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FILMS

Guéorgui Katzarov

ERES | « La clinique lacanienne »

2013/1 n° 23 | pages 187 à 193


ISSN 1288-6629
ISBN 9782749239361
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https://www.cairn.info/revue-la-clinique-lacanienne-2013-1-page-187.htm
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Films
Coordonné par Guéorgui Katzarov

Amour désir – un temps – n’est plus que du


Film de Michael Haneke (2012) temps à vivre, ce trait s’ajoutant aux
autres traits qui peuplent le vivant qui
… Amour, mot ici trop court, à y s’en va.
rajouter aussitôt : de Haneke 1… Universel est notre rapport à la
… qui soutient qu’aucun film mort, à la limite de l’intime où le
jusqu’au sien ne porte ce nom 2. « créateur » du film nous dit d’être
Oui, nous sommes au cinéma, et spectateur initié. Ce que l’on est
pourtant dans « de la vie », tant le toujours trop : mais ce qu’il filme
réel y fait trou, troué qu’il est par où – qu’il filmerait – c’est comme la
s’inscrit le sujet du désir, quoiqu’il propre mort de l’être que je suis.
en soit, désir de sa mort, celle à/ Ce qui reste impossible à repré-
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de soi-même, ce qui exige, dès lors, senter : on pense celle de l’autre,
qu’il y ait de l’Autre plus que jamais. mon semblable, mais pas la sienne.
Toi, Lui, Moi. Un jour, une nuit, ça Là, avec Haneke, ce réel pâtit de
se met en place en un trait par quoi, l’image de cinéma, il lâche du lest,
lors de la disparition de l’aimé, le se dit presque… le corps, la peau,
la chair, les yeux, les douleurs, les
excréments, le sang, les larmes se
1. Amour a été projeté au « Regard qui bat… » le font déchets, causes de notre désir
16 décembre 2012 au cinéma le St André des Arts de savoir l’amour de l’aimé, et de la
en présence de Philippe Rouyern, coauteur avec vie aussi. Oui, l’amour exige d’être
Michel Cieutat, de Haneke par Haneke. Entretiens su. Et c’est sa limite qu’on a à se
avec Michel Cieutat et Philippe Rouye, Paris, Stock,
mettre sous la dent, vers l’œil du film
2010.
2. « J’ai cherché, dit Hanecke, sur Internet et, sous le
Amour comme ce long fleuve d’Asie,
titre Amour, je n’ai trouvé qu’un court-métrage belge et ses méandres immenses… Ici la
de 1922. Aucun autre depuis. À l’exception du récent filiation est comme sacrifiée, exclue
Amore, avec Tilda Swinton. Cela posera problème du couple qui se maintient tel pour
lors de la distribution de mon film en Italie, car je mourir ensemble… Et la seule trans-
veux que le titre français soit traduit dans toutes les mission se fait de maître à élève par
langues des pays où mon film sera projeté. Mais tant le piano, Schubert, Beethoven.
pis », dans Haneke par Haneke.

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Amour de Hanecke séjourne Trintignant dans les personnages


entre désarroi, colère et dignité de d’Anne et Georges Laurent. Leur tout
l’être parlant mais pas tout seul, bien dernier échange, avant de disparaître
que l’ultime de l’intime sait que ce ensemble, c’est celui, en un seul plan,
savoir-là est celui de l’existence de où l’enfance est en une demande
soi-même jusqu’à la fin, celle d’at- immensément présente.
tendre, inhérente au réel du jour à jour Amour, seul film de ce nom nous
de tous nos jours… dit notre existence d’enfant toujours
Comme il en a le secret, Michael actuel…
Haneke laisse toute sa liberté au spec-
tateur qui, dès lors, se retrouve comme Jean-Jacques Moscovitz
coréalisateur à inventer d’autres
plans, d’autres séquences, d’autres
fins à l’action en cours et ce parfois Dans la maison
de façon excessive. Ainsi pour le Film de François Ozon (2012)
Ruban Blanc (2010), dont l’action se L’éclosion du couple pervers
passe en 1913, certains se sont livrés
à penser que l’auteur voulait montrer Voilà un jeune homme bien sous
les prémisses prussiennes du Totals- tout rapport, vêtu de son nouvel
tadt et même de la Shoah dans un uniforme, qui se présente en cette
usage abusif de la « Destruction des rentrée scolaire au lycée Gustave
juifs d’Europe »… Alors que Haneke, Flaubert. Le jeune Claude Garcia,
lui-même, dit dans un interview qu’il élève en classe de seconde, qui ne va
trouve un appui parmi d’autres, sur pas tarder à susciter par ses écrits l’in-
Malaise dans la civilisation de Freud térêt de son professeur de français, un
de 1929. À moins d’oser dire que ce certain Germain (de son nom comme
texte de Freud serait une prophétie sur de son prénom). Le film de François
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ce qui allait arriver en Europe nazie, Ozon nous plonge au cœur des effets
Malaise de 1929 n’est que ce qui de cette rencontre entre le professeur
nous permet aujourd’hui encore de et son élève ; ou comment suivre au
percevoir combien la sexualité infan- microscope la mise en place et l’évo-
tile existe, qu’elle est refusée chez lution d’un couple pervers au sens où
les adultes, réprimée chez l’enfant. le décrit Jean Clavreul 3.
Et, dès lors, source de crimes indi- Nous voilà donc convoqué en tant
viduels dans des vengeances entre que « spect-acteur » de cette relation
enfant et adulte. Oui, Henecke nous à la fois malsaine et fascinante par
laisse là dans notre responsabilité le choix de mise en scène du réali-
de spectateur. De là à y voir les sateur. La voix du jeune Claude en
soubressauts d’une gestation de la position de narrateur, venant même
Shoah, dont certains ont voulu nous interpeller directement le spectateur,
abreuver, il n’y a qu’un pas, celui-là nous impose une participation active
même qui ne veut rien accepter de la au déroulement d’un moment de
puissance de la libido freudienne, de bascule de la vie de ce professeur.
la sexualité infantile. Sexualité qui se
meut jusqu’au grand âge, jusqu’à la 3. J. Clavreul, « Le couple pervers », dans Le désir
mort, malgré tout et comme l’incar- et la perversion, Paris, Le Seuil, 1967, collection
nent Emmanuelle Riva et Jean-Louis points essais, 1981.

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Ainsi nous sommes saisis au jeu des Un hameçon trop séduisant


identifications en place dans ce trio risque d’éveiller des doutes chez le
entre Claude, Germain et sa femme poisson à ferrer. Il faut donc y aller
Jeanne. D’un côté, l’attirance de la progressivement, et les manipulateurs
perversion par la voix de Claude qui s’avèrent experts en la matière. Plus
mène la danse, de l’autre, les rêves le film avance et plus nous nous
inassouvis du professeur aigri dans laissons prendre, identifiés que nous
lequel chacun peut se retrouver, et pouvons l’être à Germain qui se laisse
finalement l’avis critique de Jeanne aller au jeu complice de son jeune
qui tend à nous ramener les pieds sur élève. Pourtant, Jeanne tente bien de
terre, embarqués que nous sommes l’avertir : « Il te manipule, c’est lui
vers les chimères d’une jouissance qui te donne une leçon », mais rien
débridée. n’y fait. Germain a trop à y gagner,
Non pas « La maison », mais ou plutôt à y perdre. Cette progressi-
bien « Dans la maison ». Le titre du vité concerne également le spectateur
film lui-même nous indique que nous qui, d’observateur lambda en début
allons pénétrer au cœur de l’intime de de film, se retrouve en position de
la vie d’une famille présentée comme voyeur, témoin au plus proche des
normale, selon Claude. À mi-chemin ébats amoureux du couple Artol. On
donc entre normal et pathologique, pourrait dire que le professeur l’a bien
toujours placé sur le fil de ladite cherché en conjurant son élève à une
normalité, en position de voyeur touche de réalisme dans ses écrits :
d’une intimité dévoilée. Se dessinent « Comme si tu avais une caméra
donc au fur et à mesure les éléments cachée, que tu regardais par le trou de
d’une plongée dans le monde de la la serrure. »
perversion. Rapidement, la vie de la De manière diffuse, et en partie
famille Artol (père-mère-fils) va nous somatique via les effets de l’angoisse,
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apparaître comme un faire-valoir, une Jeanne, dans un premier temps, puis
toile de fond au développement des Esther par la suite vont sentir que
fantasmes de Claude. Il se joue volon- quelque chose cloche avec ce Claude.
tairement de son camarade de classe Jeanne prévient son mari : « Je suis
Raphaël Artol en « profitant qu’il mal à l’aise, il est bizarre, peut-
s’était planté en mathématiques » être dangereux », et Esther, le sien :
pour entrer en relation avec lui, et « Moi, il me rend nerveuse, il a l’air
surtout entrer dans la maison. Une d’un fou ». Lacan nous disait que la
fois un pied à l’intérieur, « je me jouissance se repère quand ça dégou-
débrouillais pour l’occuper […] et line. Nous vient alors l’onomatopée
j’en profitais ». Le tableau est donc « Beurk ! » comme dernier rempart
dressé. Il s’agira à partir de là de d’un bout de symbolique face au
« profiter » de l’autre dans le but d’at- réel de la jouissance. Car c’est bien
teindre, d’une part, Esther, la mère de de cela qu’il s’agit au contact de ce
la famille Artol, objet partiel porteur Claude, ça dégouline ou plutôt ça
de « l’odeur singulière des femmes de suinte, ça se diffuse, ça se répand au
la classe moyenne », et, d’autre part, travers de ses mots, de ses postures,
M. Germain, lecteur pendu au fil des et bien évidemment de ses regards
lignes des textes apportés progressi- insistants. La question du regard de
vement par le jeune manipulateur. l’Autre, point nodal de la structure

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perverse, se trouve ici mise en scène Plutôt qu’un lien amoureux, il


comme prise dans les reflets d’un s’agit bel et bien d’une « allégation
kaléidoscope : regard de voyeur de amoureuse 4 », comme l’a défini
Claude sur la famille Artol, regard Clavreul, qui unit les deux partenaires.
complice du professeur sur les écrits La dichotomie manichéenne entre
de son élève, regard inquiet de Jeanne manipulateur et manipulé n’est donc
sur la dérive de son mari, regard pas ici de mise dans cette rencontre
imposé au spectateur suivant la vision entre le professeur et son élève. Car
subjective de Claude… si Claude semble mener la danse, il
Plusieurs lectures possibles appa- n’en est pas moins soumis au poids
raissent au visionnage du film de de son symptôme. Pris au régime
F. Ozon. Une cinématographique du spéculaire, Esther lui rappelle la
concernerait le cadrage, la réalisation duperie dont il est lui-même victime :
ou le montage. Une plus sociologique « C’est pas moi que tu aimes mais
pourrait prendre le portrait fait de la une image ». Et si Germain apparaît
famille Artol comme représentante comme victime manipulée, il n’en
de la nouvelle classe moyenne et de est pas moins, pour sa part, actif,
ses aspirations. Enfin, une lecture pris dans les affres de sa frustration
militante pointerait probablement le et de ses désirs inconscients. Les
doigt sur le parti pris autour de la traits identificatoires entre Germain
question de l’homosexualité. Nous et Claude s’affichent donc clairement
nous centrerons pour notre part sur pour qui sait les voir. Autour du
l’analyse de la relation entre Claude signifiant « écrivain » tout d’abord, le
et son professeur ou, comme nous jeune écrivain talentueux venant faire
l’avons dit précédemment, sur les miroir face à l’écrivain raté. Puis de
mécanismes en jeu au sein d’un manière plus insue pour le profes-
couple pervers. seur, qui s’imagine retrouver son
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Il nous faut d’emblée préciser propre passé d’élève en la personne
que si un couple se fait à deux, un de Claude :
couple pervers ne nécessite pas forcé- Germain : « Il n’a rien de particu-
ment la rencontre de deux pervers. lier… si, il s’assoit toujours au dernier
C’est d’ailleurs le cas entre le jeune rang. »
Claude et son professeur. La disposi- Jeanne : « Toi aussi tu t’asseyais
tion perverse du sujet névrosé se voit toujours au dernier rang. »
ici convoquée. Aux avertissements de Le lien est donc tissé entre les
sa femme, Germain oppose son refou- deux protagonistes les plongeant
lement de névrosé, banalisant ainsi les alors au cœur de leur propre piège.
écrits de son élève au son d’un « C’est Même en étant, en définitive, tous
inventé, imaginé, voyons ». Il pourra les deux exclus du système scolaire
cependant partiellement reconnaître (représentant de leur intégration dans
sur quelle corde de la jouissance tire le social), ce lien qui les unit ne
son partenaire en l’attirant à ce jeu à cédera pas. Assis sur un banc, tels
deux : deux vieux amis, ils reprennent leurs
Jeanne : « Aigri ! Ça ne te dérange échanges comme si de rien n’était, ou
pas qu’il parle de toi comme ça ? ! » comment le désaveu vient marquer
Germain : « Il n’a pas tort. »
Jeanne : « Tu es maso ! » 4. Ibid., p. 96.

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de son sceau la vérité sous le voile Only God Forgives


d’un savoir illusoire. Clavreul nous Film de Nicolas Winding Refn
rappelle l’importance du « contrat de (2013)
secret 5 » comme ciment du couple Ou Destin de l’amour, Œdipe dans la
pervers, d’autant plus solide que l’un perversion
« des partenaires en se défendant
au nom de certaines valeurs, préci- Film décrié… Film acclamé…
pite d’autant mieux son entrée dans Le public du festival de Cannes est
le jeu de l’autre, puis sa participa- pour le moins divisé. D’emblée, cette
tion, et finalement sa complicité 6 ». division est un avertissement : Only
Contrat ici scellé sous les hospices God Forgives met en scène l’angoisse
d’un détournement de la Loi, lorsque et la méchanceté propres à la perver-
le professeur se transforme en voleur, sion. On ne peut sortir de la séance
puis recéleur de sujet de devoir de sans tituber, pour peu qu’on arrive
mathématiques. La loi du plaisir encore à tenir debout. Si le film peut
apparaissant ainsi comme seule paraître jouissif, reste à définir de
boussole du désir du pervers. quelle jouissance il en retourne !
La rupture d’un tel contrat ne peut Nicolas Winding Refn, dont le
se faire que dans le scandale et dans film précédent, Drive, est déjà culte,
un moment de décompensation pour aurait soutenu qu’il voulait, cette
le professeur. Perdu dans son identité fois-ci, mettre en scène un homme
et dans ses repères, chamboulé au qui s’en prend à Dieu, sans savoir
cœur même de sa structure, il en vient pourquoi.
à attaquer sa propre femme, objet tiers D’emblée, le ton est donné par
face à cette relation duelle destruc- le passage à l’acte, décidé, de Billy,
trice, dernier maillon le tenant encore le frère de Julian Hopkins, passage
au champ de ses repères symboliques à l’acte d’un sujet décidé mais sans
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passés. Ainsi se termine le voyage savoir pourquoi ! Billy annonce à
au bout de la nuit du professeur, Julian que le moment est venu pour
assommé par cette œuvre si chère à une descente aux enfers. Il choisit
l’acteur incarnant monsieur Germain. avec méticulosité une jeune prostituée
Si des dispositions perverses existent thaïlandaise mineure et, sous prétexte
chez le sujet névrosé, il n’en reste qu’il la paie, il la viole et la bat à
pas moins que le pervers, de par sa mort dans une chambre sordide, qui
structure fondée sur le désaveu, ne se couvre de sang. Son sort est scellé,
joue pas dans la même cour. Ainsi il attend sagement les représailles,
ce film met nettement en perspective telle une bête qui sait son destin. Il
deux types de rapport à la Loi, nous sera assassiné par le père de la fille,
rappelant donc que là où le névrosé dans cette même chambre, sur l’ordre
culpabilise, le pervers jouit. de Chang, surnommé L’ange de la
vengeance, un officier de police, à la
Thomas Clermont fois juge et bourreau. Arrive alors la
mère qui exige que son fils mort, peu
importe la valeur morale de ses actes,
soit vengé par Julian, son fils cadet.
5. Ibid., p. 98. Julian, étrange personnage incarné
6. Ibid., p. 100. par le charismatique Ryan Gosling,

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visage d’ange d’une tranquillité surmoïque à souhait, qui en impose, le


olympienne, n’œuvre pas moins dans dévorant telle une Sphinge sournoise
la perversion. Il reprend le flambeau, et omniprésente. La fuir en s’exi-
comme en témoigne cette scène de lant en Thaïlande n’aura tenu qu’un
méchanceté gratuite : sans savoir temps, le voilà de nouveau confronté
pourquoi, il se lève, avance calme- à cet amour étouffant et carnassier.
ment vers un jeune homme efféminé C’est dans un combat épique, quelque
et attablé en compagnie d’un autre, part onirique mais montré dans toute
et sans sourciller aucunement, l’as- sa cruauté, que Julian laisse faire.
somme, le cogne sans vergogne, lui N’est-il pas capable de la protéger ou
fracasse un verre sur le visage, et par résigné, la laisse-t-il aux mains meur-
la mâchoire déchirée, le traîne telle trières de Chang ? Quoi qu’il en soit,
une bête, vers un sinistre destin. Sans la mort de la mère laisse Julian dépité.
jamais se départir de sa sérénité ! Dans un dernier geste, il ne saura faire
Le réalisateur, un proche de Gaspar autrement, que de tremper sa main
Noé, auteur du subversif et sulfu- dans les entrailles du cadavre frais de
reux Irréversible, offre une version la mère. Le réalisateur repu livre alors
contemporaine de la perversion, un au spectateur, tremblant et stupéfait, la
culte voué à l’Être-suprême-en-mé- signification de la main : le poing prêt
chanceté, dénomination qu’utilisait à cogner n’est en fait qu’une fleur de
Lacan dans son écrit « Kant avec lotus, une fleur d’amour prête à éclore.
Sade ». La thèse de Nicolas Winding La force de la perversion, c’est de la
Refn accentue la question du non faire éclore, cette fleur, en la retour-
savoir : le pervers angélique, tel nant comme un gant, dans la vase d’où
Julian, ou le pervers déprimé, tel elle est née, dans le ventre ensanglanté
Billy, n’ont aucun savoir sur le réel de la mère. Ainsi, les interdits fonda-
en jeu de leur jouissance. En cela, mentaux ne maintiennent plus l’im-
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leurs passages à l’acte s’apparentent, pénétrabilité, et la Jouissance rejoint
si ce n’est le trait de férocité dont ils la Chose.
sont revêtus, à ceux de la névrose. Si Sortir de l’Œdipe, pour le pervers,
le névrosé fantasme que le pervers suppose toujours de retourner sur
possède un savoir sur sa jouissance, un autre la férocité de cet amour
eh bien qu’il se détrompe. Le pervers maternel. Billy ne le démontre-t-il
n’en est pas moins névrosé sur ce pas dans son passage à l’acte décidé
point de son aveuglement. infligeant à une autre la mort avant
Une seconde problématique vient d’acter la sienne propre ? Julian ne
se surajouter : comment le pervers se le démontre-t-il pas dans ses accès de
débrouille-t-il du complexe d’Œdipe ? folie furieuse avant de se repaître de
La relation mère-fils constitue le la mort de la Mère ? Telle serait sans
second socle du film. Kristin Scott doute la thèse inconsciente de Nicolas
Thomas qui incarne, avec une élégance Winding Refn.
surannée mais magnifique, la mère, Quant à Chang, ne serait-il, au
Crystal, montre combien son amour fond, qu’une métaphore du Père sépa-
pour ses fils est un amour fusionnel, rateur, tranchant les mains de ses
tendancieux, aux relents incestueux. victimes, à ceci près que dans la
Se pose la question pour Julian perversion, ce père est avant tout
de la séparation d’avec cette mère un meurtrier sous couvert de la Loi

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qu’il est censé incarner. Aussi retom- En effet, le destin que rencontre
bons-nous sur la thèse de Lacan : son acteur fétiche, Ryan Gosling,
Kant et Sade, frères jumeaux de la dans cette fin, livre une thèse, on ne
perversion. peut plus subversive, sur le traite-
Petite note de fin : pour ceux ment de l’amour dans la perversion.
qui ont suivi, la fin du film constitue Si tout amour suppose l’assomption
assurément le diamant même de la de la castration, le pervers, après
perversion. l’avoir mise en acte, ne manquera
L’ultime et terrible face-à-face pas de célébrer cette vérité, de la
entre Chang et Julian recentre, avec louer d’un chant mélodieux. Ce chant
une attraction rétroactive, toute la déposé telle une offrande sur un autel,
problématique de la perversion sur la demande à Dieu son pardon. Only
rencontre, rencontre qui fait des deux God Forgives.
personnages, deux partenaires de Évidemment, je ne peux en
jouissance. Au moment où on croyait dire plus. Si ce n’est : un film peu
avoir subi plus que de nécessaire, le recommandable… Un film à voir
réalisateur, par ce tour de force, nous absolument !
ramène au début du film, et tente de
susciter en nous le désir de le revoir à Philippe Kong
la lueur de cette nouvelle lumière.
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