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© Audimat Éditions | Téléchargé le 24/12/2023 sur www.cairn.info via INIST-CNRS (IP: 193.54.110.56)
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pour une série sur les « pratiques » chez Duke University Press,
d’un livre sur ses soirées en rave à Brooklyn. Raving mélange
avec décontraction le journal de bord et la théorisation in situ.
Dans le canon de la « théorie rave », en tant que femme trans
raveuse de plus de 60 ans, McKenzie Wark apporte de la candeur
et de l’enthousiasme, mais aussi un certain réalisme critique :
dans ce texte, les raves de Brooklyn ne sont pas des « safe place »
magiques et enchantés, ni un espace de transcendance sonore
qui trancherait radicalement avec les normes des mondes intel-
lectuels qu’elle fréquente ; elles ne sont pas une «nécessité» qui
doit primer sur les risques du COVID, mais elles n’en offrent pas
moins des expériences difficilement remplaçables, avec ou sans
kétamine.
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Xéneuphorie
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rave noires, alors que moi j’ai mis du blanc, ma robe en vis-
cose Rick Owens avec mes Converses magenta compensées
et un petit sac en cuir de chez Hayden Harnett, un modèle
à bandoulière argenté. Je suis stylée mais j’ai quand même
l’impression qu’on aura plus de chances d’entrer si je me cale
entre ces deux meufs trans largement plus fab que moi.
Levant dans les airs l’un de ses doigts fins, Q remonte
toute la file d’attente comme si de rien n’était et annonce poli-
ment, avec une assurance qu’elle n’a pas toujours (je le sais),
que nous sommes « sur la liste ». La cerbère, froide mais res-
pectueuse, comprend. Légère attente. Une foule impatiente
s’agrège derrière nous. « Combien vous êtes ? » demande-t-
elle. « Trois ». Elle nous fait entrer, nous trois seulement, dans
l’étreinte du son et le seuil se referme derrière nous.
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McKenzie Wark
gratuites [2]. Toutes les dolls sont des femmes trans, mais
toutes les femmes trans ne sont pas des dolls. Je ne suis pas
une doll. Q et Z n’en sont pas non plus, même si ce soir on
pourrait le croire, faute d’un décodage attentif. Les dolls sont
plus high-fem, il arrive qu’elles vendent des services sexuels
et elles sont plus susceptibles d’être attirées par les hommes.
La nuit est leur seul refuge. Les dolls ont aussi leurs scènes à
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elles. Ce n’est pas à moi de raconter leurs histoires.
La gratuité de l’entrée pour les dolls est une politique
ambiguë. C’est une façon d’attirer les plus jolies. Quelques
transsexuelles spectaculaires qui savent se défendre et
danser toute la nuit donnent aux festivités un panache
qu’aucune quantité de femmes cis queer ou de mecs cis gay
ne peut véritablement égaler. Même si au bout du compte,
les cols blancs [3] croiront que nous toutes ne sommes là que
pour les divertir et leur offrir un sentiment de transgression.
Doot da doot, take a walk on the wild side… [4]
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l’entrée, celles qui ne sont pas là pour tester un produit de
consommation, celles qui font la soirée. On pourrait appeler
ça de la « discrimination réparatrice [6] ».
C’est Q qui m’a ramenée dans le continuum qui
m’a refait passer le seuil du continuum où toutes les raves
semblent se rejoindre et s’impliquer, s’entremêler. C’est elle
qui m’a refait danser.
On s’était rencontrées sur le TransTwitter puis IRL
dans mon café habituel. À un moment de cette longue
conversation, je lui ai dit à quel point, avant la transition,
danser avait été un des rares moments où ce corps s’était
senti comme chez lui. Surtout sur de la musique techno.
Mon hypothèse étant qu’il s’agit d’une musique, ou plutôt,
d’une espèce de technologie sonore, faite pour les extra-
terrestres. Puisque c’est un son fait pour les extraterrestres,
c’est un son dans lequel aucun corps humain n’est plus à sa
place qu’un autre. Puisque mon corps n’y est pas moins chez
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McKenzie Wark
lui que tout autre corps, j’ai l’impression que ce corps est à
sa place, dans la techno, quand je danse. « Et bien, l’une des
meilleures raves queers de New York a lieu ce weekend »,
m’a-t-elle dit. « On n’a qu’à y aller ensemble. »
Le soir de cette rave, je ne suis pas passée inaper-
çue. Parmi les personnes qui m’ont repérée, il y a eu Nick. Il
se trouve que quand Nick n’est pas en train d’organiser des
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raves dans les junkspaces industriels de Brooklyn, il écrit une
thèse sur ce sujet. Nous nous donnons rendez-vous pour
prendre un café, en journée.
« Tu passes le seuil d’une situation dont les règles
sont gay », dit Nick. « Tu peux être fab si tu veux,
mais c’est pas forcément ça qui compte. Ton style
peut être pratique ou tactique. Prends ton éventail,
pas ton passe-droit. Ce qui compte, c’est qui vient
co-créer l’espace, qui peut s’assembler pour que ça
s’auto-organise. »
Ce n’est pas l’utopie queer [7]. Même dans le meilleur des
cas, il y a des relous [8] et des cols blancs. De bonnes et de
mauvaises rencontres à faire. Un aperçu du continuum :
[7] José Esteban Muñoz, Cruising Utopia: The Then and There of
Queer Futurity, Combined Academic Publ, 2009. Dans la rave, il se peut que je
cherche un temps trans qui n’est pas un temps queer. Voir aussi Lee Edelman,
No Future: Queer Theory and the Death Drive, Duke University Press, 2004 ; Jack
Halberstam, In a Queer Time and Place: Transgender Bodies, Subcultural Lives,
New York University Press, 2005 ; Jafari S. Alen, There’s a Disco Ball Between Us,
A Theory of Black Gay Life, Duke University Press, 2002.
[8] NdT : nous avons choisi de traduire punishers par « relous ». Le
glossaire précise : « punisher : désigne, pour les raveureuses, un certain type
d’individu·e qui n’appartient pas au monde de la rave. Souvent, mais pas toujours,
un homme cis hétéro blanc. Voit l’espace comme un spectacle à sa disposition
pour se divertir, n’en fout pas une, bouche le passage ou la vue […].»
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On crossfade d’un kick à un autre, ailleurs dans le
continuum. Ils sourient béatement, l’air complètement
parachutés. Ils sont venus avec F, mais F s’est envolée. C’est
tout elle. Ils me demandent avec insistance de les aider à
la retrouver, mais par instinct je leur donne simplement de
l’eau et les envoie dans la mauvaise direction. Ils ne trouvent
pas F : c’est moi qu’ils trouvent, sur la piste de danse. Ils
me collent. Alerte de proximité. Ils n’arrêtent pas de me ren-
trer dedans. Comme ils sont grands, mastoc et musclés en
comparaison de mon corps filiforme et léger, ils me lancent
dans les airs et me rattrapent, tout sourire. Je me volatilise
dans un nuage de fumée. Plus tard, j’apprends qu’ils ont
agressé sexuellement F avant même d’arriver sur place.
Elle les a quand même ramenés chez elle pour se les faire.
Méchamment.
Je sens des doigts me chatouiller les tétons. Alerte
rouge de proximité. Sauf qu’en fait c’est juste un twink [9] qui
joue du air synth sur le mix, les yeux fermés. Il s’excuse gen-
timent. Je lui réponds par un sourire et reprends place sur la
piste. Maintenant je joue les Boucle d’Or en dansant pour
[9] NdÉ : argot gay, désigne un homme gay jeune ou ayant l’air jeune.
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trois bears [10] dont les larges torses sculptés sont enserrés
dans des harnais à croisillons assortis et munis d’un petit
panneau LED sur le plexus solaire, affichant CUNT. Je trouve
l’odeur musquée de leur sueur d’hommes si étrangement atti-
rante que je remets en question mon lesbianisme. Est-ce que
c’est eux qui m’ont filé du poppers, ou bien quelqu’un d’autre ?
Se libérer d’un monde qui nous hait, qui ne nous
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respecte pas et qui nous comprend mal : c’est presque
impossible, même à New York. Une belle rave, une belle
nuit… c’est là que je peux avoir le sentiment que mon
corps n’est pas une anomalie ou plutôt qu’il n’est pas la
seule anomalie. Une répartition d’anomalies en l’absence
de toute norme, d’anomalies qui ne se définissent qu’en
regard d’autres anomalies [11] : voilà ce qu’une bonne rave
rend possible. Et n’oublions jamais que nous avons pris cette
configuration de possibilités fugitives… aux Noirxes.
C’est mieux que le monde extérieur. Retour à cette
première nuit, celle de mes retrouvailles avec la culture rave
après vingt années d’absence : Q, Z et moi dans une rue de
Brooklyn, attendant qu’un taxi passe nous prendre et nous
dépose au bon endroit. Z voit la voiture approcher sur son
téléphone. Nous la regardons arriver. Le conducteur ralentit,
capte qu’il est attendu par trois transsexuelles… et accélère.
Ce genre d’insultes est déplaisant, mais négligeable
en comparaison de ce que beaucoup d’autres personnes
[10] NdÉ : homme gay au corps large, souvent barbu et souvent poilu,
jouant avec certains stéréotypes de la masculinité exacerbée.
[11] Jasbir Puar, « “I would rather be a cyborg than a goddess” Beco-
ming-Intersectional in Assemblage Theory », Transversal Texts, octobre 2012.
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raves queers majoritairement blanches leur fournissent ce
sentiment. Mais quand la fête est réussie, il est possible que
quelques personnes, le temps de quelques instants… se
sentent libres.
Sortie prendre l’air dans la cour avec des amix, je dis,
très naïvement, probablement à A ou à 0, que cette rave
est mieux que beaucoup de raves que j’ai pu faire dans
les années 1990. À cette époque, un super guide m’avait
fait découvrir la scène berlinoise. Le mur venait de tom-
ber. Comme par magie géopolitique, un gros morceau de
ville apparut tout à coup dans le monde des bourgeois,
et les bourgeois se léchèrent les babines devant ce grand
domaine. Mais personne ne savait à qui il appartenait. Dans
l’interstice entre l’apparition et l’acquisition, les souris de la
rave sortirent danser [12].
Je me souviens d’avoir suivi mon guide, variante
techno du joueur de flûte, dans les faubourgs de la ville à
la tombée de la nuit et jusque sur une autoroute où nous
[12] Concernant la scène berlinoise dans les années 1990, voir Denk
et von Thülen, Der Klang der Familie, Allia, 2009 ; et Rainald Goetz, Rave, Suhr-
kamp, 1998. Pour le Berlin d’aujourd’hui, voir Paul Hanford, Coming to Berlin,
Velocity Press, 2022.
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d’onde carrées. Un comprimé jaune et plat, trois bouteilles
d’eau, et quelques tours de TARDIS [13] plus tard : remonter
jusqu’à la lumière du jour, celle qui ne pardonne pas. Flâner,
heureuse, affamée, épuisée.
Je me rappelle avoir été guidée jusqu’à un autre spot
berlinois. Lampadaires bizarres de l’Est. Trottoir en mor-
ceaux. Bâtiment quelconque, en brique avec des fenêtres à
barreaux. Benne à ordures et graffitis. Petite pièce avec bar
et tabourets. Escalier raide débouchant sur une cave. Odeur
de poussière et de rouille. Fentes métalliques dans le mur.
Un autre comprimé jaune et plat. Des hommes en rangers
et treillis, étrangement relax. Plus tard je me rendrai compte
que j’étais au Tressor [14] [sic].
Je me souviens d’être allée dans des raves des
années 1990 à Sydney, avec Edward, mon petit-ami, du
temps où j’essayais d’être un homme gay. Ces raves s’orga-
nisaient aussi habituellement dans des junkspaces urbains
dont personne n’a jamais vraiment su quoi faire. J’ose porter
[13] NdT : machine à voyager dans le temps et l’espace qui figure dans
la série Doctor Who.
[14] NdÉ : célèbre club berlinois des années 90, ouvert en 1991 dans
d’anciens coffres en sous-sol.
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comprimés. Je suis allongée sur la plate-forme en contre-
plaqué, sur le dos, et je le tire vers moi, sur moi, à l’intérieur
de moi, la chair ruisselant de sueur. Ma tête bascule dans
le vide et je vois des personnes à l’envers en train de nous
regarder. Je ferme les yeux. Je les rouvre vingt ans plus tard.
J’ai crossfadé jusqu’au présent. Deux pistes de ma mémoire
calées dans le continuum de la rave. La topologie du temps-
chair se plie et se replie sur elle-même pour raccorder
imperceptiblement un kick à l’autre.
Harron Walker : « Les trois filles se sont perdues de
vue quand Cassie et Melanie ont quitté le dancefloor pour
aller pisser alors que Natasha est partie se promener de son
côté. Elle s’est retrouvée dans la chambre noire où tous les
bons pères de famille et les twinks de la rave se retrouvaient
pour baiser. Elle n’était d’aucun de ces mondes, et n’en avait
jamais fait partie, mais il y avait quelque chose qui l’attirait
dans cette orgie à l’aveugle. Il y avait une complexité qui
manquait à sa sexualité désormais complètement hétéro-
sexuelle, et une simplicité : des trous du cul, du poppers,
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top à paillettes et une minijupe avec les mêmes Converses
magenta compensées. Je suis du côté du bar, en tête à tête
avec Q, parce que Z et E sont déjà rentréx chez elleux. On
boit des sodas au maté, vraiment très orange dans cette
lumière. Son visage a l’air d’une peinture pointilliste à cause
de la sueur qui perle à travers son maquillage.
– Où est-ce que t’as trouvé tes chaussures ?
demande-t-elle.
– Elles sont vintage, chérie, comme moi.
Un silence de huit temps.
– Je suis désolée d’avoir été un peu distante, dit-
elle. C’est juste que je veux pas parler de trucs de trans. Je
renierai jamais qui je suis, qui nous sommes, mais je veux
pas que ça me définisse.
Je lui réponds dans le bruit :
– moi non plus. J’ai atteint le moment où ce n’est
plus toute ma vie, juste une partie. Mais des fois j’ai seule-
ment besoin d’être quelque part où il n’y a pas de quoi en
faire un plat.
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Elle sourit :
– retournons danser !
Je suis Q, qui se faufile à travers la foule. Je n’ai pas
encore retrouvé l’agilité qui permet de se frayer un chemin
dans les forêts de bras et de jambes. Gestes d’excuse. Elle
trace jusqu’au premier rang, un endroit où je ne suis pas
allée depuis longtemps. La foule forme un fourré dense sur
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deux mètres, mais en traversant cette masse tentaculaire
j’atterris dans une petite clairière. Je vois Q, pile devant la
DJ. Elle a trouvé K, magnifique dans l’obscurité aquatique,
quelques rayons de lumières égarés faisant chatoyer sa
combi de skaï noir. J’apprendrai plus tard que K aime
passer toute la nuit ici. Une habitude que je prendrai vite.
Accolades et sourire, et la danse reprend.
« À quoi ressemblerait une analyse de la rave en
termes de classes ? Ce serait moche, probablement.
La classe d’arrivée compte peut-être plus que la classe
d’origine. La classe, qu’est-ce que ça créé vraiment ? Les
raveureuses forment-iels une classe immanente ? » Nick
laisse ses questions sans réponse, en suspens dans les airs.
Délire diurne. L’esprit qui déraille. C’est la nuit que nous
sortons trouver des réponses, à l’aide de nos corps. Malgré
tout l’amour que j’ai pour les bons concepts, la théorie, c’est
(quasiment) le contraire de la rave en tant que pratique.
DJ Volvox est si près de moi que je pourrais la tou-
cher. Un petit morceau de cet espace-temps pullulant est
resté vide côté cour. Je tente de m’en rapprocher. Les basses
tapent si fort que j’ai mal. J’extirpe des bouchons d’oreille de
mon sac argenté. Une opération délicate. S’ils tombent, c’est
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vient se coller comme les fibres d’un ménisque et transmet
ses perturbations comme si la peau n’était pas là. Tout est
mouvements, bras, jambes, têtes et tech et lumière, et l’air
tressaute sous l’onde analogique qu’émet la lueur des parti-
cules numériques. Une libération.
Porpertine Heartscape : « Fête underground pour
filles magiques. La lumière des stroboscopes est une fille
magique, multipliant les transformations à la vitesse de
l’éclair, débordant et délirant sous une forte dose de girl-
chunks coupée avec du crystal de merde. Isidol ne sait pas
combien de temps s’est écoulé, ni même si elle est déjà allée
aux toilettes, elle y est allée tellement de fois ce soir, elle a
voyagé jusqu’à cette sale petite pièce stérile en enjambant
convulsivement le temps et la foule, tendue parce qu’au
fond, elle entend le compte à rebours de l’euphorie, et ça
fait peur parce que la vie n’a pas de sens pour elleux, et
cette xéneuphorie qu’iels s’injectent semble être la seule
chose qui vaille la peine d’exister, une petite visite des extra-
terrestres, mais le corps ne la produit pas naturellement. »
L’état de xéneuphorie : le temps devient rigoureuse-
ment horizontal. Ni hauts, ni bas : uniquement des chemins
qui s’élargissent et se rétractent. Le corps s’engage dans ce
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mesures, ou pour des milliers, je ne sois pas. Pas là. Ni ail-
leurs. À la place de mon moi habituel, avec ses angoisses
et ses pensées qui fusent et fusent et ses arrières-arrières-
pensées, il y a juste de la chair heureuse qui palpite et qui
ondoie, et qui n’est amarrée que par la gravité. Un corps
trans qui se dirige vers sa propre étrangeté, et qui se perd,
dans ces kicks extraterrestres, dans cette xénochair. Trans
– la traversée — vers — le don de l’étrangēr* — xéno. Ce
corps qui ne danse pas très bien mais qui adore partir, quoi
qu’il en soit, sous l’emprise de l’ondoiement. Du moins c’est
ce que je m’imagine. Je ne suis pas là pour en prendre note.
C’est ce qu’il se passe, ou plutôt ce qu’il s’est passé, selon
moi. Une fois que tout est fini.
Et puis ça devient autre chose. Sans que je m’en
rende compte, la pensée se diffracte, vole en éclats de
toutes parts, nord, sud, est, ouest, des solos de free jazz
formant des nuées. Le corps et l’esprit, chez eux l’un comme
l’autre, heureux l’un comme l’autre, le corps dans l’esprit
et l’esprit dans le corps, libres l’un comme l’autre de voir
d’autres personnes, de tomber polyamoureux du temps.
Bienvenuxes dans le ravespace.
Jessica Dunn Rovinelli : « Le ravespace est une
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Murmuration de la pensée qui s’envole en nuées et
sifflote au passage tandis que ce corps patauge et barbote
dans l’épaisse glu de sons acides que Volvox ressuscite
depuis les platines. Les sons acides dont parlait Nick : « Le
son acid est analogique. Le potard se tripote comme un
téton. On utilise les sons du capitalisme pour détruire l’éco-
nomie du goût. C’est du matérialisme sonore queer. C’est
une fonction topologique disruptive où se replier quand il
n’y a pas d’autre endroit où aller. L’acid est une technologie
du non-moi, une fonction performative esthétique. Elle joue
sur l’expérience de la topologie de la totalité. Expérience
qui permet de voir que la topologie de la totalité n’est pas
immuable. »
Cette situation, qui oscille entre la dissociation dans
cette étrangeté de l’euphorie incarnée et la polyrythmie du
ravespace, dure le temps qu’elle dure. Le moi refait toujours
surface, ce qui n’est probablement pas plus mal. Parfois le
« je » se reconnecte, se réincarne simplement pour lire les
cadrans. Penser à boire. Pieds meurtris et fatigués. Parfois
le « je » se reconnecte à cause d’une alerte de proximité. Ce
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lève mon soutien-gorge par en haut, l’attache au top et fixe
le tout sur la sacoche argentée. Reprendre le mouvement
pour faire retomber le moi dans le néant. Pour oublier cette
solitude, oublier ces blues de cowgirl solitaire.
Ensuite le moi revient dans le pli, et je ris, je ris en
voyant Q, derrière le tas de bras texturés, de l’autre côté de
la scène, côté jardin, les seins à l’air elle aussi, les avant-bras
levés, ses doigts fins dans les airs, comme le veut la danse
tournoyante qu’elle s’est inventée. Elle me voit et nous nous
faisons de grands signes. Pendant une vingtaine de kicks,
le monde est à nous. Ce qui est elle et ce qui est moi se
mélangent avec les autres, comme par enchaînement. Et le
monde est tout ce que nous sentons.
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