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Le jury

Marie Depussé
Dans Lignes 1998/3 (n° 35) , pages 58 à 66
Éditions Éditions Hazan
ISSN 0988-5226
ISBN 9782850256394
DOI 10.3917/lignes0.035.0058
© Éditions Hazan | Téléchargé le 25/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 83.33.227.202)

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MARIE DEPUSSÉ

LE JURY

C'est un matin d'été, à Jussieu.


Jussieu, c'est un nom, immédiatement suivi d'un
autre, qui le supprime, l'amiante.
Mon hypothèse, qui peut surprendre, est que c'est
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aussi un lieu. Même si l'architecture a visé, et en grande
partie atteint, le rêve de l'inhabitable.
Ma deuxième hypothèse est qu'à ce lieu, on s'attache.
Même si c'est un mauvais lieu, peuplé d'une quantité
effrayante d'êtres jeunes, mal habillés, dont la réputation
est d'avoir une inaptitude à l'insoumission, au désordre.
Rendez-vous à Jussieu. La manifestation partira à 15
heures.
Les rendez-vous deviennent, comme les manifesta-
tions, rares.
De même les panneaux, sur lesquels on voyait des pho-
tos d'hommes jeunes, mal rasés, condamnés à mort, avec
la légende« sauvez un tel», ont laissé place à d'autres af-
fichages, plus gentils : théâtre, concerts, cinéma et, sur les
grandes banderoles de l'entrée, on lit avec surprise, non
plus soutien au peuple arménien, mais colloque interna-
tional sur Michel Leiris.

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C'est moins dur.
D'autant que lorsqu'on longeait les panneaux pour
aller parler de Verlaine, ou de Platon, on regardait ces vi-
sages de jeunes garçons dont on savait, puisqu'ils étaient
arrivés là, sur les affiches, qu'ils étaient déjà morts.
La scène est un matin d'été, dans le Jussieu de mainte-
nant. Les arbres de la petite place ont perdu leurs grandes
fleurs violettes, c'est le temps des examens.
Une quarantaine d'humains, dont la plupart ont des
lunettes, sont assis derrière une table qui fait le tour de la
salle, laissant un vide au milieu. C'est un jury d'examen.
Plus de femmes que d'hommes, comme dans les secteurs
pauvres, peu glorieux, de l'université.
L'examen dont il s'agit est bien un examen de pauvres,
il s'appelle examen spécial d'entrée à l'université, équiva-
lent du baccalauréat, créé dans les années qui suivirent 68
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pour des adultes ayant quitté les rails de l'école, dans on
ne ·sait quelle nuit de leur vie.
Préparation en un an, réduite à quelques matières, lit-
térature, histoire, philosophie, enseignement conçu pour
des adultes, patient, difficile, exigeant.
C'est dans ces années là, d'ailleurs, celles qui suivirent
68, que nous fûmes plusieurs à quitter la Sorbonne (pour-
tant le lieu était gris, doux, il avait une odeur de livres),
pour fonder un département de lettres, dans ce lieu scien-
tifique et inhabitable, Jussieu. Notre postulat était, entre
autres, que l'enseignement de la littérature, activité incer-
taine, devait avoir quelque rapport avec la pensée. (Nous
étions fermes sur les principes : Marx, Freud, Saussure et
les hommes qui en parlaient.)
Nous sommes toujours là, enfin, nos corps, pas pour
longtemps, d'ailleurs. A cause de l'amiante, on va nous
expédier plus loin.

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Revenons à ce matin d'été.
Une voix énonce les noms et notes des quatre cents can-
didats. L'été est dehors, on le sait. Le total d'admissibilité
est de quarante. On délibère à partir de trente-six. Tout
marche bien, ça va vite, un peu vite à mon goût, pour tant
de corps aux espoirs obscurs, mais on sera libres pour le
déjeuner.
Soudain une femme parle.
La voix claire, impérieuse, prononce le nom d'un être
qui n'a pas obtenu le total de trente-six. Je me réveille. Y
avait il, dans mon sommeil, une ombre de nostalgie ?
Va-t-elle le défendre, comme nous le faisions autrefois ?
Elle dit:« X n'a pas obtenu sa moyenne générale parce
qu'il a eu 2 sur 20, en français. je tenais à le dire. Nous
avons décidé (là elle se tourne vers sa voisine dans un
geste que j'imagine confraternel) de mettre 2 à X, ainsi
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qu'à Y d'ailleurs, parce qu'ils ont copié. Ils sont tous deux
détenus à la prison de la Santé.
Nous ne les signalons pas à l'administration péniten-
tiaire (et là elle a un sourire confus, d'avoir osé cette gé-
nérosité), mais nous leur mettons 2, à tous les deux. »
Autrefois j'aurais hurlé, tout de suite. Cela avait son
efficacité.
Sûrement quelque chose comme l'étonnement ? N'en
avez-vous jamais, d'étonnement? Appliquer ce mot ex-
traordinaire, « copier», à un type enfermé dans une taule.
Qu'a-t-il fait d'autre, ce type, que copier, pour être bou-
clé pour des années? Est-ce que vous entendez à quel
point c'est drôle, au moins, cette accusation : « Et en plus
d'avoir braqué des banques, fabriqué de la fausse mon-
naie, le jour de l'examen il a copié!»
Oublions, madame, la drôlerie ; vous êtes-vous avisée
que lorsque vous corrigez un devoir, ce papier recouvert

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de signes disgracieux, a été écrit par une main, dans la
souffrance même on le voit, prolongée par un corps, vi-
vant, savez-vous dans quelle situation se trouve ce corps
vivant, X, avez-vous étudié son dossier, avant de sévir,
même les juges d'application des peines, qui ne sont pas
des rigolos, les regardent, les dossiers.
Autrefois j'étais intarissable.
Aujourd'hui, je rêve. En ces temps, il faut rassembler
ses forces, avant de parler.
Depuis deux ans je n'enseigne plus à la Santé. L'année
prochaine, je recommence. Il faut être sur le terrain, pour
ouvrir la bouche.
Je rêve au couloir de la première division, avec le filet
métallique, lourd, suspendu comme un filet de pêche,
entre la coursive et le sol, pour retenir les hommes qui se
jettent ; à la salle de classe, toute petite, avec sa lumière
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intermédiaire entre le jour et la nuit ; à la demie fenêtre
grillagée donnant sur la cour de promenade ; aux hommes,
à la fumée de leurs cigarettes, à leurs vêtements usés, à
leurs yeux. Tout ce gris, avec leurs yeux qui rient, quand
ils nous regardent.
Personne ne dit rien. La femme a troué le silence,
pournen.
Au suivant. C'est un jury efficace, rapide, une centaine
de noms défile en une demie heure, tant d'espoirs obscurs,
les gens à lunettes ont fait leur travail, pendant l'année, au-
jourd'hui ils en ont marre.
Une voix d'homme, jeune, articule, avec tout le cou-
rage qu'il a pu ramasser: «Je voudrais revenir sur le cas
de cet étudiant. Il lui manque un point, pour qu'on déli-
bère. Il était dans mon groupe, cette année, il a travaillé,
obtenu des notes convenables, il est paralysé. Les quelques
fautes d'orthographe, dans son devoir, ne sont pas de lui,

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mais de la secrétaire à laquelle il a dicté, au "relai handi-
cap", puisqu'il ne peut pas écrire. »
Un préposé à cette tâche sort une fiche et lit: « Oui
- relai handicap-, ça fait même deux ans qu'il s'obstine,
il a déjà échoué l'année dernière».
Quelques professeurs, alors le reconnaissent, et rica-
nent:« Pour s'obstiner, celui là, il s'obstine».
Oui dans ces cas là on se dit qu'on pourrait tirer.
L'étonnement, celui qui fait les rencontres d'amour,
l'impensable de la douleur, et les poèmes, les gens à lu-
nettes ne le connaissent pas.
Je pense à cette phrase d'un ami fou, levant son regard
sombre, furieux, vers un ciel d'orage devenu noir à la fin d'un
bel après midi d'été : « Mais ils habitent où, les aveugles ? »
La liste est finie. On se félicite de la vitesse, les corps se
déplient, se lèvent pour aller retrouver la vie.
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Alors je les arrête. Pourquoi? Trop tard pour modi-
fier les notes. Peut-être simplement pour les empêcher
d'aller boire, bouffer, tout de suite, les faire un peu souf-
frir dans leurs corps.
«Je voudrais éclaircir, dis-je, avant que le jury ne se
disperse, la notion de "copie"..
Deux étudiants détenus ont été punis par une note de
2/20 parce qu'ils avaient, l'un sur l'autre, copié.
Votre jugement était il d'ordre moral ou professionnel?
Supposons, ce que je veux croire, qu'il était profession-
nel. Dans ce cas il devait s'agir d'une bien mauvaise
copie, une copie dégueulasse même, décourageante à
force de mauvaise volonté parce que, si Y avait copié
convenablement sur X, ça ne se verrait pas.
Il y a deux hypothèses :
1. Y a fait une très mauvaise copie du devoir de X, qui
était bon. Dans ce cas, tant pis pour Y. C'est la règle de

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l'Éducation nationale, et même de la littérature (pensez à
Proust écrivant son pastiche de Flaubert, quel enchante-
ment!) L'exercice de la copie, en littérature, est à décon-
seiller aux médiocres.
2. Y a fait une copie absolument conforme à celle de X,
et les deux sont idiots. Ou seulement Y. Notez qu'à ce
point rien ne nous autorise plus à dire qui, de X ou de Y,
a copié sur l'autre. On a affaire à une production de copie
pure, produit rare, réservé, dans leur sagesse finale, à
Bouvard et Pécuchet, et au rêve de Flaubert, ou de
Melville, écrivant Bartleby. Cette production n'est pas le
devoir attendu des étudiants. Dans cette hypothèse, ma-
dame, votre devoir professionnel est :
a) soit de sanctionner les deux pour leur apprendre à ne
pas être aussi cons. La copie, à l'école, ça se prépare.
b) soit de donner à celui des deux qui a écrit l'original
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(et vous le connaissez, madame, vous savez que c'est X,
vous l'avez eu devant vous dans cette toute petite salle
pendant un an et vous savez qu'il travaille bien, une note
correcte, compte tenu de son travail d'un an, comparé à
ce geste maladroit, mais difficile, étant donnée l'exiguïté
des lieux, et l'acuité de votre surveillance, ce geste de
bonté un peu irréfléchie.
On se donne beaucoup de choses, en prison, parce qu'y
règne un certain dénuement, ou une certaine solitude,
comme vous voudrez. On donne à l'autre, le plus proche,
sa ration de cantine, de cigarettes, ou d'autres choses plus
intimes. Relisez]ean Genet.
Notez que je ne quitte pas, malgré les apparences, le re-
gistre professionnel Quand on enseigne, il faut se de-
mander où on le fait, et prendre ses décisions, ici et main-
tenant, dans ce lieu. Le lieu, madame, l'atmosphère, ont
à voir avec l'application de la règle.

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Un dernier point, chers collègues : pourquoi ne pas
s'intéresser à l'extension du concept de "copie" à l'Édu-
cation nationale ?
(Quand vont ils appeler les infirmiers ?)
Notre enseignement consiste à transmettre un peu de sa-
voir, de savoir faire plutôt, avec la langue, à des gens qui
ont oublié l'école, ou l'ont si peu connue. Exemple :
"Remarquez comme l'emploi de cet article défin~ là, est
bizarre !"Le beau est toujours bizarre, disait Baudelaire,
encore faut il pouvoir dire en quoi.
Le jour de l'examen, les étudiants s'appliquent à copier,
dans un temps limité et la peur au ventre, notre savoir
faire- "Comme cet article indéfini-là est beau ! Ce titre :
A une passante. Dédicace qui n'est pas sûre d'atteindre la
rive, la rive de l'autre, et reste tendue comme un pont
fragile, obstiné. "
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Quand un étudiant écrit quelque chose de ce genre,
quelque chose de mon savoir faire à moi, je lui mets une
note correcte. Quand il copie quelque chose du vôtre,
c'est moins sûr: Mais enfin, on est des professionnels, et on
se doit d'accepter, dans une copie, les effets, parfois désas-
treux, du style du collègue. jusqu'à un certain point.
On fait tous des efforts. »
Je m'arrête là.
D'ailleurs, ai-je vraiment dit tout ça à haute voix ? Sans
doute pas (il convient de faire attention, en ce moment, à
ce qu'ils ne vous mettent pas dans un asile). J'ai dû me
contenter d'exiger une définition de la «copie», et d'a-
jouter que, s'il s'agissait de jugement moral, il me sem-
blait qu'ils avaient ce qu'il fallait, en taule. Qu'ils n'avaient
pas besoin de nous, pour ça.
Je vais vous dire ce que j'avais envie de dire à cette
dame, dans le silence de mes collègues (avec l'été, dehors).

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« Avez vous oublié le mot "pomper" ? Il est délicieux,
parce qu'on le prononce au mois de mai, quand on est
apeuré par les examens mais ravi par la fraîcheur de l'air,
la tendresse des copains, leur beauté, parce qu'alors on a des
corps qui vont si bien avec l'été. Pomper, madame, c'est
vzvre. »
Malheureusement, aussi, c'est être. Du moins être
quelqu'un.
Lacan disait, je le cite de mémoire:« Le moi, c'est fa-
briqué comme un oignon, une série de pelures, fait des
multiples façons de copier l'autre, qu'on nomme, si elles
sont réussies, des identi[tcations. »
Ensuite, on peut peler le moi comme un oignon,
couche après couche, mais il vaut mieux le faire chez un
psychanalyste, qui se doit de vous réconforter, avant de
vous laisser sortir, avec des couches en moins, dans la
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rue.
Or si je vous parlais franchement, madame, je vous ar-
racherais brutalement une couche. Cette couche s' ap-
pelle : « Je suis un professeur ».
Dans cette couche tout se tient, tout est plein d' adhé-
rences, les certitudes morales et professionnelles sont
impossibles à démêler, elles sont d'autant plus fortes que
votre peur est grande, qu'on vous arrache une couche.
Peut être imaginez-vous n'en avoir qu'une seule, de
couche, alors vous vous accrochez à celle là, avec férocité.
Je vous ai posé une question sournoise, hypocritement
formulée, sur la copie. La question est que vous êtes
folle. Pardonnez-moi le côté abrupt de ce jugement, que
j'emprunte au docteur Jean Oury, grand psychiatre de-
puis un demi siècle.
Il dit, et il insiste : « Le véritable fou est celui qui se
prend pour sa fonction. Le monde est plein de ces fous

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dangereux, qui ne sont pas dans les asiles. Des professeurs,
des ministres. . . »
Il faut se demander, à longueur de journée, quand on
travaille, quand on parle : « Qu'est ce que je fous là? »
Ça déstabilise, un peu, et quelque chose de l'autre, le
plus lointain, le plus fragile, peut advenir.

Post scriptum :Je ne crois pas éprouver la nostalgie


du mois de mai de 68.
Peut être émigre-t-elle vers la musique, ou le som-
meil.
Je crois qu'il faut se battre, pied à pied, dans les lieux
où l'on travaille, contre ceux qui se prennent pour leur
fonction, et qui, en ce moment, se multiplient à la vitesse
des parasites.
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