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Sylvia Girel
Le Seuil | « Communications »
2015/2 n° 97 | pages 81 à 92
ISSN 0588-8018
ISBN 9782021219487
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-communications-2015-2-page-81.htm
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Sylvia Girel
L'art du cadavre
Les cadavres sont terrifiants. Mais dans la mesure où je leur fais face
en tant qu'artiste, je suis en mesure de côtoyer la peur, de la contrôler,
voire de m'en servir comme une arme. Car à mes yeux, l'insensibilité et
l'indifférence sont les pires vices que je connaisse 1.
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l'autre celles qui présentent des « vrais morts », bien réels. Une ligne de
partage déterminante passant entre les créations qui le font par médias
interposés et celles qui nous livrent le cadavre – tout ou partie – dans sa
plus réelle matérialité. Les premières sont les plus nombreuses et tous les
types de corps morts sont concernés 23, les secondes sont plus rares.
Les supports de création et les matériaux utilisés par les créateurs, leur
diversité se révèlent instructifs en ce qu'ils mettent au jour à la fois ce que
l'art « peut montrer » uniquement parce que c'est de l'art, justement (on
pensera ici à la création de faux cadavres mais d'un réalisme saisissant),
et ce que l'art « peut se permettre de montrer » quand ce serait dans tout
autre contexte difficile, déviant, impensable ou impossible (hormis dans
les morgues et dans des contextes tout à fait spécifiques, il n'est effective-
ment pas habituel de côtoyer des cadavres). On touche ici à la question
des ordres de réalité 24 et à cette nouvelle (ou différente) visibilité donnée
du cadavre via les mondes de l'art. Le processus de création et le contexte
de diffusion et de réception des œuvres permettent une mise à distance de
nature à neutraliser, à modifier ce que produit ailleurs le face‑à-face avec
la matérialité des cadavres.
« MATÉRIALITÉ »
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retirée, elle est restée exposée suffisamment longtemps pour faire polé-
mique et l'incident a été largement médiatisé 32. La « matérialité » des faux
pendus a mis au jour une spécificité et une « efficacité » esthétiques de ce
type de création. Par la nature et le contenu de l'œuvre, bien sûr, l'échelle
de supportabilité de la mort n'étant pas sans lien avec l'âge des défunts ;
mais tout autant par sa situation dans l'espace public, ce cadre posant
problème pour rendre compréhensible (pour « cadrer », dans le sens des
« cadres de l'expérience » d'Erving Goffman) ce que l'on voit.
Les œuvres que l'on vient d'évoquer, même si elles relèvent parfois d'un
art extrême 33, restent toutes dans le registre de la fiction, de l'invention.
D'autres ne sont plus seulement des mises en scène fictives, des fac-similés
de morts : ce sont de « vrais » morts qui y font leur entrée et que les artistes
utilisent pour les composer et les produire. C'est particulièrement le cas de
ceux qui vont travailler au plus près des morgues et des cadavres 34. Dans
ce registre, outre Andres Serrano, Araya Rasdjarmrearnsook et Joel-Peter
Witkin, déjà cités, on peut mentionner Patrik Budenz 35 et sa série Post
mortem, ou encore Tsurisaki Kiyotaka 36 avec son Requiem de la rue
Morgue.
C'est ici la question du cadavre comme matériau de création présent (et
non seulement représenté) dans l'œuvre exposée qui émerge. Et c'est très
certainement de ce point de vue que les créations sur la mort et les
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Les œuvres produites ont donc pris ces dernières années des formes
inédites jusqu'alors. Elles posent la question des limites éthiques et
morales, culturelles et sociales, juridiques et légales entre le monde de la
réalité sociale et le monde de l'art, et celle de notre rapport au cadavre à la
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croisée de ces mondes. Que les artistes composent avec les différentes
morts possibles (morts individuelles et collectives, violentes et « douces »,
normales et pathologiques, etc.) au travers d'œuvres réalistes ou impro-
bables où le cadavre se décline sous tous ses aspects, des plus spectaculaires
et plus macabres aux plus banals et plus communs, sans omettre les plus
beaux 47, est une chose. Qu'ils nous mettent au contact direct de cadavres
en est une autre.
« S'il n'y a pas d'objets esthétiques, mais des objets qui “fonctionnent
esthétiquement”, il s'agit pour nous de savoir si tous les objets peuvent
fonctionner esthétiquement 48 », et notamment le cadavre dans sa plus
concrète matérialité. Escamoté de nos vies quotidiennes, il acquiert une
nouvelle vocation et devient l'objet d'usages aussi inédits qu'inattendus.
Des usages qui pour le sens commun, mais tout autant pour nombre de
publics supposés avertis, ne sont pas seulement « à la limite du suppor-
table » mais simplement impensables, voire inimaginables. L'enjeu de
l'analyse – à tout le moins pour le sociologue – n'est alors pas de confirmer
ou d'infirmer qu'il s'agit de création artistique (le processus d'artification a
bien eu lieu puisque ces œuvres sont reconnues comme telles par les mondes
de l'art), mais bien d'interroger ce que cela signifie et provoque aujourd'hui
que de faire de telles œuvres, brouillant les repères habituels et déplaçant
les frontières de l'acceptabilité.
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Sylvia GIREL
sylvia.girel@univ-amu.fr
Sociologue (HDR)
LAMES CNRS – Université Aix-Marseille
NOTES
1. Tsurisaki Kiyotaka, « Tsurisaki Kiyotaka ouvre l'exposition Révélations », par Sophie Fages,
le 6 décembre 2006, Lisaa mag (Institut supérieur des arts appliqués) : http://www.lisaamag.com/
spip.php?article4
2. Damien Le Guay, « Représentation actuelle de la mort dans nos sociétés : les différents moyens
de l'occulter », Études sur la mort, no 134, « Les mots de la mort », 2008, p. 119.
3. Voir notamment les travaux de Jean-Hugues Déchaux sur ce sujet : https://halshs.archives-
ouvertes.fr/search/index/?qa[authIdHal_s][]=jean-hugues-dechaux&qa[text][]=mort&submit_ad-
vanced=Rechercher&sort=producedDateY_i+desc&rows=30
4. David Le Breton, « Le cadavre ambigu : approche anthropologique », Études sur la mort,
no 129, « Le cadavre », 2006, p. 79-90.
5. Voir les travaux de Claude Javeau, Jean-Hugues Déchaux, Louis-Vincent Thomas, etc. ; les
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10. Voir notamment les travaux de Bruno Bertherat dont Paris dernier voyage : histoire des
pompes funèbres (XIXe-XXe siècle), avec Christian Chevandier, Paris, La Découverte, 2008.
11. Virginie Luc, avec Gérard Rancinan, Art à mort, Paris, Léo Scheer, 2002, p. 32.
12. Le corpus a réuni une centaine d'œuvres réalisées entre 1980 et 2010 par une trentaine
d'artistes.
13. Projet déposé dans le cadre de l'appel à projets non thématique de l'Agence nationale de la
recherche (ANR, 2005) : le collectif réunissait Christine Détrez, Sylvia Girel, Mary Léontsini, Pierre
Mercklé, Anne Simon et Fabienne Soldini au sein du LAMES (UMR 7305). Un ouvrage (La Mort
et le Corps dans les arts aujourd'hui, op. cit.) et plusieurs articles ont été publiés.
14. Son travail est montré en France à la galerie Baudoin-Lebon : http://www.baudoin-lebon.
com/fiche-artiste.php?nom=witkin&prenom=joel%20peter#bio
15. Voir son travail sur le site de la galerie Peter Kilchmann : http://www.peterkilchmann.com/
artists/profile/++/name/teresa-margolles/id/17/ ; ses œuvres sont aussi visibles sur de nombreux
sites de lieux artistiques en tapant son nom, « Teresa Margolles », via Google Images.
16. Site de l'artiste : http://www.rama9art.org/araya/index.html
17. Andres Serrano est présenté en France par la galerie Yvon Lambert : http://www.yvon-
lambert.com/2012/?page_id=263. Sur une analyse de la réception de cet artiste et de la série The
Morgue, voir Sylvia Girel, La Part maudite de Serrano, discours critique et réception des publics,
https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01079403
18. Voir une partie de son travail sur le site du musée d'Art moderne de Strasbourg : http://
mamcs.videomuseum.fr
19. Site de l'artiste : http://www.walterschels.com/h/exhibitions_4_en.php
20. Son travail est visible sur http://www.cca.ee/kunstnikud/ene-liis-semper/tood/261-ff-rew-
ff-rew
21. La série The Suicidist a été exposée au MoMA : http://momaps1.org/exhibitions/view/127
22. Voir son travail Suicide Self-Portrait sur le site de la galerie Zabludowicz : http://www.
zabludowiczcollection.com/collection/artists/view/neil-hamon
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34. À titre anecdotique, on peut citer cette dépêche Agence France Presse du 3 avril 1998 : « Un
sculpteur de 42 ans a été condamné vendredi à neuf mois de prison à Londres pour avoir volé des
cadavres humains afin de rendre ses œuvres plus réalistes […]. L'artiste macabre a été reconnu
coupable d'avoir dérobé, avec l'aide d'un complice, des membres et des têtes provenant de 35 à
40 cadavres différents dans le sous-sol du Collège royal de chirurgie de la capitale britannique. »
35. Voir le site http://www.grauwerk.de/#books
36. Site de l'artiste : http://www.tsurisaki.net
37. Voir à ce sujet le travail de He Qian, « La représentation occidentale de la cruauté dans l'art
contemporain chinois », sous la direction de Jean-Philippe Uzel, mémoire de master, département
d'histoire de l'art, Université du Québec à Montréal, mai 2008 : http://www.archipel.uqam.ca/
1026/1/M10480.pdf ; id., « Les œuvres d'une extrême violence dans l'art contemporain chinois.
Réception, rejet et censure », Violences et Société. Regards sociologiques, Paris, Desclée de Brouwer,
2010, p. 133-145 ; Erik Bordeleau, « Une constance à la chinoise : considérations sur l'art perfor-
matif extrême chinois », Transtext(e)s Transcultures, no 5, 2009 : http://transtexts.revues.org/
index269.html
38. Sur les artistes cités, voir aussi Erik Bordeleau, « Une constance à la chinoise », art. cité.
39. Voir le site des artistes : http://www.sunyuanpengyu.com/works/1999/Honey.html
40. Voir le site des artistes : http://www.sunyuanpengyu.com
41. C'est le cas de la performance Body : http://www.sunyuanpengyu.com/works/2000/Body%
20Link.html
42. « Représenter l'horreur », Art Press, hors-série, mai 2001, p. 62.
43. Auquel s'ajouteront : Víctor Basurto, Arturo López, Juan Manuel Pernás, Víctor Macías,
Antonio Macedo. Le collectif sera dissous en 1999.
44. Sur ce collectif, voir Mariana David (coord.), SEMEFO 1990-1999 – From the Morgue to the
Museum, Universitad Autónoma, 2013 ; Cuauhtémoc Medina, Jose Luis Barrios et al., SEMEFO :
10 Years, Turner, 2004 ; et « Représenter l'horreur », hors-série cité d'Art Press.
45. Voir par exemple Lengua, reproduite sur le site Boum Bang magazine : http://www.boum-
bang.com/margolles-teresa
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RÉSUMÉ
Dans les représentations ordinaires, les dépouilles mortelles font généralement « problème ».
Dans les domaines de la création et du divertissement, en revanche, elles acquièrent une présence et
une visibilité démultipliées. C'est particulièrement évident dans les arts visuels contemporains. On
s'interrogera donc sur la manière dont le cadavre, en totalité ou partie, se livre à nous dans sa plus
réaliste, voire sa plus réelle, matérialité.
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SUMMARY
Corpses in art
In mundane representations, mortal remains are in general “problematic”. In the domains of
creativity and leisure, on the contrary, their presence and visibility are all-pervasive. This is
particularly patent in contemporary visual arts. In this paper, we will thus discuss the way the
corpse is presented to us, entirely or in part, in its most realistic, or rather most real, materiality.
RESUMEN