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INVENTER WATTEAU

Alain Viala

Armand Colin | « Littératures classiques »

2013/3 N° 82 | pages 27 à 37
ISSN 0992-5279
ISBN 9782200928605
DOI 10.3917/licla.082.0027
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In v e nt e r W a tt e a u

Comme je ne suis pas spécialiste des visual studies, ni des arts visuels, « l’œil
classique en action » est pour moi un sujet énigmatique 1 ; il a donc piqué ma
curiosité, ce qui m’a donné du plaisir, mais qui m’a aussi conduit, comme tout un
chacun, à commencer par une tentative d’analyse et de reformulation de l’énoncé,
ce qu’en d’autres termes on appellerait un essai pour le déconstruire ; cela, afin
bien sûr de me l’approprier, de le « reconstruire » ensuite, en quelque sorte.
Pour ce qui est de « l’œil en action », comme le Dictionnaire de l’Académie
dit que « l’action de la vue » se désigne par le mot de « regard », j’ai pensé que
c’est du regard qu’il fallait s’occuper. Donc non pas de l’organe ou de la fonction
– l’œil ou la vue –, même si dans la période considérée, de la lunette de Galilée
aux Aveugles de Diderot en passant par la Dioptrique de Descartes, les sciences
correspondantes ont connu une expansion remarquable, mais bien des façons
de voir, du regard dans ses dimensions esthétique, éthique et sociale. Plus
précisément encore, selon l’idée simple et bien connue mais forte qu’« on ne voit
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que ce qu’on regarde » (j’emprunte cette formule à l’essai de Merleau-Ponty L’Œil
et l’esprit 2), des schèmes de sélection et d’interprétation qui guident l’œil : en
d’autres termes, du « savoir-voir ».
Mais les choses se sont avérées plus retorses en ce qui concerne l’adjectif
« classique ». Nos organisateurs l’entendent comme une indication de
chronologie et non pas comme une catégorie esthétique (le « goût classique »,
l’« art classique » ou le « classicisme »). Bien évidemment, je souscris. Car « le
classique » fait partie de ces notions exogènes, forgées après coup selon les
besoins des polémiques qui les ont suscitées, et donc lestées de préjugés qui

1. Le présent article est le texte remanié de la conférence d’ouverture prononcée lors de la journée
d’étude « L’œil classique en action. Regards croisés sur la vision au XVIIe siècle / The Classical Eye.
Perspectives on the Gaze in 17 th century France », qui s’est tenue le 22 octobre 2010 au Mahindra
Humanities Center de l’Université de Harvard.
2. M. Merleau-Ponty, L’Œil et l’esprit [1964], Paris, Gallimard, « Folio Essais », 2000, p. 17.

Littératures classiques, n°82, 2013, p. 29-38 29

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brouillent la vue et la pensée. Mais, même en procédant ainsi, on ne parvient


jamais à décaper tout à fait cet adjectif de toutes ses scories idéologiques... Par
exemple, je ne suis pas sûr que « l’âge classique » français couvre tout le XVIIe
siècle, ni non plus qu’il doive se limiter au seul XVIIe siècle... Aussi je prendrai
d’abord le mot classique en son sens premier, qui désigne « ce qui s’enseigne
dans les classes », et de là « ce qui est digne d’être érigé en modèle ». Car il me
semble que les idées d’apprentissage et de modèle sont tout à fait appropriées à
une réflexion sur le regard et les « savoir-voir », et qu’elles peuvent ouvrir une voie
d’accès vers des façons d’agir et des domaines et objets d’action, donc vers des
usages et des valeurs qui caractérisent une société.
Je vais donc envisager en premier lieu la question des modèles, puis plus
largement celle des apprentissages, et je crois que cela me conduira à retomber
sur la notion de classique mais à la démêler un peu autrement.
Il existe une manière de décrire la logique du regard à l’époque classique qui
constitue un véritable lieu commun de l’histoire littéraire et artistique. Je donne
ici un résumé succinct de ce que l’on en trouve aussi bien chez des critiques que
des historiens de l’art3. Cette façon de voir le « savoir-voir » se fonde sur l’idée qu’a
émergé en Europe, à partir du XVIe siècle, un nouveau paradigme, celui de l’individu.
Dans l’ordre scientifique, il a suscité un intérêt soutenu pour l’analyse des affects,
des passions, ce dont témoignent des ouvrages tels que Les Characteres des
passions de Cureau de la Chambre et le traité des Passions de l’âme de Descartes.
Et dans l’ordre artistique, l’expression des passions est devenue l’enjeu majeur
des genres dominants, la peinture d’histoire et le portrait. Ainsi, dès le milieu des
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années 1660 à l’Académie Royale de Peinture et de Sculpture, puis encore dans les
années 1670, Le Brun a consacré à cette question des conférences, accompagnées
de dessins destinés à servir de modèles, et pour lesquels il s’inspire, à travers
Léonard de Vinci et Poussin, des modèles antiques4. S’est donc constituée une
chaîne didactique : dans la vie sociale, chacun a besoin de décrypter les signes
corporels des passions pour guider ses actions envers autrui ; l’artiste a pour
mission de fournir des modèles à cet usage, et pour cela il se nourrit des modèles
anciens. Cette démarche hérite du principe aristotélicien de la mimésis, du
« ceci est bien cela », puisque par exemple – si l’on regarde la gravure dans le

3. Voir, entre autres, E. Auerbach, Le Culte des passions. Essais sur le XVIIe siècle français, introd.
et trad. D. Meur, Paris, Macula, 1998 et M. Pinault-Sorensen, De la physionomie humaine et
animale, Paris, R.M.N., 2000.
4. Cela, en résumé et sans détailler ici le fait que Le Brun évolue d’une physiognomonie fondée
sur la comparaison de l’humain et de l’animal à une représentation plus proprement centrée sur le
seul humain. Cette évolution ne modifie pas le fond de son propos.

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cahier hors-texte (fig. 1) – tel froncement des sourcils et tel rictus de la bouche
permettent de reconnaître la colère ; dès lors, l’espace privilégié du regard est
celui du corps, en particulier le visage et ses mimiques. Mais si elle hérite aussi
du principe selon lequel l’homme trouve du plaisir à apprendre et que le « plaire »
sert à l’« instruire », il s’agit d’un aristotélisme chrétien, puisque se manifeste là
une méfiance envers les passions, signes de la condition humaine après la Chute.
La littérature a suivi les mêmes orientations. Elle aussi recourt à l’analyse
psychologique et à l’art du portrait, notamment chez Retz, La Bruyère et les
moralistes. Plus encore, comme elle peut mieux que la peinture représenter
les pratiques sociales, elle peint un monde où les cérémonies et les mises en
spectacle traditionnelles ont cédé le pas à un spectacle permanent et généralisé
dans ce que Norbert Elias a appelé « la société de cour5 » : celle-ci constitue un
« univers du regard », comme on l’a dit notamment à propos de La Princesse
de Clèves, où chacun guette sans cesse chez autrui les indices des émotions,
pulsions, et pensées secrètes. Du coup, les yeux ne doivent plus être « le miroir de
l’âme », même s’ils en trahissent souvent les mouvements : l’obsession scopique
impose en effet de savoir dissimuler et suscite, autre formule bien connue, la
« dialectique de l’être et du paraître ». Comme les travaux de Sylvaine Guyot ont
montré la présence des modèles de Le Brun dans la représentation théâtrale du
corps tragique 6, je n’évoquerai ici qu’un seul exemple, Britannicus. La Cour y est
un monde des apparences, comme le souligne Junie (acte V, sc. 1), et l’image du
pouvoir absolu de « l’œil du maître » culmine dans la capacité que revendique
Néron d’« entend[re] des regards que vous croirez muets » (acte II, sc. 3) ; en
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conséquence, le « savoir-voir » constitue une condition de survie, comme en
témoigne l’acharnement d’Agrippine à décrypter les signes des passions de
l’empereur :
Il se déguise en vain. Je lis sur son visage
Des fiers Domitius l’humeur triste, et sauvage. (acte I, sc. 1)

Sans multiplier davantage les références, je retiens l’idée qu’une obsession


scopique a envahi les pratiques et les esprits dans la France de l’âge classique, a
fait des modèles du « savoir-voir » une question centrale, et a généré ce qu’on peut
appeler un physiognomonie pratique, au sujet de laquelle – pour résumer le récit
du côté, cette fois, de l’anthropologie – on peut reprendre une formule de l’Histoire

5. N. Elias, La Société de cour [1933], Paris, Flammarion, « Champs », 2008.


6. S. Guyot, Racine et le corps tragique, thèse Paris III - Sorbonne Nouvelle, 2008 (à paraître, Puf,
2013).

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du visage de Claudine Haroche et Jean-Jacques Courtine et dire que la science du


regard est alors la science des passions7.
Cela étant, si forte que soit cette logique du modèle, il faut peut-être prendre
aussi en considération quelque chose d’un peu différent.
Regardons un instant trois tableaux de Watteau, intitulés d’ordinaire Voulez-vous
triompher des belles ? (fig. 2), Pierrot, dit autrefois Gilles (fig. 3) et Les Deux
cousines (fig. 4). Trois sujets différents mais trois images où l’univers des regards
est perturbé. Les personnages ne s’envisagent pas les uns les autres, ou alors
parfois tout au plus deux à deux, et parfois ils ne regardent rien, ou alors on ne sait
quoi. Et pour les spectateurs, le masque d’Arlequin, le visage aux yeux vides de
Pierrot et, plus encore, la jeune femme de dos, n’offrent rien où saisir l’expression
des passions. Rien à tirer non plus de leur gestuelle. Le geste de la jeune fille qui
porte la main à l’échancrure de son corsage semble indiquer la pudeur, mais que
signifie celui de l’Arlequin, ce bras levé au bout duquel les doigts se recourbent en
crochet ? Qu’il veut plonger dans le corsage, geste de mâle en rut ? Ou bien qu’il
mime une histoire ? Ou bien quoi ?... De même, que fait la jeune femme de dos ?
Est-elle un chaperon qui s’abstient de regarder sa protégée qui flirte ? Ou bien une
délaissée, absorbée à observer les personnages que l’on entrevoit au loin, par-delà
le lac ? Quant à Pierrot/Gilles, planté devant nous les bras ballants, est-il perdu
dans des pensées mélancoliques ou simplement niais ? Enfin, les figures hilares
et l’âne à l’œil rond qui affleurent à ses côtés, est-ce qu’ils se moquent du niais
ou bien des spectateurs, interprètes obligés et piégés ? Certes, en contrepartie,
il y a parfois des roses, donc une symbolique connue ; mais elle est tellement
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rebattue qu’elle ne mène pas loin. Pas loin non plus les costumes, qui sont tantôt
des masques de convention et tantôt banalement normaux. Et pourtant, ce sont
des tableaux de groupe, tableaux animés donc censés saisir un momentum, un
instant-clef d’une histoire. Devant les « fêtes galantes », les spectateurs sont
condamnés à supposer de possibles histoires. À les inventer. À inventer Watteau.
D’ailleurs, la critique et le commerce ont passé leur temps à inventer Watteau.
Comme il ne donnait pas de titre à ses tableaux, donc ne leur donnait pas « un
sens », ce sont, du Recueil Julienne au Catalogue dressé par Edmond de Goncourt,
les commentaires ou les offres de vente qui ont forgé les titres que nous employons.
Mais ce faisant, ils n’offrent rien de plus que leurs interprétations, rien de plus
que leurs propres inventions ; l’œuvre résiste. Et Baudelaire a bien saisi dans Les
Phares ce qui est au cœur de cette résistance :

7. J.-J. Courtine et C. Haroche, Histoire du visage. Exprimer et taire ses émotions du XVIe siècle au
début du XIXe siècle [1988], Paris, Payot, 2007, p. 37.

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Watteau, ce carnaval où bien des cœurs illustres,


Comme des papillons, errent en flamboyant,
Décors frais et légers éclairés par des lustres
Qui versent la folie à ce bal tournoyant.8

Point de passion puisqu’on « papillonne », point de leçon puisque c’est


« carnaval », mais un état de « folie » qui « tournoie », où donc le sens échappe
et qui relève, pour reprendre un terme de Wölfflin, de la peinture d’une ambiance.
Du coup, face aux genres canoniques du portrait et de la peinture d’histoire, la
scène de genre de la fête galante suppose un autre « savoir-voir », face à l’œil
surpris et frappé d’admiration devant le modèle et la leçon s’affirme une autre
surprise, un admirari au sens premier, un étonnement interrogatif, et face au sens
codé s’impose l’énigme obstinée.
« Face à », ai-je dit ; mais est-on en droit de les mettre ainsi face à face ? Car
Le Brun est mort quand Watteau peint, et de l’un à l’autre l’histoire de l’art parle
volontiers d’un « changement de paradigme » et lit L’Enseigne de Gersaint où
l’on voit des commis mettre en caisse un portrait du roi comme la déclaration par
Watteau de la fin de l’académisme et de l’avènement du rococo9. Mais qu’est-ce qui
empêche d’imaginer que cette mise en caisse est la préparation d’une livraison
plutôt qu’une mise au rebut ? Sans quoi Gersaint serait un drôle de marchand !
Peut-être faut-il alors envisager les choses de façon très pragmatique. Le nom
même de « fêtes galantes » renvoie bien sûr à des festivités mondaines qui
existaient du temps de Watteau mais aussi à toute une tradition que j’ai entrepris
de retracer dans La France galante 10 ; je rappelle simplement qu’il existe là aussi
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une lignée de réflexion sur le rôle des artistes et sur l’éducation du regard. Ainsi
Pellisson définissait l’artiste en le comparant avec « le Protée des Fables et le
caméléon des Naturalistes11 » : il n’est pas question ici de fournir des modèles,
mais bien de s’adapter à la situation et aux attentes des destinataires, de savoir
saisir l’ambiance du moment. De même, l’éducation ne s’y fait pas par inculcation,
mais par des expériences personnelles. Ainsi, le Chevalier de Méré présente, dans
ses Conversations, un jeune homme qui désire devenir un parfait honnête et

8. Ch. Baudelaire, « Les Phares », Les Fleurs du mal, v. 21-24.


9. Watteau, L’Enseigne de Gersaint, 1720. Huile sur toile, Schloss Charlottenburg, Berlin (upload.
wikimedia.org/wikipedia/commons/9/94/Gersaint.jpg).
10. A. Viala, La France galante, Paris, Puf, 2008.
11. P. Pellison, Discours sur les Œuvres de M. Sarasin [1656], dans L’ Esthétique galante. Paul
Pellisson, Discours sur les œuvres de M. Sarasin et autres textes, éd. A. Viala et al., Toulouse,
Société de Littératures classiques, 1989, p. 63.

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galant homme12. Dans un premier temps, il ne porte « les yeux que sur quatre ou
cinq courtisans qui prenaient le dessus du côté [...] de la galanterie ». Mais il est
bientôt désabusé car « quelques dames [...] s’aperçurent que c’était [...] une si
fausse galanterie qu’il fallait être bien dupe pour s’y laisser surprendre ». Or, les
femmes, parce que leur condition l’exige, ont développé une faculté d’observation
particulièrement aiguë. Dès lors, le jeune homme s’instruit par essais, erreurs et
corrections, et, en remettant constamment sa perspicacité à l’épreuve, il apprend
à saisir l’ambiance et tente, caméléon à son tour, de s’adapter à cet environnement
– comme doit le faire le spectateur des tableaux de Watteau. Car la vraie galanterie
est optimiste, elle croit possible non seulement de maîtriser les affects, mais de
les sublimer et de fonder ainsi un mérite personnel dont le point culminant réside
dans sa discrétion même. Dès lors, le discernement sans cesse aux aguets se doit
de saisir les ambiances pour discerner si ce qui s’y manifeste est ou non ce mérite
discret.
Nombre de succès du théâtre de cette époque, comme le Timocrate de Thomas
Corneille, l’Astrate de Quinault, La Princesse d’ Elide de Molière, ou encore Le Galant
Jardinier de Dancourt et Le Jeu de l’Amour et du Hasard de Marivaux, relèvent
de cette dynamique. Ces œuvres connaissent bien la dialectique de l’être et du
paraître : ainsi la Silvia de Marivaux se méfie-t-elle des Ergaste qui ont « l’air d’un
galant homme » mais dont la « physionomie si aimable [...] n’est qu’un masque
qu’il prend au sortir de chez lui 13 ». Mais elles la traitent autrement : leurs héros se
masquent afin que la vérité de leur mérite surgisse par-delà les apparences ; alors,
l’espace à observer est celui des actions, de l’histoire et surtout de la discrétion
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d’un chacun.
Or, cette lignée dont Watteau est un jalon majeur est chronologiquement
parallèle à celle du modèle de Le Brun ; je propose donc la thèse suivante : il existe
au moins deux grandes logiques du regard à l’âge classique, celle du modèle et
celle de l’énigme, celle du regard décrypteur et celle du regard inventif, celle où, en
reprenant les termes de Junius, la perspicuitas confirme et précise l’evidentia, et
celle où la perspicuitas reste sans cesse au défi.
Mais s’agit-il alors de « l’âge classique » ? Oui, mais en un sens un peu différent.
Un des emplois de l’adjectif classique désigne une période considérée comme un
temps d’apogée dans l’histoire d’une société ; c’est ainsi qu’on parle de l’Athènes
classique, de la Rome classique, et de la France classique. Mais l’idée d’apogée

12. Méré, « De l’Esprit », dans Œuvres complètes, éd. Ch.-H. Boudhors, Paris, Fernand Roches,
1930, t. 2 : Les Discours, p. 72.
13. Marivaux, Le Jeu de l’Amour et du Hasard, I, 1.

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ne doit pas ici nantir ces périodes d’une qualité supérieure. Il faut s’en tenir aux
deux critères objectifs qui la fondent. L’un tient au constat d’une prépondérance
de ces pays dans le monde de leur temps : et de fait, de même que l’Athènes du
Ve siècle et la Rome d’Auguste ont dominé le monde méditerranéen, la France a
été prépondérante en Europe de la fin de la Guerre de Trente Ans jusqu’à la Guerre
de Sept Ans ; disons, en dates rondes, du milieu du XVIIe siècle au milieu du XVIIIe
siècle. Et le second critère est que ces pays se soient perçus comme des modèles
qui rayonnent. Ce qui dans le cas de la France se trouve assez attesté par, entre
autres, Le Siècle de Louis le Grand de Perrault et Le Siècle de Louis XIV de Voltaire.
Ainsi peut-on parler de l’« âge classique » français à condition de ne pas rester
enfermé dans les découpages séculaires arbitraires mais de considérer la situation
du pays et l’état de la société.
Dès lors, il apparaît que les deux sortes de « savoir-voir » qui sont en présence
dans l’âge classique ainsi défini, retraduisent, au sein d’une structure sociale
fondamentale qui reste globalement la même, deux oeconomiae, deux économies
libidinales qui correspondent aux forces sociales elles-mêmes en présence
au sein des élites françaises. Car de fait, les passions dont traite Le Brun sont
essentiellement masculines et l’espace où circulent ses thèses est d’abord celui
des académies, tandis que la dynamique galante donne un rôle-clef au regard
féminin et circule plutôt dans la vie mondaine et dans les salons. Ainsi, la logique
du modèle correspond à un monde nobiliaire et masculin et implique une idéologie
de l’ordre stable dans les appartenances, les hiérarchies et les modes de pensée,
là où la dynamique de l’énigme, elle, correspond à un monde socialement plus
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mêlé et plus mixte et implique l’idée que l’on peut penser par soi-même et que le
mérite personnel peut générer une mobilité sociale à sa mesure.
Il faut ajouter que s’il semblerait commode de répartir ces attitudes selon des
milieux, leur coexistence a été autrement complexe en pratique. Certes, elles ont
cohabité, notamment à la Cour ; mais l’une, le « modèle Le Brun », y servait à
la propagande par le décor, tandis que l’autre venait au premier plan dans la
réalisation des fêtes qui étaient affichées comme, justement, « galantes ». Et,
pour observer un instant un autre milieu, celui des bourgeoisies moyennes,
aussi bien parisiennes que provinciales, on sait que certaines ont adopté la
galanterie tandis que d’autres, comme le montrent les travaux d’Olivier Christin
sur les sociétés des Mays et des Puys 14, se sont pliées à la logique du modèle

14. Voir notamment O. Christin, « Le May des orfèvres. Contribution à la genèse du sentiment
esthétique », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 105, 1994, p. 75-90 (en particulier
les sections « De l’image pieuse à l’œuvre d’art » et « Du dévot au spectateur », p. 79 sq.).

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mais du coup ont perdu la spécificité de leurs usages. En un mot, cohabitation ne


signifie pas complémentarité, encore moins harmonie ; et de fait, entre anciens
et modernes ou entre le dessin et le coloris, les polémiques ont été légion. Sur
ce sujet, je me permets de signaler que nous avons lancé, avec Kate Tunstall et
quelques autres, un vaste programme de recherches sur les querelles où celles-ci
auront bien sûr leur place15, et je souligne seulement ici que la coexistence des
modalités du regard doit s’envisager aussi en termes de tensions et de conflits.
J’ajoute enfin, en ultime remarque, que ce que je viens d’esquisser concerne les
pratiques des classes cultivées et le marché, tant officiel que marchand, des biens
culturels, mais que pour une vue plus complète il faudrait évidemment regarder
aussi d’autres espaces sociaux. Notamment celui des pratiques religieuses.
Il apparaît alors que le modèle Le Brun, qui se prête bien au dogmatisme, a eu
une large place dans la peinture d’histoire religieuse tandis que l’esthétique
galante, elle, ne s’y est guère hasardée. Mais il apparaît aussi qu’il a existé dans
ce domaine d’autres propositions, notamment celles de l’esthétique jésuite. Or,
comme l’a montré Pierre-Antoine Fabre16, les Exercices spirituels d’Ignace de
Loyola, qui la fondent, supposent que le regard se fixe sur les scènes évangéliques
pour y trouver des modèles mais leur vrai momentum se situe dans les instants de
passage, dans ce que la représentation échoue à saisir, quand la sensation d’une
lacune ouvre un espace où l’esprit peut se projeter dans une « vision » qui offre
un contact avec le vrai modèle qu’est Jésus-Christ. Il y a là au moins un troisième
« savoir-voir », concurrent des deux précédents.
Un concurrent de plus, que je n’entreprends pas de décrire, car je pense que
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l’indication en suffit, et je termine ici en avouant donc que je pense que « l’œil
classique » au singulier n’existe pas, qu’on ne peut escompter trouver un « lieu
commun » (une façon commune de penser) aux diverses logiques du regard à
cette époque et que donc les « lieux communs » (les endroits qui sont utilisés
en commun pour regarder quelque chose ensemble, comme le théâtre, la Cour,
etc.) du regard sont autant des lieux de conflits entre plusieurs « savoir-voir » que
des lieux où se forgerait une unité de sensibilité. Je crois au contraire que la vie
culturelle a été alors « polyscopique ». Et cela me rassure au fond, car je ne crois
pas à la possibilité d’une société « uniscopique » (ce qui serait le résultat d’un
« modèle Le Brun » généralisé) ni à celle d’une société « multiscopique » (ce qui

15. « Projet AGON. La Dispute : cas, querelles, controverses et création à l’époque moderne
(France-Grande-Bretagne) », http://www.agon.paris-sorbonne.fr. Voir également Littératures
classiques, n° 81 (« Le Temps des querelles », dit. J.-M. Hostiou et A. Viala), 2013.
16. P.-A. Fabre, Ignace de Loyola. Le lieu de l’image, Paris, Vrin / EHESS, 1992.

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serait la même chose mais avec une pluralité d’autorités imposant chacune leur
code).
Mais ce n’est pas là une flèche du Parthe à l’égard de la question même soulevée
par l’énoncé « l’œil classique en action ». Car cet énoncé provocant a le mérite
d’inciter à explorer des questions et conflits qui ont du sens et dans l’histoire
et pour le présent. Un présent où les conflits entre les pensées modélisantes
dogmatiques et la capacité de penser par soi-même sont profonds : en discerner
les origines ne peut être que salutaire. Comme il serait salutaire pour les études
françaises, qui ne sont pas en pleine forme, on le sait, de modifier leurs angles
d’approche et leurs catégories de pensée – notamment les étiquetages par siècles
et par écoles, qui sont un héritage de la logique du modèle. Alors, peut-être que
nous qui travaillons sur l’espace de l’illusio, donc de ce qui guide les façons de
penser et d’agir, nous avons intérêt à réinventer nos Watteau.

Alain Viala
University of Oxford
© Armand Colin | Téléchargé le 10/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 5.14.110.67)

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