des Idealismus, die ihren reinsten Ausdruck in
der Philosophie Fichtes erhalten hat. »
33
Cf. Ibid., p. 130.
34
Cf. Idem.
35
Cf. Natorp 1986, p. 21.
2.4 L’élaboration du vrai sens de l’être-donné (Gegebenheit) comme tâche… 23

court le risque de rater aussi ce sens authentique de l’être-donné (echten Sinn der
Gegebenheit). (Natorp 1986, p. 21)36

Nous disions plus haut que Natorp reprochait au positiviste de penser un donné
ready-made qui serait donné à la pensée comme déjà déterminé au lieu de considé-
rer un donné pour la pensée, c’est-à-dire un phénomène qui serait donné pour que
la pensée le détermine. À présent, il est temps de souligner que ce donné pour la
pensée n’est pas non plus un phénomène donné par la pensée. En disant cela, on
retombe sur la différence fondamentale entre la conception cohénienne de donné
comme produit par la pensée et la conception natorpienne du véritable sens de
l’être-donné comme tâche (Aufgabe) pour la pensée déterminante, conception vers
laquelle nous allons maintenant nous tourner.

2.4  ’élaboration du vrai sens de l’être-donné (Gegebenheit)


L
comme tâche (Aufgabe) de la pensée

Dans son article de 1887, Natorp reconnaissait déjà au positiviste un « juste pressen-
timent » (eine richtige Ahnung), en dépit des critiques virulentes qu’il lui adressait:
[s]’il est vrai que toute détermination est une prestation de la connaissance, on ne peut pas
à vrai dire s’empêcher de réfléchir sur le fait que quelque chose doit être donné avant cette
prestation de la connaissance, quelque chose comme l’originaire subjectif, l’immédiat qui
doit être déterminé, et, par-là, conduit à l’objectivité. En effet, quelque chose est bien donné
avant la prestation de la connaissance, à savoir la tâche (Aufgabe). (Natorp 1887, p. 283)37

Loin d’abandonner le donné, Natorp le reconfigure comme une inconnue au sens


mathématique du terme, comme un X dans l’équation de la connaissance. « On
pourrait dire », écrit Natorp, « que l’objet est donné comme ce qui doit être
déterminé (als erst zu Bestimmender), comme un X, et pas comme une grandeur
connue. »38 (Natorp 1887, p. 283) C’est précisément ce changement de statut du
donné que Natorp a en vue lorsqu’il parle du donné (Gegebenes) en termes de tâche
proposée à la pensée (Aufgabe).
Dans l’article de 1887, Natorp nous offre déjà une double caractérisation du
véritable être-donné. Il lui confère en premier lieu le statut négatif d’une « indéter-
minité absolue » (absolute Unbestimmtheit) ou d’un « chaos originaire » (ursprün-
gliches Chaos) qui n’est accessible que par « reconstruction » :

36
« Das ‚Gegebene’ darf nur den Sinn der Aufgabe haben; aber im Sinne der gestellten Aufgabe,
die vom Denken erst zu lösen, bleibt es doch das Gegebene, und zwar voraus Gegebene. In der
begründeten Abwehr gegen das falsche ‚Gegebene’ kommt Cohen in Gefahr auch diesen echten
Sinn der Gegebenheit zu übersehen. »
37
C’est nous qui traduisons ici : « Gleichwohl lag dem Positivismus eine richtige Ahnung zu
Grunde. Eben wenn alle Bestimmung erst Leistung der Erkenntnis ist, so läßt sich allerdings die
Reflexion nicht abweisen, daß vor dieser Leistung doch etwas ‚gegeben’ sein mußte, als das sub-
jektiv Ursprüngliche, Unmittelbare, was bestimmt, und damit zur Objektivität erst gebracht wer-
den soll. In der That ist vor der Leistung der Erkenntnis etwas gegeben: nämlich die Aufgabe. »
38
« Man mag auch sagen: der Gegenstand sei gegeben; nämlich als erst zu Bestimmender; als ein
X, nicht als bekannte Größe. »
24 2 Natorp : la critique du « pseudo -“donné” » positiviste dans les premiers écrits…

[l]e niveau de la pure subjectivité serait identique au niveau de la pure indétermination. On


peut retourner à celle-là comme on retourne à un chaos originaire, mais on ne peut pas la
saisir en elle-même39. (Natorp 1887, p. 283)

Notons, au passage, que le terme de « reconstruction », qui deviendra un mot-clef


de la psychologie génétique de Natorp, développée un an plus tard en 1888, fait sa
première apparition dans ce texte de 1887. Mais Natorp ne se contente pas de cette
caractérisation négative de la Aufgabe comme l’indéterminé. En effet, le donné
n’est pas seulement ce qui n’est pas encore déterminé (als das noch nicht Bestimmte),
mais aussi et surtout ce qui est déterminable (als das Bestimmbare)40. C’est précisé-
ment pour exprimer la déterminabilité de la Aufgabe que Natorp mobilise, dans son
article de 1887, la notion aristotélicienne de « dynamei ôn »41 :
[e]n fait, le concret du phénomène (das Concrete der Erscheinung) n’est donné que comme
ce qui doit être déterminé (als erst zu bestimmendes), comme X déterminable (bestimm-
bares X), pour ainsi dire comme un dynamei on aristotélicien. Il n’est donné qu’au sens
d’une tâche proposée, mais pas comme un datum de la connaissance, à partir duquel
quelque chose d’autre, encore inconnu, se laisserait déterminer42. (Natorp 1887, p. 282)

Le donné désigne donc aussi la possibilité de détermination, la déterminabilité que


Natorp nomme aussi puissance (Potenz). Or, pour approfondir et concrétiser ces
deux sens positif et négatif du véritable être-donné subjectif, conçu comme un X
indéterminé et déterminable, il faut qu’à la logique s’ajoute une psychologie. Chez
Natorp, la critique du psychologisme va de pair avec une concession : la psychologie
a bien un rôle à jouer dans la fondation de la logique, puisque des concepts logiques
tels que ceux de vérité ou de jugement désignent aussi des expériences psychiques.
Comme la phénoménologie de Husserl, la psychologie de Natorp vise à réintégrer la
psychologie après avoir dénoncé le psychologisme et, en l’occurrence, à conserver le
donné après avoir dénoncé son mythe positiviste. On revient ici à la grande diffé-
rence entre Cohen et Natorp, qui est déjà opératoire dans l’article de 1887, même si
elle n’y est pas encore thématisée, pour des raisons obvies43. Cohen ne parvient pas
à envisager la fondation subjective de la connaissance autrement que comme rechute
dans une forme de psychologisme, dans une forme de psychologie empirique, qui,
comme telle, est complètement étrangère à la méthode transcendantale kantienne. À
ses yeux, la théorie de la connaissance s’accomplit pleinement dans la logique de

39
« Die Stufe der reinen Subjectivität wäre identisch mit der Stufe der absoluten Unbestimmtheit.
Auf eine solche mag man zurückschliessen, als auf das ursprüngliche Chaos, aber man kann sie
nicht in sich selbst erfassen. »
40
Ces deux dimensions seront très explicites dans un texte postérieur publié en 1891. Cf. Natorp
1891, p. 129.
41
Le dynamei ôn désigne un simple être-en-puissance, indéterminé en soi, en attente d’une actua-
lisation, qui ne peut provenir que du noûs, premier moteur doté d’une efficience réelle et dépourvu
de matière. De même que pour Aristote, la Möglichkeit (dynamis) est inférieure à la Wirklichkeit
(energeia), pour Natorp la Potenz est inférieure à l’œuvre de détermination elle-même accomplie
par la pensée.
42
Nous traduisons ici.
43
Cf. Natorp 1887, p. 286, trad. fr., p. 136.
2.4 L’élaboration du vrai sens de l’être-donné (Gegebenheit) comme tâche… 25

l’objet et peut tout à fait se passer de la psychologie44. Opposé sur ce point à Cohen,
Natorp insiste dès 1887 sur la nécessité de compléter la fondation logique par une
fondation psychologique de la connaissance45. Car si la connaissance logique peut
déterminer le singulier de manière toujours plus précise, elle s’avère toutefois inca-
pable de comprendre à elle seule comment la connaissance peut se rapporter à un
phénomène concret et unique. Cette fonction d’accomplissement ou de concrétisa-
tion des formes abstraites de la pensée revient inéluctablement à l’intuition subjec-
tive et demeure ainsi la tâche de la psychologie. En effet, ce n’est pas parce que la
psychologie est incapable de fonder la connaissance (la logique), comme le pensent
Cohen et Natorp, qu’elle n’a plus aucun rôle à jouer dans la philosophie. La condam-
nation du psychologisme logique n’implique pas le rejet de la psychologie hors de la
théorie de la connaissance46. C’est un point capital pour Natorp.
Si le donné obtient donc un statut non positif chez Natorp, dans la mesure où il ne
peut pas servir de posit, de fondement à la connaissance, il demeure néanmoins en tant
que tel l’objet de la psychologie, son telos pour ainsi dire. La dénonciation du mythe
positiviste d’un datum absolu n’empêche pas de concéder aux positivistes que le phé-
nomène absolument singulier est la tâche la plus haute de la philosophie. Dans cet
extrait, Natorp fait la part du vrai et du faux dans la conception positiviste du donné :
[l]’erreur du positivisme, ce n’est donc pas de s’interroger sur le donné ultime (letzten
Gegebenen), l’originaire subjectif, le ‚phénomène de dernière instance’ et de voir en lui
l’immédiat de la conscience (subjective) ; ce qui est faux, c’est de croire que ce qu’il cherche,
à savoir l’immédiat postulé, l’originaire de la conscience subjective, est capable de fonder la
connaissance également en tant que datum immédiat et originaire. (Natorp 1887, p. 283) 47

En résumé, la tâche psychologique ne peut pas être une tâche première (erste
Aufgabe), mais constitue l’ultime tâche de la philosophie (allerletzte Aufgabe), s’il
est vrai que le donné n’est pas donné comme un phénomène ultime, mais comme un
X à déterminer48.

44
Il est étonnant de lire que dans sa Logik der reinen Erkenntnis, 1902, p. 17), Cohen annonçait une
psychologie, qui devait former, à côté de la logique, de l’éthique (Ethik des reinen Willens, Berlin,
B. Cassirer, 1904) et de l’esthétique, la quatrième partie de sa théorie de la connaissance. Cette
psychologie ne verra finalement jamais le jour. Il décidera de consacrer ses derniers efforts à l’éla-
boration d’une philosophie de la religion, qui n’était pas prévue et semble prendre la place de la
psychologie annoncée.
45
Dans son article de 1887, Natorp annonce l’exigence (Forderung) d’une fondation psychologique
de la connaissance. Cf. Natorp 1887, p. 286, trad. fr., p. 136. Cf. aussi Natorp 1888, p. 101 : «
Vollständig gelöst ist die Gesammtaufgabe der Wissenschaft erst, wenn Beides geleistet ist: das
objektive Verständnis der Phänomene aus dem Gesetz und das subjektive Verständnis der Gesetze
und aller dadurch geleisteten Erklärung der Phänomene aus dem Unmittelbaren des Bewußtseins. »
46
Au sujet des rapports complexes entre psychologisme et psychologie, cf. Gyemant (éd.) 2015.
47
C’est nous qui traduisons ici : « Nicht darin also verfehlt es der Positivismus, daß er nach dem
letzten Gegebenen, subjektiv Ursprünglichen, dem ‚Phänomen letzter Instanz’, überhaupt fragt
und in ihm das Unmittelbare des (subjektiven) Bewußtseins sieht; falsch ist nur die Meinung,
dieses gesuchte, eigentlich postulirte Unmittelbares, Ursprüngliche des subjektiven Bewußtseins
auch als unmittelbares, ursprüngliches Datum der Erkenntnis zu Grunde legen zu können. »
48
Natorp, ibid. p. 198. Nous traduisons ici : « Nicht als wäre es unsere Meinung, die Psychologie
überhaupt von der Philosophie ausschliessen, sie bedingungslos der Empirie überweisen zu wollen;
26 2 Natorp : la critique du « pseudo -“donné” » positiviste dans les premiers écrits…

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Chapitre 3
Natorp : la critique de l’idée
phénoménologique d’un accès non-conceptuel
au donné de la perception dans les premières
versions de la psychologie critique (1888–1904)

On aurait peine à admettre que ce qui est le plus originaire, le


plus immédiat dans la conscience, le proteron pros emas,
devrait être antérieur d’un point de vue temporel ; en tout cas,
il n’y va pas de la priorité temporelle, mais du rapport
conditionnant à toutes les objectivations, en tant que fondement
(subjectif) ou présupposition, ou, pour parler comme Aristote,
en tant que ὕλη, que dynamei on. Il n’est pas nécessaire
d’établir l’originaire de la conscience comme un niveau
temporellement antérieur qui serait donné pour soi, comme
germe ou site, pour ainsi dire comme stade préhistorique de la
conscience. De même, il n’est pas nécessaire à l’inverse
d’établir l’acte d’objectivation comme progrès dans le temps.
(Natorp 1888, p. 102) (« Kaum würden wir zugestehen können,
[…] dass das im Bewusstsein Ursprünglichere, Unmittelbarere,
das proteron pro emas, durchaus ‚der Zeit nach’ das Frühere
sein müsse; jedenfalls nicht auf die zeitliche Priorität, sondern
auf das bedingende Verhältnis zu allen Objectivirungen, als
(subjektive) Grundlage oder Voraussetzung, aristotelisch
gesprochen als ὕλη, als dynamei on, kommt es an. Das
Ursprüngliche des Bewußtseins braucht nicht auch als eine für
sich gegebene, zeitlich frühere Stufe, als Keim oder Anlage,
gleichsam als prähistorisches Stadium des Bewußtseins
nachgewiesen zu werden, so wenig umgekehrt die constitutive
‚That’ der Objectivirung als Fortschritt in der Zeit
nachgewiesen werden muß. »)

3.1  eux définitions subséquentes de l’être-donné dans les


D
écrits psychologiques

Dans le chapitre précédent, nous avons montré que Natorp tient à conserver une
idée de donation comme Aufgabe, comme X de la pensée et ce, malgré la critique
virulente qu’il adresse au mythe positiviste du donné. Or, comme il le suggère dans
ses premiers écrits logiques, c’est à la psychologie qu’il revient de déployer le sens
précis de cette hypothèse de l’être-donné.

© Springer International Publishing AG, part of Springer Nature 2018 29


V. Palette, Le donné en question dans la phénoménologie et le néokantisme,
Phaenomenologica 224, https://doi.org/10.1007/978-3-319-73797-3_3
30 3 Natorp : la critique de l’idée phénoménologique d’un accès non-conceptuel au donné…

La psychologie de Natorp a un profil unique dans la psychologie austro-­


allemande de la fin du XIXe siècle. L’Introduction à la psychologie, publiée en
1888, n’est ni un manuel de psychologie expérimentale, à savoir un livre où sont
présentées des expériences ou expérimentations psychologiques, comme c’est le
cas chez Wundt et ses collègues, ni un livre de psychologie empirique au sens bren-
tanien, où sont décrits et analysés les actes mentaux et leurs composantes. Il s’agit
d’une œuvre de psychologie épistémologique, fondée sur la critique kantienne de la
connaissance. La psychologie selon la méthode critique a pour objectif d’assurer
« les fondements généraux de toutes les objectivations et de les reconduire à leurs
sources dans l’immédiat de la conscience subjective. » (Natorp 1904, p. 9)
Natorp a publié deux versions principales de sa psychologie : l’Introduction à la
psychologie en 18881 et la Psychologie générale en 19122. Dans le cadre de notre
reconstruction des critiques qu’il a adressées au donné, nous aurons aussi à prendre
en compte un autre opuscule, publié en 1904 et intitulé Psychologie générale sous
la forme de principes directeurs pour l’enseignement universitaire – opuscule qui
est, comme son nom l’indique, un manuel de psychologie destiné à l’enseignement
universitaire3. Nous voudrions montrer que Natorp a donné deux définitions diffé-
rentes à la tâche de la donation dans ses écrits psychologiques. La première se
trouve thématisée dans l’Introduction à la Psychologie de 1888 et dans la
Psychologie générale sous la forme de principes directeurs pour l’enseignement
universitaire de 1904 et la deuxième est opératoire dans la Psychologie générale de
1912.
Dans ses deux premiers écrits psychologiques, assez peu connus, mais impor-
tants à maints égards4, l’Introduction à la Psychologie de 1888 et la Psychologie
générale sous la forme de principes directeurs pour l’enseignement universitaire de
1904, Natorp développe l’hypothèse selon laquelle le donné = X que la pensée doit
postuler est un « substrat extra-conceptuel, c’est-à-dire sensible »5. Nous allons voir

1
Natorp, 1888.
2
Natorp, 1912b.
3
Natorp, 1904.
4
L’Introduction à la psychologie est intéressante sous plusieurs angles de vue, non seulement
comme laboratoire de la psychologie de Natorp, mais aussi parce qu’elle anticipe de façon remar-
quable des questionnements qui seront ceux de la phénoménologie de Husserl. Dans une note du §
41 des Prolégomènes, Husserl reconnaît en effet que « deux écrits plus anciens de Natorp, son
article cité plus haut des Philos. Monatshefte, XXIII [il s’agit de « Sur la fondation objective et la
fondation subjective de la connaissance »] et son Introduction à la psychologie, n’ont pas été sans
exercer sur moi une action stimulante – bien qu’ils m’aient aussi fortement poussé à les contredire
sur d’autres points. » Husserl, 1975, p. 160, trad. fr. p. 169). Les premiers écrits de Natorp seront
surtout décisifs pour « le tournant dit transcendantal » de la phénoménologie husserlienne. Nous y
reviendrons dans le cinquième chapitre et dans la conclusion.
5
Cf. Natorp 1891, p. 131 : « La sensation en tant que singulier ultime n’est pas donnée (au sens du
positivisme) ; elle est bien plutôt une sorte d’hypothèse fondée sur l’exigence conceptuelle du
singulier ultime défini comme ce qui doit être déterminé en dernier lieu, mais qui en soi est
extra-conceptuel, c’est-à-dire sensible. »
3.1 Deux définitions subséquentes de l’être-donné dans les écrits psychologiques 31

que la définition de la méthode de la psychologie en termes génétiques conduit


Natorp à penser ce substrat comme une origine ou un fondement à reconstruire,
comme une ὕλη, et pas comme un point de départ facticiel sur lequel la connais-
sance pourrait se construire.
C’est à ce niveau, à savoir au niveau de la génétisation de la psychologie, que
nous voyons d’ailleurs émerger la deuxième cible de la critique natorpienne du
donné, qui s’annonçait déjà dans l’article de 1887. Dans ses écrits psychologiques,
il n’est plus question nulle part du datum positiviste critiqué un an plus tôt, mais
Natorp élabore une critique de l’accès descriptif au donné perceptuel, tel qu’il est
présupposé par les psychologies dites descriptives, dont la phénoménologie, dans sa
version psychologique, développée dans les Recherches logiques en 1901, fait par-
tie. Pour éliminer le mythe du donné, il ne suffit pas de critiquer la positivité que les
positivistes confèrent au statut épistémique du donné, mais il faut aussi s’en prendre
à l’idée d’un phénomène accessible de façon immédiate.
Dans la Psychologie générale de 1912, Natorp remet en question cette première
définition de la Aufgabe : le véritable être-donné que postule la pensée, corrigera-­
t-­il, n’est pas un fondement hylétique, comme il l’avait pensé dans ses premiers
écrits psychologiques, mais c’est l’idéal d’une détermination absolue vers lequel la
pensée tend de façon asymptotique, ou plus précisément encore, le moment X d’in-
détermination accompagnant toute détermination, à chaque stade de la connais-
sance. Nous développerons ce point dans le chapitre suivant.
Dans le chapitre présent, qui peut d’ailleurs être considéré comme un commen-
taire inédit des premiers écrits psychologiques de Natorp, nous allons reconstruire
le premier sens de la tâche de l’être-donné. D’abord, nous rappellerons la définition
de l’objet de la psychologie, le phénomène psychique, qui a deux caractéristiques
essentielles : son caractère pré-objectif et sa complexité sensible supérieure à la
simple sensation. (3.2.) On pourrait être tenté d’associer ce phénomène, en tant que
pré-objectif, au phénomène psychique des brentaniens, à savoir à une entité ontolo-
giquement distincte de l’objet physique. Mais Natorp insiste pour dire que ce n’est
pas le cas, comme en témoigne sa critique virulente du dualisme psycho-physique
soutenu par Brentano et Husserl. Bien au contraire, nous verrons que Natorp défend,
dès la première version de sa psychologie, un « monisme de l’expérience », sem-
blable à celui soutenu par le physicien Ernst Mach à la même époque. (3.3.) Cette
critique du dualisme phénoménal n’aboutit cependant pas à la négation pure et
simple de toute différence entre le phénomène psychique et l’objet logique, mais
Natorp pense, jusqu’en 1904, que cette différence est de nature simplement métho-
dique : c’est en reprenant le dualisme épistémique kantien qu’il parvient à distin-
guer entre deux points de vue sur le phénomène unique : le phénomène psychique
se différencie du phénomène logique seulement dans la mesure où la psychologie
l’appréhende du point de vue de la sensibilité comme un phénomène indéterminé
alors que la logique l’appréhende comme un phénomène déterminé par la pensée.
(3.4.) La grande question est alors de savoir quelle méthode utiliser pour accéder à
ce phénomène psychique pré-objectif en tant qu’indéterminé. Nous exposerons les
virulentes objections que Natorp adresse à l’idée phénoménologique d’un accès
descriptif à la conscience subjective, critique qui touche à la fois les psychologies
32 3 Natorp : la critique de l’idée phénoménologique d’un accès non-conceptuel au donné…

brentaniennes et plus largement toute théorie phénoménologique qui admet un


donné de la perception. (3.5.) À la psychologie expérimentale, qui cherche à expli-
quer le phénomène psychique à partir de causes naturelles, et à la psychologie des-
criptive, qui se contente de décrire et d’analyser le vécu subjectif, la psychologie
critique de Natorp oppose une méthode génétique, censée reconstruire le fondement
mental des objectivations scientifiques et quotidiennes. (3.6.) De par son indétermi-
nation et sa structure sensible unifiée, l’objet de la psychologie critique semble cor-
respondre assez exactement à ce Kant nommait Erscheinung dans l’Esthétique
transcendantale. Nous verrons cependant que Natorp se démarque déjà de Kant au
moins à deux niveaux : tout d’abord, il propose de désambiguïser l’Erscheinung de
l’Esthétique en préférant la terminologie de la ὕλη afin d’éviter que l’objet de la
psychologie soit compris comme un phénomène au sens phénoménologique du
terme, à savoir comme un donné de la perception. (3.7.) En outre, Natorp prend
également ses distances avec la conception atomiste de la sensation encore opéra-
toire chez Kant et propose de penser la complexité de la ὕλη en termes proto-­
gestaltistes. C’est ce que nous montrerons en exposant les principales étapes de la
théorie de la constitution génétique proposée dans le manuel de psychologie de
1904. (3.8.)

3.2  ’objet de la psychologie comme phénomène psychique


L
dans l’Introduction à la psychologie de 1888

Dans son Introduction à la Psychologie de 1888 et sa Psychologie générale sous la


forme de principes directeurs pour l’enseignement universitaire de 1904, Natorp
identifie l’objet de la psychologie, à savoir la Aufgabe, au contenu de conscience
(Inhalt des Bewusstseins), au « phénomène comme tel » (die Erscheinung als sol-
che) et interprète en conséquence la psychologie critique comme une « théorie des
phénomènes psychiques » (Theorie der psychischen Erscheinungen)6. Que faut-il
entendre plus exactement par phénomène psychique ?
Natorp précise d’emblée que le phénomène psychique ne constitue l’objet de la
psychologie qu’à deux conditions bien précises. La première condition, c’est de
considérer le contenu de la conscience indépendamment de tout objet, c’est-à-dire
de le considérer tel qu’il se donne dans la conscience subjective avant toute objecti-
vation (vor aller Objektivirung) :
[a]vant d’être mis en relation avec un ordre ‚vrai’ des choses qui repose sur des lois, les
phénomènes et le désordre apparemment sans règle dans lequel ils sont pris, correspondent
aussi à quelque chose. Les phénomènes sont là, ils sont quelque chose dans la mesure où ils
apparaissent ; c’est même là leur première forme, leur forme immédiate d’existence. Le
phénomène peut désigner et renvoyer aussi à un objet ; du point de vue du phénomène
même, cela n’est pas essentiel, mais quelque chose de secondaire qui vient s’ajouter à lui ;

6
Natorp 1888, p. 42.
3.2 L’objet de la psychologie comme phénomène psychique dans l’Introduction à la… 33

sa façon immédiate et originaire d’exister, en tant que phénomène, ne sait rien au sujet de
cette signification pour l’objet. (Natorp, 1888, p. 27)7

Ainsi, la psychologie prend pour thème l’existence des phénomènes simplement


en tant que phénomènes, abstraction faite de la question de l’objet qui y apparaît.
Natorp a en vue cette protoforme d’existence des phénomènes qu’est leur apparaître
à la conscience comme phénomènes indéterminés, et ce, indépendamment de toute
référence à leur objectivation dans la vie quotidienne ou dans la science.
La deuxième condition pour que le phénomène psychique puisse être considéré
comme l’objet de la psychologie, c’est qu’il corresponde à substrat sensible8. Dans
un article postérieur, datant de 1891, et intitulé « Quantité et qualité dans le concept,
le jugement et la connaissance objective », Natorp insiste sur le fait que si le donné
correspond à « l’exigence conceptuelle du singulier ultime défini comme ce qui doit
être déterminé en dernier lieu », il demeure toutefois « extra-conceptuel, c’est-à-­
dire sensible (außerbegrifflichen d.h. sinnlichen) ». (Natorp 1891, p. 131.)
En outre, le phénomène forme une structure. En effet, la sensation n’intéresse la
psychologie de Natorp que dans la mesure où elle est intégrée à un complexe sen-
sible déjà structuré minimalement. « En règle générale, la liaison des contenus dans
la conscience factuelle forme (…) l’objet des recherches psychologiques. » (Natorp
1891, p. 30)9 Et de fait : le datum isolé désigne le résultat d’une abstraction scienti-
fique (erst Resultat wissenschaftlicher Abstraktion)10. Car dans la conscience, on ne
rencontre jamais de contenu élémentaire (Elementarinhalt) isolé, mais seulement
des liaisons complexes, au sein desquelles le contenu sensoriel obtient déjà une
structure représentationnelle (spatio-temporelle). Natorp considère que la liaison
(Verbindung) est la forme fondamentale (Grundgestalt), le mode authentique
d’existence des contenus psychiques (eigentliche Existenzweise psychischer
Inhalte)11. L’influence de la psychologie de Herbart est ici manifeste, comme nous
le verrons à la fin du chapitre.
Pour le moment, retenons que le phénomène psychique de la psychologie cri-
tique a deux traits principaux : il est pré-objectif et possède une structure sensible.

7
« Vor aller Beziehung auf eine zu Grunde liegende ‘wahre’ Ordnung der Dinge unter Gesetzen,
sind doch die Phänomene und ihre anscheinend regellose Unordnung, in der sie ‘zusammenge-
rathen’ sind, auch etwas. Die Erscheinungen sind da, sie sind etwas, jedenfalls darin, dass sie
erscheinen ; sogar ist dies ihre erste, ihre unmittelbare Existenzform. Mag die Erscheinung ferner
auch ein ‘Object’ bedeuten oder darauf hinweisen ; vom Standpunkte der Erscheinung selbst ist
dies ein ihr Ausserwesentliches, erst Hinzukommendes, Secundäres ; ihre unmittelbare, ursprün-
gliche Daseinsweise, als Erscheinung, weiss nichts von dieser Bedeutung fürs Object. »
8
Dans cet article, Natorp se réclame d’une forme minimale d’empirisme, dont il revendique haut
et fort le statut scientifique (wissenschaftlichen Empirismus) par contraste avec l’empirisme posi-
tiviste qu’il qualifie de non-scientifique (unwissenschaftlichen Empirismus). Cf. Natorp, ibid.,
p. 132.
9
« Allgemein also bildet die Verbindung der Inhalte im thatsächlichen Bewusstsein […] das Object
der psychologischen Untersuchung. »
10
Cf. Ibid., p. 26.
11
Cf. idem.
34 3 Natorp : la critique de l’idée phénoménologique d’un accès non-conceptuel au donné…

Ceci n’est pas sans rappeler les caractéristiques de l’Erscheinung kantienne. Nous
aurons également l’occasion d’approfondir ce dernier point.

3.3  a critique du dualisme psycho-physique des


L
brentaniens dans l’Introduction à la psychologie

La définition du phénomène psychique en termes pré-objectifs suscite d’emblée une


certaine ambiguïté. En effet, on ne peut pas s’empêcher de poser la question sui-
vante : le phénomène psychique est-il pré-objectif au sens où il est ontologiquement
distinct de l’objet de la connaissance ? La réponse de Natorp est expressément néga-
tive. Ce n’est pas d’après le modèle du dualisme psycho-physique, à savoir à partir
de la distinction entre deux types de choses ou de phénomènes qu’il faut penser la
pré-objectivité du phénomène psychique. Dès son Introduction à la psychologie de
1888, il rejette résolument le dualisme affirmé par les brentaniens. Avant d’exposer
les raisons internes de ce rejet, rappelons rapidement les termes du débat.
À la fin du XIXe siècle, Dilthey et Windelband initient une controverse sur la
nature de la différence entre les sciences de la nature et les sciences de l’esprit (et
plus spécifiquement la psychologie). Dans ce débat, les psychologues issus de
l’école de Brentano ont défendu une position notoire. Aux yeux de Brentano lui-­
même, la différence entre la psychologie et les sciences de la nature est thématique
: les deux disciplines investissent en effet deux régions ontologiquement diffé-
rentes : les sciences de la nature prennent pour objet des phénomènes physiques
tandis que la psychologie a affaire aux phénomènes psychiques, caractérisés par
leur intentionnalité, c’est-à-dire par leur capacité à se rapporter à un objet
immanent12.
Natorp est en profond désaccord avec Brentano sur ce point, puisqu’il affirme
dès 1888 que l’objet de la psychologie et l’objet de la physique (en l’occurrence de
la logique) ne sont pas deux phénomènes (Erscheinungen) ou deux états de choses
(Tatsachen) ontologiquement distincts. Notons que, lorsqu’il reprend cette critique
du dualisme phénoménal pour l’approfondir dans le manuel de 1904 et dans la
Psychologie générale de 1912, Natorp vise aussi Husserl13 au-delà de Brentano.
Dans le deuxième tome des Recherches logiques, publié en 1901, Husserl, élève de
Brentano, réaffirme ce dualisme phénoménal en inaugurant la différence phénomé-

12
Cf. Brentano, 1874.
13
Dans la Psychologie générale, plus précisément au § 8 du chapitre 5 intitulé « Le subjectif n’est
pas un domaine de phénomènes, mais ce qui apparaît en général et comme tel », Natorp reprend
cette critique du dualisme phénoménal initiée dans les premiers écrits psychologiques. Il écrit ceci,
visant tacitement Husserl : « La séparation du ‘contenu’ et de l”objet’ n’est que l’ultime tentative
pour sauver le dualisme et, comme on l’a montré à plusieurs reprises, une tentative malheureuse
[…]. » Natorp 1912b, p. 153, trad. fr., p. 180.
3.3 La critique du dualisme psycho-physique des brentaniens dans l’Introduction à la… 35

nologique entre le contenu réel (reeler Inhalt), immanent à l’acte de la conscience


et son objet intentionnel (intentionaler Gegenstand), corrélat de l’acte14.
Contre le dualisme psycho-physique opératoire dans la phénoménologie de
Husserl et dans la psychologie de Brentano, Natorp revendique ce qu’il appelle déjà
en 1888, en s’inspirant de Kant, le « monisme de l’expérience » (Monismus der
Erfahrung)15. Ainsi, comme il l’écrit dans ce passage du manuel de psychologie de
1904,
[i]l n’y a pas du tout deux domaines séparés de phénomènes à expliquer, mais tout phéno-
mène est comme tel d’une seule espèce, de même que l’objectivité à laquelle la connais-
sance objectivante le rapporte est une d’après son concept tout entier. C’est la seule façon
de se représenter clairement l’opposition et la relation mutuelle du physique et du psy-
chique. (Natorp 1904, p.7)16

Ainsi, aussi bien du point de vue numérique que du point de vue du contenu17, il n’y
a qu’un seul phénomène, qu’une expérience commune à la physique et à la psycho-
logie. Il est intéressant de souligner au passage une connivence inattendue entre
Natorp et les positivistes, au sujet de la thèse du monisme phénoménal: ceux-ci
revendiquent également un monisme des apparitions. Ernst Mach, par exemple,
soutient que la sensation psychologique et l’atome physique forment un seul et
même élément18.
Cependant, il est capital de souligner que ce rejet de l’opposition entre deux
types d’être ou de phénomènes n’implique pas pour autant l’identification du phy-
sique et du psychique : Natorp distingue en effet entre deux façons de se rapporter
au phénomène unique, comme en témoigne cette citation issue de l’Introduction à
la psychologie selon la méthode critique de 1888 :
il n’y a qu’un seul donné, qui est considéré de deux façons, d’un côté comme simple appa-
raissant, c’est-à-dire donné dans la conscience, de l’autre côté en relation avec l’objet qui y

14
Cf. Husserl 1984, p. 411, trad. fr. p. 201sq. Dans la Psychologie générale de 1912, Natorp ira
même jusqu’à soutenir que cette distinction entre contenu et objet est la seule différence fonda-
mentale entre la phénoménologie de Husserl et sa psychologie critique. Il écrit ceci : « La seule
différence d’opinion sérieuse et objective entre nous concerne la même question, que nous avons
traitée en rapport avec Lipps : celle du rapport entre le contenu descriptif et l’objet intentionnel de
la connaissance ; une différence, qui signifie en vérité rien de moins pour Husserl que le fondement
de la théorie scientifique de la connaissance et de la psychologie en général. » Natorp 1912b,
p. 339. Sur ce point, cf. aussi le chapitre 5 de ce travail.
15
Cf. Natorp 1888, p. 74: « Kant spricht ihn (den Monismus der Erfahrung) aus in den Sätzen der
Kritik (S. 123 Kehrb.) ».
16
« Es giebt gar nicht zwei gesonderte Gebiete zu erklärender Erscheinungen, sondern alle
Erscheinung ist als solche von einerlei Art, so wie andrerseits die Gegenständlichkeit, auf die sie
durch die objektivierende Erkenntnis bezogen wird, ihrem ganzen Begriff nach nur eine ist. Nur so
ist der Gegensatz und das Gegenverhältnis des Physischen und Psychischen klar zu repräsentieren.
Es giebt keine Erscheinung, die nicht Erscheinung im Bewußtsein, und keine, die nicht Erscheinung
des Gegenstands […] »
17
Cf. Natorp 1888, p. 44.
18
Cf. Mach, 1886, p.14. Pour une étude comparative entre la critique natorpienne et la critique
machienne du dualisme phénoménal brentanien, qu’il nous soit permis de renvoyer à notre contri-
bution : Palette 2004, pp.40–43.
36 3 Natorp : la critique de l’idée phénoménologique d’un accès non-conceptuel au donné…

apparaît. C’est ainsi que l’exigence du ‘monisme’, à savoir la conception de tout ce qui peut
faire l’objet d’une expérience dans l’unité du rapport légal, atteint son vrai sens. (Natorp
1888, p. 73)19

Au lieu de parler du physique et du psychique ou de l’objet et du sujet, comme s’il


s’agissait de deux types de faits ou de phénomènes différents, il faut plutôt, confor-
mément au monisme de l’expérience visé par Natorp, parler d’une « double consi-
dération » (doppelte Rücksicht) vis-à-vis d’un phénomène unique20. La différence
entre psychique et physique n’est donc pas éliminée, mais elle n’a plus de sens
ontologique (Brentano) ni de sens phénoménal (Husserl) : son sens est pour ainsi
dire strictement méthodologique. Voyons plus précisément comment Natorp conçoit
cette différence méthodologique.

3.4  ’exigence de combinaison du monisme phénoménal


L
avec un dualisme épistémique de type kantien dans
l’Introduction à la psychologie

C’est précisément pour penser cette différence méthodologique que Natorp va avoir
recours à la thèse kantienne du dualisme épistémique. Natorp écrit ceci dans son
Introduction à la psychologie en 1888 :
[l]e supposé dualisme phénoménal se dissout dans un dualisme des conditions épistémiques
quant à lui indépassable, à savoir dans l’interdépendance du phénomène et de la vérité
objective, ou du phénomène et de la loi. (Natorp 1888, p. 73)21

Comme l’indique cet extrait, le dualisme phénoménal laisse donc place à un dua-
lisme de type épistémique. Il est caractéristique du premier moment de la phase
marbourgeoise que Natorp ne cherche pas à se débarrasser de cette forme épisté-
mique de « dualisme des facteurs ou conditions de la connaissance » (Dualismus
der Erkenntnisfaktoren ou der Erkenntnisbedingungen22), car il considère qu’elle
est compatible avec un monisme de l’expérience bien compris, à savoir avec la thèse
exposée ci-dessus, selon laquelle il n’y a qu’un seul phénomène. Natorp le souligne
dans l’Introduction :
[c]e dualisme des conditions de la connaissance, qui a été identifié par Platon, approfondi
par Kant et maintenu dans une forme pondérée, ne doit pas être éliminé, mais il n’empêche

19
« Es ist nur ein Gegebenes, welches auf zweierlei Art betrachtet wird, einerseits als bloss
erscheinend, d.h. im Bewußtsein gegeben, andrerseits in Bezug auf den darin erscheinenden
Gegenstand. Damit ist die Forderung des ‚Monismus’: alles Erfahrbare in einer Einheit des
gesetzlichen Zusammenhanges zu begreifen, auf ihren wahren Sinn gebracht. »
20
Ibid., p. 47.
21
« Der vermeinte Dualismus des Geschehens löst sich auf in einen allerdings unaufheblichen
Dualismus der Erkenntnisbedingungen, nämlich in das Wechselverhältniss von Erscheinung und
objectiver Wahrheit, oder von Phänomen und Gesetz. »
22
Par exemple, cf. ibid., p. 88.
3.5 La critique de l’idée phénoménologico-psychologique d’un fait donné et… 37

pas que la connaissance objective elle-même – ‘expérience’ au sens kantien – soit une.
(Natorp, 1888, p. 73)23

Ainsi, l’enjeu de l’Introduction est de concilier le dualisme épistémique avec un


monisme phénoménal ou ontologique. En quel sens la reprise du dualisme épisté-
mique kantien permet-elle à Natorp de réintégrer la différence entre psychique et
physique ? Grâce au principe kantien de l’hétérogénéité des sources de la connais-
sance24, Natorp parvient dans ses premiers écrits psychologiques à distinguer entre
deux points de vue sur le phénomène unique : le phénomène psychique se différen-
cie du phénomène physique seulement dans la mesure où la psychologie l’appré-
hende du point de vue de la sensibilité comme un phénomène indéterminé.
Replacé dans le cadre du dualisme épistémique kantien, le statut du phénomène
psychique au sein du monisme de l’expérience se précise : nous comprenons mieux
ce que signifie le caractère pré-objectif du phénomène psychique si nous le mettons
en relation avec son statut épistémique absolument indéterminé. Autrement dit, le
phénomène de la psychologie est pré-objectif non pas parce qu’il est ontologique-
ment distinct de l’objet, mais parce qu’il est indéterminé, et en ce sens distinct
épistémologiquement de l’objet, qui est, quant à lui, appréhendé en tant que
déterminé.

3.5  a critique de l’idée phénoménologico-psychologique


L
d’un fait donné et la difficulté d’une théorie non-­
conceptuelle de la perception

Une fois que Natorp a reconnu dans le contenu indéterminé de la conscience l’objet
de sa psychologie, il lui reste à définir une méthode pour y accéder. Rappelons-nous
qu’il existait, à la fin du XIX e siècle, trois formes de psychologie : la psychologie
empirique des Brentaniens, la psychologie expérimentale de Wundt et la psycholo-
gie compréhensive de Wilhelm Dilthey25. Ce sont surtout les deux premières qui ont
été décisives dans la genèse de la méthode de la psychologie critique de Natorp,
comme en témoignent ses Auseinandersetzungen répétées26 avec Wundt et Brentano.
Concentrons-nous dans un premier temps sur la psychologie empirique d’origine
Brentanienne. Elle se contente de fournir une description du phénomène psychique

23
Ibid., p. 74. : « Dieser von Platon erkannte, von Kant tiefer entwickelte und in haltbarer Gestalt
ausgeglichene Dualismus der Erkenntnisbedingungen ist nicht wegzubringen, er hindert aber
nicht, daß die objektive Erkenntnis selbst – ‚Erfahrung’ im kantischen Sinne – eine ist. »
24
Cf. ibid., p. 101.
25
Selon Dilthey, la psychologie fait partie des sciences de l’esprit (Geisteswissenschaften), et en
tant que telle, elle doit assumer la méthode propre à celles-ci, à savoir le comprendre (das
Verstehen). La compréhension est un mode non-causal et subjectif d’explicitation qui convient au
mental, contrairement à l’expliquer causal (das Erklären) qui s’appliquent seulement aux sciences
de la nature (Naturwissenschaften). Cf. Dilthey 1894.
26
Cf. notamment Natorp 1888, § 13.
38 3 Natorp : la critique de l’idée phénoménologique d’un accès non-conceptuel au donné…

tel qu’il est accessible dans l’introspection, et propose une analyse des actes et des
états mentaux en leurs différentes parties et leurs modes de relation.
Selon Natorp, l’erreur de la psychologie empirique consiste à croire que la
conscience subjective est susceptible d’être décrite. Même si les objections que
Natorp adresse à la psychologie empirique sont déjà présentes dans l’Introduction à
la psychologie en 1888, nous privilégierions ici leur reformulation dans la
Psychologie générale de 1912, car elle a l’avantage de montrer que la critique de
Natorp touche également la phénoménologie des Recherches logiques de Husserl27.
Pour des raisons chronologiques évidentes, la cible phénoménologique ne pouvait
pas être déjà présente dans l’Introduction de 1888, mais elle relève directement de
la critique d’un accès immédiat à la conscience subjective, dont nous traitons dans
ce chapitre, et c’est pourquoi nous nous permettons ici de faire un petit détour. Dans
la Psychologie générale, Natorp résume en ces termes la prétention descriptive de
la psychologie :
[t]andis que toute autre connaissance scientifique, parce que, précisément, elle est dirigée
sur des lois, doit s’élever plus ou moins au-dessus de la factualité la plus immédiate de
l’apparaître et s’en éloigner réellement, la psychologie doit atteindre ce factum ultime, plus
originaire que tout autre, le factum de la conscience, et le présenter dans sa pureté – elle doit
donc (croit-on) établir fermement et décrire ce factum purement en tant que factum : ce qui
est précisément la tâche que s’impose la psychologie descriptive ou phénoménologie.
(Natorp 1912b, p. 155, trad. fr, p. 184)

Natorp adresse deux objections de contenu à l’idée d’un accès descriptif au vécu. En
premier lieu, une telle méthode présuppose l’existence de faits que l’on peut décrire.
« Or », remarque Natorp,
[l]a revendication de factualité est déjà une revendication de la conscience objective.
L’affirmation de la factualité contient en elle-même la prétention à la validité objective.
(Natorp 1912b, p. 155, trad. fr, p. 184)

En d’autres termes, l’idéal de la description présuppose que des faits soient prédon-
nés. Or, ce que la phénoménologie présuppose comme un fait (Tatsache) subjectif
est en fait déjà le fruit d’une détermination objective. Un fait n’est un fait que s’il est
reconnu comme valide par la pensée, ainsi que le remarque Natorp dans ce passage
de la Psychologie générale, usant d’une terminologie qui fait écho à la critique que
Heinrich Rickert, néokantien de l’école de Bade, a adressée aux concepts de fait
(Tatsache) et de donné (Gegebenes) dans L’Objet de la connaissance, dont la pre-
mière édition remonte à 189228. Dans un autre opuscule, datant de 1909, et intitulé
Les deux voies de la théorie de la connaissance29, Rickert écrit en effet que
[m]ême la vérité du simple fait a besoin, pour être une vérité, de l’objet et de la forme qui
s’ajuste à cet objet. Même si je dis que ceci m’est donné immédiatement, j’exprime une
connaissance et cela n’a aucun sens de dire qu’avec cette connaissance je m’ajuste au
donné. Quand j’appelle un contenu donné, je l’ai déjà reconnu en tant que donné, il a donc
déjà reçu la forme de l’être-donné (Gegebenheit). (Rickert 1909, p. 179, trad. fr. p. 120)

27
Cf. Natorp 1912b, principalement p. 184sq. et p.189sq.
28
Cf. Rickert 1915.
29
Cf. Rickert, 1909.
3.5 La critique de l’idée phénoménologico-psychologique d’un fait donné et… 39

Aux yeux de Rickert, c’est une contradiction in termini de présupposer qu’un


contenu sensible est donné dans la mesure où un contenu n’est jamais prédonné de
l’extérieur, mais en tant que donné, il est d’emblée sous l’emprise de la forme ou de
la catégorie logique et axiologique de l’être-donné30.
Notons au passage que la critique que Natorp et Rickert adressent au fait empi-
rique touche également ce que l’on pourrait appeler, pour utiliser un terme à la mode
dans la philosophie contemporaine de l’esprit, toute théorie non conceptualiste de la
perception, à savoir toute théorie qui considère qu’il y a un donné purement percep-
tif. C’est ce que confirme cet extrait particulièrement éclairant de la Psychologie
générale de 1912, où Natorp critique le fait d’admettre
[l]a perception comme un fait donné, établi avant tout contexte légal et indépendamment de
ce lien, et partant, comme le témoin ultime, absolu, de l’effectivité, témoin qui ne serait pas
tout d’abord conditionné par la loi – et la perception pourrait apparaître alors comme un
vécu psychique immédiat susceptible de revendiquer une certitude pleinement indépen-
dante. (Natorp 1912b, p. 158sq, trad. fr. p. 187)31

C’est bien la théorie réaliste de la perception développée par Husserl à partir de


1898 et trouvant son accomplissement dans la phénoménologie des Recherches
logiques en 1900/01 que Natorp prend ici pour cible. Comme nous aurons l’occa-
sion de le voir dans le cinquième chapitre de cet ouvrage, Husserl, malgré la critique
intentionnaliste qu’il adresse à l’amalgame positiviste entre le donné et la sensation,
pense dans un premier temps que la perception a le pouvoir de se donner un objet
sans la médiation de la pensée et de ses concepts.
Sur ce point, c’est encore une fois à Rickert que nous devons les formulations les
plus claires : même une perception simple, qui prétend ne faire que constater un
contenu de conscience, présuppose déjà un jugement et s’inscrit à travers lui dans le
champ de la validité théorique. Comme il l’écrit dans cette citation extraite de l’Ob-
jet de la connaissance,
[l]e perçu (das Wahrgenommene) est […] toujours déjà ce qui est tenu pour vrai (das für
wahr Genommene). On ne doit pas considérer qu’il s’agit ici d’un jeu de mot. Cette formu-
lation est seulement destinée à souligner le fait que la perception, dès qu’elle prend la forme
d’une connaissance, se trouve déjà dans la sphère de ce qui est valide théoriquement. En
tout cas, nous comprenons ce que cela signifie lorsque nous disons que l’être-donné non
plus ne figure pas dans le contenu relatif à la représentation mais dans sa forme. (Rickert
1915, p. 378)32

30
Rickert estime même que Kant, quelque soit par ailleurs son mérite d’avoir reconnu au concept
un rôle majeur dans l’expérience, fait encore fond sur la présupposition ininterrogée d’un donné,
présupposition qu’il partage avec les positivistes lato sensu, à savoir les positivistes et les phéno-
ménologues. En effet, Kant présuppose que quelque chose, un contenu, est donné dans l’expé-
rience sensible, sans qu’il nécessite, pour être donné, l’intervention de la pensée conceptuelle. Cf.
Ibid, p. 179, trad. fr., p. 120.
31
Traduction modifiée.
32
« Das ‚Wahrgenommene’ ist […] immer schon das für wahr Genommene. Darin darf man nicht
eine Wortspielerei erblicken. Es soll durch diese Formulierung nur hervorgehoben werden, daß die
Wahrnehmung, sobald sie die Form einer Erkenntnis annimmt, bereits in der Sphäre des theore-
tisch Gültigen sich befindet. Jedenfalls verstehen wir, was es heisst, wenn wir sagen: auch die
Gegebenheit steckt nicht in dem vorstellungsmässigen Inhalt des Urteils, sondern in seiner Form.»
40 3 Natorp : la critique de l’idée phénoménologique d’un accès non-conceptuel au donné…

En effet, si l’on en croit la science étymologique, ce qui est perçu (das


Wahrgenommene) est ce qui est « tenu pour vrai » (als wahr genommen). C’est la
raison pour laquelle les jugements de perception (Wahrnehmungsurteile) ou les syn-
thèses a posteriori, à savoir les jugements purement factuels (rein tatsächliche
Urteile)33 ne sont que des fictions épistémologiques (erkenntnistheoretische
Kunstprodukte)34, le produit d’une pure abstraction.
Si la méthode descriptive ne convient pas à la psychologie, ce n’est pas seule-
ment parce qu’aucun fait n’est donné, mais également parce qu’il est impossible de
constater des faits35 sans prendre en compte le contexte des lois de la pensée. Nous
touchons ici à la deuxième objection de Natorp. En effet,
[t]oute description contient par ailleurs un certain degré de généralité. […] Du fait même
qu’elle le [le vécu singulier] décrit, elle le subsume sous des concepts généraux, donc elle
le généralise, qu’elle le veuille ou non. Elle fait du singulier un cas du général, c’est-à-dire
un général qui est simplement subordonné à un autre. (Natorp 1912b, p. 155sq, trad. fr.
p. 184 sq)36

Même si l’on suppose, comme le fait la phénoménologie descriptive, qu’il y a


quelque chose comme un fait singulier donné, il ne serait de toute façon pas acces-
sible comme tel dans la description, puisque l’acte de décrire implique nécessaire-
ment une généralisation du vécu singulier. Par exemple, dans l’assertion soi-disant
simplement descriptive, « ceci est rouge », « ceci » et « rouge » sont des concepts
communs (Gemeinbegriffe). Autrement dit, il n’y a pas de simple description du
phénomène psychique (bloße Beschreibung des psychischen Tatbestandes), car
toute description est déjà plus qu’une description37. Natorp reprend un vers de
Schiller pour exprimer cette illusion propre à la description : « Quand l’âme parle –
ah ! Ce n’est déjà plus l’âme qui parle ». (Natorp 1912b, p. 98, trad. fr. p. 124.) Il

33
Rickert, ibid., p. 384.
34
Cf. Rickert, ibid., p. 391.
35
Natorp 1888, p. 90 : « Es wurde bereits bemerkt, dass es gar nicht möglich sei, Thatsachen sicher
zu konstatieren ohne Rücksicht auf den ursachlichen Zusammenhang; und wenigsten will man
dich Thatsachen beschreiben, nicht blosse Einbildungen. »
36
«Allgemein übrigens, in irgendeinem Grade, ist auch jede Beschreibung. […] Eben damit, dass
sie es [das einzelne Erlebnis] beschreibt, subsumiert sie es unter Allgemeinbegriffe, generalisiert
es also, sie mag wollen oder nicht. Sie macht das Einzelne zum Fall des Allgemeinen, und damit
selbst zum Allgemeinen, denn der Fall ist Species, das heisst, auch ein Allgemeines, nur einem
anderen untergeordnet. »
37
Notons que ce problème posé par l’impossibilité de décrire le donné sans l’objectiver aura une
grande postérité dans la philosophie outre-atlantique durant le XXe siècle : en effet, le problème de
la description du donné anticipe ce qui sera appelé dans la littérature des années 1930 le problème
de l’ineffabilité du donné. Selon l’argument de l’ineffabilité du donné, il est impossible de parler
du donné sans utiliser des termes dont la signification n’est pas donnée, mais bel et bien construite
par la pensée. Chez Clarence Irving Lewis, on trouve une expression de cet argument de l’ineffa-
bilité : « […] we cannot describe any particular given as such, because in describing it, in whatever
fashion, we qualify it by bringing it under some category or other, select from it, emphasize aspects
of it, and relate it in particular and avoidable ways. » Lewis 1956, p. 52.
3.6 L’impossibilité d’un accès descriptif à la conscience et la nécessité d’une méthode… 41

met ici le doigt sur l’objectivation imperceptible, qui s’opère, quand on entreprend
de décrire le subjectif en général38.
Notons que ces deux objections de Natorp ont exercé une forte attraction sur le
jeune Heidegger qui partage d’emblée la méfiance d’origine hégélienne à l’égard de
toute certitude sensible et de toute immédiateté39. Cette puissante affinité de
Heidegger et de Natorp sur la question de l’impossibilité de la description nous
permet d’établir un parallèle heuristique plus général entre l’herméneutique et le
néokantisme, un parallèle qui est trop souvent négligé dans la littérature secon-
daire40 au profit de l’inscription systématique et problématique de la pensée du
jeune Heidegger dans la tradition phénoménologique, quant à elle marquée par l’hé-
ritage de Brentano et de Mach.

3.6  ’impossibilité d’un accès descriptif à la conscience et la


L
nécessité d’une méthode génétique pour la psychologie
critique

La critique que Natorp adresse à la méthode descriptive ne se limite pas à ces deux
objections de contenu. En effet, il existe aussi une objection de principe, qui est
restée, de façon étonnante et regrettable, totalement inaperçue dans la littérature
secondaire. Conférer à la psychologie une méthode descriptive, c’est faire d’elle

38
Dans sa fameuse recension du premier tome des Idées en 1913, Natorp adresse également une
objection puissante à la prétendue donation absolue du vécu noético-noématique dans la réflexion
phénoménologique (Cf. Natorp 1917/18. La réflexion est une médiation, dans la mesure où en elle
s’opère « un arrêt du flux du vécu, donc un anéantissement de la conscience, laquelle au contraire,
dans son immédiateté et dans sa concrétude, est vie qui s’écoule éternellement et n’est jamais
arrêt! […] Ce n’est précisément pas l’organisme vivant de la psyché, mais les différents membres
morts qui en ont été arrachés, qu’on subsume sous les concepts complètement morts, figés, immo-
biles ». Natorp, ibid., p. 190sq, trad. fr. p. 220. La réflexion phénoménologique est accusée de
transformer le vécu en cadavre en présupposant qu’il est donné absolument comme point archimé-
dique de la description phénoménologique.
39
Dans le § 19 du cours du Kriegsnotsemester 1919, lorsqu’il aborde la question difficile de la
méthode d’accès au vécu phénoménologique (Erlebnis) du monde ambiant, Heidegger reprend à
son compte les objections que Natorp lui-même a adressées à Husserl dans sa célèbre recension du
premier tome des Idées. Cf. Heidegger 1999, p. 102., note de bas de page 9. Natorp, écrit le jeune
Heidegger, est le seul à avoir levé des « objections dignes de considération scientifique (wis-
senschatlich beachtenswerte Einwände) » contre la phénoménologie descriptive de Husserl. Ainsi,
dans les Problèmes fondamentaux de 1920, il écrit que « la sphère des problèmes phénoménolo-
giques n’est pas simplement prédonnée immédiatement (nicht unmittelbar schlicht vorgegeben) ;
elle doit être médiatisée » (Heidegger 1993, p. 27). C’est à l’idée d’un être-donné absolu et apodic-
tique de l’essence du vécu noético-noématique dans la réflexion phénoménologique, telle qu’elle
est présentée dans le premier tome des Idées, que Heidegger s’en prend ici. Au sujet de la critique
de l’anti-cartésianisme de Heidegger, qui se manifeste notamment dans sa virulente critique de
l’idée d’une donation absolue du vécu telle qu’elle est présentée dans la voie cartésienne à la
réduction transcendantale, cf. Palette 2010a.
40
À deux exceptions près : cf. Crowell, 200 et Dewalque, 2007).
42 3 Natorp : la critique de l’idée phénoménologique d’un accès non-conceptuel au donné…

l’antichambre des sciences de la nature. Natorp a très bien vu que la description


proposée par les Brentaniens « ne sert qu’à préparer l’explication causale »41 des
phénomènes psychiques, telle qu’elle est prise en charge par une psychologie expé-
rimentale de type wundtien. Ainsi, si elle adopte une méthode descriptive, la psy-
chologie n’est pas une vraie alternative à la psychologie expérimentale, mais
seulement une discipline subalterne, à valeur simplement propédeutique.
Cette objection est d’une actualité brûlante. De manière anticipatrice, elle touche
en plein cœur l’auto-compréhension actuelle de la phénoménologie, et plus précisé-
ment la manière dont celle-ci envisage sa contribution aux progrès des sciences
cognitives42. La phénoménologie considère justement que sa tâche se limite à four-
nir une description indispensable de l’explanandum, c’est-à-dire du phénomène que
la neuroscience doit expliquer. Elle a pour objectif de décrire les différentes struc-
tures de la conscience pour pouvoir, par la suite, identifier et localiser les corrélats
neuronaux pertinents et interpréter les résultats des études quantitatives. Pour évo-
quer un exemple concret, on pourrait dire que la description phénoménologique du
vécu intersubjectif de l’empathie, telle qu’on la trouve notamment chez Husserl et
Merleau-Ponty, a servi de base à la découverte des neurones miroirs, qui sont à
penser comme le corrélat neurobiologique de l’expérience phénoménologique
décrite ultérieurement. Dans ce cas, la phénoménologie se conçoit effectivement
comme une discipline simplement descriptive, au service des sciences
expérimentales.
De façon indirecte, à travers cette objection de fond à la psychologie descriptive,
Natorp concède donc aux psychologues expérimentaux que la psychologie doit bien
livrer une sorte d’explication. Mais il ne s’agit pas d’une explication objectivante
d’ordre causal, comme c’est le cas dans les sciences de la nature et dans une psycho-
logie naturalisée de type wundtien43. Bien plutôt, il s’agit d’une explication propre-
ment psychologique, qui vise plutôt à dévoiler un fondement psychique. À l’instar
de Wundt, Natorp revendique pour sa psychologie critique une méthode de type
génétique, opposée à la méthode descriptive des Brentaniens. En quel sens précis et
spécifique la psychologie critique est-elle génétique ?
Comme nous l’avons vu dans le paragraphe précédent, la conscience subjective
n’est pas donnée comme un fait concret dont on pourrait partir et c’est pourquoi on
ne peut pas y accéder directement. « L’immédiat de la conscience ne se laisse pas
saisir et observer de façon immédiate »44, écrit Natorp. Pour accéder à l’immédiat,
il faut de toute façon passer par la médiation du concept et de l’objet, et ce n’est que
dans un second mouvement, reconstructif, que la connaissance peut régresser vers
le phénomène subjectif, revenir vers l’immédiat :

41
Natorp 1888, p. 90. « Die Beschreibung soll doch […] bloss als Vorbereitung zur ursachlichen
Erklärung dienen. »
42
Cf. Gallagher & Zahavi 2012, pp. 33sq.
43
À propos de la critique de la psychologie expérimentale, cf. par exemple Natorp 1904, p. 6sq.
44
Cf. Natorp 1888, p. 93. « Das Unmittelbare des Bewusstseins lässt sich nicht auch unmittelbar
fassen und beobachten »
3.6 L’impossibilité d’un accès descriptif à la conscience et la nécessité d’une méthode… 43

[a]insi, tandis que la science objective est constructive, c’est-à-dire crée les unités d’appré-
hension (les concepts) à partir du donné et la fermeté de la détermination à partir de ce qui
est en soi sans détermination et phénoménalise ce faisant l’objet, la tâche de la psychologie
est reconstructive ; elle restitue l’originaire psychique en tant que phénomène de dernière
instance à partir des unités objectives de la science, et reconduit ainsi la représentation
objective à ses sources subjectives dans la conscience. (Natorp 1888, p. 88)45

Étant donné qu’il définit l’origine comme ce qui est absolument indéterminé, Natorp
se laisse emporter, dans les premiers écrits psychologiques, par la tentation de pen-
ser la reconstruction comme une sorte de déconstruction. Dans l’Introduction, il
écrit ceci :
[r]econstruction de l’immédiat dans la conscience en prenant pour point de départ ce qui a
été formé à partir de lui : les objectivations, telles que les accomplissent la science et, avant
la science, la réflexion quotidienne sur les choses, bien qu’elle n’en ait aucunement l’inten-
tion. Cette reconstruction n’est possible que si nous nous représentons que les objectiva-
tions n’ont pas eu lieu, que si nous replaçons ce qui a été isolé de façon abstraite dans ses
liaisons originaires, que nous reconduisons ce qui a été objectivé au niveau de l’être-donné
simplement subjectif. (Natorp 1888, p. 94)46

Pour restituer l’immédiat de la conscience, il faut rendre l’objectivation, qui s’ac-


complit sans que l’on s’en rende compte, inoffensive (unschädlich), ou, comme
Natorp l’écrit dans la citation ci-dessus, il faut faire comme si aucune objectivation
n’avait eu lieu (ungeschehen)47. Cette objectivation, dont il faut faire abstraction,
n’appartient pas aux sciences dures, mais conditionne aussi notre communication
au quotidien. Toute nomination, toute fixation avec les yeux, tout geste ostentatoire
avec le doigt, et plus largement toutes les fonctions liées à la connaissance passent
par l’objectivation. En effet, dans la vie de tous les jours, nous ne réfléchissons pas
sur le vécu subjectif de l’apparaître (phainesthai), mais nous nous focalisons de
façon naturelle et spontanée sur les objets vécus apparaissants (phainomenon)48.

45
« Während also die objective Wissenschaft constructiv ist, d.h. aus dem Gegebenen die Einheiten
der Auffassung (die Begriffe) schafft, dem in sich Bestimmungslosen die Festigkeit der
Bestimmung, und damit der Erscheinung den Gegenstand gibt, ist die Aufgabe der Psychologie
eine reconstructive; die restituirt aus den objectiven Einheiten der Wissenschaft das psychisch
Ursprüngliche als das Phänomen letzter Instanz, und leitet so die gegenständliche Vorstellung auf
ihre subjektiven Quellen im Bewußtsein zurück. »
46
« Rekonstruction des Unmittelbaren im Bewußtsein aus dem, was daraus gestaltet wurde: aus
den Objectivirungen, wie sie die Wissenschaft, und vor aller Wissenschaft, ohne jede bewußt
darauf gerichtete Absicht, die alltägliche Betrachtung der ‚Dinge’ vollzieht; welche Reconstruction
nur so möglich ist, daß wir die Objectivirung in Gedanken wieder ungeschehen machen, das durch
Abstraction Isolirte in seine ursprünglichen Verbindungen wieder versetzen, das Vergegenständlichte
auf die Stufe bloß subjektiven Gegebenseins zurückdeuten. »
47
Cf. Natorp, ibid., p. 93.
48
En ce sens on pourrait dire, pour anticiper un motif cher à la phénoménologie husserlienne, que
la méthode de la psychologie de Natorp est contre-intuitive, voire ‘anti-naturelle’ tout comme la
réduction qui ouvre l’attitude phénoménologique. Cf. Ibid., p. 106. : « Das Erstere, das gänzliche
Übersehen der Subjektivität, ist dem naiven Bewußtsein sehr geläufig, dem einigermaßen auf sich
selbst reflectirenden dagegen unmöglich. Dass es überhaupt möglich ist, erklärten wir daraus, daß
naturgemäß die Reflexion auf das Object die nächstliegende, die auf die ursprüngliche Subjektivität
des Erscheinens die secundäre ist. »
44 3 Natorp : la critique de l’idée phénoménologique d’un accès non-conceptuel au donné…

Ainsi, la tâche de la psychologie consiste à parcourir toutes les étapes de l’objecti-


vation à l’envers (alle Stufen rückwärts). C’est ce que confirme aussi le passage
suivant, issu de la Psychologie générale de 1904. Natorp y définit la reconstruction
psychologique comme un acte de déconstruction des médiations objectives en vue
de retrouver ce donné subjectif immédiat49 :
[l]a reconstruction de l’immédiat doit donc s’appuyer sur la construction précédente de
l’objet ; au fond elle consiste seulement à renverser purement la voie de la connaissance
objective, de façon à ce que ces deux tâches de la connaissance, la construction de l’objet et
la reconstruction du subjectif, doivent se correspondre de façon exacte, bien que leurs direc-
tions soient opposées. (Natorp, 1904, p. 8)50

Les deux tâches de la logique et de la psychologie sont présentées ici comme dia-
métralement opposées51. Pour reprendre une métaphore que Natorp utilisera dans la
Psychologie générale de 1912, la tâche de la psychologie, telle qu’elle est définie
dans les premiers écrits, est comparable au travail de Pénélope qui défait la nuit ce
qu’elle a fait le jour même52. C’est une conception qu’il remettra radicalement en
question en 1912, comme nous verrons dans le prochain chapitre.

3.7  ’être-donné comme substrat hylétique abstrait : une


L
reformulation désambiguïsante de l’Erscheinung
kantienne et la difficulté d’une lecture
phénoménologique de l’Esthétique transcendantale

Comme nous l’avons déjà suggéré dans le premier paragraphe de ce chapitre, la


définition de l’objet de la psychologie comme un phénomène indéterminé doté
d’une structure sensible correspond assez exactement à la notion d’Erscheinung
telle qu’elle est introduite par Kant dans l’Esthétique transcendantale. Cependant,
Natorp propose de rebaptiser l’Erscheinung kantienne en termes aristotéliciens :
[o]n aurait peine à admettre que ce qui est plus originaire, plus immédiat dans la conscience,
le proteron pros emas, devrait être antérieur d’un point de vue temporel ; en tout cas, il n’y
va pas de la priorité temporelle, mais du rapport conditionnant à toutes les objectivations,
en tant que fondement (subjectif) ou présupposition, ou, pour parler comme Aristote, en

49
Dans la Psychologie générale, Natorp remettra fondamentalement en question cette interpréta-
tion de la reconstruction comme déconstruction en affirmant que le travail de la psychologie est
différent du travail de Pénélope qui défait la nuit ce qu’elle a fait le jour même. Ce changement sera
thématisé dans le prochain chapitre. Cf. Natorp 1912b, p. 80sq, trad. fr, p. 106sq.
50
« Die Rekonstruktion des Unmittelbaren muß sich also stützen auf die vorausgegangene
Konstruktion des Objekts; sie besteht im Grunde nur in der reinen Umkehrung des Weges der
objektivierenden Erkenntnis, so daß diese beiden Aufgaben der Erkenntnis: Konstruktion des
Objekts und Rekonstruktion des Subjektiven, sich genau korrespondiren müssen, aber der Richtung
nach sich entgegengesetzt sind. »
51
Natorp 1888, p. 105.
52
Cf. Natorp 1912b, p. 80sq, trad. fr., p. 98.
3.7 L’être-donné comme substrat hylétique abstrait : une reformulation… 45

tant que ὕλη, que dynamei on. Il n’est pas nécessaire de mettre l’originaire de la conscience
en évidence comme un niveau temporellement antérieur qui serait donné pour soi, comme
germe ou site, pour ainsi dire comme stade préhistorique de la conscience. (Natorp 1888,
p. 102 sq)53

Évidemment, ce n’est pas la position de Kant que Natorp discute dans ce passage.
Encore une fois, il s’attaque à l’amalgame entre l’origine et le commencement dans
la psychologie empirique et la phénoménologie. Pour Natorp comme pour Kant, il
est clair que le phénomène ne peut pas assumer le rôle d’un pré-donné. Ce qui, en
tant qu’origine subjective, rend les objectivations possible, ne peut pas être conçu
comme un « stade préhistorique de la conscience », comme une strate temporelle-
ment primaire accessible comme point de départ concret.
Cela dit, il n’est pas anodin que Natorp évite avec soin le terme kantien d’Er-
scheinung pour désigner le vécu immédiat de la conscience subjective. Il préfère
utiliser une terminologie d’origine aristotélicienne, « ὕλη »54 et « dynamei on ».
Notre hypothèse est que ce terme, et notamment le premier, celui de « ὕλη » lui
permet de désambiguïser le statut de l’Erscheinung kantienne, qui prêtait à confu-
sion dans la première critique. En effet, à cause de la précédence méthodologique
de l’Esthétique sur l’Analytique, on pouvait encore être tenté de penser l’Erschei-
nung comme une apparition concrète et facticielle de l’objet dans la perception. Or,
le phénomène kantien, contrairement à ce qu’insinue le mot lui-même55, ne désigne
pas un phénomène au sens phénoménologique du terme, mais seulement l’hypo-
thèse d’un objet sensible par abstraction de toute forme conceptuelle. Autrement dit,
le phénomène de l’Esthétique transcendantale n’est en réalité accessible que par
abstraction : il désigne cet objet indéterminé, à savoir ce fantôme sensible qui
demeure lorsqu’on a dépouillé l’objet de tout ce qui relève des déterminations
conceptuelles venant de l’entendement. En ce sens, Natorp accuse Kant de ne pas
avoir été à la hauteur de ses propres intuitions56 : il a certes bien vu le statut abstrait
de l’être-donné de l’objet dans l’intuition, mais malgré cela, il continue à cultiver
l’illusion d’une Erscheinung concrète au sein d’une Esthétique transcendantale qui
peut de ce fait être (mal) interprétée comme une première étape descriptive.

53
« Kaum würden wir zugestehen können, […] dass das im Bewusstsein Ursprünglichere,
Unmittelbarere, das proteron pro emas, durchaus ‚der Zeit nach’ das Frühere sein müsse; jeden-
falls nicht auf die zeitliche Priorität, sondern auf das bedingende Verhältnis zu allen Objectivirungen,
als (subjektive) Grundlage oder Voraussetzung, aristotelisch gesprochen als ὕλη, als dynamei on,
kommt es an. Das Ursprüngliche des Bewußtseins braucht nicht auch als eine für sich gegebene,
zeitlich frühere Stufe, als Keim oder Anlage, gleichsam als prähistorisches Stadium des
Bewußtseins nachgewiesen zu werden […]. »
54
Notons ici qu’il n’est pas impossible que la hylè de la phénoménologie transcendantale, dont la
première occurrence remonte aux conférences sur le temps de 1905 soit un héritage venu directe-
ment de l’Introduction à la psychologie de Natorp, parue en 1888. Nous reviendrons sur ce point
dans notre sixième chapitre.
55
Sur ce point, cf. 1.2.
56
Comme l’écrit Windelband, chef de file de l’école néokantienne de Bade, « comprendre Kant,
c’est le dépasser ». Cf. Windelband 1956, p. iv.
46 3 Natorp : la critique de l’idée phénoménologique d’un accès non-conceptuel au donné…

Le recours au concept aristotélicien de ὕλη plutôt qu’au terme consacré d’Er-


scheinung permet à Natorp de dissiper définitivement la tentation d’une interpréta-
tion de l’Esthétique transcendantale dans le sens d’une théorie non-conceptuelle de
la perception, illusion qui avait déjà été dénoncée par la génétisation de la psycho-
logie. En effet, ce à quoi la genèse permet d’accéder ne peut pas être un donné de la
perception, auquel cas une description directe suffirait. Il doit s’agir d’un soubasse-
ment abstrait57. Le terme de ὕλη, parce qu’il fait justement référence à un substrat
abstrait, s’avère donc beaucoup plus pertinent que celui de phénomène ou d’objet
indéterminé pour désigner l’objet de la psychologie critique. La référence à la dyna-
mis aristotélicienne, que Natorp avait déjà utilisée dans l’article de 1887, est égale-
ment très éclairante dans ce contexte : car la puissance chez Aristote n’est connue
comme puissance que lorsqu’elle est déjà passée dans l’actualité. Or, c’est précisé-
ment dans un retour à partir de la connaissance déjà atteinte que nous pouvons dire
après-coup, rétrospectivement, que ce qui est à connaître est en fait ‚donné’ avant
toute détermination, en tant que puissance de toute détermination, à savoir en tant
que ὕλη. On ne peut pas faire autrement, selon Natorp, que de partir des objectiva-
tions pour régresser ensuite, dans un second temps, vers un fondement subjectif
hylétique.

3.8  ’originalité de la caractérisation de l’être-donné


L
sensible en termes proto-gestaltistes dans l’Introduction à
la psychologie

D’un côté, Natorp reprend l’idée transcendantale kantienne de l’irréductibilité du


sensible au sensoriel et de l’autre, il pense l’être-donné sensible dans des termes qui
font écho à la terminologie qu’utilisait Herbart pour penser le donné sensoriel58.
Nous voudrions attirer l’attention sur l’originalité de la caractérisation de l’être-­
donné sensible en termes proto-gestaltistes dans le manuel de psychologie de 1904.
Dans cet opuscule, qui est passé inaperçu dans la littérature secondaire, Natorp
élabore une véritable théorie de la constitution génétique. Grosso modo, on peut
dire que le phénomène subjectif se compose de deux strates interdépendantes, mais
que Natorp distingue pour des raisons argumentatives.
La première comprend le vécu psychique élémentaire (das psychische
Elementarerlebnis) et comporte trois moments : d’abord on trouve la sensation,
définie comme le corrélat psychologique du stimulus nerveux (Nervenreiz), et que
Natorp appelle la sensation non-accentuée (die unbetonte Empfindung). Ensuite il y

57
Cf. Natorp 1912b, p. 213, trad. fr. p. 242, trad. modifiée : « Le donné en soi exempt de détermi-
nation, ce donné que nous appelions l’immédiat de la conscience, peut être mis en évidence dans
la Psychologie, à titre de soubassement (Untergrund) de la conscience, et peut être appelé, à l’in-
térieur de la psychologie, conscience lui aussi. »
58
Dans le premier chapitre de ce travail, nous avons présenté Herbart comme l’inventeur du
concept philosophique de donné, d’emblée associé à la notion de sensation. Cf. 1.3.
3.8 L’originalité de la caractérisation de l’être-donné sensible en termes… 47

a « le sentiment de désir ou d’aversion » (das sinnliche Lust- und Unlustgefühl), qui


correspond au moment proprement affectif provoqué par la sensation, et enfin inter-
vient la « forme fondamentale de l’aspiration » (sinnliche Grundform des Strebens),
qui met déjà en jeu un moment primaire d’activité et de directionalité. C’est grâce
au Streben que les contenus sensoriels deviennent nos vécus psychiques et qu’ils
obtiennent une unité concrète. Il est intéressant de remarquer que Husserl proposera
lui aussi une définition tripartite de la hylè phénoménologique, comprenant les sen-
sations externes et internes (1.), les sentiments ainsi que les instincts et les pulsions
(2.) et les sensations dites kinesthésiques.
La deuxième strate du phénomène psychique est celui de la représentation
(Vorstellung). Analogue à l’intuition de Kant, la représentation sensible joue le rôle
de médiateur entre le stade sensoriel décrit ci-dessus et le stade conceptuel (Begriff).
Natorp décrit la représentation (Vorstellung) comme une forme immédiate de liai-
son (unmittelbare Verbindung), par opposition au concept (Begriff), qui présente
une liaison médiate (mittelbare Verbindung), synonyme d’objectivation ou de déter-
mination conceptuelle. En tant que structure intrinsèque au phénomène subjectif,
cette liaison immédiate n’implique donc aucune objectivation ou construction
conceptuelle, mais les prépare. En reconnaissant une représentation sensible qui ne
dépend pas de la détermination de la pensée, Natorp reste fidèle à la thèse de Kant
dans l’Esthétique transcendantale, selon laquelle l’objet de la sensibilité, abstrac-
tion faite des déterminations de l’entendement, a une structure propre, assurée par
la forme spatio-temporelle. Il précise qu’il ne faut pas comprendre, par le terme
psychologique de représentation (Vorstellung), une représentation de quelque chose
par quelque chose d’autre, c’est-à-dire une Stellvertretung, mais seulement « la dis-
ponibilité simple et immédiate d’un contenu (das einfache, unmittelbare Vor-uns-­
stehen eines Inhalts), sa présentation (Präsentation) »59.
C’est à ce niveau, à savoir pour désigner la complexité propre à la représentation
sensible que Natorp va avoir recours à des termes provenant de la psychologie de
Herbart. Il parle de « figure » (Gestalt) »60 ou de « complexion » (Komplexion) :
« dans le vécu immédiat », écrit-il dans la Philosophische Propädeutik, « aucun
contenu n’est isolé complètement des autres ; la complexion (Komplexion) est
essentielle à la conscience comme telle »61. Contrairement à Kant, Herbart pensait
que la forme du réel était donnée dans l’expérience au même titre que la matière
sensorielle. Ainsi, les diverses relations qui lient les contenus leur donne l’appa-
rence de Gestalten ou complexions phénoménales62 directement données dans la
perception. Il est tout à fait remarquable que, même si le jeune Natorp reste kantien
et continue à attribuer la forme du sensible à une représentation du sujet, il utilise
quand même le vocabulaire de Herbart pour penser la liaison immédiate à l’œuvre

59
Natorp 1904, p. 33.
60
Cf. ibid., p. 51.
61
Natorp 1905, p. 55 : « Im unmittelbaren Erleben ist kein Inhalt von andern völlig isoliert; dem
Bewußtsein als solchem ist die Komplexion wesentlich. »
62
Cf. Herbart 1850, Psychologie als Wissenschaft, I, SW V, § 15. Cf. également Herbart,
Psychologie als Wissenschaft, II, SW VI, § 139. Cf. également Herbart 1904.
48 3 Natorp : la critique de l’idée phénoménologique d’un accès non-conceptuel au donné…

dans cette représentation. Cet emprunt est probablement dû au fait que la termino-
logie de Herbart était très influente à la fin du XIX e siècle, sa psychologie ayant fait
l’objet d’une large diffusion dans les manuels universitaires de l’époque.
Ainsi, il y a d’un côté la synthèse figurale de la « représentation » qui est propre
à la sensibilité et de l’autre, on trouve la synthèse opérée par la pensée conceptuelle.
Le travail de la science consiste à faire passer les phénomènes de la synthèse de la
représentation subjective, dans lesquels les data de la sensation se sont unifiés de
façon soi-disant aléatoire sous la forme d’une complexion, à la synthèse catégoriale
dans laquelle les phénomènes s’enchaînent de façon nécessaire.63 Inversement, le
but de la psychologie est de reconduire la représentation objectivante à ses sources
subjectives dans le vécu et cela veut dire de rendre sa concrétude au phénomène en
mettant en évidence toutes les liaisons qui lui donnent déjà une unité au niveau
sensible.

Bibliographie

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63
Cf. Natorp 1888, p. 27 : « Die ganze Arbeit der objectiven Wissenschaft besteht darin: die
Phänomene aus der sozusagen zufälligen Verbindung, in der sie in der jedesmaligen Erscheinung,
mithin im Bewußtsein, ‚zusammengerathen’ sind, in eine solche Verbindung (unter Gesetzen)
bringen, in der sie notwendig ‚zusammengehören’ […] »
Bibliographie 49

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Chapitre 4
Natorp : la critique de la présupposition
kantienne d’une donation sensible dans la
Psychologie générale (1912)

Si la psychologie doit être la connaissance du subjectif comme


tel, on peut facilement penser qu’elle devrait donc abandonner
la détermination atteinte par la connaissance objectivante et
revenir à l’indéterminité surmontée par l’objectivation, au
chaos dont procède le cosmos du monde objectif. Le travail de
la psychologie ne s’apparenterait alors qu’au travail de
Pénélope, qui défait pendant la nuit la toile qu’elle a tissée
pendant la journée. Je reconnais certes que ma présentation
antérieure (i.e. l’Introduction à la psychologie) pouvait, à cause
de quelques formulations qui n’étaient pas assez prudentes, se
rapprocher de cette représentation absurde – comme si ce qui
est absolument privé de détermination, antérieur à toute
détermination, devait précisément, dans cette indéterminité qui
est sienne, former le problème de la psychologie. (Natorp
1912b, p. 80sq, trad. fr. p. 98) (Traduction modifiée)

4.1 D’un mythe du donné à l’autre

Dans le chapitre précédent, nous avons vu que Natorp ne critique pas seulement la
positivité du donné sensoriel1, mais également l’idée d’un accès non-conceptuel au
donné de la perception, et que sa cible initiale s’élargit en conséquence du positi-
visme à la phénoménologie. Au mythe d’un phénomène qui pourrait servir de point
de départ pour une théorie non-­conceptualiste de la perception, Natorp oppose l’hy-
pothèse d’un phénomène pensé comme une origine subjective indéterminée, acces-
sible dans la genèse de l’objet construit par la pensée. Natorp confère même à cette
ὕλη une unité sensible proto-gestaltiste qui rend possible sa reconstruction a poste-
riori. C’est le premier sens qu’il donne à l’être-donné comme Aufgabe et cette défi-
nition reste très kantienne dans l’esprit. Cependant, nous avons vu que Natorp
considère que le terme de Erscheinung, choisi par Kant dans l’Esthétique pour dési-
gner ce postulat d’une origine sensible, prête à confusion et il lui substitue

1
Cela correspond à la cible n°1. de la critique natorpienne du donné. Nous renvoyons au deuxième
chapitre de la présente monographie.

© Springer International Publishing AG, part of Springer Nature 2018 51


V. Palette, Le donné en question dans la phénoménologie et le néokantisme,
Phaenomenologica 224, https://doi.org/10.1007/978-3-319-73797-3_4
52 4 Natorp : la critique de la présupposition kantienne d’une donation sensible dans la…

p­ artiellement la notion aristotélicienne de ὕλη. Ajouté au choix d’une méthode


génétique, ce changement terminologique forme une première prise de distance par
rapport à Kant.
À présent, nous voudrions montrer qu’après avoir critiqué ces deux mythes de la
positivité et de l’accessibilité immédiate du donné, Natorp se rend compte que s’il
veut critiquer le donné jusqu’au bout, il faut qu’il renonce également à l’hypothèse
kantienne d’une donation sensible. En effet, la définition du phénomène psychique
comme origine subjective absolue ou ὕλη reste ambiguë, car elle semble encore
suggérer que le phénomène en question est quelque chose de différent de l’objet
physique, tel un vestige enfoui, qu’il faudrait retrouver en soumettant le sol des
objectivations à des “fouilles archéologiques”. Or, cette façon de voir les choses
ressuscite une forme de dualisme, dualisme que Natorp a pourtant très expressé-
ment rejeté dès la première version de sa psychologie en 1888. Ainsi, pour accom-
plir le « monisme de l’expérience » suggéré par Kant, et selon lequel l’expérience
est unique, il ne suffit pas de critiquer l’accessibilité immédiate au donné, mais il
faut remettre en question l’existence même d’une donation sensible. Pour reprendre
la terminologie que nous avons mise en place au début du troisième chapitre, Natorp
considère erroné le premier sens qu’il a conféré au phénomène psychique.
L’hypothèse d’une donation sensible n’est-elle pas en fin de compte aussi mythique
que le datum absolu des positivistes et le donné perceptuel de la phénoménologie ?
Dans ce chapitre, nous allons reconstruire la reconfiguration à laquelle Natorp
soumet la notion d’être-donné dans la Psychologie générale en 1912. Nous com-
mencerons par souligner le caractère aporétique des premiers écrits psycholo-
giques : Natorp s’aperçoit en effet, dès la première édition de la Logique en 1904,
qu’il est difficile de se débarrasser du mythe de l’accessibilité immédiate et de pré-
server en même temps l’hypothèse d’une ὕλη sensible. C’est pourquoi il se résout à
éliminer le dualisme épistémique kantien, dualisme qu’il voulait jusque-là combi-
ner avec le monisme phénoménal. (4.2.) Cette entreprise a des répercussions immé-
diates sur la façon dont Natorp (re-)définit l’objet et la tâche même de la psychologie
dans la Psychologie générale de 1912 : reconstruire le phénomène subjectif ne
consiste plus à ‘déconstruire’ les objectivations pour retrouver une origine sensible
qui correspondrait à une absolue indétermination. Nous voyons apparaître ici la
cible ultime de la critique natorpienne du donné, à savoir l’idée d’origine kantienne
d’une donation sensible. (4.3.) Au lieu de s’appliquer à la déconstruction laborieuse
des déterminations jusqu’au degré zéro de la conscience, la tâche de la psychologie
consiste à première vue à accomplir les déterminations logiques en les concrétisant.
Mais Natorp se rend compte qu’il bute ici sur le danger d’une logicisation de la
psychologie et de sa résorption dans la logique. (4.4.) C’est pour éviter cet écueil
proprement cohénien que Natorp insiste alors sur le caractère infini et dynamique de
la tâche de concrétisation des déterminations logiques. Au même titre que la pure
indétermination, la pleine détermination est une limite régulatrice (4.5.). Ainsi, la
psychologie ne prend pour objet ni une ὕλη ni une pure effectivité ou pur produit de
la pensée, mais plus modestement le moment X d’indétermination qui habite toute
détermination à chaque étape du processus de la connaissance. Nous assistons ici à
4.2 L’aporie des premiers écrits psychologiques et la nécessité d’éliminer le dualisme… 53

la relativisation de la notion de Aufgabe au sein de ce que Natorp esquisse, dans la


Psychologie générale, sous le nom de « monisme corrélativiste » (Natorp 1912b,
p. 152, trad. fr. p. 179)2. (4.6.) Pour terminer, nous résumerons et mettrons en pers-
pective les acquis des trois chapitres consacrés à la critique du donné chez Natorp.
(4.7.)

4.2  ’aporie des premiers écrits psychologiques et la


L
nécessité d’éliminer le dualisme épistémique kantien à
partir de la première édition de la Logique en 1904

En un certain sens, la ‘génétisation’ de la méthode de la psychologie, telle qu’elle


est à l’œuvre dès l’Introduction de 1888, implique déjà, comme nous l’avons vu
dans le chapitre précédent, une reconfiguration du dualisme épistémique kantien
entre intuition et concept (sensibilité et entendement). En effet, le jeune Natorp
soutient déjà, contre Kant, que l’esthétique ne précède pas l’analytique, mais lui
succède. Autrement dit, sa psychologie correspond à une esthétique transcendantale
pour ainsi dire post-logique. De manière corrélative, Natorp préfère la notion de ὕλη
à celle d’Erscheinung.
Cependant, cette reconfiguration du dualisme épistémique kantien s’accom-
pagne, dans les premiers écrits psychologiques, de la volonté ferme de conserver
deux stades ou deux sources de la connaissance. S’il est vrai qu’il critique la notion
kantienne d’Erscheinung, il assume encore totalement l’idée kantienne d’une dona-
tion sensible. Natorp tient fermement au caractère « extra-conceptuel, c’est-à-dire
sensible » de la ὕλη3. C’est même le recours à la sensibilité qui lui permet à cette
époque de maintenir une différence méthodique entre le phénomène psychique et le
phénomène physique, phénomènes qui sont par ailleurs entièrement identiques.
Autrement dit, Natorp élimine l’Esthétique transcendantale kantienne comme pre-
mier stade de la connaissance, mais il voudrait en même temps conserver un stade
psychologique distinct du stade logique. Seulement, on peut se demander légitime-
ment à quoi est censé ressembler concrètement un tel stade post-logique, si ce n’est
précisément à un stade logique, voire hyperlogique ? C’est en ce sens qu’argumen-
tera, à juste titre, le jeune Heidegger4. La ὕλη, à laquelle Natorp confère, notamment
dans son manuel de psychologie de 1904, une chair sensible, n’est-elle sensible
qu’au sens métaphorique du terme ?
C’est précisément à ce niveau que se situe le problème de Natorp en 1904 : il se
rend compte que dans le cadre de sa pensée, il est impossible de se débarrasser de
l’accès immédiat à l’immédiat et de sauver en même temps cet immédiat lui-même

2
Traduction modifiée.
3
Paul Natorp 1891, p. 131. « […] Hypothese, beruhend auf der begrifflichen Forderung des letzten
Einzelnen als des letzten zu Begreifenden an sich aber außerbegrifflichen d.h. sinnlichen »
4
Cf. Heidegger 1999, p. 107.
54 4 Natorp : la critique de la présupposition kantienne d’une donation sensible dans la…

dans ce qu’il a de sensible. Nous pensons pouvoir dire que l’élimination du dua-
lisme épistémique, tangible à partir de la première édition de la Logique en 19045,
est appelée directement par la conscience de cette impossibilité. Si on ne peut accé-
der au phénomène psychique que par la médiation de la pensée, alors il faut bien
conclure que la ὕλη, à laquelle on accède, n’est pas quelque chose de sensible ou
d’extra-conceptuel, comme le prétendait d’abord Natorp dans sa jeunesse. Ainsi,
Natorp se voit obligé de renoncer à fonder la différence entre psychologie et logique
sur une quelconque version de dualisme épistémique, que ce soit celle de Kant ou
celle qu’il proposait dans les premières versions de sa psychologie. Il faut que la
méthode soit elle aussi unifiée : pour que le monisme de l’expérience puisse s’ac-
complir, il faut également penser un monisme méthodique. Ainsi, la psychologie ne
précède pas la logique à un niveau méthodologique (thèse de Kant) ni ne lui succède
(thèse du jeune Natorp), mais elle n’existe tout simplement pas comme stade séparé.
Nous verrons dans un paragraphe subséquent que Natorp revient plus tard de façon
critique sur ce primat accordé à la logique, et qu’il opte, à partir de la Psychologie
générale, pour un monisme corrélativiste, ni objectiviste, ni subjectiviste, tendant
bien plutôt vers la neutralité. Mais, dans le contexte des écrits entre 1904 et 1912,
l’élimination du dualisme kantien semble d’abord impliquer la résorption de la psy-
chologie à l’intérieur de la logique6.
En règle générale, on explique l’élimination du dualisme épistémique en disant
que c’est le résultat d’une influence extérieure, celle de la publication de la Logique
de la connaissance pure de Cohen en 19027. Mais nous venons de montrer qu’on
peut aussi la comprendre comme une conséquence inévitable, inscrite de façon
immanente dans l’aporie des premiers écrits psychologiques de Natorp. Notons au
passage que l’abandon de la première définition de la Aufgabe en termes de ὕλη
rend également intelligible l’inachèvement de la Psychologie générale de 1912, qui
aurait dû comprendre, après le premier tome consacré à « l’objet et la méthode de la
psychologie », un deuxième tome dédié à la « phénoménologie »8.
Le dépassement du dualisme épistémique kantien est particulièrement mani-
feste si l’on considère l’évolution du statut que Natorp confère au temps et à l’es-
pace dans sa théorie de la connaissance. Dans ses premiers écrits, notamment dans
ses psychologies de 1888 et de 1904, il faisait du temps et de l’espace des formes
originaires de liaisons, de représentations inhérentes à la conscience sensible sub-
jective. Dans le § 41 de la Propédeutique philosophique, publiée en 1903, Natorp
écrivait qu’« originairement, c’est le temps qui est donné dans la conscience et non

5
Helmuth Holzhey considère que c’est à partir de 1904 que Natorp rejette le dualisme kantien dont
il se revendiquait jusque-là. Cf. Holzhey 1986, p. 163 et p. 167.
6
Cf. Natorp 1912a, p. 204 : « So bleibt ‘Anschauung’ nicht länger als denkfremder Faktor in der
Erkenntnis dem Denken gegenüber- und entgegenstehend, sondern sie ist Denken. »
7
C’est par exemple ce que souligne Helmuth Holzhey dans sa monographie : « Die Logik von 1904
entwickelt – wie Cohens Logik der reinen Erkenntnis – die Lehre von der Erkenntnis als Lehre
vom Denken. » Holzhey 1986, p. 167. Dans ce texte, Natorp soutient sur un ton qui fait penser à
Cohen que « tout le travail de la connaissance consiste dans la pensée ». Cf. Natorp 1904, p. 5.
8
Au sujet de l’inachèvement de la Psychologie générale, nous renvoyons à Dufour 2010, p. 13sq.
4.2 L’aporie des premiers écrits psychologiques et la nécessité d’éliminer le dualisme… 55

pas la conscience qui est donnée dans le temps » (Natorp 1903, p. 55)9. À l’époque,
Natorp reproduisait donc le geste de Kant dans l’Esthétique transcendantale, qui
consiste à faire du temps et de l’espace des formes a priori de la sensibilité et donc
à leur attribuer une relative autonomie par rapport aux concepts de la pensée.
À partir de la première édition de la Logique en 1904, Natorp va rejeter catégo-
riquement cette ‘ontologie du sensible’ qu’il partageait encore avec Kant dans ses
premiers écrits. Le terme de représentation, qu’il utilisait un an plus tôt dans la
Propédeutique philosophique pour désigner les formes immédiates et originaires de
liaison des vécus dans l’espace et dans le temps, est maintenant utilisé comme un
synonyme de détermination par la pensée. Conformément à la thèse de Cohen,
Natorp considère alors que les formes spatio-temporelles, loin d’être des formes a
priori propres au sensible, sont des catégories de la pensée. C’est la thèse que l’on
retrouve dans la Psychologie générale, lorsque Natorp affirme qu’ « il est donc faux
de faire du temps et de l’espace le présupposé de l’être conscient » (Natorp 1912b,
p. 58, trad. fr. p. 82)10. Il renonce ici à la thèse de l’Esthétique selon laquelle les
formes du temps et de l’espace sont irréductibles aux formes de la pensée. Autrement
dit, il rejette tout principe de structuration qui ne serait pas logique ou discursif et
met non seulement toute détermination (ce qui a toujours été le cas), mais aussi
toute unification et toute synthèse (ce qui est nouveau) au compte de la pensée. Ce
faisant, il joue sur l’ambiguïté, présente dans la Critique kantienne, concernant le
statut de l’espace et du temps : car dans la déduction transcendantale de l’édition de
1781, Kant était lui aussi revenu sur l’autonomie qu’il conférait au sensible dans
l’Esthétique11.
Ainsi, dans les écrits après 1904, il ne s’agit plus, comme Natorp l’écrit de façon
très imagée dans la Psychologie générale, de présenter la connaissance comme le
« face-à-face de deux puissances ennemies, de deux seigneurs de guerre, chacun
s’efforçant de gagner du terrain sur l’autre et d’empiéter sur son domaine à ses
dépens ». (Natorp 1912b, p. 71, trad. fr., p. 95) En effet, l’intuition n’est plus la
réceptivité à une affection des sens, mais une actuatio de la pensée. Elle n’est plus
hétérogène à la fonction de la pensée, mais désigne « la fonction elle-même dans
son exercice, en train de s’accomplir » (die Funktion selbst in ihrer Ausübung, im
Vollzug)12. Le dualisme épistémique est éliminé par la résorption de la psychologie
dans la logique, et cela implique immédiatement une reconfiguration de la tâche et
de l’objet de la psychologie. C’est ce à quoi s’attèle Natorp dans la Psychologie
générale de 1912, vers laquelle nous voudrions maintenant nous tourner.

9
« Ursprünglich ist die Zeit im Bewußtsein, nicht das Bewußtsein in der Zeit gegeben. »
10
« Es ist so falsch, die Zeit, wie den Raum zur Voraussetzung zu machen für ein Bewußtsein übe-
rhaupt. »
11
Sur l’ambiguïté du discours kantien concernant le statut de l’espace et du temps, Cf. Dufour 2003
et Dufour & Servois 2005.
12
Natorp 1912a, p. 12. Natorp l’écrit dans les Fondements logiques des sciences exactes en 1910,
l’intuition est « la réalisation et l’accomplissement de la synthèse, donc précisément la pensée la
plus originaire » (die Durchführung und Vollendung der Synthesis, also gerade das echteste, urs-
prünglichste Denken). » Cf. Natorp 1910, p. 274.
56 4 Natorp : la critique de la présupposition kantienne d’une donation sensible dans la…

4.3  utocritique de l’hypothèse d’une ὕλη et critique de


A
l’idée d’origine kantienne d’une donation sensible

Dans le neuvième chapitre de la Psychologie générale, Natorp rapporte qu’on l’a


accusé de défendre un « idéalisme psychologique » (psychologischer Idealismus)
dans son Introduction à la psychologie de 1888 dans la mesure où il assimilait l’ob-
jet de la psychologie à « l’indifférent absolu » (das absolut Indifferente), au « X
ultime de l’équation de la connaissance en deçà de toute détermination » (das letzte
X der Gleichung der Erkenntnis diesseits aller Bestimmung)13. Dans un sens, cette
accusation est injuste, car, comme le remarque Natorp, sa conception « est suffisam-
ment préservée du soupçon d’idéalisme psychologique en ce qu’elle considère sys-
tématiquement la relation subjective comme seconde par rapport à la relation
objective et comme logiquement dépendante de cette relation, et non comme la
précédant logiquement ». (Natorp 1912b, p. 217 sq., trad. fr. p. 249) Cela dit, Natorp
reconnaît que la définition du phénomène psychique en termes de ὕλη absolument
indéterminée n’est pas adéquate. Pour résorber une fois pour toutes ce soupçon
d’idéalisme subjectif, Natorp entreprend en 1912 une réforme de l’objet de la psy-
chologie, comme en témoigne le passage suivant de la Psychologie générale :
[s]i la psychologie doit être la connaissance du subjectif comme tel, on peut facilement
penser qu’elle devrait donc abandonner la détermination atteinte par la connaissance objec-
tivante et revenir à l’indéterminité surmontée par l’objectivation, au chaos dont procède le
cosmos du monde objectif. Le travail de la psychologie ne s’apparenterait alors qu’au tra-
vail de Pénélope, qui, la nuit, défait la toile qu’elle a tissée dans la journée. Je reconnais
certes que ma présentation antérieure (i.e. l’Introduction à la psychologie) pouvait, à cause
de quelques formulations qui n’étaient pas assez prudentes, se rapprocher de cette représen-
tation absurde – comme si ce qui est absolument privé de détermination, antérieur à toute
détermination, devait précisément, dans cette indéterminité qui est sienne, former le pro-
blème de la psychologie. (Natorp 1912b, p. 80 sq, trad. fr. p. 98)14

L’objet de la psychologie n’est pas un phénomène vierge de détermination. Cette


indifférence chaotique, analogue à une matière originaire au sens aristotélicien que
Natorp pensait pouvoir retrouver par le détour de la reconstruction psychologique,
ne s’est jamais manifestée dans le vécu effectif : il s’agit bien d’un non-étant absolu
qui, à ce titre, ne saurait constituer l’objet de la psychologie.
Le fait de priver le phénomène de son statut sensible peut être considéré comme
une des conséquences de l’élimination du dualisme épistémique à partir de la
Logique de 1904. Le phénomène ne désigne plus un substrat sensible extra-­
conceptuel absolument indéterminé15. Dans la Psychologie générale, il ne s’agit

13
Natorp 1912b, p. 214, trad. fr. p. 245. Le nom de l’auteur de cette objection est passé sous silence,
mais Natorp remarque en note que la plupart des objections rapportées dans le neuvième chapitre
de la Psychologie générale sont issues des discussions menées lors de ses séminaires marbourgeois
au semestre d’hiver 1909/10. Cf. idem., note de bas de page 1.
14
Traduction modifiée.
15
Cf. Holzhey 1986, p. 173 : « Dennoch soll in der Analyse der Erkenntnis nicht mehr von einem
dem Denken (Bestimmen) voraus Gegebenen, außerbegrifflichen ausgegangen werden, und sei es
4.3 Autocritique de l’hypothèse d’une ὕλη et critique de l’idée d’origine kantienne… 57

plus seulement de contester l’accès non conceptuel au donné sensible, mais bien
plus fondamentalement la nature non conceptuelle, c’est-à-dire sensible, de l’être-­
donné même. Autrement dit, Natorp comprend qu’il ne s’agit pas seulement d’une
question de méthode, comme il le pensait en 1888 et en 1904 (passage de la méthode
descriptive à la méthode génétique), mais qu’il s’agit d’un problème de contenu : le
donné qu’il concevait comme un soubassement hylétique dans son Introduction à la
psychologie de 1888 et dont il tentait de reconstruire le caractère sensible et
extra-conceptuel, n’a en fait d’autre existence qu’idéale et régulatrice.
Notons qu’en affirmant cela, Natorp ne fait pas que s’autocritiquer, mais vise
explicitement Kant. Il semble effectivement que l’idée d’origine kantienne d’une
donation sensible soit l’ultime cible des critiques que Natorp adresse au concept de
donné. C’est ce que confirme explicitement un passage de la Psychologie générale,
où Natorp reproche à Kant de ne pas être parvenu à révoquer la thèse, pendant de
son dualisme, selon laquelle il y a deux relations possibles à l’objet : il est possible
de se rapporter d’une façon « immédiate » (unmittelbar) mais « indéterminée »
(unbestimmt) à l’objet tel qu’il est donné dans les formes de l’espace et du temps de
la sensibilité, et il est également possible de se rapporter d’une façon médiate (mit-
telbar) mais déterminée (bestimmt) à l’objet tel qu’il est pensé grâce aux catégories
de l’entendement16. Même si Kant était bien en route vers un monisme de l’expé-
rience17, quelque chose l’a empêché d’atteindre son but, et ce quelque chose est
justement « la présupposition de l’être-donné, présupposition, qu’il n’a pas surmon-
tée d’une manière suffisamment radicale »18. Natorp critique cette « ultime tentative
de sauver » (letzter Retttungsversuch) le dualisme chez Kant, tentative qui s’avère
malheureuse (ein mißglückter). (Natorp 1912b, p. 153, trad. fr. p. 180)
Par conséquent, même si le discours de Natorp pouvait prêter à confusion dans
l’Einleitung in die Psychologie de 1888, le problème de la psychologie n’est donc
pas « ce qui est le plus pauvre en détermination » (das Bestimmungsärmste), voire
« ce qui est totalement privé de détermination » (das gänzlich Bestimmungslose).
Cette remise en question du premier sens de la Aufgabe implique d’emblée une
transformation du sens de la méthode psychologique de la reconstruction, comme
nous allons le voir maintenant.

nur im Sinne einer alogischen Qualifikation des Zu-Bestimmenden, sondern allenfalls noch von
der Gegebenheit eines dem Denken Aufgegebenen. »
16
Cf. Natorp 1912b, p. 152, trad. fr. p. 178sq.
17
Cf. Natorp Ibid, p. 151, trad. fr., p. 178.
18
Cf. Ibid., p. 148, trad. fr., p. 175.
58 4 Natorp : la critique de la présupposition kantienne d’une donation sensible dans la…

4.4  e parti pris pour l’idéalisme objectif dans la


L
Psychologie générale et la prise de conscience du danger
imminent de la logicisation de la psychologie

Une fois remise en question l’existence d’un phénomène purement subjectif, équi-
valent au degré zéro de la détermination, l’objet et la méthode de la reconstruction
évoluent à leur tour. La Aufgabe semble à présent être exactement l’inverse d’une
pure puissance : Natorp la définit en effet comme « ce qui est le plus riche en déter-
mination » (das Bestimmungsreichste). (Natorp 1912b, p. 81, trad. fr. p. 105)
Parallèlement, la méthode de la reconstruction ne peut plus désigner un acte de
déconstruction, l’acte de revenir en arrière sur les acquis de la construction objec-
tive (Rückgängigmachen der geleisteten Bestimmung), comme c’était le cas dans les
premiers écrits psychologiques. Bien au contraire, Natorp parle d’un surenchérisse-
ment et le justifie en ces termes :
Ainsi, ce n’est pas à un moins, mais à un plus de détermination que la psychologie aspire :
c’est tout ce que la connaissance objectivante devait tout d’abord mettre de côté, donc lais-
ser dans l’indéterminité, qui doit dorénavant être porté à la détermination – le mouvement,
la vie et l’âme doivent être réintroduits dans le monde fixe des objets d’une façon telle que
le monde objectif, délié du vécu subjectif et s’opposant à lui comme un élément étranger,
redevienne entièrement le propre de la psyché, soit reconduit à la vie pleine et entière de la
conscience, redevienne tout à fait nôtre, ainsi qu’il l’était déjà, originairement, mais seule-
ment à titre de problème. (Natorp 1912, p. 81 sq, trad. fr. p. 105)

Ainsi, la tâche de la psychologie consiste à concrétiser les lois et les objets logiques
demeurés jusque-là abstraits, formels, et à les réintégrer dans le vécu subjectif de la
conscience. Par conséquent, ce qui est surmonté dans la psychologie, ce n’est pas
l’œuvre de la logique, mais bien plutôt le caractère abstrait et rigide de la détermi-
nation objective. Reconstruire dans ce nouveau cadre ne signifie rien d’autre que
prendre de nouveau en considération ce que la logique a dans un premier temps dû
mettre entre parenthèse, à savoir le mouvement de la conscience, et ce, non en vue
de défaire le travail de la logique, mais de le vivifier. Ainsi, le rôle de la psychologie
consiste à achever (abschliessen) et à parachever ou couronner (krönen) la philoso-
phie, pendant que seule la logique lui donne son fondement (Grundlage).
Notons que la possibilité de cette redéfinition de la tâche de la psychologie
comme tâche de singularisation ou d’effectuation des objets logiques, est ménagée
par la conservation de la distinction entre la singularité ou l’unicité (Einzigkeit) de
l’intuition et la généralité (Allgemeinheit) des lois de la pensée. C’est pour ainsi dire
tout ce qui reste du dualisme épistémique dans la Psychologie générale. Natorp ne
saurait être plus clair que dans ce passage, extrait de sa conférence « Kant et l’école
de Marbourg », publiée en 1912 :
[l]e caractère distinctif de l‘intuition’ et finalement de la ‘sensation’ ne disparaît pas sans
substitution ; il cesse seulement de désigner un facteur de connaissance par définition indé-
pendant, se présentant à la pensée et la dominant en fin de compte, quelque chose d’étranger
à la pensée, auquel la pensée devrait s’adapter. La détermination désigne la pensée ; la
4.4 Le parti pris pour l’idéalisme objectif dans la Psychologie générale et la prise de… 59

déterminité de l’expérience doit alors être elle-même une déterminité de la pensée, à savoir
la totale déterminité de la pensée des lois générales opposée à la déterminité abstraite, qui
est plutôt seulement l’instruction de la détermination, de la possibilité de la détermination
en tant que détermination effective. (Natorp 1912, p. 205)19

Dans cet extrait, Natorp insiste sur le fait que la fonction de l’intuition subsiste à sa
disparition comme source hétérogène de la connaissance. Dans l’acte psycholo-
gique d’effectuation des déterminations logiques abstraites, le caractère distinctif de
l’intuition est toujours à l’œuvre. Comme le suggère Holzhey20, en redéfinissant
l’intuition comme effectuation d’objets logiques déjà possibles, Natorp lui confère
un rôle modal ou modalisateur21. L’intuition permet en effet de passer de l’expé-
rience simplement possible de l’objet à son existence effective et singulière. C’est
en ce sens modal qu’il faut interpréter la redéfinition de l’intuition en termes d’ac-
tuatio, définition que nous avons esquissée ci-dessus. Natorp présente l’intuition
comme l’effectivité (Wirklichkeit) qui complémente la possibilité de la pensée ; elle
est le « complementum possibilitatis »22.
Si l’on en croit Natorp, l’être-donné psychologique ne désigne donc plus l’hypo-
thèse d’une ὕλη ou d’une pure Potenz, mais le postulat d’une pure actualité, quelque
chose de pleinement concret. La psychologie a affaire non pas à un phénomène
indéterminé et déterminable, à une puissance de détermination, mais à un objet déjà
déterminé qu’elle rend concret. « À vrai dire », écrit Natorp sur le ton de la confes-
sion, « il est pour nous depuis longtemps certain que le rapport subjectif dépend du
rapport objectif, et non inversement » (Natorp 1912, p. 211, trad. fr. p. 240)23. Le
dernier segment de la phrase est symptomatique de la polarisation objectiviste du
monisme idéaliste. Car si le rapport subjectif dépend du rapport objectif, le rapport
objectif, quant à lui, semble pouvoir se passer du rapport subjectif. Autrement dit, si
la reconstruction psychologique ne peut s’accomplir que par rapport à la construc-
tion logique, cette dernière semble jouir d’une certaine autonomie vis-à-vis de la
première. Après tout, rien n’oblige l’homme de science et l’homme du quotidien de
concrétiser leurs objectivations abstraites en les ré-accomplissant dans le vécu psy-

19
« Es fällt hiernach der unterscheidende Charakter der ‘Anschauung’ und vollends der
‘Empfindung’ nicht etwa ersatzlos weg ; er hört nur auf, einen zweiten, schlechthin unabhängig
und schliesslich beherrschend dem Denken gegenübertretenden Erkenntnisfaktor, ein Denkfremdes
zu bedeuten, dem das Denken sich lediglich zu fügen hätte. Bestimmung ist Denken ;
Erfahrungsbestimmtheit also muss selbst Denkbestimmtheit sein, nämlich die volle, gegenüber der
abstrakten Denkbestimmtheit der allgemeinen Gesetze, die vielmehr nur Anweisung auf
Bestimmung, Bestimmungsmöglichkeit, als wirkliche Bestimmung, ist. »
20
Cf. Holzhey 1986, p. 169.
21
Sur ce point, cf. d’abord Natorp 1912a, p. 204 : « Völlig durchsichtig wird damit der merkwürdig
aufklärende Satz (im Abschnitt vom obersten Grundsatze der synthetischen Urteile) : ‘Einen
Gegenstand geben – das ist, unmittelbar in der Anschauung darstellen – ist nichts anders als :
dessen Vorstellung auf Erfahrung (es sei wirkliche oer doch mögliche) beziehen. […] Die
Gegebenheit wandelt sich so zum Postulat der Wirklichkeit; sie gewinnt rein modale Bedeutung.
Das allein ist rein Idealismus. »
22
Natorp 1910, p. 89.
23
Cf. aussi Natorp 1912b, p. 200sq, trad. fr., p. 230.
60 4 Natorp : la critique de la présupposition kantienne d’une donation sensible dans la…

chique. En revanche, le psychologue (au sens épistémologique, que Natorp donne à


ce terme) ne peut pas ignorer les objectivations scientifiques et quotidiennes dans la
mesure où sa tâche consiste précisément à les concrétiser24. S’il n’y a pas de priorité
du physique sur le psychique au sens ontologique du terme, puisqu’il n’y a qu’un
seul phénomène, il semble qu’il faille ici reconnaître une primauté de l’objectiva-
tion sur la subjectivation du point de vue de la méthode. Ainsi, dans de nombreux
passages de la Psychologie générale, Natorp suggère que le monisme phénoménal
est à penser en termes de monisme objectiviste ou physicaliste.
On peut toutefois se demander en lisant les passages en question si Natorp, qui
cherche à résorber tout soupçon d’idéalisme subjectif et de mythe du donné, ne
tombe pas dans l’hybris inverse, celle d’un idéalisme objectiviste qui pourrait se
passer de toute idée de donné. La matière subjective n’est accessible qu’à partir de
la forme objective, qui, quant à elle, est déterminée de manière autonome, donc
indépendamment de la matière subjective. Cependant, comme le souligne Natorp
dans la phrase suivante,
[u]n sérieux doute peut s’élever contre cette détermination de la tâche de la psychologie. La
psychologie, peut-il sembler, est ainsi toujours et encore menacée par le danger dont nous
voulions précisément la préserver : s’engager sur la voie de l’objectivation. (Natorp 1012,
p. 60, trad. fr. p. 85 sq)

Natorp voit bien que la psychologie est ici menacée dans ce qu’elle a de propre, de
proprement non-objectif. C’est ce souci qui ressort dans toute son acuité du qua-
trième chapitre de la Psychologie générale, lorsque Natorp thématise le danger que
représente la logicisation de la psychologie (Logisierung der Psychologie) :
[s]’il en était ainsi, la psychologie ne constituerait plus une discipline spécifique en face de
la totalité de la connaissance objectivante, mais ne pourrait tout au plus signifier qu’un
ultime rassemblement de toutes les productions de cette connaissance. Nous aboutirions à
une pure logicisation de la psychologie, mais sous une forme inédite et, sans doute, sous sa
forme la plus élevée. Certes, la philosophie transcendantale ne courrait plus le risque de se
transformer en psychologie, mais la psychologie serait d’autant plus menacée de devenir
entièrement la philosophie transcendantale et de disparaître. (Natorp 1912b, p. 61 sq, trad.
fr. p. 85 sq)

Si Natorp soutient bien, à l’instar de son maître Cohen, qu’il n’y a pas de psycholo-
gie descriptive qui puisse se passer d’une logique transcendantale, il n’est néan-
moins toujours pas prêt à réduire la tâche de la psychologie à celle de la logique et
à faire du phénomène psychique un objet, comme l’indique explicitement le ton du
passage ci-dessus. Nous allons voir maintenant comment Natorp parvient à sortir de
cette impasse.

24
Cf. Ibid. p. 80sq, trad. fr., p. 105.
4.5 La deuxième définition de l’être-donné comme tâche infinie (unendliche... 61

4.5  a deuxième définition de l’être-donné comme tâche


L
infinie (unendliche Aufgabe) de la pleine détermination
au sein de l’idéalisme critique

L’erreur à ne pas commettre serait de penser la notion de donation – redéfinie


comme concrétion de la détermination – comme un fait donné de façon ultime, qui
ferait de lui un produit de la pensée, comme c’est le cas chez Cohen. C’est pourquoi
Natorp souligne que la Aufgabe est une œuvre infinie (unendliche Aufgabe), comme
en témoigne cet extrait de la conférence « Kant et l’école de Marbourg » de 1912 :
[c]’est dans un sens essentiellement identique que je souligne le caractère processuel de la
connaissance, son caractère en tant que Fieri, en tant que donné non fixe et non achevé,
c’est-à-dire en tant que devenir, précisément au sens de Platon : le devenir-être, comme
mouvement dirigé vers un être, et non comme un arrêt dans un être au repos. (Natorp 1912a,
p. 200)25

Dans cet extrait, Natorp insiste sur le caractère dynamique du processus de la


connaissance, qui interdit justement toute détermination ultime du donné = X. La
potentialité résiste toujours à s’effectuer totalement et sauve ainsi l’être-donné et,
dans le même geste, la psychologie. Ainsi, le fait que Natorp nie l’existence sensible
et extra-conceptuelle de l’être-donné ne veut pas dire qu’il élimine tout simplement
la notion de Aufgabe. Il y a bien « un élément ultime, absolument non encore déter-
miné », mais, ajoute Natorp, « il serait évidemment absurde de vouloir atteindre
dans le vécu effectif un tel élément ultime », car « cette expression n’a précisément
pas d’autre sens que celui de la fixation de la limite idéelle ultime (la limite infé-
rieure) de tout questionnement psychologique ». (Natorp 1912b, p. 233, trad. fr.
p. 265) Autrement dit, l’être-donné ne disparaît pas, mais son statut évolue : il passe
du statut de substrat sensible au statut d’idée régulatrice ou d’apeiron.
En redéfinissant l’être-donné comme idéal d’une détermination absolue du déter-
minable, Natorp se préserve donc d’une forme d’idéalisme non-critique. Le fait que
la donation soit une tâche infinie suffit en effet pour assurer que la pensée ne saurait
produire le donné. Dans la notion de Aufgabe redéfinie comme concrétisation de
l’objet logique, il y a encore de la place pour l’altérité de l’être, du donné. Natorp
parle du « me-on » de la raison, à savoir ce qui est dans la raison, mais ne vient pas
d’elle, et la transcende de l’intérieur. Il écrit ceci dans sa conférence « Kant et
l’école de Marbourg » en 1912 :
[u]n irrationnel, un absolu et un absolu absolument négatif, qui ne serait absolument pas
connaissable, et par là même simplement – donné, un tel irrationnel, il est clair que nous le
nions, mais nous ne nions pas l’irrationnel comme le me on de la raison, son non-être au
sens de l’antonyme corrélatif ; comme le X qui nous est donné comme tâche à connaître et

25
« In wesentlich gleichem Sinne betone ich den Prozeßcharakter der Erkenntnis, ihren Charakter
als Fieri, nicht starres, abgeschlossenes Faktum, das heisst, als Werden, eben nach Plato: zum Sein
Werden, als Bewegung auf ein Sein hin, nicht Stillstand bei einem ruhenden Sein. »
62 4 Natorp : la critique de la présupposition kantienne d’une donation sensible dans la…

à rationaliser, mais seulement donné comme une tâche que la rationalisation ne peut pas
épuiser. (Natorp 1912a, p. 207)26

Selon Natorp, il n’est pas nécessaire, pour rendre justice à la finitude de la connais-
sance humaine, de soutenir la dualité de l’intuition et de la pensée, à savoir l’altérité
absolue du donné de l’intuition. À la différence de Kant, il fonde l’idéalisme cri-
tique non pas sur la découverte de l’irréductibilité de l’intuition à la pensée, mais sur
l’impossibilité d’une détermination absolue du déterminable. Autrement dit, pour
assurer la finitude de la pensée humaine, il suffit, selon Natorp, de conserver au sein
même de la pensée une altérité, que l’on pourrait appeler l’altérité-à-soi de la pen-
sée. Un peu plus loin dans le même texte, Natorp révèle l’origine du me on dans
l’œuvre tardive de Platon :
[o]n peut d’ailleurs reconnaître clairement le fondement de cela chez Platon, lorsque dans
le Sophiste il oppose l”autre’ à l”un’, en tant que son autre, son me on, mais conçoit ensuite
cette opposition comme une corrélation, une continuité, et même comme une imprégnation
réciproque, et qui fait que toute pensée se dissout dans le mouvement, dans le processus
(kinesis). C’est ce que signifie pour lui le motif de ‘l’être du non-être’, à savoir le non-être
relatif. (Natorp 1912a, p. 210)27

Définie en termes platoniciens comme l’acte de limiter l’illimité, la pensée se trouve


devant une tâche infinie qu’elle est incapable d’accomplir. Le terme kantien d’idée
régulatrice exprime aussi le caractère infini de la donation comme Aufgabe (unend-
liche Aufgabe) : c’est cette infinité qui préserve au donné subjectif une altérité,
altérité qui n’est réductible ni à l’altérité-étrangeté de l’extériorité du donné empi-
riste et phénoménologique, ni à l’identité absolue du donné conçu comme produit
de la pensée chez Cohen. Pour se démarquer de Cohen, Natorp se revendique d’un
idéalisme qui est mouvement, changement. Dans sa conférence de 1912, Natorp
distingue entre deux types d’idéalisme :
[l]e véritable idéalisme n’est aucunement celui de ‘l’être’ éléatique, ou celui des ‘idées’
fixes encore éléatiques de la jeunesse de Platon, mais celui du ‘mouvement’, du

26
« Ein irrationales also, das ein Absolutes und zwar negativ Absolutes, absolut nicht zu
Erkennendes wäre, und dabei wohl gar – gegeben, ein solches Irrationales leugnen wir freilich,
nicht aber das Irrationale als das mè on der Ratio, ihr Nichtsein im Sinne des korrelativen
Gegenbegriffs; als das X, das uns zu erkennen, zu rationalisieren aufgegeben, freilich ewig nur
aufgegeben, mit keiner Rationalisierung je auszuschöpfen sei. » Cf. aussi Natorp, « Kant und die
Marburger Schule. » , p. 207. : « Man leugnet doch nicht ein Irrationales, ein Ungedachtes übe-
rhaupt, wenn man behauptet, was keine Vernunft hat, sei unvernehmlich, und was nicht einmal
gedacht, könne vollends nicht erkannt sein. Vielmehr gerade indem Erkenntnis, zunächst theore-
tische, zum Unendlichen, nie abgeschlossenen oder abschließbaren Prozeß des Denkens, d.i. der
Bestimmung des Unbestimmten – indem das vermeintlich ‚Gegebene’ der Erfahrung zum X, zum
erst zu Bestimmenden und zwar niemals schlechthin Bestimmbaren wird, erkennt man wahrlich
ein Irrationales an; aber eben nicht als ‚Absolutes’, gleich einer starren Wand, auf die das Denken
aufstieße und an der es zum Stillstand käme. »
27
« Die Grundlage dazu ist übrigens bei Plato schon deutlich zu erkennen, wenn er im ‚Sophist’
dem ‚Einen’ das ‚Andere’, als sein Anderes, sein me on, gegenüberstellt, diese Gegenstellung aber
dann als Korrelation, als Kontinuität, ja wechselseitige Durchdringung begreift, womit alles
Denken sich ihm in Bewegung, in Prozeß (kinesis) löst. Das bedeutet ihm das Motiv vom ‚Sein des
Nichtseins’, nämlich relativen Nichtseins […] »
4.6 L’évolution du monisme objectiviste en « monisme corrélativiste » dans la… 63

‘­ changement’ des concepts au sens du Sophiste de Platon, de la ‘limitation de l’illimité’, du


‘devenir-­être’ éternel au sens du Philèbe. (Natorp 1912a, p. 199)28

Le vrai idéalisme (der echte Idealismus) n’est pas, aux yeux de Natorp, l’idéalisme
statique de l’identification éléatique (parménidienne) de l’être à la pensée, propre à
la logique de l’origine de Cohen, mais l’idéalisme du mouvement (Bewegung),
l’idéalisme dynamique de la limitation de l’illimité (Begrenzung des Unbegrenzten),
de la détermination de l’indéterminé.

4.6  ’évolution du monisme objectiviste en « monisme


L
corrélativiste » dans la Psychologie générale

Cette nouvelle conception de la Aufgabe de la psychologie comme tâche infinie,


dont la pensée s’approche de manière toujours asymptotique, peut être interprétée
comme le résultat de l’évolution du sens du monisme dans la Psychologie générale.
En effet, dans cette œuvre charnière, Natorp continue, d’un côté, à défendre un
monisme objectif qui lui permet de rejeter de manière définitive toute donation sen-
sible et de critiquer les résidus de l’idéalisme subjectif chez Kant, mais il com-
mence, d’un autre côté, à pressentir les limites de ce monisme polarisé, comme en
témoigne le passage suivant :
[t]out rapport objectif doit nécessairement s’exprimer en même temps dans un rapport sub-
jectif, et inversement : l’unité de l’objet dans celle de la conscience, et celle-ci dans celle-là.
Par conséquent, il semble alors, plus on suit conséquemment l’une ou l’autre direction de la
connaissance jusqu’à sa fin, que c’est tantôt l’objectivité qui absorbe complètement en elle
la subjectivité, tantôt l’inverse – se présente tantôt l’apparaître (de l’objet) à titre d’effet de
la représentation (du sujet), tantôt la représentation (du sujet) à titre d’effet de l’apparaître
(de l’objet) (Natorp 1912b, p. 211, trad. fr. p. 241)

Et un peu plus bas sur la même page, Natorp conclut ceci :


[j]e pense qu’il est tout à fait judicieux d’affirmer que tout phénomène est précisément
conditionné de deux manières, en même temps objectivement et subjectivement. En vérité,
ce n’est ni l’objectivité qui conditionne la subjectivité, ni la subjectivité qui conditionne
l’objectivité, ni l’objectivité et la subjectivité qui conditionnent le phénomène à titre de
troisième élément, mais c’est la direction de notre examen qui conditionne l’appréhension
du phénomène dans le contexte objectif ou bien subjectif, la connexion des deux manières
d’examiner qui conditionne leur appréhension comme appartenant en même temps aux
deux contextes. (Natorp 1912b, p. 212, trad. fr. p. 241)

Dans ces deux extraits, issus d’un paragraphe de la Psychologie générale intitulé
« Corrélativité des méthodes d’objectivation et de subjectivation »29, Natorp prend

28
« Der echte Idealismus ist mitnichten der des eleatischen ‘Seins’, oder der immer noch eleatisch
starren ‘Ideen’ aus Platos Frühzeit, sondern der der ‘Bewegung’, des ‘Wandels’ der Begriffe nach
Platos ‘Sophist’, der ‘Begrenzung des Unbegrenzten’, des ewigen ‘Werdens zum Sein’ nach dem
‘Philebus’. » Cf. aussi Natorp 1912b, p. 76sq, trad. fr. p. 100sq.
29
Ibid. p. 211sq., trad. fr. p. 240sq.
64 4 Natorp : la critique de la présupposition kantienne d’une donation sensible dans la…

explicitement ses distances vis-à-vis de ce que nous avons présenté plus haut en
termes de monisme objectiviste. Ce qui est premier dans l’expérience, ce ne sont pas
les objectivations, mais « la nécessaire corrélativité […] reconnue comme origi-
naire, universellement valide et insurmontable » (Natorp 1912b, p. 153, trad. fr.
p. 180) entre subjectivation et objectivation. Dans les chapitres 4, 5 et 6 et 8 de la
Psychologie générale, Natorp souligne à plusieurs reprises la co-originarité des rap-
ports subjectifs (objets de la psychologie) et des rapports objectifs (objets de la
logique et de la physique)30. Ainsi reconfigurée en termes corrélatifs, l’expérience
n’est plus d’abord objective, mais neutre, c’est-à-dire non-polarisée, indifférente
vis-à-vis des deux pôles que sont la subjectivation et l’objectivation31.
Ce parti pris pour un „monisme neutre“ ressort encore plus clairement d’un pas-
sage de la Psychologie générale où Natorp se démarque à la fois de „l’idéalisme
subjectif“, commun aux phénoménologues (au sens large, incluant les brentaniens)
et, dans un certain sens, à Kant lui-même et de „l’idéalisme objectif“ que Natorp
défendait jusqu’à présent :
[l]a meilleure solution serait d’éviter les deux qualifications, étant donné précisément que
cette opposition entre l’idéalisme subjectif et l’idéalisme objectif semble reposer sur un
dualisme mal compris et le présuppose – alors que nous nous en sommes désormais libérés
par l’opposition purement méthodologique entre la « subjectivation » et l’objectivation.
(Natorp 1912b, p. 242 sq.)

Dans le cadre d’un tel monisme corrélativiste, nous assistons à une relativisation de
la notion de phénomène psychique : la psychologie ne prend pour objet ni une ὕλη
ni une pure effectivité idéale, ni même une idée régulatrice, mais plus modestement
le moment d’indétermination qui habite toute détermination à toute étape du proces-
sus de la connaissance. Le phénomène subjectif n’est pas l’ultime phénomène qui
précède toute objectivation, mais le phénomène qui précède l’objectivation qui vient
d’avoir lieu. Ainsi, la notion d’être-donné se relativise au sein de ce que Natorp
esquisse sous le nom de « monisme corrélativiste » (korrelativistischer Monismus)32
dans la Psychologie générale. Après l’élimination du dualisme épistémique kantien
et la reconfiguration du sens de la Aufgabe de la psychologie, le sens du monisme
de l’expérience évolue lui aussi :
[c]e qui seul reste fixe, c’est l’opposition des directions ou, pour le dire mieux, le rapport
réciproque des deux directions de ce chemin qu’est la connaissance. Ce qui succède devient

30
Cf. Natorp 1912b, p. 107, trad. fr. p. 133. « Le subjectif ne peut être appréhendé comme subjectif
que du point de vue d’un objectif, l’objectif comme objectif que du point de vue d’un subjectif
d’une espèce et d’un degré quelconques, comme une gauche n’est appréhendée comme telle que
par rapport à une droite, une droite par rapport à une gauche ».
31
Au sujet de la possibilité d’interpréter le monisme corrélativiste de Natorp comme un monisme
neutre, cf. Palette 2015. Dans cet article, nous proposons d’interpréter le rapport entre Natorp et
Mach au prisme de leur revendication commune de ce que Bertand Russell nomme un « monisme
neutre ». L’idée, c’est qu’il existe une double parenté insoupconnée entre Natorp et Mach : ils se
réclament tous deux d’un monisme phénoménal – thèse, selon laquelle l’expérience est une- et
qu’ils s’accordent égalament pour rejeter tout monisme polarisé – refus, qui implique que l’expé-
rience unique est neutre, ni objective ni subjective.
32
Natorp 1912b, p. 152, trad. fr., p. 179. Traduction modifiée.
4.6 L’évolution du monisme objectiviste en « monisme corrélativiste » dans la… 65

ce qui précède pour un nouveau pas. Inversement, si l’on regarde en arrière, c’est ce qui
précède qui devient ce qui succède – seulement ce qui précède et succède : ce qui signifie
qu’il y a ou qu’il demeure toujours en général quelque chose qui précède à nouveau et qui
succède à nouveau, car persiste fixement, d’une manière irrévocable, pour ainsi dire le sens-­
plus et le sens-moins de la direction de cette voie qu’est la connaissance. Tel est le monisme
que nous soutenons. (Natorp 1912b, p. 111, trad. fr. p. 138)

En d’autres termes, il n’y a pas de contenu absolument subjectif33 ni d’objet absolu-


ment trans-subjectif, mais ce qui est devenu un contenu à tel niveau du processus de
la connaissance était un objet à un niveau inférieur. Il est important d’insister sur ce
point : le subjectif et l’objectif n’existent pas en un sens absolu, mais seulement
comme corrélats, à savoir relativement l’un à l’autre, suivant une gradation étagée
qui peut avec un droit égal être caractérisée comme celle de l’objectivation ou celle
de la subjectivation, comme le montre cet autre extrait de la Psychologie générale :
[c]e qui est ici décisif, c’est que le face-à-face du subjectif et de l’objectif, qui semblait au
départ fixe, se résout entièrement dans le procès vivant de l’objectivation d’une part et de la
subjectivation d’autre part, procès dans lequel n’existent ni objectif ni subjectif au sens
absolu, mais seulement un objectif et un subjectif comparatifs […]. Nulle limite, inférieure
ou supérieure, n’existe dans cette gradation étagée, à part les limites idéelles qui corres-
pondent aux pures fictions de l’objectivité et de la subjectivité absolues. En un mot, la dis-
tinction de l’objectif et du subjectif est relativisée- elle se transforme en une simple
opposition directionnelle au sein d’un processus unitaire et même unique. (Natorp 1912b,
p. 71, trad. fr. p. 96).

Entre ces deux limites idéales, celle de l’indétermination absolue, de la ὕλη, et celle
de la détermination absolue, de la pure energeia, on trouve un phénomène défini
comme corrélation entre une indétermination relative, c’est-à-dire le rapport subjec-
tif, et une détermination relative, c’est-à-dire le rapport objectif. L’être-donné n’est
donc plus rien de sensible ; il est seulement une limitation idéale de l’objectivation
qui fait que les résultats de la science expérimentale et le savoir culturel et quotidien
n’ont jamais d’autre valeur qu’hypothétique. Cette définition du phénomène en
termes corrélationnels est nouvelle dans la Psychologie générale et elle accompa-
gnera dorénavant tous les travaux de Natorp, y compris les écrits issus du tournant
ontologique du début des années 20, écrits qui n’entrent plus dans le contexte épis-
témologique néokantien et que nous avons, pour cette raison même, laissés de côté
dans ce travail34.

33
C’est ce que Natorp confesse dans cet autre passage de la Psychologie générale : « En tout cas,
j’avais moi-même opté pour cette conception dans mon Introduction dans la mesure où j’identifiais
le problème de la psychologie à celui de la présentation du contenu de conscience ‘en chaque’
conscience, c’est-à-dire pour chaque sujet dans l’acte du vécu pris à chaque fois en considéra-
tion. » Natorp 1912b, p. 63, trad. fr. p. 87. Traduction modifiée.
34
Pour une analyse de l’approfondissement de la notion d’expérience corrélative de la Psychologie
générale en « es gibt » dans la Systématique philosophique, nous renvoyons également à notre
article Palette 2015, en particulier pp. 40–52.
66 4 Natorp : la critique de la présupposition kantienne d’une donation sensible dans la…

4.7  ésumé et résultats des chapitres sur Natorp : la cible


R
ultime de Natorp, c’est l’hypothèse kantienne d’une
donation sensible

La critique que le néokantien Natorp adresse au concept de donné est intéressante à


plusieurs points de vue et nous allons maintenant proposer une mise en perspective
systématique.
D’abord, sa critique vise trois concepts distincts de donné : le concept positiviste
de datum sensoriel, déterminé et infaillible (1.) ; le concept phénoménologique et
psychologique d’un donné de la perception susceptible d’être décrit (2.) et l’hypo-
thèse d’origine kantienne d’une donation sensible (3.).
Ensuite, Natorp élève des objections spécifiques contre chacun de ces trois
concepts de donné : au concept positiviste de donné, il reproche sa positivité, c’est-­
à-­dire le caractère absolu qui lui permet de servir de fondement à la connaissance.
(1.) Dans le concept phénoménologico-psychologique d’être-donné, Natorp cri-
tique la possibilité d’un accès non-conceptuel à la perception, qui fait du donné
un point de départ disponible pour la description. (2.) À l’hypothèse d’une donation
sensible, Natorp reproche son caractère proprement sensible et irréductible. Ici,
Natorp ne se contente plus de critiquer l’accès non conceptuel à l’être-donné sen-
sible, mais vise directement la nature non conceptuelle et sensible du contenu de
l’expérience. (3.)
Enfin, grâce à chacune de ces trois critiques adressées aux trois concepts de
donné, Natorp obtient une caractéristique pour sa propre conception de l’être-donné
: contre le pseudo-donné positiviste, le jeune Natorp élabore dans ses premiers
écrits logiques le « véritable sens de l’être-donné » comme construction, hypo-
thèse, postulat d’une donation. Cela correspond à la redéfinition générique de la
donation comme Aufgabe dans l’œuvre de Natorp. (1.) Contre toutes les formes de
dualismes psycho-physiques présents chez les psychologues et phénoménologues
se revendiquant d’une méthode descriptive, Natorp soutient dans ses premiers écrits
psychologiques que le substrat sensible que la pensée postule n’est pas donné
comme point de départ mais est à penser comme une ὕλη abstraite ou une origine
sensible reconstructible dans une psychologie dont la méthode doit être génétique.
Cela correspond à ce que nous avons nommé le premier sens de l’être-donné comme
Aufgabe. (2.) Contre l’ultime résidu d’idéalisme psychologique encore présent dans
la notion de ὕλη, Natorp affirme finalement dans la Psychologie générale que la
pensée ne postule pas un substrat sensible (préjugé qu’il partageait encore avec
Kant dans ses premiers écrits psychologiques), mais bien plutôt un moment X d’in-
détermination inhérent à toute détermination, à tout stade de la connaissance.
Cela correspond au deuxième sens de la Aufgabe. Dans le cadre de ce monisme
corrélativiste, pure puissance (ὕλη) et actualité pure valent seulement comme des
limites régulatrices. (3.)
Deux résultats cruciaux ressortent de ce résumé des critiques du donné chez
Natorp : d’une part, ce qui saute aux yeux, c’est que le donné renaît sans cesse de
ses propres cendres. S’il s’agit bien, pour Natorp, de dénoncer les mythes p­ ositiviste,
4.7 Résumé et résultats des chapitres sur Natorp : la cible ultime de Natorp, c’est… 67

phénoménologique ou psychologique, puis kantien du donné, il est important de


voir qu’il estime toujours qu’il est nécessaire de postuler une idée d’être donné
au-delà de la critique de tous ses mythes. Si la notion de Aufgabe évolue pour fina-
lement dépouiller l’être-donné de tout caractère positif, immédiat et sensible, l’exi-
gence du recours à la Aufgabe demeure cependant. Et cela veut dire qu’à ses yeux,
une théorie conceptualiste ou constructiviste, si elle ne veut pas tomber dans le
dogmatisme d’un idéalisme pur et dur, ne peut pas s’épargner cette idée d’une dona-
tion minimale relevant d’une certaine altérité à soi-même de la pensée.
D’autre part, il est tout à fait remarquable que la cible des critiques de Natorp
s’élargit à chaque étape jusqu’à se confondre avec l’idée kantienne d’une donation
sensible. Natorp commence par une critique du « pseudo-donné » positiviste dans
ses premiers écrits logiques, puis enchaîne avec une critique des grammaires psy-
chologiques et phénoménologiques du donné dans les premières versions de sa psy-
chologie, pour se rendre finalement à l’évidence, dans la Psychologie générale de
1912, que c’est Kant qui a mis le ver dans le fruit en n’interrogeant pas la légitimité
de sa présupposition d’une donation sensible de l’objet. En un sens, les concepts
positiviste et phénoménologique de donné ne sont donc que des cibles de circons-
tance. Bien sûr, cela ne veut pas dire qu’ils sont immunisés contre la critique que
Natorp adresse à Kant, car elle les atteint aussi dans leur principe, mais disons que
ce n’est pas eux que cette critique vise en dernier lieu. C’est aux racines mêmes du
concept de donation sensible chez Kant que s’attaque Natorp, comme la plupart des
néokantiens, excepté Emil Lask35.
Pour reformuler dans les termes de Kant ce que Natorp critique, on pourrait dire
que c’est l’existence même d’une « intuition sans concept » (Anschauung ohne
Begriff), que Kant affirme dans la célèbre formule de la première Critique selon
laquelle « des pensées sans contenu sont vides ; des intuitions sans concept sont
aveugles » (Kant 1781, B 75, trad. fr. p. 144) Certes, Kant a le mérite d’avoir attri-
bué à la Erscheinung un caractère épistémique indéterminé, faisant ainsi apparaître
sa dépendance vis-à-vis de l’entendement : lorsque Kant écrit dans cette formule
que l’intuition sans concept est aveugle, il fait ressortir son indigence vis-à-vis du
concept. Tant qu’il n’est pas pensé, c’est-à-dire subsumé sous les catégories de la
pensée, le phénomène ne fait rien apparaître. Cependant, cette formule semble éga-
lement insinuer que quelque chose est quand même donné dans l’intuition empi-
rique, en dépit de son indétermination épistémologique. Ainsi, ce qui peut d’abord
sembler être un mérite de Kant, à savoir l’affirmation du principe d’hétérogénéité de
la connaissance, liée irréductiblement à deux sources, l’intuition et la pensée,
s’avère finalement être, aux yeux des néokantiens, une maladresse de Kant. Car en
disant que l’intuition sans concept est aveugle, ce dernier continue à cautionner
l’existence d’une intuition sensible dont la fonction est de donner l’objet. Or, aux
yeux des néokantiens, il ne suffit pas de dire que l’intuition est aveugle, mais il faut

35
Comme l’ont relevé les commentateurs, Emil Lask est le seul parmi les néokantiens à conserver,
comme Kant, l’idée d’un donné indépendant de la pensée. Cf. Lask 1923, pp. 73–80. Sur ce point,
cf. aussi Krijnen 2007, p. 123–124.
68 4 Natorp : la critique de la présupposition kantienne d’une donation sensible dans la…

dire que l’intuition ne donne rien du tout. L’idée kantienne d’une donation sensible
est une fiction épistémologique dont il faut se débarrasser définitivement.
Certaines formulations de Kant dans la première Critique semblent aller dans le
sens de cette conclusion néokantienne. Considérée pour elle-même, l’expression
« intuition aveugle » est effectivement un véritable oxymoron. Or, l’usage d’une
telle figure de style n’est certainement pas aléatoire. C’est un peu comme si Kant
nous invitait secrètement à nous demander pourquoi il est encore nécessaire de par-
ler d’une intuition, à savoir de l’acte de voir quelque chose immédiatement, s’il est
vrai que cette intuition est « aveugle » et ne donne donc rien à voir. Qu’est-ce qu’un
phénomène qui ne phénoménalise rien ? D’autres passages de la première Critique
viennent légitimer une telle lecture néokantienne de Kant : dans l’Analytique des
concepts, par exemple, Kant va même jusqu’à refuser à la perception du divers sen-
sible le statut d’expérience (Erfahrung) dans la mesure où il s’agit d’une perception
sans objet perçu, d’un simple « jeu aveugle des représentations, c’est-à-dire moins
qu’un rêve » (Kant 1781, A112, trad. fr. p. 186). Ainsi, on peut trouver chez Kant
lui-­même des indices, qui ont invité les néokantiens à voir dans Kant l’origine de ce
qui le dépasse, et donc en l’occurrence l’origine de la critique conceptualiste qu’ils
adressent au concept de donation. Cependant, comme nous l’avons souligné ci-des-
sus, l’erreur de Kant est de conserver « la présupposition de l’être-donné, présuppo-
sition qu’il n’a pas surmontée d’une manière suffisamment radicale » (Kant 1781,
p. 148, trad. fr. p. 175). Tout le sens du néokantisme est d’être plus kantien que Kant
lui-­même, et cela implique notamment de renoncer définitivement à l’hypothèse
d’une donation sensible.
L’ambiguïté du concept kantien de phénomène, tiraillé entre le sensible et le
logique, est à l’origine du grand schisme qui accablera la philosophie dès l’aube du
XIXe, schisme entre les postkantiens réalistes qui font du donné le fruit d’une dona-
tion purement phénoménale et les postkantiens idéalistes qui font du donné le pur
produit d’une donation conceptuelle. Dans le cadre de ce travail, qui ne porte pas sur
Kant, mais sur sa réception chez les postkantiens de la fin du XIXème siècle, nous
ne prendrons pas position par rapport à la question difficile de la nature, sensible ou
conceptuelle, du phénomène ou donné kantien36. Dans les chapitres qui suivent,
nous allons nous focaliser sur la réappropriation critique du donné dans la phéno-
ménologie allemande du tournant du XXe siècle.

36
Cette question de la nature sensible ou conceptuelle du phénomène peut être considérée comme
le lieu de naissance du débat actuel sur la perception en philosophie de l’esprit. Comme l’a récem-
ment montré Robert Hanna, la position de Kant sur ce point peut, en vertu de son intrinsèque
ambiguité, servir de justification aux trois partis pris conceptualistes (McDowell, etc.), non
conceptualistes (Evans, etc.) et partiellement conceptualistes et non conceptualistes (Peacocke,
etc) de la perception. Cf. Hanna 2005.
Bibliographie 69

Bibliographie

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Chapitre 5
Husserl : le divorce du donné et de la
sensation dans la phénoménologie réaliste
de la perception (1898–1905)

La phénoménologie, c’est l’intentionnalité. Qu’est-ce à dire ?


Refus d’un sensualisme qui identifiait la conscience aux
sensations-choses ? Certes. Mais le sensible joue un rôle
important en phénoménologie et l’intentionnalité réhabilite le
sensible. (Levinas 2001, p. 175)

5.1  e rapport ambivalent de la phénoménologie au


L
positivisme

La méthode descriptive qu’Ernst Mach établit comme le principe de sa « physique


phénoménologique »1 a joué un rôle capital dans la genèse de la phénoménologie de
Husserl2 et de la psychologie empirique brentanienne en général3. Dans la phéno-

1
Dans sa « physique phénoménologique », Ernst Mach défend une méthode purement descriptive,
qu’il oppose à la conception mécaniste, dominant la physique depuis Newton. Mach n’est pas
l’initiateur de cette conception anti-matérialiste de la physique, qui remonte à Kirchhoff et à Von
Mayer, deux autres physiciens du XIXe siècle. Dans une conférence intitulée « Le principe de
comparaison en physique », donnée à Vienne lors du rassemblement de l’association des natura-
listes et phycisistes allemands en septembre 1894, Mach affirme que la physique doit se contenter
de décrire de la façon la plus immédiate les mouvements de la nature. Cf. Mach 1896, en particulier
p. 362–365. Il y oppose cette conception phénoménologique (au sens phénoméniste, positiviste) de
la physique au paradigme mécaniste de la physique traditionnelle, qui prétend déduire tous les
phénomènes du mouvement des corps et fait de la sensation un épiphénomène. Pour Mach, il s’agit
de rendre compte du caractère simplement métaphorique (bildlich) d’expressions comme
« masse », « atome », « molécule ». Car on n’observe jamais dans l’expérience ni des forces ni une
causalité, ni une quelconque loi universelle, mais seulement des sensations singulières et des com-
plexes sensoriels donnés immédiatement.
2
Husserl affiche explicitement sa dette par rapport à la ‘physique phénoménologique’ de Mach et
revendique sa méthode descriptive, comme en témoigne sa recension élogieuse de la conférence de
Mach intitulée « Les principes de comparaison en physique » de 1894, où Husserl rend hommage
à la méthode descriptive de Mach. Husserl 1894 p. 241–244.
3
C’est en effet de la réforme méthodologique de la physique accomplie par Mach, que s’inspire la
fameuse distinction entre la psychologie descriptive et la psychologie explicative ou génétique,
proposée par Dilthey en 1883. Cf. Dilthey 1883, p. 32. On sait que cette distinction permettra à
Brentano et à ses élèves de démarquer la méthode empirique et descriptive de leur psychologie de
la méthode explicative-génétique de la psychologie expérimentale de Wundt. Cf. Brentano 1982,

© Springer International Publishing AG, part of Springer Nature 2018 71


V. Palette, Le donné en question dans la phénoménologie et le néokantisme,
Phaenomenologica 224, https://doi.org/10.1007/978-3-319-73797-3_5
72 5 Husserl : le divorce du donné et de la sensation dans la phénoménologie réaliste de…

ménologie comme dans le positivisme, il s’agit en effet de décrire et de renoncer à


toute tentative génétique d’explication physiologique4. Dans ses conférences
d’Amsterdam en 1928, Husserl écrit ceci
[c]ette nouvelle science se faisait appeler phénoménologie, dans la mesure où elle […] est
née d’une certaine radicalisation d’une méthode phénoménologique revendiquée et prati-
quée par quelques physiciens et psychologues isolés. Le sens de cette méthode consistait
chez des hommes tels que Mach et Hering en une réaction contre l’absence d’assise
(Bodenlosigkeit) menaçant de la théorétisation dans les sciences ‘exactes’ de la nature ;
c’était une réaction contre une activité de théorétisation versée dans la formation de
concepts éloignés de toute intuition (anschauungsfern) et dans des spéculations mathéma-
tiques. (Husserl 1962, p. 302)5

Comme en témoigne cet extrait, Husserl conçoit sa phénoménologie comme la radi-


calisation d’une méthode à l’œuvre dans une forme de proto-phénoménologie dont
on trouve une expression dans la « physique phénoménologique » de Ernst Mach6.
S’inscrivant dans la continuité de la lutte machienne contre les excès de la théorie
dans les sciences de la nature, Husserl insiste lui aussi sur la nécessité impérieuse de
critiquer toute forme de spéculation en philosophie, comme l’atteste la fameuse
maxime du « retour aux choses-mêmes », énoncée dans l’introduction au deuxième
tome des Recherches logiques en 19017.

p. 129. Brentano explique que la « psychologie descriptive » est une description analysante de nos
phénomènes mentaux qui est relativement indépendante (même si les processus physiologiques
sont des conditions accompagnant l’analyse psychologique) de la physiologie. Quant à la « psy-
chologie génétique », elle est complètement dépendante de la physiologie.
4
La phénoménologie des Recherches logiques s’enracine dans la psychologie empirique et des-
criptive de l’école de Brentano. Husserl définit d’abord la phénoménologie comme une « psycho-
logie descriptive ». Cf. Husserl 1984. Cf. aussi Husserl 1962, p. 350. Dans le § 14 de la cinquième
Recherche logique, Husserl insiste sur le fait que seules les différences descriptives de l’appréhen-
sion « intéressent la critique de la connaissance, et non pas n’importe quels processus cachés et
admis par hypothèse dans les profondeurs inconscientes de l’âme ou dans la sphère des faits phy-
siologiques. » Husserl 1984, p. 398, trad. fr. p. 188.
5
« Die neue Wissenschaft nannte sich Phänomenologie, da sie […] durch eine gewisse
Radikalisierung einer schon vordem von einzelnen Naturforschern und Psychologen geforderten
und geübten phänomenologischen Methode entsprungen ist. Der Sinn dieser Methode lag bei
Männern wie Mach und Hering in einer Reaktion gegen die in ‘exakten’ Naturwissenschaften
drohende Bodenlosigkeit des Theoretisierens; es war die Reaktion gegen ein Theoretisieren in
anschauungsfernen Begriffsbildungen und mathematischen Spekulationen, bei dem eine einsich-
tige Klarheit in den rechtmäßigen Sinn und die Leistung der Theorien nicht zustandekam. »
6
Si la dette de Husserl vis-à-vis de Brentano et plus généralement de la psychologie descriptive est
relativement bien connue, sa dette à l’égard de Mach (et de Hering), quant à elle, n’a pas fait couler
beaucoup d’encre. Cf. l’article pionnier de Hermann Lübbe 1960. Cf. aussi Sommer 1985 et 1988,
Soldinger 2010 et Fisette 2012.
7
Rappelons ce passage séminal, véritable lieu de naissance de la phénoménologie, issu de l’intro-
duction au deuxième tome des Recherches logiques de 1901 : « Nous ne voulons absolument pas
nous contenter de ‘simples mots’ (bloßen Worten), c’est-à-dire d’une compréhension simplement
symbolique des mots, telle que nous l’avons tout d’abord dans nos réflexions sur le sens des lois
établies en logique pure, concernant des ‘concepts’, des ‘jugements’, des ‘vérités’, etc., avec leurs
multiples particularités. Des significations qui ne seraient vivifiées que par des intuitions lointaines
et imprécises, inauthentiques, - si tant est que ce soit par des intuitions quelconques -, ne sauraient
5.1 Le rapport ambivalent de la phénoménologie au positivisme 73

Cela dit, cette forte filiation entre la phénoménologie et le positivisme semble se


limiter à leur commun parti pris descriptif et anti-spéculatif. Car on trouve égale-
ment une puissante critique du positivisme dans la phénoménologie. Selon les
­commentateurs8, la critique que Husserl adresse à Mach peut être reconduite à deux
motifs essentiels : 1. la critique de son phénoménisme et 2. la critique du principe
d’économie de la pensée (Denkökonomie)9. Ces deux critiques interviennent sur
deux terrains différents : la critique du sensationnisme a lieu sur le terrain de la
théorie de la perception tandis que la critique du principe d’économie se situe sur le
terrain de la théorie de la connaissance - Husserl voyant dans le positivisme un ava-
tar du psychologisme logique10.
Ainsi, le rapport de la phénoménologie au positivisme, et plus particulièrement
la relation de Husserl à Mach, a un double visage irréductible. L’enjeu de réévaluer
la dimension critique du rapport de la phénoménologie au positivisme est d’autant
plus crucial que certains contemporains de Husserl, notamment le néokantien
Heinrich Rickert, considèrent que « la phénoménologie s’enfonce en règle générale
aussi dans le sommeil dogmatique du positivisme »11. En outre, on a actuellement

nous satisfaire. Nous voulons retourner aux choses elles-mêmes (auf die ‚Sachen selbst’ zurückge-
hen). » Husserl 1984, p. 10, trad. fr. p. 8. En parlant d’une nécessité de retourner aux choses-
mêmes (Sache selbst), Husserl prend ici ses distances avec les simples mots (bloße Worten) des
logiciens idéalistes. Dans le contexte du deuxième volume des Recherches logiques, il ne s’agit
plus pour Husserl de se préserver du psychologisme comme dans le premier tome (Prolégomènes),
mais d’ajouter un fondement psychologico-phénoménologique à la logique pure. Dans sa recen-
sion des Prolégomènes de Husserl, Natorp souligne la nécessité impérieuse de fonder ce que
Husserl dans les paragraphes 32 et 65 des Prolégomènes nomme la cognoscibilité des idéalités
logiques. Citons Natorp : « Il faut nécessairement qu’on construise une liaison logique entre la
consistance (Bestand) supra-temporelle du logique et son effectuation temporelle dans le vécu de
la psyché, si l’expression de ‘réalisation de l’idéal’ ne doit pas rester une énigme, une expression
métaphysique de l’espèce la plus suspecte. » Cf. Natorp 1901, p. 280–281. À la fin de la recension,
Natorp invite Husserl à s’inspirer de sa propre tentative de combiner les « deux voies, subjective et
objective de la connaissance » esquissée déjà, comme nous l’avons vu à la fin de l’article de 1887
et mise ensuite à l’œuvre dans les premiers écrits psychologiques.
8
Manfred Sommer distingue deux enjeux essentiels dans le débat de Husserl avec le positivisme.
On trouve tout d’abord la critique du principe du motif machien de l’économie de la pensée
(Denkökonomie) qui intervient dans le contexte plus vaste de la critique du psychologisme qui
touche des auteurs de la tradition empirique tels que J. S. Mill ainsi que Mach et Avenarius. L’autre
enjeu principal du rapport de Husserl au positivisme, c’est justement la question de la nature de la
donation, dont nous traitons dans ce chapitre. Cf. Sommer 1988.
9
Pour plus d’informations sur le contenu de la critique du principe d’économie, Cf. Sommer 1988,
p. 311–319. Cf. aussi Fisette 2012, p. 66–72.
10
Ernst Mach est aux côtés de John Stuart Mill la principale cible des critiques que Husserl adresse
au psychologisme logique dans le premier tome des Recherches logiques, les Prolégomènes
publiés en 1900. Cf. Husserl 1959, p. 196–209, trad. fr. p. 208–224. Au sujet de la critique du
psychologisme positiviste, Cf. Fisette 2012, p. 66–72.
11
Cf. Rickert 1915, p. 146. note 1 : « Auch das, was heute unter dem Namen der ‚Phänomenologie’
geht und sich großer Beliebtheit erfreut, ist in der Regel in dem dogmatischen Schlummer des
Positivismus befangen. »
74 5 Husserl : le divorce du donné et de la sensation dans la phénoménologie réaliste de…

tendance, en Philosophy of Mind, à considérer la phénoménologie comme une


forme de positivisme, tantôt dans sa version subjectiviste (réduction de la phénomé-
nologie à une théorie de la conscience phénoménale à la Nagel), tantôt dans une
version objectiviste (amalgame de la phénoménologie et d’une théorie naturaliste
de la conscience à la Dennett)12.
Dans la conscience de ces enjeux, nous présenterons ici la critique que Husserl
adresse au concept positiviste de donné de la sensation. Cette critique va de pair
avec une réforme de la notion de donné, qui n’est plus attribuée au vécu sensoriel,
mais à l’objet perçu, à savoir à l’objet tel qu’il est visé par la conscience intention-
nelle par l’intermédiaire de la sensation. Malgré cette réforme de la notion de donné,
nous montrerons que la sensation continue à jouer un rôle fondamental dans la
théorie réaliste de la perception (1898–1906). Dans un premier temps, nous retrace-
rons le débat de Husserl avec Mach en nous référant principalement au « Traité de
la perception » de 189813 et au deuxième tome des Recherches logiques de 1901. La
critique que Husserl adresse explicitement à Mach est double : il lui reproche d’avoir
manqué la subjectivité de la sensation (5.2.) ainsi que la transcendance de l’objet et
de l’acte intentionnels. Nous montrerons que la critique du sensationnisme qui vise,
en première ligne, le positivisme d’Ernst Mach, atteint aussi dans son principe tout
type de phénoménisme ou de sensationnisme, qui néglige le rôle de l’intentionnalité
dans la vie mentale. (5.3.) Dans un second temps, nous systématiserons la réforme

12
Au sujet des enjeux contemporains de la critique phénoménologique du concept positiviste de
donné, cf. chapitre 1.4.
13
Le « Traité sur la perception » est un feuillet manuscrit composé de onze pages qui fait partie du
manuscrit K. Si l’on en croit les inscriptions que Husserl lui-même a inscrites, le manuscrit date de
septembre 1898. Sur le Umschlagblatt est aussi consigné que Husserl a probablement modifié
quelques pages durant l’année 1904. C’est pouquoi on trouve deux datations différentes : celle du
transcripteur du manuscrit R. Parpan qui indique « septembre 1898 » et celle des Archives Husserl
de Louvain qui informe par prudence la date de 1898–1904. La quasi-totalité du feuillet est publiée
dans Husserl 2004, pp. 123–158. Le traité de 1898 est une pièce centrale dans le corpus des textes
composant la théorie de la perception du jeune Husserl, car on y trouve déjà à l’état embryonnaire
les intuitions de Husserl en matière de perception qui ont dominé pendant toute la période de Halle.
Il y est par exemple déjà question de la différence phénoménologique fondamentale entre contenu
sensoriel et objet ainsi que de la distinction tout aussi capitale entre le contenu sensoriel et l’acte
d’appréhension qui permet de conférer à la sensation un rôle médiateur dans la théorie phénomé-
nologique de la perception. Husserl accuse physiciens et psychologues de commettre une double
erreur : 1. celle de réduire le percevoir au sentir, réduction qui est elle-même tributaire d’une 2.
confusion entre l’objet de la perception et la sensation. Comme le consigne le titre que Husserl a
écrit au crayon à papier sur son manuscrit, il s’agit essentiellement dans ce texte précoce de criti-
quer le concept positiviste de perception tel qu’il est conçu dans le premier chapitre de les
Contributions à l’analyse des sensations (1886) de Ernst Mach. Cf. Ibid. p. 450 : les éditeurs du
volume rapportent que Husserl a écrit ceci au crayon à papier sur le feuillet en question : « Vgl.
Begriff der Empfindung, Mach Analyse, p 12 u. das ganze Capitel (Einheit des Bewusstseins S.
19). » Selon les éditeurs, « Husserl bezieht sich mit diesen Angaben auf Ernst Mach, Beiträge zur
Analyse der Empfindungen, Jena, 1886. Ein Exemplar dieses Buches befindet sich unter der
Signatur BQ 293 in Husserls Privatbibliothek, die im Husserl-Archiv in Leuven aufbewahrt wird.
Auf den von Husserl angegebenen Seiten 12 u. 13 dieses Buches befinden sich Annotationen, die
mit den eben genannten Bemerkungen in Zusammenhang gebracht werden können. »
5.2 La critique du concept d’élément neutre : Mach a manqué la subjectivité de la… 75

de la notion de sensation au sein de la théorie phénoménologique de la perception,


telle qu’elle est thématisée dans le « Traité sur la perception » de 1898 et dans les
Leçons sur la perception et l’attention de 1904/05. L’idée, c’est que la sensation
obtient une nouvelle fonction au sein de la structure intentionnelle triadique
acte-contenu-objet : elle n’est plus une sensation-objet, c’est-à-dire une sorte de
donné absolu et indépendant, comme c’est le cas chez les positivistes et les sensua-
listes en général, mais un contenu qui doit être appréhendé de façon à servir d’es-
quisse à la perception. Dans les Recherches logiques, cette esquisse a une autre
fonction, celle de faire signe vers les facettes non-données de l’objet perçu. (5.4.) Ici
se pose la question problématique de la nature de la perception, et plus précisément
de la nature (conceptuelle ou non conceptuelle) de l’acte d’appréhension, acte qui
permet la double fonctionnalisation de la sensation : en faisant un détour par la
définition de la sensation comme moment figural et unitaire à l’époque de Halle -
définition proto-gestaltiste que Husserl oppose implicitement à l’atomisme de
Mach - (5.5.), nous montrerons qu’il faut plutôt opter pour une interprétation non
conceptualiste de la perception dans les Recherches. (5.6.) Nous récapitulerons dans
un dernier temps les trois types de critiques du donné sensoriel qui sont ressortis de
notre étude. (5.7.)

5.2  a critique du concept d’élément neutre : Mach


L
a manqué la subjectivité de la sensation

Dans la cinquième Recherche logique, Husserl critique la thèse du monisme phéno-


ménal en ces termes :
[i]l n’est pas rare de confondre ces deux choses, la sensation de couleur et la coloration
objective de l’objet. De nos jours précisément, on fait grand cas de l’interprétation selon
laquelle l’une et l’autre seraient une seule et même chose, mais envisagée de points de vue
et d’intérêts différents; considérée psychologiquement ou subjectivement, elle s’appellerait
sensation ; considérée physiquement ou objectivement, propriété de la chose extérieure.
(Husserl 1984, p. 359, trad. fr. p. 148)

Husserl ne nomme pas la cible de sa critique, et ce silence est symptomatique, dans


la mesure où la cible est multiple : en règle générale, on y voit une critique de
Husserl contre la confusion brentanienne entre sensation et objet dans sa notion de
phénomène physique14. Cela dit, on peut tout aussi bien interpréter ce passage

14
Denis Seron par exemple nous montre que la distinction husserlienne entre contenu sensible et
objet intentionnel peut être comprise comme une critique de Brentano. C’est d’ailleurs ce que
Husserl lui-même suggère dans la sixième Recherche logique, quand il écrit que « Brentano
verwechselt unter dem Titel physisches Phänomen die empfundenen Inhalte und die erscheinenden
äußeren Gegenstände, bzw. ihre phänomenalen Beschaffenheiten […]. » Comme l’explique Denis
Seron, « c’est parce qu’il a assimilé le phénomène physique à un non-acte, que Brentano n’a pas
pu rendre compte de la différence d’essence qui sépare les Sinnesinhalte des objets apparaissants,
les contenus réels des contenus intentionnels. » Cf. Seron 2004, p. 12, 16sq. Cf. aussi Fisette 2011,
p. 52sq.
76 5 Husserl : le divorce du donné et de la sensation dans la phénoménologie réaliste de…

comme une critique contre la thèse du monisme phénoménal, thèse qui est com-
mune à Paul Natorp15 et à Ernst Mach16, comme nous l’avons montré dans le deu-
xième chapitre de cet ouvrage.
Comme la plupart des écrits de l’époque, les Contributions à l’analyse des sen-
sations d’Ernst Mach, publiées en 1886, s’inscrivent dans la problématique de la
distinction des sciences de la nature et de la psychologie. Il s’agit, comme l’indique
le sous-titre de l’œuvre, d’analyser « le rapport du physique au psychique ». Selon
Mach, les objets de la psychologie et ceux de la physique ne se différencient pas
ontologiquement : en effet, les deux sciences ont affaire à un même phénomène. Ce
n’est que du point de vue méthodologique que psychologie et physique se dis-
tinguent, dans la mesure où elles se rapportent de façon différente au même phéno-
mène. Ainsi, la sensation psychologique et l’atome physique ne sont pas deux
entités ontologiques différentes, mais correspondent seulement à deux mises en
contexte différentes du même phénomène, nommé « élément » (Element)17. Les
éléments donnés originairement (couleurs, sons, chaleurs, etc.) sont « composés de

15
Cette distinction peut en effet être interprétée comme une réponse de Husserl à cette affirmation
du jeune Natorp dans son Einleitung à la psychologie de 1888, citée par Husserl dans la cinquième
Recherche : « Ich kann zwar wohl den Ton für sich oder im Verhältnis zu anderen Bewußtseinsinhalten
betrachten, ohne sein Dasein für ein Ich weiter zu berücksichtigen, aber ich kann nicht mich und
mein Hören für sich betrachten, ohne an den Ton zu denken. » Husserl 1984, p. 394. Et Husserl de
répliquer en ces termes : « Dass sich vom Hören des Tones das Hören nicht abtrennen läßt, als ob
es ohne den Ton noch etwas wäre, ist sicher. Damit ist aber nicht gesagt, daß nicht ein Doppeltes
zu unterscheiden sei: der gehörte Ton, das Wahrnehmungsobjekt, und das Hören des Tons, der
Wahrnehmungsakt. » Idem. Autrement dit, Husserl est d’accord avec Natorp pour dire qu’il n’y a
pas d’acte intentionnel (Hören) sans objet intentionnel (der gehörte Ton), mais il refuse catégori-
quement de réduire l’existence d’un contenu pour moi (der empfundene Ton) à l’existence de
l’objet intentionnel. Il continue en ces termes : « Gewiss ist es richtig, wenn Natorp vom gehörten
Tone sagt: ‚Sein Dasein für mich, dies ist mein Bewußtsein von ihm. Wer sein Bewußtsein noch
sonst irgendwie zu ertappen vermag als im Dasein eines Inhalts für ihn, dem kann ich es...nicht
nachtun.’ Aber freilich will es mir scheinen, daß das ‚Dasein eines Inhaltes für mich’ eine Sache
ist, die eine weitere phänomenologische Analyse zuläßt und fordert. » Husserl 1984, p. 394.
Souvenons-nous de la critique que le jeune Natorp adresse au dualisme phenomenal psycholo-
gique dans son Introduction à la psychologie de 1888. Il semblerait donc bien que Natorp lui aussi,
comme Brentano et Mach, ait ignoré pour des raisons différentes la distinction proprement phéno-
ménologique entre contenu sensoriel et objet intentionnel. À l’époque de la première édition en
1901 Husserl parle d’ailleurs encore de deux types de contenus : « Wichtiger für uns sind die
Unterschiede zwischen dem Dasein des Inhalts im Sinne der bewußten, aber nicht selbst zum
Wahrnehmungsobjekt gewordenen Empfindung und des Inhalts im Sinne eben des
Wahrnehmungsobjekts. » Husserl 1984, p. 395. Il suffit en effet de voir qu’un même objet, un son,
peut susciter des sensations complètement différentes, pour confirmer le bien-fondé empirique de
la distinction entre contenu sensoriel et objet intentionnel.
16
Cette cible est plus explicite, même si elle reste anonyme, dans la seconde édition des Recherches
logiques, car Husserl remplace le terme herbartien de « complexion » (Komplexion) par le terme
proprement machien de « complexe » (Komplex) ou plus précisément de « complexe de sensation »
(Empfindungskomplex). Cf. Husserl 1984, p. 379. Dans la littérature secondaire, seuls Manfred
Sommer et Denis Fisette ont considéré que Mach était une cible potentielle de la critique que
Husserl adresse à l’amalgame entre sensation et objet. Cf. Sommer 1988, p. 320. Cf. aussi Fisette
2012, p. 64.
17
Cf. Mach 1900, p. 21. « Die Farben, Töne, Räume, Zeiten … sind für uns die letzten Elemente,
deren gegebenen Zusammenhang wir zu erforschen haben. »
5.2 La critique du concept d’élément neutre : Mach a manqué la subjectivité de la… 77

parties similaires A B C D … qui ne sont en soi ni physiques ni psychiques »18, mais


deviennent l’un ou l’autre selon la perspective, selon les relations fonctionnelles
(Funktionalbeziehungen) prises en considération. Par conséquent, écrit Mach,
[l]e grand abîme qui sépare la recherche physique de la recherche physiologique se résume-
[t-il] à une façon stéréotypée de percevoir. Une couleur est un objet physique dès que nous nous
focalisons sur sa dépendance vis-à-vis de la source de la lumière (autres couleurs, chaleurs,
espaces etc). Mais si nous nous focalisons sur sa dépendance vis-à-vis de la rétine (des éléments
K L M…), alors la couleur est un objet psychologique, une sensation. Ce n’est pas la matière
qui différencie les deux domaines, mais la direction fixée par la recherche. (Mach 1900, p. 14)

Dans le deuxième chapitre de l’Analyse, Mach illustre cette différence méthodologique à


l’aide d’un exemple. Imaginons que la couleur verte de cette feuille de papier est donnée. À
partir de ce datum élémentaire du vert de la feuille (A), peut se dérouler le processus suivant :

[l]e vert (A) de la feuille est lié à une certaine sensation optique de l’espace (B), à une cer-
taine sensation tactile (C) et à la visibilité du soleil ou de la lampe (D). Si le jaune (E) de la
flamme du sodium se substitue au soleil, alors le vert de la feuille devient marron (F). (…)
Rien ne m’empêche en principe d’analyser de la même manière la façon dont ce processus
a lieu dans mon œil (…) et de dissoudre le processus en question dans des éléments X Y Z
… (…) Or A est dans sa dépendance vis-à-vis de B C D E … un élément physique, et dans
sa dépendance vis-à-vis de X Y Z, c’est une sensation et il peut être appréhendé comme un
élément psychique. (Mach 1900, p. 33)

Comme en témoigne cet exemple, il n’y a aux yeux de Mach qu’un seul phénomène,
à savoir l’élément vert de la feuille (A), et ce datum est neutre par définition. Son
caractère physique ou psychique ne se détermine que dans les relations fonction-
nelles qu’il entretient avec d’autres data. Ce « principe du parallélisme total du
physique et du psychique » (Princip des vollständigen Parallelismus des Physischen
und Psychischen)19 constitue la version machienne du monisme ontologico-­
phénoménal que nous avons déjà trouvé chez Natorp20.
C’est pour contrecarrer un tel monisme phénoménal qui fait de la sensation un
datum neutre, ni subjectif ni objectif, que Husserl élabore sa distinction phénomé-
nologique fondamentale entre contenu sensoriel réel (reeller Inhalt) et objet
(Gegenstand). Car à ses yeux, ce n’est précisément pas le même phénomène (die-
selbe Erscheinung) qui est envisagé tantôt du point de vue subjectif de la psycholo-
gie, tantôt du point de vue objectif de la physique, mais il s’agit bien de deux

18
Cf. ibid. p. 14.
19
Cf. Ibid. p. 46.
20
C’est du parrallélisme psychophysique élaboré par Gustav Theodor Fechner dans ses Éléments
de psychophysique en 1860 que s’inspire le principe machien du parrallélisme entre physique et
psychique. Cela dit, Mach dans ses Contributions à l’analyse des sensations prend soin de se
démarquer de Fechner comme en témoigne cet extrait : « Von der Fechner’schen Auffassung des
Physischen und Psychischen als zweier verschiedener Seiten ein und desselben Realen ist die
unsrige ebenfalls verschieden. Erstens hat unsere Auffassung keinerlei metaphysischen Untergrund,
sondern entpricht nur dem verallgemeinerten Ausdruck von Erfahrungen. Dann unterscheiden wir
auch nicht zwei verschiedene Seiten eines unbekannten Dritten, sondern die in der Erfahrung
vorgefundenen Elemente, deren Verbindung wir untersuchen, sind immer dieselben, nur von
einerlei Art und treten nur je nach der Art ihres Zusammenhanges bald als physische, bald als
psychiche Elemente auf. » Ibid. p. 46sq.
78 5 Husserl : le divorce du donné et de la sensation dans la phénoménologie réaliste de…

phénomènes radicalement différents : d’un côté, il y a le phénomène de la chose


(Dingerscheinung), c’est-à-dire le vécu subjectif, dans lequel l’objet visé
­intentionnellement est présent en personne, et de l’autre il y a la chose apparaissante
(erscheinendes Ding)21. Ce dualisme objet-contenu réel correspond à la reprise phé-
noménologique du dualisme entre le phénomème psychique immanent et le phéno-
mène physique transcendant, défendu par les Brentaniens dans le débat sur la
distinction entre les sciences de la nature et celles de l’esprit22. En ce sens, on peut
dire qu’en reprochant à Mach d’avoir manqué la subjectivité et l’immanence de la
sensation, Husserl s’inscrit dans la continuité des psychologies réelles de type bren-
tanien. Dans les Recherches, Husserl réplique en ces termes à Mach :
On confond souvent ces deux choses, la sensation de couleur et la coloration objective de
l’objet. De nos jours précisément, on fait grand cas de l’interprétation selon laquelle l’une
et l’autre seraient une seule et même chose, mais envisagée sous des “points de vue et des
intérêts” différents ; considérée psychologiquement ou subjectivement, elle s’appellerait
sensation ; considérée physiquement ou objectivement, propriété de la chose extérieure. Il
suffit cependant ici de se référer à la différence facilement saisissable entre le rouge, vu
objectivement comme uniforme, de cette boule, et la présentation par esquisses
(Abschattung) des sensations subjectives de couleur, qui précisément alors est un caractère
indubitable et même nécessaire de la perception elle-même - différence qui se retrouve à
propos de toutes sortes de propriétés objectives et des complexions de sensations qui leur
correspondent. (Husserl 1984, p. 359, trad. fr. p. 148)

Ainsi, la sensation subjective « rouge » ne doit pas être amalgamée avec le moment
objectif « rouge », appartenant comme tel à la boule que je suis en train de percevoir.
La thèse de Mach selon laquelle la différence entre le contenu conscient dans la
perception et l’objet extérieur perçu ou visé comme perçu (wahrnehmungsmässig
vermeint) est une simple différence de perspective (bloßer Unterschied der
Betrachtungsweise), qui présente le même phénomène (die selbe Erscheinung) tan-
tôt dans un contexte subjectif (im subjektiven Zusammenhang) tantôt dans un
contexte objectif (im objektiven Zusammenhang), est par conséquent fausse d’un
point de vue phénoménologique (phänomenologisch falsch)23. Car du point de vue
de la phénoménologie, il est impossible de concevoir l’existence d’un élément

21
Cf. aussi Husserl, 1984, p. 359. Cf. aussi ibid., p. 765.
22
Pour une présentation de ce débat qui oppose les partisans d’un dualisme phénoménal
(Brentaniens, Husserl) et les défenseurs d’un monisme de l’expérience (Mach, Natorp), cf. cha-
pitre 3.3.
23
Dans les leçons qu’il donne en 1904–1905 sur la perception et l’attention, Husserl s’adresse cette
fois explicitement à Mach en ces termes : « C’est par exemple ce qui se passe chez Mach, qui
considère les choses comme des complexes de contenus sensibles et définit ces contenus sensibles
comme sensations, dans la mesure où ils sont considérés comme dépendants du groupe sensible,
que nous nommons notre corps. Ils confondent la relation du percevoir au perçu avec la relation du
percevoir au senti, c’est-à-dire avec une relation totalement différente qui existe entre la perception
sensible et le contenu sensible présentant la perception. » Husserl 2004, p. 24. Dans Logique for-
melle et transcendantale, Husserl s’en prend de nouveau à la réduction positiviste de l’objet inten-
tionnel à la sensation : « Die Dinge reduzieren sich für diesen Positivismus auf empirisch geregelte
Komplexe psychischer Daten (der « Empfindungen »), ihre Identitat und damit ihr ganzer Seinssinn
wird zu einer blossen Fiktion. » Husserl 1974, p. 148sq.
5.3 La critique du concept de sensation-objet et de l’amalgame entre sentir et percevoir… 79

neutre qui précèderait la dualité sujet-objet. La question de Mach, celle de savoir


comment cet élément neutre (le vert de la feuille) devient ou bien un contenu de la
conscience (sensation au sens psychologique de vécu subjectif) ou bien une qualité
objective (objet ou atome au sens physique) n’a aucun sens pour Husserl, car cette
dimension neutre n’a tout simplement pas d’existence phénoménologique. La sen-
sation est un vécu subjectif, et ce, toujours déjà24. À partir de là, la question de la
phénoménologie ne consiste pas à savoir comment passer de l’élément au contenu
subjectif ou à l’objet (question de Mach), mais à savoir comment s’articule la rela-
tion entre une sensation vécue de façon strictement subjective et la perception de
l’objet donné.

5.3  a critique du concept de sensation-objet et de


L
l’amalgame entre sentir et percevoir : les phénoménistes
ont manqué la transcendance intentionnelle du donné
perceptif

La critique que Husserl adresse au concept positiviste de donné ne se limite pas à la


critique de sa neutralité : en effet, Mach ne manque pas seulement la subjectivité de
la sensation, mais il passe également à côté de la transcendance intentionnelle du
donné perceptif. Comme tous les phénoménistes ou monistes de la sensation (nous
allons y revenir), Mach réduit le donné perceptif, à savoir l’objet de la perception, à
ce qui est vécu dans la sensation. Il est intéressant de voir que la différence entre
contenu et objet, que Husserl a utilisée pour faire apparaître le caractère subjectif de
la sensation, lui sert également à souligner la transcendance de l’objet intentionnel
ou, pour le dire autrement, le fait que la perception n’est pas dirigée sur une sensa-
tion, mais sur un objet perçu. C’est cet objet perçu qui est donné en phénoménolo-
gie, et pas la sensation qui est seulement vécue.
Dans son « Traité sur la perception » de 1898, Husserl remarque que « les psycho-
logues et physiciens de l’époque considèrent que les sensations, en tant qu’éléments,
constituent les complexions qui nous apparaissent comme objets dans la perception
extérieure » (Husserl 2004, p. 129), et il résume leur erreur en ces termes :
[l]a complexion de sensations trouvée de façon réelle dans la perception, qui est un existant
indubitable et immanent, est attribuée de façon fallacieuse à l’objet perçu’ en tant que tel.
Comme si dans la perception (par exemple d’une maison), on percevait une complexion de
sensations et pas la maison, et comme si cela avait un sens de nommer cette complexion de
sensations-là ‘maison perçue en tant que telle’. (Husserl 2004, p. 135)25

24
Comme le remarque à juste titre Sonja Rinoffner-Kreidl, « eine phänomenologische Beschreibung
kann nicht hinter diese Unterscheidung (die Subjekt-Objekt (bzw. Akt-Gegenstand)-
Unterscheidung) zurückgehen, um eine neutrale Sphäre des ‚bloß Gegebenen’ zu erreichen. » Cf.
Rinofner-Kreidl 1999, p. 29. Cf. aussi Turunen 1993, p. 35.
25
« Die in der Wahrnehmung reell vorfindliche Empfindungskomplexion, die ein zweifellos und
immanent Existierendes ist, wird dem ‚wahrgenommenen Objekt als solchem’ unterschoben. Als
ob in der Wahrnehmung (z.B. eines Hauses) die Empfindungskomplexion und nicht das Haus
wahrgenommen würde, und als ob es einen Sinn hätte, jene Empfindungskomplexion ‚wahrge-
nommenes Haus als solches’ zu nennen. »
80 5 Husserl : le divorce du donné et de la sensation dans la phénoménologie réaliste de…

Pour reprendre l’exemple déjà cité plus haut, Mach pense que l’on perçoit aussi bien
la maison que sa forme spatiale (Raumgestalt)26. L’ensemble est donné tel quel dans
la sensation. Autrement dit, il n’y a pas, à ses yeux, de différence entre l’objet de la
perception, qu’est la maison, et la sensation de sa forme spatiale. Pour éviter ce
malentendu, Husserl propose de distinguer radicalement entre la perception de la
maison et les diverses sensations que suscitent en nous sa couleur et sa forme.
Comme il l’écrit dans les Recherches logiques, « je ne vois pas des sensations de
couleurs mais des objets colorés, je n’entends pas des sensations auditives mais la
chanson de la cantatrice, etc » (Husserl 1984, p. 387, trad. fr. p. 176)27. Pour le refor-
muler dans notre terminologie, ce qui est donné, ce ne sont pas des sensations, mais
c’est l’objet perçu en personne. D’un point de vue phénoménologique, il convient
donc d’insister sur la transcendance intentionnelle du donné perceptif.
Ainsi, « la seule chose que nous devons prendre en considération », écrit Husserl
dans son Traité de 1898, « c’est la différence fondamentale entre le contenu vécu et le
contenu visé de la perception (erlebtem und gemeintem Inhalt der Wahrnehmung) ».28
Cette différence entre une série de vécus sensoriels, subjectifs et variables d’un côté,
et un objet unique donné de l’autre, est opératoire et vérifiable dans n’importe quelle
perception extérieure29. Un même objet de la perception, un dé par exemple (Würfel),
peut être perçu depuis différentes facettes (Abschattungen), selon la position spa-
tiale du corps du sujet percevant, mais la multiplicité des contenus sensoriels laisse
intacte l’unité de l’objet perçu ainsi que l’ensemble de ses déterminations qualita-
tives (qualitativen Bestimmtheiten) : en effet, le dé, comme unité objective, unifor-
mément rouge (gleichmäßig rot), existe au-delà des vécus subjectifs, auxquels il
donne lieu dans mon expérience et dans celle des autres :

26
Cf. Mach 1900, p. 159.
27
Cf. aussi Husserl 1984, p. 396, trad. fr., p. 185 : « Je ne cesse de voir cette seule et même boîte,
de quelque manière que je la tourne et l’oriente. J’ai là constamment le même ‘contenu de
conscience’ - s’il me plaît de qualifier l’objet perçu de contenu de conscience. À chaque nouvelle
orientation de la boîte, j’ai un nouveau contenu de conscience, si je désigne ainsi, dans un sens
beaucoup plus approprié, les contenus vécus. Ainsi des contenus très différents sont vécus, et
pourtant c’est le même objet qui est perçu. Ainsi, par suite, généralement parlant, le contenu vécu
n’est pas lui-même l’objet perçu. »
28
Husserl 2004, p. 130: « Für uns kommt also nur in Betracht der fundamentale Unterschied
zwischen erlebtem und gemeintem Inhalt der Wahrnehmung ». Husserl remarque que le terme de
« contenu » n’est pas très approprié (wenig passendes Wort) pour désigner l’objet visé dans la
perception. Car l’objet perçu en question n’est pas un contenu immanent mais quelque chose qui
est posé face à moi dans la perception (das mir in der Wahrnehmung Gegenüberstehende), ce que
je vise (intendiere) et pose comme existant dans la perception.
29
Cf. Husserl 2004, p. 130 : « Dieser Unterschied zwischen dem erlebten Inhalt und der objektiven
Bestimmung, die zwar gemeint, aber nicht erlebt ist, die nur in der ‚Auffassung’, ‚Deutung’ des
erlebten Inhalts erscheint - dieser Unterschied läßt sich in jeder Wahrnehmungsrichtung verfolgen
und an unzähligen Beispielen bestätigen. »
5.3 La critique du concept de sensation-objet et de l’amalgame entre sentir et percevoir… 81

[t]out un chacun sait, qu’une même chose a des aspects différents selon sa position chan-
geante vis-à-vis du [sujet] percevant. L’homme naïf connaît donc déjà de façon implicite et
in concreto la différence entre les vécus subjectifs changeants et les choses en tant qu’unités
objectives identiques. (Husserl 2004, p. 130)30

En invoquant l’expérience de tout un chacun pour justifier la différence phénomé-


nologique entre vécu sensoriel et donné perceptif, Husserl reproche à ses contempo-
rains psychologues et physiciens d’oublier les évidences du sens commun. Dans le
fait, à première vue banal, que c’est un seul et même objet, visé intentionnellement,
qui est donné au travers d’une pluralité de vécus sensoriels, se dissimule en réalité
le miracle phénoménologique de la perception.
Notons que cette critique ne concerne pas seulement le positivisme de Mach,
mais plus généralement toutes les théories phénoménistes31. C’est ce que Husserl
explique dans le § 7 de la cinquième Recherche, intitulé « Délimitation réciproque
de la psychologie et des sciences de la nature »32 :
[c]e qui fait fondamentalement défaut aux théories phénoménalistes, c’est qu’elles ne diffé-
rencient pas entre le phénomène (Erscheinung) en tant que vécu intentionnel et l’objet
apparaissant (le sujet des prédicats objectifs) et qu’elles identifient par conséquent la com-
plexion vécue des sensations avec la complexion des caractéristiques objectives. (Husserl
1984, p. 371)33

Comme Husserl le suggère ici, on peut considérer que tous ceux qui négligent le
rôle des prestations intentionnelles dans l’expérience et qui omettent pour cette rai-
son la différence phénoménologique fondamentale entre contenu sensoriel et objet
intentionnel sont les cibles potentielles de la critique qu’il adresse au concept posi-
tiviste de sensation. Ce que Husserl critique ici, c’est le fait que le phénoménisme,
qui ne reconnaît que des phénomènes sensoriels, passe à côté de l’intentionnalité de
la conscience, et plus précisément de la transcendance intentionnelle du donné. Or,
comme en témoigne ce passage issu du § 9 de la cinquième Recherche :

30
« Jedermann weiß, daß dasselbe Ding, je nach Wechsel seiner Stellung zum Wahrmehmenden,
verschieden ‚aussieht’. Implicite und in concreto kennt also schon der naive Mensch den
Unterschied der wechselnden subjektiven Erlebnisse und der Dinge als identischer objektiver
Einheiten. »
31
Husserl situe l’origine du réductionisme sensationiste chez les empiristes classiques, qui affir-
maient que les sensations forment la materia prima et l’unité de référence de la vie de la conscience.
Berkeley et Hume réduisent déjà les corps apparaissants à un amas d”idées’ et d’impressions : « La
doctrine de Berkeley et de Hume, qui réduit les corps apparaissants à un amas d”idées’, ne rend pas
justice au fait que, même si les idées élémentaires composant cet amas sont réalisables du point de
vue psychique, les amas eux-même en revanche, les complexions visées des éléments n’ont jamais
été présents de façon réelle dans une conscience humaine en tant que complexes, et ils ne le seront
jamais. » Husserl 1984, p. 370.
32
Ce paragraphe a été supprimé de la seconde édition.
33
C’est nous qui traduisons. « Es ist das fundamentale Gebrechen der phänomenalistischen
Theorien, daß sie zwischen der Erscheinung, als intentionalem Erlebnis, und dem erscheinenden
Gegenstand (dem Subjekt der objektiven Prädikate) nicht unterscheiden und daher die erlebte
Empfindungskomplexion mit der Komplexion gegenständlicher Merkmale identifizieren. »
82 5 Husserl : le divorce du donné et de la sensation dans la phénoménologie réaliste de…

[...] un être réel (reales Wesen) qui (…) n’aurait en lui-même que des contenus du genre des
vécus sensoriels tout en étant incapable de les interpréter objectivement ou de se représenter
de quelque manière que ce soit des objets par leur entremise, serait par conséquent à plus
forte raison incapable de se rapporter dans des actes ultérieurs à des objets, de porter un
jugement sur eux, de s’en réjouir et de s’en attrister, de les aimer et de les haïr, de les désirer
et de les détester, un tel être, nul ne pourrait plus prétendre qu’il mérite le nom d’être psy-
chique. (Husserl 1984, p. 378sq, trad. fr. p. 166sq.)

Husserl ne saurait être plus clair et radical que dans ce passage : un être qui n’aurait
que des sensations et qui serait incapable de se rapporter à des objets transcendants
n’est pas un être psychique ! Autrement dit, la sphère psychique n’est pas composée
que de sensations, mais aussi d’actes intentionnels qui visent des objets intentionnels,
distincts des sensations à travers lesquelles ils apparaissent. Bien entendu, Husserl ne
dit pas que les sensations sont exclues de la sphère psychique - cette nuance est déci-
sive, car elle implique un écart critique considérable vis-à-vis de l’internationalisme
fort de Brentano -, mais il insiste sur le fait que la sensation n’est pas la seule compo-
sante de la vie mentale. Une telle critique touche aussi en plein cœur la « phénomé-
nologie » de Carl Stumpf qui se conçoit comme une théorie de la conscience
phénoménale, une théorie des seuls « phénomènes sensibles », radicalement distincte
de la psychologie, qui investit les fonctions psychiques intentionnelles34.
À la différence phénoménologique fondamentale entre contenu sensoriel et objet
de la perception correspond une autre distinction phénoménologique tout aussi
décisive, celle qui existe entre deux modes distincts de conscience : le vécu senso-
riel ou conscience phénoménale d’un côté et le vécu intentionnel de l’autre. C’est
vers cette différence que nous allons maintenant nous tourner, en montrant que sa
genèse s’inscrit, de même que la genèse de la différence entre contenu et objet, dans
une critique du positivisme, et plus précisément de l’amalgame positiviste entre le
fait de sentir (empfinden) et l’acte de percevoir (wahrnehmen). Cette critique est
particulièrement explicite dans le § 2 du « Traité sur la perception » de 1898. Husserl
accuse les psychologues et les physiciens de l’époque d’usurper le terme de percep-
tion pour désigner toutes les sensations visuelles, auditives, olfactives et haptiques :
« Nous voyons (sehen) cette maison, ses couleurs et ses formes, nous entendons
(hören) sonner les cloches etc. », rapporte Husserl. (Husserl 2004, p. 128)35 Or,
souligne-t-il aussitôt,
[...] il est naturellement extrêmement fâcheux de confondre, comme c’est très souvent le
cas, perception et sensation du point de vue de la terminologie, car les confusions corres-
pondantes dans les faits sont ensuite finalement inévitables. L’équivoque nuisible s’étend à
la perception extérieure, qui est comprise indifféremment tantôt comme le rapport de l’acte
de la perception de la chose à la chose, tantôt comme son rapport tout à fait différent de
l’acte à son contenu sensoriel. (Husserl 2004, p. 138)36

34
Cf. Stumpf 1907a.
35
« Wir sehen dieses Haus, seine Farben und Formen, wir hören das Schallen der Glocke usw. Das
alles sind Wahrnehmungen in dem von uns festgehaltenen Sinn. »
36
« Es ist natürlich äusserst nachteilig, wenn, wie es sehr gewöhnlich geschiet, Wahrnehmung und
Empfindung terminologisch durcheinanderlaufen, wo dann schliesslich die entsprechenden
5.3 La critique du concept de sensation-objet et de l’amalgame entre sentir et percevoir… 83

Ainsi, les positivistes font un usage erroné du terme de perception pour désigner la
relation du sentir au senti. Or, d’un point de vue phénoménologique, percevoir et
sentir correspondent à deux modes de conscience radicalement distincts. Car « les
sensations, contrairement aux perceptions et représentations perceptuelles, ne sont
pas des actes » (Husserl 2004, p. 138)37, explique Husserl. Sentir consiste tout sim-
plement à éprouver des sensations, sans prétendre à une quelconque objectivité ; il
s’agit, pour ainsi dire, de ce que l’on appellerait aujourd’hui une pure conscience
phénoménale (phenomenal consciousness)38 qui a affaire à de purs qualia. Au § 3 de
la cinquième recherche logique, Husserl explique que dans le vécu sensoriel ou
esthésique, il n’y a pas de différence entre ce qui est senti (das Empfundene) et le
fait de le sentir (das Empfinden) alors que dans la perception, il faut distinguer radi-
calement entre ce qui est perçu et le fait de percevoir39. Dans la cinquième Recherche,
il écrit ceci :
[c]’est à l’intérieur de cette sphère très étendue de ce qui peut être vécu que nous croyons
trouver comme préexistante avec évidence la différence entre les vécus intentionnels dans
lesquels se constituent des intentions objectives, et cela chaque fois au moyen des carac-
tères immanents du vécu en question, et les vécus où il n’en est pas ainsi, par conséquent
les contenus qui peuvent bien servir de matériaux pour des actes, mais qui ne sont pas eux-­
mêmes des actes. (Husserl 1984, p. 397, trad. fr. p. 186 sq.)

S’il est vrai que Husserl insiste sur la nécessité de distinguer entre le sentir et le
percevoir, il considère toutefois que le sentir est un vécu psychique à part entière.
Or, cela présuppose une virulente critique de la thèse brentanienne de la coextensi-
vité de la conscience et de l’intentionnalité. Il ne cherche pas, comme Brentano, à
exclure tout état non-intentionnel hors de la conscience. La seule chose qui est en
jeu ici pour Husserl, c’est la différence entre deux types de vécus, les vécus senso-
riels d’un côté, et les vécus intentionnels (dont la perception fait partie) de l’autre.
Pour illustrer la différence entre ces deux modes de conscience, Husserl prend
l’exemple fameux des arabesques, exemple qu’il utilisait déjà en 1894 :
[i]maginons, par exemple, que certaines figures ou arabesques aient tout d’abord exercé une
action purement esthétique sur nous, et que tout à coup nous ayons la révélation qu’il doit
s’agir de symboles ou de signes verbaux. (Husserl 1984, p. 398, trad. fr. p. 187)

sachlichen Verwechslungen nicht fernbleiben. Die schädliche Äquivokation erstreckt sich auf den
Terminus der äusseren Wahrnehmung, der ungesondert bald als das Verhältnis des Aktes der
Dingwahrnehmung zum Ding und bald als sein ganz anderes Verhältnis zu seinem
Empfindungsgehalt verstanden wird. »
37
« Empfindungen sind, ungleich den Wahrnehmungen und Wahrnehmungsvorstellungen, keine
Akte. »
38
Cf. 1.4 de la présente monographie.
39
Cf. Husserl 1984, p. 362, trad. fr. p. 151 : « Ce que le moi ou la conscience vit est précisément
son vécu. Il n’y a pas de différence entre le contenu vécu ou conscient et le vécu lui-même. Ce qui
est senti par exemple n’est pas autre chose que la sensation. Mais quand un vécu ‘se rapporte’ à un
objet qui doit être distigué de lui-même, comme par exemple la perception externe se rapporte à
l’objet perçu, la représentation nominale à l’objet nommé, etc., alors cet objet n’est pas vécu ni
conscient au sens qu’il convient ici de déterminer, mais justement perçu, nommé, etc. »
84 5 Husserl : le divorce du donné et de la sensation dans la phénoménologie réaliste de…

Ainsi, il y a deux façons possibles de faire l’expérience de l’arabesque : on peut s’y


rapporter de manière purement esthésique, c’est-à-dire, au sens littéral, avoir un
vécu purement sensoriel des arabesques comme des taches d’encre. « Nous appe-
lons sentir le simple fait qu’un contenu sensoriel et en outre un non-acte est en
général présent dans le complexe du vécu ». (Husserl 1984, p. 774, trad. fr. p. 291)
Husserl nomme ce premier mode de conscience purement phénoménal le vivre
(Erleben) sensoriel ou le sentir (Empfinden) et il le distingue du mode de conscience
résolument intentionnel qui consiste à percevoir (Wahrnehmen).40 Percevoir
l’arabesque revient à comprendre que les taches d’encre renvoient à un objet qui les
transcende, l’objet perçu et donné, nommé arabesque. Nous allons maintenant nous
tourner vers ce mode intentionnel de la conscience, duquel relève le donné phéno-
ménologique de la perception.

5.4  a double fonction de la sensation dans la théorie de la


L
perception: la notion d’esquisse perceptive (Abschattung)
et la notion de signe (Zeichen)

Dans la théorie phénoménologique de la perception des Recherches logiques, la


fonction de la sensation est double : elle sert d’abord d’esquisse de l’objet perçu, et
cette esquisse opère ensuite comme un signe vers les facettes non-données dans la
sensation. Nous commençons par exposer la fonction présentative ou figurative de
la sensation, puis nous thématiserons ensuite la fonction symbolisante de
l’esquisse.
Pour reprendre l’exemple cité ci-dessus, on peut dire que percevoir les arabesques
implique que l’on confère à ce qui est senti à l’occasion du vécu sensoriel comme
une tache d’encre la fonction d’esquisser l’arabesque, comme l’écrit Husserl dans
la fameuse théorie des Abschattungen, introduite dans la sixième Recherche logique.
Dans le cadre de la théorie phénoménologique de la perception, la sensation, par
exemple la sensation de la tache d’encre, a pour fonction de figurer ou présenter cet
objet qu’est l’arabesque. Nous retrouvons ici la distinction entre une sensation pré-
sentative (präsentierende Empfindung) et l’objet intentionnel ou objet présenté
(präsentierter Gegenstand), que Husserl avait introduite dans le « Traité sur la per-
ception » de 1898. Il est tout particulièrement important d’insister sur le fait que
l’esquisse n’a pas pour fonction de représenter l’objet perçu, mais de le présenter41.
Ainsi, ce qui, de l’arabesque, est senti dans l’Abschattung est présent en personne,

40
Il s’agit d’une distinction que Husserl a élaborée dans un article de 1894 intitulé « Intuition et
représentation». Cf. Husserl 1979, p. 92–123. Dans ce texte, il s’inspirait de son maître Carl
Stumpf et distinguait entre deux classes au sein de l’expérience sensible, la première, intention-
nelle, correspondant aux phénomènes psychiques de Brentano (acte de visée-objet visé) et la deu-
xième, non-intentionnelle, correspondant à une pure conscience phénoménale.
41
Cf. par exemple Husserl 2004, p. 137 : « Dans le rapport à l’objet représenté, le contenu présent
et interprété est son représentant (Repräsentant), ou mieux encore, son présentant (Präsentant). »
5.4 La double fonction de la sensation dans la théorie de la perception: la notion… 85

et pas par l’intermédiaire d’un symbole (Zeichen ou Abbild). Autrement dit, c’est
bien la chose ‘en personne’ qui se présente dans l’Abschattung, et pas un simple
représentant de cette chose. En ce sens, il serait sans doute plus prudent de parler de
Selbst-Abschattung de la chose perçue42. En d’autres termes, l’esquisse, pensée
comme une médiation, renvoie bien à quelque chose au-delà de son être-donné
actuel, à savoir à des facettes non-données (nous allons revenir sur ce point), mais
elle ne renvoie pas pour autant à quelque chose d’autre, c’est-à-dire à quelque chose
au-delà d’elle, car l’objet n’est précisément pas autre chose que l’esquisse. Par
conséquent, si l’on veut percevoir quelque chose, il ne faut pas prendre la sensation
(tache d’encre) pour objet (définition du mode purement phénoménal de conscience),
mais la considérer comme un simple contenu, à travers lequel l’objet de la percep-
tion (arabesque) se présente. La sensation n’a donc pas, dans la théorie phénoméno-
logique de la perception, le statut d’un objet (sensation-objet des phénoménistes),
mais désigne un simple contenu présentatif de l’objet. Or, si un rapport d’esquisse
peut être établi entre la sensation et l’objet, c’est grâce à l’acte intentionnel d’appré-
hension, comme en témoigne l’extrait suivant :
[l]es sensations jouent ici le rôle de contenus figuratifs (darstellende Inhalte) pour des actes
de perception, ou bien (comme on le dit d’une façon qui n’est pas sans équivoque) les sen-
sations connaissent ici une ‘interprétation’ (Deutung) ou une ‘appréhension’ (Auffassung)
objectives. (Husserl 1984, p. 406, trad. fr. p. 196sq )43

Afin de fonctionner comme « contenu présentatif » (präsentierender Inhalt) ou


comme « contenu figuratif » (darstellender Inhalt) ou « esquisse » (Abschattung) de
tel objet, la sensation doit être appréhendée. Il est clair que la sensation est inca-
pable, à elle seule, de se rapporter à l’objet perçu. Car elle n’est pas un acte, mais
seulement le contenu à travers lequel l’acte de la perception vise son objet. C’est
l’acte d’appréhension qui lui confère sa fonction d’esquisse. Pour qu’il y ait percep-
tion, il faut une visée (Meinung) intentionnelle, c’est-à-dire un acte qui se dirige
vers un objet transcendant, et pour que cette relation intentionnelle acte-objet puisse
s’instaurer, il faut que la sensation soit appréhendée (aufgefasst) comme contenu
présentant l’objet perçu. Husserl insiste beaucoup sur l’irréductibilité de l’appré-
hension, en tant que caractère d’acte (Aktcharakter), aux vécus sensoriels, comme
en témoigne le passage suivant issu de la cinquième Recherche :

42
Dans une contribution récente, nous tentons de montrer que Husserl fait un double usage de la
notion de ‚Selbstgegebenheit‘ qui rend ce concept tout particulièrement équivoque. D’une part, il
l’utilise dans un contexte ontologique pour montrer contre Twardowski que ce qui de l’objet se
donne dans la sensation n’est pas donné symboliquement comme une image mentale mais bien
auto-donné (selbstgegeben). D’autre part, il utilise aussi ce terme dans un contexte épistémolo-
gique dans la sixième Recherche Logique pour désigner la donation adéquate ou évidence phéno-
ménologique. Cf. Palette 2014, p. 37sq.
43
Traduction modiifiée. Cf. aussi Husserl 1973a, p. 46. : « Die Auffassung ist es, die also die sel-
bststellende und darstellende Wahrnehmung unterscheidet. Nur in der letzteren vollzieht sich die
Beziehung auf den wahrgenommenen Gegenstand dadurch, dass ein er Wahrnehmung reell imma-
nenter Inhalt als darstellender fungiert, als ein solcher, der nicht einfach gefasst, sondern als etwas
aufgefasst wird, was er nicht selbst ist, sondern was mit seiner Auffassung erscheint. »
86 5 Husserl : le divorce du donné et de la sensation dans la phénoménologie réaliste de…

[l]’appréhension elle-même ne peut jamais se réduire à un afflux de nouvelles sensations,


elle est un caractère d’acte, un ‘mode de conscience’, une ‘disposition de l’esprit’ : nous
appelons le fait de vivre des sensations selon ce mode de conscience, perception de l’objet
correspondant. (Husserl 1934, p. 395sq, trad. fr. p. 184sq.)

Pour identifier la fonction qui revient à l’acte d’appréhension au niveau de la per-


ception sensible, prenons l’exemple des illusions perceptives ou perceptions trom-
peuses, auquel Husserl a souvent recours dans ses Recherches logiques. Husserl
nous invite, par exemple, à imaginer une visite au musée de cire de Berlin44. On
aperçoit une silhouette qui se présente d’abord comme une femme, et en fait, en
s’approchant, on réalise qu’il s’agit d’une poupée de cire. Cet exemple montre bien
que la seule sensation ne peut pas servir, à elle seule, de norme pour la perception,
dans la mesure où deux objets différents (la femme et la poupée de cire) peuvent
correspondre au même support sensoriel. Considéré en soi, c’est-à-dire indépen-
damment de tout rapport à un acte intentionnel d’appréhension, la sensation est lit-
téralement incapable de phénoménaliser un objet unique. Par conséquent, elle doit
être appréhendée pour faire apparaître l’objet de la perception.
Au sein de l’analyse de la conscience perceptive, la sensation opère donc comme
esquisse de l’objet perçu. Mais cette esquisse ou sensation appréhendée a, à son
tour, une fonction spécifique : elle opère comme renvoi ou symbole : elle a une
fonction indicative (hinweisende Funktion). En effet, Husserl compare la sensation
à un signe (Zeichen)45. Bien sûr, la sensation n’est pas un signe au sens où elle est
un double mental de l’objet : nous avons vu que Husserl rejette catégoriquement
tout dualisme ontologique. L’esquisse est un signe dans la mesure où elle renvoie
aux facettes qui ne sont pas données actuellement dans la sensation, au moment de
la perception. Car, comme nous l’apprend la théorie des esquisses dans la sixième
Recherche logique, l’objet visé dans la perception n’est jamais donné totalement,
mais ne se présente que « de face » ou « de profil », c’est-à-dire « seulement en
perspective et par esquisse ». Cela dit, les facettes non-données ne sont pas pour
autant totalement absentes du champ perceptif, mais elles sont co-visées (mitge-
meint), c’est-à-dire co-données (mitgegeben) ; « elles sont », écrit Husserl, « indi-
quées symboliquement » par la sensation primaire46. Autrement dit, c’est l’esquisse
perceptive, actuellement donnée dans la sensation qui fait signe vers les facettes
non-données actuellement, mais susceptibles d’être données, comme en témoigne
cet extrait de la sixième Recherche logique :
[c]’est ainsi que, d’une manière purement phénoménologique, dans l’intuition d’une per-
ception de chose ou d’une image nous faisons, en effet, distinction entre ce qui, de l’objet,
apparaît effectivement dans le phénomène, la seule ‘face’ sous laquelle il se présente à
nous, et ce à quoi cette présentation fait défaut, ce qui n’est pas présenté mais caché par
d’autres objets phénoménaux, etc. Manifestement cela veut dire – l’analyse phénoménolo-
gique le confirme incontestablement dans certaines limites – que même des éléments non
présentés sont visés conjointement (mitgemeint) dans la représentation intuitive, et qu’il

44
Cf. Husserl 1984, p. 458sq, trad. fr., p. 250sq.
45
Cf. Husserl 2004, p. 41, p. 37, p. 155, p. 60.
46
Husserl 1984, p. 589, trad. fr. p. 75.
5.4 La double fonction de la sensation dans la théorie de la perception: la notion… 87

faut, par conséquent, attribuer à celle-ci un ensemble de composantes signitives. (Husserl


1984, p. 80, trad. fr. p. 102sq)

Il est très remarquable que ce soit la sensation qui assume la fonction de ‘signifier’
les facettes non-données de l’objet dans les Recherches. Bien entendu, ce n’est pas,
nous l’avons vu, à la sensation-objet des positivistes et phénoménistes que Husserl
attribue la fonction de signe, mais à la sensation déjà appréhendée, à savoir à l’es-
quisse perceptive de l’objet. En d’autres termes, la sensation ne peut fonctionner
comme signe que si elle est d’abord réformée comme esquisse, c’est à dire appré-
hendée intentionnellement. Indirectement, c’est donc encore l’acte d’appréhension
qui attribue à la sensation la fonction de signe. Ainsi, toute la question est de savoir
à quoi correspond plus exactement cet acte d’appréhension : est-ce que l’appréhen-
sion, à l’œuvre dans tout acte perceptif, est une interprétation engageant un régime
conceptuel ? Ou peut-on penser une interprétation non conceptuelle, une sorte d’ap-
préhension propre à l’intentionnalité perceptive ? Dans ses Leçons sur la perception
et l’attention en 1904/05, Husserl se pose explicitement la question, et penche pour
le deuxième terme de l’alternative, comme en témoigne par exemple cet extrait :
[q]uestion : toute appréhension n’est-elle pas simultanément une appréhension de nature
conceptuelle ? Considérons les cas suivants : reconnaître un objet en tant qu’individu (que
je connais, reconnaître), reconnaître un objet en tant qu’individu du type A, reconnaître la
propriété de l’objet en tant que rouge et en tant que le rouge propre à l’objet etc. Ce sont
diverses manières d’appréhender, qui doivent être conçues comme intuitives à part entière.
(Husserl 2004, p. 192)47

Ce passage confirme la thèse que Husserl soutenait déjà dans le traité de la percep-
tion de 1898, où il affirmait que « la perception est libre de toute pensée concep-
tuelle » (von allem begrifflichen Denken frei), qu’elle est « un acte (purement)
intuitif »48. Dans un appendice, datant de 1898–1900 et publié dans la deuxième
partie des compléments aux Recherches logiques, Husserl distingue clairement
l’appréhension perceptuelle (wahrnehmendes Auffassen) d’un côté et l’appréhen-
sion à l’œuvre dans la connaissance (erkennendes Auffassen ou erkennende
Auffassung) de l’autre49. Pour percevoir un objet, nous ne sommes pas obligés de
l’identifier et de le classifier en tant qu’appartenant à telle ou telle catégorie d’objet,
mais nous pouvons le percevoir simplement en nous épargnant « mots et concepts »50.

47
« Frage: Ist nicht jede Auffassung zugleich eine Auffassung begrifflicher Art? Betrachten wir
folgende Fälle: das Erkennen eines Gegenstandes als dieses Individuum (das mir bekannt ist,
Wiedererkennen), das Erkennen eines Gegenstandes als ein Individuum der Art A, das Erkennen
einer Beschaffenheit des Gegenstandes als rot und als dem Gegenstand zukommendes Rot usw.
Das sind verschiedene Auffassungsweisen, die sämtlich als anschauliche zu gelten haben. »
48
Cf. Husserl 2004, p. 127. Nous savons que Husserl avait initialement prévu d’inclure le traité de
la perception rédigé en 1898 dans les Recherches logiques, puis il a finalement renoncé à ce projet
et a pris ce texte comme base pour ses Leçons sur la perception et l’attention en 1904/05. Cf. ibid,
p. xix-xxiii. Dans l’introduction, Husserl explique qu’il a exclu injustement de la première série
des Recherches logiques des analyses déjà esquissées par ailleurs. Selon les éditeurs, Husserl se
réfère ici au traité sur la perception de 1898.
49
Cf. Husserl 2002b, p. 331.
50
Ibid, p. 325.
88 5 Husserl : le divorce du donné et de la sensation dans la phénoménologie réaliste de…

Si l’on s’en tient à ces textes de 1898 et de 1904/05, il semble donc bien que l’acte
d’appréhension, et donc l’acte de perception est un acte non conceptuel.
Cependant, force est de constater que dans les Recherches logiques de 1901,
Husserl est beaucoup plus hésitant sur ce point51 que dans le « Traité sur la percep-
tion » de 1898 et dans les Leçons sur la perception et l’attention de 1904/05.
Cette ambiguïté a suscité des interprétations différentes, voire opposées, du schéma
appréhension-contenu d’appréhension dans la littérature secondaire. Alors que
Jean-François Courtine, par exemple, souligne la dimension sémantique de l’acte
d’appréhension, acte qu’il assimile à une intuition de type herméneutique52, Denis
Fisette, de son côté, considère que la relation entre le contenu sensoriel et l’acte
d’appréhension est purement phénoménale53. Robert Brisart, quant à lui, se contente

51
Sur ce point, cf. Crowell 2013, en particulier pp. 133–135. Cf. aussi Hopp 2008.
52
Dans son article « Intentionnalité, sensation, signification excédentaire », Jean-François Courtine
assimile l’appréhension à ce que Husserl dans son essai de 1994 « Sur les objets intentionnels »
nommait la « fonction logique de la signification ». (Cf. Courtine 2003, p. 78) Courtine fait partie
de ceux qui intreprètent l’appréhension des sensations en termes ‘heideggériens’ comme une intui-
tion herméneutique, faisant de tout voir ou percevoir un voir en tant que. Ainsi, « l’intentionnalité
d’un acte ne dépend pas seulement de la question de savoir quel est au juste l’objet que l’acte
représente, mais encore et surtout dépend de la conception ou mieux de l’appréhension, de la
manière de voir ou d’envisager (‘intuition herméneutique’) l’objet représenté ou visé : de ce que
l’on peut donc caractériser en général comme la dimension sémantique de l’intentionnalité. » (Cf.
Ibid, p. 79). Si l’on en croit le passage suivant issu de la première Recherche, il faut effectivement
plaider pour une interprétation conceptuelle : « Die Wahrnehmungsvorstellung kommt dadurch
zustande, dass die erlebte Empfindungskomplexion von einem gewissen Aktcharakter, einem
gewissen Auffassen, Meinen beseelt ist ; und indem sie es ist, erscheint der wahrgenommene
Gegenstand, während sie selbst so wenig erscheint wie ein Akt, in dem sich der wahrgenommene
Gegenstand als solcher konstituiert. » Husserl 1984, p. 80. Dans cet extrait, Husserl utilise le terme
d’appréhension (Auffassung) comme synonyme du terme de visée (Meinung), qui désigne une
intention.
53
Cf. Fisette 2011, p. 37–72. Dans cet article récent, Denis Fisette propose de comprendre le
schéma appréhension-contenu d’appréhension à la lumière de la distinction d’origine stumpfienne
(que Husserl défendait encore dans son traité de la perception de 1898) entre deux dimensions au
sein de la conscience, la dimension purement phénoménale du donné sensible (contenu primaire et
relations primaires) et la dimension intentionnelle, ce que Stumpf nomme quant à lui la sphère des
fonctions psychiques. Selon cette conception, l’appréhension est un non-acte (et est donc a fortiori
non-intentionnel) alors que l’acte de visée (Meinung) visant l’objet est intentionnel par définition.
Selon Fisette, l’appréhension (Auffassung) serait au contenu d’appréhension (Auffassungsinhalt)
ce que la relation primaire (primäre Relation) de Stumpf est au contenu primaire (primärer Inhalt).
Pour le dire autrement, le schéma appréhension-contenu d’appréhension serait la transposition
husserlienne de la corrélation stumpfienne entre relation et contenu primaires. Il est en effet très
probable selon Fisette (au vu des écrits de l’époque de Halle) qu’il faille effectivement distinguer
radicalement dans les Recherches logiques entre une Auffassung purement phénoménale et la
Meinung intentionnelle. C’est d’ailleurs ce que suggère aussi ce passage extrait de la cinquième
Recherche logique : « Was in Beziehung auf den intentionalen Gegenstand Vorstellung
(wahrnehmende, erinnerne, einbildende, bezeichnende Intention auf ihn) heisst, in Beziehung auf
die zum Akte reell gehörigen Empfindungen Auffassung, Deutung, Apperzeption heisst. » Husserl
1984, p. 400. Dans ce passage, Husserl distingue en effet explicitement entre la représentation
(Vorstellung) d’un objet intentionnel et l’appréhension (Auffassung) ou ce qu’il emploie ici bizar-
rement comme synonyme, l’interprétation (Deutung) du contenu sensoriel immanent.
5.5 La conception gestaltiste de la sensation chez Husserl versus la conception… 89

de souligner que la nature du travail d’appréhension « n’est pas facile à détermi-


ner », mais qu’« en l’occurrence, il est, aux yeux de Husserl, hors de question
­d’envisager que le travail de l’acte intentionnel de la perception sur les sensations
puisse être de nature conceptuelle ou sémantique. » (Brisart 2013, p. 40)
Au-delà de la nature de l’acte d’appréhension des sensations, c’est finalement la
nature (conceptuelle ou non conceptuelle) de la perception elle-même, qui fait pro-
blème. Dans la littérature secondaire, on trouve de nombreuses contributions qui
soulèvent la question philologique de l’interprétation même des Recherches
logiques54. Dans ce livre, on peut en effet trouver des passages qui vont dans le sens
d’une interprétation conceptuelle, et d’autres qui plaident pour une lecture non
conceptuelle, de telle sorte qu’il est difficile de trancher si l’on s’en tient au seul
texte. En écho direct à cette équivoque philologique s’est développée une contro-
verse exégétique, avec d’un côté les partisans d’une lecture conceptualiste des
Recherches logiques et de l’autre les représentants d’une lecture non conceptualiste.
Dans le milieu anglosaxon, on pense immédiatement au débat de référence entre
Richard Cobb-Stevens et Kevin Mulligan55.
Au lieu d’entrer frontalement dans ce débat sur la nature conceptuelle ou non
conceptuelle de l’acte d’appréhension, et plus généralement de la perception, nous
voudrions y répondre de façon latérale, en analysant de plus près la conception de
la sensation qui sous-tend la théorie de la perception dans les Recherches logiques.

5.5  a conception gestaltiste de la sensation chez Husserl


L
versus la conception atomiste du donné sensoriel chez
Mach

Le sens d’une telle méthode latérale s’attestera de lui-même à la fin du paragraphe


suivant, mais disons, pour anticiper, que la façon dont Husserl pense la sensation
nous offre un argument puissant en faveur d’une lecture non conceptualiste de l’acte
d’appréhension, et plus largement de la théorie de la perception des Recherches
logiques. Qu’est-ce que Husserl a en vue, lorsqu’il parle de sensation à cette
époque ? S’agit-il d’une sensation au sens atomiste du terme, c’est-à-dire d’un
datum isolé, que la conscience devrait associer avec d’autres atomes au sein d’un

54
Parmi les contributions les plus récentes, nous pouvons mentionner notamment les articles de
Timothy Mooney et de Maxime Doyon qui insistent tous les deux sur la double ambiguité philolo-
gique et exégétique. Cf. Mooney, 2010, notamment p.34. Cf. aussi Doyon 2012, p. 60.
55
Richard Cobb-Stevens prétend que Husserl ne sépare pas la perception simple du type « voir ceci »
(seeing this) de la perception propositionnelle du type « voir en tant que » (seeing as). Cf. Cobb-
Stevens 1990, p. 154. Pour Kevin Mulligan au contraire, il est important de distinguer le voir
simple se rapportant aux choses individuelles du voir nominal et propositionnel. Ce qui nous paraît
très intéressant dans sa thèse, c’est qu’il insiste sur le fait que ce simple voir est en même temps
toujours plus qu’un simple sentir ou avoir des sensations, parce qu’il présuppose déjà une interpré-
tation (une appréhension) - sans que le sens appréhensif (Auffassungssinn) de la perception n’im-
plique l’usage de concepts et de significations. Cf. Mulligan 1995.
90 5 Husserl : le divorce du donné et de la sensation dans la phénoménologie réaliste de…

collectif, selon le modèle empiriste britannique, ou bien s’agit-il d’une sensation au


sens (proto-)gestaltiste et donc anti-atomiste du terme, à savoir d’un complexe sen-
soriel unitaire ?
Sur ce point, les propos de Husserl sont dépourvus de toute équivoque : la sensa-
tion, telle qu’elle est pensée dans les Recherches logiques, est un phénomène com-
plexe possédant une structure intrinsèque. L’idée d’une structuration des champs
sensoriels est caractéristique de la période de Halle, dont les Recherches forment
l’aboutissement56. Il est capital de souligner ce point, car c’est une spécificité de la
conception des Recherches logiques par rapport aux Ideen I : dans les Recherches
logiques, la sensation n’est pas une matière amorphe mais un phénomène structuré -
et cette conception a des répercussions immédiates et décisives sur le sens de l’acte
d’appréhension des Recherches, nous allons y revenir57. Pour souligner le caractère
structuré du contenu sensoriel, Husserl parle de « moment phénoménologique
d’unité » (phänomenologischer Einheitsmoment), comme le montre cet extrait de la
troisième Recherche :
[i]l va de soi que les moments d’unité ne sont pas autre chose que ces contenus qui ont été
qualifiés par Ehrenfels de ‘qualités de forme’, par moi-même de moments ‘figuraux’, et par
Meinong de ‘contenus fondés’. Il fallait cependant faire aussi intervenir à ce sujet la distinc-
tion complémentaire entre les moments phénoménologiques d’unité, qui confèrent l’unité

56
La période de Halle commence en 1886 après les années d’études de Husserl auprès de Franz
Brentano à Viene et se termine en 1901 avec le départ de Husserl pour Göttingen.
57
Notons qu’en soutenant cela, Husserl est l’héritier de la tradition empiriste, et très peu néo-kan-
tien - ce qui évoluera avec le tournant transcendantal qui s’amorce en 1906. Cette première défini-
tion psychologique du donné chez le jeune Husserl va de pair avec une virulente critique de Kant
et des néokantiens. Dans la Philosophie de l’arithmétique, Husserl adresse une critique à Albert
Lange (ancêtre des néokantiens) et à Kant au sujet de la controverse sur la conception métaphy-
sique de l’espace dans le kantisme : « Die ganze bei Lange wie bei Kant zugrunde liegende
Anschauung, wonach ein Relationsinhalt Resultat eines Relationsaktes sei, psychologisch unhalt-
bar ist. Die innere Erfahrung - und diese allein ist hier entscheidend- lehrt nichts von solchen
schöpferischen Prozessen. Unsere Geistestätigkeit macht nicht die Relationen; sie sind einfach da
und werden bei gehöriger Richtung des Interesses bemerkt so gut als irgendwelche andere Inhalte.
Im eigentlichen Sinne schöpferische Akte, welche als ein von ihnen verschiedenes Resultat
irgendeinen neuen Inhalt schaften, sind psychologische Undinge. Freilich unterscheidet man ganz
allgemein die beziehende Geistestätigkeit von der Beziehung selbst (das Vergleichen von der
Gleichheit usw.). Aber wo man <von> solcher Art von beziehender Tätigkeit spricht, versteht man
darunter entweder das Auffassen des Relationsinhaltes oder das die Beziehungspunkte heraushe-
bende und umfassende Interesse, die unerläßliche Vorbedingung dafür, daß die jene Inhalte ver-
bindende Relationen bemerkbar würden. Aber wie auch immer, man wird nie behaupten können,
daß der betreffende Akt seinen Inhalt schöpferisch erzeuge. » Husserl 1970, p. 42–43. Cette aver-
sion vis-à-vis de tout type d’idéalisme (transcendantal-kantien-, métaphysique-post-kantien ou
bien encore logique-néokantien), que le jeune Husserl hérite directement de son premier maître en
philosophie, Brentano, qui revendique pour la philosophie un statut scientifique comparable à celui
des sciences de la nature, laisse déjà des traces dans le tout premier cours d’introduction à l’épis-
témologie et à la métaphysique que Husserl donna au semestre d’hiver 1887/1888. Pour plus de
renseignements sur l’anti-idéalisme et plus précisément anti-kantisme du jeune Husserl, cf. Kern
1964, p. 8sq.
5.5 La conception gestaltiste de la sensation chez Husserl versus la conception… 91

aux vécus et aux parties de vécus elles-mêmes (aux données phénoménologiques réelles) et
les moments objectifs d’unité, qui appartiennent aux objets ou aux parties d’objets
­intentionnels et, en général, transcendants par rapport à la sphère des vécus. (Husserl 1984,
p. 237, trad. fr. p. 16)58

De façon très intéressante, Husserl nous invite ici à distinguer entre deux types de
moments d’unité : les moments phénoménologiques d’unité et les moments objec-
tifs d’unité. Alors que le moment objectif d’unité nécessite un acte intentionnel de
perception qui, à travers l’esquisse sensorielle, vise un objet extérieur, le moment
phénoménologique d’unité relève du vécu sensoriel lui-même, et ce, indépendam-
ment de tout rapport à un acte mental59. Autrement dit, s’il est clair que la sensation
est incapable, à elle seule, d’assurer l’objectivité nécessaire à la perception, comme
nous l’avons montré dans le paragraphe précédent, elle semble toutefois contenir en
elle une certaine unité, un autre type d’unité que l’unité objective, unité que Husserl
nomme ici, de façon suggestive, « moment phénoménologique d’unité »60. On peut
regretter que Husserl, dans ce passage de la troisième recherche, ne prenne pas la
peine de définir plus précisément ce qu’il faut entendre par ce moment phénoméno-
logique d’unité, mais il nous donne tout de même un indice clair et précieux, lors-
qu’il affirme que ces moments phénoménologiques d’unité ne sont en fait rien
d’autre que ce que Christian von Ehrenfels nomme « qualité de forme »
(Gestaltqualität), Alexius Meinong « contenu fondé » (fundierter Inhalt), et lui-­
même, dans son œuvre antérieure, « moment figural » (figurales Moment)61. Suivons
cette piste suggérée par Husserl.

58
Traduction modifiée : « Selbstverständlich sind die Einheitsmomente nichts anderes als diejeni-
gen Inhalte, welche von Ehrenfels als ‚Gestaltqualitäten’, von mir selbst als ‚figurale’ Momente
und von Meinong als ‚fundierte Inhalte’ bezeichnet worden sind. Doch bedurfte es hierbei noch der
ergänzenden Unterscheidung zwischen den phänomenologischen Einheitsmomenten, welche den
Erlebnissen oder Erlebnisteilen selbst (den reellen phänomenologischen Daten) Einheit geben,
und den objektiven Einheitsmomenten, welche zu den intentionalen und im allgemeinen der
Erlebnissphäre transzendenten Gegenständen und Gegenstandsteilen gehören. »
59
Remarquons au passage qu’il est tout à fait symptomatique que ce propos date de la première
édition de 1901 et que Husserl l’ait marginalisé (mais pas biffé pour autant) de la seconde édition
de 1913.
60
En quoi le moment d’unité assuré par la sensation est-il plus phénoménologique que le moment
objectif garanti par la perception ? Nous retrouvons ici un trait propre de la première édition des
Recherches : Husserl distingue entre deux contenus phénoménologiques : le propre et l’impropre.
La sensation est le contenu propre dans la mesure où elle forme un contenu réel et l’objet est le
contenu impropre puisqu’il est non-réel, intentionnel, et donc transcendant la sphère phénoméno-
logique de l’immanence à laquelle Husserl réduit le champ phénoménal dans la première édition -
nous reviendrons en détail sur ce point dans le prochain chapitre. Cf. Husserl 1934, p. 361, trad. fr.
p.150. Cf. aussi ibid, p. 411, trad. fr., p. 202.
61
Husserl renvoie en note à l’article séminal de Ehrenfels « Über Gestaltqualitäten » publié en
1890, au § 11 de sa Philosophie de l’arithmétique publiée en 1891 ainsi qu’à l’article de Meinong
intitulé « Beiträge zur Theorie der psychischen Analyse » en 1893. Husserl écrit ceci : « Vgl.
Ehrenfels, ‚Über Gestaltqualitäten’, Vierteljahrsschrift für wiss. Philosophie, 1890; meine
Philosophie der Arithmetik, 1891, insbes. Das ganze Kap. XI; Meinong, ‚Beiträge zur Theorie der
psychischen Analyse’, Zeitschrift f. Psychologie u. Physiologie d. Sinnesorgane, VI, 1893. »
Husserl 1984, p. 237, trad. fr., p. 16.
92 5 Husserl : le divorce du donné et de la sensation dans la phénoménologie réaliste de…

Dans la Philosophie de l’arithmétique en 1891, Husserl caractérise les sensa-


tions en termes de contenus primaires (primäre Inhalte)62. Il les définit comme des
phénomènes complexes, structurés de façon intrinsèque par différents types de rela-
tions primaires, telles que les relations de fusion et les relations méréologiques63 -
relations méréologiques, que Husserl hérite de son maître de l’époque, Carl
Stumpf64, et qu’il reprend à son compte dans ses « Études psychologiques de logique
élémentaire » en 1894, puis dans la troisième Recherche logique, et plus tard dans
la phénoménologie génétique, notamment dans son œuvre posthume Expérience et
Jugement en 1939. Grâce aux relations de fusion, le phénomène apparaît comme
une totalité unitaire, et pas comme l’agrégat de parties ou, pour utiliser les termes
techniques de la méréologie husserlienne, comme la somme de pièces (Stücke)
indépendantes et non-reliées65. Pour désigner ce phénomène, qui s’impose comme
une figure ou une configuration sensible, Husserl parle, dans la Philosophie de
l’arithmétique, de « moment figural »66.
Ainsi, Husserl prend parti pour une conception (proto-)gestaltiste et anti-­atomiste
de la sensation, qui est similaire à la conception que défendaient, à la même époque,
d’autres élèves de Brentano, tels que Meinong (fundierte Inhalte) et Ehrenfels
(Gestaltqualität). Dans une note de Philosophie de l’arithmétique, il mentionne
l’article pionnier de Von Ehrenfels sur les Gestaltqualitäten, publié en 1890, tout en
affirmant ne pas l’avoir lu. Un an avant Ehrenfels, Husserl utilise lui aussi le terme
de Gestalt ou moment de Gestalt dans son cours « Sur le concept de nombre »,
professé au semestre d’été 1889/189067 :

62
Comme l’a montré Denis Fisette dans plusieurs de ses travaux récents, la notion de contenu pri-
maire, sur laquelle repose la conception des sensations dans les Recherches logiques, correspond à
l’alternative que Husserl propose dans la Philosophie de l’arithmétique à la notion brentanienne de
phénomène physique. C’est ce dont témoigne notamment cet extrait de 1891 (cité par Fisette) :
« Dans les discussions précédentes, j’ai évité d’employer l’expression ‘phénomène physique’, qui
correspond chez Brentano au ‘phénomène psychique’, parce que cela a l’inconvénient de désigner
comme phénomène physique une analogie, une gradation, etc. Brentano lui-même n’avait en vue
lui aussi dans cette dénomination que les contenus primaires absolus, et même les phénomènes
individuels, et non pas les moments abstraits d’une intuition. » Husserl 1970, p. 70, trad. fr.
J. English, p. 86, note 1. Pour plus de détails sur la distinction entre la notion brentanienne de
phénomène physique et le terme husserlien de contenu primaire, Cf. Fisette 2011, p. 46sq.
63
Dans la Philosophie de l’arithmétique, Husserl distingue entre deux types de relations : les rela-
tions primaires qui appartiennent de manière intrinsèque aux contenus primaires et les relations
intentionnelles qui relèvent des phénomènes psychiques. Dans ce dernier cas, ce ne sont pas les
contenus qui fusionnent entre eux, mais un acte mental qui les relie. Cf. Husserl 1970, p. 70. Pour
des informations plus précises sur cette distinction importante, Cf. Fisette 2011, p. 48sq.
64
Après avoir étudié à Vienne avec Franz Brentano, Husserl arrive à Halle en 1886 en vue d’ache-
ver sous la direction de Carl Stumpf son Habilitationsschrift publiée en 1887 et intitulée « Sur le
concept de nombre : analyse psychologique ». En 1891 Husserl publie le premier volume de la
Philosophie de l’arithmétique, où il développe la notion centrale chez Stumpf de « relation
primaire ».
65
Cf. Husserl 1984, p. 231sq, trad. fr. p. 9sq.
66
Husserl 1970, p. 205 et 209.
67
Carlo Ierna, à qui l’on doit l’édition de cette conférence de Husserl, nous apprend que Husserl y
approfondit des thèmes esquissés dans son Habilitationsschrift datant de 1887, de laquelle seul le
premier chapitre fut publié tel que nous le connaissons sous le titre Über den Begriff der Zahl. Cf.
Ierna 2005.
5.5 La conception gestaltiste de la sensation chez Husserl versus la conception… 93

[m]ais comment en arrive-t-on à une telle représentation symbolique ? Réalisons-nous une


disposition de points arbitraires au tableau ou bien imaginons-nous un nombre de points sur
un cube, etc. ? Qu’est-ce qui est donné en premier ? Une certaine configuration de points.
Il y a une intuition uniforme partant de laquelle nous pouvons remarquer ce moment de
Gestalt et qui donne à tout le phénomène son aspect caractéristique. (Husserl 2005a, p. 298)

Ce qui saute aux yeux selon Husserl, ce n’est pas une série de points isolés qui s’as-
socient par la suite mécaniquement, mais bien une « configuration de points » qui
n’est certes pas encore appréhendée comme étant l’esquisse perceptive d’un objet
nommé ligne, mais qui comporte pourtant déjà une structure et une qualité bien
définies. Ce « moment de Gestalt » de 1889 correspond à ce que Husserl nomme
« moment figural » dans la Philosophie de l’arithmétique en 1891 et « moment
phénoménologique d’unité » dans les Recherches logiques en 1901. Ici, nous pou-
vons reprendre l’exemple des arabesques, que nous avons utilisé ci-dessus : s’il est
clair que l’objet arabesque n’est pas donné dans le vécu purement sensoriel, il est
tout aussi clair que ce qui est vécu dans un tel vécu purement esthésique, ce n’est
pas pour autant seulement une somme de points isolés, mais bien une tache d’encre,
qui constitue déjà, en tant que telle, un phénomène complexe et unitaire, même si
l’unité en question n’est pas encore d’ordre objectif. Cet exemple nous permet d’in-
sister sur le fait que la sensation donne à intuitionner un complexe phénoménal
irréductible à un datum dépourvu de structure. Autrement dit, tant que la tache
d’encre n’est pas appréhendée, elle ne fonctionne pas comme esquisse de
l’arabesque, mais elle n’est pas pour autant un simple datum isolé sans qualité ; au
contraire, elle se donne déjà à moi sous la forme figurale d’une tache unitaire.
Cette conception figurale de la sensation implique une troisième dimension de
la critique à la notion machienne de donné sensoriel. Dans l’Analyse des sensa-
tions, Mach distingue explicitement entre les sensations singulières ou éléments
au sens atomiste du terme et les complexes sensoriels ou élémentaires
(Empfindungskomplexe). De façon intéressante, ce sont les complexes de sensa-
tions ou d’éléments, et pas l’élément ou la sensation isolée, qui sont dits donnés
(gegeben). Autrement dit, ce qui est donné dans la sensation comme point de
départ, ce n’est pas, dans l’Analyse, la matière sensorielle ou sensation atomique,
mais déjà un phénomène complexe, comme en témoigne, entre autres, le passage
suivant issu de la 9 édition de l’Analyse :
[l]es sensations visuelles ne se présentent pas isolées dans la vie psychique normale, mais
reliées aux sensations des autres sens […]. Seule l’analyse conçue à cette fin tire les sensa-
tions visuelles de ces complexes. (Mach 1900, trad. fr. p. 173)

En ce sens, on peut dire que ce qui est donné au départ, ce sont des complexes d’élé-
ments. L’élément, comme tel, c’est-à-dire la sensation singulière, est un donné
ultime, un donné qui doit faire l’objet d’une analyse, à savoir d’un processus abstrait
de décomposition des complexes élémentaires tels qu’ils sont prédonnés dans la
sensation. La sensation élémentaire se trouve donc au bout de l’analyse, elle forme
son terminus ad quem, alors que le complexe sensoriel constitue le point de départ
de l’analyse, son terminus a quo.
94 5 Husserl : le divorce du donné et de la sensation dans la phénoménologie réaliste de…

À partir de là, toute la question est de savoir comment il faut comprendre cette
idée d’un « complexe d’éléments » et la méthode correspondante de l’analyse :
est-ce que le complexe sensoriel en question désigne une unité décomposable
(Gestalt) ou bien un collectif (par définition non-unitaire) de sensations ? Sur ce
point, les interprétations de l’Analyse des sensations diffèrent radicalement, insis-
tant tantôt sur le proto-gestaltisme de Mach, tantôt sur son atomisme.
Si l’on en croit Christian von Ehrenfels, contemporain de Mach, c’est à Mach
que revient la paternité de l’idée de Gestalt68. Comme Ehrenfels le rapporte au début
de son article séminal, intitulé “Sur les qualités de formes” (Über Gestaltqualitäten)
en 1890, Mach est en effet le premier, en 1886, à thématiser le phénomène de la
Gestalt dans la perception69. Il soutient que certains arrangements (Zusammenhänge)
d’éléments, comme par exemple des arrangements spatiaux ou sonores, donnent
lieu à l’émergence de formes spatiales (Raumgestalten) ou de formes sonores
(Tongestalten)70. En parlant de sensation en termes de Gestalt, Mach invente, selon
Ehrenfels, un nouveau sens de sensation. Car habituellement, dit Ehrenfels, on ne
considère pas que l’on reçoit des formes spatiales ou sonores toutes prêtes de l’ex-
térieur, mais on pense plutôt que cette forme est le produit d’une association de
sensations isolées (Einzelempfindungen). Or ce n’est précisément pas ce que Mach
a en vue, selon Ehrenfels, et il cite, à l’appui, ce passage de l’Analyse:
[l]’arbre avec son tronc gris, dur et rugueux, les innombrables branches mouvantes dans le
vent, avec les feuilles lisses et brillantes nous apparaît d’emblée comme un tout inséparable.
(Von Ehrenfels 1890 p. 251)71

68
Von Ehrenfels écrit ceci : « Als Ausgangspunkt hierzu ergaben sich mir wie von selbst in der
Schrift von E. Mach, Beiträge zur Analyse der Empfindungen (Jena 1886) eine Reihe von
Bemerkungen und Hinweisen, welchen ich, obgleich sie in ganz anderen Zusammenhange ents-
tanden zu sein scheinen, dennoch eine wesentliche Festigung meiner Ansichten über die hier dar-
zulegenden Verhältnisse verdanke. » Von Ehrenfels 1890.
69
Dans la Philosophie de l’arithmétique, Husserl mentionne lui aussi l’influence décisive que le
livre de Mach Analyse der Empfindungen en 1886 a eu sur lui et lui rend hommage en ces termes
: « Comme j’avais lu l’oeuvre de ce physicien plein d’esprit (les Contributions à l’analyse des
sensations de Mach) juste après sa publication, il est bien possible que le cours de mes pensées ait
été influencé par des réminiscences de cette lecture. » Cf. Husserl 1970, p. 211 : « Da ich diese
Schrift (Machs Beiträge zur Analyse der Empfindungen) des geistvollen Physikers gleich nach
ihrem Erscheinen gelesen hatte, so ist wohl möglich, daß auch ich durch Reminiszenzen aus dieser
Lektüre in dem Gange meiner Gedanke mitbeeinflußt war. » Au semestre d’hiver 1903–1904,
Husserl a donné une conférence sur les nouvelles publications dans le champ des sciences de la
nature, dont les Analyses de la sensation de Mach faisaient partie. Cf. Schuhmann 1977, p. 76.
70
Cf. par exemple Mach 1900, p. 159 « Der gleiche Rhythmus der beiden nebenstehenden Tacte
von gänzlich verschiedener Tonfolge wird unmittelbar erkannt. Dies ist nicht Sache des Verstandes
oder der Überlegung, sondern der Empfindung. So wie sich uns verschieden gefärbte Körper von
gleicher Raumgestalt darstellen können, so finden wir hier zwei akustisch verschieden gefärbte
Tongebilde von gleicher Zeitgestalt. »
71
« Der Baum mit seinem grauen, harten, rauhen Stamm, den zahllosen, im Winde bewegten
Ästen, mit den glatten, glänzenden Blättern erscheint uns zunächst als ein untrennbares Ganze. »
5.5 La conception gestaltiste de la sensation chez Husserl versus la conception… 95

Cela dit, même si Mach utilise effectivement le terme de Gestalt pour décrire cer-
tains complexes d’éléments72, il nous semble cependant qu’il ne l’utilise pas dans un
sens proto-gestaltiste, mais continue à comprendre la Gestalt au sens atomiste clas-
sique de collectif ou faisceau d’éléments sensoriels. En effet, si Mach parle de com-
plexes, c’est parce qu’il propose une analyse des sensations et que dans le cadre
d’une telle analyse, les complexes de sensations précèdent les sensations singu-
lières. Mais il suffirait de changer d’ordre et de passer de l’ordre analytique à l’ordre
synthétique d’exposition pour voir qu’en réalité les éléments précèdent les com-
plexes. C’est donc le choix de l’ordre analytique qui fait que Mach parle de com-
plexes sensoriels. Ainsi, les sensations se présentent de manière complexe non pas
parce qu’elles ont une unité ou qu’elles se donnent comme un tout auto-structuré
dans la perception réelle, mais parce qu’elles sont le point de départ artificiel de
l’analyse. Alors que la Gestalt se caractérise par une unité structurelle, un collectif
ne possède que l’unité formelle d’une somme. Certes, tous deux sont complexes,
parce qu’ils forment des touts analysables en parties, mais le tout du collectif est un
tout qui est le résultat d’une association d’éléments atomistes, alors que le tout de la
Gestalt est par définition une unité primaire. Ainsi, pour reprendre la terminologie
méréologique, on peut dire que lorsque l’on analyse un collectif on trouve des par-
ties indépendantes les unes des autres, des pièces (Stücke), alors que lorsqu’on ana-
lyse une Gestalt, on obtient des parties interdépendantes les unes avec les autres,
des « moments » de la Gestalt unitaire. Par conséquent, il nous semble probable que
l’usage machien de la notion de complexité sensorielle et de la méthode d’analyse
soit atomiste.
Après ce petit détour nécessaire, revenons à notre argumentation : à la différence
de Mach, Husserl rejoint Von Ehrenfels, Stumpf, et Meinong pour dire que la sen-
sation est à concevoir comme un phénomène intrinsèquement structuré par un cer-
tain nombre de relations et pas comme un complexe simplement formel ou
méthodique. Le moment phénoménologique d’unité, inhérent aux configurations
qui s’offrent à nous dans la sensation, constitue le cadre uniforme, sur lequel prend
appui l’activité appréhensive. Si nous reprenons l’exemple de la poupée de cire, que
nous avons déjà utilisé pour montrer le besoin d’intentionnalité, l’importance déci-
sive de la sensation s’impose également : s’il est vrai que la sensation est indétermi-
née au point de permettre plusieurs interprétations perceptives, et donc plusieurs
appréhensions (esquisse d’une poupée ou esquisse d’une femme), elle ne peut pas
pour autant supporter n’importe quelle appréhension. Car l’appréhension doit s’ins-
crire dans le cadre formé par le complexe phénoménal donné, à savoir ici une sil-
houette d’apparence féminine, qui fait des signes avec la main. Si on peut hésiter
entre une poupée et une femme, on ne saurait par exemple apercevoir un chat ou un
poisson. Les actes psychiques intentionnels n’ont donc pas le pouvoir de modifier
les vécus sensoriels précisément parce que ceux-ci obéissent à leurs propres lois. La

72
Notons d’ailleurs au passage que la notion de “complexe” (Komplex) vient probablement du
terme herbartien de “complexion” (Komplexion). John T. Blackmore, qui est le spécialiste de Ernst
Mach dans le milieu anglophone, rappelle dans sa monographie sur Ernst Mach que Mach avait
beaucoup lu Johann Herbart au début des années 1860. Cf. Blackmore 1972, p. 26sq.
96 5 Husserl : le divorce du donné et de la sensation dans la phénoménologie réaliste de…

sensation est un moment subjectif déjà déterminé qualitativement (qualitativ


bestimmt)73.
Husserl reconnaît une passivité fondamentale et irréductible de la conscience
perceptive qui, loin de gêner l’intentionnalité, conditionne sa possibilité. Le fait que
ces mêmes phénomènes nécessitent une appréhension pour devenir des objets de
perceptions n’implique donc en aucun cas qu’ils soient, en tant que vécus dans la
sensation, dépourvus de toute structure et de toute qualité74. Bien au contraire, nous
pouvons maintenant avancer notre thèse : les sensations doivent être conçues comme
figurales pour pouvoir assumer la double fonction de contenu figuratif (ou d’es-
quisse) et de signe, fonction que leur confère la théorie phénoménologique de la
perception75. En d’autres termes, c’est parce qu’elle est structurée par des relations
méréologiques immanentes que la sensation peut offrir un point de support
(Anhaltspunkt)76 à l’acte d’appréhension et présenter l’objet de la perception, en
faisant signe vers les facettes non-données de cet objet. Si Husserl avait conçu la
sensation de façon atomiste comme un élément dépourvu de structure, il n’aurait

73
Husserl 1984, p. 358, trad. fr. p. 148.
74
Dans les Leçons sur le temps de 1905, il est encore question de « contenus primaires ». Cf.
Husserl 1969, par exemple p. 372sq. Dans Chose et espace de 1907, on trouve encore des traces de
cette conception anti-atomiste et gestaltiste de la sensation, comme en témoigne ce passage : « Die
Ordnung der Abschattungen ist Ordnung in einer Kontinuität, also wirkliche Ordnung, kein belie-
big vertauschbares Zusammen blosser Kollektion. Und es ist Ordnung in einer verschmolzenen
Einheit. » Cf. Husserl 1973a, p. 102. Mais déjà à l’époque, on trouve aussi l’idée proprement
transcendantale (qui sera par la suite celle des Ideen I) d’un donné sensoriel qui serait une matière
morte (toter Stoff). Cf. ibid, p. 46.
75
Comme le remarque Denis Fisette, c’est bien dans ce sens que vont aussi tous les textes de
l’époque de Halle, comme en témoigne également ce passage extrait du traité sur la perception de
1898 où Husserl reprend la distinction qu’il avait développée dans son texte éponyme de 1894
entre la représentation (Repräsentation) et l’intuition (Anschauung): « Nous appelions un acte de
viser le caractère d’acte en relation à un objet ; en relation à un contenu, nous l’appelions un acte
d’appréhender ou d’interpréter. La première relation est intentionnelle et elle est, à tout le moins
dans le cas de la perception externe, sans fondement concret dans le vécu même ; en revanche, la
deuxième relation exprime une connexion comprise concrètement dans le vécu lui-même : l’unité
existant réellement en lui entre l’acte d’interprétation et le contenu interprété. » Edmund Husserl
2004, p. 137 (Cf. Fisette 2011, p. 55). Ici aussi Husserl suggère que la notion d’acte a deux sens
différents selon le type du contenu auquel elle se rapporte : si le contenu est intentionnel, à savoir
un objet, alors l’acte est une visée (Meinung) et si le contenu est réel, c’est-à-dire sensoriel, alors
l’acte est une appréhension (Auffassung). L’acte de visée a une caractéristique, c’est qu’il se dirige
toujours vers son objet dans un certain sens : il le vise toujours en tant que ceci ou cela. L’acte
d’appréhension en revanche prend le contenu de sensation tel qu’il se donne sans l’interpréter en
tant que figurant un objet intentionnel qui le transcende. Dans l’acte de visée, la sensation a donc
une autre fonction que dans l’acte d’appréhension, car elle est pour ainsi dire prise dans ce que
Heidegger plus tard nommera la Als-Struktur au fondement de l’intentionnalité phénoménolo-
gique. Dans l’acte de visée, la sensation est un contenu présentifiant, c’est-à-dire un contenu qui
fait signe au-delà de lui-même alors qu’elle est considérée comme un contenu primaire indépen-
dant de l’objet intentionnel lorsqu’elle est appréhendée. Pour le reformuler autrement, la sensation
a une fonction médiatrice dans l’acte de visée intentionnelle alors qu’elle n’a pas d’autre fonction
dans l’acte d’appréhension que de s’auto-présenter elle-même.
76
Cf. Husserl 1984, p. 387, trad. fr. p. 176 : les contenus immanents « constituent l’acte, ils rendent
l’intention possible en tant que points d’appui nécessaires. »
5.6 Une théorie non conceptualiste de la perception fondée sur les sensations figurales 97

pas pu élaborer le schéma appréhension-contenu d’appréhension et aurait dû


(comme ce sera le cas dans la phénoménologie transcendantale) se tourner vers un
schéma de type hylémorphique. Autrement dit, si le plus urgent pour la phénoméno-
logie était de montrer que la sensation, à elle seule, ne peut pas faire apparaître
d’objet, il s’agit pour Husserl, en seconde ligne, de montrer que la perception ne
fonctionne que si la sensation nous affecte de manière structurée comme un champ
déjà auto-constitué. L’intentionnalité a donc au moins autant besoin de la sensation
que la sensation de l’intentionnalité.

5.6  ne théorie non conceptualiste de la perception fondée


U
sur les sensations figurales

En ce qui concerne la question de savoir quel est le rôle attribué à la sensation dans
la théorie phénoménologique de la perception, il semble donc bien qu’il faille, mal-
gré l’indécidabilité de la question de la nature de la perception dans les Recherches
logiques, privilégier une interprétation non conceptuelle77. La définition des sensa-
tions en termes de contenus primaires (possédant des relations primaires propres)
nous invite en effet à penser que la perception peut se passer de toute activité
conceptuelle. En quel sens ? Ce qui permet à Husserl de différencier entre intention-
nalité perceptive (percevoir un objet) et une intentionnalité de type conceptuel (faire
l’expérience d’un objet en tant que ceci ou cela), c’est le fait que la sensation est
capable de fournir à l’acte de perception un vrai point d’appui, un fondement déter-
miné et unitaire. Or, si la sensation est capable d’être appréhendée comme contenu
présentant l’objet visé par l’acte, c’est parce que Husserl la conçoit encore, comme
dans tous ses premiers écrits de l’époque de Halle, comme une sensation figurale.
Bien sûr, nous avons insisté sur ce point ci-dessus, si Husserl attribue une fonction
figurative à la sensation, c’est d’abord pour se démarquer de la sensation-objet des
positivistes ou, mieux, pour démarquer la notion phénoménologique de perception
de son amalgame positiviste avec la sensation. Cela dit, cette fonctionnalisation de
la sensation lui sert, en dernière ligne, à différencier l’intentionnalité perceptive
d’un intentionalisme conceptuel, car un tel intentionalisme jugerait que la sensation
n’est pas en mesure d’assumer la fonction figurative (ni, a fortiori, la fonction
‘signitive’) que Husserl lui attribue. Nous touchons ici le coeur de notre argument :
dans la mesure où la sensation appréhendée renvoie déjà à l’objet, pourquoi la per-
ception nécessiterait-elle une signification conceptuelle ? Celle-ci ne serait finale-
ment qu’un doublet de la sensation, qui fonctionne déjà comme un signe.
Ci-dessus, nous avons proposé une définition générique de l’appréhension du
contenu sensoriel comme donation d’un sens objectif. Après avoir considéré le sta-
tut unitaire et figural que Husserl continue de conférer à la sensation dans les
Recherches logiques, il nous est maintenant possible de préciser le sens de cette

77
Sur ce point, nous nous rangeons du côté de Walter Hopp. Cf. Hopp 2011.
98 5 Husserl : le divorce du donné et de la sensation dans la phénoménologie réaliste de…

donation de sens objectif. Donner un sens objectif à la sensation, ce n’est pas lui
donner une signification, à savoir un sens idéal (pour ainsi dire noématique avant
l’heure), mais lui donner une direction vers l’objet. Autrement dit, appréhender une
sensation, c’est tout simplement faire en sorte que la sensation en question renvoie
à l’objet, qu’elle l’esquisse, le présente et symbolise ses facettes non-données. Cette
précision du terme « sens » est capitale pour notre question de savoir si la théorie de
la perception des Recherches logiques est de nature conceptuelle ou pas. La défini-
tion de la sensation en termes gestaltistes implique qu’il est impossible de penser
l’appréhension comme une donation de sens (Sinngebung) au sens de la phénomé-
nologie transcendantale, et ce, pour une raison très simple : c’est que la sensation
figurale n’est pas une matière morte et irrationnelle qu’il faudrait informer et à
laquelle il faudrait donner un sens (signification noématique). Cette sensation est
déjà sensée, elle possède un sens propre. La seule chose qu’elle ne possède pas,
c’est une direction objective. Or, si la sensation n’est pas un matériau insensé, alors
il n’y a pas besoin de donation de sens et la perception peut se passer de
signification.
Ainsi, la conception gestaltiste de la sensation, opératoire dans les Recherches
logiques, semble obliger Husserl à penser l’acte d’appréhension comme une inter-
prétation sans signification, une Deutung sans Bedeutung78. Certes, il peut sembler
étrange de penser le terme de saisie ou d’appréhension (Auffassung), qui relève du
registre perceptuel, en termes d’interprétation (Deutung), mais il est important de
souligner que l’interprétation en question (Deutung) n’engage pas de sens, c’est-à-­
dire de charge sémantique, de signification (Bedeutung), mais seulement un sens
directionnel.79
Comme nous l’avons déjà expliqué plus haut, l’interprétation repose sur le prin-
cipe de la contiguïté et de la similarité. C’est la sensation, l’esquisse, l’apparence
authentique elle-même qui fait signe vers d’autres déterminations possibles de l’ob-
jet. Elle renvoie vers ces déterminations complémentaires par le moyen d’intentions
« signitives » ou « symboliques », et ce, sans pour autant signifier l’objet lui-même.
Ces actes ne sont pas porteurs de significations au sens rigoureux du terme et c’est
la raison pour laquelle Husserl écrit, au § 10 de la sixième Recherche logique, que
« les intentions n’ont pas […] le caractère d’attente ». S’il n’y a pas d’attente active,
c’est-à-dire de surcroît de sens (Sinnüberschuss) ou de visée de surcroît
(Mehrmeinung), comme ce sera le cas dans la phénoménologie transcendantale, il y
a néanmoins une anticipation passive des facettes non-données, qui repose sur une

78
C’est à Robert Brisart que nous empruntons cette expression tout particulièrement heureuse. Cf.
Brisart 2013, p. 40. : « À suivre Husserl, nous voici donc forcés d’admettre qu’il existe un travail
de l’intentionnalité perceptive sur les sensations qui consisterait à les appréhender d’une certaine
manière ou encore à les interpréter ; mais ceci sans que cette interprétation puisse être d’ordre
conceptuel. »
79
Si on voulait aller jusqu’au bout de cette lecture non conceptualiste, il faudrait sans doute dire
comme le fait Denis Fisette avec une très grande cohérence que cette interprétation sans significa-
tion est de nature phénoménale, mais nous laisserons ces ultimes implications du non conceptua-
lisme de côté ici.
5.6 Une théorie non conceptualiste de la perception fondée sur les sensations figurales 99

association des facettes « par simple contiguïté »80 ; il y a une Mitmeinung. À l’ins-
tar des indices (Anzeichen), les sensations se réfèrent donc aux facettes non-données
de façon non-inférentielle. Comme nous le verrons dans le prochain chapitre,
Husserl réalisera rapidement les difficultés inhérentes à une telle conception et se
résoudra à attribuer la signification à l’objet, ou plus précisément au sens
noématique.
En outre, les Recherches logiques nous offrent un autre argument puissant en
faveur d’une interprétation non conceptualiste (non sémantique) de la perception.
En effet, perception et signification appartiennent dans les Recherches à deux types
d’actes radicalement distincts, comme en témoigne cet extrait de la sixième
Recherche :
[a]ucune partie de cette signification ne se trouve dans la perception elle-même. La percep-
tion qui donne l’objet et l’énoncé qui le pense et l’exprime au moyen du jugement ou plutôt
au moyen des ‘actes de pensée’ combinés en l’unité du jugement, doivent être totalement
distingués. (Husserl 1984, p. 556, trad. fr. p. 36)81

Cette distinction entre perception d’un côté, et expression et jugement de l’autre,


vaut comme un principe dans les Recherches logiques. Husserl considère en effet
que la signification (Bedeutung) est propre à un certain type d’actes intentionnels,
essentiellement judicatifs (jugements) et propositionnels (expressions). Ces actes
sont signitifs dans la mesure où ils nécessitent une signification pour viser leur
objet. Par contraste avec les actes intentionnels signitifs, l’acte intentionnel percep-
tif n’a besoin, pour se diriger vers son objet, que d’un contenu sensoriel appré-
hendé82. En d’autres termes, contrairement aux actes dits catégoriaux, qui ne peuvent
atteindre leur objet qu’en leur attribuant activement une signification, les actes intui-
tifs, tel que l’acte de perception, peuvent phénoménaliser leur objet en appréhen-
dant la sensation comme un signe vers les facettes non-données de l’objet. Comme
le remarque Robert Brisart dans un article tout récent, le fait que la perception, dans
les Recherches logiques, soit étrangère à la signification, tient à la conception

80
Cf. Husserl 1984, p. 80, trad. fr. p. 102–103sq : « Nous devons d’abord faire abstraction de ce
contenu si nous voulons obtenir le contenu intuitif dans toute sa pureté. Ce dernier confère au
contenu présentatif son rapport direct avec des moments correspondants de l’objet et c’est seule-
ment par contiguïté que viennent s’y rattacher les intentions nouvelles en tant, par conséquent,
qu’intentions médiates de type signitif. »
81
Traduction modifiée: « Es liegt auch kein Teil dieser Bedeutung in der Wahrnehmung selbst. Die
Wahrnehmung, welche den Gegenstand gibt, und die Aussage, die ihn mittels des Urteils, bzw.
mittels der zu der Einheit des Urteils verwobenen ‘Denkakte’, denkt und ausdrückt, sind völlig zu
sondern. »
82
C’est ce que Maxime Doyon a très décrit à l’appui d’un exemple dans un article récent : « When
I walk into the streets of New York City, I perceive a lot of things that I do not identify, name or
classify, not even implicitly. I see trees and I hear the cars driving by without really paying atten-
tion. It is not that I do not perceive them [...] I am perceptually aware of trees and cars—that is why
I can avoid them and reach my destination safely—but I usually do not need to categorize or clas-
sify them in any implicit or explicit way. I am simply passively or unreflectively aware of my
environment. » Cf. Doyon 2012, p. 63, note 45.
100 5 Husserl : le divorce du donné et de la sensation dans la phénoménologie réaliste de…

réaliste de la vérité comme adequatio rei ac intellectus83. « En effet », explique


Brisart,
si du sémantique devait intervenir dans la façon dont les actes de perception animent ou
interprètent le donné de sensation pour procurer les objets, le sens qui serait alors contenu
dans les perceptions en exigerait de nouvelles, pour que puissent être remplies les premières
et, ainsi de suite, dans une régression à l’infini qui diffèrerait sans cesse tout être-donné
effectif de l’objet et empêcherait, du même coup, la perception de jouer le rôle que Husserl
tient à lui attribuer. (Brisart 2013, p. 11)

Ainsi, les actes de perception, parce qu’ils visent, en tant qu’actes intuitifs, à rem-
plir, c’est-à-dire à présenter en personne et en chair et en os l’objet visé par les actes
signitifs, sont nécessairement dépourvus de dimension sémantique. Ce n’est qu’à
cette condition qu’ils sont aptes à jouer le rôle que Husserl leur confère dans sa
théorie de la connaissance, à savoir celui de transformer une pure pensée en connais-
sance vraie. De ce point de vue, le § 5 de la sixième Recherche logique est tout
particulièrement éclairant et univoque : la perception y est définie comme un acte
déterminant la signification (ein die Bedeutung bestimmender Akt) mais ne conte-
nant pas de signification (aber nicht als ein die Bedeutung enthaltender Akt)84.
Husserl illustre cette nuance capitale à l’appui de l’exemple suivant :
[j]e dis ceci et je vise, ce faisant, le papier qui se trouve devant moi. Sa relation à cet objet,
c’est à la perception que ce petit mot la doit. Mais la signification ne réside pas dans cette
perception elle-même. Quand je dis ceci, je ne me contente pas de percevoir ; mais, sur la
base de cette perception, un nouvel acte d’édifie qui se conforme à elle et dépend d’elle
dans sa différence, l’acte de viser ceci. (…) La perception réalise donc la possibilité d’une
explicitation du viser-ceci avec sa relation déterminée à l’objet, par exemple à ce papier
devant mes yeux ; mais elle ne constitue pas elle-même, nous semble-t-il, la signification,
ne fût-ce que dans une de ses parties. (Husserl 1984, p. 554, trad. fr. p. 33)

Husserl ne saurait être plus explicite : s’il est clair que la perception fonde et déter-
mine tous les actes signitifs dans la mesure où elle est la seule à pouvoir leur assurer
la véracité qu’ils recherchent en remplissant leur intention, qui, sans elle, resterait
vide et donc arbitraire, l’acte de percevoir ne contient toutefois pas de signification
conceptuelle. Husserl soutient non seulement que l’acte perceptif est distinct des
actes signitifs, mais il suggère aussi que la perception est indépendante des actes
(nominaux, propositionnels, judicatifs) qui viennent se fonder sur elle.
Si la perception est donc plus que la sensation parce qu’elle est intentionnelle, il
est impossible pour les deux raisons exposées ci-dessus (conception gestaltiste de la
sensation et fonction strictement phénologique de la signification) que ce ‘plus’ soit
de l’ordre du Plus ultra de la signification. Notons, pour terminer, que cette inter-
prétation non conceptualiste de la théorie de la perception dans les Recherches
logiques est d’autant plus plausible qu’on la conçoit in situ, dans le contexte des
écrits de l’époque de Halle, et que l’on voit en elle l’approfondissement d’une

83
Qu’il nous soit permis de renvoyer à notre contribution à ce sujet : cf. Palette 2010b, p. 304sq.
84
C’est le titre du paragraphe « La perception en tant qu’acte déterminant la signification, mais non
pas en tant qu’acte contenant la signification ». Husserl 1984, p. 552sq, trad. fr. p. 31.
5.7 Résumé et résultats 101

t­ héorie déjà esquissée dans le « Traité sur la perception » de 1898, traité qui influen-
cera encore les Leçons sur la perception et l’attention de 1904/05.

5.7 Résumé et résultats

Ce chapitre nous a d’abord permis de distinguer entre trois aspects de la critique que
Husserl adresse au concept positiviste de donné dans sa théorie réaliste de la percep-
tion. Le premier aspect concerne le caractère neutre que les positivistes accordent
au donné et contre lequel Husserl affirme la subjectivité de la sensation. Le deu-
xième aspect de la critique touche au caractère phénoméniste ou sensationniste
du donné positiviste : Husserl reproche à ces contemporains positivistes d’ignorer le
fait que la conscience, en tant que conscience intentionnelle, est toujours dirigée sur
un objet, et donc toujours au-delà de ce qui se présente de façon actuelle et charnelle
dans la sensation. Le troisième aspect affecte le caractère atomiste du donné posi-
tiviste, auquel Husserl oppose une vision proto-gestaltiste de la sensation.
En outre, nous avons cherché à mettre en exergue la tension importante qui existe
entre l’affirmation de l’intentionnalité de la perception contre tout réductionnisme
phénoméniste d’un côté, et le refus de penser cette intentionnalité de façon séman-
tique ou conceptuelle de l’autre.
D’une part, Husserl se démarque du déterminisme empiriste dans la mesure où il
considère que la sensation ne donne rien à elle seule, mais doit être appréhendée
pour que quelque chose soit donné. La perception, en tant qu’acte intentionnel, se
distingue donc radicalement de la sensation en tant que simple conscience phéno-
ménale. Comme l’écrira Husserl en 1907 dans les conférences de Göttingen,
publiées sous le titre L’idée de la phénoménologie, « la tâche de la phénoménologie
n’est pas triviale au point qu’il suffirait d’ouvrir les yeux »85 pour phénoménaliser
les Sachen selbst. Et il ne faut pas, comme nous l’avons montré, attendre le tournant
transcendantal, amorcé dès l’année 1906, pour le constater : à partir du moment où,
dans l’introduction au deuxième tome des Recherches logiques, Husserl définit sa
psychologie comme une phénoménologie, elle est toujours plus qu’une simple théo-
rie des phénomènes sensibles. La phénoménologie implique donc d’emblée une
désolidarisation entre la notion de donné et celle de sensation. Ce qui est donné,
c’est l’objet perçu.
D’autre part, la phénoménologie réaliste ou psychologique des Recherches
conserve une foi immense dans le fait que la perception, contrairement à la sensa-
tion, peut nous donner les choses et ce, sans l’aide du concept. Pour percevoir, il
n’est nul besoin d’identifier l’objet perçu conceptuellement en tant que ceci ou cela,
puisque c’est l’esquisse sensorielle qui, grâce à son auto-structuration, assume la
fonction de faire signe vers les facettes non-données de l’objet perçu. Mais une
nouvelle question s’élève immédiatement ici : une telle théorie de la perception

85
Husserl 1973b, p. 12. : « Die Aufgabe der Phänomenologie », schreibt Husserl, « ist keine so
triviale Sache, als ob man […] bloß die Augen aufzumachen hätte. »
102 5 Husserl : le divorce du donné et de la sensation dans la phénoménologie réaliste de…

n’est-elle pas un avatar de ce que les néokantiens, à la même époque, prennent pour
cible de leur critique de la phénoménologie descriptive ? C’est à cette question cru-
ciale que répond la théorie de la perception, telle qu’elle est reconfigurée dans la
phénoménologie transcendantale, comme nous allons le voir dans le prochain
chapitre.

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Chapitre 6
Husserl : la réhabilitation du donné
sensoriel sous sa forme hylétique dans la
phénoménologie transcendantale de la
perception (1905– )

Husserl conserve une notion dont le message de


l’intentionnalité devait, semble-t-il, libérer : la sensation. Les
données hylétiques se trouvent à la base de l’intentionnalité.
Loin de jouer dans le système le rôle d’un résidu dont
l’évacuation progressive devait intervenir, la sensation occupe
dans la méditation husserlienne une place de plus en plus
grande. (Levinas 2001, p. 206)

Dans le chapitre précédent, nous avons montré que la phénoménologie des


Recherches logiques s’est efficacement démarquée des théories positivistes et phé-
noménistes de la sensation en affirmant que percevoir ne consiste pas seulement à
avoir des sensations. Cela dit, nous avons vu que Husserl continue, à l’époque de
Halle et dans les Leçons sur la perception et l’attention de 1904/05, à penser que la
perception a le pouvoir de donner l’objet sans l’intervention d’une signification
autre que celle qui est inhérente à l’esquisse perceptive (sensation appréhendée)
elle-même.
Or, cette idée, qui gouverne la théorie non conceptualiste de la perception déve-
loppée pendant la période de Halle, correspond à ce que nous avons identifié comme
étant une des trois cibles des critiques néokantiennes du donné. (6.1) Cependant, il
serait faux d’affirmer que la théorie phénoménologique de la perception s’effondre
dans son intégralité sous la critique néokantienne du donné. En effet, grâce à la
révolution transcendantale de la phénoménologie, Husserl va élargir sa notion de
signification (6.2.). Dans ce nouveau cadre idéaliste et transcendantal, opposé à la
psychologie réaliste des Recherches, Husserl soutient que le contenu intentionnel de
la perception ou noème a toujours déjà des composantes conceptuelles (6.3.). Or,
cette intégration des prédicats noématiques dans le vécu de la perception a des
implications immédiates sur le statut et la fonction de la sensation au sein de la
perception. La sensation ne change pas seulement de nom, passant de la sensation à
la hylè, mais son sens phénoménologique est également métamorphosé : elle n’est
plus concrète, mais abstraite, et elle n’est plus figurale (6.4.), mais définie, dans un
premier temps, comme amorphe au sein du vécu perceptif pur, ainsi que le suggère
l’hylémorphisme des Idées. (6.5.) Reconçue comme hylè dans la théorie transcen-

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V. Palette, Le donné en question dans la phénoménologie et le néokantisme,
Phaenomenologica 224, https://doi.org/10.1007/978-3-319-73797-3_6
106 6 Husserl : la réhabilitation du donné sensoriel sous sa forme hylétique dans la…

dantale de la perception, la sensation semble alors à l’abri des critiques néokan-


tiennes, qui touchaient en plein cœur la théorie réaliste de la perception. (6.6.) Mais
aussitôt levée cette difficulté surgit un nouvel enjeu pour la phénoménologie trans-
cendantale : il s’agit de montrer que la hylè continue, en dépit de son caractère
abstrait, à jouer un rôle décisif dans la théorie phénoménologique de la perception.
Nous montrerons que la notion de hylè n’a pas seulement la vertu d’éluder l’idée
d’un accès non conceptuel au donné de la perception, mais elle implique également
le rejet de ce que nous proposons de nommer le mythe néokantien d’un donné sim-
plement régulateur et fonctionnel. Dans les Idées déjà, la hylè joue un rôle matriciel
au sein de la perception, celui d’une contrainte hylétique qui oppose une résistance
matérielle particulièrement forte aux horizons noématiques. (6.7.) Cette fonction
sera amplifiée grâce au tournant génétique de la phénoménologie transcendantale,
qui remet en question le schéma hylémorphique propre à la phénoménologie trans-
cendantale dans sa phase statique. (6.8). Nous assistons à une redéfinition très ori-
ginale de la hylè en termes de champ sensoriel figural seulement accessible par
abstraction. Husserl rend à la hylè la détermination et la structuration gestaltiste
dont il l’avait privée, pour des raisons méthodiques, dans la phase statique de la
phénoménologie transcendantale. (6.9) Ainsi, nous verrons que Husserl parvient,
dans la phénoménologie transcendantale, à préserver la phénoménologie transcen-
dantale à la fois de l’écueil d’un donné conceptuellement nu et du danger imminent
d’un donné simplement formel et conceptuel au sens néokantien. Nous résumerons
le parcours de notre deuxième partie, qui part du divorce des notions de donné et de
sensation dans la phénoménologie réaliste de la perception et aboutit à une réhabi-
litation du donné sensoriel sous sa forme hylétique à la faveur du tournant transcen-
dantal de la phénoménologie (6.10.)

6.1  a théorie réaliste de la perception des Recherches


L
touchée en plein cœur par les critiques néokantiennes du
donné

Nous avons vu, dans les trois premiers chapitres de cet ouvrage, que les néokantiens
ne se contentent pas de critiquer le concept positiviste de datum ultime, mais qu’ils
visent également toute théorie non conceptualiste de la perception. Dans cette cible
est contenue la théorie phénoménologique de la perception, telle que nous l’avons
présentée dans le chapitre précédent : la phénoménologie réaliste conserve la foi
dans le fait que la perception peut, contrairement à la seule sensation, nous donner
les choses, et ce, sans l’intervention d’une quelconque signification conceptuelle1.

1
Dans un article récent, Maxime Doyon interprète la théorie de la perception du jeune Husserl
comme une version du mythe du donné dénoncé par McDowell : « The content of [...] perceptual
experiences is, according to Husserl, non conceptual, for what I perceive is not accompanied by a
meaning-intention. No ‘thinking,’ no ‘meaning,’ no ‘concept’ is at play, and yet my perception is
revelatory of how things are, at least minimally. This is, of course, what McDowell finds unaccep-
6.1 La théorie réaliste de la perception des Recherches touchée en plein cœur par les… 107

La position de Husserl dans les Recherches logiques est paradoxale : d’un côté,
il critique le positivisme, et notamment le fait de réduire le donné intentionnel de la
perception à la sphère sensorielle, et de l’autre, il continue cependant à considérer
que la sensation, reconfigurée en contenu primaire d’appréhension, est l’unité de
référence de la conscience. Or, comme le note à juste titre Dieter Lohmar, cette idée
constitue en fait le fondement même de l’empirisme :
[l]es composantes réelles se présentent comme l’héritage de l’impression, alors qu’elles ne
désignent pas la même chose, car elles ne sont plus simplement des données sensorielles,
mais des données sensibles déjà appréhendées intentionnellement. Elles sont déjà appré-
hendées et peuvent être thématisées à partir de la perspective radicalement immanente de la
conscience. Pourtant, comme c’est le cas dans l’empirisme, elles font office de source uni-
verselle de la justification de toutes les positions. (Lohmar 2012, p. 6)2

Certes, le contenu d’appréhension des Recherches n’est pas une impression au sens
des empiristes classiques ou une sensation-objet au sens du positivisme ; il forme
déjà une esquisse, c’est-à-dire ce qui, de l’objet perçu, se présente au moment de la
perception. En dépit de cette critique de la notion empiriste de donné sensoriel, il est
remarquable que les esquisses continuent à assumer, au sein de la théorie de la per-
ception, la fonction fondationnaliste qui revient aux impressions des sens dans le
programme empiriste : elles opèrent comme un contenu informatif qui permet de
fonder et de justifier le vécu perceptif en question. Dans la sixième Recherche
logique, Husserl confère à ces sensations appréhendées le statut de « contenus pri-
maires ». Elles sont les « ultimes contenus fondateurs psychiques »3.
Le fondationnalisme en question, selon lequel la sensation est au fondement de
la perception ainsi que de toutes les strates supérieures du jugement et de la pensée,
ressort particulièrement bien lorsqu’on considère la réduction que Husserl impose,
en 1901, au champ phénoménologique. Comme le remarque à juste titre Dieter
Lohmar4, cette réduction aux contenus réels est passée complètement inaperçue

table, for it leads—so is the argument—directly to the Myth of the Given. » Cf. Doyon 2012, p. 64,
note 45.
2
« Die reellen Bestände treten sozusagen das Erbe der impressions an, obwohl sie nicht dasselbe
sind, denn sie sind nicht mehr einfach Sinnesdaten, sondern bereits intentional eingefasste sinn-
liche Gegebenheiten. Sie sind schon aufgefasst und können aus der radikalen Innenperspektive des
Bewusstseins zum Thema gemacht werden. Aber dennoch fungieren sie in vergleichbar zentraler
Weise wie im Empirismus als Universalquelle der Berechtigung aller Setzungen. »
3
Husserl 1984, p. 708, trad. fr. III, p. 216-217 : « Les contenus de la sensibilité ‘externe’ qui cepen-
dant n’apparaît ici définie par aucune relation avec la différence entre le dehors et le dedans
(laquelle est une différence métaphysique), mais par la nature de leurs représentants, en tant que
ces derniers sont les ultimes contenus fondateurs phénoménologiquement vécus. Ces contenus
primaires (primäre Inhalte) forment un genre suprême unique, bien que se subdivisant en toutes
sortes d’espèces. »
4
Cf. Lohmar 2002, pp. 751-771. Cf. aussi tout récemment Lohmar 2012, pp. 1–24.
Selon Lohmar ce n’est pas un hasard si Husserl dans la seconde version des Recherches nomme
cette restriction du champ phénoménal une « réduction ». Il défend la thèse selon laquelle cette
première forme de réduction est une sorte de stade préalable à la réduction transcendantale, et met
déjà en oeuvre certains de ses motifs. Il revient à Rudolf Boehm le mérite d’avoir le premier fait
référence à la « réduction à la composante réelle » : Cf. Boehm 1968, p. 119–140.
108 6 Husserl : la réhabilitation du donné sensoriel sous sa forme hylétique dans la…

dans la littérature secondaire, puisqu’elle appartient en propre à la première édition


des Recherches et que Husserl l’a ensuite biffée du corpus du texte et reléguée dans
les notes de bas de page dans l’édition de 1913. Dans une note de la première édi-
tion, Husserl explique en effet qu’il a réduit le « contenu phénoménologique » aux
« composantes réelles de vécus », et que cette réduction est conforme « au fait que
le point de départ naturel de nos recherches se trouvait dans l’attitude psycholo-
gique »5. Husserl résume en ces termes ce qu’il entend par « contenu phénoménolo-
gique réel » :
[p]ar contenu phénoménologique réel d’un acte, nous entendons la totalité intégrale de ses
parties, peu importe qu’elles soient concrètes ou abstraites, en d’autres termes la totalité
intégrale des vécus partiels dont il se compose réellement. Révéler et décrire ces parties,
c’est là la tâche de l’analyse psychologique purement descriptive s’effectuant dans l’atti-
tude propre aux sciences empiriques. Cette analyse a aussi, par ailleurs et en général, pour
but de décomposer les vécus de l’expérience interne en les prenant en eux-mêmes dans
l’expérience tels qu’ils sont donnés réellement et cela, sans tenir compte des rapports géné-
tiques, mais sans tenir compte non plus de ce qu’ils signifient hors d’eux-mêmes et de ce
dont ils tiennent lieu. L’analyse psychologique purement descriptive d’un complexe pho-
nique articulé découvre des sons et des parties abstraites ou formes unitaires de sons, elle
ne trouve pas quelque chose comme des vibrations sonores, l’organe de l’ouïe, etc., mais
elle ne trouve pas davantage quelque chose comme le sens idéal qui fait du complexe pho-
nique un nom et encore moins la personne qui peut être nommée par ce nom. Cet exemple
élucidera suffisamment ce que nous avons en vue. (Husserl 1984, p. 411, trad. fr. p. 202)6

Comme Husserl l’écrit dans la dernière partie de ce passage, l’analyse phénoméno-


logique n’a pas affaire à un « sens idéal » (idealen Sinn), à savoir à ce que Husserl
nommera, dans la phénoménologie transcendantale, le « sens noématique »
(noematischen Sinn) du son, mais elle se concentre sur les formes unitaires du son
(Einheitsformen von Lauten), qui sont descriptibles tels qu’elles se présentent dans
la sensation appréhendée. Ainsi, la réduction du champ phénoménologique au
contenu réel exclut hors du champ phénoménologique le contenu intentionnel
(intentionaler Inhalt), c’est-à-dire l’objet visé tel qu’il est visé par l’acte de percep-
tion. Ce contenu intentionnel, affirme Husserl dans les Recherches, appartient au
vécu dans un sens impropre (in einem uneigentlichen Sinn)7. « Du point de vue
phénoménologique réel », précise-t-il, « l’objectivité elle-même n’est rien ; car elle

5
Husserl 1984, p. 411, astérisque, trad. fr. p. 202, note 1 : « In der ersten Ausgabe d.W. hieß es
‚reeller oder phänomenologischer Inhalt’. In der Tat war das Wort ‚phänomenologisch’, wie auch
das Wort ‚deskriptiv’, in der ersten Ausgabe des Buches ausschliesslich in Beziehung auf reelle
Erlebnisbestände gemeint und auch in der vorliegenden Ausgabe war es bisher vorwiegend in
diesem Sinne gebraucht. Das entspricht dem natürlichen Ausgang von der psychologischen
Einstellung. »
6
Traduction modifiée, c’est nous qui soulignons : « Unter dem reellen phänomenologischen Inhalt
eines Aktes verstehen wir den Gesamtinbegriff seiner gleichgültig ob konkreten oder abstrakten
Teile, mit anderen Worten, den Gesamtinbegriff der ihn reell aufbauenden Teilerlebnisse. Solche
Teile aufzuzeigen und zu beschreiben, ist die Aufgabe der in erfahrungswissenschaftlicher
Einstellung sich vollziehenden rein deskrptiven psychologischen Analyse. »
7
Cf. Husserl 1984, p. 361, trad. fr. p. 150 : Husserl distingue dans la perception ce qui « est vécu,
c’est-à-dire ce qui la compose réellement, de ce qui, dans un sens impropre (‘intentionnel’), ‘est en
elle’. »
6.2 L’élargissement de la notion de signification dans les Leçons sur la théorie de la... 109

est, pour employer une expression générale, transcendante à l’acte ». (Husserl 1984,
p. 427, trad. fr. p. 218) Dans cette réduction aux composantes réelles, opératoire
dans la première édition, c’est toute charge sémantique ou conceptuelle qui est bif-
fée de la phénoménalité.
Dans la seconde édition des Recherches en 1913, Husserl revient sur cette réduc-
tion et souligne l’urgence impérieuse d’intégrer le sens idéal ou l’objet tel qu’il est
visé au sein du champ phénoménologique :
[s]i l’on réfléchit à nouveau sur les recherches déjà effectuées et si l’on approfondit davan-
tage les problèmes examinés […] il devient de plus en plus visible que la description de
l’objectivité intentionnelle comme telle […] représente une autre direction pour des des-
criptions à effectuer d’une manière purement intuitive et adéquate, par opposition à celles
des composantes réelles des actes, et que cette orientation, elle aussi, doit être appelée
phénoménologique. Si l’on suit ces indications de méthode, il en résultera nécessairement
d’importantes extensions des sphères de problèmes qui sont ici mises à jour et des correc-
tions considérables dues à la distinction pleinement consciente des couches descriptives.
Cf. mes Ideen zu einer reinen Phänomenologie, etc., 1er livre (notamment 3e section, chap.
III. : “Les développements sur noème et noème.” (Husserl 1984, p. 411, astérisque, trad. fr.
p. 202, note 1).

Cette intégration de la signification dans la sphère phénoménologique implique,


comme nous allons le voir maintenant, une forte critique de la fiction d’un donné
perceptif non conceptuel, fiction que Husserl avait défendue dans les Recherches
logiques et que les néokantiens avaient condamnée.

6.2  ’élargissement de la notion de signification dans les


L
Leçons sur la théorie de la signification en 1908

Avec le tournant transcendantal de la phénoménologie, dont les premiers signes


pointent déjà dans les Leçons sur la logique et la théorie de la connaissance, pro-
fessées à Göttingen en 1906/078, la transcendance de l’objet intentionnel en tant que
visé, le cogitatum qua cogitatum, sont intégrés dans la sphère phénoménologique.
Cette intégration implique que Husserl abandonne la limitation du donné à la cogi-
tatio actuelle pour l’étendre aux potentialités de la conscience intentionnelle9. Alors
que la notion de phénomène était jusque-là limitée à la corrélation réelle immanente
de l’acte intentionnel et de ses composantes sensorielles, elle désigne dorénavant la

8
Cf. Husserl 1985a. Au sujet de la datation du tournant transcendantal, Cf. Lavigne 2005, notam-
ment p. 549-614. « Aucun doute n’est donc permis : la position idéaliste-transcendantale de la
phénoménologie husserlienne […] s’est imposée à Husserl dès l’hiver 1906-1907, comme une
conséquence directe de la requalification ontologique des vécus intentionnels dont la nouvelle
réduction venait d’assurer la possibilité. » (Ibid., p. 560) Il s’agit de l’interprétation standard -
notons toutefois que certains interprètes voient déjà des signes annonciateurs du tournant transcen-
dantal dès 1904.
9
Lavigne note que cette inclusion de la transcendance intentionnelle dans l’immanence s’accom-
plit effectivement pour la première fois dans le cours de 1906/1907. Cf. Ibid., p. 562.
110 6 Husserl : la réhabilitation du donné sensoriel sous sa forme hylétique dans la…

corrélation noético-noématique10. Dans le cadre de la phénoménologie transcendan-


tale, Husserl parle des « données » (Gegebenheiten) de la conscience pour désigner
ce qui se phénoménalise de manière apodictique sous le régime de la réduction au
sein du vécu réflexif pur11.De manière tout à fait remarquable, la sensation disparaît
tout d’un coup de la nouvelle définition du vécu phénoménologique pur. En effet, il
n’est jamais question de corrélation noético-hylètico-noématique, mais seulement
de corrélation noético-noématique. Est-ce à dire que la sensation, reconsidérée
comme hylè, n’a plus, dans la théorie de la perception transcendantale, le même
poids et la même fonction que le contenu primaire avait dans les Recherches logiques
? Quelles sont les implications de cette reconfiguration transcendantale de la théorie
de l’intentionnalité sur le statut et la fonction de la sensation dans la perception ?
Cette réforme est tangible terminologiquement, puisque Husserl ne parle plus de la
sensation en termes de contenu primaire comme dans les Recherches logiques, mais
en termes de hylè ou de données hylétiques. Afin d’analyser la portée et le sens qui
se jouent dans la transformation de la sensation en hylè, nous devons considérer de
plus près l’élargissement que Husserl impose à la notion de signification à partir de
1908, élargissement qui lui permettra, à partir de 1912 et dans les Idées en 1913,
d’établir le primat du noématique sur l’hylétique.
Le tournant transcendantal de la phénoménologie va permettre le dépassement
de la scission radicale, présente dans les Recherches logiques, entre les actes intui-
tifs et les actes catégoriaux, plus précisément entre l’intentionnalité perceptive et
l’intentionnalité signitive, bref : entre la perception et la signification. Au sein de la
phénoménologie transcendantale, tout vécu intentionnel, qu’il s’agisse d’un juge-
ment, d’une expression ou d’une perception, est lié à une signification, que Husserl
nomme, de manière générique, le sens noématique ou noème à partir des Idées
directrices en 1913.
La notion de noème est reconnue comme étant la principale contribution du pre-
mier tome des Idées directrices à la théorie phénoménologique de l’intentionnalité,
mais la révolution sémantique ou noématique de la théorie phénoménologique de
l’intentionnalité a été largement préparée par de volumineuses recherches, effec-
tuées entre 1908 et 191212. C’est ce dont témoignent, entre autres, les Leçons sur la
théorie de la signification de 1908, où Husserl distingue entre deux concepts de
signification : « le concept phénologique (phansique) et le concept phénoménolo-
gique (ontique) »13. Comme nous avons déjà eu l’occasion de le remarquer, le
concept de signification était réservé, dans les Recherches logiques, à certains actes
intentionnels tels que les expressions et les jugements. Contrairement aux actes
intuitifs, tel l’acte de perception, qui visent leur objet à travers une sensation appré-

10
Pour ce qui concerne la transformation décisive des rapports entre transcendance et immanence,
nous renvoyons aux cinq leçons de Göttingen de 1907 publiées sous le titre d’Idée de la phénomé-
nologie. Ces Leçons forment un exposé clair et synthétique des résultats novateurs des recherches
phénoménologiques entre 1901 et 1907. Cf. aussi Boehm 1968, p. 141–185.
11
Au sujet du terme de données phénoménologiques (Gegebenheiten), cf. Husserl 1973b.
12
Cf. par exemple Bernet, Kern, Marbach 1996, p. 92.
13
Husserl 1987, p. 30, trad. fr., p. 53. Cf. aussi Appendice III : « Représentation en tant que signi-
fication phansique et en tant que signification ontique ». Ibid, p. 142sq, trad. fr. p. 176sq.
6.2 L’élargissement de la notion de signification dans les Leçons sur la théorie de la... 111

hendée fonctionnant comme une esquisse-signe, les actes dits catégoriaux ne


peuvent atteindre leur objet qu’en leur attribuant activement une signification14.
Dans les Leçons sur la théorie de la signification, Husserl soutient que la portée du
sémantique ne se limite pas à cette fonction phénologique de la signification, réser-
vée aux actes signitifs15. En effet, la signification possède également une fonction
phénoménologique propre, qui est commune à tous les actes intentionnels, et donc
a fortiori à l’acte perceptif également. Ici, il ne faut plus entendre la signification
comme acte subjectif de signifier (acte de nommer un objet par exemple), mais
comme signification objective, à laquelle se rapporte tout acte intentionnel. Au §
124 des Idées directrices, Husserl propose ainsi de distinguer entre la notion logique
et assertive de signification (Bedeutung) et la notion plus générale de sens (Sinn)16 :
[n]ous envisageons uniquement le “signifier” (Bedeuten) et la “signification” (Bedeutung).
À l’origine, ces mots ne se rapportent qu’à la sphère verbale, à celle de l’”exprimer”. Mais
on ne peut guère éviter – et c’est là en même temps une démarche importante de la connais-
sance – d’élargir la signification de ces mots et de leur faire subir une modification conve-
nable qui leur permet de s’appliquer d’une certaine façon […] à tous les actes sans tenir
compte du fait qu’ils sont ou non combinés à des actes expressifs. Ainsi nous avons nous
aussi parlé continuellement du sens (Sinn) pour tous les vécus intentionnels – bien que ce
mot soit employé en général comme équivalent du mot ‘signification’ (Bedeutung). Pour
plus de clarté nous réservons de préférence le mot signification pour l’ancienne notion, en
particulier dans la tournure complexe de “signification logique” ou “expressive”. Quant au
mot “sens”, nous continuons de l’employer dans son ampleur plus vaste. (Husserl 1913,
p. 304, trad. fr. p. 418sq)

Repensée comme corrélat objectif de tout type de noèse, la signification, qui était,
comme le rappelle Husserl dans cet extrait, jusqu’alors restreinte à la sphère linguis-
tique, prend le nom de sens noématique ou noème17. La première apparition du

14
Pour une étude approfondie de la portée de la distinction entre fonction phénologique et fonction
phénoménologique de la signification, nous renvoyons aux travaux de Jacques English. Cf. notam-
ment English 2006, chapitre III.
15
C’est ce dont témoigne l’extrait suivant des Leçons : « Le mot signification (Bedeutung) peut,
semble t-il, avoir aussi un sens qui, sans toucher non seulement aucun acte, mais rien non plus de
spécifique qui serait tiré de l’acte, touche au contraire quelque chose de corrélatif qui s’y oppose
du côté objectif. On parle souvent en effet de l’objet intentionnel en tant que tel ou de l’objet signi-
fié en tant que tel. Et ce ‘en tant que tel’ ne concerne pas ici seulement une indifférence en face de
l’être et du non-être qui vaut purement et simplement pour l’objet nommé ou signifié ; mais il tend
aussi vers le comment de la saisie catégoriale, vers le comment de l’être-déterminé, de l’être-signi-
fié en général. Nous parlons bien nous-mêmes, en le différenciant de l’objet pur et simple, de
l’objet tel qu’il est signifié. » Husserl 1987, p. 35sq, trad. fr. p. 59.
16
Cf. Husserl 1913, p. 285, trad. fr. p. 419 : « Ainsi nous n’avons même jamais cessé de parler, pour
tous les vécus intentionnels, du ‘sens’ (‘Sinn’) - bien que ce mot soit employé en général comme
équivalent du mot ‘signification’ (‘Bedeutung’). Pour plus de clarté nous réservons de préférence
le mot signification (Bedeutung) pour l’ancienne notion, en particulier dans la tournure complexe
de ‘signification logique’ ou ‘expressive’. Quant au mot sens (Sinn), nous continuons de l’em-
ployer dans son ampleur plus vaste. »
17
C’est ce que Husserl confirme dans le troisième tome des Idées directrices quand il écrit que « le
noème en général n’est, quant à lui, rien d’autre que la généralisation de l’idée de signification au
domaine total des actes. » Husserl 1971, p. 89, trad. fr. p. 106.
112 6 Husserl : la réhabilitation du donné sensoriel sous sa forme hylétique dans la…

terme de noème est déjà attestée en 1912 dans les manuscrits préparatoires aux
Idées directrices18, mais il faut attendre les Idées (§§ 87-135) pour que la doctrine
du noème soit développée de façon systématique. Tournons-nous à présent vers la
structure du noème de la perception (§ 3.), afin de voir ensuite dans quelle mesure
la réforme conceptuelle de l’intentionnalité implique une nouvelle dimension de la
critique phénoménologique du donné. (§ 4.)

6.3 Le noème de la perception dans les Idées de 1913

La réduction phénoménologique et la mise hors circuit de toute transcendance réale,


qui ouvrent le champ de la phénoménologie transcendantale, impliquent que le phé-
noménologue ne se concentre plus, comme c’était le cas dans la phénoménologie
réaliste des Recherches logiques, sur la relation entre un acte psychique concret, son
contenu immanent et son objet réal (objet intentionnel qui est visé), relation qui est
mise entre parenthèses dans l’épochè phénoménologique, mais sur la relation inten-
tionnelle entre une noèse et un noème, une cogitatio et son cogitatum qua cogitatum
(ou objet intentionnel tel qu’il est visé)19. Ce vécu noético-noématique forme une
donnée (Gegebenheit) phénoménologique ; c’est le phénomène (Phänomen) dont il
est question dans la phénoménologie transcendantale. Au § 90 des Idées, Husserl
s’interroge sur ce qui reste du vécu perceptif, une fois accomplie la réduction phé-
noménologique, et il écrit ceci :
[n]ous demandons de façon générale ce qui ‘réside’ avec évidence dans l’ensemble du
phénomène ‘réduit’. Or précisément dans la perception réside également cette propriété
remarquable ; elle possède son sens noématique (noematischen Sinn), son ‘perçu comme
tel’ (ihr Wahrgenommenes als solches) : ‘cet arbre en fleur’ là-bas dans l’espace – le tout
entendu entre guillemets – ; ce sens est précisément le corrélat qui appartient à l’essence de
la perception phénoménologiquement réduite. (Husserl 1913, p. 209, trad. fr. p. 314)

Dans le vécu pur de la perception, comme dans tout autre type de vécu intentionnel,
on trouve un parallélisme strict des structures noético-noématiques. C’est ce que
Husserl veut dire quand il écrit dans ce passage que la perception, à l’instar de tous
les actes intentionnels tels que l’imagination, la pensée, le jugement et l’expression,
« a son noème, à savoir son sens de perception (Wahrnehmungssinn), c’est-à-dire le
perçu comme tel (das Wahrgenommene als solches) »20. Ainsi, le noème « arbre » en

18
Jean-François Lavigne note que le terme de noème apparaît pour la première fois en octobre
1912 lors de la rédaction du « manuscrit au rayon » des Ideen I. Cf. Lavigne 2005, p 651, note 3.
19
Dans les Idées, Husserl insiste sur la nécessité d’instaurer un parallélisme noético-noématique
dans la phénoménologie : « Dans une large mesure, ce qu’on a pris pour une analyse d’acte, pour
une analyse noétique, est intégralement obtenu en orientant le regard vers le ‚visé en tant que tel’ :
c’était donc bien des structures noématiques que dans ce cas on décrivait. » Cf. Husserl 1913,
p. 296, trad. fr. p. 435.
20
Ibid, p. 203 ; trad. fr. p. 305. Cf. aussi Ibid., p. 229, trad. fr. p. 340 : « L’essence propre de la
perception implique qu’elle ait ‘son’ objet, et qu’elle l’ait en tant qu’unité d’une certaine compo-
sition noématique […] »
6.3 Le noème de la perception dans les Idées de 1913 113

tant que « sens de la perception » (Wahrnehmungssinn) appartient au vécu phéno-


ménologique pur de la perception. C’est pourquoi l’arbre transcendant et existant
peut brûler sans que cet incendie n’atteigne son sens noématique, selon l’exemple
éclairant de Husserl dans le § 8921.
Notons que le noème complet ne se réduit pas au sens noématique dont il est
question ici. Ce « sens objectif » (gegenständlichen Sinn)22 ne forme en effet
« qu’une sorte de couche nucléaire (Kernschicht) »23, autour de laquelle se fonde un
complexe de moments noématiques. « […] Dans tous les cas, un noyau noématique,
un ‘noème d’objet’ (Gegenstandsnoema) est nécessairement donné à la conscience ;
ce noyau doit d’une façon ou d’une autre être caractérisé […] », explique Husserl24.
Ainsi, le noème de perception « arbre perçu » partage le même noyau ou sens noé-
matique avec le noème du souvenir « arbre souvenu » mais il s’en distingue par la
nature de ses caractères25. Husserl différencie plusieurs types de caractères noéma-
tiques. D’abord, il faut tenir compte des modes de données (Gegebenheitsweisen)
du noyau noématique : de façon originaire selon la présentation (Gegenwärtigkeit)
ou bien de façon modifiée selon la présentification (Vergegenwärtigung). Pour
reprendre notre exemple, le noème de perception « arbre perçu » se donne sur le
mode de l’originarité, dans son « présent charnel » (leibhaftig gegenwärtig)26 alors
que le noème du souvenir se présente selon un mode non-originaire, par une modi-
fication reproductive (reproduktive Modifikation) de la perception27. Ensuite, tout
noème possède également un caractère d’être (Seinscharakter)28. Le noème de per-
ception et le noème de souvenir se caractérisent tous les deux par leur caractère
thétique ou positionnel : ils posent (setzen) l’existence (Sein) de leur objet intention-

21
Ibid, p. 205, trad. fr., p. 308. Plus généralement, « même si l’objet représenté ou pensé d’une
représentation donnée (et en général l’objet d’un vécu intentionnel quelconque) n’existe pas - ou
si l’on est persuadé de sa non-existence - la représentation ne peut être dépouillée de son objet
représenté en tant que tel. » Ibid, p. 207, trad. fr. p. 311.
22
Ibid, p. 210, trad. fr. p. 316.
23
Ibid, p. 206, trad. fr., p. 310.
24
Ibid, p. 238, trad. fr., p. 354.
25
Notons que la distinction au sein du noème complet entre sens noématique et caractère noéma-
tique d’être correspond à la différence, introduite dans le § 20 des Recherches logiques, entre la
qualité et la matière d’un acte intentionnel. Alors que la qualité de l’acte caractérise la façon dont
on en est conscient (comme effectif dans la perception et le souvenir), la matière désigne le sens
selon lequel l’objet de l’acte est visé. Dans le § 20 de la cinquième Recherche, Husserl écrit ceci :
« Nous pouvons dire que la matière est cette propriété résidant dans le contenu phénoménologique
de l’acte, qui ne détermine pas seulement que l’acte appréhende l’objectité (Gegenständlichkeit),
mais aussi sous quelle forme (als was) il l’appréhende, quels caractères, quels rapports, quelles
formes catégoriales il lui attribue de par lui-même. » Ibid, p. 430, trad. fr., p. 222.
26
Ibid, p. 234, trad. fr., p. 347.
27
Ibid, p. 233, trad. fr., p. 347. À l’intérieur du mode modifié de donation, Husserl distingue entre
plusieurs degrés : il y a des présentifications simples, comme celle qui opère dans le noème du
souvenir « arbre souvenu », et des présentifications complexes, « de second, de troisième degré et
par essence de degré quelconque ». Husserl prend l’exemple des « souvenirs évoqués ‘dans’ les
souvenirs. Cf. Ibid., p. 235, trad. fr. p. 349.
28
Ibid, p. 239, trad. fr., p. 355.
114 6 Husserl : la réhabilitation du donné sensoriel sous sa forme hylétique dans la…

nel, son effectivité (Wirklichkeit)29. En ce sens, ils s’opposent au noème de l’imagi-


nation (Phantasie), qui neutralise, quant à lui, la position d’être en question
(Seinssetzung)30.
Dans la quatrième section des Idées directrices, Husserl introduit une autre dis-
tinction décisive : au sein même du noyau noématique, il faut différencier entre
l’objet visé = X, qui est le substrat de détermination31, et l’ensemble de ses prédi-
cats, qui spécifient le sens selon lequel l’objet = X est visé (par ex. l’arbre en tant
que parasol naturel ou l’arbre en tant que matériau de base pour se chauffer l’hi-
ver)32. « Nous voyons », écrit Husserl, « comment, du point de vue noématique, on
peut distinguer deux sortes de concepts d’objet : cet ‘objet pur et simple’ d’ordre
noématique et l’objet dans le comment de ses déterminations (in Wie seiner
Bestimmtheiten) – en y incluant les indéterminations qui, à chaque fois, ‘restent en
suspens’ et sont co-visées, impliquées sous ce mode, dans la visée de l’objet »33. La
question du rapport entre ces deux composantes du sens noématique (substrat = X
et ses déterminations) structure le cœur même du noème. Les prédicats noématiques
du type ‘l’arbre en tant que parasol naturel’ correspondent ici à la strate sémanti-
co-conceptuelle du noème. Cette révolution noématique, accomplie dans la phéno-
ménologie transcendantale, transforme de façon substantielle la théorie husserlienne
de la perception dans la mesure où elle implique l’existence d’une strate concep-
tuelle et sémantique du vécu perceptif34. Or, cette évolution de la perception a à son
tour de grandes implications sur la conception de la sensation et celle du donné.
C’est ce que nous allons voir maintenant.

29
Nous traduisons « Wirklichkeit » par effectivité et non par « réalité » comme le propose Paul
Ricoeur (Cf. Ibid., p. 355), car Husserl ne traite pas ici de l’opposition entre objets réels et objets
idéaux, mais de la différence entre modes effectifs et modes non-effectifs (modalisation d’être de
la forme originaire, c’est-à-dire de la forme non-modalisée de l’être effectif : il est question des
modalisations du possible, du vraisemblable, du problématique, du douteux).
30
Cf. Ibid, p. 255, trad. fr. p. 378 : « Le perçu est caractérisé comme ‘être réellement présent’,
l’imaginaire qui lui est parallèle, comme être identique quant au contenu, mais comme ‘pure
image’, comme être ‘quasi’ (gleichsam)-présent. »
31
Cf. Ibid, p. 302, trad. fr. p. 442 : Husserl désigne le substrat comme « moment noématique cen-
tral : il est ‘l’objet’ (der ‘Gegenstand’), l”unité objective’ (das ‘Objekt’), l”identique’, le ‘sujet
déterminable de ses prédicats possibles’ - le pur X par abstraction de tous ses prédicats - et il se
distingue de ces prédicats […]. »
32
Cette distinction au sein du noyau ou sens noématique entre objet = X et ses différents prédicats
n’est pas sans évoquer la différence au sein de la matière de l’acte (qui correspond au sens noéma-
tique des Idées directrices) entre l’objet qui est visé (der Gegenstand, welcher intendiert ist) et
l’objet tel qu’il est visé (der Gegenstand sowie er intendiert ist), que Husserl avait élaborée dans la
cinquième Recherche logique. Mais ce parallèle ne vaut que si l’on précise que l’objet qui est visé,
lorsqu’il est reconfiguré dans la phénoménologie transcendantale comme un objet = X substrat de
prédicats, n’est pas la chose extérieure (l’arbre véritable) de l’atttitude naturelle, mais bien l’objet
modifié noématiquement, c’est-à-dire l’objet (l’arbre) mis entre parenthèses. Au sujet de la diffé-
rence entre ces deux sens du terme « contenu intentionnel » de l’acte, cf. Husserl 1984, § 17.
33
Husserl 1913, p. 303, trad. fr. p. 443.
34
Sur ce point, cf. Palette 2015, p. 199sq.
6.4 Les données hylétiques comme composantes abstraites du complexe intentionnel… 115

6.4  es données hylétiques comme composantes abstraites


L
du complexe intentionnel noético-noématique

Le premier changement visible est d’ordre terminologique : en effet, Husserl n’uti-


lise plus le lexique de la sensation, mais celui de la hylè ou donnée hylétique35. Il est
tout à fait possible que le choix d’un tel lexique, d’origine aristotélicienne, dont la
première occurrence remonte aux Leçons sur la conscience intime du temps de
190536, s’explique par une influence de Natorp sur Husserl. Dans l’Introduction à la
psychologie de 1888, ce dernier avait proposé de définir l’objet de sa psychologie,
la Aufgabe, en termes de ὕλη37. La ὕλη représentait chez Natorp le degré zéro des
sensations, une totale indétermination postulée par la pensée. Le tournant transcen-
dantal de la phénoménologie a également des conséquences sur le statut phénomé-
nal conféré à la sensation : de point de départ concret, elle devient un simple
soubassement abstrait. Au sein de cette nouvelle conception de l’intentionnalité
perceptive, la perception ne part pas de la sensation pour ensuite l’appréhender et
donner l’objet visé, comme c’était le cas dans la théorie de la perception des
Recherches logiques, mais elle identifie d’emblée ce qu’elle perçoit en tant que ceci
ou cela, elle lui donne un sens noématique. La prise en compte de la dimension
noématique de l’intentionnalité implique en effet qu’il est dorénavant impossible de
prendre le contenu sensoriel comme un point de départ concret qui serait vécu dans
un stade chronologiquement premier. S’il existe encore du non-intentionnel dans la
conscience, ce n’est plus, contrairement à l’époque de Halle, un mode d’être de la
conscience distinct et séparé du mode d’être intentionnel (une conscience phéno-
ménale ou esthésique, comme disait Husserl), mais c’est un moment pré-­intentionnel
à l’intérieur même d’une conscience qui est définie comme intentionnelle selon son
essence et dans sa totalité. « L’intentionnalité », écrit Husserl « ressemble à un
milieu universel qui finalement porte en soi tous les vécus, même ceux qui ne sont
pas caractérisés comme intentionnels »38, tels que les contenus de sensations, les
sentiments et sensations affectives et pulsions39. En avançant cette conception

35
Cf. Husserl 1913, § 85. Cf. aussi 1962, p. 163, trad. fr, p. 155.
36
Dans les Leçons sur la conscience intime du temps en 1905, on trouve le terme de « datum hylé-
tique » (hyletisches Datum). Cf. Husserl 1969, p. 24, trad. fr. p. 37. Mais, comme le remarque à
juste titre Inga Römer, ce datum hyletique du temps désigne encore une sensation fondatrice et
s’inscrit donc dans la continuité de la conception de la sensation comme contenu primaire figuratif
de la période de Halle. En effet, écrit Römer, « die Hyle als Empfindungsinhalt der Ideen I, welche
er 1913 so deutlich von der Morphe als Auffassung trennt, ist nicht die Hyle, das ‚empfundene’
Zeitliche der ZB. Die Ideen I, so hatte Husserl 1913 explizit im Zusammenhang der Ausgrenzung
der Zeitproblematik angemerkt, setzten sich mit der Objektseite der Konstitution auseinander. Das
letzte Absolute aber, die Tiefen der konstituierenden Subjektivität, seien dabei ausgespart. Und
eben dieses Ausgesparte sei Thema der Zeitvorlesungen von 1904/05 gewesen. Der
Empfindungsinhalt aus den Ideen I befindet sich daher nicht auf derselben Ebene wie das ‚empfun-
dene’ Zeitliche aus den Zeitanalysen. » Cf. Römer 2010, p. 32.
37
Natorp 1888, p. 102sq.
38
Husserl 1913, p. 191, trad. fr. p. 287sq. Nous soulignons.
39
Cf. Ibid, p. 192, trad. fr. p. 288.
116 6 Husserl : la réhabilitation du donné sensoriel sous sa forme hylétique dans la…

« holistique »40 de la conscience, comme de part en part intentionnelle, Husserl


rejoint la thèse brentanienne de la coextensivité de la conscience et de l’intentionna-
lité, qu’il critiquait à l’époque des Recherches logiques. Dans ce nouveau contexte,
la sensation ne participe plus au vécu de la perception que de façon abstraite, comme
une partie abstraite de ce tout complexe que constitue le contenu intentionnel
noético-­noématique. Comme le note à juste titre Dominique Pradelle, il s’agit
« d’assurer le primat du concept noématique du sensible sur son concept hylétique
dans l’ordre de la description : la qualité sensible objective sert de fil conducteur
transcendantal pour la régression vers les sensations subjectives où elles se pro-
filent. » (Pradelle 2000, p. 52, note) Bien sûr, la sensation n’est pas éliminée pour
autant de la vie de la conscience, mais elle perd la concrétude et le primat descriptif
que Husserl lui conférait dans la phénoménologie réaliste. Elle ne désigne plus un
contenu primaire donné qui serait ensuite appréhendé, mais un soubassement
abstrait.

6.5  a priorité des analyses intentionnelles et le caractère


L
indéterminé de la hylè dans la phénoménologie
transcendantale statique

En outre, les sensations reconfigurées en données hylétiques changent aussi de


fonction. « Les data sensibles », écrit Husserl, « se donnent comme matière (Stoff)
à l’égard de formations intentionnelles (intentionale Formungen) ou de donations
de sens (Sinngebungen) de degrés différents […] »41. Autrement dit, du point de vue
fonctionnel de l’intentionnalité noético-noématique42, la hylè se définit comme une
matière sans forme que la « morphè intentionnelle » doit informer43. On a l’habitude
d’interpréter le schéma hylémorphique des Idées dans la continuité du schéma
appréhension-contenu d’appréhension, opératoire dans les Recherches logiques.
Cependant, cette interprétation continuiste du contenu primaire et de la hylè nous
semble en fait reposer sur l’assimilation fallacieuse entre le contenu primaire des

40
C’est à Michael Barber que nous empruntons ici la désignation de l’expérience en termes holis-
tiques. Cf. Barber 2008, p. 86.
41
Husserl 1913, p. 193, trad. fr., p. 289.
42
Les problèmes fonctionnels, que Husserl aborde dans le § 86, portent sur « la constitution des
objectivités de conscience. » Ils concernent le rapport entre la noèse et le noème, c’est-à-dire la
façon dont la conscience intentionnelle se rapporte à ce dont elle est conscience. Par fonction, il ne
faut pas entendre, comme le précise Husserl, la notion mathématique d’équation ni la notion de
« fonction psychique » que Carl Stumpf utilise comme synonyme d’acte intentionnel dans son
article de 1906 intitulé « Phénomènes et fonctions psychiques ».
43
Cf. Husserl 1913, p.215, trad. p. 298 : « D’un point de vue fonctionnel, elle n’a de signification
qu’en tant qu’elle fournit une trame possible dans le tissu intentionnel, une matière possible pour
des formations intentionnelles. Si l’on considère l’ordre de préséance des problèmes par rapport à
l’idée d’une connaissance absolue, l’hylétique se situe manifestement très au-dessous de la phéno-
ménologie noétique et fonctionnelle. »
6.5 La priorité des analyses intentionnelles et le caractère indéterminé de la hyle dans… 117

Recherches et une matière brute – et plus généralement sur l’amalgame entre le


schéma appréhension-contenu d’appréhension et un schéma de type kantien
forme-matière44. En effet, c’est parce que l’on pense que le contenu d’appréhension
des Recherches, à savoir le contenu primaire de la sensation, est un matériau brut,
que l’on est ensuite amené à penser que la hylè est synonyme du contenu primaire.
Mais, comme nous l’avons montré dans le chapitre précédent, la sensation, en tant
que contenu primaire, était tout le contraire d’une matière amorphe ; Husserl l’a
conçue pendant toute la période de Halle (y compris dans les Recherches logiques)45
comme un phénomène complexe, comme une composante figurale, structurée de
façon interne par des relations, notamment méréologiques. Redéfinie en termes de
hylè, la sensation ne désigne plus un phénomène complexe et structuré (du moins
dans un premier temps), mais seulement une matière amorphe (formloser Stoff), un
donné sans qualité, donc foncièrement non-figural46. Certes, dans les Recherches, la
sensation, définie comme contenu figuratif, n’avait pas de sens ou de direction objec-
tive (c’est-à-dire d’objectivité), puisque Husserl estimait, comme nous l’avons vu,
que l’objet n’est pas une sensation. Mais à l’époque, Husserl n’aurait jamais désigné
la sensation comme une matière indéterminée, dépourvue de structure et d’unité,
comme c’est le cas dans le schéma hylémorphique des Idées. Cette nuance entre la
sensation figurale des Recherches et la hylè des Idées, privée de toute unité structu-
relle (matière morte), est capitale pour bien comprendre le changement radical de
statut qui se joue dans le changement de lexique, dans le passage du contenu pri-
maire à la hylè. Ce changement est le résultat de la transformation du schéma inten-
tionnel, que Husserl pensait dans les Recherches comme schéma appréhension-­contenu
d’appréhension (Auffassung-Auffassungsinhalt), s’inspirant de la distinction stump-
fienne entre fonction psychique et phénomène sensible47, et qu’il conçoit dans les
Idées comme schéma hylémorphique.

44
C’est par exemple ce que suggèrent Steven Crowell et Maxime Doyon. Évoquant la transforma-
tion de la notion de sensation dans la phénoménologie génétique, Doyon écrit notamment ceci :
« The ‘raw sensory matter’ of the Logical Investigations now appears to be already organized or
structured when it reaches receptive consciousness. » Doyon 2012, p. 72. Par la suite, il soutient
l’interprétation continuiste de la sensation des Recherches et de la hylè des Idées directrices :
« Some passages in Ideas I suggest that Husserl has not yet completely abandoned his early foun-
dational model in 1913. » Cf. ibid. p. 67. Cf. aussi Crowell 2013, voir en particulier chapitre 6
« The normative in Perception », pp. 124–146.
45
Husserl y fait référence dans le § 85 des Idées directrices : Cf. Husserl 1913, p. 192, trad. fr.
p. 288, traduction modifiée : « Tous les vécus qui dans les Recherches logiques étaient désignés du
nom de ‘contenus primaires’ » et en note, Husserl renvoie au § 58 de la sixième Recherche logique
ainsi qu’à la Philosophie de l’arithmétique de 1891, ouvrage dans lequel il utilisait déjà le terme
de contenu primaire, comme nous l’avons souligné dans le chapitre précédent.
46
Notons que le terme même de hylè, que Husserl emprunte à Aristote, qui en a fait un concept
philosophique, a le sens premier de « bois de construction », ce qui implique donc d’emblée son
caractère amorphe et modelable, plastique de matériau en attente d’une forme.
47
Husserl écrit en effet que la distinction à l’époque de Halle entre actes et contenus primaires, et
dont le schéma appréhension-contenu d’appréhension des Recherches logiques n’est qu’une
variante, correspond en fait à la distinction stumpfienne entre fonction psychique et phénomène
sensible. Cf. Husserl 1913, p. 199, trad. fr., p. 299.
118 6 Husserl : la réhabilitation du donné sensoriel sous sa forme hylétique dans la…

D’un point de vue exégétique, le schéma hylémorphique des Idées est tout aussi
équivoque que le schéma appréhension-contenu d’appréhension des Recherches
logiques. De même que la notion d’acte d’appréhension avait suscité de nombreuses
controverses dans les Recherches, de même la notion de hylè offre matière à débattre
dans les Idées. D’abord, Husserl suggère qu’il est possible d’interpréter l’hylémor-
phisme en miroir de la fameuse formule kantienne selon laquelle « [d]es pensées
sans contenu sont vides ; des intuitions sans concept sont aveugles »48. En effet, il
parle de « matières sans formes » (formlose Stoffe) et de « formes sans matières »
(stofflose Formen)49. Ensuite, on peut également voir dans la hylè des Idées une
résurgence de la conception atomiste de la sensation que Husserl rejetait massive-
ment à l’époque de Halle et contre laquelle il avait défendu, aux côtés de Stumpf et
des ancêtres de la Gestaltpsychologie et contre Mach, une conception figurale de la
sensation50. À l’instar des sensations atomistes, qui se caractérisent par leur isola-
tion et l’absence de relations internes, la hylè est dépourvue de forme et de structure,
et doit, pour cette raison, recevoir sa forme d’une morphè qui la transcende. Séparée
de la morphè qui lui donne sens, la hylè est comme une « chose morte (tote Sache) »,
écrit Husserl51. Cette interprétation atomiste de la hylè a l’avantage de bien faire
ressortir le contraste frappant avec la conception de la sensation comme contenu
primaire à l’époque des Recherches, et en même temps elle donne un sens et une
contenance au rejet du terme de contenu primaire évoqué ci-dessus52. Nous verrons
cependant par la suite qu’une telle interprétation n’est pas compatible avec la fonc-
tion que Husserl confère à la hylè dans les Idées directrices. Le passage du schéma
appréhension-­contenu d’appréhension au schéma hylémorphique a également des
implications du côté de l’acte intentionnel : ce qui était dans la phénoménologie
réaliste un acte d’appréhension (Auffassung), une saisie interprétative non concep-
tuelle, une Deutung sans Bedeutung, devient dans la phénoménologie transcendan-
tale un acte de donation de sens (Sinngebung) noématique.
Pour évaluer plus concrètement l’écart conceptuel qui se joue entre le contenu
primaire de la sensation et la hylè, considérons de plus près le vécu de perception :
dans les Recherches, c’est par simple contiguïté que les facettes, non-données

48
Kant 1781, A 5I/B 75.
49
Husserl 1913, p. 193, trad. fr., p. 291.
50
Denis Fisette évoque la possibilité d’une telle interprétation atomiste de la hylè des Idées direc-
trices. Cf. Fisette 2009, p. 183.
51
Cf. Husserl 1913, p. 198, trad. fr. p. 298.
52
C’est en ces termes atomistes, comme un rejeton de la fameuse hypothèse de constance revendi-
quée par la psychologie intropectionniste et critiquée par le psychologue gestaltiste Wolfgang
Köhler, que Gurwitsch et Merleau-Ponty ont interprété la hylè des Idées directrices, et plus géné-
ralement la notion de sensation dans la phénoménologie husserlienne. Cf. par exemple Merleau
Ponty 1945, en particulier la première section de l’introduction intuitulée « La ‘sensation’ »,
pp. 9–19. Cette interprétation nous semble ponctuellement justifiée en regard de l’ambiguïté du
statut de la hylè dans les Idées mais elle nous semble erronée au vu de l’intégralité de l’œuvre
husserlienne, notamment si l’on prend au sérieux, comme nous tentons de le faire dans ce travail,
la conception figurale de la sensation à l’oeuvre dans l’époque de Halle et sa réhabilitation dans la
phénoménologie génétique.
6.5 La priorité des analyses intentionnelles et le caractère indéterminé de la hyle dans… 119

actuellement, de la chose perçue, sont co-données (mitgegeben). C’est, nous l’avons


vu dans le chapitre précédent, l’esquisse perceptive actuellement donnée dans la
sensation qui fait signe vers les facettes non-données. Husserl parle alors de co-­
visée (Mitmeinung) ou d’une co-donnée (Mitgegebenheit). Dans la phénoménologie
transcendantale, il ne s’agit plus d’une co-visée (Mitmeinung), mais d’une visée en
surcroît (Mehrmeinung), selon l’expression heureuse de Husserl dans les Méditations
cartésiennes53. L’évolution du sens de la co-donation est déjà sensible dans Chose
et espace lorsque Husserl prend ses distances par rapport au pouvoir co-donateur
qu’il avait attribué à la sensation dans sa théorie de la perception des Recherches
logiques. En effet,
aucune sorte de présentation (Darstellung) ne s’attache aux contenus de sensation, [...] pas
même une présentation qu’on puisse qualifier de médiate. Les renvois prospectifs et rétros-
pectifs qui contribuent à constituer, dans l’écoulement d’une multiplicité de perceptions
liées par une coappartenance, la donnée objective, ne concernent pas seulement les sensa-
tions, mais les apparitions entières dans la conscience unitaire. (Husserl 1973a, p. 55, trad.
fr. p. 79)54

Dans ce texte datant de 1907, à une époque où Husserl a déjà accompli son tournant
transcendantal, la fonction signitive n’est déjà plus l’apanage de l’esquisse percep-
tive, mais de la conscience objective de l’unité. Autrement dit, si l’objet visé peut
être perçu, ce n’est pas grâce à la sensation appréhendée comme esquisse-signe,
mais grâce à l’identification conceptuelle de l’objet en tant que ceci ou cela. En
d’autres termes, la sensation, redéfinie comme hylè, perd la double fonction signi-
tive que Husserl conférait au contenu primaire dans les Recherches. Cette perte est
une conséquence directe de la fonctionnalisation transcendantale de la sensation :
en tant que matière vierge pour une forme, la donnée hylétique ne peut plus servir
de point d’appui à l’appréhension intentionnelle.
Notons cependant que si la sensation perd sa fonction signitive, elle conserve sa
fonction d’esquisse. Husserl réaffirme en effet la distinction, introduite pour la pre-
mière fois dans le traité sur la perception de 1898, entre « les contenus de sensations
tels que les data de couleurs, les data de toucher, les data de son, etc. » et les
« moments des choses qui apparaissent, avec la qualité colorée, la qualité rugueuse,
etc., qui au contraire sont figurés (sich darstellen) dans le vécu au moyen des précé-
dents ». (Husserl 1913, p. 192, trad. fr. p. 288) Si la hylè conserve donc sa fonction
médiatrice, c’est en revanche le noème qui endosse dorénavant la fonction
signitive.

53
Cf. Husserl 1973d, p. 20, trad. fr. p. 40.
54
Traduction modifiée: « An den Empfindungsinhalte hängt nichts von Darstellung, auch nicht von
einer als mittelbar anzusprechenden Darstellung. Die Hinweise und Rückweise, die im Ablauf
einer Mannigfaltigkeit zusammengehörender Wahrnehmungen die gegenständliche Gegebenheit
konstituieren helfen, gehen nicht bloss die Empfindungen, sondern die ganzen Erscheinungen im
einheitlichen Bewusstsein an. »
120 6 Husserl : la réhabilitation du donné sensoriel sous sa forme hylétique dans la…

6.6  ne critique définitive de l’idée d’un accès non


U
conceptuel au donné de la perception

En reconnaissant que toute perception comporte une composante conceptuelle et


sémantique, c’est-à-dire noématique, et en faisant de la sensation une composante
simplement abstraite au sein d’un vécu intentionnel complexe, la théorie de la per-
ception de la phénoménologie transcendantale semble faire une concession aux cri-
tiques que Natorp adressa au donné perceptuel des Recherches logiques. Comme
l’ont souligné de nombreux commentateurs55 et contemporains de Husserl, le rap-
port de la phénoménologie husserlienne aux traditions kantienne et néokantienne a
évolué et est passé d’une aversion difficilement dissimulable durant la période de
Halle (aversion directement héritée de l’anti-kantisme de son maître Brentano) à
une forte affinité pendant la période de Göttingen, notamment à partir des années
1906/07, date du tournant transcendantal de la phénoménologie56.
Nous avons vu que Natorp, dans ses premiers écrits psychologiques (1888,
1904), soutient que le substrat sensible postulé par la pensée ne peut pas être donné
comme point de départ sans l’intervention de la pensée. Il nous semble que l’affir-
mation du primat du noématique sur l’hylétique dans les Idées s’inscrit dans la
continuité de cette critique de Natorp, car elle conduit Husserl à concevoir la donnée
hylétique comme une composante purement abstraite d’un contenu intentionnel au
moins partiellement conceptuel et sémantique. Elle l’emmène aussi indirectement à
penser la méthode de la phénoménologie transcendantale en termes génétiques. En
effet, une fois que la hylè a un statut seulement abstrait, elle n’est plus accessible
que par reconstruction, a posteriori. Notons cependant que Husserl, dans la phase
statique de la phénoménologie transcendantale (1906-1918), continue à penser qu’il
est possible de décrire les données noético-noématiques telles qu’elles s’offrent
dans le vécu pur de la réflexion sous le régime de la réduction.
En outre, la reconfiguration de la notion de sensation en hylè semble rapprocher
Husserl de Natorp à un autre niveau : dans la phase statique de la phénoménologie
transcendantale, la hylè est considérée comme une « matière morte ». Il suggère
donc que la détermination qualitative, qu’il attribuait auparavant à la sensation figu-
rale, ne revient pas aux données hylétiques, mais au noème. Ainsi, ce n’est pas la
matière de l’acte qui a un pouvoir de détermination, mais la manière dont la noèse
vise la matière hylétique, selon tel ou tel sens noématique. Or, cette manière de
concevoir la matière sensorielle comme un moment pleinement indéterminé rap-
pelle fortement la vision du donné = X que le jeune Natorp oppose, dès ses premiers
écrits logiques, à la vision de ce qu’il nommait alors le « pseudo-donné
positiviste ».

55
C’est à Iso Kern que revient le mérite d’avoir clarifié de façon à la fois historique et systématique
le rapport ambigu de la phénoménologie de Husserl à la tradition kantienne. Cf. Kern 1984, notam-
ment pp. 1–43.
56
Kern souligne également l’influence que les néokantiens, notamment Natorp, ont exercée sur le
tournant transcendantal de la phénoménologie - et de façon subsidiaire sur le tournant génétique.
Cf. Ibid, notamment p. 321–374. Sur ce point, cf. aussi Seron 2004, pp. 22–25.
6.6 Une critique définitive de l’idée d’un accès non conceptuel au donné de la perception 121

Mais dans ce cas, en quoi la hylè phénoménologique se différencie-t-elle du


donné défini comme un degré zéro de la détermination, revendiqué par Natorp dans
ses premiers écrits psychologiques ? La hylè n’est-elle qu’une hypothèse postulée
par la pensée, au sens où Natorp et les néokantiens l’entendent ? Autrement dit, la
hylè n’est-elle qu’un concept purement fonctionnel dans la phénoménologie trans-
cendantale ?
Nous allons montrer que ce dernier rapprochement entre le statut amorphe de la
hylè phénoménologique et le statut purement indéterminé du phénomène de Natorp
est en fait trompeur. Mais il a l’avantage de révéler que l’affinité entre la vision
phénoménologique du donné et la conception néokantienne a des limites assez
nettes. En effet, la définition de la hylè comme matière amorphe a été dictée par une
nécessité méthodologique et elle n’a absolument rien de substantiel.
Notre tâche est rendue difficile par le fait que beaucoup de critiques qui ont été
adressées aux Idées semblent aller dans le sens d’un tel rapprochement entre la hylè
phénoménologique et l’hypothèse d’une origine = X purement indéterminée. Ainsi,
les partisans d’une lecture constructiviste de Husserl ont vu dans la hylè un contenu
de part en part conceptuel57. Parmi eux, Robert Brisart la conçoit, par exemple,
comme un simple « degré zéro des sensations », ou pour le dire dans les termes de
Natorp, une simple hypothèse de la pensée58. Fait remarquable, c’est également
ainsi que le phénoméniste Carl Stumpf a appréhendé la hylè phénoménologique, à
savoir comme un non-phénomène. La donnée hylétique ne mérite pas le nom de
phénomène, puisque sa forme et sa qualité sont fixées par les prestations intention-
nelles. « La phénoménologie pure », écrit Stumpf, « est un fantôme (Phantom), et
même une contradiction (Widerspruch) en elle-même » : c’est une « phénoménolo-
gie sans phénomènes ». (Stumpf 1939, p. 192)
Il faut distinguer soigneusement entre deux strates dans l’objection de Stumpf :
d’une manière générale, nous l’avons vu à plusieurs reprises déjà, Stumpf reproche à
Husserl de priver la sensation ­d’objectivité. Ce premier aspect de la critique est
cependant pleinement assumé par la phénoménologie husserlienne, qui, comme nous
l’avons vu dans le chapitre précédent, s’oppose d’emblée à l’amalgame positiviste et
plus largement phénoméniste entre l’objet intentionnel et la sensation subjective.
Mais il y a un deuxième aspect dans l’objection que Stumpf adresse à Husserl, et

57
Robert Brisart soutient que « le donné hylétique n’est porteur d’aucun contenu dont on pourrait
dire qu’il est non conceptuel. » Cf. Brisart 2013, p. 51sq.
58
Cf. ibid, p. 61. Selon Brisart, il y a deux exigences à combiner: 1. Nécessité de dénoncer toute
forme de mythe du donné. 2. Nécessité de postuler le donné, au-delà de la critique de son mythe,
comme degré zéro de détermination. Brisart estime en effet qu’il est impossible au nom de ce qu’il
nomme le « principe de réalité » de renoncer aux sensations sans tomber dans un idéalisme pur et
dur. Cette position est censée se préserver des deux écueils que sont le réalisme et l’idéalisme pur
et dur à la Cohen. On pourrait reprocher à Brisart de conserver une ultime version du donné qui est
encore mythique. C’est l’auto-objection que Natorp élève dans la Psychologie générale contre sa
première conception de la Aufgabe en termes de protè hylè, c’est-à-dire de degré zéro ou origine
sensible totalement indéterminée. Dans la Psychologie générale, Natorp relativise cette indétermi-
nation et renonce au donné comme degré zéro dans la mesure où il considère que tout objet est
pétri de donné et inversement si bien que la prote hyle en question n’est plus qu’une idée régula-
trice. Cf. le chapitre 4 de la présente monographie.
122 6 Husserl : la réhabilitation du donné sensoriel sous sa forme hylétique dans la…

celui-ci concerne plus spécifiquement la définition de la hylè en termes de matériau


indéterminé dans les Idées directrices. Si l’on en croit Stumpf, la définition de la hylè
en termes de matériau indéterminé est une conséquence inéluctable et irrémédiable
de la conversion transcendantale de la phénoménologie, qui est elle-même à mettre
sur le dos du (néo)kantisme limité de Husserl59. Il est d’ailleurs tout à fait remar-
quable que Stumpf ait adressé des critiques similaires à la logicisation néokantienne
du sensible60. Plus précisément, il accuse la phénoménologie transcendantale d’être
aveugle aux phénomènes sensibles, d’ignorer les lois inhérentes au donné sensoriel.
Dans ce qui suit, nous allons nous concentrer sur le deuxième aspect, à savoir sur
l’objection qui, pour le dire de façon natorpienne, consiste à dire que Husserl a réduit
la hylè à un X = indéterminé et déterminable par la morphè intentionnelle.

6.7  e rôle matriciel de la hylè dans la phénoménologie


L
transcendantale : la contrainte hylétique dans les Idées
directrices

Nous voudrions d’abord montrer que les Idées directrices offrent déjà une réponse
au moins partielle à cette objection de Stumpf. En quel sens ? S’il est clair que la
hylè n’a plus de fonction fondationaliste pour le vécu de la perception dans la
mesure où elle ne peut pas assumer la fonction de signe que Husserl conférait au
contenu primaire des Recherches, elle exerce toutefois encore une fonction néga-
tive, mais non moins décisive, qui consiste à opposer une résistance sensible au
noème perceptif. Or, pour pouvoir assumer concrètement cette fonction de contrainte
sensorielle, la hylè doit nécessairement être plus qu’un donné amorphe simplement
formel et fonctionnel.
Prenons un exemple pour préciser la nature de la contrainte exercée par la hylè :
lorsque nous voyons un mur recouvert de tuiles, nous ne percevons pas seulement la
facette du mur qui est actuellement donnée dans la sensation, mais nous percevons
par anticipation la maison toute entière, si bien que le concept de maison, défini
comme édifice fermé composé de trois façades au minimum, constitue notre noème
perceptif. En tournant autour de la maison et en utilisant notre liberté kinesthésique,
nous réalisons, à notre grande surprise, que la supposée (vermeint) maison, en rai-
son de travaux de construction, ne possède actuellement que deux façades. Ce qui
se donne dans la sensation, à savoir seulement deux façades recouvertes de tuiles
(sans troisième et quatrième côtés) ne correspond pas à ce que nous avions identifié
sémantiquement en tant que maison (bâtiment à quatre côtés). La donnée hylétique
ici est rétive au sens noématique et nous contraint à réviser le noème perceptif.
Ainsi, nous concluons qu’il ne s’agit pas d’une maison, mais simplement de deux

59
Cf. Stumpf 1939, p. 190.
60
À ce sujet, Cf. Dewalque 2014.
6.7 Le rôle matriciel de la hylè dans la phénoménologie transcendantale : la… 123

murs contigus. Robert Brisart, s’inspirant de Dagfinn Føllesdal61, définit cette fonc-
tion contraignante de la hylè comme une « procédure d’ordre falsificatif, quasiment
au sens que Popper donnait à ce terme »62. La hylè n’exerce certes aucun contrôle en
amont sur le noème (fidèlement à la thèse de sa subordination au noème, exprimée
dans les §§ 85 et 86 des Idées), mais il continue à exercer une contrainte en aval sur
le noème, car il peut nous forcer à le réfuter ou à le réviser.
Au § 138 des Idées, Husserl évoque des cas extrêmes de perceptions qui
« explosent et éclatent en “appréhensions concurrentes de chose”, en suppositions
de chose (Dingansätze) qui se contredisent »63. Ce genre de rupture dans le cours
normal de la perception est imprévisible, et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle
nous ne pouvons pas déduire de façon infaillible le caractère de nos perceptions
présentes et à venir à partir du style de nos perceptions passées. Comme Husserl
l’écrit au § 144, le sens noématique inhérent à chaque perception, qui nous permet
d’identifier l’objet perçu en tant que ceci ou cela, de former une structure d’antici-
pation en ouvrant un horizon de possibles, peut être réfuté à tout moment car :
il est impossible, sur la base des expériences faites à un moment donné, et en se fondant sur
cette règle (ou sur le système complexe des règles que celle-ci inclut) de déduire de façon
univoque comment doit se dérouler le cours ultérieur de l’expérience. (Husserl 1913,
p. 332, trad. fr. p. 482)

Ce qui vient limiter le pouvoir anticipateur du noème, c’est bien, même si Husserl
ne le dit pas explicitement dans ce passage, la donnée hylétique, à savoir l’être-­
donné effectif qui peut surprendre et déranger à tout moment la multiplicité des
horizons noématiques possibles. L’effectivité hylétique, parce qu’elle n’est pas anti-
cipable, fait de la perception le lieu d’émergence d’une cascade de surprises. Par
conséquent, le sens noématique ne détermine l’expérience perceptuelle que jusqu’à
un certain point. La liberté conceptuelle de la constitution noético-noématique s’ar-
rête pour ainsi dire là où commence la contrainte hylétique.
Les Idées répondent donc déjà partiellement à l’objection de Stumpf selon
laquelle Husserl fait de la hylè un concept totalement indéterminé. Car pour assu-
mer son rôle de contrainte matérielle effective, la hylè doit nécessairement être plus
qu’une simple idée régulatrice. Mais dans ce cas, on peut légitimement se demander
pourquoi Husserl confère un statut amorphe à la hylè en 1913 ? Comment concilier
la fonction falsificatrice de la hylè avec cette définition ? Comment est-il possible
qu’une matière morte ait les moyens de résister au noème et même de le faire écla-
ter ? À cette question, les Idées directrices ne donnent pas de réponse. C’est p­ ourquoi
nous allons maintenant nous tourner vers la phénoménologie génétique, qui prend
en charge cette contradiction pour la dépasser.
L’indétermination de la hylè a également de quoi surprendre lorsque l’on sait que
Husserl attribuait une Gestalt propre à la sensation durant toute la période de Halle,

61
Cf. Føllesdal 1984, p. 40 : « Dans le cas de la perception, la hylè sert de condition limites (boun-
dary conditions) qui éliminent la possibilité d’un certain nombre de noèses […]. »
62
Cf. Brisart 2013, p. 51. Brisart voit dans l’interprétation proposée par Føllesdal la possibilité de
penser la hylè comme une donnée capable de falsifier.
63
Husserl 1913, p. 320, trad. fr. p. 466.
124 6 Husserl : la réhabilitation du donné sensoriel sous sa forme hylétique dans la…

y compris dans les Recherches. Notre thèse est que c’est pour des raisons stricte-
ment méthodologiques, et non pour des raisons de contenu, que la hylè se trouve
privée de forme dans les Idées64. En effet, Husserl a dû, dans un premier temps,
laisser la question de l’hylétique en suspens et donner la priorité aux analyses inten-
tionnelles-sémantiques noético-­noématiques. C’était la seule façon de préserver la
théorie de la perception de l’impasse réaliste. La phénoménologie transcendantale
nous enseigne qu’il n’est pas possible de conférer à la sensation un primat descriptif
et donc de la considérer comme une composante concrète et primaire. Cependant,
Husserl ne dit jamais que les analyses hylétiques sont incompatibles avec les ana-
lyses noético-noématiques. Dans le même paragraphe des Idées, où il affirme que la
hylè n’a de sens que fonctionnel pour les analyses noético-noématiques, il affirme
l’existence d’une discipline phénoménologique à part qu’il nomme phénoménolo-
gie hylétique:
[l]es considérations et les analyses phénoménologiques qui portent spécialement sur l’élé-
ment matériel peuvent être dites de phénoménologie hylétique ; et celles qui se rapportent
aux moments noétiques, de phénoménologie noétique. (Husserl 1913, p. 196, trad. fr.
p. 294)

La distinction entre les dimensions réelle et intentionnelle de l’expérience, intro-


duite en 189465, est donc toujours présente dans la phénoménologie transcendantale,

64
Notons au passage que la hylè n’est pas la seule victime des priorités méthodologiques, puisque
Husserl a dû également laisser la problématique du temps dans une indéterminité tout à fait for-
melle. Dans les Idées, Husserl s’accuse et s’excuse en ces termes : « Il apparaîtra que nos analyses
antérieures ont jusqu’à un certain point passé sous silence toute une dimension de la conscience ;
elle a été obligée de le faire afin de protéger contre toute confusion les aspects qui d’abord ne sont
visibles que dans l’attitude phénoménologique et qui, par abstraction de la nouvelle dimension,
forment un domaine de recherches bien délimité. L’absolu’ transcendantal que nous nous sommes
ménagés par les diverses réductions n’est pas en vérité le dernier mot ; c’est quelque chose (etwas)
qui, en un certain sens profond et absolument unique, se constitue soi-même, et qui prend sa source
radicale (Urquelle) dans un absolu définitif et véritable. » Husserl 1913, p. 182, trad. fr. p. 274sq.
L’absolu définitif et véritable est le présent vivant (lebendige Gegenwart) de la vie transcendantale
que Husserl auxquels Husserl consacrera de très beaux développements dans les manuscrits des
années 30, notamment dans les manuscrits du groupe C, où il décrit le présent vivant comme le
« pouls de la vie » transcendantale. Là, Husserl écrit que « das Absolute selbst ist diese universale
urtümliche Gegenwart ». Cf. Husserl 2005b, respectivement C 2 et C1.
65
Comme l’ont remarqué certains interprètes, Husserl reprend dans les Recherches la distinction
entre intuition et représentation, qu’il avait introduite en 1894 contre la thèse brentanienne de la
coextensivité de la conscience et de l’intentionnalité - cette distinction correspond à la différence
stumpfienne entre phénomène sensible et fonction mentale. Cf. Husserl 1894, § 5. D’ailleurs il
reprend même le même exemple des arabesques dont on peut avoir une expérience consciente de
deux façons : comme simplement esthésique et comme intentionnelle. Husserl 1984, p. 398, trad.
fr. p. 187. On retrouve cette différence dans le Traité de la perception de 1898. Donc Husserl
intègre les sensations dans le vécu psychique et dans la conscience contre Brentano. Malgré sa
critique du sensualisme, Husserl continue à soutenir l’existence de deux modes de conscience, l’un
non-intentionnel, réel, phénoménal qui est le vécu sensoriel et l’autre intentionnel, comme en
témoigne cette citation des Recherches : « C’est à l’intérieur de cette sphère très étendue de ce qui
peut être vécu que nous croyons trouver comme préexistante avec évidence la différence entre les
vécus intentionnels dans lesquels se constituent des intentions objectives, et cela chaque fois au
moyen des caractères immanents du vécu en question, et les vécus où il n’en est pas ainsi, par
6.8 La remise en question de l’hylémorphisme dans la phénoménologie… 125

où Husserl continue à différencier entre hylè d’un côté et noèse-noème de l’autre.


S’il est donc clair que l’analyse intentionnelle (analyse de l’acte intentionnel et de
ses “contenus”) a une priorité incontestable sur l’analyse hylétique, Husserl conti-
nue, dans les Idées directrices, de préserver une place pour l’étude du donné senso-
riel au sein de la phénoménologie. Il écrit même que l’hylétique a, en tant que
« discipline fermée sur soi », sa valeur en soi (ihren Wert an sich), mais d’un point
de vue fonctionnel, elle n’a de signification que dans la mesure où elle livre des
matériaux possibles (mögliche Stoffe) pour les formations intentionnelles66. Certes,
il reconnaît (point commun avec les néokantiens) que l’expérience perceptive n’est
pas un vécu étranger à la signification et donc au concept et au langage, mais il
soutient (point de désaccord avec les néokantiens) l’irréductibilité de la perception
au concept, et ce, en affirmant justement que le contenu intentionnel de la percep-
tion a non seulement des composantes sémantiques, mais aussi des composantes
hylétiques irréductibles aux composantes sémantiques.

6.8  a remise en question de l’hylémorphisme dans la


L
phénoménologie transcendantale génétique et la question
de la source du sens inhérent aux champs sensoriels

Dans la phase dite génétique de la phénoménologie transcendantale, à partir de


1918, puis dans les années 20, Husserl investit les champs sensibles qui sous-tendent
les activités de constitution de la conscience intentionnelle. L’analyse des synthèses
passives peut être interprétée comme une façon de prendre pour objet cette hylé-
tique pure dont Husserl dégageait déjà la possibilité en 1913.67
La nature de ces synthèses passives est un sujet très controversé dans la littéra-
ture secondaire. Comme c’est le cas pour la théorie de la perception des Recherches
logiques, il n’y a pas de consensus par rapport à la théorie de la constitution passive
dans la phénoménologie génétique. Certains interprètes y voient s’élargir sans
limite l’empire du conceptuel68 et d’autres y voient un retour en force du non
conceptualisme, présent dans les écrits de l’époque de Halle69. Au milieu des dis-
cordes, une chose semble cependant acceptée à l’unanimité, et c’est ce point qui
nous intéresse : les données hylétiques, définies comme un matériau sans forme

conséquent les contenus qui peuvent bien servir de matériaux pour des actes, mais qui ne sont pas
eux-mêmes des actes. » Ibid, p. 397, trad. fr. p. 186sq.
66
Cf. Husserl 1913, p. 198sq.
67
Selon Arnaud Dewalque, l’intégration des analyses hylétiques au sein des analyses intention-
nelles-sémantiques n’est rien de moins que « l’enjeu des Leçons que Husserl a consacrées au
problème des synthèses passives ». Cf. Dewalque 2012, p. 23.
68
Robert Brisart, par exemple, refuse de « prendre la notion de synthèse passive au pied de la
lettre », à savoir comme une loi synthétique ready-made, qui s’imposerait à la pensée. Cf. Brisart
2013, p. 53.
69
C’est notamment le cas de Denis Fisette : cf. Fisette 2015.
126 6 Husserl : la réhabilitation du donné sensoriel sous sa forme hylétique dans la…

dans la phénoménologie statique des Idées, obtiennent un nouveau statut dans la


phénoménologie génétique. Nous assistons alors à une remise en question explicite
de l’hylémorphisme des Idées directrices, comme en témoigne ce passage d’Expé-
rience et jugement :
[c]e qui nous affecte du fond de cet arrière-plan toujours pré-donné à la passivité n’est pas
quelque chose de totalement vide, un donné quelconque (nous n’avons pas de mot pour le
désigner) qui serait dépourvu de sens, un donné absolument inconnu. (Husserl 1985b, p. 34,
trad. fr. p. 43sq)

Ainsi, la hylè ne désigne plus cette matière amorphe dont parlait Husserl aupara-
vant, mais un donné déjà rempli de sens. La question litigieuse est de savoir com-
ment interpréter le sens en question : relève-t-il du sensible ou de la pensée ? Deux
conceptions radicalement opposées s’affrontent.
D’un côté, il y a ceux qui, à l’instar de Robert Brisart, voient dans l’extrait ci-­
dessus une preuve que le sensible est habité par la signification, c’est-à-dire par le
sens sémantique et conceptuel70. Ainsi, dixit Brisart, lorsque Husserl dit que le
datum donné passivement n’est pas dépourvu de sens, il veut simplement dire que
ce datum est déjà un contenu conceptuel.71 En d’autres termes, le datum sensé ne
serait qu’une couche de sens sédimentée. « S’il reste […] quelque chose qui mérite
d’être encore appelé du passif », explique Brisart, « ce ne peut être alors que le
sédiment de sens formé par la façon dont l’expérience se frotte au réel […]. »72 La
passivité en question dans les synthèses passives ne serait donc, selon Brisart, et
selon tous les partisans d’une lecture constructiviste de la phénoménologie trans-
cendantale, qu’un semblant de passivité, une sorte de passivité qui affecterait l’acti-
vité sémantico-conceptuelle de l’intérieur en lui rappelant que certaines de ses
significations sont sédimentées et norment de manière passive la constitution active
et présente du sens. « Aussi », poursuit Brisart, « sans doute vaudrait-il mieux biffer
définitivement de notre lexique philosophique le terme de passivité, qui laisse
entendre que la réceptivité équivaudrait au captage d’on ne sait quel donné exté-
rieur ».73 En d’autres termes, Brisart voit dans la phénoménologie génétique l’abso-
lutisation d’un conceptualisme semblable à celui que l’on trouve chez McDowell,

70
Cf. Brisart 2013, p. 56 : « L’expérience sensible est donc ainsi faite qu’elle ne nous livre pas le
monde comme un donné brut, mais comme quelque chose qui est déjà imprégné par notre activité
sémantique. »
71
Il est vrai que c’est ce que semblent suggérer quelques passages d’Expérience et jugement,
comme celui où Husserl soutient qu’il faut parler d’un acte de jugement au sens le plus large pos-
sible (weitesten Urteilsbegriff), opérant déjà dans l’expérience antéprédicative. « Ainsi », écrit
Husserl, « une conscience perceptive, dans laquelle un objet est devant nous comme étant, visé par
nous comme tel, est un juger en ce sens-là [au sens large] » Husserl 1985b, p. 62, trad. fr. p. 71.
72
Brisart 2013, p. 59.
73
Idem.
6.8 La remise en question de l’hylémorphisme dans la phénoménologie… 127

McDowell qui influence d’ailleurs rétrospectivement la façon dont Brisart interprète


Husserl.74
D’un autre côté, certains exégètes interprètent ce passage de manière sensua-
liste75 : le sens dont est pourvu le donné est inhérent aux champs sensoriels et les
synthèses passives émanent des phénomènes sensibles eux-mêmes, indépendam-
ment de la conscience intentionnelle et constituante. De fait, certaines formulations
de Husserl semblent aller dans ce sens, comme cet extrait issu d’Expérience et juge-
ment en 1939 :
il y a toujours un champ de prédonnées (Feld von Vorgegebenheiten) duquel surgit le
moment singulier qui nous ‘excite’ (reizt) pour ainsi dire à la perception et à la contempla-
tion perceptive. (Husserl 1985b, p. 75, trad. fr. p. 84)76

Ce court extrait, sorti de son contexte, se prête en effet particulièrement bien à une
lecture « stumpféanisante » de Husserl. Cependant, cette lecture est en contradiction
avec les acquis les plus fondamentaux de sa phénoménologie : en première ligne,
elle va à l’encontre de la réforme de la notion de donné adoptée très tôt dans la
théorie réaliste de la perception et selon laquelle ce n’est précisément pas le contenu
sensoriel qui est donné, mais l’objet visé par la conscience, comme cela est très clair
dans les Recherches logiques77. Nous avons vu dans le chapitre 5 que c’est grâce à
cette réforme de la notion de donné que Husserl parvient à éluder le mythe positi-
viste du donné sensoriel. En deuxième ligne, cette interprétation sensualiste des
analyses hylétiques s’oppose frontalement à la thèse de la subordination de l’hylé-
tique à l’intentionnel ou la priorité du noème sur la hylè – thèse formulée dans le §
85 des Idées. Nous avons vu au cours de ce chapitre que cette révolution noématique
avait permis à Husserl de dépasser définitivement le mythe réaliste d’un accès pure-
ment descriptif au donné.

74
Cf. Idem. : « John McDowell me semble avoir fort bien compris de quoi il en retourne dans le
scénario d’une théorie de l’expérience du genre de celle dont se rapproche Husserl : que le contenu
de l’expérience soit sémantique ou conceptuel veut dire qu’il y a un ‘engagement inextricable de
l’entendement dans les présents mêmes de la sensibilité. » Nous reconnaissons ici la fameuse thèse
de McDowell, selon laquelle « the relevant conceptual capacities are drawn in receptivity […] It is
not that they are exercised on an extra-conceptual deliverance of receptivity. » Cf. McDowell 1996,
p. 9.
75
Cf. Notamment Shim 2005, qui pense la couche hylétique comme un contenu non-conceptuel.
76
Traduction modifiée : « Das Wahrnehmen, die wahrnehmende Zuwendung zu einzelnen
Gegenständen, ihre Betrachtung und Explikation, ist bereits eine aktive Leistung des Ich. Als sol-
che setzt sie voraus, dass uns schon etwas vorgegeben ist, dem wir uns in der Wahrnehmung
zuwenden können. Und vorgegeben sind nicht bloss einzelne Objekte, isoliert für sich, sondern es
ist immer ein Feld der Vorgegebenheit, aus dem sich einzelnes wahrnehmenden Betrachtung
‘reizt’. »
77
Cf. 5.3. du present travail.
128 6 Husserl : la réhabilitation du donné sensoriel sous sa forme hylétique dans la…

6.9  a redéfinition de la hylè dans Des synthèses passives et


L
Expérience et jugement : un champ figural de
prédonnées, accessible seulement par abstraction

À nos yeux, aucune de ces deux interprétations n’est satisfaisante, car aucune ne
rend justice au caractère extrêmement original de la redéfinition de la hylè comme
champ figural de prédonnées, seulement accessible par abstraction. Les deux posi-
tions se contentent de rabattre le concept de champ de prédonnées ou bien du côté
du conceptualisme ou bien du côté du phénoménalisme. En réalité, ce n’est pas si
simple, comme l’insinue cette citation issue des Idées :
[l]a phénoménologie de Stumpf correspondrait plutôt à l’analyse qui a été caractérisée plus
haut comme hylétique, à ceci près que la détermination que nous lui donnons est essentiel-
lement conditionnée dans son sens méthodique par le cadre transcendantal dans lequel elle
s’insère. (Husserl 1913, p. 178sq, trad. fr. p. 299)78

C’est la précision cruciale, contenue dans le deuxième segment de la phrase, qui


nous intéresse. S’il existe des affinités certaines entre la phénoménologie au sens de
Stumpf (théorie des phénomènes sensoriels) et l’analyse que Husserl propose des
champs hylétiques dans la phénoménologie génétique, il y a tout de même une dif-
férence fondamentale, précise Husserl. En effet, nous avons vu que le concept de
hylè qui remplace celui de sensation à partir de 1905 est un pur produit du tournant
transcendantal de la phénoménologie. Or, cette substitution implique un change-
ment de statut de la sensation : en tant que hylè, la sensation n’est plus qu’une com-
posante abstraite intégrée dans le contenu noético-noématique. Ainsi, Husserl tente
de faire comprendre au lecteur avisé que les analyses hylétiques s’insèrent dans le
cadre transcendantal et qu’elles ne remettent donc pas en question la priorité des
analyses intentionnelles noético-noématiques. C’est la raison pour laquelle la phé-
noménologie hylétique n’est pas un homologue de la phénoménologie de Stumpf :
à proprement parler, il ne faudrait d’ailleurs pas parler de « phénoménologie hylé-
tique », comme si celle-ci formait une phénoménologie autonome et séparée, mais
plutôt d’un chapitre hylétique de la phénoménologie transcendantale. En réalité,
l’hylétique n’a de sens qu’en tant qu’elle fait partie des analyses intentionnelles-sé-
mantiques. Ainsi, même si Husserl considère comme Stumpf que les champs hylé-
tiques structurent les fonctions psychiques, il n’est pas prêt à accorder une objectivité
aux champs sensoriels. C’est ce qui le sépare définitivement du sensualisme. Ce qui
se donne d’abord du point de vue de la phénoménologie transcendantale, ce n’est
pas un champ de prédonnées passives (Feld von passiven Vorgegebenheiten), mais
un champ d’objectivités (Feld von Gegenständlichkeiten)79. Husserl conserve
jusqu’au bout la différence fondamentale entre sensation et objet, introduite dans la
théorie réaliste de la perception et reprise sous la forme de la distinction entre hyle
et noème dans la phénoménologie transcendantale. L’analyse des data hylétiques ne

78
C’est nous qui soulignons.
79
Husserl 1985b, p. 74.
6.9 La redéfinition de la hylè dans Des synthèses passives et Expérience et… 129

peut être entreprise qu’en faisant abstraction de l’approche noético-noématique.


Pour Husserl, c’est aussi une manière judicieuse de justifier le tournant génétique de
la phénoménologie transcendantale, qui permet de considérer les data hylétiques
pour elles-mêmes et pas dans leur fonction intentionnelle de matière pour une inten-
tionnelle. Or il suffit de le faire pour voir que l’indétermination que Husserl leur
accolait dans les Idées n’est pas substantielle. Dans une perspective transcendantale
génétique, les data hylétiques peuvent retrouver la structure qui leur est propre sans
que cela ne contredise la priorité des analyses intentionnelles. Au fond, on com-
prend mieux ici pourquoi nous avancions ci-dessus que c’est pour des raisons stric-
tement méthodologiques que Husserl avait laissé la hylè dans l’indétermination
dans les Ideen. Ce point capital a échappé à la plupart des interprètes, y compris à
Stumpf80. Il est très remarquable qu’après une décennie d’absence on voit resurgir,
notamment dans les De la synthèse passive et dans Expérience et jugement, à savoir
dans les deux textes représentatifs du tournant génétique, des termes gestaltistes que
le jeune Husserl utilisait déjà à l’époque de Halle. Sur ce point, il y a véritablement
une affinité entre les analyses hylétiques de Husserl et la phénoménologie de
Stumpf. Husserl affirme que le champ de prédonnées passives, vers lequel notre
perception se tourne, et à partir duquel elle saisit l’objet de la perception, « est déjà
un “champ” (‘Feld’) d’une structure très complexe »81. Le terme de champ sensoriel
(Sinnesfeld)82 ou simplement de champ est très significatif, car il permet à Husserl
de se démarquer efficacement de la conception atomiste de la sensation, selon
laquelle des données isolées nous affectent d’abord, données dont il faudrait faire
ensuite la somme au moyen d’une association a posteriori. Nous reconnaissons là
tout de suite le modèle des empiristes classiques et des positivistes que Husserl
critiquait déjà à l’époque de Halle. Il reprend presque littéralement la détermination
qu’il attribuait à la sensation à l’époque de Halle, en insistant sur les relations
internes, notamment méréologiques, qui sont opératoires dans les champs hylé-
tiques. Husserl parle de « configuration » (Konfiguration) ou d’unité configurative
(konfigurative Einheit) ou encore de « configuration unitaire » (einheitliche
Konfiguration)83. Cette configuration sensible correspond exactement à ce que
Husserl appelait moment figural dans la Philosophie de l’arithmétique ou encore
« moment phénoménologique d’unité » dans les Recherches84. Cette configuration
sensible est structurée par des associations originaires, que Husserl définit comme
« le rapport purement immanent du “quelque chose rappelle quelque chose” (‘etwas
erinnert an etwas’), du “quelque chose renvoie à quelque chose d’autre” (‘etwas
weist auf das andere hin’) ».85 Ainsi, des sensations que Husserl nomme aussi des

80
Il existe au moins deux exceptions : cf. Biceaga 2010. Dordrecht : Springer. Cf. aussi Dewalque
2012.
81
Husserl 1985b, p. 79.
82
Husserl 1966, §§ 28-31 ainsi que Husserl 1985b, § 16.
83
Cf. par exemple, ibid, p. 134sq.
84
Sur ce point, cf. analyses du cinquième chapitre du présent ouvrage.
85
Husserl 1985b, p. 78 : « Assoziation kommt hier ausschliesslich in Frage als der rein immanente
Zusammenhang des ‘etwas erinnert an etwas’, ‘eines weist auf das andere hin’. »
130 6 Husserl : la réhabilitation du donné sensoriel sous sa forme hylétique dans la…

saillances (Abgehobenheiten), font signe vers d’autres sensations en contrastant


avec elles et en se détachant du champ sensoriel homogène où les sensations
fusionnent entre elles. De manière significative, il semble que la donnée hylétique
retrouve ici la fonction signitive qu’elle avait dans les Recherches et dont Husserl
l’avait privée dans la période statique de la phénoménologie transcendantale, notam-
ment dans les Idées directrices.
Cette définition des champs sensoriels en termes gestaltistes dans Expérience et
jugement a de quoi surprendre, car en règle générale la littérature secondaire, et plus
particulièrement les conceptualistes, insistent plutôt sur le fait que la Gestalt est un
“préjugé” aux yeux de Husserl86. Or, s’il est vrai que Husserl critique la notion de
Gestalt dans de nombreux passages87, il faut bien voir qu’il le fait en un sens très
particulier : en effet, il insiste sur le fait qu’il n’y a pas de sens à parler de qualité de
forme, si l’on entend par là un moment indépendant et premier qui serait donné
indépendamment du vécu noético-noématique. Cela dit, il ne rejette pas pour autant
l’idée de Gestaltqualität en tant que telle. Dans Expérience et jugement, il reprend,
comme nous venons de l’indiquer, ce motif gestaltiste pour caractériser les champs
de prédonnées sensorielles. Les champs sensoriels ne sont certes pas considérés
comme des totalités ou entitités qui pourraient être perçus de façon primaire dans
une conscience phénoménale, mais ils désignent des composantes abstraites auto-­
structurées au sein d’un contenu intentionnel total de type noético-noématique. La
Gestalt phénoménale, qui forme, par définition, un tout constitué de parties interdé-
pendantes, se trouve à son tour repensée, à un niveau transcendantal génétique,
comme une partie au sein d’un tout supérieur qui est le contenu noético-­noématique.
Autrement dit, les champs de prédonnées forment des totalités constituées de par-

86
Cf. par exemple Brisart 2013, p. 60, qui cite notamment l’extrait suivant issu de Logique formelle
et logique transcendantale : « Le sensualisme qui s’attache aux data et qui prédomine dans la
psychologie comme dans la théorie de la connaissance […] consiste en ce qu’il construit la vie de
la conscience au moyen de data comme si c’était des objets pour ainsi dire achevés. Il est là vrai-
ment tout à fait indifférent que l’on pense ces data comme des ‘atomes psychiques’ séparés et
amoncelés selon des lois empiriques incompréhensibles à la manière d’amas mécaniques dont il
faut maintenir plus ou moins la cohésion, ou que l’on parle de totalités et de qualités de forme, que
l’on considère les totalités comme précédent les éléments que l’on peut distinguer en elles. » Ce
que Husserl critique ici, c’est seulement l’attribution de l’objectivité à la sensation qui est propre
aux phénoménistes, et c’est en ce sens et seulement en ce sens, nous l’avons déjà souligné dans le
chapitre précédent, que la différence entre la conception atomiste et la question gestaltiste de la
sensation n’est pas relevante. Il est bien clair qu’une fois dépassé l’amalgame entre objectivité et
sensation, la conception gestaltiste est préférable à la conception atomiste, comme le montrent
aussi bien les écrits de Halle que les écrits de la phénoménologie génétique que nous analysons
maintenant.
87
Cf. par exemple Husserl 1973b, p. 13 : « Es ist eine konstruktive Erfindung des Sensualismus,
wenn man das Bewusstsein als Komplex von Sinnesdaten deutet und eventuell dann hinterher
Gestaltqualitäten heranzieht und sie für die Ganzheit sorgen lässt. [...] Wenn phänomenologische
Analyse in ihrem Fortgang unter dem Titel Empfindungsdaten auch etwas aufzuweisen hat, so ist
es jedenfalls nicht ein Erstes in allen Fällen ‚äusserer Wahrnehmung’, sondern bei ehrlicher rein
anschaulicher Beschreibung ist das erste, das cogito, etwa die Hauswahrnehmung als solche, näher
zu beschreiben nach gegenständlichem Sinn und nach Erscheinungsmodis. Und so für jede
Bewusstseinsart. »
6.10 Résumé de la deuxième partie : du divorce à la réhabilitation transcendantale du… 131

ties, mais ces totalités sont à leur tour des parties si on les considère du point de vue
fonctionnel noético-noématique.
Ainsi, la phénoménologie génétique a la grande vertu de montrer que, pour se
préserver d’une retombée dans la fiction d’un accès non conceptuel au donné, il
n’est pas nécessaire de concevoir la hylè comme une matière morte et indéterminée
(comme Husserl le pensait dans la phase statique des Idées). Il suffit de réaffirmer le
caractère abstrait que la hylè avait déjà obtenu à l’occasion de la conversion trans-
cendantale de la phénoménologie en montrant que les champs de prédonnées pas-
sives sont accessibles seulement par genèse.

6.10  ésumé de la deuxième partie : du divorce à la


R
réhabilitation transcendantale du donné de la sensation
sous sa forme phénoménologique réduite

L’introduction du lexique de la hylè ouvre la porte à une réhabilitation transcendan-


tale du concept positiviste de donné de la sensation, si férocement condamné dans
la phénoménologie réaliste de la perception. À cette époque, Husserl insistait pour
dire que ce qui est donné (gegeben), ce n’est justement pas le contenu de la sensa-
tion, mais l’objet visé intentionnellement par la conscience. Nous avons alors assisté
à ce que nous avons proposé d’appeler une désolidarisation ou divorce entre les
notions de donné et celle de sensation, qui permettait à la psychologie phénoméno-
logique de se démarquer définitivement du positivisme ambiant. Dans le contexte
du tournant transcendantal, il est cependant de nouveau possible de parler de don-
nées de la sensation ou selon le terminus technicus utilisé par Husserl, de « données
hylétiques » (hyletische Data) 88, sans pour autant retomber dans les contradictions
inhérentes au positivisme : une fois que la sensation est conçue comme une simple
composante abstraite du contenu intentionnel total, elle peut de nouveau être dite
« donnée » à un niveau transcendantal. Certes, elle n’est pas prédonnée concrète-
ment comme un point de départ temporel et n’est donc plus primaire d’un point de
vue temporel, mais elle est bien prédonnée en tant que fondement du vécu intention-
nel. Ainsi, nous assistons dans la phénoménologie transcendantale au retour du
donné de la sensation sous sa forme phénoménologique réduite, à savoir sous sa
seule forme possible et critique.
Nous avons vu que, pour des raisons méthodologiques, Husserl confère d’abord
un statut amorphe à cette donnée hylétique, statut qui est en contradiction avec la
fonction falsificatrice assumé par la hylè dès 1913. Grâce au tournant génétique de
la phénoménologie transcendantale, il devient possible de redonner à la donnée
hylétique toute la détermination qui lui revient : il est alors question de champs
structurés de prédonnées passives. Cependant, nous avons montré que le fait de
rendre à la hylè sa structure propre, son moment figural, ce moment que Husserl lui

88
Cf. Husserl 1913, p. 174, trad. fr. p. 291 et Husserl 1962, p. 163.
132 6 Husserl : la réhabilitation du donné sensoriel sous sa forme hylétique dans la…

conférait déjà en 1891, n’implique pas de revenir au réalisme des sensations défendu
dans les Recherches logiques, car la phénoménologie génétique est une phénomé-
nologie par définition transcendantale, et cela veut dire, qu’en son sein, la hylè reste
nécessairement une partie abstraite du contenu intentionnel de la perception.
Autrement dit, la hylè ne redevient pas une partie concrète, qui serait donnée avant
le noème, d’un point de vue descriptif. Une fois le tournant transcendantal accom-
pli, on peut dire que la perception possède nécessairement une charge noématique
conceptuelle, et que ce n’est qu’à partir d’elle, par abstraction du sens noématique,
c’est-à-dire grâce à la genèse que le phénoménologue peut prendre en considération
les champs de prédonnées “pour elles-mêmes”, c’est-à-dire retrouver la hylè dans ce
qu’elle a d’auto-structuré et de proprement non conceptuel.
La phénoménologie de Husserl parvient donc à éviter trois écueils majeurs :
d’abord le danger du réductionnisme positiviste en matière de donné sensoriel (cha-
pitre 5.), ensuite l’écueil réaliste d’un accès totalement non conceptuel au donné
perceptuel, et enfin le mythe néokantien d’un donné seulement fonctionnel et régu-
lateur (chapitre 6.).

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Chapitre 7
Conclusion : la résistance du donné sensible

L’objectif de cette étude, conformément à son titre, « Le donné en question », était


double. Il s’agissait à la fois de reconstruire les questions du donné et de définir la
nature du donné en question : quel est le sens du “donné” qui est en question et en
quoi consistent ses remises en question dans le néokantisme et la phénoménologie
? Nous sommes à présent en mesure de répondre à ces interrogations, et c’est ce que
nous ferons dans un premier temps. (7.1.) Nous indiquerons ensuite quelques cor-
respondances entre cette controverse “continentale” sur le donné dans le néokan-
tisme et la phénoménologie au tournant du XXe siècle et le débat outre-Atlantique
autour du « mythe du donné » (Myth of the Given), initié par Wilfrid Sellars en
1956. (7.2.) Cela nous permettra de signaler en dernier lieu l’actualité et la portée
des questions et des solutions néokantiennes et phénoménologiques pour les débats
contemporains sur le contenu de la perception en philosophie de l’esprit. (7.3.)

7.1  ant, la cible ultime des critiques néokantiennes et de la


K
critique sellarsienne du Myth of the Given

Au terme des trois chapitres consacrés à Natorp, nous avons conclu qu’il fallait
différencier entre le motif contextuel des critiques néokantiennes du donné et leur
cible ultime. Pour les raisons historiques que nous avons exposées dans l’introduc-
tion, le culte du donné chez les positivistes a bien catalysé, dans un premier temps,
les critiques néokantiennes du donné, mais c’est en réalité l’idée d’origine kan-
tienne d’une donation sensible que visent en définitive les néokantiens. Ainsi, les
débats virulents avec le positivisme et la phénoménologie de l’époque laissent
insensiblement place à une Auseinandersetzung serrée avec l’Esthétique transcen-
dantale kantienne. Le donné en question chez Natorp et Rickert, c’est l’existence

© Springer International Publishing AG, part of Springer Nature 2018 135


V. Palette, Le donné en question dans la phénoménologie et le néokantisme,
Phaenomenologica 224, https://doi.org/10.1007/978-3-319-73797-3_7
136 7 Conclusion : la résistance du donné sensible

d’une « intuition sans concept » (Anschauung ohne Begriff), existence que Kant
continue à affirmer malgré le statut épistémique négatif qu’il confère à l’intuition
dans sa célèbre formule selon laquelle « des pensées sans contenu sont vides ; des
intuitions sans concept sont aveugles »1. Cependant à quoi bon parler d’une intui-
tion, à savoir de l’acte de voir quelque chose immédiatement, s’il est vrai que cette
intuition est « aveugle » et ne donne donc rien à voir ? Qu’est-ce qu’un phénomène
(Erscheinung) qui ne phénoménalise rien ? Autant de raisons qui poussent les
néokantiens à renoncer à la présupposition kantienne d’une donation sensible.
Il est intéressant de remarquer que sur ce point précis, les critiques néokantiennes
du donné préfigurent les critiques que Wilfried Sellars adressa un siècle plus tard au
fameux Myth of the Given. En effet, pour Sellars comme pour Natorp et Rickert, ce
sont les racines kantiennes du donné qu’il s’agit d’éradiquer. Grâce aux travaux
substantiels de Jocelyn Benoist, d’Aude Bandini et d’Élise Marrou2, nous savons
depuis quelques années que le donné en question dans le mythe n’est pas celui
d’une tradition particulière, en l’occurrence le donné de l’empirisme classique ou
contemporain, mais il désigne bien plus largement un « paradigme épistémologique »3
que Sellars lui-même nomme le « cadre du donné »4. Ce cadre guide la plupart des
épistémologies postkantiennes, qu’elles soient empiristes ou idéalistes. Comme l’a
souligné Jocelyn Benoist, contre l’interprétation que Richard Rorty proposait du
mythe du donné dans sa préface du livre de Sellars, la critique sellarsienne du mythe
du donné ne se limite pas, comme on pourrait le croire au premier abord, au concept
empiriste de sense data, mais « concerne aussi bien Kant »5. Le mythe du donné
« a été, de fait, si dominant », écrit Sellars « que peu de philosophes, s’il en fût, en
ont été entièrement affranchis ; certainement pas Kant […] »6. C’est également la
conclusion à laquelle est parvenue Aude Bandini, qui montre que Sellars s’attaquait
à des penseurs d’orientation kantienne, tels que Clarence Irwing Lewis et Henry
Haberley Price, et pas en première ligne aux défenseurs des sense data issus de
l’école de Cambridge (Russell et Moore), aux néopositivistes du Wiener Kreis
(Carnap, Schlick) ou encore aux représentants de l’école d’Oxford (Ayer).

1
Kant 1781, B 75, trad. fr., p. 144.
2
Marrou 2012, notamment « Présentation », pp. 435–453.
3
Bandini 2012, p. 21.
4
Sellars 1956, p. 128, trad. fr. p. 18.
5
Benoist 2004, p. 518 : « Une telle critique, bien qu’elle soit en premier lieu tournée contre l’em-
pirisme de la philosophie analytique classique (celle du Cercle de Vienne et de son relais anglo-
phone, Ayer), a clairement aussi un tour anti-kantien, car après tout c’est bien à Kant, et à lui seul,
que nous devons la notion moderne de ‘donné’ (Gegebenes, en anglais given ou givenness) […] ».
6
Sellars 1956, p. 128, trad. fr. p. 18.
7.2 La résistance phénoménologique du donné sensible face au mythe conceptualiste… 137

7.2  a résistance phénoménologique du donné sensible face


L
au mythe conceptualiste d’un donné purement
hypothétique

Dans les chapitres consacrés aux critiques du donné chez Husserl, nous avons mon-
tré que la critique du concept positiviste de donné de la sensation a joué un rôle
fondamental dans l’élaboration de la théorie phénoménologique de la perception
dès 1898. En effet, Husserl juge que la notion de donné doit être réformée pour
obtenir un sens phénoménologique. En désolidarisant le concept de donné de celui
de sensation, il aboutit à une nouvelle corrélation proprement phénoménologique
entre le donné et (l’objet de) la perception. En outre, nous avons mis en avant la
tension importante, dans les Recherches logiques de 1901, entre l’affirmation de
l’intentionnalité de la perception contre tout réductionnisme positiviste d’un côté et
le refus catégorique de penser cette intentionnalité perceptive de façon conceptuelle
de l’autre côté. En effet, Husserl croit encore à l’époque (1898–1904/05) que la
perception, contrairement à la sensation, peut nous donner les choses et ce, sans
aucune médiation conceptuelle ou sémantique. En ce sens, nous avons vu que le
vécu de la perception, dans la phénoménologie réaliste des Recherches logiques,
correspond à la cible principale des critiques que Natorp adresse à l’idée d’un accès
infra-conceptuel au donné de la perception.
Nous avons vu que l’inclusion du noème dans la sphère de la phénoménalité,
rendue possible par le tournant transcendantal, appelle l’intégration d’un moment
conceptuel et sémantique dans tout vécu de perception. À cet égard, nous avons
reconnu un point de convergence important entre la phénoménologie transcendan-
tale et les néokantiens : comme Natorp, Husserl refuse dorénavant de présupposer
un phénomène perceptif qui serait totalement non-conceptuel. Dans ce nouveau
contexte transcendantal, il est possible de penser le rapport entre le donné et la sen-
sation de manière critique. Nous assistons alors à une réhabilitation de la notion
sous sa forme phénoménologique réduite de « donnée hylétique » 7. Une fois qu’il
est reconfiguré en hylè, le donné sensoriel n’est plus un contenu primaire concret,
mais il devient une composante purement abstraite. Cela signifie littéralement que
les données hylétiques ne sont accessibles que par abstraction comme simples par-
ties de ce tout qu’est le vécu noético-noématique.
Cela dit, la phénoménologie transcendantale ne se contente pas de répéter la
critique que les néokantiens adressent à l’idée d’un accès immédiat et concret au
donné, mais va également critiquer ce que nous avons proposé d’appeler le mythe
néokantien d’un donné purement fonctionnel, dont le concept natorpien de Aufgabe
est une expression. Car s’il est vrai que la hylè a un statut abstrait, nous avons vu
qu’elle n’est pas pour autant un concept purement formel, un donné = X, purement
indéterminé, comme le laisse d’abord penser l’assimilation maladroite et fallacieuse
de la hylè à une matière morte dans la phase statique de la phénoménologie trans-
cendantale. La critique phénoménologique du donné se démarque ici radicalement

7
Cf. Husserl 1913, p. 174, trad. fr. p. 291 et Husserl 1962, p. 163.
138 7 Conclusion : la résistance du donné sensible

de la critique néokantienne, et il ne faut pas attendre le tournant génétique pour


observer cette démarcation par rapport au concept formel de donné : déjà dans la
phase statique, à savoir dans les Idées, la hylè s’impose comme une contrainte maté-
rielle, capable de faire éclater les horizons noématiques d’anticipation de la percep-
tion. Le caractère normatif du donné hylétique se fait encore beaucoup plus insistant
dans la phénoménologie transcendantale génétique, où Husserl redonne aux champs
hylétiques le caractère figural ou auto-configuré dont il les avait privés, pour des
raisons strictement méthodologiques, pendant la période statique de la phénoméno-
logie transcendantale.
Ainsi, on peut dire que la phénoménologie, dans sa version transcendantale, a
suivi, au moins jusqu’à un certain point, la voie frayée par la critique que le jeune
Natorp adresse à l’idée d’un donné concret, accessible de manière infra-­conceptuelle
comme point de départ. Pour Natorp, il faut passer par l’objet (l’objectivation
logique) pour accéder à la ὕλη8. Pour saisir l’immédiat, il faut passer de toute façon
par la médiation du concept et de l’objet, et ce n’est que dans un second mouve-
ment, reconstructif que la connaissance peut régresser vers le phénomène subjectif
de la psychologie, revenir vers l’immédiat. De même, pour Husserl, la hylè ne peut
être reconstruite qu’à partir du noème, par genèse, comme un soubassement abs-
trait. Ainsi, non seulement Husserl parle lui aussi de hylè pour désigner le donné de
la sensation dans son caractère abstrait, mais à partir de 1918, il accomplit un tour-
nant génétique destiné justement à montrer que le noème se fonde dans la hylè d’un
point de vue génétique. Ce faisant, il semble de nouveau s’inscrire dans le sillage de
la psychologie génétique de Natorp, qui opère par reconstruction.
En revanche, Husserl ne conçoit pas la genèse de la même façon que Natorp.
Celui-ci a proposé deux définitions successives de la méthode de la reconstruction
génétique : il la définit d’abord comme un geste de déconstruction dans les premiers
écrits psychologiques, à savoir comme le fait de revenir en arrière, de dés-objectiver
les objectivations, de les annuler pour retrouver le phénomène dans sa pure indéter-
mination, avant toute objectivation. Par la suite, Natorp considère qu’il est « absurde »
de considérer la psychologie comme le mouvement inverse et contraire de la logique
et propose en conséquence de relativiser la reconstruction en la pensant comme le
moment d’indétermination de l’objet, présent à chaque niveau de la connaissance.
Husserl refuse ces deux solutions de Natorp : retrouver la hylè par genèse, ce n’est
ni lui rendre son statut concret, donc faire comme si la réduction transcendantale
n’avait pas eu lieu, ni dire que la hylè est seulement une idée régulatrice et que la
tâche de la phénoménologie génétique consiste seulement à reconstruire à chaque
fois le stade précédent. Selon Husserl, le donné est bien un soubassement abstrait
dans la mesure où la genèse n’y accède qu’en mettant entre parenthèse les couches
intentionnelles qui lui donnent sens, mais ce qui est donné n’est pas pour autant un
simple X ; il s’agit d’un champ figural de prédonnées. Ainsi, Husserl parvient à
combiner la nécessité d’une critique de l’idée d’un accès non conceptuel au donné
de la perception et l’exigence de la conservation d’une notion critique de donné
sensoriel – exigence dictée par l’élaboration d’une théorie phénoménologique de la

8
Natorp 1888, p. 103.
7.3 L’actualité et la portée de la critique phénoménologique du donné dans le débat… 139

perception au sein de laquelle le donné sensoriel résiste à la dénonciation de tous ses


mythes.

7.3  ’actualité et la portée de la critique phénoménologique


L
du donné dans le débat contemporain sur la perception

Nous voudrions terminer ce travail en suggérant l’actualité de notre questionnement


dans le débat contemporain sur la perception. Il revient à Dewalque le mérite d’avoir
montré que la critique de l’Esthétique transcendantale, qui va de pair chez les
néokantiens avec l’élaboration d’une théorie conceptualiste de la perception, anti-
cipe le « full-strengh-conceptualism » dans le débat actuel sur la nature de la percep-
tion, et notamment l’idée de McDowell selon laquelle c’est dans (in) la réceptivité
et non pas sur (on) elle que s’exercent nos capacités conceptuelles9. Nous savons
que c’est contre la distinction stricte entre contenu conceptuel et contenu non-­
conceptuel, introduite par Gareth Evans dans Les variétés de référence en 1982, que
McDowell a formulé cette thèse dans l’Esprit et le monde en 1996. Alors qu’Evans
soutient que la perception a affaire à un contenu non-conceptuel10, McDowell
affirme pour sa part que le contenu de la perception est de nature conceptuelle11.
McDowell accuse Evans de cautionner le « mythe du donné » dénoncé par Sellars12.
En un sens, la phénoménologie transcendantale génétique de Husserl permet de
remettre en question, et peut-être même de dépasser l’opposition d’origine kan-
tienne entre sensibilité et entendement qui structure la dialectique contemporaine
entre conceptualisme et non conceptualisme13. D’un côté, Husserl défend une vision
holistique de l’expérience, au sein de laquelle réceptivité et spontanéité sont de fait
inséparables. Sur ce point, il est d’accord avec les conceptualistes (McDowell) pour
nier l’existence d’un contenu non conceptuel absolu, absolument séparé, comme le
soutient un non conceptualiste comme Evans. De l’autre, et c’est précisément ce
que met en exergue le développement génétique de la phénoménologie transcendan-
tale, Husserl soutient contre McDowell et la position conceptualiste, qu’il est pos-
sible de distinguer après-coup, dans l’analyse génétique, entre différentes strates,

9
Sur ce point, nous renvoyons à l’article pionnier d’Arnaud Dewalque 2010.
10
Cf. Evans 1982, p. 227.
11
Cf. McDowell, 1966, p 3sq, trad. fr. p. 36sq.
12
À ce sujet, Arnaud Dewalque écrit ceci : « Dans Mind and World, McDowell a élevé une impor-
tante objection contre cette conception. Selon lui, considérer les informations fournies par les sens
comme des informations imperméables au langage et non conceptuelles équivaut à accepter une
version de ce que Sellars a appelé le ‘mythe du donné’. Une fois ce mythe abandonné, il faudrait
plutôt convenir qu’il n’y a pas d’informations sensibles brutes, extralinguistiques, ce qui signifie
au bout du compte que les impressions faites par le monde sur nos sens ‘ont déjà elles-mêmes un
contenu conceptuel’» Cf. Dewalque 2010, p. 46.
13
Cf. Barber 2008 et Doyon 2012.
140 7 Conclusion : la résistance du donné sensible

conceptuelles et phénoménales ou hylétiques, de cette expérience, qui est toujours


déjà vécue comme un tout.
Comme l’a suggéré Arnaud Dewalque, l’approche méréologique husserlienne
est assez proche de la conception des contenus multiples de la perception chez
Christopher Peacocke. Peacocke est partisan d’un non-conceptualisme partiel14. Il
soutient que le contenu total de la perception est un contenu complexe comprenant
plusieurs niveaux, dont certains sont conceptuels et d’autres non conceptuels15.
Peacocke reconnaît une strate conceptuelle dans toute perception, puisque la per-
ception ne peut pas s’épargner une identification conceptuelle du type « je perçois a
en tant que G ». Cependant, cette strate conceptuelle est fondée sur une strate phé-
noménale. Le parallèle avec la phénoménologie husserlienne est ici frappant : en
effet, chez Husserl, nous avons vu que ce sont les prédicats du X noématique qui
constituent la couche conceptuelle du vécu perceptif16. Or, comme le montre expli-
citement le développement génétique de la phénoménologie, les données hylétiques
se trouvent à la base de toutes les prestations intentionnelles. Ce qui rend Husserl
intéressant, c’est qu’il a réussi à trouver une voie moyenne entre le culte positiviste
du donné et l’éradication néokantienne de toute donation sensible – une voie, dont
l’exploration constitue sans aucun doute un desideratum des recherches les plus
récentes en philosophie de la perception.

Bibliographie

Bandini, Aude. 2012. Wilfrid Sellars et le mythe du donné. Paris: PUF.


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nologie et une philosophie phénoménologique, (trad. Ricoeur, P). Paris : Gallimard.

14
Cf. Byrne, 2005.
15
Cf. Peacocke 1992.
16
Sur ce point, cf. le chapitre 6.3. de la présente monographie. Cf. également Palette 2015, p. 199sq.
Bibliographie 141

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London : Harvard University Press. Édition française : Sellars, Wilfrid. 1992. Empirisme et
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