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On entend beaucoup parler ces derniers jours d’un « sentiment anti-français », ce qui

relèverait de l’émotion plutôt que de l’argument rationnel... L’expression est-elle légitime à


vos yeux ?

Felwine Sarr : Cet emploi me semble inapproprié et traduit un refus d’accepter l’épaisseur d’une
réalité historique et géopolitique ; un aveuglement devant le désir tenace de la jeunesse nigérienne
et ouest-africaine d’aboutir à des relations véritablement symétriques et exemptes de colonialité. La
maintenance à bien des égards d’une tutelle économique, symbolique et culturelle de la France
témoigne d’un projet décolonial inachevé, qui n’a pas rétabli les équilibres entre les nations, ce que
refuse une jeunesse africaine qui veut aller au bout de ce processus. Cette jeunesse contemporaine
est peut-être moins bien formée idéologiquement que celle des années 60 et 70, mais elle a
conscience d’être laissée pour compte dans le jeu géopolitique et économique global. De ce constat,
émane un profond désir de changement qui n’a rien à voir avec de la xénophobie, surtout dans un
contexte de nombreux liens entre les sociétés africaines et la France : famille émigrée, va et vient...
Finalement, ce concept réducteur maquille en projection irrationnelle une question éminemment
politique.

Sur quoi portent les reproches à l’encontre de la France ?

Ils relèvent autant du politique, du militaire, du linguistique, du culturel, du symbolique... Ce qui est
de moins en moins supportable finalement, ce sont ces relations à double vitesse. On ne peut pas à
la fois prêcher une histoire pluriséculaire en partage et en même temps durcir les politiques
migratoires, par exemple ! Désormais, même ceux qui remplissent parfaitement les conditions ont
toutes les peines du monde à obtenir des visas pour étudier en France... Et à côté de ça, on observe
que quand d’autres nations européennes sont en difficulté, on les accueille à bras ouverts. Pourquoi
ces dispositifs d’accueil ne s’appliquent-ils donc pas à des pays chez qui on a implanté des
entreprises dont les bénéfices contribuent à développer nos économies, avec qui on entretient des
liens de longue durée ?

Il y a pourtant eu des avancées notables de la France, notamment sur le plan culturel : en


2018, vous cosigniez d’ailleurs avec Bénédicte Savoy un rapport en appelant à des restitutions
massives d’œuvres d’art, ce qui a débouché sur certains actes...

Sur ce plan, l’effort est indéniable. Ce qui pêche, c’est plutôt la cohérence d’ensemble : quand on
progresse sur certains aspects, on régresse sur d’autres. Prenez la monnaie par exemple la question
du Franc CFA : En 2019, Emmanuel Macron et Alassane Ouattara (le chef d’État ivoirien) ont
torpillé le processus de constitution de l’Eco CEDEAO, en annonçant un Eco zone CFA qui garde
une parité fixe avec l’Europe, et une garantie de convertibilité toujours assurée par la Banque de
France. Ils ont désorienté les débats et freiné une réelle souveraineté panafricaine sur le sujet. Il en
va de même sur les principes démocratiques : on les clame haut et fort, tout en soutenant à bas bruit
une succession non-démocratique au Tchad, par exemple. Ces contradictions freinent la marche
réelle vers des relations profondément réinventées et mutuellement respectueuses.

La destitution du président Mohamed Bazoum, « candidat du pouvoir » démocratiquement


élu, était-elle un acte de défiance envers la France, ou motivée par d’autres raisons ? Hier, les
putschistes ont déclaré qu’ils dénonçaient plusieurs accords militaires conclus avec la
France...

Mobiliser une rhétorique anti-France est assez stratégique, mais cela ne veut pas dire que
l’argument ait été au cœur des motivations en faveur du putsch. Imputer l’instabilité actuelle à la
seule présence française, ce serait invisibiliser les dynamiques internes, et ces tensions entre le
camp présidentiel et l’armée qu’on retrouve dans de nombreux autres pays de la région... Et
finalement reproduire une forme de discours colonialiste : bien sûr qu’il ne faut pas dédouaner la
France de ses responsabilités et nier l’impact de certaines décisions, mais à l’inverse, il ne faut pas
tout externaliser, en sacrifiant la complexité des réalités locales et le poids des dynamiques
endogènes qui me semblent prépondérantes.

Je ne suis pas un adepte des coups de force militaire : il y en a eu plus de 200 depuis les
indépendances dans les années 1960, et bien rares sont ceux qui ont abouti à des avancées sociétales
réelles. L’histoire récente du Continent nous a prouvé que ce n’est pas la solution : ce n’est ni le rôle
ni la fonction des militaires, qui ne sont pas formés pour ça. Mais quand les peuples ne savent plus à
quel saint se vouer, ils ont tendance à se tourner vers l’armée : que la contestation vienne d’abord de
la rue, comme au Mali, ou de la junte comme maintenant au Niger. En l’occurrence, l’armée a beau
jeu de promettre une résolution des problèmes, alors qu’on sait que le sort des populations est
rarement amélioré par ces brusques changements de régime, même dans des domaines dans lesquels
l’armée a de l’expertise - la sécurité par exemple.

D’ailleurs, il faudrait dresser une sociologie des armées dans le continent, pour mieux comprendre
les déterminants et le sens de leurs irruptions dans l’espace politique. Quelques jours avant qu’il
prête serment, le président Bazoum avait déjà échappé à une tentative de coup d’État... Ces putschs
sont certes illégitimes et inconstitutionnels, mais leur fréquence devrait nous inviter à réfléchir aux
liens entre armée et politique, à étudier les différentes trajectoires militaires dans les pays depuis les
indépendances pour en tirer des leçons. Au-delà du constat de la rupture de l’ordre constitutionnel,
il faut comprendre pourquoi et comment on en arrive là.

Une délégation de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao)


s’est rendue à Niamey pour tenter de négocier avec les putschistes, imposant de lourdes
sanctions et la menace d’une intervention militaire. Quel impact cette situation peut-elle avoir
sur l’influence de cette organisation ?

La Cédéao a un rôle de médiateur fondamental : quand il y a un problème dans la sous-région, les


solutions doivent idéalement d’abord venir de nos institutions sous-régionale. En son sein, certains
pays sont plus influents que d’autres : les champions économiques (le Nigeria, le Ghana, la Côte
d’Ivoire...), ainsi que ceux qui peuvent faire valoir des options politiques et démocratiques crédibles
(Benin, Sénégal, Ghana). Je ne suis pas toujours convaincu par ses décisions, mais son implication
est nécessaire : les sanctions imposées au Mali en 2021 m’ont notamment paru excessives, puisque
ce sont surtout les populations civiles qui en ont pâti. C’est plus ou moins la même chose avec le
Nigeria qui coupe l’électricité au Niger (une décision prise indépendamment de la Cédéao) : en
touchant les populations les plus vulnérables, ces formes de coercition créent d’inutiles sources de
tension.
La Cédéao a cependant contribué par le passé á résoudre des situations complexes (guerre civile au
Libéria, Anjou, Gambie) dans la sous-région. Il faut s’en souvenir. Elle doit aussi apprendre de ses
erreurs, de ses positionnements dans les conflits récents et renforcer sa crédibilité en étant plus
cohérente. Par exemple en sanctionnant avec autant de vigueur les coups d’états constitutionnels
que les coup d’états militaires. Aujourd’hui, les juntes tentent de se légitimer en se coalisant : il y a
une crainte légitime d’un effet domino, car si chaque pays a sa propre histoire politique, la
contagion est possible et la menace d’instabilité institutionnelle est réelle. La Cédéao est traversée
par ces divisions internes qui affaiblissent la poursuite de son objectif : le maintien de pouvoirs
démocratiquement élu et le retour de l’ordre constitutionnel. En Éthiopie, au Soudan, on déplorait
l’absence des institutions régionales et le manque d’implication de l’Union africaine dans ces
crises : ici, en Afrique de l’Ouest, la Cédéao a atteint de nombreux objectifs, juridiques, sociaux,
économiques, et gagné par le passé un certain respect auprès des populations. Elle doit préserver
celui-ci.

D’autres grandes puissances étrangères entrent également dans l’équation : les Etats-Unis par
exemple, qui se sont d’ailleurs refusé à employer le terme de coup d’État, assertion qui les
obligerait à diminuer leur soutien militaire et économique...

Lors du génocide des tutsis au Rwanda en 1994, ils avaient également tardé à employer le terme
génocide... Rien de nouveau sous le soleil : le jeu des influences est complexe sur ce terrain
géopolitique, et ne profite que très rarement aux premiers concernés ! La présence de ces grandes
puissances étrangères doit nous pousser à redoubler de volonté pour retrouver une souveraineté, une
agentivité, une capacité à décider à l’échelle du continent, à être maitre de notre destin. C’est plus
qu’un slogan, c’est quelque chose qui se construit politiquement, économiquement,
symboliquement, dans le temps... D’où l’importance d’avoir sur le continent de grandes puissances
démocratiques, au poids démographique, économique, institutionnel et symbolique significatif, qui
répondent à la demande sociale, réduisent la vulnérabilité des populations et peuvent ainsi aider à la
résolution des conflits.

Malgré la présence de troupes au Niger, les services de renseignement français n’ont pas su
anticiper le putsch. Pourquoi ?

C’est intéressant de voir que la France ressent cette ignorance comme un échec, comme si elle était
en mesure de tout comprendre ! Finalement, c’est l’aveu d’un désir d’emprise sur la région, et cette
réaction révèle un imaginaire impérial encore bien présent. Le Sénégal n’a ni l’envie ni la prétention
d’anticiper sur ce qui se passe en France, ce n’est pas son rôle ! Pourquoi en serait-il autrement dans
l’autre sens ?

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