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Gérard

Chaliand:
« L’Occident est
isolé en
Afrique »
ParHichem Ben Yaïche et Nicolas Bouchet
Publiéoctobre 26, 2022
D’une culture encyclopédique, Gérard Chaliand a abordé
tous les sujets de fond de notre époque. À l’heure de publier
ses mémoires, il éclaire les crises et conflits mondiaux du
réalisme de ses valeurs. Une discussion avec Hichem Ben
Yaïche et Nicolas Bouchet.

Agé aujourd’hui de 88 ans, vous avez écrit 80 livres et avez


publié vos mémoires récemment aux éditions L’Archipel, Le
Savoir de la peau. Pourquoi ce titre ?

C’est exactement comme cela que j’ai appris, sur le terrain,


quelle est la réalité par rapport à ce que nous racontons. La
représentation du monde change avec l’esprit du temps.
Aujourd’hui, tout ce que fait Poutine serait un crime de
guerre sans que nous cherchions à comprendre pourquoi
ou comment. Et tout ce que font les Ukrainiens serait
parfait. Ce n’est pas ce que l’on peut appeler une analyse !

Les Russes sont bien sûr l’agresseur et les Ukrainiens sont


bien sûr les victimes qui se battent par nationalisme et
veulent la liberté. Pour autant, je ne veux pas être noyé par
la propagande des uns ou des autres. Je cherche à serrer la
réalité au plus près et vais la plupart du temps sur le terrain.

J’étais en Ukraine un an avant la guerre et jusqu’en février


2022. C’était un pays corrompu, dirigé par des oligarques
peu sympathiques. À l’inverse, Volodymyr Zelensky est un
dirigeant remarquable, capable de rassembler les énergies,
de communiquer et de réunir des circonstances largement
favorables.

Quelle merveilleuse aubaine pour les Américains que de


pouvoir se battre par procuration, après leur pathétique
départ d’Afghanistan au terme de vingt années ! C’est une
situation idéale pour eux qui ont la détestation des pertes
militaires. Ils ont admirablement réagi dès le premier jour à
l’échelle du renseignement, de la livraison des armes et de
celle de l’aide concrète, y compris par des techniciens.

Nous semblons entrer dans une nouvelle ère avec la guerre


en Ukraine. Comment voyez-vous ce basculement ?

Nous sommes entrés dans une nouvelle ère il y a quelques


temps. Il fut un temps où le monde était bipolaire entre Est
et Ouest. L’Union soviétique s’est effondrée en 1991, à la
suite de quoi, nous avons vécu un moment unipolaire où les
Américains ont été seuls de 1991 jusqu’à 2001. Nous nous
sommes fait beaucoup d’illusions sur ce monde nouveau !

Depuis la crise des subprimes en 2008 et le passage de la


Chine au deuxième rang mondial devant le Japon en 2010,
un monde multipolaire se dessine. Ce monde
complètement nouveau est fait de puissances hier
apparemment négligeables et qui aujourd’hui jouent un rôle
important. La Turquie, par exemple, n’était rien il y a vingt
ans.

Aujourd’hui, Recep Erdogan arrive à se poser en acteur


incontournable, à cheval entre les Russes, l’OTAN, les
Américains et le reste du monde. Les Iraniens sont encore
là, malgré plus de cinquante ans de rétorsions américaines
et de sanctions. Les Saoudiens, hier encore des alliés
relativement fidèles des Américains, leur disent aujourd’hui
qu’ils ne produiront pas davantage et que ce qui les
intéresse est que le prix du pétrole augmente. À ce monde
multipolaire, s’ajoute cette guerre en Ukraine, imprévue. Elle
est l’erreur stratégique d’un Vladimir Poutine mal inspiré et
mal renseigné, s’imaginant que l’affaire pouvait être réglée
relativement facilement.

M. Poutine découvre, en définitive, qu’il est en face d’une


situation qui, depuis 2014, s’est profondément modifiée. Il
découvre que le nationalisme ukrainien est solide et que
l’appui des Américains est immédiat. Mais aussi que
l’OTAN, ce « vieux machin » qui apparemment ne servait
plus à grand-chose, connaît au contraire une nouvelle
jeunesse. Même les Finlandais et les Suédois veulent en
être membres !

Comment dessiner ce monde et tracer les tendances


possibles ? Nous sommes loin de sortir de cette crise qui
risque de tourner au drame.

Cette crise est indiscutablement sérieuse. Malgré les


menaces des uns et des autres, nous sommes
suffisamment sages pour ne pas monter aux extrêmes,
c’est-à-dire déboucher sur le nucléaire. À mon sens, il n’y
aura pas de vainqueur militaire dans cette guerre car les
Ukrainiens ne peuvent pas gagner et M. Poutine a déjà
perdu. Mais il n’est pas vaincu et a été obligé d’adopter un
« plan B ». Jamais plus l’Ukraine ne sera un client de la
Russie mais il est vraiment installé dans les zones russes
de Donetsk et Louhansk et il faudra négocier.

Probablement avant la fin de l’hiver qui sera très dur et


parce que nos opinions publiques européennes ne sont pas
rassurées par l’inflation et les difficultés
d’approvisionnement en hydrocarbures.

Venons-en aux États-Unis. La position de Joe Biden, pour


remarquable qu’elle ait été dans l’aide qu’il a apportée aux
Ukrainiens, est très difficile à tenir chez lui. Son pays est
dans un état de guerre civile froide et les tenants de Donald
Trump y sont solides. Le mois prochain, la Chambre des
Représentants échappera au Parti démocrate même si M.
Biden a essayé d’acheter les voix des étudiants en annulant
leurs dettes. L’opinion publique est fatiguée de l’énorme
aide militaire et particulièrement financière que le pays
consent. Ces difficultés pèsent de plus en plus sur les
pacifistes qui veulent déboucher sur la paix.

Entretemps, nous allons en baver ! Le président de la


République française a raison de dire qu’il faut tenir et que
nos principes prévalent sur nos difficultés. Mais il sait
pertinemment que nous ne tiendrons pas la route.

Pour mieux mesurer cette multipolarité, l’Afrique va-t-elle


vraiment devenir le champ clos des rivalités et de cette
course non maîtrisable entre anciens et nouveaux acteurs ?
Ce champ clos est à présent partout. Les Chinois cherchent
à contourner l’extraordinaire domination maritime exercée
par les États-Unis. Ils le font par voie de terre avec les
routes de la soie qui leur permettent d’être au  Pirée et à
Gênes. Ils sont en Europe occidentale et dans un certain
nombre de pays d’Afrique. Ils aident à construire des
chemins de fer, des routes et de grosses infrastructures
extrêmement utiles. Les Africains craignent de se trouver
endettés envers eux en échange. Mais dans la pratique, ils
cherchent un appui en votes, c’est-à-dire qu’il n’y ait pas de
condamnation de la politique chinoise par les Africains.
C’est du tout bénéfice !

Nous ne nous en rendons pas compte, nous qui répétons


que nous avons raison, que d’aucun préfèrent rester
neutres. Or les Chinois sont aussi présents au Brésil, au
Venezuela, en Colombie et dans la plupart des pays à
quelques exceptions près. Ils jouent une partie absolument
internationale, sans parler de Taiwan qui fait mal aux États-
Unis mais où, à mon sens, les Chinois sont trop malins pour
se lancer dans une opération militaire. Ils savent le prix que
cela coûte à M. Poutine mais cela leur permet de titiller
l’Oncle Sam.

De façon générale, nous sommes dans un état de tensions


permanentes tout en continuant à faire un match de type
économique et recherche scientifique pour réussir à
s’imposer sur tous les marchés pour être en tête. Il faut
prendre conscience que l’URSS était un État militairement
et spatialement très important, mais c’est tout. Or, les
Chinois savent tout faire et sont des concurrents de A à Z.

On voit aujourd’hui le Sahel dans un état d’effondrement.


Comment voyez-vous cette situation inattendue dans son
ampleur et faut-il une action africaine mais aussi
internationale pour arrêter le feu ?

Là aussi, on assiste à une redistribution des cartes. Le


constat est qu’après plus d’un demi-siècle de domination
indirecte de la France sur une partie non négligeable de
l’ouest africain, s’opère une forte remise en cause. La
France, très franchement, n’est plus populaire du tout. Je ne
parle pas seulement du Mali mais de l’ensemble du Sahel.
Nous sommes en perte de vitesse sévère par rapport à
d’autres, Chinois, Russes ou Turcs.

Peut-on identifier les raisons de cette situation ?

Nous avons été néo-coloniaux, indiscutablement. Nous


reprochons à ces régimes d’être corrompus mais nous les
avons corrompus nous-mêmes pour la bonne raison que, à
l’époque de la Françafrique, le conseiller Jacques Foccart
corrompait les dirigeants. Cela lui permettait d’exercer une
influence indirecte sur une partie extrêmement importante
de l’Afrique. Ce temps-là est fini.

Comment caractériser-vous le terrorisme djihadiste qui


frappe d’une façon aveugle et semble antagoniser
l’Afrique ?

Le terrorisme est une action essentiellement


psychologique, dont l’effet est infiniment plus important
que les dégâts physiques. Les nombreux États, surtout hors
Occident d’ailleurs, ont changé la donne et l’atmosphère
mais il n’y a pas eu de chute de régime ou quelque chose
de nouveau. Ce qui compte, lorsque la guérilla parvient à
modifier un régime, à l’abattre et à construire quelque
chose. Or, cela devient très rare.

En Afghanistan, les Talibans ont gagné vingt ans de lutte et


sont indépendants depuis un peu plus d’un an. Qu’ont-ils
fait ? Rétablir le tchador ou la longueur de la barbe, en bref
du moralisme. Ils n’ont pas pris à bras-le-corps ce qu’ils
doivent faire, c’est-à-dire changer les conditions de vie de
leurs citoyens et de produire de la croissance économique.
Vous ne pouvez pas sortir de l’humiliation uniquement avec
des bombes. Il faut travailler.

Les Vietnamiens ont réussi à battre les Français et les


Américains. Ils se sont accrochés quand les Chinois ont
voulu les forcer à changer et ils les ont raccompagnés
jusqu’à la frontière. Sauf une période stalinienne d’une
quinzaine d’années, nous constatons que, depuis deux
décennies, le Vietnam fait 6% et plus de croissance
économique. C’est à comparer avec l’Algérie, toujours en
train de se plaindre d’avoir été colonisée, mais qui n’a rien
fait depuis soixante ans.

Comment s’interroger sur ces mécanismes ? Des peuples


arrivent à se dépasser et à sortir de leurs traumatismes et
d’autres sont complètement rivés dans leurs situations de
souffrance.

En étant prudent, on peut distinguer ceux qui ont la chance


d’avoir à leur tête un despotisme éclairé destiné à modifier
la situation et à apporter un changement, même si le
régime a été strictement dictatorial. Et il y a ceux qui sont
corrompus et accusent toujours les autres : ce serait la
faute des Français depuis soixante ans. Comme si, avec
des situations à peu près similaires de colonialisme, il était
possible d’accabler l’un tandis que l’autre s’en sort. Une
chose est certaine, les élites algériennes ont menti et
continuent d’accuser les Français de tous les malheurs
qu’elles ont elles-mêmes prolongé, dont elles se sont
nourries, et de la corruption dont elles sont, en fin de
compte, l’expression même.

L’Occident a été l’élément de référence dans la manière de


se projeter dans la civilisation. Aujourd’hui, on voit qu’il est
surtout ramassé autour d’un noyau dur qui n’est pas
connecté au reste du monde…

L’Occident a beaucoup apporté, ne serait-ce que la


révolution industrielle et l’idée absolument nouvelle, à la fin
du XVIIIe siècle, de mettre fin au despotisme. Cela
n’empêche pas les despotes de venir et c’est une liberté
difficilement gagnée. Il est toujours possible d’avoir des
despotes ou un M. Trump, comme aux États-Unis où la
démocratie compte tellement. Mais nous avons apporté un
souffle nouveau et l’idée nouvelle de la Nation.

La meilleure preuve en est que les mouvements de


libération anti-coloniaux se sont appelés mouvements de
libération nationale. C’est-à-dire que c’en est fini d’avoir une
Chine du Nord et une du Sud, un Tonkin et un Hannan. Tous
vont se sentir Chinois et en lutte pour la liberté. L’Occident a
ainsi été extrêmement utile à un certain moment, puis a
profité de l’hégémonie qu’il a exercée.

Nous ne sommes pas meilleurs que qui que ce soit et la


tendance quand nous dominons est de profiter de la
prédation. C’est la nature humaine ! Si les Occidentaux
étaient réduits à une sorte de semi-esclavage, ils
pleureraient et diraient qu’il ne fallait pas promouvoir
l’esclavage.

Tout cela n’est pas héréditaire. Ce n’est pas parce que nous
avons utilisé l’esclavage que nous sommes des
esclavagistes aujourd’hui. Il est trop facile de dire que
l’esclavage a été strictement atlantique alors que, depuis
l’océan Indien, il y a eu le même nombre sinon davantage
d’esclaves emportés en direction des puissances
musulmanes de l’époque.

Avec en mémoire le temps long des guerres et des crises et


dans un contexte d’incertitude, qu’est-ce qui peut vous
raccrocher à une forme d’optimisme ?

Nous sommes à un moment de changement accéléré et


peut-être même à un tournant. C’est-à-dire qu’un déclin de
l’Occident peut continuer et devenir non pas une tendance
mais un fait. Je souhaite en tout cas que ne disparaisse
pas l’idée de la démocratie ou le refus de faire une
différence entre les hommes et les femmes pour
supérioriser l’un ou l’autre. La libre discussion doit exister le
plus possible. Je continue, avec un certain optimisme et
peut-être à tort, à penser que cela vaut la peine de se battre
pour certaines des valeurs que l’Occident a été capable de
produire, mais pas pour lui seul.

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