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Bernard Stiegler

QU’APPELLE-T-ON
PANSER ?
1. L’immense régression

ÉDITIONS LES LIENS QUI LIBÈRENT


Pour Elsa
La presse, la machine, le chemin de fer, le télégraphe sont des
prémisses dont personne n’a osé tirer la conclusion pour les mille ans
qui viennent.
Frederic Nietzsche

Partout paralysie, peine, engourdissement, ou bien antagonisme et


chaos. […] L’ensemble ne vit même plus : il est composite, calculé,
artificiel, c’est un produit de synthèse.
Frederic Nietzsche cité par Robert Musil

Nous vivons l’époque la plus remarquable de l’histoire. Comme


jamais auparavant, l’homme regardant en arrière contemple un
panorama de progrès miraculeux ; et comme jamais auparavant, il est à
la recherche de son avenir. La satisfaction que nous trouvons à être à la
fois spectateurs et acteurs d’un drame captivant est considérablement
refroidie par le fait que la perspective n’est pas réjouissante.
Alfred Lotka
L’homme désapprend à agir. Il ne fait plus que réagir.
Frederic Nietzsche

L’implosion barbare n’est nullement exclue […] dans un monde qui


vieillit, qui durcit, qui se rigidifie […] qui devient un monde du mal.
Félix Guattari

Pour quelle raison tous ceux qui ont été des hommes d’exception
[perittoi : extra-ordinaires, passant la limite], en ce qui regarde la
philosophie, la science de l’État, la poésie ou les arts, sont-ils
manifestement mélancoliques ?
Aristote
CHAPITRE PREMIER

« L’implosion barbare n’est


nullement exclue »
À propos du mal-être de Félix Guattari

Pour saluer Rudolf Boehm

1. Crainte, peur, courage et parrêsia

Frederic Nietzsche, Robert Musil, Martin Heidegger, Félix Guattari et


quelques autres encore, bien connus des philosophes (notablement Günther
Anders, Hannah Arendt et Paul Virilio), mais aussi, à bien des égards, Alfred
Lotka et Arnold Toynbee : tous ces penseurs ont plus ou moins anticipé ce qui
advient à présent.
J’ai moi-même tenté de cerner ce présent comme ce qui, à y regarder de
plus près, n’advient pas vraiment. Je l’ai fait en parlant d’absence d’époque, et en
explorant la relation qui s’est établie entre ce que l’on appelle de nos jours la
disruption et les diverses formes de la folie contemporaine – depuis la folie telle
qu’elle se manifeste par des comportements « extra-ordinaires », connus et
reconnus comme « fous » en cela même, jusqu’à ce que, dans un double
numéro thématique de la revue Esprit ayant pour titre Aux bords de la folie,
Michaël Fœssel avait appelé « la folie ordinaire du pouvoir ».
Cette folie, dont on peut tout craindre, qui porte en elle le pire, et qui en
cela fait peur, nous devons la craindre en effet, mais nous devons aussi et
surtout l’observer et la panser – ce qui requiert le « courage de la vérité » tel
qu’il constitue ce que les Grecs et après eux Foucault appelaient la parrêsia.
Tout cela appartient à ce qui fut nommé en 2004 par Ralph Keyes la post-truth
era – d’une certaine manière anticipée par Musil.
Donald Trump – d’une certaine manière anticipé par Alfred Jarry – est
devenu président en pratiquant un simulacre de parrêsia. C’est pourquoi une
réinterprétation totale de l’histoire de la vérité est requise dans l’actuelle absence
d’époque – si l’on veut du moins panser la folie qui résulte d’une telle absence,
ce qui veut dire tout d’abord : apprendre quelque chose de cette folie, sous ses
formes les plus diverses.
Dans un tel apprentissage, le courage est requis. Le courage est ce qui craint
un danger sans en avoir peur, c’est-à-dire : sans chercher à lui échapper, mais en
le combattant comme tel. Ce combat comme tel – et, quant à ce « comme tel »,
tel qu’il définirait la pensée, nous devrons repasser par De l’esprit. Heidegger et la
question 1 –, c’est ce qu’après le 11 septembre 2001 j’ai appelé la
pharmacologie.
Le courage de cette pensée qui panse est précisément celui de la parrêsia. Le
parrêsiaste peut toujours être accusé lui-même d’être fou. Et il ne peut être
ainsi accusé que parce qu’il l’est en effet. Tel est ce qu’il faut apprendre de la folie
que l’on prétend panser. Il y a en toute pensée quelque chose de fou. Et elle
tient à l’extra-ordinarité de ce qui donne à penser. Cette extra-ordinarité est
celle de ce que, dans Mécréance et discrédit, j’ai appelé les consistances – où
consistent les choses extra-ordinaires.
Dans le Problème XXX, également titré L’homme de génie et la mélancolie,
(pseudo)-Aristote nomme cette folie la mélancolie, la question étant à peine
esquissée au détour de considérations sur le vin – qui est un pharmakon. Et j’ai
maintes fois tenté de montrer pourquoi cette folie est ce qui procède d’une
intermittence des âmes noétiques telles qu’elles oscillent toujours plus ou moins de
façon bipolaire entre progression (élévation) et régression (rechute). Dans le
langage de Canguilhem, il faut parler des âmes noétiques oscillant ainsi entre
deux pôles de maladie et de soin et constituant ce que Simondon appelle une
dyade indéfinie. Et il s’agit pour Canguilhem d’une question non seulement de
psychologie, mais de physiologie :

Le pouvoir et la tentation de se rendre malade sont une caractéristique essentielle de la physiologie


2
humaine.

Quant à la folie ordinaire, elle nécessite des analyses spécifiques en cela


qu’elle devient de nos jours l’un des principaux facteurs génériques de cette
folie extra-ordinaire qu’est la pensée elle-même et telle que, dans sa mélancolie,
elle « ne pense pas encore » – ni donc ne panse.

2. Déjà, pas encore – le passage

Heidegger écrit à l’ouverture de Qu’appelle-t-on penser ? :

Ce qui donne le plus à penser dans notre temps qui donne à penser est que nous ne pensons pas
3
encore .

Le présent ouvrage est un contrepoint de Qu’appelle-t-on penser ?


interrogeant le panser à partir de ce qui n’a pas encore été pansé, et revisitant en
cela, comme une question de pansement, la question de la Sorge disparue des
œuvres du dernier Heidegger (comme en a disparu le Dasein).
Cette question du soin et de la sollicitude (du souci, de la Sorge) s’est
effacée à mesure qu’avançait la question du Gestell, et cela, parce que
Heidegger n’aura jamais pu en dernier ressort ni penser ni panser le
pharmakon, dont cependant il pointe et exprime le problème, sinon la
question, précisément en parlant de Gestell et d’Ereignis, et en citant le vers si
célèbre de Hölderlin (dans « La question de la technique ») :

Mais là où est le danger croît aussi ce qui sauve.

Dans Qu’appelle-t-on penser ?, un tel problème – tel qu’il ne parvient pas


encore à devenir une question – passe par Nietzsche, et plus précisément par
une interprétation de la maladie, de la convalescence et de la guérison de
Zarathoustra.
De fait, celui qui a pour la première fois rencontré le problème
pharmacologique spécifique de la « technique moderne », selon les termes de
Heidegger, c’est-à-dire du capitalisme industriel, selon nos propres termes, c’est
Nietzsche. Dans le déferlement de flux en quoi consiste et tout d’abord désiste
la technologie industrielle qui envahit l’Europe occidentale à la fin du
e 4
XIX siècle , la résistance des âmes noétiques (on parlerait aujourd’hui de

« résilience ») devient un problème caractéristique de ce qui se met en place


comme accomplissement du nihilisme – et cela, au moment où apparaît la
théorie de l’entropie telle qu’elle altère radicalement la question et le problème du
devenir. Je soutiendrai que c’est la combinaison du devenir industriel de la
production des flux avec la crise métaphysique que provoque le second
principe de la thermodynamique qui rend Zarathoustra malade, la doctrine de
l’éternel retour étant en cela une discipline thérapeutique.
La première partie de Qu’appelle-t-on penser ? est essentiellement dédiée à
interpréter l’éternel retour. Qu’appelle-t-on penser ?, ouvrage qui restitue un
enseignement qui fut donné en 1951-1952, revient ainsi sur des thèses
avancées entre 1936 et 1942 dans une autre série de cours, entièrement dédiés
à Nietzsche, publiés dans Nietzsche 1 et 2, et après lesquels apparaîtront les
thèmes de la « technique moderne », de la Kehre, du Gestell et de l’Ereignis.
C’est en étant passé par Nietzsche ainsi lu à nouveau que Heidegger écrira pour
finir « Temps et être », en 1962 – l’éternel retour étant lui-même une doctrine
du passage, comme on le verra avec Deleuze.
Or ce passage par Nietzsche est introduit dans Qu’appelle-t-on penser ? avec
Mnémosyne 5. Plus précisément, la référence à la mère des Muses introduit la
question de la désolation qu’est la croissance du désert. Et il faut le souligner
dans la mesure où :

1. Heidegger, après avoir posé que le penser est avant tout un apprendre,
cet apprendre étant toujours celui de ce que nous ne pensons pas encore 6,
ajoute que le penser est d’abord une possibilité :

L’homme peut penser, en ce sens qu’il en a la possibilité. Mais cette possibilité ne nous garantit pas que
7
la chose est en notre pouvoir .

L’homme – l’âme noétique – se tient toujours entre la possibilité et


l’impossibilité de penser, c’est-à-dire aussi et avant tout entre la possibilité et
l’impossibilité de panser.
2. Heidegger pose que cette possibilité est celle d’un maintien dans une
retenue, laquelle est une rétention :

Ce qui nous tient dans notre être ne nous tient […] qu’aussi longtemps que de notre côté nous aussi
retenons ce qui nous tient. Nous le re-tenons lorsque nous ne permettons pas qu’il sorte de la mémoire.
8
La mémoire est le rassemblement de la pensée.

La lecture de Nietzsche que nous esquisserons ici part de la thèse qui a été
avancée dans La faute d’Épiméthée, à partir de Husserl et de sa lecture par
Derrida, et à partir de la fin d’Être et temps, dont j’ai tenté de montrer que
c’est une reprise de la question husserlienne du temps caractérisée par
l’inscription de ce temps dans la Geschichtlichkeit, l’historialité, comme
constitution du passé du Dasein toujours déjà inscrit dans un temps qu’il n’a
pas vécu : il s’agit d’aller au-delà de la phénoménologie de l’expérience vécue.
Cette question se rejoue dans Qu’appelle-t-on penser ?, et notamment lorsque
Heidegger souligne le lien entre Denken, Gedanke et Gedächtnis 9.
Dans La faute d’Épiméthée, il s’agissait d’établir que le passé que je n’ai pas
vécu est cependant mon passé à travers mes rétentions tertiaires, c’est-à-dire à
travers les choses qui constituent le monde d’où je viens, qui m’ont précédé, et
qui supportent la mémoire dont je n’ai ni vécu ni produit l’inscription, mais
que j’ai à interpréter – et à partir de ces interprétations, comme ces
interprétations, je produis des inscriptions à mon tour. J’ai donc appelé ces
supports des rétentions tertiaires en soutenant qu’elles constituent la possibilité
des rétentions primaires et secondaires, et j’ai soutenu que les rétentions
tertiaires en totalité forment un ensemble dynamique à travers lequel se
produit une épiphylogenèse – la mémoire n’étant pas en cela une faculté
psychologique, mais le monde en totalité : le monde fait monde comme traces
de ce qui a été pansé.
Nietzsche est lui-même un penseur et un panseur de la mémoire et de
l’oubli tout aussi bien que des mnémotechniques. Comme l’a montré Barbara
Stiegler, cette question de la mémoire est inséparable de la question de la vie et
de la théorie biologique telle que s’y posent le problème et la question de la
sélection. Dans le présent ouvrage, je tenterai de montrer que penser est
toujours prendre soin des rétentions tertiaires, qui sont toujours des pharmaka,
tout à la fois donnant accès au monde et barrant cet accès, et que tel est
l’horizon de la pensée de Nietzsche et de sa doctrine, qu’il ne thématise pas lui-
même, mais qu’il donne à penser et à panser.
La doctrine de l’éternel retour s’inscrit dans le choc cosmologique colossal
que constitue la théorie thermodynamique, formulée par William Thomson
en 1852 et Rudolf Clausius en 1865, aussi bien que face à l’accélération et au
déferlement des flux industriels, et où c’est à partir de l’effroi 10 tout autant que
de la bêtise 11 qu’il est nécessaire et possible de penser – et de penser des
pansements.
Ainsi s’impose – comme problème et comme question – le fait que

ce qui donne le plus à penser est que nous ne pensons pas encore, toujours « pas encore », bien que
12
l’état du monde devienne constamment ce qui donne davantage à penser .

Cet état est le fruit d’une « évolution du monde ». Quelles sont les
conditions d’une telle évolution ? L’évolution, c’est une question de Nietzsche
– plus profondément que celle de l’histoire et de l’historialité. Panser l’évolution
du monde avec Nietzsche et en passant et en pensant avec Heidegger, et avec
Nietzsche et Heidegger comme étant eux-mêmes ceux qui ne pensent

toujours « pas encore »,

ce sera ici penser ce pas encore depuis le fait du double redoublement épokhal
qui est théorisé depuis La faute d’Épiméthée – dont j’ai soutenu au cours des
dernières années 13 qu’il doit être conçu à partir de la conception qu’Alfred
Lotka se fait de ce qu’il nomme l’évolution exosomatique, où

ce qui donne le plus à penser dans notre temps qui donne à penser est que nous ne pensons pas
14
encore

et où cependant le sentiment s’impose partout que plus le monde devient, plus


il paraît devoir devenir immonde, et cela précisément en ce qu’il semble être
devenu impossible de le penser, et donc de le panser. C’est ce que nous décrirons
ici comme dénoétisation et non-savoir absolu : dénoétisation et non-savoir
absolu constituent ce qui a été appelé la post-truth era.

3. Never more. La « post-vérité » dans l’Anthropocène


Dès le début de La Technique et le Temps étaient exprimés une crainte et un
espoir (les deux sens de l’elpis 15) quant à ce qui se préparait alors dans le
devenir technologique (janvier 1993, date de la soutenance de la thèse, trois
mois et deux semaines avant l’ouverture au public mondial du world wide
web), cette crainte faisant plus ou moins écho aux préventions et mauvais
augures de Nietzsche, Musil, Heidegger, Guattari, Virilio et quelques autres. La
crainte – à propos de laquelle Derrida aimait ironiser 16 – se précisa dans Le
temps du cinéma et la question du mal-être (tome 3 de La Technique et le Temps,
qui ne faisait pas partie de la thèse) 17, précisément comme la question du mal-
être. Plus précisément, la question du mal-être s’y présentait comme
l’épuisement de la « question de l’être », épuisement éprouvé par un être allant
mal, étant mal, lui-même épuisé : nous-mêmes, tous autant que nous sommes
– mal : en tant que nous sommes mal.
La question de ce mal-être et de ce mal-étant, qui ne fut donc traitée que
dans Le temps du cinéma, c’est-à-dire en dehors de la thèse discutée avec
Derrida, était cependant un développement de la première partie de cette
thèse, publiée comme tome 1 de La Technique et le Temps (La faute
d’Épiméthée). La fin de La faute d’Épiméthée avait tenté de montrer que
Heidegger avait interrompu l’écriture d’Être et temps après avoir introduit, au
§ 75, la question de la Weltgeschichtlichkeit (traduit « mondo-historialité » par
Emmanuel Martineau). Heidegger ayant envisagé de faire de cette
Weltgeschichtlichkeit une dimension fondamentale de la « temporalité
authentique » (eigentlich), et ayant finalement écarté cette possibilité, ma thèse
était sur ce point que ce rejet conduisait à une impasse – Être et temps
s’interrompant au § 81.
Je soutiendrai dans tout ce qui suit que
• c’est cette question qui est reprise dans « Temps et être », c’est-à-dire dans
la considération ultime de la Kehre, du Gestell et de l’Ereignis,
• cette reprise est une endurance, c’est-à-dire une épreuve,
• elle nécessite de penser la pensée comme pansement, et, en cela, de la panser
– et Heidegger n’y parviendra toujours pas en 1962,
• nous y sommes à présent confrontés nous-mêmes, dans l’Anthropocène,
tous autant que nous y sommes mal, et comme épreuve de la post-vérité –
l’Anthropocène étant le Gestell dont l’épreuve est éprouvée comme post-vérité
par tout un chacun et comme « mécompréhension que l’être-là a », non pas de
son être, ou de son devenir, mais de son avenir, cette absence d’époque étant
l’absence de protentions collectives que Nietzsche décrit comme la désolation
d’un désert,
• l’épreuve est le moment où une question se présente plus
mystérieusement que comme une aporie à partir d’un problème,
• le nazisme et l’anti-sémitisme de Heidegger passe par ce recul et cette
impasse de 1927.

Au moment de publier la conférence de 1962 (en 1969), Heidegger


présente « Zeit und Sein » comme suit :

Le titre « Temps et être » caractérise dans le plan proposé pour le livre Être et temps (1927, p. 39) la
troisième section de la première partie de l’étude annoncée. L’auteur n’était pas alors de taille pour une
18
élaboration suffisante du thème que nomme le titre « Temps et être » .

Que disait donc ce plan, qui constitue le § 8 d’Être et temps 19 ? Il posait


tout d’abord que c’est à partir du Dasein comme fil conducteur que la question
du sens de l’être peut être rouverte, c’est-à-dire re-découverte, et cela, par la
destruction (Destruktion) de la métaphysique, qui, l’ayant oubliée, l’a
recouverte, et, ce faisant, l’a rendue inaccessible :

L’obtention du concept fondamental d’« être » et l’esquisse de la conceptualité ontologique par lui
20
exigée, ainsi que de ses modifications nécessaires, ont besoin d’un fil conducteur concret .
Ce fil conducteur concret, c’est le Dasein en tant qu’il constitue l’horizon
« de la compréhension et de l’explicitation possible de l’être ».
La déconstruction de la métaphysique que veut être l’analytique
existentiale exposée dans Être et temps doit emprunter

le chemin d’une interprétation spéciale d’un étant déterminé, le Dasein, où doit être conquis l’horizon
21
pour la compréhension et l’explicitation possible de l’être .

Le privilège de cet étant implique son historialité (Geschichtlichkeit), et cela


veut dire que la question de son privilège est la question du temps comme ek-
stase, et, en cela, comme horizon transcendantal de l’être en tant que question
du sens de l’être, qui devient l’interprétation de l’histoire de l’être à travers
l’histoire du Dasein lui-même :

Cet étant lui-même est en soi « historial », de telle sorte que l’éclairage ontologique le plus propre de
cet étant devient nécessairement une interprétation « historique ».

Cette interprétation temporelle du Dasein ex-statique est dès lors

l’explication du temps comme horizon transcendantal de la question de l’être.

Cette explicitation butera cependant sur deux écueils :


• D’une part, elle s’avérera nécessiter une histoire de l’être préalable à
l’histoire du Dasein.
• D’autre part, cette histoire de l’être s’avérera devenir non pas l’histoire,
mais l’épreuve du Gestell.

Les tournants qui s’opéreront ainsi après Être et temps, et en s’en écartant,
se formulent notamment dans Introduction à la métaphysique (1935) et autour
de la conférence ayant pour titre « La question de la technique » (1949),
laquelle, en introduisant le Gestell, prépare le terrain de ce qui deviendra la
conférence « Temps et être » – que Heidegger présente donc comme une
reprise du plan exposé dans le § 8 d’Être et temps.
Dans « Temps et être », publié trente-cinq ans après Être et temps, « l’étant
que nous sommes nous-mêmes 22 », qui était l’enjeu d’Être et temps, et comme
étant privilégié en cela que questionné par l’être, c’est-à-dire mis en question par
l’être – cet être-là, « nous-mêmes », questionnant l’être en retour, et, dans ce
questionnement, faisant advenir l’être, c’est-à-dire sa vérité –, trente-cinq ans
plus tard, donc, ce Dasein sera dans « Temps et être » réputé n’être plus l’étant
privilégié mis en question, et ne questionnera donc plus en retour, du moins
comme Da-sein, et cela parce qu’il s’agira de

dire quelque chose de la tentative qui pense l’être sans égard pour une fondation de l’être à partir de
l’étant. La tentative de penser l’être sans l’étant devient une nécessité, parce que sans cela, à ce qu’il me
paraît, il n’y a plus aucune possibilité de porter en propre au regard l’être de ce qui est aujourd’hui tout
23
autour du globe terrestre .

Que peut bien vouloir dire « penser l’être sans l’étant » ? Chez Heidegger,
cela ne peut que vouloir dire ne plus penser l’être à partir de l’étant privilégié
qui, mis en question, questionne en retour, c’est-à-dire : nous. No longer. Et
que veut dire « tout autour du globe terrestre » ? Cela veut dire que la conquête
spatiale, le GPS, les systèmes d’information géographique, les smartphones et
le Gestell ont partie liée.
Penser l’être sans cet étant privilégié qu’est le Dasein, cela ne veut pas dire
que cet étant (nous), qui fut privilégié dans Être et temps, et comme un
existential, comme ex-sistence ek-statique, aurait disparu tout à fait, et que l’on
pourrait se passer de lui (de nous) pour « penser l’être » ou questionner en
général. Cela veut dire que l’on ne peut plus partir de lui (de nous). Le Da-sein,
nous-mêmes, « l’étant que nous sommes nous-mêmes », n’est plus et ne sera
plus jamais le point de départ. No longer, never more. Cela signifie qu’il doit se
penser lui-même, et pour penser et panser l’être, à partir d’autre chose que lui,
et qui n’est pas étant.
Ce qui n’est pas l’étant, c’est précisément le Ge-stell, qui est

tout autour du globe terrestre.

Ce qui n’est pas l’étant, c’est ce qu’est devenu, et comme ce Ge-stell,

24
ce qui jusqu’ici se nommait « être ».

Durant ce temps du tournant dans la pensée de Heidegger pensant et


questionnant ainsi un tournant dans l’histoire de l’Être – dont les conséquences
sont ramassées (par l’activité du logos, du legein) dans Die Kehre 25 –, l’Être sera
devenu, à partir de ce tournant, le Gestell. La question sera alors posée de la
nouvelle tâche de la pensée dans cette Kehre qui est tout aussi bien la mise à
découvert de ce Gestell comme pharmakon. Dans cette nouvelle tâche, il s’agit
de panser le Gestell : c’est ce qu’ici nous appellerons panser. Tel serait alors
l’Ereignis : l’expérience du pansement comme tel.

4. Pharmacologie du mal et néguanthropologie. L’Übermensch


comme pansement

J’ai soutenu dans États de choc. Bêtise et savoir au XXIe siècle que la « French
theory » dite « post-structuraliste » – et, derrière elle, ses épigones – négligea,
voire dénia tout ce qui, à travers le mal-être de ce qui devenait un n’être-plus-là
et l’aller-mal d’un « mal-étant », constituait une nouvelle question du mal : la
question d’un mal techno-logique émergeant du problème pharmaco-logique.
Or nous allons voir que le premier à identifier ce problème du n’être-plus-là et
à en faire une question aura été Nietzsche 26.
J’ai moi-même tenté après Le temps du cinéma et la question du mal-être de
décrire systématiquement et systémiquement ce mal techno-logique comme
étant le mal du pharmakon – à partir de 2003, dans Aimer, s’aimer, nous aimer.
Du 11 septembre au 21 avril, puis dans tous les ouvrages qui suivirent. Le mal
pharmacologique apparaît « par-delà bien et mal » en cela que seul le
pharmakon lui-même peut remédier au mal qu’il est – pour un mal-étant qui
n’est jamais tout à fait là et dont il est la condition existentielle. Ce mal-étant,
c’est un malade. Cette maladie est le problème dont Nietzsche tente d’élaborer
la question, qui deviendra chez Canguilhem l’infidélité du milieu tout aussi
bien que la source patho-logique de toute normativité, et où il faut sans cesse et
toujours dangereusement « soigner le mal par le mal » – le remède pouvant
toujours être « pire que le mal », etc.
Le mal pharmaco-logique survient dans un système dynamique ouvert (au
sens établi par Ludwig von Bertalanffy 27) d’un genre encore tout à fait
impensé, et, sinon impansé, du moins mal pansé.

Ce mal résulte d’une fonction de ce système qui ne peut fonctionner qu’en


rapport à une autre fonction qui est sa contre-tendance transductive et
déphasée. Ce déphasage, que Simondon décrira comme condition de toute
individuation psychique et collective, c’est-à-dire noétique et technique, c’est le
double redoublement épokhal. La première fonction est la tekhnè. La seconde
fonction est la dikè. Tekhnè et dikè dys-fonctionnent de concert, mais leur
musique (issue des Muses) est devenue manifestement sinon atonale et
dysharmonique, du moins dissonnante. En fait, elle le fut toujours. C’est ce
que disaient les tragiques grecs. Et c’est ce que redira – sans bien l’entendre lui-
même – le jeune Nietzsche.
Je soutiendrai ici et en commentant Arnold Toynbee 28 que le double
redoublement épokhal est une économie du mal qui émerge au moment où la
biosphère tend à devenir une technosphère comme Gewissen – comme
« conscience morale » qui est, dans Être et temps, la « voix de la conscience 29 »,
et, dans Qu’appelle-t-on penser ?, un appel 30. Ainsi esquissera-t-on la possibilité –
et, contre la niaiserie du dernier homme transhumaniste, la nécessité – de faire
une généaologie exosomatique de la morale 31.
Au cours des trois derniers millions d’années, la concrétisation (au sens de
Simondon) et la concrescence (au sens de Whitehead) de ce système
dynamique ouvert figuré ci-dessous comme tourbillons de spirales locales
enchevêtrées, et encore impensé, sinon tout à fait impansé, cette concrétisation
et cette concrescence auront trans-formé (et individué) la biosphère devenant
ainsi la technosphère que Heidegger appelle le Gestell.
Le Gestell est ce système dynamique ouvert impensé, encore largement
impansé, et appréhendé au moment où il se ferme. Le poète de cette fermeture –
dont Ludwig von Bertalanffy anticipe la probabilité au même moment que
Heidegger 32 – est Rainer Maria Rilke :

Pas une oreille, assurément, n’est sauve


33
Au sein de ce déchaînement .

e
Depuis le début du XXI siècle, le Gestell, qui, comme système dynamique
algorithmique, se ferme, et reste impensé tout aussi bien qu’impansé, et comme
jamais, ce danger où « croît aussi ce qui sauve », mais qui ne (se) panse pas (qui
ne se panse « pas encore »), c’est ce qui a été nommé l’Anthropocène.
L’Anthropocène ne saurait durer. Il (ou elle 34) requiert le (ou la 35)
Néguanthropocène, c’est-à-dire ce qui dépasse – ou surmonte – l’anthropie, et
comme néguanthropie. Ce qui tente de penser néguanthropiquement en
pansant l’anthropie est appelé – depuis Dans la disruption 36 – la
néguanthropologie. La néguanthropologie, qui est la tache de la pensée pansant
l’Anthropocène, est ce qui doit surmonter l’Anthropos : ce pansement, c’est
l’Übermensch – le surhumain.
Le Néguanthropocène est ce qui nous demande dans l’Anthropocène un
effort surhumain,

37
nous qui ne savons rien de notre place vraie

– et ce vers des Sonnets à Orphée nous signifie que cet effort surhumain ne peut
être qu’un pansement. Nous verrons avec Whitehead qu’un tel effort est ce qui
définit la pensée comme fonction de la raison en tant qu’elle panse non
seulement le « bien vivre », mais le « mieux vivre 38 » dans l’entropie qu’est
l’anthropie, laquelle inquiète Lévi-Strauss dès 1955 39.
Le système dynamique ouvert qui trans-forme la biosphère au risque de la
conduire à la fermeture (et à l’extinction de toute forme de vie) est décrit en
1945 par Alfred Lotka comme inscrivant dans l’évolution de l’organisation
(du vivant) une bifurcation telle qu’il s’y produit des organes non plus
endosomatiques, mais exosomatiques, et tels qu’ils portent en eux une puissance
de destruction. Karl Marx et Friedrich Engels visaient déjà en 1845
l’exosomatisation, mais sans la penser comme telle 40.
Vladimir Vernadsky, qui questionne à la fin de La Biosphère le devenir de
celle-ci (la biosphère) sous l’effet de l’activité humaine, se réfère à la fois à
Lotka et à Whitehead 41. Mais, à cette époque (1926, quatre ans après Mondes
animaux et monde humain 42, un an avant Être et temps, dix-huit ans avant
Qu’est-ce que la vie ? 43), Lotka n’a pas encore formulé l’hypothèse de
l’exosomatisation.

5. Nihilismes passif et actif dans « l’implosion barbare ».


Remonter la pente par l’art de vivre
Dans un précédent ouvrage 44, j’avais souligné que Deleuze opéra en 1990
un tournant lorsqu’il thématisa le passage des sociétés disciplinaires aux sociétés
de contrôle dans l’entretien qu’il avait accordé à Toni Negri pour Futur
Antérieur, puis dans un « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle » publié
tout d’abord par L’Autre Journal 45. Cet entretien et son post-scriptum
enchaînaient eux-mêmes sur Les Trois Écologies de Félix Guattari.
Ce ton nouveau chez Guattari puis chez Deleuze ne me semble pas avoir
été à ce jour correctement analysé, ni même remarqué, quant à la question qui
en résulte des rapports entre « nihilisme actif » et « nihilisme passif ». Dans Les
Trois Écologies 46, les propositions nouvelles et fondamentales de Guattari pour
ce qui concerne notre propre temps – l’Anthropocène tel qu’il constitue aussi
le temps de la post-truth era – appellent à requalifier pharmacologiquement la
question du nihilisme, au-delà de la béatitude posturale (et ridicule) face au
devenir qui ne fut évidemment jamais celle de Nietzsche lui-même.
Dans Les Trois Écologies comme dans le « Post-scriptum sur les sociétés de
contrôle » se présente la toxicité du pharmakon concrétisant lui-même ce
devenir qu’accomplit le processus d’exosomatisation. À présent, c’est-à-dire
près de trente ans après ces textes, la post-truth era amorce la phase terminale de
l’Anthropocène, qui constitue lui-même en cela l’accomplissement du nihilisme,
et qui est à l’horizon des analyses de Guattari et de son écosophie.
L’Anthropocène guérira-t-il ou elle de ce cancer qu’est la post-truth era qu’il ou elle
a engendré comme sa phase terminale ? Tel est l’enjeu du présent ouvrage.
Comme concrétisation extrême du mal-être, la post-truth era réalise en
outre l’hypothèse formulée dans Les Trois Écologies selon laquelle

47
l’implosion barbare n’est nullement exclue .

L’intrication de l’Anthropocène et de l’ère post-véridique est le nœud du


pharmakon comme problème – et, plus précisément, ce problème, qui n’est pas
d’abord et pas encore une question, est celui de la biosphère devenue technosphère.
Appréhendé comme l’épreuve de ce nœud, et depuis la thèse de
l’exosomatisation formulée par Lotka, telle qu’elle sera commentée infra 48, le
pharmakon déplace et redéfinit les termes de la généalogie de la morale aussi
bien que de l’histoire de la vérité – tout en en prolongeant les analyses (celles
de Nietzsche et de celles de Heidegger tout d’abord, celles de leurs héritiers
français ensuite, en particulier Deleuze 49 et Derrida 50).
La pensée du pharmakon est celle du pansement. Il s’agit de panser 51 pour
que dans le devenir advienne un avenir qui inscrirait, peut-être, une bifurcation
remontante – comme on qualifie le refleurissement de certains rosiers – sur la
pente inéluctablement entropique et statistique en quoi consiste et désiste le
devenir, ce dé-sistement étant celui de l’ex-sistence, et la source du
ressentiment générateur de barbarie. Toute bifurcation néguentropique
remonte ainsi la pente du devenir tout en rencontrant l’obstacle du
ressentiment. Comme avenir qui est un advenir, une telle bifurcation est
l’enjeu de l’Ereignis, parfois plus ou moins mal comprise et traduite par
avenance, ou advenance.
Qu’en pensant il s’agisse de panser, et donc de penser des pansements, qui
seraient ainsi des regains 52, c’est ce que savaient Deleuze et Guattari. Mais ils
ne sont pas allés jusqu’au bout de ce savoir. Et ils ne le pouvaient pas. Même
s’ils sentaient venir un immense danger, que Guattari appela donc une
implosion, l’épreuve de la post-vérité ne se présentait pas encore à eux comme
telle, et elle était encore inconcevable – pour eux comme pour Derrida. Virilio
énonça quant à lui ce danger comme tel, mais sur un registre qui n’était pas
celui de la philosophie, et pour lequel les concepts firent alors défaut.
Ce savoir, demeuré tacite et impensé comme tel, est celui d’une
pharmacologie positive, c’est-à-dire active, telle que la conditionne toujours, et
comme son préalable, une pharmacologie négative, c’est-à-dire passive. Deleuze
et Guattari n’ont pas pu panser depuis un tel point de vue parce que leur
« conception » de la technicité est en fin de compte restée précisément pré-
conceptuelle, malgré leurs références constantes à la machine – ces références
étant purement métaphoriques, ce qui aura été très préjudiciable à l’élaboration
d’une véritable pharmacologie au-delà de l’affirmation a priori de la positivité
du devenir s’avérant finalement velléitaire 53 –, et la question de la volonté
revient ici pharmacologiquement.
On trouve une semblable référence métaphorique à la machine d’autant
plus étendue qu’elle est vague chez Edgar Morin 54 – mais aussi, plus
massivement, et de façon calamiteuse, dans le cognitivisme inspiré en cela par
la cybernétique de Wiener 55 –, et il faudrait ici revenir vers Canguilhem (dans
« Machine et organisme » notamment 56).
Le caractère inabouti de la pensée pharmacologique de Guattari et de
Deleuze, qui est donc aussi un trait de l’époque, et qui procède, malgré les
références à Simondon, soit d’un profond mépris pour la technique (ce dont
l’usage métaphorique et inflationniste du mot « machine » est un symptôme –
tout à l’opposé de la sobre clarté de Bergson 57), soit d’une « technophilie »
inconsciente de l’irréductibilité du pharmakon et de sa toxicité (laquelle frappe
en vérité Simondon lui-même 58), c’est ce qui aura résulté d’un examen trop
tardif de la pharmacologie négative (factrice du « nihilisme passif » et du
ressentiment) dont la pharmacologie positive peut seule être le pansement – et
n’être qu’un pansement : le pansement de l’activité du « nihiliste actif » – et au-
delà du nihilisme, dans le ou la Néguanthropocène.
Cette activité pansante qui nécessite la pensée, et réciproquement, c’est ce
que Whitehead nomme l’art de vivre 59.

6. Histoire de la vérité, généalogie de la morale et écologie

Quant au devenir, précisément ; quant à ce qui, comme avenir, y bifurque,


c’est-à-dire en diffère l’accomplissement fatal ; quant aux rapports entre
Nietzsche, Heidegger, Derrida, Deleuze et Guattari ; quant à ces deux-là,
précisément comme panseurs de bifurcations – dont la schizophrénie est pour
eux une micro-modalité première : quant à tout cela et tous ceux-là, une grande
confusion n’aura eu de cesse d’empêcher, après la Seconde Guerre mondiale et
jusqu’à maintenant, une véritable appréhension de ce qui, à travers Nietzsche,
Musil, Heidegger et Guattari, s’annonçait comme ce qui constitue désormais
ce qu’on appréhendera ici comme une immense régression.
Cette confusion de l’avenir avec le devenir dans laquelle Deleuze esquisserait
cependant un tournant, mais sans l’achever, si l’on peut dire, lorsqu’il
introduit la question des sociétés de contrôle après que Guattari eut proposé sa
triple écologie, cette confusion aura procédé d’une mésinterprétation de la
question du nihilisme « passif » et « actif » chez Nietzsche dès lors que l’on
tendait, en France en particulier, à n’appréhender le sens de cette œuvre que
sous l’angle d’un dépassement de la « réactivité ».
La « réactivité » est celle du ressentiment suscité par le devenir en tant qu’il
balaye les réalités qui se présentaient dans la métaphysique comme constituant
l’être en tant que ce qui demeure à jamais – y compris comme ce qui
demeurerait à jamais différant dans la différance ontologique, c’est-à-dire en ne
cessant de se présenter différemment, et, précisément, comme « histoire de
l’être », mais en demeurant toujours et à jamais capable de faire la différance.
Le possible balayage de la différance ontologique, c’est ce qui n’est pas
d’abord une question, mais le problème de l’impossibilité de questionner que
l’on décrira ici comme le fait de la dénoétisation – qui ne frappe pas que le
président Trump, mais « nous-mêmes » en totalité. Ce problème ne peut
cependant être pansé qu’à la condition de le penser, c’est-à-dire de trans-
former le problème en question.
Un effort surhumain est requis pour penser ce pansement nécessaire de la
dénoétisation à partir de la dénoétisation, et pour en devenir la quasi-cause.
Telle est la question que pose l’Anthropocène comme nécessité du
Néguanthropocène qui est la bifurcation dans et par l’Übermensch. Cette
bifurcation ne peut être qu’un saut vers la néguanthropologie de ce que l’on
appellera les exorganismes simples et les exorganismes complexes. Un tel saut
cependant ne peut que se heurter aux ressentiments innombrables suscités par
la dénoétisation – et auxquels personne n’échappe.
La dénoétisation est la nouvelle banalité du mal – qui se manifeste d’abord
comme mal-être. Dans la confusion entre l’être et le Dieu unique, qui est dans
la généalogie nietzschéenne la concrétisation du nihilisme – mais qui
s’annonce bien avant le christianisme –, les oppositions du vrai et du faux,
d’une part, du bien et du mal, d’autre part, et telles qu’elles déclinent alors
l’opposition de l’être et du devenir ainsi reconfigurée au sein de l’ontothéologie
lorsque celle-ci devient chrétienne (où le bien est l’être et où le mal est le
devenir, et tels qu’ils s’opposent dans la chute qui est le péché), dans une telle
confusion, histoire de la vérité et généalogie de la morale sont inséparables. Et
dans le Gestell anthropique et anthropocénique, la post-vérité se présente
comme l’immense régression qu’est la démoralisation 60.
Ce devenir anthropique menant au Gestell procède selon Heidegger de la
« Métaphysique moderne comme volonté ». C’est parce qu’histoire de la vérité
et généalogie de la morale sont inséparables que Heidegger pourra écrire dans
Qu’appelle-t-on penser ? que

l’Être de l’étant apparaît pour la Métaphysique moderne comme volonté. Mais en tant que l’homme,
d’après son essence de bête pensante, est orienté sur le mode de la représentation vers l’étant dans son
Être, et ainsi vers l’Être lui-même ; en tant qu’il est par conséquence déterminé à partir de l’Être,
l’être-homme doit également – selon ce rapport de l’Être (c’est-à-dire maintenant de la volonté) à
61
l’être de l’homme – apparaître avec force comme un vouloir .

Qu’appelle-t-on penser ?, qui reprend ainsi en 1951-1952 la thèse du cours


sur Nietzsche commencé en 1936, où Heidegger rapportait celui-ci à la
métaphysique moderne en l’y incluant 62, est essentiellement une thèse sur le
sens « historial » d’Ainsi parlait Zarathoustra 63.

7. Gewissen und Gefahr – l’interminable de 1927 à 1962


L’interprétation heideggérienne de Nietzsche est cependant problématique
sous bien des aspects : en rapportant sa question de la volonté à « l’histoire de la
Métaphysique », en l’y incluant, en n’en faisant pas un problème, et en
rapportant cette histoire elle-même à « l’être de l’étant », Heidegger exclut de ce
qui se manifeste à travers Nietzsche ce qu’il aura déjà exclu de sa propre pensée,
dans le cours de sa propre pensée, et cela, à partir de la fin d’Être et temps, comme
j’ai tenté de le montrer dans La faute d’Épiméthée, à savoir : la rétention
tertiaire, elle-même constituant elle-même le milieu épiphylogénétique qu’est le
monde.
Il me faut ici rappeler que, dans La faute d’Épiméthée, il était posé que
• c’est en écartant ce qu’il appelle la Weltgeschichtlichkeit telle qu’elle
désigne selon les analyses de La faute d’Épiméthée la sphère épiphylogénétique
dans son ensemble – c’est-à-dire comme rassemblement du passé non vécu
accumulé par les rétentions tertiaires sous toutes leurs formes – que Heidegger
ne termine pas Être et temps, se déclarant lui-même après coup avoir été pris
dans une impasse 64 ;
• cette impasse prend sa source dans la question de la dette, qui est une
question de Nietzsche, mais ici définie comme faute et être en faute, Schuld et
Schuldigkeit, telle qu’elle-même constitue selon Heidegger le Gewissen
s’exprimant comme « voix de la conscience ».

Ce qui est ainsi exclu avec la rétention tertiaire, c’est tout à la fois le fait (et
le problème) de l’exosomatisation et la question du pharmakon, laquelle
deviendra cependant obsédante au cours des vingt dernières années durant
lesquelles Heidegger écrit – obsédante, mais non pensée comme telle, ni donc
pansée. Impensé comme tel, le pharmakon est visé : il est visé comme Gefahr,
« danger où croît ce qui sauve ». Au-delà du pharmakon et du processus qui
l’engendre comme « évolution exosomatique 65 », il y a cependant aussi,
comme on tentera de le montrer ici 66 et ailleurs 67, les questions de l’entropie,
de l’entropie négative et de l’anti-entropie – à partir desquelles il s’agit à
présent de penser l’anthropie et la néguanthropie, et en vue de panser
l’Anthropocène.
Or ces questions ne sont pas seulement impensées et impansées par
Heidegger : elles sont proprement refoulées, et ce refoulement englue
Heidegger dans cette régression « historiale » qu’aura été le nazisme après des
siècles d’antisémitisme chrétien, catholique aussi bien que protestant, la
question devenant alors celle du pharmakos, et non seulement du pharmakon,
c’est-à-dire aussi des sacrifices requis par le pharmakon – dont le bouc-émissaire,
ou plutôt l’agneau, apparaît dans la Bible sous le couteau d’Abraham, et
réapparaît dans les Évangiles, et en croix.
Paolo D’Iorio soutient qu’avec la doctrine de l’Éternel retour, Nietzsche se
tient au plus près de la question de l’entropie et du débat cosmologique qu’elle
provoque à partir des thèses de Thomson et Clausius, ignorant Boltzmann,
mais l’anticipant 68. Nous tenterons d’éclaircir cette question extrêmement
complexe dans le § 52 et suivants, puis dans La Société automatique 2 et dans
La Technique et le Temps 4. Pour le moment, soulignons que Heidegger aura
constamment maintenu un silence absolu, et, si l’on peut dire, interdit, sur
cette question cosmologique cependant première, et première de toute
évidence : toute la physique et l’astrophysique s’en trouvent reconvoquées de ce
point de vue cosmologique que la physique moderne avait effacé – ce dont ce
silence de Heidegger quant à l’entropie paraît constituer là encore à la fois le
déni et le symptôme d’une régression.
Quelles que puissent donc être les multiples réserves sur l’interprétation
heideggérienne de Nietzsche qui découlent des remarques précédentes, nous
devons cependant relever les points suivants :
• D’une part, ce qui se joue dans la thèse de Heidegger sur Nietzsche –
c’est-à-dire sur le sens de la volonté telle qu’elle est avancée dans le cours de
1951 publié sous le titre Qu’appelle-t-on penser ? et qui devient dans le cours de
1952 (deuxième partie de Qu’appelle-t-on penser ?) une thèse sur Anaximandre
où l’enjeu est le rapport entre tekhnè et dikè, comme on le verra dans le second
tome du présent ouvrage – est dans le même temps une méditation sur le
« tournant » dans l’œuvre de Heidegger par Heidegger lui-même, et tel qu’il
conduit de « La question de la technique » en 1949 à « Temps et être », en
1962, c’est-à-dire durant les années au cours desquelles s’établit le problème du
Gestell, du Bestand, de l’Ereignis dans le Gestell, et du « danger qui sauve »
comme problème pharmacologique élaboré dans l’anticipation de
l’Anthropocène. À ce titre, cette thèse sur Nietzsche, quelque partiale qu’elle
puisse être, est hautement « pensante » – elle « donne à penser » quant à ce que
« nous ne pensons pas encore ».
• D’autre part, ce qui, dans l’interprétation heideggérienne de Nietzsche,
procède d’une exclusion dans l’interprétation par Heidegger de l’œuvre de
Heidegger lui-même 69, c’est ce qu’il nous reste à panser, nous qui, malgré la
dénoétisation généralisée, prétendons penser et panser encore : ce qu’il nous reste à
panser, c’est ce que Nietzsche comme Heidegger tentent de penser, mais qu’ils
échouent à considérer comme tel, l’un comme l’autre étant pourtant toujours
au plus près de ce qu’ils échouent à cerner, à savoir : au plus près de ce que
nous considérerons ici sous les noms d’exosomatisation, d’évolution
exosomatique et d’exorganismes simples et complexes 70.
• Enfin, c’est parce qu’ils restent pris dans ces difficultés qu’en France les
grands penseurs de la seconde moitié du XXe siècle, et en particulier Deleuze et
Derrida, auront finalement laissé en retrait la question d’expliciter les
conditions dans lesquelles le nihilisme peut et doit être pansé comme
pharmacologie positive, c’est-à-dire active, et négative, c’est-à-dire passive.

Reprendre les questions de Guattari du côté de l’écologie et celles de


Deleuze du côté de « l’art du contrôle 71 » à l’époque du mal-être extrême qui
aura conduit Donald Trump à la tête de la plus grande puissance économique
et militaire (c’est-à-dire à la tête du plus puissant exorganisme complexe), dans
la biosphère devenue technosphère, c’est-à-dire dans l’Anthropocène, cela
suppose de clarifier ces points, et donc de clarifier aussi – et en passant à la fois
par Nietzsche, par Heidegger, par leurs différances et par-delà ces différances –
ce que l’on appelle ici panser.

8. Vouloir et ressentiment

Ce qui est en jeu dans le point de vue pharmacologique avancé ici est le
ressentiment. Le ressentiment est ce qui affecte le « dernier homme » plus que
jamais (et que nous sommes tous, aussi « actifs » que nous prétentions être). Il
procède de ce qui constitue fondamentalement le nihilisme, à savoir « l’esprit
de vengeance ». L’esprit de vengeance est pour Nietzsche une « façon de
penser », écrit Heidegger :

Quelle est la façon de penser qui pré-sente tout de telle sorte qu’elle ne fait au fond que tout
pourchasser ? […]
Nietzsche donne à notre question une réponse [au paragraphe d’Ainsi parlait Zarathoustra intitulé « De
la délivrance »]. Il y est dit : « L’esprit de vengeance : Mes amis, c’était la meilleure pensée de l’homme
72
jusqu’ici, et là où il y avait souffrance, là il devait y avoir toujours punition » .

L’esprit de vengeance consiste en cela que, si je souffre, je dois faire souffrir


pour soulager ma souffrance. Cette réaction, c’est toujours celle que provoque un
pharmakon empoisonnant dont je n’ai pas réussi à me faire un remède, un
pansement, et pour lequel je recherche un pharmakos expiatoire sur lequel
déverser ma souffrance, ainsi devenue haine et ressentiment : c’est ce que
sécrète la culpabilité (la punition) à partir de la souffrance – et
réciproquement.
Esprit de vengeance et culpabilité s’entre-appartiennent. C’est pourquoi le
ressentiment dit :

« Cela fut » [es war] ; éternels ne peuvent qu’être aussi tous châtiments, ainsi prêcha le délire
[Wahnsinn, « folie »].
Qu’un fait s’anéantisse, c’est là chose impossible ; comment se pourrait-il que par le châtiment un fait
devînt un non-fait ? Voici, voici, qui est l’éternel dans le châtiment d’« exister » : que l’existence même
ne puisse être à tout jamais que fait et culpabilité [Schuld, qu’il faudrait ici précisément traduire par
73
dette] .

(C’est depuis ces considérations qu’il faut panser les « alternative facts »
quant aux faits – qui demandent à reconsidérer ce qu’il en est du droit et de la
justice comme différance des faits, et nous y reviendrons vers la fin de cet
ouvrage.)
Heidegger ne commente pas ces lignes, qui dans Ainsi parlait Zarathoustra
suivent presque immédiatement celles qu’il cite. Et il en va ainsi parce qu’il
neutralise la question de la culpabilité qui est aussi et d’abord pour Nietzsche
(Généalogie de la morale) celle de la dette – et, ce faisant, il neutralise la
question du tragique, et tel que le tragique se présente toujours d’abord
comme un problème, ce qui est l’enjeu du fragment d’Anaximandre 74. On
tentera de montrer dans La Technique et le Temps 5. Symboles et diaboles que
cette oblitération de ce qui est chez Nietzsche avant tout d’essence tragique
affecte aussi la lecture que Heidegger aura faite des Grecs en général, et que là
est le sens de son interprétation de la dette comme faute, et non comme
défaut 75.
Heidegger ne retiendra donc pas ce point à la fois pharmacologique et
« pharmacosophique » 76, c’est-à-dire constituant le ressentiment comme
désignation de boucs émissaires dans et par le déni du pharmakon qui instaure
la situation tragique des mortels – et cela, pour une raison fondamentale : sa
propre pensée de ce qu’il appelle dans Être et temps la Schuldigkeit 77 et dans
« La question de la technique » Verschulden 78 demeurera toujours prisonnière
de ce qui constitue la source même du nihilisme, à savoir le péché originel.
Le péché originel (et le monothéisme) est ce qui fait de tout défaut
exosomatique et de toute dette afférente une faute morale. C’est d’abord ce que
dit Nietzsche non pas à la lettre, mais par-delà de sa lettre : c’est l’enjeu de ce
qu’il appelle le nihilisme. Et c’est ce que Heidegger n’aura jamais ni détruit ni
déconstruit – pas plus d’ailleurs que Derrida après lui. Là seront tout au
contraire l’insistance et la nécessité de la lecture deleuzienne de Nietzsche.
Mais Deleuze lui-même ne verra ni le problème du pharmakon, ni la question
du pharmakon, ni donc le problème et la question du pharmakos (à partir
desquels on doit aller au-delà de la « psychologie du nazisme » avancée par
Wilhelm Reich et reprise par Deleuze et Guattari dans L’Anti-Œdipe).
Heidegger ne commentera donc pas non plus ce qui, dans Ainsi parlait
Zarathoustra, vient après la culpabilité :

Hors de ces fables et chansons vous ai conduits quand je vous enseignai : « le vouloir est créateur ».
Fragment, énigme, cruel hasard, ainsi est tout « Cela fut » jusqu’à ce que le vouloir qui crée ajoute : « Mais
ainsi je l’ai voulu ! »
– jusqu’à ce que le vouloir qui crée ajoute : « Mais ainsi je le veux, ainsi je le voudrai ! »

Ce qui vient ainsi après la culpabilité, c’est ce que Deleuze aura appelé la
quasi-causalité, telle que l’incarne à ses yeux Joë Bousquet, qui veut être sa
blessure 79 – dont on soutiendra dans La Technique et le Temps 4. L’épreuve de la
vérité dans l’ère post-véridique qu’elle requiert une réinterprétation de la théorie
des quatre causes, et donc un réagencement des dimensions matérielle,
opérante (allagmatique – et non seulement efficiente, parce que
performative 80), formelle et finale.
Or négliger ainsi, par cette citation isolée de ce qui vient dans Ainsi parlait
Zarathoustra après ce qui est cité, c’est négliger que :
• ce vouloir (« Mais ainsi je le veux, ainsi je le voudrai ! ») est celui du
défaut ;
• ce vouloir est vouloir être son défaut, c’est-à-dire être par défaut, par-delà
l’opposition du bien et du mal, c’est-à-dire de l’être et du devenir ;
• ce défaut dans sa plus vaste entente, c’est le pharmakon, c’est-à-dire aussi
bien le défaut d’origine – que le nihilisme éprouve comme péché originel, et
pour lequel il recherche un pharmakos sur lequel se décharger de ce qui est
devenu ses péchés.
Quant à nous, ici, il s’agira de montrer que ce défaut est le fait de
l’évolution exosomatique – et que c’est ainsi qu’il s’agirait d’écouter (et pour
essayer d’entendre) physiologiquement l’éternel retour. On tentera en
conséquence d’établir les sept points suivants :
1. L’esprit de vengeance consiste à se trouver un bouc émissaire, un
pharmakos.
2. Le pharmakos est la victime expiatoire d’un mal-être provoqué par le
pharmakon.
3. Le pharmakon est ce qui reste aujourd’hui encore impensé et impansé –
y compris par Derrida, qui cependant le donne à penser.
4. Nietzsche en aura anticipé la question, mais en quelque sorte par défaut.
5. Le nazisme de Heidegger, tout comme l’appropriation de Nietzsche par
le nazisme, ne sont possibles qu’à partir d’un refoulement de ces questions
conjointes du pharmakon et du pharmakos – tels qu’en dernier ressort ils
constituent la question du calcul.
6. La question du calcul se pose chez Nietzsche comme question de la
moyenne – de cet « homme moyen » qu’est le dernier homme.
7. La question du calcul – qui se concrétise comme calcul de probabilité
des moyennes, comme le verra et le montrera Musil 81 – se pose chez
Heidegger :
a) à travers une mésinterprétation qui est à la source de son antisémisme 82,
b) comme Gestell gouverné par la cybernétique.

9. Pharmacologie du vouloir créateur

On tentera de montrer à l’encontre de Heidegger que la cybernétique,


comme extension de la grammatisation et comme technologie des traces
rétentionnelles et protentionnelles automatisées, est le pharmakon et donc le
danger à partir duquel « croît aussi ce qui sauve » et qui veut dire aussi et en
dernier ressort que c’est le calcul toujours automatisable et ici automatisé qui
est le pharmakon. Ceux qui sont incapables de panser cela et ils sont
innombrables – et Heidegger en fait partie par intermittences) font de la
technique leur pharmakos.
L’esprit de vengeance est ce qui s’exerce contre un pharmakos qui est
recherché comme victime expiatoire ou faux problème exutoire lorsqu’un
pharmakon genère une souffrance que le souffrant ne parvient pas à panser avec
ce pharmakon lui-même : lorsqu’il ne parvient pas à passer de la causalité à la
quasi-causalité.
Dans le Gestell, cette souffrance est celle que provoque le calcul, et le
ressentiment provoqué par le pharmakon computationnel s’exerce chez
Heidegger à l’encontre du pharmakos qu’est le peuple déraciné du royaume de
David – le berger devenu roi de Jérusalem, vainqueur de Goliath le Philistin –,
ce qui évite à Heidegger de penser le capitalisme. C’est cette souffrance
provoquée par le calcul qui a provoqué notre absence d’époque, diversement,
en fonction des innombrables formes du ressentiment qui constituent la post-
truth era, dont le djihadisme et l’islamophobie sont les formes les plus visibles,
l’antisémitisme régnant lui-même toujours, et partout, y compris comme
islamophobie, y compris entre Juifs et Musulmans : entre Sémites.
Le pharmakon est l’expression du devenir – du devenir qui est la question
première de Nietzsche dont Heidegger, tout comme en ce qui concerne la
culpabilité, ne fait dans Qu’appelle-t-on penser ? aucunement question. Nous
poserons ici que le pharmakon ne peut être un danger qu’en ce qu’il exprime le
devenir, et tel que le devenir est entropique. Comme expression du devenir, le
pharmakon est lui-même entropique – et plus précisément : anthropique, et
toujours toxique parce que toujours trop anthropique.
Mais le pharmakon est aussi anti-anthropique. Tel est le devenir comme loi
de l’univers : une irréversible et irrépressible dissipation de l’énergie, dont le
problème est une nouvelle expérience du tragique, le pharmakon étant à la fois
entropique et anti-entropique, c’est-à-dire à la fois anthropique et anti-
anthropique, c’est-à-dire aussi sur-anthropique. Or Heidegger aura réprimé et
dénié les questions de l’entropie et de l’anti-entropie tout comme celles du
devenir et de la culpabilité, et celle de l’épiphylogénèse qui, comme
Weltgeschichtlichkeit, permet seule de penser et de panser le pharmakon et le
sacrifice que constitue toute thérapeutique, comme néguanthropologie au-delà
du pharmakos – inch’Allah – : par-delà (l’opposition de) bien et mal.
Le pharmakon empoisonnant, qui est cette destruction irréversible
d’énergie, doit et peut devenir relativement curatif et pansant (jamais
absolument : la maladie est incurable, sinon impansable) – mais il ne le peut
qu’à la condition d’advenir comme quasi-cause d’une bifurcation dans le
devenir, où s’inscrit alors un avenir possible, différant, jamais atteint, mais
prometteur. Éclairer ce qui n’est jamais un fait acquis, mais toujours un droit
factice, c’est-à-dire à reconquérir, à savoir que l’avenir ne soit pas simplement le
devenir, ce qui a toujours la forme d’une prière (ainsi soit-il – inch’Allah), cela
n’est possible qu’à la condition de considérer ce qui dans le devenir peut et doit
y bifurquer quasi-causalement comme avenir (messianiquement, aurait dit
Derrida). Telle est la question de la volonté créatrice, où la création est avant
tout (mais non seulement ni même tout d’abord) acceptation et affirmation.
Car une telle affirmation ne peut advenir (et comme événement) qu’à celui
qui souffre de la blessure qu’est toujours d’abord le fait du pharmakon comme
expression du devenir. Autrement dit, le nihilisme actif n’est pas ce qui échappe
au nihilisme passif, mais ce qui le surmonte. Le « nihiliste actif » qui n’a jamais
rencontré la passivité constituant le problème du pharmakon n’est qu’un
velléitaire plus ou moins téméraire, et ridicule, c’est-à-dire un niais
intempérant et extraverti. C’est pourquoi la joie créatrice ne peut provenir que
de la mélancolie.

Le vouloir est créateur,


déclare Zarathoustra : la joie ici veut. Mais elle ne peut vouloir qu’à la
condition de pouvoir vouloir ne pas, qu’à la condition de pouvoir refuser –
refuser l’esprit de vengeance, le ressentiment, qu’elle ne peut refuser qu’en s’y
étant trouvée exposée. Quant à cette joie créatrice qu’est la volonté comme
créateur (der Wille ist ein Schaffender), elle ne peut l’être que dans le
désajustement ou le déphasage qui s’opère entre la fabrication d’un nouveau
pharmakon et le savoir pansant et thérapeutique qui s’en saisit quasi causalement.
Cette transindividuation processuelle est l’art de vivre du Schaffender. Le créateur
est celui qui vit entre le devenir et l’avenir, où il constitue un pont 83
transductif.
Nietzsche, Heidegger, Deleuze et Derrida n’auront cependant jamais posé
la question de la différance qui ponte le devenir et l’avenir, tout en la
préparant, et cela, parce qu’ils n’auront jamais thématisé les notions d’entropie,
de néguentropie et d’exosomatisation – où le pharmakon s’avère être à la fois et
en cela même tragiquement entropique (et anthropique) et néguanthropique –
et où faute de tout pont il faut alors sauter 84. Nous préciserons au chapitre 5
pourquoi il faut parler d’anthropie et de néguanthropie, et non seulement
d’entropie et de néguentropie.
Si le jeune Foucault dut abandonner son projet d’anthropologie – élaboré
à partir de la lecture que Binswanger faisait de Heidegger et de Freud 85 –, c’est
parce que, pour poursuivre dans cette voie ouverte par Être et temps, il lui eût
fallu passer de l’anthropologie, telle qu’elle conduisait à la thèse de Lévi-
Strauss, pour qui l’anthropologie devient une entropologie, à la
néguanthropologie, qui reformule la question de l’Übermensch du point de vue
exosomatique, et, si l’on peut dire, comme « déconstruction » du
transhumanisme en tant que dernière version de la métaphysique de la volonté.
La volonté elle-même est de part en part pharmacologique, parce que
constituée et requise par la situation exosomatique, tout aussi bien que la raison
l’est comme fonction. La volonté sous ses formes infiniment variées parce que
fruits de la noodiversité est à la fois volonté de fabriquer (le pharmakon) et
volonté de prendre soin (du pharmakon et avec le pharmakon). C’est pourquoi
il se peut que dans la volonté elle-même, et inévitablement,

se lève […] à l’égard de ce qui lui est contraire [contraire à cette volonté], le re-sentiment, le sentiment
contre le « il était » [es war], « ce fut » dans la traduction de Maurice de Gandillac]. Mais par ce re-
86
sentiment ce qui est contraire au vouloir se niche dans le vouloir .

Nietzsche met ainsi en évidence (sans la voir comme telle) une


pharmacologie de la volonté qui se situe « par-delà bien et mal », c’est-à-dire
par-delà leur opposition, mais qui ne les dissout en rien : qui en fait la question
du poison et de son soin – ce poison étant celui de la volonté, et ne pouvant
être soigné que par cette volonté elle-même, avec le pharmakon lui-même,
c’est-à-dire comme curation, remède, pansement.
Mais la volonté est fort loin d’être toujours et d’abord soigneuse :

La volonté, cette libératrice [der Befreier], est devenue ainsi une malfaitrice [ein Wehethäter, un
87
tortionnaire], et sur tout ce qui peut souffrir elle se venge de ne pouvoir revenir en arrière .

Ce dont la volonté se venge ainsi sur le bouc émissaire, c’est le devenir


porté par le pharmakon, qu’elle subit tout en l’ayant provoqué, tel l’apprenti-
sorcier, pharmakon avec lequel elle n’est pas capable d’inscrire dans son devenir
la bifurcation d’un avenir – la persécution du pharmakos étant alors la
compulsion de répétition d’un passé dont le deuil ne peut s’opérer.
En quoi ce re-sentiment contraire au vouloir qui se niche dans le vouloir
concerne-t-il Heidegger lui-même, et ce qui n’est plus chez lui la question du
vouloir, mais de la résolution, Entschlossenheit, qui prend corps dans sa
conception de la Schuldigkeit comme « être-en faute » ? Et en quoi cela affecte-
t-il les pensées et les impensés de ceux qui l’auront lu, qui auront commencé par
le lire – et en particulier Foucault, Deleuze et Derrida ? Telles sont les
questions qui sont contenues dans celle de savoir ce qu’aujourd’hui, dans
l’Anthropocène atteignant son stade ultime comme post-truth era, on peut et
on doit encore appeler panser depuis ce qu’on ne panse pas encore.
C’est à partir du travail de Barbara Stiegler (avec qui on trouvera dans ce
qui suit le commencement d’un dialogue) qu’il est possible de rouvrir les
perspectives dégagées par Nietzsche, et, peut-être, de percer un orifice
microscopique dans l’horizon suffoquant de la post-truth era. Le travail de
Barbara, tel qu’il passe à la fois par Dionysos et par la biologie, a relancé la
lecture de Nietzsche sur une base beaucoup moins unilatérale que celle qui
aura dominé le XXe siècle depuis la France. Il s’agira ici – et en introduction à
La Société automatique 2. L’avenir du savoir – d’esquisser les principales
conséquences pharmacologiques des discours combinés de Nietzsche sur
Dionysos et sur la biologie.

10. Économie politique de l’intermittence. Panser l’immense


régression, son prix – la post-truth era – et son pendant : l’exaltation

Il faut tirer ces conséquences pharmacologiques au moment où le


« transhumanisme » s’empare de la figure de Zarathoustra, et afin de mobiliser
la pensée de Nietzsche dans l’Anthropocène atteignant sa phase terminale – son
extrême limite où le ressentiment culmine comme immense régression. Dans cette
phase terminale, il faut réinterpréter l’Übermensch comme panseur – pansant
dans l’extrême urgence une bifurcation qui resterait très improbablement encore à
venir, et comme inscription dans le devenir d’un avenir : le
Néguanthropocène 88.
Le surhumain est le neganthropos panseur de l’immense régression.
On tentera de penser ici les conditions d’une telle bifurcation constituant
elle-même l’immense pansement absolument improbable de l’immense régression
que constitue la post-truth era 89. Que peut signifier « absolument
improbable » ? Cela signifie qu’une telle possibilité de bifurquer est absolument
inaccessible à quelque calcul de probabilités que ce soit. Et il en va ainsi parce que
ce qui est absolument improbable est une bifurcation dans le système qui
ajoute à ce système ce qui n’y était pas dans ses conditions initiales. Un tel
ajout n’est possible que parce que le système n’est lui-même en
fonctionnement que par défaut. Et cet être par défaut se nomme le désir 90.
Le pansement de cette ère post-véridique – qui n’est qu’un pansement
précisément en cela qu’il n’a rien de substantiel, n’étant ni une ontologie, ni
une ontogenèse, étant absolument improbable en cela même – est ce que peut et
veut une néguanthropologie. La néguanthropologie est ce qui saute
transductivement par-delà l’anthropie, et pratique la néguanthropie de ce qui
est

91
anthropique, trop anthropique .

Telle est l’entente pharmacologique de ce que Zarathoustra appelle


Übermensch – le dernier homme à abattre étant le transhumaniste parfaitement
dé-généré 92, bien au-delà de ce que Guattari aura décrit comme une

93
population d’images et d’énoncés « dégénérés » .

Il ne s’agit plus simplement, ici, de penser les conditions de possibilité de


« l’histoire de la vérité » comme « histoire de l’Être », ni comme « théorie de la
connaissance », ni comme « analytique existentiale », mais de panser en passant
à la fois par l’économie libidinale transitionnelle et l’exosomatisation qui en ouvre
la possibilité (comme pulsion en tant qu’elle est amovible, c’est-à-dire
perverse 94) les conditions d’impossibilité de la vérité, c’est-à-dire ses conditions
de précarité et d’intermittence – le pansement consistant en une économie
politique de l’intermittence, où
1. l’intermittence de la noèse posée par Aristote dans son Traité de l’âme et
dans sa Métaphysique constitue la condition d’im-possibilité du travail
intermittent et de l’intermittence du travail – tout cela posant que la noèse est
ce qui panse en faisant, c’est-à-dire à travers la poïésis, laquelle est (le travail
d’)une exosomatisation ;
2. l’économie politique de la noèse intermittente et poïétique est un sentier
qui bifurque absolument improbablement dans l’Anthropocène – comme
Néguanthropocène. Cette absolue improbabilité est plus que très grande : elle
est infinie. Le Néguanthropocène est infiniment improbable. Il est en cela
précisément la seule (im)possibilité à venir, peut-être, dans le devenir. Il n’est
en rien une ontologie. Mais il n’est pas non plus une théologie. Il est l’avenir
créateur par-delà le Créateur, et comme revenance athéologique et
atranscendantale du Crucifié 95 – du panseur se substituant au pharmakos, « se
sacrifiant ».

La nécessité du panseur surhumain et de son pansement néguanthropique


où l’Anthropocène bifurque dans le Néguanthropocène comme économie
politique advient dans l’âge post-véridique (la post-truth era) en tant qu’âge de
part en part dominé par le ressentiment comme opérateur premier du
gouvernement devenu gouvernance : où le ressentiment est exploité comme
énergie négative et noire (anthropique, trop anthropique) du pouvoir dénué de
savoir dont Emmanuel Macron est en France l’incarnation, comme Trump
incarne en Amérique du Nord la folie post-véridique.
Telle est l’épreuve effroyable 96 de l’absence d’époque – comme absence de
protentions partagées et cultivées, celles-ci étant remplacées par des protentions
automatiques renforçant mécaniquement les attracteurs pulsionnels 97, tels que,
faute d’une politique du pharmakon qui tranche – c’est-à-dire : qui bifurque –,
ces attracteurs conduisent automatiquement à la désignation de boucs
émissaires. Dans l’absence d’époque qui accomplit le nihilisme, il faut alors
être prêt à panser en commençant par l’effroi :
98
Notre philosophie doit ici commencer non par l’étonnement, mais par l’effroi .

Lorsque Deleuze accordait à Toni Negri l’interview introduisant le concept


de société de contrôle, puis y ajoutait son « Post-scriptum », il entamait déjà
une correction de la trajectoire exaltée qui surchargeait trop souvent (et qui
aujourd’hui littéralement plombe – d’abord chez Negri lui-même) ses travaux
fondamentaux en compagnie de Guattari.
Dans Les Trois Écologies, Guattari – dont Deleuze rappelle qu’il avança le
concept de dividuel – écrivait en 1989 que

moins que jamais la nature ne peut être séparée de la culture et il nous faut apprendre à penser
« transversalement » les interactions entre écosystèmes, mécanosphère et Univers de référence sociaux et
individuels. De même que des algues mutantes et monstrueuses envahissent la lagune de Venise, de
99
même les écrans de télévision sont saturés d’une population d’images et d’énoncés « dégénérés » .

Même s’il ajoute de prudents guillemets, Guattari ne craint pas de parler


d’une dégénérescence (des images et des énoncés, produits par une industrie de
dissolution des mots d’ordre en slogans à travers le contrôle industriel de la
transindividuation : telles sont les sociétés de contrôle et d’hypercontrôle) – et
cela, pour annoncer la venue d’un Père Ubu dépassant sa propre fiction en
incarnant la post-truth era :

Une autre espèce d’algues relevant, cette fois, de l’écologie sociale, consiste en cette liberté de
prolifération qui est laissée à des hommes comme Donald Trump qui s’empare de quartiers entiers de
New York, d’Atlantic City, etc., pour les « rénover », en augmenter les loyers et refouler, par la même
occasion, des dizaines de milliers de familles pauvres, dont la plupart sont condamnées à devenir
100
« homeless », l’équivalent ici des poissons morts de l’écologie environnementale .

11. La combinaison. Métaphysique de l’effroi


Ce qui est en jeu dans ce changement de ton et de perspective – sinon de
« lignes de fuite » –, c’est ce qui devint dans la série d’ouvrages écrite après les
trois premiers tomes de La Technique et le Temps la pharmacologie du double
redoublement épokhal 101. Une telle pharmacologie ne put être exposée
qu’après l’élaboration – dans le sillage des travaux de Canguilhem et de
Simondon – d’une organologie générale, et en introduisant dans les questions
de mécanologie le problème pharmacologique, qui est refoulé également chez
Simondon.
L’exposé de l’organologie générale qui se fit entre 2003 et 2015 a été
enrichi depuis par le point de vue exosomatique ouvrant la perspective
exorganologique introduite avec celle du rêve noétique, c’est-à-dire réalisable, et
comme pharmakon 102. Cette perspective conduit à la théorie des exorganismes
simples et des exorganismes complexes, qui sera exposée plus avant au
chapitre 4, et ré-exposée de façon plus détaillée et systématique dans La Société
automatique 2. L’avenir du savoir. C’est par cette voie qu’il est possible et
nécessaire de réactiver (au sens de Husserl) la question nietzschéenne du
surhumain contre le dernier homme transhumain. Car si Nietzsche ne conçoit
jamais une telle évolution exosomatique comme telle, il en introduit très tôt le
problème – dès Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement 103 – ouvrage
auquel suivant la leçon de Barbara 104, je référerai sous le titre Sur l’avenir de nos
établissements de formation (Bildungsanstalten), conférences sur lesquelles
enchaîne Humain, trop humain.
Comme l’a montré Barbara, Nietzsche est d’emblée frappé, et, si l’on peut
dire, trempé par ce qui commence avec sa génération : la génération de
Nietzsche est celle du télégraphe, du téléphone et du phonographe,
apparaissant au moment où se concrétise l’usage industriel de la tabulating
machine – à laquelle Marx se sera intéressé à travers Babbage 105. En 1877,
Nietzsche, qui ne connaît pas encore le cinématographe qu’observera Bergson,
considère le télégraphe en combinaison avec la machine à vapeur et avec les
réseaux de chemin de fer – en attendant la télégraphie sans fil qui fera l’objet du
§ 23 d’Être et temps, le téléphone et le phonographe apparaissant la même
année, mais Nietzsche qui n’y fait pas référence ne le sait sans doute pas.
Nietzsche voit ainsi venir ce que Heidegger nommera cinquante ans plus
tard le Gestell. Il voit venir une ère nouvelle qui commence à ses yeux – quatre
ans plus tôt – comme déshérence des établissements de formation (Bildung),
puis, quinze ans plus tard, comme désertification du nihilisme s’accomplissant
désormais sans fard. Faut-il dès lors rapporter la figure de l’Übermensch – le
surhumain – au tournant dans lequel s’annoncerait la nécessité d’un Ereignis ?
Pris au piège de l’Anthropocène qui concrétise toutes les craintes de Marx,
Engels, Nietzsche, Freud, Musil, Heidegger, Guattari et quelques autres, il nous
faut nous engager dans cette question – et clarifier des malentendus qui
frappent tous ces auteurs, et après eux les travaux fondamentaux de la « pensée
française » du XXe siècle.
À la différence de Heidegger, Nietzsche énonce l’ouverture de cette ère
nouvelle sur sa machine à écrire – et l’on y reviendra avec Friedrich Kittler 106.
Ce qui se joue dans la combinaison que décrit Le Voyageur et son ombre, et qui
annonce le Gestell, cela s’énonce comme question du flux, d’une part, et
d’autre part comme question de la proximité de tout faire-corps. Barbara a
montré que cette vision précoce, qu’il faut donc interpréter dans le sillage de
Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement et de son effroi, est tout à fait
dans la lignée de ce que, dans La Naissance de la tragédie, Nietzsche élabore à
travers le couple des inséparables, Dionysos et Apollon, formant une
métaphysique de l’effroi en cela précisément qu’elle est pharmacologique – et il
faudrait ici croiser, et comme formant une croix, Prométhée et Épiméthée avec
Apollon et Dionysos : une autre sorte de Geviert 107.
Couple d’inséparables, cela signifie couple transductif. C’est en tenant ces
divers éléments, où émergent transductivement – inséparablement – les
questions du tragique, du savoir, de la désertification, du dernier homme et du
surhumain (c’est-à-dire où il ne s’agit en aucun cas d’opposer Apollon et
Dionysos 108), qu’il faut affronter la barbarie et le ressentiment dans l’absence
d’époque qu’est la disruption – dont on voit bien que Nietzsche en fait déjà
l’épreuve, et la voit extra-lucidement venir face à la combinaison, l’extra-
ordinarité des consistances donnant ainsi accès à l’extra-lucidité des existences.
Opposer Apollon et Dionysos, c’est déjà pratiquer soi-même le ressentiment :
c’est être déjà prêt à désigner un bouc émissaire.
L’enjeu de La faute d’Épiméthée était présenté sur la quatrième page de
couverture et dans l’introduction de l’ouvrage comme la menace d’une
explosion du ressentiment – celle-là même qui provoque à présent
« l’implosion barbare nullement exclue » par Guattari. Après avoir souligné
que, pour Maurice Blanchot, le danger

n’est pas dans le développement insolite des énergies et la domination de la technique, il est d’abord
109
dans le refus de voir le changement d’époque et de considérer le sens de ce tournant ,

cette quatrième de couverture et cette introduction posaient que l’impératif de


ce changement radical de point de vue et d’attitude

suscite d’autant plus de réactivité qu’il est inéluctable. Ressentiment et dénégation sont des facteurs de
pourrissement en même temps que des tendances irréductibles, que Nietzsche et Freud mirent au cœur
de leurs méditations voici un siècle. Jamais celles-ci n’auront été si diversement illustrées
qu’aujourd’hui : les réactions provoquées par les bouleversements techno-scientifiques […] sont le
véritable péril et doivent être impérativement surmontées.

L’explosion du ressentiment n’aura pas été surmontée : vingt-cinq ans après


l’écriture de ce premier livre, la réalité a dépassé toutes mes craintes.
L’implosion barbare que Guattari n’excluait nullement est avérée – et cela
n’empêche pas tant de dénégateurs (dont Badiou et Negri) de continuer à
dénier, et tel le ressentiment : le refus du es war. Mais il ne peut en aller ainsi
que parce que l’implosion barbare n’est « avérée » que comme post-truth era : là
où, précisément, rien n’est avéré. Nihil. Ainsi s’impose l’absence d’époque.
C’est-à-dire le nihilisme accompli. Qu’est-ce qu’être actif, c’est-à-dire
« activement nihiliste », dès lors que le nihilisme est ainsi un fait accompli ? Et
en quoi consistent cet accomplissement et cette facticité ? C’est-à-dire : en quoi
une consistance 110 y est-elle encore possible – comme ce qui en deviendrait la
quasi-cause ?
Dans l’absence d’époque où rien ne peut être avéré, rien ne peut advenir.
Cet « avèrement » s’avérant n’être l’avènement d’aucune vérité est l’épreuve
post-véridique de la dévaluation de toutes les valeurs : il s’agit du nihilisme comme
tel.
Alors se pose tout nouvellement une vieille question : que faire ?
Ce qui signifie d’abord : que veut dire faire ?

12. Nous qui ne dormons pas. Pharmacologie des transductions


régressives et progressives

Répondre d’une telle question plus tôt qu’y répondre, et comme la question
du problème, si l’on peut dire, nécessite d’abord de reconsidérer le sens de la
poïésis du point de vue exosomatique, et, à partir de ce point de vue, explorer
ce qu’il en est des rapports entre production (d’organes exosomatiques) et faire
(avec ces organes exosomatiques) au sein de corps sociaux où il s’agit de faire-
corps économiquement (au sens de l’oikonomia en général et de l’économie
libidinale comme philia noétique) 111. Alors se posent nouvellement de vieilles
questions de causalité qui se présentent subitement dans l’évidence d’une
destinée quasi causale en cela que pharmacologique du début à la fin, de part en
part et irrémissiblement : sans rédemption autre que faire, précisément.
Un tel point de vue est celui du travail, tel qu’il veut dire aussi, par
exemple, pour Blanchot, écrire. Où la question première n’est pas l’écriture
cependant : c’est le travail, tel qu’il n’est pas pensable sans l’écriture comme
grammatisation en tant qu’elle constitue un processus hypomnésique dans le
processus plus ancien de l’exosomatisation, c’est-à-dire de l’épiphylogenèse.
« Nous », les « derniers hommes », sommes mis en question par la requête
d’un effort surhumain au-delà du déni, et cette question se présente d’abord
comme un problème : celui de l’Anthropocène. L’Anthropocène est une ère
géologique issue d’un tournant dans le processus d’exosomatisation, où la
biosphère mute, devenant la technosphère (que Guattari appelle la
mécanosphère 112) où prospère la crétinisation transhumaniste concrétisant le
Gestell qui n’est nullement une noosphère : il y règne tout au contraire et
partout la prolétarisation totale, c’est-à-dire la dénoétisation généralisée –
présidée par Donald Trump, mais non orchestrée par lui : ne faisons pas de ce
crétin un bouc émissaire.
Dans l’absence d’époque accomplissant le nihilisme comme âge post-
véridique, c’est aussi le « nous » comme tel qui est affecté par cette non-
individuation qu’est l’absence d’époque. Mettre en question ce « nous » à
partir du problème du surhumain, tel qu’il se présente aussi comme nouveau
stade de l’exosomatisation par-delà ce qu’en dit Nietzsche, le problème devant
être lui-même envisagé et conçu du point de vue pharmacologique et
exosomatique, cela signifie nécessairement « nous » mettre en question face à ce
qui se présente d’abord comme ce problème.
Affronter ce problème nécessite de questionner tout d’abord comment
non seulement nous assistons à cette explosion du ressentiment et à cette
implosion barbare que Guattari appelle aussi le mal, mais comment nous les
assistons, c’est-à-dire : comment nous y participons et en procédons « nous »-
mêmes – et cela hors de toute référence, si c’est encore possible pour nous, à une
culpabilité.
Nous y participons et nous en procédons « nous »-mêmes tout d’abord en
les déniant, et en en déniant les effets, et cela parce que nul ne peut échapper à
la régression intermittente que l’Anthropocène provoque plus ou moins mais
partout en chacun d’entre « nous », comme accomplissement du nihilisme à
travers l’ère post-véridique et comme Gestell computationnel, et qui n’est
qu’une accentuation de ce qui caractérise l’âme noétique en tant qu’elle ne
pense et ne panse que par intermittences. La plupart du temps, elle n’est
comme son en soi que sur le mode de l’âme sensitive, ainsi que le souligne
Hegel dans son Histoire de la philosophie 1. Mais, dans la situation actuelle, nul
ne peut éviter cette forme particulièrement vile de l’intermittence régressive
qu’est la dénégation parce que tout le monde a besoin de dormir – par
intermittences.
Entre sommeil et veille 113, où se réalisent et se déréalisent les rêves
noétiques devenant cauchemars 114 dans l’épreuve d’une dénoétisation qui
empêche de dormir aussi bien que de rêver, l’épreuve du problème que
constituent la combinaison qui effraie Nietzsche et les mises en question qui
en procèdent s’impose comme intermittence de dénis structurels et d’aveux
sporadiques devenant parfois noétiques : parfois, et comme expressions
véritatives prenant la forme de la parrêsia énonçant tout à coup ce qui
empêche de dormir.
Comme cela a déjà été évoqué dans Dans la disruption. Comment ne pas
devenir fou ?, cette intermittence alternativement régressive et « progressive »
(alternative parce que pharmacologique) procède du déni primordial
(« existential ») qui constitue le Sein-zum-Tode – dans Être et temps, qui est
aussi, avec Au-delà du principe de plaisir, un point de départ de Différence et
répétition. Rappelons ici ce qui était déjà souligné dans États de choc. Bêtise et
savoir au XXIe siècle : Deleuze clame le caractère pharmacologique de la
situation où reviennent éternellement les diverses formes de la répétition
lorsqu’il pose que

c’est la répétition qui nous rend malade, c’est elle aussi qui nous guérit ; si elle nous enchaîne et nous
détruit, c’est elle encore qui nous libère, témoignant dans les deux cas de cette puissance
115
« démoniaque » .

Le pharmakon, qui répète en effet, qui ne fait que répéter, est démoniaque,
et non seulement cela : il est dia-bolique, c’est-à-dire constituant une métabolé
et un métabolisme exosomatiques d’un genre encore tout à fait impensé – mais qui
fut toujours pansé par la politique, le droit, toutes les formes de la philia
noétique depuis le début de l’épiphylogenèse, et l’économie à tous les sens du
terme, y compris l’oikonomia trinitaire du Symbole qui impressionne tant
Giorgio Agamben. Quant au déni du cauchemar éveillé qu’est l’Anthropocène
après le rêve éveillé du Progrès, c’est d’abord le déni de l’entropie – entropie –,
dont la mort du Dasein est le fait même. On ne pourra questionner, si l’on
peut encore questionner – peut-être –, qu’à l’aune d’une telle mise en question,
qu’à l’aune de cette mise en question qu’est l’entropie, et en questionnant ce
qui fait problème, c’est-à-dire : ce qui met poïétiquement en question, et cela,
dans et comme l’exosomatisation.
Car telle est la question de la poïésis ouverte dans l’Éthique à Nicomaque 116.
Après La faute d’Épiméthée, je me suis attaché à conduire des analyses de la
functional stupidity, c’est-à-dire de la bêtise (y compris celle d’Avital Ronell)
comme fonction dans et de l’efficience exosomatique, de la folie, du déni qui
les cause (bêtise et folie), et de ce qui sera décrit à nouveau dans ce qui suit
comme le processus structurel d’une dénoétisation fonctionnelle qui procède de
l’expansion de la prolétarisation anticipée par Marx et Engels en 1848 117, avant
eux par Adam Smith, avant lui par Socrate 118, et dont le storytelling
transhumaniste est la rationalisation au sens adornien – immensément
régressive et dangereuse, mais également symptomatique d’une mutation du
processus d’exosomatisation lui-même 119.
Que cette mutation, qui concrétise (au sens simondonnien, et comme
avènement des milieux associés réticulaires 120) l’accomplissement du nihilisme
comme Gestell computationnel post-véridique, que cette mutation soit aussi
l’avènement de la présidence Trump, dont Guattari identifia la toxicité
exemplaire et la dangerosité extrême dès 1989, c’est un fait qui ne doit rien au
hasard, mais qui doit tout à la contingence – la contingence étant tout autre
chose que le hasard et restant à penser et à panser de part en part du point de vue
exosomatique au moment même où l’exosomatisation amorce un tournant.
13. Le nihilisme fonctionnel comme capitalisme cognitif
et rationalisation du déni

La situation pharmacologique qu’instaure l’exosomatisation – où « le


danger est aussi ce qui sauve » – est ce qui aura été systémiquement et
aveuglément dénié, dans l’aveuglement pharmacologique de l’eskhaton : ainsi
de Toni Negri lorsqu’il explique que, n’étant pas mélancolique, il n’est pas
fondamentalement préoccupé par l’Anthropocène, ni par le changement
climatique, ni par tout ce qui, pour lui, comme pour Alain Badiou, constitue
les fadaises d’une idéologie capitaliste « verdissant » l’oppression à travers le
green business et empêchant ainsi de penser les vrais enjeux économico-
politiques.
Qu’est-ce qui, dans de tels discours, ne procède pas du ressentiment tel
qu’il consiste à refuser le passage du es war – faute dans ce cas d’être capable de
repanser avec Marx ce qui lui demeura inconcevable malgré tout ce qu’il
ouvrit précisément sur le chemin d’une pensée de l’exosomatisation ?
Un tel déni est précisément l’enjeu du passage de l’âge tragique – dont le
foie dévoré par l’aigle ou le vautour de Zeus est l’allégorie patho-logique, en un
sens du pathos qu’il faut écouter avec Canguilhem – à ce qui deviendra
l’ontothéologie nihiliste : la métaphysique échangeant le sentiment de la
honte, aidôs, c’est-à-dire du défaut, pour celui de la culpabilité et du péché,
Schuld. Protester là-contre en s’affirmant épouser le « devenir », c’est ne rien
voir de ce qui, dans ce renversement de l’être en devenir, revient au même.
Dans la même veine, lorsque Miguel Abensour affirme être plus du côté de
la natalité et d’Arendt que de la mortalité et de Heidegger, il ignore
profondément que la naissance telle que la pense Arendt est conditionnée par
la mort telle que la situe l’analytique existentiale d’Être et temps – et qu’il n’y a
pas à « choisir » entre ces deux termes : penser de façon pansante, c’est
précisément se situer entre les deux, transductivement, et en « tenant les deux
bouts ».
De telles façons de penser se fondent sur l’illusion qu’il faudrait choisir
entre les philosophies – c’est-à-dire entre les problèmes, et entre les questions
qui s’y configurent 121. N’être pas fondamentalement préoccupé par
l’Anthropocène, et en définissant la mélancolie comme une maladie dont on
ne souffrirait pas – en ne comprenant rien, autrement dit, à ce qu’est la
maladie de l’exosomatisation, dont le premier analyste est Canguilhem
revisitant Nietzsche –, se déclarer ainsi n’être pas concerné par l’Anthropocène,
donc, c’est pratiquer la rationalisation du déni qui, croyant s’opposer au
capitalisme, lui ouvre les boulevards libertariens avec sa notion non critiquée de
« capitalisme cognitif » – devenue un dogme, et ne voyant rien de ce qui, dans
la réalité de la gouvernementalité algorithmique, dispose par ses dispositifs 122 la
question pharmacologique à proprement parler 123, et comme nouvelle
question de la prolétarisation.
C’est du fait même de ce déni, tel qu’il consiste à ne pas se préoccuper de
ce que l’on dénie, et qui installe un sentiment général d’incurie, c’est de ce fait
d’abord que le ressentiment explose dans cette implosion barbare qu’est
l’absence d’époque à laquelle on participe ainsi – l’absence d’époque étant de
part en part dominée par la technologie réticulaire constitutive du
« capitalisme cognitif », qui est d’abord et avant tout l’exploitation totalisante
du pharmakon digital par le capitalisme purement et simplement
computationnel, atteignant en cela le stade de la prolétarisation totale dans le
non-savoir absolu qu’est la dénoétisation accomplie : comme nihilisme
fonctionnel – cette fonction étant celle de l’information, dont la « notion »
demeure gravement impensée 124.
Que le capitalisme cognitif soit non seulement porteur d’une possibilité
absolument improbable de dépasser l’anthropie de l’Anthropocène, c’est non
seulement ce qu’ici l’on ne conteste pas, mais ce que l’on pose comme la seule
possibilité absolument improbable – de l’effort en cela surhumain d’atteindre le
Néguanthropocène. Mais cela suppose de s’émanciper de toute vision
dialectique du renversement pharmacologique des dispositifs 125 de ce
capitalisme purement et simplement computationnel fondé sur la
métaphysique cognitiviste, et d’affronter d’abord le problème de la toxicité
pharmacologique du calcul par l’inscription dans ce devenir computationnel
d’une bifurcation néguanthropique – ce que la dialectique exclut en actant que
l’entropie n’est pas dialectisable, comme l’affirme Engels dans la Dialectique de
la nature 126.
Ne pas voir la dimension pharmacologique – et de ce fait porteuse de
« mélancolie » – de la technologie cognitive digitale, c’est ne pas comprendre
les enjeux et les conséquences des tournants que Guattari puis Deleuze prirent
à la fin des années 1980. Dénier ces enjeux et ces conséquences au nom de
Nietzsche et de son nihilisme actif – apparenté à la joie spinozienne et mâtiné
de lutte des classes –, c’est participer à l’explosion du ressentiment qui ne peut
que prospérer dans le déni sous ces diverses formes, et, à présent, comme
implosion barbare qui n’est plus ce qui pourrait advenir, et ne serait
« nullement exclu », mais ce qui étant advenu et cependant non avéré caractérise
notre absence d’époque.
Du même aveuglement dénégateur procède l’ignorance de ce qui est
affirmé par Heidegger à la fin des années 1940, et – après les observations
préliminaires de l’Introduction à la métaphysique, sur lesquelles nous
reviendrons dans le second tome du présent ouvrage – à savoir que le Gestell
est un danger, ce qui sera généralement laissé de côté par les penseurs de la
« French theory », comme si cela constituait un trait idiosyncrasique et
réactionnaire de la philosophie heideggérienne, cependant que le débat
contemporain sur l’Anthropocène implique nécessairement aussi, pour ce qui
concerne les philosophes, un débat sur la portée qu’il convient d’accorder à ces
tournants dans les pensées de Heidegger, de Guattari et de Deleuze.

14. Panser Heidegger avec Nietzsche et Wiener. La cybernétique


comme nouveau problème de la philia
Nietzsche dont on se demande parfois s’il a été lu par ceux qui s’en
réclament si bruyamment anticipa très tôt le nouveau stade dans
l’exosomatisation où le contrôle par les moyennes menacerait toutes singularités. Ce
qui lui apparaît en 1879 comme et par l’agencement organologique et
pharmacologique du télégraphe, de la machine à vapeur, des réseaux ferrés et
de la presse, c’est déjà le nihilisme dont la société industrielle accomplit ainsi le
dernier stade.
Le dernier stade du nihilisme accompli est celui du dernier homme, dont
le problème se concrétisera avec Musil comme question des moyennes et des
probabilités, et dont l’actuelle domination computationnelle est la réalisation
fonctionnelle à travers le « capitalisme cognitif », dont il n’est possible de
produire la nécessité quasi causale qu’à la condition d’en éprouver la toxicité
effective et efficiente – cette efficience étant le credo des disrupteurs en tout
genre, le président Macron en tête 127.
Heidegger, que l’on se dispense de lire, d’étudier et de discuter sous
prétexte qu’il aura été nazi et antisémite – comme c’est tout à fait évident, et
c’est ce qui rend sa lecture d’autant plus indispensable au moment où ces
démons reviennent en masse avec bien d’autres que nous ne connaissons pas
encore –, tente un demi-siècle après la mort de Nietzsche de penser le nihilisme
comme « fin de l’histoire de l’être », et comme Gestell qui « est l’être lui-
même » :

Le péril est l’être lui-même. […] Le péril est l’époque de l’être déployant son essence comme
128
Gestell .

En posant que l’Ereignis est ce que l’homme attend dans le Gestell, et en


tant qu’il est essentiellement « celui qui attend » 129, Heidegger introduit sans
vouloir le savoir (par défaut, comme ce qui reste une sorte de déni) ce qui n’est
pas d’abord la question mais bien le problème de la pharmacologie. Ce passage
de la question au problème est ce qui se traduit dans « Temps et être » par le
recul de « l’étant qui questionne », et où il faut
penser l’être sans l’étant

– c’est-à-dire sans cet étant privilégié qui questionne et qu’était dans Être et
temps le Dasein.
Ce passage de la question au problème (et non plus du problème à la
question) est ce que Heidegger ne parvient pas à penser. Refuser de lire
Heidegger sous prétexte qu’il aura été nazi et antisémite, c’est refuser de penser
et de panser ce dont il est le terrifiant symptôme – qu’il nous faut craindre,
mais dont nous ne devons pas avoir peur – précisément parce qu’il n’arrive pas
à le panser. Nous devons donc panser Heidegger – ce pestiféré, ou ce lépreux,
d’ailleurs irréductiblement catholique. Soigner ce catholique, dont la maladie
est aussi désormais celle de l’Anthropocène en totalité, et en tant qu’il
concrétise le Gestell pensé par ce lépreux, mais demeuré impansé par lui, et
130
après lui : telle est aujourd’hui l’épreuve du « courage de la vérité ».
Le problème se surimposant à la question (ce qui est la réalité du
« tournant » – la question ayant engendré le problème, ce qui est aussi l’enjeu de
la Dialektik der Aufklärung) est la pharmacologie de ce qui se développe avec
les technologies computationnelles, dont Heidegger anticipe le non-
avènement (que « nous » vivons comme absence d’époque et ère post-
véridique) comme Gestell accompli à travers ce qu’il appelle la cybernétique.
Mais il n’entend pas lui-même ce qu’il dit 131, négligeant en outre précisément
tout ce que Wiener dit lui-même – avec une frappante clairvoyance
pharmacologique.
132
Cybernétique et société décrit comme le principal danger de la
cybernétique ce qui, soixante-dix ans plus tard, par exemple avec le
133
« scandale » Cambridge Analytica , bien plus préoccupant et significatif que
celui de PRISM, deviendra sinon évident, du moins patent, et qu’il apparente
à la constitution cybernétique d’une société fasciste de quasi-fourmis, où les
êtres humains auraient perdu leurs savoirs et leurs facultés d’apprendre. Il est
possible de jeter aux orties cet énorme privilège de formation que possède l’être humain et non la
134
fourmi, et d’organiser l’état fourmilière fasciste avec du matériel humain .

Ce qui est ici en jeu, c’est l’exosomatisation telle que, depuis L’Évolution
créatrice et jusqu’à la fin des Deux Sources de la morale et de la religion, Bergson
le tout premier en entrevoit les problèmes, ouvrages où l’on voit que
l’exosomatisation requiert des analyses tout à fait nouvelles des questions de la
morale, de la religion et de la solidarité (au sens de Durkheim 135) – c’est-à-dire,
en fin de compte, de ce que depuis la Grèce on appelle la philia, l’aidôs et la
dikè, et telle qu’elle pose intrinsèquement la question de la prolétarisation
induite par l’extériorisation qu’est le savoir, cette destruction du savoir par
l’information étant aussi celle des saveurs comme fruits du désir.
L’exosomatisation opérant un tournant à travers le Gestell où s’accomplit le
nihilisme requiert des analyses tout à fait nouvelles de la philia noétique telle
que la constitue toujours localement, c’est-à-dire idiomatiquement, et comme
noodiversité néguanthropique, « la justice au delà du droit » :
• D’une part, l’exosomatisation requiert de nouvelles analyses de la
question de la justice en ce sens convoqué par Derrida, comme justice au-delà du
droit – mais toujours en passant par lui, c’est-à-dire par sa facticité, c’est-à-dire
par la teneur positive de sa fictionnalité et de sa fonctionnalité exosomatiques :
comment aller au-delà de ce par quoi on ne serait pas passé 136 ?
• D’autre part, l’exosomatisation requiert de nouvelles analyses de la
question du faire-corps et comme faire-corps d’un là, d’un être-là-en-droit, et en
vue de la justice au-delà de ce là et de ce droit là en sa facticité – question qui
ressurgira sans cesse de La République de Platon à Schmitt et Luhmann, en
passant après Machiavel par Hobbes, Locke, Montesquieu et Rousseau
notamment, et dont la question et le problème se posent d’abord et au même
moment en Judée et en Grèce : au même moment, mais tout autrement. En
Judée, autrement que comme Être. En Grèce, autrement que comme Dieu.
15. Panser l’histoire de la philosophie du point de vue exosomatique

Mais comment cela, « autrement » ? Et n’y aura-t-il pas eu dans la Grèce


tragique, celle d’Apollon et de Dionysos, un autrement qu’être qui n’aura pas
été celui d’un Dieu, mais de dieux – d’une « multiplicité » de dieux qui, en
outre, se sera divisée entre Titans et Olympiens, tandis que Héros et Démons
peuplaient le monde sublunaire à la fois séparé du Chorismos et
indéfectiblement lié à lui ? S’il est vrai que Prométhée est le dieu parmi les
dieux qui donne aux mortels leur site, leur ethos, c’est en tant qu’il pose la
condition exosomatique de ce site formant une situation pharmacologique –
situation étant ici entendu en son sens existential.
Cette situation existentiale est tragique au sens strict : elle pose que les
mortels ne sauraient échapper à leur condition, d’une part, c’est-à-dire
échapper à la mort, que nous nommerons donc aussi et d’abord, ici, l’entropie,
et, d’autre part, que la possibilité de différer une augmentation fatale de l’entropie
ne leur est donnée que pharmacologiquement, c’est-à-dire comme ce cercle
vicieux, sinon infernal, du pharmakon décrit par Freud comme malaise dans la
culture, et tel qu’il requiert une nouvelle économie libidinale pour « l’homme
prothétique ».
Les « mortels », que nous appelons ici les exorganismes simples, ouvrent
toujours le risque, au moment où ils tentent de différer cette entropie par la
production d’un organe exosomatique plus efficace, de précipiter tout au
contraire l’augmentation du taux d’entropie des exorganismes complexes qu’ils
forment plus ou moins localement à travers leurs échanges exosomatiques – ces
échanges se nommant le travail et l’économie.
Entre Nietzsche, tel qu’il réactive le couple transductif que Dionysos et
Apollon forment intermittemment, c’est-à-dire comme double tendance
irréductiblement, alternativement et solidairement « progressive » et
« régressive », bondissant au-delà pour régresser toujours en deçà, le fil
d’Ariane s’y tramant, et Heidegger, tel qu’il inscrit au tréfonds du Dasein l’être-
vers-la-mort dans la facticité qui devient à travers le tournant le Gestell, dont
seule la teneur pharmacologique peut héberger la possibilité d’un Ereignis, c’est
bien le caractère pharmacologique de la situation qui se dégage – dont le
nihilisme est le déni et l’enjeu.
Mais ce déni continue à s’exercer chez Nietzsche et Heidegger eux-mêmes.
Tout en posant que la combinaison du télégraphe, de la machine et du réseau
ferré annonce le tout autre, le tout autrement qu’Être et le tout autrement que
Dieu, et comme mort de Dieu, Nietzsche demeure dépendant des concepts
qui se forment alors dans le contexte où naît la biologie. Le saut au-delà – au-
delà de la biologie telle qu’elle jalonne alors la question de la sélection – n’est
inscrit dans son œuvre qu’en creux, et comme ce que Heidegger nomme une
perte 137.
Mais Heidegger ne parvient pas lui-même à circonscrire cette perte. Outre
qu’il rejette toute référence à la biologie et à ses questions propres, et pour des
raisons qui s’énoncent dans Être et temps, au risque de négliger ce qui chez
Nietzsche en procède fondamentalement 138, Heidegger n’entend pas
véritablement ce qui constitue l’enjeu du nihilisme et de sa concrétisation
comme capitalisme industriel cognitif et pulsionnel, c’est-à-dire
fonctionnellement stupide, conduisant au Gestell computationnel, à savoir : le
dépassement de la culpabilité – et, avec elle, de l’opposition du calcul et de
l’incalculable.

Pour

139
qu’il y ait dans le poëme un nombre tel qu’il empêche de compter ,

il faut savoir compter et savoir devenir la quasi-cause incalculable parce que


singulière d’un tel calcul. Le premier mérite de Deleuze aura été de souligner
ce point de départ, le dépassement de la culpabilité, et sa visée, la quasi-causalité
– au risque d’en négliger parfois lui-même le caractère tragique, c’est-à-dire
pharmacologique en un sens irréductible, et bien que le pharmakon soit
présent, et partout, dans Différence et répétition 140.
Ce que Heidegger désigne en reprenant les mots de Nietzsche, « esprit de
vengeance », s’inscrit d’abord dans la combinaison non pas du télégraphe, de la
machine, du réseau ferré et de la presse, mais de la « question de l’Être » et de
la « voix de Dieu », c’est-à-dire : de la révélation. Or cette combinaison est ce
qui, comme civilisation de la culpabilité, efface la condition pharmacologique
du pharmakos, empêchant ainsi de panser le pharmakon lui-même à partir de
ce pharmakon lui-même.
Si l’on considère ce pharmakon du point de vue de l’évolution
exosomatique, il apparaît que le faire-corps social par où se nouent
l’individuation psychique et l’individuation collective, c’est-à-dire chez
Heidegger le temps eigentlich du Dasein et le temps geschichtlich de l’Être, et
comme histoire de la vérité, il apparaît que tout cela doit être reconsidéré du
point de vue de la constitution des exorganismes complexes tels qu’ils
instaurent non seulement l’« histoire de l’Être » comme « histoire de la
vérité », mais l’histoire des techniques conçues comme modalité
néguanthropologique de l’évolution se poursuivant par d’autres moyens que la vie
et où la noèse est ce qui confère à la raison sa fonction d’orientation dans les
ténèbres pharmacologiques et « pharmacosophiques ».
Penser signifie dès lors panser. Panser, c’est lutter pour la différance de
l’augmentation par ailleurs inéluctable et en cela tragique de ce qui n’est pas
seulement l’entropie, mais l’anthropie – où se combinent l’augmentation dans
la biosphère de l’entropie thermodynamique comme dissipation de l’énergie,
de l’entropie biologique comme réduction de la biodiversité, et de l’entropie
informationnelle comme stupidité et ressentiment fonctionnels. L’objet de la
lutte – éris – devient alors la néguanthropologie de ce dont Nietzsche n’aura
pu prendre la mesure (apollinienne) et la démesure (dionysiaque) exosomatiques
(prométhéennes) et pharmacologiques (épiméthéennes) en ce sens qu’en
revanche il analyse extra-lucidement comme avènement des moyennes,
l’Übermensch étant cette néguanthopologie extra-ordinaire.
C’est une réinterprétation générale de l’histoire de la philosophie du point
de vue pharmacologique parce qu’exosomatique qui est ici en jeu au-delà de ce
qui avait commencé avec La faute d’Épiméthée : les questions et les problèmes
qui furent instruits à partir des concepts d’épiphylogenèse et de rétention
tertiaire se présentent du point de vue exosomatique avancé par Lotka sous un
nouveau jour – où la réinterprétation de l’histoire de la philosophie devient dès
lors celle de l’anthropologie en totalité, philosophique aussi bien que
scientifique, et comme facultés de panser et de rêver.
Réinterpréter ainsi l’histoire de la philosophie, et comme figures successives
d’une ontothéologie qui, pour Nietzsche, exprime les variations de ce
processus qu’est le nihilisme comme généalogie de la morale, c’est savoir
distinguer un problème d’une question : le problème est ce que provoque un
choc exosomatique, et la question est ce qui tente d’en prendre soin – où
panser s’appelle penser.
Une question est ce qui est élaboré par la genèse d’un ou plusieurs circuits
de transindividuation tels qu’ils contribuent à nourrir et métastabiliser le
second temps d’un double redoublement épokhal provoqué par le premier
temps qui aura été le problème, dont la question n’était pas encore identifiée, la
pensée s’éprouvant alors être ce qui ne pense pas encore 141 – et donc ce qui ne
peut pas panser le problème que seule la question, en le pensant, parvient à
transformer pharmacologiquement en une therapeia, c’est-à-dire en un savoir
(au sens de Canguilhem dans La Connaissance de la vie 142). En dernier ressort,
un tel savoir est toujours quasi causal, c’est-à-dire performatif en un sens
insigne 143.
16. La confusion des problèmes et des questions, les inversions
de causalités et la quasi-causalité (comme capability) des exorganismes
simples dans les exorganismes complexes

Quant à cette condition de la différance entre problème et question, qui


constitue en cela la différance exosomatique, nous développerons les quatre
points suivants :
1. La thèse de Lotka est bouleversante à un point strictement
incommensurable : elle invite à reconsidérer ce qui fut appelé successivement,
d’abord par Socrate recouvert par Platon, le citoyen, puis par Aristote, l’âme
noétique, puis par le judéo-christianisme, le pécheur, puis par la modernité, le
sujet, et par la psychanalyse et Simondon, l’individu psychique. La thèse de
Lotka invite à reconsidérer tout cela comme les figures d’un exorganisme – un
organisme constitué dans son exorganisation psychique et sensori-motrice
extime 144 par ses organes artificiels tels qu’ils constituent ses belongings, Sache,
Dinge, à commencer par son objet transitionnel, cet exorganisme simple étant
producteur d’organes inorganiques qui l’organisent psychiquement et
corporellement.
2. L’organologie et la pharmacologie s’inscrivent dès lors dans une
exorganologie intégrant les concepts forgés par Simondon pour penser
l’individuation psychique comme étant toujours et irréductiblement une
individuation collective, et en considérant ce que nous appellerons ici et dans
La Société automatique 2 des exorganismes complexes comme constituant
l’horizon de l’individuation collective – horizon dans la visée duquel se forme un
plan de consistance.
3. Cette différance exosomatique est désormais confrontée à un tournant
précisément dans la mesure où la différanciation entre problème et question –
c’est-à-dire la différance comme accomplissement infini de l’exosomatisation,
et comme noèse en cela même – ne parvient plus à s’effectuer, problèmes et
questions étant dès lors confondus.
4. Dans cette confusion, c’est la différance entre économie et politique qui
se désintègre et paraît devoir être dissoute – dans la perspective libertarienne
dont le transhumanisme est la concrétisation exosomatique telle qu’elle-même
constitue la nouvelle Wirklichkeit dominée par la causalité efficiente,
parfaitement dénuée de causalités formelle et finale, et, en cela, anthropique en
diable, ce dia-bolisme étant cependant porteur de sa bifurcation quasi causale
absolument improbable.
5. La différance entre le problème et la question est encore en Grèce
ancienne et plus généralement dans toute l’Antiquité – projetée et tramée sur
des échelles cosmologiques qui se distribuent comme microcosmes et
macrocosmes 145, par où les écosystèmes décrits par von Uexküll se
reconfigurent en technosphères locales tendant à se déterritorialiser, où jouent
des tendances techniques et des faits techniques dans l’ajustement et le
désajustement des systèmes techniques formés par l’exosomatisation et des
systèmes sociaux formant les exorganismes complexes locaux.
6. C’est cette scalabilité cosmologique toujours microcosmiquement localisée et
macrocosmiquement déterritorialisée qui produit de la différance comme
néguanthropie – sans laquelle les systèmes deviennent autodestructeurs pour
les raisons analysées par von Bertalanffy 146. C’est ce que ne comprennent pas
les dirigeants de l’Union européenne, et la question est de savoir si l’Asie et la
Chine sauront le mieux comprendre : la survie au-delà de l’Anthropocène
comme effort surhumain de projection dans le Néguanthropocène est cet
enjeu même, et comme nouvelle macroéconomie basée sur la valorisation de la
néguanthropie et l’abandon des modèles issus des deux premières formes
d’organisation industrielle de la production exosomatique.
7. La scalabilité qui est devenue le cœur fonctionnel de la technologie des
plateformes est fonée sur une physique newtonienne qui ignore tout des
questions d’anthropie et de néguanthropie. L’enjeu de toute « application » est
de franchir des échelles à la fois par la maîtrise de la vitesse de traitement en
temps réel de très grands nombres de données, et d’exploiter les effets de
réseau. En agençant les échelles locales avec la technosphère en totalité, depuis
le niveau infrasomatique de la nanomédecine jusqu’aux infrastructures
exosphériques, et en passant par les plateformes territoriales appelées smart
cities, la data economy a fonctionnellement éliminé les localités, et a du même
coup systémiqueqment étendue l’anthropie à l’échelle planétaire.
8. L’enjeu est alors de repanser la technologie réticulaire et de pratiquer
une organologie de la néguanthropie, c’est-à-dire le développement des
instruments exosomatiques requis par ce stade de l’exosomatisation et en vue
de maintenir ouverte les possibilités de bifurcations improbables dans le
devenir, y inscrivant une nouvelle compréhension de l’avenir, en vue
réintroduire fonctionnellement le droit, comme différance délibérative des faits
ainsi trans-formés en droit, c’est-à-dire collectivement individués – en vue
d’une justice jamais effective, toujours promise comme critériologies de
sélection dans les possibles exosomatiques, mais qui suppose à présent et
compte tenu des caractérsitqiues de la rétention tertiaire hypomnésique
numérique une technologie juridique tout à fait nouvelle, et inscrite comme
fonction dans les structures de données. Nous reviendrons plus en profondeur
sur ce point dans le tome 2.

La confusion des problèmes et des questions dans le tournant qu’opère le


processus d’exosomatisation à travers ce qui est appelé la disruption constitue
l’accomplissement du nihilisme comme épreuve de l’ère post-véridique. Le
paraître où la dissolution de la différance économico-politique semble être
inéluctable est une illusion fatale. Cette illusion n’est pas transcendantale, mais
exosomatique et pharmacologique. Elle procède de ce que Engels et Marx
posèrent dès L’Idéologie allemande – à savoir une inversion de causalités 147.
Reprendre la question d’une telle inversion de causalité, et en y inscrivant
la différance exosomatique et pharmacologique entre problème et question
suppose cependant
• d’une part, de requalifier la question derridienne du supplément,
• d’autre part, de revisiter la question de la causalité à l’ère post-véridique
que domine la causalité efficiente du point de vue de la quasi-causalité, telle
que la notion en est avancée dans Logique du sens.

Cette requalification et cette revisitation ne seront pas menées ici même,


mais dans La Technique et le Temps 4 et dans La Société automatique 2. Quant
au présent ouvrage, il tente de poser les prolégomènes d’une telle entreprise, en
s’efforçant de dissiper des malentendus qui auront frappé autant Nietzsche et
Heidegger que leurs lecteurs et héritiers, en particulier Deleuze et Derrida.
17. Considérer l’animal suicidaire à partir de trois thèses d’Arnold
Toynbee

Une telle entreprise nécessite en outre d’interroger Nietzsche et Heidegger


en accordant crédit à trois thèses d’Arnold Toynbee :
1. Il faut distinguer fondamentalement la civilisation gréco-romaine d’une
part, et la civilisation occidentale d’autre part.
2. Il faut étendre la question de la mortalité à celle des civilisations telles
que les observent Paul Valéry en 1919 et Jared Diamond en 2004, et qui, selon
Toynbee, procède d’une mortalité primordialement suicidaire.
3. Il faut aborder les exorganismes complexes que forment les nations du
point de vue de ces exorganismes complexes supérieurs que forment les
civilisations – et cela, au moment d’une « implosion barbare » qui serait
caractéristique de l’explosion suicidaire du ressentiment que provoque la
proximité de l’eskhaton anthropique.

Ces thèses de Toynbee 148 – auxquelles il faut ajouter la nécessité d’étudier


les exorganismes complexes inférieurs que sont les corps sociaux en tous genres
qui constituent ce qu’il appelle les sociétés (depuis les corporations constituées
à partir de la division du travail, et donc des rôles dans les exorganismes
complexes, jusqu’aux sociétés anonymes, corporates et limited incorporations au
sens actuel) – s’imposent comme l’épreuve du moment eschatologique que
constitue l’Anthropocène (puissamment anticipé par Toynbee lui-même en
1971 149), et comme contributions fondamentales à un nouveau regard sur
l’histoire de la vérité et sur la généalogie de la morale en cela que,
• d’une part, la civilisation gréco-romaine est d’origine foncièrement
tragique et polythéiste en cela précisément,
• d’autre part, le déni qui frappe l’absence d’époque que constitue
l’épreuve de l’eskhaton anthropique qu’est l’Anthropocène comme Entropocène
est indissociable d’une pulsion d’autodestruction couramment décrite comme
comportement ou inclination suicidaire psychique, mais que Toynbee et
Diamond invitent à considérer comme un penchant des exorganismes complexes
eux-mêmes lorsqu’ils sont devenus des civilisations 150 confrontées à leur implosion
barbare, ces exorganismes complexes supérieurs étant entrés en décadence, et
cet état de fait ne pouvant être surmonté que par l’engendrement d’un
nouveau processus de transindividuation de référence à la fois générateur et
unificateur des localités 151.

On parle ici de localités au sens où


• la question est la lutte contre l’entropie et contre l’anthropie.
• ce qui lutte contre l’entropie ne peut être anti-entropique et
néguentropique que localement, et parce qui, en cela, donne lieu,
• l’Anthropocène est alors ce qu’il convient de caractériser comme une
liquidation des localités et une augmentation généralisée et planétaire de
l’entropie thermodynamique comme augmentation de la dissipation de
l’énergie, de l’entropie biologique comme destruction de la biodiversité, et de
l’entropie informationelle comme destruction de la noodiversité.

Ainsi caractérisé, l’Anthropocène peut tout aussi bien être nommé


l’Entropocène.

Ayant posé cela, il faut préciser pour ce qui concerne la suite de ce qui est
soutenu dans le présent ouvrage que :
• Ce que Nietzsche affirme comme son point de départ est que la pensée
pansante de la Grèce ancienne est tragique et insoluble (la « maladie » étant
incurable et donc la condition de la santé, qui n’est en cela jamais qu’une cure) –
non soluble, tout aussi bien, dans ce qui, en passant par la constitution de la
métaphysique qu’inaugure Platon à travers sa « doctrine de la vérité »,
instaurera l’onto-théologie comme civilisation de la culpabilité (l’incurabilité
devenant alors le péché, et le salut devenant l’horizon eschatologique de la vie
éternelle).
• Heidegger ne parvient pas à faire droit à ce qui s’affirme ainsi chez
Nietzsche parce que lui-même ne parvient pas à se libérer de ce qui, provenant
de son engagement initial dans le catholicisme, demeure fondamentalement
ancré dans cette civilisation de la culpabilité, et en particulier quant à son
entente du Gewissen 152, c’est-à-dire aussi de ce que Toynbee appelle la
« conscience morale ».
• La « pensée française » ne parviendra pas à clarifier ces questions parce
que ne posant pas le problème de l’exosomatisation comme tel, bien que, ne
cessant de le désigner (comme supplément, archive, machine désirante,
inconscient machinique, performativité selon Lyotard en 1979, etc.), elle
contribuera, chez ses lecteurs épigonaux en particulier (et, à travers eux, en
constituant des dispositifs de légitimation de l’état de fait conduisant à la post
truth era – par exemple de la « gouvernementalité algorithmique 153 »), à
accroître la confusion et à aggraver de ce fait le déni en fournissant les
instruments de rationalisation de ce déni – ladite rationalisation étant
l’expression subtile et symétrique (après celle décrite par Adorno et
Horkheimer) du ressentiment explosif et implosif : tout cela appartient à ce
que nous décrivons ainsi comme l’immense régression après la grande
transformation.

(Précision. La coupure que Toynbee recommande d’opérer entre


civilisation gréco-romaine et civilisation occidentale n’est évidemment pas une
pure discontinuité : il s’agit d’une bifurcation. Dès lors, la civilisation gréco-
romaine, telle qu’elle est porteuse de ce qui la contredit, en particulier comme
passage de la civilisation de la honte à la civilisation de la culpabilité, au sens que
Murray et Dodds donnaient à ces termes 154, et à travers la christianisation de
Rome préparée par la métaphysique platonicienne, est le « fonds
préindividuel » de la civilisation occidentale dont la figure s’établit à la
Renaissance en dessinant précisément des traits qui n’étaient encore qu’esquissés
dans la période précédente – ce qui conduira à la domination occidentale
planétaire à partir de la transformation du christianisme en capitalisme.)

1. Jacques Derrida, De l’esprit. Heidegger et la question, Galilée. Ce livre sera commenté dans le
second tome du présent ouvrage.
2. Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, PUF, p. 133.
3. Martin Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ?, p. 26.
4. Sur ce désistement, cf. infra, p. 31, § 52, p. 221.
5. « Mnémosyne, la fille de Ciel et de Terre, devient, comme fiancée de Zeus, en neuf nuits la
Mère des Muses. Jeu et Musique, Danse et poésie appartiennent au sein de Mnémosyne, à la Mémoire.
Il est manifeste que ce mot désigne autre chose que la seule faculté, déterminable par la psychologie, de
retenir le passé dans la représentation. Mémoire pense à ce qui a été pensé. » Martin Heidegger,
Qu’appelle-t-on penser ?, PUF, « Quadrige », p. 32. Dans la suite du texte, « ce qui a été pensé » va se
présenter dans l’éternel retour comme ce qui fut, es war, et, en cela, comme ce qui pourrait ne pas passer.
Heidegger reprend ici une question qu’il posait en 1938 dans son séminaire sur Anaximandre, comme
on le verra dans le second tome de cet ouvrage.
6. Qu’appelle-t-on penser ?, op. cit., p. 24.
7. Ibid., p. 23.
8. Ibid., p. 24.
9. Ibid., p. 160-161.
10. Cf. infra, p. 52 et § 11.
11. Cf. Le Gai Savoir, § 328, le commentaire de cet aphorisme par Deleuze dans Différence et
répétition, p. 120, et mon commentaire de ce commentaire dans États de choc. Bêtise et savoir au
e
XXI siècle, pp. 36 et 56.

12. Qu’appelle-t-on penser ?, op. cit., p. 24.


13. Cf. en particulier Dans la disruption. Comment ne pas devenir fou ?, § 86.
14. Qu’appelle-t-on penser ?, op. cit., p. 26.
15. Cf. La Technique et le Temps 1. La faute d’Epiméthée, Fayard (2018), p. 227.
16. Il le fit dans son intervention à l’ouverture de la soutenance de ma thèse en me demandant :
« De quoi avez-vous peur ? » – confondant ainsi crainte et peur.
17. Rééditée dans La Technique et le Temps 1, 2 et 3, éditions Fayard, 2018, édition augmentée
d’une préface et d’une postface, « Le conflit des facultés et des fonctions dans l’Anthropocène ».
18. Heidegger, Questions IV, Gallimard, p. 11.
19. Voici le plan tel que le prévoyait Heidegger en 1927 :
« Première partie : L’interprétation du Dasein par rapport à la temporalité et l’explication du temps
comme horizon transcendantal de la question de l’être
1. L’analyse fondamentale préparatoire du Dasein
2. Dasein et temporalité
3. Temps et être
Deuxième partie : Traits fondamentaux d’une destruction phénoménologique de l’histoire de
l’ontologie au fil conducteur de la problématique de l’être-temporal
1. La doctrine kantienne du schématisme et du temps comme étape préparatoire d’une
problématique de l’être-temporal
2. Les fondations ontologiques du cogito sum de Descartes et la reprise de l’ontologie médiévale
dans la problématique de la res cogitans
3. Le traité d’Aristote sur le temps comme discrimen de la base phénoménale et des limites de
l’ontologie antique »
20. Heidegger, Être et temps, p. 8.
21. Ibid.
22. C’est-à-dire le Dasein de Sein und Zeit. Le premier à parler d’un tel épuisement est Heidegger
lui-même, le penseur de l’Être et de l’histoire de l’Être, et il en parle sous le nom de Gestell, comme ne
l’ont toujours pas compris ceux qui ne l’ont jamais lu jusqu’au bout – ni les « heideggériens », ni les
« anti-heideggériens ».
23. Heidegger, Questions IV, « Temps et être », Gallimard, p. 193. Je souligne.
24. Ibid., p. 13.
25. Heidegger, Questions IV, « Le tournant », Gallimard, p. 140.
26. Cf. infra, §§ 11 et 53.
27. Cf. Ludwig von Bertalanffy, Théorie générale des systèmes, Dunod, pp. 106 et 124.
28. Arnold Toynbee, L’Aventure humaine, Payot, et L’Histoire, Payot.
29. Heidegger, Être et temps, § 54.
30. Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ?, pp. 140-141.
31. Ce qui poursuit la question ouverte au chapitre 8 de Dans la disruption.
32. Cf. Ludwig von Bertalanffy, Théorie générale des systèmes, op. cit., p. 43. Pour Bertalanffy, la
mécanisation, en uniformisant les processus, en fait des systèmes fermés, et cela résulte de la recherche de
l’efficacité optimale : alors que, dans les sociétés pré-industrielles, « les systèmes biologiques, nerveux,
psychologiques ou sociaux sont gouvernés par une interaction dynamique de leurs composants,
ultérieurement s’établissent des aménagements fixes et des contraintes qui rendent le système et ses
parties plus efficaces, mais qui diminuent graduellement et abolissent même quelques fois son
équipotentialité ». Paraphrasant un ouvrage de Pitirim A. Sorokin (Modern Historical and Social
Philosophies), il pose que l’homme, avec l’industrialisation, peut devenir et est « déjà devenu dans une
certaine mesure un idiot-pousse-bouton ou un idiot instruit ; c’est-à-dire un être étroitement spécialisé ou
un simple morceau de la machine. Ceci est conforme à un principe des systèmes bien connu, celui de
la mécanisation progressive ; l’individu se transforme en rouage dominé par quelques leaders privilégiés,
médiocres et mystificateurs, qui poursuivent leur intérêt propre sous le couvert des idéologies ».
33. Rainer Maria Rilke, Élégies de Duino. Sonnets à Orphée, Gallimard, p. 137. « Mais à présent,
c’est la machine / Qui veut pour elle avoir l’éloge. / La mécanique, vois comme elle / prend son tour et
se venge, / nous défigure et nous réduit. » Il faudrait ici lire également Apollinaire, Marinetti et
Benjamin.
34. ou elle – la cène que serait l’Anthropocène tel un dernier dîner…
35. ou la nouvelle – kainos – ère que devrait constituer le ou la Néguanthropocène.
36. Cf. Dans la disruption, § 16.
37. Rilke, op. cit., p. 123.
38. Alfred North Whitehead, La Fonction de la raison, Gallimard, p. 105.
39. Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, p. 496.
40. Karl Marx, Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, Éditions Sociales.
41. Vladimir Vernadsky, La Biosphère, Seuil, coll. « Points », p. 277 : « Comment la conscience
peut-elle agir sur une marche de processus qui semble pouvoir être entièrement ramenés à la matière et
à l’énergie ? Cette question a été dernièrement posée par le mathématicien américain J. [sic] Lotka
(Elements of Physical Biology). […] Les théories physiques devront inévitablement se préoccuper des
phénomènes fondamentaux de la vie. C’est dans ce sens que travaille actuellement la pensée. Il est
impossible de ne pas tenir compte de ces nouvelles et profondes recherches. Parmi elles, les
spéculations du mathématicien et penseur anglais A. Whitehead. » Nous verrons pourquoi il faut ici
introduire aussi l’historien Arnold Toynbee.
42. Jacob von Uexküll, Mondes animaux et monde humain.
43. Erwin Schrödinger, Qu’est-ce que la vie ?
44. De la misère symbolique, Champs Flammarion.
45. Gilles Deleuze, Pourparlers, « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle ».
46. Félix Guattari, Les Trois Écologies.
47. Guattari, op. cit., p. 23.
48. Cf. infra, chapitre 5, « Orthogenèse et sélection. La généalogie exosomatique de la morale »,
ainsi que les §§ 30, 33-35, 37, 45-46 qui introduisent les thèmes examinés dans ce chapitre.
49. De très nombreux « deleuziens » semblent ne pas avoir la moindre idée de tout ce qui lie
Deleuze à Heidegger, tout comme son ami Michel Foucault.
50. Derrida aura-t-il vraiment hérité de Nietzsche – c’est-à-dire fructifié Nietzsche, si l’on peut
dire ? N’aurait-il pas sur ce point répété sans plus le point de vue de Heidegger sur Nietzsche ?
51. Et de pænser, comme l’a suggéré Edoardo Toffoletto dans le cadre du séminaire pharmakon.fr
2018.
52. Regain est aussi le titre d’un beau livre de Jean Giono.
53. Et telle qu’elle se dilue dans cette métaphoricité si souvent critiquée, parfois à tort, parfois
avec raison, et que l’on trouve dans la « machine de base » que serait selon Mille Plateaux le bébé tétant.
Cette note est une réponse à un e-mail d’Anne Querrien.
54. En particulier dans La Nature de la nature, Seuil, où le soleil est défini comme une machine –
ce dont il résulte une série de confusions dont le prix épistémologique est immense, et qui conduira
aux errements de la « théorie de la complexité », y compris en biologie, et en particulier chez Henri
Atlan.
55. Mais il s’agit là d’un mésusage et d’une relative mésinterprétation de Wiener, qui se
retrouvera aussi bien chez Heidegger que chez Simondon. Ces points sont détaillés dans ce qui suit
dans La Société automatique 2. L’avenir du savoir et dans La Technique et le Temps 4. L’épreuve de la vérité
dans l’ère post-véridique.
56. Georges Canguilhem, La connaissance de la vie, Vrin, p. 101.
57. À l’exception sans doute de ce que dit celui-ci parlant de la « machine à faire des dieux ».
Mais dans ce cas, et parce que les questions de l’entropie tout aussi bien que de l’exosomatisation sont
à l’horizon de la pensée bergsonnienne, cet usage poétique (au sens strict de ce mot) est légitime et
nécessaire.
58. Et on essaiera d’en tirer les conséquences dans La Technique et le Temps 4. L’épreuve de la vérité
dans l’ère post-véridique, à paraître.
59. Whitehead, op. cit., p. 102.
60. Sur la démoralisation, cf. Dans la disruption. Troisième partie, « La démoralisation », p. 243.
61. Qu’appelle-t-on penser ?, p. 74
62. Heidegger, Nietzsche 1 et 2, Gallimard.
63. Y compris sa deuxième partie (le semestre de 1952), ce qui n’apparaît pas immédiatement.
64. « Trente-cinq ans plus tard », comme il le souligne lui-même dans « Temps et être ». Cf. infra,
p. 299, note 1.
65. Cf. Lotka et mes commentaires infra, chapitre 5, p. 203.
66. Cf. infra, pp. 152-155.
67. Dans La Société automatique 2 et La Technique et le Temps 4.
68. Paolo D’Iorio, « Cosmologie de l’éternel retour », Nietzsche-Studien 24 (1):62-123 (1995).
69. Il faut ici rappeler le principal argument de La faute d’Épiméthée à cet égard : « L’être est l’être
de l’étant (l’intentionnalité phénoménologique disait que la conscience est conscience-de…). Il faut
accéder à la question du sens de l’être depuis un étant sans pour autant réduire l’être à l’étant : il y a
un étant exemplaire, le qui (Dasein), qu’il faut radicalement distinguer du quoi : nous tentons de faire
porter la discussion sur la teneur de cette distinction.
L’avoir-à-être du qui détermine sa mienneté, son individuation, que nous préférons nommer
idiomaticité ou idiotité, plus tôt qu’ipséité, trop isolée du quoi : l’idiot qu’est Épiméthée est pris dans
le quoi, s’y constitue radicalement, tandis que le Dasein n’advient que par sa possibilité de s’arracher au
quoi.
Le plus grand élément de proximité entre analytique existentiale et thanatologie épiméthéenne ‒
point à partir duquel s’annonce aussi la plus grande divergence ‒ est le thème du déjà-là : ses
“possibilités, [le Dasein] les a lui-même choisies, ou bien il est tombé en elles, ou bien il a toujours déjà
grandi en elles”. Même celles qu’il “choisit” pro-viennent toujours du monde déjà-là : toute
“compréhension de l’être de l’étant […] devient accessible à l’intérieur du monde”.
Accéder au qui (Dasein), c’est l’aborder dans sa “quotidienneté moyenne”. Mais cet accès ne doit-
il pas être aussi celui, non seulement aux “accès” moyens, mais aux “moyens d’accès” du Dasein, à son
déjà-là moyen constitué par les moyens de ce déjà-là ? Cette nécessité n’est pas proprement inscrite
dans la structure constitutive existentiale. Or, si le déjà-là est ce qui constitue la temporalité en tant
qu’il donne accès au passé que je n’ai pas vécu, en tant qu’il m’ouvre à mon historialité, ce déjà-là ne
doit-il pas être alors constitutif en sa facticité positive, positivement constitutif et historialement
constitutif au sens où sa mise en forme matérielle constitue l’historialité même en deçà et au-delà de
l’histoire ? Quoiqu’il apporte les principaux éléments d’une réponse positive, Heidegger devra exclure
une telle hypothèse. » La faute d’Épiméthée, p. 24.
70. Cf. infra, §§ 15-17.
71. Gilles Deleuze, « Lettre à Serge Daney », Pourparlers, Minuit.
72. Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ?, p. 69.
73. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, in Œuvres complètes VI, p. 161.
74. Cf. Heidegger, « La parole d’Anaximandre », dans Chemins qui ne mènent nulle part,
Gallimard, et tome 2 du présent ouvrage, dernier chapitre.
75. Il faut ici rappeler ce que soutenait La faute d’Épiméthée quant à la Schuldigkeit – qui jouera
aussi un rôle fondamental dans « La question de la technique », comme on tentera de le montrer dans
La Technique et le Temps 4 : « Le On est l’être déjà décidé du “pouvoir-être” factice du qui, sous forme
de règles, critères, etc., qui le distraient de tout choix exprès, et fonctionne comme un programme :
celui que le Dasein peut suspendre. Une telle suspension, rupture “de la mésentente de soi qu’est
l’écoute du On”, trouve sa possibilité dans un “appel” depuis un être-en-faute, en-dette ou en-défaut.
Ce qui “entend” l’appel est la “résolution”. Les fautes s’oublient dans leur accumulation, se recouvrant
les unes les autres ; vient le moment de l’expérience de la faute : non pas telle ou telle faute, mais la
faute de l’être-en-faute comme telle ‒ défaut originaire comme défaut d’origine que Heidegger nomme
Gewissen. Le qui appelé, discuté, mis en cause, est le Dasein lui-même. Mais par qui ? Ce qui “se tient
dans une indétermination frappante” (Être et temps, § 57). “La conscience se manifeste comme appel
du souci” et “la ’voix’ de la conscience parle d’une ’dette’ (Schuld) ou d’une ’faute’” (Être et temps, §
58). Si l’épimétheia doit être pensée en tant qu’articulation du qui et du quoi comme l’article de la
mort, le qui “appelant” est ce qui précède le partage du qui et du quoi, le “que” étranger de l’hors-de-soi
originaire, du défaut originaire d’origine. » La faute d’Épiméthée, p. 263.
La question de cet appel est cruciale dans Qu’appelle-t-on penser ?, où elle justifie le verbe heisst
plutôt que ist dans ce titre (cf. Qu’appelle-t-on penser ?, p. 140). L’appel est une vocation. Or cette
vocation de la voix qui parle comme Gewissen est dans Être et temps encore d’essence religieuse : elle s’y
entend comme péché originel, quels que puissent être les efforts de Heidegger faits précisément pour
s’en dégager. Toute la difficulté de Heidegger à lire Nietzsche et sa pensée de la Schuldigkeit, de la
vengeance et du ressentiment, et donc du pharmakos, procèdent de la vocation de Heidegger lui-même,
séminariste catholique, renonçant puis étudiant les mathématiques, et devenant finalement
philosophe : « L’appelant n’est “mondainement” déterminable par rien en son qui. Il est le Dasein en
son étrang(èr)eté, il est l’être-au-monde originellement jeté en tant qu’hors-de-chez-lui, il est le “que”
nu dans le rien du monde. L’appelant est non-familier au On-même quotidien ‒ quelque chose comme
une voix étrangère. Et qu’est-ce qui pourrait être plus étranger au On, perdu qu’il est dans la diversité
du “monde” de sa préoccupation, que le Soi-même isolé sur soi dans l’étrang(èr)eté, jeté dans le rien ? »
Être et temps, § 58.
76. Sur ce néologisme disgracieux, cf. Pharmacologie du Front national, § 52.
77. Cf. Être et temps, § 58.
78. Cf. Heidegger, Essais et conférences, Gallimard, p. 17.
79. Cf. Deleuze, La logique du sens, éd. 10/18, p. 203.
80. Cette question constitue le chapitre central (et encore à venir) de La Technique et le Temps 4.
L’épreuve de la vérité dans l’ère post-véridique. Elle a été avancée pour la première fois à Nimègue
(Radbout University) au cours d’une rencontre à la fois très fructueuse et très calamiteuse avec Don
Ihde, organisée à l’initiative de Pieter Lemmens – cf.
http://independent.academia.edu/BernardStiegler/.
81. Cf. infra, chapitre 6.
82. Cf. Dans la disruption, § 126-127.
83. Sur le pont, cf. Ainsi parlait Zarathoustra, Œuvres complètes VI, Gallimard, p. 116, et
Qu’appelle-t-on penser ?, pp. 59 et 133.
84. Qu’appelle-t-on penser ?, pp. 28 et 93.
85. Dans la disruption, §§ 64 et 67.
86. Qu’appelle-t-on penser ?, p. 75
87. Ainsi parlait Zarathoustra, p. 160.
88. Cf. The Neganthropocene, éd. OP, également accessible en ligne,
http://www.openhumanitiespress.org/books/titles/the-neganthropocene/.
89. Un tel pansement est celui de l’ère post-véridique, où il s’agit de pratiquer une parrêsia d’une
exceptionnelle performativité – capable de retourner quasi causalement le commun penchant dénégateur et
régressif en « parler vrai ». Il s’agit de trans-former et per-former ainsi la crainte en courage – et de
surmonter l’anthropos en surmontant la peur, dont la dénégation est le symptôme pathétique en cela
précisément qu’il consiste à clamer que l’on n’a pas peur au moment même où le déni atteste une
lâcheté fondamentale.
90. Il est important de souligner ici que Heidegger, dans Qu’appelle-t-on penser ?, pour une fois
parle du désir : « Ce qui est gardé dans la pensée est ce qui fut doté d’une souvenance, et cela parce que
nous le désirons. », p. 24.
91. Ainsi pourrait-on traduire en effet Menschliches, Allzumenschliches.
92. C’est-à-dire libéré de la génération.
93. Population d’images et d’énoncés « dégénérés ».
94. On reviendra sur ce point dans La Technique et le Temps 6. La guerre des esprits.
95. Quant à Nietzsche et au Christ, cf. Barbara Stiegler, Dionysos et la critique de la chair, PUF, en
particulier chapitre 12.
96. Nietzsche, Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement, p. 109.
97. Cf. Dans la disruption. Comment ne pas devenir fou ?, § 26, et La Société automatique 1. L’avenir
du travail, § 56.
98. Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement, in Œuvres complètes 1**, p. 99.
99. Félix Guattari, Les Trois Écologies, p. 34.
100. 34. Je dois cette référence à Paolo Vignola.
101. Le concept de double redoublement épokhal est exposé à diverses reprises, tout d’abord dans
La faute d’Épiméthée, et requalifié dans Dans la disruption. Comment ne pas devenir fou ? Il fut introduit
dans La Technique et le Temps – sans que le problème puis la question de la pharmacologie aient encore
été posés comme tels –, où le double redoublement épokhal est la sub-stance de la différance
ontologique et intermittente de la domination On et de la résolution de l’indéterminé. « Mortel, le qui
s’excède comme possibilité indéterminée, et le sens de sa déchéance (bavardage dans la préoccupation,
curiosité, etc.) est la fuite devant l’indéterminé, tentative de détermination de la fin, nivellement des
“différences”. L’improbabilité du qui, sa non-prédestination, son destin, se fonde dans
l’indétermination de la mort ‒ structure qui se constitue comme dans la prométheia/épimétheia où Elpis
a les attributs ambigus de Souci. Fondée sur la programmaticalité du déjà-là, elle vient redoubler, sans
jamais la surmonter, l’irréductible facticité comme une certaine suspension des programmes en vigueur,
sorte d’épokhalité existentiale (et historiale, et, depuis une certaine forme de databilité, comme histoire de
l’être). Cela arrive comme “conscience” (Gewissen) d’une faute, ou dette : “La mort n’’appartient’ pas
seulement indifféremment au Dasein propre, mais elle interpelle celui-ci en tant que singulier” et la
“possibilité la plus propre” est celle de la suspension épokhale des “programmes” de la publicité
quotidienne ; possibilité extra-ordinaire constitutive du qui, “liberté pour la mort”, en tant que
suspensive de la neutralité ordinaire du qui, ipséité comme modification d’un qui que “la plupart du
temps je ne […] suis pas moi-même, c’est le On-même qui l’est”. Le On est l’être déjà décidé du
“pouvoir-être” factice du qui, sous forme de règles, critères, etc., qui le distraient de tout choix exprès,
et fonctionne comme un programme : celui que le Dasein peut suspendre. Une telle suspension,
rupture “de la mésentente de soi qu’est l’écoute du On”, trouve sa possibilité dans un “appel” depuis
un être-en-faute, en-dette ou en-défaut. Ce qui “entend” l’appel est la “résolution”. » La faute
d’Épiméthée, p. 262-263.
102. Cf. Dans la disruption, §§ 87, 108 et 123.
103. Nietzsche, Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement, op. cit.
104. Cf. Barbara Stiegler, « Nietzsche et la critique de la Bildung. 1870-72 : les enjeux
métaphysiques de la question de la formation de l’homme », Noésis no 10,
https://journals.openedition.org/noesis/582
105. Cf. Nick Dyer-Witheford, Cybermarx, Cycles and circuits of struggle in high-technology
capitalism, University of Illinois Press.
106. Friedrich Kittler, Gramophone, film, typewriter, Les presses du réel.
107. Jean Lauxerois et Claude Roëls traduisent Geviert par « quadriparti » dans « Le tournant »,
Questions IV, p. 154.
108. Sur ce point, cf. Barbara Stiegler, Nietzsche et la critique de la chair, op. cit.
109. Maurice Blanchot, L’Entretien infini, Gallimard, « Sur un changement d’époque ».
110. Sur la consistance, l’existence et la subsistance, cf. Mécréance et discrédit 1. La décadence des
sociétés industrielles, § 25.
111. Cette question sera reprise en détail dans La Technique et le Temps 4 à partir de la théorie des
quatre causes d’Aristote et du commentaire qu’en propose Heidegger dans « La question de la
technique ».
112. Félix Guattari, Les Trois Écologies, p. 68.
113. Sur la question du sommeil, cf. mes commentaires à propos de Johnathan Crary, 24/7. Le
capitalisme à l’assaut du sommeil, La Découverte, dans La Société automatique 1.
114. Sur les rêves noétiques et les cauchemars afférents, cf. Dans la disruption, p. 131.
115. Différence et Répétition, p. 30.
116. Sur ce point, cf. La Technique et le Temps 4, à paraître.
117. Marx et Engels, Le Manifeste du parti communiste.
118. Pour une nouvelle critique de l’économie politique, Galilée.
119. Ce point, qui est introduit ici, sera développé dans La Société automatique 2. L’avenir du
savoir.
120. Cf. La Société automatique 1, § 22.
121. De la même manière, un jour que je venais interviewer François Châtelet à l’occasion de la
parution de Cinéma 1. L’image mouvement de Deleuze, il commença par me dire combien il était désolé
de voir l’ouvrage se référer à Bergson. Puis, alors que je lui parlais de Husserl et de son concept de
temps, il m’expliqua qu’il ne fallait pas le perdre, son temps, à lire un philosophe qui voulait faire de la
philosophie une science rigoureuse. Ainsi Châtelet enseignait-il l’histoire de la philosophie comme on
donne dans les magazines des conseils pour tel produit de beauté ou tel séjour touristique.
122. Sur cette question et ce qu’en dit Giorgio Agamben, cf. Prendre soin. De la jeunesse et des
générations, § 47.
123. Qui n’est pas du tout celle d’une « dialectique », comme Agamben ne le comprend pas – et
comme en témoigne une discussion que nous eûmes à Istanbul avec lui et Peter Sloterdijk en avril
2015.
124. Sur ce point également, cf. La Technique et le Temps 4, où l’on tentera d’établir pourquoi et
comment Simondon n’aura pas pu poser la question d’une pharmacologie de cette « notion ».
125. Cette dialectique est ce qui gouverne encore la vision de Toni Negri.
126. Engels, Dialectique de la nature, éd. Sociales.
127. Le contrôle par les moyennes est le drame de L’homme sans qualités, dont la
gouvernementalité algorithmique est l’avènement totalisé comme capitalisme purement et simplement
computationnel.
128. Heidegger, « La fin de la philosophie et le tournant », in Questions IV, Gallimard, p. 148.
129. Cf. ibid., p. 147. Cette attente peut prendre mille formes, dont celle de la patience comme
exercice où « j’attends en m’abîmant que mon ennui s’élève » (Mallarmé).
130. Quant à l’impensé, Heidegger écrit que « l’essence de la technique a son lieu dans ce qui dès
longtemps et avant toute autre chose donne à penser… L’essence de la technique pénètre et domine
notre existence d’une façon que nous pressentons encore à peine. » Qu’appelle-t-on penser ?, p. 100-101.
Ce qu’il faut lire avec cet autre passage : « L’Im-pensé, dans une pensée, n’est pas un manque qui
appartienne au pensé. L’Im-pensé n’est chaque fois tel qu’en tant qu’il est im-pensé. Plus une pensée est
originelle, plus riche est son Im-pensé », p. 127.
131. Comme il dit que c’est non seulement possible, mais nécessaire en toute philosophie.
132. Titre français qui traduit The Human Use of Human Beings. Cybernetics and Society.
133. Ce qui est scandaleux, c’est autant que ceci soit présenté comme un scandale que ce qui s’est
effectivement produit avec Facebook : le scandale est qu’il ait fallu attendre si longtemps pour que soit
admise la toxicité fondamentale et intrinsèque de ce « réseau social ». Et la conséquence de ce scandale,
c’est la réduction de l’Europe à la minorité techno-économico-diplomatique. Tant qu’ils n’auront pas
mis au point de départ de leurs analyses cette pharmacologie, les pseudo-« radicaux » peuvent toujours
s’en prendre aux pouvoirs sous leurs diverses formes, cela reviendra toujours au même résultat : cela
n’aura aucun effet.
134. Norbert Wiener, Cybernétique et société, p. 83. Je reviens en détail sur ce texte dans La
Technique et le Temps 4 et dans La Société automatique 2.
135. Émile Durkheim, De la division du travail social, PUF.
136. Un malentendu doit être ici dissipé, si c’est possible, entre Derrida et Alain Supiot. Et ce
n’est possible qu’à la condition d’inscrire les questions du droit et de la justice, et telles qu’elles
diffèrent, et dans une différance infinie, dans la perspective de l’exosomatisation. On tentera de le
montrer dans La Société automatique 2 en dialogue avec l’Homo juridicus de Supiot.
137. Cf. Qu’appelle-t-on penser, p. 54.
138. Barbara Stiegler, Nietzsche et la biologie, PUF.
139. Paul Claudel, Cent phrases pour éventails.
140. Cf. supra, p. 60, note 1.
141. « Ce qui donne le plus à penser dans notre temps [je souligne] est que nous ne pensons pas
encore », Qu'appelle-t-on penser ?, p. 27.
142. Georges Canguilhem, La connaissance de la vie, pp. 9-13.
143. La néguanthropie, qui est avant tout quasi causale (faisant de nécessité vertu), est toujours
performative en cela qu’elle inscrit dans le devenir une bifurcation au-delà de la causalité des quatre
causes. C’est une conséquence de ce qui avait été analysé dans La Technique et le Temps 3 comme la
repro-ductibilité rétentionnelle qui est l’origine du schématisme.
144. L’extimité au sens où Lacan parle d’extime sera l’un des thèmes de La Technique et le Temps
6. La guerre des esprits.
145. Et vraisemblablement dans l’ensemble de la biosphère, devenant technosphère dès cette
époque, et depuis longtemps déjà, ce que le Paléolithique supérieur puis la tragédie thématiseront (par
exemple dans le chœur d’Antigone) tout comme en Chine, dans le Croissant fertile, en Égypte, dans les
Amériques centrale et du Sud.
146. Théorie générale des systèmes, p. 43.
147. Sur ce point cf. Pharmacologie du Front National, §§ 7, 9, 13 et surtout 41.
148. Arnold Toynbee, L’Aventure humaine, Payot, et L’Histoire, Payot.
149. Toynbee, L’Aventure humaine, p. 17 et suivantes.
150. Dont on tentera au chapitre 8 de montrer comment elles constituent des exorganismes
complexes supérieurs.
151. Sur cette question de l’unification des localités, cf. infra, § 81, p. 349, et sur la
transindividuation de référence, cf. La télécratie contre la démocratie, §§ 21 et suivants.
152. Cf. Être et Temps, § 54.
153. Cf. Antoinette Rouvroy et Thomas Berns, « Gouvernementalité et perspectives
d’émancipation », Réseaux, no 177.
154. Robertson Dodds, Les Grecs et l’irrationnel, Champs Flammarion.
CHAPITRE DEUX

Panser l’effroyable

18. Dualité de l’avoir-lieu

Si l’on s’accorde à poser


• d’une part, et avec Simondon, que l’individuation psychique suppose
l’individuation collective et réciproquement, et qu’elles constituent en cela une
relation transductive,
• d’autre part, que cette individuation psychique et collective suppose
l’individuation technique – ce que ne dit pas Simondon – et que cette relation
transductive est donc à trois termes 1,
• enfin, que l’individuation technique, qui est le processus
d’exosomatisation, doit être observée comme l’exorganogenèse d’organes
artificiels faisant système à travers des exorganismes complexes, et développant
leur propre dynamique en bouleversant les ordres sociaux, ce qui constitue le
problème du désajustement posé par Bertrand Gille, et plus généralement de
ce que nous appelons le double redoublement épokhal, alors on doit poser
qu’il n’est jamais possible de partir simplement du point de vue de l’exorganisme
simple, et que penser et panser l’individuation exosomatique suppose toujours
de localiser les exorganismes simples dans les mouvements et dynamiques multiples
et hétérogènes provoqués et instaurés par les exorganismes complexes, ces
multiplicités et hétérogénéités étant intériorisées par les exorganismes simples, et
les opérant 2– ce qui requiert une théorie des opérations qui poursuit en s’en
écartant le chantier allagmatique de Simondon 3.
Une telle reconsidération des anthropologies philosophique et scientifique
– et, à travers elles, de la philosophie comme histoire occidentale de la noèse s’étant
globalisée à travers la technologie tout en s’y dissolvant comme capitalisme, et
constituant en cela le Gestell – conduit en outre à requalifier la question du lieu
et à la poser en premier lieu, si l’on peut dire, mais telle qu’elle se présente
toujours à partir de deux points de vue transductivement constitués, mais
irréductibles l’un à l’autre, en l’occurrence :
• le point de vue de l’exorganisme simple,
• le point de vue de l’exorganisme complexe.

Cette dualité primordiale du point de vue exosomatique qui est retrouvé


dans la noèse telle qu’elle n’est que dia-noétiquement, comme dianoia, c’est-à-
dire aussi comme oscillations entre régressions et progressions, est d’autant plus
difficile à prendre en charge que tout exorganisme complexe est toujours lui-
même un point de vue sur un exorganisme plus complexe que lui. C’est ce que
tente de penser le diagramme des spirales.

Ces questions, qui s’imposent dans et comme l’époque dominée par des
exorganismes hypercomplexes d’ampleur biosphétique et exorbités à l’échelle
exosphérique, constituant des fonctions exorganiques planétaires, et exploitant des
monopoles supra-naturels – que nous appellerons des monopoles
technosphériques – à travers les effets de réseau et les technologies algorithmiques
de scalabilité, ces questions imposent aussi de reconsidérer aussi bien la
monadologie leibnizienne que la nomadologie deleuzo-guattarienne, et en y
inscrivant le point de vue « post-derridien » de la différance exosomatique.

19. Néguanthropologie de l’infernal

Étayé sur les brèves considérations de Lotka clamant après la Seconde


Guerre mondiale et ses désastres que l’homme est un être autodestructeur –
qu’après Arnold Toynbee il faut observer et panser 4 comme un animal
suicidaire –, ce nouveau point de vue dans le travail qui avait été entamé avec
La faute d’Épiméthée est apparu via Nicholas Georgescu-Rœgen 5, c’est-à-dire
comme question posée à l’économie. Assistant de Joseph Schumpeter à
Harvard University, Georgescu-Rœgen montre que Schumpeter et plus
généralement la science économique du XXe siècle fondent leurs analyses sur la
physique du XVIIIe siècle, cependant que celle-ci a été fondamentalement
remise en question par la loi de l’entropie conçue au XIXe siècle.
L’entropie et sa prise en compte en biologie – et en particulier du point de
vue de la génétique des populations – est l’objet principal de Lotka. C’est
depuis cette démarche engagée dès 1922 qu’il en vient à formuler le point de
vue exosomatique sur l’évolution en 1945. C’est en repartant de ces deux
points de vue sur le vivant (entropie et évolution exosomatique de l’homme)
que Georgescu-Rœgen affirme la nécessité de repenser et repanser l’économie
comme ce qui, dans la situation exosomatique de l’homme, vient se substituer
à la biologie en tant que, comme science de la vie, elle ne permet à
l’exorganisme simple qui n’est pas simplement vivant ni de penser les organes
exosomatiques, ni de les panser, précisément en ceci qu’ils ne sont pas
simplement vivants 6.
L’économie devient alors la science des échanges de produits issus de l’activité
d’exosomatisation (ce que Marx appellera la production) au sein des
exorganismes complexes, où se rassemblent des exorganismes simples obligés
de co-opérer en fonction de la division du travail qui est la loi de
l’exosomatisation, et avec des organes exosomatiques qui rendent possibles des
opérations qui sont aussi des relations d’échelles – et cette division du travail et
donc des opérations entre échelles constitue l’élément fondamental de la
solidarité organique telle qu’Émile Durkheim tentera de la penser et de la
panser (en tant que socio-anthropologue et en tant que socialiste).
C’est sur cette base qu’il faut reprendre ensemble les questions
aristotéliciennes de la poïésis et de la philia à l’époque de la cybernétique avec
les questions de Wiener, et au moment où non seulement l’économie libidinale
est devenue une déséconomie avec les technologies industrielles de captation
de l’attention dites « culturelles », mais où s’opère aussi une nouvelle
combinaison (au sens des questions introduites par Nietzsche en 1877) de ces
industries culturelles téléréalistes avec les plateformes de réticulation anti-
sociale exploitant l’effet de réseau selon les modèles de la data economy, c’est-à-
dire comme gouvernementalité algorithmique. Cette nouvelle combinaison est
la « formule magique » du président twitteur – et elle est infernale.
Je tente de montrer dans ce qui suit, et en guise d’introduction à un
chantier de plus longue haleine 7, que les analyses de Lotka et de Georgescu-
Rœgen nécessitent un pas au-delà consistant à requalifier l’entropie négative
telle qu’Erwin Schrödinger l’avait conçue en 1944, tout aussi bien que les
concepts d’entropie et de néguentropie tels que les mobilise Wiener, et en
introduisant deux nouveaux concepts : l’anthropie et la néguanthropie, qui
deviennent les objets de la pharmacologie, de l’organologie et de
l’exorganologie telles qu’elles constituent les trois dimensions primordiales de
ce qui devient ainsi une néguanthropologie.
La néguanthropologie est une nouvelle organisation fonctionnelle de la
pensée qui a pour finalité de fournir à la biosphère devenue technosphère les
pansements qui lui permettront de sortir de l’Anthropocène pour entrer dans
le Néguanthropocène. Penser, c’est panser : la pensée est une fonction
néguanthropique – de lutte contre l’entropie telle qu’elle se présente d’abord
aux exorganimes simples et complexes que l’on appelle les hommes et les
sociétés comme l’anthropie que genèrent les activités humaines, et qui dégénère
ces sociétés, qui sont en cela suicidaires, comme l’exorganisme simple en
général exposé à sa pulsion d’autodestruction est structurellement et
fonctionnellement un animal suicidaire 8.
Penser, c’est panser le pharmakon qui transduit de manière toujours quasi
causale (et jamais de façon simplement causale) les pulsions de vie et de mort en
tant qu’elles forment dans l’exosomatisation et comme son processus (et
comme processualité toujours surréelle de la « réalité ») la croix liant les couples
transductifs et tragiques que forment Apollon, Dionysos, Prométhée et
Épiméthée plus tôt que ce que Heidegger appelle le Geviert.

20. D’Oussama Ben Laden à Donald Trump : l’impansable


et les débuts de l’immense régression

Le jour où, quelques semaines avant le 11 septembre 2001, je remis à mon


frère aîné – Dominique Stiegler – un exemplaire du troisième tome de La
Technique et le Temps, et tandis que celui-ci m’en félicitait poliment, je lui dis
que j’espérais cependant me tromper tout à fait quant aux assertions que
contenait l’ouvrage, dont le sous-titre, Le temps du cinéma et la question du
mal-être, annonçait des temps difficiles sur la base de considérations sur le
cinéma de la conscience et de l’inconscient.
Ce « cinéma de la conscience et de l’inconscient », qui était décrit comme
un archi-cinéma au sens où Derrida parlait d’archi-écriture, avait pour
conséquence – selon mes analyses – que le schématisme de l’imagination, tel
que la première édition de la Critique de la raison pure en propose une
compréhension comme fonction de l’« imagination transcendantale », mais que
j’attribuais en dernier ressort aux rétentions tertiaires factrices de protentions
tertiaires 9, pouvait parfaitement passer sous le contrôle destructif 10 de ce qui
était en train de devenir une industrie intégrée des rétentions tertiaires
hypomnésiques 11.
En posant que le schème constituant et constitué par l’imagination
transcendantale dans la première édition de la Critique de la raison pure devait
être repansé à partir de la théorie de l’épiphylogenèse et de la rétention
tertiaire, je tentai de poursuivre ma contrelecture (en contrepoint rigoureux 12)
d’Être et temps, où Heidegger annonce dans son § 8, et pour introduire son
plan (qu’il ne parviendra donc pas à réaliser, c’est-à-dire à extérioriser : à
exosomatiser), que

le présent essai [Être et temps] tente d’interpréter le chapitre du « Schématisme », et, à partir de là, la
doctrine kantienne du temps. En même temps, il montre pourquoi il devait demeurer interdit à Kant
de percer la problématique de la temporalité. Deux choses ont fait obstacle à cet aperçu : d’abord
l’omission de la question de l’être en général et, corrélativement, le manque d’une ontologie
thématique du Dasein, ou, en termes kantiens, d’une analytique ontologique préalable de la
subjectivité du sujet. À la place de celle-ci, Kant se borne à reprendre dogmatiquement, quitte à lui
imprimer des développements essentiels, la position de Descartes.

Le temps du cinéma et la question du mal-être aura tenté de montrer que


• bien avant l’analytique du Dasein, une analytique de la possibilité
analytique est elle-même requise, qui pré-cède, et toujours comme choc
pharmacologique, tout fonctionnement noétique, c’est-à-dire toute inscription
(et écriture) de circuits de transindividuation formant le second temps du
double redoublement épokhal comme époque caractérisée par des questions
trans-formant un problème en pansement ;
• Heidegger n’aura pas pu achever Être et temps parce qu’il aura reculé
d’effroi devant cette facticité lui paraissant impansable – c’est-à-dire infernale 13.

Que la dimension exorganique et exorganologique du pouvoir de


schématiser lui-même – devenue le cœur du capitalisme industriel à travers les
objets temporels industriels qui, alors (en 2001), étaient encore principalement
analogiques, mais qui étaient en train de devenir numériques –, qu’une telle
exorganologie industrielle du temps des consciences et des inconscients nous
réservât des temps difficiles, comme j’en exprimai donc la crainte à mon frère
aîné, cela se confirma presque immédiatement après cette publication :
l’ouvrage fut diffusé en librairie peu de temps avant le 11 septembre 2001.
On allait comprendre au cours des premières décennies effarantes et
effarées du XXIe siècle qu’à travers ce symptôme d’une maladie planétaire
s’annonçait la teneur typiquement eschatologique de ce début d’un siècle qui
était aussi celui d’un millénaire – où le massacre des Tours Jumelles semblait
attester la démesure du mal prochain porté par le mal-être qui faisait le thème
de La Technique et le Temps 3.
Ce mal, tel qu’il s’exprima en 2001 comme superproduction audiovisuelle
financée et produite par Oussama Ben Laden 14 – qui devait ensuite se
combiner avec la crise économique planétaire de 2008, puis avec les annonces
apocalyptiques du GIEC (2014) et de BioScience (2017), instaurant partout
l’humeur très-mauvaise des protentions négatives –, était une conséquence
directe de la guerre qui avait été engagée en 1990 contre l’Irak par une
« coalition » contre un « mal » qui alors n’était pas le djihadisme, mais le
baassisme de Saddam Hussein. Comme cela semble être désormais bien établi,
ce dictateur avait été « autorisé » par April Glaspie, alors ambassadrice des
États-Unis à Bagdad 15, à envahir le Koweït – que l’Irak revendiquait depuis la
partition qui avait été opérée naguère par le Royaume-Uni dans le cadre des
accords d’Akir 16.
Saddam Hussein envahit donc le Koweït, fournissant ainsi le prétexte à
une guerre absolument injuste, menée par une coalition de trente-cinq États
alliés aux États-Unis, et qui était un piège de l’administration Bush père – le
Texan ami des pétromonarchies islamistes, mais non de ce pays, l’Irak, qui était
alors en pleine modernisation 17. Ce piège s’avéra cependant constituer un
piège pour la planète entière. Il s’agissait de se soumettre ce pays, l’Irak, pour
éviter qu’il ne devînt trop puissant, tout aussi bien que pour en récupérer
(quant aux États-Unis) les réserves pétrolières, et en prétendant lui imposer la
« démocratie ». Cela allait conduire à la folie destructrice du Moyen-Orient et
générer Daech – c’est-à-dire aussi, en France, les massacres de 2015 et de 2016.
L’Irak cependant ne fut jamais soumis. Saddam Hussein fut capturé et
pendu, mais le territoire de l’ancienne Mésopotamie puis de la partie
occidentale de la Perse de Darius devint celui du califat de Daech avec une
partie de la Syrie, c’est-à-dire un artefact « islamiste » co-produit par Ben
Laden et l’Occident américain 18 – Jacques Chirac et Dominique de Villepin
ayant épargné à la France la honte de participer à cette tragédie d’ampleur
inégalée. Grâce leur en soit rendue. Les bénéfices de cette sage retenue furent
cependant saccagés par Nicolas Sarkozy « intervenant » en Libye, François
Hollande et Manuel Valls intervenant ensuite au Mali, etc. Que Daech ait été
battu depuis ne change rien aux effets calamiteux que tout cela aura engendrés
dans le monde entier – comme terreur en effet imposée aux populations aussi
bien par les États complices de ces crimes 19 que par les terroristes se
revendiquant du djihad.
L’immense régression qui caractérise de part en part la courte histoire du
e
XXI siècle s’annonçait ainsi – à travers le world wide web, qui allait bouleverser

la vie quotidienne, les économies, les cadres juridiques, les rapports de force
politiques et militaires et les dispositifs rétentionnels jusqu’alors fondés sur les
monopoles d’accès politiques ou économiques aux rétentions tertiaires
hypomnésiques 20, tout cela se combinant aux drones, à la nouvelle robotique
humanoïde et à l’automatique algorithmique formant un nouveau milieu
exosomatique d’objets connectés, cette disruption intensifiant la régression en
généralisant la prolétarisation dans laquelle le monde entier semble être
irrésistiblement happé. La destruction des Twin Towers qui résultait de la
première guerre du Golfe persique conduisait dès lors à l’élection du président
de cette immense régression : Donald Trump, 45e président des États-Unis
d’Amérique, Père Ubu de la (dé)globalisation incarnant la domination
infernale du ressentiment.
Poser que les conflits contre l’Irak auront été les déclencheurs de cette
régression ne doit pas nous dissimuler que celle-ci trouve ses éléments de
causalité bien plus profondément – et un déclencheur n’est évidemment jamais
une cause suffisante : ces détonateurs auront fait sauter un milieu chargé des
potentiels explosifs que l’Occident européen puis américain aura lui-même
engendrés en son sein, implosant ainsi en une nouvelle sorte de barbarie,
qu’anticipèrent en leur temps Adorno, Horkheimer et Guattari, et que
revendiquèrent au début du XXIe siècle et dans le milieu réticulaire du web 2.0
de « nouveaux barbares 21 » inversant pharmacologiquement les vertus curatives
du world wide web bientôt court-circuité par les « plateformes », cependant que
Daech publiait Administration de la sauvagerie 22.

21. Reliefs noétiques et aplatissement de l’immanence

La croissance du mal-être fut provoquée d’abord par les objets temporels


industriels issus d’industries culturelles devenant de plus en plus vénales et
addictives 23, hors de tout contrôle, qui démoralisaient la société tout en
détruisant l’attention : concurrençant les institutions de programmes (telles
que la Troisième République les avait pensées), ces industries de programmes,
orientées tout à l’inverse, allaient liquider par une corrosion relativement
lente 24 les processus d’individuation psychique 25 tout aussi bien que les
processus d’individuation collective 26. La première école de Francfort allait en
faire son thème premier, entre Adorno et Marcuse, Benjamin en ayant ouvert
le problème et la question. Mais le problème aussi bien que la question allaient
être disqualifiés – par le « post-structuralisme » – comme relevant d’une
théorie désuète de l’aliénation.
Au début du XXIe siècle, la réticulation hertzienne, qui avait imposé en son
temps (les années 1950-1960) de nouvelles calendarités et cardinalités 27, fut
non pas remplacée, mais reconfigurée par et réagencée avec ce qui était déjà
bien implanté, mais encore en cours de développement intense et accéléré :
l’internet accessible à tous, via le world wide web et les réseaux wi-fi, par les
ordinateurs, les navigateurs, les moteurs de recherche et le web 2.0, les
smartphones et les « réseaux sociaux » se généralisant à partir de 2010,
confirmant avec une extrême brutalité la désorientation généralisée qui faisait
l’objet de La Technique et le Temps 2. La désorientation 28 – engendrant ce que
Frédéric Kaplan décrira comme le capitalisme linguistique, puis la data
economy caractéristique de ce que l’on appelle désormais le « capitalisme des
plateformes ».
L’avènement des réseaux sociaux et des smartphones était parfaitement
prévisible pour quiconque observait ces évolutions foudroyantes avec un peu
de méthode (en l’occurrence, la théorie des tendances techniques et des faits
techniques d’André Leroi-Gourhan, et celle des systèmes techniques et des
systèmes sociaux de Bertrand Gille). C’est pourquoi un chapitre de De la
misère symbolique, « Allégorie de la fourmilière numérique », put anticiper en
2004 les conséquences de ce qui restait alors à venir avec Facebook et l’iPhone
– Wiener ayant lui-même envisagé ce scénario dès 1948.
Ainsi se mettaient en place les organes exosomatiques pharmacologiques
d’une dénoétisation paraissant inéluctable – et qui ne pouvait être combattue
que par une politique intégrée des dispositifs rétentionnels, fondée sur les
études digitales prenant acte, au-delà des « humanités numériques », de la
nouvelle épistémè et de ce qu’elle rend rétrospectivement évident, à savoir : le
caractère exosomatique de la noèse et la dimension organogénétique de
« l’histoire de la vérité », c’est-à-dire aussi bien des facultés inférieures et
supérieures au sens de Kant. De telles études supposaient la création d’écoles
doctorales d’un nouveau genre 29. C’est ce qui n’eut pas lieu. Ainsi s’installa
dans une Europe tétanisée et devenue acéphale ce qui depuis aura été appelé la
disruption.
Dans la disruption. Comment ne pas devenir fou ? a tenté de montrer que
cette disruption consiste à prendre de vitesse le second temps du double
redoublement épokhal par une stratégie de défonctionnalisation et de
refonctionnalisation accélérée court-circuitant les systèmes sociaux. Le
« second temps du double redoublement épokhal » est ce que jusqu’alors les
évolutions des systèmes techniques ne provoquaient que par intermittences,
dans l’entre-temps ouvert par le temps du choc (le premier temps du
redoublement), générant ainsi les époques au cours desquelles advenaient les
sociétés et les civilisations – et il faut ici lire Leroi-Gourhan et Gille avec
L’Aventure humaine de Toynbee, dont la lecture suppose elle-même celle de La
Biosphère de Vernadsky.
Avec le système technique digital devenu planétaire, c’est-à-dire à la fois
globalement réticulaire et exosphérique, parce que basé sur une ceinture de
satellites permettant le contrôle en totalité de ce qui est devenu la technosphère
par la production exosomatique de boucles de rétroactions opérées par milliards à
chaque seconde sous forme de calculs accomplis par des fonctions récursives à
l’échelle orbitale, et exosphérique en cela (au-delà de la stratosphère), ce
système évolue en permanence, c’est-à-dire sans plus aucun temps de repos : sans
intermittences. Ce rythme accéléré, qui est évidemment insoutenable à brève
échéance, est de toute évidence celui d’une métamorphose.
Cette métamorphose est opérée par le calcul, et, en cela, elle aplanit, égalise
et nivelle toutes saillances, toutes singularités, toute incalculabilité. Le
capitalisme 24/7 tel qu’analysé par Johnathan Crary est ce qui résulte de cet
aplatissement de l’immanence – car si Deleuze pouvait revendiquer un
empirisme transcendantal dans l’immanence, où se constituaient des plans de
consistance, c’était parce que l’immanence engendrait des points clés, c’est-à-
dire des points de vue, formant dans cette immanence des reliefs noétiques.
Dans l’immanence aplatie, et aplatie non seulement par la prise de vitesse,
mais par la technologie computationnelle des moyennes, elle-même fondée sur les
technologies de scalabilité constituant the stack 30, et qui est la
gouvernementalité algorithmique décrite par Rouvroy et Berns, la société n’a
plus le temps de s’individuer à nouveaux frais, c’est-à-dire de produire des
bifurcations, petites ou grandes (il faut penser les bifurcations pansantes
comme Leibniz considérait les perceptions 31) à partir des chocs
technologiques, c’est-à-dire pharmacologiques.

22. Fonctions récursives et charges explosives

Jusqu’alors, et à des échelles sans cesse plus amples et plus rapides, de tels
chocs pharmacologiques nourrissaient les ressourcements constants qui
forment les tissus sociaux – lesquels, comme la peau, tant qu’elle n’est pas trop
vieille, suturent leurs lésions, et, dans le cas des corps collectifs exosomatiques,
toujours en produisant un nouveau point de vue, formant ainsi une nouvelle
forme de l’expérience. Mais dans cette incessance de l’innovation qu’est la
disruption constituant une sorte de stratégie du choc permanent, plus aucune
délibération quant à la socialisation de cette innovation n’est possible, c’est-à-
dire : quant à la production de tissus conjonctifs et de solidarités
fonctionnelles.
L’innovation disruptive permanente instaure l’état de fait de la
dénoétisation fonctionnelle, parfaitement homogène avec le programme
idéologique néolibéral devenu libertarien. Une telle fonctionnalité ne peut
cependant qu’engendrer un immense dysfonctionnement. Combattre cet état
de fait – si c’est encore possible – nécessite de considérer la métamorphose
disruptive des exorganismes complexes inférieurs et supérieurs depuis une mise
en perspective des rythmes préhistoriques, proto-historiques et historiques de
l’invention technique, c’est-à-dire de l’exosomatisation, et tels que Toynbee les
considère dans L’Aventure humaine 32.
Il faut appréhender le mal-être avec Toynbee 33 considérant les données
morales comme des fonctions de la biosphère devenant avec l’exosomatisation
technosphère, ce qui pose en des termes tout à fait nouveaux la question du
Gewissen, de la « conscience morale », qui est dans Être et temps la voix d’un
« appel de l’être » qui résonne encore dans Qu’appelle-t-on penser ? Le mal-être,
tel qu’il est au début du XXIe siècle porté à son comble – comme comble de la
régression –, procède d’une défonctionnalisation des règles morales de
solidarité, remplacées par le calcul, et il devient alors chez ceux qui tentent
encore de panser une angoisse insigne face à la corruption de la biosphère en
totalité en quoi il consiste en se manifestant comme déni 34. C’est de ce point
de vue qu’une nouvelle généalogie de la morale est requise.
La biosphère commence à devenir la technosphère dès l’apparition de
l’homme – avec l’exosomatisation. Cela implique pour Toynbee la conscience
morale parce que l’être exosomatique, au niveau de l’exorganisme simple
comme au niveau de l’exorganisme complexe, est obligé de faire des choix : de
sélectionner parmi des possibles. Il faut évidemment lire ces propositions de
Toynbee avec les analyses des Deux Sources de la morale et de la religion de
Bergson, et du point de vue de la sélection tel qu’il constitue chez Nietzsche le
« concept de Dionysos » 35 : la conscience morale comme organe de sélection
s’impose parce que l’exosomatisation est la sortie de la sélection naturelle.
À la fin de l’Anthropocène cependant, la conscience morale est une
conscience démoralisée, ce que nous appelons le mal-être, et c’est pourquoi
Toynbee peut écrire – en 1971 – que

maintenant que l’homme a acquis le pouvoir de ruiner la biosphère, nous ne pouvons pas être sûrs qu’il
36
ne commettra pas ce crime suicidaire .

L’angoisse insigne de ceux qui tentent encore de panser est d’autant plus
virulente, insurmontable et déniée 37 qu’elle se combine avec les annonces
toujours plus sombres du GIEC et de divers organismes et collectifs, dont le
groupe des signataires du « Warning to the Humanity. A second notice 38 »,
cependant qu’aux éructations, gesticulations et destructions qui en résultent
partout, dans le monde entier, répond ce qui n’est ni un simple fascisme, ni
seulement de nouvelles formes d’autoritarismes, mais une mutation globale dans
l’organisation des exorganismes complexes où la prétendue « démocratie »
industrielle apparaît être une vaste supercherie 39 qu’exploitent et ruinent très
efficacement Administration de la sauvagerie (Daech) aussi bien que les
« nouveaux barbares » (les disrupteurs revendiqués et patentés) – de façon
parfaitement suicidaire.
Dans la disruption tentait de montrer pourquoi cette angoisse consiste
d’abord en un déni structurel qui la refoule elle-même, et qui ne peut que
rendre fou du fait même de sa répression 40, agençant toujours plus
dangereusement folie ordinaire et folie extra-ordinaire – et c’est ce qui se
traduit géopolitiquement à travers Donald Trump dénonçant l’accord avec
l’Iran sur le nucléaire (c’est-à-dire sur un dispositif exosomatique
particulièrement menaçant) tout en déménageant l’ambassade des États-Unis
en Israël à Jérusalem. La « folie ordinaire du pouvoir » passe ainsi au plan
d’une folie extra-ordinairement destructrice combinée à une incommensurable
bêtise.
Telle est la concrétisation dans l’Anthropocène de ce que Toynbee décrivait
comme une tendance structurellement suicidaire des civilisations – qui, dans le
cas présent, n’est compréhensible et pansable qu’à la condition d’y analyser le
rôle des rétentions tertiaires dans l’appareil psychique et noétique en général,
et dans le contexte de la data economy en particulier. Ce devenir fou ne doit
évidemment pas être confondu avec le devenir stupide sur fond de méchanceté
– celle-ci régnant toujours aux côtés de la bêtise 41 – à quoi conduit
fonctionnellement la dénoétisation que Mats Alvesson et André Spicer appellent
la functional stupidity 42, ni avec le ressentiment qui se cherche des boucs
émissaires sous les effets négatifs d’une pharmacologie dénuée de toute
thérapeutique, c’est-à-dire de tout savoir.
Ces divers symptômes (mauvaise humeur, folie ordinaire, folie
extraordinaire, bêtise, méchanceté, et, en fin de compte, dénoétisation
résultant du nihilisme accompli comme prolétarisation totale et inscience
absolue) sont ceux de la maladie engendrée dans la biosphère devenant
technosphère exorbitée et exorbitante. Observés sous d’autres angles, ces
symptômes, qui constituent les objets de l’écologie scientifique, de l’écologie
politique et de l’écosophie de Guattari, sont les effets d’une pharmacologie
encore dénuée de thérapeutique.
Le dénuement thérapeutique en raison duquel s’accumulent bombes à
retardement et autres charges explosives résulte de l’incapacité de penser et
panser le niveau exceptionnel d’intégration exosomatique et donc
pharmacologique qu’auront instauré les fonctions récursives réticulées
« contrôlant » à l’échelle biosphérique environ la moitié des Terriens à travers
leurs smartphones et autres objets connectés – dont les « smart cities » seront à
n’en pas douter les nouvelles plateformes et interfaces exorganiques et locales 43.

23. Surmonter l’effroi. La réalisation du réel

Il s’agit ici de discerner les enjeux premiers et derniers d’une situation qui
apparaît toujours plus désespérée, et d’y cultiver la faculté de rêver le plus
improbable tel qu’il est aussi le plus rationnel, c’est-à-dire le plus réalisable – où le
réel n’est pas ce qui est donné, mais ce qui doit être réalisé. Le réel ainsi conçu,
la conception étant ici le point de départ de la réalisation, est ce qui ne peut se
réaliser en effet rationnellement qu’à la condition de contribuer à une
ouverture du réel et à travers ce qui est ainsi réalisé à un avenir toujours encore à
venir : à sa différance néguanthropique.
Le réel, qui est un processus, connaît trois plans dans cette processualité : le
plan thermodynamique (histoire et devenir de l’univers), le plan
biodynamique (évolution endosomatique du vivant) et le plan noodynamique
(évolution exosomatique des exorganismes simples et complexes). L’intégration
de ces trois plans implique les trois conséquences suivantes :
• Le réel ouvert à l’infini, c’est-à-dire à l’improbable, est le réel qui diffère
infiniment la fin, ce différer devant être entendu comme différance – à la fois
comme report et différenciation, temporisation comme diffèrement, et
spatialisation comme diversification : l’ouvert est la consistance différante de la
rationalité néguanthropologique comme « vivre », art de « bien vivre » et art
de « mieux vivre », selon la proposition de Whitehead.
• Le réel réalisé est tout sauf rationnel : au-delà de la conception hégélienne,
dont on verra dans le chapitre suivant qu’elle anticipe à l’envers le non-savoir-
absolu qu’est le désert du nihilisme accompli, on pose avec Whitehead que la
processualité a besoin de la fonction de la raison pour prendre soin d’un réel
maladif – où la maladie doit être quasi causalement trans-formée en une
expérience telle que s’y configure une nouvelle époque de la santé. (L’idéalisme
allemand s’avère être une impasse 44 dès lors qu’il se présente comme la
rationalisation a priori et à ce prix transcendantale de l’Anthropocène,
l’horizon de celui-ci – qui se révèle constituer une technophère absorbant la
biosphère. Le prix de cette rationalisation, c’est l’entropie comme extrême
limite [eskhaton] sur laquelle vient s’écraser le monde newtonien à partir de la
révolution thermodynamique, qui, avant d’être une théorie physique, est la
machine à vapeur elle-même, et la révolution industrielle qui en résulte
comme standardisation et automatisation).
• Il en va ainsi parce que le réel « humain », qui est trop humain, c’est-à-
dire trop anthropique, pharmacologiquement malade, est en attente de ce qui,
dans le Gestell-Anthropocène technosphérique, « ne se peut que surmonter »
néguanthropiquement : le réel exosomatiquement réalisé est porteur à la fois de
l’anthropie physique et biologique que décrivent les rapports et appels cités
supra, et du potentiel néguanthropique que seule la capacité de rêver peut
réaliser, mais comme une fiction (au sens de Nietzsche) et une facticité (au sens
d’Être et temps), c’est-à-dire aussi bien comme ce qui peut toujours et le plus
probablement tourner et retourner au cauchemar.

C’est en raison de ces considérations que Paul Virilio était fondé à


problématiser la déréalisation frappant maladivement ce qu’il avait appelé
l’espace critique 45, c’est-à-dire l’effraction des lieux par les virtualités
réticulaires de tous ordres.
Il faut ici rappeler ce qu’affirme Canguilhem lorsqu’il pose que l’homme
est ce vivant dont la « caractéristique essentielle » est formée par

46
le pouvoir et la tentation de se rendre malade ,

cependant que la santé est la normativité apprise (second temps du


redoublement épokhal) de la maladie comme expérience (premier temps du
redoublement). C’est depuis cette expérience qu’il faut bondir par-delà
l’opposition du bien et du mal, et réaliser une nouvelle normativité, c’est-à-
dire une nouvelle santé, c’est-à-dire une nouvelle sensibilité.
Il faut bondir (sprung) parce que la maladie est telle qu’il ne saurait être
simplement question d’une nouvelle époque de la santé : il s’agit d’une nouvelle
ère, et c’est l’enjeu à la fois de ce que Nietzsche appelle la grande santé (grosse
Gesundheit), la grande politique (grosse Politik) et le surhumain (Übermensch),
et de ce que Heidegger appelle Ereignis (traduit en français par co-propriation,
et signifiant dans la langue allemande commune événement).
C’est parce que chacun sent bien cela, la plupart du temps tout en le
refoulant ou le déniant, que les transhumanistes peuvent parfaitement réaliser
leur programme en matière de santé connectée et augmentée : dans une telle
situation, il faut une perspective pour échapper au sentiment d’étouffement,
fût une telle perspective bien pire encore que ce à quoi elle peut paraître
apporter une issue. Il en va ainsi parce que le réel, tel qu’il se présente à une
« concience » noétique, étant une réalisation, c’est-à-dire aussi une
processualité, il est intrinsèquement performatif à tous les sens de ce mot – la
performativité étant une conséquence souvent dégradée de la quasi-causalité.
Faute d’offrir une perspective performative reconstituant une véritable
légitimité, fondée sur une critériologie véritative largement partagée, la
perspective transhumaniste s’imposera, et la métamorphose s’accomplira
comme domination absolue du calcul contre tout savoir et toutes saveurs. Une
critériologie nouvelle et véritable légitime ne sera possible qu’à la condition de
prendre acte de l’exosomatisation et de son irréductible performativité –
question que Derrida avait commencé d’investir en fragilisant
fondamentalement l’opposition entre constatif et performatif, mais ce chantier
est resté inachevé. La réalité est toujours déjà exosomatique : le réel ne peut
être ainsi conçu, c’est-à-dire observé comme tel, comme réel, et distingué de ce
qui n’est pas (pas encore) réel, qu’à partir de l’expérience poïétique et
pharmacologique de la production des pharmaka que sont les organes
exosomatiques, quels qu’ils puissent être, silex taillé, microscope, algorithme 47.
Une réalisation rationnelle, néguanthropique, surmontant l’Anthropocène
et le transhumanisme qui en est l’extrémisation, suppose une culture de la
faculté de rêver noétiquement – de la faculté de rêver des rêves
exosomatiquement réalisables en quelque façon (livre, machine, ville, conquête
territoriale, arme de destruction massive, vaccin), qui peuvent toujours tourner
au cauchemar, et qui requièrent des savoirs chaque fois nouveaux.
Une telle culture est aussi et nécessairement celle d’une croyance qui n’est
pas une question de foi, ni de révélation, ni d’outre-monde 48, mais de
résolution – en un sens qui ne peut cependant pas être celui de
l’Entschlossenheit de Heidegger, précisément parce que celui-ci en aura rejeté
l’enjeu primordial et dernier, à savoir : la nécessité de choisir et de décider en
sélectionnant parmi les possibles ouverts dans et par l’exosomatisation en tant
qu’elle est toujours aussi la provocation pharmacologique d’impossibles.
Le passage toujours absolument improbable du premier temps
pharmacologique d’un double redoublement épokhal à un second temps
thérapeutique, pharmacologiquement positif, pour ce qui nous concerne – dans
la situation eschatologique que constitue le Gestell-Anthropocène –, ce passage
absolument improbable suppose une nouvelle critique de l’économie politique
relisant Marx du point de vue exosomatique, où le second temps thérapeutique
est posé comme destination au-delà de la technosphère s’étant concrétisée
comme époque du capitalisme hyperindustriel purement et simplement
computationnel et désertique, mais en passant par elle. C’est ce passage que
nous disons quasi causal.
De façon très générale, à travers un changement exosomatique systémique,
le premier temps du double redoublement épokhal fait toujours apparaître un
nouveau pharmakon. Celui-ci ne peut parvenir pleinement à sa teneur curative
et remédiante que si un second temps du double redoublement épokhal
constitue de nouveaux circuits noétiques, à travers lesquels se forment et se
combinent une épistémè et un régime de vérité unifiant les savoirs
caractéristiques du nouveau pharmakon 49 – comme pratiques de soins
individuels et collectifs en quoi consiste cette épokhalisation seconde du
pharmakon sous les formes les plus diverses 50.
De tels savoirs sont toujours critiques au sens large : ils discernent, et
exercent le jugement, to krinon. Dans la situation actuelle cependant, une
archi-crise se produit qui n’est que l’aboutissement dernier et ultime de ce qui
aura commencé à se donner à panser à l’époque de Nietzsche en faisant
exploser comme révolution thermodynamique toutes les critériologies. La
nouvelle critique, discernant de nouvelles limites fournissant de nouveaux
critères de sélection, est ce qui part du point de vue exosomatique lui-même
considéré du point de vue de l’entropie et en vue de surmonter la disruption
trop anthropique.

24. Une différance entre l’avenir et le devenir

L’exosomatisation se réalise dans la dualité irréductible et non


oppositionnelle de l’épokhalité dont le double redoublement épokhal
constitue la dynamique tout d’abord invisible (se réalisant « dans le dos de la
conscience »), puis comme politiques publiques d’ajustement des systèmes
sociaux (des exorganismes complexes) au système technique (à la dynamique
systémique de l’exosomatisation) telle que venant sans cesse déstabiliser et
rétablir un réel toujours inachevé et irrationnel (irréductiblement
pharmacologique), puis comme marketing stratégique planétaire fondé sur des
innovations de rupture systématiquement recherchée par des puissances
financières qui ne sont plus guidées par l’investissement, mais par la
spéculation, cet état de fait conduisant à ce que l’on appelle de nos jours la
disruption.
La dualité irréductible qui est la condition de l’exosomatisation – et qui est
dans la disruption court-circuitée au prix d’une insupportable augmentation de
l’anthropie aussi bien que de l’insolvabilité – est donc tout aussi bien la
condition de la noèse comme pensée des pansements. C’est cette dualité
bipolaire et transductive que masquent les couples d’oppositions qui caractérisent
l’histoire de « la métaphysique », et qui a été ignorée ou refoulée par toute la
philosophie – y substituant les oppositions de l’être et du devenir, du bien et
du mal, de la vie et de la mort, de l’individu et de la société, notamment.
Deleuze et Derrida, bien que l’un et l’autre introduisent (et dans un sourd
dialogue posthume) à ces questions (Deleuze à partir de la répétition, Derrida à
partir de l’itération), n’auront pourtant jamais considéré pour elle-même cette
dualité telle qu’elle se traduit par l’impossibilité d’appréhender séparément les
exorganismes simples que sont les individus psychiques et les exorganismes
complexes inférieurs et supérieurs que sont les individus collectifs, et que
Simondon aura le premier considérée pour elle-même – les travaux de von
Uexküll, avec le concept d’Umwelt, de Heidegger, avec le concept de in-der-
Welt-sein, et de von Bertalanffy, avec le concept de système ouvert dégageant
au préalable les principales perspectives.
Le structuralisme aura toujours buté sur l’opposition méthodologique du
diachronique et du synchronique (de la parole et de la langue, de la
performance et de la compétence, du sens et de la signification, etc.) et
Simondon montrait que la résolution non dialectique de cette opposition
nécessitait de mobiliser des concepts inspirés par la mécanique quantique : le
saut quantique est chez lui la condition de l’individuation psychique en tant
qu’elle est toujours déjà psycho-socio-technique.
La noésis, telle qu’elle est toujours déjà bipolairement et transductivement
dianoétique (c’est-à-dire dialogique, comme dialogue au sens socratique,
dialogue de l’âme avec elle-même au sens de Platon, c’est-à-dire aussi analyse et
synthèse comme moments de la dialectique qui deviendront entendement et
raison chez Kant, et comme dialogisme au sens de Bakhtine), la noésis ainsi
dianoétiquement appréhendée est e qui suppose l’exosomatisation : la dianoia
est un processus qui, toujours, de près ou de loin, effectue un saut quantique
de l’individuation depuis le préindividuel et en vue du transindividuel au sens
de Simondon.
Cette dia-noia bi-polaire constitue cependant un tri-pole avec le processus
d’individuation techique en quoi consiste l’exosomatisation, opérateur du
désajustement tout aussi bien que du réajustement, c’est-à-dire de la justice et du
droit, et c’est pourquoi, comme second temps du redoublement épokhal, elle
accuse toujours (mais la plupart du temps insciemment) les causes et les
conséquences lointaines ou prochaines d’un choc quelconque provoqué par
l’exosomatisation toute récente tout aussi bien que très ancienne,
« effroyablement ancienne », c’est-à-dire : comme défaut originaire d’origine.
C’est comme forme primordiale de la dia-noia ainsi conçue qu’il faut
chercher la possibilité de ce que Freud appelle l’abréaction 51 en tant qu’elle
n’est pas une simple réaction, c’est-à-dire une simple boucle sensori-motrice
entre organe (endosomatique) récepteur et organe (endosomatique) effecteur.
Tel est également l’enjeu de ce qu’avec Rudolf Bœhm nous revisiterons en
conclusion du second tome de cet ouvrage avec Rudolf Boehm afin
d’examiner la relation primordiale qu’établit Heidegger – et comme point de
départ – entre tekhnè et dikè.
Là est aussi l’enjeu de la différance qui se tient chez Derrida entre la justice
et le droit, dont on verra (en passant par Le Goût du secret 52) que cela suppose
une différance irréductible entre le devenir et l’avenir, que cependant ni
Heidegger, ni Derrida, ni Deleuze ne distingueront jamais en tant que tels.
Heidegger rend évidemment pensable cette différance du devenir par l’avenir,
tout comme Derrida et comme Deleuze, mais eux-mêmes ne la pensent pas ni
donc ne la pansent. Or c’est dans et comme cette différance que se pose la
question des pansements.
Une pensée est un pansement. Cela signifie qu’il faut régulièrement la
changer, comme il faut refaire les pansements, lesquels, sinon, deviennent des
foyers d’infection, inversant ainsi leur fonction. Ces pansements qu’il faut
changer cependant ne vont pas à l’incinérateur qui en stériliserait les micro-
organismes infectieux : ils vont dans ce qu’il faut considérer comme la
nécromasse noétique. Vernadsky a montré que la biomasse prospère sur la
nécromasse – qui forme l’humus, et que les Grecs appellent l’Hadès 53.
De même, les rétentions et protentions noétiques factrices de
l’individuation qui panse et cure la maladie exosomatique en établissant de
nouvelles normes (c’est la normativité de Canguilhem, inspirée par la question
nietzschéenne de la maladie de la valeur) constituent des « nécromasses
noétiques » formées par les exorganismes complexes inférieurs et supérieurs qui
prospèrent eux-mêmes sur le « terreau » de cette nécromasse – laquelle
constitue le fonds préindividuel.
Cette différance noétique qui suppose donc la différance entre
exorganismes simples et exorganismes complexes, et qui est le processus de leur
individuation reste toujours en dernier ressort prise entre le devenir et l’avenir, et
n’est réductible ni à l’un, qui est entropique et anthropique, ni à l’autre, qui est
néguenthropique et néguanthropique, et cela parce que, comme pansement, la
différance noétique, qui peut toujours augmenter le devenir anthropique aussi
bien qu’y faire bifurquer un avenir néguanthropique, cette différance noétique
finit toujours par conduire à la confusion des deux dans la nécromasse
noétique : c’est une différance pharmaco-logique.
La négligence métaphysique de ce qui distingue irréductiblement avenir et
devenir dans la différance pharmacologique mène inévitablement du problème
du pharmakon à la « logique » du pharmakos, c’est-à-dire à la logique d’un
supplément sacrificiel vivant, qui est posé comme l’autre en tant qu’il est
projeté comme menace contre le même – où l’on voit que ce qui constitue
aussi l’ontologie du Même et de l’Autre se présente d’abord comme exclusion
de l’autre par le même dans l’épreuve du pharmakon impansé. Le nazisme et
l’antisémitisme de Heidegger commencent là.
Cette négligence largement partagée depuis Platon jusqu’aux penseurs du
e
XX siècle ignore l’injonction ultime du pharmakos qu’aura été Socrate lui-

même, et qu’il prononce juste avant de boire le pharmakon :

54
Ne soyez pas négligents .

Lorsqu’un pharmakon ne fait pas l’objet des soins thérapeutiques requis,


cependant qu’il reconfigure en totalité le dispositif exosomatique coordonné et
synchronisé que constitue le système technique, ceux qui souffrent de la
toxicité qui s’en trouve inévitablement générée s’en prennent à une victime
expiatoire, le pharmakos, soit de façon ritualisée (le rituel veillant à contenir, à
canaliser et finalement à instrumentaliser cette violence – ubris – en en faisant
une énergie sacrée), soit de façon purement profane, une « implosion
barbare » résultant alors d’une explosion des ressentiments en tout genre,
lesquels ne sont évidemment pas l’apanage du « peuple », ni donc du
« populisme » 55.
Le Christ, qui aura dénoncé le pharmakon que devenait le Livre tel que
l’utilisaient les Pharisiens, et qui aura été quatre siècles après Socrate un illustre
pharmakos, aura voulu interrompre ce cycle infernal du pharmakon lésant le
pharmakos comme victime expiatoire par la nouvelle sagesse consistant à offrir
sa joue gauche à celui qui a frappé la joue droite. Cette épokhè de la violence,
telle qu’étant devenue le logos de l’exorganisme complexe supérieur fondé par
Paul de Tarse, qui est considéré avoir conduit à travers d’innombrables
bifurcations à la domination planétaire du capitalisme industriel occidental –
cependant que la Chine semble être en position d’opérer une bifurcation que
nul ne peut encore évaluer –, cette épokhè christique de la violence aura ainsi
elle-même engendré une extrême violence inquisitrice, conquérante,
colonisatrice, exterminatrice, anti-économique et anti-noétique.
Les soins requis et appropriés à chaque stade engendrant un nouveau choc
exosomatique sont protéiformes et ne relèvent d’aucune « ontologie » ni
d’aucune théologie : ils sont une création continue et continuée de noodiversité
qui s’opère à travers un Opérateur quasi causal 56, celui-ci pouvant être tout
aussi bien législateur que savant, c’est-à-dire pourvoyeur d’un nouveau
paradigme épistémique, artiste soignant une sensibilité nouvelle, cuisinier
régalant la fête quotidienne que devrait être pour ceux qui savent vivre la
sustentation, etc. – l’importation méritant ici des analyses spécifiques 57.
Tout cela prend corps, c’est-à-dire s’incorpore, en un sens que nous allons
retrouver chez Nietzsche, à partir d’une nécromasse noétique où l’on trouvera
tout et son contraire advenu comme contraire au cours d’un processus parfois
anamnésique, mais la plupart du temps inscient – et pour le comprendre,
l’entendre, et s’en sur-prendre, il faut lire Fernand Braudel :

Nous sommes dans des eaux très anciennes, au milieu d’une histoire qui, en quelque sorte, n’aurait pas
d’âge, que nous retrouverions aussi bien deux ou trois siècles ou dix siècles plus tôt, et que parfois, un
moment, il nous est donné d’apercevoir encore aujourd’hui de nos propres yeux. Cette vie matérielle,
c’est ce que l’humanité au cours de son histoire antérieure a incorporé profondément à sa propre vie,
comme dans les entrailles mêmes des hommes, pour qui telles expériences ou intoxications de jadis
58
sont devenues nécessité du quotidien, banalités .

Et il faut lire ici Braudel avec Toynbee, et réciproquement : il faut lire


Toynbee avec Braudel. Il faudrait en outre quant à ces « expériences ou
intoxications de jadis […] devenues nécessité du quotidien » (ce qui concerne
aussi bien l’histoire de la pomme de terre que celle du téléphone portable) se
pencher sur les interdits agro-alimentaires et l’histoire de leur évolution
comme cas primordiaux et inséparables de modèles cosmologiques de
critériologies de sélection parmi les pharmaka ingérés 59.
Faute de soins nécessairement improbables parce que issus de la noodiversité
incalculable – ce soin comme pansement étant la fonction de la raison, laquelle
est ainsi entendue tout autrement que par le rationalisme vulgaire générateur
de la rationalisation au sens d’Adorno, le pharmakon frappe le pharmakos par
diverses voies – généralement indirectes, et parfois très subtilement élaborées –
lorsque ne parvient pas à s’opérer la bifurcation à travers laquelle seulement le
devenir peut ouvrir la brèche d’un avenir.
Il en va ainsi parce que, si le processus d’exosomatisation ouvre des
possibilités multiples, l’accomplissement de telles possibilités n’est pas d’abord
celui de l’avenir : c’est d’abord le devenir, tel qu’il s’accomplit anthropiquement
et mécaniquement (selon la pente entropique d’une mécanique céleste
constamment en expansion) à travers l’évolution exosomatique, qui détruit des
formes vivantes de la noèse (des circuits de transindividuation consistant en
savoir sous toutes les formes) qui rejoignent ainsi la nécromasse noétique. Cet
abord du devenir qui survient tout d’abord et comme ce qui arrive est une
condition nécessaire mais insuffisante de l’avenir, c’est-à-dire : pour qu’arrive
en effet ce qui doit advenir – et c’est ce qui n’a été ni pensé, ni pansé, ni
tensé 60 jusqu’alors.
Que les « intérêts de classe » spéculent sur le devenir et contre l’avenir tient
au fait que l’extraction irrationnelle et injustifiée de valeur (comme prélèvement
de plus-value non réinvestie et non renouvelable) est toujours plus facile à
réaliser en l’absence des dispositifs de soin ménageant l’avenir contre le danger
entropique qu’apporte toujours d’abord le devenir, et que met en place le
second temps du double redoublement épokhal. Parce que ce n’est que lorsque
le devenir exosomatique est soigné et pansé qu’un avenir ouvre le temps d’une
époque, nous traversons l’épreuve de l’absence d’époque résultant
• d’une spéculation économique qui parie sur l’inutilité et l’inefficacité du
soin en général, privilégiant à travers les marchés connectés « l’intelligence des
foules », qui est toujours, en réalité réalisée à moyen ou long terme, une bêtise
statistique dont sont extraits des patterns aggravant le poids mort des moyennes
et éliminant les chances néguanthropiques cultivées par les singularités,
• d’une spéculation pseudo-politique croyant toujours pouvoir et devoir
tirer parti des tensions et des tendances à désigner un bouc émissaire comme
victime expiatoire de l’absence de soin que constitue cette incurie spéculative
de ceux qui cherchent le pouvoir au mépris de tout savoir.

Telle est la situation du mal-être contemporain atteignant sa limite


eskhato-logique.

25. Évolution exosomatique et évolution des critériologies de sélection

Commencée il y a deux à trois millions d’années, l’évolution exosomatique


aura généré « dans le dos de la conscience » des critères de sélection parmi les
possibles et les impossibles exosomatiques à travers des dispositifs rétentionnels
aux formes les plus diverses – du chamanisme aux prescriptions spirituelles,
métaphysiques et morales des grandes civilisations, et jusqu’à la société
hyperindustrielle et globalisée exclue. Le désencastrement du marché analysé par
Karl Polanyi traduit le passage de ces critériologies – d’origines spirituelles,
religieuses, morales et scientifiques au sens strict, c’est-à-dire fondées sur des
modèles théoriques – aux processus d’évaluation caractéristiques du marché, et
hégémoniquement mis en œuvre comme calcul et rationalisation à tous les
stades de l’exosomatisation dès lors que la technique industrielle et la science
sont intégrées – la science cependant s’y désintégrant comme autorité véridique
et véritative.
La technique devient alors technologie, et « la science » devient la fonction
primordiale de la guerre économique passée sous le contrôle hégémonique de
la sphère économique – ce qui ne se réalise pleinement qu’avec la liquidation
de la puissance publique par la révolution conservatrice. C’est pourquoi les
think tanks, qui proliféreront à partir des années 1980, produiront – en
passant par les cabinets de conseil – des substituts de savoirs très efficients, dits
« experts », mais gravement inscients (comme quelques scandales le
montreront), non que les personnalités qui les composent soient totalement
dénuées de savoirs et de bonne « volonté de savoir », mais parce que le savoir
est lui-même exorganique, et suppose des institutions (les dispositifs
rétentionnels) productrices de critères de sélection rationnels tels qu’ils sont
précisément irréductibles aux calculs et fondamentalement improbables.
Au début du XIXe siècle, la soumission de la sélection parmi les possibles
exosomatiques à la sphère économique demeurait limitée par la régulation des
désajustements (premier temps du redoublement épokhal) et des réajustements
(second temps du redoublement épokhal) par la puissance publique,
généralement incarnée par l’État-nation, et cela demeura plus ou moins vrai
jusque dans les années 1970, avec en Europe des versions fascistes et nazies de
cette précellence de l’État – faits historiques qui, avec la calamité soviétique,
serviront d’arguments pour justifier la liquidation de la distinction du public et
du privé 61.
Avant la politique publique étatico-nationale et républicaine, ces
limitations avaient été le fait des exorganismes complexes supérieurs religieux
ou spirituels, lesquels étaient à la fois protégés par la noblesse guerrière et
cultivés par elle lorsque elle-même devenait hiérarchie ecclésiale. Le
renversement des pouvoirs des Églises et des aristocraties ou dispositifs
rétentionnels fondés sur le sacré par la philosophie des Lumières en Europe
occidentale et par l’importation du discours révolutionnaire marxiste dans le
reste du monde aura toujours été légitimé, comme puissance de libération, par
le dépassement des limites mises par ces dispositifs rétentionnels à l’expansion
incontrôlée de l’exosomatisation. Une telle conception de la « liberté » et de
l’« émancipation » se sera cependant avérée au cours des dernières décennies
une calamiteuse niaiserie partagée aussi bien par les « révolutionnaires » que
par les plus barbares des libertariens.
Quel nouvel exorganisme complexe supérieur sera-t-il susceptible et
capable au XXIe siècle entropocénique de produire la critique positivement
pharmacologique de l’exosomatisation dans ses conditions actuelles ? Nous
posons (avec l’Institut de recherche et d’innovation, pharmakon.fr et Ars
Industrialis) que cette question passe par une reconsidération des questions de
capacitation (au sens d’Amartya Sen) et de prolétarisation (au sens de Marx) et
que seule une internation constituée sur la base d’une nouvelle épistémè
surmontant le non-savoir absolu qu’aura imposé la prolétarisation totale
résultant du capitalisme purement computationnel « peut encore nous sauver »
en instaurant une économie de la néguanthropie à l’échelle de la technosphère.
Quant au fait que Heidegger ait cru devoir ici parler d’un dieu, tel qu’il
pourrait encore nous sauver,
• ce fait procède d’une incapacité à nommer ce qui constitue l’improbable
absolu – que tout nom de dieu désigne toujours en quelque façon ;
• cette incapacité à nommer est une incapacité à panser l’entropie, que
Heidegger comme Nietzsche n’aura pu penser – et on tentera de montrer
qu’en dernier ressort cette incapacité affecte aussi Simondon 62.

Dans les divers contextes qui auront caractérisé l’évolution exosomatique


de l’Occident à travers les exorganismes complexes supérieurs qu’il aura
successivement instaurés à partir de la révolution thermodynamique, et avant
la « révolution conservatrice », l’exosomatisation industrielle dont la
socialisation était organisée par le capital (et non seulement par le marché)
composait encore avec des critériologies issues d’une sphère qui demeurait
relativement indépendante par rapport à ces marchés 63.
À la suite de la réorganisation du capitalisme occidental de cette
« révolution conservatrice » telle qu’elle aura déclenché l’adoption des
prescriptions néolibérales en général par les puissances publiques, elles-mêmes
devenant ainsi auto-destructrices et suicidaires au sens de Toynbee, le maintien
puis la croissance insoutenable des taux de profit qui stagnaient au cours des
années 1970 se seront imposés par une rupture totale avec cette production de
critériologies, et par une soumission totale aux indicateurs comptables des
marchés des critères de sélection dans les possibilités exosomatiques nouvelles et
innombrables. Un indicateur n’est pas un critère : c’est un ratio d’évaluation
calculable, là où le critère fournit un principe de jugement.
Des possibilités exosomatiques nouvelles et innombrables sont rendues
possibles à la fois par la transformation des appareils scientifiques et des
institutions académiques en fonctions primordiales de conception et de
« rationalisation » de l’exosomatisation devenue industrielle (c’est ce que décrit
Habermas sans le voir dans La Technique et la Science comme « idéologie » 64), et
par la dissolution des sphères délibératives qui s’amorce avec ce
« désencastrement » du marché.
Le marché s’absolutise avec la révolution conservatrice, cependant que la
réticulation généralisée issue du world wide web permet une intégration
fonctionnelle de toutes les instances constitutives du processus d’exosomatisation
(rêve, conception, développement, production, distribution – la
conteneurisation et la supply chain tout aussi bien que la production
automatisée étant dès lors pilotées par les algorithmes –, marketing devenant e-
marketing et prescription des usages devenant e-recommandation) et fait
passer du néolibéralisme néoconservateur à l’ultralibéralisme libertarien face
auquel l’inculture politico-économique et la niaiserie post-« post-
structuraliste » sont incommensurables.
Cette intégration fonctionnelle s’opère à travers les milieux associés
technosphériques que constituent les trois milliards et demi d’ordinateurs de
poche appelés smartphones et que possède environ la moitié des Terriens. À
travers ces infrastructures (à propos desquelles David Berry parle
d’infrasomatisation 65), la biosphère est pilotée depuis l’exosphère satellitaire,
elle-même distribuée sur des « altitudes » qui vont de quelques centaines de
kilomètres (dans la stratosphère) à 36 000 kilomètres pour les satellites
géostationnaires, le tout étant connecté en entrée et en sortie avec les
smartphones et autres objets communicants de l’ubiquitous computing, en
passant par les data centers 66. C’est la disruption ainsi organisée qui permet
l’articulation directe des marchés financiers spéculatifs avec le marketing
stratégique, le risque devenant une marge secondaire et mineure du calcul – mais
une telle réduction extrême des risques à court terme par les mathématiques
appliquées à « l’industrie financière » conduisant à une augmentation extrême des
risques à long terme 67.

26. Éliminations et extrémisations des risques

La réduction systémique du risque au minimum conduit à une


augmentation tout aussi systémique et maximale de l’entropie
(thermodynamique, biologique et informationnelle – cette combinaison
constituant ce que nous appelons l’anthropie). Les critères de sélection dans les
possibilités exosomatiques qui avaient été jusqu’alors définis en relation étroite
avec les États – et, à travers ceux-ci, en relation fonctionnelle avec les systèmes
sociaux, et en vue d’opérer un ajustement permettant à chaque fois de les
maintenir tout en les transformant (c’est ce que l’on aura appelé la réforme) –
sont remplacés par des indicateurs établis exclusivement en vue d’augmenter au
maximum les returns on investment, ce qui est appelé optimisation,
l’investissement devenant du même coup spéculation.
Une telle optimisation est en réalité un désinvestissement massif, qui génère
automatiquement du ressentiment, issu de la frustration généralisée induite par
ce qui constitue en dernier ressort une désindividuation généralisée. Ce n’est
qu’en vue de cette optimisation des profits qu’aura été promue sur divers
registres une nouvelle conception de l’innovation, de l’open innovation à la
creative economy, en passant par les diverses fables du pouvoir et du savoir
rendus accessibles à tous à travers l’organisation bottom up de l’économie aussi
bien que de la société en totalité 68.
Ainsi la « start up » sera-t-elle devenue un « modèle » – y compris, en
France, de l’État, ce qui est une contradiction dans les termes qui en dit long
sur la déliquescence des exorganismes complexes supérieurs en voie
d’infériorisation accélérée. Quels qu’en puissent être les habillages, en France
comme aux États-Unis et ailleurs, il s’agit d’un modèle autodestructeur
liquidant non seulement l’État, mais la puissance publique, c’est-à-dire ce qui
doit préserver les capacités d’investissement incalculables que le capitalisme
libertarien s’emploie à dissoudre, radicalisant la liquidation de toute puissance
publique comme de toute régulation et de tous contrôles – politiques,
démocratiques ou non, mais aussi sanitaires (l’info-médecine telle qu’elle est
actuellement pratiquée en attendant la nano-médecine étant la liquidation
computationnelle et automatique du serment d’Hippocrate).
Cette transformation libertarienne de la « révolution conservatrice » se sera
opérée en manipulant les hackers aussi bien que les activistes qui avaient tenté
de s’emparer des possibilités tout à fait inédites de l’écriture réticulaire, le
nouveau capitalisme californien disposant pour cela de centaines de milliards
de dollars lui permettant de prendre le contrôle de l’exosomatisation sans
passer par l’État 69, y compris pour lancer des fusées « à la conquête du système
solaire ». C’est sur le fond de cette émancipation à l’égard de toutes limites que
se développe le transhumanisme comme soumission intégrale du devenir
humain au calcul – ignorant ou déniant (à travers le discours des
« extropiens 70 ») la limite anthropique qui est l’expression de l’entropie dans le
processus d’exosomatisation.
Le président Macron en viendra-t-il à cette vision transhumaniste ? Il y a
tout lieu de le craindre : l’habile et agile Laurent Alexandre est devenu son
conseiller – comme Peter Thiel conseille Donald Trump. Dès lors, on peut
s’attendre à ce que l’extrême droite arrive prochainement au pouvoir en
France (comme dans la majeure partie de l’Europe) : l’incurie libertarienne
légitime par avance la réaction et le ressentiment contre un devenir
exosomatique non seulement intrinsèquement incurieux, mais mortellement
anthropique – beaucoup trop anthropique. Toutes les formes du ressentiment
peuvent alors se déchaîner, les réactifs politiques les exploitant au maximum,
Macron en tout premier lieu, et dès le début, en se présentant comme
« rempart » – un rempart cependant condamné à s’écrouler comme le mur
d’un château de sable à la marée montante, le seau et la pelle emportés par les
flots.
La série Eltsine-Berlusconi-Sarkozy-Hollande-Trump/Macron décrit la
trajectoire ultime d’un Occident désintégré et emporté dans et par
l’Entropocène qu’il aura lui-même installé sur la Terre entière, d’abord de
l’Oural à l’Atlantique, continent américain inclus, les héritiers russes du KGB
d’une part et les héritiers américains de l’éthique protestante parfaitement
dégénérés d’autre part constituant la ligne de front de la décadence qu’est le
nihilisme accompli où faute d’une réalisation effective d’un quelconque nihilisme
actif prospèrent les Orbán, Salvini et autres Wauquiez-Le Pen-Valls.
Lorsque Margaret Thatcher et avec elle la « révolution conservatrice »
affirmaient qu’il n’y avait pas d’alternative à leur entreprise d’accomplissement
absolu de la « grande transformation », l’enjeu était déjà de soumettre toute
bifurcation, et donc toute alternative, seule productrice d’avenir, à un devenir
défini par la réduction de toute réalité à sa calculabilité. L’acriticisme derridien
aussi bien que deleuzien ou lyotardien qui ne sut pas alors quoi répondre à ce
fatalisme libéral provenait de l’indistinction entre devenir et avenir. Tel était
l’horizon de ce qui fut analysé dans États de choc 71. L’économie pouvait alors
devenir tout à fait une déséconomie – accélérant et démultipliant de façon
apocalytique (au sens strict du mot) les effets ruineux de l’Anthropocène. C’est
pourquoi Patrick Artus et Marie-Paule Virard peuvent à présent se demander :
Et si les salariés se révoltaient ? 72
L’apparition à la fin des années 1970 d’une telle idéologie néoconservatrice
n’était pas seulement une époque spécifique de la « lutte des classes »
brutalement conduite dans le monde entier à travers les dispositifs
d’infrasomatisation exosphérique contrôlant la biosphère devenue
technosphère : c’était un événement cosmique, dont la conséquence fut
formulée par anticipation, à Liverpool, en 1977, par le mouvement punk et
son assertion trop bien connue pour avoir été entendue : no future.

27. Immanence, transcendance, reliefs, néant : aux sources


de la nouvelle barbarie

Le slogan néoconservateur (there is no alternative) était le déni de la


différance cosmique qui se tient entre becoming et future, c’est-à-dire dans la
tension cosmique localement déclinée – et comme tenseur néguanthropique –
aux plans microcosmique, mésocosmique et macrocosmique formés par la
relation transductive et purement différantielle dont l’entropie et la
néguentropie sont les termes dans cette forme générale de la différance qu’est
la vie endosomatique sous toutes ses formes, telle qu’elle diffère le devenir
comme avenir biodiversifié de l’évolution dont l’évidence est la beauté – de ce
que l’on appelle la nature, et dont Kant entame la pensée comme
organisation.
Lorsque la différance devient exosomatique – l’organisation étant alors
celle de la montre que Kant considère en vue de penser la vie –, cette
différance est ce qui pose comme telle la différance du devenir comme avenir,
et comme différance à la fois noétique et exosomatique. C’est sur le fond de
cette différance et de la transduction qu’elle constitue comme pharmacologie
qu’il faut repanser la nécessité fonctionnelle et non oppositionnelle d’une
différance du bien et du mal – comme on y reviendra infra, et dans La Société
automatique 2.
Aux concepts d’entropie et de néguentropie, il faut ajouter ceux d’anti-
entropie (au sens de Bailly, Longo et Montévil 73), d’anthropie, de
néguanthropie et d’anti-anthropie. Appelons différantiel le rapport transductif
qui s’établit dynamiquement (la dynamique étant positive ou négative) entre
ce qui constitue et distingue relativement une niche d’un milieu, un lieu et un
non-lieu, la localité étant dans les deux cas une singularité dans l’universalité
entropique qui constitue l’espace et le temps de la physique. Sur terre, c’est-à-
dire dans la biosphère, cette universalité devient anthropique au sens où elle
étend la domination de l’anthropos comme prédateur de toutes ressources de la
biomasse aussi bien que de la nécromasse en cultivant l’évolution des organes
exosomatiques et la noodiversité corrélative des exorganismes simples et
complexes.
La néguanthropologie est ce qui soigne ce rapport différantiel tel que la
différance exosomatique s’y déploie toujours pharmacologiquement. Ici,
anthropie et néguanthropie – tout comme entropie et néguentropie – ne sont
pas des substances, mais des points de vue. Ces points de vue portent sur un
processus, lui-même appréhendé en fonction d’échelles, elles-mêmes toujours
locales en dernier ressort : ce sont des perspectives sur le devenir donnant à y
voir ou au contraire empêchant d’y voir ce qui reste à venir par-delà toute fin –
et que Mécréance et discrédit décrivit comme les consistances 74.
Non substantielles, l’anthropie et la néguanthropie requièrent une
néguanthropologie qui constitue nécessairement une topologie, elle-même
reconsidérant cosmo-logiquement l’univers astro-physique, c’est-à-dire en y
discernant des niveaux microscosmique, mésocosmique et macrocosmique par
où l’immanence se présente en reliefs, c’est-à-dire en perspectives
tridimensionnelles : ainsi seulement il est possible de « croire en ce monde » –
c’est-à-dire de façon immanente.
En anéantissant au sens propre – en néantisant, en annihilant – tous
reliefs, et non seulement en rasant les montagnes pour en extraire des
matériaux, la révolution conservatrice devenue libertarienne et transhumaniste
condamnait la technosphère à l’auto-empoisonnement anticipé par Freud :

Les infusoires sont conduits à une mort naturelle par leur propre processus vital. […] L’infusoire, laissé
à lui-même, meurt d’une mort naturelle du fait d’une élimination imparfaite des produits de son
propre métabolisme. Il se peut qu’au fond tous les animaux supérieurs meurent aussi d’une même
75
incapacité à éliminer .

Ce que Freud envisage ici, c’est ce que Toynbee posera comme question à
l’Histoire après que Valéry et Husserl eurent questionné la possibilité de
l’inversion du signe de la science – devenue avec la Première Guerre mondiale
puissance de destruction fonctionnelle (militaire), ce qui frappera tout autant
Lotka au sortir de la Seconde Guerre mondiale, et c’est alors qu’il spécifiera la
caractéristique auto-destructrice des organes exosomatiques, et perçue à présent
comme menace fondamentale sur la solidarité dans les exorganismes
complexes inférieurs et supérieurs, et comme puissance d’oppression plutôt que
d’émancipation. Ce n’est que depuis un tel contexte que peut s’imposer l’ère post-
véridique.
Comme Freud le dit de l’Infusoire, mais lorsque cela concerne l’anthropos,
« laissé à lui-même » semble vouloir dire lorsque cela concerne l’anthropos
« abandonné de Dieu », c’est-à-dire : en déshérence. Faudrait-il donc
réintroduire une transcendance hors de l’immanence ? Les reliefs noétiques ne
sont-ils pas autosuffisants ? Cette question est celle de la bifurcation, telle
qu’elle ne peut venir que de ce qui excède le « Même ». Là est le point à la fois
d’articulation et de rupture absolue avec Heidegger. Et là, il faut reconsidérer
l’histoire des sciences aussi bien que celle des religions.
Dans la technosphère livrée à la spéculation libertarienne par laquelle
l’ultralibéralisme s’est doté des organes exosomatiques dont il rêvait, le
pharmakon ne peut plus qu’y devenir manifestement et irréductiblement
toxique (et addictif ), c’est-à-dire imbattable, les boucs émissaires y devenant les
ennemis à abattre, et permettant que la barbarie – qui ne paraissait en 1989
nullement exclue aux yeux de Guattari, et dont le capitalisme cognitif aura été
la concrétisation comme prolétarisation totale, c’est-à-dire comme
dénoétisation imposant le non-savoir absolu – conduise au carnage généralisé,
exosphériquement imposé, mais implosant de façon incontrôlable 76.
C’est pourquoi la désignation de boucs émissaires est à présent ce qui
s’impose dans toute l’Europe, et c’est ce dont le délai en apparence accordé à la
France avec l’élection de Macron ne fait que reporter à plus tard – en
intensifiant et exaspérant plus encore les déchaînements dits « populistes » –
leur traduction politique accomplie à travers le retour à un régime non pas
« fasciste », mais basé sur la dénoétisation, et installant ainsi les conditions de
mise en œuvre du plan de sauvetage transhumaniste qui s’apprête à récupérer
les décombres de cette série de catastrophes avant d’être lui-même happé par la
spirale chaotique… à moins que ne survienne ce que l’on nommait autrefois le
miracle, et qu’il faut à présent considérer comme une bifurcation positive, c’est-
à-dire prometteuse de différance noétique renouvelée et par essence absolument
improbable.

1. Cette triplicité était le thème d’un DEA de Nicolas Salzmann.


2. On reprend ici une thèse de Toynbee exprimée p. 43 de L’Histoire, dont on s’écarte
légèrement : « Il est impossible de saisir la signification de la conduite d’un individu déterminé dans
une quelconque situation sans tenir compte du comportement – semblable ou opposé – de ses
compagnons et sans considérer les épreuves successives comme une série d’événements dans la vie de la
société entière… Nous devons penser à l’ensemble et non aux parties qui le composent. »
3. Une telle théorie des opérations est requise pour penser et panser les phénoménotechniques,
c’est-à-dire les relations d’échelles telles que Vincent Bontems en définit l’enjeu.
4. L’observation qui ne panse pas est ce que Canguilhem décrit (dans La Connaissance de la vie,
p. 9) comme ce qui mange pour manger ou ce qui tue pour tuer. Là est la question très difficile, en ces
temps eschatologiques, des limites de la libido sciendi telle que la panse Augustin d’Hippone en tant
qu’il est saint.
5. Cf. The Entropy Law and the Economic Process, Harvard, et « Pour une révolution bio-
économique », ENS Editions, qui a été analysé et commenté dans le séminaire 2015 de pharmakon.fr,
cf. http://pharmakon.fr/wordpress/seminaire-2015-seance-n%C2%B01/ et sur lequel on reviendra
dans La Société automatique 2.
6. Et cela est vrai des organes somatiques, telle par exemple l’oreille du musicien qui panse –
c’est-à-dire entend et fait entendre – avec ses mains et ses yeux, ce qui nous renvoie aux questions
d’organologie générale abordées dans De la misère symbolique.
7. Ce chantier est en effet immense et il requiert en particulier de requalifier de part en part les
fonctions noétiques du point de vue exosomatique, et comme organogenèse, ce que l’on tentera donc
de préciser dans La Société automatique 2. L’avenir du savoir et dans La Technique et le Temps 4. L’épreuve
de la vérité dans l’ère post-véridique. On y intégrera au-delà des considérations proposées ici même le
point de vue anti-entropique développé par Francis Bailly, Guiseppe Longo et Maël Montévil.
8. La question d’un tel fonctionnalisme de la destruction est introduite par Freud dans Au-delà du
principe de plaisir en référence directe à la théorie de l’entropie, ce que Derrida tout à la fois souligne et
efface dans Spéculer. Sur Freud.
9. Sur cette notion, cf. Yuk Hui, On the existence of digital objects, Minnesota press.
10. La tribologie, qui est la science de l’usure mécanique liée aux frottements, distingue contrôles
destructifs et contrôles non destructifs. Ici nous posons des questions de tribologie psychosociale, si l’on
peut dire, et d’un point de vue pharmacologique et exosomatique.
11. Il est ici opportun de souligner que, dans la présentation de son plan d’Être et temps, au début
du § 8, Heidegger précise que « la question du sens de l’être est la plus universelle et la plus vide ;
toutefois, elle contient en même temps la possibilité d’être individuée de manière plus aiguë sur le
Dasein singulier. L’obtention du concept fondamental d’« être » et l’esquisse de la conceptualité
ontologique par lui exigée, ainsi que de ses modifications nécessaires, ont besoin d’un fil conducteur
concret. L’universalité du concept d’être n’est pas contradictoire avec la « spécialité » de l’enquête,
c’est-à-dire avec une percée jusqu’à lui qui emprunte le chemin d’une interprétation spéciale d’un
étant déterminé, le Dasein, où doit être conquis l’horizon pour la compréhension et l’explicitation
possible de l’être. Mais cet étant lui-même est en soi « historial », de telle sorte que l’éclairage
ontologique le plus propre de cet étant devient nécessairement une interprétation « historique ».
L’élaboration de la question de l’être se subdivise en deux tâches, auxquelles correspondent
respectivement les deux parties du présent essai. »
12. Dans le « contrepoint rigoureux », qui est le contrepoint au sens de la composition musicale,
« l’approche harmonique est basée sur les enchaînements d’accords lesquels donnent lieu à des lignes
mélodiques. L’approche contrapuntique, elle, considère la qualité des lignes mélodiques ; les accords
sont un phénomène secondaire perçu à des moments rythmiques précis. Les lignes mélodiques se
doivent d’être le plus conjointes possible, et doivent respecter certaines règles de mouvement. Des
règles harmoniques existent, et sont destinées à cadrer les réalisations. On y évite notamment certains
intervalles dissonants, et certains états de l’accord qui seraient en contradiction avec les fondamentaux
de cette discipline. Par exemple, le second renversement est interdit, car il a des fonctions bien précises
‒ passage, broderie et cadences ‒ et qui n’auraient pas de sens en contrepoint. Ces règles harmoniques
sont donc plus restrictives que celles en vigueur en harmonie tonale. Tout comme en harmonie, des
dissonances passagères sont admises et sont également régies par des règles. Elles ajoutent un intérêt
musical à l’œuvre ». Notice Wikipédia de « Contrepoint rigoureux », 16 juin 2018. Que mousikè et
philosophie aient à voir en ce sens qui appelle évidemment des considérations sur les dissonances si
caractéristiques de l’absence d’époque qui s’annonce en Cacanie, c’est ce sur quoi il faudrait revenir avec
Augustin d’Hippone, et l’on s’y risquera dans Mystagogies, à paraître, inch’Allah.
13. Lui-même concevant encore l’enfer, à cette époque, sinon comme l’opposé du Paradis, du
moins comme l’opposé de la Présence, et ne pouvant tout à fait accéder à la dimension tragique (c’est-
à-dire pharmacologique) de l’hadès, c’est-à-dire de ce qui constitue l’échelle infracosmique de l’aidôs
(Hadès, en grec Ἅιδης, étant le radical de l’αἰδώς), et qui, d’un point de vue exosomatique, constitue
ce que l’on pourrait appeler la « nécromasse noétique ». Ces questions seront au cœur de La Technique
et le Temps 5. Symboles et diaboles.
14. Comme cela a été souligné maintes fois, et j’y reviens dans La Technique et le Temps 4.
L’épreuve de la vérité dans l’ère post-véridique. Soulignons que cet événement fut aussi le début d’une mise
en doute de la « vérité médiatique » d’une ampleur sans précédent.
15. « Le 25 juillet 1990, Saddam Hussein rencontre l’ambassadrice américaine à Bagdad, April
Glaspie. Celle-ci, bien au fait de ce qui se prépare (“nous constatons que vous avez amassé des troupes
nombreuses à la frontière”), lui laisse entendre que “les États-Unis n’ont pas d’opinion sur les conflits
opposant deux pays arabes”. » Notice Wikipédia de « Guerre du Golfe », qui reprend ici la thèse de
Noam Chomsky dans La Loi du plus fort. Mise au pas des États voyous, Le Serpent à plumes.
16. Sur ces accords et leurs conséquences, cf. Habib Ishow, « Les relations entre l’Irak et le
Koweït », Politique étrangère, no 2, 1968, https://www.persee.fr/doc/polit_0032-
342x_1968_num_33_2_6122.
17. Lorsque la guerre fut déclenchée, j’étais hospitalisé pour une opération du dos, et j’assistai à la
première destruction de l’Irak depuis mon lit d’hôpital en regardant la télévision. Je fus atterré par ce
qui arrivait (et je quittai l’hôpital deux semaines plus tard profondément déprimé) : ce qui arrivait me
semblait annoncer de grands malheurs, et je m’étais pour cette raison et pour la première fois
complètement opposé à Jacques Derrida, qui était partisan d’une telle coalition, dont il ne me semblait
pas comprendre les motifs véritables du côté américain. Sa position qui allait changer après le 11
septembre n’aura cependant jamais fait à ma connaissance l’analyse de cette erreur d’appréciation
géopolitique du début des années 1990 – lorsque Guattari et Deleuze prenaient leurs tournants.
18. Ben Laden fut d’abord allié des États-Unis en Afghanistan via la CIA, qui finançait alors le
djihadisme des islamistes wahhabites. Il se retourna contre les États-Unis aussi bien que contre l’Arabie
Saoudite au moment de la guerre contre l’Irak en 1990. « En 1979, alors que des membres de sa
famille sont impliqués dans la prise de la Grande Mosquée de La Mecque, il est approché par le prince
Tourki ben Fayçal Al Saoud dit Tourki al-Fayçal, alors chef des services secrets de l’Arabie Saoudite (de
1977 à 2001), ambassadeur d’Arabie Saoudite à Londres, et fils de l’ancien roi saoudien Fayçal ben
Abdelaziz Al Saoud (de 1964 à 1975). À l’époque, le régime du shah d’Iran vient d’être renversé par
une révolution qui porte à sa tête l’ayatollah Khomeini, tandis que l’URSS envahit l’Afghanistan
quelques mois plus tard. L’islamisme commence à devenir une force géopolitique importante,
remplaçant peu à peu le marxisme et le panarabisme comme principale idéologie populaire au Moyen-
Orient. De nombreux moudjahids viennent combattre en Afghanistan contre l’URSS, soutenus par
l’Arabie Saoudite qui y voit une possibilité de diffusion du wahhabisme, et le Pakistan via son Inter-
Services Intelligence qui se verrait bien à terme à la tête d’une future Internationale islamique. […]
Lors de la guerre du Golfe (1990-1991), Oussama Ben Laden propose au roi Fahd d’utiliser sa milice
pour défendre le pays contre une éventuelle invasion des troupes irakiennes. Ce dernier refuse et préfère
ouvrir son territoire à l’armée américaine, prêtant ainsi le flanc à l’accusation selon laquelle il aurait
autorisé les “infidèles” à “souiller le sol sacré” de l’Arabie Saoudite. Ben Laden se fait alors de plus en
plus critique vis-à-vis de la famille royale, et va jusqu’à accuser les princes de corruption. Le ministère
de l’Intérieur saoudien saisit son passeport pendant l’hiver de 1990 à 1991. » Notice Wikipédia de
« Ben Laden », 16 juin 2018.
19. Justifiant ainsi, en outre, à la fois le Patriot Act et la transformation de la NSA en un système
d’espionnage d’un genre nouveau appelé PRISM.
20. Sur les dispositifs rétentionnels, cf. La Technique et le Temps 3, pp. 759-765. Les monopoles
économiques et politiques furent en effet cassés par la technologie révolutionaire de publication
qu’apportait le world wide web. Mais cela allait conduire à la formation de nouveaux monopoles, fondés
sur l’effet de réseau, beaucoup plus monopolistes, hors de tout contrôle politique, et appelés les
« plateformes ».
21. Cf. Dans la disruption, § 19.
22. Cf. Dans la disruption, p. 66.
23. Cf. par exemple une enquête menée à l’université du Maryland par John Robinson et Steven
Martin, « Channeling Unhappiness, In Good and Bad Economic Times », Social Indicators Research,
2008, 89(3) – commentée dans Pharmacologie du Front national, p. 366, note 2.
24. Mais très rapide lorsqu’elle est observée après coup : la télévision passe en France de 13 % à
98 % de ménages équipés entre 1960 et 1997. Cette corrosion est l’objet que devrait étudier une
« tribologie noétique » (cf. supra, note 2, p. 86).
25. Cf. Aimer, s’aimer, nous aimer. Du 11 septembre au 21 avril.
26. Cf. La Télécratie contre la démocratie. Lettre ouverte aux représentants politiques.
27. Cf. La Technique et le Temps 2 et 3, pp. 323, 385 et 670.
28. Quant à ces nouvelles dimensions de la réticulation, de la cardinalité et de la calendarité,
j’avais posé lorsque j’étais à la direction de l’INA (de 1996 à 1999) qu’elles nécessitaient une politique
industrielle et culturelle entièrement nouvelle. Mais, le gouvernement Jospin ne comprenant rien à ce
discours, Lionel Jospin lui-même étant « conseillé » par une véritable caricature de l’énarchie, je dus
démissionner. L’audiovisuel français public aussi bien que privé est à présent au bord du gouffre, et la
politique de l’actuel gouvernement sous la présidence Macron s’annonce des plus démissionnaires. Le
cynisme de l’État-start-up ne peut en effet concevoir que seule une politique intégrée de la recherche,
de l’enseignement supérieur, de l’industrie et de ce qu’il faudrait constituer comme real smart power
pourrait sauver de l’effondrement suicidaire l’Europe et, en Europe, la France.
29. Cf. le rapport du Conseil national du numérique, Jules Ferry 3.0, cinquième partie,
https://cnnumerique.fr/files/2017-10/Rapport_CNNum_Education_oct14.pdf.
30. Cf. Benjamin Bratton, “The Black Stack”, E-flux, https://www.e-
flux.com/journal/53/59883/the-black-stack/.
31. Mais il faut le faire en réinscrivant cette question du continu et du discontinu dans les
perspectives de l’entropie et de la néguanthropologie, c’est-à-dire à partir d’une prise en compte de la
grammatisation issue de l’exosomatisation constitutive des fonctions noétiques.
32. A. Toynbee, L’Aventure humaine, op. cit.
33. Cf. Toynbee, L’Aventure humaine, ch. 3, « L’ascendance de l’homme », p. 29 : « La morale est
apparue dans la biosphère en même temps que la conscience. Ensemble, morale et conscience
constituent un mode d’existence – le mode spirituel – qui n’était pas représenté précédemment dans la
biosphère. » Dans les pages suivantes – 31-34 –, Toynbee analyse l’avènement du Gewissen dans la
biosphère d’un point de vue anatomique et organologique.
34. Déni qu’exprime parfaitement Camille répondant à Simon dans On connaît la chanson,
d’Alain Resnais : « Dépressive ? Moi ?! » (sur ce film, cf. De la misère symbolique 1).
35. Cf. Barbara Stiegler, Nietzsche et la critique de la chair. Dionysos, Ariane, le Christ, PUF.
36. Toynbee, L’Aventure humaine, p. 29.
37. Déniée, c’est-à-dire potentiellement trans-formable en folie, tout comme l’est le déni de ceux
qui ignorent l’angoisse.
38. Publié le 13 novembre 2017 dans BioScience.
39. La question de la démocratie d’un point de vue exosomatique est le chantier qu’il va falloir
instruire s’il est encore temps. Ce que l’on aura appelé la démocratie depuis des décennies, et qui est
une forme de l’individuation collective, n’aura jamais rien eu à voir avec ce dont Clisthène fut
l’initiateur. La question de la démocratie est celle de la volonté collective comme boulè, celle-ci étant
l’opérateur des choix que l’on appelle en politique des décisions, et les conditions de l’organisation
démocratique de ces opérations de la volonté dans l’exosomatisation sont elles-mêmes organologiques
en cela qu’elles supposent que les citoyens soient inscrits sur des circuits de transindividuation
véritatifs, eux-mêmes fondés sur des critériologies délibératives noétiquement organisées. Depuis que
d’une part les sciences sont devenues de pures fonctions exosomatiques dans la guerre économique et que
d’autre part les industries de programmes ont concurrencé et discrédité les institutions de programme,
une telle démocratie est devenue purement et simplement impossible – et cette supercherie qui
provoque la fureur ne peut que générer la réactivité politique la plus brutale et horrifique. Seule une
révolution épistémique et épistémologique rendrait possible un nouvel âge démocratique. Et c’est ce
dont les pouvoirs – publics, privés ou académiques – n’auront jamais voulu.
40. La régression de l’angoisse, comme symptomatologie, et son remplacement par le déni, c’est-
à-dire, aussi bien, la régression de la névrose, sont des traits spécifiques de la psychopathologie
contemporaine qui participent de ce que l’on appelle ici la dénoétisation. L’angoisse est productrice de
réflexivité – triste, douloureuse, mais tout de même réflexive (et la réflexion même joyeuse est toujours
d’abord douloureuse). Le déni s’enivre de tout ce qui lui offre l’occasion de fuir. Il est de part en part
stupide et d’autant plus dangereux que structurellement arrogant.
41. On sait que l’état mental de Donald Trump est un sujet fort discuté en Amérique du Nord,
et en particulier la question de savoir s’il est fou. Le cas est particulièrement intéressant en cela que,
outre sa position de pouvoir décisive pour l’avenir de l’humanité, l’individu Trump semble combiner
de façon exemplaire et rare bêtise et folie. La folie est tout autre chose que la bêtise, et cela se souligne
en particulier du fait que souvent – mais non toujours, comme on le voit particulièrement bien avec
Trump – les fous font marque de capacités noétiques frappantes. Il faudrait ici revenir vers la question
de la mélancolie que pose Aristote, et on tentera de montrer dans La Société automatique 2 que la folie
devrait être conçue de manière cosmologique – en n’oubliant pas que, tout à l’opposé de Trump, Solon
est lui aussi accusé de folie par ses contemporains (cf. Foucault, Le Courage de la vérité, p. 70).
42. Mats Alvesson et André Spicer, “A stupidity based theory of organizations”, Journal of
management studies, juin 2012, https://onlinelibrary.wiley.com/doi/abs/10.1111/j.1467-
6486.2012.01072.x.
43. C’est ce que nous avons tenté avec Ars Industrialis et l’Institut de recherche et d’innovation
de concrétiser sur le territoire de l’établissement public territorial Plaine Commune dans le cadre d’un
programme d’investissement d’avenir lancé par l’État français et sur la base d’une étude menée pour la
Caisse des dépôts et consignations. C’est également ce qui a constitué le thème central du séminaire
pharmakon.fr du printemps 2018, que l’on trouvera ici : http://pharmakon.fr/wordpress/le-
seminaire/seminaire-2018/.
44. Comme nécessité de « l’achèvement de la métaphysique » que Marx et Engels définissent
comme idéalisme allemand.
45. Paul Virilio, L’espace critique, Galilée.
46. Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, p. 133.
47. Ce point sera développé dans La Technique et le Temps 4.
48. « Il faut croire en ce monde. »
49. Ou de l’ensemble de pharmaka constitués autour de lui comme nouveau système technique.
50. Comme nouvelles façons de faire dans tous les domaines : agriculture, cuisine, artisanat,
manières de vivre ensemble, juridictions, sagesses et spiritualités transmises et pratiquées
collectivement, en passant évidemment par les sciences, les arts et les connaissances académiques.
51. Cf. Sigmund Freud, Essais de psychanalyse, p. 61. Cf. aussi Études sur l’hystérie.
52. Jacques Derrida, Maurizio Ferraris, Le goût du secret, éd. Hermann.
53. Cf. sur ce point le cours pharmakon.fr consacré à Platon entre 2010 et 2015
54. Phédon, 118a, commenté dans Ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue, § 12.
55. L’acharnement contre les pauvres – qui coûteraient à la Nation française « un pognon de
dingue », comme le prétendait le président de cette République – peut toujours dissimuler ce qu’il y a
de réactif à l’encontre de ceux-ci, rendus responsables de ce qu’ils subissent, sous les intérêts de classe
arguant d’une organisation plus efficace des rapports sociaux. Ce genre de ressentiment bienséant
engendre les Trump et autres Le Pen (Marion Maréchal-Le Pen aussi bien que Marine Le Pen) qui
cultiveront en retour le ressentiment des victimes de ces logiques de classe tout en les leur appliquant
autrement. Et il y a malheureusement fort à parier que c’est ce qui va se produire en France comme en
bien d’autres lieux en Europe, et en écho de la catastrophe qui frappe l’Amérique. Que « le peuple
manque », c’est un fait qui doit être pansé et tensé, si l’on peut dire, comme conséquence la plus
toxique du populisme industriel qui a pour caractéristique de défaire le peuple en le désintégrant
systémiquement. Sur cette désintégration, cf. La Société automatique 1. C’est alors que ce qui n’est plus le
peuple mais la masse se venge – et que la vengeance se trouve ses boucs émissaires, partout, quels qu’ils
puissent être, car c’est ce qui caractérise la Massenpsychologie : n’importe qui peut devenir le bouc
émissaire de tous dans ce n’importe quoi issu de la désintégration en tant qu’elle finit nécessairement
par provoquer la panique – et à l’âge de « l’intelligence des foules » plus que jamais. Le critère de
désignation du bouc émissaire est alors tout trouvé : c’est l’exception.
56. Cf. Deleuze, Logique du sens, p. 203 : « D’où viennent les doctrines sinon de blessures et
d’aphorismes vitaux ? Il faut appeler Joe Bousquet stoïcien. La blessure qu’il porte profondément dans
son corps, il l’appréhende dans sa vérité éternelle comme événement pur, pourtant et d’autant plus.
Autant que les événements s’effectuent en nous, ils nous attendent et nous aspirent, ils nous font
signe : «Ma blessure existait avant moi, je suis né pour l’incarner». Arriver à cette volonté que nous fait
l’événement, devenir la quasi-cause de ce qui se produit en nous, l’Opérateur… ». Je reviens sur ce
texte dans La Technique et le Temps 4. L’épreuve de la vérité dans l’ère post-véridique.
57. Dans le cas de l’importation, le pharmakon peut être, en ce qui concerne la nourriture, les
ingestions somatiques de végétaux (du café à la pomme de terre et au maïs en passant par l’opium et le
tabac), et en ce qui concerne les organes exosomatiques la boussole aussi bien que la poudre à canon,
etc. Ici il faudrait revenir vers les analyses de Leroi-Gourhan sur l’invention et l’emprunt (c’est-à-dire
l’adoption d’une technique importée d’un exorganisme complexe supérieur étranger).
58. Fernand Braudel, La dynamique du capitalisme, p. 15.
59. Des cosmologies totémiques et chamaniques des pharmacies forestières (en Amazonie et en
Afrique centrale), où la forêt est une pharmacie pour ceux qui savent cueillir, c’est-à-dire sélectionner
sans cultiver) aux monothéismes – lesquels auront conduit aux industries agro-alimentaires à travers le
capitalisme sécularisant le christianisme et remplaçant totem, chaman, officiant et règle de vie par le
marketing –, ces archi-critériologies auront toujours localisé des exorganismes supérieurs en fonction de
leurs spécificités géographiques, jusqu’à ce que la technosphère élimine celles-ci, au prix d’une
immense destruction de savoirs néguanthropiques capables de cultiver les lieux donnant lieu à ce qui
ne peut arriver qu’ainsi comme avenir et promesse (comme protention collective).
60. « Le tenseur des contraintes et le tenseur des déformations sont utilisés dans la science des
constructions pour définir l’état de tension et de déformation en tout point d’une structure. Outre la
mécanique des fluides et mécanique du solide, les tenseurs sont utilisés dans de nombreux autres
domaines de la physique, tels que l’électromagnétisme. Ils sont également largement utilisés en
relativité générale, pour décrire rigoureusement l’espace-temps comme variété courbe quadri-
dimensionnelle. » Notice Wikipédia de « Tenseur », juin 2018.
61. Public et privé doivent être ici entendus en divers sens : publié et secret, politique et
économique, exposé et intime – tout cela devant être analysé d’un point de vue extime, au sens de
Lacan, cette extimité étant la question du caractère exosomatique de l’appareil psychique lui-même.
Ces questions seront reprises dans La Société automatique 2. L’avenir du savoir et dans La Technique et le
Temps 6. La guerre des esprits.
62. Dans La Technique et le Temps 4. L’épreuve de la vérité dans l’âge post-véridique.
63. Il faudrait ici commenter Carl Schmitt aussi bien que Niklas Luhmann.
64. Jurgen Habermas, La Technique et la Science comme « idéologie, Gallimard
65. Cf. David Berry, “Against infrasomatization: towards a critical theory of algorithms”, in Bigo,
Didier, Isin, Engin F and Ruppert, Evelyn (eds.), Data politics: worlds, subjects, rights. Routledge Studies
in International Political Sociology, Routledge, London.
66. Cf. aussi Antoine Picon, Smart cities. Théorie et critique d’un idéal autoréalisateur, Harvard
graduate school of design
67. Sur la genèse de cet état de fait qui détruit tout état de droit, cf. Mécréance et discrédit et Ce
qui fait que la vie vaut d’être vécue.
68. La thèse de l’IRI a toujours été qu’aucune organisation ne peut fonctionner sans qu’un
dispositif « top down » fonctionnalise les énergies ou les données venues du « bottom up ». C’est faute de
prendre en compte à la fois l’importance nouvelle du bottom up rendue possible par la réticulation
généralisée et les processus top down cachés qui en exploitaient et en extrayaient la valeur – et faute
d’en avoir tiré les conséquences épistémiques et épistémologiques – que le monde académique aura été
soit totalement marginalisé, soit gravement manipulé par les stratégies disruptives menées en premier
lieu par les ultra-libertariens, dont Peter Thiel est l’homme d’affaires le plus représentatif.
69. Même si tout cela n’aura été possible et n’est encore possible qu’à partir des investissements
d’État à hauts risques effectués via l’armée américaine.
70. Cf. http://extropism.tumblr.com/post/393563122/the-extropist-manifesto
71. États de choc. Bêtise et savoir au XXIe siècle.
72. Patrick Artus et Marie-Paule Viard, Et si les salariés se révoltaient ?, Fayard, 2018.
73. Cf notamment G. Longo & M. Montévil. 2012a. “Randomness Increases Order in Biological
Evolution.” In Computation, Physics and Beyond, edited by M. Dinneen, B. Khoussainov & A. Nies,
7160:289–308. Lecture Notes in Computer Science. Invited paper, Auckland, New Zealand, February
21-24, 2012. Springer Berlin / Heidelberg.
74. Cf. B. Stiegler, Mécréance et discrédit 1, § 25.
75. Freud, Essais de psychanalyse, Payot, 1981, p. 106.
76. Sur l’incontrôlable, cf. Mécréance et Discrédit 2. Les sociétés incontrôlables d’individus désaffectés.
CHAPITRE TROIS

La nouvelle question du mal

28. JAMAIS – vérité et entropie À JAMAIS

Le plus probable, c’est l’accomplissement de la catastrophe – dans un


« monde du mal ».

L’implosion barbare n’est nullement exclue… dans un monde qui vieillit, qui durcit, qui se rigidifie…
1
qui devient un monde du mal.

Le plus improbable, c’est-à-dire le plus nécessaire, c’est ce en vue de quoi il


est possible de pænser cette catastrophe telle qu’elle résulte de la mise en place
du populisme industriel qui s’est reconfiguré à partir des industries culturelles
décrites par Adorno et Horkheimer comme agencement fonctionnel entre
actionnariats spéculatifs, marketing stratégique et industries populistes,
autrefois dites culturelles, tout d’abord analogiques, c’est-à-dire basées sur les
technologies hertziennes d’analyse et de transmission du signal, et devenues
numériques – fondées sur la discrétisation algorithmique et le calcul
automatique en temps-lumière 2.
De ce réagencement fonctionnel du capitalisme financiarisé spéculatif et
pulsionnel et du marketing stratégique fondé sur l’innovation « ouverte »,
d’une part, et sur la digitalisation des industries culturelles, d’autre part – telle
qu’elle permet le contrôle des individus dividualisés, fondé sur la
communication one to one et one to many suscitant constamment la traçabilité
individuelle à toutes les échelles de l’individuation à travers posts, likes,
générations diverses de metadata, cookies, etc. –, Donald Trump est
l’incarnation : idole parmi les idoles de cette organisation industrielle des
fantasmes et des frustrations de l’homme moyen, et en tant que
• vedette de The Apprentice en même temps que producteur de ce reality
show,
• abonné du réseau Twitter aux millions de followers,
• président des États-Unis d’Amérique,

il est l’intégration fonctionnelle 3 de cette ère de l’exosomatisation qui en


paraît être maudite.
Cette intégration fonctionnellement incarnée est tout sauf inattendue.
Devenus la première puissance économique et militaire mondiale, ce qui ne
durera peut-être pas très longtemps, les États-Unis d’Amérique pilotent la
production industrielle du populisme mondial depuis l’origine du XXe siècle à
travers une politique de soft power fondée sur la production
cinématographique, puis sur les réseaux radiotélévisés, et à présent via le social
networking. Si elle conduit à la dénoétisation généralisée, la préhistoire de cette
production industrielle commence à Hollywood par une narration
sublimatoire productrice des grands chefs-d’œuvre de ce qui devient le
septième art tout en projetant ainsi l’unité d’une Amérique sans histoire qui
aura été longtemps admirée.
Un tournant épouvantable s’amorce au cours des années 1970, au moment
où la télévision devient dominante, qui donne au cinéma américain son tour
pulsionnel, cependant qu’en Europe surtout l’image-mouvement fait place à
l’image-temps, CNN puis Fox News accompagnant enfin les fameuses « séries
américaines », tout cela s’intégrant pour finir dans les « réseaux sociaux » à
toutes les échelles temporelles et spatiales avec les big data et autres calculs
effectués sur les rétentions devenues données calculables avec Facebook et
mille autres filiales disruptives et occultes.
Que Trump ait fini par se retrouver à la tête de cette entreprise industrielle
de la plus grande puissance du monde fondée sur les partenariats public/privé
les plus subtils et efficients qui soient, c’est parfaitement dans l’ordre et le
désordre des choses. Qu’appelle-t-on « pænser » dans un tel contexte, et
comment panser en effets ? Réponse : en pansant Was heisst denken ? par une
interprétation hétérodoxe projetant cette lecture dans la perspective de
l’Ereignis que divers textes, et en particulier « Temps et être », tentent d’inscrire
à l’horizon du Gestell, comme une percée au-delà du calcul, et de telle sorte
que le verbe penser signi-fie panser et en cela fait-signes vers des pansements 4,
qui sont autant de pænsées.
Ce faire-signes agence la poïésis qu’est le faire avec la sémiosis du signe à la
fois en reprenant des considérations de Heidegger sur la Bedeutsamkeit, et en la
considérant d’un point de vue positivement pharmacologique (le point de vue
de Heidegger étant lui-même et unilatéralement « négatif », demeurant en cela
non pharmacologique). On prend ainsi Was heisst denken ? non pas à rebours,
ni à contrepied, mais aux mots de ce qui, dans Être et temps, tentait de penser la
pensée avant tout comme résolution (Entschlossenheit) inscrite dans ce qui n’est
pas un simple care, mais une Sorge – un soin pris dans une situation de souci
primordial. Et on le fait en faisant de la Bedeutsamkeit une dimension de
l’exosomatisation comme signi-fiance tramée à travers le premier et le second
temps du double redoublement épokhal.
Une telle analyse, qui passe évidemment aussi par Nietzsche, principal
interlocuteur de la première partie au moins de Was heisst denken ?, s’impose
dans notre situation présente telle qu’elle se présente comme l’Anthropocène
atteignant sa limite extrême – son eskhaton. Une telle « présentation » est en
cela une absentation, si l’on peut dire : celle de ce qui est éprouvé comme
absence d’avenir, no future, par « toutes les couches de la population », excepté
Badiou et Negri semble-t-il (et quelques-uns de leurs followers), cette épreuve
constituant la post-truth era, c’est-à-dire la désorientation totale face à cet
eskhaton – du fait de la destruction des calendarités et cardinalités 5 qui
jusqu’alors avaient rendu possible l’adoption de l’exosomatisation à travers le
double redoublement épokhal a-justant les individuations technique,
psychique et collective à partir de l’épreuve infiniment ouverte de la justice au-
delà du droit.
Une telle absence d’époque est plus concernée que jamais par le problème et
par la question du soin, et Heidegger fut le premier à anticiper cette situation.
Son imminence lui apparaît au cours des années 1940, précisément à partir de
ce qu’il décrit à la fois comme le « tournant » de sa pensée, et comme un
tournant « historial » s’étant opéré dans ce qu’il croit toujours devoir appeler
l’« histoire de l’être », qu’il tente donc de penser par un « tournant » (Kehre)
dans sa propre pensée. Or la prise en considération de cette Kehre est d’autant
plus exigeante pour les panseurs qu’elle constitue tout à la fois un éloignement
et une radicalisation des thèses fondamentales qui supportaient Être et temps :
• C’est un éloignement dans la mesure où cela conduira Heidegger à
réduire la portée du Dasein et de sa situation existentiale (c’est-à-dire
questionnant l’être) dans l’histoire de l’être.
• C’est une radicalisation non seulement dans la mesure où ce qui dans
Être et temps se nommait la facticité, en devenant le Gestell, constitue l’être lui-
même, mais aussi dans la mesure où apparaît ce qui demeurait hésitant et
initialement réprimé ou sous-développé dans Être et temps, à savoir : la
dimension pharmacologique de la question du Gestell, dont l’Ereignis serait la
décision « salvatrice » restant à venir.

Tel que nous considérons ce parcours du point de vue exosomatique qui


semble être à l’opposé de celui de Heidegger, panser (dans) le Gestell en visant
l’Ereignis signifie vivre à travers le dispositif rétentionnel cybernétique en
pænsant ce pharmakon devenu l’être même, dont il s’agit de prendre soin en
vue de cet Ereignis, et tel que cependant, cet Ereignis reste tout entier celé dans
son mystère. Dans l’absence d’époque qu’est le Gestell comme post-truth era, c’est-
à-dire comme désertification noétique 6 que provoque la disruption
accomplissant le nihilisme en cela précisément, un lien systémique et fonctionnel
apparaît alors entre vérité et entropie.
Le présent ouvrage est une introduction à la nécessité de ce lien, qui
requalifie le sens de l’alètheia du point de vue de ce qui est appelé la
néguanthropologie, et qui fait la matière de La Technique et le Temps 4.
L’épreuve de la vérité dans l’ère post-véridique – en vue de pænser le
Néguanthropocène : ce qu’on appelle ainsi, Néguanthropocène, c’est
l’Ereignis. Pour des raisons qui se préciseront dans ce qui suit et dans des
ouvrages encore à venir, le Néguanthropocène et la néguanthropologie qui est
le chemin y menant peut-être sont ce qui conserve dans le secret ce qui,
comme motif de sa différance, ne sera JAMAIS révélé en cela qu’il n’y aura
jamais de rédemption du pharmakon – où « rien n’aura eu lieu que le lieu ».
Qu’un tel JAMAIS ne puisse pas être assumé par les sphères politiques et
économiques, « au pouvoir » (c’est-à-dire à l’impouvoir) ou « dans
l’opposition », c’est un état de fait qui doit être changé. Un tel changement
s’appelle le droit, tel qu’il se distingue du fait comme l’avenir se distingue du
devenir. Ce droit est ce qui défend la justice au-delà de lui-même et telle qu’elle
n’arrivera jamais – jamais tout à fait, jamais « vraiment », mais telle que
cependant une nouvelle compréhension et une nouvelle surpréhension en sont
possibles, et comme ce qui prendrait soin de la possibilité du
Néguanthropocène en tant qu’il constitue une bifurcation dans le devenir
anthropique ménageant et ouvrant l’impossibilité de ce qui se présente d’abord
comme un « miracle » tout à fait impossible, l’exosomatisation relançant sans
arrêt et À JAMAIS les jeux du possible et de l’impossible.

29. L’être, le mal et l’extrémisme dans l’épreuve de l’extrême


mauvaise humeur appelée post-vérité
L’épreuve post-véridique qu’est l’Entropocène est eschatologique au sens où
l’ἔσχατον désigne la limite, et au sens où l’eschatologie discourt sur l’extrême
limite. Que les résurgences pseudo-religieuses et extrémistes prolifèrent au
e
XXI siècle n’est pas un simple avatar de l’industrie des fantasmes et des
frustrations que le capitalisme pulsionnel devenu psychotique 7 cultive
systémiquement – comme un savant fou peut entretenir hors de toute
φρόνησις le bouillon de culture d’un virus fatal. Il n’est en rien hasardeux que
le marketing soit devenu « viral », et que Peter Thiel, le co-fondateur de PayPal
et de Facebook, à présent conseiller de Donald Trump, ait été formé à la
philosophie girardienne du « désir mimétique », c’est-à-dire sur la base d’une
conception précisément « virale » du désir 8.
La post-vérité n’est pas d’abord une simple déviance de la connaissance
scientifique du vrai, pas plus que de l’opinion publique, aussi déformée qu’elle
puisse être par l’industrie de la communication et de l’information et à présent
par les « usines à trolls » et autres monstruosités en ces temps néo-barbares
nullement exclus par Guattari il y a trente ans. La post-vérité se présente
d’abord comme une humeur, et c’est une humeur extrêmement mauvaise –
toujours et partout à la recherche d’un pharmakos à martyriser. Déformations
et manipulations de l’opinion et de la science sont des conséquences d’un dés-
ajustement foudroyant, qui lèse les savoirs en les fulgurant, si l’on peut dire.
Pour le comprendre, et caractériser ainsi l’ère de l’Entropocène, il faut revenir
sur la question du mal-être et de son rapport au cinéma.
Parler d’un temps du cinéma et l’aborder comme la question d’un mal-être
à la veille du 11 septembre 2001, c’était affirmer que la « question de l’être »,
et l’« histoire de l’être », et, à travers elles, l’histoire de la vérité, tout cela doit
être reconsidéré depuis le point de vue du cinéma tel que, comme industrie, et
à partir de la projection de 1895 boulevard des Capucines à Paris, il fait surgir
la question d’un archi-cinéma qui se configure au cours du Paléolithique
supérieur comme apparition des premières rétentions tertiaires hypomnésiques.
Que le 11 septembre ait pu être présenté comme la plus grande
superproduction de l’histoire du spectacle 9 est à prendre très au sérieux. Mais
on n’en comprendra l’enjeu que si, dans toutes les hypothèses envisageables,
on en rapporte la possibilité à la dimension planétaire de ce qui semble être
devenu, via la prolifération des écrans 10, une caverne biosphérique sans dehors –
au sens où Peter Szendy, en passant par Carl Schmitt, « philosofictionne » sur
la fin des temps politiques tels qu’ils auront été connus jusqu’alors, à savoir :
comme ceux d’une cité délimitée par un « dehors libre », comme dit
Schmitt 11, et tels qu’ils auront permis la formation du discours cosmopolitique
anticipant la possibilité d’une société des nations 12.
Que la télé-vision, réalisant un massacre en « temps réel » (le réel, tel qu’il
est produit dans et par la concrescence processuelle et locale de l’univers sur
terre, tel qu’il est réalisé, le réel donc étant malade, et devant faire l’objet de
soin 13) ou « en direct », pour une audience de plusieurs milliards de
spectateurs, que cette réalisation télévisuelle puisse donner le sentiment
d’annoncer une sorte d’apocalypse (d’abord pour les assassins qui auront assuré
la superproduction de l’événement), cela trouve son défaut d’origine au
Paléolithique supérieur : là où l’ornement des cavernes préfigure
l’hallucination cinématographique par une projection noétique primordiale et
discrétisée 14.
Dans La Technique et le Temps 4, le chapitre ayant pour titre « Le nouveau
conflit des facultés et des fonctions » 15 tentera de montrer que dans ces
cavernes ornées si étonnamment comparables à celle du livre sept de La
République s’entame le processus d’exosomatisation des fonctions de la noèse sur la
base de rêves noétiques, c’est-à-dire réalisables et réalisés 16, par exemple comme
peintures rupestres ou bas-reliefs. C’est ainsi l’exosomatisation hypomnésique
de l’imagination qui commence, telle que, désormais, elle agencera les
rétentions et les protentions primaires et secondaires via les rétentions
tertiaires hypomnésiques – lesquelles constitueront en cela des écrans de
projections en tout genre, du doudou au fétiche, et jusqu’à leurs dernières
extrémités habitables : les Twin Towers devenant soudain le décor effondré de
l’épouvantable dans la grande tragédie qui ouvre le XXIe siècle – en le fermant
par avance.
On reviendra dans ce qui suit sur ce défaut d’origine paléolithique de
l’archi-cinéma – qui sera analysé dans La Technique et le Temps 5. Symboles et
diaboles en confrontation avec l’histoire naissante de la vérité métaphysique,
c’est-à-dire à travers l’interprétation de l’allégorie de la caverne sur laquelle
Heidegger ne cessera de revenir (en particulier en 1925 17, en 1931 18 et en
1942 19 – où il avancera son interprétation de cette allégorie comme
changement de sens de l’alètheia devenant avec Platon orthotès, la
« métaphysique » comme « oubli de l’être » et « histoire de la vérité »
commençant ainsi).
La question sera alors pour nous de savoir
• s’il est possible de sortir de la caverne,
• si oui, comment ?
• si non, c’est-à-dire s’il faut y rester, pour quoi faire ?

– faire, poïein, signifiant d’abord et avant tout exo-somatiser 20, toute exo-
somatisation appelant un faire-signes, et il faut entendre ainsi (et tout
autrement que Heidegger) l’appel tel que l’invoque Qu’appelle-t-on penser ? 21

30. Rétentions, protentions et exosomatisation : de la différance vitale


à la différance noétique

Aborder le « temps du cinéma », comme temps de la projection


protentionnelle et de la question de l’archi-cinéma qui s’y découvre dans une
caverne devenue planétaire et à travers l’épreuve d’un mal-être, et comme
l’inquestionné de ce mal-être 22 demeurant ainsi un problème, qui serait aussi
par là son impansé, c’était appréhender du point de vue de cet archi-cinéma
l’avènement industriel du « temps du cinéma » comme une bifurcation.
Dans ce qui constitue non pas l’origine de la noèse, mais son défaut
d’origine, il y a aussi une double bifurcation – une bifurcation qui engendre
une bifurcation dans la bifurcation : le défaut d’origine de la noèse s’accomplit
en deux temps. Il y a
• d’une part le temps de l’exosomatisation primordiale, qui constitue il y a
deux à trois millions d’années le socle archaïque des rétentions tertiaires,
• d’autre part, il y a quelques dizaines de milliers d’années, le temps de
l’exosomatisation noétique en tant que telle, qui agence à travers les rétentions
tertiaires hypomnésiques les fonctions noétiques telles que la philosophie
tentera de les penser – et, ce faisant, de se penser.

Ce double temps (qui caractérise donc les périodes paléolithiques inférieures


et supérieure) se répète en quelque sorte à chaque double redoublement épokhal :
d’abord le choc technologique d’une épokhè aveugle, qui (inter)rompt les
circuits constitués, ensuite le tissage hypomnésique des façons de panser le
nouveau pharmakon, par où s’engendre une époque qui constitue un nouveau
stade dans l’histoire de la vérité, portant déjà en lui un nouveau choc.
Il y a bifurcations parce que les rétentions tertiaires, en général, et les
rétentions tertiaires hypomnésiques en particulier, telles qu’elles surgissent au
cours de l’exosomatisation, conditionnent les agencements de rétentions et de
protentions primaires et secondaires, comme on l’a maintes fois souligné 23.
L’« histoire de l’être », autrement dit, est trans-formée par l’évolution des
rétentions tertiaires hypomnésiques.
Mais à partir de la bifurcation en quoi consiste l’avènement du cinéma
industriel, à la fin du XIXe siècle, les rétentions et les protentions 24 se nouent et
se jouent tout autrement qu’au cours de l’« histoire de l’être », et viennent ainsi
au cœur du capitalisme, ce qui sera systématisé et computationnalisé au
e
XXI siècle avec l’industrie du social networking.
L’« histoire de l’être » s’appréhendant elle-même en tant que telle – et
comme histoire de l’« être en tant qu’être » 25 – est issue de l’apparition des
rétentions tertiaires scripturales, et en particulier, en Grèce, littérales,
auxquelles viennent s’ajouter des suppléments issus de la dynamique nouvelle
d’exosomatisation engendrées par l’« histoire de l’être en tant qu’être ». La fin
de cette histoire advient avec la cybernétique en tant que théorie (défaillante)
et pratique (efficiente) des rétentions et protentions tertiaires hypomnésiques
automatiques et computationnelles 26.
Au cours de ces trans-formations, l’« histoire de l’être » trans-forme la
vérité telle que, comme a-lètheia, celle-ci agence des rétentions et des
protentions à travers des circuits de transindividuation véritatifs qui constituent
des sélections de protentions – dont les critères sont les rétentions secondaires
collectives, collectivement élaborées et intériorisées, généralement à travers des
exercices (un exercice étant une exosomatisation), mis en œuvre par des
institutions, constituant des « dispositifs rétentionnels 27 », et pratiqués par ceux
qui forment ainsi des communautés de savoirs.
Rétentions et protentions sont agencées par l’attention à ce qui se présente
toujours comme un champ spécifique de l’« en tant que tel » (un ballon dans
tel sport, un aliment dans telle cuisine, un mode ou une tonalité ou une
atonalité dans l’art musical, l’enfance dans le soin éducatif parental, l’espace en
géométrie, etc.) – et la noèse est ce qui constitue des formes attentionnelles
rationnelles 28 au sens où celles-ci, qui sont cumulatives, et qui constituent des
synthèses, c’est-à-dire des jugements, sont fondées sur des analyses elles-mêmes
exposées à la critique, c’est-à-dire au discernement (κρίνω), et aux critères
nouveaux qu’il fournit – lesquels s’imposent au cours de crises.
« Rationnel » ne signifie pas d’abord ici ce qui est logique, référant à la
vérité apodictique comme canon, etc. – logique et apodictique constituant une
configuration potentielle mais spécifique de l’exosomatisation des fonctions et
facultés noétiques 29. « Rationnel » signifie ici tout ce qui assume la fonction de
la raison comme capacité à effectuer une bifurcation noétique depuis un
double redoublement épokhal, ce genre d’effectuation se produisant
évidemment et souvent en premier lieu à travers les arts, et gagnant « de
proche en proche » (comme processus d’individuation collective) toutes les
dimensions des cultures, constituant ainsi l’unité des savoirs au sens le plus
large – vivre, faire, concevoir.
Une telle raison, telle qu’elle ne se donne qu’au cours de la constitution des
rétentions tertiaires, et comme développement de l’exosomatisation, est
intrinsèquement inachevée et provisoire, et il y a en ce sens une raison
chamanique, fondée sur une pharmacologie et un savoir magique, aussi bien
qu’une raison politique délibérative, fondée sur des critériologies dont le
raisonnement apodictique est le canon, en passant par la raison ecclésiale –
jusqu’à l’absence d’époque qui est exclue de cette série : qui, comme cette absence,
est sans raison : l’« histoire de l’être » est une succession de telles crises (κρισεις)
engendrées par les tensions que provoque la succession de doubles
redoublements épokhaux en quoi consiste le processus d’exosomatisation et
son accélération – jusqu’à la limite que constitue l’Anthropocène, devenant
ainsi l’Entropocène, c’est-à-dire : comme limite où tout devient désordre,
comme extrémité – ἔσχατον.
L’âge de la post-vérité est eschatologique en cela que, comme
confrontation à l’épreuve du calcul hégémonique en quoi consiste le
capitalisme purement et simplement computationnel, et, conséquemment,
comme épreuve de ses extrêmes limites comme Entropocène, cette post-vérité,
qui est cette épreuve (cette souffrance), met un terme à cette « histoire de
l’être » comme série des époques de « l’oubli de l’être 30 », qui auront été les
époques du déni de la rétention tertiaire, c’est-à-dire du déni du devenir
comme tekhnè, et telle qu’elle ouvre les possibilités de l’avenir comme épreuve
de la δίκη et de l’άδικία 31, et réciproquement – τέχνη et δίκη formant ainsi
une relation transductive, comme ce sera réaffirmé dans le dernier chapitre du
second tome du présent ouvrage à partir de l’étude « Pensée et technique » de
Rudolf Boehm.
Au cours de la différance noétique, telle qu’à travers le processus
d’exosomatisation du vivant, elle bifurque, et en deux temps, par rapport à la
différance vitale, instaurant ainsi, à partir de l’individuation vitale, qui est
endosomatique, un nouveau régime d’individuation, à savoir : l’individuation
psychique et collective telle qu’elle est inséparable d’une individuation
technique, des rétentions et des protentions collectives se forment et
s’accumulent durant cette évolution qui n’est donc plus simplement celle du
vivant, mais celle de l’exosomatique lui-même.
C’est pourquoi Lotka peut parler d’« évolution exosomatique 32 » – dont
les critères dans la sélection en quoi elle consiste sont fournis par les raisons de
la noèse en tant qu’elle est rationnelle empiriquement ou théoriquement. La
raison, c’est ici d’abord ce qui fournit des motifs tels qu’ils ouvrent des possibilités
de bifurcations à venir dans le devenir.
Cette évolution exosomatique génératrice de technodiversité 33 donne lieu
à une grande diversité noétique – à une noodiversité – d’exorganismes
complexes et enchevêtrés appelés tribus, ethnies, langues, cités, villes, religions,
États, entreprises, corps sociaux en tout genre, corporations and incorporations,
limited ou non, c’est-à-dire en français personnes morales, etc., tous ces corps
sociaux, incorporations et fictions en tout genre étant en lutte entre eux,
pacifique, c’est-à-dire civile, ou militaire, c’est-à-dire guerrière en tant que telle
(la « guerre civile » étant une militarisation du civil où il se détruit).

31. Les exorganismes et leurs transformations – de la protohistoire


à la « fin de l’histoire » qu’est l’Entropocène

À travers les combinaisons que configure la différance exosomatique et


noétique, il se forme donc des exorganismes. Simples, et constituant ce que
Simondon décrit comme des individus psychiques, ou complexes, et
constituant ce qu’il décrit comme des individus collectifs, les exorganismes
sont des êtres exosomatiques protéiformes qui tendent à se territorialiser à
partir du Néolithique. Au cours du XVIIe siècle, Hobbes et Spinoza tenteront
de les penser comme faire-corps au-delà du soma psychique. Mais ils ne
considéreront pas le fait de l’exosomatisation, qui n’entrera en scène en tant
que tel qu’avec Marx – même si, à certains égards, Francis Bacon le visait déjà.
Par la territorialisation, les territoires deviennent eux-mêmes des
exorganismes sur lesquels se produisent des accumulations rétentionnelles,
cependant que les rétentions hypomnésiques induisent aussi des circulations
cumulatives, des flux rétentionnels qui traversent et « irriguent » les
exorganismes territoriaux, y induisant de nouvelles dynamiques – en
particulier telles qu’elles libèrent des tendances techniques 34 et des lignées
techniques 35 qui s’émancipent des milieux ethniques, et se concrétisent comme
faits techniques 36.
Ceci s’opère en fonction de vecteurs entre les zones habitées de l’oikouménè
(fleuves, océan, steppe, désert, air – zones de portage entre les exorganismes
complexes territorialisés) tels que Toynbee les conçoit sur la base de ses études
historiques, et où les qualités géographiques sont primordiales 37. L’oikouménè est
tramée par les exorganismes complexes tels qu’ils constituent des habitats.
L’habiter est conditionné par les spécificités géographiques locales, par les
spécificités techniques qui en sont corrélatives, mais qui sont toujours en excès
sur la localité géographique, et par les vecteurs de portage, souvent inhabitables
eux-mêmes, et requérant de ce fait des exorganismes complexes spécifiques –
qui sont aussi des habitats nomades et provisoires (bateaux, caravanes, voitures,
routes, trains, avions, etc.). Les habitats nomades (non sédentarisés) constituent
une classe spécifique qui nécessite des analyses spécifiques.
L’oikouménè désigne ici les parties de la biosphère soumises à la dynamique
de l’exosomatisation telle qu’elle conduit à la technosphère – plus tôt qu’à ce
que Teilhard de Chardin appelait la noosphère, car en l’état actuel du Gestell la
technosphère est fondée sur la dénoétisation résultant de la prolétarisation totale.
L’opérateur de cette prolétarisation est la boucle de rétroaction (feedback) et les
fonctions récursives rendues possibles par la cybernétique. C’est ce que voit
Heidegger. Mais ce qu’il ne voit pas, c’est que l’Ereignis qu’il attend suppose
une pharmacologie de la cybernétique qui n’est nullement un rejet du calcul,
mais sa refonctionnalisation.
Les faits techniques sont des concrétions toujours partielles (voire négatives)
des tendances techniques qui constituent des fonctions exorganiques territoriales
– lesquelles tendent de nos jours à totalement se déterritorialiser, pour devenir
des fonctions biosphériques, d’échelle planétaire, formant ainsi un genre très
particulier de ce que l’on appelle des « entreprises globales », accomplissant la
« technosphère » comme nihilisme computationnellement achevé, ce que
Heidegger appelle le Gestell.
Par l’accumulation rétentionnelle et protentionnelle territoriale, où se
forme ce que Le temps du cinéma décrivait comme des dispositifs rétentionnels,
et telle qu’il peut en résulter aussi une sédimentation 38, ce qui peut conduire à
une sclérose institutionnelle de la transindividuation du fait de l’accumulation
territoriale, ou du fait des réactions de défense des corporations en tout genre
(mais cette sédimentation constitue aussi la nécromasse noétique de
bifurcations à venir), les rétentions et les protentions collectives constituent ce
qui devient au cours du processus d’exosomatisation à la fois
1. un potentiel sans cesse régénéré d’individuations psychiques et collectives,
2. un obstacle aux rétentions et aux protentions nouvelles, à leur sélection et
à leur inscription sur de nouveaux circuits de transindividuation agençant
différamment, à travers la différance noétique, les « flux » et les « stases » qui
caractérisent l’évolution exosomatique 39 telle que la configure la tension
dynamique à double détente que constitue le double redoublement épokhal 40,
3. une sédimentation de traces en tout genre – du paysage anthropisé à la
ruine, en passant par le musée, le monument, la pollution, le réseau social, les
déchets nucléaires, les tweets de Donald Trump, etc.,
4. la formation d’exorganismes déterritorialisés, qui, entre le XIXe et le
e
XXI siècles, tendent à s’émanciper tout à fait des exorganismes territoriaux.
L’accumulation et la sédimentation rétentionnelles et protentionnelles
constituent ainsi à la fois une mémoire et un oubli, ce qui est déjà l’enjeu de la
Généalogie de la morale et de sa mnémotechnique 41 – mais ce que Nietzsche ne
voit pas encore clairement 42, c’est que cet à la fois est
• ce qui caractérise le pharmakon,
• ce qui engendre le pharmakos.

L’accumulation des déchets ne devient sensible en tant que telle (comme


caractère intrinsèque d’une exosomatisation irréductiblement
pharmacologique) que lorsque est franchi un seuil 43, où la biosphère entière,
ayant été saturée par l’anthropisation, n’ayant donc plus un mètre carré de
terre vierge, atteint un stade de toxicité comparable à celui décrit par Freud
lorsqu’il se réfère au destin des protistes s’autodétruisant du fait de leur
incapacité à éliminer leurs toxines 44.
La souffrance et en cela la conscience relative provoquées par cette
évidente toxicité sont cependant anesthésiées par ce qui constitue non plus des
dispositifs rétentionnels – ceux qui furent à la base des grandes civilisations
constituant ainsi des exorganismes hypercomplexes de longue durée, que l’on
appelle aussi les « grandes cultures », censées nourrir les « Humanités » et
considérées en cela comme « universalisables » 45–, mais des dispositifs
protentionnels qui dénoétisent les appareils psychiques, en activant des
protentions tertiaires 46, en les privant de la singularité de leurs propres
protentions, et qui dénoétisent de ce fait les exorganismes complexes eux-
mêmes, qui tendent à devenir ainsi purement automatiques et
computationnels 47.

32. Époques, localités et instruments des savoirs et des non-savoirs


Au cours de l’histoire de la vérité, et comme histoire onto-théologique du
déni du pharmakon (de son irréductible toxicité comme envers de toute
remédiation), qui procède de la transformation du défaut d’origine en péché
originel – le déni s’opérant très généralement aux dépens d’un pharmakos –,
l’accumulation de rétentions et de protentions collectives forme des époques.
Ces époques rétentionnelles et protentionnelles, qui finissent toujours par
devenir en elles-mêmes toxiques, sont caractérisées par des savoirs qui finissent
toujours par devenir eux-mêmes des non-savoirs. Ces savoirs et ces non-savoirs
lient les rétentions et les protentions à travers des circuits de
transindividuation. Ces liaisons sont métastabilisées par des configurations
synchroniques qui, dans leurs mutuelles relations allagmatiques 48, forment des
épistémai.
Les relations du synchronique et du diachronique constituent des échelles
macrocosmiques et microcosmiques qui configurent et métastabilisent – à travers
des instruments macroscopiques ou microscopiques d’observation, de contrôle, de
régulation, d’obligation, etc., et par où s’établissent des relations d’échelles – les
circuits de transindividuation formant un système dynamique et exosomatique
local, c’est-à-dire un exorganisme local. Cette localité est ce qui ménage une
lutte contre l’entropie, d’abord en luttant contre l’anthropie, c’est-à-dire
contre l’auto-intoxication comparable à celle des infusoires décrite par
Freud –, et ce ménagement est ce que nous appelons une néguanthropie et une
anti-anthropie 49.
Les circuits de transindividuation métastabilisent eux-mêmes des relations
d’échelles transductives, au sein desquelles se configurent des rapports
allagmatiques, c’est-à-dire des schèmes opératoires ouvrant des possibilités
d’opérations trans-formatrices. Ces opérations constituent une performativité
techno-logique dont la « loi de Moore » est de nos jours un exemple frappant et
patent 50, mais qui se produit non visiblement et donc insciemment tout au long de
l’exosomatisation.
Parce qu’elles sont aussi des sédimentations, les accumulations qui
constituent ces épistémai à travers les circuits métastabilisés de leur
transindividuation recèlent et sécrètent nécessairement aussi de nouveaux non-
savoirs. Ces non-savoirs sont constitués par des agencements de rétentions et
de protentions formant des stéréotypes (c’est-à-dire des indurations et des
stases) et des traumatypes (c’est-à-dire des troubles et des perturbations – que
les stéréotypes tentent de confiner et d’étouffer).
C’est pourquoi il faut concevoir les non-savoirs en deux sens :
• Il y a les non-savoirs qui constituent l’au-delà des savoirs, c’est-à-dire leur
avenir, que recèle une consistance im-probable (échappant à tout calcul de
probabilités) qui dépasse tout savoir parce qu’elle est le savoir de ce qui n’existe
pas, qui n’a jamais existé, qui n’existera jamais, étant une promesse de savoir
restant toujours à venir, et appartenant par projections à ce qu’Aristote appelle
les timiôtata – ce qu’il y a de plus précieux, ce qui n’a pas de prix 51. Les
timiôtata affectent traumatypiquement les individus noétiques : les troublent,
les perturbent, les é-meuvent et les mettent ainsi méta-boliquement en
mouvement à travers des sym-bolisations et des dia-bolisations sur lesquelles on
reviendra dans Symboles et diaboles.
Ces affections (que provoque la situation pharmacologique), qui peuvent
toujours devenir affectées (c’est-à-dire convenues), et qui constituent
transductivement la philia comme métastabilité, sont constamment exposées
au risque de voir dans ce qui trouble dia-chroniquement le synchronique un
facteur de désordre constituant en cela un parfait candidat au statut de
pharmakos. Tout panseur authentique s’expose à un tel danger, dont Socrate,
Jésus, Giordano Bruno et bien d’autres moins connus sont des témoins
sacrificiels. On verra dans L’épreuve de la vérité dans l’ère post-véridique et dans
L’avenir du savoir pourquoi ceci suppose une épistémologie pharmacologique de
l’ordre et du désordre – où le savoir est constamment entraîné par le
mouvement de sa dégradation vers ce que Hegel appelait le « bien connu ».
• Il y a d’autre part le non-savoir tel qu’à travers le processus
d’extériorisation en quoi consiste l’accumulation rétentionnelle et
protentionnelle des savoirs cette extériorisation barre l’accès aux savoirs en tant
qu’ils ne sont en effet savoureux qu’en étant vivants, qu’en réanimant et en
régénérant ce qui, dans les savoirs accumulés, était devenu mort, stéréotypé,
automatisé, cependant que l’extériorisation du savoir (et en cela son
automatisation) sous toutes ses formes est sa condition de possibilité, qui est
donc aussi sa mortification, c’est-à-dire sa condition d’impossibilité 52 : sa teneur
irréductiblement tragique.

33. L’épistémè du capital comme totalisation, l’extrême mal-être face


au « danger absolu » et à la « monstruosité », et la nouvelle question
du mal

Le non-savoir entendu en ce second sens est ce que l’épistémè du capital,


devenant à présent une anti-épistémè 53, qui est apparue avec la rétention
tertiaire mécanique à la fin du XVIIIe siècle 54, a généralisé, comme
exosomatisation mécanisée, ce qui a conduit à la situation actuelle d’extrême
mal-être, qui caractérise l’Entropocène dans sa dernière phase, et en tant
qu’elle est dis-ruptive en cela – comme nous le comprendrons mieux au
chapitre suivant en lisant Lotka 55.
C’est ce non-savoir qui a conduit au capitalisme purement et simplement
computationnel 56 – qui constitue comme totalisation automatisée un
totalitarisme de marché planétaire par totalisations computationnelles
exosphériques à la fois smart et soft. Le capitalisme instaure en cela une épistémè
négative (une anti-épistémè) comme absence d’époque qui est celle du non-
savoir absolu. Cet absolu confirme les analyses hégéliennes de la
phénoménologie de l’esprit en les inversant, et, finalement, en les renversant
comme eschatologie des extrêmes limites parfois appelée « fin de l’Histoire » – où
se présente une urgence absolue.
Cette inversion renversante n’est pas celle qu’auront opérée Engels et
Marx : elle renverse aussi pour une large part les analyses de ces derniers, en
particulier à propos du prolétariat comme puissance du négatif. C’est
pourquoi, faute de questionner et de problématiser à nouveaux frais les
éléments dynamiques qui restent à développer dans la pensée marxienne du
capital – en particulier dans les Grundrisse – aussi bien que les limites de ces
analyses, et parfois leurs régressions dans le corpus marxien lui-même, il est
tout à fait impossible de lutter contre les étayages idéologiques qui ont conduit
à ce qui a été appelé le « Trumpocène 57 ». Ces étayages sont par exemple les
thèses de Francis Fukuyama et celles de Samuel Huntington, ainsi que celles de
Peter Thiel, plus récentes et moins connues.
Dans la « post-vérité » de la gouvernementalité algorithmique, après
l’avènement du cinéma industriel et de l’American way of life comme fonction
de consommation – que Hollywood aura configurée comme le taylorisme
reconfigurait la fonction de production –, la question du mal ressurgit
macrocosmologiquement (et non seulement « moralement » 58) après la tentative
nietzschéenne d’un bond (Sprung) par-delà le bien et le mal, et comme menace
dans la biosphère contre la biosphère elle-même – devenue une technosphère. Et
Lotka aura anticipé cette menace dans sa pensée de l’exosomatisation – qui en
quelque sorte part du constat de cette menace 59.
La question du mal revient dans ce qui se présente plus que jamais comme
une caverne aux multiples dimensions planétaires, mais sans issue 60 – emplie
de simulacres, mot qu’il faut entendre aux sens de Nietzsche, de Deleuze, de
Baudrillard et de Simondon, et avec Winnicott, et, par-delà tous ces auteurs,
du point de vue de l’exosomatisation. Il couve dans cette immense caverne un
mal-être macrocosmique et microcosmique qui est aussi un redoutable malaise
psycho-social, et qui, depuis la question posée dans Le temps du cinéma et la
question du mal-être, est devenu le règne de la bêtise et le devenir fou du
monde – sombrant à présent dans les immondices de la post-vérité.
Assumer de telles questions – dont on verra pourquoi et comment elles re-
mettent en question la « question de la question » que Jacques Derrida aura
rouverte dans De l’esprit. Heidegger et la question 61 –, c’est aussi réinterpréter à
nouveaux frais le livre sept de La République et son allégorie. À nouveaux frais
signifie ici : par-delà Heidegger, mais en (re)passant par lui.
Ce cheminement explique pourquoi la traduction par Stephen Barker de
La Technique et le Temps 3, publiée par Stanford University Press sous le titre
Technics and Time 3. The Time of Cinematics and the Question of Malaise, est à
la fois justifiée et problématique. Le mal-être est certes un malaise, et un
malaise psychosocial, comme cela vient d’être affirmé – c’est une humeur, une
Stimmung : une disposition, une « tonalité affective ». Mais ce malaise, qui
n’est pas simplement psychique, est un mal-être au sens où il procède d’un
désordre cosmique affectant – et comme son mal : comme sa maladie – l’être
du Dasein, et, par-delà ce Dasein, ce que Heidegger appelle dans Temps et être
« l’être sans l’étant ».
Ce mal-être est la maladie de l’être, cependant que Canguilhem nous a
enseigné après Nietzsche qu’être, c’est d’abord, avant tout et
« essentiellement » être-malade. Le Da-sein, l’être là, c’est un être malade de ce
là et de son n’être pas là ou n’être plus là – et on reviendra là dans La Technique
et le Temps 4. C’est aussi l’enjeu du jeu de la bobine – fort/da – du petit-fils de
Freud.
Ce mal-être n’est pas seulement un malaise parce que ce n’est pas seulement
une humeur : c’est aussi et avant tout ce qui, comme désordre macrocosmique de
la biosphère, provoque 62 une dés-intégration des configurations qu’au cours de
l’histoire de la vérité, et dans un rapport fondamental à la science, l’être et le
mal n’auront cessé d’imposer dans le déni de la rétention tertiaire et de sa
primauté et où ce déni caractérise l’histoire de l’Occident, que Heidegger
appelle l’histoire de l’être, et que Nietzsche appelle le nihilisme.
La provocation (Herausfordern 63) de cette reconsidération de l’histoire de la
vérité, et comme sa déconstruction objective, est ce qui ouvre De la
grammatologie à la fin de son exergue sous les noms de danger absolu et de
monstruosité :

L’avenir ne peut s’anticiper que dans la forme du danger absolu. Il est ce qui rompt absolument avec la
64
normalité constituée et ne peut donc s’annoncer, se présenter, que sous l’espèce de la monstruosité .

Cette provocation du danger, et en tant qu’il se présente comme


monstrueux – se présentant ainsi tout d’abord, après la Seconde Guerre
mondiale, devant l’École et ses clercs (en passant par l’École normale
supérieure de la rue d’Ulm à Paris), puis, au début du XXIe siècle, aux yeux de
tous, diversement, de l’École aux électeurs de Donald Trump et de Marine Le
Pen –, cette provocation est ce dans quoi se présente et s’impose la démarche
déconstructrice de Derrida lui-même, et telle qu’elle déconstruit la démarche
déconstructrice de Heidegger, qui s’achève elle-même par la considération du
danger donnant ce qui peut « aussi nous sauver ».
Jusqu’à quel point Derrida aura-t-il lui-même mesuré et démesuré ce qui
était là en jeu ? Et qu’en auront fait les « derridiens » ? Et que veut dire
« sauver » ? Sauver, cela veut dire d’abord salut, qui est en français une
expression de politesse (comme l’italien salve) constitutive d’une philia, en
deçà et au-delà de la philotès, c’est-à-dire de l’amitié.

34. Téléologie négative de la prolétarisation totale. Grammatologie


et pharmacologie

« Danger absolu » et « monstruosité » sont ce qui apparaît dans et comme


l’Entropocène, c’est-à-dire comme la phénoménologie négative d’une téléologie
négative. Ainsi se présente l’épreuve de ce qui fait question en tant que
pharmacologie à travers la symptomatologie d’un déni 65 – dont l’élection de
Donald Trump est à la fois la caricature et la signature comme règne de la
« post-vérité ».
Cette inapparition, que Derrida dialoguant avec Jean-Luc Marion aura lui-
même non pas rapportée à la théologie négative, mais, si l’on peut dire,
déportée à partir d’elle 66, cette inapparition dé-fait dans la grande douleur de
son eschatologie et comme « post-vérité » les questions qui se seront
accumulées au cours de la métaphysique comme rétentions collectives et
comme protentions collectives. Ainsi s’impose à « la fin de la philosophie » la
mé-compréhension « ordinaire et vague » que « l’être-là a de son être » 67.
L’Entropocène dé-fait les questions de la métaphysique : il les détricote en
les dé-construisant à travers ce que Derrida décrit lui-même comme une
déconstruction objective ; au risque d’apparaître comme la légitimation de cet
état de fait 68, la déconstruction derridienne ne fait que recueillir cette
défabrication des circuits noétiques précédents par les fabrications
exosomatiquement disruptives d’un capitalisme qui, dans l’épreuve du mal-être
qui en résulte, comme découverte de son être-essentiellement-malade, et qui est
l’épreuve eschatologique du nihilisme s’achevant, accomplit celui-ci comme
dénoétisation, c’est-à-dire comme prolétarisation totale.
Derrida introduira la question du pharmakon un an après De la
grammatologie – le pharmakon n’apparaissant pas encore comme tel dans cet
ouvrage. Le pharmakon est ce qui, comme rétention tertiaire, met en question
la possibilité de questionner elle-même en ce qu’il fait obstacle à l’anamnésis,
c’est-à-dire à ce qui accomplit la question. La possibilité de questionner est dans
Être et temps ce qui définit l’étant que nous sommes nous-mêmes, le Dasein, et
c’est cette possibilité qui, dans l’analytique existentiale qu’est Être et temps, fait
du Dasein l’étant privilégié dont il s’agit d’analyser les structures existentiales
pour éclaircir l’être lui-même comme temps dans l’historialité (Geschichtlichkeit)
de la différence ontologique de l’être et de l’étant.
Mais le Dasein ne peut questionner que parce qu’il est lui-même mis en
question. Et il est ainsi mis en question par le pharmakon. Le pharmakon est en
tant que bouleversement technique (exosomatique) ce qui met en question
celui qui questionne, c’est-à-dire la possibilité même de questionner. L’étant
privilégié qu’est le Dasein ne questionne que pour autant qu’il est en cela mis
en question par ce qui le précède et tout à la fois l’excède par-delà toutes
questions 69, formant ainsi ce que Bergson appelle une obligation 70, ce sur quoi
nous reviendrons comme question du droit aussi bien que de la morale et de la
religion appréhendées dans et comme la philia des exorganismes simples dans les
exorganismes complexes.
Cette mise en question par le pharmakon de l’étant qui questionne met
donc en question la question elle-même. La question est ce qui conduit – et
comme son accomplissement – à ce que Socrate appelle l’anamnésis. Mais
l’anamnésis, qui est provoquée et en quelque sorte invoquée par l’hypomnésis
exosomatique qu’est le pharmakon – lequel est en cela curatif –, cette anamnésis
est aussi ce que cette hypomnésis peut empêcher. C’est pourquoi la mise en
question de la question elle-même, qui sera l’enjeu majeur de De l’esprit.
Heidegger et la question, est déjà en jeu dans La Pharmacie de Platon, et comme
ce qui donne le jeu, c’est-à-dire aussi la règle du jeu : Derrida y montre que
l’hypomnésis est la condition de l’anamnésis, elle-même constituant la question
comme telle. Mais il faut alors parler de l’arègle du jeu.
Une telle règle est l’arègle an-archique de l’absence de règle : la règle du
défaut comme défaut de règle qu’il faut. Cela signifie que le pharmakon est
toujours ce par rapport à quoi une bifurcation peut et doit s’opérer, telle qu’elle
est offerte par le phamakon, contre la toxicité de ce pharmakon, et comme sa
quasi-causalité – par-delà toute Aufhebung, toute synthèse dialectique,
« idéaliste » ou « matérialiste » : la quasi-causalité pharmacologique finit
toujours par engendrer elle-même de nouveaux pharmaka, qui réactivent la
situation tragique en quoi consiste l’exosomatisation telle qu’elle ouvre des
promesses qu’elle ne tient jamais autrement qu’en en différant toujours à nouveau
l’horizon 71.
Une telle bifurcation quasi causale dans l’exosomatisation, telle qu’elle
engendre une promesse en réactivant toutes les promesses antérieurement oubliées et
non tenues, est ce qui peut et ce qui doit être décrit de nos jours à partir des
questions venues des théories de l’entropie et de l’anti-entropie 72 reconsidérées
du point de vue de l’exosomatisation – et que Derrida n’aura jamais prises en
compte dans ses publications, sinon dans La Carte postale, en se référant au
« modèle énergétique » de Carnot-Clausius, et pour écarter cette perspective
cependant convoquée par Breuer et Freud 73.
Reconsidérées et déconstruites à partir d’une déconstruction des
déconstructions heideggérienne et derridienne, ces théories, qui auront été
ignorées par Heidegger comme par Derrida, et les promesses qu’elles
permettent de réactiver à partir de cette reconsidération, constituent ce que
l’on revendique ici comme une entreprise néguanthropologique dans
l’Entropocène, et comme ce qui tente de panser l’Entropocène 74.
« Le nouveau conflit des facultés et des fonctions 75 » tente de montrer
qu’au-delà de ce qu’établit Erwin Schrödinger en 1944 dans Qu’est-ce que la
vie ? – où l’organogenèse endosomatique est ce qui, à partir des cristaux
apériodiques formant les enveloppes génétiques des espèces, permet, comme
différance vitale, le diffèrement local et temporaire de la dissipation de
l’énergie engendrant une différenciation organogénétique également appelée
évolution, cependant que la dissipation de l’énergie constitue la loi
thermodynamique des réalités inorganiques – il faut pour panser l’être-malade
de la noèse et qu’est la noèse intégrer les analyses où Lotka montre en 1945 que
l’espèce humaine est exosomatique 76, et requiert en cela une économie et une
différance de l’entropie que Nicholas Georgescu-Rœgen décrira en 1971 comme
régulation des échanges d’organes exosomatiques qui, comme économie, se
substitue à la biologie 77.
Un tel passage de la biologie à l’économie nécessite cependant de faire un
pas au-delà du pas qui, avec Schrödinger, aura permis de décrire la vie comme
production locale et temporaire d’entropie négative – plus justement et plus
précisément appelée anti-entropie 78 – à travers une organogenèse endosomatique
qui configure les limites organiques des espèces et des individus qui les
composent 79.
L’organogenèse exosomatique déplace fondamentalement ces limites en les
projetant au-delà du vivant, et elle poursuit l’évolution par leur constant
déplacement. C’est ce que, dans Malaise dans la culture, Freud appelle le
perfectionnement organique, qui induit un cycle constamment relancé et
déplacé de défonctionnalisations et de refonctionnalisations, ce déplacement
formant les spirales tramées par le double redoublement épokhal, jusqu’à ce
que, dans la disruption totalement prolétarisée et dénoétisée, l’entreprise
anthropique paraisse atteindre l’œil du vortex.

35. Noèse et accélération. Panser envers et contre tout

Qu’en est-il vraiment d’une telle apparence ? Est-ce une illusion négative ?
Une telle hypothèse (« c’est une illusion ») ouvrirait-elle la possibilité du salut –
salve –, c’est-à-dire d’une civilité à venir ?
Ce déplacement constant des limites est toujours plus rapide. Plus les
organes se perfectionnent, plus ils provoquent d’effets secondaires – qui
constituent le prix du caractère pharmacologique de l’exosomatisation, et qui
requièrent sans cesse de nouveaux perfectionnements –, plus l’organogenèse
exosomatique prend de vitesse les organisations sociales, et, pour finir, les
désintègre. C’est à partir de ce constat de l’accélération, qui constitue l’horizon
des Trois Écologies, et dont Virilio aura le premier estimé le prix exorbitant,
mais qui constitue aussi, avant cela, des effets destructifs à l’extrême des deux
guerres mondiales qui auront configuré le XXe siècle, que Lotka avance en
1945 sa théorie de l’exosomatisation.
Cette désintégration 80 est ce qui atteint au début du XXI
e
siècle un point
limite avec la rétention tertiaire numérique et les vitesses de calcul et de
transmission qu’elle rend possibles, et c’est ce qui a été appelé la disruption 81.
C’est ce que l’on tente de penser ici comme possibilité d’un nouveau type de
double redoublement épokhal dans l’absence d’époque, qui constitue en cela,
comme épreuve de la post-vérité, l’eschatologie de l’« histoire de l’Être » –
constituant une nouvelle ère de la noèse 82, c’est-à-dire un nouvel agencement
entre ses fonctions, et comme reconstitution organologique d’un avenir du
savoir 83.
Prendre en charge de telles questions aujourd’hui, c’est montrer que les
concepts d’entropie et d’anti-entropie, tels qu’ils ont été mobilisés par la
théorie de l’information et par la cybernétique, ne permettent ni de penser ni
de panser la situation exosomatique et pharmacologique telle qu’à l’époque du
capitalisme computationnel elle devient non seulement toxique, mais
irréversiblement destructrice – cette eschatologie constituant ainsi l’impératif
d’une bifurcation décisive d’autant plus anxiogène que son accomplissement
est improbable au sens strict, improbable à l’extrême, et littéralement in-
vraisemblable : elle requiert de sauter par-delà le bon sens, celui-ci s’avérant
procéder de la bêtise comme étant « la chose du monde la mieux partagée »
dans l’absence d’époque qu’est la post-vérité 84.
L’extrême mauvaise humeur est le symptôme microcosmique, mésocosmique
et macrocosmique de cette situation, laquelle, si elle n’est pas sue – constituant
au contraire l’insu commun qui caratérise l’absence d’époque –, porte ainsi à
son extrême limite la question de l’improbabilité en tant qu’elle constitue
toute bifurcation issue de la différance, qu’elle soit vitale ou noétique. Cette
extrémité est impansable en fait, mais non en droit (c’est la matière du second
tome). Le droit est même ce qui affirme, au-delà du droit, et comme sa
promesse même, la justice qui n’adviendra jamais, qui ne sera donc jamais
guérie de l’injustice (incurable en cela, sinon impansable), mais qu’il s’agit
pourtant de panser : qu’il s’agit justement de panser envers et contre tout.
Panser l’absence d’époque, c’est-à-dire panser l’entropologie de
l’Entropocène 85 – tel qu’il doit désormais traverser l’épreuve de la post-vérité,
et face au danger qu’incarne Donald Trump des pieds à la tête en passant par
Twitter, cela n’est possible qu’à condition de revenir
1. sur les silences de Heidegger et de Derrida quant au second principe de
la théorie thermodynamique 86,
2. sur les limites ou les errances des usages de cette théorie dans la théorie
de l’information et dans la théorie cybernétique.

C’est ce qui sera fait dans La Technique et le Temps 4 et dans La Société


automatique 2. Le concept d’information, tel qu’il s’est concrétisé à travers sa
mise en jeu comme capital fixe (ce qu’ignore Shannon, mais non Wiener), est
ce qui tend à éliminer la différance noétique elle-même (ce dont s’inquiète
Wiener), tout aussi bien que la différance vitale, et cela, à travers la
prolétarisation généralisée de la conception aussi bien que de la production, de
la consommation et de la reproduction 87.
Comme écart et approfondissement par rapport à ce qui est appelé
désormais (officiellement et hypothétiquement depuis août 2016) l’ère géo-
logique de l’Anthropocène – ère qui affecte la notion même de géologie, et
avec elle les notions d’échelles de temps bouleversées par la vitesse des pharmaka
issus de l’ère industrielle et plus généralement la scalabilité comme telle –, la
notion d’Entropocène est ce à quoi ont abouti les travaux qui furent conduits
après Le temps du cinéma et la question du mal-être, et qui ont introduit
nombre de questions, concepts, thèmes et problèmes nouveaux par rapport à
ceux que tentait de spécifier l’introduction à La faute d’Épiméthée publiée en
1994 88.
La situation pharmaco-logique est désormais ce qui s’impose dans la
biosphère comme l’épreuve incontournable – ne pouvant donc pas être différée
dans son « comme tel » – de l’ambiguïté structurelle de cette situation
positivement et négativement dynamique, c’est-à-dire : à la fois prometteuse et
redoutable, telle qu’elle s’annonce déjà dans l’évidence de ce que Heidegger
appellera en 1949 le Gestell, mais aussi telle qu’elle provoque des réactions et
des opérations de déni – et cela, et avant tout, de la part de Heidegger lui-
même, ce que la déconstruction derridienne de la déconstruction
heideggérienne traque sans échapper elle-même à ce destin 89.
Ce déni est un trait fonctionnel primordial du capitalisme qui, devenu avec
la rétention tertiaire numérique purement et simplement computationnel,
constitue un capitalisme smart basé sur une totalisation permanente et
planétaire constituant elle-même un totalitarisme soft exploitant
industriellement et mathématiquement les pulsions et les archaïsmes
mimétiques qui les sous-tendent dans une technosphère devenue exosphérique
et constituant une machine à calculer en real time d’échelle cosmique, et que
Peter Thiel théorise tout en annonçant la liquidation algorithmique du
politique – où l’on comprend pourquoi la théorie du désir mimétique de
Girard pose quelques problèmes.
Cette vaste industrie du mensonge, de l’addiction et de la fuite dans le
fantasme compensatoire stimulé par les usines à trolls aussi bien que par le
design sollicitant systématiquement et « rationnellement » la compulsion (ce
qui constitue le nouvel âge de la « rationalisation » et de l’« optimisation »
telles que les envisage la neuro-économie 90) prospère en exploitant les
tendances foncièrement dénégatrices que constitue l’archi-protention de l’être-
vers-la mort 91 – qui n’est cependant pas seulement l’être-vers-la-mort, mais la
différance néguanthropologique, et comme être-pour-la-vie 92.
La différance néguanthropologique, qui est la différance noétique en tant
qu’elle a toujours dépassé l’anthropos, diffère à travers ses organes exosomatiques
l’accomplissement d’une irréductible tendance entropique qui est aussi
anthropique précisément en cela que ces organes sont des pharmaka.
L’anthropie, c’est ce qui désigne ce problème du vivant que constitue
l’anthropos en tant qu’espèce qui s’autodétruit entropiquement – ce que Lévi-
Strauss appela l’entropologie –, et qui, ce faisant, détruit la vie en général.
À la tendance anthropique, il faut non pas opposer mais im-poser de
l’intérieur une tendance néguanthropologique en habitant quasi causalement la
tendance anthropique, et en la renversant ainsi, c’est-à-dire en la localisant par
une bifurcation néguanthropique – que Lévi-Strauss n’aura jamais été en
mesure d’imaginer faute d’avoir lu sérieusement Leroi-Gourhan 93, et que
Heidegger aura à la fois donnée à panser et laissée impensée.

36. Panser le pharmakos. L’élu du mal-être n’est pas l’Antéchrist

Différer la tendance anthropique exprimant exosomatiquement une


tendance entropique elle-même irréductible, et par une néguanthropie elle-
même exosomatique, c’est ce qui a la structure de la promesse qui n’est jamais
tenue, mais toujours attendue – parce que sa condition de possibilité est aussi
sa condition d’impossibilité et réciproquement (ce qui veut dire que le désir ne
désire jamais que l’impossible, c’est-à-dire l’infini : l’incalculable qu’est le
singulier en tant qu’il est incomparable).
La néguanthropologie est celle de « l’animal qui promet 94 », et elle est
celée dans le concept derridien de la différance. Mais elle n’y est pas
développée – faute de considérer la vie et la survie depuis la question
thermodynamique, et sa différance par le vivant comme localité anti-
entropique. Le déni de la précellence de la question thermodynamique depuis
Clausius est commun à la plupart de ceux qui auront tenté de surmonter la
métaphysique, c’est-à-dire le nihilisme passif : Marx, Heidegger et Derrida.
Freud et Bergson (et pour une moindre part Lacan) font cependant exception.
Nietzsche est un cas des plus complexes et sans doute indécidable sur ce point
en particulier. Cette néguanthropologie est une philosophie atranscendantale
de la métempiricité, ce que tentera d’exposer La Technique et le Temps 7. Le
défaut qu’il faut : idiome, idios, idiotie.
Le travail sur le mal-être qui doit panser l’Entropocène reprend le chantier
entamé dans La Technique et le Temps au moment où l’Anthropocène traverse
l’épisode négativement révélateur (apocalyptique en cela) appelé par dérision
Trumpocène 95. Chacun sait que Trump est l’élu de ce mal-être. Cela veut-il dire
qu’il est l’élu du mal, sinon du Mal – tel l’Antéchrist ? En aucun cas.
En affublant ce substantif, le Mal, d’une majuscule, on fait de ce Mal
l’opposé du bien, qui devient ainsi le Bien. Ce qui caractérise la post-vérité dont
Trump est l’incarnation à la tête du Léviathan numérique planétaire 96, c’est ce
mal minuscule porté par la loi des moyennes qu’est de nos jours la dé-
composition des tendances, lesquelles, du point de vue néguanthropologique,
doivent toujours composer 97.
La décomposition des compositions néguanthropiques, c’est ce en quoi
consiste le processus qu’est le nihilisme, dont Trump incarne la limite extrême
et la dimension eschatologique en cela. Trump n’est pourtant pas et même
justement pas le Mal. Il est un mal, mais ce mal est avant tout le symptôme
d’un mal-être qui ne l’a pas attendu pour s’imposer. Et il a été imposé
notamment par l’incurie structurelle de la famille Clinton et du « camp
démocrate », c’est-à-dire aussi, en grande partie, des « intellectuels », des
académiques, des artistes et de tous ceux qui, en principe protecteurs de la
différance noétique et néguanthropique, et qui en font en principe leur
profession 98, se sont pourtant pliés il y a bien trop longtemps à un état de fait
lamentable : celui, précisément, de ce mal-être qu’ils ont trop souvent renoncé
à soigner, à considérer, qu’ils ont fui et dénié par mille lignes de fuite qui n’ont
rien de pansant, et qui procèdent d’une grande lâcheté anoétique.
Trump s’est fait élire en mettant en scène des boucs émissaires, et cela, par
l’utilisation systématique et systémique – avec l’aide de Thiel expérimentant et
interprétant ainsi à sa manière les hypothèses du « désir mimétique » et du bouc
émissaire girardien – des rétentions tertiaires contemporaines qui sont des
pharmaka, provoquant d’immenses malaises et un terrifiant mal-être,
rétentions qu’il faut à présent penser « comme telles » afin de pouvoir à la fois
les panser, et panser avec elles.
Face à cela, la fuite – qui n’a rien à voir avec la ligne de fuite deleuzo-
guattarienne comme pansée (comme quasi-causalité) d’une bifurcation 99 –
consiste à faire de celui qui désigne des boucs émissaires un autre bouc
émissaire, c’est-à-dire un organe exosomatique vivant sur lequel on se décharge de
ses responsabilités en l’instrumentalisant et en le sacrifiant sur un autel
quelconque.
Ce qu’il s’agit ici de rompre, c’est donc le cercle vicieux et infernal de la
désignation d’un pharmakos auquel on prétend s’opposer en désignant un
autre pharmakos – et en s’exonérant ainsi du devoir de panser le pharmakon, ce
qui serait, dans le « Trumpocène », c’est-à-dire « à la fin » de l’Histoire, comme
fin « effectivement réelle » (wirklich) de l’« Histoire de l’être », la « tâche de la
pensée » – tout ce « jargon » heideggérien étant revisité dans le tome 2 100.

1. Kuniichi Uno et Félix Guattari, « Chaosmose, vers une nouvelle sensibilité », https://
www.erudit.org/fr/revues/inter/1999-n72-inter1104331/46246ac.pdf.
2. Sur le sens de cette expression, cf. Pour en finir avec la Mécroissance, § 12.
3. L’intégration fonctionnelle caractérise chez Simondon la concrétisation (au sens spécifique que
Simondon donne à ce terme) des machines aussi bien que des milieux géographiques associés (idem),
les milieux géographiques humains étant désormais ce qui associe fonctionnellement des masses
devenues les très grands nombres formant des « foules intelligentes » aux plateformes qui en extraient
de la valeur de façon destructive. Que cette intégration qui se produit dans des exorganismes complexes
inférieurs et supérieurs produise des hiérarchies issues de telles fonctionnalités, en l’occurrence la télé-
réalité et les réseaux sociaux, c’est en quelque sorte nécessaire – tant que n’aura pas été modifiée la règle
de production de valeur et de fonctionnement de ces industries réticulaires analogiques et numériques.
4. Cette tentative pour relire Was heisst denken ? au XXIe siècle fut initialement enclenchée tout
d’abord par une sollicitation d’Alley Eldeby, alors doctorant à Yale University, et par l’invitation que
me fit Elisabeth Weber à donner une conférence à l’université de Californie à Santa Barbara au mois
d’octobre 2016. Qu’ils en soient ici vivement remerciés, ainsi que Daniel Ross, qui me fut toujours
d’un grand soutien sur ce chemin parsemé de doutes.
5. Cf. sur ce point pp. 726 et suivantes de La Technique et le Temps 3. Le temps du cinéma et la
question du mal-être.
6. Cette thèse a été développée dans Dans la disruption. Comment ne pas devenir fou ?, pp. 152,
218, 238, 287, 321, 368.
7. Cf. Dans la disruption, § 132.
8. Cf. « Mimesis, Violence, and Facebook : Peter Thiel’s French Connection »,
https://thesocietypages.org/cyborgology/2016/08/13/mimesis-violence-and-facebook-peter-thiels-
french-connection-full-essay/, et « Peter Thiel explains how an esoteric philosophy book shaped his
worldview », http://www.businessinsider.fr/us/peter-thiel-on-rene-girards-influence-2014-11/. (La
French Connection était autrefois le nom d’un réseau international de trafiquants d’héroïne – un
pharmakon des plus violents, dont William Burroughs fera le modèle du capitalisme consumériste –
basé à Marseille, et que dirigeait Antoine Guérini.) Il est important de noter ici que René Girard fut
l’un des penseurs du bouc émissaire. Mais il ne lia pas le pharmakos au pharmakon – même s’il
convoqua l’usage que Derrida fait de ce mot pour étayer son discours sur le pharmakos.
9. Sinon comme la plus grande œuvre d’art, comme l’affirma Karlheinz Stockhausen sur un
registre qui rappelle celui de Filippo Tommaso Marinetti et ce qu’en disait Walter Benjamin.
10. Sur les écrans, et après les travaux de Paul Virilio, cf. Mauro Carbone, Vivre parmi les écrans.
11. Carl Schmitt, Le nomos de la Terre, Gallimard.
12. Kant, Idée d’une histoire universelle du point de vue cosmopolitique. Répondre à Schmitt et à son
rejet de la thèse kantienne tel qu’il se traduit aussi par la constitution du Reich nazi suppose de
reprendre la critique de (génitif subjectif et objectif ) Kant du point de vue exosomatique, c’est-à-dire
aussi en y introduisant le concept d’entropie. C’est ce à quoi on s’essaie ici même.
13. On poursuit ici l’analyse du § 23 supra quant au réel qu’il faut réaliser, la production –
Produktion, Herausfordern – devant donc être ici entendue au sens cinémato-graphique.
14. Cf. Dans la disruption, pp. 139 et 323 et Au-delà de l’Entropocène, tome 2 du présent ouvrage,
à paraître.
15. Qui reprend et développe la postface de la réédition de La Technique et le Temps 1, 2 et 3,
Fayard, p. 843
16. Cf. note 6, p. 132 supra.
17. Heidegger, L’essence de la vérité, Gallimard.
18. Heidegger, Platon : Le Sophiste, Gallimard.
19. Heidegger, « Platon et sa doctrine de la vérité », Questions II, Gallimard.
20. Dont on verra dans La Technique et le Temps 6. La guerre des esprits que ce verbe décrit le
circuit de l’ab-réaction tel que le décrit Freud dans Au-delà du principe de plaisir et tel qu’il n’est pas
réductible à la boucle sensori-motrice endosomatique récepteur/effecteur décrite par von Uexküll dans
Mondes animaux et monde humain.
21. Cf. Qu’appelle-t-on penser ?, p. 141.
22. Qui serait aussi peut-être en cela même ce qui dépasse toute question : comme on dit en
français qu’il est des faits qui dépassent l’entendement, l’inquestionné du mal-être dépasserait les
possibilités de la raison, mais il s’agirait ici de la raison telle que l’aurait configurée non seulement une
époque, mais une ère de la raison : celle de l’ontologie.
23. Dans presque tous les ouvrages : cette question est constamment reprise et précisée depuis La
faute d’Épiméthée. On en trouvera un exposé introductif dans Philosopher par accident.
24. Les rétentions et les protentions établissent les situations et les projections qui auront pu se
présenter au cours de l’« histoire de la vérité » comme ce qui constituait l’être en relation primordiale au
bien (agathon) et au mal (kakon), c’est-à-dire aussi à la justice (dikè). Sur dikè, tekhnè, rétentions et
protentions, cf. tome 2 de cet ouvrage, dernier chapitre.
25. Cf. Pierre Aubenque, Le problème de l’être chez Aristote, PUF.
26. Yuk Hui, On the Existence of Digital Objects, Minnesota Press.
27. Cf. La Technique et le Temps 3, p. 759, et Prendre soin. De la jeunesse et des générations, §§ 18
et 50.
28. Sur les formes attentionnelles, cf. États de choc, 2 e partie, et Prendre soin, chapitres 5 et 6.
29. Cf. Le Nouveau Conflit des facultés et des fonctions, post-face à la réédition de La Technique et le
Temps 1, 2, et 3, Fayard.
30. Au sens que Heidegger donne à cet oubli dans Être et temps, mais aussi au-delà de ce sens.
31. On reviendra dans le second tome du présent ouvrage sur « La parole d’Anaximandre » (dans
Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part) quant au juste, à l’injuste, au droit et à l’artifice
technique.
32. Alfred Lotka, “The law of evolution as a maximal principle”, Human Biology vol. 17, no 3,
1945
33. Cf. Yuk Hui, The Question concerning technology in China. An essay in cosmotechnics,
Urbanomic.
34. Cf. Leroi-Gourhan, Milieu et techniques, Albin Michel, et La Technique et le Temps 1. La faute
d’Épiméthée, p. 67.
35. Cf. Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, et La Technique et le Temps 1.
La faute d’Épiméthée, op. cit.
36. Cf. La Technique et le Temps 1, p. 71.
37. Cf. Arnold Toynbee, La Grande aventure de l’humanité, par exemple pp. 40-42 et 57.
38. Cf. Husserl, L’Origine de la géométrie, p. 187, et l’Introduction de Jacques Derrida, p. 35.
39. Cf. infra, chapitre 5.
40. Pour une présentation récapitulative de ce concept qui soutient tout le travail mené depuis La
faute d’Épiméthée jusqu’au présent ouvrage, cf. Dans la disruption, §§ 8, 22, 42 et 67 en particulier.
41. C’est à une conversation avec Richard Beardsworth en 1993 qu’est due l’attention ici portée à
la mnémotechnique nietzschéenne dans la « Deuxième dissertation » de la Généalogie de la morale.
42. Quoiqu’il le voie pour la première fois et donc infiniment mieux que ses prédécesseurs, Marx
compris. Sur cette question, cf. infra, chapitre 5, et La Société automatique 2. L’avenir du savoir. Que
Nietzsche cependant n’ait pu clarifier ces questions liées au pharmakon et au pharmakos a rendu
possible son appropriation par les nazis, cependant que lui-même exécrait l’antisémitisme.
43. Qui fait suite à celui décrit par Toynbee comme machinisme, p. 24 de op. cit.
44. Cf. supra, p. 121.
45. Constituant le « patrimoine mondial de l’humanité », heritage en anglais, où entrent
cependant aussi les paysages exceptionnels, les ressources naturelles en tant qu’elles recèlent des
exceptions, et il est frappant de voir ici se conjuguer l’universel et l’exceptionnel sans qu’aient été
menés à ma connaissance les travaux conceptuels et théoriques que requiert une telle conjonction de
l’universel et du singulier.
46. Cf. Yuk Hui, On the existence of digital objects, op. cit.
47. Ce devenir, qui fut anticipé par Norbert Wiener dès 1948, est examiné de plus près dans La
Technique et le Temps 4 et dans La Société automatique 2.
48. Les relations allagmatiques sont des relations transductives opératoires, qui mettent en jeu des
opérations en établissant des relations d’échelles entre des ordres de grandeur différents. De nos jours,
ces relations et ces ordres de grandeur sont trans-formés par les technologies allagmatiques de
scalabilité par lesquelles apparaissent les exorganismes planétaires.
49. Cf. Maël Montévil et Bernard Stiegler, « Entretien sur l’entropie, le vivant et la technique », à
paraître dans Links, CNRS éditions, La Technique et le Temps 4. L’épreuve de la vérité dans l’ère post-
véridique et La Société automatique 2. L’avenir du savoir.
50. Cf . Sacha Loève, Le concept de technologie à l’échelle des molécules-machines, thèse de l’université
Paris-Ouest, et La Technique et le Temps 4. L’épreuve de la vérité dans l’ère post-véridique.
51. Les timiôtata forment l’horizon de ce que dans Mécréance et Discrédit on appelle les
consistances.
52. Ce point a été analysé plus précisément dans États de choc. Bêtise et savoir au XXIe siècle.
53. Ce point sera développé dans La Société automatique 2.
54. La rétention tertiaire mécanique advient avec l’automate de Vaucanson devenu métier Jacquart
puis processus généralisé de grammatisation des gestes de fabrication avec le développement du
machinisme industriel.
55. Cf. infra, § 47, p. 23.
56. Cf. La Société automatique 1. L’avenir du travail, Fayard.
57. On trouve ce terme qui est également pratiqué par Tom Cohen et Paolo Vignola dans un
article du journal The Guardian, Graham Readfearn, “We are approaching the Trumpocene, a new
epoch where climate change is just a big scary conspiracy”,
https://www.theguardian.com/environment/planet-oz/2016/oct/21/we-are-approaching-the-
trumpocene-a-new-epoch-where-climate-change-is-just-a-big-scary-conspiracy.
58. Sur la question cosmologique de la morale et de la moralité, Toynbee, La grande aventure de
l'humanité, pp. 20-23, Dans la disruption, Troisième partie, « La démoralisation », chapitre 13, et Yuk
Hui, The question concerning technology in China. An essay in cosmotechnics.
59. Cf. infra, §§ 19 et 35.
60. Pas même comme issues extraplanétaires. Sur ces sujets, cf. Peter Szendy, Kant chez les
extraterrestres. Cette question est approfondie dans un séminaire de pharmakon.fr consacré à la
cosmologie spéculative du XXIe siècle et dans La Société automatique 2.
61. Jacques Derrida, De l’esprit. Heidegger et la question, Galilée, et un commentaire dans le second
tome du présent ouvrage.
62. Provocation est le mot par lequel les traducteurs français de Heidegger rendent Herausfordern
dans « La question de la technique », et nous y reviendrons.
63. Cf. note précédente.
64. Jacques Derrida, De la grammatologie, Minuit, p. 14. J’ai commenté ce passage dans États de
choc.
65. J’emploie ici le mot symptomatologie au sens de Paolo Vignola, L’attenzione altrove –
Sintomatologie di quel che ci accade, éd. Orthotès.
66. Cf. « Comment ne pas parler », dans Psyché. Inventions de l’autre, dialogue avec Jean-Luc
Marion autour des Noms divins de Denys l’Aréopagyte. J’ai moi-même tardivement relu ce texte grâce à
Paul Willemarck, et autour de la question du Geviert et de sa traduction derridienne par cadran.
67. Cf. Sein und Zeit, § 2.
68. Ce risque est l’enjeu d’États de choc. Bêtise et savoir au XXIe siècle, Fayard, où l’on tente de
montrer que ce risque affecte toute la dite « French theory », en particulier lorsqu’elle tend à se
patrimonialiser pour devenir du « culturel », c’est-à-dire l’âge dit « postmoderne » du folklore
académique franco-intellectuel en même temps que l’organe de justification et de refoulement de
l’impansé.
69. Sur ce point, cf. Ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue. De la pharmacologie,
Flammarion, §§ 72-73.
70. Cf. Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion.
71. Accepter une telle différance infinie, lui dire oui (amen), c’est ce que seules les exorganisations
religieuses auront réussi jusqu’alors à entretenir et à cultiver précisément comme cultes, c’est-à-dire
comme instrumentations, via les instruments archiscopiques de ces cultes, de relations d’échelles
incommensurables et cependant intériorisées. C’est l’enjeu quant au droit de ce que Carl Schmitt convoque
de kat-echon en se référant à l’Épître aux Thessaloniciens de Paul de Tarse, et donc à l’Antéchrist.
72. Ce qui est nommé ici anti-entropie est ce que Schrödinger appelait l’entropie négative, ou
néguentropie, et que Norbert Wiener a ainsi nommé quatre ans après les conférences de Schrödinger à
Dublin. Mais l’expression anti-entropie prend un autre sens avec Bailly, Longo et Montévil, ce qui est
analysé dans La Technique et le Temps 4.
73. « Laissons arbitrairement de côté tous les problèmes posés par l’emprunt de ce “modèle”
énergétique, si emprunt il y a et si l’on suppose la clarté sur ce qu’“emprunt” veut dire ici. » La Carte
postale, p. 299. En vérité, c’est à Schrödinger qu’il faudrait consacrer ces analyses. Il en est question
ailleurs, via François Jacob, mais là encore indirectement, et Derrida y manque la question de la
différance organogénétique, comme nous le montrerons à partir de l’ouvrage de Francesco Vitale,
Biodeconstruction. Jacques Derrida and the Life Sciences, SUNY Press.
74. Cf. §§ 29 et 34.
75. Paru tout d’abord en anglais dans Qui parle ? et partiellement republié en français par les
éditions Fayard en postface de la réédition des trois premiers tomes de La Technique et le Temps, ce
« Nouveau conflit des facultés et des fonctions » est réécrit dans La Technique et le Temps 4, dont il est
le chapitre central.
76. Lotka, article cité. Sur les enjeux de ce texte quant à l’intelligence artificielle, cf. la conférence
de David Bates aux Entretiens du nouveau monde industriel 2016, https://www.youtube.com/watch?
v=HRVk1dtC98k.
77. Nicholas Georgescu-Rœgen, The Entropy Law and the Economic Process, p. 307.
78. Il ne peut pas y avoir d’entropie négative : l’entropie croît irréversiblement, tandis qu’une
entropie négative serait une réversibilité que Carnot, Clausius et Boltzmann ont à jamais récusée. C’est
pourquoi Bailly et Longo (comme Wiener) parlent d’anti-entropie, mais ils le font aussi pour
distinguer l’anti-entropie de ce qui est souvent appelé néguentropie pour décrire un état ordonné.
L’anti-entropie est ce qui diffère localement la croissance irréversible de l’entropie, et c’est en cela, au
sens strict, à la lettre (a), une différance.
79. L’organogenèse endosomatique est ce qui constitue la condition de l’assimilation entre
organismes, telle que Schrödinger la décrit comme une transmission de potentiels anti-entropiques par
exemple à travers la fonction de digestion.
80. Sur ce terme qu’il faut entendre à la lettre et comme prix de ce que Simondon décrivait
comme une intégration fonctionnelle des machines dans des milieux associés technogéographiques, et sur
son sens dans la gouvernementalité algorithmique, cf. La Société automatique 1.
81. Cf. en particulier les §§ 8, 9 et 10 de Dans la disruption. Comment ne pas devenir fou ?, Les
Liens qui libèrent, et les §§ 26 et 32 de La Société automatique 1. L’avenir du travail, Fayard.
82. Il s’agit en effet d’une ère, et non d’une époque. Ceci a déjà été évoqué dans Dans la
disruption, § 19.
83. Tel est l’objet de La Société automatique 2. L’avenir du savoir.
84. L’origine d’une telle bêtise serait à rechercher selon Heidegger et dans Qu’appelle-t-on penser ?
chez Descartes comme culmination de la métaphysique moderne partant du bon sens, et donc du sens
commun. « Aucun des dialogues de Platon n’arrive à un résultat d’une évidence maniable, telle que le
bon sens humain puisse, comme on dit “en faire quelque chose”. Comme si le bon sens humain, refuge
de ceux qui sont par nature jaloux de la pensée, comme si ce “bon” sens, c’est-à-dire qui n’a de
disposition pour aucune problématique, avait déjà fait quelque chose de quoi que ce soit, comme s’il
avait déjà considéré quoi que ce soit radicalement ! » Qu’appelle-t-on penser ?, p. 123. Il se pourrait bien
cependant qu’ici Descartes constitue le bouc émissaire venant dissimuler un recul de Heidegger devant
la radicalité irréductible du pharmakon, lui permettant par exemple de ne pas prendre en compte les
Règles pour la direction de l’entendement humain – et en particulier la règle 16. Sur ce point, cf. Dans la
disruption, §§ 56 et 79.
85. Sur l’entropologie, cf. infra, pp. 47, 156, 159 et 165. Ce mot qui nous vient de Tristes
tropiques est à l’origine de tout ce qui est développé depuis La Société automatique 1.
86. Cf. La Société automatique 2. L’avenir du savoir, sur ce point.
87. Sur la prolétarisation de la reproduction, cf. Ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue. De
la pharmacologie, chapitre 8.
88. Outre des opuscules de circonstance, tels Aimer, s’aimer, nous aimer. Du 11 septembre au 21
avril, puis Passer à l’acte, les séries Mécréance et discrédit et De la misère symbolique ont introduit les
thèmes de l’organologie et de la pharmacologie dans une perspective résolument tournée vers le
réexamen des questions de l’économie politique aussi bien que de ce que Sigmund Freud appela
l’économie libidinale et Georges Bataille l’économie générale.
La pharmacologie, qui s’inspire évidemment de Phèdre et du commentaire qu’en proposa Derrida,
ajoute cependant à la lecture de l’auteur qui a nourri tous ces travaux une dimension d’inspiration plus
proche de Gilles Deleuze, et, sous certains aspects, de Michel Foucault. Convoquant finalement et
toujours plus systématiquement Frederic Nietzsche, cette pharmacologie dialogue aussi avec les
recherches à travers lesquelles Barbara Stiegler a permis de relire Nietzsche dans une perspective libérée
des traits caractéristiques et parfois caricaturaux de la philosophie française à la fin du XX e siècle.
Après États de choc, La Société automatique 1 et Dans la disruption ont introduit les thèmes qui sont
approfondis dans ce qui suit, l’Anthropocène, l’exosomatisation, l’entropologie et la néguanthropologie
en particulier, en s’efforçant de combattre les processus de dénégations en tout genre qui se produisent
à l’extrémité disruptive de l’Anthropocène.
Tout en renouant avec le cours de La Technique et le Temps, c’est-à-dire en vue d’enchaîner sur La
Technique et le Temps 4. Symboles et diaboles, le présent ouvrage tente de reconstituer sommairement les
liens entre la première série d’une part, et d’autre part la suite d’ouvrages écrits entre-temps, qui
s’achève avec La Société automatique 2. L’avenir du savoir.
Sauf accident et nécessité induite, et à l’exception d’un travail encore inachevé ce jour (Mystagogies
1. De l’art et de la littérature et Mystagogies 2. De la musique et du cinéma), au cours des prochaines
années, l’auteur ne devrait plus se consacrer, du moins dans le domaine des textes dits philosophiques,
qu’à l’écriture de La Technique et le Temps.
Les travaux qui suivent tout à la fois reprennent, résument et développent en y ajoutant les
considérations qui s’imposent après l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis
d’Amérique d’une part les arguments d’un séminaire donné à la Humboldt Universität de Berlin au
semestre du printemps 2015 à l’invitation de Wolfgang Schäffner, qui se poursuivit à travers le
séminaire pharmakon.fr tenu durant la même année à l’Institut de recherche et d’innovation, et
d’autre part les arguments d’une conférence donnée à l’automne 2015 à l’université Princeton, et
consacrée au devoir de la philosophie.
89. Impossibilité d’échapper à ce destin qui est l’enjeu de la lecture que Derrida donne de
Monsieur Teste dans La Bête et le Souverain.
90. Cf. Pharmacologie du Front national, chapitre 6, « Du psychopouvoir au neuropouvoir ».
91. Cf. Dans la disruption, § 116.
92. Ibid., §§ 125 et 127.
93. Le séminaire pharmakon.fr du printemps 2015 a tenté de montrer comment cela affecte
encore Maurice Godelier et plus généralement l’anthropologie contemporaine.
94. Nietzsche, Généalogie de la morale.
95. Cf. supra, p. 146.
96. Sur ce Léviathan, cf. La Société automatique 1.
97. Sur cette nécessité de la composition, cf. Mécréance et discrédit, § 18.
98. Sur la profession des professeurs, cf. Derrida, L’Université sans condition, commenté dans États
de choc. Bêtise et savoir au XXIe siècle.
99. Cf. Mille Plateaux, p. 271 et 280 notamment. Nous reviendrons sur ce texte infra et dans La
Technique et le Temps 5. La guerre des esprits pour rediscuter les concepts de devenir et d’avenir, qui
restent finalement appréhendés dans Mille Plateaux selon une figure classique de l’avenir telle qu’elle
constituerait une modalité temporelle de l’ek-stase que serait l’être pour l’être-là qu’est le Dasein, et
non comme ce qui bifurque dans le devenir thermodynamique en s’écartant des moyennes. Nous verrons
pourquoi c’est avec la néguanthropologie qu’il faut relire Deleuze et Guattari pour les transvaluer eux-
mêmes et en transvaluant ainsi la transvaluation nietzschéenne.
100. Et dans un chapitre intitulé « Que faire de Heidegger ? Du mal-être à “La fin de la
philosophie” »
CHAPITRE QUATRE

La technosphère comme non-savoir


absolu des exorganismes planétaires

37. Intermittences négatives et opérations quasi causales

Au milieu de la deuxième décennie du XXIe siècle, nous qui voudrions


demeurer des êtres non inhumains 1 – fût-ce à la condition de devenir
surhumains, übermenschlich – tentons de vivre dans l’état d’urgence
permanent et universel de ce qui nous paraît voué à devenir invivable. Nous
tous ressentons cet état de fait. Mais la plupart du temps nous le dénions, et
parce qu’il est insupportable – la plupart du temps, sauf lorsque nous ne pouvons
plus faire autrement que de constater ses effets immédiats, désastreux et massifs
dans la quotidienneté de nos existences. Alors, nous sommes accablés.
Appelons ces moments de lucidité aveuglée – dans lesquels dénégation et
déni deviennent impossibles tout en dominant, provoquant ainsi d’immenses
souffrances mélancoliformes que l’auteur connaît bien – des intermittences
négatives.
Comment faire pour que, étant tous autant que nous sommes confrontés à
cette négativité intermittente plus ou moins hystérique, mélancolique,
cyclothymique, « bipolaire » – à moins de devenir cynique, le cynisme étant
aussi une protection dénégatrice, et la pire de toutes, parce que la plus
efficiente –, comment faire pour que, par les effets curatifs d’une pratique de la
quasi-causalité toujours plus qu’humaine, sinon « surhumaine », ces moments
lucidement aveugles se retournent en moments d’intermittences positives,
donnant ainsi accès à ce qu’Aristote nomme les timiôtata – à ce qu’il y a de plus
précieux 2 ?
Les timiôtata sont dans le flux du devenir des horizons de projections qui
préparent des bifurcations, c’est-à-dire des possibilités et des impossibilités
d’avenir – autrement dit, des promesses. Ces horizons prometteurs constituent
ainsi – et en effets – ce qui a été appelé dans Mécréance et discrédit les
consistances 3 : ce n’est que dans la considération des consistances que le plan
d’immanence de la subsistance peut se projeter comme existance, c’est-à-dire
en avant de ce qui existe, toujours oniriquement 4, vers ce qui n’existe pas – pas
encore, peut-être pas encore : tel est l’horizon intrinsèquement incertain de la
promesse, qui ne constitue qu’ainsi sa différance.
L’état d’urgence universel et permanent affecte la biosphère en totalité – où
surgissent désormais sans discontinuer ces moments d’intermittence négative à
travers lesquels s’opère la reconnaissance panique d’un devenir invivable, où le
ὅλων, le tout du monde, est perdu dans le πάν, la totalité panique. Ce devenir
menace la vie sous toutes ses formes :
• Du côté de la différance noétique, il affecte toutes les formes
d’investissements, c’est-à-dire toutes les constructions sociales, conduisant à
leur désintégration, et menant aux pires régressions politiques.
• Du côté de la différance vitale, comme vies végétale et animale des
organismes multicellulaires endosomatiques, il installe l’entropologie qui
conclut Tristes tropiques 5, et qui, réduisant drastiquement la biodiversité,
menace l’évolution du vivant en totalité.

Devenant planétaire, l’Anthropocène est en cela et d’abord cette ère


entropologique, l’Entropocène dont Lévi-Strauss parle dès 1955, et qui détruit
tout autant la noodiversité que la biodiversité : il instaure le processus massif de
prolétarisation-dénoétisation qui génère par là même et inévitablement un état
d’exception géopolitique généralisé – qui ne va pas cesser de s’aggraver, et qui
impose de réinterpréter Carl Schmitt.
S’il faut cependant déconstruire l’anthropologie philosophique qu’est toute
métaphysique, et en particulier celle qui porte le discours de Lévi-Strauss et de
ses successeurs, ce dont Derrida entame le chantier dans « La violence de la
lettre 6 »,
• ce n’est certainement pas en déniant la nouvelle dynamique qui s’installe
à partir de la différance vitale et comme exosomatisation constituant la
bifurcation vers la différance noétique ;
• c’est parce que l’Entropocène, qui résulte de la situation générée par
l’organogenèse exosomatique, peut et doit être surmonté – aux conditions
d’une organologie qui est primordialement une pharmacologie, ce qui est
l’enjeu du nihilisme et de la transvaluation de toutes les valeurs 7.

Au XXIe siècle, en tant qu’il est le siècle extrême de l’extrême


désenchantement et de la sécularisation portée à des limites avoisinant
l’horreur, il faut faire l’épreuve de cette ex-périence im-possible en considérant
les agencements totalement inédits qui s’opèrent entre thermodynamique,
biologie et technologie du point de vue de l’exosomatisation telle que Lotka la
donne à penser comme histoire du supplément noétique au-delà du supplément
vital s’il est vrai que le mot histoire (Geschichte) n’est pas un vain mot.
C’est comme épreuve entropologique infligée par l’anthropos à l’anthropos
que nous atteignons à présent les limites de l’ère géologique appelée
Anthropocène, où l’exploitation de l’homme par l’homme devient la
destruction de l’homme par l’homme. Au cours de cette ère, l’anthropos est
devenu le facteur majeur dans l’évolution de la biosphère. L’Anthropocène 8 est
ce que Heidegger appelait la « technique moderne », qui est évidemment aussi
le Capitalocène 9, c’est-à-dire, en fin de compte, un Entropocène fondé sur le
primat structurel du calcul, à l’exclusion de toute incalculabilité, et au prix d’une
liquidation systémique de toutes singularités – et, conséquemment, de toute
solvabilité 10 : de toute possibilité d’inscrire dans le devenir la bifurcation
(comme ce qui toujours reste à venir singulièrement) qui conditionne toute
possibilité d’avenir.
Une telle possibilité est ce que la néguanthropologie doit ménager comme
opérations quasi causales aux échelles microcosmiques et macrocosmiques 11.

38. Le pouvoir de synchroniser. Échelle planétaire et paralysie


noétique dans le smart capitalism

En 1993, l’Entropocène s’est installé par le franchissement d’un seuil : le


passage de l’hypersynchronisation effective à l’échelle planétaire en totalité – et
c’est ce qui a conduit à la disruption géoéconomique et géopolitique en cours.
Le world wide web a concrétisé (au sens que Simondon donne à ce verbe 12) le
Gestell comme réticulation planétaire rendue possible par la rétention tertiaire
numérique, installant ainsi un nouveau type de milieu associé
technogéographique 13 : en 2017, presque la moitié de la population mondiale
est reliée en permanence aux plateformes et à leurs réseaux, où qu’elle soit sur
la Terre – ces plateformes étant elles-mêmes disposées autour de la Terre.
Cette concrétisation est une « intégration fonctionnelle » des exorganismes
simples connectés et ainsi hypersynchronisés en un exorganisme complexe
planétaire dont l’infrastructure est devenue exosphérique. C’est ainsi que la
biosphère tend à devenir une technosphère de part en part. L’intégration
fonctionnelle des exorganismes simples repose ici sur la transformation de
leurs singularités en particularités calculables et intégrables dans des moyennes
où elles sont diluées et finalement effacées – car l’effet en retour sur les
comportements individuels contrôlés par les fonctions récursives en cela a pour
conséquence de tendanciellement annihiler la diachronie en attente de
synchronisation que constituait jusqu’alors le processus d’individuation
psychique et collective.
Il faut rappeler 14 qu’ici le jeu de la diachronie et de la synchronie dans
l’individuation noétique est fondé sur le processus de transindividuation tel
qu’il métastabilise des singularités devenant normatives, faisant ainsi bifurquer
le processus métastable de synchronisation sous la pression de ce qui tout d’abord
apparaissait constituer une déviance pathologique, maladive, toxique – provenant
d’un agencement nouveau dans le milieu pharmacologique qui constitue le
fonds préindividuel de l’individuation psychique et collective telle que la
supportent les organes exosomatiques sous toutes leurs formes.
Dans cette dynamique, dont on verra pourquoi on doit l’interpréter avec
Apollon et Dionysos, et qui constitue une récurrence toujours à la fois
anamnésique et hypomnésique, synchronie et diachronie s’agencent comme
pouvoir et savoir : le pouvoir s’établit comme pouvoir de synchroniser,
cependant que le savoir sait que la synchronisation n’est dynamique qu’à la limite
de son dys-fonctionnement 15.

L’hypersynchronisation planétaire fondée sur la réticulation


computationnelle en « temps réel » opérée par le calcul intensif et le machine
learning accomplit le nihilisme en cela précisément qu’elle élimine la possibilité
que le savoir de la diachronie singulière affecte le pouvoir de la synchronie à la
limite de son dysfonctionnement. C’est pourquoi, face à
l’hypersynchronisation, ce système ne peut qu’engendrer des comportements
et dispositifs terroristes d’hyperdiachronisation – et, après l’apparition des
réseaux sociaux et des smartphones, il faudrait réinterpréter les analyses
avancées en leur temps et après les attentats de Londres dans Les Sociétés
incontrôlables d’individus désaffectés 16.
Cet état de fait hypersynchronisé qui planétarise les zones de non-droit est
d’autant plus désolant que le world wide web apparut et fut conçu tout d’abord
et tout à l’inverse en vue de rouvrir, dans le processus d’homogénéisation et de
synchronisation massive opérées par les médias dits de masse, et dans ce qui
s’était de ce fait installé comme société de masse, et conduisait à la
pulsionnalisation de masse, une bifurcation rouvrant droit à la délibération.
La soumission, par les industries culturelles, des échanges symboliques
dialogiques constitutifs d’une individuation psychique et collective au modèle
industriel de la production fonctionnellement distinguée de la
consommation 17 commençait alors à détruire la société en la désymbolisant,
cependant que le world wide web semblait ouvrir la possibilité d’un
rétablissement des relations dialogiques et symboliques à travers les possibilités
offertes par le langage hypertextuel HTML.
C’est tout le contraire qui se produisit : le world wide web étant un
pharmakon, le laisser se développer sans établir une politique thérapeutique –
c’est-à-dire prescriptrice –, et délibérée, c’est-à-dire mise en délibération, au
sein des institutions dont c’était la fonction, cette politique étant portée par
une compréhension active et performative de l’alternative à
l’hypersynchronisation et à la désymbolisation qui s’offrait ainsi, laisser « le web »,
donc, se développer sans une telle politique, cela ne pouvait que conduire au
contraire à l’intensification systémique et computationnelle de cette
désymbolisation. C’est pour l’affirmer que fut fondée l’association Ars
Industrialis 18. Et c’est ce qu’entreprit d’explorer et d’expérimenter techno-
logiquement l’Institut de recherche et d’innovation 19.
Comme on l’a souligné maintes fois, l’abandon à une pure logique de
marché de ce qu’avaient rendu possible les investissements publics européens
ayant conduit à la suite logicielle appelée world wide web aura permis à
l’entrepreneuriat californien de prendre le contrôle de la nouvelle dynamique
installée par la réticulation en y développant performativement sa logique
computationnelle tout à l’opposé de ce que promettait « le web » 20.
À défaut d’une politique sachant tirer un nouveau parti noétique – c’est-à-
dire délibératif et néguanthropique – de ce qui se développait à la toute fin du
e
XX siècle comme nouvelles possibilités dans l’individuation psychosociale,
notamment à travers les métadonnées issues de ce qui fut alors appelé le social
web 21, c’est-à-dire le web 2.0, et faute d’avoir mené à la fois une politique de
recherche scientifique transdisciplinaire et une politique industrielle fondée sur la
nouvelle organologie noétique qui se constituait alors 22, la réticulation, telle
qu’elle devint celle du social networking appuyé sur les ordinateurs de poche
pour tous que sont les smartphones, conduisit au contraire à la
gouvernementalité algorithmique consistant en une prise de contrôle des
rétentions primaires et secondaires psychiques et collectives permettant la
génération de protentions automatiques, et parachevant en cela la liquidation
systémique des singularités entamée à l’ère de la société de masse – comme j’ai
tenté de le montrer dans La Société automatique en reprenant et poursuivant
les analyses d’Antoinette Rouvroy.
C’est ainsi qu’ont été réunies les conditions pour que s’instaure la
disruption fondée sur la vitesse de transmission et de traitement
computationnel de l’information. C’est ainsi que la « technique moderne »,
c’est-à-dire le capitalisme, a concrétisé le Gestell, c’est-à-dire la disruption,
comme infrastructure exorganique computationnelle d’ampleur biosphérique,
ce que David Berry décrit comme une infrasomatisation 23, devenant
exosphérique, et intégrant chaque singularité fonctionnellement (au sens de
Simondon) dans le dispositif réticulaire en vue de la dissoudre en l’asservissant
à la concrétisation d’un milieu associé technogéographique lui-même
d’ampleur biosphérique et hypercontrôlé par les technologies du calcul intensif
en vue d’extraire computationnellement les patterns appelés big data.
Ce capitalisme totalement financiarisé exploite spéculativement les
appareils de production et de consommation purement et simplement
computationnels qui lui permettent d’imposer sa position hégémonique en
matière de conception, de production, de gestion et de « valorisation » des
rétentions tertiaires numériques prenant de vitesse tout système social et toute
puissance publique. C’est un cas très spécifique de ce qui a été appelé par
Naomi Klein l’extractivisme : le data extractivism, qui consiste à extraire les
ressources noétiques en les détruisant – et les conséquences directes en sont la
functional stupidity, la post-truth et la post-democracy.
La disruption permet ainsi aux shareholders spéculatifs de court-circuiter
systémiquement toute élaboration théorique, toute appropriation sociale, toute
individuation collective, tout cadre légal et toute délibération politique –
instaurant la paralysie noétique qui avait été analysée dans États de choc comme
stupéfaction (elle-même contemporaine de la functional stupidity 24) tout en
ruinant les territoires qui, privés de leurs capacités noétiques, c’est-à-dire
comme exorganismes complexes territoriaux prolétarisés, s’appauvrissent et ne
sont plus capables de reproduire et d’enrichir leurs potentiels
néguanthropiques, qui sont épuisés par cette exploitation destructrice.

39. L’effondrement européen

Le premier Manifeste d’Ars Industrialis – association qui fut créée dans le


contexte du référendum sur la Constitution européenne 25 – posait en 2005
d’une part que le capitalisme consumériste devenait insolvable, et ruinait
l’économie libidinale en quoi consistent les processus d’individuation, et
d’autre part, et en conséquence, qu’une politique des technologies numériques
était requise dans tous les domaines, et comme politique industrielle originale de
l’Europe, parce que le numérique est une forme de l’écriture que Clarisse
Herrenschmidt appelle réticulaire 26, et constitue en tant que tel un pharmakon
d’un genre nouveau – ouvrant des possibilités nouvelles d’individuation
psychique et collective, mais menaçant dans le même temps, comme tout
pharmakon, et cette fois à une échelle incommensurable, toute possibilité
d’individuation psychique et collective.
En 2008 eut lieu l’effondrement du système financier spéculativement
automatisé – que certaines autorités académiques avaient contribué à
légitimer 27, cependant que les « mathématiques financières » était mises au
service d’une spéculation sur l’insolvabilité 28. Les États durent refinancer les
établissements financiers – ce qui aurait pu et dû être l’occasion de
conditionner ces financements à la concrétisation d’investissements dans un
modèle rendu solvable et soutenable par la réappropriation critique des
résultats contrastés qu’avait rendus possibles le world wide web.
Ce ne fut pas le cas, ni au niveau de la Banque centrale européenne, qui
était par structure dépourvue de toute politique et de toute ambition
d’investissements industriels, ni au niveau de l’État français – et cela non
seulement parce que Nicolas Sarkozy dominait et imposait un modèle
néolibéral « décomplexé » et proportionnellement acéphale, mais parce que
avait disparu la pensée économico-politique, en France comme dans toute
l’Europe, comme dans le monde entier, la doxa économique aussi bien que
politique restant bloquée sur des modèles industriels du XIXe siècle (marxistes) et
e
du XX siècle (sociaux-démocrates et néolibéraux) littéralement liquidés par la
disruption digitale, et les cabinets de conseil et think tanks pouvant ainsi
s’emparer en toute liberté des vides théoriques et juridiques pour instaurer des
états de fait discréditant par avance toute politique de droit.
L’immense régression s’est installée dans ce marasme noético-politique – tel
qu’il a conduit sur le plan militaire néo-colonialiste et terroriste aux immenses
catastrophes que furent la première guerre contre l’Irak, menée par le clan
Bush allié aux pétromonarchies, le 11 septembre 2001, la seconde guerre
contre l’Irak, celle contre la Libye, et tant d’autres absurdités ayant mené à la
poudrière encore toute à venir du Moyen-Orient – en passant évidemment
par Daech.
Il est remarquable que les smartphones (à travers les normes GSM-4G,
l’écran tactile et le système d’exploitation Android) et les réseaux anti-sociaux
se soient développés en pleine crise financière, non pas qu’il se soit agi là d’une
stratégie délibérée de reprise de contrôle des comportements, mais en cela que
ce nouveau stade de la réticulation et de la synchronisation constituait à travers
l’individuation technique à la fois l’entrée dans la période disruptive à
proprement parler, et le franchissement d’un nouveau stade dans l’exosomatisation
et dans la constitution des exorganismes complexes – la fable transhumaniste
devenant dès lors le principal récit du marketing stratégique californien.
Faut-il conclure à la lumière de ce qui se sera donc passé au cours des trois
dernières décennies que la possibilité de constituer une pharmacologie positive
de ces immenses transformations conduisant à cette immense régression était
une illusion ? Ou bien faut-il réaffirmer qu’il était possible de faire tout
autrement ? Et, si oui, est-il encore temps de « changer de cap » ? C’est à endurer
de telles questions, qui se présentent d’abord comme des problèmes, que sont
consacrés aussi bien le présent ouvrage dédié à l’étude des pansements que les
prochains tomes de La Technique et le Temps et de La Société automatique.

40. Que veut dire « faire » au XXIe siècle ? Que faire de l’effondrement
européen ?

D’une part, quant à la question de ce qu’il était possible ou non de faire,


c’est parce que la technique (c’est-à-dire l’organologie issue de
l’exosomatisation) est constitutivement pharmacologique qu’il n’y a pas de
déterminisme technique, mais bien une condition pharmacologique où il y aura
toujours une différance entre ce que Leroi-Gourhan appelait les tendances
techniques et ce qu’il appelait les faits techniques. C’est dans et comme cette
différance qu’une politique industrielle publique est requise aujourd’hui encore
et même plus que jamais, en Europe et ailleurs, et ce n’est que comme
transformation de cette différance exosomatique en différance noétique que
l’Europe pourra surmonter sa propre déchéance.
Dans l’ajustement entre système technique et systèmes sociaux, des faits
techniques se produisent, qui constituent une indétermination locale et
singulière, porteuse des possibilités de bifurcations salvatrices qui sont
mobilisées lorsque le système technique dominant atteint son point de
saturation, et que le synchronique est transindividué par le diachronique pour
autant qu’il n’a pas été annihilé par l’hypersynchronisation. Ainsi se produit la
noodiversité – de même que les singularités biologiques issues des défauts de
réplication sont la condition de la biodiversité.
Un tel a-justement issu de la métastabilité que génèrent les jeux du dia et
du sun (sur lesquels on reviendra dans Symboles et diaboles) est ce qui fait droit
aux singularités, et, comme tel, constitue une justice sociale. Je tenterai de
montrer à la fin de cet ouvrage que c’est en ce sens qu’il faut réinterpréter la
dikè à partir de la tekhnè telle que, devenant écriture, elle ouvre l’impératif
herméneutique et délibératif en quoi consiste le logos dans la pensée pansante
de la Grèce ancienne et tragique. C’est ce qui constitue l’enjeu de la lecture
d’Anaximandre par Heidegger, et de cette interprétation heideggérienne de la
« parole » d’Anaximandre par Derrida 29.
Panser la justice au-delà du droit, c’est penser le désajustement irréductible
qu’impose le pharmakon comme supplément exosomatique tel qu’il requiert de
ce fait à la fois la normativité pansante de Canguilhem (et sa définition du
savoir comme soin 30) et la fonction de bifurcation de la raison telle que l’entend
Whitehead (comme performativité d’un mieux vivre 31).
D’autre part, quant au problème (comment) aussi bien que quant à la
question de savoir (pourquoi) s’il est encore temps, la réponse est qu’il n’y a pas
d’autre issue que de « changer de cap », et cela, pour surmonter
l’Anthropocène, c’est-à-dire le « dernier homme » – c’est-à-dire l’homme
moyen du ressentiment post-véridique qu’incarnent les actuels chefs d’État 32.
Il s’agit de « changer de cap 33 » pour entrer dans le Néguanthropocène – seule
réponse possible au marketing transhumaniste qui s’imposera inévitablement
faute d’une politique européenne concertée entre les États qui furent à
l’origine de l’Union européenne et les grands acteurs industriels européens.
Comment ? Par une nouvelle politique économique : c’est ce que demande
l’« Avertissement à l’Humanité » publié le 13 novembre 2017 dans BioScience,
qui pose dans sa onzième proposition que nous devons

réviser notre économie pour réduire les inégalités sociales et veiller à ce que les prix, la fiscalité et les
systèmes d’incitation prennent en compte les coûts réels que les habitudes de consommation imposent
34
à notre environnement .

Un tel changement macro-économique planétaire n’est possible qu’à la


condition de
1. redéfinir la richesse, en la distinguant de la valeur,
2. introduire les questions de l’entropie, de la néguentropie et de l’anti-
entropie en économie,
3. les traduire en questions d’anthropie, de néguanthropie et d’anti-
anthropie,
4. lutter sur ces bases contre la prolétarisation et la dénoétisation
généralisées,
5. créer pour cela un revenu contributif, dans le cadre d’une économie de
la contribution, elle-même basée sur l’objectif explicite et comptabilisable de
lutter contre l’anthropie,
6. revaloriser en conséquence le travail et déprolétariser les emplois,
7. repenser et repanser le world wide web, c’est-à-dire en réaffirmer la
portée délibérative, par un design et des politiques économiques et
commerciales appropriées,
8. sanctuariser le système académique public aussi bien que privé afin d’en
faire à travers une politique d’agréments le laboratoire permanent et européen
d’une recherche contributive consacrée aux études digitales.

Ce programme, qui est au fondement du Territoire Apprenant Contributif


de Plaine Commune, s’inscrit en outre dans le contexte du nouveau
développement urbain rendu possible et nécessaire par l’avènement des
technologies urbaines digitales telles qu’elles constituent un nouveau milieu
hypomnésique – où les matériaux de construction eux-mêmes deviennent des
« objets communicants », ce qui constitue une transformation révolutionnaire
des milieux urbains, et ce qui requiert un nouveau génie urbain indissociable
de l’économie contributive 35.
Faire, cela signifie toujours, d’abord, avant tout et en dernier ressort
exosomatiser, ce faire noétique se déclinant en fabriquer, agir, servir, penser,
panser en général et sous toutes les formes de pansements, par exemple les
œuvres par lesquelles Vincent van Gogh se panse, parler bien sûr, et, tout
d’abord, élever, les enfants ou les esprits ou les débats ou les édifices, etc. – en
bref : construire. Il y a des époques du faire qu’il faudrait décrire d’un point de
vue exosomatique et en analysant chaque fois les rapports entre le faire des
exorganismes simples et le faire des exorganismes complexes, eux-mêmes
devant être distingués entre exorganismes complexes inférieurs et exorganismes
complexes supérieurs. Mais pour faire cela, il faut commencer par réinterpréter
les sens de poïésis et de poïein. On s’y essaiera dans La Technique et le Temps 4
en reconsidérant l’interprétation de la théorie de quatre causes dans « La
question de la technique ».
Quant à l’effondrement européen, ce n’est plus une question au sens
courant de ce mot : il est avéré, et c’est un immense problème, ainsi que l’un
des pires symptômes de l’immense régression. Que faire dans cette situation ?
Il est trop tard pour tenter de convaincre une Commission européenne et une
Union européenne totalement prolétarisées et dénoétisées, qu’il s’agisse des
fonctionnaires de Bruxelles ou des élus de Strasbourg. Il faut donc préparer un
nouveau programme, sur la base d’une nouvelle critique de l’économie
politique, elle-même fondée sur une analyse globale, et prescrivant une
politique planifiée pour surmonter une catastrophe qui aura
vraisemblablement lieu, dont on ignore les caractères spécifiques, lesquels on
peut cependant tenter d’anticiper, et par rapport auxquels il faut préparer une
alternative, comme il se doit en toute katastrophè 36.

41. Épistémogenèse du non-savoir absolu

Ce changement ne s’impose pas seulement en raison des impératifs de lutte


contre l’Entropocène : il est aussi requis du fait de l’automatisation intégrale et
généralisée qui caractérise le stade actuel de l’exosomatisation, et qui vient
définitivement ruiner la macro-économie issue du XXe siècle, et telle qu’elle
était fondée sur le modèle keynésien sur une redistribution partielle des gains
de productivité à travers l’emploi – celui-ci constituant ainsi l’élément de base
de ce qui aura été appelé la « croissance » (growth).
La Société automatique a tenté de montrer que l’automatisation conduit à
un dépérissement irrésistible de l’emploi, comme Marx l’avait envisagé dans les
Fondements de la critique de l’économie politique, également appelés Manuscrits
de 1857, et à une indispensable renaissance du travail : le travail est dans
l’Anthropocène d’autant plus nécessaire que, mettant en œuvre des savoirs
(vivre, faire, concevoir), à la différence de l’emploi, il est la ressource de toute
lutte contre l’entropie.
Un tel changement n’est concevable qu’à la condition de réanimer le
travail du concept que Hegel introduisit dans l’histoire de la philosophie,
précisément comme la question de son histoire, engendrée par ce travail, et,
plus précisément encore, comme histoire de l’extériorisation de l’Esprit, c’est-à-
dire de son exosomatisation, de son faire-monde comme production et génération
d’exorganismes complexes inférieurs et supérieurs.
Parce que Hegel ne conçoit pas la prolétarisation, cependant, cette histoire
exosomatique de l’esprit en réalité n’en est pas une : l’exosomatisation n’était
qu’un « moment » de l’esprit, et elle conduit à une « science de la logique »
dont la réalité effective est à présent connue : il s’agit de la cybernétique
étendue à toutes les dérives cognitivo-computationnalistes engendrant
précisément la prolétarisation totale, y compris celle des scientifiques,
désormais asservis aux black boxes. Que faut-il en conclure ?
Il faut en conclure qu’une nouvelle histoire du logos et avec lui de la logique
est requise, qui prenne en compte ses conditions exosomatiques et
hypomnésiques, c’est-à-dire son hypermatérialité et sa teneur irréductiblement
pharmacologique, qui ne surviennent pas à un logos premier, pré-exo-
somatique, « anté-prédicatif » en ce sens, mais qui le conditionnent
primordialement comme prédication fabricatrice et productrice : comme
poïein. Parce qu’il ignore cette condition qui est aussi celle de la production des
rétentions tertiaires constitutives de la mémoire collective et de l’« esprit » – ou
des esprits – qui l’animent, Hegel est lui-même animé par l’esprit du
capitalisme, si l’on peut dire, et tel qu’il se tient dans le dos de sa conscience.
La « dialectique du maître et du serviteur » aurait pu et dû engager une
thématisation du travail de l’exosomatisation comme condition du travail du
concept. C’est ce que montrera Marx d’une certaine manière. Mais, d’une autre
manière, il laissera dans l’ombre la question de savoir ce que signifie savoir
après la prolétarisation. Et c’est pourquoi un immense malentendu peut
s’instaurer quant à ce qui sera appelé la « dialectique du maître et de l’esclave »,
ce dernier désignant la condition prolétarienne a) privée de savoir et b)
affectant « toutes les couches de la population ».
Parce qu’il ignore tout de cette question de la prolétarisation, le « savoir
absolu » de Hegel croit au contraire pouvoir absoudre l’exosomatisation de sa
condition pharmacologique, c’est-à-dire de son extériorité, et de
l’extériorisation qui opère toujours dans le dos de la conscience, par exemple
quand elle écrit, que ce soit un livre, des e-mails ou des posts, cookies et
métadonnées : cette opération qui ne fonctionne en effet qu’à la condition
d’opérer dans le dos de la conscience parce que le milieu exosomatisé ne peut
devenir l’esprit qu’à la condition de ne sembler faire qu’un avec cette
conscience, elle concerne au plus haut point la conscience hégélienne
travaillant le concept et travaillée par lui. Et ce n’est qu’ainsi que le concept
peut devenir le Prince de l’exorganisme supérieur que devient l’esprit sachant
absolument – ce dont le jeune Marx démontera les idéologèmes idéalistes que
le vieux Badiou réintroduira en passant par Platon et la set theory.
La prolétarisation totale qu’est le non-savoir absolu est constituée par
l’abstraction totale rendue possible par la rétention tertiaire digitale se
répandant partout à travers l’ubiquitous computing. Réanimer le travail du
concept, c’est sortir de l’impasse dans laquelle mène la dialectique hégélienne
ignorant tout de la pharmacologie comme de l’organologie, c’est-à-dire de
l’irréductibilité de l’extériorité. Le jeune Marx au contraire pose le travail du
concept d’abord comme travail, c’est-à-dire comme poïésis transformatrice du
monde, factrice de ses organes de production et de consommation, et décrit
avec Engels cette dimension très précisément comme étant exo-somatique.
Il ne tire cependant pas toutes les conséquences économico-politiques de la
possibilité d’une automatisation massive survenant dans l’exosomatisation. Or,
comme on l’a argumenté ailleurs, et comme on y reviendra encore ailleurs, ces
conséquences sont drastiques : outre qu’elles supposent de repenser
l’exosomatisation comme un pharmakon qui peut soit priver les salariés de
leurs emplois sans leur redonner une fonction exosomatique appropriée à ce stade
de l’exosomatisation, et ruiner le système, soit au contraire réintroduire dans ce
système le travail, c’est-à-dire le savoir, et avec lui la néguanthropie, c’est-à-dire
la désautomatisation productrice de bifurcation, ces conséquences consistent à
abandonner aussi bien la fable de la puissance du négatif que serait le
prolétariat que le modèle de la dialectique matérialiste encore très hégélien –
trop hégélien.
On tentera de montrer ici et dans tout ce qui reste à venir que la
réanimation et réactivation du travail du concept suppose de rouvrir la
question des conditions de possibilité et d’impossibilité de l’épistémè en ses
bases les plus obscures et accidentelles (inscrites dans le défaut d’origine comme
contingence primordiale et irréductible dont l’expression cosmique est la loi
universelle de l’entropie au sein de laquelle se forment des différances
néguentropiques locales et singulières, c’est-à-dire diverselles), c’est-à-dire en
réactivant la question tragique, stoïcienne et deleuzienne de la quasi-causalité.
Cela suppose de documenter très précisément et chaque fois
spécifiquement les conditions de possibilité et d’impossibilité d’épistémologies
caractéristiques des diverses formes de savoirs académiques à l’époque de
l’écriture réticulaire – au-delà de l’idéologie cognitivo-computationnelle qui
prétend constituer l’horizon indépassable de toute épistémologie et qui est en
cela la métaphysique du capitalisme – tout aussi bien que de refaire une histoire
des sciences et plus généralement des savoirs, de leurs allagmatiques et des
épistémai articulant ces thèses avec celles de Bachelard, Canguilhem, Foucault
et Derrida.
Il est en outre inévitable ici de réengager la confrontation avec Heidegger
dans la mesure où la disruption est très précisément ce qui concrétise le Gestell
comme « pensée calculante » :

La révolution technique qui monte vers nous depuis le début de l’âge atomique pourrait fasciner
l’homme, l’éblouir et lui tourner la tête, l’envoûter, de telle sorte qu’un jour la pensée calculante fût la
37
seule à être admise et à s’exercer .

Aussi clairvoyante que puisse être cette assertion, on ne peut en aucun cas
s’en satisfaire 38 : elle ignore profondément ce qu’il en est de la fonction du
calcul en toute activité noétique, et cela, parce qu’elle rejette fondamentalement
la rétention tertiaire. On reviendra sur cette question primordiale à partir
d’une analyse critique de la « notion d’information » chez Simondon dans La
Technique et le Temps 4, puis dans La Technique et le Temps 5, à propos du
cours de Heidegger sur Platon : Le Sophiste – où il considère les questions du
continu et du discontinu en mathématiques, et où se configure la matrice de sa
pensée sur ces points 39.

42. Smart capitalism totalisant et régression autoritaire

Le smart capitalism issu de la disruption qui concrétise la domination


totale du calcul héberge évidemment une tendance totalisante précisément en
ce qu’à travers ses technologies de totalisation, c’est-à-dire d’opérations de
traitement computationnel de l’information formant ainsi son allagmatique,
et telle qu’elle est fondée sur des économies d’échelle d’ampleur planétaire
effectuées aux deux tiers de la vitesse de la lumière, il impose la dénoétisation
massive des échanges en tout genre, court-circuitant à travers l’entendement
ainsi automatisé la fonction de bifurcation de la raison 40.
Il s’agit d’un totalitarisme de la modulation, au sens où Deleuze avait
commencé avant quiconque à méditer cette transformation 41. Parce qu’il
conduit à des situations économiquement insolvables, environnementalement
insoutenables et psychosocialement insupportables, le totalitarisme soft de ce
capitalisme smart engendre des régressions autoritaires qui mènent vers la
répétition des formes les plus hard, si l’on peut le dire dans ce slang franglais,
de répression et de soumission – dont il faut craindre que les entreprises
computationnelles disruptives s’accommoderont parfaitement : elles en ont
besoin, outre qu’elles développent pour cela des services et des organes
exosomatiques intégrés, y compris comme robots tueurs 42. Un tel devenir est
cependant suicidaire à brève échéance 43.
La technologie des rétentions tertiaires numériques prend de vitesse la
pensée, quelles que soient ses formes, installant ainsi de toutes parts vides
théoriques et vides juridiques. Ce vide, qui est la réalité du désert, laisse la
« société » dans un dénuement critique total et impuissant face aux disrupteurs
suicidaires. On a tenté de montrer dans La Société automatique que cet état de
fait – qui est le fait intolérable de la paralysie noétique – attend son état de
droit 44. Passer du fait au droit, c’est passer du devenir à l’avenir. Dans la
disruption soutenait cependant que l’état de fait et la puissance démesurée de
son hégémonie rendaient littéralement in-concevable, im-probable et in-
vraisemblable la sortie du vide existentiel qui affecte désormais le monde entier
– et, dans ce monde, tous

les modes de vie humains, individuels et collectifs, [qui] évoluent dans le sens d’une détériorisation.
Les réseaux de parenté tendent à être réduits au minimum, la vie domestique est grangrenée par la
consommation mass-médiatique, la vie conjugale et familiale se trouve fréquemment « ossifiée » par une
sorte de standardisation des comportements, les relations de voisinage sont généralement réduites à
leur plus pauvre expression… C’est le rapport de la subjectivité avec son extériorité – qu’elle soit
sociale, animale, végétale, cosmique – qui se trouve ainsi compromis dans une sorte de mouvement
45
général d’implosion et d’infantilisation régressive .

L’état de fait, c’est ce vide que provoque l’efficacité – ce que Guattari ne


pouvait sans doute pas voir en 1989 aussi clairement que nous, ni même
comme nous.
Car l’efficacité, ce n’est pas seulement ce qui double la puissance publique
par une organisation technosphérique non seulement révolutionnaire, mais
disruptive : c’est aussi et c’est sans doute d’abord ce qui bouscule absolument
toutes les structures qui paraissaient établies pour l’éternité comme conditions
de la vie elle-même en tant que génération, intergénération, transgénération et
donc éducation.

Depuis les années 1970, le basculement dans un autre ordre familial ouvre
sur une mutation tellement fondamentale des rapports sociaux de sexe et de
génération, de la configuration de la sphère privée et des rapports à l’État et
aux institutions, que les intervenants de l’éducatif, du soin, du social ou du
psychique s’en trouvent radicalement bousculés. […] Comment se positionner
quand on ne sait plus non seulement qui est le père mais qui est la mère dans
les nouveaux modes d’enfantement et dans les nouvelles définitions des
parentalités ? Il ne suffit pas de trouver un mot, la parentalité, pour avoir
l’illusion d’expliquer ce qu’il est censé recouvrir… Le simple fait de nommer
n’a jamais suffi à expliquer 46.

Sur cet état de fait qui paraît littéralement in-concevable, on reviendra


dans La Société automatique 2 en tentant d’interpréter Les Métamorphoses de la
parenté de Maurice Godelier.
C’est l’in-vraisemblance d’une possibilité de droit et de ses finalités face à la
prévalence de l’efficience y compris et d’abord dans ce qui devient le marché de
la reproduction humaine que désigne l’expression post-truth era, où se livre une
guerre des faits sans droit, que ce soit comme « fake news », « alternative facts »
ou « fact-checking » 47 – et face à quoi la misère intellectuelle tente d’apporter
des réponses à ce qui est alors présenté comme des « questions sociétales ».
Quant à la post-truth era, qui se nourrit de cette misère, elle exténue et exclut
ainsi par avance l’attente du rétablissement d’une légitimité faisant la différance
entre fait et droit 48, qu’elle remplace par d’autres attentes : les attentes
artificiellement suscitées par et comme les protentions automatiques, mais aussi
par et comme l’addiction aux organes et services exosomatiques qui ont
remplacé les dispositifs rétentionnels 49 que décrivait Le temps du cinéma et la
question du mal-être, ainsi que les attentes d’autorités qui s’expriment partout
dans le monde, des électeurs de Trump à ceux qui ne vont pas tarder à
dominer l’Europe occidentale.
La post-truth est en cela le symptôme le plus frappant de l’épreuve qu’est
l’absence d’époque 50 induite par la disruption telle qu’elle rend impossible
l’effectuation du second temps du double redoublement épokhal qui aura
constitué jusqu’alors toute l’histoire de la vérité comme production de critères
pour et par l’exosomatisation, qui auront été noétiquement élaborés aussi bien
pour la fabrication d’organes exosomatiques nouveaux, et pour la pratique de
ces organes mis en œuvre par les savoirs constituant et étayant ces pratiques.
Faute d’ouvrir l’horizon nouveau d’une légitime promesse – légitime
signifiant ici à la fois raisonnable et extra-ordinaire (c’est-à-dire rendant la raison
irréductible à la rationalisation aux sens de Weber, d’Adorno et de
Horkheimer) –, le rétablissement d’une légitimité fondée sur de tels critères
noétiques ne pourra se faire, si jamais il se fait 51, qu’en passant par le retour au
pire, qui est toujours pire que le pire, c’est-à-dire inconcevable.
Tentons cependant de concevoir ce qui pourrait résulter d’un tel pire : une
disruption parfaite de la société, totalement désintégrée par la totalisation
computationnelle effectuée à l’échelle exosphérique, et gérée localement par
des polices et armées plus ou moins privées, et par délégation des processus
locaux de légitimation à des concessionnaires totalement corrompus mais
experts en matière de post-vérité, c’est-à-dire d’exploitation automatisée du
« désir » mimétique.
C’est précisément ce qui se met en place, en ce moment même. La
dénoétisation résulte du non-redoublement épokhal qui caractérise la disruption
comme paralysie noétique et non-savoir absolu. Dans la disruption,
l’accomplissement du second temps du double redoublement épokhal 52 n’est
pas seulement long à s’opérer : il paraît être devenu impossible théoriquement
aussi bien que pratiquement. La raison prise de vitesse par l’entendement
automatique ne peut plus y effectuer de bifurcations 53.
En règle générale, dans la vie exosomatique, les bifurcations sont rendues à
la fois possibles, nécessaires et impossibles par l’horizon allagmatique
pharmacologique qu’imposent les opérations exosomatiques 54. Lorsque se
bloque la fonction de la raison, qui est de possibiliser l’impossible comme pouvoir
de bifurquer, blocage qui arrive précisément dans la paralysie noétique,
l’époque souffre.
Mais dans l’actuelle absence d’époque, où domine l’absence de toute vérité
porteuse de protentions collectives positives, à travers la combinaison entre les
opérations exosomatiques proliférant et explosant combinatoirement d’une
part, et d’autre part le blocage des capacités sociales de bifurcation, la
disruption soumet la biosphère en totalité à un double bind où les fonctions
analytiques de l’entendement et les fonctions synthétiques de la raison
s’opposent en fait tout en étant mutuellement requises en droit. C’est comme ce
double bind que l’actuelle absence d’époque rend fou. Le président Trump est
le symptôme géopolitique, cosmopolitique et allagmatique de cette folie
collective (il est un instrument déréglé des opérations dénuées de raison de
l’entendement automatisé).
C’est ainsi que l’Anthropocène se présente comme un Entropocène, c’est-
à-dire comme le désert de l’absence d’époque ruinant la noodiversité tout
autant et beaucoup plus vite que la biodiversité cependant que, dans
l’exosomatisation, la noodiversité est essentielle à la protection de la
biodiversité. C’est le savoir prendre soin du vivant qui protège de sa propre
destruction autoprédatrice le terrible prédateur qu’est l’être exosomatisé –
comme chasseur, comme cultivateur, comme transformateur et consommateur
des ressources de la biosphère, c’est-à-dire des vivants en totalité.
C’est ce savoir pharmacologique qui protège ce vivant exosomatique « que
nous sommes nous-mêmes » de détruire la biosphère dont le système
dynamique est sa propre condition de possibilité par-delà tous les déséquilibres
dynamiques possibles et nécessaires à l’évolution dans son ensemble. Ce nous
est cependant différencié et hiérarchisé en fonctions. Quelles fonctions et
quelles hiérarchies sont-elles requises pour l’avènement du
Néguanthropocène ?
Une telle question suppose évidemment d’avoir éclairci ce qu’il en est des
fonctions et des hiérarchies – c’est-à-dire des organisations et donc des
exorganismes complexes – tout au long de l’histoire de la noèse elle-même, s’il
est vrai que le Néguanthropocène ne peut être que la réinvention de la noèse par
l’activité néguanthropologique.

43. Généalogie de la dénoétisation dans l’ubris industrielle


Accomplissant le nihilisme comme capitalisme purement computationnel,
le désert noétique, qui a détruit toutes les formes de savoir, c’est-à-dire le soin,
est ce dont les « fake news » et les « alternative facts » sont des symptômes – et,
tels que Donald Trump en fait le cœur de sa politique après en avoir fait le
moteur de sa campagne électorale, ces symptômes sont les plus criants, mais
aussi, peut-être, les plus signi-fiants, c’est-à-dire les plus véritatifs : donnant le
plus à faire l’épreuve de la vérité, étant en cela les plus criants de vérité.
Maintenant comme jamais, il est extra-ordinairement difficile et urgent de
prendre la mesure et la démesure de l’ubris qui se manifeste ici quant à ce qu’il
en est de la vérité et de la non-vérité à travers le calcul, et quant aux places de
la vérité et de la non-vérité dans les dynamiques biosphériques devenant
technosphérique et exosphérique. Il est ici crucial de considérer le rôle
fonctionnel de la non-vérité – non seulement au sens où, depuis Machiavel, on
interroge les rôles de la vérité et de son contraire en politique, mais au sens où
l’exosomatisation engendre sans cesse de la non-vérité qui est tout à la fois
• fonctionnellement « utile », c’est-à-dire efficiente, permettant des
stratégies de pouvoir, des dominations de fait au-delà du droit, et, ce faisant,
l’instauration violente d’états de fait – comme ubris en attente de son metron,
• porteuse de vérités nouvelles, elles-mêmes fonctionnelles, c’est-à-dire
faisant la différance par-delà l’état de fait, et comme sa bifurcation telle que,
mettant la fin en réserve en la différant, elle en est le metron, c’est-à-dire le soin
– comme bifurcation.

Les épreuves de vérité adviennent lorsque ces deux dimensions se


conjoignent, portant à leurs extrémités les possibilités et impossibilités que cèle
et recèle ce que les Grecs appelaient alètheia.
Il est impossible d’appréhender ce qui se joue là, comme tant d’autres
motifs de désolations, et en tant que c’est planétaire, sans considérer
• d’une part, ce qui, dans la disruption, installe partout et systémiquement
des états de fait sans droit, c’est-à-dire sans autres règles que celles qu’édicte le
marketing désormais fondé sur les algorithmes (par exemple en court-
circuitant et exténuant par avance toute ambition parentale d’assumer la
responsabilité d’éduquer sa progéniture), dés-intégrant à leur naissance même
les facultés noétiques et les fonctions qui les constituent – l’intuition,
l’entendement, la raison et l’imagination ;
• d’autre part, ce qui, depuis la fin du XVIIIe siècle, instaure les conditions
préliminaires de cette dénoétisation.

Ces conditions préliminaires sont :


1) Au XIXe siècle, le processus de généralisation de la dénoétisation à travers
la prolétarisation machinique et systémique des savoir-faire – par la rétention
tertiaire mécanique – comme exosomatisation grammatisée des gestes, et donc de
la psychomotricité fabricatrice (telle qu’elle est étudiée dans la perspective de
cette grammatisation de Jacquard à Taylor en passant par Smith, Ure et
Babbage).
2) Au XXe siècle, la prolétarisation appareillée des savoir-vivre-ensemble via
l’appareillage réticulé et l’exosomatisation grammatisée de la perception et de
l’imagination opérée par les réseaux de la radio et de la télévision, qui
exploitent ainsi les pouvoirs de synchronisation de la rétention tertiaire
analogique.
3) Au XXIe siècle, le court-circuit systémique de la raison par le pharmakon
numérique auquel la fonction de l’entendement a été déléguée, les rétentions
étant devenues des data et les protentions des moyennes (y compris dans les
divers champs scientifiques) : la dénoétisation est alors accomplie.

44. L’avènement des exorganismes planétaires

La réticulation systémique est ici un enjeu capital : l’usine – telle qu’Andrew


Ure l’étudie en 1835, qu’il nomme fabrique, tout en précisant quant au titre
de son œuvre (The Philosophy of Manufactures) qu’à son époque manufacture
signifie

toute grande production de l’art fabriquée à l’aide de machines, et exigeant peu ou point de main
d’œuvre ; ainsi la plus parfaite manufacture est celle qui peut se passer entièrement du travail des
55
mains

– l’usine, donc, telle que Marx reprend les concepts d’Ure pour analyser en
1857 son destin comme avènement du general intellect, est avant tout un
réseau.
Plus précisément, l’usine est une organisation sous contrôle d’une
hiérarchie d’agents de maîtrise formant un réseau social fondé sur la division
industrielle du travail et synchronisant des relations fonctionnelles entre
machines que servent des ouvriers devenus prolétaires – et, de ce fait, appelés à
disparaître. C’est la synchronisation qui importe avant tout pour Ure – et qui
fait de cet exorganisme industriel « un vaste automate ».
Devenus des pièces de l’ensemble, les prolétaires producteurs peuvent
disparaître dès lors que le réseau peut devenir celui non plus de la maîtrise
assurant le fonctionnement du commandement, qui est encore social en cela
que fait de relations interpersonnelles directes, et qui reproduit ici celui de
l’armée 56 – comme discipline par où se constitue un corps d’armée –, mais
celui du remote control computationnel, tel qu’il est fondé
• sur les prolétaires consommateurs assurant par leurs rétentions tertiaires plus
ou moins involontaires, et à travers les nouveaux milieux technogéographiques
associés 57 désormais sous le contrôle de l’exosphère 58, la modulation de la
logistique just in time, appelée de nos jours supply chain,
• sur l’atelier flexible, les machines à commande numérique, les robots, les
bots, les humanoïdes (ou androïdes), les cobots,
• sur les capteurs et autres objets autonomes connectés de l’internet of
things, y compris comme « béton interactif 59 », concrétisant intégralement
l’ubiquitous computing et l’ambient computing,
• sur le cloud computing qui exploite tout cela en en extrayant la valeur de
façon destructrice, c’est-à-dire entropique, généralisant systémiquement la
functional stupidity et la post-truth era, c’est-à-dire la vulnérabilité et la
dangerosité du système.

Tel est le Gestell au XXIe siècle : une connectivité totale et généralisée dans
un milieu associé intégralement réticulé, computationnellement conjonctif en ce
sens – la solidarité étant remplacée par le calcul. Ainsi la biosphère devient-elle,
comme technosphère computationnellement anthropisée en totalité, un
« vaste automate » exosphériquement piloté, et d’où sont exclues a priori et
systémiquement toutes les singularités dys-fonctionnelles – qui cependant
seules pourraient fournir un avenir néguanthropique à cet enfer des
moyennes.
La fonction réticulaire ainsi grammatisée – la réticulation étant, comme
mise en relation, la condition du faire-corps social telle que les philosophies
politiques du XVIIe siècle s’en emparent avec Hobbes et Spinoza, après que
Machiavel a requalifié la question du pouvoir au regard de l’efficience dans
l’immanence –, cette grammatisation, qui s’opère d’abord comme division
industrielle du travail, et donc à travers la rétention tertiaire mécanique, via ce
qui se déploie comme intégration d’automatismes, c’est ce qui constitue un
nouveau type d’exorganismes.
La fabrication est la fonction d’exosomatisation par excellence, que l’on
appellera donc à partir de Marx la production :

La fabrique signifie la coopération de plusieurs classes d’ouvriers, adultes ou non-adultes, surveillant,


avec adresse et assiduité, un système de mécaniques productives mises continuellement en action par
un pouvoir central. [… Ainsi conçue, elle] exclut toute fabrique dont le mécanisme ne forme pas un
système continu, ou qui ne dépend pas d’un seul principe moteur […] vaste automate, composé de
nombreux organes mécaniques et intellectuels qui opèrent, de concert et sans interruption, pour
60
produire un même objet […] .
La fabrique, telle que l’automatisation en constitue le cœur dès le départ, est
ce qui poursuit la fabrication qu’est l’exosomatisation dès l’origine de
l’hominisation, mais dans ces conditions nouvelles, automatisées à travers un
exorganisme complexe qui est encore servi par des humains, mais dont ceux-ci
deviennent des fonctions auxiliaires.
L’exosomatisation en général poursuit l’organogenèse endosomatique par
une organogenèse que l’économie en général et Marx en particulier décrivent
donc comme production, mais dont seuls Marx et Engels appréhendent la
portée dans L’Idéologie allemande – ce qui sera complètement perdu de vue par
les marxistes français et althussériens – et dont les développements dans les
Grundrisse en référence à Ure sont des conséquences.
Telle que la décrivent Ure et Marx, la révolution industrielle, qui constitue
avant tout un nouveau type d’exorganismes caractérisés par la synchronisation
du processus de production appelée par Ure continuité, est conditionnée par la
division du travail telle qu’Adam Smith l’analyse dans la fabrique d’épingles,
permettant en cela l’automatisation : les exorganismes industriels sont déjà à
l’horizon de l’analyse de la nouvelle division du travail dans La Richesse des
nations (1776), et leur conceptualisation est à la base de l’économie marxienne.
Dans ces premiers exorganismes industriels, ce qui lie en synchronisant n’est
pas le réseau de la modulation, tel que Deleuze en analyse le fonctionnement
pour décrire la spécificité des sociétés de contrôle, mais l’organisation de
l’aliénation dans les sociétés disciplinaires au sens de Foucault. Dans les deux
cas cependant, il s’agit de configurer une organisation exorganique hautement
synchronisée en fonction d’un calcul de rentabilité, lequel, à la différence des
organisations sociales antérieures, et comme pour confirmer
l’homogénéisation idiomatique rendue possible par les « technologies
linguistiques » issues de l’imprimerie 61, tend à éliminer toute diachronie, c’est-à-
dire aussi toute localité – localité de l’avoir lieu où la question du temps est
inséparable de celle de sa spatialisation, c’est-à-dire : de celle de la rétention
tertiaire comme exosomatisation, et réciproquement : de l’exosomatisation comme
tertiarisation.
Apparus dès le début de la révolution thermodynamique et industrielle du
e
XIX siècle, basés à la fois sur la machine à vapeur et sur les automatismes de

Jacques de Vaucanson mis au service de la production par Joseph Marie


Jacquard, les exorganismes industriels deviennent au XXe siècle des entreprises
transnationales à partir du moment où la synchronisation s’étend au contrôle
des comportements des consommateurs via les industries culturelles –
extension qui a installé au-delà du biopouvoir et par l’industrie des rétentions
secondaires collectives un psychopouvoir qui devient à présent un
neuropouvoir 62.
Ceci n’est possible que parce que la production exorganique n’est plus une
question bio-logique : c’est une question techno-logique et tout à la fois éco-
nomique, organo-logique et pharmaco-logique. Au XXIe siècle, via la
e
réticulation computationnelle (préparée au XX siècle par l’entreprise
transnationale IBM puis par son challenger Apple), les exorganismes
complexes industriels deviennent fonctionnellement planétaires, réalisant leurs
économies d’échelle à l’échelle des très grands nombres, telles les performances
du calcul intensif. Ils instaurent ainsi des monopoles fonctionnels de dimensions
biosphériques et rendent la perception du Gestell évidente au commun des
mortels en exploitant des infrastructures satellitaires orbitales, et en attendant
de devenir tout à fait extra-terrestres 63.
Il est crucial de prendre la mesure et la démesure de ce qui est ici en jeu sur
le plan micro-macro-cosmique 64 à travers les technologies de scalabilité dont
Google Earth a popularisé une dimension sensible. La scalabilité désigne ici la
gestion automatique des échelles gérée par des algorithmes qui permettent de
« zoomer » et de « dézoomer » de mille façons – et dont les outils dynamiques
de visualisation, tels que Dominique Cardon les a analysés, posent de nouvelles
questions qui ne sont évidemment pas sans rapport avec la « post-vérité » 65. Il
importe de noter ici que la capacité à changer d’échelle est avec la capacité à
synchroniser la base du pouvoir et que c’est dans le champ de la stragégie
militaire que se développent tout d’abord ces savoirs et leurs technologies, dont
en tout premier lieu les cartes.
Dans le champ de ce qui n’est plus une stragégie militaire, mais bien une
guerre économique, la scalabilité automatique repose avant tout sur un
effacement des potentialités diachroniques, c’est-à-dire des singularités, par une
valorisation systémique des moyennes, et par une élimination structurelle et
corrélative des exceptions. C’est ainsi que se concrétise le nihilisme comme
constante sélection du médiocre – le médiocre étant ici ce qui court-circuite les
conditions de cette épreuve de la vérité qu’est toujours la transindividuation du
singulier. D’un point de vue néguanthropologique, cela signifie un passage à la
limite (au sens de la théorie des systèmes, telle que la mobilise par exemple
René Passet 66) qui ruine la dynamique dont procède le système.
Comme capitalisme smart imposant le totalitarisme soft de la totalisation
computationnelle généralisée, telle qu’elle est parvenue à l’échelle de la
synchronisation planétaire – après avoir installé les exorganismes industriels du
e e
XIX siècle et les marchés de masse du XX siècle –, réalisant ainsi l’intégration

fonctionnelle des êtres non inhumains devenant ainsi inhumains, c’est-à-dire sans
vergogne parce que dénoétisés par les milieux associés réticulaires constituant des
fourmilières numériques, le système dynamique qu’est la vie exosomatique
atteint ici son extrême limite : sa limite proprement eschato-logique.
Il faudrait ici lire Carl Schmitt (avec Nietzsche) pour tenter de spécifier à la
fois les enjeux de sa géopolitique planétaire et déterrianisée, et la portée de son
concept de katechon. Nous y reviendrons dans La Technique et le Temps 6. La
guerre des esprits.

45. Scalabilité, exosomatisation et monopoles fonctionnels


La scalabilité automatisée reconfigure radicalement la question de ce que,
depuis l’apparition des exorganismes industriels, on appelle les économies
d’échelle, et, avec elle, la problématique des monopoles naturels – dont on
soutient ici qu’elle est transformée en problématique des monopoles fonctionnels
technosphériques dans la biosphère planétairement exosomatisée et contrôlée
depuis l’exosphère 67.
Les économies d’échelle industrielles, réalisées à partir du XIXe siècle par
l’intégration des formalismes scientifiques dans la production exosomatique,
engendrant ce qui est appelé de nos jours la technoscience, sont elles-mêmes le
prolongement économique de la liquidation dans la vie quotidienne des
limites locales microcosmologiques et macrocosmologiques qui organisaient le
monde, c’est-à-dire le kosmos, jusqu’à ce que les tournants copernicien et
newtonien conduisent à la liquidation totale de la cosmologie des lieux, topoï –
dans la conscience des clercs tout d’abord, ensuite et en passant par
l’industrialisation dans la quotidienneté de la « vie moderne » en général 68.
C’est ainsi que les lieux peuvent être éliminés par une économie qui ignore
structurellement la question de la localité qui s’impose pourtant après le
tournant thermodynamique en physique en ressurgissant au XXe siècle à travers
les travaux de Vernadsky, Schrödinger et Lotka en particulier.
Le concept de monopole naturel est en économie industrielle étroitement
lié à l’histoire des réseaux industriels dans leurs rapports aux territoires :

Dans la théorie économique, une branche d’activité est en situation de monopole naturel sur un
territoire plus ou moins vaste, lorsque les économies d’échelle y sont très fortes. Cette situation se
présente le plus souvent lorsque l’activité de la branche est fondée sur l’utilisation d’un réseau au coût
très élevé, ce qui tend à donner un avantage déterminant à l’entreprise dominante puis, après
69
disparition des concurrents, conduit à une situation de monopole .

C’est depuis cette notion, et telle qu’elle agence échelles, réseaux et


territoires, qu’il faut appréhender les enjeux de la nouvelle intelligence
artificielle rendue possible par la réticulation massive de la population
mondiale, créant le nouveau type de milieu associé technogéographique 70 où
l’humanité est devenue au même titre que le charbon une ressource (Bestand)
non renouvelable (une exploitation des pulsions détruisant l’économie
libidinale, c’est-à-dire la différance noétique) – au service d’une extraction
massive de plus-value par le calcul sur les moyennes : c’est ainsi que s’accomplit
effectivement le nihilisme.
Mettant en œuvre le calcul intensif et le deep learning, et rendant possible
la production de mégadonnées (elles-mêmes accessibles via des métadonnées)
et de boucles de rétroaction accomplies en temps réel à l’échelle planétaire (à
200 millions de mètres par seconde) 71, la réticulation massive (trois milliards
de Terriens en 2016) est la fonction centrale de la transformation des
exorganismes industriels territoriaux – apparus au XIXe siècle et devenus au
e
XX siècle des entreprises transnationales – en exorganismes planétaires assurant
et exploitant de façon monopolistique les fonctions exosomatiques de la biosphère.
Cet accompagnement consiste notamment à ajuster automatiquement
1. l’échelle du consommateur, de ses organes endosomatiques et
exosomatiques 72 et de son « profil »,
2. l’échelle des groupes auxquels ce consommateur est « réticulé » via ces
organes,
3. l’échelle des fonctions de conception, de production, de marketing, de
logistique, de distribution des exorganismes planétaires eux-mêmes,
4. l’échelle de la biosphère devenant elle-même comme technosphère un
exorganisme complexe planétaire et supérieur en cela, contrôlant les autres
exorganismes planétaires, régionaux, nationaux et inférieurs en cela.

L’ajustement automatique des échelles s’opérant comme totalisation


computationnelle à l’échelle de la biosphère en temps réel est la réalité
fonctionnelle, allagmatique et hégémonique du Gestell satellitaire piloté par la
fonction de calcul où les nouveaux exorganismes industriels de l’ère de la
réticulation numérique constituent donc des monopoles fonctionnels
technosphériques atteignant l’échelle exosphérique maximale (à 36 000 km de
la croûte terrestre) 73. Ces exorganismes s’imposent comme fonctions légitimes
par l’extraordinaire efficience de leur fonctionnement, et planétairement
unifiées. De cette biosphère trop anthropique devenue ainsi elle-même un
exorganisme technosphérique, la géo-ingénierie voudrait devenir la science,
comme le montre Frédéric Neyrat.
La question est cependant que la supériorité de la technosphère par rapport
aux exorganismes complexes territoriaux n’est en dernier ressort fondée sur
aucune légitimité s’il est vrai que celle-ci ne saurait se confondre avec
l’efficience. Car l’efficience est le déroulement d’une causalité plate et linéaire
– cependant que la légitimité est capable de percer les horizons bouchés : elle a
le caractère infini de « la justice au-delà du droit ». Ce qui constitue la
légitimité dans un monde devenu purement immanent, ce sont les saillances,
reliefs et points clés par où de l’incalculable se manifeste, et constitue les plans
de consistance comme potentiels d’accomplissement des bifurcations
néguanthropiques.
C’est pourquoi l’état de fait technosphérique contemporain ne peut que
conduire
• soit à l’extinction de la noèse et avec elle de l’anthropos lui-même, et avec
l’anthropos de la forme de vie fondée sur la biodiversité, le vaste automate
planétaire pouvant continuer de s’autodétruire longtemps, par robots tueurs
interposé, ou par répliquants issus de la biologie de synthèse fondée sur le
clonage et la standardisation des potentiels génétiques,
• soit à un état de droit ménageant nouvellement les potentialités quasi
causales des erreurs, des accidents et des singularités de tous types en
accomplissant une bifurcation noétique et exosomatique fondée sur
l’économie différantielle de la néguanthropie – et dépassant l’hégémonie
métaphysique du calcul promue par un cognitivisme primaire : surmontant le
non-savoir absolu du dernier homme dénoétisé.
Alors, les monopoles fonctionnels technosphériques devront participer à la
revitalisation de localités savantes et ouvertes formant par leur réticulation
thérapeutiquement et localement prescrite une internation au sens entrevu par
Mauss.

46. Pænser l’exorganisme technosphérique

L’exorganisme terrestre à présent constitué de fait est porté aux limites de


l’Entropocène. Est-il viable ? La réponse est évidemment et absolument non. En
l’état, et comme cet état de fait, son destin est celui des Infusoires. À quelles
conditions pourrait-il surmonter l’auto-intoxication que provoquent les
produits de son métabolisme ? Et si jamais de telles conditions sont
identifiables, comment les concrétiser ? Notre réponse 74 à ces questions est
formulée depuis 2014 : un tel état de fait requiert un nouvel état de droit.
Le droit est la fonction régulatrice de limitation et d’élimination des
toxines pharmacologiques que produit l’exosomatisation, et qui ne peuvent
être régulées par la voie bio-logique. À l’époque des exorganismes planétaires et
de leurs monopoles fonctionnels, ce droit doit être constitué par une
internation au sens exposé par Marcel Mauss dans La Nation 75. Il faut
considérer cette notion d’internation du point de vue organologique et
pharmacologique, qui s’impose avec la rétention tertiaire numérique, c’est-à-
dire computationnelle, et telle que
1. en tant que nouvelle modalité du codage, elle bouleverse la question de
la codification, de la qualification et de la décision dans le domaine du droit
dans toutes ses dimensions : elle affecte la nature même de la politeia en
s’imposant comme sa nouvelle pharmacologie à la fois curative et toxique –
nous verrons dans le second volume de cet ouvrage comment l’état de fait
requiert un état de droit ayant complètement reconsidéré les fonctions et les
formats de ses codes dans le contexte de l’exosomatisation dont le codage
binaire est l’équivalent général ;
2. en instaurant l’ère des fonctionnalités technosphériques
monopolistiques, constituant elles-mêmes l’exorganisme planétaire qu’est tout
récemment devenue la biosphère, la rétention tertiaire numérique impose de
repenser en totalité la question cosmopolitique comme technosphère et du
point de vue de l’internation constituée en tant que rassemblement délibératif,
macropolitique et macrocosmique des localités microcosmiques opératrices des
potentiels de bifurcations néguanthropiques, seuls susceptibles de surmonter les
limites de l’Entropocène.

L’internation est ce qui doit former la conjonctivité transductive des


localités terrestres territoriales et déterritorialisées, c’est-à-dire réticulées et
formant des communautés extra-territoriales de localités noodiversifiées. Dans
le système dynamique néguanthropologique, l’avenir du système
technosphérique réside dans sa capacité à cultiver des potentialités non
seulement néguentropiques et endosomatiques, c’est-à-dire génétiques, mais
néguanthropologiques et exosomatiques, c’est-à-dire épiphylogénétiques.
C’est pourquoi, au moment où les fonctions exorganiques planétaires
entrepreneuriales et monopolistiques structurent – à travers les technologies de
scalabilité, qui leur permettent de rayonner de l’infiniment petit à l’infiniment
grand tout en les ajustant instantanément, planétairement et
fonctionnellement – l’ensemble de la biosphère et au-delà (au-delà même de
l’orbite satellitaire géostationnaire à 36 000 kilomètres de la Terre : jusqu’à
l’échelle du système solaire, avec Curiosity, Rosetta et Philae notamment 76), il
est capital de noter ce que Lotka pose en principes premiers 77, à savoir que :
1. la vie en général (endosomatique et exosomatique) – que Lotka
appréhende en 1922 (comme le fera Vernadsky en 1925) comme une masse
organique, consistant en transformations biochimiques 78, et telle qu’elle
constitue un système dynamique (ce que Vernadsky appelle précisément la
biosphère), ce système devant être appréhendé dans sa globalité comme
compétition entre les espèces mobilisant et maximisant ainsi la transformation
des énergies disponibles, toutes issues de la combustion solaire (les résidus de
cette biomasse formant la nécromasse) –, la vie en général, dans le cadre du
processus de sélection qu’est la lutte pour la vie, tend fonctionnellement à
transformer toute énergie et toute matière inorganique en matière organique, et
donc en mouvement vital (à la fois kinesis et métabolè) 79 déjà à l’échelle
planétaire, mais pas encore de façon exosomatique ;
2. dans la vie exosomatique, qui apparaît dans la biosphère il y a environ
trois millions d’années, cette trans-formation ne s’accomplit plus en fonction
des règles de la matière organique, à savoir la biologie, mais en fonction de
prescriptions socio-économiques qui engendrent aussi des conflits entre groupes
exosomatiques, c’est-à-dire entre ce que nous appelons ici des exorganismes, et
que l’on appelle tribus, ethnies, cités, nations, communautés religieuses, et
finalement marques et conglomérats (Georgescu-Rœgen reprendra cette
thématique de la lutte dans l’exosomatisation 80, mais sans poser la question des
exorganismes). Le processus de sélection devient en cela artificiel, et ces conflits
sont toujours plus ou moins guerriers, cette guerre pouvant être commerciale
et économique.

Lotka raisonne ainsi après et depuis les processus de destruction massive en


quoi auront consisté les deux guerres mondiales du XXe siècle : il écrit « The law
of evolution as a maximal principle » à la toute fin de la Seconde Guerre
mondiale, en 1945, et en citant un rapport sur les effets du conflit sur les
populations civiles, tout en se référant aux travaux qu’il avait publiés en 1922
au sortir de la Première Guerre mondiale – c’est-à-dire trois ans après La Crise
de l’esprit, où Paul Valéry exposait la question de la mortalité des civilisations
comme pharmacologie de l’esprit 81.

1. Sur la non-inhumanité, cf. notamment Ce qui fait que la vie vaut d’être vécue, § 30.
2. Sur les timiôtata, cf. ci-dessus, p. 144, et Aristote, Éthique à Nicomaque,VI, 7, Heidegger,
Platon : Le sophiste, p. 72, et mes commentaires dans Mécréance et discrédit 1, § 36. Les timiôtata, dit
Bailly, sont ce qui a du prix, ce qui est précieux, et superlativement ce qui a le plus de prix, ce qui,
comme la philia, est ce qu’il y a de plus précieux en cela que cela donne son prix à tout ce qui est. Les
timiôtata sont les improbables qui conditionnent toutes preuves et épreuves, formant en cela des inestimables,
des incomparables et des incalculables projetés comme horizons toujours promis en tout ce qui arrive qui
ne peut arriver qu’à cette condition, mais ne consistant qu’en restant à venir dans ce qui constitue
précisément en cela une différance qui est donc toujours aussi une promesse.
3. Mécréance et Discrédit, § 25.
4. Dans la disruption, §§ 41, 42 et 69.
5. Cf. Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, p. 96, commenté dans La Société automatique 1, §§
107 et 108, et Dans la disruption, §§ 74 et 113.
6. Jacques Derrida, De la grammtologie, chapitre 1.
7. Que l’organologie ne se présente que comme une pharmacologie, c’est-à-dire ne se « présente »
que par défaut, in abstentia, tout comme l’architrace, et comme défaut d’origine, ce creux ménageant un
reste qui reste toujours improbablement à venir, telle est l’ex-périence im-possible (jamais achevée) de ce
qui est ainsi l’épreuve de la différance.
8. Dont la notion a été inscrite dans l’échelle des temps géologiques par le 35 e congrès géologique
international le 29 août 2016.
9. Comme l’affirme Jason Moore.
10. C’est comme reconstitution d’une solvabilité industrielle qu’est conçu et conduit le
programme Plaine Commune Territoire Apprenant Contributif, qui a été lancé par Ars Industrialis et
l’Institut de recherche et d’innovation sur le territoire de Plaine Commune, à sa demande, et en
partenariat avec la Maison des sciences de l’homme de Paris-Nord (cf. recherchecontributive.org).
11. Sur ces échelles et dans le contexte de l’Entropocène, cf. le séminaire pharmakon.fr 2017,
http://pharmakon.fr/wordpress/seminaire-2017-%E2%80%93-seance-n%C2%B01-du-11-janvier/.
12. Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, p. 19.
13. Sur les concepts de milieu associé et de milieu technogéographique, cf. Simondon, Du mode
d’existence des objets techniques, et sur leur pharmacologie, cf. Bernard Stiegler et Ars Industrialis,
Réenchanter le monde, et La Société automatique 1.
14. Ce point a été élaboré plus avant dans Mécréance et discrédit, La Télécratie contre la démocratie
et Prendre soin. De la jeunesse et des générations.
15. Et c’est ainsi qu’il faut comprendre les « machines » de Deleuze et Guattari. Il faut en outre
relire la Théorie générale des systèmes de von Bertalanffy sous cet angle et avec Saussure, Wiener, Lotka et
Simondon – et réciproquement : il faut relire ces auteurs avec cet ouvrage.
16. Mécréance et discrédit 2, Galilée
17. Cf. sur ce point De la misère symbolique 1 et 2.
18. Cf. arsindustrialis.org.
19. Cf. www.iri.centrepompidou.fr
20. Cette question a été successivement et systématiquement analysée et approfondie à la fois dans
les ouvrages publiés à partir de 2003 (et en particulier dans Mécréance et discrédit 1. La décadence des
démocraties industrielles, Philosopher par accident, Constituer l’Europe 1. Dans un monde sans vergogne,
Réenchanter le monde – La valeur esprit contre le populisme industriel, La Télécratie contre la démocratie.
Lettre ouverte aux représentants politiques, Prendre soin 1. De la jeunesse et des générations, Économie de
l’hypermatériel et psychopouvoir, Pour en finir avec la mécroissance, Pour une nouvelle critique de l’économie
politique, États de choc. Bêtise et savoir au XXIe siècle, Pharmacologie du Front national, L’emploi est mort,
vive le travail et La Société automatique. 1. L’avenir du savoir) et mise à l’épreuve à la fois à travers Ars
Industrialis et l’Institut de recherche et d’innovation, ces deux associations ayant en outre mis en place
avec l’établissement public territorial de Plaine Commune le programme décennal appelé Territoire
Apprenant Contributif (cf. à ce sujet recherchecontributive.org).
21. Cf. Pour en finir avec la mécroissance, chapitre 3.
22. C’est en vue d’amorcer une recherche transdisciplinaire sur ces questions que nous avons avec
l’IRI constitué le digital studies network avec Noel Fitzpatrick, Gerald Moore, Paolo Vignola, Sara
Baranzoni et les universités de Durham, de Dublin et de Guayaquil.
23. Cf. supra, p. 116, note 1.
24. Cf. États de chocs. Bêtise et savoir au XXIe siècle, chapitre 7 ; cf. aussi Ce qui fait que la vie vaut la
peine d’être vécue. De la pharmacologie, § 13 et suivants.
25. Quant à ce projet de « Constitution européenne », cf. Constituer l’Europe 1 et 2.
26. Clarisse Herrenschmidt, Les Trois Écritures, Gallimard.
27. Cf. sur ce point États de choc. Bêtise et savoir au XXIe siècle, chapitre 1, mais aussi § 13, où l’on
voit pourquoi et comment le problème et la question de la bêtise sont enterrés par le monde
académique, par exemple à travers le discours d’Avital Ronell, et l’usage aventureux qu’en fait Derrida,
mésinterprétant ainsi Deleuze (§ 12 et surtout 19 et 20).
28. Cf. aussi Cathy O’Neil, Weapons of Math Destruction, éd. Crown.
29. Cf. Le goût du secret, op. cit., pp. 11 et 69.
30. Cf. Georges Canguilhem, La connaissance de la vie.
31. Cf. Alfred Whitehead, La fonction de la raison.
32. Un tournant décisif sur ce point fut pris avec les mensonges d’État orchestrés par George
Bush junior, Anthony Blair et José María Aznar sur les prétendues « armes de destruction massive de
Saddam Hussein », ce dont Dominique de Villepin préserva la France. Il faudrait ici relire et
réinterprétrer le fameux texte de Kant sur le droit de mentir dans le contexte contemporain de la post-
vérité, de la post-démocratie et de la dénoétisation généralisée que Kant n’aurait sans doute même pas
pu imaginer – et qu’il ne pouvait donc pas craindre.
33. Sur le sens profond de cette métaphore marine, cf. Bernard Stiegler, The Neganthropocene,
Open Humanities Press, p. 115
34. BioScience, volume 67, issue 12, december 2017, « Warning to Humanity, a second notice ».
35. L’analyse de cette nouvelle révolution urbaine est portée en concertation avec le programme
Territoire Apprenant Contributif par le programme Real Smart Cities du Digital Studies Network. Cf.
https://www.iri.centrepompidou.fr/projets/real-smart-cities/.
36. Cf. sur ce point De la misère symbolique 2, où la katastrophè est ce qui ouvre l’horizon d’un
dénouement relançant lui-même une histoire – ici, l’histoire du pharmakon à l’époque
technosphérique de la biosphère devenue Anthropocène et devenant Néguanthropocène, inch’Allah.
Cet ouvrage, De la misère symbolique 2. La castrophè du sensible, fut dédié à Jean-François Peyret. Il n’y
comprit rien, préférant continuer d’exploiter avec son acolyte Alain Prochiantz ce théâtre de la
dénégation qu’est devenue son entreprise initialement si prometteuse. Un jour que je le rencontrai par
hasard dans le métro en compagnie de son petit-fils, il me demanda : « Comment ça va ? » Je lui
répondis : « Mal, comme tout le monde. » Il y a quelques mois, c’est-à-dire un an ou deux plus tard, je
rencontrai notre ami commun Antoine Dulaure, à qui je demandai : « Comment ça va ? » « Mal,
comme tout le monde », me répondit-il. Puis il me raconta en riant que Jean-François avait ainsi
répondu à la question rituelle que lui posait Antoine. Mais que veut dire aller dans cette formule,
« comment ça va ? » ? Et qu’en est-il du ça ? Ça, là, c’est la question que ne veut pas se poser Jean-François
parce que ça nécessiterait de passer à autre chose que l’exploitation du filon épuisé en compagnie de
l’acolyte. Alors, ce serait la katastrophè du théâtre de Peyret : sa renaissance. Il n’est jamais trop tard.
37. Heidegger, « Sérénité », dans Questions III, Gallimard, p. 180. Ce texte, que Dans la disruption
cite et commente en vue de souligner pourquoi il ne saurait nous suffire, et comment il procède du
déni qui aura conduit Heidegger à devenir nazi et antisémite, est tout aussi bien stupéfiant de « vérité ».
Ce stupéfiant qui en aura laissé plus d’un stupide est le pharmakon noétique le plus puissant, et donc
le plus dangereux, dont il nous faut prendre soin comme d’aucun autre. C’est pourquoi il est désolant
de voir comment la gravité extrême du nazisme et de l’antisémitisme de Heidegger sert la plupart du
temps de prétexte pour ne pas panser.
38. Cf. Dans la disruption, § 123.
39. Cf. Platon : Le Sophiste, op. cit., § 15.
40. Whitehead, La fonction de la raison.
41. Ces analyses fameuses exposées dans Pourparlers ont été commentées dans De la misère
symbolique 1 et dans La Société automatique 1. Deleuze n’aura ni véritablement connu ni pensé en tant
que tels le web et la réticulation numérique, telle qu’elle pousse la modulation vers la tendance
totalitaire dite smart et à travers le soft.
42. Cf. Alain Bonneau, https://blogs.mediapart.fr/bonneau-alain/blog/190215/systemes-darmes-
letales-autonomes-sala-et-non-droit-la-vie.
43. La provocation suicidaire et son déni sont caractéristiques de cette forme de capitalisme. C’est
ainsi qu’à la fois le taux de suicide des adolescents à Palo Alto est quatre fois supérieur à la moyenne des
États-Unis et que l’éternel adolescent qu’est Mark Zuckerberg devise à Harvard sur l’avenir du monde
qu’il détruit en toute innocence – et sans aucun doute très sincèrement (cf. Le Monde du 28 mai 2017,
« Mark Zukerberg : “Ensemble, redéfinissons l’égalité des chances” »).
44. Qui ne se réduit pas à l’État de droit.
45. Félix Guattari, Les Trois Écologies, pp. 11-12.
46. Gérard Neyrand, La Parentalité aujourd’hui fragilisée, Yapaka.be, p. 5.
47. Aussi utile qu’il puisse être, le fact-checking appartient à l’ère post-véridique en cela qu’il
ignore et dénie le plus souvent la nécessité de faire la différence entre faits et droit à partir des faits –
comme l’a souligné Frédéric Lordon dans « Charlot ministre de la vérité », Le Monde Diplomatique, 22
février 2017. À l’horizon de telles questions est celle du rôle de la presse, de sa fonction, et de ses
rapports possibles ou impossibles avec ce qu’il peut rester de la noèse académique (au vieux sens de ce
mot). Que de tels rapports soient possibles, c’est ce dont témoigna longtemps la pratique du
journalisme par Antoine Mercier à travers le journal de France Culture, qu’il a quitté cette année, et
cela ne peut que nous inquiéter : cela signifie-t-il que de tels rapports sont en train de devenir
impossibles ?
48. Cette expression se serait imposée dans le non-débat public après le vote en faveur de la sortie
du Royaume-Uni de l’Union européenne selon l’académie de l’Oxford Dictionary, qui a fait de
l’expression post-truth le « mot de l’année ». Ce discours et ses enjeux seront analysés en détail et du
point de vue de ce que Heidegger appelle l’« histoire de la vérité » dans La Technique et le Temps 4.
L’épreuve de la vérité dans l’ère post-véridique. Ce débat appartient lui-même de part en part à ce qui est
appelé dans ce qui suit la dénoétisation.
49. Il faut être ici très attentif aux travaux de Gerald Moore sur la dopamine et sur les processus
addictifs qui exploitent les automatismes du système dopaminique. Cf. aussi Suzanne Greenfield, Mind
Change, Random House.
50. L’absence d’époque est ce qui caractérise la disruption. Cf. Dans la disruption, chapitre 2.
51. Cette expression, « si jamais », étant l’une des plus frappantes de la langue française.
52. Tel qu’il a été analysé dans La Technique et le Temps, et dont la notion a été précisée et
actualisée dans La Société automatique et Dans la disruption.
53. Cf. ci-dessous mes commentaires de Whitehead, qui inspire toute cette conception de la
raison comme fonction des facultés de connaître, désirer, juger et rêver. Sur ces points, cf. « Le nouveau
conflit des facultés et des fonctions », dans La Technique et le Temps 1, 2 et 3, Fayard.
54. Ce dont Gilbert Simondon, qui le donne à penser, n’instruit finalement pas l’enjeu, comme
cela se lit dans la dernière partie de Du mode d’existence des objets techniques. Ce point de vue est
développé dans « L’apolitique de Simondon », La revue philosophique de la France et de l’étranger,
2006/3, PUF. Quant à l’allagmatique comme théorie des opérations, nous allons y revenir du point de
vue organologique, exosomatique et pharmacologique. Une critique des opérations est indispensable
pour une allagmatique néguanthropologique, et c’est ce que Simondon ne voit pas.
55. Andrew Ure, Philosophie des manufactures, ou Économie industrielle de la fabrication du coton, de
la laine, édition reprint de l’édition française de 1836, Hachette/BNF.
56. L’armée se forme comme modèle de la société disciplinaire autour de ce nouvel organe
exorganique qu’est le fusil, et plus généralement l’arme à feu, comme organe exosomatique « de
prédation et de défense », où la « lutte pour la vie » est devenue la guerre intraspécifique pour la prise de
contrôle des processus d’exosomatisation via la prise de contrôle de ressources terrestres (que Schmitt
appelle des « prises de terres » dans Le Nomos de la Terre, PUF).
57. Cf. La Société automatique 1, § 22.
58. Cf. supra, § 44.
59. Cf. le séminaire pharmakon.fr du printemps 2018, https://iri-
ressources.org/collections/season-48.html et le séminaire real smart cities de juillet 2018, https://iri-
ressources.org/collections/collection-28/season-50/video-746.html#t=103.162.
60. Andrew Ure, Philosophie des manufactures, cité par Marx dans Fondements de la critique de
l’éconnomie politique, II, Anthropos, p. 208.
61. Cf. Sylvain Auroux, La Révolution technologique de la grammatisation, p. 66.
62. Cf. sur ce point Pharmacologie du Front national, chapitre 6, et The Neganthropocene, ch. 4, p.
76. Le psychopouvoir comme contrôle des rétentions secondaires collectives a été décrit dans Aimer,
s’aimer, nous aimer. Du 11 septembre au 21 avril, Mécréance et discrédit et De la misère symbolique.
63. Cf. Peter Szendy, Kant chez les extraterrestres.
64. Cf. le séminaire pharmakon.fr 2017 consacré à la micro-macro-cosmologie sur pharmakon.fr,
dont les thèmes sont repris et développés dans La Société automatique 2.
65. Cf. Dominique Cardon, « Zoomer ou dézoomer ? Les enjeux politiques des données
ouvertes », dans Stiegler et al., Digital studies, organologie des savoirs et technologies de la connaissance,
FYP.
66. René Passet, L’Économique et le Vivant, Economica.
67. Cf. par exemple Geospatial World, « How data economy will change the business of
geospatial data in the EU », https://www.geospatialworld.net/blogs/how-data-economy-will-change-
the-business-of-geospatial-data-in-the-eu : « Geo-spatial technologies are the fuel to data economy.
The role of geospatial and location intelligence for digital governments is paramount and already
finding mainstream adoption, especially in e-government services such as urban mobility, flood
prediction and monitoring, emergency response and terrorism prevention. The free flow of data and
the initiatives on boosting connectivity and encouraging high-performance computing will facilitate
the creation of more value-added services. The Copernicus programme, for example, is made available
to public bodies, researchers, business and citizens through a free and open data policy, allowing data
re-use and product development in commercial contexts. Data-driven innovation is a key enabler of
growth and jobs in Europe. Data economy stimulates research and innovation on data and increases
business opportunities and availability of knowledge and capital. If more investments in ICT are
encouraged, supported by favorable policy and legislative conditions, the value of European data
economy may represent 4 % of the overall EU GDP by 2020. This is a huge prospect laid down for
geospatial industry. In 2016, there were 254,850 companies whose main activity is producing data-
related products, services, and technologies across the EU. Under a high growth scenario, the figure
could increase to some 360,000 by 2020. Geospatial industry’s capability to analyze and learn from
data will be the key ingredient in business success. With huge amounts of data at their disposal, and
with the technical capacity and skills to analyze the data, the geospatial industry is already leading the
competition. »
68. Ce point est développé dans La Société automatique 2. L’avenir du savoir.
69. Notice wikipedia de l’article Monopole naturel.
70. Cf. La Société automatique 1, § 22.
71. Ibid., § 67.
72. Tous les organes endosomatiques, outre le cerveau, étant concernés, aussi bien à travers le
quantified self que via la nanomédecine et les nanomédicaments, à travers les nanoparticules et les
nanotechnologies moléculaires.
73. Ces analyses font suite à une discussion avec Franck Cormerais.
74. Le possessif pluriel désigne ici Ars Industrialis.
75. Cf. Mauss, « La nation » dans Œuvres tome 3, Minuit, p. 630. Sur cette question, cf. aussi
États de choc, chapitre « Internation et intersciences ».
76. Cf. sur ce point le séminaire micro-macro-cosmologie mentionné supra, p. 194, note 2.
77. Alfred Lotka, « The law of evolution as a maximal principle », Human Biology, vol. 17, no3,
septembre 1945.
78. Vladimir Vernadsky, La Biosphère, 1925.
79. Ce point de vue est développé par Lotka dès 1922 dans « Contribution to the Energetics of
Evolution », Proceedings of the National Academy of Sciences, 1922, vol. 8, p. 147.
80. Cf. Nicholas Georgescu-Roegen, The Entropy Law and the Economic Process, Harvard, p. 309.
81. Ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue. De la pharmacologie commente ce texte dans le
chapitre 1, « Apocalypse sans dieu ».
CHAPITRE CINQ

Orthogenèse et sélection
La généalogie exosomatique de la morale

47. Orthogenèse, noèse et pharmacologie

Étudiant les agencements fonctionnels, historiques et dysfonctionnels


entre individuation technique, individuation psychique et individuation
collective, ce qui est devenu l’organologie générale dans De la misère
symbolique tente d’instruire d’un point de vue pharmacologique la question de
ce que Lotka décrit comme une orthogenèse exosomatique – le point de vue
orthogénétique contestant en biologie que la sélection naturelle soit le seul
critère de l’évolution du vivant :

D’un point de vue physiologique, la question de savoir si [dans le cas des espèces endosomatiques]
l’orthogenèse est un fait ou une fiction est un sujet de controverse, mais l’évolution exosomatique de
1
l’espèce humaine est incontestablement orthogénétique .

Que, selon Lotka, l’évolution exosomatique soit manifestement


orthogénétique, cela signifie qu’elle met en œuvre des critères d’évolution
constituant un processus de sélection artificielle endogène au système que
forment les organes psychosomatiques, les organes exosomatiques et les
organisations collectives, le tout constituant un groupe social, c’est-à-dire un
exorganisme complexe, où l’enjeu est l’ajustement local de l’espèce à des organes
qui ne cessent de se transformer :

La connaissance engendre la connaissance, et avec les méthodes actuelles d’enregistrement [c’est-à-dire


avec les actuelles rétentions tertiaires hypomnésiques], cela signifie l’accumulation incessante des
connaissances et des compétences techniques qui se basent sur elles. Mais […] « la connaissance arrive,
tandis que la sagesse tarde », et par sagesse, nous entendons l’ajustement [adjustment] de l’action aux
finalités pour le bien de l’espèce. C’est précisément ce qui va de travers quant aux plans de l’humain :
les récepteurs et les effecteurs [de l’humain en tant qu’être exosomatique – les termes « récepteurs » et
« effecteurs » provenant des analyses de Jakob von Uexküll] ont été perfectionnés à l’extrême [perfected
to a nicety] ; mais le développement des savoirs des experts [of the adjustors] est tellement resté à la traîne
2
que le résultat de nos efforts en a de fait été inversé .

C’est dans ce moment extrême que la crainte de voir les êtres


exosomatiques rejoindre le destin des Infusoires peut prendre corps – chez
Lévi-Strauss comme chez Freud, et c’est pour cela qu’il est possible de dire que

3
l’espèce humaine vit sous une sorte de régime d’empoisonnement interne .

Le perfectionnement extrême peut ainsi se retourner en défaut fatal – limite


renversante dont Freud rencontre la question en 1929, et en considérant
l’exosomatisation elle-même sous un autre angle : celui des pulsions.
La question est bien celle de la survie de l’espèce humaine en cela que,
étant exosomatique, elle retarde toujours plus par rapport au perfectionnement
incessant et toujours accéléré de ses organes artificiels, au point d’atteindre une
limite extrême – eschatologique en cette extrémité. Ne parvenant pas à former
les « adjustors » dont elle aurait besoin, son savoir retarde au point de faillir
quant à la contrainte orthogénétique que lui impose son évolution
exosomatique. Nous retrouvons ainsi la problématique du double
redoublement épokhal, où la fonction de la raison est bien de fournir ses
critères à l’orthogenèse et sur les deux plans de la fabrication des organes
exosomatiques et de leurs pratiques.
Restent trois questions :
• D’une part, il s’agirait de savoir ce que signifie précisément le caractère
orthogénétique affirmé ici par Lotka concernant l’organogenèse
exosomatique, c’est-à-dire telle qu’elle requiert des organisations exorganiques,
elles-mêmes fondées sur des savoirs capables de prendre soin de ces
organisations en fonction de leurs organes inorganiques, et tels qu’ils
supportent les relations sociales qui constituent des organisations : c’est une
question d’organologie dans laquelle, malgré ses alertes quant au retard des
savoirs, Lotka ne semble pas voir clairement le caractère pharmacologique des
organes exosomatiques – et il en ira de même pour Nicholas Georgescu-Rœgen.
• D’autre part, jusqu’à quel point les évolutions morphogénétiques sont-
elles déterminées ou conditionnées par des contraintes fonctionnelles
systémiques spécifiquement techniques ?
• Enfin, qu’est-ce qui distingue ici la condition de la détermination ?

Ces deux dernières questions sont celles :


1. des tendances techniques et des faits techniques au sens de Leroi-Gourhan,
2. des dynamiques internes aux systèmes techniques de Gille,
3. des processus de concrétisation des objets techniques industriels au sens de
Simondon, et tels qu’ils apparaissent avec les machines, c’est-à-dire dans les
exorganismes industriels, où ils forment des ensembles techniques et des milieux
associés technogéographiques,
4. du pharmakon, qui n’est jamais un simple déterminisme et qui compose
toujours avec une localité (et c’est ce que Simondon ne voit pas).

48. Justice, ajustement, sélection

L’avance et le retard sont ainsi au cœur de la condition exosomatique qui,


tout à la fois et constamment, constitue et destitue les âmes noétiques – ce qui
fait de cette noèse une incessante intermittence, et l’épreuve de ce que Blanchot
appelle l’incessant. C’est ainsi, dans l’épreuve interminable et sans cesse
accélérée de ce retard, tel qu’il doit toujours être lui-même quasi causalement
renversé en avance, que la technique et le temps se trament comme
accumulation de rétentions tertiaires à travers lesquelles apparaît la différance
noétique comme transindividuation, c’est-à-dire comme partage de rétentions
et de protentions secondaires collectives potentialisant les capacités
néguanthropiques – les singularités.
La noèse est ce qui, comme différance noétique, vient comme fonction de
la raison prescrire une orthogenèse qui paraît cependant à présent de moins en
moins concevable cependant que de plus en plus opérable – tout paraissant
devenir possible en matière d’exosomatisation : l’orthogenèse exosomatique
engendre une anthropie qui devient fatale au genre néguanthropique, appelé
en Occident et depuis la Renaissance le « genre humain », qui fut autrefois la
communauté des créatures pécheresses, et, avant cela, celle des mortels issus du
conflit entre Olympiens et Titans ; et, en cela, issus de l’humus qui en résulte
comme nécromasse noétique constituant l’Hadès où se morfond Perséphone 4.
Faire face à cette épreuve n’est possible, si cela est possible, qu’à la
condition de reconsidérer en totalité les questions
• de la sélection (et de l’élection, qui en est un cas) du point de vue
exosomatique, c’est-à-dire orthogénétique, et en repartant du
« commencement », à savoir : la rétention primaire comme sélection primaire,
• de la justice telle qu’elle met en œuvre des critères de jugement et de
décision, c’est-à-dire de sélection, qui constituent la « loi », et qui s’établissent
en se métastabilisant comme rétentions secondaires collectives à travers la
jurisprudence, laquelle est la diachronisation du droit à l’épreuve du juste et de
l’injuste, ses critères procédant toujours de près ou de loin des a-justements et
des dés-a-justements pharmacologiques que provoque l’ethos exosomatique des
mortels comme site irréductiblement tragique en cela,
• du code tel qu’il est toujours requis comme rétention tertiaire
hypomnésique conditionnant les rétentions et les protentions en totalité, et en
particulier comme rétentions et protentions collectives que formalisent les
codes de droit en rendant opératoires les critères ainsi juridiquement encodés, et
qui comme tels constituent ce droit en deçà de la justice – et il faut ici rappeler
que le jeune Marx ambitionnait tout d’abord de repenser la codification après
Carl von Savigny 5.

Appréhender la question de l’orthogenèse au sens de Lotka, c’est-à-dire


dans l’évolution anthropologique définie avant tout comme exosomatisation du
vivant (y compris des vivants végétaux et animaux domestiqués à la fois par le
travail de leurs milieux – préparation des terres, surveillance ou clôture des
pacages – et par la sélection des semences et des reproducteurs, et, à présent,
par des modifications génétiques de part en part orthogénétiques, ce qui pose
la question de la scientificité de la science biologique devenue biotechnologie
en ce sens 6), suppose de décliner des niveaux de sélection sur des échelles
microcritériologiques, mésocritériologiques et macrocritériologiques au sein de ce
qui constitue l’Écoumène au sens d’Augustin Berque 7.
La perception, en tant qu’elle sélectionne des rétentions primaires en
isolant des formes sur des fonds à partir de son expérience, c’est-à-dire à partir
de l’accumulation des rétentions secondaires qui ont tramé et organisé
jusqu’alors cette expérience, ce qui est aussi appelé le passé, est la mise en œuvre
psychique (et micro-critériologique en cela) des critères que constituent les
rétentions secondaires, lesquelles, lorsqu’elles sont issues de savoirs transmis,
sont aussi des rétentions secondaires collectives, c’est-à-dire ayant été
exosomatisées : le passé est toujours mon passé vécu tel que l’étaye le passé que
je n’ai pas vécu et que trament les rétentions secondaires collectives accumulées
par la civilisation 8, formant le transindividuel que supporte la quotidienneté
exosomatisée comme oikos.
Ces rétentions secondaires collectives constituent les critères de sélection
dans l’expérience de ce qui y signi-fie et caractérisent des savoirs issus de
disciplines théoriques ou pratiques des plus variées. Tout ce qui est appris par
transmission est fondé sur l’intériorisation endosomatique (d’abord cérébrale,
puis musculaire, puis organique au sens le plus large). Et toutes ces
critériologies sont issues de processus délibératifs d’évaluation aux formes elles
aussi les plus diversifiées : un match de football est un tel processus arbitré en
fonction de règles et constituant une expérience de confrontation – cette
expérience étant sanctionnée par un public d’amateurs qui apprend en ad-
mirant, en appréciant et en jugeant.

49. Sélection, orthogenèse et impasses fonctionnelles

Aussi différentes que puissent être les scènes de jugement d’un tribunal,
d’une académie scientifique ou d’une rencontre sportive, elles participent
toujours de processus de sélection orthogénétiques rendus possibles par les
artefacts à propos desquels il s’agit précisément de cultiver un savoir, c’est-à-
dire un soin : ballon, code, instrument scientifique, etc.
Ces savoirs, qui sont ainsi des thérapeutiques, sont entretenus, formalisés et
certifiés par ce qui a été appelé dans Le temps du cinéma et la question du mal-
être des dispositifs rétentionnels. On posait alors (en 2000) que ceux-ci allaient
devenir les cibles d’une conquête hégémonique à travers la numérisation
généralisée des rétentions 9. C’est à présent chose faite, et on commence à en
voir clairement les conséquences désastreuses, et comme poursuite de
« l’écriture du désastre » 10.
Les dispositifs rétentionnels sont désormais les fonctions critériologiques
totalement soumises aux exigences computationnelles et probabilitaires qui
commandent la technosphère dominée par les critériologies de l’efficience –
cependant que celle-ci consiste avant tout à transformer les dispositifs
rétentionnels ainsi reconfigurés en dispositifs protentionnels producteurs de
protentions automatiques engendrées par des boucles de rétroaction et des
fonctions récursives (c’est-à-dire des fonctions calculables) 11.
Il n’est pas du tout hasardeux ici que Bertrand Gille parle en 1977 de
désajustement et de réajustement pour décrire les tensions entre système
technique, c’est-à-dire exosomatique, et systèmes sociaux, c’est-à-dire dispositifs
rétentionnels, cependant que, trente-deux ans plus tôt, Lotka parlait d’adjustors
et d’adjustment pour décrire les conditions d’évolution de l’orthogenèse dans
l’évolution exosomatique. Comme cela a été soutenu depuis La faute
d’Épiméthée, la justice, dikè, et la vergogne qu’elle suppose, aidôs, ne peuvent
devenir les questions primordiales de la polis qu’à partir de la tekhnè telle
qu’elle caractérise l’ethos des mortels dans Protagoras, et, avant cela, chez
Hésiode et chez Eschyle, interprètes dans l’âge tragique de la mythologie
grecque.
C’est en repartant de ce point de vue tel qu’il se présente à nous comme
point de vue exosomatique trans-formant la biosphère en technosphère depuis une
exosphère qu’il faut lire la « parole » d’Anaximandre (traduction de Nietzsche
citée par Heidegger et retraduite en français par Wolfgang Brokmeier) :

D’où les choses ont leur naissance, vers là aussi elles doivent sombrer en perdition, selon la nécessité ;
car elles doivent expier et être jugées pour leur injustice, selon l’ordre du temps.

Dans le second volume de cet ouvrage, on reviendra sur ces questions en


lisant guidé par « Pensée et technique » de Rudolf Boehm, 1960, et, en
parallèle, l’Introduction à la métaphysique, 1935, « Ce qui fait l’être-essentiel
d’un fondement ou “raison” », 1938, et La Parole d’Anaximandre, 1946, et
« La question de la technique », 1949 – ce que l’on articulera avec « Code is
law », de Lawrence Lessig, et avec une remarque de Derrida dans Le Goût du
secret.
On tentera ainsi de redéfinir les attendus d’une lecture de Par-delà bien et
mal du point de vue exosomatique, et adoptant le point de vue de Toynbee sur
la fonction de la bipolarité transductive de l’intermittence telle qu’elle tend
tout Gewissen comme à travers la dyade indéfinie oscillant intermittemment
entre bien et mal, bon et mauvais, beau et laid, juste et injuste, vrai et faux, et
qui se présente à nous désormais comme question de la soutenabilité du
devenir technosphérique de la biosphère, c’est-à-dire : comme question de la
justice en tant que bifurcation de l’avenir dans le devenir.
C’est depuis une telle perspective orthogénétique, et telle qu’elle invite à
repenser et à repanser en totalité les conditions de toute épistémè aussi bien que
de toute épistémologie, qu’il faut observer et critiquer en France la réforme
appelée « Parcoursup », qui tend à imposer des procédures de sélection
parfaitement idéologiques, qui ne sont en réalité en rien des critères de
sélection, mais des dispositifs de gestion, qu’on ne saurait cependant combattre
en refusant de poser la question de la sélection et de prescrire les modèles
théoriques et pratiques de critériologies noétiques et orthogénétiques à
l’époque de l’absence d’époque, c’est-à-dire dans le désert de la disruption, du
transhumansime et de la dénoétisation.
La sélection et ses critères sont des problèmes et des questions qui se posent
en tous domaines de savoirs. La question fondamentale est la destruction de tels
critères par la prolétarisation et la destruction corrélative des savoirs quels qu’ils
soient. L’enjeu est alors de réinventer les dispositifs rétentionnels qui opèrent les
sélections de droit, et non seulement des éliminations de fait. Poser la question
de la sélection qu’impose en toutes circonstances l’orthogenèse dans
l’exosomatisation, et de fait, sinon de droit, c’est remettre les savoirs vivre,
faire et concevoir au cœur des dispositifs rétentionnels. Telle est la
« transvaluation de la transvaluation » que requiert la sortie de l’Anthropocène
dans la perspective néguanthropologique – et c’est ce qui est au fondement de
l’économie contributive 12.
Dépourvue de révélation qui fonderait onto-théologiquement ses critères
de décisions dans l’improbable, qui est en cela in-décidable autrement que par
un jugement capable de différancier localement un avenir possible dans le
devenir impossible, c’est-à-dire entropique, ob-ligé 13 cependant de se donner des
critères irréductibles à l’immanence réduite à elle-même dans le désert nihiliste où
n’advient aucune « affirmation active », l’immanence étant soumise en totalité à
l’hégémonie de l’efficience, comme le montre par exemple Antoinette
Rouvroy, le genre néguanthropique doit en conséquence opérer une
bifurcation, qui peut seule redonner du relief à l’immanence en transvaluant le
potentiel de différanciation que recèle évidemment l’Entropocène en tant qu’il a
accumulé des capacités rétentionnelles et protentionnelles nouvelles, devenues
toxiques au point extrême où elles ont engendré le non-savoir absolu, mais qui
sont proportionnellement, corrélativement et potentiellement curatives, et
qu’il s’agit de quasi-causer.
Telle était déjà la question que Deleuze posait à Serge Daney d’un « art du
contrôle ». Force est cependant de constater que rien de cela n’est advenu – et
qu’il est temps d’en tirer les conséquences, plutôt que de pratiquer une forme
par trop sophistiquée du déni universel.
Dans le non-savoir absolu qu’est en effets le smart capitalism totalisant, et
concrétisé comme capital fixe sous forme d’automatismes informationnels et
computationnels autodestructeurs, supportés par les appareils numétiques, et
en premier lieu par les smartphones – à travers lesquels le smart capitalism a
réussi ce tour de force : faire que les consumers investissent à sa place dans ce
hardware, comme les chauffeurs Uber fournissent leur véhicule, ce matériel
formant la couche élémentaire du capital fixe réorganisé en stack –, est celée la
possibilité d’une « autre pensée », c’est-à-dire d’un nouveau pouvoir de
désautomatiser conféré par l’automatisation elle-même, et comme nouvelle
fonction de la raison 14.
Concevoir cette possibilité, et comme praxis – c’est-à-dire comme savoir
faire qui ne vient ni avant ni après ce savoir concevoir, agencer ainsi la theoria
avec une telle praxis, ce qui est le principe élémentaire de la recherche
contributive, et en vue d’engendrer de nouveaux savoirs vivre, comme façons
de revivre noétiquement, c’est-à-dire comme techniques de soi et des autres –,
cela nécessite d’interpréter les Grundrisse du point de vue du Gestell, et celui-ci
avec Lotka.
C’est à ce point de fuite, qui est un tournant, que le Gestell apparaît
comme l’Entropocène, et comme l’épreuve ordalique de la dénoétisation
provoquée par la prolétarisation généralisée, désormais appelée post-vérité, la
politique du déni venant à la tête de la plus puissante des Grandes Puissances,
l’Amérique du Nord – cependant que ces Grandes Puissances en général, ou ce
qu’il en reste, et telles qu’elles rencontrent les Nouvelles Puissances, pourraient
bien s’avérer n’être plus, à la rencontre de leurs propres limites, que de
Grandes Impuissances, exprimant localement et conflictuellement les mêmes
impasses fonctionnelles dans la biosphère intégralement anthropisée.

50. La guerre civile économique dans l’exosomatisation de plus en plus


bête

Aujourd’hui, les exorganismes complexes technosphériques exploitent la


ceinture satellitaire qui s’est mise en place tout autour de la planète à partir du
4 octobre 1957 – lancement du Spoutnik 1, qui permit à l’Union soviétique
de reconquérir un peu de crédit après la révélation des crimes staliniens au
cours du XXe Congrès du PCUS 15, et qui offrit au capitalisme « militaro-
industriel » la nouvelle infrastructure industrielle relativement déterrianisée
(encore dans les orbes de l’attraction terrestre) à travers laquelle l’échelle
biosphérique allait être dépassée.
C’est depuis cette ceinture que les exorganismes complexes
technosphériques peuvent court-circuiter « infrasomatiquement 16 » les localités
terriennes tout en déployant leurs activités dans tous les secteurs industriels
(armement, télécommunications, mass media, automobile, services de
transport et d’hébergement, santé, équipements urbains, aménagement du
territoire, domotique, agriculture, « éducation », distribution, etc.) – et sur tous
les territoires. Où l’on comprend pourquoi et comment la technosphère est
constituée de la biosphère et de l’exosphère.
Ces exorganismes complexes qui deviennent ainsi macrocosmiques se livrent
une guerre civile et économique mondiale. Dans cette guerre, ils exploitent les
ressources humaines des territoires en les épuisant, c’est-à-dire en détruisant
leurs organisations sociales et leurs dispositifs rétentionnels noétiques, et, pour
ce faire, ils mobilisent plus ou moins – autour d’eux ou contre eux – les
exorganismes transnationaux qui furent configurés au XXe siècle, ainsi que les
exorganismes industriels nationaux qui furent configurés au XIXe siècle, et qui se
redéploient en fonction de ce qui forme les « écosystèmes » des exorganismes
complexes macrocosmiques.
La technosphère y apparaît cependant désertifiée et insupportable –
désertifiée parce que désertée par la noèse, c’est-à-dire par le singulier pouvoir
de bifurquer qui aura été à l’origine de toute l’évolution exosomatique et
orthogénétique, et qui ne se sera jusqu’alors déployée qu’ainsi, et insupportable
aux plans psychique aussi bien qu’éco-mésologique, et c’est ce que commence à
souligner Guattari dès 1989, lorsqu’il lie ce qu’il décrit comme des
empoisonnements environnementaux à la ruine de ce qu’il appelle les
Territoires existentiels par le Capitalisme mondial intégré et pour lesquels il
tente de penser et de panser une écosophie : face aux

dangers les plus voyants qui menacent l’environnement naturel de nos sociétés […] seule, une
articulation éthico-politique – que je nomme une écosophie – entre les trois registres écologiques, celui
de l’environnement, celui des rapports sociaux et celui de la subjectivité humaine, serait susceptible
17
d’éclairer convenablement ces questions .

Après quoi il souligne les énormes transformations à attendre dans les


champs du travail et de l’automatisation 18.
De ces conflits littéralement ruineux entre exorganismes complexes – en
cela qu’ils anéantissent et annihilent des siècles de construction d’horizons
d’individuation psychique et collective issus des systèmes sociaux, reposant eux-
mêmes sur la noétisation de chocs techno-logiques issus des occurrences
précédentes du double redoublement épokhal –, les États, particulièrement en
Europe, sont de plus en plus souvent les spectateurs à la fois impuissants et
complaisants.
La guerre économique ne concède à ces États – qui furent longtemps les
exorganismes complexes supérieurs, comme la papauté le fut avant eux en
Europe occidentale – que les fonctions régaliennes de police et de sécurité
armée dans le champ national et international, en attendant leurs possibles
privatisations fonctionnelles et technosphériques : celles-ci sont déjà
expérimentées dans le contexte actuel aussi bien par les sociétés de surveillance
qu’au cours de la seconde guerre contre l’Irak 19. Avec les drones, armes létales
autonomes et autres pharmaka meutriers, la guerre, au moins dans le cadre des
conflits locaux, est vraisemblablement appelée à devenir une industrie de
services comme une autre – dans la suite des services de sécurité privée qui
pullulent depuis la multiplication des attentats terroristes aussi bien que de
l’aggravation de l’insécurité urbaine qu’engendre l’entropie sous toutes ses formes, et
en tant qu’elle ruine les dispositifs sociaux de solidarité.
Menée à la fois pour et par la prise de contrôle des processus
d’exosomatisation, la guerre économique civile et planétaire, qu’il faut
appréhender comme une troisième guerre mondiale, et qui engendre évidemment
aussi des conflits militaires, pour le moment « locaux » – et ils sont de plus en
plus nombreux et de plus en plus atroces –, est incomparablement plus
destructrice que les deux guerres mondiales du XXe siècle, cependant que les
impasses où elle mène accroissent chaque jour davantage la probabilité d’un
nouveau conflit militaire majeur entre exorganismes territorialisés nationaux,
régionaux ou continentaux téléguidés par leurs exorganismes planétaires, et en
vue d’imposer ceux-ci comme monopoles fonctionnels technosphériques dans
la compétition planétaire 20.
Dans le contexte de la guerre civile économique et commerciale planétaire
qui est en cours, l’idéologie transhumaniste est le « deuxième front » : il s’y joue
une lutte psycho-neuro-politique en vue de contrôler les états d’âmes et les
fantasmes post-noétiques – qui tentent de combler le vide laissé par l’absence
de protentions secondaires collectives dans le désert en tant qu’absence
d’époque. Que la guerre militaire soit généralement précédée, depuis
l’émergence des États-nations, d’une sensible aggravation de la régression vers
la bêtise – régression dont le transhumanisme est l’expression la plus massive
qui se puisse imaginer comme philistinisme datascientifique du non-savoir
absolu –, cela a tout pour nous inquiéter, « nous » qui jusqu’alors, en France, et
à l’exception de ceux qui firent la guerre d’Algérie, ne connaissions pas la
guerre militaire, à la différence de tant d’autres : ceux qui subirent de telles
guerres militaires à cause de notre guerre économique après les guerres de
décolonisation (Algérie et Vietnam en particulier), et qui en cela ne sont pas ce
« nous ». Qui veut panser le terrorisme doit d’abord se souvenir de ces faits.

51. Panser la bêtise au XXIe siècle

Dans un tel contexte, et aussi inimaginable et übermenschlich que cela


puisse paraître, l’urgence est cependant de panser la bêtise, de lui nuire en cela,
par ces pansements, et non de simplement la blâmer – car si la simplicité est
précisément le trait de la bêtise (que Heidegger apparente au « bon sens 21 », au
moins comme bêtise « métaphysique »), en ce cas, on se paye de mots en la
blâmant, et, ce faisant, on ne fait que la reproduire (comme ce sera le cas de
Heidegger, au moins dans le champ politique où il fera sa « grosse bêtise »,
selon sa propre expression).
La bêtise n’est évidemment « bête » que parce qu’elle et que tant qu’elle ne
parvient pas à s’en apercevoir : cet inaperçu (sinon cet inapparent) est la bêtise
elle-même 22 – qui lui permet de croire qu’elle-même peut s’exonérer de ce
simplisme, ce qui est le premier pas de la simplification, se condamnant alors
ainsi et toujours à devenir de plus en plus bête dans le devenir aveuglant et
aveuglé qui ne voit pas la différance de l’avenir. Lorsque au contraire la bêtise
s’aperçoit elle-même, elle n’est plus la bêtise, mais l’expérience. Elle devient
ainsi la quasi-cause d’elle-même, en quelque sorte.
Tel est le jeu parmi les mortels de l’épimétheia et de la prométheia, en tant
qu’il constitue la scène tragique, en cela que pharmacologique, et
thérapeutique en conséquence, la tragédie au sens courant (hérité d’Aristote et
de sa Poétique) est l’une des dimensions de cette thérapeutique : la tragédie est
un pansement. Or l’épimétheia et la prométheia trouvent dans la pensée
philosophique et scientifique advenue dans et de la révolution industrielle et de
son accélération des formulation nouvelles, à travers Marx, Bergson, Lotka et
Leroi-Gourhan notamment.
C’est pourquoi panser la bêtise au XXIe siècle, c’est :
1. tirer les conséquences des analyses de « The law of evolution as a
maximal principle » quant à ce qu’il en est de la prolétarisation totale comme
dénoétisation, en vue de réinterpréter l’héritage rétentionnel que Lotka appelle
a vista of miraculous progress 23, et en vue de redéfinir des critériologies valides
pour une orthogenèse soutenable et solvable ;
2. reconsidérer les propos de Nietzsche et de Deleuze quant à ce qui force
à penser dans la bêtise, et pour la panser – en la considérant à partir de la
figure d’Épiméthée, l’imbécile qui finit par donner son nom au savoir
expérimenté 24, et il faudra ici revenir vers le « Sisyphe heureux ». Mais il faut
alors aussi reconsidérer les figures de Dionysos et d’Apollon – en passant par
Perséphone.

e
Panser la bêtise au XXI siècle, et, ainsi, la pænser, c’est mettre la pensée et
toutes ses disciplines, théoriques et pratiques, au service d’une très-improbable
bifurcation opérable par la fonction de la raison qui est évidemment une
fonction de soin – et comme ce qui soigne ces limites dont la bêtise est toujours
l’expression : l’imbécile contextuel qu’est toujours l’âme noétique en tant qu’elle
est intermittente montre les limites que lui-même ne voit pas – la question
e
étant quant à nous, au XXI siècle, que l’imbécillité a été elle-même
exosomatisée et automatisée comme fonctions récursives des boucles de
rétroaction.
Quant à cet imbécile occasionnel qu’est l’imbécile contextuel, il est victime
du « bon sens » au sens de Heidegger en cela qu’il dénie la possibilité de
l’improbable, mais aussi, comme Heidegger, que cet improbable puisse surgir
dans le probable, et en passant par le calcul, tel le poëme de Claudel 25 – c’est-à-
dire aussi, dans la langue de Nietzsche, que l’actif puisse pro-venir du réactif.
Nietzsche est précisément l’opérateur initial d’un tel chantier : la grande
santé, et la politique de la mémoire qui est aussi une politique de la sélection,
c’est ce qui requiert ces pansements dont le surhumain – Übermensch – est
constitué pour se protéger de l’entropie probabilitaire, et en vue duquel
Nietzsche forge les concepts de volonté de puissance et de nihilisme, tout en
approchant la question de l’exosomatisation, dont la machine à vapeur qui est à
l’origine de la théorie thermodynamique de l’entropie, et de son accélération. En
l’approchant par défaut.
Que veut dire bifurcation opérable, cependant ? Cela veut dire concrétisable
exosomatiquement, pouvant être rêvée noétiquement, c’est-à-dire comme rêve
réalisable, et d’un point de vue à la fois organologique et pharmacologique :
• Le point de vue pharmacologique prescrit des ré-organisations des
exorganismes complexes existants.
• Le point de vue organologique pose que ces prescriptions reposent sur la
considération des nouveaux organes exosomatiques, et doivent être capables de
les réinventer, c’est-à-dire de les transformer eux-mêmes.

Tels sont les enjeux d’une nouvelle allagmatique – enjeux qui ne peuvent
cependant être mis en jeu qu’à la condition de transvaluer la transvaluation
nietzschéenne du nihilisme 26.
Que l’accélération de l’exosomatisation constitue l’horizon des
considérations de Nietzsche sur son temps, c’est ce qu’a montré Barbara dans
« “Nous entendons bien le martèlement du télégraphe, mais nous ne le
comprenons pas” (Nietzsche, 1877). Prolégomènes médiatiques à toute
philosophie future 27 ». Cet article ouvre des perspectives très nouvelles du côté
des études nietzschéennes : il montre qu’en soulignant le retard de son époque
sur ce qui y advient à travers la réticulation industrielle et ses agencements avec le
machinisme, Nietzsche appréhende ce temps comme celui de l’industrialisation
galopante de l’Europe, quittant ainsi et définitivement plus de deux millénaires
dominés par l’onto-théologie. Et c’est ce que Heidegger appelle le Gestell.

52. L’accélération industrielle des flux et l’épreuve du chaos

La considération des technologies réticulaires télégraphiques et ferroviaires


et de leurs agencements avec les machines et avec la presse quotidienne conduit
Nietzsche à anticiper dès Le Voyageur et son ombre d’immenses transformations

28
dont personne n’a osé tirer la conclusion pour les mille ans qui viennent .

Nietzsche décrit ici une convergence exorganique de pharmaka faisant


système (machine, chemins de fer, télégraphe et presse), où les moyens de
production industriels machiniques d’un côté forment les nouveaux
exorganismes industriels, et de l’autre côté inondent des territoires qui sont
ainsi eux-mêmes réticulés, et si l’on peut dire ré-exorganisés en cela – à partir de
ces réseaux de distribution qui transforment en totalité le Léviathan tel que le
considérait Hobbes 29.
Les territoires et les exorganismes supérieurs étatiques et ad-ministratifs
(dotés de services servant des ministères) qui les constituaient se trouvent ainsi
eux-mêmes totalement recodés et surcodés, sinon recodifiés : ils sont totalement
reconfigurés par ce qui est alors en train de devenir la réticulation
informationnelle – laquelle aboutit de nos jours à la « smart city » comme
concrétisation exosomatique et « urbaine » de la smartness au sens d’IBM, qui
tente ainsi de s’accaparer la dynamique réticulaire 30 : c’est la notion
d’information telle qu’on propose de l’analyser dans La Technique et le Temps 4
qui apparaît avec la réticulation telle que l’observe Nietzsche en 1878 – trois
ans avant la mise en œuvre à grande échelle de la mécanographie.
C’est ici que

31
notre philosophie doit […] commencer non par l’étonnement, mais par l’effroi .

La presse écrite transforme l’information télé-graphiquement recueillie et


transmise par les agences de presse apparues en 1835 32 en produit de
consommation courante et quotidienne pour une opinion publique qui s’en
trouve elle-même reconfigurée de fond en comble, ce flux quotidien
d’informations, de marchandises et de personnes devenant déjà à l’époque de
Nietzsche et chaque jour plus soutenu – et sera bientôt constitué de personnes,
marchandises et informations radio-diffusées, puis télé-visées, puis « postées »,
« selfiées » : systémiquement tertiarisées de mille manières.
Ce devenir-flux affecte les savoirs sous toutes leurs formes, comme Nietzsche
le souligne dès 1872 dans Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement en
articulant la division industrielle du travail intellectuel, devenu fonction de
production, avec le commerce quotidien de l’information :

Un savant exclusivement spécialisé ressemble à l’ouvrier d’usine qui toute sa vie ne fait rien d’autre que
fabriquer certaine vis ou certaine poignée pour un outil ou une machine déterminés, tâche dans
33
laquelle il atteint, il faut le dire, à une incroyable virtuosité .

Nous atteignons maintenant le point où dans toutes les questions générales de nature sérieuse et
surtout dans les problèmes philosophiques les plus élevés l’homme de science en tant que tel n’a plus
34
du tout la parole .

Au moment où Nietzsche décrit les effets de l’exosomatisation, sans


thématiser celle-ci comme telle, mais en observant et en analysant son
accélération, le recensement des États-Unis d’Amérique a lieu avec des moyens
nouveaux qui tirent les conséquences du machinisme industriel promu par
Jacquard et des travaux de Charles Babbage (auxquels Marx se sera intéressé) et
Ada Lovelace : l’information, que le télégraphe transporte sur des réseaux
électriques depuis trente-cinq ans lorsque Nietzsche écrit Le Voyageur et son
ombre, devient alors et déjà une réalité fondamentalement computationnelle,
c’est-à-dire un signal analysable et traitable par ce qui est en train de devenir la
mécanographie.
Cette mécanographie, ancêtre des actuels dispositifs rétentionnels
automatisés, consiste en une délégation exosomatique des fonctions de
l’entendement à la machine computationnelle qui le double – au sens où l’on se
fait doubler sur une route, une autoroute ou une « artère » : ici, doublé par le
calcul et sur un réseau exosomatique du système nerveux central, de ce fait
décentralisé, mais recentralisé, de nos jours, dans le « cloud », c’est-à-dire, en
réalité, dans les data centers, eux-mêmes devenant à présent sous-marins –
doublure qui redouble ce qui est doublé, mais en le suspendant
fonctionnellement, en le défonctionnalisant : comme son redoublement
épokhal.
Panser et critiquer cet état de fait suppose cependant de comprendre
pourquoi et comment l’entendement aura toujours déjà été constitué par son
auto-redoublement artefactuel et tout à la fois destitué (prolétarisé, plus ou
moins, en fonction des thérapeutiques qui auront été mises en place comme
dispositifs rétentionnels) à travers les rétentions tertiaires hypomnésiques. Cet
auto-redoublement artefactuel, qui ne concerne pas que l’entendement (il
affecte tout autant l’intuition et l’imagination 35), constitue en cela la base
exosomatique de la noèse et de son exorganogenèse 36.
Au XXe siècle, la maîtrise computationnelle de l’information s’accroît à un
point tel qu’elle engendre la première grande entreprise transnationale, c’est-à-
dire déterritorialisée : International Business Machines, plus connue sous le
nom d’IBM, issue elle-même de la fusion d’entreprises de mécanographie,
devenant après la Seconde Guerre mondiale le géant plus qu’international de ce
qui sera alors appelé informatique (en France) et computer science (aux États-
Unis), tout en développant la notion de culture d’entreprise, où le but est que
l’adhésion des employés aux valeurs de l’exorganisme complexe industriel
intrinsèquement international et déterritorialisé voulant ainsi devenir supérieur
soit plus forte que l’adhésion aux valeurs des exorganismes territoriaux : leur
adhésion aux valeurs d’IBM doit aller au-delà de leurs valeurs nationales et
territoriales.
Dans la lutte pour la constitution d’un espace transnational de
l’information, l’adoption du code ASCII (American Standard Code for
Information Interchange) jouera un rôle décisif souligné par Simon Nora et
Alain Minc dans L’Informatisation de la société 37. C’est à cette époque que
Heidegger pose que la cybernétique « prend la place de la philosophie 38 ». Avec
la télématique, dont la France 39 puis l’Europe 40 seront brièvement à l’avant-
garde, les conditions se mettent en place pour que les exorganismes complexes
planétaires et leurs technologies de scalabilité deviennent possibles 41 d’une part
à travers l’intégration de la norme TCP-IP, c’est-à-dire du protocole internet,
et d’autre part avec l’adoption du standard hypertextuel et multimédia HTML,
c’est-à-dire de la structure de données du world wide web.
La réticulation informationnelle engendre dès le XIXe siècle un
accroissement et une accélération des flux qui constituent l’objet constant des
méditations, des souffrances et des joies de Nietzsche – de La Naissance de la
tragédie aux derniers fragments. À travers une analyse systématique de tout ce
corpus, Barbara montre comment, pour lui, et avec l’agencement industriel où
se met en place ce que Heidegger appellera le Gestell, s’impose un

devenir fluent de toutes les réalités, qui perdent toute forme de stabilité et de permanence. Avec une
précision de sismographe, [Nietzsche] décrit comment les anciens modes de constitution de l’éternité
sont en voie d’être détruits par l’accélération des événements, qui rendent pour la première fois
manifeste la réalité du flux absolu.
Telle est la réalité fluente de la concrétisation industrielle du nihilisme dont
le penseur de la volonté de puissance sent venir l’échéance, et comme
bombardement informationnel sous forme de flux :

42
Je prévois quelque chose de terrible. Le chaos tout proche. Tout est flux .

Or Barbara montre 43 que ce flux doit être pensé avec Dionysos et


réciproquement : le couple transductif Apollon/Dionysos fait sens comme
l’épreuve industrielle de ce flux conduisant à l’accomplissement du nihilisme
comme ère post-véridique dans l’Anthropocène – c’est-à-dire dans le Gestell.
Tel est le tragique nietzschéen comme irréductible dualité Apollon/Dionysos
opératrice de l’exosomatisation que Nietzsche appelle artifice.

53. L’ombre de la volonté de puissance dans l’éternel retour : toujours

Pour ne pas être dé-composées, dés-intégrées et emportées


transdividuellement par le flux, comme résidus a-morphes, les âmes doivent
préserver la spirale métastable qui conditionne le processus de leur
individuation – comme dans le courant d’un fleuve se maintiennent plus ou
moins en s’y déformant constamment des structures tourbillonnaires, jusqu’à
ce qu’une crue soudaine les engloutisse elles-mêmes, d’autres structures
tourbillonnaires apparaissant alors :

Le télégraphe et la presse obligent les âmes […] à rester elles-mêmes, tout en se métamorphosant
beaucoup plus profondément et beaucoup plus vite, forcées d’incorporer en elles une masse de plus en
44
plus grande du flux du devenir et de ses contradictions .

Citons ici par provision et sur une autre échelle l’analyse par Jean Claude
Ameisen de la sculpture du vivant à travers le suicide cellulaire, et sur laquelle
nous reviendrons évidemment dans La Société automatique 2 :

Les royaumes du suicide cellulaire n’ont pas de frontière. Notre corps d’enfant puis d’adulte est pareil
45
à un fleuve, sans cesse renouvelé .

Et demandons-nous s’il n’y aurait pas à panser aussi – en passant par


Toynbee – un suicide exosomatique.
Le destin exosomatique est une formation (Bildung)/dé-formation/ré-
formation constante et toujours plus ou moins orientée vers les extrêmes de la
figure suivante – qui guide depuis une nuit de l’année 1979 ou 1980 toutes les
thèses engagées dans La Technique et le Temps :

Le destin exosomatique en est une instanciation et une déformation


constante et constamment extrême, si l’on peut dire, la dé-formation étant la loi
de l’exosomatisation, ce qui avait été appelé dans De la misère symbolique 2
défonctionnalisations (comme autant de suicides noétiques) et
refonctionnalisations (comme autant de renaissances, appelées anamnèses, et
formant les nouveaux circuits de transindividuation). Elle est constamment
extrême au sens où, oscillant constamment entre des polarités pulsionnelles qui
sont des extrémités, lesquelles se rejouent à tous les niveaux de
l’enchevêtrement, sur toutes sortes de registres, par exemple comme
synchronisation et diachronisation, la (dé)formation met constamment en
danger la dynamique en totalité.
Les oscillations forment les spirales, ce que l’on peut concevoir assez
aisément. Il est beaucoup plus difficile de concevoir l’enchevêtrement des
spirales : c’est le plus difficile – et c’est l’ambition de la néguanthropologie,
comme on y reviendra dans La Technique et le Temps 7. Le défaut qu’il faut :
idiome, idios, idiotie. Ce qui enchevêtre les pulsions aux tendances dynamiques
telles que la synchronisation et la diachronisation, elles-mêmes constituant
d’autres polarités, c’est l’enjeu du couple Apollon/Dionysos tel qu’il mène –
avec Ariane – vers la doctrine de l’éternel retour.
Barbara montre que c’est face au devenir fluent de toutes les réalités – qu’il
entend tout d’abord dans la musique de Wagner – que Nietzsche conçoit cet
éternel retour. Le flux, que produisent les lignes télégraphiques et le
martèlement qu’elles transportent, c’est ce que l’époque de Nietzsche ne
comprend pas :

46
Nous entendons bien le martèlement du télégraphe, mais nous ne le comprenons pas

– ni plus ni moins que nous ne comprenons ce qui advient comme Gestell


ou technosphère, et cela précisément parce qu’alors le Gestell est en train de se
mettre en place comme technosphère, et par la réticulation computationnelle.
C’est dans l’épreuve de ce retard que se forme la pensée de l’éternel retour :

La pensée de l’éternel retour essaie très précisément de répondre à cette épreuve, à ce martèlement du
47
télégraphe que tout le monde « entend bien », mais que personne ne « comprend » encore .

Le retard – également, précisément, fonctionnellement et


dysfonctionnellement décrit par Lotka –, tel qu’il constitue primordialement le
double redoublement épokhal, devient sensible en se conjuguant avec une
désintégration de la proximité :

Alors que l’homme d’autrefois se bornait à compatir avec les personnes et les éléments de son
environnement proche, ce qui était déjà loin d’être simple et sans danger, l’homme d’aujourd’hui est
appelé à compatir avec des nouvelles venues du monde entier

– ce qui est une nouvelle extension exosomatique de la chair noétique dont


Dionysos est le dieu.

En étendant de façon brutale et considérable son champ perceptif, les médias hypertrophient [les]
organes d’incorporation [de l’homme d’aujourd’hui] et l’obligent à ingérer une masse énorme de flux
48
étranger .

De la proximité et de sa désintégration, Heidegger parlera à son tour,


quarante-neuf ans plus tard, – en 1927, quatre ans après l’apparition en Europe
des premiers réseaux hertziens civils, à propos de ce qui sera ainsi devenu la
réticulation radio-phonique via la radiodiffusion, laquelle conduira vingt ans
plus tard à la télédiffusion et à la réticulation télé-visuelle formant l’horizon
tout juste émergent d’Adorno et Horkheimer dans leur Dialektik der
Aufklärung :

Il y a dans le Dasein une tendance essentielle à la proximité. Tous les modes d’accroissement de la vitesse
auxquels nous sommes aujourd’hui plus ou moins contraints de participer visent au dépassement de
l’être-éloigné. Avec la « radiodiffusion », par exemple, le Dasein accomplit un é-loignement du
« monde » encore malaisé à dominer du regard quant à son sens existential ; cet é-loignement revêt la
49
forme d’une extension du monde ambiant quotidien .

Que dire à partir de là, c’est-à-dire en partant du là comme monde ambiant


quotidien (alltäglichen Umwelt), de l’ambient computing constituant/destituant
le là (da) comme désert ?
Que cette « tendance essentielle à la proximité », visant, comme
« accroissement de la vitesse », le « dépassement de l’être-éloigné », que cela soit
à la fois
• l’expression de la volonté de puissance,
• la différance et la dissémination,
• la répétition et la déterritorialisation,
c’est ce que nous tentons d’établir ici avec les références à Lotka 50 – et pour y
comprendre comment et pourquoi la volonté de puissance, étant
pharmacologique, parce que étant exosomatique, se retrouve toujours dans
l’impasse de l’impuissance qui l’accompagne comme le voyageur son ombre, et
comme sa limite.
Soixante-dix ans après la première théorisation des industries culturelles
par Adorno et Horkheimer, qui enchaînaient ainsi sur Benjamin, les réseaux
dits « sociaux » ont reconfiguré de fond en comble cette industrie de l’é-
loignement qui désintègre littéralement la proximité, comme Nietzsche en
saisit l’essentiel avec une clairvoyance stupéfiante – et stupéfaite. C’est de cette
stupéfaction que procède la doctrine du retour. Ces réseaux sont stupéfiants
parce qu’ils opèrent les circuits de transdividuation 51, lesquels, dans le flux du
social engineering, désintègrent aussi bien l’individuation psychique que
l’individuation collective, faisant des individus les serviteurs de fonctions
exosomatiques d’échelle biosphérique devenues des monopoles fonctionnels de
l’exorganisme terrestre en totalité.
En détruisant les capacités individuelles et collectives à opérer des
bifurcations néguanthropiques, ces fonctions calculant automatiquement les
relations d’échelles installent par la dénoétisation les conditions d’une
intoxication irréversible. Tel est le sens aussi bien de l’article de BioScience déjà
cité que du rapport 2014 du GIEC, lequel soulignera en 2017 et encore en
2018 l’extrême aggravation de ses prévisions. Et telles sont les caractéristiques
de l’absence d’époque post-véridique. Comment et où, face à cette stupéfiante
mauvaise nouvelle, telle qu’elle se combine chez Nietzsche avec la connaissance de
la théorie de la mort thermique de l’univers 52, trouver la force et le courage
d’opérer pourtant, et précisément à partir de ce « là », c’est-à-dire de ce qui n’est
plus là, une bifurcation inespérée, improbable, quasiment miraculeuse ? Par la
quasi-causalité qui constitue l’enjeu de l’éternel retour comme discipline de fer
du courageux.
Avec la réticulation stupéfiante qui commence à l’époque de Nietzsche, ce
sont les exorganismes de toutes tailles qui sont bouleversés dans leurs
exorganisations – où la soumission des singularités et des diachronies à ce qui
conduira au calcul biosphérisé et planétairement totalisé radicalise la
totalisation adaptative des moyennes que Nietzsche voit déjà venir, et
reconfigure du même coup toute la question qui sera dite plus tard
« biopolitique » :

S’adaptant de manière passive à l’accélération des événements, les corps se désindividuent et les sociétés
contemporaines se massifient. C’est ce contexte délétère qui, pour Nietzsche, explique la montée en
puissance, dans les sciences de la vie, du concept d’adaptation, aux détriments des notions
53
d’organisation, d’assimilation et d’incorporation .

54. Avoir lieux dans l’éternel retour

La massification industrielle désintègre les singularités dans les flux, les


noyant dans la crue des moyennes, et le dialogue de Nietzsche avec la
biologie 54 s’entame depuis ce contexte qui accomplit le nihilisme, où le
christianisme, et avant lui la métaphysique platonicienne de l’âme s’opposant
au corps 55, mène au capitalisme computationnel concrétisant à l’échelle
planétaire la liquidation de l’héritage onto-théologique – telle la
« déconstruction objective » dont la déconstruction derridienne voudra n’être
que le recueil, le legein :

Quand il apparaît aux yeux de tous que « tout est flux », l’éternité ne peut plus être celle du monde
supérieur des essences inventé par les métaphysiciens. Elle ne peut plus être non plus celle de la
56
résurrection des corps promise par le christianisme de saint Paul .

Surmonter le nihilisme dans l’épreuve du flux, c’est devenir activement


nihiliste, c’est-à-dire : renverser les valeurs dévaluées par le nihilisme lui-même
en les transvaluant. Activement signifie : faisant de nécessité vertu, faisant du
défaut ce qu’il faut – devenant la quasi-cause de « ce qui arrive », pour en être
digne, et pour que quelque chose arrive en effet(s).
Le devenir n’est plus un accident de l’être : c’est l’être qui devient une stase
locale du devenir, c’est-à-dire du flux, où l’éternité

ne peut être que celle du flux du devenir lui-même, dont il faut apprendre à aimer, à vouloir et à
incorporer toutes les notes et tous les mouvements dans son propre corps, sur le mode musical de leur
57
éternel retour .

Ce que Nietzsche ne peut cependant articuler ici, dans ce qui est l’épreuve
du nihilisme comme entropie qui égalise tout, et faute de disposer des notions de
néguentropie et d’anti-entropie, c’est la différance du devenir comme avenir en
tant que, comme bifurcation incorporant le flux, elle ne s’accomplit jamais que
localement, cependant qu’une telle localisation est ex-organique (c’est-à-dire
aussi organologique) : le corps ne peut incorporer que socialement, c’est-à-dire en
formant des exorganismes complexes inférieurs et supérieurs.
Cela veut dire :

1. que l’individuation psychique est toujours aussi collective, qu’elle n’est


que pour autant qu’elle fait corps, c’est-à-dire exorganisme, dans l’épreuve du
flux, et en y installant une localité tourbillonnaire, singulière et tissue de
rétentions et de protentions à interpréter en fonction des ressources offertes par
le niveu de grammatisation,
2. qu’elle ne fait ainsi corps que comme la localisation individuante d’un
exorganisme plus ou moins déterritorialisé – c’est-à-dire terrien, et territorialisé
en cela, et à diverses échelles, mais que con-figurent des réseaux, routiers,
fluviaux, d’assainissement, d’adduction, de distribution, télégraphiques, ferrés,
radiophoniques, etc., qui l’ont toujours déjà emportée dans le devenir d’une
déterritorialisation. Cette localité para-doxale toujours se délocalisant est celle
de l’idiotie de l’idiome, qui donne son titre à La Technique et le Temps 7. Le
défaut qu’il faut : idiome, idios, idiotie.

Si Nietzsche ne pense pas l’incorporation comme localisation exorganique


d’un faire-corps social en tant que telle, il en ouvre cependant la question en
faisant l’épreuve de l’accélération industrielle des flux, qu’il s’agirait d’incorporer
par l’invention de nouveaux organes, c’est-à-dire par la poursuite à la fois
incorporante et organologique de l’exosomatisation :

À l’illusion d’une plongée sans condition dans le flux du devenir, Nietzsche a opposé, contre tout l’art
romantique de son siècle, la nécessité d’inventer de nouveaux organes d’incorporation, capables de
58
filtrer le flux absolu, en lui imposant de nouvelles formes et de nouveaux rythmes .

Ce filtrage, qui est évidemment déjà une sorte de localisation, est


cependant pris de vitesse par la réticulation qui se met alors en place comme
marché de l’information :

Ces formes et ces rythmes, ces moyens complexes et raffinés d’une lente digestion des flux […] se
trouvent aujourd’hui attaqués de toutes parts au nom de la vitesse, du direct et de la réaction « à
59
chaud » aux événements .

Si l’information n’est pas encore ici computationnelle au sens de la


rétention tertiaire numérique elle-même réticulaire, le capital (qui est ce dont
surgit alors la ville Lumière d’Haussmann reconfigurant l’exorganisme urbain,
et qui balayera l’empire d’Autriche-Hongrie dans Vienne, berceau de la
psychanalyse et capitale de la Cacanie 60) est déjà ce qui, comme marché, et au-
delà même du marché 61, fait de l’information ce à quoi tout est soumis à travers
le flux gouverné par un calcul hégémonique où plus rien n’arrive : où
l’information détruit tout avoir lieu, toute localité, précisément 62 – concrétisant
ainsi la désertification qu’est le nihilisme purement et simplement
computationnel que Nietzsche anticipe évidemment :
Il est devenu possible qu’aucun événement ne nous arrive plus jamais, ou si l’on préfère que plus rien ne
nous arrive.

63
Comment être « digne de ce qui nous arrive » quand plus rien n’arrive ?
Dans l’imminence de cette possibilité fatale s’impose la nécessité d’une
différance organologique et thérapeutique :

Cette possibilité (le nihil du « nihilisme ») nous donne […] une lourde responsabilité : celle de nous
64
réorganiser, en organisant nos modes médiatiques de réception du flux .

La transvaluation passe par une telle organologie.


Assumer cette responsabilité, c’est d’abord repanser les institutions de
formation depuis ce contexte, à partir de cette organologie, depuis les devoirs
que cela nous impose, et comme exorganisations de l’individuation collective
formant des horizons de rétentions et de protentions collectives. Il faut poser

à nouveaux frais la question de « l’avenir de nos établissements de formation », en l’instruisant en


relation aux nouveaux médias de l’époque des machines.

Ce qu’il s’agit ainsi de combattre, c’est la prolétarisation totale, c’est-à-dire


la dénoétisation intégrale, qui était déjà l’horizon de Sur l’avenir de nos
établissements de formation (Bildung 65), dans l’époque qui annonce l’absence
d’époque comme désapprentissage généralisé :

66
L’homme désapprend à agir ; IL NE FAIT PLUS QUE RÉAGIR à des excitations du dehors .

Où l’on voit pourquoi et comment Nietzsche n’est pas seulement un


penseur de la prolétarisation : il en est le penseur et le panseur le plus radical
qui soit.
La question est alors de retraduire politiquement et économiquement la
transvaluation de toutes les valeurs à l’époque des dispositifs rétentionnels
industriels comme mnémotechniques (dont la question est posée dans La
Généalogie de la morale), et par une « grande politique » qui serait aussi une
« grande santé » 67, et non seulement la transvaluation de toutes les valeurs,
mais ce qui en est la condition, à savoir le nihilisme actif tel qu’il doit retrouver
son défaut d’origine tragique 68, qui a été oublié par les épigones exaltés de
Nietzsche et de Deleuze 69.

55. Nietzsche et la mauvaise nouvelle de l’entropie

Quant à Nietzsche, quant à l’éternel retour, et quant à ce que cette vision


aurait à voir avec l’entropie et la néguentropie, que penser de la thèse
qu’expose Paolo D’Iorio dans « Cosmologie de l’éternel retour 70 » –
partiellement ré-exposée et sensiblement modifiée dans « L’éternel retour.
Genèse et interprétation 71 » ?
Nietzsche aurait élaboré l’« idée » de l’éternel retour sous le coup de sa
lecture soutenue des débats de l’époque en matière de cosmologie, provoqués
en particulier par la conférence de William Thomson donnée en 1852, au
cours de laquelle celui-ci annonçait la « mort thermique de l’univers 72 », c’est-
à-dire la croissance nécessaire, irréversible et universelle de l’entropie – le
devenir apparaissant être en fin de compte cette croissance, c’est-à-dire sa
propre néantisation, son annihilation.
C’est ce qui aurait conduit Nietzsche à élaborer sa « doctrine physique »
dans le sens d’une des hypothèses possibles de la théorie élaborée par
Boltzmann vingt-cinq ans après la conférence de Thomson, et rendant
concevable une pluralité de mondes par « fluctuations statistiques ». Cette
thèse concernant Boltzmann n’est cependant pas reprise dans l’article des
Cahiers de l’Herne – sans que D’Iorio précise s’il y a ou non renoncé. Il y
commente en revanche longuement l’aphorisme 109 du Gai Savoir.
Il est évident que la doctrine de l’éternel retour est fondamentalement liée
à cette stupéfiante mauvaise nouvelle où le devenir se présente comme son auto-
effacement. Une telle nouvelle, qui laisse en effet stupide et parfaitement
désorienté, exige qu’une autre voie la rende supportable. Il semble en revanche
plus que douteux que le sens de cette doctrine soit une sorte de formulation
presciente de ce qui sera affirmé plus tard par Boltzmann, comme D’Iorio en
avance l’hypothèse après avoir montré que Nietzsche était « bien informé » du
« rapport entre thermodynamique, cosmologie et philosophie 73 » par ses
lectures de Friedrich Lange, Hermann von Helmholtz, David Strauss et Otto
Caspari.
Parmi les nombreux commentateurs, polémistes et spéculateurs
intellectuels s’affrontant après le coup de tonnerre incommensurable que
constituait ce qui allait devenir la « loi de l’entropie », Caspari que lisait
Nietzsche au moment où il formulait la doctrine de l’éternel retour lui aurait
inspiré de nombreuses autres lectures sur ce sujet durant l’été 1881, dont
D’Iorio fournit une liste détaillée. En témoignerait le « cahier “secret” » coté
M III 1 que Nietzsche aurait gardé de 1881 à 1888 sans en utiliser le contenu
dans ses œuvres 74, ce manuscrit n’ayant été publié lui-même qu’en 1973.
L’hypothèse de D’Iorio est que

le critère de l’ordonnance chronologique du matériel posthume, adopté par l’édition Colli-Montinari,


nous permet de suivre pas à pas le rapport entre le premier surgissement de l’hypothèse de l’éternel
retour, les tentatives de démonstration rationnelle qui l’accompagnent et les liens qu’elle entretient avec
75
d’autres lignes thématiques développées dans la même période .

C’est à partir de ce matériau qu’aurait été élaborée l’idée de l’éternel retour,


qui

se fonde sur des arguments identiques à ceux que Caspari utilisait contre Hartmann, mais Nietzsche
rejette de la façon la plus ferme la solution de Caspari, la considérant comme l’un des pires
76
anthropomorphismes qui soient .
Serait en conséquence erroné le point de vue qui fut développé en 1913
par Alfred Fouillée, selon lequel

le principe de Carnot-Clausius gênait fort Nietzsche, parce qu’il aboutit à l’irréversibilité des
77
phénomènes physiques, à l’impossibilité du retour et à un équilibre final

– point de vue qu’à travers ses références à La Volonté de puissance Deleuze


semble partager. D’Iorio pose enfin que si Nietzsche n’aura pas connu la
théorie de l’entropie mathématiquement formalisée en 1877 par Boltzmann 78,
fondant en cela la physique statistique à travers le modèle probabiliste connu
sous le nom de « constante de Boltzmann », il en aura en quelque sorte
anticipé et adopté l’une des conséquences possibles comme doctrine physique
de l’éternel retour.
Cette fameuse « constante de Boltzmann » reviendra au premier plan dans
les débats sur l’entropie et la néguentropie à l’époque où apparaissent la théorie
de l’information et la théorie cybernétique – mais dans une impressionnante
confusion conceptuelle, les ondes du choc stupéfiant de la théorie de l’entropie
parcourant tout le XXe siècle sans que s’impose un ultime point de vue. En
revanche, un élément tout à fait nouveau y apparaît, qui constituera l’apport
fondamental du XXe siècle : la théorie de l’entropie négative, ou néguentropie,
celle-ci étant le fait de l’organisation, ce qui conduira enfin à la notion d’anti-
entropie, dont D’Iorio ne parle nulle part : cela se passe plus d’un demi-siècle
après l’été 1881 à Sils-Maria, où Nietzsche a sa « vision ».
Il est cependant fort douteux que la théorie de Boltzmann et l’une des
hypothèses auxquelles elle conduit, « la possibilité de fluctuations vers des états
moins probables », soient compatibles avec la tournure et les tours de l’éternel
retour tel qu’il signifie avant tout l’épreuve d’une récurrence différante. La
« pluralité » rendue statistiquement possible paraît tout au contraire manquer
l’essentiel. L’essentiel, c’est précisément ce qui constituera la question de
l’entropie négative devenant organisation et anti-entropie – et donc nous
posons qu’elle conduit à une néguanthropologie dont l’Übermensch est une
formulation en quelque sorte larvaire.
Si l’on tient absolument à trouver des étayages scientifiques à la doctrine
du retour, il faut tourner son regard du côté de Schrödinger, et en passant par
Bergson et Freud, qui paraissent souvent l’anticiper, comme s’ils continuaient à
creuser après Nietzsche le même sillon. C’est ce que l’on essaiera d’établir
analytiquement dans La Société automatique 2. C’est d’autant plus requis que
Nietzsche n’aura eu de cesse de questionner la biologie comme processus de
répétition et de sélection.
C’est pourquoi les remarques et objections que D’Iorio fait à Deleuze dans
« L’éternel retour. Genèse et interprétation 79 », tel un Sherlock Holmes, à
moins qu’il ne s’agisse du docteur Watson, ces remarques et objections, même
si elles sont non seulement utiles, mais indispensables à toute re-lecture du re-
tour, en particulier en renvoyant aux fragments comme tels, et non à la
construction posthume de La Volonté de puissance, procèdent
fondamentalement de cet historicisme qu’incarne dans Ainsi parlait
Zarathoustra la figure du bossu – à laquelle justement D’Iorio s’intéresse.
Quant à l’entropie et à ses enjeux cosmologiques qu’il faut aborder sur trois
plans – microcosmique, mésocosmique et macrocosmique –, et quant aux relations
d’échelles qui constituent des passages entre ces trois plans, ce que l’on appelle
la disruption a tout à voir avec ce choc en quoi consiste la découverte issue
d’une observation de la machine à vapeur opérant, et comme épistémè
caractéristique du stade industriel de l’exosomatisation : la disruption, qui
procède du choc de l’entropie industrielle et de ses conséquences cosmologiques bien
plus profondément que de la seule accélération de l’innovation, commence au
e
XIX siècle – s’il est vrai que la dite disruption est fondamentalement liée à la

cybernétique, et que le cybernétique s’ancre dans les théories de l’entropie et


de l’anti-entropie (au sens de Wiener).
C’est ce que l’on tentera d’approcher avec Robert Musil dans le chapitre
qui suit, où l’enjeu fondamental est la théorie des probabilités dans le champ
statistique. C’est précisément Boltzmann qui

introduit le concept de probabilité en physique, non pas en tant qu’instrument, mais comme principe
explicatif. Dans la thermodynamique statistique de Boltzmann, l’augmentation de l’entropie supposée
par Clausius est réinterprétée comme augmentation du désordre moléculaire. […] il ne faut plus
craindre la mort thermique de l’univers, car l’état d’équilibre ne sera jamais complet, mais plutôt
statistique, laissant la possibilité de fluctuations vers des états moins probables.

C’est dans cet aspect de la théorie de Boltzmann que D’Iorio voit la


possibilité paradoxale d’une répétition qui

80
n’est pas autre chose que l’éternel retour .

Il est tout à fait invraisemblable que Nietzsche aurait jamais pu se


reconnaître dans une théorie qui fait des probabilités non seulement un
instrument, mais un principe, et c’est comprendre bien peu de chose de son
œuvre que de ne pas le voir : toute sa crainte est précisément que les exceptions
soient éliminées par les probabilités devenant le principe du nihilisme
accompli, ces probabilités fussent-elles extrêmement peu probables, et restant en
tous cas possibles des probabilités. Ce que vise Nietzsche, c’est ce qui est
radicalement improbable – et que la volonté de puissance cependant peut et
veut. C’est ce que D’Iorio ne semble ni vouloir ni pouvoir voir – y compris
dans sa critique de Deleuze, aussi astucieuses que puissent être ses savantes
observations 81 pleines de ce bon sens dont Heidegger parle dans Qu’appelle-t-
on penser ? 82
Quant à Deleuze, tentons de l’entendre – pour qui a des oreilles…

56. « Courage, encore une fois ! » – Apprentissage et entendement


Dans l’éternel retour, ce n’est pas le même ou l’un qui reviennent, mais le retour est lui-même l’un qui
83
se dit seulement du divers et de ce qui diffère .

« Ce qui diffère », il nous faut l’entendre comme la différance telle que


nous la concevons ici : comme ce qui diffère l’entropie. Ici, avec la différance
noétique conçue comme exosomatique, nous lions et nous lisons Deleuze et
Derrida en passant par Nietzsche et le problème de l’entropie à la fin de l’ère
Anthropocène constituant l’absence d’époque qu’est le nihilisme accompli.
Le revenir du retour est

84
l’être de ce qui devient .

Être est revenir, ce que dit déjà d’une certaine manière la conception
anamnésique de la vérité telle que Socrate la formule dans Ménon. C’est cette
récurrence qui constitue le trait élémentaire des spirales 85 – élémentaire mais
élémentairement supplémentaire, et exo-somatiquement supplémentaire (le
supplément de la vie endosomatique étant son milieu, qui n’est en cela que
superficiellement « extérieur », et c’est ce que von Uexküll enseigne à
Heidegger et à travers lui à Derrida) –, ces spirales constituant en cela un idio-
texte.

Ces spirales forment un idio-texte parce que le revenir se trame comme


auto-interprétation lisante et écrivante de rétentions (du passé) et de
protentions (de l’avenir) donnant passage au temps comme revenir de l’être
qui non seulement devient mais advient – et en ce que l’advenir n’est pas
simplement le devenir, mais ce qui y bifurque comme advenir du singulier,
idios, et comme diversité fondamentalement et irréductiblement différante,
c’est-à-dire hébergeant une prolifération toujours encore à venir de différance
qui « prospérera au centuple 86 ».
Lisant « De la vision et de l’énigme 87 », où il est d’abord question du
courage et du découragement 88, Deleuze souligne que

jamais l’instant qui passe ne pourrait passer, s’il n’était déjà passé en même temps que présent, encore à
89
venir en même temps que présent .

Ce passage appelle quatre remarques :


• Il y apparaît la question de ce qui deviendra avec Husserl la rétention
primaire et de son pendant, la protention primaire.
• C’est comme un tel passage que Heidegger pense la présence (Anwesen)
dans son analyse de la dikè et de l’adikia du fragment d’Anaximandre, ce qui le
conduit à penser dikè et adikia comme jointure (Fuge) et disjointure
(Unfuge) 90.
• Cette question du passage est chez Derrida la question de l’architrace.
•
La question de la rétention tertiaire, telle qu’elle sourd de l’exosomatisation,
c’est-à-dire de la différance noétique 91, s’impose ici comme ce qui rend
possibles des agencements sélectifs de rétentions et de protentions primaires et
secondaires par la répétition.

Heidegger pose dans sa lecture de La Parole d’Anaximandre que c’est le ne


pas vouloir passer, c’est-à-dire le refus du poids du es war, qui constitue ce qu’il
appelle la disjointure du présent. Ce qui ne passe pas constitue l’« esprit de
vengeance », ce que Deleuze appelle la réactivité des forces réactives,
cependant que, dans Ainsi parlait Zarathoustra,
il faut que l’instant soit à la fois présent et passé, présent et à venir, pour
qu’il passe (et passe au profit d’autres instants) 92.

Cette coexistence du passé et de l’avenir dans l’instant comme passage,


c’est ce à quoi l’éternel retour répond :

Il faut que le présent coexiste avec soi comme passé et comme à venir. C’est le rapport synthétique de
l’instant avec soi comme présent, passé et à venir, qui fonde son rapport avec les autres instants.
L’éternel retour est donc une réponse au problème du passage.

Pourquoi le passage est-il un « problème » ? C’est ici que Deleuze précise


en s’écartant de Heidegger que l’éternel retour n’est pas le « retour du Même »
– et l’enjeu est ici aussi de sauver la volonté de puissance et le surhomme de
l’interprétation que Heidegger en donne finalement comme dernière « guise »
de la métaphysique des Modernes, comme le montre Barbara 93.

Nous faisons un contresens quand nous comprenons : retour du même. Ce n’est pas l’être qui revient,
mais le revenir lui-même constitue l’être en tant qu’il s’affirme du devenir et de ce qui passe. […] Le
revenir lui-même est l’un qui s’affirme du divers et du multiple. […] L’éternel retour […] désigne […]
94
le fait de revenir pour ce qui diffère.

Le revenir constitue l’être. L’être est constitué par sa répétition 95 – mais il


nous faut ici remarquer et ajouter que, tout aussi bien, l’être est destitué par sa
répétition, c’est-à-dire comme double redoublement épokhal, lorsque les forces
réactives s’en emparent comme refus de passer, mais aussi, et avant cela, comme
choc.
Ainsi, la différance pharmacologique qu’est la différance noétique – dans
laquelle peut advenir le refus de passer face à ce qui empêche de passer, face à
tel ou tel pharmakon exosomatique constituant un nouvel organe de la
rétention tertiaire, par exemple celui qui provoque le « prestissimo »
médiatique –, ainsi, cette différance pharmacologique est appelée à revenir non
seulement comme itération, telle que Derrida l’aura méditée en premier lieu 96,
mais comme répétition, et comme condition de tout passage.
Que cette répétition soit d’abord la possibilité d’un choc, c’est ce que
souligne Barbara : l’instant

naît du choc du passé contre l’avenir. […] L’instant est […] l’affection d’un choc. […] Affecté par le
choc du passé contre l’avenir, celui qui se tient dans l’instant est moins l’opérateur souverain de la
97
temporalité qu’exposé à la collision d’un passé et d’un avenir qu’il n’a pas lui-même constitués .

Ici comme chez Deleuze, il s’agit de contester la lecture de Nietzsche par


Heidegger rapportant dans Qu’appelle-t-on penser ? la question de l’Übermensch
à celle de la volonté comme trait fondamental de la métaphysique depuis
Descartes.
Mais l’enjeu y est tout aussi bien l’hétéronomie primordiale de ce qui
advient – c’est-à-dire, pour nous, sa dimension primordialement exo-somatique,
telle que le lointain qu’il s’agit d’aimer au-delà du prochain y est le fruit d’une
différance exosomatique et conséquemment irréductiblement pharmaco-
logique et hétérogène dans cette mesure, qui est une démesure : la question est
l’ubris, la « disjointure ». Aimer, c’est alors prendre soin de soi et des autres
dans cette hétérogénéité telle qu’elle-même réclame ce soin en elle-même.

57. Pharmacologie de la répétition

Dans la confrontation à la combinaison de la presse, de la machine, du


chemin de fer et du télégraphe, telle qu’elle s’opère aussi comme avènement de la
théorie de l’entropie à travers l’étude de la machine (à vapeur) qui l’aura rendue
inévitable, et pour tenir, tout en laissant passer ce qui vient dans ce passage,
pour ne lui opposer aucun refus de passer, pour trouver encore et encore le
courage de dire oui à ce qui dans le devenir annonce l’avenir, il faut concevoir
la répétition, telle qu’elle constitue le retour, tout aussi bien qu’elle le destitue,
à partir de l’expérience de l’œuvre d’art :

Nous désirons sans cesse revivre une œuvre d’art ! L’on doit façonner de telle sorte sa vie que l’on
éprouve le même désir devant chacune de ses parties ! Voilà la pensée capitale ! Ce n’est qu’à la fin que
la doctrine de la répétition de tout ce qui a existé sera développée, dès qu’implantée au préalable la
tendance à créer quelque chose qui, sous le soleil de cette doctrine, prospérera au centuple avec plus de
98
vigueur !

L’expérience de la musique est essentiellement celle de la répétition, du da


capo, qui constitue pour Nietzsche confronté aux flux du télégraphe, de la
machine, du chemin de fer et de la presse non seulement le guide du soin qu’il
s’agit de prendre de soi et des autres, mais son canon :

Comme souvent, Nietzsche cherchera le remède du côté de la musique. Le flux du devenir est, pour
lui, comme une partition musicale. Pour que la musique commence à se jouer, la partition a besoin
d’être reçue, interprétée et incorporée par l’oreille d’un corps vivant.

Or, en musique, dans l’histoire de la musique, tout procède de


l’exosomatisation – de l’instrument à la grammatisation du flux en quoi
consiste la partition, qui est la rétention tertiaire hypomnésique établissant
comme telle la composition, la distinguant de l’interprétation, et qui constitue
ce que je suis tenté ici de nommer avec Heidegger la Weltgeschichtlichkeit 99 de
la musique.
La rétention tertiaire hypomnésique qu’est la partition spatialisant le temps
diastématiquement, c’est-à-dire analytiquement, aura été un pharmakon à
travers lequel la musique instrumentale aura proliféré, se sera imposée à la
musique vocale depuis l’écriture appelée après coup musique savante – dont le
devenir aura été affecté par le phonographe, puis la radio, puis le logiciel, le
flux musical lui-même constituant un tissu de rétentions et de protentions
primaires et secondaires dont la forme mélodique constitue l’objet à partir
duquel Husserl élabore ces concepts – rétention et protention – cependant que
le phonographe, qui apparaît l’année où Nietzsche écrit Le Voyageur et son
ombre, et qui constituera la rétention tertiaire hypomnésique du jazz, est exclu
de ces analyses husserliennes 100.
L’expérience musicale est dans Le Gai Savoir le canon de l’expérience en
général comme apprentissage de l’altérité, et, à travers elle, comme
apprentissage de l’entente : c’est la Bildung de l’entendement comme capacité
analytique qui n’est pas donnée a priori, mais apprise et constituée dans ce qui se
présente comme une épreuve de l’étranger 101 :

Il faut apprendre à aimer. – Voici ce qui nous arrive dans le domaine musical : il faut avant tout
apprendre à entendre une figure, une mélodie, savoir la discerner par l’ouïe, la distinguer, l’isoler et la
délimiter en tant qu’une vie en soi : ensuite il faut de l’effort et de la bonne volonté pour la supporter,
en dépit de son étrangeté, user de patience pour son regard et pour son expression, de tendresse pour
102
ce qu’elle a de singulier .

Un tel apprentissage est le canon de ce qui, dans l’éternel retour comme


cette épreuve de l’étranger à l’intérieur même de ce qui se présente d’abord
comme le Même, ou l’« identique », comme dit D’Iorio, en constitue la
discipline, et ce que l’on pourrait appeler sa patiance, et telle qu’elle trame tout
ce qui à la longue finit par se présenter à nous d’abord comme l’ordinaire de
choses et sa lassante répétition, dont il s’agit de répéter, de distinguer et de
différancier l’étrangeté :

Mais ce n’est pas seulement en musique que ceci nous arrive : c’est justement de la sorte que nous
avons appris à aimer tous les objets que nous aimons maintenant. Nous finissons toujours par être
récompensés pour notre bonne volonté, notre patience, notre équité, notre tendresse envers l’étrangeté,
du fait que l’étrangeté peu à peu se dévoile et vient à s’offrir à nous en tant que nouvelle et indicible
103
beauté : – c’est là sa gratitude pour notre hospitalité .

De la misère symbolique tentait de montrer pourquoi de tels apprentissages


sont organo-logiquement constitués – en posant après Husserl que le jeu de
rétentions primaires, secondaires et tertiaires générateur de protentions dans la
musique affecte tous les phénomènes tels qu’ils ne se présentent qu’à travers un
tel flux rétentionnel et protentionnel, l’exemplarité de la musique tenant ici à
ce que l’instrument issu de l’exosomatisation est lui-même une rétention
tertiaire comme la partition, comme le phonographe, comme la radio, comme
le magnétophone et comme le logiciel, tout cela menant à la réticulation des
flux (de sons, d’images, de textes) industriellement produits (aux deux sens du
verbe produire ici) comme provocation, autoproduction, captation et
traitement computationnel des rétentions tertiaires qui en résultent.

Entende qui a des oreilles !

Certes, mais lesquelles ? De quelle époque ? De quelle épreuve ? De quelle


étrangeté ?
Avec le phonographe, la radio et le jazz, puis avec le rock et ce qui
deviendra la « variété », une autre épreuve de l’étrangeté et de la récurrence
s’entame, qui passe par les rengaines industrielles, que Nietzsche n’aura pas
connue, qui saisira Adorno et Horkheimer de stupeur, voire d’effroi, se
présentant à eux d’abord comme ce qui risque de détruire l’expérience évidente
du fait que,

comme tout morceau de musique dont on perçoit la musicalité, le flux absolu réclame d’être entendu
sur le mode du da capo (« à nouveau »). Personne ne songerait en effet à dire, après avoir écouté une
104
musique qu’il aime, qu’il n’a plus besoin de l’entendre à nouveau puisqu’il l’a déjà entendue .

La destruction d’une telle expérience, qui advient dans le flux disruptif


emportant tout sur son passage, c’est la substitution à cette « bonne répétition »
qui réclame le da capo d’une mauvaise répétition – qui est celle de la
pharmacologie qu’ébauche sans jamais la revendiquer Différence et
répétition 105, et qui passe alors par la compulsion de répétition et tout ce qu’elle
emporte, à commencer par l’auto-destruction et par ce que Nietzsche appelle
l’« instinct grégaire ».
C’est alors la récurrence de ce qui ne veut pas passer 106 qui s’impose. Car si

l’expérience musicale est rigoureusement inverse [et si] le morceau de musique, à peine achevé, réclame
sa répétition, et il s’entend d’ailleurs tout au long de l’écoute, à mesure qu’elle devient véritablement
musicale, sur le mode de son éternelle récurrence,

il y a aussi une demande compulsive de répétition, qui, si l’on peut dire,


suicide en elle toute étrangeté, toute différance, toute noodiversité.
Pour combattre cela, qui procède des flux submergeant la différance elle-
même, il faut de nouveaux instruments, une nouvelle lyre, comme nous
l’avions appris en lisant Le Voyageur et son ombre avec Barbara. C’est pourquoi,
si l’enjeu est la reprise du projet critique kantien sur d’autres bases – comme
l’écrit Deleuze :

Une reprise du projet critique sur de nouvelles bases et avec de nouveaux concepts, voilà ce que
Nietzsche semble avoir cherché (et avoir trouvé dans « l’éternel retour » et « la volonté de
107
puissance »)

– ajoutons que Nietzsche, sans doute à tâtons, et avant de sombrer dans la


folie, a cherché et trouvé nouvelles bases et nouveaux concepts dans la question
de la nouvelle lyre : dans la question de l’instrument qui est aussi un problème
de l’instrument, et qui n’est pas réductible au concept, mais pour lequel il lui
aura finalement manqué un concept, ou plutôt deux concepts : l’anti-entropie
et la néguanthropologie.

58. Nietzsche et la vie. Nuire à la bêtise est d’abord combattre


la lâcheté

Qu’est-ce qui accable Zarathoustra ? La mort de Dieu ? La mort de Dieu


n’est-elle pas plutôt ce que chante Zarathoustra ? Ce qui accable Zarathoustra,
ce sont les moyennes – qui sans aucun doute ont tout à voir dans l’avènement
des flux industriels avec la mort de Dieu. Ce qui accable Zarathoustra, c’est le
nivellement, la destruction de la diversité, de la différence, de tout ce qui fait
du monde un jardin, comme le disent ses animaux lorsqu’il est convalescent :
c’est tout ce qui advient par la convergence de la mort thermique de l’univers et
du télégraphe dont nous ne comprenons pas le martèlement combiné aux réseaux
ferrés, à la machine à vapeur et à la presse par où se désarticulent les expériences
du proche et du lointain qu’il s’agit d’aimer.
Le moyennage surgit devant Nietzsche à la fois comme cette combinaison
et comme la loi de l’entropie dont Boltzmann fera la théorie probabiliste. La
loi de l’entropie, comme prix de ce que l’on appellera plus tard la flèche du
temps orientant ainsi le devenir, combinée avec l’intensification industrielle
des flux, c’est ce dont il faut à Nietzsche et à Zarathoustra le courage de se
remettre, et c’est pourquoi le courage est un thème constant dans Ainsi parlait
Zarathoustra. Le courage est la capacité à surmonter la crainte, et tout ce qu’elle
peut engendrer en se dégradant en peur, et finalement en ressentiment. Il faut
avoir craint pour avoir ce courage.
C’est pourquoi il est très important d’être parfaitement précis – autant que
c’est possible – lorsqu’on interprète par exemple une phrase comme : « Il n’y a
pas lieu de craindre ou d’espérer. Il faut chercher de nouvelles armes. » Il n’y a
pas lieu de craindre, et pourtant il faut avoir craint. On ne peut que craindre
les sociétés de contrôle, la dividualisation telle que Guattari la décrit, et qu’il
craint quand il craint l’implosion barbare. Celui qui ne craindrait pas, on l’a
déjà dit, serait un inconscient, un imbécile ou un fou – ou plus généralement,
et plus banalement, un lâche, c’est-à-dire un dénégateur : la dénégation est
avant tout une forme de la lâcheté.
Pourquoi alors un éternel retour ? Que cela signifie-t-il ?
Cela signifie que l’entropie et la néguentropie – dont Nietzsche, qui n’a
pas la notion de celle-ci, tente d’élaborer, qu’il affirme sans en avoir la notion,
comme Bergson le fera plus conceptuellement, revendiquant tout à fait, quant
à lui, le second principe de la thermodynamique –, l’entropie et la
néguentropie sont deux tendances mutuellement conditionnées : l’une ne va
pas et ne vient pas sans l’autre, y compris en creux – comme ce creux à
l’estomac de Zarathoustra qui en est malade, et ne parvient plus à se lever.
L’une ne va pas sans l’autre pour nous. Car en dehors de nous, nous qui
voulons, et qui formons et prolongeons à travers ce vouloir la continuité des
vivants, il y a ce processus du devenir physique qui nous est inaccessible en soi.
Pourquoi nous est-il inaccessible en soi ? Parce qu’il ne peut nous être accessible
que néguanthropisé, comme nous y reviendrons avec Léon Brillouin 108, il ne
nous est accessible que via une instrumentalité et depuis la localité d’une
situation, dont la vie exosomatisée fait un point d’observation, c’est-à-dire
l’acquis d’une noèse, et comme la pensée du là où nous sommes arrivés, à
travers le temps, au cours du temps, dans le devenir, par une série de
bifurcations opérées par la raison dont c’est la fonction.
Mais ce qui pré-cède cet avènement nous est inaccessible. Telle est la
condition exosomatique comme défaut d’origine. Certes, nous pouvons et
même nous devons construire mentalement ce qui pré-cède le défaut
d’origine, mais il s’agira toujours et nécessairement d’une construction
néguanthropologique telle que les termes et les éléments identifiés et en cela
discrétisés importeront toujours ce qui, dans le devenir, comme ce qui s’est
passé et comme ce qui reste à venir, se présente dans l’instant comme un choc.
Nous ne pouvons pas sortir de cette localité là, dont les premiers
théoriciens auront été von Uexküll et Vernadsky : même si comme l’envisage
Husserl nous allions sur la Lune, aux limites du système solaire, même si, le
Soleil étant mort, nous le quittions pour un autre système stellaire, au cours
des innombrables générations d’êtres capables de vivre des centaines d’années
dans des vaisseaux spatiaux artificiels, nous emporterions avec nous tout ce qui
constitue le terreau néguanthropologique qu’est la nécromasse noétique, et
dont le langage est l’écume – y compris comme « langage machine ».
S’il est donc vrai que la grande question de Nietzsche est la vie – exposée
aux flux télégraphiques et machiniques –, au XXIe siècle, dans l’Entropocène
appert, il faut se demander :
• Comment Nietzsche aurait-il pu lire Qu’est-ce que la vie ?
• Qu’aurait-il fait de la place que Lotka accordait à l’entropie dans la vie ?
• Comment aurait-il pu panser avec l’exosomatisation ?

L’entropie, avec sa conséquence cosmologique qui ne prendra toute sa


dimension qu’à partir de l’observation de l’expansion de l’univers par Edwin
Hubble, est d’abord ce qui vient affecter tout le jeu des rétentions et des
protentions noétiques et exosomatisées telles qu’elles ne se constituent
rationnellement qu’en affinité transcendantale avec le monde.
À partir de Newton précédé par les grands observateurs du ciel apparaissant
à la Renaissance, le « monde » est devenu l’univers. C’est depuis le cadre fourni
par les paralogismes de la cosmologie rationnelle de la Critique de la raison
pure que débattent au XIXe siècle les interprètes de la théorie de l’entropie –
celle-ci venant ruiner ce cadre. Cette ruine est un immense deuil : c’est le deuil
de Dieu. Comment vouloir vivre un tel devenir entropique, où toutes
exceptions seraient vouées à se trouver noyées comme « grain de poussière de
la poussière 109 » ?
Ce deuil, qui fait suite à l’annonce du devin (Ainsi parlait Zarathoustra,
p. 154), est ce qui a accablé le convalescent, Zarathoustra, le « porte-parole de
la vie », abattu à la fois par la vilenie des petits hommes, et même des grands
hommes (p. 241), et par la vanité de toutes choses (p. 154) dans le devenir
entropique. À cette maladie qui doit devenir santé, il faut un chant, et à ce
chant, il faut un nouvel instrument, une « nouvelle lyre » (p. 241). Nous
retrouvons les questions ouvertes dans Le Voyageur et son ombre.
Nietzsche ne saurait trouver dans la science de son temps des « réponses » à
de telles questions, et si la science doit être en effet convoquée, ce n’est pas la
cosmologie, mais la biologie, telle que s’y présente la question de la sélection,
et à partir de laquelle seulement il sera possible de repenser cosmo-
logiquement dans l’univers l’avoir lieu d’une répétition anti-entropique
fournissant un point de vue.
1. Lotka, art. cité, Human Biology, p. 192. Je souligne.
2. Ibid.
3. Freud, Essais de psychanalyse.
4. Ce point capital qui sera développé dans La Technique et le Temps 5. Symboles et diaboles est un
élément premier de dialogue avec Barbara quant aux mystères d’Éleusis tels que Nietzsche les
interprète après Schelling, et où se donnent à cultiver les trois figures pansantes de Dionysos Zagreus,
Bacchos et Iacchos. Cf. Barbara Stiegler, Nietzsche et la critique de la chair. Dionysos, Ariane, le Christ,
PUF, p. 290. Comme on en esquissera la thèse dans ce qui suit, l’interprétation de la doctrine de
l’éternel retour s’y rejoue en totalité – où la récurrence qui est l’enjeu du retour devient le complexe
idiotextuel des spirales dans l’exosomatisation elle-même dans la biosphère elle-même dans l’univers en
expansion.
5. Sur ce point, cf. Mikhaïl Xifaras, « Marx, justice et jurisprudence, une lecture des “vols de
bois” », Revue Française d’Histoire des Idées Politiques, 2002/1 (N° 15), https://www.cairn.info/revue-
francaise-d-histoire-des-idees-politiques1-2002-1-page-63.htm et mes commentaires dans La Société
automatique 1, § 68.
6. Cette question avait été posée dans La Technique et le Temps 2. La désorientation, p. 477,et dans
La Technique et le Temps, p. 805.
7. Augustin Berque, Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Belin.
8. J’entends ici le mot civilisation avec Toynbee : « Je me départis de l’habitude actuelle qui
consiste à prendre les nations comme champ d’étude. Les nations représentent, semble-t-il, des
fragments d’un ensemble plus vaste : une civilisation. […] Je propose un modèle composite qui semble
convenir à la plupart des civilisations que nous connaissons. » L’Histoire, p. 21. Une telle ambition ne va
pas sans poser d’immenses problèmes. Ce sont ceux des critères de départ entre exorganismes
complexes relativement inférieurs et supérieurs, et dont les hiérarchies se rejouent chaque fois aux
niveaux microcosmique, mésocosmique et macrocosmique.
9. Cf. La Technique et le Temps 3. Le temps du cinéma et la question du mal-être, pp. 765-767, 778
et suivantes, 815.
10. Précisons pour éviter un malentendu et en citant Éric Hoppenot que « le désastre ne se réduit
pas à envisager l’événement comme cataclysme de l’Histoire, mais à faire de l’écriture elle-même un
lieu où le désastre se manifeste comme tel. Plus qu’une écriture de survivant, le désastre est le lieu
d’énonciation du revenant. Langue fantomatique qui a incorporé la voix des disparus. Le désastre est
l’écriture où s’enfouissent comme dans une crypte les cendres de ceux qui restent sans sépulture.
Littérature testimoniale et testamentaire, testamentaire parce que testimoniale. » Éric Hoppenot,
« L’écriture du désastre », Témoigner. Entre histoire et mémoire, revue internationale de la fondation
Auschwitz, https://journals.openedition.org/temoigner/1263.
11. Cf. Yuk Hui, On the Existence of Digital Objects, Minnesota Press.
12. Je poursuis ici une discussion à peine ébauchée au printemps 2018 avec ma fille Elsa au cours
de sa première année d’études universitaires – et je lui dédie ce paragraphe en particulier, dans cet
ouvrage qui lui est entièrement adressé, et qui est donc un dialogue avec mes filles.
13. Cette question de l’ob-ligation étant ce qui distingue les communautés vivantes
endosomatiques des communautés vivantes exosomatiques – cf. sur ce point Bergson, Les Deux Sources
de la morale et de la religion, pp. 22 et suivantes.
14. Ce point sera précisé dans La Société automatique 2.
15. « Il s’agissait d’une sphère de 58 cm de diamètre, d’une masse de 83,6 kg. Satellisé sur une
orbite elliptique à une altitude comprise entre 230 et 950 km, il tournait autour de la Terre en environ
98 minutes. Sa seule fonctionnalité a été l’émission d’un “bip-bip” sur les fréquences radio de 20,005
et 40,002 MHz. Ce lancement fut vécu comme un véritable traumatisme par les États-Unis, plusieurs
journaux comparèrent cet événement à un “Pearl Harbor” technologique. Il prouvait, selon eux, que les
Soviétiques possédaient la technologie pour envoyer un missile nucléaire sur le continent américain. Si
le lancement de Spoutnik 1 apparut comme un simple événement, il a marqué le début de la course
entre les États-Unis et l’URSS pour la conquête de l’espace. Cet événement symbolise donc le début de
la course à l’espace, qui prendra un nouvel essor avec le premier homme dans l’espace, Youri
Gagarine. » Notice Wikipédia de « Spoutnik », 13 juillet 2018.
16. Selon l’expression de David Berry, cf. supra, p. 116, note 1.
17. Guattari, Les Trois Écologies, p. 12.
18. « Les forces productives, du fait du développement continu du travail machinique,
démultiplié par la révolution informatique, vont rendre disponible une quantité toujours plus grande
du temps d’activité humaine potentielle [en note, Guattari précise que, “aux usines Fiat, par exemple,
la main-d’œuvre salariée est passée de 140 000 ouvriers à 60 000 en une dizaine d’années, tandis que
la productivité augmentait de 75 %”]. Mais à quelle fin ? Celle du chômage, de la marginalité
oppressive, de la solitude, du désœuvrement, de l’angoisse, de la névrose, ou celle de la culture, de la
création, de la recherche, de la ré-invention de l’environnement, de l’enrichissement des modes de vie
et de la sensibilité ? » (p. 13). Cette dernière phrase me paraît demeurer engluée dans un cliché qui
trouve ses sources à la fois dans le monothéisme et dans la « métaphysique », à savoir : l’opposition entre
le monde du travail et du negotium, y compris sous la forme négative du chômage, et le monde de la
culture et de l’otium. Or la « culture » est le travail sous ses formes les plus exigeantes et âpres : elle est
le loisir de faire son travail. Lorsque le loisir devient entertainment, c’est-à-dire consommation
« culturelle » du « temps libre », plus rien ne peut être entendu de ce qui se dit en anglais work, en
écho à l’allemand Werk, et qui renvoie à ce que le français appelle l’« ouvrage » et l’italien l’opera. Il
faudrait ici lire Paul Valéry et sa tentative de penser une économie politique de l’esprit. Guattari en
serait sans doute d’accord, mais la phrase ici questionnée, parce qu’elle laisse ces questions de côté, peut
être interprétée à partir des niaiseries du paradis sur terre que la « gauche », imitant en cela le gendre
de Marx, aura si souvent débitées comme on enfile des perles – et pour se donner des airs de radicalité.
À l’inverse, Guattari insiste dans tout cet ouvrage d’une façon qui me paraît évidemment
pharmacologique sur la complexité provoquée par « l’accélération des mutations technico-
scientifiques » (p. 13) telle qu’elle installe une situation fondamentalement ambiguë par exemple quant
aux Territoires existentiels : « La jeunesse, bien que broyée dans les rapports économiques dominants
qui lui confèrent une place de plus en plus précaire et manipulée mentalement par la production de
subjectivité collective des mass medias, n’en développe pas moins ses propres distances de
singularisation à l’égard de la subjectivité normalisée. À cet égard, le caractère transnational de la
culture rock est tout à fait significatif, celle-ci jouant le rôle d’une sorte de culture initiatique conférant
une pseudo-identité culturelle à des masses considérables de jeunes et leur permettant de se constituer
un minimum de Territoires existentiels » (p. 20). Ce passage qui mériterait une analyse approfondie
pose mille questions : que veut dire « identité culturelle » ? Qu’est-ce qu’un « minimum » de Territoire
existentiel ? Et qu’est-ce qu’un tel « Territoire » dans la déterritorialisation ? Je relève ces propos non
pour les contester, mais pour contester des lectures souvent très superficielles de ce texte dans son
ensemble, et qui ne voient en rien comment un nouveau continent s’ouvre ici, au-delà des litanies
guattaro-deleuziennes serinées par tant d’épigones tout à fait semblables à ces jeunes dotés d’une
« pseudo-identité culturelle », qui sont contemporains de la blank generation (laquelle ne revendique
aucune identité) et auxquels L’Anti-Œdipe a fourni leur ersatz de « culture initiatique », en « leur
permettant », parfois comme adolescents très attardés, parfois jusque sur leur grabat noétique, « de se
constituer un minimum de Territoires existentiels ». Les Trois Écologies méritent autre chose : un tel
texte mérite d’être vraiment lu – lire signifiant critiquer, analyser, prolonger : tout le contraire de la
singerie ou des prières, en particulier lorsqu’elles sont le fait des bigots. C’est ce que disait déjà Kant
dans Qu’est-ce que les Lumières ? et quant à la façon de lire cet article.
19. Mais la guerre de conquête aussi bien que de répression aura toujours et partout su mobiliser
à son service mercenaires et malfrats – notamment au cours de la colonisation des Indes occidentales et
orientales par l’Europe, faisant accompagner ses soldats de tels bandits tout aussi bien que de
missionnaires.
20. Ces monopoles sont en cela sur-naturels, confinant pour la plupart des profanes à la magie, et
ils requièrent une cosmologie elle-même sur-réaliste s’il est vrai que celle-ci doit sans cesse se projeter
au-delà du réel et par ses bifurcations. Sur le caractère sur-réaliste de la cosmologie requise par le
Néguanthropocène, cf. La Société automatique 2.
21. Cf. supra, p. 155, note 4.
22. La bêtise est un aveuglement – par la paille et par la poutre, Matthieu 7, Luc 6. Et à cet
égard, entre foi et savoir (cf. Qu’appelle-t-on penser ?, p. 186), Heidegger ne parvient pas à trancher.
Car, de fait, penser est panser, et il est très-improbable, sinon impossible, de faire le départ entre les
formes de l’aveuglement noétique que questionnent la foi d’une part, le savoir de l’autre.
23. « We find ourselves at a most remarkable epoch in history. As never before, man looking back
contemplates a vista of miracoulous progress ; and as never before he finds himself casting searching
glances into the future. Our gratification in being at once spectators and participators in a captivating
drama is considerably damped by the fact that the prospect does not please. » « The law of evolution »,
op. cit., p. 193.
24. Sur ce point, cf. La Technique et le Temps 1. La faute d’Épiméthée, p. 216.
25. C’est-à-dire aussi en passant par les fonctions récursives des boucles de rétroaction. Telle serait
une « poétique du numérique » où tout reste à panser – cette note est pour Colette Tron et Franck
Cormerais.
26. Sur ce point, cf. Dans la disruption, §§ 110 et 135.
27. « “Nous entendons bien le martèlement du télégraphe, mais nous ne le comprenons pas”
(Nietzsche, 1877). Prolégomènes médiatiques à toute philosophie future », version abrégée et remaniée
d’un article paru sous le titre « On the future of our incorporations : Nietzsche, Media, Events »,
Discourse – Journal for Theoretical Studies in Media and Culture, 31, 1-2, 2009, p. 124-139, publiée
dans un hors-série de L’Obs, « Nietzsche lanceur d’alerte », septembre 2016.
28. Nietzsche, Humain, trop humain, 2, § 278.
29. Il faudra dans le contexte de l’idéologie transhumaniste qui accompagne l’apparition des
monopoles fonctionnels comme leurs ombres reprendre au mot et à la lettre les démarches de Hobbes
et de Spinoza, et, à partir d’elles, de Locke et des considérations de droit politique, et donc Kant, pour
tirer toutes les conséquences du point de vue exosomatique sur la philosophie du droit, la philosophie politique et
sa critique de l’économie politique. Là aussi il faut lire Peter Szendy, Les Prophéties du texte-Léviathan,
Minuit.
30. Orit Halpern, Robert Mitchell et Bernard Dionysius Geoghegan, « The Smartness Mandate :
Notes toward a Critique », Grey Room, no 68, été 2017, p. 106-129.
31. Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement, dans Œuvres complètes 1**, p. 99.
32. Avec l’agence Havas, qui deviendra également une agence de publicité en 1865 en fusionnant
avec la Société générale des annonces.
33. Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement, dans Œuvres complètes 1**, p. 96.
34. Ibid., p. 97.
35. Cf. la postface à la réédition des trois premiers tomes de La Technique et le Temps aux éditions
Fayard, ainsi que La Technique et le Temps 4, à paraître.
36. C’est la conséquence du caractère rétentionnel de schèmes de l’imagination décrit dans La
Technique et le Temps 3, et c’est ce qui conduit aux développements proposés dans la postface à la
réédition de La Technique et le Temps 1, 2 et 3 par les éditions Fayard et dans La Technique et le Temps 4.
L’épreuve de la vérité dans l’ère post-véridique.
37. Simon Nora, Alain Minc, L’Informatisation de la société.
38. Entretien de Heidegger dans Der Spiegel, le 23 septembre 1966, publié dans Réponses et
questions sur l’histoire et la politique, Paris, Mercure de France, 1988.
39. En concevant le Minitel.
40. En concevant le world wide web.
41. L’Europe et la France dont les chefs politiques, administratifs et économiques gavés
d’idéologie néolibérale par les lobbies, think tanks et cabinets de conseil déployés autour de Bruxelles
ne comprendront rien à ce que leurs ingénieurs et scientifiques auront conçu, inventé, fabriqué et
exosomatisé, et laisseront Albert Gore, devenu vice-président des États-Unis, tirer tout le parti possible
de leurs propres travaux et investissements : ainsi commencera l’effondrement européen, accéléré par le
traité de Maastricht, qui entrera en vigueur en novembre 1993, six mois après la livraison par le CERN
de la suite logicielle du world wide web au domaine public, c’est-à-dire, dans le cas d’espèce, à la
Silicon Valley.
42. Fragment posthume 1882-1883, 4[80], cité par Barbara Stiegler.
43. Barbara Stiegler, Nietzsche et la critique de la chair. Dionysos, Ariane, le Christ, PUF, ainsi que
« WHAT IS TRAGIC ? A few questions on the Deleuzian interpretation of the eternal return »,
http://blogs.law.columbia.edu/nietzsche1313/barbara-stiegler-what-is-tragic-a-few-questions-on-the-
deleuzian-interpretation-of-the-eternal-return/.
44. Barbara Stiegler, art. cité.
45. Jean Claude Ameisen, La Sculpture du vivant. Le suicide cellulaire ou la mort créatrice.
46. Fragment posthume 1877, 22[76], cité par Barbara Stiegler.
47. Barbara Stiegler, art. cité.
48. Barbara Stiegler, art. cité.
49. Heidegger, Être et temps, § 22.
50. Et à son héritage par Georgescu-Rœgen, dont on ne peut cependant pas se satisfaire, comme
on le verra bientôt.
51. Cf. La Société automatique 1, § 54 et 71.
52. Clamée par William Thomson en 1852, cf. infra, § 55.
53. Barbara Stiegler, art. cité.
54. Cf. Barbara Stiegler, Nietzsche et la biologie, PUF. Je reviendrai sur ce texte et sur ces questions
dans La Société automatique 2.
55. Comme immortalité s’opposant à la mortalité, le transhumanisme est la concrétisation de
cette métaphysique, de même que le computationnalisme concrétise la métaphysique du calcul qui se
met en place comme mathesis universalis.
56. Barbara Stiegler, art. cité.
57. C’est à partir du da capo musical qu’il faut penser le retour comme répétition du flux :
« Comme tout morceau de musique dont on perçoit la musicalité, le flux absolu réclame d’être
entendu sur le mode du da capo (“à nouveau”). Personne ne songerait en effet à dire, après avoir écouté
une musique qu’il aime, qu’il n’a plus besoin de l’entendre à nouveau puisqu’il l’a déjà entendue.
L’expérience musicale est rigoureusement inverse. Le morceau de musique, à peine achevé, réclame sa
répétition, et il s’entend d’ailleurs tout au long de l’écoute, à mesure qu’elle devient véritablement
musicale, sur le mode de son éternelle récurrence. »
58. Barbara Stiegler, art. cité.
59. Ibid.
60. Dans Vienne capitale de la Cacanie, on rêve d’une « espèce de ville hyper-américaine, où tout
marche au chronomètre. L’air et la terre ne sont plus qu’une immense fourmilière sillonnée d’artères en
étages. Les transports, de surface, aériens et souterrains, les déplacements humains par pneumatique,
les files d’automobiles foncent dans l’horizontale tandis que dans la verticale des ascenseurs ultra-
rapides pompent les masses humaines d’un palier de circulation à l’autre. […] leur rythme […] vous
aspire et vous enlève sans que vous ayez le temps de réfléchir, et dans les intervalles de ce rythme
général, on échange hâtivement quelques mots. Les questions et les réponses s’emboîtent les unes dans
les autres comme les pièces d’une machine. […] Ailleurs encore se dressent les tours où l’on retrouve
son épouse, sa famille, son gramophone et son âme. La tension et la détente, l’activité et l’amour ont
tous leurs moments distincts, calculés sur la base de minutieuses expériences de laboratoire. » Robert
Musil, L’homme sans qualités 1, Seuil, p. 35.
61. Ainsi que l’a montré Fernand Braudel dans La Dynamique du capitalisme, pp. 22-24 et pp. 44
et suivantes.
62. Le marché braudélien étant précisément local.
63. Gilles Deleuze, cours du 6 juin 1980 à l’université de Vincennes, http://www2.univ-
paris8.fr/deleuze/article.php3?id_article=215, où il est question de Joë Bousquet.
64. Barbara Stiegler, art. cité.
65. Sur la question de la Bildung chez le jeune Nietzsche, cf. Barbara Stiegler, « Nietzsche et la
critique de la Bildung. 1870-72 : les enjeux métaphysiques de la question de la formation de
l’homme », dans Noesis, 10, 2006, p. 215-233, accessible en ligne :
https://journals.openedition.org/noesis/582. Soulignons ici encore que la Bildung comme formation
des exorganismes simples est ce qui est requis par l’exosomatisation et constitué par les dispositifs
rétentionnels en tant qu’exorganismes complexes supérieurs.
66. Fragment posthume 1887, 10[18].
67. Cf. supra, § 23, particulièrement p. 102.
68. C’est ici précisément qu’il faut lire l’article de Barbara sur le télégraphe et l’accélération avec sa
conférence sur Deleuze et Dionysos, « Qu’est-ce qui est tragique ? », article cité (“What is tragic”).
69. Nous verrons dans le dernier chapitre du second tome de cet ouvrage comment et pourquoi
Heidegger, malgré tout ce qu’il aura pu lui-même dénier sur ce registre, ouvre une voie dans cette
direction.
70. Paolo d’Iorio, « Cosmologie de l’éternel retour », article cité.
71. L’Herne, no 73, « Nietzsche », p. 361.
72. Comme conséquence inéluctable de ce que, après Carnot, les thermodynamiciens définirent
comme la seconde loi de la thermodynamique : la dissipation irréversible de l’énergie.
73. Paolo d’Iorio, art. cité, p. 103.
74. Ibid., p. 105.
75. Ibid., 106.
76. « Dans une série de Fragments posthumes de cette période, et dans l’aphorisme 109 de Die
fröhliche Wissenschaft, il reprend la formule dühringienne : “Hüten wir uns”, pour stigmatiser celles
qu’il considère comme de fausses représentations de l’univers, dont l’organisme de Caspari, le
mécanisme de Thomson, le processus du monde de Hartmann et Dühring. » Cf. art. cité, p. 108.
77. Alfred Fouillée, Esquisse d’une interprétation du monde, Alcan, p. 218, cité par Paolo D’Iorio,
art. cité, p. 117.
78. Cette formalisation – S = k. log W –, qui est inscrite sur la tombe de Boltzmann, qui se
suicida à Duino, là où Rilke écrivit ses élégies, est d’une structure formelle analogue à la fonction de
Hartley, qui constitue la base de la théorie de l’information de Claude Shannon. On reviendra sur cette
question dans La Technique et le Temps 4.
79. Paolo d’Iorio, « L’éternel retour. Genèse et interprétation », Cahier de l’Herne Nietzsche.
80. D’Iorio, art. cité, p. 115. Et page 116, après avoir reconstitué le débat suscité par la théorie
de Boltzmann, qui conduit à deux possibilités antinomiques : « Le “paradoxe” de la récurrence est
accepté par Boltzmann comme une conséquence légitime de la conception probabiliste de la
thermodynamique. On peut le refuser pour des raisons éthiques, on peut le ranger parmi les
spéculations abstraites, ou parmi les fantaisies cosmiques, mais on ne peut pas le rejeter au nom d’un
point de vue rigoureusement scientifique. »
81. D’Iorio fait l’hypothèse que, si Nietzsche n’aura pas formulé comme telle la théorie
cosmologique qui sous-tendrait la doctrine de l’éternel retour, c’est « pour des motivations liées plutôt
à sa biographie qu’à sa pensée (l’affaire Lou), Nietzsche annonce l’éternel retour dans la forme
particulière de Also sprach Zarathustra et les argumentations contenues dans ses cahiers sont restées
secrètes » (p. 113). Cette explication est d’autant moins convaincante que l’on trouve des formulations
de la doctrine dans Le Gai Savoir ou dans le fragment 11 [165] qui n’ont pas « la forme particulière de
Also sprach Zarathustra ». Le § 341 du Gai Savoir présente la pensée inspirée par un démon s’étant
« glissé dans ta solitude la plus reculée », à savoir que « tu devras vivre [ta vie] encore une fois et
d’innombrables fois », comme une épreuve et une discipline qui « te transformerait, faisant de toi, tel
que tu es, un autre, te broyant peut-être […] [et qui] pèserait comme le poids le plus lourd sur ton
action ». Quel rapport une telle règle transformatrice « limant un mur de fer » a-t-elle avec l’entropie et
sa conséquence, la « mort thermique de l’univers » ? Un rapport évidemment essentiel, fondamental et
immédiat. La formulation théorique de Boltzmann et son paradoxe de la répétition rendue possible par
des « fluctuations vers des états moins probables » vient-elle étayer après coup la doctrine qui a pour
fonction de surmonter le découragement que provoque l’entropie ? En aucun cas. Elle ne peut au contraire
qu’aggraver ce découragement. Que D’Iorio ne le voie pas est incompréhensible – et l’on ne peut que
se dire : tout ce travail en vain, pour rien !
82. Cf. supra, p. 155, note 4.
83. Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, PUF, p. 53
84. Ibid., p. 54
85. Dans le mauvais procès qu’il fait à Deleuze (cf. p. 361 des Cahiers de l’Herne « Nietzsche »),
D’Iorio ne voit pas les questions que pose le cycle, qui requièrent la spirale évolutive du vivant, et qui,
au-delà du vivant, s’imposent comme métastabilité pharmacologique dans l’exosomatisation.
86. Nietzsche, Fragments posthumes, OC V, p. 353.
87. Dans Ainsi parlait Zarathoustra, p. 175.
88. « Je montais, je montais, je rêvais, je songeais, mais tout m’était pesant. Au malade je
ressemblais que lasse son vilain martyre et qu’un plus vilain rêve à son sommeil arrache.
Mais il est chose en moi que je nomme courage ; jusqu’à cette heure, de tout découragement cette
chose pour moi fut meurtrière. C’est ce courage enfin qui m’adjura de m’arrêter, et de dire : « Nain, à
nous deux ! » –
Courage, tel est bien le meilleur meurtrier, – courage qui attaque…
Mais l’homme est la plus courageuse des bêtes ; ainsi il domina toute bête. […]
Le courage tue aussi le vertige des abîmes ; mais est-il lieu où l’homme ne soit au bord d’abîmes ?
Même voir, n’est-ce – voir des abîmes ?
[…] il tue même la mort, car il dit : « Était-ce donc cela, la vie ? Courage, encore une fois ! » […]
Qui a des oreilles entende ! » Z, 3, 1, p. 176-177. (Ici, Colli et Montinari soulignent par une
note la référence à la formule de l’évangile selon saint Matthieu, 11, 15, comme ils souligneront tout
au long de Zarathoustra les références aux Évangiles. Ces parallèles compliquent un peu la lecture de
Nietzsche telle qu’elle aura dominé en particulier en France. Et c’est un des aspects majeurs de
Nietzsche et la critique de la chair que de redonner à ces parallèles leurs dimensions les plus
problématiques et pansantes, en particulier dans le rapport de Dionysos et de l’évangile selon saint
Jean qui habite toute la relecture de la Grèce ancienne à l’âge du romantisme allemand.)
89. Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, p. 54.
90. Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, « La parole d’Anaximandre », p. 426-434.
91. Derrida n’aura jamais tout à fait admis cette différance noétique comme telle, se méfiant du
retour du logocentrisme qu’un tel point de vue pouvait porter en soi, mais il ne l’aura jamais rejeté non
plus – sinon, il n’aurait pas accepté la soutenance de la thèse qu’il dirigeait sous le titre La Technique et
le Temps. La faute d’Épiméthée. « Qui a des oreilles entende ! »
92. Gilles Deleuze, Nietzsche, p. 54.
93. « Il paraît impossible d’associer le surhomme, comme le fait Heidegger, à une réitération
“machinale” de la puissance de l’homme, où plus aucun avenir n’adviendrait. […] Le surhomme est
bien au contraire le terme qui permet à la chair de l’homme de s’ouvrir à l’excès des possibles et à
l’excès des possibles de pénétrer la chair. » Barbara Stiegler, Nietzsche et la critique de la chair, p. 202.
94. Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, p. 55.
95. Comme exosomatisation, cette répétition est ce que j’avais appelé une repro-duction (cf. La
Technique et le Temps 3, pp. 642 et 831). La repro-duction constitue le trait fondamental de la
rétention tertiaire, et en particulier de la rétention hypomnésique, qui rend possible la re-production
qu’est par exemple la synthèse de re-production dans la Critique de la raison pure, c’est-à-dire la
rétention secondaire, et non l’inverse : ce n’est pas la synthèse de re-production qui rend possible la
synthèse de repro-duction. De même, ce n’est pas la synthèse d’appréhension qui rend possible la
synthèse de re-production : c’est la synthèse de re-production comme mise en œuvre de critères de
sélection qui rend possible la synthèse d’appréhension. On soutiendra dans La Technique et le Temps 4
que la rétention tertiaire hypomnésique est le point de départ d’une différanciation de la noèse en
fonctions constituant sa généalogie.
96. Jacques Derrida, La voix et le phénomène, PUF.
97. Barbara Stiegler, article cité.
98. Fragment 11 [165], OC V, p. 373.
99. Au sens élargi qui a été donné à ce terme dans La faute d’Épiméthée, pp. 304-311 – le concept,
qui est exposé aux § 73-75 d’Être et temps, et qui est traduit en français par l’expression « mondo-
historialité », constituant en dernier ressort ce que j’appelle moi-même la rétention tertiaire.
100. Au XX e siècle, la musique deviendra avec le cinéma un objet temporel industriel qui saisira
Adorno et Horkheimer de stupeur, sinon d’effroi. Entre l’éternel retour et la dialectique négative, la
musique sera devenue atonale, dodécaphonique, inharmonique et dissonante dans le sillage et le flux de
la presse, de la machine, des chemins de fer, du télégraphe, puis du gramophone et du téléphone, et
enfin du cinématographe et de la radiophonie, qui constituent la première moitié du XX e siècle que
frappent deux guerres mondiales où tout cela, télégraphe, machines, etc., y compris gramophone et
cinématographe, sera systématiquement mobilisé – dans la guerre psychologique, sur les fronts de
l’intérieur et de l’extérieur, ce qui contribuera largement à l’établissement des concepts fondamentaux
du marketing.
101. Ce qui est aussi l’enjeu de la traduction telle qu’Antoine Berman la pense dans L’Épreuve de
l’étranger, Gallimard.
102. Nietzsche, Le Gai Savoir, § 334, OC V, p. 223.
103. Ibid.
104. Barbara Stiegler, art. cité.
105. Cf. Différence et répétition, § 13, et mon commntaire dans États de choc, § 27.
106. À propos du passage et de ce qui ne veut pas passer, Heidegger écrit dans « La parole
d’Anaximandre » : « La parole parle de ce qui, s’avançant, arrive dans le sans retrait et, arrivé là, s’en va
disparaissant » p. 421. Et il rejoue ce thème dans son commentaire d’Ainsi parlait Zarathoustra dans
Qu’appelle-t-on penser ? : « La vengeance est le ressentiment de la volonté contre le passer et son passé,
contre le temps et son “il était”… À ce “il était”, le ressentiment de la vengeance demeure enchaîné ;
de même d’ailleurs que dans toute haine… » pp. 83-84.
107. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, p. 57.
108. Léon Brillouin, La science et la théorie de l’information, éd. Jacques Gabay, commenté dans La
Technique et le Temps 4. L’épreuve de la vérité dans l’ère post-véridique.
109. Nietzsche, Le Gai Savoir, § 341.
CHAPITRE SIX

Qualités sans hommes,


hommes sans qualités

59. Le pivot de la transvaluation : Nietzsche avec Lotka

L’éternel retour signifie avant tout qu’aucune synthèse dialectique ne peut


venir rédimer la situation tragique, c’est-à-dire pharmacologique, instaurée par
l’exosomatisation. Le temps de la différence noétiquement extraite de la
répétition n’est ni la déclinaison phénoménologique de l’être, ni
l’accomplissement du devenir : le temps est la différance du devenir, c’est-à-
dire sa différenciation différant l’entropie, et l’être est une déclinaison toujours
locale et précaire du temps ne différant ainsi qu’exo-somatiquement.
Le problème pharmacologique, qui n’est soluble par aucune question, qui
excède toute question, qui désajuste à jamais toutes questions – qui restera
toujours un problème, qui ne sera jamais résolu –, c’est que l’exosomatisation
comme différance de l’entropie est aussi sa probable augmentation : l’exo-
somatisation de « ce qui est » (exo-somatisé) est aussi la néantisation de « ce qui
est » (exo-somatisé), ce qui signifie que l’être-là héberge toujours aussi son
n’être-plus-là. Cet hébergement est nécessaire parce que le là n’est jamais
seulement là : il est toujours au-delà de lui-même, en excès sur lui-même, en
voie de se déterritorialiser à la moindre intensification du potentiel noétique
qu’est sa volonté de puissance comme affirmation exosomatique du vivant.
Au stade actuel de l’exosomatisation, tel qu’il se caractérise à la fois
• par sa capacité à provoquer et à calculer une production constante et
planétaire de rétentions tertiaires numériques, dont l’auto-production par les
exorganismes simples constitue une nouvelle forme d’industrie – une
hyperindustrie,
• par une modification corrélative et radicale des limites entre les organes
endosomatiques et exosomatiques au niveau des exorganismes simples comme
au niveau des exorganismes complexes,
une reconsidération organologique de ce qui constitue la noèse est
indispensable, et elle doit inscrire le problème pharmacologique du devenir
entropique de la rétention tertiaire computationnelle au cœur de la synthèse en
quoi consiste la raison comme fonction de sélection de rétentions et de protentions
collectives néguanthropiques, c’est-à-dire porteuses de bifurcations potentielles.
Mais dans la mesure où la raison sélective ne peut sélectionner
• qu’à partir des données analytiques que lui fournit l’entendement en
fonction de schèmes eux-mêmes constitués par les rétentions tertiaires
hypomnésiques,
• qu’à la condition d’être en mesure d’interpréter synthétiquement ces
données, c’est-à-dire, précisément, d’y opérer les sélections décisives,
la question de l’organologie des données (au niveau de leur structure), la question
de leur performativité (en fonction de la vitesse de leurs boucles de
rétroaction) et la question des fonctions d’interprétation et de sélection de la
raison elle-même exosomatisée au sein de dispositifs rétentionnels délibératifs,
ces questions supposent de reconsidérer en profondeur la question
« grammatologique » à partir d’une analyse de la grammatisation à la fois
historique et spéculative (et en cela prospective), et de ses conséquences
pharmacologiques (problématiques) sur l’exorganogenèse constitutive de la
noèse passée, présente et à venir.
C’est pourquoi la transvaluation du nihilisme suppose de cultiver une
inventivité organologique à partir d’une critique organologique elle-même
fondée sur une histoire organologique. L’incorporation des flux et leur
assimilation par les exorganismes simples et complexes n’est possible que
déclinée endosomatiquement et exosomatiquement dans et par les corps
vivants des exorganismes simples. On reviendra dans La Société automatique 2
sur l’inventivité organologique telle qu’elle requiert une redéfinition des
structures de données aussi bien que des boucles de rétroaction, et, en dernier
ressort, des dispositifs rétentionnels garantissant les cohérences formelles et
téléologiques des données analytiques.
Dans le membre de phrase « endosomatiquement et exosomatiquement
déclinée dans et par les corps vivants des exorganismes simples »,
« endosomatiquement » signifie : comme intériorisation cérébrale, nerveuse et
musculaire – ainsi par exemple de l’apprentissage de la lecture et de l’écriture.
« Exosomatiquement » signifie : à travers des dispositifs rétentionnels
d’incorporation qui sont tout aussi bien des processus d’individuation
collective se formant à travers des élaborations de rétentions et de protentions
collectives constituant des savoirs à la fois locaux, globaux et universels.
Que veut dire cependant « décliner endosomatiquement l’incorporation et
l’assimilation des flux » s’il est vrai que, par structure, c’est précisément l’exo-
somatisation des données numériques maintenues hors des corps
exosomatiques qui fait leur efficience – laquelle procède de ce que Husserl
décrit dans L’Origine de la géométrie comme la finitude rétentionnelle du
proto-géomètre 1 ? Qu’est-ce qui peut ici être « endosomatisé », « incorporé » ?
Nous ferons sur ces points les hypothèses suivantes :
• L’incorporation comme endosomatisation et sa nécessité – comme ce qui
ne peut pas être intégralement exosomatique – doit être étudiée à partir d’une
nouvelle critique de l’histoire et de la connaissance des limites entropiques et
anthropiques des calculs, et on montrera dans la suite de La Technique et le
Temps que cette question des limites se présente à l’aube de la pensée grecque
avant tout et toujours en dernier ressort comme celle de l’ubris.
• Les structures de données à l’époque de la rétention tertiaire
hypomnésique numérique – où les données de l’intuition sont techno-
logiquement préformatées – requièrent impérativement des champs
d’inscription de données et de métadonnées définies comme incalculables, et
appelant délibérations opérées avant et/ou après calculs au sein de nouveaux
dispositifs rétentionnels fournissant de nouvelles critériologies de sélection
parmi les possibles pharmacologiquement ouverts par l’exosomatisation
contemporaine.

Pour penser cela, et en vue de le panser, il faut définir des niveaux de


localité circonscrivant eux-mêmes des savoirs : la vie en général est circonscrite
dans des niches définissant des caractéristiques spatiotemporelles élémentaires –
au sens où les éléments, terre, air, eau, feu, s’y trouvent qualitativement
spécifiés. Par exemple, la vie est impossible sur la Lune, la vie des vaches n’est
pas possible dans le désert du Sahara, et elle n’est possible que pour des
hommes spécifiquement équipés et ayant incorporé cet équipement, dont le
chameau.
La vie noétique, c’est-à-dire exosomatique, est ainsi conditionnée par des
localités exosomatisées, depuis le territoire nomadisé par des prédateurs
exosomatiquement équipés d’armes de chasse et de savoirs, par exemple ceux
des végétaux locaux à la fois toxiques et curatifs de la forêt amazonienne ou
centrafricaine, jusqu’aux scaphandres d’Armstrong et de Aldrin, eux-mêmes
inséparables du vaisseau spatial Apollo, lui-même télé-commandé depuis Cap
Canaveral.
Les savoirs se distribuent en cela sur des échelles cosmiques –
microcosmiques, mésocosmiques et macrocosmiques – qui circonscrivent leur
portée, et nous reprendrons ces questions dans La Société automatique 2 et
dans La Technique et le Temps 4 avec Bachelard et sa question
phénoménotechnique, que nous élargirons ainsi à toutes les dimensions de
l’existence noétique. Les savoir-vivre-ensemble constituent des familiarités
exorganiques territorialement conditionnées, qui procèdent du défaut
d’origine qui se manifeste avant tout comme défauts relatifs, particularismes,
idiotismes, passant toujours au fond pour ce qui apparaît à l’autre ou comme
ce qui apparaît de l’autre pour des défauts de prononciation ou des ex-actions.
Ces savoirs, toujours idio-textuels en cela, et comme trames localement
grammatisées de rétentions et de protentions tertiaires collectives, ne peuvent
subsister qu’à la condition de se déterritorialiser à travers l’évolution
exosomatique, mais qui ne peuvent effacer le potentiel néguanthropique issu de
leur localité et marqué par elle – ainsi que le rend évident l’idiomaticité faute
de laquelle le langage ne dit plus rien. Telle est aujourd’hui l’alangue du
nihilisme comme facteur de l’avérité.
Les savoir-faire sont portés par les organes exosomatiques au-delà de leurs
circonscriptions territoriales idiomatiques 2, et suivent les réseaux de diffusion des
techniques à travers les exorganismes complexes et leurs dynamiques de
déterritorialisation propres – ainsi des marchés, qui agencent les savoirs faire
artisanaux 3, et, ce faisant, les enrichissent en introduisant dans le système
technique au sein duquel ils sont pertinents de nouveaux organes
exosomatiques, de nouvelles matières premières, de nouveaux besoins, etc. : un
nouveau stade de l’exosomatisation, un nouveau désajustement corrélatif, de
nouvelles injustices, de nouvelles formes de la justice – et du droit –, un nouvel
excès de vie exo-somatique.
La figure de Dionysos procède de cet excès primordial, en tous champs de
savoirs. Les savoir concevoir, théoriser et synthétiser spéculativement et
formellement sont fondés sur leur propre déterritorialisation en ce qu’ils sont
constamment et primordialement en excès sur leur localité. Cela ne signifie
pourtant pas qu’ils pourraient s’en émanciper absolument. Aussi
déterritorialisés que puissent être par exemple les formalismes mathématiques,
les arguments, axiomes, théorèmes et démonstrations demeurent dépendants
de langages qui restent locaux, même lorsque ces localités deviennent extra-
territoriales, en cela qu’elles constituent des écoles définies par leurs
terminologies, c’est-à-dire par les catégorisations qu’elles génèrent pour
sélectionner dans l’expérience en fonction des rétentions et des protentions
collectives qui caractérisent telle discipline et telle école dans cette discipline –
ces localités en dernier ressort étant toutes inscrites dans et par leur
appartenance à la biosphère constituant ce que Husserl appelle l’Arche-Terre.

60. Le nouveau commerce

L’incorporation ne peut s’opérer au niveau des exorganismes simples qu’à


la condition de s’opérer corrélativement au niveau des exorganismes complexes,
fût-ce par conflit – et même toujours et d’abord par conflit : c’est la question de
la diachronie, qui est une anti-anthropie 4, et qui s’accomplit comme contre-
coup plus ou moins lointain d’un désajustement plus ou moins ancien, c’est-à-
dire d’un choc constituant le passé et l’avenir dans l’instant du retour qu’est
toujours le second temps du double redoublement épokhal – qui est
l’incorporation comme écriture des nouveaux circuits de transindividuation.
Un tel conflit, qui constitue un apprentissage collectif, est pacifique et
civilisé ; il n’est ni un conflit militaire, ni une guerre civile. L’incorporation par
les organisations sociales, en tant qu’elles organisent un exorganisme complexe
supérieur, c’est-à-dire réalisant une synthèse locale des relations entre exorganismes
complexes inférieurs, introduit à travers l’apprentissage collectif issu de
l’incorporation des nouveaux organes exosomatiques et des flux qu’ils génèrent
une nouvelle synthèse constituant une nouvelle thérapeutique locale du
pharmakon issu d’un nouveau stade de l’exosomatisation.
Une telle thérapeutique est nécessairement localisée en cela qu’elle est
néguanthropique et que la néguanthropie, par exemple comme idiome, a un
dehors constitué par un autre idiome, auquel elle peut parler, avec lequel elle
peut échanger et commercer, via des organes de tra-duction qui ne sont pas
seulement les rétentions tertiaires hypomnésiques littérales à l’origine de la
traduction entre idiomes différents, mais des organes de commerce partagés
sous les formes les plus diversifiées entre territoires se faisant bénéficier de leurs
localités respectives dans des relations pacifiques et mutuellement intéressantes
et intéressées en cela que l’autre constitue à travers ce commerce une source de
richesses des plus variées stimulant la noodiversification de l’exorganisme
supérieur (cf. sur ce sujet Paul Valéry, Regards sur le monde actuel).
C’est ainsi qu’un savoir formel et théorique, qui est ce qu’il y a de plus
hautement émancipé des conditions originellement locales et proprement
terriennes de la vie exosomatique, a besoin pour participer à travers
l’exosomatisation au processus de lutte contre l’anthropie et l’entropie
accumulées de se relocaliser en venant enrichir et en se trouvant enrichi lui-
même en retour par des savoir-faire et des savoir-vivre-ensemble participant
ainsi à l’entretien et à la transformation d’une synthèse locale productrice de
richesses singulières de tous ordres et sur tous les plans – microcosmique,
mésocosmique et macrocosmique à travers lesquels le cosmos se présente
comme processus.
Cette conception de l’incorporation aura certes été rendue impossible par
la prolétarisation conduisant à la globalisation et à la dénoétisation dont la
scène est constamment occupée par Trump aujourd’hui, hier par Eltsine,
Berlusconi, Sarkozy, puis sur des registres spécifiques Hollande ayant introduit
en tant que représentant exemplaire de la nullité dénoétisée le présent Macron,
et demain vraisemblablement d’autres que ni William Shakespeare ni Alfred
Jarry n’auraient su imaginer. Un tel état de fait ne saurait cependant durer très
longtemps. Et il en va ainsi parce que l’Anthropocène, comme Gestell
accomplissant le nihilisme, atteint sa dernière extrémité – et celle-ci s’avérant
précisément être l’entropie prolétarisante et post-véridique en cela, détruisant
les liens et les lieux en détruisant les savoirs.
La reconstitution d’une économie qui ne peut être que générale est
nécessairement celle d’une conjonctivité mésologique constituant l’élément
primordial de localités donnant lieu, c’est-à-dire : ouvertes, hospitalières au
devenir, accueillant ce qui arrive avec l’annihilation par le calcul, mais en le
transvaluant par un processus local incalculable et exorganologique de sélection (de
« filtrage »). Il apparaît ici évident que la transvaluation, pour autant qu’on la
prenne au sérieux, et dans le contexte de la « data economy », est le moment de
la pharmacologie positive – dont la condition est une pensée de ce qui, en deçà
et au-delà des causalités décrites et opéré par les sciences et la technologie, est
une quasi-causalité : d’un autre ordre que celui dont les quatre causes
(matérielle, efficiente, formelle et finale) sont les conditions ontologiques.
Une telle transvaluation est l’opération néguanthropologique par
excellence. C’est une allagmatique des relations d’échelles et des ordres de
grandeur par-delà le calcul, mais passant par le calcul à partir de ce qui est en
deçà du calcul. Au XXIe siècle, elle n’est pensable et pansable que comme
réinterprétation du nihilisme, de son accomplissement et de sa transvaluation,
à la fois :
• comme devenir-entropique du monde appréhendé en tant que biosphère
au sens de Vernadsky et en tant que biomasse au sens de Lotka, c’est-à-dire
consommant sa nécromasse à travers ses organes exosomatiques et ses
exorganismes complexes formant désormais ce qui est devenu une
technosphère – la volonté de puissance du vivant en général, comme volonté
de vivre, ayant envahi la biosphère de sa biomasse 5, s’étant poursuivie
exosomatiquement, et rencontrant l’impuissance pharmacologique de la volonté
dans l’anthropie, par où l’organique devenu organologique est donc lui-même
pharmacologiquement menacé en totalité,
• comme avenir-néguanthropique ouvert par le devenir organologique de
l’organique, c’est-à-dire comme différance exosomatique et pharmacologique, où
la volonté de puissance, comme ce qui peut, en prenant soin du pharmakon
qu’elle est, devient l’incorporation trans-formante du devenir qu’est
l’exosomatisation formant au sein du processus entropique inorganique, en
étant passée par la différance vitale, un processus tourbillonnaire organologique
qui fait la différance et donc la puissance autrement que la vie purement anti-
entropique et endo-somatique fait elle-même la différance.

Que dans ces tourbillons la « roue du devenir » sélectionne des différences,


c’est évidemment la visée de Nietzsche, telle que la réexpose Deleuze. Qu’il ne
l’exprime pas comme telle, cependant qu’il la vise, c’est la loi du défaut et de
l’inachèvement primordial de toute œuvre philosophique – et c’est ce qui
donne à panser. Entende qui a des oreilles.
À partir de la différance vitale comme processus anti-entropique organique,
la bifurcation exosomatique a engendré la différance organologique et
pharmacologique. Simondon décrit cette bifurcation comme un nouveau
régime d’individuation, l’individuation psychique et collective, surgie de
l’individuation vitale, elle-même surgie de l’individuation physique. Mais
Simondon ne pense pas l’exosomatisation comme telle, ni donc le fait
pharmacologique qu’elle a installé une nouvelle expression de la tendance
entropique comme anthropie, et de sa différance comme néguanthropie.
Dans l’Entropocène, tel que, comme élimination des singularités
néguanthropiques par les moyennes, les potentiels noétiques paraissent épuisés,
ce qui constitue l’épreuve de l’absence d’époque atteignant son comble comme
« Trumpocène », et dont la Cacanie de Musil est une insigne anticipation,
l’avenir néguanthropique ne peut advenir à nouveau, au-delà de l’Entropocène,
que comme une bifurcation à l’échelle biosphérique, à la fois comme économie
contributive des localités de la néguanthropie, et comme internation constituant
le cadre de ce nouveau commerce.
L’internation est ce qui doit instaurer dans le cosmos et comme nouvelle
forme du nomos à la fois géo-politiquement et géo-économiquement un
nouvel ordre de grandeur cosmopolitique, et de nouvelles relations d’échelles
entre microcosmes et macrocosme biosphérique – le macrocosme étant devenu
planétaire comme biosphère exosomatisée en totalité, c’est-à-dire comme
technosphère, et les localités s’obligeant mutuellement (transductivement) en
son sein. Cela suppose de repenser ce qu’il en est
• du cosmique et donc du cosmos vu de la technosphère, d’où le point de
vue, tel qu’il dépend d’une histoire, est irréductible,
• de l’obligation en tant qu’elle instaure et entretient des relations d’échelles
– et pour cela, nous passerons par Bergson 6.

Nous verrons alors pourquoi et comment cette « machine à faire des


dieux » pourrait reconstituer des reliefs constituant une légitime différance
entre exorganismes complexes inférieurs et supérieurs, et comment il est
possible et nécessaire de lire Kant aussi bien que Mauss et Schmitt d’un point
de vue à la fois thermodynamique et exosomatique – où l’économie
contributive et cosmotechnique 7 consiste à réagencer les échelles par des
localisations à rebours et à contre-courant des probabilités où se configurent les
phénomènes thermodynamiques de la matière inerte (et de la matière
organique redevenue inerte sur un mode spécial – comme nécromasse) aussi
bien que les moyennes nihilistiques du capitalisme totalisant les flux à toutes les
échelles.
Le pivot de la transvaluation de la transvaluation se précise alors.
Transvaluer la transvaluation, c’est surmonter, par-delà Nietzsche, l’ignorance
et en dernier ressort le déni des enjeux de l’entropie, tout aussi bien que
l’ignorance et le déni des conséquences de l’exosomatisation pour ce qui
concerne le concept de puissance. Transvaluer la transvaluation suppose de lire
ou relire Bergson dans son ensemble (ce que nous amorcerons dans La Société
automatique 2 8, et afin de préparer La Technique et le Temps 7. Le défaut qu’il
faut : idiome, idios, idiotie. 9, et, par là, de lire Derrida, Simondon et Deleuze
autrement qu’ils ne se lisaient eux-mêmes – et avec Canguilhem.
L’ignorance par Nietzsche du destin entropique est feinte, s’il est vrai qu’en
faisant de la vie une volonté de puissance il défie cette tragédie épistémologique
qu’est la thermodynamique, qu’il n’ignore évidemment pas, mais à laquelle il
oppose en quelque sorte par avance ce qui deviendra la théorie de l’anti-
entropie comme différance locale et temporaire du devenir lui-même
entropique, et défini comme tel.
Cette feinte est cependant un piège pour Nietzsche lui-même : elle le
conduit à confondre (à maintenir dans l’indistinction) l’avenir et le devenir,
ignorant ainsi l’enjeu systémique de la bifurcation tel qu’au terme du nihilisme
celui-ci devient eschatologique d’un point de vue qui nécessite de passer par la
théorie des catastrophes 10 et la théorie des systèmes 11. Sans aucun doute
Nietzsche annonce-t-il par son affirmation de la vie à contrecourant de
l’entropie les hypothèses de Bergson aussi bien que les analyses de Schrödinger.
Mais, au XXe siècle, penser la vie, ce sera précisément la panser à partir de
l’entropie – partir signifiant ici bifurquer –, et non en déniant celle-ci.
En évitant ce qui n’est pas une simple aporie de l’entropie, mais sa fatalité,
telle qu’elle réalise le nihilisme « passif », et non seulement cosmologie de la
mort thermique, face auxquels l’éternel retour serait la discipline de la volonté
de puissance devenant ainsi capable de dire oui au devenir, Nietzsche se
dispense de thématiser la différance du devenir qu’est l’avenir, à la fois comme
localité 12 et comme bifurcation – et il ne peut donc pas thématiser le devenir
technologique anthropique et son avenir néguanthropique comme
incorporation et assimilation des flux par l’invention organologique.

61. Musil, le sens du possible et l’Histoire potentielle

Penser à partir de l’entropie, c’est ce dont Musil incarne une sorte de


tentative – et pour penser un avenir possible dans le devenir
thermodynamiquement envisagé. Il le tente à partir de sa lecture de Nietzsche.
Laurence Dahan-Gaida a fait apparaître dans L’homme sans qualités 13 le
vacillement de Musil – et de son époque – entre deux conceptions de la raison scientifique […] [où] le
14
déterminisme de la mécanique est remplacé par un traitement statistique .

Musil était un lecteur assidu de Nietzsche 15, et il reprit nombre de thèmes


fourbis par celui-ci dans et par l’accélération de l’exosomatisation – qui frappe
Musil lui-même, mais qu’il considère, au-delà de Nietzsche, dans la perpective
statistico-thermodynamique, précisément à partir de Boltzmann (comme s’il
enchaînait sur l’hypothèse de D’Iorio), et tout en étudiant Ernst Mach.
Cette reprise, cette perspective et son pas au-delà le conduisent à
l’hypothèse d’un sens du possible 16. Les hommes doués d’un tel sens, qu’il
appelle les hommes du possible,

17
vivent […] dans une trame plus fine, trame de fumée, d’imaginations, de rêveries et de subjonctifs .

Ces hommes du possible, qui ne sont pas des surhommes, sont tout
proches de ce moment de liberté et de bifurcation que fournit le rêve réalisable,
c’est-à-dire noétique, tel que Dans la disruption tentait de le cerner avec
Binswanger et Foucault en passant par Descartes 18. Sans développer ce point
comme il le faudrait, notons que

le possible ne comprend pas seulement les rêves des neurasthéniques, mais aussi les desseins encore en
19
sommeil de Dieu .

Ces desseins ont à voir avec les deux principes de la thermodynamique – et


au-delà – auxquels Musil confronte Leibniz (que « Dieu » convoque ici).
La question de l’entropie que pose Musil, comme possibilité du possible, si
l’on peut dire, et comme possibilité d’un possible rêvé et réalisable (comme
rêve noétique au sens valéryen 20), c’est celle de l’avenir comme Histoire
potentielle :
Si l’existence ne peut se concevoir que dans le devenir, écrit Laurence Dahan-Gaida, celui-ci trace-t-il la
voie d’un progrès ou celle d’une dégradation ? Et quelles réponses la thermodynamique est-elle
21
susceptible d’apporter aux problèmes posés par l’Histoire ?

Tel Nietzsche en 1878, l’humeur de l’époque cacanienne est frappée par la


technique et par la vitesse de son expansion, telle qu’elle active les deux
principes de la thermodynamique, en sorte que

22
la transformation rapide du monde technique engendr[e] à la fois angoisse et optimisme .

Dans l’accélération qui frappe Musil et son époque une cinquantaine


d’années après que Nietzsche l’eut lui-même éprouvée littéralement à la folie,
l’entropie est devenue l’enjeu explicite à partir duquel Musil tente d’élaborer sa
nouvelle conception du possible 23 tout autrement que Nietzsche – cultivant
ainsi une vision en quelque sorte « pharmacologique », mais sans pharmakon :

Musil s’appliqua à voir dans les diverses manifestations de la décadence l’indice d’un processus non
maîtrisé mais qui, dans certaines conditions, pouvait donner naissance à une période
24
d’accomplissement .

62. La Cacanie comme puissance des moyennes

La décadence du petit Empire austro-hongrois – double monarchie de


l’Autriche-Hongrie annexant les Balkans, point de départ de la chute de
l’Empire ottoman et de la Première Guerre mondiale – est vécue dans le sillage
de la question nietzschéenne comme augmentation de la puissance des
moyennes et avènement de l’homme moyen, sans qualités en cela même :

Musil constatait l’effritement de la structure pyramidale de la Monarchie au profit d’une société de


masse à caractère égalitaire […] glissement vers l’uniformité correspondant à la somme collective, et
25
donc probabilitaire, des vœux individuels .

Cette « moyennisation » où le tout non seulement n’est plus supérieur à la


somme de ses parties, mais y devient inférieur 26, et comme un principe
d’infériorité, c’est-à-dire de régression, conduit dans l’Empire doublement
monarchique à un relâchement des forces qui avaient maintenu jusqu’alors la
diversité des nationalités dans le processus métastable qu’avait formé cet
Empire, désormais cacanique, et qui s’en trouve désintégré et paralysé :

[Face aux] contrastes nationaux et linguistiques de l’Empire, Musil diagnostiquait un processus


irréversible de désintégration.

Musil cite ainsi Nietzsche dans son Journal :

Partout paralysie, peine, engourdissement, ou bien antagonisme et chaos. […] L’ensemble ne vit même
27
plus : il est composite, calculé, artificiel, c’est un produit de synthèse .

Telle est la croissance de l’entropie dans la cacanisation de l’Autriche-


Hongrie – qui constitue cependant aussi une « nécromasse noétique 28 » : c’est
à partir de la décomposition de cette nécromasse noétique que tant de penseurs,
philosophes, scientifiques, médecins, écrivains, musiciens et artistes
individueront une « nouvelle musique », des philosophies nouvelles à partir du
Cercle de Vienne, une psychologie nouvelle, qui inspirera un temps Husserl
quant au point de départ de la psychologie expérimentale, ou qui nourrira à
partir de Freud et de ses préoccupations neuroscientifiques une nouvelle
conception de l’âme comme appareil psychique, une nouvelle psychiatrie,
dont celle de Binswanger, une version viennoise de l’« art nouveau »
(Secessionsstil), etc. Musil étant l’exemple même de cette assimilation de ce qui se
décompose, laquelle toujours se sédimente et se décompose à son tour.
Assimiler ce qui se décompose – telle est aussi la question que pose
Nietzsche comme transvaluation du nihilisme –, c’est faire de l’entropie comme
dégradation de la biomasse de nouvelles formes de vie, ici exorganiques
cependant, c’est-à-dire noétiques. Mais Musil ne peut pas poser ainsi l’enjeu de
la Cacanie : il n’a pas lu Qu’est-ce que la vie ?, et il ne fait donc pas le départ –
au-delà de Robert von Mayer – entre les questions d’entropie en physique
thermodynamique et en biologie. A fortiori, il ignore la question de
l’exosomatisation que Lotka ne formulera qu’en 1945.
Nous pouvons et devons au contraire poser après Musil qu’à partir de la
décomposition nécronoétique de l’esprit devenant vanité noétique, ce dont Jarry
exprimait déjà l’actualité en France à la fin du XIXe siècle, se forme ce qu’on
doit appeler avec Simondon le milieu préindividuel de la noèse, tel qu’il porte
de nouvelles formes d’individuation, aussi bien psychiques que collectives, les
unes n’allant pas sans les autres, cependant que la Cacanie tend à rabattre les
unes sur les autres.
L’entropie transvaluée dans et comme l’anti-entropie 29, c’est-à-dire comme sa
différance, et le retard qui s’y produit comme temporisation par le double
redoublement épokhal, pourraient ainsi devenir, un jour, peut-être 30 – adverbe
qui peut se dire en arabe inch’Allah –, devenir une avance, et surmonter la
déliaison ana-lytique des parties de ces tout que tentent de constituer les
exorganismes, analusis signifiant en grec d’abord dé-composition.

L’entropie […] s’empare d’un organisme lorsque l’indépendance de ses parties l’emporte sur la liaison,

observe Laurence Dahan-Gaida, qui souligne la clôture dans laquelle s’enferme


le système ouvert que constitue ce que nous appelons ici un exorganisme, et
qui ne peut continuer de croître qu’à la condition de demeurer un tel « système
ouvert » au sens de Ludwig von Bertalanffy, lui aussi viennois, docteur en
1926, et qui s’appuiera précisément sur Lotka pour forger ce concept 31.

Nivellement de différences, comportements aléatoires dans les populations nombreuses, évolution vers
le désordre des systèmes clos
caractérisent la période cacanique de l’Empire.
Musil cependant n’en reste pas là ; l’entropie est le prix de ce qui se
développe par ailleurs comme ce qui ne peut pas être réduit à l’augmentation
du désordre, et comme contre-tendance de ce qu’il ne peut pas encore
appréhender comme néguentropie à proprement parler (le concept n’en est
pas élaboré à cette époque), et encore moins comme anti-entropie, mais qu’il
décrit déjà comme organisation :

Musil avait fort bien compris que l’entropie n’était pas l’évolution mais « sa note de frais ». Elle devait
donc s’assortir d’un principe complémentaire expliquant non seulement la dégradation des choses mais
32
aussi leur organisation .

Ne connaissant pas une théorie que Schrödinger ne formulera qu’une


quinzaine d’années plus tard, mais familier du premier principe de la
thermodynamique formulé par von Mayer en 1845, et peut-être des
fulgurances de Bergson sur ces questions, Musil pose en principe que
l’organisation sociale et la dynamique historique dont elle procède – c’est-à-
dire pour nous la dynamique de l’exosomatisation et de la formation
d’exorganismes – est l’autre aspect de la processualité dont la
thermodynamique est une couche, et dont l’entropie n’est donc qu’une
dimension.
C’est pourquoi il fait l’hypothèse que,

transposée au plan de l’histoire, la notion d’entropie [pourrait] éclairer les dangers encourus tout en
découvrant de nouvelles possibilités d’analyse et d’action.

Dans la décadence cependant, ce qui paraît être le fruit même de


l’organisation sociale est stérilisé et inversé, condamné à la décomposition :

L’« énergie spirituelle » du siècle se laisse solliciter par les prétextes les plus futiles. […] L’esprit […] n’a
[…] plus d’autre finalité que lui-même et il finit par s’annuler dans une vaste dépense entropique.
Musil questionne l’esprit en un sens qu’il faudrait revisiter avec le Valéry de
1919 décrivant – dans La Crise de l’esprit et à propos de la mortalité des
civilisations qui sont comme des méga-exorganismes complexes et supérieurs
pouvant « vivre » très longtemps 33 – le caractère foncièrement pharmacologique
de l’esprit (à tel point que la science et même la vertu, écrit Valéry, ont été
mises au service de la mort) 34 :

Qu’allons-nous faire de tout cet esprit [demande Ulrich] ? On ne cesse d’en produire en quantités
astronomiques sur des tonnes de papier, de pierre et de toile, on ne cesse pas davantage d’en intégrer et
d’en consommer dans une gigantesque dépense d’énergie nerveuse : qu’en advient-il ensuite ? […]
L’esprit ne « travaille » guère que sur des questions de détail, renonçant ainsi à la visée qui devrait lui
35
être spécifique, celle d’une modification de l’ensemble .

Cette visée qui devrait être spécifique à l’esprit, c’est ce que Whitehead
appelle la fonction de la raison.
Comment n’être pas frappé par l’actualité de ces propos – qui donneraient
par exemple à reconsidérer la thèse du « capitalisme cognitif » – décrivant si
bien la misère politico-intellectuelle dans laquelle nous-mêmes vivons la
dénoétisation généralisée telle qu’elle accomplit le nihilisme dans la totalisation
computationnelle des moyennes ? Et comment ne pas se dire qu’ici et
maintenant la Cacanie n’est plus seulement celle de l’Autriche-Hongrie, mais
celle de l’Union européenne, dont la décomposition sera devenue évidente en
particulier après le sort odieux qui aura été fait à la Grèce ?

63. L’histoire de l’homme moyen et l’insuffisance de la raison

La totalisation nécrogène qu’instaure la puissance des moyennes est la


disparition de l’« homme supérieur », c’est-à-dire de l’exception, et l’écriture
d’une histoire du monde qui
36
n’est précisément pas celle de l’homme supérieur, mais, évidemment, l’histoire de l’homme moyen .

Le nihilisme comme dévaluation de toutes les valeurs est bien la réduction


de toute valeur à sa moyenne, ce que Musil décrit en détail après Nietzsche, et
en mobilisant les mathématiques mises au service de la statistique probabiliste
en thermodynamique comme dans ce qu’est devenue ou est en train de
devenir la société où se développent les exorganismes complexes industriels :

Nous pouvons penser et agir à droite ou à gauche, en haut ou en bas […] la valeur moyenne […] seule
37
compte .

Ce que Laurence Gaida-Dahan commente ainsi :

[…] L’évolution se fait toujours dans le même sens, celui de la moyenne, quel que soit par ailleurs le
38
caractère d’exception ou d’originalité des comportements individuels .

La statistique probabiliste reconfigure l’exorganisme social en court-


circuitant l’individuation psychique :

39
Le destin personnel est évincé par […] la statistique .

Que la statistique soit de nos jours reconfigurée de fond en comble par les
chaînes de Markov automatisées et le calcul intensif fondé sur la réticulation
systémique de la biosphère exosomatisée considérée comme solvable et
constituant en cela précisément un marché global 40 – ces calculs probabilistes
effectués à la presque vitesse de la lumière bouleversant les relations d’échelles
dans la data economy, et constituant à l’échelle de la biosphère l’ère des
exorganismes technosphériques fonctionnellement monopolistiques –, cela
nous impose de porter attention ici précisément aux hypothèses littéraro-
scientifiques de Musil quant aux possibilités d’une histoire future renversant ou
inversant ce qui constituait chez Leibniz le principe de raison dans l’harmonie
préétablie.
La thermodynamique vient déséquilibrer irréversiblement et finalement
renverser la thèse de l’harmonie préétablie, telle qu’elle procède
fondamentalement de la physique copernicienne, newtonienne et laplacienne,
et de l’ontologie que tout cela emporte : l’indéterminisme thermodynamique,
que Wiener mettra au point de départ de sa conception de la cybernétique, et
l’instabilité primordiale dont il procède, constituent dans la langue d’Ulrich
une inharmonie préétablie. Nous verrons dans le second tome comment on
peut interpréter ainsi en passant par Heidegger et en s’en écartant le fragment
d’Anaximandre déjà cité 41.
Il n’y a aucune sorte de hasard – sinon d’indétermination – à ce qu’Arnold
Schönberg et les inharmoniques du dodécaphonisme adviennent à Vienne
comme « nouvelle musique » au temps de sa cacanisation, cependant
qu’apparaissent les nouvelles exorganisations du sensible 42 où le phonographe,
le télégraphe et la radiodiffusion jouent le rôle que nous avons déjà vu décrit
par Nietzsche et Lotka, lui aussi étant contemporain de Musil. Sa formation
scientifique conduit ce dernier vers la statistique de l’homme moyen, la loi des
grands nombres de Bernoulli et les questions de relations d’échelles et d’ordres
de grandeur afférentes, l’engageant ainsi dans l’appréhension computationnelle
du destin, si l’on peut dire, et tel qu’il s’inscrit toujours, et en dernier ressort,
dans le devenir entropique.
C’est l’Histoire qui se présente ainsi, sous un jour tout à fait nouveau, et
elle rejoint par d’autres voies la route du désenchantement et de la
sécularisation : Max Weber, penseur de la bureaucratie, et donc aussi de ce qui
devient dans l’Empire la gestion « cacanique », naît seize ans avant Musil. Il
publie L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme en 1905, au moment où
Musil écrit sa thèse de philosophie sur Ernst Mach – physicien apparenté à
l’« empiriocriticisme », cible de Lénine, vers lequel nous reviendrons, et qui a
donné son nom à la mesure de la très grande vitesse, au-delà du « mur du son »
que franchiront bientôt les organes exosomatiques dits « à réaction » 43.
Donnant congé au déterminisme causaliste de l’Histoire, le devenir
thermodynamique instaure cependant un nouveau déterminisme – celui,
probabiliste, de l’homme moyen :

Paradoxalement, ayant échappé au déterminisme hégélien, l’histoire tombe immédiatement sous la


44
menace d’une autre forme de déterminisme, non plus causal, mais probabiliste .

Les questions qui reviendront en force avec la data economy et le calcul


intensif extrayant automatiquement dans les flux terriens des « big data », ou
mégadonnées, exprimant la « vérité » de l’homme moyen sous forme de
patterns, ces questions sont ainsi posées dès le début du XXe – et dans le sillage
de l’effroi qui saisit Nietzsche.
C’est sur ces calculs probabilistes que l’on peut aujourd’hui par exemple
produire des traductions automatiques fondées sur les expressions linguistiques
des foules, comme l’a montré Frédéric Kaplan, l’homme moyen devenu crowd
générant aussi ce que James Surowiecki – s’inspirant lui-même de Francis
Galton, théoricien du « darwinisme social » (que Darwin lui-même, oncle de
Galton, ne reconnaît pas) – appelle la « sagesse des foules 45 ».
On comprend alors l’enjeu de cet effroi qui saisit le jeune Nietzsche : la
langue même, et son intime et constante inventivité exosomatique, poétique et
noétique en cela que poïétique, s’en trouvent an-nihilées. Tel est le tragique
spécifique du nihilisme s’accomplissant comme capitalisme purement et
simplement computationnel. Et tel est son caractère insensiblement totalitaire –
d’autant plus pénétrant et totalisant qu’il est insensible.
Comme l’a noté Antoinette Rouvroy 46, Musil anticipe les traits majeurs de
la gouvernementalité algorithmique lorsqu’il pose qu’avec l’homme sans qualités
apparaissent les qualités sans homme 47 – produites par ce que Félix Guattari
décrivit comme une (trans)dividuation générant les dividuels que sont ces
« qualités sans homme », et au sein de ce que Deleuze appela les sociétés de
contrôle 48. C’est le devenir probabiliste des statistiques qui installe la crise
épistémo-historique, épistémo-politique et épistémo-juridique déconstructrice
de la mathesis universalis, dont il s’agit dans l’exergue de De la grammatologie
sous le nom de monstruosité, et dont Ulrich est l’anti-héros, annonçant
presque un siècle en avance les sociétés d’hypercontrôle que constituent
l’exosomatisation réticulaire de la planète entière et les nouveaux monopoles
fonctionnels qui trans-forment la biosphère en exorganisme planétaire, ce que
nous appelons donc désormais la technosphère 49.
Ainsi se projette dans un rapport critique entre littérature et science
physique 50 devenue thermodynamique et probabiliste non seulement
théoriquement, mais réellement et ordinairement – c’est-à-dire comme
révolution industrielle, capitalisme computationnel dit « cognitif » et destin de
l’homme ordinaire devenu extraordinairement moyen, si l’on peut dire –, ainsi se
projette et s’établit, un siècle avant l’avènement des exorganismes planétaires
monopolistiques et technosphériques, cette métacrise de la métaphysique qui
prépare évidemment ce devenir immensément régressif où la pansée post-
nietzschéenne aura tant de difficulté en fin de compte à se situer 51.
Dans cette métacrise, dont nous tenterons d’entendre la raison pour
laquelle Heidegger la décrit comme la « fin de l’histoire de l’être », et,
conséquemment, comme la « fin de la philosophie » dans l’ère cybernétique 52,
et, en conséquence, comme nouvelle tâche de la pensée, l’histoire franchit un
seuil critique – le nouveau déterminisme y inscrivant le destin
thermodynamique – en rencontrant la double tendance qui tend ce destin
entre organisation, c’est-à-dire ordre, et désordre, c’est-à-dire décomposition et
entropie. C’est pour franchir ce seuil en se projetant modestement au-delà du
déterminisme historique de l’idéalisme hégélien aussi bien que du
déterminisme entropique de l’homme moyen que Musil introduit son principe
d’indifférence ou de raison insuffisante, qui est le
renversement [qu’il] fait subir aux thèses de Leibniz. Le PDRI (principe d’indifférence ou de raison
insuffisante) est […] la parodie du « Principe de Raison Suffisante » et de l’idée d’« Harmonie
53
Préétablie » .

64. Modestie et courage dans le possible musilien

Ce que Musil tente de ménager à travers cette parodie de ce que Heidegger


appelle à la même époque la métaphysique de la philosophie moderne, que
caractérise la mathesis universalis cartésienne relancée par Leibniz comme
principe de raison suffisante – la mathesis universalis cartésienne étant déjà en
route vers le délire computationnaliste qui en constitue le trait
fondamental 54 –, c’est la possibilité de bifurquer à partir de potentiels
inaccomplis, contenus dans le réel. Le réel peut et doit ainsi toujours être
dépassé par ce qu’Ulrich/Musil appelle une Histoire potentielle (qu’il serait
intéressant de rapporter aux considérations mathématico-littéraires de
l’Ouvroir de littérature potentielle menées par François Le Lionnais et
Raymond Queneau 55) :

Le PDRI permet de révéler l’infériorité du monde réel par rapport aux potentiels incréés qu’il recèle. […] [il]
peut servir de support à une Histoire potentielle, corrélative d’une vision non déterministe du
56
monde .

L’inharmonie préétablie ménage dans le passé accompli et irréversible ce


qui reste à venir, c’est-à-dire

le futur comme une zone ouverte.

Musil cheminerait-il ainsi vers la question d’un défaut d’origine, ouvrant


celle d’un défaut de destination, qui n’est donc pas l’absence du destin, mais,
tout au contraire, son opération – et comme condition de l’exosomatisation telle
que, comme différance allagmatique, elle autorise des bifurcations incalculables,
parce que dépassant toujours les capacités sommables et totalisables d’un système
qui, lorsqu’il tend à se fermer, c’est-à-dire à saturer par le calcul tous les
événements qu’il accueille, élimine la possibilité même que quelque chose ait
lieu, comme nous le vîmes avec Nietzsche ? Patientons encore un peu pour
préciser ces points.
Il faut souligner ici qu’opérer signifie avant tout ouvrir comme cela
s’entend dans « opération chirurgicale » – et que toute œuvre est une telle
opération, un tel ouvrage : opera. À Agathe qui le soupçonne de céder à un
« pessimisme romantique » en soutenant la

vanité de toutes les nobles espérances […] [où] l’évolution est abandonnée à elle-même […] [et
conduit à l’accroissement] indésirable de ce qui est moyen,

Ulrich répond que

57
ce serait plutôt une tentative courageuse .

Il s’agit en effet de se soulever et de se projeter courageusement au-delà


d’une probabilité purement et simplement uniformisante, de percer l’horizon
pour y ouvrir ce qui dépasse les moyennes – et qui requiert une autre
conception de la finalité, en quelque sorte arrachée (telle la différence dans la
répétition chez Deleuze interprétant ainsi l’éternel retour) à ce qui est sans
autre fin que la fin de tout :

Comme dans l’hypothèse de Boltzmann, l’origine du monde est renvoyée à un désordre préétabli qui,
en l’absence de tout principe organisateur, évolue au hasard, mais tend, de manière inéluctable, à
58
éliminer les effets de ce hasard, pour obéir à sa finalité d’uniformité et de répétition .

Ce courage, c’est précisément ce que doit donner la discipline de fer que


constitue la doctrine de l’éternel retour.
Mais quels sont ici précisément le statut et la fonction du courage ? Et
comment est-il alors possible que la diversification, dont témoignent toutes les
formes de la vie, qu’elles soient endosomatiques ou exosomatiques, c’est-à-dire,
quant aux formes exorganiques de la vie, la diachronie et la localité, comment
est-il possible que survienne une telle noodiversité dans le flux orienté
statistiquement vers le désordre ?

Pour que le hasard ait des effets créateurs, il doit s’annuler et être relayé par des décisions orientées vers
une finalité.

Le courage requiert de décider, c’est-à-dire de trancher dans l’indécidable, de


s’y distinguer ainsi, mais, pour Ulrich/Musil, modestement.
La finalité ne disparaît donc pas : elle advient dans de nouvelles conditions,
et elle requiert de nouveaux savoirs de ces conditions. Il s’agit évidemment – et
tragiquement – de savoirs pharmacologiques :

Le PDRI alimente […] à la fois le sens du possible et le sentiment désespérant d’une fatalité inévitable
[où l’histoire] obéit à des lois macroscopiques déterminées qui la conduisent vers un état final
d’équilibre. Mais d’un autre côté, le hasard peut devenir fructueux et produire une forme d’ordre pour
59
peu que ses effets soient établis et maintenus dans des zones partielles ,

c’est-à-dire : pour peu qu’ils soient localisés – temporairement, et par une


différance néguanthropique opératrice de noodiversité. Ce sont la puissance et
l’impuissance telles que nous les avions rencontrées avec Nietzsche et Lotka
qui se rejouent ainsi, et comme leur composition, tout contre la décomposition :

Le hasard apparaît donc simultanément comme une manifestation de l’impuissance de l’homme et


comme l’expression de sa liberté et de sa responsabilité,

c’est-à-dire de sa puissance, de sa volonté, et de sa volonté de puissance


devenant ici une perspective quasi causale, c’est-à-dire la percée d’une ligne de
fuite 60.
65. Que faire au hasard ?

Le hasard est ici la condition de ce que nous (mais non Ulrich, ni Musil)
dirions être la localisation dans l’univers et plus précisément dans la biosphère se
trans-formant en technosphère d’une localité d’échelle variable où il

apparaît […] simultanément comme une manifestation de l’impuissance de l’homme et comme


61
l’expression de sa liberté et de sa responsabilité .

Il ne fait pas de doute qu’ici le hasard qui opère dans l’indétermination est
ce qui rend possible ce que nous appelons après Deleuze une quasi-causalité.
Le hasard, écrit Laurence Dahan-Gaida, est

un outil à la fois capable de libérer [l’homme] des chaînes de la causalité pour lui ouvrir le champ de
62
l’invention et un mécanisme aveugle l’enfermant dans une forme plus subtile de fatalité .

Il est à la fois très étrange et très significatif de parler du hasard comme


d’un outil. Les outils sont en effet des fruits (plus ou moins éloignés) du hasard,
des accidents devenus nécessaires, tout comme, d’ailleurs, si l’on suit du moins
la théorie dominante de l’évolution, les organes endosomatiques. Mais faut-il
en conclure que le hasard lui-même serait un tel outil ?
Tout se passe comme si la technique, en tant qu’effet du hasard
morphogénétiquement sédimenté, et conservant, tout en l’occultant, son caractère
hasardeux (ce qui conduira Aristote à la qualifier comme « ce qui peut être
autrement qu’il n’est 63 »), portait l’indétermination et la sélection qui s’y produit
sur un autre plan : celui, précisément de l’exosomatisation, laquelle constitue
de nouvelles formes d’organisation, c’est-à-dire d’organismes : les exorganismes.
Ces exorganismes sont ce dont Musil parle ici, mais sans les voir comme tels,
c’est-à-dire comme expressions de l’organogenèse et de l’organisation conséquente,
poursuivies par d’autres moyens que la vie comme exorganogenèse et
exorganisation. Il s’agit bien pour Musil lui-même d’invention – et, en ce sens,
de bifurcations exosomatiques. Mais il saute avec Ulrich par-dessus cet abîme
sans le voir, et sans voir qu’il saute, mal gré qu’il en ait (un tel saut étant encore
héroïque). Et il se précipite ainsi et sans le voir sur le mur des probabilités que
constituent les statistiques de l’homme moyenné, dont il voudrait là aussi faire
un outil d’analyse, mais sans voir la question de ce qu’est un outil, y compris
lorsqu’il devient un instrument de synthèse, c’est-à-dire un instrument
scientifique basé sur un nouveau type de calcul :

Le calcul des probabilités servant aussi bien une tendance que l’autre, il apparaît d’une part comme un
outil d’analyse imposé par les circonstances et servant un principe économique d’adaptation à la
réalité ; et d’autre part, comme un instrument mathématique indispensable pour comprendre le règne
64
de la moyenne et en faire le fondement d’une nouvelle Histoire .

De cette analyse qui mériterait de très longs commentaires, nous ne


retiendrons ici que trois traits saillants en fonction du raisonnement que tente
le présent ouvrage, et en prenant très au sérieux la modeste tentative
musilienne de sauter au-delà de la Cacanie :
1. Le calcul des probabilités, qui comme le hasard est un outil, qui est le
hasard comme outil, devient, dans la perspective d’une Histoire potentielle (et
telle que l’interprète Laurence Dahan-Gaida), un instrument.
2. Cet outil instructeur a pour finalité l’adaptation à la réalité qu’est
l’entropie – et l’on peut imaginer que Mach, qui conçoit la science et le savoir
en général comme fonction et outil, tels Whitehead et Canguilhem, est ici
présent dans les perspectives de Musil.
3. Devenu un instrument, le calcul des probabilités est au fondement par
défaut de l’histoire potentielle.

Là est le point où il faudrait bifurquer à partir des analyses de Musil, qui ne


dispose encore ni de la formulation de l’anti-entropie, ni de la théorie de
l’exosomatisation telle qu’elle nous conduit ici à soutenir que, tout outil et tout
instrument étant de tels pharmaka exosomatiques, ils requièrent des
thérapeutiques, qui ne peuvent pas être elles-mêmes purement exosomatiques,
qui requièrent une incorporation, c’est-à-dire une endosomatisation seconde,
noétique, une individuation psychique autrement dit, dans l’après-coup d’un
double redoublement épokhal in-corporé précisément comme époque, c’est-à-
dire : comme faire-corps exosomatiquement et psychiquement, et à travers des
circuits de transindividuation.
Un tel faire-corps est un savoir, fournisseur de saveurs, agencé dans la
noodiversité à d’autres savoirs. Ce savoir doit se repanser en totalité comme
nous l’avions lu dans Nietzsche en particulier lorsque, à la fin du XIXe siècle,
l’exosomatisation devient structurellement computationnelle, et comme flux
d’informations. Il s’agit alors de rapporter la bifurcation noétique à un
incalculable qui fasse droit aux exceptions, et comme une « ligne de fuite », ce
qui nécessite de reconsidérer la question de la sélection depuis le point de vue
exosomatique et exorganologique. Faute de quoi les spéculations sur l’impérative
question d’une Histoire potentielle deviennent une rationalisation de la
soumission aux moyennes – aux sens que Freud et Adorno donnent au mot
rationalisation. C’est malheureusement ce que semble faire Musil, pour autant
que l’inachèvement de son œuvre permette d’en juger.
De fait, c’est la moyenne qui pour Musil devient le point de départ : il faut
partir de la moyenne. Nous disons d’une certaine manière la même chose : il
faut bifurquer quasi causalement à partir de ce qui se présente
pharmacologiquement comme une régression vers l’entropie noétique qu’expriment
la bêtise, la post-vérité, etc. C’est cela d’abord que signifie panser quasi
causalement. Mais toute la question devient alors celle de savoir ce que veut
dire partir.
Que faire au hasard ? demandions-nous. Faire au hasard, c’est ce que
pratiquaient les surréalistes, comme actes surréalistes 65 – à commencer par
l’écriture automatique, où ce faire, ce poïein, est ce qui toujours après coup dit
une nécessité poétique de ce qui est sans raisons, « sans pourquoi », et par-delà
de la rose d’Angelus Silesius que Heidegger objecte au principe de raison
suffisante 66. René Char qui aura été d’abord surréaliste s’écarte avec Le
Marteau sans maître de ce mouvement (auquel cependant il se réfère toujours
dans cet ouvrage lui-même 67), sans doute pour expérimenter une autre
nécessité après coup de cet outil qui est aussi celui de Nietzsche.
Le livre Arsenal, écrit entre 1927 et 1929, tandis qu’André Breton écrit le
Second Manifeste surréaliste et que Musil prépare l’édition du premier tome de
L’homme sans qualités, nous livre alors cette pansée, toute tournée vers
Prométhée, porteur mélancolique de feux et de marteaux :

Mais le ciel bascula


Si vite
Que l’aigle sur la montagne
68
Eut la tête tranchée .

66. Partir de la moyenne pour tirer parti de l’impondérable

Pour nous, partir (de la moyenne) signifie sauter au-delà du calcul, mais en
partant de là, de ce là, de ce da tel que, précisément, il est toujours outillé et
instrumental, c’est-à-dire exosomatiquement contraint, et en cela pré-occupé
(besorgt) computationnellement (calculant sans cesse les conditions de sa survie,
et, ce faisant, se mortifiant toujours déjà : se dé-composant dans la fuite de
cette archi-protention de l’entropie 69 qu’est le Sein-zum-Tode, renonçant ainsi à
toute ligne de fuite 70). Pour Musil, cela signifie chercher des solutions
moyennes, mais bonnes : c’est un discours qui anticipe la catastrophe sociale-
démocrate en tant qu’elle consiste non pas à différer (et différancier) les
extrémités, mais à les éviter en les déniant.
Pour Ulrich, le règne des solutions moyennes peut et doit devenir le
fondement potentiel d’une nouvelle histoire dans la mesure où, en empêchant
les oscillations extrêmes, il
préserve l’humanité des génies téméraires ou des sots excités 71.
En conséquence, commente Laurence Dahan-Gaida, il faut

résister au pouvoir de fascination de toutes les « grandes idées » et de toutes les formes de l’héroïsme
72
historique. Musil leur substitue un ensemble fonctionnel de « petites idées » interdépendantes .

La faisabilité, c’est-à-dire l’efficience, devient le critère fondamental et par


défaut de cette Histoire potentielle. Nous ne disons pas le contraire. Mais la
question est la définition de ce que signifie faire à partir de ce que signifie
partir qui, nous y reviendrons, a toujours maille à partir avec le nomos et
l’opération de nemesthai dont il procède, comme le rappelle sans cesse Carl
Schmitt.
Le but d’Ulrich est d’établir une stabilité dans le chaos entropique, comme
c’était aussi la tâche que Nietzsche assignait au « philosophe artiste »
contribuant à la grande santé d’une nouvelle économie fondée sur une
politique de la mémoire, c’est-à-dire de la sélection 73. Mais il s’agit chez Musil
de tout autre chose que ce que Nietzsche veut faire. Le « règne des solutions
moyennes » tel qu’Ulrich l’imagine

permet […] d’introduire dans l’évolution une stabilité minimale qui, seule, peut assurer au progrès
74
une persistance, qui sera à la mesure même de la modestie de ses ambitions .

Cette modestie dans laquelle il est très difficile de nos jours de ne pas voir
une soumission à ce que Polanyi appellera la grande transformation n’est
possible que parce que deux points n’apparaissent pas encore clairement à
Musil, ni à son époque préparant l’absence d’époque :
1. C’est le marché qui va devenir l’organisation du moyennage statistique
probabiliste et des stabilités qui vont s’y établir comme marques et « modes de
vie » au sens de Mark Hunyadi 75, c’est-à-dire comme liquidation de toutes
singularités si « petites » soient-elles, et si « modestes » soient leurs ambitions à
travers la gouvernementalité algorithmique qui, en 1930, reste à venir, et, avec
elle, la computer science, appelée aussi informatique, c’est-à-dire traitement
automatique de l’information, dont Alan Turing, qui écrit son théorème six
ans après la parution de L’homme sans qualités, sera la caution conduisant au
cognitivisme, mais dont lui-même préviendra les mésinterprétations 76.
2. La « stabilité », qui ne peut se constituer que temporairement et
localement, est une métastabilité, c’est-à-dire ce qui préserve l’instabilité et le
dysfonctionnement, les tenant en réserve, les retenant, et cela, précisément,
comme rétentions et protentions secondaires psychiques et collectives, et à partir de
ce que le pharmakon, comme rétention tertiaire, permet de mettre en réserve en
tant que metron épokhal (historique qu’Être et temps appelle « la
compréhension que l’être là a de son être », et qui est toujours moyenne). Ce
metron épokhal est configuré par un processus de transindividuation : c’est ce
processus de transindividuation qui est mis en œuvre par l’outillage et
l’instrumentalité, et comme fruits exosomatiques du hasard provoquant ces chocs
qui ponctuent le double redoublement épokhal à travers ces bifurcations
techno-logiques dont il s’agit de faire la critique – comme hypercritique 77 – avec
Nietzsche, en partant de Nietzsche, et pour transvaluer sa transvaluation.
Musil est parti de Nietzsche en passant par Mach. Mais ce départ est
finalement un mouvement de recul devant ce qui lui reste impansable. De son
point de vue, ou du point de vue d’Ulrich – la question serait peut-être de
savoir jusqu’où Ulrich est son double, qu’il pourrait consulter tel Socrate son
daimôn, en le contrariant, en l’inquiétant, en l’improbabilisant pour s’en
trouver lui-même contrarié, inquiété, troublé, improbabilisé –, la moyenne a
définitivement éliminé la singularité et l’exception, c’est-à-dire la bifurcation
improbable : elle ne permet plus que ce que Simondon appelait des
perfectionnements mineurs 78.
Dans la Cacanie, il ne se présente plus aucun autre horizon que la
médiocrité rationalisée, intériorisée et instrumentée systémiquement par la raison
insuffisante :
Si l’organisation sociale ne peut plus être pensée que par référence à la loi des grands nombres, alors il
faut exploiter les possibilités recélées par celle-ci et apprendre à tirer parti de l’impondérable, pour
79
donner sens et orientation à l’Histoire .

D’un point de vue quasi causal, il s’agit bien de tirer parti de


l’impondérable, en partant de lui. Mais la direction de ce départ est tout autre –
et parce que son point de départ est tout autre que celui d’Ulrich et de Musil,
dont Laurence Dahan-Gaida résume ainsi l’objectif dernier, qui paraît
effroyable au sens que Nietzsche donnait à ce terme :

Le corollaire à ces impératifs est la nécessité de résister au pouvoir de fascination des « grandes idées » et
de toutes les formes d’héroïsme historique. Musil leur substitue un schème fonctionnel de « petites
idées » interdépendantes, où l’acte héroïque individuel s’efface au profit de l’effort collectif.

C’est précisément ce que théorise James Surowiecki dans La Sagesse des


foules, et ce que pratique la gouvernementalité algorithmique concrétisée
comme data economy, c’est-à-dire comme calcul intensif prenant de vitesse la
raison des individus comme des groupes, accomplissant ainsi le nihilisme
comme prolétarisation totale, smart capitalism et soft totalitarism.

67. Cinq questions quant à l’impondérable

Tirer parti de l’impondérable, c’est partir non seulement des moyennes,


mais de ce qui les a engendrées au stade industriel de l’exosomatisation. Le
parti, c’est ce qui découpe la possibilité d’un avoir lieu, à partir d’un lieu, qui
est toujours une partie d’un lieu de plus grande ampleur. C’est ce que figurent
les spirales co-impliquées dans un avoir lieu, cette co-implication constituant
une complication qui est aussi une complicité. C’est cette complicité qui
constitue des ob-ligations ex-organiques et ce que Durkheim tente de penser
comme solidarité organique.
La conséquence des caractéristiques structurelles de ces spirales comme
structures tourbillonnaires et fractales (toute relativement petite spirale est elle-
même une relativement grande spirale qui, « vue » en profondeur, et
convergeant vers un vide in-fini, héberge à son tour de relativement petites
spirales micro-cosmiques se présentant longitudinalement, et dont elle
constitue le macro-cosmos – ces spirales toujours relativement petites et
grandes à la fois étant ce que nous appelons des idiotextes parce qu’elles sont
idiomatiques, c’est-à-dire irréductiblement locales et singulières), cette
conséquence, c’est ce que Nietzsche pose par défaut – et dans ce non-lieu
qu’impose la désertification nihiliste quant au lieu, à l’avoir lieu et au donner
lieu, ce qui ne peut faire l’économie d’une pensée de la partie, du point de vue,
du prendre part et du prendre parti dans un tout qui dépasse la somme de ses
parties, et qui, cependant, est constitué dans et par son immanence.
Le tout (holon, et non pan), c’est ici ce qui ob-lige ses parties, qui l’ob-
ligent en retour, et comme processus d’individuation psychique, collective et
technique. Cette ob-ligation est ce que l’allagmatique des exorganismes
planétaires fonctionnellement monopolistiques tente de remplacer par le
calcul à travers les technologies de scalabilité calculant les « passages à l’échelle »
à l’ère de l’effet de réseau 80 – ce qui ne peut que conduire à l’effondrement
anthropique dans l’Entropocène dont Trump paraît être la figure anté-
christique. Comment combattre cette figure et son apparence (car, redisons-le,
Trump n’est pas l’anté-Christ – et il faudra y revenir avec Schmitt et la question
du kathecon) ?
Ce n’est qu’en faisant l’exorganogenèse des moyennes – et en re-partant de
la Genèse contre Thiel (més)interprétant Girard –, et des possibilités
instrumentales 81 de les calculer, que l’on peut partir des moyennes là où elles sont
arrivées, en repartir comme d’une étape sur une trajectoire complexe qui est celle
de l’entropie négative devenant néguanthropologie du fait de l’exosomatisation
qui n’est jamais ni auto-suffisamment, ni hétéro-suffisamment, qui engendre
toujours une raison insuffisante, et comme un besoin de la raison réclamant
toujours son droit tel qu’il ob-lige les parties à prendre soin du tout, et
réciproquement.
Cela suppose de s’équiper pour le voyage qu’est ce nouveau départ de
nouveaux instruments d’orientation, qui ne sont précisément pas simplement
eux-mêmes statistiques et probabilistes, en cela qu’ils se rendent pensables et
pansables les bifurcations qui ont conduit à la moyennisation, et les
bifurcations qui pourraient surmonter la saturation entropique de systèmes
réticulaires devenus instrinsèquement autoréférentiels engendrés par le
capitalisme devenant purement et simplement computationnel.
Pour cela, il faut intégrer un nouveau point de vue, donnant ce nouveau
départ, qui passe par une nouvelle économie politique, et qui repose sur les
cinq considérations suivantes :
1. Ce qui est appelé ici l’organisation sociale est une exorganisation, et elle
requiert, pour panser l’entropie, d’une part, le concept d’entropie négative
comme condition de l’organisation biologique, et, d’autre part, le concept de
néguanthropie comme soin pris des organes exosomatiques de toutes échelles, et en
tant que pharmaka.
2. Les possibilités de l’« histoire potentielle » supposent deux catégories de
bifurcations irréductibles aux simples probabilités telles que Boltzmann les
mobilise pour penser la thermodynamique : les bifurcations vitales, et les
bifurcations noétiques, qui bifurquent à partir de ces bifurcations vitales, les
unes et les autres étant improbables au regard de la physique probabilitaire et
thermodynamique, et c’est tout le sens de Qu’est-ce que la vie ? 82 : les
bifurcations vitales et noétiques procèdent d’une différance qui est aussi et
avant tout une organogenèse, cependant qu’à partir de la différance exorganique
la noèse fait la différance et donc le départ entre ce qui, tout à la fois, et
comme pharmakon, intensifie les possibilités à venir de l’exorganisation, et
diminue ces possibilités, cette différance incalculable étant toujours à la fois
performative, partielle, locale et précaire.
3. Cette pharmacologie n’est pas réductible aux moyennes parce qu’elle
relève d’un processus d’individuation qui est toujours à la fois psychique et
collectif, et tel qu’il procède d’un déphasage qui n’est pas le simple fruit d’un
hasard, mais l’accumulation rétentionnelle et ordonnée de ce hasard constituant
un fonds préindividuel dans un rapport entre l’individuation psychosociale et
l’individuation technique (où la technique forme un système et un milieu
exosomatiques devenant Gestell) : ces trois processus d’individuation in-solubles
les uns dans les autres sont liés par des relations transductives à trois termes qui
constituent les exorganismes complexes, et c’est cette complexité de la triple
individuation qu’est toujours l’exosomatisation qui échappe à Ulrich, sinon à
Musil 83.
4. Ce qui justifie malgré tout, après coup et de fait les anticipations et les
généralisations d’Ulrich, et de façon grandiose, malgré la modestie
d’Ulrich/Musil, c’est précisément l’accélération dans le processus, dont
Nietzsche témoigne déjà, et telle que, trans-formant la noèse, et comme
nouveau conflit des facultés et des fonctions, elle conduit à la dénoétisation faute
de savoirs à la hauteur du dernier état de l’exosomatisation, comme le souligne
Lotka faute d’une hypercritique à la hauteur de l’organologie mathématique
issue de l’exosomatisation de la faculté analytique, c’est-à-dire des nouveaux
schèmes rétentionnels de l’imagination 84 qu’il faut dire en cela
atranscendantale 85.
5. L’état de fait que décrit la modestie d’Ulrich/Musil, qui par modestie
renoncent à la question du droit qui s’y reconfigure en totalité, c’est le
capitalisme comme épistémè, tel qu’à travers le devenir informationnel et en
cela automatique du calcul il fait du cognitivisme son épistémè, où le calcul
serait la loi première et dernière de la noèse. Par là, l’épistémè purement et
simplement computationnelle du capitalisme smart dénoétise l’homme
moyen, qui est moyen précisément en ce qu’il se trouve dénoétisé, totalement
prolétarisé, et à travers un totalitarisme soft, invisible et virtuel. C’est ce dont
Chomsky et Bouveresse sont pour le premier l’un des principaux opérateurs, et
pour l’autre l’un des innombrables serviteurs, y compris et d’abord dans et par
l’interprétation qu’il propose de L’homme sans qualités.

Ce qui n’est pas compris en tout cela, c’est le « principe » de l’insuffisance


dans la conjecture qu’Ulrich appelle parodiquement le PDRI, qui est bien plus
qu’un principe, puisque c’est un processus – au sens de Simondon et au sens de
Whitehead. L’insuffisance, qui est le défaut d’origine, c’est le double
redoublement épokhal et le retard qui le constitue. Le comble de ce retard,
c’est l’élimination de la noèse par la disruption qui la prend de vitesse, et
comme calcul probabiliste.
Au stade actuel de ce dont Musil voit la mise en place, la moyennisation
s’accomplit en temps réel à de nouvelles échelles exosomatiques, biosphériques,
faisant de la Terre en totalité et comme biosphère exosomatisée, c’est-à-dire
comme technosphère, une Hypercacanie ou Cacanie à l’impuissance deux, où
se constituent de nouveaux exorganismes, biosphériquement fonctionnels et
en cela monopolistiques, et tels que, dans le Trumpocène plus que jamais, ils
accélèrent encore un destin eschatologique qu’il faut apprendre à panser
athéologiquement et atranscendantalement – sinon aphilosophiquement 86.
C’est ce programme qui sera esquissé dans le second tome du présent ouvrage.

68. Rétrospections : l’épimétheia de l’homme sans qualités

L’homme sans qualités est inachevé, nous l’avons déjà souligné : où et


comment aurait pu s’achever un tel chef-d’œuvre ? Peut-être cela n’eût-il jamais
pu advenir, et Musil n’eût-il donc finalement jamais pu trancher quant à son
personnage (la question étant aussi ici de savoir ce que pourrait signifier ce
possessif, et donc ce personnage en tant qu’il serait celui de la personne de
Musil). Dans les considérations d’Ulrich telles que le narrateur nous les
rapporte, il n’y a pas entre l’individu psychique et l’individu collectif cette
différance insaturable ménageant en cela la nécessité d’un déphasage
irréductible – qui est celui du désir – par où le préindividuel s’individue
improbablement et « loin de l’équilibre », comme on dira bien après Musil.
Ulrich ne peut pas concevoir cette dynamique de l’individuation par
défaut, et comme ce qu’il faut contre toute attente :

Même s’il est certain que l’histoire humaine ne reçoit pas ses meilleures impulsions de l’homme
moyen, au total, génie et bêtise, héroïsme et inertie, elle n’en est pas moins l’histoire des millions
d’incitations et de résistances, de qualités, de décisions, d’aménagements, de passions, de découvertes
et d’erreurs que l’homme moyen reçoit et répartit de tous côtés. En lui comme en elle, les mêmes
éléments se combinent ; de la sorte, elle est en tout cas une histoire de la moyenne, ou, selon qu’on
l’entend, la moyenne de millions d’histoires, II, p. 484.

Ce que ne voit pas ici Musil nous résumant diégétiquement les conjectures
d’Ulrich, c’est que
a) la transindividuation est précisément et toujours ce qui fait bifurquer à
l’écart des moyennes ce qui constitue toujours le comble du défaut dans le double
redoublement épokhal, et comme circuits noétiques, c’est-à-dire comme
savoirs, et, par là, comme saveurs jamais moyennes ;
b) faute de tels savoirs savoureux, et de tels savants, le moyennage conduit
à la destruction anthropique du faire-corps, c’est-à-dire à l’accomplissement
ultime de la Cacanie comme sa disparition même, fût-ce sur le mode zombie.

Ce qu’il n’y a finalement pas dans ce que projette Ulrich, c’est précisément
le savoir tel qu’il constitue le possible procédant lui-même d’une krisis
devenant hypercritique dans ce que la Cacanie annonce de l’absence d’époque.
En revanche, Ulrich nous dit que la condition d’une telle possibilité, c’est son
impossibilité comme tendance que l’on ne peut que différer. Mais ni lui-même
ni donc Musil ne voient cette différance.
Ulrich/Musil ne voi(en)t pas ce que nous entendons et tentons depuis cette
entente de voir nous-mêmes entre L’homme sans qualités et La faute
d’Épiméthée. Suite à l’oubli et à la « bêtise » du jumeau – du double inversé –
de Prométhée qu’est Épiméthée 87, le mortel est déjà, dès le départ, sans qualités.
Au départ, il y a déjà, d’une certaine manière, des « qualités sans homme », ou,
plus exactement, des organes fonctionnels (et donc des fonctions) préfigurant
comme rétentions tertiaires et pharmaka des qualités désincarnées, pour autant
que l’on s’accorde à voir dans une fonction une sorte de qualité.
Il faut alors réinterpréter tout Musil lui-même précisément en y
introduisant la figure d’Épiméthée comme énonciation mythologique de
l’exosomatisation tout comme il y aura eu des énonciations ou des
annonciations bibliques de l’entropie (Genèse 3) et des énonciations ou des
annonciations évangéliques de la néguanthropie (les miracles du Christ), et il
faut le faire au regard de l’affirmation valéryenne de la mortalité des
civilisations contemporaines de la Cacanie et qui n’est possible que parce que
les civilisations sont de vastes exorganismes, macro-exorganiques, et agençant
en les ob-ligeant des exorganismes simples et complexes de moindres
dimensions (inférieurs).
Comment les exorganismes en général meurent-ils ? Et comment
survivent-ils ? Comment peuvent-ils même sinon renaître, du moins se
réincarner en de nouveaux corps exorganiques qui les possèdent comme passé,
et qu’ils possèdent en cela, restant toujours à (re)venir ? Comment Derrida,
par exemple, survit-il dans ses œuvres, mais aussi, Le Marteau sans maître
comme œuvre – et comme épreuve ordalique du désœuvrement ?
Se confronter à ces questions, qui dépassent peut-être toute question, qui
donnent son sens à l’expression inch’Allah, et qui bouleversent toute « question
de la question », c’est rencontrer une métacrise de la métaphysique – une
nouvelle krisis épistémo-historique, épistémo-politique, épistémo-juridique et
épistémo-économique déconstructrice de la mathesis universalis, et appelant
une déconstruction de la destruction et de la déconstruction, pour autant que
l’on prenne celle-ci au sérieux.
Dans cette metakrisis de la meta ta physica, toute krisis se présente comme
une bifurcation qu’il faut considérer d’un point de vue hypercritique
précisément en cela et à partir d’une philosophie – sinon d’une aphilosophie –
des catastrophes, réclamant elle-même une organologie fondée sur des études
digitales rétrospectivement appréhendées à partir du XXIe siècle et dans une
immense boucle de rétroaction. C’est ce qui semble irrémédiablement
échapper à Bouveresse.
La fermeture d’un système dynamique ouvert, au sens où von Bertalanffy
regarde ainsi tout organisme, c’est l’élimination de ses possibilités mêmes. Ne
pas penser les seuils que constituent de telles bifurcations négatrices, qui
conduisent à présent et à l’échelle biosphérique à un effroyable chaos,
immensément destructeur, c’est-à-dire éliminant les possibilités, les effaçant
structurellement, les réduisant en cendre, si l’on peut dire (et il faudrait se
demander ce que Derrida tentait de dire à travers l’expression Feu la cendre 88),
c’est fermer les yeux sur la question véritable. Ce n’est pas ce que fait Musil.
Mais c’est ce que font les cognitivistes, qui la noient dans les moyennes
indifférantes de leur indécrottable computationnalisme.
Fermer les yeux, ou détourner son regard, ou se mettre la tête dans le sable,
c’est tout aussi bien ironiser à bon compte sur la phénoménologie et son
devenir existential avec Heidegger parlant pour finir d’un dieu qui

seul peut encore nous sauver.

La gravité du propos n’autorise plus rétrospectivement ni la dérision


qu’affichent les cognitivistes européens depuis leur compréhension
fantasmatique du positivisme logique et de ses prolongements wittgensteiniens,
ni le ressassement de la déconstruction par ceux qui, ce faisant, en font la
reconstruction d’une métaphysique à l’envers et par défaut, si l’on peut dire.
Ce dont Heidegger prend acte dans sa langue tardive si souvent détestable,
c’est l’imminence d’une bifurcation chaotique qui ne se peut surmonter qu’en
sautant au-delà de tout calcul. Mais il ne voit finalement pas, et jamais, qu’il
faut partir du calcul. C’est autour de cela que Derrida tourne d’emblée, dès le
départ. Et, comme nous allons le voir, ce que Heidegger ne voit toujours pas
dans « Temps et être » (et Derrida non plus, et les petits derridiens encore
moins), et malgré ce qu’il dit de la reprise des questions d’Être et temps
qu’ambitionne d’être ce séminaire 89, c’est que la question est précisément la
rétention tertiaire, c’est-à-dire l’exosomatisation, et telle qu’elle conduit à ce
qu’il décrit comme Gestell au moment où celle-ci devient en effet
fonctionnellement biosphérique et crée les conditions d’apparition du bouffon
qui n’est pas (peut-être pas encore) l’Anté-Christ.
L’enjeu de ce « tournant » chez Heidegger, c’est la fin de la question. Cette
possibilité d’une fin de la question – confondue avec le « posthumanisme »,
lequel, préparant ainsi la métaphysique de la métakrisis qu’est le cognitivisme
devenant transhumanisme –, la possibilité d’une telle fin de la question, qui se
présente comme un problème, et comme un problème à la fois géo-politique et
géo-économique avant de se présenter comme une question (et finalement
comme la question de la question), c’est ce dont Ce qui fait que la vie vaut la
peine d’être vécue. De la pharmacologie a ébauché comme suit l’hypothèse :
• Ce qui met en question est la question préalable à toute question, et
comme ob-ligation, c’est-à-dire comme ce qui ne fait pas question, qui est
occulté par la question elle-même, et dont toute a-létheia est une émergence
noétique et intermittente.
• Cette possibilité est la possibilité d’une impossibilité prochaine de toute
possibilité noétique, qui finalement ne fait pas question chez Ulrich/Musil : c’est
la possibilité de l’effacement irréversible de toute question et de toute mise en
question, et cela, par la disruption, c’est-à-dire comme et par un redoublement
épokhal techno-logique qui ne serait pas noétiquement redoublé – et tel est bien le
projet des transhumanistes, lui-même basé, comme discours sur la
« Singularité 90 », sur une appropriation stratégique, par les exorganismes
planétaires, et en particulier par Google, des thèses cognitivistes néo-
computationnalistes.
Le cognitivisme aura été d’abord computationnaliste, basé sur l’hypothèse
que le cerveau est un cas de la machine de Turing et comme traitement
computationnel de l’information. Puis seront apparues des critiques elles-
mêmes cognitivistes – c’est-à-dire visant à « naturaliser » la cognition – de ce
modèle computationnel issu de la « première cybernétique », ces critiques
cognitivistes du computationnalisme étant basées sur des modèles dits
neuronaux, ou réticulaires (comme réseaux de neurones), puis sur le point de
vue de l’énaction et de l’autopoïèse. Puis une vague neurocentrée aura inspiré
les modèles de la vie artificielle, les systèmes dits multi-agents, etc. 91 – tout cela
conduisant aux actuelles neurosciences.
À présent, et sur la base de l’informatique et de l’intelligence artificielle
réticulaires, faisant elles-mêmes des intelligences individuelles et collectives des
êtres exorganiques que nous sommes des auxiliaires cognitifs au sens de Marx
dans Grundrisse 92 (tel est le véritable sens du « capitalisme cognitif »), il se
produit un retour du computationnalisme avec le calcul intensif et le machine
learning, ou apprentissage automatique, dont le deep learning est un cas. Ces
technologies computationnelles de nouvelle génération constituent
l’allagmatique de la scalabilité à l’échelle biosphétique, installant au niveau
macrocosmique planétaire – et en passant par le dispositif satellitaire
exosphérique – la gouvernementalité algorithmique intégralement
déterritorialisée qui caractérise la technosphère comme Entropocène.

1. Edmund Husserl, L’Origine de la géométrie, PUF.


2. Cf. André Leroi-Gourhan, Milieu et techniques, Albin Michel, et mes commentaires dans La
faute d’Épiméthée, pp. 74-84.
3. Cf. Fernand Braudel, La Dynamique du capitalisme, Champs.
4. Cf. Maël Montévil et Bernard Stiegler, « Entretien sur l’entropie, le vivant et la technique »,
Links, art. cité.
5. C’est ce que Vernadsky décrit ainsi : « Il n’est pas de force chimique sur la surface terrestre plus
immuable, et par là plus puissance en ses conséquencs finales, que les organismes vivants pris dans leur
totalité. » La Biosphère, p. 74. « La vie s’empare ou tend à s’emparer pendant l’histoire géologique de
tout l’espace qu’elle peut utiliser. Cette tendance de la vie lui est manifestement inhérente et n’est pas
l’indice d’une force étrangère… La diffusion de la vie, c’est un mouvement qui se manifeste par
l’ubiquité de la vie, c’est la manifestation de son énergie interne, du travail chimique qu’elle effectue.
Cette diffusion est analogue à la diffusion du gaz. » La Biosphère, p. 82 ». Et Lotka, cité par Vernadsky
p. 277 de La Biosphère (et c’est une reconnaissance de dette, ainsi qu’à Whitehead cité dans la même
page) décrit ce mouvement de la vie en 1922 dans “Contribution to the Energetics or Evolution”,
Proceedings of the National Academy of Sciences, 1922, vol. 8, p. 147, cité pages 185-187 de « The law
of evolution as a maximal principle », art. cité.
6. Dans Qu’appelle-t-on panser ? 2. Au-delà de l’Entropocène.
7. L’économie contributive est cosmotechnique dans la mesure où 1) l’économie en général y est
définie comme relations d’échelles entre ordres de grandeur que rendent possibles les organes
exosomatiques, et dans la mesure où 2) les relations d’échelles entre microcosmes, mésocosmes et
macrocosmes y sont dorénavant opérées par les technologies de scalabilité que caractérise le capitalisme
de plateformes. Le concept de cosmotechnique est développé dans un champ distinct mais congruent
par Yuk Hui dans The Question Concerning Technology in China. An Essay in Cosmotechnics. Ces
questions ont été abordées dans le séminaire pharmakon.fr du printemps 2017 : cf. https://iri-
ressources.org/collections/season-48.html.
8. Avec L’Évolution créatrice, PUF.
9. Avec Matière et mémoire, PUF.
10. René Thom, Esquisse d’une sémiophysique, Interéditions.
11. Ludwig von Bertalanffy, Théorie générale des systèmes, Dunod.
12. La biosphère, telle qu’elle constitue l’unité terrestre du vivant, est elle-même une localité en
tant que singularité dans le devenir qu’est dans l’Univers entropique.
13. Laurence Dahan-Gaida, « Entropie, histoire, récit : l’exemple de Musil », Romantisme, année
1991, vol. 21, no 72, p. 109-123, accessible sur Persée, http://www.persee.fr/doc/roman_0048-
8593_1991_num_21_72_5770.
14. « Entropie, histoire, récit : l’exemple de Musil », p. 109.
15. Qui lui inspire notamment « Monsieur le vivisecteur », Journaux 1 et 2, Seuil.
16. Cf. Robert Musil, L’homme sans qualités, § 4, p. 17.
17. Cf. L’homme sans qualités 1, Seuil, « Points », p. 18. Musil précise p. 19 que « l’homme doué
de l’ordinaire sens des réalités ressemble à un poisson qui cherche à happer l’hameçon et ne voit pas la
ligne, alors que l’homme doué de ce sens des réalités que l’on peut aussi nommer sens des possibilités
traîne une ligne dans l’eau sans du tout savoir s’il y a une amorce au bout ». Il y a donc comme on le
voit chez Musil de l’extra-ordinaire. Mais on verra que cela reste une extra-ordinarité celée dans les
probabilités et le hasard : il n’y a pas là d’improbable à strictement parler, ce qui veut dire qu’il n’y a
pas d’autre plan au sens où l’on a pu parler de plan de consistance. Autrement dit, les hommes du
possible ne sortent pas vraiment de l’ordinaire, pas même par intermittence. La question est ici
l’absence dans la pensée de Musil non seulement d’une théorie de la néguentropie, mais d’une pensée
de l’exosomatisation et de la néguanthropologie qui en procède comme nouvelle question de la
bifurcation.
18. Cf Dans la disruption, § 69.
19. Musil, L’homme sans qualités, p. 18.
20. Dans la disruption, p. 138.
21. Laurence Dahan-Gaida, article cité, p. 111.
22. Ibid., p. 112.
23. Cette nouvelle question du possible procède de ce qui était décrit dans La Technique et le
Temps 3 (chapitre 6 § 1, p. 801) comme un renversement des rapports entre le possible et l’être induit
par ce qui est ici décrit comme l’exosomatisation atteignant son stade industriel, et formant ainsi de
nouveaux types, industriels, d’exorganismes.
24. Laurence Dahan-Gaida, art. cité, p. 112.
25. Laurence Dahan-Gaida, art. cité, p. 112.
26. Il faudrait ici s’attarder sur un article publié par Bruno Latour et al., « Le tout est toujours
plus petit que ses parties », Réseaux, no 177, qui est comme une illustration de ce qu’observe Musil. La
question est chez Musil celle des rapports entre tout et parties, tels qu’ils évoluent dans l’histoire, mais
que Latour ne semble pas concevoir comme une évolution, absolutisant, généralisant et légitimant ainsi
un état de fait calamiteux.
27. Robert Musil, Journaux 1 et 2, cité par Laurence Dahan-Gaida.
28. Sur cette notion, cf. infra, p. 88, note 1, p. 107, et La Société automatique 2. L’avenir du savoir.
29. Ceci est développé dans La Technique et le Temps 4. L’épreuve de la vérité dans l’ère post-
véridique.
30. On reviendra sur ce peut-être qui obsède le dernier Derrida et que Musil inscrit dans ce qu’il
appréhende comme pourrait-devenir ouvrant un futur, c’est-à-dire un avenir – expression sécularisée de
l’inch’Allah que les Espagnols formulent après le passage des Sarrazins en ojalá.
31. Cf. Ludwig von Bertalanffy, Théorie générale des systèmes, Dunod, p. 10 ; sur le concept de
système ouvert en biologie, cf. le chapitre 6, « Le modèle du système ouvert », et en particulier « La
machine vivante et ses limites », p. 143. Sur cet ouvrage, cf. aussi La Société automatique 2.
32. Laurence Dahan-Gaida, art. cité, p. 113.
33. Cf. sur cette question ce que dit Mauss des nations et des civilisations, et nos commentaires
infra, ainsi que dans La Société automatique 2.
34. Cf. Valéry, La Crise de l’esprit, commenté dans Ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue. De
la pharmacologie, chapitre 1, § 1.
35. Robert Musil, L’homme sans qualités, I, p. 181.
36. Robert Musil, L’homme sans qualités, II, p. 485.
37. Robert Musil, L’homme sans qualités I, p. 588.
38. Laurence Gaida-Dahau, art. cité, p. 115.
39. Ibid., p. 115, où Laurence Gaida-Dahan cite Peter Hierländer, Der Durchschnittmensch als
« Hauptsache » und das « Genie » als Frage, Klagenfurt, 1984.
40. Sur le devenir marché et ses enjeux ici comme devenir calculable des comportements, cf. « Le
nouveau conflit des facultés et des fonctions ».
41. Cf. supra, p. 243.
42. Comme défonctionnalisations et refonctionnalisations. Cf. sur ce point De la misère symbolique 2,
chapitre 4, « Le refoulement de Freud », § 40.
43. Par exemple celle des avions à réaction plus rapides que le son (relativement très grande par
rapport aux vitesses des organismes et exorganismes ayant fait apparaître dans la biosphère le
mouvement auto-mobile qu’est la vie aussi bien comme kinésis que comme métabolè).
44. Laurence Dahan-Gaida, art. cité, p. 117.
45. James Surowiecki, La Sagesse des foules, Éditions Jean-Claude Lattès, 2008.
46. « Des données sans personne : le fétichisme de la donnée à caractère personnel à l’épreuve de
l’idéologie des Big Data », dans Le Numérique et les droits et libertés fondamentaux. Étude annuelle du
Conseil d’État, Paris, La Documentation française, septembre 2014.
47. L’homme sans qualités, p. 179.
48. Sur ces questions, cf. La Société automatique 1, § 54.
49. Je dois l’attention que j’ai portée à ce terme que j’ai donc finalement adopté à Pieter
Lemmens, et à une conférence qu’au cours d’un séminaire dédié à la post-phénoménologie il a donnée
à la Radboud University de Nijmegen sous ce titre : « Thinking Big Again. Reconsidering Post-
Phenomenology’s Dismissal of the Transcendental and “Technology With a Capital T” in Light of the
Anthropocene ». J’ai ensuite découvert que le mot était en usage dès Vernadsky.
50. Ce qui fait l’objet en propre des travaux de Laurence Dahan-Gaida, directrice à l’université de
Franche-Comté de la revue Épistémocritique et du Centre de recherches interdisciplinaires et
transculturelles, et qui souligne que, pour Musil, le déterminisme probabiliste estompe l’opposition
entre fiction et réalité, c’est-à-dire aussi entre science et littérature.
51. C’est dans cette « métacrise » alors encore naissante que Lénine rejettera en 1908 les points de
vue de Mach et des empirio-criticistes russes (cf. Lénine, Matérialisme et empirio-criticisme, Éditions de
Pékin), et sur laquelle il nous faudra revenir parce que l’épistémologie de Mach conduit à questionner
l’instrumentalité dans la configuration des savoirs, ce qui était en quelque sorte impliqué par L’Idéologie
allemande, mais dont le marxisme aura effacé la question. Il faudra y revenir pour reprendre une
question ouverte dans La Société automatique 1, § 102, à savoir la régression théorique de Marx dans
son image de l’abeille et de l’architecte.
52. Cf. Heidegger, « La fin de la philosophie et la tâche de la pensée », Questions IV, en particulier
p. 116, et mes commentaires à venir dans Au-delà de l'Entropocène (tome 2 du présent ouvrage) au titre
de ce qui se présentera à la fois comme une métacritique et comme une hypercritique.
53. Laurence Dahan-Gaida, art. cité, p. 118.
54. Cf. sur ce point Dans la disruption, pp. 114, 160, 164, 168, 224 et 228.
55. Cf. Raymond Queneau, Bâtons, chiffres et lettres, Gallimard, p. 321 : « Qu’est-ce que la
littérature potentielle ?… c’est ce à quoi se consacre un groupe fondé par François Le Lionnais. Il […] a
pris le nom d’Ouvroir de Littérature Potentielle : Ouvroir parce qu’il entend œuvrer. Littérature parce
qu’il s’agit de littérature. Potentielle – le mot doit être pris dans différentes acceptions qui
apparaîtront… au cours de cet exposé. »
56. Laurence Dahan-Gaida, art. cité p. 118, je souligne.
57. Robert Musil, L’homme sans qualités, II, p. 485.
58. Laurence Dahan-Gaida, art. cité, p. 118.
59. Laurence Dahan-Gaida, art. cité, pp. 118-119.
60. C’est dans cette perspective que Deleuze et Guattari montrent comment micropolitique et
macropolitique doivent sans cesse composer (cf. Mille Plateaux, p. 257-260 en particulier), la radicalité
faisant place à la réticulation rhizomatique, mais Berns et Rouvroy ont montré comment, dans la
gouvernementalité algorithmique, ce point de vue atteint une limite qui reste à panser. Sur ce point, cf.
La Société automatique 1, § 51.
61. Laurence Dahan-Gaida, art. cité, p. 119.
62. Ibid.
63. Cf. Aristote, Éthique à Nicomaque, Heidegger, Platon : Le Sophiste, et La Technique et le Temps
3, p. 801.
64. Laurence Dahan-Gaida, art. cité, pp. 119.
65. « L’acte surréaliste le plus simple consiste, revolvers aux poings, à descendre dans la rue et à
tirer au hasard, tant qu’on peut, dans la foule. » André Breton, Manifestes du surréalisme. Comparer ce
propos avec celui de Chester Himes dans L’Aveugle au pistolet donne encore ici beaucoup à penser quant
au devenir surréaliste dans le monde actuel : « Tout être humain, quelles que soient sa race, sa
nationalité, sa foi religieuse ou son idéologie, est capable de tout et de n’importe quoi. Un de mes amis,
Phil Lomax, m’a raconté cette histoire d’aveugle armé d’un pistolet qui, voulant tirer dans un wagon de
métro sur un homme qui l’avait giflé, avait tué un innocent voyageur en train de lire paisiblement son
journal sur une banquette, et j’ai pensé, ça alors, ça ressemble vraiment aux nouvelles qui circulent
aujourd’hui, les émeutes dans les ghettos, la guerre au Vietnam, les gestes masochistes qui
s’accomplissent en Orient. Et puis j’ai pensé à certains de nos leaders forts en gueule qui poussent nos
vulnérables frères à aller se faire tuer et je me suis dit là-dessus que toute cette violence inorganisée était
comme un aveugle armé d’un pistolet. » Cette citation introduit dans Pharmacologie du Front national
une réflexion sur l’instrument, dont l’arme est le point de départ, comme arme de poing appelée en
préhistoire le chopper, tel que comme pharmakon il peut toujours engendrer un pharmakos – ce qui est
évidemment le cas de nos jours non seulement avec le Front national, devenu Rassemblement
National, en France, mais avec Trump, dont l’avènement était annoncé avec la reality TV, le Tea Party,
l’automatisation fondée sur la réticulation et quelques autres faits massivement négligés par les
« intellectuels de gauche », comme les appelle le journal Le Monde.
66. Heidegger, Le principe de raison, Gallimard.
67. En particulier dans L’Action de la justice est éteinte, « Poême », NRF, p. 51.
68. René Char, « Possible », Le marteau sans maître, p. 8.
69. Cf. Dans la disruption, § 124, en particulier p. 399.
70. Le concept de « ligne de fuite » nécessiterait de relancer la confrontation Heidegger/Deleuze
du point de vue à la fois de la quasi-causalité et de l’exosomatisation. On s’y emploiera dans La
Technique et le Temps 4.
71. L’homme sans qualités, p. 84.
72. Laurence Dahan-Gaida, art. cité, p. 119.
73. Cf. La Société automatique 2, pp. 250-252.
74. Laurence Dahan-Gaida, art. cité, p. 119.
75. Mark Hunyadi, La tyrannie des modes de vie, éd. Le bord de l’eau.
76. Cf. Jean Lassègue, Turing, Les Belles Lettres, Jean Lassègue et Giuseppe Longo, “What is
Turing’s Comparison between Mechanism and Writing Worth?” S.B. Cooper, A. Dawar, and B. Löwe
(Eds.): CiE 2012, LNCS 7318, pp. 451-462, Springer-Verlag Berlin Heidelberg 2012. Ces
mésinterprétations adviennent dans un contexte que David Bates décrit dans Digital Studies :
organologie des savoirs et technologies de la connaissance, Limoges, Fyp.
77. Cf. tome 2.
78. Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, p. 44.
79. Laurence Dahan-Gaida, art. cité, p. 120.
80. Sur l’effet de réseau, cf. La Société automatique 1. La question des technologies de scalabilité a
été introduite dans le séminaire pharmakon.fr du printemps 2017.
81. La teneur néguanthropique de ces possibilités, qui échappe fondamentalement à Musil, sinon
à Nietzsche, modifie évidemment les trajectoires des moyennes tout à la fois thermodynamiques,
biologiques et néguanthropologiques par une instrumentation performative constitutive d’une
constativité objectivante – instrumentalité scientifique dont l’allagmatique sera une préoccupation de
Poincaré et d’Einstein. Cf. Peter Galison, L’empire du temps. Les horloges d’Einstein et les cartes de Poincaré,
Gallimard.
82. Dont Bouveresse ne dit rien.
83. L’ouvrage étant inachevé, la question reste ouverte.
84. Cf. La Technique et le Temps 3, p. 647 et suivantes.
85. Cf. La Technique et le Temps 7. Le défaut qu’il faut. Idiome, idios, idiotie.
86. « La question de la vérité n’est pas une question périmée ; ce n’est pas une valeur à laquelle il
[faudrait] renoncer : pas plus, d’ailleurs, que la littérature ne renonce à la vérité, la déconstruction de la
philosophie ne renonce à la vérité… J’hésiterais toujours à parler de post-philosophie ; l’expression, en
tout cas, me paraît dangereuse, précisément pour ce qu’on vient de dire. Il n’y a pas de simple “après”
de la philosophie : de même qu’il n’y a pas de contemporanéité, il n’y a pas non plus de simple passage
à un discours non philosophique qui laisserait la philosophie derrière lui. » Jacques Derrida, Le goût du
secret, pp. 15-16.
87. Sur la bêtise d’Épiméthée, et sur son rapport à la faute, cf. Au-delà de l’Entropocène, tome 2 du
présent ouvrage.
88. Jacques Derrida, Feu la cendre, livre audio, Éditions des femmes.
89. « Le titre “Temps et être” caractérise dans le plan proposé pour le livre Être et temps (1927,
p. 39) la troisième section de la première partie de l’étude annoncée. L’auteur n’était pas alors de taille
pour une élaboration suffisante du thème que nomme le titre “Temps et être”. La publication de Être et
temps fut interrompue à ce point précis. Ce que contient aujourd’hui le texte de la conférence […] ne
peut plus être mis en connexion directe avec le texte Être et temps. » « Temps et être », Questions IV,
Gallimard, p. 11.
90. À propos du kudos, Girard écrit en citant Benveniste qu’il est « la fascination qu’exerce la
violence. Partout où elle se montre, elle séduit et épouvante les hommes ; elle n’est jamais simple
instrument mais épiphanie. Dès qu’elle paraît, l’unanimité tend à se faire, contre elle ou autour d’elle,
ce qui revient au même. Elle suscite un déséquilibre, elle fait pencher le destin d’un côté ou de l’autre.
Le moindre succès violent tend à faire boule de neige, à devenir irrésistible. Ceux qui détiennent le
kudos voient leur puissance décuplée ; ceux qui en sont privés ont les bras liés et paralysés. » p. 223. Le
kudos est un élément primordial de la dynamique du pharmakos. Cf. aussi les analyses du double bind
conceptualisé par Gregory Bateson p. 219. Le double bind est un élément primordial de la dynamique
de l’intermittence – où tout pharamkon est tour à tour poison et remède, et où cette alternance
provoque toujours la désignation d’un pharmakos expiatoire, ce qui constitue l’élément primordial de la
bêtise.
91. Cf. La Technique et le Temps 2, p. 493.
92. Sur ce point, cf. La Société automatique 1, § 95, particulièrement pp. 372 et suivantes.
CHAPITRE SEPT

La post-vérité du non-savoir absolu

69. Métabolismes exorganiques, information et post-vérité

L’information qui apparaît au XIXe siècle et suscite l’effroi du jeune


Nietzsche est ce qui impose un nouveau métabolisme dans le faire-corps – et le
dé-faire-corps – des exorganismes sociaux préindustriels autour des nouveaux
exorganismes industriels via la machine, les chemins de fer, le télégraphe et la
presse.
L’information qui règle le travail de la machine (et qui sera pensée par
Wiener soixante-dix ans après Nietzsche et vingt ans après Musil comme
boucle de rétroaction – feed-back loop – en référence au régulateur à boule de
la machine à vapeur) commande la distribution aussi bien des capitaux (via les
marchés boursiers intrinsèquement liés au télégraphe et à la presse 1) que des
matières premières, des marchandises, des producteurs et des consommateurs
(via les réseaux ferrés), ainsi que la formation des marchés par la presse écrite,
support des « annonces », de la « réclame » et de la « publicité » (avec laquelle
le sens du public change en profondeur), laquelle deviendra bientôt
radiophonique puis télévisée et redoutablement efficace, polluant pour finir le
world wide web auquel les plateformes se substituent à présent.
Il faut appréhender sur deux registres cette information qui est elle-même
avant tout une marchandise :
• les informations comme nouvelles news,
• les informations comme signaux qui vont devenir de plus en plus
computationnels et formalisés par la théorie de l’information menant à
l’informatique, c’est-à-dire au traitement automatique de l’information
décomposée en signaux discrétisés, appelés bits, c’est-à-dire binary digits, ce
traitement étant un calcul algorithmique effectué sur les données que
constituent ainsi les informations formalisées – où les données sont des
« faits ».

L’émergence de l’information ainsi conçue à la fois comme marchandise et


comme formalisme computationnel – dont la machine abstraite universelle de
Turing fournira le cadre théorique – est ce qui engendre une immense
transformation fonctionnelle de ce qui, comme conditions organologiques
d’inscription et de transmission de circuits de transindividuation, constitue
l’appareillage noétique à travers lequel les exorganismes complexes inférieurs et
supérieurs produisent leur unité : leur faire-corps exosomatiquement.
Cette immense transformation engendre un nouveau conflit des facultés et
des fonctions où les rapports entre l’intuition, l’entendement, l’imagination et
la raison tels que Kant les définissait sont bouleversés – littéralement disruptés.
La post-vérité est l’expression symptomatique fonctionnalisée (instrumentalisée
et manipulée) de cet état de fait où les métabolismes exorganiques dysfonctionnent
massivement, ce qui est ressenti tout aussi bien que dénié dans la technosphère
en totalité, et qui attend son état de droit.
Qu’il soit simple, et fruit d’une individuation psychique, ou complexe, et
fruit d’une individuation collective (où l’individu exorganique simple
constitue une localité psychique), tout exorganisme est relativement localisé
dans la biosphère, sur une échelle quelconque, la biosphère elle-même étant
l’échelle maximum jusqu’au XXe siècle : le Spoutnik et les exorganismes de la
« conquête spatiale » projettent alors la localité vitale exorganique au-delà de la
biosphère 2, celle-ci devenant ainsi pleinement la technosphère.
Simple ou complexe, un exorganisme est un processus d’individuation sans
cesse mouvant, ce mouvement exorganique plus ou moins sensible étant son
métabolisme exposé aux flux dont Nietzsche éprouve l’accélération et
l’intensification comme effroi, la tonalité affective de la disposition
philosophique primordiale s’en trouvant absolument et irréversiblement
affectée – comme prescience de ce que nous appelons à présent la disruption.
Tout processus d’individuation exosomatique complexe constitue un
dispositif rétentionnel complexe composé de sous-dispositifs rétentionnels
mettant eux-mêmes en relation des exorganismes simples (des individus
psychiques), et que traversent des flux plus ou moins rapides et intenses. Les
localités exorganiques plus ou moins complexes au sein desquelles s’individuent
les exorganismes simples sont des appareils permettant d’appareiller en tissant
des relations de transindividuation. De telles relations appareillées constituent
des obligations plus ou moins strictes et plus ou moins conscientisables et
formalisables. Ce plus ou moins évolue considérablement au cours de l’histoire
du processus d’exosomatisation de la biosphère tel qu’il conduit à
l’Entropocène qu’est la technosphère.
Selon qu’on est dans une forêt, en rase campagne, dans un village, dans un
bourg, dans une petite ville, dans une grande ville, dans une métropole, dans
une mégalopole, selon que l’on vit au Néolithique, à l’âge des empires
hydrauliques, dans la Haute Antiquité africaine, moyen-orientale, chinoise,
indienne, dans les Antiquités grecque, hébraïque, romaine, dans l’histoire
européenne monothéiste devenant occidentale, à l’époque d’Haussmann et du
Bonheur des dames, ou dans l’absence d’époque des malls et des post-malls où
émerge la Métropole du Grand Paris, on a affaire à des factures très différentes
de circuits de transindividuation tramés entre les individus exosomatiques et les
groupes exosomatiques.
Ces circuits s’établissent sur la base des relations de « solidarité organique »
induites par l’exosomatisation, que Durkheim analyse et considère en parlant
de la division du travail, mais sans voir la question de l’exosomatisation elle-
même. Les relations dans cette solidarité que nous dirons fonctionnelle plutôt
qu’organique – puisqu’elles sont exorganiques – sont surcodées par les collectifs
exosomatiques à travers des institutions symbolisant ces relations, de la tribu à
l’Assemblée nationale en passant par les Églises, les corporations, le système
académique, etc.
Ces organes institutionnels de symbolisation de la transindividuation, qui
sont eux-mêmes agencés aux systèmes sociaux aux sens de Luhmann et de
Gille, sont court-circuités par la disruption qui remplace les processus de
transindividuation que généraient ces organes par des processus de trans-
dividuation qui font émerger des « qualités sans hommes », par exemple
comme « big data », et qui liquident les individuations psychiques aussi bien
que collectives – et, avec elles, leurs pouvoirs de produire des bifurcations
néguanthropologiques hautement improbables, et chaque fois inespérées.
Ce qui fait qu’un exorganisme est un exorganisme, c’est qu’il est capable
• soit, comme exorganisme simple, de s’inscrire sur des circuits de
transindividuation qui le précèdent, engendrés par des exorganismes
complexes auxquels il appartient en tant qu’exorganisme simple, et capable, en
s’inscrivant sur ces circuits, d’y inscrire de nouveaux circuits par bifurcations,
• soit, en tant qu’exorganisme complexe, de constituer l’unité des circuits de
transindividuation générés par les exorganismes simples qu’il co-ordonne
localement et temporairement.

Parce qu’il constitue un méta-exorganisme hypercomplexe technosphérique


saturant la biosphère et détruisant ces potentialités hautement improbables,
c’est-à-dire incalculables, l’Entropocène est devenu structurellement
anthropique, atteignant ainsi une limite extrême, qui constitue son
eschatologie à la fois engendrée et dissimulée par les circuits de « trans-
dividuation ».
70. Sauter. Au-delà de la métaphysique de la médiocrité désintégrant
la faculté de connaître

Cette eschatologie est la réalité effective de la prolétarisation généralisée


comme dénoétisation totalisante, où émerge l’extrême mauvaise humeur dans
le sentiment de la fin dont procède la post-vérité comme discrédit de toutes
finalités, c’est-à-dire de toute cause finale ou formelle, remplacées par les
corrélations de moyennes conduisant à l’hypertrophie de la cause efficiente : le
capitalisme purement computationnel exerce une hégémonie absolue sur la
cause matérielle à travers le contrôle des critères de sélection des possibilités
exosomatiques nouvelles comme calcul des moyennes et génération de « qualités
sans hommes » qui sont la « réalité effective » de cette efficience – dont le prix
est littéralement exorbitant.
Dans le langage marin, partir se dit appareiller. Il faut partir – de
l’Entropocène. Et, pour cela, il faut un appareil – un vaisseau, un véhicule.
Partir des moyennes ainsi, et partir ainsi tout aussi bien du sentiment de la fin
dont la post-vérité est l’expression à l’échelle de la biosphère comme
accomplissement du nihilisme, c’est lire Nietzsche avec Musil, Vernadsky,
Schrödinger et Lotka, pour sauter au-delà de la métaphysique de la médiocrité
qu’impose le cognitivisme néo-computationnaliste au service du smart
capitalism qui le pilote de part en part – et du point de vue ultralibertarien, qui
se concrétise ainsi fonctionnellement comme business.
Cette concrétisation est cependant condamnée : entropogénique, c’est-à-
dire écologiquement insoutenable, elle est aussi économiquement insolvable
parce qu’elle repose sur le pillage et la destruction non reproductrice des ressources
noétiques qu’elle dénoétise tout en ruinant les processus de redistribution des
gains de productivité issus des évolutions du capital fixe, et qui, depuis la
macro-économie inspirée du New Deal, étaient fondés sur l’emploi.
Seul un nouvel agencement pharmacologique concrétisant de nouvelles
façons de panser permet d’espérer un saut au-delà de l’Entropocène, en partant
des moyennes, c’est-à-dire du calcul, et en trans-formant ainsi le non-savoir
absolu qu’est intrinsèquement et fonctionnellement l’Entropocène en de
nouvelles saveurs – toujours relatives, c’est-à-dire partielles : constituant les
diversalités locales de l’universel cosmique, et constitutives d’un
Néguanthropocène objet d’elpis 3, c’est-à-dire aussi bien de crédit, et donc
d’investissement.
Affronter le non-savoir absolu : telle est bien la question d’Ulrich. Panser
cela, c’est regarder en face le caractère tragique de toute exosomatisation en
tant qu’elle est toujours pharmacologique – ce qui aura tout à fait échappé aux
dits « accélérationnistes 4 » ; c’est réagencer et reconcevoir l’agencement
pharmacologique dominant en vue de rendre à nouveau possible l’assimilation
des flux que la disruption libertarienne, héritière de l’ultralibéralisme, a rendue
fonctionnellement impossible en prenant le contrôle du
néocomputationnalisme.
Ce n’est que parce que la faculté de connaître s’est vue dés-intégrée par sa
fonctionnalisation économique, telle qu’elle est basée sur les technologies du
calcul informationnel, que la question des faits peut être ainsi brandie par les
uns et les autres, qu’il s’agisse des faits que prétendent établir les mégadonnées
(big data), ou qu’il s’agisse de ces alternative facts tirant parti du discrédit
instauré par les dites fake news – tout cela formant la symptomatologie d’une
misère noétique dont l’histoire commence bien avant la rétention tertiaire
numérique qui recode la vie publique par les réseaux 5, et à tous les niveaux de
ces réseaux.
Ces niveaux forment des échelles qui s’effacent automatiquement comme
échelons 6. L’effacement automatique des échelons nivelle systémiquement et
entropiquement toutes possibilités de bifurcation néguanthropique à travers les
technologies computationnelles de scalabilité – alors que les bifurcations
néguanthropiques qui forment la noodiversité comme Bildung ne peuvent être
que locales. Ainsi s’accomplit la prolétarisation totale.
La grande misère noétique qui engendre l’immense régression résulte du
franchissement automatique des ordres de grandeur et des seuils – les réseaux
qui les effacent accomplissant en cela le non-savoir absolu qui s’amorce à la fin
du XVIIIe siècle, précisément avec l’apparition des nouveaux exorganismes, dont
Adam Smith sent les limites dès 1776, comme stupidity et torpor 7
engourdissant l’esprit des ouvriers prolétarisés par l’extrême division du travail
industriel. Les nouveaux exorganismes installent ainsi la minorité fonctionnelle
par où le programme de l’Aufklärung est inversé au cours de la rationalisation
computationnelle elle-même concrétisée sous forme de ratios comptables, ce
qui engendre la Dummheit que décrivent Adorno et Horkheimer considérant
les conséquences de la production industrielle des biens culturels.
Les nouveaux exorganismes liquident le travail 8, qu’ils remplacent par le
salariat, que nous appelons de nos jours un emploi, et qui ne produit plus de
néguanthropie, mais, au contraire, une anthropisation 9 extrême, extrêmement
rapide, et insupportablement toxique. C’est ainsi que l’anthropisation
industrielle engendre l’Antropocène dont Lévi-Strauss parle en 1955 dans la
perspective d’une entropologie, et qui, comme Entropocène, se précipite dans
le « Trumpocène » sur la base du ressentiment qu’il sécrète tout aussi
automatiquement que la bêtise et que la folie.
Que Trump soit à la fois bête et fou ne fait aucun doute. Et il ne peut qu’en
aller ainsi parce que l’accomplissement du nihilisme ne peut rien produire
d’autre, sauf à s’apprêter à sauter 10, ce qui est l’enjeu du passage de la statique à
la dynamique 11, qui est toujours une question d’échelles et de
transindividuations par cristallisations de proche en proche, comme le vit si
bien Bergson :

Il n’était pas impossible à certains d’entre eux, particulièrement doués, de rouvrir ce qui avait été clos
et de faire pour eux-mêmes ce qu’il eût été impossible à la nature de faire pour l’humanité. Leur
exemple a fini par entraîner les autres, au moins en imagination. La volonté a son génie, comme la
pensée, et le génie défie toute prévision. Par l’intermédiaire de ces volontés géniales, l’élan de vie qui
traverse la matière obtient de celle-ci, pour l’avenir de l’espèce, des promesses dont il ne pouvait même
12
être question quand l’espèce se constituait .
Tenu en 1932, un tel discours semble répondre à Ulrich. Non que Bergson
ignore l’entropie, la thermodynamique et leurs effets sur son époque, bien au
contraire – mais parce qu’il anticipe ce qui deviendra la question de la localité
anti-entropique concrétisée par syncristallisation : ce qui est dit ici à propos de
l’espèce pourrait et devrait l’être des ères et des époques comme avoir lieux de
la différance noétique, dont Bergson décrit les œuvres prometteuses.
Il faudrait s’attarder sur la référence à Spinoza à travers la « nature » – nous
y reviendrons dans La Société automatique 2. Disons simplement ici que la
naturation et la dénaturation qui s’opèrent entre nature naturante et nature
naturée ne peuvent plus être p(a)nsées avec Spinoza telles quelles – dès lors que
la nature est constituée par le jeu conflictuel mais non dialectique 13 des
tendances entropiques (physiques) et anti-entropiques (biologiques) dont la
néguanthropologie déplace absolument les limites.
La difficulté aujourd’hui est de panser un tel processus en partant de ces
Stimmungen que sont le ressentiment, la bêtise et la folie exploités par le smart
capitalism plus pulsionnel et plus mimétique que jamais – c’est-à-dire plus que
jamais producteur de boucs émissaires (ce que Peter Thiel croit pouvoir
légitimer en s’appuyant sur La Violence et le Sacré et Des choses cachées depuis la
fondation du monde de René Girard).

71. Post-vérité et apocalypse

La concrétisation fonctionnelle du ressentiment s’exprimant


symptomatologiquement comme bêtise et folie est toujours à la recherche d’un
pharmakos, y compris soi-même (ce qui, par la torsion de la pulsion de
destruction, engendre le suicide, individuel ou collectif 14). Sa fonction est
précisément ce détournement, que René Girard examine dans La Violence et le
Sacré, mais sans thématiser le pharmakon comme tel, ce qui donne à ses
analyses ce tour étrangement inachevé, qui lui permet d’interpréter la question
du pharmakos en contournant l’essentiel – qui hante pourtant la plupart de ses
analyses dans cet ouvrage, par exemple à travers ses interprétations du kudos 15,
qui a tout à voir avec l’intermittence à laquelle le pharmakon exosomatique
condamne les âmes noétiques.
La domination hégémonique du ressentiment dont la post-vérité est
l’expression advient comme destruction systémique des régimes de vérité qui
furent à l’œuvre tout au long de l’histoire occidentale, et comme onto-
théologie. Telle est à présent la « déconstruction objective » que, comme cette
domination du ressentiment, Derrida n’aura finalement pas anticipée. Ce n’est
qu’à partir du fait de cette domination fondamentalement commandée par
l’immense crise pharmacologique et « pharmacosophique » 16 de la disruption
et de l’Entropocène qui en surgit qu’il est possible de s’enfoncer dans la
politique post-véridique qu’aura menée Trump sur le fond d’une guerre
économique engagée de longue date, et dont Félix Guattari parlait dans Les
Trois Écologies 17.
Au cours des dernières années, Trump mène cette guerre en concertation
avec Thiel, lui-même en guerre contre toute politique 18 – qu’il s’agit bien de
dissoudre totalement dans le marché, très au-delà du « désencastrement » :
comme désintégration. C’est dans cette perspective que Thiel est devenu le
conseiller spécial de Trump pour la politique technologique. Et, comme
Maureen Dowd l’écrivait le 11 janvier 2017 dans le New York Times, si

tous tremblent à l’idée que Donald J. Trump puisse aller trop loin, Peter Thiel s’inquiète de ce que M.
19
Trump n’aille pas assez loin .

Discourant sur l’Apocalypse, Thiel serait l’incarnation messianique d’un


oxymore :

M. Thiel se sent bien en tant qu’oxymore ambulant. Il est mû par le but de sauver le monde de
l’Apocalypse. Et, pourtant, il a contribué à la promotion de l’homme qui est vu par tant de gens
comme un danger pour la planète.
S’il fallait chercher l’Antéchrist, on le trouverait peut-être mieux dans cette
figure cachée derrière le pantin que dans ce pantin lui-même. Ce couple
infernal est la double incarnation d’une possibilité de bifurcation
apocalyptique tout aussi bien qu’eschatologique – où Thiel conseille Trump
pour l’organisation d’une transition qui est très loin de se réduire à une affaire
d’alternance politique : il s’agit d’une mutation, au sens le plus fort que l’on
doit donner à ce mot. Cette mutation est celle de la biosphère tout entière
devenant sous l’impulsion et le contrôle de l’Amérique du Nord elle-même
contrôlée par la Silicon Valley un exorganisme planétaire et technosphérique
intégralement computationnel.
Ressentiment, bêtise et folie fondés sur le mimétisme pulsionnel font
étroitement système avec le business comme critériologie hégémonique mise en
œuvre par la Silicon Valley, et dont le plan transhumaniste est la conséquence
logique et systémique – mais insolvable et insoutenable. Les conceptions
libertariennes de Thiel se fondent sur une interprétation de the revelation qui
traduit en anglais le grec apocalypsis à la fin des Évangiles. Cette interprétation
« girardienne » articule étroitement mimesis et pharmakos – scapegoat –,
cependant que cette articulation laisse la pharmacologie impensée et impansée.
La méthode hypercritique que l’on tente de pratiquer ici consiste à
s’interdire la facilité du pharmakos – que par exemple Peter Thiel ne doit pas
devenir pour nous, ce qui nous éviterait d’avoir à panser le pharmakon. La
dénonciation de la logique du bouc émissaire peut évidemment être elle-même
hautement pharmacologique : Thiel prétend par exemple que William Gates
en aura été la victime 20 lorsqu’il fut poursuivi en 2011 pour sa politique
monopolistique. Si nous ne devons pas traiter Thiel lui-même comme un bouc
émissaire, ce qui ne veut pas dire que nous pensons que Gates aura été lui-
même traité ainsi, nous devons poser en principe qu’il faut croire en sa
sincérité, sinon en sa foi – en sa « bonne foi », comme Sartre enseigna qu’il
fallait distinguer sincérité et foi.
Il faut alors revenir vers la question de la vérité et de son stade
pharmacologique, eschatologique et apocalytique – en un sens qui fait corps
avec les questions du kat-echon et de l’Antéchrist dans l’épreuve de la post-
vérité.

72. Les facteurs de la vérité face à l’efficacité de la post-vérité comme


désorientation, et la perche du saut

Il faudrait se pencher sur les détails de ce qu’on aura appelé fake news et sur
la manière dont cette qualification aura été retournée contre ses premiers
utilisateurs – qui en dénonçaient la pratique – par ceux qui ont appelé fake
news ces dénonciations elles-mêmes. Ce retournement, qui est aussi et d’abord
une exploitation industrielle du déni (il existe à présent une véritable industrie
des « fake news » qui est une industrie de la dénonciation des « fake news » –
grosso modo, toute l’industrie mimétique qui est à la base du social engineering
s’y trouve compromise de près ou de loin), constitue l’élément de base du
capitalisme pulsionnel qui aura conduit à l’affirmation des alternative facts par
ce qui est devenu depuis la Trump administration.
Avec celle-ci, le gouvernement fédéral des États-Unis d’Amérique rompt
définitivement avec les « pères fondateurs » se réclamant de l’Aufklärung, et au
nom du Premier Amendement 21, lui-même étant réinterprété d’un point de
vue post-véridique sur la base des discours libertariens de Thiel et de
l’accélérationniste Nick Land 22.
C’est tout l’appareil de certification sur lequel reposaient les exorganismes
complexes depuis la politeia rencontrant l’herméneutique de la sunagogè (au-
delà de l’hermeneia du Peri Hermeneias) à travers le kat-echon préventif de Paul
de Tarse, et comme fondation de l’Occident, c’est tout cet appareil
exorganologique primordial – parce que constituant, comme dispositifs
rétentionnels divers, les critériologies dirigeant tout exorganisme complexe –,
c’est tout cet appareil sans cesse revu et corrigé tout au long de l’« histoire de
l’être » par les gloses des philosophes et théologiens devenant au XIXe siècle les
scientifiques de la nature et de la société, instaurant alors les institutions de
véridiction formant la réalité effective des régimes de vérité 23, c’est tout cela
qui a été littéralement désintégré par les « nouveaux médias », amplifiant ainsi
le discrédit amorcé par les industries culturelles qui faisaient déjà de l’attention
un marché qu’il s’agissait de capter 24.
Restée fondamentalement impansée parce qu’elle nécessitait de requalifier
en totalité les régimes de vérité à partir des dispositifs rétentionnels comme
facteurs pharmacologiques de la formation d’une attention conditionnant elle-
même tout processus véritatif, cette évolution a mené au discrédit généralisé 25
des clercs et académiques tout aussi bien que des journalistes qui tentaient
pourtant de demeurer (plus ou moins) des facteurs de vérité, et non seulement
d’information. La science elle-même, qui fut longtemps protégée de cette
catastrophe par sa contribution à l’efficience exorganique, a été finalement
happée par sa soumission à l’idéologie computationnelle.
Ce sont aussi et surtout en dernier ressort les acteurs politiques en général
qui ont été frappés par ce discrédit, non pas tant à cause de leurs corruptions
(qui affectent aussi les universitaires de mille façons dans leurs rapports au
pouvoir économique en général et au pouvoir des médias en particulier 26), ou
à cause de leurs abus de pouvoir (comme harcèlement sexuel, népotisme, etc.),
que par le fait qu’il est impossible de produire le moindre énoncé proprement
politique sans en référer à un régime de vérité qui fait intrinsèquement et
fonctionnellement défaut dans l’Entropocène. Telle est la réalité effective pleine et
entière de la « déconstruction objective » et de la « monstruosité » en quoi elle
consiste 27 – et elle est bien plus violente que ce que Derrida aura jamais pu
imaginer. Il faudra donc revenir vers la question de la violence (ubris, Gewalt,
Unfug) dans le second tome.
Plus grave encore est le fait que ce qui frappe clercs et acteurs politiques
désintègre tout aussi bien et inévitablement les rapports des générations
ascendantes aux générations descendantes au sein de la famille et des groupes
sociaux comme dans l’institution scolaire 28, ainsi que s’en inquiétait Guattari
au tout début de ses Trois Écologies.
Le sentiment et le ton apocalyptiques formant la « tonalité affective »
caractéristique de cette absence d’époque sont engendrés par l’abandon des
critériologies véritatives de sélection – laquelle sélection constitue la fonction
capitale de l’exosomatisation – à la pure logique computationnelle devenant
pure logistique computationnelle, comme Heidegger l’anticipa. Les libertariens
sont les évangélistes de cette logistique généralisée, de Google 29 à Thiel en
passant par Chris Anderson, Jimmy Wales et Ray Kurzweil, où l’efficacité extra-
ordinaire devient ordinaire, confinant ainsi pour la plupart des consommateurs à
la magie, c’est-à-dire à la toute-puissance de forces incompréhensibles.
Les nouvelles dynamiques ainsi engendrées constituent pour les nouveaux
exorganismes un incomparable appareil d’accréditation par l’efficience, mais au
prix d’une liquidation des finalités qui laisse les opinions publiques totalement
désorientées, et avec elles les « puissances publiques » privées de tout crédit
parce que démunies d’instruments critiques analytiques et synthétiques indiquant
des polarités biosphériques durablement crédibles – le « crédit » des nouveaux
exorganismes étant lui-même fondé sur « la fabrique de l’homme endetté » tel
que Maurizio Lazzarato en a analysé la figure 30.
Ce qu’aura pratiqué Trump en articulant reality TV et social networking est
l’intégration purement et simplement computationnelle du pilotage des
audiences par les moyennes que la rétention tertiaire numérique a rendu
possible. Les moyennes atteignent ainsi dans la disruption et « à toute vitesse »
leurs limites comme bêtise systémique et folie ordinaire, devenant subitement
et tragiquement extra-ordinaire, ce dont Trump est l’incarnation d’allure
antéchristique, conseillée par l’éminence grise des mathématiques appliquées à
l’apocalypse tout à fait proche en cela d’Ulrich : outre le problème
économique, politique et biosphérique qu’il s’agit plus que jamais de panser, le
cognitivisme reste ici la question – qui attend encore son hypercritique.
Tout se passe alors comme si les « faits » du fact-checking, qui prétend lutter
contre l’intoxication informationnelle par une désintoxication elle-même tout
aussi informationnelle 31, et qui ne peut que noyer le poisson en dissimulant la
construction de tout fait et de toute « information », tout se passe comme si les
faits engendrant dans le contexte dénoétisé propre à l’Amérique du Nord les
« alternative facts » provoquaient un passage aux limites – et, en cela, une sorte
d’eschatologie, donnant à faire l’épreuve de la dénoétisation comme telle, et
comme une forme apocalyptique constituant une katastrophè, au sens premier
du mot 32 : l’imminence d’un dénouement, dont personne pour l’heure ne
peut connaître l’issue.
Une telle épreuve est tout aussi bien celle de la vérité : de la vérité de la
dénoétisation, comme vérité apocalyptique, donc, qui est d’autant plus réelle,
effective et concrétisée (comme capital fixe réticulé) qu’elle est déniée. Dans
cette épreuve, il s’agirait d’induire quasi causalement une trans-formation de la
situation de transdividuation et de prolétarisation généralisée comme saut
précédé de sursauts à l’intérieur d’une impasse – la voie (l’« histoire de l’être »)
étant barrée par un mur au-dessus duquel, ne pouvant revenir en arrière, il
s’agirait de sauter. Et, pour cela, il s’agirait de trouver une nouvelle sorte de
béquille – telle ce qu’en sport on nomme une perche, ce qui n’est pas sans
rapport avec l’échelle de Jacob, avec son rêve et avec les échelons où montent
et descendent des anges 33.

73. Faire droit dans le délire post-véridique avec Lotka

Il y a parfois des faits qui paraissent tout à coup criants de vérité, sinon
criant la vérité. Mais « la vérité » vient toujours et d’abord à pas de colombe –
et comme une épreuve. Cette épreuve est toujours d’abord celle de
l’insignifiance avoisinant la bêtise dans ce qu’elle a de plus commun – étant
alors devenue (dans cette épreuve, et comme cette épreuve) « la chose du
monde la mieux partagée ». Dans l’épreuve, ce qui signi-fiait et faisait signe(s)
devient insignifiant – où panser signifie « nuire à la bêtise ».
La bêtise, et la souffrance qu’elle provoque lorsque, exploitée de façon
industrielle, elle porte l’insignifiance à ses limites asignifiantes, cela finit par
engendrer la folie comme refuge dans l’asignifiance – c’est-à-dire dans le délire
que porte toujours en lui le déni. L’asignifiance n’est pas ici celle du fonds
préindividuel schizo-phrénique tel que l’invoque la schizo-analyse. C’est celle
de l’accumulation de rétentions tertiaires hypomnésiques numériques se
substituant aux rétentions secondaires en les pilotant, c’est-à-dire en les privant
de leurs protentions (qui ont été remplacées par des protentions automatiques
statistiques et probabilistes) : en les privant de leur elpis. Un tel fonds
préindividuel constitué et géré par l’industrie des rétentions numériques est
stérilisé de tout inconscient au sens freudien.
Que ce déni porté aux limites de l’asignifiance soit devenu l’enjeu central
des élections présidentielles des États-Unis d’Amérique est en cela – comme
expérience de ces limites de l’asignifiance – criant de vérité. L’épreuve de
vérité, si une telle épreuve est encore possible, c’est celle qui, loin de faire des
électeurs de Trump les nouveaux boucs émissaires, peut et doit retourner
l’asignifiance en un nouvel âge du faire-signe, une nouvelle ère de la signi-
fiance – en générant de nouveaux circuits de transindividuation à partir de ce
fonds préindividuel asignifiant, c’est-à-dire : à partir de ce qui, dans sa
pharmacologie, l’a porté aux limites de l’asignifiance.
C’est la signi-fiance qui fait la vérité, tramant ainsi l’histoire de la vérité –
comme histos, toile, tissage, tissu, texte que constitue et sédimente l’héritage des
circuits de transindividuation devenus milieu préindividuel chargé de potentiel
constituant l’idio-texte. Une telle sédimentation s’opère en fonction des
rétentions tertiaires hypomnésiques disponibles. Durant les trois derniers
millénaires, cette trame s’est tissée sous formes textuelles idéogrammatiques ou
littérales, pour parvenir à cette toile qu’est le web à présent reconfiguré par les
« plateformes » de la gouvernementalité algorithmique.
La trame textuelle qui est intrinsèquement et irréductiblement
herméneutique (hautement néguanthropologique en cela) est ainsi surcodée et
enfouie sous les trames hypomnésiques analogique et numérique 34. Le
« Trumpocène » résulte de cet état de fait tel qu’il n’a pas trouvé son état de
droit : le redoublement épokhal rétentionnel n’a pas été redoublé
noétiquement – mais il l’a été capitalistiquement, et cela, précisément, en un
sens disruptif qui est mortel pour l’ensemble, parce que fonctionnant
entropiquement au-delà de toute limite.
C’est l’ubris qui prend ainsi place au premier plan de l’inexistence d’un
être de moins en moins non inhumain parce que confronté à son
inconsistance. Prendre cet état de fait à bras-le-corps, et pour y faire droit, telle
est la tâche de la pansée à venir comme sursaut eschatologique, et l’issue ne peut
qu’en être hautement improbable, puisqu’elle ne peut que se présenter par
défaut, que s’ab-senter dans l’épreuve d’un état d’urgence total et permanent,
où plus rien ne fait signes ni saillances autrement que comme calamité.
La signi-fiance qui fait signes 35 – en direction de la vérité comme
possibilité d’une bifurcation néguanthropique –, c’est-à-dire ce qui opère
l’histoire de la différance comme épreuve de la vérité par la signi-fication du
transindividuel, comme processus de transindividuation, à travers des
bifurcations singulières, c’est-à-dire incomparables, et, en cela, in-
commensurables et in-attendues. Est vrai ce qui, signifiant, c’est-à-dire non
insignifiant, fait signes 36 en générant de nouveaux circuits de
transindividuation qui mettent à l’épreuve les circuits déjà constitués formant
ainsi le fonds préindividuel des nouveaux circuits.
Cette épreuve commence toujours comme expérience de la bêtise induite par
l’interruption (l’épokhè en ce sens, et la désindividuation initiale en quoi elle
consiste comme skepsis) des pro-grammes hypomnésiques en vigueur issus du
déjà-là constitué – et antérieurement redoublés par les circuits de
transindividuation constituant en cela les époques antérieures. L’interruption
par de nouvelles formes de pharmaka hypomnésiques conduit inévitablement
au dis-crédit des circuits hérités sur des registres plus ou moins brutaux et
violents – venus à pas de colombe.
C’est pourquoi il ne suffit pas dans l’épreuve actuelle de la post-vérité de
s’en prendre aux médias 37..Il faut faire l’épreuve de la vérité de la post-vérité –
et telle qu’elle n’est pas dialectique, mais quasi causale. Cela suppose de lire
Nietzsche avec Lotka et à l’aune de Lotka – et, avant lui, et toujours avec Lotka
et à l’aune de Lotka, Marx, et, avant Marx, Spinoza, et en passant par Freud.
Avec le capitalisme financiarisé tel que l’impose la révolution conservatrice
comme ultralibéralisme, le discrédit se traduit aussi et d’abord comme devenir-
insolvable de la macro-économie imposée de fait à l’échelle planétaire. Au
crédit d’investissement se substitue alors la spéculation, qui ne peut
qu’augmenter le discrédit. Ce ne sont pas simplement les appétits pulsionnels
et les passions tristes des spéculateurs financiers qui causent l’irrationalité
économique massive menaçant ainsi la Terre entière : cette irrationalité résulte
bien plus profondément et bien plus gravement d’une incapacité à panser
l’économie devenue factuellement globale à défaut de produire des circuits de
transindividuation nouveaux constituant une rationalité nouvelle irréductible à
la rationalisation (au calcul) à partir de l’exosomatisation néo-
computationnelle des fonctions noétiques 38.
Les « fake-news-alternative-facts » sont les symptômes d’un état de fait sans
droit qui est catastrophique au sens à la fois dynamique, mathématique et
rhétorique (comme katastrophè), et qui est en dernier ressort apocalyptique,
c’est-à-dire à partir duquel il faut faire droit comme question d’une nouvelle
ère noétique élaborée face au problème du passage eschatologique aux limites de
la biosphère devenue Entropocène et Trumpocène. Cette symptomatologie
factuelle attend son état de droit comme nouvelle promesse de justice seule
capable de reconstituer un crédit – une croyance « en ce monde » (Deleuze),
une « nouvelle croyance » (Nietzsche).
74. L’épreuve ordalique de l’efficacité

La nouvelle critique que nous tentons de pratiquer ici, qui est une
hypercritique, s’interdit de désigner quelque pharmakos que ce soit – la
désignation d’un pharmakos étant ce par quoi l’on s’autorise à ne pas pænser le
pharmakon. Désigner un pharmakos, c’est ainsi s’autoriser un déni de réalité –
un tel déni étant au fondement de la temporalité comme évitement par le
Besorgen de l’archi-protention de la fin que Heidegger appelle Sein zum Tode.
Désigner un pharmakos, c’est tenir un discours édifiant, que celui-ci soit moral
sous les diverses formes de discours moraux, ou qu’il soit politique –, ce que
l’on appelle de nos jours les « postures », dont la France contemporaine est
particulièrement encombrée.
Pratiquer cette hypercritique, c’est considérer le pharmakon – aussi bien
que ceux qui en souffrent et qui se cherchent de ce fait un pharmakos – en vue
d’en devenir la quasi-cause, seule capable de sauter, à partir des faits, par-dessus
le mur que forment les faits. Ce qui veut dire ici : que faire en vérité (que
panser) de la non-vérité post-véridique des « fake news » et de ce qui s’y
surimpose en toute logique comme « alternative facts » – tout cela s’opérant
dans le contexte de la transdividuation ? Qu’y a-t-il de vrai – de signi-fiant –
dans cette non-vérité comme symptôme du contexte de transdividuation où
elle se présente comme post-vérité ? Vers quoi fait-elle signe ?
Tout au long de son histoire, la vérité est une épreuve – à la fois comme ce
qui vient briser les clichés dont on l’affuble, par lesquels on l’oublie en la
socialisant, c’est-à-dire en la certifiant comme vérité d’une époque au sein de
laquelle s’établit la compréhension moyenne « que l’être là a de son être », et
comme ce devenir-clichés qui est son destin, à travers lequel se forment les
circuits métastables de la transindividuation.
L’histoire de cette épreuve qu’est la vérité est en cela toujours une histoire
de la non-vérité : la vérité est toujours l’épreuve de son intermittence, dont les
résultats deviennent toujours des clichés – phénoménologie de l’esprit
engendrant du « bien connu » que Hegel décrit comme processus
d’extériorisation sans voir la condition exosomatique que Marx et Engels
affirmeront en revanche dans L’Idéologie allemande.
L’épreuve de la vérité dans l’exosomatisation est toujours ordalique : parce
que les critères font précisément défaut pour juger de ce qui constitue l’épreuve
elle-même, ils ne peuvent être trouvés qu’à partir de la contingence
exosomatique, et la performativité de l’épreuve est irréductible : il s’agit de la
performativité du défaut, et le processus véritatif procède inévitablement, dans
l’épreuve quasi causale, de la persévérance du défaut et de la performativité de
la parrêsia 39 telle qu’elle se risque toujours exceptionnellement dans l’insu.
Que cette quasi-causalité se conçoive elle-même à travers sa
transindividuation comme causalité, c’est un trait de l’histoire de la « vérité de
l’être » telle que, comme onto-théologie, elle est dissimulée dans sa quasi-
causalité par la trans-formation du défaut en faute, péché et culpabilité, par où
le pharmakon est rituellement dénié à travers le sacrifice d’un pharmakos qui
est toujours une quasi-victime, c’est-à-dire un substitut – fût-ce le Christ.
L’épreuve de la vérité est donc toujours aussi, de part en part et avant tout,
l’épreuve de la non-vérité. L’épreuve de la post-vérité cependant n’est plus cette
épreuve de la non-vérité : la trans-dividuation est une limite nouvelle, sans
précédent, constituant en cela même ce qui est à panser dans l’absence
d’époque des qualités sans hommes. L’épreuve ordalique de la (non-)vérité,
telle qu’elle aura caractérisé l’histoire onto-théologique de la vérité, c’est le
double redoublement épokhal requis par l’exosomatisation, qui est toujours
aussi l’exosomatisation de la noèse telle que le nouveau conflit des facultés la fait
apparaître comme jeu de fonctions exosomatiques constituant des facultés (ce que
Lyotard aura tenté de penser comme archipel du différend 40).
L’épreuve ordalique de la (post-)vérité, c’est la rencontre d’une limite telle
que l’épreuve y devient l’impossibilité de redoubler le redoublement épokhal
requis par l’exosomatisation. Face à la vitesse du premier temps du
redoublement, seule la vitesse virale du marketing biosphérique répond en
liquidant les systèmes sociaux, liquéfaction que tenta de penser Zygmunt
Bauman. Tel est l’Entropocène accomplissant le nihilisme comme disruption –
comme Gestell. Et c’est ce qui rend folles de ressentiment et dangereuses les
victimes de la Dummheit.
L’ordalie véritative constitue le processus par lequel dans le devenir, qui est
toujours à contre-vérité, et comme processus où il s’agit d’engendrer le
mouvement d’un contre-processus, un avenir doit se dé-gager, qui y bifurque à
contre-courant, c’est-à-dire : en formant une boucle locale, qui est une spirale,
par où prend forme une singularité en sens inverse du main stream, boucle qui
apparaîtra après coup avoir été destinée à y proliférer 41 à travers un processus de
transindividuation où cette prise de forme du singulier et de l’incomparable est
vouée à devenir norme, c’est-à-dire, finalement, à y dis-paraître dans l’oubli de
sa singularité, de sa vérité, de sa signi-fiance, de sa saillance faisant signe(s),
oubli de la bifurcation dont elle était porteuse, et où elle se sera transindividuée
dans le devenir amorphe du fonds transindividuel où prospère à nouveau la
bêtise, et où elle est devenue main stream à son tour.
Un tel oubli est nécessaire : telle est l’affirmation première de Nietzsche au-
delà de Hegel et de sa notion de skepsis (comme épreuve de l’insignifiance) – ce
que Heidegger répète tout autrement. Aujourd’hui cependant, ce processus est
tout autrement interrompu (suspendu, épokhalisé) parce que l’informe y est
devenu ce qui, comme moyenne, court-circuite par avance toutes singularités,
qu’il exclut de circuits qui ne sont plus générateurs de transindividuel, c’est-à-
dire de signification, mais de transdividuation des dividuels confondus, abrutis
et massifiés par et dans l’information : la bêtise prospère de nos jours comme
jamais dans le devenir amorphe du fonds devenu transdividuel. La suspension
qui n’est pas redoublée épokhalement semble flotter au-dessus d’un précipice –
attendant la chute.

42
J’attends en m’abîmant que mon ennui s’élève .
Que faire et comment faire lorsque, dans l’épreuve ordalique de la post-
vérité, les processus de transindividuations qui constituent toutes disciplines
deviennent inconsistants, constituant ainsi l’ennui épokhal de l’ab-sence
d’époque ? Les disciplines désignent ici au sens le plus large les jeux de règles
partagées par des communautés noétiques en tout genre, académique ou non,
et constituant ce que Bergson appelle des obligations en un sens qui n’est donc
pas seulement moral, mais telles que, dans les pays issus de la modernité
occidentale, elles sont constituées juridiquement, politiquement et
scientifiquement, et en vue d’une politique fondée sur le critère véritatif issu
des savoirs accumulés.
Que faire et comment faire lorsque les disciplines ainsi conçues, devenues
de simples fonctions de production et de consommation exosomatique, ne
semblent plus capables de porter la moindre capacité de bifurquer à partir du
devenir vers un avenir improbable, les obligations étant devenues des
corrélations statistiques et probabilistes cependant que, comme capitalisme et
efficience computationnelle, l’Occident, qui a tenté d’imposer ainsi ces ob-
ligations à la biosphère en totalité, en a fait des qualités sans hommes ? Quoi
faire et comment faire avec cette inconsistance procédant de l’efficacité des
court-circuits que provoque le processus computationnel de transdividuation ?
À notre époque, et comme jamais – cette époque étant précisément en cela
l’absence d’époque –, cette dis-parition de la singularité, qui est toujours la
condition de la vérité (la condition de son apparition comme étant
pharmacologiquement condamnée à dis-paraître 43), se présente et tout à la fois
s’absente comme post-vérité, et cela parce qu’elle atteint son comble, c’est-à-dire
son eskhaton : son extrême limite.
C’est l’efficacité qui menace ainsi la finalité comme jamais, et, avec elle, la
formalité, et finalement la matérialité même de tout cela – comme expérience
de la matière, causalités matérielle, formelle et finale, c’est-à-dire
hypermatérielles, sans lesquelles et faute de quoi, en deçà et au-delà de la quasi-
causalité, rien ne consiste. C’est toujours ainsi que se sera présentée l’épreuve
pharmacologique, pouvons-nous dire rétrospectivement. Mais elle ne se
présente à présent, dans cette épreuve, qu’en s’y ab-sentant comme jamais, et
cela signifie qu’elle s’y présente en son absence comme telle. Ainsi s’impose
l’épreuve d’un comme tel eschatologique dont nous allons retrouver le thème
dans la seconde partie de cet ouvrage 44, et comme point de départ d’un défaut
d’origine.
Le jamais du « comme jamais » post-véridique, c’est à la fois ce qui est vécu
la plupart du temps par tous sur le mode du déni, tel qu’il se manifeste sous les
formes les plus variées – depuis le déni d’État planétaire qui constitue le sens
premier et dernier de l’élection de Trump à la présidence des États-Unis,
jusqu’au déni des « intellectuels » quant à la singularité absolue de ce qui se
présente à la fin de l’histoire de la vérité de l’être comme post-vérité, en passant
par les formes psychopathologiques du déni plus ou moins bénignes ou
destructices, auxquelles nul n’échappe, et que tentait de décrypter et d’analyser
Dans la disruption. Comment ne pas devenir fou ?
C’est ainsi que la post-vérité constitue le terme de ce processus historique
qu’aura été le nihilisme. Le nihilisme atteignant son extrême limite avec le
capitalisme purement et simplement computationnel rencontre son destin
eschatologique comme capital fixe réticulé constituant la scalabilité de ce que
Benjamin Bratton appelle le stack et David Berry l’infrasomatisation –
devenue plateforme exosphérique où le nihilisme purement et simplement
computationnel exploite le general intellect en le détruisant.
C’est cette exploitation destructive du general intellect qui engendre
l’épreuve de la post-vérité qu’est le non-savoir absolu dissolvant tous savoirs
dans des systèmes d’information autoréférentiels, c’est-à-dire se fermant, et, ce
faisant, s’autodétruisant par le déchaînement de l’ubris que ces systèmes
d’information inscients portent comme la nuée l’orage. Cette nuée chargée de
potentiels chaotiques s’est formée comme accumulation et augmentation sans
limites de l’entropie – mais aussi, et surtout, comme accumulation et
augmentation de l’anthropie telle que, résultant d’une exosomatisation
pharmacologique des organes, elle accélère et intensifie incommensurablement
les potentiels entropiques de la biosphère.

75. Bonne nouvelle, mauvaise nouvelle, fausses nouvelles. L’éternel


retour du δεινόν

Les fausses nouvelles, c’est-à-dire les fausses informations – devenues pour les
uns « fake news 45 », pour les autres « alternative facts » –, qui ne peuvent se
produire que dans un rapport à l’avenir sécularisé, c’est-à-dire conditionné par
un rapport à la nouveauté 46, lui-même conditionné par un rapport à
l’innovation qui procède d’une guerre économique pour imposer ses propres
critères de sélection dans la facture du processus d’exosomatisation, l’innovation
étant avant tout ce qui consiste en la production de nouveaux organes
exosomatiques, ces mensonges industriels 47 que sont les fake news et les
alternative facts sont une sous-catégorie d’affections par l’industrie de la
dénégation au service du lobbying en même temps que de réactions contre celui-
ci.
Ces fausses nouvelles sont issues de l’industrie de l’information où celle-ci
est avant tout une marchandise, ce qui la voue à la mauvaise nouvelle de
l’entropie 48, c’est-à-dire au mensonge : le facteur allagmatique de la vérité
n’opère véritativement qu’au-delà de l’efficience et en vue de différer l’entropie
que génère toujours la transindividuation de la singularité qui se trouve ainsi
dissoute par sa réalisation même, c’est-à-dire emportée par le courant dissipatif
du devenir indifférenciant, éliminant ainsi les potentiels d’avenir surgis de la
noodiversité 49.
La post-vérité est l’avènement de l’effrayant – le δεινόν du chœur tragique
dans Antigone, et nous y reviendrons dans le second tome – tel que Nietzsche
fait de l’effroi le nouveau départ de la philosophie considérant, dans le sillage
du débat sur la mort thermique de l’Univers, l’avènement conjugué de la
machine industrielle thermique elle-même, des réseaux ferrés, des réseaux
d’information et de la presse, et clamant, comme nous l’avons déjà cité deux
fois :

50
Notre philosophie doit ici commencer non par l’étonnement, mais par l’effroi .

Devant ce devenir où le mal-être éprouve ordaliquement et


eschatologiquement la liquidation de l’avenir concrétisant toutes les menaces
charriées par le courant du nihilisme et comme noyade des singularités dans et
par les moyennes via les technologies de scalabilité dont le calcul intensif
permet la saturation dans la technosphère, la démocratie informationnelle, qui a
liquidé la démocratie d’opinion, s’émeut tel l’apprenti sorcier balayé par son
balai cependant que Thiel argue de ce fait pour prôner l’élimination du
politique comme tel.
C’est dans ce flux informationnel qu’apparaît le fact-checking. Est-il à la
hauteur des organes que réclame Nietzsche ? Il est bien plutôt ce qui intensifie
la domination des faits contre toute véridiction de droit, comme le souligne la
verve de Frédéric Lordon : dans l’allagmatique informationnelle du fact-
checking, les faits sont réputés précéder le droit, et prévaloir sur lui. Pour
conduire une hypercritique de cet état de fait dominé par les faits, se
revendiquant autrement être autosuffisant et constituer une pure immanence
sans relief, il ne faut pas désigner « les médias » et « les journalistes » comme
pharmakos. Ce que font les médias et les journalistes, ce sont des faits qu’il ne
suffit pas de condamner : il faut faire la genèse de cet état de fait et de ce qui en
aura constitué le sens historique au cours d’une organogenèse noétique
pharmacologique au plus haut point, à un point qui n’aura jamais eu de
précédent, et dont il faut partir.
Il faudrait pour cela analyser très en détail la genèse du processus par lequel
la transindividuation devient l’objet d’une exploitation industrielle qui tout
d’abord, dès le XIXe siècle, avec l’agence Havas et tout ce qui constituera ensuite
les conditions de la presse moderne, dont la possibilité d’imprimer un million
d’exemplaires par jour, combinée avec la diffusion télégraphique des dépêches
et la proposition des faits divers donnant à la diversité un sens entièrement
nouveau et massivement entropique 51, aura conduit, en passant par
l’émergence des industries culturelles porteuses d’une Dummheit industrielle, à
la bêtise artificielle réticulée et automatisée se présentant elle-même comme
intelligence artificielle.
Lorsque, après la Seconde Guerre mondiale, les industries culturelles se
généralisent dans la biosphère, elles en viennent à détruire l’attention en la
capturant, et cette destruction conduit la déséconomie libidinale en quoi
inconsiste le capitalisme consumériste à « travailler » directement avec les
pulsions, ce qui finalement devient la déséconomie mimétique de la
réticulation pulsionnelle engendrant les qualités sans hommes que sont les
mégadonnées, ou big data, comme prétendue « intelligence des foules ».
Ce que dit William Audureau dans une rubrique du journal quotidien Le
Monde qui se présente elle-même comme un décodage informationnel et que
commente Lordon 52 est ce qui en résulte lorsque la presse a été contingentée,
défonctionnalisée et refonctionnalisée par la nouvelle base rétentionnelle
exosomatique que constitue la rétention tertiaire numérique. Rien de tout cela
n’est compréhensible sans la prise en compte de l’organologie qui procède des
rétentions tertiaires et de leurs agencements – qui se concrétisent désormais
comme internet of things dans et par le capitalisme des plateformes tel que s’y
constituent des exorganismes biosphériques fonctionnellement
monopolistiques.

76. L’âge post-véridique comme déchéance des « élites »,


la « révolution conservatrice » et les mensonges d’État
La production et l’exploitation industrielles d’erreurs, d’illusions, de leurres
et de mensonges via ce qui sera devenu pour finir l’infotainement ne sont
évidemment pas l’apanage des fake news et autres alternative facts tels qu’on en
parle dans l’absence d’époque post-véridique, ni donc l’apanage des réseaux
sociaux. Elles sont à la base de la concurrence entre industries dites culturelles,
telles que, comme industries de la communication, elles ont absorbé la presse
comme un aspect de leur pouvoir de contrôler l’information, et par la
conquête des audiences exploitant les automatismes pulsionnels au détriment
des investissements transformant les pulsions en énergie libidinale liée.
C’est la combinaison numérique de ce qui a d’abord constitué le
capitalisme pulsionnel via un contrôle hégémonique de l’audiovisuel (c’est-à-
dire des rétentions tertiaires analogiques) par le marketing, puis l’avènement
de la gouvernementalité algorithmique dans la data economy, dont les fake-
news-alternative-facts sont l’un des principaux moteurs avec et comme la
transdividuation des qualités moyennes sans hommes, qui a installé l’errance
dans le désert noétique industriel où prolifèrent finalement la bêtise aussi bien
que la folie comme symptômes de la dénoétisation industrielle où les premiers
frappés, parfaitement hors sol, appartiennent en fin de compte aux « élites ».
Plus s’est installé, généralisé et consolidé cet état de fait qu’est devenue la
glorification du fait au-dessus de toute critériologie de droit, plus les
informations, d’où qu’elles vinssent, qu’elles fussent ou non consolidées par
des procédures de vérification et de certification, se sont trouvées discréditées.
C’est à partir de cet état de fait et de la généralisation du discrédit qui en a
résulté que la machine de guerre menée par Trump contre toute forme de
raison et de pensée – de soin et de pansée – est devenue possible : Trump a
retourné cet état de fait en généralisant à tout type d’information d’où qu’elle
vienne le soupçon que ce discrédit fait désormais peser sur elle a priori.
C’est pourquoi, s’il est évidemment rassurant que des « marches pour la
science » s’organisent partout dans le monde, et tout d’abord en Amérique du
Nord, ce mouvement sera aussi vain que l’auront été les divers mouvements
sociaux à partir de 2008 partout dans le monde tant qu’il ne consistera pas à
repanser de fond en comble les savoirs à l’époque du non-savoir absolu appelé
désormais post-vérité, et qu’imposent les technologies informationnelles
computationnelles mises en œuvre par les organismes technosphériques
s’appuyant sur le cognitivisme néocomputationnaliste.
Mécréance et discrédit aussi bien que Ce qui fait que la vie vaut la peine
d’être vécue. De la pharmacologie avaient pour but de cerner les éléments de
causalité primordiaux du discrédit qui domine nécessairement au moment de
l’accomplissement du nihilisme comme capitalisme purement et simplement
computationnel, et tels qu’ils se sont établis à partir de ce qui fut appelé au
début des années 1980 la « révolution conservatrice 53 ».
C’est depuis cet arrière-plan historique qu’il faut analyser à la fois ce qui est
appelé post-vérité en général et la stratégie qu’y a développée l’équipe Thiel-
Trump en inventant ce qui est désormais appelé alternative facts, lesquels ne
sont qu’une nouvelle forme du mensonge d’État (après ceux, ruineux, qui auront
servi à justifier au sein de l’ONU, qui s’en est trouvée à jamais discréditée, les
agressions contre l’Irak qui sont à l’origine de Daech et de tant d’autres
calamités planétaires 54). L’URSS ayant disparu, les pratiques éhontées du
mensonge qui y régnaient comme totalitarisme stalinien se sont répandues sur
la Terre entière, y apportant la désolation sous la forme soft d’un capitalisme
fondé sur ce que l’on a appelé la smartification.
Cette évolution est systémique. Aussi idiosynchrasique que puisse être la
personnalité de Trump, aussi spécifiquement nord-américaine que puisse être
son accession au pouvoir fédéral de la plus grande puissance de l’histoire de
l’humanité – à commencer par ce fait qu’il a été élu avec moins de voix que sa
concurrente –, cet état de fait procède d’une tendance qui est constituée à la
fois :
• par toutes les composantes de ce que Mécréance et discrédit et Ce qui fait
que la vie vaut la peine d’être vécue avaient décrit quant aux évolutions du
capitalisme financiarisé devenant systémiquement pulsionnel et insolvable 55,
• par la toxicité propre à la rétention tertiaire numérique, telle que, comme
technologie de l’information, et faute d’être prescrite par une critique de
l’information sous toutes ses formes – seule une telle critique étant capable
d’engendrer de nouvelles formes de savoir (vivre, faire et conceptualiser) –, elle
détruit inexorablement toutes formes de savoirs, étendant ainsi la désolation
post-véritative 56.

C’est du début à la fin une nouvelle critique de l’économie politique qui est
ainsi requise, mettant au cœur de ses analyses les processus de prolétarisation et
les perspectives nouvelles ouvertes par le pharmakon numérique en direction
d’une possible déprolétarisation : on ne peut qu’observer partout la
dénoétisation généralisée parce que s’impose partout le processus d’une
prolétarisation totale qui est la condition du smart and soft totalitarism qui vient
– si nous n’y faisons rien.

77. Le capitalisme comme épistémè, l’eschatologie du non-savoir


absolu et le retour de l’ubris comme telle

Lutter contre le totalitarisme computationnel et totalisant au sens strict,


fondé sur une allagmatique opérant exclusivement par le calcul, et conduisant à
la prolétarisation généralisée, c’est concevoir une économie néguanthropique
fondée à l’inverse sur la déprolétarisation comme capacitation des herméneutes
que doivent être les explorateurs micro-macro-cosmopolites du
Néguanthropocène.
Le capitalisme est dès ses premiers temps et avant tout une nouvelle
épistémè. Celle-ci est caractérisée à la fois par
• un nouveau rapport entre science et technique qui s’établit au XIXe siècle, la
technique devenant ainsi technologie 57,
• la précellence du calcul rendu possible par les nouvelles formes de
grammatisation qui apparaissent avec la rétention tertiaire mécanique, la
rétention tertiaire analogique et la rétention tertiaire numérique 58.

Une nouvelle critique de cette épistémè est à présent requise : cette épistémè
est intrinsèquement autodestructrice. Il s’avère à son extrême limite qu’elle se
renverse en une anti-épistémè. C’est ce dont Trump est l’incarnation –
manipulée par Thiel. Ce renversement requiert un contre-renversement, un
renversement en retour, et à contre-courant. Ce renversement du non-savoir
absolu qui n’est en rien dialectique est tragique en un sens tout à fait nouveau –
qui est le sens que porte en elle toute promesse néguanthropologique en tant
que culture des intermittences négatives et positives dans le destin
pharmacologique que rien ne peut surmonter.
L’eschatologie du capitalisme purement et simplement computationnel,
qui est sa katastrophè 59, n’est pas le « dépassement du capitalisme » : c’est la
reconsidération de la fonction et du statut du calcul, et de ses limites, dans une
économie de la néguanthropie ayant redonné aux savoirs la fonction
primordiale que doit mettre en œuvre la raison de bifurquer.
L’eschatologie du capitalisme purement et simplement computationnel,
qui doit se projeter au-delà des figures convenues du « nihilisme actif » –
devenu à travers elles largement stérile, sinon gâteux –, c’est ce que signi-fie
cette épreuve de la vérité qu’est le fait de la non-vérité se présentant en
s’absentant, c’est-à-dire, précisément en cela, comme post-vérité 60. La post-vérité
est le symptôme du non-savoir absolu. Et c’est ce qui conduit à l’état d’urgence
panique qui s’empare de la Terre entière, dont l’élection de Trump indique la
dimension démesurée, et tragique en cela d’abord, pour une non-inhumanité
confrontée à travers les agitations de ce pantin fou et hyperpuissant à son ubris
même.
Le savoir a été dissous dans et par l’information devenue
fonctionnellement technosphérique – l’information étant elle-même d’abord
et avant tout calculable en ce qu’elle est d’abord et avant tout une
marchandise 61. Ainsi s’instaure un nouveau conflit des facultés, et des
fonctions allagmatiques qui les constituent, à partir des possibilités
pharmacologiques positives et négatives que génère l’exosomatisation des
rétentions tertiaires – la noèse étant elle-même constituée par sa genèse
exosomatique. C’est pour intégrer les très nombreux facteurs de ces évolutions
à la fois extrêmement complexes et extrêmement rapides que l’Institut de
recherche et d’innovation a créé le Digital Studies Network 62, proposant ainsi
un programme de recherche, les études digitales, dont les considérants ont été
esquissés en divers ouvrages 63.
Les études digitales s’attachent à examiner l’histoire noétique de
l’exosomatisation qui commence avec les digits en tant qu’organes de
fabrication, cette extériorisation constituant le pharmakon positivement aussi
bien que négativement, c’est-à-dire tel qu’il engendre toujours des
conséquences prolétarisantes. Le programme de la déprolétarisation, qui est
aussi un programme de désintoxication, est le fondement de l’économie
contributive, elle-même fondée sur la valorisation systémique de la
néganthropie, dont le concept sera précisé dans La Société automatique 2.
L’avenir du savoir.
Une telle transformation, qui est intrinsèquement épistémique, ne peut
être conçue que comme un agencement planétaire entre les localités
territoriales et les plateformes infrasomatiques exosphériques. Elle suppose un
réagencement intégral des facultés et des fonctions noétiques, qui requalifie
intégralement les institutions et les corps sociaux publics et privés à travers des
processus d’expérimentations locales : ce n’est qu’à partir de l’expérience que de
nouveaux savoirs peuvent être engendrés, et la néguanthropologie part
toujours et nécessairement du local en tant qu’il caractérise tout différance.
78. La dévaluation de toutes les valeurs comme grégarisation
des exorganismes complexes inférieurs et supérieurs

e e
Entre la fin du XVIII siècle et le début du XIX siècle advient un nouveau
type d’exorganisme complexe inférieur : l’exorganisme industriel, dont les
premiers observateurs et analystes sont Adam Smith, Andrew Ure et Karl
Marx. Bien d’autres ont décrit cette époque dans des termes différents, par
exemple Max Weber, qui l’inscrit dans le prolongement de transformations
plus anciennes à l’origine du capitalisme en le liant à une transformation
fonctionnelle et dissolvante de la religion – ce lien étant foncièrement lié au
calcul, ce que Weber montre en commentant le sermon de Benjamin
Franklin 64.
On voit à travers les analyses de Weber comment l’onto-théologie se
transforme en ontologie à travers l’équivalent général qu’est la monnaie et les
technologies de calcul fondées sur les rétentions tertiaires hypomnésiques que
sont les livres de comptes. C’est l’articulation de ces instruments de
comptabilité avec la circulation du numéraire 65 qui constitue le socle du
capitalisme. C’est la Réforme ainsi établie qui constitue pour Nietzsche le
nouveau stade du nihilisme.
C’est ce nouveau stade qui conduit à l’effroyable, et, ce faisant, à la
réticulation exorganique, que Nietzsche ne pense pas comme telle, mais qu’il
saisit déjà comme une transformation radicale de la fonction de (la) vérité du
monde académique, dans toutes ses dimensions, de l’université à l’école, et par
l’apparition
• d’une spécialisation épistémique,
• et, corrélativement, de nouveaux acteurs producteurs d’énoncés sous
forme de rétentions tertiaires hypomnésiques que sont les journalistes.

La presse ayant elle-même d’abord connu son développement, comme


organe constitutif d’un nouvel exorganisme supérieur, l’État-nation, à partir
de la République des Lettres, telle qu’elle aura conduit aux gazettes – de la
Gazette de Renaudot à la Gazette rhénane –, s’est ensuite très profondément
transformée à partir de l’apparition des agences de presse et de la mutation
conséquente de l’opinion en marché de l’information, et de la dénégation de
la teneur nécessairement opinante de l’opinion ainsi dévaluée. Un autre
exorganisme supérieur s’est ainsi constitué, l’État-nation industriel – et
guerrier.
Il en a résulté une lente mais inexorable dévaluation de l’opinion, c’est-à-
dire du jugement en tant qu’interprétation et délibération, autrement dit en
tant que raison, et c’est ainsi que s’est entamée la dévaluation de toutes les
valeurs, c’est-à-dire le nihilisme « passif » : l’opinion n’aura dès lors plus droit
de cité, elle devra devenir une formation, celle-ci n’étant admise comme valide
que pour autant qu’à la fois
• elle sera réputée avoir été purifiée de toute interprétation par un processus
d’objectivation qui ne doit rien à la science, et tout au marché,
• elle aura su trouver « son » marché, comme « créneau », ou « niche »,
seule et dernière instance de « légitimation », le marché phagocytant ainsi la
« démocratie »,
• après qu’elle aura été ainsi transformée en marchandise, le consommateur
de cette marchandise sera de plus en plus réactif, c’est-à-dire à la fois : a)
capable de s’adapter à l’innovation, b) sollicité à partir de ses pulsions, c) de
moins en moins actif, de plus en plus prolétarisé : incapable de panser.

Une telle « démocratie », qui constitue un âge de l’exorganisme complexe


supérieur national, est en tout point l’avènement du nihilisme passif – que
défendent encore mille thuriféraires plus serviles et lobotomisés les uns que les
autres, discréditant ainsi l’admirable promesse isonomique de Clisthène, que
Protagoras défend dans le dialogue éponyme qui attend encore son
commentaire exorganologique : un tel commentaire est d’autant plus urgent
que tous les facteurs de vérité, de mensonge, de prolétarisation et de
dénoétisation sont déjà en jeu, y compris le marché que constitue la
sophistique, dont Platon fera un pharmakos, rendant ainsi la condition
pharmacologique de l’anamnésis impansable 66.
Ces transformations sont des évolutions fonctionnelles du métabolisme des
exorganismes complexes inférieurs et supérieurs tels qu’à travers ces évolutions ils
deviennent au XIXe siècle comme ce nouveau méta-bolisme, ce que Heidegger
appellera la « technique moderne » puis le « Gestell », et tels qu’ils reposent sur
une hypertrophie du calcul opérée par le capitalisme qui tend à devenir ainsi le
nouvel exorganisme complexe supérieur et unificateur structurellement,
fonctionnellement, systémiquement et planétairement organisé en vue
d’augmenter systémiquement ses profits, reconfigurant en conséquence et en
totaltié les conditions de l’exosomatisation, et sur les trois plans suivants à la
fois :
• en matière de décisions d’investissements, c’est-à-dire de choix en matière
de production d’un nouvel organe ou d’un nouvel ensemble d’organes
(machinique) exosomatique(s) – ce qui peut se concrétiser sous forme de
service se substituant aux systèmes sociaux, et qui conduit à de nouvelles
formes d’organisation, à tous les sens du mot,
• en matière de modes de production et de distribution,
• et en matière de pratiques sociales nouvelles, programmées par le design,
le marketing et le développement, et constituées à travers des modes d’emploi,
des prescriptions publicitaires, du e-marketing « viral », c’est-à-dire des
dispositifs de réputation et de recommandation mimétiques, etc. – la
grégarisation des exorganismes complexes conduisant aux agrégats coraliens et aux
fourmilières numériques atteignant alors un nivau record mais aussi critique :
elle les expose à la fuite en avant suicidaire qui selon Toynbee finit toujours par
emporter toute civilisation, la « civilisation » en question étant ici le
capitalisme planétaire, c’est-à-dire la Terre entière – devenue entièrement la
technosphère.

Ici, il faut prendre acte de ce que :


1. Si nous n’appréhendons pas le capitalisme comme une épistémè, c’est-à-
dire comme un nouveau régime de vérité qui aura conduit à un régime de post-
vérité, rien de ce qui n’advient en ce moment que par défaut n’est intelligible.
2. Si nous ne comprenons pas que ce régime est fondé sur la prolétarisation
telle qu’elle engendre le non-savoir absolu et telle que personne n’y échappe, les
« intellectuels » par exemple ne comprenant pas plus que les « manuels » ce qui
se produit dans les boîtes noires, et si nous ne concevons pas que cette épistémè
ne peut et ne doit de ce fait que se retourner en anti-épistémè, ce qui est
l’accomplissement du nihilisme, alors nous ne pouvons pas non plus
hypercritiquer le capitalisme purement et simplement computationnel, c’est-à-
dire non seulement « cognitif », mais cognitiviste – en un sens qui va de
Herbert Simon, théoricien de l’efficience et de l’organisation dont il faudra
conduire une hypercritique avec le concept de finitude rétentionnelle, et pour
reconsidérer ce qu’il appelle la rationalité limitée, à Ray Kurzweil, guignol
technoscientifique parfaitement en phase avec le plus-qu’Ubu –, ni conduire
cette hypercritique en vue de reconstituer la possibilité de savoirs, et, en
premier lieu, de véritables sciences.

Quant à ce dernier énoncé, il signifie qu’il devient de plus en plus difficile


de considérer comme étant des sciences au sens strict ce qui nous est présenté
de nos jours comme tel. Outre la confusion incroyable entre science et
technique dont la Cité des sciences et de l’industrie par exemple est à Paris un
cas éloquent et consternant, les modalités de pilotage de la recherche à travers
des programmes incitatifs, eux-mêmes de plus en plus soumis à l’ingénierie
pilotée par le marketing, et de moins en moins conformes aux savoirs
théoriques, auront généré des effets calamiteux, tout particulièrement en
Europe et en France 67.

79. Justice, vérité, prophétie. Le rêve de Jacob


La science devenue technologie est désormais et expressément la fonction
de programmation et de conception de l’exosomatisation avec le design, le
développement et le marketing. Tout cela cependant n’est possible qu’à partir
de la transformation des instruments du savoir en technologies et industries de
l’information. Ce qui advient désormais, et par défaut, à savoir l’épreuve
ordalique de la post-vérité, c’est l’accomplissement du nihilisme tel qu’il révèle
apocalyptiquement l’enjeu de la transformation des énoncés en information –
et cela, dans le monde journalistique aussi bien que dans le monde scientifique,
comme le jeune Nietzsche le voit venir dès Sur l’avenir de nos établissements
d’enseignement, qu’il faudrait lire avec Malaise dans la culture. Et ce qu’il y voit
venir, c’est l’effroyable.
On pourrait ici objecter que Nietzsche est justement celui qui remet en
question la question de la vérité. En effet. Il ne la remet cependant pas du tout
en question pour y renoncer, mais pour la reconfigurer. Mais il ne parvient pas à
mener cette reconfiguration à son point d’accomplissement, précisément parce
qu’il lui manque la question de l’exosomatisation – et, corrélativement, celle
de la rétention tertiaire qui est l’enjeu de la deuxième dissertation de La
Généalogie de la morale, comme mnémotechnique, mais qui n’est ni pensable
ni pansable hors du point de vue exosomatique. Nous tenterons de montrer
dans le deuxième tome du présent ouvrage comment il est possible de
réenclencher l’interprétation de Nietzsche dans l’Entropocène
technosphérique en passant par la lecture du fragment d’Anaximandre que
risque Heidegger en 1938.
Quant à nous, si nous voulons être capables de « faire l’épreuve ordalique »
– une ordalie étant une décision qui ne peut se prendre qu’à travers ce qui
constitue une épreuve, la décision échappant à celui qui fait l’épreuve –, nous
devons réinscrire cette épreuve elle-même dans une histoire de la vérité et de la
non-vérité conduisant à la post-vérité dont les fake news, les alternative facts et
les autres productions des nouveaux médias ne sont que des symptômes
engendrés par ce qui constitue la vraie question, à savoir : la rétention tertiaire
hypomnésique computationnelle, et les conditions d’un a-justement soutenable
et solvable avec la biosphère telle qu’elle ne doit pas être détruite par la
technosphère, avec les microcosmes qui ne doivent pas être éliminés du
macrocosme, avec la noèse telle qu’elle ne doit pas être prolétarisée, avec les
cerveaux tels qu’ils doivent intérioriser de nouveaux concepts, et non
seulement des chips et autres nanostructures endosomatiques, etc. : telle que
cette rétention tertiaire hypomnésique, ainsi a-justée aux possibilités
néguanthropiques encore à venir, doit ouvrir les voies d’une justice au-delà de
l’état de fait qui caractérise encore pour le moment les technologies de
l’information, et en vue d’y instaurer un nouvel état de droit.
Lorsque Frédéric Lordon s’en prend au directeur de la rédaction du
journal Le Monde à propos du logiciel Décodex que ce journal et ce directeur
prétendent promouvoir, il pose le problème d’une réduction au calcul de ce
qui constitue un processus allagmatique des facultés noétiques au sens kantien :
c’est cela, la question. Et cette interprétation, en particulier dans les moments
ordaliques, a nécessairement une dimension prophétique – « toujours », s’il est
vrai que
1. le prophète est celui qui fait passer d’un ordre de grandeur à un autre
plan, agençant à travers sa profération des relations d’échelles, par exemple ce
qui est alors en jeu dans le rêve de Jacob – et qui, à travers ces échelles et ces
relations d’échelles (qui supposent toujours des rétentions tertiaires), ouvre des
possibilités nouvelles et chaotiques de bifurcations qui peuvent être absolument
catastrophiques au sens le plus courant du mot, ou bien catastrophiques au sens
originel du mot, c’est-à-dire ouvrant la possibilité d’un nouvel épisode conclusif :
conclusif de tout ce qui s’est passé, mais non pas salvateur, c’est-à-dire : non pas
comme l’écriture du dernier épisode – ce qui est l’eschatologie de
l’ontothéologie monothéiste qui aura conduit au nihilisme accompli comme
capitalisme industriel en passant par Luther et bien d’autres –, mais
l’expérience d’une différance du dernier épisode dont les Mille et une nuits et
le récit que fait Shéhérazade au sultan sont la thématisation littéraire, comme
l’avait analysé Tzvetan Todorov ;
2. le prophète est celui qui participe à l’instauration d’un nouvel ordre, et
en cela, il est performatif. Il faut alors agencer la poussière de la Genèse livre 3
(qui réapparaît dans le rêve de Jacob) comme pré-question de l’entropie, les
Evangiles comme récits des miracles comme pré-question de l’anti-anthropie,
et le prophétisme comme pré-question de la performativité dont la quasi-
causalité est l’épreuve dans l’immanence où elle forme les reliefs noétiques.

Dans L’épreuve de vérité dans l’ère post-véridique, on tentera d’établir


pourquoi, dans l’exosomatisation, la vérité sous toutes ses formes est
nécessairement performative, configurant des ordres nouveaux – à la fois par la
réalisation de ces artefacts que sont les organes exosomatiques, par les
potentiels qu’ils libèrent comme nouveaux circuits de transindividuation, et
par les organisations sociales qui se construisent depuis ces possibilités en vue
de les préserver et de les mettre en œuvre.

1. Cf. La Technique et le Temps 2, p. 434.


2. Mais en relation avec elle (tels Rosetta et Philae). Cette relation originaire à la localité terrestre
est ce qui constitue le point de départ à la fois de Husserl dans La Terre ne se meut pas et de Schmitt
dans Le Nomos de la Terre.
3. Sur le sens de l’elpis, cf. La Technique et le Temps 1, pp. 227-230. L’elpis désigne l’attente sous
toutes ses formes, c’est-à-dire aussi bien la protention, comme espoir aussi bien que comme crainte. Il
faudrait ici s’attarder sur le geste typiquement idéologique, c’est-à-dire idéaliste, qui conduit Alain Badiou à
traduire elpis par « certitude » dans Saint Paul. La fondation de l’universalisme, PUF, p. 16.
4. Sur ce point, cf. Dans la disruption, § 131.
5. Cf. Olivier Iteanu, Quand le digital défie le droit, Eyrolles, 2016, et « La Silicon Valley cherche à
imposer le droit américain à l’Europe », Libération, 3 janvier 2017.
6. Echelon était le nom d’un système d’espionnage des réseaux satellitaires connu bien avant
PRISM, dont l’existence fut révélée par Edward Snowden.
7. Adam Smith, La Richesse des nations, p. 416.
8. Cf. La Société automatique 1, § 74.
9. Sur le concept d’anthropisation, cf. Scheibling, Qu’est-ce que la géographie ?, Hachette.
10. Ce saut et sa nature constituent l’enjeu de la philosophie de Nietzsche aussi bien que de celle
de Heidegger.
11. En passant par le concept de métastabilité.
12. Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, PUF, p. 56.
13. C’est ce que ne peut admettre Engels : cf. Dialectique de la nature, Éditions Sociales, p. 292,
et note 1 p. 45 de l’introduction.
14. La question de la pulsion en général et de la pulsion de destruction en particulier est ce dont
Girard ne comprend pas (cf. La Violence et le Sacré, p. 216) qu’elle résulte d’un déplacement
exorganologique de l’instinct. Dès lors, sa critique de ce qu’il présente comme des incohérences de Freud,
sinon comme de pures fantaisies, le conduit lui-même à des fantaisies beaucoup moins riches : le désir
mimétique qu’il oppose à l’économie libidinale et à l’appareil psychique est un appauvrissement
régressif de ce qui constitue le désir comme investissement et différance des pulsions dans Le Moi et le
Ça. Dès lors, les analyses souvent très suggestives qu’il propose de la logique du pharmakos ne
parviennent pas à panser le pharmakon dont le pharmakos est comme exutoire le principal mécanisme
de déni.
15. À propos du kudos, Girard écrit en citant Benveniste qu'il est « la fascination qu’exerce la
violence. Partout où elle se montre, elle séduit et épouvante les hommes ; elle n'est jamais simple
instrument mais épiphanie. Dès qu'elle paraît, l'unanimité tend à se faire, contre elle ou autour d'elle,
ce qui revient au même. Elle suscite un déséquilibre, elle fait pencher le destin d'un côté ou de l'autre.
Le moindre succès violent tend à faire boule de neige, à devenir irrésistible. Ceux qui détiennent le
kudos voient leur puissance décuplée ; ceux qui en sont privés ont les bras liés et paralysés. » p. 223. Le
kudos est un élément primordial de la dynamique du pharmakos. Cf. aussi les analyses du double bind
conceptualisé par Gregory Bateson p. 219. Le double bind est un élément primordial de la dynamique
de l’intermittence – où tout pharmakon est tour à tour poison et remède, et où cette alternance
provoque toujours la désignation d’un pharmakos expiatoire, ce qui constitue l'élément primordial de la
bêtise.
16. Cf. Pharmacologie du Front National, §§ 6 et 52.
17. Cf. supra, mon commentaire de Guattari, Les Trois Écologies, p. 34.
18. Peter Thiel, “The education of a libertarian”, https://www.cato-
unbound.org/2009/04/13/peter-thiel/education-libertarian.
19. Cf. Maureen Dowd, « Peter Thiel, Trumps’ Tech Pal, Explains Himself », New York Times, 11
janvier 2017, https://www.nytimes.com/2017/01/11/fashion/peter-thiel-donald-trump-silicon-valley-
technology-gawker.html?smid=tw-nytstyles& smtyp=cur&_r=2.
20. Peter Thiel, “Peter Thiel explains how an esoteric philosophy book shaped his worldview”,
Business Insider, 10 novembre 2014, https://www.businessinsider.com/peter-thiel-on-rene-girards-
influence-2014-11?IR=T.
21. Cf. Olivier Iteanu, op. cit., p. 26.
22. Cf. Yuk Hui, On the Unhappy Consciousness of Neoreactionaries, E-flux, cf. https://www.e-
flux.com/journal/81/125815/on-the-unhappy-consciousness-of-neoreactionaries/.
23. Au sens de Michel Foucault.
24. Cf. Prendre soin. De la jeunesse et des générations.
25. Cf. aussi sur ce point Mécréance et discrédit 1, 2 et 3.
26. Cf. Etats de choc, premier chapitre ; questions de vénalité aussi bien que de désir malsain de
reconnaissance facile, y compris dans la facture textuelle et le style, cf. Monsieur teste, sans parler du
simple mimétisme de ceux qui hurlent avec les loups, misère des épigones en tous genres en
philosophie en particulier : on commence toujours par une voie plus ou moins épigonale, sauf
exceptions autodidactiques, tel Wittgenstein, mais dans tous les cas il faut en sortir, de
l’autodidactisme autant que de l’épigonalité, qui sont les formes les plus pitoyables des ambitions
trahies et des illusions perdues si nombreuses dans l’absence d’époque qu’est la dénoétisation.
27. Cf. supra, § 33.
28. C’est ce qu’a commencé d’explorer Prendre soin. De la jeunesse et des générations. La traduction
anglaise de ce titre, Taking Care of the Youth and Generations, qui élimine le point du titre français,
rend peu compréhensible la thèse générale : pour prendre soin des générations, il faut commencer par
prendre soin du pharmakon.
29. Cf. les analyses du discours d’Eric Schmidt par Olivier Iteanu, art. cité. Sur Google comme
« Église » et « bonne nouvelle », cf. Barbara Cassin, Google-moi, et Nicholas Carr, The Shallows. Is
Internet Making Us Stupid ?, Norton and Company, commenté dans Pharmacologie du Front national,
§§ 27-30.
30. Maurizio Lazzarato, La Fabrique de l’homme endetté, éditions Amsterdam.
31. En l’occurrence, en France, et comme l’aura souligné Frédéric Lordon, via le logiciel Décodex,
cf. cf. https://blog.mondediplo.net/2017-02-22-Charlot-ministre-de-la-verite.
32. Cf. De la misère symbolique 2. La catastrophè du sensible.
33. « Jacob quitta Beer-Sheva, et s’en alla vers Haran. Il arriva en ce lieu et y resta pour la nuit car
le soleil s’était couché. Prenant une des pierres de l’endroit, il la mit sous sa tête et s’allongea pour
dormir. Et il rêva qu’il y avait une échelle reposant sur la terre et dont l’autre extrémité atteignait le
ciel ; et il aperçut les anges de Dieu qui la montaient et la descendaient ! Et il vit Dieu qui se trouvait
en haut [ou à ses côtés] et qui lui disait : “Je suis Dieu, le Dieu d’Abraham et le Dieu d’Isaac ton père ;
la terre sur laquelle tu reposes, je la donnerai à toi et à tes descendants ; et tes descendants seront
comme la poussière de la terre, et ils s’établiront vers l’ouest et vers l’est, vers le nord et vers le sud ; et
par toi et tes descendants, toutes les familles sur la terre seront bénies. Vois, je suis avec toi et te
protégerai là où que tu ailles, et je te ramènerai à cette terre ; car je ne te laisserai pas tant que je n’aurai
pas accompli tout ce dont je viens de te parler.” Jacob se réveilla alors de son sommeil et dit :
“Sûrement Dieu est présent ici et je ne le sais pas.” Et il était effrayé et dit : “Il n’y a rien que la maison
de Dieu et ceci est la porte du ciel.” » Genèse 28.
34. Ce sont les conditions de ce surcodage que Benjamin Bratton examine dans « The Black
Stack », E-Flux, https://www.e-flux.com/journal/53/59883/the-black-stack/. Cf. supra, § 21. À l’écart
de cette lecture, cf. David Berry, art. cité.
35. La Technique et le Temps 5. Symboles et diaboles reviendra en détail sur cette question en tension
avec Être et temps.
36. Il est ici crucial de noter que la question de la vérité comme histoire, Geschichtlichkeit, ne peut
signi-fier pour le Dasein que depuis une Bedeutsamkeit, « significativité », ou « significabilité », mais il
vaut mieux traduire par signi-fiance, qui se produit dans un système de renvois qui est lui-même
foncièrement technique – qui est un système technique – et où le signe, en tant qu’il fait signe, et, ce
faisant, signale, est aussi et d’abord un outil, c’est-à-dire un pharmakon. Heidegger ne ferait
évidemment pas sienne l’interprétation proposée ici : il poserait sans doute que ce n’est qu’en passant
sur le plan ontologique, c’est-à-dire au-delà du plan ontique, que la vérité de l’être comme temps de
l’être surgit de la mise en question du Dasein en s’arrachant à ce faire-signes, tout au contraire de ce que
nous esquissons ici. Nous reviendrons sur ces questions également investies dans La Société automatique
2 dans les prochains tomes de La Technique et le Temps. Elles ont été introduites dans le séminaire
pharmakon.fr du 29 février 2017 (cf. https://iri-ressources.org/collections/season-48.html.) en relation
avec les ressources que Jakob von Uexküll a fournies pour l’élaboration de Sein und Zeit.
37. Les médias, dès lors qu’ils doivent maintenir un bilan financier solvable d’une manière ou
d’une autre, sont tous affectés par des compromis dans ces logiques de clientèles et de créneaux politico-
marchands, tout comme l’est tout organe exosomatique composant sans cesse avec la face toujours
cachée du pharmakon qui interdit qu’aucun, qu’il soit individuel ou collectif, organisation politique ou
organe de presse, leader ou candidat à quelque élection, puisse incarner quelque messie que ce soit,
qu’il vienne de la Silicon Valley, traditionnelle terre de nouvelles Églises toujours plus ou moins
scientologiques.
38. Cf. « Le nouveau conflit des facultés et des fonctions », postface à la réédition de La Technique
et le Temps 1, 2 et 3, Fayard. Une telle rationalité nouvelle ne peut se constituer que comme nouvelle
raison de vivre, c’est-à-dire d’espérer, s’appuyant sur les béquilles d’une rationalité impure et
pharmacologique, c’est-à-dire tragique, tel Œdipe le Labdacide boiteux en porte encore le stigmate,
héritier en cela d’Épiméthée, que Freud n’aura jamais considéré, et sans autre horizon dernier que cette
différance infinie et interminable (toujours à la fois bon et mauvais infini) qu’est le devenir entropique où
il s’agit de projeter des possibilités d’avenir, sinon des prophéties messianiques.
39. À propos de la parrêsia, cf. les commentaires de Foucault, Le Courage de la vérité, EHESS,
Gallimard, Seuil, de Dans la disruption, § 48.
40. Jean-François Lyotard, Le Différend, Minuit.
41. Sur cet après-coup rétrospectif, cf. Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, par
exemple p. 75.
42. Stéphane Mallarmé, « Renouveau », Œuvres Complètes I, La Pléiade, p. 11.
43. Cette disparition procédant de la disparation au sens de Simondon (cf. La Société automatique
1, § 52), et cette disparation étant ce qui constitue le relief du fond et de la forme où des diaboles se
détachent sur un fond de symboles.
44. Dans le tome 2 et au moment de commenter De l’esprit. Heidegger et la question de Derrida.
45. Au sens où l’on n’en parle que depuis le développement des réseaux dits sociaux.
46. Rapport né dans la société industrielle du XIX e siècle avec ce que Michael Palmer a appelé le
« trafic des nouvelles ». Cf. sur ce point La désorientation, p. 36, et « Le nouveau conflit des facultés et
des fonctions », p. 856.
47. Il s’agit de mensonges industriels parce qu’ils résultent du système industriel de production,
de contrôle et d’exploitation de circuits de transindividuation exploitant l’effet de réseau, le calcul
intensif, le profiling, le mimétisme induit, les protentions automatiques, etc., qui deviennent ainsi des
circuits de transdividuation sur lesquels se greffent toutes sortes de petits commerces plus ou moins
misérables de l’information.
48. Sur ce point, cf. « Le nouveau conflit des facultés et des fonctions », p. 859.
49. Ces fausses nouvelles sont apparues avec le world wide web et ont d’abord été des parodies de
nouvelles, explique William Audureau, c’est-à-dire de faux articles de presse qui dénoncent les
mensonges de la presse, et sur le mode satirique. Puis ces fake news ont consisté à « poster » et à relayer
(en les « tweetant » ou en les retweetant et en les « likant » ou en les relikant) des informations erronées,
instaurant le règne de la production mimétique et de l’exploitation industrielle d’erreurs constituant
ainsi un business model fonctionnellement générateur à la fois d’idéologie et de profit. Cf. William
Audureau, « Pourquoi il faut arrêter de parler de “fake news” », Le Monde, http://www.lemonde.fr/les-
decodeurs/article/2017/01/31/pourquoi-il-faut-arreter-de-parler-de-fake-
news_5072404_4355770.html.
50. Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement, dans Œuvres complètes 1**, p. 99.
51. Le Petit Journal combine tout cela sous Napoléon III, tandis que Flaubert et Baudelaire sont
poursuivis par l’Empire que fuit Michelet, et qui présente déjà bien des traits cacaniques en quelque
sorte « pré-post-véridiques » – et qu’il faudrait analyser avec Bouvard et Pécuchet. Sur la genèse de la
presse et du concept d’informations, cf. La Technique et le Temps 2. La désorientation, chapitre 3,
« L’industrialisation de la mémoire », p. 419.
52. Cf. Frédéric Lordon, art. cité.
53. Cf. Mécréance et discrédit. La décadence des démocraties industrielles, § 2, et Ce qui fait que la vie
vaut la peine d’être vécue, chapitre 7, § 60.
54. Sur ce point, cf. par exemple un article de Carole Boinet paru dans Les Inrocks,
http://www.lesinrocks.com/2017/01/23/actualite/monde/alternative-facts-de-ladministration-trump-
rire-courtney-love-reste-dinternet-11905651/
55. Cf. Mécréance et discrédit 2. Les sociétés incontrôlables d’individus désaffectés.
56. Inexorable signifie inflexible au sens de fermé à toute prière, que cette prière soit ritualisée ou
non, et il faut ici panser la prière par-delà le bien et le mal, c’est-à-dire par-delà la religion monothéiste,
c’est-à-dire : par-delà la culpabilité, et comme expression du défaut.
57. Sur ce point, cf. La Technique et le Temps 3, chapitre 6, p. 801.
58. Cette précellence qui apparaît avec Descartes est la condition de l’Anthropocène comme
Entropocène. Cf. sur ce point Dans la disruption, p. 144.
59. Cf. supra, p. 177, note 2.
60. Et dans un rapport primordial et toujours dénié en même temps que clamé aux rétentions
tertiaires hypomnésiques analogiques et numériques.
61. On reviendra beaucoup plus précisément sur ce point dans La Technique et le Temps 4.
62. Cf. Stiegler et al., Digital studies. Organologie des savoirs et industries de la connaissance, FYP
Éditions, et Études digitales, revue dirigée par Franck Cormerais et Jacques Gilbert, éditions Garnier.
63. Dont en particulier États de choc. Bêtise et savoir au XXIe siècle et La Société automatique. Cf. aussi
la revue Études digitales, Garnier, dirigée par Franck Cormerais et Jacques Gilbert.
64. Cf. Max Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, et mes commentaires dans
Mécréance et discrédit 1.
65. Sur la question du numéraire, cf. Clarisse Herrenschmidt, Les Trois Écritures, Gallimard.
66. Ce que Badiou perpétue encore de nos jours, tout aussi bien que Marc Crépon – l’un comme
l’autre vautrés dans le déni. Ainsi se forment les couples de « contraires » dans la vaste conjuration
« posturale » des imbéciles.
67. Aux États-Unis, c’est encore l’armée qui pilote la recherche, et c’est pourquoi l’Amérique a
écrasé l’Europe, tandis que son nouveau challenger est la Chine, et son armée sous commandement du
parti communiste chinois. En Europe, la générescence de ce qui est devenu l’impuissance publique
livre sans défense ce vieux continent aux pratiques spéculatives et prédatrices de tout genre, tous les
pays en étant plus ou moins victimes, de la Grèce à la France et à présent l’Allemagne, dont l’excellence
en matière de conception et de socialisation de l’exosomatisation métallurgique ne saurait durer très
longtemps : elle sera supplantée par la Chine.
CHAPITRE HUIT

Désespoir et improbable
La quatrième dimension de l’exosomatisation

80. La constitution des exorganismes complexes supérieurs comme


souci primordial de la philosophie

Toute « l’histoire de la vérité » et toute « l’histoire de l’être » procèdent en


Occident et selon Heidegger 1 d’un changement fondamental du sens du mot
aletheia, qui se produit avec l’allégorie de la caverne au livre 7 de La
République 2, Politeia, constituant ainsi la philosophie comme métaphysique, et
où aletheia devient synonyme d’orthotès, exactitude, et d’omoiosis,
ressemblance, c’est-à-dire conformité. Or Politeia est aussi la première tentative
pour fonder et établir ainsi systématiquement les lois de la polis grecque en tant
qu’exorganisme complexe supérieur 3 à partir de ce critère primordial de
sélection que constitue l’aletheia, dont la compréhension est donc
transformée 4.
Cette systématicité, qui vise une synchronisation conçue comme une
élimination des singularités diachroniques et idiomatiques (dont l’exclusion des
poètes au livre 3 de Politeia est la conséquence), et plus généralement de la
plurivocité, s’opère au prix d’un abandon de la culture tragique : c’est en ce sens
que la compréhension de l’aletheia se trouve fondamentalement transformée.
Heidegger cependant ne saisit pas en dernier ressort la portée de cet abandon
qui amorce le déni de la condition pharmacologique des mortels – pas plus que
Nietzsche. Et pourtant, si, au XXIe siècle, ce déni et ses ravages deviennent
patents, il n’est possible d’en prendre la mesure et la démesure qu’à partir de
Nietzsche et de Heidegger (et comme condition sine qua non de la
fructification de la destruktion de la métaphysique et de sa déconstruction 5).
Cette transformation de la compréhension de l’aletheia est rendue possible
sinon nécessaire du fait des facultés analytiques nouvelles fournies par la
grammatisation : c’est l’enjeu de Phèdre et de sa réinterprétation de la
dialectique, où Socrate la présente sous deux angles, analytique et synthétique 6,
ce qui se maintiendra jusqu’à Kant dans son analyse fonctionnelle de la faculté
de connaître. De la façon la plus générale, depuis le Paléolithique supérieur
jusqu’au machine learning, et au-delà (cet au-delà étant celui des
neurotechnologies et de la ré-endosomatisation nanométrique 7), la
grammatisation (c’est-à-dire l’exosomatisation des rétentions tertiaires
hypomnésiques sous toutes leurs formes) est la condition exosomatique de
l’organogenèse toujours pharmacologique de la noèse 8.
C’est sur ce plan des fonctions de la noèse et de leur évolution qu’il faut
analyser les conséquences du point de vue exosomatique sur l’histoire de la
raison dont l’histoire de la vérité et l’histoire de l’être sont l’effectivité. C’est ce
point de vue, qu’il faut étayer avec Whitehead, que vise Nietzsche, et que
Bergson poursuit. Mais il faut parvenir jusqu’à Lotka et passer par Schrödinger
pour opérer tout à fait le tournant épistémique que tout cela implique. Ce
n’est que depuis ce tournant qu’il est possible d’interpréter le sens de « l’oubli »
du sens de l’aletheia dans La République.
Du point de vue sur la politeia que Platon tente de constituer dans cette
œuvre, Politeia, il faut déduire que la philosophie et la métaphysique, quelles
qu’en soient les occurrences historiques, comme discours sur la vérité et époques de
l’histoire de la vérité et de l’être, sont aussi et peut-être avant tout des discours sur
les rapports entre exorganismes simples et exorganismes complexes – les
exorganismes simples étant dans Politeia comme des microcosmes formant des
macrocosmes qui sont les exorganismes complexes 9.
Ces discours philosophiques sur les rapports entre exorganismes simples et
exorganismes complexes ajoutent à chaque époque un trait spécifique à la
« compréhension que l’être-là a de son être » en vue de pænser les désordres
exosomatiques générés par le double redoublement épokhal, et dont résultent
des fonctions noétiques nouvelles – les concepts étant de telles fonctions, les
facultés inférieures au sens de Kant également, et la détermination de l’aletheia
comme orthotès se maintenant tout au long de « l’histoire de l’être » à partir de
Platon.
Ces discours s’ignorent cependant être de tels discours : jusqu’à Marx
exclu 10, ils ne tirent pas toutes les conséquences de ce qu’ils disent, et en
particulier quant à leur propre condition, l’exosomatisation – et cela parce
qu’en outre, la philosophie est avant tout un déni quant à la primauté de la
technicité de l’âme noétique. Nous approfondirons dans le tome 2 ces questions
sous l’angle des rapports entre exorganismes simples et exorganismes
complexes dans la philosophie moderne du droit, tout en lisant parallèlement
Lotka, Geogescu-Rœgen, Bergson et Heidegger, et en remontant – à travers
Marx, Hegel, Locke, Hobbes et Machiavel – vers Anaximandre tel que
l’interprète Heidegger, et tel que Derrida interprète l’interprétation de
Heidegger. À cette occasion, nous rappellerons que le point de départ de Marx
est juridique, et nous tenterons de montrer que sa rupture avec le droit est
indissociable de sa prise en charge de la condition exosomatique.
L’aletheia, qu’elle soit entendue au sens de Platon dans Politeia où au sens
qui prend corps en Ionie à l’époque de Thalès – dont nous n’avons pas de
trace écrite, mais on sait qu’il fut à la fois géomètre, c’est-à-dire praticien du
raisonnement apodictique, et nomothète –, est l’archi-critère formel dont sont
déduites les conditions formelles des critères d’accomplissement de
l’exosomatisation dans tous ses effets, et en particulier, dans la constitution des
exorganismes complexes requise par l’apparition de nouveaux organes
exosomatiques tels qu’ils modifient les rapports entre exorganismes simples 11. Les
exorganismes simples sont alors appelés citoyens. Leur citoyenneté (politeia),
c’est-à-dire leur appartenance à l’exorganisme complexe supérieur, est constituée
par l’intériorisation obligatoire du caractère discret de la rétention tertiaire
hypomnèsique littérale 12 – intériorisation qui est la source d’un nouveau stade
dans l’organogenèse de la noèse 13.

81. Exorganismes complexes supérieurs et processus


de transindividuation de référence

Le mythe de Prométhée et d’Épiméthée, narré par Protagoras, et tel qu’il


fait apparaître la nécessité des lois à travers Hermès, dieu de l’écriture à qui
Zeus ordonne d’apporter aux mortels les sentiments de l’aidôs et de la diké 14,
est la formulation narrative de cette condition de l’exosomatisation où les
exorganismes simples et les exorganismes complexes doivent parvenir à se
former – et à durer autant qu’il leur sera possible –, les exorganismes simples
devant eux-mêmes per-durer à travers leur kléos (gloire, réputation, souvenir
laissé aux descendants, pouvoir de transindividuer). La question de la durée
s’impose ici en fonction des accidents du devenir, lequel est d’abord et avant
tout le devenir du milieu exosomatique lui-même. C’est cette appartenance de la
tekhnè au devenir qui est soulignée dans la mise en évidence de sa contingence.
Tandis qu’en Judée, le Dieu unique et l’interprétation de la révélation
mosaïque et livresque deviennent le principe fondateur de l’unification des
tribus juives, c’est-à-dire d’un nouveau type d’exorganisme complexe
supérieur, en Grèce, et d’abord en Ionie, où cette même fonction de
l’unification par un exorganisme complexe supérieur se constitue à travers le
Panionion, c’est l’exercice apodictique du raisonnement qui établit le critère de
la décision collective, c’est-à-dire de la boulè, c’est-à-dire de la volonté comme
Entschlossenheit 15, et comme aletheia, cependant que la nécessité et
l’irréductibilité de la contingence – c’est-à-dire, aussi bien, du pharmakon – y est
mise en scène par la tragédie.
Que dans la Grèce dite archaïque – c’est-à-dire tragique – l’aletheia ne soit
pas réductible à l’orthotès, comme l’affirme Heidegger, il faut l’affirmer après
lui. Mais il ne s’agit pas non pas de simplement répéter Heidegger : il s’agit de
faire de cette irréductibilité notre expérience véritative du mal-être que provoque
la réduction absolue de toute vérité à un calcul qui mène à l’ère post-véridique,
c’est-à-dire au mal-être qui la domine dans l’absence d’époque qu’est le non-
savoir absolu. Faire cette expérience, ce n’est pas s’y soumettre : c’est
précisément en dire la vérité, c’est-à-dire en performer la quasi-causalité. C’est
faire l’épreuve qu’est toujours la vérité – mais ici, faire cette épreuve depuis l’ère
post-véridique comme telle. Et cela signifie qu’il faut repenser et repanser la
rétention tertiaire hypomnésique et sa pharmacologie de fond en comble, et
du point de vue de la constitution d’exorganismes complexes supérieurs.
C’est ce que nous appelons pænser dans l’Entropocène. Or seuls les
exorganismes complexes supérieurs peuvent générer un processus de
transindividuation de référence qui dépasse les limites des localités sans pour autant
les éliminer et qui en cela pænse : qui organise pacifiquement leurs échanges,
c’est-à-dire, aussi bien, ce qui a été décrit dans Le temps du cinéma et la question
du mal-être comme un processus d’adoption. Le Paniônion, qui constituait le
sanctuaire de la Ionie (et qui lors des guerres entre Perses et Lydiens migra à
Éphèse, où vécut Héraclite) avait une telle fonction, tout comme le sanctuaire
de Delphes. Le processus d’adoption de l’exosomatisation ne peut être
noétique qu’à la condition d’engendrer des circuits de transindividuation qui
se produisent eux-mêmes au niveau des exorganismes complexes supérieurs.
Résultant toujours de conséquences proches ou lointaines du double
redoublement épokhal, procédant toujours positivement ou négativement de
son second temps, le processus noétique d’adoption de l’exosomatisation
commence toujours et pour tout exorganisme simple au cours de son
éducation par l’adoption des organes exosomatiques déjà là constituant le
monde auquel il vient en naissant : l’éducation est l’ajustement entre
l’exorganisme simple et son environnement mondain, constitué de tels
organes artificiels avec lesquels il faut apprendre à vivre, c’est-à-dire dont il faut
savoir trouver la nécessité – parfois en en devenant une quasi-cause (par
exemple, comme sportif devenant la quasi-cause d’un ballon) –, mais dont il
faut tout d’abord apprendre à se servir autant que possible en évitant d’en
devenir dépendant (c’est-à-dire serviteur), et rien n’est plus difficile : cela
suppose de la noblesse (et ce que j’ai appelé un otium du peuple 16).
L’ex-sistence de l’exorganisme simple que je suis s’accomplit comme
adoption à travers les organes artificiels – objets usuels, instruments, livres,
conventions, lois, etc. – qui constituent le monde d’un passé que je n’ai pas vécu, et
comme constitution d’exorganismes complexes inférieurs et supérieurs en tout
genre. Mais le double redoublement épokhal procédant de l’exosomatisation
qui ne s’interrompt jamais, soit comme reproduction de types d’organes
exosomatiques existants, soit comme production de nouveaux types d’organes
issus d’une invention, soit comme production de nouveaux ouvrages et œuvres
avec ces organes, et qui comportent toujours une dimension noétique,
potentielle ou actuelle, soit encore du fait d’un emprunt (au sens de
l’anthropologie des techniques) qui vient bouleverser le monde constitué par
les apprentissages établis 17 et les œuvres consacrées, les circuits de
transindividuation qui renvoient toujours à un exorganisme complexe
supérieur issu du second temps du double redoublement épokhal sont
régulièrement mis en question.
Les questions de savoirs et de pouvoirs sont toujours les issues des problèmes
causés par ces mises en question. À présent, cette mise en question est
cependant plus qu’une simple mise en question : c’est le problème im-mense,
c’est-à-dire démesuré – hors de toute mesure – , de la possibilité d’une élimination
fonctionnelle de toute question, c’est-à-dire de la vérité elle-même. Dans ce qui
précède, on a tenté de montrer pourquoi une telle élimination n’est pas possible
du point de vue de la raison : elle conduit à l’anthropie suicidaire dans la
technosphère. Mais ce qui n’est pas possible du point de vue de la raison est tout à
fait possible du point de vue de la déraison – laquelle règne précisément comme
post-vérité. Du fait de ce règne, le plus probable est le plus déraisonnable. La
question devient alors la force de l’improbable.
Si nous voulons qu’il soit encore possible – et croyons du fait de cette
volonté et de sa per-formativité quasi-causale qu’il est encore possible : ainsi soit-
il – de bifurquer vers le Néguanthropocène, il nous faut tout d’abord faire la
généalogie de cette déraison, entreprise que tenta d’engager Dans la disruption
en mettant au jour un grand malentendu entre Foucault et Derrida à propos
de l’Histoire de la folie à l’âge classique, et qui passe à la fois par la question du
rêve et par l’interprétation de Descartes 18.
Mais cela suppose en outre d’appréhender ce qui advient avec Le Prince en
tant que théorie et pratique des conditions de constitution des exorganismes
complexes supérieurs à une époque bouleversée par un nouveau stade de
l’exosomatisation – un nouveau stade du double redoublement épokhal – dont
procède également, à peu près au même moment, mais ailleurs, la Réforme
quasi-causalement provoquée par Martin Luther.
Cette époque est celle où le monde devient immanent, et tend à élimimer
tous reliefs noétiques : cette époque est celle où le monde devient capitaliste, le
capitalisme tendant à devenir absolu comme prolétarisation totale et non-
savoir absolu, c’est-à-dire purement et simplement computationnel,
accomplissant ainsi le nihilisme.

82. La philosophie moderne du droit comme législation


de l’immanence et le défaut contemporain d’exorganisme complexe
supérieur (et donc de processus d’individuation de référence)

La vérité est dans la polis ce qui fonde les rapports entre les exorganismes
simples que sont les citoyens grammatisés par l’intériorisation de la rétention
tertiaire hypomnésique littérale au sein du skholeion, et, à travers elle, par
l’intériorisation (l’adoption) du déjà-là ainsi littéralement et spirituellement
accessible, c’est-à-dire capable d’une nouvelle forme de revenance, de différence
dans la répétition, et donc de retour comme différance. La vérité inscrit ainsi
dans la durée les rapports entre les exorganismes simples au-delà de la vie de ces
exorganismes simples, et en vue de pérenniser le maintien des exorganismes
complexes – Heidegger dans « La parole d’Anaximandre » traduisant
précisément to khreôn, par où commence le fragment d’Anaximandre, par ce
mot de maintien 19.
Telle qu’elle suppose les mnémotechniques de la « Deuxième dissertation »
de la Généalogie de la morale, et les épreuves qu’il en faut subir, et telle qu’elle
s’opère à travers des dispositifs rétentionnels supportant les exorganismes
complexes supérieurs, cette inscription de la vérité entre les exorganismes
simples fait apparaître au cours du temps diverses figures définissant les
obligations et les conditions des exorganismes simples – ces obligations et
conditions variant au cours de ce temps selon toutes sortes de facteurs
exosomatiques qui constituent les citoyens, les fidèles, les sujets, les administrés,
et… finalement… destituent les consommateurs : cette dernière figure
n’appartient plus à la série, et conduit précisément en cela à la post-truth era.
Cela signifie que si les exorganismes complexes sont les individus collectifs,
eux-mêmes distribués en individus collectifs inférieurs et individus collectifs
supérieurs, ces derniers permettant d’unifier les individus collectifs inférieurs,
et, à travers eux, les exorganismes simples, en leur fournissant, à travers le
critère de la vérité, des rétentions et des protentions collectives capables de
provoquer des bifurcations dans le devenir, c’est-à-dire dans l’entropie, et d’y
inscritre leur avenir comme néguanthropie, dans l’ère post-véridique, cette
supériorité fait défaut.
C’est ce défaut qu’annonce Nietzsche comme nécessaire accomplissement du
nihilisme, où il s’agit alors de faire advenir la quasi-cause qu’est l’activité
surhumaine. Mais cela suppose la constitution d’un nouveau type d’exorganisme
complexe supérieur – et ce que Nietzsche appelle une nouvelle croyance, une
croyance « en ce monde », précise Deleuze, c’est-à-dire : une croyance dans
l’immanence.
La supériorité exorganique est de façon générale constituée par un processus
d’individuation collective de référence, et, en conséquence, par un processus de
transindividuation de référence 20. Il y a une histoire des individus collectifs,
qui est celle des institutions (de la famille à l’Assemblée nationale, à l’ONU et
à l’OMC, en passant par la tribu, l’ethnie 21, la cité, l’Église, l’Académie, le
syndicat et le parti, notamment) et des corporations (des artisans aux
plateformes d’échelle exosphérique dans la technosphère) où se différencient
les exorganismes inférieurs et supérieurs. L’« histoire de la vérité », ou « histoire
de l’être », en est indissociable, en cela précisément qu’elle procède elle-même
de l’exorganogenèse de la noèse telle qu’elle rend possible la supériorité des
exorganismes unificateurs aussi bien que les perturbations qui font leur richesse –
leur noodiversité 22.
La télécratie contre la démocratie, qui tentait de montrer pourquoi et
comment aucun individu collectif (c’est-à-dire aucun exorganisme complexe)
ne peut se constituer sans se rapporter à d’autres exorganismes complexes, avec
lesquels il établit un processus de transindividuation de référence, soutenait en
passant par Freud – commentant lui-même Gustave le Bon – que ce processus
d’unification se décline aussi bien au niveau des exorganismes simples, et
comme processus d’identifications primaire et secondaire, qu’au niveau des
exorganismes complexes, ce qui constitue le ça et le surmoi 23. Prendre soin. De
la jeunesse et des générations tenta ensuite de montrer comment les rétentions
tertiaires réticulaires analogiques et numériques liquidaient les exorganismes
complexes supérieurs en les court-circuitant, tout en détruisant les appareils
psychique des exorganismes simples.
C’est sur ce registre de l’histoire de la constitution et de la destruction des
exorganismes qu’il faut analyser les transformations des seigneuries qui
constituent l’Europe occidentale à l’époque de la fondation de la première
université à Bologne, et qui se réfèrent, quant aux conditions légitimes de leur
individuation (comme processus de transindividuation) à un processus de
transindividuation de référence fondé sur un dogme, et incarné par l’Église
formant en cela le corps de l’exorganisme complexe supérieur – cette référence
étant ce que la philosophie médiévale exprime comme onto-théologie du
summum ens. Ces transformations conduisent aux principautés telles que
Machiavel en étudie l’histoire dans Le Prince et dans le contexte des
transformations accélérées qui adviennent au cours de la Renaissance, et dont
Cesare Borgia est si l’on peut dire « l’idéal type ». Machiavel étudie en outre
dans Sur la première décade de Tite Live les républiques, qu’il préfère aux
principautés.
Il y a une histoire de la pensée des relations entre exorganismes simples et
complexes, et des conditions de constitution de la supériorité permettant de les
unir. Cette histoire, qui ne peut faire l’économie d’une histoire des religions et
de la théologie (ni donc d’une lecture de Schmitt, de Luhmann et de
Legendre), est celle du droit.
En tenant en réserve la question de ce qui advient entre le VIIe et le
e
V siècles avant Jésus-Christ, c’est-à-dire au cours de l’époque présocratique, sur

laquelle on reviendra avec Heidegger lisant les paroles d’Anaximandre et


Parménide, posons ici qu’il y a, quant à la définition des conditions de la
supériorité, quatre moments dans l’histoire de l’Occident – la question de
l’histoire non-occidentale des exorganismes devant évidemment être posée par
ailleurs et pour elle-même, et on y revient infra :
• un moment platonicien/aristotélicien, derrière lequel se développent les
écoles gréco-romaines, c’est-à-dire le canon fondé sur la vérité apodictique,
• un moment paulinien, à partir duquel sont possibles Plotin et Augustin,
c’est-à-dire le canon non-apodictique de la Révélation et de la cité de Dieu,
• un moment théologique, monachique, canonique et papal, qui est aussi le
berceau de l’université, et que domine le thomisme,
• un moment machiavélien, à partir duquel bascule l’ordre onto-
théologique et transcendant qui jusqu’alors fondait la supériorité des
exorganismes complexes constituant les processus de transindividuation de
référence.

Dans l’ère post-véridique où la supériorité fait défaut – c’est-à-dire où les


reliefs noétiques ont été aplanis, le résultat étant la dénoétisation –, il faut
reconsidérer les questions du probable et de l’improbable dans l’histoire de la
vérité en distinguant, dans l’histoire occidentale, et du point de vue de
l’agrégation des exorganismes simples en exorganismes complexes inférieurs
liés par des exorganismes complexes supérieurs détenteurs de savoirs et de
pouvoirs supérieurs, les processus de transindividuation de référence qu’aura
produits, concrétisés et exosomatisés l’histoire de la philosophie, jusqu’à ce que,
comme accomplissement de l’immanence, et comme domination de la
causalité efficiente, la philosophie se décompose d’une part en sciences, ce que
Husserl appelait des ontologies régionales, elles-mêmes dominées par la
quantification, y compris les sciences de l’homme et de la société, et d’autre
part histoire de la philosophie – le droit devenant 24 tout comme la médecine une
fonction comme les autres du marché 25.
La constitution des processus de transindividuation de référence comme
seconds temps du double redoublement épokhal établit les grands moments où
ces rapports, et les critériologies qui les fondent, se transforment en mettant en
place de nouveaux types d’exorganismes complexes supérieurs, et cela, toujours
dans un lien fondamental – quoique généralement invisible et
fonctionnellement dénié – à l’individuation technique, c’est-à-dire à
l’exosomatisation telle que, selon le langage de Canguilhem, elle provoque de
nouvelles infidélités du milieu (technico-noétique) génératrices de nouvelles
normativités.
83. Du tournant de la Renaissance à la nouvelle puissance
de la Chine.

Que ce soit là l’enjeu du traité de Hobbes quant à la « matière, forme et


puissance de l’État (Commonwealth) chrétien et civil », cela saute aux yeux tout
en se dissimulant immédiatement au lecteur du Léviathan :

Pourquoi ne pourrions-nous pas dire que tous les automates (des engins qui
se meuvent eux-mêmes, par des ressorts et des roues, comme une montre) ont
une vie artificielle ? Car qu’est-ce que le coeur, sinon un ressort, les nerfs, sinon
de nombreux fils, et les jointures, sinon autant de nombreuses roues qui
donnent du mouvement au corps entier, comme cela a été voulu par l’artisan.
L’art va encore plus loin, imitant cet ouvrage raisonnable et le plus excellent de
la Nature, l’homme. Car par l’art est créé ce grand LÉVIATHAN appelé
RÉPUBLIQUE, ou ÉTAT (en latin, CIVITAS), qui n’est rien d’autre qu’un
homme artificiel, quoique d’une stature et d’une force supérieures à celles de
l’homme naturel, pour la protection et la défense duquel il a été destiné, et en
lequel la souveraineté est une âme artificielle, en tant qu’elle donne vie et
mouvement au corps entier… 26

Hobbes est le point de départ de la philosophie moderne du droit, lui-


même inspiré par Machiavel, et émancipé de l’Église et de la théologie. En
relisant les philosophes du droit après Machiavel, il s’agit de tirer les
conséquences – dans l’ère post-véridique où la supériorité fait défaut, et en
ayant reconsidéré l’histoire de la vérité et l’histoire de la philosophie du point
de vue exosomatique qui émerge par défaut dès l’ouverture du Léviathan – du
fait que ces processus de transindividuation de référence ont tous été liquidés et
remplacés par le marché 27 à partir de la « grande transformation ».
Un tel tournant, qui s’amorce dans « l’histoire de la vérité » dès la
Renaissance – et il est homogène avec la période de ce que François Billeter
appelle la « réaction en chaîne » 28 –, est précisément l’horizon du Prince de
Machiavel, qui est un discours sur les conditions de constitution des
exorganismes supérieurs et de soumission des exorganismes complexes
inférieurs dans un contexte où la supériorité n’est plus issue d’une
transcendance, mais le fait d’une immanence radicale qui émerge alors, et qui
est fondée sur la conquête.
Sur la première décade de Tite Live fait apparaître de façon frappante la
défiance de l’Italie renaissante vis à vis de l’Église et de la papauté 29. C’est une
même défiance qui conduit Luther à fonder l’Église réformée sur la base d’une
nouvelle possibilité pour les fidèles d’intériorisation des Évangiles imprimés en
allemand, c’est-à-dire comme nouvelle possibilité d’incarnation de l’exemple
messianique par la grammatisation des âmes, l’Église devenant une sorte de
skholeion, et Ignace de Loyola en tirant les conséquences de telle sorte que la
colonisation sera fondée sur ce qu’il tentera de constituer comme processus
d’individuation de référence en terres latines, tandis que l’Évangélisme
dominera toujours plus (hors Grande Bretagne, celle-ci ayant son Église
anglicane, qui compose cependant avec l’évangélisme) les nations et conquêtes
anglo-saxonnes.
C’est depuis la position nouvelle de la question de la vérité affirmée par
Machiavel pour les exorganismes simples que sont les Princes, et dans les
exorganismes complexes sur lesquels ils règnent, qui forment les Principautés –
et dans le nouveau contexte religieux qui advient avec la Bible imprimée, qui
provoquera à la fois un nouveau type de guerre des esprits 30 et l’avènement des
traits caratéristiques du capitalisme –, c’est depuis cette nouvelle position que
Hobbes, Locke, Spinoza, Montesquieu, Rousseau, Kant, Hegel, Marx et
Nietzsche peuvent écrire en vue de pænser. Alors se rejoue la question de la
justice sans le secours de la Révélation – y compris pour les philosophes
religieux –, et comme expression de la vérité dans les exorganismes complexes,
pour les exorganismes simples, et quant à leurs rapports mutuels.
S’il y a eu des changements majeurs d’agencements entre exorganismes
simples et complexes tout au long de l’histoire – et, avant cela, au cours de la
protohistoire et de la préhistoire –, il faut y distinguer des ères dont nos
connaissances sont variables, dépendant de notre accès aux rétentions tertiaires
qui les supportent, et qui permettent plus ou moins de les reconstituer :
1. Notre connaissance des formes préhistoriques de tels agencements ne peut
être que déductive, et reconstituée en fonction des rétentions tertiaires issues
de l’exosomatisation engagée il y a un peu moins de quatre millions d’années 31
– un tournant s’opérant au Paléolithique supérieur avec les premières formes
de rétentions tertiaires hypomnésiques.
2. Notre connaissance des formes protohistoriques, qui procèdent
fondamentalement de la socialisation des rétentions tertiaires hypomnésiques
comme organes des savoirs et des pouvoirs impériaux, est contrainte par les
spécificités de ces rétentions tertiaires, qui ont été discutées dans La Technique
et le Temps 2. La désorientation en particulier à propos de la Mésopotamie 32.
3. Notre connaissance de ce qui caractérise « l’histoire de la vérité », telle
qu’elle s’écrit comme « histoire de l’être » – c’est-à-dire en Occident, où histoire
de l’être signifie : histoire de ce qui est, a été et sera (« sera » possible et impossible)
en fonction de ce que nous en apprend la pratique de la vérité héritée de
l’expérience apodictique –, cette connaissance est la matière même de l’histoire
de la philosophie, mais aussi, plus généralement, de ce que l’on nomme encore
aujourd’hui en Amérique du Nord les Humanités, c’est-à-dire tout ce qui est
engendré par l’exosomatisation hypomnésique livresque, manuscrite ou
imprimée, et bien sûr les sciences telles qu’elles ajoutent à la rétention tertiaire
hypomnésique littérale leurs instruments qui demeurent largement impænsés et à
partir de quoi sciences et philosophie se séparent sur la très mauvaise base de cet
impænsé dont Bachelard, Popper et quelques autres auront entamé la critique.
4. Notre connaissance du « temps présent », qui est tout à fait bouleversée
au regard des deux points précédents, et cela sur deux registres principaux :

a) d’une part, les nouvelles rétentions hypomnésiques analogiques et
numériques ont totalement remis en cause le privilège de la rétention littérale,
et cette crise épistémique atteint son comble avec la domination des
technologies computationnelles caractéristiques de la technosphère où fait
défaut toute supériorité noétique ;
b) d’autre part, de nouvelles puissances sont apparues, et en particulier celle
de la Chine, qui aura connu une toute autre histoire de la vérité, où la
rétention idéogrammatique aura permis l’établissement d’un Empire fondé sur
un corps de fonctionnaires, les mandarins – un Empire qui dure encore, en
étant passé au XXe siècle par trois révolutions, et où le destin du marxisme a pris
un tour encore très largement impænsé, mais dont la combinaison avec
l’histoire impériale aura permis la constitution d’un pouvoir économique et
politique hyperindustriel d’un genre tout à fait nouveau.

Quant à ce dernier point, tout reste à explorer de ce qui se sera produit à


partir du XVIIIe siècle en Asie, en Chine 33, mais aussi évidemment en Inde 34, au
Japon 35, en Corée, au Vietnam, notamment. Panser et penser au XXIe siècle, ce
sera nécessairement pænser la Chine et l’Inde, c’est-à-dire pænser avec elles, et
avec le Japon (et l’histoire très spécifique de la culture zen et de la
modernisation dans l’ère Meiji), et réactiver la question de la vérité en
revenant vers l’histoire de ces exorganismes complexes supérieurs, et en
particulier l’Empire chinois au cours de ses nombreuses transformations.
Il faudra à la fois reconsidérer l’histoire épistémique de l’exosomatisation
depuis les expériences asiatiques indienne, japonaise et chinoise en critiquant à
nouveaux frais le colonialisme européen, en particulier tel qu’il se présente en
Asie à travers les guerres de l’opium – avec tout ce que cela a à nous apprendre
d’une part quant à la nature profonde du rapport entre capitalisme et
pharmakon, et tel qu’il détruit l’Occident lui-même 36, et d’autre part quant à la
question de l’histoire contemporaine du pansement, par rapport à laquelle on
propose le syllogisme suivant :
1. S’il est vraisemblable que la Chine est en train de devenir la première
puissance économique mondiale, ce qui lui confère dans l’Entropocène et la
technosphère une responsabilité tout à fait exceptionnelle,
2. si l’enjeu est la sortie de cet Entropocène qu’est l’Anthropocène, et la
constitution d’une économie contributive de la néguanthropie,
particulièrement en Chine où l’automatisation s’opère plus rapidement que
partout ailleurs,
3. si la Chine entre dans la phase où sa prospérité lui permet de
développement d’une politique scientifique et plus généralement noétique de
grande ampleur, c’est-à-dire capable de produire des processus de
transindividuation de référence,
alors,
4. il est fondamental d’engager à l’échelle de la technosphère rationnelle un
dialogue avec la culture chinoise contemporaine, et avec ce qu’elle recèle de
capacités anamnésiques quant à son histoire très ancienne ; et il faut le faire
aussi avec l’Inde, le Japon et la Corée, ces grands pays industriels étant porteurs
de potentiels d’individuation irréductibles à l’histoire occidentale de la vérité.

84. Genèse immanente de l’individualisme occidental

e
Au début du XXI siècle, l’humanité en totalité prend conscience – y
compris sous les diverses formes du déni et les débats diversement stériles qu’il
engendre – du fait qu’elle vit, à l’échelle biosphérique devenue
technosphérique, le moment hypercritique d’un nouvel agencement entre
exorganismes simples et exorganismes complexes : un agencement d’un tout
nouveau genre. Tout au long de l’histoire et de la protohistoire, sinon de la
préhistoire, les nouveaux agencements dans le double redoublement épokhal
sont évidemment toujours apparus constituer un tout nouveau genre –
apparaissant d’abord barbares, monstrueux ou infernaux : tout autre. L’enfer et
le diabolique avaient notamment pour fonction de qualifier ces
« monstruosités » du point de vue des exorganismes supérieurs chrétiens.
Au début du XXIe siècle cependant, cette altérité se présente à l’humanité en
totalité comme eschatologique en un sens lui-même absolument nouveau : il s’agit
d’une eschatologie de l’immanence, ne référant à aucun dogme révélé, ni à un
mode de vie exemplaire, fondé sur la réserve, le µέτρον et la µελέτη
interrompant les boucles automatiques de rétroaction, et qui constitue une sagesse
(celles de Jésus, de Mahomet ou de Siddartha Gautama, également appelé
Shakyamuni, premier Bouddha), cet exemple étant généralisé à travers un corps
spirituel. Au début du XXIe siècle, il s’agit d’une eschatologie de l’immanence
référant à une objectivation scientifique, observable à travers un appareillage
scientifique, quantifié en conséquence, et modélisé en vue d’effectuer des
prévisions.
Il s’agit alors de prendre acte – si possible, inch’Allah – :
• des conditions dans lesquelles la constitution d’un exorganisme complexe
supérieur fait défaut, et de la réalité des effets toxiques que cela engendre, en
particulier comme implosion, plus tôt que comme explosion – l’implosion
générant évidemment le risque imminent d’explosions nouvelles
caractéristiques du XXIe siècle, après celles déjà advenues depuis le 11 septembre
2001 ;
• des conditions en fonction desquelles est requise la constitution quasi-
causale d’une nouvelle supériorité exorganique, fondant un nouveau processus
de transindividation de référence, et fondée sur lui.

Depuis États de choc, j’argumente que la re-constitution de localités ouvertes


microcosmiques et mésocosmiques, requises par le point de vue
néguanthropologique, et en vue de surmonter l’Anthropocène en entrant dans
le Néguanthropocène – sur la base d’une économie de la néguanthropie et des
nouveaux types d’échanges que cela suppose, et pour laquelle il s’agirait alors
d’établir comme re-constitution de l’exorganisme complexe supérieur
macrocosmique sans lequel il ne peut y avoir d’épreuve de la vérité ni donc de
paix –, cela suppose de réactiver la notion évoquée par Mauss d’internation 37 –
laquelle fera l’objet d’un commentaire détaillé dans La Société automatique 2.
Avant l’élaboration de ce commentaire est cependant requise une
reconsidération et une redéfinition des questions de la justice et du droit dans
leurs rapports primordiaux à l’exosomatisation. C’est ce à quoi sera consacré
Au-delà de l’Entropocène, le tome 2 du présent ouvrage. Ces questions doivent
être posées au moment où, l’histoire occidentale de la vérité parvenant à son
terme dans l’accomplissement du nihilisme, et comme ère post-véridique,
c’est-à-dire comme discrédit total et généralisé, l’Asie et en particulier la Chine
portent la dynamique de l’exosomatisation sur des bases très différentes de
celles de l’Occident, et où l’épreuve de la vérité dans l’ère post-véridique se
présente tout autrement.
L’enjeu de la reconstitution d’un processus de transindividuation à l’échelle de
la technosphère passe d’abord par la reconnaissance des singularités mondiales,
asiatiques, mais aussi africaines, centre-américaines, sud-américaines, et, en Asie
dite Mineure, Moyen-orientales, par la reconsidération de leur voies
spécifiques, de leurs histoires et de leurs protohistoires, de leurs puissances et de
leur impuissances propres, ainsi que par une analyse précise de ce qui est
advenu en Chine à partir d’une interprétation spécifique de Marx 38 – Marx
constituant l’une des dernières figures occidentales de l’histoire de la vérité
entendue d’abord comme justice.
Pendant que l’Orient se transformait – la Chine et l’Inde depuis quatre
mille ans – selon ses voies propres, puis sous les effets de la colonisation,
pendant qu’en Amérique, au Nord comme au Sud, un génocide se perpétrait,
le capitalisme advenant de ces grandes transformations partout dans le monde,
Machiavel, Hobbes, Locke, Montesquieu, Rousseau, Marx et Nietzsche
tentèrent de redéfinir les conditions de constitution des exorganismes
complexes, et les conditions et obligations corrélatives d’appartenance pour les
exorganismes simples.
Ce qui se reconfigurait ainsi en Occident comme sa sécularisation arrivait
après ce qui s’était imposé avec Paul de Tarse dans l’Empire romain en voie de
christianisation et devenant une onto-théocratie, si l’on peut dire, en passant
par Plotin et Augustin, et à partir de la synthèse qui s’était opérée entre la
supériorité exorganique issue du Dieu unique venu de la révélation mosaïque
et l’onto-théologie aristotélicienne poursuivant la requalification engagée par
Platon de l’aletheia – laquelle prescrivait dès le VIIe siècle les conditions de la
supériorité exorganique dans les colonies grecques d’Ionie.
Au cours de la modernité s’est imposée la thèse – souvent conçue comme
un retour à ce qui aurait été l’esprit de la démocratie athénienne – selon
laquelle il faut partir de l’individu et de sa liberté pour penser la vie en commun.
John Locke est ici le pivot, et nous faudra analyser son discours sur la propriété
comme ce qui consiste à discourir juridiquement des exorganismes simples
dans leurs rapports à leurs organes exosomatiques et au sein d’exorganismes
complexes conçus avant tout comme garants de cette propriété.
Marx aura contesté ce point de vue au nom de la réalité première des
rapports de production, eux-mêmes considérés – et pour la première fois – du
point de vue exosomatique : c’est ce que l’on a tenté de montrer dans
Pharmacologie du Front National, dans États de choc et dans La Société
automatique 1. John Dewey, John Rawls et Amartya Sen ont réarticulé ces
questions au XXe siècle de façons originales généralement considérées comme
incompatibles avec la critique marxienne du droit. On tentera dans Au-delà de
l’Entropocène d’approfondir ce point – l’économie de la néguanthropie qui
devrait constituer l’au-delà de l’Entropocène faisant appel à la fois à Marx et à
Sen.

85. La quatrième dimension de l’exosomatisation et l’expérience


contemporaine du désespoir
Le point de vue exosomatique appréhendé à partir des concepts
simondoniens – eux-mêmes reconsidérés depuis ce point de vue exosomatique
qui n’est pas celui de Simondon – pose qu’il n’y a pas à choisir un point de
départ qui précéderait les autres dimensions de ce qui constitue la relation
transductive en trois dimensions plus une, cette triple transduction constituant
l’ajointement d’un exorganisme valide, c’est-à-dire juste parce qu’ajusté – c’est-à-
dire néguanthropique. Il y a trois brins de l’individuation exosomatique, qui
constituent les trois dimensions de l’organologie générale, et trois types de
réalités exorganiques.
Ces trois dimensions exorganiques sont co-génératrices de la différance
noétique, qui est leur quatrième dimension, qui constitue elle-même le temps
néguanthropologique à partir de la spatialisation exosomatique. Les
exorganismes simples, leurs organes exosomatiques et les exorganismes
complexes inférieurs sont agencés par les exorganismes supérieurs, lesquels sont
fondés sur un processus de transindividuation de référence qui leur est propre,
et qui certifie toutes vérités, générant en cela la quatrième dimension de
l’exosomatisation au-delà de l’exosomatisation : son avenir, toujours improbable
au regard des trois autres dimensions, et appartenant au plan des consistances.
Dans l’absence d’époque qu’est l’ère post-véridique engendrée par la
transformation de la biosphère en technosphère, la quatrième dimension que
génère le processus de transindividuation de référence fait défaut. Le mal-être
règne en conséquence, et ce nouveau règne – qui est aussi celui de la bêtise et de
la folie – pose une nouvelle question du mal. On tentera de montrer dans Au-
delà de l’Entropocène pourquoi et comment on peut et on doit tenter de pænser
tout cela en repartant de Bergson, et en passant par Toynbee, pour qui bien et
mal sont des fonctions de l’exosomatisation, et à travers lesquels nous esquisserons
une lecture de Carl Schmitt et de ses concepts de nomos et de katechon, ce qui
nous reconduira vers Heidegger lecteur d’Anaximandre.
Le règne du mal-être et sa nouvelle question du mal sont à présent imposés
par le sentiment que cette fois-ci, le défi que constitue le nouvel agencement
entre exorganismes simples et complexes est incomparable à tout ce qui fut
connu jusqu’alors, et paraît à tous égards tout à fait désespéré. Le Léviathan étant
devenu numérique 39, la technosphère paraît devoir devenir un exorganisme
purement computationnel, c’est-à-dire inhumain de part en part, parce que trop
humain : trop anthropique. De ce fait, la nouvelle question du mal est aussi une
nouvelle question du désespoir de l’être non-inhumain. Ce désespoir est ce qui
menace le convalescent qu’est Zarathoustra – et ce grand malade qu’est
Nietzsche, ce dont les interprétations exaltées (de Nietzsche avec Deleuze) sont
des dénis particulièrement sophistiqués.
La nouvelle question du désespoir ne peut être affrontée et surmontée qu’à
la condition d’être non seulement examinée du point de vue exosomatique,
mais inscrite dans le tournant cosmique qu’aura constitué la révolution
thermodynamique, et au double sens de cette expression :
• comme machinisme industriel, fondé sur l’exploitation de la puissance des
moteurs thermiques, et tout d’abord de la machine à vapeur, constituant le
début de l’Anthropocène (et du Gestell),
• comme bouleversement épistémique sans précédent, dont on n’a à ce jour –
particulièrement en philosophie – absolument pas tiré les conséquences,
malgré les questions posées en anthropologie par Lévi-Strauss et en économie
par Georgescu-Rœgen, et malgré des avancées fondamentales de Bergson et de
Freud.

Que veut dire « implosion » dans l’ouvrage de Guattari, et pourquoi ne pas


parler d’explosion ? demandions-nous. L’implosion est ce qui résulte du vide.
Et là est la difficulé : il n’y a pas de danger clairement identifiable, qui surgirait
du dehors.
Ce n’est pas une invasion, c’est une désintégration. Le déni de celle-ci
cependant se cherche un danger qui ne serait pas lui, et engendre en
conséquence la réaction contre un pharmakos, et cela, au moment même où,
en outre, ce vide, qui a causé partout dans le monde des déséquilibres de moins
en moins métastables, c’est-à-dire potentiellement de plus en plus violents et
explosifs, provoque des mouvements chaotiques dont les migrations – résultant
aussi bien des guerres que de la corruption encouragée par l’Occident, des
destructions et de l’appauvrissement provoqués par la colonisation, de la
prolétarisation accentuée dans les « nouveaux » pays industriels, de la violence
de la disruption et des conséquences catastrophiques du réchauffement sur les
économies du Sud – désignent des boucs émissaires tout trouvés.
Il faut ne jamais cesser de dénoncer les politiques exploitant la désignation de
tels boucs-émissaires, cette exploitation se pratiquant de plus en plus, à peu près
partout dans le monde, et la plupart du temps contre les Musulmans. Mais une
telle dénonciation est tout à fait insuffisante, et faute de conduire à une
hypercritique de la situation dans son ensemble – c’est-à-dire à une critique
actant des conséquences de l’entropie aussi bien que de l’exosomatisation –,
elle participe en dernier ressort de ce processus lui-même, en tant qu’il est l’un
des pires aspects du déni dans ses diverses traductions. S’il faut donc combattre
sans relâche les politiques de persécution et de stigmatisation des migrants, et
plus généralement toutes les formes de xénophobie, il faut aussi, et dans le
même geste, et avec la même urgence, travailler à rendre possible un avenir
attendu par tous et partout dans le monde, parce que fondé sur le dépassement du
déni.
Cela n’est possible, si c’est possible, qu’en bâtissant des perspectives
nouvelles devenant les quasi-causes de la catastrophe parce qu’ayant le courage
d’assumer et même de revendiquer leur absolue improbabilité, ce qui ressemble
évidemment à un discours religieux, mais ce n’en est pas un, même s’il est
accueillant aux questions dont les religions sont de légitimes expressions. L’art
est d’ailleurs toujours, chaque fois qu’il œuvre, et tout autant que la religion,
une affirmation de l’improbable absolument improbable elle-même :
singulière, incomparable et inespérée.
Ce discours ne peut être que celui d’une internation tirant parti, en
matière d’économie politique et de politique industrielle, de la pharmacologie
positive que portent aussi les technologies du calcul, reconstituant par un
second temps du redoublement épokhal disruptif les possibilités curatives et
thérapeutiques du pharmakon, soulageant les souffrances des boucs-émissaires
persécutés partout dans le monde, et le désespoir de tous qui en est la source.
Le non-inhumain – qui paraît devoir inéluctablement s’absenter de la
technosphère – ne se définit jamais positivement. Il est donc in-définissable, et
improbable en cela – parce qu’il est « infinissable » : l’être ou le devenir ou
l’avenir non-inhumain est infinitif, jamais advenu, toujours encore à venir.
Encore. Pas encore. « L’humanité n’existe pas encore » (Jean Jaurès, L’Humanité
du 18 avril 1904). Tout ce qui pose une humanité positive et donc une justice
positive (confondant ainsi justice et droit) génère toujours pour finir un bouc-
émissaire.
Telles sont les conséquences morales de la noodiversité primordiale et
irréductible du vrai, tel qu’il ne saurait se réduire ni à l’universalité, ni à
l’exactitude, et qui doit toujours se localiser : telle est la nécessité d’une
reconsidération néguanthropologique de l’épreuve de la post-vérité dans
l’Entropocène.

1. Heidegger, « La doctrine de Platon sur la vérité », Questions II, Gallimard, L’essence de la vérité,
Gallimard, Platon : Le Sophiste.
2. Platon, La République, 515 d.
3. Ces lois régissent les rapports entre exorganismes simples appartenant à cet exorganisme
complexe, à savoir les citoyens – régissant aussi bien les exorganismes complexes inférieurs que sont les
organisations sociales au sein desquelles ces citoyens et leurs maisonnées (et notamment leurs esclaves)
agissent et produisent.
4. On reviendra sur cette question dans La Technique et le Temps 5. Symboles et diaboles, où l’on
tentera de montrer contre les interprétations orthodoxes qu’ainsi s’opère un changement majeur dans
l’orientation de la pensée de Platon, et que cela advient après l’échec du voyage en Sicile.
5. Quant à la déconstruction, si elle a permis à travers l’énorme travail de Derrida d’ouvrir de
telles questions à partir de Heidegger et de sa destruktion de la métaphysique, il n’en va pas de même
avec Nietzsche, qui n’aura jamais fait l’objet d’une « déconstruction » approfondie. Et compte tenu de
l’immense portée de ce que Nietzsche annonce, cet état de fait est un immense handicap pour
l’héritage de la déconstruction au XXIe siècle.
6. Platon, Phèdre, 265d.
7. Sur ce point, cf. B. Stiegler, The Neganthropocene, OHP, chapitre 4.
8. La « Postface » à la réédition par les éditions Fayard de La Technique et le Temps 1, 2 et 3 est une
introduction à cette théorie de l’organogenèse de la noèse qui est développée dans La Technique et le
Temps 4 et dans La Société automatique 2.
9. Platon, La République, 369a. Les rapports entre les microcosmes des citoyens au sein du
macrocosme qu’est la cité se rejoueront dans Timée et dans Les Lois à partir de la question de l’âme du
monde.
10. Marx est exclu de cette série, ce qui signifie qu’il thématise pour la première fois cette
condition techno-logique de la vérité, mais il n’ira pas au bout du chemin qu’il ouvre ainsi – j’ai essayé
de montrer pourquoi dans La Société automatique 1, § 102.
11. Platon ne le voit évidemment pas ainsi, ni aucun Grec – même si Protagoras en est tout
proche. Mais tout ce qui peut arriver à un exorganisme complexe supérieur au point de le menacer est
toujours lié à ce qui, dans la situation exosomatique, met des exorganismes complexes en lutte – éris et
polemos – les uns avec les autres, à savoir : l’ouverture du caractère profondément indéterminé de
l’avenir non du fait des accidents survenant dans la physis, mais du fait des transformations issues de la
tekhnè.
12. Cf. Marrou, Histoire de l’éducation dans l’antiquité, Seuil, et La Technique et le Temps 2,
chapitre 1, p. 327.
13. Cf. la postface de la réédition des trois premiers tomes de La Technique et le Temps, Fayard,
p. 847. On reviendra en détail sur ces points dans le tome 2, Au-delà de l’Entropocène, dans La
Technique et le Temps 4, et dans La Société automatique 2.
14. Cf. La Technique et le Temps 1, p. 231.
15. Cf. dictionnaire Bailly, où βουλή signifie en première occurrence « volonté, détermination »
au sens de « résolution », qui traduit en français Entschlossenheit.
16. Cf. Mécréance et Discrédit, chapitre 3, « L’otium du peuple ».
17. Cf. La Technique et le Temps 1. La faute d’Épiméthée, p. 76.
18. Cf. en particulier le § 64 de Dans la disruption. Comment ne pas devenir fou ?
19. Cf. Heidegger, « La parole d’Anaximandre » dans Chemins qui ne mènent nulle part, pp. 443-
444.
20. Cf. La télécratie contre la démocratie, Flammarion, §§ 18, 19 et 20.
21. On reviendra dans La Société automatique 2 sur les rapports entre tribu et ethnie en analysant
les concepts avancés par Maurice Godelier concernant les Baruya avec Les métamorphoses de la parenté.
22. Cf. supra, p. 177, note 2. On reviendra sur ces sujets dans La Technique et le Temps 6. La
guerre des esprits.
23. Cf. La télécratie contre la démocratie, pp. 102-103. Ces analyses seront reprises approfondies
dans le tome 2.
24. Cf. Alain Supiot, L’esprit de Philadelphie, Fayard, La Gouvernance par les nombres, Fayard.
25. Théologie, droit et médecine sont les facultés qui organisent l’université depuis Bologne
(1088) et jusqu’à ce qui advient à l’époque de Kant, et que celui-ci théorise dans Le conflit des facultés.
26. « … où les magistrats et les autres officiers affectés au jugement et à l’exécution sont des
jointures artificielles, la récompense et la punition (qui, attachées au siège de la souveraineté, meuvent
chaque jointure, chaque membre pour qu’il accomplisse son devoir) sont les nerfs, et [tout] cela
s’accomplit comme dans le corps naturel : la prospérité et la richesse de tous les membres particuliers
sont la force, le salus populi (la protection du peuple) est sa fonction, les conseillers, qui lui proposent toutes
les choses qu’il doit connaître, sont la mémoire, l’équité et les lois sont une raison et une volonté
artificielles, la concorde est la santé, la sédition est la maladie, et la guerre civile est la mort. En dernier, les
pactes et les conventions, par lesquels les parties de ce corps politique ont en premier lieu étaient faites,
réunies et unifiées, ressemblent à ce Fiat ou au Faisons l’homme prononcé par Dieu lors de la création. »
Thomas Hobbes, Le Léviathan, Folio, p. 64.
27. Cf. La télécratie contre la démocratie, p. 107.
28. François Billeter, Chine trois fois muette, Allia.
29. Nicolas Machiavel, Sur la première décade de Tite Live, livre premier, chapitre XII.
30. Ce sujet, qui sera repris en détail dans La Technique et le Temps 6. La guerre des esprits, a été
introduit dans Mécréance et discrédit come question de l’otium et du negotium.
31. C’est l’objet du chapitre 3 de La faute d’Épiméthée.
32. Cf. La Technique et le Temps 2, p. 360.
33. Nous reviendrons sur ce point avec Yuk Hui et The question concerning technology in China.
An essay in cosmotechnics.
34. Cf. Divya Dwivedy et Shaj Mohan, Gandhi and philosophy. Forecast by Jean-Luc Nancy.
35. Cf. Hidetaka Ishida, « Culture de soi au Japon, le jardin de pierres. La leçon du snobisme de
Kojève », conférence donnée en 2009 à Paris.
36. On se souvient que William Burroughs (Le festin nu, qui est une source d’inspiration première
pour Deleuze en ce qui concerne sa réflexion sur les sociétés de contrôle) fait du marché de l’héroïne la
vérité de l’économie capitaliste, et on assimile généralement cette réalité à l’histoire de l’Amérique du
Nord telle qu’elle cultive à travers son modèle consumériste fondé sur le marketing « scientifique » une
méthodologie addictive de captation et d’aliénation des consommateurs, dont les ravages sont de plus
en plus étendus partout dans le monde. Gerald Moore conduit des analyses majeures sur ces questions,
en prenant appui notamment sur les travaux de Suzan Greenfield. Il faut souligner ici que le lien entre
constitution capitaliste des marchés et politiques de l’addiction commence bien avant le capitalisme
consumériste nord-américain : il est au cœur du colonialisme britannique en Inde et en Chine. Au
moment où l’addiction redevient une préoccupation de tout premier plan quant à la question de savoir
ce que l’on appelle panser, penser et pænser, un réexamen de cette histoire s’impose en particulier en ce
qui concerne les rapports entre la Chine et le capitalisme occidental.
37. Cf. Mauss, La nation, PUF, et mes premiers commentaires dans États de choc, seconde partie.
38. En dialogue notamment avec Zhang Yibing, auteur notamment de Back to Marx,
Universitätsverlag Göttingen et avec le département de philosophie de l’université de Nanjing.
39. La Société automatique 1, chapitre 5, « Dans le Léviathan électronique en fait et en droit ».
© Les Liens qui Libèrent, 2018

ISBN : 979-10-209-0559-8

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Qu’appelle-t-on panser ?

A-t-on bien entendu Frederic Nietzsche lorsqu’il posait en 1879 et comme


point de départ que sa philosophie devait « commencer non par l’étonnement,
mais par l’effroi » ?

A-t-on vraiment compris Félix Guattari lorsqu’il pronostiquait en 1989 dans


Les Trois Écologies que « l’implosion barbare n’est nullement exclue » (signalant
dans le même ouvrage la dangerosité d’un businessman nommé Donald
Trump) ?

A-t-on mesuré l’enjeu de ce que Gilles Deleuze théorisait trois ans avant le
lancement du world wide web comme avènement des sociétés de contrôle ?

À présent que « l’événement Anthropocène » (dont Heidegger avait


appréhendé les contours sous le nom de Gestell), l’épreuve de la post-vérité, le
désespoir que cela suscite et tout ce qui constitue l’immense régression en cours
accablent tout un chacun, il apparaît que la pensée sous toutes ses formes est
absolument démunie. Elle arrive trop tard. Et cette fois-ci son retard serait fatal
à l’humanité – et, au-delà, à toutes les formes supérieures de la vie.

Il n’est cependant jamais trop tard pour panser. Et si la pensée est démunie,
c’est parce qu’elle a cessé de se penser comme soin : comme panser.

Mais qu’appelle-t-on panser ?


Bernard Stiegler est philosophe. Fondateur du groupe Ars Industrialis et de
l’école en ligne pharmakon.fr, il dirige également l’Institut de recherche et
d’innovation (IRI), qu’il a créé au sein du Centre Pompidou. Ses recherches
portent sur les enjeux des mutations sociales, politiques, économiques,
épistémologiques et psychologiques provoquées par le développement
technologique et scientifique lié à la « révolution numérique ». Il est l’auteur
de nombreux ouvrages, parmi lesquels L’emploi est mort, vive le travail !,
entretien avec Ariel Kyrou (Fayard/Mille et une nuits), La Société automatique
(Fayard) ou encore Dans la disruption (LLL).
Cette édition électronique du livre
Qu’appelle-t-on panser ? de Bernard Stiegler
a été réalisée le 17 octobre 2018 par les Éditions Les Liens qui
Libèrent.
Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage
(ISBN : 979-10-209-0550-5)

Le format ePub a été préparé par PCA, Rezé.

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