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Marie Depussé
Dans Lignes 1998/3 (n° 35) , pages 58 à 66
Éditions Éditions Hazan
ISSN 0988-5226
ISBN 9782850256394
DOI 10.3917/lignes0.035.0058
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LE JURY
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C'est moins dur.
D'autant que lorsqu'on longeait les panneaux pour
aller parler de Verlaine, ou de Platon, on regardait ces vi-
sages de jeunes garçons dont on savait, puisqu'ils étaient
arrivés là, sur les affiches, qu'ils étaient déjà morts.
La scène est un matin d'été, dans le Jussieu de mainte-
nant. Les arbres de la petite place ont perdu leurs grandes
fleurs violettes, c'est le temps des examens.
Une quarantaine d'humains, dont la plupart ont des
lunettes, sont assis derrière une table qui fait le tour de la
salle, laissant un vide au milieu. C'est un jury d'examen.
Plus de femmes que d'hommes, comme dans les secteurs
pauvres, peu glorieux, de l'université.
L'examen dont il s'agit est bien un examen de pauvres,
il s'appelle examen spécial d'entrée à l'université, équiva-
lent du baccalauréat, créé dans les années qui suivirent 68
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Revenons à ce matin d'été.
Une voix énonce les noms et notes des quatre cents can-
didats. L'été est dehors, on le sait. Le total d'admissibilité
est de quarante. On délibère à partir de trente-six. Tout
marche bien, ça va vite, un peu vite à mon goût, pour tant
de corps aux espoirs obscurs, mais on sera libres pour le
déjeuner.
Soudain une femme parle.
La voix claire, impérieuse, prononce le nom d'un être
qui n'a pas obtenu le total de trente-six. Je me réveille. Y
avait il, dans mon sommeil, une ombre de nostalgie ?
Va-t-elle le défendre, comme nous le faisions autrefois ?
Elle dit:« X n'a pas obtenu sa moyenne générale parce
qu'il a eu 2 sur 20, en français. je tenais à le dire. Nous
avons décidé (là elle se tourne vers sa voisine dans un
geste que j'imagine confraternel) de mettre 2 à X, ainsi
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de signes disgracieux, a été écrit par une main, dans la
souffrance même on le voit, prolongée par un corps, vi-
vant, savez-vous dans quelle situation se trouve ce corps
vivant, X, avez-vous étudié son dossier, avant de sévir,
même les juges d'application des peines, qui ne sont pas
des rigolos, les regardent, les dossiers.
Autrefois j'étais intarissable.
Aujourd'hui, je rêve. En ces temps, il faut rassembler
ses forces, avant de parler.
Depuis deux ans je n'enseigne plus à la Santé. L'année
prochaine, je recommence. Il faut être sur le terrain, pour
ouvrir la bouche.
Je rêve au couloir de la première division, avec le filet
métallique, lourd, suspendu comme un filet de pêche,
entre la coursive et le sol, pour retenir les hommes qui se
jettent ; à la salle de classe, toute petite, avec sa lumière
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mais de la secrétaire à laquelle il a dicté, au "relai handi-
cap", puisqu'il ne peut pas écrire. »
Un préposé à cette tâche sort une fiche et lit: « Oui
- relai handicap-, ça fait même deux ans qu'il s'obstine,
il a déjà échoué l'année dernière».
Quelques professeurs, alors le reconnaissent, et rica-
nent:« Pour s'obstiner, celui là, il s'obstine».
Oui dans ces cas là on se dit qu'on pourrait tirer.
L'étonnement, celui qui fait les rencontres d'amour,
l'impensable de la douleur, et les poèmes, les gens à lu-
nettes ne le connaissent pas.
Je pense à cette phrase d'un ami fou, levant son regard
sombre, furieux, vers un ciel d'orage devenu noir à la fin d'un
bel après midi d'été : « Mais ils habitent où, les aveugles ? »
La liste est finie. On se félicite de la vitesse, les corps se
déplient, se lèvent pour aller retrouver la vie.
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l'Éducation nationale, et même de la littérature (pensez à
Proust écrivant son pastiche de Flaubert, quel enchante-
ment!) L'exercice de la copie, en littérature, est à décon-
seiller aux médiocres.
2. Y a fait une copie absolument conforme à celle de X,
et les deux sont idiots. Ou seulement Y. Notez qu'à ce
point rien ne nous autorise plus à dire qui, de X ou de Y,
a copié sur l'autre. On a affaire à une production de copie
pure, produit rare, réservé, dans leur sagesse finale, à
Bouvard et Pécuchet, et au rêve de Flaubert, ou de
Melville, écrivant Bartleby. Cette production n'est pas le
devoir attendu des étudiants. Dans cette hypothèse, ma-
dame, votre devoir professionnel est :
a) soit de sanctionner les deux pour leur apprendre à ne
pas être aussi cons. La copie, à l'école, ça se prépare.
b) soit de donner à celui des deux qui a écrit l'original
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Un dernier point, chers collègues : pourquoi ne pas
s'intéresser à l'extension du concept de "copie" à l'Édu-
cation nationale ?
(Quand vont ils appeler les infirmiers ?)
Notre enseignement consiste à transmettre un peu de sa-
voir, de savoir faire plutôt, avec la langue, à des gens qui
ont oublié l'école, ou l'ont si peu connue. Exemple :
"Remarquez comme l'emploi de cet article défin~ là, est
bizarre !"Le beau est toujours bizarre, disait Baudelaire,
encore faut il pouvoir dire en quoi.
Le jour de l'examen, les étudiants s'appliquent à copier,
dans un temps limité et la peur au ventre, notre savoir
faire- "Comme cet article indéfini-là est beau ! Ce titre :
A une passante. Dédicace qui n'est pas sûre d'atteindre la
rive, la rive de l'autre, et reste tendue comme un pont
fragile, obstiné. "
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« Avez vous oublié le mot "pomper" ? Il est délicieux,
parce qu'on le prononce au mois de mai, quand on est
apeuré par les examens mais ravi par la fraîcheur de l'air,
la tendresse des copains, leur beauté, parce qu'alors on a des
corps qui vont si bien avec l'été. Pomper, madame, c'est
vzvre. »
Malheureusement, aussi, c'est être. Du moins être
quelqu'un.
Lacan disait, je le cite de mémoire:« Le moi, c'est fa-
briqué comme un oignon, une série de pelures, fait des
multiples façons de copier l'autre, qu'on nomme, si elles
sont réussies, des identi[tcations. »
Ensuite, on peut peler le moi comme un oignon,
couche après couche, mais il vaut mieux le faire chez un
psychanalyste, qui se doit de vous réconforter, avant de
vous laisser sortir, avec des couches en moins, dans la
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dangereux, qui ne sont pas dans les asiles. Des professeurs,
des ministres. . . »
Il faut se demander, à longueur de journée, quand on
travaille, quand on parle : « Qu'est ce que je fous là? »
Ça déstabilise, un peu, et quelque chose de l'autre, le
plus lointain, le plus fragile, peut advenir.