Vous êtes sur la page 1sur 34

NOUVEAUX RÊVES CYBERPUNK

Philippe Llewellyn

Audimat Éditions | « Audimat »

2018/1 N° 9 | pages 51 à 83
ISSN 2261-3595
DOI 10.3917/audi.009.0051
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-audimat-2018-1-page-51.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
© Audimat Éditions | Téléchargé le 08/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)

© Audimat Éditions | Téléchargé le 08/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)
Distribution électronique Cairn.info pour Audimat Éditions.
© Audimat Éditions. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


© Audimat Éditions | Téléchargé le 08/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)
Nouveaux rêves
cyberpunk

Philippe Llewellyn
© Audimat Éditions | Téléchargé le 08/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)
Philippe Llewellyn

À la lecture du premier jet de ce texte enthousiaste et touffu


qu’un inconnu et novice du nom de Philippe Llewellyn nous
avait envoyés l’an dernier, nous avions regretté d’avoir trop
vite méprisé la microscène vaporwave, née au début de notre
décennie. Ne serait-ce que parce que ce mépris nous avait
fait louper les horizons hardvapour et dreampunk suggérés
au genre par le label Dream Catalogue, sujet principal de l’ar-
ticle. Au passage, Llewellyn évoquait avec passion l’esthétique
cyberpunk – ses films fondateurs, leurs bandes originales,
leurs villes rêvées ou réelles. Nous lui avons donc demandé de
greffer à sa monographie quelques éléments d’une histoire de
la musique cyberpunk. Loin de faire interférence, les images et
les références qui accompagnent les sorties discographiques
de Dream Catalogue lui donnent toute sa dignité, celle d’une
bande-son d’imaginaires dont elle est absolument solidaire.
© Audimat Éditions | Téléchargé le 08/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)

© Audimat Éditions | Téléchargé le 08/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)
Et loin de ne constituer qu’une série de codes rebattus, ces
imaginaires fonctionnent comme une réactualisation tou-
jours plus abstraite et mélancolique de ce que le cyberpunk
a laissé flotter dans notre inconscient collectif. Au moment
où Blade Runner et Ghost In The Shell font réapparaître
sur nos écrans des réplicants et des simulacres au carré, les
artistes affiliés au label recyclent un réseau de références
plus dense qu’il n’y paraît. Ils y puisent des émotions toutes
prêtes, certes, mais qui n’ont rien de naïves. Pour Llewellyn,
les musiciens cyberpunk d’aujourd’hui, plutôt que d’imaginer
un futur radicalement nouveau, choisissent de fouiller entre
les mailles du futur et du passé, de la ville mondiale et de ses
marges ghettoïsées, et s’ils traversent les clichés, c’est pour un
jour mieux imaginer de nouvelles utopies. 

52
Nouveaux rêves cyberpunk

Au départ de ce texte, une joyeuse engueulade entre amis


sur la qualité musicale de la vaporwave. Tous arguaient de la
pauvreté musicale du genre, s’accordant notamment sur le
fait que le concept et l’esthétique visuelle y primaient nette-
ment sur la musique, tout comme l’imbrication de la scène
avec Internet était en soi plus intéressante que le concept
lui-même. Ou pour le dire autrement : on se trouvait face à
une scène qui ne se suffisait pas à elle-même, mais qui avait
besoin de tout ce flot d’images pour exister – les bustes
romains, les caractères japonais, etc. – faute de quoi l’expé-
rience d’écoute était nécessairement appauvrie. J’avais beau
saisir l’argument, le procès me semblait assez injuste.
S’il m’est d’avis que cette spontanéité et ce manque
de consistance sont justement des atouts majeurs de cette
scène, je ne tiens pas pour autant à la défendre dans son
© Audimat Éditions | Téléchargé le 08/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)

© Audimat Éditions | Téléchargé le 08/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)
ensemble sur le plan musical. Ce qui m’intéresse, ce n’est
finalement pas la vaporwave à proprement parler, mais
une petite mutation à l’œuvre au sein de la galaxie Dream
Catalogue – ce label online créé en 2014 par l’énigmatique
Hong Kong Express et qui a depuis publié une centaine
d’albums –, peut-être même une deuxième vague, qui
me semble dépasser musicalement et esthétiquement les
intentions et les effets combinés de la première : exit l’iro-
nie, exit les les samples screwés et le cheesy sax, exit le féti-
chisme du centre commercial et de la virtual plaza, place
à une musique de fantômes, qui renoue avec le cyberpunk
et recrée en songe les contours d’un urbanisme noir, celui,
fantasmé et simulé, de la mégapole asiatique vue à travers
le prisme d’Internet et le miroir cinétique des rêves.

53
Philippe Llewellyn

CYBERPUNK & MUSIQUE


Une rapide histoire

Esprit punk, corps-machine

Mot-valise inventé par l’écrivain Bruce Bethke dans une


nouvelle parue en 1982 et qui procède de l’association des
termes « cybernétique », la discipline scientifique consa-
crée à l’étude des processus de commande chez l’homme
et la machine (popularisée en 1948 par le mathématicien
Norbert Wiener dans son ouvrage Cybernetics or Control
and Communication in the Animal and the Machine) et
« punk », le mouvement musical qui avait émergé à la fin
des années 1970, le cyberpunk est à l’origine une avant-
garde littéraire, un courant en réalité davantage influencé
© Audimat Éditions | Téléchargé le 08/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)

© Audimat Éditions | Téléchargé le 08/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)
par les romans de William S. Burroughs, J.G. Ballard,
Thomas Pynchon, Samuel R. Delany et les écrits de
Marshall McLuhan et de Timothy Leary que par la littéra-
ture SF de l’époque.
Rendu célèbre, entre autres, par Neuromancer, le
premier roman de William Gibson publié en 1984 – et
représenté par des écrivains tels que Bruce Sterling, John
Shirley, Rudy Rucker, Jack Womack ou encore Norman
Spinrad –, le cyberpunk fera des marges de la ville la
nouvelle échelle de la science-fiction et s’intéressera aux
possibilités offertes par la généralisation de l’informatique
dans les années 1980, prolongeant en ce sens l’esthétique
et la vision déployées dans des films comme Blade Runner
(1982), Tron (1982) ou Videodrome (1983). Aussi le

54
Nouveaux rêves cyberpunk

cyberpunk a-t-il dès l’origine la tête dans le « cyberspace »


– ce terme fabriqué par Gibson dans sa nouvelle Burning
Chrome (1982) pour désigner l’espace monochrome de
la matrice, représentation graphique des flux de données
numériques interconnectés – et les deux pieds dans la rue.
« The streets find its own uses for things » [1] dira le person-
nage de Jack dans Burning Chrome.
Si le cyberpunk a souvent été associé à la culture
industrielle, les romans de William Gibson constituent une
porte d’entrée privilégiée dans la généalogie musicale du
genre. Un des personnages de Burning Chrome est appelé
Bobby Quine (en référence au guitariste de rock Robert
Quine [2]) et Gibson, dont on sait l’influence qu’ont exer-
cée sur lui le Velvet Underground et Joy Division, glissera
de nombreux clins d’œil à Lou Reed dans Neuromancer.
© Audimat Éditions | Téléchargé le 08/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)

© Audimat Éditions | Téléchargé le 08/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)
Comme les planches de Moebius pour Métal Hurlant, qui
ont largement inspiré l’urbanisme vertical de Blade Runner
(puis plus tard d’Akira), on pourrait ici émettre l’hypo-
thèse que le noise électronique de Metal Machine Music,
un disque de Lou Reed largement incompris à sa sortie en
1975 (l’année-même où était lancée en France la revue
Métal Hurlant), allait, avec le punk synthétique de Suicide
(Suicide) et les expérimentations soniques de Throbbing
Gristle (Seven Annual Report) deux ans plus tard, poser les
bases d’un proto-cyberpunk musical.
La première vague de « rock industriel », avec des

[1] « La rue finit toujours par trouver son propre usage des objets. »
[2] Voir « Original Body Contour : notes nouvelles sur Robert Quine,
mercenaire intègre du rock », par Louis Picard, Audimat n°3.

55
Philippe Llewellyn

groupes comme Severed Heads, Cabaret Voltaire, Skinny


Puppy, Front Line Assembly ou encore Front 242 mar-
quera, la décennie suivante, la bande-son officielle de ce
courant. Fait amusant, Daydream Nation de Sonic Youth
sera considéré à sa sortie en 1988 – soit entre Code de
Cabaret Voltaire (1986) et Pretty Hate Machine de Nine
Inch Nails (1989) – comme l’ultime statement cyberpunk
de son temps par certains critiques, avant de devenir l’un
des disques de chevet des fans d’indie-rock [3]. La piste
« The Sprawl », qui étale sur près de huit minutes ses gui-
tares éruptives et dissonantes, est elle-même une réfé-
rence à l’environnement fictif dans lequel se déroulent les
trois premiers romans de William Gibson, une immense
méta-cité qui comprend l’ensemble des villes de la côte
Est des États-Unis.
© Audimat Éditions | Téléchargé le 08/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)

© Audimat Éditions | Téléchargé le 08/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)
Do androids listen
to intelligent dance music ?

Comme le rock cyber avant elles, l’ambient et la techno


sont des prétendantes légitimes au label « cyberpunk ». En
1992, le label anglais Warp sortait une compilation intitu-
lée Artificial Intelligence, premier volet d’une série de huit
albums sortis entre 1992 et 1994 qui allaient bouleverser la
pratique d’écoute de la musique électronique de l’époque
en l’extrayant des espaces hédonistes des raves et des clubs.

[3] Mark Dery, Escape Velocity, Grove Press, 1996

56
Nouveaux rêves cyberpunk

La pochette du disque, composée d’une image 3D


bordée par un cadre vert, montre un androïde avachi dans
un fauteuil rembourré et recrachant des ronds de fumée,
une cigarette (qu’on imagine électronique) à la main. Il fait
face à une chaîne hi-fi au pied de laquelle sont disposés,
de manière éparse, des vinyles de Kraftwerk (Autobahn) et
de Pink Floyd (Dark Side of the Moon). Au dos du disque,
on peut lire ceci : « Are you sitting comfortably? Artificial
Intelligence is for long journeys, quiet nights and club drowsy
dawns. Listen with an open mind. »[4]
Si l’album a fait date, c’est d’abord parce que
les artistes présents sur la compilation n’étaient autres
qu’Aphex Twin (sous son alias The Dice Man), B12
(Musicology), Autechre, The Black Dog (I.A.O.), Speedy J
ou Richie Hawtin (UP!), à l’époque tous assez peu connus.
© Audimat Éditions | Téléchargé le 08/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)

© Audimat Éditions | Téléchargé le 08/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)
Ensuite, c’est parce qu’ils y signaient ici une série de dix
pistes difficilement catégorisables pour l’époque, oscillant
sans cesse entre ambient et techno, un curieux mélange
de breakbeats spacieux et de synthés trancey qui sera
rapidement étiqueté (et ringardisé, cela va sans dire tant
le terme a été sujet à controverse) sous le nom d’IDM
(pour Intelligent Dance Music), jusqu’à devenir plus ou
moins synonyme de la fameuse signature sonore du label.
Dans un manifeste écrit dans le livret qui accompagnait
l’album, Warp définissait pourtant son concept d’ Artificial
Intelligence de la manière suivante :

[4] « Êtes-vous installés confortablement ? Artificial Intelligence a été


pensé pour les longs voyages, les nuits calmes ou les descentes post club.
À écouter avec un esprit ouvert. »

57
Philippe Llewellyn

« electronic music for the mind created by trans-glo-


bal electronic innovators who prove music is the one
true international language. Real people whose unity
lies in a common sound + spirit and whose ’liste-
ning music’ cannot be described as either soulless or
machine driven. The atmosphere and emotion both
comes from the musicians, their machines are merely
the means to a human end. » [5]

Le message était clair : il s’agissait avant tout de faire de


la musique électronique un genre tout aussi respectable
que le rock des années 1970, quelque chose qu’on pou-
vait écouter chez soi, au calme dans son salon, sans que
la danse ou la fête n’y soient nécessairement associés.
Une « musique de l’esprit » donc, qui s’opposerait à la
© Audimat Éditions | Téléchargé le 08/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)

© Audimat Éditions | Téléchargé le 08/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)
« musique du corps » représentée par la house et la techno.
Mais surtout une musique qui était pour la première fois
entièrement composée à l’aide d’ordinateurs – en lieu et
place des habituelles boîtes à rythmes et autres synthéti-
seurs – et reliait entre eux, via des forums de discussion
et des messageries Internet, toute une communauté de
fans et d’auditeurs, semblant ainsi concrétiser ce fameux
« cyberspace » qu’avaient prédit les écrivains cyberpunk
une décennie plus tôt. Parmi les albums qui complèteront

[5] « Musique électronique pour l’esprit crée par des créateurs trans-
globaux qui prouvent que la musique est bien une langue universelle.
De vrais artistes dont l’unité tient dans un langage et un esprit commun
et dont la musique de salon ne peut en aucun cas être décrite comme
robotique et sans âme. Les émotions ressenties sont générées par les
musiciens eux-mêmes, leurs machines ne sont qu’un moyen. »

58
Nouveaux rêves cyberpunk

la série Artificial Intelligence, le séminal Incunabula, du duo


Autechre, sorti en 1993, incarnera mieux qu’aucun autre
ce « cyberpunk électronique » nouvelle génération.

Paysages cyberpunk,
de l’image au son

Trois des films emblématiques du cyberpunk ont marqué


les esprits, entre autres, grâce à leurs bandes originales.
Les OST de Blade Runner (1982), Akira (1988) et Ghost
in the Shell (1995) ont défini chacune à leur façon une
possible esthétique sonore du cyberpunk, une déclinai-
son musicale d’un courant davantage caractérisé par ses
romans et ses films.
© Audimat Éditions | Téléchargé le 08/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)

© Audimat Éditions | Téléchargé le 08/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)
Conçu comme un véritable album par Vangelis et
réalisé à partir d’une large gamme de synthétiseurs, parmi
lesquels on trouve un Yamaha CS-80, un Roland VP 330
Vocoder Plus et un Fender Rhodes, le score électronique
du compositeur grec pour Blade Runner allait instiller cette
atmosphère artificielle, à la fois crépusculaire et nostal-
gique, qui participerait pleinement de l’effet du film (du
monumental « Main Titles » d’ouverture au très intimiste
« Blade Runner Blues »). Il constituera un point de réfé-
rence obligé en même temps qu’un répertoire inépuisable
pour toute une génération d’auditeurs et de musiciens.

59
Philippe Llewellyn

Composée en six mois par le collectif japonais Geinoh


Yamashirogumi [6] qui s’était spécialisé dans la reproduction
numérique de musiques traditionnelles venant du monde
entier, l’OST chorale et percussive d’Akira fut terminée
avant même que les images de l’anime ne soient produites,
confirmant sa place centrale dans la représentation d’un
néo-Tokyo post-apocalyptique, qu’appuient les notes du
gamelan balinais (en l’occurrence le Jegog) dès la première
piste « Kaneda ».
Quant à celle de Kenji Kawai pour Ghost in the
Shell, plus vaporeuse et dépouillée, il est difficile de ne
pas la réduire à son thème principal et à son motif nar-
ratif en trois temps (« Making of Cyborg », « Ghost City »
et « Reincarnation »), un étrange mélange de chants fémi-
nins en japonais classique, d’harmonies empruntées au
© Audimat Éditions | Téléchargé le 08/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)

© Audimat Éditions | Téléchargé le 08/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)
répertoire du folklore bulgare, d’instruments traditionnels
(comme le taiko) et d’effets de synthé dernier cri, tant
celui-ci est devenu emblématique et pourrait presque, à lui
seul, résumer toute l’esthétique du genre.

Ce que partagent ces trois bandes originales, au-delà des


affinités musicales qu’elles peuvent développer par ailleurs
(les plages aériennes de Vangelis et de Kenji Kawai, les par-
ties chorales de Ghost in the Shell et Akira), c’est le recours

[6] Un groupe à géométrie variable de plusieurs centaines de per-


sonnes (comprenant des musiciens amateurs et professionnels, des
étudiants, des ingénieurs, des universitaires ou encore des journalistes),
emmené par l’artiste et scientifique Shoji Yamashiro (pseudonyme de
Tsutomu Ōhashi) et fonctionnant comme une sorte de think tank.

60
Nouveaux rêves cyberpunk

à une technologie de pointe et le choix d’une musique réso-


lument électronique – tantôt ambient, tantôt rythmique –
pour illustrer la vision sombre d’un futur incertain [7].
Il est d’ailleurs curieux de constater que malgré les
liens évidents – trop évidents ? – qu’elles entretiennent,
la culture cyberpunk et la musique électronique semblent
aujourd’hui se tenir à une certaine distance l’une de l’autre,
comme si leurs histoires respectives s’étaient désynchro-
nisées, alors même qu’elles ont longtemps été presque
confondues.

Cyberpunk et pop music

Le début des années 1990 amorça également l’émergence


© Audimat Éditions | Téléchargé le 08/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)

© Audimat Éditions | Téléchargé le 08/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)
du cyberpunk dans le champ de la pop culture avec la
sortie de Zooropa de U2 en 1993 (au même moment que
Cyberpunk de Billy Idol), un concept-album qui s’appuyait
encore une fois sur l’univers numérique et ultra-techno-
logique des romans de William Gibson. Musicalement,
Zooropa, produit en collaboration avec Brian Eno, est mar-
qué par l’utilisation des claviers et des boîtes à rythmes
et reste encore aujourd’hui un objet un peu étrange dans
la discographie du groupe, comme une sorte d’accident,

[7] Recours auquel il conviendrait d’ajouter le maintien d’un équilibre


subtil entre les éléments futuristes et passéistes : le morceau de jazz
« One More Kiss » en plein milieu de la bande-originale de Blade Runner
en est un bon exemple (tout comme les notes de saxophone de « Love
Song »), là où Akira et Ghost in the Shell puisent dans un répertoire
traditionnel et folklorique.

61
Philippe Llewellyn

un hybride de rock et de musique électronique qu’on


serait presque tenté de qualifier d’« expérimental »
(« Zooropa », « Numb », « Lemon »). Mais c’est peut-être le
tube « Spaceman » du groupe britannique Babylon Zoo qui
résumera le mieux, deux ans plus tard, cette esthétique
cyberpunk « grand public », cette « cyberpop music », en
poussant encore plus loin les expérimentations initiées
par U2 – les synthés futuristes et les effets sur la voix du
chanteur Jas Mann, complètement pitchée (qu’on retrou-
vera d’ailleurs sur certains morceaux de d’Eon, comme
« Chastisement » ou « Al-Qiyamah » sur LP), étant ici
accentués par son physique androgyne et son look de
mage new-age.
L’année 1995, hantée par le fantasme de l’apoca-
lypse à l’approche de l’an 2000, est à elle seule un bon
© Audimat Éditions | Téléchargé le 08/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)

© Audimat Éditions | Téléchargé le 08/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)
indicateur de la façon dont l’imaginaire cyberpunk s’est
répandu dans le paysage visuel et musical mainstream.
Marquée entre autres par les sorties au cinéma de Johnny
Mnemonic et de Strange Days [8], elle le sera musicalement
par les albums Post de Bjork et Outside de David Bowie,
deux disques « cyber » qui exploitent habilement cet uni-
vers (« Army of Me » de Bjork étant peut-être, aux côtés de
« Spaceman », l’autre grand tube cyberpunk de 1995).
Sous l’effet de cette deuxième vague de rock
industriel déclenchée par Trent Reznor et son groupe

[8] Le premier est une adaptation de la nouvelle du même nom de


William Gibson. Quant au film de Kathryn Bigelow, il utilise également
– bien que s’en éloignant dans son scénario – la technologie décrite par
Gibson dans sa nouvelle Fragment of a Hologram Rose (1977).

62
Nouveaux rêves cyberpunk

Nine Inch Nails sortiront également, entre 1994 et 1996,


des albums comme Pandemonium de Killing Joke, Dead
Cities de Future Sound of London ou The Process de
Skinny Puppy, monstres hybrides de techno et de rock à la
beauté maléfique mais parfaitement obsédante. Le groupe
Black Rain, composé de Stuart Argabright et de Shinichi
Shimokawa, travaillera d’ailleurs sur une bande-originale
pour Johnny Mnemonic, mais celle-ci sera finalement reje-
tée. Longtemps oubliée, elle sera rééditée en 2012 par le
label anglais Blackest Ever Black sous le nom Now I’m Just
A Number: Soundtracks 1994-95. Après l’échec commer-
cial de Johnny Mnemonic, Keanu Reeves fera son grand
retour au cyberpunk en campant le personnage de Neo
dans Matrix (1999). C’est d’ailleurs le refrain de « Dissolved
Girl » de Massive Attack, pourtant absent de la BO, qui
© Audimat Éditions | Téléchargé le 08/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)

© Audimat Éditions | Téléchargé le 08/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)
s’échappe des écouteurs du héros lorsqu’au début du film,
celui-ci apparaît endormi devant son ordinateur.

VERS LE DREAMPUNK

Musique cyborg

Évidemment, Dream Catalogue n’opère pas en territoire


vierge et les sorties du label s’inscrivent dans un contexte
favorable, marqué par une certaine recrudescence de
l’imaginaire cyberpunk dans le champ des musiques élec-
troniques. Depuis 2010, de nombreux artistes et musiciens,
qualifiés d’« expérimentaux » pour certains ou issus de la

63
Philippe Llewellyn

scène club pour d’autres, jouent avec cette fibre cyber-


punk, qu’ils incorporent dans leur musique.
Oneohtrix Point Never, le principal projet musi-
cal de l’Américain Daniel Lopatin, témoigne assez bien
de cette « esthétique sonore » du cyberpunk, rendue ici
palpable à travers ses sons de synthétiseurs futuristes et
aliénés, presque mutants, dont on trouve par exemple la
trace sur sa série d’albums Returnal (2010), Replica (2011)
et R Plus Seven (2013) – ainsi que sous un versant plus
offensif chez d’autres artistes affiliés à son ancien label
Software (les beats sur circuit intégré de Napolian, le
« cyberfunk » du duo Tairiq & Garfield). Des plages ambient
comme « Describing Bodies » ou « Pelham Island Road »
sur Returnal, qui expriment une sensation d’insularité et
d’étrangeté très forte – et ne sont pas sans évoquer les
© Audimat Éditions | Téléchargé le 08/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)

© Audimat Éditions | Téléchargé le 08/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)
compositions exosphériques d’Alva Noto (on pense surtout
à « Xerrox Monophaser 2 » sorti un an plus tôt) – sonnent
comme de lointains échos de l’OST de Vangelis, entendus
depuis un futur distant, et leur influence se fait particuliè-
rement sentir sur HK de HKE [9], l’une des sorties les plus
marquantes de Dream Catalogue.
C’est également le cas de Kuedo, ancien membre de
la scène dubstep britannique au travers du duo Vex’d qu’il

[9] L’artiste et vidéaste québécois Jon Rafman, qui a collaboré à


plusieurs reprises avec Oneohtrix Point Never et contribué à forger
l’identité visuelle de ses clips, a par ailleurs réalisé fin 2016 une vidéo
intitulée Neon Parallel 96, courte fiction cyberpunk qui se déroule dans
un Hong Kong interlope, dont les images vintage de buildings futuristes
et de néons criards rappellent furieusement l’artwork des premières
pochettes Dream Catalogue.

64
Nouveaux rêves cyberpunk

formait précédemment avec son comparse Roly Porter et


qui s’est surtout fait connaître avec son premier projet solo.
Sorti en 2011 chez Planet Mu, Severant est un concept-
album marqué par l’infusion de nappes de synthés mélan-
coliques et luxuriantes dans des patterns de juke et de
footwork, un objet un peu hybride par nature, sur l’horizon
duquel se déploie en contre-jour l’OST de Blade Runner – à
commencer par le sample d’« End Titles » sur « Flight Path »,
auquel on serait tenté d’ajouter l’usage des synthétiseurs
sur « Ant City » et « Vectoral », qui flirtent délibérément avec
ceux de Vangelis. On retrouvera la recette qui avait fait le
succès de Severant sous une forme encore plus technoïde
et déshumanisée sur son EP Assertion Of A Surrounding
Presence en 2016, et c’est donc sans surprise que Kuedo
sera invité à jouer lors de l’édition spéciale de Boiler Room
© Audimat Éditions | Téléchargé le 08/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)

© Audimat Éditions | Téléchargé le 08/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)
dédiée à la sortie du film Blade Runner 2049 [10].
Entre novembre 2011 et juillet 2013, un petit
nombre d’artistes plus ou moins affiliés au défunt label
Hippos in Tanks – qui aura favorisé l’éclosion d’une nou-
velle avant-garde dans la musique électronique – ont
démultiplié les angles d’approche de ce que pourrait être
ce « néo-cyberpunk » musical. D’un côté, le post-grime
cybernétique de Fatima Al Qadiri sur l’EP Genre Specific
Xperience (2011) et les boucles centrifuges et bodybuil-
dées de James Ferraro via son projet Bodyguard (Silica Gel,

[10] Organisée peu avant la sortie du film, le 16 septembre 2017 à


Londres, l’édition spéciale de Boiler Room « Blade Runner 2049 » propo-
sait une série de lives et de DJ sets de la part d’artistes tels que Hudson
Mohawke, Aïsha Devi, Kuedo, Konx-om-Pax ou encore Flora Yin-Wong.

65
Philippe Llewellyn

2012) ont dessiné un paysage sonore métallique et froid,


un assemblage toxique de chrome et de mercure qui n’est
pas sans rappeler les propriétés liquides et changeantes du
T-1000 – et qui servira de matrice à de nombreux artistes
comme Chino Amobi et ses amis du label NON Worldwide.
De l’autre, l’électronique vrillée et claustrophobe de Laurel
Halo (Quarantine, 2012) et le R&B cyber-évangéliste de
d’Eon (LP, 2012), qui tous deux font un usage trafiqué de
leur voix, ont replacé les thèmes de l’ambiguïté à l’égard de
la technologie et la question de l’identité dans le monde
numérique au cœur de leur esthétique. Tous ces sujets se
trouvent également absorbés et digérés, broyés et recra-
chés, sous l’effet des rythmiques défigurées qui jaillissent
de la musique visqueuse et élastique de &&&&&, première
mixtape du Vénézuélien Arca sortie en 2013 chez Hippos
© Audimat Éditions | Téléchargé le 08/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)

© Audimat Éditions | Téléchargé le 08/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)
in Tanks.

Vaporwave, dreampunk,
hardvapour

Créé en 2014 par HKE et t e l e p a t h テ レパシー能力者


dans les méandres d’une scène vaporwave alors en pleine
effervescence, le label londonien Dream Catalogue est pro-
bablement celui qui tisse aujourd’hui la filiation la plus évi-
dente avec l’univers du cyberpunk. Si elle reste fortement
ancrée dans l’imagerie vaporwave, la musique de Dream
Catalogue en a profondément redéfini les contours, au
point de s’en affranchir presque totalement. Son histoire,

66
Nouveaux rêves cyberpunk

quant à elle, est encore plus singulière : elle est avant tout
une histoire de mutations, de ruptures et de réinventions.
On pourrait ainsi distinguer trois vagues dans la construc-
tion de l’identité visuelle et sonore du label.

Une première phase (2014- 2015) serait une sorte de


prolongement de la scène vaporwave « classique », telle
qu’elle a été portée par des labels comme Beer on the Rug
et Orange Milk Records, avec des sorties comme ⴱ㸥⑱
㦼Yes! We’re Open de ⶆ⍵㼱groceries, 遺却̖͈p l a z a
de死夢Vanity ou encore Red Light District de VHS – des
albums qui appartiennent tous au sous-genre du « mall-
soft » et qui participent à cette vaste entreprise anonyme
de réhabilitation de la muzak, à ce détournement de la cor-
porate music à l’ère du capitalisme numérique en puisant
© Audimat Éditions | Téléchargé le 08/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)

© Audimat Éditions | Téléchargé le 08/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)
leur imagerie dans les marchés du sexe et de la consom-
mation (le supermarché, le mall, le quartier rouge, etc.).
Comme avec les albums de vaporwave plus traditionnels,
leurs propriétés musicales importent moins que les fils nar-
ratifs qu’ils déroulent.

Une seconde période (2015 – 2016), qui verrait émer-


ger le « dreampunk », par une sorte de mutation halluci-
née de la vaporwave, comme nouveau socle conceptuel,
esthétique et musical du label, mais également comme
garant de son unicité, sous l’effet combiné des albums de
Remember, HKE, t e l e p a t h テ レパシー能力者, 2814 et
Sangam. Ici, l’attention portée à la musique et à ses qua-
lités retrouve une place centrale, les samples s’effacent au

67
Philippe Llewellyn

profit de compositions originales et les éléments visuels


font corps avec la matière sonore.
Une troisième séquence enfin (2016 – 2017), qui serait le
lieu d’un changement radical d’orientation sonore – mais
pas forcément conceptuelle – avec l’éclosion de la « hard-
vapour », poursuite des thématiques cyberpunk dans le
champ gravitationnel des musiques techno et occasion par
là-même pour le label de couper définitivement les ponts
avec la vaporwave – une rupture entérinée avec les sorties,
coup sur coup, entre novembre et décembre 2015 de End
of World Rave de WosX et Vaporwave Is Dead de Sandtimer
(un des multiples alias de HKE).

Si le dreampunk et la hardvapour sont bien les deux facettes


d’un même mouvement artistique, le premier aura été l’ins-
© Audimat Éditions | Téléchargé le 08/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)

© Audimat Éditions | Téléchargé le 08/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)
trument de l’émancipation vis-à-vis de la vaporwave en
même temps que le vecteur d’une réactualisation de l’image-
rie et de la pensée propres au courant cyberpunk. À l’occa-
sion d’un mix pour Boiler Room réalisé en mai 2016, HKE a
décrit la musique de Dream Catalogue en ces termes :

« Dreampunk is the music of the cyberpunk age we


find ourselves living in today, a world prophesied
by cyberpunk writers in the 1980’s. As technology
increasingly takes over every aspect of our lives, the
only thing we have left that is sacred and private is
our minds - for now, at least. Dreampunk is music of
the mind, where the main objective is to transport you
into another world through suggestive narratives and

68
Nouveaux rêves cyberpunk

concepts, with abstract, futuristic-sounding music


for a new generation. Dreampunk is dream music for
underground people living in this increasingly surreal
dream world reality. [11]»

Dream music
for underground people

Si l’on s’en tient à ce manifeste, le dreampunk serait donc


la bande-son d’un futur déjà advenu. Trois albums sortis
sur Dream Catalogue en 2015 offrent à mon sens une illus-
tration très cinématique de ce concept de dreampunk.

ルートバックホーム est une cassette de Remember sor-


© Audimat Éditions | Téléchargé le 08/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)

© Audimat Éditions | Téléchargé le 08/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)
tie à l’été 2015, dont les 100 copies se sont écoulées en
moins de 24 heures. D’emblée, le ton était donné : un titre
obscur en caractères japonais (littéralement « Route Back
Home »), une pochette évocatrice – la photographie d’une
rue asiatique, de nuit sous la pluie, avec pour seule lumière
les néons des échoppes alentour – et un nom d’artiste

[11] « Le Dreampunk est la musique cyberpunk de notre époque,


un monde prophétisé par les écrivains cyberpunk des années 1980
aujourd’hui devenu réalité. Alors que la technologie envahit, jour après
jour, chaque recoin de nos existences, la seule chose qui puisse rester
privée et sacrée consiste en nos esprits, pour l’instant tout du moins. Le
Dreampunk est donc une musique de l’esprit. L’objectif est de transporter
la nouvelle génération dans un autre monde grâce à des concepts et des
schémas narratifs évocateurs. Le Dreampunk est une musique rêveuse,
une échappatoire pour ceux qui évoluent dans le monde de plus en plus
irréel dans lequel nous vivons. »

69
Philippe Llewellyn

marquant la nostalgie. À l’exception d’« Elevation », le mor-


ceau de clôture épique réalisé avec HKE, les sept pistes qui
composent Route Back Home sont dépourvues de toute
ossature rythmique. Avec un sens subtil de la progression
et de la répétition, jouant sur des micro-variations à peine
perceptibles, ces longues plages d’ambient atmosphé-
riques, faites de nappes de synthés éthérées et d’éléments
de field recordings en milieu urbain – pluie, bruits du métro
tokyoïte, annonces sonores – se déploient sans disconti-
nuité pendant des minutes qui paraissent des heures et
donnent à entendre, à travers une approche qu’on pourrait
qualifier d’« orientaliste », une projection hallucinée et sur-
réelle de la ville japonaise.

HK est un album à part dans la discographie de HKE. Si ses


© Audimat Éditions | Téléchargé le 08/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)

© Audimat Éditions | Téléchargé le 08/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)
deux premiers albums, 浪漫的夢想 et 2047 (réalisés sous
le pseudonyme Hong Kong Express) étaient, de son propre
aveu, des tentatives pour recréer musicalement l’am-
biance des films de Wong Kar Wai – les références sont
nombreuses, de leurs pochettes, qui présentent toutes
deux des images extraites de In the Mood for Love et 2046,
jusqu’au pseudonyme lui-même, qui sonne comme un clin

70
Nouveaux rêves cyberpunk

d’œil à Chungking Express (1994) [12] – HK marque un tour-


nant, ne serait-ce que sur le plan conceptuel, l’allusion à
Hong Kong se faisant de manière plus directe cette fois et
non plus par le truchement des films du cinéaste hong-
kongais. Hong Kong est ici invoqué moins en tant que lieu
réel ou cinématographique que comme espace de rêve et
de projection : HK a ainsi moins à voir avec la ville elle-
même qu’avec ses propres fantômes et les fantasmes dont
elle fait l’objet, comme en témoigne le court descriptif
qui accompagne l’album : « The sea of neon rippling waves
under a heavy rain that batters the window of the dark hotel
room in the middle of the city. There is no point to any of this
except beauty. A return of dreams, Hong Kong. »[13]

Les néons, la pluie, la pénombre, autant d’éléments


© Audimat Éditions | Téléchargé le 08/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)

© Audimat Éditions | Téléchargé le 08/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)
qui empruntent à l’esthétique neo-noir du cyberpunk.
Musicalement, l’album signe l’arrêt du recours aux samples,

[12] Au-delà même des noms d’artistes, plusieurs pochettes de disques


du label sont des captures d’écran du film de Wong Kar Wai : du très
vaporwave ShowView de Chungking Mansions, dont l’artwork figure une
chambre d’hôtel avec vue sur Hong Kong, où les premières lueurs de
l’aube se superposent à la lumière du poste de télévision resté allumé
toute la nuit – le court texte descriptif qui accompagne l’album ne
trompe pas (« I watched two old movies on TV that night... and had four
chef’s salads. When the sun rose, I knew I had to go. ») à la techno dubbée
et pleine de réverbérations de Breathless, du très obscur Immune, sur
la pochette duquel on devine la silhouette ténébreuse de Brigitte Lin,
qui s’apprête à emprunter l’un des nombreux escalators du labyrinthe
qu’est Chungking Mansions.
[13] « Un océan de néons scintille dans la nuit. Une pluie lourde s’abat
sur les vitres d’un hôtel sombre quelque part en ville. Rien ne peut être
plus beau. Comme un rêve devenu réalité. Hong Kong. »

71
Philippe Llewellyn

au profit de compositions originales, une succession de


pistes d’ambient-synth pas très éloignées de celles qu’on
peut trouver sur Route Back Home, mais avec un accent
nettement plus futuriste. Là où Route Back Home pouvait
suggérer l’atmosphère onirique et envoûtante de Blade
Runner, jouant sur la continuité avec l’OST de Vangelis, HK
évoque davantage l’univers informatique et hyper-techno-
logique de Ghost in the Shell (la piste d’ouverture, « Ghost »
n’est-elle pas également un clin d’œil à l’anime, en même
temps qu’au « Ghost Hardware » de Burial ?). La pochette
du disque, qui exhibe en gros plan la skyline de Hong Kong,
plongée dans une lumière bleu opale, rappelle d’ailleurs
tout autant l’urbanisme nocturne de Ghost in the Shell que
la première phrase du Neuromancer de William Gibson,
qui résume à elle seule toute l’esthétique du mouvement :
© Audimat Éditions | Téléchargé le 08/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)

© Audimat Éditions | Téléchargé le 08/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)
« The sky above the port was the color of television tuned to
a dead channel » [14].

Vient enfin 新しい日の誕生 de 2814 (« Birth of a New


Dayc), l’album par lequel le label a gagné une reconnais-
sance critique dépassant les seuls blogs spécialisés. Il faut
dire qu’avec sa pochette animée montrant une ville et sa
skyline de néons sous une pluie battante – on pense autant
à la cité futuriste de 2046 qu’au quartier de Shinjuku à
Tokyo –, observée depuis la fenêtre d’une chambre d’hôtel
obscure située au sommet d’une tour d’immeuble, Birth
of a New Day avait de quoi intriguer. Des trois disques

[14] « Le ciel au-dessus du port était couleur télé calée sur un émetteur
hors-service. »

72
Nouveaux rêves cyberpunk

évoqués, il est de loin le plus catchy : à la différence de ses


prédécesseurs, il comporte de nombreuses parties ryth-
miques et joue sur des effets mélodiques beaucoup plus
immédiats.
Composé par HKE et t e l e p a t h テ レパシー能力者,
l’album ménage par ailleurs une distance parfaite entre
nostalgie et futurisme, ce qui sur un plan musical le situe
quelque part entre Route Back Home et HK. Ceci est dû
en grande partie à l’apport de t e l e p a t hテレパシー能
力者, dont le style de production très smooth et éthéré,
presque psychédélique, vient habilement se superposer à
celui de son co-équipier. Si l’album renoue avec le cinéma
de Wong Kar-Wai, c’est ici uniquement par méta-métony-
mie – 2814 correspondrait moins à l’année de référence
d’un futur lointain qu’à un numéro de chambre d’hôtel, un
© Audimat Éditions | Téléchargé le 08/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)

© Audimat Éditions | Téléchargé le 08/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)
peu comme celle de 2046, qui donne son nom au film : « I
think ’2 8 1 4’ might be the number on the door of a hotel
room in the year 2084, rather than the year », déclare ainsi
HKE dans une interview pour le site Tiny Mixtapes [15]. Et
c’est exactement l’effet que procure l’écoute de cet album,
qui donne l’impression de contempler le monde, dans un
futur pas si distant que ça, depuis la fenêtre d’un hôtel-
capsule de Hong Kong ou de Shinjuku.

ルートバックホーム, HK et 新しい日の誕生 sont les trois


panneaux d’un même triptyque conceptuel et musical,

[15] « Je pense que 2 8 1 4 fait référence à un numéro de chambre


d’hôtel en l’an 2084 plutôt qu’à l’année 2814. » Dream Catalogue (HKE,
2814) », Tiny Mixtapes, 15/10/15.

73
Philippe Llewellyn

rompant avec la plupart des artefacts jusqu’alors tradi-


tionnellement associés à la vaporwave pour en installer de
nouveaux : exit les bustes romains, le rétro-futurisme et les
samples screwés, place désormais à une musique de fan-
tômes, qui renoue avec l’esthétique visuelle du cyberpunk
et recrée les contours d’un urbanisme noir, celui, fantasmé
et simulé, de la mégapole asiatique, vue à travers le prisme
d’Internet et le miroir cinétique des rêves[16].

EXTENSION
DU DOMAINE ESTHETIQUE

Infra-villes cyberpunk
© Audimat Éditions | Téléchargé le 08/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)

© Audimat Éditions | Téléchargé le 08/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)
La ville asiatique – et plus spécifiquement Hong Kong et
Tokyo – a toujours été un lieu commun du cyberpunk. Le
Los Angeles de Blade Runner est en réalité un croisement
entre Hong Kong, New York et le quartier de Ginza à Tokyo.
C’est également Hong Kong qui sert de modèle à New Port
City, la ville japonaise fictive de Ghost in the Shell. Quant
à Neuromancer et Akira, tous deux présentent une vision
futuriste et apocalyptique de Tokyo, à travers les exemples

[16] « Installing dreams in your brain est. 2814 » : la promesse de Dream


Catalogue place l’auditeur dans le même type de relation avec les sor-
ties du label que Deckard avec Gaff, le personnage incarné par Edward
James Olmos dans Blade Runner, qui a rêvé d’une licorne – à la fin du
film, grâce à l’origami déposé par Gaff sur le palier de Deckard, nous
comprenons alors d’où vient ce rêve. À l’instar de Deckard, l’auditeur se
transforme en Replicant.

74
Nouveaux rêves cyberpunk

de Chiba-City et Neo-Tokyo dans lesquels se déroulent


respectivement leurs intrigues.
Si Hong Kong et Tokyo se prêtent aussi bien au genre,
ce n’est pas seulement parce qu’elles incarnent toutes deux,
au début des années 1980, une certaine vision de la ville
du futur. C’est aussi parce qu’en elles se matérialisent alors
des tensions inouïes, qui résultent de processus historiques,
économiques et sociaux particulièrement brutaux.
D’un côté, Tokyo est la capitale mondiale du
désastre. La ville a été détruite et reconstruite plus de fois
que n’importe quelle autre ville au monde (le séisme de
1923 et les bombardements de 1945 firent chacun plus
de 100 000 morts, pour ne garder que les exemples les
plus récents ). Elle est partagée entre la mémoire de sa
propre apocalypse, dont on retrouve la trace dans toute
© Audimat Éditions | Téléchargé le 08/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)

© Audimat Éditions | Téléchargé le 08/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)
la culture populaire japonaise d’après-guerre (plus préci-
sément depuis Gojira, en 1954, qui inaugurera le genre du
« kaiju eiga »[17] ) et sa fuite en avant hyper-technologique
dans les années 1980 (le fameux « miracle japonais »),
qui en feront le cadre idéal pour l’avenir pessimiste de
Neuromancer et d’Akira.

De l’autre, Hong Kong, place financière mondiale et sym-


bole d’un capitalisme triomphant (« Hong Kong Story »),
mais également ville aux nombreuses zones d’ombre, parmi
les plus inégalitaires de la planète, façonnera l’urbanisme
noir de Blade Runner et de Ghost in the Shell. Kowloon

[17] Littéralement « cinéma de monstres ». Genre de film japonais dont


les personnages principaux sont des monstres géants .

75
Philippe Llewellyn

Walled City, l’ancienne ville-labyrinthe qui bascula dans la


clandestinité avant d’être démolie en 1993, est peut-être
l’un des exemples les plus célèbres de cet envers du rêve
hongkongais. Sous le joug de la pègre chinoise, la citadelle
abritait des fumeries d’opium, des salles de shoot, des bor-
dels et un nombre incalculable de cabinets de dentistes
clandestins, au point d’être considérée comme une véri-
table « ville dans la ville », entre utopie pirate et zone de
non-droit. Le photographe canadien Greg Girard en tirera
le livre-culte City of Darkness et la ville murée continuera à
hanter pendant longtemps William Gibson, lui inspirant le
concept du « bidonville connecté », qui irrigue une grande
partie de son œuvre, ainsi que l’environnement virtuel de
sa « Bridge Trilogy », nommé « Walled City ».
© Audimat Éditions | Téléchargé le 08/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)

© Audimat Éditions | Téléchargé le 08/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)
L’esthétique visuelle du cyberpunk a souvent été réduite à
quelques clichés urbains trop évidents : panneaux publici-
taires, néons, pluie, nuit, surpopulation, profusion de signes
chinois et japonais, etc. Curieux concours de circonstances
ou véritable signe des temps, l’année 2017 aura été mar-
quée par le grand retour du genre dans la culture popu-
laire à travers l’adaptation cinématographique de l’anime
Ghost in the Shell (porté à l’écran par le réalisateur Rupert
Sanders, avec Scarlett Johansson dans le rôle principal)
et la sortie en grande pompe de Blade Runner 2049 (là
encore avec un casting hollywoodien mêlant Ryan Gosling,
Jared Leto et Harrison Ford).

Fredric Jameson a été l’un des premiers à voir dans le

76
Nouveaux rêves cyberpunk

cyberpunk « la suprême expression littéraire sinon du post-


modernisme du moins du capitalisme tardif » [18] en même
temps qu’un des outils les plus pertinents pour com-
prendre le monde dans lequel nous vivons, à l’heure où
ni le réalisme ni le modernisme ne sont encore en mesure
d’offrir des clés de lecture suffisamment convaincantes.
Plus encore que le high tech low life qui lui est souvent
accolé comme un slogan publicitaire un peu simpliste, mais
partant néanmoins de là, je pense que le cyberpunk peut
être vu comme une tonalité qui consisterait aujourd’hui à
mettre systématiquement l’accent, de manière hypertro-
phiée, sur les recoins les plus sombres de l’époque, au croi-
sement de trois axes qui s’autoalimentent : le capitalisme
financier, la mondialisation des échanges et l’urbanisation
de la planète.
© Audimat Éditions | Téléchargé le 08/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)

© Audimat Éditions | Téléchargé le 08/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)
Le cyberpunk serait alors moins un sous-genre de la
(science-) fiction que la couleur un peu particulière qu’a
déjà prise la réalité à certains endroits du globe terrestre.
De nombreuses localités peuvent ainsi prétendre au label
et être étiquetées comme telles. Aujourd’hui, davantage
encore que Hong Kong ou Tokyo, Chongqing est avec son
urbanisation galopante probablement la ville asiatique
la plus cyberpunk au monde, celle qui s’approche le plus
des fantasmes de Blade Runner, dont elle semble avoir
exaucé toutes les prophéties, en même temps qu’une for-
midable fenêtre sur la Chine contemporaine. Elle constitue

[18] Fredric Jameson, Le Postmodernisme ou la logique culturelle du


capitalisme tardif, ENSBA, 2007.

77
Philippe Llewellyn

un concentré de toutes les tendances qui traversent et


modèlent la société chinoise, comme Los Angeles conti-
nue à l’être à sa manière pour les États- Unis. On pour-
rait en dire à peu près autant de la gigantesque région
urbaine formée par les mégapoles du Pearl River Delta
(PRD) – au premier rang desquelles Shenzhen, Dongguan,
Guangzhou, Foshan et Zhongshan – qui figure parmi les
zones les plus industrialisées de la planète, une vaste méta-
cité en devenir souvent présentée comme l’usine high-tech
du monde [19] et connue pour abriter le site des usines
Foxconn.

Cependant, l’Asie n’a pas le monopole des grandes muta-


tions urbaines du 21e siècle ni celui de la représentation
de la ville du futur. À la vision totalitaire et centralisée du
© Audimat Éditions | Téléchargé le 08/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)

© Audimat Éditions | Téléchargé le 08/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)
capitalisme chinois tel qu’il s’exerce dans les villes du Pearl
River Delta s’opposent l’urbanisme décentralisé et l’écono-
mie informelle de la ville ouest-africaine, dont Lagos, avec
ses innombrables marchés de rue directement connectés
au commerce mondial, constitue l’extrémité la plus radi-
cale [20]. Ces deux formes d’urbanisme sont en réalité les
deux faces d’une même pièce de monnaie unique : une
partie du matériel électronique produit dans le Pearl River
Delta est importé par des commerçants nigérians puis
revendu dans les différents marchés informels de Lagos.
Elles font ostensiblement écho aux thématiques déployées

[19] Stefan Al, Factory Towns of South China. An Illustrated Guidebook,


Hong Kong University Press, 2012
[20] Rem Koolhaas, « Lagos » in Mutations, Actar, 2000.

78
Nouveaux rêves cyberpunk

dans les romans de William Gibson. Là où la future méga-


lopole du Pearl River Delta peut apparaître comme la
concrétisation de « The Sprawl », la ville fictive qui s’étend
sur presque toute la côte Est des Etats-Unis, de Boston à
Atlanta, les immenses marchés électroniques d’Oshodi,
Alaba et Ladipo, qui prennent forme le plus souvent de
manière organique autour des infrastructures existantes
(bretelles d’autoroutes, voies ferrées, etc.) rappellent
quant à eux l’esthétique du « bidonville underground high-
tech » telle qu’elle est forgée dans « The Bridge Trilogy ».

Malgré cette extension du territoire cyberpunk, ses motifs


semblent aujourd’hui en partie épuisés. Un début d’ouver-
ture avait été offert par l’image du souk marocain, qui
apparaît un peu comme par enchantement au milieu de
© Audimat Éditions | Téléchargé le 08/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)

© Audimat Éditions | Téléchargé le 08/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)
la ville japonaise dans l’anime Cowboy Bebop, ainsi que
dans New Rose Hotel, dont une séquence se déroule à
Marrakech. L’Interzone de Burroughs à Tanger n’était-elle
pas finalement, le premier haut-lieu du cyberpunk ? Mais
il ne s’agit là encore que d’un traitement graphique. Si l’as-
pect visuel est indéniable dans le cyberpunk, il ne saurait
s’y réduire. Si la dimension plastique des territoires impor-
tante, elle compte moins que l’intensité des tendances
dont ils participent.

79
Philippe Llewellyn

Bande sonore
dreampunk

L’élargissement du spectre esthétique pour sortir des cli-


chés urbains cyberpunk, c’est ce que Dream Catalogue
a commencé à entreprendre depuis la fin 2015 avec le
moment hardvapour rapidement évoqué plus tôt, diversi-
fiant les points de focalisation et renforçant la cohérence
d’un genre qui, à l’instar du cyberpunk, avait fini par se
confondre avec sa propre caricature. À l’origine un simple
jeu de mots, la hardvapour, sous l’influence de l’album End
of World Rave de WosX, a permis d’installer Mykolaiv en
Ukraine comme un nouveau référent géographique à partir
duquel ont pu se déployer de nouvelles fictions musicales.
© Audimat Éditions | Téléchargé le 08/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)

© Audimat Éditions | Téléchargé le 08/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)
La grande force d’End of World Rave de WosX, dont les
noms de pistes sonnent comme un hommage à la drug
culture des pays de l’Est, plus encore que d’avoir ressuscité
le gabber des années 1990, c’est d’avoir été accompagné
d’une courte fiction (Mykolaiv: End of World Rave 2020)
pour installer encore un peu plus définitivement dans le
champ musical cette esthétique très cyberpunk de rave
ukrainienne et d’ambiance de fin du monde [21].
Sans énumérer tous les albums qui se sont inscrits
dans la continuité d’End of World Rave, on peut néan-
moins retenir Apocalypse de HKE, un EP sur le thème

[21] Cette nouvelle rappelle d’ailleurs la séquence de la rave dans


Cosmopolis (David Cronenberg, 2012), ainsi que la scène de fusillade
dans la boîte de nuit coréenne dans Collateral (Michael Mann, 2004).

80
Nouveaux rêves cyberpunk

de la radioactivité dont la pochette suggère les plaines


gelées de Sibérie ou, plus récemment, le très technoïde
There is Truth in Fiction de Chungking Mansions, sorti sur
Antifur, un nouveau label ukrainien entièrement dédié à la
hardvapour.
Là encore, le risque était grand pour que les friches
industrielles d’Ukraine ne deviennent elles aussi rien de
plus qu’un nouveau mème, surtout si l’on tient compte
de la façon dont la hardvapour a été médiatisée à travers
quelques articles un peu risibles de blogs spécialisés qui se
sont empressés d’y célébrer la dernière sensation Internet,
alors qu’il ne s’agissait là que de la réplique d’un séisme
plus profond qui avait déjà ébranlé le microcosme de la
vaporwave dès la création de Dream Catalogue. C’était
sans compter sur l’ingéniosité de WosX, qui a récidivé en
© Audimat Éditions | Téléchargé le 08/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)

© Audimat Éditions | Téléchargé le 08/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)
juin 2016 avec Brasil World Cup 2034, un album de moom-
bahton accompagné, tout comme son prédécesseur, d’un
récit, Heatwave, qui délaisse les vapeurs toxiques d’Ukraine
et de Sibérie pour la moiteur tropicale de Rio de Janeiro et
de ses quelque 600 favelas.
Dans ses derniers essais hardvapour, Dream
Catalogue a donc fini par s’éloigner du tropisme urbain
asiatique classique du cyberpunk. Le label développe des
univers visuels et sonores inédits, qui permettent de sai-
sir dans le dreampunk une actualisation du cyberpunk. Au
duopole Hong Kong – Tokyo viennent désormais s’ajouter
de nouveaux dreamscapes, ces paysages intérieurs jail-
lissant comme par hallucination du réel, que sont donc
Rio de Janeiro, Mykolaiv, le Pearl River Delta, ou encore

81
Philippe Llewellyn

Durban et Caracas.
ÉPILOGUE

Je me souviens m’être dit, à l’occasion d’un baile funk


à Rocinha, en 2010, que je venais de participer à une
authentique expérience cyberpunk. Alors que nous étions
en train de prendre l’apéritif chez mon guide Zezinho, dont
la terrasse en surplomb offrait une vue panoramique sur
l’ensemble de la favela et que la nuit commençait à tom-
ber, on pouvait déjà entendre au loin l’écho de trois ou
quatre baile funk se chevauchant et se superposant aux
lumières qui jaillissaient de part et d’autre de Rocinha,
révélant l’éclat de son immense parure dorée. Plus tard,
après que Zezinho nous eût expliqué les significations des
tags ADA et CV qui pullulaient un peu partout en ville et
© Audimat Éditions | Téléchargé le 08/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)

© Audimat Éditions | Téléchargé le 08/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)
marquaient de leur empreinte capitaliste, à la manière des
logos de puissantes entreprises, chaque coin de rue de la
favela, puis après nous avoir montré sur son ordinateur des
dizaines de photos de gangsters décédés, plus tard, donc,
après avoir serré la main et discuté avec une demi-dou-
zaine de gamins, torses nus et AK-47 en bandoulière (« the
guys », comme il les appelait), qui gardaient leurs points de
vente avec force détermination, nous nous retrouvâmes
dans un gigantesque hangar, tout en contrebas, d’où éma-
nait un son furieux, au rythme duquel se déhanchaient des
hordes d’adolescents, garçons aux cheveux blonds déco-
lorés et filles en tenue ultra-légère, séparés par une ligne
invisible et se toisant, répétant ce qui s’apparentait à un
rituel magique. Ce qui m’avait alors le plus frappé je crois,

82
Nouveaux rêves cyberpunk

c’était la transposition, dans l’écosystème fragile et pau-


périsé de la favela, de la rave party et de sa culture clan-
destine : l’hyper-sophistication des productions, le volume
sonore à la limite du soutenable, l’énergie brute et punk,
la tension sexuelle, l’absence de frontière entre le licite et
l’illicite (certains baile funk étaient « autorisés », d’autres
« sauvages ») : le cyberpunk était là.
© Audimat Éditions | Téléchargé le 08/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)

© Audimat Éditions | Téléchargé le 08/07/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)

83

Vous aimerez peut-être aussi