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Denys Cuche

Publié dans Cahiers internationaux de sociologie


2008/1 (n° 124)
Éditeur
Presses Universitaires de France
Pages 41 - 59

Roger Bastide, le « fait individuel » et l'école de Chicago

Pages 41 - 59

Dans ses recherches sociologiques et anthropologiques, Roger Bastide (1898-1974) a


toujours pris en considération l’individu et sa subjectivité, se refusant constamment
à opposer l’individuel et le collectif. Toute son œuvre peut être caractérisée comme
une tentative d’articulation du « fait individuel » (une expression qui lui est propre), du
fait social et du fait culturel. D’où son intérêt à la fois pour l’anthropologie, la
sociologie et la psychologie, qu’il n’hésitait pas à réunir dans une démarche résolument
interdisciplinaire. En cela, comme sur d’autres points, il n’a pas toujours respecté
l’orthodoxie sociologique d’Émile Durkheim, qui entendait établir clairement les
frontières entre sociologie et psychologie. Cette indépendance d’esprit de Bastide
pourrait surprendre : en effet, il était un des rares sociologues français de sa génération à
ne pas se reconnaître d’emblée héritier de la pensée de Durkheim, alors que, dans
l’entre-deux-guerres, la sociologie française était pratiquement identifiée à la sociologie
durkheimienne. Mais si l’on se réfère à ses années de formation à l’Université de
Bordeaux, marquées par la rivalité intellectuelle entre Gaston Richard, son professeur,
et Émile Durkheim, pourtant déjà décédé, ainsi qu’aux auteurs qui l’ont
particulièrement inspiré dans la période de construction de sa propre pensée, on
comprend mieux les orientations fondamentales de la sociologie de Bastide.

LES SOURCES DE LA PENSEE SOCIOLOGIQUE DE BASTIDE

Bastide a été plus influencé par les enseignements de Gaston Richard (1860-1945) que
par ses lectures de Durkheim. Une grande affinité intellectuelle, une profonde amitié et
un même engagement dans le protestantisme l’unissaient au premier (Morin, 1994,
p. 33-35, et Reuter, 2005).

Richard avait été condisciple de Durkheim à l’École normale supérieure, puis il avait été
son collègue à l’Université de Bordeaux, lui succédant en 1902 comme titulaire de
chaire. Il fut associé à la création de L’Année sociologique, à laquelle il collabora
pendant dix ans. Mais Richard s’éloigna progressivement de Durkheim à partir de 1907
et rompit définitivement avec lui en 1911. Après la guerre et le décès de Durkheim,
Richard critiqua de plus en plus ouvertement les orientations théoriques de Durkheim, à
qui il reprochait son « sociologisme » et son attention insuffisante à l’individu.

Richard introduisit Bastide à l’Institut international de sociologie, créé en 1893 par


René Worms, un des premiers adversaires de Durkheim, ainsi qu’à la Revue
internationale de sociologie, qui cherchait à contrecarrer les prétentions hégémoniques
de l’École durkheimienne et dont Bastide deviendra un collaborateur actif, y publiant
entre 1927 et 1939 neuf articles et cinquante-huit comptes rendus de livres et de
colloques (Morin, 1994, p. 33-34).

Bastide rendra hommage à son maître dans différents articles, notamment dans celui
paru en 1930, intitulé : « Un grand sociologue français : M. Gaston Richard », et il aura
à cœur de faire découvrir sa pensée à ses étudiants brésiliens au même titre que celle de
Durkheim, alors en vogue au Brésil. Selon le témoignage de Fernando Henrique
Cardoso, qui fut son étudiant, puis son assistant à l’Université de São Paulo, avant de
devenir un des principaux sociologues brésiliens contemporains et, beaucoup plus tard,
président de la République :

« Bastide “ramait contre le courant” [...]. À une époque où, à défaut de Marx, les
étudiants se raccrochaient à Durkheim ou à une forme quelconque d’évolutionnisme,
Bastide nous apprenait à connaître Gaston Richard et nous obligeait à lire Bergson
(Les deux sources de la morale ou l’essai sur Le rire), offrant ainsi subrepticement
un contrepoint à l’ “objectivisme” prédominant chez nos hommes de science »
(Cardoso, 2000, p. 9 ; voir aussi Pereira de Queiroz, 1994, p. 20).

Richard accordait beaucoup d’importance à la sociologie allemande, en particulier à la


sociologie formelle dont l’audience était alors faible en France. Il attirait l’attention de
ses étudiants sur les travaux de Georg Simmel [1]   Simmel était membre de l’Institut
international de... [1] – notamment sur sa conception de l’individu moderne comme
devenant le point d’entrecroisement des « cercles sociaux » –, de Ferdinand Tönnies,
de Leopold von Wiese et surtout de Max Weber (Arbousse-Bastide, 1976, p. 57).
Bastide s’inspira ainsi des travaux de Weber dans ses analyses en sociologie des
religions, ce que lui reprocha amicalement Marcel Mauss, avec qui il avait pris contact
en vue d’une thèse de doctorat :

« L’un de ceux que vous appréciez particulièrement, Max Weber, est un de ceux avec
lesquels Durkheim, Hubert et moi-même communions le moins. [...] Cette considération
pour Max Weber est aussi une des choses qui me chiffonne dans le grand volume de
mon cousin Raymond Aron » (lettre du 3 novembre 1936 publiée dans Bastidiana,
no 49-50, 2005, p. 165).

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Logiquement, Bastide consacra une partie de ses cours à l’Université de São
Paulo (USP), où il fut nommé en 1938, à la présentation de l’œuvre de Max Weber
(Pereira de Queiroz, 1994, p. 20) avec lequel il se trouvait beaucoup d’affinités, comme
le souligne Georges Balandier :

« Il trouve en Weber la référence à l’individu socialement situé – qu’il constitue


acteur, par interaction, des “contacts” de civilisation – et la démonstration-illustration
du recours à une sociologie compréhensive » (préface à Bastide, 1995, p. VIII).

Cette proximité de Bastide avec la sociologie allemande explique en partie l’accord


qu’il ressentira avec les orientations épistémologiques de l’École de Chicago, elle-
même profondément imprégnée de sources germaniques [2]   Il faut toutefois rappeler
que Weber n’était pas particulièrement... [2] . Les deux principaux fondateurs de cette
École, William I. Thomas et Robert E. Park, avaient tenu à parfaire leur formation
universitaire dans des universités allemandes. En suivant Richard plutôt que Durkheim,
Bastide, sans le savoir sans doute, s’était rapproché des sociologues de Chicago, qu’il
allait découvrir au cours de son séjour au Brésil.

À la réflexion, il n’est pas surprenant que Bastide se soit intéressé très tôt aux travaux
de l’École de Chicago [3]   L’objet de cet article n’est pas de proposer une nouvelle...
[3] . En effet, si cette École peut être considérée comme fondatrice de la sociologie
urbaine, elle est aussi à l’origine de la sociologie des relations interethniques, un
des principaux domaines des recherches de Bastide (Cuche, 1998). L’objet premier
des sociologues de Chicago était plus précisément l’étranger dans la ville. Les
publications de Thomas et de Park constituent les textes fondateurs de la sociologie et
de l’anthropologie des relations interethniques et de l’immigration.

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Aux États-Unis, la naissance de ce domaine d’étude est contemporaine de


l’institutionnalisation de la sociologie comme discipline universitaire. Ce champ de
recherche y fut d’emblée reconnu comme fondamental et légitime, alors qu’en France il
fallut attendre les années 1970 pour que la question des relations interethniques
commence à être prise en compte par la recherche sociologique.

LA MECONNAISSANCE DE L’ECOLE DE CHICAGO EN FRANCE DANS


L’ENTRE-DEUX-GUERRES

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L’entre-deux-guerres, période au cours de laquelle Roger Bastide se forme à la


sociologie et écrit ses premiers articles, est celle de l’âge d’or du Département de
sociologie et d’anthropologie de l’Université de Chicago, dont les travaux sont alors
pratiquement inconnus en France. Parmi les sociologues français de cette époque,
Maurice Halbwachs fait exception au faible intérêt pour la sociologie américaine et
part aux États-Unis découvrir l’École de Chicago. Ce séjour sera à l’origine du premier
article sur cette École dans une revue française, publié en 1932 et intitulé : « Chicago,
expérience ethnique » (Halbwachs, 1932-1990). Halbwachs y présente les principales
caractéristiques de Chicago, ville d’immigrants d’origines très diverses, à la croissance
presque exponentielle, et rend compte des travaux de quelques-uns des principaux
chercheurs de l’Université de Chicago. Mais, fait surprenant, Halbwachs ne semble pas
percevoir le parti que les sociologues français pourraient tirer de cette sociologie
américaine des relations interethniques et de l’immigration, car, pour lui, la situation
française n’est en rien comparable avec la situation nord-américaine. Il n’ouvre donc
aucune perspective de recherche semblable sur la société française. Et, en définitive, il
renvoie l’École de Chicago... à Chicago ! Naïvement, Halbwachs affirmait même :

« S’il existe à l’Université de Chicago une école de sociologie originale, cela n’est pas
sans rapport avec le fait que ces observateurs n’ont pas à chercher bien loin un sujet
d’étude » (1932-1990, p. 291).

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Curieusement, Halbwachs, qui rédige son article dans une période où la France connaît
le plus fort taux d’immigration du monde, n’imaginait pas que Paris, ou une autre
métropole française, Marseille par exemple, puisse également offrir un laboratoire
approprié pour examiner une « expérience ethnique ». Les problèmes d’intégration des
immigrants et de coexistence interethnique étaient pour lui des problèmes
spécifiquement américains. Il concluait d’ailleurs son étude en opposant Paris, à la
« population une et homogène », à Chicago à la « population hétérogène » (1932-1990,
p. 325).

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Bastide, quant à lui, ne portait pas sur la réalité française et sur celle de l’immigration en
France le même regard sociologique qu’Halbwachs. Un an avant l’article de ce dernier
consacré à la sociologie de Chicago, Bastide publiait une étude sur les immigrants
arméniens à Valence, dans la Drôme. Il s’agissait d’une de ses toutes premières
enquêtes en tant que sociologue et aussi, à ma connaissance, de la première recherche de
terrain en France en sociologie de l’immigration et des relations interethniques. Pour
Bastide, « la France devient de plus en plus une nation de cadres » qui doit, par
conséquent, « faire appel au prolétariat étranger » (1931, p. 21). Conscient que la France
était un pays d’immigration, il estimait que la sociologie ne pouvait pas ignorer ce
phénomène et devait, au contraire, le prendre en compte pour expliquer le changement
social.

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À la lecture de cette étude de jeunesse de Bastide, on est frappé d’y retrouver une
approche méthodologique et une problématique très semblables à celle des enquêtes
menées par les sociologues de Chicago. Pourtant, il n’est pas sûr qu’à ce moment-là,
Bastide ait déjà eu connaissance de leurs travaux [4]   En 1928, dans la Revue
internationale de sociologie,... [4] . Mais, comme eux, il utilise un ensemble de
méthodes qualitatives, privilégiant l’observation directe in situ, menant des entretiens
non directifs avec des personnes aux fonctions les plus diverses et utilisant toute la
documentation disponible (rapports administratifs, statistiques, écrits
d’Arméniens, etc.). De même on relève chez Bastide la même attention que chez les
sociologues de Chicago au milieu et à l’adaptation des migrants à leur nouvel habitat.
Une même problématique écologique guide la recherche, avec l’analyse des
mouvements résidentiels centrifuges dans la ville de Valence (y compris de la part les
Arméniens) et la description fine et nuancée du quartier arménien, « la petite Arménie »,
produit tout autant de la ségrégation spatiale plus ou moins imposée que du
regroupement volontaire des exilés.

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Comme chez Thomas et d’autres chercheurs de Chicago, Bastide entend rendre compte
du passage des migrants de la « désorganisation sociale » à la « réorganisation sociale »,
en particulier à travers l’étude des associations volontaires, religieuses et politiques, des
Arméniens. « En général, dit-il, l’émigration est facteur de désorganisation », mais
grâce à l’« effort » et la « persévérance », la « régularisation » (c’est le terme utilisé par
Bastide dans le sens de la réorganisation) est possible et même souhaitable (1931,
p. 42).

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Sans doute, l’optimisme de Bastide participe à la fois de sa confiance profonde


dans la capacité de la France républicaine à intégrer les immigrants et, sans doute
aussi, d’une attitude plus politique qui entend combattre une certaine xénophobie
ambiante, encouragée par les ligues d’extrême droite qui réclament l’expulsion des
étrangers, qu’elles considèrent comme inassimilables et fauteurs de troubles. À
Valence où il est professeur de philosophie au lycée, Bastide est un intellectuel engagé,
membre de la SFIO. Là encore, le parallèle avec les sociologues de Chicago est
frappant, et notamment avec Robert Park dont les analyses sur l’immigration étrangère,
et notamment son schéma théorique du « cycle des relations raciales » (1926), visaient à
démontrer que l’assimilation est bien l’horizon de tous les migrants. Pendant longtemps,
comme Thomas du reste, Park n’a pas douté de la réalité et de l’efficacité du melting pot
américain, même s’il était conscient que l’intégration ne pouvait pas se réaliser sans des
périodes de tensions, voire des conflits interethniques. De même que Bastide plus tard,
Park menait ses recherches dans un contexte de xénophobie de plus en plus virulente et
il concevait ses publications comme une réponse scientifique aux arguments
idéologiques du mouvement nativiste étatsunien.

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Malgré son caractère à la fois novateur dans la sociologie française de l’époque et


annonciateur de certaines des orientations fondamentales de la sociologie des relations
interethniques qu’élaborera plus systématiquement Bastide à partir des années 1950,
l’article sur la migration arménienne est resté une recherche isolée dans sa production
scientifique de la période qui précède son départ au Brésil en 1938. Ses
préoccupations intellectuelles étaient alors davantage tournées vers la sociologie des
religions.

LA DECOUVERTE PAR BASTIDE AU BRESIL DE L’ECOLE DE CHICAGO

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Rien n’indique que Bastide ait lu les sociologues de Chicago avant son départ au Brésil
en 1938. Il ne les cite jamais dans ses déjà nombreuses publications et ne fait aucune
référence à leurs travaux. Il est donc plus que probable que ce fut au Brésil et, pourrait-
on presque dire, grâce au Brésil, que Bastide découvrit cette tradition sociologique,
comme du reste, l’anthropologie culturelle américaine.

19

Au Brésil, dans le monde universitaire des années 1930 et 1940, les sociologues et


anthropologues nord-américains étaient lus et commentés. Le Brésil, comme toute
l’Amérique latine, faisait partie de la sphère d’influence des États-Unis, pas seulement
sur les plans politique et économique, mais aussi sur les plans culturels et scientifiques.
Pourtant, ce fut à la France, dont le rayonnement culturel était encore immense en
Amérique du Sud et, en particulier, au Brésil, que les autorités brésiliennes firent appel
en 1934 pour créer le Département de sciences sociales de l’Université de São
Paulo, qui venait elle-même d’être fondée la même année par la réunion de diverses
facultés et instituts supérieurs jusque-là indépendants. De jeunes professeurs français
furent alors envoyés à São Paulo, parmi lesquels Fernand Braudel (histoire),
Claude Lévi-Strauss (sociologie), Paul Arbousse-Bastide (science politique), Pierre
Monbeig (géographie), Jean Maugüe (philosophie), etc. En 1938, Roger Bastide
succéda à Lévi-Strauss pour occuper la chaire de sociologie, ce dernier ayant
souhaité se consacrer à plein temps à des recherches de terrain sur des groupes
indigènes. Bastide restera jusqu’en 1951 comme professeur à l’USP.

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Les professeurs de la Mission universitaire française découvrirent à l’USP et dans la


ville même de São Paulo une vie intellectuelle très riche, animée par une jeune
intelligentsia pauliste très dynamique (Pereira de Queiroz, 1993, p. 31-32). De
nombreux échanges avec des chercheurs étrangers se nouèrent et, en particulier, avec
des universitaires des États-Unis, dont certains enseignèrent à l’USP, notamment
Donald Pierson. Les travaux des anthropologues nord-américains sur la question
de l’acculturation étaient connus des Brésiliens qui en percevaient tout l’intérêt
pour l’analyse de leur propre réalité. L’influence de l’École de Chicago s’y faisait
aussi sentir, et Lévi-Strauss, qui se vit confier un enseignement de sociologie urbaine,
s’en inspira : « J’étais à ce moment dans la mouvance de l’École de Chicago », confia-t-
il beaucoup plus tard, de façon un peu surprenante (1994, p. 55).

21

Des sociologues nord-américains entreprirent des enquêtes au Brésil sur la


question des « relations raciales » et sur la condition des Noirs dans ce pays dans
une perspective comparative avec les États-Unis. Dans les années 1930, Donald
Pierson préparait une thèse, sous la direction de Park, sur les relations raciales au Brésil,
plus précisément à Bahia. Cette thèse fut publiée par les Presses de l’Université de
Chicago en 1942, précédée d’une préface de Park intitulée : « The Career of the
Africans in Brazil ». Après cette recherche en milieu urbain dans le Nord, Pierson en
mena une autre en milieu rural dans le Sud. Bastide connaissait bien Pierson, qui
donnait des cours à l’USP, et ses travaux, qu’il a commentés dans diverses publications
(voir en particulier Bastide, 1957) [5]   Bastide revint à plusieurs reprises sur les
conclusions... [5] .

22

Franklin Frazier, quant à lui, publia à la même époque un article sur la famille noire à
Bahia (Frazier, 1942), dans lequel il reprenait son débat avec Melville Herskovits
concernant la question de l’influence de leurs origines africaines sur la culture et les
comportements des Noirs des Amériques. Ce dernier séjourna au Brésil pendant la
Seconde Guerre mondiale pour des recherches à Bahia (Herskovits, 1943) et dans le
Sud, et favorisa la venue aux États-Unis d’étudiants brésiliens pour les former à
l’anthropologie afro-américaniste. Il renouvela profondément l’étude de la transe
mystique dans le candomblé, réfutant l’interprétation psychiatrique, alors dominante,
qui voyait dans la transe une forme d’expression pathologique (voir Bastide, 1960,
p. 30-31).

23

Au Brésil, Bastide suivit de près la production scientifique de ces deux chercheurs,


desquels il reconnaîtra avoir beaucoup appris, même s’il émettra des critiques sur leurs
analyses qu’il jugeait trop unilatérales. D’une certaine façon, on pourrait presque dire
que toute l’anthropologie afro-américaniste de Bastide fut une tentative pour dépasser
leurs thèses opposées sur la question de la continuité ou de la discontinuité entre
l’Afrique et le monde noir des Amériques.

24

À peine arrivé au Brésil, Bastide est tout de suite fasciné par la ville de São Paulo, ville
de tous les mélanges, de tous les « contrastes », culturels, « raciaux », nationaux. Par
bien des aspects, São Paulo est comparable à Chicago et pose au sociologue des
années 1930-1940 le même type de problèmes que Chicago dans les toutes premières
décennies du XXe siècle. São Paulo, « ville-chantier », « cité tentaculaire », selon ses
propres termes, connaît, comme Chicago avant elle, une croissance quasi exponentielle
qui semble irréversible. En 1900, São Paulo comptait 240 000 habitants et, quand
Bastide y arrive en 1938, elle a déjà atteint depuis des années le million d’habitants. Elle
est devenue une grande métropole industrielle (la plus importante de toute l’Amérique
latine) et la capitale économique du Brésil. Son taux d’accroissement entre 1940 et 1950
est le plus fort du globe (67 %).

25

Comme à Chicago, l’expansion urbaine est due, en grande partie, à une immigration
étrangère de masse qui transforme la ville en une métropole cosmopolite dans laquelle
se côtoient des Européens du Nord comme du Sud (Allemands, Italiens, Espagnols,
Portugais, etc.), des Juifs de toutes provenances, des Japonais, des Syro-Libanais, etc. À
cette immigration externe s’ajoute une immigration interne : comme à Chicago, une
migration de Noirs ruraux entraîne la formation d’un prolétariat noir. On assiste aussi au
même phénomène de formation de quartiers ethniques, qui ne sont pas des espaces
fermés, mais plutôt des espaces de transition pour les migrants entre leur univers
d’origine et le monde nouveau qu’ils doivent affronter.
26

Les recherches de Bastide au Brésil les plus connues en France concernent les Noirs de
Bahia et les cultes afro-brésiliens. Mais il a aussi beaucoup écrit sur les immigrants
étrangers et sur les Noirs à São Paulo et dans les États du Sud. Beaucoup de ces
publications sont parues au Brésil en portugais, et certaines seulement ont été traduites
en français, ce qui explique que cette partie de l’œuvre de Bastide soit mal connue en
France. À leur lecture, on découvre que Bastide partageait avec les sociologues de
Chicago les mêmes interrogations sur le devenir des migrants quant aux modalités de
leur intégration sociale et politique d’une part, et, d’autre part, quant au processus
d’acculturation et d’assimilation.

27

À São Paulo, les recherches de Bastide concernent moins la sociologie urbaine que la
sociologie des relations interethniques en milieu urbain. Recherches qu’il étend à
d’autres villes du sud du Brésil. En particulier, d’un séjour dans l’État de Santa
Catarina, dont un certain nombre de villes sont peuplées principalement d’immigrants
allemands, il ramène un article qui est une critique pertinente des théories sociologiques
alors dominantes au Brésil sur la question de l’intégration des étrangers (1943-2005).

28

À l’USP, Bastide a comme collègue Emilio Willems, avec lequel il se lie car ils ont en
commun les mêmes centres d’intérêt. Willems est un anthropologue allemand qui, du
fait de son opposition au régime nazi, a été contraint de s’expatrier et a choisi de partir
enseigner au Brésil, où il restera jusqu’en 1955, date à laquelle il s’établira comme
universitaire aux États-Unis. Willems entreprend de grandes enquêtes sur l’immigration
allemande au Brésil et utilise beaucoup dans ses analyses, comme Bastide, les
paradigmes de l’anthropologie culturelle nord-américaine et de la sociologie de l’École
de Chicago.

29

Il est probable que Willems, comme du reste Pierson, ait contribué à mieux faire
connaître à Bastide, au début de son séjour au Brésil, les auteurs nord-américains. Il
avait des contacts avec des universitaires aux États-Unis, ce qui lui valut de publier dans
la prestigieuse revue American Anthropologist (Willems, 1944), puis, des années plus
tard, d’obtenir un poste universitaire dans ce pays. En tout cas, nul doute que Willems
et Bastide se sont mutuellement influencés. Ils se sont fait des emprunts
réciproques au-delà de leurs fréquents échanges intellectuels.

30

À São Paulo, Bastide s’intéressa plus particulièrement aux Noirs de la ville. Il


entendait montrer les transformations sociales et culturelles que vivaient les Noirs
du fait de leur migration dans la métropole industrielle du Sud. Bastide connaissait
l’ouvrage collectif des sociologues nord-américains, The New Negro, paru en 1925 et
coordonné par Alain Locke. Ce livre mettait l’accent sur l’émergence, aux États-Unis,
d’un mouvement littéraire et artistique noir, Harlem Renaissance, également
mouvement d’affirmation ethnique, « le nouveau Noir » exigeant la reconnaissance de
son identité, de sa culture, ainsi que de ses droits de citoyen. À São Paulo, Bastide
assista à un phénomène comparable, avec un mouvement noir qui donna naissance à de
multiples associations et, en 1936, à une organisation militante, A Frente Negra [le
Front noir], converti ensuite en parti politique. Bastide consacra une partie de ses
recherches à l’étude sociologique de la production littéraire et artistique de cette
nouvelle élite noire, ainsi qu’à l’analyse de l’idéologie et de l’action du mouvement A
Frente Negra (Bastide, 2002).

31

En 1950, grâce à des fonds de l’Unesco, Bastide put enfin entreprendre, avec le
concours de plusieurs de ses anciens étudiants, en particulier de Florestan
Fernandes, la vaste recherche, à laquelle il songeait depuis des années, sur
l’évolution des relations raciales entre Noirs et Blancs dans la ville de São Paulo
(Bastide et Fernandes, 1955).

BASTIDE, INTRODUCTEUR EN FRANCE DE L’ECOLE DE CHICAGO

32

Quand Roger Bastide revint en France en 1951 pour y enseigner à l’École pratique des
hautes études (EPHE), l’École de Chicago est toujours méconnue par les sociologues
français. Les questions concernant l’immigration, les relations interethniques et les
contacts de cultures n’y sont toujours pas à l’ordre du jour. Dès 1948, Bastide avait
publié une brochure intitulée Initiation aux recherches sur les interpénétrations de
civilisations, sorte d’esquisse du futur séminaire qu’il se proposait de donner à l’EPHE
où il espérait être nommé. Par cette publication, il entendait démontrer l’importance, et
même la nécessité, de l’introduction en France de l’étude des relations interethniques,
interraciales et interculturelles. Et pour fonder ce domaine de recherche en France,
Bastide affirmait qu’il fallait partir des apports de la sociologie américaine (dans son
esprit, il s’agissait à la fois de l’École de Chicago et de l’anthropologie culturelle).

33

Bastide dut se montrer convaincant puisqu’il fut élu en octobre 1950 comme directeur
d’études à l’EPHE-VIe section, celle des sciences sociales (deux ans auparavant, Lévi-
Strauss avait été élu à la Ve section, celle des sciences religieuses). Pour l’intitulé de son
séminaire, Bastide reprit les termes du vocabulaire scientifique nord-américain :
Relations raciales et contacts culturels.

34

Bastide ne séparait pas ses travaux de psychiatrie sociale, domaine dans lequel il fut
aussi un pionnier, de son objet principal de recherche. Il était venu à la psychiatrie
sociale et à la psychanalyse pour mieux appréhender l’univers mental des Noirs du
Brésil et pour mieux comprendre la psychologie de l’ « homme marginal », même si,
pour lui, les « hommes marginaux » ne relevaient pas, dans la plupart des cas, de la
psychopathologie. Pour les mêmes raisons, et notamment du fait de son souci constant
de saisir l’interdépendance de l’individu et de la société, il manifestait
beaucoup d’intérêt pour le courant « Culture et personnalité » de l’anthropologie
culturelle nord-américaine.

35

Dès son retour en France, convaincu que seule la recherche empirique pouvait faire
progresser la réflexion théorique, Bastide entreprit une série d’enquêtes sur les relations
entre Français et étrangers, notamment Africains. En 1958, Bastide fut élu professeur à
la Sorbonne, où il exerça une influence considérable sur plusieurs promotions
d’étudiants. Bon nombre d’entre eux firent appel à lui pour la direction de thèses
correspondant au champ des relations interethniques et interculturelles. Face au « vide »
français en la matière, il fit découvrir par ses enseignements les acquis théoriques et
méthodologiques, dans ce domaine, de la sociologie et de l’anthropologie américaines,
alors presque totalement ignorés de l’Université française [6]   Dans les années 1940-
1950, dans ses cours en Sorbonne,... [6] .

BASTIDE, LECTEUR CRITIQUE DES SOCIOLOGUES DE CHICAGO

36

Bastide n’a jamais eu, ni jamais cherché à avoir, semble-t-il, une connaissance
exhaustive de la production scientifique de l’École de Chicago, de toute façon
difficilement accessible dans ses années de formation et de jeune chercheur. Et il n’a
jamais délivré un enseignement systématisé sur cette École. D’ailleurs, il n’utilisa que
tardivement – en 1958 pour la première fois – l’expression « École de Chicago », qui
resta peu en usage en France avant les années 1980. Jusque dans les années 1950, il
désigne les travaux des sociologues de Chicago par l’expression générale « sociologie
américaine ».

37

Très tôt attiré par la question de la rencontre des cultures, Bastide s’était aussi tourné
vers l’anthropologie culturelle américaine et sa théorie de l’acculturation. Mais il perçut
progressivement le risque d’une certaine dérive, qu’il caractérisa par une formule
suggestive : « le cercle enchanté du culturalisme ». Pour lui, phénomènes sociaux et
phénomènes culturels ne pouvaient pas être dissociés : ces derniers devaient, en
conséquence, être étudiés à l’intérieur de ce qu’il appelait « les cadres sociaux », qui
leur ont donné naissance ou qui leur permettent de se manifester [7]   Abram Kardiner
avait lui-même pris conscience des... [7] . C’est parce qu’il trouvait l’approche
culturelle insuffisante, quoique nécessaire, que Bastide était venu à la sociologie de
Chicago, dont il préconisait d’utiliser certains paradigmes en rapport dialectique avec
ceux de l’anthropologie culturelle.

38

Bastide appréciait dans la sociologie de Chicago l’accent mis sur les processus en cours,
sur les dynamiques, sur ce qui est en train de se produire, plutôt que sur le résultat final.
Bastide et ses confrères de Chicago avaient un autre point essentiel de convergence dans
l’importance centrale qu’ils accordaient aux phénomènes d’interaction et à l’analyse
relationnelle empruntée à la sociologie formelle allemande. La question raciale, la
question ethnique renvoient nécessairement aux relations interraciales et aux relations
interethniques. En définitive, c’est toujours la relation qui est explicative, et non les
caractéristiques des éléments en présence. D’où l’intérêt de Bastide pour le fameux
schéma de Park, « le cycle des relations raciales », qui associe analyse dynamique et
analyse relationnelle, ainsi que pour les concepts lui étant associés ( « compétition »,
« conflit », « accommodation » et « assimilation » ) qui définissent les formes typiques
de sociation que prennent les relations raciales et qui indiquent des étapes et une
progressivité entre elles.

39

Dans la sociologie de Chicago, Bastide apprécie tout particulièrement l’attention portée


à l’individu, au sujet, et aux interactions entre les individus. Dans bon nombre de ses
publications, il répète que « ce ne sont pas les cultures qui entrent en contact, mais les
individus » et, par conséquent dans les situations de contact, il est nécessaire de
comprendre ce que vivent et ressentent les individus et le sens qu’ils donnent à leur
expérience. Cette attention portée aux individus a permis aux sociologues de Chicago de
démontrer que la personnalité des migrants ne se confond pas avec leur personnalité
ethnique, comme le rappelle Bastide qui fait référence à un ouvrage de Park et Miller
datant de 1921 :

« [...] le groupe des migrants nous présente plus la psychologie d’un certain type mental
que la psychologie de l’ethnie, dans ce qu’elle a de général. [...] Et cela est si vrai que
l’on peut aller jusqu’à prétendre qu’un migrant italien ressemble plus,
psychologiquement, à un migrant polonais qu’à un Italien resté dans le territoire italien.
[...] Park et Miller classent les immigrants du point de vue de la psychologie, non pas
selon les ethnies, mais selon les types mentaux : le pionnier, le colon, le politique
idéaliste, l’arrivé, le caffoné italien, l’intellectuel. [...] La psychologie générale de
l’immigration a plus d’importance que les différences ethniques » (1959, p. 326-327).

40

La migration n’est pas, selon Bastide, un simple déplacement dans l’espace, mais une
opération qui aboutit à une transformation de l’individu. Il se démarque ainsi nettement
des analyses centrées sur les « origines » et la « mentalité » ethniques des immigrants
pour proposer une étude des attitudes psychologiques spécifiques de ceux-ci, dérivant
de leur projet migratoire et de leur réaction aux conditions de vie et de travail
auxquelles ils sont confrontés.

41

Du fait de l’importance qu’il accorde lui-même au facteur individuel, il n’est pas


étonnant que Bastide ait éprouvé beaucoup d’intérêt pour la théorie de l’ « homme
marginal » vu comme un type de personnalité produit par les migrations internationales
et les contacts de cultures. C’est d’ailleurs l’apport conceptuel de l’École de Chicago
qu’il cite et utilise le plus souvent, même s’il en propose une réinterprétation critique
dans diverses publications : dans un de ces derniers ouvrages, il consacrera un chapitre
entier à la question du « marginalisme » (1971, chap. 6). Bastide avait lu le livre
d’Everett Stonequist, issu de sa thèse qu’avait dirigée Park (Stonequist, 1937), qu’il a
sans doute découvert peu de temps après son arrivée au Brésil. Il ne semble pas, en
revanche, que Bastide ait eu connaissance de l’article de Park, qui était à l’origine de
cette théorie (Park, 1928).

42

Toujours soucieux d’articuler dans l’analyse fait individuel et fait social, Bastide
s’inspire directement de la méthodologie de Chicago. Il préconise lui aussi « la méthode
subjective », qu’on peut également qualifier de compréhensive, « qui descend dans
l’intérieur des consciences » (1959, p. 323), ce qui suppose, à l’instar des chercheurs de
Chicago, l’utilisation des documents personnels (journaux intimes,
correspondance, etc.) et le recours aux histoires de vie. Au Brésil, comme en France dès
son retour, il encourage ses étudiants à employer la technique des autobiographies. Dans
un texte de réflexion épistémologique et méthodologique sur cette technique, paru
en 1953, il qualifie celle-ci de « technique de la liberté » et de « technique
proustienne », qui a l’avantage, selon lui, de ne pas dénaturer « la valeur de
l’expérience » (Bastide, 1953-1993). Il est légitime, comme le dit Françoise Morin, de
considérer Bastide comme un des principaux initiateurs de la méthode biographique en
France, où elle ne sera vraiment reconnue que dans les années 1970 (Morin, 1980,
p. 326-329) [8]   Dans une lettre qu’il m’adressait en 1973 au Pérou,... [8] .

43

Pour Bastide, l’École de Chicago a été une source d’inspiration à laquelle il a


constamment puisé, mais il ne l’a jamais considérée comme « un système définitif »
(1948, p. 2) : selon lui, il s’agissait plutôt d’un ensemble de schémas conceptuels et de
principes méthodologiques à approfondir et à perfectionner en fonction de la réalité
propre aux différentes situations étudiées par les chercheurs.

44

Bastide fit observer que certains concepts de Chicago étaient beaucoup trop généraux
pour être tout à fait opératoires dans le champ spécifique des relations interethniques et
interculturelles. En particulier, rappelle-t-il, les concepts de « compétition », de
« conflit », d’ « accommodation » et d’ « assimilation » de Park, ont d’abord été conçus
pour la sociologie générale avant d’être appliqués à ce champ d’étude (1948, p. 17-18).
Et parce qu’ils sont trop généraux, donc insuffisamment précis, ces concepts induisent
parfois certaines confusions, comme celles que font certains auteurs entre
« accommodation » et « adaptation », en l’occurrence entre un concept sociologique et
un concept biologique et/ou psychologique (1948, p. 14-15) ; ou entre assimilation
culturelle et assimilation sociale, cette dernière correspondant au concept français d’
« intégration ».

45

Bastide pointait aussi un déficit d’analyse politique dans la sociologie de Chicago qui ne
distinguait pas suffisamment phénomènes culturels et phénomènes politiques, du fait
d’une sous-estimation de l’impact du cadre politique national sur les relations
interethniques. Bastide recommandait donc la séparation analytique des problèmes :
« Il faut séparer notre problème sociologique du problème politique, celui de la
nationalisation ; la nationalisation est un problème juridique et politique, et l’on peut
très bien envisager des minorités ethniques non assimilées, et cependant nationalisées,
constituées de citoyens légaux » (1948, p. 6-7).

46

Cependant, pour lui, cette séparation ne devait constituer qu’un moment de la recherche,
mais son objectif était à terme de réunir les différentes approches dans une même
science des relations interethniques qu’il concevait comme un « domaine autonome du
savoir », dépassant les clivages disciplinaires et fonctionnant comme une « science
pivotale », dont il donnait la définition suivante :

« [Une science qui permette] de mieux comprendre certains phénomènes, politiques et


économiques, en les faisant “pivoter” autour d’une préoccupation centrale, celle des
relations entre populations hétérogènes [...]. » Autrement dit, une science « autour de
laquelle s’agrègent les recherches, jadis autonomes, de relations politiques, juridiques,
économiques et culturelles » (1971, p. 49 et 53).

47

Bastide reprochait aussi à la sociologie de Chicago d’être trop exclusivement centrée sur
les interactions entre les individus ou entre les groupes et de ne pas tenir suffisamment
compte des situations sociohistoriques globales dans lesquelles se produisent ces
interactions et qui les déterminent. Selon lui – et en cela il était très proche de Georges
Balandier et de son concept de « situation » (Balandier, 1951), ainsi que de
l’anthropologie dynamique – il ne faut pas perdre de vue que les relations se font
toujours « à l’intérieur d’une certaine structure globale » (1960, p. 14) que le chercheur
doit donc décrire et analyser pour pouvoir fournir une explication valide. Il reprocha par
exemple à Pierson de n’avoir pas tenu compte, dans son étude des Noirs de Bahia, du
« phénomène social total » que constitue le cadre sociétal brésilien, d’où son manque
d’attention au système brésilien de discrimination raciale (1960, p. 34).

L’ACTUALITE DE ROGER BASTIDE ET DE L’ECOLE DE CHICAGO

48

Bastide, même s’il n’occupait pas une position institutionnelle marginale dans le monde
de la sociologie en France, n’a jamais connu dans son pays la notoriété qui avait été la
sienne au Brésil, où il était très estimé de ses étudiants, de ses collègues et, au-delà du
milieu universitaire, de bon nombre d’écrivains et d’intellectuels brésiliens. Il y a
plusieurs raisons à cela. Tout d’abord, Bastide a commencé tardivement sa carrière
universitaire en France. De plus, une bonne partie de son œuvre, parue en portugais au
Brésil, est inconnue du public français. Enfin, un séjour de treize ans au Brésil ne
constituait pas un facteur déterminant de prestige intellectuel en France, compte tenu
des hiérarchies académiques internationales. Lévi-Strauss, qui rejoignit aussi la France
après un séjour de huit années aux États-Unis (1940-1948) où il avait enseigné dans
différentes institutions universitaires, bénéficia à son retour d’un accueil plus
enthousiaste.
49

Mais la cause principale de la notoriété relativement faible de Bastide dans le champ


universitaire français, jusqu’à son élection à la Sorbonne en 1958, tint à ses choix
d’objets de recherche – les relations interethniques et les contacts de cultures – qui
n’étaient pas considérés comme les plus importants à une époque où une part importante
des sociologues français se consacraient à l’étude des classes sociales et des relations de
travail. Les mêmes raisons qui expliquent la faible diffusion et la méconnaissance en
France de l’École de Chicago, à savoir, entre autres, le peu d’intérêt pour l’immigration
et la question ethnique, l’insuffisante valorisation de l’enquête de terrain, la méfiance à
l’égard de tout rapprochement entre la sociologie et la psychologie, expliquent aussi un
certain déficit de reconnaissance de la production de Bastide. C’est pourquoi il n’a pas
réussi à faire largement connaître en France la sociologie de Chicago, en dehors d’un
cercle assez restreint d’étudiants qui assistaient à ses cours.

50

Depuis quelque temps, toutefois, on assiste à une redécouverte de l’œuvre de Bastide :


ses livres sont presque tous réédités, ses articles publiés au Brésil et ses textes encore
inédits sont édités par la revue Bastidiana, créée en 1993. Au même moment, on note,
dans le petit monde de la sociologie française, un intérêt toujours soutenu pour l’École
de Chicago : traductions, essais critiques et enseignements la concernant se multiplient,
donnant presque à penser aux étudiants actuels que cette tradition sociologique a
toujours occupé une place importante dans l’histoire de la sociologie telle qu’elle a été
enseignée en France. Des colloques sur la pensée de Bastide comme des colloques sur
l’École de Chicago ont été organisés en France ces dernières années.

51

La convergence de ces deux processus de redécouverte, et de Bastide et de l’École de


Chicago, n’est pas le fait du hasard. Elle manifeste l’actualité de la sociologie de
Bastide comme celle des chercheurs de Chicago. Ils se sont intéressés aux phénomènes
migratoires, comme aux phénomènes de contacts, de rencontres, de métissages
interethniques et interculturels, et à leurs conséquences pour les individus. Autant de
caractéristiques du monde contemporain, qui est toujours et davantage un monde de
mobilité et d’échange, dans lequel le lointain peut se faire prochain, comme le prochain
peut se révéler lointain.

BIBLIOGRAPHIE

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décembre 1976, no 40, p. 52-62.
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Notes

[1]

Simmel était membre de l’Institut international de sociologie depuis sa fondation


en 1893 et avait publié plusieurs articles dans la Revue internationale de sociologie.

[2]

Il faut toutefois rappeler que Weber n’était pas particulièrement en odeur de sainteté à
l’Université de Chicago. Dans son manuel de sociologie, Park inclut dix textes de
Simmel mais aucun de Weber.

[3]

L’objet de cet article n’est pas de proposer une nouvelle présentation des travaux de
l’École de Chicago, qui seront supposés connus, mais de montrer les convergences entre
la pensée de Roger Bastide et les orientations de cette École. Pour une connaissance
approfondie de cette dernière, on peut se reporter à l’ouvrage très complet de Jean-
Michel Chapoulie : La tradition sociologique de Chicago (2001).

[4]

En 1928, dans la Revue internationale de sociologie, Bastide fait le compte rendu d’un
article de R. Jézéquel, « Les théories sociologiques aux États-Unis », dans lequel il n’est
pas question de la sociologie de Chicago.
[5]

Bastide revint à plusieurs reprises sur les conclusions de Pierson qu’il critiqua pour
avoir sous-estimé la force du préjugé racial au Brésil, du fait de son interprétation du
problème noir brésilien comme relevant avant tout des rapports de classes sociales : les
Noirs seraient discriminés pour appartenir au prolétariat ou au sous-prolétariat. Pour
Bastide, l’interprétation de Pierson était biaisée par la comparaison qu’il faisait avec les
États-Unis, pays dans lequel la ségrégation raciale était institutionnalisée (voir en
particulier Bastide, 1957).

[6]

Dans les années 1940-1950, dans ses cours en Sorbonne, Maurice Merleau-Ponty


présentait également le courant « Culture et personnalité » aux étudiants de philosophie
(je dois cette information à Anne Raulin).

[7]

Abram Kardiner avait lui-même pris conscience des limites d’une approche
exclusivement culturelle. Dans son ouvrage sur la personnalité des Noirs nord-
américains, paru en 1951, The Mark of Oppression (que Bastide cite dans plusieurs de
ses écrits), il introduisit dans l’analyse le facteur de la classe sociale (voir Raulin, 2000).

[8]

Dans une lettre qu’il m’adressait en 1973 au Pérou, quand je préparais, sous sa
direction, une thèse sur la population noire de ce pays, il m’écrivait ceci : « Je vous
demanderai de recueillir la plus large documentation possible sur les Noirs du Pérou, de
vous livrer à une enquête serrée auprès d’eux, par interview de personnalités
représentatives, de demander à certains Noirs de vous donner leurs “histoires de vie”, de
prendre des photos des habitations des Noirs, de leurs jeux, etc., de faire des plans
d’habitation, de faire des analyses de contenu des articles de la presse parlant
d’eux, etc. »

Résumé

Français

Roger Bastide a été un des rares sociologues français de sa génération à ne pas se


reconnaître d’emblée héritier de Durkheim, auquel il reprochait son « sociologisme ».
Toute l’œuvre de Bastide peut être caractérisée comme une tentative d’articulation du
« fait individuel », du fait social et du fait culturel. L’attention qu’il portait à la
subjectivité des individus explique l’intérêt qu’il a très tôt éprouvé pour les travaux des
chercheurs de l’École de Chicago, qu’il a découverts en grande partie pendant son long
séjour au Brésil et qu’il a été un des premiers à faire connaître en France par ses
enseignements et ses publications.

Mots cles
 Roger Bastide
 École de Chicago
 Émile Durkheim

English

SUMMARY Roger Bastide was one of the few French sociologists of his generation
who did not declare himself to be heir to Durkheim. On the contrary, he criticized the
latter for his « sociologism ». All Bastide’s work can be described as an attempt to
connect the « individual fact » with social and cultural facts. The attention he paid to
the subjectivity of individuals accounts for his interest, early on, in the work of the
Chicago School, which he discovered during a long stay in Brazil. Bastide was one of
the first to try, through his teaching and writings, to call the attention of French
academics to the work of the Chicago School.

Key Words

 Roger Bastide
 Chicago School
 Émile Durkheim

Plan de l'article

1. LES SOURCES DE LA PENSEE SOCIOLOGIQUE DE BASTIDE


2. LA MECONNAISSANCE DE L’ECOLE DE CHICAGO EN FRANCE DANS
L’ENTRE-DEUX-GUERRES
3. LA DECOUVERTE PAR BASTIDE AU BRESIL DE L’ECOLE DE
CHICAGO
4. BASTIDE, INTRODUCTEUR EN FRANCE DE L’ECOLE DE CHICAGO
5. BASTIDE, LECTEUR CRITIQUE DES SOCIOLOGUES DE CHICAGO
6. L’ACTUALITE DE ROGER BASTIDE ET DE L’ECOLE DE CHICAGO

http://www.cairn.info/zen.php?ID_ARTICLE=CIS_124_0041

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