Vous êtes sur la page 1sur 15

Revue germanique internationale 

17 | 2002
Références juives et identités scientifiques en
Allemagne

La question des imbrications culturelles chez Franz


Boas
Michel Espagne

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/rgi/892
DOI : 10.4000/rgi.892
ISSN : 1775-3988

Éditeur
CNRS Éditions

Édition imprimée
Date de publication : 15 janvier 2002
Pagination : 147-160
ISSN : 1253-7837

Ce document vous est offert par Université de Rouen Normandie – Bibliothèque Universitaire

Référence électronique
Michel Espagne, « La question des imbrications culturelles chez Franz Boas », Revue germanique
internationale [En ligne], 17 | 2002, mis en ligne le 21 juillet 2011, consulté le 22 février 2023. URL :
http://journals.openedition.org/rgi/892  ; DOI : https://doi.org/10.4000/rgi.892

Tous droits réservés


L a question des imbrications culturelles
chez F r a n z Boas

MICHEL ESPAGNE

Q u a n d Marcel Mauss, en vue d'étayer sa théorie du fait social total


s'engage dans une étude du don et plus particulièrement de la mystérieuse
forme d'échange du potlatch, il fonde n o t a m m e n t sa synthèse sur les tra-
vaux d ' u n anthropologue américain Franz Boas. Il reconnaît en particulier
1
à Boas le mérite d'avoir découvert une forme primitive du crédit . Pour
cela l'anthropologue américain a adopté moins une perspective descriptive
que l'angle de vue des Indiens eux-mêmes dont il s'agissait d'observer, de
façon empathique, le système de représentations.
Marcel Mauss ne s'intéresse guère à la genèse de la pensée de Boas, à
ce que sa méthode véhicule d'une formation intellectuelle spécifique.
L'observateur des tribus kwakiutl q u ' o n considère généralement c o m m e le
fondateur d'une anthropologie scientifique aux États-Unis est u n Juif alle-
m a n d émigré, formé dans les universités allemandes des années 1880. Les
éléments constitutifs de sa culture renvoient tous à Bonn, Berlin, Leipzig
ou Kiel. Sa biographie intellectuelle est m a r q u é e d'autre p a r t p a r u n pas-
sage, de l'Europe aux États-Unis, des sciences sociales enseignées dans les
universités allemandes à l'observation des tribus indiennes, le tout dans u n
contexte politique américain du l'immigration, des Italiens, des Juifs
d'Europe centrale, fait parfois problème. Boas transpose son propre pas-
sage vécu en u n objet scientifique, puisque ce qui l'intéresse, ce sont avant
tout les transferts entre tribus indiennes, modèles des métissages dont la
société américaine est elle-même le Heu.

1. Marcel Mauss, « Essai sur le don », in Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1950, p . 198.

Revue germanique internationale, 17/2002, 147 à 160


1
LES ÉTAPES D'UNE CARRIÈRE
Franz Boas est donc d'abord u n j e u n e Juif allemand qui se construit
une culture scientifique dans le cadre et avec les éléments de l'Empire wil-
helminien. Il est né à Minden, la m ê m e année que Dürkheim ou Georg
Simmel, dans une famille de six enfants, très émancipée des contraintes
religieuses. Sa correspondance montre l'importance dans sa biographie de
l'expérience de l'antisémitisme qui l'aurait p a r exemple conduit à u n duel.
U n e des figures les plus importantes dans son évolution est celle du méde-
cin A b r a h a m Jacobi, u n oncle qui avait été emprisonné au début des
années 1850 p o u r sa participation aux activités de la Ligue des commu-
nistes. Émigré en 1853 à N e w York il s'y a d o n n a essentiellement à la
médecine, et après avoir occupé la première chaire de pédiatrie, devint
président de l'Académie de médecine à partir de 1885. C'est lui qui facilita
l'installation de Boas aux États-Unis. C'est lui qui lui fit connaître sa future
femme, fille d'un médecin autrichien émigré après 1848, M a r y Krackowit-
zer. U n mélange de libéralisme politique quarante-huitard et de fidélité au
judaïsme a constitué l'horizon intellectuel initial de Boas. Son émigration
paraît liée à la conviction de ne pouvoir entreprendre à Berlin la carrière
qu'il souhaite. S'il défend aux États-Unis le point de vue allemand durant
2
la guerre de 1914 , il est après la guerre, secrétaire de la Germanie Society
of America puis durant les années 1920 président de la Emergency Society
for G e r m a n a n d Austrian science. Boas écrit en 1933 une lettre ouverte à
H i n d e n b u r g p o u r protester contre l'appel de Hitler au pouvoir et fait cir-
culer en Allemagne le texte d'un article « Aryens et non-Aryens ». Son
livre Rasse und Kultur, rédigé à partir du discours de réception du titre de
Docteur honoris causa, à Kiel en 1931, sera brûlé p a r les nazis.
Boas après u n séjour au lycée de M i n d e n a étudié à Heidelberg, à
Bonn et à Kiel. Les cours suivis relèvent p o u r l'essentiel de la physique et
des sciences exactes et sa thèse de Kiel porte sur la couleur de l'eau de
mer. O n a affaire à u n modèle classique d'hybridation scientifique où une
formation de sciences exactes dérive progressivement vers les sciences
sociales. Boas possédait une édition de H e r d e r et lut les sociologues fran-
çais C o m t e et T a r d e . Il nourrissait une profonde estime pour Rudolf Vir-
chow (1821-1902), fondateur de la première société allemande d'anthropo-
logie et pourfendeur des dérives raciologiques. Mais il rencontra également

1. Sur les étapes de la carrière de Boas on consultera notamment A. L. Kroeber et al. (éd.),
« Franz Boas », in American Anthropologist, vol. 35, juillet-septembre 1943 ; Melville J. Herskovits,
Franz Boas, The Science of Man in the Making, New York / Londres, Charles Scribner, 1953 ; Walter
Goldschmidt (éd.), The Anthropology of Franz Boas, Memoir, n ° 8 9 , T h e American Anthropological
Association, 1959 ; Marshall Hyatt, Franz Boas. Social Activist. The Dynamic of Ethnicity, New
York / Westport / Londres, Greenwood Press, 1990 ; Franz Boas Ethnologe. Anthropologe. Sprachwis-
senschaftler, Staatsbibliothek zu Berlin Preußischer Kulturbesitz 1992.
2. Douglas Cole, « Franz Boas. Ein Wissenschafder und Patriot zwischen zwei Ländern », in
Volker Rodekamp, Franz Boas 1858-1942. Ein amerikanischer Anthropologe aus Minden, Verlag für
Regionalgeschichte, Bielefeld, 1994, p . 9-23.
1
durant sa période de formation la figure de Wilhelm W u n d t avec lequel il
eut u n contact personnel au début des années 1880, à l'époque où domi-
nait encore la problématique de la psychophysique, et qu'il aborda plus
tard dans son séminaire américain du point de vue de la Völkerpsychologie.
U n e autre impulsion venue des psychologues fut celle de T h e o d o r Fech-
2
ner . Les questions linguistiques Boas les perçut durant sa phase de forma-
3 4
tion à travers l'œuvre de Steinthal mais aussi d'Adolf Bastian . Enfin il
faut fortement souligner la place occupée p a r les géographes dans la for-
mation initiale de Boas. C'est chez eux qu'il a trouvé l'idée d'une anthro-
pogéographie. Il a lu Alexandre de Humboldt et Karl Ritter. Il a suivi de
5
Bonn à Kiel son maître Theobald Fischer . Surtout il a pris la mesure des
orientations données à la géographie p a r Friedrich Ratzel. Dans son
Anthropogeographie de 1882, celui-ci soulignait évidemment l'influence du
milieu sur une nature organique humaine composée pour l'essentiel d'air
ambiant, de lumière solaire, d'humidité. Mais il avait aussi développé une
théorie des migrations faisant des passages de population l'élément essen-
tiel de l'histoire humaine. Reprenant Herder il voyait surtout dans l'his-
toire une géographie dynamique et remettait en cause la frontière entre les
deux dimensions de l'espace et du temps : « Il paraît au géographe qui doit
prendre également en considération tous les peuples du m o n d e abusive-
ment arbitraire de tracer une frontière aussi stricte entre les peuples histo-
6
riques et non historiques, et p a r là entre l'histoire et l'ethnologie. »
Après sa thèse de physique, Boas suit à Berlin des études d'anthropo-
métrie chez Virchow. Son goût pour les voyages le pousse à participer
en 1883 et 1884 à une expédition vers la terre de Baffin. Il passe définiti-
vement de la géographie à l'anthropologie en découvrant sur site que les
déterminations physiques de l'environnement ne suffisent pas à expliquer
mécaniquement une culture. L'ouvrage qu'il publie à la suite de son expé-
dition a des accents de récit d'aventure. En chemin vers l'Europe, Boas
fait son premier séjour à N e w York où il passe l'hiver 1884-1885. En 1886
il est assistant de géographie à l'université de Berlin. Entreprenant la
m ê m e année une nouvelle expédition chez les Indiens Bella Coola de la
côte ouest, il décide en 1887 de rester aux États-Unis. Il est d'abord rédac-

1. George W. Stocking Jr. (éd.), Volksgeist as method and Ethk. Essays on Boasian Ethnography and
the german anthropological Tradition, T h e University of Wisconsin Press, Madison, 1996.
2. Gustav Theodor Fechner (1801-1887) publia en 1860 des Éléments de psychophysique qui sont
au fondement de la psychologie expérimentale.
3. Heymann Steinthal (1829-1899) qui a forgé le concept de Völkerpsychologie est un continua-
teur de la philosophie humboldtienne du langage.
4. Adolf Bastian (1826-1905), auteur en 1860 d'un ouvrage en trois volumes, L'homme dans
l'histoire, a contribué à l'établissement d'une ethno-psychologie.
5. Theobald Fischer (1846-1910) avait parcouru la Méditerranée et le Maroc. O n lui doit
d'avoir parmi les premiers souligné l'unité du bassin méditerranéen et d'avoir participé à la fonda-
tion de la géographie moderne de l'Allemagne.
6. Friedrich Ratzel, Anthropo-Geographie oder Grundzüge der Anwendung der Erdkunde auf die
Geschichte, Stuttgart, Engelborn, 1882, p. 30.
teur de la revue Science, éditée p a r l'ancien assistant de Wilhelm Wundt,
J a m e s M a c K e e n Cattell, puis travaille au Field Columbian Museum de Chi-
cago. Il en est renvoyé à la suite d'un conflit qu'il interprétera comme une
agression de la WASP community (White-Anglo-Saxon protestants). Il entre
ensuite au American Museum of Natural History, avant d'obtenir en 1899 une
chaire d'anthropologie à l'Université de Columbia.
O n peut tenter d'aborder l'œuvre de Boas comme une tentative de
régler au niveau théorique et politique, des conflits auxquels sa situation de
Juif allemand l'a d'emblée confronté. Les peuples indiens menacés de dis-
parition et surtout les noirs américains ou les immigrants sont une sorte de
terrain de substitution sur lequel Boas aurait pu penser sa propre situation
de Juif allemand. O n a remarqué au demeurant que l'environnement
scientifique de Boas, ses élèves, comprend nombre de représentants de
groupes luttant pour leur reconnaissance, des femmes comme Margaret
1
M e a d ou R u t h Benedict, des immigrés comme Robert Lowie . Boas qui
intervenait volontiers sur le terrain des conflits interethniques a toujours
défendu l'idée selon laquelle aucune corrélation ne pouvait être établie
entre l'appartenance raciale et quelques caractéristiques intellectuelles que
ce soit. En particulier il a pourfendu l'idée répandue parmi un certain
nombre de milieux selon laquelle les mariages mixtes pouvaient aboutir à
u n affaiblissement. U n e de ses principales contributions scientifiques dans
ce domaine tient à l'analyse des données anthropométriques de popula-
tions immigrantes. Sur la base d'études statistiques très poussées conduites
sur des enfants d'immigrants, et n o t a m m e n t d'enfants de l'orphelinat juif,
il s'est efforcé de montrer que les différences dans les processus de crois-
sance, voire dans la forme du crâne sont directement corrélées aux condi-
tions de vie des groupes considérés. C'est ainsi p a r exemple que les géné-
rations récentes d'immigrants lui apparurent plus grandes que les
générations plus anciennes, alors que dans la population des Juifs nés en
Amérique cette progression dans la taille ne s'observait pas du tout dans
les mêmes proportions. Les changements dans les conditions de vie avaient
donc nécessairement provoqué u n changement dans l'apparence phy-
sique : « Le rythme de croissance semble n'être guère affecté p a r la des-
2
cendance raciale mais dépend plutôt de l'environnement. » Alors que
l'anthropométrie était mise en Europe au service d'une différenciation des
3
ethnies, Boas s'en sert plutôt pour en relativiser la définition .

1. Robert Lowie (1883-1957), premier doctorant de Boas, poursuivit des recherches sur les
Indiens des plaines.
2. Franz Boas, Race, Language and Culture, New York, Macmillan Company, 1940, p. 126.
Pour une analyse des positions théoriques de Boas il convient de se référer avant tout à cet
ouvrage qui rassemble ses principaux articles.
3. Voir Franz Boas, The Mind of Primitive Man, Greenwood Press, Westport 1963 ; Id., Race
and Democratic Society, New York, J.-J. Augustin Publisher, 1945.
RACE ET LANGAGE
U n e des caractéristiques de l'anthropologie de Boas tient au croise-
ment et à la complémentarité de divers types d'approche des phénomènes
sociaux. A l'anthropométrie, à la recherche d'une influence de l'environ-
nement vient n o t a m m e n t s'ajouter la perspective linguistique. Boas, en
héritier de Wilhelm von Humboldt, voit dans les langues le véritable fon-
dement de l'unité des peuples, le plus ancien m o n u m e n t du genre humain
et donc une sorte d'archive qui, atténuant l'opposition entre les peuples
occidentaux et les peuples dits primitifs, les inscrit tous dans une m ê m e
histoire. Convaincu de l'unité foncière des deux disciplines que sont
l'anthropologie culturelle et la linguistique anthropologique, Boas a fondé
ses investigations sur des collections de textes indiens transcrits dans la
langue originale et souvent publiés. Dans son introduction au Journal inter-
national de linguistique américaine il parle volontiers de formes poétiques et lit-
1
téraires dans les traditions indiennes . La langue originale était pour lui u n
support indispensable, et toute investigation anthropologique qui ne repo-
sait pas sur une connaissance réelle de la langue et de la littérature lui
2
paraissait absurde , mais il ne semble pas avoir été gêné par la mise en
scène que représentait l'édition de récits et de mythes énoncés dans une
langue sans écriture. Le modèle de la collection de légendes populaires et
surtout de la philologie textuelle, modèle dont les origines n'ont pas besoin
d'être rappelées, a immédiatement prévalu. Boas disposait d'informateurs
indigènes qui lui fournissaient des textes, il eut pendant de très longues
années un correspondant Kwakiutl (George Hunt) et un correspondant
Tsimshian (Henry Tate), mais il prônait l'apprentissage des langues verna-
culaires et une forme d'ethnologie participante. O n a affaire à une produc-
tion interculturelle, mixte improbable de tradition allemande et de tradi-
tion indienne. A partir des corpus de textes rassemblés, Boas était soucieux
de produire des descriptions des langues indiennes qui n'en restaient pas
comme ce fut souvent le cas au niveau lexicographique, mais s'efforçaient
de fournir une présentation de la grammaire. O n peut signaler la gram-
maire de la langue kwakiutl. Et ici se font j o u r à nouveau les contradic-
tions productives du système de Boas qui aborde des langues orales à par-
tir de corpus écrits mais veut échapper au moule descriptif unique des
langues européennes. Les catégories des linguistes qui transposent aux
idiomes amérindiens les caractéristiques des langues européennes lui appa-
raissent en effet clairement insuffisantes.
Étudier les langues au m o m e n t où Boas a entamé sa carrière scienti-
fique, c'était avant tout les situer sur u n arbre comparable à celui qui
illustre les relations réciproques entre les langues indo-européennes, avec

1. Franz Boas, Race, Language and Culture..., p . 209.


2. Franz Boas, Introduction to Handbook of American Indian Languages, University of Nebraska
Press, Lincoln and London, 1991.
une origine et des ramifications de plus en plus complexes. La caractéris-
tique du modèle indo-européen tient au fait que l'évaluation se redouble
d'une axiologie. La langue originelle, le sanskrit, qui suscitait l'enthou-
siasme des frères Schlegel est par principe investi d'une valeur que n'ont
pas les autres langues qui se définissent en fonction de leur plus ou moins
grande distance p a r rapport à la source. Q u a n t aux Juifs ils sont p a r défi-
nition exclus de cette épure.
L'effort de classification des langues amérindiennes chez Boas se définit
avant tout comme une volonté d'en finir avec le modèle indo-
européaniste. Pour lui les langues américaines doivent être considérées
comme les lieux de rencontres d'influences diverses, des creusets linguisti-
1
ques . Pour Boas les langues américaines ne sauraient être décrites suivant
u n modèle généalogique de développement, mais devraient se reconnaître
dans un système de racines multiples. Il se pourrait m ê m e que des langues
issues d'une m ê m e racine et se modifiant en raison de leurs propres forces
internes deviennent différentes au point qu'on ne puisse plus établir leur
parenté dans u n modèle. D'autre part l'hybridation des langues qui est le
maître mot de son analyse ne se perçoit pas seulement au niveau du voca-
bulaire mais jusque dans la morphologie. Le quileute, le kwakiutl et le salish
ont des ressemblances morphologiques, mais celles-ci peuvent aussi bien
provenir d'un processus d'assimilation que d'une appartenance à une
2
m ê m e famille . O n en arrive à la conclusion selon laquelle la répartition
des langues est surtout le support d'une analyse historique des populations
et de leur changement, analyse historique beaucoup plus détaillée que celle
permise p a r exemple p a r l'anthropométrie. Boas suggère une étude des
contiguïtés entre des langues distribuées sur u n espace géographique déter-
miné, la notion de continuité territoriale comme base d'une exploration
historique. La constitution de familles lui paraît d'emblée spéculative parce
qu'elle part d'une situation présente en ignorant p a r exemple d'innom-
brables langues disparues au cours des derniers millénaires. Peut-être le
classement des langues par famille en dehors des constatations historiques
serait-il au fond une projection sur le passé de la situation contemporaine.
Sans qu'on puisse mettre en évidence de lien formel, il est difficile de
prendre pour un p u r hasard le fait q u ' u n Juif allemand éduqué à la tradi-
tion humboldtienne et connaissant bien les modèles indo-européanistes, ait
développé sur u n terrain loin des questions de langues européennes un
modèle concurrent. L'approche alternative des langues qu'il propose et
projette sur le domaine américain pourrait être le reflet d'une expérience
personnelle, le transfert au domaine amérindien d'une crise proprement
allemande. Pourtant tout n'est pas coupure dans la représentation de
l'hybridation des langues que développe Boas. En effet, alors que la lin-
guistique structuraliste et générative met en avance la dimension indivi-

1. Franz Boas, Race, Language and Culture..., p . 217.


2. Franz Boas, ibid., p . 204.
duelle du langage, en fait le signe philosophique d'une nature humaine, la
linguistique descriptive et anthropologique d'un Boas insiste sur les phéno-
mènes de communauté de groupe. La langue n'est pas la propriété d'in-
dividus représentants d'une nature humaine, mais bien de peuples dans
une histoire.

DE LA COMPARAISON À L'HISTOIRE

F r a n z B o a s c o n s t r u i t ses r e p r é s e n t a t i o n s d e l'histoire d e s sociétés à u n e


é p o q u e o ù d o m i n e n t e n c o r e les m o d è l e s d ' é v o l u t i o n l i n é a i r e . C e t t e é v o l u -
tion e n f e r m e l ' e n s e m b l e d e s sociétés d a n s u n s c h é m a u n i q u e tel q u e c e r -
t a i n s g r o u p e s c o n ç u s c o m m e primitifs s e r a i e n t les t é m o i n s r é s i d u e l s d e
stades d e d é v e l o p p e m e n t antérieurs, déjà dépassés depuis longtemps p a r
les sociétés o c c i d e n t a l e s . L e social s e r a i t u n i q u e . C e m o d è l e q u i p r é s i d e
a u x t r a v a u x d e T y l o r et d o n t l ' i n s p i r a t i o n é v o l u t i o n n i s t e est c e r t a i n e m e n t
liée a u d a r w i n i s m e , B o a s est c o n v a i n c u d e s o n insuffisance; P o u r lui les
p r o c e s s u s s o c i o p s y c h o l o g i q u e s d e s primitifs n e s o n t p a s p l u s originels q u e
les n ô t r e s e t l ' a n t h r o p o l o g i e n e s a u r a i t e n a u c u n cas é v a c u e r l a d i m e n s i o n
historique des peuples qu'elle étudie.
D e f a ç o n g é n é r a l e B o a s s e m b l e a v o i r a p p r i s d e ses m a î t r e s H u m b o l d t ,
R i t t e r , F i s c h e r e t B a s t i a n à n e p a s n é g l i g e r les détails a u profit d e m o d è l e s .
Il m e t v o l o n t i e r s l ' a c c e n t s u r l a p l u r a l i t é e t l a c o m p l e x i t é d e s c a u s e s , elles-
m ê m e s reflétant la complexité d ' u n e n v i r o n n e m e n t qui d é t e r m i n e u n p h é -
n o m è n e social. L ' h i s t o i r e d e s i n t e r r e l a t i o n s m u l t i p l e s e n t r e la société
é t u d i é e e t s o n e n v i r o n n e m e n t v i e n t se s u b s t i t u e r à l'idée d ' é v o l u t i o n :
« U n e é t u d e d é t a i l l é e d e s c o u t u m e s d a n s l e u r r e l a t i o n à la c u l t u r e g l o b a l e
d e l a t r i b u q u i les p r a t i q u e , e n liaison a v e c u n e r e c h e r c h e s u r l e u r d i s t r i b u -
tion g é o g r a p h i q u e p a r m i les t r i b u s voisines, d o n n e p r e s q u e t o u j o u r s u n
m o y e n d e d é t e r m i n e r a v e c u n e g r a n d e p r é c i s i o n les c a u s e s h i s t o r i q u e s q u i
o n t c o n d u i t à la f o r m a t i o n d e s c o u t u m e s e n q u e s t i o n e t a u p r o c e s s u s p s y -
1
chologique qui était à l'œuvre d a n s leur d é v e l o p p e m e n t . » L'articulation
de la psychologie, c'est-à-dire de facteurs de d é v e l o p p e m e n t internes, et de
l ' e n v i r o n n e m e n t c o m p l i q u e c o n s i d é r a b l e m e n t la description des p h é n o -
m è n e s e t h n i q u e s . E n effet m ê m e si d e s a n a l o g i e s d a n s le d é v e l o p p e m e n t
p s y c h i q u e d e s p o p u l a t i o n s p e u v e n t se c o n s t a t e r , les p h é n o m è n e s e t h n i q u e s
n e r é s u l t e n t j a m a i s e x c l u s i v e m e n t d e lois p s y c h o l o g i q u e s . I n v e r s e m e n t d e s
p a r a l l é l i s m e s p s y c h o l o g i q u e s c o n s t a t é s d a n s d e u x sociétés c o n t e m p o r a i n e s
p e u v e n t r é s u l t e r d e f a c t e u r s différents.
L ' a c c e n t m i s p a r F r a n z B o a s s u r l'histoire d e s c o n f i g u r a t i o n s sociales e t
s u r le p o i d s d e s f a c t e u r s d ' o r d r e e n v i r o n n e m e n t a l a b o u t i t à u n e r e m i s e e n
cause radicale d u c o m p a r a t i s m e , p e r ç u c o m m e u n résidu de l'évolution-
n i s m e . C e t t e c r i t i q u e d u c o m p a r a t i s m e est c e r t a i n e m e n t u n d e s é l é m e n t s

1. Franz Boas, ibid., p . 276.


les plus originaux de la théorie de Boas. Elle s'explique p a r l'accent qu'il
met, dès la fin des années 1880 sur la notion de contacts culturels et sur
son effort pour expliquer les sociétés étudiées moins à partir d'une struc-
ture identitaire q u ' à partir de leur périphérie et de leurs recoupements, de
la dynamique d'échanges qu'elles entretiennent. C'est ainsi que le peu de
cas fait p a r Malinowski de l'histoire dans l'approche des sociétés extra-
européenne explique les réserves de Franz Boas à son égard. Il conçoit
bien l'histoire des contacts et le comparatisme comme deux traditions dif-
férentes, et dès 1896 un article est consacré aux limites de la méthode
comparative en anthropologie. Le point essentiel est pour lui l'hypothèse
selon laquelle, quand u n m ê m e p h é n o m è n e ethnologique s'est développé
en plusieurs lieux, sa genèse a été chaque fois la m ê m e . L'identité des phé-
nomènes ethnologiques à travers le m o n d e prouverait, si l'on s'avance u n
peu plus encore, que l'esprit humain obéit partout aux mêmes lois. Mais si
à l'inverse l'on pouvait démontrer que des développements historiques dif-
férents mènent parfois aux mêmes configurations ethnologiques, l'inanité
du comparatisme anhistorique serait définitivement prouvée : « Il faut
comprendre clairement que la recherche anthropologique qui compare des
phénomènes culturels similaires pris dans les divers points du m o n d e pour
découvrir l'histoire unique de leur développement présuppose que le
m ê m e p h é n o m è n e ethnologique s'est partout développé de la m ê m e
manière. C'est ici que se situe le point faible dans l'argumentation de la
nouvelle méthode, car on ne peut pas donner de preuve de ce genre.
M ê m e un examen superficiel montre que les mêmes phénomènes peuvent
1
se développer d'une multitude de manières. » Ainsi le totémisme corres-
pond bien à une disposition fondamentale de l'esprit humain, mais il s'est
développé de manière très différente selon les régions du monde. O u bien
encore les motifs géométriques dans l'art primitif qu'on trouve largement
répandus ont des origines et des référents divers. L'erreur fondamentale du
comparatisme tient au fond à son fixisme, au fait qu'il met en parallèle
non pas des processus, mais des coupes synchroniques et étend son c h a m p
d'investigation à la quête de lois universelles là où il devrait se contacter de
constater des similitudes. O r l'anthropologue se doit de décrire avant tout
des processus.

C'est-à-dire qu'il doit appliquer une méthode historique, focalisée sur


u n territoire réduit. La notion de continuité territoriale est une des condi-
tions de l'investigation historique, et lorsque des phénomènes parallèles
s'observent chez des peuples éloignés la première hypothèse ne doit pas
celle d'une genèse commune, mais bien de genèses différentes. La méthode
historique peut à vrai dire avoir u n terrain d'application presque aussi
large que le comparatisme mais elle exige que les systèmes culturels soient
appréhendés dans leur devenir singulier, u n devenir qui inclut les importa-
tions culturelles : « Les mariages mixtes, la guerre, l'esclavage, le com-

1. Franz Boas, ibid., p. 273.


merce ont été à l'origine d'autant d'importations d'éléments culturels
étrangers, si bien que l'assimilation culturelle a dû s'opérer à travers un
espace continu. E n outre il me semble que là où parmi les tribus voisines
une influence immédiate de l'environnement ne peut pas être prouvée, la
présomption doit toujours aller à une relation historique. Il y a eu une
période d'isolement durant laquelle les traits principaux des différentes
cultures se sont développés en fonction de la culture antérieure et de
l'environnement des tribus. Mais les strates culturelles correspondant à ces
périodes ont été recouvertes p a r tant d'éléments nouveaux, dus au contact
avec les tribus étrangères, qu'elles ne peuvent être découvertes sans isoler
1
de la façon la plus attentive les éléments étrangers. »
Le but de la méthode historique est de faire apparaître les constellations
sociales comme les moments d'une dynamique, d'un flux. Mais l'histoire des
sociétés primitives n'est pas directement accessible. Indépendamment des
données de l'archéologie on peut, écrit Boas, l'appréhender n o t a m m e n t à
travers des phénomènes de dissémination. Ceux-ci permettent au demeu-
rant d'analyser également le développement intrinsèque d'un système cultu-
rel puisque les importations sont autant de transformations : « Elles peuvent
toutefois être observées dans chaque phénomène d'acculturation où les élé-
ments étrangers sont remodelés selon les structures qui prévalent dans leur
nouvel environnement et on peut les trouver dans les développements
2
locaux d'idées et d'activités largement répandues. »
Ici encore on se gardera de découvrir quelque lien de causalité que
ce soit entre la conscience judéo-allemande de l'anthropologue Franz
Boas et son approche des transferts culturels. Mais on ne peut manquer
d'observer u n parallélisme entre son refus d'un évolutionnisme ramenant
toutes les cultures à u n m ê m e modèle grâce à la procédure des compa-
raisons et son plaidoyer en faveur d'une Amérique des métissages sociaux
et intellectuels où m ê m e lui, le savant venu d'ailleurs, aurait parfaitement
sa place.

LA QUESTION DU DIFFUSIONNISME

B o a s a s o u t e n u l a t h è s e d u diffusionnisme c u l t u r e l , c ' e s t - à - d i r e d é f e n d u
l ' h y p o t h è s e s e l o n l a q u e l l e les m é c a n i s m e s d ' é v o l u t i o n d e s c u l t u r e s s o n t liés
à d e s e m p r u n t s . T o u t e f o i s c e t t e diffusion n e m é r i t e d ' ê t r e é t u d i é e et c o n s i -
d é r é e c o m m e u n p r i n c i p e e x p l i c a t i f q u e si l ' o n p e u t s u p p o s e r u n c o n t a c t
3
h i s t o r i q u e e n t r e les p e u p l e s m a n i f e s t a n t d e s s i m i l a r i t é s . R u t h B e n e d i c t a
n o t é u n v i r a g e d a n s l a réflexion d e B o a s s u r ce p r o b l è m e . D a n s les
a n n é e s 1 9 1 0 il s e r a i t p a s s é d ' u n e t h é o r i e d e la d i s s é m i n a t i o n à u n e t h é o r i e

1. Franz Boas, ibid., p. 278.


2. Ibid., p . 284.
3. Melville J . Herskovits, ibid., p . 59.
de la dynamique culturelle, c'est-à-dire à une réflexion sur la manière dont
1
s'opérait l'intégration des éléments culturels .
Ce virage représente une difficulté que l'anthropologie n ' a visiblement
toujours pas réussi à pleinement dominer. Les travaux récents sur la conta-
2
gion des idées et l'épidémiologie des représentations montrent la difficulté
à penser la diffusion des idées ou des objets culturels autrement que
comme une déperdition dans u n processus de communication.
La question d'une articulation entre la dissémination et le développe-
ment autonome d'une culture qui reçoit ces éléments extérieurs, entre
identité et métissage a particulièrement préoccupé Boas qui préconise une
étude de la resémantisation opérée par les cadres fondamentaux de la cul-
ture d'accueil sur les éléments importés. Pour lui il est exclu que les nou-
velles idées venues de l'extérieur puissent être conçues comme une simple
addition aux cadre fondamentaux (cultural patterns) de la culture d'accueil
mais elles constituent simplement une stimulation en vue de nouveaux
3
développements proprement internes .
Le domaine des mythologies indiennes de la côte ouest de l'Amérique
du nord a été l'un de ceux où les thèses de Boas sur la diffusion des cultu-
res apparaissent le plus nettement. Pour lui les mythes sont des systèmes
résultant de la rencontre et de la fusion d'éléments hétérogènes, empruntés
à des sources diverses. La mythologie d'une tribu, c'est-à-dire son système
de représentations esthétiques, religieuses et philosophiques ne serait pas le
résultat d'une histoire autonome mais d'un métissage fondamental. L'his-
toire de ce métissage serait dès lors la manière adéquate d'aborder l'espace
des représentations mentales des tribus indiennes. Ici encore, Boas s'inter-
roge sur la manière dont s'opère la texture de documents étrangers et indi-
gènes. Elle dépend pour lui des caractéristiques sociales et des habitudes
de fond du peuple, en bref des structures profondes qui opèrent la resé-
mantisation des importations et comblent, pour ainsi dire, les césures entre
le matériel mythique et les caractéristiques de la vie du peuple d'accueil,
4
les adaptent, les réduisent à des survivances bizarres . O n parviendrait à
dessiner des aires à l'intérieur desquelles les éléments de représentations
auraient circulé et la classification des mythologies recouperait la classifica-
tion des langues. O n sait que les études linguistiques de Boas sont fondées
principalement sur ses recueils de légendes en langue vernaculaire.
La conviction selon laquelle le métissage est la clef de la compréhen-
sion des sociétés à travers deux de leurs éléments fondamentaux, les lan-
gues et les mythes qu'elles servent à exprimer, conduit Boas d'une part à le
valoriser. « Rappelons-nous les migrations qui ont eu lieu dans les pre-
miers temps de l'Europe, q u a n d les Celtes d'Europe occidentale se répan-

1. Ruth Benedict, « Franz Boas as an Ethnologist », in A. L. Kroeber et al. (éd.), ibid., p . 31.
2. Dan Sperber, La contagion des idées, Paris, Odile Jacob, 1996.
3. Franz Boas, ibid., p. 291.
4. Ibid., p . 423.
dirent à travers l'Italie poursuivant vers l'est en direction de l'Asie
Mineure ; q u a n d les tribus teutoniques émigrèrent de la m e r Noire en
Italie, en Espagne et même en Afrique du Nord ; q u a n d les Slaves connu-
rent leur expansion vers le nord-est de la Russie et vers le sud sur la pénin-
sule des Balkans ; q u a n d les Maures tenaient une grande part de l'Es-
pagne ; q u a n d les esclaves romains et grecs disparurent dans la population
générale et quand la colonisation romaine touchait une large part de
l'espace méditerranéen. Il est intéressant de noter que la grandeur de l'Es-
pagne a suivi la période de plus grand mélange de races et que son déclin
s'est engagé quand les populations devinrent stables et que l'immigration
1
s'arrêta. » De telles citations permettent d'éprouver l'ambiguïté chez Boas
entre u n vécu de Juif allemand prônant une certaine perception des rela-
tions entre nations à l'intérieur de l'Europe et la transposition de ce vécu
dans u n mode d'analyse des tribus indiennes. D'autre part le métissage
devient une forme d'approche méthodologique dans ce qu'on pourrait
appeler l'observation participante. L'anthropologue ne s'informe pas sur
les populations en interrogeant des Européens qui vivent à leur contact,
mais tente de participer à leur mode de vie - Boas a participé par exemple
à la chasse au phoque, prend en compte le savoir des Indiens et dans le
cas des habitants de la terre de Baffin leur cartographie ou leur manière
de désigner les sites. L'enquête sur le terrain est une forme imprévue de
diffusion culturelle puisqu'elle doit conduire l'ethnologue à penser avec les
concepts de la tribu qu'il étudie, avec sa langue, à se laisser imprégner de
son mode de représentation.
U n e partie des activités de Boas sont d'ordre muséographique, Boas
met les objets dans le contexte de leur culture propre et souligne les res-
semblances seulement lorsqu'elles correspondaient à des contiguïtés histori-
quement signifiantes. C a r il a eu une intense activité de collectionneur
2
notamment lors de lors de la Jesup North pacific Expedition qui durant plu-
sieurs années rassembla des objets appartenant aux populations arctiques
américaines et sibériennes. Lors de l'exposition universelle de 1893, Boas
eut l'occasion pour la première fois de présenter les objets des indiens de la
côte est, selon sa conception d'une muséographie reflétant la fonction des
objets dans u n système social précis. Puis il appliqua ses conceptions dans
la réorganisation du American Museum of Natural History. O n distingue chez
lui u n respect presque religieux pour l'objet, protégé m ê m e des interpréta-
tions qu'on pourrait en donner, qui a p u être mis en relation avec la révé-
3
rence de l'étudiant berlinois Boas vis-à-vis de l'empirisme de Virchow . Il y
4
a chez lui une méfiance vis-à-vis des théorisations rapides .

1. Franz Boas, Und., p . 5-6.


2. L'expédition débuta en 1897 en Colombie britannique. Elle était dirigée par le Musée
américain d'histoire naturelle et financée par le banquier et mécène M. K. Jesup.
3. Marvin Harris, The Rise of Anthropological Theory, London, Routledge & Kegan Paul, 1979,
p. 257.
4. Marvin Harris, ibid., p. 262.
LES MÉDIATIONS SYMBOLIQUES

Le mode de penser de Boas implique d'une part une attention extrême


prêtée aux objets dans leur singularité et d'autre part aux médiations sym-
boliques (mythes, langues) qui déterminent les schèmes de perception des
peuples étudiés. Ces deux traits renvoient à un héritage kantien caractéris-
tique des milieux intellectuels allemands du tournant du siècle et plus pré-
cisément encore des milieux juifs. Elles président par exemple aussi à ce
développement fulgurant de l'histoire de l'art que représenta la fondation
de la bibliothèque d'Aby W a r b u r g à Hambourg. O n raconte que Boas
aurait sur l'île de Baffin, durant cette phase de son existence qui marque
le passage des sciences de la nature aux sciences sociales, consacré une
partie de son temps à la lecture des œuvres de Kant. D u r a n t ses études à
Kiel, il avait d'autre part suivi les cours du philosophe kantien Benno
1
E r d m a n n . Le kantisme présentait pour les scientifiques allemands l'intérêt
d'associer le matérialisme des sciences physiques à un intérêt nouveau
pour les processus purement intellectuels. Les interprètes de Boas accor-
dent beaucoup d'importance à Dilthey dans la genèse d'une pensée qui
vise à se situer au c œ u r des phénomènes décrits pour les comprendre et à
distinguer les sciences de la nature et les sciences de l'esprit, sur la base
d'une capacité à saisir directement ce qui relève de l'esprit. Le disciple de
Boas Robert Lowie, lui-même émigré d'Autriche aux États-Unis, met en
relation l'œuvre de son maître avec les travaux des néo-kantiens Heinrich
2 3
Rickert et Wilhelm Windelband , eux aussi attachés à établir clairement
la différence entre les sciences physiques (nomothétiques) et les sciences de
l'esprit (idiothétiques, singulières). La méfiance de Boas vis-à-vis de la
notion de loi en anthropologie, son souci de rassembler des données tou-
4
jours singulières semblent liés à cet arrière-plan néo-kantien . Il était par-
tagé par le cercle de ses disciples, ainsi p a r Alfred Lewis Kroeber (1876-
5
1960) dont les recherches étaient centrées sur l'idée de cultural patterns,
schèmes de perception invariables qui détermineraient très largement les
comportements culturels et l'auraient conduit à une surévaluation du
niveau idéologique dans l'analyse des cultures. Pour compléter ce tableau
des relations entre l'anthropologie américaine et le néo-kantisme on peut
signaler que Margareth M e a d se souvenait d'avoir suivi un enseignement
de Boas sur Ernst Cassirer. Rappelons que Cassirer lui-même quitta la

1. Benno Erdmann (1851-1921) dirigea l'édition des œuvres de Kant après la mort de
Dilthey.
2. Heinrich Rickert (1863-1936), représentant de l'école badoise du néokantisme, professeur
à Fribourg et Heidelberg.
3. Wilhelm Windelband (1848-1915), représentant de l'école néo-kantienne du sud-ouest de
l'Allemagne. Professeur à Strasbourg, puis à Heidelberg après 1903.
4. Marvin Harris, ibid., p . 267-271.
5. Voir entre autres Abram Kardiner et Edward Preble, Introduction à l'ethnologie, Paris, Galli-
mard, 1966.
Suède pour les États-Unis en 1940 et publia en 1944 u n livre Essay on Man
où il prônait une anthropologie fondée sur l'étude de la langue des mythes,
de l'art et de la religion, en bref d'un niveau des formes symboliques déter-
minant l'appréhension d'une réalité matérielle inaccessible. O n sait au
demeurant que dans la Philosophie des formes symboliques Cassirer envisage
déjà une ethnologie des mythes.
Sans doute R u t h Benedict va-t-elle trop loin en prétendant que son
maître Boas se serait engagé dans son expédition sur la terre de Baffin
moins pour une enquête géographique que pour étudier la manière dont
les Inuit percevaient cette couleur de l'eau à laquelle il avait consacré sa
1
thèse de doctorat . En revanche il est clair que son intérêt pour les spé-
culations philosophico-cosmologiques des prêtres et chefs de tribus en tant
que systématisation des idées répandues dans la masse de la population est
lié à une prise en compte particulièrement attentive du niveau des symbo-
2
lisations . L'ésotérisme des prêtres est u n niveau de symbolisation qui per-
met de connaître le savoir exotérique du tout social mais parfois s'en
coupe trop, peut apparaître comme une connaissance d'une élite privi-
légiée et Boas insiste pour que le savoir des prêtres, qui peut être u n fil
directeur de l'anthropologue reste inséré dans une analyse globale du sys-
tème de représentation. Les reproches que l'on a pu adresser à l'ethnologie
de Franz Boas tiennent précisément au respect extrême qu'il a manifesté à
l'égard des phénomènes d'ordre idéologico-symbolique au détriment p a r
exemple d'analyses économiques. Cet a priori dont une conséquence fut u n
glissement de plus en plus net de Boas vers l'étude des représentations pri-
mitives est certainement le signe le plus net d'un noyau néo-kantien dans
son appréhension du social.
L'anthropologue et ethnolinguiste américain Franz Boas est à tous
points de vue un représentant des sciences sociales allemandes de la fin du
e
XIX siècle. Il pense Panthropogéographie dans les catégories de Ratzel,
l'anthropométrie avec Virchow, la linguistique avec Humboldt et Stein-
thal, la psychologie avec W u n d t et les formes symboliques selon le para-
digme des néo-kantiens. Boas est parfaitement conscient d'une apparte-
nance qui le pousse à intervenir en 1914 au profit de l'Allemagne et à
militer dans les années 1930 contre le nazisme. Transportant la science
allemande de son temps dans u n contexte américain où la psychologie
devait au demeurant déjà beaucoup à Wilhelm Wundt, Boas est le princi-
pal artisan d'un syncrétisme qui sert de fondement à l'anthropologie amé-
ricaine. Mais le judaïsme de Boas est peut-être sensible plus qu'ailleurs
dans l'acharnement avec lequel il démontre la fécondité des métissage
culturel non seulement dans les tribus indiennes de la côte ouest mais aussi
et surtout dans la population américaine de son temps, chez les immigrés

1. Franz Boas Ethnologe. Anthropologe. Sprachwissenschaftler, Staatsbibliothek zu Berlin PreuBischer


Kulturbesitz, 1992, p . 72.
2. Franz Boas, Race, Language and Culture..., ibid., p . 313.
italiens, juifs d'Europe centrale ou arméniens. Réfutant le modèle indo-
européaniste qui analyse les populations et leurs langues en fonction de
leur distance par rapport à une origine supposée pure, il fait du diffusion-
nisme culturel et linguistique et surtout de la réinterprétation des objets
culturels dans l'histoire, la clef d'une compréhension de la genèse des lan-
gues et des mythologies. L'anthropologie et l'ethnolinguistique avaient
longtemps été l'illustration d'une téléologie évolutionniste, elles sont deve-
nues avec Boas u n engagement en faveur de la pluralité et de l'imbrication
horizontale des langues et des cultures. Si la tendance dite «postcolo-
niale » des sciences sociales américaines est certainement redevable à
l'anthropologie boassienne d'impulsions profondes, on peut aussi voir dans
son œuvre un modèle de réappropriation juive de la culture allemande
autour de 1900.
CNRS-EMS
45, rue d'Ulm
75005 Paris

Vous aimerez peut-être aussi