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LA POSTURE MÉLANCOLIQUE

Jackie Pigeaud

Armand Colin | « Littérature »

2011/1 n°161 | pages 51 à 60


ISSN 0047-4800
ISBN 9782200926847
DOI 10.3917/litt.161.0051
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 JACKIE PIGEAUD, UNIVERSITÉ DE NANTES,
INSTITUT UNIVERSITAIRE DE FRANCE

La posture mélancolique

Au Maître, avec mon admiration et mon affection fidèle,


ce court essai qui ne le surprendra pas.

Est-ce un geste ? Si l’on veut ; mais alors un geste très complexe, ou


un ensemble de gestes. D’où vient ce qu’on appelle souvent la posture
mélancolique ?
Il faut dire ou redire que cette posture relève de l’histoire, qu’elle
est née dans le temps. Il n’est pas question, dans le Problème (XXX, 1),
par exemple, de la posture du mélancolique, lui qui est, dans ce texte, un
individu en perpétuel changement.
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DÉMOCLEIDES

Comme je l’ai décrit ailleurs 1, quand on rentrait dans cette extraor-


dinaire exposition qu’avait organisée Jean Clair (Mélancolie et Génie), on
était accueilli par cette stèle funéraire représentant un jeune hoplite,
Démocleidès fils de Démétrios 2, à l’avant du navire sur lequel, ou avec
lequel, sans doute il a trouvé la mort.
Ce monument est tout spontanément associé à la mélancolie. Voir,
par exemple, Panofsky 3 :
Et, parmi ces stèles attiques, ce qui est peut-être le plus touchant donne le
portrait d’un marin, Démocleidès, le fils de Démétrios, en une petite
figure assise à la proue du navire avec lequel il sombra (ou d’où il chut)
sous des cieux étrangers, sans sépulture déplorant la cruauté de son
destin.
« Sous des cieux étrangers ». L’expression, j’allais dire, n’est pas
dans le texte. Et pourtant si, elle est à sa place. Note spontanée, tant il est
vrai qu’on ne peut pas s’abstenir d’ajouter à la plainte sourde qu’évoque
à jamais la figure.
On ne peut pas dire que cette stèle ait formé la posture. Elle ne fut
pas si connue qu’on dût la prendre comme un commencement historique.
1. Melancholia, Paris, Payot, 2008, p. 5 et sq.
2. Musée national d’Athènes. Cf. Charles Picard, Manuel d’archéologie grecque, « La
sculpture », IV, deuxième partie, p. 1331-1332 et p. 1346.
3. Erwin Panofsky, Tomb Sculpture. Its changing aspect from Ancient Egypt to Bernini,
London, 1992, p. 21, fig. 38. « And what is perhaps the most touching of all these Attic
steles portrays a sailor, Démocleides the son of Demetrios, as a small, melancholy figure
51
seated on the prow of the ship with which he went down (or from which he was lost) under LITTÉRATURE
foreign skies, an athaptos mourning over the cruelty of his fate. » N˚ 161 – MARS 2011
 JEAN STAROBINSKI

Elle témoigne sans doute d’un moment de la sensibilité, du génie d’un


sculpteur. Mais elle est à nous, maintenant, comme un merveilleux com-
mentaire, comme la posture idéale.
Ce n’est pas vers la mer que le jeune homme regarde. Ce n’est pas
une contemplation de la mer que l’éternité lui impose. Son regard n’est
même pas tourné vers lui-même. Il n’a pas les yeux dans le vague. Il fixe
un point qu’on ne saurait déterminer. Un léger sourire. Pas de crispation
dans le visage. Un visage dont le regard est sourd.

LE SOURIRE FENDU

Dans Saturne et la mélancolie Klibansky attire l’attention sur la


physionomie mélancolique. Ainsi évoque-t-il le participe sesêrôs qui
apparaît dans la Physiognomonie du Corpus aristotélicien. En fait il
s’agit d’un signe, parmi ceux qui indiquent le caractère du pikros, de
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l’amer. Il aurait été d’ailleurs, à mon avis, plus intéressant d’évoquer un
texte de la tradition hippocratique, connu sous le nom Des glandes (ou
Du système des glandes), et qui situe le terme à l’intérieur d’une des-
cription pathologique, à propos de phantasmes. Ce traité, que je crois
plutôt de la période hellénistique, considère que le cerveau est ce qu’il
appelle une glande, dont la fonction est, pour citer Littré, de pomper les
liquides dans toutes les parties du corps, et de les renvoyer à toutes les
parties. « C’est le va-et-vient de la pituite ou phlegme, important aussi à
la conservation de la santé », dit Littré. L’auteur décrit les maladies du
cerveau. Si la fluxion ne se fait pas bien, « le cerveau souffre et lui-
même n’est pas sain ; et s’il est irrité, il a beaucoup de trouble, l’intelli-
gence se dérange… ; parfois (le patient) ne parle pas, il étouffe ; cette
affection se nomme apoplexie. D’autres fois, le cerveau n’a pas la
fluxion âcre ; mais arrivant en excès, elle y cause de la souffrance ;
l’intelligence se trouble et le patient va et vient (jusque-là la traduction
est de R. Joly), pensant des choses étranges, et voyant des choses
étranges ; portant le caractère de la maladie avec des sourires fendus et
des imaginations étranges. »
Ce participe sesêrôs, qui précise la qualité des sourires de ces
malades, est difficile à comprendre. Il intervient une autre fois chez Hip-
pocrate pour désigner une plaie ouverte (Fractures, 32) : « Toutefois on se
réglera sur la forme de la plaie, afin que sous le bandage elle ait aussi peu
que possible les lèvres écartées… », traduit Littré. Comme le dit Galien
commentant cette phrase, Hippocrate se sert là d’une métaphore qu’il tire
des lèvres et de leur écartement. On parle bien, d’ailleurs, des lèvres
52 d’une plaie.
Mais, en vérité, qu’est ce qui est à l’origine de l’analogie ? Le rire
LITTÉRATURE
N˚ 161 – MARS 2011 ou la plaie ? Est-ce une plaie qui rit, ou un rire en forme de plaie ? Il
LA POSTURE MÉLANCOLIQUE 

s’agit en tout cas de béance ; mais quelle en est la qualité ? Ce sont des
sourires et des plaies béants. C’est, par exemple, le sourire fendu des
satyres. Le nom des Satyres, dit Elien, vient de ce qu’ils ont le sourire
fendu (Satyre-sesèrenai).

LA FORME DU SOURIRE

La question se pose à propos de l’Aphrodite de Cnide de Praxitèle 4.


C’est une statue en marbre de Paros d’une beauté parfaite. « Elle est ins-
tallée au milieu, chef-d’œuvre superbe en marbre de Paros, souriant dou-
cement d’un sourire sublime, les lèvres à peine ouvertes 5. » « Elle sourit
légèrement d’un air dédaigneux et moqueur », traduit Chambry. Il n’est
pas facile d’apprécier un sourire grec. Là il est qualifié par un Grec qui est
un esthète. Ce sourire est dit sesêrôs. « Esquissant un sourire satisfait de
sa bouche grande ouverte 6 » est une traduction barbare. Charles Picard
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traduit « le sourire hautain, un peu découvert. » Hautain ? Dédaigneux ?
C’est qu’il y a aussi, dans la phrase, un autre terme pour qualifier le sou-
rire : hyperêphanon, terme qui certes peut vouloir dire « méprisant » ;
mais dont le premier sens est « splendide », comme on le voit dans le
Phédon de Platon. Je proposerais plutôt comme traduction : « souriant
magnifiquement d’un sourire 7 discret aux lèvres légèrement
entr’ouvertes ».
Si l’on traduit par dédaigneux, on introduit alors une nuance qui
implique un rapport avec la déesse, et un jugement de valeur sentimentale
qui ne me semble pas évident.
Sesêrôs suggère des lèvres légèrement ouvertes, l’écart léger entre
des lèvres un peu tendues. La commissure des lèvres est très importante
dans l’appréciation d’un visage, comme on le voit dans les Portraits de
Lucien. Lykinos y choisit, pour le portrait qu’il veut faire de son aimée, la
commissure des lèvres (la jointure de la bouche — stomatos harmogè) de
l’Athéna de Phidias, et non pas celle de notre Aphrodite. Il y a, dans les
Imagines de Lucien, une expression qui me semble difficile malgré son
apparente simplicité. Il parle de l’harmogè, c’est-à-dire la jointure de la
bouche 8. (La commissure des lèvres, traduit Chambry). C’est sans doute la
traduction la plus juste, étant la moins marquée. Cette expression n’existe
4. Cf. notre Praxitèle, Paris, Dilecta, 2007.
5. Lucien, Amours, § 13.
6. Marion Muller-Dufeu, La Sculpture grecque. Sources littéraires et épigraphiques, Paris,
École nationale supérieure, 2002, p. 495.
7. C’est bien ce que dit le texte grec. Mais rire et sourire ici sont confondus. Pour cette his-
toire je renvoie à mon article « Comme un bouquet de rires antiques », in La Grâce de
Thalie ou La beauté du rire, Paris, Presses de la Sorbonne, 2010, colloque sous la dir. de
Philippe Heuzé et Christiane Veyrard-Cosme, p. 17-28, ici p. 26-27 ; et B. Saint Girons,
53
« Un rien t’amuse. Du rire comme geste », p. 197. LITTÉRATURE
8. Oris commissura (Dindorf). N˚ 161 – MARS 2011
 JEAN STAROBINSKI

nulle part ailleurs, à ma connaissance, chez aucun autre auteur du Corpus


des auteurs grecs.
On peut sans trop abuser se demander ce que signifie exactement la
jointure de la bouche. On peut tout résoudre d’un mot : c’est une méta-
phore. Ce qui n’apporte rien. L’harmogè est un problème constant de
Lucien. Jointure, certes, mais quelle sorte de jointure ? C’est l’habileté de
Phidias dans la manière de réunir les lèvres de la jeune femme qui inté-
resse Lucien. Alors reportons-nous aux copies de la statue, puisqu’il n’y a
plus l’original. Malheureusement les choses ne sont pas claires. On sait,
par Lucien lui-même, qu’il pense à l’Amazone appuyée sur sa lance 9.
Serait-ce l’Amazone Mattei de Rome 10 ? Elle a les lèvres serrées. Elle n’a
pas l’air blessée trop gravement, dit Charles Picard.
Rappelons ce que dit Lykinos. La Parole prendra pour modèles
d’abord la tête de l’Aphrodite de Cnide, c’est-à-dire la chevelure, le
front, le joli dessin des sourcils, l’éclat des yeux, elle les gardera
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comme Praxitèle les a conçus. (Imagines 6). Mais le contour (peri-
graphè) du visage entier, la délicatesse des joues, la proportion du nez
(symmetron) et la jointure des lèvres seront empruntés à l’Amazone de
Phidias. Je note au passage que la traduction de symmetron par propor-
tion doit être expliquée. Symmetron désigne le nez comme « entrant
dans la symmétrie » ; c’est-à-dire le rapport avec les éléments proches
et avec l’ensemble, celui-ci étant le visage. C’est une question très déli-
cate que la bouche. Pourquoi Lykinos préfère-t-il la bouche de l’Ama-
zone à celle si vantée de l’Aphrodite de Cnide, œuvre de Praxitèle ?
Parce qu’elle ne sourit pas, qu’elle n’esquisserait pas même un sou-
rire ? Même souffrante elle pourrait marquer sa force d’âme par un
sourire ébauché.
Délicate, en effet, l’histoire de la bouche dans l’évolution de l’art
plastique. Pline (HN, XXXV, 58) nous dit que ce fut le peintre Polygnote
de Thasos qui « fut le premier à apporter de très grandes modifications à
la peinture : de fait, il fit ouvrir la bouche à ses personnages, montra leurs
dents, et abandonnant l’ancienne raideur, donna des expressions diverses
aux traits du visage 11 ». Jusqu’où faut-il, ou peut-on ouvrir la bouche ?
Pensons au Laocoon, et au livre de Lessing.
Le traducteur doit être aussi prudent que l’archéologue qui date
ou qui décrit. Il doit autant que possible, se méfier d’une interprétation
« psychologique ». Nous avons là un texte témoin, et chaque mot de la
description est important. Sesêrôs suggère des lèvres légèrement
ouvertes, l’écart léger entre des lèvres un peu tendues. La commissure
des lèvres (la jointure de la bouche — stomatos harmogè) de l’Ama-
54 9. Charles Picard, Manuel d’archéologie grecque, « La sculpture, période classique », II,
p. 516 sq.
LITTÉRATURE 10. Mus. Vatican. Picard, p. 517.
N˚ 161 – MARS 2011 11. Tr. Croisille. Paris, Les Belles Lettres, CUF, p. 62.
LA POSTURE MÉLANCOLIQUE 

zone de Phidias n’est pas qualifiée certes, mais elle n’est pas celle de
la bouche de l’Aphrodite 12.
En quoi cette démonstration concerne-t-elle la mélancolie ? C’est
qu’il faut déterminer la qualité du sourire mélancolique.
Très intéressante, de ce point de vue, car s’agissant vraiment d’une
attitude et non seulement d’une expression, est la description de Perse
(citée par Panofsky), dans la superbe Satire III (v. 80-83) :
Obstipo capite et figentes lumine terram
Murmura cum secum et rabiosa silentia rodunt
Atque exporrecto trutinantur verba labello
La tête baissée, fixant la terre de leur regard, ils rongent avec eux-mêmes des
grondements et des silences pleins de rage ; et ils soupèsent les mots de leur
lèvre allongée.
Ce que Burton traduit :
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piercing the earth with a fixt eye/when by themselves they gnaw their
murmuring…
Mais Burton ne tient pas compte de l’expression exporrecto…
labello. À l’intérieur de la posture il y a là, dans ces lèvres tendues,
l’évocation de ce qui est en soi un geste. Ce n’est pas une bouche qui
s’allonge vers l’avant ; en somme ce n’est pas une moue. L’adjectif
dédaigneux dont nous parlions naguère ne saurait évidemment
convenir.

LA PHANTASIA

L’évolution du sens de la phantasia, ainsi que sa présence, sa force


et son caractère, ne sont pas sans effet sur la formation ou la fixation de
la posture mélancolique. Cette attitude, remarquons-le, est celle qui pour
les acteurs mime la pudeur, la réserve, la honte, nous dit Sénèque (Epis-
tulae Morales ad Lucilium, lettre 11, section 7) :
Artifices scaenici, qui imitantur adfectus, qui metum et trepidationem expri-
munt, qui tristitiam repraesentant, hoc indicio imitantur verecundiam. Dei-
ciunt enim vultum, verba summittunt, figunt in terram oculos et
deprimunt…
Les artistes qui sur la scène imitent les passions, qui expriment la crainte et
ses alarmes, qui représentent la tristesse, pour la honte ils l’imitent par ce
signe : ils inclinent le visage, laissent tomber la voix, fixent leurs yeux sur le
sol, et les tiennent baissés 13.
12. Pour une rapide réflexion, cf. mon petit livre Praxitèle, op. cit., et mon article
« Comme un bouquet de rires antiques », op. cit.
55
13. Souvenir sans doute d’Andromaque (Énéide, 3, 320 : Dejecit vultum et demissa voce LITTÉRATURE
locuta est…). Mais l’allusion à Perse est évidente. N˚ 161 – MARS 2011
 JEAN STAROBINSKI

« Chez certains, aussi, écrit le médecin Arétée de Cappadoce, il n’y


a ni vents ni bile noire ; mais une colère excessive, du chagrin et un abat-
tement terrible. Et ces gens-là, donc, nous les appelons mélancoliques, —
malades de la bile noire —, la bile impliquant la colère, et le noir l’abon-
dance et l’aspect sauvage. Tels sont les mélancoliques, dès qu’ils subis-
sent le trouble de la maladie. C’est un abattement lié à une seule
apparition (c’est ainsi que je traduis phantasia), sans fièvre 14. » C’est une
précision décisive donnée à l’Aphorisme hippocratique VI, 23 : « Lorsque
terreur et abattement (phobos et dysthymia) durent longtemps un tel état
a affaire avec la mélancolie. »
Pour ce qui est du surgissement, ou plutôt de l’affirmation nouvelle
d’un sens hyperactif de la phantasia, il faut faire confiance au Sublime de
Longin (XV, 1 15) : « Pour produire la majesté, la grandeur d’expression et
la véhémence, mon jeune ami, il faut ajouter aussi les apparitions (phan-
tasiai) comme le plus propre à le faire. C’est ainsi du moins que certains
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les appellent fabricantes d’images. » Le terme, dit Longin, auparavant
désignait toute représentation en général. La formule, en effet, est sans
doute stoïcisante. Mais elle pouvait quasiment être acceptée de tous : on
ne peut penser sans image. Mais maintenant, dit Longin, le terme s’est
spécialisé. Cette spécialisation, prise en compte et consciente, va en direc-
tion de la force, de l’activité sinon de l’activisme de la phantasia.
La phantasia est donc faiseuse, fabricante d’images, ou plutôt les
phantasiai sont fabricantes d’images. Il faut conserver le pluriel. Il lève,
en effet, l’équivoque. Il ne saurait s’agir ici d’une phantasia fonction de
l’âme, quelle qu’elle soit. Ce sont les phantasiai mêmes, c’est-à-dire les
images reçues, de quelque manière que ce soit, qui ont, par elles-mêmes,
la force de construire des images.
Il faut aussi citer Flavius Philostrate dont La Vie d’Appollonius de
Tyane nous donne une rare et précieuse définition de la phantasia 16. « La
phantasia, dit-il, a fabriqué ces œuvres, plus habile (plus sage) comme
artisan que la reproduction ; car la reproduction réalisera ce qu’elle a vu ;
la phantasia même ce qu’elle n’a pas vu. Car elle posera cela pour inférer
vers l’être ; et le choc repousse souvent la reproduction, mais rien ne
repousse la phantasia ; elle s’avance, en effet, sans être impressionnée par
le choc, vers ce qu’elle a posé elle-même. » On ne saurait non plus
omettre le rapprochement avec Quintilien 17 : « Ce que les Grecs appellent
phantasias, nous pourrions raisonnablement le nommer visions (visiones),
par lesquelles (grâce auxquelles, par l’intermédiaire desquelles) les
images des choses absentes sont représentées à l’esprit, de telle sorte que
14. C’est la définition de la mélancolie par Arétée, cf. Maladies chroniques V.
56 15. Longin, Du Sublime, introduction, traduction et commentaire par Jackie Pigeaud, Paris,
Petite Bibliothèque Rivages, 1991, p. 79-80.
LITTÉRATURE 16. Flavius Philostrate, Vita Apollonii, 6, 19, 23 (IIIe siècle après J.-C.).
N˚ 161 – MARS 2011 17. Inst. Or. 6, 2, 29.
LA POSTURE MÉLANCOLIQUE 

nous croyons les voir de nos yeux et les avoir présentes à nos yeux ; celui,
quel qu’il soit, qui aura bien reçu ces visions, sera très puissant dans les
affections (émotions). »
La phantasia a changé de sens et elle a pris de la force. On com-
prend qu’elle suffise à attacher le regard du mélancolique.

VÉSALE

Mettons-nous « devant les yeux », lieu des phantasiai, place des


apparitions, comme dirait Aristote, un squelette et un écorché de Vésale.
Le second squelette le plus célèbre, le squelette méditant, celui qu’on a
comparé depuis longtemps à un Hamlet mort méditant sur le crâne du
pauvre Yorick. Admirons la désinvolture de ce squelette, sa décontraction
comme on dirait de nos jours, en somme son élégance, comme on le voit
à ses jambes croisées. On est devant une imitation de la posture, une
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parodie diront certains. En fait la reconnaissance de la posture se limite au
geste de la main sous le menton. C’est devenu le signe, la signature du
vivant mélancolique. L’apparition, nous l’avons, sous la forme du crâne
que le squelette contemple. Espèce de redoublement de la mort qui médite
sur elle-même, pourrait-on dire. C’est aussi ce qu’on pourrait appeler une
vanité 18. On sait que l’anatomie s’apparente facilement à ce genre, et on le
verra plus tard avec éclat par exemple dans l’œuvre de Bidloo et Lai-
resse 19. L’anatomie et le « connais-toi toi-même » deviendront liés de
manière topique et iconographique 20. « You cannot experience your own
interior by closing your eyes and concentrating on it. In order to discover
your own contents you have to investigate the inside of someone else 21. »
Cette constatation est bien plus forte qu’on pourrait croire. C’est une évi-
dence qui est une aporie pour l’esprit 22.
Inscrite sur la tombe, l’inscription : Viuitur ingenio, caetera mortis
erunt. « On vit par l’esprit, tout le reste appartiendra à la mort ». C’est un
vers de l’élégie à Mécène de l’Appendix vergiliana 23 :
†marmora minaei† uincent monumenta libelli :
uiuitur ingenio, cetera mortis erunt.
18. Déjà chez Dryander, Anatomiae, hoc est corporis humani, le crâne repose sur un
sablier, lui-même fixé à une planchette qui porte l’inscription inevitabile fatum.
Cf. K.B. Roberts, The Contexts of Anatomical Illustration, in The Ingenious Machine of
Nature, Four Centuries of Art and Anatomy, Ottawa, 1996, National Gallery of Canada,
catalogue, texte de Mimi Cazort, Monique Kornell et K.B. Roberts, p. 80.
19. Godefridi Bidloo, Anatomia humani corporis, 1685.
20. Cf. William Schupbach, The Paradox of Rembrandt’s ‘Anatomy of Dr. Tulp’, in
Medical History, supplément n˚ 2, London, Welcome Institute for the History of Medicine,
1982.
21. Miller, 1982, p. 41. Cité in The Ingenious Machine of Nature…, op. cit., p. 13.
57
22. Et c’est le sujet de mon livre Poésie du corps, Paris, Payot-Rivages, 1999. LITTÉRATURE
23. Appendix Vergiliana, Elegiae in Maecenatem, poem 1, vers 38. N˚ 161 – MARS 2011
 JEAN STAROBINSKI

« On vit par l’esprit, tout le reste appartiendra à la mort 24. » Ces vers
sont inscrits par Dürer au bas du portrait de Pirckheimer, qu’il peint en
1524.
Bien entendu, vanité des vanités. Tu vas mourir. Oui. Mais on
oublie le vers précédent que je pense important pour Vésale. Même si
les deux premiers mots du vers sont condamnés comme illisibles, il en
reste suffisamment pour ne point douter du sens : les livres vaincront
les monuments (de marbre). Et le livre de Vésale est bien parti pour
cela.
Ce squelette méditant montre justement, en acte, si j’ose dire, que
l’esprit vit encore dans la mort. C’est la représentation du triomphe de
l’esprit sur la mort. Et c’est tellement vésalien.
L’Épitomé qui paraît juste après la Fabrica reprend ce squelette
méditant (fig. 79), mais le cartouche est différent :
soluitur omne decus leto, niueosque per artus
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it Stygius color et formae populatur honores 25.
Se dissout toute la beauté dans la mort ; et à travers les membres de neige va
la couleur du Styx, et ravage la gloire de la beauté.

Ces vers de Silius Italicus disent quelque chose de différent. Ils


disent que la mort détruit la beauté, qui en latin n’a pas de mot précis pour
l’exprimer. Decus, forma, honores, sont des modalités de ce qu’on peut
appeler la beauté ; mais aussi la blancheur de neige, qui appartient à la vie
et à sa beauté, contrairement à ce que je lis souvent. Et l’Épitomé donne à
voir cette beauté dans deux figures qui ne sont pas dans la Fabrica. Ce
sont celle qu’on a appelées Adam et Eve. En fait la seule référence pos-
sible au texte de la Genèse est le crâne qu’Adam porte à la main 26. Ces
deux superbes figures (fig. 80-81) peuvent bien, comme on l’a dit, être là
pour montrer « l’anatomie » de surface. Elles sont surtout l’image grave
de la beauté. On a beaucoup écrit sur ces figures, et parlé de l’influence
allemande 27. C’est bien possible. On pourrait parler aussi du déhanche-
ment polyclétéen d’Adam. Eve est comme la Vénus de l’Antiquité, célé-
24. L’interprétation de Huard ne tient pas. « Le génie continuera à vivre tandis que tout le
reste, autour de lui, sera mort. » « Autrement dit, écrivent les auteurs, les chefs-d’œuvre de
l’esprit sont impérissables comme l’esprit lui-même », in André Vésale. Iconographie ana-
tomique par Pierre Huard et Marie-José Imbault-Huart, Paris, Les éditions Roger Dacosta,
1980, p 218.
25. Silius Italicus, Punica, 12, vers 244. La traduction de Huard-Imbault Huart est à oublier
(op. cit., p. 218).
26. Mais que viennent faire ces deux nus dans un livre d’anatomie ?, demande Roberts.
« By their classical allusions and their seriousness, thoughtfulness and dignity, these Vesa-
lian figures may have been intended as the perfect examples of the female and the mal »,
Mimi Cazort, The Theater of the Body, in The Ingenious Machine, op. cit., p. 37 sq : « Ana-
58 tomical representations were deeply affected by the Renaissance concern with the human
body as the incarnation of ideal beauty. It was natural that artists would use the prototypes
LITTÉRATURE of Adam and Eve, perfect in health and immortal before their expulsion from the Garden… »
N˚ 161 – MARS 2011 27. Cf. Huard et Imbault-Huart, op. cit., p. 219-220. Cf. K.B. Roberts, op. cit., p. 87.
LA POSTURE MÉLANCOLIQUE 

brée par Cicéron, et qui cache ce qu’Apulée appelle joliment son


interfeminium 28.

LE GESTE DE L’ÉCORCHÉ

Il faut étudier de près ces « écorchés ». La statuaire antique,


comme on l’a bien dit, « dans ses ensembles ou ses parties, a fourni un
nouveau répertoire typologique 29 ». Vésale lui-même contribuera à cette
typologie. À propos de l’Allocution d’Alfonso d’Avalos, marquis Del
Vasto, œuvre de Titien 30, Panofsky fait un beau rapprochement : « Le
geste oratoire de Del Vasto (bras levé, coude plié, les trois derniers
doigts fléchis derrière le pouce et l’index tendus) ressemble tellement au
geste de l’un des « hommes-muscles » — presque un Del Vasto en
écorché — du Fabrica de Vésale (quasi contemporain) qu’il constitue
un argument de plus pour penser que Jan Stevens de Calcar, l’ingénieux
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illustrateur de Vésale, qui à l’époque faisait partie de l’atelier du Titien,
a bénéficié de la coopération active du maître 31. » Là aussi, dans ces
écorchés, on trouve « le vouloir-vivre », l’énergie de la vie. Même sur
le sol des squelettes, il y a des pousses, il y a de la vie. « L’homme de
Vésale, écrit Canguilhem 32, reste un sujet responsable de ses attitudes.
L’initiative de la posture selon laquelle il s’offre à l’examen lui appar-
tient, et non au spectateur. » On a montré, comme le rappelle Can-
guilhem, que les paysages dessinés à l’arrière-plan des planches de la
myologie forment une suite continue 33, et identifié ce paysage dans la
région padouane 34. « L’homme de Vésale vit dans un monde humanisé
qui lui renvoie les marques de son activité », dit Canguilhem. Pour
O’Malley, au contraire, les paysages n’ont d’autre sens qu’une identifi-
cation indirecte de Padoue. C’est pur embellissement et fantaisie, simple
décor 35. Les squelettes, les écorchés, sont solides, disais-je. Je crois que
c’est Haller qui a parlé le plus simplement des corps vésaliens : « Plena
corpora, robusta, umbris masculis expressit », dit-il à propos de la
28. Apologie, XXXIII, pour évoquer la célèbre statue de Vénus, celle de Cnide, sans doute.
C’est aussi le geste de la Vénus Médicis, que l’on ne connaissait pas à l’époque de Vésale ;
cf. F. Haskell-Nicholas Penny, Pour l’amour de l’Antique, Paris, Hachette, p. 359. Mais elle
dérive sans doute de la Vénus de Cnide.
29. « Antique statuary, whole or in fragments, provided a new typological répertoire »,
Mimi Cazort, in The Ingenious Machine of Nature…, op. cit., p. 40.
30. Musée du Prado, Madrid.
31. Erwin Panofsky, Le Titien. Questions d’iconologie, trad. française, Paris, Hazan, 1989,
p. 110.
32. « L’homme de Vésale dans le monde de Copernic : 1543 », Études d’histoire et de phi-
losophie des sciences, Paris, Vrin, 1970, p. 31.
33. E. Jackschath, « Zu den anatomischen Abbildungen des Vesal », in Mitt. zur Gesch. der
Med. u. Naturwiss., 1903, 2, p. 281-283.
34. « The Euganean Hills some six miles southwest of Padua ». Confirmé par Dr Willy
Wiegand, Marginal notes…, cité par C.D. O’Malley, Andreas Vesalius of Brussels, 1514-
59
156, University of California Press, 1965, p. 128. LITTÉRATURE
35. O’Malley, op. cit., p. 128. N˚ 161 – MARS 2011
 JEAN STAROBINSKI

Fabrica 36. « Il représenta des corps pleins, robustes, avec des ombres
masculines. » Entendons des traits masculins, des contours mâles. Ce
qui m’intéresse surtout, ce sont les adjectifs plena et robusta. Vésale est
médecin. Il connaît la tradition de l’homo quadratus, de l’homme
« carré », c’est-à-dire en bonne santé 37. Ces morts sont en bonne santé.
Il n’y a rien de morbide, même dans la mort, si j’ose dire.
Mais cet écorché quelle foule harangue-t-il ? Son geste n’est certes
pas un geste mélancolique. Comme l’écrit Maxime Préaud : « Le geste de
la mélancolie est moins un mouvement qu’une attitude, représentative
non d’un sentiment momentané mais d’un comportement global ; et non
seulement ce n’est pas un geste de communication, mais c’est un geste de
non-communication 38. »
Comme on l’a vu, la posture mélancolique a une histoire. On pour-
rait croire qu’elle est la prise de conscience progressive d’une maladie
donnée. C’est beaucoup plus que cela. Il s’agit de l’élaboration complexe
d’une attitude. Un arrêt sur image qui a un sens immédiat, qui se pose
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pour être interprétée ; et une image offerte à tout le monde. Elle a pu
naître spontanément, puis être travaillée, élaborée, parée. Elle relève de la
nature et de la culture. Comme beaucoup de gestes, dira-t-on ; et l’on aura
raison de citer Mauss. Mais la mélancolie est une maladie particulière.
Elle est liée à la connaissance de soi. Le mélancolique prétend que sa
souffrance est du sens. Il mime sans le savoir toute l’histoire de la mélan-
colie, il ne peut se révéler autrement que dans l’histoire ; mais il s’agit
d’un concept naturel, voilà ce qu’il faut penser : du naturel historique.
L’histoire mime la maladie et, réciproquement ; la mélancolie est une
maladie mimétique. De même que le malade ne se comprend que dans
son histoire, et renvoie à de l’être, de même la mélancolie ne peut se saisir
que dans l’histoire ; c’est de l’histoire qui renvoie à de l’être. En tant que
maladie, elle a une histoire ; mais en tant que maladie qui prétend révéler
de l’être, elle est fondatrice de sa propre histoire 39. La mélancolie nous
intéresse. Elle nous intéresse tous, et à tous les sens du terme. D’abord
parce qu’on se reconnaît, d’une certaine façon, dans la mélancolie. Nous
n’avons jamais rompu avec elle, comme je l’ai souvent répété avec
d’autres.

36. A. von Haller, Bibliotheca Anatomica, Zurich, 1774 ; reprint Hildesheim- New-York,
Georg Olms 1969, p. 181. « Ouvrage immortel, et par lequel on peut dire qu’il rendit vains,
d’une certaine façon, tous ceux qui avaient été écrits avant lui. »
37. Cf. mon article « Homo quadratus, Variations sur la beauté et la santé dans la médecine
60 antique », in Festschrift für Jean Starobinski, Gesnerus, 42, 1985, p. 337-352.
38. Mélancolies, Paris, Herscher, 1982, p. 90.
LITTÉRATURE 39. Sur ces questions je renvoie à mon livre Poésie du corps, Paris, Payot-Rivages, 1999,
N˚ 161 – MARS 2011 Rivages poche 2009.

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