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L'image, une contrariété du cinéma

Hervé Aubron
Dans Nouvelle revue d’esthétique 2009/2 (n° 4), pages 105 à 110
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 1969-2269
ISBN 9782130572763
DOI 10.3917/nre.004.0105
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 04/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 78.194.32.238)

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HERVÉ AUBRON VARIA

L’image,
une contrariété du cinéma 1
« Le cinéma, c’est construire du temps et de la durée. Moi, vues en extérieurs durant ses premières années et ne s’inter-
les cinéastes qui sont des purs imagiers, des purs imagistes – et dit pas de jouer avec le hors champ. Peu importe: ce Yalta
il y en a des formidables –, ils me tombent des yeux. Tout ce esthétique entre la vue et le tableau, la durée et l’image, a indu-
qui est décoratif, dans le cinéma, me tombe des yeux. » Dans bitablement et durablement structuré la pensée du cinéma, tout
ce résumé sans détours face à Régis Debray, le critique Serge comme il y a nourri de nombreuses querelles. Mais s’agit-il
Daney2 a beau reconnaître du talent à certains « imagiers » (il vraiment de se quereller entre deux écoles? Il semble plutôt
doit entre autres penser à Fellini ou à Kubrick), il n’en assi- que ce tiraillement soit toujours à l’œuvre à l’intérieur de
mile pas moins immédiatement l’image, au cinéma, à de la chaque film ou de chaque essai théorique: si querelle il y a,
décoration. Postulat exemplaire d’une réticence très partagée: elle est avant tout intérieure. Elle relève de la contrariété – pour
beaucoup de réalisateurs et de théoriciens ont en effet martelé paraphraser le prologue de Jacques Rancière à son recueil La
que le cinéma travaillait la lumière, le mouvement, le temps, Fable cinématographique, intitulé « Une fable contrariée » et
mais surtout pas l’image, sans quoi il céderait nécessairement auquel on reviendra.
à l’imagerie. L’image, au cinéma, était apparemment condam- Il est comme un refoulement dans l’iconophobie lumièriste
née à n’être que d’Épinal. – la plus fertile et agissante sur le plan théorique. Certes, il s’agit
entre autres, sous couvert de démonstrations ou d’emporte-
Lumière et Méliès, un Yalta cinéphile ments désintéressés, de sceller la spécificité du cinéma (notam-
Étrange « iconophobie » – plutôt qu’iconoclasme –, alors même ment par rapport à la peinture), donc aussi la nécessité d’un
qu’il s’agissait de penser un objet audiovisuel. Cette réticence discours spécialisé – pré carré sur lequel ont veillé farouche-
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a en tout cas marqué une nette ligne de partage entre deux ment critiques et théoriciens. Mais, plus essentiellement, cette
supposées lignées cinéphiles, l’une ayant pour bannière les position cherche à contrebalancer une contrariété, un litige irré-
frères Lumière, l’autre Georges Méliès. D’un côté, les vues des solu et très ancien entre deux principes simultanément à
Lumière emblématisent le réalisme fondamental du cinéma l’œuvre au cinéma. Disons: la durée et l’image, ou bien encore
(que théorisa André Bazin) – réalisme non pas au sens de la le mouvement et la fixation – cette fixation qu’induit confu-
vraisemblance ou d’un parti pris esthétique, mais d’un lien sément la notion d’image.
consubstantiel à la réalité, sinon à la matérialité du monde
(via l’empreinte que laissent êtres et choses sur le film). Le cinéma Le plan, entre vue et tableau
consisterait dès lors à agencer des éclats de réel – éclats qui Bien loin d’avoir radicalement tranché entre la vue et le tableau,
valent tout autant pour ce qu’ils contiennent, que pour ce le cinéma a différé son choix en élisant au début du XXe siècle
qu’ils laissent échapper: le cadre est ici poreux, affecté par les un terme particulièrement vague pour nommer son unité
mouvements du grand monde, du Dehors, du hors champ. fondamentale: le plan3. La plupart des théoriciens ont relevé
Du côté Méliès, la logique serait tout autre. Le réalisateur, qui la singulière confusion du mot en français, puisque c’est une
travaillait pour l’essentiel en studio, n’appelait pas ses films des
« vues », mais des « tableaux », dans la continuité des attrac-
tions foraines ou du music-hall. On concevrait dès lors le cadre 1. Ce texte développe certains aspects abordés dans deux interventions: l’une en
non plus comme une membrane poreuse, mais comme une 2006 à la Cinémathèque française, dans le cadre du Collège de l’Histoire de l’art
boîte; non plus comme une fenêtre, mais comme une vitrine, cinématographique, dirigé par Jacques Aumont, l’autre en 2007 à l’occasion du
colloque « Les querelles de l’art », coordonné par Sophie Chassat et Géraldine Sfez.
à l’intérieur de laquelle on démultiplierait figurines stylisées
2. Répondant aux questions de Régis Debray dans l’entretien Itinéraire d’un ciné-
et trucages. D’un côté, donc, passion du réel et de l’enregis- fils (1992), filmé par Pierre-André BOUTANG (et publié en DVD aux éditions
trement; de l’autre, celle du contrôle, de la démiurgie, mais Montparnasse).
aussi du simulacre, du « tableau », et partant, de l’image. 3. Le terme désignait initialement, dans les scénarios, et sur le mode de la pein-
Cette opposition ne va pas sans simplification: il y avait bien ture, la place de tel personnage ou tel objet dans le champ (au premier plan, à l’ar-
rière-plan…). Il semble toutefois que, petit à petit, ces indications aient permis de
sûr de la mise en scène, voire de la manipulation, dans les vues résumer la valeur du cadre: on peut ainsi nommer, par exemple, « premier plan »
Lumière. Quant à Méliès, il tourna lui-même beaucoup de ce qui ne s’appelle pas encore gros plan.

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en quoi on retrouve la foi dans le réalisme fondamental du
cinéma, cette mystique de l’empreinte qui rejoint à sa manière
Lucrèce lorsqu’il affirme que les visions sont des membranes
émanant des corps mêmes. Rien n’est jamais immobile, l’uni-
vers étant en proie à une perpétuelle agitation corpusculaire.
Le cinéma, dans cette perspective, se voue aux ondulations
atmosphériques, au grain mouvant du réel. La seconde tenta-
tion est tout autre: il s’agit de saisir (comme on parle d’une
viande) le mouvement, de le figer un instant; il s’agit d’im-
primer le monde et non de s’en imprégner, de trancher dans
les nuées atomistes, de découper, de rendre visible en donnant
forme. Le spectateur doit ici être impressionné, au sens courant,
mais aussi photographique – qu’il ait une image gravée en lui.
© STAR FILM, TOUS DROITS RÉSERVÉS
Georges Méliès, Vingt mille lieues sous les mers, 1907 (extrait).
L’image-dessin, le plan-couleur?
Dans ce tiraillement se reformule à notre sens, à l’intérieur du
cinéma, une querelle artistique fort ancienne: celle qui opposa,
catégorie à la fois spatiale et temporelle. Le plan désigne à la au XVIIe siècle, les tenants de la couleur et ceux du dessin, ce
fois la valeur du cadre (du gros plan au plan d’ensemble) et qui déborde et ce qui circonscrit, ce qui vibre et ce qui fixe, la
une unité de durée filmique (un plan de trente secondes), chair qui palpite et l’esprit qui tranche et clarifie. Querelle qui
quand en anglais, par exemple, il existe deux mots distincts: ne s’est jamais vraiment refermée, et à travers laquelle on peut
shot pour le premier cas de figure, take pour le second. opposer, à toutes les époques, bien des artistes – au hasard
Pascal Bonitzer résume très bien le problème dans son texte Turner et Ingres, ou bien Rothko et Mondrian5. Couleur/dessin,
« Qu’est-ce qu’un plan? »: plan/image, vibration/fixation: nous distinguons juste ici deux
« Le plan est-il une unité? De quoi est-il l’unité? Est-il grands régimes entre lesquels le visible oscille, avec une infi-
quelque chose? […] Tout se passe comme si ce qu’on nité de dosages et de cas de figure possibles – cela ne signifie
appelle un plan, loin d’être un corps simple, était l’effet pas que le dessin soit nécessairement figé, et la couleur toujours
d’une multiplicité de coupures de natures diverses, un en mouvement. D’autant qu’ils peuvent tendre l’un vers l’autre,
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nœud de coupures. […] Signe ou sensation? À partir du échanger leurs attributs, comme chez Giacometti et Bacon,
moment où l’on a commencé à détacher et articuler entre par exemple. A priori, le premier travaille plutôt le dessin et
eux des plans […], le cinéma s’est trouvé comme écar- l’os (ses silhouettes émaciées), l’autre la couleur et la chair
telé entre deux possibilités. D’un côté, par le passage, – car c’est une autre manière de formuler cette opposition: la
savant, des vues éloignées aux vues rapprochées, de la couleur en tant que chair animée du visible, le dessin comme
vision optique à la vision “haptique”, la mise en scène pouvait le squelette qui la vertèbre. Mais, comme l’écrit Deleuze dans
diriger l’intérêt des spectateurs, […] inventer et varier sa Logique de la sensation, la chair tend vers l’os chez Bacon – ce
tout un ordre de sensations. D’un autre côté, et corréla- qu’il appelle la « viande », sorte de dure escalope. On pour-
tivement, se créait ainsi tout un arsenal de signes ciné- rait inversement dire que l’os tend vers la chair chez Giacometti,
matographiques, dont les metteurs en scène, désormais se souvient de son fantôme – ce halo pulvérulent qui nimbe
auteurs et démiurges et non plus comme aux premiers ses silhouettes. D’où aussi, chez les deux peintres, une indis-
temps ingénieurs et techniciens, expérimentaient avec tinction entre mouvement et immobilité, vibration et fige-
ivresse le pouvoir »4. ment: violentes torsions chez Bacon mais dont le mouvement
apparaît « gelé » ou décomposé, comme sous l’effet d’arrêts
Le plan apparaît donc comme une zone critique entre la vue sur image où plusieurs postures se superposent en surim-
et le tableau, la durée et l’image. Le cinéma est en effet certes pression; figures minéralisées pourtant animées d’un poudroie-
capable de reproduire le mouvement, mais il n’est quasiment ment atomiste chez Giacometti. Ce dernier relie d’ailleurs,
jamais pure cinétique ou pur flux – le temps du cinéma « pur » précisément, cette zone indécise à l’expérience du cinéma:
paraît désormais bien lointain, à de rares exceptions expéri- « Avant, il y avait une réalité connue ou banale, disons:
mentales. Il ne peut éviter de dessiner des formes dans le mouve- stable, n’est-ce pas? Cela a cessé complètement en 1945.
ment, de se fixer dans des images, aussi fugitives ou subliminales
soient-elles. Le cinéma est dès lors mu par deux désirs a priori
4. P. BONITZER, « Qu’est-ce qu’un plan? », in Le Champ aveugle. Essais sur le réalisme
contradictoires. Le premier consiste à exhumer, ou simple- au cinéma (1982), rééd. Petite Bibliothèque des Cahiers du cinéma, 1999, p. 15-18.
ment se laisser imprégner, par le grand mouvement du monde, 5. On aura compris que cette opposition concerne tout autant l’art abstrait – et
se laisser traverser par lui. Il y a là une rêverie atomiste – ce n’a rien de commun avec la distinction entre art figuratif et abstraction.

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HERVÉ AUBRON L’image, une contrariété du cinéma


Par exemple, je me suis rendu compte qu’entre le fait semble possible, « le fugitif est enfin fixé, et sans labeur. […]
d’aller au cinéma et celui de sortir du cinéma, il n’y avait aux centaines de feuilles péniblement peintes, une par une, chez
pas d’interruption; j’allais au cinéma, je voyais ce qui se un Théodore Rousseau, [le cinématographe] substitue en effet
passe sur l’écran, je sortais, rien ne m’étonnait, dans la l’apparition immédiate de toutes les feuilles. Et en plus, elles
rue ou dans un café… […] Je me rappelle très bien, c’était bougent… »9.
aux Actualités, à Montparnasse, d’abord je ne savais plus Une fois passé ce ravissement premier, les deux principes
très bien ce que je voyais sur l’écran; au lieu d’être des vont pourtant vite se disjoindre, à nouveau, ce que formule
figures, ça devenait des taches blanches et noires, c’est-à- encore d’une autre manière Jacques Rancière dans La Fable
dire qu’elles perdaient toute signification, et au lieu de regar- cinématographique, qu’il estime en effet contrariée, car tirail-
der l’écran, je regardais les voisins qui devenaient pour lée, plus encore que les autres arts, entre deux régimes: l’acti-
moi un spectacle totalement inconnu. […] Alors il y a eu vité de la représentation, qui organise et clarifie (comme le dessin
une transformation de la vision de tout… comme si le mouve- au XVIIe siècle) et le devenir-passif de l’âge esthétique.
ment n’était plus qu’une suite de points d’immobilité. Une « Cette logique [esthétique] oppose au vieux principe de
personne qui parlait, ce n’était plus un mouvement, c’était la forme qui travaille la matière l’identité du pur pouvoir
des immobilités qui se suivaient, complètement détachées de l’idée et du radical impouvoir de la présence sensible
l’une de l’autre; des moments immobiles qui pourraient et de l’écriture muette des choses. » Il s’agit là de rejoin-
durer, après tout, des éternités, interrompus et suivis par dre la « poussière des particules élémentaires »10.
une autre immobilité »6.
Selon Rancière, les premières avant-gardes du cinéma étaient
En tant que machine imprimant le mouvement, le cinéma fondées sur une utopie purement esthétique. Il commente le
a pu apparaître à l’origine comme un médium capable d’uni- livre Bonjour cinéma, de Jean Epstein (1921) :
fier en un seul bloc dessin et couleur – ce que sous-entendait « L’automatisme cinématographique règle la querelle de
André Bazin lorsqu’il fit du cinéma « la momie du change- la technique et de l’art en changeant le statut même du
ment », autrement dit la fixation du mouvant. Lorsque “réel”. Il ne reproduit pas les choses telles qu’elles s’of-
Jacques Aumont souligne lui que les « effets de réalité » des frent au regard. Il les enregistre telles que l’œil humain
vues Lumière étaient à la fois quantitatifs et qualitatifs, ces ne les voit pas, telle qu’elles viennent à l’être, à l’état d’ondes
deux catégories recoupent les principes de dessin et de couleur. et de vibrations, avant leur qualification comme objets,
Dessin quantitatif: personnes ou événements identifiables par leurs proprié-
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« Ce qui enchante le spectateur, c’est […] qu’on lui montre tés descriptives et narratives. […] Ce que l’œil mécanique
un aussi grand nombre de figurants à la fois […]. La voit et transcrit, nous dit Epstein, c’est une matière égale
valeur picturale quantifiable par excellence, et au XIXe siècle,
peut-être la seule, c’est le fini du détail, la précision, le léché.
[…] Qu’est-ce qui fait l’admiration du XIXe siècle pour
ces tableaux auxquels il ne manque pas un bouton de
guêtre? […] Indéniablement, c’est de pouvoir imaginai-
rement “computer” le réel, le ramener à de l’indéfiniment
additionnable […] »7.

Couleur qualitative:
« On se souvient de la surprenante réaction de l’un des
premiers spectateurs du Goûter de bébé, Georges Méliès.
[…] Méliès ne relève qu’une chose: au fond de l’image,
il y a des arbres, et, merveille, les feuilles de ces arbres sont
agitées par le vent. Ailleurs, ce seront des fumées […], des © PATHÉ, TOUS DROITS RÉVERVÉS.
buées, des vapeurs, des reflets, des vagues clapotantes […]. Jean Epstein, Cœur fidèle, 1923 (extrait).
[…] nous avons oublié qu’au long d’un siècle au moins,
la peinture puis la photographie se sont acharnées à
produire ce type d’effet. Il y a là une histoire, celle de la 6. GIACOMETTI, « Entretien avec Pierre Schneider » (1961), in Écrits, éd. Hermann,
1995, p. 265-266.
peinture des nuages, des pluies, des tempêtes et des arcs-
7. J. AUMONT, L’Œil interminable, éd. Séguier, 1995, p. 22-23.
en-ciel […] »8. 8. Ibid., p. 23-24.
9. Ibid., p. 25.
Vibration infinie de l’atmosphère, des météores. Avec les 10. J. RANCIÈRE, La Fable cinématographique, éd. du Seuil, La Librairie du XXIe siècle,
vues Lumière, conclut Aumont, la synthèse des deux principes 2001, p. 15-16.

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à l’esprit, une matière sensible immatérielle, faite d’ondes diens, constitue une part essentielle du « réel ». C’est désor-
et de corpuscules. Celle-ci abolit toute opposition entre mais, bel et bien, à un « icono-réalisme » qu’il faut s’atteler.
les apparences trompeuses et la réalité substantielle. […] Comment donc renouveler, revivifier cette contrariété entre
L’écriture du mouvement par la lumière ramène la matière durée et image, couleur et dessin, mouvement et fixation?
fictionnelle à la matière sensible. Elle ramène la noirceur Peut-être ne faut-il plus seulement raisonner à l’échelle de
des trahisons, le poison des crimes ou l’angoisse des mélo- l’histoire du cinéma ou d’une œuvre, mais à l’échelle du plan.
drames à la suspension des grains de poussière, à la fumée Cela, ce tiraillement, se joue peut-être à l’intérieur de chaque
d’un cigare ou aux arabesques d’un tapis »11. plan. Nous évoquions à l’instant l’image-temps: ce que nous
venons de décrire peut parfaitement s’articuler avec le système
Ce cinéma rêvé n’a pourtant quasiment jamais existé, imaginé par Gilles Deleuze dans ses deux livres sur le cinéma
remarque Rancière. C’est que, la caméra étant passive par – et d’abord la cosmologie inspirée par Bergson sur laquelle
nature, le cinéaste n’a pas comme un écrivain à travailler à sa s’ouvre son propos. Il y conçoit le monde comme un métaci-
passivité, à être « l’instrument de son devenir passif ». Il en néma où les images ne se distinguent pas radicalement des choses
résulte paradoxalement un regain de l’activité représentative: (comme les membranes de Lucrèce), images dont nos cerveaux
« Le jeune art du cinéma n’a pas seulement renoué avec le vieil constituent, en les arrêtant, l’écran, le support. Deleuze expli-
art des histoires. Il en est devenu le gardien le plus fidèle. » Si cite ensuite deux âges de l’image de cinéma. Avant la Seconde
Rancière examine le problème du récit, la question de l’ima- Guerre, dans le cinéma classique, il s’agit selon lui d’une image-
gerie est à l’évidence aussi mue par un principe actif: ce qui mouvement, c’est-à-dire une image donnant à voir la façon
cerne, ce qui encadre, ce qui enlumine ou décore éventuelle- même dont nous modélisons nos perceptions en vue d’une
ment. action, comment nous « dessinons » notre environnement en
le lisant à travers le crible de ce que Deleuze nomme le « schème
En passer par l’image sensori-moteur ». L’image-mouvement entre en crise avec la
Revenons-en à notre constat premier. Selon une certaine doxa modernité, plongeant le spectateur dans une sorte de dénue-
cinéphile (post-bazinienne, dirons-nous), le cinéma devait ment hébété: nous voici dans l’image-temps, qui donne à expé-
donc nous désapprendre à voir avec des yeux d’homme, rendre rimenter des « situations optiques et sonores pures » sur
perceptible un monde qui ne serait plus anthropocentré. En lesquelles nous n’avons plus la main.
d’autres termes, le cinéma représentait un antidote à l’excès Cette crise essentielle de l’image-mouvement est souvent
imagier, aux stéréotypes, aux clichés – ce dernier mot indui- reliée à la catastrophe de la Seconde Guerre. Mais il faut rappe-
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sant bien un figement photographique, les stéréotypes et les ler que le cliché en est le pivot essentiel. C’est parce qu’il ne
clichés étant par ailleurs, à l’origine, des termes d’imprimerie croit plus au schème sensori-moteur, qu’il voit seulement en
(où l’on retrouve l’image d’Épinal). Cette conception icono- lui un écheveau de stéréotypes, un dessin mort, que le specta-
phobe du cinéma a notamment incité à faire durer les plans, teur se retrouve désemparé devant l’image-temps.
aux aguets des moindres frémissements et palpitations, pour « Le fait moderne, c’est que nous ne croyons plus en ce
donner à voir des immobilités en mouvement. Toutefois, cette monde. […] Ce n’est pas nous qui faisons du cinéma, c’est
pensée relève de plus en plus de la mystique ou du vœu pieux le monde qui nous apparaît comme un mauvais film »12.
à partir du moment où, au fil de l’histoire du cinéma, des
codes, et donc une iconographie, se constituent. Le « plan-qui- Le cliché constitue un passage nécessaire pour aller vers
dure », « l’image-temps » ne suffisent plus pour contrecarrer l’image-temps: à travers lui, ce qui constituait l’instrument
l’image ou le cliché, tant ils sont eux-mêmes devenus des figures transparent de nos actions, ce par quoi nous commandions
relevant d’une tradition et ne pouvant sérieusement préten- aux choses, est désormais perçu en tant qu’image morte, figée.
dre révéler un supposé réel originaire. Il existe aussi, mainte- L’image-cliché, son dessin, nous fait entrevoir le monde nu et
nant, une imagerie tarkovskienne ou straubienne – au point muet. En d’autres termes, c’est une phase délicate de fixation
qu’on pourrait parfois parler d’« image-temps filmée » (comme qui permet de toucher à la grande animation environnante.
Louis Skorecki parle, à la suite de Jean-Claude Biette, de « cinéma Relevons par ailleurs une critique de Rancière sur la théorie
filmé »). L’orthodoxie lumièriste que nous décrivons est à l’évi- deleuzienne. Il ne la remet pas fondamentalement en cause,
dence de moins en moins agissante – c’est en quelque sorte mais s’étonne de son découpage historique: seulement des
déjà une histoire de la théorie du cinéma que nous faisons là. images-mouvements avant-guerre, seulement des images-
Reste que la pensée du cinéma peine encore à refonder ses lignes
de partage, quand elle ne verse pas dans l’iconolâtrie débri-
dée, avec l’enthousiasme du nouveau converti. À l’évidence, 11. Ibid., p. 8-9.
le « réalisme ontologique » du cinéma ne peut désormais faire 12. G. DELEUZE, L’Image-temps, éd. de Minuit, 1985, p. 223. Deleuze évoque même
dans ce livre une « civilisation du cliché » (p. 33). Je me permets, sur cette ques-
l’économie de penser aussi l’image, à l’heure où l’imagerie est tion, de reporter à une précédente publication: H. Aubron, « Clichés vivants », in
si profondément incrustée dans nos environnements quoti- François Dosse et Jean-Michel Frodon (dir.), Gilles Deleuze et les images, éd. Cahiers

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temps après. Rancière formule alors l’hypothèse qu’il y a de ces salons dublinois, comme une statuaire du renoncement et
l’image-mouvement et de l’image-temps dans chaque plan de de l’aliénation. Mais ce sont précisément les stéréotypes de la
cinéma. On pourrait alors envisager un mouvement de descente bienséance qui vont finir par libérer la vision. C’est parce que
et d’ascension, une curieuse physique du plan, d’abord à notre les convenances s’hébètent d’un coup, se révèlent soudaine-
usage, tendant à s’effondrer en cliché, pour libérer finalement ment comme des rites sans nécessité, que peut être perçu le
des situations optiques et sonores avant, peut-être, que le cycle poudroiement cosmique du Dehors, qui n’avait jamais cessé,
ne commence à nouveau. Tout plan, dès lors, tendrait vers son mais que l’on avait juste oublié, occulté – cette physique fonda-
figement, sa propre iconographie, sa propre image. Le cliché mentale des particules de neige.
constituerait un point asymptotique qu’il faudrait approcher La révélation a débuté pour Gabriel bien avant l’aveu de sa
au plus près sans le dépasser. Figement de l’impression, du femme, peut-être au moment du départ de la soirée, lorsqu’il
cliché: risque à courir pour qu’une forme, toujours à deux doigts la regarde alors qu’elle est absorbée par le chant d’un ténor
de se calcifier dans la joliesse ou l’excès de composition, finisse invité. Le plan de Huston restitue alors au plus près la nouvelle
par transparaître dans le poudroiement des particules. de Joyce, dans laquelle Gabriel perçoit alors, en effet, sa femme
comme une image: Il « fut surpris de son immobilité ». Puis:
« Surpris de son immobilité » « Il y avait de la grâce et du mystère dans sa pose comme
Il y aurait là comme une petite mort nécessaire, dans et par si elle symbolisait quelque chose. Il se demanda de quoi
l’image: le linceul ou le masque mortuaire constituent après une femme debout dans l’escalier dans l’ombre, à l’écoute
tout des métaphores courantes du procédé photographique. d’une musique lointaine, était le symbole. S’il était peintre
« Le cadavre est sa propre image » – remarque clairvoyante de il la peindrait dans cette pose »13.
Blanchot. Voilà bien la tension qui anime le plan de cinéma:
ce suspens où durée et image, mouvement et immobilité se Devenue symbole au référent absent, pure image, la figure
rejoignent. Sorte de dernier soupir indéfiniment suspendu – ce de sa femme ne va plus de soi. Cette révélation du corps-image
point où le corps vient d’exhaler son ultime souffle et se fige vide déjà de son sens le carnaval social, ouvre l’esprit de Gabriel
en son image, cet instant où la palpitation s’imprime, où une au grand poudroiement des flocons. Huston aurait pu s’en tenir
figure est saisie, clichée dans l’imprimerie de l’imaginaire, sur à leurs volutes abstraites d’atomes (comme Alain Resnais en
une plaque encore en fusion. Figement dans lequel il faut tenter 1984 dans les remarqués plans de particules de L’Amour à
de ne pas se complaire (auquel cas, en effet, on ne fait que de mort). Huston finira bien sur la neige, mais insère auparavant
l’imagerie, bien souvent morbide: c’est l’inquiétude d’Antonioni de courtes vues de paysages et de natures mortes enneigées,
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lorsqu’il cache un cadavre dans la photo de Blow Up), mais cadrés de manière très orthodoxe, presque sur le mode d’un
figement vers lequel tendre, pour que ce ne soit qu’une petite diaporama. À travers ce montage, les images figées du cliché,
mort, une infime immobilité, qui libère le grand mouvement. tout comme les convenances sociales, participent du cosmos.
Bien des cinéastes ont précocement vrillé ce point critique Choses parmi les choses, elle volètent parmi les flocons.
entre plan et image, plus que jamais décisif aujourd’hui. La « Son âme s’évanouissait lentement tandis qu’il entendait
toute fin d’un film testamentaire en constitue une belle fable, la neige qui tombait insensiblement à travers l’univers et
parmi d’autres: Gens de Dublin (The Dead), de John Huston insensiblement tombait, comme la descente de leur fin
(1987), d’après James Joyce. Dans un monde en perdition (la dernière, sur tous les vivants et les morts »14.
bourgeoisie irlandaise à la fin du XIXe siècle), un couple entre
à l’hôtel après une soirée familiale guindée. L’épouse, en plein Fameuse dernière phrase du récit de Joyce qui condense
désarroi, avoue à son mari que la neige, tombant sur Dublin, peut-être la physique du plan: cette « descente » vers l’image
lui rappelle la mort d’un amour de jeunesse dont elle ne lui qui permet in extremis une vaporisation ascendante, l’oubli
avait jamais parlé. Alors qu’elle plonge dans le sommeil, le de soi parmi les corpuscules élémentaires.
mari Gabriel, pensif, se perd dans le spectacle des flocons, à
travers la fenêtre. « Nous devenons tous des ombres », se dit- Les tableaux ranimés de La Ricotta
il notamment. Il imagine déjà le cadavre parcheminé de sa vieille Comment braver sa propre imagerie, une éventuelle stase
tante, qui chantait tout à l’heure, durant la soirée, tandis que formelle, et ainsi relancer le mouvement créateur? La plupart
la caméra s’aventurait dans des pièces vides de la maison et des grands cinéastes de la modernité se sont mesurés à cette
s’attardait sur des natures mortes de bibelots. gageure. On pourrait à ce propos invoquer Antonioni ou
Auparavant dans le film, l’imagerie a explicitement consti-
tué un enjeu social: le poids des convenances durant la soirée,
l’extrême rigidité de silhouettes veillant à préserver leur image. du cinéma/Ina, 2008, p. 85-94.
Même les danses s’avèrent engoncées, toujours sur le mode 13. J. JOYCE, « Les morts », in Gens de Dublin, trad. Benoît Tadié, Flammarion, GF,
d’un quadrille mécanique, où l’on se présente de face aux 1994, p. 253.
partenaires, comme de vigilantes cartes à jouer. Il y a là, dans 14. Ibid., p. 267.

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VARIA Félibien : la beauté classique


Jacques Demy, Fassbinder ou Brian De Palma, Rohmer ou ces citations maniéristes, via les gestes des figurants, qui vien-
Coppola. On s’en tiendra pour l’heure à un seul cinéaste, Pier nent naturellement repeupler d’illustres compositions convul-
Paolo Pasolini. sives, quatre siècles après leur exécution. Inversement, le
Pasolini tourne en 1962 La Ricotta, l’un des sketches du film mouvement se grippe dans le versant noir et blanc de La Ricotta,
collectif Rogopag. La Ricotta retrace en noir et blanc le tour- alors même que ce support pourrait constituer un gage de
nage d’une Passion du Christ, entrecoupé de deux tableaux vitalité et de concrétude, comme dans Accattone. La rugosité
vivants en couleurs (et en studio) reproduisant de célèbres du noir et blanc rend certes grâce à la présence corporelle de
œuvres de la peinture maniériste, les Déposition du Christ de Stracci, mais elle ne le mène pas moins au figement définitif
Pontormo et de Rosso15. La chronique du tournage a pour sur sa croix de pacotille. Entre-temps, le corps vivant s’est petit
cadre des terrains vagues et a pour héros Stracci: jouant le bon à petit mué en pantin mécanique, via d’incongrus accélérés.
larron, ce figurant nécessiteux et affamé est ridiculisé par L’animation ressurgit dans le chromo tandis que se fige le
l’équipe. Trouvant finalement de quoi se nourrir (la fameuse grain rugueux du noir et blanc.
ricotta), le miséreux se goinfre sans respirer et meurt d’indi- Pasolini entrevoit ici qu’il ne peut perpétuer à l’identique
gestion sur la croix. Certains commentateurs de La Ricotta ont sa manière première (l’homogénéité, la pureté noir et blanc
considéré les intrusives reproductions de tableaux comme d’Accattone) sans sombrer dans sa propre contrefaçon, une
l’aveu d’une tentation maniériste, suscitée par l’ivresse de la imagerie mercantile, un bibelot néoréaliste – au début des
couleur (que Pasolini utilise ici pour la première fois) – ces années 1960, le néoréalisme n’est plus qu’une manière, voire
séquences lorgnent visiblement vers Fellini, cinéaste imagier un maniérisme. Dans La Ricotta, Orson Welles incarne un
par excellence. D’autres ont tout au contraire vu dans cette personnage de réalisateur pompeux, celui qui dirige cette
farce une charge du réalisateur contre le maniérisme généra- Passion de pacotille. Interviewé par un journaliste, il prononce
lisé du cinéma, devenu un art cynique prêt à humilier et dévi- des phrases que Pasolini a réellement prononcées dans des
taliser toute chair pour produire de la « belle image ». entretiens passés – l’artiste moderne court toujours le risque
Pour le coup, la dialectique de La Ricotta paraît autrement de se confondre avec sa simple parodie, les ragazzi d’Accattone
plus complexe. Certes, dans les séquences en noir et blanc, sont déjà des figures codifiées et possiblement dévitalisées,
l’équipe du tournage s’apparente à une odieuse caravane de corps que Pasolini a d’un certain point de vue sacrifiés pour
nantis, n’ayant aucune attention pour le peuple des faubourgs les transformer en images consacrées. Ce que le cinéaste contre-
qu’elle investit – ces mêmes faubourgs qui constituaient les signera l’année suivante, dans L’Évangile selon saint Matthieu:
décors des deux précédents films de Pasolini, Accattone et le filmant d’abord dans un registre proche d’Accattone, il remet
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Mamma Roma. Par ailleurs, le cinéaste ne cache pas un certain tout en cause en plein tournage, estimant qu’en rendant systé-
goût du blasphème (à l’encontre de l’iconographie chrétienne matiquement profane l’imagerie chrétienne, il ne fait qu’en-
et de l’histoire de l’art) dans ses reproductions maniéristes, parfai- tretenir un pompiérisme symétrique. Il vise dès lors un style
tement exactes et plastiquement fastueuses, mais aussi écor- « magma » beaucoup plus hétérogène, qui ne craint pas, notam-
nées par de multiples détails triviaux, dus à des figurants peu ment, de citer la tradition iconographique. Comment prendre
disciplinés. Comparée au luxe d’efforts et d’accessoires qu’elle de vitesse l’image? Ce sera la constante fièvre de Pasolini. La
nécessite, la réalisation de ces tableaux vivants paraît dérisoire séquence du Golgotha, dans L’Évangile…, allégorise sa straté-
et ramène le cinéma contemporain à un poster amélioré, une gie: il ne filme pas les trois crucifiés de face, mais de dos. Il
industrie du réchauffé : dans son essai sur le cinéaste16, prend ainsi à revers l’iconographie (celle de l’Église et la sienne),
Hervé Joubert-Laurencin rappelle judicieusement l’étymolo- il prend l’image de dos, et l’inscrit sur un autre plan.
gie du mot ricotta – littéralement la « recuite », la ricotta prove- Hervé Aubron
nant du petit-lait récupéré après la fabrication d’un fromage
et cuit une nouvelle fois. La fable serait sans ambiguïté: le
cinéma est un art cuit et recuit, voué à brasser des citations de 15. Historiquement, le maniérisme italien s’apparente bien à une imagerie obnu-
bilée, reprenant et déformant les motifs de la Renaissance, considérée comme un
citations, financer d’extravagantes pièces montées, parfaite- héritage écrasant qui ne peut plus être renouvelé, mais seulement contrefait. Erwin
ment ignorer les souffrances (mais aussi la vitalité) du peuple Panovsky décrit ainsi la phase maniériste: « Le style se fige, se cristallise, se pare
alentour. Le cinéma « en couleurs » ne constituerait qu’une d’un lisse et d’une dureté d’émail, tandis que les mouvements, qui tendent à l’excès
de grâce, sont en même temps contraints et retenus. L’ensemble de la composi-
décadence décorative, une vignette impudente pour galeries tion devient un champ de bataille où s’affrontent des forces contradictoires, emmêlés
marchandes – seule serait digne la vie bafouée qui file dans les dans une tension infinie. » (« Qu’est-ce que le baroque? », in Trois Essais sur le style,
terrains vagues, communauté des sans-grade et des enfants Gallimard, Le Promeneur, 1996, p. 44). C’est pourtant bien cet accès dépressif de
fixation – au sens plastique et psychiatrique – qui annonce la grande explosion de
perdus que Stracci croise fugacement durant sa quête de ricotta. mouvement de l’art baroque.
Le tableau de Pasolini est loin d’être aussi univoque. On 16. H. JOUBERT-LAURENCIN, « Pasolini, portrait du poète en cinéaste », Cahiers du
pourrait tout aussi bien dire que le mouvement renaît dans cinéma, 1995.

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