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DES NOUVELLES GUERRES AFRICAINES

Transformations de la violence et menaces sur les tracés


frontaliers en Afrique centrale
Marc FONTRIER

La région centrale de l’Afrique paraît aujourd’hui subsumer l’ensemble des problématiques conflic-
tuelles du continent. Une situation aussi chaotique appelle quelques réflexions. La plupart s’inscrivent
dans un espace englobant la Centrafrique, le Gabon, les deux Congo, la région des Grands Lacs ainsi
que l’Angola, c’est-à-dire à peu près la Mittelafrika, l’Afrique médiane.

Si rechercher de nouveaux équilibres militaires dans une région en pleine décomposition est aller un
peu vite en besogne, ce n’en est pas moins là que se posent les questions essentielles. En effet, les
conflits qui secouent depuis quelques années cette partie du continent sont en train de changer de
dimension et paraissent évoluer vers une confrontation affectant la région dans son ensemble. Peut-être
même contiennent-ils les prémisses d’un éclatement de la région du Congo. Reste à discerner les
leçons que l’on peut tirer de ce nouveau contexte ; à cette fin, nous tenterons une analyse à partir du
postulat suivant :

Sur fond de disparition de l’affrontement Est-Ouest, l’Afrique centrale achève dans la violence sa
phase de destruction de l’ordre colonial ; elle est, d’ores et déjà, entrée dans un processus de
restructuration de son espace, sans qu’il soit encore possible d’entrevoir ce qui va sortir de l’actuel
chaos.

Afin d’expliquer cette confusion, il convient tout d’abord de mettre en évidence les principaux facteurs
qui ont suscité les crises actuelles : causes récentes issues de la chute du Mur de Berlin, causes
ethniques et sociales structurelles, causes comportementales aussi.

Un regard attentif permet d’identifier les phénomènes nouveaux qui accompagnent la recomposition du
paysage politique : la montée des ethnofédéralismes, l’émergence des milices et des groupes
d’autodéfense, l’apparition des sociétés de mercenaires et des alliances politico-commerciales
mafieuses. Il est dès lors possible de subodorer les menaces qu’un environnement aussi délétère fait
peser sur la géographie de la région, sur les politiques engagées par les responsables du continent et sur
celles qui sont suggérées par la communauté internationale extracontinentale.

Cela établi, quelques hypothèses sont susceptibles d’être avancées à propos du devenir de cette partie
du monde où la fin de l’affrontement Est-Ouest a définitivement marqué la fin de la période coloniale.

Ces réflexions visent, dans un premier temps, à mettre en exergue les fondements majeurs et les
nouvelles expressions de la violence en Afrique ; dans un second, à envisager les comportements
internationaux et les conséquences que ces transformations peuvent amener sur la structure politique
du continent.

LA RECOMPOSITION DU CONTEXTE SÉCURITAIRE

Si dans les années soixante les États africains n’étaient guère préparés à vivre indépendants, on ne peut
dire, trente ans plus tard, qu’ils montrent davantage d’aptitude à subsister privés de leurs parrains. Les
conséquences de cette immaturité se révèlent aujourd’hui dramatiques. Aussi, après la phase de
destructuration du contexte polémologique induit par la disparition du conflit Est-Ouest et après la
phase de dispersion des foyers de crise, assiste-t-on à la réarticulation des affrontements épars, le plus
souvent par le biais de guérillas croisées. Cette recomposition de la carte des conflits s’inscrit dans une
triple problématique :
-  avec la chute du Mur de Berlin, le continent se retrouve seul face à des réalités qui lui avaient
échappé depuis plus d’un siècle, face à un reflet de lui-même qu’il avait oublié. Cet isolement relatif
auquel retourne l’Afrique scelle la fin de la période coloniale ouverte il y a un peu plus d’un siècle par
l’acte de Berlin ;

-  une telle situation libère des comportements anciens qui avaient été réprimés ou interdits par les
colonisateurs. Ils conditionnent maintenant l’éclatement des crises, remettent en cause les solidarités de
naguère et engendrent une recomposition profonde du contexte sécuritaire ;

-  il en résulte que tout sentiment national, quand il existe, est précaire, que la pauvreté et la
déliquescence de l’État s’en trouvent exacerbées et que la dégradation de l’environnement contribue à
la réémergence des vieux fractionnements - clans, phratries, tribus - un instant escamotés par la force
coercitive des colonisateurs.

La chute du Mur de Berlin a ouvert la voie à la déréliction

Donnant une orientation nouvelle à cette dynamique dramatique, la fin de la guerre froide s’est révélée
l’argument déterminant des réticences extracontinentales à s’engager désormais sur les théâtres
africains. Sur fond de crise économique et de délitement des tissus politique et social, ce
bouleversement géopolitique a provoqué in situ un fractionnement des zones de tension au gré de la
réapparition des disputes ethniques.

Il y a à peine plus de dix ans, les conflits dits “périphériques” reflétaient encore la lutte idéologique
opposant les États-Unis à l’Union soviétique : les deux camps s’affrontaient indirectement, armant ou
finançant guérillas et mouvements de libération. En novembre 1989, cet ordonnancement
géographique de l’affrontement planétaire a, d’un seul coup, disparu.

La fin du monde bipolaire a eu pour effet premier et immédiat la “déconnexion” des théâtres régionaux
périphériques de l’échiquier central euro-atlantique. Cette nouvelle situation a enlevé à l’Afrique son
caractère d’enjeu géopolitique. Abandonnés par leurs parrains respectifs, les Africains se sont
retrouvés seuls sur leurs propres champs de batailles soudain recréés, multiples et étriqués. Les grandes
utopies ne faisant plus recette, le discours a dû se diversifier ; abasourdis par ce silence international
insolite, il leur a fallu se trouver d’autres raisons d’en découdre.

Dès lors l’Afrique n’a plus été le “continent convoité”1[1]. Elle est même devenue si peu convoitée que
sa marginalisation par rapport au système international se confirme désormais. Pis encore, sa présence
massive dans le groupe des “pays les moins avancés” l’entraîne inexorablement dans la spirale
dramatique du sous-développement avec son tourbillon de misère. La production alimentaire
s’effondre et les systèmes de santé retournent au néant ; le nombre des réfugiés et des déplacés chassés
par les guerres de toutes sortes croît de façon inimaginable.

La question du sentiment national : instauration ou restauration ?

Discourant sur l’État africain en déliquescence, certains jugent qu’il était congénitalement fragile,
d’autres affirment que, à l’Ethiopie près, aucun sentiment national n’a jamais vraiment existé au sud du
Sahel. La scène congolaise, riche d’enseignements, appelle cependant quelques remarques sur de tels
propos, tant ces raccourcis péremptoires qui mélangent les notions d’État, de Nation et d’État-Nation
encouragent aussi les jugements les plus hasardeux.

Dans un pays vaste comme l’ancien Zaïre, la diversité des populations, l’immensité de l’espace et la
médiocrité des communications ont rendu difficile l’émergence d’un sentiment national. Apparu
néanmoins avec la lutte contre le colonisateur, c’est avec soin qu’il a été entretenu par les régimes
1
autoritaires qui lui ont succédé. Du point de vue des anciens maîtres, ils retrouvaient en quelque sorte
l’utile et l’agréable : leurs épigones servaient certes leur intérêt particulier, mais, en élèves appliqués,
savaient aussi revêtir les atours occidentaux de l’homme d’État. La réputation du modèle européen
excluait qu’il pût y avoir des comportements de complaisance ; parler de psittacisme ou de contrefaçon
eût été inconvenant.

Mais finalement et quoi que l’on pense de sa manière de gouvernement, ce que semblait avoir réussi
Mobutu en exaltant “l’authenticité” et “le Zaïre”, le concept et l’objet, s’est effondré en 1997 sous les
coups de boutoir d’intérêts particuliers rarement gérés avec autant d’adresse que le dictateur jeune n’en
avait su déployer. Au terme d’un règne trop long, trop terrible et trop corrompu, le vieux léopard était
rattrapé par sa douloureuse maladie ; il était surtout dépassé par la meute des charognards dont il avait
en quelque sorte lui-même assuré l’éducation. Face à des hommes souvent plus attirés par l’argent que
par le pouvoir, aucune poigne de fer n’est plus venue maintenir la solidité d’un ensemble, dont la
cohérence est aussitôt apparue dans toute son insignifiance. Aujourd’hui, les déclarations nationalistes
enflammées de nombreux chefs de parti procèdent essentiellement d’une volonté indigne
d’accaparement du pouvoir à seule fin de circonscrire un espace à piller, un espace dont il convient de
se réserver la jouissance.

Une fois l’anathème jeté sur les élites prévaricatrices, peut-on pour autant dire que les populations de la
République démocratique du Congo souhaitent réellement vivre fondues au sein d’un État unitaire ou
sont-elles seulement prêtes à partager certains aspects de la vie commune ? Dans quelle mesure ont-
elles conscience de l’énorme gageure que constitue la gestion centralisée d’un espace aussi disparate ?
Quelle chance de survie la solution fédérale, souvent présentée comme la panacée, a-t-elle dans un
pays aussi complexe ? On sait qu’une telle hypothèse, pourtant attrayante, est elle-même loin de faire
l’unanimité parmi les populations congolaises.

À l’ouest, un sentiment national existe certainement, à Kinshasa en particulier, ville en paix précaire
menacée par la rébellion équatorienne ; avec les restrictions évoquées à propos des populations Kongo,
il s’étend probablement à la basse vallée du grand fleuve. Mais plus on s’éloigne de la capitale, plus il
devient évanescent. Prétendre qu’il va loin au-delà, vers des régions inconnues de la plupart des
Kinois, vers des peuples différents aux langues et aux coutumes autres, à l’économie tournée vers l’est
et l’océan Indien, cela paraît en revanche relever de la conjecture. N’est-ce pas plutôt la perspective de
perdre les richesses de ces régions qui émeut les supposés patriotes, thuriféraires de la Nation ? Le
sentiment national ne se résume-t-il pas à une simple figure de rhétorique, astucieusement brandie par
les détenteurs du pouvoir et ceux qui le leur disputent ?

Car il ne faut pas s’y tromper. Dans l’est du pays, la réaction contre les Banyamulenge - les Tutsi du
Kivu - relève moins d’un sentiment national que d’une réplique bien compréhensible à leur
comportement jugé insupportable par les peuples qui les ont précédés sur les rives occidentales des
Lacs. A contrario, leur réticence et celle des May May à vivre avec les Ougandais ou les Rwandais qui
ont envahi leurs territoires n’induit pas pour autant qu’ils aient eu le désir de partager la destinée des
gens de Kinshasa ou de Lubumbashi. Cette vision “en creux” d’un État-Nation congolais conduit
inévitablement à des analyses erronées.

Pauvreté et déliquescence de l’État

Sur ce fond de diaphanéité voire d’absence pure et simple de sentiment national, les clivages ordinaires
entre religions et ethnies s’expriment plus violemment encore lorsque la satisfaction des besoins
élémentaires devient elle-même une gageure. Les pays du Sahel sont écartelés entre un Nord et un Sud
profondément dissemblables sur le plan humain bien sûr, mais sur le plan économique aussi.

Ces disparités régionales rendent le milieu d’autant plus corruptible que la situation économique, en
détérioration constante depuis le milieu des années soixante-dix, a accéléré la marginalisation du
continent dans le commerce mondial. Au sein de celui-ci, l’Afrique en 1998 représente à peine plus de
trois pour cent des échanges2[2]. Aussi, quand elle ne l’a pas précédée, la récession s’accompagne-t-
elle partout d’une crise politique grave dont la manifestation la plus préoccupante reste la
déliquescence des institutions politiques et administratives. Hypothéquant dramatiquement les
capacités de l’État à maintenir la paix civile et l’unité nationale, elle finit par créer un contexte
paradoxal :

-  d’une part, les difficultés d’existence dues à une gestion douteuse poussent les populations à se
recroqueviller sur leurs terroirs et à effacer les germes de sentiment national qu’avaient pu ça et là
susciter les indépendances ;

-  d’autre part, la croissance démographique déstructure profondément les sociétés en modifiant


les règles complexes qui contribuaient à leur cohésion.

Car la pression démographique a aggravé le déséquilibre et l’inadéquation entre la population et les


ressources. Croissance urbaine et modification des modes de vie ont parachevé le bouleversement
d’une organisation communautaire chaque jour plus fragile. Au résultat, l’équation “solidarité
nationale - ressource disponible” est devenue insoluble dans les terroirs. Les exemples les plus
accomplis de ce dérèglement sont ceux des populations du Rwanda et du Burundi, à travers leur
recherche séculaire d’un Lebensraum convenable en direction de l’ouest3[3].

Naturellement, l’ensemble des évolutions politiques, économiques et sociales qui fragilisent les
sociétés africaines multiplient d’autant plus les facteurs de déclenchement des conflits que l’État se
montre incapable de jouer son rôle de modérateur et d’arbitre. Il s’ensuit des luttes pour le pouvoir
comme au Congo Brazzaville, en Sierra Leone et au Liberia, des revendications pour la reconnaissance
de leur identité par certains groupes ethniques comme elles ont pu surgir chez les Touareg du Niger et
du Mali ou des velléités d’autonomie territoriale à l’instar du Somaliland, de la Casamance, du
Cabinda et d’une certaine façon du nord des Kivu.

La réémergence du réflexe ethnique

Parallèlement, l’émiettement de la surface conflictuelle s’est révélé propice à un renouveau du réflexe


ethnique dont il est à la fois cause et effet. Le clan, unité suprafamiliale traditionnelle, est redevenu le
seul espace sécuritaire aisément identifiable par des populations en plein désarroi. Les sociétés de
tradition paysanne installées à la périphérie de la grande forêt ont fait du village leur champ
élémentaire de cohésion. Aux marches de ces mondes atomisés et naturellement crisogènes, les
populations de tradition pastorale également organisées en clans sont régulièrement venues imposer
leur volonté belliqueuse et prédatrice. Comme ailleurs, confinement et réalités tribales non maîtrisées
exacerbent en Afrique centrale les réactions xénophobes.

Par défaut ou par manquement des forces de sécurité nationales légitimes, réapparaissent d’anciennes
lignes, voire d’anciennes aires de séparation ou de superposition des zones de peuplement. Plus
révélatrices des fractures culturelles, elles expriment mieux que les frontières acceptées du colonisateur
les véritables solidarités. Le Soudan méridional se trouve à l’évidence en cohérence ethnique avec le
nord de l’Ouganda, dont les populations du Sud sont elles-mêmes en harmonie avec celles du Nord-
Ouest kenyan, du Rwanda, du Burundi et du bassin oriental du fleuve Congo. Les alliances qui en
résultent sont tout aussi naturelles que sont patents les antagonismes entre le nord et le sud du Soudan
et du Tchad.

Plaquées sur ces incongruités ethnogéographiques, on ne peut exclure que dans un proche avenir les
dynamiques religieuses en pleine accélération ne viennent à leur tour accroître les tensions. Au sein de
populations où le substrat animiste reste fort, le prosélytisme musulman apparaît si entreprenant que de
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nombreuses communautés réagissent en se retournant vers les rassemblements chrétiens. Les églises
pentecôtistes prospèrent en Centrafrique face à un islam en pleine expansion dans le Sud tchadien,
dessinant un nouveau profil de rupture sur des sociétés déjà éminemment fragilisées.

Au cœur de la logique des clans, dans le registre du pouvoir, le concept bantou de l’autorité se
substitue aux constructions à l’européenne telles que la colonisation les a léguées aux premières
générations de dirigeants africains. Au sein de communautés où la conscience politique, finalement très
faible, se résume la plupart du temps à une allégeance personnelle, le vieux système d’obédience qui
procure en retour protection et largesses s’impose sans réserve. Car il s’agit bien ici de la rémanence
des rapports sociaux communs à nombre de sociétés africaines : d’une part le lien individuel d’autorité
primant sur tous les autres, le chef n’est pas mis en cause ; d’autre part le rôle de ce dernier est moins
de faire fructifier la propriété collective que de répartir puis de redistribuer l’héritage patrimonial.

Contrairement à d’autres populations, il faut encore préciser que, plus particulièrement dans la zone
occidentale de la région qui nous intéresse, les Kongo n’ont pas de véritable conscience collective.
L’identification se fait au niveau des sous-groupes, principe incompatible avec celui de l’émergence
d’un État transclanique.

Au-delà de cette somme de réflexes que circonscrit la logique du sang et des ancêtres, certains
sentiments élémentaires auxquels les États sont à nouveau confrontés refont progressivement surface.
Face au vertigineux mouvement qui, sur la planète, ôte toute limite à l’espace des échanges et de la
communication, les individus cherchent modestement quelque garde-fou que leur cœur puisse saisir.
Ils souhaitent des bornes simples et rassurantes à leur vie, quelques repères aisément perceptibles qui
ne dépassent pas la portée de leur regard mais les gardent de l’inconnu comme de l’inintelligible. Le
clocher et le minaret, l’arbre à palabre et le tombeau des pères redeviennent ce phare dans la tempête,
l’identifiant du temps pour vivre et de l’endroit pour mourir, loin des espaces non finis qui pour
longtemps encore effraieront les plus humbles d’entre nous, les plus nombreux aussi.

Aussi ne faut-il pas craindre de se demander si la diabolisation hâtive du concept d’ethnicité


n’exacerbe pas ses aspects agressifs ; peut-être favorise-t-elle bien plus l’émergence d’un réflexe de
survie identitaire qu’elle n’en remet réellement l’existence en cause. En de nombreux endroits, la tribu,
la famille ou le clan représentent des groupements stables spontanés et légitimes, partis aisément
identifiables et sécurisants dès lors que sont reconnus leur capacité à fonder la cohésion sociale et
rejetés leurs comportements xénophobes. Dans le cadre d’un État, ils peuvent s’inscrire dans une
meilleure logique de cohabitation. Il faut au moins pour cela qu’ils soient gérés par une constitution
équitable, applicable et appliquée, fondée sur la coutume ; il faut que cet État laisse aux nations
l’envie, la latitude et le temps de devenir “une”.

Pour l’heure on en est loin. Guerres civiles ou conflits de basse intensité, les dénominations ne
manquent pas pour désigner ces affrontements qui frappent un nombre croissant de pays. Procédant du
caractère inachevé des États, de la précarité de leur développement et de l’ambiguïté des sentiments
nationaux, ils prennent généralement la forme de guérillas. Leurs fronts imprécis les rendent d’autant
plus malaisés à cerner qu’ils sont le produit de dysfonctionnements profonds au sein des sociétés
concernées. Ils mettent aux prises des rébellions et des armées nationales, voire des milices, toutes
difficilement contrôlables, qui dérivent souvent vers le banditisme. Naturellement, toutes les plaies
liées à la guerre les accompagnent, pillages, détournement de l’aide humanitaire, luttes pour
l’appropriation des ressources nationales4[4].

Tout aussi naturellement, cette violence est récupérée à des fins singulières. Car ce paysage inconstant
autorise puis finalement impose des comportements dévoyés qui ne font qu’accentuer les désordres.
Les plus remarquables résultent de l’offensive victorieuse de l’Alliance des forces démocratiques de
libération (AFDL) de Laurent-Désiré Kabila au Zaïre, puis du succès de l’insurrection des miliciens de

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Denis Sassou-Nguesso à Brazzaville. Tous deux ont bel et bien consacré la guerre comme mode
légitime d’accès au pouvoir. Un ton plus bas, en 1999, Niger, Comores et Côte d’Ivoire ont emboîté le
pas. Quels que soient les justes émois des chancelleries, il ne leur reste qu’à en prendre acte car le fait
est là, inéluctable au bout du compte et qui leur échappe.

LA GUERRE MODE LÉGITIME D’ACCÈS AU POUVOIR

Fort de cette fonction légitimante nouvellement reconnue à la prise du pouvoir par la force insurgée, un
processus de privatisation de l’État s’engage simultanément, plus inquiétant encore. Sa dynamique
suscite des phénomènes qui laissent encore indifférent l’environnement international, mais participent
déjà à n’en pas douter à la restructuration du paysage politique africain. Trois d’entre eux, majeurs,
méritent que l’on s’attarde sur leurs implications :

-  la multiplication des milices qui, issues de la déstructuration sociale, organisent la


délinquance ;

-  la mise en place d’une nouvelle économie de la guerre qui, hors de tout cadre institutionnel,
permet de privatiser celle-ci après avoir privatisé l’État ;

-  l’apparition d’intervenants nouveaux qui opèrent sur sollicitation et suppléent de droit les
insuffisances des forces légitimes.

La prolifération des milices

Observons tout d’abord la “milicianisation” de la guerre qui participe de l’effondrement de l’autorité


de l’État et de la déliquescence des institutions. Dans les régions en crise profonde, la guerre est
devenue, en quelques années, le seul moyen de sortir de leur condition pour les populations comme
pour leurs dirigeants. Les premières, victimes de la crise économique, y trouvent un moyen de survie
voire parfois d’ascension sociale ; les seconds, victimes de transitions politiques avortées, y voient
celui d’accéder au pouvoir.

Les déceptions suscitées par le dévoiement des processus de démocratisation engagés au début de la
décennie 90 nourrissent, parmi les populations, l’idée qu’aucun changement ne sera obtenu par la voie
des urnes. Le phénomène s’impose aisément après que les échecs de la “ transition démocratique ” ont
fait de la violence le seul mode d’expression politique performant.

Au fil du temps, milices et autres forces irrégulières prennent des proportions d’autant plus importantes
que leurs dirigeants développent un complexe obsidional ; parvenus au pouvoir par la force, ils
n’envisagent plus de s’y maintenir que par elle. À seule fin de contrôler les oppositions, l’entretien de
troupes paramilitaires se conjugue avec la redécouverte des méthodes d’encadrement des populations
et des savoir-faire policiers enseignés naguère par des mentors est-européens ou extrême-orientaux.

Ces mêmes responsables estiment encore que leur sécurité justifie toutes les interventions, y compris
chez leurs voisins immédiats. Or ils représentent d’autant plus de vecteurs potentiels d’extension des
conflits qu’ils sont en butte à des oppositions armées sanctuarisées dans les pays limitrophes, ce que
naturellement ils ne peuvent tolérer.

Du point de vue de la base, les perspectives ne sont pas plus rassurantes. Conséquence de la
disqualification des aînés et de la destructuration sociale qui en a résulté, la guerre apparaît à toute une
jeunesse comme un moyen d’assurer sa subsistance et comme une voie inespérée d’ascension sociale.
Le port d’une arme confère à ces jeunes guerriers l’illusion du pouvoir et de la reconnaissance qui lui
est attachée. Dès lors, à défaut d’envisager sereinement un idéal démocratique, la violence représente
pour ces générations un mode privilégié d’expression politique. Les freedom fighters s’imposent
comme modèles, comme figures sociales de la réussite auprès d’une jeunesse de plus en plus tentée par
“l’aventure” et la voie réputée lucrative des armes5[5].

Cette nouvelle perception de la chose publique entraîne une autonomisation des tactiques à tous les
niveaux : les États africains peuvent désormais s’affranchir de l’aide occidentale et élaborer leurs
propres stratégies ; de leur côté, les mouvements armés s’atomisent et les chefs de guerre qui aspirent
au pouvoir se multiplient. Il en ressort que l’effondrement du régime Mobutu, les combats de
Brazzaville et le développement des mouvements de rébellion dans les Kivu ont mis en évidence un
double mouvement de “milicianisation” des armées et des sociétés :

-  le premier désigne le processus de désinstitutionnalisation qui remet en cause les modes de


fonctionnement hiérarchiques. Un tel mécanisme transforme progressivement des pans entiers de
l’armée en bandes qui tirent l’essentiel de leurs revenus non de leur allégeance à l’État mais des
ressources confisquées à la collectivité nationale sous forme d’exactions diverses6[6] ;

-  le second renvoie à la constitution de groupes armés chargés de tâches spécifiques de protection


ou de préemption, à la privatisation de la coercition et, de facto, à la perte du monopole étatique de la
violence légitime. La débandade des Forces armées zaïroises (FAZ) de Mobutu et l’affrontement des
partis-milices au Congo Brazzaville représentent l’archétype de cette configuration, qui se retrouve
dans nombre de pays de la région, du Tchad à l’Afrique australe, y compris dans les régimes où
l’armée affecte un semblant de discipline : Rwanda, Burundi, Angola7[7]. Il s’agit finalement d’un
phénomène de restructuration dépravée à partir d’un tissu social détruit, comportement semblable par
de nombreux aspects à celui qui se développe aujourd’hui dans nos propres banlieues.

Un autre aspect encore, proche de ceux que nous venons d’exposer, explique en partie certaines
situations. Il s’agit de la relation conflictuelle qui s’installe entre les individus. Elle apparaît dans le
particulier lorsque les haines privées entravent le raisonnement politique sain et dans l’ordinaire
lorsque le conflit des générations participe à la déstructuration de l’ordre social.

Dans le premier registre, le syndrome congolais est exemplaire. Le débat politique puis la guerre civile
résultent partiellement de l’aversion réciproque que se vouent Pascal Lissouba, Denis Sassou-Nguesso
et Bernard Kolélas, dès lors que ces individus disposent de moyens financiers suffisants pour
transformer leur détestation en affrontement armé. Inutile de s’y étendre.

Dans le second cas, l’affaire est plus grave et plus complexe. La relation entre jeunes et anciens si
fondamentale pour l’équilibre des sociétés africaines rurales est remise en question à partir de la ville.
Le nouvel environnement urbain, surpeuplé, paupérisé et segmentarisé, devient propice à la
banalisation de l’affrontement armé. Les vieux sont déconsidérés par des jeunes qui les jugent
prévaricateurs et responsables de leur propre échec social8[8]. Méprisant l’autorité de ces aînés, les
enfants ne cherchent même pas à transcender leur propre violence, mais se contentent de l’habiller
d’un argument partisan avant de la faire sombrer dans l’horreur. Le phénomène est d’autant plus
préoccupant que la délinquance politique des jeunes se déroule couramment au sein d’une population
scolarisée. Au clivage ethnique horizontal ancien s’ajoute une ligne de fracture nouvelle et verticale,
celle du conflit des générations. Sur le thème du discrédit des élites traditionnelles, milices et “écuries”
au Congo procèdent selon la même logique que les mooriyaan de la Somalie des premières années 90.
C’est ainsi qu’à Noël 1998, après Monrovia et Mogadiscio, Brazzaville disputait le pandémonium à
Kigali.

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Ce nouvel environnement est donc bien celui d’un monde en pleine déstructuration. La parenthèse
coloniale est fermée. Son apport culturel politique auquel s’accrochent encore quelques hiérarques a
disparu, trop superficiel ou inadapté. Ethnicité, atomisation sociale, précarité et personnalisation du
pouvoir, les anciens errements ont refait surface. L’Afrique seule face à ses démons peine à se souvenir
d’une organisation antécoloniale oubliée et certainement obsolète ; elle ne parvient pas davantage à lui
imaginer un ordre à la fois nouveau et indigène.

Economie de la guerre et privatisation de l’État

Parmi les effets de la fin de la guerre froide, la perte des soutiens matériels a peut-être été le plus
pervers de tous. Si la défection de leurs protecteurs a rendu autonomes les stratégies belliqueuses des
États africains, elle les a aussi lancés à la recherche de nouvelles sources de financements. La première
d’entre elles, la plus accessible, a été le détournement de l’aide humanitaire. Comme elle s’est vite
révélée insuffisante, une véritable économie de la guerre s’est peu à peu organisée, fondée sur
l’exploitation des richesses naturelles nationales par les États ou par les groupes armés, et cela à leur
seul profit.

Cette dérive a non seulement renforcé l’idée que l’accession au pouvoir par la force - le “pouvoir” sous
tous ses aspects - conditionnait l’accès aux ressources, mais elle a aussi convaincu les protagonistes
que c’étaient encore elles qui allaient leur permettre de s’y maintenir. Naturellement, le terme
“ressources” s’entend ici au sens le plus large : matières premières, denrées, territoires, argents ou
privilèges.

Trois phénomènes procèdent plus particulièrement de ces évolutions largement décrites par ailleurs :

-  la régionalisation des crises, qui se trouve plus que jamais favorisée par l’écartèlement de
certains peuples entre plusieurs pays : populations installées entre Rwanda-Burundi et Congo
démocratique, Sara entre Tchad et Centrafrique, Téké entre Congo et Gabon, etc. les exemples ne
manquent pas. Ce truisme, qui peine à s’imposer, n’en éclaire pas moins d’un jour particulier le
caractère déjeté des frontières africaines ;

-  l’abandon à des organisations privées de certaines fonctions étatiques de souveraineté, qui se


traduit par la multiplication des sociétés de conseil militaire lorsque les belligérants font appel à des
services extérieurs pour pallier leurs faiblesses numériques ou opérationnelles ;

-  le pillage des ressources naturelles qui donne les moyens du recours à ce type d’organisation.

Ces comportements émergents confortent la légitimité de la guerre comme mode d’accès au pouvoir ;
ils organisent en corollaire un processus de privatisation de l’État. Toute forme d’idéalisme a disparu :
aucune grande utopie, aucun projet politique généreux ne vient plus transcender le recours à la
violence. La recherche du pouvoir et de l’enrichissement est devenue l’enjeu fondamental. Les effets
induits sont multiples et vont de la personnalisation des affrontements à la multiplication des parties.
Revenant aux solidarités naturelles profondément ancrées dans le corps social, la compétition armée
fédère les groupes combattants autour des alliances les plus sûres et les plus anciennes ; ceci explique
la radicalisation à l’œuvre dans la région des Grands Lacs, où une minorité en lutte pour le pouvoir
assure sa cohésion en privilégiant l’appartenance ethnique. Celui qui n’appartient pas au groupe est de
facto désigné comme ennemi.

Autre évolution majeure, la “privatisation de la guerre” qui résulte de la “privatisation de l’État”. Cette
dernière peut être définie comme l’appropriation des moyens de l’État à des fins privées dans des
conditions non-avouables. Ce sont les détournements d’affectation, les trafics d’influence, les abus de
pouvoir. Cette privatisation fait toujours suite à la disparition du concept de bien public dont elle se
traduit par une fragmentation de la sphère en parcelles privées. Les causes en sont diverses, de
l’héritage patrimonialiste du parti unique à la simple politique du ventre9[9].

Mais comment cette privatisation de l’État se transforme-t-elle en privatisation de la guerre ? Jusqu’à


la fin des années quatre-vingt, la politique des blocs supposait des chasses gardées et un relatif contrôle
des livraisons d’armement. Ce contexte a disparu. Le monde des affaires a remplacé les sociétés
politiques, la recherche du profit s’est substituée à toute préoccupation d’ordre éthique, l’intelligence
du bien du plus grand nombre règle moins que jamais l’activité débridée du marchand.

En conséquence, avec la chute du Rideau de fer et l’éclatement de l’Union soviétique, le commerce des
armes a trouvé un essor nouveau, aussi différent dans ses modes que dans ses procédés. Profusion et
libre circulation des matériels de guerre dans l’ensemble de l’Afrique constituent un facteur essentiel
de la perpétuation des conflits dans la mesure où elles permettent à tout mouvement qui le souhaite de
s’équiper à bon compte.

En l’occurrence, les crises congolaises ont mis en évidence un facteur constitutif majeur de la
privatisation de la guerre : l’importance stratégique des “ alliances commerciales ”10[10]. Celles-ci sont
nouées par les belligérants avec de grandes compagnies internationales, minières ou pétrolières au
premier chef, plus ou moins directement impliquées dans les conflits : Elf et Chevron au Congo
Brazzaville, l’American Mineral Fields qui a signé un contrat mirobolant avec l’Alliance des Forces
démocratiques de libération de Laurent-Désiré Kabila dès la prise de contrôle du Katanga, la De Beers
aussi, évidemment. À un moment ou à un autre, toutes ont fourni aux protagonistes les moyens de leur
action. Ces alliances, qui contribuent au développement de dettes gagées sur toutes sortes de produits
- café, diamants, pétrole, etc. -, favorisent la militarisation croissante du commerce. Bénéficiant de ses
revenus propres, chaque belligérant est devenu moins contrôlable11[11].

La prééminence de tels comportements rend d’autant plus malaisée la lecture de la situation sur le
terrain. Aux confins du Congo démocratique et du Rwanda, il arrive souvent qu’aucun ordre ne vienne
plus régler les coalitions militaires. Les intérêts des individus se télescopent à un point tel qu’ils
suscitent autant de collusions aberrantes que d’affrontements inattendus : ici un chef rwandais s’entend
avec un adversaire May May pour organiser le pillage d’une mine, là tel autre et son allié ougandais
s’entretuent à propos des conditions d’une curée prometteuse. N’importe qui peut s’allier le soir avec
son ennemi de la journée si, au bout de l’affaire, un profit est assuré.

Cette privatisation de la guerre prend donc des proportions alarmantes. Dans le domaine des matériels
aériens, pourtant onéreux, l’année 1999 a vu plus d’armes vendues que les dix années passées. En
Angola sont arrivés des chasseurs de supériorité aérienne de dernière génération. Associés à des radars
performants, ils sont supposés mettre Luanda en situation de gérer son espace aérien et d’intercepter
les aéronefs livrant à l’UNITA de Jonas Savimbi. Naturellement, le coût de tels équipements est à la
mesure du service espéré. Les avions sont livrés par l’Ouzbékistan. Quelques appareils plus anciens
sont reconstruits et modernisés en Russie et en Ukraine. L’Ouganda, pour sa part, reçoit des avions
russes rétrocédés par Israël et par la Roumanie12[12].

Côté libyen, la fin de l’embargo aérien a facilité la nouvelle stratégie de Qadhdhafi, dont les projets
africains vont bon train depuis qu’il a renoncé au terrorisme et à l’action militaire. Acteur émergent au
sud du Sahara, notamment grâce à la création de la Commission des États sahélo-sahariens
(COMESSA)13[13], son activisme vise indubitablement à exclure les Occidentaux de la scène africaine.
Affirmant l’incongruité de la présence européenne et son échec, il crée un rapport de défiance entre les

9
10
11
12
13
deux continents et tente clairement d’amputer le dialogue Nord-Sud de ses intervenants nord-
méditerranéens14[14]. Simultanément, la générosité du dirigeant libyen fait le bonheur de beaucoup
d’Africains. Le Guide de la Jamcariya s’est empressé de livrer du matériel lourd à Laurent-Désiré
Kabila, sans aucun doute, à Ange-Félix Patassé et à d’autres encore, très probablement.

Les sociétés de conseil militaire

En toute logique, un commerce aussi florissant n’avait aucune raison de s’arrêter aux seuls matériels :
le vide politique créé par le désengagement de l’Est et de l’Ouest comme le vide déontologique dans
lequel s’est abîmée la gestion des richesses nationales ont finalement encouragé maints gouvernements
africains à confier leur environnement sécuritaire à des forces et à des organisations non-légitimes.

C’est pourquoi, autre conséquence remarquable de l’affaiblissement des structures étatiques, certains
délèguent désormais une partie de leurs fonctions régaliennes - gestion des douanes, finances
publiques, etc. - à des entreprises étrangères. Ces comportements qui accentuent le phénomène de
privatisation de la guerre créent également les conditions d’une criminalisation croissante du domaine
politique, en particulier à travers l’apparition des sociétés de conseil militaire, les Private Military
Companies15[15].

Après que la chute du Mur de Berlin a accru la disponibilité des professionnels est-européens
compétents, ceux-ci se sont substitués au personnel du cru jusqu’alors approximativement formé à
l’étranger. Un avion arrive désormais avec le spécialiste chargé de le piloter et celui pour l’entretenir,
la maintenance et l’après-vente. Dans le ciel des hauts plateaux qui surplombent la mer Rouge, des
pilotes venus de Russie et d’Ukraine s’affrontent sous les cocardes respectives de l’Ethiopie et de
l’Erythrée16[16].

Le marché s’est donc organisé. Il est vrai que si la politique a horreur du vide, à combler celui-ci le
commerçant tarde souvent moins qu’elle. Et c’est bien l’espace créé par l’effacement des coopérations
nationales qui a favorisé le recours aux sociétés privées. Ces dernières se comportent comme des
entreprises ordinaires : un besoin, un cahier des charges, une offre, un marché. Elles se distinguent sans
conteste du mercenariat traditionnel car elles proposent un ensemble de prestations - logistique, enca-
drement, fourniture d’armes modernes - et ne se limitent plus au seul recrutement d’individus en
rupture de ban. Le mot mercenaire est d’ailleurs proscrit. Le savoir-faire guerrier s’est banalisé. Le war
dog s’est acheté une honorabilité ; prestataire de services, il s’est mis dans les affaires.

Reste que le recours à ce type d’organisations n’est pas sans risque pour les employeurs, voire les
commanditaires eux-mêmes. Si elles prennent part aux combats pour le compte d’un gouvernement en
échange d’une rémunération ou d’avantages en nature, ces sociétés peuvent tout aussi bien se laisser
stipendier et privilégier l’un ou l’autre des partis afin d’en retirer à terme quelque profit plus
substantiel.

Par ailleurs, aussi efficaces soient-elles, leurs capacités connaissent évidemment des limites ; elles ne
peuvent catégoriquement assurer le succès à ceux qui ont les moyens de s’offrir leurs services. La
fortune de la guerre relevant souvent d’impondérables, la surenchère reste de mise. Belges, Serbes ou
Tchétchènes engagés par le Président Mobutu pour suppléer son armée ne sont pas parvenus à contenir
l’avancée des troupes de Kabila. On sait, en revanche, que des sociétés comme la Military Professional
Resources Incorporated (MPRI), Wackenhut ou la nébuleuse des Executive Outcomes ont joué en sous
main un rôle important dans les conflits angolais et congolais et qu’elles y ont trouvé leur compte. Tout
cela a naturellement un prix et dans un contexte de dégradation économique généralisée,
l’appropriation des richesses n’en est que plus naturellement devenue un enjeu essentiel de la guerre.
14
15
16
Cela dit, ces sociétés ne sont pas exclusivement utilisées par les chefs d’État africains et leurs
opposants. Les conflits qui ont embrasé les deux Congo et la région des Grands Lacs ont aussi mis en
évidence les transformations importantes de la guerre au sud du Sahara d’un point de vue
extracontinental. Il serait intéressant, à ce propos, d’évaluer l’ampleur de cette nouvelle sous-traitance.
Car il est avéré que, attentives à la respectabilité de leur image, de grandes nations mercantiles qui ne
veulent pas ou ne peuvent plus intervenir directement sur le continent ont désormais recours aux
services de ces sociétés de conseil militaire.

C’est par l’entremise de telles structures que des vétérans de l’armée américaine ont, à partir de Goma
et Kigali, aidé à la coordination des offensives de l’Alliance. Dans leur stratégie discrète d’appui à la
chute de Mobutu, les États-Unis ont de la sorte délégué et privatisé une partie de leur action. La MPRI,
qui compte parmi ses instances dirigeantes d’anciens militaires américains de très haut rang, travaille
en étroite relation avec le Pentagone. Il n’est pas interdit de penser, au vu des révélations de la presse
britannique sur les livraisons d’armes à la Sierra Leone par l’intermédiaire de Sandline International,
que ce type de décharge sur le privé ne soit amené à se multiplier à l’avenir, annonçant de nouvelles
stratégies d’intervention indirecte des grandes puissances17[17]. Cette externalisation de la sécurité
s’inscrit sans détoner dans les mœurs économiques émergentes du sein de nos économies libérales.

Comme on peut le constater, on est bien loin ici des autres organisations de mercenaires, totalement
indépendantes et donc vilipendées à peu de frais par la phalange des media18[18]. Cette situation n’en
met pas moins en évidence de manière inquiétante certains problèmes majeurs d’éthique. En dépit de
l’indifférence du moment, les bains de sang qui accompagnent les péripéties africaines se multiplient et
vont, tôt ou tard, rappeler le monde à quelque sentiment de solidarité planétaire. La raison des États
peine déjà de plus en plus à faire absoudre leurs compromissions mercantiles à la seule évocation
égoïste de la bonne santé de leurs économies.

En attendant, d’enjeu stratégique pour les grandes et moyennes puissances, l’Afrique s’est aujourd’hui
transformée en une série d’enjeux économiques singuliers. Elle se retrouve dépecée au jour le jour,
selon les appétits d’une myriade d’opérateurs privés largement soutenus par des États à tendance
ploutocratique avérée.

Mais, en déléguant la plus régalienne de leurs fonctions, en désacralisant les savoir-faire guerriers, ces
nations ouvrent aussi de nouvelles perspectives à la remise en cause des légitimités étatiques. Certaines
compromissions reviendraient à tolérer la criminalisation de la société internationale si, par sa
pusillanimité et ses silences, celle-ci paraissait y consentir en les inscrivant dans l’usage.

Avec l’émergence de véritables ethnonationalismes au potentiel belliqueux avéré, le renouvellement


des principes et des méthodes de la guerre favorise la régionalisation croissante des affrontements. Il
nous reste à observer dans quelle mesure le concert des États a pris en compte l’ensemble de ces
phénomènes, comment il entend intervenir dans ces conflits, naguère internes et aujourd’hui croisés,
qui fragilisent désormais jusqu’à l’ordonnance géographique du continent19[19].

INDIFFÉRENCE, FAIBLESSE ET DÉMISSIONS : LES MENACES SUR LES


TRACÉS FRONTALIERS

Au regard de ces problèmes, les acteurs internationaux tâtonnent, entre ingérence et indifférence, à la
recherche d’une voie d’accompagnement non suspecte. Il n’est assurément pas aisé de déterminer
paisiblement les limites à l’action diplomatique sans conférer aux hommes en charge du devenir des
peuples les mêmes attributs qu’aux participants à la conférence de Berlin.

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18
19
Reste que l’évidente destructuration des États d’Afrique centrale impose une réflexion sur le
comportement de la société internationale face à un déterminant majeur, le concept de frontière.
Nombre d’interrogations surgissent, en particulier à propos :

-  des tracés quand ils ne s’accordent plus au contexte ;

-  des risques qui résultent de l’inégalité des interventions et de l’institutionnalisation du droit


d’ingérence ;

- des initiatives régionales qui se multiplient face à l’impotence de l’OUA dont les discours
affirment une unité africaine imaginaire et nient des réalités locales pluriséculaires ;

-  de la lassitude des États riches qui accentue l’impuissance des Nations unies.

Les incidences de la réarticulation des conflits sur les tracés frontaliers

Force est de constater qu’en de nombreux endroits, le caractère approximatif des anciens tracés est
devenu générateur de crises. Paradoxalement, il en est même venu à contrarier à sa manière la
restauration d’un État de droit. Tel ou tel peuple de la périphérie en lutte contre son centre et établi sur
une frontière saugrenue parce qu’ethniquement inexacte a tendance à se retrancher derrière celle-ci dès
lors qu’il se sent menacé. Les combattants de la guérilla qui sévit ici se réfugient chez leurs frères ou
leurs cousins demeurant là. Au Tchad, au Soudan, au Congo, en Angola, les exemples ne manquent
pas.

Conséquence de la régionalisation des conflits, le problème des réfugiés victimes de la guerre, de la


famine et de la maladie se trouve exacerbé. Selon le Haut-Commissariat, un réfugié sur trois dans le
monde est africain, ce qui représente six à sept millions d’individus. À ces chiffres, il est possible
d’ajouter celui des personnes déplacées à l’intérieur même de leur pays, qui s’élèverait à près de quinze
millions.

Quand elles surviennent, ces arrivées massives se révèlent immédiatement déstabilisatrices ; les
besoins en logement, en alimentation, en couverture sécuritaire sont souvent insupportables pour la
communauté d’accueil. La cohabitation entre immigrés et autochtones devient ferment de troubles. Le
sud-est du Gabon est peut-être actuellement en train d’entrer dans ce scénario. Lorsque le pays hôte
s’avère lui-même fragile, les conséquences peuvent être catastrophiques. Dans les cas d’implantation
durable, la présence de camps dans les zones frontalières est d’autant plus mal ressentie qu’elle facilite
les trafics de toutes sortes. Comme nous l’avons vu, les exilés peuvent transformer ces regroupements
en bases opérationnelles et logistiques en vue d’une reconquête ou en vue de représailles.

Plus grave, cette imbrication ethnique a pris un tour dramatique dans la région interlacustre. La menace
qu’a fait peser la collusion transnationale des mouvements extrémistes hutu avec les milices locales du
Kivu y a conforté les régimes de Kigali et de Bujumbura dans leur verrouillage ethniciste du pouvoir ;
les coalitions rebelles qui se forgent contre le marquage ethnique bahima - batutsi favorisent la
bipolarisation ethnique à l’échelle de toute la sous-région. Le contexte impose finalement à l’ensemble
des conflits locaux une grille de lecture simplifiée calquée sur l’opposition Hutu - Tutsi. De la sorte, un
large processus de mobilisation identitaire se met en place de l’embouchure du fleuve Congo jusqu’au-
delà des rives des Grands Lacs.

C’est ce constat qui pousse certains politologues à se poser d’autres questions, jugées pour leur part
sulfureuses par l’ensemble des diplomates. Que convient-il de penser des frontières lorsque aux
confins d’un pays immense, dont le réseau de communication à peine ébauché a été détruit, la forêt, les
zones de non-peuplement, la multiplication des espaces linguistiques et culturels voire la simple
géographie ont imposé autant de limites à la volonté de cohabiter ? Qui finalement veut vivre avec
qui ? Comment est effectivement perçue cette notion de frontière, dont le vocable a dû être importé
dans certaines langues régionales, ce concept si fondamentalement étranger à la démographie lacunaire
de l’Afrique ?

Quelques voix se lèvent aussi qui s’interrogent timidement sur les aspirations profondes des peuples
concernés. Elles se demandent quelle bonne raison les uns et les autres peuvent avoir de se déterminer
dans un espace commun. Certes, en aparté, il est de bon ton de ne leur reconnaître qu’une voix limitée
au chapitre. Mais pourra-t-on longtemps se satisfaire ça et là d’un consensus incertain, simple produit
d’une conjoncture sécuritaire désastreuse qu’aucune consultation crédible n’est venue légitimer ?

Une idée fait encore son chemin. Fondée sur la recherche ethnologique et la redécouverte de structures
anciennes, elle cherche à démontrer tout ce que notre État-Nation a d’incongru en Afrique. Elle
soutient que l’agencement de l’espace peut certainement y être différent de celui qui a été apporté puis
imposé à cette partie du monde, qu’il est possible de s’organiser autrement. Les structures envisagées
vont de ce que Pierre Alexandre20[20] a appelé les “hégémonies centralisées” et que nous avons un peu
hâtivement nommé “empires” ou “royaumes” africains, à la simple chefferie.

À l’aplomb de cette idée, la localisation des conflits dans des espaces politiquement informels mais
ethniquement circonscrits appelle à une redéfinition de la géographie des communautés. Accrochées à
un principe d’intangibilité qui satisfaisait la politique des blocs et rassurait les anciens colonisateurs,
les élites africaines se sont, au moment des indépendances, emparées de ce concept de frontière qui
assurait à la plupart d’entre elles une substantielle rente de situation. Ces limites territoriales, produits
de la colonisation et cotes aussi mal taillées qu’indispensables aux régimes qui lui ont succédé, ont une
signification sur le terrain de plus en plus contestable, même lorsqu’elles ne sont pas explicitement
contestées. Le processus de leur reconsidération, envisagé au Soudan, accompli au Somaliland,
entériné en Érythrée, est incontestablement engagé dans le bassin du fleuve Congo.

Ainsi, localisés sans égard pour les frontières, les conflits se régionalisent aujourd’hui autour de trois
pôles distincts, pôles dont les interconnexions ne sont peut-être que conjoncturelles :

-  la région des Grands Lacs jusqu’au sud du lac Kivu, s’embrase sur fond d’ambitions nationales
particulières et de visées régionales ougandaises ; elle est engagée dans une double logique de luttes
ethniques et de tropisme économique exercé à partir des rives de l’Océan indien ;

-  le bassin occidental du grand fleuve conjugue le morcellement ordinaire des populations Kongo
et les rivalités internes qui déstabilisent les deux Congo, l’Angola face à son Cabinda, demain peut-être
le Gabon ;

-  la zone diamantifère enfin s’enflamme sur fond d’ambiguïtés zambiennes et d’affairisme de


Harare, depuis les provinces angolaises tenues par l’UNITA jusqu’à la région congolaise de Mbuji
Mayi, avec une possibilité d’extension vers la Zambie et la Copper Belt. Au cœur des richesses du
Kasaï et du Katanga, Angola et Zimbabwe luttent auprès de Laurent-Désiré Kabila contre des rebelles
congolais épaulés par le Rwanda et les hommes de Jonas Savimbi.

Le questionnement qui s’impose maintenant, du point de vue de la communauté internationale, est des
plus difficiles qui soient : est-il opportun d’accompagner la dynamique qui s’est engagée en aidant au
mieux à la recomposition de l’espace politique africain ou convient-il de continuer purement et
simplement à nier l’existence du phénomène ? Est-il préférable de procéder par touches
impressionnistes ou d’assister paralysé à un inéluctable et hasardeux chambardement ? Naturellement,
il ne peut s’agir de légiférer à la hâte ni d’ouvrir brutalement la boite de Pandore. Mais au vu du tour
que prennent les évènements, la lucidité exige de ne rien éluder, d’accepter de formuler les bonnes
problématiques, aussi embarrassantes soient-elles.

20
Le droit d’ingérence : une participation internationale à la destructuration de l’État ?

On peut constater par ailleurs que, dans le registre de la destructuration des États africains, le chemin
de l’Enfer se révèle souvent pavé de bonnes intentions. Car, dans ce contexte de faillite de l’État et de
crise des sociétés, le droit d’ingérence préconisé par l’humanisme occidental vient parfois catalyser le
chaos général. Naturellement, il ne s’agit d’en contester ni les bénéfices humanitaires ni la dimension
morale mais, après en avoir évoqué les limites, d’appeler l’attention sur quelques-uns de ses effets, en
fin de compte pervers.

Le premier procès qu’il suscite résulte de l’inégalité des traitements. En dépit de l’émoi de certains
chorèges de la bonne conscience, force est de constater combien, dans le registre de la compassion, les
victimes de la violence sont inégales devant l’opinion publique. Il est vrai qu’atteinte de myopie et
jugée impuissante à agir sur les causes, celle-ci répugne de plus en plus à saigner son porte-monnaie.
Face aux infortunes des États africains, son manque d’imagination paraît la cantonner dans l’étude de
ses symptômes. Le discrédit en résulte. Un peu vite comparés à un collège de médicastres confabulant
sur l’emploi de remèdes aussi connus qu’inefficaces, ses membres sont réputés n’administrer ça et là
que cautères sur jambes de bois et clystères qui ne purgent plus que leur propre conscience.

Cela dit, aussi maladroitement formulées soient-elles, quelques questions n’en sont pas moins posées
qui méritent attention. Combien mesure la misère d’un Nuer, d’un Hutu ou d’un Tutsi à l’aune de celle
d’un Albanais ou à nouveau, demain, d’un Serbe ? La conscience populaire qui n’a, il faut le
reconnaître, que le rôle confortable de dénoncer les désastres, somme pourtant les États d’expliquer
l’ankylose cynique de leur indifférence. Cinq mille morts à Brazzaville entre décembre 1998 et janvier
1999 n’ont de toute évidence rendu fébriles que de rares diplomaties et aucune rédaction. Eclectiques,
droit et devoir d’ingérence oscillent sans pudeur excessive entre interventionnisme maladroit et simple
figure de rhétorique. L’horreur en Afrique s’est banalisée. Les plus réalistes sont las, les plus généreux
découragés. Car l’affaire coûte cher en effet… et toujours cher aux mêmes rétorque-t-on avec justesse.

De plus, en devenant un instrument de la politique des organisations supra-étatiques face aux


souverainetés en déshérence, le droit d’ingérence a suscité la dépossession de certaines prérogatives
considérées jusqu’alors comme intangibles par l’assemblée des États. En consentant à l’intrusion de
forces étrangères sur un territoire souverain, la communauté internationale se substitue aux peuples
concernés. Elle contrevient ce faisant au principe qui a fondé, au XXe siècle, la légitimité de ses
propres institutions, le sacro-saint droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Le point d’orgue de ce
déni se fait entendre lorsqu’elle élabore les règles définissant le statut des États décomposés par la
guerre civile. L’affaire pourrait se défendre si le principe de l’intervention était universellement admis
et mis en œuvre ; mais son caractère sélectif, même si les arguments ne manquent pas pour l’expliquer,
lui retire de sa légitimité.21[21]

Beaucoup plus préoccupant, le droit d’ingérence a surtout permis à de nombreux États de s’immiscer
désormais dans les affaires de leurs voisins. Au Zaïre, une première coalition s’est constituée contre
Mobutu ; un peu plus tard, une deuxième a soutenu Laurent-Désiré Kabila avant qu’une troisième ne
s’organise contre lui. L’ingérence “admise”, devenant le fait des pays limitrophes, laisse maintenant
place à l’établissement de fiefs uniquement fondés sur la force des armes et le jeu d’influence des
puissances protectrices. C’est ainsi que la présence des réfugiés du Kivu a justifié l’intervention
conjointe des armées rwandaise et ougandaise en vue de réduire les mouvements de rébellion qui
sévissaient à l’intérieur de ces deux pays.

Consciente du risque de conjuguer ces deux handicaps, la diplomatie des pays riches, États-Unis au
premier chef, tarde à laisser les Nations unies intervenir en République démocratique du Congo. Une
opération internationale va-t-elle, en effet, contribuer à rétablir l’autorité de Kinshasa sur l’ensemble

21
du territoire congolais ou, gelant les hostilités et les positions respectives des protagonistes, entériner la
partition et permettre la constitution de nouvelles entités souveraines ?

Les insuffisances de l’OUA

Tandis que l’ONU s’affiche préoccupée et ses principaux bailleurs fatigués par ce continent de toutes
les misères, l’OUA n’offre à la réflexion que ses propres insuffisances. Car, depuis quarante ans, dans
le champ de la défense et de la sécurité, l’échec des ambitions panafricaines est patent. Le continent
n’est couvert par aucun pacte de défense collective, toutes les initiatives prises par l’Organisation sont
restées comme autant de coquilles vides. Citons quelques exemples :

-  la Commission de médiation, de réconciliation et d’arbitrage n’est compétente que pour


connaître des litiges entre États. Les conflits internes sont exclus. Aussi cette sous-structure n’a-t-elle,
en réalité, jamais fonctionné malgré le nombre croissant des affrontements armés. Le recours à sa
juridiction est qui plus est resté facultatif. Les gouvernants africains, peu soucieux de formalisme
juridique, ont enfin largement préféré l’intervention personnalisée des chefs d’État, en cela largement
confortés par certains dirigeants occidentaux. Finalement, l’OUA s’est limitée à créer à la carte des
commissions ad hoc, parfaitement inopérantes, propres à chaque conflit ;

-  le bilan de la Commission de Défense est tout aussi médiocre. Composée des ministres en
charge des forces armées, elle s’est vue assigner l’harmonisation des politiques de défense et de
sécurité des États. Cette Commission n’a cessé de se réunir et de présenter une cascade de projets qui
n’ont naturellement jamais été suivis d’effet.

Plus récemment il est vrai, une prise de conscience est apparue chez les chefs d’État. En 1993 au
sommet du Caire, il a été créé un Mécanisme pour la prévention, la gestion et le règlement des conflits
en Afrique. Celui-ci a effectivement œuvré à Bujumbura puis à propos du litige à Bakassi l’année
suivante. Aujourd’hui, il est présent en République démocratique du Congo sous le couvert de la Joint
Military Commission (JMC). Mais ces missions se limitent à l’observation : le spectre de l’intervention
dans les affaires intérieures fait toujours écarter par la plupart des chefs d’État le moindre projet
sérieux d’une structure continentale de maintien de la paix22[22].

Une attitude encore, qui vaut pour nombre d’autres organisations, suscite la circonspection de la
communauté internationale : la mise en place de la moindre commission s’inscrit avant tout dans la
perspective des intérêts particuliers et s’achève, la plupart du temps, sur une gabegie aussi somptuaire
qu’inopérante. Que penser de la réunion d’Arusha, chargée de prévenir la guerre civile qui menace de
ravager le Burundi ? Les participants, confortablement installés dans des hôtels de luxe aux frais de la
communauté, s’y montrent plus préoccupés par le montant de leurs per diem que par la résolution des
problèmes qui les ont rassemblés. Cela aussi épuise les bonnes volontés.

L’impuissance des Nations unies face au découragement de ceux qui payent

La fin des années quatre-vingt avait vu les deux “ Grands ” se désintéresser du problème de l’équilibre
des forces et se décharger sur les Nations unies de la gestion des conflits. Depuis le milieu des années
90, les opérations de ces dernières se sont à leur tour notablement réduites. La Somalie est venue
rappeler à l’Organisation ses limites, le Rwanda ses forfaitures et aujourd’hui le Congo démocratique
son irrésolution. Ce sont aujourd’hui les États réellement en mesure de contribuer financièrement au
maintien de la paix et de la sécurité qui s’avouent las de ces expéditions dispendieuses et se montrent
de moins en moins désireux de s’y investir.

En fait, si l’idéal humanitaire a pu un certain temps imposer quelques campagnes, la manipulation


médiatique qui a permis de conspuer sans discernement l’opération Turquoise est venue à bout des
22
derniers bons sentiments de la classe politique. Le haro international a convaincu les gouvernements
encore tentés par une aventure humanitaire de rester sur leur quant-à-soi.

Les difficultés de l’Organisation sont maintenant étroitement liées aux réticences des principaux
contributeurs découragés par la multiplication des conflits. Il est aisé à chacun de constater que
l’Afrique, qui contribue le moins aux recettes, se pose en véritable gouffre au chapitre des dépenses.
Pressés par leurs argentiers, les pays riches ont durci leur position. Si, à travers l’usage du droit
d’ingérence brandi par la cause humaniste, plusieurs reproches leur sont individuellement adressés,
globalement ils n’en ont cure. Les hommes politiques rompus à l’exercice savent que leur survie est
entre les mains des électorats nationaux, eux-mêmes las du gâchis, et que c’est là que doivent se
concentrer leurs efforts. Indissociable des limites budgétaires qui lui sont imposées, la marge de
manœuvre de l’ONU sur le continent africain s’en est trouvée de facto considérablement réduite.

C’est pourquoi, qu’ils soient nationaux ou internationaux, les temps ne sont pas faciles pour les
diplomates et les hommes politiques. De nombreux observateurs, qui pratiquent avec brio le subtil et
confortable métier d’observer, ne se privent pas de faire remarquer aux non moins nombreux
décideurs, qui ont délibérément choisi un état plus inconfortable, qu’il serait quand même grand temps
de justifier leurs émoluments. À défaut de montrer du talent, dit la rumeur publique, qu’ils décident de
n’importe quoi mais au moins de quelque chose. D’autres encore avancent que, par manque
d’imagination, les diplomaties ont désormais érigé la procrastination en méthode.

D’un autre point de vue, les errements du nouveau discours multilatéral ne se satisfont plus des règles
qui présidaient naguère aux dialogues bilatéraux. Dans une logique d’intervention, on ne peut plus
éluder l’impuissance qui résulte des dispositions inscrites dans la Charte de l’Organisation. Celles-ci
régissent des rapports entre des États et entendent consacrer les principes de souveraineté et de non-
ingérence. Or la situation actuelle exige plus qu’une simple stratégie fondée sur le maintien de la paix.
Elle suppose un arsenal juridique modernisé : dans les situations les plus dramatiques, le chapitre 6 se
révèle insuffisant et décrédibilise d’autant l’Organisation qu’il fixe des limites trop étroites aux
possibilités de l’intervention. Droit d’ingérence et Charte de l’ONU engendrent maintenant une
situation paradoxale : le premier, galvaudé, fragilise les États et la seconde, insuffisante, n’en permet
pas un usage efficace.

En attendant les réformes de structures que personne n’ose se risquer à entreprendre, les nations riches
préfèrent mettre en avant la responsabilité immédiate des États africains et de leurs dirigeants dans les
guerres qui agitent le continent. Elles évoquent les problèmes de corruption, la centralisation du
pouvoir, le népotisme, les intérêts financiers en jeu et la partialité des médiateurs23[23]. En
conséquence, la tendance générale de l’Organisation est au renoncement à prendre seule en charge le
traitement global des crises et au retour vers une stratégie de délégation du droit d’intervenir à des
ensembles plus réduits.

Reste que les troupes africaines peu familiarisées avec ce type d’opération de retour à la paix doivent
être encadrées et entraînées par des pays disposant d’un réel savoir-faire en la matière, ne serait-ce
qu’afin d’éviter les débordements. C’est pourquoi l’ONU se montre davantage encline à appuyer les
projets régionaux et sous-régionaux. Favorisant le développement des capacités africaines en matière
de maintien de la paix, elle a créé un fonds spécial, le Trust Fund, pour la prévention des conflits ainsi
qu’un bureau de liaison au siège de l’OUA. Diverses initiatives extérieures comme l’ACRI24[24]
proposée par les États-Unis en 1994 et lancée en septembre 1996 puis, en 1998, le programme français
RECAMP25[25] complètent la panoplie de ces nouvelles entreprises de défense régionale.

23
24
25
De même, au milieu de toute cette confusion, la relative disqualification de l’Organisation de l’unité
africaine (OUA) favorise la multiplication des initiatives sous-régionales, à mi-chemin des alliances
classiques et de la sécurité collective. La nouvelle forme de conflictualité ayant dans un premier temps
circonscrit les champs d’affrontement, le jeu diplomatique se déploie non plus à l’échelle du continent
mais au sein de ses différentes sous-régions. Afrique de l’ouest, du nord, du sud, du centre et de l’est se
compartimentent et deviennent, comme l’a décrit Boutros Boutros Ghali, le théâtre d’un “jeu égalitaire
et fractionné”.

Les espoirs et les limites liés aux approches régionales et sous-régionales

Faut-il en conclure que les espaces encore informels qui se dessinent induisent une nouvelle
organisation politique du continent ?26[26] Dans le passé, l’Afrique a déjà été tentée par des ordres
sous-régionaux plus conformes à ses spécificités sociales. Récemment, le principe en est discrètement
réapparu dans le discours de certains hommes politiques : Museweni s’est longtemps plu à évoquer
dans le particulier une République des Lacs et, il y a peu, Jean-Pierre Bemba parlait encore avec
ferveur d’une République “oubanguienne”. Autant de propos qu’il faut bien envisager comme de
véritables hypothèses, tant ils se rapprochent des solutions fédérales préconisées par certains
experts27[27]. Il faut certes se garder d’y voir une panacée. Mais la piste existe. Au prix de certaines
réserves et de quelques précautions, il serait vain de la négliger.

À son propos et afin de prévenir la plus évidente des objections, notons que l’échec nigérian est loin de
l’infirmer. Il met seulement en exergue une malfaçon congénitale aux séquelles pernicieuses. Ici, la
constitution fédérale a été purement et simplement plaquée sur la construction coloniale britannique.
Elle n’a pas résulté de l’agrégation volontaire et réfléchie d’entités unanimement décidées à partager
équitablement un même destin.

En dépit de l’échec de son expérience fédérale avec le Mali, rappelons aussi qu’en 1963, Léopold
Sédar Senghor avait souligné sa préférence pour l’échelon sous-régional à partir duquel pourrait
s’organiser la défense et la sécurité collective. Le président sénégalais avait, à cette époque, avancé le
principe du non-recours à la force entre les États-parties, un engagement d’assistance réciproque en cas
d’agression et la mise en commun des moyens militaires des pays alliés.

Tournant le dos à l’OUA, c’est en 1990 que la Communauté économique des États d’Afrique de
l’ouest (CEDEAO)28[28] s’est engagée dans cette voie. L’ECOMOG29[29], force commune d’interpo-
sition, a été envoyée au Liberia avant d’intervenir en Sierra Leone et en Guinée Bissau. Cette initiative
tente, depuis huit années, de démontrer l’aptitude des États africains à gérer eux même leurs crises. Si
l’on peut dire aujourd’hui que l’opération a atteint le bout de ses possibilités, l’expérience n’en a pas
moins ouvert des chemins. Elle a également montré qu’en l’état, rien ne pouvait se passer sans un
minimum de soutien de la part de pays riches et entraînés à ce genre d’exercice30[30].

Au sud du continent, la South African Development Community (SADC), qui était présentée comme un
modèle d’intégration régionale, s’est révélée impuissante à ramener la paix en République
démocratique du Congo tant les divisions de ses membres et certaines rivalités personnelles ont rendu
difficile le choix d’une position commune. Seule en Centrafrique entre 1997 et 1998, la Mission de
surveillance des accords de Bangui (MISAB), soutenue à bout de bras par la France, a connu un
véritable succès.

26
27
28
29
30
Abandonnées à leur sort, les armées africaines, auxquelles l’OUA n’apporte aucun soutien tangible,
atteignent vite les limites de leurs savoir-faire. Les insuffisances sont nombreuses, qu’il s’agisse de
l’incapacité de leurs états-majors à procéder à la moindre planification, de l’état déplorable dans lequel
sont perpétuellement laissés leurs matériels et leur armement, de leur manque d’argent chronique ou
plus simplement de leur manque d’expérience militaire. Pour parfaire l’incurie, l’institution militaire
manque la plupart du temps du chef compétent qui, lorsqu’il existe, est à dessein laissé “sous le
manguier”.

En bref, les bonnes volontés avérées des gouvernements à l’égard de leurs armées sont rares. Attentifs
à prévenir pronunciamiento ou simple mutinerie, ils privilégient communément deux postures :

-  au Tchad ou en Centrafrique, une garde présidentielle à la fidélité garantie par les liens de la
solidarité clanique absorbe la plus grande partie du budget militaire ; face à ce palladium suréquipé, les
forces armées sont laissées misérables ;

-  au Sénégal ou au Togo, les neuf dixièmes du budget sont investis dans les soldes des militaires
au détriment des équipements ; une gamelle régulière et bien remplie est réputée dissuader de toute
velléité putschiste.

Demain en Afrique centrale, quel acteur pour quel rôle ?

À partir des quelques éléments que nous venons d’extraire de ce contexte encore inachevé, il est
difficile de tirer des perspectives claires, aussi doit-on se contenter d’esquisser modestement quelques
hypothèses.

Indubitablement, les Africains, qui ont tout fait pour lasser, sentent à la fois qu’on les lâche et
qu’autour d’eux l’amoindrissement du contrôle international s’accompagne d’une montée en intensité
des affrontements. C’est pourquoi, conscients de leurs faiblesses, ils craignent leur impuissance face à
ces lendemains qui les attendent, lourds de menaces. Incapables de régler seuls les conflits qui
dévastent leur continent, ils n’ignorent pas que la réalisation des objectifs de paix ne peut que passer
par un soutien de la communauté internationale. Dans ces circonstances, trois types d’acteurs
paraissent en mesure de contribuer à leur sécurité :

-  le premier est constitué par les Nations unies et les États-Unis qui les contrôlent. De longue
date en effet, la défaillance des organisations africaines a pour contrepartie le recours à l’ONU, quelles
qu’en soient les réticences ;

-  le deuxième est européen : les États à tradition et à vision internationales entretiennent des liens
bilatéraux qui peuvent toujours être agencés dans une perspective sécuritaire. RECAMP naturellement
s’inscrit parfaitement dans ce rôle ;

-  le troisième est l’Afrique elle-même. Bien que l’OUA paraisse manifester un début de volonté
politique, c’est surtout à travers les alliances sous-régionales que l’on voit réellement frémir quelque
chose de crédible. On peut aussi espérer que les grands États africains, une fois leurs problèmes
internes apaisés, prendront un jour en main la direction d’une organisation qui bénéficierait du soutien
de l’Europe. Mais, une fois encore, on n’en est pas là.

Mettant en scène ces trois intervenants, plusieurs scenarii sont envisageables à moyen terme, plus ou
moins catastrophiques, plus ou moins optimistes :

- tout d’abord imaginons une déstructuration de la zone suivie du chaos. Au sein d’une région à
la dérive on assisterait au pillage des richesses naturelles par les Africains eux-mêmes ou par des
intervenants extérieurs. En regard de cette éventualité, de nombreux analystes évoquent en aparté le
comportement américain. Il leur apparaît aujourd’hui de plus en plus manifeste que les entreprises
d’outre-Atlantique se substituent insidieusement aux anciens colonisateurs. L’objectif est simple : il
s’agit de créer les conditions de pénétration optimale de l ’économie américaine dans la région. Toute
atomisation de celle-ci leur donne la possibilité de créer des îlots de stabilité propices au pillage des
ressources africaines31[31]. Il s’agit d’une simple actualisation de la politique des comptoirs. Le slogan
est par ailleurs explicite : Trade not Aid. Or, en dépit d’une certaine “anarchie” politique à
l’américaine, il convient de ne pas perdre de vue qu’aux États-Unis, à l’inverse de ce qui se passe chez
nous, c’est l’entreprise qui monte en première ligne, fermement soutenue dans son action par
l’ensemble de l’appareil administratif de l’État ;

-  on peut encore penser que le nouveau fractionnement de l’espace sera une phase obligée de
transition vers une recomposition politique élaborée par les Africains eux-mêmes. Cette hypothèse ne
signifie pas que les nations riches soient condamnées à l’immobilisme. Elles peuvent accompagner des
solutions du cru sans chercher à tout prix à imposer les leurs. Il leur appartient seulement de ne plus
encourager par des perfusions intempestives gaspillage et acharnement thérapeutique sur des politiques
extravagantes. Si ce dénouement heureux avait une chance de s’imposer, il serait contre-productif en
l’attendant de chercher à brûler les étapes. Le “village continental” dont rêvent les Africains n’est pas
pour demain et s’il doit venir, il ne viendra que par eux et en son temps ;

-  cette atomisation de la région pourrait aussi être suivie d’une restructuration dans le cadre de
fédérations ou de confédérations. Ce scénario exigerait au préalable le gel des conflits et
l’établissement de fait d’espaces politiques nouveaux. C’est le plus optimiste, mais aussi à long terme
le plus souhaitable, quels que soient les émois soulevés par sa seule évocation au sein des palais
présidentiels, des ministères et des chancelleries. Il point au Somaliland et au Puntland, il se dessine au
Kivu. L’affaire prendra du temps mais en nier l’actualité est déjà purement incantatoire. Sauf à
déployer des cohortes internationales qui ne permettraient une fois encore que d’atermoyer, quel profit
le monde en tirerait-t-il ? Nul n’ignore qu’un déploiement gèlerait l’actuelle partition peut-être pour
toujours. C’est d’ailleurs pourquoi, à l’heure actuelle, au regard de la République du Congo, toutes les
diplomaties quelque peu clairvoyantes cherchent avec application et ardeur le moyen de ne rien faire.
Cette solution fédéraliste serait probablement favorisée par l’émergence d’un leader supranational
fort ; il est vrai que, hormis Yuweri Museweni, ce type de personnalité se fait actuellement rare dans la
région médiane.

Les autres solutions passent par un maintien relatif des errements actuels, à savoir la subsistance des
zones d’influence :

-  l’ONU confirmerait son rôle faussement prééminent, les États africains restant politiquement
divisés ;

-  le retour pur et simple à la politique d’influence européenne correspond à une forte demande de
la part d’un certain nombre de chefs d’État africains “qui ne veulent pas” de l’OUA. C’est le scénario
le plus simple et le plus efficace à court terme : le regroupement “sous-régional” sous l’égide du
“Grand frère”. Reste que, pour longtemps encore, il condamnerait le continent à rester immature.

Certes, tout ceci relève de la conjecture et il serait pour le moins hasardeux d’annoncer la mise en place
d’un “nouvel ordre régional” ou d’un “nouvel équilibre des puissances” en Afrique centrale et
orientale : c’est bien plutôt à une extension et une pérennisation des conflits croisés qu’il faut dans le
proche avenir s’attendre.

*
* *

31
C’est pourquoi cette analyse ne prétend pas être exhaustive. Elle a seulement cherché à mettre en
lumière certains aspects mal connus, voire délibérément occultés, des réalités africaines du moment, à
proposer quelques voies à la réflexion. Elle suggère cependant quelques réflexions qui peuvent se
résumer ainsi :

-  la parenthèse coloniale est fermée ; l’Afrique reprend le cours de sa propre histoire là où elle l’a
laissé il y a plus de cent ans ;

-  la solidarité effective des populations africaines ne dépasse guère les limites du village, du clan,
de la phratrie, de la famille élargie : le réflexe économique assure la survie alimentaire. La solidarité
conscientisée s’étend à la tribu, voire à l’ethnie : le réflexe identitaire assure la survie sécuritaire ;

-  cette situation ambiguë conjuguée à l’effacement des États euro-occidentaux favorise


l’apparition d’acteurs et de comportements politico-économiques nouveaux. Tous sont conçus dans la
perspective quasi exclusive des intérêts particuliers et du strict mercantilisme international ;

-  la recherche des nouveaux équilibres régionaux se fait dans la violence, résultat de


l’exacerbation des ethnonationalismes. Mais n’en va-t-il pas ainsi de toutes les compositions et
recompositions nationales, phénomène auquel l’Occident lui-même n’échappe toujours pas ?

-  ne pas admettre certaines réalités, aussi consternantes soient-elles, comme le réajustement


politique de l’espace, ne sert à rien. En l’occurrence, les organisations internationales ont failli. Si elles
souhaitent à tout prix conserver le tracé actuel des frontières, il leur faudra d’une part se doter de
l’arsenal militaire et juridique adéquat et d’autre part convaincre de leur volonté d’y parvenir ;

-  la stabilisation du continent résultera certainement de la qualité du partenariat interafricain et de


l’accompagnement extracontinental qui lui sera consenti, de la capacité des responsables africains à
concevoir des projets crédibles, à accepter sans tricher qu’une aide soit dispensée à des fins collectives,
de la vertu enfin que seront capables d’imposer les contributeurs aux utilisateurs de leur aide. Cela
reviendra dans un premier temps à privilégier les projets simples, ceux dont profite le paysan au
premier chef, et à rejeter les coopérations spectaculaires, vitrines sans tain de notre humanisme le plus
corrompu ou le plus illusoire.

À l’heure où le monde riche s’évertue à réduire les prérogatives de l’État pour donner davantage de
liberté aux échanges, il est étonnant enfin de constater qu’au regard de l’Afrique, il n’a de cesse d’en
assurer la pérennité des structures. Cela tient peut-être au fait que le monde euro-occidental est
désemparé face aux comportements africains ; il cherche lui aussi quelques repères qu’il ne trouve
pas ; c’est pourquoi il s’attache à faire perdurer ceux qu’il reconnaît pour les avoir lui-même établis.

Car la classe politique africaine créée de toutes pièces il y a quarante ans s’est appliquée à masquer les
réalités du continent à cet Occidental mal voyant qui ne voulait plus vraiment voir. Fine observatrice
de ses anciens maîtres, elle a su comment fonctionnait l’homo occidentalis au point d’en obtenir le
maximum à son exclusif profit, au détriment de ceux qu’elle était supposée gouverner. Reste
qu’aujourd’hui ces sérails quadragénaires sont disqualifiés, que les populations sont seules et seules
pour longtemps.

Plus tard, l’Europe aura certainement à nouveau le souci de s’intéresser au continent. Mais tant qu’elle
n’aura pas jugé qu’il est temps de se préoccuper des implications sur son propre cadre sécuritaire, elle
n’en aura pas le dessein. Symptomatique de cet abandon, un grand hebdomadaire français publiait au
mois de novembre 1999 un article intitulé “Le monde en danger de balkanisation”32[32] sans citer une
seule fois la problématique africaine. Le reste du journal consacrait si peu de chose au continent que

32
celui-ci semblait sorti de l’Histoire c’est à dire de “l’enquête”, étymon que consacrèrent pourtant jadis
les premiers rapporteurs, Hécatée et Hérodote, nos pères en la science du souvenir.

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