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COLETTE PIPON : ET ON TUERA TOUS LES AFFREUX.

LE FÉMINISME AU
RISQUE DE LA MISANDRIE (1970-1980)

Maria N. Canal

Editions Antipodes | « Nouvelles Questions Féministes »

2017/1 Vol. 36 | pages 122 à 125


ISSN 0248-4951
ISBN 9782889011292
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-nouvelles-questions-feministes-2017-1-page-122.htm
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Colette Pipon :
Et on tuera tous les affreux.
Le féminisme au risque
de la misandrie (1970-1980) 1
Par Maria N. Canal 2

Misogynie-misandrie, on a souvent trop vite fait de les lire comme les


deux faces d’une même pièce: le sexisme. Partant de l’histoire des mots,
Colette Pipon démontre qu’au-delà de la haine viscérale des femmes, la
misogynie est un rapport de forces, une construction sociale érigée sur
deux concepts, celui de dominant et celui de dominée. La misandrie, en
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revanche, serait une « haine-réponse», « expliquée par le contexte de domi-
nation des hommes sur les femmes et dirigée vers tout homme qui aurait
des comportements dominateurs, oppressifs, et rognerait la liberté des
femmes » (p. 19). Certes, pendant les luttes féministes des années 1970 et
1980, personne ne parlait vraiment de misandrie – tout au plus les fémi-
nistes étaient-elles accusées d’être « anti-hommes ». Mais pour Pipon,
dans leurs discours et leurs actions politiques, les militantes du MLF fai-
saient preuve de misandrie, au sens expliqué plus haut. L’hostilité contre
l’oppresseur était revendiquée comme une arme légitime et indissociable
des circonstances qui ont mené la collectivité des femmes à la révolte. La
misandrie devenait ainsi un moindre mal en comparaison de la misogynie :
elle répondait au fait que la violence des hommes envers les femmes est
omniprésente et qu’elle est impardonnable, même chez ceux qui ne
l’exercent pas, car elle sommeille en eux malgré tous leurs efforts de rap-
prochement. Au sein du MLF, la violence contre les hommes n’était que
symbolique, verbale, de l’ordre de l’utopie, au pire de l’exclusion; elle ne
peut donc en aucun cas être comparée à la violence de genre, à la discrimi-
nation ou au sexisme primaire.

1. Colette Pipon (2013). Et on tuera tous les aff- 2. Maria N. Canal est docteure en philosophie et
reux. Le féminisme au risque de la misandrie lettres depuis mai 2015. Elle a notamment tra-
(1970-1980). Rennes : Presses universitaires de vaillé sur la consolation littéraire et le genre
Rennes, coll. Mnémosyne, 239 pages ; préface de comme paradigmes sociaux et fondateurs de com-
Michelle Zancarini-Fournel. munautés émotionnelles. En ce moment, elle
poursuit une activité de chargée de projets cultu-
rels et d’utilité publique.

122. | NQF Vol. 36, N o 1 / 2017


Édito | Grand angle | Champ libre | Parcours Comptes rendus Collectifs
Colette Pipon :
Et on tuera tous les affreux. Le féminisme au risque de la misandrie (1970-1980)
Par Maria N. Canal

Dans les trois premiers chapitres, Pipon dépeint le tableau de l’impuis-


sance des femmes face aux institutions patriarcales et aux incompréhensions
sociétales, mais aussi face au manque de recours à autre chose qu’une hostilité
misandre tramée en filigrane comme une conséquence inévitable de la lutte. En
quête d’une identité de ralliement, les membres du mouvement trouveraient un
ennemi commun, les hommes : « Les institutions ne se maintiennent pas toutes
seules. Il faut des individus pour les rendre fonctionnelles. Pour certaines fémi-
nistes, ce sont les hommes qui sont en définitive les véritables ennemis » (p. 34).
Or là, de mon point de vue, on glisse du général (les institutions patriarcales) au
particulier (les individus, plus précisément «tous les hommes »), ce qui provoque
un certain malaise, cette dérive tendant à justifier le sexisme misandre et à
confirmer les préjugés antiféministes qui perdurent. Loin de moi, pourtant,
l’idée de faire un procès d’intention à l’auteure, car dès l’origine de son projet
elle appréhende le thème de la misandrie dans les luttes féministes avec précau-
tion et justesse. Il s’agit d’un travail de mémoire de master 1 dirigé par Xavier
Vigna et Philippe Poirrier à l’Université de Bourgogne, salué par le prix Mnémo-
syne en 2013, dans lequel Pipon constate le discrédit jeté sur les actions du
MLF – particulièrement les critiques contre la non-mixité et les étendards
misandres tels que « On tuera tous les affreux » (le titre du livre de Pipon) – et
retrace la généalogie de la misandrie dans le mouvement féministe. C’est un
projet ambitieux, avec un corpus impressionnant par sa diversité : entretiens
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avec des militantes, analyse d’ouvrages collectifs, d’archives littéraires, de
manifestes politiques et théoriques, de chansons, de photographies, d’affiches et
de films. La rigueur de ce travail n’est pas questionnable et la promesse est
claire, il s’agit d’étudier Le féminisme au risque de la misandrie. Des risques, ce
thème impliquait en effet d’en prendre, et Pipon en avait conscience : raviver les
querelles qui divisaient le MLF en 1981 ; donner raison aux antiféministes criant
à l’approche de ces dangereuses louves ; et même risquer de jouer leur jeu : car à
force de chercher les comportements misandres au sein du mouvement, l’au-
teure applique souvent sa propre grille de lecture pour en tirer des extrapola-
tions, au détriment parfois de la parole des témoins. Mais elle a ainsi l’audace de
traiter d’un sujet délicat qui conduit bien des femmes à garder leurs distances
face au féminisme.

De la naissance du mouvement à la détermination de l’ennemi représentant


le patriarcat, en passant par la constitution d’une identité nouvelle pour les
femmes, Pipon passe en revue tous les thèmes débattus au sein du MLF. Sa
connaissance de l’histoire du mouvement et du féminisme des années 1970 et
1980 est fine et subtile, et, même si une certaine désinvolture face à l’historio-
graphie peut lui être reprochée 3, je ne boude pas, personnellement, mon plaisir
à relire les propos de Carole Roussopoulos, les témoignages de Cathy Bernheim,
les considérations de Benoîte Groult – pour ne citer que trois des personnali-
tés dont Pipon utilise les propos pour construire sa réflexion. Le chemin qui se

3. Lire le compte rendu de Ludivine Bantigny (1970-1980) ». Clio. Femmes, Genre, Histoire [En
(2014). «Colette Pipon, Et on tuera tous les aff- ligne], 40, 316a à 316a.
reux. Le féminisme au risque de la misandrie

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dessine à travers ces pages est celui d’une histoire connue mais terrible-
ment nécessaire en ces jours où tout est prétexte à la remettre en cause. On
apprécie ainsi son approche bienveillante, même si, dans sa traque de la
misandrie, l’auteure s’embourbe parfois dans des terrains marécageux et
relativement peu stables. Par exemple, lorsqu’elle dégage « la perception
lumineuse des femmes dans tous les témoignages féministes étudiés »
(p. 80) et souligne l’importance, pour la lutte contre le patriarcat, d’une
prise de conscience de leur force, elle ne peut s’empêcher d’y voir un effet
de la misandrie qui résulterait « de ce fossé entre des discours presque sys-
tématiquement positifs sur les femmes et très sombres sur les hommes »
(p. 85). Raccourci peut-être légitime mais non justifié par les sources qui,
elle le répète à plusieurs reprises, insistent sur le fait que l’ennemi, ce n’est
pas l’homme en tant qu’individu, mais le système de domination qu’il
représente.

L’utilisation inégale des sources est aussi à noter en ce qui concerne


l’absence de hiérarchie des archives utilisées : témoignages, textes litté-
raires, pamphlets, images, recueil d’articles, ouvrages critiques… ils se
valent tous. Certes, l’auteure procède à une contextualisation en notes de
bas de page, mais elle n’hésite pas à juxtaposer les discours véhiculés par
ces documents sans en préciser la chronologie, la nature et/ou le public
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visé et atteint. Sans parler de l’utilisation des textes fondateurs des Améri-
caines Ti-Grace Atkinson et Valerie Solanas, dont les propos ne sont
jamais validés par les entretiens avec les anciennes membres du mou-
vement et dont les objectifs, notamment en ce qui concerne le SCUM
Manifesto, ont rarement été repris par les féministes françaises. Dans le
récit des événements, il y a peu de nuances d’ordre national ou géogra-
phique; pour Pipon, les arguments des deux Américaines sont associés de
manière récurrente à l’expérience française, et ce malgré les témoignages
des militantes qui la contredisent.

Il n’en reste pas moins que la lecture de ce livre est à recommander,


car la question de la misandrie telle qu’elle est abordée au chapitre 4,
«Résistance ou misandrie? », répond de manière intéressante aux questions
initialement posées sur la misandrie et sur l’incitation à «la guerre des
sexes», voire à la haine des hommes de la part du MLF. En opposant l’action
de résistante à celle de misandre, Pipon distingue la victime du bourreau.
Les actions du MLF répondent toutes à une violence identifiée, la révolte
n’est pas misandre, elle est politique. L’inversion symbolique est impor-
tante pour motiver les militantes, les actions doivent être libératrices, et
bien sûr cette libération commence par le langage : « on tuera tous les
affreux » n’est pas à confondre avec «on les tuera tous ». L’auteure analyse
ainsi les pratiques misandres qui sont sujettes à controverse au sein du
mouvement : celle de la non-mixité, s’apparentant davantage à un acte de
préservation qu’à un geste d’exclusion, est largement discutée; la grève
des femmes est racontée comme un acte pédagogique peu suivi en dehors
des militantes ; le lesbianisme, en tant que pratique politique radicale, n’est
pas adopté par toutes les féministes homosexuelles. Moins radicales que les

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Colette Pipon :
Et on tuera tous les affreux. Le féminisme au risque de la misandrie (1970-1980)
Par Maria N. Canal

Américaines, les féministes françaises apparaissent donc rarement comme


misandres dans ce livre, qui se termine sur un chapitre reconsidérant le
thème sous l’angle de la «guerre des ‹classes de sexes » et de l’hétéronor-
mativité. L’intégration institutionnelle des revendications féministes et la
nécessité d’un compromis sociétal ouvrent une brèche au sein du mou-
vement. Le «désir de radicalité » d’une partie des militantes antimecs,
farouchement opposées à la mixité et majoritairement lesbiennes, semble
incompatible avec le choix de «l’hétérosexualité, du mariage et de
l’amour ». L’auteure dépasse alors définitivement la mise en accusation
initiale du mouvement ; elle s’interroge sur les manières d’intégrer les pro-
positions féministes dans notre société et ouvre les portes d’une réflexion
originale sur la relation entre sexualité et politique, qui l’amène à ce constat
final: «La haine des hommes est donc impossible dans le mouvement, car
elle empêche toute avancée politique et sociale, dans une société inévita-
blement mixte.» n
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