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LE « CHÂTEAU INTÉRIEUR » OU L’ARCHITECTURE DE L’ÂME SELON

SAINTE THÉRÈSE D’AVILA

Bernard Sesé

Gris-France | « Sigila »

2011/2 N° 28 | pages 127 à 136


ISSN 1286-1715
ISBN 9782912940278
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BERNARD SESÉ

Le «Château intérieur» ou l’architecture de l’âme


selon sainte Thérèse d’Avila

Vraiment, je découvre en nous des secrets qui me


jettent souvent dans l’admiration.(D ,)
Thérèse D’AVILA

En faisant circuler le lecteur dans son Château intérieur, dans ses


espaces latéraux et superposés, clos et ouverts, décrits avec un talent
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d’architecte, Thérèse d’Avila (-) rend compte de ce que peut
l’âme. Au long des trajets qu’elle emprunte, l’âme, mystérieusement
accompagnée de l’hôte qu’elle recherche, découvre ses propres
secrets, jusqu’à l’ultime, l’union mystique.
Est-il mot plus couramment employé en français que celui
d’âme? Il donne lieu à de multiples expressions : rendre l’âme, errer
comme une âme en peine, corps et âme, j’ai du vague à l’âme… Ce
mot est équivoque par les croyances, ou les idéologies, qu’il connote.

. Je remercie Mme M.-O. Métral-Stiker pour l’aide apportée à la rédaction de


cet article.
. Les sigles transcrits ici désignent : D : le Château intérieur, précédé du chiffre
de la Demeure correspondante, suivi du chapitre et du paragraphe ; DE : Épi-
logue ; F : Les Fondations; R : Les Relations.
Les citations sont extraites de Thérèse d’Avila, Œuvres complètes, traduction de
Mère Marie du Saint-Sacrement,  vol, Paris, Éd. du Cerf, .


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Sig i la n ° -    

Le mot die Seele (âme) que Freud employait constamment a été


évité par ses premiers traducteurs français, qui le rendaient par psy-
chisme ou psyché. C’est bien de l’âme que parlait Freud. Ce faux sens
est évité dans les nouvelles traductions. Dans une expression magni-
fique, Thérèse distingue, pour mieux les unir, les deux termes : «[…]
l’âme […] ne fait qu’un avec l’esprit, comme le soleil avec ses rayons
[…] » (D ,). « En somme, l’âme est capable de jouir de Dieu
même » (F ,). Elle contient les trois Personnes de la Trinité (R
); l’oraison d’union laisse pénétrer Dieu jusqu’au «centre de notre
âme» (D ,).
L’âme, faite à l’image de Dieu, se distingue de l’esprit, de l’intel-
ligence, des puissances (mémoire, entendement, volonté), de la pen-
sée : « […] le centre le plus intime de l’âme […] est, je pense
l’habitation de Dieu même» (D ,).
«Représentons-nous Dieu comme une demeure, un palais, d’une
grandeur et d’une beauté admirable. Ce palais, […] c’est Dieu
même» (D ,). C’est à la demande du P. Gracián (-) et du
P. Velázquez (-) que Thérèse a écrit son chef-d’œuvre. Il lui
arrive de s’écrier : «Qu’il m’a été pénible, cet ordre de l’obéissance!»
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(D , ). Commencée à Tolède, le  juin , la rédaction du livre,
interrompue par un voyage de Thérèse à Ávila, y fut achevée le
 novembre. Cette représentation est une épure de la vie spirituelle.
Outre le symbolisme traditionnel du château et les murailles
d’Avila, la lecture du Troisième Abécédaire () de Francisco de
Osuna (- ?) lui avait rendu familière cette image. Il s’agit
d’un Château superbe, fondé sur des pierres solides (D ,),

. « Ce que nous pensons et ressentons au sujet de l’âme humaine, de l’âme qui


nous appartient, est de première importance dans la perspective de Freud. »
Michèle Montrelay, Préface à De la traduction à la trahison, in Bruno Bettelheim,
Freud et l’âme humaine, trad. R. Henry, Paris, Robert Laffont, .
. Solidité, sécurité, difficulté d’accès, protection, symbole de la transcendance du
spirituel (cf. «la Jérusalem céleste»), force sacrée, conjonction des désirs (château
noir : l’enfer; château blanc : perfection spirituelle; château éteint : l’inconscient,
la mémoire confuse, le désir indéterminé; château de blancheur ou de lumière : la
conscience, le projet mis en œuvre). Cf. J. Chevalier, A. Gheerbrant, Dictionnaire
des Symboles, Paris, Robert Laffont, .


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demeure de Dieu qui en est le Seigneur (D ,), mais hanté aussi
des fantasmes qui tourmentent l’imagination de Thérèse. Elle en est
l’architecte, fantaisiste et génial, qui, de la porte d’entrée à la salle
où se tient le Roi, n’oublie aucun détail de «cet édifice intérieur et
céleste » (D ,). Avenues, portes dérobées, corridors inondés de
«cette eau qui coule de notre fond le plus intime» (D ,), ou de
«ruisseaux de lait » (D ,), murs, fenêtres, demeures secrètes, infi-
nité d’appartements, enceinte extérieure de la forteresse, entourée
de gardes, peuplée alentour de reptiles et de bêtes, pièces nombreuses
et communicantes, appartements inférieurs, où règne un grand
tumulte et où s’agitent des bêtes venimeuses, lumière brillante, rien
n’est négligé. Il ne faut pas se figurer «une enfilade d’appartements»;
autour de «la pièce centrale, on en trouve une multitude d’autres»
(D ,). Un détail important : «[…] toutes les parties de ce châ-
teau reçoivent les rayons du soleil qui réside en ce palais» (D ,).
On ne s’y promène pas au gré de sa fantaisie : l’âme s’y déplace selon
ses progrès, ou ses reculs. L’architecte de l’âme dit du « palais de
l’oraison» (D , ) qu’il se construit «sans le travail de l’art.» À l’in-
térieur du Château, notamment dans la Chambre royale, «l’on n’en-
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tend rien» (D , ). Dans certaines Demeures, il arrive que le tapage
soit tel qu’il épouvante : le bruit est l’œuvre du démon; le silence
est le lieu de Dieu (qui peut néanmoins se manifester comme par
« un coup de tonnerre » (D ,), sans que l’on n’entende aucun
bruit.) Dans la Cinquième Demeure, l’âme entend une cacophonie
de voix : «Ces paroles sont de différentes sortes : les unes semblent
venir du dehors, les autres de la partie la plus intérieure de l’âme,
d’autres de sa partie supérieure. D’autres, enfin, semblent si exté-
rieures qu’elles sont perçues par les oreilles : on dirait une voix arti-
culée» (D , ). De même que Jean de la Croix (-) s’était
ingénié, par le dessin du Mont de Perfection, à figurer les dévia-
tions, les dangers, du chemin de l’ascension vers la cime de la sain-
teté, de même Thérèse d’Avila s’emploie, par une architecture

. Cette image, entre autres, suggère la figure du Seigneur du Château comme


Dieu-mère.


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symbolique, à conduire ses moniales vers la Salle royale. Le Seigneur


qui règne dans ce château, moyenâgeux et baroque, est «le monarque
qui habite la royale résidence du château […]» (D , ). La splen-
deur du Château, Thérèse en est émerveillée et ne cesse de célébrer
l’éclat éblouissant de cette «perle orientale» (D ,). Dans ce château
intime, on est libre d’entrer et de se promener à toute heure du jour
ou de la nuit, sans que nulle permission soit nécessaire. «Je n’ai parlé
– conclut Thérèse – que de Sept Demeures, mais chacune d’elles
en renferme un grand nombre d’autres, en bas, en haut, sur les côtés,
avec de jolis jardins, des fontaines, des labyrinthes, en un mot des
choses si ravissantes […]» (DE  p. ).

Les habitants du château


Le château est peuplé par les habitants qui sont les sens. Des
alcades, des intendants, des maîtres d’hôtel (les puissances de l’âme)
en assurent l’entretien; il convient qu’ils remplissent leur office. (D
,). Parfois ces habitants le laissent à l’abandon; alors y règnent les
sens, les puissances aveugles, le démon (D , ). S’ils renoncent à
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leur trahison « on les voit tourner autour de ses murs » (D ,)
jusqu’à ce qu’ils consentent à répondre au «sifflement du berger »,
appel miséricordieux du «monarque qui habite la royale résidence
du château» (D ,).

Premières Demeures
Une intuition inaugure l’édifice : «Nous pouvons considérer notre
âme comme un château, fait d’un seul diamant ou d’un cristal par-
faitement limpide, et dans lequel il y a beaucoup d’appartements,
comme dans le ciel il y a beaucoup de demeures» (D ,). Le Roi

. Le symbolisme du nombre Sept est d’une grande richesse : Pureté, Harmonie,


Équilibre ; c’est le nombre de l’Amour, de l’extase spirituelle; les sept couleurs de
l’arc-en-ciel, spectre de décomposition de la Lumière; heptagramme, figure à sept
branches aux valeurs variées, etc. (Dictionnaire des Symboles, op. cit.).
. Suggestion du «Bon Pasteur» et de la brebis égarée.


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Christian ODDOUX, fragment de Columnia, sculpture
exposée à la chapelle Saint-Louis de la Pitié Salpêtrière
en , cerisier, , mètres de haut

se plaît à y résider. «Pour moi – écrit Thérèse –, je ne vois rien à quoi


l’on puisse comparer l’excellente beauté d’une âme et son immense
capacité» (D ,). Ce château n’a qu’une porte d’entrée : l’oraison et
la contemplation : «Ici, je ne distingue pas l’oraison mentale de l’orai-
son vocale, car, pour qu’il y ait oraison, il faut qu’il y ait considéra-
tion» (D ,). Attention : les reptiles de la bassesse de l’âme «ont
leur entrée dans les premières pièces du château» (D ,). L’humilité


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est l’unique moyen de les chasser. Elle est la clé qui ouvre toutes les
portes. L’orgueil les ferme. Cette Demeure «bien que la moins élevée
est déjà d’une grande richesse, et si précieuse, que, si l’on sait se
défaire des bêtes venimeuses qui s’y rencontrent, on ne manquera
pas de passer outre» (D ,).

Deuxièmes Demeures
«[…] pour entrer dans les Secondes Demeures, il faut qu’on se
dégage des soins, des affaires qui ne sont pas indispensables, chacun
selon son état.» Le trajet rejoint le chemin royal du détachement,
suggéré par le mot «rien» (nada), répété comme «six bornes», dans
le dessin du Mont de Perfection de Jean de la Croix (-), qui
tracent la route vers le sommet. Plus imagée, Thérèse évoque les
«bêtes venimeuses» menaçant de mordre le voyageur insouciant (D
,) et l’empêchant de «pénétrer plus avant, jusque dans les demeures
secrètes du château.» (D ,). L’oraison est la clé qui permet l’entrée
dans la Deuxième Demeure. Faute de persévérance, des allers-retours
se produisent entre les Premières et les Deuxièmes demeures. Il faut
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avoir le courage de fuir « les couleuvres et les autres reptiles veni-
meux» du premier étage. Pourtant, «au milieu de tant de bêtes veni-
meuses, si dangereuses et si remuantes», comment ne pas trébucher?
Des jours, et même des années, il convient de persévérer pour attein-
dre la Demeure suivante. Là, c’est encore une lutte épuisante : «[…]
ils sont terribles les combats que sous mille formes différentes les
démons livrent à l’âme, et cette dernière en souffre beaucoup plus
que dans la Demeure précédente» (D ).
L’Adversaire n’y va pas de main morte : « […] les coups et les
décharges de l’ennemi sont d’une telle violence qu’elle [l’âme] ne
peut faire autrement que de les entendre» (D ). Il n’est pas bien
insonorisé : «Quel tapage ne font pas ici les démons!» (D ). C’est
un combat à la vie, à la mort qui se déchaîne : «Oui, en vérité, l’âme
endure ici de grandes souffrances. Si le démon, surtout, reconnaît à
ses dispositions, à ses qualités, qu’elle est capable d’aller plus loin, il
rassemblera l’enfer entier pour la faire sortir du château» (D ).


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Troisièmes Demeures
L’entrée dans ces Troisièmes Demeures marque une étape, même
si les régressions vers les salles précédentes sont encore de violentes
tentations : «[…] bienheureux celui qui en est là, car, s’il ne retourne
pas en arrière, il est, autant que nous puissions en juger, dans une
voie sûre pour le salut» (D ,). Cette Demeure n’en est pas moins
le lieu des «sécheresses de l’âme». Tentation insidieuse. En voici le
remède : «Ô humilité! humilité ! Je ne sais pourquoi je suis un peu
tentée de croire que si ces personnes s’affligent tant des sécheresses,
c’est qu’elles manquent un peu de cette vertu» (D ,). L’humilité
est la vertu majeure pour Thérèse, qui ne cesse de répéter qu’elle se
considère elle-même comme une femme misérable (ruin). L’humilité
est l’antidote de l’orgueil, péché capital. Et Thérèse adjure celles qui
seraient aux prises avec ce désespoir : «Les sécheresses alors produi-
ront en vous l’humilité, et non l’inquiétude, comme le voudrait le
démon. Croyez-le, quand une âme est véritablement humble, Dieu
ne lui accorderait-il jamais de consolations, il lui donnera une paix
et une conformité à sa volonté qui la rendront plus heureuse que
d’autres avec leurs consolations» (D ,).
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Quatrièmes Demeures
Une étape est franchie : «C’est de choses surnaturelles qu’il s’agit
maintenant» (D ,). Dieu prend l’initiative. Dans la topographie
du Château, tout s’éclaire à la mesure du progrès du voyageur :
« Comme ces Demeures sont déjà plus voisines de celle qu’habite
le Roi, leur beauté est très grande» (D ,). Ce n’est cependant pas
une règle absolue d’être passé par la Demeure précédente.
L’expérience mystique, qui s’intensifie, chasse les démons : « Les
bêtes venimeuses entrent rarement dans ces Demeures, et lors-
qu’elles y pénètrent, au lieu de nuire, elles apportent plutôt des
avantages» (D ,). Consolations et goûts spirituels, qui s’éprouvent
alors, doivent être distingués; les consolations (acquises par la médi-
tation), même inspirées par l’Esprit, sont naturelles; les goûts pro-
cèdent de Dieu (C’est l’oraison de quiétude). Thérèse évoque son


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expérience personnelle ; elle en est d’autant plus désolée qu’elle a


du mal à distinguer ces nuances : « Ô Jésus ! que je voudrais bien
m’expliquer en ce moment! Je crois percevoir entre les unes et les
autres une différence très réelle et je n’ai pas le talent de me faire
comprendre. Daigne t’en charger, Seigneur ! » (D ,). Dans la
topographie du Château, le voyageur dispose de deux passe-par-
tout; l’humilité et l’amour. Thérèse y revient toujours : «[…] pour
faire de grands progrès dans ce chemin et monter à ces Demeures
qui sont l’objet de nos désirs, l’essentiel n’est pas de penser beau-
coup, mais d’aimer beaucoup […]» (D ,). Plus le voyageur spi-
rituel avance à l’intérieur de lui-même, plus il s’émerveille «puisqu’il
y a en nous-mêmes des secrets si profonds, que nous sommes inca-
pables de les pénétrer. » (D ,). Le naturel étant encore présent à
côté du surnaturel dans cette Demeure, le démon a les moyens, qu’il
va perdre progressivement, de se transfigurer en ange de lumière.

Cinquièmes Demeures
Beaucoup arrivent à la porte de cette Demeure, sans pouvoir la
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franchir. Ce n’est pas rien pourtant pour l’âme d’être parvenue jusqu’à
l’entrée, car c’est Dieu qui l’accueille. Au-delà se trouve un trésor
caché, une perle précieuse (D ,), que l’on obtient par l’oraison
d’union, dans la mesure où l’âme, ne réservant plus rien pour soi, se
donne à Dieu : «[…] on est absolument mort au monde, pour vivre
davantage en Dieu. C’est là une mort délicieuse» (D , ). Les mots
sont incapables de dire l’expérience. Thérèse s’exclame : «Ô secrets
de mon Dieu! Je ne me lasserais pas de chercher à en donner l’intel-
ligence, si j’espérais y réussir tant soit peu» (D ,). Les bêtes veni-
meuses, les serpents, ni même les petits lézards, pas plus que le démon,
n’ont accès à cette partie du Château, où s’effectue l’union avec Dieu.
«[…] cette union ne dépasse jamais une demi-heure!» (D ,). Avant
les «fiançailles spirituelles», ce n’est encore qu’une première «entrevue»
de très courte durée : «[…] l’âme voit seulement d’une manière mys-
térieuse qui est Celui qu’elle va prendre pour Époux» (D ,). Le
démon peut encore déchaîner les forces de l’enfer.


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Be r n a rd Se sé

Sixièmes Demeures
Thérèse s’attarde plus longuement dans cette Demeure. Elle est le
lieu des «fiançailles spirituelles». Plus l’âme est résolue à ne prendre
d’autre époux que Dieu, plus elle endure de souffrances. La souf-
france accompagne l’âme durant tout le voyage mystique. «Ô Dieu!
quelles peines intérieures et extérieures n’endure-t-elle pas avant
d’entrer dans la Septième Demeure! » (D ,). Thérèse donne une
précision importante : «[…] je doute beaucoup qu’elles soient entiè-
rement exemptées des peines de la terre, celles qui jouissent par
moments avec tant d’abondance des biens du ciel » (D ,). En
voici des exemples : rumeurs médisantes, retrait de ceux que l’on
croyait des amis, commentaires malveillants de leur part envers celle
qui veut «faire la sainte », notamment en trompant ses confesseurs,
«[…] moqueries sans fin, […] calomnies de toutes sortes […]; pro-
pos qui durent parfois toute la vie; […] méfiance» (D ,, ). De
ces épreuves l’âme «est plus fortifiée qu’abattue, parce que l’expé-
rience lui a montré tous les avantages qu’elle en retire » (D ,).
Grandes maladies de toutes sortes, douleurs intolérables à un degré
extrême, tourments intérieurs des damnés en enfer, supplices des
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doutes intimes, sécheresses […] «[…] dans une pareille tempête, il
n’y a pas d’autre remède que d’espérer en la miséricorde de Dieu»
(D ,). Dans cette Demeure, l’âme entend des paroles, qui peu-
vent venir de Dieu, autant que du démon ou de l’imagination (D
,). Les paroles de Dieu sont accompagnées parfois de visions intel-
lectuelles. Dans «cet appartement secret […] que nous portons très
réellement au-dedans de nous», l’âme est «devenue une même chose
avec Dieu» (D ,). Ravissements, extases, vols de l’esprit : dans ces
états l’âme «reçoit alors, sans paroles, la connaissance de plusieurs
choses ; par exemple, si l’on voit des saints, on les reconnaît aussi
bien que si l’on avait eu avec eux de fréquentes relations» (D ,).
Cette Sixième Demeure, où l’expérience spirituelle a fait tant de
progrès, est encore fort tourmentée : « […] les ravissements sont
continuels dans cette Demeure, sans que l’on puisse les éviter, même
en public, et les persécutions, les blâmes, de pleuvoir aussitôt» (D
,). Toutes les pièces du Château semblent avoir beaucoup de


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portes : « …il suffit au démon de trouver la moindre petite porte


ouverte, pour nous jouer mille mauvais tours» (D , ).

Septièmes Demeures
Voici «l’immuable demeure où le Seigneur habite» (D ,). Le
mystique pénètre maintenant dans «les profonds secrets» de l’âme
(D ,). Dans le Palais de cette Demeure, Dieu «habite seul» (D
,). C’est là que s’accomplit l’union nuptiale (D ,). Faveur excep-
tionnelle que reçoit l’âme : «Une fois qu’elle est introduite dans cette
Demeure, les trois Personnes de la très sainte Trinité, dans une vision
intellectuelle, se découvrent à elle par une certaine représentation de
la vérité et au milieu d’un embrasement qui, semblable à une nuée
resplendissante, vient droit à son esprit. Les trois divines Personnes
se montrent distinctes, et, par une notion admirable qui lui est com-
muniquée, l’âme sait avec une certitude absolue que toutes trois ne
sont qu’une même substance, une même puissance, une même
science et un seul Dieu. » (D ,). Pour entrer dans sa résidence,
Dieu n’a besoin d’aucune porte : son apparition introduit l’âme dans
la béatitude du ciel. Ici «Dieu seul et l’âme jouissent l’un de l’autre
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dans un très profond silence» (D ,).

Conclusion
Le Château de l’âme de Thérèse d’Avila est une superbe représen-
tation imaginaire de ce qui est au-delà du langage. Selon une logique
onirique, contenant et contenu se confondent : l’âme elle-même est le
Château. Il arrive aussi à Thérèse de déclarer qu’il ne s’agit que de
«[…] chercher Dieu en soi-même. Effectivement, on l’y trouve d’une
manière beaucoup plus fructueuse et plus profitable que dans les créa-
tures, et saint Augustin assure qu’après l’avoir cherché partout ail-
leurs, c’est là qu’il le rencontra» (D ,).

Bernard SESÉ est professeur émérite des Universités, membre correspondant de


la Real Academia Española.
. Cf. Confessions, Livre X, chap. .



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