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22 | Idées ­

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­Samedi 5­ août 2023

Achi l e Mbembe
En Afrique, il faut réarmer la pensée
Le continent est entré dans un nouveau

L
es prises du pouvoir par les militai-
cycle historique, dans lequel la France neurs, qui, aujourd’hui, n’hésite pas à accla-
res au Mali, en Guinée, au Burkina
Faso et au Niger, tout comme
n’est plus qu’un acteur secondaire, mer les putschistes, lorsqu’elle ne se re-
trouve pas aux premiers rangs des émeutes
d’autres conflits plus ou moins san- et se trouve confronté au choix entre urbaines et des pillages qui s’ensuivent.
glants dans les territoires africains L’Afrique se trouve à un grand carrefour,
anciennement colonisés par la néosouverainisme et démocratie, d’autant qu’en marge du néosouverainisme
France, ne sont que des symptômes plusieurs chemins d’impasse s’offrent à elle.
des transformations profondes que l’on a constate le philosophe camerounais Le marché du religieux s’est dilaté. Une lutte
longtemps occultées et dont l’accélération sans merci oppose désormais plusieurs ré-
soudaine prend à contre-pied nombre d’ob- gimes de vérité. Pour les uns, les tenants du
servateurs distraits. Derniers soubresauts de kémitisme, le salut se trouve dans le passé,
la longue agonie du modèle français de la dé- du côté de l’Egypte antique. Pour d’autres, la
colonisation incomplète, pourrait-on ar- grandissante des diasporas, une accéléra- sions transactionnelles et clientélistes de solution est à chercher du côté du culte de
guer. Encore faut-il préciser que ces luttes tion des processus de créativité artistique et l’engagement politique l’emportent. l’entrepreneuriat et de la glorification sans
sont, pour l’essentiel, portées par des forces culturelle, l’intensification des pratiques de Face à l’enchevêtrement de crises, la démo- borne de l’individu. Dans ce contexte de pé-
éminemment endogènes. A tout prendre, el- mobilité et de circulation et la quête force- cratie électorale n’apparaît plus comme un nurie, de précarité et de lutte pour la survie,
les annoncent la fin inéluctable d’un cycle née de modèles alternatifs de développe- levier efficace des changements profonds une culture hédoniste, fondée sur la corrup-
qui, entamé au lendemain de la seconde ment puisant dans la richesse des traditions auxquels aspirent les nouvelles générations. tion et l’ostentation, l’accaparement et la di-
guerre mondiale, aura duré près d’un siècle. locales. Enjeux démographiques, sociocul- Truquées en permanence, les élections sont lapidation spectaculaire des richesses, ne
Certes, il existe toujours des bases militai- turels, économiques et politiques s’entre- devenues la cause de conflits sanglants. Les cesse de s’affirmer.
res au Sénégal, en Côte d’Ivoire, au Gabon, au croisent désormais, ainsi que l’attestent la expériences démocratiques récentes n’ont A rebours de ces chemins d’impasse et du
Tchad et à Djibouti. Le franc CFA n’a toujours contestation des formats politico-institu- guère permis de juguler la corruption. Au fétichisme des élections, il faut miser sur une
pas été aboli, et l’Agence française de dévelop- tionnels, issus de la décennie 1990, les muta- contraire, elles s’en sont nourries et ont légi- démocratie substantive, qu’il faudra cons-
pement est loin d’avoir achevé sa mue. Entre- tions de l’autorité familiale, la rébellion si- timé la perpétuation au pouvoir d’élites an- truire pas à pas, en réarmant la pensée, en ré-
temps, les centres culturels français ont lencieuse des femmes et une aggravation ciennes, responsables des impasses actuel- habilitant le désir d’histoire en lieu et place
changé de nom. Nonobstant la permanence des conflits générationnels. les. Dans ces conditions, les coups d’Etat ap- du désir de nouveaux maîtres, en misant sur
de ces vestiges d’un temps révolu, la France A cette première lame de fond se greffe la paraissent comme la seule manière de l’intelligence collective des Africaines et des
ne décide plus de tout dans ses anciennes montée en puissance du néosouverainisme, provoquer le changement, d’assurer une Africains. C’est cette intelligence qu’il faudra
possessions coloniales. Au demeurant, la plu- version appauvrie et frelatée du panafrica- forme d’alternance au sommet de l’Etat et réveiller, nourrir et accompagner. C’est ainsi
part de ces outils et bien d’autres sont doré- nisme. Dans le contexte actuel de désarroi d’accélérer la transition générationnelle. que pourront émerger de nouveaux hori-
navant désuets. Le temps est peut-être venu idéologique, de désorientation morale et de Déboussolée et sans avenir, une partie im- zons de sens, puisque la démocratie, en cette
de s’en débarrasser, et en bon ordre. crise du sens, le néosouverainisme est portante de la jeunesse vit sa condition sur ère planétaire, n’a de sens que si elle est or-
Le hiatus serait ainsi clos. Placés pour une moins une vision politique cohérente qu’un le mode d’un interminable blocus auquel donnée à un dessein plus élevé, qui est la ré-
fois devant leurs responsabilités, les Afri- grand fantasme. Aux yeux de ses tenants, il seules la violence et l’action directe peuvent paration et le soin du vivant. Il ne s’agit pas
cains ne disposeraient plus d’aucune échap- remplit d’abord les fonctions de ferment mettre un terme. Ce désir d’une violence ca- seulement d’alléger des dettes, d’accroître
patoire. La décolonisation serait parachevée d’une communauté émotionnelle et imagi- thartique gagne les esprits à un moment des parts de marché, de construire barrages,
et, surtout, actée. Car l’étau que la France naire, et c’est ce qui lui octroie toute sa force, d’extraordinaire atonie intellectuelle parmi ponts, écoles, dispensaires et puits, ou de fi-
maintenait sur ses anciennes colonies s’est mais aussi son pesant de toxicité. les élites politiques et économiques et, plus nancer des projets, mais d’instaurer sur le
largement desserré en ce début de siècle, Ses principaux bataillons se recrutent généralement, les classes moyennes et pro- terrain et dans la durée un mouvement de
parfois en dépit de sa volonté. Dans le tour- parmi les franges de la jeunesse continen- fessionnelles. A cela s’ajoutent les effets de fond adossé à de nouvelles coalitions socia-
nant historique en cours, celle-ci n’est plus tale présente sur les réseaux sociaux. Il crétinisation de masse induits par les ré- les, intellectuelles et culturelles.
qu’un acteur secondaire. Non pas parce puise aussi dans l’immense réservoir des seaux sociaux. Dans la plupart des pays, La France a une place dans ce projet de réa-
qu’elle aurait été évincée par la Russie ou par diasporas. Souvent mal intégrée dans les sphère médiatique et débats publics sont co- nimation de la création générale, à condi-
la Chine, épouvantails que savent bien agiter pays où elle a grandi, et parfois traitée par lonisés par des représentants d’une généra- tion qu’elle se débarrasse des oripeaux du
ses ennemis et pourfendeurs locaux dans le ces pays qui l’ont accueillie en citoyens de tion plombée par un analphabétisme fonc- passé et de ses illusions de grandeur. Pour y
but de mieux la rançonner, mais parce que, seconde zone, une bonne partie de la jeu- tionnel, conséquence directe des décennies parvenir, elle doit reconstruire de fond en
dans un mouvement inédit et périlleux nesse afro-descendante assimile ses épreu- de sous-investissement dans l’éducation et comble son outil diplomatique sur le conti-
d’autorecentrage, dont beaucoup peinent à ves aux grands combats panafricanistes de autres secteurs sociaux. nent. Elle doit également tourner le dos à
prendre toute la mesure, l’Afrique est entrée l’après-guerre contre le colonialisme et la une vision éculée de la paix, de la sécurité et
dans un autre cycle historique. ségrégation raciale. Le néosouverainisme Marchés de la violence de la stabilité. Aussi importante soit-elle, la
Mue par des forces, pour l’essentiel autoch- n’est pourtant pas l’exact équivalent du L’ensemble de la sous-région a été ignoré, lutte contre les groupes djihadistes ne peut
tones, elle est en train de se retourner sur el- ­panafricanisme. voire abandonné, par les grandes fonda- pas constituer le tout de la sécurité humaine
le-même. Pour qui veut comprendre les res- Ce que l’on n’a en effet pas suffisamment tions privées internationales, qui, depuis les sur le continent. Celle-ci ne peut pas non
sorts profonds de ce pivotage, les luttes mul- souligné, c’est à quel point l’anticolonia- années 1990, contribuent à la consolidation plus être envisagée uniquement à travers le
tiformes qu’il entraîne et son inscription lisme et le panafricanisme auront contribué des sociétés civiles en Afrique. L’essentiel prisme des seuls intérêts européens, à com-
dans la longue durée, il faut changer de grille à l’approfondissement de trois grands pi- des financements internationaux en sou- mencer par la protection des frontières exté-
d’analyse et partir d’autres postulats. Il faut liers de la conscience moderne, à savoir la tien à la démocratie n’a-t-il pas été attribué rieures de l’Union.
surtout commencer par prendre au sérieux démocratie, les droits humains et l’idée en priorité à l’Afrique anglophone ? La stabilité et la sécurité ne s’obtiendront
les compréhensions que les sociétés africai- d’une justice universelle. Or, le néosouverai- Dans tous les pays africains, la fin du ni par des interventions militaires à répéti-
nes elles-mêmes ont désormais de leur vie nisme se situe en rupture avec ces trois élé- XXe siècle et le début du XXIe siècle ont été tion, ni par le soutien à des tyrans, ni par des
historique propre. Le continent fait en effet ments fondamentaux. D’abord, se réfugiant marqués par une intensification de la préda- sanctions intempestives qui n’ont pour effet
l’expérience de transformations multiples derrière le caractère supposé primordial des tion et de l’extraction. Sur le plan spatial, les que de blesser davantage des populations
et simultanées. D’ampleur variable, elles races, ses tenants rejettent le concept d’une zones grises se sont multipliées, et une déjà à genoux, mais par l’approfondisse-
touchent tous les ordres de la société et se communauté humaine universelle. Ils opè- course effrénée à la privatisation des ressour- ment de la démocratie. Se pose alors la ques-
traduisent par des ruptures en cascade. A la rent par identification d’un bouc émissaire, ces du sol et du sous-sol a été engagée. D’im- tion du sens et des finalités de la présence
faveur du multipartisme, les enjeux de qu’ils érigent en ennemi absolu et contre le- portants marchés régionaux de la violence militaire française en Afrique. Le moment
masse sont de retour, tandis que ne cessent quel tout est permis. Ainsi, quitte à les rem- sont apparus, dans lesquels s’investissent est venu de s’interroger radicalement sur le
de se creuser de nouvelles inégalités et placer par la Russie ou la Chine, les néosou- toutes sortes d’acteurs en quête de profit, des bien-fondé de cette présence, parce que c’est
qu’apparaissent de nouveaux conflits, no- verainistes estiment que c’est en boutant multinationales aux services privés de sécu- sa légitimité qui est remise en cause par les
tamment entre genres et générations. hors du continent les vieilles puissances co- rité militaire. Leur fonction principale est de nouvelles générations.
L’arrivée dans l’espace public de celles et de loniales, à commencer par la France, que monnayer la protection contre l’accès privi- La stratégie des verrous ne suffira pas.
ceux qui sont nés dans les années 1990- l’Afrique parachèvera son émancipation. légié à des ressources rares. Grâce à ces for- Quitter le Mali pour s’installer au Burkina
2000, et ont grandi dans un temps de crise mes nouvelles du troc, les classes dirigeantes Faso, puis le Burkina Faso pour le Niger, et
économique sans précédent, constitue un Le culte des « hommes forts » africaines peuvent assurer leur mainmise éventuellement le Tchad, sans un examen
événement charnière. Il coïncide avec le ré- Obnubilés par la haine de l’étranger et fasci- sur l’Etat, sécuriser les grandes zones de approfondi des raisons des échecs succes-
veil technologique du continent, l’influence nés par sa puissance matérielle, ils s’oppo- ponction, militariser les échanges et consoli- sifs, et de la défaite morale et intellectuelle
sent, d’autre part, à la démocratie qu’ils con- der leur arrimage aux réseaux transnatio- subie par la France en Afrique, revient à ap-
sidèrent comme le cheval de Troie de l’ingé- naux de la finance et du profit. pliquer un cautère sur une jambe de bois. La
rence internationale. Ils préfèrent le culte Cette nouvelle phase dans l’histoire de l’ac- raison militaire et la raison civile ont tou-
des « hommes forts », adeptes du virilisme cumulation privée sur le continent a eu jours difficilement cohabité sur le conti-
et pourfendeurs de l’homosexualité. D’où pour contrepartie la brutalisation et le dé- nent. Sur le long terme, la stabilité passera
l’indulgence à l’égard des coups d’Etat mili- classement de pans entiers de la société, et la par une démilitarisation effective de tous les
Les néosouverainistes taires et la réaffirmation de la force comme
voies légitimes d’exercice du pouvoir.
mise en place d’un régime de claustration
plus insidieux qu’à l’époque coloniale. Les
domaines de la vie politique, économique et
sociale. Cela suppose de s’attaquer à bras-le-
estiment que Ces basculements s’expliquent par la fai- victimes principales de ce déclassement et corps aux mouvements en profondeur qui
blesse des organisations de la société civile de l’enfermement qui en est le corollaire nourrissent les forces d’entropie et encoura-
c’est en boutant hors et des corps intermédiaires, sur fond d’in- sont condamnées à de périlleuses migra- gent les ruptures violentes. p
tensification des luttes pour les moyens tions. A la génération sacrifiée de l’époque
du continent les vieilles d’existence et d’imbrication inédite des con- des ajustements structurels (1985-2000) est
puissances coloniales, flits de classe, de genre et de génération. Ef- venue s’en ajouter une autre, bloquée de l’in-
fet pervers des longues années de glaciation térieur par une gérontocratie rapace et inter-
à commencer autoritaire, les logiques informelles se sont dite de mobilité externe, en conséquence
étendues dans maints domaines de la vie so- des politiques antimigratoires européennes Achille Mbembe, philosophe et historien,
par la France, que ciale et culturelle. Le charisme individuel et et d’une gestion archaïque des frontières hé- est directeur de la Fondation de l’innova-
l’Afrique parachèvera la richesse sont désormais privilégiés au dé- ritées de la colonisation. Ainsi, aux enfants- tion pour la démocratie. Dernier livre
triment du lent et patient travail de cons- soldats des guerres de prédation d’hier s’est paru : « La Communauté terrestre »
son émancipation truction des institutions, tandis que les vi- substituée la foule des adolescents et mi- (La Découverte, 208 p., 20 €).

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