Vous êtes sur la page 1sur 413

Université d e Montréal

Pour une spiritualité chrétienne de la vie en plein monde


a j u s t é e au mitan de la v i e .
Interprétation théologique et praxéo-andragogique.

Par
Denise Bellefleur

Faculté de théologie

Thèse présentée a la Faculté des études supérieures


en vue de l'obtention d'un grade de
Philosophiae Doctor (théologie-études pastorales)

J u i n 1997
National Libmry Bibliotkque nationale
du Canada
Acquisitions and Acquisitions et
Bibliographie Services services bibliographiques
395 WeiiÏngtm Street 395. me Wellington
OttawaON K I A û N 4 OttawaON K I A W
Canada Canada

The author has granted a non- L'auteur a accordé une licence non
exclusive licence allowing the exclusive permettant à la
National Library of Canada to Bibliothèque nationale du Canada de
reproduce, loau, distniute or sell reproduire, prêter, distribuer ou
copies of this thesis in microform, vendre des copies de cette thèse sous
paper or electronic fomaîs. la fome de microfiche/film, de
reproduction sur papier ou sur format
électronique.

The author retains ownership of the L'auteur conserve la propriété du


copyright in this thesis. Neither the droit d'auteur qui protège cette thèse.
thesis nor substantial extracts f?om it Ni la thèse ni des extraits substantiels
may be printed or o t h e k s e de celle-ci ne doivent être imprimés
reproduced without the author's ou autrement reproduits sans son
permission. autorisation.
Identification du jury

Université d e Montréal
Faculté des é t u d e s supérieures

Cette these intitulée:

Pour une spiritualité chrétienne de la vie en p l e i n monde


a j u s t é e au mitan de la vie. Interprétation théologique et
praxeo-andragogique.

preserit&e par :
Uenise Bellefleur

a été évaluée p a r un j u r y composé des personnes suivantes:

T h è s e acceptée le : - ' ' '-S.


Universi té de Montréal

Bibliothèque
iii
Sommaire de la thèse
Pour une spiritualité chrétienne de la vie en plein monde
ajustée au mitan de la vie. Interprétation théologique et
praxéo-andragogique.

Une spiritualité de la vie en plein monde revêt des traits


spécifiques liés à l'insertion dans l'ordinaire de la vie,
historique et personnelle, elle s'ajuste à ce qui est vécu au
mitan de La vie et se développe selon des voies andragogiques,
telle est notre hypothèse de travail- Une spiritualité
chrétienne appropriée aux personnes vivant en plein monde est
fondamentale pour que cette spiritualité les entraîne vers une
immersion de plus en plus profonde dans le réel et ne soit pas
une évasion hors de leur monde et hors du monde. Les buts de
cette thèse sont donc d'identifier les traits d'une
spiritualité chrétienne ajustée d'une part à la vie en plein
monde et d'autre part au mitan de la vie, puis de dégager des
voies andragogiques d'intervention pastorale auprès d'adultes
intéressés à développer ce type de spiritualité.

Trois données de base ont présidé à ce travail. Il y a d'abord


la conviction que le rapport à Dieu peut s 'établir à partir, au
sein et par des réalités séculières. Une deuxième donnée est
celle que le mitan de la vie renferme de nombreuses portes
d'entrée dans le spirituel et donc que l'élaboration d'une
spiritualité chrétienne doit tenir compte des liens entre le
développement spirituel et religieux d e la personne et le
développement lié à son avancée en âge. Enfin une dernière
donnée, c'est que des perspectives andragogiques peuvent aider
à clarifier le genre d'intervention le plus approprié à
l'accompagnement et à l'éducation des adultes à une
spiritualité de la vie en plein monde,

Nous avons choisi la méthode théologique de la praxélogie


pastorale- Nous avons d'abord recueilli de nombreux récits de
vie, nous les avons analysés en regard de 1'hypothèse et des
objectifs de la thèse; ensuite nous en avons dégagé une
problématisation globale puis un enjeu majeur que nous avons
éclairé par une interprétation théologique; enfin nous avons
procédé à une interprétation praxeo-andragogique laquelle nous
fournit des voies appropriées pour une utilisation concrète et
adaptée des données de l'interprétation théologique.

Les résultats de notre recherche montrent qu'une spiritualité


de la vie en plein monde doit unir de façon inst-parable le
service des autres et l'intimité avec Dieu et non les vivre de
façon unilatérale et excessive. Nous proposons que le rapport
à Dieu passe par les réalités humaines concrètes propres B la
vie individuelle et par toutes les composantes qui font la
personne: soi, les autres, le chacun, le monde et Dieu. Nous
insistons sur la nécessité de la présence à soi et de
l'ouverture a la vie comme critères d'authenticité de la
relation à Dieu. Pour nous, l'ordinaire de la vie entremêlé à
1'Evangile s'avère le Lieu majeur et le moyen de la sainteté.

Par cette recherche, nous voulons montrer que trois réalités


marquent l'ordinaire de la vie au mitan de la vie: un certain
désenchantement face à ce que la personne est devenue, une
grande capacité de sollicitude s'exprimant de multiples façons
et une prise de conscience de la fragilité de la vie. Ces
réalités comportent des défis spirituels sous-jacents: celui de
devenir qui l'on est appelé à être en totalité, celui d'exercer
ses responsabilités selon différents visages de l'altruisme et
celui de se situer dans un rapport conscient au mystère en le
décapant de ses médiations idolâtriques.

Nous proposons en£in des pis tes d ' accompagnement et d ' &ducation
centrées sur le souci des personnes, de leur autonomie, de leur
maturation spirituelle, de leur point de départ et de la
diversité de leurs cheminements. Les implications majeures de
cette recherche invitent à s'ouvrir à une vision de la
spiritualité à même l'ordinaire de la vie en plein monde
entrecroisé avec llEvangile, A se soucier des défis spirituels
liés à l'avancée en âge et à intervenir en restant d'abord
branché sur les personnes et leur liberté, sur la corrélation
entre leur savoir expérientiel et les sources de la foi-
Table des matières

page
INTRODUCTION .......................................... 1

PREMIERE PARTIE Observation de la recherche spirituelle


au mitan de la vie ......................................... 13

CHAPITRE 1 Quand des gens racontent leur histoire ......... 14


1 . Une évolution multi-directionnelle ...................... 23

1 - 1Séculière ou sans référence religieuse .............. 26


1.2 En lien avec un horizon divin ....................... 28
1.3 Avec un horizon franchement chrétien ................ 31
2. Diverses composantes.................................... 33
2.1 Le rapport de soi à soi ............................. 33
2.2 Le rapport de soi aux autres ........................ 34
2.3 te rapport de soi à Dieu ............................ 35
2.4 Le rapport de soi au chacun ......................... 35
2.5 Le rapport de soi au monde .......................... 36
3 . Une recherche avant tout affective ...................... 37
4. Une recherche liée A ce qui fait le coeur de la vie ..... 38
5 . Des facteurs personnels de recherche spirituelle . . . . . . o . 39

5.1 Des événements ...................................... 4 0


5.2 Des crises .......................................... 40
5.3 Des défis relies à l'avancée en âge ................. 4 2
6. Des facteurs sociaux de recherche spirituelle........... 44

6.lQuelques difficultés ................................ 47


6.2 Quelques pierres d'attente.......................... 48
7 . Le développement de l'attitude de foi et celui du Moi ... 4 9

8. L'accompagnementobservé................................ 56

CHAPITRE II Quand des gens racontent leur cheminement


spirituel chrétien......................................... 60
1. A chacun son chemin..................................... 62
2 . L'art d'entremêler l'ordinaire de la vie et la foi ...... 65
3 . Traits de la vie spirituelle en plein monde ............. 70
3.1 L'abandon du contrôle de sa v i e ..................... 70
3.2 La recherche de paix ................................ 72
3.3 La recherche de vérité sur soi ...................... 73
3.4 La disponibilité reconnaissante à Dieu .............. 75

4 . Une recherche affective et comportementale. parfois


cognitive ............................................... 77
5 . Des portes d'entrée au spirituel au mitan de la v i e . . . . . 83

5 - 1 Le mitan de la vie. moment de relecture de la v i e - . - 83


5 . 2 t e mitan de la vie. moment de réajustement sur le
s e n s de l a v i e ...................................... 84
5 . 3 Le mitan de la vie, temps pour devenir soi-même ..... 86
5.4 Le mitan de la vie, temps d'ouverture à la
compassion .......................................... 86
5 - 5 Le mitan de la vie, temps de réappropriation suite
aux ambiguïtés de la vie ............................ 88
5 - 6 La crise au mitan, provocatrice d'évolution ......... 89

6 . Deux processus de construction de la foi ................ 90

6 - 1 Un processus de renaissance ......................... 90


6.2 Un processus d e croissance en fidélité . . . . . . . . . . . . . . 9 1

7 . Des lieux et des accents différents dans l'engagement ... 92

8 . L'attitude de foi et le développement du Moi ............ 95

8 . 1 La foi réflexive et le Moi responsable de lui-même. . 9 5


8 . 2 La foi ouverte et le Moi en équilibre de tensions. .. 96

9 . Un accompagnement aux diverses formes et fonctions ...... 97


9.1 L'accompagnement occasionnel et fonctionnel ......... 97
9 . 2 L'accompagnement suivi et structuré ................. 98

CHAPITRE I I IRegards sur les Exercices de saint


Ignace dans la vie courante ............................... 101
1 - Les E.V.C. vus par deux animateurs ..................... 101

premier regard ..................................


La pédagogie a la base des E.V.C ...................
Les buts des E . V . C .................................
La clientèle .......................................
Le fonctionnement ..................................
Les rencontres de groupe ...........................
Les contemplations .................................
L'accompagnement individuel ........................
Les effets produits chez les gens par les E . V . C . ...
Des critiques à formuler aux E . V . C .................
vii
1 . 2 Un deuxième regard ................................. 112

L e s buts des E.V.C ................................. 113


La clientèle ....................................... 116
Le fonctionnement .................................. 117
Les fiches ......................................... 117
Le petit groupe de partage ......................... 118
La forme individuelle .............................. 119
L'accompagnement individuel ........................ 119
Les effets produits chez l e s gens par les E.V-CI.-.120
Des critiques à formuler aux E.V.C ................. 121
2 . Les E . V . C . tels qu1exp&rimentés par cinq p e r s o n n e s ..... 121
2.1 Les motivations suivre les E - V - C ................. 122
2-2 Les objectifs des E.V.C ............................ 124
2.3 Les e t ......................................... 127
2.4 L e s difficultés rencontrées . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 128
2.5 Les points forts reconnus aux E.V.C ................ 130

Conclusion d e la première partie . Une problémat isation


d'ensemble résultant de l'observation ..................... 132
Une réduction de la religion ........................ 132
Une ouverture au spirituel .......................... 133
L'imbrication de la vie et de la foi ................ 133
La référence à s o i prioritaire ...................... 134
Le désir de contrôler sa vie ........................ 136
La vie spirituelle au mitan de la vie ............... 136
La vie spirituelle dans la société actuelle ......... 137
La recherche de voies d'accompagnement.. ....... 139
Une vie spirituelle adaptée à la vie en plein monde?
au mitan de la vie? selon quelle approche? ............... 140

DEUXIEME PARTIE Interprétation théologique ............... 144


Introduction à la deuxième partie ......................... 145

CHAPITRE I V L e s traits d'une spiritualité de la vie en


p l e i n monde ............................................... 146

1 . Dans Luc 10. 38-42 ou chez Marthe e t Marie ............. 146


1.1 Lecture de sens ..................,................. 160
1.2 Lecture d'identité ................................. 163
1.3 Lecture morale ................................... 167
1 Lecture religieuse ................................. 171
1.5 Lecture politique ou ecclésiale .................... 174
viii
2 . Une interprétation globale ............................. 177
2.1 Deux facettes majeures inséparables ................ 177
2.2 En lien avec les réalités humaines et les
composantes de la personne .............
...... 177
2.3 En lien avec la présence à soi ..................... 179
2 . 4 E n l i e n avec l'ouverture à l a v i e .................. 181
2.5 Une union du dedans et du dehors ................... 182
En conclusion............................................. 183

CHAPITRE V Les traits d'une spiritualité de la v i e en


plein monde (suite)....................................... 185
1 . Introduction à Madeleine Delbrêl ....................... 185
2 . La pensée de Madeleine Delbrêl ................... 189
2.1 La rue. le monde. lieu de sainteté................
2.2 A u coeur de la vie, des creux de silence..........
2.3 Des relais de solitude habités par Dieu ...........
2.4 La docilité aux circonstances de la vie ...........
2.5 Dans chaque acte, donner et recevoir Dieu ........-
2 - 6 Trouver la solitude en plein monde ................
2.7 Laisser chuter et agir la Parole en soi ...........
2.8 L'esprit et la vie touchés par ltEvangile.........
2.9 Missionnaires sans bateaux ........................
2.10 Une vocation au monde .............................
3 . Les articulations de la pensée ......................... 200
3.1 Pour "les gens de la rue" ou pour "ceux que
Dieu ne retire pas du monde" ...................... 201
3.2 Pour ceux qui veulent incarner leur foi sans
la déformer ... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 203
3.3 La relation à Dieu passe par "la vocation au
monde" ............................................ 204
3 - 4 Quelques enjeux reliés à ces avenues .............. 206
Conclusion des chapitres IV et V .......................... 208

Introduction aux chapitres VI-VIX-VI11


Les traits d'une spiritualité de la vie en plein monde
ajustée au mitan de la vie ................................ 209

CHAPITRE VI Devenir qui je suis appelé 3 être en totalité 212


Introduction.............................................. 212
1. Rechercher une identité plus complète.................. 213
2 . Abraham. témoin de ce défi ............................. 219
3 . Jésus et le défi de devenir qui il est appelé à être
en totalité ............................................ 221
4 . Conséquences pour la relecture de vie .................. 226

CHAPITRE VI1 Exercer ses responsabilités avec altruisme. . 230


Introduction .............................................. 230
1 . Aimer dans le détachement sans paternalisme ............ 233
2 - Aimer en bannissant la crainte sans volonté de
puissance .............................................. 238
3 . Aimer non seulement l'autre mais l e chacun ............. 243

4 . Aimer sans toujours attendre en retour ................. 247

CHAPITRE VI11 Se situer dans un rapport conscient au


mystère ................................................... 256
Introduction .............................................. 256
1 . Des idoles à identifier ................................ 259

1.1 Le système économique .............................. 259


1.2 Le mitan de la vie comme le centre de la s o c i é t é . .. 263
1 . 3 La volonté d'échapper a l'âge et au temps .......... 268

2 . Conséquences spirituelles .............................. 270


2.1 Découper la vie en compartiments séparés ........... 270
2 . 2 Donner à la charité et au désir de justice un
rôle compensatoire ................................. 270
2.3 Développer un rapport infantile de désengagement
et de jouissance avec le monde ..................... 272
2.4 Vouloir t o u t contrôler ............................. 275
3 . Se situer dans un rapport conscient au mystère ......... 276

3.1 Prendre conscience de ce qui nous lie .............. 276


3.2 S e délier de ces asservissements ................... 277
3 . 3 S'allier autrement ................................. 278

Conclusion de la deuxième partie .......................... 281


TROISIEME PARTIE Interprétation praxéo-andragogique . . - . . .283

Introduction à la troisième partie . , . . . . . . . - - . . . . . . . . - . ..- 2 8 4

CHAPITRE IX Traits des adultes selon des perspectives


andragogiques .............................................
286

1. La vision andragogique des adultes ............-.---. 287


1.1 Responsables et autonomes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .287
.
1 - 2 Détenteurs d'un savoir d'expérience - . . . . . . . . . . . . - - .287
1.3 En évolution constante au gré des rôles sociaux
changeant et de l'avancée en âge ...........-....... 287
1 - 4 Désireux de ne pas perdre leur temps perçu comme
précie u x . . . . . , . , . . . . , . . . . . . . . - . . . . , . . . . . . . . . . . - . . . . 288

2. Traits de l'adulte et développement spirituel . . . . . . . -- - 288

3. Traits en lien avec la première partie ................. 296

CHAPITRE X Le processus de croissance de l'adulte. . . - . - - -


299
1. Le processus de croissance de l'adulte selon une
perspective andragogique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ........
. 300
2. Le processus psycho-social de changement d'attitudes.*. 310

3. Le processus de croissance selon la psychologie


développementale de l'adulte - . . . . . . . . . . * . . . . - . . - . - . . . .317
-
4. Le processus de croissance selon des perspectives
bibliques .............................................. 320

Conclusions ...............................................328

CHAPITRE XI Les stades de l'évolution psycho-spirituelle


des adultes .......,................,...........,......,... 331
1. La structuration et le développement des
représentations morales et religieuses ,.........- - . -- 332

1.1 Le développement de la conscience ou du jugement


religieux (Oser, Gmünder, Ridez) ..,,-.............-332
1.2 Conséquences de ces données sur les interventions
pastorales auprès des adultes ........-.....- . . . . - . . 338
1.3 Le dheloppement de l'attitude de foi (Fowler) et
sa corrélation avec le développement du Moi (Kegan) 340
1.4 Conséquences de ces données sur les interventions
pastorales auprés des adultes ..................-... 345
2 - L'évolution psychologique et religieuse ................ 347
2 - 1 Le développement de la foi tout au long du cycle
de la vie adulte (Stokes).......................... 347
2 - 2 Conséquences de ces données sur les interventions
pastorales auprès des adultes. ..................... 356
2 - 3 L'évolution psychologique et religieuse au cours
des étapes de l'âge adulte (Whitehead)............. 358
2.4 Conséquences de ces données sur les interventions
pastorales auprès des adultes ...................... 363

CHAPITRE XII Pistes d'accompagnement et d'éducation des


adultes pour une vie spirituelle en plein monde- .......... 365
1 . Au plan des attitudes de l'éducateur ................... 365

2 . Au niveau des interventions en petit groupe d'échange


ou en accompagnement individuel ... ..................,.. 366
3 . Au niveau de la communauté ............................. 368

4 . Les E.V.C. comme démarche spirituelle .................. 370

Conclusion générale ....................................... 374

Annexe I .................................................. 378


Annexe If ................................................. 388
Annexe I I I . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 390

Bibliographie ............................................ 391


INTRODUCTION

La p c r i o d e du i n i l i e u d c la v i e avec s e s d é f is , ses tâches, ses


crises s'avère une période dense et riche où la recherche
spirituelle e s t ressentie c o i n m e un besoin important voire
urgent. En effet la r e c h e x h e d ' i n t e r i o r ité, de sens a l a vie,
d'unification ou d'authenticité apparaît ou réapparaît de façon
particulièrement vive chez les personnes au mitan de la vie-
Cette recherche progressive et sans fin semble répondre d'abord
à un besoin foncièrement humain. Elle s'enracine dans un
terreau fertile: la soif d'être, la soif de donner et l a soif
de se situer en face du sens ultime d e la vie, soifs qui toutes
partent de la vie ordinaire de l'adulte. Elle va aujourd'hui
dans tous les sens et emprunte pour ce faire des chemins
diversifiés dc telle sorte qu'on peut se demander si la vie
s p i r i tuelle chrétienne est encore pertinente dans et pour le
vécu des g e n s d ' aujourd' hui, particulièrement de ceux qui s o n t
a l ' â g e d e la maturité- Cette recherche spirituelle si
diversifiée soit-elle sc r e s s e n t cependant de l ' a b s e n c e de
chemins balisés pour son développement au sein de la vie dans
le monde ct de 1 'absence d'accompagnateurs ou d' intervenants
pastoraux compétents pour répondre à cette requête légitime-

Cette thèse soutient l'hypothèse que la vie spirituelle e n


plein monde a des traits spécifiques liés a l'insertion dans
l'ordinaire d e la vie personnelle et histor'ique, qu'elle prend
un visage particulier au mitan de la vie et se développe selon
des voies andragogiques.

Au départ, il importe de clarifier les perspectives qui sont


les nôtres en définissant les quatre éléments d e base d e la
thèse à savoir: la vie spirituelle, la spiritualité chrétienne,
la vie en plein monde et le mitan de la vie-
Pour nous, la vie spirituelle1 correspond A la dimension esprit
de la personne humaine qui vient compléter ses dimensions
physiologique (corps biologique, sexué, relationnel) et
psychique (affectivité et intelligence), La dimension esprit
manifeste la personne comme être de désir, comme être ayant la
possibilité d'entrer en relation avec l'Absolu, et par cette
relation, d'avoir accès à la face intérieure d'elle-même- La
vie spirituelle peut alors inspirer, donner sens et direction,
unifier l'ensemble de la personne en intégrant les divers
aspects de la vie et de 1 'expérience humaine 2 . La vie
spirituelle, c'est concrètement la réponse spécifique qu'un
individu donne aux invitations à s'intégrer, à s'unifier, à
croître ou à se dépasser dont il devient conscient, et cela, en
référence à un au-delà de la personne individuelle ou à une
réalité ultime, divine ou séculière.

Quant à la spiritualité chrétienne, nous entendons la manière


de vivre d'une personne quand celle-ci accepte de faire de
Jésus, figure humaine de Dieu, le pôle unificateur de son
existence. La personne déploie alors les germes déposés en
elle pour se mettre à la suite de Jésus et devenir son image et
ses mains dans les circonstances concrètes de son existence.
Elle privilégie pour ce faire des traits du Dieu de Jésus qui
la f a s c i n e n t plus particulièrement et qui répondent aux besoins
d'une vie immergée dans une époque et une culture
particulières ; de la vient la diversité des spiritualités
chrétiennes qui définissent et harmonisent diversement trois
pôles interreliés: foi, prière, action3 .

1 Cette vision de la vie spirituelle s'inspire de Dufour, Simon, Devenir


libre dans le Christ. Eduquer à la foi aujourd'hui. Editions Anne Sigier,
Québec, 1987, chap. 1, p. 2 5 - 5 5 .

2 Deux articles éclairants sur le phénomène, le terme, l'histoire, la


discipline "spiritualité" de même que sur les relations entre foi, théologie
et spiritualité dans: Schneiders, Sandra, "Spirituality in the Academy",
Theological S t u d i e s 50 ( 1989) 676-697 et "Theology and Spirituality :
Strangers, Rivals or Partners?", Horizons, 13 (1986) 253-274.
3 Breton, Jean-Claude, Approche contemporaine de la v i e spirituelle.
Bellarmin, Montréal, 1990, chap. 1-2-3.
Pour sa part, la vie en p l e i n monde réfère à la vie des gens
laïques dont la vocation est essentiellement "une vocation au
monde" 1 . Cette dernière s'oppose au retrait, à l'éloignement,
à l'évasion du monde pour incarner sa spiritualité. La vie en
plein monde fait appel au consentement radical à s'enfoncer, à
pénétrer de plus en plus les réalités personnelles et
collectives de l'ordinaire de la vie pour vivre, en elles et
par elles, sa relation au Dieu de J é s u s . L'expression
"ordinaire de la vie" en plein monde ne vise pas dans la thèse
un thème de la tradition mystique; elle veut marquer plus
humblement le contenu banal, quotidien, commun de la vie
personnelle et sociale àt côté duquel une personne laique ne
peut et ne doit pas passer pour vivre une vie spirituelle
chrétienne. Dans la suite d e la thèse, c'est ce que
désigneront les expressions "gens de la rue" e t "relation à
Dieu par l a rue" provenant de Madeleine Delbrêl.

Enfin le mitan de la vie est un terme relié aux recherches de


plus en plus nombreuses sur le développement psychosocial de
l'adulte selon la perspective du cycle de la vie 2 . La
psychologie développementale cherche à découvrir s'il y a des
changements reliés A l'âge qui se présentent de façon ordonnée
et irréversible à chacun des âges de la vie adulte- Ces Sges
sont couramment identifiés dans la littérature: d'abord la
jeunesse ou l'entrée dans le monde adulte situé entre 20 et 35-
40 ans, puis le mitan de la vie, l'âge de la maturité, la
période du milieu de la vie ou l'âge intermgdiaire situé entre
35-40 et 55-60 ans et enfin la vieillesse ou le grand âge,
situé à partir de 60-65 ans. L'on tend de plus en plus à
diviser la vieillesse en deux périodes à cause de l'allongement
d e la vie et des possibilités plus grandes dues au meilleur

1 Nous ferons appel plus loin à la pensée de Madeleine Delbrêl sur ce sujet
dans Nous autres, gens des rues. Seuil, Paris, 1966, p. 121.

2 Mentionnons quelques précurseurs: Car1 Gustav Jung, Charlotte Bühler,


Raymond Kühlen, Erik. H. Erikson, Bernice Neugarten, Robert Havighurst ...
et quelques contemporains: Daniel 3 . Levinson, Roger L - Gould, George E,
Vaillant, Calvin Colarusso, Robert Nemiroff, Gai 1 Sheehy , Peter Stein, Henry
Etzkowitz, Janet Giele, Ann Weick, David Wortley, Ellen Amatea.
état de santé physique et psychologique de nombre de personnes
âgées : ces deux périodes sont les années qui suivent la
retraite puis la vieillesse proprement dite. Les critiques du
developpement psychosocial selon la perspective du cycle de la
vie font voir, avec raison, que l'âge s'avère un point de
repère approximatif de developpement parmi d ' a u t r e s tels le
sexe, la classe sociale, 1 ' état de santé, e t c . ; et de plus,
ils font ressortir que l'âge est non une cause mais un indice
de changement p r o b a b l e .

Le point de repère âge peut revêtir différentes significations:


"On peut distinguer l'âge chronologique, l'âge biologique (ou
physiologique), l'âge psychologique, l'âge social et l'âge
perçu. L 'âge chronologique est donné par la date de naissance
de l'individu; c'est le critère à partir duquel on décide
qu'une personne fait partie de telle cohorte (la cohorte est un
groupe de personnes ayant vécu b une même époque). Quand on
affinne qu'un enfant de 4 ans (âge chronologique) est trop petit
pour son âge, on se réfère à des mesures moyennes du
développement physiologique; on parle alors d'un âge biologique
(ou physiologique), comme dans l'expression "11 est tellement
usé que, malgré ses 40 ans, i 1 a un coeur de 70 ans" . Mais,
lorsqu'on dit: "On a l'âge de son coeur", on se réfère à l'âge
psychologique; la vieille femme, dans le film Harold et Maude,
était psychologiquement jeune. On peut encore parler d'un âge
social; c'est 1 'âge de tel ou tel rôle ou comportement, comme
lorsqu'on dit de quelqu'un qu'il est en âge de se marier, ou de
prendre sa retraite. Enfin on peut distinguer l'âge perçu, et
chacun aura deviné qu' il s'agit de celui qu'on vous donne à
l'oeil ... (à tort ou à raison) et qui peut varier
considérablement selon l'oeil" .

Pour comprendre les changements prévisibles reliés aux divers


découpages chronologiques de la vie adulte, il faut intégrer
ces diverses perspectives sur l'âge. Et comme la chercheure
américaine Bernice ~eugarten' 1 ' a bien fait ressortir, tout
cycle de vie est encadré du "temps d'une vie" correspondant au
temps chronologique, d u "temps historique" correspondant à la
période de l'histoire où une personne a vécu et du "temps
social" correspondant aux normes et aux attentes lies

1 Houde, Renée, Les temps de la v i e . Le développement psychosocial selon


la perspective du cycle de vie. Gaëtan Morin éditeur, ouc cher ville, 1991,
p. 91,

2 Houde, Renée, Ibidem, p. 96.


l'avancée en âge. Ainsi chaque âge de la vie adulte bien
qu'encadré de paramètres chronologiques, qui varient selon les
auteurs, se caractérise davantage par des changements
biologiques, psychologiques et sociaux que par le seul indice
de l'âge chronologique et il s'inscrit dans les changements de
société. Ces divers changements entraînent des dé£ is
spirituels particuliers à chaque âge de la vie, c'est la ligne
de recherche qui nous intéresse.

Nos perspectives étant précisés, la thèse veut montrer que


1' immersion en plein monde, les événements de la vie tout comme
les défis de 1'âge interfèrent directement sur 1 ' élaboration
d'une spiritualité chrétienne. 11 en résulte qu'au mitan de la
vie, la physionomie de la vie spirituelle dans le monde prend
des traits particuliers en corrélation avec le vécu propre à
cet âge. Cette thèse veut aussi mettre en relief des données
issues de l'andragogie et de la psychologie religieuse pour un
accompagnement et une éducation à ce type de spiritualité
respectueuse des adultes comme adultes, du point de départ de
leur cheminement et de l'état de leur maturation psycho-
spirituelle.

Les objectifs de la thèse se définissent donc ainsi: d'abord,


identifier les traits d'une spiritualité chrétienne ajustée
d'une part a la vie en plein monde et d'autre part au mitan de
la v i e , puis dégager des voies andragogiques d'intervention
pastorale auprès d'adultes qui s'intéressent à ce type de
recherche spirituelle.

Dans les acquis de la recherche antérieurs à cette thèse, il


faut tenir compte de la littérature sur le développement
psycho-social de l'adulte selon la perspective du c y c l e de la
vie1. En décrivant les enjeux des principaux paramètres du
développement aux divers âges de la vie adulte: les changements
physiologiques, les phénomènes psychologiques et les réalités

1 cf bibliographie: Développement psycho-social de 1 ' a d u l t e pour la liste


des auteurs auxquels i l est f a i t a l l u s i o n dans les d i v e r s acquis de la
recherche e t auxquels cette thèse recourra à I'occasion.
sociales,. cette littérature montre de nombreuses portes
d'entrée du spirituel au mitan de la vie; pensons à la
revitalisation de l'intériorité chez B. Neugarten et chez C.
Jung, ou a la prépondérance d u soin des autres chez E. Erikson-

1 4 et t a n t à prof i t ces conria i ssances sur le développement psycho-


social de l'adulte, d'autres recherches américaines ont porté
sur le développement de la foi dans le cycle de la vie adulte'
et sur les lieris entre les crises psychologiques spécifiques et
les défis religieux aux divers âges de la vie adulte2.
D'autres études américaines aussi ont cherche à identifier les
étapes du développement de l'attitude de foi indépendamment de
la confession religieuse3, celles du jugement moral4 , celles
d u développement du Moi', et une étude s u i s s e 6 celle du
jugement ou de la conscience religieuse, Toutes ces recherches
laissent appara X tre un point commun: c ' est que le développement
humain, spirituel, moral ou religieux se présente sous la
dynamique du changement comme une succession d'étapes
ordonnées, hiérarchiques et donc prévisibles d e développement;
celui-ci se réalise cependant à des vitesses différentes selon
les personnes, les étapes n'étant toutefois pas toujours toutes
franchies. Et selon la nature des recherches, les étapes ont
un lien plus ou moins étroit avec l'un ou l'autre, et parfois,
plusieurs des éléments suivants: l'âge, le développement du
Moi, le développement cognitif, les défis psychologiques, les

1 Stokes, Kenneth, F a i t h Is a Verb. The Dynamics of Adult F a i t h Development.


Twenty-third Publications, Mystic, Connecticut, 1989.

2 Whitehead, E. E - Whitehead, J . D. , Les é t a p e s de 1 ' â g e a d u l t e . Evolution


pspchologique e t religieuse. Centurion, Paris, 1980.

3 Fowler, J . W., Stages of F a i t h . The Psychology of Human Development and


The Quest for Meaning. Harper & R o w , San Francisco, 1981.

4 Deux contributions de Kohlberg, L., Moral Devalopment, Moral Education and


Kohlberg. Religious Education Press, B . Munsey é d . , 1980.

5 Kegan, R., The Evolving S e l f : Problems and Process in Human Development.


Harvard University Press, Cambridge, 1982.

6 Oser, F. , Gmünder, P. , Ridez, L. , L 'homme, son développement religieux.


Etude de structuralisme génétique. Cerf, Paris, 1991.
événements perturbateurs de la vie, 1' évolution des rôles
sociaux. Enfin des écrits, surtout américains encore, ont
abordé la situation des adultes du mitan de la vie (appelés
baby-booriiers en raison du contexte historique et s o c i a l des
années de l'après-guerre à partir de 1946 jusqu'en 1964) telle
que vécue aux Etats-Unis et la recherche spirituelle qui en a
découlé1. Ici au Québec, nous bénéficions des resultats de
l'imposante recherche sur les profils sociaux religieux des 35-
50 ans de La région des Basses-Laurentides dont nous
utiliserons les récits de vie au chapitre 1. Cette thèse
s'appuie donc sur ces données déjà là.

Q u a n t aux écrits en spiritualité, un grand nombre déploient une


vision dogmatique c'est-à-dire une vision où la relation à Dieu
se vit surtout à partir des réalités religieuses ou des vérités
d e foi définies pour elles-mêmes en-dehors du vécu pour ensuite
essayer de rejoindre les conditions de leur réception dans la
vie des individus- D'autres proposent une vision de la
spiritualité plutôt anthropologique c'est-à-dire où le rapport
à Dieu s'établit a partir, au sein et par des réalités
séculières. C'est dans cette seconde visée que se situe notre
travail qui explore la recherche spirituelle de personnes
immergées en plein monde désirant non s'en évader mais assumer
cette immersion dans leur vie spirituelle, Autrement d i t :
"Le défi actuel pour l'avenir de la vie spirituelle dans le
christianisme se vit dans le choix suivant: ou bien partir d'un
discours de foi constitué pour essayer d'en trouver l e s moyens
de vie et de pratique dans l a vie des personnes, ou bien
retourner aux expériences des personnes singulières pour en
faire le lieu d'émergence d'une vie spirituelle capable de
redonner au christianisme une signification actuelle en le
recréant aujourd'h i, en vivant aujourd'hui une nouvelle
P
rencontre de Jésus" .

Nous avons c h o i s i d'utiliser la méthode théologique de la

1 Mentionnons: Roof, Wade Clark, A Generation of Seekers. The Spiritual


Journeys of The Baby Boom Generation. Harper Collins, S a n Francisco, 1993
et Miller, Craig Kennet, Baby Boomer Spirituality. Ten Essential Values of
A Generation. Discipleship Resources, Nashville, 1993.
2 Breton, Jean-Claude, Op. cit., p. 41.
praxeologie pastorale. Par cette démarche, la théologie passe
d'une démarche souvent dogmatique et descendante à une démarche
existentielle et ascendante qui allie praxis et logos. Elle
vient "affirmer les rapports étroits entre l'interprétation de
la pratique et la pratique de 1 ' interprétationw1.
L'observation du vécu comme premier moment d e la démarche
manifeste que les pratiques sont devenues "le lieu premier
d'une compréhension chrétienne de la vie et de la foiw2, la
porte d'entrée concrète dans le monde du mystère tel
qu'expérimenté et réfléchi par un certain nombre de gens. Ce
premier moment se poursuit dans une interprétation
anthropologico-théologique qui se réalise par une corrélation
entre certaines sciences humaines et sources de la foi jugées
pertinentes et l'enjeu majeur dégagé de l'observation du vécu.
La démarche se poursuit enfin par le souci d'incarner les
données de 1 ' interprétation dans un type d ' intervention
pastorale adapté à ses destinataires et aux objectifs
poursuivis.

L'originalité de la démarche praxéologique par rapport à une


démarche classique en théologie, c'est l'importance de l'étape
d'observation de l'existence chrétienne ou non qui se veut une
photographie de l'état d'une réalité à un moment donné. Cette
photo prise ne prétend pas à une objectivité parfaite puisque
le photographe la prend à partir de ses lentilles, de ses
centres d'intérêt, de son cadre d'observation et
d'interprétation.
ob observation se veut un effort d'altérité et il faut, par le
fait même, se dépouiller le plus possible de ses préjugés et de
ses préconceptions. En même temps, il (l'analyste) doit
apprendre à dépasser une certaine naïveté scientiste et
reconnaître qu' un regard n' est jamais complètement vide et gu ' i 1
reste situé dans un corps particulier. 11 doit réaliser par
exemple, que l'acte d'objectivation n'est jamais dépourvu de
présupposés idéologiques, plus ou moins conscients, et que les
instruments, qui médiatisent son observation, restent eux-mêmes

1 Grand'Kaison, Jacques, "Ouverture", dans Nadeau, Jean-Guy, dit., La


praxéologie pastorale. Orientations et parcours. tome 1, Cahiers d'études
pastorales 4, Fides, Montréal, 1987, p. 7 .
2 GrandlMaison,Jacques, Ibidem, p. 7.
toujours structurés de modèles interprétatifs"' .

Elle ne prétend pas non plus à une argumentation serrée


laissant la parole d e s gens s e déployer par et en elle-même
dans le cadre interprétatif q u i est le leur, "La praxis fait
des sens nouveaux tout autant qu'elle accueille, critique ou
renouvelle des s e n s regusn2. Cependant à p a r t i r de cette
photo, le photographe problématise ce qu'il a vu, perçu et
compris puis il dégage un drame, une question ou un enjeu
majeur de 1'ensemble d e la problématique. C' est cette dernière
opération qui conditionne, détermine et oriente la suite de la
démarche; interpréter, c'est porter un second regard qui va
remonter aux discours des sciences humaines et aux sources de
la tradition chrétienne pertinentes pour éclairer et
approfondir 1 ' e n j e u majeur retenu de la problématique .
Interpréter, c'est f a i r e une lecture chrétienne de la situation
observée, un effort de compréhension de l'enjeu retenu en le
situant dans des perspectives chrétiennes propres à lui trouver
un sens acceptable i c i et maintenant, l a théologie ayant pour
tâche
" ( ...) de permettre une intelligence articulée de l'expérience
de la foi et de son contenu objectif. On comprend dès lors
comment le discours théologique réussi (...) serait celui qui
parviendrait à dire et à articuler de façon critique et
intelligible aujourd 'hui le sens offert en Jésus-Christ et selon
lequel s'orientent ceux qui ont choisi la voie de Jésus-Christ.
Discours créateur et constituant s'il en est un, puisqu'il est
censé dire aujourd'hui, dans un discours qui soit intelligible
et capable d'éclairer une praxis, ce que c'est que croire et ce
à quoi l'on croit. Et c'est seulement ce moment créateur qui
constitue, à notre sens, le projet proprement théologique. ( . - . )
La foi chrétienne gravite autour d'une mémoire, mémoire d'un
sens révélé en Jésus-Christ et sans cesse repris dans la vie des
chrétiens. La foi chrétienne comporte toujours cette
dialectique entre le rattachement au phylum chrétien et la
créativité que rend nécessaire l'acculturation sans cesse

1 Campbell, Michel M., "Jeux d' interprétation en praxélogie pastorale", dans


.
Nadeau, Jean-Guy, dir , Ibidem. no 4, 1987, p . 5 5 .

2 Grand'Maison, Jacques, "Ouverture", dans Nadeau, Jean-Guy Nadeau, dir.,


Ibidem, p. 8 .
chanqeantc tic cc phylum" 1 .

Par la suite, la démarche retourne aux personnes et à leur


existence concrete pour s 'y a justcr dans une intervention
pastorale appropriée aux objectifs poursuivis.
" La spécificité pastorale de l'intervention, c'est plutôt la
qualification chrétienne et ecclésiale du projet d'action avec
ses résultats anticipés d'efficience et d'efficacité; c'est la
légitimation ou mieux la vérification pastorale de la pratique
qu'on a choisi d'exécuter- Dans les deux opérations, i l y a
rattachement. à 1 'économie chrétienne: mais c'est une chose que
d'interpréter une situation et ses enjeux, autre chose que
d ' i n t e r p r é t e r telle action passant par tel moyen pour arriver
à telle finu2.

Le choix de La démarctic praxéologique dont nous venons


d'expliciter brièvement les grands paramètres permet de
respecter et d ' i n t é g r e r dans une corrélation significative tant
les données de l'existence fournies par les gens que les
données anthropologiques et théologiques pour aboutir à une
intervention pastorale bien fondée auprès de ces mêmes gens.
Nous partirons donc pour ce faire de l'analyse des propos d e
personnes qui ont accepté de nous raconter leur expérience
personnelle de cheminement spirituel; nous en dégagerons une
problematisation d'ensemble de laquelle nous tirerons un enjeu
majeur à éclairer et à interpréter à l'aide de certaines
ressources des sciences humaines et théologiques- Cette
interprétation se complètera d'une proposition d'intervention
pastorale qui passe dans le cas présent par une interprétation
praxéo-andragogique utilisant des ressources relatives à la
connaissance des adultes et a l'intervention auprès d'eux.

Pour la partie observation, cette thèse utilise une approche


qualitative qui veut photographier la perception et la
reflexion que se font les gens sur leur vie spirituelle en

1 Lucier, Pierre, "Réflexions sur la méthode en théologie", dans Nadeau,


Jean-Guy, dir., La praxéologie pastorale. Orientations et parcours. tome
Il, Fides, Cahiers d'études pastorales 5, Montréal, 1987, p. 65-66.
2 Charron, André, "La spécificité pastorale du projet d' interventiont',dans
Nadeau, Jean-Guy, d i r . , Ibidem 11, p . 1 5 4 .
plein monde au mitan de la vie. Cette approche qualitative se
fait en ayant recours aux récits de v i e semi-directifs déjà
réalisés auprès des 35-50 ans suite a la recherche-action dans
la region des ~açses-~aurentides'. De plus d'autres récits de
vie semi-directifs ont été réalisés auprès de personnes qui
reconnaissaient vivre une vie spirituelle chrétienne, Enfin
une troisième série d'entrevues a été faite auprès de personnes
animant ou ayant suivi la démarche spirituelle des Exercices de
saint Ignace dans la vie courante (que nous identifierons dans
la suite de cette thèse par les sigles E - V - C . ) . Ces deux
dernières séries d'entrevues sont venues compléter les données
de la recherche-action de la région des Basses-Laurentides qui
avait été réalisée avec des objectifs quelque peu différents
des nôtres; nous reviendrons là-dessus au chapitre 1. Le
travail a donc consisté d'abord dans une première lecture
flottante des récits de vie, puis dans une lecture thématique
ou dans l'analyse de leur contenu avec une grille en lien avec
l'hypothèse et les objectifs de la thèse, enfin une
systématisation de ce qui ressortait de chaque entrevue puis de
leur ensemble a produit les résultats de l'observation tels que
décrits aux chapitres 1, II et III. Suite a l'analyse des
résultats, une problematisation d'ensemble s'est dégagée duquel
nous avons tiré une enjeu majeur que la suite de la thèse
éclaire par la partie interprétation puis par la partie
intervention.

Cette thèse se déploie en trois parties. Dans la première,


trois chapitres explorent les résultats de l'observation auprès
de trois groupes de personnes précédemment mentionnes : celui de
la recherche-action sur le profil socio-religieux des 35-50 ans
dans les Basses-Laurentides (36 personnes dont 16 entrevues
individuelles et 4 entrevues de groupe pour 20 personnes),
celui décrivant un cheminement spirituel chrétien (6 personnes
en entrevue individuelle) et enfin celui présentant la vision
de 2 animateurs des E.V.C. et l'expérience vécue par 5

1 Sous la direction de GrandlMaison, Jacques et de Lefebvre, Solange, Une


génération bouc émissaire. Enquête sur les baby-boomers. Cahiers d ' études
pastorales 12, Pides, Montréal, 1993-
participants, tous en entrevue individuelle. Une partie
conclusive vient en£ in articuler la problématisation majeure
ressortant de cette observation et l'enjeu majeur à comprendre
et à interpréter.

Dans la deuxième partie, cinq autres chapitres présentent


l'interprétation théologigue: un premier, les traits d'une
spiritualité de la vie en plein monde d'après l'étude
exégétique du t e x t e de Chez Marthe et Marie en Luc 10, 38-42
puis un deuxième, d'après certains éléments de la pensée d'un
témoin privilégié dans la tradition récente en la personne de
Madeleine Delbrêl. Ces deux chapitres d'interprétation sont
suivis par trois autres qui précisent le contenu d'une
spiritualité d e la vie en plein monde ajustée aux d é £ is majeurs
vécus au mitan de la vie à savoir l'invitation à devenir qui
l'on est a p p e l 6 à être en totalité, celle d'exercer ses
responsabilités avec altruisme et celle de se situer dans un
rapport conscient au mystère.

Dans la troisième partie de cette thèse, se déploie


l'interprétation praxéo-pastorale qui contient trois chapitres:
l'un porte sur les traits de l'adulte selon des perspectives
andragogiques, l'autre sur différents processus de croissance
et le dernier sur les conséquences pour l'intervention
pastorale de tenir compte de certaines théories concernant
1 'évolution psycho-spirituelle des adultes, le tout suivi de
pistes concrètes pour l'accompagnement et l'éducation des
adultes à une v i e spirituelle en plein monde et au mitan d e la
vie. Un dernier chapitre apporte une conclusion générale
prospective.
PREMIERE PARTIE

OBSERVATION DE LA RECHERCHE SPIRITUELLE


AU MITAN DE L A V I E
CHAPITRE 1

QUAND DES GENS RACONTENT LEUR HISTOIRE

Dans l'étude des récits de vie des 35-50 ans provenant de la


recherche-action sur les profils sociaux-religieux de la rkgion
des Basses-Laurerit ides1 .
les matériaux proviennent de 3 6
personnes dont 22 femmes et 14 hommes, par 4 entrevues de
groupe touchant 20 personnes et 16 entrevues individuelles.
Pour cette t h è s e , l'étape d'observation a bénéficié des textes
d'entrevues déjà réalisées

La m é t ~ i o d o l o g i e et la pédagogie schémas
employées, les
d'entrevue individuelle et de groupe de même que la méthode
d'analyse de contenu sont expliqués dans le volume-synthèse de
7
la recherche-action". Reprenons-en brièvement les données les
plus importantes pour la compréhension de cette thèse.

D'abord quelle est l'origine d e la recherche-action sur les


profils sociaux-religieux de la région des Basses-Laurentides?
"Cette recherche-action est née d'une impuissance, d'un
essoufflement des milieux socio-pastoraux de la région des
Basses-Laurentides. Les intervenants professionnels de tous
ordres ne savent plus trop ce qui se passe chez les gens, ce
qu'ils pensent vraiment, ce qui Les mobilise, les motive ou les
démotive, comment ils réagissent, agissent et interagissent.
( . m . )

En positif aussi, on sait encore peu de choses sur les façons


dont les gens sont en train de se reconstruire personnellement
et socialement, sur leurs pratiques et objectifs de vie, sur
leurs itinéraires intérieurs, spirituels. Comment se nouent les
solidarités, s'enclenchent les initiatives, les luttes, les
projets, les nouveaux entrepreneurships? Dans quelles
directions vont les quêtes de sens, de bonheur, d'espoir? Quels
sont les prof ils de base, les types de cheminement, les familles

1 Sous La direction de Grand'Maison, J. et de Lefebvre, Solange, Op. c i t . ,


1993.

2 Sous la direction de ~rand'Maison,J., Baroni, L., Gauthier, J. M., Le


d é f i des généra t ions. Enj e u x sociaux et religieux du Québec d 'aujourd 'hui .
Cahiers d'études pastorales 15, Fides, Montréal, 1995, p. 453-486.
spirituelles, culturelles en train de se constituer?

Notre projet est né de ce premier questionnement à double volet:


d'une part, l'investigation des orientations culturelles,
sociales, morales et spirituelles dans la population des six
régions fort diversifiées, de différents milieux sociaux,
groupes d'âge et, bien sur, de variables de sexe, de
scolarisation. Nous avons choisi une méthodologie de recherche
qualitative ( . . . ) Retenons ici les impératifs de ce choix
reliés à notre dessein de rejoindre les profondeurs des états
et mouvements de conscience en gestation sous la surface sociale
des grands changements structurels et sociaux des dernières
décennies, et les tendances de fond qui traversent la plupart
des individus et leurs modulations en divers profils socio-
culturels et religieux.

autre part, nous voulions investiguer sur ce qui se passe chez


Les intervenants pastoraux, dans leurs pratiques et leurs défis
de renouvellement. Y trouve-t-on les mêmes profils socio-
culturels et religieux qui sont dans la population? Quels
rapports ces intervenants ont-ils avec cette même population
dans l'exercice de leurs pratiques? Comment se vivent chez eux
les tendances majeures actuelles?'" .
Cette vaste recherche a donné lieu à six volumes, quatre sur
les profils sociaux et religieux des adolescents, des 20-35
ans, des baby-boomers et des aînés, un cinquième sur le monde
pastoral et un sixième volume-synthèse sur les enjeux sociaux
et religieux du Québec d'aujourd'hui. Nous n'utilisons pour
cette thèse que les récits de vie dont l'analyse a servi a la
publication du volume sur les baby-boomers ou les 35-50 a n s .

La méthodologie de recherche sur les profils sociaux-religieux


des 35-50 ans de la région des Basses-Laurentides est
qualitative.
"Dans cette enquête qualitative, nous nous sommes inspirés de
la méthodologie de chercheurs du CNRS: J. Donegani , G. Lescanne,
G. Michelat et M. Simon, E. Poulat. Une enquête quantitative,
comme dans un sondage d'opinion, s'efforce de rassembler un
échantillon représentatif qui est en quelque sorte un modèle
réduit de la population qu'on veut analyser, et où on retrouve
les différents groupes sociaux selon le même pourcentage que
dans la population. En revanche, dans une enquête qualitative
comme la nôtre, seul un nombre restreint de personnes est
interrogé. Cet échantillon n'est pas représentatif d'un point
de vue statistique. Mais on fait l'hypothèse que chaque

1 Sous la direction de GrandlMaison, J., Baroni, L., Gauthier, J -M.,


Ibidem, 1995, p . 453-454.
individu est porteur de la culture et des sous-cultures
auxquelles il appartient et qu'il en est, à sa manière,
représentatif. L'important est donc de faire un choix le plus
diversifié possible des individus"'.

Les responsables de la recherche-action ajoutent que


l'échantillon des interviewés a été constitué à partir des
variables ou indicateurs habituels reconnus dans les enquêtes
quantitatives: âge, sexe, habitat, catégorie socio-
pro£essionnelle et région- Mais ils ont eu recours aussi a un
autre type de variables
" ( ...) variables dites stratégiques, en fonction de l'étude et
des objectifs poursuivis. Ces dernières variables ne tiennent
pas de la démarche classique où l'on établit d'abord un cadre
théorique et des hypothèses de travail avec des indicateurs
posés comme à priori. Ici, c'est dans le processus même de
recherche que se dégagent les variables, les problématiques et
Les hypothèses de travail, à partir des indicateurs fournis par
les interviewés eux-mêmes dans la phase da pré-ennquête"2.

Les responsables disent avoir identifié à propos de la variable


religieuse trois champs de référence que nous avons constatés
à l'analyse des récits de vie; ces champs de référence
habitent les perceptions et les points de vue des s u j e t s
interviewés. Ce sont:
" ( ...)la référence séculière, la référence crypto-religieuse
(élargie aux croyances qui circulent) et la référence plus
spécifique à la tradition chrétienne. On les trouve dans
l'évolution de notre société de souche chrétienne, qui a connu
une rupture marquée par la sécularisation et une certaine forme
de laïcité, et plus récemment par une effervescence de croyances
autres que les croyances chrétiennes. Nous nous sommes rendu
compte que ces trois références avaient chacune des contenus
différents et se modulaient entre elles diversement en chacun,
chacune des interviewés. Et surtout, plus nous avons avancé,
plus ces trois variables nous sont apparues incontournables pour
saisir les orientations personnelles, sociales, culturelles et
spirituelles déterminantes et leurs diverses "profilations"
actuelle^"^.

I Sous la direction de Grand'Maison, J., Baroni, L., et Gauthier, 3.-M.,


Ibidem, 1995, p. 454-45s.

2 Sous la direction de Grand'Maison, J., Baroni, L., et Gauthier, JI-M.,


Ibidem, 1995, p . 455.

3 Sous la direction de Grand'Maison, J., Baroni, L., et Gauthier, J .-M.,


Ibidem, 1995, p. 455.
C'est donc dire que les récits de vie nous donnent accès à des
données de 1 ' existence non statistiques, difficilement
identifiables de l'extérieur dans un contexte social et
religieux qui favorise le développement de l'individualité, le
retrait dans la sphère du privé, une grande liberté de croire
et d'agir, l'éclatement des croyances et le déplacement du
religieux. Faire se raconter les gens donne accès à des
données qui ont déja reçu un sens dans leur conscience et qui
habitent leurs pratiques de v i e personnelle et sociale. En
lisant et en interprétant ces récits de vie, l'analyste accorde
priorité aux points de vue des interviewés t o u t en utilisant
une grille de lecture qui révèle ses croyances-

Quels sont les schémas d'entrevue utilisés pour le volet socio-


religieux dans la recherche-action des Basses-Laurentides?

"Entrevue individuelle (90 à 120 minutes)

Démarche 1: histoire de vie

L'interviewé raconte l'histoire de sa vie. Il peut le faire


seul, d'une façon orale ou par écrit, ou avec l'interviewer.

Démarche 2: l'entrevue non directive

1. J'aimerais que vous me parliez de l'expérience la plus


importante que vous avez vécue.

2. Qu'est-ce qui vous fait vivre, aimer, lutter, espérer ou tout


simplement continuer envers et contre tout? A quoi tenez-vous
le plus dans la vie?

3. Quelles sont les questions les p l u s importantes que vous vous


posez? Y a-t-il des choses qui vous scandalisent dans ce qui
se passe au jourd ' hu? Des problèmes que vous trouvez
particulièrement graves, inquiétants?

Démarche 3: l'entrevue semi-directive

Vous abordez les thèmes susceptibles de vérifier nos hypothèses


de travail en tenant compte de l'interviewé que vous rencontrez,
de son histoire de vie, de ce qu'il a révélé dans l'entretien
non directif. Donc souplesse dans la façon d'aborder chacun des
thèmes.

. Le bonheur
La souffrance, la mort
L'avenir
Les rapports quotidiens, vie sociale, engagements
Les débats autour de Ia sexualité
L'argent
La morale
La politique
Vos convictions profondes
Qu'est-ce qui est sacré pour vous?
Le spirituel dans votre vie?
L'éducation religieuse que vous avez reçue?
C'est quoi la reliqion pour vous?
Et l'au-delà?
Dieu. . . votre id&. . . votrc expérience'?
La B i b l e . . . llEvangile, Ca vous dit quoi*?
Jésus Christ, qui est-i 1 pour vous?
L'~glise? Comment la voyez-vous? Quels sont tes rapports
avec el le?
La prière?
La foi, c'est quoi pour vous? Vous croyez à quoi, à qui?
Est-ce que vous partagez ça avec d'autres?
Est-ce q u e ça inspire votre vie'? Est-ce que ça la transforme?

Démarche 4: si possible

Pourriez-vous me parler de votre cheminement spirituel? Comment


avez-vous évolué à ce niveau-là? Pouvez-vous identifier des
étapes?

Entrevue de groupe, quatre questions de base (90 à 120 minutes)

- Quand vous regardez ce qui se passe dans la vie quotidienne,


dans la société, dans le monde actuel, quelles sont vos plus
grandes préoccupations (la société, la politique, l'argent,
l'avenir)?

- Vous vivez cela comment? Qu'est-ce que vous faites


personnellement et avec les autres face à ces défis
(individualisme, vie sociale, engagement)?

- Qu'est-ce que la religion vient faire là-dedans? L'Eglise?


Les autres r e i ig ions?

- La société idéale, ce serait quoi pour vous? Est-ce que Di%, u,


Jésus Christ, le christianisme f a i t partie de cet idéal-là.

Les schémas cl ' entrevue d e la recherche-action des Basses-


Laurentides auprès des 35-50 ans qui sont à la source des

1 Sous la direction de Grand'Maison, J., Baroni, L., et Gauthier, J.-M.,


Ibidem, 1995, p . 480-481.
récits de vie que nous utilisons présentent pour notre propre
recherche certaines limites. D'abord le choix d'analyser les
tendances socio-culturelles et spirituelles de fond dans la
conscience des interviewés donne une vision de base plus large
que celle que nous recherchions; ce choix conduit à rejoindre
les mouvements de conscience sous la surface des grands
changements de la société et oblige à décrypter le ou les
contenus d'une vie spirituelle en plein monde chez les
interviewés. Puis les schémas d'entrevue utilisés ne nous
permettent pas de trouver les points de vue des gens sur les
paramètres vécus et réfléchis d'une "vie spirituelle
chrétienne'' "en plein monde" au "mitan de la vie" tels que
précisés dans l'introduction car la pointe n'était pas celle-
là; cette limite particulière nous amènera à devoir réaliser
d'autres entrevues qui la privilégieront (chapitre II et III).
Enfin l'accent socio-culturel mis dans le regard porté sur les
35-50 ans amène à les situer davantage comme baby-boomers
québécois que comme gens du mitan de la vie vivant dans un
temps historique et social qui en a fait des baby-boomers.

Cependant les schémas d'entrevue de la recherche-action s c n t


riches pour notre propre recherche à différents niveaux: ils
ont enraciné notre regard sur une vision s'élargissant aux
tendances socio-culturelles et spirituelles qui animent les
gens interviewés. Ils ont aidé à mieux percevoir et distinguer
les positions fondamentales très différentes les unes des
autres en ce qui regarde le positionnement séculier opposé au
positionnement religieux et leurs multiples rapports de rejet,
d'indifférence, de distanciation, de relativisation, d'accord
partiel, d'accord critique ou de complicité avec la tradition
chrétienne.

Le travail de la présente thèse a donc consisté d'abord à se


laisser impressionner par chacune des 36 personnes interviewées
individuellement ou en groupe (lecture spontanée); puis à se
donner une clé de lecture (thématique) et d'interprétation
(sens donné par les gens). Celle-ci consistait en une série de
questions à poser au contenu des entrevues, aux perceptions et
aux points de vue des gens eux-mêmes, en lien avec l'hypothèse
de la thèse à savoir que la vie spirituelle en plein monde a
des traits spécifiques liés à l'insertion dans l'ordinaire de
la vie personnelle et historique, qu'elle prend un visage
particulier au mitan de la vie et se développe selon des voies
sndragogiques. Cette clé de lecture et d'interprétation s'est
d'abord appliquée à chaque entrevue puis à l'ensemble. Voici
ces questions et leur rationnel-

Question 1. Quelle vision de la spiritualité se dégage de


l'ensemble des entrevues? Est-elle dogmatique ou
anthropologique? Est-elle séculière i . e . organisée autour
d'une valeur humaine absolutisée? Est-elle religieuse i.e
organisée autour d ' un absolu divin? Est-elle chrétienne i .e
organisée autour de la personne du Dieu de Jésus et de
lfEvangile?

La diversité des positionnements spirituels et religieux nous


incite à tenter de discerner ce que les gens disent et
comprennent eux-mêmes de leur vie spirituelle et à en saisir
les principales particularités. Nous cherchons à cerner la
nature de la spiritualité qui habite les gens sachant que deux
grands regroupements existent: la spiritualité dogmatique et
anthropologique1. En£ in, fort des observations de la
recherche-action des Basses-Laurentides, nous regardons si les
variables : positionnements séculier, religieux et chrétien2,
sont pertinents pour le vécu spirituel exprimé et conscientise
par les gens.

Question 2. Quel en est le contenu de cette vie spirituelle:


le rapport à soi, le rapport aux proches, le rapport aux
inconnus, le rapport au monde, le rapport à Dieu et à quel
Dieu? Est-elle affective, cognitive &/ou comportementale?

1 Breton, Jean-Claude, Op. c i t . , 1990, p . 33.

2 Sous la direction de GrandlMaison, J., Baroni, L. et Gauthier, J.-M., Op,


cit., 1995, p . 455.
Aussi Bourgeois, Henri, "Pour une v i e spirituelle chrétienne", Catéchèse
123 (1990) 27-35.
II est courant en vie spirituelle de s'intéresser aux rapports
à soi, aux autres et à l'Absolu nommé Dieu, rapports
constitutifs de la Il est aussi reconnu que trois
articulations interreliées composent toute vie spirituelle à
savoir foi, prière et action2; certains vont plutôt parler des
dimens ions cognitive, affective et active du cheminement
spirituel3. Par cognitif, il faut entendre la relecture et le
sens donné à ses expériences tout comme le positionnement
adopté face à l'existence; par affectif, la docilité à ce qui
monte en soi; et par actif, la traduction concrète dans la vie
de ses découvertes. Ce qui nous intéresse, c'est de saisir
comment ces rapports et ces éléments se vivent aujourd'hui,
particulièrement au mitan de la vie. Quant au rapport au monde
créé ou à l'environnement4 et au rapport aux inconnus qui sont
sans pouvoir et sans voix', il est plus récent d e les voir
comme des dimensions de la vie spirituelle chrétienne- Nous
cherchons des indices de l a présence de ces deux derniers
rapports dans la conscience au moins séculière sinon
spirituelle des gens. Même si les schémas d'entrevue ne
portaient pas directement là-dessus, nombre de questions y
ouvraient,

Question 3. Quelles sont les portes d'entrée du spirituel dans


la vie de ces personnes: les défis psychologiques, les rôles

1 Par exemple Nouwen, Henry, Reachiag O u t . The Three Movements o f the


Spiritual L i f e . Fount, London, Edition reprinter in 1991.

2 Breton, Jean-Claude, Ibidem, 1990, p. 55.

3 Hétu, Jean-Luc, "Spiritualité et psychologie du développement", Le


G é r o n t o p h i l e 13/1, 1991, 2 - 4 .

4 Beauchamp, André, "Spiritualité de l'environnement", La vie des


communautés r e l i g i e u s e s , (sept.-oct. 1989) 223-234.
Moltman, Jurgen, Dieu dans la création. Traité écologique de la création.
Cerf, 1988.
Commission des Affaires sociales de 1'Assemblée des Evêques du Québec, Les
c h r é t i e n s et 1 'environnement, Assemblée des Evêques du Québec, mai 1981.
Whitehead, E. E. et Whitehead, J. D., Seasons of S t r e n g h t . New Visions
of Adult Christian Maturing. Image Books, New York, 1984.
5 Ricoeur, Paul, "Approches de la personne". Approches 64/4 (1989) 99-113.
sociaux, les expériences spirituelles ou religieuses, les
événements prévisibles ou non, certains traits de la culture
contemporaine, des traits du système économique et ses effets
sur les personnes ...?

La littérature sur le d4veloppement psychosocial de l'adulte1


et celle sur le d6veloppement psychologique et religieux2
montrent que les changements physiologiques, les défis
psychologiques successifs , les rôles sociaux changeants, les
traits du système économique dans lequel nous vivons et nombre
d ' événements courants comportent beaucoup de potentialités pour
le développement spirituel h chaque âge de la vie y compris au
mitan de la vie. Nous recherchons les manifestations de telles
portes d'entrée sur le spirituel à travers les récits.

Question 4 . Quels indices donnent les personnes de 1 ' évolution


de leur Moi et de leur attitude de foi? Y a-t-il des indices
de ce qui a pu les faire entrer dans un processus de recherche
ou de croissance spirituelle?

Les recherches en psychologie religieuse démontrent la


possibilité d'un cheminement à travers des &tapes prévisibles
et successives dans le développement du ~ o eti de
~ 1'attitude
de foi4 liees partiellement a l'âge. Nous recherchons des
indices de ces étapes et la maniére dont elles se relient à la
croissance spirituelle des gens dans les verbatim. De plus ce

1 Cf livre-synthèse de Houde, Renée, Op. c i t . , 1989.

2 Whitehead, E. E. et Whitehead, J. D., Les étapes de l 'âge adulte.


Evolution psychologique et religieuse. Centurion, Paris, 1980.

3 Kegan, Robert, The E v o l v i n g S e l f : Problems and Process i n Human


Development. Harvard University Press, Cambridge, 1982.
Aussi Fowler, James W., Faith Development and Pastoral Care. Coll.
Theologp and Pastoral Care, Don S. Browning, Fortress Press, Phi ladelphia,
1987.

4 Fowler, James W., Stages of Faith. The Psychology of Human Development


and The Quest for Meaning. Harper & Row, San Francisco, 1981.
regard est porté par le souci andragogique' d ' adapter les
interventions d'aide de changement personnel au niveau du
développement psychosocial et spirituel de l'adulte et donc de
cerner les indices qui nous renseignent sur les types d'aide
privilégiés par les interview&.

Question 5. Quel type d'accompagnement a favorisé leur


recherche spirituelle?

A l'étape de l'observation, nous voulons dégager des entrevues


les éléments exprimés, à l'occasion des réponses aux questions
des schémas d'entrevue de la recherche-action des Basses-
Laurentides, qui peuvent nous indiquer des pistes déjà prises
ou à prendre pour respecter le positionnement des personnes et
leur permettre d'avancer partir d'où elles sont. C'est un
souci andragogique qui guide cette question.

Confrontés a ces questions, les récits de vie livrent leurs


trésors de représentations et de savoir expérientiel car
"observer, c'est se mettre dans une attitude d'accueil, de
perception d'un objet dans son altéritéw2. Voici en synthèse
ce qui se dégage de l'ensemble des 36 personnes interviewées;
nous illustrons ces conclusions par un verbatim choisi parce
que bien approprié et représentatif de l'ensemble.

1. UNE EVOLUTION MULTf-DIRECTIONNELLE

Dans la recherche-action des Basses-Laurentides, les personnes


ont plus parlé de religion que de spiritualité. Et quand elles

1 Knowles, Malcolm, The Modern Practice of Adult Education: Anàragogy vs


Pedagogy. Associated Press, New York, 1972.
Marchand, Louise, Introduction à 1 'éducation des adultes. Editions
Préfontaine Inc., St-Jean-sur-Richelieu, 1982.
Du£resne-Tassé, Colette, L 'apprentissage adulte. Essai de définition.
Raisin sec ou fleur d'amandier ? Editions Etudes vivantes, Montréal Paris,
1981 et du même auteur Les tours de main de 1 'enseignement a u adultes.
Gastronomie ou fricot? Editions Etudes Vivantes, Montréal Paris, 1981.

2 Campbell, Michel M. , "Jeux d' interprétation en praxéologie pastorale",


dans Nadeau, Jean-Guy, dir., m. cit. no 4, 1987, p . 54.
ont parlé de religion, elles ont évoque d'abord et avant tout
des gestes et rites religieux (messe, confession, fêtes
religieuses, prières, procession, vêpres, retraites, bénévolat,
dons de charité,..), identifiant quasiment la religion avec la
pratique religieuse et parlant de cette dernière comme vide de
spiritualité- 11 y a donc la chez la majorité des interviewés
une religion de substitution1 , c'est-à-dire une religion qui
est là comme une issue à des besoins humains inassouvis, non-
combles dans 1 ' enfance ou ultérieurement. Ces besoins nommés
au fil des entrevues sont surtout des besoins de présence,
d'écoute, de sécurité, de tendresse, de consolation,
d'acceptation, de paix, de déculpabilisation, de réconfort,
d'approbation. Ou bien il s'agit d'une issue à des problèmes
humains de solitude, de rejet ou d'échec, Les gens ont
tendance à se servir de la religion et du divin à leurs fins
propres au lieu de les respecter en et pour eux-mêmes.
"Je vois Dieu comme deux bras qui m'entourent, me bercent et me
protègent dans mon sommeil. Dans la journée, je lui parle
souvent. Pour moi, Dieu c'est le Père. C'est le papa présent
que je n 'ai pas parce que le mien ne me défend pas de toutes les
injustices. Je suis sYre que lui, il me trouve correcte, qu'il
m'accompagne". (femme, 45 ans)

Les gens parlent de deux éléments que la religion leur apporte


le plus: donner sens et espérance à la vie, servir de guide
moral en fournissant des repères pour le c h o i x des valeurs et
la conduite de la v i e sans l'embrigader.
"La religion, pour moi, c'est de croire en quelqu'un qui est là
pour nous aider et nous supporter dans nos épreuves. C'est sûr
que la religion, c'est elle qui nous a appris, je dirais, à
savoir ce qui est le bien et le mal, ce qu'il fallait faire un
peu dans la vie. Je dirais que c'est une base à aller chercher,
une base a apprendre qui va nous aider à poursuivre dans la vie,
par après". (homme, 36 ans)

Même pour ceux e t celles qui rejettent la religion, celle-ci a


laissé des traces particulièrement visibles dans l'inspiration
des valeurs pour la qualité de leur v i e humaine. Egalement

i Vergote, Antoine, Psychologi'e religieuse. Coll. Psychologie et sciences


humaines, 3è édition, Dessart, Bruxelles, 1969, p. 235-236.
retrouve-t-on souvent une religion de référence1 quand les gens
manifestent dans leur vie l'importance du souci des autres, de
l'honnêteté, de 1'authenticité, de la compassion, du service,
du soutien mutuel dans les épreuves, de l'espoir que la vie
continue après la mort - .. Vivre de ces valeurs, c ' est pour eux
l'essentiel du legs religieux reçu. Les autres fonctions de la
religion2 sont mentionnées mais apparaissent problématiques:
mettre en relation avec le divin à travers rites et symboles, '

développer un sens de l'appartenance à partir du partage d'une


même foi, favoriser l'intégration des diverses facettes de soi
et de l'expérience ou fournir un support à l'identité
personnelle. De profondes divergences apparaissent au sujet de
la dimension communautaire: certains interviewes manifestent
le besoin d'un groupe d'appartenance pour exprimer et partager
leur foi, d'autres délaissent le groupe et décrochent parce
qu'ils recherchent le repos, la paix, la tranquillité,
l'ambiance du sacré, le coeur à coeur plutôt que le lieu de
rencontre et de partage. Ce qui relie ces deux factions, c ' est
peut-être la nécessité d'une expérience religieuse forte
qu'elle soit individuelle ou communautaire.
"Je compare une foi vécue seule à un repas pris seule. On a
moins d'appétit. On mange sur le coin de la table. On grignote
à même le pot n' importe quoi pour se remplir, pour ne pas mourir
de faim". (femme, 45 ans)
J'aime trop ma tranquillité pour aller dans le brouhaha puis les
serrages de main à l'église. Aussitôt que ça a commencé à être
bruyant à l'église, moi j'ai décroché.., L'église, le lieu
comme tel, incite ... à rentrer en-dedans mais quand tu entends
plein de bruits autour de toi, ça te distrait, là j 'aime pas
ça ... Je suis pas bien à l'église, dans la religion à l'église.
Si bien que la religion comme telle, je l'applique dans ce que
je fais ... Le bon Dieu me pardonne puis il me comprend".
(femme, 43 ans)

Ces fonctions humaines de la religion sont souvent reconnues


dans les paroles mêmes des interviewés mais en même temps elles
sont dans leur vie mises en question, en veilleuse ou carrément

1 Charron, André, "Le service pastoral du croire dans le contexte culturel


actuel", Pastorale-Québec, juin (1993) 223-245.
2 Greeley, Andrew M., Unsecular M a , The Persistence of Religion. Schoken
Press, New York, 1972 et Religion, a Secular Theorg, The Free Press, 1982.
rejetées parce que non-pertinentes o u non-crédibles dans l e
monde actuel, ou en dîsharmonie avec le développement
personnel.

La démarche d e recherche spirituelle e t / o u religieuse qui se


dégage des entrevues est une démarche de croissance où dominent
la naissance continue à soi-même, la recherche d ' harmonie avec
soi corne avec l'autre, l a réflexion sur le sens de la vie et
1 'unification de la personne autour d e ce sens 1. Cette
démarche se r é a l i s e dans l e déroulement o r d i n a i r e de la vie
avec ses hauts et s e s bas, dans l'exercice de ses r ô l e s et
tâches familiales, a m i c a l e s et professionnelles. Un accent
revient continuellement: la nécessité d'une réponse libre et
personnelle à ce qui est ressenti de l'intérieur et qui
provoque critique de son héritage religieux et desappropriation
du non-signif iant .
"Travailler assez sur m o i pour être capable d'avoir un
épanouissement le plus grand possible, ça pour moi c'est
primordial. Et je le fais à travers les choses ordinaires, l e s
activités de croissance, à travers mon travail, à travers mes
amis, à travers mon social. Pour moi, c'est quelque chose qui
est très présent. Et ça passe par une spiritualité. C'est pas
déconnecté ... Pour moi, l a démarche spirituelle d o i t passer par
une démarche de croissance. Il faut que ça fasse partie de ma
vie de tous les jours". (femme, 45 ans)

Ainsi peut-on reconnaitre à travers les entrevues que la


recherche spirituelle revêt trois facettes principales
dif férentes2. Les voici.

1.1 Séculière ou sans référence religieuse

Quand l a recherche spirituelle e s t séculière, un p r i n c i p e


organisateur de la vie apparaît qui peut être de chercher à se
s e n t i r bien dans sa peau et en harmonie a v e c les autres, ses
proches; cela se réalise alors dans le cocon de la famille et

1 On est résolument dans une spiritualité de type anthropologique.

2 Nous retrouvons ici très clairement les trois variables: séculier,


religieux, foi chrétienne de la recherche-action des Basses-Laurentides.
des amis, cela peut se vivre aussi dans son travail. Cette
recherche se fait sans quête de transcendance manifeste. La
vie peut par exemple s 'organiser autour de 1' importance de la
personne humaine comme de l'harmonie avec soi et de l'énergie
a déployer pour vivre selon ces deux valeurs dans toute sa vie.
"J'ai le goût de livrer des batailles... C'est continuellement
des batailles dans le fond qu'on mène ... J'aime l a v i e ...
J'aime les gens... Mon enfance, une b e l l e enfance, m'a donné
comme un air d'aller pour tout le reste de ma vie.. . J'aime
travailler avec les gens - L a personne humaine est ce qu ' il p
a de p l u s important". (femme, 41 ans)

Une philosophie de vie séculière revient alors souvent dans


plusieurs récits qui est de "vivre au jour le jour" ou "de
vivre 24 heures à la fois" , "sans faire de grands pro jets",
sans planification a long terme avec sagesse et réalisme:
"aujourd'hui, c'est aujourd'hui, demain, c'est un autre jour".
Cette philosophie bannit l'inquiétude, la désespérance: "en
effaçant ce qui ne va pas", en passant à autre chose quand ça
va mal, "en n'arrêtant pas aux problèmes", "en acceptant son
impuissance", en se faisant a l'idée qu'on ne change que ce
qu'il est possible de changer. Elle amène aussi à s'occuper de
soi en se reconstruisant comme pzrsonne "dans la douceur", en
se guérissant de ses fautes, de ses échecs, de ses erreurs. La
recherche d'unification passe par la recherche de bien-être
personnel en soi et autour de soi qui se fait tranquillement au
jour le jour.

Cette recherche spirituelle séculière peut s'allier ou non à


une référence aux valeurs de la tradition chrétienne pour la
conduite humaine; elle peut s'allier avec une croyance en
l'astrofogie, au destin, au medium, aux morts qui parlent ou a
la réincarnation etc. Ces choix de croyances qui procurent
contact avec le mystérieux de la vie présentent culturellement
une grande variété1.

1 Charron, A., Lemieux, R., Théroux, Y. V., Croyances e t incroyances au


Québec. C.I.N.R. 18, Fides, 1992.
Reginald, Bibbp, La religion à l a carte. Pauvreté et potentiel de l a
religion au Canada. F ides, Montréal, 1988.
1.2 En l i e n avec un horizon divin

Quand la recherche spirituelle est faite en lien avec un


horizon divin, un principe organisateur de la vie existe aussi
qui anime la personne; il s'agit d'une croyance "en quelqu'un
en haut", en "un être suprême", en un Dieu quelconque, en un
divin sans visage précis qui soutient dans les épreuves, aide
a discerner le bien du mal, montre le chemin, écoute et donne
espérance pour l'après-vie.
"Je dirais que je crois plus en l'homme qu'en Dieu ... Encore
que je n'ai de certitude sur rien. Comment je dirais bien ça?
Si on est là, il y a des chances q u ' i l y ait une entité suprême
en quelque part". (homme, 35 ans)

"Dieu n'a pas de visage, on n'a pas une photo de Jésus. Dieu
est l'être suprême au-dessus de tout. 11 a toutes les qualités.
Il n'est pas une personne mais un esprit". (homme, 45 ans)
Ir
J'ai une croyance, je sais qu' il y a un être supérieur mais des
fois-là, en voyant tout ça, c'est bien beau les épreuves, les
barrières, les coups dans les jambes. . . , moi je bannirais les
épreuves. I I m e semble qu'on n'a pas besoin de ça pour être
convaincue". (femme, 43 ans)

Parmi ces gens qui manifestent une vie spirituelle en lien avec
un horizon divin, beaucoup réfèrent aux valeurs chrétiennes de
temps en temps et demandent des services occasionnels à
1'Eglise catholique pour les rites de passage que sont la
naissance et la mort de même que pour les sacrements de
1 ' initiation chrétienne pour leurs enf a n d . Ils gardent de
leur héritage chrétien une sélection de valeurs et de rites en
lien avec des besoins personnels passagers et ponctuels qu'ils
consomment sans participer à la foi qui leur est inhérente. Ou
d'autres interviewés refusent toutes médiations symboliques
communautaires et sacramentelles disant qu'ils n'en ont pas
besoin "pour rentrer en-dedans" et être en contact avec un être
suprême qui se charge d'envoyer des &preuves pour vbrifier leur
attention a lui. Ou encore d'autres interviewés font un choix
serein de vivre détachées de la religion en référant

1 Phénomène étudié par Milot, Micheline, Une religion à transmettre. Le


choix des p a r e n t s . Les Presses de l'Université Laval, Québec, 1991.
minimalement à Dieu dans leur for intérieur pour demander et
remercier.

Le principe d'organisation de la vie est souvent séculier


inspiré de valeurs chrétiennes sans appartenance à aucune
religion organisée, Le principe est parfois le service,
parfois le souci de soi et des autres en réponse à des
préceptes moraux qui mènent à l'engagement dans le quotidien.
Tantôt c'est la recherche d'harmonie avec soi et l'évolution
personnelle par le contact avec soi et par la prise de parole
sur soi. Tantôt c'est la recherche de soi dans le cocon
protecteur des proches et des amis- Ce peut être aussi la
réalisation de soi dans un engagement social par son travail
ou, pour un interviewé, dans des projets d'écriture sur la
paternité qui "permet d'aller voir d'autres affaires de moi"
(homme, 40 ans) et un projet d' intervention avec d'autres
hommes sur la condition masculine qui "permet d'amener des gens
à vouloir changer ou ces gens-là t ' amènent B changer" (homme,
40 ans). La vision de la vie qui domine est optimiste et le
pouvoir sur sa propre vie est exercé dans le sens de son plus
grand épanouissement. Les engagements visent des changements
dans la société. Le tout s'inspire de valeurs évangéliques
"trimballées par Jésus", la croyance en la réincarnation et au
ciel venant couronner le tout comme un parcours évolutif
personnel arrivé a terme.
"A la mort, le casse-tête auquel tu ajoutes des morceaux toute
ta vie n'est pas terminé ... i l faut revenir trois, quatre fois,
avant de retrouver au ciel ceux qui ont terminé leurs parcours".
(homme, 40 ans)

La recherche spirituelle en lien avec un horizon divin peut


aussi être vécue ainsi chez certains interviewés: des personnes
ont assumé l'héritage culturel religieux d'inspiration
chrétienne reçu et le transmettent sans compromis avec la
compréhension plus ou moins exacte qu'elles en ont dans un
monde en voie de changement. Elles sont effectivement
religieuses mais sans se mettre à la suite de Jésus car leur
Dieu est sans visage et à la mesure de leurs idées et de leurs
besoins; elles ont un Dieu qui pour elles est chrétien, c'est
à lui qu ' elles s ' accrochent sans le connaztre pour lui-même ,
sans s'occuper de ce qu'il a fait connaître de lui-même par
Jésus. De sorte que la vie séculière est ordonnée à "aller
toujours plus haut, toujours plus loin" dans le vécu de
certaines valeurs: la communication, le souci des autres,
l'implication dans le milieu restreint, le travail à la
campagne, la communion avec la nature, la beauté, la
simplicité, l'ordre et l'harmonie, Le principe religieux de
l'organisation de la vie est de "s'accrocher à Dieu, de "monter
vers Lui" par les épreuves de la vie, par 1 ' implication, par
l'espérance, par le respect de la nature, par le suivi du
chemin tracé par Dieu.
"M'accrocher à Dieu, il est là puis il vit, c'est lui qui
décide. Nous autres, on essaie de suivre une direction mais
quand i l m e t des épreuves sur le chemin, c ' est pour nous montrer
qu'il est là puis qu'il faut réagir à ça. I l faut aller selon
notre chemin qui est tracé. Puisqu'il l' a mis là cet événement-
là, c'est parce que réellement il y avait d'autre chose à aller
chercher en arrière. 11 faut monter une marche de plus pour
s'accrocher à lui". (femme, 48 ans)

En£ in une personne interviewée développe une recherche


spirituelle qui va plutôt dans le sens de l'ésotérisme. Elle
cherche à passer du matériel au spirituel, de l'extérieur
l'intérieur. Le monde matériel et extérieur apportant
division, stress, assaut, elle se doit de développer un
bouclier protecteur. Ce qui semble visé, c'est
l'accomplissement de soi, l'harmonie entre soi et son
intérieur, entre soi et les autres, entre soi et le monde. Il
faut "garder son intérieur calme toujours, en ayant conscience
qu'il y a là une force qui va toujours être là" (homme, 34
ans), se concentrer sur son intérieur où résident énergie,
force et protection de sorte que cet intérieur "serve un petit
peu de bouclier" contre les agressions de la vie- Pour cette
personne, tout baigne dans le divin: soi, les autres et le
monde; elle voit dans chacune des personnes "la partie de Dieu
qui peut être en elles et la partie du grand tout universel".
La conscience unifie tout dans l'interdépendance cosmique.
L ' évolution de 1 'esprit est recherchée et exige plusieurs vies.
"Ton enveloppe matérielle va se détériorer, ce qui est à
l'intérieur, ton esprit ou ton âme, va continuer de vivre".
"On a une évolution à faire puis il faut la faire et ça va être
au travers de plusieurs vies" (homme, 34 ans). La vie se
déroule dans le moment présent perpbtuel. D'autres interviewés
empruntent partiellement à cette position-

1.3 Avec un h o r i z o n franchement c h r é t i e n

Certaines personnes interviewées se reconnaissent comme


croyantes au Dieu de Jésus et vivent plusieurs dimensions de la
foi: la célébration, la fraternité, l'approfondissement
continu, l'implication dans son milieu de vie. Pour elles, la
vie spirituelle chrétienne s'exprime dans la foi qui est de:
. vivre 1'Evangile dans le quotidien
- témoigner de sa foi dans son milieu de vie et de travail
. se soucier d e l'éducation chrétienne des jeunes
- trouver source d'espérance, de soutien, de force pour
traverser la vie
. bénéficier d'une source de repères moraux
. développer le sens de la communauté pour soi et pour les
autres, travailler à fabriquer un tissu communautaire dans le
milieu et la paroisse
- rencontrer Jésus, nourrir sa foi et éclairer sa vie par
l'Evangile, par la messe, par des ressourcements, par des
rencontres
. vivre des alternances de doute, de grâce.

Le cheminement de foi de l'adulte particulièrement au mitan de


la vie passe par des temps de brassage et de passage même si
cette foi est ancrée au fond de 1 'être. Le questionnement pour
les interviewés porte alors, sur le sens de la pratique, sur
l'éducation antérieure étouffante, sur l'équilibre à assurer
entre le souci des autres, la communion Dieu et le soin de
soi-même .

Pour certains interviewés, ce cheminement passe par des temps


forts d'implication surtout lors de l'accompagnement des
enfants dans leur initiation chrétienne; il passe aussi par
des temps de faible implication où la personne se laisse
submerger par les préoccupations et les bouffe-temps.

Pour beaucoup, la situation consiste à vivre sur leurs acquis


et à faire quasime~t silence sur leur conviction intérieure o u
leur doute. 11 en résulte peu de transmission, peu de pratique
ferme, peu de recherche et d'approfondissement de leur foi à
travers llEcriture, peu de lecture des événements de leur vie
en lien avec ltEcriture, peu de témoignage dans leur vie
quotidienne.

L'épreuve de l'essoufflement dans l'engagement chrétien


apparaît comme une dimension où les personnes doivent apprendre
à développer un équilibre de vie, à respecter leurs forces et
leurs limites pour donner un service v r a i aux autres. Cet
équilibre f a i t partie de la recherche spirituelle de la
quarantaine appelée "âge de la sagesse".
"Chacun a sa course à faire. Quand il est rendu au bout de sa
section, i l faut qu'il sache tenir le bâton parce que là il va
se ressourcer, il va s'enligner dans d'autres choses où on a
besoin peut-être d'un teneur de bâton plus important que là où
il était auparavant. C'est ça, il faut savoir le donner".
(homme, 39 ans)

"C'est pas quand le train roule à 100 milles à l'heure que les
gens sont capables d'embarquer dedans ... ça ralentit un peu,
tu en ramasses un peu. Tu ralentis encore davantage, tu en
ramasses davantage, puis quand le train commence à être bien
équipé, l à tu pars en grande vitesse". (femme, 44 ans)

L'engagement est donc décrit comme une course à relais ou comme


un train en marche qui prend des passagers et en laisse aller
selon les besoins, les g o û t s , l a fatigue, l e s capacités. Le
roulement et la continuité sont n é c e s s a i r e s et le train
continue à plus ou moins grande vitesse. Et l'engagement
paroissial se prolonge souvent par d'autres types d'engagement
dans le monde mais à deux conditions: que les personnes a i e n t
compris le lien entre la vie et la f o i de même que 1' importance
de la présence au monde et qu'ils ne se l a i s s e n t pas submerger
par un sentiment d'impuissance. L'espérance s'avère, dans les
entrevues, le mot-clé de ceux et celles qui vivent une
recherche spirituelle chrétienne. Elle est comparée à "la
graine plantée en terre" que chacun fait grandir à sa manière
et qui arrive à pousser malgré des conditions contraires.

2. DIVERSES COMPOSANTES

Qu'est-ce que les entrevues révèlent du contenu de la quête


spirituelle des interviewés même si les questions n'abordaient
pas directement ce sujet? Elles permettent de détecter que les
composantes de cette quête spirituelle présentes dans la
conscience concernent le rapport de soi à soi, le rapport de
soi aux autres proches et le rapport de soi à Dieu. Les
rapports de soi aux inconnus ou au chacun de même que ceux au
monde créé semblent absents non du regard que les gens portent
sur le monde mais de leur quête spirituelle.

rapport soi soi

Le rapport de soi à soi est sans doute la composante la plus


articulée et la première en importance qui ressort à l'évidence
dans les récits de vie. Ce qui est le plus important, c'est
d'être bien avec soi et de déployer toute l'énergie nécessaire
pour y arriver. Les personnes veulent arriver à vivre en
contact avec elles-mêmes, accueillir ce qui les habite au plus
profond - Certaines désirent se connaître, se posséder, être en
harmonie avec elles-mêmes et progresser vers ce qu'elles se
sentent appelées à devenir. Certaines vont davantage
rechercher le sens de leur vie en interprétant les événements
particuliers et les crises qui la jalonnent. D'autres ont
manifesté leur grand désir d e bannir 1' inquiétude, le souci
continuel dans leur vie, et il est plausible de lire dans ce
désir, non une fuite, mais une recherche de paix, d'abandon et
de bien-être intérieurs par-delà les préoccupations et les
tracas inévitables de la vie. Plusieurs vont parler de
croissance, d'évolution, d'unification personnelle comme un but
majeur de leur existence. Que la recherche spirituelle soit
séculière, religieuse ou rattachée à la foi chretienne, ce
rapport de soi à soi est toujours présent. De plus il
manifeste une sensibilité de la culture contemporaine qui
promeut l'individualité par-delà l'individualisme comme une
valeur importante1.

rapport s o i aux autres

Le rapport de soi aux autres est l'autre composante forte- La


vie de nombre de personnes est orientée vers des valeurs
altruistes directement héritées de l'éducation chrétienne selon
plusieurs. Ces valeurs nommées sont le service, l'aide, le
partage, la sollicitude, l'hospitalité, l'accueil, l'écoute, la
communication, l'honnêteté, la vérité, le respect,.. Ce souci
des autres se vit d'abord et avant tout dans le couple et la
famille immédiate, puis dans la famille élargie et avec les
amis (es)- Le rapport aux autres concerne les proches -
"Les problèmes de tous e t chacun, je ne veux rien savoir de ça.
C'est pas mon problème, ça ne me concerne pas. J e trouve
ridicule de parler des autres si je ne me sens pas impliqué, si
je ne me sens pas touché. Je ne veux plus brasser de grosses
affaires... C'est un peu égoXste sur les bords, seule la vie
familiale m' intéresse, mon clan familial personnel et ce qui en
découle dans 1 ' immédiat. Tout le reste m ' importe peu. J ' en
suis rendu là. Mon groupe d'abord et pour le reste on verra".
(homme, 41 ans)

Ce souci réel mais restreint de l'autre apparaît souvent très


étroitement relié à l'accomplissement de soi et à la recherche
d'harmonie avec soi, l 'autre aidant à grandir comme soi-même on
peut 1 ' aider. Chez un petit nombre d ' interviewés, le milieu de
v i e e t l e milieu de travail apparaissent comme un terreau
propice d' implication pour le service des autres; et alors
apparaît assez rapidement 1 ' envahissement de sa vie par les
autres ou la tension entre le soin de soi et le don de soi aux
autres. Certains ont mentionné que leur vie é t a i t orientée,
organisée dans son ensemble autour du soin et du souci des

1 Au sujet du narcissisme qui dépasse de beaucoup la constation faite dans


les entrevues, voir le livre de Lasch, Christopher, Le complexe de Narcisse.
La nouvelle sensibilité américaine. Robert Laffont, Libertés 2 000, Paris,
1979.
autres plus que d ' eux-mêmes .

rapport soi Dieu

Le rapport de soi à un horizon divin est également présent dans


beaucoup de récits. Cependant Dieu est plus souvent
qu'autrement sans nom et sans visage sauf pour les personnes
dont 1 ' horizon est franchement chrétien-

Pour ceux dont la spiritualité est séculière et religieuse,


quand le Dieu de Jésus est évoqué, c'est pour en parler c o m m e
du "Dieu de leur enfance", du "petit Jésus", du "bon Dieu" ou
du Dieu appelé "Père, Fils et Esprit" sans que le sens soit
précisé. On en parle comme d'un souvenir passé dont on sourit
pour le moins avec indulgence et comme d'une chose mise de
côté, Reste aussi I ' impression de s ' être fait raconter
toujours la même histoire: "On la connaît l'histoire" (homme,
38 ans), sans qu'elle ait beaucoup de prise sur la vie sauf
1' invitation très globale à "aimer son prochain". Ce Dieu de
l'enfance a cédé la place a "l'être suprême", parfois "au
créateur", souvent à "l'énergie cosmique" et à "la force
intérieure et universelle" qui est présence, qui habite et
domine les personnes. L'être suprême est là, accessible,
parlable, serviable pour répondre aux demandes et aux besoins
des gens. Il existe pour eux mais peu en lui-même; il n'a pas
d'histoire connue et reconnue, il n'est pas quelqu'un; il est
décrit par ce qu'on en attend et par ce qu'il donne. Mais
cette présence indéfinie d'un absolu nommé Dieu, d'un ultime
au-delà de soi-même est là au coeur de la personne; reconnue,
recherchée et trouvée, elle l'aide à vivre une vie plus remplie
de sens.

2.4 Le rapport de s o i au chacun

Le rapport aux autres plus lointains, non-connus mais ayant des


36

droits et des besoins a faire respecter selon la justice1 est


peu présent- Cette composante se manifeste surtout par des
propos sur une vision pessimiste du monde. En effet les
personnes vont parler de problèmes sociaux tels que violence,
pauvreté, inégalités sociales, endettement, dislocation de la
famille, chômage, décrochage scolaire, itinérante-.. et des
conséquences sur les gens. Mais il se dkgage surtout un fort
sentiment d ' impuissance vis-à-vis ces réalités, 1 ' impression
d'en être spectateurs bien plus qu'acteurs.

Apparaît donc un grand désintérêt pour le politique,


l'économique, le social, ces domaines qui semblent des cul-de-
sac pour beaucoup. Les interviewes qui s'y intéressent le font
à cause de leur travail professionnel ou parce qu'un membre de
leurs proches est touché par le problème. Le choix de vie des
interviewés, c'est de s'impliquer juste dans ce qui les touche
ou les concerne directement. Le choix de vie, c'est de se
centrer sur les autres proches pour qui on peut faire quelque
chose. Rien dans les propos n' indique un lien quelconque
conscient entre la vie spirituelle et le rapport au chacun, ce
que des réflexions du type de celle des théologiens de la
libérat ion2 vont développer-

2.5 Le rapport de soi au monde

Le rapport de soi au monde passe surtout chez les interviewés


par un regard critique qui fait le constat désabusé de la
dégradation du monde ambiant et de l'incertitude face à
1 'avenir du cosmos - Des essais timides de préservation, de
conservation, de recyclage, de protection, de changements dans
les habitudes de vie vont dans le sens d'une gérance
rationnelle plutôt que d'une exploitation devastatrice du monde
matériel- Si la conscience s 'avive de plus en plus sur ces

1 Ricoeur, Paul, Op. c i t . , 1989, p . 102.

2 Frostin, Per, "La crise spirituelle dans la métropole du capitalisme".


Liaisons internationales 50 (mars 1987) 13-18 et 51 (juin 1987) 14-23.
questions, elle semble dominée par des forces incontrôlables;
d'où le sentiment d'être dépassé par la situation et le dksir
de laisser les gens compétents, les savants, les écologistes
trouver les solutions.

Le rapport de soi au monde qui concernerait davantage la


conscience de jouir du monde créé sans l'abîmer, de l'habiter
humainement plutôt que sauvagement et de le gérer efficacement
pour le bien commun plutôt que pour des intérêts de groupes
dominants, existe relativement peu dans la conscience séculière
des personnes interviewées et donc à peu près pas dans la vie
spirituelle-

3. UNE RECHERCHE AVANT TOUT AFFECTIVE

La vision de Dieu qui se dégage des récits de vie semble


surtout affective. Beaucoup ont dû se débarrasser d'une vision
négative de Dieu transmise par l'éducation: un Dieu punisseur,
dominateur, culpabilisant, puissant, contrôleur, lointain,
présent surtout dans des rites obligés; ou encore un Dieu
carrément enfantin et devenu insignifiant dans la personne du
"petit Jésus". En le dbpouillant d e ces traits indésirables,
il a été recréé a l'intérieur des coeurs avec des traits
libérateurs: bon, proche, tendre, écoutant, présent, refuge,
consolateur, soutien ... tous des traits d'ordre affectif en
lien avec des besoins personnels. C 'est donc un Dieu aidant
pour soi qui est recherché.

La recherche spirituelle centrbe sur le rapport à soi, aux


proches et a Dieu passe par un détachement de ce qui emprisonne
la personne, de ce qui la lie et l'empêche de progresser vers
ce qu'elle se sent appelée à devenir, Elle se détache de sa
violence, de ses peurs, de ses erreurs, de sa vision d'elle-
même ou de certaines idées sur Dieu. .. pour créer un espace oO
elle peut accueillir dans une certaine docilité ce qui naît en
elle.
La dimension cognitive de la recherche spirituelle des
interviewés apparazt très peu. Ces derniers ressentent peu le
besoin de connaître davantage qui est ce Dieu ou cet absolu
auquel leur coeur aspire: son nom, son visage, ses invitations.
I l s sont peu enclins à approfondir qui est ce "je" que l'on
devient au contact de l'absolu et des autres et que l'on est
invite à devenir toujours plus en le faisant éclater dans
toutes ses dimensions. Peu d'interviewés parlent d'apprivoiser
ce qui apparaît différent, inconnu et devant quoi ils
ressentent de l'impuissance.

La recherche spirituelle des interviewes est peu


comportementale. Ils font des essais pour organiser leur vie
en cohérence avec la conscience nouvelle d'eux-mêmes acquise au
fi 1 de la vie. Ils recherchent des façons de vivre adaptées au
monde actuel, aux traits de la modernité avec la conscience
qu'ils ont d'eux-mêmes. Ce qui demeure le plus évident, c'est
la mise en oeuvre des valeurs morales provenant de l'héritage
chrétien.

UNE RECHERCHE LIEE FAIT COEUR


DE LA V I E

Le coeur de la vie, l'essentiel, c'est pour la majorité des


interviewés le moi et la famille plus ou moins élargie, parfois
le travail en dernier lieu. C'est comme si ce cocon à nul
autre pareil1, cette zone secrète et affective suffisait à
combler les besoins essentiels des personnes et à favoriser
leur croissance, 11 y a même un choix conscient de se choisir
et de refuser le grand large, l'éparpillement, la dissolution
dans un plus grand réseau.

Le coeur de la vie, l'essentiel, c'est pour d'autres


interviewés d'abord le travail puis la famille. Le travail est

1 Sous la direction de GrandlMaison, J. e t de Lefebvre, S., Une génération


bouc émissaire. Enquête sur 1es baby-boomers. Cahiers d 'études pastorales
12, Fides, 1993, chap. 7 .
un lieu de réalisation personnelle important, un lieu
d'unification de différentes dimensions de son être, un lieu où
le sentiment d'utilité et de service joue très fortement
tellement qu'il vient avant les proches ou à égalité avec eux.
Le travail agit comme un révélateur de soi et comporte des
def is importants pour la croissance.

Enfin pour préciser le coeur de la vie, l'essentiel, viennent


en second ou en troisième lieu, les implications sociales dans
le milieu restreint, Là aussi, il y a facteur de libération de
ses énergies, facteur non-négligeable de connaissance de soi,
facteur de réalisation d'aspects de soi-même qu'on n'épanouit
pas d e la même façon avec les proches ou dans le travail. Les
caractères de gratuité, de genérativite, de liberté y sont
signalés comme importants-

Un élément commun ressort cependant des entrevues dans ces


différents lieux de quête spirituelle, c'est la recherche de
prise en main personnelle, l'expression de la domination du
moi, la revendication de sa liberté personnelle, celle de
l'interprétation de sa propre histoire et le désir de contrôler
celle-ci dans la mesure de ses forces et la conscience de ses
limites.

DES FACTEURS PERSONNELS RECHERCHE


SPIRITUELLE

La vie se charge souvent elle-même de fournir aux personnes des


facteurs provocateurs de changement. Ces provocateurs peuvent
être des portes d'entrée pour le développement personnel et
spirituel ou des facteurs alimentant sa poursuite. Dans les
récits de vie se retrouvent pêle-mêle des événements, des
crises et des défis reliés à 1 'avancée en âge qui déclenchent
ou alimentent l'évolution spirituelle liant celle-ci
étroitement à I'evolution psychosociale d e la personne.
5.1 Des évenements

De nombreux événements positifs ou négatifs, aliénants ou


libérateurs, sensés ou insensés, prévus ou imprévisibles
marquent toutes les vies et ouvrent la voie à un processus de
changement, de réorientation, de conversion ou de
transformation si la personne sait s'en servir pour son
développement personnel et spirituel; sinon c'est souvent le
repli sur soi, la stagnation, la régression ou le piétinement-

Quels sont ces événements racontés qui sont occasions du


développement? Ils sont nombreux et variés. Ils sont relatifs
8 la vie de couple, à la vie familiale, au travail, aux
engagements dans le milieu de vie sociale, aux amitiés, à la
santé physique, psychologique et religieuse ... Ils sont le lot
de l'ordinaire de la vie.

Ces événements créent une rupture, une remise en question, une


désorientation, souvent une perte et de la souffrance-
Regardés en f a c e , ils provoquent un déséquilibre qui peut être
le début de la mise en marche d 'un processus d e changement vers
l'uni£ication du "Je" et vers un sens donné à la vie en lien
ou non avec un absolu-

5.2 D e s crises

Deux types de crises ressortent dans les entrevues: des crises


qui sont amenées par certains événements tels ceux qui viennent
d'être évoqués et des crises développementales qui sont le
fruit du passage d'un âge de la vie à un autre-

Ces crises sont des temps de grande vulnérabilité, de réexamen


et de jugement, des temps de discernement, de réajustement et
de réorientation pour la personne, globalement des temps qui
ont un fort potentiel pour le développement psychologique,

1 Sheehy, Gail, Franchir l e s obstacles de l a v i e . Belfond, Paris, 1982.


41

spirituel et religieux1.

Les crises auxquelles il est le plus souvent fait allusion dans


les récits de v i e sont des crises reliées aux événements de la
vie dont le contenu touche des réalités comme l'équilibre entre
soi et les autres; l'oscillation entre l'inquiétude et la
paix; le pouvoir sur soi par rapport a celui qu'on a sur les
autres ; le passage d'un statut de vie à un autre; la
découverte de la fécondité sociale après avoir vécu la
fécondité personnelle de mère; la découverte de la fécondité
personnelle de la tendresse et du monde des émotions après
avoir vécu la fécondité sociale comme travailleur; le passage
de la dépendance et de la fusion A l'accouchement de soi-même
suite à la séparation ou au divorce; le passage de la
perception du non-sens de la vie à une perception libératrice;
le passage du rêve de vie espérb pour les enfants à la rkalite
de la vie choisie par les enfants; la lecture d'une
orientation de vie imprévue; la sortie de la dbsespérance de
ne pouvoir améliorer son sort; la recherche d'un bonheur moins
matérialiste mais plus intérieur; le passage du statut social
de travailleur à celui de chômeur en recherche d'emploi dans un
contexte économique difficile--. Ces événements ont surtout
comme filigrane le rapport de soi à soi, aux autres et à
1 'Absolu.

D'autres événements sont davantage reliés au passage d'un âge


de la vie à un autre comme la crise d'identité suite à la mort
du père, dominateur et omniprésent; la crise d' identité où des
aspects de soi inexplorés cherchent à être mis en lumière:
"J'ai l'impression de courir après mon ombre" (femme, 45 ans);
la crise d' intimité après le départ des enfants où l'altérité
cherche difficilement & être respectée et promue; la crise de
parentalité quand l'enfant rejette son parent; la crise de
génerativite masculine ou féminine oY l'équilibre avec le soi
a de la difficulté à se faire; la crise d'estime de soi où la

1 Whitehead, E. E. et Whitehead, J. D., Qp. c i t . , 1980 et Marris, Peter,


Loss and Change. Revised Edition, Routledge, London and New York, 1993.
réconciliation avec ses erreurs, ses échecs ou ses faiblesses
s ' avère le moyen de guérison; la crise des limites où le souci
de sa condition physique et la conscience de sa condition
mortelle deviennent des réalités inéluctables; la crise devant
le temps qui reste et l'heure des dépouillements qui arrive;
l'obligation de devoir assumer le rôle de parents de ses
propres parents ... Ces crises nommées par les interviewés
rejoignent plusieurs défis spécifiques identifiés pour le mitan
de la vie1.

La traversée de ces diverses crises nommées dans les récits de


vie peut amener la personne à inventer son propre chemin de
croissance- Ce qui joue à ce moment-la, c'est de trouver dans
le chaos engendré par la situation un espace ou peuvent
s'élaborer des solutions nouvelles et imprévisibles- "Le chaos
et le désordre d'un état de transition dégagent un espace libre
pour laisser s'introduire de nouveaux moyens de réorganisation
de soi-mêmeu2. La personne se mat alors à l'écoute et à la
recherche de ce qui habituellement dans l'agitation de la vie
lui est imperceptible c'est-à-dire les appels à devenir une
personne vivante, épanouie, intégrée ou autrement dit les
appels de Dieu à devenir plus à son image à travers l'ordinaire
de sa vie.

5.3 Des d é f i s reliés à 1 ' avancée en âge

Les défis d'ordre psychosocial rencontrés au mitan de la vie


ont une face intérieure qui ouvre sur le spirituel. En voici
quelques-uns rencontrés dans les récits de vie.

Une personne désire se réaliser par la prise de conscience


d'éléments de sa personnalité mis au rancart ou non-développés
à cause des choix de vie antérieurs et de l'ultime chance de
les sortir de l'obscurité (un goût, un intérêt, une carrière,

1 Houde, Renée, Op. c i t . , 1989.

2 Whitehead, E. E. et Whitehead, J I D., Op. c i t . , 1980, p . 6 8 .


des sentiments affectueux réprimés.,.) "Qu'est-ce qu'on fait
une fois qu'on a fait le tour du jardin pour ne pas devenir une
somnambule du système?" (femme, 45 ans);

Une autre se trouve confrontée à la prise de conscience de ses


chaînes, de ses masques qu'elle ne voulait pas dévoiler,
qu'elle cachait pour se protéger ou pour survivre, et par
l'invitation à faire la vérité sur elle, à accepter ses forces
et ses pauvretés: sa propre violence, son passe, sa souffrance,
son image, ses aliénations ...
"Ayant gravi les échelons du travail, n'ayant pas d'obligations
familiales directes. . . , je réalise que mon bien-être intérieur,
ma réalisation personnelle sont de beaucoup supérieurs à une
poignée de dollars". (femme, 45 ans)

D'autres personnes sentent le désir de s'intérioriser


(réflexion, imagination, entrée en soi, rêve.,.) de multiples
façons au mitan de la vie: "La quarantaine n'est pas une
l i m i t e mais plutôt une prise de conscience de mes forces, de
mes capacités face à ce monde vivant en moi et devant moi".
(femme, 45 a n s )

D'autres se rendent compte que le soin de leur corps


vieillissant bien que fonctionnel à moins de vieillissement
précoce les poussent à se préparer mentalement à commencer à se
détacher, à se dépouiller d'une vision d'un corps jeune,
alerte, au potentiel illimité.

Des gens passent de l'idéalisme, du rêve du jeune adulte au


réalisme, à la complexité du réel et donc à la perte
d'illusions et à 1 'ajustement du rêve de vie aux contraintes
rencontrées et aux possibilités réelles. Ce que l'on a fait de
sa vie par rapport à ce que l'on rêvait d'en faire, les
illusions que l'on avait sur soi-même, sur ses capacités, sur
sa motivation, sur sa vision du monde du travail, de la vie à
deux ou de la société demandent à être délaissées pour passer
au réel possible sans amertume.
D'autres doivent chercher à se guérir de leurs échecs, de leurs
erreurs, de leurs mauvais souvenirs, du passé qui fait mal pour
se mieux connaître, arriver à l'intimité de soi et la
réconciliation avec les parties d'eux qui ont mal tourné
volontairement ou accidentellement, La dépression, le divorce,
les choix des enfants . . . peuvent apparaître au premier regard
des échecs mais, dans un second, dévoiler des points positifs
surprenants: "en lâchant prise, je reçois; en perdant ma vie,
je la cpgneW1. Le bilan de vie que constitue le récit de vie
est une excellente façon d'intégrer son expérience et de
devenir créateur de ce qui regarde le Moi.

D'autres ressentent davantage les contraires présents en soi


comme devant être équilibrés ou carrément développés comme la
polarité f éminin-masculin, la polarité souci des autres et soin
de soi, la polarité service et intériorité...

Les défis rencontrés au mitan de la vie peuvent être reliés aux


événements et aux crises mais souvent ils arrivent au fil de
l'avancée en âge naturellement, en fidélité avec ce que la
personne se sent appelée à devenir, en accueil avec ce qui
monte du dedans d'elle. La façon de rencontrer ces défis et de
les assumer contribue à l'évolution spirituelle de la personne,
que celle-ci les mette ou non en rapport avec un absolu.

6 . DES FACTEURS SOCIAUX DE RECHERCHE


SPIRITUELLE

L' insertion dans une société particulière à un temps historique


donné et les traits de sa culture influencent la recherche
spirituelle. Certains traits du monde ambiant sont souvent
mentionnés et l'on comprend que ce que nous avons appelé
antérieurement le chacun soit dominé par un sentiment
d'impuissance,

1 Whitehead, E. E. et Whitehead, J. D., O p . cit., 1990, p . 7 8 .


Chez les interviewés, la politique vue comme cul-de-sac, comme
lieu de combine, comme domaine malpropre côtoie la persistance
du rêve du bien commun et l'implication réservée a ce qui
touche ou concerne de près l'individu.

L'individualisme, le repli sur soi-même, sur son petit lieu


d'intimité avive la difficulté de s'exposer à la différence:
"Chacun sa clôture et on la fait six pieds de haut pour être
sûr que le voisin va juste me dire bonjour" (homme, 35 ans) ;
"On dirait qu'il nous manque une maturité d'être" (femme, 45
ans ) -

L'avenir des jeunes et des plus vieux est ressenti comme


incertain. L'angoisse et la vulnérabilité s'ensuivent; la
peur de se tromper ou d'être abuse empêche des actions de
redressement.

Les interviewés déplorent la liberté sans encadrement et sans


discipline, la permissivité, la transmission défectueuse de
repères moraux des adultes à la jeune génération, 1 ' oscillation
des parents entre l'autoritarisme et le laisser-faire, leur
renoncement ou à tout le moins leur difficulté à être des
guides: "Les gens savent plus vers quoi aller-.. Ce qu'on
trouvait solide il y a vingt ans ne l'est plus.-. C'est
difficile de monter la deuxième marche quand la première est
chambranlante" (femme, 45 ans) ; et suite à cela, " 1'enfant est
devenu un dieu" (groupe de femmes, entre 33 et 50 ans),
l'enfant est traité en roi, en maître, il devient familier,
désabusé, irrespectueux, manipulateur-

Le matérialisme ambiant, "la course à tout avoir", "tout, tout


de suite" quitte " à s'endetter1' (homme, 35 ans) habite les
consciences au point de submerger d'autres aspirations.

Le climat de violence sociale, gratuite, maladive fait des


victimes et insécurise; le désir de paix et d'une meilleure
qualité de vie affective, sociale apparaît important.
La dégradation du monde ambiant tant au plan des valeurs qu'à
celui de l'air et de l'environnement a cause de la pollution,
des pluies acides, du gaspillage, etc. est signalée à 1 ' échelle
de la planète sachant que seulement quelques initiatives
locales sont possibles.

Un certain malaise se fait jour devant la modernité:


l'indifférence religieuse, les changements et les problèmes
dans l'éducation des jeunes, les inégalités sociales, le primat
de soi, de la consommation, l'importance absolue accordée à
l'argent, les changements dans la famille et dans le couple
tels divorce, garde partagée, solitude des enfants, décrochage,
suicide, itinérance des jeunes, sans-abris ...

L'ensemble des medias qui, souvent, promeuvent une vision


sociale venant renforcer l e système économique en place
influence l'ensemble de la vie. De plus les revendications
concernant la condition féminine et la réflexion sur la
condition masculine dans une société oY les rapports hommes-
femmes changent lentement colorent la vie personnelle, sociale,
économique et politique.

Les difficultés d e communication, l'accélération de la vie, le


stress, l'obligation du travail des deux conjoints, l e désir
d'autonomie plus précoce des enfants amènent des conséquences
désastseusses. L'importance de se parler, d'être écouté, de se
comprendre dans un monde de rivalité, de performance, de
profit, d'insécurité est mise de l'avant.

Une critique est faite concernant la "courte" compassion qui se


dégage des multiples campagnes et teléthons au profit d'une
cause humanitaire, ces spectacles fausses et déculpabilisants
commençant et finissant avec un geste de bonne conscience et le
rejet du problème hors de sa conscience tout de suite après:
"Pendant une journée, on fait un super flash sur les
handicapés, puis pendant 364 jours, on se "câlisse" bien de ce
monde-la". (homme, 40 ans)
On critique aussi les priorités mises socialement et
économiquement dans les entreprises techniques et scientifiques
par rapport à celles investies dans les causes humaines. Une
sensibilité très grande à la situation de pauvreté ou
d'appauvrissement qui affecte de plus en plus de gens ne pourra
se résoudre selon les interviewés sans une solidarité nouvelle
importante vers l'appauvrissement zéro et vers moins
d'exclusion.

Ce contexte social décrit dans les récits de vie laisse


apparaître comment celui-ci rejaillit sur les personnes et sur
leur cheminement personnel. Un enjeu majeur apparaît celui de
baigner dans un système économique contraignant qui semble être
à la source de plusieurs situations décrites par les gens, Un
autre enjeu est celui de créer une espèce de paralysie ou de
fatalité devant ces problèmes sociaux, politiques et
économiques. Enfin un dernier enjeu est l'engrenage dans
lequel les interviewes sensibles à la foi chrétienne se sentent
pris du fait que les valeurs prônées par la culture sont fort
différentes de celles du projet d'amour, de fraternité et de
justice proposé par 1'Evangile. L'insertion dans le temps
historique et social, les traits de la culture contemporaine
renvoient comme dans un miroir les difficultés rencontrées et
les pierres d'attente.

6.1 Quelques difficultes

Quelques difficultés se dessinent en autant d ' enjeux pour la


réalisation d'une vie spirituelle en plein monde.

Au plan social, de nombreux absolus érigés en idoles se font la


concurrence et deviennent le pivot d e la vie: la consommation,
le matérialisme, l'argent, l'exaltation du Je, le repli sur
l'intimité, la fatalité.., Ces idoles remplacent Dieu.

Le rejet ou l'absence de transmission des valeurs favorise


1 ' oscillation entre 1'affirmation et le vacuum, entre la
rigidité et le laisser-aller tant pour les jeunes que pour les
adultes; cette situation amène nombre d e problèmes personnels
e t sociaux tels la solitude, le recours à des solutions de
remplacement allant dans toutes les directions et des valeurs
"à la carte" pour parodier Reginald Bibby.

L'absence d e sacré, d e transcendant ne laisse que peu de place


au mystère, au réel non-observable et non-palpable, à tout ce
qui dépasse le rationnel. Le dépassement de soi vers plus que
soi et vers l'invisible non moins réel se fait difficilement.

L'impuissance et le désintérêt pour la sphère publique


compromettent les tentatives pour le souci du chacun. La
conséquence, c'est que la vie spirituelle se vide d'une
dimension de notre être relationnel, celle avec des inconnus
dans le besoin ou ayant des droits non respectés-

Le gâchis écologique, le climat de violence, les inégalités


sociales et l'incertitude face à l'avenir comportent avec eux
un désenchantement face à l'humain, à son pouvoir sur la
qualité humaine de la vie et face a la construction d'un monde
habitable pour tous. La dimension de CO-créateur et de
responsable du monde créé échappent à la personne.

La difficulté de s'ouvrir à la différence, le souci de se


retrouver entre semblables, la réduction du cercle des autres
à ses proches laissent interrogateur en ce qui concerne les
multiples facettes de la génerativité humaine, sociale et
religieuse.

6.2 Quelques pierres d'attente

Une médaille a toujours deux côtés. A bien regarder ces


traits, ne peut-on y déceler quelques pierres d'attente
favorables à la recherche spirituelle!

En effet, 1 ' individualisme, le repli sur le Je, la recherche de


connaissance de soi ne contiennent-ils pas en germe 1 'entrée en
soi indispensable à toute vie spirituelle?

La conscience de l'environnement ne peut-elle favoriser une


attention accrue au cosmos et une attitude de prudence,
d'éducation collective B ne pas gaspiller les ressources de
l'univers et à se préoccuper de la gérance du monde au lieu
d'assister à sa lente destruction?

La sensibilité plus grande aux écarts sociaux, aux situations


de pauvreté et d'appauvrissement, au manque de pouvoir de
certaines catégories de personnes ne signale-t-elle pas un
retour timide d'un souci de justice sociale que celui-ci soit
inspiré ou non de llEvangile?

Le souci des autres est un legs de la tradition chrétienne


reconnu par nombre de personnes interviewées. Ce souci qui se
confine actuellement plus aux proches et qui prend diverses
formes: hospitalité, soin des parents malades, éducation au
sens moral des jeunes, sensibilité au respect des autres, à la
tolérance sociale, à la non-violence, à la communication entre
les générations, à l'implication dans le milieu immédiat là où
le pouvoir réel semble plus possible, sensibilité aux
possibilités d'avenir . . . ne manifeste-t-il pas une tendance
favorable et fondamentale a l'ouverture spirituelle?

Les nombreuses idoles en concurrence, la recherche de voies de


salut et de systèmes de sens nouveaux, la prise de conscience
des cons6quences de l'absence de transmission de valeurs et de
croyances qui caractérisent la vie séculière, ne pourraient-
elles être lues comme des manifestations du questionnement et
de la recherche nécessaires pour arriver a se positionner et A
s'unifier spirituellement?

7 - LE DEVELOPPEMENT DE L'ATTITUDE DE FOI ET


CELUI DU MOI
La majorité des récits de vie manifeste un stade de foi
personnelle et critique, la foi étant entendue ici d'une
manière très large comme la façon de se situer vis-à-vis les
grandes questions existentielles et d'y conformer sa vie.

En effet, beaucoup d'interviewés ont pris des distances vis-à-


vis la foi reçue, de façon progressive ou abrupte,
agressivement ou sereinement. Cet examen, cette distanciation,
ce rejet total ou partiel, cette mise en veilleuse se font dans
la fidélité à ce qui vient de l'intérieur de la personne et
avec le désir ou l'intérêt de s'ouvrir à ce qui existe ailleurs
dans d'autres types de cheminement spirituel ou religieux. La
pression, la force de persuasion, de conviction et
d'entraînement exercée par le groupe transmetteur de la foi ne
jouent plus; ce qui importe, c ' est le respect de soi-même dans
ses choix et son orientation de vie. Le sens critique se
manifeste au détriment de la réception docile.

Dans les récits de vie, certains comportements sont typiques de


cette attitude de foi:

. une rupture progressive d'avec la foi héritée de son milieu


et un séjour assez prolongé chez les baptistes où la personne
vivra une foi non-cr itique, très fidèle, très obéissante et
très communautaire jusqu'au jour où elle vérifiera les limites,
les contraintes, les contradictions, l'enfermement de ce
groupe. Elle partira alors et entrera dans une recherche
intellectuelle et intérieure qui aboutira à l'inscription en
théologie avec le désir de "refaire son entrée dans 1'Eglise"
de sa jeunesse;

- l'accueil naïf de l'héritage religieux est suivi d'une foi


vécue docilement et communautairement en soumission a
l'autorité du groupe, puis une prise de distance est faite qui
va épurer la foi de tout ce qui a peu de sens pour advenir à
une foi personnelle et critique;

- la prise de distance se fait quand arrivent les réalités


mystérieuses et souffrantes de la vie en lien avec une
recherche du côté de l'astrologie, des sciences occultes. Le
cheminement en vient finalement à une certaine indifférence
pratique où il n'y a plus de recherche d'intelligence d e la foi
ni d'appartenance; il y a délaissement d'un Dieu vague pour
une croyance au destin, une morale qui s ' inspire des valeurs
chrétiennes et une vie qui se déroule sans perspective, au jour
le jour. Mais le rôle de parent ramène un questionnement par
rapport à la foi qui a été délaissée;

- certains interviewés gardent une référence principalement à


des principes moraux qui orientent leur vie personnelle et
sociale, à un soutien dans les épreuves et à une espérance pour
après la mort mais ils manifestent peu de quête de
transcendance et organisent sereinement leur vie autour d'un
élément unificateur tel le développement de soi, la famille, le
service ou le travail;

. d'autres personnes font un grand ménage dans la religion


catholique héritée lui reconnaissant une seule bonne chose, le
sentiment qu'elle donne de la présence constante de quelqu'un
dans sa vie. Puis elles se tournent vers les sciences occultes
e t les nouvelles religions pour se trouver un système de sens
e t de référence plus satisfaisant et adoptent une nouvelle
position spirituelle, Une position rencontrée dans un récit de
vie ressemble à l'ésotérisme, la personne croyant que chacun a
à 1' intérieur un Dieu ou une force universelle qui dirige,
agit, aide, réconforte si on laisse c e t intérieur calme, si on
se ressource continuellement pour ne pas se laisser assaillir
par l'extérieur, Chacun fait partie d'un tout et le tout fait
partie de chacun, Les limites n'existent pas quand on atteint
un certain niveau de conscience; la mort n'étant que la perte
de l'enveloppe matérielle, la conscience poursuit alors sa vie
et sa progression. Chacun en se réincarnant peut évoluer vers
une qualité intérieure adéquate. La liberté de croire amène
une appropriation intérieure de soi qui se traduit par une
philosophie de la vie au jour le jour, un positionnement vis-à-
vis les autres, le monde créé et sa propre conscience.
L'essentiel est le travail à faire pour passer du matériel au
spirituel, de l'extérieur à l'intérieur;

. certains acceptent I ' héritage religieux, le gardent, le


transmettent tel qu'ils l'ont compris sans trop le questionner
n'ayant pas encore accédé à une attitude de foi personnelle et
critique. On peut se demander si leur foi culturellement
religieuse est vraiment chrétienne car il est difficile d'y
reconnaître le Dieu de Jésus et le désir de.marche a la suite
de Jésus. Le malaise vis-&vis le décrochage des enfants, leur
c h o i i de vie et la modernité amène 1'éclatement d'une crise qui
est en train de les faire déboucher vers une foi moins
conventionnelle;

. le rejet total d'une religion qui aliène (les Bérets Blancs)


et qui a détruit la personne par son abus de pouvoir sur la
conscience et sur la conduite de la v i e laisse place à un temps
de recherche de guérison personnelle et un temps de
reconstruction au sein d u groupe des Alcooliques Anonymes qui
propose une spiritualité du "un jour à la fois", du support
d'un groupe et d'étapes de croissance ainsi que la recherche
d'un Dieu qui est identifié à la douceur;

. la transmission par des adultes signifiants et fermes dans


leur foi amène une option personnelle qui va dans le même sens,
qui critique de l'intérieur le contenu de la foi, qui la vit en
fidélité dans plusieurs de ses dimensions, qui passe par des
temps de brassage, de doute, d'essoufflement mais qui continue
à se déployer et se développer en profondeur et en
authenticité,

Voilà donc quelques comportements typiques r e l e v é s dans les


récits de vie qui démontrent une foi devenue ou en train de
devenir la sienne en propre. Une attitude de foi vraiment
personnelle est l'enjeu de tout devenir de foi qu'il s'agisse
d'une foi séculière, religieuse ou chrétienne; à ce chapitre,
les entrevues nous indiquent divers parcours allant résolument
en ce sens.
53

Plusieurs reproches sont adressés à 1'Eglise catholique dans la


description d e ce processus du développement de la foi chez les
interviewés. Mentionnons-en quelques-uns qui reviennent
maintes fois et qui sont des déclencheurs d e distanciation et
de critique:

l'autoritarisme de llEglise
le respect de sa hiérarchie plus que de ses membres
sa foi dogmatique qui apparaxt comme un savoir théorique vide
d'une relation à Dieu vivante et inscrite dans le réel
ses changements intempestifs, ex. liturgie bruyante ou
monotone, serrage de mains ...
son ingérence dans Les consciences et dans les choix moraux
personnels
son absence de modèles attrayants pour la v i e actuelle
sa connivence avec des régimes totalitaires, e x . Chili
certains aspects de sa doctrine, ex. sexualité, mariage
sa rigidité concernant le mariage des prêtres
sa fermeture vis-à-vis la place des femmes
l'insistance unilatérale sur la pratique dominicale et donc
le rétrécissement du sens d e la pratique religieuse
peu d'enseignement organisé et suivi de la Bible comme chez
les baptistes
peu de fraternité et d'appartenance dans 1'Eglise
peu de place pour les personnes assistées sociales qui se
reconnaissent difficilement dans llEglise
peu de respect du cheminement spirituel propre des personnes,
peu d'aide en ce sens, peu d'offre signifiante
peu de respect de l a liberté individuelle.

Le développement de la foi n'est pas indifférent à celui du


Moi. Certains passages de ce développement sont manifestes
dans les récits:

. le Moi qui s'est développé en recherche d e réponses à ses


besoins, à ses désirs, à ses intGrêts, sans sens critique sur
lui-même (comme un pré-adolescent) est en train de passer à un
Moi en recherche d'identité, de fusion et de réciprocité dans
un groupe chaleureux de proches (comme l'adolescent); ce Moi
est le support d'une foi vécue en référence à l'autorité du
groupe ;

.
ce Moi interpersonnel entre peu à peu dans un autre Moi qui
fait un examen critique des valeurs, des symboles, des
croyances héritées de son groupe d'appartenance et il devient
plus autonome; alors l'autorité du Je domine celle des autres
et du groupe, et le Moi orchestre les rôles et les relations
sans s'identifier à aucun (comme la personne qui quitte
l'adolescence et entre dans le début de l'âge adulte). C'est
ce niveau de développement du Moi qui est le plus fréquent dans
les récits de vie et qui supporte la foi devenant critique et
personnelle,

Les récits d e vie donnent quelques indications que des


individus commencent à s 'ouvrir au mitan de la vie à une foi et
à un Moi qui se réapproprient des éléments de leur foi et de
leur personnalité mis de côté auparavant et qui s'ouvrent
davantage a l'ambiguïté des choses, aux dimensions contraires
en eux comme voie d'épanouissement.

Pour terminer cette partie, ajoutons l'observation de quelques


aliénations qui sont apparues en cours d'analyse et qui exigent
des redressements pour une poursuite équilibrée du
développement spirituel:

. passer sa vie à faire plaisir aux autres et ce faisant se


nier, d'une part pour répondre à l'impératif évangélique de
l'amour des autres et d'autre part par peur de ne pas mériter
l'amour des autres, peur des conflits, peur de s'exprimer ou
d'être abandonné(e);

- choisir de vivre un élément de la religion pour obtenir


quelque chose d'autre: par exemple pour faire plaisir à la
famille et sortir de chez soi, choisir le mariage religieux
même si cela correspond plus ou moins à ses convictions. "La
-famille me sort par les oreilles. J'ai envie d'en sortir et la
seule façon, c'est de me marier" (femme, 45 ans);

-
subir l'autorité des autres (parents et religion) au lieu
d ' agir selon sa conscience, être incapable de dissidence
intérieure pour s'assumer, ressentir le besoin d'être
confirmé(e) dans ses choix: "J'ai toujours subi, Je n'ai pas
assumé mes responsabilités. J 'ai fait ce qu'on attendait que
je fasse. J'ai la certitude que si j'avais agi selon ma
conscience, de très bonnes choses me seraient arrivées bien
avant.. , " (femme, 45 ans);

. vivre des expériences religieuses aliénantes (ex- chez les


Baptistes, chez les Bérets Blancs, dans certaines familles
catholiques.. . ) : pas de liberté de choix personnel, obligations
de pratiques vides de sens, pas de liberté d'interprétation de
la Bible, contrôle de la vie individuelle, obligation de
partager ses avoirs, ses biens au bénéfice d'autres membres de
la communauté, expérience d'humiliation publique, menace de
renvoi, inadéquation entre ce qui est demandé par des
responsables de communauté et leur propre vie, interdit de
fréquenter certaines personnes, destruction lente de la
personne, violence imposée et acceptée au nom de la foi ...;

- recouvrir l'incapacité de parvenir à son identité par


l'espérance, l'assurance naïve que les choses vont changer
d'elles-mêmes, que Dieu comprend, qu'il est un refuge, que le
fait de prier et d'espérer va arranger les choses magiquement;

- pratiquer une religion où la punition, l'hypocrisie, le


fanatisme, la peur, la violence, le contrôle, l'abus de
pouvoir, l'endoctrinement.-- sont des facteurs assez importants
pour en laisser des traces toute la vie chez des personnes qui
doivent entreprendre une démarche de guérison et de
reconstruction d'elles-mêmes pour s'en sortir; ajoutons à cela
l'image de Dieu sous-jacente à de telles expériences qui est à
rebâtir avec de l'aide appropriée.

Un élément important semble toujours présent dans les


aliénations mentionnées, c'est l'incapacité des personnes de
respecter leur conscience, leur identité et de prendre en main
leur liberté de pensée et d'action- L'enjeu correspondant de
toute vie ou recherche spirituelle est donc celui de favoriser
1 ' inscription libre, personnelle et critique de 1 ' individu dans
toute approche ou démarche.

8. L'ACCOMPAGNEMENT OBSERVE

Comme les récits de vie de la recherche-action des Basses-


Laurentides ont été faits dans le but de tracer des profils
socio-religieux dans la culture actuelle et en relation avec
les &es de la vie, il n'est pas évident d'y trouver des
indications formelles sur le type d'accompagnement privilégié
par les gens d a n s leur cheminement spirituel. Glanées ici et
là, quelques modalités d'accompagnement sont mentionnées.

Certains interviewés ont pu avoir dans leur vie des individus


qui les ont aidés à faire un bout de chemin. Par exemple un
prêtre-ami d e la famille a marié un couple puis baptisé les
enfants; il était présent en différentes occasions notamment
lors d'épreuves comme un ami fidèle, humain et chaleureux,
invitant sans imposer quoi que ce soit, expliquant avec des
mots faciles à comprendre. Autre exemple: des amis capables
d'écouter et d'aimer sans retournes contre l'autre les paroles
dites, des amis respectueux de l a vulnérabilité et d e s
dimensions contradictoires apparentes des personnes en
recherche d'unification. Dernier exemple, des membres de la
famille immédiate ont joué le rôle d'aidants naturels auprès
d'adultes en difficulté.

D'autres ont fait allusion à des groupes dont ils ont fait
partie, qui ont fonctionné un certain temps dans leur vie et
qui les ont soutenus durant ce laps de temps: les Alcooliques
Anonymes viennent en tête de liste comme groupe de support,
d'aide à la reconstruction de soi et d'ouverture sur le
spirituel; le Centre de la famille de Saint-Jérôme est aussi
souvent mentionné comme très aidant et valorisant surtout pour
des personnes assistées sociales; d'autres rapportent des
mouvements paroissiaux comme les Cursillistes, des groupes
d'échange sur la foi, des équipes paroissiales de catéchètes
pour la préparation aux sacrements des enfants; enfin une
session Renouement conjugal est mentionnée comme problématique
plus qu'aidante pour l'évolution du couple et sa spiritualité.

Des lieux de rencontres et de retraites sGnt mentionnés


certains avec bonheur, d'autres avec colère dépendamment de la
réception reçue et du bienfait retiré.

Des moyens de progresser individuellement sont nommés à


l'occasion: le besoin d'études formelles à certains moments
donnés du cheminement, des ressourcements chez les moniales,
des conférences télévisées comme celles de Jean Vanier, des
lectures qui ouvrent sur la recherche du sens de la vie, ex. Le
chemin le moins fréquenté de Scott Peck, des films à forte
saveur spirituelle, des téléromans qui remettent des questions
à l'ordre du jour autour des tables de cuisine, des entrevues
avec de grandes personnalités qui ont réalisé un développement
intégré de toutes les facettes de leur personnalité.

Ce qui frappe dans les moyens utilisés, c'est le grand recours


à des ressources proches et déjà là dans l'ordinaire de la vie:
amis, groupes de p a i r s , de soutien ou d'engagement ponctuel,
livres, cours, téléromans, entrevues de personnes témoins. Une
autre source plus exceptionnelle est la démarche pour aller
dans un monastère à certains moments de sa vie.

Par-delà ces moyens d'accompagnement formellement nommés, le


point le plus significatif demeure peut-être l'exercice même du
récit de vie auquel se sont soumises toutes ces personnes- En
effet cet exercice contient plus qu'il n'en a l'air pour la
personne interviewée; celle-ci fait plus que rendre service au
demandeur, elle s'accompagne elle-même en faisant la révision
et l'interprétation de son bilan de vie.
"Ma définition de la souffrance est empreinte de mon histoire:
enfant enfouie sous une montagne de peurs, adolescente ne vivant
pas mon appropriation, jeune femme laissant à 1 'autre les guides
de ma vie, plus tard seule ... La souffrance c'est un passage,
une mutation, un moment de réflexion avant de repartir. Un peu
comme un coureur qui se masse pour soulager une crampe au mollet
avant de repartir ... Le mot souffrance a une sonorité
berçante ... elle fait entrevoir la lumière non un mur". (femme,
45 ans)

L'accompagnement qui favorise le besoin de se dire, de se


trouver dans les méandres de sa vie, de se voir tout d'un
trait, de donner un sens à son expérience de vie ne peut se
faire que par son acteur principal qui ne demande alors q u ' à
être écouté et encouragé dans son entreprise. Se raconter
devient 1'instrument pour faire du sens. Se raconter aide à la
reconstruction d'un moi qui se cherche ou qui veut se dire de
façon authentique. Se raconter c'est voir le faisceau de
relations qui ont tissé sa vie avec soi-même, avec les autres
proches et lointains, avec le monde, avec l'absolu. Se
raconter c'est faire venir à la conscience des faits, des
gestes, des visions, des sentiments qui habitent en soi et qui
peuvent contribuer à la réconciliation avec soi-même ou avec
son passé; c'est parfois trouver des lignes d'action en ce sens
comme cet homme qui garde le minimum de contact avec son Dieu
au cas où.,- sans être pratiquant du dimanche.
"J'ai peur de délaisser complètement toutes les affaires. Si
t'as délaissé complètement quelque chose, c'est dur après ça de
redemander de l'aide à cette personne-là. Dieu, y est loin de
moi mais je garde le contact au cas où". (homme, 41 ans)

11 ajoute ne pas pourvoir revenir à 1'Eglise tant qu'il n'aura


pas été faire la paix avec sa mère même si actuellement sa
tâche essentielle, c'est de lui pardonner dans son coeur.
"Je peux pas aller à messe puis aller prier tant que j'ai
quelque chose contre, tant que je suis en brouille avec ma
mère ... Faut que j'aille m'arranger avec. Un jour, quand je
vais être prêt ..- on fera La ménage".

L'accompagnement qui favorise le besoin de se dire, de se


trouver, de s'unifier passe par l'interprétation du bilan de
vie et la reconstruction d'un moi authentique quand celui-ci a
vécu des blessures graves et a dû guérir de son passé. Les
différents moyens mentionnés au coeur de l'ordinaire de la vie
contribuent à cette tâche importante-
"L'autoformation est un processus vital de construction de soi;
l'histoire de vie, un moyen de réaliser ce processus.( ...)
L'histoire de vie n'est pas seulement un moyen parmi d'autres,
elle est un moyen privilégié d'autoformation, dans la mesure où
faire son histoire. c'est faire sa vie".

1 Pineau, Gaston, Marie-Michèle, Produire sa v i e : autoformation et


autobiographie. Théories et pratiques de l'éducation permanente, Editions
Saint-Martin, Montréal, 1983, p. 184.
CHAPITRE II
QUAND DES GENS RACONTENT LEUR CHEMINEMENT
SPIRITUEL CHRETIEN

Après avoir observé comment s e présente la vie spirituelle à


traver les récits de v i e de la recherche-action des Basses-
Laurentides, nous croyons opportun de compléter cette première
observation par une deuxième. Six personnes - deux hommes de
44 et 46 ans, et quatre femmes de 38, 42, 4 5 et 5 2 ans - ont
été rencontrées en entrevue individuelle pour compléter
l'échantillonnage d é j 8 utilisé car o n n'y recherchait pas
spécifiquement 1'Blaboration d'un cheminement spirituel
chrétien. Ces s i x personnes ont accepté de nous parler
librement d'un tel cheminement dans le monde d'aujourd'hui-
Chaque entrevue semi-directive s'est déroulée à partir des
questions suivantes :

. Voulez-vous me parler de votre cheminement spirituel? par


exemple son point de dkpart, ses &tapes, son point d'arrivée
actuel?
. A rebours, pouvez-vous identifier ce qui l'aide, ce qui lui
nuit de façon significative?
. Qu'est-ce que vous répondriez bien simplement si on vous
demandait: c'est quoi la spiritualité, pour vous, aujourd'hui?
. Dans votre vie spirituelle, quelle importance donnez-vous
vous-mêmes? aux autres? au monde? à Dieu?
. Y a-t-il des événements qui ont influencé votre recherche
spirituelle, lesquels? Le fait d'être autour de la
quarantaine et de vivre des défis differents d'avant, est-ce
que ça colore votre recherche spirituelle, comment? Le monde
dans lequel on vit influence-t-il votre recherche spirituelle,
comment?
. Vous reconnaissez-vous rattaché(e) à la spiritualité
chrétienne : beaucoup, un peu, peu? Expliquez-moi votre
position.
. Parler de votre recherche spirituelle, être aidé(e), est-ce
important? Avec qui et comment avez-vous pu le faire durant
votre vie passée ou actuelle?

Ces s i x entrevues, après avoir été réalisées, ont été


transcrites et relues plusieurs fois pour s ' en laisser
imprégner et se laisser apprendre d'elles; leur contenu a
ensuite été analysé d'après la même grille que les récits de
vie du premier chapitre (cf p. 20 a 23) en y ajoutant
cependant trois éléments en lien avec l'hypothèse et les
objectifs d e la thèse.

Premier élément ajouté. Quels liens font les personnes entre


ce qui se vit spécifiquement au mitan de la vie et les
rebondissements que cela peut avoir sur la recherche
spirituelle?

Notre hypothèse de travail postule que le mitan de la vie, en


accord avec la littérature sur le développement psychologique
et religieux de 1 'adulte, renferme plusieurs portes d'entrée
sur le spirituel, autrement dit que les def is qui surgissent
à même l'avancée en âge ont des répercussions sur le plan
spirituel ou religieux. Nous cherchons des indices dans les
entrevues confirmant ou in£irmant cette hypothèse en posant
directement cette question qui ne faisait pas p a r t i e du schéma
d'entrevue de la recherche-action des Basses-Laurentides.

Deuxième élément ajouté. Quelle définition de la spiritualité


ces personnes donnent-elles; 1 ' identif ient-elles à la
religion, à ses rites, à ses dogmes et à sa morale comme
celles mentionnées dans le premier chapitre? Comment se
rattachent-elles à une spiritualité explicitement chrétienne?

La première observation est riche dans ses indications sur


trois perspectives de vie spirituelle qui habitent les
interviewés : une sans référence religieuse, une en lien avec
un horizon divin, une explicitement chrétienne, la perspective
chrétienne y étant la moins développée- De plus la
spiritualité y est assimilée à la religion: rites, morale,
dogmes - Nous avons voulu vérifier si cette dernière vision se
retrouvait chez des gens qui se positionnent comme chrétiens.
Nous avons recherche comment ils vivaient leur appartenance
chrétienne en plein monde-

Troisième élément ajouté. Quelle place ont l'accompagnement


et 1 'éducation dans I 'évolution spirituelle des personnes? De
quel type sont-ils?

Notre première observation n'abordait pas directement le


comment de l'éducation et de l'accompagnement. Notre souci
andragogique a fait en sorte que nous avons voulu connafire ce
qui avait aidé les gens à se développer spirituellement dans
la perspective chrétienne-

Les résultats de cette deuxième observation vont nous


permettre d'aborder les éléments suivants: le cheminement
original des personnes pour arriver à se positionner
chrétiennement; le lien entre l'ordinaire de leur vie et leur
positionnement chrétien; la façon de vivre leur vie
spirituelle en plein monde; le contenu affectif, cognitif et
comportemental de la recherche spirituelle; les portes
d'entrée du spirituel au mitan de la vie; Ia façon de
construire le positionnement chrétien; les engagements
concrets de ces chrétiens; la façon de développer l'attitude
de foi et de développer le moi; et le type d'accompagnement
qui a aidé ces gens à se positionner.

CHACUN SON

Le positionnement spirituel d'une personne ne peut se


comprendre que rattaché à son histoire originale. Cela peut
sembler un truisme mais l'étude des récits de vie le révèle de
façon étonnante. Car comment comprendre un point d ' arrivée
sans s'arrêter à ce qui a contribué à son élaboration?
Comment accueillir comme légitime et normal ce qui, en
1 ' absence d' informations sur sa genèse, pourrait apparaître un
positionnement peu crédible ou démesuré? Or le récit de vie
nous donne accès aux étapes où s'élabore une vie, où se
précisent ses croyances, où se réalisent ses choix successifs ,
où s'élaborent ses influences marquantes et où se déploient
des avenues comme des retournements, insignifiants d e
l'extérieur, mais pertinents pour l1acteur(trice) qui les
interprète de l'intérieur.

Les s i x récits de vie manifestent un positionnement spirituel


clair. Pour cinq personnes, ce positionnement en est un d e
vie en lien intense et concret avec le Dieu de Jésus; pour
une sixième, le positionnement en est plutôt un de vie en lien
avec une force environnante toujours présente à elle de
multiples manières, comme une unité de vie avec un être
spirituel appelé soit Dieu, soit Jésus Christ, soit la force
et qui a effectivement transform6 sa vie du tout au tout. Les
chemins pour arriver à ce positionnement sont originaux.

Pour Maurice, 46 ans, et pour Nathalie, 5 2 ans1, le


positionnement chrétien remonte à 1'enfance, le premier dans
un milieu pauvre et de grosse famille, l'autre dans un milieu
riche et d'une famille d'enfant unique. Et depuis, la voie
tracée s'est poursuivie et enrichie peu ii peu en relativisant
des réalités liées à l'époque (comme l'exclusion, une certaine
condamnation des anglophones et des protestants par rapport
aux francophones et aux catholiques) mais en gardant
l'essentiel pour eux, l'amour de Dieu et son expression en
actes. Ces deux personnes prennent ce que la vie leur offre,
avec douceur et conviction. Elles le voient comme des
occasions d'entremêler la vie et la foi. Cela se réalise à

1 Les prénoms employés dans ce chapitre sont fictifs, ils ont été changés
pour préserver l'anonymat des six personnes interviewées.
travers leur engagement social, familial, professionnel et
ecclésial, comme si tout allait de soi.

Laurence, 42 ans, part au contraire de l'athéisme de ses


parents et d'une famille dysfonctionnelle; elle a conscience
d'un manque aigu sans être capable de le nommer. Et elle
passe par une longue recherche tortueuse et angoissée pour
parvenir enfin, à l'âge de 34 ans, à la suite de nombreuses
péripéties souffrantes, à "être saisie" par Dieu. Elle naTt
alors a la certitude d'être aimée par lui et à un désir
immense de le connaître; puis elle passe à la recherche
active et obsessive de savoir "comment vivre avec lui"
quotidiennement, une fois saisie par l u i - Elle cherche enfin
"comment le transmettre aux autres" & travers la vie.

Angèle, 38 ans, récuse la foi de son enfance, les déformations


de la religion et ses réductions observées. Elle vit dans une
longue autosuffisance, loin de la religion qu'elle a connue,
jusqu'au jour oc l'épuisement, coïncidant avec la crise du
mitan de la vie, la plonge au coeur de la question du sens et
de la direction de la vie, de "sa" vie. Elle est ainsi amenée
a une recherche active apparemment éparpillée mais qui
converge vers une renaissance à la foi chrétienne adulte.

France, 4 5 ans, passe d'une foi obéissante et conventionnelle


comprise surtout comme le respect des rites religieux et de
l'enseignement autoritaire et intransigeant de 1'Eglise & une
foi qui accepte de se questionner suite a u ambiguïtés de la
vie, aux remises en question de ses proches. Elle s'implique
avec le désir de changer 1'Eglise de l'intérieur et entreprend
un examen d'elle-même, de sa vision de la foi pour la rendre
plus personnelle, la vivre plus librement et plus sereinement.

John, 44 ans, naît dans une famille protestante. Devenu


rapidement seul dans la vie au début de la vingtaine, il mène
une vie marginale et dangereuse o ù la recherche du plaisir, du
pouvoir, de l'argent et du moi domine. Ce temps de sa vie
coïncide avec celui des hippies, "du peace and love", de la
libéralisation des moeurs, de la drogue et de mouvenents
politiques comme le Front de libération du Québec ou FLQ. Un
jour, un événement dramatique vient tout remettre en question
pour lui. S'ensuit une période de choc, d'évasion, d'oubli,
de gel du m a l où il finira par vivre comme cassé en deux. Une
intense expérience spirituelle en relation avec l'evénement
dramatique sera le déclencheur et le moteur d'une volonté de
reprise en main, d'un bilan d e vie, de la conscience d'une
force qui dirige sa vie et l'invite à changer. Il a une vive
conscience d ' avoir comme reçu "une seconde chance" . Il
a c c e p t e c e t t e force dans sa vie, il dit merci souvent car la
force ne le quitte plus. Celle-ci alliée aux moyens pris pour
s 'en sortir (réunions des A A , Alcooliques Anonymes, et des CA,
Cocaïnomanes Anomymes, thérapie familiale, visite d'ex-
prisonniers et de jeunes drogués en voie de réhabilitation,
rencontres de prières avec des groupes de chrétiens, temps
journalier pour se pacifier, vie honnête et garde de son fils)
ont changé sa vie à qui il reconnaît aujourd'hui une valeur
même s'il doit vivre avec s e s erreurs passées.

La diversité des cheminements vers la foi chrétienne, la f a ç o n


dont s'éveille e t grandit ce qui dort d'un oeil au f o n d de
chacun a de quoi étonner et susciter l'admiration.

2. L'ART D'ENTREMELER L'ORDINAIRE DE L A V I E ET


L A FOI

Dans les récits, la façon d ' incarner la spiritualité


chrétienne en plein monde apparaît comme une heureuse alliance
e n t r e la vie et la foi. Par vie, il faut entendre ce qui fait
l'ordinaire de la vie de chacun: sa vie quotidienne
professionnelle, familiale, sociale; et par foi, la confiance
fondamentale au Dieu de Jésus de qui on se sait aimé et
accompagné et qui anime la vie. Voici quelques extraits
d'entrevues qui manifestent cet entremêlement serein.
"Ma foi, je pense, c'est des petites choses de la vie
quotidienne, de tous les jours, c'est de croire qu'il y a
quelqu'un qui nous aide, qui est capable de nous guider et qui
est capable de nous donner de l'élan".

"Moi, je travaille en milieu hospitalier et je suis soldat de


front si on peut dire, je suis inhalothérapeute de formation. ..
quand arrive un patient qui va mal et qui a un arrêt cardiaque,
ma première réaction, je dis - Mon Dieu aidez-moi s'il a
vraiment besoin de vivre. Si sa qualité de vie et, si lui, son
désir était d'aller vous rejoindre, qu'il aille vous
rejoindre".

"Moi, j'ai des étudiants à entraîner , je mélange ma vie


professionnelle avec ma vie religieuse- Je disais à une jeune
que j ' entraînais - Dis-moi une chose, t ' es devant une personne,
t'es devant un humain en perte de pouvoir, en perte d'autonomie
parce qu' il est sur un lit dth6pital, lui ce qui est important,
c 'est que tu le traites en humain. . . Ta technique manuelle que
t'as apprise au CEGEP, lui i l s'en fout. L'important, c'est
d'abord de lui dire bonjour, puis de t'occuper de lui, non de
ses poumons.. . 11 est pas juste des poumons. II est un humain
qui a besoin de réconfort, de sentir que t'es là pour lui ( . - . )
je pense que c'est en nourrissant notre confiance en Dieu qu'on
nourrit aussi notre confiance en nous-mêmes. 11 nous donne des
forces pour nourrir nos capacités au moment où on en a besoin.
Je dis souvent aux jeunes - Commence à te faire confiance, et
après, les gens te feront confiance, t 'es pas là pour ce que
tu sais, ne te fais pas remarquer par ce que tu sais, fais-toi
remarquer par les gestes que tu poses, par ce que tu es".

"C'est comme s'il y avait quelque chose qui me soutenait, qui


me portait, qui m'habitait dans tout ça. Je pense qu'on doit
se laisser habiter".

"Le bénévolat, c'est ma respiration, c'est dans le sang ... Le


bénévolat, c'est la petite chose que tu vas faire que personne
d'autre aura besoin de penser à faire ... En étant capable de
dire au bon Dieu quotidiennement -
Aide-moi, je le fais pour
toi, je suis capable de donner quelque chose à mon prochain.
Si ça nous est pas déjà remis, ça le sera plus tard".

A quelqu'un qui a vécu le suicide de sa soeur, j'ai dit - Ta


soeur vous a mis dans un carcan (ses enfants, son mari et toi),
dans un cadre car eLle vous tenait sur le qui-vive.
Aujourd'hui elle a senti que vous étiez capables de voler de
vos propres ailes et elle a décidé de dire - Moi je quitte pour
leur permettre de vivre leur propre vie maintenant. ai été
la personne qui Les a retenus plusieurs années et maintenant
mes ados sont presque rendus des adultes, je quitte pour qu'ils
puissent vraiment se libérer de la lourdeur, du fardeau, du
poids que j'étais pour eux. - C'est sûr que tu vas sentir des
moments de culpabilité ..- 11 ne faut pas parce que, elle, elle
a fait son choix. Elle, elle a trouvé que le temps qu'elle
avait vécu sur la terre, sa vie était accomplie".

"Les gens qui vont juger (les suicidés et leurs proches) et qui
vont vous le dire, qu'on leur dise - Qui es-tu pour juger
devant Dieu? - Qui sommes-nous pour juger?" (Maurice, 46 ans)

La foi de cet homme est l'inspiration fondamentale de sa vie


quotidienne, sa respiration, sa couleur à travers son travail
en milieu hospitalier, son bénévolat à plusieurs facettes. il
a l'art d'entremêler harmonieusement sa f o i à sa vie et de l e
dire à voix haute. Sa vision de la vie, des personnes malades
ou intervenantes, des r é a l i t é s humaines comme' l e suicide, l e
professionnalisme ou le bénévolat est tout imprégnée de sa
vision de la f o i qui, l o i n d'être un carcan, est vécue comme
l'essence même de sa v i e .

Ecoutons cette femme,


"Moi, je ne questionne pas- Ici (...) on a toutes sortes de
monde- Et on me dit - Comment tu fais pour endurer un tel,
c'est un alcoolique, c'est un abusif, c'est un violent? Moi
je dis - J'ai pas à le juger, à le condamner, j'ai à donner des
services.- Je trouve que c'est pas mon rôle. Si on a à le
juger, à le condamner ou à le prendre en ligne au niveau de la
justice, ce sera eux (les policiers) qui le feront, pas moi.
Et la famille, même si c'est une famille qui nie sa part (de
responsabilité), moi j'ai pas à la mettre à part, j'ai à les
aider tout simplement ... Parce que quand je donne des
services, pour moi ce n'est pas juste de donner le service,
c'est de regarder la personne".

Ici, les gens, ils m'appellent Mère Thérésa".

"J'ai énormément de foi, ça j'y crois à la divine providence.


J'ai assez confiance en Dieu, j'ai pas besoin de m'occuper de
ce qui peut manquer pour m'occuper des gens. Lui il va
s'occuper à ce que rien ne manque- J'en manque pas, j'en ai
jamais manqué, ça m'est jamais arrivé".

"J'aime plutôt faire des choses aidantes que des choses


grandes. Des grandes choses, j ' aime pas ça. On me demande
souvent - Viens a l'église, viens donc dire des choses.- Non
j 'aime mieux les faire que les dire. Ca me fatigue de les
dire ... En avant, 18, j'ai l'impression de donner un show".

"Moi, la famille est très importante. Mes enfants sont


toujours chez moi. J'ai trois garçons (dans la vingtaine
avancée), ils reviennent avec leurs blondes. On parle de
n'importe quoi. Puis je respecte beaucoup même si je ne suis
pas d'accord avec l'opinion des autres; je la respecte leur
opinion, je vous donne la mienne, vous avez droit à la vôtre.
C'est toujours le mode de fonctionnement ... Mes enfants sont
très proches. Petits, je jugeais pas et je les encourageais
à jouer avec des enfants que même les autres parents
considéraient marginaux. S'ils ont développé cette espèce de
sens-là, de respecter et de ne pas juger, c'est peut-être
marginal comme attitude ou bien c'est correct aussi. I 'm o.k. ,
y're o.k., c'est à peu près cette base-là qu'ils ont".

"Moi je dis que la spiritualité ça fait partie de toi, ça fait


partie de l'entité, ça fait partie de l'ensedle (de la vie),
c'est pas quelque chose de séparé (de la vie psychologique ou
des gestes religieux), je voudrais pas le séparer non plus,..
Tu peux pas aller célébrer devant tout Le monde puis ensuite
arriver chez toi et fermer ta porte. C'est pas deux choses
séparées... Mais c'est pas la spiritualité avant tout et le
reste après; ça fait partie d'une entité. Selon moi, c'est
tout ensemble. Cela fait partie de nous, puis je le sépare
pas".

"Tu vis ta spiritualité, elle est là, elle est pas ailleurs ...
Souvent les gens ne la connaissent pas leur spiritualité si tu
leur en par les comme ça. . . Pour beaucoup que je rencontre, i 1s
ont beaucoup de difficulté à fonctionner. Pour eux
l'important, c'est survivre chaque jour. C'est juste ça. Les
gens abusés sont contrôlés totalement par leurs abuseurs ...
Ils ont pas d'amis, ils ont pas le droit de sortir, ils ont pas
le droit de recevoir et quand il y a des gens autour d'eux,
1 ' image que les abuseurs donnent, c ' est de ne pas être des
abuseurs. Et ils se font dire - Tu sais, personne va te
croire, les autres ne m'ont jamais vu comme ça.- C'est le
cycle de l'abuseur. Mais les gens qui sont abusés, c'est de
survivre, ils ont pas le temps de regarder, ils ont pas le
temps de penser à leur spiritualité, de la voir mais ils
l'ont . - . Donne-leur le temps, donne-leur d'autres moyens,
donne-leur une situation différente puis ça va être de tout
autres personnes. Cela, on l'a vu".

"La spiritualité même si le monde savent pas qu' ils L 'ont leur
spiritualité, tout le monde l'a, d'après moi ... C'est l'âme-
C'est l'âme qui te fait bouger. On n'est pas élevé de la même
façon mais i l y a quelque chose à 1 ' intérieur, tu p e u appeler
ça la spiritualité, tu peux appeler ça l'âme aussi". (Nathalie,
52 ans)

La foi de cette femme inspire sa vie quotidienne familiale,


professionnelle et sociale. Son occupation professionnelle,
c'est carrément d'aider les personnes mais cette aide elle la
donne sans mettre de conditions, sans juger, sans questionner ,
sans mettre à part, sans discriminer qu'il s'agisse de
démunis, de violentés, d'abusés, de drogues, de marginaux
d ' une population. Sa foi liée à sa vie s'organise
principalement, outre l'aide matérielle et psychologique,
autour du respect des personnes tant celles de sa famille que
de son milieu. Elle vit à plein son existence en aimant Dieu
- "le divin c'est ma force, il est toujours là" -, en faisant
confiance aux gens et a Dieu pour les besoins de son travail
en ressources matérielles et surtout en aimant les autres pour
eux-mêmes sans les juger, Elle associe la relation à Dieu à
des gestes concrets d'amour; elle a cependant plus de
difficulté à dire publiquement la foi qui inspire sa vie-
Elle nous sensibilise à la difficulté des gens en état de
survie, d' isolement contrôlé ou de panique à vivre leur vie en
profondeur; la possibilité d'une vie spirituelle en plein
monde exige des conditions minimales pour y avoir accès.

Dans les six récits de vie, la spiritualité chrétienne en


plein monde se vit sous le mode de 1'imbrication du désir de
Dieu et du désir de vivre à fond sa vie concrète sous la
mouvance de Dieu ressenti comme toujours là. La spiritualité
imbibe toute la vie- Rien dans la vie n'est indifférent à la
spiritualité. Cependant, deux différences marquent les
récits.

La première, c'est que par delà cette imbrication de la vie et


de la foi, par delà cette rencontre de Dieu par, dans et a
travers les autres proches ou moins proches, par delà
l'engagement dans toutes les dimensions de la vie, il y a une
différence dans le besoin ou la nécessité ressentie de
rencontrer Dieu pour lui-même. Certains récits laissent
entendre que la quête d'union avec Dieu passe d'abord par la
vie quotidienne en actions et secondairement par des temps de
solitude, de silence, de prière personnelle et communautaire,
par une alimentation intellectuelle et spirituelle. D'autres
récits montrent plutôt une recherche intense et passionnée
pour une vie en communion avec Dieu qui passe autant par
l'engagement dans tout ce qui fait le coeur de la vie que dans
une recherche d e Dieu et une présence à lui pour lui-même.
Nous reviendrons là-dessus au point 4.

La deuxième différence, c'est la manière dont joue la relation


de soi B soi au coeur du développement spirituel. Pour les
personnes bien intégrées et a l'aise avec elles-mêmes, qui
acceptent leurs forces et leurs limites, q u i connaissent leur
potentiel d'être et de produire, qui s'aiment et se sentent
aimées comme elles sont, qui somme toute manifestent une vie
psychologique harmonieuse, la spiritualité va plus de soi,
comme la respiration de l'être. Elles ont moins d'énergie à
déployer pour elles-mêmes, elles ont moins d' obstacles à lever
intérieurement pour aimer en actes Dieu, elles-mêmes et les
autres- Elles s'accordent un minimum d'importance et de temps
car elles sont bien avec elles-mêmes; elles ont surtout à se
respecter quand elles ont des besoins ponctuels. D'autres
récits de vie manifestent un b e s o i n beaucoup plus important de
comprendre son histoire, de la digérer, de départager ce qui
demande à être départagé, d'éclairer ce qui est dans le clair
obscur, parfois de lever carrément des obstacles personnels
intérieurs q u i ralentissent le désir de Dieu et le désir de
vivre A fond sa vie concrète sous sa mouvance-

Ces deux différences mises en lumière, 1'harmonie entre la vie


et la foi se présente comme l'alliage de la spiritualité en
plein monde.

3 . TRAITS DE LA VIE SPIRITUELLE EN PLEIN MONDE

Dans les s i x récits, SI dégagent quatre traits marquants de la


spiritualité chrétienne vécue au coeur de la vie: 1 'abandon du
contrôle sur sa vie, la recherche d e paix, la recherche de
vérité sur soi et la disponibilité reconnaissante à Dieu.

L ' abandon sur vie

Faire confiance pour tout, la santé comme le travail, s'en


remettre à Dieu qui connaît ses besoins plus que soi-même,
vivre au jour le jour sans inquiétude aliénante, voilà un
premier trait qui contraste avec le monde de planification,
d ' efficacité et de rendement dans lequel ces personnes vivent.
Lâcher prise et laisser agir Dieu contrastent avec la tendance
moderne à vouloir contrôler soi-même sa santé, sa vie
professionnelle, sa vie affective.. . et à faire plein
d'efforts pour arriver.
"Ce que j'essaie le plus entre autres, c'est dans des moments
particuliers où je peux me recueillir ... je repasse ma
journée, c'est comme je n'abandonne. Pour moi, c'est nouveau
de m'abandonner parce que j'étais quelqu'un qui aimait ça
contrôler mes affaires. Et depuis que j ' ai été malade (un gros
burn-out), je me suis comme abandonnée aussi à Jésus en disant
- Ben écoute, c'est toi qui décides ce qui va arriver, moi je
trouve que c'est long guérir mais c'est toi qui décides. - Et
ça, j 'ai trouvé ça difficile-. . mais j 'ai continué après à
chaque jour.. . c'est des moments où ça me met en contact comme
avec une sorte de paix de me remettre entre ses mains, de dire
- Bon Là écoute, je vis telle difficulté, je sais pas quoi
faire mais je sais que tu es là".

"J'ai été comme deux ans arrêtée sans travailler. Je pensais


jamais y retourner parce que j'ai été tellement malade mais,
là c'est comme une renaissance pour moi. Je goûte à la vie,
je suis contente de vivre et la spiritualité est comme intégrée
à cela parce qu'à chaque jour, je me dis que je suis contente
d'être en vie. Des fois quand je vis des problèmes, je me
remets entre ses mains.. . Que ce soit à la fin de mon ouvrage,
je vais penser à mon ouvrage en fonction de dire bon je trouve
pas ça évident des fois d'être au travail, de réintégrer après
deux ans. Mais je fais confiance. Je me dis c'est un contrat
que j 'ai pour un an. Je sais pas ce qui va arriver après, mais
encore là, je fais confiance contrairement où avant, moi
j'avais une sécurité d'emploi et je travaillais pour l'avoir.
Puis j'ai eu comme plusieurs emplois, il est toujours arrivé
quelque chose à un moment donné, soit qu' i l y en avait des plus
anciens soit autre chose, et moi, j'étais la plus jeune et
jléta.ismise à pied, et 15 on dirait que ça me dérange moins.
C'est ça que je trouve drôle, je suis temporaire et je me dis
- Bon c'est comme ça, on verra après".
"Je pense qu'avec cette spiritualité-là, ça amène à voir les
choses d i £féremment, à se dire - Bon au jour le jour. - Des
fois, je panique encore, puis je me dis - Bon essaie de
planifier. - Mais à un moment donné, j'arrête puis je me dis -
Bon j'ai planifié antérieurement, je voyais une carrière en
ligne droite puis j'ai vu ce qui s'est passé. Ca fait que
aussi bien vivre au jour le jour et faire confiance". (Angèle,
38 ans)

Un enjeu majeur de la v i e spirituelle en plein monde est


signalé par différents biais: le contrôle et l a p l a n i f i c a t i o n
ou l a confiance et 1 ' abandon? 1 ' inquiétude permanente ou la
l'importance accordée à l a paix? la centration sur ses acquis
ou 1 ' ouverture au changement, à la non-permanence?
1 ' utilisation d ' un Gvénement de la vie, tel 1 ' épuisement comme
point de départ vers u n e croissance de l'être ou comme une
occasion de stagnation et de rancoeur entretenue? Chaque
personne e s t confrontée un jour ou l'autre avec ce débat
intérieur.

3.2 La recherche de paix

L a paix de 1' intérieur est vue comme "la" référence pour


définir la spiritualité de façon concrète et surtout pour
vivre libre, en accord avec l a place que Dieu veut que chacun
occupe et l'être que chacun est appelé à devenir. Il ne
s'agit pas de la paix é g o ï s t e , du débarras des problèmes de la
vie; il s'agit plutôt d'une manière de vivre accordée avec
les dons reçus de Dieu qui ouvre sur les autres, qui se vit
dans l'échange ou l e roulement, de soi aux autres e t des
autres à soi.
"La spiritualité, c'est quoi? C'est de vivre, comme je dis
souvent aux gens : qu ' est-ce que Dieu veut que je fasse? qu'est-
ce qu'il attend de moi? 11 attend rien d'autre que ce pourquoi
il t'a créé, pue tu le découvres et que tu deviennes de plus
en plus ce que tu as à être. Pas ta voisine, pas ton mari, pas
quelqu'un d'autre que tu admires, juste toi, mais de l'être
pleinement et d'être heureuse avec qui tu es". (Laurence, 42
ans )

"Peu à peu j'ai pu enlever du béton de ce coeur-là pour Le


rendre libre. Et même si à un moment donné le fait que j'avais
vraiment le coeur ouvert fait qu'on peut te blesser parce que
tu t'ouvres ... Je me suis libérée des barrières que je portais
à l'intérieur. J'ai jeté bien des murs à terre juste qu'à
devenir effectivement vulnérable mais grâce à (une phrase-clé
qui revient toujours dans sa spiritualité) "ça vaux-tu la peine
de perdre la paix pour ça?", ben ça revenait à . . . apprendre
à devenir libre intérieurement pour arriver à être capable
justement de compâtir à la souffrance des autres". (Laurence,
42 ans)

"La spiritualité, de la manière que je pourrais dire ça


brièvement, vraiment à ma façon, c'est d'être capable
d'apprécier la journée, puis la paix de soi-même, puis de
sentir cette paix-là, la paix pendant la journée, avec tout ce
qui peut arriver dans une journée de n'importe quelle personne,
tu sais. La spiritualité, pour moi, c'est d'être capable de
sentir ce bien-être puis cette paix dans moi-même qui va me
suivre dans tout ce que je fais dans la journée. J'espère
aussi être capable de la dégager, tu sais, parce que si je la
garde toute pour moi, je peux pas en récolter de la neuve. En
en donnant, je suis capable d'en récolter de la neuve. Faut
me ce soit un échange, un roulement, un échange oui, un
.
roulement, tiens comme ça.. " (en faisant rouler ses mains).
(John, 44 ans)

"Puis quand j 'ai des journées ou des temps où c'est vraiment


difficile, cette force-là, je peux aller la prendre ou la
trouver parce pu' il est là, parce qu' il m'a donné la preuve
qu'il est là, parce que je me figure comme quoi que j'ai eu une
deuxième chance. Le chemin que je suis en train de marcher là,
c'est un chemin que je marche moi-même. Le chemin que j ' a i
marché avant, c'était un chemin tout créé.. . ça a pris bien
longtemps avant que je réalise qu' il y avait pas une valeur
dans ma vie ... peut-être que c'est moi qui l'avais créé ainsi.
Mais celui que je marche là, c'est an chemin de beauté, de
calme, c'est rouvert devant moi". (John, 44 ans)

A travers les récits, un autre enjeu de la vie spirituelle en


plein monde apparaît. Il consiste à s'humaniser le plus
possible selon sa vocation personnelle, à devenir libre
intérieurement malgré la présence d'obstacles qui demeurent
présents et partager cette paix en manifestant de la
compassion pour les autres. La vie spirituelle, c'est alors
s'approfondir en s'humanisant selon les dons reçus de Dieu et
en se préoccupant des autres. Un problème demeure cependant
et toutes les personnes interviewées en témoignent de diverses
façons; c'est de trouver le chemin à suivre pour devenir
libre des entraves intérieures qui empêchent la pleine
réalisation de soi et l'ouverture aux autres.

3.3 La recherche de verité sur soi

La recherche de vérité sur soi-même apparaPt dans plusieurs


récits de vie. Elle s'insinue progressivement avec l'âge et
les expériences de vie à l'intérieur des personnes par divers
chemins. Dans un cas, elle se réalise par la recherche
d'interprétation des épreuves d e s a vie, par la reconnaissance
de sa faiblesse et par le choix existentiel d'être vrai.

"La thérapie m'a aidé d'une certaine façon voir que ce qui
arrive autour de nous, c'est pour une raison, c'est mon
interprétation. . . Je crois comme quoi que si j ' ai passé une
certaine épreuve, je me suis fait amener dans ce chemin-là pour
voir si j'étais capable de supporter ou non. Si je suis
capable de supporter, il y a une raison pourquoi, c'est pour
accueillir une certaine force, peut-être à l'intérieur une
certaine sagesse, je le sais pas. Peut-être que dans mon
cheminement de vie, je vais être capable d'aider quelqu'un
d'autre à passer à travers de quelque chose ou de guider
quelqu'un d'autre ... La thérapie, je pense que ça m'a aidé,
ça m'a guidé dans une certaine voie que je ne voyais pas, ça
m'a aidé à atteindre la force, à dire on va se dresser un peu,
on va essayer de continuer. C'était pas facile. C'était ben
plus facile de dire: je lâche tout, je vais m'arranger. Tu
sais à un moment donné, je me suis dit, il y a plus que ça dans
la vie- J'avais tout matériellement mais spirituellement puis
émotivement, j'étais un zombie, j'avais rien, absolument rien".

"Je suis comme une éponge, j'en ramasse beaucoup de choses ...
Cela m'arrive même ici à la maison, tu sais, mon fils, c'est
un adolescent, je vois une certaine croisée qu'il est en train
de vivre, tout ça, c'est bien difficile pour moi mais il sait
que moi, quand j'ai besoin de mon espace, j'ai besoin de mon
espace, pas parce que je l'aime moins.. . Quand j 'ai besoin de
mon espace, j 'ai besoin de mon espace, c 'est tout. 11 faut que
j'aie mon petit monde tranquille pour me retrouver. Je suis
trop fragile. J'essaie de mettre tout en ma faveur, ça c'est
certain. C'est certain parce que, je le sais, je suis trop
fragile. Je sais que je peux me laisser aller là, je suis bien
trop fragile".

"La seule affaire que moi je peux dire, c'est que je joue pas
un jeu. . . je parle direct comme je le pense parce que j ' ai joué
une vie de manipulateur, puis de plastique (de fausseté), puis
j'ai berné les gens autour de moi, a l 1 my Iife. Ca m'a jamais
rapporté rien. Maintenant je dis exactement ce qui arrive
whatever" . (John, 44 ans)

Dans un cas différent, la recherche de vérité sur soi passe


par l'identification d'un manque intérieur qui prive du
bonheur. Ce manque fortement ressenti mènera à la conversion
et à la vérification de sa compréhension des choses de la foi.
"En quelque part, i l y avait quelque chose que je savais,
j 'avais le meilleur mari du monde, j 'avais les enfants les plus
extraordinaires ..., j'avais la maison en banlieue, tout le
monde était en bonne santé, mon mari avait un bon salaire, je
faisais ce que je voulais, mais j'étais pas heureuse. Il y
avait un vide en dedans, je ne savais pas ce que c'était- Ca
fait qu'à tout bout de champ, j'étais comme dépressive, mais
en réalité, ce n'était pas une dépression, c'était la
réalisation d'un manque à l'intérieur de moi mais que je ne
pouvais pas identifier".

ext avais vraiment besoin de-savoir, si ce que moi dans ma tête


je pensais de quelque chose, si c'était ça qu'il fallait que
je pense. J'étais comme vraiment pas sûre, j'étais comme un
enfant qui commence à marcher là, puis qui va toujours aller
chercher sa mère pour voir quand i l se met bebout si c'est
correct". (Laurence, 42 ans)
Dans un autre cas, la recherche de vérité sur soi c'est plutôt
la recherche du sens de la vie, le regard sur les choix du
passé et la nécessité entrevue de se réorienter.
"Je pense que le travail (d'intervenante sociale) a créé la
maladie. J'étais tellenent épuisée de voir les gens mourir,
c'est comme si ça n'avait plus de bon sens. Puis ça m ' a
amenée, à un moment donné, à ne plus être capable de faire face
à la musique, je suis tombée malade moi-même et c'est là que
je me suis mise à chercher pour moi-même c'est quoi le sens".

"T'as beau aller marcher, t 'as beau prendre soin de toi, si tu


règles pas ce qui est en-dessous du àurn-out, puis si ça va
jusqu'au sens de la vie, ben je me dis c'est drôlement proche
du spirituel... Est-ce parce qu'on approche de la
quarantaine?. . . C'est drôle que ça arrive en même temps.. .
C'est comme de remettre en question nos valeurs et de se dire,
bon ben là, c'est comme si tu regardes en arrière, tu dis j'ai
ce bout de chemin-là de fait mais c'est quoi que je veux faire
du prochain bout de chemin et comment je veux le faire à ma
façon , à mon image, et non perforner pour performer" . (Angèle,
38 ans)

Ces entrevues nous parlent d e voies d'accès à s o i - m ê m e . Un


m ê m e filon traverse toutes ces histoires de vie, c'est
1 ' expér imentat ion d ' un vide : se cons idérer comme un zombie,
ressentir un état de non-bonheur malgré le bien-être
environnant et vivre un épuisement devant le non-sens de la
vie et 1 'accent prédominant mis sur la performance. Ce vide
amène à relire sa vie antérieure, à y découvrir sa pauvreté
fondamentale et à chercher à vivre avec elle. Un enjeu de la
vie spirituelle, c'est d'accepter d'avoir accès à cette
profondeur de soi-même même si ce c h e m i n est souffrant.

disponibilité reconnaissante Dieu

Un quatrième trait est présent dans toutes les entrevues: la


disponiblité reconnaissante à Dieu semble la marque de la
personne ayant fait l'expérience de Dieu dans sa vie de
quelque manière que ce soit. Elle devient capable d'entrer en
elle-même, de se pacifier et d e vivre la reconnaissance. Elle
peut conscientiser le don permettant de dépasser le niveau
matériel pour atteindre le niveau spirituel, ce qui est
parfois perçu comme "une deuxième chance" de v i v r e autrement
intensément. E l l e s a i t voir la lumière dans les ténébres et
avancer avec confiance. Elle peut vivre en état de service
pour manifester son merci tout en étant capable de le dire
avec des mots et des sentiments appropriés.
"Quand j'entre dans une église, c'est tout simplement une
maison où je peux me reposer spirituellement, à l'intérieur de
moi-même je peux me relâcher puis me ramener à l'intérieur.
Tu sais c'est bien important pour moi que je fasse ça non pas
à chaque semaine mais à chaque jour. Je me lève le matin, je
demande la force de faire ma journée puis quand je me couche,
je le remercie pour avoir passé la journée. Parce que j ' ai,
mettons, un trouble avec l'alcool, la drogue, si tu veux; je
remercie le bon Dieu si tu veux ou l'être spirituel autour de
moi qui m'a donné ma deuxième chance parce que j'étais rendu
à un point que vraiment j'étais complètement cassé tu sais, à
l'intérieur spirituellement et émotionnellement".

"J'ai eu mon premier fils ... puis là quand je l'ai perdu, j'ai
dit en moi-même pourquoi, tu sais là , pourquoi tout à coup. . .
C'est de là que je suis parti pour un autre t r i p , si tu veux,
un autre bord de la vie voir cette affaire. Puis comme je te
dis je suis ben, ben remerciant de la force autour de moi qui
m'a donné ma deuxième chance de vivre. Parce que moi je suis
complètement convaincu que si je suis là à soir, c'est parce
que j'ai une deuxième chance de vivre ... C'est une chance que
je me suis donnée mais ça m'a pris une force pour m'aider à
faire ça. C'est officiel".

"Je suis remerciant, il me semble que c'est pas le vrai mot,


pour moi et pour cette force autour de moi, je suis remerciant
d'être ici aujourd'hui, des profondeurs de mon coeur je suis
remerciant. Je le sais que j'ai eu une deuxième chance, j'ai
gagné la 6/49, je le sais ... Je veux pas la gaspiller parce
que je sais que je suis capable de la gaspiller comme ça".
(John, 44 ans)

"Il faut se prendre en main dans sa recherche de bonheur, dans


le fait qu ' on ait des souffrances, qu 'on soit heureux, qu ' il
arrive des pépins dans la vie ... Il y a quelque chose à
l'intérieur de nous qui fait qu'il y a toujours une lumière qui
reste allumée, qu'on voit clair, peu importe l'obscurité qui
est autour". (Laurence, 42 ans)

"Faire du bénévolat, c'est pour moi une façon de dire merci au


bon Dieu et à la société parce que j'ai deux enfants que tout
le monde voudrait avoir".

"Si tout le monde faisait une heure de bénévolat par semaine


comme on pourrait semer la paix sur la terre, comme on pourrait
aider son voisin. . . Je pense que le Seigneur nous a sauvés en
faisant des petites choses. Et c'est tout le monde ensemble,
en faisant des petites choses qu'on va faire une communauté
vivante parce pue je dis ce qui importe, c'est faire les petits
gestes du quotidien et d'être capables de dire merci mon ~ieu".
(Maurice, 46 ans)
Une dimension de la vie spirituelle évoquée par les gens,
c'est de vivre au quotidien dans la reconnaissance à Dieu.
L'expression "je suis remerciant" provenant d'un anglophone
manifeste bien le sentiment de fond habitant la personne qui
a entrepris une démarche de vie spirituelle et qui s'y sent
bien malgré sa fragilité et l'obscurité du chemin.

4 . UNE RECHERCHE AFFECTIVE ET COMPORTEMENTALE,


PARFOIS COGNITIVE

Dans les entrevues, la recherche spirituelle est tout autant


affective que comportementale. Quant a la dimension
cognitive, elle s ' avère plus importante pour les itinéraires
tortueux et souffrants où il y a eu, en cours de route,
renaissance au Dieu de Jésus que pour les itinéraires marqués
par la fidélité et la progression.

Tous les récits de vie manifestent une vision de Dieu


empreinte d ' affectivité; Dieu y est qualifié différemment
comme : proche, présent, aimant, aidant, soutenant, guérisseur ,
force environnante, générateur de vie, de dons.,.

Dans deux récits, cette vision de Dieu apparaît être la même


aujourd'hui qu'autrefois; pour Maurice, c'est grâce a
l'influence du milieu familial et pour Nathalie, c'est grâce
à la liberté intérieure manifeste dès l'enfance. Cette
dernière décide envers et contre tous d'être à l'aise avec ce
qu'elle pense et fait, incapable qu'elle est d'accepter les
incohérences transmises.

Pour d ' autres personnes, cette vision de Dieu empreinte


d'affectivité est arrivée plus tard dans leur vie. Car dans
certains récits, la vision de Dieu change en cours de route.
Laurence relate son itinéraire au coeur d'une famille athée;
elle fait d'abord état d e l'absence de Dieu puis d'une
recherche intense s'échelonnant durant sa vie adulte surtout,
jusqu'à ce qu'elle découvre la foi chrétienne vers 34 ans. Et
cela sans avoir à se départir "d'un arrière-goût de la
religion catholique traditionnelle" comme elle le constate
chez plusieurs contemporains. Dans les récits d'Angèle et de
France, on retrouve le rejet d'images de Dieu héritées de
l'enfance: Dieu magique, punisseur, contrôleur, présent
surtout dans les rites obligés pour arriver, vers le mitan de
la vie, a une vision de Dieu plus positive et libératrice. Et
le récit de John relate plutôt l'éclipse de Dieu au début de
la vie adulte, le choix d'une vie dangereuse et marginale
jusqu'a ce qu'un événement dramatique et une intense
expérience spirituelle le ramènent à 1 'évidence de Dieu ou
d'une force autour de lui qui 1 'accompagne et lui donne une
deuxième chance de vie.

Cette vision où l'affectivité est présente ne va pas sans un


travail intérieur pour demeurer dans 1 'amour de Dieu. Pour
John, c'est le détachement journalier des choix antérieurs de
vie et le choix constamment renouvelé de vivre dans la paix de
Dieu- Pour Angèle, c'est apprendre à renoncer au contrôle de
sa vie. Pour France, c'est la conscience nouvelle d'être
troublée par le positionnement religieux des gens proches.
Pour Nathalie, c'est l'acceptation de la mort comme événement
"final", "fatal" alors que, pour elle, "dans la vie
quotidienne . . . tout s'arrange". Pour Laurence, c'est la
recherche passionnée d'être pleinement ce que Dieu attend
d'elle et la constatation d'être habitée, saisie, envahie par
Dieu; et pour Maurice, c'est la conscience d'être appelé à
vivre en développant des accents particuliers selon son
insertion dans la vie concrète comme ne pas juger, s'occuper
de la personne, respecter le positionnement des autres sans
renoncer au sien etc.

La recherche spirituelle chrétienne est aussi clairement


comportementale. En effet, la façon de vivre la spiritualité
chrétienne en plein monde, on l'a dit précédemment, est une
harmonieuse alliance entre la vie et la foi. La vie concrète
et quotidienne est en cohérence avec le positionnement
spirituel et religieux des personnes. La foi trouve des
incarnations diversifiées respectueuses de la vie et des
personnes. Le contexte de modernité et de sécularisation
n'apparaît pas comme un obstacle à l'engagement de foi mais il
est plutôt saisi et compris comme l'environnement culturel
d'aujourd'hui auquel personne n'échappe si l'on veut prendre
position ouvertement; et les gens le font sereinement sans
porter un regard négatif sur lui.

Les composantes de la spiritualité chrétienne touchent le


rapport à soi vécu différemment selon qu'on a de 1 'estime pour
soi, qu'on se respecte et s 'accepte tel qu'on est ou selon
qu'on a de la difficulté à le faire. Elles concernent très
fortement le rapport aux autres qui se vit dans le service, le
bénévolat, la vision des personnes et des attitudes de
respect, de non-jugement, de tolérance, d'hospitalité etc.
Elles visent de façon privilégiée le rapport au Dieu de Jésus
et non plus à un être suprême vague, sans visage, sans nom,
sans message, sans appels personnels. Elles concernent chez
certaines personnes une dimension plus difficile à intégrer,
le rapport au chacun ou le souci de faire respecter les droits
et les besoins des plus démunis. Cet engagement pour la
justice sociale est l'objet même du travail professionnel et
du bénévolat de deux personnes et c 'est clairement le souci au
moins occasionnel de trois autres personnes, chacune dans des
sphères différentes. Par ailleurs, la spiritualité chrétienne
concerne moins clairement le rapport de soi au monde i .e, le
souci d'habiter humainement le monde créé et de le gérer
efficacement pour le protéger et le développer au bénéfice de
tous ses habitants.

La recherche spirituelle ou la spiritualité chrétienne vécue


comprend auss i une dimens ion cognitive variable selon la
situation des personnes. Cette dimension touche deux aspects :
l'intelligence de la foi et la recherche d'une vie en
communion avec D ieu pour lui-même, deux dimens ions qui se
juxtaposent ou se confondent parfois.

L'intelligence de la foi est recherchée davantage par des


personnes qui ont un itinéraire tortueux et souffrant où il y
a eu renaissance au Dieu de Jésus en cours de route- C'est le
cas dans deux récits de vie.

Pour Laurence, c'est le long parcours de quelqu'un qui hérite


de l'athéisme de sa famille et qui va parvenir à la foi
chrétienne reçue comme un don, à la suite de nombreuses
péripéties: la prise de conscience du sentiment intense d'un
manque malgré les largesses de la vie, 1'influence de la
recherche de son mari dans diverses religions, le contact plus
ou moins déterminant avec divers croyants dans sa v i e et une
fin de semaine de Cursillos où le retournement a lieu-
Laurence se dit saisie par Dieu et vit alors une v é r i t a b l e
conversion: elle entreprend diverses choses pour mieux
connaître qui est le Dieu de Jésus. Et dans son cas, mieux
connaître qui est le Dieu de Jésus veut dire non seulement une
connaissance satisfaisante pour l'esprit mais aussi la
recherche de comment vivre avec lui, comment demeurer et
grandir dans son amour, comment transmettre aux autres cette
nouvelle de l'amour de Dieu pour chacun. Cette démarche
comprend des lectures personnelles de vies de saints pour
apprendre comment vivre avec lui au quotidien, divers types
d'accompagnement pour vérifier la compréhension de ses
lectures, pour éclairer les mouvements intérieurs vécus et
pour apprendre à méditer, à faire oraison ainsi qu'à s'ouvrir
à Jésus dans sa vie concrète- L'expérience des Exercices de
saint Ignace dans la vie courante est déterminante pour elle.
Des cours de théologie viennent enrichir sa démarche; elle
sent le besoin de se donner une base solide pour continuer à
avancer et pour être compétente dans les taches qu'elle
acceptera par la suite au niveau paroissial. Pour Laurence,
"Dieu, c'est un état. Des f o i s , a a n d je regarde un poisson
dans l'eau, ben Dieu pour les poissons, c'est l'eau. Je vis
en Dieu, je respire en l u i , ma v i e e s t comme ça, j e pourrais
pas vivre autrement. Je me suis toujours demandé, en tout cas,
depuis quelques années, comment j'ai f a i t pour vivre avant".

Le deuxième parcours est celui d'Angèle qui va entreprendre


une démarche spirituelle à la suite d'un épuisement; la
question du sens et de la direction de la vie sera alors
centrale- Relisant sa vie antérieure, elle reconnaît le rejet
des croyances de l'enfance, puis une absence totale de
pratiques religieuses et une autosuffisance marquée sans
besoin de Dieu. Le tout s'accompagne de la curiosité de lire
sur toutes sortes de choses, particulièrement sur le
spirituel; vient s'ajouter à cela la possibilité de voyager
et de visiter des pays qui ont une tradition religieuse
particulière. L'épuisement se révèle autant moral que
physique et il ouvre sur une recherche spirituelle où
l'intelligence de la foi et la recherche de communion avec le
Dieu de Jésus vont cohabiter pour produire un retour vers un
christianisme adulte - La démarche comprend des lectures sur
les grandes traditions religieuses et sur les nouvelles
religions, spécialement en ce qui regarde la meditat ion
orientale et l'imagerie mentale. Elle fait aussi des lectures
sur des histoires de saints, des personnages actuels ou sur
les Pères du désert qui vivent une spiritualité et une
relation vivante au Dieu de Jésus; elle lit également les
Evangiles , Elle fait alors la grande découverte de la
compass ion de Jésus pour les exclus. Ces lectures vont
s ' accompagner de visites au monastère, de conversations
spirituelles avec un moine qui va l'accompagner sans la juger
dans son cheminement, d'un retour timide à certains rites
comme la messe et surtout d'un vie intérieure active où
l'apprentissage de l'abandon va s'intensifier. Parallèlement
à ceci, I'accompagnement d'une autre personne va la diriger
vers un certificat en pastorale; elle suit donc un cours en
Bible, puis en intégration spirituelle et enfin en
développement psycho-spirituel, ce qui va avoir pour effet
"d'aider a replacer les morceaux du puzzle et à personnaliser
sa spiritualité qui.., dans le fond, n'est pas un moule mais
la responsabilité de la personne".

Un troisième récit montre en France une personne en voie de


passer d'une foi chrétienne traditionnelle où la conformité,
l'obéissance, la sécurité et la prescription sont la règle a
une foi beaucoup plus personnelle et critique. France a été
fortement ébranlée et questionnée par les rejets des gens de
son entourage immédiat remettant en cause l'intransigeance de
l'Eglise, son autoritarisme, sa morale, sa tendance à
1 ' exclusion, ses prescriptions devenues insignifiantes pour
beaucoup ... Elle commence a faire des distinctions entre
1 ' Eglise et 1 ' Evangile, entre la prescription et
1' inscription. Elle sent le besoin de suivre des cours 'pour
mieux comprendre la foi, llEglise, ltEvangile, la Bible. Sa
recherche principale porte alors sur la liberté intérieure, le
développement du jugement personnel critique tout en restant
à l'intérieur de l'institution, en reconnaissant ses
faiblesses, en étant à l'aise là-dedans et fidèle à ce qu'elle
croit.

Les trois autres récits de v i e , ceux de Maurice, de Nathalie


et de John ne manifestent pas une recherche cognitive
particulière comme si le vécu harmonieux entre la vie et la
foi et ses exigences d'authenticité, de vérité et de
témoignage étaient prédominants. Ces gens vivent en harmonie
avec la vision de Dieu qui informe leur vie mais ils ne
ressentent pas le besoin de lire, de suivre des cours, d'être
accompagnes spirituellement Tout au plus ont-ils recours
ponctuellement à des personnes de leur entourage pour vérifier
leur engagement et leur compréhension! Ou se refèrent-ils à
une communauté de foi pour rencontrer Dieu autrement et le
remercier avec d'autres gui partagent sensiblement la même
vision! Ou encore vivent-ils des moments d ' intériorité et de
solitude quand ils en ressentent le besoin!

C'est comme si la dimension cognitive de la vie spirituelle


était, pour certaines personnes, simple, limpide et stable
alors que pour d'autres elle était complexe, souffrante et en
continuelle évolution.

Chose certaine, la vie spirituelle se vit dans et par la


personne- En conséquence, elle se doit d'en rejoindre toutes
les dimensions : son affectivité, son action, son intelligence.
Une dimension peut être plus importante qu'une autre mais les
trois étant constitutives de la personne, elles sont donc
appelées à cohabiter d a n s le vécu.

5 . DES PORTES D .' ENTREE AU SPIRITUEL AU MITAN DE


LA V I E

Dans les récits de vie, nous avons pu détecter des indices


montrant cinq portes d'entrée au spirituel chrétien qui
apparaissent reliées aux défis de l'avancée e n âge et une
autre porte reliée a des événements inattendus qui peuvent
être s a i s i s spirituellement parce que la personne y est prête-

5.1 Le mitan de la v i e , moment de relecture de


vie

Au mitan de la vie, les gens interviewés semblent avoir la


préoccupation et la capacité de f a i r e un bilan de leur vie
passée, peut-être un premier bilan puisque la vieillesse sera
un âge encore plus favorable a cette activité. Ce premier
bilan permet de jeter un regard d'ensemble sur sa v i e et de
mesurer la distance entre la jeunesse et le mitan, ou entre
1'idéal rêve et la réalité, et d'avoir la conscience que le
laps de temps devant soi peut encore permettre de se
réorienter a partir de l'évaluation faite.
"Je te parle direct parce que j'ai joué une vie de
manipulateur, puis de plastique, puis j'ai berné bien du monde
autour de moi, a l 1 my life".

"Je suis bien, bien, bien remerciant de la force autour de moi


Parce que moi, je
qui m'a donné ma deuxième chance de v i v r e .
suis complètement convaincu que si je suis ici ce soir en face
de toi, c'est parce que j 'ai eu une deuxième chance de vivre".

"J'avais tout matériellement mais émotionnellement, j'étais un


zombie. J'avais rien".

"J'ai pas peur de vieillir. . . Je changerais pas ma vie. Si tu


me disais - Je vais te retourner à 21 ans ou je te laisse à 44
ans puis t'as 15 ans à vivre -Je reste là, sans aucune
hésitation ... Je vais te dire, je pourrais pas être plus seul
que je l'ai été quand j'étais jeune..."
"Je me figure le chemin que j'ai vécu avant, c'est moi-même qui
L'ai créé parce que la v i e que je faisais avant, je me suis
rendu à un point où j 'étais capable, si je le voulais, je ne
sais pas comment je pourrais te dire cela, si je voulais avoir
des gens autour de moi, tu sais, qui me mettent sur un
piédestal, c'était facile à faire, si je voulais fêter ou aller
n'importe où, j'étais capable de le faire. 11 y avait pas une
valeur, ça a pris bien, bien longtemps avant que je réalise
qu' i l y avait pas une valeur dans ma vie. . . Ma vie passée,
c'était un chemin tout créé, celui d'aujourd'hui c'est un
chemin que je marche moi-même parce que je figure que j'ai eu
une deuxième chance". (John, 44 ans)

Ce thème de la "deuxième chance" est le r é s u l t a t de l a lecture


que J o h n a fait de s a vie e t l ' i n d i c e d'une r é o r i e n t a t i o n de
sens et de t r a j e c t o i r e faite c o u r a g e u s e m e n t e t toujours à
poursuivre- Cette capacité de r e l e c t u r e de la vie passée,
particulière au mitan d e l a vie, est u n e manière d ' a b o r d e r la
quête spirituelle.

5.2 Le m i t a n de la vie, moment de réajustement


sur le s e n s de la v i e

Les entrevues, comme les propos c i - a v a n t de John e t d'autres


qui s u i v e n t , m o n t r e n t qu'au mitan de l a vie, l e s g e n s sont
portés à se questionner sur le s e n s et la direction d e leur
vie. Ils s o n t amenés à chercher, à vérifier, à préciser ou à
réajuster l e u r tir, en fonction d'eux-mêmes plus que d e la
tyrannie d e la vie.

"Je me rends compte, c'est drôle, c'est vrai, j'approche de la


quarantaine, j 'ai des soucis tout a fait différents du début
de la trentaine, j'ai plus Le souci justement de laisser des
choses derrière moi, de donner comme beaucoup plus de
générosité qu'avant où, là, j'étais peut-être plus centrée sur
mon avenir. Ou bien je me me dis qu'avec la maladie, ça fait
ça aussi, c'est comme (si cela était devenu de première
importance de me demander) c'est quoi qui compte comme valeurs
premières, c'est quoi l'essentiel''.

v va nt j'étais confrontée à l a mort parce que je travaillais


auprès de personnes mourantes. Cela arrivait à tous les jours
dans le travail que j 'avais, une telle est morte, une autre est
à moitié morte.. . Et ça, je pense, plus ça allait, plus ça me
confrontait ... Je pense que le travail a comme créé la
maladie. . . J'étais tellement épuisée puis de voir ça, les gens
mourir, c'est comme, ça a plus de sens. Je n'étais comme plus
capable et je suis tombé5 malade et c'est là que j e me suis
mise à chercher pour moi-même, c'est quoi Le sens".

"11 y avait ce qui se passait au travail puis la maladie a


comme aiguisé ce vide, ce trou-là. Tu t'en vas travailler, oui
c'est bien beau, mais pourquoi on est ici, pourquoi je suis
ici, c'est quoi que j'ai à faire de ma vie, c'est quoi que j'ai
à améliorer.. . Là de penser à tout ça.. . C'était comme un
trou noir, tu sais, de ne pas savoir comment ça se fait que je
vis ça; oui c'est le mitan de la vie, mais i l y en a pas de
guide dans le mitan de la vie ... Ce qui est dur, je trouve,
quand on est adulte, c'est de ne pas avoir de points de
repère". (Angèle, 38 ans)

"Le mitan de la vie, c'est l'étape importante de la vie, tu as


de l'expérience dans ton travail, tu as l'expérience de ton
couple, tu as l'expérience de ta famille, tout le kit, et je
pense personnellement que si, au mitan de la vie, tu n'as pas
réussi à faire le point sur ta spiritualité, que tu seras
jamais capable de faire le point, de trouver tes vraies
valeurs..* Je vois dans des collègues de travail de mon Zge,
des personnes qui essaient de faire le point, qui se posent des
questions mais qui sont encore préoccupes par le jugement des
autres sur leur choix. Moi j'ai banni ça. Moi, je suis moi-
même, j'ai fait mes choix". (Maurice, 46 ans)

"Je comprends pas, j'arrive pas à saisir les gens qui ont peur
de vieillir.. Ma crise, qu'on dit la crise du mitan de la vie,
les gens la vivent à 40 ans, j 'ai comme 1 ' impression de l 'avoir
vécue moi autour de 33-34 ans. C e vide immense a commencé à
m'habiter peut-être vers 32 ans. Il a été comblé vers 37 ans.
Fait que 40 ans, j'avais hâte ... Je le sais pas pourquoi, je
dis je le sais pas, mais à quelque part, j e le sais, parce que
ce que je veux vraiment faire, c'est de l'accompagnement à
plein temps. Puis je me suis mis ça à 50 ans. C'est ça, c'est
comme si je me rapprochais de ça. . Je voudrais jamais reculer
parce que le bonheur est de plus en plus intense à mesure que
je vieillis ... même si je suis très éprouvée". (Laurence, 42
ans )

Quand la vie trouve son sens et entrevoit sa direction, tout


I ' être de la personne y consent et s ' épanouit progressivement.
Mais le d é f i pour y arriver, c'est de trouver un guide, le bon
pour accompagner le cheminement: or les guides spirituels ou
les points de repère accessibles pour la vie chrétienne en
p l e i n monde ne p u l l u l e n t pas. D e plus un danger est s i g n a l é ,
celui de craindre le jugement des autres sur ses choix de vie,
ses choix de valeurs dans un monde où les positionnements
divergent librement.
5.3 Le mitan de la vie, temps pour devenir
soi -même

Dans les entrevues, il est fréquent de voir les gens en


recherche de leur moi profond au mitan de la vie. Ils
réalisent que 1 ' authenticité est primordiale pour vivre une
vie accordée à soi-même, aux autres, au monde et finalement à
Dieu.
"Est-ce parce qu ' on approche de la quarantaine?. . . C' est quoi
que je veux faire du prochain bout de chemin et comment je veux
le faire à ma façon, à mon image et non performer pour
performer ... 11 importe de se posséder, de se mettre au clair
avec ça, de trouver un sens plus englobant, plus vrai, plus
pacifiant. farce que je me dis, il y a comme un besoin
d'authenticité qui émerge pour moi, c'est comme bien important
là au niveau de mes valeurs d'être en accord avec moi-même
parce qu'avant là, dans le fond, je pilais sur mes valeurs.
Cela m'a peut-être joué des mauvais tours au niveau de
l'épuisement, j'appliquais des choses à l'encontre de mes
valeurs- A un moment donne, ça gruge et ... avec Le burn-out,
l'authenticité, la cohérence est devenue comme très
importante". (Angèle, 38 ans)

Le retour sur soi-même, l'entrée en soi, l'effort de lucidité


sont alors nécessaires pour voir la distance que la personne
a prise par rapport à elle-même et quels moyens elle se donne
pour y arriver. C'est comme un temps pour faire la vérité sur
soi-même et chercher à vivre en conformité avec cette vérité
trouvée. Les entrevues indiquent une autre porte d'entrée du
spirituel au mitan: alimenter la façon particulière dont le
rapport de soi à soi se réalise à cette époque de la vie'.

5.4 Le mitan de la vie, t e m p s d'ouverture la


compassion

Les entrevues révèlent ou confirment que les gens du mitan se


mettent assez facilement au service des autres; souvent cela

1 Artaud, Gérard, Se connaître soi-même: la crise d'identité de 1 'adulte.


CIM, Montréal, 1972 et L 'adulte en quête de son identité. Ed. Les Presses
de l'Université d'Ottawa, Ottawa, 1985.
se fait g r a t u i t e m e r i t , par pur souci de l'autre y v o y a n t un
frère ou U r i e soeur daris lc bcsuin et un échange compensatoire
pour les proches trop éloignés- Ou cela peut aussi se faire
par besoin psychologique de se donner, de laisser sa marque
quelque part, par goût d e partager ce que l'expérience de vie
a montré- Daris l e s récits de vie, ce qui c a r a c t é r i s e le
mitan, c'est le fait de vcvre la compassion sans volonté d e
juger, a v e c respect et gratuité.
"Je pense qu' i 1 faut faire des gestes qui sont non monnayables
et qui p e u v e n t aider Les autres. Si Ca nous est pas remis, ça
le sera plus tard.. . En aidant des gens âgés qui sont démunis,
qui sont abandonnés par les familles, qui souffrent de
l'isolement et que, en plus, moi mes parents sont loin, je ne
peux pas les aider, ils reçoivent chez eux les services que
moi, je donne ici, je pense que ça peut être un échange, et je
pense que les années futures s'en vont vers ça".

Je pense aussi qu'on doit être capable de respecter les autres


dans Leur choix sans les juger, en ies écoutant et en disant,
si la personne vit là-dedans et qu'elle est bien elle, qui je
suis pour la juger et dira qu'elle fait mal". (Maurice, 46 ans)

"Je nc! qucs t ionne p a s . . . J ' a i pas à juger OU à condamner, j ' ai


à donner dcs services. . . C'est pas juste de donner des
services, c'est de regarder la personne . . . La ligne d'urgence
est o u v e r t e chez moi, 24 heures par jour. Je suis pas obligée
de faire ça. Mais c'est qui, qui va les ramasser. Je suis
capable de l e faire alors, puis finalement ça arrive pas si
souvent que ça". (Nathalie, 52 ans)

L'ouverture à la compassion, sans jugement de la personne, est


souvent retrouvée chez les gens d u mitan d e la vie tant d a n s
leur vie p r o f e s s i o n n e l l e que Leur v i e personnelle et sociale1,
1
et aussi pour certains dans leur communauté de foi- .

1 E. E. Erikson dit que de la tension entre les pôles générativité et


stagnation émerge une force de base appelée "sollicitude" qui est
essentiellement le fait de se soucier de quelqu'un, de se sentir concerné
par lui et d'en prendre soin. Il situe ce conflit développemental entre
40 et 65 ans.

2 cf Whitehead E . E . et Whitehead, J . D . , Op. cit., 1980, p. 175-199 sur


la générativi té religieuse.
5.5 Le mitan d e la vie, temps de
réappropriation suite aux ambiguïtés de la
vie

Au mitan de la vie, les gens se questionnent souvent sur les


choix, sur les modes de vie ou sur les valeurs c h o i s i s
antérieurement. Ce questionnement provient souvent de
l'extérieur, il fait son chemin et la personne vit quelquefois
déchirée 2 I ' intérieur. Elle a alors la possibilité de
réviser ses choix et valeurs en référence à elle-même plus
qu'à 1 ' extérieur, de les garder, de les changer ou de se les
réapproprier dans une vision nouvelle et plus libre.
"Petit à petit, le voisinage, la parenté, ils ont des
difficultés dans la vie, je remettais beaucoup de choses en
question, tu sais la place de La justice justement-..
l'incompréhension de lfEglise... Je remettais beaucoup de
choses en question.-. Je pensais que quand tu as la foi, tu
dois croire, justement tu es convaincue puis ça fonctionne
bien. Tu sais, les maladies, l'avortement, l'euthanasie ... les
questions et les rejets de ma fille s u r mes croyances et sur
mes pratiques. . ., ça remet toutes les choses en question, ça
me trouble beaucoup.. . Je ne peux plus prendre ma foi dans sa
totalité sans justement avoir ma propre réflexion sur tout
ça. . . Je veux me donner plus de place, plus de liberté. . .
Pour moi, c'était bien important de mettre en pratique tout le
temps ce que 1'Eglise disait, puis l à bien, c'est ça l e .
questionnement que j'ai, entre ce que ltEglise dit et ce qui
arrive dans la vie, c'est deux. Alors Ià je me disais et je
me dis encore si tu penses ça, qu'est-ce que tu fais encore
dans llEglise?" (France, 45 ans)

Refaire un choix conscient s'impose souvent devant les


contrariétés de la vie. Ce c h o i x se fait en remaniant, en
réorganisant les choix antérieurs à partir de soi-même et
d'une plus grande liberté qu'on s 'accorde tout en relativisant
ce qu'on jugeait essentiel avant. C'est une phase de
l'attitude de foi qu'on retrouve dans les études de ~ o w l e r l .

1 Fouler, James, Stages of F a i t h . The Psychology of Human Development and


The Quest for Meaning. Harper & Row, San Francisco, 1981.
5.6 La crise au mitan, provocatrice
d ' évolution

L e s entrevues confirment que le m i t a n de l a vie n ' é c h a p p e pas


aux événements, a t t e n d u s ou inattendus, q u i v i e n n e n t troubler
l a paix e t provoquer des crises. C e qui le c a r a c t é r i s e
cependant, c'est peut-être l e fait que les p e r s o n n e s sont plus
o u v e r t e s à leur intériorité et p l u s disponibles pour c e l a
qu ' avant.
suis a plein dans la remise en question, i l p en a c'est
" ~ e
à 40 ans, d'autres à 45, mais je me rends compte que je 1 'ai
eu forte à cause de la maladie. Justement si j'avais pas eu
ça, j 'aurais continué comme avant mon petit bonhomme de
chemin". (Angèle, 38 ans)

"J'ai perdu mon premier fils dans un accident et puis je me


posais la question: pourquoi moi? surtout que c'est moi qui ai
pris sa vie, un accident ... Quand c'est arrivé, je l'ai
ramassé puis tout ça, puis il me semble que moi-même à cet
instant-18 je suis parti avec-.- Je me voyais tenir l'enfant
dans mes bras, j ' étais au-dessus et je voyais L 'accident et ses
derniers mots, c'est - "Xt's al1 right, daddy". On s'est
échangé comme quelque chose ... Oui c'est à partir de ce
moment-là que je me suis dit à moi-même, il y a quelque chose
d'autre autour, faudrait qu'il y ait quelque chose d'autre
autour. Mais avant que je 1 'accepte, ça a pris beaucoup de
temps parce que je me suis vraiment retiré du monde comme
n'importe quelle personne qui va passer au travers d'un choc
comme ça va faire. J'ai essayé de me cacher la réalité, je
suis tombé dans la boisson, dans la drogue, dans tout ça, tu
sais. J'ai essayé vraiment de me cacher la vérité. Mais à
chaque jour quand même, je me mettais à genoux puis je priais".
(John, 44 ans)

Les maladies, les deuils, les questionnements de son


entourage, l e s différences d e c h o i x faits par ses proches, l a
recherche de guérison par r a p p o r t à ses erreurs, d e s
expériences spirituelles intenses sont des événements
p r o v o c a t e u r s de d é s a r r o i mais potentiellement de c r o i s s a n c e
pour l'évolution h u m a i n e e t spirituelle. Ce q u i e s t en jeu,
c ' e s t la capacité d'entrer dans la crise, de l a t r a v e r s e r s a n s
l'esquiver par t o u t e s sortes de subterfuges, de t r o u v e r l e
c a d e a u d e croissance qu ' e l l e renferme, de 1 ' accepter e t
d apprendre d ' elle1.

6. DEUX PROCESSUS DE CONSTRUCTION DE LA FOI

A travers les récits de vie, on peut observer par quel chemin


se déploie la construction de la foi, Alors apparaissent
effectivement deux processus différents mais convergents dans
leur aboutissement. Notre intérêt pour 1 ' identification des
processus de déploiement de la foi vient de notre souci
andragogique de respecter l'expérience antérieure de l'adulte,
son point de départ et le point d'arrivée souhaité pour
l'aider à se prendre en main dans le processus qui est le
sien,

6.1 Un processus de renaissance

La renaissance à la foi prend deux profils: la conversion et


le recommencement a croire. Et ce processus de renaissance
est étendu dans le temps, complexe et souffrant.

Dans un premier profil, la renaissance part de l'athéisme


familial puis côtoie d'autres positionnements religieux; elle
arrive a la conscience d'un vide existentiel aigu au sein
d'une vie aisée, suivie de l'acceptation de la désorientation,
et de là, de la conversion2 à la foi chrétienne qui se
poursuit dans une recherche d'intelligence de la foi,
passionnée et engagée.

Dans unautre prof il, la renaissance prend la forme de


passages et de recommencements: passage de la foi chrétienne

1 Monbourquette, Jean, A i m e r , perdre, grandir. L ' a r t de transformer une


perte en gain. Ed. du Richelieu, St-Jean-sur-Richelieu, 1984.
Sheehy, Gail, Franchir les obstacles de l a vie. Belfond, Paris, 1982.
Whitehead, E. E. et Whitehead, J. D., Op. cit., 1980, chap. II intitulé
La crise dans la vie adulte. p. 59-89.
Linn, M. et D., La guérison d e s souvenirs. DDB, Paris, 1981.

2 Hétu, Jean-Luc étudie ce phénomène dans Quelle foi? Une rencontre e n t r e


1 ' é v a n g i l e e t la psychologie. Leméac, Ottawa, 1978.
enfantine à une vie auto-suffisante sans Dieu durant une bonne
partie de la vie adulte, puis à la suite d'un événement
perturbateur amenant une crise, il y a peu & peu relecture de
la vie passée et de ses limites, conscience d'erreurs de
parcours ou d'un manque de sens et de valeur à sa vie; de là,
la personne arrive au choix d'une réorientation majeure.
S ' ensuivent un recommencement à croire1 autant qu ' un
recommencement dans les choix de vie, recommencement
comportant soit une recherche d'intelligence cognitive et
vitale de la foi, soit une recherche passionnée d'unification
et de pacification de toute la vie ou l'apprentissage de
l'abandon à Dieu.

6.2 Un processus de croissance en f i d é l i t é

La croissance en fidélité passe par la réception parfois


docile, parfois critique de l'environnement éducatif chrétien-
Elle passe aussi par une reprise à son compte des éléments
essentiels de la foi chrétienne ou par une certaine épuration
de celle-ci en avançant dans la v i e2. Elle comporte aussi le
témoignage pacifique de ses convictions à son entourage et le
choix d'une vie dans le monde fortement colorée par les
valeurs de la foi, donc d'une vie en harmonie avec le
positionnement religieux.

Ce qui est en cause dans ce processus, c'est la continuité,


l'incarnation et la fidélité toujours nouvelle à l'orientation
de vie fondamentale imbibée de foi, Le processus de
croissance en fidélité est étendu dans le temps, apparemment
plus simple et plus gratifiant quoique nécessitant des
réajustements constants pour demeurer en marche vers et dans
l'amour de Dieu au sein des réalités du monde,

1 Bourgeois, Henri, Redécouvrir la foi. Les recommen~ants. Coll. Pascal


Thomas-Pratiques chrétiennes 2, Desclée de Brouwer, Paris, 1993.
2 Paul Ricoeur évoque le passage d'une première naïveté à une deuxième dans
le cheminement vers une foi critique et personnelle. cf Comte, Robert, "La
structuration de la foi personnelle", Christus 36/43 (1989) 264-275.
7 . DES LIEUX OU DES ACCENTS DIFFERENTS DANS
L'ENGAGEMENT

L e s récits d e v i e manifestent q u e l a foi de ces personnes va


s ' incarner non seulement dans l e u r vie professionnelle et
f a m i l i a l e m a i s aussi dans c e r t a i n s l i e u x précis o u avec des
sensibilités particulières qui ont quelque c h o s e à voir avec
l e u r histoire personnelle et l e s besoins s o c i a u x actuels-
A i n s i on va retrouver des lieux d'engagement t r è s diversifiés.

John, q u i a connu ce monde, v a v i s i t e r d e s maisons de


t r a n s i t i o n pour ex-détenus et ex-drogués.
"La première raison pourquoi je vais là, c'est pour m'aider,
pour me montrer où je suis rendu, d'où je suis revenu et puis
en même temps si je peux aider une personne dans la foule ...
Je vais là pour les aider mais aussi je crois que si je donne
pas, je peux pas recevoir. Ca, je fais ça aussi pour moi,
c'est pas égoïste mais je le fais aussi pour moi".

Nathalie, p a r sa formation en p s y c h o l o g i e et s o n milieu d e


travail a u p r è s des démunis, accepte d' entrer en r e l a t i o n
d ' a i d e avec toute personne r e n c o n t r é e qui lui manifeste ce
besoin, et cela, autant à l'extérieur qu'à l'intbrieur d e son
travail. E l l e a de plus été é c h e v i n et pro-maire dans u n
p a s s é récent.
"11 y a souvent des gens qui viennent devant moi (pour toutes
sortes de problèmes comme inceste, drogue, pauvreté, violence,
etc...), j'ai des projets avec la Sûreté du Québec parce que
je veux pas qu' ils arrêtent les gens qui prennent de la drogue.
Je suis contre ça. Je veux qu'ils s'assoient, qu'ils parlent
avec eux pour savoir pourquoi ils en prennent. C' est important
de savoir pourquoi puis de chercher, en regardant un peu,
comment on peut le combler ailleurs. Les policiers se sont
aperçus qu'ils pouvaient me conter n'importe quoi, ça me
traumatise pas non plus. Souvent ils viennent me trouver; avec
l'ouvrage qu'ils font, ils se trouvent souvent démunis ...
Après leur chiffre de travail, ils viennent s'asseoir ici puis
.
on jase . . Même leurs femmes les envoient maintenant quand leur
travail les stresse tropt'.

Maurice, travailleur du monde de la santé, fait du bénévolat


a u p r è s des gens âgés solitaires reliés au C e n t r e d'action
b é n é v o l e d e sa région, il en f a i t a u s s i auprès des gens
endeuillés d e sa paroisse travers la pastorale des
funbrailles e t au s e r v i c e d'accueil d e sa paroisse.
"Des fois, je dis à des personnes âgées à l'action bénévole.
Soyez capables de dire à vos enfants que vous vous ennuyez
d'eux autres, soyez capables de leur dire vos sentiments. J'ai
déjà dit à une madame: - Vous avez donné au moins 20 ans de
votre vie pour eux autres, qu'est-ce que c'est aujourd'hui
demander un petit service à un enfant? Elle a répondu: -
C'est demader. 11 y a des fois où je dis directement aux
enfants: - Vos parents ne devraient pas être obligés de vous
demander. Vous devriez être capables de voir, de sentir. Ce
n'est pas par des mercis, des mercis puis des mercis qu'ils
vont vous dire que ça leur f a i t plaisir; juste d'être bien
avec vous puis d'être souriants, beaucoup de choses se
passent" .

Angèle fait aussi du bénévolat; elle aide un enfant depuis


deux a n s h f a i r e du rattrapage scolaire, elle prépare d e s
repas communautaires a v e c d ' a u t r e s femmes t o u t e n parlant de
leur vécu, e l l e s o n g e à aider des personnes q u i ont vécu un
épuisement.
"Moi ce qui me dit quelque chose, depuis que j'ai fait mon
burn-out, j 'ai tout le temps, pas une obsession, mais le désir
d'aider des gens qui ont vécu ou qui vivent un burn-out ... Je
trouve, pour 1 'avoir vécu, que ce sont des gens isolés, peu
compris, il y en a même qui se cachent d'en parler.. . Je sens
que j 'ai quelque chose à faire avec les gens qui vivent un
burn-out ou qui sont comme désorientés dans la vie, qui sont,
je dirais, en recherche spirituelle.. . mais je ne sais pas
quand. . ."

France est préoccupée d e l'avenir de 1'Eglise m a i s éprouve un


malaise par rapport à 1' institution et a u x ambiguïtés d e la
vie; elle est en v o i e d e redéfinir sa foi d e façon plus
critique e t s'engage dans des organismes de s a paroisse. Elle
est membre du Conseil d'orientation après a v o i r été catéchète
pour les enfants qui s e préparaient aux s a c r e m e n t s .
"J'avais l'impression que ça me donnerait de la force en
participant là, ça me renforcirait parce que je connaîtrais de
l'intérieur et justement je contribuerais à l'évolution de
1'Eglise ... Quand on reste passif, on ne fait pas avancer
grand chose, alors en mettant la main à la roue, en donnant un
coup de main au groupe, on apprend plus ... Je refuse moi
d'abandonner. Je veux trouver des réponses mais sans quitteri'.

Laurence est une c o n v e r t i e qui veut d e v e n i r accompagnatrice


spirituelle; e l l e accepte les demandes q u i lui sont faites e n
c e sens. Elle se fait proche aussi des gens en recherche
spirituelle ou qui vivent des difficultés, dans s a famille et
dans les organismes où e l l e intervient.
"Je ne suis pas certaine que si on vivait dans un monde de
chrétienté, j'aurais effectivement vécu cette conversion-là ...
Mais le fait qu'on est dans ce milieu-là où i l y a pratiquement
pas d'espérance..., où i l y a cette recherche de Dieu dans des
biens matériels pour effectivement chercher à se dire heureux,
cette quête qu'il y a dans le monde fait que c'est d'autant
plus important la présence au monde ... Cette spiritualité-là
qui m'habite peut laisser pressentir à travers ce que je vis,
que quelque part, i l p a un Dieu. Puis qu'à quelque part,
Dieu, on n'a pas besoin de lire toute la Bible, tous les
évangiles pour comprendre que fa seule chose qu'i 1 veut, c'est
dire à chacun des êtres humains qu'il les aime. Donc moi à
travers ce monde-là, je la sens ma place de me faire proche,
comme Lui pouvait le faire, des êtres humains et de leur faire
pressentir son amour. Fait que dans le monde où on vit, il p
a un besoin, je pourrais pas perdre la foi dans un monde où
même si on me dit, tu marches à contre-courant, de toute façon,
j'ai toujours marché quelque part à contre-courant. Moi
j'étais pas chrétienne alors que tout Le monde l'était, là je
le suis alors qu'il n'y a plus personne qui l'est".

L'engagement des personnes qui manifestent un cheminement


spirituel chrétien s e s i t u e en prolongement direct de leur
histoire personnelle. Les lieux d'engagement choisis
découlent de leur intérêt personnel d'abord mais aussi d e leur
insert ion dans 1 ' époque d ' a ujourd ' hui , ses problèmes et les
traits de la culture actuelle: la marginalisation voulue o u
non de certains groupes de personnes, la fuite par les drogues
hors de la vie réelle, la pauvreté et son cortège d e maux
accompagnateurs tels l a détresse morale, les problèmes de
santé mentale, la violence, 1 ' inceste, le suicide. . . , la
solitude des personnes âgées, la difficulté de faire f a c e aux
deuils, 1 ' épuisement suite a u sentiment de vide existentiel,
la pertinence d e 1'Eglise dans le monde sécularisé et son
avenir incertain, et e n f i n le besoin de guides expérimentés
pour accompagner la recherche spirituelle dans un monde o ù le
matérialisme promet l e bonheur-

L'enjeu sous-jacent a l'engagement des chrétiens, c'est de


favoriser les multiples lieux d ' engagement non seulement et
d'abord dans l'institution ecclésiale mais en plein monde, là
95

où ils se sentent compétents et ont le goût de s'engager1.

8. L'ATTITUDE DE FOI ET LE DEVELOPPEMENT DU MOI

Les récits de vie font état de deux attitudes de foi et deux


stades de développement du Moi.

8.1 La f o i réflexive et le Mof responsable de

La foi chez quelques interviewés cherche à devenir ou est


devenue plus personnelle, plus réflexive, pLus critique. Elle
passe par un examen critique de tout ce qui lui a été
transmis; elle se redéfinit en référence à soi de façon
libératrice. Se développe alors une nouvelle perspective
sociale où c'est 1 'autorité personnelle qui compte plus que
celle des autres pour orienter ses choix de vie, d e croyances
et d'engagements. Cette attitude peut impliquer de réassumer
de l'intérieur la tradition transmise, de s ' y convertir
librement, ou encore de prendre ses distances vis-à-vis de
positions perçues comme désuètes, incompréhensibles ou
aliénantes pour soi.
"Tu sais, des maladies, l'avortement, l'euthanasie,
l'intransigeance de 1'Eglise sur des questions comme la morale,
le célibat des prêtres, la place des femmes etc., ça remet bien
des choses en question. Je remets ma foi en question dans le
sens que je la prends plus . sans justement avoir ma
réflexion à moi". (France, 45 ans)

Corrélativement à cette foi ref lexive, le Moi de la personne


ne se définit plus par les relations aux autres et par le
cercle des rôles et des appartenances. Aucun rôle et aucune
relation ne s'identifie au Moi qui prend en charge toutes ses
dimensions. Le Moi s'occupe des limites d e son identité
personnelle, de sa cohérence, de son authenticité, il passe

1 Relativement à cet enjeu, voir Office de catéchèse du Québec, Les


nouveaux défis de 1 'éducation de l a foi au Québec. Coll. L'Eglise aux
quatre vents, Fides, Montréal, 1988, p. 65-66.
par l'examen critique de son propre héritage de valeurs, de
symboles, de croyances, il en prend et il en laisse,
explicitement et systématiquement. Le Moi devient l'auteur,
le responsable de sa propre v i e avec des dangers inhérents à
cela: 1'individualisme, le d é s i r de tout contrôler, surtout
dans les situations d e la v i e où l'on devient vulnérable, la
prédominance du conscient s u r les voies inconscientes qui se
font jour inévitablement,

8.2 La f o i ouverte et le Moi en équilibre d e


tensions

D'autres interviewés manifestent une attitude de f o i qui


permet de s'ouvrir aux polarités d e l'existence, à ses
ambiguïtés et à ses paradoxes (le moi rêvé et le moi idéal, le
Dieu transcendant et le D i e u immanent, le Dieu tout a u t r e et
tout proche etc.) et d e les résoudre en tenant c o m p t e des
contraires. On devient alors ouvert au pluralisme de visions,
aux positionnements religieux différents des autres personnes.
On entre en communion ou e n dialogue avec les autres personnes
e n recherche de Dieu, avec les autres traditions ou cultures.
On est aussi capable de se réapproprier des éléments mis e n
veilleuse ou carrément rejetés auparavant et de s'en f a i r e une
nouvelle compr6hens ion.
"Au niveau du bouddhisme, on disait dans un cours que ce n'est
pas nécessairement une religion que c'est plus une philosophie,
moi je trouvais que la partie compassion me rejoignait
beaucoup. On y dit aussi d'aimer ses ennemis, et dans
ltEvangile, c'est un peu la même chose, qu'est-ce que ça
donnerait d'aimer uniquement ses amis? ... A un autre moment,
je suis allée dans les pays islamiques et j'ai beaucoup aimé
leur façon de prier; dans leur recueillement , i 1 y a comme une
sorte de dignité qui est là que, moi, je ne retrouve pas dans
nos églises, je ne sais pas pourquoi. Mais je ne suis pas en
accord avec leur intégrisme... et l'exclusion qu'ils
pratiquent ...; les gens ont à vivre personnellement leur
religion. Moi, c'est surtout le bouddhisme qui m'a inspirée
et ramenée plus vers llEvangile, et l'islamisme m'a comme
amenée à me dire, c'est beau quand ils prient eux autres,
comment moi je peux prier avec cette beauté et ce plaisir ...
Je suis allée au Nouvel Age et au zen.. . Je me suis servie
beaucoup de la méditation puis de la visualisation créatrice ...
Je trouve que ça nous enrichit au lieu de nous détruire d'aller
aux richesses des autres". (Angèle, 38 ans)

A cette attitude de foi correspond un Moi dont la dynamique


essentielle se vit à travers l'expérience de la tension et de
l'équilibre entre de multiples perspectives. La tension se
vit entre ce qui est conscient et ce qui est inconscient,
entre ce que l'on est et ce que l'on recherche à être, entre
ses possibilités et la réalité. L 'ouverture à dif f &rentes.
qualités d'intimité marque la personne parce qu'elle est
ouverte autant à sa singularité qu'a son interdépendance et sa
solidarité universelle.

9. UN ACCOMPAGNEMENT AUX DIVERSES FORMES ET


FONCTIONS

Dans les récits de vie, diverses formes d ' accompagnement


s ' avèrent primordiales et les fonctions de 1 ' accompagnement
changent selon la situation individuelle. 11 y est question
d'accompagnement occasionnel et fonctionnel mais aussi
d'accompagnement suivi et structuré.

9.1 L ' accompagnement occasionnel et


fonctionnel

Certaines personnes ont besoin de retrouver la paix dans des


lieux comme un monastère et de profiter de 1 'occasion pour
parler de leur évolution de foi avec un moine. La fonction de
cet accompagnement occasionnel est de se dire librement avec
son niveau de conscience du moment, être accepté sans
jugement, être encouragé à poursuivre sa démarche, s'accepter
en cheminement, faire la paix à l'intérieur de soi et
participer à des rites dont la beauté nous rejoint alors
qu'ils sont habituellement peu signifiants. Cet
accompagnement est mentionné par Angèle qui a passé par un
long temps d'indifférence et qui est revenue au christianisme
aprés une intense recherche spirituelle. Elle recourt à cet
accompagnement au monastère au besoin et elle correspond plus
ou moins régulièrement avec le moine rencontré.

Certaines personnes éprouvent le besoin de rencontrer


quelqu'un de leur milieu de travail ou de leur voisinage pour
discuter d'un problème professionnel, d'une question
d'éthique, de relations avec les autres, d'un problème
personnel ou tout simplement de foi. Cet accompagnement est
mentionné par Maurice et Nathalie qui sont à l'aise avec une
foi très intimement liée à leur vie.

D ' autres personnes éprouvent plutôt le besoin de verif ier avec


le groupe qui partage le même bénévolat la pertinence ou
1 ' ut i 1ité de leur engagement quand arr ive un ques t ionnement ou
une surcharge. Ou elles sentent le besoin d'être aidées pour
resituer ce bénévolat dans la ligne du service à la suite de
Jésus. Cet accompagnement est mentionné par des personnes
engagées dans leur milieu professionnel, social ou paroissial
tels Maurice, Laurence et France.

Enfin certaines aiment se retrouver seules en pleine nature


pour faire le point sur leur vie, sur leur engagement, sur
leur vie intime avec Dieu, s'alimenter à une lecture, a des
chants, méditer, rencontrer des enfants, retrouver leur
fraîcheur , parler avec qui se présente. Cet accompagnement
manifeste le désir de s'accompagner soi-même en se donnant des
temps de réflexion, de pacification, de rencontre de soi et de
Dieu. 11 provient de gens en cheminement comme John, Laurence
et Angèle et des gens bien dans leur foi comme Nathalie.

9.2 L'accompagnement s u i v i et structure

. Les Exercices de saint Ignace dans la vie courante

Laurence a bénéficié d'un accompagnement personnel durant


toute la durée des exercices qui a suivi de près sa
conversion. Elle en a retire une compréhension des données de
base de sa foi, elle a compris qu'elle devait la vivre là où
elle avait les pieds, elle y a développé un discernement pour
mieux comprendre ses mouvements intérieurs et mieux vivre les
événements de sa vie ordinaire, elle a développé la
contemplation.

- L'accompagnement suivi avec une personne choisie ou


recommandée.

Cet accompagnement a pu être d'ordre psycho-spirituel car plus


d'une personne a besoin de parler des choses du passé
(dysfonctionnement familial, événements traumatisants,
thérapie familiale etc.) pour en dénouer les noeuds, pour
vivre sereinement, pour rebâtir sa vision d e s o i ou l'estime
de soi mise à rude épreuve par la vie; ceci est réalisé en
vue de mieux vivre sa vie spirituelle de façon équilibrée et
pacif iante - Cet accompagnement est ment ionné par John,
Laurence et Angèle qui avaient besoin d ' éclairer leur relation
au passé pour avancer spirituellement,

Cet accompagnement a pu avoir pour fonction de vérifier l e s


compréhensions des lectures faites, pour apprendre comment
vivre avec Dieu au jour le jour et comment faire oraison au
sein de sa vie active. Cet accompagnement est mentionné par
Laurence suite a sa conversion et par Angèle qui recommence à
croire.

Cet accompagnement a pu se vivre avec une personne proche (un


conjoint, un collègue de travail, un ami . . . ) mais reconnue
pour sa sagesse et sa foi qui permet d e se confronter, de
garder son engagement dans la ligne choisie malgré les échecs
ou l'orgueil blessé. Cet accompagnement est le fait de gens
en cheminement comme France et Laurence, et de gens qui
veulent demeurer dans l'amour de Dieu comme Maurice.

Cet accompagnement a pu se vivre a travers un cours bâti pour


favoriser l'intégration psycho-spirituelle, ou encore dans un
groupe biblique qui essaie de dénouer des compréhens ions
fausses ou des lectures réductionnistes avec des gens de
différents horizons; ou dans un groupe comme les Alcooliques
Anonymes qui propose une spiritualité tout en aidant les gens
à vaincre des problèmes personnels. , . Le groupe montre le
cheminement des autres, il favorise un apprentissage, un
soutien et aide à trouver des moyens de grandir dans ce qui
e s t recherché. Cet accompagnement est le f a i t de gens qui,
dans leur vie, ont eu besoin, à un moment précis, de ce coup
de pouce pour se situer et pour effectuer les passages de vie
et de foi devenus pressants tels John, Angèle, Laurence et
France.

Tous les récits de vie manifestent le recours à l'une ou


l'autre de ces formes d'accompagnement à un moment ou l'autre
du déroulement d e la vie. Beaucoup ont mentionne la
difficulté de trouver "le" bon accompagnateur au moment voulu
ou les ressources adéquates aux besoins. Il a fallu des
demandes répétées ou des démarches diverses pour arriver a
trouver ce qui convenait le mieux.
CHAPITRE III

REGARDS SUR LES EXERCICES DE SAINT IGNACE DANS


L A VIE COURANTE

Des 36 entrcvucs d c i a recherche-action des Basses-Laurentides


et des 6 entrevues réalisées par la suite pour compléter notre
observation sur la vie spirituelle en plein monde au mitan de
la vie, nous avons dégagé les élements les plus pertinents à
notre cadre de lecture et d' interprétation. Poursuivant sur
cette lancée, nous croyons intéressant pour notre propos
d'observer une formule d' initiation à la spiritualité
chrétienne qui revêt actuellement une certaine popularité chez
un bon nombre d'adultes: les E x e r c i c e s dans la vie courante de
saint Ignace o u les E - V . C .

Nous a v o n s interviewe deux animateurs et cinq personnes les


ayant vécus- Nous avons cherché a discerner par leur
expérience d'animateurs et de participants plutôt que par la
théorie en quoi consistaient les E.V.C. et en quo1 ils
aidaient à v i v r e une spiritualité en pLein monde au mitan de
la vie.

LES E . V . C . vus PAR DEUX ANIMATEURS

Deux animateurs des Exercices de saint Ignace dans la vie


courante ont été rencontrés, le premier un père O . M . 1 , et le
second un lalque diacre. Les questions posées ont porté sur:
les b u t s des E.V,C, la clientèle et s e s besoins, la
spiritualité, la pédagogie, les résultats, les critiques ou
les limites des E.V.C.

1.1 Un premier regard


102
La pédagogie h la base des E - V - C I

Cet anima teurl explique la pédagogie évangélique qui est le


schéma de base d'Ignace. Elle consiste selon lui en ceci:
"par la pauvreté, faire l'expérience de sa véritéw- La
personne humaine a envie d'être comme un dieu, elle veut tout
creer, tout régler, tout contrôler, elle veut se créer. Or
quand elle expérimente qu'elle ne peut se créer et qu'elle
l'admet, elle peut à ce moment se laisser créer. Avec
l'inclinaison humaine à vouloir se créer, ce n'est que quand
la personne frappe un mur ou un noeud qu'elle commence à
prendre conscience d e qui elle est, une créature- Subir un
tel échec est nécessaire pour apprendre h se laisser conduire
par le Seigneur.

Cette expérience se fonde sur la découverte du Seigneur


agissant dans sa vie et renvoie au quotidien avec cette
nouvelle conscience d'être habité par le Seigneur- C'est
cette expérience qu'Ignace lui-même a vécu et qu'il propose
aux laïcs pour les aider dans leur cheminement spirituel.
Vivre la pauvret6 et faire, grâce à elle, l'expérience de sa
vérité peuvent donc, selon lui, rejoindre tout le monde, dans
toutes les circonstances.

L e s buts des E - V - C .

Selon cet animateur, les E.V.C. ne sont pas des cours qu'on
suit, ce n'est pas quelque chose qu'on vient apprendre avec sa
tête. C'est plutôt vivre une expérience, donc quelque chose
qui va se construire en chacun avec sa vie. Cette experience
comporte deux éléments majeurs.

Le premier, c'est de trouver la conversion fondamentale que

1 Un p e t i t volume de l'animateur sert d'aide-mémoire à ceux qui font


1 'expérience des Exercices de saint Ignace dans la vie courante. 11 s'agit
de Gauthier , Roger O. M. 1. , Acconpagnement pour qui cherche sa place dans
le R ~ y d u m e de Jésus-Christ selon l'expérience de s a i n t Ignace. Bdifice
Notre-Dame, Richelieu, 1983.
chacun a besoin de vivre pour occuper exactement sa place dans
l'univers. Car le Seigneur a créé chacun selon le plan de sa
sagesse et chacun y a sa place. Cependant, des résistances
empechent d'occuper totalement cette place: par exemple
1 ' orgueil, 1 ' égoïsme, des attaches, des blocages plus
fondamentaux comme celui de ne pas s'aimer, etc. Donc la
première chose à expérimenter, c'est faire l'expérience de la
conversion nécessaire pour devenir ce que chacun a à être sous
le regard de Dieu.

Le deuxième élément, c ' est faire 1 ' apprentissage du


discernement des événements pour vivre en accord avec le plan
de Dieu sur soi et sur le monde. Chacun va apprendre à jauger
tout ce qui lui arrive en référence au projet de Dieu et de
son Royaume.

La clientèle

La majorité des participants ont entre 35 et 50 ans. Le mitan


de la vie semble être un bon moment pour profiter des E - V . C .
qui paraissent répondre à la recherche spirituelle de
plusieurs. Cependant, l'animateur souligne que les E - V - C - ne
sont pas indispensables pour être chrétien. I l s sont
seulement une pédagogie évangélique proposée, une manière
d'avancer vers le Seigneur quand les gens ressentent une soif
spirituelle bien aiguisée. Suivre les E.V.C. ressort d'une
décision personnelle si l'expérience proposée rejoint les
besoins des personnes. A chacune donc de décider si elle se
sent concernée dans son coeur. L'attirance et la paix
ressenties devant la proposition et le vécu des E.V.C. sont de
bons signes. La peur et le trouble ressentis sont à
interpréter comme une contre-indication.

Certains mordent peu ou pas si la quête spirituelle n'est pas


assez forte. D'autres mordent en cours de route ou après,
surtout quand il y a blocage. L'animateur ne s'accorde pas le
droit de discerner si la personne est prête ou non; elle le
fait elle-même, car l'expérience lui a appris que la soif
spirituelle peut venir en cours de route ou après, tout comme
elle peut être la au début. Dans les groupes, il y a toujours
des gens qui laissent en chemin en découvrant plus
concrètement les buts des E.V.C., leurs exigences ou en
éprouvant des sentiments négatifs trop forts.

Certaines personnes viennent des paroisses, du mouvement


charismatique, du mouvement cursilliste, du Nouvel-Age ou de
Nouvelles Religions; d'autres y viennent après une période de
rejet du christianisme traditionnel et intransigeant ; on y
retrouve diverses personnes intéresshes un cheminement
spirituel, engagées ou non dans la pratique dominicale. Les
itinéraires sont variés mais une chose les rassemble soit une
soif spirituelle non satisfaite, une impression de stagnation
ou d e vide.

L'animateur souligne que chaque personne a la vie pour devenir


elle-même devant Dieu. Donc chaque personne a le droit d' être
où elle est. Personne n'a le droit d'exiger de quelqu'un
qu'il soit rendu ailleurs. Cela n'est pas l'affaire de
l'animateur mais de l'Esprit qui vient où et quand il le veut,

Le fonctionnement

Les groupes se constituent par le bouche à oreille. Leur


ordre de grandeur varie de 15 h 40 personnes. Depuis 21 ans
que les E.V.C. sont propos& dans la région de l'animateur,
ils ont rejoint environ 250 personnes. Les E , V , C . s'étalent
sur un an et demi; il y a rencontre de groupe aux deux ou
trois semaines, en soirée, Il y a aussi rencontre
individuelle proposée une fois par deux mois minimalement.
Entre les rencontres de groupe, chacun a un travail personnel
à faire qui consiste en des rkflexions pour entraîner au
"discernement des valeurs évangéliques présentes ou non dans
les comportements quotidiensft et en des "contemplations du
coeur à vivre autant en temps d'arrêt qu'au sein du tourbillon
du q ~ o t i d i e n " ~ . Cela se fait à l'aide du livre compost5 par
l'animateur déjà mentionné et adaptant les E.V.C. de saint
Ignace.

Les rencontres de groupe

En première partie, il y a un exposé comprenant des réflexions


qui veulent rendre les gens capables de faire progressivement
un discernement sur les événements de leur propre histoire et
qui utilisent des éléments de base du parcours des E.V.C. (ex.
le radicalisme évangélique et la gén6rosité). En deuxième
partie, il y a échange en petits groupes pour partager sur
l'expérience des E.V.C. ou pour formuler leur questionnement
concernant le discernement; cela est suivi d'un échange en
grand groupe. Puis dans une derniére partie, l'animateur
propose l e s contemplations à faire pour l'inter-rencontre.

L'animateur n'a pas suivi la division exacte des E . V . C . de


saint rgnace2 par souci de s'adapter à un langage qui soit
plus signifiant pour les gens- Parler par exemple de
"fondement", ça ne dit rien aux gens. Alors la DEMARCHE
PROPOSEE offre TROIS MOUVEMENTS~aux participants qui vont
leur permettre de puiser aux données de base de la foi.

. Le premier mouvement porte sur la remise en question de


toutes ses visions de vie et de foi: Quelles sont les valeurs
d'être d'une personne? Quel est le type de relations que le
Seigneur a voulu établir avec les personnes humaines? Quelle
relation le Seigneur nous invite-t-il A avoir avec le monde
créé? Qu'est-ce que le mal coupable et non-coupable? Quelle
est notre relation au mal: en nous, avec les autres, avec
Dieu? Quel est le salut apporté par Jésus? etc. 11 s 'agit de
lire son histoire personnelle, de reviser les fondements du
- - -

1 Gauthier, Roger, Op. c i t . , page de présentation.


2 Cussoa, Gilles, Conduis-moi sur le chemin d'éternité. L e s Exercices dans
la vie courante. Bditions Bellarmin, Montréal, 1973.
3 Cf Gauthier, Roger, Op. c i t ., p. 9 .
regard que l'on porte sur soi, les autres, le monde, Dieu et
d'accueillir une vision évangélique sur toute la réalité.

. Le deuxième mouvement porte sur la démarche de conversion


qui, en s'inspirant de la vie de Jésus, consiste:

a) à arriver à 1'indifférence, à la neutralité devant les


alternatives que Dieu peut proposer. Si la personne n'est pas
neutre, elle ne peut pas bien discerner car elle a un préjugé-
La neutralité, selon Ignace, c'est d'atteindre un état
d' indifférence oû la personne peut se dire: " n timporte quoi
que Dieu veut me proposer, je suis d'accord pour qu' il le
fasse".

b ) à chercher ce que Dieu me propose et à y consentir, ce


qu'Ignace appelle l'élection.

. Le troisième mouvement consiste à regarder Jésus Christ dans


son mystère pascal et à communier 8 lui dans son attitude de
neutralité devant son Père, ce qui lui a permis d'accepter la
passion et d'en vivre les résultats en résurrection. Ces
résultats sont issus de son accueil, de son élection, en somme
de son attitude devant le projet du Pére. Il y a donc une
revue de la vie de Jésus, non sous forme historique
exhaustive, mais revue des 6vénements typiques qui vont
éclairer le vécu. Ce qui est recherché, ce n'est pas de
comprendre J&sus, c'est de se comprendre en regardant Jésus,
c'est d'apprendre à vivre l'engagement personnel décidé en ne
se dbrobant pas à son aspect pénible tout en étant assuré de
la victoire sur le mal.

Les contemplations

Entre les rencontres de groupe, les personnes sont invitées à


faire des contemplations. Que faut-il entendre par cela?
L'animateur explique que pour contempler, la personne peut se
fermer les yeux, partir dans les nuages, essayer d'y rester,
et d'en haut, trouver que ça n'a pas de sens. La personne
peut aussi partir de ce qui n'a pas d e sens et essayer
d'éclairer ça avec le Seigneur, c'est ce qui est proposé. Il
donne un exemple: la contemplation porte sur Jésus qui
recherche sa vocation et qui entend parler de Jean comme d'un
prophète de Dieu, il décide d'aller le voir au Jourdain prêt
a écouter Dieu au cas où il voudrait lui parler par J e a nl.

- Le point de départ de la contemplation sera ce que


l'animateur nomme l'évocation de tableaux vivants c'est-à-dire
l'évocation, pour chacun, de personnes connues - dont soi-même
- qui cherchent le sens de leur existence; il y a aussi
l'évocation des lieux ou des manières de rechercher: dans
1 'argent, dans les amis, dans les lois, dans le recueillement,
dans le yoga, dans I'Evangile, dans les voyages etc. La
personne contemple où se porte actuellement la recherche du
sens de 1 ' existence.

. Puis, chaque personne est invitée à regarder Jésus qui


cherche le sens de son existence comme tout humain; la
personne alimente sa réflexion avec la recherche et la
rencontre de Jésus avec Jean. Cette contemplation va servir
d'éclairage pour sa propre recherche. Il n'y a donc pas de
description complète du vécu de Jésus mais des évocations pour
faire comprendre que.. . ce dernier vit avec ses parents, qu' il
entend parler de Jean, qu' il va le voir, ouvert à tout message
de Dieu de sa part, qu'il reçoit effectivement un message de
Dieu, qu'il est attente et réceptivité tout en restant lui-
même ... La personne se laisse imprégner de cette expérience,
la porte dans son coeur, la rumine pour qu'elle fasse son
chemin; elle cherche a voir comment ça se présente dans sa
vie, si cela est vrai et parlant pour son existence. Cette
contemplation est un mouvement du coeur à vivre dans des
moments d'arrêt comme dans le brouhaha du quotidien.

LIEvangile est utilisé dans les E.V.C. comme une lunette pour
voir et mieux voir, pour se laisser habiter par Dieu et pour

1 Cf Gauthier, Roger, Op. c i t . , p . 5 2 .


le laisser habiter sa vie, somme toute pour prier. En effet
pour l'animateur, prier c'est être avec Dieu et non penser à
Dieu, prier c'est laisser Dieu entrer dans sa vie. Penser
comme Dieu, dit-il, c'est la prière principale. Penser à
Dieu c'est s 'habituer à penser comme lui parce que Dieu est un
bien en soi. Dieu n'a pas besoin que je pense à lui, mais
moi, j'ai besoin de penser comme lui, et pour penser comme
lui, j'ai besoin de penser à lui.
"Autopsie d'une contemplation
1) d'abord une activité de la mémoire:
. rappel de situations concrètes de vie
. rappel de certains textes de la Parole de Dieu
. imprégnation, au cours d'une contemplation, soit d'un texte
sacré relu plusieurs fois, soit d'une situation souvent
évoquée

2) ensuite l'intelligence cherche à connaître le contenu exact


de la réalité présentée par la mémoire
3) enfin le coeur peu à peu réagit devant cette réalité saisie
dans son existence même"'.

Au fond les E.V.C-, selon l'animateur, sont très centrés sur


la personne humaine, Il est ridicule, selon lui, de penser
qu'on va faire des choses pour glorifier Dieu, pour lui faire
plaisir car il n'a pas besoin de nous pour ça. 11 a toute sa
plénitude intérieure- Cependant, il aime nous voir être qui
il essaie de nous faire être. En ce sens, les E . V , C .
proposent aux gens de s'occuper d'être comme Dieu propose à
chacun d'être. C'est pourquoi il faut penser à Dieu pour
pouvoir se trouver, pas pour lui faire plaisir, D'où le sens
et la pratique des contemplations: les E - V X . veulent
habituer les gens A se laisser habiter par cet état de prière
et à trouver Dieu dans leur vie réelle, dans leur quotidien.

Selon 1 'animateur, les E . V . C . tiennent compte de la vie réelle


des gens, et dans une certaine mesure, ils ne tiennent compte
que de ça. Car en dehors de la vie réelle, il n'y a rien. O ù
il est Dieu dans la vie? Il n'est pas dans les idées, il

1 Gauthier, Roger, Op. cite, p . 18.


n'est pas dans les théories, il est dans tout ce qui est vecu.
Il est lh où la personne est. La vocation des gens, c'est
d'être en activité. Si c'était des moines, évidemment leur
vocation ne serait pas la même. 11 ne s'agit pas dans les
E.V.C. de faire semblant et d'introduire une petit peu de
monacal, il s'agit de trouver Dieu où il est c'est-à-dire dans
la vie réelle sans chercher A s'en évader.

L ' animateur n ' offre pas d ' autres sources complémentaires de


contemplation, il s'en tient a u textes bibliques utilisés
pour la contemplation elle-même, 11 veut respecter le fait
que les gens travaillent, qu'ils ont une famille, des loisirs,
etc. qu'ils ne sont pas en retraite fermée ou en retrait de la
vie- Une seule exigence est posée: qu' ils se réservent un
temps personnel de réflexion et de contemplation, entre cinq
minutes et une heure A chaque jour, dit-il avec humour; ce
temps peut se vivre au sein des activités de la vie
journalière comme l'attente de quelqu'un, un temps de marche
ou de voyage en automobile. 11 veut faire preuve de réalisme
et de respect de la vie active,

L'accompagnement individuel

Deux axes apparaissent majeurs dans l'accompagnement: la


souplesse et le respect du cheminement. Un apprentissage
majeur doit y être découvert, vecu et consolidé, celui de la
relation à Dieu.

La première question B poser selon l'animateur: "comment ça va


dans tes E . V . C . " ? La personne raconte ce qu'elle a fait, ou
pas fait, ce qu'elle a de la difficulté A faire. La deuxième
question à poser: "qu'est-ce que le Seigneur a fait, lui,
pendant ce temps"? Ainsi la personne est amenée a apprendre
le noeud problématique de la relation à Dieu qu'on pourrait
formuler ainsi: être ou paraître devant Dieu plutôt qu'être
par Dieu. La personne est portée à regarder si elle fait de
belles choses et non si Dieu fait en elle de belles choses.
C'est un processus fondamental de l'être chrétien qui doit
être appris.

Selon l'animateur, les deux pôles clés de la relation à Dieu,


c'est de reconnaître que Dieu produit et de consentir à ce
qu'il produit'. La personne ne produit rien. C'est Dieu qui
produit tout ce qu'il a à produire si la personne consent à ce
q u ' il le f a s s e - Le travail intérieur de la personne, c'est
donc de construire son consentement qui n'est pas purement un
acte de volonté mais plutôt un retournement de son coeur, de
son être pour consentir aux moeurs de Dieu, pour les
apprivoiser. Quand la personne s'efforce de consentir
volontairement, ça ne produit pas ce qu'elle voudrait tant que
Dieu ne donne pas de fruits. Son consentement, c'est
s'apprivoiser à Dieu pour pu' il produise à sa façon. Il
s'agit de garder sa p l a c e face à Dieu, d e rester libre
fondamentalement devant lui. Et s'apprivoiser ainsi, c'est
l'oeuvre de toute une vie.

Accompagner consiste donc prioritairement à faire découvrir et


à faire vivre cette ligne de fond de la spiritualité
ignatienne. Aussi quand les gens disent que ça v a mal,
l'accompagnateur peut leur faire découvrir que ça va bien, car
découvrir la réalité sur soi ou devenir conscient de sa vérité
implique de passer par des échecs. Découvrir sa situation de
dépendance continuelle, de pauvreté s'apprend par la
souffrance et l'échec. Aussi les échecs doivent-ils être vus
comme des cadeaux- La personne croit que quand elle essaie d e
produire, ça n e marche pas, mais que Dieu donne tout
gratuitement quand elle consent à le recevoir d e l u i .

L e s effets produits chez les gens par les E - V I C O

Les E - V . C . mènent à toutes sortes d'engagement: dans le milieu


social, dans l e monde professionnel e t aussi dans le monde
ecclésial. Un effet personnel souvent exprime, c'est que les
personnes ne voient plus les autres de la même façon car, pour
--

1 Gauthier, Roger, Op. c i t . , p . 10.


elles, elles ont pris conscience que l'autre est toujours une
photo de Dieu, donc leur approche change. Pour d'autres,
c'est leur vision d'elles-mêmes qui a changé; elles sont
conscientes d'occuper une place originale dans le plan de Dieu
et le consentement, toujours à renouveler, pour occuper cette
place à la façon de Dieu les habite sans cesse.

U n autre effet d e s E.V.C.


est de rendre les gens autonomes
pour continuer leur cheminement spirituel jusqu'à la fin de
leur vie. La personne n'a plus besoin de personne pour
discerner les événements et pour prendre les meilleures
décisions. Elle peut toujours revenir sur la démarche suivie,
en reprendre des parties au besoin et continuer sa propre
démarche de conversion qui se poursuit à long terme et
influence toute l'existence. L'élection ou le consentement à
une conversion fondamentale chez soi est une lumière non-
finale qui peut s'éclairer autrement ou s'approfondir au fil
des jours, dans la vie humaine et spirituelle.

Des critiques a formuler aux E - V - C .

Selon l'animateur, deux dangers guettent la réalisation des


E-V.C. Le.premier danger, c'est la tendance a les vivre ou à
les faire vivre avec un esprit monacal- On risque alors de
faire semblant que la vocation ou la place des gens ne se
situe pas dans la vie en plein monde, on risque de favoriser
une élection impossible à atteindre dans la vie réelle de la
personne, d'exiger des conditions rigides et irréalistes de
réalisation OU de proposer une intériorisation
disproportionnée avec l'énergie réelle disponible.

Le danger, c'est la rnonacalisation de la vie laïque, de la vie


active. Le laïc n'est pas en manque de vraie vie, il la vit
dans le monde autant que la personne dont la vocation est la
contemplation perpétuelle vit la sienne B plein. 11 doit donc
apprendre un état de p r i è r e ou apprendre à penser comme Dieu,
ce qui lui permet de vivre encore mieux toutes les dimensions
de sa vie sans l'en sortir.
Le deuxiéme danger, c'est la tendance à les vivre ou à les
faire vivre avec un esprit moraliste; cela est déjà présent
chez les gens et un animateur doit déjà lutter contre cette
tendance. 11 lui faut donc éviter d'amplifier cet esprit
étroit et réductif de la vie spirituelle. II s'agit, plutôt
dans les E - V . C . , d'aider la personne i3 sortir de ses illusions
sur son être et à entrer dans la vérité-

Selon 1 ' animateur, les animateurs habituels d e s E .V - C . sont


souvent des Jésuites et d e s Oblats ainsi que quelques laïcs
plus récemment formés. L'approche des Jésuites est plus
proche de l'élite, des professionnels, d e ceux qui o n t plus de
temps à eux, qui ont plus d'évolution intellectuelle, donc
elle est plus savante. L'approche des O b l a t s est plus proche
des gens ordinaires, a l'usine, au bureau, sur la ferme, dans
les cuisines, donc elle est plus près des obligations de la
vie concrète et elle a plus l'obsession du réalisme. C'est
l'animateur,quelle que soit son origine, qui fait en sorte d e
se prémunir contre les dangers signales ou d ' y tomber
grossièrement. Car l'essentiel des E.V.C. n ' e s t pas
l'approfondissement intellectuel de la vie spirituelle ni un
moyen de sanctification personnelle mais 1 ' expérience
intérieure .de conversion de l'être dans toutes les dimensions
de sa vie à la lumière, a la suite, avec et par Jésus.

1.2 Un deuxième regard

Le àeuxième animateur i n t e r v i e w é suit de près les E - V - C - de


saint lgnacel et utilise son langage (principes, fondement,
semaines... ) . Il travaille avec les fiches de M. oisv vert^.

1 Cet animateur suit de beaucoup plus près Cusson, Gilles, Conduis-moi sur
un chemin d'éternité. Les Exercices dans la vie courante. Editions
Bellarmin, Montréal, 1973 et Pédagogie de 1 'expérience spirituelle. Bible
et Exercices spirituels. Bellarmin, 36 tirage, Montréal, 1986.
2 Boisvert, Michel, "Fiches d'expérience spirituelle pour l'accompagnement
des Exercices faite dans la vie courante*'. Supplément à C - S . 1 . 9-10
(1982).
1 a lui-même rédige une synthèse detaillée de la démarche
globale des E . V , C - 1-

Les buts des E . V . C .

Selon cet animateur, le but le plus recherché des E.V.C.,


c'est d'arriver à forger soi-même sa spiritualité, à être
capable d e grandir par soi-même en elle, d'en devenir maître
au sein de sa v i e concrète- Souvent, les E - V - C- sont plus
concrètement définis comme une école de méditation ou de
contemplation et comme une école de discernement, ces deux
dimensions existent d'après l'animateur; elles ne sont pas
fausses, elles font partie des apprentissages de base. Pour
lui, ce qui semble dominer cependant, c'est la découverte de
l'état de prière dans toute la vie, l'état de prière continuel
au sein de ses occupations les plus quotidiennes. Dans un
réflexe devenu naturel, les participants apprennent à aimer
les gens qui sont lh autour d ' e u x , à le dire et à référer à
Dieu tout ce qui arrive, tout ce qu'ils voient et rencontrent.
Cet é t a t continuel de prière transforme la vie, le regard sur
les réalités de la vie et sur les personnes, il donne paix et
joie, il provoque un changement de l'être de la personne et de
sa relation à Dieu qui se vit dans la v i e courante à partir
des événements.
"Les "Exercices dans la vie courante" ne proposent pas une voie
facile; ils sont, par ailleurs à la portée de celui qui veut
apprendre à vivre de Dieu en tout. Ils utilisent le "pain
quotidien" de notre existence pour éduquer le coeur et la foi,
ouvrir à l'action de l'Esprit, apprendre l'amitié du Seigneur.
Ils ne mentent pas avec la réalité de chacun: le poids de ses
fonctionnements psychologiques plus ou moins harmonisé, le
rapport constant aux groupes de vie et de travail, l'alliance
intérieure à renouer avec un "Dieu jaloux", un "Dieu
dangereux", avec "l'amour fou de Dieu" pour l'homme. C'est là
un chemin de "liberté" qu'on emprunte librement, pour y
devenir, dans le silence qui nous construit, fils du Père,
frères des homes et servit-eurs de la vie"'.

1 Simard, R. , Benjamin, Synthèses d 'accompagnement des exercices de saint


Ignace dans l a vie courante pour utiliser avec l e s fiches de Michel
Boisvert. Texte i n é d i t .

2 Cusson, Gilles, Op. c i t . , 1973, p . 9 .


Même si les E .V.C. semblent proposer beaucoup d e doctrine, ils
ne sont pas, selon cet animateur, des cours ni une doctrine à
comprendre et à posséder. C'est d'abord et avant tout une
expérience à vivre qui peut changer 1 'être de la personne et
sa relation à Dieu.
" I l ne s'agit pas d'une expérience spirituelle d'initiation
mais d'approfundîssement. Cela veut dire que non seulement on
ne part pas de zéro, mais surtout on ne fait pas abstraction
de expériences antérieures. C'est donc dans la continuité
d'une histoire personnelle concrète ("mon histoire de salut",
"l'histoire de ma foi", "l'histoire de Dieu dans ma vie"), dont
la personne prendra peu à peu possession, que vient s'inscrire
l'initiative d'approfondissement à laquelle on s'applique
désormais. Toutes les bases de l'expérience spirituelle sont
là, dans la personne et dans son histoire; il s'agira
d'apprendre à y greffer une démarche d'approfondissement qui
envisage d'aller beaucoup plus à la limite de ses possibilités
de réponse à Dieu, dans la lumière et la

Face aux éléments doctrinaux qui constituent l e parcours des


E - V X - , il est important pour la personne d e s'approprier les
articulations majeures de la vision d e la foi chrétienne en
lien avec c e qu'elle est, avec son vécu passé et actuel, avec
l'histoire de Dieu dans sa vie. I l importe également de
communier personnellement au mystère d u Christ pour un
approfondissement plus grand de l'existence chrétienne. Il
s'agit enfin de s e mettre à la suite de Jésus à même s a vie
concrète par l e discernement, l'accueil d e la volonté d e Dieu,
la réponse personnalisée, la communion à la joie et à la vie
du ressuscité dans son engagement. c 'est donc une démarche
d'approfondissement qui envisage d'amener l e plus loin
possible la personne dans son cheminement, à la limite d e ses
capacités d e réponse à Dieu. S'il y a donc un plan objectif
que suit le déroulement des E - V - C . , i l y a surtout un plan
subjectif à privilégier,
"La première phase de l'expérience spirituelle inclura le
Fondement, la première Semaine et la contemplation du Règne-
Au PLAN OBJECTIF, on y pose comme fondement global" la vision
d'ensemble de la foi chrétienne (ler temps-le onde ment),
laquelle s'explicite vraiment, avec réalisme, lorsqu'elle
s'applique à intégrer le problème concret du mal (2ème temps-la
lère semaine); elle se concentre alors (plus qu'elle n'y

1 Cusson, Gilles, Op. cit., p. 36.


débouche) sur le mystère du Christ: réalisateur du plan de
Dieu et sauveur de la condition humaine qui recouvre, en Lui,
la voie de son devenir pour la Vie (3è temps-1 e ~ è g n e- )

La seconde phase est typiquement celle de l'expérience


spirituelle "selon la voie de Jésus". Elle aborde le lieu
privilégié de la Révélation du Christ, llEvangile, qu'elle tend
à nous faire accueillir dans notre vie concrète comme un
événement aux facettes inépuisables, afin de faire "passer
notre vie dans le mystère mouvant, dynamique, du Christ qui
réalise le monde. Ces temps d'assimilation ( . . . ) sont
strictement déterminés par l'intentionnalité même de la
Révélation qui existe pour que l'homme ait la vie et qu'il
l'ait en abandonce. C'est cette intentionnalité de la
Révélation qui fixera les trois temps d'assimilation que
présentent I 'Evaagile de 1 'enfance (Mt et Lc, I et II ) , la
proclamation de la Parole (selon les quatre Evangiles, du
baptême au Jourdain jusqu'à l'entrée à Jérusalem) et le mystère
pascal (qui va de la Cène, dans les Evangiles, à l'institution
de l'Eglise dans les Actes).

Quant au PLAN SUBJECTIF, pour l'une et l'autre phase, comme à


chacun des six temps analysés ou expérimentés, le fruit est
identique à celui que précise le cadre des Exercices, avec son
Fondement et ses quatre Semaines (la deuxième se subdivisant
elle-même en trois ou quatre blocs). La présente
sytématisation a cependant l'avantage, au plan subjectif,
d'aider la personne à se situer beaucoup plus nettement dans
la ligne fonctionnelle de la Révélation; de l'aider, par là,
à épouser mieux la trajectoire dynamique de cette expérience
où l'universel gagne toujours à être accueilli comme tel,
éclairant sans cesse la vraie situation du particulier; i l
nourrit, de sa richesse le particulier et le ramène, tout en
le personnalisant totalement, aux horizons infinis de
1 'Universel.

Finalement, cette ligne d'évolution ainsi dégagée et proposée


à l'expérience spirituelle du retraitant, révèle un caractère
théologal riche et inspirant: dans la mesure où la foi
s'explicite dans toute sa richesse - qui est en même temps
universelle et personnalisée en Christ - , 1 'espérance prend
une signification qui rejoint le présent de l'homme pour
1 'inscrire dans 1 'engagement d'un amour qui est don,
participation, service ... Et ce sera cette ligne dynamique de
l'expérience spirituelle théologale, intime à toute la démarche
des Exercices, que l'on retrouvera sous-jacente à la
contemplation de 1 ' Ad amorem, dernière suggestion d ' Ignace pour
cultiver directement le fruit acquis par les Exercices
antérieurs"1 .

1 Cusson, Gilles, Op. c i t . , 1973, p . 40-41.


Selon cet animateur, seulement la moitié des participants
passent à travers tout le processus. A la fin des exercices
préparatoires (six fiches), une question est posée aux
participants à savoir s'ils veulent embarquer pour de bon. Si
la réponse e s t oui, ils s'engagent pour un an (onze fiches)-
Selon l'animateur, cette démarche des dix-sept premières
fiches est adaptée pour tous les chrétiens et convient aux
personnes en recherche minimale au plan de leur foi. Les
treize autres fiches (une autre année) sont plus favorables à
ceux qui ont des décisions sérieuses à prendre ou dont la soif
spirituelle est très grande. Habituellement les participants
qui entrent dans la deuxième année sont très heureux et
restent jusquta la fin. Aussi recommande-t-il aux
participants de faire un bout de chemin avant de l a i s s e r :
d'abord les six premières fiches préparatoires, puis s ' ils
continuent les onze autres, et enfin les treize dernières.
Cela leur donne une meilleure idée de ce à quoi ils s'engagent
car lâcher trop vite ne donne pas une j u s t e idée des E.V.C. et
de plus lâcher n timporte quand brise la cohésion et la
complémentarité du groupe.

Les changements remarques chez les personnes qui suivent les


E.V.C. ont pour effet d'en amener d'autres, en particulier les
conjoints ou des proches; cela peut aussi amener des
d i f f icultes dans un couple justement à cause du changement qui
se produit chez l'un et que l'autre ne comprend pas.

La majorité des participants sont au mitan de la vie, quelques


exceptions cependant à la fin de la vingtaine et au début de
la trentaine. Ils ont en commun une soif spirituelle ou une
insatisfaction assez forte pour vouloir lui donner une
réponse. On retrouve dans la clientèle des divorcés mal à
l'aise dans 1'Eglise traditionnelle qui leur fait vivre de
l'exclusion, des non-pratiquants du dimanche en recherche
spirituelle, des cursillistes qui veulent plus que de
l'entretien, des gens qui ont suivi le cours P.R.H. pour
continuer à évoluer, des gens qui ont suivi des cours de Bible
mais qui n'en ont pas développe une intégration personnelle
nourrissant leur vie spirituelle, des pratiquants qui veulent
plus que ce que la paroisse offre.

Le fonctionnement

Deux modes de fonctionnement sont offerts: 1) la forme du


petit groupe de partage après avoir travaillé personnellement
chaque fiche 2) la forme individuelle pour le travail des
fiches sans partage de groupe. Les deux formes sont
entrecoupées d'accompagnement individuel, régulièrement.

Les fiches

Le travail individuel consiste en des fiches, 30 au total,


remises une à la fois, d'une réunion à 1 'autre, elles
suggèrent le chemin à parcourir. La constitution des fiches
est toujours la même - Les fiches sont des "fiches
d'expérience spirituellet',en somme des outils de méditation.

Au début de chaque fiche, on retrouve:


- la présentation du thème et du numéro de la fiche
. la formulation de la grâce à demander par ce travail
- le but à atteindre par le travail sur la fiche.

Pour le travail personnel, quatre parties reviennent:

. VIVRE consiste en des exercices d'application du théme


aborde à la vie ou des liens à faire entre la grâce obtenue
lors de la dernière contemplation et sa vie.

- en la suggestion d'examiner sa vie durant


VERIFIER consiste
le temps que dure la fiche pour évaluer si la grâce recherchée
transforme la vie actuelle de la personne.

- REFLECHIR consis te
- en des textes à lire, à comprendre, à utiliser pour faire
la lecture de sa foi, de ses attitudes, de sa vie concrète,
par exemple une réflexion sur 1'Etre Sauveur du Christ a la
fiche 18, les sortes d'humilité à la fiche 23, et sur
l'élection à la fiche 24.

- en des renseignements sur des sujets importants pour les


E-V.C., comme à la fiche 18, les trois niveaux de
contemplation d'apprivoisement,d'approfondissement et d'union
selon Ignace, le tout suivi d'annotations pratiques- Ou à la
fiche 23, des annotations sur les trois sortes d'humilité ou
d ' amour selon Ignace. Ou encore à la fiche 2 4 , des réflexions
sur les indices pour reconnaître le bon Esprit et le mauvais
et pour interpréter la consolation sans cause-

. PRIER consiste en des suggestions pour alimenter la


contemplation et pour mettre en oeuvre ce qui est souvent
décrit dans le réfléchir: références bibliques, méthodes d e
prière, textes de prières, textes méditatifs-

En plus, des textes d'appoint sont joints sur différents


sujets en lien avec la fiche: par exemple à la fiche 18, un
texte sur la contemplation de l'Incarnation dans les
exercices, un commentaire pour la prière du jour de
l'Annonciation et un texte sur la reconnaissance d e la
provenance des mouvements intérieurs; à la fiche 23, un texte
sur l'éveil du désir spirituel et un autre sur l'oraison; à
la fiche 24, un texte d'appoint pour prendre une décision ou
pour discerner à partir d'indicateurs pour prendre la
meilleure décision devant ~ieul.

Le petit groupe de partage

La rencontre de petit groupe est précédée du travail sur la


fiche ou la méditation- Le contenu de la rencontre est un
échange sur la méditation faite. Les personnes écoutent les
autres, elles ne leur répondent pas. Pour l'efficacité du

1 Consulter l'annexe 1 qui reproduit la fiche 24 comme exemple.


travail de groupe, la connaissance des personnes est très
importante et elle est assurée par la phase préparatoire, soit
les six premières fiches de la mise en route comprenant entre
autres l'histoire de la personne et son histoire avec Dieu.
L'appropriation de la doctrine passe par le travail
individuel, les influences mutuelles lors de l'échange et la
saisie intuitive du déroulement de l'ensemble des fiches. 11
n ty a pas d'exposé ou de cours théorique sur le thème par
l'animateur. Ce dernier se réserve un droit de réaction à
l'exercitant; de plus il tient des notations écrites sur
1 ' evolution de chacun pour 1 ' aider à voir son cheminement, son
intégration des E - V - C - tout comme pour l'accompagner
individuellement quatre fois par année.

La force du petit groupe d'échange, c'est l'interaction entre


les membres, la dynamique du groupe, l'acceptation du
cheminement de chacun, l'effet d'entraînement et d'admiration
de la différence dans le groupe. Sa faiblesse, c'est la
vitesse d'intégration variable et la capacité d'expression
différente des personnes.

La forme individuelle

La personne fait s e s méditations individuellement et rencontre


1 ' animateur au besoin pour vérifier ses perceptions, sa
compréhension, son évolution humaine et spirituelle, pour
élucider les difficultés de parcours et pour croître dans les
différents apprentissages nécessaires pour avancer dans les
E.V. C. comme vivre la pauvreté, être capable d ' indifférence au
sens ignatien, contempler, discerner, trouver son élection ...

L'accompagnement individuel

L ' accompagnement pour les personnes qui vivent 1 ' échange en


petitgroupese faitquatre foisparannée. Ilconsisteenla
vérification de 1'6volution de la personne dans les E.V.C.
telle que vue par l'exercitant autant que par l'animateur. Il
porte sur l'élucidation des difficultés rencontrées soit
personnellement soit en groupe- 11 touche aussi aux liens ou
aux adaptations à faire avec la vie ou avec la personnalité de
l'exercitant a travers un programme pré-établi d'exercices
spirituels. De plus l'accompagnateur ne se conçoit ni comme
un confesseur ni comme un directeur spirituel, il est en
relation d'aide pour favoriser le cheminement spirituel de la
personne, de "son" cheminement à elle car elle est unique.

Les effets produits chez les gens par les E - V - C I

Les E.V. C. peuvent "produire" des gens capables d'être en état


de prière continuel. Ils peuvent aussi "produire" des engagés
dans le monde à cause particulièrement de I ' élection, c 'est-à-
dire de la réponse donnée la question: quel est 1 ' appel de
Dieu sur moi, sur ma vie? quelle est ma mission particuliere?
quelle est la place que Dieu m'invite à occuper dans le monde?
Le Seigneur compte sur moi pour quoi? Pour trouver leur
élection, les gens ont appris a se laisser parler par l'Esprit
et à l'écouter, donc à ne pas tout vouloir contrôler. Cette
attitude a pu être difficile à vivre et occasionner du retard
à trouver leur élection mais elle est désormais inscrite en
eux; elle peut marquer une attitude plus constante à être à
l'écoute des appels imprévisibles de l'Esprit et donc à
confirmer ou à enrichir leur élection.

Les fruits observés sont toujours à la fois au niveau de la


vie de prière et de l'acceptation de leur mission
particulière. Des personnes venues des Nouvelles Religions
ont fait la remarque à 1' animateur que ces Nouvelles Religions
ont comme effet de tourner 1 ' homme vers lui-même et non vers
Dieu, elles disent de bonnes choses au plan spirituel mais ne
vont pas jusqu'au bout; elles ne conduisent qu'à l'homme
devenant un dieu pour lui-même. Ce disant, ces personnes
nomment d'autres fruits des E . V . C . , celui de tourner
résolument la personne vers Dieu et celui aussi de les rendre
capable de relire leurs expériences religieuses antérieures.
D e s critiques h formuler aux E-V-C.

Les E-V.C. appartiennent aux gens d'abord. Selon l'animateur,


il faut enrichir la phase préparatoire pour en faire une étape
humaine et spirituelle très importante, pour que les E - V . C .
tiennent encore plus compte de toute la personne et de tout le
vécu du monde d'aujourd'hui. D'autre part, l'animateur
constate qu'il y a une utilisation diversifiée des E.V.C- à
travers le Québec; se demandant si c'est une lacune, il
répond que les E.V.C. n'appartiennent à aucun animateur, que
l'important n'est pas l'uniformité mais les fruits de
croissance humaine et spirituelle qu'ils peuvent apporter.

2. LES E.V.C. TELS QU'EXPERIMENTES PAR CINQ


PERSONNES

Des entrevues individuelles ont été réalisées avec deux femmes


et trois hommes, toutes et tous du mitan de la vie. Trois de
c e s personnes, dont un couple, ont fait les E.V.C. selon
l'approche du grand groupe e t du livret d'accompagnement avec
le premier animateur cité précédemment. Une autre personne a
suivi les E.V.C. selon l'approche du petit groupe et avec
l'adaptation des fiches individuelles de M. Boisvert avec le
deuxième animateur cité. Et une dernière personne a fait les
E - V. C . selon une approche individuelle et avec d ' autres fiches
faites par un autre animateur, un père jésuite.

Ces entrevues réalisées ont porté sur les points qui suivent
et dont les résultats sont présentés en synthèse:

2-1 les motivations à suivre les E - V . C .


2.2 les objectifs des E.V.C.
2.3 les effets
2.4 les difficultés rencontrées
2.5 les points forts reconnus a u E.V.C.
2.1 Les motivations à suivre les EoVoCo 1

taurence, 42 ans, de famille ath&e, a vécu une conversion à la


foi chrétienne au milieu de l'âge adulte. Les E.V.C. sont
pour elle une occasion d'apprendre l'abc de la foi, de lire
les Evangiles une prerni&re fois, d'en vérifier sa
compréhension, d'interpréter les mouvements intérieurs qui
l'habitent et d'apprendre à vivre au jour le jour avec Dieu.

Michel et Rollande, couple du milieu de la quarantaine, ont


vécu éloignés de 1'Eglise durant quelque treize ans tout en
conservant du goût pour le spirituel; ils recommencent leur
démarche d e foi d'abord timidement puis régulièrement par leur
participation au mouvement du Cursillo; dernièrement ils ont
suivi les E . V - C . dans le but d'aller plus loin, attirés par
des témoignages de gens amis. "Cette même Eglise de peur, de
rigidité, d'obligations, de lois, de bourreau que j'avais
connue m'en a fait découvrir une tout autre". "J'ai décidé
d'aller voir ce qu'il y avait dans ma religion plutôt que
d'aller voir ailleurs". (Michel)

Paul est dans la cinquantaine avancée; il n'a pas beaucoup de


scolarité et suit d'abord pour son plaisir quelques cours de
théologie qui questionnent sa foi antérieure. Puis il décide
de se tourner plus vers une recherche d'intériorité que vers
des connaissances qui semblent, d'après lui, ne le mener nulle
part dans sa vie intérieure. Faisant partie du Cursillo mais
ne pouvant suivre les réunions hebdomadaires à cause de son
travail et faisant confiance à des parents et amis qui avaient
suivi les E . V . C . , il donne priorité ceux-ci pour un temps
"dans le but de développer la dimension spirituelle de toute
personne''.

Emile, 44 ans, vient aux E J 3 . C - après un long cheminement

1 Les prénoms sont ici aussi fictifs.


caractéristique de plusieurs baby-boomers qui ont vécu
intensément des valeurs comme la liberté, 1 ' hédonisme,
l'esthétisme, l'engagement social, puis l'investissement dans
son couple. Cet homme a parsemé son cheminement de lectures
spirituelles comme les livres de Thomas Merton; il se
souvient d'avoir découvert, avec cet auteur, l'altérité de
Dieu et son asséité! ou sa capacité d'être entier, auto-
suffisant, bienheureux par lui-même. Il mentionne également
la lecture de romans féminins qui l'ont attiré par leur
capacité à pénétrer les sentiments humains et a exprimer
l'intérieur, difficilement exprimable. Son cheminement
spirituel adulte 1 ' éloigne de sa religion d t enfance sevére,
dogmatique et moralisatrice et le dirige par goût et
conviction vers l'engagement social. Par la suite, il va
vivre trés momentanément dans une commune "La tour de David"
qu'il laisse parce que sa femme ne veut pas l'y rejoindre.
Suivent un engagement social dans le référendum de 1980 et la
prise de conscience des limites du bonheur dans la vie sociale
et personnelle. Une crise dans sa vie de couple qu'il appelle
"un choc violent", "un drame pénible" l'oblige à faire un
choix déchirant. Et c'est dans ce vécu qu' il découvre pour
lui-même l'écriture poétique comme un exutoire et un cri v e r s
le bonheur total, vers l'absolu. 11 fait le choix pénible et
déchirant de rester avec sa famille, avec sa femme alors qu'il
en aime follement une autre, complémentaire à sa femme, et
qui, dit-il, lui donne accès au féminin plus dans sa totalité.
Son cri du coeur devient un cri de pauvre à Jésus, il ressent
et dkouvre alors l'accompagnement de Jésus dans cette
souffrance. La liberté et le plaisir recherchés dans la
passion e t dans l'engagement social se tournent vers quelque
chose d'autre, "la liberté et le plaisir de ressentir la
présence de l'être infini". Suivent des essais de méditation
orientale où il découvre la paix, le silence et son immensité,
le contrôle des émotions, où il développe "son ambiance
intérieure", le recueillement, la vision de la beauté de la
crbation, de 1'immanence de Dieu. Donc il y apprend
l'intérioritB, l'arrêt et la contemplation mais il ressent un
manque, celui de s'éloigner trop par cette méditation, de
l'action, de la réalité quotidienne; il vit cette intériorité
en p a r t i e comme une évasion même s i elle procure l a p a i x et
l'équilibre des énergies. 11 exprime aussi q u e la méditation
vécue ne r e j o i n t pas 1'expérience de plénitude, de rencontre
avec quelqu'un qui l ' a aidée à sortir et à guérir de sa peine.
S u i t une c o u r t e période où i l lit beaucoup sur l e s chakras,
sur l'ésotérisme et où il s'intéresse e n même temps aux
Evangiles et a la Tradition de I'Eglise, il fait aussi des
essais pour entrer en communication avec les âmes. Sa
recherche se concentre sur la recherche de son moi intérieur,
sur l'apprentissage de descente vers son moi intérieur où il
peut faicre le lien entre son expérience humaine d'amour
intense, de passion et l'immensité de la beauté et de la
présence d i v i n e s - Un ami lui p a r l e alors des E . V , C I , il fait
confiance et accepte d'aller voir.

2.2 Les objectifs des E . V . C .

La façon d'exprimer les objectifs d e s E.V.C. varie s e l o n les


personnes bien que pour l'essentiel, ceux-ci convergent. Les
voici brièvement identifiées par les cinq interviewés.
"Cheminer dans l 'amour de Dieu, c'est exactement ça qu 'on fait
avec les E.V.C. On part d e ce qu'on est, on l'identifie au
départ, on fait comme son autobiographie avant de partir pour
réaliser que tout ce qu'on a été dans notre vie, ça suit comme
une même ligne, peu importent les événements, peu importent les
crises qu'on a vécues. On est comme à quelque part toujours
fidèle à ce que l'on est au départ. Et avec les E.V.C. de
saint Ignace, c'est se rapprocher de plus en plus de Dieu par
Jésus Christ pour être capable de vivre de plus en plus
humainement".
"On t'amène à différentes étapes au niveau d'une spiritualité
qui est celle de saint Ignace et qui est la spiritualité de -
Tu es là dans ce monde-là, tu es planté l à , bien fleuris là".
"Quand les exercices sont terminés, effectivement tu es capable
dans la vie de fonctionner et de voir l'espérance à travers des
événements difficiles et ne plus jamais être comme
malheureM... Tu apprends à vérifier des choses qu'en temps
normal tu irais pas vérifier à cause de I 'examen du coeur qu'on
développe à travers les exercices". (Laurence)

"C'est de devenir un pauvre, ouvert, vulnérable.. . de faire


l'appel du pauvre en tout ... de reconnaître ses pauvretés, de
vivre avec, c'est d'apprendre à tout regarder avec le coeur. ..
comme Jésus". (Michel)

"C'est apprendre à faire un discernement dans le quotidien,


c'est apprendre à vivre dans le quotidien de façon
évangélique".

"C'est apprendre à méditer, à contempler. Méditer, c'est


regarder les choses, les événements, les chicanes, la Parole,
le monde ... avec sa tête. Contempler, c'est regarder
longuement les mêmes choses avec son coeur". (Rollande)

"Méditer, c'est prendre un texte, un poème, un paysage, une


vision de l'autre ou de la vie, laisser ça entrer en soi au
niveau de la délibération intellectuelle, de l'analyse
intellectuelle ... Contempler, c'est s'y abandonner
intérieurement, c'est laisser les images flotter comme un cours
d'eau dirigé par l'Esprit, entrer dans sa mouvance. ..
Contempler c'est une démarche spirituelle à apprendre peu à
peu". ( E m i le)

"Les E . V . C se continuent jusqu'à notre mort car le quotidien


est toujours là à discerner, à contempler; c'est comme l'image
de l'escalier qui monte en tournant, on passe toujours au-
dessus de la même marche mais à des niveaux différents".
(Rollande)

"Pour aller dans le monde et y occuper sa place en chrétien,


il faut être capable de tenir la Bible d'une main et le journal
de l'autre, c'est ce que visent les E.V.C. Notre foi doit
coller à la réalité du monde. Aussi les E.V.C. nous invitent
à nous regarder nous-mêmes du début de notre vie à aujourd'hui,
à nous regarder face aux autres et au monde, à nous regarder
face . à Dieu. face au Dieu de Jésus et avec son Esprit. A
travers ça, apprendre à méditer, en méditation arrêtée et en
méditation dans le monde et pousser ça plus loin.. . en
contemplation ..., essayer de voir Dieu à travers tout ça. ..,
apprendre à laisser de la place au Seigneur, à le laisser
agir ..., à discerner quand le bien et le mal se côtoient sans
condamner". (Paul)
"Les E. V. C. c 'est d'abord expérimental, c ' est vivre une
expérience intérieure-.. de présence ... de méditation et de
contemplation, c'est aussi apprendre avec sa tête car les
E.V.C. comportent beaucoup de connaissances rationnelles. Mais
surtout, c'est expérimenter que ça peut être le fun d'aller
vers Dieu ... La pédagogie d'Ignace, c'est d'amener les gens
vers la splendeur de Dieu ... Ignace, c'est un contemplatif
dans l'action non un contemplatif en réclusion ... Ignace
demande - Veux-tu aller vers le bonheur? - Si la réponse est
oui, i l t' invite à regarder la splendeur de Dieu et en même
temps l'inconnu divin ... car on n'a pas accès à Dieu
-
complètement . . On est attiré vers le mystère et consolé en
même temps de ne pas le posséder. ûn reçoit du bonheur en
expérimentant la splendeur de Dieu. La première année, ce
qu'est Dieu lui-même, ce que je suis moi, aimé de Dieu, qui
sont les autres autour de toi et aux yeux de Dieu, ce qu'est
le mal, le péché, le social, le politique, l'économique pour
le Règne, finalement la création, le monde. . . La deuxième
année, la splendeur de Dieu qui se donne & cornaître en Jésus:
son enfance, ses racines, sa vie publique, son élection et sa
mort-résurrection, son don total qui ressurgit en vie. Cela
en plongeant dans la Parole. .. et en contemplant sa présence.. .
Ce n'est donc pas une connaissance sèche-.. c'est une
connaissance agréable ... une expérience intérieure consolidée
par la connaissance rationnelle". (Emile)

Comme les exigences posées pour vivre les E-V.C- sont


différentes selon l'approche utilisée, il ressort de
l'expérience vbcue des accents différents.

Dans une approche, on privilégie une grande liberté a j u s t b e


aux possibilités concrètes des personnes et une insistance
prioritaire sur la démarche intérieure:

. des propositions de réflexions et de contemplations sont


faites pour vivre les E.V.C. A tous les jours sans vraiment
astreindre les personnes à quelque chose d'obligé qu'il faut
étudier, lire, assimiler: la centration est r6solument sur la
démarche intérieure de conversion personnelle et de
discernement dans le quotidien plus que sur l'acquisition de
connaissances intellectuelles bien qu'il y en ait;

. une invitation à donner au moins un temps minimum par jour


pour contempler dans l'action est lancée selon les résultats
recherchés et selon les possibilités de sa vie concrète: la
centration porte sur le respect des conditions de vie en plein
monde assorti d'une invitation A aller plus loin selon la
soif.

Dans une autre approche, un contenu substantiel et des


exigences plus fortes dans le temps requis sont proposées pour
vivre la démarche intérieure qui prime ici aussi:

. un accent important est mis sur les études, les lectures,


les connaissances utiles à acquérir pour alimenter la démarche
intérieure et donner une formation solide. Par exemple, les
participants aux E - V . C . doivent lire, dans la deuxième année,
les quatre Evangiles et en choisir un avec des raisons
personnelles pour ce faire. Ils ont donc accès à des données
exégétiques plus grandes et à une vision d'ensemble du Dieu de
Jésus d i £ £&rente de l'autre approche qui se réfère plutôt B
des événements précis, évoqués plus qu ' étudiés, choisis pour
leur pertinence avec la démarche intérieure des E.V.C. sans
tout revoir le détail des Ecritures. Autre exemple,
l'animateur fournit dans chaque fiche des textes
complémentaires à la démarche des E.V.C alors que l'autre
approche n'en donne jamais;

- comme la démarche intérieure est déjà forte en dépense


d'énergie et qu'elle s'accompagne de plus d'exigences au plan
des connaissances, elle demande donc plus de temps pour être
vécue en profondeur . 1 1 faut donc des personnes prêtes à
gruger quelque part sur le quotidien, sur le sommeil ou sur la
présence aux autres pour parvenir à vivre les E.V.C. Le
respect des conditions d e vie en plein monde est mis en
sourdine au béné£ice d'un temps fort et relativement long
consacré à développer son intériorité,

2.3 Les effets

Les personnes en entrevue ont mentionné des effets de divers


ordres.

Dans l'ordre personnel, les p o i n t s forts sont relatifs i3 se


trouver et aller au bout de soi-même, découvrir la paix malgré
les tiraillements de l'existence, apprendre à vivre la
proximité avec Dieu ou la x n t e r n p l a t i o n au sein d e la v i e , se
libérer du moralisme hérité de la religion de son enfance,
discerner les évènements avec llEvangile et développer un
coeur de pauvre en recherche de vérité.

Dans 1'ordre interpersonnel, les points forts sont 1 ' ouverture


à voir dans l'autre la photo de Dieu, la capacité de vivre le
quotidien en se respectant et en respectant l'autre, le don
aux autres de son propre goQt de chercher, l'abandon de la
rancune, de 1 'amertume, du jugement, de la menace et de la
domination, l'ouverture au pardon de soi et de l'autre,
l'habitude de regarder les conflits avec le coeur plus qu'avec
la raison.

Dans la relation au monde et à la création, les points forts


sont de s'ouvrir à discerner la présence ou l'absence des
valeurs évangéliques dans les questions profanes, sociales,
politiques et économiques, l'apprentissage que la spiritualité
concerne toutes les dimensions de la vie et touche aux choses
profanes autant qu'aux choses religieuses et la vision de Dieu
dans la nature, dans la beauté, dans la splendeur, dans le
silence, dans les semences, dans les saisons...

Dans la relation à Dieu, les points forts sont la vision de


Jésus comme vrai homme et vrai Dieu, la découverte émerveillée
du mystère pascal et de s e s conséquences; 1 ' actualité
toujours nouvelle de la Parole de Dieu comme la réconciliation
avec des textes mal compris; l' apprentissage à consentir à
l'action du Seigneur en soi, à le laisser habiter en soi tout
le temps; l'émerveillement devant le Seigneur qui travaille
dans le monde, dans les personnes par une diversité de
cheminements; la capacité d'alimenter sa prière et a reviser
sa vie quotidienne sous le regard de Dieu.

Dans le regard posé sur l'gglise, les points forts sont la


conscience de participer à une Eglise qui a sa place dans le
monde, celle d'avoir la responsabilité de faire vivre dans les
milieux de vie ordinaires des expériences spirituelles qui
utilisent des objets, des gestes du quotidien, des rkcits de
vie, le partage de même que le silence et la méditation, et
celle de désirer adapter l'expérience des E.V.C. d e milieux
spécifiques.

2.4 Les difficultes rencontrées


Quelques difficultés sont signalées au niveau soit de la
réussite soit du suivi des Exercices.

Signalons un premier enjeu qui consiste en la diff icultk à


trouver dans 1'Eglise actuelle des lieux et des pratiques qui
favorisent un suivi dans l'apprentissage de l'intériorisation.
Mis à part les rites religieux et certains mouvements
spirituels, l'aide pour vivre en profondeur sa vie courante
est pauvre.

Un deuxième enjeu, c'est celui de trouver quelle est la


conversion personnelle précise à operer pour trouver sa place
dans le Royaume de Dieu, son "élection", "son nom devant
Dieu". A la fin des E.V.C., certains ne l'ont pas encore
trouvée précisément, d ' autres s ' en doutent mais la ruminent
encore. Ce qui semble difficile, c'est de laisser Dieu parler
au coeur et non de déduire avec la raison ou le bon s e n s .

Un troisiéme enjeu, c'est celui d'apprendre A voir avec le


coeur, d'identifier ses pauvret& et d'accepter que ces
pauvretés soient un moyen de rencontre du Seigneur permettant
de les convertir.

Un quatrième enjeu consiste, dans le discernement, à accepter


le point de vue de l'autre sans le juger, sans le condamner,
sans lui dire sa vérité; l'attitude adgquate est de lui
renvoyer une image de lui-même, de l'inviter à aller plus
loin, en quelque sorte de le desarmer. Et aussi d'accepter
que l'esprit du mal et du bien se catoient, de découvrir
l'action de Dieu dans les choses ambigües, d'aimer 1'autre qui
semble avoir tort mais qui n'a pas toujours nécessairement
tort comme dans l'homicide, le suicide, l'exploitation et la
destruction des autres, etc.

Un dernier enjeu réside dans les exigences posées pour vivre


les expbriences des E.V.C. qui peuvent être ou trop grandes en
temps et en lectures ou trop &rangères la culture
d'aujourd'hui: les principes, le fondement, les semaines,
l'indifférence, les méditations des étendards, des classes
d'hommes et des degrés d'humilité, etc. si ce langage n'est
pas traduit rapidement pour ne pas dérouter les participants.

2.5 Les points forts reconnus aux E.V.C.

Les interviewés reconnaissent aux E.V.C. des points forts de


façon unanime, d'abord au point de vue de l'accompagnement, de
la découverte de son moi profond, la pertinence de chaque
étape dans les E . V X .

L'accompagnement

La qualité de l'accompagnement de groupe et individuel est


reconnue de tous les interviewés. La personnalité de
l'animateur fait pour beaucoup quelle que soit l'approche
utilisée: les traits signales sont sa bonté, sa capacité de
désamorcer les coléres, d'aider A résoudre ses conflits, de
relire ses passages, d'inviter à reconnaître ses pauvretés
sans moraliser, de ne pas dire quoi faire, de ne pas faire de
reproches, de qualifier le comportement jamais la personne,
d'ouvrir des pistes sans les imposer, d' inviter à aller plus
loin, d'être miroir de l'être de la personne et parfois
d'indices concernant son élection, de laisser libre, de
respecter les conditions de vie profane, de respecter le
psychologique et le spirituel.

La découverte de son moi profond

Toutes les personnes ont signalé la découverte du fil


conducteur de leur être profond suite B la relecture d e leur
vie, l'apprentissage de la méditation et de la contemplation,
du discernement, de l'union entre la vie et la foi, de
l'incarnation de la contemplation dans la vie concrète, de la
redécouverte de l'essentiel de la foi chretienne, même si
plusieurs reconnaissent avoir encore du chemin h faire dans
ces points forts.
L'importance de chaque étape dans l e s B - V - C .

Certaines personnes manif estent 1' importance de vivre à fond


et intensément chaque étape proposée ou chaque mouvement,
quelle que soit l'approche utilisée, pour avoir des racines,
pour intégrer et réajuster son héritage chrétien que celui-ci
ait été délaissé, mal compris, critiqué, vkcu partiellement ou
non- L'étalement sur une période de temps assez longue pour
vivre ces étapes est également propice 2 une intégration plus
profonde dans la vie.

Enfin pour une personne, les E . V . C . arrivent à point pour le


monde d ' aujourd ' hui . D ' abord parce qu ' elle constate que le
contexte social actuel ressemble au contexte de l'époque
d'Ignace qui correspondait à un moment de grand changement
social avec l'Inquisition, l'éclatement des idées avec Luther,
Erasme, la découverte du Nouveau-Monde et à un moment de
grande ouverture vers des réalités neuves, v e r s 1 ' éclatement
des f r o n t i è r e s et des idées. De plus, pour elle, la
spiritualité ignatienne, individuelle et en même temps
accrochée à la grande tradition de l'Eglise, venant de
l'expérience d'un laïc, lui semble propice au désir
d'individualisme actuel et au désir de cheminement libre dans
un encadrement minimal, cela au sein du pluralisme ambiant.

Ces points forts des E - V - C . clôturent le troisième point


d'observation de la vie spirituelle actuelle en plein monde.
Fort de trois lieux d'observation, nous allons en dégager une
problématisation d'ensemble pour ensuite cerner un drame ou
une question majeure qui demande à être interprétée pour
intervenir de façon compétente et articulée.
CONCLUSION DE LA PREMIERE PARTIE

UNE PROBLEMATISATION D ' ENSEMBLE RESULTANTE


OBSERVATION

L'observation de la vie spirituelle chez des adultes du mitan


de la vie provenant de trois lieux différents nous amène à
dégager la problematisation qui suit.

1. Une r é d u c t i o n de la religion

L'héritage chrétien d'un certain nombre d'interviewes


manifeste une rbduction très grande faite a la religion et une
absence plutôt dramatique de spiritualité à même la religion
transmise. En effet, ceux-ci reconnaissent à la religion de
leur enfance et de leur jeunesse surtout ses dimensions
doctrinale, morale et rituelle. Et ils associent à ces trois
dimensions le visage autoritaire, intransigeant et
culpabilisant de la religion transmise par leur Eglise. Peu
de personnes signalent avoir trouvé une spiritualité pour leur
vie dans le monde à travers, dans et par la religion- Il leur
a fallu s'en débarrasser pour se sentir libérés de ce carcan
et pour se mettre à la recherche d'autre chose qui apporterait
sens a leur vie et unification personnelle.

Cet héritage réductif n'est pas indifférent a un milieu social


en effervescence ou tout était remis en question: frontières,
idées, moeurs, orientations politiques, valeurs . . . Ce double
affranchissement de l'héritage tant religieux que social est
sans doute à l'origine de la diversité des cheminements
décrits dans les récits de vie. 11 explique nombre de rejets
temporaires ou permanents du religieux; il rend compte aussi
de beaucoup de distances prises intérieurement et
extérieurement pour vivre en accord avec soi, avec sa
génération et avec Dieu tel que chacun se donnait le droit de
le concevoir.
2. Une ouverture au spirituel

Ces personnes devenues très critiques par rapport à la


religion et à 1'Eglise sont restées pour la plupart ouvertes
au spirituel et A ltEvangile- Elles préfèrent d'ailleurs
parler de spirituel plutôt que de religieux et se référer à
liEvangileplutôt qu'à 1'Eglise- C'est ainsi que le spirituel
en est venu à revêtir plusieurs visages: tantôt il apparaît
comme une réponse a une quête séculière, tantôt il apparaît
comme une quête reliée à un absolu souvent sans visage, sans
nom et sans appels; enfin pour d'autres, comme on l'a vu dans
les entrevues, la quête se relie plus clairement au Dieu de la
tradition chrétienne; cependant, 1 ' appartenance à une
communauté particulière e s t plus ou moins lâche même si la
qualité d'être et d e vivre s'inspire de I'Evangile. La
spiritualité séculière, religieuse ou clirét ienne qui structure
la vie est devenue plus libre, plus critique mais comme elle
s'abreuve à des croyances de multiples sources (cosmique,
ésotérique, reliées au grandes traditions religieuses
constituées, renvoyant au moi intérieur ou de type
social... ) ' , elle e s t devenue plus diverçif iée, divergente et
complexe.

3 . L'imbrication de la v i e et de la f o i

Cependant, la recherche spirituelle des interviewés possède un


trait commun, celui de ne pas vouloir séparer ce qui fait le
coeur de la vie de ce qui constitue la recherche d'absolu. Le
rapport a l'absolu, quel que s o i t le nom q u ' o n lui donne, se
vit à partir, dans et par les réalités séculières plutôt que
par les contenus ou les activités de type religieux. Ce

1 cf Charron, André, "Le service pastoral de l a foi dans l e contexte


culturel actuel", Pastorale-Québec, (juin 1993) 228 citant l'enquête
réalisée par Raymond Lemieux dans la région de Québec sur la diversité des
croyances des Québécois dont les résultats sont p r é s e n t é s dans Charron, A.,
Lemieux, P., Théroux, Y., Croyances et incroyances au Québec. C.I.N.R. 18,
Fides, Montréal, 1992.
rapport invite cependant à l'intkriorité pour vivre la vie
séculière dans l'authenticité,

La vie spirituelle se présente pour les interviewés comme une


dimension de la vie- Elle se manifeste par la prise au
sérieux de l'existence ou des réalités de la vie ordinaire et
par un travail intérieur de libération de ce qui empêche
d'avancer, de s'unifier, de s'intégrer. Cela ne va pas de soi
car il faut devenir attentif aux appels imprévisibles contenus
dans l'aspiration aux valeurs, dans les événements heureux et
perturbateurs de la vie comme dans les expériences
spirituelles ou les expériences-sommet1 vécues au fil des
jours- S'ouvrir a la profondeur des choses de la vie et
chercher à y vivre de façon authentique sont possibles mais
pas nécessairement évidentes dans un monde qui promeut des
valeurs souvent opposées telles l'arrivisme, l'apparence, la
possession matérielle, la performance, etc. Que la vie
spirituelle soit mise ou non en relation avec des croyances
religieuses spécifiques, elle exige une intériorisation du
sens de ce qui est vécu et un engagement relie à ce sens. Bon
nombre d'expériences relatées réclament l'harmonisation
action-intériorité tout en étant à la recherche de modes
d'emploi pour ce faire.

4. La réference à s o i p r i o r i t a i r e

Dans la recherche spirituelle contemporaine, tout passe par la


référence à soi- Les interviewés se perçoivent comme des
s u j e t s dotés d'une liberté religieuse et autonome face aux
différents choix qu'ils ont a faire, comme des êtres capables
de se prendre en main dans toutes les sphères de leur vie,
comme des artisans de leur propre cheminement spirituel et
religieux. Cela est d'autant plus fort que, pendant
longtemps, ils se sont fait dire quoi penser, quoi faire et
quoi croire. Ce temps de conformité, d'interdit de parole et

1 Hétu, Jean-Luc, Psychologie de I'errpérience intérieure. Ed. du


Méridien, Montréal, 1983.
même, pour certains, d'aliénation s e veut révolu.

Cette sensibilité, qui va de pair avec la modernité, rejoint


le désir fondamental de résister au religieux qui semble
embrigader et refuser le positionnement personnel libre; mais
en même temps, au coeur de cette attitude résistante, on
demeure fasciné par lui1. Cette sensibilité va de pair aussi
avec la sécularisation qui redonne a chaque domaine
d'intervention humaine sa place distincte et son autonomie-
Il est normal dans le cheminement d'une personne qu'un débat
intérieur existe et qu'il passe par la nécessaire référence à
soi rendant possibles la critique et l'engagement libre. 11
est normal dans le cheminement d'une société que les
sensibilités collectives cherchent se défaire d'un passé ou
le discernement et le jugement critique &aient trop réduits.
Est-ce à dire que le cheminement spirituel ne peut se faire
sans cette rkférence à soi qui peut passer par la distance, le
refus ou la réflexion critique? Nous le croyons.
"...il n'y a pas d'expérience spirituelle, pas d'expérience
religieuse, pas d'expérience de foi chrétienne qui ne soit
confrontée aux résistances, aux refus. L'expérience de foi
est, à la limite, la conversion d'un refus p ssible, une lutte
'Y
résistante qui prend forme d'acquiescement ' .

Dans les entrevues, cette référence à SOI teinte ie processus


d e construction d'un foi chrétienne adulte. Nous avons perçu
dans les itinéraires des individus deux processus qui
illustrent bien ce passage par le combat ou le débat. Le
premier en est un de renaissance qui fonctionne par conversion
ou par recommencement après être passé par une étape de refus
ou de distanciation, de réflexion puis de reprise en main. Et
l'autre en est un de croissance en fidélité ce qui n'exclut
pas le doute et la réflexion critique.

1 Gauthier, Jean-Marc, "Une pastorale à refaire à même le monde" dans Sous


la direction de Grand'Maison J., Baroni, L., et Gauthier, J.-M., Le d é f i
des générations. En jeux sociaux et religieux du Québec d 'aujourd ' h i .
Cahiers d'études pastorales 15, 1995, Fides, Montréal, p. 194.
2 Gauthier, Jean-Marc, Ibidem, p. 195.
5 . Le désir de contrôler sa v i e

Plusieurs interviewés ont mis en évidence l'importance de


mener à bien leur vie selon une orientation prévue et décidée
et de faire tous les efforts nécessaires pour y arriver . En
même temps, d ' autres signalent que la recherche spirituelle ne
peut se faire sans l'abandon du contrôle sur sa vie, sans la
recherche de vérité sur soi-même et sans une disponibilité
reconnaissante A Dieu. 11 y a dans cette volonté de contrôler
ce qui peut l'être un désir légitime. Mais à vouloir tout
contrôler de façon fébrile et crispée, un risque est couru,
celui de de ne pas accéder à la nécessaire disponibilité pour
entendre les appels provenant de cette même vie si bien
organisée, planifiée, encadrée. L ' apprentissage de la
confiance, du lâcher prise, de l'abandon plus grand que soi,
appelé Dieu ou autrement, se fait plus difficilement. Si la
volonté et le moi prennent toute la place, comment la personne
peut-elle arriver à percevoir ses illusions, ses pauvretés,
ses limites, à laisser les appels du coeur monter en elle, à
faire la vérité sur elle-même? On retrouve 1à une condition
difficile pour vivre spirituellement dans un contexte de
performance planifiée.

6. La v i e spirituelle au mitan d e la vie

La vie spirituelle emprunte des portes d'entrée spécifiques à


chaque âge de la vie1. L'observation faite dans les trois
premiers chapitres en a montré quelques-unes propres au mitan
de la vie telles une première interprbtation du bilan de vie
par dela le rêve de vie elabor6 dans la jeunesse2, la

1 Comte, Robert, "Etapes d e la v i e adulte e t é v o l u t i o n de l a vie


spirituelle". Catéchèse 120 ( j u i l l e t 1990) 23-34 et "La structuration de
la foi p e r s o m e l l e " . Christus, 36/43 (juillet 1989) 264-275.
2 Levinson, Daniel, p a r l e du rêve de vie élaboré dans la jeunesse et
réévalué au mitan de la vie dans The Seasons of a !fan's L i f e . Knopf, New
York, 1978.
reconstruction d ' un moi authentique1, 1 ' intégration de la
générativite2 et de 1 ' intériorité3, la réappropriation du sens
et de la direction de sa v i e 4 .

Cependant, il apparaît à travers les entrevues que certains


individus saisissent ces portes d'entrée et en tirent profit
pour leur vie spirituelle alors que d'autres n'y réussissent
pas. Ces portes d'entrée provoquent souvent une crise de type
développemental qui entraîne un processus de changement de
l'être; encore faut-il entrer dans la crise plutôt que la
nier, la traverser au lieu d'y renoncer et la vaincre plutôt
que de la laisser nous vaincre.

7. La v i e spirituelle dans la société actuelle

Le contexte social, économique et culturel actuel n'est pas


sans impact sur le développement de la spiritualité- Les
entrevues ont en effet montré un enroulement de la vie
spirituelle sur le soi, sur les autres, sur ses proches et sur
un absolu quelconque, parfois sur le Dieu de Jésus. On a
relevé l'absence de la relation aux inconnus, en particulier
à ceux victimes d'injustice; l'absence aussi de la relation
à l'environnement comme à l'habitat à préserver. Pourtant ce
ne sont pas les problèmes sociaux et environnementaux qui
manquent ; mais cela semble concerner quelque chose
d'extérieur aux individus qui ne les implique pas ou dont ils
se sentent peu responsables.

1 Artaud, Gérard, L ' a d u l t e en quête d e son i d e n t i t é . Ed. Les Presses de


l'université d'Ottawa, Ottawa, 1985.

2 Erikson, E. E., Enfance et société. Actualités pédagogiques et


psychologiques, Delachaux et Niestlé, Neuchâtel, Paris, 1974.

3 Jung, C . G . , Problèmes d e 1 'âme moderne. Traduction Yves L e Lay, Ed.


Duchet-Chastel, Paris, 1961.

4 Linn, M. et D., La guérison des souvenirs. DDB, Paxis, 1981 et Sheehy,


Gail, Franchir l e s obstacles de la v i e . Belfond, Paris, 1982.
Dans le contexte social actuel, on peut penser qu'un culte de
faux dieux fait plus de ravages que l'indifférence ou la
sécularisation. De nombreuses idoles se font concurrence
entre elles et font concurrence à la recherche spirituelle
spécialement a celle associée au Dieu de Jésus. Ces idoles se
relient facilement au système économique capitaliste: pensons
à l'omniprésence de l'argent dont les visages sont le profit,
le matérialisme, la consommation, la mondialisation des
marchés, l'atteinte du déficit zéro, etc. et ses conséquences
telles la pauvreté, l'appauvrissement, la marginalisation,
l'exclusion, la violence, les injustices, etc. Pensons
également au souci du moi qui s'érige en idole pour compenser
l'accent mis sur l'argent et qui prend aussi divers visages:
narcissisme, individualisme, bien-être, croissance
personnelle, santé, beauté, souci du paraître, recherche
d'apparence jeune, désir de vivre en cocon, en cercle fermé et
en fusion, importance mise sur la vie privée aux dépens
d'engagements sociaux pour le service de la collectivité ou
des plus démunis, sentiment d'impuissance et d'inadéquation
devant ce qui déborde sa vie privée, sentiment de fatalité
devant une société qui se casse de plus en plus en deux, etc.

Les idoles ou faux dieux qui nourrissent la préoccupation


centrale des individus amènent à compartimenter la vie en
sphères étanches réduisant la vie spirituelle à la vie privée,
la vie de travail à l'obligation de gagner sa vie et d'assurer
le bien-être d e ses proches, la vie collective à la
responsabilité des dirigeants politiques, les inégalités
sociales à l'organisation économique et ainsi de suite. La
vie spirituelle ou la v i e de foi apparaît dénuée de toute
pertinence pour la vie collective: sociale, économique et
politique. 11 n'est pas trop surprenant que, dans ce
contexte, la relation au divin soit utilisée aux fins propres
des individus comme trouver une issue à des besoins humains
non comblés, une réponse a des problèmes ou à des impasses
personnelles.
8. La recherche de voies d' accompagnement

Plusieurs interviewés ressentent un besoin d'accompagnement


pour développer leur v i e spirituelle qui respecte ce qu'ils
sont comme personnes et la diversité de leur cheminement. Ils
désirent aussi une vie spirituelle accordée avec leur v i e dans
le monde et avec ce que l'âge fait naître à l'intérieur d'eux-
Ils se savent immergés dans une culture qui crée bien des
obstacles à la p l e i n e r é a l i s a t i o n de leur vie mais qui ouvre
aussi sur une immense soif de spirituel. I l s recherchent une
certaine proximité de ressources pour ne pas avoir a s'exiler
de leur vécu quotidien pour entreprendre cette aventure
spirituelle.

L'absence d'accompagnateurs formés pour la v i e spirituelle e n


p l e i n monde et compétents dans des approches qui favorisent le
changement personnel et l'absence de lieux d'accompagnement
comme le sont les E.V.C- manquent beaucoup aujourd'hui.
140

UNE VIE SPIRITUELLE ADAPTEE A LA VIE EN PLEIN


MONDE? AU MITAN DE LA VIE? SELON QUELLE
APPROCHE?

Suite a la problematisation résultant de l'observation sur la


vie spirituelle en plein monde par des gens du mitan de la
vie, un constat s'impose. D'une part, la recherche
spirituelle au mitan de la vie, au sein de la culture
actuelle, existe et elle évolue dans tous les sens, avec ou
sans référence explicitement religieuse (chapitre 1 ) - D'autre
part, la vie spirituelle chrétienne, au même âge de la vie et
dans la m ê m e culture, trouve des voies d'expression et de
réalisation satisfaisantes (surtout chapitre II et III).

Suite encore à cette problématisation, un enjeu majeur


apparaît, celui d'offrir aux individus ce qu'ils recherchent:
A ) leur offrir la possibilité d e comprendre la vie spirituelle
comme une dimension de l'existence alliant harmonieusement la
recherche d'un absolu avec 1.e contenu de l'ordinaire de la vie
tant personnelle que collective B ) leur offrir des voies pour
l'incarner. Dans la tradition spirituelle chrétienne, on a
souvent opposé la vie en plein monde et la vie d'union à Dieu,
ou la vie active et la vie mystique, comme s'il était plus
facile de vivre en union intime avec Dieu en-dehors de la vie
active, en se soustrayant à la vie dans le monde. Aussi
pendant de nombreuses années, a-t-on privilégié et reconnu
comme supérieure la vie totalement consacrée à Dieu; on a
invité les laïques à sortir du brouhaha de leur vie dans le
monde pour se ressourcer régulièrement et vivre en union avec
Dieu. On a recherché les doses appropriées d'action et de
prière pour promouvoir une vie spirituelle adaptée à la vie
des personnes consacrées a Dieu et à celle des personnes qui
restent dans le monde. On a cherché a subordonner la vie
active à la vie de prière ou à la vie contemplative. Le sous-
entendu majeur que cela véhicule, c'est qu'il est bien
difficile de vivre une vie spirituelle chrétienne en restant
en plein monde et qu'il faut en sortir au moins momentanément
pour 1 ' alimenter.

Or la quête s p i r i t ~ u l l e Ûes interviewés a en commun que le


rapport a l'absolu recherché, quel que soit le nom ou le
visage qu'on lui donne, se vit partir, dans et par les
choses séculieres plutôt qu'en dehors de celles-ci. 31 appert
aussi que la religion telle qu'expérimentée au sein d'une
confession ou l'autre semble souffrir chez beaucoup de
réduction, de manque de sens et de vide spirituel. Le
problème majeur réside donc dans l'absence de proposition
d'une vie spirituelle qui peut se vivre en plein monde, qui
respecte les réalités et les composantes de la vie personnelle
et historique tout en alliant les pôles d'intériorisation et
d'action reconnus à toute vie spirituelle, que celle-ci soit
vécue de façon séculière, en référence a un horizon divin ou
au Dieu de Jésus.

C'est pourquoi dans la suite de la thèse, nous chercherons a


élucider le rapport intériorité-action à 1 ' aide d' un texte qui
a souvent été utilisé dans l'histoire de la spiritualité pour
montrer la supériorité de la vie contemplative sur la vie
active et les rapports qui devraient exister entre l'action et
la prière dans la vie spirituelle: il s'agit du texte de Luc
10, 38-42, relatant la visite de Jésus chez Marthe et Marie.
Nous chercherons également un témoin de la tradition
chrétienne récente qui a incarné cette vie spirituelle en
plein monde de façon extraordinaire et qui l'a décrite dans
différents courts textes colligés a p r h sa mort qui ne
visaient pas une publication: il s'agit de Madeleine D e l b r ê l
dont la cause en béatification est actuellement à I'btude.

La seconde dimension du problème, c'est que cette vie


spirituelle en plein monde semble prendre un visage
particulier au mitan de la vie. Ce temps de la vie renferme,
d e par les réalités physiologiques, psychologiques et sociales
qui y sont vécues, la possibilité d'une grande ouverture
spirituelle 8 la fois sur le pôle intériorité et sur le pôle
action - Si l'intériorité s'enracine dans la vie et dans
l'action, si, par elle, la personne accède au sens de ce
qu'elle vit et devient ouverte aE souffle de l'esprit,
l'authenticité d'une v i e interieue transparaît alors dans des
fruits observables. Le problème consiste donc à identifier
ces germes spirituels potentiels dans les réalités de la vie
des gens du mitan pour qu'ils puissent se déployer à leur
pleine mesure et contribuer à une vie spirituelle en plein
monde ajustée à cet âge de la vie.

C'est la raison pour laquelle dans la suite de le thèse, nous


aurons un long développement sur les défis psycho-sociaux et
spirituels qui jalonnent l'ordinaire de la vie a son mitan.
C'est en somme incarner ce que nous aurons dit sur la
spiritualité de la vie en plein monde en l'intégrant à ce qui
caractérise le vécu personnel et collectif de la période du
milieu de la vie pour ouvrir des voies simples et quotidiennes
à cette v i e spirituelle.

Enfin le dernier aspect du problème consiste à répondre au


besoin d'éducation et d'accompagnement que ressentent nombre
de personnes pour trouver ou développer une spiritualité de la
vie en plein monde ajustée au mitan de la vie, pour
recommencer ou poursuivre un processus de construction de
cette spiritualité. Rechercher un style d'intervention
respectueux des traits des adultes pour favoriser la diversite
des cheminements spirituels contemporains semble une réalité
incontournable. Un de ces traits ressort tr&s fortement des
trois premiers chapitres, celui de revendiquer sa liberté
personnelle face au choix du sens et de la direction de sa
vie, et paradoxalement celui de pressentir, qu'en vie
spirituelle, un abandon du contrôle de sa vie et une attitude
de pauvreté sont essentiels. Il y a donc nécessité de
proposer un style d'intervention résolument axe sur les
personnes, leurs traits, leur façon de changer et leur
développement psycho-spirituel en vue de les aider à
s'approprier une spiritualite chrétienne en plein monde.
Pour cela, nous puiserons dans les données de 1 ' andragogie qui
s'avère être l'art et la science permettant d'aider les
adultes qui le veulent à opérer les changements qu'ils
reconnaissent avoir besoin de faire ou ceux qu'on leur fera
voir comme pertinents, pour leur propre bénéfice et celui de
leur communauté s'il y a lieu. Nous puiserons également dans
les données de la psychologie religieuse et du développement
spirituel et religieux des adultes pour proposer un style .

d'éducation et d ' accompagnement de la vie spirituelle en p l e i n


monde au mitan de la vie.

La présente thèse vise donc, dans une deuxième partie dite


d ' interprétation théologique, à dé£ i n i r les traits d ' une
spiritualité chrétienne de la vie en p l e i n monde et à incarner
cette spiritualité pour le mitan de la vie- Si cela s'inscrit
dans une perspective chrétienne, il n'en demeure pas moins
qu'elle décrit en même temps des perspectives qui peuvent
facilement se transposer dans une spiritualité séculière ou
religieuse autre, les défis de base explicités relevant
d'abord d'une recherche de croissance personnelle.

E n f i n dans une troisième partie, dite d'interprétation praxeo-


andragogique, nous proposons un style c i ' intervention approprié
pour aider des adultes comme adultes à développer cette
spiritualité en plein monde en mettant l'éducateur au service
de la liberté du sujet et la personne première responsable de
son cheminement.
DEUXIEME PARTIE

INTERPRETATION THEOLOGIQUE
INTRODUCTION A LA DEUXIEME PARTIE

Daris c e t - t e deuxième p a r t i e , il convient d e préciser dans ses


grands traits ce que nous appelions une spiritualité de la vie
en plein nionde. L e s entrevues de la première p a r t i e o n t fait
ressortir un point commun m a j e u r : la recherche s p i r i t u e l l e
cor1 tempot-a i n @ cher-die à Ca i r e 1 ' intéyrat ion harmonieuse entre
ce q u i est v é c u dans l'ordinaire de la vie et ce q u i est au
delà d u matériel, d e 1 ' i m m e d i a t , d u tangible soit le spirituel.
Ce spiri tue1 r é f è r e alors soit a une v i e organisée autour d ' u n e
ou de valeurs séculières, sait à une vie en lien avec un absolu
quelconque, soit à une existence inspirée de l'Esprit d e J é s u s .
Ce point commun, 1' intégration de la vie spirituelle à même les
réalités de l'ordinaire de la vie, est a u coeur, plutôt i l est
le coeur d ' u n e spiri t u a l i t e d e la v i e en p l e i n monde.

P o u r mieux d é f i n i r c e t t e spiritualité e t e n découvrir des axes


majeurs, nous ferons d'abord, a u chapitre IV, une analyse
exégétique d'un court texte de 1'Evangile de Luc, celui de
Marthe et Marie,

Puis cela nous amènera, d a n s le chapitre V, à r e n c o n t r e r une


personne d e la tradition chrétienne, Madeleine D e l b x ê l q u i , de
1 9 0 4 à 1 9 6 4 , a vécu d e c e t L e spiritualité et
l'a décrite a u
j o u r le jour d a n s s e s réflexions personnelles. Cela a i d e r a à
cerner plus préc.isément les traits de la spiritualité d e la vie
en plein monde-

Enfin daris les trois a u t r e s chapitres d e cette deuxième partie,


nous explorerons l e v i s a g e c o n c r e t que cette s p i r i t u a l i t é prend
a u mitan de la vie à cause m ê m e des défis humains qui y sont
rencontrés et qui demanderil à êCre relevés,
CHAPITRE IV

LES TRAITS D'UNE SPIRITUALITE DE LA V I E EN


PLEIN MONDE

P o u r définir les principaux traits d'une spiritualité d e la vie


en plein nionde, une incursion
nous allons d ' a b o r d procéder à
exégétique du texte de l'ciivangéliste Luc 10, 38-42, "Chez
Marthe et Marie" car ce texte semble aller à l'encontre d e la
recherche harmonieuse d'absolu au coeur du quotidien et de s e s
exigences de base. Le fait de lire de façon nouvelle ce t e x t e
de Luc a p p o r t e des lumières sur la nature d'une spiritualité de
la vie en plein monde.

DANS LUC CHEZ MARTHE MARIE

D'abord voyons le texte, son cotitexte et les diverses


utilisations qu'on en a faites.
Choz Marthe et Marie

38 Comme i l s étaient e n route, i l entra dans un village e t une


femme du nom de Marthe le reçut dans sa maison.
39 Elle avait une soeur nommée Marie qui, s'étant assise aux
pieds du S e i g n e u r , 6coutait sa parole.
40 Marthe s'affairait à un service compliqué. Elle survint et
dit: "Seigneur, cela ne te fait rien que ma soeur m'ait
laissée seule à faire l e service? Dis-lui donc de m'aider."
41 Le Seigneur lui répondit: "Marthe, Marthe, tu t'inquiètes et
t'agites pour bien des choses.
42 Unc seule est nécessaire. C'est bien Marie q i a choisi la
meilleure part; elle ne l u i sera pas enlevée l*'t.

Ce texte se s i t u e dans le contexte g l o b a l de l'évangile de Luc.


I l participe au thème central de Luc développé dans son
évangile et a u s s i dans les A c t e s des Apôtres:

2 Tiré de La Traductioti oecuménique de la B i b l e (TOB), Nouveau T e s t a m e n t .


édition intégrale, Cerf, Paris, 1973.
"Le thème principal de Luc est certainement que Dieu accomplit
son dessein. La vie e t l'oeuvre de Jésus Le manifestent, mais
le ministère terrestre du Christ n'en est pas la conclusion,
La vie et le témoignage de 1'Eglise le poursuivent. LfEglise
n'est pas le produit d'un acte divin nouveau et isolé. Sa vie,
selon Luc, résulte conformément au plan de Dieu de l'oeuvre de
Jésus. Certains auteurs aiment le souligner en disant que Le
thème central de Luc est "l'histoire du salut" et en attirant
l'attention sur le motif lucanien promesse-accomplissement.

Pour Luc, le dessein de Dieu est intimement lié à son amour et


à sa miséricorde. Son évangile se distingue par La description
qu'il donne de l'amour de Dieu, actif de multiples façons pour
un grand nombre. L'apparition de ce thème n ' e s t pas
accidentelle, i l est présent tout au long du livre. Comme l'a
écrit A.H. Mc Neile, alors que l'on peut dire que l'idée
maîtresse de l'évangile de Matthieu est la royauté, celle de
Marc la puissance, celle de Luc est l'amour. C'est peut-être
c e q u i confcre s o n attrait p r o p r e au troisième évangile. Son
auteur était manifestement un homme cultivé, qui avait le goût
du beau et écrivait dans un style agréable. Pourtant, son écrit
tire sa b e a u t é d'une autre source: de l'éclat divin des
paraboles, des paroles et de l'histoire de J é s u s t '1.

L'intention de Luc en rédigeant s o n évangile est une intention


théologique : raconter 1 ' liitoire du s a l u t 2 tout en respectant
l'histoire. Sa manière personnelle de raconter les événements
et les enseignements de J é s u s démontre cette i n t e n t i o n plus que
le souci d e consigner des f a i t s pour eux-mêmes, Ainsi Léon
Morris d i t que le but Lfiéologique et religieux de Luc se
discerne par l e s a s p e c t s suivants qu'il énumère et expliqueJ:
1. l'histoire du salut, toute l'histoire c o n v e r g e a n t e n Jésus-
Christ et s'enracinant daris l'amour de Dieu pour l'homme 2.
l'universalité du salut 3 , l'eschatologie, 1'a t t e n t e d e l a
venue du salut pleinement réalisé 4 . le catholicisme primitif
pour situer 1 ' institution e c c l é s i a l e dans le d e s s e i n de Dieu
5. le p l a n de Dieu et son dessein dans la vie des humains 6 -
les individus s u r t o u t les humbles dont Dieu se soucie 7.
l'importance des femmes ou le s o u c i d e Dieu pour les personnes

1 Morris, Léon, L'Evangile selon Luc. Introduction et commentaire.


Farel/Sator, Belgique, 1985, p. 1-2.

2 Cf un éminent spécialiste de Luc, Conzelmann, Hans, The Theology of S t


Luke. Translated b y Geoffreg Buswell, Fortress Press, Philadelphia, 1982.
3 Morris, Léon, Ibidem, p . 18-36.
méprisees S. l e s enfants par Lesquels Dieu fait aussi passer
son p l a n de sc7 b i t 3 . les parlvres et L'annonce de La Bonne
Nouvelle p r i o r i L a i r e m e n t 21 e u x 10. ceux qui o n t mauvaise
réputation que D i e u aime Il. La passion du Christ qui
m a n i f e s t e le p a r de D i e u 12. le Saint-Esprit l'oeuvre
constamment 1 3 . La priz3re comme a t t i t u d e d e L ' e n f a n t d e Dieu
14. La Loiiariye f l a n s la Coi ciir+!- i e n n e .

L e t e x t e d e Mart-he e t est inédit provenant de La source


spéciale " L w de Luc. Le contexte nous amène Le Lire à
à
L ' i n t é r ieiir de cette i n t e n t i o n théologique d ' histoire du salut
g r â c e 2 1 ' a n w n d e D i e u p a r L i c u l ièrenient marquant pour l e s
p e t i tos g e n s , les pauvres, Les rejetés socialement.
"T1ie s t f ~ r yof the v i s i t to Martha and Mary cornes to Luke from
h i s special source " L m , L ~ e i n q recounted nowhere e l s e in the
S~noptic:gospel tradition. R contact w i t h the developping
Johannine tradition is not impossible; but there is no wap of
being certain"l .

"Luc ne dit pas oii prGcis4ment cet épisode eut 1 i e u . "Alors


qu'il e t a i t en r o u t ~ ' ' ( d e s manuscrits ont le pluriel) situe
e~idernment t a scène dans le cadre général de la montée à
J6rusalem. E t - a n t donné que les troisième et quatrième évangiles
m t beaucoup en commun, Luc devait savoir que Marthe et Marie
habitaient à Béthanie, un village en proximité de Jérusalem (Jn
I l , 1 . 1 8 ; rine autre localit6 du même nom est mentionnée en Jn
l., 2 7 ) . 1 1 est possible t.out.efoisque l'histoire lui parvint
sans attache de l i e u , e t i l ' a transmise t-elle quelle.
Bultmann reconnaît dans Lc 10, 38-42 un "apophthegme
biographique" (voir à 7, 28-23), et l a caractérise comme une
scène idéale(...), d'origine probablement hellénistique(...).
Lette opinion mérite considération, mais jusqu'à preuve du
contrlire on doit affirmer que le récit se fonde sur un épisode
rée1'lL.

Luc manifeste une attitude positive face aux nombreuses femmes


qui entourent: o u suivent J é s u s et i l tend à les situer de façon
privilégiée dans Le dessein de salut de Dieu,

1 Fi tzmayer, Joseph A . , The Gospel According t o Luke ( x - X X . 1 V ) Introduction,


TranShti~~ and
, Notes. Tho Anchor Bible, Doubleday & Company, Inc., Garden
City, tJew York, 1985, p . 891.

2 Sabourin, Leopold, S . J . , L ' E t - a n g i l e de Luc. Introduction et commentaire.


Editrice Pontifica Università Gregorianna, Roma/Paulines, Montréal, 1 9 8 5 .
Voyons Les p r i t i c i p a l e s u t i l isa Lions q u i ont é t é f a i t e s d e 'ce
texte.

. Devenir T o m m e f e m m e disciple d e J é s u s

Certains auteurs voient surtout dans ce passage de Luc la


description d e L'option d'une femme de devenir d i s c i p l e d e
J é s u s , cette o p L i o n s e m a n i f e s t a n t par son a t t i t u d e d'écoute
silencieuse d e l a p a r o l e assise aux p i e d s d u Seigneur-
L'attitude de Jésus niatiiEesLe L'approbation d e s o n zèle a
vouloir apprendre et son acceptation d'avoir des femmes comme
d i s c ipLes . C'et1.e a t: t i tude e s t nouvel le comparativement aux
rabbins qu i ne permet taierit pas fac i lement aux t'emmes d'écouter
et d ' a p p r e n d r e .
"Luke in this scene does not hesitate to depict a woman as a
d i s c i p l e sitting at esu us' feet; this goes beyond 8, 2-3. Pace
E. Laland, the episode i s scarcely introduced to instruct women
about t h e proper entertainment of travell ing preacher . Jesus
rather encourages a woman to learn from him; contrast the
attitude of t h e sages in later rabbinic tradition (see A . Oepke,
TDNT 1 . 7 8 I - Y 8 S ) . Jesus' own attitude here may r a t h e r ref lect
Prov 31, 26"'.

1 . if. Marshall a j o u t ? :
"E. Laland thinks that the story was used in the earlg church
to givs instructions to wornen eritertaining travelling
missionaries; they must show ho spi ta lit^, but not to excess.
For a Jewish audience i l would be of g r ~ a tsignificance that a
place xas cjiven to womon by Jesus not simpl- to do domestic
d u l i e s ici the c h u ~ r t ibut. to Listen and learn" f .

Selon cet te i nterpréta tion,


Marie a été injustement
imrnorta 1 isee c o m m e contemplative, p a s s ive et rêveuse dans une
attitude d'adoration alors que son attitude est celle d u
d i s c i p l e q u i r e ç o i t l'enseignement du maître et qui cherchent
A le comprendre.
" i 1 faut donc abandonner 1 ' image de la contemplation, absente
du texte, pour en découvrir une autre, non pas exclusive de la
contemplation, mais beaucoitp plus large: Marie s'est installée
- -- - . - -- - - .. . - -

1 Fittmper, Joseph A , Op. cit., p. 8 9 2 .

2 Marshall, 1 . Howard, The Gospel of Luke. A c~nunentaryon t h e Greek Text .


Exeter The Paternoster Press, Australia, South Africa, 1978, p . 4 5 1 .
eri position de disciple de Jésus. C'est un événenement capital,
une femme e s t devenue disciple de Jésus. Une femme a pu sortir
du statut habituel pour recevoir L'enseignement du maltre qu'est
J k u s . Luc, qui dans son Evangile fait une si grande place aux
femmes, nous donnerait dans ce court passage le récit fondateur
de la mission confiée aux femmes ( . . . ) Marie n'est pas le
prototype des femmes ordonnées à la prêtrise, elle n'est que le
signe de La place nouvelle des femmes dans Le ministère
d'annonce d e la parole. A partir de Marie, nous savons que les
femmes sont appelées, comme les hommes, à prendre place parmi
les disciples, pour apprendre dans un premier temps, avant de
devenir Lémoiris, d'ôtre e ~ i v o y é e s en rn iss ion"1 .

Devant c e s t a t u t de disciple de sa soeur, Marthe p r o t e s t e mais


sa p r o t e s t a t i o n manifeste du désir: e l l e qui a i n v i t é J é s u s
dans maison, risque d 1 6 t r e privée d'une r e n c o n t r e qui
sa
pourrait transformer sa vie comme c e l a l ' a été pour la
Samaritaine ou pour Zachée.
En d i s a n t que la meilleure part ne sera pas enlevée à Marie,
Jesus renvoie-t-i l Elartlie? Ce serait fort injuste; n'est-ce pas
elle qui a eu le premier g e s t e , celui d e L'invitation? est-
elle pas encore en train de travailler pour Jésus? Comme tant
d'autres paroles prophétiques, la parole de Jésus ne doit pas
s'entendre comme une condamnation, mais comme appel à Marthe.

En effet, le texte n'est pas une apologie de Marie; tout le


texte est adressé à Marthe. C'est Marthe qui invite, c'est
aussi à Marthe que Jésus parle, c'est e l l e qu'i l invite à revoir
son attitude, Marie ri'est l à que pour révéler une fausse
conception de l'accueil de Jésus.

Jésus ne sol 1 ici te pas de Marthe de lui montrer tous ses talents
de ménagère accomplie, Jésus désire entretenir Marthe du règne
de Dieu qui vient. I l l'invite, comme Marie, à devenir
disciple. Jesus ne cantonne pas les femmes dans un rôle second,
i 1 a t t e n d l e u r témoignage pour le monde. Ce n'est pas un hasard
si les femmes sont les premières au tombeau"2 .

Jean-Luc Hétu se situe d a n s le sillage de cette interprétation


quand i 1 ecrik:

II -
"( ...)1,'expression "s'asseoir aux pieds de" signifie en fait
etre disciple de". C ' e s t ainsi que Paul parlera de sa
formation "reçue aux pieds de ~amaliel" ( A c . 22,3).

Plus t6t dans son texte, Luc a nommé un certain nombre de femmes
qui suivaient Jésus avec les douze (Lc 8, 1-3). 11 nous
#

1 Castel, François, "Luc 10, 38-42". Etudes Théologiques e t Religieuses 55


(1980) 561.

2 Castel, Francois, Ibidem, p . 5 6 4 .


presente ici une femme qui décide de devenir discipie de Jésus,
et q ~ l i r c ? ç ~ i t Ir;lpprobat.ion formelle d e celui-ci: "C'est bien
Marie q i l i a choisi la meilletire part.."

Lib6rat ion radicale. 1 1 ne voulait pas d'une


JGsiis v o u l a i t une
révolution qui se s e r a i t contentée de changer Les acteurs
sociaux de place, f a i s a n t perdre le p o u v o i r à ceux qui 1 'avaient
et mettant au pouvoir ceux qui ne l'avaient pas.

I I voulait transformer les rapports sociaux de domination, et


défaire en conséquence Le modèle s e x i s f - e . I l lui fallait donc
f a i r e e n s o r t e qiie La temme s'engage de plein droit aux côtés
d e L'homme dans ce p r o j e t .

!.lais Les hommes n'allaient pas perdre ieur pouvoir sans


broncher. c ' e s t pourquoi ils ont vite décidé que ce passage ne
parlait pas de t'option de Marie de devenir disciple, mais de
La s u p é r i o r i t é d e l a contemplation sur l'action!"'.

La f in dc r:ct te c i t . a I iori rioils i r ~ t r o d uti dans une autre


utilisation q u i a eu cours ail f i l d e l'histoire.

- Comparer la v a l e u r de l'écoute à celle de l'action en les


opposant ou en les harmonisant

Ce texte a souvent été utilisé au f i l des s i è c l e s pour montrer


la d i c h o t o m i e e n t r e l a vie d'écoute de la Parole de Dieu et la
vie active ou la vie d'oeuvres de m ê m e que la supériorité de la
première par rapport à la s e c o n d e . A p r e u v e , cet extrait d'un
commentaire de Luc r e p r é s e n t a t i f d e cette p e n s é e .

"Le Maltre arrive donc dans une maison ou il était connu et


aim6. On disait: la maison de Marthe, sûrement parce qu'elle
était l'aînée, peut-être aussi parce que son caractère et ses
a p t i t u d e s e n avaient fait la maîtresse de maison. Elle se donna
donc aux s o i n s que requérait l'hospitalité, soins sacrés pour
Les orientaux, et q u i ne lui permirent pas de demeurer auprès
de Jésus. I l était verlu pour annoncer la bonne parole, i l y
vaquait, et Marie, assise à ses pieds l'écoutait. Très active,
Marthe aurait suffi à la besogne, mais sa soeur se rendai t-elle
compte de 1 ' importance de cet office, puisqu'elle ne venait pas
l'aider, comme si les choses allaient toutes seules? Avec une
familiarité qui marque des rapports déjà anciens, elle veut
s'assurer si Jésus n'est pas plus sensible à la peine qu'elle
se donne: "Seigneur, vous êtes indifférent à ce que ma soeur me

1 Hétu, Jean-Luc, Et les disciples se mirent debout. 200 commentaires d e


l ' é v a n g i l e du dimanche. Aspects psychologiques et politiques. Fides,
Montréal, 1985, p.215.
152
laisse seule faire le service? Dites-Lui donc qu'elle m'aide".
La bonne Marthe à ce moment passait un peu la mesure, car son
empressement tournait à la critique. Le Seigneur répondit
aimablement: "Marthe, Marthe, vous vous inquiétez de beaucoup
de choses et vous vous troublez, alors qu' i 1 suffit de peu de
choscs ou m e m e d'une seule. - Parle-t-il du pain qui suffit à
lui seul pour un repas, ou de la Parole aliment substantiel de
L'âme? - Quant à obliger Marie à s'occuper des soins de Marthe,
si opportuns qu'ils soient, le Seigneur s'y refuse: "Car Marie
a choisi la bonne p a r t , q u i ne Lui sera pas ôtée". Cette bonne
part la meilleure, c'est de se rapprocher très près de Jésus
pour l'entendre parler au coeur. Et telle est l'autorité de la
moindre parole du Sauveur, qu'à la simple pratique des bonnes
oeuvres 1'Eglise a toujours préféré la vie qui écoute la parole
de Dieu par la lecture, la méditation et la prière. Elle a
surtout compris que la vie d'oeuvres devait avoir pour principe
l'union à Dieu dans la prière; alors tout est dans l'ordre.
Aussi bien la supériorité d'un genre de vie n'implique pas la
plus grande sainteté de tous ceux qui s'y engagent; le plus aimé
e s t celui qui aime Le plus" l .

Ce commentaire d i t clairement la préférence de 1'Eglise pour


une spiritualité de "l'écoute d e la parole de D i e u par la
lecture, La méditation et la prière" et sa tolérance pour une
vie d'oeuvres à condition qu'elle ait comme "principe l'union
à D i e u dans la prière". Faut-il entendre ce principe d'union
comme seulement possible e n se retirant hors de la vie concrète
et de ses exigences elémentaires? 1 1 e s t p o s s i b l e de le penser
car cela est qualifié d e meilleure part - Le commentaire semble
doric séparer La v j . e d'uriiori à Dieu de la vie active et conclure
à la prédominance d e la première sur et dans la deuxième- Il
se termine d u moins par la reconnaissance de la possibilité de
la sainteté dans les deux cas, celle-ci ayant pour mesure
L'amour.

De façon générale, ce texte est utilisé pour discuter la valeur


de l'écoute et celle de l'action dans la vie spirituelle
chrétienrie. a p l u p a r t des éLudes conclut que 1 ' écoute est
prioritaire.
"Qu'on ne cherche pas dans cette parole un fondement pour

1 Lagrange, M. J . , O.P. , avec la synopse évangélique traduite par le P.C.


Lavergne, O.P. , L 'Evangile de Jésus-Christ, J. Gabalda et Cie, éditeurs,
Paris, 1954, p. 349-350.
ciéclarer la vie contemplative au-dessus de 1 'active, ni pour
rtic,crSdiler les fonctions d'administration ou de service. La
logique souligne l'importance d'écouter Jésus, pendant qu'il est
Li, cit e n quclque circonstance qui s'offre pour ce faire. En
d'autres mots, la nourriture spirituelle I'emporte sur l'aliment
matériel (cf Mt 4 . 4 ; Jn 6, 27)"l.

Certaines études vont ajouter que ce n'est pas le s e r v i c e qui


est répudié mais son aspect trop élabore. D'autres v o n t

Parole et rion d'exaltation d e la vie contemplative. D'autres


louangerit carrément la vie contemplative. D'autres cherchent
à répondre a la préoccupation ultérieure dans le temps de
savoir comment être contemplatif dans 1 'action.
"The episode makes listening to the "word" the "one thing"
needed. In a way it repeats the Lucan message of 8: 15,21.
Priority is given to the hearing of the word coming from God's
rnessenger o v e r preoccupation with a l l other concerns. Martha
wanted to honor Jesus wi th an elaborate meal, but Jesus reminds
her that it is more important to listen to what he has to Say.
The proper "service" of Jesus is attention to his instruction,
n o t an elaborate provision for his physical needs ( . . . ) .
Martha's service is not repudiated by him, but he stresses that
its elaborate thrust may be misplaced. A diakonia that bypasses
the word is one that wi 11 never have lasting character; whereas
listeriing to es us' word is the lasting "good" that will not be
taken away from the Listener.

To read tiiis episode as a commendation of contemplative life


over against active life is to allegorize i t beyond recognition
and to introduce a dist-inction that was born only of later
preoccupations. The episode is adressed to the, Christian who
is expected to be contemplativus(a) i n actione"'.

Certaines études discréditent totalement l'attitude de Marthe


qui, en servant, se conduit en maître e t passe à côté de la
rnessianité d e Jésus; e n conséquence, l'attitude de Marie est
exaltée.
"Tandis que Marthe, sa soeur, assise aux pieds du Jésus, écoute
la parole, Marthe, pour honorer son hôte, s'active avec une
fébrilité de fourmi. Marie écoute et ne sert pas. Marthe sert
et n'écoute pas. Elle pourrait se plaindre de perdre ainsi la
bonne parole, ce serait plus poli. Elle préfère tancer Marie
et Jésus du même bec: "seigneur, cela ne te fait rien que ma

1 Sabourin, Léopold, Op. cit., p. 228.

2 Fitzmyer, Joseph A . , Op. cit., p . 8 9 2 - 8 9 3 .


soeur !?IF l a i s s e airisi s ~ r v i r touLe seule ? üis-lui donc de
m'aider." La messianite du llhrist lui echappe. Mettons que
cela soit ut1 peu difficile. Mais indépendamment de son
visiteur, Marthe amoncelle Les maladresses. C'est en effet
bizarrement recevo i r que d'envoyer dos remontrances à celui que
l'on pretend honorer! L e voilà entrainé de force dans une
dispute de Famille. E t que119 intelligence de l'hospitalité!
L,es r b g l e s 6L&wtitaires raclament que l'on n'insiste sur rien
et se fasse oul>lier-, pour- assurer le plaisir de L'hôte, sans Lui
donner L'impression qu'il est indésirable! Marthe, aigrement,
rappel le L 'attention sur sa pprsonne et laisse comprendre à son
visiteur qu'il L'astreint à des corvées. L'accueil manque de
cordialite! !*lais sa principale erreur vient de ce qu'en
servant, elle se ond duit en naître. Ses mains font la besogne,
sori esprit gtxverrie. El1.e p o r t e erisemble le tablier et la
culotte. A Jesus comme à Marie, elle dicte La conduite à suivre
et. e n t e n d G t r e obdje.

Cet.te meprise rie 1-tarthe sur son rôle se répercute sur son
i n t e l 1 igetico tliéolugique, Jesus n'est pas d'abord un visiteur .
I l est Le Messie. Un service exctusivement matériel ne donne
pas actes au reg i s t re prophétique. Marthe, comme les
accornpagriatrices, fête l e Jésus charnel. Elle veille à sa
subsista tic^. tvlais le WCPS du Christ ri'eçt - i l pas déjà
sacrifié à sa mission? Sa personne importe en tant qu'elle
livre la parole de Dieu. Celui qui sert Jésus sert d'abord sa
parale et non ce corps physique dont peu après i l fera
L 'offrande. Marie?, eii délaissant le service, a compris
" l ' u n i q u e nekessaire".

Faute de rscntinai i.re la riature de Jésus, sa soeur s'est trompée


sur P l le-nrertie, c l i sperisan1. des soi ris superf lus, oubl ian t que la
r o n s c isrice J l+ve chaque è t r e au-dessus des g e s t e s matériels.
A sa s t u p e u r , olLe v o i t la dist.ancesoucialri établie ent-reMarie,
disciple, et elle, servante. A u g u s t i n (Sermon 104 s u r les
paroles d e LUC, c h . 4) a bien p e r ç u la diEférence entre les deux
femmes: "Marthe, dit-il est une figure de possession; Marie,
cl 'esyératicc? t
'9
.

Cette d e r n i è r e interprétation suppose que, pour le rédacteur


L u c , J é s u s a pleine conscience d'être Le M e s s i e , que Marie le
perçoit mais que Marthe s'arrête uniquement à L'homme de chair
et d'os. Marthe q u i sert s a n s écouter est sans plus condamnée;
et Marie q u i ecoute s a n s se préoccuper de s e r v i r est approuvée.

. E l u c i d e r le premier commandement

Une a u t r e u t i 1 isatiori consiste à v o i r dans ce t e x t e sur Marthe

1 Quéré, Franco, Les femmes d e 1 'Evangile. Seui 1 , Paris, 1982, p. 35-36.


et riarie un épisode mis eri contraste avec celui du bon
S a m a r i t a i n veriarkt immédiatement a v a n t aux v e r s e t s 2 9 - 3 7 . Alors
que le bon Samari t a i r i vierit é l u c i d e r l e deuxième commandement
d e l'amour dii p r o d i a i r i , Marthe e t Marie vient élucider le
premier cornmanclenterit de l'amour d e Dieu. Fitzmyer dit m ê m e que
"Marthe et Marie" est uri é p i s o d e non r e l i e aux p r é c é d e n t s à
moins d ' y voir une réponse à la demande du légiste, aux versets
2 5 - 2 8 j u s t e avarit La p a r a b o l e du bon Samaritain, de s a v o i r que
faire pour a v o i r accès 3 la vie éternelle.
"In the preceding episode there was a contrast between the
Samaritan and the Jewish priest and levite; in this one the
contrast is seen between the reactions of Martha, the perfect
hostess, arid of Mary, the perfect disciple. Perhaps this note
of c o n t r a s t is responsib1.e for the collocation of the episodes.
But that is a superficial consideration at most, even if
Martha's distraction is gently reproved, whereas Mary's
attention is clearly approved. According to W. Grundmann
(Evangelium nach Lukas, 225) this episode is linked to the
preceding chiastically; the latter gave a concrete illustration
of the love of one's neighbor (the second command) , whereas this
one illustrates the love of God (the first command)1 .

Ceci fait dire à 1. H. Marshall que Luc a compris cette


h i s t o i r e d a n s un s e n s s p i r i t u e l .
" A f t - r t.tic p a r a b l e which lu ci dates the meaning of the second
cornmandemerit cornes a story which may be regarded as elucidating
the first commandement (Grundmann, 225) and dealing w i t h t h e
duty of listening to Jesus as the teacher of the word of God
(Klostermann, 122). This means that Luke has understood this
story in a spiritual sense, a fact which should be born in mind
when dealing with the interpretation of vs 41f. Jesus commends
Mary for choosing to listen to h i m and will not allow Martha to
deprive her of the importance to do; to hear his word is
manifestly of primary importanceM(. . . ) Thus the story is not
meant to exalt the contemplative life above the Life of a c t i o n ,
but to indicate the proper way to serve Jesus; one serves hirn
by listening to h i s word rather than by providing excessively
for his needsU2.

C e seris s p i r i t u e l , c'est d e d i s c e r n e r quelle importance dans la


vie concrète accorder à l'écoute d e l a Parole d e D i e u
tnariifeslée en J é s u s . Léon Morris d i t eri d ' a u t r e s termes que la
bonne a t t. itude s p i r i t u e l l e à développer, c'est "d'être

1 Fitzmyer, Joseph A . , Op. cit., p . 8 3 2 .

2 Marshail, 1 . Howard, Op. cit., p. 450-451.


dépendant de ~ é s u s ".'

. Montrer une f o i active d'apôtre

Une dernière utilisation nous amène dans une autre direction.


Elle c o n s i s t e à regarder Marthe et Marie à partir de deux
sources complérnentairess qui donnent une tout autre dimension
à Marthe; ces deux sources sont "Chez Marthe et Marie" en Luc
10, 38-42 et " J 6 s u s rend la vie à Lazare" en Jean 11, 1 - 4 4 ,

M a r t h e a & t é inimortal isée s o u s


les traits d'une activiste alors
que la regarder, non seulement à travers l'épisode de Marthe et
Marie mais aussi à travers celui de La résurrection de Lazare,
ouvre d'autres perpectives.
"Réduire Marthe à ses travaux ménagers, c'est oublier que c'est
elle qui va au-devant du Christ, elle donc qui dans un premier
temps a ecouté Jésus, l'a rencontré au point de l'inviter chez
elle. Dans 1'Evangile de Jean, nous verrions combien la parole
qu'elle adresse à Jésus est tournée vers l'essentiel: "Je sais
que tout ce que tu demanderas à Dieu, Dieu te le donnerat', ce
qui n ' e x c l u t pas un i n t é r e t pour l e présent, pour l'immédiat:
plle ne se contente pas de l'annonce d'une résurrection future.
Et rassurée sur le p r é s e n t , elle confessera: "Je crois que tu
es le Christ, le fils de Dieu, celui qui vient dans le monde" 2 .

Marthe apparaît à travers le t e x t e de Jean empressée, entêtée,


passionnée, questionnante, responsable, émancipée, sure d'elle-
même. O n retrouve la Marthe qui exerce des fonctions
diaconales dans 1'Eglise primitive. Elle r e v ê t moins de
qualités "dites" féminines que Marie q u i accueille, écoute,
garde s i l e n c e et manifeste s a sensibilité en pleurant. Ainsi,
on voit Marthe s'approcher de Jésus p o u r 1'interroger sur le
statut de sa soeur qui est assise à ses pieds en silence e t
pour l u i demander d'intervenir. On la voit se précipiter au-
devant de Jésus quand celui-ci arrive q u e l q u e s jours aprés l a
mort de Lazare alors que Marie reste assise à la maison à
pleurer avec son entourage. Marthe ne se gêne pas pour
- -

1 Morris, Léon, Op. cit., p. 171.

2 Castel, François, "Luc 10, 38-42", Etudes Théologiques et Religieuses 5 5


(1980) 5 6 0 .
reprocher à J é s u s son a b s e r i c e e t sa c o r i s e q u e n c e - Puis elle
erlyaye i ~ r i déim t de f o i s t i r l a r é s u r r e c t i o r i q u i se t e r m i n e par
une c o n f e s s i o r i d e f o i eri Jésus q u ' e l l e r e c o n n a î t Seigneur,
C h r i s t , f i l s d u Dieu, C e l u i q u i v i e r i t d a n s l e monde. Marie,
e l l e , a b e s o i r i d e l a p a r o l e d e Marthe pour a l l e r vers Jésus.
E t a r r i v e @ A J e s u s , elle Lombe à ses p i e d s e t se l a m e n t e . Et
J é s u s p l e u r e aussi. 1 1 f r é m i t ; i n t é r i e u r e m e n t devant les
reproches qii' i 1 e n t e ~ l d à s o n kgard, v a a u sepu.Lcre, demande
d'enlever la p i e r r e . Mar tlie, r e a l i s t e , coricrète, proche d e l a
vie iriLervie~iI- r i (Iisarik "Seiyrieur, i l doit dejà sentir".
J é s u s l a rappelle A l a foi et f a i t revenir à l a v i e c e l u i était
rnor L .

PIar ie a 6L.4 ~ c - & s P I ~ ~ a~ uF !f i 1 des â g e s c o m m e La p e r s o n n i f i c a t i o n


d u c l i t i s 1 i a t i i s i i i e coritenipLaLiC d e grande v a l e u r e t Mar-the comme
ceLLe d u c : l i r i s t i a r i i s i i t e a c t i f , t i t i l e m a i s d e m o i r i d r e valeur. Or
Mar t h e a exercé dans 1 'église primitive des fonctions
diacoriales (Jri 12, 2 ) ; de p l u s e l l e n ' a pas peur d e p a r l e r , de
contester, d e p o s e r des q u e s t i o n s e t d e d é b a t t r e d e s c h o s e s de
l a f o i de s o r t e q u e c e r t a i n s a u t e u r s d i s e n t q u e s a f o i e s t p l u s
f o r t e q u e c e l l e d e Marie, q u ' e l l e a g i t à l a m a n i è r e d ' u n a p ô t r e
q u i confesse s a f o i d e v a r i t t o u s e t l a m e t e n a c t i o n . Ces
aspects d e M a r t h e o n t é t é o u b l i é s au f i l des âges ou m i s dans
l ' o m b r e p o u r v a l o r i s e r , à t r a v e r s Marie, une a t t i t u d e féminine
d'écoute, d ' a d o r a t i o n ( J n 11, Z ) , d e s i l e n c e , de dépendance.
"The t r a d i l i o n does a g r e a t i n j u s t i c e t o Martha, and i t i s time
t h a t we put i t right. I f we look a t the Bible and the passages
where Martha occurs, t h e r e a r e in f a c t two q u i t e d i f f e r e n t
Martha s t o r i e s - They a r e told i n two d i f f e r e n t s Gospels and by
d i f f e r e n t men: one by Luke; t h e o t h e r , about t e n years l a t e r ,
by J o h n . Luke r e p o r t s t h e better-known s t o r y of Martha who
s e r v e s and llary who listens, and to whom J e s u s pays a v i s i t ;
John t e l l s the s t o r y of the r a i s i n g of Lazarus, the brother of
Mary and M a r t h a . Both agree i n recording t h a t the two s i s t e r s
were v e r y d i f f e r e n t . O n e , Mary, was q u i e t , restrained, even a
b i t withdrawn. T h e other, Pfartha, was a c t i v e , used t o giving
o r d e r s , quick, eloquent and w i t h a tendancy t o b e bossg towards
her shy s i s t e r . The communities i n wich both Luke and John
l i v e d s t i l l remembered two women who were c l o s e t o J e s u s ,
d i f f e r e n t in t h e i r g i f t s , w i t h q u i t e d i f f e r e n t c a r a c t e r s and
d i f f e r e n t s f u n c t i o n s . Furthermore, one was p a r t i c u l a r l y a c t i v e
i n t h e e a r l y community, perhaps too a c t i v e and self-possessed,
as w e shail soon s e e . Her particular responsability must have
been diaconal functions: s e r v i n g a t t a b l e a t t h e e u c h a r i s t ,
administrative work, looking after t h e poor.

Both Luke and John were, as authors of the early church, well-
disposed to women. As Greek Christians they were fami liar wi th
the involvernent of women in the society of the time and were in
sympathy with it-( . . . )

( . . . ) " ~ o r d ,i f you had been here, rny brother need not have
diedu.(..-) For Martha, however, this remark is a springboard,
the introduction to a passionate conversation about faith.
Martha is not "a woman" who "keeps silence" in the community.
She does not Leave theology io theologians. She carries on a
vigorous debate. She does not cry, she does not cast herself
at es us' feet, s h e does not give in. She struggles with God
as Job did. She charges Jesus with failure. She does not give
up, just as Jacob did not give up at the Jabbok, when he was
wrestling with God. In her mind, she knows well enough that
t-heoLogicalLy resurrectiori t a k e s place only at the Last Day, pet
she hopes that Jesus can h e l p now.

Foruard, s t u b b o r n , passionate, she knows it al1 better. Many


people would cali this un-ferninine. A t least she does not
incorporate any traditional feminine vertues: obedience,
tranquillity, subservience. There are characteristic, rather,
of Mary. She stays in the house, joins the relatives in
rnourning her brother, and has to be summoned by her sister. In
tears, she chokes out her timid protest to Jesus: "If you have
been with us, my brother need not have died".

One commentator. who has been particularly concerned with women


in the New Testament (Leipoldt), remarks at this point: "Mary
feels it much more deeply than Martha". But is not this a
presupposition, a prejudiced view of what a woman and her faith
should be: obedient, recognizing the limitations, asking nothing
more, doubting nothing, falling into line? John, though, wanted
t-O portray quite a different woman : the rebel, who does not toe
the iine, who will not be satisfied with what a man says to her.
Bultmann is right here: it is Martha who has the stronger faith.

(. ..) John placed the confession of Christ on the lips of a


woman, a woman who was known for her openness, her strength and
her practical nature. This is a confession of Christ which
t a k e s similar form o n l y once more in the other Gospels, where
is uttered by Peter. For the early church, to confess Christ
in this way was the mark of an apostle.( . . . ) However, we must
conclude from this story and this confession that Martha is also
a leading personality, iike the apostles in the early church.
She was tenacious, wise, combative, competent, emanciped woman
with many practical responsabilities in the community"i .

S e l o n cette interprétation, la tradition chrétienne a oublié de

1 Moltmann-Wendel, Elisabeth, The Women Around J e s u s . Crossroad, New York,


1987, p . 15-27.
tenir ensemble la Marthe d e Luc et celle de Jean, privilégiant
celle de Luc- Ce faisant, la place de la femme dans la
communauté a été réduite à l'écoute attentive et silencieuse
alors qu'elle s'allie à la responsabilité, à la parole, à
l'apostolat.

Après avoir regardé les principales utilisations faites du


texte "Chez Marthe et Marief', nous voulons nous en démarquer
quelque peu tout en ne pouvant é v i t e r de regarder la place de
l'écoute et de l'action dans la vie spirituelle de même que le
lien entre les deux commandements. Comme l'essentiel de la vie
sprituelle en plein monde est de vivre les deux pieds dedans à
la recherche d'une vie unie à Dieu par et au s e i n de ces
réalités, nous cherchons à savoir si une autre interprétation
est possible. C'est l'enjeu de la lecture interprétative d e ce
chapitre.

Pour traiter le texte de Luc, 10, 38-42, nous procédons par des
lectures successives du texte 1. lecture de sens 2 . lecture
d'identité 3. lecture morale 4. lecture religieuse 5-
lecture politique ou ecclésiale1.

1 Un emprunt méthodologique a été fait à Gilles Raymond de l'université de


Montréal pour réaliser ces lectures. Cet emprunt consiste en cinq grilles
d ' analyse pastorale des textes évangéliques qu ' i 1 a développées dans ses
recherches sur le langage et l'interprétation théologique en pastorale et
qui s'inspirent des cinq fonctions de la religion élaborées par Greelep,
Andrew, Religion, a Secular Theory, The Free Press, 1982 et Unsecufar Man,
The Persistence of Religion. Schocken Books, New York, 1972.
Pour plus de renseignements, consulter Raymond, Gilles, "L'intervention
pastorale et lVEvangile"dans La praxéologie pastorale. Orientations et
parcours.Tome I f . Cahiers d'études pastorales 5, Fides, Montréal, 1987, p.
87-99. Et Raymond, Gilles, "Prenez et lisez". Communauté chrétienne 122
(1982).
1.1 Lecture de sens1

L'hospitalité selon Marthe, Marie et Jésus.

J é s u s est un prophète itinérant qui voyage accompagné d e ses


disciples. Ils choisissent d'arrêter à un village,
probablement Bkthanie, pour y chercher l'hospitalité Jésus
connaît déjà des gens amis qui habitent la. Marthe qui semble
la propriétaire puisqu'on parle de "sa1'maison, reçoit Jésus
chez elle. Elle accueille un ami, sa maison devient la sienne;
elle offre abri, nourriture, bien-être, sécurité. Elle répond
aux besoins physiologiques, affectifs et securitaires de l'ami.

Marthe n'est pas seule. Elle a une soeur, Marie, avec qui elle
partage non seulement sa maison mais aussi le lien profond qui
1 'unit B Jésus. Marie s 'assoit aux pieds de Jésus et écoute sa
Parole en disciple qui veut apprendre. Pour elle,
l'hospitalité, c'est davantage l'attention à la personne, à son
être, ii son besoin d'aimer et d'être aimée, à son besoin de
communiquer, d e se dire, d'être écoutée, de se relier à des
personnes ouvertes à elle et à son projet. Marie, en amie e t
en disciple, se fait proche et écoute avec son corps, avec son
coeur, avec tout son être. Marthe, d a n s son souci d'être une
excellente hôtesse, les laisse ensemble et "s'affaire à un
service compliqué". L ' expression "service compliqué" laisse
entendre que Marthe ne se contente pas de peu, elle veut offrir
à 1 ' invité quelque chose de très bien mais, ce faisant, elle se
complique la vie . L ' hospitalité, c' est dérangeant, il faut
faire plus et autrement que d'habitude, être aux antipodes d'un
service simple et ordinaire. Marthe travaille fort pour les
deux autres. Mais elle prend conscience qu'elle seule

1 La grille de lecture de sens consiste à identifier la ou les réalités de


la vie et les différents champs sociaux auxquels elles appartiennent, à
cerner et à comparer les différentes orientations incarnées par les
personnages du texte, à clarifier l'itinéraire de sens de chacun et à
dégager l'orientation privilégiée par le texte par-delà les conflits de
sens.
travaille; les deux se parlent, sont bien ensemble et la
laissent à ses chaudrons. Ensemble ils sont unis par la
parole, l'écoute, la communication, ils sont sur la même
longueur d ' ondes comme des amis intimes.

Marthe se fâche intérieurement et se dit qu'elle est folle de


laisser la situation continuer ainsi: elle aimerait, elle
aussi, communier à Jésus. Le texte dit "elle survint" c 'est
donc dire qu'elle arrive inopinément alors qu'on ne l'attend
pas et elle exprime ce qu'elle pense mais de façon détournée.
Elle aurait pu dire directement ce qu'elle pensait a sa soeur
et a Jésus. Mais non, elle s'adresse à Jésus et lui dit:
"Seigneur", lui rappellant ainsi qu'elle est aussi son amie et
son disciple même si elle l'est autrement que Marie, Elle
cherche en lui un allié pour faire approuver sa vision de
l'hospitalité que sa soeur ne partage pas; elle demande a
Jésus de juger le choix de sa soeur.

"Cela ne te fait rien que ma soeur m'ait laissée seule à faire


le service?" Elle espère qu'il va pencher de son côté. Puis
elle fait Jésus une demande pour qu'il intervienne auprès de
sa soeur a£ in qu'elle vienne l'aider. Elle utilise 1 ' invité
Jésus pour obtenir une confirmation de sa vision des choses.
Marthe demande à Jésus de se prononcer sur le sens et la
pratique de l'hospitalité. Elle n'adresse pas la parole à
Marie mais elle la conteste implicitement devant un ami commun.

Jésus répond à cette demande en disant deux fois le nom de


Marthe un peu comme s'il était impatient ou surpris et voulait
lui faire comprendre quelque chose d'important- Il reflète à
Marthe que sa façon de pratiquer l'hospitalité se vit sous le
mode du souci matériel, de l'inquiétude pour le bien-être des
autres, bref sous le mode du faire pour autrui. On sent bien
déjà pointer l'opposition avec la façon de Marie de pratiquer
l'hospitalité qui est sous le mode de l'accueil de la personne,
de l'écoute, de la centration sur la personne, donc de la paix
et de 1 'union, bref sous le mode de l'être avec autrui. Dans
d'autres textes (Jn 11, 20.32 et Jn 12, 2.3), les deux soeurs
revStent toujours ces deux traits spécifiques: Plarthe est
centrée sur le faire, le service des tables, la prise de
parole, la contestation, et Marie sur l'écoute, la réception
gratuite. Mais dans ce texte, ce qui apparaît spécifique,
c'est l'insistance mise sur le service "compliqué" accompagné
"d'inquiétude" et "d'agitation" ; trop accaparant, il détourne
de l'attention à l'être de l'autre.

Jésus lui répond plus clairement encore en a,pprouvant le choix


de Marie. "Marie a choisi la bonne part. " "Une seule chose
est nécessaire." Or Marthe semble se laisser décentrer de
l'essentiel, de cette seule chose nécessaire qui est la
communion à l'être de 1 'autre qui se communique par sa présence
et sa parole. Ce que Jésus veut lui dire, c'est: "bien qu'il
faille pour être hospitalier offrir des choses matérielles
comme l'abri et la nourriture, il ne faut pas les faire passer
avant l'accueil de la personne, l'écoute de sa parole,
l'attention à son être et se perdre dans le souci et
l'agitation superflus. Marie a certes besoin de manger mais ce
qui la fait vivre, c'est d'écouter et d'accueillir la Parole de
Dieu. Cette part ne lui sera pas enlevée." Jésus n'accepte
donc pas de se rendre à ce que lui demande Marthe.

Implicitement, on peut comprendre qu ' il invite Marthe à changer


ce qui fait le centre de son hospitalité. Il l'invite à donner
plus d'importance à l'attention aux personnes, à l'attachement
au Seigneur et à en accorder moins à ce qui cause souci,
inquiétude et agitation, à ce qui peut détourner de lui. Cela
évoque le récit de Lc 12, 22-32 où l'évangéliste invite à
chercher d 'abord le Royaume de Dieu et à faire confiance pour
le reste qui sera donné par surcroît sans nécessité de souci
perpétuel. Luc invite donc à changer son coeur et l'horizon de
sa vie, à se centrer sur Dieu et ainsi à passer de l'inquiétude
à la paix.

Le récit ne nous fait pas part de la réaction de Marthe à cette


invitation de Jésus de faire un revirement important quant sa
façon de v i v r e l'hospitalité. Jésus invite mais laisse libre.
1.2 Lecture d'identité'

L'originalité d'être de Marthe, Marie et Jésus-

Marthe

Marthe est di£ férente de sa soeur, Marie. Elle vit sa relation


d'amitié à Jésus di£féremment d'elle. Mais devant la communion
intense que semblent vivre Jésus et Marie, elle s e sent privée
de quelque chose d'important. Peut-être a-t-elle toujours vécu
sous le seul mode du service exagéré, du souci, de l'agitation!
Sans se poser de questions et par habitude, elle a peut-être
vécu sur l'air d'aller. Mais du fond de sa cuisine, dans
l'élaboration d'un service compliqué, elle ressent la lourdeur
d'une tâche ingrate, elle sent qu'elle se surcharge sans que
personne ne le lui demande, elle sent monter le désir d'être
avec Jésus et Marie, elle prend conscience comme jamais que son
c h o i x 1 ' isole.

Pour répondre a ce qui monte en elle et sans y mettre


d'obstacle, elle prend sur elle de s'affirmer, de contester
Marie et par le fait même Jésus- Ce faisant, cherche-t-elle à
dominer l'autre, à l'écraser, à l'obliger à penser et à vivre
comme elle2? Elle prend plutôt le risque de dire son besoin
d'aide et son désir caché d'être avec Jésus mais elle le fait

1 La grille de lecture d'identité vise à cerner l'originalité d'être des


personnes et leur itinéraire de croissance. Pour cela, il faut s'attacher
à voir leur capacité de se révéler et d'utiliser ce qui est en leur pouvoir
pour devenir eux-mêmes de même que le type de réception qui leur est fait
par les autres et le risque encouru par la relation qui peut bien ou mal
tourner. Bref on recherche leur processus d'identité et leur processus
d'intégration, dans leur originalité, des différents aspects d'eux-mêmes et
de leurs rapports au milieu.
2 Marie Balmary, dans Le sacrifice interdit. Freud et la Bible. Grasset,
Paris, 1986, p. 45-69 a des réflexions stimulantes sur le commandement
biblique de l'amour du prochain interprété comme un appel à dire ce qui
offense pour rendre possible d'aimer vraiment son prochain comme soi-même.
malhabilement en accusant sa soeur, en s'auto-justifiant et en
demandant à Jésus de porter un jugement sur sa soeur. Or
Marthe, en faisant violence à Marie, et peut-être à Jésus
aussi, par sa prise de parole, reçoit la réponse de Jésus qui
lui fait violence à son tour. L'affrontement qu'elle initie
est un point critique pour elle car Jésus répond en rejetant
son choix et en reconnaissant celui de Marie comme supérieur.
Elle, qui cherchait vivre son amitié avec Jésus sous le mode
du service compliqué ou du souci exagéré pour les choses
temporelles, subit un rejet- Ce n'est pas sa personne qui est
rejetée mais son choix. Et Jésus l'invite à passer du souci à
l'attachement. La réponse de Jésus s'avére un autre point
critique pour Marthe qui peut hypothétiquement réagir de
différentes façons: vers un isolement plus grand ou vers une
victimisation, vers une reprise en main ou une rkvolte. Le
récit ne dit pas comment Marthe intègre ce qui vient de Jésus
mais cela pourrait toucher sa perception d'elle-même, son
devenir personnel, celui avec Jésus et avec sa soeur. L'échec
de Marthe lui permettra peut-être de vérifier si elle a pris le
bon moyen pour se dire et aller à l'encontre de 1'image des
autres sur elle-même. Elle peut être fière d'avoir communique
son besoin, c'est déjà un bon pas dans la volonté de grandir.

Marie

Marie est différente de sa soeur, Marthe. Quand Jésus arrive,


plus rien d'autre ne compte, elle n'a d'yeux et d'oreilles que
pour lui. Elle oublie de manger, elle oublie sa soeur, elle
oublie les contingences de la vie matérielle. Ce faisant, elle
est en harmonie avec elle-même- Elle vit selon son désir que
Jésus semble combler parfaitement lui qui accepte d'avoir des
femmes comme amies et disciples. On peut penser qu'elle vit
une communion intense avec lui, peut-être même une fusion sans
distanciation critique ce qui serait discutable pour
l'originalité de son être- Ce faisant, elle fait vivre à
Marthe un isolement et une injustice: toute la préparation
matérielle qui accompagne l'hospitalité offerte à Jésus est
rejetée sur les épaules de sa soeur qui, étant bien là-dedans,
s'y engouffre sans penser qu'elle s'y investira tellement
qu'elle devra réagir fortement quand elle prendra conscience de
ce qui se passe.

Independamment des conséquences de son choix sur sa soeur,


Marie choisit ce qu'elle veut vivre et être, elle s'y investit
à cent pour cent. On peut penser qu'elle reçoit avec surprise
et consternation la contestation de sa soeur. Elle ne doit
rien y comprendre sur le coup. Elle doit se dire: "Marthe,
c'est la servante, c'est son choix de vie, pourquoi cette
regimbade? Suis- je vraiment injuste envers elle? Suis- je la
favorite de Jésus? Pourquoi Marthe n'existe-t-elle plus quand
Jésus apparaît? Je suis si bien avec lui. 11 est ma vie,
1 'homme d e ma vie. " ta contestation de Marthe adressée à Jésus
la concernant peut l'amener à se demander si ce qu'elle a
choisi d'être en se donnant entièrement à Jésus est un choix
valable car il l'entraîne à une absence de sollicitude- Or la
réponse lui vient de Jésus qui la confirme dans son choix, dans
ce qu'elle a choisi de vivre avec lui. Marie peut
hypothétiquement s'enfermer dans cette confirmation. Ou elle
peut, tout en continuant à vivre en union avec Jésus, s'ouvrir
à sa soeur qui lui a fait indirectement une demande, celle de
partager les exigences de la vie journalière pour qu'elle
puisse elle aussi se mettre a l'écoute de sa parole, Ainsi
Marie pourra voir Marthe autrement que comme une servante.

Jésus

Jésus est un prophète itinérant et heureux de l'être. C'est


ainsi qu'il a choisi de vivre ce qu'il croit être sa mission-
Son itinérance ne l'empêche pas d'avoir tissé des liens
d'amiti4 avec quelques personnes privilégiées, parmi elles
Marthe et Marie. Quand son chemin le lui permet, il s'arrête
chez ses amis pour faire le plein. 11 se permet des moments
d'intimité au milieu d'une vie publique bien remplie.

En accord profond avec lui-même, il s'entretient longuement


avec son amie et disciple, Marie, qui l'accueille pour lui-même
tel qu'il e s t . Il respecte le choix de Marthe de l'accueillir
dans sa maison et de le gâter non de sa présence attentive mais
d'un abri sécuritaire et d'un repas compliqué. 11 accepte
d'être pris à parti par Marthe qui vient remettre en question
la façon de Marie de l'accaparer sans s 'occuper d'elle et du
repas. Une remise en question par une amie aurait pu affecter
Jésus et modifier sa relation avec elle. A u contraire, sa
vision de lui-même et de sa mission est le critère qui lui
permet d'accueillir la contestation de l'attitude de Marie avec
lui sans se sentir dominé ou rejeté. Ce critère lui permet de
discerner si elle a raison. Lui sait, avec la conscience qu'il
a de lui-même à ce moment-là, ce qu'il veut être. Cela lui
permet de rester fidèle à lui-même et de répondre clairement à
Marthe: l'écoute de la Parole est première par rapport au
souci excessif et accaparant des choses matérielles. Sans
vouloir dominer Marthe, il affirme son option d'abord en la
vivant avec Marie, puis en la lui expliquant en paroles et en
la renvoyant à elle-même pour qu'elle fasse son choix. Jésus
se montre libre, capable d'assumer son être et son devenir
devant la contestation de son amie, Marthe-
1.3 Lecture morale1

La responsabilité de sa v i e chez Marthe, Marie et Jésus-

Marthe conçoit sa vie et l'organise comme un service aux autres


dans la quotidienneté la plus simple: accueillir l'autre dans
s a maison (hospitalité de Jésus), veiller à son bien-être
physique (abri et repas ) , affectif et spirituel (possibilité de
se sentir chez lui et d'occuper A sa façon l'espace cré& pour
lui ) . Pour Marthe, une qualité de vie bonne s ' enracine dans la
sollicitude, cette réalite de l a vie familiale concrète, proche
des besoins de base. Ce qui prime, ce sont les autres.

Or, dans le déroulement du récit, elle subit un événement qui


produit chez elle une prise de conscience de cette option:
Jésus et Marie ne partagent pas les exigences concrètes de
l'hospitalité, ils ne sont pas solidaires de Marthe et se
rencontrent en coeur a coeur tout en la laissant isolée.
Interieurement, elle est amenée à porter un jugement sur eux et
sur elle: est-ce 8 moi seule de recevoir comme il faut un
invité ami? pourquoi ne puis-je aller partager le bonheur
d'être ensemble que semblent éprouver Marie et Jésus? pourquoi
est-ce que je ne me le permets pas? pourquoi Jésus ne
rappelle-t-il pas h Marie sa tâche d'hôtesse à partager avec
moi? Le manque d'aide pour un repas compliqué digne de la
qualité de l'hôte et son désir d'être avec Jésus l'aménent à
prendre la décision assez brusque d e dire ce qu'elle ressent:
elle prend le risque de confronter, de reprocher. Au lieu de

1 La grille de lecture morale vise à saisir la responsabilité des êtres


humains (par leurs comportements, les valeurs poursuivies, les jugements
moraux posés, les décisions prises, les stratégies utilisées, la
responsabilité de soi, des autres, d'un projet) qui veulent créer une
qualité de vie humaine correspondant à l'originalité de ce qu'ils sont dans
le monde réel où ils sont insérés. Cette qualité de vie correspond, comme
Paul Ricoeur le propose dans "Approches de la personne". Approches 64 (1989)
99-113, à la recherche d'une vie bonne, accomplie avec et pour les autres,
dans des institutions justes. Elle concerne de plus tous les secteurs de
vie et l'environnement.
dire directement à sa soeur sa colère d'être laissée seule et
son désir d'être elle aussi avec Jésus, elle demande à Jésus de
prendre position sur le choix de sa soeur, et comme sYre de sa
réponse, elle ajoute: "dis-lui donc de m'aider". Sa demande
porte uniquement sur sa réalité ext6rieure et non sur sa
réalité intérieure. Sa demande comporte une accusation et une
demande de jugement a Jésus car, pour elle, la réponse est
claire. Cette demarche de Marthe apparaît bonne e n elle-même,
dans le désir de base qui l'anime. En efget Marthe fait un
reproche plus pour pouvoir mieux s'aimer elle-même et mieux
aimer sa soeur que pour dominer ou nier la différence entre
elle et Marie. La parole de reproche qui reconnaît la vérité,
le r&el, si elle est dite, entendue et reçue, ne peut être que
libérante. Cependant sa façon de faire sa démarche est ambiguë
car au lieu de partir de son désir légitime, de la vision
qu'elle veut défendre, elle met en accusation l'autre ne
laissant pas transparaître le deuil que lui fait vivre son
option de base. Celle-ci, la centration sur le service des
autres, amène à laisser en friche chez elle d'autres dimensions
essentielles comme prendre le temps d'être avec l'autre ou de
penser à ses besoins personnels. La réponse de Jésus semble
assez radicale et très questionnante pour Marthe. Celle-ci est
amenée h voir l'égarement où l'a menee son option de base
devenue trop compliquée, trop inquiète e t trop agitbe. Marthe
est invitée par Jésus revoir son option à la lumière de celle
de Marie qu'il valorise. Les autres sont importants mais il ne
faut pas laisser la qualit6 de la relation à l'autre s'égarer
dans l'inquiétude et l'agitation. La communion à la personne
de l'autre doit primer cette agitation. Marthe qui a risqué sa
parole e t son choix se voit questionnée sur sa conception de la
qualité de la vie humaine en lien avec la Parole de Dieu. Elle
devra pour int6grer ce questionnement, se demander ce qu'elle
veut vraiment être et déterminer la place qu'elle veut accorder
non seulement aux autres mais à elle-même et à Dieu à
l'intérieur de sa vie quotidienne et de son option de service.

Marie conçoit sa vie et l'organise en fonction de son désir à


elle qui est d'accueillir Jésus, de se mettre 8 son écoute sans
partage. Ce désir qui semble commander toute sa vie est en soi
un désir qui n'est jamais totalement comblé, car Jésus ne peut
se réduire à ces quelques moments d'intimité ou sa parole prend
une place si grande que Marie en oublie les détails de la vie
quotidienne. Pour elle, une qualité de vie bonne s'enracine
dans la réponse à son désir d'être avec 3ésus, désir légitime
poux e l l e auquel Jésus répond. Mais ce désir l'amène à vivre
en dehors des contingences de la réalité dans une attitude
jugée sans sollicitude par Marthe.

Du point de vue de Marie, son attitude est bonne. Elle ne se


pose même pas la question. Elle agit selon ce que son coeur
lui dicte en ne voyant pas la réaction de Marthe qui s e sent
injustement traitée dans sa propre maison. Quel jugement Marie
sera-t-elle amenée à porter sur elle-même a la suite de la
rbaction de Marthe? Le texte n'en souffle mot. Cependant
Jésus tranche séchement le débat inauguré par Marthe en lui
disant qu'écouter s a parole passe avant les inquiétudes d'ordre
temporel, du moins celles qui sont exagérées. L'attitude de
Marie est donc déclarée bonne par Jésus car elle a choisi la
bonne part que personne ne lui enlévera. La parole de Jésus
semble confirmer Marie purement et simplement- Jésus met
l'accent sur l'écoute de la parole et invite les gens centrés
sur le service des autres à ne pas s'y perdre et à se
ressourcer à cette parole. Cependant dans le respect de la
hiérarchie des besoins et de l'incarnation de la parole dans la
vie, la communion à Jésus et l'écoute de la parole ne
dispensent pas de la sollicitude envers les autres, même s'il
s'agit d'une sollicitude matérielle simple.

Jésus conçoit sa vie et l'organise en fonction de sa mission


d'annoncer la Bonne Nouvelle du salut aux Juifs. La
compréhension de sa mission changera au fil de ses rencontres,
elle deviendra annoncer la Bonne Nouvelle du salut pour tous
particulièrement lors de sa rencontre avec la Cananéenne ( M t
15, 21-28). Jésus devient autre par et dans l a force des
rencontres. Dans le récit de Marthe et Marie, l'attitude de
Jésus semble motivée par son désir d'être fidèle h sa mission
même avec des amies très chères. Sa mission lui colle à la
peau, il ne peut s'en dé£aire où qu' il soit, avec qui que ce
soit. Aussi en demandant l'hospitalité chez Marthe et Marie,
Jésus reste fondamentalement lui-même et le devient de plus en
plus, devant les autres tout comme devant Dieu son Père. Dans
son coeur à coeur avec Marie qui s'assoit à ses pieds dans
l'attitude du disciple, il parle de sa vie, de la compréhension
de sa mission, de ses questions, du désir de Dieu perçu sur sa
vie, des vagues qu'il soulève sur son passage- La mission de
Jésus apparaît autant qualité de vie avec Dieu qu'avec Marthe
et Marie dans un temps de gratuité, de visite, d'intimité.
Marie reçoit ses confidences avec une grande joie. Marthe en
est exclue par son propre choix de vie. Bien que disciple elle
aussi, elle l'est à sa façon non sous le mode de l'écoute
confiante mais sous celui du faire inquiet. Et à sa demande de
se faire aider par Marie et de prendre position sur le choix de
Marie, Jésus la renverra à ce qu'il juge essentiel. Cet
essentiel, c'est de recevoir sa parole dans la foi, la paix et
la confiance plutôt que de se faire trop de souci pour les
besoins matériels et risquer ainsi de perdre de vue la Bonne
Nouvelle que Dieu vient, à travers lui, apporter. Cette
nouvelle consiste à redonner espoir à ceux et celles qui l'ont
perdu et à annoncer la venue d'un règne de paix et de justice.
1.4 Lecture religieuse1

Le rapport Dieu chez Marthe, Marie et Jésus-

Chacun des personnages a un rapport à Dieu différent. Tous


sont de souche et de foi juives mais appelés à évoluer vers une
foi autre à cause de l'accomplissement de la mission de Jésus.

Luc, dans le chapitre 10 d'où est issu ce texte, raconte


l'envoi en mission par Jésus de 72 disciples leur disant
d'annoncer l'arrivée du règne de Dieu de maison en maison et
d'accepter l'hospitalité des "hommes de paix" (au verset 6 )
rencontrés sur leur passage. N'est-ce pas ce que fait Jésus
avec Marthe et Marie! De plus, dans ce même chapitre, Jésus
répond à un légiste qui lui demande quoi faire pour recevoir en
partage la vie éternelle, 11 le renvoie à la Loi qui dit:
aimer Dieu et son prochain comme soi-même, c'est "le"
commandement par excellence. Aimer Dieu, n'est-ce pas ce à
quoi s'initie Marie! Ce récit du légiste est suivi de la
parabole du bon Samaritain qui démontre que le disciple de
Jésus est appelé à se faire le prochain de toute personne dans
le besoin, à s'en approcher avec amour quelle qu'elle soit.
N'est-ce pas ce que tente de faire exagérément Marthe!

Le rapport à Dieu de chacun des personnages du récit de Jésus


chez Marthe et Marie passe par le rapport avec les réalités d e
la vie quotidienne: hospitalité, repas, sentiments divers,
communication. Ainsi la vie quotidienne est le lieu oh naît et
se développe le rapport à Dieu qui est confronté avec la façon
dont les autres le vivent. L'expérience religieuse de Marthe
est durement confrontée à celle de Marie; celle de Marie est
accueillie par Jésus mais rappelée par Marthe à un juste

1 La grille de lecture religieuse vise à cerner les rapports avec la réalité


ultime mis en jeu par différents personnages avec des réalités quotidiennes -
Ce rapport peut être mis en scène soit en actes, soit en paroles, inséré ou
non dans une tradition religieuse, confronté ou non à la pratique de
1 'Evangile.
équilibre; celle de Jésus passe par l'accomplissement de sa
mission tout comme par sa relation à Dieu et aux autres.

A 1 ' intérieur d'une maison amie, d'une communauté d e foi, Jésus


est accueilli pour lui-même et pour ce qu'il représente: la
médiation par laquelle le règne de Dieu arrive,

Marthe l'accueille en disciple centré sur la sollicitude, sur


la charge liée a la solidarité dans l'humble concret de la vie
quotidienne- Son rapport est mis en scène dans le récit.
Jésus remet en cause ce rapport trop enroulé sur lui-même
auquel semble manquer la dimension écoute de la parole et
communion a sa personne. 11 lui signale que la sollicitude
peut devenir de l'activisme et de l'inquiétude stérile, Mais
a cause de ce qui précède en Luc 10 et de bien d'autres
indications de lqEcriture, il est difficile de croire que la
dimension service. sollicitude à l'autre soit exclue de la
relation a Dieu.

Marie accueille Jésus en disciple qui l'écoute et fait sien son


enseignement. La Bonne Nouvelle transmise par Jésus, la
recherche d'accomplissement de son être et de sa mission sont
totalement reçus par Marie. Jésus confirme Marie dans son
attitude réceptive à sa parole. Si celle-ci appelle à la
communion, elle invite aussi à la sollicitude dans la vie
quotidienne. ce que Marie devra sans doute développer
minimalement au fil du devenir de son expérience religieuse.

Jésus est tout entier consacré a sa mission: l'annonce de la


venue du règne de Dieu. Avant d'arriver chez Marthe et Marie,
il était en route avec ses disciples pour remplir sa mission
(v. 38). Dans la maison de Marthe, c ' est par sa présence et sa
parole qu'il poursuit sa mission; ailleurs, outre sa parole,
ses gestes parleront grandement. La médiation de sa parole
montre qu'il vit en intimité avec Dieu puisque sa vie lui est
consacrée. Sa parole crée un espace d'invitation à la foi,
d'ouverture et de remise en question pour vivre le rapport
Dieu dans toutes ses dimensions. Sa pri-se de position en
faveur de l'option de Marie montre la prédominance de la
communion sur le service marqué par le souci et 1 ' activisme.
Elle peut vraisemblablement sous-tendre aussi la nécessite de
s'ouvrir à la sollicitude pour éviter que le rapport à Dieu
centré unilatéralement sur la communion favorise l'évasion ou
la fuite hors des contingences de la vie.

Le rapport à Dieu se bâtit donc dans le temps et dans l'espace


des réalités de base de la vie. Il se concrétise dans un
cheminement spécifique à chacun. 11 est marqué par la
résonance intérieure qu ' amènent les événements de la vie et les
réactions des autres face à la façon de vivre ce rapport- Il
comporte plusieurs facettes. Il a cependant son coeur dans
l'intimité entre Dieu et chacun. Et parce qu'il se vit avec
les autres, dans la famille, la communauté, le monde, et non
pas seul, le rapport à Dieu concerne soi, les autres, le monde
et Dieu lui-même.
Lecture politique ecclésiale'

La famille et le repas dans l'apprentissage de la vie de foi-

11 émerge de ce texte deux groupes auxquels les personnages


appartiennent. Le premier, c'est le groupe famille, Marthe et
sa soeur. Le deuxième, c'est le groupe public des disciples de
Jésus, prophète itinérant. Jésus, le personnage public et
l'ami, est accueilli dans le groupe famille.

Le groupe famille est représenté par la maison (v, 38) où


vivent Marthe et Marie et chez qui Jésus trouve l'hospitalité
en tant qu'ami et en tant que personnage public remplissant une
mission et ayant une renommée qui le précède et qui le suit.
La famille, d'après ce texte, se caractérise par l'écoute
(Marie) et par le service (Marthe), deux façons d e concevoir et
de vivre la r e l a t i o n à l'ami et la vie de disciple de Jésus.

Dans le groupe famille, Marie, c'est la femme du salon.


Marthe, c'est la femme de la c u i s i n e 2 . Que fait-on au salon?
On s'assoit entre amis, on échange dans l'intimité et le
confort, on refait le monde à sa façon, on communie ii ce qui
fait l'essentiel de l'autre. Que fait-on à la cuisine? On
s'occupe de réalités concrètes: préparer les mets, dresser la
table, créer de l'atmosphère pour que le repas soit un lieu
d'intimité, de bien-être, de communion, de partage, d'alliance
tout autant qu'un lieu pour se sustenter puisqu'il faut manger
pour vivre. Le salon est attrayant, plus facile, plus
comblant. La cuisine est nécessaire, plus humble, a la longue

1 La grille de lecture politique ou ecclésiale vise à cerner les rapports


aux autres soit à L'intérieur d'un même groupe, soit dans les rapports des
sous-groupes entre eux, soit dans les rapports des groupes avec des
collectivités séculières et religieuses. Elle fait découvrir la genèse, le
développement ou la dégénérescence des rapports sociaux et ecclésiaux.
2 L'anachronisme cuisine-salon utilisé veut montrer par la réalité
d'aujourd'hui la différence majeure entre deux perceptions qui amène une
dynamique de moindre solidarité dans un même groupe.
plus vidante. La solidarité familiale passe à la fois par le
salon et par la cuisine. Or Marthe, confinée à la cuisine, se
désolidarise de la parole. Et Marie, confinée au salon, se
désolidarise du repas. Dans la communauté familiale, chacun(e )
garde ses différences mais n'y a-t-il pas un appel à faire la
vérité dans l'amitié et la foi communes qui, toutes deux, ont
souvent des accents qui peuvent devenir conflictuels? Une
saine confrontation peut faire aboutir à une vie plus dense .

avec Dieu et avec les autres tout en maintenant prioritaire ce


qui fait la différence et la couleur de chacun(e).

On se trouve face à une famille unie dans l'hospitalité mais


divisée dans son fonctionnement. Or, chez les Juifs, le repas
est un grand geste humain qui crée entre les convives une
communauté de vie. 11 peut être simple marque de politesse
dans l'hospitalité, signe de reconnaissance, signe de
réjouissance ou action de grâces au Dieu qui sauve. Pour
chaque communauté familiale, il pouvait avoir un caractère
sacré, il est alors un temps de partage de la parole et du
pain, un temps de reappropriation du passé, du présent et de
l'avenir, un temps d'action de grâce pour les merveilles de
Dieu. Le repas est un geste de solidarité qui permet de
commémorer ses racines et de célébrer l'alliance avec Dieu. 11
n'y a donc pas d'exclusion entre la parole et le pain, il y a
plutôt cornpénétration, équilibre, solidarité,

Pour Jésus qui veut faire connaître Dieu, son Père, annoncer
1 'avènement du règne de Dieu et commencer à le bâtir, il se
promène d e village en village, de maison en maison. Il utilise
les lieux et édifices publics pour parler aux foules et poser
des gestes de salut. Il utilise aussi les lieux privés pour le
faire. Ainsi le voit-on souvent profiter des repas pour
refaire l'amitié, pour réintégrer les pécheurs, pour répondre
à ceux qui veulent le mettre en contradiction. Jésus utilisera
la réalité du repas la veille d e sa mort, pour symboliser par
avance, par le partage du pain, le don de sa vie à tous; il
demandera que ce repas soit refait en sa mémoire pour
actualiser de façon permanente les fruits du don de sa vie à
son Père pour nous,

C'est donc dire que le prophète itinérant, l'homme public tout


comme l'ami, connaît la valeur du repas pour favoriser la
rencontre d e la communauté familiale et croyante. Pourquoi se
dissocie-t-il de Marthe, la femme de la cuisine au profit de
Marie, la femme du salon? 11 veut indiquer que l'intensité du
souci des choses temporelles peut dgtourner de l'essentiel:
l'écoute et l'accueil de la Parole de Dieu apportée par lui.
Ce n'est pas la réalité du service symbolisé par la préparation
du repas que Jésus nie; c 'est l'accent mis sur 1 ' inquiétude,
le souci et l'agitation qu'il denonce au profit de l'accueil,
de la paix, de la communion à sa parole pour qu'elle fasse
naître à la foi et à l'engagement. Le personnage public ne
peut être démenti par l'homme privé.
UNE 1NTERPRETAT ION GLOBALE

Quel éclairage peut-on tirer de la lecture qui précède d e Luc


1 0 , 38-42 pour la définition d'une spiritualité de la vie en
plein monde? Plusieurs éléments peuvent aider à comprendre
certains traits d'une spiritualité d e la vie en plein monde.

2.1 Deux facettes majeures inséparables

Il y a plusieurs facettes dans la façon de vivre sa relation a


Dieu dans la vie en plein monde. Et chaque personne peut
développer davantage une facette qu'une autre selon l'attrait
et Ia vocation qui l u i sont personnels mais elle est invitée à
respecter une imbrication minimale entre ces facettes, pour
leur incarnation concrétel.

Les dewr facettes présentes dans ce texte sont "le faire pour"
ou le service des autres dans la vie concrète et ''l'être avec"
ou l'intimité avec Dieu, avec sa Parole. Or les dewr y sont
vécues de façon excessive et unilatérale. "Le faire pour" s'y
vit sous le mode de l'exagération, de l'inquiétude, de
l'agitation et du regret de ne pas pouvoir être plus en
intimité avec D i e u et sa Parole. "L'être a v e c " , la communion
intime avec Dieu et sa Parole se vit sous le mode de l'absence
de sollicitude pour les besoins primaires des personnes et dans
l'évasion des contingences nécessaires de la vie concrète.

2.2 En l i e n avec l e s r é a l i t é s humaines et les


composantes de la personne

La relation à D i e u passe par les réalités humaines concrètes


propres à la vie de chaque personne, propres à l'ordinaire de
chaque vie. Elle passe aussi par toutes les composantes qui

1 Breton, Jean-Claude, "Intériorité et action: exclure ou harmoniser".


Coimuunauté chrétienne 111 (1980) 238-245.
font la personne. Dans le texte de Marthe et Marie, ces
réalités de la vie et ces composantes de la personne sont:

- l'hospitalité, la communication, le repas (lecture de sens)

- l'originalité d'être et le cheminement individuel vers l a


croissance et ses défis (lecture d'identité)

- la responsabilité de s a vie et sa contribution à la qualité


de la vie là où l'on est enraciné (lecture morale)

- les diverses dimensions du rapport a Dieu - aimer Dieu e t son


prochain comme soi-même - qui naissent et se développent dans
la vie et ses réalités quotidiennes; les diverses composantes
de la personne qui entrent dans le rapport à Dieu: le je, les
autres, le monde (lecture religieuse)

- l'appartenance à un groupe humain de base, le respect des


différences et la confrontation au sein de ce groupe (lecture
politique ou ecclésiale).

Dieu se donne à connaître, rencontrer et à aimer non


seulement dans son Fils, dans s a Parole et dans des médiations
symboliques mais aussi dans les réalités de la vie et dans la
prise au sérieux des diverses composantes de la personne.
Réalités de la vie et composantes de la personne ouvrent donc
sur l'intimité avec lui comme celle-ci tourne vers le réel.
"On n'arrive pas à l'intériorité en sortant de quoi que ce soit,
mais bien en pénétrant au coeur même de la réalité tout entière.
( - - . ) La personne intérieure est celle qui est assez en contact
avec son propre coeur pour aborder tous les êtres par leur face
intérieure, qui est leur vrai visage.( . . . ) Notre Dieu, le Dieu
de Jésus, n'habite aucun Ailleurs. 11 est plus présent a nous
que nous ne le sommes à nous-mêmes. C'est donc dans la nesure
où nous sommes en contact avec nous-mêmes et que nous vivons
notre vie avec intensité que nous avons le plus de chances
d'entendre sa voix. Mais il est aussi au coeur de chacun de nos
frères les humains, au coeur de leurs luttes et de leurs
angoisses comme de leur paix et de leurs joies. 11 est au coeur
des recherches et de llEvolution de la société civile comme de
la communauté des croyants. Dans la mesure où 1 'homme sait
renoncer à vivre en superficie - dans la mesure où il renonce
à la "fascination de la bagatelle" (Sg 4.12) - et où il aborde
les personnes et les choses par l ' i n t é r i e u r , i l rencontre Dieu.
La face intérieure de toute personne est l e reflet de l a face
de ~ieu"'.

2.3 En lien avec la présence à soi

Dans le récit tout comme dans la vie humaine concrète, la


sensibilité des personnes, leurs sentiments, leurs états d ' âme
ont une grande importance pour les ouvrir sur elles-mêmes, s u r
la qualité d e leur rapport aux autres et à Dieu. Ainsi Marthe
ressent au point de départ son isolement, son désir d'être
aidée, d'être plus avec Jésus et elle risque une parole.
Marie, d e son côté, ressent sa proximité avec Jésus et sa joie
d ' être avec lui jusqu ' à ce que Marthe vienne la questionner sur
l'unidimensionnalite de son amour. Jésus se laisse aimer
différemment par ses deus amies jusqu'à ce que l'intervention
de Marthe l'amène prendre position sur la nature de la
relation à Dieu.

Les sentiments nous sont donc révélés du dedans, par l'écoute


intérieure, ou du dehors par l'écoute de personnes,
d'événements ou de situations dans le monde. Ainsi
l'expérience de Dieu passe pratiquement toujours par la
présence de sentiments intérieurs, par leur conscientisation et
par l'interprétation de leur signification. Cette
signification trouvée et accueillie peut être suivie d'un
quelconque pas en avant, à plus ou moins long terme, s'il y a
recherche réelle de croissance personnelle.

Cependant les sentiments peuvent jouer différemment car ils


peuvent asservir la personne ou la servir. Ils asserviront la
personne si la concentration sur ce qui se passe à l'intérieur
en reste la ou si elle aboutit à faire qu'elle se replie sür
elle-même, s'enferme dans cette introspection au lieu de
s'ouvrir à la vie, aux autres ou Dieu, comme il aurait pu

1 Veilleux, Armand, "Habiter son coeur". Communauté chrétienne 111 (1980)


111, 205, 208, citation dans Dufour, Simon, dans Devenir libre dans l e
Christ. Eduquer à la foi aujourd'hui. Ed. Anne Sigier, Québec, 1987.
arriver à Marthe.

Ils serviront la personne s'ils sont utilisés c o m m e des


antennes qui emergent et parlent à l'intériorité, comme des
indicateurs qui invitent à prendre au sérieux les intuitions,
les perceptions ressenties pour se faire proche de soi, des
autres ou de Dieu. Ainsi fait Marthe pour elle-même. En plus,
Marthe devient pour les deux autres personnages du récit,
l'élément extérieur qui les appelle à se remettre en question.
Les perceptions venant de l'intérieur ou celles qu'on laisse
entrer en soi de l'extérieur favorisent la connaissance d e soi,
d e s e s forces e t d e ses limites, dans l a recherche d'une
relation à Dieu plus authentique,
"Nos sentiments sont ambigus. Ils peuvent certes nous voiler
la Présence personnelle qui s'offre à nous au coeur d'une
expérience spirituelle- Mais ne peuvent-ils pas également nous
servir d'indicateurs d'une réalité qui se laisse entrevoir comme
autre que ce que nous pensions en connaître? Sommes-nous
suffisamment conscients de l'aide que nos sentiments nous
apportent dans nos découvertes et redécouvertes de sens? En
vérité, nos sentiments sont souvent porteurs de perceptions de
nature & nous rapprocher de Dieu. Ils nous amènent à faire des
percées spirituelles et à nous rendre compte de La présence
d'intuitions qui risqueraient autrement de passer inaperçues.
S'ils sont préparés et suivis par une quête de sens, nos
sentiments nous permettent de laisser émerger en nous un Mystère
qui concerne toute notre personne, esprit, coeur et sensibilité.

(...) Telle est l'ambiguïté des sentiments: ils sont


susceptibles aussi bien d'amener l'individu à cultiver une
intériorité repliée sur elle-même que l'aider à établir un
rapport existentiel entre lui et son Dieu.

( . . .) D'une part, les sentiments ouvrent l'être à Celui qui seul


peut le combler; d'autre part, ils peuvent devenir des idoles
et replier l'individu ou le groupe religieux sur lui-même. La
parole de Dieu a pour fonction d'interpréter et de situer
l'expérience de Dieu qui se fait à travers le désir et les
sentiments; elle donne signification et direction à
l'expérience sentie d'une Réalité qui dépasse cette expérience
elle-même; elle ouvre le méditant ou 1 ' homme de prière aux
impératifs de l'amour du prochain et de la recherche de Dieu
pour LU i -même'".

1 Roy, Louis, La foi en quête de cohérence. Bellarmin, Montréal, 1988, chap.


9 intitulé "~ntérioritéet relationnalité", p. 109, 110, 111.
2.4 En l i e n avec l'ouverture & la v i e

Par rapport aux exigences de la vie, l'expérience de Dieu peut


favoriser 1 ' isolement symbolisé par Marie ou 1 ' ouverture
symbolisée par Marthe.

Si elle amène à se désolidariser des réalités de l'existence,


elle peut aussi amener à oublier ses faiblesses personnelles et
à se perdre dans un Dieu vidé de son souci des personnes et de
leur situation concrète. Elle ressemble à de la fuite, à de
l'illusion et s'exprime dans la cécité, l'éloignement ou la
négation face aux besoins du prochain.

Si elle s'ouvre aux exigences de la vie, elle sera plutôt du


côté du réalisme, de l'engagement. A ce moment, elle
aiguillonnera la personne pour que celle-ci prenne au sérieux
la présence à soi, pour qu'elle reconnaisse ses limitations
personnelles, qu'elle travaille sur elle-même pour arriver,
dans sa recherche de vérité, h une plus grande ouverture aux
autres, au monde et à Dieu. Elle aiguillonnera aussi la
personne pour qu'elle porte de l'intérêt et tienne compte de
l'environnement mondain dans lequel elle v i t et qui est appelé
à devenir Royaume de Dieu, sans cependant s'y engloutir et
oublier de se relier à la source de son agir. Ainsi
l'expérience de Dieu peut se vivre de façon désincarnée ou
incarnée. Plus elle est incarnée, plus elle apparaît
authentique- Dans le récit, Marthe et Marie ont toutes deux
des pas à faire pour poursuivre leur expérience de Dieu. Seule
l'épreuve du temps peut confirmer la qualité de cette
expérience .
"L'expérience spirituelle peut aussi bien aboutir à une fuite
de la réalité qu'à une incarnation des intuitions religieuses
dans un style de vie plus humain. Tout dépend de l'attitude
globale qu'on est amené à prendre face à l'existence. Si la
logique spirituelle en cause pousse l'individu à tourner le dos
aux enjeux éthiques, cette logique a besoin d'être libérée ou
même renversée. Ainsi une recherche d'intériorité où l'on vise
à fuir sa misère personnelle, à nier sa finitude ou à se perdre
dans un vide parfois qualifié de divin, ne peut que rationaliser
une insensibilité aux besoins du prochain, considérés comme
aussi illusoires que les siens propres. Si, au contraire, la
dynamique spirituelle incite la personne à s'ouvrir davantage
aux exigences de son humanité, le mouvement est bon et la
direction est évangélique. La règle de l'incarnation joue ici
un rôle capital. Jésus nous a montré que sa prière ne s'est pas
développée sans exercer une influence décisive sur ses relations
avec autrui.( ...) La découverte du Dieu de Jésus ne peut que
sensibiliser le croyant aux exigences de la justice; la
rencontre de Dieu qui s'est fait homme ne peut que l'encourager
a incarner dans ses relations horizontales l'amour qu'il gofite
dans la prière"1.

2.5 Une union du dedans et du dehors

L'interprétation de la réponse de Jésus à Marthe peut se


comprendre ainsi: "l'être avec" est premier en ce sens qu'il
est ce qui doit animer toute la vie y compris le service.
Sinon la vie et le service se perdent dans l'inquiétude,
l'activisme ou la fuite et Dieu lui-même est perdu de vue.
D'autre part, demeurer dans l'intimité ou 1 'amour de Dieu ne
dispense pas d'un service minimal, d'une certaine sollicitude
envers les autres. Ainsi tant la sollicitude excessive pour
les autres que la seule communion intime avec Dieu privée de
sollicitude ne sont l'un ou l'autre le tout de l'amour de Dieu-

Autrement dit, la spiritualité de la vie en plein monde cherche


à opérer une synthèse vitale entre "l'être avec" et "le faire
pour" de sorte que Dieu puisse être rencontré en tout, à
l'occasion de tout sans sortir les personnes de leur vie et des
appels qui y retentissent. Il s'agit alors de devenir en état
d'intimité quasi permanente avec Dieu dans le service des
autres tout comme dans l'écoute de la Parole elle-même. 11
s'agit de le devenir tout autant dans 1 'écoute que dans la
réponse aux invitations de Dieu à travers ce qui constitue l a
vie: ses crises, ses défis, ses souffrances, ses manques, ses
dons, ses désirs, ses pauvretés, ses plaisirs, ses
responsabilités, ses violences etc. ta spiritualité de la vie
en plein monde cherche à unir intimement ce qui fait le dehors
de la personne et son dedans,

1 Roy, Louis, Op. c i t . , p . 111-112.


Chaque personne est invitée à faire un effort quotidien pour
demeurer a l'écoute de ses sentiments, de la vie, du monde et
de Dieu, à travers la vie extérieure et la vie intérieure.
Cependant, il ne faut pas oublier que ce n'est pas cet effort
seul qui garantit la qualité de l'expérience de Dieu. C'est
tout A la fois faire pleinement confiance à Dieu qui se fait
présent et agissant gratuitement et vivre pleinement tout ce
qu'on a à vivre comme si le sort du monde en dépendait, Enfin,
le rapport à Dieu respecte le rythme de croissance et
l'itinéraire de vie de chacun, que l'on ressemble davantage à
Marthe ou à Marie, ou que 1 'on ait opéré une synthèse vitale
entre le dedans et le dehors. Dieu vient insuffler une
animation, une respiration, une coloration au vécu profond des
personnes, il vient donner accès à la face intérieure et
invisible des choses.

En conclusion, nous aimerions revenir sur les interprétations


ou utilisations déjà faites du texte de Marthe et Marie
signalées au début de ce chapitre.

Par rapport à la première utilisation mentionnée: devenir


comme femme disciple de Jésus, nous ne mettons pas en question
que Marie comme femme soit reconnue disciple de Jésus, fait
nouveau à cette époque. Selon cette interprétation, l'attitude
de Jésus à l'égard de Marthe pourrait même signifier
l'invitation lancée à cette dernière de délaisser les tâches
envahissantes coutumières aux femmes pour vivre elle aussi à
plein la condition de disciple.

Par rapport a la deuxième utilisation mentionnée: comparer la


valeur de l'écoute et de l'action, nous avons voulu nous
défaire d'une interprétation limitative et faussée donnant
priorité à la contemplation sur l'action. En effet ce texte ne
parle pas de contemplation mais d'écoute de la parole de Dieu.
Nous avons voulu montrer l'importance tant de l'écoute que de
l'action dans toute vie spirituelle chrétienne et leur
nécessaire harmonisation même si le dosage de l'une et de
l'autre peut être différent selon les personnes et leur
vocation- Sans vouloir les opposer ou montrer la supériorité
de l'une et de l'autre, nous avons voulu signaler la
possibilité de vivre en intimité avec Dieu tant par ses
médiations symboliques que par les réalités de la vie et les
composantes de la personne.

Par rapport à la troisième utilisation mentionnée: élucider le


premier commandement, cette interprétation peut se faire en
situant le texte dans le contexte d'ensemble du chapitre, ce
que nous avons fait dans la lecture religieuse. Cependant,
notre lecture nous amène interpréter ce texte comme
illustrant l'inséparabilité des deux commandements dans le
quotidien plutôt que comme élucidant seulement le premier.

Enfin par rapport la quatriéme utilisation mentionnée :


montrer en Marthe une foi active d'apôtre en reliant le texte
de Luc IO, 38-42 à celui de Jean 11, 1-44, nous avons voulu
pour notre part rhéabiliter la figure de Marthe dans le texte
de Luc lui-même et situer B sa juste place celle de Marie. Car
Marthe, si souvent dévalorisée, rejoint davantage la vie laïque
et ses contraintes que Marie souvent présentée comme
contemplative et désincarnée. Nous avons soulignk dans le
texte de Luc certains traits de Marthe communs aux deux
évangélistes: responsable, réaliste, proche d'elle-même,
confiante en elle, questionnante, capable de prendre la parole,
de contester, et certains traits de Marie: accueillante, à
l'écoute, plutôt silencieuse, sensible et dépendante.

Cependant, nous croyons que notre interprétation demande à être


prolongée pour essayer de cerner davantage comment devenir ou
demeurer en Btat d'intimitd permanente avec Dieu dans
l'ordinaire de la vie sans en sortir. Autrement dit, comment
vivre spirituellement en plein monde en harmonisant en nous les
visages de Marthe et de Marie avec l'option de fond de
s'impliquer dans la vie séculière. Et pour ce faire, nous
avons inventorié certains visages de la tradition chrétienne
pour en choisir un qui pouvait répondre à notre recherche,
celui de Madeleine Delbrêl.
LES TRAITS D'UNE SPIRITUALITE DE L A V I E EN
PLEIN MONDE (surw)

Pour compléter notre incursion biblique, le recours à


1'itinéraire spirituel d' une personne qui a marqué 1 ' histoire
de 1'Eglise nous est apparu important. Pour ce faire, nous
avons cherché dans la tradition chrétienne un témoin qui a vécu
quelque chose qui pourrait se rapprocher d'une spiritualité de
la vie en plein monde et nous aider à en préciser plus finement
les traits marquants . Ainsi pourra-t-on mieux répondre à la
principale requête identifiée dans la première partie- Notre
choix s ' est porté sur Madeleine ~elbrêll.

INTRODUCTION DELBREL

Madeleine Delbrêl est française, elle a vécu de 1904 à 1964.


Son enfance est marquée par des changements de résidence au fil
de l'avancement de la carrière de son père qui était cheminot,
par une santé fragile, par une éducation scolaire et religieuse
quelque peu anarchique au gré de la réception de leçons
particulières. Sa famille étant indifférente à la question
religieuse, c e sont donc des prêtres qui l'éduqueront et la
prépareront à sa première communion 12 ans. Puis les
circonstances de la v i e la soumettront à d'autres influences
telles celles d'amis de la famille et de cours de philosophie
à la Sorbonne, qui feront d'elle une athée aux prises avec

1 Pour une chronologie de la v i e de Madeleine Delbrêl, cf annexe 11.


Notre connaissance de Madeleine Delbrêl provient de 4 écrits dont elle
est l'auteure:
. V i l l e marxiste, terre de mission. Cerf, Paris, 1957.
. Nous autres, gens des rues. Seuil, Paris, 1966.
. ta joie de croire. Seuil, Paris, 1968.
. Commuaautés selon 1 'Evangile. Seuil, Paris, 1973.
et d'une biographie de Guéguen, Jean, Petite vie de Madeleine Delbrêl.
Desclée de Brouwer, Paris, 1995.
l'absurdité du monde et de la mort. A 20 ans, a la suite de la
rencontre de plusieurs chrétiens ordinaires mais significatifs,
elle comprend de l'intérieur qu'elle ne peut laisser Dieu dans
l'absurde et se convertit. Elle se dira éblouie par Dieu:
"Mais si cette rencontre est l'ébouissement de tout nous-même
par Dieu, cet éblouissement, pour être tout à fait vrai, doit
être tout à fait obscur. Avoir la foi vivante c'est être
aveuglé par elle afin d'être conduit par elle... f
1'

Madeleine restera jusqu'à sa mort une éblouie de Dieu après


avoir expérimenté l'absurde et la négation de Dieu. La cécité
de son père, ses difficultés de caractère et le souci de la vie
douloureuse de sa mère l'amènent à renoncer à son désir
d'entrer au Carmel et s'orienter en pleine vie laïque.
Poursuivant des études d'assistante sociale et impliquée dans
le scoutisme, elle rencontre, avec d'autres cheftaines, l'abbé
Lorenzo ; et ensemble, ils approfondissent llEvangile.
L'orientation fondamentale de la vie de Madeleine s'y prend:
vivre radicalement 1'Evangile de Jésus en plein monde, à
travers les réalités les plus signifiantes comme les plus
insignifiantes de la vie quotidienne.

Ce monde ce sera, à partir de 1933, la ville d'Ivry où, en


compagnie d'un petit groupe de femmes laïques désireuses de
suivre le Christ et de vivre 1'Evangile dans le monde, dans
divers métiers, elle découvrira un milieu prolétaire, un milieu
communiste, haut lieu du marxisme en France. Elle travaille
dans le service social privé puis public. Durant la deuxième
guerre mondiale (1939-45), elle intervient avec une grande
compétence et en collaboration étroite avec les communistes au
service de la municipalit6 pour assurer des services sociaux
aux ouvriers et offrir des services d'urgence aux victimes de
la guerre. Madeleine se débat dans sa rencontre avec le monde
athée- Elle décrira la situation de vie du prolétariat, la
séduction du communisme, sa lutte sincère contre l'injustice,

1 Delbrêl, Madeleine, Nous autres, gens des rues. Seuil, Paris, 1966, p.
314. Toutes les citations qui suivent dans le chapitre V proviennent de ce
volume sauf isdication contraire.
le travail exemplaire et acharné de ses militants. Elle dira
avoir vécu une deuxième conversion en choisissant de participer
à la même lutte que les communistes pour la justice humaine
mais en refusant de vivre sans Dieu, en gardant et en disant
ses références: la Parole de Dieu. A rebours, on peut penser
que son expérience de jeunesse lui a permis de comprendre les
incroyants qu'elle a rencontrés par la suite.

Madeleine cherche à unifier en elle -sa foi, son insertion


active en plein monde, 1'Eglise et son amour pour ceux qui
méprisent 1'Eglise tout comme la foi chrétienne. Elle reste
intégrée à 1'Eglise tout en lui reconnaissant un grand besoin
de renouvellement et soumise à la hiérarchie.

Elle crée et anime des petites communautés selon IIEvangile.


Elle réfléchit beaucoup, écrit ses réflexions, correspond avec
nombre de personnes, donne des conférences, suit le Concile
Vatican II. Elle se consacre, par sa vie à Ivry, à une
présence chrétienne en milieu incroyant, à une tâche
d'évangélisation non facultative ni exceptionnelle qu'elle
définit ainsi:
"Dire à des gens qui ne le savent pas, qui est le Christ, ce
qu'il a dit et ce qu'il a fait de façon qu'ils le sachent et
qu'ils sachent que nous en sommes sûrs (...)

"Témoigner par toute une attitude de vie, par des options, par
des actes qui supposent Quelqu'un, invisible mais vivant,
intouchable mais agissantw1.

Madeleine sensibilise à la découverte extraordinaire que chacun


doit être missionnaire la où il est (c'était nouveau de penser
cela en 1950) en acceptant d ' y devenir le prochain de l'autre.
"Si notre force majeure est la passion de Dieu, nous quitterons,
sans même nous en apercevoir, les routes missionnaires
dangereuses. La voie qui nous restera sera vertigineuse mais
elle sera sans danger. Plus exactement le danger sera sans
proportion avec notre force.

Cette passion de Dieu nous révélera que notre vie c h r é t i e ~ eest

1 Op. c i t . , p . 286 et 290.


une marche entre deux abEmes. L'un est l'abîme mesurable des
rejets de Dieu par le monde. L'autre est I'abPme insondable des
mystères de Dieu.

Nous apprendrons que nous marchons sur la ligne médiane où le


bord de ces deux abîmes se rencontrent. Ainsi nous comprendrons
cornent nous sommes médiateurs.

Nous cosprendrons de quelle "alliance" nous sommes dépositaires,


de quelle alliance nous sommes à la fois bénéficiaires et
intendants. Nous cesserons d'être perpétuellement distraits:
distraits du monde par Dieu, distraits de Dieu par le monde.
C'est personnellement, sous le nom dont il a appelé chacun de
nous que nous serons fidèles à Dieu, que nous serons librement
soumis à sa gloire. Mais c'est de la part du monde, c'est de
la part de chaque homme, de tous les hommes que nous serons
fidèles persomellement à sa gloire; cela, non à cause du
monde, non à cause des hommes, mais à cause de Dieu qui a aimé
le monde, qui a aimé les hommes d'un amour premier et gratuit"'.

Et l'image de Dieu q u ' e l l e m a n i f e s t e de façon p a r t i c u l i è r e m e n t


claire e s t c e l l e du visage d e Dieu incarne en Jésus bon, doux
et humble de coeur- M a d e l e i n e a r é h a b i l i t é l a bontg, l a
douceur, l'humilité, l a pauvreté et l'obéissance du Christ et
celles du chrétien.
"La bonté est sans échappatoire. L'Evangile la définit, la
précise, l'exige sans équivoque (...) Le Christ l'a dilatée à
l'extrême ( . .. )

La bonté c'est vraiment la traduction du mystère de la charité.


C'est pourquoi elle n'est authentique, pleine, robuste, sans
boursouflure et sans lacune que si elle est la conséquence de
la charité en nous, que si elle vient de Dieu, que si elle est
un reflet de Dieu ( . . . )

La bonté du Christ est avant tout autre chose: une rencontre


qui nous affirme que nous existons, qui nous rend présent â
nous-nême,qui, avec nous-même, marche dans une v i e partagée" 2 .

Enfin M a d e l e i n e apprend, par toute sa vie e t durant toute s a


vie, la foi a u fil du quotidien. Elle choisit d'être,
inseparablement, pleinement dans la p â t e e t pleinement de D i e u
et de son Eglise. E l l e choisit de faire d e l'ordinaire d e la
v i e et de l'Evangile, l e m a t é r i a u de sa vie spirituelle en

1 Op. cit., p. 232 et 233.

2 4p. c i t . , p . 168, 169, 171.


plein monde. Notre choix s'est porté sur elle pour approfondir
et mettre en lumière les traits d'une spiritualité de la vie en
plein monde et particulièrement l'articulation entre les deux
facettes inséparables identifiées dans le texte de Marthe et de
Marie .

2 . LA PENSEE DE MADELEINE DELBREL

Madeleine Delbrêl a vécu d'une spiritualité de la vie en plein


monde. Les 6crits laissés et colligés pour la plupart après sa
mort nous renseignent sur ce qui l'animait- Ils permettent
d'avoir accès à sa réflexion sur cette vie spirituelle
chrétienne au sein de l'ordinaire de la vie- La présente
partie de la thèse vise donc à identifier dans ses écrits les
principaux éléments de sa pensée sur la spiritualité de la vie
en plein monde. Pour ce faire, nous avons opté pour d'abord
lui donner amplement la parole à travers des textes choisis en
fonction du but poursuivi puis de synthétiser 1 ' articulation de
la pensée déployée1.

2.1 La rue, le monde, lieu de saintete

Pour Madeleine Delbrêl, tout ce qui constitue l'ordinaire de la


vie est un don de Dieu et ce don est complet en lui-même. 11
renferme tout ce qui est nécessaire pour en faire le lieu du
parcours le plus courant vers le salut- Il n'est donc pas
nécessaire, pour ceux et celles dont la vocation est dans le
monde, de s'en retirer pour accéder au salut.

1 A notre connaissance, il existe peu d'études sur Madeleine Delbrêl. Deux


biographies thématiques ont été faites par des personnes qui l'ont connue:
. Boismarmin, Christine d e , Madeleine D e l b r ê l . Rue des villes chemins de
Dieu. Ed. Nouvelle Cité, Paris, 1985.
. Loew, Jacques, Vivre 1 'Evangile avec Madeleine Delbrêl . Ed. du Centurion,
Paris, 1994.
. On peut signaler aussi Pitaud, Bernard, Madeleine Delbrêl lue et relue par
Bernard P i t a u d . chez l ' a u t e u r , 21, rue dtAssass,75006 Paris et quelques
travaux universitaires en français, en allemand et en espagnol.
"Il y a des gens que Dieu prend et met à part.
11 p en a d'autres qu'il laisse dans la masse, qu'il ne "retire
pas du monde". Ce sont des gens qui font un travail ordinaire,
qui ont un foyer ordinaire ou sont des célibataires ordinaires.
Des gens qui ont des maladies ordinaires, des deuils ordinaires.
Des gens qui ont une maison ordinaire, des vêtements ordinaires.
Ce sont les gens de la vie ordinaire- Les gens que l'on
rencontre dans n'importe quelle rue.

Ils aiment leur porte qui s'ouvre sur la rue, comme leurs frères
invisibles au monde aiment la porte qui s'est refermée
définitivement sur eux.

Nous autres, gens de la rue, croyons de toutes nos forces que


cette rue, que ce monde où Dieu nous a mis est pour nous le lieu
de notre sainteté. Nous croyons que rien de nécessaire ne nous
y manque, car si ce nécessaire nous manquait, Dieu nous 1 'aurait
déjà donné"'.

2.2 A u coeur de la vie, des creux de silence

P G U ~M. D e l b r ê l , le silence nécessaire à la prière ou à 1'état


d' intimité quasi permanente avec Dieu dont nous parlions dans
le chapitre précédent existe au coeur de la vie quotidienne.
Savoir le trouver et le prendre par-delà l'agitation intérieure
occasionnée par la vie et au sein de la rue est le propre d'une
spiritualité incarnée dans la vie en plein monde.
"Le silence ne nous manque pas, car nous 1 ' avons. Le jour où
il nous manque, c'est que nous n'avons pas su le prendre.
Tous les bruits qui nous entourent font beaucoup
moins de tapage que nous-mêmes.

Le vrai bruit, c'est 1 'écho que les choses ont en nous. Ce


n'est pas de parler qui rompt forcément le silence. Le silence
est la place de la Parole de Dieu et si, lorsque nous parlons,
nous nous bornons à répéter cette parole, nous ne cessons de
nous taire.

Les monastères apparaissent comme les lieux de la louange et


comme les lieux du silence nécessaire à la louange.

Dans la rue, pressés dans la foule, nous établissons nos âmes


comme autant de creux de silence où la Parole de Dieu peut se
reposer et retentir"1 .

2 Op. cit-, p. 67-68.


191

2.3 D e s relais de solitude h a b i t é s par Dieu

P o u r M . D e l b r ê l , les journées sont pleines de moments de


petites solitudes aussi importantes pour nos vies que ne le
sont les déserts pour des vies de grands saints. Ces déserts
comme les petites solitudes des vies ordinaires sont des lieux
habités par Dieu ou il se donne à rencontrer et à aimer. Une
condition est requise, l'ouverture du coeur.
"Comme celui qui quitte Paris pour l e désert sourit de loin à
la solitude; comme le voyageur attend d'un coeur dilaté les
longs jours passés sur la mer; comme le moine caresse des yeux
Les murs de sa clôture, ainsi dès Le lever, ouvrons nos âmes aux
petites solitudes de la journée.

Car ces minuscules solitudes sont aussi grandes, aussi


exaltantes, aussi saintes que tous les déserts du monde, elles
sont habitées par le même Dieu, le Dieu qui fait la solitude
sainte.

Solitude de la rue noire qui sépare la maison du métro, solitude


d'une banquette ou d'autres êtres portent leur part du monde,
soli tude des longs couloirs où coule le flot courant de toutes
les vies en route vers une nouvelle journée. Solitude de
quelques minutes où, accroupi devant le poêle, on attend la
flamme du petit bois avant de mettre le charbon; solitude de
la cuisine devant la bassine aux légumes. Solitude à genoux sur
le plancher qu'on frotte, dans l'ailée du jardin où l'on cherche
un pied de salade. Petites solitudes de l'escalier monté et
descendu cent fois par jour. Solitude des longues heures de
lessive, de raccommodaqe, de repassage.

Solitudes que nous pourrions redouter et qui sont l'évidement


de notre coeur: aimés qui s'en vont et qu'on voudrait garder;
amis qu'on attend et qui ne viennent pas; choses qu'on voudrait
dire et que personne n'écoute, étrangeté de notre coeur parmi
les hommes.

Le premier pas dans la solitude, c'est un départ. Les vrais


déserts se gagnent, dans les deux sens du mot, en prenant le
train, l e bateau ou l'avion. Nous ne savons pas discerner les
multiples petits départs qui jalonnent une journée, c'est
pourquoi nous n'aboutissons pas toujours aux solitudes qui sont
l e s nôtres, aux solitudes qui nous ont été préparées.
Parce qu'un relais de solitude n ' e s t séparé de nous que par
l'épaisseur d'une porte ou par l'étape d'un quart d'heure, nous
lui refusons sa valeur d'éternité, nous ne la prenons pas au
sérieux, nous ne I f abordons p a s comme un paysage unique, apte
aux révélations essentielles.

c'est parce que notre coeur est dépourvu d'attente que les puits
nos journées nous refusent 1 ' eau
de sol i tude dont sont parsei~~ées
vive dont ils débordent. Nous avons la superstition du temps.
Si notre amour demande du temps, 1' amour de Dieu se joue des
heures et une âme disponible peut être bouleversée par lui en
un instant. "Je te conduirai dans la solitude et je parlerai
à ton coeur". Si nos solitudes sont pour nous mauvais s
adductrices de la Parole, c'est que notre coeur est absent 'fi .

2.4 La docilité aux circonstances de la v i e

Pour M. Delbrêl, la v i e elle-même parsemée de toutes sortes


d'événements, de sentiments parfois recherchés, souvent
imprévisibles et dérangeants, nous apprend la docilité. Celle-
ci amène à consentir aux dons que Dieu f a i t s & travers
l'ordinaire de la vie, à se livrer sans résistance aux menues
circonstances de la v i e en croyant avec certitude que Dieu, à
travers elles, nous propose de grandir dans la v i e avec lui.
e es menues circonstances sont des "supérieures" fidèles. Elles
ne nous laissent pas un instant et les "oui" que nous devons
leur dire succèdent les uns aux autres.

Quand on se livre à elles sans résistance, on se trouve


merveilleusement libéré de soi-même. On flotte dans la
Providence comme un bouchon de liège dans l'eau.

Et ne faisons pas les fiers: Dieu ne confie rien à l'aventure;


les pulsations de notre vie sont immenses, car i l les a toutes
voulues. Dès le réveil, elles nous saisissent. C'est la
sonnerie du téléphone. C'est la clé qui tourne mal. C'est
l'autobus qui n'arrive pas, qui est complet, ou qui ne nous
attend pas. C'est notre voisin de banquette qui tient toute la
place; ou la glace qui vibre à nous casser la tête.
C'est l'engrenage de la journée, telle démarche qui en appelle
une autre, tel travail que nous n'aurions pzs choisi.

C'est le temps et ses variations exquises parce que absolument


pures de toute volonté humaine. C'est avoir froid ou c'est
avoir chaud, c'est la migraine et c'est le mal aux dents; ce
sont les gens que 1 'on rencontre. Ce sont les conversations que
nos interlocuteurs choisissent. C'est le monsieur mal élevé qui
nous bouscule sur le trottoir; ce sont les gens qui ont envie
de perdre du temps et qui nous happent.

L'obéissance, pour nous, gens de la rue, c'est encore de nous


plier aux manies de notre époque quand elles sont sans malice.
C'est d' avoir le costume de tout le monde, les habitudes de tout
le monde, le langage de tout le monde.

C'est lorsqu'an vit à plusieurs, d'oublier d'avoir un goût et


- - --

1 Op. c i t . , p . 84-85.
de laisser les choses à la place que les autres leur donnent.
La vie devient une sorte de grand film au ralenti. Elle ne nous
donne pas le vertige. Elle ne nous essouffle pas. Elle ronge
petit à petit, fibre par fibre, l a trame du vieil homme, qui
n'est pas raccommodable et qu'il faut totalement renouveler.
Quand nous nous sommes accoutumés à livrer ainsi notre volonté
au gré de tant de minuscules choses, nous ne pouvons pas trouver
difficile, quand l'occasion s'en présente, de faire la volonté
de notre chef de service, de notre mari ou de nos parents.
Et nous espérons bien que la mort même sera facile. Elle ne
sera pas une grande chose, mais une sui te de petites souffrances
ordinaires l 'une après 1 ' autre consenties"'.

Dans chaque acte, recevoir donner Dieu

Pour M. Delbrêl, recevoir et donner Dieu se v i v e n t dans la


docilité renouvelée à ce qui arrive, 11 s'agit de ne refuser
aucune incarnation de cet amour et de ne se laisser posséder
par aucune, Ainsi chaque petit geste qui unit amour de Dieu et
amour d e 1'autre a valeur d'éternité puisqu'il est à la f o i s
g e s t e où Dieu e s t donné et geste où Dieu est reçu.
"NOUS autres, gens de la rue,( ...) nous ne pensons pas que
1 ' amour soit chose brillante mais chose consumante; nous pensons
que faire de toutes petites choses pour Dieu nous le fait autant
aimer que faire de grandes actions. . . Nous savons que tout
notre travail consiste à ne pas gesticuler sous la grâce, à ne
pas choisir les choses à faire et que c'est Dieu qui agira par
nous(. . . )
Nous trouvons que la prière est une action et que l'action est
une prière; i l nous semble que l'action vraiment amoureuse est
toute pleine de lumière. Il nous semble que, devant elle, l 'âme
est comme une nuit toute attentive à la lumière qui va venir.
Et quand la lumière est là, la volonté de Dieu clairement
comprise, elle la vit tout doucement, tout posément regardant
son Dieu s'animer et agir en elle. 11 nous semble que l'action
est aussi une prière implorative. Il ne nous semble pas que
l'action nous cloue sur notre terrain de travail, d'apostolat
ou de vie.
Bien au contraire, il nous paraît que l'action parfaitement
accomplie là où elle est réclamée de nous, nous greffe sur toute
1 'Eglise, nous diffuse dans tout son corps, nous fait disponible
en elle. Nos pas marchent dans une rue mais notre coeur bat
dans le monde entier. C'est pourquoi nos petits actes, dans
lesquels nous ne savons distinguer entre action et prière,
unissent aussi parfaitement l'amour de Dieu et l 'amour de nos
frères .

1 Op. cit., p. 69-70.


Le fait de nous livrer à sa volonté nous livre du même coup à
1'Eglise que cette même volonté fait constamment salvatrice et
mère de grâce. Chaque acte docile nous fait recevoir pleinement
Dieu et donner pleinement Dieu dans une grande liberté d' esprit.
Alors la vie est une fête.

Chaque petite action est un événement immense où le paradis nous


est donné, où nous pouvons donner le paradis.

Qu'importe ce que nous avons à faire: un balai ou un stylo à


tenir.
Parler ou se taire, raccommoder ou faire une conférence, soigner
un malade ou taper à l a machine.
Tout cela n'est que l'écorce de la réalité splendide, la
rencontre de l'âme avec Dieu à chaque minute renouvelée, à
chaque minute accrue en grâce, toujours plus belle pour son
Dieu.
On sonne? Vite, allons ouvrir; c'est Dieu qui vient nous aimer.
Un renseignement? ... le voici ... C'est Dieu qui vient nous
aimer. C'est l'heure de se mettre à table? Allons-y: c'est
Dieu qui vient nous aimer. Laissons-le faire"1 .

2.6 Trouver la solitude en plein monde

Pour M. Delbrêl, Dieu nous précède et nous attend dans la


solitude. E t la vraie solitude ne consiste pas dans l'absence
des hommes mais bien dans la présence de Dieu qui envahit tout
et ne laisse place h personne d'autre. Aussi cette solitude
que tant de moines, de moniales, de chercheurs de Dieu jugent
indispensable pour trouver Dieu, peut se vivre en plein monde.
"Recevoir dans notre vie le message évangélique, c'est laisser
notre vie devenir au sens large et réel du mot: une vie
religieuse, une vie référée, rattachée à Dieu.

La révélation essentielle de llEvangile, c'est l a présence


dominante et envahissante de Dieu. C'est un appel à rencontrer
Dieu et Dieu ne se rencontre que dans la solitude.

A ceux qui vivent chez les hommes, il semblerait que cette


solitude soit refusée. Ce serait croire que nous précédons Dieu
dans la solitude: c'est lui qui nous attend; le trouver, c'est
la trouver, car la vraie solitude est esprit et toutes nos
solitudes humaines ne sont que des acheminements relatifs vers
la parfaite solitude qui est la foi.

La vraie solitude, ce n'est pas l'absence des hommes, c'est la


présence de Dieu. Mettre sa vie en face à face avec Dieu,

1 Op. cit., p. 7 0 - 7 2 .
livrer sa vie à la notion de Dieu, c'est bondir dans une région
où nous sommes faits solitaires. C'est la hauteur qui fait la
solitude des montagnes et non le lieu où sont posées leurs
bases.
Si le jaillissement de la présence de Dieu en nous s'exhausse
dans le silence et la solitude, elle nous Laisse posés, mêlés,
radicalement unis à tous les hommes qui sont faits de la même
terre que nousw1-
"C'est le rencontrer partout qui fait notre solitude. Etre
vraiment seul, c'est, pour nous, participer à la solitude de
Dieu. 11 est si grand qut i l ne laisse place à nul autre, sinon
en lui. Le monde entier nous est comme un face à face avec lui
dont nous ne pouvons nous évader.
Rencontre de sa causalité vivante dans ces carrefours trépidants
de mouvements.
Rencontre de son empreinte sur la terre.
Rencontre de sa Providence dans les lois scientifiques.
Rencontre du Christ dans tous ces "petits qui sont à lui": ceux
qui souffrent dans leurs corps, ceux qui s'ennuient, ceux qui
s'inquiètent, ceux qui manquent de quelque chose.
Rencontre du Christ rejeté, dans le péché aux mille
visages. ( . . . )
Solitude de Dieu dans la charité fraternelle: le Christ servant
F
le Christ; le hrist dans celui qui sert, le Christ dans celui
qui est servi" .

Laisser c h u t e r agir Parole soi

Pour M. Delbrêl, une exigence de base est adressée à t o u t e


personne qui veut devenir disciple de Jésus ou se reconnaît
comme tel, c'est de se laisser s a i s i r par l'Evangile, de se
laisser pénétrer e t illuminer par lui. L'exigence va plus
l o i n , e l l e demande a l e laisser s 'accomplir dans toute sa vie.
"II faut se savoir perdu pour vouloir être sauvé.
Celui qui ne prend pas dans ses mains le mince livre de
1'Evangile avec la résolution d'un homme qui n'a qu'une seule
espérance, ne peut en déchiffrer ni en recevoir le message.
Peu importe alors que ce bienheureux désespéré, pauvre de toute
attente humaine, prenne ce livre sur le rayon d'une riche
bibliothèque ou dans sa veste de besogneux, ou dans une sacoche
d'étudiant; peu importe qu'il le saisisse dans une halte de sa
vie ou dans une journée pareille aux autres; dans une église
ou dans sa cuisine; en plein champ ou dans son bureau, il

1 Qp. c i t . , p . 83-84.

2 Op. c i t . , p . 68.
saisira le livre mais lui-même sera saisi par les paroles qui
sont esprit. Elles pénétreront en lui comme le grain dans la
terre, comme le levain dans la pâte, comme l'arbre dans l'air,
et lui s'il y consent, pourra devenir simplement comme une
expression nouvelle de ces paroles. Là est le grand mystère
caché dans le livre de 1 'Evangile.( . . .)

La lumière de 1'Evangile n'est pas une illumination qui nous


demeure extérieure: elle est un feu qui exige de pénétrer en
nous pour p opérer une dévastation et une transformation.
Celui qui laisse pénétrer en lui une seule parole du Seigneur
et qui la laisse s'accomplir dans sa vie, connaît plus
1'Evangile que celui dont tout l'effort restera méditation
abstraite ou considération historique. L'Evangile n'est pas
fait pour des esprits en quête d'idées. Il est fait pour des
disciples qui veulent obéir.

L'obéissance demandée au disciple de Jésus-Christ agenouillé


devant la parole et 1 'exemple de son maître, n'est pas une
obéissance discursive, raisonneuse, interprétative; elle est
une obéissance d'enfant revenu à son ignorance radicale de
créature, à son aveuglement de pécheur.

En face de ces consignes simples et impitopables, il n'y a pas


à présenter nos "peut-ëtre" ou nos "à peu près", il y a
seulement possible le "oui oui" qui nous ouvre la vie, le "non
non" qui nous referme sur la mort.( ...)

Il ne faut pas arrêter cette sorte de chute de la parole au fond


de nous-mêmes. 11 nous faut le courage passif de la laisser
agir, en nous. "Qu'il me soit fait selon votre Parole".
Et quand une seule de ces paroles nous aura ainsi volé à nous-
mêmes, il nous faudra savoir désirer communier à toutes les
autres ll'.

2.8 L'esprit et la vie touchés par ltEvangile

Pour M. Delbrêl, 1'Evangile ne doit pas être mutilé ni


falsifié. I l veut habiter toute la personne et tous les
moments de sa v i e - Il veut toucher tous les r e c o i n s de sa vie,
tout nous-même, notre esprit tout entier. Il vient féconder et
transformer la pensée et le geste d e s t i n é s à soi ou à l'autre.
Pour cela, l'ordinaire de la vie o f f r e des moments de pauses
pour la contemplation.
"La révélation de l'evangiie est esprit et vie. Elle demande
à celui qui veut la recevoir l'audience de son esprit et de sa

1 Op. c i t . , p . 79-80.
vie. ( . . . )

Ce sont toutes nos vies qui sont appelées à être "évangélisées",


qui ont la vocation de recevoir la parole entière de Jésus-
Christ. Mais elles ne peuvent la recevoir que si elles se
donnent en tant qu'elles-mêmes, en tant que vies, en tant que
nos vies. Elles ne peuvent la recevoir que si elles se donnent
avec la totalité de leurs énergies intérieures, avec tout ce
qu'il y a de moteur en elles, avec tout leur esprit.

C'est dans notre vie que, du matin au soir, coule entre les
rives de notre maison, de nos rues ( . .. ) la parole où Dieu veut
rés i der.

C'est dans notre esprit qui nous fait nous-mêmes à travers les
actes de notre travail, de nos peines, de nos joies, de nos
amours, que la parole de Dieu veut demeurer.
La phrase du Seigneur que nous avons arrachée à 1'Evangile dans
une messe du matin ou dans une course de métro, ou entre deux
travaux de ménage, ou le soir dans notre lit, elle ne doit plus
nous quitter, pas plus que ne nous quitte notre vie ou notre
esprit.

Elle veut féconder, modifier, renouveler la poignée de main que


nous aurons à donner, notre effort sur notre tâche, notre regard
sur ceux que nous rencontrons, notre réaction sur la fatigue,
notre sursaut devant la douleur, notre épanouissement dans la
joie.
Elle veut être chez elle partout où nous sommes chez nous.
Elle veut être nous-mêmes partout où nous sommes nous.
La parole du Seigneur, elle exige notre respect; si notre vie
a des pauses possibles, elle veut posséder à la fois un peu ou
beaucoup de ces pauses, elle exige que notre esprit s ' y occupe
exclusivement d'elle, veut de lui le sacrifice de tout ce qui
vaut moins qu'elle. Elle veut que l'on prie sur elle dans
l'oubli de tout ce qui est si peu à côté d'elle.

Si notre vie est si bourrée par nos devoirs que les pauses y
soient impossibles, si nos enfants, un mari, la maison, le
travail envahissent presque tout, elle veut que nous croyons
assez en elle, que nous la respections assez pour savoir que sa
force divine lui fera toujours de la place. Alors nous la
verrons luire pendant que nous marchons dans la rue, pendant que
nous façonnons notre travail, pendant que nous épluchons nos
légumes, que nous attendons la communication téléphonique, que
nous balayons nos parquets, nous la verrons luire entre deux
phrases de notre prochain, entre deux lettres à écrire, quand
nous nous réveillons et quand nous nous endormons. C'est

'
qu'elle aura trouvé sa place, un coeur d'homme pauvre et chaud
pour la recevoir " .

1 Op. c i t . , p . 81-83.
2.9 Missionnaires sans bateaux dans son milieu

Pour M. Delbrêl, l a i s s e r chuter la parole d e Dieu en soi et


l ' e m p o r t e r en soi pour pouvoir porter le Seigneur dans le monde
et dans son milieu, c'est la tâche du missionnaire sans
bateaux. C'est la tâche de toute personne qui a accepte
d'accueillir en e l l e l a parole de Dieu, de la f a i r e chair en
soi et d e la dire aux proches qui l'attendent.
"On a parlé du "désert de l'amour". L'amour aspire au désert
car le désert livre à Dieu l'homme nu de sa patrie, de ses
amitiés, de ses champs, de sa maison. Au désert, l'homme est
dépossédé de ce qu'il aime, libre de ceux qui l'aiment, soumis
à Dieu dans un gigantesque tête-à-tête.

C'est pourquoi de tous temps 1 'esprit a poussé au désert ceux


qui aiment.

Missionnaires sans bateaux, tenaillés du même amour, le même


esprit nous pousse vers d'autres déserts.
De son mamelon de sable, Le missionnaire en blanc voit l'étendue
des terres non baptisées.
En haut d'un grand escalier du métro, missionnaire en tailleur
ou en imperméable nous voyons de marche en marche, à cette heure
où il y a foule, une étendue de têtes, étendue frémissante qui
attend l'ouverture du portillon. Casquettes, bérets, chapeau,
cheveux de toutes les couleurs. Des centaines de têtes: des
centaines d'âmes. Nous tout en haut.
Et plus haut, et partout, Dieu.
Dieu partout, et combien d'âmes qui le savent.( . . . )
Pouvoir arpenter toutes les rues, s'asseoir dans tous les
métros, monter tous les escaliers, porter le Seigneur Dieu
partout: il y aura bien ici ou l à une âme ayant gardé sa
fragilité humaine en face de l a grâce de Dieu, une âme qui aura
oublié de se cuirasser d'or ou de ciment.( . . . )
La parole de Dieu, on ne l'emporte pas au bout du monde, dans
une mallette: on la porte en soi, on l'emporte en soi.
On ne la met pas dans un coin de soi-même, dans sa mémoire comme
sur une étagère d'armoire où on l'aurait rangée. On la laisse
aller jusqu'au fond de soi, jusqu'à ce gond où pivote tout nous-
même.

On ne peut pas être missionnaire sans avoir fait en soi cet


accueil franc, large, cordial à la parole de Dieu, à 1 'Evangile.
Cette parole, sa tendance vivante, elle est de se faire chair,
de se faire chair en nous.

Et quand nous sommes habités par elle, nous devenons aptes à


être missionnaires.( . . . )
Une fois que nous avons connu la parole de Dieu, nous n'avons
pas le droit de ne pas la recevoir; une fois que nous l'avons
reçue, nous n'avons pas le droit de ne pas la laisser s' incarner
en nous, une fois qu'elle s'est incarnée en nous, nous n'avons
pas le droit de la garder pour nous; nous appartenons dès lors
à ceux qui l'attendent"'.

2.10 Une vocation au monde

Pour M. D e l b r ê l , le chrétien doit être au milieu des h u m a i n s ,


au milieu du monde, au milieu de ses frères et de ses soeurs,
croyants et incroyants. Chaque chrétien a quelque chose a
donner au monde parce q u ' é b l o u i et saisi par le Christ- Loin
de s 'évader du monde, il y est entraîné et amené à s'y enfoncer
et à s ' y donner en é t a n t f i d è l e aux impératifs évangéliques e t
en faisant confiance à l'Esprit qui l'anime. Cette vocation au
monde permet à 1'Eglise de réaliser ce pour quoi e l l e est là,
l'évangélisation et le s a l u t du monde.
"Si le Royaume des cieux n'est pas du monde, il est dans le
monde. Parfait en droit, en fait i l est un germe et ce germe
doit croître comme le grain dans la terre, agir comme le levain
dans la pate, comme le sel dans les aliments, comme la lampe
dans la nuit. Cela exige un contact vital du chrétien avec ses
frères croyants à cause du devoir d'unité, mais aussi incroyants
à cause de la diffusion du règne de Dieu; le chrétien doit être
au milieu des hommes.

Le Christ dont il vit ne lui fournit pas des ailes pour une
évasion vers le ciel, mais un poids qui l'entraîne vers le plus
profond de la terre. Cette vocation au monde qui semble ëtre
spécifiquement l'essentiel de la vocation missionnaire n'est que
la conséquence de la saisie de nous-mêmes par le Christ.
Amoindrir notre soudure au Christ et à 1'Eglise c'est, malgré
toutes les apparences, diminuer ce qui, en nous, pèse vers le
monde et nous permet de nous y enfoncer. C'est la condition
d'un amour u monde qui ne soit pas une identification à lui
mais un don" . 4
"L'évangélisation du monde et son salut est le métier même de
1'Eglise. Elle est sans cesse en tension vers le monde comme
la flamme tend au chaume.( . . . ) Plus le monde où
l'on va est sans Eglise, plus i l faut y être liEglise. C'est
en elle qu'est 1aMission. Il faut qu'elle passe à travers nous.

1 @p. c i t . , p. 73-76.

2 Op. cit., p . 121.


De tout cela il découle pour nous que notre amour de 1'Eglise
doit nous faire vivre de plus en plus avec intelligence et avec
amour, avec foi et charité tout ce qui est son mystère intime.
Cela veut dire aussi que notre amour pour 1'Eglise n'exige pas
de nous d'agir dans des formes d'action ou sous des vocables qui
sont officiellement d ' Eglise, mais d'avoir le courage de laisser
transpercer l'écorce de nos vies, et leur sève, et leur moelle
par le bourgeon de charité qui constitue notre appel. Nous
n'avons pas à peindre un bourgeon sur un papier en en copiant
un autre; un bourgeon pousse de I ' intérieur. En étant
strictement fidèles aux impératifs de l'amour évangélique, nous
serons le bourgeon que Dieu veut aujourd'hui, sans cesse reliés
par l'intérieur au tronc, poussant nos feuilles l'une après
l'autre, prêts à les laisser arracher si ce sont des feuilles
mal venues, jamais sûrs d'avoir raison par nous-mêmes pour
demain, mais sûrs qu'il n'y a pas deux "Esprit", que si nous
nous trompons ce n ' est jamais grave quand on sait qu 'on peut se
tromper, mais que la peur de la grande aventure, la peur de cet
Esprit qui ne sait ni d'où il vient ni où il va, serait de notre
part, pour llEglise, notre plus grand manque d'amour" 1.

Suite à ces textes, nous allons dégager les articulations de sa


pensée concernant la spiritualité d e la vie en plein monde-

3 . LES ARTICULATIONS DE LA PENSEE

Quel éclairage peut-on tirer des éléments déjà c i t é s de la


pensée de M. Delbrêl pour l a définition d'une spiritualité de
la vie en plein monde? Madeleine Delbrêl vient unir dans son
expérience de vie et dans ses écrits ce qui est vécu de façon
excessive et unilatérale chez Marthe et Marie (Luc 10, 38-42).
Elle vient unifier, dans sa personne, dans sa pensée, dans
l'influence qu'elle exercera dans les communautés de base, dans
ses relations avec les incroyants, dans ses relations avec les
responsables ecclésiaux et ceux du Concile Vatican 1r2, la
femme de la cuisine et la femme du s a l o n présentes dans Luc.

1 Op. c i t . , p . 150-151.

2 Jacques Loew signale dans la préface du livre de M. Delbrêl, Nous autres,


gens des rues, p . 33 "qu'à l'aurore du Concile, alors que nul n'y songeait,
Madeleine oppose à la définition Eglise-société celle de Peuple de Dieu".
Elle vient expliciter ce qu'un récit de vie disait dans des
mots ordinaires:
"Je mélange ma vie professionnelle avec ma v i e religieuse1'(-..)
Dans la v i e de tous les jours, "c'est comme s' il y avait quelque
chose qui me soutenait, qui me portait, qui m'habitait dans tout
ça. Je pense qu'on doit se laisser habiter". (Maurice, 46 ans)

Et aussi ce que disait cet autre récit de vie:


"La spiritualité, c'est se rapprocher de plus en plus de Dieu,
de Dieu par Jésus Christ, pour être capable de vivre de plus en
plus humainement ( . . . ) Tu es là dans ce monde-là, tu es plante
l à , bien fleuris là". (Laurence, 42 ans)

Nous tirons d'abord de sa pensée t r o i s avenues pour une


spiritualité de la vie en p l e i n monde:
3.1 pour "les gens de la rue" ou pour "les gens que Dieu ne
retire pas du monde" et
3.2 qui veulent vivre leur foi, 1 ' incarner sans la déformer, la
falsifier ou la dévitaliser,
3.3 la relation à Dieu passe "par la rue", "par la vocation au
monde" .
Puis nous dégagons en 3.4 quelques enjeux de ces avenues compte
tenu des sensibilités contemporaines.

3.1 Pour les "gens de la rue" ou pour "ceux que


D i e u ne r e t i r e pas du monde"

Nous reconnaissons là une façon de parler de la vie laïque, de


la vie de ceux qui restent dans la masse, dans la ville, dans
la rue, qui choisissent de vivre leur option de f o i au sein de
la vie ordinaire commune à tous, d'assumer le plus totalement
possible autant ses réalités personnelles et interpersonnelles
que sociales et collectives. Ces gens ne se distancient pas de
la vie ordinaire dans le monde, ils ne s'en évadent pas, ils ne
la f u i e n t pas. Au contraire, ils acceptent de s ' y immerger à
fond, de s ' y enfoncer l e plus possible avec leurs semblables.

On peut dès lors mettre cette vie e n opposition avec celle "des
gens que Dieu prend et met à part" c'est-à-dire ceux qui, par
vocation monastique, choisissent de se retirer totalement du
monde, ou par vocation sacerdotale ou religieuse, d'y vivre
partiellement. Ces gens referment ou entrebaillent la porte
sur l e monde plutôt que de l'ouvrir toute grande car l e u r v i e
est d'abord et avant tout une vocation à Dieu et non "au
monde". Ce choix ne veut pas dire qu'ils deviennent
imperméables ou indifférents aux besoins matériels et
spirituels du monde, non ils peuvent les porter très fortement
en eux ou travailler à un défi séculier particulier. Mais ils
ne sont pas d'abord des chercheurs de Dieu dans et par la vie
ordinaire en plein monde; cette dernière avec ses soucis et
ses responsabilités comme individu, comme membre d ' un couple et
d ' une famille, comme membre d'un coIlectivité économique,
culturelle e t politique n'est pas pour eux le chemin tracé pour
leur sainteté. Ce chemin est ailleurs et autrement.
"(Si) Madeleine fut une contemplative, elle appartenait à la
catégorie des "spirituels" pour qui il p a premièrement Dieu
(car il l'ont rencontré comme le Tout, l'Ami, le Bien-aimé).
Et il p a ce dessein de l'amour manifesté en Jésus-Christ qui
tend à rassembler en Lui toute l'humanité comme les membres de
son Corps. Et parce qu'il s'agit de son dessein à Lui ils sont
disponibles pour tout ce qu ' i 1 veut ou voudra pour que son règne
arrive.
Mais cette v i e contemplative ce n'est pas dans un cloître
qu'elle l'a menée (comme sa soeur Thérèse de l'Enfant Jésus) ni
en ermite vivant séparé des hommes, mais intimement mêlée à la
vie de ses contemporains, participant aux soucis, aux
responsabilités de ceux qui expriment de la manière la plus
authentique les aspirations du monde moderne"'.

I l y a donc, pour les "gens de la rue", pour "ceux que Dieu ne


retire pas d u monde", possibilité d'être & la fois dans la pâte
e t d e Dieu d a n s l'immédiat d e chaque jour, d ' y être habité p a r
Dieu; il y a possibilité de s e laisser solliciter par les
besoins et les réalités du monde à une vie pour et avec Dieu;
c'est ce que vient nous montrer Madeleine par sa vie e t ses
écrits.

1 Augros, L., dans la postface du livre de Delbrêl, Madeleine, Nous a u t r e s ,


gens des r u e s - Seuil, Paris, 1966. p. 327.
3.2 Pour les gens qui veulent incarner leur
f o i sans la déformer

Dans le quotidien le plus banal, les "gens d e la rue" prennent


t o u t en eux pour tout relier à Dieu; cela fait partie de la
spiritualité chrétienne de la vie en plein monde. Et dans
l'esquisse du portrait spirituel de Madeleine fait par Jean
Guéguen, le premier trait dégagé est "du je au nous".
"L'articulation est constante, d'abord chez elle, entre la
vocation personnelle et sa place dans 1'Eglise- Le " j e " engage
sa propre vie, éclairé par la lumière du Christ souffrant à qui
Madeleine et ses compagnes ont livré leur existence. C'est à
travers une contemplation que toute solitude et souffrance
prennent pour elles valeul de rachat. Le mal profond observé
à Ivry est le péché du monde, non pas seulement celui d'une
commune circonscrite géographiquement, mais de tout un réseau
qui s'affiche sans Dieu-

A travers ces hommes et ces femmes endurcis par le travail, les


bas salaires, Madeleine n'a à proposer que sa vie et son choix
fondamental: dépasser le "je" pour vivre le "nous". Les
disciples s'étaient laissé traîner vers Jérusalem, à leur corps
défendant: la "suite du Maître" ne peut être que dépendance,
obéissance, traduction dans le quotidien d'une liberté
intérieure, offrant ainsi à deviner le seul devenir historique
qu'est l'éternité.. . i r l

La foi, pour Madeleine Delbrêl, passe par le don et


l'engagement libres, par le souci de ces autres que Dieu aime
le premier. La f o i , c'est de t o u t f a i r e pour que ces autres
puissent se savoir aimés de Dieu et le rencontrer; et le faire
en lien avec 1'Eglise malgré toutes ses lourdeurs- Elle passe
par l'amour libre, sans artifice, sans tapage, sans exploit au
fil du quotidien le p l ~ s banal comme le plus hors de
1 ' ordinaire.

Madeleine Delbrêl insiste à maintes reprises pour que la foi


soit respectée, qu'elle ne soit pas déformée, falsifiée,
dévitalisée particulièrement au contact avec l'incroyance, sous
l'influence inconsciente de ceux qui choisissent une vie sans

IGuéguen, Jean, Petite vie de Madeleine Delbrêl. Desclée de Brouwer, Paris,


1995, p . 123-124.
Dieu. Pour cela, il y a nécessité du contact avec la Parole de
Dieu car cette Parole est illumination intérieure et feu qui
pénétre pour ravager et transformer. Cette Parole exige le
consentement à la ruminer à travers sa vie quotidienne, à la
laisser habiter en soi ou monter à 1'intérieur, partout où l'on
est, quoi que 1'on fasse, dans son esprit comme dans sa vie.
Elle exige de se laisser atteindre par son feu, de se laisser
posséder et saisir dans toute sa vie, dans toute sa personne,
cela du matin au soir. Laisser chuter la Parole au fond de
soi, selon sa belle expression, et la laisser agir en soi sont
essentiels pour ne pas la déformer mais l'accueillir avec
toutes ses exigences. Une condition cependant est requise :
développer un coeur de pauvre disponible pour la recevoir, la
dire a ceux qui l'attendent et pouvoir tenir inseparablement la
fidélité i la personne et la fidélité h Dieu dans le concret de
l'existence.

3 . 3 La r e l a t i o n à Dieu passe "par la rue", par


"la vocation au monde"

On pourrait tout aussi bien titrer "le désert en plein monde".


Le désert, c'est le lieu du silence, de la solitude et de la
rencontre de Dieu en tête-à tête. Or pour ceux qui restent
dans le monde, le désert est situé en pleine zone urbaine, en
plein quartier, dans les réalités ordinaires de la vie
personnelle et collective. Si, en plus, la personne vit avec
des incroyants, cette incroyance va rendre le chrétien encore
plus solitaire car l'absence de Dieu du coeur des autres peut
faire ressentir sa présence obscure.
" Le désert n' est pas la fuite. C'est une expression de profonde
solidarité. A ses amis marxistes, Madeleine n'a pas caché le
pourquoi de son engagement: la foi est savoir-faire et aussi
savoir-dire. "Tu prétends avoir La foi, alors mets-la en
pratique" (Jacques 2, 14) ...
Explorer les routes d'une présence silencieuse en plein monde
peut paraître paradoxal dans l'univers où nous vivons: faire des
rues son cloître! Nous avons là un des aspects du "langage de
la croix" (1 Cor 1, 18). Ces croix multiples jointes à la
solitude du chrétien et de l'apôtre, nous ne les trouvons pas
dans les nébuleuses du rêve, mais bien dans 1'immédiat de chaque
Le désert, la solitude et le silence se rencontrent au coeur de
la cité, de la rue, de l'usine, des logis, des familles, dans
toutes les réalités de la vie en plein monde. Et cette
solitude, c'est la plénitude de la rencontre de Dieu au coeur
de la vie. Dieu nous précède dans toutes les solitudes, c'est
lui qui les aménage pour nous; souvent, nous croyons devoir
les fabriquer en nous aménageant des temps de recueillement
spéciaux alors que le temps d'un déplacement en automobile, le
temps d'attente chez un médecin, un patron, un ami, le temps d e
faire cuire des légumes ou celui d'attendre une communication
téléphonique ne sont pas saisis pour y rencontrer Dieu présent
et en attente de notre coeur tourne vers lui.

Delbrêl nous sensibilise au fait que nos journées renferment


des creux de silence et de solitude d é j a là qu' il nous faut
apprendre à saisir pour y entendre Dieu, sa Parole ou sa
présence dans les événements ruminés avec Lui. L'écho qu'ont
les choses ou les événements en nous nous éloigne de ce
silence. Les lieux de retraite ou les monastères qui
symbolisent le silence et la rencontre de Dieu ne sont pas
ïndispensables à ceux qui utilisent les silences de la vie dans
le métro, dans les restaurants, dans les promenades, dans l e s
attentes, etc- pour vivre en intimité avec Dieu. Les solitudes
du coeur sont aussi à la portée de tous pour y découvrir Dieu;
par exemple ces solitudes qui se manifestent à travers le
départ d'êtres aimés, certaines déceptions apportées par les
enfants ou les amis, les ratés de la communication, les
expériences psychologiques défectueuses, etc. Ne pas saisir
les puits de solitude dont sont parsemées nos journées peut
indiquer un manque de soif ou de l'inattention ce qui est
caché mais non moins réel.

Delbrêl nous sensibilise aussi aux circonstances de la vie, aux

1 Guéguen, Jean, Petite vie de Madeleine Delbrêl. Desclée de Brouwer,


Paris, 1995, p . 128-129.
événements, aux sentiments qui jaillissent et qui ont un rôle
éducateur; ils nous apprennent la docilité à Dieu, le
consentement à ses propositions, aux cadeaux offerts à travers
eux. Cette tdocilité passe par l'apprentissage de la confiance
au gré des événements, de l'absence de résistance face aux
souffrances entrevues, de l'entrée dans les séparations
demandées. Cette docilité fait en sorte que le moindre petit
geste de laL vie quotidienne peut contribuer à recevoir et à
donner Dieu.

Enfin Delbrêl qualifie la présence du chrétien au milieu des


humains comme une "vocation au monde". Le chrétien est en
plein monde le levain dans la pâte, le grain dans la terre, la
lampe dans la nuit, le sel dans les aliments. Pour être et
agir de la sorte, il doit rester en plein monde, ne pas s'en
évader, le pénétrer par tous les moyens mis à sa disposition,
1 'aimer,consentir B en faire le lieu de sa sainteté tout comme
le lieu d'établissement du règne de Dieu en germe parmi les
humains. De plus l'évangélisation et le salut du monde, métier
de l'Eglise, passe par la fidélité créatrice des chrétiens aux
impératifs de l'amour évangélique dans 1 'ordinaire de la vie,
la présence, le témoignage et 1 'action en plein monde; tout
cela relié de quelque façon au tronc ecclésial comme le sont
les branches qui s'étendent librement dans l'espace-

3.4 Quelques enjeux r e l i é s à ces avenues

Un premier enjeu concerne le désir de faire de l'ordinaire de


la vie, le lieu de la relation à Dieu ou le lieu de la
sainteté; cependant, ce désir rencontre peu de modèles
accessibles et attrayants vivant de cette spiritualité et peu
d'accompagnement pour apprendre B le vivre.

Un deuxième enjeu se manifeste à travers la difficulté d'être


docile au réel et à Dieu en lui; la question se pose alors de
savoir reconnaître la pertinence spirituelle du silence, du
désert, de la solitude et de les trouver à même la vie agitée
et bruyante qui invite si peu à l'entrée en soi-même.

Un troisième consiste dans la conscience peu développée de


l'amour de Dieu s'incarnant dans tous les actes posés sans se
laisser posséder par aucun et sans en devenir prisonnier; la
conscience aussi que ces actes greffent intimement à Dieu et à
llEglise,qu'ils sont l'écorce de la rencontre avec Dieu-

Un dernier enjeu rejoint la possibilité de croire que Dieu nous


précède toujours dans la solitude et le consentement à laisser
chuter en soi la Parole de Dieu de telle sorte qu'elle nous
saisisse et nous transforme comme malgré nous par sa propre
force- Autrement dit, c'est accepter sa condition fondamentale
de créature et de pécheur, de pauvre devant Dieu si contraire
à l'esprit de contrôle sur sa vie signalée dans la partie de
l'observation.

Concluons en réaffirmant que la pensée et la vie de Madeleine


Delbrêl viennent montrer l'unification possible de deux
facettes de la relation à Dieu si souvent opposées ou
présentées comme difficilement conciliables pour les gens qui
vivent en plein monde. L'intimité avec Dieu est possible au
coeur de la vie, de ses réalités les plus ordinaires comme de
ses moments plus exceptionnels, Et la façon de vivre les
réalités de base des gens de la rue manifeste leur intimité
avec Dieu, sa qualité, sa pénétration. La cuisine et le salon
font partie de la même demeure dans le monde, celle où Dieu a
choisi de s'incarner et d'habiter1 et où les laïques ont une
vocation au monde.

1 Consulter l'annexe 111 pour connaître d'autres éléments de la pensée de


Madeleine Delbrêl.
CONCLUSION DES CHAPITRES IV ET V

Les chapitres IV et V ont abordé les traits d'une spiritualité


"chrétienne" de la vie en plein monde. Or dans les trois
premiers chapitres d'observation, il est manifeste que la vie
spirituelle peut se vivre en référence au Dieu de Jésus comme
elle peut se vivre sans y référer. Tout le monde a une vie
spirituelle pas seulement les chrétiens; la vie spirituelle
qui se réfère au Dieu de Jésus n'est qu'une manière de répondre
à la quête humaine profonde.

Toute v i e spirituelle repose sur la conviction que la personne


est une créature unique qui est appelée à s'unifier, à trouver
le sens et la direction de sa vie- Ce qu'elle a à réaliser,
c'est de répondre pour elle-même à certaines questions: Qui
suis-je? Pour qui et pour quoi suis-je créée? Qu'est-ce qui
va être le principe organisateur de ma vie? le pôle
unificateur de mon être et de mon agir dans le monde? Comment
vais-je réaliser cela? Il y a donc un ou des déclencheurs de
la vie spirituelle qui amènent une naissance à soi-même et à
son intkriorité. La vie spirituelle trouve ses accents qui ne
se comprennent qu'en lien avec l'histoire de la personne et
avec les besoins de son époque. Elle découvre, dans
l'attention aux sentiments intérieurs et dans la docilité aux
événements, sa place dans l'univers ou dans le Royaume, Elle
se concrétise par de l'amour en actes au nom de son absolu.

La vie spirituelle appartient au registre de l'esprit, elle


manifeste une conscience éveillée et recherche une vie vécue en
plénitude, un sens déterminant devenant une option de vie.
Elle n'est pas l'exclusivité des religions traditionnelles ou
nouvelles. L'incarnation de la vie spirituelle chrétienne
existe à côté et en rapport avec d'autres incarnations d'une
spiritualité qui revêtent les deux pôles inséparables
d'intérioritk et de sollicitude et qui se vivent dans
l'ordinaire d e la vie. La vie et les défis de croissance
restent les mêmes, c'est la centration de son coeur qui change.
1NTRODUCTION AUX

LES TRAITS D'UNE SPIRITUALITE DE L A V I E EN


PLEIN MONDE AJUSTEE AU MITAN DE L A VIE

Après avoir défini les traits majeurs d'une spiritualité de la


v i e en plein monde avec l'interprétation de Luc 10, 38-44 et la
pensée de Madeleine Delbrêl, nous voulons montrer le visage
spécifique qu'elle revêt au mitan de la vie. La littérature
sur le développement psycho-social de l'adulte selon la
perspective du cycle de la vie, celle sur le développement
spirituel et religieux tout au long de l'zge adulte, les récits
de vie dont nous avons fait rapport dans les trois premiers
chapitres de même que l'attention au vécu des gens dans la
culture actuelle permettent de dégager des portes d'entrée
naturelles au spirituel au mitan de la vie à même l'ordinaire
d e la vie. Ils permettent aussi d'affirmer que le mitan de la
vie est un temps, un lieu, un espace privilégié d'ouverture ou
de réouverture sur le spirituel même si la vie spirituelle se
vit en autant de façons et d'accents qu'il y a de gens, même si
le contexte historique contemporain colore abondamment
l'émergence de spiritualités de tout acabit.

L'ordinaire d e la vie dans ses dimensions psychologique et


sociale à cette période du cycle de la vie amène
particulièrement trois réalités spécifiques au développement
humain et à 1'immersion dans le monde: le désir de se réaliser
pleinement, la capacité de sollicitude qui est a son maximum,
la prise de conscience de la fragilité et de la brièveté de la
vie. Si la personne est présente à elle-même, ouverte aux
autres et au monde, ces réalités deviennent des défis d'ordre
spirituel que la personne est invitée à relever, qu'elle se
réfère au Dieu de Jésus ou à un autre absolu.

Pour notre part, nous allons définir la spiritualité en plein


monde pour le mitan de la vie par le consentement h relever
trois défis spirituels en lien avec trois des réalités qui
colorent cet âge de la vie- Le premier traite au chapitre VI
s'intitule: devenir qui je suis appelé à être en totalité, le
deuxième trait& au chapitre VII: exercer ses responsabilités
avec altruisme, et le troisième traité au chapitre VIII: se
situer dans un rapport conscient au mystère.

Avant d'expliciter ces défis, relevons les traits marquants de


la première moitié de la vie de l'adulte que nous situons entre
18 et 35 ans et ceux du mitan de la vie que nous situons de
façon élastique à chaque extrémité, entre 35 et 55 ans- Il
faut tenir compte que le mitan de la vie se définit plus par
une série de changements biologiques, psychologiques et sociaux
que par le seul critère très relatif de l'âge chronologique.
Ces traits marquants sont ceux qui sont communément reconnus
par les auteurs sur le développement psycho-social de l'adulte
mentionnés en bibliographie1.

De la premiere moitié de la vie au mitan, on passe:

- de s ' a d a p t e r à à faire de la place,


l'environnement s'adapter à la réalité
extérieur intérieure

- développer sa partie a intégrer ce qui est


consciente, son je inconscient, son soi

- de remplir ses rôles a retrouver son identitb


tronquée par les rôles

- de l'illusion de son a 1'intégration de ses


unité polarités, des opposés
en soi

1 Nous référons le lecteur à un livre-synthèse d'une bonne partie de cette


littérature: Houde, Renée, Les temps de la vie. Le développement psycho-
social de 1 'adulte selon l a perspective du cycle de l a v i e . Ed. Gaëtan
Morin, Boucherville, 1989.
- d 'élaborer son rêve de A évaluer la réalisation
vie effective de ce rêve

- de passer de l'idéalisme au réalisme et la complexité


des choses

- de vivre l'invulnérabilité a prendre conscience de sa


et le temps sans limites vulnérabilité, de sa
mortalité

- de se centrer sur son a vivre une sollicitude


univers personnel aimante et élargie

- de développer la maîtrise à commencer à vivre un


de sa vie certain détachement

- de vivre son expérience a l'interpréter, à en faire


le bilan

- de prendre racine à consolider ses choix, à


réévaluer ses priorités, à
se réorienter

- de s'illusionner sur son a prendre en main sa


achèvement croissance qui est sans
fin.

C'est dans ce cadre général du développement de l'adulte que se


situent les défis spirituels mentionnés pour le mitan de la
vie.
DEVENIR SUIS ETRE

INTRODUCTION

Un premier défi spirituel1 s'enracine dans un défi humain très


courant au mitan de la vie: celui de découvrir qui 1 'on e s t ,
quels dons nous habitent et de développer les parties de soi-
même qui n'ont pas trouvé racine et croissance, qui sont restés
en f r i c h e - Ce défi a été observé dans les récits de vie:
"La spiritualité c'est quoi? C'est de vivre, comme je dis
souvent aux gens: qu'est-ce que Dieu veut que je fasse? qu'est-
ce qu'il attend de moi? Il attend rien d'autre que ce pourquoi
i l t'a créé, que tu le découvres et que tu deviennes de plus en
plus ce que tu as à être. Pas ta voisine, pas ton mari, pas
quelqu'un d'autre que tu admires, juste toi, mais de l'être
pleinement et d ' être heureuse avec qui tu es. " (Laurence, 42
ans)

"Il importe de se posséder, de se mettre au clair, de trouver


un sens plus englobant, plus vrai, plus pacifiant. Parce que
je me dis, i l y a comme un besoin d'authenticité qui émerge pour
moi, c'est comme bien important là au niveau de mes valeurs
d'être en accord avec moi-même parce qu'avant là je pilais sur
mes valeurs. Ca m'a peut-être joué un tour au niveau de
l'épuisement." (Angèle, 38 ans)

Voici simplement formule un premier défi spirituel qui se


présente de façon spécifique à la personne du mitan de la vie
qui éprouve un malaise, un désenchantement, un questionnement
face à elle-même. Et voilà comment C. G. Jung le formule.

Les réflexions de cette partie s'inspirent de plusieurs sources:


Brewi, Janice and Brennan, Anne, Celebrate Mid-Life. Jungian Archetppes
and Mid-Life Spirituality. Crossroad, New York, 1993.
Mai tland, David J . , Looking Both Ways. A tiieology for Mid-Life. John Knox
Press, Atlanta, 1985.
Jung, C. G., Problèmes de l'âme moderne. Traduction Yves Le Lay, Editions
Buchet-Chastel, Paris, 1961.
Jung, C. G. , Dialectique du Moi et d e 1 'inconscient. Traduit de 1 'allemand
préfacé et annoté par le docteur Roland Cohen, édition revue et corrigée,
Folio 46, Essais, Gallimard, Paris, 1964.
Peck, Scott, Le chemin le moins fréquenté. Apprendre à v i v r e avec la vie.
Traduit de l'américain par Laurence Minard, Ed. R. Laffont, Paris, 1987.
"Plus on approche du midi de la vie, plus on réussit à se
consolider dans son attitude personnelle et dans sa situation
sociale, plus il semble que t'on ait découvert le cours normal
de la vie et les idéaux et principes exacts de conduite. Aussi
présuppose-tvn toujours leur valeur éternelle et se fait-on
toujours une vertu d'y rester à jamais attaché. On oublie une
chose essentielle: c'est que l'on atteint le but social qu'aux
dépens de la totalité de la personnalité. Beaucoup, trop même
de ce qui aurait pu être vécu est resté peut-être dans le
débarras des poussiéreux souvenirs, souvent, il est vrai, sous
forme de charbons ardents sous la cendre grise.
( . ..) Durant cette phase de la vie, entre trente-cinq et
quarante ans, une profonde modification de l'âme humaine se
prépare. D'abord, i ne s'agit pas d'une modification
consciente que l'on puisse remarquer; il s'agit plutôt d'indices
indirects de transformations qui semblent partir de
l'inconscient" 1 .

''Pour 1 'homme jeune, c'est presque un péché ou un danger de


s'occuper trop de lui-même; pour l'homme qui vieillit, c'est au
P
contraire un evoir et une nécessité de considérer son soi-même
avec sérieux" .

Le malaise, le désenchantement qui augure le mitan de la vie


origine de la réalisation plus ou moins consciente que le but
social s'atteint aux dépens de la totalité de la personnalité
comme le dit Jung. Autrement dit la première moitié de la vie
consiste généralement à s'adapter au monde extérieur et à y
jouer des rôles, importants et nécessaires, qui grugent la
presque totalité de la vie laissant en jachère des pans de sa
personnalité. Quand des aspirations nouvelles montent du
débarras où ont été entreposés ces pans, quelque chose éclate
en soi de ce qui s'était peu à peu consolidé auparavant.
"Est-ce parce qu'on approche de la quarantaine, c'est comme de
remettre en question nos valeurs et de se dire, bon ben là,
c'est comme tu regardes en arriére, tu dis j'ai ce bout de
chemin-là de fait mais c'est quoi que je veux faire du prochain
bout de chemin et comment je veux le faire à ma façon, à mon
image et non performer pour performer." (~ngèle,38 ans)

RECHERCHER UNE IDENTITE PLUS COMPLETE

La personne du mitan réalise qu'elle est plus que ce que les


- - - - -

1 Jung, C. G., 1961, Op. c i t . , p . 231.

2 Jung, C. G., 1961, Op. cit., p. 236.


rôles choisis et exercés l u i ont permis d'être. Elle s'est
identifiée principalement à ses rôles conjugaux et familiaux,
à s o n insertion dans l e monde du travail et dans un milieu
social particulier; elle continue d'exercer c e s rôles tout en
donnant une place de plus en plus grande aux besoins
individuels d e la personne. Comme o n 1 'a v u dans la première
partie de la thèse, au premier chapitre, page 39, le coeur de
la recherche spirituelle est en lien avec ce qui fait le coeur
d e la vie: l e moi, l a famille plus ou moins élargie, le
travail, les implications sociales dans le milieu restreint et
"un élément commun ressort cependant dans ces différents lieux
de quête spirituelle, c'est la recherche de prise en main
personnelle, l'expression de la domination du moi, la
revendication de sa liberté personnelle, celle de
l'interprétation de sa propre histoire et le désir de contrôler
celle-ci dans la mesure de ses forces et la conscience de ses
limites".

Les conséquences de ses c h o i x d e vie antérieurs ont défini peu


à peu et de façon restrictive s o n identité c o n s c i e n t e - Le moi
social, le moi formé, éduqué ou réfléchi, la persona pour Jung,
s'est développé rattaché A l'ego o u au m o i conscient en portant
des masques c'est-à-dire en développant des comportements
acceptables selon l'éducation reçue e t les attentes de s o n
milieu élargi.
"Comme son nom le dit, la persona n'est qu'un masque, qui, à la
fois, dissimule une partie de la psychè collective dont elle est
constituée, et donne l'illusion de l'individualité; un masque
qui fait penser aux autres et 4 soi-même que l'être en question
est individuel, alors qu'au fond il joue simplement un rôle à
travers lequel ce sont des données et des impératifs de la
psychè collective qui s'expriment.
Quand nous nous mettons à fa tâche d'analyser la persona, nous
détachons, nous soulevons le masque, et découvrons que ce qui
semblait être individuel était au fond collectif: en d'autres
termes, la persona n'était que le masque d'un assujettissement
général du comportement à la coercition de la psychè
collective(...), la persona n'est qu'une formation de compromis
entre l'individu et la société en réponse à la question de
savoir sous quel jour le premier doit apparaître au sein de la
secondawi.

1 Jung, C. G , 1964, Op. c i t . , p. 84.


Selon les différentes fonctions exercées, le changement de
masque favorise l'adaptation, l'intégration, la reconnaissance-
Les masques révèlent certains aspects de la personne et en
cachent d'autres. Ils sont nécessaires et utiles mais leur
danger est de devenir le tout de la personne, d'être trop
lourds ou trop rigides. Car les masques portés amènent la
répression, la négation ou la négligence de certaines parties
de soi qui sont rejetées dans l'ombre, dans l'oubli. C'est ce
malaise qui souvent s'exprime à l'aube du mitan dans de
1 ' épuisement, une dépress ion, le sentiment d ' ennui, de
rétrécissement de soi, la perte d'intérêt pour ce qui
auparavant était vital ou le sentiment d'urgence qui est
ressenti à l'occasion d'une perte normale de la vie.

La personne du mitan est invitée à l'élargissement de la


conscience de soi et des autres, à la recherche d'une identité
plus complète et plus vraie. Elle vit une crise d'authenticité
et un point tournant. Pour cela, elle doit rencontrer ce qui
a été mis dans l'ombre, dans l'oubli; elle peut le reconnaître
et ne pas se laisser contrôler par ce côté ombragé et souvent
non-aimé de soi, elle peut aussi se réapproprier peu à peu ce
côté, ce manque pour devenir 1 ' individu total auquel chacun est
appelé. Elle doit, autrement dit, prendre conscience de ce qui
a été refoulé, ignore, mis de côté en elle et enfoui dans
l'inconscient pour le faire advenir à la conscience et en
réintégrer des parties peu à peu- Car les parties de soi
ignorées sont souvent l'objet de projection sur les autres et
d'un conflit, car on a à la fois de l'attrait et de la
répulsion pour une qualité non-développée chez soi et vue chez
une autre personne. On dépense ainsi une énergie considérable
à être victime d e son ombre si on ne la connaît pas, à utiliser
l'autre comme un bouc émissaire. C'est comme voir la paille
qui est dans l'oeil de son frère et ne pas voir celle qui est
dans son oeil (Mt 7, 3 - 4 ) , c'est comme être un royaume divisé
contre lui-même et prendre le risque de périr (Mt 12, 25). Si
on rkintègre l'objet de ses projections sur les autres, on
216
trouve de l'énergie pour sa propre crcissance spirituelle1 .

Dans la p e n s é e de J u n g , La personnalité est le résultat de


forces conscientes e t inconscientes, l'inconscient é t a n t la
fois personnel, c 'est-à-dire relevant de la psychè s u b j e c t i v e
u n i q u e , e t collectif, c'est-à-dire relevant de la psychè
objective u n i v e r s e l l e .
"L' inconscient détient , rion seii lement des matériaux personnels,
mais aussi des facteurs impersonnels, collectifs, sous forme de
catégories h é r i tées et d 'archétypes ( . . . ) Les archétypes sont
des manières de complexes innés, des structures préformées de
notre psychisme, que viendront meubler et animer les matériaux
de l'expérience individuelle"2.

" J'entends par Moi un complexe de représentations formant, pour


moi-même, le centre du champ conscienciel, et me paraissant
posséder, un haut degré de continuité et d'identité avec lui-
même ... M a i s le Moi n'étant que le centre du champ conscienciel
ne se confond pas avec la totalité de la psychè; ce n'est qu'un
complexe parmi beaucoup d'autres. 11 y a donc lieu de
distinguer entre le Moi et le Soi, le Moi n'étant que le sujet
de ma conscience, alors que le Soi est le sujet de la totalité
de la psyché, y compris l'inconscient"3 .

Or l e je conscient qui se développe durant la première moitic2


de la vie est u n e i n f i m e p a r t i e d e la personnalité. Selon
un^', chacun a une a t t i t u & fondamentale vis-à-vis 1 'ensemble
d e la vie. 11 a une attitude soit d'extraversion qui consiste
à résoudre ses problèmes en r e c o u r a n t au monde extérieur, soit
d'introversion qui consiste à résoudre ses difficultés en
recourant à son monde intérieur- A partir d'une de s e s
attitudes prépondérante chez s o i , l e s fonctions qui orientent

1 Jean Monbourquette, dans une session offerte au Centre St-Pierre,


intitulée "L'ombre de la personnalité" développe des moyens concrets de
rencontrer son ombre et de ne pas en être victime.

2 Jung, C. G., 1964, OP. cit., p. 46 et note en bas de la page 46.

3 Ibidem, p. 47, note en bas de page empruntée à Traits psgchalogiques.


Librairie de L'Université, Genève, 3è éd., 1968, p. 4 5 6 .

4 Jung, C. G., L'homme à l a recherche de son âme. Structure et


fonctionnement de 1 'inconscient. Préfaces et adaptation de Dr Roland Cohen,
nouvelle édition Albin Michel, Paris, 1987, chapitre III, p. 97 à 142.
dans l'espace extérieur pour prendre contact avec la réalité
sont soit l'intuition soit le sentiment; et les fonctions pour
porter un jugement sur la réalité sont soit la pensée soit la
sensation. Ces fonctions sont enrichies du pouvoir de la
volonté. L'inconscient est par contre un réservoir immense peu
utilise qui renferme des ressources aptes à aider la personne
à grandir si elle lui porte attention, si e l l e collabore avec
lui au lieu d'en avoir peur. Les fonctions qui orientent dans
l'espace intérieur, qui permettent un certain accès à
l'inconscient, au monde ombragé des événements psychiques sont
la mémoire, les rêves et leurs associations, les lapsus, les
pensées et les verbalisations internes subjectives, l e s a £fects
et les irruptions de l'inconscient.

Au centre de la personne, par-delà le Je conscient, il y a le


Soi qui est, comme aime à le dire Jung, 1'image de Dieu en soi -
C'est le lieu de la création du sujet unique que chacun est.
Une des tâches primordiales du mitan de la vie est de devenir
soi-même, de défricher son monde intérieur inconscient, de se
centrer sur son soi intérieur. Cette tâche n'est pas d e
l'individualisme ou de l'égoïsme; elle correspond à un besoin
intérieur intense qui permet de se posséder plus soi-même, de
trouver et- d'accomplir son être profond, de rejoindre l'autre
dans le sien et d'entrer en communion avec le monde selon
toutes ses potentialités développées.
"La voie de l'individuation signifie: tendre à devenir un être
réellement individuel et, dans la mesure où nous entendons par
individualité la forme de notre unicité la plus intime, notre
unicité dernière et irrévocable, il s'agit de la réalisation de
son Soi, dans ce qu' i l a de plus personnel et de plus rebelle
à toute comparaison. On pourrait donc traduire le mot
"d'individu tion" par "réalisation de soi-même", "réalisation
de son Soi . II?

"L'individuation est synonyme d'un accoaplissement meilleur et


plus complet des tâches collectives d'un être, une prise en
considération suffisante de ses particularités permettant
d'attendre de lui qu'il soit dans l'édifice social une pierre
mieux appropriée et mieux insérée que si ces mêmes
particularités demeuraient négligées ou opprimées (...)

1 Jung, C. G . , 1964, Op. c i f . , p. 115.


L'individuation n'a d'autre but que de libérer le Soi, d'une
part des fausses enveloppes de la persona, e l d'autre part de
la force suggestive des images inconscientes" .

Une des voies royales pour devenir soi-même est de se libérer


de l'univers unidimensionnel de ses rôles et de continuer à les
exercer sans s'y laisser emprisonner; c'est de connaître les
parties de soi négligées et de développer le pôle inverse de
ses propres qualités ou de tendre à l'harmonie de s e s
contraires comme le féminin et le masculin en soi, son masque
et sa transparence, son extraversion et son introversion, sa
douceur et son affirmation, son réalisme et son imagination, sa
tendance à penser aux autres et celle de penser à soi, etc ...
L'évolution spirituelle au mitan de la vie passe par
1 ' intégration plus équilibrée de toutes les dimensions de la
personne qui forment le Soi. C'est donc à un def i et 8 un
travail de fond qu'est conviée la personne du mitan qui prend
son existence au sérieux. Ce défi s'adresse à toute personne,
que sa vie spirituelle soit ou non en relation avec le Dieu de
Jésus Christ car il répond d'abord a une quête humaine et
rejoint la recherche entreprise par nombre de personnes
rejointes dans les récits de vie.

Si l'existence de la personne est en lien avec le Dieu d e


Jésus, elle est invitée A devenir l'individu unique et complet
que Dieu l'appelle a être. Sa vocation, c'est de déployer au
maximum les germes d'être et de devenir inscrits en elle dès
son origine. C'est d'être un agent de développement des dons
que Dieu a déposés en elle. C'est de reconnaître l'action de
Dieu dans l'ordinaire de la vie psychologique qui invite à
regarder les conséquences de la négligence de soi, à revoir
1' image de soi, à faire la verit6 sur soi, à prendre l'amour de
soi au sérieux. Toute la première moitié de la vie est une
préparation au don de Dieu d'être mis en contact, dans la
deuxième moitié de la vie, avec la profondeur de la psychè
individuelle, avec le centre intérieur de la personnalité, avec

1 Jung, C. G., 1964, Op. c i t . , p . 116-117.


la source de la vie, avec l'image de Dieu en soi, Ainsi
devient possible l'expérience d'une nouvelle naissance à soi
qui passe par une certaine mort et un lever debout.

2 . ABRAHAM, TEMOIN DE CE DEFI

Un témoin de la tradition biblique est source d' inspiration


pour comprendre ce défi de devenir qui on est appelé à être en
totalité. 11 s'agit d'Abraham dans l'interprétation qu'en
donne Marie ~alrnar~'.

Cette dernière se rallie à la traduction suivante de


l'invitation du divin: "Va vers toi, de ta terre, de ton
enfantement, de la maison de ton père, vers la terre que je te
ferai voir" (Gn 12, 1). Ces mots hébreux "lekh lekha" qui ont
souvent été traduits par "Quitte ton pays ..." prennent un tout
autre sens quand on les traduit par "Va vers toi" ou Va pour
toi" comme le fait chouraki*.

Elle investigue d'abord la généalogie de la famille d'Abraham


pour y découvrir qu'Abram (père haut) est comme non-séparé de
son père du fait de son nom qui le définit comme étant ce que
son père veut être. Abram épouse Saraï (ma princesse) qui est
sa demi-soeur, du même père Térah mais pas de la même mgre, et
qui est attachée elle aussi à son p&re par son prénom. "Et
c'est Saraï, stérile, pour elle pas d'enfanceau" (Gn 11, 30).
Saraï, n'étant pas à elle-même mais à son père, pourrait
difficilement porter un enfant qui serait pour elle puisqu'elle
n'est pas, bien qu'elle existe, d'où son symptôme de stérilité.
Un autre fils de Térah porte le nom du grand-pére, Nahor, ce
qui n'était pas habituel à ce temps. Un troisième fils de
Térah, Aran (montagne) meurt avant son père à l'endroit où il

1 Balmary, Marie, Le s a c r i f i c e interdit. Freud e t l a Bible. Grasset, Paris,


1986, p . 115-133-

2 Chouraki, André, L 'univers de l a B i b l e . Ed. Desclée de Brower, Paris,


1985.
est né, avant de voir ses petits-enfants. La v i e a de l a peine
à circuler d a n s c e t t e famille.

"N'est-on pas en train de perdre la direction, le "sens" de la


vie qui veut qu'un fils ne soit pas un père pour son père?1"

Le père d'Abraham, Térah, décide d e p a r t i r de U r en amenant l e s


membres de sa f a m i l l e qui, étant trop proches, étouffent la
vie. Ils partent pour apprendre à ê t r e e n s e m b l e d'une n o u v e l l e
façon. Balmary dit q u e T é r a h inaugure a i n s i u n e distance p o u r
devenir un vrai père, pour aider les membres d e sa f a m i l l e à
s o r t i r d u rapport maternel. Il s'en va vers Canaan, de f a i t i l
s'établira à Hasan (nom qui, e n hébreu, ressemble au nom du
fils m o r t ) et y mourra. U n e première c o u p u r e , quitter sa terre
pour devenir s o i se réalise.
"Sortant de ce lieu d'enfantement, lieu où l'on appartient un
temps, pour croître, à un corps qui vous enveloppe, ils peuvent
être-avec, cessant d'être-&- Térah devient père, celui qui
conduit hors du rapport maternel que, tout homme qu'il est, i l
a pu entretenir lui-même avec ses enfants" 2 .

Ce n ' e s t qu'après la mort de son père, qu'Abraham entend


l'appel de YHWH: "Va vers toi" ou "va pour toi". 11 ne l u i dit
p a s "Viens vers moi".
"YHWH est celui qui appelle l'homme v e r s l'homme: ceci
m'apparaît comme un événement d'une portée incalculable pour le
devenir conscient de l'humanité. Avec quelle joie n'ai-je pas
lu, dans ma jeunesse, le "Deviens qui tu es" de Nietzsche. Et
de quelle libération était porteuse la formule de Freud: "Où ça
était, jedois advenir". (Wo Es war, sol1 ich werden). Qui nous
aurait dit que ces deux perles de la parole venaient croiser si
fortement l'appel originaire d'Israël nous aurait beaucoup
surpris. Ce "va vers toi" a pu dormir durant des siècles dans
cet écrit sans que la plupart d'entre nous p aient accèsw3.

C'est donc pour lui-même qu'Abraham e s t appelé à partir e t , ce


faisant, le c h e m i n de chercher la pleine réalisation de son
être, d e se chercher comme sujet s ' avère c e l u i de trouver Dieu.

1 Balmarp, Marie, 1986, Op. c i t . , p. 117.

2 Ibidem, p. 122.

3 Ibidem, p. 124.
Abraham, pour devenir pleinement la personne qu'il est appelé
ili être, doit quitter, selon le texte de Genèse 12, 1 "sa terre,
son enfantement et la maison de son père". Abraham a quitté,
sortant de Ur, sa terre et le lieu de son enfantement, il lui
reste à qultter la maison de son père pour parvenir à lui-même,
pour sortir du pére qui l'enveloppe, et inconsciemment, le
possède. Il a à aller vers lui, à renaître à lui-

Aller vers soi n'est pas le seul but donné dans les paroles de
YHWK, il dit "va vers toi.. . vers la terre que je te ferai
voir". C ' est la terre, dit Balmary, "du JE-TU" c'est-à-dire la
terre oh la personne cherchant 8 parvenir à être soi pourra
devenir sujet devant un autre sujet. Cet autre sujet est celui
qui est présent à ce que l'autre advient, c'est la parole de
celui qui sauve, de Yeshoua (Dieu sauve), d'Emmanuel (Dieu avec
nous ) . Abraham est le symbole de 1 ' homme qui va vers lui-même
et, écoutant les voies du coeur, rencontre Dieu avec nous. Cet
homme qui accède à lui-même est béni de Dieu. Cet itinéraire
d'Abraham est semblable à celui de bien d'autres figures de
notre héritage biblique tel Jonas, Jacob, Nicodème, Pierre,
Paul. . . Partir vers la totalité de soi-même, en se
réappropriant des morceaux de soi laissés en friche, est
souvent renaissance d'en-haut.

3. JESUS ET LE DEFI DE DEVENIR QUI IL EST


APPELE A ETRE EN TOTALITE

Plusieurs auteurs' se sont interroges sur 1 ' experience


psychologique et spirituelle du mitan de la vie que Jésus a
vécue. Ces auteurs s'entendent pour situer le début de cette
expérience lors de la rencontre avec Jean-Baptiste qui lui
révèle à qui et Zi quoi il est désormais appelé pour développer

1 B t e w i , Janice and Brennan, Anne, Celebrate Mid-Life. Jungian Archetypes


and Mid-Life Spirituality. Crossroad, New-York, 1993.
Maitland, David J . , Looking Both Ways. A Theology for Mid-Life. John
Knox Press, Atlanta, 1985.
son Soi-

En effet, Jésus, jusqu'à 30 ans, vit une vie ordinaire, calme


et simple, chez ses parents tout en recherchant activement sa
place dans 1 'univers. 11 a un métier, charpentier, un rôle
social qui l'occupe, le situe dans le monde extérieur et lui
fait gagner sa vie. Il observe beaucoup les humains et la
nature, il apprend d'eux. Il a sans doute prié toutes les
situations de sa vie dans la tradition juive, avec en
particulier les psaumes; il a sans doute aussi communié à
l'attente d'un sauveur annoncé par les grands p r o p h è t e s comme
tout son peuple. 11 est engagé dans la recherche de Yahvé dès
son jeune âge. L'épisode du Temple à douze ans, le manifeste
particulièrement ; il pose des questions, il veut comprendre ce
qu'il y a à comprendre, il est personnel dans sa recherche, non
conformiste face ê son milieu religieux très formaliste, il
cherche son chemin. Sa recherche s'approfondit car "il
croissait en sagesse, en taille et en grâce devant C i e u et
devant les hommes (Lc 2, 52).

11 reste disponible et attend de voir clairement le sens de sa


vie. Ayant entendu parler de Jean le Baptiste, son cousin,
comme d'un vrai prophète de Yahvé, il va le voir pour en
recevoir des lumières, pour découvrir le d e s s e i n d e Yahvé sur
sa vie, ouvert à toute éventualité quelles qu'en soient les
conséquences. Il vit là une expérience intérieure très f o r t e ,
décrite par des choses hors de l'ordinaire comme les cieux
ouverts, l'esprit sous forme d'une colombe, la voix céleste (Mt
3, 16-17), choses qui manifestent la foi des premiers chrétiens
après la résurrection sur 1'identité et la mission de Jbsus.
I l découvre qui il est pour Dieu, un être qui correspond
totalement à ce que Dieu attend de lui, tellement qu'il
deviendra l e visage humain de Dieu, son Fils. Il découvre
quelle est sa mission dans le monde, celle de sauveur de ses
frères les humains. Il est appelé d passer de la vision de
lui-même comme habitant de Nazareth, charpentier, fils de Marie
et Joseph, de croyant juif à celle de Messie, d 'élu de Dieu, de
leader du peuple juif. Il est invité a déployer les cadeaux
d'être déjà déposés en lui depuis sa naissance mais inconnus,
inconscients, pour devenir pleinement qui il est appelé à être.
Ce passage de parties de soi inconnues ou inconscientes à la
conscience fait partie du cheminement de Jésus.

II laisse chuter en lui profondément cet appel, le rumine,


l'approche avec son coeur, puis se donne un temps de retrait au
désert pour l'apprivoiser encore plus. Montent alors en l u i
des tentations c'est-à-dire des pensées q u i l'accrochent en
quelque part, car pour être tenté, il faut ressentir un certain
attrait envers elles. C'est ainsi qu'il est mis devant des
alternatives possibles quant à la façon d'être qui il est
appelé à être et de réaliser sa mission unique. Le récit des
tentations (Lc 4, 1-13, Mt, 4 , 1-11, Mc 1, 12-13)' est un récit
littéraire symbolique qui décrit ce que Jésus a pu ressentir au
plus profond de son être tout au long de son ministère public
dans son désir de bien occuper sa place. 11 décrit
l'intériorisation nécessaire à toute personne qui veut intégrer
une vision nouvelle d'elle-même et vivre unifiée autour d'un
projet de vie présent et futur en correspondance avec ce
qu'elle perçoit de la volonté de Dieu sur elle.

La première tentation, "changer les pierres en pain", fait


allusion à une conception de sa mission qui pourrait 1 ' habiter,
celle d'apporter l'opulence, le bien-être matériel et
psychologique à ceux qui en ont besoin, de lutter contre ce qui
entrave la qualité de vie des gens: la faim, la pauvreté,
l'exclusion, la maladie, la mort, l'inégalité, etc..- au lieu
de s ' en remettre d'abord à D i e u , à s a Parole. Jésus s 'en remet
à Dieu, accomplit sa volonté tout en faisant ce qui est en son
pouvoir pour libérer les gens des servitudes matérielles,
culturelles et religieuses sans s ' y limiter.

La deuxième, "se jeter du faîte du Temple dans le vide", fait

1 cf Fi tzmper , Joseph A . , The Gospel According t o Luke (1-1x1 Introduction,


Translation, and Notes. Doubleday Company, Inc., Garden CItp, N e w York,
1981, p . 506-519, e t Morris, Léon, Evangile s e l o n Luc. Introduction e t
commentaires. ~arel/Sator,Belgique, 1985, p. 89-92.
a l l u s i o t i a u n e c o n c e p t i m d e s a mission q u i pourrait 1 ' h a b i t e r ,
c e 1 le d- r ~ c o u r i rau i i i c r v c i l l e u x , a u x p r o d i g e s , à l a m a g i e p o u r
e m b r i g a d e r l e s gens et e x p l o i t e r l e u r n a ï v e t é , l e u r s croyances
tac i les au riiervc i L I c u x s a r i s s ' e n g a g e r vraiment ou être a u
service d e Dieu e t d e s g e n s - R e c o u r i r aux prodiges est u n e
façori d e ver i f ier La puissance e t l a protection q u e D i e u nous
d o n n e , c ' e s t rechercher l a g l o i r e , c'est s e centrer sur
1 'efficacité ct La r e u s s i t e à t o u t p r i x e t par tous Les moyens,
c ' e s t e x p l o i t e r l a r e l i g i o s i t é n a ï v e aux d é p e n s d e l ' h u m i l i t é ,
d u réa fisme, de 1 ' abaridori à Dieu. J é s u s r e c o u r r a aux miracles
comme signes de son i d e n t i t é de Fils d e D i e u , Messie pour
l i b é r e r des opprimés.

La troisième, " d o m i n e r s u r tous les r o y a u m e s d e l a terre"',


f a i t a l l u s i o r t A u n e a u t r e c o n c c p t i o r i d e s a mission q u i p o u r r a i t
l ' h a b i t e r , c e l l e d e sauver s o n p e u p l e e n d é v e l o p p a n t une
s o l u t i o n p o l i t icluc, e n d e v e n a n t un leader p u i s s a n t , a t t r a y a n t
p a r s o n emprise a u p r è s des foules, p r o p o s a n t d'écraser l a
doniiriat iori rii6pr i s a r i t e clcs Roinairis et d' i r i s taurer uri règne
universel d ' a m o u r et de p a i x - C e g e n r e de leader préférant la
p u i s s a n c e , l a doiniriatiori, l a possessiorl d e la t e r r e a d e
l ' a t t r a i t e t e n t r e e n c o m p é t i t i o n avec c e l u i d u s e r v i c e , d e l a
d o c i l i t é au dessein de Dieu- Jésus c h o i s i t , r e c h o i s i r a d e
t r a v a i l l e r à b 5 t i r le Royaume d e Dieu q u i n ' e s t pas terrestre
b i e n q u e La terre soit s o n lieu d e d é p l o i e m e n t .

Marie B a l n i a r y 2 , p o u r s a part, l i t les deux premières t e n t a t i o n s


comme celles d ' ê t r e n o u r r i e t porte comme l e p e t i t en£ a n t , d a n s
l e Eoetus p u i s dans les bras d ' u n p a r e n t , d o n c d ' ê t r e t e n t é d e
ne pas accéder à son ê t ~ ; 2e n t i e r , d e r e n o n c e r à s o n propre
développement. C e s d e u x tentations p r o p o s e n t , à Jésus, l a
régression ou l ' a n n u l a t i o n d e sa l i b e r t é d ' a d u l t e pour se

1 L' interprétation donnée aux trois tentations de Jésus en regard de sa


mission sont en étroite correspondance avec l'interprétation de la TOB à la
note c de M t 4 , 1-11.

2 Balmary, Marie, Op. cit., 1986, p . 232.


f u s i o r i n e r a u cJ i v i n , p o u r d e v e n i r F i l s d e Dieu sans avoir accès
a s o n p r o p r e ë t t-c i n t e r i e u r .

Balmary l i t la troisième t e n t a t i o n comme c e l l e d e d e v e n i r un


dieu q u i r e n o n c e A sori aiitoriomie d e sujet humain c a r i l n ' a
p l u s a u c u n e p a r t commune a v e c l ' h u m a i n e t l e domine. 11 peut
d e v e n i r u n d i e u q u i portera Le d i a b l e et q u e les humains
porteront; c'est p r o p o s e r l ' e n t r é e dans l e rêve d e l a t o u t e -
p u i s s a n c e q u i n ' e s t p a s tiumairie, encore un peu comme 1 ' e n f a n t
se sent tout-puissant et b i e n h e u r e u x dans le ventre de sa mère.

C e s t r o i s t e i i t a t i o n s prksentes tout au l o n g de l a vie de Jésus


révèlent des alternatives dans l a façon d'être s o i pour Jésus
o u d'être F i l s de Dieu e t Messie S a u v e u r , ces a l t e r n a t i v e s
c o n f r o n t e r o n t J é s u s jusqu'a l a f i n . Dans certaines occasions
de sa v i e , Ics t e n t a t i o n s Le t i r a i l l e n t à l ' i n t é r i e u r , d a n s la
profondeur de son ê t r e , l u i manifestant des tendances
c o n t r a i r e s p r é s e n t e s cii Lui a v e c l e s q u e l l e s i l se débat. 11
est a p p e l & à f a i r e la vérité sur ce qui h a b i t e s o n coeur e t
c h o i s i r L'équilibre e n t r e d e s aspects d e soi c o n t r a i r e s en
fidélit6 à son être e t à sa mission.

Ori v o i t par l a s u i tc J é s u s s e y o s i t i o r i r i e r par r a p p o r t à t o u t e s


s o r t e s d e q u e s t i o n s en cherchant a ê t r e fidèle à ce qu'il
d é c o u v r e progressivement de lui et en poursuivant son
i n d i v i d u a t i o n , p o u r p a r l e r comme Jung. Un s e u l exemple p a r m i
d'autres: à un disciple qui l'informe q u e sa mère e t des
p r o c h e s p a r e n t s veulent l u i parler, J é s u s , t o u t e n ne r e n i a n t
p a s s a p a r e r i t é b i o l o g i q u e , a £ £irme e n m o n t r a n t s e s d i s c i p l e s
q u e q u i c o n q u e f a i t l a v o l o n t é d e son Père est sa mère, son
frère, s a s o e u r ( M t 12, 4 6 - 5 0 ) .

La découverte progressive d e q u i i l est a p p e l é à être


pleirieinerit e t d e s a miss i o n p e r s o n n e l l e oriente désormais sa
vie, ses positions, ses c h o i x sans r e n i e r l a première p a r t i e d e
s a v i e q u i l'y a mené.
CONSEQUENCES POUR RELECTURE VIE

Rencontrer ce défi spirituel de devenir qui l'on est en


totalité influence la relecture que beaucoup font, au mitan de
la vie, de leur propre existence. En effet ce défi implique de
faire la vérité sur soi-même, de devenir lucide sur soi, de ne
pas se laisser déterminer unilatéralement par ce que fut son
passé et de ne pas succomber à la désillusion sur soi-même'.
Cela implique aussi de refuser les fuites, les conformismes, la
superficialité du regard et accepter de devenir parent de son
propre enfant blessé, laissé en friche, de l'aimer et de faire
la paix avec lui pour parvenir à la maturité de soi.

Faire son bilan de vie, relire sa vie, lui donner une première
interprétation, avant l'interprétation plus englobante que peut
mieux réaliser l'âge avancé, peut faire remonter l'histoire
personnelle endormie. Des expériences peuvent jaillir de
l'inconscient. Tous les événements qui ont constitué le
déploiement de sa vie, les événements conscients comme
inconscients, demandent à être intégrés et leur sens caché,
mystérieux, trouvé. Cela n ' empêche pas la montée de sentiments
vrais et peut-être refoulés tels la colère, la peine, le
regret.. . , cela n'empêche pas la saisie plus claire des
paradoxes, des ambiguïtés de sa vie tels ses forces de vie et
celles de mort, ses éléments lumineux et ses éléments obscurs,
les morceaux de soi aimés et détestés . . .

La lecture de v i e amène à découvrir son vrai soi-même tel qu' il


est au moment où elle est faite, à trouver le sens de
l'histoire passée, à regarder le monde intérieur qui s'élabore
au mitan de l a vie et à dessiner une orientation pour son futur
qui peut être une réorientation réaliste, une confirmation ou
une correction de sa trajectoire de vie, une réconciliation
avec son rêve d e vie.

1 cf Artaud, Gérard, L 'adulte en quête de son i d e n t i t é . Ed. Les Presses de


l'université d'Ottawa, O t t a w a , 1985 e t Se connaître soi-même. La crise
d 'identité de 1 'adulte. CIM, Montréal, 1976.
Relire sa vie au mitan, c'est essayer de voir sous la surface
des choses, de ressaisir son parcours pour y reconnaftre la
présence de l'initiative divine, de contempler sa vie allant du
conscient à 1 ' inconscient, intégrant 1 'extérieur et
l'intérieur, unissant les morceaux de soi évidents et ceux qui
apparaissent avec moins de clarté. C'est aller vers soi en se
sentant dans les bras de Dieu comme l'enfant qui reçoit sa vie
comme un cadeau.

Dans un court article1, Jean-Luc Hétu reprend une définition du


phénomène de la relecture de vie venant du psychiatre américain
Robert E3utler2:
"un processus mental universel ( . . . ) caractérisé par le retour
progressif à La conscience d'expériences passées,
particulièrement par la résurgence de conflits non résolus",
lesquels pourront a l o r s "être examinés e t intégrés normalement".

Hétu fait part de ses conclusions sur des recherches


entreprises auprès de personnes d'âge avancé ou confrontées à
la mort prochaine pour identifier des catégories de relectures
de vie. 11 en présente six,

La première catégorie est ce qu'il appelle "les lectures


terminées et paisibles" qui s'apparentent à des récits de vie
où est livrée sereinement la conclusion de la relecture faite
par la personne.

La deuxième catégorie est appelée "relectures de consolidation"


qui montrent un travail de relecture déjà faite, comme dans la
première catégorie, mais où la personne éprouve le besoin de
revenir sur son bilan de vie avec émotion pour en consolider
certains éléments.

La troisième catégorie est ce qu'il nomme "des relectures en

1 Hétu, Jean-Luc, "Faire la paix avec soi-même. Une typologie des


r e l e c t u r e s de vie". Frontières automne (1993) 52-53.

2 Butler, R., Lewis, M., A g i n g a n d Mental Health. Saint-Louis, C.V. Mosby,


1963, p. 40.
cours", cette catégorie indique, comme son nom le dit bien, un
ménage en train de se réaliser dans sa propre route, un ménage
porteur d'émotions et d'ambivalence face à des dimensions de
son vécu antérieur.

La quatriéme catégorie s'intitule "les relectures défensives"


qui manifestent un désir de parler de sa vie mais un désir
censuré qui amène des choix dans le dit et des non-dit, qui
résiste à revoir certaines données de sa vie plus menaçantes.

La cinquième catégorie, ce sont "les lectures pénibles", celles


où la personne parle de blessures vraies et importantes mais de
façon plutôt désespérée, sans possibilité d'y trouver un sens,
sans possibilité de faire quoi que ce soit; ces lectures sont
souvent animées de sentiments négatifs face à soi et aux autres
qui empêchent la personne de s'assumer.

Enfin la dernière catégorie, "les relectures avec aveu",


consistent à se libérer d'un secret personnel porté très
longtemps et qui empêche d'aller sereinement vers la mort.
Hétu dit cependant que ces relectures avec aveu sont souvent
faites dans le cadre d'une catégorie soit de relecture de
consolidation, soit de relecture défensive et/ou pénible et
qu'il est rare qu'elle soit une catégorie entièrement à part.

Ces relectures de vie à un âge avancé sont ordonnées à faire la


paix avec soi-même, A s ' intégrer encore plus soi-même pour bien
vivre ce que d'aucuns appellent la quatrième naissance, ce
dernier passage vers la plénitude de l'être en Dieu. Que nous
apprennent-elles sur le premier bilan fait au mitan de la vie?
Elles nous apprennent que le but final n'en est apparemment pas
le m ê m e - Au mitan, les relectures de vie ont la fonction de
faire émerger ce qui est inconscient en conscient, de faire
nommer les illusions entretenues sur soi ou sur son rêve de
vie, de trouver un sens à la vie qui avance en changeant ses
pôles d'intérêts et de se donner une direction plus que de
mesurer ou de prendre la mesure de la distance parcourue. De
plus, les catégories de relectures telles qu'élaborées par Hétu
situent les gens du mitan carrément dans "les relectures en
cours" plus que dans "les lectures terminées et paisibles" et
"les lectures de consolidation". Elles soulignent les écueils
possibles soit les résistances défensives à regarder certaines
choses, soit l'attitude désespérée qui peut déjà habiter la
personne comme si la vie n'avait qu'un rail a suivre sans
possibilité d'en changer, soit la difficulté à régir les
émotions qui assaillent la personne en relecture, soit la
conscience d'un secret personnel qui mine d é j à la vie et dont
on s'interdit de parler.

Dans un récit de vie rapporté en première partie de ce travail,


une personne du mitan relisait sa vie comme ayant eu "une
deuxième chance", comme ayant gagné à la loterie de la vie une
deuxième chance. Celle-ci orientait sa vie actuelle vers la
profondeur, vers la recherche de paix en se donnant un mode de
vie pour y arriver; elle orientait sa vie future vers toujours
plus d'harmonie intérieure.
"Je te parle direct parce que j'ai joué une vie de manipulateur,
puis de plastique, puis j'ai berné bien du monde autour de moi,
toute ma vie- Ca n'a jamais rien récolté ( . . . ) J'avais tout
matériellement mais émotionnellement puis spirituellement,
j 'étais un zombie, j 'étais rien ( . . . ) Je suis bien
reconnaissant de la force autour de moi qui m'a donné ma
deuxième chance de vivre. Parce que moi je suis complètement
convaincu que si je suis ici ce soir en face de toi, c'est parce
que j'ai eu une deuxième chance de v i v r e " . (John, 44 ans)

Le défi de parvenir à être qui l'on est en totalité peut 6tre


aidé par la relecture de vie même si, en même temps, il la
colore. Soulignons que ce défi rencontré à l'intérieur de la
personne change les relations que les gens entretiennent avec
l'extérieur, avec les autres, avec l'environnement, c'est ce
que nous allons déployer dans le prochain chapitre en parlant
de différents niveaux d'altruisme dans l'exercice des
responsabilités au mitan de la vie.
CHAPITRE VI1

EXERCER SES RESPONSABILITES AVEC ALTRUISME

INTRODUCTION

"Les r i v i è r e s profondes sont s i l e n c i e u s e s " dit le proverbe,


mais même si e l l e s le sont, e l l e s continuent à faire en
surface, à 1 'extérieur, e n r e l a t i o n avec c e qui l e s entoure, ce
qu ' e l l e s ont en propre a accomplir. Plus e l l e s sont profondes,
plus e l l e s peuvent le faire a v e c sérénit6 et force. Devenir un
Soi sans se refermer sur lui inaugure une nouvelle relation
avec l e s autres et avec le monde. C'est le second d é f i
s p i r i t u e l du m i t a n d e la vie.

Le milieu de la vie est marqué par l'exercice des


responsabilités, parentales et professionnelles, sociales et
bénévoles t o u t autant et en même temps que par la recherche de
devenir un soi p l u s total. Non pas q u ' a v a n t c e t âge, la
personne n'ait pas de responsabilités, au contraire, la
personne plus jeune a eu à faire des choix de vie majeurs:
conjugaux, familiaux, professionnels, s o c i a u x , religieux,
souvent provisoires et hésitants. Ces choix se sont peu à peu
s t a b i l i s é s e t l'ont amenée à se poser, à prendre r a c i n e dans le
monde, à devenir totalement r e s p o n s a b l e de s a vie.
"La toute première étape de la vie adulte, que l'on situe
habituellement vers les vingt ans, est un temps caractérisé par
l'expression très forte de soi-même. Je noue alors les
relations intimes qui déboucheront sur la créativité personnelle
et la fondation d'une famille; j'explore une carrière, souvent
avec beaucoup d'enthousiasme e t de confiance. Si on interprète
le développement adulte comme une croissance dans le pouvoir
personnel qui conduit à la générativité à partir de la première
étape de la productivité et de la créativité, alors la première
étape de l'âge adulte est très vigoureusement focalisée sur la
productivité - l'expression de soi sous sa forme la plus active
et souvent la moins réfléchie. Cette expression de soi et le
développement du pouvoir personnel constituent une préparation
importante pour les défis ultérieurs de la générativité. Ce que
je crée, dans la famille ou le travail, durant cette période,
c'est ce dont on me demandera d'être responsable dans les
périodes suivantes de la v i e adulte. L'occasion de tester mon
potentiel, guidé par un rêve et soutenu par un mentor
bienfaisant, me prépare à affronter les tâches des années
intermédiaires de la vie"'.

Ce qui est caractéristique du mitan, c'est que la personne


prend conscience q u e le temps passe, que la fatique, la maladie
et la mortalité la touchent plus ou peuvent la toucher plus
qu'avant, sans prbvenir. Et en même temps, elle réalise
qu'elle est au faîte de ses possibilités et de son influence,
de son pouvoir (si elle en a ) et qu'elle doit en profiter pour
laisser sa marque, sinon après, il sera trop tard- Le champ
des possibles va aller en se rétrécissant avec l'avancée en
âge. Le sentiment de vulnérabilité allié à ceux de compétence,
de confiance e n ses ressources, en son expérience, en ses
convictions mûries et approfondies au fil des ans invitent la
personne à un rééquilibre de ses énergies, de ses perspectives
de vie tout comme a une nouvelle façon d'entrer en relation
avec les autres et avec le monde. Différentes réactions
s'observent face à ce defi spirituel du mitan de la vie.
Certains se laissent dévorer par les responsabilités sans les
faire servir à leur évolution spirituelle. Certains se noient
dans un activisme sans limites pour oublier la fuite du temps
et de leur jeunesse première. D 'autres vivent comme d'éternels
adolescents faisant du plaisir leur raison d'être, d'autres se
perdent dans la dépression.
"Pour quelques-uns, 1 ' âge intermédiaire débute avec la prise de
conscience qu'il "n'y a personne d'autre ici que moi-même". Ce
fait peut être déconcertant. Confronté avec les dilemmes de
l'âge adulte, il est réconfortant pour moi de penser que
quelqu'un connaît une réponse, voit comment s'en sortir, a un
plan qui marchera sans ambiguïté. Atteindre la maturité au
mi lieu de la vie nous oblige souvent à reconnaître qu' i 1 y a peu
de réponses non ambiguës, et que prendre une décision de manière
adulte suppose que l'on n'élimine pas les contradictions dans
notre recherche de certitude. Le fait de se rendre compte que,
dans les questions les plus significatives de la vie et dans un
grand nombre de questions ordinaires, personne n'en sait plus
que moi, est un annonciateur des années intermédiaires.

1 Whitehead, EveLpn Eaton, Whitehead, James D., Les é t a p e s de 1 'âge a d u l t e .


Evolution psychologique et religieuse. éd. française, Centurion, Paris,
1990, p. 151.
L ' individu à 1 ' âge adulte est marqué par une prise de conscience
progressive de plus en plus grande de son impact personnel et
de son efficacité sur son propre univers. Les adultes savent
qu'ils sont eux-mêmes agents et initiateurs. Se rendre compte
pour la première fois que "je puis faire la différence" fait
partie de l'exubérance du jeune adulte. Avec les années
intermédiaires de la vie, on finit par voir que le pouvoir qu 'on
s'est donné d'agir s'accompagne d'une responsabilité
personnelle. On se rend compte qu'on est responsable non
seulement parce qu'on est à l'origine de quelque chose, mais
aussi parce qu'il nous revient d'en porter le souci par La
suite.

C'est dans les années intermédiaires qu'on est conscient d'être


membre de la génération qui est actuellement responsable. C'est
moi-même et des gens comme moi qui sommes en position
dominante"'.

Un a u t e u r comme E. H. ~ r i k s o n *a t t r i b u e a u m i t a n de la v i e la
tâche d e résoudre un conflit majeur: celui q u i e x i s t e e n t r e les
forces de stagnation, d'ennui, de vide, de r e p l i s u r soi e t l e s
forces de générativité comprenant la procréativité, la
productivité et la créativité de l a personne envers ce d o n t
elle est responsable: la génération d'êtres, d e produits,
d'idées, d'entreprises, de biens ...

La résolution positive d e ce conflit résulte pour lui d a n s le


développement du sentiment d'être concerné p a r l e s o i n des
autres, par le souci et la sollicitude pour c e qu'il a
engendré, mis s u r pied, aimé, appuyé ou a i d é à grandir. Une
résolution moins heureuse d e ce conflit apporte soit de la
sollicitude surfaite ou une a t t i t u d e qui ne tient pas c o m p t e
des limites et des capacités des personnes, s o i t de la
réjectivité ou une a t t i t u d e q u i ne se préoccupe pas de se
soucier des autres ou d e certains groupes de personnes. Au

1 Whitehead, E. E., Whitehead, J. D., 1990, Op. c i t . , p . 152.

2 Erikson, Erik., H., Enfance et société. Actualités pédagogiques et


psychologiques, Delachaux et Niestlé, 5è édition, Neuchâtel-Paris, 1974,
chap. VII, p. 169-180 et aussi The L i f e Cycle Completed: A Keview. Norton
And Co, New York, 1982, 108 p.
Voir aussi Houde, Renée, Op. cit., chap. 3, p. 47-83.
mitan, la sollicitude envers les autres et le monde colore la
façon d ' exercer ses responsabilités. Plusieurs exemples en ont
été donnés dans les entrevues:
"Je pense qu'on doit être capable de respecter les autres dans
leur choix sans les juger, en les écoutant et en disant, si la
personne vit là-dedans et qu'elle est bien elle, qui je suis
pour la juger puis dire qu'elle fait mal( ...) Je pense qu'il
faut faire des gestes non-monnayables qui peuvent aider les
autres. Si ça nous est pas remis, ça le sera plus tard".
(Maurice, 46 ans)
"Je ne questionne pas ( . . . ) J'ai pas à juger ou à condamner,
j'ai à donner des services ( . . . ) c'est de regarder la personne
(...) La ligne d'urgence est ouverte chez moi, 24 heures par
jour. Je suis pas obligée de faire ça. Mais c'est qui, qui va
les ramasser. Je suis capable de le faire alors, puis
finalement, ça n'arrive pas si souvent que ça ( . . . ) Ici les
gens, ils m'appellent Mère Thérèsa". (Nathalie, 52 ans)

"La spiritualité, pour moi, c'est d'être capable de sentir ce


bien-être puis cette paix dans moi-même qui va me suivre dans
tout ce que je fais dans la journée. J'espère aussi être
capable de la dégager, tu sais, parce que si je la garde toute
pour moi, je peux pas en récolter de la neuve. Faut que ce soit
un échange, un roulement, un échange oui, un roulement, tiens
comme ~ a ." (John, 44 ans)

Ces trois prises de paroles montrent que le respect, la


compassion, la sollicitude, 1 ' échange avec ou sans retour
immédiat, le non-jugement de l'autre sont des réalités
accessibles aux gens du mitan dans l'ordinaire de leur vie.

L'exercice des responsabilités revêt, à l'âge de la maturité,


des couleurs particulières:
1. aimer dans le détachement sans paternalisme
2. aimer en bannissant la crainte sans volonté de puissance
3 . aimer non seulement l'autre mais aussi le chacun
4 . aimer sans toujours attendre en retour.

1. AIMER DANS LE DETACHEMENT SANS PATERNALISME

Lorsqu'une personne atteint la maturité personnelle et sociale,


un des dangers courus dans l'exercice de ses responsabilités,
c'est le paternalisme, "attitude de quelqu'un qui se conduit
envers ceux sur qui il exerce une autorit6 comme un père vis-à-
vis de ses enfants; manière de diriger, de commander avec une
bienveillance autoritaire et condescendante" ou le maternage,
"action de protéger excessivement quelqu'un", lit-on au
dictionnaire- Autrement dit, l'exercice de ses responsabilités
envers ses enfants, petits et grands, ses propres parents
vieillissant, ses employés, ses élèves, ses collègues, ses
amis.. . peut se faire dans le soin possessif, 1 'entretien de la
dépendance, la fusion contraignante, l'asservissement de
l'autre à soi, à ses intérêts, à ses besoins, donc en aimant
mal alors qu'on pense aimer bien.

Est-il possible de donner un soin non-contrôlant , d ' être un


décideur non-possessif, un mentor non-asservissant, un ami ou
un conjoint non-fusionné, un parent non-contraignant? Est-il
possible d'exercer tous ces rôles de façon efficace et féconde
pour soi et pour l'autre? Est-il possible d'exercer ces rôles
sans que l'autre devienne une victime, un adversaire, un
combattant, un réceptacle docile, un moyen pour ses fins? Est-
il possible d'exercer ses responsabilités non "sur" l'autre
mais "pour" l'autre?

Pour cela, il faut partager une vision particulière de ce


qu'est l'amour, comme celle qui suit:
"L'amour, c'est la volonté de se dépasser dans le but de nourrir
sa propre évolution spirituelle ou celle de quelqu'un
d ' autre"'.

La vision de l'amour de Scott Peck est définie en termes


d'objectif conscient à atteindre: l'évolution spirituelle de
soi ou de l'autre. Cela est contraire à la bienveillance
autoritaire et condescendante ou à la protection excessive qui
conduisent invariablement à la possession, à la fusion, à la
dépendance ou l'asservissement. Sa dé£inition de l'amour
implique
' un processus singulièrement circulaire puisque se
dépasser, c'est évoluer. Et lorsqu'on a étendu ses limites, on

1 Peck, Scott, L e chemin l e moins fréquenté. Apprendre à vivre avec l a v i e .


Ed. Robert Laffont, Paris, 1987, p. 90.
évolue dans une sphère d'existence beaucoup plus large. Ainsi,
1 ' acte d'aimer est un acte d'évolution personnelle, même quand
le but est l'évolution de quel 'un d'autre. C'est en tendant
.Y
vers 1 'évolution qu'on évolue .

" ( . . . ) cette définition de l'amour implique avec l'amour de


l'autre, l'amour de soi. Puisque je suis humain et que vous
l'êtes aussi, aimer les humains veut aussi dire m'aimer moi-même
autant que vous. S'adonner au développement spirituel de
l'homme, c'est s'adonner à l'espèce dont on fait partie: c'est
donc se préoccuper de sa propre évolution autant que celle des
autres(. . . ) On ne peut faire évoluer autrui sans évoluer
spirituellement soi-même. On ne peut être source de force sans
nourrir sa propre force(. . . ) L'amour de soi et l'amour d'autrui
sont indissociables.

(...) se dépasser, étendre ses limites, implique un effort.


Lorsque nous aimons, notre amour ne devient démontrable ou réel
qu'à travers le fait que pour cette personne (ou pour nous-
mêmes) nous faisons un pas ou un kilomètre de plus(. . . ) La
volonté est un désir d'une intensité suffisante pour être
transformé en action ... L'amour, c'est ce qu'on fait. L'amour
est un acte de volonté, c'est-à-dire désir et action
conjointement, Et la volonté implique aussi un choix. On n'est
pas obligé d'aimer, on le décide"'.

Peut-on mieux dire qu ' aimer implique un geste volontaire "pour"


et non "sur"! Le but ultime est le devenir de l'autre et de
soi. Il sous-tend donc le détachement par rapport à ses
intérêts et ses besoins propres; il exige de laisser aller ses
réticences, ses résistances vis-à-vis les possibilités de
l'autre; il nécessite la confiance devant le potentiel de
l'autre sinon il y a risque de violence.

Selon Paul ~ i c o e u r ~ dans


, la théorie de la personne, on
distingue entre la personne agissante et la personne
souffrante. Dans la théorie de l'action, la personne agissante
se voit comme l'auteur responsable de ses actes- Et son action
provoque l'interaction sous de nombreuses formes qui passent
par la coopération, la comp6tition jusqu'au conflit, car les
agents de 1 ' action s ' influencent mutuellement dans une relation

1 Ibidem, p. 91.

2 Ibidem, p. 91-92.

3 Ricoeur, Paul, "Approches de la personne. Approches 64 (1989) 99-113.


où chaque partie a prise sur l'ordre des choses; celui-ci est
par ailleurs régi, évalue selon des règles approuvées
socialement. Mais il y a dans toute action un risque de faire
violence à l'autre:
"Agir, pour un agent, c'est exercer un pouvoir-sur un autre
agent; plus exactement, cette relation exprimée par le terme
pouvoir-sur met en présence un agent et un patient; il est
essentiel à la théorie de l'action de compléter l'analyse de
l'agir par celle du pâtir: l'action est faite par quelqu'un et
subie par quelqu'un d'autre. Sur cette dissymétrie fondamentale
de l'action se greffent toutes les perversions de l'agir qui
culminent dans le processus de victimisation: depuis le mensonge
et la ruse jusqu'à la violence physique et la torture, la
violence s'instaure entre les hommes comme le mal fondamental
inscrit en filigrane dans la relation dissymétrique entre
l'agent et son patient'''.

Il peut donc être facile d'agir avec bonne foi et de ne pas


supposer c e que notre agir peut faire endurer a l'autre-
Ricoeur arrive à la conclusion que la règle éthique à observer
dans ces cas est la Règle d'or, "Ne fais pas à autrui ce que tu
ne voudrais pas qu'il te soit fait"; cette règle met e n
présence non pas deux agents, mais un agent et un patient. Il
conclut en disant
"un rapport s'établit entre la règle d'or et la justice
distributive( . . . ) à savoir la maximisation de la part minimale
dans un échange inégal. C'est toujours l'inégalité entre agents
qui pose le problème éthiq~e au coeur de la structure
inégalitaire de 1 ' interaction .

Aussi poser un geste e n étant conscient que le but est de se


tourner vers l e devenir d e l'autre, poser un geste d'amour
volontaire pour l'évolution spirituelle de l'autre, comme l e
suggère Peck, apparaît plein de sagesse pour éviter de faire
pâtir l'autre et pour promouvoir un rapport humain interactif
égalitaire.

Cependant, aimer inclut aussi le risque de la confrontation,


sans arrogance, avec humilité, "en pensant qu'on a raison après

1 Ricoeur, Paul, Ibidem, p. 109.

2 Ricoeur, Paul, Ibidem, p. 105.


avoir douté et s'être s c r u p u l e u s e m e n t interrogé"'. Aimer,
vouloir l ' é v o l u t i o n s p i r i t u e l l e de soi et de l ' a u t r e , c'est
aussi a c c e p t e r de c r i t i q u e r l ' a u t r e et de le l a i s s e r nous
critiquer s i n o n l'amour est faussé s o u s p r é t e x t e d ' h a r m o n i e et
de paix. Aimer inclut enfin le respect d e l ' i n d i v i d u a l i t é des
partenaires et la recherche de son d é v e l o p p e m e n t d a n s le but
d'enrichir les relations. Il faut d e s e s p a c e s pour que la
c o m m u n i o n g r a n d i s s e et que l'identité s e trouve-

C e r t a i n e s r e l a t i o n s comme les r a p p o r t s i n t e r g é n e r a t i o n n e l s sont


plus proches de l'interdépendance q u e de la r é c i p r o c i t é car
elles i n s t a u r e n t des rapports d e pure générosité.
"ce n'est plus donnant-donnant, mais donnant en sachant que nos
actes, comme une pierre jetée à l'eau, formeront des cercles,
feront écho. La générativité, à ce titre, permet de comprendre
les interactions entre les générations: elle soude pour ainsi
dire les générations les unes aux autres, confrontant la
génération adulte à celle qui lui a donné la vie tout autant
q u ' à celle à laquelle elle a donné la vie. Envisagée du point
de vue de l'évolution de l'humanité, elle institue la non-
réciprocité comme règle, la générosité comme loi, et le don
comme nécessité- Si nous pouvons apporter quelque chose à nos
étudiants et S nos enfants, c'est parce que d'autres, anciens
professeurs, anciens mentors, anciens parents, nous l'ont donné
dans le tempsM2.

En pleine possession de ses moyens, l 'adulte du mitan éprouve


quasi spontanément le besoin de montrer aux autres ce qu ' i l sait
faire, de partager connaissances et compétences, de les aider
à se trouver. Il peut le faire par sens du devoir, par
sentiment de responsabilité, par pur plaisir, éprouvant l a
satisfaction de maîtriser ce qu'il connaît et le plaisir de le
partager, tant sur le plan personnel que sur le plan
professiomel. La générativité est pour ainsi dire à cheval sur
les générationsn3.

Ainsi en est-il des r a p p o r t s entre parents et enfants jeunes et


adolescents, e n t r e grands-parents et petits-enfants, m a i s aussi
entre adultes m a t u r e s et l e u r s p a r e n t s devenus d b p e n d a n t s .

1 Peck, Scott, ibidem, p. 172.

2 Houde, Renée, Les temps de l a v i e . Le développement psycho-social selon


l a perspective du cycle de l a vie. E. Gaëtan Morin, Boucherville, 1989, p.

3 Ibidem, p. 74-75.
"Cette étrange association de la sollicitude et du détachement
conduit à un dépassement de soi qui est caractéristique de la
générativité mature. "Ce qu'on a généré doit être éduqué,
gardé, préservé", note Erikson, mais il faut en définitive le
libérer et même éventuellement le dépasser". Grâce a u
ressources psychologiques développées au cours du milieu de la
vie, je peux permettre à une vie nouvelle de suivre son propre
chemin, voire l'y encourager, même en dehors de mon propre
contrôle et de mon influence personnelle. La sollicitude
générative est capable de lâcher prise, de libérer sans amertume
ce wi a été engendré. Et cela s'applique non seulement aux
enfants et autres oeuvres de nos mains, mais aussi à ce sens de
nous-mêmes que nous avons construit dans les décades
précédentes. Les personnes valent mieux que ce qu'elles font,
plus que la somme de ce qu'elles ont fait (. . . ) Puisque le
développement de la générativité mature implique l'altruisme et
le détachement à l'égard de preoccupations plus égocentriques,
il entraîne par le fait même un détachement à l'égard des forces
et des faiblesses de nos propres réalisations"'.

Exercer s e s responsabilités amène donc à aimer dans le


détachement et cela peut p r e n d r e plusieurs couleurs. D'abord
éviter le paternalisme et le maternage. Puis se dépasser pour
l'évolution spirituelle d e l'autre o u la sienne. Aussi faire
en sorte d e maximiser la part d u plus faible dans d e s rapports
inégaux. Enfin risquer l a confrontation, respecter et
promouvoir l'individualité d e l'autre. Et quelquefois vivre,
non la réciprocité, mais carrément la générosité et le don,
Par-dessus tout, la générativité implique qu'on s e détache de
c e qu'on a généré et qu'on s 'estime, qu'on s ' accepte sans tenir
compte des forces et des faiblesses d e ses réalisations-

2. AIMER EN BANNISSANT LA CRAINTE SANS VOLONTE


DE PUISSANCE

Un deuxième risque encouru dans l'exercice de ses


responsabilités par la personne arrivée a maturité, c'est la
volonté d'exercer sa domination ou sa puissance sur les autres,
d e prendre, d e piéger, d e manipuler l'autre sans lui permettre
d'être petit, ignorant, vulnérable ou sans lui
pauvre,
permettre d'être lui-même avec s o n côté le plus faible. C'est

1 Whitehead, E. E., Whitehead, 3. D., Op. c i t . , p . 172-173.


239

aussi un risque pour la personne de se piéger elle-même.


"Nous voyons ici le rapport entre la générativité et le pouvoir
personnel. C'est ce pouvoir que j'utilise, dépense et distribue
quand je me préoccupe des autres. Mais être véritablement
capable de se consacrer aux autres, c'est être conscient des
limites de son propre pouvoir. Et l'un des fruits ambigus de
ce mouvement vers l'âge intermédiaire est une prise de
conscience de ses limites. Ainsi est dissipée 1' illusion que
je p e u dominer mon univers; je suis moins sensible à 1 'erreur
qui me fait croire que je peux me "sauver" moi-même ou "sauver"
aussi ceux que j'aime. La vie reste un mystère: je ne suis pas
au courant de ses secrets, je n'ai pas maîtrisé son dessein.
"Ce qui est le meilleur" n'est pas seulement ce que je considère
comme tel. Je me sens humilié en me rendant compte de cela,
mais je suis également soulagé. Et je suis plus à même
d'exercer ma sollicitude sans avoir besoin de m'imposer" 1 .

Deux formes principales d'agir régissent les relations humaines


d'intimité, celles centrbes sur la puissance, le contrôle, l a
manipulation et celles définies par l'amour, la tendresse, la
communion des faibles2. Ces deux formes peuvent s'étendre a
1 ' ensemble des relations humaines vécues dans 1 ' exercice de ses
responsabilités.

Dans cet exercice, on peut prendre pour acquis que les autres
sont entre nos mains, en notre pouvoir, qu'ils sont sous notre
emprise physiquement (comme le parent âgé affaibli qu'on
contraint 8 fermer maison et à être placé en m a i s o n
d'hébergement contre son désir et qu'on ne visite à peu près
pas parce qu'on a de la difficulté à tolérer la maladie - comme
le jeune homme qui est mis a la rue parce qu'il ne v i t pas
selon les valeurs de ses parents - comme le travailleur qui a
des conditions de travail épuisantes qui ruinent précocement sa
santé). Ils peuvent être sous notre emprise mentalement (le
patron qui rappelle au travailleur à statut précaire, à la
moindre peccadille, que beaucoup d'autres peuvent l e remplacer
- l'ami qui menace d e révéler un aspect peu reluisant de son
passé: alcoolisme, infidelit6 conjugale, vol a l'étalage ... si

1 Whitehead, Ibidem, p. 158.

2 Nouwen, Henry, Intimacy. Pastoral Psycbological Essays. Fides, Montréal,


1970.
l'autre ne se r e n d pas à s a demande - le conjoixzt qui impose
ses goûts, ses restrictions, ses ordres parce que c'est lui le
pourvoyeur. - .) -

11 est facile et d'usage répandu d'utiliser la faiblesse ou la


position désavantagée de l'autre pour imposer sa volonté, pour
maîtriser les situations à s o n avantage personnel, social,
économique ou politique, O n prend l'autre par peur d'être pris
soi-même.

Il est plus difficile m a i s combien moins destructeur d'avoir


pour soi ou de donner à l'autre la possibilité de dire ses
peurs, s e s faiblesses, sa médiocrité, s e s conflits, ses
souffrances tout autant que ses forces ou ses beaux côtés sans
peur d'être pris, utilisé, jugé, évalue, méprisé, rejeté.

Selon Nouwen, la forme non-contrôlante d a n s 1 ' intimité prend


racine d a n s la possibilité d e se dire totalement et
mutuellement à l'autre, d e confesser sa faiblesse, de montrer
sa vulnérabilité. La forme non-contrôlante dans des rapports
plus larges peut prendre racine dans une ouverture pour donner
et recevoir, selon ses capacités, dans la mutualité. Elle peut
s'enraciner dans la reconnaissance des forces et des faiblesses
de chacun sans crainte de les voir utiliser contre soi. Elle
peut s'exprimer dans 1 'acceptation de ses difficultés et d e
celles de l'autre, dans la possibilité d e vivre dans la
confiance mutuelle connaissant et assumant les faiblesses de
chacun. Il y a ainsi une dimension communautaire au
développement de la maturité non-contrôlante, selon Whitehead-
"Le développement de la maturité est ainsi un événement
communautaire. Pour parvenir à la maturité, j'ai besoin de
l'expérience d'autres personnes qui soient dépendantes de moi.
C'est par réaction à la dépendance des autres à mon égard que
je gagne de plus en plus confiance. "Les êtres dépendants"
(qu'il s'agisse des enfants comme aussi des adultes sous bien
des aspects de leur existence) apprennent à compter sur les
autres par des expériences où ils sont dépendants d'une personne
mature, de quelqu'un qui ne "profite" pas de leur vulnérabilité,
de quelqu'un qui n'a pas besoin de maintenir les autres dans un
état de subordination ou d'étendre leur dépendance dans d'autres
domaines de leur vie. Mais l'adulte parvenu à maturité a
également besoin de repères. J'apprends la manière d'être
altruiste en prenant en compte les besoins propres à ce que j 'ai
produit. La mission qu'il m'est donné de vivre devient plus
claire pour moi, en partie dans la mesure où je veux bien
endosser les responsabilités qui se présentent - même sans que
j 'en aie pleinement conscience, même en quelque sorte contre ma
volonté - par mon action dans le monde. "Ce qui a été produit
et dont il faut prendre soin1' guide le développement de la
personnalité adulte. C'est ce dont je suis responsable qui
provoque, encourage et faponne ma maturi té'".

Sans faire preuve d'idéalisme à o u t r a n c e ou sans s'illusionner


sur l e degré de b o n t é d e s personnes les unes envers les autres,
on peut penser que l a p o s s i b i l i t é d e v i v r e autrement que s e l o n
l a f o r m e c o n t r ô l a n t e de l'existence, si répandue et inévitable
j u s q u ' a un certain point pour se protéger, e x i s t e réellement.
Cette p o s s i b i l i t é est remise entre les mains de chacun,
spécialement des g e n s qui en ont e x p é r i m e n t é les bons et l e s
mauvais côtés d a n s les relations d'intimité comme dans les
relations sociales- Ces gens sont s o u v e n t l e s g e n s matures qui
peuvent être e n c l i n s naturellement à des rapports d e g é n é r o s i t é
dans certains secteurs de leur vie.
"Lorsque j 'étais enfant, je parlais comme un enfant, je pensais
comme un enfant, je raisonnais comme un enfant. Devenu homme,
j ' a i mis fin à ce qui était propre à l'enfant". (1 Cor. 13, 11)

Q u e l l e e s t donc cette forme d e v i e selon l'amour e t non s e l o n


le contrôle? Jean et Paul nous en donnent un aperçu-
" ~ crainte,
e i l n'y en a pas dans l'amour; mais le parfait amour
jette dehors la crainte, car la crainte implique un châtiment;
et celui qui craint n'est pas accompli dans l'amour". (1 Jean
4,18) "Aimons-nous les uns les autres, car 1 'amour vient de
Dieu". (1 Jean 4, 7)

"L'amour prend patience, I 'amour rend service, il ne jalouse


pas, il ne plastronne pas, il ne s'enfle pas d'orgueil, il ne
fait rien de laid, i 1 ne cherche pas son intérêt, i l ne s'irrite
pas, il n'entretient pas de rancune, il ne se réjouit pas de
l'injustice, mais il trouve sa joie dans la v6rité. Il excuse
tout, i l croit tout, i 1 espère tout, i 1 endure tout". (1 Cor 13,
4-7)

La forme d e l'existence selon l'amour "ne cherche pas son

- -

1 Whitehead, E. et J. D. Ibidem, p . 160.


intérêt", elle veut toujours le bien de l'autre, elle "jette
dehors la crainte" qui emprisonne celui qui la vit et celui qui
la provoque- Elle "trouve sa joie dans la vérité" des
relations car elle permet d e tout dire, d e tout confesser, de
tout avouer. Elle croit qu' il existe, virtuellement et
réellement, dans certaines occasions, la possibilité de vivre
sous une forme qui "croit tout, espère tout, endure tout".
Elle croit fondamentalement que "lorsque je suis faible, c'est
alors que je suis fort". (2 Cor 12, 10)

Une seconde facette du risque d'exercer sa domination porte non


plus sur les personnes mais sur le mode d'être présent au
monde, comme des invités dont le passage est marqué non par la
puissance mais par la brièveté et la fragilité de l a vie, par
la maladie et la mortalité. Affronter ces limites invite à un
autre type d e relation avec les personnes et la vie. Cela
invite à vivre non plus sous le mode de la maîtrise mais sous
celui de la dépossession progressive et du détachement-

Cette facette du r i s q u e d'exercer s a puissance ou sa domination


touche aussi le mode d'utilisation des ressources matérielles
de l'univers, non comme des propriétaires mais comme des
gérants. En effet, ce dernier aspect de la relation envers le
monde créé est important. La tâche d ' intendance est une
facette de la générativité- La terre, ses richesses, ses
ressources ne sont la possession de personne même si l'être
humain a reçu la tzche de dominer la création. Ce dernier
n'est pas propriétaire de l'univers de sorte qu'il puisse le
dominer, l'utiliser, en faire usage selon ses intérêts quitte
à en briser 1 'harmonie, à dilapider ses richesses, à partager
inégalement ses ressources pour le profit d e quelques-uns
seulement. Au lieu d'être le propriétaire qui fait à sa guise
sans rendre de compte, 1 'être humain est le gérant, le
régisseur ou l'intendant qui prend soin, qui developpe pour le
bénéfice d'une multitude sans posséder ce dont il prend soin.
Cette tâche d'intendance demande une grande maturité car elle
est toute tournée vers le bien commun.
L'intendant agit selon trois traits majeurs dans les Ecritures
en Luc 12, 42-48 et 16, 1-8':

. il agit comme un serviteur et non comme un maître; son


autorité est celle d'un invité et elle est comme un cadeau à
exercer pour un temps délimité pour les fins d'un maftre qui a
des visées propres qu'il sert avec responsabilité et
imagination

. il agit en combinant autonomie, sagesse et loyauté aux vues


du maztre absent, il se doit d'être digne de confiance et de
faire confiance à d'autres puisqu'il n'est pas le seul habitant
responsable de l'univers

- il agit en l'absence du maître et doit accomplir la gérance


dans le même esprit que lui et selon ses intérêts; il y a donc
de l'espace pour sa propre autorité dans la continuité de celle
du maître absent-

Ainsi renoncer à toute forme de puissance dépasse la relation


à 1 'autre pour inclure aussi la relation à 1 'univers dans une
attitude de détachement, de respect et de développement humble
et efficace de ce qui est remis entre les mains du gérant pour
le bien de tous.

3. AIMER NON SEULEMENT L'AUTRE MAIS LE CHACUN

Un troisième risque vécu dans l'exercice de ses


responsabilités, c'est de limiter volontairement son amour à
certaines catégories de personnes, de poser des barrières
rigides aux possibilités d'extension de son amour d'autrui-

Une tendance généralisée est d'aimer qui nous aime, d'aimer qui

1 Whitehead, E. E. and Whitehead, J. D., Seasons of S t r e n g t h . New Visions


of A d u l t Christian Maturing. Image Books, New York, 1984, p . 5lss.
nous ressemble, d'aimer qui nous e s t proche. On l ' a vu dans la
première partie, lors de l'observation des résultats des récits
de vie: c 'est d 'abord la famille immédiate, puis quelques amis
privilégiés, enfin la famille élargie et quelques personnes du
milieu de travail ou du milieu social immédiat. En dehors de
cela, rien ou peu de personnes autres. Quelle longueur, quelle
largeur, quelle profondeur peut revêtir notre amour des autres
au mitan de la vie?

De façon théorique, si on regarde la constitution éthique de la


personne, sa dimension responsable1, celle-ci réfère à trois
termes en présence,

D'abord existe un "souhait d'une vie accomplie", un désir


d'avoir une vie heureuse; ce souhait provient d'un premier
élément éthique, celui de "l'estime de soi". Tout sujet
responsable s'estime capable d'agir selon des intentions
réfléchies et capable de les incarner, par ses initiatives,
dans le monde. L'estime de soi ne refère donc pas à de
l'égoïsme ou à une centration excessive sur soi mais se définit
par "1 ' intentionnalité et 1 ' initiativew2. Que la personne
parle en je, en tu ou en il, 1 'estime de soi, par ces deux
éléments constituants, dbfinit chacune de ces personnes.

Puis il y a le "avec et pour les autres" ou la sollicitude, ce


"mouvement de soi vers 1 ' autre, qui répond par 1 ' interpellation
du soi par' l'autre". Ce mouvement s'inscrit dans la
"réciprocité qui institue l'autre comme mon semblable et moi-
même comme le semblable de l'autre"' et dans l'alt6rité.
l'exemple le plus probant Btant l'amitié, relation la plus
égalitaire. Ce mouvement de soi vers l'autre appelle par
ailleurs la reconnaissance pour rétablir la sollicitude dans
une relation inégalitaire, par exemple de savoir comme celle

1 Ricoeur, P. , Op. c i t . , p . 100-103.

2 Ibidem, p . 100.

3 Ibidem, p . 101.
245

d'un maître à un disciple, ou de compassion comme celle d'un


plus fort à un plus faible.
"Je ne conçois pas la relation du soi à un autre, autrement que
comme la recherche d'une égalité morale par les voies diverses
de la reconnaissance. La réciprocité, visible dans l'amitié,
est le ressort caché des formes inégales de la ~ollicitude"~.

Enfin, Ricoeur ajoute un troisième élément aussi important pour


lui que la sollicitude, soit le souhait de vivre "dans des
institutions justes". Il veut indiquer que, par-delà 1 ' autre
visé par la sollicitude, il y a aussi l'autre, "le vis-à-vis
sans visage, le chacun d'une distribution juste", "la personne
distincte.. . rejointe que par les canaux de l'instituti~n"~.
C'est faire appel au problème de justice dans un partage inégal
"non seulement des biens et des marchandises mais des droits et
des devoirs, des obligations et des charges, des avan ages et
5
des désavantages, des responsabilités et des honneurs" .

Doù l'idée de justice distributive depuis Aristote car aucune


société n'a réussi une distribution égale entre ses membres.
"Ce qui distingue la relation à autrui dans l'instituticn de la
relation d'amitié dans le face à face, c'est précisément cette
médiation des structures de distribution, à la r cherche d'une
proportiomalité digne d'être appelée équitable'Il .

Et Ricoeur de citer l'oeuvre de Rawls dans Théorie de la


j u s t i c e qui offre, selon lui, le meilleur modèle de justice à
savoir "la maximisation de la part du plus faible" pour faire
justice dans les partages inégaux. Autrement dit le souci pour
le plus défavorisé.
"Sous le mot autre, i l faut mettre deux idées distinctes, autrui
et chacun. L'autrui de l'amitié et le chacun de la justiceu5.

L'autrui regarde les relations interpersonnelles visant


l'amitié, et le chacun, les relations institutionnelles visant

1 Ibidem, p. 101.

2 Ibidem, p. 102.

3 Ibidem, p. 102.

4 Ibidem, p. 102.

5 Ibidem, p. 102.
la justice. Cette vision éthique de la personne renvoie à un
élargissement de l'amour des autres semblables, égaux ou
inégaux en savoir, en expérience, en capacités, etc. et 1 ' amour
du chacun c'est-&-dire le souci d'une répartition sociale plus
juste des biens, des droits, des responsabilités, des
avantages, des désavantages en privilégiant la "maximisation de
la part du faible" au lieu de celle du plus fort ou de
l'avantage pour le plus grand nombre.

C'est à ce souci de l'élargissement de l'amour de 1 'autre à


l'amour du chacun qu'invite l'avancée en âge- Le coeur d'une
personne mature peut s'ouvrir pour embrasser plus largement que
dans la jeunesse car des soucis immédiats pressants ont cessé
tel la préoccupation d'enfants jeunes. La consolidation de la
carrière ou du travail pour vivre est habituellement réalisée
à moins de perte d'emploi ou de réorientation majeure. La vie
de couple s'est ou défaite ou a trouvé un nouvel être ensemble.
Des énergies physiques et psychologiques sont souvent plus
disponibles qu'auparavant pour du bénévolat communautaire ou
social. Cette plus grande disponibilité de la personne alliée
à une générativité pour la qualité de vie de tous et chacun
dans la société peut s'ouvrir au souci du chacun- Des
implications sociales, économiques, politiques ou religieuses
peuvent chercher à redonner dignité à ceux qui l'ont perdue,
voix à ceux qui n'en ont pas, pain à ceux qui en manquent,
travail à ceux qui s'en cherchent, justice à ce& qui sont
injustement traités, présence à ceux qui sont rejetés par leur
inadaptation à la société, etc.

Le chacun dans notre société est en souffrance alors que


l'autre des relations interpersonnelles est survalorisé-
L ' Evangile appelle les coeurs disponibles à accueillir
1 'étranger, à secourir les blessés de la vie, b nourrir, à
abriter, à vêtir, a visiter les malades et les rejetés de la
société, à faire un monde habitable pour tous. 11 appelle à
des gestes individuels, intergénérationnels, communautaires et
politiques pour qu ' une plus grande justice régne.
"La générativité indique que je suis prêt à utiliser mon pouvoir
d'une manière responsable au service d'intérêts qui me
dépassent. Ainsi, si l'on réussit la transition du mifieu de
la vie, notre capacité de sollicitude envers les autres grandit.
En devenant un adulte plus mature, j'élargis les limites de ce
qui importe le plus pour moi, pour y inclure autre chose que ce
qui touche à ma propre vie. Mon sentiment de responsabilité
pour le bien-être de ce que j'ai créé peut conduire à un
investissement personnel dans des problèmes sociaux plus vastes:
je ne me contente pas simplement d'améliorer la salle de classe
de mon enfant, mais j'apporte ma contribution à l'amélioration
du système éducatif; je ne me contente pas simplement de
maintenir stable la valeur des propriétés de mon quartier, mais
j'élabore des projets pour réaliser une meilleure utilisation
des terrains. Des signes de générativité mature se révèlent
dans le souci que j'ai du bien-être d'un monde qui me survivra.
Je suis disposé à dépenser mon pouvoir personnel et mon
influence sociale pour acquérir un avenir qui soit meilleur,
même si je ne vis pas assez longtemps pour en voir les
résultatsu1.

L'adulte mature ne choisit pas toujours ce dont il devra se


préoccuper ni la manière dont il devra le faire. 11 y a bien
des éléments inévitables au sein des responsabiltés exercées,
dans une vie adulte. Une partie de la maturite adulte suppose
"qu'on accepte c e s éléments ainsi qu'une responsabilité dans
des situations et pour des gens qu'on n'a pas choisisw2.

4. AIMER SANS TOUJOURS ATTENDRE EN RETOUR

Les adultes du mitan semblent appelés non seulement à traiter


l'autre selon la justice mais parfois selon un amour radical
qui se rapprocherait de l'amour gratuit proposé par Jésus.

Quand on regarde dans les Ecritures, on peut y v o i r différents


niveaux de relations avec les autres3. On peut traiter l'autre

1 Whitehead, 1990, Op. cit., p . 156.

2 Whitehead, Ibidem, p. 160.

3 Ricoeur, Paul, "Considérations éthiques et théologiques sur la Règle d'or"


dans Nadeau, Jean-Guy, d i . , L 'interprétation, un défi de 1 'action
pastorale. Cahiers d'études pastorales 6, Fides, Montréal, 1989, p. 125-133.
selon la vengeance, selon la justice ou selon un amour gratuit-
La personne du mitan a en elle le potentiel pour vivre tous ces
niveaux, selon son degr6 de développement spirituel,

D'abord un premier niveau, la règle des représailles est la


vengeance sans bornes, sans commune mesure avec l'offense,
comme tuer pour se débarrasser d'un rival réel ou potentiel,
ex: Caïn et Abel. C'est l'humain qui lutte contre son pareil.

Puis cette règle se concrétise dans la loi du talion au plan


pénal: "Oeil pour oeil, dent pour dent" (Ex 21, 2 4 ) . 11 y a
ici équivalence dans le contenu de l'acte: oeil, dent pour la
même chose, oeil ou dent. C'est moins radical que la vengeance
sans équivalence avec le contenu de 1'acte posé ou subi. C' est
encore de la vengeance mais proportionnée à l'offense.

Alors arrive au fil de l'histoire, un autre niveau, celui de la


justice, la règle d'or de Hillel: "Ne fais pas à ton prochain
ce que tu détesterais qu'il te soit fait à toi-même", Cette
règle antique d'une grande sagesse souligne le caractère
intersubjectif de l'action ainsi que son caractère interactif,
d'action d'un agent et de souffrance d'un patient qui subit
l'action comme une victime violentée ou comme un adversaire
potentiel. Ce patient peut en effet réagir et devenir, à son
tour, agent actif en réponse à ce qui lui a été fait. La règle
d'or parle d'équivalence entre l'action faite et l'action
subie, entre ce qu'autrui pourrait détester ou désirer et ce
qui est fait.

La règle d'or est reprise par deux évangélistes et insérée dans


le discours inaugural de Jésus oil "dans Mt 7, 12, elle semble
être tenue pour un acquis de la culture juive et ( . . . ) dans Lc
6, 31, ou elle paraît plutôt reconnue comme le bien commun de
la sagesse hel1énistique"l. Les deux formulations sont les
suivantes: "Tout ce que vous désirez que les autres fassent

1 Ricoeur, P., 1989, Ibidem, p . 131.


pour vous, faites-le vous-mêmes p o u r eux: v o i l à la Loi e t les
prophètes" ( M t 7, 12) e t "Ce q u e vous voulez que l e s hommes
fassent pour vous, faites-le semblablement pour e u x " - (Lc 6,
31)

C e t t e règle reprend l'élément d e mesure d e c e l l e de H i l l e l à


savoir l'équivalence ou l ' a n a l o g i e d e l'intentionnalité ou du
désir, et non plus la p u r e é q u i v a l e n c e du c o n t e n u de l'acte
c o m m e dans la loi d u talion. L'action posée n'est pas une pure
réaction, un automatisme, elle a r r i v e e n r é p o n s e à une
intention anticipée ou projetée d'une part ou de l'autre.
L'action est faite e n v u e d e ..., afin que ...; e l l e r e j o i n t le
donnant-donnant, e l l e s e m b l e d e p l u s limiter l e p r o c h a i n au
semblable.

Cependant le contexte global dans l e q u e l est c i t é e l a règle


d ' o r tant chez Luc q u e chez Mathieu est celui du c o m m a n d e m e n t
nouveau de 1 'amour d e s ennemis q u i s e m b l e s u r p a s s e r la règle
d'or. Le commandement d e 1 'amour d e s ennemis vient-il éliminer
la règle d'or?

Tout d'abord Jésus s ' o p p o s e clairement aux représailles e t a la


vengeance, justifiée ou non, e t lui oppose u n a m o u r sans
bornes.
"Vous avez appris qu'il a été dit: Oeil pour oeil et dent pour
dent. Eh bien! moi je vous dis de ne pas tenir tête au méchant:
au contraire, quelqu'un te donne-t-il un soufflet sur la joue
droite, tends-lui encore l'autre; veut-il te faire un procès et
prendre ta tunique, laisse-lui même ton manteau; te requiert-il
pour une course d'un mille, fais-en deux avec lui. A qui te
demande, donne; à qui veut t'emprunter, ne tourne pas le dos.
Vous avez appris qu'il a été dit: Tu aimeras ton prochain et tu
haïras ton ennemi. Eh bien! moi je vous dis: Aimez vos ennemis,
priez pour vos persécuteurs; ainsi serez-vous fils de votre Père
qui est aux cieux, car i l fait lever son soleil sur les méchants
et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et sur les
injustes". (Mt 5, 38-46)
"Mais je vous le dis, à vous qui m'écoutez: Aimez vos ennemis,
faites du bien à ceux qui vous haïssent, bénissez cewr qui vous
maudissent, priez pour cewr qui vous maltraitent. A qui te
frappe sur une joue, présente encore 1'autre; à qui t ' enlève ton
manteau, ne refuse pas ta tunique. Donne à quiconque te
demande, et à qui te prend ton bien, ne le réclame pas". (Lc 6,
27-30)

Les rédacteurs passent de la vengeance à une attitude


s u r p r e n a n t e qui semble sans bon sens et qui prête l e f l a n c à de
nombreuses interprétations. S'agit-il de p r ô n e r la non-
violence comme i d é a l humain? de se sacrifier tout simplement
pour l'autre et d e se nier? de se laisser faire sans réagir?
d ' ê t r e masochiste par amour? d'être peureux e t lâche?..-
Marie Balmary e n offre une interprétation n o u v e l l e :
"Il s'agit ( - . . ) de faire quelque chose activement après un
temps où l'on a subi passivement une violence, et, pour ce
faire, de ne pas se placer en face de l'autre comme on le fait
dans une bagarre, dans un combat de boxe. Avec qui s'engage
cette affaire? Un pervers? Oui, mais sans perdre de vue que
le premier sens de ce mot est "qui est dans la peine, qui
souffre, malheureux, infortuné". Donc: ne vous situez pas en
face du malheureux-méchant . Mot à mot : "Mais quelqu 'un te donne
un coup (avec une baguette) sur la mâchoire droite, tourne à lui
aussi autre.
Il n'est pas écrit: tends-lui l'autre. Le mot "autre" employé
ici n'est pas celui qu'on attendrait (celui de l'expression
duelle l'un et l'autre). Le mot employé veut dire "un autre",
différent. Ce n'est pas la seconde joue, c'est une autre, si
je puis dire. Cela ne s'additionne pas. Ne pas se situer en
face, tourner "une autre" ...(...)

Si, alors qu'il m'a atteint à la joue droite, je tourne vers lui
non pas la seconde, la gauche, mais ll"autre" joue, je n'entre
dans aucun mimétisme avec lui: je ne fais pas ce qu'il fait, je
ne le touche pas là où il me touche et je ne le laisse pas me
toucher au même endroit . Je viens sur son terrain et là, je lui
présente l'altérité. Et il n'y a pas d'autre façon de la
présenter véritablement. Qu'on m'entende. Je ne dis pas que
ce texte condamne la légitime défense. Je lis, simplement: il
dit ce qu'il y a à faire si le but recherché est de rendre
possible la relation d'altérité à quelqu'un qui souffre et qui
fait souffrir ( . . . ) .

En face de celui qui peine et fait peine, lui qui se situe face
à toi, pour te frapper avec un objet ou avec une loi, sois
visage d'altérité, vêtement d'altérité, chemin d'altérité.( . . . )
La différence avec le masochisme est mince. De façon
remarquable, les différences les plus signifiantes sont minces.
Qui ne veut pas les voir peut aisément les manquer. Elles
prêtent à équivoque et en cela sont lieux de décision: perdition
ou guérison, les deux possibles.

Le masochisme, c'est présenter la même joue à celui qui frappe,


pour qu'il recommence. La "sainteté", c'est présenter une autre
joue à celui qui frappe - pour qu'il s'éveille"'.

Cet amour des ennemis, c'est un a m o u r paradoxal, fou, gratuit


qui se propose, au risque d'être mal reçu, d'éveiller l'autre
i ce qu'il est en train de faire a son semblable et, par le
fait même, à ce qu'il est lui-même, un semblable différent et
souffrant appelé à la gratuité.

Ce paradoxe de l'amour des ennemis est suivi du r a p p e l de la


règle d'or et d'une réflexion sur ses limites.
"Car si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense
méritez-vous? Les publicains n'en font-ils autant? Et si vous
réservez vos saluts à vos frères, que faites-vous
d'extraordinaire? Les païens eux-asmes n'en font-ils pas
autant? Vous donc, vous serez parfaits comme votre père céleste
est parfait". (Mt 5, 46-48)

"Ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le
semblablement pour eux.. Que si vous aimez ceux qui vous
aiment, quel gré vous en sera-t-on? Car même les pécheurs
aiment ceux qui les aiment. Et si vous faites du bien à ceux
qui vous en font, quel gré vous en sera-t-on? Même les pécheurs
en font autant. Et si vous prêtez à ceux dont vous espérez
recevoir, quel gré vous en sera-t-on? Même des pécheurs prêtent
a des pécheurs pour en recevoir l'équivalent. Au contraire,
aimez vos ennemis, faites du bien et prêtez sans rien attendre
en retour. Votre récompense alors sera grande et vous serez les
Fils du Très Haut, car i l est bon, Lui, pour les ingrats et les
méchants. Montrez-vous miséricordieux, comme votre Père est
miséricordieux". (Lc 6, 31-36)

La règle d'or est basée sur une relation d'équivalence et


d'attente en retour; c'est sa nature de règle éthique
applicable dans des cas concrets. L'amour des ennemis quitte
la relation d'équivalence et l'action donnant-donnant. Elle
passe à une relation de don gratuit; rien n'est attendu en
retour de l'action. Rien n'est détourné pour le profit de
l'intérêt propre. Le don s'ouvre au différent de soi:
l'étranger, l'ennemi, le pauvre ... L'action n'est plus posée
en vue d e - . - , afin de-.. recevoir en retour, elle est plutôt
motivée parce que Dieu a lui-même aimé chacun d'un amour
infini. Il n'y a d o n c plus de bornes, de restrictions à un
amour qui veut être parfait, miséricordieux "comme" celui de

1 Balmary, M., Op. cit., p . 186-187.


Jésus l'est. L'amour est alors "surabondant" p l u t ô t
qu'équivalent. L'action n'est pas e x e r c é e "sur" l ' a u t r e mais
"pour" l ' a u t r e - Ce faisant, ce commandement n'est p l u s une
règle éthique a p p l i c a b l e aux cas concrets et u n i v e r s e l s , même
s'il a une haute valeur morale.

L e s rédacteurs veulent-ils déprécier la règle d'or au profit


d'un amour p l u s gratuit, plus grand? V o i c i la réponse
q u ' a p p o r t e Ricoeur dans le texte p r é c é d e m m e n t cite d u q u e l
s'inspire la réflexion de c e t t e section:
"Y a-t-il donc incompatibilité entre la Règle d'or et le
commandement d'amour? Non, si l'on voit dans le commandement
d'amour un correctif plutôt qu'un substitut à la Règle d'or.
Le commandement d'amour, selon cette interprétation, opérerait
la conversion de la Règle d'or de son penchant intéresse en
direction d'une attitude d'accueil de l'autre; au afin que du
do ut des, elle substituerait le parce que de 1 'économie du don:
"parce qu'il t'a été d o ~ é ,donne aussi à ton tour.

Ce qui pourrait confirmer cette interprétation, c'est le secours


que le commandement nouveau peut recevoir de la Règle d'or à
l'encontre de sa propre perversion possible. A lui seul, en
effet, le commandement d'amour marque plutôt la suspension de
l'éthique, au sens kierkegaardien du terme. Or, à ce titre, ne
peut-on interpréter dans le sens de la lâcheté et de la
couardise, les conséquences volontairement excessives et
paradoxales que Jésus tire du commandement nouveau: "A qui te
frappe sur une joue, présente encore 1 'autre. A qui te prend
ton manteau, ne refuse pas non plus ta tunique. A quiconque te
demande, donne, et à qui te prend ton bien ne réclame pas". (Lc
6 , 29-30)

De fait, quelle loi pénale, et en général, quelle r è g l e de


justice pourrait procéder directement, sans le détour de l a
Règle d ' o r , du commandement nu d'aimer ses ennemis? Quelle
distribution de tâches, de rôles, d'avantages et de charges,
d'obligations et de devoirs - selon le schéma rawlsien de
l'"Idée de justice" - pourrait résulter d'un commandement dont
la réciprocité paraPt exclue? Quelle équité, sur le plan
économique, pourrait résulter du commandement "prêtez sans rien
espérer en retour". (Lc 6, 35) Détaché de la Règle d'or, le
commandement d'aimer ses ennemis n'est pas éthique, mais supra-
éthique, comme toute l'économie du don auquel il appartient.
Pour ne pas virer au non-moral, voire à l'immoral, il doit
réinterpréter la Règle d'or et, ce faisant, être réinterprété
lui aussi par elle.

Telle est à mon avis la raison fondamentale pourquoi le nouveau


commandement ne saurait éliminer la Règle d'or ni se substituer
à elle. Ce qu'on appelle "éthique chrétienne", ou, comme je
préfère dire, "1 'éthique commune dans une perspective
religieuse", consiste selon moi, dans la tension entre l'amour
unilatéral et la justice bilatérale, et dans l'interprétation
de l'une dans les termes de l'autre.

( . . . ) Les applications de cette dialectique dans la vie


quotidienne, au plan individuel, au plan juridique, au plan
social et politique, sont innombrables et parfaitement
praticables. Je dirai même que l'incorporation tenace, pas à
pas, d'un degré supplémentaire de compassion et de générosité
dans tous nos codes -code pénal et codes de justice sociale-
constitue une tâche raisonnable, bien que difficile et
interminable.
La Règle d'or est placée ainsi, de façon concrète, au coeur d'un
conflit incessant entre l'intérêt et le sacrifice de soi-même.
La même règle peut pencher dans un ens ou dans l'autre, selon
l'interprétation qui en est donnée . '17

La règle d'or, p a r c e qu'elle est reliée analogiquement au d o n


d e Dieu e t m o t i v é e p a r s o n imitation, devient corrélative a u
commandement de l ' a m o u r des ennemis. Celui-ci e m p ê c h e q u e la
règle d ' o r soit c o m p r i s e j u s t e c o m m e une règle visant l'intérêt
personnel m a i s c o m m e pouvant ê t r e dépassée par plus de
gratuite. D e son côté, la r è g l e d'or empêche l'amour des
ennemis d ' ê t r e interprétée c o m m e lâcheté ou masochisme et lui
donne une mesure é t h i q u e concrète, applicable, utilisable s i
besoin est p o u r l e b i e n des p e r s o n n e s mais e n même t e m p s
dépassable- C o m m e les deux r è g l e s apparaissent e n dialectique,
c ' est la s i t u a t i o n qui fera pencher l a balance d'un bord ou de
l'autre, l'équivalence o u la g r a t u i t é surabondante d e l'amour.
Il y a d o n c une m e s u r e propre à l a justice, c'est 1 'équivalence
et la r é c i p r o c i t é qui peut parfois être dépassée par la
compassion gratuite. II y a aussi l'absence d e mesure a u don
g r a t u i t qui surpasse la mesure p r o p r e à la justice; Luc
1' i l l u s t r e par la "bonne mesure" ou l a mesure généreuse qui
éveille à la p a r e i l l e sans l'obliger formellement:
"Ne jugez pas, et vous ne serez pas juges; ne condamnez pas, et
vous ne serez pas condamnes; remettez et il vous sera remis.
Donnez, e t l'on vous donnera; c'est une bonne mesure, tassée,
secouée, débordante, qu'on versera dans les plis de votre
vêtement; car de la mesure dont vous mesurez on mesurera pour
vous en retour". (Lc 6, 37-38)

1 Ricoeur, P., 1989, Ibidem, p. 132-133.


Pourquoi cette longue réflexion sur le non-amour (par la
vengeance), sur l'amour selon la justice (par l'application de
la règle d'or) et sur l'amour selon la gratuité (par le
commandement d'aimer les ennemis) dans une recherche sur la
définition d'une spiritualité appropriée au mitan de la vie?

Nous croyons que la personne du mitan, à cause des


caractéristiques de son développement psychosocial et
spirituel, a tout le potentiel pour vivre l'amour selon la
justice et selon la gratuité- Ces deux niveaux d'amour sont
une autre couleur, et l'amour gratuit sans doute la couleur la
plus forte, que peut prendre ou ne pas prendre la générativité
à cet âge de la vie selon le degré d'évolution de la personne-
En certaines occasions ou par défaut de générativité, l'adulte
peut se replier sur lui-même et penser ses relations difficiles
en termes de vengeance. Le plus souvent, il exerce ses
diverses responsabilités dans la justice, pour lui et pour les
autres proches et lointains. Il peut être enclin à s'ouvrir à
la générosité, a la compassion interpersonnelle ou sociale, à
la gratuité sans attente en retour, dans l'exercice de
certaines responsabilités ou dans certaines relations plus
rares et significatives mais réelles : telles celles où il
suspend son jugement sur le comportement d'un autre pour
l'éveiller à ses responsabilités ou ne pas nuire à sa
réputation, telles celles où il pardonne les frasques de ses
enfants ou de ses parents pour leur propre évolution humaine et
spirituelle, etc. Il a en lui ce potentiel qui demande à être
éveillé et éduqué pour sa propre croissance spirituelle; rien
cependant n'est automatique, la présence à soi et l'ouverture
aux autres sont des exigences de base.

L ' exercice des responsabilités est généralement un excellent


facteur de maturation. Par cet exercice, la personne fait
place au réalisme, elle fait droit à la complexité des choses
et s'accorde le droit d'avoir des faiblesses. Elle apprend a
reconnaître ses limites et à s'ajuster au reel, sans s'auto-
punir ou se venger, et à le faire avec justice, parfois même en
se pardonnant. Cette experience intime est à l'image des
relations qu'elle instaure et entretient avec les autres:
vengeance, justice ou gratuité.

Ces quatre facettes de l'exercice des responsabilités avec


altruisme peuvent apparaître idéalistes à certains adultes du
baby-boom d'après guerre qui en sont actuellement au mitan de
la vie. Plusieurs observateurs de la culture contemporaine1
prétendent que ceux-ci ont vécu ou vivent
- une perte du sens de la continuité
- une crise de la transmission des valeurs
. une centration sur eux-mêmes, sur leurs intérêts
. un repli sur le ghetto intime, sur le confort
. un rétrécissement du sens de leur appartenance
. une inaptitude a être parent
. une crise de l'altérité
. une inaptitude pour la générativité de façon générale!
Malgré ce sombre tableau, malgré la difficulté réelle de vivre
certaines facettes de l'altruisme, le mitan de la vie reste un
des stades de la vie ou l'altruisme est non seulement une tâche
mais une nécessité pour occuper sa place dans l'univers, et
pour occuper sa place dans le Royaume pour les croyants. Le
reconnaître n'enlève pas les difficultés liées au contexte
culturel et social. Ces difficultés n'empêchent cependant pas
d ' inviter aux diverses facettes de 1 'altruisme sachant
qu ' inviter ce n 'est pas convaincre, ni changer les faits et les
coeurs, et que tout en étant responsables de dire, d e nommer,
d'inviter, nous ne le sommes pas de l'efficacité de nos
paroles.

1 Lasch, Christopher, Le complexe de Narcisse. La nouvelle sensibilité


a é r i c a i n e . Libertés 2000, Robert Laffont, Paris, 1979; Lipovetskp, Gilles,
L 'ére du vide. Essais sur 1 'individualisme contemporain. Gallimard, Paris,
1983; Ricard, François, La génération lyrique, Essai s u r l a vie e t
1 'oeuvre des premiers-nés du babg-boom. Boréal, Montréal, 1992.
SE SITUER DANS UN RAPPORT CONSCIENT AU MYSTERE

INTRODUCTION

La prise de conscience de la brièveté et de la fragilité de la


vie est un des traits typiques du mitan de la vie, comme nous
l'avons d é j à signale au chapitre précédent. C'est cela que
nous allons envisager ici en le détachant de l'exercice des
responsabilités.

A cet âge de la vie, la personne rencontre dans sa propre


expérience, dans celle de ses proches et de son environnement
plus ou moins étendu, sa condition d'être vulnérable; elle se
retrouve soumise aux absurdités de la vie, faible, malade et
mortelle. A la fin de la trentaine arrive une situation
d'épuisement qui entraîne un arrêt prolongé de travail. Ou un
accident absurde emporte un de ses enfants. Un ami cher est
atteint d'un cancer incurable. Le corps commence à changer,
les cheveux se mettent à grisonner ou à tomber, des rides
s'installent autour des yeux et des plis de la peau dans le
cou; le tour de taille épaissit, le cholestérol fait son
apparition, des lunettes sont nécessaires pour lire, des signes
irréversibles annoncent l'arrivée de la ménopause ... Et
surtout le sentiment d'avoir moins de résistance, de se
fatiguer plus vite incite à veiller moins tard, a faire de
l'exercice plus régulièrement, somme toute à prendre soin de
soi pour ne pas y laisser sa peau prématurément.

Tant aimer avoir du contrôle sur sa vie et devoir ainsi


réaliser sa dépendance! Tant aimer choisir ses activités et
ses loisirs, tant s'investir dans ses responsabilités, et tout
à coup sans l'avoir recherché, réaliser ses limites, son
interdépendance avec un conditionnement humain inévitable! La
personne affronte nécessairement des limitations un jour ou
l'autre; ce qui diffère, c'est la possibilité de vivre cela de
façon subite comme un choc ou progressivement comme une
conscientisation lente; plusieurs vivent même une crise des
limites.

Cet affrontement ou cette crise des limites ne va pas sans


poser de questions sur le sens et la direction de la vie, sur
le mystère qui l'enveloppe et la porte. Comme la personne de
cet âge commence à se détacher du monde de l'extériorité tout
en y restant et à s'ouvrir à celui de l'intériorité, de la
réflexion, de l'introspection, elle est amenée souvent, par la
force des choses, a réexaminer ses prises de position sur la
vie.

En lien avec ce vécu, la troisième tâche spirituelle du m i t a


de la vie consiste à faire place au mystère, a se situer ou se
positionner consciemment par rapport à lui. Conscientiser la
vérité des choses et de son être d é p a s s e la compréhension
rationnelle. Cela exige de se rendre disponible au réel non
tangible, non palpable, invisible mais non moins existant, qui
enveloppe notre condition mortelle. Et s'engager dans cette
tâche spirituelle suppose d'abord la conscientisation et la
suppression des médiations illusoires ou idôlatriques qui
peuvent obscurcir notre rapport au mystère.

Des illusions, qu'est-ce à dire? Le petit Robert définit


l'illusion comme une "opinion fausse, croyance erronée qui
abuse l'esprit par son caractère séduisant". L'illusion
contient donc une erreur due à la séduction. Des idoles,
qu'est-ce à dire? Selon la même source, 1'idole e s t une "image
représentant une divinité et qu'on adore comme si elle était la
divinité elle-même", "fétiche", "personne ou chose qui est
l'objet d'une sorte d'adoration". L'idole amène donc à un
culte, à un hommage ou à un grand respect même si on ne parle
pas toujours de divinité au sens proprement religieux. La
tâche consiste d'abord, si l'on s'en tient au sens premier des
mots, à conscientiser et à supprimer les erreurs dues à la
séduction et érigées en culte.
Par ailleurs, une psychanalyste nous dit:
"Peu à peu j e me suis mise à lire le mot "idolâtrie" l à où Freud
avait mis le mot religion- Ce qu'il dénonçait en p r é s e n t a i t les
caractéristiques majeures: perte de réalité, consolation
illusoire, renoncement au désir et à la liberté, attente passive
en masse de processus magiques, immolation des enfants... Qui
pourtant pouvait assurer qu'il existât sur terre une seule
religion qui ne fut propice à cal ?"' "L'idolâtrie a lieu
partout où le bien conduit à la mort '3 .

Balmary nous signale des composantes possibles de 1 ' illusion ou


de l'idole: particulièrement l'erreur ou la perte de réalité
ou encore les apparences du bien, la perte de désir et de
liberté, la tendance passive au magigue, le sacrifice de
quelqu'un à un absolu, bref tout ce qui conduit à moins de vie
ou à une consolation illusoire.

De son côté, le théologien Paul Tillich nous dit qu'un dieu est
une "préoccupation ultime", ce A quoi le c o e u r de quelqu'un
s'attache et ce sur quoi il compte pour orienter sa vie. Donc
une préoccupation ultime peut être n'importe qui: Dieu,
Bouddha, Allah, Moi, Vous-.. ou n'importe quoi: une valeur qui
devient un absolu dans sa vie comme la santé ou la justice.

La Bible, de son côté, nous dit que Yahweh peut être utilisé
pour manipuler ou opprimer, et que les idoles, quelles qu'elles
soient, sont f abriquees par des humains, qu ' elles remplacent
Dieu, qu'elles semblent être autres que ce qu'elles sont
réellement, donc qu'elles sont trompeuses et illusionnent:
"Les idoles des païens, or et a r g e n t ,
une oeuvre de mains d'homme;
elles ont une bouche et ne parlent pas,
elles ont des yeux et ne voient pas.
Elles ont des oreilles et n'entendent pas,
pas le moindre souffle en leur bouche". (Psaume 135)

Il y a donc convergence entre ces visions: l'illusion et


l'idole entraînent une perte de réalité ou plongent dans

1 Balmary, M. , Op. c i t . , p . 103.

2 Ibidem, p . 111.
l'erreur; en être séduit peut entraîner quelqu'un à consacrer
sa vie i défendre ou à légitimer cette erreur, donc à perdre en
elle sa liberté, à immoler des personnes ou à s'immoler pour
elle, et éventuellement, a s'en remettre à des processus
proches de la magie et d e la consolation.

Par ailleurs, o n peut s'approcher du mystère à travers


différentes médiations. Le danger, c'est qu'elles peuvent
comporter des illusions o u q u ' e n elles des idoles peuvent se
cacher qui camouflent ou obscurcissent le r é e l . 11 arrive
alors que de fausses certitudes masquent le rapport au mystère.

DES IDOLES IDENTIFIER

De quelles illusions ou idoles doit-on principalement décaper


sa vision pour arriver à se situer par rapport au mystère de
façon libre et critique?

1.1 Le système économique

Le système économique est l'idole omniprésente de la société


nord-américaine. Une lecture de la crise spirituelle dans le
monde nanti faite par des théologiens de la libération, donc à
partir de la perspective des pauvres et des opprimés, la décrit
"comme l'aboutissement d'une bataille de dieux. Cette analyse
montre que la cause profonde de la crise du christianisme dans
le monde moderne est que les gens du "Premier" Monde se sont
détournés "du Dieu et Père de Notre Seigneur Jésus Christ" (Rom.
1 5 , 6 ) pour se tourner vers un autre dieu, vers une idole. En
fait beaucoup de chrétiens du Tiers Monde ont l'air de d i r e aux
peuples des pays riches: Vous souffrez de crise spirituelle,
parce que vous avez choisi Mammon au lieu de Dieu ( . . .)
Mais comment distinguer le culte des idoles de celui du vrai
Dieu? La réponse des théologiens du Tiers Monde est sans
équivoque: le vrai Dieu est celui qui s'assure que justice est
faite. En d'autres termes, la réalisation de j u s t i c e est ce qui
distingue le vrai Dieu des faux dieux. On dit souvent que tous
les systèmes d'oppression se caractérisent par la création
d'idoles qui sanctionnent l'oppression ainsi que les forces
anti-vie. Par conséquent, une des tâches essentielles de ce
genre de théologie est un discernement anti-idolâtre, pour
chercher le vrai Dieu dans ce combat des dieux, puisqu'on
affirme que "celui qui renie les idoles d'oppression peut
rencontrer le Dieu qui libère". Autrement dit, " i l est
impossible de chercher le Dieu de Jésus-Christ sans se trouver
face à face avec les idoles et les fétiches du système
dominantt'. Priorité est donc donnée à l'analyse de ce qu'on
appelle "la base matérielle de l'idolâtrie". On affirme dès
lors que ceux qui sont attachés au Dieu de Jésus-Christ doivent
s ' aventurer dans le combat "contre l 'Olympe des dieux du système
capitaliste"1 .

L'auteur montre que le capitalisme n'est pas vu par les gens du


Tiers Monde seulement comme un système politique mais aussi de
façon holistique comme un mode de vie qui touche toutes les
sphères de la vie: personnelle, sociale, économique,
politique, spirituelle et religieuse.

La préoccupation ultime ou le dieu du capitalisme étant le


profit, la promotion de ses propres intérêts, cela se réalise
par l'obéissance aux lois du marché avec comme conséquences "un
individualisme radical . sans aucune nécessité de faire
attention aux pauvres ( . - . ) et une compréhension harmoniste de
la société ou le marché est présenté comme l'expression
parfaite de la justice1l2. Tout y est vu et évalué à travers
une matrice coût-bénéfice y compris des réalités comme le
mariage et la religion.
"La crise spirituelle peut être expliquée en référence au
conflit entre l'esprit du capitalisme et l'Esprit de Dieu.
Autrement dit, l'analyse proposée ici est théologique dans sa
perspective, en contraste marqué avec un jugement moralisateur.
Il faut noter qu'une idole n'est pas quelque chose
d'intrinsèquement mauvais mais une portion de la création i.e.
quelque chose d'originellement bon qui, cependant, détruit la
Justice du Royaume de Dieu quand elle se place au niveau d'une
préoccupation ultime. Le coeur de l'affaire est bref: Qui est
le dieu de la vie économique, Dieu ou amm mon?^"

Le dieu de la vie économique nord-américaine est sans équivoque


Mammon, l'argent, le profit, ou l'intbrêt personnel qui colore

1 Frostin, Per, "La crise spirituelle dans la métropole du capitalisme".


Liaisons internationales 50 (1987) 13-18 et 51 (1987), 14-23. Citation p.
18-19.

2 ibidem, no 51, p. 15.

3 Ibidem, no 51, p. 17.


toutes les sphères de la vie. C e t t e l e c t u r e est p a r t a g é e par
d e s t h é o l o g i e n s d'ici q u i collaborent à la revue Relations.
Bien que cette revue fasse régulièrement une c r i t i q u e du
système é c o n o m i q u e c a p i t a l i s t e et la p r o m o t i o n d'une o p t i o n
très c l a i r e p o u r la nécessite d'une t r a n s f o r m a t i o n sociale d a n s
l e sens d ' u n e réelle justice, s o u l i g n o n s le numéro 614
d'octobre 1995, intitulé Cette i d o l e q u i nous gouverne et
arborant un gros signe de p i a s t r e s pour identifier c l a i r e m e n t
l'idole e n question.

Deux articles de M. Beaudin la même pensée sur


reprennent
l'idole du s y s t è m e économique que celle d e théologiens d e la
libération et font davantage r e s s o r t i r "les effets h u m a i n s ,
sociaux et environnementaux proprement désastreux" de c e t t e
"théologie" d u libre m a r c h é qui g o u v e r n e aujourd'hui et qui
influence t o u t e la vie b i e n que ce s o i t vécu plus ou moins
consciemment par le simple citoyen1. La question de fond du
premier a r t i c l e est la suivante:
"Le capitalisme neo-libéral n'obéirait-il pas à une "religion"
et à une "théologie" dont la force serait redoublée par leur
apparente sécularité? Je ne prétends pas ici que les avancées
de la raison moderne ne soient qu'illusion, au contraire. Mais
celles-ci n'ont pas empêché et ont parfois camouflé davantage
un déplacement de la question de la transcendance que sa
disqualification ou son élimination. L'économie capitaliste
aurait d' abord tiré son prestige d' une réaction émancipatrice
A l'égard du sacré et de toutes les formes de sujétion
extérieure, mais ce mouvement se serait à son tour sacralisé et
enfoncé dans l'idolâtrie. Les peuples primitifs n'auraient pas
le monopole des processus de divinisation.

Loin d'être un "domaine" neutre, objectif, échappant à tout


choix de valeurs et de "foi", l'économie comporterait ainsi un
horizon métaphysique propre, une "religion", ainsi qu'une forme
de légitimation s'apparentant à une "théologie" au sens d'un
discours interprétatif sur le divin et le religieux, et
empruntant même à des éléments dégradés d'une théologie
chrétienne contemporaine de l'émergence du capitalisme. Il ne
s'agira pas simplement de détecter ces dimensions attribuées au
libéralisme ancien et au néo-libéralisme actuel, mais aussi de
les qualifier. Je prétends aussi que nous avons affaire à une
religion et à une théologie de type idôlatrique et

1 La même pensée est plus longuement élaborée dans Beaudin, Michel, "Cette
idole qui nous gouverne. Le néo-lib6ralisme comme "religiont'et "théologie"
sacrificielles". Sciences religieuses 24/4 (1995) 395-413.
sacrificiel"'.

Deux enjeux sont clairement identifies, le premier est celui de


la possibilité ou de l'impossibilité de recourir à d'autres
critères d'évaluation que ceux infiltrés partout par le système
de marché qui impose ses critères tels le calcul de la
rentabilité et les transactions d'affaires. Quand toutes les
sphères de la vie sont sous l'emprise de ces critères en
quelque sorte sacralises, la fatalité et la soum~ssionrestent
apparemment les seules voies d'action. Le deuxième enjeu est
celui de la possibilité ou non de sacrifier des personnes et de
considérer les pauvres comme étant un produit regrettable du
système, comme étant coupables de leur situation et
responsables de leur manque à gagner même si par ailleurs leur
situation est causée par le système pour que ce dernier a i l l e
bien. Le sacrifice d'un grand nombre est imposé au nom de
1 ' absolutisation des l o i s du marché qui imposent le contraire
de la solidarité. Le système économique fait une option
intrinsèque pour les plus forts et sacrifie les autres.
"J'entends par "idole" toute réalité ou toute idée qui serait
absohtisée ou sacralisée et au nom de laquelle des humains ou
leur dignité seraient relativisés ou "sacrifiés"; il s'agirait
ici d'une sacrificialité intrinsèque au paradigme du marché et
à son idéologie, et donc d'ordre structurel, systémique.

La nouveauté du capitalisme comme violence sacrificielle


consisterait en ce que, contrairement aux formes traditionnelles
de violence qui se justifiaient par des idées ou réalités
extérieures ou autonomes, ici, la légitimation sacrificielle
"s'identifie entièrement à la formulation des mécanismes
économiques" (H. Assmam). Elle s ' y incarne au point qu'il soit
difficile de l'en distinguer. Ce type d'idolâtrie est donc
compatible avec l'inconscience que les acteurs peuvent en
avoirM'.

Quelle est la conception du salut intrinsèque à la visée


capitaliste? Le salut, c'est "la croissance et
l'enrichissement sans limite ( . . . ) en contexte de concurrence

1 Beaudin, M., "Le néo-libéralisme comme religion. L'idolâtrie sacrificielle


néo-libérale". Relations 614 (1995) 238.

2 Beaudin, M. , Ibidem, p . 240.


féroce", donc accessible aux seuls plus forts- Par conséquent,
la voie de ce salut, c'est "la stricte obéissance à la
prescription de la compétitivité". Et il y a un prix à ce
salut, "celui des sacrifices représentes par 1 'épargne investie
et les efforts des gestionnaires, mais surtout des sacrifies
( toutes les personnes et peuples touchés par ce qu'on
appelle les coûts humains et sociaux de la compétition ( - - - )
ces perdants" dont le sacrifice apparaît "bienfaisant" alors
qu' il est "constitutif de la dynamique marchandewi.

Il apparaît assez rapidement qu'il y a là une fausse divinité


et une mystification assez généralisées voulues par le néo-
libéralisme qui portent et enveloppent la société. Percevoir
cette fausse divinité et cette mystification pour ce qu'elles
sont, en détecter les effets obscurs mais réels sur son mode de
vie (ex. 1'importance accordée à la possession de biens, la
recherche constante du profit, l'absence de compassion pour le
pauvre qui n'a que ce qu'il mérite, 1 'habitude de donner de
l'aide alimentaire en certaines occasions et ainsi se donner
bonne conscience, l'adoption d'une attitude fataliste et
impuissante devant le chômage structurel, l'accord assez
généralisé pour faire des coupures dans l'aide sociale et les
prestations de chômage.. . ) et y résister font partie de la
tâche spirituelle de se situer dans un rapport conscient au
mystère.

Décaper cette puissante idole qui submerge nos vies et nous


détourne de la recherche d'un Dieu autre que l'argent avec
toutes s e s facettes séductrices est une tâche d'envergure qui,
non-faite, comporte des conséquences spirituelles importantes.

1.2 Le mitan de la vie comme le centre de la

1 Beaudin, M., Ibidem, p . 244.


Une d e u x i è m e illusion o u i d o l e consiste à c o n s i d é r e r l e m i t a n
de la vie comme le centre de l a société. C e t t e i l l u s i o n n'est
pas é t r a n g é r e a la p r e m i è r e car qui c o n t r ô l e les leviers
sociaux, é c o n o m i q u e s et politiques? Q u i c o n t r ô l e les r é s e a u x
d e communication? Qui v é h i c u l e l e s "bonnes" a t t i t u d e s dont le
système a b e s o i n pour q u e l'idole argent s o i t ven4rée e t q u e
certaines c a t é g o r i e s de p e r s o n n e s lui s o i e n t s a c r i f i é e s sans
trop engendrer d e culpabilité? Qui apporte l a prospérité
économique, l'efficacité, l a rentabilité en m ê m e t e m p s que
l'injustice s o c i a l e et d e nombreux problèmes environnementaux?
Ce sont les gens qui ont d e l'expérience, du pouvoir, de
1' influence, des postes de commande au s e i n d e la s o c i é t é
actuelle, l e s gens qui e n s o n t , sauf exception, a u m i t a n d e la
vie. C e l a c r é e d e s tensions, des débats entre générations. Or
a u Québec, u n e partie de c e s g e n s sont l e s e n f a n t s d u baby boom
nés après la g u e r r e 39-45 j u s q u ' e n 1960. V o i c i un e x e m p l e t i r é
d u journal La P r e s s e de ces tensions a u p l a n social:

"LES COTISATIONS A LA REGIE DES RENTES: AVANT TOUT UN DEBAT DE


GENERATIONS
Les jeunes québécois de la génération X ne recevront même plus
l'équivalent de ce qu'ils auront cotisé au régime des rentes du
Québec lorsqu ' i 1s prendront leur retraite, alors que leurs aînés
babp-boomers bénéficieront parfois du double des montants qu'ils
y ont investis, si on se fie aux plus récentes prévisions de la
Régie des rentes.
Véritable symbole du conflit entre les générations, le régime
des rentes du Québec a passé hier sous la loupe du comité des
priorités du gouvernement, qui devra trancher, d'ici quelques
mois, le problème délicat des hausses proposées il y a peu par
la Régie des rentes.

C'est que la situation est pressante: pour éviter que le régime


ne se retrouve à sec dès 2006, la Régie veut augmenter les
cotisations - présentement à 5,6% du salaire de chaque employé -
à 13% d'ici l'an 2023.

Mais le hic, c'est qu'à partir d'un seuil de 103, la Régie


calcule que les cotisants ne reçoivent plus, lorsqu' ils prennent
leur retraite, l'équivalent des montants versés au régime, à
cause du poids disproportionné de la génération du baby-boom.
Un exemple? Une personne née en 1970, qui gagne en moyenne
35,0008 par an durant sa vie active, recevra exactement ce qu ' i 1
a versé au régime si les hausses de cotisation recommandées par
la Régie se concrétisent. Un autre né d i x ans plus tard ne
recevra, lui, que 80% de ce qu'il a cotisé. A titre de
comparaison, un baby-boomer né en 1950 bénéficiera, à sa
retraite, de près du double des prestations qu'il a versées
durant toute sa vie.

"C'est un débat entre les générations du Québec qui devra se


faire avant qu'on prenne une décision définitive. Il faut
évidemment faire en sorte le plus possible que le taux de
cotisation ne soit pas supérieur à la valeur du régime",
souligne Claude Rodrigue, porte-parole de la Régie des rentes.

Et ce ne sera pas le seul débat entourant ces hausses de


cotisations: plusieurs s'inquiètent aussi de l'effet qu'elles
pourraient avoir sur l'économie québécoise. Les charges sur la
masse salariale qu'impose le Québec sont déjà les plus élevées
au Canada et selon une étude de la Banque du Canada, chaque
nouvelle hausse de un pour cent coûte 20,000 emplois.

"Mais l'important, c'est qu'il n'y ait pas de désavantage entre


les taux qui sont en vigueur au Québec et ceux qui prévalent
dans le reste du Canada, pour que le Québec conserve sa
compétitivité", explique M. Rodrigue.

Le gouvernement central fait lui aussi face à cet épineux débat


et songe à mettre de l'avant des solutions beaucoup plus
radicales que celles du Québec: Ottawa veut atteindre un taux
de cotisation de près de 11% dès 2002. Selon le scénario
québécois, le t a u ne s'élèverait qu'à 7 , 8 5 % à la même période.
"Il faut choisir quand on va faire mal", a résumé la semaine
dernière le président de la Régie des rentes, Claude Legault.

"Les hausses semblent un scénario incontournable, soupire le


président de l'Association des manufacturiers, Gérald Ponton.
Mais i l faudrait voir si on ne pourrait pas en limiter la
portée, au-delà d'un certain nombre d'heures travaillées, par
exemple. "

Le président du Conseil du patronat, Ghislain Dufour, abonde


dans le même sens. "C'est une responsabilité des générations
actuelles par rapport aux générations à venir. Je ne pense pas
qu'on puisse chicaner sur cette hausse de cotisations comme on
chicane sur d'autres", dit-il.

Mais le gouvernement devrait consulter largement sur le scénario


qu ' i 1 adoptera, a-t-il conclu"'.

Cet exemple symbolique montre bien le danger de mettre a i n s i le


mitan d e l a v i e au c e n t r e d e l a société. Surtout quand ce sont
des gens de ce groupe d'âge q u i décident d ' u n e telle mesure

1 Gagnon, Katia, e es cotisations à la Régie des rentes: avant tout un débat


de générations". La Presse Québec (27 avril 1996).
pour les autres ou qui sont à son origine. Le bénéfice
positif pour eux et les conséquences négatives pour les autres,
c'est un reproche p a r f o i s adressé aux gens d u mitan de la vie.

Un second exemple montre des tensions entre les générations au


plan f a m i l i a l au s u j e t d e la place des jeunes sur le marché du
travail.
"NOS PARENTS SONT DES ENFANTS GATES

J e s u i s une jeune adulte de 22 ans.


J'ai terminé mes études
universitaires de baccalauréat cette année. Je suis sans
travail et je cherche toujours.

J ' a i eu une vive discussion avec chacun de mes parents sur la


place des jeunes sur le marché du travail. Ma mère est
infirmière avec un poste solide, depuis 25 ans, dans un hôpital
de Montréal, tandis que mon père est professeur de cégep, aussi
depuis 25 ans environ.

J'ai demandé à tous les deux s'ils étaient prêts à me faire une
place sur le marché du travail. Par exemple, travailler une
journée de moins par semaine avec, par conséquent une journée
de moins de salaire pour me faire une petite place, ne serait-ce
qu'à temps partiel. J e me dis que si chaque personne de la
génération de mes parents qui travaille et qui gagne très bien
sa vie faisait ce geste, nous serions beaucoup à travailler en
ce moment; même un emploi contractuel serait bienvenu.
Leur réponse: "Ce n'est pas sérieux"; "Nous ne voulons pas
perdre nos acquis gagnés à nous lever à 6h. tous les matins".
I l s m'ont aussi dit que si je suis bien nantie, c'est grâce à
ce travail. En effet, j'ai beaucoup matériellement: je vis sans
frais chez ma mère et au chaud, je dispose d e l'auto à volonté,
j'ai accès à l'ordinateur et au télécopieur de la maison.
Merveilleux!

Mais i l faut que j'en sorte. Je suis bien consciente de ces


facilités, mais en l'an 2 000 je devrai avoir aussi mes
responsabilités, ma famille, ne plus compter sur mes parents.
Eux qui peuvent penser à une retraite payée, que nous n'osons
imaginer à 20 ans, ont peur que leur job soit "coupée", abolie.
Mais ils en ont une et l'ont eu longtemps.

Si je suis gstée par mes parents, i 1s le sont peut-être plus que


moi finalement- Pour moi les 40-50 ans sont des enfants gâtés
qui ne veulent pas partager''1.

1 Bonneau, Caroline, "Nos parents sont des enfants gâtés". La Presse


Montréal (2 déc. 1996).
11 est normal que les adultes du mitan occupent des postes de
responsabilité au sein de la société puisqu'ils sont au sommet
de leurs capacités de travail. Ce qui est moins normal, c'est
que l'organisation sociale actuelle jointe a la situation
économique fassent en sorte que les autres âges de la vie,
jeunesse et vieillesse, y trouvent difficilement leur compte.

Accorder une telle centralité à un stade particulier de la vie,


se fait au détriment des autres stades: des jeunes que leur
indécision, leurs choix provisoires et les difficultés d'emploi
stable, non-précaire rendent peu productifs dans la société, et
des plus vieux qui sont vus comme inactifs socialement ou sont
réduits à l'être et comme contribuant peu à la prospérité
sociale.

Accorder une telle centralité sociale à un stade de la vie,


c'est définir l'identité personnelle par son unique utilité
sociale. L'effet en est de négliger sa propre croissance en
totalité, de développer uniquement certaines parties sélectives
de soi. Un adulte, c'est quelqu'un qui produit et qui
consomme. Et dans la société capitaliste, produire et
consommer, comme sont capables de le faire les gens du mitan de
la vie, devient normatif pour les autres stades.

Accorder une considération démesurée, et somme toute


idolâtrique, à un stade de la vie se fait au détriment de
1 'ensemble de la vie personnelle et au détriment de l'apport
réel, bien que parfois limité, de chaque stade au bien-être de
la communauté humaine. C'est préférer la partie au tout, un
stade particulier isolé des autres à l'interdépendance de tous
ces stades: enfance, adolescence, jeunesse, mitan de la vie,
retraite et vieillesse. Cela entraîne des distorsions humaines
pour cette évolution graduelle qu'est le développement d'un
humain appelé à vivre la continuité dans le changement et à
tenir ensemble les gains et les pertes cumulés aux différents
stades de la vie. ~aitland'parle même d'un "God's curriculum"
où l'initiative divine est présente par les défis de croissance
qui s'adressent à chaque stade de la vie et qui fait appel à la
conviction que les êtres humains sont appelés à progresser à
même le cours et tout au long de leur vie, à moins d'une
fixation anormale sur un stade.

Chaque stade contribue ainsi à la maturation de la personne et


apporte un spécifique à un milieu social; par exemple un milieu
déserté par les jeunes manque de vie et d'espérance même s'il
est encore prospère; un milieu d'où les vieux sont absents
prive les autres âges de leur bilan de vie et de leur intégrité
pour apprendre comment assumer la vie telle qu'elle est, tout
comme leur non-visibilité obscurcit la destinée mortelle de
toute vie et leur façon de l'envisager- Chaque stade apporte
la possibilité de vivre de nouvelles expériences qui lui sont
particulières- Leur réception et leur incorporation à la
vision de soi-même, des autres et à son mode d'agir dans le
monde font partie de l'avancée harmonieuse en âge,

Idolâtrer un âge de la vie, c'est mettre en valeur une seule


façon de penser, de vivre, d'être fécond socialement, cela
favorise l'intolérance pour ce qui est di£ferent, pour ce qui
est fécond à d'autres niveaux et autrement. Démasquer cette
illusion de préférer un élément au tout fait partie de la tâche
de se situer face au mystère; non faite, elle comporte des
conséquences spirituelles également importantes.

1.3 La volonté d'échapper a l'âge et au temps

Une troisième illusion qu'il faut décaper est celle qui


consiste à vouloir échapper à l'âge et au temps. La précarité
de la vie et sa vulnérabilité sont des limites à nier, ou du
moins, à repousser le plus loin possible, en faisant tous les

1 Maitland, David J., Looking Both Ways. A theology for Mid-Life. John
Knox Press, Atlanta, 1985, chap. III, p . 49-83.
efforts pour rechercher une jeunesse qui dure, Cela s'observe
dans le soin d e son corps et de son apparence, dans le choix de
ses idées et de ses valeurs, dans la recherche du plaisir et du
bien-être, dans le désir de contrôler le monde e t plus
particulièrement sa vie.

Refuser sa finitude, sa condition mortelle prend diverses


figures. D'abord une certaine déification du moi amène la
personne à se tourner sur elle-même, & se préoccuper de son
image et de sa croissance personnelles sans f i n , à être
fascinée par elle-même. Certains auteurs ont parlé de
narcissisme, de 1 ' individu comme valeur suprême dans la culture

La personne se tourne aussi vers ses proches, ses semblables,


ses pareils, elle peut les aimer et se complaire d'une certaine
façon, par eux, en elle parce qu'elle les a choisis comme elle.
Si on retourne à la première partie des récits de vie, on
constate que cette tendance est assez généralisée.
"L'habitude contractee dès l'enfance et l'adolescence de
toujours être ensemble entre gens du même âge, de faire e t de
goûter les mêmes choses au même moment, d e se sentir entoure,
porté, rassuré par une "vague", habitude se maintient e t
cett;7
même s'accuse au cours de l'âge mûr .

On parle aussi de cocooning, ce repli sur la famille et les


proches, ce repli parfois fusionne1 mais surtout protecteur des
agressions, des souffrances provenant d u monde extérieur. La
personne recherche enfin un pouvoir quasi illimité sur sa vie,
sur les conditions de son existence, elle désire l'auto-
suffisance. Elle se veut au centre de tout, elle se veut le
centre d e tout- Elle est son propre absolu. Elle est riche
d ' elle-même.

1 Lasch, C . , te complexe de Narcisse. La nouvelle sensibilité américaine.


Libertés 2 000, Robert Laffont, Paris, 1979; Lipovetskp, G . , L 'ère du vide.
Essais sur 1 'individualisme contemporain. Gallimard, Paris, 1983; Ricard,
F. , La génération lyrique. Essai s u r l a vie et 1 'oeuvre des premiers-nés
du baby-boom. Boréal, Montréal, 1992.

2 Ricard, F. , Ibidem, p . 267.


Cette illusion recouvre toutes les sphères de la vie
individuelle, elle est d'autant plus tenace et difficile à
déloger pour arriver à se situer face au mystère qu'il est
contraire à cela, qu'il est justement sortie de soi et
ouverture à plus grand que soi. La rencontre avec le
mystérieux de la vie exige la prise au sérieux de toute la vie
et l'acceptation d'une certaine perte de contrôle sur tout.

Ces quelques illusions comportent des conséquences spirituelles


dont les plus importantes sont les suivantes.

2. CONSEQUENCES SPIRITUELLES

2.1 Découper la v i e en compartiments séparés

Les décisions politiques et économiques se prennent à partir de


critères véhiculés par le système capitaliste, rarement se
demandera-t-on si ces décisions sont en accord avec la foi
chrétienne- La préoccupation des personnes appauvries et
opprimées, celle de la justice du Royaume de Dieu semblent
n'avoir rien à voir avec le politique et l'économique. Elles
sont retranchées dans la sphère privée religieuse, coupées du
reste.
"Spirituellement, dans cette option la foi semble perdre son
intégrité et sa vigueur, puisque Dieu est réduit à un dieu nain
qu'on peut compacter dans un compartiment religieux"'.

2.2 Donner la charité et au désir de justice


un rôle compensatoire

Réduite à l'unique vie religieuse privée, la charité et la


justice auxquelles invite la Bible jouent un rôle compensatoire
basé sur un haut idéalisme d'amour désintéressé fait de dons
matériels, de secours, d'empathie, d'intérêt, de privation etc.

1 Frostin, Per, Ibidem, 51 (1987) 17.


Cette attitude qui peut apparaître radicale r e s t e ambiguë car
elle ne participe pas à la c o n d i t i o n réelle des o p p r i m é s , e l l e
n'a pas de m a i n s pour agir "avec" eux. E l l e ne peut a l l e r
jusqu'à une n o u v e l l e façon de redistribuer la richesse ou l e s
ressources car e l l e est coupée des volontés é c o n o m i q u e s et
politiques qui seules peuvent transformer l e s rapports humains.
"Puisque l'idéalisme religieux a une fonction compensatoire, ses
exigences sont tellement élevées qu'elles n'offrent pas une
praxis, mais créent plutôt une fixation de culpabilité qui p e u t
en fait contribuer à conforter le statu quo ( . . . )

L'injustice de l'ordre économique mondial tourmente les gens


beaucoup plus que ne le laisse paraître le débat public. La
raison de ce silence semble être l'effet paralysant de la
culpabilité privatisée. Beaucoup de chrétiens peuvent témoigner
en privé qu'ils trouvent l'ordre mondial indéfendable, mais que
comme ils ne voient pas de moyen d'en sortir, ces sentiments de
culpabilité ne sont pas transformés en une praxis mais gardés
dans le privé. La situation de ces chrétiens peut être dépeinte
en termes de tragédie antique, où la culpabilité est décrite
comme un destin inévitable ( . . . )

Beaucoup de chrétiens occidentaux essaient clairement de trouver


une solution, mais font 1 'expérience de se trouver dans une v o i e
sans issue: l'injustice est impossible puisqu'elle détruira le
monde, mais la justice est également impossible puisque les
idéaux sont tellement élevés dans une éthique compensatoire'".

Une rencontre des pauvres par les non-pauvres, l'écoute réelle


et 1 'adoption de l e u r vision s u r les injustices qui leur sont
f a i t e s peuvent libérer du f a t a l i s m e car la t h é o l o g i e des
pauvres fait voir et comprendre que le système mondial actuel
est "une s i t u a t i o n conditionnée historiquement e t qui peut être
changée par une n o u v e l l e praxis", par un n o u v e l ordre
économique, plus q u ' i l n'est un destin inévitable.
"C'est en adoptant la perspective des "sacrifiés" que peuvent
être "transcendées" les limites imposées par le capitalisme néo-
libéral. Quand les "perdants" refusent d'être sacrifiés et q e
des croyants se lèvent à leurs côtés, Dieu redevient visible 3. f

1 Frostin, Per, Ibidem, 51 (1987) 2 0 .

2 Beaudin, M., Op. c i t . , p . 245.


2.3 Développer un rapport infantile de
désengagement et de jouissance avec le
monde

S'exposer aux souffrances des personnes sacrifiées, que ce soit


par le contact direct ou par l'information, n'est pas chose
facile; il est tellement commode d'éviter ou de "zapper", Or
une volonté de s 'exposer, de faire en sorte qu'on s ' approche
respectueusement d'elles est une exigence minimale. Et la
compassion véritable peut seule mener à l'action en faveur des
sacrifiés et à une saine colère devant la découverte que la
pauvreté est un problème structurel-

Or la tendance culturelle actuelle d'un bon nombre de gens du


mitan de la vie, particulièrement ceux qu'on appelle l e s
enfants du baby-boom, est beaucoup plus à un rapport de
désengagement vis-à-vis les problèmes sociaux, économiques et
politiques et à un rapport de jouissance avec le monde- Deux
domaines de la vie explorés par François Ricard nous montrent
ce rapport de désengagement et d e jouissance avec le monde : la
façon d'être de la télévision et de la consommation.
"La rêgle d'or de la télévision n'est plus aujourd'hui de parler
à l'auditoire, de lui transmettre tel ou tel renseignement, de
lui montrer telle ou telle chose, mais de l'accrocher, tout
simplement, puis de ne pas le perdre, donc de toujours se tenir
proche de lui, de son univers familier et de ses attentes les
moins réfléchies, sans jamais le troubler ni le dépayser de
quelque manière que ce soit - A cette fin, on vise toujours plus
bas, toujours plus facile, et surtout on évite comme la peste
tout ce qui risquerait de fatiguer le spectateur ou requerrait
de lui une réponse autre que l'abandon ou l'assentiment béat.
11 s'agit, comme on le dit si justement, de faire entrer
l'univers entier dans l'intimité de chaque foyer, dans la vie
de chaque spectateur; l'y faire entrer c'est-à-dire de l'y
réduire. l'y accommoder. privant ainsi l'univers de toute
étrangeté, de toute altérité véritable, pour le mettre "à la
portée" de chaque individu, à la mesure de sa petite vie et de
ses grandes opinions.

La télévision, en ce sens, est non seulement réfractaire au


contenu, mais essentiellement narcissique. Son but n'est pas
de renseigner ou d'instruire le spectateur, mais de le séduire
et de le conforter en lui répétant qu'il a raison d'être ce
qu'il est, de penser ce qu'il pense et d'ignorer ce qu'il
ignore. La "fenêtre sur le monde" est en réalité un miroir
magique dans lequel le téléspectateur, à travers les images du
monde, ne contemple sans cesse que son propre visage, sa propre
vie, et les trouve infiniment justes et bons. Son petit écran
lui procure le sentiment d'être partout, de tout voir, de tout
connaître, de jouir de tout, de dominer le monde, en somme, sans
que la moindre confrontation ni le moindre combat soit
nécessaire.

Et tel est bien le rôle où excellent réalisateurs et animateurs:


traiter le téléspectateur comme le roi qu'il ne demande qu'à
être, et qu'il est effectivement dès l'instant où, .ayant allumé
l'appareil, bien calé dans son fauteuil, sa télécommande à la
main telle un spectre, i l décide de ce que sera ce soir-là
l'univers son royaume, juge, édicte, s'émeut ou admire, et jouit
jusque tard dans la nuit de l'étendue de son pouvoir. Au bon
plaisir du souverain, à la confirmation de sa puissance, à
l'empire de sa loi, tout doit se soumettre docilement, au risque
d'être banni des ondes ou relégué honteusement aux heures de
basse écoute" I .

La télévision a la prétention d'éduquer, mais pour ce faire,


elle doit faire le tri, et alléger, simplifier aussi, les
présentations culturelles ou scientifiques, politiques ou
philosophiques etc., s'il en est dans sa programmation, pour
q u ' elles rejoignent le téléspectateur, le reflètent à lui-même,
lui procurent plaisir visuel, détente, divertissement et
confirmation de sa puissance sans quitter son siège, sans
prendre position, sans être ébranlé et sans devoir s'engager-
L'état de téléspectateur crée un rapport infantile avec le
monde.

Le syteme dans lequel nous vivons fait aussi d e nous des gens
voués à la consommation t o t a l e .
"Non seulement le produit entier du travail est aussitôt
transformé en marchandises faites pour être utilisées sur-le-
champ, mais cette consommation redevient la principale, sinon
l'unique raison d'être du travail. On peut même dire qu'elle
le précède, dans le temps aussi bien qu'en principe: on acquiert
avant de payer, puis on travaille pour payer ce qu'on a acquis
et qui, une fois payé, sera déjà usé ou devenu inutile. C'est
la logique de ce qu'on appelle le crédit à la consommation.
Avant même qu'il soit gagné, rien ne demeure du revenu qui
puisse aller à d'autres fins que des fins déjà accomplies.

Cette "régression" paraît d'autant plus paradoxale qu'elle se


produit alors que les travailleurs (et je pense avant tout, bien

1 Ricard, F., Op. cit., p. 247-248.


sûr, aux adultes de la génération lyrique) n'ont jamais été
aussi peu "asservis" que maintenant, c'est-à-dire n'ont jamais
eu autant de revenu disponible une fois assurées les nécessités
de la vie quotidienne. Jamais, en un mot, nous n'avons été
aussi riches ni aussi libres de ne pas consacrer tout notre
avoir à la consommation. Et pourtant nous dépensons tout ce que
nous gagnons, et même davantage pour acheter des objets et des
services qui non seulement ne durent pas, nais sont voués à une
désuétude de plus en plus rapide. Tout se passe comme si nous
ne concevions aucun autre usage possible du produit de notre
travail que de le disperser aussitôt en bidules, en trucs à la
mode. en plaisirs momentanéstt1.

Ricard parle évidemment des gens qui, dans la génération des


premiers-nés du baby-boom, se situent au moins dans la classe
moyenne, sinon dans la classe supérieure de la société, Mais
l'observation montre que, même chez les petits salaries ou les
plus appauvris, ces sacrifiés du système, cette mentalité
consommatrice joue très fortement et amène des conséquences
d'endettement énorme ou de faible estime de soi parce
qu'incapables de posséder autant et aussi rapidement que les
autres. La consommation et son obsolescence programmée
s'étendent non seulement aux choses mais aussi aux idées, aux
valeurs, aux styles de vie, à tout ce qui, utilisé et vidé de
son intérêt, peut être remplacé par du meilleur, du neuf, du
plus attrayant. Les coups de foudre se succèdent. Ce qui est
recherché, ce n'est pas le jetable en somme, mais la nouveauté,
le plaisir de la découverte, de l'essai et le recommencement du
processus de plaisir.

Raison de travailler, recherche ininterrompue du nouveau et de


l'éphémère, plaisir de posséder, la consommation crée elle
aussi un rapport infantile avec le monde. Si travailler pour
consommer, puis consommer à répétition, et enfin se divertir
comme téléspectateurs favorisent plutôt le désengagement du
monde, l'évasion et la jouissance sans provoquer
d'intériorisation et de prise de position face à l'essence de
la vie, a ses injustices et à ses mystères, ces trois activités
qui occupent beaucoup de temps et d'énergie dans la journée

1 Ricard, F., Ibidem, p. 256-257.


d'une personne et qui infantilisent, ne peuvent que détourner
de la tâche de se situer face au mystère.

2.4 Vouloir t o u t contrôler

T o u t u n chacun désire diriger sa vie, éviter la douleur, les


deuils, construire son bonheur et celui des siens, choisir un
travail le moins déshumanisant possible, bref contrôler son
présent et son avenir. Le disir de rester jeune, de jouir de
la vie, de savoir ce qui est bon pour soi vont de pair avec le
désir de ne pas souffrir, de ne pas vieillir, de ne pas mourir-
Or la plus grande illusion & laquelle on peut croire, c'est
celle de ne pas être sujet de vieillissement et de mortalité.
Et la culture dans laquelle on baigne soutient cette illusion
en effaçant la mort, en reléguant les personnes âgées non-
autonomes dans des centres d'accueil hors de la circulation
courante, en misant sur la santé, la forme, le conditionnement
physique, l'apparence, la saine alimentation, etc.

Cette volonté de contrôler ne tient pas compte des faiblesses,


des fatigues, de l'ennui, de la dépression, du sentiment de
vide, de déjà vu, de stagnation, des accidents de la vie etc.
qui arrivent sans avoir été recherchés, qui déstabilisent, qui
déstructurent une vie bien ordonnée, bien planifiée, bien
menée, bien vécue. On espace pour l'imprévisible, pour la
dégénérescence, pour la fin des choses, pour les maladies de
l'intérieur manque dramatiquement. On vit pour le plaisir en
bannissant la faiblesse, on vit pour le bonheur en refusant la
peine, on vit pour la vie en masquant la mort.. Et l'on
contrôle a f i n que tout arrive selon ses désirs, ses prévisions,
sa vision de la vie.

Une telle attitude rencontre souvent intrinsèquement ses


propres limites et alors pointent à l'horizon le principe de
réalité B côté de celui de plaisir, la disponibilité à côté du
contrôle, la faiblesse à côté de la force, la pauvreté à côté
de la suffisance, le détachement à côté de la crispation.
Pour se situer face au mystère, le contrôle n'est pas adéquat.
Pour y arriver, le contraire est requis c'est-à-dire la
pauvreté, la disponibilité, l'attente, l'humilité, la réception
du don.

SITUER DANS RAPPORT CONSCIENT


MYSTERE

Si comme le dit Marie ~almary' en s'inspirant de Nietzsche,


"les relations humaines ont trois temps: lier, délier , allier
et (qu')il dépend du "religieux" que nous soyons liés, délies,
alliés", se peut-il que pour se situer dans un rapport
conscient au mystère, nous soyons amenés à vivre également ces
trois temps pour d'abord prendre conscience des fausses
certitudes qui nous habitent, puis s'en séparer, et finalement
s'apprivoiser progressivement à un réel non tangible mais vrai
qui, seul, comble le coeur? C'est le pari que nous faisons.

3.1 Prendre conscience de ce qui nous l i e

Nous avons identifié certaines illusions, certaines idoles qui


sont courantes: l'argent, la préférence d'un stade de la vie
humaine au détriment de sa continuité, le desir d'échapper à
I'Sge et au temps et tous les multiples corollaires
qu'entraînent ces illusions. Et cette description des
illusions n'est pas exhaustive- 11 y a donc dans l'ordinaire
de la vie bien des éléments de cette même vie qui peuvent nous
lier et nous asservir parce que toute la place leur est donnée.
Toutes nos capacités de vénération sont tournées vers e u à
cause de leur puissance de séduction et d'envahissement de
l'esprit et du coeur.

Ajoutant à ces séductions omniprésentes, les constats relevés

1 Balmary, M., Op. c i t . , p . 188.


dans la première partie qui montrent que l'héritage chrétien de
la plupart des interviewés manifeste une réduction très grande
faite à la religion et une absence plutôt dramatique de
spiritualité à même la religion transmise. Cette réduction et
ce vacuum ont laissé place à la naissance et a la prolifération
de substituts à cette recherche diverse d'absolu qui s'observe
chez les gens du mitan de la vie au sein de la culture
actuelle.

Prendre conscience de ce qui nous lie et nous asservit est de


première importance pour aller plus loin. Cependant en même
temps que cette prise de conscience, il est nécessaire de
ressentir les limites de ces fausses certitudes et leurs
conséquences comme de pressentir, même vaguement, quelque chose
d'autre qui pourrait mieux combler le désir.

Se mettre à la recherche de la dimension invisible, non


tangible qui habite la v i e consciente est une aventure qui
questionne l'intérieur et l'extérieur. Cette aventure surprend
par son intensité et son inlassabilite; elle arrête
l'activisme et la dissolution de soi en lui, elle fait plonger
en soi et dans le coeur caché du réel pour approcher le
mystère. Se sentir séduit, attiré vers autre chose d'inconnu
et de proche en même temps met en route.

3.2 Se délier de c e s asservissements

Le temps du déliement, de la séparation, de l'enlèvement ou de


la coupure est un temps long qui a un caractère à la fois
pénible et joyeux. Pénible car il amène à délaisser des
choses, des activités, des préférences, des parties de soi et
cela se fait toujours dans le murmure, le regret, le
ressentiment et le recommencement obligé. Joyeux car il rend
le coeur brûlant, même si c'est furtivement, en rejoignant ce
qui fait le centre de la personne, son désir fondamental-

Ce temps du déliement peut exiger un temps d e recherche


consciente et délibérée, un temps destiné à l'inventaire et à
l'évaluation, incluant souvent l'expérimentation partielle ou
totale, de différentes options aptes à remplacer ce qui n'est
plus perçu comme adéquat- Ces différentes options peuvent
exister de longue date si on pense aux grandes traditions
religieuses ou être d'existence plus récente comme les
nouvelles religions ou d'autres sytèmes de sens disponibles sur
le marché des croyances. Ou il exige u n temps
d'identification, d'imitation, d'inspiration, par exemple de
grands personnages croyants qui exercent de l'attrait; ce
temps s ' accompagne d ' adaptation à sa situation personnelle et
historique pour ne pas tomber dans une imitation servile non-
créatrice.

3.3 S'allier autrement

S'allier, c'est se situer, se positionner de façon nouvelle


face au mystère, C'est se cristalliser dans une nouvelle
option ou dans une option confirmée. Qu'est-ce que cela veut
dire? Principalement trois choses ii peu près concomitantes.

Cela veut dire d'abord p r e n d r e au sérieux s a vie, son existence


personnelle et historique, s'ouvrir à toutes les dimensions du
réel et les assumer progressivement: soi, le proche, le chacun,
le monde, l'Absolu appelé Dieu-

Cela veut dire ensuite s'éveiller à son dedans, à son désir


s a n s fin.
"Dieu, toi mon Dieu, je te cherche,
mon âme a soif de toi
après toi languit ma chair,
terre sèche, altérée sans eau;
je veux te contempler au sanctuaire
voir ta puissance et ta gloire". (Psaume 63, 1-3)

Cela veut dire enfin voir la vie, les êtres, le monde avec les
yeux de son Absolu, comme des images et des reflets de cet
Absolu, et donc lutter contre ce qui déshumanise ces images et
ces reflets et amène à sacrifier des personnes ou des éléments
d e la création au nom d'une illusion.
"A nous gens de la rue, i l semble que la solitude n'est pas
l'absence du monde mais la présence de Dieu.
C'est de le rencontrer partout qui fait notre solitude.
Etre vraiment seul, c'est pour nous, participer à la solitude
de Dieu.
11 est si grand qu'il ne laisse place à nul autre, sinon en lui. Le
monde entier est comme un face à face avec lui dont nous ne pouvons
nous évader"1 .

Cependant, souvent cet Absolu se révèle en se cachant et il


faut le décaper des médiations idôlatriques qui l e déforment.
La quête de communion avec plus grand que soi, avec qui
comblera son désir appelle sortie et dépassement de soi. Cette
sortie de soi ne peut s e vivre que dans l'attitude d e pauvreté.
"Mon Dieu, le jour j'appelle, point de réponse,
la nuit, pour moi point de silence
Et toi pourtant, le Saint,
qui habites les louanges d'Israël!
En toi nos pères ont espéré,
espéré et tu les as délivrés;
vers toi, ils criaient, i l s échappaient,
en toi ils espéraient, jamais en vain ...
Car i l n'a point méprisé,
ni dédaigné la pauvreté du pauvre,
ni caché de lui sa face,
mais invoqué par lui il écouta". (Psaume 22, 3-6.25)

Cet état de pauvre, si contraire à celui de la volonté de


diriger sa vie, de la contrôler totalement, est plutôt un état
d'offrande, de disponibilité à Dieu, réalisé dans le centre et
le secret de l'être que seul Dieu peut voir. Cette offrande
concerne tout l'être, ce qu'il est comme ce qu'il a , pour tout
demander et tout accueillir comme u n don gratuit de Dieu.
C'est laisser l'Esprit prier et agir en soi par delà s e s
limites, ses faiblesses, c'est ne pas compter d'abord sur ses
moyens, ses mérites, s e s forces mais sur ce souffle de vie qui
anime le dedans, la face invisible des réalités et de l'être.
Il y a dans l'état d e pauvre un état humble d'attente et
d'accueil, tout le contraire de l'état d e riche, de l'état de
suffisance. Cet état d'être, d e pauvre peut seul assurer le

1 Delbrêl, M., Nous autres, gens des rues. Seuil, Paris, 1966, p. 68.
renversement de centre de g r a v i t é , de préoccupation ultime dans
sa vie auquel Jésus invite "Cherchez d'abord le Royaume et sa
justice", (Mt 7 , 3 3 ) Il s'agit de passer de la centration sur
s o i et s e s b e s o i n s à la centration sur Lui et son Royaume.
CONCLUSION PARTIE

Dans la deuxième partie, les chapitres IV et V ont défini les


traits d'une spiritualité de la vie en plein monde. Pour ce
faire, le texte de Marthe et de Marie (Lc 10, 38-42) a été
interprété dans un sens nouveau et des éléments de la pensée de
Madeleine Delbrêl venant décrire plus concrètement cette
spiritualité ont été choisis et synthétisés.

Puis les trois chapitres qui ont suivi ont identifie des traits
de la spiritualité de la vie en plein monde spécifiques au
mitan de la vie, Dans l'ordinaire de la vie des gens du mitan,
trois réalités inhérentes au développement humain les
rejoignent d'une façon ou de 1 'autre, à plus ou moins brève
échéance - 11 s ' agit du désir d' individuation (chapitre VI), de
la capacité de générativité (chapitre VII), de la prise de
conscience de la fragilité et de la brièveté d e la vie
(chapitre VIIZ). Ces trois réalités peuvent mener à trois
défis pour leur vie spirituelle 1) devenir qui ils sont
appelés à être en totalité 2) exercer leurs responsabilités
avec différents niveaux d'altruisme 3 ) se situer dans un
rapport conscient au mystère en le décapant de médiations
idôlatriques.

C e s troisdéfis touchent donc la relation de soi avec soi, de


soi avec les autres, avec le chacun, avec le monde et de soi
avec son Absolu. Ces trois défis sont adressés à "toutes" les
personnes de ce stade de la vie, pas uniquement aux personnes
de ce stade qui ont une foi chrétienne. En effet, ces défis
sont d'abord des défis de croissance humaine et ils peuvent
Stre relevés de diverses façons et à différents niveaux, donc
ils ne sont ai propres ni réservés aux croyants au Dieu de
Jésus. Mais ces derniers sont invités à les vivre en
harmonisation avec leur foi si celle-ci inclut l'écoute d'eux-
mêmes et l'ouverture à la vie, dans l'ordinaire de leur vie.

Les récits de vie étudiés tout comme les théologiens


observateurs de la culture actuelle et du service pastoral du
croire ont démontré trois niveaux de foi dans la recherche
spirituelle. Voyons-en l ' e x p r e s s i o n chez un théologien:
"Vivre spirituellement, c'est se mettre en mouvement vers la
plénitude de sa vie humaine. La spiritualité est ainsi
l'entreprise d'unification et d'orientation de la vie en rapport
à une valeur première, voire ultime. Ce qui implique une
recherche fondamentale qui conduit à la découverte puis à
l'explicitation d'une foi. L'expérience spirituelle est ainsi
le lieu d'éclosion et le support du "croire de foi", de l'acte
de foi. Car c'est dans et par l'acte de foi que se prend la
décision d'accueillir un sens qui nous porte et nous précède,
et qui s'avère unificateur et mobilisateur pour le projet
humain.

Ce sens cherché peut. être trouvé dans les sagesses, les


philosophies et les religions. On peut considérer trois grands
niveaux de la spiritualité et de la foi. Il y a un niveau
humain de la spiritualité et de la foi: unifier sa vie autour
d'une valeur humaine première. Cette option et cette décision
permettent d'articuler sa foi et sa confiance en soi, en les
autres et en l'avenir. Quelqu'un peut en rester 1&, par choix,
car la spiritualité et la foi ne sont pas l'apanage des seules
religions. Mais comme la spiritualité appelant une attitude de
foi met normalement sur la trace du dépassement humain à la
recherche d'un fondement ultime, i l y a un niveau religieux:
unifier sa vie en raison d'une valeur ou d'un sens ultime qui
ouvre sur un absolu transcendant divin. Et en ce qui concerne
le christianisme comme religion spécifique, i l p a un niveau
chrétien: unifier sa vie à partir d'un sens ultime reconnu en
la personne du Dieu de Jésus Christ, référant à son Esprit et
à sa Parole dans notre histoire.

Le croire chrétien cumulera et intégrera ces trois niveaux.


C'est dire que ces troiS niveaux peuvent être vus aussi comme
trois strates ou trois assises d'une même réalité, qui sont à
distinguer et à respecter comme telles pour les mieux unir dans
une même dynamique d'ensemble. Pédagogiquement, ces trois
stratss ou assi es représentent autant d'étapes d'un processus
de cheminement''F.

Les trois défis spirituels mentionnés concernent donc toute


personne qui a une vie spirituelle et a d é v e l o p p é une foi
séculière ou humaine comme l e dit Charron, une f o i r e l i g i e u s e
ou une foi proprement chrétienne. Le point d'arrivée de la
rencontre de ces défis diffère mais leur contenu reste le même.

1 André Charron, "Le service pastoral de la foi dans le contexte culturel


actuel". Pastorale-Puébec. (30 juin 1993) 234.
TROf SIEME PARTIE

INTERPRETATION PRAXEO-ANDRAGOGIQUE
INTRODUCTION A LA TROISIEWE PARTIE

Suite à 1 ' interprétation théologique, la troisième partie de la


thèse aborde la dimension praxéo-pastorale. Il s'agit de
rechercher la façon la plus pertinente de réaliser des
interventions pastorales auprès des adultes intéressés à
développer une telle spiritualité de la vie en plein monde
ajustée au mitan de la vie. L'existence d'une soif de
spiritualité multi-directionnelle étant d & j à une donnée
observable dans l'expérience de vie des adultes d'aujourd'hui
(première partie), cette multi-directionnalité invite à
explorer les connaissances disponibles pouvant éclairer
1 ' approche à privilégier dans les interventions pastorales
visant l'accompagnement et l'éducation des adultes dans leur
cheminement spirituel Proposer à des adultes une spiritualité
de la vie en plein monde ajustée au mitan de la vie (deuxième
partie) ne peut se réaliser sans tenir compte des adultes eux-
mêmes, de ce qu'ils sont, de leur façon d'apprendre et de
croftre, des résistances au changement qui les habitent et de
la configuration de leur développement individuel psycho-
spirituel.

Le point de départ de la soif spirituelle des adultes étant


différent, comment le respecter dans sa légitimité, comment
utiliser ses forces et en faire éclater les limites, comment se
mettre au service de la liberté personnelle pour les aider à
cheminer vers ce qu'ils trouveront significatif pour leur
existence: une réponse à ce questionnement constitue
l'orientation fondamentale de cette troisième partie.

D'une façon plus specif ique, nous chercherons A proposer des


voies "andragogiques" de développement d ' une spiritualité de la
vie en plein monde pour les gens du mitan de la vie c'est-&-
dire des perspectives d'accompagnement et d'éducation
respectueuses de ce que sont des personnes adultes, des
perspectives ajustées à leur processus de croissance et aux
stades de leur évolution psycho-spirituelle.

Pour ce faire, nous allons d'abord présenter les traits de


l'adulte selon des perspectives andragogiques et en voir la
pertinence pour le développement spiri tue1 des adultes
(chapitre IX).

Puis nous regarderons diverses façons de comprendre le


processus de croissance de l'adulte, ce qui aide a ajuster ses
interventions au fait que la personne est à se séparer d'une
ancienne façon de voir ou de vivre, que la séparation est
presque réalisée et qu'elle recherche des solutions plus
adéquates, ou qu'elle aborde une phase d'incorporation amenant
une certaine stabilité et un certain mieux-être (chapitre X).

Ensuite nous explorerons certaines conséquences, pour des


interventions pastorales pertinentes, de connaître et de tenir
compte des stades de l'évolution psycho-spirituelle des adultes
tels que présentés par certaines théories développementales
(celles de Oser, Gmünder et Ridez, de J. Fowler, de K. Stokes
et de E. et J I Whitehead) (chapitre XI).

Enfin, suite a cette réflexion, nous dégagerons quelques pistes


concrètes et majeures poux l'accompagnement et l'éducation des
adultes a une vie spirituelle en plein monde (chapitre XII).

Suivra une conclusion générale des trois parties de la thèse


qui montrera les principaux dynamismes inhérents h cette vision
de la spiritualité en plein monde et à une praxis pastorale de
type andxagogique.
CHAPITRE IX

TRAITS DES ADULTES SELON DES PERSPECTIVES


ANDRAGOGIQUES

Qui sont ces adultes qui sont susceptibles d'entrer en


cheminement spirituel? Quelles sont Les principales
caractéristiques a respecter quand il s'agit de les aider a
apprendre ou à changer? C'est la vision des adultes selon des
perspectives andragogiquesl que ce chapitre se propose de
présenter.

L'andragogie peut être brièvement définie comme une relation


d'aide à des adultes qui demandent, ou à qui l'on offre, d e
faire un apprentissage significatif et durable de changements.
Ces changements sont habituellement reconnus par eux comme
importants, opportuns ou nécessaires; ceci n'exclut cependant
pas qu'ils soient quelquefois exigés par d'autres pour
l'obtention d'un profit précis quelconque. L'andragogie
comporte une vision de ce que sont des adultes et de leur
processus de croissance que ce soit dans le domaine du savoir
(connaissances), du savoir-être (attitudes, valeurs) ou du
savoir-faire (habiletés)-

Cette vision des adultes se résume dans les quatre traits


suivants.

1 C e t t e vision de l'adulte spécifique à i'andragogie origine d'un chef de


file en éducation des adultes q u i l'a mise de l'avant et en a tiré des
conséquences pour les interventions éducatives:
. Knowles, Malcolm, The Modern Practice of Adul t E d u c a t i o n : Andragogy vs
Pedagogg. Associated Press, New-York, 1972.
. Knowles, M., Self Directed Learning: A G u i d e for Learners and Teachers.
Associated Press, New-York, 1975.
. Knowles, M., The Adult Learnei: A Neglected Species. Gulf Publishing
Company, Houston, 1978.
1. LA VISION ANDRAGOGIQUE DES ADULTES

1.1 Responsables et autonomes

Les adultes sont les premiers responsables de ce qu'ils


désirent apprendre ou reconnaissent avoir besoin d'apprendre,
de ce qu' ils apprennent et de ce qu'ils deviennent. En effet
une personne adulte en est une qui a délaissé la dépendance
multiforme définissant l'état non-adulte pour accéder
graduellement à une autonomie de plus en plus grande et r é e l l e
dans toutes les sphères de sa vie; elle vit alors la
responsabilité d'elle-même dans l'interdépendance.

1.2 Détenteurs d ' un savoir d' expérience

Avant d'être exposes à quelque chose de neuf, les adultes ont


d é j à un savoir antérieur qui leur vient de leur expérience, de
leur environnement tout comme de leurs acquis théoriques et
vitaux. Tout ce qui leur est propose est reçu et jaugé autant
pratiquement, affectivement que cognitivement à partir de ce
savoir antérieur. Cette réception et cet examen critique se
font toujours à l'intérieur de la personne bien que souvent
cela se produise de façon inconsciente, donc de façon non-
voulue, non-recherchée mais réelle. Cela peut expliquer les
questions, les objections, les r e j e t s , les nuances tout comme
les acquiescements spontanés ou réfléchis.

1.3 En &volution constante au gr& des rôles


sociaux changeant et de l'avancée en âge

Par-delà les schèmes de tempérament et les dispositions


naturelles permanentes, les adultes continuent d'évoluer tout
au long de leur v i e pour faire face aux besoins et intérêts
nouveaux qui émergent au fil des changements de leurs rôles
sociaux et au fil des d é f i s qui se g r e f f e n t à leur avancee
inévitable en âge. C'est sur ce trait de l'adulte qu'est basée
la section de la présente thèse sur la définition des traits
d'une spiritualité de la vie en plein monde pour le mitan de la
v i e (chapitres VI, VII, VI11 de la deuxième partie).

1.4 Desireux de ne pas perdre l e u r temps perçu


comme précieux

Les adultes v i v e n t leur relation au temps comme un bien de


plus en plus précieux à mesure que le temps s'amenuise par en
avant. Et ils désirent en maximiser l'utilisation pour leur
profit à court ou à long terme, pour leur intérêt personnel ou
communautaire, ou tout simplement pour leur plaisir que ce
dernier relève d'une préférence ou de la pure gratuité.

2. TRAITS DE L'ADULTE ET DEVELOPPEMENT


SPIRITUEL

Ces quatre traits trouvent leur pertinence quand il s'agit


d'entrer en relation d'aide pour favoriser le développement
spirituel libre des adultes. Reprenons-les dans cette
perspective.

Premier trait, Un adulte en recherche d e développement


spirituel est le premier responsable de ce développement- Il
jouit de liberté religieuse, il lui revient de chercher
l'éclairage nécessaire pour alimenter sa recherche, il peut
choisir en qui et en quoi i l met sa foi et son espérance, il
est responsable de l'incarner de façon originale dans son
itinéraire d e vie.

Cette vision de la personne adulte incite un accompagnateur ou


éducateur être prioritairement au service de la liberté des
personnes . Son but n'est jamais d' imposer, de contrôler, de
manipuler, de forcer l'acceptation, d'amener dans une unique
voie mais de contribuer à la réalisation authentique et libre
des personnes.

Pour cela, un éducateur tient compte que les adultes ont la


capacité d'identifier leurs besoins, leurs désirs, leurs
intérêts en tout ce qui regarde leur croissance spirituelle, ou
bien il les aide à le faire. Ils ont la capacité de juger par
eux-mêmes de la pertinence du choix du moyen ou du type de
démarche pour évoluer. Tout éducateur de par sa compétence,
ses perceptions, ses connaissances, ses goûts, son expérience
peut avoir tendance à croire qu'il sait ce dont l'autre a
besoin avant même d'avoir écouté et entendu sa quête, d'avoir
négocié avec lui. 11 est invité à se méfier de cette tendance
pour remettre à l'adulte la responsabilité de sa démarche de
développement spirituel tout en l'éclairant. Une conviction
habite l'éducateur à savoir que la personne est première par
rapport au savoir, au dogme ou aux écoles de spiritualité,
qu'elle est originale par rapport h la proposition de
cheminement, qu'elle est responsable de ses propres questions
et des réponses qu'elle leur apportera.

De plus,. la personne adulte est certes capable d'écoute


attentive et de réceptivité mais aussi de prise de parole,
d'implication, de critique, de manifestation de son accord ou
de son désaccord. L'éducateur au service des personnes et de
leur liberté favorise dans la mesure du possible le
positionnement personnel des gens, que ce dernier passe par la
religion à la carte, par le rejet de certaines croyances ou
pratiques devenues insignifiantes, par la prise de distance ou
la fidélité à l'héritage religieux de la tradition chrétienne,
positionnements tous releves dans la première partie de la
thèse. Ce positionnement, c'est globalement la capacité de
l'adulte de prendre option par rapport h l'orientation et au
sens de sa vie, par rapport a l'absolu qui l'enveloppe, par
rapport aux valeurs qui 1 ' habitent primordialement et de rendre
compte de cette option tout comme d'en assumer les
conséquences.
Le respect du libre choix des personnes vis-à-vis leurs
orientations fondamentales dkjà prises o u a prendre est le
signe extérieur d'une attitude qui reconnaît la responsabilité
de sa vie spirituelle et religieuse à un sujet responsable.
Des rapports égalitaires et démocratiques, l'absence de
jugement sur les personnes, la reconnaissance de la légitimité
des personnes d'être là oii elles sont et comme elles sont,
s'avèrent des attitudes qui favorisent à long terme
l'inscription du sujet croyant ou en recherche spirituelle-

Cette insistance sur la responsabilité première de 1 ' adulte,


sur son autonomie est en interdépendance avec la tâche de
l'accompagnateur ou de l'éducateur qui ne doit pas taire ce
qu'il a à proposer. Au contraire ce dernier doit oser le faire
dans une approche qui mise sur le respect de ce qu'est un
adulte sachant que la réception est toujours affaire du coeur,
affaire libre et changeante au fil de la vie, affaire où
plusieurs acteurs interviennent chacun à leur façon, avec leur
charisme: l'adulte, l'éducateur, l'Esprit, et selon le cas, le
groupe ou les personnes significatives de 1 ' environnement.

Deuxième trait. Un adulte en recherche spirituelle possède


déjà un savoir d'expérience antérieur sur la spiritualité ou
sur la religion qui 1' in£ luence qu' il le veuille ou non. Ce
savoir souvent partiel, inorganisé et incomplet, contenant
autant des faussetés que des vérités, lui vient de son passé et
de son présent tant familial, scolaire, ecclésial, sociétal
qu'environnemental. Ainsi il a des connaissances, des
opinions, des intuitions, des convictions, des doutes, un
questionnement, mais aussi des sentiments qui colorent ce
savoir emmagasiné en lui. Ce dernier n'est jamais neutre ni
affectivement ni intellectuellement- Il agit souvent dans les
personnes à leur insu pour les rendre positives ou négatives,
accueillantes ou résistantes par rapport a ce qui est proposé
pour leur cheminement spirituel.

Cette vision de la personne adulte incite un accompagnateur ou


éducateur a tenir compte de ce savoir expérientiel. Il en tient
compte non seulement comme "point de référence" pour expliquer
ou illustrer quelque chose mais surtout comme "point d'ancrage"
pour relier tout savoir nouveau celui qui est déjà là et
comme "point de confrontation" pour permettre aux adultes
d'exercer leur pensée critique et personnelle et ainsi devenir
libre pour accueillir, nuancer ou refuser ce qui est proposé en
sachant pourquoi. Par là, l'adulte est aidé à se positionner
spirituellement.

Partir du positionnement initial de l'autre et y renvoyer


ultimement la personne est un art difficile et peu pratiqué
bien que plusieurs accompagnateurs et éducateurs pensent
l'exercer. Partir de la foi de l'autre, de son "je crois" ou
de son "je ne crois pas", de son "je doute", d e scn "je ne sais
pas", de son "j'ai entendu dire et je suis porté à croire", de
son "tout le monde le dit, le fait, le pense", de son "ça n'a
pas d e sens pour moi", de son " j 'ai vraiment le goût de", d e
son " à quoi ça sert?", de son "j'aimerais mieux vivre, mieux
comprendrew-.- , c'est permettre aux adultes de se servir de
leur savoir d'expérience, de découvrir et d'utiliser ce qui
correspond déjà à 1'Evangile dans ce qu'ils vivent, sont,
pensent ou font pour évoluer, c'est partir de leur niveau de
conscience et de leur univers de compréhension. Voilà une
tâche autant nécessaire que difficile pour tout accompagnateur
ou éducateur habitue a transmettre clairement un ensemble bien
structuré et bien intégré de concepts, de valeurs, d e
croyances, de visions, d'attitudes ou autres, sans se soucier
du point de départ d e 1 * aidé ou de 1 'auditeur, sans faire appel
à son jugement critique, sans nommer et élucider ce qui cause
sa résistance, sans accepter d'être mis en cause soi-même.
Autant la personne adulte que l'accompagnateur ou l'éducateur
sont une ressource au service de la recherche d'évolution
personnelle.

Cheminer avec les gens à partir d'oh il sont et de ce qu'ils


ont emmagasiné en eux consciemment ou non est prioritaire pour
respecter une personne en tant qu'adulte et lui permettre
d'intégrer dans un tout cohérent et pratique ses nouveaux
acquis. Sinon il y a risque d'amener les gens superposer, a
compartimenter, B étager et souvent a ne pas savoir comment
mettre en pratique ou utiliser ce qu'ils ont acquis - Cela peut
vouloir dire partir de leur recherche de sens et d'espérance
même si celle-ci se fait plus en dehors de l'institution qu'en
elle, même si les adultes disent rechercher du spirituel plus
que du religieux, même s'ils ont une image réduite de la
religion ou de la spiritualité, même s'ils ont des croyances
éclatées et syncrétistes, même s ' ils vivent un niveau de foi
qui peut être sans référence religieuse plutôt que chrétienne,
même s'ils vivent un christianisme de référence plus que
d'appartenance etc. Ainsi l'accompagnateur est-il amené à
sortir de l'univers chrétien ou ecclésial qui a tendance à se
fermer sur lui-même et sur son entretien e t a porter un regard
moins négatif sur ce qui vient du monde ou de la modernité.

Troisième trait. Un adulte en recherche spirituelle n'est pas


figé dans une attitude rigide et surgelée ou dans un état
définitif, il continue d'évoluer. Sa croissance humaine et
spirituelle est en processus de changement continuel suite à
1 ' évolution que connaissent s e s divers rôles sociaux, suite aux
défis rencontrés au fil de 1 'avancée en âge. Ainsi de nombreux
changements donnent naissance à de multiples avenues de
croissance personnelle: apprendre à s'occuper de soi, à ne pas
s'identifier avec s e s rôles sociaux, à développer une vie
intérieure plus intense ou une intimité plus profonde avec une
personne privilégiée, à repenser la direction de sa vie, à se
situer dans un monde axé sur des valeurs qui n'ont pas toujours
la couleur de ltEvangile, à développer des aspects de sa
personnalité mis de côté, à ressentir le désir de mieux se
situer vis-à-vis le mystère qui enveloppe et porte la vie
humaine, à mieux vivre des pertes de toutes sortes, à gérer ses
réactions de fond vis-à-vis les choix de vie de ses enfants ou
de ses propres parents etc.

Cette vision de la personne incite un accompagnateur ou


éducateur à s'occuper des défis associés à la croissance
humaine, des transitions, des crises, des événements plus ou
moins perturbateurs que toute personne adulte est appelée à
vivre quelle qu'en soit la nature ou l'origine. Elle l'incite
a les utiliser pour sensibiliser la personne adulte aux défis
qu'elle est appelée à relever tout simplement pour bien vivre
au lieu de se déshumaniser, pour croître à travers eux au lieu
de ratatiner et pour voir la portée spirituelle et/ou
relhgieuse de ces défis plutôt que de situer la spiritualité
et/ou la foi en dehors de la vie réelle, Les dé£ is occasionnés
par les changements dans l'exercice des rôles sociaux et par la
succession des âges de la vie sont deux portes d'entrée du
spirituel tout au long de l'âge adulte.

Ainsi l'accompagnateur ou éducateur est-il invite à faire


passer les besoins individuels des personnes et les besoins
liés à leur insertion communautaire et séculière avant les
besoins de 1 ' institution qu ' il a, par ailleurs, charge légitime
de promouvoir. Permettre aux adultes de s'intéresser un
sujet à partir de leur situation réelle ou de la résonance
personnelle et communautaire que peut prendre ce sujet est plus
motivant pour les personnes désireuses de changer ou de
s'impliquer. Greffer les exigences d'un contenu systématisé
aux besoins réels des personnes et consentir à un certain
délestage par rapport à un ensemble de croyances ou d'exigences
pour se centrer sur l'essentiel d'une vision, d'une façon de
vivre ou d'une façon d'être h proposer en lien avec le savoir
expérientiel sont des attitudes mieux appropriées pour
respecter la possibilité de changement réel et profond de
l'être de l'adulte. Ces attitudes sont essentielles si on veut
aider l'adulte a faire en sorte que ce qui lui vient de
l'extérieur puisse prendre vie, trouver sens et agir à
1 ' intérieur de lui pour favoriser un développement spirituel
personnalisé et intégré.

Pour aider à l'évolution de l'autre, encore faut-il être a


1 'aise pour faire face aux besoins des personnes et du monde
teintés par la secularisation c'est-à-dire par l'absence
d'encadrement de la vie séculiere par le religieux ou
l'ecclésial, sécularisation qui a tendance a renvoyer le
spirituel et le religieux dans la sphère du privé et de
l'authenticité de la personne! Encore faut-il être en
sympathie avec la personne moderne pour actualiser et traduire
sa pratique spirituelle, ses croyances ou ses convictions en
langage existentiel pertinent et croyable pour aujourd'hui!
Encore faut-il être positif pour aborder la situation des gens
touchés par l'urbanisation notamment par la brisure des
appartenances communautaires, sociales et religieuses, par
l'absence de valeurs qui font consensus, par l'absence de
référence a des modèles consistants, par la rareté des
relations significatives! Sécularisation, modernité et
urbanisation sont des éléments inhérents au contexte social qui
influencent inévitablement le développement spirituel.

Respecter la recherche spirituelle des adultes, c ' est favoriser


l'aventure de personnes qui cherchent elles-mêmes à trouver un
sens à leur vie et à avancer de façon originale, à traverser
leur existence du mieux qu'elles le peuvent, à choisir des
engagements qui ont du sens pour elles au sein de l'univers
social et culturel actuel. C'est sans doute moins aujourd'hui
les pousser a adhérer 2 un ensemble de croyances objectives et
A se conformer à des comportements obligés ou à des pratiques
qu'elles rejettent tant qu'elles n'en ont pas trouvé le sens.

Quatrième trait. Un adulte en recherche de développement


spirituel accorde à la réalité du temps une valeur beaucoup
plus précieuse qu ' un enfant ou qu'un adolescent car la
perspective du temps qui reste diminue au fur et à mesure qu'il
prend de l'âge. De plus elle est souvent à l'origine d'un
questionnement spirituel ou d'une soif de spiritualité, chez
l'un, aiguë et urgente, chez l'autre, sereine et progressive.
11 désire donc par voie de conséquence le vivre, l'utiliser
avec un profit maximum en utilisant l a voie de l'intérêt, du
besoin, du questionnement ou de la gratuité.

Cette vision de la personne incite un accompagnateur ou


éducateur à respecter cette perception du temps en privilégiant
l'angle d'approche apporté par l'adulte, sa question, son
souci, son problème, sa préoccupation en lien avec le sujet de
son intervention pour que 1 'adulte en perçoive la pertinence
pour lui et la possibilité d'intégration dans sa vie concrète.
Elle l'incite aussi a faire des ententes réciproques entre lui
et l'adulte (par exemple sous forme de contrat d'apprentissage
ou avec détermination conjointe d'objectifs a la relation
d'aide ou entente commune sur l'aboutissement envisagé d'un
accompagnement spirituel, etc.) pour vérifier la demande ou le
besoin et la pertinence de la réponse graduelle offerte, des
étapes du cheminement à parcourir et de la façon de le faire.
Elle l'incite aussi en cours de route à laisser l'adulte
dégager le sens et les conséquences tant personnelles que
communautaires de ce qui est proposé et les éléments retenus
comme importants pour lui-

Cette vision de l'adulte peut aussi inviter à vérifier ce qu'il


y a sous les sentiments d'inutilité exprimés - "il n'y a rien
là, vous me faites perdre mon temps", ceux d'inadaptation -
"c'est dépasse vos affaires de pastorale", ceux de malaise -
"vous nous appelez distants alors que c'est vous qui avez peur
de vous approcher de nous et de reconnaître les expériences de
Dieu que l'on vit a notre façon, en secret", ceux
d'insignif-iance- "ce que 1'Eglise dit au sujet du divorce, de
la place des femmes et de l'exercice de la sexualité ne me
rejoint pas du tout", ou ceux d' inadéquation - "je cherche dans
le Nouvel Age la fraternité, l'harmonie intérieure, la
spiritualité que je ne retrouve pas dans la pensée et les
pratiques de la religion de mon enfance" ou encore "je vais à
la messe aux grandes fêtes et je trouve ça ennuyant". La
ver if ication peut permettre de discerner si 1 ' accompagnement
fait ou l'éducation offerte rencontre les besoins
d'évangélisation actuels des personnes et du monde, si cela
rejoint les sensibilités et tient compte des traits de la
culture contemporaine dans laquelle baignent tout naturellement
les adultes.

Cette vision de l'adulte peut amener à rechercher de nouvelles


avenues d'accompagnement et d'éducation pour rencontrer les
valeurs importantes qui constituent les bases de la société
séculière et qui ont un goût dtEvangile, pensons au primat de
la personne sur l'institution et la loi, les relations plus
harmonieuses avec la nature et 1 ' environnement, le dés ir
d'égalité entre les humains, la liberté de conscience, la
tolérance, l'attention aux sans-droits et aux plus démunis, le
respect de l'individualité, le droit d'expression multiforme,
la recherche de spiritualités etc.

Cette vision de l'adulte provient, avons-nous déjà dit, de


l'andragogie, cette science et cet art qui se propose de
respecter un adulte pour ce qu'il est, de s'ajuster à son
développement psycho-social-spirituel et à sa capacité propre
d'apprendre et de changer pour l'aider à modifier en pro£ondeur
et de façon durable son être autant que ses connaissances et
ses habiletés- L'andragogie se base sur ces quatre traits de
l'adulte et en tient compte dans toutes les interventions
visant un changement voulu, significatif, intégré, non
superficiel et mettant à contribution les ressources propres de
l'adulte, non uniquement celles d'un accompagnateur qui se
conçoit alors âu service de l'évolution libre de l'adulte en
vue de la faciliter,

3. TRAITS EN LIEN AVEC L A PREMIERE PARTIE

Nous croyons fortement que ces perspectives ( L e , la vision des


quatre traits de l'adulte et leurs conséquences concrètes pour
l'accompagnateur) sont typiques des adultes du mitan rencontrés
en entrevues pour recueillir leurs récits de vie. En voici les
principales illustrations qui se dégagent de ces récits-

Premier trait, Les adultes du mitan ont une vision d'eux-mêmes


qui se caractérisent par la recherche de prise en main où le
moi domine, par un grand soin de leur individualité en lien
avec leurs proches ou leurs engagements immédiats, par une
forte propension à choisir leur conduite et leur orientation
donc à contrôler leur vie, par le besoin de découvrir de
l'intérieur le sens et la pertinence de ce qu'ils mettent au
centre dans leur vie, par le rejet de ce qui est comme impose
unilatéralement de 1 ' extérieur et sans sens reconnu- La
culture leur a appris à prendre leur place librement, si petite
soit-elle. Ils revendiquent passionnément l'exercice de leur
liberté personnelle.

Deuxième trait - Les adultes du mitan ont de fortes résistances


qui leur viennent de leur héritage éducatif, social, culturel
et religieux, donc de leur savoir expérientiel. Ces
résistances sont exprimées librement, a v e c plus ou moins
d'agressivité, de rancoeur, de peine ou d'indifférence; elles
ont amené des rejets, des prises de distance, des recherches
pour aller voir ailleurs, divers choix de croyances, de
pratiques, de valeurs, la liberté de faire le ménage, de
dépoussiérer, de rajeunir comme de se réapproprier certains
éléments. D'autres ont gardé des éléments essentiels à l e u r s
yeux et essaient de vivre en conformité avec eux. La majorité
manifeste le goût d'une recherche spirituelle, le goût
d'unifier, d'harmoniser sa vie, d'intégrer le plus de morceaux
possible de sa personnalité. Quelles que soient les
situations, il est clair que le savoir expérientiel a joué un
rôle énorme dans le positionnement spirituel des adultes et
que, pour les faire bouger de là, il faut repartir d'où ils
sont pour aller vers un ailleurs qui d e v r a être significatif e t
répondre à leurs attentes ou carrément en créer.

Dans les récits d e vie analysés, deux processus de construction


de la foi se côtoient: l'un de recommencement, d e reprise, de
réexamen, de conversion ou de renaissance à ce qui a été
délaissé ou A ce qui pourrait combler la recherche personnelle
de fond; l'autre d'approfondissement, de croissance en
fidélité a ce qui est d & j à ou encore la et qui aspire a grandir
dans une compréhension et une incarnat ion nouvelles
respectueuses des sensibilités contemporaines.

Troisième trait- Les adultes du mitan ont une grande ouverture


spirituelle qui vient en bonne partie des changements dans
l'exercice de leurs divers rôles sociaux (parent, conjoint,
travailleur, citoyen, b g n é v o l e etc) et des défis occasionnés
par le passage obligé à travers les âges de la vie- 11 n'est
pas sûr que les adultes font eux-mêmes consciemment ces liens
mais il est possible de les observer dans nombre de prises d e
parole, les récits de vie favorisant l'interprétation du bilan
de vie, la reconstruction d'un moi authentique et 1 ' intégration
de blessures passées marquantes.

Quatrième trait. Enfin la recherche d'utilité et de profit


personnels, celle de croissance par et dans ce qu'entreprennent
les adultes, leur désir de ne pas perdre un temps précieux,
par£ ois ressenti comme une deuxième chance qui leur est donnée,
leur goût d'apporter des réponses adaptées aux défis humains et
spirituels rencontrés, de grandir dans la paix intérieure et de
trouver une spiritualité même la vie de tous les jours dans
une religion instituée ou ailleurs sont manifestes dans les
récits de vie- Ils sont souvent ressentis comme urgents sinon
importants quitte à devoir consentir à perdre un peu de ce
contrôle jugé si important dans la première partie de l'âge
adulte,

Une grande convergence existe donc entre la vision des traits


d e l'adulte selon des perspectives andragogiques et les
exigences liées au développement spirituel libre de l'adulte-
Par ailleurs la synthèse des récits de vie en première partie
laisse entendre que les adultes rencontrés ont aussi beaucoup
en commun avec ces traits et avec ces exigences.
CHAPITRE X

LE PROCESSUS DE CROISSANCE DE L'ADULTE

L'andragogie a une vision précise des traits de l'adulte et des


conséquences de ces traits pour un accompagnateur qui désire en
tenir compte dans ses diverses interventions pastorales. Elle
propose aussi de faire entrer ce même adulte qui conserve ces
m ê m e s quatre traits dans un processus de changement ou de
croissance pour l'amener à réaliser lui-même ce qu'il a envie
ou besoin de changer.

Cette perspective d' aide à la croissance est essentielle


puisqu'il s'agit souvent d'aider des personnes qui le désirent
à entrer dans un processus de renaissance à une nouvelle vision
de la spiritualité et à une façon neuve de la vivre. Parfois,
il s'agit plutôt de s'ouvrir davantage à un processus de
croissance en fidélité à une compréhension et une incarnation
de la spiritualité plus adéquates encore.

Aussi dans le présent chapitre, nous allons d'abord regarder le


processus de croissance de l'adulte selon une perspective
andragogique. Puis nous le verrons tel que le proposent d'une
part, le processus psychosocial de changements d'attitudes et
d'autre part, la psychologie développementale de l'adulte selon
les perspectives du cycle de la vie. Enfin nous observerons
les processus bibliques de conversion de la personne en regard
de son absolu. En dernier lieu, nous en tirerons des
constantes pour l'accompagnement du développement spirituel de
l'adulte du mitan.
1. LE PROCESSUS DE CROISSANCE DE L'ADULTE SELON
UNE PERSPECTIVE ANDRAGOGIQUE

Quand il s'agit d'amener quelqu'un à changer, un andragogue


sait que le changement visé peut se situeri

. au niveau du savoir c'est-à-dire des connaissances, des


concepts, d e la façon de penser, de voir, de comprendre, de
comparer, d'analyser, de synthétiser ou d'articuler une pensée
en elle-même ou avec des éléments connexes;

. au niveau du savoir-être c'est-à-dire des attitudes, de la


façon de se situer ou de s e positionner, des sentiments, du
niveau de sensibilité, de r6ceptivité, d'engagement et
d'intégration d'une réalite dans l'ensemble de la personnalité;

. au niveau du savoir-faire: des habiletés d'ordre technique ou


pratique plus qu'intellectuel, de la manière d'agir ou de se
comporter, d e la façon de maîtriser, de conduire ou de diriger,
somme toute du degré de facilité et de qualité de l'exécution,
de la mise en marche ou en pratique d'une manière de faire;

. et souvent à deux ou t r o i s de ces niveaux en même temps-


Car un savoir-faire requiert presque toujours des savoirs
préliminaires et souvent continus (exemple: savoir comment
développer des aspects de soi ignorés nécessite de comprendre
ou de reconnaître les effets d e cette absence sur l'ensemble de
la personnalité pour se donner la motivation d'y travailler,
cela nécessite aussi d'identifier ces aspects de soi
prioritaires à travailler) . De son côté, un savoir-être
requiert toujours une connaissance de 1 ' objet concerné par
l'attitude à développer et souvent une habileté minimale

1 Marchand, Louise, Introduction à 1 'éducation des adultes. Ed. Préfontaine


inc., St-Jean-sur-Richelieu, 1982-
Dufresne-Tassé, Colette, L 'apprentissage adulte. Essai de définition.
Raisin sec ou f l e u r d'amandier? Editions Etudes vivantes, Montréal Paris,
1981.
l'intégrer dans s a v i e (exemple: d é v e l o p p e r l'altruisme au
mitan de l a v i e implique que la personne se d o n n e u n e idée
précise de la nature d e c e t t e attitude, q u ' e l l e en c o n n a i s s e
diverses f a c e t t e s e t q u ' e l l e ait une c e r t a i n e p r o p e n s i o n ou de
l'aisance a v i v r e avec le souci de l'autre plutôt que dans l e
repli sur elle-même). E n f i n un savoir se f a i t plus f a c i l e m e n t
quand l ' a t t i t u d e de fond vis-à-vis sa r e c h e r c h e est u n e
attitude affective p o s i t i v e (exemple: v o u l o i r en s a v o i r plus
sur ce qu'est une s p i r i t u a l i t é adaptée à la vie en p l e i n monde
se fait d'autant plus f a c i l e m e n t qu'on a s o i f soi-même de v o i r
la face i n t é r i e u r e des c h o s e s ) .

En somme, un accompagnateur travaille et fait travailler


beaucoup sur les r e p r é s e n t a t i o n s mentales e t a f f e c t i v e s qui
habitent les p e r s o n n e s et qui sont h l'origine de leur
orientation de vie ou d'action. Tout changement, p o u r ê t r e
réel et profond, implique une modification dans les
représentations i n t e r n e s de la personne q u i peuvent c o n d u i r e 2
des c o m p o r t e m e n t s e x t é r i e u r s le manifestant.
"Parler de représentation, c'est évoquer la manière dont nous
nous représentons les êtres et les choses. Dire cela, c'est
suggérer que nous ne les percevons pas uniquement selon leurs
caractéristiques objectives, mais egalement à travers le filtre
de notre univers subjectif ...

Celles-ci sont relativement spontanées. C'est la manière dont


nous appréhendons le monde lorsque nous ne faisons pas appel
explicitement à nos connaissances spécialisées. Elles sont
marquées par notre subjectivité. C'est toute notre histoire
personnelle qui concourt à donner à notre représentation des
choses sa tonalité particulière, y compris dans sa dimension
affective ... Elles sont marquées par nos appartenances. Nous
participons aux mêmes représentations que les personnes qui font
partie de notre réseau de relations ou de notre milieu social;
nous partageons les mêmes évidences qu'elles-..

Les représentations, ce sont des "unités d'images, d'opinions,


de croyances et d'attitudes"; ce sont des "systèmes
d'orientation cognitive et affective dans l'enviromement
matériel et social. La représentation est une expression d'un
sujet fabricateur de significations". On voit comment elles se
différencient du savoir scientifique: celui-ci est une
construction théorique détachée au maximum de la subjectivité
du chercheur, élaborée pour appréhender le réel selon un angle
déterminé. Le savoir scientifique est une lutte continuelle
contre les évidences du sens cornniun, ces évidences qui sont le
domaine privilégié des représentations ...
Les représentations ne sont pas des réalités disparates, faites
d'éléments juxtaposés: elles forment un système en chaque
individu. Plus précisément, les représentations consistent en
un ensemble d'informations, c'est-à-dire un ensemble de choses
que 1 'on sait à propos de divers aspects de la réalité, comme
la morale, l'économie, la religion, les choses de la vie. Ces
informations sont organisées selon un modèle. Par exemple en
morale, on sera surtout attentif aux impératifs de la vie en
société; en matière religieuse, tout sera organisé autour de
l'obéissance, ou du Christ ressuscité, ou de la Vierge Marie . . .
Ces informations sont marquées d'une orientation affective très
nette. C'est tout le jeu des attractions et des répulsions, des
attitudes spontanées que nous avons à l'égard des êtres et des
choses. . . A 1 ' inverse des concepts froids de la science, les
représentations s'accompagnent toujours d'une charge affective,
qu 'elle soit positive ou négative"'.

Les représentations ont la propriété de pouvoir évoluer si


elles se laissent interroger par la ré£ lexion critique d'où que
celle-ci provienne ou de se figer dans une idéologie qui leur
sert d'auto-justification pour refuser de changer. Tout
accompagnement comme toute formation touche donc aux
représentations (savoir, savoir-être, savoir-faire) qui sont
relativement malléables si un désir de croissance habite
l'adulte ou si l'accompagnateur réussit à provoquer la
désorientation, la mise en route de l'adulte. Les
représentations évoluent aussi en fonction du développement
psycho-spirituel de chaque personne et elles peuvent gagner en
complexité au fur et à mesure de cette maturation.

Dans quel processus faire entrer les adultes pour les amener a
changer leurs représentations et à désirer vivre selon elles?
L ' andragogie propose un processus de changement2 (parmi bien
d'autres) particulièrement attrayant parce que très respectueux
des quatre traits de l'adulte- Le processus est mis en oeuvre

1 C.N.E.R., Formation chrétienne des adultes. Desclée de Brower, Paris,


1986, p . 108 et 109, 110 et 111.

2 Artaud, Gérard, "Savoir d'expérience et savoir théorique. Pour une


méthodologie de l'enseignement basée sur une ouverture à l'expérience".
Revue des sciences de 1 'éducation, V11/1 (1981). L'essentiel de cet article
est repris et revu dans L'intervention éducative. Au delà de
I'autoritarisme e t du laisser-faire. Les Presses de l'université d'Ottawa,
1989, p. 117-145.
soit pour répondre a un besoin ou une demande de la personne
soit pour l'acheminer vers une offre de sens a partir de la
résonance que celle-ci a pour elle.

Le processus comprend trois étapes- La première étape du


processus consiste à faire prendre conscience à l'adulte de s e s
propres représentations par rapport a ce qu'il veut changer en
lui, ou autrement dit, à faire monter et exprimer son savoir
expérientiel cognitif, affectif et/ou pratique pour l'aider à
en voir les richesses et les limites (par exemple sa vision de
la spiritualité en plein monde ou des défis spirituels dont un
adulte a besoin de se soucier pour croître). Cette prise de
conscience et l'expression de son positionnement personnel
initial est la base indispensable pour y greffer de façon
critique et personnelle, plutôt que de façon assimilatrice,
extérieure et étrangère a la personne, ce qui a été appelé
auparavant un savoir scientifique.

La deuxième étape du processus consiste à proposer à l'adulte


ce nouveau savoir souvent mieux organisé, plus complet, plus
articulé que son savoir expérientiel (qu'il s'agisse d'une
vision particulière de la spiritualité ou de ce qui est vécu au
mitan de la vie selon une perspective psycho-spirituelle) en
demandant à l'adulte de laisser momentanément de côté ce qu'il
en sait pour ne pas mettre d'obstacle à ce qui est proposé et
laisser la synthèse présentée se déployer en une nouvelle
symbolisation qui puisse travailler la représentation interne
de la personne (mouvement de rupture entre le savoir
d'expérience et le savoir théorique). Puis l'accompagnateur
invite l'adulte à réagir à cette proposition en utilisant son
savoir d'expérience pour la critiquer, la nuancer, la modifier,
mais aussi en permettant à la proposition de confronter son
savoir expérientiel et son positionnement, de le purifier, de
le faire éclater ou corriger si nécessaire, enfin de l'enrichir
(mouvement de continuité entre les deux savoirs). Ainsi est
non seulement permis mais favorisé un rapport d'interrelation
critique entre ce que l'adulte sait, pense, fait ou ressent et
ce qui lui est proposé de faire comme pas pour progresser dans
ses représentations mentales, affectives et sa vie concrète.
Un nouveau positionnement commence à s'articuler par la mise en
relation critique des deux savoirs qui s'inter-influencent-

La troisième étape du processus consiste à favoriser un début


d'intégration de ce que l'adulte retient pour son
positionnement actuel et futur. Il exprime la nouvelle
synthèse qui ressort, pour lui, de la conjugaison de son savoir
expérientiel et de la proposition qui lui a été faite- Il
exprime le sens qu'elle a pour lui, l a valeur affective qu'elle
revêt et l'utilité qu'elle peut prendre dans sa vie. Cette
intégration différente selon chaque adulte est une étape
débutante qui demande des prolongements, des reprises dans la
vie intellectuelle, affective et pratique de la personne afin
que le changement amorcé dans l'accompagnement ou dans la
formation trouve incarnation appropriée, couleur personnelle,
profondeur, durée et amène bien-être intérieur. Tout
changement réel apporte une modification a la vision ou &
l'estime d'elle-même de la personne; son être est touche, pas
juste sa compréhension, ses valeurs ou son habileté.
"La démarche d'intégration vise d'abord la prise de conscience
de ce nouveau savoir qui a pris forme à mesure que le savoir
théorique était en train de remanier le savoir d'expérience-
Elle est par le fait même passage d'une première spbolisation
à une symbolisation plus élaborée, explicitation du contenu des
intuitions initiales, reformulation des questions sous un angle
nouveau, mise à jour des implications de ce nouveau savoir dans
la vie et dans l'action. Le mot intégration signifie
précisément que ce nouveau savoir ne peut prendre fornie qu'en
s'intégrant à la structure de la personnalité et en la
modifiant. Si, en effet, les perceptions que 1' individu a de son
monde et qui entrent dans la structure de son image de soi sont
remaniées, c'est l'image de soi tout entière qui est soumise à
un remaniement. "L'apprentissage, écrit Car1 Rogers, implique
un changement dans l'organisation du moi". L'apprenant, qui
vient ainsi d'acquérir un nouveau regard sur son monde, qui
accède à une compréhension plus profonde des phénomènes qu'il
a sous les yeux, qui v o i t se dévoiler des aspects de la réalité
qui lui étaient demeurés cachés ou se réajuster des images
déformantes, ne peut plus se situer comme avant: son attitude
est changée. La démarche d'intégration implique finalement une
transformation du savoir en savoir-être. Elle fait expérimenter
à l'apprenant le rapport existant entre le processus
d'acquisition du savoir et son processus de croissance"'.

Le processus ainsi déployé dans ses trois étapes respecte les


traits de l'adulte: il tient compte de la responsabilité
première de l'adulte de changer ce qu'il a besoin de changer et
il permet àt l'accompagnateur de mettre sa compétence en
connaissances et en relation d'aide au service de la liberté de
l'adulte tout en l'éclairant; il se sert du savoir
d ' expérience de 1 ' adulte comme point de référence, d ' ancrage et
de confrontation pour un positionnement critique et personnel;
il répond à la résonance que le sujet aborde revêt pour la
personne; il lui permet de réaliser que son temps est enployé
à bon escient pour elle et de manifester le profit retir6 ou
entrevu à court ou a long terme pour le changement de son être.

Cette façon de comprendre et de vivre le processus de


croissance de l'adulte veut éviter d'une part le risque
d'endoctrinement, de moralisme, d'autoritarisme ou de
dogmatisme; celui-ci est lie à une transmission objective et
unilatérale qui se soucie plus de faire comprendre, assimiler
et adopter un point de vue que de recourir à l'expérience
individuelle et de favoriser l'émergence dans la conscience
d'une confrontation critique et du positionnement personnel en
regard de ce point de vue par ailleurs communiqué du mieux
possible. Elle veut éviter d'autre part le risque de
relativisme lié au défaut de transmission ou de recherche de
données et au recours à la seule subjectivité; ce relativisme
refuse ou démissionne devant la nécessité de rechercher des
repéres objectifs pour éclairer le sujet, les choix personnels,
les responsabilités à assumer. Elle veut transmettre des
repères objectifs indispensables à la structuration d e la
pensée et de la personnalit&, et en même temps les soumettre à
la conscience subjective, favoriser le mouvement de prise de
conscience, de prise de parole et de positionnement qui va dans
le sens de les soumettre à la vérification critique et à la

1 Artaud, G . , 1981, Op. cit., p . 149.


redéfinition personnelle.

Dans le monde d e la catéchèse d ' a d u l t e s à l'écoute de ces


p e r s p e c t i v e s sur l e monde a d u l t e et sur l'acte éducatif ouvert
à l'expérience des s u j e t s , la structure de la communication de
foi présente des transformations que l'on retrouve s o u s
l'appellation "catéchèse de corrélation" ou "méthode o u
démarche de corrélation".
"Il s'agira d'établir un rapport d'expériences à expériences,
découvrant le message comme la cristallisation des expériences
faites par les générations de croyants et récapitulées dans les
expériences du Christ. Le ressort essentiel de la démarche du
groupe catéchétique sera alors de mettre en interaction les
expériences significatives d'aujourd'hui et les expériences
fondatrices de la tradition vivante. Le terme de corrélation,
repris des pays anglophones et germanophones, s'est introduit
en France pour désigner ce rapport. 11 présente l'avantage de
donner un nom à une démarche essentielle de la pédagogie de la
foi et d'en montrer l'urgence pour l'accès à une foi mûre,
responsable, adulte"'.

Il s'agit de "penser la vie et la foi en corrélation" et de


proposer une démarche qui "remplisse s a fonction ( . J
d ' é v e i l l e r à la foi" e t cela en r e s t a n t "au s e r v i c e d e la
liberté d e s s u j e t s " . Voici comment est présentée l a démarche
corrélative en catéchèse:
"Elle établit entre les deux sources de l'acte catéchetique: les
expériences significatives d'aujourd'hui et les expériences
fondatrices de la foi, un rapport de réciprocité critique et
constructive, dialectique, mu1 tiforme:

- un rapport de réciprocité: i l ne s 'agit ni de confondre, ni


d'opposer, ni de juxtaposer la "vie" et la "foi", mais d'établir
entre elles des interactions par le concept d'expérience.

- un rapport de réciprocité critique: i l s'agit de respecter la


singularité des expériences des sujets dans le groupe et des
expériences du groupe lui-même, comme aussi la singularité des
expériences de la tradition dans leur contexte historique: les
expériences de la tradition éclairent et critiquent les
expériences d'aujourd'hui mais (c'est un point souvent oublié)
les expériences d'aujourd'hui éclairent et critiquent les
expériences de la tradition.

1 Fossion, A. et Ridez, L., Adultes dans la foi. Pédagogie et catéchèse-


Desclée, Lumen Vitae, 1987, p. 109-110.
- un rapport de réciprocité constructive: la "critique" est ici
le travail de discernement pour entrer dans l'histoire de Dieu
avec les hommes. Le cheminement du groupe aide à découvrir de
nouvelles connexions et de nouvelles interprétations dynamiques
pour la vie personnelle, interpersonnelle, sociale et politique.
Toute catéchèse corrélative est inventive.

- un rapport dialectique: la corrélation vit du double caractère


de la foi biblique d'être anthropologie pour Dieu et théologie
pour l ' homme. Kais cette "continuité" ne peut être professée
qu'après avoir affirmé la "rupture" entre immanence et
transcendance. La corrélation est ainsi mouvement dialectique
de rupture et de continuité.

- un rapport multiforme: les corrélations sont interprétations


multiples selon les individus, les groupes, les situations, car
elles intègrent toutes les dimensions de la vie, individuelle
et sociale, et toutes les dimensions de la foi, personnelle et
ecclésiale"'.

L'esprit qui préside à la démarche de corrélation en catechèse


et à la démarche andragogique utilisée dans la formation, la
catechèse ou l'accompagnement spirituel est le même surtout en
ce qui concerne la deuxième et troisième etape de la démarche
andragogique- Une différence importante entre les deux
démarches réside cependant dans le concept et l'utilisation de
ce qui est appelé d'une part les expériences significatives
d'aujourd'hui, et d'autre part le savoir experientiel ou savoir
d'expérience (la première etape de la démarche andragogique).

En effet, Fossion et Ridez précisent deux termes: à savoir "le


vécut'qui, pour eux, est formé des divers événements quotidiens
et "l'expérience humaine" qui est plutôt le rapport
qu'entretient une personne avec une réalité ultime à
l'intérieur de cette expérience humaine fondamentale. C'est
l'expérience humaine englobant le vécu et lui donnant
consistance qui est utilisée dans la catéchèse où elle va être
regardée en référence à la personne et au message du Christ,
l'important étant que la corrélation se fasse. Le savoir
d'expérience pour sa part ne réfère pas particulièrement à des
expériences humaines "fondamentales en regard d'une réalite
ultimet1 (comme la solitude, la souffrance, l'altruisme,

1 Fossion, A., Ridez, L., Ibidem, p . 114-115.


l'aspiration à la paix). 11 réfère à des façons de penser,
d'être et de faire d i t j à là, à l'intérieur d'une personne,
autrement dit à ce qui se dégage de son vécu quotidien, de ce
qu'elle porte en elle de façon consciente ou inconsciente:
représentations, intuitions, questions, objections, sentiments,
etc. vis-à-vis une réalité particulière pour aborder une
communication de foi en elle-même puis en interrelation
critique avec elle pour enfin prendre position.

Les deux démarches se réfèrent pour l'essentiel a la démarche


de Jésus avec les disciples d i E m m a i i s dans Luc 24, 13-35. A
partir du savoir expérientiel des de^ disciples ou de leur
expérience humaine d'espoir e n la personne d e Jésus comme
libérateur politico-religieux, espoir fondé sur le vécu avec
lui et déçu par sa mise à mort et son échec, Jésus les rejoint
et les accompagne sans qu'il le reconnaisse. En référant aux
Ecritures et à la Tradition, il propose dans le respect de leur
liberté un éclairage de leur expérience. Les disciples
écoutent laissant momentanexnent d e côté leur propre savoir.
Ils confrontent à leur expérience ei à l'interprétation qu'ils
en donnaient cet éclairage et cette présence qui leur font
chaud au coeur. Et suite aux paroles de Jésus, au partage du
pain à sa manière et à son départ soudain, ils découvrent sa
présence d'un type nouveau et donc sa victoire sur la mort.

L'évidence du passage de Jésus de la mort à une vie, nouvelle


et autre, les introduit à une réinterprétation des événements
à l'origine de leur cheminement v e r s Emmaüs et les incite à
retourner à Jérusalem pour communiquer leur credo aux autres
disciples. Ou pourrait-on dire pour exprimer le résultat de
1' intégration faite entre le savoir initial présent dans leur
niveau de conscience et le savoir proposé par Jésus et
accueilli comme étonnant mais vrai, intégration qui ne fait que
commencer car elle sera suivie de beaucoup d'autres pas a
franchir pour demeurer disciples. Un processus ne donne jamais
l'accès à la foi, celui-ci lui échappe, elle veut le favoriser
dans le respect de la liberté.
Outre le processus andragcgique pour la format ion religieuse
des adultes, l'éducation de la foi ou leur accompagnement
spirituel, outre la démarche de corrélation en catéchèse
d'adultes, il y a a u s s i le "modèle herméneutique" (pas
seulement pour l ' e x é g è s e et la théologie mais aussi pour la
pastorale) qui comporte des accents très semblables aux deux
autres.
"Considérant l'historicité du sujet humain et de la vérité, si
chère à la culture d'aujourd'hui, toute présentation des
réalités de la foi doit passer du modèle doctrinal dogmatique
au modèle herméneutique pour qu'il y ait réelle réception.
L'herméneutique - comprise en l'occurence ici comme le jeu de
la réinterprétation constante du christianisme - représente un
changement de paradigme irréversible. L'herméneutique
intervenant dans le processus de l'acte de foi chrétien,
consiste à mettre en corrélation l'expérience chrétienne
fondamentale consignée dans llEvangile et l'expérience humaine
d'aujourd'hui. L'exercice herméneutique s'articule en trois
volets.

1) L'interprétation de l'existence actuelle, individuelle et


collective. Cela consiste à faire l'analyse de l'expérience
humaine qui est nôtre, avec ses questions, ses tensions, ses
conflits, ses sensibilités, ses aspirations et ses besoins de
salut.

2) L'interprétation de la figure de Jésus, des idées-forces et


des comportements-clés de l'expérience chrétienne dont témoigne
le Nouveau Testament . . . (le texte précise que, pour accéder au
message évangélique, la médiation du texte biblique doit se
faire d'abord "en rupture" avec l'interprétation de l'existence
actuelle i .e. en situant le texte en son contexte d'origine pour
saisir le contenu de l'expérience des premiers chrétiens en
réponse à leurs propres questions, à leur époque, puis "en
continuité''.avec notre horizon culturel actuel i .e. en percevant
ce que le message veut dire en réponse à nos questions
d'aujourd'hui)

3) la réinterprétation de l'existence actuelle sous l'éclairage


du sens évangélique ainsi déchiffré et perçu comme répondant à
nos préoccupations individuelles et collectives ... Ces trois
moments interreliés sont indispensables pour tout acte de foi
chrétien. Ils le sont aussi pour tout geste pastoral, qui doit
suivre cette logique de l'itinéraire de foi, afin de pouvoir
1 ' encourager, 1 ' accompagner et le nourrir"'.

De sources différentes (andragogique, catéchétique et

1 Charron, A., "Le service pastoral de la foi dans le contexte culturel


actuel". Pastorale-Québec. (juin 1993) 236.
exégétique-théologique-pastorale) ressort un processus
relativement semblable pour accompagner l'itinéraire spirituel
ou de foi des adultes.

2. LE PROCESSUS PSYCHO-SOCIAL DE CHANGEMENT

Ce processus a un intérêt particulier parce qu'il vient


expliciter ce qui se passe quand l'adulte se situe au niveau du
savoir-être pour opérer un changement. Tout d'abord précisons
la nature de l'attitude appelée h changer, puis son processus
d e changement .

L'attitude tout comme la valeur, la croyance, la préférence,


1' intérêt, le concept d e soi, le lieu de contrôle et 1 'anxiété,
sont, pour Morrissette et Gingras, de l'ordre de la
disposition, de la réaction intérieure habituelle. Donc
l'attitude revêt une certaine constance; elle se traduit par
une appréciation ou une réponse émotive de la personne dans une
direction positive ou négative, favorable ou défavorable,
intéressée ou désintéressée, importante ou futile ... plus ou
moins intense ("la spiritualité, ça me passionne", "ça
m'indiffère" ou "c'est de la foutaise"). L'attitude n'est pas
innée ni figke dans le temps, elle s'acquiert, elle se change
par apprentissage, par expkrience, par interaction avec
d'autres ou avec un environnement favorable, en réaction à des
circonstances fortuites ou organisées comme à des appels
incitatifs. Elle peut donc se développer, et une fois acquise,
elle est relativement stable ou continue pour un certain laps
de temps ou j u s q u ' à ce que d'autres influences importantes

1 Cette section s'inspire de deux sources particulières:


- Collerette, Pierre et Delisle, Gilles, Le changement planifié. Une
approche pour intervenir dans 1es systèmes organisatiomels . Ed. Agence
d'Arc, 1982, éd. revue et augmentée 1993, chap. 2 et 4.
. Morrissette Dominique et Gingras, Maurice, Enseigner des attitudes?
Planifier, intervenir, évaluer. De Boeck-Wesmael , Les Presses de
l'université Laval, 1991, chap, 1 et 2.
réussissent à entraher sa modification.

L'attitude a toujours une cible ou un objet, elle n'existe pas


pour et en elle-même, elle porte sur quelque chose, En effet
la réaction émotive a toujours un lien avec une idée, une
conception, une façon de penser, de voir, d'agir ou d'être, une
réalité de 1 ' existence, une structure sociale, une
organisation, une activité, une directive morale ou autre-

L ' attitude a aussi toujours trois composanteç~. La premiere


est une composante cognitive c'est-à-dire qu'une personne a des
idées, des croyances par rapport à l'objet de son attitude.
Les connaissances sur cet objet s'appuient sur leur quantité,
leur qualité et sur la crédibilité de leur source; il faut
donc agir sur cette composante cognitive pour arriver à faire
changer concrètement. La deuxième est une composante émotive
c'est-à-dire qu'une personne éprouve des émotions plus ou moins
fortes et positives vis-à-vis l'objet de l'attitude a changer
et il faut agir sur ces affects pour la faire évoluer. Enfin
la troisième est une composante comportementale c ' est-à-dire
que la personne est plus ou moins ouverte a agir de telle façon
plutôt que de telle autre face à l'objet de son attitude; elle
éprouve ou non de la facilité, du bien-être a vivre selon tel
comportement ou telle façon de faire face a cet objet.

Un éducateur ou un accompagnateur doit savoir que, pour aider


à faire changer ou transformer une attitude, une valeur, un
intérêt (la conversion n'est-elle pas fondamentale au plan
spirituel et religieux!), il doit toucher à ces trois
composantes: les idées d'une personne sur un sujet, ses
sentiments vis-à-vis de lui et sa facilité ou sa disposition à
en vivre dans son contexte de vie environnemental. Il doit
savoir que ces composantes sont interdépendantes et
interactives, qu'elles s'influencent mutuellement pour se
heurter ou se rendre plus fortes, que l'une d'elles peut avoir

1 Collerette, P. et Delisle, G., Op. c i t . , p . 73.


plus d'impact que les deux autres ou aller dans un sens
différent des deux autres (une vision fortement et
unilatéralement monastique de la spiritualité -composante
cognitive- peut engendrer une résis tance ou une réaction
défavorable à une spiritualité vécue en plein monde -composante
affective- et une difficulté à l'y incarner de façon originale
-composante comportementale-).

Le processus de changement d'attitudes dans un système


quelconque tant personnel qu'organisationnel1 et utilise par
d ' autres2 vient expliciter avantageusement le vécu d ' une
personne ou le vécu de personnes dans un groupe ou dans une
collectivité soumis au besoin ou à la nécessité du changement-
St-Arnaud parle du changement personnel en termes
d'actualisation de soi par le changement de structures internes
(telles la structure de l'image de soi, la structure
inconsciente des réflexes et des habitudes, la structure
motivationnelle, les structures cognitives, la structure
d'action engendrée par les attitudes et les valeurs.. . ) remises
en question puis abandonnées pour en adopter de nouvelles plus
adaptées à la perception évolutive qu'a une personne de la
réalité. Pour lui, la personne qui s'actualise est en
changement continuel tout au long de sa vie.

Collerette et Delisle parle du changement dans un organisme


vivant, qu'il s'agisse d'une personne ou d'une organisation, en
termes de "modification d'un état quelconque à un autre, qui
est observée dans l'environnement et qui a un caractère
durablew3 indépendamment de la valeur ou de l'ampleur du
changement. De plus un changement se planifie, il devient
alors "un effort délibéré de changer une situation dite

1 En extension de la théorie de Lewin, Kurt, Resolving social Conflicts.


Harper, New York, 1968 et Psychologie dynamique. P . U . F . , Pâris, 1959.
2 Processus utilisé par St-Arnaud, Yves, La personne humaine. Les éditions
de l'home, Montréal, 1974, p. 170. Et aussi par Collerette, P. et Delisle,
G., Op. cit., chap. 2 .

3 Collerette, P., et Delisle, G., Ibidem, p. 25.


insatisfaisante, au moyen d'une série d'actions dont le choix
et l'orchestration résultent d'une analyse systématique de la
situation en cause"'. Leur dé£inition laisse entendre qu ' il
faut se préoccuper autant du contenu du changement à opérer que
de son processus de mise en oeuvre.

Ce processus de changement -en extension de celui de Kurt Lewin


qui a cherché à expliquer le changement d'attitudes dans une
personne- passe par trois étapes plus ou moins longues,
difficiles ou distinctes selon les situations. Ce sont le
dégel ou la décristallisation, le mouvement et le regel ou la
recristallisation. La connaissance de ce processus rend
attentif à certaines réalités dont il est important de tenir
compte dans ses interventions comme éducateur de la foi auprès
d'adultes en changement.

La première étape sensibilise au fait qu'un changement débute


par une remise en question, un questionnement, une
insatisfaction, un déséquilibre, un doute, une insuffisance, la
reconnaissance d'une inadéquation entre ce que l'on est et
pourrait ou voudrait être, ce que l'on fait et pourrait ou
voudrait faire, ce que l'on sait et pourrait ou devrait savoir.
Se dessine alors la nécessité d'une transition qui commence par
un abandon, un deuil, un laisser-aller de certaines façons de
penser, d'être ou de faire pour songer à explorer d'autres
alternatives. La décristallisation, le dégel qui s'opère est
une étape qui amène de 1'insécurité, de l'anxiété, de
1' inconfort, quelquefois du regret, car c'est accepter de se
départir de repères connus et sécuritaires pour partir à
l'aveuglette, sans connaître clairement le résultat terminal et
ce que l'on va devenir - Il y a départ pour aller à 1 ' aventure,
risque de devoir marcher dans le noir sinon dans le clair
obscur, abandon d'avantages connus réels pour des profits
anticipés incertains.

i Collerette, P., et Delisle, G., Ibidem, p. 49.


Cette étape de décristallisation ne va pas de soi, elle demande
des sources de changement significatives a partir desquelles se
mettre en position de départ: un manque d'estime de soi, une
Insatisfaction par rapport à son rêve de vie, une soif
d'unification personnelle, une crise relative à 1 ' avancée en
âge, un événement perturbateur inattendu, des feed-back
négatifs sur sa personnalité par son entourage, la contestation
de sa façon d'être ou d'agir avec les autres, l'ennui dû au
manque de stimulations ou de nouveauté, l'attrait d'un mieux-
être personne1 ou communautaire, le souci d'un meilleur
équilibre de vie, etc. Une condition essentielle pour vivre un
dégel, c'est la capacité d'être ouvert a l'expérience, d'être
disponible au réel, d'être en contact avec soi-même- Le dégel
peut se faire de façon presqu'imperceptible s'il correspond
bien au désir de la personne ou s'il est sans conséquence grave
pour elle, ou au contraire, être lent à se produire et
difficile si la personne met beaucoup de résistance à cause de
l'anxiété et de l'insécurité qu'il génère.

L'étape de dégel étant assurée, la personne doit trouver


librement le contenu du changement à opérer, l'acquérir et le
consolider, c'est la deuxième étape. La personne entre donc en
transition, en mouvement pour chercher, trouver et expérimenter
des solutions, des alternatives afin d'en faire un choix de
vie. Deux mécanismes entrent en opération a cette phase de
façon simultanée ou indépendante: la recherche et
l'identification.

La recherche consiste a faire consciemment et délibérément tout


ce qui est dans le pouvoir de la personne, seule ou aidée de
son accompagnateur, pour trouver, inventorier, expérimenter et
évaluer ce qui peut le mieux répondre à sa situation ou à le
déduire de façon originale de ce qu'elle aura trouvé.
L ' anxiété et 1 ' incertitude générées par cette recherche parfois
longue et laborieuse peut amener des régressions au stade
antérieur ou même des échecs de l'entreprise.
L' identification refère plus à la recherche de personnes ou
d'expériences témoins qui ont fourni une réponse satisfaisante
à la même recherche que la personne; elle invite à reprendre
ou à réaménager à son compte une ou des solutions adoptées
ailleurs ou en un autre temps qui semblent avoir réussi et qui
s'avèrent prometteuses pour elle- L'identification refere plus
à rechercher des témoins adéquats ou des expériences modèles et
à s'inspirer plus ou moins d'eux ou d'elles-

Cette étape de mouvement, son nom le dit bien, permet un va-et-


vient, un brassage, des essais de réponses ou de solutions, des
expérimentations, des réussites, des échecs et une évaluation
qui conduit à un c h o l x . Mais elle n'est cependant qu'une étape
vers le changement effectif qui ne se réalisera qu'à plus long
terme.

En effet, la troisième étape appelée la recristallisation ou


regel évoque la période où le contenu du changement choisi est
vécu au quotidien pourrait-on dire, où il s ' intègre de façon
durable à la personne et à son environnement, où les nouvelles
données se réorganisent, s'actualisent dans la personne tout en
resituant les données antérieures. Le changement doit arriver
à s'harmoniser avec l'ensemble des autres caractéristiques de
la personne pour éviter les sources de dissonance ou de
malaise. Il doit aussi être soutenu, regardé favorablement et
accepté par l'environnement proche et significatif de la
personne sinon ce dernier deviendra un obstacle à l'intégration
de l'élément nouveau de l'attitude ou du comportement dans la
personne. La durée de vie et la profondeur du changement
dépendent de la réussite de son intégration à l'intérieur de la
personne et avec son environnement.

Que peut retenir un accompagnateur ou un éducateur de la foi de


ce processus de changement d'attitudes?

Tout d'abord, il doit comprendre que le processus andragogique


explicité auparavant n'est pas un processus équivalent et
alternatif à celui-ci mais qu'il se situe à l'intérieur du
mécanisme de recherche et/ou d'identification. 11 est
simplement une façon de faire opérer cette recherche et/ou
identification de façon mature, responsable, critique et
personnelle.

11 doit savoir que plus la source de changement est vitale et


significative, plus il pourra 1 'exploiter pour motiver la
personne poursuivre le changement envisagé. S'il n'y a pas
de source importante de changement déjà là, il devra par des
moyens appropriés amener la personne à une remise en question,
à une déstabilisation de sa position pour l'aider à se mettre
en marche, sinon elle CP trouvera pas de motivation à
poursuivre. 11 peut aussi arriver que, suite à des
circonstances particulières, le moment soit mal choisi pour
enclencher un processus de changement; 116ducateur veillera
donc à s'assurer une connaissance adéquate de la personne pour
l'inciter à remettre à plus tard l'entreprise si besoin est.

Il doit tenir compte de la di££iculté affective d'abandonner


quelque chose de connu et de sécurisant, même parfois d'encore
satisfaisant, pour passer à de l'inconnu et a une satisfaction
entrevue mais non assurée; il peut escompter des reculs ou des
piétinements dus à cette difficulté et les traiter comme des
phénomènes normaux, comme des entrées en soi et des tremplins
pour apprécier le chemin parcouru, reconsidérer le projet et
pour mieux avancer après. 11 peut aussi veiller à ce que le
niveau d'anxiété soit juste adéquat, ni trop fort ni trop
faible, pour faciliter le changement plutôt qu'en détourner,
par exemple en créant un climat où les erreurs sont permises,
ou la divergence et l'originalité sont souhaitées.

Enfin une attention spéciale sera accordée à la phase de


recristallisation pour que l'intégration tant à l'intérieur de
la personne qu'avec son environnement puisse se réaliser
pleinement et durablement, c'est donc dire que l'accompagnateur
doit intégrer pleinement cette phase dans son intervention.
3. LE PROCESSUS DE CROISSANCE SELON LA
PSYCHOLOGIE DEVELOPPEMENTALE DE L'ADULTE

La psychologie développementale selon la perspective du cycle


de la vie s ' occupe de deux types de changements qu'elle appelle
des "passages". Le premier type est un passage lié a
1 ' approche d ' une nouvelle phase "normale" et "prévisible" de la
vie adulte, celle-ci pouvant amener un ques tionnement sur
l'identité de la personne, une nouvelle perception de ses
relations avec les autres ou de son insertion dans le monde,
une vision autre du temps qui fuit, un réajustement de ses
rêves, une réorientation de ses choix de v i e , une prise de
conscience de ses limites physiques, etc - Donc ce type de
passage appelé aussi crise développementale comporte une phase
de déstabilisation, puis de transition plus ou moins
mouvementée, profonde et longue menant vers une phase de
stabilité relative. Le deuxième type d e changement est un
passage suite a un accident de la vie "imprévisible" et
"inévitable" qui lui aussi amène une crise c'est-à-dire une
phase de déstabilisation puis de transit ion menant vers une
intégration plus ou moins réussie.

Un processus de changement ou de croissance est présent dans


ces deux types de passages'. Gail Sheehy décrit ce passage en
quatre phases. La première phase est appelée "phase
d'anticipation" c'est-à-dire que la personne sent venir
(insatisfaction, malaise, sentiment de vide, d'ennui,
dysfonctionnement, questionnement. . . ) et se prépare à vivre,
parfois consciemment parfois inconsciemment, une transition
même si elle n'en connaît pas exactement la nature et le terme-
Plus la personne se prépare plus elle peut posséder une
ouverture d'esprit et de coeur, des connaissances, de la
sécurité, des images d'elle-même et des modèles extérieurs pour
se mettre en état de réceptivité et à la recherche de ce que

1 Sheehy, Gail, Franchir les obstacles de la v i e . Belfond, Paris, 1981,


chap. 4 intitulé Anatomie d'un passage p . 67-87.
sera la phase suivante. Moins elle se prépare ou peut s e
préparer plus elle vit sur le connu et le sécure, moins elle
est libre d'aller de l'avant, d'imaginer autre chose, d e
chercher de l'autrement. Or dans les passages normaux et
prévisibles du cycle de la vie adulte, cette anticipation est
plus facile à vivre que dans les passages imprévisibles et
inévitables, tout au plus peut-on parler pour ces derniers
d'une vague préparation du coeur lointaine et abstraite A des
possibles éventuels!

La deuxième phase est nommée "phase de séparation et


d'incubation". Tout changement amène des pertes; il faut donc
laisser aller des choses derrière soi, abandonner des façons d e
se définir, de se voir, de penser, de se comporter- Cela
implique de l'anxiété, de la crainte, de la peine, de la
déprime et en même temps la personne peut ressentir un éclair
de joie passager sentant en elle quelque chose de neuf en train
d'accoucher. Elle est appelée à vivre une séparation, une
coupure, une rupture et cela est généralement pénible. Elle
laisse des points de repère antérieurs ou des certitudes
passées, elle réexamine ce qu'elle perd h la lumière de
possibilités nouvelles qui pourraient enrichir sa personnalité.
Elle laisse mûrir en elle, elle laisse incuber des possibilités
de changement sans en connaître l'étendue et la forme; elle
les rumine dans son inconscient pour que, de lui, jaillissent
des associations originales, des combinaisons inédites, des
aspects de soi ignorés qui indiquent des avenues à emprunter.

La troisième phase appelée "phase d ' expansion" est exploratoire


de solutions entrevues, d ' élargissement de ses perspectives,
d'expansion de sa conscience, d e plongke dans de nouvelles
possibilités, de nouvelles façons d'être, de vivre et de
réagir, de recherche de résolution à ses conflits internes et
externes. Cette phase est remplie de secousses, d'essais,
d'erreurs, de recommencements volontaires pour recomposer son
identité, son histoire de vie, ses valeurs, le sens ou
l'orientation plus ou moins fondamentale de sa vie.
La quatrième phase nommée "phase d'incorporation" est une phase
de recherche d ' intégration. La personne assimile les
changements de direction opérés, elle trouve leur signification
et leurs conséquences dans sa vie, elle reconnaît ses forces
nouvelles, prend plaisir a se voir différente, elle jouit de ce
qu'elle est devenue, elle prend du repos car une nouvelle
stabilité est apparue pour un temps.

11 est possible de remarquer des similitudes nombreuses entre


le processus de changement d'attitudes de Lewin et le processus
des passages prévisibles ou non du cycle de la vie adulte de
Sheehy. En effet la décristallisation ou première é t a p e d e
Lewin rejoint l a phase de séparation d e Sheehy et parfois celle
d'anticipation, le mouvement ou deuxième étape de Lewin rejoint
l'incubation et l'expansion de Sheehy, la recristallisation ou
troisième étape de Lewin est proche de 1' incorporation d e
Sheehy. Donc par deux avenues différentes, nous sommes en
présence de processus similaires de changement personnel.

On peut utiliser avantageusement ces processus comme guides


pour comprendre le vécu de la personne qui vit un changement
d ' ordre spirituel ou religieux1 et pour l ' accompagner car la
personne y vit bien un passage c'est-à-dire la traversée dans
le clair obscur et l'insécurité d'un épisode de vie plus ou
moins marquant. Enfin on peut remarquer aussi 1 ' analogie entre
ces processus et la littérature sur les rites de passage et
d' initiation2.

1 C'est ce qu'a fait Giguère, Paul-André, dans Une foi d'adulte. Coll.
n croyant, Novalis, Ottawa, 1991, chap. 4 intitulé Passages et
~ ' ~ o r i z odu
transitions, p. 71-93.

2 Cette littérature est utilisée dans Whitehead, E. E., et Whitehead, J . D.,


Les étapes de 1 'âge adulte. Evolution psychologique e t religieuse.
Centurion, Paris, 1990, p. 78-81 et Durocher, Alain, "L'initiation comme
révélateur et axe de renouvellement", dans GrandtMaison, Jacques, Baroni,
Lise, et Gauthier, Jean-Marc, Le défi des générations. Enjeux sociaux et
religieux du Québec d 'aujourd 'hui . Cahier d ' études pastorales 15, Fides,
Montréal, 1995, p. 305-335.
4. LE PROCESSUS DE CROISSANCE SELON DES
PERSPECTIVES BIBLIQUES

Dans une perspective religieuse, ce processus de changement de


l'être ou ce passage est appelé la conversion. L'existence
chrétienne se comprend en effet comme une expérience
progressive de transformation, comme un consentement toujours
renouvelé à se laisser transformer peu à peu par le Dieu de
Jésus. Elle implique une entreprise de transformation initiale
puis continue, une fidélité et une docilité à ce que Dieu
produit continuellement en soi et à ce qu'il donne sans cesse.
La conversion est le coeur, le centre de l'expérence
spirituelle. Or dans la Bible, l'enjeu de la conversion, c'est
l'entrée libre dans une expérience intérieure qui est un lent
processus de changement de l'être1. Comme le montre Jean-Luc
Hétu, les figures évangéliques qui se convertissent ne sont pas
toujours des non-croyants qui commencent à croire à Dieu ou qui
acceptent d'adhérer a une vérité religieuse, ce sont souvent
des gens sincèrement croyants (pensons à Nicodème en Jn 3, 1-
21, ce théologien pharisien qui avait une grande connaissance
des Ecritures et que Jésus invite à une renaissance
spirituelle, donc à un changement radical d e perspectives). Ce
ne sont pas non plus des gens qui ont une vie morale
désordonnée et qui décident de la changer (pensons au jeune
homme riche en Mc 10, 17-31 dont Jésus se sent proche et à
l'ainé du récit de la parabole de l'enfant prodigue dans Lc 15,
11-32 qui, tous deux, vivaient dans un grand respect de la
Loi). Ce ne sont pas plus des gens qui, au terme d'une
recherche, changent d'affiliation religieuse, ce qui est une
conception actuelle plus sociologique de la conversion
religieuse (pensons à Marie et aux apôtres qui acceptent d e
laisser évoluer leur conception de la foi et des pratiques
juives vers le Dieu proposé par Jésus; pensons à Paul Actes 9,

1 C'est la position intéressante de Hétu, 3 . L.. dans Quelle foi? Une


rencontre entre 1 'évangile et la psychologie. Leméac. Ottawa, 1978.
particulièrement au chapitre X I , p . 149-158.
1-20, ce croyant radical juif renverse sur le chemin de Damas
devant I'illuminatlon intérieure et la certitude soudaine que
Jésus qu'il persécutait avec tant d'acharnement ne pouvait pas
être mort puisqu'il vivait de plus en plus fortement et
fermement parmi ceux qu'ils pourchassaient de sa haine).

Ces quelques témoins mentionnés acceptent d'entrer dans un


processus dont ils ne connaissent ni les exigences ni le terme.
Mais ce processus les amène à entrer dans un dégel, une remise
en question ou une rupture avec une façon de voir ou de faire
antérieure pour renaître progressivement à autre chose sans
savoir clairement ce qu'est cette autre chose ni où cela les
mènera mais en s'y engageant activement de tout leur être.
Tous ils devront vivre une phase de mouvement, de recherche de
compréhension, de formation d'une nouvelle vision de Dieu, du
Sabbat, de la Loi etc. Certains semblent y renoncer
momentanément comme le jeune homme riche; pour d'autres, comme
le fils aîné ou Nicodème, lfEvangilene dit pas s'ils entreront
dans une période active pour se repositionner suite a la remise
en question; enfin d'autres tels Paul et Marie verront leur vie
transformbe de plus en plus totalement par 1' incarnation
progressive de leur foi au Dieu de J6sus.

La conversion se présente donc comme l'acceptation d'entrer


dans un processus de changement continu de l'être pour
s'ajuster à l'Absolu que son coeur cherche et aime et aux
événements qui incitent y entrer. Ce processus peut venir
comme pour Paul suite à un événement initial que les
psychologues religieux1 appellent convers ion par illumination
subite ou par expérience religieuse intense et qui implique un
suivi la conversion. Pour une grande majorité de personnes,
la conversion est progressive c'est-à-dire qu'elle s'élabore
continuellement et peu à peu, qu' elle restructure
intérieurement la personne sans événement dramatique ou spécial

1 Vergote, Antoine, Psychologie religieuse. Coll. Psychologie et sciences


humaines, 3è édition, Dessart, Bruxelles, 1969, chap. IV intitulé L'attitude
religieuse, surtout les pages 232-244.
dans sa conscience. La conversion est l'acceptation de grandir
dans la docilité continue a m événements et aux inspirations
intérieures, elle est souplesse dans la recherche plutôt que
durcissement dans la peur, l'ordre ou les principes, elle est
globalement passage de la chair à l'Esprit selon l'évangile de
Jean (Jn 3, 6).

La conversion chrétienne implique un processus qui mène à une


reconnaissance explicite du Dieu de Jésus; ce processus de
transformation continue semble revêtir trois caractéristiques
propres- Nous allons les illustrer par l'intermédiaire du
personnage évangélique de Pierre.

En Luc 22, 31-34 nous voyons Jésus annoncer aux apôtres que
Satan 'est actif parmi eux, puis dire à Simon, alias Pierre,
qu'il priera pour lui afin que sa foi ne défaille pas et enfin
que sa tâche sera d'affermir ses frères quand i l ne sera plus
là. Or à Pierre qui lui dit impétueusement être prêt à aller
avec lui autant en prison qu'à la mort, Jésus annonce qu' il
niera le connaître le jour même avant que le coq n'ait chanté
trois fois. Pierre est plein d'illusions sur lui-même, sur la
fausse et apparente grandeur de son amour, sur la force du mal
en lui et il est plein de résistances a reconnaître sa
faiblesse potentielle.

Aux versets 54-62, nous assistons aux reniements de Pierre, au


regard de Jésus sur lui qui, comme un miroir, lui révèle sa
vérité d'être, à la prise de conscience de ses fausses
prétentions puis a ses pleurs amers. Pierre est amené à faire
face à sa vérité, à devenir lucide sur ses illusions; le
regard miséricordieux de Jésus l'aide à reconnaître sa
résistance, à voir sa vulnérabilité, sa fausseté, sa pauvrete.

Et en Jean 21. 15-19 lors de son apparition au bord du lac de


Tibériade après sa résurrection des morts, Jésus. aprés la
pêche au f ilet1 et le repas. demande par trois fois à Pierre
s'il l'aime, 11 est légitime de penser que l'insistance des
trois demandes répétitives évoque l'immensité et l'humilité de
l'amour qui doivent habiter Pierre pour être responsable de la
mission apostolique, cet amour devant être aussi grand, pour
s'y engager et durer, que son illusion sur lui-même symbolisée
par le triple reniement- Et Pierre lui confirme son amour par
trois fois: "tu sais que je t'aime". il accepte le saut dans le
vide demandé par Jésus, peine que ce dernier ne semble pas le
croire comme s'il lui ramenait son état de pauvreté
fondamentale: "je te le demande encore parce que je sais que tu
peux t ' illusionner sur toi-même". Et Jésus lui dit que pour
diriger la mission apostolique, il doit renoncer à son
autonomie d'action d'homme libre à l'égard d'un absolu: "quand
tu étais jeune, tu mettais toi-même ta ceinture, et tu allais
où tu voulais" (v. l8), et être prêt à tout même au martyre
pour le suivre. Son statut devient celui d'un homme qui
accepte de renoncer librement h lui-même, d'assumer et de
dépasser sa pauvreté d'être pour se mettre à la suite de Jésus :
"quand tu seras devenu vieux, tu étendras les mains, un autre
te nouera ta ceinture et te mènera là où tu ne voudrais pas"
(v.18). Jésus lui annonce la transformation radicale non
instantanée mais progressive qui viendra s'il continue à
reconnaître sa pauvreté et sa dépendance devant Dieu, s'il est
docile aux événements et s'il laisse agir son Esprit en lui,
c'est a cette transformation qu'il est appelé pour le suivre.

Trois caractéristiques se dégagent de l'expérience spirituelle


de Pierre qui font partie du processus de la conversion
chrétienne2 dans ses étapes de dégel, de mouvement et de regel
pour reprendre les termes de Lewin:

1 La pêche au filet représente l'avènement du Royaume de Dieu dans les


Synoptiques d'après une note en bas de page de la Bible de Jérusalem.

2 C e s trois caractéristiques de la conversion chrétienne sont très proches


de la spiritualité de fond des E . V . C .
. il s'agit d'abord dans le mouvement de la conversion de
reconnaztre sa pauvreté devant Dieu, ses illusions, ses
faussetés, ses apparences trompeuses, le mal qui habite tous
les humains et soi-même de façon particulière. Il y a un
passage à effectuer, c'est celui du pharisaïsme à un état
intérieur de pauvre, celui de l'aveuglement et du contentement
de soi à la lucidité courageuse devant ses faiblesses: "je sais
que je suis faible, que je peux nier être des tiens, mais
Seigneur, continue à m'aimer et donne-moi la grâce contraire à
ma faiblesse". Ainsi la pauvreté d'une personne devient
occasion, objet de rencontre avec Dieu.

- il s'agit ensuite de voir lucidement ses résistances autant


intellectuelles, affectives que comportementales à changer et
d'entreprendre un combat intérieur contre celles-ci pour se
mettre vraiment à la suite de Jésus tout en sachant que les
résis tances sont normales quand elles touchent la vision de
soi, celle de Dieu ou tout autre sujet névralgique. Le
bienfait des résistances est qu'elles nous renseignent sur
notre état de créature qui veut ne pas dépendre gratuitement de
Dieu mais se créer soi-même, être au centre de tout et
contrôler sa vie. Elles nous renseignent aussi sur notre état
de pécheur qui manifeste dans des actions quotidiennes
conscientes et libres le mal installé dans la personne:
"Seigneur, je crois que tu es en train de me manifester ton
amour gratuit à travers mes résistances et mes échecs, montre-
moi ces dons que tu me fais à travers eux et rends mon coeur
accueillant".

- il s'agit enfin de faire le saut dans le vide, de faire


confiance, de s'en remettre au Dieu de Jésus qui fait de
grandes choses malgré et dans notre faiblesse, notre pauvreté
et nos résistances, qui continue de nous créer sans cesse, de
nous donner ce dont nous avons besoin pour le connaître et le
servir. La confiance, c'est la fidélité active, la docilité
toujours renouvelge à ce que Dieu produit en soi, c'est le
contraire de la lâcheté: "Seigneur, c'est toi qui donnes, je te
fais confiance, apprends-moi à mieux consentir à ce que tu me
donnes, construis continuellement en moi mon consentement".

Ces trois caractéristiques de la conversion chrétienne peuvent


apparaître particulièrement difficiles aux adultes
contemporains car à première vue, elles semblent aller à
l'encontre de l'estime de soi (par la reconnaissance lucide de
sa pauvreté fondamentale), de l'autonomie (par la nécessité de
reconnaître sa condition de creature et de pécheur), de la
responsabilité et du contrôle de sa vie (par l'acceptation de
faire confiance à Dieu plus grand que soi et de consentir à ses
dons gratuits). Cependant un second regard conduit à ne pas
mésestimer ces trois caractéristiques et à en découvrir les
facettes spirituelles essentielles au positionnement devant
l'absolu chrétien.

L'Ancien Testament parle aussi d'expérience spirituelle qui


projette un cheminement type de l'homme vers Dieu et vers son
frère qui n'est pas sans analogie avec le processus de
conversion ou de changement continu de l'être tel que décrit
dans le Nouveau Testament. Ces expériences spirituelles sont
le fait soit d e collectivités soit de personnages bibliques.

L'histoire du peuple d'Isrël est souvent utilisée comme


l'expérience spirituelle typique1 pour retracer de grandes
étapes dans le cheminement spirituel d'une collectivité. Ainsi
Germaine Colas, pour sa part, parle de trois grandes étapes
depuis la naissance du peuple à la sortie d'Egypte jusqu'à sa
vie en Terre promise-

Il s'agit d'abord d'une étape d'arrachement A la résignation,


à 1 ' esclavage, 8 1 ' oppression (Ex 2, 12). Le peuple, suite à
l'appel de Moïse, part dans la peur et dans l'indigence, il

1 Colas, Germaine, "Figures bibliques, types d'expérience spirituelle".


Catéchèse 123 (1991) 37-46. Aussi Fowler, James W., Faith Development and
Pastoral Care. Don S . Browning, editor, Fortress Press, Philadelphia, 1987,
chap. 6 qui reprend la pensée de William Bridges sur la dynamique du
changement selon "three major phases: endings, the neutral zone, and the
beginnings", inspirés de l'Exode.
prend le risque de laisser ses pauvres sécurités d'esclave,
pain et oignons assures, il affronte le passage de la mer qui
peut les engloutir dans la mort. C'est la fin d'un mode de
vie, c'est l'arrachement, la mort a la servitude, à une vie
inhumaine qui conduit a la vie incertaine au désert et la
naissance d'un peuple.

Puis il y a 1 'étape du désert, avec le manque et 1'épreuve ( D t


8, 2 ) - C ' est le temps d' apprendre à vivre dans la dépendance
de Dieu et de ses dons gratuits (Ex chap 15 et 17): manne, eau,
cailles qu'on ne peut mettre en réserves (Dt 8, 2 - 4 ) . C'est
le temps de faire l'expérience de la pauvret& d'être en se
rendant compte de son découragement et de son regret du temps
de l'esclavage, en expérimentant l'apparent abandon de Dieu et
en ayant le sentiment d'être livré h la mort (Ex 16, 3). C'est
le temps de découvrir l'humilité en prenant conscience, malgré
les dons de Dieu, de ses murmures contre lui. Le peuple
apprend à dépendre de Dieu pour sa survie. Puis Dieu, ayant
montré concrètement s a présence et son amour, peut alors faire
don à son peuple de la Loi, paroles et préceptes (Ex 2 0 ) .
Cette Loi contient des balises, des chemins de vie exprimés en
négatif pour indiquer les voies à éviter pour demeurer libres
dans sa relation à Dieu et aux humains. Le temps du désert,
c'est le temps d'expérimenter la confiance mêlée de
résistances, c'est le temps de la formation d'un peuple de plus
en plus mature avec une histoire, un chef, un projet, un temps
d'expansion créatrice, le tout sous la dépendance de Dieu.

E n f i n i l y a l'étape de la liberté.
C'est la fin de l'aridité
du désert, l'entrée et l'installation dans un pays donné par
Dieu en héritage, pays ruisselant de lait et de miel, pays
d'abondance de biens (Dt 26, 1-11). Des tâches attenantes h la
liberté des personnes correspondent à la vie dans ce nouveau
pays: apprendre à faire mémoire et A rendre grâces des dons de
la terre, des biens reçus de Dieu plutôt que de les idolâtrer
et apprendre B les utiliser avec justice entre tous plutôt que,
par eux, créer d'autres servitudes.
Justement cette liberté est une épreuve qu'Israël ne parviendra
pas toujours à dominer sans se créer des idoles et sans vivre
dans 1' injustice. L'histoire d'Israël comprendra d'autres
arrachements, d'autres déserts ou exils et d'autres libérations
grâce a Dieu et grâce au don de grandes figures au sein du
peuple. L'expérience spirituelle vécue par le peuple se
répétera pour renouveler constamment l'alliance avec Dieu. De
grandes figures revivront dans leur histoire personnelle ces
étapes du cheminement de l'homme vers Dieu. Pensons à ~braham'
dont nous avons déjà parlé qui s'arrache à son pays, à sa
terre, à sa famille, à ses biens, qui part en réponse à
l'invitation de Dieu: "Va pour toi". 11 demeurera nomade toute
sa vie en cherchant le sens et les conséquences de ce "pour
toi". Il va accepter de mourir au lien humain si fort qui le
liait à son fils donné par Dieu et ainsi apprendre que Dieu
veut la v i e et non la mort pour qui fait alliance avec lui.

Germaine Colas mentionne d'autres personnages bibliques qui


passent par ces trois étapes de 1 ' expérience spirituelle tel
Moïse qui vivra la solidarité avec son peuple jusqu'à la mort,
tel Elie qui après sa lutte contre les Baals passe par un
moment dépressi£ pour accéder à une nouvelle image de Dieu et
à une nouvelle fécondité en formant Elisée comme successeur, et
tel Adam, prototype de l'humanité, qui n'accepte pas de tout
recevoir de Dieu, découvre sa fondamentale pauvreté de créature
et de pécheur et doit naître à une authentique liberté.

I l est possible d'en ajouter d'autres. Pensons à Jacob le rusé


(Gn 25-28) qui semble vouloir se faire tout seul: il se fait
passer pour son frère Esaü et reçoit l a bénédiction d e son père
Isaac à l'insu de celui-ci, et après de nombreuses années
passées au service de son beau-père, Laban, il s'enrichit de
bétail aux dépens de celui-ci. Il devra passer par la lutte
solitaire avec Dieu et en sortir la hanche déboîtée pour

1 Germaine Colas, "Figures bibliques, types d'expérience spirituelle".


Catéchèse 123 (1991) 37-46. Colas reprend dans cet article la même
interprétation que celle de Balmary, M., Op. cit., p . 115-133.
accepter sa pauvreté, ne plus s'illusionner sur lui, mourir à
lui-même; sa blessure devient un temps pour devenir lucide sur
lui-même et découvrir sa dépendance de Dieu et des autres,
s'abandonner vraiment a Dieu.

Pensons aussi à Jonas (livre de Jonas) qui fuit le réel au lieu


d'affronter la demande de Dieu, qui résiste avec entêtement,
qui a l'impression de mieux savoir que Dieu ce qui est bon pour
lui. 11 lui faudra la tempête sur le bateau et le séjour de
trois jours de noirceur et de solitude dans la baleine pour
qu'enfin la tempête s'apaise, que la baleine le relâche et que
Jonas consente à ne plus fuir, à se laisser conduire par Dieu
et accepte la mission d'aller à Ninive. Tous ces personnages
vivent un arrachement quelconque, un temps de désert ou ils
doivent faire face à leurs résistances, à leur pauvreté et un
temps d'arrivée et de liberté où elles acceptent de se laisser
conduire par Dieu sur des chemins inconnus et féconds.

CONCLUSIONS

Quelles conclusions tirer de la description de ces divers


processus de croissance pour l'accompagnement du développement
spirituel de l'adulte au mitan de la vie?

La conclusion majeure, c'est que de divers horizons:


andragogique, psychosocial, développemental et biblique, s e
dégagent des constantes importantes concernant les processus de
croissance. Nommons-les brièvement sous forme d'énoncés-
synthèse.

. La croissance est favorisée si elle est centrée d'abord sur


la personne considérée comme première responsable, libre et
autonome face à son cheminement.

. La croissance passe par un changement des représentations


internes de la personne pour les renforcer, les nuancer ou les
faire changer.
L'attitude que l'on vise A faire changer a des com~osantes
cognitive, affective et comportementale et il faut travailler
tous ces niveaux car ils s'interinfluencent réciproquement.

. Tout processus de changement comporte au moins trois, sinon


quatre phases, qu'un éducateur peut soutenir et accompagner:
1) l'anticipation, la préparation à ce que l'on sent venir ou
le choc consécutif à lfimprevisiblité
2) le dégel, l'arrachement ou la séparation avec sa part de
résistance, d'anxiété, d'inconnu
3) le mouvement avec son double aspect de recherche et
d'identification, son désert, son incubation progressive, ses
essais et erreurs
4 ) l'intégration, l'incorporation ou le temps d'une liberté
nouvelle.

. C'est à la phase trois du processus de changement appelé


"mouvement" que doivent être favorisées l'exploration du savoir
d'expérience des adultes et l'interrelation ou corrélation
critique et constructive entre le savoir d'expérience et le
savoir théorique dans le but de favoriser une appropriation du
changement qui soit critique, personnelle, responsable et
utile, somme toute respectueuse de ce qu'est un adulte.

. Le changement appelé conversion chrétienne est 1 ' entrée dans


un processus de changement continu de soi, de transformation
progressive d e son existence chrétienne, Ce qui est donc à
favoriser, c'est l'entrée dans le processus par une source de
dégel adéquat puis le soutien, le maintien des étapes
ultérieures jusqu'a l'intkgration intra et inter-personnelle ou
environnementale.

Le processus de conversion chrétienne comporte trois


éléments qui interviennent dans le déroulement du processus:
- la reconnaissance de son état fondamental de pauvre devant
Dieu
- le combat intérieur provenant de la résistance à se
reconnaitre créé et pécheur
- la remise de soi au Dieu de Jésus, la confiance qu'il fasse
des merveilles malqre notre faiblesse, le consentement lucide
à ses dons.

. La dernière constatation, et non la moindre, c'est


d'identifier les temps de transition dans une vie adulte,
qu'ils soient dûs au changement développemental prévisible ou
à des événements imprévisibles du cours de la vie, comme un
temps propice à la croissance personnelle, spirituelle ou
religieuse- Un accompagnateur pourra utiliser ces temps de
transition pour faire entrer dans un processus de croissance et
le guider.

. Ces processus peuvent être utilisés pour accompagner toutes


les dimensions de la croissance d'une personne.
CHAPITRE XI

LES STADES PSYCHO-SPIRITUELLE


DES ADULTES

Dans la troisième partie de la thèse, nous avons d'abord


identifié certains traits caratéristiques de l'adulte dont il
faut tenir compte pour l'aider à se développer au plan
spirituel. Puis nous avons regardé différents processus de
croissance de l'adulte et relevé des constantes importantes
entre eux pour l'aider à vivre un processus de changement plus
ou moins radical, ou de croissance en fidélité à ses choix
spirituels- A ce moment-ci, il semble opportun de prendre
conscience que tous les adultes ont un développement psycho-
spirituel qui offre des paysages fort différents dont il faut
également se préoccuper si on veut se centrer sur la personne
d'abord et 1 'aider à répondre à ses propres besoins en
respectant son paysage intérieur.

Dans ce chapitre, nous voulons dégager certaines conséquences


concrètes qu'ont sur les interventions d'accompagnement
spirituel ou d'éducation de la foi des adultes, le fait: de
connaître certaines théories sur l'évolution psycho-spirituelle
des adultes et celui d'en tenir compte. Pour cela, nous
synthétiserons d'abord quelques théories importantes, puis nous
identifierons quelques conséquences qui apparaissent majeures
pour les adultes du mitan de la vie. Les deux premières
théories de structuralisme génétique portent sur la
structuration et le développement des représentations
religieuses et morales: il s'agit de la théorie de Oser,
Gmünder et ~idez' et de celle de Fowler en corrélation avec

1 Fritz, Oser, Gmünder, Paul et Ridez, Louis, L 'homme, son développement


ref igieux. Etude de structuralisme génétique. Colf . Sciences humaines et
religion, Ed. Cerf, Paris, 1991.
~ e ~ a n l Les
. deux autres théories d 'ordre psychosocial portent
sur les défis humains et spirituels qui jalonnent le
déroulement du cycle de la vie adulte: il s'agit de la théorie
de K. stokes2 et de celle de E. et J. whitehead3.

1. LA STRUCTURATION ET LE DEVELOPPEMENT DES


REPRESENTATIONS MORALES RELIGIEUSES

Les personnes auprès de qui se fait une intervention pastorale


interprètent les informations reçues à partir d e leur système
d e représentations qui se situe A des niveaux différents.
Cette situation entraîne une réception diversifiée et un accès
à une plus ou moins grande maturité spirituelle. C'est
pourquoi dans le souci andragogique de se centrer d'abord sur
l a personne de l'adulte, les positions de chercheurs qui ont
tenté d e décrire le développement cognitif de la conscience ou
du jugement religieux au cours de la vie (Oser, Gmünder e t
Riàez) e t le développement de l'attitude psychologique de foi
(Fowler) en corrélation avec celui du Moi (Kegan) apparaissent
importantes à connaître pour en tirer des conséquences pour la
pratique pastorale.

1.1 Le développement de la conscience ou du


jugement religieux (Oser, Gmünder, Ridez )

Les auteurs se basent sur la théorie du développement


intellectuel de Piaget qui e n retrace les passages à travers
trois types successifs de pensée: intuitive préopératoire,
opératoire concrète basée sur l'observation et opératoire

1 Fowler, W. James, Faith Development and Pastoral Faith. Coll, Theolog~rand


Pastoral Care, Don S. Browning ed., Fortress Press, Philadelphia, 1987.

2 Stokes, Kenneth, Fai th Is A Verb. Dynamics of Adult Fai th Development .


Twentp-Third Publication, Mystic, Connecticut, 1989.

3 Whitehead, E. E. , Whitehead, J. D., Les étapes de 1 'âge adulte. Evolution


psychologique et religieuse. ed. fr., Centurion, Paris, 1990.
formelle basée sur l'abstraction et ses multiples possibilités.
Ils se rattachent a u s s i à la pensée de Robert Selman qui, lui,
a élaboré une théorie du développement de l a compréhension
interpersonnelle où se développe graduellement l a capacité de
se mettre à la place des autres dans les relations. Ils
s'inspirent aussi de la théorie du développement moral de
Kohlberg qui, à travers six é t a p e s , retrace l e passage
progressif de l'extériorité à l'intériorité ou à l'apparition
de la conscience personnelle, le passage de l'hétéronomie a
1'autonomie ou à 1 ' indépendance croissante vis-à-vis
1' environnement social; s 'y ajoute aussi la capacité graduelle
de se préoccuper du point de vue d'autrui élaborée par selman'.

Les auteurs ont cherché à préciser les étapes du développement


de la religiosité ou de l'attitude de foi sans considérer la
diversité des croyances de confessions religieuses
particulières. Ils sont arrivés à prkciser les processus
cognitifs régissant les réactions fondamentales vis-à-vis la
maztrise des situations de 1 'existence quand la personne
s'ouvre à la transcendance. Cela s'est fait à travers la
discussion de dilemmes, comme par exemple si on doit respecter
ou non une promesse faite à Dieu dans une situation critique?
Pourquoi? Qu'arrive-t-il si on ne la respecte pas? Dieu va-t-
il nous punir ou nous aimer encore? Si on ne la respecte pas,
et qu'après coup, il nous arrive un accident fâcheux, quel
rapport cela aura-t-il avec le non-respect de notre promesse?
etc. Les réponses au dilemme contiennent l'étape du
développement du jugement.
"Pour interpréter religieusement les événements de leur vie, les
hommes ont besoin de penser, de parler, de ressentir et d'agir.
Derrière ces diverses activités se cache un modèle subjectif de
la relation de l'homme à une réalité ultime (Dieu). C'est ce
modèle que nous appelons jugement religieux" 2 .

1 Un résumé des théories de Piaget, de Selman et de Kohlberg est présenté


dans C.N.E.R. Formation c h r é t i e ~ edes adultes. Desclée de Brower, Paris,
1986, chapitre 9, p. 117-145.

2 Oser, F., Gmünder, P., Ridez, L., Ibidem, p. 19.


Et pour arriver à discerner objectivement des étapes dans l e
jugement religieux, les auteurs ont étudié les réponses aux
dilemmes en examinant comment s'équilibraient différemment et
s'intégraient les c o u p l e s de réalités contraires mentionnées
dans la citation suivante:
"Le seuil de différentes étapes dépend chaque fois de la
possibilité de différencier et d'intégrer ces
éléments.,.: le sacré face au profane, la transcendance face à
l'immanence, la liberté face à la dépendance, l'espérance face
à l'absurdité, la confiance face à la peur, l'inexplicable face
à 1' intelligence fonctionnelle et la durée face à la précarité.
Le jugement religieux de l'homme met ces éléments en relation
les uns avec les autres d'une certaine manière, pour assimiler
une situation en la comprenant, en l'expliquant, en
1 ' interprétantw1.

Quant au s e n s d e l'être r e l i g i e u x u t i l i s e dans leurs


r e c h e r c h e s , les a u t e u r s adoptent celui de Paul T i l l i c h :
"Etre religieux, c'est s'interroger avec passion sur le sens de
notre v i e et être ouvert aux réponses, même si elles nous
ébranlent profondément. Une telle conception de la religion en
fait quelque chose d'universellement humain, même si elle
s'écarte de ce qu'on entend actuellement par religion. La
religion comme dimension profonde, n'est pas la foi en
l'existence des dieux, même pas en l'existence d'un Dieu unique.
Elle ne consiste pas en actions et en institutions, qui
représentent le lien de 1'homme avec son Dieu. Personne ne peut
nier que les religions historiques soient "religion" en ce sens.
Mais la religion dans son être vrai est plus que la religion en
ce sens: elle est l'être de l'homme, dans la mesure où i l y va
de sa vie et de son existence.

Beaucoup d'hommes sont saisis par un inconditionnel qui les


concerne tout en se sentant éloignés de toute religion concrète,
parce qu' ils prennent au sérieux la question du sens de leur
vie. 11s pensent que les religions présentes n'expriment pas
leurs désirs les plus profonds, et c'est ainsi qu'ils rejettent
la religion "par religion". Cette expérience nous apprend à
distinguer entre les religions comme vie dans la dimension de
la profondeur et les religions concrètes, dacs les symboles et
les institutions desquelles les désirs religieux de 1' homme ont
pris forme. Si nous voulons comprendre la situation de l'homme
d'aujourd'hui, nous devons partir de la notion essentielle de
la religion e$ non d'une religion spécifique, pas même du

- --

1 Oser, F., Gmünder, P., Ridez, L. , Ibidem, p . 37-38.

2 Tillich, Paul, La dimension perdue. 1963, p. 8-9 cité dans Oser, F . ,


Gmünder, P., Ridez, L., Ibiden, p . 85-86.
Cette profondeur revêt une expression différente selon les
étapes du développement. C'est cette différenciation de la
conscience religieuse que les auteurs ont cherché à cerner en
la distinguant des autres domaines structurels. Et dans ces
domaines, chaque stade de développement revêt, selon les
auteurs, des caractéristiques particulières à savoir:

- "une différence qualitative" ou une organisation fondamentale


de la pensée à chaque étape où les couples d'éléments nommés
(sacré-profane, transcendance-immanence, liberté-dépendance,
etc.-.) entrent en interaction d'après un principe dominant à
l'étape;

- "une séquence invariable" sans retour en arrière ni sauts en


avant ;

- "une structuration de chaque étape dans sa totalité";

- "une différenciation et une intégration" des phases


précédentes dans un nouvel équilibre cognitif hiérarchique.

Les étapes du jugement religieux se présentent ainsi.

L'étape O (DICHOTOMIE DEDANS-DEHORS) ne fait aucune distinction


entre les différentes causes extérieures à la personne, donc
c'est l'étape où la seule conscience est celle d'être
influencée de l'extérieur.

L'étape 1 (DEGS EX MACHINA) reconnaît l'action de l'Ultime


différente de celle des personnes influentes. La personne est
sans autonomie et soumise à l'Ultime qui domine et subordonne
tout à lui- Ridez qualifiera ce Dieu de "marionnettiste". La
transition vers l'étape 2 commence à se faire quand la personne
réalise que l'Ultime ne fait effectivement pas tout.

L'étape 2 (DONNANT DONNANT) arrive quand la personne a


conscience des conséquences de ses actes et de sa possibilité
de les coordonner avec ceux de l'Ultime. Elle découvre qu'elle
a des moyens d ' influencer le divin, de marchander avec lui.
Les relations se vivent sous la loi de la récompense et de la
punition. La transition commence à se faire quand la personne
réalise qu'il y a des choses inévitables qui arrivent, alors
elle va chercher à se prendre en mains.

L'étape 3 (AUTONOMIE ABSOLUE ET DEISME) amène la séparation


complète du domaine de l'être humain et de celui de l'ultime,
chaque domaine ayant son autonomie propre. La personne
reconnajit 1 'existence d'une divinité mais aucune action directe
de sa part; aussi elle se pose devant elle comme libre,
autonome et responsable. Une transition apparaît quand la
personne questionne son auto-suf f isance complète et réalise que
des choses semblent venir d'ailleurs, qu'un rapport de
médiation peut exister entre elle et l'Ultime. Elle commence
alors à percevoir 1 ' existence de causes transcendantes et
immanentes en même temps.

L'étape 4 (AUTONOMIE RELIGIEUSE ET PLAN DE SALUT) est la


réalisation d'une nouvelle médiation ou position entre
l'autodétermination complète de la personne et l'acceptation de
l'Absolu. Cette position consiste B reconnaître, comme le dit
Ridez, que "Dieu est antérieur a l'homme" et que "l'existence
de l'homme ne se comprend qu'en référence à Dieu à l'intérieur
d'un plan de salut"'. La personne est sitube h 1' interieur
d'un plan de salut, sa liberté est comme encadrée par ce plan
et elle est invitée à y répondre. La divinité n'intervient pas
directement mais elle se manifeste sous forme de signes dans
nombre de réalités d e sorte que "les choses terrestres sont
"paraboles des divines", en ce sens qu'elles garantissent la
possibilité de la réussite humainew2. La transition vers une
nouvelle étape s'amorce quand le plan de salut cherche h
trouver un équilibre avec la liberté et la détermination de la
personne. Le rapport de l'Ultime et de la personne peut-il
avoir une autre direction que le plan de salut et être la

1 Oser, F., Gmünder, P., Ridez, L., Ibidem, p. 321.

2 Oser, F., Gmünder, P., Ridez, L I , Ibidem, p. 124.


personne elle-même?

L'étape 5 (AUTONOMIE RELIGIEUSE ET INTERSUBJECTIVITE ABSOLUE)


met de côté le plan de salut comme dessein de la divinité et
encadrement de la libertt5 de la personne- C'est plutôt par la
médiation de la rencontre d'autrui, de son amour et du dialogue
interhumain que 1 ' on peut connaxtre et reconnaf tre Dieu -
L'Absolu demeure le fondement, il a comme but l'homme lui-même,
il se donne A connaître et à aimer dans la rencontre des
personnes. Cela implique la responsabilité de travailler a la
transformation du monde.

L'étape 6 (COMMUNICATION ET SOLIDARITE UNIVERSELLE) est une


hypothese non-vérifiée. Elle consiste caractériser le
rapport de l'être humain à Dieu par l'expérience du don gratuit
et absolu de l'existence. L ' amour, la communication
universelle et la solidarité universelle deviennent le sens de
la liberté finie.
"La logique interne de ce développement est ainsi faite que
chaque nouvelle étape réalise une plus grande intégration de la
relation à l'Ultime (Dieu). Considérons les différentes étapes:
"L'Ultime fait tout", puis "L'Ultime fait tout, si nous...", et
"L'Ultime peut agir s'il existe a priori un U l t i m e " et
finalement "L'homme agit par l'action de l'ultime, qui à son
tour est conditionnée par l'action de l'homme" ... Nous avons
là les étapes d'une logigue, que chacun doit parcourir dans sa
vie"'.

La recherche a montré que "globalement, le niveau du jugement


religieux croît avec l'âge jusqu'à la 25è année". L'étape 1
fréquente à 8-9 ans disparaît vers 17-18 ans; l'étape 2
fréquente 11-12 ans disparaît vers 20-25 ans; l'étape 3
apparaît vers 11-12 ans et est la plus fréquente vers 20-25
ans; i l y a progression constante pour l'étape 4 à partir de
14-15 ans. 11 semble donc y avoir ''une corrblation entre la
croissance de l'âge et l a croissance de niveau de jugement
religieux". Cette croissance n'est "pas linéaire car l'étape
3 croît davantage que la 4" et "la plupart des personnes se

1 Oser, F., Gmünder, P., Ridez, L., Ibidem, p . 137.


trouvent à l'étape trois". Le niveau de jugement religieux se
maintient jusque vers 65 ans - Il semble que "les personnes
âgées (66-75 a n s ) ont plutôt tendance à juger de nouveau à une
étape inférieure", qu'"il n'y a pas de différences
confessionnelles", que "les classes supérieures et moyennes se
rangent plutôt dans les étapes supérieures du jugement
religieux que les classes inférieures", les 112 personnes
suisses d'âges différents interrogées" se classent au même
niveau dans presque tous les dilemmes employés", donc la
structure du jugement religieux se retrouve dans toutes les
s ituat ions indépendamment de leur contenu1.

1.2 Conséquences de ces données sur les


interventions pastorales auprès des
adultes

II faut prendre conscience de 1 ' évidence suivante: c'est


toujours l'étape de jugement religieux spécifique à une
personne qui e s t la base de la réception et de la compréhension
religieuses tout comme de la façon de se situer. Autrement
d i t , c'est l'interprétation que la personne donne de sa
relation avec 1 'Ultime qui est à la base de la manière
d'interpréter e t d'intégrer toute transmission de savoir ou
toute compréhension de textes.

En conséquence d e cette évidence, la connaissance des étapes du


jugement ou de la conscience religieuse sert d'outil pour
comprendre la diversité des positions que manifestent les
personnes et pour les accueillir comme telles.

Ces données de la recherche nous indiquent que, de façon


générale, les adultes sont plus généralement à l'étape 3, et
certains, vers l'étape 4 et qu'on peut miser sur la ou les
structures correspondantes pour proposer un savoir ou prbsenter

1 Ces données sont puisées dans Oser, F., Gmünder, P. Ridez, L., Ibidem, au
chapitre 5 , p . 219-267.
des transformations possibles . Les récits de vie de la
première partie de ce travail montrent beaucoup d'adultes à
l'étape 3, à celle de la séparation entre le domaine de
l'Ultime et celui du moi tout en acceptant 1 'existence d'une
divinité sans nom et sans visage et avec peu de souci
d'appartenir à une religion particulière ou de se référer à un
système dogmatique-

Pour favoriser le passage vers l'étape 4 qui sous-tend une


nouvelle médiation entre l'autonomie de la personne et
l'acceptation de se situer A l'intérieur d'un plan de salut et
d'y correspondre, la personne doit comprendre que la divinité
tout en n'intervenant pas directement dans l'évolution du monde
apparaît sous forme de signes a déchiffrer. Or la mentalité
moderne séculière est plutôt portée 2i ne voir du monde réel que
ce qui est visible, tangible ou observable de façon immédiate.
L'invisible mais le non moins réel est laisse de côté alors que
la divinité s'approche, s'expérimente dans le non-évident, dans
le clair obscur, La présence de la divinité se perçoit de
façon indirecte à travers des médiations, des signes que
l'intelligence humaine peut atteindre que ce soit la nature,
les réalités de la vie de sa propre existence (telles les
relations interpersonnelles, les pertes, les valeurs, les soifs
intérieures, les aspirations, les pauvretés de l'être. . . ) ou
l'histoire de 1 'humanité lue et interprétke par de grands sages
et divers croyants. A cause de la mentalité moderne et de sa
dif£iculté à voir la présence et l'action non-directe de la
divinité, l'accompagnement spirituel des adultes pourrait se
donner comme tâche, quand l'occasion se présente, de faire
comprendre la médiation de Dieu pour les aider a atteindre une
étape autre de jugement religieux-

Si la proposition d'une interprétation avec un niveau de


jugement religieux autre que celui des adultes est faite,
l'éducateur sait qu'il peut engendrer une situation de
transition car le changement d'&tapes s'accompagne d'une crise.
Il lui faudra alors proposer un suivi pour que le point
tournant qu'est une crise produise du positif plutôt que de la
résistance ou de la régression.

D e plus les données de cette recherche nous fournissent un


schème de lectures accordé avec les étapes du jugement
religieux pour différencier les niveaux d e compréhension
possibles des textes bibliques dont il est pensable de rendre
les adultes conscients. En effet, a chaque niveau, les
perceptions diffèrent et il peut être libérateur pour d e s
adultes d e v o i r des niveaux de lecture divergents, de situer le
s i e n propre, d ' en voir les limites et les r i c h e s s e s . Cela peut
aussi être une invitaticn à vivre la tolérance, à accepter la
différenciation et à progresser.

L'éducateur y trouve aussi pour lui-même un outil pour se


regarder d e façon critique et s a i s i r le niveau habituel de
jugement religieux dont il se sert quotidiennement et qui
influence toutes ses interventions.

Enfin les chercheurs eux-mêmes proposent que cet instrument


permette à chacun de relire l'histoire de sa propre évolution
religieuse. C ' est, pensent-ils, une invitation à considérer la
personne croyante comme un sujet dont les représentations
religieuses bougent au fil de la vie, comprennent des temps
d'équilibre et des temps de transition menant à un nouvel
équilibre- C'est une invitation à voir la connaissance d'abord
comme une construction personnelle et progressive, et à en
tenir compte dans les diverses sciences théologiques.

1.3 Le développement de 1 ' attitude de f o i


( F o w l e r ) et sa correlation avec le
développement du Moi (ICeganll

Dans son volume Fai th Development and Pastoral Care, James W.

1 Kegan, Robert, The E v o l v i n g S e l f : Problems and Process in Human


Development. Harvard University Press, Cambridge, 1982.
Fowler a lui-même fait la corrélation entre les données de sa
propre recherche sur les stades du développement de la foi dans
le cycle de la vie adulte et celles de la recherche de Robert
Kegan sur les stades du développement du Moi. Son objectif :
"recognize some of the patterns of struggle, growth, and change
that caracterize human beings in the process of aware,
conscious, and increasingly responsive and responsible selves,
as partners wi th ~od"'.

11 ajoute de plus cette précision sur le sens donne à la foi


qui rejoint celle des auteurs de la théorie précédente:
"In the language of constructive-developmental psychologies,
faith is a construing of the condition of existence. It is a
special kind of construing, however, for it attemps to make
sense of our mundane everpday experience in light of some
accounting for the ultimate conditions of our existence. In its
efforts to orient us toward the ultimate conditions of
existence, faith involves three importants kinds of construal:
(1) I t involved a patterned knowing (which we sometimes call
belief) (2) Zt involved a patterned valuing (which we sometimes
call commitment or devotion). And (3) it involved patterned
constructions of meaning, usually in the form of an
underlping narrative or story.

In constructive-developmental research and theory the focus of


attention involves the patterns caracterizing perçons construal
of self-other, self-self, self-world and self-Ultimate
environment relationsM2.

La foi telle qu'entendue par Fowler refère donc à


l'interprétation du sens des réalités importantes de
l'existence, à l'adhésion à ce sens et à la conformité de sa
vie a ce sens. Sa recherche empirique montre que les personnes
passent par divers stades successifs dans leur attitude de foi
sans en sauter. Elles ne les vivent pas nécessairement tous au
cours du déroulement du cycle de la vie; le stade atteint,
quel qu'il soit, caractérise l'attitude de base vis-à-vis le
sens de l'existence. Voyons brièvement ces stades en lien avec
ceux du développement du Moi.

Le stade de la f o i prlmale (O à 2 ans) correspond au Moi

1 Fowler, J., F a i t h Development and Pastoral Care. Don Browning ed.,


Fortress Press, Philadelphia, 1987, p. 53.

2 Fowler, James, Op. c i t . , p. 5 6 - 5 7 .


indifférencié où l'enfant ne fait pas de distinction entre lui
et l'environnement, les personnes qui l'entourent, spécialement
la mère.

Le stade de la foi intuitive-projective (2 5 ans) correspond


au Moi impulsif où l'enfant vit de nalveté et d'égocentrisme-
11 ne peut faire de différence entre ses perspectives et celles
des autres. 11 n'a pas accès à une vision globale des choses
parce qu'il n'a pas le sens du temps et de l'espace. 11 n ' a
pas la compréhension des relations de causes à effets- Il vit
donc d'impulsions, il s'identifie à ses impulsions qui
demandent à être éduquées par les parents- La fantaisie et la
réalité se mêlent. L'imagination et les images contribuent à
favoriser le sens du merveilleux chez lui. Il ressent,
intériorise et adopte les attitudes de ses proches face à la
vie et à son sens.

Le stade de la foi mythique-littérale (6-8 à 12 ans) correspond


au Moï impérial ou le jeune voit le monde, la vie, lui et les
autres à travers le filtre trés puissant de ses désirs, de ses
besoins, de ses intérêts sur lequel il n'exerce à peu près pas
d'action réflexive. Ce stade coïncide avec le développement de
la pensée opérationnelle concrète, avec la capacité
grandissante de considérer le point de vue de l'autre sur des
sujets le concernant et aussi avec l'apparition d'un sens de
l'équité entre pairs basé sur la réciprocité. Il est plus
capable de distinguer la fantaisie et ltexp&rience concrète et
de les relier, ce qui l'amène à être bien dans la structure
narrative (contes, symboles, récits, fables, création
d'histoires) comme moyen de donner sens ou d'interpréter
l'existence même s'il le fait souvent de façon littérale et
univoque et comme moyen de forger peu à peu son identité. Il
est cependant incapable de comprendre sa propre réalité
intérieure, Les récits reliés à la tradition religieuse
peuvent donc avoir beaucoup d'importance pour y entrer et pour
accéder au sens de la vie dont ils sont porteurs. Des adultes
peuvent vivre l'attitude de foi de ce stade durant toute leur
vie.

Le stade de la foi synthétique-conventionnelle (12 ans et plus)


correspond au Moi interpersonnel qui est constitué alors de ses
relations et de ses rôles, spécialement de la mutualité
interpersonnelle que relations et rôles favorisent- Ce stade
est typique de l'adolescence ofi apparaissent la capacité de
pensée abstraite et la possibilité de manipuler des concepts,
celui où se développe la mutualité dans la capacité d'être
miroir pour les autres ou de se voir dans le miroir qu'ils
offrent. Se construit une image de soi teintée de celle qui
est vue par les autres et dont il faut realiser l'unification.
Maintenir les liens avec les autres et rencontrer leurs désirs
sont le coeur de ce stade. La personne doit cependant chercher
à intégrer peu à peu sa propre vision de son passé, de son
présent et des futurs possibles. L'attitude de foi de la
personne se caractérise alors par la capacité de synthétiser
les valeurs, les croyances, les expériences qui viennent
confirmer le je. Elle est constituée aussi par la conformité
d'action et la fidélité au groupe significatif donc par une
certaine dépendance sécurisante. Elle favorise le désir
d'inclusion qui est à l'encontre de la distance critique. Donc
l'autorité réside dans les normes du groupe plus que dans le
coeur de la personne. Des adultes peuvent vivre l'attitude de
foi de ce stade toute leur vie.

Le stade de la foi individuelle-réflexive (18 ans et plus)


correspond au Moi institutionnel qui rejette peu à peu ou de
façon radicale et assez subite la dépendance du groupe pour se
faire personnel, autonome et critique. C'est un passage
majeur. Alors la vision du monde, de la vie, des valeurs, de
l'engagement change. Un moi actif, plus ouvert à ses exigences
intérieures, plus suffisant a lui-même entre en action. Il
procède à l'examen critique de l'héritage humain et religieux
reçu, i l accède un nouveau niveau de responsabilité envers
lui-même, il se réfère à lui pour choisir ses valeurs, ses
idées, ses engagements, il se distancie du pouvoir des attentes
des autres sur lui, il passe d e l'autorité des autres à
l'autorité personnelle concernant le sens, l'orientation et la
responsabilité de sa vie. Il ne s'identifie pas à ses
relations et a ses rôles mais orchestre les différents aspects
de son Moi pour vivre en congruence avec lui. Le défi de la
foi est alors de lui trouver des racines nouvelles vivifiantes,
de continuer une réflexion personnelle sur le sens d e la vie
par-delà les rejets, les mises à distance, les sélections, les
fidelites, les pertes, les gains ou les emprunts dans l e s
croyances, les valeurs et les engagements pour que l'existence
trouve couleur et profondeur. Des adultes peuvent vivre
l'attitude de foi de ce stade toute leur vie.

Le stade de la foi conjonctive (35-40 ans et plus) correspond


au Moi inter-individuel qui est marqué par la réunion de
réalités délaissées, la réunification d'aspects de soi ignores,
l'intégration de réalités contraires, l'ouverture au
pluralisme, à l'ambiguïté et à la réception de sens nouveaux
venant de diverses sources. Il y a orientation vers tout ce
qui fait sens d'oii que cela provienne, une attitude non-
défensive du moi y présidant. Un désir d'individuation apte à
réaliser 1 'unification entre diverses forces opposées du moi et
de la vie se joint à une aspiration de plus en plus grande
d'interdépendance et de solidarité pour développer un moi plus
tolérant et équilibré et un monde moins divise, L'attitude de
foi est ainsi marquée par la conjonction ou la mise en relation
et l'intégration d'oppositions et d'éléments délaissés au stade
précédent; parfois c'est tout simplement une nouvelle façon
d i interpréter et d'accueillir ce qui sommeillait en soi au plan
des croyances ou des valeurs.

Le stade de la foi universalisante (sans indication d'âge mais


stade rarement rencontré) correspond au Moi enraciné en Dieu
pour Fowler car Kegan arrête au Moi inter-individuel. Pour
Fowler, c'est la décentration de soi poussé à son extrême,
c'est l'acceptation d'être enraciné dans plus grand que soi,
dans un Dieu qui donne être et croissance, il en découle que
tous les humains sont perçus dans cette perspective d'être ses
enfants, et le monde, son Royaume. Cette façon de se situer
provoque l'enracinement dans le monde en y travaillant à le
transformer dans le sens de la justice, d e la compassion, de
l'amour. Fowler signale qu'il y a alors transfert du fardeau
de l'intégration de soi en Dieu et qu'il en résulte
l'acquisition d'une grande liberté intérieure avec soi et avec
les autres.

1.4 Conséquences de ces données sur les


interventions pastorales auprès des
adultes

Ces données nous éclairent sur différentes réalités.

Le développement psychologique de l'attitude de foi inclut les


autres niveaux de maturation: biologique, cognitif, affectif,
moral et social. Un éducateur doit donc ajuster ses
interventions au niveau de maturation globale d'une personne
sans chercher à faire passer d'un stade d e la foi à un autre
car Fowler insiste sur la possibilité qu'a une personne de
vivre toute sa vie à un stade, de bien y vivre et d'arriver à
un plein épanouissement spirituel.

Encore ici on peut remarquer qu'une crise développementale


accompagne le passage d'un stade à l'autre- La crise apparaît
comme une source, un point déterminant et opportun pour qu'une
personne opère un changement dans son cheminement de foi;
lorsqu'un dégel a lieu, c'est le début d'un processus de
changement d'attitude. Encore faut-il ne pas avoir peur des
moments de crise et donner place diversement à 1 ' accompagnement
dans les programmations pastorales surchargées!

Fowler a cherché à préciser les directions de nos "possibilités


génétiques" de devenir "partenaires d'alliance avec Dieu et
avec chacun". Les théories développementales peuvent alors,
selon lui, aider la théologie pratique à clarifier le
cheminement ou les cheminements par lequel ou lesquels chacun
peut devenir sujet dans sa relation Dieu.

Les stades de développement de la foi aident à saisir le niveau


de développement manifesté par les adultes rencontres en
écoutant bien leur façon d'argumenter ou leurs prises de
position. La connaissance des stades peut faciliter l'accueil
des personnes sans les juger et 1 ' ajustement à la compréhension
typique d'un stade ou de l'autre tout en proposant une
ouverture tolérante à d'autres façons de comprendre ou de se
situer.

Les stades de la foi peuvent être utilisés pour qu'en les


connaissant, une personne puisse comprendre l'histoire de son
cheminement original (et celui des autres) et se sentir appelée
à poursuivre sérieusement ce cheminement au niveau où elle se
situe ou à un niveau qu'elle commence à voir poindre.

L'interprétation des récits de vie de la première partie de ce


travail montre que beaucoup d' adultes du mitan de la vie se
situent au niveau de la foi "individualisée-réflexive" qui est
critique de l'héritage reçu, en état de léthargie suite aux
distances prises ou en état de recherche d'un nouveau
positionnement. Le défi est alors d'alimenter une poursuite
personnelle sur le sens de la vie, de faire connaître des
témoins significatifs pour la culture actuelle, de proposer des
défis spirituels attrayants car le moi autonome peut avoir
tendance à s'auto-suffire et A s'engloutir dans les multiples
facettes de la vie active- Les récits de vie montrent aussi un
bon nombre d'adultes plutôt situés au niveau du stade de la foi
"conjonctive", celle qui se réapproprie dans un sens nouveau
des éléments délaissés et qui est capable d e travailler à
intégrer des forces contraires. Ces deux stades de foi
semblent des attitudes particulièrement propices pour proposer
une spiritualité de la vie en plein monde articulée aux dbfis
spirituels rencontrés à même l'avancée en âge tels ceux qui ont
été déployés dans ce travail à savoir
. consentir à developper son Moi en totalité
. élargir sa capacité d'altruisme à différentes dimensions
- accepter de conscientiser les idoles de sa vie et de se
situer devant le mystère divin qui englobe toute existence.

L'EVOLUTION PSYCHOLOGIQUE RELIGIEUSE

Délaissant le développement des représentations morales et


religieuses, d'autres chercheurs ont plutôt suivi la
perspective du développement psychosocial tout au long du cycle
de la vie adulte en lien de corrélation avec l'évolution
spirituelle et religieuse. Nous pouvons ainsi bénéficier de
d e u x recherches qui se complètent et apportent des dimensions
autres que celles centrées sur les représentations, car elles
touchent les défis humains a relever et leur croisement avec
les défis spirituels attenants. Il s'agit des résultats d'une
recherche américaine portant sur "The F a i th Development in The
Adult L i f e ~ ~ c l e " '
dont les résultats les plus significatifs
sont présentés par K. stokes2, et d'une étude à partir du
schème dlErikson sur l'évolution psychologique et religieuse
d e s adultes à trois âges de la vie adulte dont les auteurs sont
également des américains, E. E. Whitehead et J. D. whitehead3.

2.1 Le développement de la foi tout au long du


cycle de la vie adulte ( S t o k e s )

K. Stokes rappelle d'abord la méthodologie de la recherche qui


s'est poursuivie de 1979 à 1987 dont le but était
" to identify and better understand relationships between the
changing dynamics of adulthood and a person's developing

1 F a i t h Development in The Adul t L i f e Cycle: The Report of A Research


Project. New Haven: Religious Education Association, 1987.

2 Stokes, Kemett, Faith 1s A Verb. Dgnamics of Adul t Faith Development.


Twenty-Third Publication, Mystic, Connecticut, 1989.

3 Whitehead, E. E., Whitehead, J. D., 1990, Qp. c i t .


individual f a i th"'.

Trois phases composent la v a s t e recherche: premièrement, une


enquête Gallup pour recueillir des données statistiques
l'aide d'un questionnaire fermé de 30 items administré par mode
téléphonique auprès de mille personnes américaines ;
deuxièmement, 41 entrevues à partir de questions ouvertes où
les personnes étaient amenées à faire le récit de leur histoire
de foi entremêlée à leur histoire personnelle et d'où les
chercheurs ont pu analyser, plus en profondeur qu'avec les
seules données statistiques, leur développement psycho-social
et leur développement de f o i ; troisièmement, les résultats ont
été revus et évalués par environ 900 intervenants, praticiens
et penseurs, de 14 conférences r é g i o n a l e s américaines et
canadiennes. Le rapport final complet est paru en 1987 et le
livre synthèse de Stokes en 1989. En v o i c i les résultats
majeurs.

. La f o i e s t une réalité en continuel développement d'où le


titre de Stokes "Faith Is A Verb". Définir la foi par un verbe
montre les possibilités de maturation de la foi tout au long de
la vie adulte. Faith is always in p r o c e s s . Même si certains
répondants jugeaient que la foi ne devait pas bouger, rester
statique et inflexible, l'enquête montre que la foi exige pour
grandir de "perdre la foi" dans le sens de modifier des
croyances, des pratiques de l'enfance et d e l'adolescence. La
vérité de la foi qui accompagne l'avancée en âge exige des
ajustements. La foi comme mot d'action refere donc à un
processus dynamique jamais terminé (lifelong l e a r n i n g et
lifelong f a i t h i n g ) plutôt qu'à 1 ' interprétation du sens ultime
d e 1 ' existence.

. La foi possède une structure de développement. On refère à


deux t h é o r i e s q u i apportent d e s cadres de compréhension du
développement de la foi, à celle déjà présentée de J I Fowler et
---- - - - -. - . ..- - -- - - A

1 S t o k e s , K . , Ibidem, préface, p . v .
à celle de J. westherhoffl sur quatre styles de foi qui
rejoignent les stades de Fowler. Pour Westherhoff, la foi est
d'abord une "experienced faith" (stades de la foi intuitive-
projective et mythique-littérale de Fowler ) dans laquelle la
compréhension de la foi à l'enfance vient à travers les
expériences de vie significatives avec ses proches et ses
éducateurs. Puis la personne passe a une "affiliative faith"
(stade de la foi synthétique-conventionnelle de Fowler) où sa
compréhension de la foi et son expression s 'enracinent dans
l'appartenance à une communauté- Ensuite la personne arrive à
une " searching f a i th" (stade de la foi individualisée-reflexive
de Fowler)) où doutes, questionnements et critiques touchent la
compréhension antérieure de la foi, les valeurs et les
pratiques héritées de sa communauté d'appartenance. La
personne a alors 1'impression de perdre la foi, sa foi
individuelle et celle de son groupe, elle peut se retirer de la
communauté, remettre en question ou rejeter certaines données,
chercher ailleurs, La personne passe- ainsi de la foi des
autres, de la foi de sa communauté d'appartenance à la
recherche de sa foi propre. Enfin la personne parvient,
graduellement ou plus ou moins soudainement, à une "owned
faith" (stades de la foi conjonctive et de la foi
universalisante de Fowler), sa foi devient mature et
personnelle, elle peut comprendre et respecter la foi des
autres sans se sentir en danger, elle peut apprendre des autres
traditions, elle peut s'ouvrir a une certaine interdépendance
dans la foi. Westerhoff illustre ses quatre styles de foi par
un tronc d ' arbre où s ' ajoutent successivement trois anneaux
durant sa maturité, les anneaux déjà là restant présents dans
1 ' arbre,

. Le doute et le questionnement ont un rôle important à jouer


dans le développement d e la foi adulte. Douter et se
questionner ne sont pas synonymes de rejeter la foi. Ce sont
plutôt deux modes d'entrée dans un processus de lutte

1 Westerhoff, John, Wi11 Our Children Have Faith? The Seabury Press, New
York, 1976.
intérieure pour repenser et reconstruire une foi personnelle-
Ce sont des aspects importants et nécessaires du développement
de la foi, encore plus dans une société sécularisée et
permissive où l'interprétation religieuse du sens de la vie
n'est qu'une option facultative et qu'une parmi d'autres.
Vouloir aider une personne qui doute et se questionne a plus de
chances de réussir si un éducateur passe d'un modèle orienté
sur une transmission unilatérale dogmatique & un modèle oriente
sur la personne et ses besoins comme individu ou membre d'une
collectivité humaine. Beaucoup de problèmes personnels
rencontrés dans l'enquête venaient de mauvaises expériences
vécues relatives à ce modèle intransigeant de transmission où
l'autonomie de la personne et son image d'elle-même étaient
mises en cause- Douter et se questionner sont typiques,
d'après l'enquête, de l'entrée dans la vie adulte où l'on se
positionne par rapport à plein de choses, et du mitan de la
vie, où on se repositionne en cherchant une plus grande
authenticité avec soi-même, avec les autres et avec Dieu.
Stokes parle de ne pas avoir peur de s'identifier comme
"chrétien agnostique" c'est-à-dire comme quelqu'un qui a des
questions, qui veut chercher et trouver des réponses avant de
prendre une décision de foi, La communauté de foi a un rôle
important pour aider ces personnes à affronter leurs problèmes
réels, pour leur permettre de partager diverses interprétations
d e foi et pour favoriser l'expression individuelle de foi dans
ses phases de doute autant que dans ses phases de clarté
relative. Elle se doit toujours cependant d'interpréter
clairement les traditions et croyances de sa communauté tout en
se mettant au service de la liberté des personnes.

Il existe des ressemblances et des différences entre hommes


et femmes dans le développement de la foi. Les ressemblances
portent sur la croyance commune que la foi est dynamique tout
au long de la vie, sur certaines façons de changer dans la foi
depuis 1 'adolescence, sur la pertinence des stades de Fowler
pour les deux sexes, sur le fait que des mêmes expériences de
vie affectent hommes et femmes mais de façon différente, les
femmes s'ouvrant plus à leurs dimensions émotionnelles et
spirituelles que les hommes. Les différences portent sur les .

aspects suivants:

- les femmes sont plus relationnelles dans leur vision de Dieu


que les hommes pour qui la f o i est d'abord un ensemble de
croyances, et les femmes vont plus chercher dans les rapports
avec les autres le support recherché en face d'un problème
important alors que les hommes vont le garder pour eux, leur
vision de la foi étant privée;

- les femmes accordent plus d'importance à développer leur foi


que les hommes;

- les femmes donnent plus d'importance à la religion dans leur


vie que les hommes, elles la perçoivent comme une expérience
positive de la vie;

- les femmes sont plus disposées que les hommes à témoigner du


s e n s et de l'orientation de la vie;

- les femmes prennent plus de temps que les hommes à passer du


s t a d e 3 d e la foi de Fowler (conventionnelle-synthétique) au
stade 4 (individuelle-réflexive) mais moins de temps que les
hommes à passer du stade 4 au stade 5 (conjonctive);

- les hommes ont plus de difficulté à résoudre positivement les


crises de confiance-méfiance, d'identité-confusion d'identité,
et d'intimité-isolement (selon le schéma épigénétique
dtErikson) que les femmes, les hommes affrontant plutôt
individuellement les crises de la vie et de la f o i a l o r s que
les femmes le font plus avec les autres.

Ces différences semblent dues partiellement aux différences


physiologiques, et plus particulièrement, aux schèmes culturels
qui, en changeant, entraînent une acceptation plus grande de la
différence et de l'originalité propres à chaque sexe et des
rôles nouveaux des femmes tant dans 1'Eglise que dans le monde.
.La croissance dans le développement humain s'accompagne de
croissance dans le développement de la foi- L'enquête a
cherché à savoir si différentes théories sur le développement
humain dans le cycle de la vie humaine qui voient dans les
divers âges de la vie adulte des saisons différentes ayant
chacune leur propre signification et leurs propres opportunités
de croissance étaient pertinentes pour le développement de la
foi. Les théories mentionnées sont

- celle de Robert ~ a v i ~ h u r s t '


qui suggère qu'à chaque période
de la vie correspondent des tâches développementales
spécifiques provenant de besoins temporaires de développement
de la personne;

- celle d'E. Erikson 2 qui montre que la personne humaine passe


par huit stades durant le parcours de sa vie et que chacun
amène une crise qui prend la forme d'un conflit entre des
pulsions contraires, la résolution positive ou négative de ces
conflits donnant une base importante à la personnalité. Ces
stades sont en oeuvre a un certain degré t o u t e la vie mais
chacun est plus spécifique ou important à un âge donnb. Pour
l'âge adulte, il s'agit durant la jeunesse du conflit entre
l'intimité et l'isolement, pour le mitan de la vie du conflit
entre la générativité et la stagnation, pour la vieillesse du
conflit entre l'intégrité et le désespoir;

- celle de D. ~ e v i n s o nqui
~ déploie une alternance de periodes
de stabilité relative où se bâtissent des structures de vie
(famille, travail, amitiés, rêve de vie . . . ) et des périodes de
transition où ces dernières changent et se reconstruisent avec
ce qu'amène l'âge;

1 Havighurst, Robert, Developmental Tasks and Education. Longman, New York


and London, 1972.
2 Erikson, E. H., Enfance et société. Actualités pédagogiques et
psychologiques, Delachaux et Niestlé, 5è éd., Neuchâtel-Paris, 1974 et The
Life Cycle Completed: A R e v i e w . Norton & Co, New York, 1982.

3 Levinson, Daniel J . , The Seasons of a Man 's Life. Knopf , New York, 1978.
353

- celle d e Gail sheehyi qui illustre bien par ses titres


suggestifs les différents stades de la vie adulte pour bien
marquer l'essentiel de ce qui s'y passe: le premier passage
vers la vie adulte "couper ses racines (18-22 ans)" et "les
ruades de la vingtaine (23-27 ans)", "le passage des trente
ans" (28-33 ans), "les racines et expansion (33-35 ans)", "la
décennie de la derniere chance ( 3 5 - 4 5 ans)", "la décennie du
renouveau (46-55 ans ) " , "la cinquantaine détendue" , " la
soixantaine de la sélection*', "la décennie de la réflexion",
"octogénaires et fiers de 1 ' être". A chaque étape, la personne
se sépare d'une couche protectrice, et après incubation et
essais, elle en incorpore une autre mieux adaptée à son
développement.

Ces théories et leur compréhension de l'âge adulte apportent un


encadrement pour saisir le développement de la foi à même le
dbveloppement global de la vie humaine et en déceler les
changements aux principaux âges de la vie. Les résultats de
l'enquête manifestent deux périodes précises de transitions
concrètes et elle en suggère une autre:

1 ) La période du passage et de l'entrée dans l'âge adulte


montre un temps propice d e désengagement de l'héritage reçu et
de recherche pour établir sa propre foi et sa propre identité
dans la communauté de foi. Cela se fait par des attitudes de
rejet, de mises en doute, de questionnement, de modification,
de critique, en un mot de recherche pour arriver à un
positionnement personnel propre.

2) La pkriode du mitan de la vie s 'avère une étape cruciale


pour le développement de la foi car le contenu psychologique d e
cette époque invite à repenser le sens de l'existence, à
refaire des choix de vie, A s'harmoniser avec toute sa rkalit6
intérieure et sa propension vers les autres.

1 Sheehy, Gail, Passages. Les passages de la v i e . Les crises prévisibles


de 1 'âge a d u l t e . Sélect, Montréal, 1978 et Franchir 1es obstacles de l a
v i e . Belfond, Paris, 1982.
3 ) L'enquête suggère que les années qui précèdent et suivent la
retraite sont un moment spécial qui amène une réflexion
particulière sur le sens ultime de certaines réalités de la vie
telles le retrait social, le bénévolat, la maladie, la
dépendance grandissante, la solitude, la solidarité inter-
générationnelle ... Il y a coïncidence entre la perte des
principaux rôles sociaux, la diminution de la force physique,
la perspective de la mort et la conscience d'une certaine
inutilité, ces réalités se renforçant l'une-l'autre renvoient
à la recherche de la dimension spirituelle de l'existence. La
conclusion de tout cela, c'est que les éducateurs de la foi
sont invités à se soucier des besoins spirituels propres a
chaque âge de la vie, à s'occuper des transitions de la vie, à
les célébrer rituellement, à en soutenir le passage et à aider
les gens vieillissant à leur trouver du sens affectivement,
cognitivement et spirituellement.

- 11 y a une i n t e r r e l a t o n évidente, d'après l e s résultats d e


l'enquête, entre les pkriodes d e crises ou de points tournants
et le développement d e l a foi. En effet les changements au
niveau de l'attitude de foi apparaissent davantage durant les
périodes de transition et de déséquilibre que dans les périodes
de calme ou de stabilité relative. Les temps de crise sont
donc des temps chargés d'un grand potentiel de croissance tant
au plzn humain que spirituel- Les éviter, les contourner, les
ignorer au lieu de les affronter constituent une perte pour la
croissance. Ce n'est pas la crise par elle-même qui favorise
la croissance mais la façon d'y entrer, d'y faire face, de se
laisser modeler par elle, de la laisser maturer en soi,
d'apprendre d'elle. C'est aussi le support des autres qui en
fait une occasion de croissance. Mais pour cela, une chose est
indispensable, c'est de partir des besoins des gens, de les
faire entrer dans leurs crises pour mieux les traverser sans en
avoir peur, sans faire monter l'agressivité o u la culpabilité,
de les accompagner dans ce tunnel momentané. S t o k e s suggère de
développer un "crisis m i n i s t r y " les uns par les autres, les uns
pour les autres pour apprendre A explorer ensemble le sens de
ce qui arrive et le sens de nouvelles possibilités de foi qui
s'offrent, a se guérir les uns les autres et s'apprendre à
traverser avec succès la crise.
"If anything came clear in the study, it is that people in
transition are particularlg ready, emotionallp and spiritually,
for faith development . Our program of ministry must start where
the people are and built its ministv on their needs. Too long
have our programs of adult education been based on what we -the
church- want our people to learn. Perhaps it is time to turn
everything around and start at the point of the needs and
problems, transitions and crises of our people. That is where
they are. That is vhere the church should be also"'.

- Les personnes rejointes se sont davantage définies comme


spirituelles que comme religieuses. Religieux refère ici à
être engagées activement au sein d'une religion particulière:
rites, dogmes, structures, programmes institutionnalisés,..
Spirituel refère à la relation intime avec Dieu (prière,
nature, musique, art, lectures, échange.--) accompagnée d'un
désenchantement de la religion organisée- I l y a donc tension
et peut-être conflit e n t r e l'individualité e n matière de foi et
le lien avec une communauté structurée; on lui reproche de
trop s'occuper des rites et de la transmission unilatérale et
sévère de sa tradition sans s'occuper du developpement de la
foi par la médiation de l'intériorité et des relations
interpersonnelles. L'adulte en r e c h e r c h e d'identité dans s a
foi se coupe du parent trop encadrant et inflexible qu'est la
communauté. Et l'enquête montre que peu d'adultes voient cette
dernière comme une ressource d'aide valable par temps de crises
ou de difficultés. 11 y a donc lieu de repenser l'approche et
communautaire et personnelle du developpement de la foi- Par
ailleurs les résultats démontrent une haute corrélation entre
le changement dans la foi et la participation à une religion
particulière quand la participation à la communauté encourage
la recherche spirituelle, l'exploration des sens possibles,
1 ' établissement dans la foi en-dehors des modèles parentaux,
éducatifs ou ecclésiaux trop fermés, le soutien dans les temps
de c r i s e s . La communauté qui s'en tient à la routine rituelle
dans l'expression de la foi, à la conformité à la tradition

1 Stokes, K., ûp. cit., p . 66.


sans encourager la réinterprétation personnelle, à un jugement
des personnes "chrétiennes agnostiques" ou non-pratiquantes
dont la situation part souvent d'une mauvaise expérience avec
leur communauté n'aide pas au développement d e la foi de ses
membres en " searcliing fai th". L'ouverture sereine aux
différences religieuses, à l'expression des questionnements, à
la réflexion sur tous les aspects de la vie en lien avec le
développement de la foi est une approche trop rare encore.

Finalement les rbsultats de l'enquête précisent plusieurs


tâches développementales spirituelles en lien avec le vécu des
trois principaux groupes d'âge de la vie adulte- Notamment
pour le mitan de la vie, sont mentionnés le besoin de faire
face au vieillissement physique et à l'éventualité de la mort,
celui du don de soi aux autres et celui de se réajuster en
fonction du devenir personnel.

2.2 Conséquences de ces données sur les


interventions pastorales auprès des
adultes

Des conséquences très concrètes découlent de cette vaste


enquête.

- Si la foi est en continuel mouvement, les intervenants sont


invites à le dire davantage pour que chacun soit en mesure de
mieux comprendre ses propres attitudes i3 l'égard de la foi, à
respecter et à promouvoir la diversité des cheminements, à
nourrir le mouvement de la foi, à le réveiller si nécessaire,
a l'accompagner.

. Si la foi a une structure de développement prévisible en lien


avec le développement humain, les intervenants jouissent d'un
cadre de compréhension pour mieux réagir et s'ajuster aux
divers niveaux de conscience et aux caractéristiques des divers
stades de f o i .
Si les doutes et les questionnements sont des outils
importants pour reconstruire une foi individuelle-réflexive,
l'intervenant serein et ouvert aux différences se doit d'en
favoriser l'expression, conscient que l'agir contraire retarde
la maturation adulte de la foi.

. Si un modèle éducatif centré sur la transmission intégrale et


unidirectionnelle de l'héritage religieux peut convenir en
certaines situations, un modèle centré sur la personne et ses
besoins semble plus approprié pour respecter l'autonomie et la
liberté des croyants, pour confronter l'expérience personnelle
au sein du monde actuel avec les données de la foi. Ce modèle
éducatif rejoint 1 'enquête de Stokes quand ce dernier affirme
que partir des gens plutôt que des besoins de 1 ' institution est
particulièrement propice pour aider ces gens à se positionner
personnellement dans leur façon de remplir les rôles sociaux et
les responsabilités mondaines tout comme pour les aider à
rencontrer les défis spirituels en lien avec le propre de
chaque âge; la programmation en éducation de la foi n'aborde
guère ces réalités.

- Encore ici, les intervenants sont invités à voir les temps de


crises comme potentiellement favorables au développement de la
foi et donc à réserver dans leurs choix pastoraux des activités
d'accompagnement et de discernement pour et par des gens en
crise .

. La propension à se définir comme spirituel plutôt que


religieux indique un besoin d'intensifier l'offre de moyens
pour se développer en intériorité et en profondeur autrement
que par la traditionnelle pratique religieuse et les
engagements internes à une communauté de foi qui peuvent
sembler d6pourvus de spiritualité ou l'être effectivement, Le
respect des rôles traditionnels d'une communauté ne doit pas
faire oublier le souci de dbvelopper des façons novatrices de
vivre spirituellement l'ordinaire de la vie.
La présentation, s u i t e aux résultats de l'enquête, de tâches
spirituelles en lien avec les principaux âges de la vie adulte
r e n f o r c e et con£ irme l a perspective de base du présent travail.

Il en est de même des données de la dernière étude qui suit,

2.3 L'évolution psychologique et religieuse au


cours des &tapes de l'âge adulte
(Whitehead)

Le couple Whitehead expose ainsi le but de son livre:


"Nous examinerons et développerons certaines perspectives de la
psychologie du développement sur la croissance adulte ainsi que
ses défis et ses tâches specif iques. Nous explorerons aussi
quelques-unes des significations et des potentialités
religieuses dans l'expérience contemporaine de la vie adulte.
Nous souvenant que fa plupart de nos convictions et
interprétations chrétiennes de la maturité furent élaborées
pendant les siècles où l'on considérait l'âge adulte comme une
expérience brève et relativement stable, nous suggérerons des
réponses religieuses aux changements dans la vie adulte, qui
seront psychologiquement fondées et profondément chrétiennes"'.

Ainsi dès le départ de la réflexion, les auteurs donnent une


vision de l'age adulte sur laquelle est basé tout le livre:
l'âge adulte n'est plus une période de stabilité ni les adultes
des êtres achevés e t en stabilité quasi permanente, cette
v i s i o n convenant aux conditions de vie de l'organisation
sociale antérieure . L'âge a d u l t e est plutôt vu actuellement
comme une période de changement continu, et les adultes, des
êtres en c r o i s s a n c e appelés à passer a travers une séquence d e
stades de développement tout aussi importante que celle
attribuée aux enfants et aux adolescents sur laquelle le focus
a longtemps porte de façon exclusive.

La maturité, dans ce contexte, est définie comme la capacité de


s ' a d a p t e r aux différents défis qui vont se succéder durant la
vie adulte et elle progresse bien ou non selon son exercice.

1 Whitehead, E. E. et Whitehead, 3 . D., 1990, Op. cit., p. 11.


Autrefois la maturité était plut6t constituée par la fidélité
aux choix faits dans la jeunesse ou lors de l'entrée dans la
vie adulte. La santé tout comme la sainteté consiste, pour les
auteurs, dans la façon de réagir et d' affronter les événements,
les crises, les défis qu'amène l'avancée en âge- A cet égard,
chacun est plus ou moins sain et plus ou moins saint.

Les images religieuses de croissance telles les semailles et la


moisson s'accordent bien avec cette vision et de l'âge adulte
et de la maturité en croissance constante. Les auteurs
"vont donner une interprétation du développement adulte dans
lequel on peut découvrir la grâce de Dieu agissant dans la
structure du développement psychologique- Les défis, les crises
et les tsches du développement humain présentent des occasions
et des invitations qu'un croyant peut reconnaître comme
porteuses de grâce"1 .

Ainsi la sainteté ne sera pas le terme du développement mais se


produira au fil de la vie quand la personne va affronter les
défis de sa croissance et les défis spirituels connexes.

Le travail des Whitehead utilise principalement le cadre


théorique d'Erikson, il le complète par la pensée d'auteurs
importants dans 1 ' étude de 1 ' Sge adulte2 comme Neugarten,
Vaillant, Levinson, Lowental et Sennett pour identifier
I'évolution psychologique attendue et les invitations
religieuses sous-jacentes,

Trois étapes critiques de la vie adulte sont étudiées durant


lesquelles la personne affronte des défis cruciaux. Ces défis
sont constitués par la rencontre d' impulsions contradictoires

1 Whitehead, E. E., Whitehead, J. D., 1990, Ibidem, p . 15.

2 Neugarten, Bernice, Middle Age and Aging. University of Chicago Press,


Chicago, 1972 et "Adaptation and The Life cycle". Journal of Geriatric
Psychiatry 4 (1970) Chicago.
. Vaillant, George E., Adaptation to Life. Little, Brown, Boston, 1977.
. Levinson, D., The Seasons of A Man 's Life. Knopf, New York, 1978.
. Lowental, Mar jorie Fiske, Four Stages of Life. Jossey-Bass, San Francisco,
1976.
. Sennett, Richard, The Uses of Disorder: Persona1 Identity and City Life.
Vintage, New York, 1970.
provoquant des crises c'est-à-dire des moments où la personne
est grandement vulnérable mais qui renferment de grandes
potentialités de croissance. Si le défi e s t relevé et si les
pulsions négatives et positives parviennent à s'équilibrer, la
résolution de ces crises donne naissance aux vertus de la
maturité adulte-

Le jeune adulte sera invité, en affrontant le conflit de


l'intimité versus l'isolement, à risquer son identité dans une
rencontre de l'autre où la réciprocité de l'attachement va
l'emporter sur le retrait physique ou psychologique, la non-
révélation de soi ou la promiscuit& A u plan spirituel, il
sera appelé à dbvelopper "l'état de disciple", d'apprenti ou
d'intime de Dieu, la réciprocité dans l'ouverture de soi et
dans l'accueil de l'autre, l'intimité de soi et la
réconciliation avec les blessures de son passé.

L'adulte du mitan sera invité, en affrontant le conflit de la


générativité versus la stagnation, explorer la part et
l'étendue du souci qu'il veut porter aux autres, a la vie du
monde, et la part de soin ou de repli sur soi qu'il désire pour
lui-même. Ce conflit se résoudra positivement par la
sollicitude non-contrôlante, non-manipulatrice plutôt que par
une vie stagnante et vidée du souci des autres- A u plan
spirituel, il sera appelé à développer "l'état de serviteur et
d'intendant" qui associe la sollicitude et le détachement
provenant de la foi en l'action de Dieu dans le monde. Il
pourra vivre la générativité religieuse c'est-à-dire
s'impliquer dans le service de la communauté humaine et
chrétienne, dans 1 ' intendance ou 1 ' administration de la
communauté avec le souci premier du bien commun e t dans la
préoccupation de la transmission de la foi. L'état de
serviteur implique aussi une réconciliation avec les polarités
à l'intérieur de soi et une intégration des contraires,
notamment la tendance B l'extériorité et à l'intériorité, la
dimension féminine et masculine en soi, etc. pour une
individuation harmonieuse: plus la personne se posséde et se
développe en totalité, plus elle a de possibilités pour vivre
en état de service.

L'adulte vieillissant sera invite, en affrontant le conflit


intégrité versus désespoir, à soupeser, à évaluer sa vie, à la
regarder en face comme significative ou absurde, à nier ou à
accepter les pertes qui se vivent tout comme la dépendance
croissante qui s'annonce. Le conflit pourra se résoudre
positivement dans une attitude de détachement relatif vis-à-vis
sa vie et sa mort ce qui peut s'appeler la sagesse; sinon
c'est le non-sens et le désespoir qui s'ensuivent. Au plan
spirituel, l'adulte sera appelé à développer "l'état de témoin"
de l'action de Dieu dans sa vie devant la question de la
relecture du sens de son existence antérieure et actuelle. 11
sera appelé à accepter sa vie telle qu'elle a été avec ses
forces et ses faiblesses, à vivre le dépouillement suprême de
s'accepter inutile en se découvrant fondamentalement aimé de
Dieu pour son être plus que pour ses rôles sociaux- Enfin un
autre appel sera celui de se détacher du contrôle sur sa vie,
sur ses illusions et sur ses sécurités et s'en remettre à plus
grand que lui-

Tous les spécialistes de l'âge adulte s'entendent sur


l'existence et l'importance de crises occasionnées par les
defis développementaux ou par des événements marquants. Les
Whitehead rappellent certaines caractéristiques des crises:

- la désorientation, le déséquilibre ou l'effondrement des


repères habituels;

- le sentiment de discontinuité et de perte, donc de deuil;

- la confusion et l'ambivalence comme nier la perte et en être


déboussolé, comme vouloir la solitude et en même temps avoir
besoin de présence;

- l'expérience de passivité, de perte de contrôle et de


vulnérabilité mais en même temps de grande réceptivité;
- la nécessite de lâcher prise pour trouver une issue-

Ils décrivent l e dynamisme ou la force de la crise comme


provenant du désordre dans lequel baigne la personne et dont
elle veut sortir. En effet, le malaise de l a crise fait que
s ' introduit dans la personne une souplesse inhabituelle, une
ouverture au changement et un espace de liberté lui permettant
de trouver la réponse adéquate pour l a réorganisation d'elle-
même dans une structure plus appropriée à ce q u ' e l l e est en
train de devenir. La crise, en plus d'être une occasion de
réexamen et de réorientation de l a vie, apparaît comme une
occasion de croissance religieuse.
"Une interprétation développementale de la crise suggère que
nous mourons à maintes reprises tandis que nous passons par les
phases de perte et de gain qui constituent les crises
principales de notre vie. A l'intérieur de chaque crise, nous
ressentons l'exigence d'une décision, d'un jugement (krisis).
Cependant, allant de pair avec cette demande d'initiative et de
décision, il y a l'expérience d'une réceptivité particulière,
liée à la diminution de notre contrôle et de notre confiance en
nous-mêmes. Les croyants comme les non-croyants parlent de la
résolution d'une crise comme de quelque chose qui leur est
arrivé. La foi religieuse reconnaît dans cette passivité et
réceptivité d'une crise une ouverture spéciale à la présence de
~ieu"'.

"Un croyant peut aussi comprendre (bien que souvent d'une


manière rétrospective uniquement) la dynamique spécifiquement
religieuse d'une crise adulte: étant dépouillée du contrôle et
de l'autodétermination qui sont habituels dans la vie adulte,
une personne jouit de toute latitude pour envisager de nouveaux
plans et de nouvelles possibilités. La "puissance du désordre"
dans une crise modifie la conscience psychique, permettant ainsi
à la personne de percevoir différemment. C'est précisément
cette conscience transformée qui permet à son tour à l'individu
de percevoir ce qui habituellement ne l'est pas- la présence et
l'activité de ~ i e u " ~ .

Dans le déroulement ordinaire du temps profane, régulier et


contrôlé ( c h r o n o s ) , arrive des temps sp4ciaux (kairos), temps
porteurs de salut, temps où la personne peut s'attendre à
rencontrer Dieu et à opérer des changements dans sa vie. Les

1 Whitehead, E. E., Whitehead, J. D., 1990, Op. cit., p. 74.

2 Whitehead, E. E., Whitehead, J. D., 1990, Ibidem, p . 7 7 - 7 8 .


crises appartiennent a c e s temps spéciaux.

2.4 Conséquences de ces données sur les


interventions pastorales auprès des
adultes

Ces données jointes à celles de la recherche américaine "Faith


Development in The A d u l t Life Cycle" mootrent que les défis
rencontrés tout au long du développement psycho-social de
l'adulte cachent ou renferment d'autres défis potentiels réels
pour une spiritualité adaptée à la vie en plein monde qu'elle
soit avec ou sans référence religieuse.

. Les interventions pastorales sont appelées à tenir compte des


défis attenants aux âges de la vie et à les ouvrir sur leurs
dimensions spirituelles chrétiennes- 11 en va de la pertinence
et de la crédibilité des communautés chrétiennes et des
mouvements pour qu'ils se centrent sur les besoins spécifiques
des personnes en recherche de spiritualité adaptée à certains
aspects de leur vécu au lieu de se centrer sur les besoins de
développement de type intra-ecclésial.

. Les interventions pastorales peuvent mettre en lumière que le


développement de la personne ressemble au mode de développement
religieux qui passe par des crises de croissance aux divers
âges de la vie en empruntant la dynamique évangélique: "Si le
grain de blé ne tombe en terre et ne meurt, il reste seul; s'il
meurt, il porte beaucoup de fruit" (Jean 12, 24). Cette Bonne
Nouvelle paradoxale rejoint la nécessité d'associer de plus en
plus au fil de l'âge les termes contraires mais complémentaires
de toute croissance: le contrôle de ce qui est contrôlable et
le renoncement à contrôler le mystérieux de la vie, autrement
dit l'invitation à se dépasser, à grandir a même les blessures
du développement.

. Certaines interventions pastorales pourraient donner la


parole aux adultes, de même groupe d'âge comme de groupes d'âge
différent, pour qu' ils fassent le récit de leur propre histoire
humaine, de leur histoire avec Dieu à l'intérieur de celle-ci
tout en la confrontant avec les récits chrétiens fondateurs qui
peuvent devenir la clé d'interprétation de leur existence-
Cette interrelation, cet entremêlement des histoires, cet
aller-retour d'appels, de fidélités, d'infidélités, de
reprises, de dons de Dieu et d'illusions sur soi, sur ses
pauvretés, c'est d'une certaine façon continuer à "s'écrire la
Bible a ujourd 'hui "'
dans les conditions culturelles qui sont
les nôtres. Relire périodiquement son histoire et le faire
avec un accompagnateur ou d'autres personnes semblables à soi
est un excellent révélateur de la physionomie spirituelle
changeante aux différentes étapes de la vie et possède un effet
de second départ ou de seconde chance pour sa vie avec Dieu,
avec les autres et avec soi-même- Ce travail d'interprétation
dure jusqu'à la fin de sa vie relancé par les nouveaux
événements de sa vie personnelle et communautaire.

. Les interventions pastorales auraient intérêt à manifester


plus clairement l'évolution possible de l'itinéraire de foi.
En ce sens la proposition de parcours des Whitehead montre un
canevas possible mais non obligatoire d'étapes de maturation de
la foi, reconnaissant à chacun l'originalité de son propre
parcours. D "'enfant de Dieu", la personne adulte est appelée
à devenir " disciple", puis "serviteur et intendant", finalement
"témoin" de ce que Dieu a fait dans sa vie et continue a faire
gratuitement pour ce qu'est la personne plutôt que pour ce
qu'elle fait. Ces étapes, tout comme les étapes du
développement humain, ont la propriété de s'emboîter les unes
dans les autres sans abolir la précédente mais en la situant
dans une perspective plus large.

1 Titre d'un excellent numéro de Communauté chrétienne 122 (1982).


CHAPITRE XII

PISTES D'ACCOMPAGNEME~ET D'EDUCATION DES


ADULTES A UNE V I E SPIRITUELLE EN PLEIN MONDE

Dans ce dernier chapitre, nous voudrions tenir ensemble les


différents éléments apportés en cours de développement de cette
troisième partie: d'abord les traits de l'adulte selon une
perspective andragogique (chapitre IX), puis le processus de
croissance de l'adulte selon diverses perspectives (chapitre
X ) , enfin quatre théories sur les stades de 1 'évolution psycho-
sociale-spirituelle des adultes et leurs conséquences pour des
interventions pastorales pertinentes (chapitre XI). Pour cela,
nous proposerons brièvement une série de pistes d'intervention
majeures pour l'accompagnement et l'éducation de la vie
spirituelle des adultes au mitan de la vie. Leur caractère
bref découle du fait que les développements antérieurs en ont
déjà montré la pertinence et le bien-fondé.

1. AU PLAN DES ATTITUDES DE L'EDUCATEUR

. Etre au service de la liberté de la personne et lui permettre


d'être première responsable d e son cheminement original de foi
tant dans l'accompagnement que dans les activités éducatives.

. Se décrisper des contenus choisis unilatéralement par


l'éducateur et A transmettre coûte que coQte pour se centrer
sur les besoins des personnes et leur faciliter les
apprentissages ou les changements qu'elles sont prêtes à
opérer. Les contenus sont alors choisis en fonction des
besoins réels des personnes pour les éclairer et les situer
dans un ensemble plus large et ils viennent alors se greffer à
un savoir déjà là pour en faire eclater les limites et
l'enrichir. Au lieu de se superposer sans s'intégrer, la
vision nouvelle proposée par l'éducateur et la vision actuelle
qui habite la personne et la fait vivre ont la chance de
s'amalgamer de façon harmonieuse dans l'être de la personne.

. Accueillir les résistances, les doutes, les questionnements


sans surprise et sans jugement. Montrer la légitimitt5 pour les
personnes d'être là ou elles sont. Manifester la diversité
potentielle o u réelle des cheminements dans la foi-

. Voir le positif de certains aspects de la culture actuelle


qui, à première vue, apparaissent dans leur côté plus
problématique par rapport à la vie spirituelle contemporaine
tels la sécularité, la recherche multiforme de spiritualités,
la revendication de la liberté religieuse, le pluralisme, la
tolérance, l'individualisme, l'éclatement des familles et de
certains lieux d'appartenance..,

. Etre ouvert aux défis de croissance des personnes liés aux


changements dans I'6volution des divers rôles sociaux et des
âges de la vie. Ces deux lieux d'évolution s 'avèrent deux
portes dfentr&e majeures du spirituel tant au mitan de la vie
qu'au début de l'âge adulte ou qu'à l'arrivée de la retraite
puis de la vieillesse.

. Etre conscient qu'utiliser les temps de crise est souhaitable


car ce sont des temps favorables au discernement, à la
réceptivité et A la croissance des personnes. S'inspirer des
divers processus de croissance et de leurs 6tapes prévisibles
pour les accompagner sereinement.

. S'ouvrir à une vision de la spiritualité à même l'ordinaire


de la structure psychologique évolutive de la personne.
S'ouvrir à une vision de la spiritualité à même l'ordinaire
évolutif de la vie dans le monde, cet ordinaire s'entrecroisant
avec lfEvangile.
366

2 . AUNIVEAU DES INTERVENTIONS EN PETIT GROUPE


D'ECHANGE OU EN ACCOMPAGNEMENT INDIVIDUEL

. Trouver une source significative de dégel, de remise en


question, de dissonance interne ou de déséquilibre qui provoque
l'entrée dans un processus personnel de changement dans la
vision d e la spiritualité en plein monde au mitan de la vie, au
cas où ce dégel ne serait pas déjà amorce. ("Beaucoup de gens
pensent qu'il faut sortir de la vie ordinaire pour vivre
spirituellement, est-ce une illusion ou une nécessité?")

. Prendre le temps de connaxtre la façon dont se posent les


questions ("On m ' a toujours dit que la spiritualité c'était
prier, méditer, contempler les choses de Dieu; pour moi, c ' est
plutôt d e vivre ma vie avec intensité et d'y réfléchir pour
être bien avec moi-même puis avec les autres. C'est par ça que
je me rapproche le plus de Dieu. Je me demande si j 'ai tort ou
raison". )

. Prendre le temps de vérifier les défis rencontrés ou les


besoins réels des personnes ( "Comment puis- je rn ' occuper de
certains désirs profonds qui montent en moi et que j'ai du mal
a comprendre, et en même temps me soucier adéquatement de mon
travail, des problèmes de mes enfants et de mes parents
vieillissant?" )

. Prendre le temps de saisir les niveaux de conscience ou de


compréhension manifestes pour partir de ces réalités plutôt que
des impressions ou du savoir de l'éducateur ou encore des
exigences de la logique d' un contenu prédéterminé ( "Il n' y a
pas de spiritualité dans ce que je vois de la religion, rien
que des pratiques et des obligations routinières et sans âme
qui ne m'attirent pas".)

. Faire une entente avec la ou les personnes pour arriver à


déterminer de façon réaliste les résultats attendus à la fin de
I ' apprentissage ou du cheminement ( " J ' aimerais identifier ce
qui tient lieu d ' idoles dans ma vie et les étapes a franchir
pour me situer en vérité devant Dieu".)

. Explorer le savoir d'expérience de la ou des personnes puis


faire le point sur les représentations mentales et affectives,
les opinions, les doutes, les questions, les sentiments
véhiculés ("Y a-t-il pour toi des défis particuliers à relever
à ton âge? Ont-ils un lien quelconque avec ta vie spirituelle?
Pourquoi?") Car c'est à partir de ce matériel riche mais
souvent partiel que chaque personne apprend et évolue, ou
résiste et se ferme sur elle-même. En ce sens, toute démarche
qui permet aux personnes de faire le recit partiel ou total de
leur vie est bienvenue, celui-ci devenant pour l'accompagnateur
le point de départ et de référence continuel pour ramener la
personne à elle-même, à ses besoins, à ses désirs et à sa
recherche spirituelle. Les buts recherchés du recit de vie
peuvent alors varier: il peut s'agir de faire prendre
possession clairement à une personne de son histoire dans son
ensemble pour en dégager des constantes ou de retrouver des
blessures enregistrées plus ou moins consciemment dans sa vie
pour les soigner et si possible les guérir; il peut s'agir de
lire son histoire pour y retrouver la présence agissante de
Dieu ou pour en déceler les moments de crise, pour reconnaître
les moyens utilisés pour passer à travers et potentiellement la
structure pascale de la crise; il peut s'agir de dresser un
bilan provisoire de sa vie pour parvenir à l'accepter telle
qu'elle a été en vérité, sans se culpabiliser, sans se
glorifier, ou pour mettre en valeur des aspects de soi ignorés
pour les faire advenir à la réalité ... Les buts varient mais
le moyen demeure,

. Identifier, grâce à la prise de parole, le stade de


l'attitude de foi d ' après la théorie de Fowler ( "Telle personne
est en train de redéfinir sa foi en Je, donc elle pose des
jugements critiques et prend des distances; celle-là a une foi
très proche de celle de sa communauté d'appartenance, elle est
très insécure quand elle entend quelqu'un mettre en doute ce
qu'elle dit".)
. Identifier le niveau de jugement religieux, s' il y a lieu,
d'après la théorie de Oser, Gmünder et Ridez ("Telle personne
tout en reconnaissant l'existence d'une vague divinité au sein
de l'univers défend le point de vue que Dieu n'a rien à voir
avec ce qui arrive de malheureux aux hommes". ) Ces théories
aident a comprendre les réactions, à ajuster les propos de
l'éducateur en conséquence et à faire voir, avec tolérance et
ouverture, d'autres niveaux de maturité religieuse.

. Présenter certaines données du message religieux en lien avec


1 ' objectif du cheminement et favoriser la corrélation ou
1 ' interrelation critique constructive entre le savoir
d'expérience et les expériences de foi de la tradition
chrétienne (mouvement de rupture: "Ce que tu as appris éclaire-
t-il ce que tu vis et penses? Comment?", et mouvement de
continuité: "Ce que tu vis et penses pose-t-il des questions à
ce que tu as appris? Quel sens trouves-tu adapté ou inadapté
pour toi et pourquoi?")

Aider la personne à faire dans sa vie une intégration


personnelle de ce qu 'elle acquiert de neuf c ' est-à-dire 1 'aider
à déceler l'attrait ou L'utilité des découvertes faites pour sa
vie, à voir les possibilités d'expérimentation, les modalités
de support de son milieu de vie là-dedans, les suites
nécessaires, etc.

NIVEAU COMMUNAUTE

. Dans les homélies, montrer la diversité des cheminements


spirituels et leur légitimité. Faire voir les besoins
spirituels liés à l'avancée en âge et nourrir la réponse
chrétienne à ces besoins. Célébrer par des rites nouveaux les
transitions inévitables des divers groupes d'âge.

. Créer dans les communautés des groupes d'entraide et de


réflexion pour des gens qui envisagent de devoir relever des
défis personnels liés aux transitions de la vie, comme prendre
sa retraite, perdre ses statuts sociaux, devenir parent de ses
parents, accepter de devenir plus totalement soi-même au mitan
de la vie, regarder comment la genérativité se vit au mitan de
la vie, entrer et passer avec succès à travers une crise de la
vie, vivre dans un nid familial dont les enfants sont partis,
identifier son Dieu ou ses idoles, etc. Ces groupes se
tiennent pour et par des gens touchés par ces événements; la
démarche de groupe passe alors par le savoir d'expérience des
gens, puis par leur réflexion sur le sens de ces événements et
sur les moyens développés tout comme sur les étapes normales
pour les traverser et grandir grâce a eux. L'animateur, si
animateur il y a, joue un rôle d'animation et de facilitation
de l'apprentissage mais aussi de personne-ressource pour aider
à l'approfondissement du sens potentiel de ces évenements.

. Développer des ressources pour l'auto-apprentissage d'une


spiritualité personnalisée dans le contexte d'une culture
séculière où les gens sont happés par beaucoup d ' intérêts et de
responsabilités (comme un recueil de textes sur la spiritualité
de la vie en plein monde pour ceux qui aiment lire ou veulent
comparer avec les propositions des nouvelles religions qui
inondent le marché; comme des témoignages ou des conférences
a écouter sur cassettes audio durant leurs déplacements ou sur
cassettes vidéo dans ses moments libres à la maison; comme un
journal personnel contenant des points de repères pour aider à
vivre en profondeur et que la personne peut faire lire par un
aidant quelconque pour s ' alimenter de ses réactions ; comme des
démarches personnelles pour favoriser l'entrée en soi et la
méditation à partir d ' événements de la vie; comme des chansons
à teneur spirituelle; comme des voyages organisés en des lieux
reconnus de spiritualité ... Plusieurs de ces moyens pourraient
être mis à la disposition des personnes intéressées au
développement de leur vie spirituelle dans des librairies, dans
des centres de spiritualité, dans des paroisses, dans des lieux
d'éducation.. , ) Développer des instruments pour l'auto-
apprentissage serait bienvenu pour les gens qui préfèrent cette
forme de réflexion a l'échange ou aux déplacements pour se
joindre à un groupe.
Ces quelques pistes non exhaustives vont dans le sens d'une
ouverture a un modèle d'intervention centré sur la personne,
sur ses besoins d'ordre spirituel à même l'ordinaire de la vie,
sur les besoins enracin6s dans l'individu ou dans son insertion
communautaire et culturelle. Ce modèle donne la possibilité à
l'éducateur de se mettre au service de l'adulte dans sa
démarche croyante tout en l'éclairant. C'est une démarche où
le contenu de foi ou la dimension spirituelle vient corréler
les expériences de vie, les confronter, les purifier mais aussi
laisser la foi être interrogée par elles; cet aller-retour est
particulierement sain pour respecter une vision des personnes
adultes et autonomes, et une vision de 1'6ducation de la foi a
saveur andragogique. Cette vision des adultes et cette vision
de l'éducation de la foi ont une histoire récente au Québec.

4 . LES E . V . C COMME DEMARCHE DE SPIRITUALITE

Il nous semble important de revenir sur une expérience de vie


spirituelle qui fait l'objet du troisième chapitre, les E . V . C .

Cette expérience y est définie comme partant de la vie, faisant


découvrir le Seigneur agissant dans la vie et renvoyant à elle
avec une nouvelle conscience d'être habité par le Seigneur. Sa
pédagogie consiste a amener la personne par la découverte de la
pauvreté fondamentale de son être à faire l'expérience d e sa
vérité. Ses buts sont de trouver la conversion fondamentale
qu'une personne a besoin de vivre pour occuper sa place dans
l'univers et dans le Royaume, d'apprendre le discernement des
événements de la v i e ordinaire pour y vivre en accord avec le
plan de Dieu sur elle et sur le monde, et de dkvelopper un état
de prière continuel au sein de ses occupations les plus
quotidiennes.

De tous les cléments doctrinaux qui constituent le parcours


objectif des E .V. C. et qui peuvent sembler &normes, 1 ' important
c'est de s'approprier les articulations majeures de la vision
de foi chrétienne en lien avec ce qu'est la personne, avec son
vécu passé et actuel, avec l'histoire de Dieu dans sa vie. Ce
recours aux Evangiles est une lunette pour voir sa vie et se
comprendre, se laisser saisir par Dieu et pour le laisser
habiter sa vie en totale disponibilité comme Jésus l'a fait;
les E . V . C veulent donc habituer les gens à se laisser envahir
par cet état de prière continuel et à trouver Dieu dans leur
vie réelle, dans leur quotidien.

Les personnes qui atteignent ces objectifs par les E . V . C - font


réellement l'expérience d'une vie spirituelle en plein monde;
et ceux et celles qui la font sont très souvent, quoique non
exclusivement, des gens du mitan de la vie car elle semble
correspondre à une soif spirituelle intense à ce moment de leur
vie. Elles se donnent un long temps d'apprentissage pour y
parvenir et des temps journaliers pour progressivement devenir
des pauvres devant Dieu, pour discerner les événements sous le
regard de Dieu et pour découvrir progressivement leur place
dans le Royaume en consentant a convertir c e qui, en elles,
s'oppose à l'occupation de cette place.

Le point majeur de la spiritualité ignatienne pour la vie


courante rejoint ce que nous avons appelé, a u chapitre X, le
processus de croissance selon des perspectives bibliques. Nous
avons notamment illustré par le personnage évangélique de
Pierre trois grandes caractéristiques de l'expérience
spirituelle qui sont celles de la spiritualité ignatienne:

la reconnaissance de son état fondamental de pauvre devant


Dieu, de ses illusions, de ses faussetés, d e ses apparences
trompeuses, de ses faiblesses et le passage d'une attitude
pharisaïque à l'état de lucidité courageuse devant ses
faiblesses;

. le combat intérieur provenant de la résistance se


reconnaître dépendant, limité, illusionne sur soi, faux et
pauvre et l'identification de la conversion majeure à opérer
pour trouver sa place dans le monde et le Royaume;
. la remise d e s o i au Seigneur, l'état de disponibilité la plus
g r a n d e possible, La con£ iarlce qu' i l fasse des merveilles malgré
et par notre faiblesse, le consentement lucide aux dons de Dieu
et au travail qu'il f a i t cn soi gratuitement indépendamment des
efforts personnels faits-

Les E . V S. offrent aussi la possibilité d ' u n accompagnement


individuel en plus des échanges d e groupe. Le concret et les
particularités d e la vie individuelle sont a l o r s pris e n
considération en lien avec les objectifs des E.V.C. Cet
accompagnement individuel e s t une richesse pour la personne qui
cherche à é v o l u e r dans le cadre particulier des E.V.C. car peu
d e personnes s o n t préparées dans 1 ' Eglise pour 1' accompagnement
d e gens qui désirent développer u n e spiritualité de la vie en
plein monde. B i e t i s û r Le cadre et le contenu de la démarche
sont précis mais, comme nous l'avons vu, deux animateurs
diEférents trouvent la liberté d ' y mettre des accents
particuliers q u i respectent les p e r s o n n e s t o u t en ne dénaturant
pas la démarche.

Les E . V . C - apparaissent donc comme un des lieux favorables pour


découvrir et e x p é r i m e n t e r une spiritualité de la vie en plein
monde pour les gens du mitan de la vie comme pour d'autres
âges.

Cependant ce qui peut rebuter plusieurs personnes, c'est la


longueur de La démarche totale et ses exigences journaliéres
pour entrer dans s o n esprit e t atteindre les o b j e c t i f s dévolus
à 1 ' expérience qui peuvent facilement surpasser ce qu'une
personne p e u t a t t e n d r e au point d e départ. Entrer dans
l'expérience, c'est saisir de l'intérieur ou cela p e u t mener et
d é c i d e r d ' y aller résolument ou décider que cela n'est pas
approprié.

Ce qui peut rebuter aussi, c'est l'ampleur des éléments


fondamentaux d e la vision chrétienne à s 'approprier pour la
faire p a s s e r en soi et la faire habiter le vécu quotidien.
Cela peut être perçu comme un cours de théologie ou d'exégèse
alors que les E - V . C . ne sont pas des cours bien qu'ils
contiennent des éléments fondamentaux de la foi chrétienne à
comprendre, pour se comprendre soi et son propre vbcu.

Ce qui peut rebuter enfin, c'est d'avoir 1' impression de passer


à côt6 des objectifs continuellement repris, par exemple ne pas
p a r v e n i r à discerner par soi-même les événements de sa vie, ou
ne pas parvenir à faire la v6rité sur soi-même, ne pas pouvoir
identifier la conversion majeure à opérer pour trouver sa place
dans le Royaume car la personne a 1 ' impression d ' être correcte,
disponible, fidèle h peu près en tout; ou ne pas a r r i v e r à se
débarrasser de la conception que prier, c'est dire des prières
à Dieu, demander, remercier plutôt que penser à Dieu et penser
comme Dieu.

Ces trois irritants peuvent donc aller h l'encontre d'une


expérience spirituelle forte comme celle des E - V . C . Chose
certaine, une condition essentielle est requise, celle d'être
chercheur ou chercheuse de Dieu au coeur de la vie en plein
monde et abandonner le contrôle volontaire et crispé sur
l'orientation de sa v i e pour consentir à devenir ce que Dieu
nous donne d e devenir.

Les E . V . C , s'a v è r e n t un bon moyen, maïs un moyen parmi


d'autres, pour réaliser une spiritualité de la vie en plein
monde. Ce qui est à déplorer, c 'est 1 'absence d'autres moyens,
aussi articulés et reconnus, plus légers mais consistants,
entremêlant d e façon non monacale et non moraliste l'ordinaire
d e la vie et 1'Evangile.
CONCLUSION

Dans la première partie, nous avons été mis en contact avec


certains aspects de la vie de 49 personnes qui nous ont permis
de déceler leur vision de la vie spirituelle dans le monde
actuel, ses forces et ses lacunes, ses dimensions et ses pôles,
sa multidirectionnalité, ses liens avec le développement du
Moi. Plus particulièrement, nous avons cherché à rencontrer
des adultes du mitan de la vie qui vivent avec aisance leur foi
chrétienne à l'intérieur de leur vie quotidienne et nous avons
regardé une forme particulière de spiritualité qui a une
certaine popularité aujourd'hui, les E I V . C .

Dans la deuxième partie, nous avons cherché à définir les


principaux traits d'une spiritualité de la vie en plein monde
en rééquilibrant les pôles service et communion, présence à soi
et ouverture à la vie, les liens entre rapport à Dieu, réalités
de la vie et composantes de la personne; nous avons présenté
aussi la possibilité certaine de l'entremêlement harmonieux
d'une vie pleinement de Dieu et pleinement dans la pâte, d'une
existence pour et avec Dieu à même l'ordinaire de la vie dans
le monde. Et poussant plus loin la recherche, nous avons
examine trois réalités de la vie en plein monde des adultes du
mitan de la vie pour en déceler les défis spirituels a savoir
devenir pleinement qui chacun est appelé à être, exercer ses
responsabilités avec altruisme et se situer dans un rapport
conscient au mystère en le décapant de certaines médiations
idolâtriques.

Dans la troisième partie, nous nous sommes interroge sur la


meilleure façon d'intervenir auprès d'adultes intéressés à
développer une vie spirituelle en plein monde au mitan d e la
vie. Nous avons emprunté à l'andragogie sa vision des adultes
qui se présentent en quatre traits caractéristiques. Nous
avons également investigué la façon de comprendre le processus
de croissance des personnes selon une perspective andragogique,
selon une perspective psychosociale de changements d'attitudes,
selon la psychologie développementale de l'adulte et enfin
selon des perspectives bibliques. Enfin nous avons cherché a
peaufiner notre vision des adultes en essayant de comprendre le
paysage intérieur variable des adultes, et pour cela, nous
avons pris connaissance de deux théories sur la structuration
et le développement des représentations morales et religieuse.,
et de deux autres sur l'évolution psychologique et religieuse
aux diverses étapes de l'âge adulte; nous en avons tiré des
conséquences pour les interventions pastorales auprès des
adultes. Un dernier chapitre nous a amené a proposer des
pistes pour l'accompagnement et l'éducation des adultes du
mitan de la vie à une vie spirituelle en plein monde; ces
pistes se caractérisent globalement par la prise en compte des
traits caractéristiques de ces adultes, de leurs besoins, de
leur point de départ, de leur disposition à avancer de façon
autonome et responsables et de l'attitude de l'éducateur de se
mettre au service de leur liberté.

Revenant à notre hypothèse de départ, nous pouvons affirmer


qu'effectivement une spiritualité de la vie en plein monde
revêt des traits spécifiques liés à l'insertion dans
l'ordinaire de la vie tant personnelle qu'historique, qu'au
mitan de la vie cette spiritualité doit relever des défis
psychologiques et religieux propres à cet âge et qu'il existe
des voies andragogiques pour développer une telle spiritualité.

En ce qui concerne les traits d'une spiritualité de la vie en


plein monde, nous voulons clôre ce travail en redonnant la
parole à un interviewé qui en résume l'essentiel:
Je mélange ma vie professionnelle (on pourrait dire quotidienne)
et ma vie religieuse. (. . . ) C'est comme s'il y avait quelque
chose qui me soutenait, qui me portait, qui m'habitait dans tout
ça. Je pense qu'on doit se laisser habiter". (Maurice, 46 ans)

Nous pouvons ajouter ce texte de Madeleine Delbrêl qui souligne


la certitude qu'il est possible d'être Marthe et Marie en même
temps dans la vie quotidienne:
Nous autres, gens de la rue, croyons de toutes nos forces que
cette rue, que ce monde où Dieu nous a mis est pour nous le lieu
de notre sainteté. Nous croyons que rien de nécessaire ne nous
y manque, cy si ce nécessaire nous manquait, Dieu nous 1* aurait
déjà donné" .

Autrement d i t , une spiritualité d e l a vie en plein monde allie


les deux sources rapport Dieu s ' établit
savoir l'ordinaire de la vie en p l e i n monde et l f E v a n g i l e
entremêlé, enchevêtré à cet ordinaire de la vie.

Cet ordinaire de la vie en plein monde se révèle être


prioritairement les réalités psychologiques et sociales vécues
à un age particulier, comme c'est le cas au mitan de la vie.
Et cet ordinaire de la vie qui s'ouvre au sérieux de
l'existence est tout naturellement tourné vers le spirituel.
"Dieu attend rien d'autre de toi que ce pour quoi il t'a créé,
que tu le découvres et que tu deviennes de plus en plus ce que
tu as à être". (Laurence, 42 ans)

Est-ce parce qu'on approche de la quarantaine, c'est comme de


remettre en question nos valeurs et de se dire, bon ben là,
c'est comme tu regardes en arrière, tu dis j 'ai ce bout de
chemin-là de fait mais c'est quoi que je veux faire du prochain
bout de chemin et comment je veux le faire à ma façon, à mon
image et non performer pour performer". (Angèle, 38 ans)

Je pense qu'on doit être capable de respecter les autres dans


leur choix sans les juger, en les écoutant et en disant, si la
personne vit là-dedans et qu'elle est bien elle, qui je suis
pour la juger puis dire qu'elle fait mal ( . . . ) Je pense qu'il
faut faire des gestes non-monnayables qui peuvent aider les
autres. Si ça nous est pas remis, ça le sera plus tard".
(Maurice, 46 ans)

"Pour moi, c'est nouveau de m'abandonner parce que j'étais


quelqu'un qui aimait ça contrôler ses affaires. Et depuis que
j 'ai été malade, je me suis comme abandonnée". (Angèle, 38 ans)

"J'avais tout matériellement mais spirituellement et


émotionnellement, j'étais un zombie, j'avais rien, absolument
rien". (John, 44 ans)

Si on prend au sérieux la vision des défis spirituels à même le

1 Delbrêl, M., Nous autres, gens des rues. Seuil, Paris, 1966, p. 6 7 .
vécu psychologique et mondain des adultes du mitan, nous sommes
face à une piste pastorale importante tant pour les gens qui se
référent au Dieu de Jésus que pour ceux qui veulent s'adonner
une qualité de vie en croissance progressive.

Et l'orientation andragogique à développer qui semble avoir le


plus de chances de réussir pour sensibiliser les gens a une
spiritualité de la vie en plein monde nous est livrée par K -
Stokes:
"If anything came clear in the study, it is that people in
transition are particularly readp, emotiomallp and spiritually
for f aith development. Our program of ministrp must start where
people are and bui lt its ministry on their needs Too long have
our programs of adult education been based on what w e -the
church- want our people t o learn. Perhaps it is time to turn
everpthing around and start at the point of the needs and
problems, transitions and crises of our people. This is where
they ara. This is where the church should be also"'.

Mettre en oeuvre cette orientation de base, c fest changer notre


vision des adultes dans le sens véhiculé par l'andragogie-
C'est mettre une sourdine à une vision d e l'éducateur de la foi
comme personne-ressource qui sait ce dont les gens ont besoin
et qui le transmet sans se soucier du point de départ des gens
et du point d'arrivée qu' ils souhaitent, C'est changer sa
pratique qui se soucie peu ou pas de leur donner la parole et
de saisir leur univers intérieur de représentations et de
compréhension. C'est penser à se préoccuper de leur savoir
d'expérience qui explique tant de rbsistances a se mettre en
route v e r s ailleurs ou autrement mais qui leur donne aussi un
point de référence critique pour se positionner spirituellement
par rapport aux propositions faites par l'éducateur.

I l y a dans les traits d'une spiritualité de la vie en plein


monde ajustée au mitan de la vie et dans l'approche
andragogique suggérée un programme de longue haleine qui
pourrait inspirer avantageusement nombre d'intervenants et
peut-être déverrouiller bien des coeurs d'adultes fermés.

1 Stokes, Kenneth, Faith 1s A Verb. Dynamics of Adult F a i t h Developmeat.


Twentp-Third Publication, Mystic, Connecticut, 1989, p . 66.
ANNEISE 1
FICHE D ' EXPERIENCE SPIRITUELLE (No 24 )

Vie publique III


"Les paroles de Jésus"

GRACE A DEMANDER

Le Christ, Parole vivante du Père, s'adresse à moi aujourd'hui


et, grâce à l'Esprit-Saint, transforme ma vie. 11 me donne de
connaître la volonté de Dieu.

BUT A ATTEINDRE

En toute disponibilité, me mettre dans une attitude d'attention,


d'écoute et d'accueil de la Parole qui m'interpelle, afin d'y
ajuster ma vie jusqu'à fa pleine connaissance de la volonté de
Dieu: Election.

1. VIVRE

A- Application a la vie

1. Sois fidèle à mettre ta vie en parallèle avec la Parole de Dieu


contemplée et accueillie dans la prière.
2. Garde-toi disponible afin d'être attentif aux mouvements de l'Esprit,
fuyant toutes décisions hâtives et tentations de volontarisme de même que
toute hâte de conclure ton expérience.
3. Tu peux devenir une "Parole de Dieu" pour tes frères en étant attentif
à proclamer ta foi par toutes "bonnes nouvelles".

B- Activité préparatoire
N'oublie pas de compléter ton poly-poster, aidé en cela par les grâces
reçues lors des contemplations en temps d'arrêt comme celles reçues au cours
de ta vie ordinaire.
Apporte ton poly-poster à la prochaine rencontre.

I I . VERIFIER

Ma disponibilité pernet-elle à l'Esprit-Saint d'incarner la Parole de


Dieu dans ma vie d'aujourd'hui?

1 Boisvert, Michel, "Fiches d'expérience spirituelle pour l'accompagnement


des exercices faits dans la vie courante". Supplément à C . S . 1. 9-10 (1982).
I I I . REFLECHIR

A. Annotations pratiques

1. Chez ceux qui progressent dans la vie spirituelle, le bon Esprit


révèle sa présence sous forme de paix, de douceur et de joie afin de les
confirmer dans le bien; d'autre part, l'esprit mauvais révèle sa présence
sous forme de rudesse, de tristesse et de ténèbre, afin de réduire les
progrès spirituels des exercitants.
Chez ceux qui régressent dans la vie spirituelle, le bon Esprit
manifeste sa présence de façon aiguë, provoquant confusion et tristesse,
afin de provoquer remise en question qui amènera l'exercitant à la
conversion; d'autre part, le mauvais esprit manifeste sa présence de façon
délicate entretenant la douceur, le légèreté, l'innocence, afin de maintenir
l'exercitant dans son inconduite.
La cause provient des dispositions de la personne qui sont semblables
ou contraires à celles des "esprits". Aussi, pour peu qu'il en dépend de
nous et en comptant sur la grâce, faut-il toujours être ordonné au bon
Esprit, afin qu' il entre en nous avec douceur parce que nous sommes
disponibles, ou bien qu' il vienne avec force pour nous rendre disponibles
(EE.35)
2 . Quand le Seigneur se manifeste à nous sous la forme d'une consolation
sans cause i.e. sans aucun intermédiaire présent ou passé, le bon ou le
mauvais esprit ne peut intervenir. C'est un temps de grâce purement
gratuit. Cependant, le bon et le mauvais esprits, par le moyen de nos
facultés, peuvent intervenir dans le temps qui suit la consolation sans
cause. Aussi, l'exercitant doit-il bien distinguer ces deux temps de la
grâce et examiner de plus près les consolations du second temps, afin de
rester fidèle à la grâce initiale (EE.336).

B- Réflexion

L 'élection

Cette expression vous est devenue familière pour l'avoir entendue à


plusieurs reprises ou pour l'avoir lue. Dans les Exercices de saint Ignace,
elle signifie que Dieu nous choisit pour accomplir sa volonté de telle ou
telle manière selon qu'il nous donne de la connaître. C'est le contraire
de ce qui se produit dans la politique, alors que nous choisissons par notre
vote tel candidat plutôt que tel autre. L'élection, c'est donc un choix,
une décision qui vient d'en haut, de Dieu. Saint Jean fait dire a Jésus:
"Ce n'est pas vous qui m'avez choisi, c'est moi qui vous ai choisis", (Jn
6, 70). En effet, le Seigneur choisit ses disciples et attribue à chacun
sa mission propre.
Cette élection n'arrive pas tout d'un coup, comme une révélation directe
et toute nouvelle- Au contraire, cette élection s'élabore graduellement
depuis notre naissance à la vie spirituelle, mais aussi depuis le tout début
de notre expérience des Exercices dans la vie courante et surtout en cette
étape de contemplation-élection. Cette dernière étape nous permet
d'assembler avec soin les morceaux de notre "casse-tête", i.e. notre vie de
tous les jours éclairée par llEvangile- Cependant, attention! le moment
n'est pas encore venu de conclure- Nous réservons cette expérience pour une
prochaine fois. Alors seulement nous ferons le point ... disons final. La
clôture de l'élection est un temps d'arrêt où, dans la réflexion et la
prière intense, nous accueillerons le choix du Seigneur sur nous. D' ici là,
il est important de continuer à écouter la Parole du Seigneur en la
confrontant à notre vie, disant: "Parle, Seigneur, ton serviteur écoute" (1
S 3, 8); il faudra aussi se garder de prendre les devants de l'expérience,
i-e. de décider à la place du Seigneur. L'élection viendrait alors d'en
bas.
Ecouter la Parole de Dieu, croître dans la foi jusqu'à ce qu'elle
s'incarne en notre vie, implique une grande disponibilité de notre part.
Plus que jamais il nous faut être attaché au Seigneur Jésus, afin de passer
des signes à la foi pure, afin de recevoir d'en haut le sens des appels que
Dieu nous adresse, afin de connaître sa volonté. Aussi, faut-il tourner
notre esprit, notre coeur, nos sens vers le haut, là où le "Christ siège à
la droite de Dieut' (Mt 16, 19). Plus que jamais, il nous faut chercher "le
Règne de Dieu et sa justice" (Mt 6, 33).

IV. PRIER

A- Références bibliques

1. Principal es
- Jn 6, 22-71
- Jn 12

2. Autres

Enseignements

Discours

Prières
B- Prières
1. Litanie

Parole de Dieu qui crées l'univers,


Parole de Dieu, Parole de vie,
Parole de Dieu, pour l'homme aujourd'hui,
Parole de Dieu, ne reste pas loin !

Pourquoi ton absence ?


Parole de Dieu, ne reste pas loin !
Parole de Dieu, alliance d'amour,
Parole de Dieu pui dis le pardon,
Parole de Dieu, message de paix,
Parole de Dieu, renverse l a mort !
Pourquoi t a n t de haine ?
Parole de Dieu, renverse la mort !
Parole de Dieu qui tires d'exil,
Parole de Dieu qui chasses tout mal,
Parole de Dieu qui es liberté,
Parole de Dieu, détruis nos prisons !
Pourquoi tant d'esclavages ?
Parole de Dieu, détruis nos prisons !
Parole de Dieu, flambeau dans la nuit,
Parole de Dieu qui montres le Jour,
Parole de Dieu, clarté sur nos pas,
Parole de Dieu, dessille nos peux !
Pourquoi tant d'aveugles ?
Parole de Dieu, dessille nos yeux !
Parole de Dieu qui ouvres la mer,
Parole de Dieu qui calme les vents,
Parole de Dieu, plus forte que t o u t ,
Parole de Dieu, tiens-nous dans l'espoir !
Pourquoi t a n t de larmes ?
Parole de Dieu, tiens-nous dans l'espoir !
Parole de Dieu, fontaine au désert,
Parole de Dieu qui donnes les pains,
Parole de Dieu, enfouie aux sillons,
Parole de Dieu, défriche nos coeurs !
Pourquoi tant de pierres ?
Parole de Dieu, défriche nos coeurs !
Parole de Dieu, soleil des soleils,
Parole de Dieu en forme de croix,
Parole de Dieu au creux de ce temps
Parole de dieu, réponds à nos cris !
Pourquoi ton silence ?
Parole de Dieu, réponds à nos cris !'
1 Rimaud, Didier, Des Grillons et des Anges. Desclée, Paris, 1978, p. 74ss.
2. Donne-nous de renconter des hommes
qui vivent selon ta parole.
Sinon, où pourrions-nous apprendre
ce qu'est l'amour et la grâce,
et la fidélité et ie pardon ?
Alors nous serons l'un pour l'autre
lumière, chaleur, espoir.
Nous serons tout ce que lui a été pour nous,
Jésus, ton Fils. 1

3 . Psaume d'un faiseur de mots

Loue sois-tu, mon Dieu,


pour les consonnes et les voyelles,
pour leurs élans fantasques
et leurs unions tranquilles.

Loué sois-tu
pour l'enchantement des syllabes,
la musiques des noms
et le tranchant des verbes.

Loué sois-tu
pour la secrète respiration des phrases
et l'infinie richesse de leurs agencements.

Loué sois-tu
pour l'intonation de la voix,
pour l'accent du terroir
et la couleur des mots qu'enfantent nos lèvres.

Loué sois-tu, mon Dieu,


pour la parole humaine,
celle qui hésite au bord du mystère,
celle qui se presse à exprimer la joie,
celle qui trébuche quand s'y mêlent les pleurs
celle qui murmure L'amour au matin,
celle qui gronde d'espoir contenu,
celle qui chante sans pouvoir s'arrêter,
celle qui donne le goût de vivre,
le courage de lutter,
et l'espérance d'un jour nouveau.
Oui, il est bon de te louer,
de parler dans l'estime du langage d'homme
et de poursuivre chaque jour
notre tâche d'ouvrier de la parole.

1 Cromphout, P., Un temps pour parler. Ed. Foyer Notre-Dame, ~rukelles.


Dieu de Jésus Christ, muette plénitude,
tu nous appelles encore
à nous revêtir de parole,
à porter comme on tient un enfant joyeux
sur les épaules,
ou comme on se charge d'une croix ;
tu nous appelles e n m r e
à risquer une parole :
tu n'attends pour nous ce geste créateur.
Ri n'attends pour nous ce geste créateur.
Tu n'attends rien de nous,
mais tu espères pour nous,
inlassablement,
que nos lèvres prononcent
l'impossible d'aujourd'hui,
le possible d'après-demain,
la paix entraperçue, la justice naissante,
la révolte sourde, la justice naissante,
le pardon, l'émerveillement,
le cri trop longtemps retenu,
la difficulté de vivre,,
la joie d'être ensembleL.

C- Texte de méditation

La banne nouvelle

Seigneur, tu nous as confié ta Bonne Nouvelle


Tu nous l'as confiée pour les pauvres,
maudits, méprisés,
laisses pour compte,
consolés en passant;
invités à se soumettre, a patienter,
à comprendre, à attendre,
encore et toujours,
une délivrance,
un bonheur ... si lointain !
Pour eux,
que notre vie soit une Bonne Nouvelle.

Seigneur, tu nous as confié ta Bonne Nouvelle,


hi nous l'as confiée pour les doux,
tournés en ridicule,
démunis devant la violence;
pour les miséricordieux,
qui n ' hésitent pas à pardonner
et dont an abuse souvent;
pour les coeurs purs,
qui cernent ce qui est vrai
et se font traiter de naïfs.
Pour eux,

1 Quellec, Jean-Yves, Dieu nous prend en chemin. Textes pour la prière et


1s célébration. Coll. Vivante Liturgie, Le Centurion, Paris, 1979, p. Zlss.
que notre vie soit une Bonne Nouvelle.

Seigneur, tu nous as confié ta Bonne Nouvelle


Tu nous l'as confiée pour les affligés,
qu'on ne peut consoler dans leur deuil,
qui deviennent indifférents
à force d'être accablés,
durs à force d'être seuls;
pour les malheureux
à qui on ne peut seulement, peut-être,
partager le silence.
Pour eux,
que notre vie soit une Bonne Nouvelle.

Seigneur, tu nous as confié ta Bonne Nouvelle.


tu nous l'as confiée pour les affamés de justice
qu'on dits inconscients ou subversifs,
et qu'on engage a être raisonnables ;
pour les artisans de paix,
qui persévèrent malgré tant de défaites
et continuent à croire à l'impossible d'aujourd'hui.
Pour eux,
que notre vie soit une Bonne Nouvelle 1 .

A la fiche 24 est joint un texte complémentaire.

POUR PRENDRE UNE DECISION

S'exercer à reconnaître les i n d i c a t i o n s

Comment nos réactions tonifiantes ou déprimantes, en face d'un choix,


peuvent-elles éclairer notre décision? Les "mouvements de l'âme" - à
condition de savoir les lire - nous fournissent des indications sur ce qui
nous met ou non en accord avec Dieu. On est donc conduit à se demander si
le fait qu'une solution, envisagée devant Dieu, nous vivifie ou au contraire
nous trouble, permet de la choisir ou de l'écarter. Après en avoir donné
la raison, nous ne parlerons que des cas où il nous est possible d'appliquer
seuls ce discernement, quitte à nous faire contrôler de loin en loin.

Dans les décisions qui engagent définitivement la vie, comme est le choix
entre mariage et célibat consacré, le sondage des temps forts et faibles de
la vie spirituelle peut apporter beaucoup de lumière et il suffit
quelquefois à résoudre la question posée. Mais ce sondage est pratiquement
irréalisable sans le secours d'un guide expérimenté. On doit, en effet,
examiner les sentiments et les pensées qui se mouvaient en ces périodes,

1 Quellec, Jean-Yves, Ibidem, p. 4 5 s .


découvrir par quelles voies Dieu nous a conduits, et finalement - à travers
notre tempérament, nos capacités, notre cheminement spirituel, nos
aspirations et nos réticences - reconnaître ce pour quoi Dieu nous a faits.
Un tel travail de discernement suppose des indications complémentaires, plus
subtiles et plus délicates à manier que celles que nous avons données. Ce
travail est à faire dans une retraite d'orientation de vie. Décider de sa
vie vaut bien quelques jours de réflexion devant notre Créateur et Seigneur.

D'autres décisions, sans être définitives, demanderaient, elles aussi, un


temps de recueillement: choix d'une fiancée, orientation professionnelle,
acceptation d'une lourde responsabilité ... Mais on ne se soucie guère de
les considérer devant Dieu !

En dehors de ces décisions majeures, il reste une multitude de circonstances


dans lequelles nous pouvons éclairer nos décisions par les réactions
spirituelles qu'elles ne manquent guère de provoquer : "Dois-je entrer dans
ce mouvement d'Action Catholique? Vais-je continuer à faire de
l'alphabétisation malgré le travail de fin d'année ? Quelle sera la part
du Tiers Monde dans notre budget? "

En pareils cas, puis-je me décider uniquement d'après ma réaction


spirituelle de joie, de paix ou de trouble en face des diverses solutions?
Non, pas uniquement. D'abord, il se peut que je reste sans réaction devant
toute hypothèse. Ou bien les "mouvements" que j'éprouverai ne seront pas
assez caractéristiques pour conclure. Et surtout, si je ne suis pas habitué
à distinguer l'aspect psychologique et le caractère religieux de mes
réactions, je risque de prendre mes impressions pour des données
spirituelles. Quelqu'un ayant demandé au Père Lebreton: "Quand je passe
devant une église, je suis poussé à entrer. Que dois-je faire?", le Père
répondit: "Surtout ne faites rien. Voyez si c'est raisonnable!"

Eh bien, oui! mieux vaut commencer par voir ce qui est raisonnable. Non
pas raisonnable aux yeux d'une prudence un peu terre à terre, mais
raisonnable aux yeux de la foi: tout étant bien pesé, quelle solution est
sage devant Dieu?

Trouver d'abord la solution raisonnable

Quelle ligne suivre pour parvenir à cette sagesse, qui doit être perçue
devant Dieu? D'abord, marquer un temps d'arrêt pour me recueillir en sa
présence. Voir quel est le choix précis à faire. Me rappeler qu' il s'agit,
en fin de compte, d'aimer davantage le Dieu vivant et de le faire découvrir
aux autres. Pour ne pas imposer à Dieu mes préférences, m'efforcer de ne
vouloir pas plus une solution que l'autre, tant que je n'aurai pas vu celle
qui convient. Prier Dieu du fond de moi-même pour que se forment en moi une
vue claire des choses et un désir qui réponde au sien. Je m'arrêterai plus
ou moins à cette préparation, selon l'importance de la décision.

Puis, si la question en vaut la peine, l'examiner sous toutes ses feces


comme Dieu lui-même tient compte de tout. Chercher quels sont les avantages
et les inconvénients des diverses solutions, par rapport à ce qui fait le
fond de notre vie à tous: notre relation avec le Seigneur-
Pour ne pas rester dans le vague, prenons un exemple: on m' a proposé une
responsabilité dans un groupe d'Action Catholique et je suis déjà très
chargé; que faire: accepter ou refuser? Envisager les deux hypothèses,
pour mettre en lumière avantages et inconvénients-

Si j'accepte, est-ce que ma santé tiendra? Au total, combien de réunions


aurai- je par semaine? Quelle charge supplémentaire? Est-ce que la famille,
le travail professionnel, le "devoir d'état" n'en supporteront pas les
conséquences? Pris dans la multiplicité des tâches, garderai-je assez de
calme et d'équilibre pour prier? ... D'autre part, accepter, c'est la ligne
de la générosité, pour aider les autres à trouver le Christ.. Mais, si je
remplis mal mes obligations, si je perds contact avec. le Seigneur, qu'y
gagneront le Seigneur et les autres?. . . Mettre un peu d'ordre dans mes
réflexions. Puis regarder, avec le même réalisme, l'autre solution.

Si je refuse, quels sont les avantages pour ma famille et mes autres


responsabilités? Quels inconvénients évités? . - . Par contre, ce groupe
d'Action Catholique va-t-il être à l'abandon?.. . Rassembler ce qui est
favorable et défavorable à ma vie pour Le Christ, au milieu des autres.

Puis, avantages et inconvénients étant bien pesés dans les deux hypothèses,
regarder de quel côté incline la sagesse, sans me laisser mouvoir par des
impressions- Tous comptes faits devant Dieu, quelle solution est
raisonnable? Dans l'exemple cité, le militant laïc jugeait déraisonnable
d'accepter.

Voir si les "mouvements spirituels" confirment

Voyons maintenant comment son ébauche de décision se trouvait confirmée par


ses "mouvements spirituels", puisque c'est la question que nous posions au
début. Devant la proposition qui lui était faite, ce laïc craignait de ne
pas être généreux. Crainte sans consistance, puisqu'en fait il était
disposé à accepter, ne voulant pas plus une solution que l'autre. Mais dans
cette perspective de 1 ' acceptation, il restait inquiet, comme devant une
profonde dissonance: les choses ne se mettaient pas en place. L'inquiétude
persistait même sous le regard de Dieu. L'acceptation n'allait pas dans le
sens de Dieu.

Le refus, au contraire, malgré une générosité moindre apparemment, le


laissait en paix, face à Dieu et à ses responsabilités. Au-delà du
désagrément que lui causait cette perspective du refus, il se sentait en
accord avec Dieu. Ce n'était donc pas là fausse paix, qui aurait caché une
dérobade.

La solution raisonnable se trouvait donc confirmée par ses réactions de


"consolation-désolation". Elle n'en était que plus sûre. 11 pouvait
décliner sans crainte la proposition qui lui était faite. Personne n'aurait
eu intérêt à ce qu'il accepte: ni lui, ni Dieu, ni les autres.

La manière de prendre une décision que nous venons d'esquisser est


applicable en bien des circonstances: voir d'abord ce qui est raisonnable
devant Dieu; puis chercher confirmation de la décision entrevue, en voyant
de quel côte se trouvent la paix et la vigueur spirituelles. Si la
décision, au lieu d'être confirmée, se trouvait contredite par le second
temps, il faudrait examiner le problème; i l y aurait un manque
d'objectivité quelque part. Au besoin, demander conseil. Dans cette
recherche, l'important est de se dégager de la sensibilité et des
impressions, d e dépasser les appréhensions premières, pour se situer au plan
religieux, comme ont essayé de l'indiquer les précédents chapitres.

Dans les cas où l'essai de confirmation ne donne rien, parce que nous sommes
spirituellement inertes, gardons-nous de forcer les "mouvements de l'âmet'
pour en obtenir à tout prix des lumières: elles seraient illusoires.
Prenons alors résolument la solution qui a été perçue comme plus sage. Elle
correspond aux lumières que Dieu nous donne pour le moment.

Quand nous disposons de quelque temps avant une décision importante, i l est
bon de revenir sur la question en des jours différents. La reprise à divers
moments permet de vérifier ce qu'il y a d'éphémère ou de solide dans nos
réactions. Elles en sortent décantées et plus sûres. Et nous savons que
" 1 ' expérience des consolations et désolations1'se révèle profitable, dans
la mesure où elle est devenue familière.
1904 (24 octobre) Naissance de Madeleine Delbrêl à Mussidan.
Enfance à Mussidan.
Adolescence à Paris. Etudes de philosophie.
Rencontre de Jean Maydieu qui deviendra Frère Jean-Augustin, o.p.
Rencontre de l'abbé Lorenzo qui sera jusqu'à sa mort confident et
confesseur de Madeleine.

1933 (15 octobre) Madeleine et deux compagnes s' installent à Ivry, au Centre
social, 207, route de Choisy, qui devient La Charité.

1935 Le groupe s'installe 11, rue Raspail, près de la mairie d'Ivry.

1936 Madeleine devient assistante sociale.

1937 Pie XI condamne Sept, l'hebdomadaire dominicain.

1941 Création de la Mission de France à Lisieux. Le Père Augros en sera le


responsable avec le Père Lorenzo pour adjoint.

1947 La Charité essaime dans plusieurs villes de l'Est.

1949 Madeleine se fait un ami de Venise Gosnat, son "maître en marxisme".


Décès du cardinal Suhart, archevêque de Paris.
En juillet, le Saint-Office interdit toute collaboration avec les
communistes.

1949-1951Madeleine défend Miguel Grant, ancien FTP, injustement emprisonné.

1952 Avril: voyage éclair a Rome.

1953 Août: de nouveau à Rome. Rencontre avec Mgr Veuillot.


Madeleine participe a la dénonciation des irrégularités du procès
Rosenberg.
Le Saint-Office condamne l'expérience des prêtres-ouvriers.

1958 Mort du Père Lorenzo. Mgr Veuillot devient conseiller de La Charité.

1 Chronologie tirée du livre de Guéguen, Jean, Petite v i e de Madeleine


delbrêl. Desclée de Brouwer, Paris, 1995, p. 136-137.
Jean XXIII succède à Pie XII.

1959 Jean XXIII annonce la convocation d'un concile.

1960 Voyage de Madeleine en Pologne.


Voyage en Afrique après l'installation près d'Abidjan d'une équipe de
La Charité.

1962 (octobre) Ouverture du Concile Vatican II.

1963 Mort de Jean XXIII. Paul VI lui succède et poursuit le Concile.

1964 (Octobre) Mort de Madeleine.

1988 Mgr François Frétellière, évêque de Créteil, décide l'ouverture du


procès de béatification de Madeleine D e l b r ê l .

1995 Janvier: la cause est introduite à Rome.

11 existe une
Association des Amis de Madeleine delbrêl:
il, rue Raspail - 94200 Ivry-sur-Seine.
ANWgXE III

La pensée de Madeleine Delbrêl déborde les éléments retenus dans le cadre


de cette recherche qui proviennent presque tous d'un seul livre Nous autres,
gens des rues. Ce dernier se présente comme une collection de textes qui
suivent le cheminement de sa vie à partir de sa conversion en 1922 jusqu'à
sa mort en 1964. C'est dans ce volume que nous retrouvons surtout les
éléments qui explicitent les fondements de sa spiritualité en plein monde.
Pour lui faire justice, mentionnons d'autres éléments de sa pensée qui ont
retenu notre attention sans toutefois les reprendre dans cette thèse.

. Son itinéraire comme responsable d'un communauté laïque qu'elle anime de


1933 à 1964. Son cheminement graduel, ses points de repère, sa recherche
d'une orientation et des spécificités d'une vie communautaire selon
1'Evangile ou d'une vie donnée, consacrée à vivre les paroles, les gestes,
les conseils du Christ tout en restant entièrement dans le monde.

. Sa réflexion sur sa rencontre avec le marxisme au sein de la ville d'Ivry,


sur La nécessité non seulement d'une présence chrétienne authentique mais
sur la nécessité et les exigences de l'apostolat:

- auprès des chrétiens dont la foi est dévitalisée


- auprès des marxistes qui proclament vivre sans Dieu et mettre leur
confiance en l'être humain et dans le prolétariat
- auprès des indifférents qui ne sont ni chair ni poisson.

. Sa réflexion de base, simple et constante sur les deux commandements de


Dieu, leur inséparabilité et sur les cheminements de l'amour à travers la
solitude, la souffrance, la prière, la fidélité à 1'Evangile et à 1'Eglise.
Ses réflexions s'adressent aux croyants qui "comme des amants veulent
accomplir les moindres désirs de celui qu'ils aiment" ou qui veulent "aimer
comme Jésus a aimé c'est-à-dire en révélant Dieu par 1 'amour que 1 'on a pour
les autres".

- De belles pages sur les facettes de Dieu qui l'éblouissaient: un Dieu de


douceur, de bonté, d'humilité, d'obéissance; ce sont ces facettes que l'on
retrouve dans sa façon de vivre 1'Evangile au quotidien.

. Des textes fort intéressants sur le temps d'aujourd'hui et le temps de la


foi c'est-à-dire sur le respect des conditions historiques pour incarner sa
foi avec réalisme et en adhésion aux constantes de llEvangile.

. Des réflexions sur des problèmes rencontrés par 1'Eglise à son époque:
la situation des prêtres-ouvriers, le changement de pape, la venue du
Concile Vatican II, sa correspondance avec nombre de personnes en autorité
ou avec des amis, le décès de l'accompagnateur spirituel de La communauté,
le Père Lorenzo, le décès du cardinal Suhard de Paris, l'espoir marxiste et
l'espérance chrétienne, l'athéisme et l'évangélisation, etc.

Reconstituée après sa mort, à partir de notes, de conférences, de lettres,


d'articles, cette pensée est celle d'une femme d'action et d'une mystique
arrimée à la vie ordinaire en plein monde et à 1'Evangile même si son cadre
de vie ressemble plus à celui d'une communauté religieuse laïque qu'à celui
de Monsieur et Madame tout le monde.
BIBLIOGRAPHIE

Développement psycho-social de l'adulte

Artaud, Gérard, Se connaître soi-même: La crise d'identité de


1 'adulte. CIM, Montréal, 1976.
Artaud, Gérard, L'adulte en quête de son identité. Ed, Les
Presses de l'université d'Ottawa, Ottawa, 1985-
Butler, R I , Lewis, M., Aging and Mental fiealth- C.V- Mosby,
Saint-Louis, 1963.
E r i k s o n , E. H. , Enfance et société- Actualités pédagogiques et
psychologiques, Delachaux et Niestlé, Neuchâtel, Paris, 1974.
Erikson, E. H. , Ethique et psychanalyse. Flammarion, Paris,
1971.
Erikson, E - H., The Life Cycle Completed: A Review, Norton &
Co, New York, 1982.
Havighurs t , R. J . , Developmental Tasks and Educa tion. Longman,
New York and London, 1972.
Hétu, Jean-Luc, Psychologie du vieillissement. Ed. du
Méridien, Montréal, 1988,
Houde, Renée, Les temps de la vie. Le développement psycho-
social de 1 'adulte selon la perspective du cycle de la v i e - Ed.
Gaëtan Morin, Boucherville, 1989.
Jung, C I G., Problèmes de 1 'âme moderne. Traduction Yves Le
Lay, E d - Duchet-Chastel, Paris, 1961.
Jung, C - G., Dialectique du Moi et de 1'inconscient. Traduit
de l'allemand, préfacé et annote par le docteur Roland Cohen,
éd. revue et corrigée, Folio 46, Essais, Gallimard, Paris,
1964.

Jung, C. G. , L 'homme à la recherche de son gme. Structure et


fonctionnement de l'inconscient. Préface et adaptation du Dr
Roland Cohen, nouvelle édition Albin Michel, Paris, 1987.
Kegan, Robert, The Evol v ï n g Self: Problems and Process in Human
Development- Harvard University Press, Cambridge, 1982.
Levinson, Daniel, The Seasons of a Man's Life. Knopf, New
York, 1978-
Lewin, Kurt , Resolving Social Conflicts. Harper , New York,
1968 .
Lewin, Kurt, Psychologie dynamique. P.U.F., Paris, 1959.
Linn, M. et D,, La guérison des souvenirs. DDB, Paris, 1981.
Lowental, Marjorie Fiske, Four Stages of Life. Jossey-Bass ,
San Francisco, 1976.
Marris, Peter, Loss and Change. Revised Edition. Routledge,
London and New York, 1993.
Michaud, Claude, Les saisons de la vie. Les étapes de la
croissance de 1 'individu et du couple. Ed. du Méridien,
Montréal, 1991,
Monbourquet te. Jean, Aimer, perdre, g r a n d i r . L 'art de
transformer une perte en gain. Ed. du Richelieu, Saint-Jean-
sur-Richelieu, 1984.
Neugarten, Bernice, Middle Age and Aging. University of
Chicago, Chicago, 1972.
Neugarten, Bernice, "Adaptation and The Life Cycle". Journal
of Geriatric Psychiatry, Chicago, 4 (1970).
Sennett , Richard, The Uses of Disorder: Personal Iden ti ty and
City Life. Vintage, New York, 1970.

Sheehy , Gai1 , Passages: les crises prévisibles de 1 'âge


adul te. Sélect, Montréal, 1977.
Sheehy, Gaîl, Franchir les obstacles de la vie. Belfond,
Paris, 1982.
St-Arnaud, Yves, La personne humaine. Introduction à 1 'étude de
la personne et des rela tions in terpersonnel1 es. Ed. de
l'homme, CIM, Montréal, 1974.
Vaillant, George E., Adaptation to Life, Little, Brown,
Boston, 1976.

Développement spirituel et religieux de


1'adulte

Fowler , James W. , Stages of Fai th. The Psychology of Human


Development and The Quest for Meaning. Harper & Row, San
Francisco, 1981.
Fowler , James W ., Fai th Development and Pastoral Care Col1- .
Theology and Pastoral Care, Don S. Browning, Fortress Press,
Philadelphia, 1987.
Fowler, James W., "Théologie et psychologie dans l'étude du
developpement de la f o i " - Concilium 176 (1982) 145-150.
Fowler, J.W., "One introduction progressive a la foi"-
Concilium 194 (1984) 77-87.
Giguère, Paul-André, Une foi d 'adulte. L ' horizon du croyant,
Novalis, Ottawa, 1991.
Sous la direction de Grand'Maison, Jacques et de Lefebvre,
Solange, Une génération bouc émissaire- Enquête sur les b a b y -
boomers. Cahiers d'études pastorales 12, Fides, Montréal,
1993.
Sous la direction de Grand'Maison, Jacques, Baroni, Lise et
Gauthier , Jean-Marc , Le défi des générations. En jeux sociaux
et religieux du Québec d 'aujourd ' h i . Cahiers d'études
pastorales 15, Fides, Montréal, 1995.
Hétu, Jean-Luc, Quelle foi ? Une rencontre entre 1 'évangile et
la psychologie. Lemeac, Ottawa, 1978.
Hétu, J. L Psychologie de l'expérience intérieure. E d du
Méridien, Montréal, 1983.
Hétu, J. L., "spiritualité et psychologie du développement".
Le Gérontophile i3/1 (1991) 2-4.
Hétu, Jean-Luc, Et les disciples se mirent debout. 200
commentaires de 1 'évangile du dimanche - Aspects psycho1 ogiques
et poli t i q u e s . Fides, Montréal, 1985.
Kohlberg, L., Moral Development, Moral Education and Kohlberg.
Religious Education Press, B. Munsey éd., 1980.
Oser, F., Gmiinder, P., Ridez, L., L'homme, son développement
religieux. Etude de structuralisme génétique. Col1 - Sciences
humaines et religion, Cerf, Paris, 1991.
Ricoeur, Paul, "Approches de la personne". Approches 64/4
(1989) 99-113.
Ricoeur, Paul, "Considérations éthiques et théologiques sur la
Règle d ' or". dans Nadeau, Jean-Guy , dir . , L 'interprétation, un
défi de 1 'action pastorale. Cahiers d'études pastorales 6,
Fides, Montréal, 1989.
Stokes, Kenneth, Faith Is a Verb. The Dynamics of Adul t Faith
Development. Twenty-third Publications, Mystic, Connecticut,
1989.

Westerhoff, John, Will Our Children Have Faith? The Seabury


Press, New York, 1976.
Whitehead, E - E - and Whitehead, J O., Les étapes d e 1 'âge
a d u l te. E v o l u t ion p s y c i i o l o g i q u e et religieuse. Centurion,
P a r i s , 1980.

W h i t e h e a d , E. E -, Whitehead, J . D., Seasons of Strength. New


Visions of Adul t C h r i s t i a n Maturing. Image Books, New York,
1984.

Approches éducatives

Artaud, G é r a r d , " S a v o i r d ' e x p é r i e n c e e t s a v o i r t h é o r i q u e . Pour


une méthodologie de 1 'enseignement b a s é e s u r u n e ouverture à
1 'experierice". Revue des Sciences de 1 'Education V I I / l ( 1 9 8 1 ) .

Artaud, Gérard, L 'intervention éducative. Au delà de


l'autoritarisme et du Laisser-faire- Les Presses de
1' U n i v e r s i t é d ' O t t a w a , Ottawa, 1989.

Charron, André, " L e s e r v i c e p a s t o r a l du c r o i r e dans l e c o n t e x t e


c u l t u r e l actuel", Fastorale-Québec ( j u i n 1993) 223-245.
C - N - E . R . , Formation chrétienne des a d u l t e s - Un guide t h é o r i q u e
e t pratique pour l a catéchèse. Desclée d e Brouwer, Paris,
1986,

C o l l e r e t t e , C., D e l i s l e , G . , L e changement p l a n i f i é . Une


approche p o u r intervenir dans l e s systèmes o r g a n i s a t i o n n e l s .
E d i t i o n revue e t c o r r i g é e , E d . Agence d ' A r c I n c . , Ottawa, 1982.
Du£ resne-Tasse, C o l e t t e , L ' a p p r e n t i s s a g e adulte. Essai de
définition. Raisin sec ou fleur d 'amandier? E d i t i o n s Etudes
Vivantes, Montréal P a r i s , 1981.
D u £ r e s n e - T a s s é , Co L e t t e , L e s tours de main de 1 'enseignement
aux a d u l t e s , Gastronomie ou fricot? E d i t i o n s Etudes V i v a n t e s ,
Montréal P a r i s , 1981.
Fossion, A n d r e e t Ridez, L o u i s , Adultes dans la foi. Pédagogie
e t catéchèse- Desclée, Lumen V i t a e , 1 9 8 7 .

tiétu, Jean-Luc, " F a i r e l a p a i x a v e c soi-même. Une t y p o l o g i e


des r e l e c t u r e s d e v i e " . F r o n t i è r e s (automne 1 9 9 3 ) 52-53.
Knowles , Malcolm, The Modern Pract i c e of A d u l t Educa tion:
Andragogy v s Pedagogy. Associated P r e s s , New York, 1972.

Knowles , Malcolm, Self Directed Learning: A Guide for L e a r n e r s


and Teachers. A s s o c i a t e d P r e s s , N e w York, 1975.
Knowles, Malcolm, The Adult Learner : A Neglected Species. G u l f
P u b l i s h i n g Company, Houston, 1 9 7 8 -
Marchand, Louise, Introduction à 1 'éducation d e s adul t e s -
Editions Préfontaine inc., St-Jean-sur-Richelieu, 1982.
Milot, Micheline, Une religion à transmettre. Le choix des
parents. L e s Presses de l'université Laval, Québec, 1991.
Morrissette, Dominique et Gingras, Maurice, Enseigner des
attitudes? Planifier, i~tervenir,é v a l u e r . De Boeck-Wesmael ,
Bruxelles et Les Presses de l'université Laval, Québec, 1991.
Office de catéchèse du Qukbec, Les nouveaux défis d e
1 'éducation de la f o i au Québec. Coll. LIEglise aux quatre
vents, Fides, Montréal, 1988.
Pineau, Gaston, Marie-Michèle, Produire sa v i e : a u t o f o r m a t i o n
e t autobiographie. Théories et pratiques de l'éducation
permanente, Editions Saint-Martin, Montréal, 1983.
Savoie-Sa jc , Lorraine. Les modéles de changement planifié en
éducation. Ed. Logiques, Montréal, 1993.

S p i r i t u a l i t é et théologie

Balmary, Marie, Le sacrifice i n t e r d i t . Freud et l a Bible,


Grasset, Paris, 1986.
Beauchamp, André, "Spiritualité de 1 ' environnement". La vie
des communautés religieuses (septembre-octobre 1989) 223-234.
Beaudin, Michel, "Cette idole qui nous gouverne - Le néo-
libéralisme comme "religion" et "théologie" sacrificielles" .
Sciences t h é o l o g i q u e s 2 4 / 4 ( 1 9 9 5 ) 395-413,
Beaudin, Michel, "Le néo-libéralisme comme religion.
L'idolâtrie sacrificielle néo-libérale". Relations 614 (1995)
238-245.

Boismarmin, Christine de, Madeleine Delbrêl 1904-1 964 - Rue d e s


v i l l e s chemin de Dieu. Ed. Nouvelle Cité, Paris, 1985.
Boisvert, Michel, "Fiches d'expérience spirituelle pour
l'accompagnement des exercices faits dans la vie courante".
Supplément d C . S . I . 9-10 (1982).
Bourgeois, Henri, "Pour une vie spirituelle chretienne".
Catéchèse 123 (1991) 2 7 - 5 6 .
Bourgeois, Henri, Redécouvrir l a foi. Les recommençan ts. Coll .
Pascal Thomas-Pratiques chrétiennes 2, ~ e s c l é e de Brouwer,
Paris, 1993.
Breton, Jean-Claude, Approches contemporaines de la vie
spiri tuelle. Bellarmin, Montreal, 1990.
Breton, J. C - , "La vie spirituelle aujourd'hui- Une condition
d 'achèvement de la personne". L ' E g l i s e canadienne ( 1992 ) 7-11.
Breton, J. C., "Le ressourcement spirituel. Pour unifier sa
vie" - L 'Eglise canadienne ( 1992) 49-52.
Breton, J.-C., "Intériorité et action: exclure ou harmoniser".
Communauté chrétienne 111 ( 1980 ) 238-245.
B r e w i , Janice and Brennan, Anne, Celebrate Mid-Life. Jungian
A r c h e t y p e s and Mid-Life Spirituality- Crossroad, New York,
1993.
Castel, François, "Luc 10, 38-42". Etudes Théologiques e t
Religieuses 5 5 (1980) 5 6 0 - 5 6 5 -
Charron, André, "Les conditions d'accès au spirituel en temps
d'indifférence religieuse". Kerigma 24 (1990) 119-142.
Charron, A., Lemieux, R. et Théroux Y. R., Croyances et
incroyances au Québec. C.I.N.R. 18, Fides, 1992.
Commisson des Affaires Sociales de 11Assemb16e des Evêques du
Québec, Les chrétiens et 1 'environnement. Assemblée des
Evêques du Qukbec, 28 mai 1981-
Cusson, Gilles, Conduis-moi sur le chemin d 'éternité. L e s
exercices dans l a vie courante. 3é tirage, Bellarmin, Montréal,
1981.

Cusson, Gilles, Pédagogie de lrexp&rience spirituelle


personnelle. Bellarmin, Montréal, 1986.
Colas, Germaine, "Figures bibliques, types d'expérience
spirituelle". Catéchèse 123 (1991) 37-46.
Comte, Robert, "La structuration de la foi personnelle".
Christus 36/43 (1989) 2 6 4 - 2 7 5 .
Comte, R., "Etapes de la vie adulte et évolution de la vie
spirituelle" . Catéchèse 120 ( 1990) 23-34,
Delbrêl, Madeleine, Ville marxiste, terre de mission. Cerf,
Paris, 1957.
Delbrêl, Madeleine, Nous autres, gens des rues. Seuil, Paris,
1966.
Delbrêl, Madeleine, La joie de croire. Seuil, Paris, 1968.
Delbrêl , Madeleine, Communautés selon 1 'Evangile. Seuil,
Paris, 1973.
Dufour, Simon, Devenir libre dans le Christ. Eduquer à la foi
aujourd'hui- Ed, Anne Sigier, Québec, 1987.
Nadeau, Jean-Guy , d i ,, La praxélogie pastorale. Orientations
et parcours. Tome 1 et II, Cahiers d'etudes pastorales 4 et 5,
Fides, Montreal, 1987.
Fitzmyer, Joseph A., The Gospel According t o Luke (X-XXIV)
Introduction, Translation, and Notes. The Anchor Bible,
Doubleday & Company, Inc., Garden City, New York, 1985.
Frostin, Per, "La crise spirituelle dans la métropole du
capitalisme". Liaisons internationales 50 ( 1 9 8 7 ) 3-18 et 5 1
(1987) 14-23,

Gauthier, Roger, Accompagnement pour qui cherche sa place dans


le Royaume de Jésus-Christ selon 1 'expérience de saint Ignace.
Edifice Notre-Dame, Richelieu, 1983.
Greeley , Andrew M. , Unsecular Man, The Persistence of R e 1 i g i o n -
Schoken Press, New York, 1972.
Greeley, Andrew M. , Religion, a Secular Theory. T h e Free Press,
1982.
Guégen, Jean, Petite vie de Madeleine Delbrêl. Desclée de
Brouwer, Paris, 1995.
Godin, A. , Psychologie des expériences religieuses. Le désir
et la réalité. C o l L Champs nouveaux, Le Centurion, Paris,
1981,
Lagrange, M. J. , O. P. , avec la synopse évangélique traduite par
le P. C. Lavergne, O. P. , L 'Evangile de Jésus-Christ - J-
Gabalda et Cie, éditeurs, Paris, 1954.
Loew , Jacques, Vivre 1 'Evangile avec Madeleine delbrêl ,
Centurion, Paris, 1994.
Maitland, David J., Looking Both Ways. A t h e o l o g y for Mid-
L i f e . John Knox Press, Atlanta, 1985.

Marshall, 1. Howard, The Gospel of Luke- A Commentary of The


Greek Text . Exeter The Paternoster Press, Aus tralia , South
Africa, 1978,
Miller, G. K., Baby Boomer Spirituality. Ten Essential Values
of a Generation. D i s c i p l e s h i p Resources, Nashville, 1992.
Moltmann-Wendel, Elisabeth, The Women Around J e s u s . Crossroad,
New York, 1987.
Morris, Léon, L 'Evangile selon Luc. Introduction et
commentaire. Farel/Sator, Belgique, 1 9 8 5 .
Nouwen, Henry, 3 . M. , Reaching Out. The Three Movements of the
Spiritual Life, Fount, London, Edition reprinted in 1991-
Nouwen, Henry, J. M,, Intimacy. Pastoral Psychological Essays.
Fides, Montréal, 1970.
Peck, Scott, Le chemin le moins fréquenté. Apprendre à vivre
avec la vie. Traduit de l'américain par Laurence Minard, Ed.
Robert Laffont, Paris, 1987-
Quéré, France, Les femmes de 1 'Evangile. Seuil, Paris, 1982.
Roof, Wade Clark, A Generation o f Seekers, Harper Collins, New
York, 1993.
Roy, Louis, La foi en quête de cohérence, Bellarmin, Montréal,
1988 -

Sabourin, Léopold, S - J - , L 'Evangile de Luc. Introduction et


commentaire. Editrice Pontifica Universith Gregorianna,
Roma/Paulines, Montréal.
Sanson, H., Spiritualité de la vie active- Xavier Mappus, Le
Puy et Lyon, 1956.
Schneiders, S - , "Spirituality in The Academy". Theological
S t u d i e s 50 (1989) 676-697.

Schneiders, S - , "Theology ans Spirituality: Strangers, Rivals


or Partners?" Horizons 13/2 (1986) 253-274,
Simard, Benjamin R. , Synthèses d 'accompagnement des exercices
de saint Ignace dans la vie courante pour utiliser avec les
fiches de Michel Boisvert. Texte inédit.
Vergote, A . , Psychologie religieuse. Coll. Psychologie et
sciences humaines, 3e édition, Dessart, Bruxelles, 1969.
-
L

Culture contemporaine

Lasch, Christopher , Le complexe de Narcisse. La nouvelle


sensibilité américaine. Robert Laf font, Libertés 2 000, Paris,
1979.
Lipovetsky, Gilles, L 'ère du vide- Essais sur 1 'individualisme
contemporain. Gallimard, Paris, 1983.
Ricard, François, La génération lyrique. Essai sur la vie et
l'oeuvre des premiers-n6s du baby-boom. Boréal, Montréal,
1992.
IMAGE EVALUATION
TEST TARGET (QA-3)

APPLIED - IMAGE.lnc
-= -.-,Rochester,
--
1653 East Main Street

--
--
--
NY 14609 USA

-- Phone: 71ff482-0300
Fax: 716128&5989

O 1993. ApprW Image. Inc.. All Rigtits Raserved

Vous aimerez peut-être aussi