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QU’APPELLE-T-ON
PANSER ?
1. L’immense régression
Pour quelle raison tous ceux qui ont été des hommes d’exception
[perittoi : extra-ordinaires, passant la limite], en ce qui regarde la
philosophie, la science de l’État, la poésie ou les arts, sont-ils
manifestement mélancoliques ?
Aristote
CHAPITRE PREMIER
Ce qui donne le plus à penser dans notre temps qui donne à penser est que nous ne pensons pas
3
encore .
1. Heidegger, après avoir posé que le penser est avant tout un apprendre,
cet apprendre étant toujours celui de ce que nous ne pensons pas encore 6,
ajoute que le penser est d’abord une possibilité :
L’homme peut penser, en ce sens qu’il en a la possibilité. Mais cette possibilité ne nous garantit pas que
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la chose est en notre pouvoir .
Ce qui nous tient dans notre être ne nous tient […] qu’aussi longtemps que de notre côté nous aussi
retenons ce qui nous tient. Nous le re-tenons lorsque nous ne permettons pas qu’il sorte de la mémoire.
8
La mémoire est le rassemblement de la pensée.
La lecture de Nietzsche que nous esquisserons ici part de la thèse qui a été
avancée dans La faute d’Épiméthée, à partir de Husserl et de sa lecture par
Derrida, et à partir de la fin d’Être et temps, dont j’ai tenté de montrer que
c’est une reprise de la question husserlienne du temps caractérisée par
l’inscription de ce temps dans la Geschichtlichkeit, l’historialité, comme
constitution du passé du Dasein toujours déjà inscrit dans un temps qu’il n’a
pas vécu : il s’agit d’aller au-delà de la phénoménologie de l’expérience vécue.
Cette question se rejoue dans Qu’appelle-t-on penser ?, et notamment lorsque
Heidegger souligne le lien entre Denken, Gedanke et Gedächtnis 9.
Dans La faute d’Épiméthée, il s’agissait d’établir que le passé que je n’ai pas
vécu est cependant mon passé à travers mes rétentions tertiaires, c’est-à-dire à
travers les choses qui constituent le monde d’où je viens, qui m’ont précédé, et
qui supportent la mémoire dont je n’ai ni vécu ni produit l’inscription, mais
que j’ai à interpréter – et à partir de ces interprétations, comme ces
interprétations, je produis des inscriptions à mon tour. J’ai donc appelé ces
supports des rétentions tertiaires en soutenant qu’elles constituent la possibilité
des rétentions primaires et secondaires, et j’ai soutenu que les rétentions
tertiaires en totalité forment un ensemble dynamique à travers lequel se
produit une épiphylogenèse – la mémoire n’étant pas en cela une faculté
psychologique, mais le monde en totalité : le monde fait monde comme traces
de ce qui a été pansé.
Nietzsche est lui-même un penseur et un panseur de la mémoire et de
l’oubli tout aussi bien que des mnémotechniques. Comme l’a montré Barbara
Stiegler, cette question de la mémoire est inséparable de la question de la vie et
de la théorie biologique telle que s’y posent le problème et la question de la
sélection. Dans le présent ouvrage, je tenterai de montrer que penser est
toujours prendre soin des rétentions tertiaires, qui sont toujours des pharmaka,
tout à la fois donnant accès au monde et barrant cet accès, et que tel est
l’horizon de la pensée de Nietzsche et de sa doctrine, qu’il ne thématise pas lui-
même, mais qu’il donne à penser et à panser.
La doctrine de l’éternel retour s’inscrit dans le choc cosmologique colossal
que constitue la théorie thermodynamique, formulée par William Thomson
en 1852 et Rudolf Clausius en 1865, aussi bien que face à l’accélération et au
déferlement des flux industriels, et où c’est à partir de l’effroi 10 tout autant que
de la bêtise 11 qu’il est nécessaire et possible de penser – et de penser des
pansements.
Ainsi s’impose – comme problème et comme question – le fait que
ce qui donne le plus à penser est que nous ne pensons pas encore, toujours « pas encore », bien que
12
l’état du monde devienne constamment ce qui donne davantage à penser .
Cet état est le fruit d’une « évolution du monde ». Quelles sont les
conditions d’une telle évolution ? L’évolution, c’est une question de Nietzsche
– plus profondément que celle de l’histoire et de l’historialité. Panser l’évolution
du monde avec Nietzsche et en passant et en pensant avec Heidegger, et avec
Nietzsche et Heidegger comme étant eux-mêmes ceux qui ne pensent
ce sera ici penser ce pas encore depuis le fait du double redoublement épokhal
qui est théorisé depuis La faute d’Épiméthée – dont j’ai soutenu au cours des
dernières années 13 qu’il doit être conçu à partir de la conception qu’Alfred
Lotka se fait de ce qu’il nomme l’évolution exosomatique, où
ce qui donne le plus à penser dans notre temps qui donne à penser est que nous ne pensons pas
14
encore
Le titre « Temps et être » caractérise dans le plan proposé pour le livre Être et temps (1927, p. 39) la
troisième section de la première partie de l’étude annoncée. L’auteur n’était pas alors de taille pour une
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élaboration suffisante du thème que nomme le titre « Temps et être » .
L’obtention du concept fondamental d’« être » et l’esquisse de la conceptualité ontologique par lui
20
exigée, ainsi que de ses modifications nécessaires, ont besoin d’un fil conducteur concret .
Ce fil conducteur concret, c’est le Dasein en tant qu’il constitue l’horizon
« de la compréhension et de l’explicitation possible de l’être ».
La déconstruction de la métaphysique que veut être l’analytique
existentiale exposée dans Être et temps doit emprunter
le chemin d’une interprétation spéciale d’un étant déterminé, le Dasein, où doit être conquis l’horizon
21
pour la compréhension et l’explicitation possible de l’être .
Cet étant lui-même est en soi « historial », de telle sorte que l’éclairage ontologique le plus propre de
cet étant devient nécessairement une interprétation « historique ».
Les tournants qui s’opéreront ainsi après Être et temps, et en s’en écartant,
se formulent notamment dans Introduction à la métaphysique (1935) et autour
de la conférence ayant pour titre « La question de la technique » (1949),
laquelle, en introduisant le Gestell, prépare le terrain de ce qui deviendra la
conférence « Temps et être » – que Heidegger présente donc comme une
reprise du plan exposé dans le § 8 d’Être et temps.
Dans « Temps et être », publié trente-cinq ans après Être et temps, « l’étant
que nous sommes nous-mêmes 22 », qui était l’enjeu d’Être et temps, et comme
étant privilégié en cela que questionné par l’être, c’est-à-dire mis en question par
l’être – cet être-là, « nous-mêmes », questionnant l’être en retour, et, dans ce
questionnement, faisant advenir l’être, c’est-à-dire sa vérité –, trente-cinq ans
plus tard, donc, ce Dasein sera dans « Temps et être » réputé n’être plus l’étant
privilégié mis en question, et ne questionnera donc plus en retour, du moins
comme Da-sein, et cela parce qu’il s’agira de
dire quelque chose de la tentative qui pense l’être sans égard pour une fondation de l’être à partir de
l’étant. La tentative de penser l’être sans l’étant devient une nécessité, parce que sans cela, à ce qu’il me
paraît, il n’y a plus aucune possibilité de porter en propre au regard l’être de ce qui est aujourd’hui tout
23
autour du globe terrestre .
Que peut bien vouloir dire « penser l’être sans l’étant » ? Chez Heidegger,
cela ne peut que vouloir dire ne plus penser l’être à partir de l’étant privilégié
qui, mis en question, questionne en retour, c’est-à-dire : nous. No longer. Et
que veut dire « tout autour du globe terrestre » ? Cela veut dire que la conquête
spatiale, le GPS, les systèmes d’information géographique, les smartphones et
le Gestell ont partie liée.
Penser l’être sans cet étant privilégié qu’est le Dasein, cela ne veut pas dire
que cet étant (nous), qui fut privilégié dans Être et temps, et comme un
existential, comme ex-sistence ek-statique, aurait disparu tout à fait, et que l’on
pourrait se passer de lui (de nous) pour « penser l’être » ou questionner en
général. Cela veut dire que l’on ne peut plus partir de lui (de nous). Le Da-sein,
nous-mêmes, « l’étant que nous sommes nous-mêmes », n’est plus et ne sera
plus jamais le point de départ. No longer, never more. Cela signifie qu’il doit se
penser lui-même, et pour penser et panser l’être, à partir d’autre chose que lui,
et qui n’est pas étant.
Ce qui n’est pas l’étant, c’est précisément le Ge-stell, qui est
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ce qui jusqu’ici se nommait « être ».
J’ai soutenu dans États de choc. Bêtise et savoir au XXIe siècle que la « French
theory » dite « post-structuraliste » – et, derrière elle, ses épigones – négligea,
voire dénia tout ce qui, à travers le mal-être de ce qui devenait un n’être-plus-là
et l’aller-mal d’un « mal-étant », constituait une nouvelle question du mal : la
question d’un mal techno-logique émergeant du problème pharmaco-logique.
Or nous allons voir que le premier à identifier ce problème du n’être-plus-là et
à en faire une question aura été Nietzsche 26.
J’ai moi-même tenté après Le temps du cinéma et la question du mal-être de
décrire systématiquement et systémiquement ce mal techno-logique comme
étant le mal du pharmakon – à partir de 2003, dans Aimer, s’aimer, nous aimer.
Du 11 septembre au 21 avril, puis dans tous les ouvrages qui suivirent. Le mal
pharmacologique apparaît « par-delà bien et mal » en cela que seul le
pharmakon lui-même peut remédier au mal qu’il est – pour un mal-étant qui
n’est jamais tout à fait là et dont il est la condition existentielle. Ce mal-étant,
c’est un malade. Cette maladie est le problème dont Nietzsche tente d’élaborer
la question, qui deviendra chez Canguilhem l’infidélité du milieu tout aussi
bien que la source patho-logique de toute normativité, et où il faut sans cesse et
toujours dangereusement « soigner le mal par le mal » – le remède pouvant
toujours être « pire que le mal », etc.
Le mal pharmaco-logique survient dans un système dynamique ouvert (au
sens établi par Ludwig von Bertalanffy 27) d’un genre encore tout à fait
impensé, et, sinon impansé, du moins mal pansé.
e
Depuis le début du XXI siècle, le Gestell, qui, comme système dynamique
algorithmique, se ferme, et reste impensé tout aussi bien qu’impansé, et comme
jamais, ce danger où « croît aussi ce qui sauve », mais qui ne (se) panse pas (qui
ne se panse « pas encore »), c’est ce qui a été nommé l’Anthropocène.
L’Anthropocène ne saurait durer. Il (ou elle 34) requiert le (ou la 35)
Néguanthropocène, c’est-à-dire ce qui dépasse – ou surmonte – l’anthropie, et
comme néguanthropie. Ce qui tente de penser néguanthropiquement en
pansant l’anthropie est appelé – depuis Dans la disruption 36 – la
néguanthropologie. La néguanthropologie, qui est la tache de la pensée pansant
l’Anthropocène, est ce qui doit surmonter l’Anthropos : ce pansement, c’est
l’Übermensch – le surhumain.
Le Néguanthropocène est ce qui nous demande dans l’Anthropocène un
effort surhumain,
37
nous qui ne savons rien de notre place vraie
– et ce vers des Sonnets à Orphée nous signifie que cet effort surhumain ne peut
être qu’un pansement. Nous verrons avec Whitehead qu’un tel effort est ce qui
définit la pensée comme fonction de la raison en tant qu’elle panse non
seulement le « bien vivre », mais le « mieux vivre 38 » dans l’entropie qu’est
l’anthropie, laquelle inquiète Lévi-Strauss dès 1955 39.
Le système dynamique ouvert qui trans-forme la biosphère au risque de la
conduire à la fermeture (et à l’extinction de toute forme de vie) est décrit en
1945 par Alfred Lotka comme inscrivant dans l’évolution de l’organisation
(du vivant) une bifurcation telle qu’il s’y produit des organes non plus
endosomatiques, mais exosomatiques, et tels qu’ils portent en eux une puissance
de destruction. Karl Marx et Friedrich Engels visaient déjà en 1845
l’exosomatisation, mais sans la penser comme telle 40.
Vladimir Vernadsky, qui questionne à la fin de La Biosphère le devenir de
celle-ci (la biosphère) sous l’effet de l’activité humaine, se réfère à la fois à
Lotka et à Whitehead 41. Mais, à cette époque (1926, quatre ans après Mondes
animaux et monde humain 42, un an avant Être et temps, dix-huit ans avant
Qu’est-ce que la vie ? 43), Lotka n’a pas encore formulé l’hypothèse de
l’exosomatisation.
47
l’implosion barbare n’est nullement exclue .
l’Être de l’étant apparaît pour la Métaphysique moderne comme volonté. Mais en tant que l’homme,
d’après son essence de bête pensante, est orienté sur le mode de la représentation vers l’étant dans son
Être, et ainsi vers l’Être lui-même ; en tant qu’il est par conséquence déterminé à partir de l’Être,
l’être-homme doit également – selon ce rapport de l’Être (c’est-à-dire maintenant de la volonté) à
61
l’être de l’homme – apparaître avec force comme un vouloir .
Ce qui est ainsi exclu avec la rétention tertiaire, c’est tout à la fois le fait (et
le problème) de l’exosomatisation et la question du pharmakon, laquelle
deviendra cependant obsédante au cours des vingt dernières années durant
lesquelles Heidegger écrit – obsédante, mais non pensée comme telle, ni donc
pansée. Impensé comme tel, le pharmakon est visé : il est visé comme Gefahr,
« danger où croît ce qui sauve ». Au-delà du pharmakon et du processus qui
l’engendre comme « évolution exosomatique 65 », il y a cependant aussi,
comme on tentera de le montrer ici 66 et ailleurs 67, les questions de l’entropie,
de l’entropie négative et de l’anti-entropie – à partir desquelles il s’agit à
présent de penser l’anthropie et la néguanthropie, et en vue de panser
l’Anthropocène.
Or ces questions ne sont pas seulement impensées et impansées par
Heidegger : elles sont proprement refoulées, et ce refoulement englue
Heidegger dans cette régression « historiale » qu’aura été le nazisme après des
siècles d’antisémitisme chrétien, catholique aussi bien que protestant, la
question devenant alors celle du pharmakos, et non seulement du pharmakon,
c’est-à-dire aussi des sacrifices requis par le pharmakon – dont le bouc-émissaire,
ou plutôt l’agneau, apparaît dans la Bible sous le couteau d’Abraham, et
réapparaît dans les Évangiles, et en croix.
Paolo D’Iorio soutient qu’avec la doctrine de l’Éternel retour, Nietzsche se
tient au plus près de la question de l’entropie et du débat cosmologique qu’elle
provoque à partir des thèses de Thomson et Clausius, ignorant Boltzmann,
mais l’anticipant 68. Nous tenterons d’éclaircir cette question extrêmement
complexe dans le § 52 et suivants, puis dans La Société automatique 2 et dans
La Technique et le Temps 4. Pour le moment, soulignons que Heidegger aura
constamment maintenu un silence absolu, et, si l’on peut dire, interdit, sur
cette question cosmologique cependant première, et première de toute
évidence : toute la physique et l’astrophysique s’en trouvent reconvoquées de ce
point de vue cosmologique que la physique moderne avait effacé – ce dont ce
silence de Heidegger quant à l’entropie paraît constituer là encore à la fois le
déni et le symptôme d’une régression.
Quelles que puissent donc être les multiples réserves sur l’interprétation
heideggérienne de Nietzsche qui découlent des remarques précédentes, nous
devons cependant relever les points suivants :
• D’une part, ce qui se joue dans la thèse de Heidegger sur Nietzsche –
c’est-à-dire sur le sens de la volonté telle qu’elle est avancée dans le cours de
1951 publié sous le titre Qu’appelle-t-on penser ? et qui devient dans le cours de
1952 (deuxième partie de Qu’appelle-t-on penser ?) une thèse sur Anaximandre
où l’enjeu est le rapport entre tekhnè et dikè, comme on le verra dans le second
tome du présent ouvrage – est dans le même temps une méditation sur le
« tournant » dans l’œuvre de Heidegger par Heidegger lui-même, et tel qu’il
conduit de « La question de la technique » en 1949 à « Temps et être », en
1962, c’est-à-dire durant les années au cours desquelles s’établit le problème du
Gestell, du Bestand, de l’Ereignis dans le Gestell, et du « danger qui sauve »
comme problème pharmacologique élaboré dans l’anticipation de
l’Anthropocène. À ce titre, cette thèse sur Nietzsche, quelque partiale qu’elle
puisse être, est hautement « pensante » – elle « donne à penser » quant à ce que
« nous ne pensons pas encore ».
• D’autre part, ce qui, dans l’interprétation heideggérienne de Nietzsche,
procède d’une exclusion dans l’interprétation par Heidegger de l’œuvre de
Heidegger lui-même 69, c’est ce qu’il nous reste à panser, nous qui, malgré la
dénoétisation généralisée, prétendons penser et panser encore : ce qu’il nous reste à
panser, c’est ce que Nietzsche comme Heidegger tentent de penser, mais qu’ils
échouent à considérer comme tel, l’un comme l’autre étant pourtant toujours
au plus près de ce qu’ils échouent à cerner, à savoir : au plus près de ce que
nous considérerons ici sous les noms d’exosomatisation, d’évolution
exosomatique et d’exorganismes simples et complexes 70.
• Enfin, c’est parce qu’ils restent pris dans ces difficultés qu’en France les
grands penseurs de la seconde moitié du XXe siècle, et en particulier Deleuze et
Derrida, auront finalement laissé en retrait la question d’expliciter les
conditions dans lesquelles le nihilisme peut et doit être pansé comme
pharmacologie positive, c’est-à-dire active, et négative, c’est-à-dire passive.
8. Vouloir et ressentiment
Ce qui est en jeu dans le point de vue pharmacologique avancé ici est le
ressentiment. Le ressentiment est ce qui affecte le « dernier homme » plus que
jamais (et que nous sommes tous, aussi « actifs » que nous prétentions être). Il
procède de ce qui constitue fondamentalement le nihilisme, à savoir « l’esprit
de vengeance ». L’esprit de vengeance est pour Nietzsche une « façon de
penser », écrit Heidegger :
Quelle est la façon de penser qui pré-sente tout de telle sorte qu’elle ne fait au fond que tout
pourchasser ? […]
Nietzsche donne à notre question une réponse [au paragraphe d’Ainsi parlait Zarathoustra intitulé « De
la délivrance »]. Il y est dit : « L’esprit de vengeance : Mes amis, c’était la meilleure pensée de l’homme
72
jusqu’ici, et là où il y avait souffrance, là il devait y avoir toujours punition » .
« Cela fut » [es war] ; éternels ne peuvent qu’être aussi tous châtiments, ainsi prêcha le délire
[Wahnsinn, « folie »].
Qu’un fait s’anéantisse, c’est là chose impossible ; comment se pourrait-il que par le châtiment un fait
devînt un non-fait ? Voici, voici, qui est l’éternel dans le châtiment d’« exister » : que l’existence même
ne puisse être à tout jamais que fait et culpabilité [Schuld, qu’il faudrait ici précisément traduire par
73
dette] .
(C’est depuis ces considérations qu’il faut panser les « alternative facts »
quant aux faits – qui demandent à reconsidérer ce qu’il en est du droit et de la
justice comme différance des faits, et nous y reviendrons vers la fin de cet
ouvrage.)
Heidegger ne commente pas ces lignes, qui dans Ainsi parlait Zarathoustra
suivent presque immédiatement celles qu’il cite. Et il en va ainsi parce qu’il
neutralise la question de la culpabilité qui est aussi et d’abord pour Nietzsche
(Généalogie de la morale) celle de la dette – et, ce faisant, il neutralise la
question du tragique, et tel que le tragique se présente toujours d’abord
comme un problème, ce qui est l’enjeu du fragment d’Anaximandre 74. On
tentera de montrer dans La Technique et le Temps 5. Symboles et diaboles que
cette oblitération de ce qui est chez Nietzsche avant tout d’essence tragique
affecte aussi la lecture que Heidegger aura faite des Grecs en général, et que là
est le sens de son interprétation de la dette comme faute, et non comme
défaut 75.
Heidegger ne retiendra donc pas ce point à la fois pharmacologique et
« pharmacosophique » 76, c’est-à-dire constituant le ressentiment comme
désignation de boucs émissaires dans et par le déni du pharmakon qui instaure
la situation tragique des mortels – et cela, pour une raison fondamentale : sa
propre pensée de ce qu’il appelle dans Être et temps la Schuldigkeit 77 et dans
« La question de la technique » Verschulden 78 demeurera toujours prisonnière
de ce qui constitue la source même du nihilisme, à savoir le péché originel.
Le péché originel (et le monothéisme) est ce qui fait de tout défaut
exosomatique et de toute dette afférente une faute morale. C’est d’abord ce que
dit Nietzsche non pas à la lettre, mais par-delà de sa lettre : c’est l’enjeu de ce
qu’il appelle le nihilisme. Et c’est ce que Heidegger n’aura jamais ni détruit ni
déconstruit – pas plus d’ailleurs que Derrida après lui. Là seront tout au
contraire l’insistance et la nécessité de la lecture deleuzienne de Nietzsche.
Mais Deleuze lui-même ne verra ni le problème du pharmakon, ni la question
du pharmakon, ni donc le problème et la question du pharmakos (à partir
desquels on doit aller au-delà de la « psychologie du nazisme » avancée par
Wilhelm Reich et reprise par Deleuze et Guattari dans L’Anti-Œdipe).
Heidegger ne commentera donc pas non plus ce qui, dans Ainsi parlait
Zarathoustra, vient après la culpabilité :
Hors de ces fables et chansons vous ai conduits quand je vous enseignai : « le vouloir est créateur ».
Fragment, énigme, cruel hasard, ainsi est tout « Cela fut » jusqu’à ce que le vouloir qui crée ajoute : « Mais
ainsi je l’ai voulu ! »
– jusqu’à ce que le vouloir qui crée ajoute : « Mais ainsi je le veux, ainsi je le voudrai ! »
Ce qui vient ainsi après la culpabilité, c’est ce que Deleuze aura appelé la
quasi-causalité, telle que l’incarne à ses yeux Joë Bousquet, qui veut être sa
blessure 79 – dont on soutiendra dans La Technique et le Temps 4. L’épreuve de la
vérité dans l’ère post-véridique qu’elle requiert une réinterprétation de la théorie
des quatre causes, et donc un réagencement des dimensions matérielle,
opérante (allagmatique – et non seulement efficiente, parce que
performative 80), formelle et finale.
Or négliger ainsi, par cette citation isolée de ce qui vient dans Ainsi parlait
Zarathoustra après ce qui est cité, c’est négliger que :
• ce vouloir (« Mais ainsi je le veux, ainsi je le voudrai ! ») est celui du
défaut ;
• ce vouloir est vouloir être son défaut, c’est-à-dire être par défaut, par-delà
l’opposition du bien et du mal, c’est-à-dire de l’être et du devenir ;
• ce défaut dans sa plus vaste entente, c’est le pharmakon, c’est-à-dire aussi
bien le défaut d’origine – que le nihilisme éprouve comme péché originel, et
pour lequel il recherche un pharmakos sur lequel se décharger de ce qui est
devenu ses péchés.
Quant à nous, ici, il s’agira de montrer que ce défaut est le fait de
l’évolution exosomatique – et que c’est ainsi qu’il s’agirait d’écouter (et pour
essayer d’entendre) physiologiquement l’éternel retour. On tentera en
conséquence d’établir les sept points suivants :
1. L’esprit de vengeance consiste à se trouver un bouc émissaire, un
pharmakos.
2. Le pharmakos est la victime expiatoire d’un mal-être provoqué par le
pharmakon.
3. Le pharmakon est ce qui reste aujourd’hui encore impensé et impansé –
y compris par Derrida, qui cependant le donne à penser.
4. Nietzsche en aura anticipé la question, mais en quelque sorte par défaut.
5. Le nazisme de Heidegger, tout comme l’appropriation de Nietzsche par
le nazisme, ne sont possibles qu’à partir d’un refoulement de ces questions
conjointes du pharmakon et du pharmakos – tels qu’en dernier ressort ils
constituent la question du calcul.
6. La question du calcul se pose chez Nietzsche comme question de la
moyenne – de cet « homme moyen » qu’est le dernier homme.
7. La question du calcul – qui se concrétise comme calcul de probabilité
des moyennes, comme le verra et le montrera Musil 81 – se pose chez
Heidegger :
a) à travers une mésinterprétation qui est à la source de son antisémisme 82,
b) comme Gestell gouverné par la cybernétique.
se lève […] à l’égard de ce qui lui est contraire [contraire à cette volonté], le re-sentiment, le sentiment
contre le « il était » [es war], « ce fut » dans la traduction de Maurice de Gandillac]. Mais par ce re-
86
sentiment ce qui est contraire au vouloir se niche dans le vouloir .
La volonté, cette libératrice [der Befreier], est devenue ainsi une malfaitrice [ein Wehethäter, un
87
tortionnaire], et sur tout ce qui peut souffrir elle se venge de ne pouvoir revenir en arrière .
91
anthropique, trop anthropique .
93
population d’images et d’énoncés « dégénérés » .
moins que jamais la nature ne peut être séparée de la culture et il nous faut apprendre à penser
« transversalement » les interactions entre écosystèmes, mécanosphère et Univers de référence sociaux et
individuels. De même que des algues mutantes et monstrueuses envahissent la lagune de Venise, de
99
même les écrans de télévision sont saturés d’une population d’images et d’énoncés « dégénérés » .
Une autre espèce d’algues relevant, cette fois, de l’écologie sociale, consiste en cette liberté de
prolifération qui est laissée à des hommes comme Donald Trump qui s’empare de quartiers entiers de
New York, d’Atlantic City, etc., pour les « rénover », en augmenter les loyers et refouler, par la même
occasion, des dizaines de milliers de familles pauvres, dont la plupart sont condamnées à devenir
100
« homeless », l’équivalent ici des poissons morts de l’écologie environnementale .
n’est pas dans le développement insolite des énergies et la domination de la technique, il est d’abord
109
dans le refus de voir le changement d’époque et de considérer le sens de ce tournant ,
suscite d’autant plus de réactivité qu’il est inéluctable. Ressentiment et dénégation sont des facteurs de
pourrissement en même temps que des tendances irréductibles, que Nietzsche et Freud mirent au cœur
de leurs méditations voici un siècle. Jamais celles-ci n’auront été si diversement illustrées
qu’aujourd’hui : les réactions provoquées par les bouleversements techno-scientifiques […] sont le
véritable péril et doivent être impérativement surmontées.
Répondre d’une telle question plus tôt qu’y répondre, et comme la question
du problème, si l’on peut dire, nécessite d’abord de reconsidérer le sens de la
poïésis du point de vue exosomatique, et, à partir de ce point de vue, explorer
ce qu’il en est des rapports entre production (d’organes exosomatiques) et faire
(avec ces organes exosomatiques) au sein de corps sociaux où il s’agit de faire-
corps économiquement (au sens de l’oikonomia en général et de l’économie
libidinale comme philia noétique) 111. Alors se posent nouvellement de vieilles
questions de causalité qui se présentent subitement dans l’évidence d’une
destinée quasi causale en cela que pharmacologique du début à la fin, de part en
part et irrémissiblement : sans rédemption autre que faire, précisément.
Un tel point de vue est celui du travail, tel qu’il veut dire aussi, par
exemple, pour Blanchot, écrire. Où la question première n’est pas l’écriture
cependant : c’est le travail, tel qu’il n’est pas pensable sans l’écriture comme
grammatisation en tant qu’elle constitue un processus hypomnésique dans le
processus plus ancien de l’exosomatisation, c’est-à-dire de l’épiphylogenèse.
« Nous », les « derniers hommes », sommes mis en question par la requête
d’un effort surhumain au-delà du déni, et cette question se présente d’abord
comme un problème : celui de l’Anthropocène. L’Anthropocène est une ère
géologique issue d’un tournant dans le processus d’exosomatisation, où la
biosphère mute, devenant la technosphère (que Guattari appelle la
mécanosphère 112) où prospère la crétinisation transhumaniste concrétisant le
Gestell qui n’est nullement une noosphère : il y règne tout au contraire et
partout la prolétarisation totale, c’est-à-dire la dénoétisation généralisée –
présidée par Donald Trump, mais non orchestrée par lui : ne faisons pas de ce
crétin un bouc émissaire.
Dans l’absence d’époque accomplissant le nihilisme comme âge post-
véridique, c’est aussi le « nous » comme tel qui est affecté par cette non-
individuation qu’est l’absence d’époque. Mettre en question ce « nous » à
partir du problème du surhumain, tel qu’il se présente aussi comme nouveau
stade de l’exosomatisation par-delà ce qu’en dit Nietzsche, le problème devant
être lui-même envisagé et conçu du point de vue pharmacologique et
exosomatique, cela signifie nécessairement « nous » mettre en question face à ce
qui se présente d’abord comme ce problème.
Affronter ce problème nécessite de questionner tout d’abord comment
non seulement nous assistons à cette explosion du ressentiment et à cette
implosion barbare que Guattari appelle aussi le mal, mais comment nous les
assistons, c’est-à-dire : comment nous y participons et en procédons « nous »-
mêmes – et cela hors de toute référence, si c’est encore possible pour nous, à une
culpabilité.
Nous y participons et nous en procédons « nous »-mêmes tout d’abord en
les déniant, et en en déniant les effets, et cela parce que nul ne peut échapper à
la régression intermittente que l’Anthropocène provoque plus ou moins mais
partout en chacun d’entre « nous », comme accomplissement du nihilisme à
travers l’ère post-véridique et comme Gestell computationnel, et qui n’est
qu’une accentuation de ce qui caractérise l’âme noétique en tant qu’elle ne
pense et ne panse que par intermittences. La plupart du temps, elle n’est
comme son en soi que sur le mode de l’âme sensitive, ainsi que le souligne
Hegel dans son Histoire de la philosophie 1. Mais, dans la situation actuelle, nul
ne peut éviter cette forme particulièrement vile de l’intermittence régressive
qu’est la dénégation parce que tout le monde a besoin de dormir – par
intermittences.
Entre sommeil et veille 113, où se réalisent et se déréalisent les rêves
noétiques devenant cauchemars 114 dans l’épreuve d’une dénoétisation qui
empêche de dormir aussi bien que de rêver, l’épreuve du problème que
constituent la combinaison qui effraie Nietzsche et les mises en question qui
en procèdent s’impose comme intermittence de dénis structurels et d’aveux
sporadiques devenant parfois noétiques : parfois, et comme expressions
véritatives prenant la forme de la parrêsia énonçant tout à coup ce qui
empêche de dormir.
Comme cela a déjà été évoqué dans Dans la disruption. Comment ne pas
devenir fou ?, cette intermittence alternativement régressive et « progressive »
(alternative parce que pharmacologique) procède du déni primordial
(« existential ») qui constitue le Sein-zum-Tode – dans Être et temps, qui est
aussi, avec Au-delà du principe de plaisir, un point de départ de Différence et
répétition. Rappelons ici ce qui était déjà souligné dans États de choc. Bêtise et
savoir au XXIe siècle : Deleuze clame le caractère pharmacologique de la
situation où reviennent éternellement les diverses formes de la répétition
lorsqu’il pose que
c’est la répétition qui nous rend malade, c’est elle aussi qui nous guérit ; si elle nous enchaîne et nous
détruit, c’est elle encore qui nous libère, témoignant dans les deux cas de cette puissance
115
« démoniaque » .
Le pharmakon, qui répète en effet, qui ne fait que répéter, est démoniaque,
et non seulement cela : il est dia-bolique, c’est-à-dire constituant une métabolé
et un métabolisme exosomatiques d’un genre encore tout à fait impensé – mais qui
fut toujours pansé par la politique, le droit, toutes les formes de la philia
noétique depuis le début de l’épiphylogenèse, et l’économie à tous les sens du
terme, y compris l’oikonomia trinitaire du Symbole qui impressionne tant
Giorgio Agamben. Quant au déni du cauchemar éveillé qu’est l’Anthropocène
après le rêve éveillé du Progrès, c’est d’abord le déni de l’entropie – entropie –,
dont la mort du Dasein est le fait même. On ne pourra questionner, si l’on
peut encore questionner – peut-être –, qu’à l’aune d’une telle mise en question,
qu’à l’aune de cette mise en question qu’est l’entropie, et en questionnant ce
qui fait problème, c’est-à-dire : ce qui met poïétiquement en question, et cela,
dans et comme l’exosomatisation.
Car telle est la question de la poïésis ouverte dans l’Éthique à Nicomaque 116.
Après La faute d’Épiméthée, je me suis attaché à conduire des analyses de la
functional stupidity, c’est-à-dire de la bêtise (y compris celle d’Avital Ronell)
comme fonction dans et de l’efficience exosomatique, de la folie, du déni qui
les cause (bêtise et folie), et de ce qui sera décrit à nouveau dans ce qui suit
comme le processus structurel d’une dénoétisation fonctionnelle qui procède de
l’expansion de la prolétarisation anticipée par Marx et Engels en 1848 117, avant
eux par Adam Smith, avant lui par Socrate 118, et dont le storytelling
transhumaniste est la rationalisation au sens adornien – immensément
régressive et dangereuse, mais également symptomatique d’une mutation du
processus d’exosomatisation lui-même 119.
Que cette mutation, qui concrétise (au sens simondonnien, et comme
avènement des milieux associés réticulaires 120) l’accomplissement du nihilisme
comme Gestell computationnel post-véridique, que cette mutation soit aussi
l’avènement de la présidence Trump, dont Guattari identifia la toxicité
exemplaire et la dangerosité extrême dès 1989, c’est un fait qui ne doit rien au
hasard, mais qui doit tout à la contingence – la contingence étant tout autre
chose que le hasard et restant à penser et à panser de part en part du point de vue
exosomatique au moment même où l’exosomatisation amorce un tournant.
13. Le nihilisme fonctionnel comme capitalisme cognitif
et rationalisation du déni
Le péril est l’être lui-même. […] Le péril est l’époque de l’être déployant son essence comme
128
Gestell .
– c’est-à-dire sans cet étant privilégié qui questionne et qu’était dans Être et
temps le Dasein.
Ce passage de la question au problème (et non plus du problème à la
question) est ce que Heidegger ne parvient pas à penser. Refuser de lire
Heidegger sous prétexte qu’il aura été nazi et antisémite, c’est refuser de penser
et de panser ce dont il est le terrifiant symptôme – qu’il nous faut craindre,
mais dont nous ne devons pas avoir peur – précisément parce qu’il n’arrive pas
à le panser. Nous devons donc panser Heidegger – ce pestiféré, ou ce lépreux,
d’ailleurs irréductiblement catholique. Soigner ce catholique, dont la maladie
est aussi désormais celle de l’Anthropocène en totalité, et en tant qu’il
concrétise le Gestell pensé par ce lépreux, mais demeuré impansé par lui, et
130
après lui : telle est aujourd’hui l’épreuve du « courage de la vérité ».
Le problème se surimposant à la question (ce qui est la réalité du
« tournant » – la question ayant engendré le problème, ce qui est aussi l’enjeu de
la Dialektik der Aufklärung) est la pharmacologie de ce qui se développe avec
les technologies computationnelles, dont Heidegger anticipe le non-
avènement (que « nous » vivons comme absence d’époque et ère post-
véridique) comme Gestell accompli à travers ce qu’il appelle la cybernétique.
Mais il n’entend pas lui-même ce qu’il dit 131, négligeant en outre précisément
tout ce que Wiener dit lui-même – avec une frappante clairvoyance
pharmacologique.
132
Cybernétique et société décrit comme le principal danger de la
cybernétique ce qui, soixante-dix ans plus tard, par exemple avec le
133
« scandale » Cambridge Analytica , bien plus préoccupant et significatif que
celui de PRISM, deviendra sinon évident, du moins patent, et qu’il apparente
à la constitution cybernétique d’une société fasciste de quasi-fourmis, où les
êtres humains auraient perdu leurs savoirs et leurs facultés d’apprendre. Il est
possible de jeter aux orties cet énorme privilège de formation que possède l’être humain et non la
134
fourmi, et d’organiser l’état fourmilière fasciste avec du matériel humain .
Ce qui est ici en jeu, c’est l’exosomatisation telle que, depuis L’Évolution
créatrice et jusqu’à la fin des Deux Sources de la morale et de la religion, Bergson
le tout premier en entrevoit les problèmes, ouvrages où l’on voit que
l’exosomatisation requiert des analyses tout à fait nouvelles des questions de la
morale, de la religion et de la solidarité (au sens de Durkheim 135) – c’est-à-dire,
en fin de compte, de ce que depuis la Grèce on appelle la philia, l’aidôs et la
dikè, et telle qu’elle pose intrinsèquement la question de la prolétarisation
induite par l’extériorisation qu’est le savoir, cette destruction du savoir par
l’information étant aussi celle des saveurs comme fruits du désir.
L’exosomatisation opérant un tournant à travers le Gestell où s’accomplit le
nihilisme requiert des analyses tout à fait nouvelles de la philia noétique telle
que la constitue toujours localement, c’est-à-dire idiomatiquement, et comme
noodiversité néguanthropique, « la justice au delà du droit » :
• D’une part, l’exosomatisation requiert de nouvelles analyses de la
question de la justice en ce sens convoqué par Derrida, comme justice au-delà du
droit – mais toujours en passant par lui, c’est-à-dire par sa facticité, c’est-à-dire
par la teneur positive de sa fictionnalité et de sa fonctionnalité exosomatiques :
comment aller au-delà de ce par quoi on ne serait pas passé 136 ?
• D’autre part, l’exosomatisation requiert de nouvelles analyses de la
question du faire-corps et comme faire-corps d’un là, d’un être-là-en-droit, et en
vue de la justice au-delà de ce là et de ce droit là en sa facticité – question qui
ressurgira sans cesse de La République de Platon à Schmitt et Luhmann, en
passant après Machiavel par Hobbes, Locke, Montesquieu et Rousseau
notamment, et dont la question et le problème se posent d’abord et au même
moment en Judée et en Grèce : au même moment, mais tout autrement. En
Judée, autrement que comme Être. En Grèce, autrement que comme Dieu.
15. Panser l’histoire de la philosophie du point de vue exosomatique
Pour
139
qu’il y ait dans le poëme un nombre tel qu’il empêche de compter ,
Ayant posé cela, il faut préciser pour ce qui concerne la suite de ce qui est
soutenu dans le présent ouvrage que :
• Ce que Nietzsche affirme comme son point de départ est que la pensée
pansante de la Grèce ancienne est tragique et insoluble (la « maladie » étant
incurable et donc la condition de la santé, qui n’est en cela jamais qu’une cure) –
non soluble, tout aussi bien, dans ce qui, en passant par la constitution de la
métaphysique qu’inaugure Platon à travers sa « doctrine de la vérité »,
instaurera l’onto-théologie comme civilisation de la culpabilité (l’incurabilité
devenant alors le péché, et le salut devenant l’horizon eschatologique de la vie
éternelle).
• Heidegger ne parvient pas à faire droit à ce qui s’affirme ainsi chez
Nietzsche parce que lui-même ne parvient pas à se libérer de ce qui, provenant
de son engagement initial dans le catholicisme, demeure fondamentalement
ancré dans cette civilisation de la culpabilité, et en particulier quant à son
entente du Gewissen 152, c’est-à-dire aussi de ce que Toynbee appelle la
« conscience morale ».
• La « pensée française » ne parviendra pas à clarifier ces questions parce
que ne posant pas le problème de l’exosomatisation comme tel, bien que, ne
cessant de le désigner (comme supplément, archive, machine désirante,
inconscient machinique, performativité selon Lyotard en 1979, etc.), elle
contribuera, chez ses lecteurs épigonaux en particulier (et, à travers eux, en
constituant des dispositifs de légitimation de l’état de fait conduisant à la post
truth era – par exemple de la « gouvernementalité algorithmique 153 »), à
accroître la confusion et à aggraver de ce fait le déni en fournissant les
instruments de rationalisation de ce déni – ladite rationalisation étant
l’expression subtile et symétrique (après celle décrite par Adorno et
Horkheimer) du ressentiment explosif et implosif : tout cela appartient à ce
que nous décrivons ainsi comme l’immense régression après la grande
transformation.
1. Jacques Derrida, De l’esprit. Heidegger et la question, Galilée. Ce livre sera commenté dans le
second tome du présent ouvrage.
2. Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, PUF, p. 133.
3. Martin Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ?, p. 26.
4. Sur ce désistement, cf. infra, p. 31, § 52, p. 221.
5. « Mnémosyne, la fille de Ciel et de Terre, devient, comme fiancée de Zeus, en neuf nuits la
Mère des Muses. Jeu et Musique, Danse et poésie appartiennent au sein de Mnémosyne, à la Mémoire.
Il est manifeste que ce mot désigne autre chose que la seule faculté, déterminable par la psychologie, de
retenir le passé dans la représentation. Mémoire pense à ce qui a été pensé. » Martin Heidegger,
Qu’appelle-t-on penser ?, PUF, « Quadrige », p. 32. Dans la suite du texte, « ce qui a été pensé » va se
présenter dans l’éternel retour comme ce qui fut, es war, et, en cela, comme ce qui pourrait ne pas passer.
Heidegger reprend ici une question qu’il posait en 1938 dans son séminaire sur Anaximandre, comme
on le verra dans le second tome de cet ouvrage.
6. Qu’appelle-t-on penser ?, op. cit., p. 24.
7. Ibid., p. 23.
8. Ibid., p. 24.
9. Ibid., p. 160-161.
10. Cf. infra, p. 52 et § 11.
11. Cf. Le Gai Savoir, § 328, le commentaire de cet aphorisme par Deleuze dans Différence et
répétition, p. 120, et mon commentaire de ce commentaire dans États de choc. Bêtise et savoir au
e
XXI siècle, pp. 36 et 56.
Panser l’effroyable
Ces questions, qui s’imposent dans et comme l’époque dominée par des
exorganismes hypercomplexes d’ampleur biosphétique et exorbités à l’échelle
exosphérique, constituant des fonctions exorganiques planétaires, et exploitant des
monopoles supra-naturels – que nous appellerons des monopoles
technosphériques – à travers les effets de réseau et les technologies algorithmiques
de scalabilité, ces questions imposent aussi de reconsidérer aussi bien la
monadologie leibnizienne que la nomadologie deleuzo-guattarienne, et en y
inscrivant le point de vue « post-derridien » de la différance exosomatique.
le présent essai [Être et temps] tente d’interpréter le chapitre du « Schématisme », et, à partir de là, la
doctrine kantienne du temps. En même temps, il montre pourquoi il devait demeurer interdit à Kant
de percer la problématique de la temporalité. Deux choses ont fait obstacle à cet aperçu : d’abord
l’omission de la question de l’être en général et, corrélativement, le manque d’une ontologie
thématique du Dasein, ou, en termes kantiens, d’une analytique ontologique préalable de la
subjectivité du sujet. À la place de celle-ci, Kant se borne à reprendre dogmatiquement, quitte à lui
imprimer des développements essentiels, la position de Descartes.
la vie quotidienne, les économies, les cadres juridiques, les rapports de force
politiques et militaires et les dispositifs rétentionnels jusqu’alors fondés sur les
monopoles d’accès politiques ou économiques aux rétentions tertiaires
hypomnésiques 20, tout cela se combinant aux drones, à la nouvelle robotique
humanoïde et à l’automatique algorithmique formant un nouveau milieu
exosomatique d’objets connectés, cette disruption intensifiant la régression en
généralisant la prolétarisation dans laquelle le monde entier semble être
irrésistiblement happé. La destruction des Twin Towers qui résultait de la
première guerre du Golfe persique conduisait dès lors à l’élection du président
de cette immense régression : Donald Trump, 45e président des États-Unis
d’Amérique, Père Ubu de la (dé)globalisation incarnant la domination
infernale du ressentiment.
Poser que les conflits contre l’Irak auront été les déclencheurs de cette
régression ne doit pas nous dissimuler que celle-ci trouve ses éléments de
causalité bien plus profondément – et un déclencheur n’est évidemment jamais
une cause suffisante : ces détonateurs auront fait sauter un milieu chargé des
potentiels explosifs que l’Occident européen puis américain aura lui-même
engendrés en son sein, implosant ainsi en une nouvelle sorte de barbarie,
qu’anticipèrent en leur temps Adorno, Horkheimer et Guattari, et que
revendiquèrent au début du XXIe siècle et dans le milieu réticulaire du web 2.0
de « nouveaux barbares 21 » inversant pharmacologiquement les vertus curatives
du world wide web bientôt court-circuité par les « plateformes », cependant que
Daech publiait Administration de la sauvagerie 22.
Jusqu’alors, et à des échelles sans cesse plus amples et plus rapides, de tels
chocs pharmacologiques nourrissaient les ressourcements constants qui
forment les tissus sociaux – lesquels, comme la peau, tant qu’elle n’est pas trop
vieille, suturent leurs lésions, et, dans le cas des corps collectifs exosomatiques,
toujours en produisant un nouveau point de vue, formant ainsi une nouvelle
forme de l’expérience. Mais dans cette incessance de l’innovation qu’est la
disruption constituant une sorte de stratégie du choc permanent, plus aucune
délibération quant à la socialisation de cette innovation n’est possible, c’est-à-
dire : quant à la production de tissus conjonctifs et de solidarités
fonctionnelles.
L’innovation disruptive permanente instaure l’état de fait de la
dénoétisation fonctionnelle, parfaitement homogène avec le programme
idéologique néolibéral devenu libertarien. Une telle fonctionnalité ne peut
cependant qu’engendrer un immense dysfonctionnement. Combattre cet état
de fait – si c’est encore possible – nécessite de considérer la métamorphose
disruptive des exorganismes complexes inférieurs et supérieurs depuis une mise
en perspective des rythmes préhistoriques, proto-historiques et historiques de
l’invention technique, c’est-à-dire de l’exosomatisation, et tels que Toynbee les
considère dans L’Aventure humaine 32.
Il faut appréhender le mal-être avec Toynbee 33 considérant les données
morales comme des fonctions de la biosphère devenant avec l’exosomatisation
technosphère, ce qui pose en des termes tout à fait nouveaux la question du
Gewissen, de la « conscience morale », qui est dans Être et temps la voix d’un
« appel de l’être » qui résonne encore dans Qu’appelle-t-on penser ? Le mal-être,
tel qu’il est au début du XXIe siècle porté à son comble – comme comble de la
régression –, procède d’une défonctionnalisation des règles morales de
solidarité, remplacées par le calcul, et il devient alors chez ceux qui tentent
encore de panser une angoisse insigne face à la corruption de la biosphère en
totalité en quoi il consiste en se manifestant comme déni 34. C’est de ce point
de vue qu’une nouvelle généalogie de la morale est requise.
La biosphère commence à devenir la technosphère dès l’apparition de
l’homme – avec l’exosomatisation. Cela implique pour Toynbee la conscience
morale parce que l’être exosomatique, au niveau de l’exorganisme simple
comme au niveau de l’exorganisme complexe, est obligé de faire des choix : de
sélectionner parmi des possibles. Il faut évidemment lire ces propositions de
Toynbee avec les analyses des Deux Sources de la morale et de la religion de
Bergson, et du point de vue de la sélection tel qu’il constitue chez Nietzsche le
« concept de Dionysos » 35 : la conscience morale comme organe de sélection
s’impose parce que l’exosomatisation est la sortie de la sélection naturelle.
À la fin de l’Anthropocène cependant, la conscience morale est une
conscience démoralisée, ce que nous appelons le mal-être, et c’est pourquoi
Toynbee peut écrire – en 1971 – que
maintenant que l’homme a acquis le pouvoir de ruiner la biosphère, nous ne pouvons pas être sûrs qu’il
36
ne commettra pas ce crime suicidaire .
L’angoisse insigne de ceux qui tentent encore de panser est d’autant plus
virulente, insurmontable et déniée 37 qu’elle se combine avec les annonces
toujours plus sombres du GIEC et de divers organismes et collectifs, dont le
groupe des signataires du « Warning to the Humanity. A second notice 38 »,
cependant qu’aux éructations, gesticulations et destructions qui en résultent
partout, dans le monde entier, répond ce qui n’est ni un simple fascisme, ni
seulement de nouvelles formes d’autoritarismes, mais une mutation globale dans
l’organisation des exorganismes complexes où la prétendue « démocratie »
industrielle apparaît être une vaste supercherie 39 qu’exploitent et ruinent très
efficacement Administration de la sauvagerie (Daech) aussi bien que les
« nouveaux barbares » (les disrupteurs revendiqués et patentés) – de façon
parfaitement suicidaire.
Dans la disruption tentait de montrer pourquoi cette angoisse consiste
d’abord en un déni structurel qui la refoule elle-même, et qui ne peut que
rendre fou du fait même de sa répression 40, agençant toujours plus
dangereusement folie ordinaire et folie extra-ordinaire – et c’est ce qui se
traduit géopolitiquement à travers Donald Trump dénonçant l’accord avec
l’Iran sur le nucléaire (c’est-à-dire sur un dispositif exosomatique
particulièrement menaçant) tout en déménageant l’ambassade des États-Unis
en Israël à Jérusalem. La « folie ordinaire du pouvoir » passe ainsi au plan
d’une folie extra-ordinairement destructrice combinée à une incommensurable
bêtise.
Telle est la concrétisation dans l’Anthropocène de ce que Toynbee décrivait
comme une tendance structurellement suicidaire des civilisations – qui, dans le
cas présent, n’est compréhensible et pansable qu’à la condition d’y analyser le
rôle des rétentions tertiaires dans l’appareil psychique et noétique en général,
et dans le contexte de la data economy en particulier. Ce devenir fou ne doit
évidemment pas être confondu avec le devenir stupide sur fond de méchanceté
– celle-ci régnant toujours aux côtés de la bêtise 41 – à quoi conduit
fonctionnellement la dénoétisation que Mats Alvesson et André Spicer appellent
la functional stupidity 42, ni avec le ressentiment qui se cherche des boucs
émissaires sous les effets négatifs d’une pharmacologie dénuée de toute
thérapeutique, c’est-à-dire de tout savoir.
Ces divers symptômes (mauvaise humeur, folie ordinaire, folie
extraordinaire, bêtise, méchanceté, et, en fin de compte, dénoétisation
résultant du nihilisme accompli comme prolétarisation totale et inscience
absolue) sont ceux de la maladie engendrée dans la biosphère devenant
technosphère exorbitée et exorbitante. Observés sous d’autres angles, ces
symptômes, qui constituent les objets de l’écologie scientifique, de l’écologie
politique et de l’écosophie de Guattari, sont les effets d’une pharmacologie
encore dénuée de thérapeutique.
Le dénuement thérapeutique en raison duquel s’accumulent bombes à
retardement et autres charges explosives résulte de l’incapacité de penser et
panser le niveau exceptionnel d’intégration exosomatique et donc
pharmacologique qu’auront instauré les fonctions récursives réticulées
« contrôlant » à l’échelle biosphérique environ la moitié des Terriens à travers
leurs smartphones et autres objets connectés – dont les « smart cities » seront à
n’en pas douter les nouvelles plateformes et interfaces exorganiques et locales 43.
Il s’agit ici de discerner les enjeux premiers et derniers d’une situation qui
apparaît toujours plus désespérée, et d’y cultiver la faculté de rêver le plus
improbable tel qu’il est aussi le plus rationnel, c’est-à-dire le plus réalisable – où le
réel n’est pas ce qui est donné, mais ce qui doit être réalisé. Le réel ainsi conçu,
la conception étant ici le point de départ de la réalisation, est ce qui ne peut se
réaliser en effet rationnellement qu’à la condition de contribuer à une
ouverture du réel et à travers ce qui est ainsi réalisé à un avenir toujours encore à
venir : à sa différance néguanthropique.
Le réel, qui est un processus, connaît trois plans dans cette processualité : le
plan thermodynamique (histoire et devenir de l’univers), le plan
biodynamique (évolution endosomatique du vivant) et le plan noodynamique
(évolution exosomatique des exorganismes simples et complexes). L’intégration
de ces trois plans implique les trois conséquences suivantes :
• Le réel ouvert à l’infini, c’est-à-dire à l’improbable, est le réel qui diffère
infiniment la fin, ce différer devant être entendu comme différance – à la fois
comme report et différenciation, temporisation comme diffèrement, et
spatialisation comme diversification : l’ouvert est la consistance différante de la
rationalité néguanthropologique comme « vivre », art de « bien vivre » et art
de « mieux vivre », selon la proposition de Whitehead.
• Le réel réalisé est tout sauf rationnel : au-delà de la conception hégélienne,
dont on verra dans le chapitre suivant qu’elle anticipe à l’envers le non-savoir-
absolu qu’est le désert du nihilisme accompli, on pose avec Whitehead que la
processualité a besoin de la fonction de la raison pour prendre soin d’un réel
maladif – où la maladie doit être quasi causalement trans-formée en une
expérience telle que s’y configure une nouvelle époque de la santé. (L’idéalisme
allemand s’avère être une impasse 44 dès lors qu’il se présente comme la
rationalisation a priori et à ce prix transcendantale de l’Anthropocène,
l’horizon de celui-ci – qui se révèle constituer une technophère absorbant la
biosphère. Le prix de cette rationalisation, c’est l’entropie comme extrême
limite [eskhaton] sur laquelle vient s’écraser le monde newtonien à partir de la
révolution thermodynamique, qui, avant d’être une théorie physique, est la
machine à vapeur elle-même, et la révolution industrielle qui en résulte
comme standardisation et automatisation).
• Il en va ainsi parce que le réel « humain », qui est trop humain, c’est-à-
dire trop anthropique, pharmacologiquement malade, est en attente de ce qui,
dans le Gestell-Anthropocène technosphérique, « ne se peut que surmonter »
néguanthropiquement : le réel exosomatiquement réalisé est porteur à la fois de
l’anthropie physique et biologique que décrivent les rapports et appels cités
supra, et du potentiel néguanthropique que seule la capacité de rêver peut
réaliser, mais comme une fiction (au sens de Nietzsche) et une facticité (au sens
d’Être et temps), c’est-à-dire aussi bien comme ce qui peut toujours et le plus
probablement tourner et retourner au cauchemar.
46
le pouvoir et la tentation de se rendre malade ,
54
Ne soyez pas négligents .
Nous sommes dans des eaux très anciennes, au milieu d’une histoire qui, en quelque sorte, n’aurait pas
d’âge, que nous retrouverions aussi bien deux ou trois siècles ou dix siècles plus tôt, et que parfois, un
moment, il nous est donné d’apercevoir encore aujourd’hui de nos propres yeux. Cette vie matérielle,
c’est ce que l’humanité au cours de son histoire antérieure a incorporé profondément à sa propre vie,
comme dans les entrailles mêmes des hommes, pour qui telles expériences ou intoxications de jadis
58
sont devenues nécessité du quotidien, banalités .
Les infusoires sont conduits à une mort naturelle par leur propre processus vital. […] L’infusoire, laissé
à lui-même, meurt d’une mort naturelle du fait d’une élimination imparfaite des produits de son
propre métabolisme. Il se peut qu’au fond tous les animaux supérieurs meurent aussi d’une même
75
incapacité à éliminer .
Ce que Freud envisage ici, c’est ce que Toynbee posera comme question à
l’Histoire après que Valéry et Husserl eurent questionné la possibilité de
l’inversion du signe de la science – devenue avec la Première Guerre mondiale
puissance de destruction fonctionnelle (militaire), ce qui frappera tout autant
Lotka au sortir de la Seconde Guerre mondiale, et c’est alors qu’il spécifiera la
caractéristique auto-destructrice des organes exosomatiques, et perçue à présent
comme menace fondamentale sur la solidarité dans les exorganismes
complexes inférieurs et supérieurs, et comme puissance d’oppression plutôt que
d’émancipation. Ce n’est que depuis un tel contexte que peut s’imposer l’ère post-
véridique.
Comme Freud le dit de l’Infusoire, mais lorsque cela concerne l’anthropos,
« laissé à lui-même » semble vouloir dire lorsque cela concerne l’anthropos
« abandonné de Dieu », c’est-à-dire : en déshérence. Faudrait-il donc
réintroduire une transcendance hors de l’immanence ? Les reliefs noétiques ne
sont-ils pas autosuffisants ? Cette question est celle de la bifurcation, telle
qu’elle ne peut venir que de ce qui excède le « Même ». Là est le point à la fois
d’articulation et de rupture absolue avec Heidegger. Et là, il faut reconsidérer
l’histoire des sciences aussi bien que celle des religions.
Dans la technosphère livrée à la spéculation libertarienne par laquelle
l’ultralibéralisme s’est doté des organes exosomatiques dont il rêvait, le
pharmakon ne peut plus qu’y devenir manifestement et irréductiblement
toxique (et addictif ), c’est-à-dire imbattable, les boucs émissaires y devenant les
ennemis à abattre, et permettant que la barbarie – qui ne paraissait en 1989
nullement exclue aux yeux de Guattari, et dont le capitalisme cognitif aura été
la concrétisation comme prolétarisation totale, c’est-à-dire comme
dénoétisation imposant le non-savoir absolu – conduise au carnage généralisé,
exosphériquement imposé, mais implosant de façon incontrôlable 76.
C’est pourquoi la désignation de boucs émissaires est à présent ce qui
s’impose dans toute l’Europe, et c’est ce dont le délai en apparence accordé à la
France avec l’élection de Macron ne fait que reporter à plus tard – en
intensifiant et exaspérant plus encore les déchaînements dits « populistes » –
leur traduction politique accomplie à travers le retour à un régime non pas
« fasciste », mais basé sur la dénoétisation, et installant ainsi les conditions de
mise en œuvre du plan de sauvetage transhumaniste qui s’apprête à récupérer
les décombres de cette série de catastrophes avant d’être lui-même happé par la
spirale chaotique… à moins que ne survienne ce que l’on nommait autrefois le
miracle, et qu’il faut à présent considérer comme une bifurcation positive, c’est-
à-dire prometteuse de différance noétique renouvelée et par essence absolument
improbable.
L’implosion barbare n’est nullement exclue… dans un monde qui vieillit, qui durcit, qui se rigidifie…
1
qui devient un monde du mal.
– faire, poïein, signifiant d’abord et avant tout exo-somatiser 20, toute exo-
somatisation appelant un faire-signes, et il faut entendre ainsi (et tout
autrement que Heidegger) l’appel tel que l’invoque Qu’appelle-t-on penser ? 21
L’avenir ne peut s’anticiper que dans la forme du danger absolu. Il est ce qui rompt absolument avec la
64
normalité constituée et ne peut donc s’annoncer, se présenter, que sous l’espèce de la monstruosité .
Qu’en est-il vraiment d’une telle apparence ? Est-ce une illusion négative ?
Une telle hypothèse (« c’est une illusion ») ouvrirait-elle la possibilité du salut –
salve –, c’est-à-dire d’une civilité à venir ?
Ce déplacement constant des limites est toujours plus rapide. Plus les
organes se perfectionnent, plus ils provoquent d’effets secondaires – qui
constituent le prix du caractère pharmacologique de l’exosomatisation, et qui
requièrent sans cesse de nouveaux perfectionnements –, plus l’organogenèse
exosomatique prend de vitesse les organisations sociales, et, pour finir, les
désintègre. C’est à partir de ce constat de l’accélération, qui constitue l’horizon
des Trois Écologies, et dont Virilio aura le premier estimé le prix exorbitant,
mais qui constitue aussi, avant cela, des effets destructifs à l’extrême des deux
guerres mondiales qui auront configuré le XXe siècle, que Lotka avance en
1945 sa théorie de l’exosomatisation.
Cette désintégration 80 est ce qui atteint au début du XXI
e
siècle un point
limite avec la rétention tertiaire numérique et les vitesses de calcul et de
transmission qu’elle rend possibles, et c’est ce qui a été appelé la disruption 81.
C’est ce que l’on tente de penser ici comme possibilité d’un nouveau type de
double redoublement épokhal dans l’absence d’époque, qui constitue en cela,
comme épreuve de la post-vérité, l’eschatologie de l’« histoire de l’Être » –
constituant une nouvelle ère de la noèse 82, c’est-à-dire un nouvel agencement
entre ses fonctions, et comme reconstitution organologique d’un avenir du
savoir 83.
Prendre en charge de telles questions aujourd’hui, c’est montrer que les
concepts d’entropie et d’anti-entropie, tels qu’ils ont été mobilisés par la
théorie de l’information et par la cybernétique, ne permettent ni de penser ni
de panser la situation exosomatique et pharmacologique telle qu’à l’époque du
capitalisme computationnel elle devient non seulement toxique, mais
irréversiblement destructrice – cette eschatologie constituant ainsi l’impératif
d’une bifurcation décisive d’autant plus anxiogène que son accomplissement
est improbable au sens strict, improbable à l’extrême, et littéralement in-
vraisemblable : elle requiert de sauter par-delà le bon sens, celui-ci s’avérant
procéder de la bêtise comme étant « la chose du monde la mieux partagée »
dans l’absence d’époque qu’est la post-vérité 84.
L’extrême mauvaise humeur est le symptôme microcosmique, mésocosmique
et macrocosmique de cette situation, laquelle, si elle n’est pas sue – constituant
au contraire l’insu commun qui caratérise l’absence d’époque –, porte ainsi à
son extrême limite la question de l’improbabilité en tant qu’elle constitue
toute bifurcation issue de la différance, qu’elle soit vitale ou noétique. Cette
extrémité est impansable en fait, mais non en droit (c’est la matière du second
tome). Le droit est même ce qui affirme, au-delà du droit, et comme sa
promesse même, la justice qui n’adviendra jamais, qui ne sera donc jamais
guérie de l’injustice (incurable en cela, sinon impansable), mais qu’il s’agit
pourtant de panser : qu’il s’agit justement de panser envers et contre tout.
Panser l’absence d’époque, c’est-à-dire panser l’entropologie de
l’Entropocène 85 – tel qu’il doit désormais traverser l’épreuve de la post-vérité,
et face au danger qu’incarne Donald Trump des pieds à la tête en passant par
Twitter, cela n’est possible qu’à condition de revenir
1. sur les silences de Heidegger et de Derrida quant au second principe de
la théorie thermodynamique 86,
2. sur les limites ou les errances des usages de cette théorie dans la théorie
de l’information et dans la théorie cybernétique.
1. Kuniichi Uno et Félix Guattari, « Chaosmose, vers une nouvelle sensibilité », https://
www.erudit.org/fr/revues/inter/1999-n72-inter1104331/46246ac.pdf.
2. Sur le sens de cette expression, cf. Pour en finir avec la Mécroissance, § 12.
3. L’intégration fonctionnelle caractérise chez Simondon la concrétisation (au sens spécifique que
Simondon donne à ce terme) des machines aussi bien que des milieux géographiques associés (idem),
les milieux géographiques humains étant désormais ce qui associe fonctionnellement des masses
devenues les très grands nombres formant des « foules intelligentes » aux plateformes qui en extraient
de la valeur de façon destructive. Que cette intégration qui se produit dans des exorganismes complexes
inférieurs et supérieurs produise des hiérarchies issues de telles fonctionnalités, en l’occurrence la télé-
réalité et les réseaux sociaux, c’est en quelque sorte nécessaire – tant que n’aura pas été modifiée la règle
de production de valeur et de fonctionnement de ces industries réticulaires analogiques et numériques.
4. Cette tentative pour relire Was heisst denken ? au XXIe siècle fut initialement enclenchée tout
d’abord par une sollicitation d’Alley Eldeby, alors doctorant à Yale University, et par l’invitation que
me fit Elisabeth Weber à donner une conférence à l’université de Californie à Santa Barbara au mois
d’octobre 2016. Qu’ils en soient ici vivement remerciés, ainsi que Daniel Ross, qui me fut toujours
d’un grand soutien sur ce chemin parsemé de doutes.
5. Cf. sur ce point pp. 726 et suivantes de La Technique et le Temps 3. Le temps du cinéma et la
question du mal-être.
6. Cette thèse a été développée dans Dans la disruption. Comment ne pas devenir fou ?, pp. 152,
218, 238, 287, 321, 368.
7. Cf. Dans la disruption, § 132.
8. Cf. « Mimesis, Violence, and Facebook : Peter Thiel’s French Connection »,
https://thesocietypages.org/cyborgology/2016/08/13/mimesis-violence-and-facebook-peter-thiels-
french-connection-full-essay/, et « Peter Thiel explains how an esoteric philosophy book shaped his
worldview », http://www.businessinsider.fr/us/peter-thiel-on-rene-girards-influence-2014-11/. (La
French Connection était autrefois le nom d’un réseau international de trafiquants d’héroïne – un
pharmakon des plus violents, dont William Burroughs fera le modèle du capitalisme consumériste –
basé à Marseille, et que dirigeait Antoine Guérini.) Il est important de noter ici que René Girard fut
l’un des penseurs du bouc émissaire. Mais il ne lia pas le pharmakos au pharmakon – même s’il
convoqua l’usage que Derrida fait de ce mot pour étayer son discours sur le pharmakos.
9. Sinon comme la plus grande œuvre d’art, comme l’affirma Karlheinz Stockhausen sur un
registre qui rappelle celui de Filippo Tommaso Marinetti et ce qu’en disait Walter Benjamin.
10. Sur les écrans, et après les travaux de Paul Virilio, cf. Mauro Carbone, Vivre parmi les écrans.
11. Carl Schmitt, Le nomos de la Terre, Gallimard.
12. Kant, Idée d’une histoire universelle du point de vue cosmopolitique. Répondre à Schmitt et à son
rejet de la thèse kantienne tel qu’il se traduit aussi par la constitution du Reich nazi suppose de
reprendre la critique de (génitif subjectif et objectif ) Kant du point de vue exosomatique, c’est-à-dire
aussi en y introduisant le concept d’entropie. C’est ce à quoi on s’essaie ici même.
13. On poursuit ici l’analyse du § 23 supra quant au réel qu’il faut réaliser, la production –
Produktion, Herausfordern – devant donc être ici entendue au sens cinémato-graphique.
14. Cf. Dans la disruption, pp. 139 et 323 et Au-delà de l’Entropocène, tome 2 du présent ouvrage,
à paraître.
15. Qui reprend et développe la postface de la réédition de La Technique et le Temps 1, 2 et 3,
Fayard, p. 843
16. Cf. note 6, p. 132 supra.
17. Heidegger, L’essence de la vérité, Gallimard.
18. Heidegger, Platon : Le Sophiste, Gallimard.
19. Heidegger, « Platon et sa doctrine de la vérité », Questions II, Gallimard.
20. Dont on verra dans La Technique et le Temps 6. La guerre des esprits que ce verbe décrit le
circuit de l’ab-réaction tel que le décrit Freud dans Au-delà du principe de plaisir et tel qu’il n’est pas
réductible à la boucle sensori-motrice endosomatique récepteur/effecteur décrite par von Uexküll dans
Mondes animaux et monde humain.
21. Cf. Qu’appelle-t-on penser ?, p. 141.
22. Qui serait aussi peut-être en cela même ce qui dépasse toute question : comme on dit en
français qu’il est des faits qui dépassent l’entendement, l’inquestionné du mal-être dépasserait les
possibilités de la raison, mais il s’agirait ici de la raison telle que l’aurait configurée non seulement une
époque, mais une ère de la raison : celle de l’ontologie.
23. Dans presque tous les ouvrages : cette question est constamment reprise et précisée depuis La
faute d’Épiméthée. On en trouvera un exposé introductif dans Philosopher par accident.
24. Les rétentions et les protentions établissent les situations et les projections qui auront pu se
présenter au cours de l’« histoire de la vérité » comme ce qui constituait l’être en relation primordiale au
bien (agathon) et au mal (kakon), c’est-à-dire aussi à la justice (dikè). Sur dikè, tekhnè, rétentions et
protentions, cf. tome 2 de cet ouvrage, dernier chapitre.
25. Cf. Pierre Aubenque, Le problème de l’être chez Aristote, PUF.
26. Yuk Hui, On the Existence of Digital Objects, Minnesota Press.
27. Cf. La Technique et le Temps 3, p. 759, et Prendre soin. De la jeunesse et des générations, §§ 18
et 50.
28. Sur les formes attentionnelles, cf. États de choc, 2 e partie, et Prendre soin, chapitres 5 et 6.
29. Cf. Le Nouveau Conflit des facultés et des fonctions, post-face à la réédition de La Technique et le
Temps 1, 2, et 3, Fayard.
30. Au sens que Heidegger donne à cet oubli dans Être et temps, mais aussi au-delà de ce sens.
31. On reviendra dans le second tome du présent ouvrage sur « La parole d’Anaximandre » (dans
Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part) quant au juste, à l’injuste, au droit et à l’artifice
technique.
32. Alfred Lotka, “The law of evolution as a maximal principle”, Human Biology vol. 17, no 3,
1945
33. Cf. Yuk Hui, The Question concerning technology in China. An essay in cosmotechnics,
Urbanomic.
34. Cf. Leroi-Gourhan, Milieu et techniques, Albin Michel, et La Technique et le Temps 1. La faute
d’Épiméthée, p. 67.
35. Cf. Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, et La Technique et le Temps 1.
La faute d’Épiméthée, op. cit.
36. Cf. La Technique et le Temps 1, p. 71.
37. Cf. Arnold Toynbee, La Grande aventure de l’humanité, par exemple pp. 40-42 et 57.
38. Cf. Husserl, L’Origine de la géométrie, p. 187, et l’Introduction de Jacques Derrida, p. 35.
39. Cf. infra, chapitre 5.
40. Pour une présentation récapitulative de ce concept qui soutient tout le travail mené depuis La
faute d’Épiméthée jusqu’au présent ouvrage, cf. Dans la disruption, §§ 8, 22, 42 et 67 en particulier.
41. C’est à une conversation avec Richard Beardsworth en 1993 qu’est due l’attention ici portée à
la mnémotechnique nietzschéenne dans la « Deuxième dissertation » de la Généalogie de la morale.
42. Quoiqu’il le voie pour la première fois et donc infiniment mieux que ses prédécesseurs, Marx
compris. Sur cette question, cf. infra, chapitre 5, et La Société automatique 2. L’avenir du savoir. Que
Nietzsche cependant n’ait pu clarifier ces questions liées au pharmakon et au pharmakos a rendu
possible son appropriation par les nazis, cependant que lui-même exécrait l’antisémitisme.
43. Qui fait suite à celui décrit par Toynbee comme machinisme, p. 24 de op. cit.
44. Cf. supra, p. 121.
45. Constituant le « patrimoine mondial de l’humanité », heritage en anglais, où entrent
cependant aussi les paysages exceptionnels, les ressources naturelles en tant qu’elles recèlent des
exceptions, et il est frappant de voir ici se conjuguer l’universel et l’exceptionnel sans qu’aient été
menés à ma connaissance les travaux conceptuels et théoriques que requiert une telle conjonction de
l’universel et du singulier.
46. Cf. Yuk Hui, On the existence of digital objects, op. cit.
47. Ce devenir, qui fut anticipé par Norbert Wiener dès 1948, est examiné de plus près dans La
Technique et le Temps 4 et dans La Société automatique 2.
48. Les relations allagmatiques sont des relations transductives opératoires, qui mettent en jeu des
opérations en établissant des relations d’échelles entre des ordres de grandeur différents. De nos jours,
ces relations et ces ordres de grandeur sont trans-formés par les technologies allagmatiques de
scalabilité par lesquelles apparaissent les exorganismes planétaires.
49. Cf. Maël Montévil et Bernard Stiegler, « Entretien sur l’entropie, le vivant et la technique », à
paraître dans Links, CNRS éditions, La Technique et le Temps 4. L’épreuve de la vérité dans l’ère post-
véridique et La Société automatique 2. L’avenir du savoir.
50. Cf . Sacha Loève, Le concept de technologie à l’échelle des molécules-machines, thèse de l’université
Paris-Ouest, et La Technique et le Temps 4. L’épreuve de la vérité dans l’ère post-véridique.
51. Les timiôtata forment l’horizon de ce que dans Mécréance et Discrédit on appelle les
consistances.
52. Ce point a été analysé plus précisément dans États de choc. Bêtise et savoir au XXIe siècle.
53. Ce point sera développé dans La Société automatique 2.
54. La rétention tertiaire mécanique advient avec l’automate de Vaucanson devenu métier Jacquart
puis processus généralisé de grammatisation des gestes de fabrication avec le développement du
machinisme industriel.
55. Cf. infra, § 47, p. 23.
56. Cf. La Société automatique 1. L’avenir du travail, Fayard.
57. On trouve ce terme qui est également pratiqué par Tom Cohen et Paolo Vignola dans un
article du journal The Guardian, Graham Readfearn, “We are approaching the Trumpocene, a new
epoch where climate change is just a big scary conspiracy”,
https://www.theguardian.com/environment/planet-oz/2016/oct/21/we-are-approaching-the-
trumpocene-a-new-epoch-where-climate-change-is-just-a-big-scary-conspiracy.
58. Sur la question cosmologique de la morale et de la moralité, Toynbee, La grande aventure de
l'humanité, pp. 20-23, Dans la disruption, Troisième partie, « La démoralisation », chapitre 13, et Yuk
Hui, The question concerning technology in China. An essay in cosmotechnics.
59. Cf. infra, §§ 19 et 35.
60. Pas même comme issues extraplanétaires. Sur ces sujets, cf. Peter Szendy, Kant chez les
extraterrestres. Cette question est approfondie dans un séminaire de pharmakon.fr consacré à la
cosmologie spéculative du XXIe siècle et dans La Société automatique 2.
61. Jacques Derrida, De l’esprit. Heidegger et la question, Galilée, et un commentaire dans le second
tome du présent ouvrage.
62. Provocation est le mot par lequel les traducteurs français de Heidegger rendent Herausfordern
dans « La question de la technique », et nous y reviendrons.
63. Cf. note précédente.
64. Jacques Derrida, De la grammatologie, Minuit, p. 14. J’ai commenté ce passage dans États de
choc.
65. J’emploie ici le mot symptomatologie au sens de Paolo Vignola, L’attenzione altrove –
Sintomatologie di quel che ci accade, éd. Orthotès.
66. Cf. « Comment ne pas parler », dans Psyché. Inventions de l’autre, dialogue avec Jean-Luc
Marion autour des Noms divins de Denys l’Aréopagyte. J’ai moi-même tardivement relu ce texte grâce à
Paul Willemarck, et autour de la question du Geviert et de sa traduction derridienne par cadran.
67. Cf. Sein und Zeit, § 2.
68. Ce risque est l’enjeu d’États de choc. Bêtise et savoir au XXIe siècle, Fayard, où l’on tente de
montrer que ce risque affecte toute la dite « French theory », en particulier lorsqu’elle tend à se
patrimonialiser pour devenir du « culturel », c’est-à-dire l’âge dit « postmoderne » du folklore
académique franco-intellectuel en même temps que l’organe de justification et de refoulement de
l’impansé.
69. Sur ce point, cf. Ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue. De la pharmacologie,
Flammarion, §§ 72-73.
70. Cf. Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion.
71. Accepter une telle différance infinie, lui dire oui (amen), c’est ce que seules les exorganisations
religieuses auront réussi jusqu’alors à entretenir et à cultiver précisément comme cultes, c’est-à-dire
comme instrumentations, via les instruments archiscopiques de ces cultes, de relations d’échelles
incommensurables et cependant intériorisées. C’est l’enjeu quant au droit de ce que Carl Schmitt convoque
de kat-echon en se référant à l’Épître aux Thessaloniciens de Paul de Tarse, et donc à l’Antéchrist.
72. Ce qui est nommé ici anti-entropie est ce que Schrödinger appelait l’entropie négative, ou
néguentropie, et que Norbert Wiener a ainsi nommé quatre ans après les conférences de Schrödinger à
Dublin. Mais l’expression anti-entropie prend un autre sens avec Bailly, Longo et Montévil, ce qui est
analysé dans La Technique et le Temps 4.
73. « Laissons arbitrairement de côté tous les problèmes posés par l’emprunt de ce “modèle”
énergétique, si emprunt il y a et si l’on suppose la clarté sur ce qu’“emprunt” veut dire ici. » La Carte
postale, p. 299. En vérité, c’est à Schrödinger qu’il faudrait consacrer ces analyses. Il en est question
ailleurs, via François Jacob, mais là encore indirectement, et Derrida y manque la question de la
différance organogénétique, comme nous le montrerons à partir de l’ouvrage de Francesco Vitale,
Biodeconstruction. Jacques Derrida and the Life Sciences, SUNY Press.
74. Cf. §§ 29 et 34.
75. Paru tout d’abord en anglais dans Qui parle ? et partiellement republié en français par les
éditions Fayard en postface de la réédition des trois premiers tomes de La Technique et le Temps, ce
« Nouveau conflit des facultés et des fonctions » est réécrit dans La Technique et le Temps 4, dont il est
le chapitre central.
76. Lotka, article cité. Sur les enjeux de ce texte quant à l’intelligence artificielle, cf. la conférence
de David Bates aux Entretiens du nouveau monde industriel 2016, https://www.youtube.com/watch?
v=HRVk1dtC98k.
77. Nicholas Georgescu-Rœgen, The Entropy Law and the Economic Process, p. 307.
78. Il ne peut pas y avoir d’entropie négative : l’entropie croît irréversiblement, tandis qu’une
entropie négative serait une réversibilité que Carnot, Clausius et Boltzmann ont à jamais récusée. C’est
pourquoi Bailly et Longo (comme Wiener) parlent d’anti-entropie, mais ils le font aussi pour
distinguer l’anti-entropie de ce qui est souvent appelé néguentropie pour décrire un état ordonné.
L’anti-entropie est ce qui diffère localement la croissance irréversible de l’entropie, et c’est en cela, au
sens strict, à la lettre (a), une différance.
79. L’organogenèse endosomatique est ce qui constitue la condition de l’assimilation entre
organismes, telle que Schrödinger la décrit comme une transmission de potentiels anti-entropiques par
exemple à travers la fonction de digestion.
80. Sur ce terme qu’il faut entendre à la lettre et comme prix de ce que Simondon décrivait
comme une intégration fonctionnelle des machines dans des milieux associés technogéographiques, et sur
son sens dans la gouvernementalité algorithmique, cf. La Société automatique 1.
81. Cf. en particulier les §§ 8, 9 et 10 de Dans la disruption. Comment ne pas devenir fou ?, Les
Liens qui libèrent, et les §§ 26 et 32 de La Société automatique 1. L’avenir du travail, Fayard.
82. Il s’agit en effet d’une ère, et non d’une époque. Ceci a déjà été évoqué dans Dans la
disruption, § 19.
83. Tel est l’objet de La Société automatique 2. L’avenir du savoir.
84. L’origine d’une telle bêtise serait à rechercher selon Heidegger et dans Qu’appelle-t-on penser ?
chez Descartes comme culmination de la métaphysique moderne partant du bon sens, et donc du sens
commun. « Aucun des dialogues de Platon n’arrive à un résultat d’une évidence maniable, telle que le
bon sens humain puisse, comme on dit “en faire quelque chose”. Comme si le bon sens humain, refuge
de ceux qui sont par nature jaloux de la pensée, comme si ce “bon” sens, c’est-à-dire qui n’a de
disposition pour aucune problématique, avait déjà fait quelque chose de quoi que ce soit, comme s’il
avait déjà considéré quoi que ce soit radicalement ! » Qu’appelle-t-on penser ?, p. 123. Il se pourrait bien
cependant qu’ici Descartes constitue le bouc émissaire venant dissimuler un recul de Heidegger devant
la radicalité irréductible du pharmakon, lui permettant par exemple de ne pas prendre en compte les
Règles pour la direction de l’entendement humain – et en particulier la règle 16. Sur ce point, cf. Dans la
disruption, §§ 56 et 79.
85. Sur l’entropologie, cf. infra, pp. 47, 156, 159 et 165. Ce mot qui nous vient de Tristes
tropiques est à l’origine de tout ce qui est développé depuis La Société automatique 1.
86. Cf. La Société automatique 2. L’avenir du savoir, sur ce point.
87. Sur la prolétarisation de la reproduction, cf. Ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue. De
la pharmacologie, chapitre 8.
88. Outre des opuscules de circonstance, tels Aimer, s’aimer, nous aimer. Du 11 septembre au 21
avril, puis Passer à l’acte, les séries Mécréance et discrédit et De la misère symbolique ont introduit les
thèmes de l’organologie et de la pharmacologie dans une perspective résolument tournée vers le
réexamen des questions de l’économie politique aussi bien que de ce que Sigmund Freud appela
l’économie libidinale et Georges Bataille l’économie générale.
La pharmacologie, qui s’inspire évidemment de Phèdre et du commentaire qu’en proposa Derrida,
ajoute cependant à la lecture de l’auteur qui a nourri tous ces travaux une dimension d’inspiration plus
proche de Gilles Deleuze, et, sous certains aspects, de Michel Foucault. Convoquant finalement et
toujours plus systématiquement Frederic Nietzsche, cette pharmacologie dialogue aussi avec les
recherches à travers lesquelles Barbara Stiegler a permis de relire Nietzsche dans une perspective libérée
des traits caractéristiques et parfois caricaturaux de la philosophie française à la fin du XX e siècle.
Après États de choc, La Société automatique 1 et Dans la disruption ont introduit les thèmes qui sont
approfondis dans ce qui suit, l’Anthropocène, l’exosomatisation, l’entropologie et la néguanthropologie
en particulier, en s’efforçant de combattre les processus de dénégations en tout genre qui se produisent
à l’extrémité disruptive de l’Anthropocène.
Tout en renouant avec le cours de La Technique et le Temps, c’est-à-dire en vue d’enchaîner sur La
Technique et le Temps 4. Symboles et diaboles, le présent ouvrage tente de reconstituer sommairement les
liens entre la première série d’une part, et d’autre part la suite d’ouvrages écrits entre-temps, qui
s’achève avec La Société automatique 2. L’avenir du savoir.
Sauf accident et nécessité induite, et à l’exception d’un travail encore inachevé ce jour (Mystagogies
1. De l’art et de la littérature et Mystagogies 2. De la musique et du cinéma), au cours des prochaines
années, l’auteur ne devrait plus se consacrer, du moins dans le domaine des textes dits philosophiques,
qu’à l’écriture de La Technique et le Temps.
Les travaux qui suivent tout à la fois reprennent, résument et développent en y ajoutant les
considérations qui s’imposent après l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis
d’Amérique d’une part les arguments d’un séminaire donné à la Humboldt Universität de Berlin au
semestre du printemps 2015 à l’invitation de Wolfgang Schäffner, qui se poursuivit à travers le
séminaire pharmakon.fr tenu durant la même année à l’Institut de recherche et d’innovation, et
d’autre part les arguments d’une conférence donnée à l’automne 2015 à l’université Princeton, et
consacrée au devoir de la philosophie.
89. Impossibilité d’échapper à ce destin qui est l’enjeu de la lecture que Derrida donne de
Monsieur Teste dans La Bête et le Souverain.
90. Cf. Pharmacologie du Front national, chapitre 6, « Du psychopouvoir au neuropouvoir ».
91. Cf. Dans la disruption, § 116.
92. Ibid., §§ 125 et 127.
93. Le séminaire pharmakon.fr du printemps 2015 a tenté de montrer comment cela affecte
encore Maurice Godelier et plus généralement l’anthropologie contemporaine.
94. Nietzsche, Généalogie de la morale.
95. Cf. supra, p. 146.
96. Sur ce Léviathan, cf. La Société automatique 1.
97. Sur cette nécessité de la composition, cf. Mécréance et discrédit, § 18.
98. Sur la profession des professeurs, cf. Derrida, L’Université sans condition, commenté dans États
de choc. Bêtise et savoir au XXIe siècle.
99. Cf. Mille Plateaux, p. 271 et 280 notamment. Nous reviendrons sur ce texte infra et dans La
Technique et le Temps 5. La guerre des esprits pour rediscuter les concepts de devenir et d’avenir, qui
restent finalement appréhendés dans Mille Plateaux selon une figure classique de l’avenir telle qu’elle
constituerait une modalité temporelle de l’ek-stase que serait l’être pour l’être-là qu’est le Dasein, et
non comme ce qui bifurque dans le devenir thermodynamique en s’écartant des moyennes. Nous verrons
pourquoi c’est avec la néguanthropologie qu’il faut relire Deleuze et Guattari pour les transvaluer eux-
mêmes et en transvaluant ainsi la transvaluation nietzschéenne.
100. Et dans un chapitre intitulé « Que faire de Heidegger ? Du mal-être à “La fin de la
philosophie” »
CHAPITRE QUATRE
40. Que veut dire « faire » au XXIe siècle ? Que faire de l’effondrement
européen ?
réviser notre économie pour réduire les inégalités sociales et veiller à ce que les prix, la fiscalité et les
systèmes d’incitation prennent en compte les coûts réels que les habitudes de consommation imposent
34
à notre environnement .
La révolution technique qui monte vers nous depuis le début de l’âge atomique pourrait fasciner
l’homme, l’éblouir et lui tourner la tête, l’envoûter, de telle sorte qu’un jour la pensée calculante fût la
37
seule à être admise et à s’exercer .
Aussi clairvoyante que puisse être cette assertion, on ne peut en aucun cas
s’en satisfaire 38 : elle ignore profondément ce qu’il en est de la fonction du
calcul en toute activité noétique, et cela, parce qu’elle rejette fondamentalement
la rétention tertiaire. On reviendra sur cette question primordiale à partir
d’une analyse critique de la « notion d’information » chez Simondon dans La
Technique et le Temps 4, puis dans La Technique et le Temps 5, à propos du
cours de Heidegger sur Platon : Le Sophiste – où il considère les questions du
continu et du discontinu en mathématiques, et où se configure la matrice de sa
pensée sur ces points 39.
les modes de vie humains, individuels et collectifs, [qui] évoluent dans le sens d’une détériorisation.
Les réseaux de parenté tendent à être réduits au minimum, la vie domestique est grangrenée par la
consommation mass-médiatique, la vie conjugale et familiale se trouve fréquemment « ossifiée » par une
sorte de standardisation des comportements, les relations de voisinage sont généralement réduites à
leur plus pauvre expression… C’est le rapport de la subjectivité avec son extériorité – qu’elle soit
sociale, animale, végétale, cosmique – qui se trouve ainsi compromis dans une sorte de mouvement
45
général d’implosion et d’infantilisation régressive .
Depuis les années 1970, le basculement dans un autre ordre familial ouvre
sur une mutation tellement fondamentale des rapports sociaux de sexe et de
génération, de la configuration de la sphère privée et des rapports à l’État et
aux institutions, que les intervenants de l’éducatif, du soin, du social ou du
psychique s’en trouvent radicalement bousculés. […] Comment se positionner
quand on ne sait plus non seulement qui est le père mais qui est la mère dans
les nouveaux modes d’enfantement et dans les nouvelles définitions des
parentalités ? Il ne suffit pas de trouver un mot, la parentalité, pour avoir
l’illusion d’expliquer ce qu’il est censé recouvrir… Le simple fait de nommer
n’a jamais suffi à expliquer 46.
toute grande production de l’art fabriquée à l’aide de machines, et exigeant peu ou point de main
d’œuvre ; ainsi la plus parfaite manufacture est celle qui peut se passer entièrement du travail des
55
mains
– l’usine, donc, telle que Marx reprend les concepts d’Ure pour analyser en
1857 son destin comme avènement du general intellect, est avant tout un
réseau.
Plus précisément, l’usine est une organisation sous contrôle d’une
hiérarchie d’agents de maîtrise formant un réseau social fondé sur la division
industrielle du travail et synchronisant des relations fonctionnelles entre
machines que servent des ouvriers devenus prolétaires – et, de ce fait, appelés à
disparaître. C’est la synchronisation qui importe avant tout pour Ure – et qui
fait de cet exorganisme industriel « un vaste automate ».
Devenus des pièces de l’ensemble, les prolétaires producteurs peuvent
disparaître dès lors que le réseau peut devenir celui non plus de la maîtrise
assurant le fonctionnement du commandement, qui est encore social en cela
que fait de relations interpersonnelles directes, et qui reproduit ici celui de
l’armée 56 – comme discipline par où se constitue un corps d’armée –, mais
celui du remote control computationnel, tel qu’il est fondé
• sur les prolétaires consommateurs assurant par leurs rétentions tertiaires plus
ou moins involontaires, et à travers les nouveaux milieux technogéographiques
associés 57 désormais sous le contrôle de l’exosphère 58, la modulation de la
logistique just in time, appelée de nos jours supply chain,
• sur l’atelier flexible, les machines à commande numérique, les robots, les
bots, les humanoïdes (ou androïdes), les cobots,
• sur les capteurs et autres objets autonomes connectés de l’internet of
things, y compris comme « béton interactif 59 », concrétisant intégralement
l’ubiquitous computing et l’ambient computing,
• sur le cloud computing qui exploite tout cela en en extrayant la valeur de
façon destructrice, c’est-à-dire entropique, généralisant systémiquement la
functional stupidity et la post-truth era, c’est-à-dire la vulnérabilité et la
dangerosité du système.
Tel est le Gestell au XXIe siècle : une connectivité totale et généralisée dans
un milieu associé intégralement réticulé, computationnellement conjonctif en ce
sens – la solidarité étant remplacée par le calcul. Ainsi la biosphère devient-elle,
comme technosphère computationnellement anthropisée en totalité, un
« vaste automate » exosphériquement piloté, et d’où sont exclues a priori et
systémiquement toutes les singularités dys-fonctionnelles – qui cependant
seules pourraient fournir un avenir néguanthropique à cet enfer des
moyennes.
La fonction réticulaire ainsi grammatisée – la réticulation étant, comme
mise en relation, la condition du faire-corps social telle que les philosophies
politiques du XVIIe siècle s’en emparent avec Hobbes et Spinoza, après que
Machiavel a requalifié la question du pouvoir au regard de l’efficience dans
l’immanence –, cette grammatisation, qui s’opère d’abord comme division
industrielle du travail, et donc à travers la rétention tertiaire mécanique, via ce
qui se déploie comme intégration d’automatismes, c’est ce qui constitue un
nouveau type d’exorganismes.
La fabrication est la fonction d’exosomatisation par excellence, que l’on
appellera donc à partir de Marx la production :
fonctionnelle des êtres non inhumains devenant ainsi inhumains, c’est-à-dire sans
vergogne parce que dénoétisés par les milieux associés réticulaires constituant des
fourmilières numériques, le système dynamique qu’est la vie exosomatique
atteint ici son extrême limite : sa limite proprement eschato-logique.
Il faudrait ici lire Carl Schmitt (avec Nietzsche) pour tenter de spécifier à la
fois les enjeux de sa géopolitique planétaire et déterrianisée, et la portée de son
concept de katechon. Nous y reviendrons dans La Technique et le Temps 6. La
guerre des esprits.
Dans la théorie économique, une branche d’activité est en situation de monopole naturel sur un
territoire plus ou moins vaste, lorsque les économies d’échelle y sont très fortes. Cette situation se
présente le plus souvent lorsque l’activité de la branche est fondée sur l’utilisation d’un réseau au coût
très élevé, ce qui tend à donner un avantage déterminant à l’entreprise dominante puis, après
69
disparition des concurrents, conduit à une situation de monopole .
1. Sur la non-inhumanité, cf. notamment Ce qui fait que la vie vaut d’être vécue, § 30.
2. Sur les timiôtata, cf. ci-dessus, p. 144, et Aristote, Éthique à Nicomaque,VI, 7, Heidegger,
Platon : Le sophiste, p. 72, et mes commentaires dans Mécréance et discrédit 1, § 36. Les timiôtata, dit
Bailly, sont ce qui a du prix, ce qui est précieux, et superlativement ce qui a le plus de prix, ce qui,
comme la philia, est ce qu’il y a de plus précieux en cela que cela donne son prix à tout ce qui est. Les
timiôtata sont les improbables qui conditionnent toutes preuves et épreuves, formant en cela des inestimables,
des incomparables et des incalculables projetés comme horizons toujours promis en tout ce qui arrive qui
ne peut arriver qu’à cette condition, mais ne consistant qu’en restant à venir dans ce qui constitue
précisément en cela une différance qui est donc toujours aussi une promesse.
3. Mécréance et Discrédit, § 25.
4. Dans la disruption, §§ 41, 42 et 69.
5. Cf. Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, p. 96, commenté dans La Société automatique 1, §§
107 et 108, et Dans la disruption, §§ 74 et 113.
6. Jacques Derrida, De la grammtologie, chapitre 1.
7. Que l’organologie ne se présente que comme une pharmacologie, c’est-à-dire ne se « présente »
que par défaut, in abstentia, tout comme l’architrace, et comme défaut d’origine, ce creux ménageant un
reste qui reste toujours improbablement à venir, telle est l’ex-périence im-possible (jamais achevée) de ce
qui est ainsi l’épreuve de la différance.
8. Dont la notion a été inscrite dans l’échelle des temps géologiques par le 35 e congrès géologique
international le 29 août 2016.
9. Comme l’affirme Jason Moore.
10. C’est comme reconstitution d’une solvabilité industrielle qu’est conçu et conduit le
programme Plaine Commune Territoire Apprenant Contributif, qui a été lancé par Ars Industrialis et
l’Institut de recherche et d’innovation sur le territoire de Plaine Commune, à sa demande, et en
partenariat avec la Maison des sciences de l’homme de Paris-Nord (cf. recherchecontributive.org).
11. Sur ces échelles et dans le contexte de l’Entropocène, cf. le séminaire pharmakon.fr 2017,
http://pharmakon.fr/wordpress/seminaire-2017-%E2%80%93-seance-n%C2%B01-du-11-janvier/.
12. Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, p. 19.
13. Sur les concepts de milieu associé et de milieu technogéographique, cf. Simondon, Du mode
d’existence des objets techniques, et sur leur pharmacologie, cf. Bernard Stiegler et Ars Industrialis,
Réenchanter le monde, et La Société automatique 1.
14. Ce point a été élaboré plus avant dans Mécréance et discrédit, La Télécratie contre la démocratie
et Prendre soin. De la jeunesse et des générations.
15. Et c’est ainsi qu’il faut comprendre les « machines » de Deleuze et Guattari. Il faut en outre
relire la Théorie générale des systèmes de von Bertalanffy sous cet angle et avec Saussure, Wiener, Lotka et
Simondon – et réciproquement : il faut relire ces auteurs avec cet ouvrage.
16. Mécréance et discrédit 2, Galilée
17. Cf. sur ce point De la misère symbolique 1 et 2.
18. Cf. arsindustrialis.org.
19. Cf. www.iri.centrepompidou.fr
20. Cette question a été successivement et systématiquement analysée et approfondie à la fois dans
les ouvrages publiés à partir de 2003 (et en particulier dans Mécréance et discrédit 1. La décadence des
démocraties industrielles, Philosopher par accident, Constituer l’Europe 1. Dans un monde sans vergogne,
Réenchanter le monde – La valeur esprit contre le populisme industriel, La Télécratie contre la démocratie.
Lettre ouverte aux représentants politiques, Prendre soin 1. De la jeunesse et des générations, Économie de
l’hypermatériel et psychopouvoir, Pour en finir avec la mécroissance, Pour une nouvelle critique de l’économie
politique, États de choc. Bêtise et savoir au XXIe siècle, Pharmacologie du Front national, L’emploi est mort,
vive le travail et La Société automatique. 1. L’avenir du savoir) et mise à l’épreuve à la fois à travers Ars
Industrialis et l’Institut de recherche et d’innovation, ces deux associations ayant en outre mis en place
avec l’établissement public territorial de Plaine Commune le programme décennal appelé Territoire
Apprenant Contributif (cf. à ce sujet recherchecontributive.org).
21. Cf. Pour en finir avec la mécroissance, chapitre 3.
22. C’est en vue d’amorcer une recherche transdisciplinaire sur ces questions que nous avons avec
l’IRI constitué le digital studies network avec Noel Fitzpatrick, Gerald Moore, Paolo Vignola, Sara
Baranzoni et les universités de Durham, de Dublin et de Guayaquil.
23. Cf. supra, p. 116, note 1.
24. Cf. États de chocs. Bêtise et savoir au XXIe siècle, chapitre 7 ; cf. aussi Ce qui fait que la vie vaut la
peine d’être vécue. De la pharmacologie, § 13 et suivants.
25. Quant à ce projet de « Constitution européenne », cf. Constituer l’Europe 1 et 2.
26. Clarisse Herrenschmidt, Les Trois Écritures, Gallimard.
27. Cf. sur ce point États de choc. Bêtise et savoir au XXIe siècle, chapitre 1, mais aussi § 13, où l’on
voit pourquoi et comment le problème et la question de la bêtise sont enterrés par le monde
académique, par exemple à travers le discours d’Avital Ronell, et l’usage aventureux qu’en fait Derrida,
mésinterprétant ainsi Deleuze (§ 12 et surtout 19 et 20).
28. Cf. aussi Cathy O’Neil, Weapons of Math Destruction, éd. Crown.
29. Cf. Le goût du secret, op. cit., pp. 11 et 69.
30. Cf. Georges Canguilhem, La connaissance de la vie.
31. Cf. Alfred Whitehead, La fonction de la raison.
32. Un tournant décisif sur ce point fut pris avec les mensonges d’État orchestrés par George
Bush junior, Anthony Blair et José María Aznar sur les prétendues « armes de destruction massive de
Saddam Hussein », ce dont Dominique de Villepin préserva la France. Il faudrait ici relire et
réinterprétrer le fameux texte de Kant sur le droit de mentir dans le contexte contemporain de la post-
vérité, de la post-démocratie et de la dénoétisation généralisée que Kant n’aurait sans doute même pas
pu imaginer – et qu’il ne pouvait donc pas craindre.
33. Sur le sens profond de cette métaphore marine, cf. Bernard Stiegler, The Neganthropocene,
Open Humanities Press, p. 115
34. BioScience, volume 67, issue 12, december 2017, « Warning to Humanity, a second notice ».
35. L’analyse de cette nouvelle révolution urbaine est portée en concertation avec le programme
Territoire Apprenant Contributif par le programme Real Smart Cities du Digital Studies Network. Cf.
https://www.iri.centrepompidou.fr/projets/real-smart-cities/.
36. Cf. sur ce point De la misère symbolique 2, où la katastrophè est ce qui ouvre l’horizon d’un
dénouement relançant lui-même une histoire – ici, l’histoire du pharmakon à l’époque
technosphérique de la biosphère devenue Anthropocène et devenant Néguanthropocène, inch’Allah.
Cet ouvrage, De la misère symbolique 2. La castrophè du sensible, fut dédié à Jean-François Peyret. Il n’y
comprit rien, préférant continuer d’exploiter avec son acolyte Alain Prochiantz ce théâtre de la
dénégation qu’est devenue son entreprise initialement si prometteuse. Un jour que je le rencontrai par
hasard dans le métro en compagnie de son petit-fils, il me demanda : « Comment ça va ? » Je lui
répondis : « Mal, comme tout le monde. » Il y a quelques mois, c’est-à-dire un an ou deux plus tard, je
rencontrai notre ami commun Antoine Dulaure, à qui je demandai : « Comment ça va ? » « Mal,
comme tout le monde », me répondit-il. Puis il me raconta en riant que Jean-François avait ainsi
répondu à la question rituelle que lui posait Antoine. Mais que veut dire aller dans cette formule,
« comment ça va ? » ? Et qu’en est-il du ça ? Ça, là, c’est la question que ne veut pas se poser Jean-François
parce que ça nécessiterait de passer à autre chose que l’exploitation du filon épuisé en compagnie de
l’acolyte. Alors, ce serait la katastrophè du théâtre de Peyret : sa renaissance. Il n’est jamais trop tard.
37. Heidegger, « Sérénité », dans Questions III, Gallimard, p. 180. Ce texte, que Dans la disruption
cite et commente en vue de souligner pourquoi il ne saurait nous suffire, et comment il procède du
déni qui aura conduit Heidegger à devenir nazi et antisémite, est tout aussi bien stupéfiant de « vérité ».
Ce stupéfiant qui en aura laissé plus d’un stupide est le pharmakon noétique le plus puissant, et donc
le plus dangereux, dont il nous faut prendre soin comme d’aucun autre. C’est pourquoi il est désolant
de voir comment la gravité extrême du nazisme et de l’antisémitisme de Heidegger sert la plupart du
temps de prétexte pour ne pas panser.
38. Cf. Dans la disruption, § 123.
39. Cf. Platon : Le Sophiste, op. cit., § 15.
40. Whitehead, La fonction de la raison.
41. Ces analyses fameuses exposées dans Pourparlers ont été commentées dans De la misère
symbolique 1 et dans La Société automatique 1. Deleuze n’aura ni véritablement connu ni pensé en tant
que tels le web et la réticulation numérique, telle qu’elle pousse la modulation vers la tendance
totalitaire dite smart et à travers le soft.
42. Cf. Alain Bonneau, https://blogs.mediapart.fr/bonneau-alain/blog/190215/systemes-darmes-
letales-autonomes-sala-et-non-droit-la-vie.
43. La provocation suicidaire et son déni sont caractéristiques de cette forme de capitalisme. C’est
ainsi qu’à la fois le taux de suicide des adolescents à Palo Alto est quatre fois supérieur à la moyenne des
États-Unis et que l’éternel adolescent qu’est Mark Zuckerberg devise à Harvard sur l’avenir du monde
qu’il détruit en toute innocence – et sans aucun doute très sincèrement (cf. Le Monde du 28 mai 2017,
« Mark Zukerberg : “Ensemble, redéfinissons l’égalité des chances” »).
44. Qui ne se réduit pas à l’État de droit.
45. Félix Guattari, Les Trois Écologies, pp. 11-12.
46. Gérard Neyrand, La Parentalité aujourd’hui fragilisée, Yapaka.be, p. 5.
47. Aussi utile qu’il puisse être, le fact-checking appartient à l’ère post-véridique en cela qu’il
ignore et dénie le plus souvent la nécessité de faire la différence entre faits et droit à partir des faits –
comme l’a souligné Frédéric Lordon dans « Charlot ministre de la vérité », Le Monde Diplomatique, 22
février 2017. À l’horizon de telles questions est celle du rôle de la presse, de sa fonction, et de ses
rapports possibles ou impossibles avec ce qu’il peut rester de la noèse académique (au vieux sens de ce
mot). Que de tels rapports soient possibles, c’est ce dont témoigna longtemps la pratique du
journalisme par Antoine Mercier à travers le journal de France Culture, qu’il a quitté cette année, et
cela ne peut que nous inquiéter : cela signifie-t-il que de tels rapports sont en train de devenir
impossibles ?
48. Cette expression se serait imposée dans le non-débat public après le vote en faveur de la sortie
du Royaume-Uni de l’Union européenne selon l’académie de l’Oxford Dictionary, qui a fait de
l’expression post-truth le « mot de l’année ». Ce discours et ses enjeux seront analysés en détail et du
point de vue de ce que Heidegger appelle l’« histoire de la vérité » dans La Technique et le Temps 4.
L’épreuve de la vérité dans l’ère post-véridique. Ce débat appartient lui-même de part en part à ce qui est
appelé dans ce qui suit la dénoétisation.
49. Il faut être ici très attentif aux travaux de Gerald Moore sur la dopamine et sur les processus
addictifs qui exploitent les automatismes du système dopaminique. Cf. aussi Suzanne Greenfield, Mind
Change, Random House.
50. L’absence d’époque est ce qui caractérise la disruption. Cf. Dans la disruption, chapitre 2.
51. Cette expression, « si jamais », étant l’une des plus frappantes de la langue française.
52. Tel qu’il a été analysé dans La Technique et le Temps, et dont la notion a été précisée et
actualisée dans La Société automatique et Dans la disruption.
53. Cf. ci-dessous mes commentaires de Whitehead, qui inspire toute cette conception de la
raison comme fonction des facultés de connaître, désirer, juger et rêver. Sur ces points, cf. « Le nouveau
conflit des facultés et des fonctions », dans La Technique et le Temps 1, 2 et 3, Fayard.
54. Ce dont Gilbert Simondon, qui le donne à penser, n’instruit finalement pas l’enjeu, comme
cela se lit dans la dernière partie de Du mode d’existence des objets techniques. Ce point de vue est
développé dans « L’apolitique de Simondon », La revue philosophique de la France et de l’étranger,
2006/3, PUF. Quant à l’allagmatique comme théorie des opérations, nous allons y revenir du point de
vue organologique, exosomatique et pharmacologique. Une critique des opérations est indispensable
pour une allagmatique néguanthropologique, et c’est ce que Simondon ne voit pas.
55. Andrew Ure, Philosophie des manufactures, ou Économie industrielle de la fabrication du coton, de
la laine, édition reprint de l’édition française de 1836, Hachette/BNF.
56. L’armée se forme comme modèle de la société disciplinaire autour de ce nouvel organe
exorganique qu’est le fusil, et plus généralement l’arme à feu, comme organe exosomatique « de
prédation et de défense », où la « lutte pour la vie » est devenue la guerre intraspécifique pour la prise de
contrôle des processus d’exosomatisation via la prise de contrôle de ressources terrestres (que Schmitt
appelle des « prises de terres » dans Le Nomos de la Terre, PUF).
57. Cf. La Société automatique 1, § 22.
58. Cf. supra, § 44.
59. Cf. le séminaire pharmakon.fr du printemps 2018, https://iri-
ressources.org/collections/season-48.html et le séminaire real smart cities de juillet 2018, https://iri-
ressources.org/collections/collection-28/season-50/video-746.html#t=103.162.
60. Andrew Ure, Philosophie des manufactures, cité par Marx dans Fondements de la critique de
l’éconnomie politique, II, Anthropos, p. 208.
61. Cf. Sylvain Auroux, La Révolution technologique de la grammatisation, p. 66.
62. Cf. sur ce point Pharmacologie du Front national, chapitre 6, et The Neganthropocene, ch. 4, p.
76. Le psychopouvoir comme contrôle des rétentions secondaires collectives a été décrit dans Aimer,
s’aimer, nous aimer. Du 11 septembre au 21 avril, Mécréance et discrédit et De la misère symbolique.
63. Cf. Peter Szendy, Kant chez les extraterrestres.
64. Cf. le séminaire pharmakon.fr 2017 consacré à la micro-macro-cosmologie sur pharmakon.fr,
dont les thèmes sont repris et développés dans La Société automatique 2.
65. Cf. Dominique Cardon, « Zoomer ou dézoomer ? Les enjeux politiques des données
ouvertes », dans Stiegler et al., Digital studies, organologie des savoirs et technologies de la connaissance,
FYP.
66. René Passet, L’Économique et le Vivant, Economica.
67. Cf. par exemple Geospatial World, « How data economy will change the business of
geospatial data in the EU », https://www.geospatialworld.net/blogs/how-data-economy-will-change-
the-business-of-geospatial-data-in-the-eu : « Geo-spatial technologies are the fuel to data economy.
The role of geospatial and location intelligence for digital governments is paramount and already
finding mainstream adoption, especially in e-government services such as urban mobility, flood
prediction and monitoring, emergency response and terrorism prevention. The free flow of data and
the initiatives on boosting connectivity and encouraging high-performance computing will facilitate
the creation of more value-added services. The Copernicus programme, for example, is made available
to public bodies, researchers, business and citizens through a free and open data policy, allowing data
re-use and product development in commercial contexts. Data-driven innovation is a key enabler of
growth and jobs in Europe. Data economy stimulates research and innovation on data and increases
business opportunities and availability of knowledge and capital. If more investments in ICT are
encouraged, supported by favorable policy and legislative conditions, the value of European data
economy may represent 4 % of the overall EU GDP by 2020. This is a huge prospect laid down for
geospatial industry. In 2016, there were 254,850 companies whose main activity is producing data-
related products, services, and technologies across the EU. Under a high growth scenario, the figure
could increase to some 360,000 by 2020. Geospatial industry’s capability to analyze and learn from
data will be the key ingredient in business success. With huge amounts of data at their disposal, and
with the technical capacity and skills to analyze the data, the geospatial industry is already leading the
competition. »
68. Ce point est développé dans La Société automatique 2. L’avenir du savoir.
69. Notice wikipedia de l’article Monopole naturel.
70. Cf. La Société automatique 1, § 22.
71. Ibid., § 67.
72. Tous les organes endosomatiques, outre le cerveau, étant concernés, aussi bien à travers le
quantified self que via la nanomédecine et les nanomédicaments, à travers les nanoparticules et les
nanotechnologies moléculaires.
73. Ces analyses font suite à une discussion avec Franck Cormerais.
74. Le possessif pluriel désigne ici Ars Industrialis.
75. Cf. Mauss, « La nation » dans Œuvres tome 3, Minuit, p. 630. Sur cette question, cf. aussi
États de choc, chapitre « Internation et intersciences ».
76. Cf. sur ce point le séminaire micro-macro-cosmologie mentionné supra, p. 194, note 2.
77. Alfred Lotka, « The law of evolution as a maximal principle », Human Biology, vol. 17, no3,
septembre 1945.
78. Vladimir Vernadsky, La Biosphère, 1925.
79. Ce point de vue est développé par Lotka dès 1922 dans « Contribution to the Energetics of
Evolution », Proceedings of the National Academy of Sciences, 1922, vol. 8, p. 147.
80. Cf. Nicholas Georgescu-Roegen, The Entropy Law and the Economic Process, Harvard, p. 309.
81. Ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue. De la pharmacologie commente ce texte dans le
chapitre 1, « Apocalypse sans dieu ».
CHAPITRE CINQ
Orthogenèse et sélection
La généalogie exosomatique de la morale
D’un point de vue physiologique, la question de savoir si [dans le cas des espèces endosomatiques]
l’orthogenèse est un fait ou une fiction est un sujet de controverse, mais l’évolution exosomatique de
1
l’espèce humaine est incontestablement orthogénétique .
3
l’espèce humaine vit sous une sorte de régime d’empoisonnement interne .
Aussi différentes que puissent être les scènes de jugement d’un tribunal,
d’une académie scientifique ou d’une rencontre sportive, elles participent
toujours de processus de sélection orthogénétiques rendus possibles par les
artefacts à propos desquels il s’agit précisément de cultiver un savoir, c’est-à-
dire un soin : ballon, code, instrument scientifique, etc.
Ces savoirs, qui sont ainsi des thérapeutiques, sont entretenus, formalisés et
certifiés par ce qui a été appelé dans Le temps du cinéma et la question du mal-
être des dispositifs rétentionnels. On posait alors (en 2000) que ceux-ci allaient
devenir les cibles d’une conquête hégémonique à travers la numérisation
généralisée des rétentions 9. C’est à présent chose faite, et on commence à en
voir clairement les conséquences désastreuses, et comme poursuite de
« l’écriture du désastre » 10.
Les dispositifs rétentionnels sont désormais les fonctions critériologiques
totalement soumises aux exigences computationnelles et probabilitaires qui
commandent la technosphère dominée par les critériologies de l’efficience –
cependant que celle-ci consiste avant tout à transformer les dispositifs
rétentionnels ainsi reconfigurés en dispositifs protentionnels producteurs de
protentions automatiques engendrées par des boucles de rétroaction et des
fonctions récursives (c’est-à-dire des fonctions calculables) 11.
Il n’est pas du tout hasardeux ici que Bertrand Gille parle en 1977 de
désajustement et de réajustement pour décrire les tensions entre système
technique, c’est-à-dire exosomatique, et systèmes sociaux, c’est-à-dire dispositifs
rétentionnels, cependant que, trente-deux ans plus tôt, Lotka parlait d’adjustors
et d’adjustment pour décrire les conditions d’évolution de l’orthogenèse dans
l’évolution exosomatique. Comme cela a été soutenu depuis La faute
d’Épiméthée, la justice, dikè, et la vergogne qu’elle suppose, aidôs, ne peuvent
devenir les questions primordiales de la polis qu’à partir de la tekhnè telle
qu’elle caractérise l’ethos des mortels dans Protagoras, et, avant cela, chez
Hésiode et chez Eschyle, interprètes dans l’âge tragique de la mythologie
grecque.
C’est en repartant de ce point de vue tel qu’il se présente à nous comme
point de vue exosomatique trans-formant la biosphère en technosphère depuis une
exosphère qu’il faut lire la « parole » d’Anaximandre (traduction de Nietzsche
citée par Heidegger et retraduite en français par Wolfgang Brokmeier) :
D’où les choses ont leur naissance, vers là aussi elles doivent sombrer en perdition, selon la nécessité ;
car elles doivent expier et être jugées pour leur injustice, selon l’ordre du temps.
dangers les plus voyants qui menacent l’environnement naturel de nos sociétés […] seule, une
articulation éthico-politique – que je nomme une écosophie – entre les trois registres écologiques, celui
de l’environnement, celui des rapports sociaux et celui de la subjectivité humaine, serait susceptible
17
d’éclairer convenablement ces questions .
e
Panser la bêtise au XXI siècle, et, ainsi, la pænser, c’est mettre la pensée et
toutes ses disciplines, théoriques et pratiques, au service d’une très-improbable
bifurcation opérable par la fonction de la raison qui est évidemment une
fonction de soin – et comme ce qui soigne ces limites dont la bêtise est toujours
l’expression : l’imbécile contextuel qu’est toujours l’âme noétique en tant qu’elle
est intermittente montre les limites que lui-même ne voit pas – la question
e
étant quant à nous, au XXI siècle, que l’imbécillité a été elle-même
exosomatisée et automatisée comme fonctions récursives des boucles de
rétroaction.
Quant à cet imbécile occasionnel qu’est l’imbécile contextuel, il est victime
du « bon sens » au sens de Heidegger en cela qu’il dénie la possibilité de
l’improbable, mais aussi, comme Heidegger, que cet improbable puisse surgir
dans le probable, et en passant par le calcul, tel le poëme de Claudel 25 – c’est-à-
dire aussi, dans la langue de Nietzsche, que l’actif puisse pro-venir du réactif.
Nietzsche est précisément l’opérateur initial d’un tel chantier : la grande
santé, et la politique de la mémoire qui est aussi une politique de la sélection,
c’est ce qui requiert ces pansements dont le surhumain – Übermensch – est
constitué pour se protéger de l’entropie probabilitaire, et en vue duquel
Nietzsche forge les concepts de volonté de puissance et de nihilisme, tout en
approchant la question de l’exosomatisation, dont la machine à vapeur qui est à
l’origine de la théorie thermodynamique de l’entropie, et de son accélération. En
l’approchant par défaut.
Que veut dire bifurcation opérable, cependant ? Cela veut dire concrétisable
exosomatiquement, pouvant être rêvée noétiquement, c’est-à-dire comme rêve
réalisable, et d’un point de vue à la fois organologique et pharmacologique :
• Le point de vue pharmacologique prescrit des ré-organisations des
exorganismes complexes existants.
• Le point de vue organologique pose que ces prescriptions reposent sur la
considération des nouveaux organes exosomatiques, et doivent être capables de
les réinventer, c’est-à-dire de les transformer eux-mêmes.
Tels sont les enjeux d’une nouvelle allagmatique – enjeux qui ne peuvent
cependant être mis en jeu qu’à la condition de transvaluer la transvaluation
nietzschéenne du nihilisme 26.
Que l’accélération de l’exosomatisation constitue l’horizon des
considérations de Nietzsche sur son temps, c’est ce qu’a montré Barbara dans
« “Nous entendons bien le martèlement du télégraphe, mais nous ne le
comprenons pas” (Nietzsche, 1877). Prolégomènes médiatiques à toute
philosophie future 27 ». Cet article ouvre des perspectives très nouvelles du côté
des études nietzschéennes : il montre qu’en soulignant le retard de son époque
sur ce qui y advient à travers la réticulation industrielle et ses agencements avec le
machinisme, Nietzsche appréhende ce temps comme celui de l’industrialisation
galopante de l’Europe, quittant ainsi et définitivement plus de deux millénaires
dominés par l’onto-théologie. Et c’est ce que Heidegger appelle le Gestell.
28
dont personne n’a osé tirer la conclusion pour les mille ans qui viennent .
31
notre philosophie doit […] commencer non par l’étonnement, mais par l’effroi .
Un savant exclusivement spécialisé ressemble à l’ouvrier d’usine qui toute sa vie ne fait rien d’autre que
fabriquer certaine vis ou certaine poignée pour un outil ou une machine déterminés, tâche dans
33
laquelle il atteint, il faut le dire, à une incroyable virtuosité .
Nous atteignons maintenant le point où dans toutes les questions générales de nature sérieuse et
surtout dans les problèmes philosophiques les plus élevés l’homme de science en tant que tel n’a plus
34
du tout la parole .
devenir fluent de toutes les réalités, qui perdent toute forme de stabilité et de permanence. Avec une
précision de sismographe, [Nietzsche] décrit comment les anciens modes de constitution de l’éternité
sont en voie d’être détruits par l’accélération des événements, qui rendent pour la première fois
manifeste la réalité du flux absolu.
Telle est la réalité fluente de la concrétisation industrielle du nihilisme dont
le penseur de la volonté de puissance sent venir l’échéance, et comme
bombardement informationnel sous forme de flux :
42
Je prévois quelque chose de terrible. Le chaos tout proche. Tout est flux .
Le télégraphe et la presse obligent les âmes […] à rester elles-mêmes, tout en se métamorphosant
beaucoup plus profondément et beaucoup plus vite, forcées d’incorporer en elles une masse de plus en
44
plus grande du flux du devenir et de ses contradictions .
Citons ici par provision et sur une autre échelle l’analyse par Jean Claude
Ameisen de la sculpture du vivant à travers le suicide cellulaire, et sur laquelle
nous reviendrons évidemment dans La Société automatique 2 :
Les royaumes du suicide cellulaire n’ont pas de frontière. Notre corps d’enfant puis d’adulte est pareil
45
à un fleuve, sans cesse renouvelé .
46
Nous entendons bien le martèlement du télégraphe, mais nous ne le comprenons pas
La pensée de l’éternel retour essaie très précisément de répondre à cette épreuve, à ce martèlement du
47
télégraphe que tout le monde « entend bien », mais que personne ne « comprend » encore .
Alors que l’homme d’autrefois se bornait à compatir avec les personnes et les éléments de son
environnement proche, ce qui était déjà loin d’être simple et sans danger, l’homme d’aujourd’hui est
appelé à compatir avec des nouvelles venues du monde entier
En étendant de façon brutale et considérable son champ perceptif, les médias hypertrophient [les]
organes d’incorporation [de l’homme d’aujourd’hui] et l’obligent à ingérer une masse énorme de flux
48
étranger .
Il y a dans le Dasein une tendance essentielle à la proximité. Tous les modes d’accroissement de la vitesse
auxquels nous sommes aujourd’hui plus ou moins contraints de participer visent au dépassement de
l’être-éloigné. Avec la « radiodiffusion », par exemple, le Dasein accomplit un é-loignement du
« monde » encore malaisé à dominer du regard quant à son sens existential ; cet é-loignement revêt la
49
forme d’une extension du monde ambiant quotidien .
S’adaptant de manière passive à l’accélération des événements, les corps se désindividuent et les sociétés
contemporaines se massifient. C’est ce contexte délétère qui, pour Nietzsche, explique la montée en
puissance, dans les sciences de la vie, du concept d’adaptation, aux détriments des notions
53
d’organisation, d’assimilation et d’incorporation .
Quand il apparaît aux yeux de tous que « tout est flux », l’éternité ne peut plus être celle du monde
supérieur des essences inventé par les métaphysiciens. Elle ne peut plus être non plus celle de la
56
résurrection des corps promise par le christianisme de saint Paul .
ne peut être que celle du flux du devenir lui-même, dont il faut apprendre à aimer, à vouloir et à
incorporer toutes les notes et tous les mouvements dans son propre corps, sur le mode musical de leur
57
éternel retour .
Ce que Nietzsche ne peut cependant articuler ici, dans ce qui est l’épreuve
du nihilisme comme entropie qui égalise tout, et faute de disposer des notions de
néguentropie et d’anti-entropie, c’est la différance du devenir comme avenir en
tant que, comme bifurcation incorporant le flux, elle ne s’accomplit jamais que
localement, cependant qu’une telle localisation est ex-organique (c’est-à-dire
aussi organologique) : le corps ne peut incorporer que socialement, c’est-à-dire en
formant des exorganismes complexes inférieurs et supérieurs.
Cela veut dire :
À l’illusion d’une plongée sans condition dans le flux du devenir, Nietzsche a opposé, contre tout l’art
romantique de son siècle, la nécessité d’inventer de nouveaux organes d’incorporation, capables de
58
filtrer le flux absolu, en lui imposant de nouvelles formes et de nouveaux rythmes .
Ces formes et ces rythmes, ces moyens complexes et raffinés d’une lente digestion des flux […] se
trouvent aujourd’hui attaqués de toutes parts au nom de la vitesse, du direct et de la réaction « à
59
chaud » aux événements .
63
Comment être « digne de ce qui nous arrive » quand plus rien n’arrive ?
Dans l’imminence de cette possibilité fatale s’impose la nécessité d’une
différance organologique et thérapeutique :
Cette possibilité (le nihil du « nihilisme ») nous donne […] une lourde responsabilité : celle de nous
64
réorganiser, en organisant nos modes médiatiques de réception du flux .
66
L’homme désapprend à agir ; IL NE FAIT PLUS QUE RÉAGIR à des excitations du dehors .
se fonde sur des arguments identiques à ceux que Caspari utilisait contre Hartmann, mais Nietzsche
rejette de la façon la plus ferme la solution de Caspari, la considérant comme l’un des pires
76
anthropomorphismes qui soient .
Serait en conséquence erroné le point de vue qui fut développé en 1913
par Alfred Fouillée, selon lequel
le principe de Carnot-Clausius gênait fort Nietzsche, parce qu’il aboutit à l’irréversibilité des
77
phénomènes physiques, à l’impossibilité du retour et à un équilibre final
introduit le concept de probabilité en physique, non pas en tant qu’instrument, mais comme principe
explicatif. Dans la thermodynamique statistique de Boltzmann, l’augmentation de l’entropie supposée
par Clausius est réinterprétée comme augmentation du désordre moléculaire. […] il ne faut plus
craindre la mort thermique de l’univers, car l’état d’équilibre ne sera jamais complet, mais plutôt
statistique, laissant la possibilité de fluctuations vers des états moins probables.
80
n’est pas autre chose que l’éternel retour .
84
l’être de ce qui devient .
Être est revenir, ce que dit déjà d’une certaine manière la conception
anamnésique de la vérité telle que Socrate la formule dans Ménon. C’est cette
récurrence qui constitue le trait élémentaire des spirales 85 – élémentaire mais
élémentairement supplémentaire, et exo-somatiquement supplémentaire (le
supplément de la vie endosomatique étant son milieu, qui n’est en cela que
superficiellement « extérieur », et c’est ce que von Uexküll enseigne à
Heidegger et à travers lui à Derrida) –, ces spirales constituant en cela un idio-
texte.
jamais l’instant qui passe ne pourrait passer, s’il n’était déjà passé en même temps que présent, encore à
89
venir en même temps que présent .
Il faut que le présent coexiste avec soi comme passé et comme à venir. C’est le rapport synthétique de
l’instant avec soi comme présent, passé et à venir, qui fonde son rapport avec les autres instants.
L’éternel retour est donc une réponse au problème du passage.
Nous faisons un contresens quand nous comprenons : retour du même. Ce n’est pas l’être qui revient,
mais le revenir lui-même constitue l’être en tant qu’il s’affirme du devenir et de ce qui passe. […] Le
revenir lui-même est l’un qui s’affirme du divers et du multiple. […] L’éternel retour […] désigne […]
94
le fait de revenir pour ce qui diffère.
naît du choc du passé contre l’avenir. […] L’instant est […] l’affection d’un choc. […] Affecté par le
choc du passé contre l’avenir, celui qui se tient dans l’instant est moins l’opérateur souverain de la
97
temporalité qu’exposé à la collision d’un passé et d’un avenir qu’il n’a pas lui-même constitués .
Nous désirons sans cesse revivre une œuvre d’art ! L’on doit façonner de telle sorte sa vie que l’on
éprouve le même désir devant chacune de ses parties ! Voilà la pensée capitale ! Ce n’est qu’à la fin que
la doctrine de la répétition de tout ce qui a existé sera développée, dès qu’implantée au préalable la
tendance à créer quelque chose qui, sous le soleil de cette doctrine, prospérera au centuple avec plus de
98
vigueur !
Comme souvent, Nietzsche cherchera le remède du côté de la musique. Le flux du devenir est, pour
lui, comme une partition musicale. Pour que la musique commence à se jouer, la partition a besoin
d’être reçue, interprétée et incorporée par l’oreille d’un corps vivant.
Il faut apprendre à aimer. – Voici ce qui nous arrive dans le domaine musical : il faut avant tout
apprendre à entendre une figure, une mélodie, savoir la discerner par l’ouïe, la distinguer, l’isoler et la
délimiter en tant qu’une vie en soi : ensuite il faut de l’effort et de la bonne volonté pour la supporter,
en dépit de son étrangeté, user de patience pour son regard et pour son expression, de tendresse pour
102
ce qu’elle a de singulier .
Mais ce n’est pas seulement en musique que ceci nous arrive : c’est justement de la sorte que nous
avons appris à aimer tous les objets que nous aimons maintenant. Nous finissons toujours par être
récompensés pour notre bonne volonté, notre patience, notre équité, notre tendresse envers l’étrangeté,
du fait que l’étrangeté peu à peu se dévoile et vient à s’offrir à nous en tant que nouvelle et indicible
103
beauté : – c’est là sa gratitude pour notre hospitalité .
comme tout morceau de musique dont on perçoit la musicalité, le flux absolu réclame d’être entendu
sur le mode du da capo (« à nouveau »). Personne ne songerait en effet à dire, après avoir écouté une
104
musique qu’il aime, qu’il n’a plus besoin de l’entendre à nouveau puisqu’il l’a déjà entendue .
l’expérience musicale est rigoureusement inverse [et si] le morceau de musique, à peine achevé, réclame
sa répétition, et il s’entend d’ailleurs tout au long de l’écoute, à mesure qu’elle devient véritablement
musicale, sur le mode de son éternelle récurrence,
Une reprise du projet critique sur de nouvelles bases et avec de nouveaux concepts, voilà ce que
Nietzsche semble avoir cherché (et avoir trouvé dans « l’éternel retour » et « la volonté de
107
puissance »)
17
vivent […] dans une trame plus fine, trame de fumée, d’imaginations, de rêveries et de subjonctifs .
Ces hommes du possible, qui ne sont pas des surhommes, sont tout
proches de ce moment de liberté et de bifurcation que fournit le rêve réalisable,
c’est-à-dire noétique, tel que Dans la disruption tentait de le cerner avec
Binswanger et Foucault en passant par Descartes 18. Sans développer ce point
comme il le faudrait, notons que
le possible ne comprend pas seulement les rêves des neurasthéniques, mais aussi les desseins encore en
19
sommeil de Dieu .
22
la transformation rapide du monde technique engendr[e] à la fois angoisse et optimisme .
Musil s’appliqua à voir dans les diverses manifestations de la décadence l’indice d’un processus non
maîtrisé mais qui, dans certaines conditions, pouvait donner naissance à une période
24
d’accomplissement .
Partout paralysie, peine, engourdissement, ou bien antagonisme et chaos. […] L’ensemble ne vit même
27
plus : il est composite, calculé, artificiel, c’est un produit de synthèse .
L’entropie […] s’empare d’un organisme lorsque l’indépendance de ses parties l’emporte sur la liaison,
Nivellement de différences, comportements aléatoires dans les populations nombreuses, évolution vers
le désordre des systèmes clos
caractérisent la période cacanique de l’Empire.
Musil cependant n’en reste pas là ; l’entropie est le prix de ce qui se
développe par ailleurs comme ce qui ne peut pas être réduit à l’augmentation
du désordre, et comme contre-tendance de ce qu’il ne peut pas encore
appréhender comme néguentropie à proprement parler (le concept n’en est
pas élaboré à cette époque), et encore moins comme anti-entropie, mais qu’il
décrit déjà comme organisation :
Musil avait fort bien compris que l’entropie n’était pas l’évolution mais « sa note de frais ». Elle devait
donc s’assortir d’un principe complémentaire expliquant non seulement la dégradation des choses mais
32
aussi leur organisation .
transposée au plan de l’histoire, la notion d’entropie [pourrait] éclairer les dangers encourus tout en
découvrant de nouvelles possibilités d’analyse et d’action.
L’« énergie spirituelle » du siècle se laisse solliciter par les prétextes les plus futiles. […] L’esprit […] n’a
[…] plus d’autre finalité que lui-même et il finit par s’annuler dans une vaste dépense entropique.
Musil questionne l’esprit en un sens qu’il faudrait revisiter avec le Valéry de
1919 décrivant – dans La Crise de l’esprit et à propos de la mortalité des
civilisations qui sont comme des méga-exorganismes complexes et supérieurs
pouvant « vivre » très longtemps 33 – le caractère foncièrement pharmacologique
de l’esprit (à tel point que la science et même la vertu, écrit Valéry, ont été
mises au service de la mort) 34 :
Qu’allons-nous faire de tout cet esprit [demande Ulrich] ? On ne cesse d’en produire en quantités
astronomiques sur des tonnes de papier, de pierre et de toile, on ne cesse pas davantage d’en intégrer et
d’en consommer dans une gigantesque dépense d’énergie nerveuse : qu’en advient-il ensuite ? […]
L’esprit ne « travaille » guère que sur des questions de détail, renonçant ainsi à la visée qui devrait lui
35
être spécifique, celle d’une modification de l’ensemble .
Cette visée qui devrait être spécifique à l’esprit, c’est ce que Whitehead
appelle la fonction de la raison.
Comment n’être pas frappé par l’actualité de ces propos – qui donneraient
par exemple à reconsidérer la thèse du « capitalisme cognitif » – décrivant si
bien la misère politico-intellectuelle dans laquelle nous-mêmes vivons la
dénoétisation généralisée telle qu’elle accomplit le nihilisme dans la totalisation
computationnelle des moyennes ? Et comment ne pas se dire qu’ici et
maintenant la Cacanie n’est plus seulement celle de l’Autriche-Hongrie, mais
celle de l’Union européenne, dont la décomposition sera devenue évidente en
particulier après le sort odieux qui aura été fait à la Grèce ?
Nous pouvons penser et agir à droite ou à gauche, en haut ou en bas […] la valeur moyenne […] seule
37
compte .
[…] L’évolution se fait toujours dans le même sens, celui de la moyenne, quel que soit par ailleurs le
38
caractère d’exception ou d’originalité des comportements individuels .
39
Le destin personnel est évincé par […] la statistique .
Que la statistique soit de nos jours reconfigurée de fond en comble par les
chaînes de Markov automatisées et le calcul intensif fondé sur la réticulation
systémique de la biosphère exosomatisée considérée comme solvable et
constituant en cela précisément un marché global 40 – ces calculs probabilistes
effectués à la presque vitesse de la lumière bouleversant les relations d’échelles
dans la data economy, et constituant à l’échelle de la biosphère l’ère des
exorganismes technosphériques fonctionnellement monopolistiques –, cela
nous impose de porter attention ici précisément aux hypothèses littéraro-
scientifiques de Musil quant aux possibilités d’une histoire future renversant ou
inversant ce qui constituait chez Leibniz le principe de raison dans l’harmonie
préétablie.
La thermodynamique vient déséquilibrer irréversiblement et finalement
renverser la thèse de l’harmonie préétablie, telle qu’elle procède
fondamentalement de la physique copernicienne, newtonienne et laplacienne,
et de l’ontologie que tout cela emporte : l’indéterminisme thermodynamique,
que Wiener mettra au point de départ de sa conception de la cybernétique, et
l’instabilité primordiale dont il procède, constituent dans la langue d’Ulrich
une inharmonie préétablie. Nous verrons dans le second tome comment on
peut interpréter ainsi en passant par Heidegger et en s’en écartant le fragment
d’Anaximandre déjà cité 41.
Il n’y a aucune sorte de hasard – sinon d’indétermination – à ce qu’Arnold
Schönberg et les inharmoniques du dodécaphonisme adviennent à Vienne
comme « nouvelle musique » au temps de sa cacanisation, cependant
qu’apparaissent les nouvelles exorganisations du sensible 42 où le phonographe,
le télégraphe et la radiodiffusion jouent le rôle que nous avons déjà vu décrit
par Nietzsche et Lotka, lui aussi étant contemporain de Musil. Sa formation
scientifique conduit ce dernier vers la statistique de l’homme moyen, la loi des
grands nombres de Bernoulli et les questions de relations d’échelles et d’ordres
de grandeur afférentes, l’engageant ainsi dans l’appréhension computationnelle
du destin, si l’on peut dire, et tel qu’il s’inscrit toujours, et en dernier ressort,
dans le devenir entropique.
C’est l’Histoire qui se présente ainsi, sous un jour tout à fait nouveau, et
elle rejoint par d’autres voies la route du désenchantement et de la
sécularisation : Max Weber, penseur de la bureaucratie, et donc aussi de ce qui
devient dans l’Empire la gestion « cacanique », naît seize ans avant Musil. Il
publie L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme en 1905, au moment où
Musil écrit sa thèse de philosophie sur Ernst Mach – physicien apparenté à
l’« empiriocriticisme », cible de Lénine, vers lequel nous reviendrons, et qui a
donné son nom à la mesure de la très grande vitesse, au-delà du « mur du son »
que franchiront bientôt les organes exosomatiques dits « à réaction » 43.
Donnant congé au déterminisme causaliste de l’Histoire, le devenir
thermodynamique instaure cependant un nouveau déterminisme – celui,
probabiliste, de l’homme moyen :
Le PDRI permet de révéler l’infériorité du monde réel par rapport aux potentiels incréés qu’il recèle. […] [il]
peut servir de support à une Histoire potentielle, corrélative d’une vision non déterministe du
56
monde .
vanité de toutes les nobles espérances […] [où] l’évolution est abandonnée à elle-même […] [et
conduit à l’accroissement] indésirable de ce qui est moyen,
57
ce serait plutôt une tentative courageuse .
Comme dans l’hypothèse de Boltzmann, l’origine du monde est renvoyée à un désordre préétabli qui,
en l’absence de tout principe organisateur, évolue au hasard, mais tend, de manière inéluctable, à
58
éliminer les effets de ce hasard, pour obéir à sa finalité d’uniformité et de répétition .
Pour que le hasard ait des effets créateurs, il doit s’annuler et être relayé par des décisions orientées vers
une finalité.
Le PDRI alimente […] à la fois le sens du possible et le sentiment désespérant d’une fatalité inévitable
[où l’histoire] obéit à des lois macroscopiques déterminées qui la conduisent vers un état final
d’équilibre. Mais d’un autre côté, le hasard peut devenir fructueux et produire une forme d’ordre pour
59
peu que ses effets soient établis et maintenus dans des zones partielles ,
Le hasard est ici la condition de ce que nous (mais non Ulrich, ni Musil)
dirions être la localisation dans l’univers et plus précisément dans la biosphère se
trans-formant en technosphère d’une localité d’échelle variable où il
Il ne fait pas de doute qu’ici le hasard qui opère dans l’indétermination est
ce qui rend possible ce que nous appelons après Deleuze une quasi-causalité.
Le hasard, écrit Laurence Dahan-Gaida, est
un outil à la fois capable de libérer [l’homme] des chaînes de la causalité pour lui ouvrir le champ de
62
l’invention et un mécanisme aveugle l’enfermant dans une forme plus subtile de fatalité .
Le calcul des probabilités servant aussi bien une tendance que l’autre, il apparaît d’une part comme un
outil d’analyse imposé par les circonstances et servant un principe économique d’adaptation à la
réalité ; et d’autre part, comme un instrument mathématique indispensable pour comprendre le règne
64
de la moyenne et en faire le fondement d’une nouvelle Histoire .
Pour nous, partir (de la moyenne) signifie sauter au-delà du calcul, mais en
partant de là, de ce là, de ce da tel que, précisément, il est toujours outillé et
instrumental, c’est-à-dire exosomatiquement contraint, et en cela pré-occupé
(besorgt) computationnellement (calculant sans cesse les conditions de sa survie,
et, ce faisant, se mortifiant toujours déjà : se dé-composant dans la fuite de
cette archi-protention de l’entropie 69 qu’est le Sein-zum-Tode, renonçant ainsi à
toute ligne de fuite 70). Pour Musil, cela signifie chercher des solutions
moyennes, mais bonnes : c’est un discours qui anticipe la catastrophe sociale-
démocrate en tant qu’elle consiste non pas à différer (et différancier) les
extrémités, mais à les éviter en les déniant.
Pour Ulrich, le règne des solutions moyennes peut et doit devenir le
fondement potentiel d’une nouvelle histoire dans la mesure où, en empêchant
les oscillations extrêmes, il
préserve l’humanité des génies téméraires ou des sots excités 71.
En conséquence, commente Laurence Dahan-Gaida, il faut
résister au pouvoir de fascination de toutes les « grandes idées » et de toutes les formes de l’héroïsme
72
historique. Musil leur substitue un ensemble fonctionnel de « petites idées » interdépendantes .
permet […] d’introduire dans l’évolution une stabilité minimale qui, seule, peut assurer au progrès
74
une persistance, qui sera à la mesure même de la modestie de ses ambitions .
Cette modestie dans laquelle il est très difficile de nos jours de ne pas voir
une soumission à ce que Polanyi appellera la grande transformation n’est
possible que parce que deux points n’apparaissent pas encore clairement à
Musil, ni à son époque préparant l’absence d’époque :
1. C’est le marché qui va devenir l’organisation du moyennage statistique
probabiliste et des stabilités qui vont s’y établir comme marques et « modes de
vie » au sens de Mark Hunyadi 75, c’est-à-dire comme liquidation de toutes
singularités si « petites » soient-elles, et si « modestes » soient leurs ambitions à
travers la gouvernementalité algorithmique qui, en 1930, reste à venir, et, avec
elle, la computer science, appelée aussi informatique, c’est-à-dire traitement
automatique de l’information, dont Alan Turing, qui écrit son théorème six
ans après la parution de L’homme sans qualités, sera la caution conduisant au
cognitivisme, mais dont lui-même préviendra les mésinterprétations 76.
2. La « stabilité », qui ne peut se constituer que temporairement et
localement, est une métastabilité, c’est-à-dire ce qui préserve l’instabilité et le
dysfonctionnement, les tenant en réserve, les retenant, et cela, précisément,
comme rétentions et protentions secondaires psychiques et collectives, et à partir de
ce que le pharmakon, comme rétention tertiaire, permet de mettre en réserve en
tant que metron épokhal (historique qu’Être et temps appelle « la
compréhension que l’être là a de son être », et qui est toujours moyenne). Ce
metron épokhal est configuré par un processus de transindividuation : c’est ce
processus de transindividuation qui est mis en œuvre par l’outillage et
l’instrumentalité, et comme fruits exosomatiques du hasard provoquant ces chocs
qui ponctuent le double redoublement épokhal à travers ces bifurcations
techno-logiques dont il s’agit de faire la critique – comme hypercritique 77 – avec
Nietzsche, en partant de Nietzsche, et pour transvaluer sa transvaluation.
Musil est parti de Nietzsche en passant par Mach. Mais ce départ est
finalement un mouvement de recul devant ce qui lui reste impansable. De son
point de vue, ou du point de vue d’Ulrich – la question serait peut-être de
savoir jusqu’où Ulrich est son double, qu’il pourrait consulter tel Socrate son
daimôn, en le contrariant, en l’inquiétant, en l’improbabilisant pour s’en
trouver lui-même contrarié, inquiété, troublé, improbabilisé –, la moyenne a
définitivement éliminé la singularité et l’exception, c’est-à-dire la bifurcation
improbable : elle ne permet plus que ce que Simondon appelait des
perfectionnements mineurs 78.
Dans la Cacanie, il ne se présente plus aucun autre horizon que la
médiocrité rationalisée, intériorisée et instrumentée systémiquement par la raison
insuffisante :
Si l’organisation sociale ne peut plus être pensée que par référence à la loi des grands nombres, alors il
faut exploiter les possibilités recélées par celle-ci et apprendre à tirer parti de l’impondérable, pour
79
donner sens et orientation à l’Histoire .
Le corollaire à ces impératifs est la nécessité de résister au pouvoir de fascination des « grandes idées » et
de toutes les formes d’héroïsme historique. Musil leur substitue un schème fonctionnel de « petites
idées » interdépendantes, où l’acte héroïque individuel s’efface au profit de l’effort collectif.
Même s’il est certain que l’histoire humaine ne reçoit pas ses meilleures impulsions de l’homme
moyen, au total, génie et bêtise, héroïsme et inertie, elle n’en est pas moins l’histoire des millions
d’incitations et de résistances, de qualités, de décisions, d’aménagements, de passions, de découvertes
et d’erreurs que l’homme moyen reçoit et répartit de tous côtés. En lui comme en elle, les mêmes
éléments se combinent ; de la sorte, elle est en tout cas une histoire de la moyenne, ou, selon qu’on
l’entend, la moyenne de millions d’histoires, II, p. 484.
Ce que ne voit pas ici Musil nous résumant diégétiquement les conjectures
d’Ulrich, c’est que
a) la transindividuation est précisément et toujours ce qui fait bifurquer à
l’écart des moyennes ce qui constitue toujours le comble du défaut dans le double
redoublement épokhal, et comme circuits noétiques, c’est-à-dire comme
savoirs, et, par là, comme saveurs jamais moyennes ;
b) faute de tels savoirs savoureux, et de tels savants, le moyennage conduit
à la destruction anthropique du faire-corps, c’est-à-dire à l’accomplissement
ultime de la Cacanie comme sa disparition même, fût-ce sur le mode zombie.
Ce qu’il n’y a finalement pas dans ce que projette Ulrich, c’est précisément
le savoir tel qu’il constitue le possible procédant lui-même d’une krisis
devenant hypercritique dans ce que la Cacanie annonce de l’absence d’époque.
En revanche, Ulrich nous dit que la condition d’une telle possibilité, c’est son
impossibilité comme tendance que l’on ne peut que différer. Mais ni lui-même
ni donc Musil ne voient cette différance.
Ulrich/Musil ne voi(en)t pas ce que nous entendons et tentons depuis cette
entente de voir nous-mêmes entre L’homme sans qualités et La faute
d’Épiméthée. Suite à l’oubli et à la « bêtise » du jumeau – du double inversé –
de Prométhée qu’est Épiméthée 87, le mortel est déjà, dès le départ, sans qualités.
Au départ, il y a déjà, d’une certaine manière, des « qualités sans homme », ou,
plus exactement, des organes fonctionnels (et donc des fonctions) préfigurant
comme rétentions tertiaires et pharmaka des qualités désincarnées, pour autant
que l’on s’accorde à voir dans une fonction une sorte de qualité.
Il faut alors réinterpréter tout Musil lui-même précisément en y
introduisant la figure d’Épiméthée comme énonciation mythologique de
l’exosomatisation tout comme il y aura eu des énonciations ou des
annonciations bibliques de l’entropie (Genèse 3) et des énonciations ou des
annonciations évangéliques de la néguanthropie (les miracles du Christ), et il
faut le faire au regard de l’affirmation valéryenne de la mortalité des
civilisations contemporaines de la Cacanie et qui n’est possible que parce que
les civilisations sont de vastes exorganismes, macro-exorganiques, et agençant
en les ob-ligeant des exorganismes simples et complexes de moindres
dimensions (inférieurs).
Comment les exorganismes en général meurent-ils ? Et comment
survivent-ils ? Comment peuvent-ils même sinon renaître, du moins se
réincarner en de nouveaux corps exorganiques qui les possèdent comme passé,
et qu’ils possèdent en cela, restant toujours à (re)venir ? Comment Derrida,
par exemple, survit-il dans ses œuvres, mais aussi, Le Marteau sans maître
comme œuvre – et comme épreuve ordalique du désœuvrement ?
Se confronter à ces questions, qui dépassent peut-être toute question, qui
donnent son sens à l’expression inch’Allah, et qui bouleversent toute « question
de la question », c’est rencontrer une métacrise de la métaphysique – une
nouvelle krisis épistémo-historique, épistémo-politique, épistémo-juridique et
épistémo-économique déconstructrice de la mathesis universalis, et appelant
une déconstruction de la destruction et de la déconstruction, pour autant que
l’on prenne celle-ci au sérieux.
Dans cette metakrisis de la meta ta physica, toute krisis se présente comme
une bifurcation qu’il faut considérer d’un point de vue hypercritique
précisément en cela et à partir d’une philosophie – sinon d’une aphilosophie –
des catastrophes, réclamant elle-même une organologie fondée sur des études
digitales rétrospectivement appréhendées à partir du XXIe siècle et dans une
immense boucle de rétroaction. C’est ce qui semble irrémédiablement
échapper à Bouveresse.
La fermeture d’un système dynamique ouvert, au sens où von Bertalanffy
regarde ainsi tout organisme, c’est l’élimination de ses possibilités mêmes. Ne
pas penser les seuils que constituent de telles bifurcations négatrices, qui
conduisent à présent et à l’échelle biosphérique à un effroyable chaos,
immensément destructeur, c’est-à-dire éliminant les possibilités, les effaçant
structurellement, les réduisant en cendre, si l’on peut dire (et il faudrait se
demander ce que Derrida tentait de dire à travers l’expression Feu la cendre 88),
c’est fermer les yeux sur la question véritable. Ce n’est pas ce que fait Musil.
Mais c’est ce que font les cognitivistes, qui la noient dans les moyennes
indifférantes de leur indécrottable computationnalisme.
Fermer les yeux, ou détourner son regard, ou se mettre la tête dans le sable,
c’est tout aussi bien ironiser à bon compte sur la phénoménologie et son
devenir existential avec Heidegger parlant pour finir d’un dieu qui
Il n’était pas impossible à certains d’entre eux, particulièrement doués, de rouvrir ce qui avait été clos
et de faire pour eux-mêmes ce qu’il eût été impossible à la nature de faire pour l’humanité. Leur
exemple a fini par entraîner les autres, au moins en imagination. La volonté a son génie, comme la
pensée, et le génie défie toute prévision. Par l’intermédiaire de ces volontés géniales, l’élan de vie qui
traverse la matière obtient de celle-ci, pour l’avenir de l’espèce, des promesses dont il ne pouvait même
12
être question quand l’espèce se constituait .
Tenu en 1932, un tel discours semble répondre à Ulrich. Non que Bergson
ignore l’entropie, la thermodynamique et leurs effets sur son époque, bien au
contraire – mais parce qu’il anticipe ce qui deviendra la question de la localité
anti-entropique concrétisée par syncristallisation : ce qui est dit ici à propos de
l’espèce pourrait et devrait l’être des ères et des époques comme avoir lieux de
la différance noétique, dont Bergson décrit les œuvres prometteuses.
Il faudrait s’attarder sur la référence à Spinoza à travers la « nature » – nous
y reviendrons dans La Société automatique 2. Disons simplement ici que la
naturation et la dénaturation qui s’opèrent entre nature naturante et nature
naturée ne peuvent plus être p(a)nsées avec Spinoza telles quelles – dès lors que
la nature est constituée par le jeu conflictuel mais non dialectique 13 des
tendances entropiques (physiques) et anti-entropiques (biologiques) dont la
néguanthropologie déplace absolument les limites.
La difficulté aujourd’hui est de panser un tel processus en partant de ces
Stimmungen que sont le ressentiment, la bêtise et la folie exploités par le smart
capitalism plus pulsionnel et plus mimétique que jamais – c’est-à-dire plus que
jamais producteur de boucs émissaires (ce que Peter Thiel croit pouvoir
légitimer en s’appuyant sur La Violence et le Sacré et Des choses cachées depuis la
fondation du monde de René Girard).
tous tremblent à l’idée que Donald J. Trump puisse aller trop loin, Peter Thiel s’inquiète de ce que M.
19
Trump n’aille pas assez loin .
M. Thiel se sent bien en tant qu’oxymore ambulant. Il est mû par le but de sauver le monde de
l’Apocalypse. Et, pourtant, il a contribué à la promotion de l’homme qui est vu par tant de gens
comme un danger pour la planète.
S’il fallait chercher l’Antéchrist, on le trouverait peut-être mieux dans cette
figure cachée derrière le pantin que dans ce pantin lui-même. Ce couple
infernal est la double incarnation d’une possibilité de bifurcation
apocalyptique tout aussi bien qu’eschatologique – où Thiel conseille Trump
pour l’organisation d’une transition qui est très loin de se réduire à une affaire
d’alternance politique : il s’agit d’une mutation, au sens le plus fort que l’on
doit donner à ce mot. Cette mutation est celle de la biosphère tout entière
devenant sous l’impulsion et le contrôle de l’Amérique du Nord elle-même
contrôlée par la Silicon Valley un exorganisme planétaire et technosphérique
intégralement computationnel.
Ressentiment, bêtise et folie fondés sur le mimétisme pulsionnel font
étroitement système avec le business comme critériologie hégémonique mise en
œuvre par la Silicon Valley, et dont le plan transhumaniste est la conséquence
logique et systémique – mais insolvable et insoutenable. Les conceptions
libertariennes de Thiel se fondent sur une interprétation de the revelation qui
traduit en anglais le grec apocalypsis à la fin des Évangiles. Cette interprétation
« girardienne » articule étroitement mimesis et pharmakos – scapegoat –,
cependant que cette articulation laisse la pharmacologie impensée et impansée.
La méthode hypercritique que l’on tente de pratiquer ici consiste à
s’interdire la facilité du pharmakos – que par exemple Peter Thiel ne doit pas
devenir pour nous, ce qui nous éviterait d’avoir à panser le pharmakon. La
dénonciation de la logique du bouc émissaire peut évidemment être elle-même
hautement pharmacologique : Thiel prétend par exemple que William Gates
en aura été la victime 20 lorsqu’il fut poursuivi en 2011 pour sa politique
monopolistique. Si nous ne devons pas traiter Thiel lui-même comme un bouc
émissaire, ce qui ne veut pas dire que nous pensons que Gates aura été lui-
même traité ainsi, nous devons poser en principe qu’il faut croire en sa
sincérité, sinon en sa foi – en sa « bonne foi », comme Sartre enseigna qu’il
fallait distinguer sincérité et foi.
Il faut alors revenir vers la question de la vérité et de son stade
pharmacologique, eschatologique et apocalytique – en un sens qui fait corps
avec les questions du kat-echon et de l’Antéchrist dans l’épreuve de la post-
vérité.
Il faudrait se pencher sur les détails de ce qu’on aura appelé fake news et sur
la manière dont cette qualification aura été retournée contre ses premiers
utilisateurs – qui en dénonçaient la pratique – par ceux qui ont appelé fake
news ces dénonciations elles-mêmes. Ce retournement, qui est aussi et d’abord
une exploitation industrielle du déni (il existe à présent une véritable industrie
des « fake news » qui est une industrie de la dénonciation des « fake news » –
grosso modo, toute l’industrie mimétique qui est à la base du social engineering
s’y trouve compromise de près ou de loin), constitue l’élément de base du
capitalisme pulsionnel qui aura conduit à l’affirmation des alternative facts par
ce qui est devenu depuis la Trump administration.
Avec celle-ci, le gouvernement fédéral des États-Unis d’Amérique rompt
définitivement avec les « pères fondateurs » se réclamant de l’Aufklärung, et au
nom du Premier Amendement 21, lui-même étant réinterprété d’un point de
vue post-véridique sur la base des discours libertariens de Thiel et de
l’accélérationniste Nick Land 22.
C’est tout l’appareil de certification sur lequel reposaient les exorganismes
complexes depuis la politeia rencontrant l’herméneutique de la sunagogè (au-
delà de l’hermeneia du Peri Hermeneias) à travers le kat-echon préventif de Paul
de Tarse, et comme fondation de l’Occident, c’est tout cet appareil
exorganologique primordial – parce que constituant, comme dispositifs
rétentionnels divers, les critériologies dirigeant tout exorganisme complexe –,
c’est tout cet appareil sans cesse revu et corrigé tout au long de l’« histoire de
l’être » par les gloses des philosophes et théologiens devenant au XIXe siècle les
scientifiques de la nature et de la société, instaurant alors les institutions de
véridiction formant la réalité effective des régimes de vérité 23, c’est tout cela
qui a été littéralement désintégré par les « nouveaux médias », amplifiant ainsi
le discrédit amorcé par les industries culturelles qui faisaient déjà de l’attention
un marché qu’il s’agissait de capter 24.
Restée fondamentalement impansée parce qu’elle nécessitait de requalifier
en totalité les régimes de vérité à partir des dispositifs rétentionnels comme
facteurs pharmacologiques de la formation d’une attention conditionnant elle-
même tout processus véritatif, cette évolution a mené au discrédit généralisé 25
des clercs et académiques tout aussi bien que des journalistes qui tentaient
pourtant de demeurer (plus ou moins) des facteurs de vérité, et non seulement
d’information. La science elle-même, qui fut longtemps protégée de cette
catastrophe par sa contribution à l’efficience exorganique, a été finalement
happée par sa soumission à l’idéologie computationnelle.
Ce sont aussi et surtout en dernier ressort les acteurs politiques en général
qui ont été frappés par ce discrédit, non pas tant à cause de leurs corruptions
(qui affectent aussi les universitaires de mille façons dans leurs rapports au
pouvoir économique en général et au pouvoir des médias en particulier 26), ou
à cause de leurs abus de pouvoir (comme harcèlement sexuel, népotisme, etc.),
que par le fait qu’il est impossible de produire le moindre énoncé proprement
politique sans en référer à un régime de vérité qui fait intrinsèquement et
fonctionnellement défaut dans l’Entropocène. Telle est la réalité effective pleine et
entière de la « déconstruction objective » et de la « monstruosité » en quoi elle
consiste 27 – et elle est bien plus violente que ce que Derrida aura jamais pu
imaginer. Il faudra donc revenir vers la question de la violence (ubris, Gewalt,
Unfug) dans le second tome.
Plus grave encore est le fait que ce qui frappe clercs et acteurs politiques
désintègre tout aussi bien et inévitablement les rapports des générations
ascendantes aux générations descendantes au sein de la famille et des groupes
sociaux comme dans l’institution scolaire 28, ainsi que s’en inquiétait Guattari
au tout début de ses Trois Écologies.
Le sentiment et le ton apocalyptiques formant la « tonalité affective »
caractéristique de cette absence d’époque sont engendrés par l’abandon des
critériologies véritatives de sélection – laquelle sélection constitue la fonction
capitale de l’exosomatisation – à la pure logique computationnelle devenant
pure logistique computationnelle, comme Heidegger l’anticipa. Les libertariens
sont les évangélistes de cette logistique généralisée, de Google 29 à Thiel en
passant par Chris Anderson, Jimmy Wales et Ray Kurzweil, où l’efficacité extra-
ordinaire devient ordinaire, confinant ainsi pour la plupart des consommateurs à
la magie, c’est-à-dire à la toute-puissance de forces incompréhensibles.
Les nouvelles dynamiques ainsi engendrées constituent pour les nouveaux
exorganismes un incomparable appareil d’accréditation par l’efficience, mais au
prix d’une liquidation des finalités qui laisse les opinions publiques totalement
désorientées, et avec elles les « puissances publiques » privées de tout crédit
parce que démunies d’instruments critiques analytiques et synthétiques indiquant
des polarités biosphériques durablement crédibles – le « crédit » des nouveaux
exorganismes étant lui-même fondé sur « la fabrique de l’homme endetté » tel
que Maurizio Lazzarato en a analysé la figure 30.
Ce qu’aura pratiqué Trump en articulant reality TV et social networking est
l’intégration purement et simplement computationnelle du pilotage des
audiences par les moyennes que la rétention tertiaire numérique a rendu
possible. Les moyennes atteignent ainsi dans la disruption et « à toute vitesse »
leurs limites comme bêtise systémique et folie ordinaire, devenant subitement
et tragiquement extra-ordinaire, ce dont Trump est l’incarnation d’allure
antéchristique, conseillée par l’éminence grise des mathématiques appliquées à
l’apocalypse tout à fait proche en cela d’Ulrich : outre le problème
économique, politique et biosphérique qu’il s’agit plus que jamais de panser, le
cognitivisme reste ici la question – qui attend encore son hypercritique.
Tout se passe alors comme si les « faits » du fact-checking, qui prétend lutter
contre l’intoxication informationnelle par une désintoxication elle-même tout
aussi informationnelle 31, et qui ne peut que noyer le poisson en dissimulant la
construction de tout fait et de toute « information », tout se passe comme si les
faits engendrant dans le contexte dénoétisé propre à l’Amérique du Nord les
« alternative facts » provoquaient un passage aux limites – et, en cela, une sorte
d’eschatologie, donnant à faire l’épreuve de la dénoétisation comme telle, et
comme une forme apocalyptique constituant une katastrophè, au sens premier
du mot 32 : l’imminence d’un dénouement, dont personne pour l’heure ne
peut connaître l’issue.
Une telle épreuve est tout aussi bien celle de la vérité : de la vérité de la
dénoétisation, comme vérité apocalyptique, donc, qui est d’autant plus réelle,
effective et concrétisée (comme capital fixe réticulé) qu’elle est déniée. Dans
cette épreuve, il s’agirait d’induire quasi causalement une trans-formation de la
situation de transdividuation et de prolétarisation généralisée comme saut
précédé de sursauts à l’intérieur d’une impasse – la voie (l’« histoire de l’être »)
étant barrée par un mur au-dessus duquel, ne pouvant revenir en arrière, il
s’agirait de sauter. Et, pour cela, il s’agirait de trouver une nouvelle sorte de
béquille – telle ce qu’en sport on nomme une perche, ce qui n’est pas sans
rapport avec l’échelle de Jacob, avec son rêve et avec les échelons où montent
et descendent des anges 33.
Il y a parfois des faits qui paraissent tout à coup criants de vérité, sinon
criant la vérité. Mais « la vérité » vient toujours et d’abord à pas de colombe –
et comme une épreuve. Cette épreuve est toujours d’abord celle de
l’insignifiance avoisinant la bêtise dans ce qu’elle a de plus commun – étant
alors devenue (dans cette épreuve, et comme cette épreuve) « la chose du
monde la mieux partagée ». Dans l’épreuve, ce qui signi-fiait et faisait signe(s)
devient insignifiant – où panser signifie « nuire à la bêtise ».
La bêtise, et la souffrance qu’elle provoque lorsque, exploitée de façon
industrielle, elle porte l’insignifiance à ses limites asignifiantes, cela finit par
engendrer la folie comme refuge dans l’asignifiance – c’est-à-dire dans le délire
que porte toujours en lui le déni. L’asignifiance n’est pas ici celle du fonds
préindividuel schizo-phrénique tel que l’invoque la schizo-analyse. C’est celle
de l’accumulation de rétentions tertiaires hypomnésiques numériques se
substituant aux rétentions secondaires en les pilotant, c’est-à-dire en les privant
de leurs protentions (qui ont été remplacées par des protentions automatiques
statistiques et probabilistes) : en les privant de leur elpis. Un tel fonds
préindividuel constitué et géré par l’industrie des rétentions numériques est
stérilisé de tout inconscient au sens freudien.
Que ce déni porté aux limites de l’asignifiance soit devenu l’enjeu central
des élections présidentielles des États-Unis d’Amérique est en cela – comme
expérience de ces limites de l’asignifiance – criant de vérité. L’épreuve de
vérité, si une telle épreuve est encore possible, c’est celle qui, loin de faire des
électeurs de Trump les nouveaux boucs émissaires, peut et doit retourner
l’asignifiance en un nouvel âge du faire-signe, une nouvelle ère de la signi-
fiance – en générant de nouveaux circuits de transindividuation à partir de ce
fonds préindividuel asignifiant, c’est-à-dire : à partir de ce qui, dans sa
pharmacologie, l’a porté aux limites de l’asignifiance.
C’est la signi-fiance qui fait la vérité, tramant ainsi l’histoire de la vérité –
comme histos, toile, tissage, tissu, texte que constitue et sédimente l’héritage des
circuits de transindividuation devenus milieu préindividuel chargé de potentiel
constituant l’idio-texte. Une telle sédimentation s’opère en fonction des
rétentions tertiaires hypomnésiques disponibles. Durant les trois derniers
millénaires, cette trame s’est tissée sous formes textuelles idéogrammatiques ou
littérales, pour parvenir à cette toile qu’est le web à présent reconfiguré par les
« plateformes » de la gouvernementalité algorithmique.
La trame textuelle qui est intrinsèquement et irréductiblement
herméneutique (hautement néguanthropologique en cela) est ainsi surcodée et
enfouie sous les trames hypomnésiques analogique et numérique 34. Le
« Trumpocène » résulte de cet état de fait tel qu’il n’a pas trouvé son état de
droit : le redoublement épokhal rétentionnel n’a pas été redoublé
noétiquement – mais il l’a été capitalistiquement, et cela, précisément, en un
sens disruptif qui est mortel pour l’ensemble, parce que fonctionnant
entropiquement au-delà de toute limite.
C’est l’ubris qui prend ainsi place au premier plan de l’inexistence d’un
être de moins en moins non inhumain parce que confronté à son
inconsistance. Prendre cet état de fait à bras-le-corps, et pour y faire droit, telle
est la tâche de la pansée à venir comme sursaut eschatologique, et l’issue ne peut
qu’en être hautement improbable, puisqu’elle ne peut que se présenter par
défaut, que s’ab-senter dans l’épreuve d’un état d’urgence total et permanent,
où plus rien ne fait signes ni saillances autrement que comme calamité.
La signi-fiance qui fait signes 35 – en direction de la vérité comme
possibilité d’une bifurcation néguanthropique –, c’est-à-dire ce qui opère
l’histoire de la différance comme épreuve de la vérité par la signi-fication du
transindividuel, comme processus de transindividuation, à travers des
bifurcations singulières, c’est-à-dire incomparables, et, en cela, in-
commensurables et in-attendues. Est vrai ce qui, signifiant, c’est-à-dire non
insignifiant, fait signes 36 en générant de nouveaux circuits de
transindividuation qui mettent à l’épreuve les circuits déjà constitués formant
ainsi le fonds préindividuel des nouveaux circuits.
Cette épreuve commence toujours comme expérience de la bêtise induite par
l’interruption (l’épokhè en ce sens, et la désindividuation initiale en quoi elle
consiste comme skepsis) des pro-grammes hypomnésiques en vigueur issus du
déjà-là constitué – et antérieurement redoublés par les circuits de
transindividuation constituant en cela les époques antérieures. L’interruption
par de nouvelles formes de pharmaka hypomnésiques conduit inévitablement
au dis-crédit des circuits hérités sur des registres plus ou moins brutaux et
violents – venus à pas de colombe.
C’est pourquoi il ne suffit pas dans l’épreuve actuelle de la post-vérité de
s’en prendre aux médias 37..Il faut faire l’épreuve de la vérité de la post-vérité –
et telle qu’elle n’est pas dialectique, mais quasi causale. Cela suppose de lire
Nietzsche avec Lotka et à l’aune de Lotka – et, avant lui, et toujours avec Lotka
et à l’aune de Lotka, Marx, et, avant Marx, Spinoza, et en passant par Freud.
Avec le capitalisme financiarisé tel que l’impose la révolution conservatrice
comme ultralibéralisme, le discrédit se traduit aussi et d’abord comme devenir-
insolvable de la macro-économie imposée de fait à l’échelle planétaire. Au
crédit d’investissement se substitue alors la spéculation, qui ne peut
qu’augmenter le discrédit. Ce ne sont pas simplement les appétits pulsionnels
et les passions tristes des spéculateurs financiers qui causent l’irrationalité
économique massive menaçant ainsi la Terre entière : cette irrationalité résulte
bien plus profondément et bien plus gravement d’une incapacité à panser
l’économie devenue factuellement globale à défaut de produire des circuits de
transindividuation nouveaux constituant une rationalité nouvelle irréductible à
la rationalisation (au calcul) à partir de l’exosomatisation néo-
computationnelle des fonctions noétiques 38.
Les « fake-news-alternative-facts » sont les symptômes d’un état de fait sans
droit qui est catastrophique au sens à la fois dynamique, mathématique et
rhétorique (comme katastrophè), et qui est en dernier ressort apocalyptique,
c’est-à-dire à partir duquel il faut faire droit comme question d’une nouvelle
ère noétique élaborée face au problème du passage eschatologique aux limites de
la biosphère devenue Entropocène et Trumpocène. Cette symptomatologie
factuelle attend son état de droit comme nouvelle promesse de justice seule
capable de reconstituer un crédit – une croyance « en ce monde » (Deleuze),
une « nouvelle croyance » (Nietzsche).
74. L’épreuve ordalique de l’efficacité
La nouvelle critique que nous tentons de pratiquer ici, qui est une
hypercritique, s’interdit de désigner quelque pharmakos que ce soit – la
désignation d’un pharmakos étant ce par quoi l’on s’autorise à ne pas pænser le
pharmakon. Désigner un pharmakos, c’est ainsi s’autoriser un déni de réalité –
un tel déni étant au fondement de la temporalité comme évitement par le
Besorgen de l’archi-protention de la fin que Heidegger appelle Sein zum Tode.
Désigner un pharmakos, c’est tenir un discours édifiant, que celui-ci soit moral
sous les diverses formes de discours moraux, ou qu’il soit politique –, ce que
l’on appelle de nos jours les « postures », dont la France contemporaine est
particulièrement encombrée.
Pratiquer cette hypercritique, c’est considérer le pharmakon – aussi bien
que ceux qui en souffrent et qui se cherchent de ce fait un pharmakos – en vue
d’en devenir la quasi-cause, seule capable de sauter, à partir des faits, par-dessus
le mur que forment les faits. Ce qui veut dire ici : que faire en vérité (que
panser) de la non-vérité post-véridique des « fake news » et de ce qui s’y
surimpose en toute logique comme « alternative facts » – tout cela s’opérant
dans le contexte de la transdividuation ? Qu’y a-t-il de vrai – de signi-fiant –
dans cette non-vérité comme symptôme du contexte de transdividuation où
elle se présente comme post-vérité ? Vers quoi fait-elle signe ?
Tout au long de son histoire, la vérité est une épreuve – à la fois comme ce
qui vient briser les clichés dont on l’affuble, par lesquels on l’oublie en la
socialisant, c’est-à-dire en la certifiant comme vérité d’une époque au sein de
laquelle s’établit la compréhension moyenne « que l’être là a de son être », et
comme ce devenir-clichés qui est son destin, à travers lequel se forment les
circuits métastables de la transindividuation.
L’histoire de cette épreuve qu’est la vérité est en cela toujours une histoire
de la non-vérité : la vérité est toujours l’épreuve de son intermittence, dont les
résultats deviennent toujours des clichés – phénoménologie de l’esprit
engendrant du « bien connu » que Hegel décrit comme processus
d’extériorisation sans voir la condition exosomatique que Marx et Engels
affirmeront en revanche dans L’Idéologie allemande.
L’épreuve de la vérité dans l’exosomatisation est toujours ordalique : parce
que les critères font précisément défaut pour juger de ce qui constitue l’épreuve
elle-même, ils ne peuvent être trouvés qu’à partir de la contingence
exosomatique, et la performativité de l’épreuve est irréductible : il s’agit de la
performativité du défaut, et le processus véritatif procède inévitablement, dans
l’épreuve quasi causale, de la persévérance du défaut et de la performativité de
la parrêsia 39 telle qu’elle se risque toujours exceptionnellement dans l’insu.
Que cette quasi-causalité se conçoive elle-même à travers sa
transindividuation comme causalité, c’est un trait de l’histoire de la « vérité de
l’être » telle que, comme onto-théologie, elle est dissimulée dans sa quasi-
causalité par la trans-formation du défaut en faute, péché et culpabilité, par où
le pharmakon est rituellement dénié à travers le sacrifice d’un pharmakos qui
est toujours une quasi-victime, c’est-à-dire un substitut – fût-ce le Christ.
L’épreuve de la vérité est donc toujours aussi, de part en part et avant tout,
l’épreuve de la non-vérité. L’épreuve de la post-vérité cependant n’est plus cette
épreuve de la non-vérité : la trans-dividuation est une limite nouvelle, sans
précédent, constituant en cela même ce qui est à panser dans l’absence
d’époque des qualités sans hommes. L’épreuve ordalique de la (non-)vérité,
telle qu’elle aura caractérisé l’histoire onto-théologique de la vérité, c’est le
double redoublement épokhal requis par l’exosomatisation, qui est toujours
aussi l’exosomatisation de la noèse telle que le nouveau conflit des facultés la fait
apparaître comme jeu de fonctions exosomatiques constituant des facultés (ce que
Lyotard aura tenté de penser comme archipel du différend 40).
L’épreuve ordalique de la (post-)vérité, c’est la rencontre d’une limite telle
que l’épreuve y devient l’impossibilité de redoubler le redoublement épokhal
requis par l’exosomatisation. Face à la vitesse du premier temps du
redoublement, seule la vitesse virale du marketing biosphérique répond en
liquidant les systèmes sociaux, liquéfaction que tenta de penser Zygmunt
Bauman. Tel est l’Entropocène accomplissant le nihilisme comme disruption –
comme Gestell. Et c’est ce qui rend folles de ressentiment et dangereuses les
victimes de la Dummheit.
L’ordalie véritative constitue le processus par lequel dans le devenir, qui est
toujours à contre-vérité, et comme processus où il s’agit d’engendrer le
mouvement d’un contre-processus, un avenir doit se dé-gager, qui y bifurque à
contre-courant, c’est-à-dire : en formant une boucle locale, qui est une spirale,
par où prend forme une singularité en sens inverse du main stream, boucle qui
apparaîtra après coup avoir été destinée à y proliférer 41 à travers un processus de
transindividuation où cette prise de forme du singulier et de l’incomparable est
vouée à devenir norme, c’est-à-dire, finalement, à y dis-paraître dans l’oubli de
sa singularité, de sa vérité, de sa signi-fiance, de sa saillance faisant signe(s),
oubli de la bifurcation dont elle était porteuse, et où elle se sera transindividuée
dans le devenir amorphe du fonds transindividuel où prospère à nouveau la
bêtise, et où elle est devenue main stream à son tour.
Un tel oubli est nécessaire : telle est l’affirmation première de Nietzsche au-
delà de Hegel et de sa notion de skepsis (comme épreuve de l’insignifiance) – ce
que Heidegger répète tout autrement. Aujourd’hui cependant, ce processus est
tout autrement interrompu (suspendu, épokhalisé) parce que l’informe y est
devenu ce qui, comme moyenne, court-circuite par avance toutes singularités,
qu’il exclut de circuits qui ne sont plus générateurs de transindividuel, c’est-à-
dire de signification, mais de transdividuation des dividuels confondus, abrutis
et massifiés par et dans l’information : la bêtise prospère de nos jours comme
jamais dans le devenir amorphe du fonds devenu transdividuel. La suspension
qui n’est pas redoublée épokhalement semble flotter au-dessus d’un précipice –
attendant la chute.
42
J’attends en m’abîmant que mon ennui s’élève .
Que faire et comment faire lorsque, dans l’épreuve ordalique de la post-
vérité, les processus de transindividuations qui constituent toutes disciplines
deviennent inconsistants, constituant ainsi l’ennui épokhal de l’ab-sence
d’époque ? Les disciplines désignent ici au sens le plus large les jeux de règles
partagées par des communautés noétiques en tout genre, académique ou non,
et constituant ce que Bergson appelle des obligations en un sens qui n’est donc
pas seulement moral, mais telles que, dans les pays issus de la modernité
occidentale, elles sont constituées juridiquement, politiquement et
scientifiquement, et en vue d’une politique fondée sur le critère véritatif issu
des savoirs accumulés.
Que faire et comment faire lorsque les disciplines ainsi conçues, devenues
de simples fonctions de production et de consommation exosomatique, ne
semblent plus capables de porter la moindre capacité de bifurquer à partir du
devenir vers un avenir improbable, les obligations étant devenues des
corrélations statistiques et probabilistes cependant que, comme capitalisme et
efficience computationnelle, l’Occident, qui a tenté d’imposer ainsi ces ob-
ligations à la biosphère en totalité, en a fait des qualités sans hommes ? Quoi
faire et comment faire avec cette inconsistance procédant de l’efficacité des
court-circuits que provoque le processus computationnel de transdividuation ?
À notre époque, et comme jamais – cette époque étant précisément en cela
l’absence d’époque –, cette dis-parition de la singularité, qui est toujours la
condition de la vérité (la condition de son apparition comme étant
pharmacologiquement condamnée à dis-paraître 43), se présente et tout à la fois
s’absente comme post-vérité, et cela parce qu’elle atteint son comble, c’est-à-dire
son eskhaton : son extrême limite.
C’est l’efficacité qui menace ainsi la finalité comme jamais, et, avec elle, la
formalité, et finalement la matérialité même de tout cela – comme expérience
de la matière, causalités matérielle, formelle et finale, c’est-à-dire
hypermatérielles, sans lesquelles et faute de quoi, en deçà et au-delà de la quasi-
causalité, rien ne consiste. C’est toujours ainsi que se sera présentée l’épreuve
pharmacologique, pouvons-nous dire rétrospectivement. Mais elle ne se
présente à présent, dans cette épreuve, qu’en s’y ab-sentant comme jamais, et
cela signifie qu’elle s’y présente en son absence comme telle. Ainsi s’impose
l’épreuve d’un comme tel eschatologique dont nous allons retrouver le thème
dans la seconde partie de cet ouvrage 44, et comme point de départ d’un défaut
d’origine.
Le jamais du « comme jamais » post-véridique, c’est à la fois ce qui est vécu
la plupart du temps par tous sur le mode du déni, tel qu’il se manifeste sous les
formes les plus variées – depuis le déni d’État planétaire qui constitue le sens
premier et dernier de l’élection de Trump à la présidence des États-Unis,
jusqu’au déni des « intellectuels » quant à la singularité absolue de ce qui se
présente à la fin de l’histoire de la vérité de l’être comme post-vérité, en passant
par les formes psychopathologiques du déni plus ou moins bénignes ou
destructices, auxquelles nul n’échappe, et que tentait de décrypter et d’analyser
Dans la disruption. Comment ne pas devenir fou ?
C’est ainsi que la post-vérité constitue le terme de ce processus historique
qu’aura été le nihilisme. Le nihilisme atteignant son extrême limite avec le
capitalisme purement et simplement computationnel rencontre son destin
eschatologique comme capital fixe réticulé constituant la scalabilité de ce que
Benjamin Bratton appelle le stack et David Berry l’infrasomatisation –
devenue plateforme exosphérique où le nihilisme purement et simplement
computationnel exploite le general intellect en le détruisant.
C’est cette exploitation destructive du general intellect qui engendre
l’épreuve de la post-vérité qu’est le non-savoir absolu dissolvant tous savoirs
dans des systèmes d’information autoréférentiels, c’est-à-dire se fermant, et, ce
faisant, s’autodétruisant par le déchaînement de l’ubris que ces systèmes
d’information inscients portent comme la nuée l’orage. Cette nuée chargée de
potentiels chaotiques s’est formée comme accumulation et augmentation sans
limites de l’entropie – mais aussi, et surtout, comme accumulation et
augmentation de l’anthropie telle que, résultant d’une exosomatisation
pharmacologique des organes, elle accélère et intensifie incommensurablement
les potentiels entropiques de la biosphère.
Les fausses nouvelles, c’est-à-dire les fausses informations – devenues pour les
uns « fake news 45 », pour les autres « alternative facts » –, qui ne peuvent se
produire que dans un rapport à l’avenir sécularisé, c’est-à-dire conditionné par
un rapport à la nouveauté 46, lui-même conditionné par un rapport à
l’innovation qui procède d’une guerre économique pour imposer ses propres
critères de sélection dans la facture du processus d’exosomatisation, l’innovation
étant avant tout ce qui consiste en la production de nouveaux organes
exosomatiques, ces mensonges industriels 47 que sont les fake news et les
alternative facts sont une sous-catégorie d’affections par l’industrie de la
dénégation au service du lobbying en même temps que de réactions contre celui-
ci.
Ces fausses nouvelles sont issues de l’industrie de l’information où celle-ci
est avant tout une marchandise, ce qui la voue à la mauvaise nouvelle de
l’entropie 48, c’est-à-dire au mensonge : le facteur allagmatique de la vérité
n’opère véritativement qu’au-delà de l’efficience et en vue de différer l’entropie
que génère toujours la transindividuation de la singularité qui se trouve ainsi
dissoute par sa réalisation même, c’est-à-dire emportée par le courant dissipatif
du devenir indifférenciant, éliminant ainsi les potentiels d’avenir surgis de la
noodiversité 49.
La post-vérité est l’avènement de l’effrayant – le δεινόν du chœur tragique
dans Antigone, et nous y reviendrons dans le second tome – tel que Nietzsche
fait de l’effroi le nouveau départ de la philosophie considérant, dans le sillage
du débat sur la mort thermique de l’Univers, l’avènement conjugué de la
machine industrielle thermique elle-même, des réseaux ferrés, des réseaux
d’information et de la presse, et clamant, comme nous l’avons déjà cité deux
fois :
50
Notre philosophie doit ici commencer non par l’étonnement, mais par l’effroi .
C’est du début à la fin une nouvelle critique de l’économie politique qui est
ainsi requise, mettant au cœur de ses analyses les processus de prolétarisation et
les perspectives nouvelles ouvertes par le pharmakon numérique en direction
d’une possible déprolétarisation : on ne peut qu’observer partout la
dénoétisation généralisée parce que s’impose partout le processus d’une
prolétarisation totale qui est la condition du smart and soft totalitarism qui vient
– si nous n’y faisons rien.
Une nouvelle critique de cette épistémè est à présent requise : cette épistémè
est intrinsèquement autodestructrice. Il s’avère à son extrême limite qu’elle se
renverse en une anti-épistémè. C’est ce dont Trump est l’incarnation –
manipulée par Thiel. Ce renversement requiert un contre-renversement, un
renversement en retour, et à contre-courant. Ce renversement du non-savoir
absolu qui n’est en rien dialectique est tragique en un sens tout à fait nouveau –
qui est le sens que porte en elle toute promesse néguanthropologique en tant
que culture des intermittences négatives et positives dans le destin
pharmacologique que rien ne peut surmonter.
L’eschatologie du capitalisme purement et simplement computationnel,
qui est sa katastrophè 59, n’est pas le « dépassement du capitalisme » : c’est la
reconsidération de la fonction et du statut du calcul, et de ses limites, dans une
économie de la néguanthropie ayant redonné aux savoirs la fonction
primordiale que doit mettre en œuvre la raison de bifurquer.
L’eschatologie du capitalisme purement et simplement computationnel,
qui doit se projeter au-delà des figures convenues du « nihilisme actif » –
devenu à travers elles largement stérile, sinon gâteux –, c’est ce que signi-fie
cette épreuve de la vérité qu’est le fait de la non-vérité se présentant en
s’absentant, c’est-à-dire, précisément en cela, comme post-vérité 60. La post-vérité
est le symptôme du non-savoir absolu. Et c’est ce qui conduit à l’état d’urgence
panique qui s’empare de la Terre entière, dont l’élection de Trump indique la
dimension démesurée, et tragique en cela d’abord, pour une non-inhumanité
confrontée à travers les agitations de ce pantin fou et hyperpuissant à son ubris
même.
Le savoir a été dissous dans et par l’information devenue
fonctionnellement technosphérique – l’information étant elle-même d’abord
et avant tout calculable en ce qu’elle est d’abord et avant tout une
marchandise 61. Ainsi s’instaure un nouveau conflit des facultés, et des
fonctions allagmatiques qui les constituent, à partir des possibilités
pharmacologiques positives et négatives que génère l’exosomatisation des
rétentions tertiaires – la noèse étant elle-même constituée par sa genèse
exosomatique. C’est pour intégrer les très nombreux facteurs de ces évolutions
à la fois extrêmement complexes et extrêmement rapides que l’Institut de
recherche et d’innovation a créé le Digital Studies Network 62, proposant ainsi
un programme de recherche, les études digitales, dont les considérants ont été
esquissés en divers ouvrages 63.
Les études digitales s’attachent à examiner l’histoire noétique de
l’exosomatisation qui commence avec les digits en tant qu’organes de
fabrication, cette extériorisation constituant le pharmakon positivement aussi
bien que négativement, c’est-à-dire tel qu’il engendre toujours des
conséquences prolétarisantes. Le programme de la déprolétarisation, qui est
aussi un programme de désintoxication, est le fondement de l’économie
contributive, elle-même fondée sur la valorisation systémique de la
néganthropie, dont le concept sera précisé dans La Société automatique 2.
L’avenir du savoir.
Une telle transformation, qui est intrinsèquement épistémique, ne peut
être conçue que comme un agencement planétaire entre les localités
territoriales et les plateformes infrasomatiques exosphériques. Elle suppose un
réagencement intégral des facultés et des fonctions noétiques, qui requalifie
intégralement les institutions et les corps sociaux publics et privés à travers des
processus d’expérimentations locales : ce n’est qu’à partir de l’expérience que de
nouveaux savoirs peuvent être engendrés, et la néguanthropologie part
toujours et nécessairement du local en tant qu’il caractérise tout différance.
78. La dévaluation de toutes les valeurs comme grégarisation
des exorganismes complexes inférieurs et supérieurs
e e
Entre la fin du XVIII siècle et le début du XIX siècle advient un nouveau
type d’exorganisme complexe inférieur : l’exorganisme industriel, dont les
premiers observateurs et analystes sont Adam Smith, Andrew Ure et Karl
Marx. Bien d’autres ont décrit cette époque dans des termes différents, par
exemple Max Weber, qui l’inscrit dans le prolongement de transformations
plus anciennes à l’origine du capitalisme en le liant à une transformation
fonctionnelle et dissolvante de la religion – ce lien étant foncièrement lié au
calcul, ce que Weber montre en commentant le sermon de Benjamin
Franklin 64.
On voit à travers les analyses de Weber comment l’onto-théologie se
transforme en ontologie à travers l’équivalent général qu’est la monnaie et les
technologies de calcul fondées sur les rétentions tertiaires hypomnésiques que
sont les livres de comptes. C’est l’articulation de ces instruments de
comptabilité avec la circulation du numéraire 65 qui constitue le socle du
capitalisme. C’est la Réforme ainsi établie qui constitue pour Nietzsche le
nouveau stade du nihilisme.
C’est ce nouveau stade qui conduit à l’effroyable, et, ce faisant, à la
réticulation exorganique, que Nietzsche ne pense pas comme telle, mais qu’il
saisit déjà comme une transformation radicale de la fonction de (la) vérité du
monde académique, dans toutes ses dimensions, de l’université à l’école, et par
l’apparition
• d’une spécialisation épistémique,
• et, corrélativement, de nouveaux acteurs producteurs d’énoncés sous
forme de rétentions tertiaires hypomnésiques que sont les journalistes.
Désespoir et improbable
La quatrième dimension de l’exosomatisation
La vérité est dans la polis ce qui fonde les rapports entre les exorganismes
simples que sont les citoyens grammatisés par l’intériorisation de la rétention
tertiaire hypomnésique littérale au sein du skholeion, et, à travers elle, par
l’intériorisation (l’adoption) du déjà-là ainsi littéralement et spirituellement
accessible, c’est-à-dire capable d’une nouvelle forme de revenance, de différence
dans la répétition, et donc de retour comme différance. La vérité inscrit ainsi
dans la durée les rapports entre les exorganismes simples au-delà de la vie de ces
exorganismes simples, et en vue de pérenniser le maintien des exorganismes
complexes – Heidegger dans « La parole d’Anaximandre » traduisant
précisément to khreôn, par où commence le fragment d’Anaximandre, par ce
mot de maintien 19.
Telle qu’elle suppose les mnémotechniques de la « Deuxième dissertation »
de la Généalogie de la morale, et les épreuves qu’il en faut subir, et telle qu’elle
s’opère à travers des dispositifs rétentionnels supportant les exorganismes
complexes supérieurs, cette inscription de la vérité entre les exorganismes
simples fait apparaître au cours du temps diverses figures définissant les
obligations et les conditions des exorganismes simples – ces obligations et
conditions variant au cours de ce temps selon toutes sortes de facteurs
exosomatiques qui constituent les citoyens, les fidèles, les sujets, les administrés,
et… finalement… destituent les consommateurs : cette dernière figure
n’appartient plus à la série, et conduit précisément en cela à la post-truth era.
Cela signifie que si les exorganismes complexes sont les individus collectifs,
eux-mêmes distribués en individus collectifs inférieurs et individus collectifs
supérieurs, ces derniers permettant d’unifier les individus collectifs inférieurs,
et, à travers eux, les exorganismes simples, en leur fournissant, à travers le
critère de la vérité, des rétentions et des protentions collectives capables de
provoquer des bifurcations dans le devenir, c’est-à-dire dans l’entropie, et d’y
inscritre leur avenir comme néguanthropie, dans l’ère post-véridique, cette
supériorité fait défaut.
C’est ce défaut qu’annonce Nietzsche comme nécessaire accomplissement du
nihilisme, où il s’agit alors de faire advenir la quasi-cause qu’est l’activité
surhumaine. Mais cela suppose la constitution d’un nouveau type d’exorganisme
complexe supérieur – et ce que Nietzsche appelle une nouvelle croyance, une
croyance « en ce monde », précise Deleuze, c’est-à-dire : une croyance dans
l’immanence.
La supériorité exorganique est de façon générale constituée par un processus
d’individuation collective de référence, et, en conséquence, par un processus de
transindividuation de référence 20. Il y a une histoire des individus collectifs,
qui est celle des institutions (de la famille à l’Assemblée nationale, à l’ONU et
à l’OMC, en passant par la tribu, l’ethnie 21, la cité, l’Église, l’Académie, le
syndicat et le parti, notamment) et des corporations (des artisans aux
plateformes d’échelle exosphérique dans la technosphère) où se différencient
les exorganismes inférieurs et supérieurs. L’« histoire de la vérité », ou « histoire
de l’être », en est indissociable, en cela précisément qu’elle procède elle-même
de l’exorganogenèse de la noèse telle qu’elle rend possible la supériorité des
exorganismes unificateurs aussi bien que les perturbations qui font leur richesse –
leur noodiversité 22.
La télécratie contre la démocratie, qui tentait de montrer pourquoi et
comment aucun individu collectif (c’est-à-dire aucun exorganisme complexe)
ne peut se constituer sans se rapporter à d’autres exorganismes complexes, avec
lesquels il établit un processus de transindividuation de référence, soutenait en
passant par Freud – commentant lui-même Gustave le Bon – que ce processus
d’unification se décline aussi bien au niveau des exorganismes simples, et
comme processus d’identifications primaire et secondaire, qu’au niveau des
exorganismes complexes, ce qui constitue le ça et le surmoi 23. Prendre soin. De
la jeunesse et des générations tenta ensuite de montrer comment les rétentions
tertiaires réticulaires analogiques et numériques liquidaient les exorganismes
complexes supérieurs en les court-circuitant, tout en détruisant les appareils
psychique des exorganismes simples.
C’est sur ce registre de l’histoire de la constitution et de la destruction des
exorganismes qu’il faut analyser les transformations des seigneuries qui
constituent l’Europe occidentale à l’époque de la fondation de la première
université à Bologne, et qui se réfèrent, quant aux conditions légitimes de leur
individuation (comme processus de transindividuation) à un processus de
transindividuation de référence fondé sur un dogme, et incarné par l’Église
formant en cela le corps de l’exorganisme complexe supérieur – cette référence
étant ce que la philosophie médiévale exprime comme onto-théologie du
summum ens. Ces transformations conduisent aux principautés telles que
Machiavel en étudie l’histoire dans Le Prince et dans le contexte des
transformations accélérées qui adviennent au cours de la Renaissance, et dont
Cesare Borgia est si l’on peut dire « l’idéal type ». Machiavel étudie en outre
dans Sur la première décade de Tite Live les républiques, qu’il préfère aux
principautés.
Il y a une histoire de la pensée des relations entre exorganismes simples et
complexes, et des conditions de constitution de la supériorité permettant de les
unir. Cette histoire, qui ne peut faire l’économie d’une histoire des religions et
de la théologie (ni donc d’une lecture de Schmitt, de Luhmann et de
Legendre), est celle du droit.
En tenant en réserve la question de ce qui advient entre le VIIe et le
e
V siècles avant Jésus-Christ, c’est-à-dire au cours de l’époque présocratique, sur
Pourquoi ne pourrions-nous pas dire que tous les automates (des engins qui
se meuvent eux-mêmes, par des ressorts et des roues, comme une montre) ont
une vie artificielle ? Car qu’est-ce que le coeur, sinon un ressort, les nerfs, sinon
de nombreux fils, et les jointures, sinon autant de nombreuses roues qui
donnent du mouvement au corps entier, comme cela a été voulu par l’artisan.
L’art va encore plus loin, imitant cet ouvrage raisonnable et le plus excellent de
la Nature, l’homme. Car par l’art est créé ce grand LÉVIATHAN appelé
RÉPUBLIQUE, ou ÉTAT (en latin, CIVITAS), qui n’est rien d’autre qu’un
homme artificiel, quoique d’une stature et d’une force supérieures à celles de
l’homme naturel, pour la protection et la défense duquel il a été destiné, et en
lequel la souveraineté est une âme artificielle, en tant qu’elle donne vie et
mouvement au corps entier… 26
e
Au début du XXI siècle, l’humanité en totalité prend conscience – y
compris sous les diverses formes du déni et les débats diversement stériles qu’il
engendre – du fait qu’elle vit, à l’échelle biosphérique devenue
technosphérique, le moment hypercritique d’un nouvel agencement entre
exorganismes simples et exorganismes complexes : un agencement d’un tout
nouveau genre. Tout au long de l’histoire et de la protohistoire, sinon de la
préhistoire, les nouveaux agencements dans le double redoublement épokhal
sont évidemment toujours apparus constituer un tout nouveau genre –
apparaissant d’abord barbares, monstrueux ou infernaux : tout autre. L’enfer et
le diabolique avaient notamment pour fonction de qualifier ces
« monstruosités » du point de vue des exorganismes supérieurs chrétiens.
Au début du XXIe siècle cependant, cette altérité se présente à l’humanité en
totalité comme eschatologique en un sens lui-même absolument nouveau : il s’agit
d’une eschatologie de l’immanence, ne référant à aucun dogme révélé, ni à un
mode de vie exemplaire, fondé sur la réserve, le µέτρον et la µελέτη
interrompant les boucles automatiques de rétroaction, et qui constitue une sagesse
(celles de Jésus, de Mahomet ou de Siddartha Gautama, également appelé
Shakyamuni, premier Bouddha), cet exemple étant généralisé à travers un corps
spirituel. Au début du XXIe siècle, il s’agit d’une eschatologie de l’immanence
référant à une objectivation scientifique, observable à travers un appareillage
scientifique, quantifié en conséquence, et modélisé en vue d’effectuer des
prévisions.
Il s’agit alors de prendre acte – si possible, inch’Allah – :
• des conditions dans lesquelles la constitution d’un exorganisme complexe
supérieur fait défaut, et de la réalité des effets toxiques que cela engendre, en
particulier comme implosion, plus tôt que comme explosion – l’implosion
générant évidemment le risque imminent d’explosions nouvelles
caractéristiques du XXIe siècle, après celles déjà advenues depuis le 11 septembre
2001 ;
• des conditions en fonction desquelles est requise la constitution quasi-
causale d’une nouvelle supériorité exorganique, fondant un nouveau processus
de transindividation de référence, et fondée sur lui.
1. Heidegger, « La doctrine de Platon sur la vérité », Questions II, Gallimard, L’essence de la vérité,
Gallimard, Platon : Le Sophiste.
2. Platon, La République, 515 d.
3. Ces lois régissent les rapports entre exorganismes simples appartenant à cet exorganisme
complexe, à savoir les citoyens – régissant aussi bien les exorganismes complexes inférieurs que sont les
organisations sociales au sein desquelles ces citoyens et leurs maisonnées (et notamment leurs esclaves)
agissent et produisent.
4. On reviendra sur cette question dans La Technique et le Temps 5. Symboles et diaboles, où l’on
tentera de montrer contre les interprétations orthodoxes qu’ainsi s’opère un changement majeur dans
l’orientation de la pensée de Platon, et que cela advient après l’échec du voyage en Sicile.
5. Quant à la déconstruction, si elle a permis à travers l’énorme travail de Derrida d’ouvrir de
telles questions à partir de Heidegger et de sa destruktion de la métaphysique, il n’en va pas de même
avec Nietzsche, qui n’aura jamais fait l’objet d’une « déconstruction » approfondie. Et compte tenu de
l’immense portée de ce que Nietzsche annonce, cet état de fait est un immense handicap pour
l’héritage de la déconstruction au XXIe siècle.
6. Platon, Phèdre, 265d.
7. Sur ce point, cf. B. Stiegler, The Neganthropocene, OHP, chapitre 4.
8. La « Postface » à la réédition par les éditions Fayard de La Technique et le Temps 1, 2 et 3 est une
introduction à cette théorie de l’organogenèse de la noèse qui est développée dans La Technique et le
Temps 4 et dans La Société automatique 2.
9. Platon, La République, 369a. Les rapports entre les microcosmes des citoyens au sein du
macrocosme qu’est la cité se rejoueront dans Timée et dans Les Lois à partir de la question de l’âme du
monde.
10. Marx est exclu de cette série, ce qui signifie qu’il thématise pour la première fois cette
condition techno-logique de la vérité, mais il n’ira pas au bout du chemin qu’il ouvre ainsi – j’ai essayé
de montrer pourquoi dans La Société automatique 1, § 102.
11. Platon ne le voit évidemment pas ainsi, ni aucun Grec – même si Protagoras en est tout
proche. Mais tout ce qui peut arriver à un exorganisme complexe supérieur au point de le menacer est
toujours lié à ce qui, dans la situation exosomatique, met des exorganismes complexes en lutte – éris et
polemos – les uns avec les autres, à savoir : l’ouverture du caractère profondément indéterminé de
l’avenir non du fait des accidents survenant dans la physis, mais du fait des transformations issues de la
tekhnè.
12. Cf. Marrou, Histoire de l’éducation dans l’antiquité, Seuil, et La Technique et le Temps 2,
chapitre 1, p. 327.
13. Cf. la postface de la réédition des trois premiers tomes de La Technique et le Temps, Fayard,
p. 847. On reviendra en détail sur ces points dans le tome 2, Au-delà de l’Entropocène, dans La
Technique et le Temps 4, et dans La Société automatique 2.
14. Cf. La Technique et le Temps 1, p. 231.
15. Cf. dictionnaire Bailly, où βουλή signifie en première occurrence « volonté, détermination »
au sens de « résolution », qui traduit en français Entschlossenheit.
16. Cf. Mécréance et Discrédit, chapitre 3, « L’otium du peuple ».
17. Cf. La Technique et le Temps 1. La faute d’Épiméthée, p. 76.
18. Cf. en particulier le § 64 de Dans la disruption. Comment ne pas devenir fou ?
19. Cf. Heidegger, « La parole d’Anaximandre » dans Chemins qui ne mènent nulle part, pp. 443-
444.
20. Cf. La télécratie contre la démocratie, Flammarion, §§ 18, 19 et 20.
21. On reviendra dans La Société automatique 2 sur les rapports entre tribu et ethnie en analysant
les concepts avancés par Maurice Godelier concernant les Baruya avec Les métamorphoses de la parenté.
22. Cf. supra, p. 177, note 2. On reviendra sur ces sujets dans La Technique et le Temps 6. La
guerre des esprits.
23. Cf. La télécratie contre la démocratie, pp. 102-103. Ces analyses seront reprises approfondies
dans le tome 2.
24. Cf. Alain Supiot, L’esprit de Philadelphie, Fayard, La Gouvernance par les nombres, Fayard.
25. Théologie, droit et médecine sont les facultés qui organisent l’université depuis Bologne
(1088) et jusqu’à ce qui advient à l’époque de Kant, et que celui-ci théorise dans Le conflit des facultés.
26. « … où les magistrats et les autres officiers affectés au jugement et à l’exécution sont des
jointures artificielles, la récompense et la punition (qui, attachées au siège de la souveraineté, meuvent
chaque jointure, chaque membre pour qu’il accomplisse son devoir) sont les nerfs, et [tout] cela
s’accomplit comme dans le corps naturel : la prospérité et la richesse de tous les membres particuliers
sont la force, le salus populi (la protection du peuple) est sa fonction, les conseillers, qui lui proposent toutes
les choses qu’il doit connaître, sont la mémoire, l’équité et les lois sont une raison et une volonté
artificielles, la concorde est la santé, la sédition est la maladie, et la guerre civile est la mort. En dernier, les
pactes et les conventions, par lesquels les parties de ce corps politique ont en premier lieu étaient faites,
réunies et unifiées, ressemblent à ce Fiat ou au Faisons l’homme prononcé par Dieu lors de la création. »
Thomas Hobbes, Le Léviathan, Folio, p. 64.
27. Cf. La télécratie contre la démocratie, p. 107.
28. François Billeter, Chine trois fois muette, Allia.
29. Nicolas Machiavel, Sur la première décade de Tite Live, livre premier, chapitre XII.
30. Ce sujet, qui sera repris en détail dans La Technique et le Temps 6. La guerre des esprits, a été
introduit dans Mécréance et discrédit come question de l’otium et du negotium.
31. C’est l’objet du chapitre 3 de La faute d’Épiméthée.
32. Cf. La Technique et le Temps 2, p. 360.
33. Nous reviendrons sur ce point avec Yuk Hui et The question concerning technology in China.
An essay in cosmotechnics.
34. Cf. Divya Dwivedy et Shaj Mohan, Gandhi and philosophy. Forecast by Jean-Luc Nancy.
35. Cf. Hidetaka Ishida, « Culture de soi au Japon, le jardin de pierres. La leçon du snobisme de
Kojève », conférence donnée en 2009 à Paris.
36. On se souvient que William Burroughs (Le festin nu, qui est une source d’inspiration première
pour Deleuze en ce qui concerne sa réflexion sur les sociétés de contrôle) fait du marché de l’héroïne la
vérité de l’économie capitaliste, et on assimile généralement cette réalité à l’histoire de l’Amérique du
Nord telle qu’elle cultive à travers son modèle consumériste fondé sur le marketing « scientifique » une
méthodologie addictive de captation et d’aliénation des consommateurs, dont les ravages sont de plus
en plus étendus partout dans le monde. Gerald Moore conduit des analyses majeures sur ces questions,
en prenant appui notamment sur les travaux de Suzan Greenfield. Il faut souligner ici que le lien entre
constitution capitaliste des marchés et politiques de l’addiction commence bien avant le capitalisme
consumériste nord-américain : il est au cœur du colonialisme britannique en Inde et en Chine. Au
moment où l’addiction redevient une préoccupation de tout premier plan quant à la question de savoir
ce que l’on appelle panser, penser et pænser, un réexamen de cette histoire s’impose en particulier en ce
qui concerne les rapports entre la Chine et le capitalisme occidental.
37. Cf. Mauss, La nation, PUF, et mes premiers commentaires dans États de choc, seconde partie.
38. En dialogue notamment avec Zhang Yibing, auteur notamment de Back to Marx,
Universitätsverlag Göttingen et avec le département de philosophie de l’université de Nanjing.
39. La Société automatique 1, chapitre 5, « Dans le Léviathan électronique en fait et en droit ».
© Les Liens qui Libèrent, 2018
ISBN : 979-10-209-0559-8
A-t-on mesuré l’enjeu de ce que Gilles Deleuze théorisait trois ans avant le
lancement du world wide web comme avènement des sociétés de contrôle ?
Il n’est cependant jamais trop tard pour panser. Et si la pensée est démunie,
c’est parce qu’elle a cessé de se penser comme soin : comme panser.