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Julien Busset

Master 2 de philosophie

Qu’est l’autre chez Emmanuel Lévinas ?

Étude portant sur les œuvres Totalité et Infini, Autrement qu’être

ou au-delà de l’essence et De Dieu qui vient à l’idée

Sous la direction de M. Alain Petit


Université Clermont Auvergne
Session de juin 2018
Remerciements

Je remercie Monsieur Alain Petit pour la direction de ce mémoire.


Je remercie Monsieur Vincent Gérard pour avoir accepté de faire partie du jury.
Je remercie spécialement Monsieur Jean-Pierre Llored pour ses conseils de lec-
ture et le partage de sa lecture personnelle extrêmement riche de Lévinas.
Je remercie Mesdames Coralie Amelin et Béatrice Granger-Aine pour leur pré-
cieuse et rapide relecture.
Je remercie Madame Myriam Granger-Aine pour son soutien indéfectible.

1
Sommaire

Introduction 4

1 Éléments biographiques, bibliographiques et de contexte, et pré-


cisions lexicales 7
1.1 Éléments biographiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7
1.2 Les livres . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 10
1.3 « autre » et « Autre » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12
1.4 « autre » et « autrui » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13
1.5 Intégration, absorption, englobement . . . . . . . . . . . . . . . . . 13
1.6 La tradition juive : quelques éléments concernant l’Écriture Sainte . 14
1.7 Précisions sur le sujet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15

2 Comment accéder à l’autre 17


2.1 Le Désir métaphysique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17
2.2 L’idée de l’Infini . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 20
2.3 L’athéisme, ou comment ne pas entrer dans le risque d’absorber
l’Autre dans le Même . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 24
2.4 Le visage, le discours et le signe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27

2
2.5 Synthèse : l’inter-essement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 29
2.6 La voie intérieure et l’extériorité de l’autre . . . . . . . . . . . . . . 31
2.7 Représentation schématique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 32

3 Ce que l’autre n’est pas 34


3.1 L’autre n’est pas le concept d’Autre . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34
3.2 Ce n’est pas non plus la négation du concept de l’autre . . . . . . . 36
3.3 Première erreur de la phénoménologie . . . . . . . . . . . . . . . . . 38
3.4 L’existence d’autrui . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39
3.5 L’essence de l’autre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 41
3.6 Deuxième erreur de la phénoménologie . . . . . . . . . . . . . . . . 43
3.7 Synthèse de l’impuissance de la phénoménologie et interprétation . 44
3.8 L’intéressé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45

4 L’autre auquel j’accède 48


4.1 L’Autre toujours autre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 48
4.2 La vie intérieure . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 50
4.3 Le désintéressement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53
4.4 Relatiologie ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 54
4.5 Représentation géométrique de l’absolument Autre comme aboutis-
sement inatteignable . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 56
4.6 L’apeiron . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 58
4.7 La fin du chemin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 60

Conclusion 61

3
Introduction

L’œuvre d’Emmanuel Lévinas est particulièrement connue pour ce qu’elle dit


du visage qui est signe d’autrui, ou encore de l’éthique qui découle de la rencontre
d’autrui, impliquant une responsabilité pour autrui. Ainsi « autrui » semble être
un concept clé de la philosophie d’Emmanuel Lévinas. Mais si tel est le cas, alors
cela signifie que d’un concept naît une éthique, de la réflexion naît l’action juste,
de l’ontologie de l’autre découle une façon de vivre. Rien n’est choquant dans ces
affirmations, et bon nombre de philosophes ont suivi cette voie pour proposer une
éthique, partant de considérations sur la nature de l’homme ou sur la bonté de
Dieu.
L’éthique semble pourtant devoir encore être sauvée. Les exterminations de
milliers personnes, les missiles tirés à l’aveugle, l’exploitation des uns pour la ri-
chesse des autres et les affrontements idéologiques liés aux questions de la vie et de
la mort sont des symptômes actuels de l’échec d’une éthique universelle. La cause
peut être une mauvaise volonté de certains hommes qui préfèrent leurs propres
intérêts à ceux de la communauté, si communauté il y a. Elle peut être aussi
la nécessité d’une pluralité d’éthiques pas nécessairement compatibles entre elles.
Elle peut être encore que l’éthique n’a pas les bons fondements. Lévinas adopte ce
dernier point de vue. Les affirmations qui nous semblaient correctes sont pour lui

4
des erreurs. Le fondement juste de l’éthique est autrui. Ainsi, il nous semble juste,
si l’on souhaite s’intéresser à l’éthique de Lévinas, de commencer par s’intéresser
à ce qui en est la source la plus fondamentale, à savoir autrui. Or la connaissance
de cette source de l’éthique entre dans la connaissance plus générale de l’autre.
Ces considérations montrent également que les modalités d’accès à la connais-
sance de l’autre ne peuvent être uniquement conceptuelles. Pourtant, les modalités
évoquées sont les modalités classiques d’accès à la connaissance dans notre tradi-
tion philosophique. Elles comptent la réflexion fondée sur les concepts, traités par
l’analyse ou la dialectique, ainsi que la phénoménologie, qui extrait les concepts
du vécu. S’il faut établir une nouvelle modalité, alors il s’agit d’établir un nouveau
courant philosophique. Lévinas ne propose pourtant pas tant un nouveau courant
qu’un nouveau mode de modalité. Il ne s’agit pas d’accéder à la connaissance de la-
quelle découle une action juste, mais d’accéder directement à l’éthique elle-même,
au bien lui-même, à l’action juste elle-même. Il ne s’agit pas d’une réflexion qui
mène à l’action, mais de l’action comme réponse à un appel. Il ne s’agit donc pas
de philosophie, mais de métaphilosophie, de remise en question de la façon même
de déterminer une éthique.
La question de l’autre est donc la proposition de suivre Lévinas dans une nou-
velle métaphilosophie selon un mode de modalité qu’il devra nous faire adopter.
La question se veut donc la plus générale possible : qu’est l’autre chez Emmanuel
Lévinas ? Cette question est bien philosophique, et elle traite du concept d’autre.
Nous traiterons effectivement de concepts pour expliquer la démarche lévinas-
sienne, ce qui fait de notre démarche une démarche proprement philosophique.
Mais pour cela, nous devrons commencer par perdre les concepts sur lesquels nous
nous questionnons afin de traiter de concepts tels que ceux de soi, d’absorption,

5
de séparation, de désintéressement, de relation. L’analyse de ces concepts est une
démarche philosophique tandis que le décentrement de la question est, elle, une
démarche métaphilosophique.
Le va et vient que nous opérerons entre philosophie et métaphilosophie demande
de préciser quelques termes et l’environnement lévinassien par avance, ce que nous
ferons en premier abord. Ensuite, nous nous laisserons saisir par l’invitation de
Lévinas à abandonner un instant la philosophie dans un cadre métaphilosophique
pour accéder à l’autre au-delà de la connaissance de l’autre. Puis nous reviendrons à
la philosophie pour montrer comment nous nous en sommes effectivement éloignés
en reprenant certaines des réponses que Lévinas adresse aux philosophes. Enfin,
nous aurons suffisamment élagué et borné le chemin pour le parcourir nous-mêmes,
effectuant des allers-retours entre le monde métaphilosophique de Lévinas et une
interprétation philosophique de notre expérience sur ce chemin.

6
Chapitre 1

Éléments biographiques,
bibliographiques et de contexte,
et précisions lexicales

1.1 Éléments biographiques

Emmanuel Lévinas a commencé dans sa jeunesse à lire au contact de la litté-


rature russe. Sans doute une étude de son œuvre à la lumière de connaissances
au sujet de la littérature de Pouchkine et Tourgueniev apporterait un éclairage
particulier sur celle-ci. Pourtant, nous ne nous y attacherons pas, préférant nous
rapporter à une autre lecture de Lévinas, qu’il a depuis ses 6 ans : les écritures
saintes juives, en hébreu. Nous aurons à y faire référence plusieurs fois au cours de
notre étude, en nous focalisant seulement sur le Tanak 1 .
C’est en France, à partir de 1923, qu’il a abordé la philosophie. Tout au long
1. Voir chapitre 1.6

7
de ses études, et jusqu’à sa thèse incluse, il eut un intérêt profond pour Husserl
et sa phénoménologie. Nous retrouvons dans ses écrits bon nombre de références à
Husserl, mais souvent pour le dépasser, ou du moins pour montrer ses limites. Un
lien peut-être d’amitié, ou en tout cas de maître à disciple, s’est même créé entre
Husserl et Lévinas. Ce dernier aurait été un des premiers à saisir et traduire en
français la pensée d’Husserl. La première traduction, des Méditations cartésiennes,
fait connaître Lévinas à ses pairs de renom. Nous remarquons en particulier que
sa formation philosophique a été profondément imprégnée par la méthode phéno-
ménologique.
Rosenzweig, en particulier par L’Étoile de la Rédemption, a permis à Lévinas
de prendre ensuite un nouveau virage qui le fait retourner vers le judaïsme, mais
aussi le christianime pour s’y confronter voire s’y opposer. On peut relever dans
ses livres de nombreuses références à l’une ou l’autre de ces deux traditions, parfois
explicites, parfois plus diffuses, comme pénétrées d’une tradition qui ne peut s’ex-
primer pour elle-même mais seulement dans ce qu’elle a infusé en Lévinas. Par ce
retour, Lévinas complète son éducation juive, ce qui lui donne cette double com-
préhension du judaïsme, une profonde et une intellectuelle. Après cela, ce sont les
écrits de Rachi qui ont donné à Lévinas une connaissance exégétique lui permet-
tant d’entrer davantage dans la compréhension de la Torah et du Talmud. Nous ne
nous intéresserons pourtant pas aux apports de Rosenzweig et de Rachi au sujet
de la question traitée chez Lévinas, mais nous remarquerons à plusieurs reprises
que la considération pour l’imprégnation juive de Lévinas apporte de nombreux
éléments de compréhension.
Nous pourrions aussi souligner les liens de Lévinas avec des chrétiens tels que
Jacques Maritain. Nous notons en effet quelques allusions en particulier à l’Incar-

8
nation 2 , souvent pour les contester. Cela permettrait d’expliquer certains chapitres
à la lumière d’un cadre qui nous est traditionnellement plus familier. Nous faisons
cependant le choix de ne pas employer ce cadre, autant que possible, car nous avons
conscience que ce cadre de références communes ne l’est plus tant de nos jours.
Nous préférerons donc parfois proposer un cadre conceptuel paradigmatique diffé-
rent pour faciliter la représentation des concepts – si l’on peut parler de concepts –
lévinassiens, afin de rendre le discours plus accessible. Cela permet aussi de mon-
trer que la question que nous proposons de traiter est accessible avec un discours
philosophique neutre sur le plan religieux. Nous pensons que le défi est intéressant
à relever de nos jours au regard de l’ignorance collective sur le fait religieux.
Le temps d’enfermement de Lévinas dans les camps pourait peut-êre aussi ex-
pliquer un certain dépouillement dans la façon qu’a Lévinas d’entrer en relation
avec « autrui » dans ses textes. Cependant, on pourrait aussi penser que la phéno-
ménologie seule, imprégnée d’une lecture des Écritures Saintes, peut aboutir à une
telle considération pour la nudité du visage. Nous n’irons pas creuser davantage les
fondements de cette interprétation, ni l’impact du séjour de Lévinas au stalag sur
ses travaux, puisqu’ils n’apportent pas d’aide significative pour répondre à notre
question.
Les relations difficiles entre Lévinas et, notamment, les étudiants et surveillants
de l’ENIO 3 , ne trouveront pas, non plus, de place dans notre recherche. Pourtant,
il a écrit Totalité et Infini et Autrement qu’être ou au-delà de l’essence pendant
qu’il dirigeait cet établissement. Il aurait donc pu être intéressant de voir comment
2. Par exemple Lévinas, Totalité et infini, p. 77 : « Autrui n’est pas l’incarnation de Dieu,
mais précisément par son visage, où il est désincarné, la manifestation de la hauteur où Dieu se
révèle. »
3. École Nationale Israélite Orientale

9
ses écrits sur la relation à autrui s’incarnent dans sa propre vie, pour y trouver la
trace de sa philosophie, et donc mieux y accéder. Toutefois, cela aurait aussi pu
compromettre l’interprétation de ses textes, car nous n’avons trouvé aucun passage
dans lequel Lévinas affirmerait qu’il vit conformément à ce qu’il écrit. Il est donc
possible qu’il essaye de vivre conformément à cela sans garantie de succès, ce qui
rend son témoignage de vie potentiellement obscurcissant pour accéder à sa pensée.
Les éléments biographiques recensés ici semblent suffisants pour le travail que
nous nous proposons. Le lecteur averti de Lévinas pourra regretter qu’il n’y ait pas
de mention de Heidegger ou de Hegel. Nous pensons que ces auteurs, très présents
dans les textes de Lévinas, n’ont pourtant pas imprégné la philosophie de Lévinas
comme l’a fait la phénoménologie de Husserl et la culture juive. Ils semblent être
plutôt des interlocuteurs pour Lévinas, des personnes à qui il s’adresse, à qui il
répond. À ce titre, nous faisons le choix de ne pas les intégrer à notre travail qui ne
prétend pas déterminer l’ensemble des adversaires de Lévinas et des réponses qu’il
leur donne. Nous espérons plutôt seulement éclairer la question de l’autre grâce
aux apports de Lévinas.

1.2 Les livres

Nous concentrerons notre travail sur trois ouvrages :


— Totalité et Infini. Essai sur l’extériorité, 1961
— Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, 1974
— De Dieu qui vient à l’idée, 1982
Le choix de ces trois œuvres repose sur la communauté du sujet qu’ils traitent,
avec pour chacun un accent particulier. Concernant notre sujet, il n’y a pas à

10
proprement parler de progression du premier au dernier de ces livres, bien qu’il
puisse y en avoir une sur d’autres sujets. Ils sont donc complémentaires sur ce
point, et nous les traiterons comme tels. Cette complémentarité ne concerne pas
les différents aspects de la question, mais plutôt l’accent mis sur le traitement de
celle-ci.
Ainsi, Totalité et Infini est sans doute le plus mystique. L’accent est mis sur
les conditions d’accès à une éthique qui s’enracine dans la relation à autrui. Il
propose de nombreuses réponses aux auteurs classiques, et plus généralement à
une philosophie qui se réduit à l’ontologie 4 . Nous ne nous intéresserons pas tant à
ces réponses qu’aux débuts de sa pensée et à l’élaboration d’un paradigme qui lui
est propre.
Autrement qu’être ou au-delà de l’essence présente moins d’arguments en dé-
faveur de l’ontologie, mais se concentre davantage sur une autre façon d’aborder
les questions philosophiques traditionnelles telles que l’éthique ou le bien.
Enfin, De Dieu qui vient à l’idée est le moins mystique, contrairement à ce que
semble indiquer le titre. Sans doute parce que Dieu, chez lui, ne relève pas de la
mystique. C’est un ouvrage qui montre une maturité intérieure du cheminement.
L’accent est mis sur les conséquences d’une vie intérieure et de la relation à l’autre.
Il approfondit en particulier l’importance du visage et du langage dans la relation
à l’autre. Les aspects plus mystiques de la question, davantage approfondis dans
Totalité et Infini, sont abordés avec plus de simplicité.

Nous ne ferons pas une étude comparative entre les œuvres, mais nous cherche-
4. Lévinas, Totalité et infini, pp. 33-34 : « La philosophie occidentale a été le plus souvent
une ontologie : une réduction de l’Autre au Même, par l’entremise d’un terme moyen et neutre
qui assure l’intelligence de l’être. »

11
rons plutôt à prendre dans chacune ce qui permet le mieux d’étudier « l’autre »
grâce aux accents différents des trois livres.

1.3 « autre » et « Autre »

Nous avons constaté que Lévinas utilise plutôt indifféremment les termes
« autre » et « Autre ». Ainsi, lorsque nous ferons référence à des extraits dans
lesquels il utilise majoritairement une de ces deux formules, nous nous efforcerons
d’en faire de même.
Cette différence peut résider dans celle entre le concept d’« Autre » et le terme
général « autre ». Pourtant, le concept d’Autre, avec majuscule, n’est pas à consi-
dérer de façon catégorique. Il est ainsi, chez Lévinas, très proche de ce que l’autre,
sans majuscule, est. Sans doute est-ce pour cette raison que Lévinas utilise rapide-
ment indifféremment ces deux termes, en particulier dans Totalité et Infini, sans
trop de distinction. Nous verrons en outre qu’il se désintéresse finalement du le
concept d’Autre. Peut-être y a-t-il aussi à voir dans cette fausse distinction une
réponse à Hegel pour qui le concept d’Autre épuré par un processus dialectique
serait la solution à la question que nous posons, mais cela dépasse le cadre de notre
sujet et ne sera donc pas approfondi.
Parfois aussi, nous désignerons par « Autre » une forme d’idéalisation platoni-
cienne de l’autre, comme un grand autre souverain.

12
1.4 « autre » et « autrui »

Chez Lévinas, autrui est la plus haute expression de l’autre 5 . Aussi, autrui
est l’autre rencontré. C’est donc dans autrui que l’autre se présente à nous sous
sa forme la plus haute. Ainsi dans la troisième partie, nous emploierons surtout
« autrui » là ou nous pourrions aussi employer « autre ». Nous ne ferons pas
davantage de distinction entre les deux, tant l’accès de l’un est conditionné par
l’autre. Nous faciliterons le discours en basculant de l’autre à autrui et inversement
en fonction de l’intérêt porté davantage du côté de l’altérité ou du côté de la relation
à autrui.

1.5 Intégration, absorption, englobement

Lévinas fait référence, en particulier dans Totalité et Infini, à la séparation


de laquelle naissent le Même et l’Autre. Inversement, il évoque un processus in-
verse qui détruit l’Autre, et par la même occasion le Même. Ce processus est
nommé indifféremment intégration, absorption, englobement, ou tout autre terme
qui l’évoque de façon explicite. Nous utiliserons indifféremment ces termes, dont
chaque occurrence se rapportera à ce processus.
5. Lévinas, Totalité et infini, p. 28 : « L’absolument Autre, c’est Autrui. »

13
1.6 La tradition juive : quelques éléments

concernant l’Écriture Sainte

Nous n’utiliserons pas toute la richesse des références aux écritures juives, et
en particulier aux écritures talmudiques. Nous prendrons cependant occasionnel-
lement des références au Tanak, dans la mesure où il est un livre majeur de la
tradition juive. Pour étudier celui-ci, nous utiliserons une traduction chrétienne
française de ces écrits. Le niveau d’approfondissement de notre travail ne nécessite
pas des références plus précises. Le TNK, que l’on appelle Tanak, est constitué de
trois types d’écrits :
— la Loi (Torah) ;
— les Prophètes (Neviim) ;
— les Écrits (Ketouvim).
Dans les religions chrétiennes, ces écrits correspondent, à quelques différences
mineures près, à l’Ancien Testament, dont nous prendrons une traduction fran-
çaise 6 .
Dans les écrits de Lévinas, on retrouve quelques thèmes importants du ju-
daïsme. En premier lieu sont la notion d’appel et de réponse à cet appel. Dans le
chapitre 3 du Livre de Samuel, le « me voici » de Samuel est la réponse à l’appel
de Dieu. Dans le chapitre 3 du Livre de l’Exode se trouve l’appel de Moïse, où
Dieu se présente en disant son nom. Dans le Livre des Juges, Dieu appelle divers
individus de son peuple pour ramener le peuple entier à lui. Par la parole de Dieu
adressée à ces juges, Dieu donne une responsabilité importante à ces derniers, à
6. Nous avons pris plusieurs traductions pour la lecture et l’étude exégétique des textes, mais
nous indiquons la Traduction Œucuménique de la Bible pour n’en garder qu’une.

14
l’égard de tout son peuple.
La tradition juive montre aussi ce que l’on nomme le circuit cordial. C’est
le système de transmission de la parole que Dieu donne à son peuple. C’est le
« Écoute Israël » du chapitre 6 du Livre du Deutéronome. Le Juif écoute cette
parole qui lui est transmise, il la garde dans son cœur – d’où l’appellation de
circuit cordial –, cette parole imprègne sa vie, puis il la transmet à son tour à ses
descendants. Lévinas donne à l’enseignement une grande importance. Ses écrits
sont effectivement imprégnés de l’enseignement qu’il a lui-même reçu, et c’est par
ses écrits qu’il les transmet à son tour. Aussi, il évoque explicitement l’importance
d’un enseignement qui est plus qu’une transmission d’un savoir intellectuel 7 , et
qui est à prendre au sens juif du circuit cordial.
Nous évoquions en outre la séparation entre le Même et l’Autre. Cette sépara-
tion, de laquelle naît ces deux choses opposées l’une à l’autre sans être totalisables,
est comparable au tout début de la Genèse, où Dieu sépare la lumière des ténèbres,
les eaux d’en-dessous du firmament des eaux d’au-dessus, etc. De la séparation naît
ce qui s’oppose non dans une confrontation ou une complémentarité, mais dans
une harmonie.

1.7 Précisions sur le sujet

Le sujet est « qu’est l’autre chez Emmanuel Lévinas ? ». La question posée n’est
donc pas « qui est l’autre ? » ou « qu’est-ce que l’autre ? ». L’enjeu est de permettre
de laisser la question sur l’autre entièrement sans présupposé. On ne présuppose
7. Par exemple Lévinas, Totalité et infini, p. 61-62 : « [Le discours] est la production de
sens. Le sens ne se produit pas comme une essence idéale ? il est dit et enseigné par la présence,
et l’enseignement ne se réduit pas à l’intuition sensible ou intellectuelle, qui est la pensée du
Même. »

15
pas que l’autre est une personne. Lévinas nous parle pourtant de « autrui » à de
nombreuses reprises, comme étant la manifestation la plus éminente de l’autre.
Pourtant autrui, ou l’autre comme personne, ne suffit pas à dire tout l’autre. En
particulier, il n’est pas suffisant pour dire l’absolument autre. Au contraire, c’est
plutôt l’absolument autre qui nous renseigne davantage sur l’autre, comme nous le
verrons au chapitre 2.3. L’autre n’est a priori pas non plus une chose. Cela semble
aller de soi dans la mesure où nous avons déjà évoqué le fait qu’autrui est un autre.
De plus, Lévinas est réputé pour attribuer à autrui la cause de l’éthique, ce qui
fait qu’il est davantage à considérer comme personne que comme chose.
On pourrait cependant dire de l’autre qu’il est une chose dans un sens plus large
que le sens commun, ce qui revient simplement à se poser la question ontologique
de l’autre. Or là encore, Lévinas ouvre la question à un cadre plus large que celui
de l’ontologie. La question « qu’est-ce que l’autre ? », qui peut se formuler « quelle
est cette chose que l’autre ? » ou « ce que l’autre est, c’est quoi ? », s’enferme dans
la question ontologique, dans l’être de l’autre, dans ce qu’est l’autre.
Ainsi, la formule la plus générale trouvée pour traduire le questionnement que
Lévinas nous pousse à avoir au sujet de l’autre est « qu’est l’autre ? », où le verbe
être n’a pas le sens proche de celui d’exister, mais est simplement une copule entre
le pronom interrogatif « que » et « l’autre ». Nous nous interrogeons sur l’autre,
sans présupposer qu’il est quelqu’un ni quelque chose, sans même présupposer qu’il
est.

16
Chapitre 2

Comment accéder à l’autre

La philosophie de Lévinas présente une voie d’accès à l’autre qui n’est pas évi-
dente pour le philosophe classique. Pour comprendre en quoi cette voie n’est pas
classique, il faut d’abord l’emprunter. En effet, une idée centrale de la démarche
lévinassienne est inscrite dès le premier chapitre de Totalité et Infini, et l’on pour-
rait même dire dans le titre-même du livre. Cette idée est l’idée de l’Infini. De
cette idée naît le Désir métaphysique, qui en est la manifestation. Ce Désir mène à
accéder à l’autre. Nous devrons préciser, le moment venu, ce que nous entendons
par « accéder », puisque ce n’est pas un accès au sens de l’accès à la connaissance
de l’autre comme on l’entend généralement en théorie de la connaissance.

2.1 Le Désir métaphysique

Ce qui est à l’origine de l’accès à l’autre n’est pas d’abord une volonté de
recherche ; il ne s’agit pas d’acquérir ou de préciser un concept, qui permettrait
une connaissance de l’autre. Ce n’est pas non plus une nécessité ; l’autre ne se

17
manifeste pas de façon violente et intrusive dans l’esprit. C’est en revanche un désir.
Mais ce désir n’est pas la conséquence d’un manque, d’un besoin. Au contraire, ce
désir ne s’exprime pleinement que lorsque qu’aucun manque ne vient le contrarier.
Lévinas nomme ce désir, dans le premier chapitre de Totalité et Infini, le Désir
métaphysique.
Ce qu’est le Désir métaphysique et sa façon de s’exprimer sont détaillés dans
ce chapitre, et il n’est pas utile de le retranscrire ici. En revanche, ce qui nous
intéresse sur la question de l’accès à l’autre est ce que ce Désir nous apprend de
l’autre.

Le Désir métaphysique est, donc, métaphysique. Ce désir n’est pas sensible au


même titre que le désir de manger, de boire, ou même le désir qui m’attire vers
telle ou telle chose. Il est au-delà de ce qui est sensible, dans un domaine qu’il n’est
pas habituel, pour la tradition philosophique occidentale, d’explorer. Pour autant,
ce désir peut être senti par ses effets : le Désir métaphysique attire précisément
vers l’Autre.
Nous sommes donc face à une première difficulté : si le Désir métaphysique se
reconnaît à ce qu’il attire vers l’Autre, et que l’Autre est accessible seulement par
le Désir métaphysique, alors les deux définitions sont circulaires, et il n’est possible
de reconnaître ni l’un, ni l’autre. Ce qui permet de sortir du jeu des définitions est
d’entrer dans l’expérience du Désir métaphysique.
En effet, on peut penser au premier abord que Lévinas, dans ses livres, semble
ne rien faire d’autre qu’utiliser des concepts, les analyser, en déduire par des voies
logiques d’autres concepts, dont le concept d’« Autre », que l’on peut comprendre
simplement en le lisant. Or le lecteur qui aborde Lévinas avec cette méthodologie se

18
retrouve rapidement dans l’embarras, puisqu’il arrive à cette définition circulaire.
Pour en sortir, il est certainement nécessaire de comprendre en quoi sa parole est,
en un sens, performative.
Cette méthode particulière et peu habituelle trouve certainement ses fonde-
ments dans la tradition juive, de laquelle Lévinas s’inspire très largement. En effet,
cette tradition rapporte, en particulier dans le TNK, l’histoire de la relation entre
le peuple d’Israël et son dieu. Les écrits ne sont pas seulement le récit d’une histoire
passée, mais l’expression de cette relation afin qu’elle soit entretenue dans le temps
par le peuple 1 . En particulier, les Prophètes racontent de nombreux épisodes au
cours desquels le peuple s’est éloigné des préceptes de leur dieu ; des prophètes et
des juges ont alors été chargés de le dire au peuple pour réparer la relation rompue.
Chacun de ces épisodes est unique, bien que leur trame est assez constante 2 . Leur
intérêt n’est pas seulement de les raconter pour s’en souvenir, mais il est surtout
de pouvoir à nouveau se reconnaître dans ces situations, et réagir pour réparer de
nouveau la relation brisée.
Concernant le Désir métaphysique et l’Autre, il s’agit aussi d’employer cette
méthodologie : Emmanuel Lévinas propose de reconnaître le Désir métaphysique,
non en le définissant, mais en décrivant ce qu’il fait. En effet, le Désir métaphysique
pousse vers l’Autre. Cet Autre est aussi métaphysique, il n’est pas visible. Il y a
donc un enjeu à réussir à décrire le Désir métaphysique : le lecteur – ou l’auditeur
– qui ne parvient pas à le reconnaître dans son expérience est face à un mur
d’incompréhension qu’il ne peut escalader par la force du concept. Lévinas nous
1. Voir chapitre 1.6 au sujet du TNK
2. En particulier dans le livre des Juges, la trame est la suivante : le peuple s’éloigne de son
dieu au profit d’autres divinités ou de superstitions, Dieu appelle un juge, le juge dit au peuple
qu’il doit retourner vers son dieu quitte à détruire les autels et poteaux sacrés voués aux autres
divinités, le peuple se repent et le juge retourne à l’activité qu’il avait avant d’être appelé.

19
prévient de ce risque : « L’invisibilité n’indique pas une absence de rapport ; elle
implique des rapports avec ce qui n’est pas donné, dont il n’y a pas idée. » 3 Il s’agit
non seulement d’une expérience, mais d’une expérience non sensible, qui concerne
l’invisible.
Ainsi le lecteur ou l’auditeur qui entre dans cette expérience du Désir méta-
physique découvre l’Autre, et sait donc que c’est le Désir métaphysique qui l’y
a emmené. Ce que nous apprend le Désir métaphysique au sujet de l’Autre est
donc déjà que l’Autre est invisible, non sensible, qu’il est accessible seulement par
une expérience elle-même non sensible, métaphysique. Ce que le Désir produit,
c’est l’accès à l’Autre. Pour poursuivre notre recherche, regardons à présent d’où
il vient : l’idée de l’Infini.

2.2 L’idée de l’Infini

Dans les Méditations métaphysiques de Descartes, dans la Méditation troisième,


il introduit l’idée de l’infini ; c’est à celle-ci que Lévinas fait référence. Il en fait une
interprétation qui permet de comprendre que l’Autre est, en un sens, transcendant.
Pour autant, ce que l’on peut dire de l’Autre (qu’il n’est pas sensible, qu’il
est transcendant, etc) n’est pas important si tant est qu’il soit possible d’avoir un
discours sur l’Autre. Ce qui importe pour Lévinas, c’est la relation à l’Autre. De
cette relation, nécessairement singulière puisqu’elle est celle que chacun d’entre
nous entretient, l’Autre est accessible. Cet accès n’est pas comparable à l’accès à
une connaissance : par la relation, l’Autre n’est pas compris intégralement. Entrer
en relation avec l’Autre, comme entrer en relation avec qui que ce soit, ne permet
3. Lévinas, Totalité et infini, p. 22

20
pas de l’intégrer, de s’unir à lui. S’il s’agit d’une relation, il ne s’agit pas d’une
union.
Ce qui est au fondement de cette relation, qui n’est pas union, est l’idée de l’in-
fini. On pourrait penser que l’idée de l’infini n’est pas nécessaire au raisonnement
précédent : il est possible de se représenter que l’Autre n’est accessible que par la
relation, et qu’une fusion avec lui reviendrait à anéantir l’altérité dans le Même,
sans avoir recours à l’idée de l’infini. Mais la question soulevée par Lévinas n’est
pas de savoir s’il est conceptuellement possible d’envisager la relation à Autrui
sous ce mode, mais plutôt d’en chercher le fondement. L’idée de l’infini se présente
donc comme un fondement de la relation à Autrui plutôt que comme un argument
cherchant à justifier son propos.
En outre, c’est aussi ce qu’il affirme au sujet de Descartes : dans les Méditations
métaphysiques, l’idée de l’infini n’est pas une hypothèse en vue d’une démonstra-
tion, mais le point de départ d’un chemin permettant d’accéder effectivement à
une connaissance fondée de façon certaine. Si l’on reprend l’argument cartésien,
l’idée de l’infini a ceci d’extraordinaire qu’elle émerge chez un sujet qui, lui, est fini.
Or considérer que cela est extraordinaire, c’est considérer un présupposé anthro-
pologique : l’homme, sans l’idée de l’infini, intègre tout à une totalité à laquelle il
appartient.
Ce présupposé mérite qu’on lui accorde de l’attention, parce qu’il révèle un
enjeu d’une grande importance chez Lévinas et qui nous apprend mieux ce qu’est
l’Autre. En effet, l’idée de l’infini ne semble pas être une évidence immédiate
pour tout le monde, et Lévinas semble alerter au sujet du danger que représente
une existence qui intègre tout dans le Même. Pour une telle personne, tout est
absorbable, tout est accessible, tout est compréhensible. De ce fait, l’autre est

21
réduit à l’inconnu, mais que je peux connaître totalement. La tentation est alors
grande d’affirmer, ou plutôt de décider, que l’on connaît quelqu’un d’autre. Cette
connaissance n’est alors pas seulement au sens de connaître le nom de l’autre ou de
connaître quelques unes de ses habitudes, ou encore de savoir le reconnaître, mais
c’est une connaissance qui contient intégralement l’autre, qui prétend pouvoir tout
déterminer de l’autre, qui prétend pouvoir sur l’autre. C’est un enjeu éthique face
à une dérive dont on comprend que, poussée à l’extrême, elle puisse engendrer un
pouvoir des uns sur les autres menant à une destruction de l’autre par exercice de
ce pouvoir légitimé par la connaissance de l’autre. Lévinas refuse cet autre-là, ou
du moins ce rapport-là à l’autre. Pour autant, on ne peut lui imputer de seulement
vouloir justifier une autre conception de l’autre. Ce serait pourtant facile, puisqu’il
suffirait d’invoquer un traumatisme dû à son histoire de juif lors du judéocide du
siècle dernier, qu’il voudrait réduire à un acte inhumain pour sauver l’humanité
de la tragédie qu’elle a vécue. Fabriquer une idée de l’infini que l’on possède de
droit, et qui mènera à des actes révoltants si on la méprise, faciliterait le procès
de Lévinas à l’égard des auteurs du judéocide.
Or l’idée de l’infini est bien présente en l’Homme, que ce soit chez le juste ou
chez celui qui commet les pires atrocités, indépendamment de la volonté de Lévi-
nas : c’est ce que nous devons montrer pour sauver – comme nous pensons qu’elle
doit l’être pour lui rendre droit – la proposition selon laquelle son argumentaire
n’est pas un plaidoyer, mais la proposition d’un chemin menant effectivement à
Autrui. Pour cela, analysons ce qu’est l’idée de l’infini, en commençant comme
Lévinas par donner une interprétation de ce qu’elle est chez Descartes. L’interpré-
tation la plus fine est sans doute celle présente dans Totalité et Infini 4 , mais celle
4. Lévinas, Totalité et infini, A. Métaphysique et transcendance, 5. La transcendance comme

22
donnée dans De Dieu qui vient à l’idée 5 résume bien le point essentiel : l’idée de
l’Infini ne dit pas tant d’elle-même que de la connaissance que l’on en a. En effet,
si l’on compare la connaissance à une sphère qui engloberait son contenu, l’idée
de l’Infini se démarque comme étant l’idée qui est à l’extérieur de la sphère, en
contact avec elle. Elle est cette ouverture sur la transcendance qu’elle n’englobe
pas, parce que la connaissance qu’on en a, toute directe qu’elle soit, se fait par
le côté convexe de cette sphère des connaissances, et non le côté concave. Cela
montre donc une caractéristique anthropologique importante dans la pensée de
Lévinas : la connaissance, si nous la modélisons comme une sphère, possède des
idées à l’intérieur, mais est aussi en contact avec des choses éventuellement idéelles
à l’extérieur de la sphère. La connaissance n’est plus seulement acquisition, inté-
gration, englobement, mais aussi relation avec le transcendant. La connaissance
n’est plus possession d’un objet qui est une idée, mais relation avec une Idée qui
la dépasse.
Dans le rapport à la connaissance, par l’idée de l’Infini, nous découvrons donc
déjà au sujet de l’autre que l’idée de l’Infini est un autre pour la connaissance,
qu’on ne peut intégrer, mais avec lequel on peut entrer en relation. Cette relation
n’a pas moins de valeur que la compréhension au sens d’intégration, mais est au
contraire la source de la possibilité-même d’entrer en relation avec l’autre sans le
déposséder de son altérité.
idée de l’infini, pp. 39-45
5. Lévinas, De Dieu qui vient à l’idée, II. L’idée de Dieu, Dieu et la philosophie, 3. L’idée
de l’Infini, pp. 104-108, et p. 184

23
2.3 L’athéisme, ou comment ne pas entrer dans

le risque d’absorber l’Autre dans le Même

Nous venons d’évoquer la possibilité de déposséder l’autre de son altérité. Pour


Lévinas, c’est ce qui advient lorsque l’autre est absorbé comme une idée quel-
conque l’est par la cognition. L’idée de l’Infini semble échapper à toute possibilité
d’absorbtion. Cependant, ce n’est pas le cas de l’autre qui, lui, risque d’être réduit
au Même, c’est-à-dire être dépossédé de ce qui fait de lui qu’il est autre, de son
altérité.
Pour échapper à cela, l’Autre doit pouvoir rester souverainement autre. Or un
autre souverainement autre est un Autre transcendant, qui échappe à la connais-
sance, telle que l’idée de l’Infini. Ainsi, en restant en relation, sans absorption,
l’idée de l’Infini reste de l’idée de l’infini, qui n’est pas fini, et qui n’est pas réduit
à la finitude par la connaissance qui englobe. Concernant l’Autre, cette extériorité
qui ne peut être englobée est elle aussi transcendante et appelle à entrer en rela-
tion. Celui qui est appelé, c’est le Moi, qui intègre en réduisant à ce qui est comme
lui : le Même, comme il est nommé dans Totalité et Infini. L’Autre est facilement
réduit au Même, par exemple par la négation : l’autre est ce qui n’est pas moi, ce
qui est différent de moi.
Lévinas introduit une condition qui permet de laisser à l’Autre son altérité.
Cette condition, qu’il nomme athéisme, est liée au caractère transcendant évo-
qué précédemment. En effet, l’Autre le plus absolu, l’absolument autre, est trans-
cendant, et doit nécessairement conserver cette transcendance. Chez Lévinas, ce
transcendant est Dieu. Il s’agit du même Dieu que celui de Descartes, qui est le

24
Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob 6 , issu de la tradition judéo-chrétienne. De
nouveau, le paradigme proposé de la sphère des connaissances à la fois concave et
convexe peut s’adapter pour une illustration de l’interaction entre le Moi et Dieu.
Le Moi peut aussi être modélisé comme une telle sphère. Ce qui est dans la sphère
est ce qui est ce qui est Moi, ce qui fait partie du Moi, ce qui y est intégré. Ce
qui est à l’extérieur de la sphère n’est pas intégré au Moi, mais peut entrer en
relation avec lui. Ainsi l’Autre n’est pas intégré à la sphère du Moi, mais lui est
au contraire extérieur et est en relation avec lui. Au plus haut degré, l’absolument
Autre est infiniment loin de cette sphère et ne peut en aucun cas y être absorbé,
sinon il ne serait plus absolument Autre. Ainsi, le Moi est sans Dieu, qui reste à
l’extérieur de la sphère et n’y pénètre jamais : le Moi est donc athée. C’est en ce
sens qu’il faut comprendre l’athéisme de Lévinas ; il ne s’agit pas d’un Moi sans
relation à Dieu, ou sans connaissance de son existence, mais d’un Moi sans Dieu
au sens premier du terme, c’est-à-dire que Dieu est absent du Moi, il n’est pas à
l’intérieur de la sphère.
En outre, seul le Moi dépourvu de Dieu peut entrer en relation avec lui sans
l’intégrer. Chacun garde sa souveraineté, et l’Homme peut entrer en relation avec
Dieu sans toucher à son absolue altérité. Il y a donc relation entre le Moi et
l’absolument Autre, entre le Même et l’Autre. Cette relation se nomme religion 7 .
Sans Moi athée, il ne peut pas y avoir de religion.
Cela nous apprend ou nous confirme trois propriétés de l’Autre. D’abord que
l’athéisme est une condition pour que l’Autre puisse se manifester comme autre,
c’est-à-dire que l’autre doit rester hors de la sphère du Moi pour être accessible en
6. La Bible, Ex 3, 6
7. Lévinas, Totalité et infini, p. 30 : « Nous proposons d’appeler religion le lien qui s’établit
entre le Même et l’Autre, sans constituer une totalité. »

25
tant qu’autre. Ensuite que cette relation est à entretenir ; puisque l’absorption n’est
pas possible, la seule voie d’accès à l’Autre est relationnelle. Enfin que ce mode
relationnel semble particulier. En effet, toute intégration de Dieu au Moi nuit à la
relation. Par exemple, avoir une idée de Dieu et penser que Dieu est conforme à
cette idée met le Moi en relation avec lui-même. En effet, l’invisibilité de Dieu et
son extériorité rendent la relation insaisissable, et ainsi particulièrement difficile
en comparaison avec le rapport que le Moi entretient avec ce qu’il possède en son
sein. Le Moi est donc sans cesse tenté de penser que le rapport qu’il entretient
avec l’idée qu’il a de Dieu est relation à Dieu.
Nous pouvons remarquer que ce mode relationnel est conforme à la tradition
juive. En effet, la Bible n’est pas un traité sur la nature de Dieu, mais l’histoire de
la relation que Dieu entretient avec son peuple. Dieu guide son peuple, lui apporte
ce dont il a besoin, le rappelle à lui lorsqu’il se détourne de lui, lui parle, appelle
personnellement, etc. Il se révèle par son nom, qu’il donne à une personne, et non
par une définition universelle.
Il serait pour autant maladroit d’affirmer que la théologie lévinassienne est
seulement théologie juive. Elle en est certainement très inspirée, comme nous ve-
nons de le présenter, mais affirmer cela serait ne pas prendre en compte l’avertisse-
ment de Lévinas. Puisque l’être de Dieu, si l’on peut en parler ainsi, n’est pas com-
préhensible, c’est-à-dire intégrable à la compréhension sur un mode d’intégration,
et que la relation à Dieu est personnelle ou populaire, mais non universalisable, il
semble juste d’affirmer que la démarche lévinassienne lui est aussi personnelle, et
qu’il évoque avant tout la relation qu’il entretient lui-même avec Dieu. Sans cette
condition, son discours serait contre-performatif.
Cela confirme la démarche méthodologique de Lévinas que nous évoquions dans

26
le chapitre précédent : il ne livre pas un discours ontologique sur l’Autre ou sur
Dieu, mais il propose un chemin permettant d’entrer en relation avec l’Autre, voire
avec l’absolument Autre. Ce point est essentiel pour répondre à ce qu’est l’Autre :
avant d’être ceci ou encore cela, il est celui avec qui j’entre en relation.

2.4 Le visage, le discours et le signe

Or la mise en relation avec l’Autre ne peut se faire qu’à partir du Moi, puisqu’il
lui est extérieur. En ce sens, il lui est étranger. La relation n’est pas préétablie, elle
n’est pas à découvrir comme étant préexistante. La relation à l’Autre, nous l’avons
vu, est motivée par le Désir métaphysique. En particulier, Lévinas s’intéresse à
l’Autre sous la forme qu’il dit la plus éminente : Autrui. La relation à Autrui
présente des enjeux pour lesquels la question de savoir ce qu’est Autrui, si l’on
peut la poser ainsi, a un impact fort, car éthique. Le développement de cette
éthique comme suite de la rencontre d’Autrui est traditionnellement centrale dans
la philosophie de Lévinas, mais n’est pas notre sujet. En revanche, l’entrée en
relation avec Autrui l’est, puisque c’est le moyen de savoir ce qu’est cet Autrui
extérieur au Moi.
L’entrée en relation avec Autrui se fait par deux moyens essentiellement : le
visage et le langage. Dans l’expérience quotidienne, le visage est souvent premier :
nous commencerons par celui-ci. L’image sensible que nous avons du monde exté-
rieur est, en un sens, intérieure à nous. Nous ne la maîtrisons pas, nous ne pouvons
en dire l’évolution, mais l’image elle-même, la perception sensible, est intégrable,
mémorisable. Le Moi peut conserver cette image, la faire sienne. Pour peu qu’il
puisse agir sur un élément de son environnement, il peut transformer l’image se-

27
lon son envie. Mais le visage impose une limite à cette action, et cette limite est
éthique. En outre, il n’est pas seulement une limite, mais il est une condition de
possibilité de rencontre d’Autrui comme Autre.
Le visage chez Lévinas présente deux caractéristiques importantes. La première
est qu’il est nu 8 . Ainsi, il présente l’autre tel qu’il est par lui-même, dans le dénue-
ment le plus total 9 . Cela précise encore le type de relation qu’il peut y avoir entre
moi et autrui : il ne s’agit pas que l’autre soit considéré par rapport à moi. Si je le
considère comme ayant ceci de commun avec moi, ou cela de différent avec moi, je
ne suis pas dans la relation évoquée par Lévinas. En revanche, si je me laisse sur-
prendre par l’autre dans la rencontre, que je le découvre sans même le considérer
a priori comme autre chose qu’une personne kat’auto sans autre attribut, alors je
laisse à autrui son altérité.
La seconde est qu’il se tourne vers moi. Un visage qui regarde est un visage qui
appelle 10 , et celui qui est regardé est appelé à y répondre. La réponse a, de nouveau,
une portée éthique. La réponse donne aussi, par ailleurs, d’autres informations sur
le mode de relation entre moi et autrui : il y a appel, puis réponse. La relation n’est
donc pas immédiate et simultanée, elle se déroule par étapes. Cela va de nouveau
dans le sens de la relation qui n’est pas intégration : s’il y a intégration, alors elle
intègre dans une totalité, dans la totalité et la simultanéité du Moi. Il n’y a donc
pas lieu qu’il y ait d’autres étapes. Or si autrui se révèle par son visage qui appelle
et attend une réponse, non seulement au moment de la première rencontre mais
8. Lévinas, Totalité et infini, p. 72 : « La nudité du visage n’est pas ce qui s’offre à moi
parce que je le dévoile et qui, de ce fait, se trouverait offert à moi, à mes pouvoirs, à mes yeux,
à mes perceptions dans une lumière extérieure à lui. Le visage s’est tourné vers moi et c’est cela
sa nudité même. Il est par lui-même et non point par re ?férence à un système. »
9. ibid., p. 73 : « La nudité du visage est dénuement. »
10. Levinas, Emmanuel Levinas 2 × 52’

28
encore après chaque réponse à nouveau, alors c’est un dialogue qui s’engage, et qui
n’aboutit jamais, dans l’idéal, à une communication immédiate et simultanée. Par
dialogue, il ne faut pas entendre dans un premier temps « paroles », mais seulement
appel et réponse, non nécessairement vocalisé. Le visage nu est, nécessairement,
appel.

Ainsi, le seul discours qui tient n’est pas ontologique, mais dialogue. Il ne s’agit
plus d’un discours sur l’autre, mais d’un discours à l’autre, ou avec l’autre. Autrui
n’est plus objet de discours, mais partenaire de discussion. Le discours fait signe
pour celui qui le prononce comme pour celui qui le reçoit. De même, le visage est
aussi un discours 11 , et fait signe pour celui qui le regarde. Or ce signe est déjà une
trace de l’autre. En effet, le signe peut dire plus que son sens apparent, il dit aussi
ce que la personne veut dire. C’est remarquable par exemple quand une personne
répond "je vois ce que tu veux dire". La personne ne comprend pas seulement le
sens de la phrase, mais aussi le sens qui est derrière la phrase et que l’autre veut
lui dire. La phrase comme énoncé sans auteur ne veut pas dire. C’est l’autre qui
donne à la phrase ce qu’elle veut dire.

2.5 Synthèse : l’inter-essement

Il y a les essences, et il y a ce qui est entre : l’inter-esse, l’interessement, l’entre-


essences 12 , qui traduit surtout le choc entre les êtres qui persistent dans leur être,
c’est-à-dire les essences. Cet intéressement ne laisse pas de place pour quelque
11. Lévinas, Totalité et infini, p. 61 : « Le visage parle. La manifestation du visage est déjà
discours. »
12. Lévinas, Autrement qu’être ou au-delà de léssence, Essence et désintéressement, 2. Être
et désintéressement, pp. 15-16

29
chose entre les êtres. Par conséquent, l’être accède à l’être en tenant sur lui un
discours. Or c’est en faisant de la place que la relation peut advenir. Cette place
est une absence, un vide, qui est intolérable pour l’être qui désire persister dans
son être, pour l’essence. Lévinas le nomme donc désintéressement, c’est-à-dire fin
de l’interessement entre moi et autrui, et donc fin du désir de persistance dans
mon être 13 , et fin de mon désir de faire persister l’autre dans l’être que je veux,
fin de mon pouvoir sur autrui. Mais début de la relation, que seule une extériorité
de l’autre et une intériorité de moi permettent. La sphère du Moi n’est plus une
totalité englobante, mais un dioptre disposant d’une intériorité et d’une extériorité.
Ce dioptre est assez fin pour permettre l’espace, le désintéressement. Il permet la
relation entre moi et autrui, et ainsi la rencontre d’autrui.
Entre les personnes, il y a la relation, qui est désintéressement. Entre Dieu et
l’Homme, il y a la religion, qui est désintéressement. Plus généralement, entre moi
et l’autre il y a religion, qui est désintéressement. Cette notion synthétise, à partir
de Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, la métaphysique lévinassienne de
l’autre. Il n’y a pas de discours possible sur l’être de l’autre, mais il doit y avoir
désintéressement pour laisser la place à l’autre en tant qu’autre, absolument autre,
qui permet de le connaître sur le mode particulier que nous avons décrit.
Mais si tout discours ontologique sur l’Autre est impossible, alors il semble tout
autant impossible de répondre à la question « qu’est l’autre ? ». Le désintéressement
de Lévinas dit bien cela, mais propose cette autre voie pour répondre. Il propose
de laisser l’autre occuper l’espace, d’entrer en relation avec lui, de répondre à son
appel. C’est pour lui la seule voie qui permet une vraie connaissance de l’autre en
tant qu’autre absolu, et non en tant qu’autre relatif à soi.
13. Au sens du concept spinozien

30
2.6 La voie intérieure et l’extériorité de l’autre

Le renoncement à la persistance dans l’être semble donc être une clé pour par-
venir à cette relation particulière qui permet d’accéder à autrui. Cette voie allie
intériorité et transcendance. Intériorité, pour céder à la volonté de persistance dans
l’être en laissant s’exprimer le Désir métaphysique. Transcendance, pour recon-
naître que l’extériorité n’est pas une partie de moi et qu’elle n’est pas intégrable.
L’extériorité est le lieu de l’autre, l’intériorité est le lieu du moi. Si le lieu du moi
devient mon lieu, alors il m’appartient et devient le lieu du désir de persistance
dans l’être. Si le moi libère le lieu, alors il devient celui du Désir métaphysique.
De ce fait, on peut se demander quel lieu subsiste pour le moi. Cela pourrait
s’apparenter à une négation du moi, à une forme de nihilisme. Une représentation
de ce lieu pourrait être le dioptre évoqué précédemment : le lieu du moi n’est alors
pas consistant, il est une frontière entre l’intériorité et l’extériorité. Puisqu’il est
inconsistant, il ne peut pas désirer la persistance. En pratique, ce dioptre prend
de l’épaisseur, soit en absorbant l’extérieur, soit en figeant l’intérieur. L’extérieur
est alors considéré seulement relativement à moi et intégré, et l’intérieur est rendu
persistant par cristalisation du contenu de la sphère comme connaissances éter-
nelles. Ces deux mécanismes peuvent même se compléter : le moi cristallise l’autre
dans l’image qu’il se fait de lui.
Ainsi, la question de ce qu’est l’autre ne touche pas seulement l’autre, mais aussi
moi. Autant l’autre est accessible sans être intégrable, autant le moi se trouve aussi
explorable sans être totalement maîtrisé. L’accès à l’autre demande donc comme
condition de réalisation que le moi se dépossède de lui-même, ou du moins de la
persistance qu’il se donne, pour parcourir ce double chemin, intérieur et extérieur.

31
2.7 Représentation schématique

Pour représenter le paradigme dans lequel l’accès à l’autre est possible, nous
pouvons prendre le schéma suivant :

La vie intérieure, l’intérieur de la sphère, est le lieu de trois évènements. Elle


est le lieu du Moi qui s’observe comme moi (flèche en pointillés sur le schéma), et
qui peut avoir la tentation de la persistance dans l’être. Elle est encore le lieu des
pensées, qui vivent de façon indépendante de l’extérieur. C’est la séparation comme
psychisme 14 : le Moi et l’extérieur une fois séparés, le Moi peut s’exprimer en toute
14. Lévinas, Totalité et infini, pp. 55-56 : « Parce que la séparation de l’être séparé n’a pas été
relative, n’a pas été un mouvement d’éloignement à l’égard de l’Autre, mais se produisit comme
psychisme, la relation avec l’Autre ne consiste pas à refaire dans un sens opposé le mouvement

32
indépendance, en toute liberté. L’exploration de la vie intérieure permet de puiser
dans cette liberté. Elle est enfin le lieu du Désir métaphysique, qui permet au Moi
de ne pas considérer seulement l’intérieur et la paroi interne du dioptre comme
une totalité, mais de se tourner vers l’extérieur. Le moi qui vit intérieurement est
alors appelé vers l’extérieur, et le visage est le signe de cet appel.
L’extérieur est le lieu de l’Autre. Le moi qui regarde 15 vers l’extérieur n’a pas
son regard arrêté par une paroi : il regarde vers l’infini. L’idée de l’infini ne vient
donc pas de l’intérieur, mais de l’extérieur. Ce que le Moi rencontre lorsqu’il regarde
vers l’extérieur, vers l’infini, c’est l’Autre. Si le regard est arrêté rapidement, il
s’agit d’autrui. S’il n’est pas arrêté, il s’agit de l’absolument Autre.
Cette représentation intègre aussi, au moins en partie, ce que Lévinas affirme
de la séparation du Moi psychologique. Cette séparation crée un intérieur et un
extérieur. Le dioptre sur le schéma est effectivement séparation entre l’extérieur
et l’intérieur, et cette séparation est Moi psychique.
L’accès à l’Autre est ainsi décrit par ce double chemin, intérieur et extérieur,
que propose Lévinas. Sur ce chemin, il pose des marques aux intersections pour
aider le randonneur à s’orienter. Comme sur un chemin de grande randonnée, nous
pouvons à présent identifier les croix placées par Lévinas pour dire « ce n’est pas
le bon chemin vers l’autre ».

de l’éloignement, mais à aller vers lui à travers le Désir, auquel la théorie elle-même emprunte
l’extériorité de son terme. »
15. « regarde » est à comprendre au sens figuré.

33
Chapitre 3

Ce que l’autre n’est pas

Parmi le balisage laissé par Lévinas pour prendre le bon chemin vers l’autre,
il reprend en particulier des chemins déjà explorés par la tradition philosophique
occidentale, et en particulier Platon, Husserl et Hegel.
Nous utiliserons à plusieurs reprises la représentation paradigmatique proposée
à la fin de la partie précédente pour synthétiser efficacement l’étude suivante.
Lévinas remarque trois types d’impasses : celles qui concernent le moi, celles
qui concernent autrui, et celles qui concernent la relation entre les deux, le désin-
téressement. Les chapitres 1, 2 et 3 de cette partie caractérisent le premier type
d’impasses, les chapitres 4, 5, 6 et 7 le deuxième type, et le chapitre 8 le troisième.

3.1 L’autre n’est pas le concept d’Autre

Nous l’avons évoqué, Lévinas semble au premier abord contradictoire dans sa


façon de répondre à la question de ce qu’est l’autre, niant le concept en utilisant
des concepts. Mais nous avons aussi évoqué le fait que la méthodologie de Lévinas

34
est un processus à suivre plutôt qu’une suite de concepts à comprendre. Dans
Totalité et Infini, la compréhension des concepts est incompatible avec ce qu’est
l’autre. En effet, lorsque je comprends un concept, je l’intègre à l’ensemble de
mes connaissances, qui constitue ainsi une certaine totalité. Or l’autre, en tant
qu’autre, ne peut justement pas faire partie d’une totalité, sans quoi il n’est plus
vraiment autre.
Nous remarquons d’ores et déjà la volonté de Lévinas d’effectuer une opération
sur le concept d’autre. Cette opération n’est pas une distinction. Bien qu’il opère
aussi, par ailleurs, des distinctions au sein du concept d’Autre afin d’éliminer une à
une les voies qui mènent à chacun de ces concepts, il opère plutôt, dans la voie qui
l’intéresse, un dépassement du concept pour sortir de la totalité, et ainsi retrouver
un autre qui soit vraiment autre.
Or, traditionnellement, et ce depuis Platon, la philosophie occidentale est essen-
tiellement la manipulation de concepts, en particulier ontologiques. Ainsi Platon,
dans le Parménide, articule la question de l’existence de l’Un autour de la question
de l’être. La distinction se fait alors entre ce qui est réellement réel (To ontôs on),
ce qui n’est pas réellement réel (To mè ontôs on) et ce qui est réellement pas réel,
le réellement non-être (To ontôs mè on). Le faux appartient au to mè ontôs on.
Prendre une chose pour une autre, c’est le faux. L’autre est ici considéré relati-
vement à l’être. Non que toute la pensée de Platon puisse se résumer à cela, le
risque est grand d’emprunter le chemin du concept ontologique dans la recherche
de l’autre. Ici, le risque est donc de considérer l’autre uniquement relativement à
l’être. Soit il s’agit de ce qui n’est pas réellement réel, dans quel cas il ne s’agit
pas de l’autre, mais d’être autre chose que l’être considéré, donc de l’autre relati-
vement à l’être, soit il s’agit de ce qui est réellement pas réel, dans quel cas l’autre

35
est une erreur, il n’existe pas. En particulier dans Autrement qu’être ou au-delà
de l’essence, Lévinas met en garde contre ces deux voies sans issues : l’autre n’est
ni du pas réellement réel, ni du réellement pas réel, mais il est réellement réel
d’une manière qui n’est pas celle de l’être. Lévinas reproche donc à la philosophie
ontologique de rester dans cette impasse.
L’idée de Lévinas est finalement assez simple dans la méthode, mais difficile
dans la réalisation : l’autre ne peut pas être le concept d’Autre, car ce concept
part nécessairement du Moi, de celui qui le possède, qui ne peut alors pas se
laisser toucher par le véritable autre. Cette impossibilité est étroitement liée à la
possibilité-même d’accès à l’autre : le Même et l’Autre ne peuvent constituer, à
eux deux, une totalité. Si tel était le cas, cette totalité serait à l’intérieur du Moi 1 .
Conceptualiser l’autre, c’est le priver de son altérité et le ramener à soi. Lévinas,
en rejetant le concept d’Autre, cherche à montrer qu’une autre voie est nécessaire
pour accéder à l’autre avec son altérité. Cette voie propose donc de dépasser le
concept d’autre par une méthode qui ne cherche pas à comprendre ou à intégrer à
soi, même conceptuellement.

3.2 Ce n’est pas non plus la négation du concept

de l’autre

L’autre, donc, n’est pas le concept d’Autre, mais il le dépasse. Lévinas met en
garde contre une alternative qui ramène au concept : le dépassement du concept
d’Autre n’est pas l’aboutissement d’un processus dialectique qui commencerait par
une négation. Il y a d’ailleurs deux possibilités de négation : celle du concept de
1. Voir schéma du paradigme lévinassien au chapitre 3.7.

36
Même et celle du concept d’Autre. La négation du concept de Même aboutit à
l’autre évoqué par Platon : c’est l’erreur, c’est ce qui n’est pas réellement réel. La
négation du concept d’Autre pourrait finalement revenir à reconnaître que le Moi
est effectivement tourné vers l’intérieur de la sphère. Cela pourrait être reconnaître
que l’autre n’est finalement pas autre, afin de se tourner vers le véritablement autre.
Or le fait que le Moi s’approprie l’énoncé selon lequel « le concept initial d’Autre
n’est pas véritablement autre » n’est pas nécessairement suffisant pour tourner
le Moi vers l’extérieur, ce qui est une difficulté. Cela peut néanmoins l’aider à
considérer que l’intérieur ne suffit pas pour trouver l’autre, ce qui serait comme une
croix marquée à l’entrée d’un mauvais chemin. Pourtant, nous constatons que, dans
la tradition hégélienne, cette croix n’est pas suffisante. En effet, certains auteurs,
tels que John McTaggart Ellis McTaggart dans The Further Determination of
the Absolute, 1890, poursuivent leur recherche de l’autre dans le moi, c’est-à-dire
en contexte hégélien dans l’Esprit, qui exprime l’absolu, que l’on retrouve chez
McTaggart dans les selves. S’il y a absolu, il y a une forme de totalité à laquelle
l’autre appartient, étant un self parmi les selves, tous les selves formant une totalité
une et plurielle. Lévinas pourrait répondre à cela que les selves sont encore dans
le Moi, et sont une fois de plus rapportés au Même, ne permettant toujours pas
d’accéder à l’autre véritablement autre. La négation du concept revient donc à
rester à l’intérieur de la sphère du Moi, sans possibilité de sortie malgré le constat
d’une impasse.

Dans les deux cas, platonicien et hégélien, le Moi reste tourné vers l’intérieur.
Il se regarde lui-même en regardant le concept qu’il élabore au sujet de l’autre. Il
ne se tourne pas vers l’extérieur de la sphère du Moi, il n’accède pas véritablement

37
à l’autre véritable.

3.3 Première erreur de la phénoménologie

L’intentionnalité de Husserl propose une définition du moi conscient : il se dé-


finit par son ouverture fondamentale et originelle à l’extériorité. Il est même fait
pour cela. Selon cette définition, l’accès à autrui est réalisé par les sensations que
j’en ai : lorsque je vois quelqu’un, il m’apparaît comme visage. Autrui m’apparaît
effectivement comme une personne. Pour autant, Lévinas reproche à la phéno-
ménologie de se limiter à cette extériorité, qui ne permet pas de considérer cette
personne que je vois comme autre. Ainsi, Lévinas reproche aux phénoménologues
de manquer d’intériorité 2 . En particulier, ils manquent d’affectivité, de sensibi-
lité affective, ou de sentiments pour l’exprimer encore par d’autres mots. Il ne se
laisse pas toucher par l’autre, parce que sa perception de l’extérieur n’entre pas
en communication avec l’intérieur. La vie intérieure, source de cette affectivité, en
contact avec l’extérieur, lieu d’autrui, crée en moi le fait d’être touché par autrui,
d’être appelé et de désirer répondre. Le moi n’est pas une sphère centrée sur elle-
même qui se regarde de l’intérieur, mais une sphère opaque qui se croit ou bien
totalement pleine, ou bien totalement vide.
L’affectivité peut en effet être réduite phénoménologiquement à ses effets, que
l’on ressent. Mais pour Lévinas, les deux ne sont pas à confondre. Par analogie, les
joues qui rougissent, la sueur qui transpire de la peau, le souffle qui s’accentue et le
rythme cardiaque qui s’accélère ne suffisent pas pour dire ma colère. Pour Lévinas,
cette colère serait avant tout le désir de changer la situation, qui ne me convient
2. Van Reeth, L’autre (4/4) : Emmanuel Levinas, l’absolument autre (invité : Jean-Michel
Salanskis)

38
pas, ou de m’en prendre à autrui. Dans tous les cas, elle est action à venir, ou du
moins désir d’action. Selon ce qu’il en est fait, elle est transformation éthique de la
société ou domination d’autrui par le pouvoir que j’exerce sur lui. L’affectivité ne
peut donc être seulement extérieure, elle trahit le désir intérieur qui se confronte
à l’extérieur par le dioptre du moi. Or si cet aspect de l’affectivité est nié, alors la
sphère est au mieux vide, au pire pleine, c’est-à-dire que la sphère est comparable
à une boule. Autrui n’est alors pas celui qui pâtira de mon action, mais seulement
la cause d’effets physiologiques sans conséquence morale a priori. Autrui est donc,
pour le phénoménologue, seulement soit la cause des effets physiologiques, soit le
lieu de mes actions en tant qu’objet modifiable. Il n’est donc pas celui qui m’appelle
à des actes moraux, ni celui qui pâtira des conséquences morales de mes actes. Il
n’est pas transcendant et je peux comprendre, donc intégrer, ce qu’il se passe entre
lui et moi.

Dans les trois premiers chapitres de cette partie, nous avons constaté deux
impasses liées au moi relevées par Lévinas dans la question de l’accès à autrui : le
manque d’intériorité et le manque d’extériorité. Ces impasses traduisent des erreurs
qui concernent le moi. Elles ne touchent ni autrui, ni la relation moi-autrui.

Nous allons à présent observer un autre type d’impasse sous deux aspects :
l’existence et l’essence de l’autre.

3.4 L’existence d’autrui

L’existence d’autrui pose légitimement question dans la tradition philoso-


phique. Il est possible que Lévinas se fourvoie et cherche en vain à entrer en

39
relation avec ce qui n’existe pas. Il penserait trouver l’autre, alors qu’il est dans
l’illusion. L’existence de l’autre devrait nous permettre de nous assurer que la dé-
marche lévinassienne n’est pas vaine, qu’il est possible de se lancer à la recherche
de l’autre. En somme, puisqu’il n’est pas possible de trouver l’autre s’il n’existe
pas, il faut s’assurer du contraire.
Or s’assurer de l’existence de l’autre est, pour Lévinas, une fois de plus chercher
à l’intérieur ce qui est à l’extérieur. Cette question semble donc se rapporter une
nouvelle fois à une erreur sur le moi que nous avons déjà évoquée. Il y a pourtant
une autre façon d’envisager la question : qu’en est-il si l’autre n’existe vraiment
pas ? Lévinas est peut-être effectivement dans l’illusion lorsqu’il croit rencontrer
l’autre. La question objective de l’existence de l’autre dépasse largement la question
de la relation personnelle à autrui.
La réponse que Lévinas pourrait apporter à cette objection est certainement
contenue dans l’insistance qu’il accorde à l’enseignement. L’enseignement, pour
Lévinas, est le discours qui permet d’élever l’autre au même rang de connaissance
que soi. Il y a une forme d’autorité bienveillante qui permet à l’enseigné d’atteindre
ce qui était jusqu’alors hors de portée. En particulier, l’enseignement de Lévinas
au sujet d’autrui est un chemin qu’il propose de parcourir pour le rejoindre dans
sa connaissance sur le sujet. L’existence de l’autre n’est pas la conclusion d’une
démonstration, mais l’observation de celui qui a suivi le chemin enseigné par le
maître. Attendre la preuve de l’existence d’autrui, voire de Dieu, avant de com-
mencer le chemin, c’est s’assurer de rester sur place et de ne finalement jamais
rencontrer autrui.
Il est alors question de l’attitude de celui à qui Lévinas s’adresse. S’il ne se risque
pas à l’aventure de la rencontre d’autrui, qui doit passer par la vie intérieure et le

40
désintéressement, il restera sur la question de l’existence d’autrui sans trouver de
réponse. L’impasse est donc de croire que l’existence d’autrui est une question. Ce
qu’il faut savoir au sujet d’autrui, c’est qu’il n’y a rien besoin de savoir a priori
sur lui pour se risquer à la rencontre.

3.5 L’essence de l’autre

Pourtant, on pourrait encore objecter que, même en suspendant la question de


l’existence d’autrui, il reste à être capable de le reconnaître si je le rencontre. Or,
pour cela, je dois savoir au moins quelque chose de lui. Il ne s’agit pas de reconnaître
telle personne, mais de reconnaître ce qui est autre, que ce soit chez telle personne
ou plus généralement. Il s’agit en outre de le reconnaître dans l’absolu, non par
rapport au même, comme nous l’avons évoqué. Ici, nous avons une attitude qui
est celle de celui qui cherche l’Autre, absolument, en toute sincérité.
Pourtant, Lévinas pourrait reprocher que cette attitude est, celle-ci aussi, dé-
placée. En effet, il ne s’agit pas de chercher l’Autre. Cela semble paradoxal, voire
inaudible, de devoir ne pas chercher l’Autre pour le trouver. De plus, cela semble
contradictoire avec le Désir métaphysique, qui semble être le désir de chercher
l’Autre.
En réponse à cela, d’une part, il ne s’agit pas tant de chercher l’Autre que de
se laisser appeler par lui. C’est à son appel, son discours, que je le reconnais. Cela
peut laisser entendre que le moi a une capacité innée à reconnaître l’Autre quand il
est appelé. Samuel sait reconnaître quand Dieu l’appelle, et il répond « Me voici ».
Pourtant, dans ce passage du premier Livre de Samuel, même Samuel se trompe
initialement, et pense qu’il a été appelé par le prêtre Éli. Il le reconnaît parce

41
que c’est Éli qui lui dit que c’est Dieu qui lui parle. Et si Éli le reconnaît, c’est
sans doute, en remontant la tradition, parce que le nom de Dieu est transmis de
génération en gérénation depuis Moïse, qui, lui, reconnaît que c’est Dieu qui lui
parle parce qu’il donne son nom, et qu’il dit qu’il s’est déjà adressé à ses ancêtres
Abraham, Isaac et Jacob. Lévinas s’inscrit dans cette tradition dans le sens où
l’enseignant, en donnant le nom de Dieu, permet au néophyte de le reconnaître.
Il n’est alors pas reconnu par ce qu’il est, mais par son nom, soit qu’il donne
lui-même, soit qui est donné par un médiateur. Ainsi, celui qui souhaite pouvoir
reconnaître l’autre ne doit pas demander « qu’est l’autre ? », mais « quel est le nom
de l’autre ? ». Le nom prononcé permet d’appeler, le nom écouté permet d’abord
de rencontrer, puis de reconnaître.
D’autre part, le Désir métaphysique n’est pas tant le désir de chercher l’Autre
que celui de le trouver. C’est une particularité importante de ce désir : il ne vient
pas d’un manque, mais advient au contraire lorsque l’on est comblé. Ainsi, l’objet
de ce désir n’est pas l’objet du manque identifié. Ce désir est porté vers ce qui
est transcendant, mais qui n’est pas identifié. Ce désir n’oriente donc pas sur la
recherche d’une chose identifiée, mais sur le désir de trouver cet autre que je ne
connais pas encore.
Ainsi, nous remarquons que l’autre est d’abord non identifié, puis rencontré, et
enfin reconnu. Pour passer de la non identification à la reconnaissance, nous passons
par la rencontre. Or habituellement, pour reconnaître une chose initiallement non
identifiée, il faut disposer d’une description de celle-ci ou de sa définition. La
rencontre semble donc être liée à l’essence de l’autre en ce qu’elle fait office de
description ou de définition. Si elle est une description, alors elle est description de
la naissance de la relation entre moi et l’autre. Si elle est une définition, alors elle

42
est définition de la relation entre moi et l’autre. Il semble donc que la rencontre soit
l’essence non d’un être, mais d’une relation. Cette hypothèse est confortée par la
critique de Lévinas à l’égard de la philosophie occidentale qu’il qualifie d’égologie 3 .
Ici, cela ressemble davantage à, tout néologisme permis, une relatiologie. Il ne
s’agit pas d’essence de l’être d’autrui, mais d’essence de la relation à autrui, qui
est d’abord rencontre.
Cette hypothèse conforte aussi le fait que l’accès à l’autre ne se fait pas par
l’idée de l’autre, comme nous le montrions précédemment. Ainsi, évoquer l’essence
de la relation plutôt que celle de l’autre permet de ne pas se faire une idée de
l’autre, mais d’envisager la relation à l’autre sur le mode proposé par Lévinas.

3.6 Deuxième erreur de la phénoménologie

Nous avons déjà évoqué que le phénoménologue reconnait bien une personne
lorsqu’il se trouve face à une telle, mais que rien n’empêche l’identification, rien ne
dit qu’il y a de l’autre dans autrui. Cela est dû à l’absence d’intériorité. Mais cela
traduit aussi une autre absence, qu’est l’absence de transcendance. Lévinas montre
cela en particulier dans De Dieu qui vient à l’idée. En effet, « Dieu » ne peut pas
avoir de signification pour les phénoménologues, puisqu’aucune expérience n’en
est possible, il est invisible 4 . Cela traduit l’absence de désintéressement, au sens
que nous avons déjà employé. Puisque l’autre apparaît directement, il n’est pas
d’espace entre lui, c’est-à-dire ce que je perçois de lui, et moi. Or c’est ce désin-
téressement, cet espace laissé libre entre l’autre et moi, qui rend l’autre possible
3. Lévinas, Totalité et infini, p. 34 : « La philosophie [de Socrate] est une égologie. »
4. Une certaine expérience de Dieu est possible, mais elle n’est pas phénoménologique, elle
est « affection par l’invisible » (Lévinas, De Dieu qui vient à l’idée, p. 183)

43
comme autre. L’absolument autre, accessible par pur désintéressement dans une
relation à l’invisible, ne l’est donc pas pour le phénoménologue. Autrui, de ce fait,
ne l’est pas non plus en tant qu’autre. Autrui ne se manifeste donc que comme
autre même, ou comme seulement ce que j’en perçois.

3.7 Synthèse de l’impuissance de la phénoméno-

logie et interprétation

Ce qu’il manque à la phénoménologie n’est donc pas l’extériorité, contrairement


aux platoniciens et aux hégéliens, mais l’intériorité et le désintéressement. Nous
pouvons alors nous demander s’il faut faire un lien entre les deux. Dans le schéma
de la sphère que nous avons adopté, le désintéressement est un espace entre moi
et autrui, tandis que l’intériorité est un espace à l’intérieur du moi. Ainsi, dans les
deux cas il s’agit d’un espace, dont on observe qu’il est occupé soit par la relation
à autrui, le désintéressement, soit par une vie intérieure, affective. L’absence de
cet espace semble donc traduire le même phénomène, que l’on peut schématiser
comme un contact en place d’une observation. La sphère a sa surface qui forme un
solide plein, donc une boule. Les autres peuvent être considérés comme d’autres
boules qui ont un point de contact avec celle du moi. Les boules sont en rapport
direct, non en relation. Il n’y a pas de médiation, seulement le contact. Or le
contact permet la connaissance du point de contact, non de la boule en entier. Le
réseau de boules ainsi formé est un espace continu par contact entre les différentes
boules.
Pour représenter le paradigme dans lequel l’accès à l’autre est possible, nous

44
pouvons prendre le schéma suivant :

La connaissance d’autrui, comme la connaissance de moi-même, se fait par ces


contacts. Nous limiterons l’exploitation de cette représentation à cette interpréta-
tion.

Nous avons donc étudié deux types d’erreurs : celles qui portent sur le moi et
celles qui portent sur l’autre.

3.8 L’intéressé

Il reste à envisager les erreurs qui portent sur la relation entre le moi et l’autre.
Dans le chapitre 5 de cette partie, nous avons envisagé la relation comme une
essence, et le fait qu’un discours peut être tenu à son égard. Rappelons toutefois
que ceci est seulement une hypothèse qui convient bien. Si nous pouvons tenir
un tel discours, alors nous pouvons aussi en tenir un sur les erreurs liées à l’es-
sence de cette relation. Cette relation est avant tout désintéressement, comme nous
l’avons évoqué au chapitre 2.5. Or Lévinas, avant d’aborder le désintéressement
pour la première fois dans Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, aborde celui

45
de l’intéressé. L’essence est intéressement, pourrait-on dire pour résumer le fait
que la question de l’essence de l’autre – mais plus généralement aussi la question
de l’essence de l’être – renvoie à cette notion. Or nous pouvons nous interroger
sur la possibilité d’une essence de la relation à partir de cela. Déjà, il y a une
contradiction à parler d’essence de la relation. « Essence » dérive du verbe esse en
latin, qui signifie « être ». L’essence est l’être d’une chose, et nous nous demandons
comment nous pouvons parler de l’essence de ce qui n’est pas chose mais relation
entre les choses, et comment il est possible de la définir sans définir auparavant
l’être de ses relata. Nous avons déjà montré, au chapitre 2.5, que Lévinas affirme
que considérer l’essence de l’autre, et même l’essence du moi, produit la persis-
tance dans l’être 5 et, de là, une erreur. L’essence des relata est donc une erreur,
qui est intéressement. En effet, l’intéressement, en ce sens, est la conséquence de la
persistance dans l’être. L’homme qui se pense essence cherche sa préservation dans
le temps, et doit se confronter, s’opposer violemment à autrui pour cela. L’intéres-
sement n’est donc pas relation, mais choc entre les essences. Les boules pleines de
la représentation proposée au chapitre précédent se heurtent les unes aux autres,
seule façon d’entrer en contact, n’ayant pas de relation possible.
Dans ce cadre, Lévinas traite de la relation comme ce qui est, de manière
générale, entre les essences, inter-esse. Puisqu’il s’agit d’inter-essences, les relata
sont traités comme des essences. La relation, comme nous l’affirmions, peut alors
aussi avoir une essence relative aux relata. Or dans ce cas, cette relation n’est
pas relation, mais heurt, guerre, violence. Ainsi, l’intéressement ne permet pas la
relation. Le projet d’envisager la relation comme essence, ou même comme étant
5. Lévinas, Autrement qu’être ou au-delà de léssence, p. 15 : « L’essence s’exerce ainsi comme
une invicible persistance dans l’essence, comblant tout intervalle de néant qui viendrait interr-
pompre son exercice. »

46
ce qui met en relation des essences, est un échec qui aboutit à la violence et à la
guerre, ou à moindre mal à l’échange et au commerce 6 .
L’accès à Autrui ne peut donc pas se faire selon l’intéressement. Le chapitre 4.3
montrera le dépassement de l’intéressement, proposé par Lévinas, qui est le désin-
téressement, et qui permet la relation à autrui.

Ainsi, nous avons montré plusieurs erreurs concernant le moi, l’autre et la


relation entre les deux qui peuvent bloquer la démarche lévinassienne d’accès à
autrui. Par ces erreurs, nous avons constaté que la question de savoir ce qu’est
l’autre ne peut pas être réduite à des considérations ontologiques sur moi ou sur
l’autre, et que la relation à autrui doit être débarassée de son essence. Nous pouvons
donc à présent faire le chemin proposé par Lévinas et accéder à Autrui. Nous
espérons, sur ce chemin, pouvoir décrire ce que nous observons de celui-ci et de
cet Autrui auquel nous accédons. Nous comprenons déjà, à la fin de cette partie,
que le mode de description devra être adapté au chemin lui-même, qu’il ne peut
pas être anticipé. Nous pouvons en revanche nous laisser porter avec confiance sur
ce chemin en compagnie de Lévinas.

6. Lévinas, Autrement qu’être ou au-delà de léssence, p. 15 : « La lutte de tous contre tous


se fait échange et commerce. »

47
Chapitre 4

L’autre auquel j’accède

Cette partie est le récit du chemin parcouru avec Lévinas, puisque nous avons
montré dans la partie précédente que les tentatives de naturalisation d’autrui a
priori de la rencontre font emprunter des voies sans issue. La méthode philoso-
phique d’étude de l’autre doit donc être conforme au chemin lui-même que nous
empruntons. Ainsi, dans cette partie, les descriptions de l’autre – à défaut de
définitions, comme nous l’avons montré – devront être accompagnées de descrip-
tions de la façon de décrire, c’est-à-dire qu’elles devront intégrer un commentaire
méthodologique, voire métaphilosophique, à chaque étape.

4.1 L’Autre toujours autre

Nous montrons dans la partie précédente à de nombreuses reprises que toute


tentative d’intériorisation de l’autre est vouée à l’échec. Pour résumer, l’autre ne
peut jamais être fait mien sans perdre son altérité. Le début du chemin semble
donc être l’acceptation que l’autre est toujours autre, prise comme un renoncement.

48
Ce n’est pas une démarche évidente en philosophie. Au contraire, dès Platon, le
discours porte sur les Idées, et l’on pourrait dire en son nom que l’Idée d’Autre est
plus grande que l’autre rencontré ou qu’une expérience quelconque de l’altérité.
Or Lévinas propose une démarche où la rencontre est première sur l’idée, au point
peut-être que l’idée d’Autre n’a pas de réalité.
La question se pose donc de savoir comment, malgré cette apparente incompa-
tibilité avec la philosophie occidentale, une démarche philosophique est possible.
Nous allons donc commencer par ce renoncement, non en le prenant sous cette
forme, mais sous la forme de suspension du concept. Ainsi, nous ne nous fermons
pas à la possibilité d’obtenir un jour un concept d’Autre, mais nous acceptons de
suspendre cette conceptualisation afin de commencer le chemin avec Lévinas.
Cette suspension n’est pas ce que l’on nomme traditionnellement la suspension
du jugement, quand bien même elle s’apparente à une suspension du jugement de
l’autre en tant qu’autre. En effet, il ne s’agit pas de suspendre le jugement au sujet
de ce que l’on perçoit ou de ce que l’on pense, mais au contraire de ce que l’on
ne perçoit pas. Or, si on ne le perçoit pas, il ne peut y avoir, et donc il n’y a pas,
de jugement. Ce qui est suspendu est plutôt, d’une part, une erreur de jugement
qui serait de voir de l’autre dans ce qui est perçu, et, d’autre part, un jugement
sur ce que l’on s’attend à ce que l’autre soit. Voir de l’autre dans ce qui est perçu,
c’est rapporter l’autre au même. Nous avons déjà montré que c’est une impasse,
que c’est une erreur sur le moi. S’attendre à ce que l’autre soit ceci ou cela, c’est
aussi une impasse, nous l’avons montré comme une erreur sur l’autre.
Mais elle n’est pas seulement l’interdiction de ces deux erreurs. Elle est aussi
l’ouverture sur le chemin lévinassien. La représentation schématique du cha-
pitre 2.7 figure le changement qui permet cette ouverture. Il s’agit pour le moi

49
de regarder. Ici le regard est, une fois de plus 1 , à comprendre au sens métapho-
rique. Le regard est ce qui permet d’avoir accès à ce qui est hors de portée, ce qui
n’est pas au contact, ce qui laisse de la place entre moi et ce qui est regardé.
Lorsque le moi regarde à l’extérieur de la sphère, il ne sent pas seulement les
sphères qui se heurtent à lui, mais il voit les sphères à une distance qui rend la
relation possible sur une autre modalité que le heurt. De plus, si le regard ne
rencontre aucune autre sphère, alors il peut voir à l’infini, d’où l’idée de l’Infini
évoquée au chapitre 2.2.
Mais si le moi ne regarde qu’à l’intérieur de la sphère, comme nous l’envisagions
dans la partie 3, il ne doit pas arrêter son regard seulement au contenu de la sphère,
pleine ou vide, ni à la paroi d’en face qui lui permet de se regarder lui-même. Au
contraire il doit pouvoir faire circuler son regard jusqu’à l’extérieur de la sphère,
il doit pouvoir passer le dioptre.

4.2 La vie intérieure

Lévinas nous parle de vie intérieure 2 . Dans la représentation proposée du pa-


radigme lévinassien, cela revient à creuser la sphère du moi pour que d’un volume
il devienne une surface entre l’intériorité et l’extérieur. La vie intérieure est la vie
du moi comme dioptre entre l’intérieur et l’extérieur.
Cette image mérite un commentaire, qui serait plus facile s’il était de l’ordre
de la mystique. Bergson, dans Essai sur les données immédiates de la conscience,
donne sans doute des éléments de compréhension pour aborder la question de la
1. voir note de bas de page n◦ 15 de la page 33.
2. Lévinas, Totalité et infini, p. 55 : « La vie intérieure, le moi, la séparation sont le déraci-
nement même, la non-participation et, par conséquent, la possibilité ambivalente de l’erreur et
de la vérité. »

50
vie intérieure. En particulier, la distinction entre temps et durée permet d’éclairer
ce concept. Le temps est extérieur, il est commun à un ensemble de personnes, il
sert de référence, est quantifiable, etc. La durée est de l’ordre du vécu intérieur,
elle ne peut pas être partagée avec d’autres, elle n’est pas quantifiable. La vie
intérieure est le lieu de la durée. Il reste à se demander comment il est possible de
creuser la sphère, d’accéder à la durée. Lévinas affirme que cette démarche n’est
pas évidente, que la voie la plus directe mène à l’intéressement. Lévinas répond
à la question d’abord par l’événement de la séparation, puis du moi athée, dans
Totalité et Infini.
La séparation est séparation entre le Même et l’Autre, et de là naît le moi
psychique, duquel émerge la pensée, le cogito 3 . Le moi psychique n’a pas le même
rapport avec le Même qu’avec l’Autre, comme nous l’avons plusieurs fois évoqué
au cours de cette étude. En particulier, pour ne pas être absorbé dans une totalité,
le moi se bat pour revendiquer ce qui est l’Autre en lui. Le moi n’est pourtant
pas lui-même totalité du Même et de l’Autre. Ainsi, pour concilier ce qui est du
Même et ce qui est de l’Autre dans le moi, il convient de considérer que le Même
et l’Autre sont les deux faces du moi, qui est alors surface de séparation entre
les deux. Dans notre représentation, cela signifie que le moi, en tant que dioptre
entre le Même et l’Autre, a des deux en lui, ou plutôt à la surface de lui, sans les
regrouper en une totalité, en préservant l’hétérogénéité entre les deux.
Mais cela est le cas pour tout « moi », donc il ne semble pas qu’il puisse y avoir
lieu de penser que la sphère puisse être pleine. De fait, initialement, elle ne l’est
pas. Mais la persistance dans l’être produit un épaississement du moi qui remplit le
3. Lévinas, Totalité et infini, p. 46 : « La séparation du Même se produit sous les espèces
d’une vie intérieure, d’un psychisme. [. . .] Le cogito, avons-nous dit, atteste la séparation. »

51
Même et se confond avec lui. Le moi est Même et ne laisse plus de place à l’Autre.
Le moi prend une consistance qui fait qu’il ne peut regarder ni l’Autre ni le Même,
c’est-à-dire ni l’extérieur, ni l’intérieur comme vie intérieure. Une hypothèse est
que ce phénomène n’est pas premier chez l’individu, mais qu’il advient plus tard,
par épaississement du moi. Lorsque le moi regarde à l’intérieur de lui, ce n’est
pas sa vie intérieure qu’il voit, mais c’est ce qui se trouve dans l’épaisseur. Il y a
méprise entre les deux, et la vie intérieure semble être pauvre et dénuée de tout
intérêt, puisqu’il s’agit en réalité de ce qui se trouve dans l’épaisseur du moi et qui
n’est que le fruit de la persistance dans l’être, sans consistance.
Si le moi s’est épaissi, il faut donc qu’il cherche à retourner à l’état de surface
entre le Même et l’Autre pour accéder à sa vie intérieure et commencer le chemin
avec Lévinas. Pour cela, ce dernier propose l’athéisme. Comme le moi est épais et
qu’il ne peut regarder qu’à l’intérieur de lui, il se considère comme une totalité.
Puisqu’il est totalité, il n’y a pas de transcendance en dehors de lui. La seule
divinité possible est alors lui-même. Le moi est doublement dans l’illusion : dans
celle que la transcendance est en lui et dans celle qu’il ne peut y en avoir d’extérieur
à lui. Cette illusion est, en outre, paradoxale, puisqu’une transcendance ne peut
être, par définition, intérieure, c’est-à-dire immanente.
Pour accéder à l’athéisme, le moi doit donc reconnaître qu’il n’y a en lui aucun
dieu. C’est ce qu’il appelle le moi athée. Le moi athée se reconnaît seul en tant
que moi, sans consistance, sans transcendance. De là le moi s’amincit, au sens que
cela prend dans notre représentation, et le regard peut accéder à la vie intérieure
ainsi qu’à l’extérieur. De là, le désir métaphysique peut émerger.
Il semble que ce soit le point de départ du chemin avec Lévinas, comme une
préparation pour commencer le cheminement.

52
4.3 Le désintéressement

La première étape du chemin, après cette préparation, est de découvrir que l’in-
téressement n’est pas relation. Dans le chapitre 3.8, nous affirmions que la relation
est d’abord définie par Lévinas comme intéressement, mais que cette relation n’est
pas vraiment relation, mais heurt et guerre. Mais Lévinas n’en reste pas à cette
première définition, et c’est alors que la lumière se fait sur ce qu’est réellement la
nature de la relation, qui n’est pas essence, mais au contraire désintéressement. Les
termes de « relation » et de « désintéressement » se trouvent plus spécifiquement
dans De Dieu qui vient à l’idée 4 , et c’est là que se trouve le développement le plus
synthétique à ce sujet. Le désintéressement est « suspension de l’essence » 5 . La
nature de la relation n’est alors pas une essence, mais la suspension de l’essence.
Cela montre, déjà, la limite de l’hypothèse proposée au chapitre 3.5 selon laquelle
la relation est une essence. Cela semble ensuite proposer que, bien que la relation
ne soit pas essence, elle peut se définir à partir d’une essence comme sa suspen-
sion. « Suspension » de l’essence résonne comme « suspension du jugement », au
sens traditionnel. Il semble que l’essence de ne peut pas être niée – et de fait les
violences et guerres actuelles nous le montrent encore – mais elle peut être suspen-
due. Le désintéressement serait donc un mouvement de suspension. Le résultat de
ce mouvement est comparable à une forme de phénoménologie qui s’intéresserait
non au vécu du sujet dans le monde, mais au vécu du sujet comme relatum. Cette
suspension permet l’arrêt de la persistance dans l’être, laissant un vide qui est
occupé par autrui. Autrui n’est alors pas en contact direct avec le moi, mais il est
4. Voir par exemple I. Rupture de l’immance, 1. Idéologie et réalisme, 4. L’autre homme, pp.
25-30 de Lévinas, De Dieu qui vient à l’idée
5. ibid., p. 27

53
accessible par la relation, par désintéressement. Autrui n’est pas objet d’intérêt
pour moi, mais relatum dans une relation avec moi.

4.4 Relatiologie ?

Concernant la méthodologie employée précédemment pour la description de


l’Autre, nous remarquons que nous devons donner un statut particulièrement im-
portant à la relation. De ce fait, il semble que la philosophie de Lévinas est da-
vantage une « relatiologie ». En effet, d’une part, Lévinas critique fortement l’on-
tologie, le discours sur l’être. D’autre part, nous avons remarqué que la relation
tient une place importante dans sa philosophie. Ainsi, nous pourrions employer
le néologisme « relatiologie » pour traduire à la fois la rupture avec l’ontologie
et la convenance avec le fait que la relation tient une place importante dans son
discours, en particulier sous la forme du désintéressement.
Pourtant, la philosophie de Lévinas ne peut se réduire totalement à un dis-
cours sur la relation. En effet, le Même, bien que n’étant pas le centre de son
discours, tient une place anti-symétrique avec l’Autre, puisque les deux résultent
de la séparation que nous évoquions, étant opposés mais complémentaires sans
être totalisables. Imputer à Lévinas un discours centré sur la relation serait ainsi
oublier que le moi psychique est d’abord fortement lié au Même, et qu’il reçoit
toute considération. Certes, il ne peut exprimer pleinement sa nature éthique que
dans la relation à l’autre, mais cela ne lui enlève en rien une certaine existence,
même sans consistance ou persistance. On pourrait d’ailleurs sans doute travailler
la distinction heideggerienne entre l’être et l’étant chez Lévinas pour caractériser
mieux ce qu’est ce moi, mais cela n’entre pas dans le cadre de notre étude. Ainsi,

54
nous n’avons certes pas l’être, mais nous n’avons pas non plus le monopole de la
relation. Parler de relatiologie serait donc réduire la philosophie de Lévinas à un
discours qui oublierait le moi.
Pour autant, ce moi n’est pas consistant, il ne doit pas rechercher la persistance.
Ainsi, il ne semble pas pertinent de caractériser le discours de Lévinas par rapport
à celui-ci. Aussi, il serait étrange de vouloir le caractériser par rapport à l’autre,
puisqu’il est l’aboutissement du chemin et non une chose identifiable a priori. Il
ne semble donc plus rester que la relation pour le faire. Nous sommes finalement
dans une impasse à vouloir caractériser précisément le discours de Lévinas. Nous
retiendrons donc seulement que ce discours tient compte du moi, de l’autre, et de
la relation entre les deux. Nous retenons aussi que seule la relation a la teneur
nécessaire pour que l’on puisse dire de ce discours qu’il est discours sur la relation.
Nous retenons enfin que le moi et l’autre, malgré les difficultés relevées, tiennent
aussi une place dans ce discours, bien qu’ils ne puissent être dits « objets » de ce
discours, mais plutôt origine et aboutissement.
Ainsi, si Lévinas nous propose de suivre un chemin, alors le point de départ est
le moi, l’aboutissement est l’autre, et tout le chemin est la relation. Le discours
de Lévinas porte essentiellement sur le chemin, mais en en rappelant le départ
et l’arrivée, sans lesquels il n’y aurait pas de chemin. Dans notre méthodologie,
nous avons conservé cette approche : nous allons de moi à l’autre. Nous quittons
véritablement, en un sens, le moi, pour cheminer. L’Autre, bien que n’étant pas
l’objet du discours – puisque pas objet, ni même concept –, est l’aboutissement du
chemin.

55
4.5 Représentation géométrique de l’absolument

Autre comme aboutissement inatteignable

Si l’autre est l’aboutissement du chemin, alors cela signifie que le chemin se


termine lorsque l’on arrive à l’autre. Pourtant, comme nous l’avons déjà constaté,
pour que l’autre reste autre il ne peut être intégré au moi. L’autre, ainsi, reste tou-
jours absolument autre. Il est comme un horizon qui ne cesse de s’éloigner à mesure
que l’on chemine vers lui. L’absolument Autre est transcendant, inatteignable, ho-
rizon lointain dont on ne cesse de s’approcher sans pourtant jamais l’atteindre.
Mais à la différence de l’horizon, l’Autre est devant moi, visible, accessible 6 .
Pour se représenter cela, une conception euclidienne ne convient pas. En re-
vanche, le disque de Poincaré est plus adapté 7 . Dans ce disque, plus nous nous
6. Il s’agit du cas où je vois le visage de l’autre. Nous avons remarqué précédemment que
l’Autre comme absolument autre est invisible, dans quel cas la comparaison avec l’horizon est plus
pertinente. Malgré cela, l’absolument Autre est compatible aussi avec la comparaison proposée
dans ce qui suit.
7. Le « disque de Poincaré » est un disque définit par Henri Poincaré dans La science et
l’hypothèse selon ces mots :
« La température n’y est pas uniforme ; elle est maxima au centre, et elle diminue
à mesure qu’on s’en éloigne, pour se réduire au zéro absolu quand on atteint la
sphère où ce monde est renfermé.
Je précise davantage la loi suivant laquelle varie cette température. Soit R le
rayon de la sphère limite ; soit r la distance du point considéré au centre de cette
sphère. La température absolue sera proportionnelle à R2 − r2 .
Je supposerai de plus que, dans ce monde, tous les corps aient même coefficient
de dilatation, de telle façon que la longueur d’une règle quelconque soit proportion-
nelle à sa température absolue.
Je supposerai enfin qu’un objet transporté d’un point à un autre, dont la tempéra-
ture est différente, se met immédiatement en équilibre calorifique avec son nouveau
milieu.
Rien dans ces hypothèses n’est contradictoire ou inimaginable.
Un objet mobile deviendra alors de plus en plus petit à mesure qu’on se rappro-
chera de la sphère limite.
Observons d’abord que, si ce monde est limité au point de vue de notre géométrie
habituelle, il paraîtra infini à ses habitants.
Quand ceux-ci, en effet, veulent se rapprocher de la sphère limite, ils se refroi-
dissent et deviennent de plus en plus petits. Les pas qu’ils font sont donc aussi de

56
rapprochons du bord du disque, plus il nous semble nous en éloigner car notre
vitesse d’approche et notre taille diminuent au fur et à mesure. Il en est de même
avec l’Autre : plus je m’approche de lui, plus je constate son altérité, et la grandeur
de son altérité, qui font que je suis toujours loin de lui.
Nous constatons que nos représentations peuvent être changées par la rencontre
de l’Autre. En effet, sortir du modèle euclidien au profit de ce modèle non eucli-
dien, dit hyperbolique, ne nous est pas familier. Il n’est pas au programme des
enseignements primaires et secondaires, et n’est pas une partie importante des
études supérieures en mathématiques. On peut donc s’interroger sur l’impact de
ces représentations mentales sur la rencontre avec l’autre. Nous avons constaté
qu’une représentation de l’espace hyperbolique, à courbure négative, est adaptée
à la compréhension de l’autre comme aboutissement duquel on peut sans cesse se
rapprocher sans jamais l’atteindre. Une représentation euclidienne de l’espace, à
courbure nulle, ne permet pas cela : un rapprochement vers l’autre mène nécessai-
rement à une fusion avec l’autre. Cela permet de représenter de façon simple les
difficultés rencontrées par un couple dans lequel les deux personnes se pensent être
les mêmes, ou encore celles de mystiques recherchant l’union totale avec Dieu. Ces
enjeux pourraient être intéressants à traiter sur le plan sociologique, mais en de-
hors de notre sujet. Pour revenir à nos représentations spatiales, il reste le cas d’un
espace à courbure positive, c’est-à-dire un espace sphérique. Cet espace permet de
représenter le cas où le Même et l’Autre représentent une totalité qu’est l’espace
sphérique tout entier. Si je me rapproche sans cesse de l’Autre dans cet espace, je
finis par revenir sur moi, par revenir au Même. Il s’agit du cas où le moi, dans la
plus en plus petits, de sorte qu’ils ne peuvent jamais atteindre la sphère limite. »

57
représentation proposée précédemment, est épais au point de remplir la sphère en
une boule de moi.
Nous ne rapprocherons pas cela des catégories de Kant, car cela pourrait être
une étude complète pour un mémoire à lui seul.

4.6 L’apeiron

En revanche, nous remarquons que la représentation en espace hyperbolique


rappelle fortement le paradoxe de la flèche énoncé par Zénon. Dans notre cas de
figure, nous avons constaté que l’espace entre le moi et l’autre, le désintéressement,
est nécessaire à l’accès à l’autre, et que cet espace peut être parcouru sans cesse
sans jamais rejoindre l’autre. Le paradoxe de Zénon n’est, dans ce cas, plus un
paradoxe, mais au contraire la condition de réalisation de l’avancée de la flèche, à
condition que l’on considère qu’entre deux espaces consécutifs il y a toujours encore
de l’espace à parcourir. L’espace entre la flèche et son but peut ainsi toujours
être divisé, et c’est ce qui lui permet de le parcourir indéfiniment. La flèche n’est
donc pas dans une succession d’arrêts, mais dans un mouvement infini qui ne lui
permettra pourtant jamais d’atteindre son but.
Proche du contexte de Zénon, une notion peut être exploitée pour déterminer
davantage ce qu’est l’autre : le concept d’apeiron. Le peiras est la limite, le repère,
et donne, précédé du a- privatif, l’illimité comme ce qui n’a pas de limite. Il est
surtout aussi l’espace vide laissé entre deux peirata 8 . Pour les pythagoriciens, pei-
ras et apeiron sont deux principes complémentaires dans le monde. Ils ne forment
pourtant pas une totalité. En effet, deux peirata ne peuvent pas être en contact,
8. « peirata » est le pluriel de « peiras ».

58
il y a nécessairement de l’apeiron entre eux, et l’apeiron ne peut être frontière de
lui-même, n’étant toujours qu’illimité dans les limites des peirata. Nous retrouvons
ce que nous évoquions au sujet du moi et de l’autre, c’est-à-dire qu’il y a toujours
de l’espace entre eux. Le moi et l’autre sont comparables à des peirata, tandis que
l’espace entre eux est de l’apeiron. Pour les pythagoriciens, le désintéressement
serait complémentaire du moi et de l’autre, comme si sans lui le moi et l’autre
ne pouvaient exister en tant que tels. Il y aurait donc la possibilité d’envisager
une nature commune entre le moi et l’autre, qui serait le peiras. L’autre et moi
seraient des limites pour la relation entre eux, l’autre étant distinct du moi. Cela
se retrouve chez Lévinas dans les conséquences éthiques de l’accès à autrui : il est
une limite à mon pouvoir 9 .
Il y aurait donc du Même lorsque l’on compare le moi et l’autre. Cependant,
cette communauté ne peut pas être envisagée indépendamment de ce qui lui est
complémentaire. En effet, l’autre comme autre limite que celle du moi, ou autre
repère, ne peut l’être qu’à condition qu’entre eux soit l’apeiron, c’est-à-dire le
désintéressement, la relation. Il ne peut donc toujours pas y avoir absorption,
fusion, union. La nature commune de limite ne l’est que parce qu’il y a l’illimité
entre eux, que l’on ne peut jamais remplir, qui ne peut être divisé en peirata qui
se touchent. Le moi et l’autre ne peuvent avoir ceci en commun que s’ils sont
indéfectiblement séparés l’un de l’autre par le vide, qui laisse place à la relation.
Il ne s’agit donc pas d’une essence commune, mais d’une caractéristique relative à
9. Lévinas, Totalité et infini, p. 28 : « Le pouvoir du Moi ne franchira pas la distance
qu’indique l’altérité de l’Autre. [. . .] Absence de patrie commune qui fait de l’Autre l’Etranger ;
l’Etranger qui trouble le chez soi. Mais Etranger veut dire aussi le libre. Sur lui je ne peux
pouvoir. Il échappe à ma prise par un côté essentiel, même si je dispose de lui. Il n’est pas tout
entier dans mon lieu. Mais moi qui n’ai pas avec l’Etranger de concept commun, je suis, comme
lui, sans genre. Nous sommes le Même et l’Autre. »

59
leur place dans l’espace. Ils sont peiras l’un pour l’autre parce qu’ils sont séparés
par l’apeiron. Mais l’apeiron n’est séparation entre le moi et l’autre que parce qu’ils
en constituent les limites. La nature de l’autre comme peiras n’est donc même pas
seulement définie relativement au moi par communauté, mais aussi relativement à
l’apeiron qui les sépare.

4.7 La fin du chemin

Nous pouvons avoir l’impression de ne pas avoir avancé sur le chemin qui
conduit vers l’autre. Pourtant, le chemin parcouru nous a fait quitter l’ontolo-
gie au profit de l’altérologie. Cessant de parler de lui, le moi n’est plus un être
consistant, mais un dioptre qui sépare le Même de l’Autre. Il ne parle plus mais
regarde vers l’extérieur. Ses pensées intérieures voient à travers le dioptre cet autre
qui est au loin. S’il veut s’en approcher, il le peut, et il le peut même indéfiniment.
Il peut parler de l’autre, tenir un discours altérologique, indéfiniment, sans jamais
dire tout de lui. Il ne peut le faire qu’en parlant de ce qui les sépare et les relie,
c’est-à-dire la relation entre eux, qui est désintéressement, c’est-à-dire distance qui
peut diminuer indéfiniment sans jamais se réduire à zéro. Le moi parle de l’autre
en disant quelle relation il entretient avec lui, sans quoi le discours est vide de
sens. Le chemin ne se termine donc jamais, mais il s’arrête lorsque le moi cesse
le discours sur l’autre, lorsque l’altérologie fait place à la contemplation d’autrui
comme absolument autre.

Ainsi nous arrêtons-nous aussi sur ce chemin pour contempler l’autre absolu-
ment autre dans le silence de la fin du chapitre.

60
Conclusion

Malgré cette ultime étape de la contemplation sur le chemin proposé par Lévi-
nas, nous pouvons regarder un instant en arrière pour contempler aussi le chemin
parcouru. Nous avons commencé par présenter le chemin lui-même et ses éléments.
En particulier le moi, le Désir métaphysique, l’idée de l’infini, et le désintéresse-
ment ont été examinés pour voir en quoi ils permettent ou non l’accès à l’autre.
Ensuite, pour nous convaincre d’entrer sur ce chemin, nous avons remarqué que
les autres chemins sont des impasses. Des idéalistes aux phénoménologues, toute
tentative d’accès à l’autre uniquement par l’intérieur ou l’extérieur de soi est un
échec. Enfin, nous avons arpenté le chemin, en montrant les transformations qui
doivent s’opérer en nous en cours de route. Nous avons dû amincir le moi jusqu’à
ce qu’il soit un dioptre entre l’intérieur et l’extérieur, et nous avons changé de
structure de l’espace.
À la fin de ce chemin, l’invitation à la contemplation de l’autre comme autre –
en particulier d’autrui comme absolument autre, sur lequel je n’ai aucun pouvoir,
mais au sujet duquel un discours toujours plus riche survient – nous est faite par
Lévinas afin de nous permettre de vivre pleinement une vie éthique. Cette vie, il la
détaille par ailleurs. Cependant, ce qui importe pour Lévinas est davantage l’accès
à cette vie que son étude. Autrui est la voie royale pour y accéder, et Lévinas nous

61
a enseigné comment faire.

62
Bibliographie

Littérature primaire

Lévinas, Emmanuel. Autrement qu’être ou au-delà de léssence. Le livre de Poche


Biblio essais. Paris : Kluwer Academic, 1974.
Lévinas, Emmanuel. De Dieu qui vient à l’idée. Paris : Vrin, 1982.
Lévinas, Emmanuel. Totalité et infini : essai sur l’éxtériorité. Livre de Poche
Biblio essais. Dordrecht : Kluwer Academic, 2009.

Autres oeuvres de Lévinas

Levinas, Emmanuel. Emmanuel Levinas 2 × 52’. 1988.


Lévinas, Emmanuel. Entre nous : essais sur le penser-à-l’autre. Paris : Librairie
générale française, 2010.
Lévinas, Emmanuel et Philippe Nemo. Ethique et infini : dialogues avec Philippe
Nemo. 16ème édition. Livre de Poche. Paris : Librairie Général Française, 2011.

63
Littérature secondaire

Chalier, Catherine. Emmanuel Lévinas. L’ Herne. Paris : Éd. de l’Herne, 1991.


Greisch, Jean. Du "non-autre" au "tout autre" : Dieu et l’absolu dans les théologies
philosophiques de la modernité. Collection de métaphysique, Chaire Étienne
Gilson. Paris : Presses Universitaires de France, 2012.
Llored, Jean-Pierre. « Comment le présent asservi à l’être peut-il s’ouvrir à l’es-
poir ? » Mém.de mast. Université Paris X - Nanterre, 2006.
Malka, Salomon. Emmanuel Lévinas : la vie et la trace. Paris : Albin Michel,
2005.
Van Reeth, Adèle. L’autre (4/4) : Emmanuel Levinas, l’absolument autre (in-
vité : Jean-Michel Salanskis). Déc. 2012. url : https://www.franceculture.
fr/emissions/les-nouveaux-chemins-de-la-connaissance/lautre-44-
emmanuel-levinas-labsolument-autre.

Autres

Bergson, Henri. Essai sur les données immédiates de la conscience. Paris : Presses
Universitaires de France, 2007.
Billon, Gérard. Cours d’introduction à la Bible. 2013.
Descartes, René et Philippe Ducat. Méditations métaphysiques. Paris : Ha-
chette, 1996.
Husserl, Edmund. L’idée de la phénoménologie : cinq leçons. Paris : Presses
Universitaires de France, 2010.

64
McTaggart, John McTaggart Ellis. The Further Determination of the Absolute.
1890. url : https://archive.org/details/furtherdetermina00mctarich.
Platon. Parménide. en ligne, fidèle à celle de Victor Cousin. 1822. url : http:
//remacle.org/bloodwolf/philosophes/platon/cousin/parmenide.htm.
Poincaré, Henri. La science et l’hypothèse. Ebooks libres et gratuits. 2011.
Ricœur, Paul. Soi-même comme un autre. L’Ordre philosophique. Paris : Seuil,
1990.
Traduction Œcuménique de la Bible. Villiers-le-Bel : Bibli’O - Soc. Biblique fran-
çaise, 2010.

65

Vous aimerez peut-être aussi