Cinema de L'infra Quark Guattari

Vous aimerez peut-être aussi

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 10

UIQ : un cinéma de l'infra-quark

Félix Guattari, Robert Kramer et la science-fiction invisible


Silvia Maglioni, Graeme Thomson
Dans Vertigo 2012/1 (n° 42), pages 95 à 103
Éditions Éditions Lignes
ISSN 0985-1402
ISBN 9782355260957
DOI 10.3917/ver.042.0095
© Éditions Lignes | Téléchargé le 23/09/2023 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 90.51.241.245)

© Éditions Lignes | Téléchargé le 23/09/2023 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 90.51.241.245)

Article disponible en ligne à l’adresse


https://www.cairn.info/revue-vertigo-2012-1-page-95.htm

Découvrir le sommaire de ce numéro, suivre la revue par email, s’abonner...


Flashez ce QR Code pour accéder à la page de ce numéro sur Cairn.info.

Distribution électronique Cairn.info pour Éditions Lignes.


La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le
cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque
forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est
précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
Silvia Maglioni et Graeme Thomson

UIQ : un cinéma de l’infra-quark


Félix Guattari, Robert Kramer et la science-fiction invisible

Cinéastes et artistes pluridisciplinaires, Silvia Maglioni et Graeme Thomson sont les auteurs de nombreux
films-essais, installations sonores et vidéo, émissions radiophoniques expérimentales, et d’un long métrage
consacré au devenir des témoins de l’enseignement de Gilles Deleuze au Centre expérimental universi-
taire de Paris 8-Vincennes, Facs of Life (2009). Ils travaillent actuellement, en collaboration avec la
psychanalyste Isabelle Mangou, à l’édition de la dernière version d’Un amour d’UIQ, un scénario
de science-fiction écrit par Félix Guattari. L’« Univers Infra-quark » se manifestera dans les prochaines
années également à travers différents événements : des performances (la première, UIQ – A Space
Oddity, a eu lieu à Paris au centre d’art Bétonsalon le 1er juillet 2011), des projets radiophoniques et
finalement un film. Le présent texte est imaginé comme appartenant à cette série d’événements.

Cette histoire est de la science-fiction pure. Elle commence avec un objet apparemment
inerte, une boîte en carton, enfouie dans des archives isolées au milieu de nulle part.
Mais l’objet a conservé ses étranges pouvoirs : en émane une lueur fluorescente, un
champ énergétique prêt à projeter son aura sur les rares chercheurs qui, par hasard, se
trouvent en sa présence. La lumière pénètre alors sous leur peau, s’infiltrant jusqu’au
cerveau, s’insinue dans les réseaux neuronaux, colonise le cortex cérébral et s’empare 95
de l’appareil décisionnel.
Félix Guattari aurait pu souhaiter un tel effet auprès du CNC, où il dépose le
© Éditions Lignes | Téléchargé le 23/09/2023 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 90.51.241.245)

© Éditions Lignes | Téléchargé le 23/09/2023 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 90.51.241.245)
document en 1987, sollicitant l’avance sur recettes qui lui aurait permis de transformer
le scénario en film, Un amour d’UIQ 1.
Le synopsis est le suivant : « Axel, un jeune biologiste de moins de 25 ans, expose à
Janice, étudiante quelque peu désœuvrée du même âge, la fantastique découverte qu’il
vient de faire (l’Univers Infra-quark). Sitôt le dispositif installé pour établir un contact
permanent avec l’entité mystérieuse, une difficulté majeure apparaît – difficulté qui avait
conduit à l’échec d’une première tentative d’Axel : cet univers, quoique infiniment petit, est
capable de perturber, au plus haut degré, tous les systèmes hertziens de communication !
Il s’ensuit des dérèglements spectaculaires sur toute la terre. Dès que les membres de la
communauté réussissent enfin à établir un dialogue verbal avec celui qu’ils appellent
désormais UIQ, la situation se stabilise. Commence alors une phase d’apprentissage
et d’échange mutuel entre les deux mondes. D’un côté le petit groupe communautaire
acquerra des instruments de connaissance et d’action proprement extraordinaires, tandis
que de l’autre, l’Univers Infra-quark – en raison de son intelligence infiniment supérieure
– ne tirera guère de bénéfice de la fréquentation des humains. Par contre, il subira un
choc qui se révélera pour lui catastrophique : la découverte de l’amour dans sa relation
avec Janice. Tout le paysage planétaire s’en trouvera irrémédiablement bouleversé. »
1. Un amour d’UIQ occupe Félix Guattari
Bien sûr l’idée qu’un psychanalyste militant aurait pu convaincre un organisme
sporadiquement de 1980 à 1987. Les
deux premières versions du scénario, de subvention étatique à débourser l’argent pour une improbable superproduction que
écrites en collaboration avec Robert Guattari, sans expérience cinématographique aucune, se proposait de réaliser en personne
Kramer, datent de 1982 et de 1983, est en soi-même de la science-fiction. D’autant plus qu’au lieu d’une filmographie, le
tandis que la dernière version date de
1987. Les archives de Guattari et de CV de l’auteur contient plutôt des références à sa formation d’extrême gauche ainsi
Kramer sont déposées à l’IMEC. qu’à ses activités politiques contre la guerre d’Algérie et contre la montée réactionnaire

APESANTEURS VERTIGO 42

VERTIGO 42 MEP REV (BC).indd 95 07/11/12 11:47


giscardienne des années 1970, et à ses contacts avec Toni Negri et Franco Piperno 1 et
avec l’Autonomia pendant et après les événements de 1977. En outre, la note d’intention,
soulignant l’importance du cinéma comme « expérience processuelle », décrit le héros UIQ
comme une « subjectivité machinique sans délimitation fixe ni affectation personnologique
constante ni option de sexe déterminé ».
On n’aurait pas pu reprocher à la commission – à la lecture du dossier – d’avoir
confondu les réflexions de Guattari avec les dialogues de ses personnages, comme si, par
une fuite sémiotique, le scénario avait englouti son auteur en le transportant dans une
rétrofiction où il serait devenu soudain le chef de sa bande à part. Mais ces éléments
apparemment hors cadre jouent un rôle extrêmement important dans la biogenèse du
film sur lequel Guattari travaille plus de sept ans. Pourtant, les dates sont vagues, dans
l’Univers Infra-quark.

C’est avec un ami américain, un cinéaste militant récemment arrivé à Paris, que Guattari
commence à travailler sur ce qui deviendra le scénario Un amour d’UIQ. Ayant passé les
années 1970 à cartographier les luttes, les désirs, les échecs et la diaspora de la contre-
culture révolutionnaire, Robert Kramer se retrouve alors en France avec de nombreux
projets de films en tête, parmi lesquels au moins un, Guns, est en phase de réalisation.
Mais dans les cahiers de Kramer, il y a toujours la place pour une idée de plus et l’Infra-
quark, qui fait ses premières apparitions en termes plutôt modestes, presque anonymes
(Cells, Intelligence… 2) commencera à contaminer des régions toujours plus élargies de
sa pensée 3. Entre 1980 et 1983, Guattari et Kramer écrivent ensemble deux versions
du scénario assez différentes. Au début, Félix souhaite que ce soit Robert qui réalise le
film, et les complices imaginent le produire à Hollywood. Guattari essaye de contacter
Michael Phillips, producteur de Taxi Driver (Martin Scorsese, 1976) et de Rencontres
du troisième type (Steven Spielberg, 1977). Il n’est pas improbable que l’idée vienne
de Kramer, qui compte parmi ses connaissances Martin Scorsese, cinéaste pour qui il
96 nourrit un grand respect. Pourtant, pour l’industrie hollywoodienne, Kramer est, comme
Guattari, un alien 4.
Si on s’expose assez longtemps à la lueur fluorescente, en réalité on s’aperçoit
© Éditions Lignes | Téléchargé le 23/09/2023 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 90.51.241.245)

© Éditions Lignes | Téléchargé le 23/09/2023 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 90.51.241.245)
que, dans la boîte en carton qui renferme Un amour d’UIQ, le scénario n’est pas le seul
document à être contaminé par ses rayonnements. Et dans une autre chemise, on trouve
une correspondance qui témoigne des avances plutôt timides faites à cette industrie
pleine de dents acérées que Kramer appelait « MOVIE-MOVIE ». Mais on comprend
bien que l’usine à rêve hollywoodienne, comme celle, étatique, du CNC, n’hésite jamais
à se brancher sur une machine d’antiproduction. Dans une lettre d’une mystérieuse
go-between de Los Angeles nommée Dialta, on trouve tout de suite une série d’objections :
Coppola était en train de réaliser un film similaire ; il fallait traduire le scénario en anglais
pour le faire lire à Spielberg ; Michael Phillips avait beaucoup aimé le scénario, sa seule
crainte était que ce soit politique – et Dialta d’ajouter que ce serait d’ailleurs un problème
pour tous les producteurs américains. Mais dans ce fatras d’équivoques, on comprend
1. Cofondateur de Potere Operaio avec
Negri et Oreste Scalzone. finalement que ce que Phillips a appris du scénario vient d’un synopsis télégraphique de
cinq lignes fait par une stagiaire de New York qui n’a rien compris au film.
2. Ce sont les titres de travail figurant
dans les carnets de Kramer.
Autour de 1983, Kramer sort de l’Infra-quark. Guattari continue à travailler sur le scénario
3. Nous trouvons des échos du travail jusqu’en 1987, en collaboration avec une dialoguiste, puis Un amour d’UIQ redevient
sur UIQ notamment dans À toute allure
(la modélisation de la culture juvénile) et invisible. On trouve juste une dernière lettre adressée à Antonioni, probablement jamais
dans Naissance (les affects présignifiants envoyée, où Guattari demande au réalisateur s’il pouvait avoir la gentillesse de lire son
qui passent sur le protovisage du bébé).
scénario, qui lui a été transmis par un ami commun. On ne verra jamais l’Univers Infra-
4. Aux États-Unis, dans la terminologie quark, tel que l’auraient imaginé Guattari et Kramer. Conçu pendant les « années d’hiver »,
légale, le mot alien désigne une c’est un film qui habite le conditionnel passé, générant une perception gazeuse, faite
personne née en dehors du pays, qui
n’a pas le droit d’y habiter de manière de molécules floues, mutantes, exactement comme UIQ. Le scénario occupe une zone
permanente, mais qui peut le visiter. d’indiscernabilité, il est abouti, mais ni filmé ni révélé. Son existence témoigne d’un

VERTIGO 42 APESANTEURS

VERTIGO 42 MEP REV (BC).indd 96 07/11/12 11:47


© Éditions Lignes | Téléchargé le 23/09/2023 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 90.51.241.245)

© Éditions Lignes | Téléchargé le 23/09/2023 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 90.51.241.245)
performance IUQ à Bétonsalon (2011), photographie de Evelyne Cohen

VERTIGO 42 MEP REV (BC).indd 97 07/11/12 11:47


accident qui n’a pas eu lieu. On a des indices, des traces, des cicatrices même, mais il
n’y a aucun cadavre. Peut-on déjà parler d’apesanteur, dans le cas d’un film qui n’a pas
été tourné ? Et les limbes qui enveloppent un projet inachevé, « inarchivé 1 », par quel
type d’apesanteur se caractériseraient-ils ? Il s’agit d’une absence de poids et de gravité
bizarrement intensive, faite de potentialités infiniment plastiques, mais qui nous pousse
à imaginer la spécificité de telle scène, de tel lieu ou visage, en leur restituant un poids
mystérieux, un surplus de matière qui se cristallise parfois dans des images mentales
venues de la mémoire du cinéma (de ce qui par ailleurs fut réalisé) et de ses trous.
Dans le cas d’Un amour d’UIQ, l’image de film à venir devient encore plus
problématique si on considère les trois versions du scénario (surtout par rapport aux
changements de décor – de la commune hippie high-tech américaine de la première
version au milieu postindustriel européen des deux autres). En nous limitant ici à la
dernière version, de 1987, on se retrouve dans l’espace crépusculaire et paranoïaque
d’un squat allemand, une usine abandonnée, habitée par les « naufragés d’une nouvelle
catastrophe cosmique ». Un monde qu’on peut (juste) imaginer – selon l’esthétique
cyberpunk émergente de l’époque – comme glauque, pluvieux, bleuâtre, éclairé par
des écrans et des lampes aux néons tremblotants, un univers où l’élégance délabrée,
délavée des décors de Blade Runner (Ridley Scott, 1982) fusionne avec les vibrations
chromatiques d’une nouvelle vague « noire » genre Mauvais Sang (Leos Carax, 1986).
Dans cette communauté de marginaux, le jeune biologiste Axel arrive accompagné par un
journaliste américain, Fred. Poursuivi par la police belge (ses expériences avec une souche
de bactérie ayant produit de graves perturbations dans les systèmes de communication
internationaux), Axel se cache dans le squat, où il est encouragé par Janice, séduisante DJ
punk, à poursuivre ses recherches. Bientôt, dans une scène très amusante qui moque le
dénouement pompeux de Rencontres du troisième type, Axel et les autres parviendront à
rétablir un contact avec l’Univers Infra-quark en pianotant quelques notes sur un synthé.
À ce moment-là, UIQ leur apprend à construire une complexe interface d’écrans pour
98 aider la communication entre les deux mondes, et c’est ainsi qu’il s’insinuera dans la vie
inconsciente de plusieurs résidents (notamment un schizophrène génial nommé Éric et
la fillette insouciante Manou), avant de tomber amoureux de Janice.
© Éditions Lignes | Téléchargé le 23/09/2023 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 90.51.241.245)

© Éditions Lignes | Téléchargé le 23/09/2023 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 90.51.241.245)
Mais d’où vient exactement l’Univers Infra-quark ? Quel interstice occupe-t-il, entre
science et fiction ? La source matérielle de cette intelligence hyperpuissante est une
souche de cyanobactérie. Ce dispositif cinématographique, qui peut nous rappeler
le MacGuffin hitchcockien, se rapporte en réalité à des champs de recherche comme
la microbiologie – surtout le travail de Francisco Varela et Humberto Maturana sur
l’autopoïèse machinique des micro-organismes cellulaires –, d’une importance vitale pour
Guattari 2. Pourtant, Guattari insiste aussi sur la dimension fictionnelle d’UIQ en situant
1. « Inarchivé » (titre du premier pla-
son « personnage » au niveau de l’Infra-quark, c’est-à-dire plus petit encore que les
teau de notre long métrage Facs of Life,
réalisé avec des élèves de Gilles Deleuze particules les plus élémentaires. Ce qui lui permettra d’évoquer une « autre dimension »
à partir des archives vidéo de Vincennes qui passe au-delà (parce qu’en dessous) de celles que le cinéma de SF, avec tous ses
tournées par Marielle Burkhalter en
moyens technologiques, cherche souvent à porter sur le plan de la représentation.
1975-1976) repart du concept blancho-
tien d’inachevé pour définir la nature Une dimension sans dimensions, invisible donc immensurable. La tension, l’humeur
inépuisable des archives du point de et la tragédie du scénario viendront entièrement de cet espace interstitiel qui se
vue des leurs traits expressifs latents et
construit entre l’apeiron d’un UIQ purement virtuel – extension infinie sans corps, sans
de la « survivance » de l’image.
individuation – et ses tentatives de générer ou de bricoler (avec l’aide des humains) un
2. L’évolution du personnage et du visage, une voix, un corps.
scénario est traversée par plusieurs
Comment supporter autrement la souffrance provoquée par ces nouveaux affects
champs de recherche scientifique qu’on
trouve dans les écrits théoriques de (l’amour, la jalousie), étrangers à son univers et impossibles à maîtriser – problème partagé
Guattari (et dans sa collaboration avec par les patients psychotiques avec lesquels Guattari travaillait à la clinique de La Borde ?
Deleuze), notamment l’éthologie, l’eth-
Ou, plus simplement, comment construire un plan de coexistence avec les humains ?
nologie, la linguistique, la sémiologie, la
sociologie, l’astrophysique, la théorie de Cette problématique effleure la singularité paradoxale de l’image cinématographique,
la complexité et d’autres encore. vacillant de manière incontrôlable entre le tout, le n’importe-quoi et le presque-rien.

VERTIGO 42 APESANTEURS

VERTIGO 42 MEP REV (BC).indd 98 07/11/12 11:47


D’un côté, UIQ produira des vraies mutations dans le monde, dans le corps et le
cerveau des êtres qui l’habitent. Il ré-enchaînera les agencements machiniques, tout
en brisant les lois de causalité, il confondra les sujets et les objets et il en altérera les
codes génétiques. Nous pouvons imaginer que, dans le film, UIQ se serait fondu avec le
mouvement même des images, transformées en champs d’indétermination où il n’est
plus possible d’identifier précisément l’origine ou l’agent des actions et des événements.
Mais de l’autre côté, à travers des interfaces machiniques toujours plus complexes et
désordonnées (enchaînements de microscopes, d’oscilloscopes, d’écrans, de câbles,
de bidules électroniques de tout type qui font penser aux dessins de William Heath-
Robinson version cyberpunk, ou au laboratoire du professeur Pluggy/JLG dans King
Lear, 1987), UIQ se manifestera en tant que personnage en devenir se fabriquant un
visage, puis un corps. C’est un devenir qui se rebranche encore une fois sur les systèmes
hertziens de communication, ainsi que sur les pulsions inconscientes de ses nouveaux
compagnons, et qui constituera pour UIQ (surtout dans ses échanges avec Janice) un
véritable apprentissage du désir.
Nous ne savons pas si Guattari a voyagé jusqu’à Los Angeles pendant ses
pérégrinations dans l’underground américain, mais peu importe. On peut bien inventer
une figure – appelons-la « Félix à Hollywood » – de schizoanalyste des grands délires
collectifs, des désirs d’évasion hors du monde, que la machine du cinéma populaire se
montre capable de fomenter et en même temps de castrer sur le plan du signifiant. Si le
cinéma parlant hollywoodien avait incorporé les orthodoxies de la psychanalyse en termes
d’idéologie du scénario (machine d’interprétation et de normalisation des pulsions),
c’était parce que, plus profondément, l’effet hallucinogène de ce cinéma dépendait de
sémiotiques multiples présignifiantes qui laissaient des traces réelles dans l’inconscient
du spectateur. La passion de Guattari pour le cinéma prétendument commercial est liée
à cette puissance qui, même emprisonnée, est capable de provoquer des mutations
fractales de subjectivité qui se reterritorialisent sur les machines de production sociales
et économiques du capitalisme. « L’inconscient se retrouve peuplé d’Indiens, de cow-boys, 99
de flics, de gangsters, de belmondos, de marylin monroes… C’est comme le tabac ou la
cocaïne, on ne parvient à repérer ses effets – si jamais on y parvient – que lorsque l’on
© Éditions Lignes | Téléchargé le 23/09/2023 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 90.51.241.245)

© Éditions Lignes | Téléchargé le 23/09/2023 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 90.51.241.245)
y est déjà complètement accroché 1 ». Et on pourrait ajouter ici : de vampires, zombies,
fantômes, de super-héros, de Réplicants, de loups-garous et d’autres mutations encore
plus monstrueuses et radicales ; des figures qui, grâce à l’autophagie dont le cinéma
a besoin pour s’alimenter, continuent à se produire par l’hybridation de ses formes
élémentaires.

Vers la fin des années 1970, le cinéma de science-fiction commencera à avoir une influence
de plus en plus profonde sur la remodélisation des subjectivités. C’est autour de cette
période qu’il devient la toile de projection et de deuil pour les fantômes dispersés du désir
révolutionnaire déçu, sur laquelle l’altérité radicale d’un en-dehors politique est projeté
non plus au travers de l’imaginaire d’une lutte collective, mais en termes de rencontres
avec des intelligences extraterrestres, des forces de vie obscures. En même temps, sur le
plan politique s’installent une nouvelle logique du capitalisme postfordiste, néolibérale, et
un nouvel esprit d’individuation. Dans ce sens-là, l’année 1977 constitue une constellation
fascinante de symptômes apparemment contradictoires. L’année des soulèvements de
l’Autonomia italienne dans lesquels Guattari est impliqué est aussi celle de la sortie
et de l’énorme réussite de Star Wars, un film qui mènera, après le bref printemps des
producteurs prétendument « indépendants », à la restauration du pouvoir des studios. Ici,
1. Félix Guattari, « Le divan du pauvre », le modèle technologique – la technique d’incrustation qui annonce aussi la fondation de
Communications, no 23, « Psychanalyse l’ILM 2 – marque l’aube d’un nouveau régime de perception cinématographique, une fusion
et cinéma », Paris, Seuil, 1975, p. 102.
sophistiquée entre optique et numérique qui va progressivement libérer la mise en scène
2. Industrial Light and Magic, pôle d’ef- de ses contraintes physiques. L’ironie de Star Wars se cache dans le cheval de Troie de son
fets spéciaux créé par George Lucas. récit, c’est-à-dire la lutte des révoltés « autonomes » contre un pouvoir central oppressif,

APESANTEURS VERTIGO 42

VERTIGO 42 MEP REV (BC).indd 99 07/11/12 11:47


étatique. Cet Empire du Mal est une drôle d’incrustation de signes (casque nazi, masques
à gaz des flics antiémeutes, uniformes de l’Armée rouge), tandis que l’individualisme
all-American des révoltés se retrouve traversé par une idéologie rétrograde de conte
de fées 1. L’enjeu de la lutte est déplacé du terrain politique, constructiviste, à un terrain
moral fait de positions nostalgiques, hypostasiées (le bien contre le mal) 2 : « A long time
ago in a galaxy far, far away ». Le cinéma de science-fiction commercial ne sera plus
voué à produire une image, vraisemblable ou pas, de l’avenir, ligne d’évolution poursuivie
pendant les années 1970 dans les visions dystopiques ou catastrophiques de films comme
Orange mécanique (Stanley Kubrick, 1971), Soleil vert (Richard Fleischer, 1973), Rollerball
(Norman Jewison, 1975) ou Génération Proteus (Donald Cammell, 1977). Soudain, il
devient l’image d’un monde sans futur.
« No future », c’est également le cri de combat des punks anarcho-situationnistes
dont les Sex Pistols deviennent l’emblème. Mais derrière tout ça il y a quelque chose de
plus urgent, lié au désir d’émancipation d’une logique de production et de travail décidée
auparavant, une nécessité de saisir le présent pour le transformer au fur et à mesure.
Les punks et leur progéniture sont des self-made aliens qui – en adoptant les stratégies
de l’autoproduction, la perturbation des espaces lisses de la communication, et même le
ratage – essaieront de résister à leur incorporation dans l’ordre émergeant. Ces espaces
micropolitiques d’autonomie temporaire, ouverts par les punks et les autonomistes, seront
le foyer d’une autre science-fiction, un regard alien sur le présent (celui de Jarman, de
Cronenberg, d’Ossang...). La question du ratage devient centrale aussi dans le cinéma
de Kramer, qui procède par l’écroulement des plans, par le décalage entre fiction et réel,
en révélant un troisième espace, presque intolérable, de corps et d’affects suspendus,
perdus, comme les restes dérisoires de leurs propres rêves. C’est peut-être cette qualité
intensive de breakdown, de désubjectivisation, qui a tiré les énergies de Kramer et de
Guattari dans l’Univers Infra-quark. Toutefois, ce manque de définition, comme nous
l’avons déjà vu, est aussi le problème le plus grand d’UIQ. En essayant d’expliquer sa
100 « nature » à Janice, dans un moment assez comique de leur relation, il lui dit : « Tu vois,
dans mon Univers Infra-quark, comme tu l’appelles, nous n’avons aucun exemple de
système axiomatique établissant des distinctions polaires comme celle du toi et du moi.
© Éditions Lignes | Téléchargé le 23/09/2023 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 90.51.241.245)

© Éditions Lignes | Téléchargé le 23/09/2023 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 90.51.241.245)
Ici, si je puis dire, les êtres se délimitent pour eux-mêmes tout en ne se délimitant pas les
uns par rapport aux autres. »
Comment apparaît l’Infra-quark ? Quel est son monde ? Comment se met-il en
relation avec celui des humains ? Le cinéma a toujours vécu un problème analogue dans sa
rencontre avec les entités extraterrestres de n’importe quelle provenance, pour lesquelles
la science-fiction a configuré un continuum qui peut passer au moins par trois étapes :
l’inter-face, l’inter-corps et l’inter-cerveau. Il n’y a pas de démarcations nettes, ce sont
des solutions toujours impures qui demandent la complicité des unes et des autres.
1. Les lignes dynastiques révélées de
Mais l’Univers Infra-quark, qui est partout et nulle part en même temps, est d’abord une
film en film dans la série peuvent être
vues comme un des premiers signes de perturbation. Le problème de sa localisation produit tout un nouvel assemblage disjonctif
l’époque du corporatisme néoféodal entre ces trois termes, commençant par l’effet « disjonctif » que l’UIQ aura sur les médias,
dans lequel on vit actuellement.
mélangeant le réel avec la fiction, la pornographie avec la politique. C’est grâce à cette
2. On voit la même chose en France, pratique que Un amour d’UIQ peut commencer à faire ses échantillonnages jubilatoires
avec l’ascendance de l’esprit moraliste
des archives cinéma, à remixer très habilement ses schémas et ses échelles avec des
des nouveaux philosophes et leur
position contre l’« Empire du Mal ». multiples composantes d’altérité 3, pour construire sa machine SF à lui.
Prenons la phrase musicale de Rencontres du troisième type, dont Un amour d’UIQ
3. Après Chaosmose (1992), donc cette
fois-là pris dans un mouvement de se moque avec désinvolture : dans le film de Spielberg, elle annonce la révélation du
futur antérieur, on serait tenté de dire : visage des extraterrestres. Cette phrase contient déjà un visage, son vocabulaire tonal
composantes matérielles, énergétiques,
nous le connaissons déjà. Le contrepoint diatonique de l’échange entre les humains et
diagrammatiques, algorithmiques,
d’organes, d’influx, d’humeurs, des les visiteurs (pastiche automatisé de chromatismes stravinskiens), traduit en termes de
informations et des représentations champs-contrechamps, produit un effet de pure équivalence qui nie l’incommensurabilité
collectives, des investissements de
machines désirantes, des machines des extra-terrestres. Comme d’habitude, la machine de visagéité de Spielberg se branche
abstraites… sur la famille, la surprise joyeuse de l’enfant, le sourire du père, la retraite de la mère

VERTIGO 42 APESANTEURS

VERTIGO 42 MEP REV (BC).indd 100 07/11/12 11:47


© Éditions Lignes | Téléchargé le 23/09/2023 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 90.51.241.245)

07/11/12 11:47
Vidéodrome, David Cronenberg (1982)

VERTIGO 42 MEP REV (BC).indd 101


© Éditions Lignes | Téléchargé le 23/09/2023 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 90.51.241.245)
dans l’ombre, alors que le regard béat de l’extraterrestre témoigne du mystère d’un
messianisme intergalactique. Par contre, quand la communauté des squatteurs entre en
contact avec l’UIQ au travers de la musique, le visage n’est pas la révélation vers laquelle
le film cherche à nous conduire : il est simplement l’hypothèse provisoire d’une traduction
impossible, oscillant entre individuation et décomposition.
La présence flottante du visage flou d’UIQ, « où l’on distingue principalement
les trois trous noirs des yeux et de la bouche », constituera une sorte de point critique
d’identification cinématographique, degré zéro de la visagéité, pour lequel toute surface
peut éventuellement servir comme écran et dont les traits peuvent se constituer de
matières des plus hétérogènes. Dans deux scènes remarquables, on voit son visage se
recomposer, d’abord à partir de morceaux de bois jetés par le schizo Éric sur une mare
noirâtre, puis dans le vol d’une colonne de pigeons qui s’élève dans le ciel. Imaginant le
film de Guattari projeté, on voit bien qu’un visage est d’abord une machine d’expressions,
dont les composantes peuvent être reconfigurées et démontées plusieurs fois. Et pourtant
dans le cinéma, c’est souvent par le visage qu’on distingue l’extraterrestre bon du mauvais.
L’être monstrueux ou démoniaque hollywoodien est l’effet d’une insuffisance ou d’un
excès par rapport aux normes identitaires du visage. Des traits de visagéité sans visage
annoncent une menace potentielle à l’ordre établi, un devenir animal, un ennemi à
combattre, à détruire, ou bien à domestiquer et assimiler. Mais comment peut-on être
sûrs qu’un extraterrestre ait une conception du visage séparé de celle du corps ?
Dans Starman (John Carpenter, 1985), un visiteur débarqué d’un ovni utilise l’ADN
d’un mort pour se fabriquer un corps. La veuve de l’homme n’arrive pas à séparer cette
nouvelle incarnation des souvenirs de son mari à cause de la ressemblance de son visage,
tandis que l’extraterrestre découvre le visage simplement en tant qu’une composante
machinique un peu bizarre de son nouveau corps. Si la science-fiction continue à être
hantée par la résurrection des morts, c’est peut-être parce que, à un moment donné, elle
se retire de la potentialité du corps. L’horreur des mutations et des corps qui explosent sur
102 l’écran pour céder la place à d’autres encore plus monstrueux 1, c’est l’image renversée du
désir décodé qui en poussant dans le corps social reviendrait progressivement réprimé,
intériorisé. Mais quel corps est en train d’être réprimé ici, transformé en panique, en
© Éditions Lignes | Téléchargé le 23/09/2023 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 90.51.241.245)

© Éditions Lignes | Téléchargé le 23/09/2023 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 90.51.241.245)
peur de contagion ?

On revient donc à 1977 : Star Wars, Rencontres du troisième type, l’industrie qui se
transforme en light and magic, les soulèvements de Bologna, punk et Do it yourself,
l’exode de la planète boulot. Comme l’écrit Franco Berardi Bifo, le désir devient la force
déterminante de transformation sociale et d’énergie collective. Et c’est seulement à
partir du désir qu’on peut comprendre le refus du travail aliéné, du temps asservi à la
chaîne de montage, la lutte contre la hiérarchie et la répétition. Le désir commence alors
à se situer en dehors du capital 2. Mais les fantômes du travail nous attendent aux bords
de l’image. Le même désir qui encourageait la libération du travail sera à la base d’un
nouvel asservissement : capitalisme cognitif, travail flexible, mort et résurrection. L’été de
1. Alien (Ridley Scott, 1979), The Thing
l’Autonomia est destiné à être plus court que celui des Nexus 6 révoltés de Blade Runner,
(John Carpenter, 1982), Chromosome 3
(David Cronenberg, 1979), Le Loup- même si les revendications sont semblables : « I want more life », c’est-à-dire une vie en
Garou de Londres (John Landis, 1981), dehors du cycle de production et de consommation. Guattari connaissait Blade Runner par
etc.
cœur. Il résida dans un hôtel au Japon pendant une semaine et le film passait sur la chaîne
2. Franco Berardi Bifo, The Soul at Work. intérieure, ce qui faisait qu’à chaque fois qu’il revenait dans sa chambre il en regardait une
From Alienation to Autonomy, Los partie, et il le réassemblait dans sa tête. « I saw things you humans wouldn’t believe. »
Angeles, SEMIOTEXT(E), 2009.
Mais les flics cartésiens 3 sont déjà là avec leurs formules, pour traquer quiconque exige
3. Le personnage principal de Blade plus de vie ou essaie de renverser la décrépitude accélérée, l’obsolescence programmée.
Runner, joué par Harrison Ford, s’ap- Réplicants : en leur fabriquant un passé, on leur donne un coussin pour les émotions et
pelle Rick Deckard. Vers le début du
on arrive à mieux les contrôler. « Memories. You’re talking about memories. »
film, il demande à l’inventeur des
Réplicants, Tyrell, à propos d’un Nexus Fausses mémoires : bienvenue dans les années 1980. La leçon de Blade Runner est
6 : « How can it not know what it is ? » que pour arriver à survivre il faut choisir un papier peint de mémoire et emmurer les

VERTIGO 42 APESANTEURS

VERTIGO 42 MEP REV (BC).indd 102 07/11/12 11:47


puissances inconnues du corps. Dans une époque de panique imposée, avec Un amour
d’UIQ, Guattari souhaite restituer à la mutation sa dimension jubilatoire et collective.
Contre la nostalgie postmoderne prêt-à-porter, il veut restituer le désir au présent. C’est
peut-être à partir de ça qu’un « cinéma mineur » pourrait commencer à s’articuler.
Au lieu d’un montage qui assignerait des sujets et des agents (qui fait quoi, à qui, et
pourquoi), un cinéma d’agencements impersonnels, une machine d’affects spéciaux,
une distribution de devenirs singuliers, de transformations rythmiques, libéreraient des
puissances impensées, presque impensables.

Quand soudain et mystérieusement UIQ arrive à se fabriquer un corps masculin, cette


incarnation humaine, qui porte la marque visagéisée de son père-créateur sur la joue (une
constellation de grains de beauté), est chargée d’épouser Janice « pour lui », mais il devient
tout d’un coup autonome, rival charnel avec qui UIQ se disputera pour la possession d’une
Janice toujours plus embêtée (avec tous les deux). Dans cette scène, Guattari transforme le
mystère de l’incarnation en schizocomédie screwball, comme si le monde des émanations
de Solaris (Andreï Tarkovski, 1972), dépourvu du poids de la mémoire, pouvait se mélanger,
sans aucun problème, avec celui d’un Preston Sturges. De la même manière, la contagion
qui se propage vers la fin du film peut devenir du burlesque, dépourvu d’horreur, parce
qu’il n’y a pas de nostalgie. Quand UIQ, séparé de sa bien-aimée Janice, provoque une
épidémie planétaire de mutations génétiques, les métamorphoses sont acceptées comme
normales, plutôt moins horrifiantes qu’emmerdantes. Comme dans un film de Tati, elles
font vite partie du train-train quotidien. Ce qui fait qu’un manager qui découvre avoir des
tentacules au lieu des bras peut devenir un meilleur multi-tasker – il a juste besoin que
sa secrétaire l’arrose de temps en temps avec une éponge. Ce processus de mutation,
comme la fusion chair-machine de Videodrome (David Cronenberg, 1983), s’étale de son
noyau jusqu’à engloutir le corps du film et le transformer inexorablement. Il n’y a aucun
dehors d’où observer la mutation, notre regard fait déjà partie de la métastase.
L’Univers Infra-quark devient alors un cerveau-monde pour qui les corps qu’il 103
contient seraient les quanta du mouvement erratique de sa pensée. Mais inversement,
la dernière stratégie d’UIQ, acceptée par Janice pour sauver la planète, sera de se faire
© Éditions Lignes | Téléchargé le 23/09/2023 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 90.51.241.245)

© Éditions Lignes | Téléchargé le 23/09/2023 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 90.51.241.245)
implanter dans le cerveau de la femme, une fusion qui la condamnera à l’immortalité, la
pesanteur d’une apesanteur sans fin.

APESANTEURS VERTIGO 42

VERTIGO 42 MEP REV (BC).indd 103 07/11/12 11:47

Vous aimerez peut-être aussi