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Bastide a été plus influencé par les enseignements de Gaston Richard (1860-1945) que
par ses lectures de Durkheim. Une grande affinité intellectuelle, une profonde amitié et
un même engagement dans le protestantisme l’unissaient au premier (Morin, 1994,
p. 33-35, et Reuter, 2005).
Richard avait été condisciple de Durkheim à l’École normale supérieure, puis il avait été
son collègue à l’Université de Bordeaux, lui succédant en 1902 comme titulaire de
chaire. Il fut associé à la création de L’Année sociologique, à laquelle il collabora
pendant dix ans. Mais Richard s’éloigna progressivement de Durkheim à partir de 1907
et rompit définitivement avec lui en 1911. Après la guerre et le décès de Durkheim,
Richard critiqua de plus en plus ouvertement les orientations théoriques de Durkheim, à
qui il reprochait son « sociologisme » et son attention insuffisante à l’individu.
Bastide rendra hommage à son maître dans différents articles, notamment dans celui
paru en 1930, intitulé : « Un grand sociologue français : M. Gaston Richard », et il aura
à cœur de faire découvrir sa pensée à ses étudiants brésiliens au même titre que celle de
Durkheim, alors en vogue au Brésil. Selon le témoignage de Fernando Henrique
Cardoso, qui fut son étudiant, puis son assistant à l’Université de São Paulo, avant de
devenir un des principaux sociologues brésiliens contemporains et, beaucoup plus tard,
président de la République :
« Bastide “ramait contre le courant” [...]. À une époque où, à défaut de Marx, les
étudiants se raccrochaient à Durkheim ou à une forme quelconque d’évolutionnisme,
Bastide nous apprenait à connaître Gaston Richard et nous obligeait à lire Bergson
(Les deux sources de la morale ou l’essai sur Le rire), offrant ainsi subrepticement
un contrepoint à l’ “objectivisme” prédominant chez nos hommes de science »
(Cardoso, 2000, p. 9 ; voir aussi Pereira de Queiroz, 1994, p. 20).
« L’un de ceux que vous appréciez particulièrement, Max Weber, est un de ceux avec
lesquels Durkheim, Hubert et moi-même communions le moins. [...] Cette considération
pour Max Weber est aussi une des choses qui me chiffonne dans le grand volume de
mon cousin Raymond Aron » (lettre du 3 novembre 1936 publiée dans Bastidiana,
no 49-50, 2005, p. 165).
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Logiquement, Bastide consacra une partie de ses cours à l’Université de São
Paulo (USP), où il fut nommé en 1938, à la présentation de l’œuvre de Max Weber
(Pereira de Queiroz, 1994, p. 20) avec lequel il se trouvait beaucoup d’affinités, comme
le souligne Georges Balandier :
À la réflexion, il n’est pas surprenant que Bastide se soit intéressé très tôt aux travaux
de l’École de Chicago [3] L’objet de cet article n’est pas de proposer une nouvelle...
[3] . En effet, si cette École peut être considérée comme fondatrice de la sociologie
urbaine, elle est aussi à l’origine de la sociologie des relations interethniques, un
des principaux domaines des recherches de Bastide (Cuche, 1998). L’objet premier
des sociologues de Chicago était plus précisément l’étranger dans la ville. Les
publications de Thomas et de Park constituent les textes fondateurs de la sociologie et
de l’anthropologie des relations interethniques et de l’immigration.
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« S’il existe à l’Université de Chicago une école de sociologie originale, cela n’est pas
sans rapport avec le fait que ces observateurs n’ont pas à chercher bien loin un sujet
d’étude » (1932-1990, p. 291).
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Curieusement, Halbwachs, qui rédige son article dans une période où la France connaît
le plus fort taux d’immigration du monde, n’imaginait pas que Paris, ou une autre
métropole française, Marseille par exemple, puisse également offrir un laboratoire
approprié pour examiner une « expérience ethnique ». Les problèmes d’intégration des
immigrants et de coexistence interethnique étaient pour lui des problèmes
spécifiquement américains. Il concluait d’ailleurs son étude en opposant Paris, à la
« population une et homogène », à Chicago à la « population hétérogène » (1932-1990,
p. 325).
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Bastide, quant à lui, ne portait pas sur la réalité française et sur celle de l’immigration en
France le même regard sociologique qu’Halbwachs. Un an avant l’article de ce dernier
consacré à la sociologie de Chicago, Bastide publiait une étude sur les immigrants
arméniens à Valence, dans la Drôme. Il s’agissait d’une de ses toutes premières
enquêtes en tant que sociologue et aussi, à ma connaissance, de la première recherche de
terrain en France en sociologie de l’immigration et des relations interethniques. Pour
Bastide, « la France devient de plus en plus une nation de cadres » qui doit, par
conséquent, « faire appel au prolétariat étranger » (1931, p. 21). Conscient que la France
était un pays d’immigration, il estimait que la sociologie ne pouvait pas ignorer ce
phénomène et devait, au contraire, le prendre en compte pour expliquer le changement
social.
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À la lecture de cette étude de jeunesse de Bastide, on est frappé d’y retrouver une
approche méthodologique et une problématique très semblables à celle des enquêtes
menées par les sociologues de Chicago. Pourtant, il n’est pas sûr qu’à ce moment-là,
Bastide ait déjà eu connaissance de leurs travaux [4] En 1928, dans la Revue
internationale de sociologie,... [4] . Mais, comme eux, il utilise un ensemble de
méthodes qualitatives, privilégiant l’observation directe in situ, menant des entretiens
non directifs avec des personnes aux fonctions les plus diverses et utilisant toute la
documentation disponible (rapports administratifs, statistiques, écrits
d’Arméniens, etc.). De même on relève chez Bastide la même attention que chez les
sociologues de Chicago au milieu et à l’adaptation des migrants à leur nouvel habitat.
Une même problématique écologique guide la recherche, avec l’analyse des
mouvements résidentiels centrifuges dans la ville de Valence (y compris de la part les
Arméniens) et la description fine et nuancée du quartier arménien, « la petite Arménie »,
produit tout autant de la ségrégation spatiale plus ou moins imposée que du
regroupement volontaire des exilés.
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Comme chez Thomas et d’autres chercheurs de Chicago, Bastide entend rendre compte
du passage des migrants de la « désorganisation sociale » à la « réorganisation sociale »,
en particulier à travers l’étude des associations volontaires, religieuses et politiques, des
Arméniens. « En général, dit-il, l’émigration est facteur de désorganisation », mais
grâce à l’« effort » et la « persévérance », la « régularisation » (c’est le terme utilisé par
Bastide dans le sens de la réorganisation) est possible et même souhaitable (1931,
p. 42).
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Rien n’indique que Bastide ait lu les sociologues de Chicago avant son départ au Brésil
en 1938. Il ne les cite jamais dans ses déjà nombreuses publications et ne fait aucune
référence à leurs travaux. Il est donc plus que probable que ce fut au Brésil et, pourrait-
on presque dire, grâce au Brésil, que Bastide découvrit cette tradition sociologique,
comme du reste, l’anthropologie culturelle américaine.
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Franklin Frazier, quant à lui, publia à la même époque un article sur la famille noire à
Bahia (Frazier, 1942), dans lequel il reprenait son débat avec Melville Herskovits
concernant la question de l’influence de leurs origines africaines sur la culture et les
comportements des Noirs des Amériques. Ce dernier séjourna au Brésil pendant la
Seconde Guerre mondiale pour des recherches à Bahia (Herskovits, 1943) et dans le
Sud, et favorisa la venue aux États-Unis d’étudiants brésiliens pour les former à
l’anthropologie afro-américaniste. Il renouvela profondément l’étude de la transe
mystique dans le candomblé, réfutant l’interprétation psychiatrique, alors dominante,
qui voyait dans la transe une forme d’expression pathologique (voir Bastide, 1960,
p. 30-31).
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À peine arrivé au Brésil, Bastide est tout de suite fasciné par la ville de São Paulo, ville
de tous les mélanges, de tous les « contrastes », culturels, « raciaux », nationaux. Par
bien des aspects, São Paulo est comparable à Chicago et pose au sociologue des
années 1930-1940 le même type de problèmes que Chicago dans les toutes premières
décennies du XXe siècle. São Paulo, « ville-chantier », « cité tentaculaire », selon ses
propres termes, connaît, comme Chicago avant elle, une croissance quasi exponentielle
qui semble irréversible. En 1900, São Paulo comptait 240 000 habitants et, quand
Bastide y arrive en 1938, elle a déjà atteint depuis des années le million d’habitants. Elle
est devenue une grande métropole industrielle (la plus importante de toute l’Amérique
latine) et la capitale économique du Brésil. Son taux d’accroissement entre 1940 et 1950
est le plus fort du globe (67 %).
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Comme à Chicago, l’expansion urbaine est due, en grande partie, à une immigration
étrangère de masse qui transforme la ville en une métropole cosmopolite dans laquelle
se côtoient des Européens du Nord comme du Sud (Allemands, Italiens, Espagnols,
Portugais, etc.), des Juifs de toutes provenances, des Japonais, des Syro-Libanais, etc. À
cette immigration externe s’ajoute une immigration interne : comme à Chicago, une
migration de Noirs ruraux entraîne la formation d’un prolétariat noir. On assiste aussi au
même phénomène de formation de quartiers ethniques, qui ne sont pas des espaces
fermés, mais plutôt des espaces de transition pour les migrants entre leur univers
d’origine et le monde nouveau qu’ils doivent affronter.
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Les recherches de Bastide au Brésil les plus connues en France concernent les Noirs de
Bahia et les cultes afro-brésiliens. Mais il a aussi beaucoup écrit sur les immigrants
étrangers et sur les Noirs à São Paulo et dans les États du Sud. Beaucoup de ces
publications sont parues au Brésil en portugais, et certaines seulement ont été traduites
en français, ce qui explique que cette partie de l’œuvre de Bastide soit mal connue en
France. À leur lecture, on découvre que Bastide partageait avec les sociologues de
Chicago les mêmes interrogations sur le devenir des migrants quant aux modalités de
leur intégration sociale et politique d’une part, et, d’autre part, quant au processus
d’acculturation et d’assimilation.
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À São Paulo, les recherches de Bastide concernent moins la sociologie urbaine que la
sociologie des relations interethniques en milieu urbain. Recherches qu’il étend à
d’autres villes du sud du Brésil. En particulier, d’un séjour dans l’État de Santa
Catarina, dont un certain nombre de villes sont peuplées principalement d’immigrants
allemands, il ramène un article qui est une critique pertinente des théories sociologiques
alors dominantes au Brésil sur la question de l’intégration des étrangers (1943-2005).
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À l’USP, Bastide a comme collègue Emilio Willems, avec lequel il se lie car ils ont en
commun les mêmes centres d’intérêt. Willems est un anthropologue allemand qui, du
fait de son opposition au régime nazi, a été contraint de s’expatrier et a choisi de partir
enseigner au Brésil, où il restera jusqu’en 1955, date à laquelle il s’établira comme
universitaire aux États-Unis. Willems entreprend de grandes enquêtes sur l’immigration
allemande au Brésil et utilise beaucoup dans ses analyses, comme Bastide, les
paradigmes de l’anthropologie culturelle nord-américaine et de la sociologie de l’École
de Chicago.
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Il est probable que Willems, comme du reste Pierson, ait contribué à mieux faire
connaître à Bastide, au début de son séjour au Brésil, les auteurs nord-américains. Il
avait des contacts avec des universitaires aux États-Unis, ce qui lui valut de publier dans
la prestigieuse revue American Anthropologist (Willems, 1944), puis, des années plus
tard, d’obtenir un poste universitaire dans ce pays. En tout cas, nul doute que Willems
et Bastide se sont mutuellement influencés. Ils se sont fait des emprunts
réciproques au-delà de leurs fréquents échanges intellectuels.
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En 1950, grâce à des fonds de l’Unesco, Bastide put enfin entreprendre, avec le
concours de plusieurs de ses anciens étudiants, en particulier de Florestan
Fernandes, la vaste recherche, à laquelle il songeait depuis des années, sur
l’évolution des relations raciales entre Noirs et Blancs dans la ville de São Paulo
(Bastide et Fernandes, 1955).
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Quand Roger Bastide revint en France en 1951 pour y enseigner à l’École pratique des
hautes études (EPHE), l’École de Chicago est toujours méconnue par les sociologues
français. Les questions concernant l’immigration, les relations interethniques et les
contacts de cultures n’y sont toujours pas à l’ordre du jour. Dès 1948, Bastide avait
publié une brochure intitulée Initiation aux recherches sur les interpénétrations de
civilisations, sorte d’esquisse du futur séminaire qu’il se proposait de donner à l’EPHE
où il espérait être nommé. Par cette publication, il entendait démontrer l’importance, et
même la nécessité, de l’introduction en France de l’étude des relations interethniques,
interraciales et interculturelles. Et pour fonder ce domaine de recherche en France,
Bastide affirmait qu’il fallait partir des apports de la sociologie américaine (dans son
esprit, il s’agissait à la fois de l’École de Chicago et de l’anthropologie culturelle).
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Bastide dut se montrer convaincant puisqu’il fut élu en octobre 1950 comme directeur
d’études à l’EPHE-VIe section, celle des sciences sociales (deux ans auparavant, Lévi-
Strauss avait été élu à la Ve section, celle des sciences religieuses). Pour l’intitulé de son
séminaire, Bastide reprit les termes du vocabulaire scientifique nord-américain :
Relations raciales et contacts culturels.
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Bastide ne séparait pas ses travaux de psychiatrie sociale, domaine dans lequel il fut
aussi un pionnier, de son objet principal de recherche. Il était venu à la psychiatrie
sociale et à la psychanalyse pour mieux appréhender l’univers mental des Noirs du
Brésil et pour mieux comprendre la psychologie de l’ « homme marginal », même si,
pour lui, les « hommes marginaux » ne relevaient pas, dans la plupart des cas, de la
psychopathologie. Pour les mêmes raisons, et notamment du fait de son souci constant
de saisir l’interdépendance de l’individu et de la société, il manifestait
beaucoup d’intérêt pour le courant « Culture et personnalité » de l’anthropologie
culturelle nord-américaine.
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Dès son retour en France, convaincu que seule la recherche empirique pouvait faire
progresser la réflexion théorique, Bastide entreprit une série d’enquêtes sur les relations
entre Français et étrangers, notamment Africains. En 1958, Bastide fut élu professeur à
la Sorbonne, où il exerça une influence considérable sur plusieurs promotions
d’étudiants. Bon nombre d’entre eux firent appel à lui pour la direction de thèses
correspondant au champ des relations interethniques et interculturelles. Face au « vide »
français en la matière, il fit découvrir par ses enseignements les acquis théoriques et
méthodologiques, dans ce domaine, de la sociologie et de l’anthropologie américaines,
alors presque totalement ignorés de l’Université française [6] Dans les années 1940-
1950, dans ses cours en Sorbonne,... [6] .
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Bastide n’a jamais eu, ni jamais cherché à avoir, semble-t-il, une connaissance
exhaustive de la production scientifique de l’École de Chicago, de toute façon
difficilement accessible dans ses années de formation et de jeune chercheur. Et il n’a
jamais délivré un enseignement systématisé sur cette École. D’ailleurs, il n’utilisa que
tardivement – en 1958 pour la première fois – l’expression « École de Chicago », qui
resta peu en usage en France avant les années 1980. Jusque dans les années 1950, il
désigne les travaux des sociologues de Chicago par l’expression générale « sociologie
américaine ».
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Très tôt attiré par la question de la rencontre des cultures, Bastide s’était aussi tourné
vers l’anthropologie culturelle américaine et sa théorie de l’acculturation. Mais il perçut
progressivement le risque d’une certaine dérive, qu’il caractérisa par une formule
suggestive : « le cercle enchanté du culturalisme ». Pour lui, phénomènes sociaux et
phénomènes culturels ne pouvaient pas être dissociés : ces derniers devaient, en
conséquence, être étudiés à l’intérieur de ce qu’il appelait « les cadres sociaux », qui
leur ont donné naissance ou qui leur permettent de se manifester [7] Abram Kardiner
avait lui-même pris conscience des... [7] . C’est parce qu’il trouvait l’approche
culturelle insuffisante, quoique nécessaire, que Bastide était venu à la sociologie de
Chicago, dont il préconisait d’utiliser certains paradigmes en rapport dialectique avec
ceux de l’anthropologie culturelle.
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Bastide appréciait dans la sociologie de Chicago l’accent mis sur les processus en cours,
sur les dynamiques, sur ce qui est en train de se produire, plutôt que sur le résultat final.
Bastide et ses confrères de Chicago avaient un autre point essentiel de convergence dans
l’importance centrale qu’ils accordaient aux phénomènes d’interaction et à l’analyse
relationnelle empruntée à la sociologie formelle allemande. La question raciale, la
question ethnique renvoient nécessairement aux relations interraciales et aux relations
interethniques. En définitive, c’est toujours la relation qui est explicative, et non les
caractéristiques des éléments en présence. D’où l’intérêt de Bastide pour le fameux
schéma de Park, « le cycle des relations raciales », qui associe analyse dynamique et
analyse relationnelle, ainsi que pour les concepts lui étant associés ( « compétition »,
« conflit », « accommodation » et « assimilation » ) qui définissent les formes typiques
de sociation que prennent les relations raciales et qui indiquent des étapes et une
progressivité entre elles.
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« [...] le groupe des migrants nous présente plus la psychologie d’un certain type mental
que la psychologie de l’ethnie, dans ce qu’elle a de général. [...] Et cela est si vrai que
l’on peut aller jusqu’à prétendre qu’un migrant italien ressemble plus,
psychologiquement, à un migrant polonais qu’à un Italien resté dans le territoire italien.
[...] Park et Miller classent les immigrants du point de vue de la psychologie, non pas
selon les ethnies, mais selon les types mentaux : le pionnier, le colon, le politique
idéaliste, l’arrivé, le caffoné italien, l’intellectuel. [...] La psychologie générale de
l’immigration a plus d’importance que les différences ethniques » (1959, p. 326-327).
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La migration n’est pas, selon Bastide, un simple déplacement dans l’espace, mais une
opération qui aboutit à une transformation de l’individu. Il se démarque ainsi nettement
des analyses centrées sur les « origines » et la « mentalité » ethniques des immigrants
pour proposer une étude des attitudes psychologiques spécifiques de ceux-ci, dérivant
de leur projet migratoire et de leur réaction aux conditions de vie et de travail
auxquelles ils sont confrontés.
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Toujours soucieux d’articuler dans l’analyse fait individuel et fait social, Bastide
s’inspire directement de la méthodologie de Chicago. Il préconise lui aussi « la méthode
subjective », qu’on peut également qualifier de compréhensive, « qui descend dans
l’intérieur des consciences » (1959, p. 323), ce qui suppose, à l’instar des chercheurs de
Chicago, l’utilisation des documents personnels (journaux intimes,
correspondance, etc.) et le recours aux histoires de vie. Au Brésil, comme en France dès
son retour, il encourage ses étudiants à employer la technique des autobiographies. Dans
un texte de réflexion épistémologique et méthodologique sur cette technique, paru
en 1953, il qualifie celle-ci de « technique de la liberté » et de « technique
proustienne », qui a l’avantage, selon lui, de ne pas dénaturer « la valeur de
l’expérience » (Bastide, 1953-1993). Il est légitime, comme le dit Françoise Morin, de
considérer Bastide comme un des principaux initiateurs de la méthode biographique en
France, où elle ne sera vraiment reconnue que dans les années 1970 (Morin, 1980,
p. 326-329) [8] Dans une lettre qu’il m’adressait en 1973 au Pérou,... [8] .
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Bastide fit observer que certains concepts de Chicago étaient beaucoup trop généraux
pour être tout à fait opératoires dans le champ spécifique des relations interethniques et
interculturelles. En particulier, rappelle-t-il, les concepts de « compétition », de
« conflit », d’ « accommodation » et d’ « assimilation » de Park, ont d’abord été conçus
pour la sociologie générale avant d’être appliqués à ce champ d’étude (1948, p. 17-18).
Et parce qu’ils sont trop généraux, donc insuffisamment précis, ces concepts induisent
parfois certaines confusions, comme celles que font certains auteurs entre
« accommodation » et « adaptation », en l’occurrence entre un concept sociologique et
un concept biologique et/ou psychologique (1948, p. 14-15) ; ou entre assimilation
culturelle et assimilation sociale, cette dernière correspondant au concept français d’
« intégration ».
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Bastide pointait aussi un déficit d’analyse politique dans la sociologie de Chicago qui ne
distinguait pas suffisamment phénomènes culturels et phénomènes politiques, du fait
d’une sous-estimation de l’impact du cadre politique national sur les relations
interethniques. Bastide recommandait donc la séparation analytique des problèmes :
« Il faut séparer notre problème sociologique du problème politique, celui de la
nationalisation ; la nationalisation est un problème juridique et politique, et l’on peut
très bien envisager des minorités ethniques non assimilées, et cependant nationalisées,
constituées de citoyens légaux » (1948, p. 6-7).
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Cependant, pour lui, cette séparation ne devait constituer qu’un moment de la recherche,
mais son objectif était à terme de réunir les différentes approches dans une même
science des relations interethniques qu’il concevait comme un « domaine autonome du
savoir », dépassant les clivages disciplinaires et fonctionnant comme une « science
pivotale », dont il donnait la définition suivante :
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Bastide reprochait aussi à la sociologie de Chicago d’être trop exclusivement centrée sur
les interactions entre les individus ou entre les groupes et de ne pas tenir suffisamment
compte des situations sociohistoriques globales dans lesquelles se produisent ces
interactions et qui les déterminent. Selon lui – et en cela il était très proche de Georges
Balandier et de son concept de « situation » (Balandier, 1951), ainsi que de
l’anthropologie dynamique – il ne faut pas perdre de vue que les relations se font
toujours « à l’intérieur d’une certaine structure globale » (1960, p. 14) que le chercheur
doit donc décrire et analyser pour pouvoir fournir une explication valide. Il reprocha par
exemple à Pierson de n’avoir pas tenu compte, dans son étude des Noirs de Bahia, du
« phénomène social total » que constitue le cadre sociétal brésilien, d’où son manque
d’attention au système brésilien de discrimination raciale (1960, p. 34).
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Bastide, même s’il n’occupait pas une position institutionnelle marginale dans le monde
de la sociologie en France, n’a jamais connu dans son pays la notoriété qui avait été la
sienne au Brésil, où il était très estimé de ses étudiants, de ses collègues et, au-delà du
milieu universitaire, de bon nombre d’écrivains et d’intellectuels brésiliens. Il y a
plusieurs raisons à cela. Tout d’abord, Bastide a commencé tardivement sa carrière
universitaire en France. De plus, une bonne partie de son œuvre, parue en portugais au
Brésil, est inconnue du public français. Enfin, un séjour de treize ans au Brésil ne
constituait pas un facteur déterminant de prestige intellectuel en France, compte tenu
des hiérarchies académiques internationales. Lévi-Strauss, qui rejoignit aussi la France
après un séjour de huit années aux États-Unis (1940-1948) où il avait enseigné dans
différentes institutions universitaires, bénéficia à son retour d’un accueil plus
enthousiaste.
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BIBLIOGRAPHIE
Notes
[1]
[2]
Il faut toutefois rappeler que Weber n’était pas particulièrement en odeur de sainteté à
l’Université de Chicago. Dans son manuel de sociologie, Park inclut dix textes de
Simmel mais aucun de Weber.
[3]
L’objet de cet article n’est pas de proposer une nouvelle présentation des travaux de
l’École de Chicago, qui seront supposés connus, mais de montrer les convergences entre
la pensée de Roger Bastide et les orientations de cette École. Pour une connaissance
approfondie de cette dernière, on peut se reporter à l’ouvrage très complet de Jean-
Michel Chapoulie : La tradition sociologique de Chicago (2001).
[4]
En 1928, dans la Revue internationale de sociologie, Bastide fait le compte rendu d’un
article de R. Jézéquel, « Les théories sociologiques aux États-Unis », dans lequel il n’est
pas question de la sociologie de Chicago.
[5]
Bastide revint à plusieurs reprises sur les conclusions de Pierson qu’il critiqua pour
avoir sous-estimé la force du préjugé racial au Brésil, du fait de son interprétation du
problème noir brésilien comme relevant avant tout des rapports de classes sociales : les
Noirs seraient discriminés pour appartenir au prolétariat ou au sous-prolétariat. Pour
Bastide, l’interprétation de Pierson était biaisée par la comparaison qu’il faisait avec les
États-Unis, pays dans lequel la ségrégation raciale était institutionnalisée (voir en
particulier Bastide, 1957).
[6]
[7]
Abram Kardiner avait lui-même pris conscience des limites d’une approche
exclusivement culturelle. Dans son ouvrage sur la personnalité des Noirs nord-
américains, paru en 1951, The Mark of Oppression (que Bastide cite dans plusieurs de
ses écrits), il introduisit dans l’analyse le facteur de la classe sociale (voir Raulin, 2000).
[8]
Dans une lettre qu’il m’adressait en 1973 au Pérou, quand je préparais, sous sa
direction, une thèse sur la population noire de ce pays, il m’écrivait ceci : « Je vous
demanderai de recueillir la plus large documentation possible sur les Noirs du Pérou, de
vous livrer à une enquête serrée auprès d’eux, par interview de personnalités
représentatives, de demander à certains Noirs de vous donner leurs “histoires de vie”, de
prendre des photos des habitations des Noirs, de leurs jeux, etc., de faire des plans
d’habitation, de faire des analyses de contenu des articles de la presse parlant
d’eux, etc. »
Résumé
Français
Mots cles
Roger Bastide
École de Chicago
Émile Durkheim
English
SUMMARY Roger Bastide was one of the few French sociologists of his generation
who did not declare himself to be heir to Durkheim. On the contrary, he criticized the
latter for his « sociologism ». All Bastide’s work can be described as an attempt to
connect the « individual fact » with social and cultural facts. The attention he paid to
the subjectivity of individuals accounts for his interest, early on, in the work of the
Chicago School, which he discovered during a long stay in Brazil. Bastide was one of
the first to try, through his teaching and writings, to call the attention of French
academics to the work of the Chicago School.
Key Words
Roger Bastide
Chicago School
Émile Durkheim
Plan de l'article
http://www.cairn.info/zen.php?ID_ARTICLE=CIS_124_0041