DÉBAT Faut-il aider AFFAIRE GÉRARD MILLER

l’Ukraine à faire Le vrai pouvoir

la guerre… ou la paix ? de l’hypnose
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No 1407
Du 29 fév. au 6 mars 2024 www.marianne.net

Loi 2004 sur le port

de signes religieux à l’école
20 ANS APRÈS...

Laïcité
La bataille perdue de la jeunesse
et les moyens de la reconquête
 RÉVEILLONS-NOUS
OU CE SERA LA GUERRE
Par Natacha Polony
l ne s’agit plus d’Emmanuel Macron ni de ses
I postures de petit chef viril. Il ne s’agit même
plus de la France ni de son afaiblissement par
des élites aveugles et irresponsables. Il s’agit de
savoir si nous allons accepter collectivement
de marcher comme des somnambules jusqu’à la guerre. Une
guerre dont nul ne peut prétendre qu’elle sera maîtrisée ou
contenue. Il s’agit de savoir si nous acceptons d’envoyer nos
enfants mourir parce que les États-Unis ont voulu à toute force
implanter des bases aux frontières de la Russie.
La Russie ne doit pas gagner. Nous en sommes tous d’accord.
À partir du moment où Vladimir Poutine, dans ses délires meur-
triers, a attenté à l’intégrité de l’Ukraine, nous devons soutenir
les Ukrainiens qui se battent admirablement pour leur pays.
Mais ce n’est plus de cela dont il est question. Quand on envisage
d’envoyer des troupes occidentales au sol, comme vient de le
faire Emmanuel Macron pour jouer les cow-boys au moment
où les États-Unis semblent abandonner la place de la grande
gueule en chef ; quand on livre des missiles longue portée dont
la cible ne peut être que Moscou, il faut, si l’on est encore en
démocratie, dire clairement aux citoyens ce que cela signiie.
En Europe et aux États-Unis, la petite musique de la guerre
est en train de s’imposer. En Pologne ou en Estonie, les
leçons de l’Histoire expliquent un bellicisme dont l’ampleur
est largement passée sous silence en Europe de l’Ouest. En
Allemagne, aux Pays-Bas, en Suède, les dirigeants politiques
ne se contentent pas de dire qu’il faut être suisamment armé
pour parer à toute éventualité, ce qui est une évidence que ces
mêmes dirigeants avaient oubliée depuis que plus personne
en Europe ne lit Jules César. Ils habituent les opinions à l’idée
d’une guerre à la fois inévitable et acceptable. Et partout, les
relais du courant néoconservateur américain hystérisent les
foules et lancent la traque aux « agents de l’étranger ». Les
historiens qui, dans un siècle, se pencheront sur cette période,
seront efarés de constater que les délires va-t-en-guerre de 1914
ont été surpassés. Car nous sommes bien à la veille de 1914,
et non pas en 1939, comme essaient de nous le faire croire les
propagandistes. Et le courage, en 1914, était du côté de Jaurès,
qui tenta d’empêcher la catastrophe et le paya de sa vie.
Le plus abject est sans doute que ce sont les mêmes qui,
depuis trente ans, ont désarmé l’Europe en défendant un
libre-échange qui détruisait toutes nos forces productives
et nous rendait dépendants en matière d’énergie, d’alimen-
Hannah Assouline
tation, dans les domaines du numérique et de la défense. Il
ne fallait pas critiquer cette Europe de la dérégulation et de
la concurrence généralisée. La division mondiale du travail,
c’était génial. Et puis, la guerre avait disparu, c’était mal, on
allait faire du commerce parce que l’Europe, c’était la paix. On
se contenterait d’intervenir ailleurs dans le monde pour expor-
ter notre modèle de démocratie… et les intérêts économiques
américains. Aujourd’hui, sans la moindre vergogne, les mêmes
soutiennent qu’il faut armer l’Europe, entrer en « économie
de guerre » parce que les États-Unis, si Donald Trump était
élu, risqueraient de se désengager. Un Raphaël Glucksmann,
incarnation de ce néoconservatisme nouvelle version, parle
d’« architecture de sécurité en Europe », ce terme qui désignait
la tentative par Nicolas Sarkozy et Angela Merkel d’arrimer
la Russie à l’Europe pour empêcher la montée des tensions,
tentative torpillée par les États-Unis, mais comme dans un
roman de George Orwell, la « sécurité » désigne désormais la
guerre et l’Europe, un supplétif des États-Unis.
Le New York Times, le 25 février, a publié une enquête
passionnante décrivant comment, depuis 2014, la CIA a
implanté 12 bases secrètes en Ukraine et formé les services
ukrainiens pour espionner à grande échelle la Russie. On y
apprend que les Ukrainiens ont plusieurs fois dépassé les
lignes rouges ixées par leurs interlocuteurs et organisé des
exécutions ciblées contre des leaders russes ou séparatistes.
On y découvre que ces personnels américains n’ont évidem-
ment pas été évacués au commencement de la guerre, mais
oicient en territoire ukrainien et que, s’ils « n’appuient pas
sur la gâchette », ils « ajustent le tir ». On le savait, bien sûr.
On se souvient du sommet de l’Otan en 2008, dans lequel les
Américains, contre Nicolas Sarkozy et Angela Merkel, voulaient
à toute force intégrer la Géorgie et l’Ukraine pour acculer la
Russie dans ses frontières. On se souvient du documentaire de
Paul Moreira sur Maïdan, qui montrait cette réunion à Kiev,
en 2016, dans laquelle le patron de la CIA assurait que là se
situait la « ligne de front ». Mais il ne fallait pas le dire. On était
un complotiste, voire un suppôt de Poutine. Aujourd’hui, le New
York Times l’écrit parce qu’il s’agit de convaincre les Américains
que, contrairement à ce que disent les élus républicains qui
refusent de voter les crédits, cette guerre est bien la leur.
À l’inverse de ce qu’il soutenait en 2022, Emmanuel Macron
semble ne plus vouloir pousser à des négociations. Les
néoconservateurs américains et européens ne veulent pas
d’une paix négociée. Pour l’instant, il faut se battre « jusqu’au
dernier Ukrainien ». Et après ? Concrètement, où veulent-ils
nous mener ? Au moment où l’Occident démontre au reste du
monde avec un cynisme irresponsable que le droit internatio-
nal n’est qu’un outil de domination à géométrie variable, au
risque de détruire toute forme de régulation internationale,
les délires va-t-en-guerre sont tout simplement criminels. n
29 février au 6 mars 2024 / Marianne / 3
 No 1407 DU 29 FÉVRIER AU 6 MARS 2024

3 NOTRE OPINION Par Natacha Polony

Réveillons-nous ou ce sera la guerre

Événement
6 Laïcité. La bataille perdue de la jeunesse
Par Hadrien Brachet
8 Ceux qui nous ont fait perdre la bataille
Par Rachel Binhas, Étienne Campion, François Darras,
Hadrien Mathoux, Lucas Planavergne et Thibaut Solano
12 “Tu savais que tout avait commencé à Creil,
en plus ?” Par Marion Rivet
14 Les jeunes sont-ils devenus antilaïques ?
Débat entre Samuel Grzybowski et Martin Lom
Propos recueillis par Hadrien Brachet
16 Histoire d’une loi nécessaire. Extraits exclusifs
6 de “Préserver la laïcité”, de Iannis Roder

20 CE QUE MARIANNE EN PENSE

La France roule contre les forçats du numérique
Par Violaine des Courières

Actu 60 MISE AU POINT Par Jérôme Leroy

Un CNews de gauche ?
22 ÉCONOMIE Le Maire, le père la Rigueur 61 AU LASER Par Chloé Morin
Par Marius Matty Qui est populiste ?
30 SOCIÉTÉ Violences gynécologiques : 64 HISTOIRE Mode. L’androgynie, c’est vieux
“Les praticiens se méient de leurs patientes” comme mes robes ! Par Nathalie Duval
Par Marie-Estelle Pech
SOCIÉTÉ Affaire Gérard Miller. Le vrai pouvoir
Découvrir
32
de l’hypnose Par Margot Brunet et Paul Conge

En couverture :Studio Pons / Photononstop - David Thierry / MaxPPP - Sommaire : Denis Allard / Leextra via Opale - DR
34 FAIT DIVERS La haine est dans le pré 66 HOMMAGE Philippe Muray, ultimes outrages
Par Thomas Martin Par Cécile Guilbert
36 DIPLOMATIE Faut-il fournir 76 QUELLE ÉPOQUE ! Artisanat d’art
plus d’armes à l’Ukraine ? La guerre du vitrail aura bien lieu
Par Henri Guaino et le général Vincent Desportes Par Emmanuel Tresmontant
40 INTERNATIONAL Trump-Poutine, le trouble jeu 79 UN MONDE MEILLEUR ?
22 Par Alain Léauthier Le paradis du feignant Par Nicolas Carreau
82 LA FRANCE DE PÉRICO
42 MIEUX VAUT EN RIRE ! Il sévit chaque année porte de Versailles.
Le salaud de l’agriculture

Le dossier Par Périco Légasse

46 Congo. Le poumon du monde presque

à bout de soufle Par Guillaume Jan

Agora
52 ANALYSE Participation, piège à cons ?
Par Samuel Piquet
56 ENTRETIEN Olivier Dard et Jean Philippet :
“Février 1934 entre en résonance avec notre
contemporain” Propos recueillis par Étienne Campion 76
60 À LA VOLÉE ! Par Jack Dion 86 CARTE BLANCHE à Benoît Duteurtre
D’Alexeï Navalny à Julian Assange 1924, l’année joyeuse

4 / Marianne / 29 février au 6 mars 2024

 LAÏCITÉ
LA BATAILLE
PERDUE DE
LA JEUNESSE

6 / Marianne / 29 février au 6 mars 2024

 Une partie de la jeunesse s’oppose à la loi
de 2004 sur le port des signes religieux
ostensibles à l’école vingt ans après son adoption.
Et tend à se focaliser sur la tolérance vis-à-vis de
l’expression confessionnelle, au risque de négliger
52 % la protection des individus contre les prosélytismes.
PAR HADRIEN BRACHET
M
DES LYCÉENS Mars 2004. Après quinze années de
FAVORABLES AU PORT débats entamés par l’inlammable
DE SIGNES RELIGIEUX OSTENSIBLES
DANS LES LYCÉES
« affaire de Creil », premier cas
Source : sondage Ifop 2021. médiatique de jeunes illes refusant
d’ôter leur voile à l’entrée de leur col-
lège, la France tranchait. Mettant in
à une succession d’atermoiements
politiques face à des équipes édu-
catives désemparées, la loi interdi-
sant « dans les écoles, les collèges et
les lycées publics, le port de signes ou
tenues par lesquels les élèves mani-
festent ostensiblement une apparte-
nance religieuse » était promulguée.
Une formule soigneusement éla-
borée, qui s’appliquait à toutes les
confessions et laissait aux élèves
la possibilité de porter des signes
discrets. Un texte d’apaisement,
surtout, visant à protéger l’école
des conlits identitaires et à ofrir
à des jeunes dont la conscience
est encore en formation la pos-
sibilité de se construire au-delà
des injonctions familiales,
sociales ou religieuses.
Deux décennies plus tard,
le texte est approuvé massi-
vement par les Français : plus
de 80 %, selon des sondages de
l’Ifop en 2019 et 2020. Mais, au-
delà des cas de contestations au
sein des classes, plusieurs enquêtes
d’opinion démontrent que les nou-
velles générations se distinguent
par une adhésion nettement moins
majoritaire que leurs aînés à cette
loi. Selon une étude de Kantar
Public, publiée en décembre 2023,
43 % des 18-30 ans seraient favo-
rables au port de signes religieux
ostensibles dans les lycées publics.
Studio Pons / Photononstop
Et même 52 % des lycéens, d’après
un sondage de l’Ifop de 2021. Si,
pour reprendre Pierre Bourdieu,
« la jeunesse n’est qu’un mot » et
ne pense pas en bloc homogène,
ces résultats accompagnent, chez
une part importante des jeunes,
la montée d’une vision de la laï-
cité axée sur la libre expression
des religions, au risque de laisser
au second plan la protection des
individus contre les prosélytismes.
« Se fait jour chez [les jeunes] une
conception de la laïcité prônant un
“respect” sans nuance des religions,
qui laisse de côté l’aspect le plus fon-
damental de la loi de 1905, la garan-
tie de la liberté de conscience de tous
les citoyens », écrit Jean-Pierre
Obin, ancien inspecteur général
de l’Éducation nationale dans son
livre Les profs ont peur. École & laï-
cité : enquête sur le grand renonce-
ment (Éditions de l’Observatoire,
2023). Selon une autre enquête de
l’Ifop en 2020, 75 % des 18-30 ans
considèrent qu’« il faut respecter
les religions ain de ne pas ofenser
les croyants ». Et près d’un tiers
d’entre eux ne sont pas d’accord
avec le fait qu’il « serait justiié que
les enseignants montrent à leurs
élèves des dessins caricaturant ou se
moquant des religions ain d’illustrer
les formes de liberté d’expression ».
Atteinte à la liberté
Ainsi, à un rejet frontal de la laï-
cité, exprimé par des inluenceurs
islamistes sur les réseaux sociaux
lorsqu’il s’est agi de promouvoir
l’abaya, s’ajoute chez une partie de la
jeunesse, y compris athée, une vision
de la société fondée sur une tolérance
faussement bienveillante, inspirée
du modèle américain. Reprenant les
travaux de la sociologue Anne Muxel,
pour qui les notions de « respect » et
de « liberté » structurent désormais
la pensée des jeunes, le professeur
d’histoire-géographie Iannis Roder
décrit dans Préserver la laïcité ›
29 février au 6 mars 2024 / Marianne / 7
 T FAIT
CEUX QUI NOUS ILOLNE
PERDRE LA BATA
› (Éditions de l’Observatoire,
2024), combien « pour une par-
Ils ont contribué à installer dans certaines têtes l’idée que
tie non négligeable des jeunes la laïcité constituerait une arme contre l’islam. Ou bien ont
Français, […] il ne va pas de soi baissé les bras face au prosélytisme en s’abritant derrière
que la laïcité “à la française” soit
plus enviable que la tolérance reli- les valeurs de la liberté et de l’inclusivité. Tour d’horizon
gieuse anglo-saxonne ». Certains,
bien que minoritaires, consi-
politique, médiatique et mercantile. PAR HADRIEN MATHOUX
dèrent la loi de 2004 comme une

À GAUCHE, À DROITE,
atteinte à la liberté, voire, une
mesure discriminatoire. Une
approche confuse, oubliant
que ce texte visait justement

AU MILIEU : TRAHISONS
à protéger des jeunes illes des
pressions de leur entourage et
donc… à préserver leur liberté

ET HYPOCRISIES
de conscience. « Si le voile restait
pour certaines un signe individuel
d’appartenance librement choisi, il
Laïcité

était devenu pour d’autres […] un

choix fait sous la contrainte, ou un
moyen de pression sur des jeunes
filles qui ne souhaitent pas le por-
ter et qui constituent une très large
majorité », rappelaient en 2004 dans
Libération Marceau Long et Patrick
Weil, membres de la commission
Stasi, dont les travaux débouchèrent
sur la loi. « Or, dans notre tradition
laïque, l’État est le protecteur du libre
exercice par chacun de sa liberté de
conscience […]. Il se doit d’intervenir
quand elle est menacée. »
Nécessité
d’un discours clair
Reste que, si elle est indispensable,
la loi de 2004 n’est pas suisante
pour faire vivre la laïcité auprès des
jeunes. Alors que, dans un sondage
OpinionWay publié en janvier,
seuls 54 % des 18-24 ans étaient
capables de citer l’année de début
de la Révolution française, la trans-
mission des connaissances histo-
riques et philosophiques utiles à la
compréhension de la laïcité est une
priorité. De même qu’une politique
sociale volontariste. « L’absence
de mixité à l’école est mortifère
pour la République », rappelait
Iannis Roder dans Marianne en
mars 2023. Sans oublier la néces-
sité d’un discours clair des respon-
sables politiques, qui ne cède ni
aux instrumentalisations oppor-
tunistes des uns ni au relativisme
des autres. n H.B.
GAUCHE RADICALE : boutoir des militants indigénistes.
UNE TRAÎTRISE EXEMPLAIRE La messe est dite, si l’on ose dire :
C’est évidemment le camp auquel
on songe en premier au moment
d’évoquer les compromissions du
monde politique sur la laïcité. Sur
ce sujet, tant d’encre a coulé qu’il
est diicile de savoir par où com-
mencer. Contentons-nous d’un
constat froid : si le combat laïque
est désormais considéré comme
une cause de « droite », c’est
d’abord parce que les prétendus
héritiers de Jaurès ont lâchement
décidé d’abandonner le drapeau.
Les raisons sont diverses :
clientélisme le plus cynique, qui
voit notamment les Insoumis
multiplier les génulexions pour
séduire un « électorat musulman »
qu’ils pensent conquérir en assi-
milant toute préoccupation liée
à l’islamisme à du racisme, et en
se livrant à un racolage décom-
plexé à la moindre occasion (voile,
abaya, Palestine, défense de per-
sonnalités et d’organisations
radicales…). Conviction sincère,
parfois, que l’« islamophobie » est
la menace prioritaire.
Conversion sur le fond, sou-
vent, à l’idée que le multicultu-
ralisme est préférable à un uni-
versalisme français jugé hors-sol,
une évolution qui doit autant à
l’influence du prêt-à-penser à
l’anglo-saxonne qu’aux coups de
les plus farouches ennemis de la
laïcité républicaine se trouvent
aujourd’hui dans les rangs de
Jean-Luc Mélenchon et de ses
épigones.
UN CENTRE GAUCHE
DIVISÉ
Si les plus médiatiques hérauts
de la social-démocratie se récla-
ment aujourd’hui bruyamment
de l’idéal laïque – bien pratique
pour se diférencier de la gauche
radicale compromise –, ce camp
n’a pas toujours été aussi clair,
notamment quand il était aux
manettes. L’époque où les « rad-
soc » trouvaient leur unité dans
leur opposition farouche au cléri-
calisme est bien révolue…
Qu’on en juge plutôt : dans
les années 1980, le pouvoir mit-
terrandien troque le modèle assi-
milationniste pour un « droit à la
diférence » léniiant qui pave la
voie à toutes les revendications
communautaires, souvent accueil-
lies avec bienveillance dans les
collectivités gérées par les socia-
listes ; en 1989, alors que l’afaire
du voile de Creil éclate, toute une
fraction du PS se détache de la
tradition laïque pour faire droit
aux menées religieuses, tandis
que Lionel Jospin refuse de tran-

8 / Marianne / 29 février au 6 mars 2024

 cher (lire p. 16). Enfin, en 2013,
François Hollande fait un beau
cadeau aux communautaristes
en créant un Observatoire de la
laïcité, conié aux bons soins des
inénarrables Jean-Louis Bianco et
Nicolas Cadène, lesquels prennent
soin… de fermer grand les yeux
sur le péril islamiste, considéré
comme une angoisse réservée aux
xénophobes.

SOUVENT MACRON
VARIE…
Bien fol est qui s’y ie ? Les répu-
blicains qui ont fait coniance au
président en croyant à son tour-
nant républicain après le discours
des Mureaux, en octobre 2020,
l’ont appris à leurs dépens,
comme le racontait Marianne en
novembre 2023. Si des avancées
incontestables ont eu lieu sous ses
mandats, comme le vote de la loi
contre le séparatisme, les convic-
tions profondes du chef de l’État
en matière de laïcité semblent
insondables, cependant que sa
majorité est profondément divisée
sur le sujet.
Le Macron originel semblait LES
plus que méfiant à l’égard du CONVICTIONS au tournant du XX e siècle est se traduit par des positionne-
profondes
républicanisme, marchant dans du chef de l’État aujourd’hui la famille qui s’airme ments à géométrie variable en
les pas du philosophe Paul Ricœur, en matière le plus comme le porte-drapeau permanence, qui fournissent des
de la deuxième gauche sensible de laïcité semblent de la laïcité, y compris du côté arguments à ceux qui accusent les
à l’expression religieuse et d’une insondables, du Rassemblement national qui laïques d’être racistes.
conception à l’américaine des rap- cependant s’opposait encore à la loi sur le La droite ne voit ainsi aucune
que sa majorité
ports sociaux. Ce président fusti- est divisée sur le port des signes religieux à l’école contradiction à vouloir inscrire
geant la « laïcité revancharde » a sujet. Ci-dessus, en 2004. Mais il y a bien sûr un hic, à la fois la laïcité et les « racines
laissé la place à un hussard noir lors de l’hommage puisque la laïcité que défendent chrétiennes de la France » dans la
courageux après l’attentat contre à Samuel Paty, conservateurs et nationalistes Constitution. Le Rassemblement
à la Sorbonne,
Samuel Paty… mais Emmanuel à Paris, le de tout poil est bien souvent national invoque la laïcité mais
Macron est loin d’être toujours 21 octobre 2020. détournée de son sens. foule aux pieds la liberté de
clair sur ses intentions, entre des En efet, nos néorépublicains conscience, en inscrivant notam-
choix de nominations incertains font de ce principe d’émanci- ment dans son programme l’inter-
aux ministères clés et des embar- pation une arme de « combat diction de porter le voile sur la
dées improbables, comme en civilisationnel », estimant que voie publique. Comme souvent,
décembre, où il a cru bon de laisser la laïcité est un particularisme l’examen du terrain local révèle
le grand rabbin de France allumer culturel français à défendre… des manquements encore plus
une bougie de Hanoukka au beau contre l’islam, et l’islam unique- manifestes : on ne compte plus
milieu de l’Élysée. ment. Cela part bien sûr d’une les élus de droite qui n’hésitent
réalité historique, à savoir que pas à conier symboliquement la
DES DROITES la bataille entre la République et destinée de leur collectivité aux
BOITEUSES
Romain Gaillard / Abaca

l’Église catholique est terminée, autorités religieuses, à l’image de

Charles Maurras, Albert de Mun et qu’on a peine à imaginer un Christian Estrosi, à Nice, ou de
et le pape Pie X se retournent christianisme romain moribond Laurent Wauquiez avec ses envo-
peut-être dans leur tombe : la représenter une réelle menace lées annuelles à Lyon lors du Vœu
droite héritière du cléricalisme pour la laïcité. Cependant, cela des échevins. n

29 février au 6 mars 2024 / Marianne / 9


DE L’ONU À NETFLIX, “L’IN
DES INSTITUTIONS
INTERNATIONALES
Si la « société civile » et les
« institutions internationales »
ont bonne presse dans les
médias, il est primordial de
ne pas pécher par naïveté : le
procédé désormais bien connu
associant activisme islamique et
air du temps multiculturaliste à
l’anglo-saxonne a produit des
effets dévastateurs dans le
débat public. Ainsi, le mal nommé
Laïcité
Comité des droits de l’homme de
l’ONU ne manque pas une occa-
sion de s’opposer à la France
lorsqu’elle lutte contre l’islamisme,
par exemple en s’opposant au port
du voile intégral. À des degrés
divers, Amnesty International et
la Ligue des droits de l’homme ont
participé à cette ofensive visant
à présenter la laïcité comme
l’« ennemie des droits humains »,
comme le dénonce la rapporteuse
spéciale des Nations unies Karima
Bennoune (une des rares amies de
l’universalisme dans les sphères
onusiennes). n HADRIEN MATHOUX
DES INFLUENCEURS
DES RÉSEAUX SOCIAUX
ET DE LA TÉLÉ
Pour toucher les plus jeunes, rien
de plus efficace que les réseaux
sociaux. À chaque débat sur la laï-
cité, les pourfendeurs de l’« isla-
mophobie d’État » se mobilisent
pour mener la contre-ofensive en
ligne. Dernier exemple en date :
l’interdiction de l’abaya, juste
avant la rentrée scolaire 2023.
« Que les jeunes illes musulmanes
de France aillent avec leur vête-
ment pudique à la rentrée. Si elles
sont nombreuses à venir ainsi, les
islamophobes ne pourront que
céder face à la liberté de ces illes,
Incha’Allah », affirme alors les
Savants du Maghreb, un compte
relayant des déclarations de pré-
dicateurs islamiques sur X. « Ils ne
10/ Marianne / 29 février au 6 mars 2024
T FAIT
CEUX QUI NOUS ILOLNE
PERDRE LA BATA
savent pas diférencier l’abaya de la
non-abaya. [...] Achetez vos robes au
rayon femmes enceintes de Kiabi
ou de Zara », conseille pour sa
part @sirinejneof à ses quelque
800 000 abonnés sur TikTok. « Et si
on vous dit “non tu ne rentres pas”,
commencez à porter plainte », pré-
conise encore celle qui dénonce
« les racistes et leur laïcité ».
Auprès de ses « fanzouzes », le
gourou Hanouna prêche le res-
pect des religions mais pas celui
de la libre expression. Souvenons-
nous de cette émission de sep-
tembre 2020 au cours de laquelle
l’animateur déclarait : « De toute
façon, je suis toujours contre les
blagues, les discriminations et les
provocations sur les religions. » Il
s’attaquait aussi à la jeune Mila,
pourtant déjà menacée de mort :
« Cette adolescente avait eu des pro-
pos abjects sur l’islam, qu’on avait
condamnés ici [...]. Ils sont inadmis-
sibles, je vous le dis, elle fait bien de
se faire toute petite maintenant. »
Et s’interrogeait par la même
occasion : « Est-ce qu’on a vraiment
besoin, aujourd’hui, [...] et je le dis
franchement, des dessins comme
ceux de Charlie Hebdo, qui mettent,
mine de rien, de l’huile sur le feu ? »
De l’histoire ancienne ? Trois ans
plus tard, lors des débats sur le
port de l’abaya à l’école, Hanouna
AGITATEURS
IDENTITAIRES invitait un parent d’élève à venir
@Sirinejneoff
(à g.)dénonce s’indigner de l’interdiction du vête-
sur TikTok ment. Parent d’élève qui, finale-
“les racistes ment, était un activiste religieux
et leur laïcité”. partageant sur les réseaux sociaux
Cyril Hanouna, lui,
prêche le respect
des contenus antisémites. n
des religions LUCAS PLANAVERGNE ET THIBAUT SOLANO
mais pas de la
libre expression. DES PLATES-FORMES
Quant à la série
“Ginny and
NETFLIX, AMAZON PRIME…
Georgia”, diffusée Dissipons les ambiguïtés : non,
sur Netlix, les dirigeants de Netlix, Amazon
elle promeut le Prime et autres plates-formes en
diversity washing, ligne n’œuvrent pas sciemment à
avec une mise
en avant des
détricoter la laïcité à la française en
minorités. se frottant les mains autour d’une
table en verre. Les ressorts de la
mécanique culturelle qui « ringar-
disent » notre modèle de laïcité
sont plus complexes, mais disons
que l’universalisme à la française TikToK - Netlix - Cyrille George Jerusalmi / C8 - Gabrielle Cézard / Sipa
est largement minoritaire dans
l’offre proposée. Dans la série
« Ginny and Georgia » (Netflix),
comme dans bien d’autres, les
personnages sont définis uni-
quement par leur appartenance
communautaire : Noirs, Asiatiques,
sourds, lesbiennes… Plus globa-
lement, le diversity washing (la
mise en avant des minorités pour
s’afficher comme progressiste)
tire le jeune public davantage
vers le camp des revendications
communautaires que vers celui
où l’on accepte la critique des
CLUSIVITÉ” SANS LA LAÏCITÉ Adidas montrait aussi une
basketteuse en hijab pour…
la Journée internationale des
femmes. n L.P.

religions. Autre exemple : la série
« Miskina, la pauvre » (Amazon
Prime), bourrée de clichés, dans
laquelle on découvre une céliba-
taire trentenaire qui se reconstruit
en renouant, notamment, avec
l’islam et son Algérie idyllique.
Au catalogue de la même plate-
forme, on trouve le documentaire
« Salam », qui esthétise à outrance
la conversion de la rappeuse fran-
çaise Diam’s, qui passe de jeune
femme décomplexée à promotrice
de l’islam salaiste. Gageons que la
critique des religions constitue-
rait un risque, inancier et répu-
tationnel pour ces plates-formes,
un risque que le cinéma français
lui-même peine de plus en plus à
prendre. La demi-subversion reste
une valeur sûre ! n ÉTIENNE CAMPION
DES DOMMAGES
DU FONDS MARIANNE
« Soutenir des actions en ligne
[...] destinées aux jeunes de
12 à 25 ans exposés aux idéologies
séparatistes », tel était l’objectif
du fonds Marianne lancé par
Marlène Schiappa. Cette mission
n’a jamais été pour déplaire à
notre journal. Quand bien même
Marianne a été aux avant-postes
AU NOM DE des révélations sur les conditions
LA DIFFÉRENCE DES MARQUES d’attribution très opaques de
L’héroïne de la QUI ONT DE LA RESSOURCE ces quelque 2 millions d’euros,
série “Miskina,
la pauvre” renoue Le communautarisme et l’assi- en particulier à une association,
avec l’islam et une gnation religieuse, ça rapporte ! l’Union fédérative des sociétés
Algérie idyllique. En septembre, Sephora faisait d’éducation physique et de prépa-
Pro-inclusion, la promotion des Hijabeuses, ration militaire (l’USEPPM). C’est
Sephora a fait en
2020 la promotion ce collectif de footballeuses qui qu’il est utile de mener des opéra-
des Hijabeuses. milite depuis 2020 pour que les tions de soft power républicain à
Censée combattre sportives musulmanes puissent l’attention des jeunes tant ils sont
le séparatisme, garder leur foulard pendant bombardés de discours religieux
l’ex-ministre
Marlène Schiappa les matchs. « Rencontre avec [...] radicaux et de récits louant les
s’est fait épingler ces femmes qui prônent le dépasse- mérites du différentialisme.
pour la gestion du ment de soi, l’esprit d’équipe et de Le hic, c’est que l’affaire du
fonds Marianne combativité, et l’inclusion », décri- fonds Marianne a fait naître le
qu’elle avait mis vait la célèbre chaîne de magasins doute, voire la suspicion, sur le
en place en 2021.
française dans un clip. Quelques bien-fondé de telles initiatives.
semaines auparavant, le Conseil Alors que, dans le camp d’en face,
d’État confirmait pourtant l’in- on n’a aucun scrupule à finan-
terdiction du port du voile sur cer des opérations de com visant
les terrains au nom… du prin- à affaiblir l’État, la République
cipe de laïcité. En mars 2022, et ses principes. n FRANÇOIS DARRAS

LES JO, TERRAIN DE JEU DES PROSÉLYTES ?

V
erra-t-on sur nos écrans
des athlètes voilées aux
Jeux de Paris cet été ?
Sur le papier, la question
semblait tranchée. La charte
olympique, avec sa règle 50.2,
n’autorise « aucune sorte
de démonstration ou
de propagande politique,
religieuse ou raciale dans un
lieu, site ou autre emplacement
olympique ». Mais, dans les
faits, la neutralité exigée a été
violée à plusieurs reprises
par le CIO qui estime depuis
les années 2000 que le voile
islamique est un signe culturel
et non cultuel. Rien que ça. Les
partisans des signes religieux
ostensibles dans le sport
peuvent donc compter sur des
soutiens de taille sponsors,
fédérations, CIO, et même des
politiques. Ainsi, en 2020, lors
d’une audition au Sénat
portant sur la radicalisation
islamiste, Roxana Maracineanu
alors ministre des Sports
déclarait : « Le sport que je
défends est un sport inclusif où
tout le monde arrive comme
il est. » Une interprétation de la
laïcité que ne fait pas sienne
l’actuelle ministre Amélie
Oudéa-Castéra, qui s’est dite
favorable à un « régime de
laïcité stricte », précisant que
les athlètes françaises ne
pourraient pas porter le voile
aux Jeux parisiens. Quant
aux sportifs étrangers,
ils pourront toujours compter
sur la mansuétude du CIO. n
RACHEL BINHAS

29 février au 6 mars 2024 / Marianne / 11

 “TU SAVAIS QUE TOUT A COM
L
La sortie du lycée Jules-Uhry,
à Creil, est chaque jour le
théâtre d’un petit cérémonial.
À peine la grille franchie, une
poignée de filles s’arrêtent
pour ajuster leur voile à la
hâte avant de courir attraper
un bus. Bonnets et barrettes
virevoltent : ces lycéennes sont
rodées à l’exercice. Ce ven-
dredi après-midi, qui marque
le début des vacances d’hiver,
Salma observe la scène, dubi-
tative. « L’année dernière, elles
avaient le droit de le faire à l’intérieur
Laïcité
de l’établissement, devant une petite
glace. C’était quand même mieux
pour elles… », lâche cette élève de
16 ans aux traits encore poupins et
aux longs cheveux bouclés.
Bien que musulmane prati-
quante, elle n’a pas encore « passé
le cap » de porter le voile, mais
envisage de le faire « aussi vite que
possible ». « C’est obligatoire pour
nous, mais l’interdiction de le por-
ter à l’école nous empêche de pra-
tiquer pleinement notre religion »,
12 / Marianne / 29 février au 6 mars 2024
En 1989, l’affaire du foulard de Creil interdit », dit celle qui arbore un col-
lier avec une petite croix en or. Le
secouait la France. Trente-cinq ans pendentif aurait pu rester discret
plus tard, nombreux sont les jeunes mais, par-dessus son col roulé noir,
il attire le regard. « Je la porte tous les
de cette ville populaire de l’Oise jours, dit-elle. Certains élèves m’ont
à réclamer le droit de porter déjà demandé pourquoi, moi, j’avais
le droit d’aicher ma religion… »
des signes religieux à l’école au
nom du “respect” de la différence. “L’abaya, c’est juste
“Marianne” leur a donné la parole, une robe”
« C’est normal, ce n’est pas ostenta-
sans iltre. PAR MARION RIVET toire un collier ! », tranche Eunicia,
elle aussi chrétienne. Le lointain
déplore-t-elle. Salma juge la laïcité souvenir d’une charte de la laïcité
« mal construite en France ». Puis DIVERSION à l’école que tous les élèves étaient
nuance : « Bien sûr, je comprends “Les médias amenés à signer à chaque rentrée
et les politiques
l’intention qu’il y a derrière… mais parlent de laïcité scolaire leur revient en mémoire.
ce n’est pas un voile qui va forcer pour faire de Mais les trois jeunes filles,
les autres à se convertir ! » Grace, l’audience”, aujourd’hui en classe de première,
une adolescente du même âge, analyse Bilal, confessent n’avoir « évidemment »
acquiesce. Elle se souvient du jour 23 ans. Selon lui, jamais lu le document. « T’as rai-
ce principe est
où les surveillants ont fait le tour des utilisé pour éviter son, mais si un musulman porte une
classes pour « rappeler les règles ». d’évoquer les chaîne avec le croissant de lune, ça
« On a aussi eu droit à une pancarte questions sociales. fera polémique, c’est sûr », répond
avec un voile barré. C’était un peu Ci-dessous, Grace. Toutes les trois en sont per-
rentrée scolaire
la honte d’avoir ça dans son lycée… au collège Gabriel- suadées : « Derrière la défense de la
On vit en France, on sait tous que c’est Havez, à Creil, le laïcité, c’est l’islam qui est ciblé. »
4 septembre 2023.
Jeanne Frank
MENCÉ À CREIL, EN PLUS ?”
À deux pas du lycée se trouve
le Sun, véritable institution de la
jeunesse creilloise. Ce vendredi, le
fast-food fait oice de point de ren-
contre pour deux cousines venues
trinquer aux vacances scolaires
autour d’un milk-shake. La plus
jeune d’entre elles, Yasmine, n’est
qu’en troisième et a déjà un avis
bien arrêté sur une laïcité qu’elle
souhaiterait « plus souple ». Si la
collégienne de 15 ans sait bien
qu’« on ne doit pas montrer et
imposer notre religion à l’école »
en France, elle ne comprend pas
pourquoi l’abaya a été interdite.
À l’époque, la jeune fille avait
suivi toute la polémique sur les
réseaux sociaux. « Ça n’a rien à
voir avec la laïcité, assure-t-elle.
Toutes mes amies en mettaient sans
être musulmanes, c’était la mode. »
Pour preuve, Yasmine dégaine son
téléphone ain de montrer des pho-
tos d’elle dans diférentes abayas,
rose, cyan, orange… « C’est juste une
robe », maintient-elle. Elle s’appuie
aussi sur des exemples observés au
Royaume-Uni, où sa grande sœur
a étudié : « Il y a des écoles avec des
salles de prière et cela ne dérange
personne là-bas. »
« Moi, je pense que c’est mieux
que ce soit aussi laïque en France.
À Londres, ils s’aichent ! », estime
de son côté Bilal, 23 ans, prépa-
rateur de commandes pour une
marque de luxe française. Attablé
avec un collègue dans la même
salle, il est catégorique : « Pas de
signes religieux à l’école. Chacun
sa religion pour soi. » Et d’ajouter,
pour bien se faire comprendre :
« En tant que musulman, on est déjà
la risée de tout le monde… »
Assis à côté de lui, Mokhtar
l’interpelle : « Tu savais que tout
a commencé à Creil, en plus ? » Le
jeune homme de 21 ans n’était
pas né en 1989, lorsque l’affaire
du « foulard islamique » a envahi
le débat public, mais il affirme
s’être « beaucoup renseigné »
sur la laïcité en regardant des
documentaires. Comme la plu-
part des jeunes rencontrés ici, il
trouve qu’il y a une « stigmatisation
de l’islam » : « On parle de sépara-
tion de l’Église et de l’État, mais il
n’y a pas la même énergie déployée
à l’égard des musulmans que pour
d’autres confessions. »
« Je vois ma mère galérer, les gens
n’arrivent pas à boucler leurs ins de
mois… et on nous parle d’abaya »,
dénonce aussi le Creillois. « Le
social, ça fait pas vendre, renché-
rit Bilal. Les médias et les poli-
tiques parlent de laïcité pour faire
de l’audience. » Ce dernier admet
qu’il y a des problèmes de non-res-
pect de la laïcité, qu’il attribue à
des « faux musulmans » qui surfe-
raient sur un « efet de mode » en
“IL N’Y A PAS LA MÊME
ÉNERGIE DÉPLOYÉE
À L’ÉGARD DES MUSULMANS
QUE POUR D’AUTRES
CONFESSIONS.” MOKHTAR
refusant de se plier aux règles de
la République. « Des cons, il y en a
partout », esquive le jeune homme
à la barbe bien taillée. « Ou alors,
tu vas dans une école privée ! »,
suggère Mokhtar.
Pour l’uniforme… mais
avec un voile neutre
Installées autour d’une pizza,
deux amies d’enfance, Coraline et
Florina, se sont donné rendez-vous
à leur QG. « La laïcité, ce n’est pas
cacher sa religion, comme si c’était
mal. C’est accepter celle des autres »,
annonce la première, d’origine
turque, étudiante en pharmacie
à Lille. « Interdire le voile dans les
lycées, ça n’a pas de sens pour moi »,
explique la jeune femme à la dizaine
de piercings. « Surtout que l’État
doit rester neutre », glisse Florina,
qui suit un CAP petite enfance à
Compiègne. Toutes les deux aime-
raient que la loi de 2004 évolue
afin que chacun puisse porter ce
qu’il lui plaît « comme à la fac ».
Paradoxalement, les deux jeunes
femmes de 20 ans militent pour
l’uniforme à l’école, vu comme
la « solution la plus laïque ». À une
condition, cependant : « Qu’il y ait
des vêtements pour les musulmans
aussi, avec une tenue ample et un
voile neutre », préconise Coraline.
Au stade « City » Descartes, des
jeunes du quartier de la ZAC pro-
itent du week-end pour faire un
foot malgré la pluie qui tombe
par intermittence. « Pour moi, la
France est de moins en moins laïque,
car on n’est pas tous égaux », lance
d’emblée Taha. « T’oublies que
c’est un pays chrétien à la base », le
reprend son ami Ange, lui-même
catholique. Mais la célébration de
Hanoukka par Macron à l’Élysée ne
passe pas. Quoi qu’il en soit, pour
Ange, s’il y a un sujet sur lequel on
ne devrait pas rigoler, c’est bien
celui de la foi : « Je ne supporte pas
quand des gens de ma communauté
critiquent d’autres religions. »
Noa vient de débarquer, et
rejoint le groupe, chaussures de
sport dans une main et tapis de
prière dans l’autre. Après avoir fait
ses ablutions à l’aide d’une bou-
teille d’eau, il s’éloigne du terrain
pour aller prier dans l’herbe, pen-
dant que ses copains le charrient.
Ce jeune, passé du catholicisme
à l’islam, jure que c’est la pre-
mière fois qu’il se retrouve dans
cette situation, mais il a pris « du
retard dans les prières » pendant
son travail à La Poste. « La laïcité,
c’est important pour la tolérance.
S’il y avait une religion supérieure
aux autres, les autres seraient dis-
criminées », avance-t-il. Un de ses
coéquipiers le tire par le maillot
en direction du terrain, c’est à son
tour de jouer : « Dis clairement les
termes : sans la laïcité, on serait en
train de se tirer dessus, frère ! » n
29 février au 6 mars 2024 / Marianne / 13
 DÉBAT
LES JEUNES SONT-ILS
DEVENUS ANTILAÏQUES ?
L’un a fondé le “mouvement de jeunesse interconvictionnel” Coexister, qu’il a depuis
quitté. L’autre est président de l’association Génération Charlie, qui veut défendre
auprès des jeunes “les valeurs et l’héritage de ‘Charlie Hebdo’”. “Marianne” a réuni en
visioconférence Samuel Grzybowski et Martin Lom pour débattre de la laïcité et
du rapport des nouvelles générations à ce principe. PROPOS RECUEILLIS PAR HADRIEN BRACHET
Laïcité
Marianne : Comment
déinissez-vous la laïcité ?
Samuel Grzybowski : La laïcité
est un principe constitutionnel et
républicain. Il se décline notam-
ment dans un principe d’organi-
sation de l’État au service de la
devise républicaine dans le champ
des religions et des convictions.
Il permet la liberté de convictions,
l’égalité de tous les citoyens devant
la loi et la concorde nationale.
Martin Lom : C’est un principe
de liberté de conscience, de libre
exercice des cultes, mais aussi
d’égalité. Le discours à géomé-
trie variable sur les religions n’est
pas un discours laïque. Toutes les
religions doivent être logées à la
même enseigne.
La loi de 2004 sur le port
de signes religieux ostensibles
à l’école vous paraît-elle
conforme à ce principe
de laïcité ?
S.G. : Si j’avais été parlementaire
en 2004, j’aurais voté cette loi.
Elle a été conçue pour traduire
l’idéal laïque de Jules Ferry d’une
école républicaine dans laquelle
les citoyens peuvent découvrir
l’entièreté de leur identité au-delà
de leurs identités religieuses. Sans
pour autant interdire aux élèves
d’en parler ni exiger leur neutralité,
puisque celle-ci est le fait de l’État
et non des citoyens – à moins qu’ils
14 / Marianne / 29 février au 6 mars 2024
ne soient agents du service public.
Néanmoins, le débat public autour
de ce texte a ouvert une boîte de
Pandore, largement franchie avec les
abayas ou la loi sur le séparatisme,
qui se caractérise par la volonté
d’étendre la sphère de neutralité
aux citoyens et au domaine privé.
M.L. : La loi de 2004 est en parfaite
SAMUEL conformité avec la loi de 1905, qui
GRZYBOWSKI* prévoit deux types de limite à la
liberté d’exercice des cultes : l’ordre
public et la protection de la liberté
de conscience. Si la loi de 2004 ne
remet pas en question le fait qu’il
y a une neutralité de l’État et non
des citoyens, on considère cepen-
dant que les élèves ne sont pas
des usagers des services publics
comme les autres. Ils sont en pleine
MARTIN LOM construction citoyenne et doivent
pouvoir s’émanciper. Sur l’abaya, le
Conseil d’État a tranché en 2023 sur
le fait qu’il s’agit, dans le contexte
actuel, d’un signe qui manifeste
ostensiblement une appartenance
religieuse. En réalité, le débat sur
“LES JEUNES SONT SURTOUT
DÉÇUS DE LA PROMESSE
RÉPUBLICAINE DE LIBERTÉ,
D’ÉGALITÉ ET DE FRATERNITÉ,
NON TENUE.” S. GRZYBOWSKI
l’abaya montre bien que les reli-
gions prosélytes trouvent toujours
un moyen de s’airmer et d’aller
titiller la République à l’école.
Y a-t-il au sein de la jeunesse
une forme de méiance
à l’égard de la laïcité
et du modèle républicain ?
S.G. : Il y a surtout une déception
vis-à-vis de la promesse républi-
caine non tenue de liberté, d’éga-
lité et de fraternité. On le voit à
travers le racisme et les agressions
antireligieuses, mais aussi avec des
services publics qui ne sont pas à
la hauteur. Par ailleurs, une partie
des jeunes s’est bien rendu compte
que la laïcité était utilisée par cer-
tains, non comme un moyen de
protection face au pouvoir d’ins-
titutions religieuses – comme
l’Église toute puissante au début
du siècle dernier –, mais pour
exclure et se méfier de la foi de
certains citoyens. Parce qu’ils
auraient une appartenance reli-
gieuse, en particulier musulmane,
mais pas seulement, ces derniers
Vincent Isore / IP3 / MaxPPP - Anaïs Oudart
seraient moins rationnels. Je pense
donc que cette méiance est plus
forte dans notre génération. Or
si nous sommes idèles à l’esprit
d’Aristide Briand sur la laïcité
et à celui de Jean Jaurès sur la
République sociale, il n’y a aucune
raison pour que la génération qui
vient continue de s’en méier.

M.L. : J’aimerais bien comprendre
comment on peut considérer,
comme le soutiennent des dis-
cours sur les réseaux sociaux, que
la laïcité viserait particulièrement
les musulmans. Alors qu’on fête
les 20 ans de la loi de 2004, je vou-
drais rappeler que la commission
Stasi, dont les travaux ont abouti
à ce texte, s’est fondée sur les
Jean-Francois Deroubaix / Gamma
témoignages de jeunes filles qui
étaient confrontées à une injonc-
tion à la pudeur de la part de leurs
pairs. La laïcité est un principe
qui les protège ! Bien sûr qu’il y
a des promesses non tenues de
la République, cependant elles
RETOUR
EN ARRIÈRE
Selon Martin Lom, ne doivent pas être vues comme
“aujourd’hui, des des arguments pour justifier les
jeunes tiennent attaques contre la laïcité. Je ne
des positions que
pouvaient avoir suis pas pour l’opposition entre
leurs aînés dans l’accompagnement des jeunes,
les années 1970, d’un côté, et la fermeté dans les
qui étaient textes, de l’autre. On ne peut pas
alors offusqués nier qu’il y a un retour de l’entre-
par ce qu’était
‘Charlie Hebdo’”. soi religieux à l’école. Ma généra-
tion est plus encline à se diriger
vers des modèles anglo-saxons de
multiculturalisme. Si la laïcité était
bien expliquée, elle pourrait être un
ciment qui créerait du commun.
Les divisions peuvent venir efec-
tivement d’un discours pseudo-
laïque de l’extrême droite mais
aussi d’une partie de la gauche,
qui capitalise sur des mauvaises
interprétations de la laïcité.
Pensez-vous que critiquer
ou caricaturer la religion ne va
pas de soi pour les jeunes ?
M.L. : Oui, beaucoup de jeunes
ne comprennent pas l’intérêt de
caricaturer telle ou telle religion.
Ma génération est fracturée sur
cette question. À sa création,
Charlie Hebdo était un journal
contestataire, avec une forme de
fraîcheur, progressiste et moderne.
Aujourd’hui, des jeunes tiennent
des positions que pouvaient avoir
leurs aînés dans les années 1970,
qui étaient alors ofusqués par ce
qu’était ce journal.
S.G. : C’est un phénomène inquié-
tant. Il faut se méfier des inté-
grismes qui, au sein de chacune
des communautés religieuses,
peuvent expliquer que le blas-
phème serait un délit, et aussi
défendre la violence ou l’homo-
phobie. Pour autant, je ne crois
pas que la laïcité soit l’instrument
destiné à examiner les problèmes
de conservatisme au sein des reli-
gions. L’outil qui permet de libérer
les croyants de cette bigoterie, c’est
l’éducation dans la justice, c’est-à-
dire dans le respect des luttes de
chacune des populations qui vivent
des discriminations systémiques.
Ces jeunes qui ne supportent pas
qu’on critique leur communauté
religieuse s’attachent au seul
espace qui, de leur point de vue, les
protège. Les conservateurs de tout
poil les recrutent en s’appuyant sur
les injustices dont ils sont victimes
dans la société.
M.L. : Il faut décorréler les ques-
tions d’opposition à la laïcité et
d’abandon par la République. Il y
a des personnes qui n’ont manqué
de rien et qui tiennent les mêmes
discours contre la République. La
laïcité fait partie des outils princi-
paux pour lutter contre l’homopho-
bie, le racisme, l’antisémitisme ou
les inégalités de genre et permettre
aux élèves de s’émanciper. n
* Gagner. Pour que la politique change (vraiment)
nos vies, ouvrage collectif, Au diable vauvert, 2024.
29 février au 6 mars 2024 / Marianne / 15
Laïcité

BIENVEILLANTE
En 1989, Lionel
Jospin plaidait
pour une laïcité
qui ne soit plus
“de combat”.

HISTOIRE D’UNE
Il s’opposait alors
à l’exclusion des
élèves voilées,
estimant que
le savoir transmis

LOI NÉCESSAIRE
à l’école serait
sufisant pour
les émanciper.
Ici à un congrès
de la FIDL, le
28 janvier 1989.

Dans son dernier ouvrage, Iannis Roder, membre du Conseil des sages
de la laïcité, relate l’histoire de la loi de 2004, des débats sur le voile
de 1989 à l’interdiction de l’abaya. Passages choisis. PAR HADRIEN BRACHET

C C’est une véritable fresque histo-

rique que publient Iannis Roder,
Alain Seksig (tous deux membres
du Conseil des sages de la laïcité) et
Milan Sen, membre de la Fondation
Jean-Jaurès, aux Éditions de l’Obser-
vatoire. Dans Préserver la laïcité, à
paraître le 6 mars, ils reviennent
sur la trajectoire de la loi de 2004.
Au il des pages s’invitent l’« afaire
EXTRAITS
LA NAÏVETÉ DE JOSPIN,
MINISTRE DE
L’ÉDUCATION NATIONALE
[Sur l’« afaire de Creil »], la posi-
tion de Lionel Jospin est médiatisée
par un entretien qu’il accorde le
26 octobre 1989 à l’hebdomadaire
le Nouvel Observateur. [...] Il airme
immédiatement que « le port d’un
avec les familles en expliquant
les principes de la laïcité, il insiste
sur le fait que « l’enfant – dont la
scolarité est prioritaire – doit être
accueilli dans l’établissement public,
c’est-à-dire dans les salles de classe
comme dans la cour de récréation.
L’école française est faite pour
éduquer, pour intégrer, pas pour
rejeter ». « L’école en France doit
Chip Hires / Gamma-Rapho / Getty

de Creil », de 1989, premier cas
médiatique de collégiennes exclues
pour avoir refusé d’ôter leur voile ;
les travaux de la commission Stasi,
en 2003, sur l’application du principe
de laïcité ; ou le problème récent de
l’abaya. En voici les bonnes feuilles. n
foulard ou de tel autre signe d’appar-
EXCLUSIFS tenance à une communauté reli-
gieuse ne peut constituer un motif
d’exclusion de l’élève ». S’il précise
ensuite que les chefs d’établisse-
ment et les équipes éducatives
doivent mener des discussions
accueillir tous les enfants », avait
déjà dit le ministre. Il airme être
« pour le respect de la conscience de
l’enfant ». Toutefois, Lionel Jospin
tient à mettre en avant l’idée que le
prosélytisme est proscrit au sein de
l’école tout comme l’éventuel refus

16 / Marianne / 29 février au 6 mars 2024

 1989 l’intégration, car l’école publique
est « une école d’intégration et non
plus d’assimilation », au contraire
de la rigidité qui crisperait les posi-
tions. Il met en avant la faculté
de l’école à ouvrir les esprits et à
permettre à chacun, de manière
quasi automatique, d’accéder à
l’émancipation quels que soient
les déterminismes qui nous
habitent, airmant ainsi qu’« en
acceptant l’enfant ou la jeune ille,
en lui offrant une éducation, une
ouverture sur le monde, l’école la
L’AFFAIRE DU VOILE DE CREIL défraie la chronique. Ci-dessus, tire de l’isolement familial, elle lui
l’une des deux sœurs Achahboun exclues du collège Gabriel-Havez. propose des éléments de rélexion.
Qui vous dit que dans dix ans ces
des contenus des cours, sous des jeunes musulmanes qui défraient
prétextes religieux, en l’occurrence aujourd’hui la chronique porteront
« en prétextant que le contenu de ces encore le foulard, qu’elles ne seront
enseignements serait en contradic- pas émancipées ? ». Il livre ainsi le
tion avec le Coran ». Il n’hésite d’ail- fond de sa pensée : « La société a
leurs pas à dire que « si une famille bougé, elle est plurielle. La laïcité
ou un enfant récuse les éléments de n’a plus besoin d’être une laïcité de
l’école publique, laïque, qui résident combat. Elle doit être au contraire
dans l’organisation et le contenu de une laïcité bienveillante, faite pré-
son enseignement, alors les parents cisément pour éviter les guerres,
de l’enfant doivent faire pour lui un y compris les guerres… de religion ! »
autre choix ». [...] Jospin ajoute que Au-delà de la question de l’école,
« ce n’est pas en provoquant le refus, Lionel Jospin considère qu’« il n’y
en pratiquant l’exclusion qu’on favo- a aucune menace de l’Islam inté-
risera l’évolution de l’islam dans le griste sur la République française »,
monde occidental ». Il évoque ainsi expliquant par là même la lecture
l’idée que la tolérance favoriserait qu’il fait des événements de Creil,
2003
Jean-Paul Guilloteau / Roger-Viollet - Sipa
ÉTAT DES LIEUX Le rapport sur la laïcité de la commission Stasi, dirigée par le médiateur de la République Bernard
Stasi, a été remis à Jacques Chirac le 11 décembre 2003. Il fait remonter diverses atteintes dans les services publics.
visiblement compris comme un
épiphénomène qui ne lui semble
alors pas s’inscrire dans un mou-
vement plus large. Il dit ne pas voir
de « volonté de manipulation de la
part de certains », ajoutant que si
tel était le cas, « nous le verrions
vite » et qu’il serait « un peu hâtif de
déceler dans tout cela l’expression
d’un fanatisme grandissant ».
LA PRISE DE
CONSCIENCE DE LA
COMMISSION STASI
[La troisième partie du rapport
Stasi] ofre aux lecteurs un état des
lieux des atteintes à la laïcité dans
les services publics auxquels, au-
delà de l’école, la commission Stasi
s’intéresse. Ainsi il arrive réguliè-
rement, dans certains quartiers,
que soient mis à mal les principes
de la laïcité et de mixité à l’hôpi-
tal. [...] Face à cela, les fonction-
naires se retrouvent désemparés et
« s’estiment victimes d’une “guérilla”
permanente contre la laïcité » ; des
groupes islamistes « sont à l’œuvre
[…] pour tester la République ». Un
clair soutien de l’État est demandé.
L’afaiblissement du pacte social
français et des situations socio-
économiques dramatiques dans
nos quartiers populaires favorisent
un « repli communautaire plus subi
que voulu ». À cela s’ajoute un pro-
fond racisme dont sont victimes les
populations d’origine immigrée,
notamment les Français de confes-
sion musulmane, sur lequel la com-
mission insiste, qui ne peut que
faire obstacle à leur bonne volonté
d’intégration. La laïcité doit être
intransigeante dans ses principes,
mais, pour ce faire, l’intégration des
populations d’origine immigrée
doit être facilitée et les discrimina-
tions combattues. La fuite, docu-
mentée par de nombreuses études,
vers l’école privée, notamment des
élèves de confession juive victimes
d’un antisémitisme croissant dans
les banlieues sensibles, renforce
la ghettoïsation de ces quartiers.
Cette troisième partie du rapport
insiste également – et ce sera une
des justiications principales à ›
29 février au 6 mars 2024 / Marianne / 17

SI LE VOILE EST INTERDIT À L’ÉCOLE,
ALORS NE PAS LE PORTER N’EST
PLUS SYNONYME D’“INDÉCENCE”
POUR LES JEUNES FILLES.
› l’appui de l’interdiction des
signes religieux à l’école – sur
la situation de certaines jeunes
illes dans ces quartiers ségré-
gués. Une dirigeante associa-
tive déclare que « la situation
des filles dans les cités relève
d’un véritable drame ». Le rap-
port précise, sur le fondement de
Laïcité
ses auditions : « Les jeunes filles,
une fois voilées, peuvent traverser
les cages d’escalier d’immeubles col-
lectifs et aller sur la voie publique
sans craindre d’être conspuées, voire
maltraitées, comme elles l’étaient
auparavant, tête nue. » L’école peut
ainsi devenir un espace de liberté,
détaché des pressions extérieures :
si le voile y est interdit, alors ne
pas le porter n’est plus synonyme
d’« indécence ». Les auditions ont
fait découvrir à certains membres
de la commission de dures réali-
tés qu’ils ne soupçonnaient pas.
Ainsi que le résume avec acidité
Gaye Petek, « il fallait pour certains
quitter Saint-Germain-des-Prés ».
LES ABAYAS,
NOUVEAU TEST POUR
LA LOI DE 2004
Principale cible politique des isla-
mistes, la loi de 2004 fait pour eux
igure d’épouvantail. La fameuse
marche contre l’islamophobie du
10 novembre 2019, à laquelle ont
participé d’éminentes igures poli-
tiques comme Jean-Luc Mélenchon
ou Benoît Hamon, coorganisée par
le Collectif contre l’islamophobie
en France (CCIF), dissous en 2021,
fait suite à une tribune dénonçant
des « lois liberticides », notamment
celle qui nous intéresse ici. Mais
la véritable ofensive contre la loi
« encadrant, en application du prin-
cipe de laïcité, le port de signes ou
18 / Marianne / 29 février au 6 mars 2024
indiquant que des prédicateurs
islamistes encourageraient, sur les
réseaux sociaux, les jeunes femmes
à revêtir des tenues couvrant l’en-
semble de leur corps. Quelques
mois plus tard, les renseignements
territoriaux confirment que des
doctrinaires fondamentalistes,
mais aussi des influenceurs – et
inluenceuses –, voient une brèche
de tenues manifestant une appar- à exploiter avec les qamis et les
tenance religieuse dans les écoles, abayas – et en réalité essentielle-
collèges et lycées publics » survient ment les abayas, car, bien évidem-
l’année suivante. Le printemps ment, ce n’est qu’aux femmes qu’on
2022 voit en efet leurir dans de demande de se cacher du regard de
nombreux collèges et lycées une l’autre… C’est principalement sur
tenue singulière portée par des TikTok et Twitter [X], où les bulles
jeunes illes de confession musul- algorithmiques favorisent l’éco-
mane et dont le nom, jusque-là système islamiste, que cette cam-
quasiment inconnu dans le voca- pagne bat son plein. Le ministre
bulaire courant, va rapidement d’alors, Pap Ndiaye, ne semble
s’imposer. L’abaya et son pendant pas prendre ces avertissements
masculin, le qamis, vêtements tra- au sérieux. Pourtant, dès le mois de
ditionnels issus de l’aire moyen- juin 2022, le Conseil des sages de la
orientale, vont, réseaux sociaux laïcité suggère « de ne pas laisser à
aidant, se répandre en quelques nouveau les personnels de direction
semaines à une vitesse fulgurante. livrés à eux-mêmes ». Éloquente
À l’été, le Comité interministériel est l’utilisation de l’expression « à
de prévention de la délinquance nouveau », elle renvoie à la situa-
et de la radicalisation (CIPDR) tion antérieure à la loi de 2004
alerte le ministère de l’Éducation durant laquelle les enseignants
nationale à travers une note, qui étaient livrés à eux-mêmes. Face à
fuite à la rentrée dans la presse, la fronde des chefs d’établissement,
2023
Gilles Bader / “La Provence” / MaxPPP
OFFENSIVE Au printemps 2022, l’abaya, vêtement traditionnel de l’aire moyen-orientale, se répand dans les collèges
et les lycées, visiblement sous l’inluence de doctrinaires fondamentalistes et d’inluenceurs sur les réseaux sociaux.
 qui ne peuvent, seuls, parvenir à
juguler ce phénomène, mais aussi
des enseignants qui ne savent pas
quoi penser de ces vêtements qui
en dérangent beaucoup, le ministre
se contente de rappeler, dans une
circulaire parue le 9 novembre 2022
décidée après s’être contenté d’une
simple note envoyée aux recteurs le
16 septembre précédent, que « l’ap-
préciation du caractère religieux ou
pas, ce sont les chefs d’établissement
qui doivent l’apporter ». Retour à
l’envoyeur, donc. Le nombre de
jeunes filles portant une abaya
durant l’année 2022-2023 est dii-
cile à estimer précisément. Surtout,
le phénomène est concentré dans
un nombre restreint d’établisse-
ments, quelques centaines. Devant
un lycée lyonnais, des adolescentes
indiquent à un journaliste : « Sur
trente [dans la classe], on doit être
seize, ou dix-huit, à porter l’abaya »,
ce qui laisse imaginer ce que cela
peut faire à l’échelle de cet établis-
sement par exemple. La situation
reste donc floue tout au long de
l’année pour le personnel éduca-
tif. Le doublement des atteintes à
la laïcité s’explique en partie par
ce phénomène inédit, puisque le
port de tenues religieuses repré-
sente de 15 % à 20 % des remontées
mensuelles rapportées jusqu’au
printemps 2022, et qu’il dépasse les
40 % à partir de la rentrée de sep-
tembre 2022. Finalement, quelques
jours avant la rentrée scolaire de
2023, le nouveau ministre de l’Édu-
cation nationale, Gabriel Attal,
prend la décision de rappeler, à
l’aide d’une note de service, que la
loi du 15 mars 2004 doit s’appliquer
pleinement concernant les qamis
et les abayas à l’école. L’annonce,
qui fait grand bruit, est un succès
dans l’opinion et sur le terrain :
seulement 298 jeunes illes se pré-
Hannah Assouline / Éditions de l’Observatoire
“Toute l’école
doit être mobilisée
pour défendre
la laïcité”
Le professeur d’histoire-géographie Iannis Roder,
coauteur de “Préserver la laïcité”, avance des pistes
pour transmettre ce principe aux jeunes.
Marianne : Dans jeunes qui estiment que la
« Préserver la laïcité », religion fait partie entiè-
vous écrivez que, pour rement de leur identité.
une partie des jeunes, Les contraindre à mettre
« il ne va pas de soi que en retrait leur identité
la laïcité “à la française” religieuse à l’école, qui se
soit plus enviable que manifesterait par un vête-
la tolérance religieuse ment, reviendrait à porter
anglo-saxonne ». La atteinte à leur intégrité.
bataille pour l’adhésion C’est un argumentaire très
de la jeunesse au entendu chez les jeunes
modèle républicain sur lequel vient se greffer
est-elle perdue ? l’idée que la laïcité serait
Iannis Roder : Non, il ne me une arme contre l’islam. Il
semble pas. La tolérance y a également un discours
anglo-saxonne est la solu- politique de militants isla-
tion de facilité. C’est simple, mistes qui essaient de fra-
chacun fait ce qu’il veut. En casser la laïcité. Et d’une
revanche, la laïcité à la fran- partie de la gauche qui,
çaise nécessite d’être com- par clientélisme mais aussi
prise. Or, quand on prend par dérive politique, tient
soin de l’expliquer aux les mêmes propos que des
jeunes, beaucoup saisissent militants se réclamant de
alors ce qu’ils ne connais- l’islam rigoriste.
saient pas, notamment les
objectifs d’émancipation. Face à ces contre-
discours, le président
Le problème tiendrait-il de la République veut
à un simple défaut renforcer l’enseignement
d’explication civique. Est-ce sufisant ?
de la laïcité ? Ce n’est pas suisant : toute
Il faut rappeler pourquoi
l’école est laïque, inscrire
notre présent dans une his-
toire. Cela s’applique aux
élèves et également aux
parents d’élèves. Ceux-ci
reçoivent très rarement
un discours de l’institution
sur ce qu’implique le choix
de l’école publique. Il faut
également poursuivre la
formation des professeurs.
Il y a encore des minorités
militantes chez les ensei-
gnants dont les discours
montrent qu’ils n’ont pas
la République chevillée
au corps.
Faut-il renforcer la
mixité sociale à l’école ?
C’est une évidence. L’enjeu
est social mais aussi cultu-
rel. Dans les banlieues des
métropoles, des enfants
issus de l’immigration,
aux références religieuses
communes, se retrouvent
dans des classes entre eux.
La seule altérité qu’ils ren-
contrent est celle du pro-

sentent en abaya le lundi de la ren-
trée 2023. Elles sont environ un mil-
lier la première semaine, quelques
centaines la deuxième, quelques
dizaines la troisième semaine. Une
nouvelle fois, primauté est donnée
au dialogue et au mois d’octobre
la question disparaît des radars
ou presque. n
Pendant longtemps, consi-
dérant que c’était un acquis,
on a abandonné le discours
sur ce qu’est la laïcité, en
particulier dans la forma-
tion des enseignants et des
fonctionnaires. Mais il y a
aussi des contre-discours.
D’abord, celui de certains
l’école doit être mobilisée.
Les professeurs doivent
être conscients qu’ils sont
porteurs à la fois d’une mis-
sion de transmission de
connaissances et de péren-
nisation des valeurs de la
République. Même quand
on fait des mathématiques !
fesseur dont le discours
laïque se heurte à tout
l’écosystème local. Il n’y
a pas d’échange possible.
Cela est mortifère pour la
République et mène à la
création de ghettos sociaux
et mentaux. n PROPOS RECUEILLIS
PAR HADRIEN BRACHET

29 février au 6 mars 2024 / Marianne / 19

 CE QUE MARIANNE EN PENSE
Novlangue managériale Esprit de famille

GEORGE ORWELL MERCI, PAPY !

C
ontrairement à ce qu’a afirmé
AU CAC 40 la Marseillaise, Emmanuel
Macron n’a pas déclaré, lors
d’une rencontre avec des syndicats

C
urieux, ce besoin de faire des
phrases chez les coupeurs de
têtes du CAC 40. Ou plutôt
d’utiliser les mauvais mots. La
fameuse novlangue managériale for-
gée dans les années 1990 fait son grand
retour sur fond de restructurations
industrielles. La dernière entrée dans le
dictionnaire orwellien date du 19 février.
Elle provient de l’équipementier automo-
bile Forvia : « EU-Forward ». Traduction :
« L’Europe, en avant ! » Mieux : « Hé, toi
[lire : « Hey, you ! »], avance ! » Un vrai
mot d’ordre militaire destiné à mobiliser
les troupes pour remporter de nouvelles
batailles commerciales.
En fait, selon la Tribune, le groupe
Forvia envisagerait de supprimer
10 000 postes en quatre ans sur le Vieux
Continent. L’avenir, selon son patron
Patrick Koller : « 2024 constituera une
nouvelle étape dans notre trajectoire
Power25 ». Mais pas encore au niveau
d’Alain Souchon, qui chantait en 1983 :
« On avance, on avance. […] On n’a pas
assez d’essence pour faire la route dans
l’autre sens. » Chez Renault, les ferme-
tures et les reconversions s’inspirent
carrément de la Révolution française.
Le plan « Renaulution » transforme
le patron Luca de Meo en Camille
Desmoulins entouré du Comité (exé-
cutif) de salut public. « Le groupe va deve-
nir plus léger », insistait le boss lors du
Capital Market Day 2022, une nuit du
4 août 1789 inversée. Alors, évidemment,
personne ne peut sérieusement deman-
der aux patrons des multinationales de
baptiser leur plan « Charrettes 2028 »,
« Go to guillotine » ou « Chôm, chôm,
chôm », mais de là à verser dans cette
vacuité sémantique où les mots, pour
sonner « positif », perdent tout sens…
Désormais accoutumés à ces grosses
icelles langagières et à ces slogans de
guimauve, les salariés ne iniraient-ils
pas par rejeter tout projet de la direc-
tion ? Et, donc, pourquoi patrons,
communicants et consultants conti-
nuent-ils à jouer efrontément les illu-
sionnistes ? Ces questions se posent
sans malignité aucune.
En fait, ce petit monde ne s’adresse
plus à ses troupes mais à ses action-
naires, supposés demandeurs d’éco-
nomies et de synergies enrobées de
bienveillance. Pourtant, même eux
ne semblent pas vraiment s’y laisser
prendre. En efet, depuis l’annonce à la
mi-février de son plan « EU-Forward »,
Forvia voit son cours en Bourse piquer
du nez. Tout fout le camp. n FRANCK DEDIEU
agricoles, que « les smicards
préfèrent des abonnements VOD
à une alimentation plus saine ».
Selon Lucie Illy, vice-présidente
du Mouvement de défense
des exploitants familiaux (Modef),
ses propos exacts étaient : « Bien se
nourrir est un choix de vie. Alors qu’on
a 70 chaînes gratuites en France,
on peut se passer d’un abonnement
(télé) pour se payer des pommes
bio. » Nuance. Carlos Tavares, patron
du groupe automobile Stellantis, peut
se payer les deux. Il devrait toucher
36,5 millions d’euros en 2023, soit
un peu plus de 3 millions par mois,
ce qui représente une augmentation
de 56 % en un an. Merci pour lui.
Interrogé par le magazine Challenges
sur ce qu’il faisait de son pactole,
en février 2023, Carlos Tavares,
d’origine portugaise, avait répondu
qu’il économisait en vue de ses vieux
jours, comme tout le monde, avant
d’ajouter : « J’investis pour mes
petits-enfants dans des oliviers et
des vignes au Portugal. » Grâce à leur
généreux grand-père, qui sait gérer
son budget, ces derniers auront droit
à un abonnement Netlix et à des
fruits bio. Merci, papy ! n JACK DION

Réveil en fanfare

QUAND BEYONCÉ FAIT SAUTER LES TABOUS

P
our la première fois
depuis la création
des classements
de popularité des rengaines
de musique country
aux États-Unis, en 1944,
une artiste afro-américaine,
Beyoncé, a décroché la
première place dans ce genre
perçu (à raison) comme « très
blanc », et toute l’Amérique se
réjouit de cette performance !
Enin, le bastion ethnocentré
s’est laissé pénétrer par
un refrain métissé, Texas
Hold’Em, qui doit surtout
son succès au fait d’avoir
été présenté, sur scène,
à la mi-temps du
Super Bowl (123 millions
de téléspectateurs). Si l’on
avait mauvais esprit (comme
si c’était notre genre…),
on pourrait passer cette
information au iltre un peu
rance d’une notion très
populaire dans les milieux
« progressistes », celle de
l’« appropriation culturelle ».
Rappelez-vous, il y a
« appropriation » quand, par
exemple, des musiciens nés
en Suisse tentent de faire
carrière dans le reggae.
Histoire vraie : ces imprudents
ont reçu des centaines de
lettres de menace. Rien de tel
pour Beyoncé. Et tant mieux !
La musique, c’est l’universel
à portée de doigts et d’oreilles.
Des Blancs qui jouent de la
musique soul, il y en avait plein
les studios dans les années
1950-1960. Alors, des Noirs
qui, enin, osent se frotter
à la musique country ? Amen.
La fête n’en sera que plus
joyeuse. n EMMANUEL TELLIER

20 / Marianne / 29 février au 6 mars 2024


Syspeo / Sipa
Pas touche à Uber et Deliveroo
PARIS ROULE CONTRE LES
FORÇATS DU NUMÉRIQUE
P
our comprendre comment la
France calque sa vision du tra-
vail sur celle des États-Unis, il faut
tourner le regard vers Bruxelles. Le
16 février, son représentant s’est abstenu
sur un texte visant à requaliier en salariés
les livreurs Deliveroo et les chaufeurs de
taxi Uber – considérés comme des indé-
pendants. Depuis deux ans, le commis-
saire Nicolas Schmit travaillait sur cette
directive. Ce texte mettait en place une
présomption de salariat selon cinq critères,
parmi lesquels le fait de ixer une rémuné-
ration sans négociation possible et la mise
en place d’horaires stricts.
À l’heure où l’autoentrepreneuriat
promet la conciliation vie personnelle-vie
professionnelle, la liberté d’entreprendre
et la lexibilité des horaires – avec, pour
contrepartie, le renoncement aux avan-
tages sociaux –, le choix de cantonner les
livreurs Deliveroo et chaufeurs Uber dans
la catégorie des indépendants laisse son-
geur. De fait, la plupart de ces employés
perdent leurs avantages sociaux sans obte-
nir de liberté d’exercice dans leur travail.
Ils ont un patron. Et ce dernier n’est même
pas une personne humaine, mais un algo-
rithme, qui indique quotidiennement la
cadence des courses à vélo, en voiture ou
IL A OSÉ LE DIRE
“Remettre en cause
les aides aux entreprises,
c’est une ligne rouge.”
PATRICK MARTIN, président du Medef,
les Échos, 23 février 2024.
MERCI QUI ?
En bloquant
la directive
européenne censée
renforcer la protection
sociale des livreurs
de repas et des
chauffeurs VTC,
la France avalise
un modèle, celui
du travailleur précaire.
à scooter, ixant le montant des rémuné-
rations de façon unilatérale. En bloquant
le vote de cette directive, la France semble
donc bien loin de ses objectifs proclamés.
Pour justiier cette abstention, elle avance
que ce texte comporte des lous juridiques.
Elle craint que cela engendre une requa-
lification massive d’indépendants en
salariés, ce qui, pourtant, aurait l’avan-
tage d’augmenter le nombre de cotisants
à l’assurance chômage. Pour instaurer
un dialogue social entre les livreurs de
repas et chaufeurs VTC et les entreprises
Deliveroo et Uber, le gouvernement a créé,
le 23 avril 2021, l’Autorité des relations
sociales des plateformes d’emploi (ARSP).
Les dernières négociations sur les rému-
nérations ont échoué.
Enin, le blocage de cette directive par
la France intervient peu de temps après
de multiples annonces austéritaires du
gouvernement, au nom du sacro-saint
« plein-emploi » : réduction de délai de
saisie des prud’hommes, remise en ques-
tion des conditions de chômage spéci-
iques aux seniors, rabotage des accords
de branches dans les TPE-PME… In ine,
le travailleur précaire va devenir la réfé-
rence d’un modèle social qui n’est plus que
l’ombre de lui-même. n VIOLAINE DES COURIÈRES
PRENONS-LES AU MOT
FLUIDE
OU LIQUIDE ?
M
archés agricoles. Vente luide
sur le marché des veaux »,
titrait Ouest-France, le 8 février.
« Musique : l’expérimentation douce
et luide de The Smile », décrivait
le Figaro le 26 janvier. Dans un article
sur la maladie de Parkinson,
le Monde expliquait, le 6 novembre,
qu’une neuroprothèse avait permis
de « restaure(r) une marche luide chez
un premier patient. » Le 1er juin 2023,
c’est Élisabeth Borne qui assurait
avoir une « relation très luide » avec
Emmanuel Macron. On a vu depuis
ce qu’il en était. D’où vient que tout
est devenu luide dans notre société ?
Emprunt (1356) au latin luidus,
« qui coule », au iguré, « mou »,
« éphémère », de luere, « couler »,
l’adjectif a d’abord, selon
le Dictionnaire d’étymologie de la
langue française du Robert, signiié
« liquide ». Il est utilisé aujourd’hui
pour désigner un liquide ou un gaz qui
s’écoule aisément (1611, « de l’eau ») ;
il s’emploie au iguré (1549, Du Bellay)
à propos de la façon de parler
et d’écrire, puis, par extension,
qualiie (début XVIIe siècle) ce qui est
dificile à saisir et, par analogie,
la circulation routière (1964). On peut
se demander si la recrudescence de
cet emploi ne trahit pas le goût de
l’époque pour le consensus et l’idée
que le conlit, voire le débat d’idées,
avec des adversaires identiiés
comme tels sont à bannir. Or, à force
de gommer les aspérités, il est
à craindre que la luidité prônée
s’apparente plutôt à une forme
de laisser-aller. Au XXe siècle,
le sociologue Zygmunt Bauman
déplore avec son concept de « société
liquide » la perte du sens du collectif
au proit de l’intérêt personnel
et l’avènement d’une consommation
de plus en plus frénétique qui favorise
paradoxalement la précarité.
Toute ressemblance avec notre
société « luide » serait purement
fortuite. n SAMUEL PIQUET
29 février au 6 mars 2024 / Marianne / 21
Économie
BUDGET 2024

LE MAIRE,
LE PÈRE
LA RIGUEUR
 L’austérité, les Français y sont abonnés depuis…
mars 1983. Le régime minceur imposé par
l’actuel ministre de l’Économie ressemble-t-il à
celui concocté par d’autres avant lui ? Est-il plus
sévère ou plus souple que les plans annoncés en
leur temps par Delors, Fillon ou Valls ? “Marianne”
regarde la rigueur dans le rétro et aperçoit
au loin quelques surprises. PAR MARIUS MATTY

L
L’austérité, c’est simple comme
un trait de plume. Dans la nuit
du 22 février, un « décret d’annu-
lation » signé par Gabriel Attal
délestait les crédits publics de
10 milliards d’euros pour l’année
en cours. Quatre jours plus tôt,
le ministre de l’Économie et des
Finances, Bruno Le Maire, pré-
venait les Français au JT de TF1 :
la croissance française pour 2024
ne dépassera pas 1 %, au lieu du
+1,4 % attendu par les services de
Bercy. Problème : qui dit moins
de croissance dit moins de ren-
trées iscales. Et, surtout, plus de
déficit budgétaire. Or, et c’est là
tout l’argument gouvernemental,
l’État doit conserver son objectif
de déicit public à 4,4 % du PIB en
2024… pour atteindre les fameux
3 % imposés par les traités euro-
péens d’ici à 2027.
En fait, un grand classique gou-
vernemental. Depuis quarante ans,
présidents de la République,
Premiers ministres ou grands
argentiers prennent solennelle-
ment la parole à la télé pour serrer
d’un cran la ceinture, souvent au
mépris des promesses formulées
lors des campagnes électorales.
De droite, de gauche ou du centre,
l’exécutif en place regarde toujours
vers Bruxelles et les marchés inan-
ciers pour justifier la cure. Avec
quels mots ? Selon quelles moda-
lités ? Pour quel montant ? n

BRUNO LE MAIRE

S
PLAN 2024 i seulement l’exécutif n’avait pas tablé
sur une croissance « supérieure à celle du
consensus des économistes (+ 0,8 %)
et des organismes qu’il a auditionnés », dixit
le Haut Conseil des inances publiques
– 1,87 %* dans un avis du 22 septembre 2023. Résultat
des courses : une coupe de 5 milliards pour
les dépenses de fonctionnement et de 5 milliards pour
* Montant des les politiques publiques. Principale victime : le ministère
économies annoncées de la Transition écologique. MaPrimeRénov’ perd
par rapport aux ainsi 1 milliard. Toutefois quasiment aucun budget ne
Denis Allard / Leextra via Opale

dépenses publiques
passe entre les mailles du ilet austéritaire : éducation,
de l’année antérieure.
affaires étrangères, sécurité civile… Cette cure de
10 milliards pour 2024 vient après d’autres coups
de canif budgétaires. Autrement dit, les 16 milliards
retirés du budget de l’État, principalement issus de la
in du « bouclier énergétique », et les 3,5 milliards en
moins avec la loi de inancement de la Sécurité sociale.
RÉVISION À LA BAISSE Total : 29,5 milliards dès cette année. Beaucoup ?
Le 1 % de croissance au lieu Pas beaucoup ? Pour se faire une idée, il faut comparer
du 1,4 % attendu pousse cette somme – ou plutôt cette coupe – aux dépenses
le ministre de l’Économie à engagées par l’ensemble des administrations l’année
délester les crédits publics dernière. Soit 1 574 milliards, d’après les prévisions
de 10 milliards d’euros d’exécution budgétaires. La cure Le Maire ressort
pour l’année en cours. donc à 1,87 % (29,5 divisé par 1 574). n ›

29 février au 6 mars 2024 / Marianne / 23

 MANUEL VALLS
es détracteurs le surnommaient « Flanby » pour
S
souligner une sorte de doucereuse indolence.
Pourtant, en matière budgétaire, François
Hollande passerait presque pour un dur à cuire à
regarder de plus près les annonces de son Premier
ministre. Deux semaines sufiront à ce dernier pour
inliger à la France un choc austéritaire. Le 16 avril 2014,
Manuel Valls annonce 50 milliards d’économies
Économie
pour les trois années suivantes et met en rage
les « frondeurs » socialistes à l’Assemblée, partisans
d’une relance par la demande et non d’un choc de
compétitivité. Quelque 39 députés s’abstiendront au
moment de voter ce budget. Ces milliards « servent
– oui, il faut l’assumer devant les Français – […] à baisser
les déicits », se défend-il au 20 heures de David
Pujadas sur France 2. Le spectre de la Commission
européenne y serait-il pour quelque chose ?
Le Premier ministre balaie la critique,
PLAN 2015 assurant que ses annonces « ne sont
pas là pour satisfaire Bruxelles ». Lors du
même entretien, Manuel Valls ose aussi :
« Il ne s’agit pas d’un plan d’austérité. »
– 1,71 %* Reste que 21 milliards d’euros en moins
pour 2015, selon le « programme de
stabilité » publié le 23 avril 2014, ça fait
tout de même pas mal au regard des
1 230 milliards d’euros dépensés par le pays. Le « ratio
de rigueur » du social-libéral ressort à 1,71 %. Pas très
loin de celui du libéral pas très social Bruno Le Maire. n
FRANÇOIS FILLON
e suis à la tête d’un État qui est en situation de faillite
J sur le plan inancier », lançait in septembre 2007,
un peu ier-à-bras, le Premier ministre, François
Fillon. Mais, quelques mois plus tard, survenaient
la crise des subprimes et, dans son sillage, la plongée
des grandes économies mondiales. Les États
– même les plus libéraux, comme le Royaume-Uni et
les États-Unis – jouèrent les pompiers à grands coups
de milliards pour éteindre le feu. Mais ils creusèrent
davantage leur dette. En 2011, Nicolas Sarkozy charge
François Fillon de remettre un peu d’ordre dans les
inances publiques. Et donc de mettre sur pied une cure
d’austérité. Fillon la joue volontiers comme Churchill :
« Notre souveraineté inancière, économique et sociale »
exige « des efforts collectifs et prolongés et même
quelques sacriices ». Parallèlement, le président
Sarkozy négocie le « traité sur la stabilité, la coordination
et la gouvernance », signé en mars 2012. L’une de ses
principales mesures est le renforcement des sanctions
en cas de déicit excessif. Fillon, lui, fait deux annonces
qui résonnent comme deux coups de canon : en
août, 7 milliards d’économies, complétées par 11,6
autres en novembre. Son plan repose avant tout PLAN 2011
sur des hausses de « ressources » (en clair, des
impôts en plus), mais il notiie quelques réductions
de « charges » (des dépenses en moins). La liste :
700 millions d’euros d’économies dans les – 0,15 %*
dépenses d’assurance maladie (Ondam), un zeste
de sobriété dans celles de l’État (– 500 millions)
et dans les prestations sociales (– 400 millions) et
* Montant des
quelques menues compressions budgétaires ici ou là. économies annoncées
Total : 1,7 milliard en moins de dépenses publiques. par rapport aux
Soit 0,15 % des 1 159 milliards déboursés en 2011 dépenses publiques
par les administrations publiques. Pas si méchant. n de l’année antérieure.
24 / Marianne / 29 février au 6 mars 2024
PLAN 1983
– 1,46 %*
JACQUES DELORS
h, le fameux « tournant de la rigueur »,
A maintes fois pointé par Marianne. Il se joue
en cinq jours, à la in de mars 1983, porte
un coup fatal à la politique de la demande et
à l’extension du secteur public, comme promis
par Mitterrand lors de sa campagne au
printemps 1981. Le 21 du mois, un « réajustement
monétaire » a lieu. Le lendemain, le président fait
un remaniement et promeut Jacques Delors
ministre de l’Économie et numéro 2 du
gouvernement. Le 23, Mitterrand s’adresse à la
nation dans une allocution télévisée. « Nous ne
voulons pas isoler la France de la Communauté
européenne, dont nous sommes partie prenante,
la séparer du mouvement qui porte cette Europe
à devenir enin l’un des grands partenaires du
monde », justiie-t-il. La règle des 3 % de déicit
public par rapport au PIB, véritable boussole
des gouvernements décrétée quelques années
plus tard dans le traité de Maastricht, s’inspire
de cette « parenthèse libérale », selon la formule
de Lionel Jospin, alors premier secrétaire du PS.
Le 25 mars 1983, un « programme d’action
en dix points pour le rétablissement des équilibres
extérieurs de la France, qui s’inscrit dans le
prolongement de la politique de rigueur déinie
en juin 1982 », est adopté en Conseil des
ministres. Il prévoit une baisse des dépenses
publiques sur l’exercice 1983, année en cours.
Pour le budget de l’État, « 7 milliards de francs
de crédits actuellement mis en réserve sont
annulés » et « 8 milliards de francs d’économies
supplémentaires sont dégagés ». Concernant
la Sécurité sociale, « un programme d’économies
supplémentaires de 4 milliards de francs
en 1983 » est mis en œuvre. S’ajoute la volonté
de réduire le déicit « des grandes entreprises
nationales », soit « 7 milliards » en moins.
Enin, l’exécutif vise une « économie de 2 milliards
de francs » sur l’« enveloppe d’emprunts
des collectivités locales prévue pour 1983 ».
Au total : 28 milliards de francs, soit 4,3 milliards
d’euros. À proportion des dépenses publiques
(294 milliards d’euros en 1982), Delors et
ses services coupent 1,46 % des dépenses
publiques. Ironie du sort : les socialistes
Pascal Pavani / AFP
se retrouvent à « faire dans » l’austérité, alors
qu’ils ont eux-mêmes affublé Raymond Barre,
Premier ministre de Valéry Giscard d’Estaing,
d’un sobriquet : « Père la Rigueur. » n M.M.
 “Une spirale austéritaire
risque de s’enclencher”
Pour l’économiste Liêm Hoang-Ngoc, la stratégie de
réduction de la dépense publique voulue par Bruno Le Maire
risque de tuer la croissance et donc de se révéler tout à fait
contreproductive. PROPOS RECUEILLIS PAR PIERRE LANN
Marianne : Avec son plan
d’économies, Bruno Le Maire
va-t-il abîmer notre maigre
croissance ?
Liêm Hoang-Ngoc : On peut le
redouter. Une spirale austéritaire
risque de s’enclencher, comme en
ont déjà connu les pays de la zone
euro au cours des années 2010.
Dans une conjoncture qui va
nous éloigner du plein-emploi,
limiter ainsi la dépense publique
risque de tuer la croissance. Moins
de croissance signifie moins de
recettes fiscales et, au final, un
taux d’endettement qui s’alour-
dit au lieu de se réduire. Tout
cela appellera d’autres mesures
d’austérité puisque la logique du
gouvernement est de ramener le
déicit public sous la règle fétiche
des 3 % du PIB d’ici à 2027.
Le ministre se justiie en
expliquant que nous devons
absolument limiter notre niveau
d’endettement en raison
du contexte géopolitique
« incroyablement menaçant ».
N’a-t-il pas raison ?
On fait tout à l’envers. Son raison-
nement pourrait s’entendre si nous
étions en situation de plein-emploi,
Pascal Pavani / AFP
avec des excédents budgétaires
primaires [hors dépenses liées aux
intérêts de la dette] qui peuvent
être afectés au désendettement
des administrations publiques.
Or, lorsque le chômage repart,
comme actuellement, on prend
le risque d’entamer la croissance,
d’aggraver l’endettement, de frei-
ner la transition écologique et la
réindustrialisation.
Aux États-Unis, Joe Biden
a choisi de faire l’inverse
en empruntant massivement.
Est-ce préférable ?
Absolument. Les Américains ont
compris qu’il n’y aurait pas de
transition écologique sans un
engagement public important.
Les décisions de Joe Biden portent
leurs fruits (2,5 % de croissance l’an
passé) et maintiennent l’économie
américaine au plein-emploi (3,7 %
de chômage). En Europe, on com-
met l’erreur de pratiquer des poli-
tiques inappropriées. L’Allemagne
vient de torpiller la réforme du
pacte de stabilité européen, qui
encadre les politiques budgétaires
des États membres. Or la propo-
sition initiale de la Commission
permettait enin à chaque pays de
mener des politiques anticycliques
pour relancer l’activité lorsque la
croissance ralentit et de inancer
leur réindustrialisation verte. Vent
debout contre cette proposition, le
ministre des Finances allemand
a obtenu la création d’un « frein
à l’endettement » imposant une
réduction des déficits en toutes
circonstances, tuant dans l’œuf
la réforme envisagée. La France
n’a pas mis son veto…
Pour combler le déicit,
“ON FAIT TOUT Bruno Le Maire aurait aussi
À L’ENVERS”, pu augmenter certains impôts,
déplore Liêm
Hoang-Ngoc, notamment sur les entreprises
maître de ayant réalisé des surproits
conférences à ces dernières années.
l’université Paris-I Est-ce une erreur ?
et ex-député
européen (divers Il est évident que l’endettement se
gauche). Selon lui, résorbe plus lentement à chaque
les mesures phase de reprise parce que 50 mil-
du gouvernement liards d’euros de baisses d’impôts
vont aggraver ont été accordés depuis 2017. Or
l’endettement.
cet argent fait défaut au inance-
ment des dépenses publiques. Cela
conduit nécessairement, dans une
logique austéritaire, à faire les
fonds de tiroir. n
29 février au 6 mars 2024 / Marianne / 25
 ACTIONNAIRES CONTRE SALARIÉS
SURPRIMES POUR LES UNS,
Économie

DÉPRIME POUR LES AUTRES

Le CAC 40 va cette année distribuer de plantureux dividendes. Une hausse
de 22 % au bénéice des actionnaires pour la trentaine de ces multinationales
françaises qui ont déjà annoncé le montant de leurs versements. À comparer avec
un maigre + 4,7 % pour leurs salariés en 2022. Un écart de 1 à 5. PAR FRANCK DEDIEU

L
Les marchés financiers aussi grands groupes. Et encore, les plus Un écart de presque 1 à 5. La hausse
attendent impatiemment le début généreux affichent des rallonges de la fiche de paie – plus précisé-
du printemps. Pas pour voir s’ouvrir bien supérieures. À l’image de ment l’évolution des frais de person-
les jacinthes ou s’éveiller les pre- Hermès (+ 92 %), de Safran (+ 63 %), nel par personne – couvre à peine
miers lilas. Non, pour entendre d’Airbus (+ 56 %) ou de Carrefour l’inflation en France (+ 5 %) et ne
tinter les sonnants et trébuchants (+ 55 %). Même le constructeur compense pas la hausse mondiale
dividendes versés par les multina- automobile Renault, qui n’est pas des prix de 9 %, selon les calculs du
tionales au crédit de leurs comptes. le dernier à demander prêts et aides FMI. En efet, comme ces leurons
Cette année, une belle moisson directes ou indirectes à l’État, en de la Bourse parisienne font leur
se profile à en juger par les pre- profite pour cajoler ses action- chifre d’afaires aux quatre coins
mières annonces. Normal, ou plu- naires au moindre retour à meil- de la planète et embauchent sur
tôt logique : les proits du CAC 40 leure fortune et multiplie par sept tous les continents, la référence pour
atteignent des sommets en 2023. son dividende cette année. Après appréhender le pouvoir d’achat de
Comme les actionnaires exigent de tout, comme les bénéices coulent leurs salariés doit s’apprécier à cette
ces bénéices leur quote-part, versée à flots, pourquoi le CAC 40 et ses échelle mondiale. ArcelorMittal
chaque année sous forme de cou- représentants ne se montreraient accorde 10 % de plus à ses action-
pons ou de dividendes, la masse pas magnanimes avec leurs « action- naires, donc de quoi couvrir le
distribuée augmente. De combien ? naires partenaires » ? Pas si simple. coût de la vie, mais 1,4 % à la masse
De 22 %, sur la base des montants salariale par personne. Une leçon à
communiqués par une trentaine de Le grand déséquilibre l’adresse des néolibéraux avec leurs
Ces proits – transformés en gros discours rassurants sur les bienfaits
dividendes – viennent bien de de la régulation par le marché. Ils
UNE RALLONGE CINQ FOIS SUPÉRIEURE quelque part. Des consomma- voyaient dans la baisse du chômage
POUR LES ACTIONNAIRES teurs d’abord, priés de payer plus et le regain d’activité économique au
POUR L’ACTIONNAIRE POUR LE SALARIÉ cher les produits et les services. sortir de la crise du Covid l’occasion
Évolution Évolution des frais Donc de les « surpayer ». Le joli pour les salariés de reprendre l’avan-
du dividende de personnel par cadeau de Carrefour consenti à ses tage sur les actionnaires. Pour un
en 2024 (1) personne 2022 (2) actionnaires procède forcément peu, le rapport de force allait s’inver-
Renault (3) + 640 % + 8,6 % de l’addition payée à la caisse par ser et se traduire à la fin du mois
Hermès International + 92,3 % + 5,9 % le chaland. Ensuite, sans vouloir sur les fiches de paie. Que nenni !
Safran + 63 % + 8,6 % mettre Marx à toutes les sauces, La libre circulation des capitaux
Airbus + 55,6 % – 3,1 % ces superdividendes jurent un peu donne encore et toujours aux inves-
Carrefour + 55,4 % –4% avec l’évolution des salaires. Y com- tisseurs la faculté de déplacer leurs
EssilorLuxottica + 22,3 % + 19,6 % pris dans ces multinationales. Au milliards en quelques secondes et
CapGemini + 20 % + 3,3 % + 21,8 % alloué à la Bourse au titre aux patrons, la possibilité d’aller
BNP Paribas + 17,9 % + 1,6 % des résultats de 2023 se compare un chercher dans des contrées émer-
Publicis + 17,2 % + 11,7 % maigre + 4,7 % consenti aux salariés gentes un coût du travail toujours
Axa + 16,5 % +7% en 2022 (dernière année disponible). plus bas. La divergence des luttes.
Pernod Ricard + 14,1 % + 6,4 %
Alexander Pohl / Sipa

(1) Dividende au titre de l’exercice 2023 versé en 2024. (2) Masse salariale globale en 2022 divisée
Vinci + 12,5 % – 1,2 % par le nombre de salariés dans tout le groupe au 31 décembre (ou en moyenne au cours de l’année).
Schneider Electric + 11,1 % + 5,2 % (3) Le dividende de 2024 (1,85 € par action) se compare à un niveau très bas l’année précédente (0,25 €),
ArcelorMittal + 10 % + 1,4 % d’où ce pourcentage d’augmentation à interpréter prudemment. (4) Somme des 28 annonces de distribution
de dividendes parmi les sociétés du CAC 40 au vendredi 23 février 2024 (évolution pour une action détenue).
Moyenne générale (4) + 21,8 % + 4,7 % Source : Marianne à partir des documents publiés par les sociétés et du site DividLand.

26 / Marianne / 29 février au 6 mars 2024

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 DES NOUVELLES
DU
MARIGOT
LE CŒUR
DES HOMMES
Politique

(DE DROITE)
En une du numéro de Paris Match du 22 février, Gérald Darmanin
s’est offert le forfait « un cœur bat sous le costume austère de
l’homme d’État », en se mettant en scène avec sa petite famille.
Un classique parmi les classiques pour l’hebdo, et un passage
obligé pour toute personnalité de droite qui se respecte : de Nicolas
Sarkozy – onze unes, rien que pour sa relation avec Carla Bruni –
à Jacques Chirac, en passant par VGE, Xavier Bertrand, Valérie
Pécresse, Bruno Le Maire, Emmanuel Macron, François Fillon, ou
encore Édouard Philippe. Certaines mauvaises langues ajouteraient
Manuel Valls à la liste. La preuve en images… n

CONFIDENTIELS
LES HÉSITATIONS DE SARAH KNAFO
Alors que Reconquête ! ignole les derniers détails
de sa liste aux européennes, une incertitude
demeure : Sarah Knafo fera-t-elle partie des têtes
d’afiche ? Membre du bureau exécutif du parti, la
compagne d’Éric Zemmour qui préférait jusqu’ici
rester dans l’ombre pèse le pour et le contre.
« C’est vraiment du 50-50, glisse un cadre. Sarah Juin 1974 Décembre 2006 Octobre 2010
a bien conscience qu’être sur sa liste changerait
sa vie, la contraindrait à prendre la parole en
public, à aller sur les plateaux, à être exposée. »

AGENT GLUCKSMANN
Chez les Insoumis, le concours de méchanceté à
l’endroit de Raphaël Glucksmann est ouvert. Deux
députés ont même parié entre eux une bouteille
de champagne à qui placerait le premier dans
la presse cette vacherie sur « l’atlantisme forcené »
de la tête de liste : « C’est un agent de la CIA trop Avril 2014 Avril 2016 Juin 2020
bête pour être payé. » Si on peut rendre service…

LES CÂLINS DE “DOUDOU”

Discret dans les médias, Édouard Philippe, qui ne
cache pas ses ambitions pour 2027, est très actif
en coulisses. L’ancien Premier ministre et patron
du parti Horizons reçoit et questionne les députés
Renaissance sur leur volonté de repartir au
combat pour les législatives post-présidentielle.
« Au moins, il nous traite bien, contrairement
à notre président, se réjouit une députée.
C’est peut-être de la politique à l’ancienne,
mais ça fait toujours plaisir. » Après le départ
de deux députés Renaissance vers le groupe
Horizons, d’autres débauchages sont à prévoir. n
PAGE RÉALISÉE PAR LE SERVICE POLITIQUE DE “MARIANNE”
L’INFO EN PLUS
Une tête de liste, mais pas de programme
Si la majorité s’est trouvé une tête de liste en la personne
– méconnue – de l’eurodéputée Valérie Hayer, elle ne dispose
pas de programme. Et la formation Renaissance est une nouvelle
fois ciblée. « Le parti est indéfendable, observe un député
de la majorité. On ne sait pas ce qu’il s’y passe ; les militants
ne peuvent pas s’exprimer et, surtout, il ne produit rien. »
Le siège de Renaissance, situé rue du Rocher (Paris, VIIIe),
serait-il une coquille vide ? n

28 / Marianne / 29 février au 6 mars 2024

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Société

VIOLENCES GYNÉCOLOGIQUES
Sans aller systématiquement jusqu’à porter plainte, des femmes déplorent
le manque de bienveillance de la part de leur gynécologue, voire de brutalités.
Ces spécialistes, qui tentent de moderniser leur rapport aux patientes
à l’ère #MeToo, vivent une importante crise de coniance. PAR MARIE-ESTELLE PECH

D
Depuis l’afaire Émile Daraï, en 2022,
la parole des femmes s’est libérée
sur les violences obstétricales et
gynécologiques. Ce dossier reten-
tissant s’est imposé comme l’apo-
“NOUS gée du « #MeToo de la gynécolo-
RECEVONS gie ». Ce chef de service de l’hôpital
en moyenne,
de toute la France, Tenon, spécialiste de renom de
200 témoignages l’endométriose, a été mis en exa-
par mois, men le 24 novembre 2022 pour
notamment violences volontaires aggravées
de jeunes qui
sont totalement sur 32 patientes à l’occasion de
traumatisées consultations. Depuis, il est rare
par leur première qu’un mois passe sans qu’un gyné-
visite”, afirme cologue ne se fasse épingler pour
Sonia Bisch. des faits de gravité variable. « Nous
Ci-dessus,
manifestation recevons en moyenne, de toute la
devant l’hôpital France, 200 témoignages par mois,
Tenon, à Paris, notamment de jeunes qui sont totale-
le 2 octobre 2021. ment traumatisées par leur première
visite », affirmait récemment au
magazine Elle Sonia Bisch, fonda-
trice du collectif Stop aux violences
obstétricales et gynécologiques.
Début février, la vice-présidente
de la Commission indépendante sur
l’inceste et les violences sexuelles
faites aux enfants (Ciivise), Caroline
Rey-Salmon, était visée par une
plainte pour agression sexuelle.
La professionnelle de santé a été
mise en cause par une patiente
aujourd’hui âgée de 25 ans qui a
dénoncé la manière dont s’était
passé un examen gynécologique.
Le 14 février, un gynécologue de
Chartres (Eure-et-Loir) était convo-
qué par le Conseil de l’ordre des
médecins, en vue d’une sanction. Il
est déjà mis en examen pour viols et
agressions sexuelles sur plusieurs
femmes, et la justice lui reproche
aussi un manque d’informations
avant certains actes, des gestes
tactiles, ambigus ou déplacés.
Comment les médecins vivent-
ils cette avalanche de plaintes ?
L’enquête pour viols et violences
gynécologiques ouverte en 2022
contre Chrysoula Zacharopoulou,
secrétaire d’État auprès de la
ministre de l’Europe et des Afaires
étrangères, chargée du dévelop-
pement et des partenariats inter-
nationaux, exerçant en tant que
gynécologue au moment des faits
reprochés, a par exemple été classée
sans suite en 2023. Gynécologue à
Bordeaux, Thierry, dont le pré-
nom a été modifié à sa demande,

“LES PRATICIENS SE MÉ
30 / Marianne / 29 février au 6 mars 2024
 s’interroge : « Nous avons nos brebis
galeuses. Le problème, c’est la zone
grise : introduire un spéculum trop
rapidement peut être vécu de façon
traumatisante. C’est à proscrire. Pour
autant est-ce une agression sexuelle ?
Non. » Concernant l’affaire Émile
Daraï, des gynécologues embar-
rassés répondent anonymement
« qu’on savait dans le milieu médi-
cal qu’il manquait de bienveillance,
qu’il examinait ses patientes bien trop
vite », mais ne veulent toujours pas
croire à des « violences volontaires ».
Se détourner des soins
Commentant les prises de parole
féminines dans les médias, Joëlle
Belaisch-Allart, présidente du
Collège national des gynécologues
et obstétriciens français (CNGOF),
préfère parler « d’absence ou de
manque de bienveillance » à l’égard
des patientes plutôt que de vio-
lences. « Je mets bien évidemment
de côté les vrais violeurs, dont la
place est en prison », précise-t-elle.
Néanmoins, 11 % des femmes disent
avoir été parfois l’objet de paroles
inappropriées de la part des profes-
sionnels pendant leur grossesse, et
6 %, de gestes inappropriés, selon la
dernière enquête nationale périna-
tale. « C’est beaucoup », commente
la gynécologue, notant que la rela-
tion entre le médecin et la patiente
a pourtant « évolué » pour prendre
en compte les critiques. Depuis 2022,
une charte de la consultation en
gynécologie et en obstétrique est
affichée dans sa salle d’attente.
Celle-ci rappelle que l’examen cli-
nique « n’est pas systématique ». Par
exemple, il n’est pas conseillé lors
de la première consultation d’une
jeune femme pour contraception,
en l’absence de symptômes. Si la
patiente désire ne pas être exami-
Olivier Arandel / MaxPPP
née, elle est invitée à en faire part.
« Nous sommes passés d’un
consentement implicite et un peu
paternaliste à un consentement
explicite », résume Olivier Morel
FIENT DE LEURS PATIENTES”
“NOUS N’AVONS PAS
ENCORE ATTEINT UN CLIMAT
DE RESPECT MUTUEL.” JOËLLE
BELAISCH-ALLART, DU CNGOF
(CHRU de Nancy), responsable
de la commission démographie
au CNGOF. Auparavant, « en cas
d’urgence, lorsque le cœur du bébé
ralentissait, on avait une approche
centrée sur la rapidité et l’eicacité
de l’acte technique, on partait le
plus vite possible en césarienne, et
l’état de santé de la mère et du bébé
était la seule priorité, raconte-t-il.
Maintenant, nous sommes beaucoup
plus attentifs au risque de mauvais
vécu et on prend plus le temps d’expli-
quer au couple les prises en charge
à chaque étape. On les revoit ensuite
systématiquement pour faire le point.
C’est indispensable et bénéique, mais
cela alourdit la charge de travail. La
rémunération à l’acte, dans le privé
comme dans le public, ne prend pas
en compte cette nouvelle dimen-
sion. L’organisation défaillante des
soins en maternité en France, avec
un manque systémique de moyens
humains, est un réel obstacle au
développement de pratiques bien-
traitantes en périnatalité ».
La gynécologie obstétrique est
une des spécialités médicales dont
les praticiens sont le plus exposés au
burn-out. Selon une enquête menée
auprès de 600 internes en 2023, 70 %
n’envisageaient pas de se lancer dans
l’obstétrique, souhaitant privilégier
la chirurgie gynécologique ou les
consultations, contre 50 % en 2018
(chifre déjà très élevé) : « C’est un
travail avec des gardes la nuit, une
charge émotionnelle importante, un
risque médico-légal, explique Olivier
Morel. Et, oui, la question de la pré-
vention des violences obstétricales
quand on manque de moyens joue
aussi certainement. La bientraitance
est indispensable, mais elle implique
une vigilance qui vient s’ajouter à
toutes les autres charges médicales
d’un métier déjà très exigeant. »
Joëlle Belaisch-Allart dit rester
« sans cesse sur le qui-vive », veillant
à expliquer chacun de ses gestes
et à demander l’autorisation à
sa patiente avant de la toucher.
Auparavant, elle indiquait simple-
ment à celle-ci de se déshabiller et de
s’installer. Si la plupart des femmes
apprécient cette attention portée à
leur consentement, certaines s’en
étonnent : « Alors que je demandais
si je pouvais l’examiner, l’une d’elles
m’a dit : “Évidemment, je ne suis pas
venue acheter du pain !” », se sou-
vient la médecin, amusée. Dans le
« climat actuel », elle assure garder
ses distances, ne plus mettre sa
main sur l’épaule d’une femme en
signe de compassion, par exemple.
« Même cela peut être pris comme
un comportement humiliant ou dra-
gueur », indique-t-elle.
L’atmosphère n’est pas sereine
dans les cabinets médicaux. « Nous
n’avons pas encore atteint un climat
de respect mutuel, observe Joëlle
Belaisch-Allart. Des gynécologues
ont désormais tendance à se méier
de leurs patientes, s’autocensurent,
ne pratiquent plus certains actes. Il ne
faudrait pas non plus que certaines
femmes, par crainte, se détournent
des soins. » Dans un avis publié
en 2023 sur les examens gynéco-
logiques, le Comité consultatif
national d’éthique s’inquiétait
notamment d’une « dégradation
de la confiance » entre soignants
et patients susceptible d’engen-
drer une désafection de certaines
spécialités médicales « sous l’efet
d’un opprobre collectif et d’atteintes
ciblées sur les réseaux sociaux ». Il
redoutait aussi « une évolution des
pratiques médicales inadaptée aux
besoins réels des patients et in ine
une perte de chance pour les patients
en cas de renoncement à la consul-
tation ou de refus des examens ». n
29 février au 6 mars 2024 / Marianne / 31
 AFFAIRE GÉRARD MILLER
LE VRAI POUVOIR
Société
DE L’HYPNOSE
Le parquet de Paris a ouvert une enquête sur le psychanalyste accusé par plusieurs
femmes d’agressions sexuelles et de viols. Cette affaire met en lumière cette pratique
mal connue. Si elle n’est pas dangereuse en elle-même, elle peut être détournée
par certains praticiens pour abuser de leurs clients. PAR MARGOT BRUNET ET PAUL CONGE
A
Au moins trois plaintes ont été
déposées contre Gérard Miller. Une
cinquantaine de femmes accusent
le célèbre « psy du PAF » de faits
allant de comportements déplacés à
des viols, dans des enquêtes parues
en février dans le magazine Elle et
sur Mediapart. Avec une particu-
larité : le psychanalyste – qui s’est
muré dans le silence après avoir
contesté les faits – aurait pratiqué
des attouchements sexuels au cours
de séances d’hypnose. L’animatrice
Muriel Cousin, l’une des seules à
parler à visage découvert, aurait
subi des abus en 1990 au cours d’une
telle séance avec Gérard Miller,
alors qu’elle était âgée de 23 ans.
Elle serait parvenue à s’enfuir.
Dans Elle, une autre jeune femme
airme avoir été violée en 2004, là
aussi alors qu’il était en train de
l’hypnotiser. « Je ne peux plus bouger.
Je suis une poupée qu’on déshabille et
à qui l’on peut faire ce que l’on veut »,
livre-t-elle, vingt ans plus tard. Le
“GILBERT GREAUX NE
PROPOSAIT QU’AUX FEMMES.
C’ÉTAIT PRÉMÉDITÉ.”
ME AVA MAGASSA, AVOCATE
DE DEUX PLAIGNANTES
32/ Marianne / 29 février au 6 mars 2024
psychanalyste de 75 ans n’est en
fait pas le premier à faire l’objet de
telles accusations.
Soumission corporelle
En février 2022, devant la cour
d’assises de l’Hérault, 17 femmes
ont dénoncé les attouchements
commis par Gilbert Greaux, gué-
risseur autoproclamé et proprié-
taire d’un domaine viticole, qui
fait aussi de l’accueil touristique,
près de Montpellier. La première
à avoir déposé plainte, Katia,
30 ans, fêtait l’anniversaire d’une
amie dans ce gîte à Saint-Jean-de-
Fos, un week-end d’octobre 2013.
À l’issue d’un dîner arrosé, elle
accepte une séance d’hypnose
privée avec Greaux. Allongée sur
le ventre, elle sent « son corps et
son esprit se dissocier », retrace le
juge d’instruction dans son ordon-
nance de mise en accusation, que
Marianne a pu consulter. Le sep-
tuagénaire lui enlève alors sa jupe
et son string. Katia serait « inca-
pable de réagir », plongée selon elle
« dans un état second ». L’homme
en proite pour « masser » son pubis
et son clitoris et, selon Katia, com-
met ensuite un viol digital. « Tout
au long de la séance de massage,
Gilbert Greaux lui demandait de se
laisser faire ain qu’elle se détende
et se relaxe », poursuit le magis-
trat. Qui explique : « Si elle avait
conscience de ce qui se passait, elle
précise qu’elle s’était sentie prison-
nière de son corps. » L’agression
n’est interrompue que quand la
femme de Gilbert frappe à la porte.
Les enquêteurs mènent alors des
recherches auprès des 1 400 per-
sonnes ayant séjourné dans ce
domaine : 16 autres femmes dénon-
ceront des faits similaires réalisés
soit sous hypnose, soit lors de
séances de magnétisme, entre 2013
et 2015. « Il ne proposait qu’aux
femmes, pas aux hommes, c’était pré-
médité. Il sélectionnait toujours les
victimes un peu fragiles. Dans toutes
les villes où il a mis les pieds, ça s’est
produit. Pour moi, c’est un préda-
teur », lance Me Ava Magassa, avo-
cate de deux plaignantes. Greaux
avait déjà été mis en cause pour
des faits similaires en 2003 : lors
de ses séances, selon le magistrat,
« il pratiquait des attouchements
sexuels sous couvert de soigner des
blessures, révéler ses chakras – en
particulier le chakra “terre”, situé
au niveau du pubis ». La cour d’as-
sises de l’Hérault l’a condamné
à treize années de réclusion le
4 février 2022. Il a fait appel.
L’hypnose peut-elle nous téta-
niser au point de nous rendre
impuissant face à une telle agres-
sion ? Entre la veille et le som-
meil, l’état hypnotique est difé-
rent pour chacun d’entre nous.

Certains seront plus sensibles que
d’autres à la voix monocorde du
thérapeute. « Mais, même dans un
état d’hypnose profond, une part de
conscience reste », insiste Antoine
Bioy, professeur de psychopatho-
logie et psychologie médicale.
Si bien que, comme l’explique
Jean-Roch Laurence, professeur
émérite de psychologie à l’uni-
versité Concordia au Québec, « la
recherche sur le sujet semble indi-
quer que la coercition par hypnose
est peu probable ».
Pourtant, en décembre 2023,
le procès d’un psychiatre installé
à Limoges a démontré les pertes
de conscience que cette pratique
pouvait infliger aux patientes.
Deux femmes l’accusent d’agres-
sion sexuelle entre 2016 et 2020.
L’une se voyait prescrire de
grandes quantités d’anxiolytiques.
« Elle était fragile et très réceptive
à l’hypnose. Il pouvait faire à peu
près ce qu’il voulait. Elle sortait de
ces séances avec un sentiment de
mal-être au niveau du bas-ventre,
Fred Dugit / MaxPPP
des sensations désagréables, des
lacets défaits, des boutons mal
reboutonnés… », relate Me Aurélie
Della Torre, son avocate. Sans
souvenir clair de ce qui se passait.
Sauf le 18 octobre 2020 : cette fois,
elle se réveille dans les bras de son
psychiatre, qui met sa main sur
son sexe. Quant à la seconde
v
       -
ité de son état pour commettre
des attouchements, lors d’une
séance le 12 janvier 2016. « Il lui
parlait d’une voix monocorde et, à
un moment donné, elle a senti ses
mains à lui sur elle, à des endroits
inappropriés », raconte son avo-
cate, M e Amélie Wild-Pastaud.
« J’étais consciente de ce que je
faisais, mais je n’ai pas pu réagir »,
témoignera cette femme au pro-
cès, selon un compte rendu du
Populaire du Centre.
De fait, il existe des situations
précises dans lesquelles une
patiente peut devenir incapable de
“UNE RELATION D’AUTORITÉ
PEUT ENTRAÎNER
UNE FORME DE SIDÉRATION
DU PATIENT.” P ANTOINE BIOYR
réagir si l’hypnotiseur tente d’abu-
ser d’elle. « Si la personne a déjà
vécu des agressions, il peut y avoir
un phénomène de répétition qui pro-
voque un état de sidération, dans
lequel elle ne bouge plus, ne peut
plus réagir », assure Antoine Bioy.
Dans d’autres cas, c’est la figure
de l’hypnotiseur qui empêche de
se prémunir du danger. « Lorsqu’il
y a une relation d’autorité, là aussi,
cela peut entraîner une forme de
sidération du patient », ajoute le
spécialiste. Sans s’aventurer sur le
terrain de l’eicacité réelle ou sup-
posée de l’hypnose, le juge qui a ins-
truit l’afaire Gilbert Greaux retient
que celui-ci plaçait ses proies « en
situation de dépendance psychique
et de soumission corporelle », iso-
lées, conditionnées, « oblitérant
leur libre arbitre ».
Coercition mentale
Alors, « si toutes les conditions
“JE NE PEUX sont présentes, il peut être possible
PLUS BOUGER. d’abuser ou du moins de perturber
Je suis une momentanément une personne »,
poupée qu’on
déshabille et concède Jean-Roch Laurence.
à qui l’on peut Il faut déjà que cet individu soit
faire ce que l’on très hypnotisable, ce qui est le cas
veut”, a conié d’environ 15 % de la population,
une jeune femme,
qui afirme avoir
d’après le chercheur canadien. Puis
été violée par il faut que cette personne « croie
Gérard Miller que l’hypnotiste est tout-puissant
lors d’une séance et en relation de pouvoir avec elle, il
d’hypnose en 2004. devient alors possible d’exercer une
certaine coercition », informe-t-il.
C’est de cette relation singulière
dont pourrait avoir joué Gérard
Miller, comme d’autres accusés.
D’après Me Aurélie Della Torre, les
attouchements subis par sa cliente
n’avaient commencé que « lorsque
la coniance s’était installée » entre
le praticien et sa patiente, dépres-
sive et atteinte de troubles anxieux
au moment des faits en 2020.
Mais, à la barre, le psychiatre mis
en cause, gêné aux entournures,
avait plaidé que les plaignantes
étaient, selon lui, atteintes de
« faux souvenirs ». L’hypnotiseur
de Saint-Jean-de-Fos disait, lui,
qu’une des femmes avait « rêvé »
une sensation de toucher, voire
qu’elle s’était endormie ou avait
fait un « cauchemar »…
29 février au 6 mars 2024 / Marianne / 33
 LA HAINE EST
Fait divers
DANS LE PRÉ
Un mystérieux corbeau, un incendie criminel et un jeune
homme disparu. Au in fond du Jura, une affaire de solitude
et de jalousie a viré à l’assassinat. PAR THOMAS MARTIN
L
Cuisia
La voiture de Loan Bernede, (Jura)
une Fiat Panda, est garée
devant le corps de ferme. La
porte de l’habitation est ouverte.
À l’intérieur, son tabac à rouler est
encore posé sur la table du salon,
et son chat, auquel il tient tant, est
enfermé dans une pièce. Mais Loan
s’est évaporé. Julie, une agricultrice
de 32 ans qui entretient depuis
quelques semaines une relation
avec lui, a rapidement un mauvais
pressentiment. Cet amoureux de la
nature, âgé de 31 ans, récemment
installé dans le hameau jurassien GUILLAUME
de la Grande Biolée, ne peut avoir DUBOIS
disparu volontairement. Voilà envi- a reconnu
ron deux ans qu’il vit dans cette avoir prémédité
ferme, qu’il retapait tout seul. Décrit le meurtre
de Loan Bernede,
comme « bien dans ses baskets » par le nouveau petit
son entourage, il est apprécié de ami de son ex,
ses voisins, qui lui prêtent souvent Julie. Il encourt
des outils. Ancien chef d’équipe à la perpétuité.
la SNCF à Paris, où 40 personnes
travaillaient sous ses ordres, il a
fui la capitale pour la quiétude de
ce coin isolé. Candidat écolo aux
dernières municipales dans une
commune d’Ardèche où ont vécu
ses grands-parents, il a aussi été api-
culteur autodidacte, défenseur des
circuits courts et bénévole dans une
cantine populaire. Récemment, il a
écrit au maire de Cuisia (400 habi-
tants), administrant son hameau,
pour exiger que les chasseurs ne
traversent plus ses terrains, dont il
voulait faire un refuge pour la Ligue
de protection des oiseaux.
Julie prévient rapidement la
famille de Loan, puis la gendarme-
rie de Saint-Amour (Jura). Dans les
34 / Marianne / 29 février au 6 mars 2024
heures qui suivent, des battues sont
organisées. Des avis de recherche,
bientôt placardés. Pendant des
jours, les amis de Loan le cherchent
partout, jusque dans les zones les
plus reculées du secteur. Mais Julie
leur livre dès le départ une informa-
tion capitale. Elle vit en efet dans
la peur depuis plusieurs semaines :
un mystérieux corbeau lui rend la
vie impossible. Dans les lettres ano-
nymes qu’elle reçoit, un inconnu
l’insulte, la menace entre les lignes.
Il semble très bien renseigné sur son
quotidien, décrit sa sexualité jusque
dans les détails les plus intimes. Et
il cite le nom de son compagnon.
Au point que Julie a porté plainte
contre X pour harcèlement.
Des mots… mais aussi des
actes. À la fin de l’automne, un
incendie criminel s’est déclaré
dans l’exploitation de Julie. Forts
de ces éléments, les militaires se
lancent sur la trace du corbeau. Et,
bientôt, un nom apparaît comme
suspect : celui d’un ex-petit ami,
Guillaume Dubois.
Plan terrible
Ce grand gaillard aux larges épaules
a mal vécu sa récente séparation
avec Julie, après six mois de rela-
tion. Il faut dire que cet agriculteur
ne s’est intéressé aux illes que très
tard. Longtemps, il n’a juré que par
sa passion pour les bovins, se pro-
mettant d’avoir un jour sa propre
ferme, bien que ses parents ne
soient pas paysans. En 2014, ceux-
ci réunissent leurs économies
pour lui acheter une exploitation
au lieu-dit du Crot-Monial, dans le
village de Saint-Eugène, en Saône-
et-Loire, ainsi qu’un cheptel d’une
soixantaine de vaches charolaises.
Pendant six ans, Guillaume Dubois
travaille dur, laissant de côté sa pas-
sion pour la chasse et ne s’autori-
sant que de rares balades en forêt
en guise de loisirs. La trentaine
approchant, en 2019, il s’inscrit
sur l’application de rencontres
Tinder et noue une relation avec
une jeune femme passionnée par
les animaux. Celle-ci quitte même
sa Bretagne natale pour le rejoindre.
Mais, deux ans plus tard, elle rompt,
le trouvant trop dépendant, et
même étoufé par ses parents. Sa
mère, d’ailleurs, ne supporte pas
qu’il puisse fréquenter quelqu’un
et s’est déjà montrée insultante
envers cette première compagne.
Guillaume a laissé faire.
Après plusieurs semaines de
profond chagrin, le jeune homme
réactive son compte Tinder. Et
« matche » avec Julie, en mai 2023.
Mais il déchante rapidement en
découvrant que l’agricultrice est
adepte du polyamour, qui peut se
traduire par la pratique de rela-
tions amoureuses non exclusives.
Les crises de jalousie s’enchaînent
jusqu’à la rupture, en octobre 2023.
Un nouvel échec qui plonge l’éle-
Capture Facebook
veur dans une profonde dépres-
sion. Ses amis ne le reconnaissent
plus, il ne leur répond même plus
 au téléphone. Jusqu’alors si investi
dans l’élevage, le jeune homme
commence à délaisser ses bêtes. À
plusieurs reprises ses voisins sont
contraints de lui rappeler qu’il doit
les rentrer et les nourrir. Guillaume
Dubois se morfond et s’absente
parfois des nuits entières, sans que
personne ne sache où il se trouve.
En réalité, rongé par la haine et la
jalousie, il passe son temps à sur-
veiller Julie. Il la suit discrètement
en voiture, la met sous pression
avec ses lettres anonymes. Dans
l’ombre, il observe aussi le nouveau
compagnon de la jeune femme,
Loan. Et, selon ses propres décla-
rations, élabore un plan terrible.
Sinistre bûcher
Le 21 novembre 2023, il demande
à un ami de lui prêter un fourgon
Philippe Trias / “Le Progrès” / MaxPPP
Renault Kangoo dont il change
les plaques d’immatriculation. Il
récupère chez lui son vieux fusil de
chasse, qu’il charge de cartouches
de gros calibre. Déterminé, il par-
court les 120 km qui le séparent du
hameau de la Grande Biolée. Sur
place, il attire sa proie à l’extérieur
de la maison. Et lui loge une balle
en pleine tête. Il charge ensuite le
cadavre dans le coffre de la four-
gonnette. De retour chez lui, selon
ses aveux, il grimpe sur sa mini-pelle
et enterre le corps au milieu de ses
champs. Puis reprend le cours de
son existence, discrètement.
Mais le 13 décembre, l’étau
se resserre. Les gendarmes le
convoquent, estimant qu’il est
peut-être le corbeau qui hante
les nuits de Julie. Laissé libre, le
jeune homme revient à sa ferme
et sait qu’il n’a plus une minute à
perdre. Les gendarmes vont reve-
nir. Dans le silence nocturne, il
creuse la terre avec sa mini-pelle
à la recherche du cadavre. Le voici
maintenant à traîner la dépouille
du jeune homme. Il dépose le corps
dans l’une des auges de ses vaches,
arrose le défunt d’essence et allume
le brasier. Durant les sept heures
qui suivent, il veille sur ce bûcher
sinistre jusqu’à ce qu’il ne reste
plus aucune trace de Loan.
En réalité, ce n’est que six jours
plus tard, après avoir recueilli le
témoignage accablant du proprié-
ATTIRÉ À
L’EXTÉRIEUR
de sa maison, taire du Renault Kangoo utilisé
Loan a reçu une pour commettre le crime, que les
balle en pleine tête gendarmes se présentent à l’exploi-
et a été enterré au tation de Guillaume Dubois. Placé
milieu des champs. en garde à vue, il ne tarde pas à
Puis son corps
a été déterré craquer. Dans un premier temps,
et incendié. il reconnaît s’être rendu chez son
Ci-dessus, rival. Puis prétend l’avoir tué lors
dans le hameau d’une bagarre au cours de laquelle
jurassien de la
Grande Biolée. la tête de la victime aurait heurté
une pierre. Questionné à nouveau,
il init par reconnaître la prémédi-
tation, mûrie après avoir « ressenti
un profond mal-être, de la colère, de
la jalousie, et s’être senti renvoyé à
sa solitude », explique le procureur
de Besançon, Étienne Manteaux.
Incarcéré et mis en examen pour
assassinat, Guillaume Dubois
encourt la perpétuité.
29 février au 6 mars 2024 / Marianne / 35
 TRIBUNES
FAUT-IL FOURNIR PLUS D
Diplomatie
Lors de sa rencontre à l’Élysée avec une vingtaine d’alliés, Emmanuel
Macron a envisagé l’envoi de troupes occidentales en Ukraine.
Ancien conseiller spécial du président Sarkozy, Henri Guaino souhaite
plutôt aider Kiev à faire la paix. Le général Vincent Desportes,
lui, en appelle à un engagement européen sans équivoque pour empêcher
une percée de l’armée russe.
Comment ne pas être du côté des
Ukrainiens dans la guerre qu’ils
mènent pour défendre leur patrie ?
Quel Français se disant patriote ne
ferait pas de même pour défendre la
France si elle était agressée ? Et com-
ment ne pas admirer le courage d’un
peuple qui se lève pour défendre sa
“AIDER liberté contre un ennemi plus grand
L’UKRAINE À que lui ? Si les mots ont un sens, c’est
FAIRE LA PAIX, notre cause, mais, non, ce n’est pas
c’est le rôle,
c’est le devoir notre guerre. Car, si c’était véritable-
de la France avec ment notre guerre, nous serions en
sa voix singulière guerre, nous ferions la guerre et nos
d’y travailler enfants partiraient se battre sur le
comme de front ukrainien. La guerre, on la fait
travailler à la paix
entre Palestiniens vraiment ou on ne la fait pas. On ne
et Israéliens”, la fait pas à moitié, encore moins par
afirme procuration. La guerre par procura-
Henri Guaino. tion, c’est laisser à d’autres le soin de
36 / Marianne / 29 février au 6 mars 2024
Notre cause,
pas notre guerre
PAR HENRI GUAINO, ancien conseiller spécial du président Sarkozy
la gagner et le risque de la perdre.
La guerre par procuration, c’est
remettre son sort entre les mains des
autres. C’est prendre un sacré risque
si c’est une guerre qui met en jeu
notre survie – la seule guerre juste
et acceptable, tant la guerre est une
horreur –, et c’est un déshonneur de
faire tuer les autres à sa place. Il faut
cesser de jouer avec les mots et avec
les vies : si la survie de l’Humanité, de
l’Europe, de la France, est en jeu, il
nous faut partir avec nos chars, nos
canons, nos avions, risquer nos vies
dans les plaines d’Ukraine.
C’est assez des leçons de morale
qui s’arrêtent juste avant le tête-
à-tête avec le « c’est lui ou moi »
sans appel de la guerre. Se battre
jusqu’au dernier Ukrainien, c’est
quand même un peu la tentation
de beaucoup aux États-Unis comme
en Europe. Laissons de côté la ques-
tion de la morale, car il y a moins de
morale que de cynisme dans cette
pensée. Laissons de côté l’éternelle
confrontation des paciistes et des
bellicistes : ils sont aussi dangereux
les uns que les autres. Les paci-
fistes croient dur comme fer que
l’homme est bon, que sa nature est
bienveillante. Ils occultent la part
de violence, jusqu’à en oublier que,
parfois, il faut arrêter la violence par
la violence ; que, parfois, il n’y a pas
d’autre choix que de faire la guerre,
de la faire vraiment. Les bellicistes
croient à la vertu régénératrice de
la guerre, ils parient sur elle pour
puriier les mœurs ou pour réuniier
les sociétés divisées. Mais nous ne
réuniierons pas les sociétés occi-
dentales fracturées de toutes parts
en agitant le spectre de l’invasion
russe de l’Europe parce que, ina-
lement, cela n’a jamais fonctionné,
en tout cas pas longtemps.
Et c’est un pari risqué, car, d’es-
calade en escalade, nous ne savons
toujours pas où cela nous mène.
On entend beaucoup de gens qui
expliquent qu’il n’y a inalement pas
eu d’escalade dans la guerre entre
l’Ukraine et la Russie. Qui ne voit
pourtant à quel point le fossé que
le deux poids, deux mesures dans
l’application du droit international
par l’Occident a creusé avec le reste
du monde s’est dangereusement
approfondi, et que l’onde de choc
de ce conlit qui dure continue de
se propager en ébranlant pour très
longtemps tout l’ordre internatio-
nal ? Qui ne pressent que le Munich
tant redouté par les va-t-en-guerre
pourrait bien finalement arriver
Baltel / Sipa
par un tout autre chemin que celui
qu’ils imaginaient, celui de l’aban-
’ARMES À L’UKRAINE ?
“IL N’Y A PAS D’AUTRE SOLUTION QUE
DE NOUS RÉARMER POUR DISSUADER
TOUTE TENTATION DE NOUS ATTAQUER.”
don en rase campagne, après tant
de sang versé, de l’Ukraine par des
sociétés occidentales malades, rui-
née, démoralisées par leurs propres
malheurs, à bout de ressources et
de volonté ? Il n’est jamais bon de
se mentir à soi-même : ce risque
est réel, cela ne fait plus de doute.
Un impôt de guerre, en dernier
recours, pour aider l’Ukraine, à
défaut de l’impôt du sang ? Mais,
même cela, qui peut croire que nos
sociétés, dans l’état où elles sont,
l’accepteront ?
Encourager par tous les moyens
l’Ukraine à faire la guerre, jusqu’à
Cette guerre est notre guerre
PAR LE GÉNÉRAL VINCENT DESPORTES, ancien directeur de l’École de guerre
Le temps n’est plus aux tergiversa-
tions ni aux demi-mesures. Deux ans
après le début de l’ofensive générale
lancée par le Kremlin, l’avertisse-
ment du président Zelensky est
clair : « La situation est extrêmement
diicile [pour l’armée ukrainienne]
en plusieurs points de la ligne de
front. » Nous sommes aujourd’hui,
et pour plusieurs mois, non à un
« tournant » déjà évoqué mille fois,
mais à un point de bascule, un
point de rupture, après lequel
tout redressement de la situation
deviendra extrêmement compli-
qué, voire impossible.
L’Ukraine est aujourd’hui en
grand danger… et nous le sommes
tout autant, car cette guerre est une
IBO / Sipa
guerre européenne qui menace l’Eu-
rope elle-même, la France elle-même
ce que les opinions publiques ne
veuillent plus rien entendre ou
jusqu’à ce que le risque soit trop
grand et que vienne, éternel recom-
mencement, le temps du lâche aban-
don ? Et si ça dure, ce temps vien-
dra, comme au Vietnam, comme
en Afghanistan. Ou aider l’Ukraine
à faire la paix ?
On dira que c’est impossible,
comme on dit à propos du conlit
israélo-palestinien que la solution
des deux États est impossible,
alors qu’il n’y a pas d’autre issue
si l’on veut éviter l’épuration eth-
nique ou le massacre. Et que, par
jusqu’au in fond de ses provinces,
alors que trop de Français la vivent
comme un simple artefact de poli-
tique étrangère. Il est temps, pour
tous, de se rappeler le cri de Winston
Churchill aux heures les plus noires
de la bataille d’Angleterre : « Il ne
sert à rien de dire : “Nous avons fait
de notre mieux” ; il faut réussir à faire
ce qui est nécessaire. » N’en doutons
pas : la défaite de l’Ukraine serait
notre défaite et elle serait notre
déshonneur.
Quelle est la situation ? La chute
d’Avdiivka est la marque avérée de
l’échec de la contre-offensive du
printemps dernier et des ravages
matériels, humains et psycholo-
giques qu’elle a produits dans l’ar-
mée ukrainienne. La marée s’est
inversée, et nul ne peut dire ›
conséquent, il faut continuer à faire
tous les eforts pour y parvenir.
Aider l’Ukraine à faire la paix,
c’est le rôle, c’est le devoir de la
France, avec sa voix singulière,
d’y travailler, comme de travail-
ler à la paix entre Palestiniens et
Israéliens.
Quant à nous protéger, il n’y a
pas d’autre solution que de nous
réarmer pour dissuader toute
tentation de nous attaquer ou de
s’attaquer à nos intérêts vitaux. Et
ne pas céder à l’illusion mortelle de
compter sur les autres pour nous
défendre. L’alliance, oui. Mais la
dilution de notre armée dans une
armée européenne, où la décision
appartiendrait à d’autres qu’à
nous-mêmes, serait une folie dans
le monde tel qu’il est. Tout cela
n’est rien d’autre que la voie que
le général de Gaulle avait tracée à
la France sur la scène du monde. n
“LE DISCOURS
POLITIQUE
français doit porter
des mesures
sans équivoque
d’engagement et
de volonté propres
à mobiliser la
société”, défend
Vincent Desportes.
29 février au 6 mars 2024 / Marianne / 37
 › aujourd’hui, avec certitude,
que le lux montant des réserves
importantes rassemblées par
la Russie derrière le front ne
Diplomatie
submergera pas Kiev cet été.
Mais ce n’est pas certain, et cela
dépend de nous, Français et
Européens. Et il y a une urgence,
une dramatique urgence. Ou,
plus certainement, il y en a
deux : celle du court terme et
celle du moyen terme.
Dans le très court terme, il
faut empêcher une percée de
l’armée russe tout en permet-
tant la préparation d’une forte
masse de contre-attaque, son
armement et sa formation pour
qu’elle soit prête à être engagée
en 2025. L’armée ukrainienne
doit d’abord tenir ses lignes de
défense. Pour cela, nous devons
la renforcer immédiatement,
c’est-à-dire lui donner au plus
tôt des moyens d’arrêt, soit des
matériels d’organisation du ter-
rain, comme nous disons, nous,
militaires – mines en tout genre,
obstacles divers dont dents de
dragons ; des moyens de contre-
feu et d’interdiction – obu-
siers et obus en masse, drones
offensifs, missiles antichars,
38 / Marianne / 29 février au 6 mars 2024
“IL APPARTIENT DÉSORMAIS À
L’EUROPE ET À LA FRANCE DE DEVENIR
L’ARSENAL DE LA DÉMOCRATIE.”
équipements cyber ; des armes de
protection antiaérienne.
Il faut que l’armée ukrainienne
puisse dans le même temps ralen-
tir les flux montants, détruire les
rassemblements dans la profon-
deur, couper les rocades et les
pénétrantes : il lui faut des feux à
longue portée, dans la profondeur,
de 100 à 400 km du front. Il lui faut
donc des missiles et des roquettes
conçus pour cette mission, dont les
missiles Taurus bien sûr. Il faut que
“N’EN l’armement soit livré « à temps » a
DOUTONS PAS : prévenu, samedi 24 février, le pré-
la défaite de
l’Ukraine serait sident Zelensky : eh bien, le temps,
notre défaite c’est maintenant !
et elle serait Pour le moyen terme, il faut for-
notre déshonneur”, ger une masse de contre-attaque
assure le général
Vincent Desportes. conséquente, de l’ordre de l’armée
Ci-dessous, ou au moins du corps d’armée,
des soldats une masse interarmées de 70 000 à
russes entrent 100 000 hommes, rodés au combat
dans l’église de ce niveau : c’est ce qui a cruel-
Saint-Michel,
à Avdiivka, lement manqué à l’Ukraine pour
près de Donetsk, réussir sa contre-attaque de 2023.
le 24 février.
Je parle ici de matériels blindés
en très grand nombre, et tous les
équipements de cohérence opé-
rationnelle. Je parle d’avions, mais
d’avions à la hauteur ; non pas de
F-16 de quarante-cinq années d’âge
et dépassés, mais bien d’avions meil-
leurs que leurs adversaires, donc
d’avions Rafale à prêter, donner ou
vendre. Je parle ici d’entraînement,
car la guerre blindée mécanisée est
un art très compliqué. Ce ne sont
plus les soldats de l’an II qui gagnent
les batailles ofensives quand bien
même elles seraient efficaces en
défense, ce sont des troupes entraî-
nées, non pas au niveau de la com-
pagnie en cinq semaines comme
elles le sont maintenant en Ukraine,
mais au niveau de la manœuvre de
grande ampleur, du corps d’armée.
Parallèlement, le discours poli-
tique français doit être ferme et il
doit être clair : cette guerre est notre
guerre. Le discours politique doit
porter des mesures sans équivoque
d’engagement et de volonté propres
à mobiliser l’ensemble de la société
et à indiquer à Monsieur Poutine
que, face à une guerre radicale, nous
entendons avoir une réponse radi-
cale. J’ai déjà parlé d’avions Rafale. Il
faut aller plus loin : lancer un grand
emprunt de défense ou, mieux, éta-
blir un impôt défense pour porter
notre armée à la hauteur des enjeux,
faire en sorte que les Français com-
prennent et l’urgence et le devoir.
Mais il faut aller plus loin encore et
rétablir le service national : autrefois,
c’est sur le couple conscription-dis-
suasion que se dressaient à juste titre
le concept de défense de la France
et sa crédibilité. Les États-Unis
Stanislav Krasilnikov / SPU / Sipa
ne seront plus, jamais probable-
ment, l’« arsenal de la démocratie »,
selon le mot du grand président
Franklin D. Roosevelt. Alors réveil-
lons-nous : il appartient désormais
à l’Europe et à la France de devenir
l’arsenal de la démocratie. n V.D.
Chaque mois,
vous avez rendez-vous
avec l’histoire.

v elle
Noumule
for €90
6
 TRUMP-POUTINE,
International
LE TROUBLE JEU
Le dirigeant russe a-t-il vraiment
intérêt à voir le candidat
républicain remporter la prochaine
présidentielle américaine ?
Comme souvent, prédire l’attitude
de Donald Trump à son égard,
en cas de retour au pouvoir,
est une opération hasardeuse.
PAR ALAIN LÉAUTHIER
Q
Qu’on se le dise : pour ce qui est du
futur occupant du Bureau ovale de
la Maison-Blanche, la préférence
de Vladimir Poutine va à Joe Biden
plutôt qu’à Donald Trump. À en
croire le maître du Kremlin, le
démocrate serait « plus expérimenté
et plus prévisible ». En somme,
« un politicien à l’ancienne », avec
lequel il est plus facile de travailler,
a-t-il affirmé lors d’un entretien
avec l’ex-animateur vedette de
la chaîne américaine Fox News,
Tucker Carlson, réputé proche de
Trump. La plupart des commen-
tateurs se sont aussitôt récriés
qu’ils n’étaient pas dupes de cette
tentative grossière visant à tra-
vestir une réalité toute diférente
et bien connue de tous : en bons
satrapes autoritaires et cyniques,
le Vladimir et le Donald sont
copains comme cochons, et c’est
tout juste s’ils ne s’embrassent pas
sur la bouche à la façon des anciens
apparatchiks. Le lien serait si puis-
sant que le Russe brûlerait tous
les jours un cierge à la cathédrale
Saint-Basile-le-Bienheureux, sise
sur la place Rouge, dans l’espoir
que son ami golfeur décroche un
second mandat dont il anticiperait
déjà tous les bénéices : inies les
40 / Marianne / 29 février au 6 mars 2024
livraisons d’armes américaines à
l’Ukraine (lesquelles sont déjà bien
encalminées dans les travées du
Congrès), oubliées les insultes du
vieux Biden le traitant de « ils de
p… cinglé » tout en promettant une
nouvelle salve de sanctions, aux
oubliettes de l’Histoire la préten-
tion de l’Ukraine à tenir tête à la
grande Russie, ridiculisée, et l’arro-
gance des « fascistes otaniens » qui
encouragent Kiev et Zelensky dans
cette impasse.
À ceux qui doutent que Donald
Trump puisse être à ce point com-
plice de la sainte croisade pouti-
nienne, les mêmes commenta-
teurs renvoient à la menace que
le républicain a fait planer de ne
plus protéger les pays rechignant
à payer leur contribution à l’Otan
à hauteur de leurs moyens. Et, pis
encore, « d’encourager la Russie à
(leur) faire ce qu’elle veut ». C’est peu
dire que cette sortie de Trump, lors
COPAINS d’un meeting, a choqué. Surtout
COMME en Europe, et surtout dans les
COCHONS cercles atlantistes incorrigible-
En 2016, l’image
de cette fresque ment accrochés à la grosse bouée
de Mindaugas américaine. Mais, en réalité, dans
Bonanu sur un son style inimitable de gars sans
mur de Vilnius, en manières, afranchi des palinodies
Lituanie, avait fait
le tour du monde.
politiciennes, Trump n’a fait que
reprendre une vieille antienne
qui fait sens pour nombre d’Amé-
ricains. Et pas seulement pour
les MAGA (Make America Great
Again), ce noyau dur de son élec-
torat. En clair : allons-nous encore
longtemps payer pour les autres ?
Indéchiffrable
Depuis des lustres, les États-
Unis assurent à peu près 50 %
des dépenses globales de l’Otan,
et Washington a beau grogner à
intervalles réguliers, la majorité
des membres n’ont toujours pas
porté leur budget de défense à 2 %
du PIB comme le prévoit une règle
de l’Alliance depuis 2006. C’est le
cas de l’Allemagne qui, malgré
l’annonce d’un investissement
sans précédent, reste toujours à
la traîne. Aux yeux de Trump, les
bons élèves igurent donc dans l’an-
cien bloc de l’Est, Pologne ou pays
Baltes notamment. C’est-à-dire…
des pays parmi les plus impliqués
dans le soutien à l’Ukraine et l’hos-
tilité à Vladimir Poutine.
Pour autant, la déiance air-
mée de l’ancien président à l’égard
de l’Otan sert-elle directement les
intérêts du Kremlin, et, par contre-
coup, afaiblit-elle l’Alliance ? Le
Norvégien Jens Stoltenberg, secré-
taire général de l’Otan, le croit et
s’en est ému publiquement : elle
exposerait les soldats américains
et européens à un risque accru.
Sauf qu’avec Donald Trump les
propos d’estrade ne sont pas
toujours suivis d’efets concrets.
Selon l’ancien ministre des Afaires
étrangères Hubert Védrine – qui
n’est pas exactement un admi-
rateur du milliardaire –, l’ancien
locataire de la Maison-Blanche n’a
DR

inalement rien tenté de signiica-
tif pour alléger la facture améri-
caine lors de son mandat de 2016
à 2020. Il peut même se révéler
capable de faire exactement le
contraire de ce qu’il dit.
Une disposition d’esprit qui,
quelquefois, rend d’autant plus
indéchifrable l’équation des rela-
tions que le New-Yorkais entretient
avec le natif de Saint-Pétersbourg.
L’estime-t-il vraiment ? Nombre de
ses déclarations passées incitent à
le penser. « Qu’il est malin », juge-
t-il sur une radio au lendemain de
l’allocution télévisée du 21 février
2022, au cours de laquelle Vladimir
Poutine dit reconnaître l’indépen-
dance de deux territoires sépara-
tistes russes dans le Donbass. « Je
me suis dit : “C’est du génie”, ajoute
Trump. Je me suis dit : “À quel point
est-ce intelligent ? Il va entrer et être
un soldat de la paix.” » Pour ce qui
est de la paix, et de la iabilité de la
prévision, trois jours plus tard, le
24 février 2022, les troupes russes
pénétraient en territoire ukrai-
Pablo Martinez Monsivais / AP / Sipa
nien… Mais, dans cette même
déclaration à la radio, Trump dis-
qualiie les sanctions prises alors
par Joe Biden contre la Russie, les
jugeant trop « faibles », trop « insi-
gniiantes, comparées à la prise d’un
pays et de terres stratégiquement
situées ». La vision qu’a Trump
de la politique internationale est
tout entière contenue dans cette
double attitude : peu lui chaut que
Poutine (ou Kim Jong-un) soit un
dictateur maltraitant son peuple,
seul l’intérêt américain prévaut.
Mais si celui-ci, pour une raison
ou une autre, suppose le recours
à la force, pas d’hésitation. C’est
la méthode qu’il a appliquée à
l’encontre des mollahs iraniens…
avec des résultats mitigés.
Furieusement égotiste
Méthode qu’il n’aurait pas eue
en revanche à utiliser contre
Poutine car, assure-t-il, le diri-
geant russe « n’aurait jamais
fait sous [son] administration
ce qu’il fait maintenant ». Cette
dernière certitude constitue la
variable furieusement égotiste, et
donc imprévisible, des rapports
de Trump avec les dirigeants
“TRUMP A TOUJOURS
LE PORTABLE DE POUTINE ET
LE VOIT TOUJOURS COMME
UN ATOUT.” FIONA HILL
UNE RELATION
DE CONFIANCE ? internationaux. Résumons : à
Donald Trump et
Vladimir Poutine aucun moment l’ancien pré-
sont-ils vraiment sident n’a imaginé que Vladimir
les meilleurs Poutine se jouait de lui et misait
alliés ? Les sur sa personne comme on mise
déclarations de sur un cheval. Le témoignage de
Trump ne sont pas
toujours claires, Fiona Hill, directrice des afaires
quand elles européennes et russes à la Maison-
ne se télescopent Blanche entre 2017 et 2019, est à cet
pas. Ce qui égard édiiant : Trump, airmait-
est sûr, c’est sa
détermination elle récemment, a toujours refusé
à toujours faire de croire que la Russie avait essayé
prévaloir l’intérêt de faire pencher la balance à son
américain. avantage lors de la campagne de
Ci-dessus, en 2016. « Et si Poutine lui avait dit à un
Finlande, en 2018.
moment donné : “Donald, j’ai essayé
de m’immiscer dans l’élection”, je
pense qu’il aurait complètement
perdu la tête. »
Fiona Hill, on l’aura compris,
a pris ses distances et juge sévè-
rement les déclarations confuses
de Donald Trump après la mort
récente d’Alexeï Navalny, établis-
sant un parallèle entre lui-même
et le sort de l’opposant russe. Selon
elle, « il a toujours le portable de
Poutine et le voit toujours comme
un atout ». Peut-être. Plus sûre-
ment, le milliardaire se voit aussi
lui-même comme le seul recours
pour mettre un terme à la guerre.
« En vingt-quatre heures, s’il est
élu », a-t-il promis. Avec ou sans
l’accord de Poutine ?
29 février au 6 mars 2024 / Marianne / 41
MIEUX VAUT
POUR LES
AUTRES,
FUITE DU
CERVEAU
PLEIN LE DOS,
LES DINOS MASCULINITÉ
LA BANLIEUE !
Dans le Point,
« Des chercheurs
de l’université du
« Les dinosaures
souffraient aussi
d’arthrose »,
NON TOXIQUE
Dans un article intitulé « Timothée Chalamet,
on apprend que le Wisconsin, nous dit
PS devrait bientôt le Point, sont parvenus afirme Sciences l’homme qui bouscule la masculinité »,
quitter son siège à créer de la matière et Avenir. Pour cela, l’Obs développe : « Compagnon de
d’Ivry-sur-Seine pour cérébrale avec une le magazine s’appuie Kylie Jenner et icône lesbienne, la star de
retrouver la capitale. imprimante 3D. » sur une étude de Dune édiie une masculinité alternative ou
« Les élus locaux de Christophe Castaner l’Université nationale “chalamasculinité” ainsi résumable : moins de
passage à Paris n’ont aurait déjà été de Rio Negro, en muscles, moins de matière et plus d’esprit. »
pas toujours envie de aperçu à l’aéroport Argentine. Il aurait Les articles de l’Obs sont plus facilement
venir à Ivry », afirme de Milwaukee. n sufi de poser la résumables : moins d’esprit. n
la numéro 2 du parti, question à certains
sénateurs. n UN JOURNAL AU POIL
Corinne Narassiguin, ASSASSINAT
sans se rendre EXPRESS Le Journal du dimanche livre cet « indiscret »
compte de la charge Lu non pas à BOUZOU capillaire : « Un proche d’Emmanuel Macron
symbolique que
charrie son
l’intérieur mais LE CLOWN a essayé d’identiier un acteur américain
qui lui rappelait fortement Édouard Philippe.
bien à la une du Le Point consacre
explication. Si Serge dernier numéro un article au dernier Sa quête l’a mené aux afiches des ilms
Reggiani était encore de l’Express, livre de l’économiste de Yul Brynner », le comédien célèbre pour
de ce monde peut- cette phrase : Nicolas Bouzou, son crâne lisse. Le nouveau JDD ne coupe
être modiierait-il « L’assassinat chroniqueur pour pas les cheveux en quatre ! n
sa chanson de Navalny ne l’hebdomadaire.
pour l’occasion : doit pas rester Dans celui-ci, il critique PIS-ALLER
les Flous vont entrer impuni. » Et le la tendance française Pourvu que les ministres ne lisent pas
dans Paris… n manque de rigueur aux discours négatifs Sciences et Avenir et sa passionnante enquête
journalistique, et s’étonne de sur « la révolution du lait de chamelle »,
COÛTER lui, peut-il rester certaines afirmations : sinon les éleveurs de vaches laitières seraient
UN BRAS impuni ? Certes,
il ne serait pas
« L’éducation
s’effondrerait, les
invités à se reconvertir : « Dromadaires et
chameaux produisent un lait très avantageux :
« La montre de
étonnant que services publics moins gourmand en eau, ce type d’élevage
sport la plus chère
l’on apprenne aussi, les inégalités pourrait vite devenir compétitif face aux
de son temps revient.
que l’opposant exploseraient… » Alors exploitations bovines. » Encore faut-il avoir
Enin ! », proclame
à Vladimir Poutine que tout va très bien ! n la bosse des affaires ! n
tout excité le Point, le
a bel et bien été
journal des « petites
L’ONU DANS
gens » qui travaillent
dur. La réédition de la
« assassiné ».
À l’heure où L’AUTRE FACE LE VISEUR
DES PILES
l’hebdomadaire
Piaget Polo 79 coûte Intervenant aux
bouclait ses pages,
88 000 €, soit un peu Nations unies
rien, pourtant,
plus de cinq années Un Australien de 73 ans s’est retrouvé aux pour cibler António
ne le certiiait.
de smic au poignet. urgences après avoir inséré trois piles Guterres, le secrétaire
Mais quand il
C’est vrai, ça : boutons de 1,3 cm de large dans son général de cette
s’agit de la Russie,
comment avait-on urètre à des ins d’ « autosatisfaction ». organisation, Gilad
les faits importent
pu vivre sans ? n Son pénis a gonlé et s’est nécrosé Erdan, ambassadeur
si peu… n
si bien qu’une réparation compliquée d’Israël auprès de
en trois étapes sera nécessaire selon l’ONU, a déclaré :
BOULETTE ÉPICÉE l’équipe médicale qui ajoute : « Notre « Les Nations unies
Lu ce titre sur le site de France 3 cas démontre les effets néfastes que les collaborent avec le
Occitanie : « “Pierre Curry” au lieu piles boutons peuvent provoquer sur le Hamas, Guterres est
de “Pierre Curie” : deux plaques système génito-urinaire et la nécessité de la tête du serpent. »
de rue mal orthographiées installées les retirer d’urgence pour éviter d’autres Si Israël bombarde
à Carcassonne ». Le responsable d’une lésions tissulaires et des complications le siège de l’ONU,
telle boulette épicée pourra toujours à long terme. » Incroyable que ce ne soit ce sera la faute
méditer ce proverbe : pas vu, paprika. n même pas précisé sur les piles. n d’António Guterres. n

42 / Marianne / 29 février au 6 mars 2024

EN RIRE !

29 février au 6 mars 2024 / Marianne / 43

MIEUX VAUT
BUREAUCRATE COMMENT
ÉVITER D’ÊTRE
LE PLOMB
Titre du quotidien
SANS INTÉRÊT
Dans le JDD,

TOI-MÊME
Sur le site du média pro-européen
13 À TABLE
En Iran, près de la ville
Ouest-France :
« L’attaque contre
Gaza plombe
ce titre :
« Édouard Philippe
juge sa mise en
Euractiv, ce titre : « La Commission de Faryab, dans la l’économie d’Israël ». concurrence avec
européenne s’attaque à la bureaucratie province de Kerman, Aux dernières Gabriel Attal “sans
pour les agriculteurs ». Dommage un homme a tué nouvelles, elle plombe intérêt” ». C’est ce
que la Commission ne s’attaque pas 12 membres de sa surtout les Gazaouis, que pensent nombre
à la bureaucratie de la Commission. n famille à la kalachnikov, tirés comme de Français des
dont son père et des lapins. n deux Premiers
ministres, l’ancien
BON VOL ! son frère, en raison
et le nouveau. n
Un homme a été arrêté à l’aéroport
d’un différend familial.
Douze morts pour
LUI TORDRE
LE (MOS)COU
international de Bangkok lors d’une fouille
de bagages et inculpé de contrebande
d’animaux protégés. Dans ses valises,
une dispute, ça peut
sembler beaucoup, Après le décès du RÊVE DE
RENTIER
mais c’était sans doute principal opposant
les agents des douanes ont trouvé deux un gros différend. n à Vladimir Poutine,
dragons de Komodo, six tortues étoilées Alexeï Navalny,
Le Figaro narre
d’Inde, huit iguanes, cinq pythons, un boa Paris a haussé
constricteur et 24 poissons exotiques. Pour LE RÊVE le ton, tenant les
les aventures de
l’éléphant, il n’y avait plus assez de place. n DE RAPHAËL autorités russes
Jacques, 32 ans,
qui, avec son frère,
Raphaël pour pleinement
MÉDAILLE D’OR Glucksmann a responsables
voulait cesser de
travailler et vivre
Les balcons des immeubles parisiens seront-ils publié le message de sa mort, et
suivant, sur X : de l’immobilier :
assez solides pour supporter les grappes de demandant, par
« Je rêve depuis « Les locataires
personnes qui risquent de s’y agglutiner lors de l’intermédiaire
l’enfance de mauvais payeurs
la cérémonie d’ouverture des JO, le 26 juillet ? du porte-parole
ce jour où Missak nous ont vaccinés »,
Réponse d’Olivier Princivalle, président de la adjoint des Affaires
Manouchian et regrettent-ils. Ah,
Fédération nationale de l’immobilier (Fnaim) étrangères,
l’Afiche rouge ces satanés locataires
Grand Paris : « Les immeubles haussmanniens qu’une « enquête
feraient leur entrée qui empêchent de
indépendante et
devenir rentiers ! n
ont plus de trois cents ans, et des balcons
le plus souvent prévus pour deux ou au Panthéon. approfondie soit
Enin ! » Voir ses conduite pour faire
trois personnes. Les sur-occupations possibles
pendant les JO peuvent être compliquées. »
rêves d’enfant toute la lumière
NE PLUS AVOIR
Ceux qui se réfugieront à la cave seront
se réaliser, c’est sur cet évènement UN TICKET
toujours magique. Le tabloïd
les grands gagnants de la soirée. n tragique ». Paris a
Merci, Raphaël ! n britannique
également appelé
à la « libération The Sun a rapporté
REAGAN,
LE RETOUR PAS TOUT À FAIT immédiate et
inconditionnelle de
qu’après avoir gagné
1 million de livres

AUX 35 HEURES
Dans l’Opinion, tous les prisonniers (1 160 000 €) à
politiques en la loterie une femme
on apprend que
Russie ». Poutine, de 37 ans a quitté
« Reagan aurait La Dépêche du Midi a décrit le quotidien
mort de peur, son conjoint
été horriié et de l’agricultrice Pascale Menvielle.
devrait s’exécuter de 39 ans et
désemparé de voir « À 5 heures du matin, elle embauche
dans les plus refusé de partager
les Américains au centre commercial E. Leclerc de
brefs délais. n les gains. C’est
tourner le dos à Villeneuve-sur-Lot ; à la mi-journée, beau, l’amour. n
l’Ukraine ». Il est
après avoir débauché du magasin,
toujours hasardeux
de faire parler les
elle retrouve sa ferme de Sainte- JEUX PARALYMPIQUES
morts, d’autant
Colombe-de-Villeneuve et commence
son “vrai” métier, celui d’éleveuse. »
ANTICIPÉS
plus que l’ex- Du Parisien, ce titre : « Eure : ivre,
président républicain En tout, elle ne cumule pas moins de un SDF blesse une centenaire après
ignorait sans doute 106 heures par semaine. Soit 105 heures avoir poussé sur elle un unijambiste
jusqu’à l’existence de travail de plus que François Bayrou, en fauteuil roulant. » Tout ça sous
de l’Ukraine. n haut-commissaire au Plan. n les yeux d’un borgne ? n

44 / Marianne / 29 février au 6 mars 2024

EN RIRE !

29 février au 6 mars 2024 / Marianne / 45

 Premier poumon de la planète, la forêt du bassin congolais doit faire
face à deux menaces au moins. Celle de l’accroissement démographique
exponentiel, qui amène les populations à grignoter chaque jour
davantage d’espaces forestiers. Et celle de la relance de l’exploitation
forestière industrielle, notamment au proit de compagnies chinoises.
Reportage en République démocratique du Congo.
TEXTE : GUILLAUME JAN - PHOTOS : GWENN DUBOURTHOUMIEU

L
RÉPUBLIQUE SOUDAN
CAMEROUN CENTRAFRICAINE
La nuit équatoriale est tombée depuis longtemps,
La forêt du bassin du Congo s’étend sur CONGO OUGANDA des myriades d’insectes tournoient au-dessus de nos
six pays d’Afrique centrale : Cameroun, Gabon, GABON têtes, le leuve Congo coule en contrebas, et Paolo
Guinée équatoriale, République centrafricaine, RWANDA
RÉPUBLIQUE BURUNDI Cerutti déroule son plaidoyer en faveur de la forêt
République du Congo et République DÉMOCRATIQUE
TANZANIE

démocratique du Congo. Deuxième plus grande
forêt équatoriale par sa supericie après
l’Amazonie, elle est la première en matière de
séquestration du carbone, captant encore
chaque année 600 millions de tonnes de CO2
de plus qu’elle n’en émet. Elle perd chaque
année la supericie d’un département français.
DU CONGO du bassin congolais. « Elle s’étend sur près de 200 mil-
lions d’hectares, trois fois la surface de la France, et
elle est la dernière forêt tropicale à absorber du CO2.
ANGOLA
Parallèlement, le pays a l’un des plus forts taux de crois-
sance démographique au monde. Si on n’intensiie pas
ZAMBIE
l’agriculture, une grande partie de cette jungle aura

46 / Marianne / 29 février au 6 mars 2024

 Le poumon
du monde
presque
à bout de soufle
disparu avant la in du siècle. » Nous sommes au cœur
de la République démocratique du Congo (RDC), dans
l’ancien centre d’études agronomiques de Yangambi.
L’Italien Paolo Cerutti est arrivé ici il y a vingt ans et
a patiemment orchestré, avec le Centre de recherche
forestière internationale (Cifor) et des inancements
de l’Union européenne, la renaissance de cette planta-
tion, qui avait été une réserve scientiique de référence
pendant la colonisation belge. Puis qui était tombée
en désuétude après l’indépendance, en 1960.
POINT DU JOUR
au cœur de la
jungle congolaise, Une ampoule grésille, Paolo Cerutti poursuit :
dans la province « Notre objectif, c’est à la fois d’étudier cette forêt de
de la Tshopo, manière approfondie, de la préserver et de la reconsti-
en octobre 2023. tuer, mais aussi de proposer des opportunités écono-
miques pour les habitants établis sur ce territoire. » Avec
ses équipes, il met sur pied un tas d’activités destinées
à encourager une exploitation plus durable de cet
espace vital pour la planète. Depuis 2019, quelques
fermes pilotes proposent des techniques alternatives
à l’agriculture itinérante sur brûlis (qui consiste ›
29 février au 6 mars 2024 / Marianne / 47
Le poumon du monde en sursis
› à brûler de nouvelles parcelles de forêt chaque
année pour accéder aux terres fertiles, que les pluies
érodent vite, obligeant à sans cesse recommencer
l’opération) : elles mettent en valeur l’agroforesterie,
la rotation des cultures et les petits élevages. « Les
déjections du bétail fournissent un fertilisant naturel,
qui permet de pérenniser les cultures, explique-t-il.
Ainsi, les agriculteurs n’auront plus besoin d’étendre
leurs surfaces chaque année. » De nouvelles cultures
de café et de riz sont expérimentées, des puits ont été
creusés pour donner un accès direct à l’eau potable,
les ruches produisent du miel vendu sur les marchés
des environs.
Sur un mur du bureau de Paolo, deux grandes
cartes satellites contredisent son optimisme. La pre-
mière date de 2010, la seconde de 2021. Elles montrent
combien, en une seule décennie, le couvert forestier
du territoire de Yangambi a été massivement rongé
le long des routes et des rivières. À l’échelle nationale,
la forêt congolaise perd chaque année une surface
équivalant à un département français. Par où qu’on la
prenne, cette luxuriante jungle est menacée. Au bord
du leuve et de ses aluents, dans les villages établis
le long de ses sentiers, la population perpétue son
“VOUS CONNAISSEZ LE DICTON :
‘VENTRE AFFAMÉ N’A POINT D’OREILLE’.”
PAPY EKATE EKOFO, MINISTRE
48 / Marianne / 29 février au 6 mars 2024
BOIS PRÉCIEUX
Ci-dessus, un mode de vie traditionnel – pêche, chasse et agriculture
stock de grumes, itinérante sur brûlis. En soi, ce type d’exploitation
dans la province ne constitue pas la pire des méthodes pour la faune
de l’Équateur,
coupées par la et la lore. Mais, couplée à un accroissement démo-
société chinoise graphique exponentiel (30 millions d’habitants au
Cokibafode, dernier recensement oiciel de 1984, 100 millions en
très active dans 2020 et une projection à 200 millions avant 2050), elle
la déforestation
industrielle.
se révèle redoutable pour la pérennité du biotope. Et
ce n’est pas tout. À Mbandaka, à 1 000 km en aval de
Yangambi, toujours sur le leuve Congo, le ministre
de l’Environnement de la province de l’Équateur,
Papy Ekate Ekofo, s’inquiète de la multiplication des
exploitations forestières illégales, « qui ne tiennent
pas compte des quotas de coupes et autres normes
environnementales », ainsi que de « l’intensiication de
la chasse commerciale et du braconnage ». Une fois ce
constat établi, l’homme de pouvoir avoue néanmoins
son impuissance : « Nous ne pouvons pas empêcher
la population de tirer proit de la forêt. Il n’existe pas
vraiment d’autres activités qui puissent leur permettre
de générer un revenu. Et les familles sont nombreuses,
il y a beaucoup de bouches à nourrir. Vous connaissez
le dicton : “Ventre afamé n’a point d’oreille”. »
Déforestation artisanale
Dans la forêt congolaise, qui recouvre plus de la moitié
du territoire de la RDC, les habitants sont condam-
nés à se débrouiller avec les moyens du bord : pas
d’industries, pas d’eau courante ni d’électricité, pas
de routes hormis des pistes boueuses et cabossées.
Le réseau luvial est le seul moyen de communica-
QUAI DES GRUMES
À Kinshasa, capitale de
la RDC, une partie du port
accueille les arbres
acheminés par voie luviale.
tion sur les longues distances, puisque l’avion coûte
trop cher, mais les embarcations sont vétustes, et
les naufrages fréquents. Dans ce pays où une moitié
de la population vit sous le seuil de pauvreté, et où
l’autre moitié n’est guère mieux lotie, l’agriculture de
subsistance reste la manière la plus sûre d’avoir un
repas quotidien. La chasse et la pêche, pratiquées de
manière anarchique, sont de plus en plus limitées du
fait de la raréfaction de la ressource.
Reste un autre moyen de s’assurer un revenu
complémentaire : la coupe du bois, notamment pour
fabriquer du charbon – principale source d’énergie
dans les villes pour la cuisson des aliments, puisque
le réseau électrique est quasi inexistant (moins de
15 % du territoire national est alimenté en électricité).
Dans un rayon de 300 à 500 km autour de la capitale,
Kinshasa (17 millions d’habitants), les forêts dispa-
raissent à petit feu, décimées artisanalement par les
ANATOMIE habitants, qui proitent de cette manne modeste mais
D’UNE BÛCHE providentielle. Sur la nationale 1, qui relie Kinshasa
Au laboratoire de au littoral, la plupart des villages se sont spécialisés
biologie du bois de dans la production de charbon de bois et vendent leurs
Yangambi, chaque
espèce d’arbre sacs par dizaines ou par centaines, alignés en bord de
est auscultée. Ces route. Papa Michel, 55 ans, agriculteur dans la région
analyses guident de Moanda, sur le littoral atlantique, en fabrique
les décisions chaque fois qu’il défriche une nouvelle parcelle pour
du Cifor sur
les questions ses cultures. « C’est un travail éprouvant, mais qui
de reboisement rapporte de l’argent », conie-t-il au beau milieu d’un
et de préservation champ tout juste déboisé. De la coupe des arbres
de la forêt. jusqu’à la vente des sacs de charbon, en passant par
l’étape de carbonisation dans des fours artisanaux
creusés dans la terre, l’opération lui prendra de quatre
à six semaines. Les sacs vendus lui rapporteront l’équi-
valent de 350 €. « Auparavant, l’agriculture suisait à
nourrir nos familles, dit-il encore. Ce n’est plus le cas
aujourd’hui. Or il faut payer les fournitures scolaires,
l’hôpital quand les enfants sont malades… » Avec l’agri-
culture sur brûlis, la production de charbon de bois est
la principale cause de déforestation en RDC.
En cela, le bassin du Congo se distingue des autres
grandes forêts équatoriales de la planète. En Amazonie,
c’est l’ouverture de vastes zones de culture et de pâtu-
rage qui a été à l’origine de l’essentiel de la déforesta-
tion, avec l’exploitation du pétrole et des mines d’or ›
29 février au 6 mars 2024 / Marianne / 49
 ›
Le poumon du monde en sursis
(plus de 1 million de km2 ont été perdus au cours des
soixante dernières années, soit un quart de la surface
forestière). Cette modiication du biotope transforme
en savane d’anciennes portions de jungle, la région
connaît ses premières sécheresses et n’est plus un puits
de carbone comme elle l’était jusque-là – désormais,
elle relâche même plus de CO2 qu’elle n’en absorbe,
selon un article publié en janvier 2021 dans la revue
scientifique Nature Climate Change. Sur l’archipel
indonésien, ce sont les deux tiers du couvert forestier
naturel qui ont disparu depuis le début du XXe siècle,
d’abord sous l’efet des plantations de canne à sucre
et de l’exploitation du bois tropical, puis des mono-
cultures de cocotiers ou de palmiers à huile, à partir
des années 1980. Et le déboisement s’est accéléré à la
in des années 1990, après la décentralisation politique
de l’archipel, quand les gouverneurs de province et
les chefs de district ont commencé à abuser de leurs
nouveaux pouvoirs, distribuant quantité de permis,
notamment pour l’industrie de l’huile de palme, en
échange de pots-de-vin.
Une administration prédatrice
Le même scénario pourrait se développer en RDC.
Malgré les engagements présidentiels pour position-
ner le pays en « pays solution » ain de parer au bou-
leversement climatique, l’administration prédatrice
et la corruption généralisée ouvrent les portes au
grand retour de l’exploitation forestière industrielle.
50 / Marianne / 29 février au 6 mars 2024
FLOTTE
ARTISANALE Celle-ci se déploie de nouveau, après une période de
Sur la rivière Ruki, sommeil due à l’absence de développement écono-
ci-dessus dans
la province de mique (peu de routes, pas d’infrastructures) et à un
l’Équateur, les moratoire sur les nouvelles concessions imposé de
troncs coupés 2002 à 2021 pour limiter le pillage de la forêt – alors
sont assemblés que le pays sortait de cinq ans de guerres intestines
en radeaux
et acheminés
et qu’il était fragilisé par le départ précipité du pré-
directement sident dictateur Mobutu. Malgré cette interdiction,
jusqu’à Kinshasa. une poignée d’entreprises chinoises a réussi à occu-
per le terrain dès le milieu des années 2010. Le long
du leuve et de ses aluents, plusieurs d’entre elles
ont obtenu de vastes concessions en toute illégalité.
C’est le cas de Cokibafode, l’une des plus décriées de
ces sociétés – elle fait l’objet de nombreuses plaintes
pour extraction illégale, collusion avec les autorités
ou non-respect de ses engagements envers les com-
munautés locales. Présente à Ingende, au bord de
la rivière Ruki dans la province de l’Équateur, elle
est justement en plein conlit avec le village voisin
de Bandjo lorsque nous nous y rendons. Motif de
la discorde : la société n’a pas bâti toutes les écoles
qu’elle s’était engagée à construire lorsqu’elle est
venue exploiter cette forêt primaire, à partir de 2018.
« Les Chinois ne respectent pas toujours les quotas de
coupe, ni la traçabilité, ni la taille des arbres abattus, ni
le périmètre qui leur est alloué pour couper les arbres,
ni les promesses qu’ils ont faites », glisse Jean-Claude
Bombembe, inspecteur territorial de l’environnement.
L’activiste Eugénie Mulula, qui réalise des campagnes
 de vaccinations pour l’Unicef dans les villages des
environs, avance avec plus d’aplomb : « Les villageois
ne verront pas la moitié des compensations promises.
Les forestiers disent avoir donné au gouvernement une
enveloppe pour le reboisement, mais aucune action n’a
encore été menée dans ce sens. Leur exploitation est en
totale contradiction avec l’urgence climatique. » À plu-
sieurs reprises, des ONG comme Greenpeace ou Global
Witness ont dénoncé le manque de transparence
du secteur forestier et leur « collusion » avec l’État
congolais, qui ferme les yeux sur les coupes abusives
en échange d’enveloppes bien remplies. Cinq ans
après l’arrivée de Cokibafode, la forêt est assurément
grignotée derrière Ingende, mais les perspectives
économiques des riverains ne se sont pas améliorées.
“Blocs pétroliers”
La région voit aussi s’installer ou se réinstaller des
plantations d’hévéas, pour le caoutchouc, et de pal-
miers à huile – puisqu’il ne reste plus tant de territoires
exploitables en Indonésie et que l’archipel en a assez
d’être pointé du doigt à cause de cette monoculture
de sombre réputation. « Les investissements s’y mul-
tiplient, attirés par des conditions climatiques idéales
et surtout par des réglementations peu contraignantes
ou non appliquées », notait Greenpeace dans un rap-
port de 2016 alertant sur la ruée des industriels vers
plusieurs pays du continent africain, dont la RDC.
À cette nouvelle menace s’ajoute celle de l’exploitation
gazière et pétrolière. En juillet 2022, le gouvernement
congolais lançait des enchères pour 27 « blocs pétro-
liers », ouvrant la voie à une anachronique course aux
hydrocarbures. Or, si la population locale a longtemps
su préserver l’écosystème par son mode de vie tradi-
LA TOUR À tionnel, l’extrême misère dans laquelle elle s’enfonce
FLUX avec ses chaque année davantage pourrait l’inciter à se rappro-
capteurs, installés
à Yangambi depuis cher des compagnies d’extraction – qui savent jouer
2020, permet de au jeu du plus ofrant. Non loin de Mbandaka, le village
mieux comprendre pygmée de Lokolama est visé par ces ofres alors que
la capacité des sa forêt humide abrite une zone de tourbières dans
forêts tropicales
à freiner
le changement
climatique.
CORVÉE
QUOTIDIENNE
En forêt,
la population
continue de
cuisiner au bois.
En ville, elle utilise
du charbon de
bois, plus facile
à transporter.
laquelle sont stockées d’importantes quantités de
carbone. « Nos conditions de vie sont si rudimentaires
que nous sommes prêts à suivre tous les projets qui
les améliorent », met en garde Valentin Engobo, un
notable du village. À côté de lui, le patriarche Joseph
Bonkile ajoute : « Nos hommes politiques ont montré
qu’ils étaient incapables d’améliorer notre sort. J’ai
86 ans, j’ai été enseignant toute ma vie et je ne touche
pas de retraite. Nous voulons bien protéger cette zone,
mais il faut que ça nous rapporte quelque chose. Nous
voulons des retombées inancières. »
Au centre d’études forestières de Yangambi, le
volubile Paolo Cerutti a conscience de ce contexte
fragile quand il liste toutes les initiatives portées par
le Cifor. Il se dit « déterminé à enclencher la sédenta-
risation de la production agricole à l’échelle locale »
et espère répandre ce modèle à l’échelle nationale.
« Plus de 2 millions d’arbres ont déjà été replantés au
cours des cinq dernières années, souligne-t-il. Et la
prochaine carte satellite que nous allons éditer montre
déjà un progrès. Nous avons constaté une baisse de la
déforestation depuis 2017. » Il évoque encore la meil-
leure santé économique du territoire de Yangambi
et son marché du dimanche, qui attire de plus en
plus de monde, parle du laboratoire de biologie du
bois, ouvert en 2019, et de la tour à lux, qui mesure
depuis 2020 les échanges de gaz à efet de serre entre
l’atmosphère et la forêt. « Cela dit, la croissance démo-
graphique va avoir un impact sur cette forêt, c’est sûr. »
Alors lui vient une nouvelle pensée, qu’il assène avec
conviction : « Il faut encourager les filles à rester à
l’école le plus tard possible, ain de réduire le nombre
de grossesses précoces. » n G.J.
29 février au 6 mars 2024 / Marianne / 51
 Analyse

Participation,
piège à cons ?
La mode est à la participation citoyenne, non seulement sur
le plan local mais aussi sur le plan national. On l’a vu avec
le grand débat national ou la Convention citoyenne pour
Christian Liewig / Abaca

Pour en inir
avec la démocratie
participative, le climat. Or il apparaît que l’organisation de ces rencontres
de Manon Loisel et
Nicolas Rio, Textuel,
aboutit souvent moins à changer les choses qu’à conforter
192 p., 18,90 €. le système en place. PAR SAMUEL PIQUET
52 / Marianne / 29 février au 6 mars 2024

L
Le fait même d’accoler un adjec-
tif à la démocratie symbolise-t-il
l’échec de celle-ci ? On peut se poser
la question lorsqu’on observe les
« résultats » du grand débat natio-
nal ou de la Convention citoyenne
pour le climat. Comme le rappellent
Manon Loisel et Nicolas Rio dans
leur essai Pour en inir avec la démo-
cratie participative, « seules 10 propo-
sitions [de la Convention citoyenne]
seront reprises telles quelles dans la
loi Climat et résilience adoptée en
2021 ». Il leur semble difficile de
croire aux vertus de la démocratie
négociations d’action publique ont
tendance à se dérouler en dehors du
jeu démocratique. » Ainsi, le déve-
loppement de la démocratie par-
ticipative n’est pas le signe que la
démocratie se porte bien : c’est plu-
tôt « parce qu’il y a un vide en matière
de débat au sein de la production des
politiques publiques que les outils de
participation citoyenne connaissent
un tel succès du côté des institutions ».
Une structure à revoir
Interrogée par Marianne, Ombelyne
Dagicour, adjointe chargée de
l’innovation démocratique et de
l’engagement citoyen à Poitiers,
est « tout à fait d’accord avec le
constat des auteurs. Il ne faut pas
confondre démocratie participative et
injonction à la participation ». Pour
Manon Loisel et Nicolas Rio, l’orga-
nisation de ce type de débat est trop
souvent « un moyen » pour les élus
« de répondre aux critiques sur leur
déicit de proximité ». Pas étonnant,
dans ce contexte, que l’organisation
des démarches participatives soit
« souvent externalisée à des cabinets
de conseil privés », cabinets qui ont
un « poids décisionnel croissant » et
sont pourtant « exonérés de toute
responsabilité ». Comment peut-on
ÉCHANTILLON NON
REPRÉSENTATIF envisager de donner le pouvoir au
D’après le politologue peuple – c’est l’étymologie du mot
Martial Foucault, « démocratie », formé sur dêmos,
les participants au « peuple », et kratos, « pouvoir » – si
grand débat étaient en on n’a pas de comptes à lui rendre ?
majorité des diplômés
du supérieur (64 %). Un autre problème vient de la res-
Ci-contre, le président, titution de ces événements, dans
à Étang-sur-Arroux, laquelle on retrouve une « tonalité
le 7 février 2019. systématiquement positive » et « une
tendance généralisée à escamoter
participative quand sa « consécra- l’expression des divergences ». Or,
tion émane d’un président se pré- comme le rappelle Élisabeth Dau,
sentant lui-même comme jupitérien, cofondatrice de la coopérative
adepte d’une pratique descendante Fréquence commune, qui accom-
du pouvoir et de la décision ». Selon pagne la démocratie locale, « la
les auteurs, on aurait tort de croire démocratie, c’est la gestion de la
que la participation serait plus conlictualité, il s’agit de réguler un
féconde sur le plan local. D’une part, rapport d’inluence et non pas de don-
parce que « le maire [...] est aussi celui ner une liste à la Prévert de souhaits
qui préside le conseil municipal » et non concrets et non réalisables qui
que, par conséquent, « la présiden- participent au désenchantement ».
tialisation du pouvoir est bien plus Pis, la démocratie participative
forte dans nombre de collectivités ». sert bien souvent à justifier les
D’autre part, à cause du rôle pré- politiques en place, il suffit pour
pondérant joué par les lobbies : « Les cela de faire mine de croire ›
29 février au 6 mars 2024 / Marianne / 53
Analys
› que les participants sont
du même avis que les élus et
de les « transformer subrepti-
cement en soutiens » grâce à
la construction progressive
d’« une bulle de conirmation »,
comme l’expliquent les auteurs
de l’essai. Bref, le problème est
avant tout structurel. Interrogés
par Marianne, Manon Loisel et
Nicolas Rio précisent : « Il ne
s’agit pas de pointer l’insincérité
des acteurs ni un problème de per-
fectionnement des outils mais plu-
tôt le manque de remise en ques-
tion du système démocratique. »
Effets pervers
Pour Ombelyne Dagicour, « le pro-
blème de la démocratie participa-
tive, c’est trop souvent l’absence de
lien avec la décision ». Élisabeth
Dau abonde : « Il faut se demander
dans quelle mesure les dispositifs
mis en place ont une efectivité sur la
décision inale pour ne pas susciter
chez les habitants de la méiance ou
du désintérêt. On doit associer à ces
réunions les élus, les agents publics
territoriaux et les experts. » Manon
Loisel et Nicolas Rio déplorent
dans leur essai l’accent mis sur
DES SOLUTIONS EXISTENT
outes les personnes
T
interrogées s’accordent
sur un point : il faut
changer le fonctionnement
de la démocratie. Dans
leur essai, Manon Loisel
54 / Marianne / 29 février au 6 mars 2024
“LE PROBLÈME DE LA DÉMOCRATIE
PARTICIPATIVE, C’EST L’ABSENCE DE LIEN
AVEC LA DÉCISION.” OMBELYNE DAGICOUR
« le format des dispositifs […]. Il est
plus diicile en revanche d’y trouver
des informations sur les résultats
des consultations passées et leurs
effets sur les politiques publiques
mises en œuvre ». Et pour cause, « la
question des efets est bien souvent
extérieure à leur mission », comme
le rappellent les auteurs.
Ainsi, sur le plan local, on
retrouve ce qu’ont vécu bon
nombre de participants au grand
débat ou à la Convention citoyenne
pour le climat : l’impression qu’il n’y
a pas vraiment de suite à ces initia-
tives « citoyennes ». Les auteurs
rappellent à ce sujet que « la fré-
quentation quantitative est en efet
le principal critère d’évaluation de
la démocratie participative. Ce qui
devait être un moyen (pour faire
en sorte que chaque voix compte)
devient une in en soi ». La parade
« pour démontrer que les partici-
pants sortent gagnants de cette vaste
Ils militent pour une part de
tirage au sort « équivalant
et Nicolas Rio proposent
au poids de l’abstention
d’y intégrer le tirage au à chaque scrutin », aussi bien
sort, « comme une réponse au niveau local qu’au niveau
à la hausse de l’abstention national. Plusieurs
électorale et à la baisse municipalités ont tenté
de représentativité des élus ». l’expérience, beaucoup
d’entre elles accompagnées
par l’association Fréquence
commune. À Poitiers,
Ombelyne Dagicour nous
explique comment
la commune, dans laquelle
un collectif de citoyens
a remporté les élections
il y a trois ans, s’y prend
pour « associer les habitants,
TIRÉS AU SORT,
les élus et les agents ».
les citoyens de
Poitiers choisissent « On a expérimenté l’an
les sujets débattus dernier une assemblée
et sont associés citoyenne et populaire,
aux décisions. celle-ci est tirée au sort sur
consultation citoyenne » consistera
alors à « annoncer une nouvelle
étape vers encore plus de démocratie
participative ». Ainsi, pour Manon
Loisel et Nicolas Rio, « d’un outil de
contestation porté par des acteurs
associatifs, la participation citoyenne
devient une obligation législative
prise en charge par les institutions
publiques ». S’ajoute à cela un autre
efet pervers : en contournant de
plus en plus souvent les corps inter-
médiaires, on laisse encore plus le
champ libre aux lobbies.
Sélection sociale
Pour les auteurs, il convient
d’« inverser la logique de la démo-
cratie participative : c’est bien aux
citoyens de demander aux élus de
débattre d’un sujet qu’ils considèrent
comme prioritaire et non l’inverse »,
d’autant que « les citoyens s’expri-
ment déjà, sans nécessairement
avoir besoin de les faire parler ».
le cadastre : 100 citoyens
sont désignés et 20 d’entre
eux s’engagent davantage
pour préparer les rencontres,
mais elle reste ouverte à tous
les Poitevins. » Les citoyens
ne sont pas seulement
associés aux décisions
(chaque participant, que ce
soit le maire ou un simple
administré, compte pour une
voix), ils choisissent les sujets
débattus : « L’assemblée,
lors de sa première réunion,
a choisi le thème
des “incivilités”. » Élisabeth
Dau en est convaincue :
« Quand elle est vécue,
la démocratie transforme.
Vivre des expériences
de démocratie, c’est assez
irréversible dans la vie
des gens. Dans cette période

Pour Ombelyne Dagicour, « c’est
toute la limite de la démocratie
participative : les sujets qui sont
débattus ne parlent pas aux habi-
tants ». Ceux à qui ça parle, ce
sont les fameux TLM, acronyme
signiiant « toujours les mêmes »
et désignant les citoyens engagés
dans leur commune qui sont là à
Thomas Padilla / Pool / Sipa
Comme à l’Assemblée natio-
nale, l’échantillon n’est pas du
tout représentatif de la population.
Dans une interview à Libération du
14 mars 2019 et citée dans Pour
en finir avec la démocratie parti-
cipative, Martial Foucault, alors
directeur du Cevipof, expliquait
que les participants au grand débat
prise de parole, car il faut avoir
une certaine dose d’assurance et la
faculté de s’exprimer correctement
pour oser prendre le micro devant
une assemblée. C’est ce qui fait dire
aux auteurs de l’essai que la sélec-
tion sociale « est encore plus vive
lors de ces temps d’échange. C’est
l’antithèse de l’isoloir ».
Dans ce contexte, il n’est pas
rare que les discussions tournent
en rond, voire que les sujets qui
fâchent ne soient même pas évo-
qués. En 2012, Manon Loisel et
Nicolas Rio ont accompagné la
région Pays de la Loire dans une
DES INITIATIVES démarche participative pour imagi-
“CITOYENNES”
SANS SUITE ner le futur de la région à l’horizon
C’est l’impression 2040, or le sujet de la tension autour
qu’ont eue bon de l’aéroport de Notre-Dame-des-
nombre de Landes n’y aura été quasiment
participants à la
Convention pour le
jamais abordé. À Marianne, ils
climat. Ici, avec le conient : « C’est lié à la fois au pro-
Premier ministre, il des participants à cette démarche
Jean Castex, – les opposants les plus actifs n’ont
à Matignon, pas forcément été associés – et au for-
le 20 juillet 2020.

toutes les réunions et qui sont aussi
ceux qui votent, les doubles partici-
pants de la démocratie en quelque
sorte – au niveau municipal, le taux
de participation est estimé à 1 % de
la population.
étaient en majorité des diplômés
du supérieur (64 %) et que celui-ci
avait été organisé dans des terri-
toires où la mobilisation des Gilets
jaunes avait été le plus faible. Cette
absence de disparité inlue sur la
mat de la discussion, où on réléchit
plutôt aux grandes évolutions socié-
tales. Dès que le sujet était amené,
on répondait qu’on n’était pas là
pour débattre de ça et on renvoyait
à l’enquête publique. » n S.P.

plutôt triste, c’est générateur
de beaucoup d’espoir. »
À Penne, petite commune
du Tarn de moins
de 600 habitants, Florence
l’a expérimenté : « Je trouve
ça extraordinaire, c’est
un investissement personnel
intense. Je quittais une ville
de banlieue parisienne
où je n’avais pas l’impression
d’être partie prenante
Mathieu Herduin / “La Nouvelle République” / MaxPPP
Les volontaires étaient
tellement nombreux pour
élaborer un scénario de
réinvestissement de ce site
que les élus, accompagnés
par l’association Adefpat,
ont procédé à un tirage
au sort des volontaires et
à un autre sur le cadastre. »
Ainsi 33 personnes (dont
20 tirées au sort, 4 élus,
2 agents, 3 représentants
consentement, il ne s’agit
pas que la majorité soit
d’accord, mais que tout
le monde s’accorde
en écoutant les réticences
de chacun jusqu’à ce qu’un
consensus émerge. » Un seul
petit bémol : la présentation
du projet au reste des
habitants avant le vote
du conseil municipal, qui a eu
lieu le 13 janvier. « Tous
En les associant au vote,
comme à Poitiers, où le sujet
du débat comme la décision
appartiennent aux citoyens
désignés ? Pour l’adjoint
au maire Sylvain Renard, cela
n’aurait pas vraiment de sens
« de faire voter les habitants
sur un projet qu’ils ont
construit eux-mêmes.
Une fois le projet élaboré,
il appartient au conseil

des décisions qui me
concernaient directement. »
Cela a d’ailleurs participé
à sa volonté de s’installer
avec son compagnon dans
la commune. « La mairie
de Penne avait le projet
de racheter le domaine de
Fontbonne, cela m’a séduite
car je souhaitais créer
une école dans la forêt.
d’association,
4 représentants du territoire
institutionnels) qui ne se
connaissaient pas
ont travaillé en commun
trois samedis,
du 23 septembre
au 21 octobre 2023, pour
présenter cinq scénarios
possibles. « C’est un
travail de démocratie par
les habitants ont été invités.
Malheureusement,
la participation n’a pas été
à la hauteur de nos attentes,
même si les informations ont
été communiquées. Les gens
sont tous très occupés, c’est
dificile de s’investir. Je ne
sais pas comment il faudrait
faire pour que les habitants
s’impliquent davantage. »
municipal de le valider ».
D’autres initiatives existent,
notamment à Poitiers,
comme la prise en charge
du repas, la garde
des enfants, des animations
pour faire de l’événement
un moment convivial. À croire
que la vraie démocratie
participative n’a jamais ini
de s’ajuster. n S.P.

29 février au 6 mars 2024 / Marianne / 55

Entretie
“Février 1934 entre en
avec notre contempor
Dans “Février 34. L’affrontement”, les historiens Olivier Dard et Jean Philippet
racontent une mécanique historique singulière. Un voyage dans cette France
secouée par la célèbre manifestation du 6 février. Sa violence, mais aussi
ses subtilités idéologiques et politiques, ses Croix-de-Feu, ses ligues,
son parlementarisme et ses politiques aux abois. PROPOS RECUEILLIS PAR ÉTIENNE CAMPION
Marianne : Pourquoi le 7 février. Cette solution bancale les Jeunesses patriotes prennent
avoir choisi comme titre du recours à un hypothétique sau- elles-mêmes cette appellation de
« Février 34 » et non veur ne résout pas les graves ques- « ligue ». On y ajoute généralement
« 6 février 1934 » ? tions posées, à commencer par la la Solidarité française, créée par
Jean Philippet : Dans notre his- réforme de l’État. le parfumeur François Coty, et les
toire, certains événements n’ont Croix-de-Feu, association d’élite
pas besoin de marqueur dans la Pouvez-vous rappeler d’anciens combattants de droite que
mémoire collective. Ce sont, en le contexte politique son chef, le colonel de La Rocque,
général, des moments très forts des ligues de l’époque ? distingue précisément des ligues.
de rupture, des indicateurs pour J.P. : Précisons d’abord à quels Les ligues, un type d’organi-
une génération, qui subsistent sur mouvements renvoient les ligues sation remontant au XIXe siècle,
une longue période. Dans l’entre- en 1934. L’Action française et sont le produit de l’incapacité de
deux-guerres, deux périodes
appartiennent à cette catégorie :
février 1934 et juin 1936. La crise
de février 1934 ne se limite pas
aux événements tragiques surve-
nus le 6 de ce mois-là, place de la
Concorde. C’est le moment le plus
connu, mais il forme un bloc avec
la manifestation violente des com-
munistes le 9 et la grève générale
du 12, avec les deux cortèges socia-
liste et communiste présents place “LES 30 000
de la Nation. Nous sommes au pic MANIFESTANTS
de la crise, mais celle-ci n’est pas du 6 février
survenue par hasard, par accident. représentent
un échantillonnage
« L’hiver du malaise » de 1934 est de la population
chargé de toute une année d’agita- de la capitale.
tion des paysans, des contribuables, On y trouve
des fonctionnaires, des chaufeurs des bourgeois,
des sympathisants
de taxi, des anciens combattants… des ligueurs,
Une vague d’antiparlementarisme des gamins venus
alimentée par les scandales poli- des banlieues,
tico-financiers (affaires Oustric des anciens
et Hanau) submerge la société. combattants,
des précaires…”,
Février 1934 entre en résonance explique
avec le contexte contemporain. Jean Philippet.
La crise du 6 se prolonge d’ailleurs Ci-contre, place
sous le gouvernement Doumergue, de la Concorde,
à Paris.
formé après la chute de Daladier,

56 / Marianne / 29 février au 6 mars 2024

résonance de dénonciation des gauches, du
parlementarisme, ces mouvements
développent une agitation vibrion-
naire et teintée de violence tout
ain” la droite nationaliste et populaire
au long de l’année 1933. En dépit
de l’allure paramilitaire qu’elles
prennent lors du traditionnel
déilé de Jeanne-d’Arc, les ligues
ne sont pas armées. Elles n’ont pas
à s’adapter au système politique la force qu’on leur prête et n’ont
parlementaire. Elles naissent pas enregistré un gain substan-
et enflent fortement dans les tiel d’influence ou de membres.
périodes de crise (boulangisme, En février 1934, leur force mili-
affaire Dreyfus). Privilégiant la tante à Paris ne dépasse pas
rue comme terrain d’action, elles 10 000 hommes, dont un millier
sont par nature protestataires et de durs. L’affaire Stavisky et ses
hostiles au système parlementaire. suites constituent pour elles une
Février 34.
En 1932, l’instabilité de la majorité occasion d’agir pour reprendre du
L’affrontement, de gauche issue des élections ainsi poids dans l’opinion et fédérer les
d’Olivier Dard et que les diicultés croissantes de mécontentements.
Jean Philippet, gouvernements fragiles renforcent
Fayard, « Histoire », les ligues nationalistes existantes En dehors des Croix-de-Feu,
752 p., 34 €. et favorisent la naissance de ligues qui sont les manifestants ?
de protestation sociale ou écono- Et les émeutiers ?
mique, tournées vers le monde J.P. : Les ligues nationalistes
paysan (les Chemises vertes, n’avaient pas convoqué leurs
d’Henri Dorgères, par exemple) membres à la Concorde. Les
ou les classes moyennes (Ligue des 30 000 manifestants qui s’y
contribuables). Ensemble, sur fond rendent ne sont pas principale-
ment des ligueurs, tant s’en faut.
Nous n’avons pas d’éléments
globaux sur eux, mais des don-
nées établies à partir des bles-
sés et des individus arrêtés, en
nombre suisant pour faire une
radiographie et établir une com-
paraison avec les personnes arrê-
tées lors des manifestations de
janvier. L’analyse de ces éléments
donne à voir des manifestants
du 6 février largement issus de
la classe moyenne inférieure, ce
qui n’était pas le cas de ceux de
janvier, d’origine plus aisée.
Les contestaires du 6 février
représentent un échantillonnage
de la population de la capitale. Il
y a des bourgeois, des sympathi-
sants des ligueurs, des gamins
venus des banlieues, des anciens
combattants, des gens au statut
précaire… Les photos montrent un
mélange d’hommes avec chapeau
Keystone / Gamma / Getty
mou et d’autres avec casquette, des
marqueurs sociaux très distinctifs.
Il n’y a pas que des gens de droite,
tous les témoignages concordent
sur ce point. Il y a effectivement
des émeutiers place de la Concorde,
ils constituent une faible minorité,
quelques centaines, un millier peut-
être. Ce sont eux qui cassent les
arceaux des jardins pour afronter
le service d’ordre, qui commencent
à dépaver devant le ministère de
la Marine ou mettent le feu à ce
ministère ou aux autobus, eux qui
essaieront d’entraîner les cortèges
vers le pont pour le franchir.
Il y a aussi les apaches et les
voyous, qui brisent les vitrines et
volent. Nous ne savons pas qui ils
sont. Nous avons examiné toutes
les hypothèses : des hommes du
milieu, dont le fameux Carbone,
des dissidents de l’Action française,
provocateurs, ou encore des com-
munistes que l’on a vus à l’œuvre
vers l’Hôtel de Ville en début de
soirée. Il y a des émeutiers, mais
il ne s’agit pas globalement d’une
émeute, encore moins d’une insur-
rection. La violence des manifes-
tants est loin d’atteindre l’intensité
des émeutes communistes en 1927.
Le 6 février 1934 a-t-il
engendré le Front populaire
ou est-ce là une légende ?
Olivier Dard : Ce jour-là n’a pas
engendré le Front populaire. Son
origine se trouve à Moscou et
dans le changement de ligne de
la IIIe Internationale communiste.
Le Parti communiste français est
inluencé par ce tournant qui met
fin à la tactique dite de « classe
contre classe », où les socialistes
étaient qualifiés de « socio-fas-
cistes » ou de « socio-traîtres ».
Dorénavant, l’heure est à l’« unité
d’action » puis au Front populaire.
Cette ligne confirme la place de
Maurice horez à la tête du PC et
s’accompagne de l’exclusion de
son rival, Jacques Doriot, celui-là
même qui avait exprimé en janvier
et en février une volonté de rap-
prochement avec les socialistes.
Que février 1934 n’ait pas été à
l’origine du Front populaire ne
saurait conduire à sous-estimer
son importance dans l’histoire des
gauches et dans leur combat anti-
fasciste, le fascisme étant incarné
à leurs yeux par les ligues. n
29 février au 6 mars 2024 / Marianne / 57
Entretie
“L’État juif ne pourra vivre
que dans le cadre d’une
solution à deux États”
Dans son dernier ouvrage, l’historien Jean-Pierre Filiu brosse un tableau du conlit
israélo-palestinien qui ne fera pas l’unanimité. PROPOS RECUEILLIS PAR MARTINE GOZLAN
Marianne : Dans le préambule
de votre ouvrage, vous livrez
votre vision du conlit :
« La persistance de l’injustice
faite au peuple palestinien
n’a pas peu contribué
à l’ensauvagement du monde
actuel, à la militarisation
des relations internationales
et au naufrage de l’ONU. »
N’avez-vous pas peur
de contribuer à un discours
idéologique et militant ?
Jean-Pierre Filiu : Le principe
de la cancel culture, qu’elle soit
de gauche ou de droite, est de
nier la valeur académique d’une
recherche universitaire pour la
réduire à des catégories « idéo-
logique » ou « militante ». C’est
pourquoi je récuse absolument
ces deux qualiicatifs dans lesquels
vous voulez m’enfermer. J’ouvre un
de mes chapitres par cette citation
de François Mitterrand, en 1991 :
« Des engagements ont été pris, des
espoirs sont nés. Il faut y répondre.
Deux poids et deux mesures, mais
ce serait assassiner le droit inter-
national naissant ! »
La France venait de contribuer à
la libération du Koweït et s’inquié-
tait que les États-Unis n’œuvrent
pas dans la foulée à l’établissement
d’un État palestinien. On sait que
George Bush préféra alors lancer
Comment la un processus de paix, dans lequel
Palestine fut perdue.
Et pourquoi Israël
la procédure importait plus que le
règlement inal, malgré les eforts
n’a pas gagné,
de Jean-Pierre Filiu, tardifs de Bill Clinton, en 2000. La
marginalisation de l’ONU, dans un
Seuil, 432 p., 24 €.
58 / Marianne / 29 février au 6 mars 2024
tel processus inabouti, a généré
tant de tensions et de frustrations
qu’elle a bel et bien contribué à
l’« ensauvagement » d’un monde
ainsi livré aux « guerres sans in »
et privé de règles universelles,
un effondrement tragique que
le conflit en cours a aggravé de
manière spectaculaire. L’historien
que je suis énonce des faits qui sont
têtus et diicilement contestables.
Vous proposez une relecture
intégrale de l’histoire,
des origines à aujourd’hui. On
retient notamment, à propos
des massacres antisémites
de 1929 à Jérusalem et
à Safed, qui rappellent les
massacres du 7 octobre 2023,
votre scepticisme devant
les comptes rendus
d’atrocités qu’en a faits
le journaliste Albert Londres.
J’ai choisi de citer longuement
le témoignage, trop méconnu,
d’Albert Londres après les vio-
“IL FAUT À TOUT
PRIX SORTIR
DE LA DYNAMIQUE
DÉVASTATRICE
D’UN JEU QUI
N’EST PAS À
SOMME NULLE.”
lences communautaires de 1929
à Jérusalem et à Safed, mais aussi
à Hébron ou à Haïfa, précisément
parce qu’il entre en écho avec
le choc du carnage terroriste
du 7 octobre. Je souligne juste
que ce grand journaliste n’a alors
pas un mot pour les 136 victimes
arabes, pourtant aussi nombreuses
que les 135 victimes juives, même si
ces Arabes ont plutôt été tués par la
police britannique, qui protégeait
la population juive des émeutiers.
Je qualifie le refus arabe du
plan de partage de la Palestine
en novembre 1947 de « maxima-
liste » et de « jusqu’au-boutiste »,
précisant qu’il « révèle le décalage
cruel entre les discours enlammés
des parties arabes et leurs enga-
gements concrets ». En outre,
mon livre s’ouvre avec la figure
d’Émile Habibi, un des trop rares
Palestiniens à avoir soutenu le
plan de partage. J’ajouterai enin
que, après la première partie
de mon ouvrage, consacrée aux
forces israéliennes, la seconde,
consacrée aux faiblesses palesti-
niennes, est d’une rare sévérité.
Je décris et je détaille les diffé-
rents massacres perpétrés par
les régimes arabes, leurs armées
et leurs supplétifs à l’encontre
de la population palestinienne.
Emmanuelle Marchadour / Seuil
Et je jette une lumière crue sur
le factionnalisme palestinien, la
violence qui l’anime et les cycles
de vendetta qu’il nourrit, au point
qu’ils prennent la dimension de
guerres civiles larvées.

La surenchère milicienne a pu
ainsi jouer un rôle majeur dans
le bain de sang du 7 octobre,
chaque groupe s’eforçant de tuer
le plus grand nombre d’Israéliens
et de faire le plus grand nombre
d’otages. Le mouvement sioniste
est, par contraste, parvenu à gérer
ses contradictions internes de
manière bien plus apaisée, à l’ex-
ception notable des assassinats
des dirigeants travaillistes Haïm
la thèse d’une culpabilité
du sionisme et d’Israël
depuis plus de cent ans ?
Permettez-moi de vous répondre
qu’il n’y a aucune raison de me prê-
ter une supposée « thèse », qui n’a
jamais été la mienne. Que ce livre
ne soit pas celui que vous attendiez
est clair, puisque je romps avec une
historiographie reposant sur les
droits revendiqués par l’une ou
l’autre partie. Je m’eforce pour ma
part de montrer, avec patience et
méthode, comment les atouts des
uns se sont imposés aux handicaps
des autres.
Dans une tragédie aussi poi-
gnante que le c israélo-palesti-
nien, la recherche de « culpabilité »
n’a, pour ce qui me concerne, qu’as-
sez peu d’intérêt, et ce n’est pas en
tout cas le but de ma démarche.
En revanche, je souligne qu’il faut
à tout prix sortir de la dynamique
dévastatrice d’un jeu qui n’est pas
à somme nulle, puisque les pertes
des Palestiniens ne se traduisent
pas mécaniquement en gains pour
Israël. S’il est une terrible leçon des
massacres perpétrés par le Hamas,
le 7 octobre 2023, c’est qu’un rap-
port de force écrasant ne saurait, à
lui seul, garantir la sécurité d’Israël.
L’État juif ne pourra vivre et pros-
pérer encore de longs siècles que
dans le cadre d’une solution à deux
États comprenant une Palestine
démocratique et démilitarisée.
Alors seulement le mouvement sio-
niste, aujourd’hui incarné en Israël,
pourra considérer avoir remporté
une victoire déinitive, d’où le sous-
titre de mon livre : Et pourquoi Israël
n’a pas gagné. Je ne veux pas parler
au nom d’Élie Barnavi, avec qui j’ai
“S’IL EST
UNE TERRIBLE participé récemment à un dialogue
LEÇON Arlosoroff, en 1933, et Yitzhak de l’initiative de La Paix maintenant
des massacres Rabin, en 1995. [mouvement français pour la paix
du 7 octobre 2023, entre Israéliens et Palestiniens],
c’est qu’un rapport Vous avez assisté – Marianne mais je crois que nous partageons
de force écrasant
ne saurait, à lui était là aussi – à la présentation cette conviction qu’il est impératif
seul, garantir la d’un plan pour « l’après » pour Israël de sortir d’un tel cycle
sécurité d’Israël”, élaboré par Élie Barnavi, de guerres sans in, chaque guerre
analyse historien et ancien étant plus meurtrière pour les
Jean-Pierre Filiu.
ambassadeur d’Israël deux peuples que la précédente et,
en France. Quelle est ne l’oublions jamais, encore plus
votre vision de l’avenir, pour le peuple palestinien que pour
alors que vous soutenez le peuple israélien. n
29 février au 6 mars 2024 / Marianne / 59
 À la volée !
PAR JACK DION
D’ALEXEÏ NAVALNY
À JULIAN ASSANGE
À
À ma droite, Alexeï Navalny, héros de
l’opposition à Poutine, qui ne prononçait
jamais son nom ; condamné d’oice ; traîné
de prison en prison, jusqu’à ce cul de basse-
fosse de Sibérie, où son sort était scellé
depuis qu’il y était entré. À ma gauche,
Julian Assange, fondateur de WikiLeaks,
lanceur d’alerte ayant mis l’Amérique face
à elle-même ; menacé d’extradition vers
un pays dont il n’est pas citoyen et qui
l’accuse d’espionnage pour le simple
fait d’avoir révélé des crimes de guerre
avérés ; enfermé dans la prison de haute
sécurité de Belmarsh, le Guantánamo
londonien, où son état physique et moral
en fait un mort vivant.
A priori, ces deux hommes auraient dû
recevoir une onction médiatique similaire.
Or il n’en est rien, car l’un a été récupéré
par le camp du Bien, alors que l’autre en
a dévoilé les turpitudes. Dès sa mise en
Mise
au point
PAR JÉRÔME LEROY*
E
En fait, ce qu’il nous faudrait pour équi-
librer le jeu, c’est un CNews qui serait
aussi à gauche que la chaîne de Bolloré
est à droite, c’est-à-dire à l’extrême. Le
problème de la gauche, pour avoir son
CNews à elle, est double. D’abord, elle n’a
pas un milliardaire breton derrière elle
avec un agenda politique pour la France
qui est plus proche de Joseph de Maistre
que de Che Guevara. Ensuite, elle a des
pudeurs de gazelle à être aussi populiste
que CNews.
C’est dommage, parce que, pour ce
qui est de la question d’un populisme de
gauche, c’est tout à fait jouable. Il suit de
réunir un plateau de polémistes, mais de
gauche hard-core, avec un présentateur
ou une présentatrice qui ne passe plus
les plats et se comporte en commissaire
politique de ses invités.
60 / Marianne / 29 février au 6 mars 2024
orbite, Alexeï Navalny a été considéré
comme l’arme anti-Poutine par excel-
lence, ce qui était d’autant plus simple
que le maître du Kremlin l’a traité comme
l’URSS traitait ses contestataires. Du
coup, Navalny est devenu intouchable en
Occident. Nul ne se serait aventuré à rap-
peler le passé sulfureux d’un homme connu
pour ses travers racistes et xénophobes,
n’hésitant pas à assimiler les musulmans
à « des cafards et des mouches », proche
des milieux ultranationalistes russes, au
point que nul ne s’est ému de sa mort à
Kiev, où il était vu comme un Poutine au
petit pied. Mais, chut, silence dans la presse
occidentale. Pas question de retoucher la
statue d’un personnage si utile.
Julian Assange n’a pas eu droit à ce
traitement empreint de complaisance.
Très vite, une partie de la presse a pris ses
UN CNEWS DE GAUCHE ?
Dans mon CNews de gauche, par
exemple, plutôt que de faire hebdomadai-
rement un « Face à Philippe de Villiers »,
donnant à notre Chouan national l’occa-
sion de commenter la vie politique, on
aurait un « Face à Nathalie Arthaud ». Elle
déroulerait inlassablement un discours
sur l’expropriation des grands groupes
industriels et inanciers et banquiers sans
indemnités ni rachats, sur l’interdiction
des licenciements, sur la majoration des
impôts sur les sociétés…
L’autre grand sujet récurrent serait les
violences policières. On traquerait le
moindre contrôle au faciès, les méthodes de
cow-boys de la BAC, on verrait des visages
tuméiés de victimes qu’on interrogerait
en visio. Les rares reportages seraient
exclusivement consacrés aux travailleurs
pauvres, ceux qui n’arrivent pas à joindre les
deux bouts dès le 15 du mois et vivent dans
des logements insalubres. On ferait aussi
le décompte quotidien de chaque noyade
de migrants en Méditerranée.
distances avec lui, allant jusqu’à le sou-
tenir comme la corde soutient le pendu,
nonobstant le déni de justice dont il est
la victime. Ainsi le Monde n’a pas hésité
à dénoncer « ses compromissions avec le
régime russe, sans doute par aveuglement
antiaméricain », pour conclure : « Son
Le dimanche, plutôt que d’inviter des
prêtres intégristes en soutane pour rélé-
chir à la communion des saints, on donne-
rait la parole à des philosophes marxistes
pour une émission qui s’appellerait « En
quête de communisme » et qui expliquerait
la diférence entre valeur d’usage et valeur
d’échange ou bien s’intéresserait à la vie
héroïque de Rosa Luxemburg, de Maurice
horez ou d’Hugo Chávez.
Bien sûr, on aurait des mises en garde
de l’Arcom, ce qui nous permettrait de
pleurer pendant des journées entières
d’antenne sur les atteintes à la liberté
d’expression et de dénoncer le fichage
des journalistes. On ferait sûrement de
belles audiences, comme CNews, car « on
dirait tout haut ce que les gens pensent tout
bas » et, toujours comme CNews, notre
chaîne serait aussi regardée par des
gens qui nous détestent, car le specta-
teur moderne est ainsi fait, et j’en suis,
qu’il adore s’indigner. Alors s’il existe un
milliardaire de gauche qui nous lit, je
tiens à sa disposition mon projet. Mais,

image et son crédit ont été considérable-
ment érodés. » Même son de cloche dans
Libération, qui a accusé Assange d’avoir
surfé « sans honte aucune sur le soutien
opportuniste des franges trumpistes les
plus radicales et complotistes », y devi-
nant « la trace évidente d’une opération
des services de renseignement russes ».
Bref, Assange n’est qu’une potiche
manipulée par Poutine.
Voilà comment on largue en pleine mer
déchaînée un homme qui risque de ne
jamais revoir la liberté s’il est extradé
outre-Atlantique, où il est assuré de
vivre un destin à la Navalny. Aucun fait
ne nourrit les sous-entendus crapoteux
évoqués, si ce n’est la cabale fomentée
par les services américains pour décon-
sidérer celui qu’ils veulent faire taire à
jamais. Si, par hypothèse funeste (mais
pas farfelue), les États-Unis réussissent à
faire du journaliste australien un espion
à la solde de Moscou, il faudra remettre
la palme du déshonneur à tous ceux qui
l’ont abandonné après l’avoir idolâtré. n
bon, comme disait Michel Audiard : « Il y
a des patrons de gauche. Il y a aussi des
poissons volants, mais qui ne constituent
pas la majorité du genre. » n
* Écrivain. Dernier ouvrage: les Derniers Jours des fauves,
La Manufacture de livres, 2022.
Au laser
PAR CHLOÉ MORIN*
QUI EST POPULISTE ?
L
Longtemps, je me suis rassurée avec
l’idée que, face au populisme pénal
dans lequel la droite et l’extrême droite
se vautrent de plus en plus souvent,
nous avions encore une gauche de
gouvernement pour protéger l’État
de droit et nos principes fondamen-
taux. Je suis hélas obligée de constater
qu’aujourd’hui, à la faveur de la défer-
lante compassionnelle engendrée
par les témoignages portant sur les
violences sexistes et sexuelles dans le
cinéma, la gauche s’emploie, elle aussi,
à entrer dans l’ère du populisme pénal.
Il n’y a pas si longtemps, les respon-
sables politiques qui critiquaient
une justice politisée, ou bien laxiste
et ineicace, étaient renvoyés dans
leurs buts par une gauche humaniste
et universaliste, qui leur rappelait à
raison que nos droits n’ont de valeur cipes jugés intangibles dans tous
que s’ils s’appliquent à tous, même aux les autres domaines ? La nécessité
pires délinquants et criminels. Cette impérieuse de « libérer la parole des
gauche-là avait eu la force d’âme et victimes » prend ici le pas sur la pré-
le courage de suivre Badinter contre somption d’innocence, mais aussi
la majorité de nos concitoyens pour sur la nécessité que la justice établisse
considérer que l’honneur de nos elle-même la culpabilité d’un accusé.
démocraties était de préférer la justice
et le droit à la loi du talion, et défendre On juge désormais légitime que
l’idée que notre humanité se trouvait l’enquête soit menée exclusivement
moins dans notre capacité à soutenir par les médias, et que la parole des
les victimes qu’à donner le droit de plaignantes soit considérée comme
se défendre et de devenir meilleurs, y une vérité qu’il n’est plus possible de
compris aux pires criminels. Quand la questionner sans se voir accuser de
droite et l’extrême droite ont la tenta- vouloir museler les victimes ou de
tion de contourner la justice lorsqu’il protéger les violeurs. Sans le moindre
s’agit de crimes particulièrement questionnement et avec les meil-
atroces, ou de déchoir de leurs droits leures intentions du monde, la plu-
certains délinquants parce qu’ils part des responsables politiques de
viennent d’ailleurs, la gauche résiste gauche – et même jusqu’à la ministre
à toute force à ce populisme mortifère, de la Culture actuelle, qui fut pourtant
qui ne peut conduire qu’à l’arbitraire, garde des Sceaux ! – sont en train de
et donc à la in des principes qui font basculer dans une forme de popu-
de nous le pays des droits de l’homme lisme pénal. Se rendent-ils seulement
et du citoyen. compte qu’ils se dessaisissent ainsi de
Dès lors, que penser de la pente tout argument valable pour justiier,
dangereuse sur laquelle s’engage demain, le fait que la droite ne devrait
la gauche de gouvernement, qui la pas priver les criminels, les mineurs
conduit à considérer que le com- ou les étrangers délinquants de leurs
bat contre les violences sexistes et droits fondamentaux, sans expo-
sexuelles est une cause tellement au- ser par là même au grand jour leur
dessus de toutes les autres qu’elle hypocrisie totale ? n
mérite que soient sacriiés les prin- * Dernier ouvrage : Quand il aura vingt ans, Fayard.
29 février au 6 mars 2024 / Marianne / 61

L’IDÉE
DE LA SEMAINE
SORTIR DU DÉLIRE
PARANOÏAQUE
DES RUSSOPHOBES
FRÉNÉTIQUES
Faut-il en rire ? Les déclarations du
gouvernement allemand, pour qui la Russie
pourrait attaquer l’Europe de l’Ouest
« d’ici cinq à huit ans », ont de quoi provoquer
la consternation. Croire que la Russie veut
envoyer ses tanks sur Berlin ou sur Varsovie
dépasse le stade de la simple propagande :
cela relève du délire paranoïaque.
D’autant qu’il sufit de connaître la réalité
démographique de la Russie pour se rendre
compte du caractère hautement fantaisiste
de telles afirmations : même si elle avait
la volonté d’envahir l’Europe, elle n’aurait
nullement les moyens de mettre son projet
en œuvre. A fortiori après la saignée du conlit
ukrainien. Un tel discours ne peut donc
émaner d’esprits rationnels. Or, en matière
de politique tant extérieure qu’intérieure,
la nature profondément irrationnelle
des europhiles et de la majeure partie
du monde politique européen est lagrante.
Cette totale irrationalité dans la politique
et les discours de Londres, de Bruxelles,
de Berlin et de Paris semble annoncer
une fuite en avant dans le fanatisme
idéologique et l’autodestruction. La seule
sérieuse menace de guerre en Europe de
l’Ouest est celle de guerres civiles, auxquelles
la politique de l’UE et de nos dirigeants
risque fort de nous conduire. n LOUISE RIVIÈRE
LA PRESSE GRAVEMENT MENACÉE
La liberté de la presse est en
danger. Les élus nationaux
des deux chambres sont en
passe de détruire les bases
de la liberté d’expression à
la suite de l’amendement
remettant en cause la loi de
1881. Sous prétexte de vou-
loir renforcer la sécurité et la
protection des maires et des
6 2 / Marianne / 29 février au 6 mars 2024
LES MAUVAIS CITOYENS
À l’approche des élections européennes, l’exécutif en la
personne du souverain Emmanuel Ier déinit ce qu’est l’arc
républicain : le camp du Bien ! Évidemment en sont exclus le RN
et certains de LFI. À tel point qu’il a été fortement déconseillé
au RN de paraître à la cérémonie de panthéonisation de Missak
Manouchian. Ces citoyens de seconde zone sont-ils de bons
Français ? La question est implicitement posée. En tout cas,
s’ils ne sont pas républicains, ce serait justice d’envisager de les
priver du droit de vote, en particulier lors du scrutin du mois de juin,
qui s’annonce défavorable aux macronistes…n VINCENT DECAZE
DES IDÉAUX À DÉFENDRE
La nation a rendu hommage à la peine de mort. En leur temps,
deux hommes d’État, deux grandes ces hommes avaient fait preuve de
figures de la gauche française, beaucoup de pédagogie pour faire
Jacques Delors et Robert Badinter, accepter leurs projets respectifs,
décédés récemment. Leur courage, facteurs de progrès, de solidarité et
leur détermination, leur capacité de justice humaine. Quarante ans
visionnaire, leur humanisme ont plus tard, des avancées que l’on
marqué l’époque. Tous deux ont pensait incontestables se heurtent
laissé un héritage exceptionnel qui, au scepticisme, voire au rejet, d’une
pourtant, ne fait plus l’unanimité partie de nos concitoyens. Dans
aujourd’hui. Ils représentaient une la marche de l’Histoire, rien n’est
gauche social-démocrate, républi- jamais déinitivement acquis. Nos
caine et universaliste, dans laquelle dirigeants devront rester idèles
bon nombre d’électeurs, y compris aux idéaux de Robert Badinter et
de gauche, ne se reconnaissent de Jacques Delors, et démontrer
plus. Le fonctionnement de l’Union ainsi que leurs combats pour la
européenne est remis en cause, la justice et pour l’Europe n’auront
moitié des Français se déclarent pas été vains. n
favorables au rétablissement de LAURENT GARRET, JASNEY (HAUTE-SAÔNE)
POUTINE TEL QU’IL EST
À tous ceux, ici ou là, qui doutions encore, qui est le
voudraient que les Ukrainiens président de la Russie.
aillent discuter avec Vladimir Si nous ne prenons pas garde,
Poutine : la triste mort de Poutine ne s’arrêtera pas
l’opposant Alexeï Navalny vient aux portes de l’Ukraine. n
de nous montrer, si nous en CHRISTEL PIERCY, PARIS
élus locaux, le délai de pres- devise républicaine gravée d’ information que sont les
cription en cas de difamation sur chaque fronton des mai- journalistes. Museler la
et d’injure publiques serait ries de notre pays. Il en va presse indépendante est la
porté de trois à douze mois. de l’honneur des neuf Sages véritable raison de ce contre-
Cette mesure, qui ne s’ap- du 2, rue de Montpensier de feu. Qui osera enquêter sur
plique qu’aux élus locaux et la rendre anticonstitution- des marchés publics dou-
non aux simples citoyens, nelle. Cet allongement de teux, des délits d’initié, des
est en contradiction avec prescription ferait surtout emplois de complaisance
le principe même d’égalité, peser une véritable épée de sans une sécurité juridique
deuxième terme de notre Damoclès sur les passeurs renforcée ? n BRUNO MIAULT
 SUR LA PISTE DE L’UNIFORME
La généralisation du Service national
universel (SNU) et l’uniforme à l’école
vont susciter de juteux contrats publics,
de l’État comme des collectivités
territoriales. À qui proiteront-ils ? À
quelle économie ? Il est peu probable
que les tenues imposées à notre jeu-
nesse soient fabriquées en France.
Seront-elles estampillées « Made in
China » ? Réalisées au Bangladesh,
en Inde, en Turquie, en Tunisie, en
Roumanie, voire en Ukraine ? Qu’en
sera-t-il de l’empreinte carbone de
ces uniformes ou du respect des
droits humains pour leur fabrica-
tion ? Quel cynisme s’il s’avère que
ces derniers sont confectionnés dans
des conditions indignes, pis par des
enfants à des milliers de kilomètres de
l’Hexagone ! Une certitude : cette gabe-
gie d’argent public au service d’une
idéologie réactionnaire d’inspiration
anglo-saxonne va aggraver le déicit
commercial de notre pays, qui atteint
déjà un montant colossal en 2023. n
LAURENT OPSOMER
MARIANNE 28, rue Broca, 75005 Paris
TÉL. : 01 53 72 29 00 FAX : 01 53 72 29 72.
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Margot Brunet (29 14), Étienne Campion (29 45), Paul Conge (29 87),

J’ÉCRIS TON NOM, JULIAN ASSANGE
Manouchian au Panthéon.
Bravo ! pour l’honneur
républicain d’un droit
d’asile tardif, même s’il
n’est pas exempt d’arrière-
pensées politiciennes…
Pendant ce temps, le
lanceur d’alerte Julian
Assange, encore vivant,
repasse à la moulinette
d’une procédure d’extra-
dition britannique dans
laquelle il risque très
gros. Ses révélations sidé-
rantes et documentées sur
l’emprise américaine dans
les politiques et les guerres
menées par le « monde
libre » l’exposent à des
peines de prison de cent
soixante-quinze ans (!). La
tutelle américaine sur ses
alliés se porte bien, merci
pour elle, puisque les États
du « monde libre » refusent
à Assange le droit d’asile et
l’accueil sur leur territoire.
Le grand frère américain
a fait savoir à ses « alliés »
qu’il ne tolérerait pas qu’ils
puissent héberger un
révélateur de bien vilains
secrets. Vilains, peut-être,
les secrets doivent le rester,
tant pis pour la démocratie,
tant pis pour la liberté, les
coups tordus inamicaux
ou malveillants impunis.
Si la France accueillait
Julian Assange, elle ferait
preuve d’une impertinente
désobéissance et signerait,
avec un brin de panache, un
vrai courage politique – s’il
existe encore. n JEAN-LUC BIGOT
Violaine des Courières (29 36), François Darras (29 00), Laurence
Dequay (grand reporter social) (29 24), Sébastien Grob (29 29),
Maël Jouan (29 31), Pierre Lann (29 91), Louis Nadau (29 16),
Marie-Estelle Pech (29 59), Bruno Rieth (29 78).
INVESTIGATION : Emmanuel Lévy, (29 20), Vanessa Ratignier (29 52),
Laurent Valdiguié (grand reporter) (29 62).
MONDE : Anne Dastakian (grand reporter) (29 23),
Quentin Müller (reporter) (29 95).
Correspondants : Diane Cambon (Espagne), Ariel F. Dumont (Italie),
Julien Lacorie (Israël), Fabien Perrier (Grèce), Thomas Schnee
(Allemagne) .
CULTURE : Frédérique Briard (29 57), Myriam Perfetti (29 53).
ASSISTANTE : Elsa Bessot (29 26).
JEUX : Jean-Paul Cordier.
JOURNAL DES LECTEURS : lecteurs@journal-marianne.com.
CHARGÉE DES ÉVÉNEMENTS EXTÉRIEURS : Éliane Paty (29 40).
COMMUNITY MANAGER : Marius François (25 43).
RÉALISATION
RÉDACTRICE EN CHEF TECHNIQUE : Isabelle Michaux (29 33).
ÉDITION : Myriam Perfetti (chef d’édition) (29 53),
Nathalie Maréchal (29 60) ; Ludivine Benard (29 61),
Christophe Baffier-Candès (révision) (29 19),
Christophe Barré (révision) (29 58), Julien Vallet (web) (29 67).
MAQUETTE : Bertrand Lacanal (direction artistique) (29 27),
Muriel Seisser (première maquettiste) (29 75),
Stéphanie Capitolin Deleau (29 32).
PHOTO : Frédérique Briard (29 57), Gaëlle Gauducheau (29 28).
ADMINISTRATION

LE DÉSHONNEUR DE L’OCCIDENT SERVICES GÉNÉRAUX : Marie Filipovic (29 90).

Jusqu’où iront les pays occidentaux
dans leur complicité avec le gouverne-
ment israélien ? Ce gouvernement qui est
en train de massacrer toute une popu-
lation d’innocents enfermée dans un
minuscule territoire colonise progres-
sivement la Cisjordanie et, en résumé,
tout ce que nos gouvernants font, c’est
dire : « Ce n’est pas bien ! » Pis, parce que
le gouvernement israélien airme que
tous soufrir ? Cette décision, ajoutée à
l’inaction notoire de tous ces pays, me
semble être criminelle à plusieurs titres.
Tout d’abord pour tous les Palestiniens
massacrés, futurs ou déjà déplacés ; pour
les otages israéliens actuels, dont les
morts vont s’ajouter aux massacrés
du Hamas, et pour tous les Israéliens
dans le futur, car il est certain que les
crimes commis par le gouvernement
INFORMATIQUE : Karim Benmalek (29 77).
DIFFUSION
VENTE AU NUMÉRO : Daniel Gillon (directeur),
Julie Chahinian (chef de produit)
ABONNEMENTS : Armelle Colin (directrice),
Laury Maligue (chef de produit).
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29 février au 6 mars 2024 / Marianne / 63

 Mode
L’ANDROGYNIE,
C’EST VIEUX COMME
MES ROBES !
PAR NATHALIE DUVAL*
Q
Quel est le point commun entre la
nouvelle Miss France et les man-
nequins défilant à la dernière
Fashion Week parisienne, qui s’est
ouverte le 28 février au Palais de
Tokyo ? L’androgynie, pardi ! En
effet, si le public s’est habitué à
voir déambuler sur les podiums
des corps maigres, revêtus aux ten-
dances des prochaines collections
dans le monde du luxe comme
dans celui du prêt-à-porter, la
dernière édition du concours de
Miss France a marqué une rupture.
L’élue de 2024 affiche un corps
androgyne, et ses cheveux courts
lui tiennent lieu de discours fémi-
niste. Pour autant, l’androgynie
est-elle une nouveauté ?
Dès avant la Première Guerre
mondiale, une nouvelle Ève est
apparue. La silhouette longiligne
créée par le couturier Paul Poiret
libère le corps féminin des frou-
frous qui l’entravent, à l’opposé
de celle que dessinent les femmes
plantureuses de la Belle Époque,
avec leurs tailles marquées par des
corsets étroits, comme destinés à
projeter droit devant leurs poi-
trines généreuses. La taille Empire,
caractéristique de la mode féminine
VIRILITÉ DU sous Napoléon Ier, revient dans ces
TROISIÈME années 1900 au goût du jour, après
MILLÉNAIRE plus d’un siècle de mise au ban vesti-
La marque
japonaise Comme mentaire. Et l’invention du soutien-
des garçons gorge, par la créatrice Herminie
a pioché, pour Cadolle, en 1889, aura contribué à
sa collection la libération du corps féminin, bien
automne-hiver
homme 2024- que l’accessoire demeure réservé
2025, dans le à une élite d’élégantes. Au lende-
vestiaire féminin. main de la Grande Guerre, pendant
64 / Marianne / 29 février au 6 mars 2024
Les déilés de mannequins jouent avec régal
sur la confusion des genres. Même la dernière Miss
France s’inscrit dans cette tendance très en vogue.
En réalité, dès les années 1900, podiums et
magazines faisaient déjà leur révolution non binaire.
laquelle les femmes ont su avec
courage remplacer dans tous les
champs du travail les hommes par-
tis au combat, un vent d’émancipa-
tion traverse les esprits et les mœurs
au cours des folles années 1920 : les
corsets disparaissent des garde-
robes des riches citadines et des
célébrités en vogue, lesquelles pré-
fèrent porter des robes aux formes
droites, tubulaires et raccourcies.
Ces vêtements laissent alors voir le
galbe des ins mollets des femmes.
Ils aplatissent leurs poitrines amai-
gries et efacent leurs courbes grâce
à une taille basse, placée au niveau
des hanches. La mode est désor-
mais aux cheveux courts, selon une
coupe appelée « la garçonne », en
référence au titre du roman à succès
de Victor Margueritte, qui raconte
les aspirations d’une épouse trom-
pée à goûter toutes les formes de
liberté jusqu’à celles, réprouvées,
des amours lesbiennes.
Des créatrices comme Coco
Chanel et Jeanne Lanvin s’imposent
comme des femmes d’entreprise
douées, qui permettent aux élites
oisives, en particulier féminines,
de porter des tenues confortables,
inspirées de celles de ces messieurs
pour pratiquer les sports chics
et modernes que sont le tennis,
le golf et la course automobile.
Sipa
L’étonnante exposition « Mode
 POURQUOI ON EN PARLE
AU NOM DE LA FUSION

L
a Fashion Week de Paris,
qui s’achève le 5 mars,
apparaît comme un festival de
l’androgynie. Dans la présentation
des collections, les couturiers
utilisent volontiers les termes
d’« hybridité », d’« entrées
multiples », de « fusion »,
de « non-gender », de troubles
entre masculin et féminin. n

de cette contre-culture en portant

et sport », que l’on peut visiter
jusqu’au 7 avril au musée des Arts
décoratifs, à Paris, en offre de
nombreuses illustrations.
Sursaut de visibilité
Cette tendance à l’androgynie s’ef-
face rapidement après la crise mon-
diale de 1929 pour disparaître com-
plètement dans les années 1930,
dans le contexte inquiétant de la
montée des tensions nationalistes.
Après la Seconde Guerre mondiale,
c’est le style new-look qui s’impose,
créé par un Christian Dior nostal-
gique de la femme leur de la Belle
Époque : la féminité y est sublimée
avec force mètres de tissu, capelines
et chapeaux en tous genres, gants et
Nextrecord Archives / Getty
DÈS 1880, LA
NOUVELLE ÈVE 17 ans à partir de 1962, commence
porte une tenue à rejeter ces jupons, ces bas et ces
confortable
inspirée de celles accessoires pour préférer la mini-
des hommes jupe, les collants et les talons plats.
pour pratiquer le La silhouette androgyne réappa-
golf ou l’équitation. raît avec fracas au tournant des
La montée des années 1960-1970. Comme le chante
nationalismes dans
les années 1930 Antoine, les garçons à cheveux
fera disparaître longs ont la cote et partagent avec
la tendance à les illes de leur âge les pantalons
l’androgynie, qui patte d’eph, les chemises à leurs et
reviendra avec
fracas dans les les colliers. Années de contestation
années 1970. à l’égard de la société occidentale,
perçue comme trop bourgeoise,
trop conservatrice, trop patriarcale.
Les protestataires commencent à
cultiver des looks mélangeant les
« genres », notion apparue dans
les pays anglo-saxons et inspirée
des costumes et des maquillages
qui cultivent une ambiguïté autour
de leur corps et de leur sexualité.
Après un retour du glamour
féminin incarné par Claudia
Schifer, icône sensuelle de la mai-
son Chanel dans les années 1990,
les années 2000 et suivantes sont
marquées par un retour progressif
de l’androgynie – taille basse des
pantalons, pulls oversize – et, depuis
quelques années, par une confu-
sion des genres, et pas seulement
au niveau vestimentaire. Le déilé de
la maison Dior pour les collections
féminines de haute couture de la
saison printemps-été 2024 en est un
exemple frappant : sur un fond de
décor illuminé aux couleurs jaune
et rose luo, le slogan « Not her » fait
explicitement allusion au refus de
ressembler à la poupée aux formes
généreuses, alors que le blockbuster
Barbie, sorti en juillet 2023, a soulé
sur la planète entière un discours
féministe certes simpliste, mais ei-
cace. Toutefois, la tendance à l’an-
drogynie, aussi forte soit-elle dans
les milieux de la mode, des médias
et des réseaux sociaux, trouve aussi
son contraire dans un sursaut de
visibilité pour s’en distinguer. Ainsi
la maison Balmain a-t-elle tout com-
pris : au métissage de son styliste,
qui cultive un style queer, répond
la sophistication exacerbée de ses
looks féminins, qui célèbrent la
Wonder Woman qui sommeille en
toute femme ! Sa devise – « Célébrer
nos racines pour mieux percevoir
notre avenir » – permet à cette
maison créée en 1945, et sans doute

petits talons pointus qui font trotter
les femmes, encensées dans leur rôle
de maîtresses de maison et de mères
au foyer. Mais la nouvelle généra-
tion, leurs illes, qui atteignent leurs
des gender studies, nouveau champ
de recherche qui étudie les rap-
ports sociaux entre les sexes. Des
artistes, à l’instar de David Bowie et
de Boy George, s’érigent en icônes
mieux que toutes les autres marques
de la couture française, de se frayer
un chemin au sein du chaos provo-
qué par la confusion des genres. n
* Professeure d’histoire à Sorbonne université.

29 février au 6 mars 2024 / Marianne / 65

Hannah Assouline - DR
Hommage
Muray,
ultimes outrages
Philippe Muray persiste et signe dans les deux derniers tomes
posthumes d’Ultima necat, son journal intime des années 1994-1997.
Une charge féroce contre “la folie normatée du XXIe siècle” au nom
d’une défense passionnée de la littérature. PAR CÉCILE GUILBERT

I
Il m’arrive souvent de penser à Trente ans plus tard, force est de plat, qui n’en fait que mieux res-
Philippe Muray en songeant que, constater que tous les paramètres sortir la vivacité de Muray en 2024 :
disparu en 2006, il n’aura pas eu enregistrés de son vivant pètent le aussi pétillant de vie que les grands
l’occasion de rugir contre la paren- feu au centuple. Résultat ? « La vie défunts du passé. Et bien davan-
talité positive et les nouvelles se promène avec un poignard dans tage que pas mal de « cybercons »
mobilités, les réseaux sociaux et le dos. Le monde n’est pas en répa- (disait-il) d’aujourd’hui. « C’est
les inluenceurs, les sensitivity rea- ration. Il a été rénové. Entièrement. drôle de tenir son journal quand
ders et les coordinateurs d’inti- Et il est mort. Vous avez l’impression il ne se passe plus rien, quand il
mité, l’écriture inclusive et l’art qu’il bouge ? Regardez mieux ceux ne peut plus rien se passer, sinon
immersif, le wokisme et la cancel qui s’agitent, regardez bien leurs un énorme déploiement d’énergie
culture. Que le temps lui aura man- faces : ce sont les ongles et les che- vide pour empêcher à tout prix que
qué pour ridiculiser toutes sortes veux du cadavre qui continuent à ça se sache. Ce vide universelle-
de best-sellers ou l’installation, pousser. » Un encéphalogramme ment dénié ne peut être dit que ›
aux terrasses des cafés, d’ours en
peluche lanqués de commensaux GRAND ŒUVRE
en doudoune dessinant des cœurs C’est Anne Sefrioui,
l’épouse de
avec leurs doigts en vous disant Philippe Muray, qui
« Bisous » avant de brandir des s’est chargée de
perches à selie. Cela dit, il suit la publication des
de lire les deux derniers volumes journaux intimes
de son mari à
de ses journaux, qui couvrent les partir de 2015. Ici,
années 1994-1997, ultimes tomes le couple en 1978.
terminant l’imposante entreprise
éditoriale menée par sa femme,
Anne Sefrioui, pour comprendre
que, même vivant, il n’en aurait
rien fait. N’y lâche-t-il pas déjà l’af-
faire en analysant son propre don,
qui lui semble moins de prophétie
que de déduction ? « Toute ma vie,
j’ai moi aussi calculé, à partir de
perturbations observables, l’exis-
tence de cataclysmes non encore
visibles et répertoriés », écrit-il
en 1994. Et aussi, en 1997 : « Je ne
sais rien sur les conditions de vie
en 2015, mais le plus raisonnable,
me semble-t-il, est de les conjecturer
comme le résultat de l’aggravation
exponentielle des traits les plus
miséreux et les plus approuvés de
nos dernières décennies. »

29 février au 6 mars 2024 / Marianne / 67

Hommag
› quotidiennement, et en détail.
D’où justement, l’intérêt, mainte-
nant, d’un Journal. »
Anéanti par l’échec de
Postérité, premier roman publié
en 1988, il s’est remis de son
« extraordinaire fatigue » par
l’écriture de la Gloire de Rubens
et de l’Empire du Bien (1991). Par
ailleurs, de plus en plus conscient
que son journal constituera
son grand œuvre, il s’y est jeté
à corps perdu, découvrant « la
possibilité de faire apparaître, via
l’outrage, quelque chose comme
un relief signalant une singula-
rité ». Conçu à la fois comme
un laboratoire de ses articles,
essais, romans, et un déversoir
de toutes ses mauvaises pen-
sées impubliables, cet ouvrage
constitue également un espace
de confession (au sens religieux,
car il croit au péché originel), quand
son auteur airme que « le journal
est l’art de l’inavouable » et que « la
valeur d’une œuvre publique devrait
pouvoir se mesurer à tout ce qu’elle
suppose d’enfoui sous elle, de plan-
qué, de clandestin ».

Haine étendue
Or, en ce début de l’année 1995,
englué depuis des années dans la
gestation du Sourire de la chimère,
nouvelle iction sur « la folie nor-
matée du XXIe siècle » qui devien-
dra On ferme, l’heure est plus que
jamais aux règlements de comptes
avec tout ce qui le fait littéralement
« vomir » : Catherine et Jacques,
ses faux amis d’Art Press, à pro-
pos desquels il multiplie les traits
vachards ; Sollers et BHL, ses
anciens protecteurs dézingués à
tout-va ; son pensum alimentaire
bisannuel (il signera en 1997 son
98e Brigade mondaine !). Une haine
étendue aux « atroces enfants » des
voisins, aux nuisances sonores
incessantes et, par-dessus tout, au
monde, à l’époque, à ses mœurs
décryptées à travers la presse écrite
et la télé consommées de manière
GRINÇANT
Celui qui se
décrivait comme
ayant l’âme
“peinturlurée en
noir complet”
vitupérait sans
cesse contre son nage, les mains tremblantes de
siècle. “Je ne peux taillader la tronche de quelqu’un,
pas écrire sans en et chacun de mes cheveux dressés
venir aux mains”,
confesse-t-il.
d’horreur sur le crâne ? Non. »
Par bonheur, farouche ennemi
de la procréation et misanthrope
atrabilaire, Muray, qui s’avoue
l’âme « peinturlurée en noir com-
plet ! Absolu ! En humour noir ! »,
possède l’insigne talent de savoir
transformer ses fureurs en fusées.
« Je ne peux pas écrire sans en venir
aux mains », avoue ce polémiste né ;
« tout m’amuse et m’horriie ». Et c’est
vrai, nous nous amusons beaucoup
avec lui de ses journées névrotiques
échanges médisants avec Kundera
et Lakis Proguidis, l’animateur de
l’Atelier du roman devenu un ami.
Ou encore du surgissement d’écri-
vains débutants nommés Yann
Moix, Frédéric Beigbeder, et de ce
drôle de type, Michel Houellebecq,
aussitôt portraituré en « sorte de
Bourvil adolescent. Cheveux blonds
et raides qui partent dans tous les
sens, tonsure, pull incroyable tricoté
avec des grâces de serpillière. Tête
d’idiot du village ». Mais nous rions
surtout de tout ce contemporain
sociologico-politico-médiatique
retourné comme un gant avant
d’être broyé par sa moulinette
Hannah Assouline

forcenée. « Pourrai-je un jour, avant passées à travailler, déjeuner dehors,

de crever, lire au moins une fois un travailler encore, puis dîner avant sarcastique. Car il s’agit, encore et
journal sans avoir instantanément de s’afaler devant les talk-shows toujours, d’enfoncer les clous du
les yeux hors de la tête, le buste en pour mieux les vitupérer. De ses cercueil de Cordicopolis (la « cité

68 / Marianne / 29 février au 6 mars 2024

du cœur »), mélange de nursery à tous crins qui lui fait drôlement
et de sacristie obsédé de pathos écrire que « le Bien empire », il donne
et d’émotion dont les symptômes aussi à penser, en distinguant le
sont légion : « Dictature du mora- monde (de droite) de l’humanité
lisme. Sentimentalisme planétaire. (de gauche), la raison (aristocra-
Culte des victimes. Criminalisation tique) du lyrisme (démocrate),
galopante de tout événement non mais aussi, sur le front de la culture
programmé. Exhortation à l’ivresse – qu’il oppose à l’art –, le peintre,
affective comme compensation q    ! " -
du désenchantement croissant de vain de l’auteur, la littérature de Ultima necat. Journal
la vie sous l’expansion de la tech- « l’écriture », etc. intime, de Philippe
Muray, Les Belles
nique. Remplacement du monde Lettres, Tome V
par la fable. Obsession de la préven- Romancier malheureux (1994-1995), 608 p.,
tion et de l’efacement des risques. Foncièrement dualiste, Muray 35 € ; Tome VI (1996-
Boufonnerie organisée et contrôle défend ce qui sépare et coupe, face 1997), 400 p., 35 €.
technocratique. Dépréciation de à tout ce qui s’unifie et s’indiffé-
l’ici-et-maintenant au profit d’un rencie. « Je ne vois pas ce qu’on peut
sur monde d’images… » Etc. écrire d’autre que sa propre oppo-
Or si sa manie du décryptage et sition résolue, désespérée, radicale,
de l’interprétation lui fait trouver au grand mouvement contempo-
partout du grain à moudre (dans rain de la réconciliation de tout, de
un itinéraire bis qui le déporte de la fusion du concret et de la iction,
l’autoroute, la contemplation d’un ou du “réel” et de l’art, du mélange
front de mer sur la Côte d’Azur, une des sexes comme des espèces, de la
malle de voyage détournée en table réunion criminelle de tout ce qui
basse ou dans les nouveaux noms n’avait de goût que parce que c’était
des départements), ce penseur séparé, que parce que ce n’était pas
frénétique ne saurait être réduit à repérable et désirable qu’en tant que
l’imprécation ni à la veine pamphlé- séparé, que parce que c’était irrepé-
taire dans la droite ligne de ses chers rable en tant que caché. » D’où son
Bloy et Céline, lus et relus jusqu’à érotisation forcenée du monde et
plus soif. Nourri de théologie et de sa profonde angoisse concernant
philosophie, il s’airme autant en la disparition de la réalité comme
généalogiste de symptômes, au incarnation, qui est aussi celle de la
sens nietzschéen, qu’en dialecti- négativité, et donc du tragique, clés
cien hégélien, notamment lorsqu’il de la beauté et du sens de la condi-
fustige « ce mensonge sur une iction tion humaine. D’où aussi son inter-
déinitivement accréditée en tant que rogation incessante sur le destin de
réalité pour interdire qu’une iction la littérature – ses conditions d’exis-
soulève le lièvre de la réalité deve- tence, ses moyens de production, de
nue négation de la réalité ». Et, s’il !d #" $! % d ! ! cès d’On ferme, en 1997, est sobre-
fait rire par toutes sortes d’expres- déinition, « question à laquelle se
sions moquant la « nouvelle vague au ramène tout ce que j’écris ».
sirop » incarnée par Christian Bobin, Qu’est-ce que la littérature ? « Le
Daniel Pennac et autres Paulo seul luciférisme bienfaisant. » Mais
Coelho, « les robots ménagers sortis encore ? « Une explication avec le
de l’ENA » qui ont « autant d’épais- monde à partir de la création d’êtres
seur que les rectangles plastiiés de imaginaires et de situations parti-
nos cartes à puce », les apories du culières. Explication avec le siècle :
« rebello-consensus » ou les palino- prise de position par rapport à lui.
dies du« schtrumpisme-léninisme » Appréciation du siècle. Et de la vie
MICHEL HOUELLEBECQ ? UNE “SORTE DE BOURVIL
ADOLESCENT. PULL INCROYABLE TRICOTÉ AVEC DES
GRÂCES DE SERPILLIÈRE. TÊTE D’IDIOT DU VILLAGE”.
en ce siècle. » Soit le roman, selon
l’acception balzacienne consistant
à « indiquer les désastres produits
par les changements de mœurs »,
dans laquelle Muray voit sa seule
mission, plus urgente que jamais.
Or « la littérature était en cours de
disparition accélérée, les écrivains
tombaient comme des mouches, rem-
placés par les “auteurs”, ces espèces
de techniciens de surface du supplé-
ment d’âme préfabriqué. Boufonner
plus fort que le carnavalesque ins-
titutionnel en train de planter ses
dégoûtants tréteaux médiatiques
allait réclamer un travail insensé, un
courage dément, un héroïsme ridicule
qui ne serait jamais payé de retour ».
En effet : quel roman écrire
d’un monde entièrement fabulé,
inconscient de son propre bur-
lesque ? Et comment le dégager
de sa protection contre l’imperti-
nence tout en le prenant de vitesse,
alors qu’il se métamorphose tous
les jours ? N’est-ce pas « tout un
bordel, aujourd’hui, de s’exprimer
autrement qu’en syntaxe de voie
piétonne, lexique de pain aux noix,
esthétique de résidence à haut stan-
ding » ? Ce sera le grand drame de
Muray, essayiste virtuose dans tel-
lement d’articles réjouissants sur
– notamment – Aragon, Rabelais
ou Giono (qu’on peut lire dans ces
volumes), mais romancier malheu-
reux qui finira par s’exclamer :
« Quelle connerie de baratiner sur
le romanesque au lieu d’en faire ! »
Accusant cette impasse, l’insuc-
ment (et logiquement) commenté :
« Mon livre est, dit-on, en librairie.
Qu’est-ce que ça ferait comme dif-
férence s’il n’y était pas ? » Est-ce à
dire que tout est foutu ? Si Muray ne
cesse de le marteler, des interstices
existent, pourtant, à l’image de cer-
taines phrases fauilées entre ses
outrages. Comme celle-ci, airmant
que « le Mal est increvable, parce
qu’il est la vie. Ou la liberté, tous ces
mots sont synonymes. » Ou celle-là :
« L’avenir de l’Irréconciliable est illi-
mité. » Autre manière de dire que
si « on » ferme le monde et claque
sa porte derrière lui, seul « je » le
maintiendra ouvert à la joie. n C.G.
29 février au 6 mars 2024 / Marianne / 69
Lectur
L
La quête d’identité, Pauline Klein
s’y livre depuis longtemps. Dans
Alice Kahn (Allia, 2010), sa nar-
ratrice prenait la place d’une
autre pour mieux la réinventer.
Dans la Figurante (Flammarion,
2020), elle renouait avec ce jeu
de dupe, cette fois malgré elle. Il
était temps que la démarche auto-
ictionnelle de Pauline Klein s’ar-
rime à ce qu’elle cherche depuis
toujours à déinir : ce qu’elle est,
ce qu’elle aime, ce qu’elle craint.
Qui elle désire et où elle habite.
Des hommes possibles trace les
contours d’une femme qui, enin,
semble avoir cessé de prendre la
place d’une autre. Qui ne serait pas
seulement une mère ou une amou-
reuse, mais quelqu’un. Une igure
qui s’édiie comme on construit,
comme on habite un lieu.
En l’occurrence, la narratrice,
qui navigue à vue dans la quaran-
taine, a choisi d’investir une bâtisse
qui lui appartiendrait mais dont
elle ne serait pas l’« invitée obliga-
toire ». C’est une petite maison du
village ictif de Sassy, dans l’Yonne.
Tout part de là, de cette certitude
de trouver des repères en se ixant.
C’est « un endroit pour écrire seule
ce que je m’empêchais de vivre avec
les autres », airme-t-elle. À partir
de là, Pauline Klein alterne le récit
des rencontres que fait la narratrice
et celui de son installation dans la
70 / Marianne / 29 février au 6 mars 2024
Autoportrait
d’une femme
après la tempête
Après #MeToo, qu’est-il possible d’afirmer sur
les femmes, sur leurs désirs et leur destin qui ne soit pas
spectaculaire, n’en fasse ni des héroïnes ni des victimes ?
Tout en délicatesse, Pauline Klein ébauche dans
Des hommes possibles une igure de femme libérée
des postures, y compris de celle de l’autosufisance.
Un roman sagace et profond. PAR SOLANGE BIED-CHARRETON
maison de Sassy. Un nomadisme
des itinéraires afectifs, évoqués
sans mélodrame – « mais qu’est-ce
qu’on fait de cette liberté, nous les
femmes ? » lui demande une autre
femme, un soir de Nouvel An –,
auquel un désir de sédentarité,
d’identité, d’édification répond
dans un écho schizophrène.
Des hommes
Le manque du père possibles, de Pauline
Le récit cocasse, « quichottien », Klein, Flammarion,
de l’installation (ratée) du poêle 240 p., 20 €.
en plein hiver témoigne d’une
persévérance à toute épreuve
dans le besoin de ixation. Entre-
temps passent les hommes, ni
bourreaux ni victimes, ni oppres-
seurs ni oppressés, vers qui se
tourne cette mère de deux enfants
divorcée. Dans un siècle des réa-
lités « liquides », comme l’a bien
pressenti le sociologue Zygmunt
Bauman, les relations se super-
posent sans vraiment s’annuler.
Incertaines, elles imprègnent pour-
tant de leur marque la narratrice.
Poursuivie par Gaël, son ex, un atta-
ché parlementaire EELV, celle-ci
trouve toujours le moyen de cam-
per chez son ancien mari, Simon,
quand son appartement sous les
toits se transforme en étuve. Elle
est aussi capable d’aborder Aram,
un jeune homme d’origine armé-
nienne, gigolo à ses heures, qui
ramasse les Vélib’ dans Paris, puis
de s’inviter dans sa camionnette
blanche pour l’emmener chez des
amis. Enin, elle choisit de s’appeler
Julie, « un prénom que [s]on père
avait voulu [lui] donner », pour
vivre avec Paul, alias « l’homme au
rocher », rencontré via une appli-
cation, une histoire dont le charme
tient à l’incompréhension mutuelle.
À celui-là, la narratrice propose
une thérapie de couple avant même
qu’ils n’en forment un. Ne pare-
t-elle pas au pire, comme elle le
peut, quand le couple a cessé d’être
une évidence et que les modèles
familiaux ont éclaté ? Porté par un
style dans lequel l’absurde paraît
sensé, où l’humour obtient ses
galons de politesse du désespoir, le
roman gagne peu à peu en profon-
deur. Car cette quête acharnée de
l’attachement à l’autre est surtout
le symptôme du manque du père.
Ce père, qui lui fut inaccessible,
« avant de sombrer peu à peu et
inir par mourir seul chez lui », aura
subi un abandon à sa naissance, en
1942 – sa famille, juive, ayant fui
les nazis. De ce géniteur au destin
torturé, elle exhume les journaux
intimes, y recherchant les causes
de son propre mal de vivre. « J’ai
Pascal Ito / Flammarion
prié pour cesser de croire que chaque
fois qu’un homme me manquait, il
s’agissait de lui », écrit-elle, du fond
de cette tentative, intime et poi-
gnante, de mise en ordre de soi. n

Cinéma
Claude Sautet :
les choses de sa vie
Le cinéma américain a toujours fasciné le plus français
des réalisateurs. Pour preuve ses deux premiers ilms,
qui ressortent aujourd’hui en salles à l’occasion
du centenaire de sa naissance. PAR OLIVIER DE BRUYN
T
Trois façons de le définir en
quelques mots ? Il a mis en scène
avec une ininie délicatesse les indé-
cisions de personnages inconso-
lables. A autopsié avec une rare luci-
dité les contradictions d’hommes
et de femmes se débattant dans
le contexte social de leur époque.
Et ne s’est jamais départi d’une
exigence artistique qui ne l’empê-
cha nullement d’être un cinéaste
populaire, lui dont tous les films
(ou presque) ont connu le succès…
D’ailleurs, de Claude Sautet – né
le 23 février 1924 à Montrouge, il y
a tout juste cent ans, et décédé le
22 juillet 2000 à Paris –, le public se
souvient d’abord des grands clas-
siques sur les amours plurielles et
le tumulte des âmes, récits incarnés
par Romy Schneider, Michel Piccoli
Classe tous risques
et Yves Montand : dans les Choses
et l’Arme à gauche, de la vie, en 1970 ; César et Rosalie,
TF1 Studio
de Claude Sautet. en 1972 ; puis Mado, en 1976. Pour
En salles. autant, ne pas oublier de noter ce
FILM NOIR
IMPLACABLE,
Classe tous
risques (1960)
lorgne du côté
de John Huston
et de Raoul Walsh.
Ci-contre, Lino
Ventura et Jean-
Paul Belmondo.
paradoxe : Sautet n’a jamais été pui-
ser son inspiration dans l’art si fran-
çais de l’intimisme et de l’examen
psychologique des personnages.
Avant d’aligner plusieurs chefs-
d’œuvre dans ce registre – avec en
point d’orgue son admirable der-
nière trilogie, Quelques jours avec
moi (1988), Un cœur en hiver (1992),
Nelly et M. Arnaud (1995) –, le réali-
sateur avait fourbi ses armes dans
le polar et le film d’aventures, ce
que nous rappelle opportunément
la ressortie dans les salles de ses
deux premières ictions.
En 1959, Sautet, alors âgé
de 35 ans, mène une carrière d’as-
sistant réalisateur. C’est sur le tour-
nage d’un ilm de Maurice Labro,
Le fauve est lâché, qu’il rencontre
Lino Ventura. Les deux hommes
se lient d’amitié et se lancent dans
l’adaptation d’un roman de José
Giovanni, Classe tous risques, l’his-
toire d’un gangster condamné à
mort qui reste indéfectiblement
attaché à sa famille. Ce film noir
implacable où, au côté de Ventura,
apparaît un jeune comédien pro-
metteur (un certain Jean-Paul
Belmondo) renseigne sur les plus
grandes admirations de Sautet
à l’époque, qui ne jure que par le
cinéma américain (John Huston,
Raoul Walsh, Howard Hawks), la
littérature d’outre-Atlantique (John
Steinbeck, Ernest Hemingway), et
le jazz, une passion à laquelle il
demeura idèle toute sa vie…
“Austérité et exigence”
Dans Classe tous risques, comme
cinq ans plus tard dans l’Arme à
gauche, film d’aventures où le
fidèle Lino Ventura incarne un
navigateur pris dans les rets d’une
sombre afaire de traic d’armes, on
discerne déjà le goût du cinéaste
pour la ligne claire, l’épure, le refus
intransigeant du bavardage. Autant
de caractéristiques qu’il ne cessera
de peauiner dans ses monuments
ultérieurs, jusqu’à l’obsession. « Je
suis conscient que mon cinéma
se resserre de plus en plus », nous
coniait Claude Sautet, en 1995, en
évoquant son dernier ilm, Nelly et
M. Arnaud. « Le développement de
l’audiovisuel, des efets en tous genres
et peut-être l’âge provoquent chez
moi un rejet. Beaucoup de choses
m’embêtent, et donc je les élimine.
Ce qui crée une certaine austérité
et m’oblige à l’exigence. Plus on est
coincé, et plus il faut trouver des res-
sources subtiles. »
Ces « ressources subtiles », le
cinéaste a su les dénicher dès ses
premières tentatives. Les échecs
commerciaux subis par Classe
tous risques et l’Arme à gauche
firent néanmoins douter l’ultra-
sensible Sautet, qui, au milieu des
années 1960, s’interrogeait sur
son avenir, et faillit renoncer à la
réalisation. Il fallut la rencontre,
décisive, avec Jean-Loup Dabadie, à
la in de la décennie, et l’adaptation
d’un roman de Paul Guimard, les
Choses de la vie, pour que le met-
teur en scène trouve déinitivement
sa voie. Une des plus fécondes du
cinéma français d’après-guerre. n
29 février au 6 mars 2024 / Marianne / 71
Ar L’œil d’Hector Obalk
Il faut sauver le panier de fra
DR
 Grâce à une opération magistrale de
ises de Chardin ! mécénat public et privé, le Louvre a
réussi à empêcher ce chef-d’œuvre
de quitter la France. Il appartient
désormais au grand musée parisien*.
e sujet d’une nature morte est suisamment

L sensuel (et trivial) pour que les peintres aient

ressenti le besoin d’y ajouter, d’une manière
ou d’une autre, de la spiritualité. Beaucoup
d’artistes l’ont fait par la iguration symbolique
de crânes ou de sabliers évoquant le temps qui ronge,
la vanité de l’existence, parfois par la trinité chrétienne.
Mais Chardin n’est pas de ceux-là, et sa spiritualité réside
dans une ambition qui pourrait tenir dans cette phrase :
toute nature morte devrait résumer le monde. Il s’agit ici
d’un panier de fraises des bois, entouré d’un verre d’eau
et de quelques fruits et leurs choisis. La mise en scène
est discrètement artiicielle, de sorte qu’il y ait tout à la
fois de l’ordre (qui donne la solennité) et du désordre (qui
donne la vie). L’ordre émane du grand cône rouge (les
fraises), du cylindre blanc (le verre d’eau) et de l’espace
vide alentour. Et le désordre se repère à de petits détails
du panier tressé, des feuilles vertes parmi les fraises, des
tiges de leurs posées sans façons.
Autour de la pyramide de fraises, deux trios d’élé-
ments se répondent symétriquement : les deux œillets
et le verre, d’un côté ; les deux cerises et la pêche, de
l’autre. Et le tout repose sur une table de cuisine aux
contours très lous, dans une composition sans fond, de
sorte qu’on peut y voir un village d’objets – avec cône,
cylindre et sphère. Notre œil est celui d’une mouche
qui se baladerait parmi ces leurs et ces fruits, et pour
qui tout devient monumental, depuis la pyramide de
fraises, l’immeuble du verre d’eau, la route des branches
d’œillets et la maison isolée du trio de fruits…
La peinture d’histoire a longtemps été considérée
comme supérieure à la nature morte, pour la simple
raison qu’elle incluait tous les autres genres – le por-
trait, le paysage… et même la nature morte, si quelque
objet traînait sur la table du roi. Et la nature morte a
gagné sa « majorité » quand on a cessé d’y chercher la
iguration du monde dans toute son extension, au proit
de sa métaphore, à travers le clavier des sensations et
des éléments cosmiques : l’eau du verre, l’air qui émane
des pétales plissés, la terre de la masse des fruits rouges
– de sorte que la nature morte igure une totalité dans
sa diversité géométrique et sensuelle, un monde qui se
suit à lui-même, bref, un village aérospatial. n
L’œuvre de Chardin est exposée au Louvre, salle 831,
aile Richelieu, 2e étage.

* Le tableau a été adjugé aux enchères pour 24,3 millions d’euros au proit d’un
acquéreur étranger. Le considérant « trésor national », l’État français a aussitôt
opposé un refus d’exportation. À la suite du don de 15 millions d’euros apporté
par LVMH et de celui d’autres donateurs, et grâce à la campagne
« Tous mécènes ! », 97 % de la somme restant à payer a été obtenue,
et nous pouvons déjà afirmer que le tableau appartient désormais au Louvre.

29 février au 6 mars 2024 / Marianne / 73

Expres
TABLEAU D’HONNEUR
Un géant nommé Hopkins
E
CINÉMA. En sortant d’une salle
obscure, on se demande parfois ce
qu’il serait advenu du ilm à peine
visionné sans la présence au géné-
rique d’un acteur ou d’une actrice
qui le sauve de la médiocrité. Cette
question, vous vous la poserez peut-
être après avoir vu Une vie, iction
historiquement passionnante
mais formellement paresseuse.
Le film retrace la vie de Nicholas
Winton, surnommé le Schindler
anglais. Pour évoquer ce héros
qui a toujours refusé d’être déini
comme tel, James Hawes, le réali-
sateur, mêle deux époques : la in
des années 1930, période pendant
laquelle Nicholas, jeune agent de
change londonien, se démène en
Tchécoslovaquie pour sauver plu-
sieurs centaines d’enfants juifs, et la
in des années 1980, où, retraité dis-
cret, Winton renoue avec son passé
grâce à une émission de télévision.
Pour incarner le personnage dans
ces deux époques séparées par un
demi-siècle, James Hawes a évidem-
ment dû engager deux acteurs. Et
sa meilleure idée – peut-être même
la meilleure de sa carrière – a été de
solliciter Anthony Hopkins pour
74 / Marianne / 29 février au 6 mars 2024
interpréter Winton dans ses vieux
jours. Le constat est indubitable :
quelque chose se passe dès que
l’acteur apparaît à l’écran. Avec
presque rien. Un regard ironique.
Un ronchonnement. Un tressaille-
ment inime des lèvres quand l’émo-
tion menace de fendiller la cara-
Une vie, pace pudique de son personnage.
de James Hawes. Hopkins bouscule l’académisme
En salles. bon teint du ilm pour redonner
vie à Nicholas Winton, cet homme
exemplaire (disparu en 2015) qui
méritait d’être honoré par l’un
des plus grands comédiens des
dernières décennies.
Dignité infinie
Alors que le cinéma français s’est
autocélébré, le 23 février, à grand
renfort de superlatifs enamourés
et de blagues poids lourd lors de
la rituelle cérémonie des César,
il est agréable de se souvenir des
meilleurs rôles de cet acteur qui
s’est toujours tenu à distance de la
scène médiatique et de ses trivia-
lités. Qui d’autre pour interpréter,
tout en non-dits et en suggestions,
des protagonistes engoncés dans
leurs secrets comme il le fit dans
les deux meilleurs ilms de James
Ivory, Retour à Howards End (1992)
et les Vestiges du jour (1994) ? Qui
d’autre pour traumatiser des géné-
rations successives de spectateurs
en campant le tueur en série le plus
cérébral de l’histoire du cinéma,
dans le Silence des agneaux, de
Jonathan Demme (1991) ? Dans les
années 1990, le caméléon Hopkins
s’est parfois égaré en chemin, mais il
a toujours su, à intervalles réguliers,
se rappeler à notre meilleur souve-
nir. Ainsi, en 2022, dans sa presta-
tion de grand-père d’une famille
sévèrement dysfonctionnelle dans
Armageddon Time, de James Gray,
et, bien sûr, avec son inoubliable
incarnation d’un vieil homme aligé
par la dégénérescence mentale dans
he Father (2020), de Florian Zeller,
film qui lui valut de recevoir un
second Oscar vingt ans après celui
qu’il avait obtenu pour le Silence
des agneaux. À 86 ans, Anthony
Hopkins, il le confirme dans Une
vie, ne triche pas avec son âge et sait,
avec une dignité ininie, arpenter les
zones troubles et dérangeantes de la
proximité avec la mort. Admirable
jusqu’au bout. n OLIVIER DE BRUYN

ITINÉRAIRE BIS
“DÉBÂCLE”
UN CHAMP DE RUINES SUR GRAND ÉCRAN
CINÉMA. Pour sa première réalisa-
tion, l’actrice lamande Veerle Baetens
(remarquée en 2012 dans Alabama
Monroe, de Felix Van Groeningen)
n’a pas choisi la facilité en adaptant le
best-seller de Lize Spit.
Le livre, qui mêlait deux
temporalités, était âpre ; le ilm,
qui les illustre, l’est tout autant.
À tel point que, en Belgique,
un soutien psycho logique à
destination des spectateurs
a été mis en place à sa sortie.
Ici, le vert paradis des amours
enfantines est tout sauf innocent : il s’agit
surtout d’un enfer d’où les protagonistes
ne s’échapperont que d’une manière
radicale. Eva (Charlotte De Bruyne),
assistante d’un photographe bruxel-
lois, emmurée dans le silence, décide
de retourner dans son village natal,
DEUXIÈME CHANCE
Des poches aux éditions
Bourgois et Globe
LIVRES. « Satellites », c’est le nom de cette
nouvelle collection, qui se nourrit tout à la fois
des titres publiés par les éditions Bourgois et de ceux édités
Thomas Sweertvaegher Savage
par Globe. À retrouver en librairie à partir du 7 mars, les Saisons,
de Maurice Pons, l’Autre Nom, de Jon Fosse (prix Nobel
de littérature 2023) ou encore le best-seller d’Alysia Abbott
à propos de son père, poète à San Francisco dans les
années 1970. En avril, la collection accueillera notamment
Wilderness, un recueil de poèmes de Jim Morrison,
le mythique chanteur des Doors. n SOLANGE BIED-CHARRETON
qu’elle avait fui quinze ans auparavant.
Dans le coffre de sa voiture, un énorme
bloc de glace. Qu’a-t-elle en tête ? Et
que s’est-il passé dans la chaleur d’un
été flamand alors qu’elle n’avait que
13 ans ? Déroulant patiemment
sa trame narrative, Veerle
Baetens remonte aux origines
du drame, à ce moment où
Eva – Rosa Marchant, sacrée
meilleure actrice au festival
du film de Sundance (États-
Unis) – devient (à jamais) pri-
sonnière d’un passé trauma-
tique. Les gros plans cadrent les acteurs,
enserrés par les non-dits, les lâchetés
des adultes, l’emprise perverse des ami-
tiés, au plus près, scrutant leurs émotions
et abritant une violence latente qui ne
demande qu’à exploser. n MYRIAM PERFETTI
Débâcle, de Veerle Baetens. En salles.
En bref
CINÉMA. On lui doit Terminator,
Aliens, Titanic ou Avatar : James
Cameron, génie du septième art,
sera au centre d’une exposition
consacrée à son œuvre à la
Cinémathèque française, à Paris,
à partir du 3 avril. Elle réunira
des pièces rares et inédites, dont
de premiers croquis, en provenance
de l’immense collection de ce
réalisateur qui n’a jamais cessé
de faire usage des technologies
les plus avancées de son temps.
CLASSIQUE. C’est dans l’intimité
des salons de la villa Viardot, la belle
demeure de la cantatrice et égérie de
l’époque romantique Pauline Viardot,
à Bougival, que se tiendra, ces 22, 23
et 24 mars, le festival Georges-Bizet.
Au programme, des fantaisies sur
Carmen, l’Arlésienne, conte scénique
et musical, et quelques œuvres
d’outre-Rhin, de Liszt ou Schubert.
LITTÉRATURE. Gallimard fera
paraître le dernier livre de Philippe
Sollers le 14 mars. La Deuxième Vie
se présente comme une méditation
sur la mort, iltre à travers lequel
l’écrivain distille ses dernières
pensées sur notre monde
(à propos de Dieu, de Venise, et
même de Michel Houellebecq…).
POST-PUNK. L’épopée de Taxi-Girl
par Mirwais : les fans en rêvaient.
Du groupe, actif de 1978 à 1986,
Mirwais, un de ses membres
fondateurs aux côtés de Daniel
Darc, ambitionne de raconter
les débuts (jusqu’en 1981) dans
un livre sobrement intitulé Taxi-Girl,
qui paraîtra aux éditions Séguier le
21 mars. Premiers concerts ratés,
vols de matériel, recherche d’un
style, et enin le succès. La traversée
d’une période mythique à travers les
détails jusqu’alors méconnus de
l’épopée de cinq musiciens, par celui
qui deviendra, en collaborant avec
Madonna, un compositeur et un
producteur de renommée planétaire.
POÉSIE. C’est à croire que certains
« territoires » ont le chic de rendre
leurs habitants heureux comme
des poètes. Prenez Saint-Lary-
Soulan, dans les Pyrénées.
De cette belle altitude nous
arrivent deux bonnes nouvelles :
le choix de remettre un prix à notre
collaborateur Jérome Leroy dans
le cadre du Printemps des poètes
(du 9 au 23 mars), et l’annonce,
par Christian Laborde, résidant
inspiré, d’une nouvelle parution,
Fourbi, aux éditions Héliopoles. n
29 février au 6 mars 2024 / Marianne / 75

LA GUERRE DU VITRAIL
AURA BIEN LIEU
La France détient 60 % du patrimoine mondial de vitraux,
dont les plus anciens datent du XIIe siècle. Un trésor national
menacé par l’indifférence, l’inculture et les persécutions
bruxelloises. Le formidable chantier de restauration
de Notre-Dame a ravivé l’intérêt pour cet art magistral…
et c’est tant mieux ! PAR EMMANUEL TRESMONTANT
Q
Que l’on soit catho ou boufeur de
curés, on ne peut qu’être fasciné
par le chantier de Notre-Dame de
Paris, qui mobilise la quintessence
de l’artisanat français : tailleurs
de pierre, bûcherons, menuisiers,
charpentiers, restaurateurs de pein-
ture, facteurs d’orgues, maîtres ver-
riers… Ceux qui ont pu accéder à
cette entreprise historique ont été
impressionnés par l’enthousiasme
des ouvriers, dont la ferveur évoque
celle des bâtisseurs de la tour Eifel !
Pourtant, en décembre 2023, moins
d’un an avant la réouverture de la
cathédrale, une bombinette ély-
séenne a semé l’effroi, ravivant
le traumatisme déclenché par
l’incendie de 2019. Remplacer les
vitraux de Viollet-le-Duc, classés
aux Monuments historiques, par
des créations contemporaines, à
la faveur d’un concours (dont on
ignore pour l’instant quand et
comment il aura lieu). Tollé chez
nombre d’historiens de l’art, qui
n’ont pas manqué de rappeler au
président que la France est signa-
taire, depuis 1964, de « la charte
de Venise », qui fixe la déontolo-
gie en matière de restauration des
DR
À VISITER ABSOLUMENT
La Cité du vitrail, à Troyes, un espace unique au
monde consacré à cet art des origines à nos jours.
Ci-contre, vitrail Belle Époque de Francis Chigot.
Hôtel-Dieu-le-Comte, 31 quai des Comtes-
de-Champagne, 10000 Troyes. cite-vitrail.fr
Monuments historiques à l’échelle
européenne. Son principe est que
« l’on ne peut retirer une œuvre d’art
pour la remplacer par une autre ».
Le plus drôle est de voir que cette
« guerre du vitrail » est consubs-
tantielle à Notre-Dame, puisqu’une
polémique avait déjà éclaté, dans
des termes analogues, en 1935, après
que le cardinal Verdier eut formulé
le souhait de remplacer les vitraux
de Viollet-le-Duc par des créations…
contemporaines ! Certains des plus
éminents membres de l’Académie
française avaient fait barrage de leur
corps pour empêcher l’installation
de nouveaux gemmaux. Seule une
partie en avait inalement été posée,
avec la bénédiction de Malraux.
Verres précieux
Certes, les vitraux de la vieille
cathédrale ont subi moult restau-
rations au il des siècles. Certains
furent remplacés sous Louis XV
par du verre blanc « aux sensations
plus claires et plus modernes ».
L’impressionnante Rose sud ren-
contra des problèmes de stabilité
des couleurs dès le XVe siècle et
connut une rénovation au XVIIIe,
bien avant l’intervention de Viollet-
le-Duc. Faut-il pour autant laisser le
XXIe siècle poser ses grosses papattes
modernistes sur l’édiice ? Défenseur
passionné des patrimoines artis-
tiques oubliés et méprisés, le peintre
et critique d’art Pierre Lamalattie est
l’un des 100 000 experts à avoir signé
Artisanat d’art
SAINTE la pétition en faveur du maintien des
GENEVIÈVE, vitraux de Viollet-le-Duc. Cet éru-
Détail du vitrail dit rappelle que « Notre-Dame n’est
de Jacques
Le Chevallier pas une cathédrale du XIIIe siècle,
conçu en 1937 comme beaucoup le croient, mais une
pour remplacer cathédrale du XIIIe et du XIXe siècle !
un de ceux L’erreur est de ne voir en Viollet-le-
de Viollet-le-Duc
à Notre-Dame. Duc qu’un simple restaurateur, alors
Il sera inalement que c’était un créateur à part entière.
exposé à la Cité Les vitraux ont été conçus pour éclai-
du vitrail. rer ses décors d’une certaine façon. Si
on les change, il faut changer le décor !
Ils s’inscrivent dans une rélexion sur
le Moyen Âge, tout en posant un jalon
vers l’Art nouveau, nouvel âge d’or du
vitrail à la Belle Époque : on en mettait
partout, dans les gares, les brasseries,
les thermes, les halls d’immeuble… »
OISEAU Devenu décoratif à l’ère bour-
DE PARADIS geoise, le vitrail est avant tout, à
Signé Francis Chigot l’origine, un art spirituel, vestige
(1923), à admirer de la civilisation chrétienne. Le
à la Cité du Vitrail.
message apporté par la lumière ne
peut être lisible qu’à l’intérieur de
l’église (hors de laquelle, donc, point
de salut !). Les plus anciens vitraux
sont exposés à la cathédrale du
Mans et à l’abbatiale de La Trinité
de Vendôme, dans le Loir-et-Cher…
On considère ceux de la cathédrale
de Chartres comme les plus pré-
servés de l’époque médiévale. Le
chef-d’œuvre gothique étant la
Sainte-Chapelle, à Paris : deuxième
monument le plus visité après l’Arc
de Triomphe ! Les maîtres verriers
d’autrefois ne signaient pas leurs
créations et restaient anonymes,
membres d’une corporation ›
29 février au 6 mars 2024 / Marianne / 77
QUELLE ÉPOQUE ! Artisanat d’art
› prestigieuse. Mais, pour peindre
des vitraux, encore faut-il disposer
de gens capables de transformer
le sable en verre. Les villes répu-
tées pour leurs verreries sont Albi,
Alès, Arques, Aumale, Baccarat,
Brie-Comte-Robert, Carmaux,
Châlons-sur-Marne… Jusqu’à la
in du XIXe siècle, les verreries tra-
ditionnelles étaient situées près des
forêts, dont on tirait le bois pour
alimenter les fours, et le sable (où
poussaient les fougères). Depuis le
Moyen Âge, les créateurs de vitraux
u&'(')*+& (*) ,*--*) (*) .(u) .-/0'*u1 :
chamarrés, opalins, marbrés, dépo-
lis, tous soulés à la bouche avant
d’être étirés au laminoir et découpés
au diamant…
Controverse féconde
Loin d’être ridicule, la controverse
Notre-Dame est d’autant plus salu-
taire qu’elle rappelle que l’art du
vitrail est actuellement menacé
de mort. Depuis quelques années,
un projet de directive européenne
vise à interdire l’usage du plomb
dans certains métiers (couvreurs,
facteurs d’orgues, cristalleries).
Directrice de la Maison du vitrail,
à Paris, et présidente de la Chambre
syndicale nationale du vitrail,
Emmanuelle Andrieux se bat depuis
six ans à Bruxelles pour défendre
son artisanat et pour réclamer un
délai de vingt ans ain de trouver
une alternative au plomb : « Cette
directive veut interdire aux femmes
en âge de procréer (de 18 à 50 ans !)
d’exercer notre métier alors que 60 %
des vitraillistes sont des femmes.
Quand je vais à Bruxelles, je tombe
sur des énarques qui me disent que
nos 1 200 maîtres verriers sont un
“dommage collatéral” ». Notre chance
de survie serait que l’art du vitrail
soit inscrit au patrimoine culturel
de l’Unesco. Le plomb contenu dans
les fumées des voitures est bien plus
toxique que celui que nous soudons
dans nos ateliers ! » Il est vrai que,
depuis un demi-siècle, la France
a sacrifié son industrie, son agri-
culture, sa pêche, sa monnaie, ses
frontières, son armée, son école, sa
médecine… pourquoi pas son art
du vitrail ? n E.T.
78 / Marianne / 29 février au 6 mars 2024
L’atelier des créateurs
Dans ce lieu de légende, Matisse, Braque, Léger, Miró et Chagall
sont venus fabriquer leurs propres vitraux. Aujourd’hui, les ateliers Simon-Marq
travaillent pour la ine leur des designeurs.
Situé à Reims, l’atelier Simon-Marq est la plus passion l’atelier : « Nous sommes douze, descen-
vieille entreprise de Champagne. Elle date dants par l’âme de la corporation de maîtres ver-
de 1640, soit douze générations, et fut sauvée de riers de Reims, qui sont tous enterrés ici, dans le
la disparition en 2019 par deux mécènes cham- même cimetière, depuis des siècles. Nous effec-
penois à l’ancienne, qui ont investi, de façon tuons 50 % de restauration et 50 % de création.
désintéressée, leurs fonds personnels : l’ancien Nous travaillons à quatre mains avec des artistes
PDG de Peugeot, Philippe Varin, et le vigneron qui dessinent pour nous les vitraux que nous réa-
Pierre-Emmanuel Taittinger. « Tout comme pour lisons sous leurs yeux. Mais on peut aussi nous
le vin d’ici, on assemble des petites parcelles, des commander des vitraux pour chez soi, dotés de
petits carreaux qui font une harmonie, on travaille rétroéclairage : inutile de sacriier une fenêtre ! » n
en silence et on croit au divin ! » s’enlamme ce Ateliers Simon-Marq, 48, rue Ernest-Renan, 51100 Reims.
dernier. Sarah Walbaum dirige aujourd’hui avec ateliersimonmarq.com/fr
S’initier à l’art du vitrail
Au fond d’une cour du XVe arrondissement de Paris, un atelier d’un autre âge
accueille acheteurs et apprentis passionnés.
« Entreprise du patrimoine vivant », la Maison du vitrail a été fondée, en 1973, par Christiane
et Philippe Andrieux, à qui l’on doit notamment la réalisation des vitraux du palais de la princesse
Al-Thani, au Qatar, et ceux de la cathédrale Saint-Jean, à Beyrouth. Emmanuelle Andrieux a repris la
direction de l’entreprise parentale en lui insuflant un zeste de féminité… « Autrefois, la corporation
des maîtres verriers était masculine et tenue par de vieilles familles,
l’alcoolisme y faisait des ravages ! Aujourd’hui, on ne le dit pas
assez, ce sont les femmes qui fabriquent les vitraux… » Son atelier
possède un stock de verres anciens de 18 000 m3 unique en
France : des verres souflés à la bouche, coupés et cuits à la main,
issus, pour la plupart, de la verrerie de Saint-Just, près de
Saint-Étienne. « Nous perpétuons la technique au plomb, qui date du
Moyen Âge et dont le principe est simple : quand le soleil frappe les
vitraux des cathédrales, la température peut monter jusqu’à 300° !
La colle casse. C’est pour cela que les maîtres verriers du Moyen
Création Vincent Darré - DR
Âge ont eu recours au plomb, qui se dilate. » Cuits 10 ou 15 fois,
certains vitraux exigent parfois des mois de fabrication ! n
La Maison du vitrail, 69, rue Desnouettes, 75015 Paris.
Tél. : 01 42 50 88 03. vitrail-paris.fr
Stages d’initiation : formules de 16 heures, 320 €, ou de 35 heures, 670 €.
Pour installer des vitraux à domicile, comptez à partir de 1 000 € le m2.

Naqi Logix
LE PARADIS DU FEIGNANT PAR NICOLAS CARREAU
Une société canadienne a conçu une interface
qui permet de contrôler les objets
par de simples mouvements du visage.
Paradoxalement, la paresse a sans doute été le moteur
le plus eficace des avancées scientiiques. Songeons
à toutes les inventions technologiques, la plupart n’ont
qu’un seul but : permettre à l’humain d’en faire moins,
de se lever à peine, de marcher le minimum, de ne pen-
ser pas trop, de n’avoir plus à fournir le moindre effort.
Charrette, charrue, chalut, avion, train, télécommande,
ordinateur, Économe éplucheur de légumes, Caddie
de course à trois roues, brouette, râteau, marteau,
téléphone, monte-charge, lanceur de balle pour clébard
en promenade, couteau et fourchette : chez l’humain
moderne, les muscles ne se contractent pas autant que
ceux de l’homme préhistorique (excepté à la salle de
sport, mais l’objectif est, comme on le sait, purement
esthétique). La société canadienne Naqi Logix s’inscrit
dans cette grande et fainéante tradition, même si elle a
conçu un système qui nécessite justement d’actionner
toute une série de muscles : ceux du visage.
Il s’agit d’une oreillette. Grâce à ses capteurs de
différents types, une fois dans l’oreille, elle peut capter
les clignements d’yeux, les haussements de sourcils
ou les ouvertures de bouche et autres claquements
de mâchoire en saisissant les impulsions générées
par les micromouvements. Au fur et à mesure, les
ingénieurs de la start-up perfectionnent leur oreillette
ENCORE UN
GRAND PAS POUR
L’HUMANITÉ !
On va pouvoir
actionner l’aspirateur
en fronçant le nez
et tirer la langue pour
baisser les rideaux…
pour qu’elle détecte plus de contractions de plus de
muscles du visage. Mais, déjà, ils peuvent comman-
der sans bouger le petit doigt – grâce à des grimaces
précises –, diriger, conduire tout un tas d’appareils.
Ils ont même réussi, clame le chef de produit, à piloter
un avion de ligne (en simulateur, bien entendu, mais
tout de même).
Ainsi, bientôt, nous ouvrirons les portes en fermant
un œil, nous allumerons la télé en faisant la moue et
nous lancerons un café d’un sourire. En voiture, les tics
du visage alterneront en fonction du traic. Dans les
bouchons, les simagrées et les éructations de l’habi-
tuelle andouille, persuadée que son courroux luidiiera
la circulation, déclencheront des soubresauts involon-
taires de véhicules, et encore davantage d’accrochages.
Dans la rue, on saluera son voisin et nous enverrons un
texto accidentellement d’un même mouvement. Nous
tirerons la langue ou le lobe de l’oreille droite, nous
répondrons à un appel par un bisou dans l’air ; nous
froncerons les sourcils ou nous nous pincerons le nez
pour payer l’addition – mais pas seulement à cause de
son montant exorbitant. Nous écarquillerons l’œil droit
pour zoomer, l’œil gauche pour annuler.
Impossible de croiser un visage apaisé, des traits
reposés. Le malheureux, victime de tics psycholo-
giques, allumera et éteindra en permanence sa bouilloire
ou son salon. Au moins passera-t-il alors inaperçu. Le
monde sera devenu une immense foire à la grimace. n
29 février au 6 mars 2024 / Marianne / 79
 BASKET-BALL
Cette pratique met à mal la santé des
articulations ! La basket doit être à la bonne
pointure : ni trop serrée, ni trop lâche. La semelle
enrichie de lignes en zigzag permet une bonne
adhérence au sol. Préférer un caoutchouc
souple à l’intérieur, dur à l’extérieur,
pour éviter l’accumulation de poussière.
Montante, la chaussure maintient bien la cheville
(recommandé aux grandes asperges). Plus basse
(low top), elle permet de gagner en lexibilité
et légèreté, et donc en vitesse (recommandé aux
défenseurs). À montant moyen, elle est parfaite
pour les ailiers et les attaquants. Signé Puma,
ce modèle est équipé d’une technologie offrant
un amorti léger et réactif, qui donne une impulsion
supplémentaire. La tige en mesh assure
une respiration optimale, tandis que le système
de laçage en carte améliore la stabilité latérale. n
Chaussures de basket-ball All-Pro Nitro de Puma,
130 €. puma.com

VÉLO
Légères et rigides, ain d’assurer un transfert
de puissance optimal, les bonnes chaussures de
vélo sont munies de renforts avant et arrière pour
préserver des chocs et des frottements. Elles ont
des semelles rigides ou semi-rigides en carbone
ou en matériau composite. Un système de serrage
précis permet de maintenir le pied, tandis
qu’une technologie de thermoformage modèle
la chaussure à la forme du pied. Des éléments
réléchissants sont là pour la sécurité. Avis aux
débutants : privilégiez des semelles extérieures
semi-rigides pour plus de confort. Ce modèle
possède des semelles à crampons en nylon,
COURSE À PIED
pour une accroche solide et durable. Plus de 13 millions de coureurs en France, dont 5 millions réguliers :
Sa semelle en gel accroît le confort. n le jogging est un sport libre, peu cher, dont les bienfaits
Chaussures de VTT Mtb Perf 19 sur la santé mentale et physique ne sont plus à démontrer.
de Nakamura, chez Intersport, En milieu urbain, choisir des chaussures ayant un bon amorti
79,99 €. intersport.fr et une stabilité optimale. Pour l’amateur : des chaussons aux
semelles antichocs (fait gagner en confort et en liberté). Pour les
plus assidus : des semelles dynamiques (économise énergie et
temps, et protège les articulations). Celle-ci est « LA référence »,
selon le Vieux Campeur. Sa nouvelle semelle intermédiaire – avec
un stack (épaisseur de la semelle) revu à la hausse (32/26 mm) –
assure un amorti eficace. La tige en mesh technique est ajustée
pour un maintien optimal lors d’efforts prolongés. n
Chaussures de running Fresh Foam X 1080 v13 de New Balance,
au Vieux Campeur, 189 €. auvieuxcampeur.fr

80 / Marianne / 29 février au 6 mars 2024

 FITNESS
Alternative douce à la musculation,
le itness est une discipline de remise
en forme conjuguant rythme et endurance.
Étroites et munies d’une ine semelle
antidérapante, les chaussures idéales doivent
permettre un mouvement pluridirectionnel,
tout en assurant un bon maintien de la
cheville. Confortable comme des chaussons
grâce au polyester qui entre dans
sa composition, doté d’encoches situées
à l’avant du pied, pour favoriser les
changements de direction, ce modèle
possède des renforts à l’avant-pied et
sur la tige montante. La densité de la
semelle absorbe les chocs. Le drop
(inclinaison de la chaussure de
l’arrière vers l’avant) est de
4 mm, au plus proche de la
position naturelle du pied. n
Chaussures de itness 140 mid de Domyos,
chez Decathlon, 30 €. decathlon.fr
VA, COURS,
VOLE !
C’est devenu d’un compliqué de choisir
des chaussures de sport !
Hypertechnique, leur anatomie varie selon
la discipline. Renfort du talon, tige,
semelles intérieures, extérieures,
intermédiaires… chaque détail compte
pour assurer confort, amorti et sécurité.
PAR JULIE DE LOS RIOS
BOXE
En 2023, la Fédération française
de boxe comptait 60 000 licenciés,
un engouement certain. Dotée
d’une ine semelle en caoutchouc,
qui adhère à la toile ou au tapis, la
chaussure de boxe doit être légère,
pour permettre un déplacement
rapide ; montante, pour maintenir la
cheville ; lexible, pour ne pas
compromettre la traction et laisser
les pieds libres de se mouvoir
en tous sens. Ce modèle ultraléger
(seulement 200 g pour la tige,
en mesh) a tout bon : un contrefort
en plastique sur le talon,
qui maintient la cheville,
et une ine semelle de caoutchouc,
assurant une lexibilité optimale. n
Chaussures de boxe anglaise
Outshock, chez Decathlon, 45 €.
decathlon.fr
TENNIS
Plates pour assurer une meilleure stabilité, robustes pour résister
aux torsions et aux déplacements brusques, avec un talon épais
pour réduire l’impact des chocs sur les articulations et une semelle
de propreté amovible et changeable (car en contact avec le pied) :
les meilleures chaussures de tennis sont avant tout souples
et aérées. Celle-ci est griffée K-Swiss, la marque fondée en 1966
à Los Angeles par deux frères suisses, à l’origine de la première
chaussure de tennis en cuir. Au-delà de son look élégant, elle associe
une semelle extérieure en caoutchouc, une semelle intérieure Imeva
pour gagner en souplesse et en lexibilité, et une semelle Ortholite
pour un meilleur amorti et une aération optimale. Elle se pare d’un
embout asymétrique, signature unique
des chaussures de tennis vintage. n
Chaussures de tennis K-varsity
de K-Swiss, 90 €. kswiss.fr
RANDONNÉE
Il y a ceux qui se contentent des 10 000 pas par jour préconisés
par l’OMS et les 27 millions d’adeptes de vraie randonnée,
sport le plus pratiqué en France. En trekking ou en alpinisme,
il faut avant tout un confort du pied et une cheville bien maintenue :
des chaussures munies de pare-pierres pour protéger l’avant,
respirantes et imperméables pour résister aux intempéries.
Grâce à sa tige en cuir robuste avec soutien moulé au niveau
de la cheville, son renfort aux orteils et son talon en caoutchouc
anti-éralures, ce modèle permet de mieux grimper
sur la pointe et de freiner au talon. Donc d’éviter au pied
de glisser, sur les pentes abruptes. n
Chaussures alpines montantes Verto de The North Face, 200 €.
thenorthface.fr
DR
29 février au 6 mars 2024 / Marianne / 81
 Il est omniprésent sur
le Salon et manifeste
sa présence par
de grands panneaux
à sa gloire. Tantôt
il empoisonne les sols,
tantôt il fabrique,
vend ou importe de la
malbouffe, d’autres fois
encore, il triche sur les
origines, avec le soutien
de la Commission
européenne. Il déteste
les paysans. Son ami,
c’est la inance.
PAR PÉRICO LÉGASSE

Il sévit chaque année porte d

Le salaud de l’ag
U
Ubu régnerait-il sur la France ?
Chaque année, des victimes
célèbrent leurs bourreaux à grand
renfort de stands verdoyants, de
panneaux lumineux, de concours
médaillés et de visites présidentielles
portées sur la croupe des vaches.
Ces mêmes victimes qui expriment
leur colère en barrant les routes et
en malmenant les grandes surfaces.
C’est l’un des grands paradoxes de
l’histoire : par quel incroyable phé-
nomène la meilleure agriculture du
monde peut-elle engendrer autant
de malheur parmi ceux qui la pro-
duisent ? Cherchez l’erreur. Alors
que le paysan français devrait être
le plus épanoui des habitants de
cette planète eu égard aux bienfaits
qu’il engendre, à l’excellence de sa
production, aux vertus nourricières
de son activité et à la reconnais-
sance ainsi suscitée, la profession
a accumulé depuis un demi-siècle
des détresses témoignant des
mauvaises orientations politiques,
économiques et sociales qui ont
conduit notre agriculture dans le
mur. Non pas le mur de la fatalité,
des guerres ou des sauterelles, mais
celui d’un libre-échange érigé en
doctrine, avec pour unique objectif
le proit inancier des entreprises
multinationales. Évidemment non
redistribué. Il ne s’agit nullement ici
de verser dans une lecture marxiste
de la situation, mais de constater les
méfaits calamiteux d’une entorse
flagrante au libéralisme originel.
Lorsque sont signés les accords du
Gatt et de l’OMC, puis l’Acte unique
européen de 1986, réduisant à néant
le principe protecteur de la préfé-
rence communautaire, exposant
de fait la production agricole à un
marché mondialisé dérégulé, c’est
la paysannerie française que l’on
jette en pâture, et sans défense, à la
libre circulation des marchandises.
Fiasco d’envergure
La doxa de Bruxelles proclame
une « concurrence loyale et non
faussée » qui doit booster l’éco-
nomie, consolider la production
industrielle et favoriser le secteur
agricole. L’ampleur du iasco laisse
pantois. Des pans entiers de notre
industrie éradiqués, avec leurs
cohortes d’emplois sacriiés, alors
que les exploitations agricoles
passent de 2 500 000 en 1963 à
389 000 en 2023. Si la PAC (politique
agricole commune) est si bénéique
que cela pour les agriculteurs, pour-
quoi sont-ils plus de 600 à se suicider
en 2023 ? À moins qu’elle ne proite
d’abord à un modèle productiviste
qui ne manque jamais de protester si

82 / Marianne / 29 février au 6 mars 2024


e Versailles
riculture
Bruxelles s’avise de réduire d’un peu
sa part au proit du modèle durable.
Pauvres céréaliers ruinés par le bio…
Pour en revenir à nos cochons,
le Salon de l’agriculture célèbre
cette année son 60e anniversaire.
Soixante années qui ont marqué le
déclin progressif et la souffrance
d’un secteur économique à qui la
France doit son ancien statut de
première puissance mondiale, la
beauté de certains de ses paysages,
des traditions légendaires, l’essen-
tiel de son patrimoine alimentaire
et viticole, et, de fait, la richesse et
la diversité de sa gastronomie.
1964-2024. Nous sommes loin,
très loin, de cette « foire agricole »,
comme on disait à l’époque, inaugu-
rée par le général de Gaulle et son
ministre de l’Agriculture Edgard
Pisani où la sociologie des cam-
pagnes consacre encore l’univers
GABRIEL ATTAL ANNONCE QUE LE
GOUVERNEMENT VA PROPOSER UNE LOI
EGALIM 4. QUEL AVEU D’IMPUISSANCE !
de la ferme et la ruralité. Jusqu’au
jour où le marché décide que cette
formidable et prodigieuse ressource
doit être considérée comme une
mine dont on extrait le minerai.
On décrète que le pouvoir d’achat
reposera sur la compression maxi-
mum du budget alimentaire, car il
faut garder un peu de sous pour les
dépenses inhérentes à la société de
consommation. Comment s’ofrir
une Rolex à 50 ans si on continue
à manger des légumes frais et de la
viande de bovins nourris à l’herbe ?
Résolus à venir au secours du
pauvre consommateur chez qui les
publicitaires créent chaque jour de
nouveaux besoins, l’agro-industrie
et les supermarchés décident de
réduire le coût des matières pre-
mières au nom de la compétitivité,
sans se soucier un instant de savoir
si le prix payé par le distributeur au
transformateur, puis par le trans-
formateur au producteur permet
à celui-ci de vivre de son travail.
Le b.a.-ba du libéralisme écono-
LE SALON FÊTE mique où la bonne norme veut que
SES 60 ANS le fournisseur ixe le tarif et négocie
Un gigantesque ensuite avec son client.
meeting Qu’importe, l’Europe décide que
où tout ce qui a
contribué à ruiner le manque à gagner des agriculteurs,
la paysannerie contraints de vendre à perte, sera
est à l’honneur : compensé par des aides publiques.
fabricants L’important, c’est de rester com-
et marchands
de pesticides,
pétitif, surtout si l’on importe des
coopératives produits ne respectant aucune des
céralières normes que l’Union européenne
sans foi ni loi, impose à ses agriculteurs, histoire
géants de de bien les planter au moment où
l’agroalimentaire,
industriels les grandes surfaces ne retiennent
de la malbouffe… que le mieux-disant pour remplir
leurs rayonnages. Voulant mettre
un terme au massacre annoncé,
Emmanuel Macron convoque les
états généraux de l’alimentation
(EGA) à l’été 2017 où, pour la pre-
mière fois, tous les acteurs écono-
miques, de la fourche à la fourchette,
se mettent autour de la table pour
établir les codes et décider des pra-
tiques qui permettraient à chacun
de rentabiliser son activité.
Belle mascarade
Sur le papier, les EGA sont un suc-
cès et débouchent sur la loi Egalim.
Tellement mal icelée que sept ans
plus tard, en 2024, le Premier
ministre Gabriel Attal annonce que
le gouvernement va proposer une
loi Egalim 4. Quel aveu d’impuis-
sance… et de mensonge ! De qui
se moque-t-on ? Telles sont les cir-
constances dans lesquelles se tient
le 60e Salon de l’agriculture porte
de Versailles. La foire agricole des
paysans de France s’est muée en
kermesse mercantile de ceux qui
les ont envoyés dans le mur. Un
gigantesque meeting où tout ce qui
a contribué à ruiner la paysannerie
est à l’honneur : fabricants et mar-
chands de pesticides, coopératives
céréalières sans foi ni loi, géants
de l’agroalimentaire globalisé,
industriels de la malboufe, grands
distributeurs étrangleurs de prix,
syndicats soumis aux lobbies, dont
les enseignes et les slogans triom-
phants trônent ou brillent au milieu
du futur cimetière agricole français,
sous les compliments d’élus et de
politiciens ayant accompagné ou
permis ce détournement de patri-
moine. Oui, le salaud de l’agriculture,
sous toutes ses facettes, est à l’hon-
neur ces jours-ci porte de Versailles.
Aussi nombreux sont ceux, agri-
culteurs courageux et méritants en
tête, à envisager de laisser la mas-
carade actuelle aux grandes puis-
sances inancières de l’univers agro-
industriel, et de créer un nouveau
salon où ceux qui travaillent la terre
et prennent la mer pour nourrir leur
pays pourront célébrer les gloires de
la France des paysages nourriciers
dans l’honneur et la ferveur d’une
vraie foire agricole. n
29 février au 6 mars 2024 / Marianne / 83
 par Jean-Paul Cordier
MOTS CROISÉS MOTS FLÉCHÉS
NETTOYAGE PÉRIODE PETIT DE
I II III IV V VI VII VIII IX X
FLEUVE
AU LAIT DU GHANA D'EXAMENS LA FRATRIE
RENONCER JOUÉ PAR SITE SACRÉ
À SUIVRE DEUZIO LES OURS DU JAPON
1 ▼ ▼ ▼

2
MAUVAISE

▼
3 PURÉE
CONCLURE
UN ACCORD

4
5 PRESQUE ELLE

▼
VEAU SE DESSINE
6 QUE
DU PLAISIR
SUR UNE
FEUILLE
▼
7 D'UN

▼
AUXILIAIRE
TROUS
DU CERVEAU
8 TOUT À FAIT ▼

▼
ADAPTÉ EXPRIMER
9 LE VOILÀ
FIXÉ
SON AVIS

NOTÉS SUR ▼
10

▼
L'AGENDA
GRAND LAC
SALÉ D'ASIE
Horizontalement : 1. Cela fait des écorchés vifs, même s’ils ont la peau dure • 2. Figure COUP DE ▼

▼
SIGLE CHAPEAU
aux traits réguliers. Lac mineur en Lombardie • 3. Elles empêchent d’abuser de notre patience. DE SOCIÉTÉ
Indication musicale • 4. Jouvenceaux des temps modernes. Modéré pour fredonner la FRANÇAISE DES LITS
MINEURS
romance • 5. Galère de l’Antiquité romaine. Technique d’exploration • 6. Bases de notre ▼ EXCITATION

▼
constitution. Sacrée et maudite à la fois • 7. L’union y fait la force. Une présence mal ressentie TOUTE BÊTE
• 8. D’après ce qu’il dit. Son nom reste accroché à un bec de gaz • 9. Faire face à un moment ADJECTIF
POSSESSIF
▼
de défaillance • 10. Fait partie des Grands Lacs. Il a encore des leçons à recevoir.
GRATTE
▼

Verticalement : I. Salement touché par un dépôt de gerbes • II. Il résout des problèmes EN MUSIQUE
de tension avec ses ils • III. La Bretagne du bord de mer. Une ville où l’on voit rouge • PRÉPARER
LA MORUE
IV. Elles se collent dos aux murs. Tête d’œuf en pierre • V. Cri venant d’une chaise. Entre en
Seine à Charenton • VI. Prend sur le faîte. Plus en gestation • VII. Elle s’investit dans une
affaire. Au goût de la cuisine provençale • VIII. Précède la matière. De second plan •
IX. Se met à la colle pour faire corps • X. Elle fait faire des levés avant de tirer les cartes.

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84 / Marianne / 29 février au 6 mars 2024

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“ LE GOÛT DE LA VÉRITÉ N’EMPÊCHE PAS DE PRENDRE PARTI ”

ALBERT CAMUS
 Carte blanche
À BENOÎT DUTEURTRE
1924, L’ANNÉE JOYEUSE
S
Sans doute faut-il regarder en face les catastrophes annon-
cées, la dette qui grandit, le climat qui s’afole, l’agriculture
et l’industrie qui se meurent. La petite musique de la guerre
se fait insinuante, et des voix susurrent qu’il est urgent de s’y
préparer… À rebours de ce futur anxiogène, la compagnie des
Frivolités parisiennes a choisi, elle, de regarder résolument « en
arrière », pour nous transporter en l’an de grâce 1924 : un temps
où, justement, on sortait de la Grande Guerre et de ses horreurs,
éclipsées par un irrésistible besoin d’oublier, de s’amuser et
de danser le charleston. C’est en ce début des Années folles
qu’apparut un jeune compositeur extraordinairement doué,
Maurice Yvain. Il avait le chic pour écrire des conversations en
musique, trouver des refrains obsédants et faire chanter toute
une troupe dans des inals endiablés. Pianiste hors pair, il avait
commencé par des chansons pour les revues du Casino de Paris,
créées par Mistinguett ou Maurice Chevalier. Certaines sont
restées célèbres comme la Belote, En douce, et plus encore Mon
homme, reprise partout dans le monde et que les Américains
prennent pour un standard intitulé My Man, mais qui vit bien
le jour à Paris, en 1920, dans la revue Paris qui jazz. C’est à
Yvain, surtout, qu’on doit d’avoir inventé, avec le parolier
Albert Willemetz, un nouveau genre de comédie musicale,
dont les intrigues, les refrains et les ensembles tournent en
dérision la société de l’époque, comme Ofenbach le faisait
sous le Second Empire. Après avoir donné deux modèles du
genre avec Ta bouche (qui se déroule dans la station à la mode
de Pouic-les-Flots), puis Là-haut (où le paradis ressemble aux
Folies Bergère), Yvain revenait à l’aiche en 1924 avec Gosse
de riche : un petit chef-d’œuvre que l’orchestre et la troupe
des Frivolités parisiennes nous proposent de redécouvrir sur
la scène de l’Athénée, à Paris (du 8 au 17 mars), puis à Reims
(le 22) et à Compiègne (le 24).
Le livret est signé Henri Falk et Jacques Bousquet, deux excel-
lents auteurs de l’époque. Parmi les protagonistes de leur
pièce igure M. Patarin, un commerçant enrichi qui se pique
86 / Marianne / 29 février au 6 mars 2024
d’art moderne. Tel un bourgeois gentilhomme, il proclame
son désir d’être chic et revendique son amour de Picasso et de
Stravinsky. À cette toile de fond se superposent des histoires
d’amour impliquant un jeune peintre, deux jeunes femmes et
une vieille comtesse au nom slave qui joue les entremetteuses.
Tout ce beau monde se trompe allègrement. L’argent se mêle
sans scrupule aux sentiments dans cette époque beaucoup
moins morale que la nôtre. Mais on rit beaucoup et, surtout,
on goûte l’extraordinaire savoir-faire d’Yvain, qui sait merveil-
leusement trousser les refrains en insistant sur certains mots,
et composer d’époustoulants ensembles où sept personnages
parlent et chantent en même temps. Créée au théâtre Daunou,
l’œuvre fut jouée une centaine de fois. La distribution compor-
tait, dans le rôle de la baronne, Jeanne Cheirel, grande vedette
de théâtre et de cinéma, mais aussi Louis Blanche, le père de
Francis, souvent présent dans les opérettes de l’époque.
Ce genre de comédie insolente, où la vigueur du rythme
binaire détrône les valses 1900, n’est pas sans rappeler cer-
tains spectacles créés à la même époque à Broadway et que
l’on désignait alors comme des « opérettes américaines » :
Tip-Toes (1925), du jeune Gershwin, ou No, No, Nanette, de
Vincent Youmans, avec son fameux duo Tea for Two. De fait,
après la victoire de 1918, les sympathies, échanges et inluences
réciproques étaient innombrables entre la France et l’Amé-
rique. Yvain allait d’ailleurs accueillir Gershwin à Paris, jouer
avec lui du piano à quatre mains, puis arpenter New York en
sa compagnie. Un siècle plus tard, on a presque oublié leurs
joyeuses comédies, balayées par les grands spectacles et les
grands sentiments qui allaient prendre le dessus dans les
années 1930. On oublierait peu à peu ces Années folles où la
musique régnait dans les théâtres et où Maurice Yvain sédui-
sait les plus grands compositeurs, tel Arthur Honegger, qui
déclarait : « Ce petit musicien est un maître. » Autant de bonnes
raisons de redécouvrir Gosse de riche et d’oublier nos malheurs
à venir en swinguant au rythme de 1924.
Hannah Assouline