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ÉCOUTER DANS LES RUINES DU CAPITALISME : ENREGISTREMENTS DE

TERRAIN ET FORMES DE VIE

Alexandre Galand

Audimat Éditions | « Audimat »

2018/2 N° 10 | pages 139 à 171


ISSN 2261-3595
DOI 10.3917/audi.010.0139
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-audimat-2018-2-page-139.htm
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et formes de vie
enregistrements
du capitalisme :
dans les ruines

de terrain
Écouter

Alexandre Galand
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Alexandre Galand

Après l'ASMR et les disques de poésie dans notre précédent


numéro, Audimat s'intéresse à nouveau à une question relevant
davantage du son que de la musique : celle de l'enregistre-
ment de terrain, et en l'occurrence celle de l'enregistrement dit
« audio-naturaliste ». Le Belge Alexandre Galand, auteur en
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2012 d'un formidable livre sur le sujet (éd. Le Mot et le Reste) et
défenseur de la sphère « terrienne » plutôt qu'humaine, aborde
ici le field recording comme écoute et usage du monde à
l'heure où celui-ci se présente comme « Capitalocène ». Selon
Galand, le microphone du documentariste doit se faire cap-
teur des fantômes qui hantent les ruines du capitalisme. Pour
nous déconditionner, nous devons prêter attention aux sons
de la faune et de la flore, mais également aux sons industriels
ou mécaniques qui résonnent à la surface de notre planète.
Écouter ces bruits, c'est les mettre en commun, les localiser,
les faire exister plus fort que les fréquences assourdissantes
de l'apathie. S'appuyant aussi bien sur l'étude des signatures
acoustiques de certains animaux que sur un disque d'enre-
gistrements de terrain réalisés dans le région de Tchernobyl,
Galand nous montre comment l'écoute de ces documents
audio peut recréer un lien entre terriens, qu'ils soient femmes,
hommes, enfants, insectes ou oiseaux.

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Écouter dans les ruines du capitalisme.

Où êtes-vous ?

Au début du 20e siècle, une espèce d’oiseau endémique


de l’île du Nord de la Nouvelle-Zélande disparaît.[1] À cause
de la chasse, de la déforestation et de l’introduction par
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les Occidentaux de prédateurs comme le rat, le Huia
dimorphe rejoint la liste déjà longue des espèces éteintes
dans le cadre de ce qu’on nomme désormais la sixième
grande extinction.[2]

Les Maoris utilisaient les plumes de cet oiseau sacré (dit


«  tapu  ») comme indicateurs d’un statut social élevé  :
seuls les chefs de haut rang pouvaient en porter dans
leur coiffe. Les plumes pouvaient également être utilisées
dans le cadre des échanges commerciaux et des pratiques
funéraires. Le nom de l’Huia est onomatopéique. Pour les
Maoris, son cri évoquait l’expression « Où êtes-vous ? ». Ils
l’imitent notamment dans le cadre des pratiques de chasse.
La disparition de l’oiseau au début du 20e siècle explique

[1]  Une première version de ce texte a été présentée lors d’une confé-
rence à Paris le 16 avril 2018 suite à l’invitation de l’Addor (Association pour le
développement du documentaire radio et de la création sonore), ainsi que de Julie
Michel et Olivier Crabbé du collectif Nightowl, que je remercie chaleureusement.
[2]  Si le rapport annuel du WWF donne un aperçu global de ces
multiples phénomènes de raréfaction et d’extinction, ce sont des milliers d’études
à propos des populations d’insectes, d’oiseaux, d’amphibiens, de grands mammi-
fères… qui sonnent le glas. Le dernier rapport du WWF, en octobre 2018 : https://
wwf.be/fr/actualites/rapport-planete-vivante-2018-en-40-ans-nous-avons-perdu-
60-des-populations-danimaux-sauvages-sur-terre/ On peut également se reporter
à la synthèse d’Elizabeth Kolbert, La 6e extinction. Comment l’homme détruit la
vie, Vuibert, 2015 et aux travaux de Thom Van Dooren, par exemple Flight Ways:
Life and Loss at the Edge of Extinction, Columbia University Press, 2016.

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Alexandre Galand

pourquoi nous n’avons pas gardé d’enregistrement des


vocalises de l’animal. L’histoire pourrait s’arrêter là.

C’est sans compter la survivance d’un véritable fossile


sonore qui nous permet d’entendre, par le biais de l’inter-
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pénétration des mondes humains et autres qu’humains, le
chant et le cri de l’oiseau. Issu des collections du Whanganui
Regional Museum, un disque daté de 1949 et retrouvé dans
les archives du fermier et preneur de sons Robert Batley,
comprend un enregistrement d’Henare Hamana, un vieil
homme maori qui en 1909 avait guidé une expédition natu-
raliste à la recherche du Huia. On y entend le vieillard imiter
l’oiseau alors disparu depuis plusieurs décennies.[3]

Les fantômes sonores


du Capitalocène

Avec la manière dont il rend trouble les frontières entre


présent et passé, entre mondes humain et non-humain,
entre disparition et survivance, cet enregistrement est un
exemple poignant de ce que peut être un fantôme sonore
du Capitalocène[4]. Cette assimilation de l’enregistrement

[3]  Plus d’informations et écoute de l’extrait ici : https://www.ngataonga.


org.nz/blog/nz-history/the-call-of-the-huia/
[4]  Pour certains historiens, ce terme désigne la période en cours, marquée
par le réchauffement climatique, la sixième extinction des espèces, ainsi que les
inégalités sociales grandissantes. Comme l’appellation « Anthropocène » (et comme
toute désignation de période), ce mot est imparfait. Il a cependant l’avantage de pointer
clairement du doigt un système – le capitalisme – là où l’Anthropocène suggère une
responsabilité indifférenciée de l’humanité dans les maux qui touchent la Terre et ses
habitants. —>

142
Écouter dans les ruines du capitalisme.

sonore au domaine spectral est bien connue : les micro-


sillons conservent les traces de voix qui se sont tues. Dans
un contexte de catastrophes causées par le capitalisme et
caractérisé par de nombreuses raréfactions et disparitions,
aller à la rencontre de tels fantômes est indispensable.
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L’historien François Hartog définit notre rapport au temps
comme le « présentisme »[5]. Tandis que le futur n’est plus
le temps de promesses et d’accomplissements qu’annon-
çaient les promoteurs du Progrès, le « Passé » a depuis
longtemps été relégué au rang de l’histoire et du patrimoine.
À cheval sur la ligne du temps, nous regardons nos pieds.

Une des conséquences de ce rapport au temps est ce que


les scientifiques nomment le « décalage de référentiel »[6].
Ce phénomène se traduit par notre amnésie chronique et
par le déplacement du seuil de normalité. Les « crises »,
les paysages dévastés, les disparitions deviennent peu à
peu la nouvelle réalité. Le décalage de référentiel explique
pourquoi si on n’y prend pas garde, nos enfants trouveront
normal de vivre dans un monde sans récifs de corail, sans
tigres, sans abeilles, sans grands singes, etc.

Suite [4] —> Voir en français Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, L’évènement


anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, Seuil, 2013 et Armel Campagne, Le Capita-
locène. Aux sources du dérèglement climatique, Divergences, 2017.
[5]  François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences
du temps, Seuil, 2003.
[6]  On peut se reporter par exemple au travail de Daniel Pauly, biologiste
canadien qui a étudié l’évolution des stocks de poissons : « Anecdotes and the
shifting baseline syndrome of fisheries. » dans Trends in ecology and evolution,
1995, no10(10), p. 430.

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Alexandre Galand

Les fantômes du Capitalocène, qu’ils soient sonores, visuels


et/ou narratifs, viennent troubler cette expérience du pré-
sent, nous hanter, et nous rappellent que nos vies portent
les traces du passé. Ils surgissent pour nous montrer que les
mondes que nous habitons sont multiples, s’enchevêtrent et
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ne sont pas l’apanage de cet Anthropos, occidental, extrac-
tiviste et productiviste qui est le coupable de notre temps
de catastrophes.

Ces revenants du Capitalocène désignent les vestiges de


manières de vivre du passé et de l’ailleurs, de mondes qui
auraient pu persister ou advenir, de mondes qui n’auraient
jamais dû être considérés comme inférieurs aux nôtres sur
une quelconque échelle des valeurs ou de l’évolution. Ces
fantômes nous obligent à scruter les traces des choix du
passé, mais aussi les dérives du présent.

Plutôt que des documents, des fragments de paysage


ou des œuvres d’art à contempler, les fantômes sonores
peuvent être considérés comme des récits offrant des
lignes de fuite à notre imaginaire. Envisagés avec catas-
trophisme, cynisme ou déni, ces fictions transforment ces
lignes de fuite en impasses. Elles s’apparenteraient dès lors
à des fictions de clôture, comme les nomment Camille de
Toledo, Aliocha Imhoff et Kantuta Quiros dans leur ouvrage
Les potentiels du temps. Art et politique (Manuella, 2016).
Pour ces auteurs, les fictions de clôture sont ces récits qui
ne peuvent envisager un futur « autre » que par le prisme
du négatif, ce sont les « récits zombis qui maintiennent

144
Écouter dans les ruines du capitalisme.

en place un monde inadéquat » et « remplissent le pré-


sent d’hypothèses fermées ». À ces fictions de clôture, ils
opposent et veulent promouvoir des fictions potentielles
qui désirent retrouver le sens de l’espérance, en métamor-
phosant les récits, afin écrivent-ils « d’habiter nos temps
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obscurs ». Tentons dès lors d’envisager ce que pourraient
être des enregistrements de terrain qui seraient autant fan-
tômes que fictions potentielles.

Écouter dans les ruines


du capitalisme

Habiter nos temps obscurs, c’est ce à quoi Anna


Lowenhaupt Tsing nous encourage lorsqu’elle étudie la
possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme.[7] Ne
pas détourner le regard, mais s’intéresser à ces ruines, car
il s’y passe quantité de choses passionnantes. Des mondes
enchevêtrés s’y développent et pour peu qu’on les consi-
dère, ceux-ci peuvent cultiver notre faculté d’observer,
d’écouter, de raconter et de constater « qu’il y a encore
des plaisirs au sein des terreurs de l’indétermination.  »
Apprendre à écouter dans les ruines du capitalisme est une
forme d’usage du monde cruciale en temps de précarité.
Par les modes d’attention qu’ils mobilisent, l’écoute et peut-
être l’enregistrement sont des voies d’accès privilégiées aux
processus qui affectent les milieux de vie et leurs habitants.
Cet art d’observer que nos temps obscurs devraient

[7]  Anna Lowenhaupt Tsing, Le champignon de la fin du monde. Sur les


possibilités de vivre dans les ruines du capitalisme, La Découverte, 2017.

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Alexandre Galand

encourager qualifie bien le travail de Peter Cusack,


avec son projet « Sounds from Dangerous Places » (ReR
MEGACORP, 2012). [8] En 2006 et 2007, l’Anglais s’est
notamment intéressé à un lieu particulièrement fantoma-
tique : la ville de Prypiat et les villages voisins de la zone
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d’exclusion de Tchernobyl. Là, il se pose la question de
savoir ce qu’on peut apprendre des sons qu’émettent des
lieux dangereux. Vingt ans après la catastrophe nucléaire
du 26 avril 1986, la région est toujours soumise aux effets
de la catastrophe. Cusack y scrute ses effets sur les pay-
sages, la vie animale, ainsi que le quotidien et l’imaginaire
des habitants. Il y enregistre aussi bien les chants d’oiseaux,
que ceux des femmes et des hommes. Il capte également le
son de l’électricité qui passe sans cesse dans les câbles qui
alimentent « l’arche de Tchernobyl », c’est-à-dire le dispo-
sitif de maintenance du réacteur accidenté de la centrale.
Produits avec soin, réflexion et attention, ces sons disposent
d’un puissant potentiel narratif et géopolitique. Par leur
caractère fantomatique, ils viennent interroger et bouscu-
ler la confiance renouvelée que le monde accorde encore
à l’énergie nucléaire. Rien à voir donc avec le tourisme de la
catastrophe, ce qu’on appelle parfois le « dark tourism », et
sa quête de sensations fortes.

Capté non loin de la grande roue de Prypiat, ce disque


nous fait notamment entendre les signaux sonores d’un
dosimètre mesurant la radioactivité et le chant d’un coucou

[8]  À propos de ce projet, voir ici : http://sounds-from-dangerous-places.org

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Écouter dans les ruines du capitalisme.

en arrière-plan. Cusack observe dans les notes du livre que


cette juxtaposition a quelque chose d’ironique, puisque ces
deux types de sons évoquent l’idée d’exclusion. Tandis que
les coucous jettent les œufs et les jeunes des nids qu’ils
s’approprient, les radiations trop élevées forcent l’évacua-
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tion des résidents de Prypiat. Signe de son intérêt pour la
complexité et l’enchevêtrement des mondes, Cusack nous
signale que dans le folklore ukrainien, le chant du coucou
est considéré comme un indicateur du temps qui passe.

Des recherches scientifiques récentes ont, par ailleurs, mon-


tré que le nombre et la forme des syllabes qui forment le
fameux chant du coucou dépendent de la densité de popu-
lation de mâles sur un territoire, mais aussi des conditions
de vie.[9] Les coucous étudiés dans la zone contaminée
de Tchernobyl produisaient ainsi des syllabes moins nom-
breuses, aux formes aberrantes, ce qui semblerait indiquer
que dans certains cas, le chant des oiseaux pourrait nous
fournir des données précieuses sur les conditions d’habita-
bilité d’un territoire. C’est le type d’information qu’on peut
dégager lorsqu’on pratique cet art d’observer et d’écouter
dans les ruines du capitalisme.

L’art de l’écoute dans les ruines du capitalisme ne se cultive


pas uniquement dans les zones urbaines. Le preneur de
sons et compositeur californien David Dunn s’est distingué

[9]  Pape Møller, A., Morelli, F., Mousseau, A. T., Tryjanowski, P., « The
number of syllables in Chernobyl cuckoo calls reliably indicate habitat, soil and
radiation levels. » dans Ecological Indicators, 2016, n° 66, p. 592-597.

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Alexandre Galand

en décentrant la focale de nos modes d’écoute. Pour The


Sound of Light in Trees (EarthEar, 2006), il a conçu un
système d’enregistrement de très petite taille afin d’inves-
tiguer et de révéler le paysage sonore de l’intérieur d’un
arbre, le « pinyon », un type de pin à pignons vivant dans
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le Nord du Nouveau-Mexique.[10] En s’intéressant à cette
variété, Dunn souligne un problème écologique majeur :
la prolifération des scolytes. Ces coléoptères xylophages
consomment habituellement le bois des arbres les plus
faibles et participent ainsi à la régénération des forêts.
Avec le changement climatique et les hivers plus chauds
qui en découlent, ces insectes ont tendance à se multiplier
de manière exponentielle et à décimer des forêts entières
pour satisfaire leur appétit. Par exemple, l’Ips confusus, une
espèce de scolyte, a détruit selon les endroits entre cin-
quante et cent pour cent des « pinyons » de la région prise
en compte par David Dunn.

Ce dernier ne se contente pas de cultiver l’art d’observer


puisqu’il devient lui-même un maillon des enchevêtrements
qui lient insectes, arbres, paysages, climat et conservateurs
de la nature. Il collabore avec des agents forestiers afin de
localiser les populations d’insectes sur le point de s’acti-
ver, en se fondant sur leur production sonore. La signature
acoustique relevée est, en effet, dépendante de la gravité
de l’infection, et de l’étendue de la colonisation. Grâce à l’in-
vention de Dunn, des mesures de contrôle et d’intervention

[10]  Sur ce projet, voir plus d’informations ici : https://www.acousticeco-


logy.org/dunn/solit.html

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Écouter dans les ruines du capitalisme.

peuvent dès lors être prises afin de freiner l’expansion des


colonisateurs.

David Dunn va même plus loin en diffusant à destination


des scolytes un montage cacophonique de leurs produc-
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tions sonores. Des expériences ont montré que les insectes
étaient fort dérangés dans leur comportement, et ce qui
intéresse les conservateurs, dans leur reproduction, par
le chaos acoustique créé par David Dunn. Cet emploi du
son comme arme de lutte contre les nuisibles permettrait
d’éviter le recours aux insecticides. Bien entendu, ceci pose
question. On ne peut s’empêcher de penser aux travaux de
Juliette Volcler sur les usages militaires et policiers du son.[11]
Évoquons par exemple les bombardements sonores de
l’armée américaine en Irak, ainsi que la diffusion de heavy
metal par la même armée dans les camps de Guantanamo.
Le travail de composition de David Dunn relève d’approches
esthétiques et scientifiques, mais aussi d’une réflexion
éthique.

Par le prisme a priori anodin du son, des scolytes, du


réchauffement climatique et des forêts, la démarche de
David Dunn semble écartelée dans ce conflit caractéristique
de notre temps que Bruno Latour et Eduardo Viveiros de
Castro ont appelé la « guerre de Gaïa », d’après le nom de la

[11]  Juliette Volcler, Le son comme arme, les usages policiers et mili-
taires du son, La Découverte, 2011 et Contrôle. Comment s’inventa l’art de la
manipulation sonore, La Découverte / La Rue musicale, 2017.

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Alexandre Galand

déesse mère assimilée à la Terre.[12] Cette guerre métapho-


rique aux effets pourtant bien concrets oppose les Humains
aux Terriens, avec des non-humains dans chaque camp. Ici,
ces non-humains sont les scolytes, les arbres, le réchauffe-
ment climatique, mais aussi le microphone et le travail de
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composition sonore de David Dunn. Les Humains sont ceux
qui continuent à nier la nature, à se bercer des illusions du
progrès et à aggraver les effets néfastes du Capitalocène.
Les Terriens, par contre, sont ceux qui prennent acte cou-
rageusement des catastrophes en cours et choisissent de
revenir sur Terre, afin de retrouver des formes de complicité
propres à rendre le monde plus habitable.

Avec ses prises de sons et son travail de montage destinés


à lutter contre la déforestation, David Dunn est-il un preneur
de son et compositeur terrien ou humain ? Peut-on avoir
des intentions « terriennes » qui ne peuvent se concrétiser
que par des techniques « humaines » ? Un microphone et
un enregistreur, produits d’une chaîne opératoire technique
complexe et industrielle, peuvent-ils être des outils efficaces
dans l’instauration d’imaginaires allant à l’encontre de notre
présent mortifère ?

[12]  Voir notamment Bruno Latour, Face à Gaïa. Huit conférences sur le
nouveau régime climatique. La Découverte, 2015, ainsi que Deborah Danowski et
Eduardo Viveiros de Castro, L’Arrêt du monde dans Emilie Hache (dir.), De l’univers
clos au monde infini, Éditions Dehors, 2014, p. 271-339.

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Écouter dans les ruines du capitalisme.

Retisser des liens

On le voit, on l’entend, le Capitalocène (ou l’Anthropo-


cène selon la manière dont on choisit de caractériser notre
époque) nous oblige à reconfigurer nos relations entre
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humains, mais aussi avec les autres qu’humains. L’histoire
de l’enregistrement de terrain regorge de documents-fan-
tômes illustrant des types d’interactions que la modernité
occidentale a oubliées ou gagnerait à connaître. Ce qui est
intéressant avec notre présent, c’est qu’il nous impose un
regard neuf sur ces enregistrements. Les prises de sons ne
devraient plus être seulement considérées pour leur poten-
tiel esthétique ou informatif. Elles ne devraient plus être
envisagées dans le cadre d’une quête nostalgique d’authen-
ticité ou d’exotisme, mais bien en tant que traces et motifs
d’inspiration pour d’autres cosmopolitiques.

À titre d’exemple, quantités de fantômes sonores bousculent


les relations entre humains et non-humains qui dominent
actuellement les conceptions industrielles de l’élevage.
Prenons par exemple une briolée aux bœufs enregistrée en
1913 par Ferdinand Brunot à Nohant, dans le centre de la
France.[13] Brunot est le fondateur en 1911 des Archives de
la parole, dont le but est d’enregistrer, d’étudier et de conser-
ver les témoignages oraux de la langue parlée.

[13]  Les « Archives de la parole » et enquêtes de Ferdinand Brunot


sont en ligne sur Gallica : https://gallica.bnf.fr/html/und/enregistrements-sonores/
archives-de-la-parole-ferdinand-brunot-1911-1914

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Alexandre Galand

Cette « incantation immémoriale », cette « relique vivante »


est, en fait, un chant entonné par le laboureur afin de soute-
nir l’effort des bœufs et d’agrémenter la monotonie de leur
tâche. Composé uniquement d’onomatopées, ce chant n’a,
au sens strict, pas de signification verbale.
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Il ne veut donc a priori rien dire, si ce n’est, pour emprunter
les mots de George Sand qui était fascinée par la brio-
lée, « qu’il n’en est pas moins un beau chant, et tellement
approprié à la nature du travail qu’il accompagne, à l’allure
du bœuf, au calme des lieux agrestes, à la simplicité des
hommes qui le disent, qu’aucun génie étranger au travail
de la terre ne l’eût inventé et qu’aucun chanteur autre qu’un
fin laboureur de cette contrée ne saurait le reproduire. »[14]
Cette dernière affirmation de George Sand est tellement
vraie que cette forme musicale a disparu lors de la première
moitié du 20e siècle alors que la paysannerie occidentale
se voyait offrir le moyen de mécaniser sa manière d’user la
terre. S’il n’est pas certain que ce chant ait été enregistré sur
le terrain et s’il est même très possible qu’il ait été lissé et
discipliné pour les besoins de l’enquête, il peut cependant
être considéré comme une trace, peut-être imparfaite, mais
rare et poignante, d’un mode de collaboration entre homme
et animal qui se fait de plus en plus rare. Peut-être ne faut-
il pas seulement l’envisager comme un document figé, mais
comme un récit riche en potentialités.

[14]  Extrait de George Sand, La mare au diable, 1846.

152
Écouter dans les ruines du capitalisme.

Diversité
des formes de vie

Ces enregistrements audionaturalistes ou ethnomusicolo-


giques qui documentent d’autres usages du monde ont de la
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valeur en tant que témoins de l’histoire de l’incroyable diver-
sité des formes de vie. Ils sont des preuves sonores qu’il y a
des manières distinctes d’être humain, d’être vivant. Il s’agit
par le biais de l’écoute « d’honorer des singularités », pour
reprendre l’expression de Marielle Macé dans sa synthèse
consacrée à la nécessité de construire la critique d’une sty-
listique de l’existence et des formes de vie.[15]

Ces extraits qui offrent à l’écoute autant de singularités


peuvent être envisagés comme des forces d’altération,
comme le lieu d’un « véritable pluralisme des modes d’être »,
et sont autant « d’expériences alternatives porteuses de pro-
messes », pour reprendre les mots de Philippe Descola.[16]

S’intéresser à ces formes de vie, écrit Marielle Macé, c’est


« se soucier de leur vulnérabilité » et les « aider à rayonner ».
Cette comparution, que peut prendre en charge l’enregistre-
ment de terrain, tient à cela : « Des manières de se côtoyer et
de se rapporter les uns aux autres, des façons d’habiter son
corps, ses lieux, sa ou ses langues, son pays (et des façons
de les quitter), des modes relationnels, des rythmes, des

[15]  Marielle Macé, Styles. Critique de nos formes de vie, Gallimard, 2016.
[16]  Philippe Descola, « Apologie des sciences sociales », dans la Lettre
du Collège de France, mai 2013.

153
Alexandre Galand

environnements, des liens dont on veut vraiment, de ce que


l’on est en droit de juger, de ce que l’on est en droit d’espé-
rer, de ce que l’on tente d’imaginer pour le faire venir, ou
de tout ce à quoi l’on décide de tenir ou que l’on défend
simplement en le vivant, de façon discrète et tenace, sans
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mot d’ordre. Il nous faut d’autres formes de vie. »[17]

Mais encore  : «  Voir un autre être ici,  » (et j’ajouterais


— l’écouter —) «  c’est percevoir sa forme comme une
puissance d’altération insubstituable ; et par conséquent
éprouver notre propre forme comme une possibilité du
vivant, telle, parmi d’autres. »[18]

C’est donc bien là un des intérêts de l’enregistrement de


terrain à l’ère du réchauffement climatique et de la sixième
grande extinction : nous amener à la rencontre de la multi-
tude des formes de vie, nous en faire prendre conscience,
nous apprendre à les (re)connaître, à les observer et donc à
les écouter, pour en ces temps de raréfaction et d’uniformi-
sation savoir ce que nous sommes tenus de défendre.

Il est vrai que le preneur de sons peut parfois être assimilé


à un embaumeur. Dans son analyse des voix des cultures
à l’agonie, Jonathan Sterne souligne ainsi que « le phono-
graphe devient un outil permettant d’embaumer, pour les

[17] Macé, op. cit., p. 321.


[18] Macé, op. cit., p. 105.

154
Écouter dans les ruines du capitalisme.

temps futurs, un présent indigène déjà supposé figé ».[19]

Mais les formes de vie que le preneur de sons saisit et la


manière dont il les capte peuvent aussi raconter un rapport
au monde, à la technique, au sensible. Assumer cette nature
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historique, mais dynamique, et potentiellement politique de
l’enregistrement de terrain est nécessaire dans un contexte
qui impose de reconfigurer les liens qui nous attachent au
vivant, à l’altérité, à d’autres vies que les nôtres.

Comme exemple de cette multitude des formes de vie, on


pourrait citer parmi des milliers d’autres un chant rituel
Takasago pour les semailles du millet, enregistré en 1943 à
Taïwan par Genjiro Masu et Takatomo Kurosawa du Japan
Music Institute.[20]

Les notes de l’anthologie dont est issu cet extrait précisent :


« Rien de plus extravagant, selon toutes nos notions musi-
cales, n’a sans doute jamais frappé une oreille européenne :
on n’y déchiffre aucune échelle, aucun rythme, aucune
forme, aucun principe de conduite vocale définissables.
Bornons-nous donc à rappeler que ce morceau propre-
ment inouï se rattache à un acte très solennel : le rite des
semailles du millet, principale nourriture de la tribu. Le chant

[19]  Jonathan Sterne, Une histoire de la modernité sonore, La Décou-


verte, 2015, p. 456.
[20]  Cet extrait est issu des archives de Constantin Brăiloiu et repris
dans la compilation « Collection universelle de musique populaire » rééditée par
les Archives internationales de musique populaire du Musée d’ethnographie de
Genève en 2009.

155
Alexandre Galand

est confié à six hommes qui viennent de passer plusieurs


jours à se purifier, conformément aux prescriptions ances-
trales. Le patriarche commence par une prière : on a placé
du millet par terre, et il lui ordonne de germer et de mûrir.
Levant alors les bras, les six choristes magiciens se mettent à
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tourner à petits pas autour du grain et chantent, sur l’unique
voyelle o, leur stupéfiante incantation, qui monte lentement,
comme des ténèbres souterraines s’élèvera vers la lumière la
semence qui fortifie. »

Cet intérêt pour les formes de vie par le biais de l’écoute


ne devrait bien entendu pas verser dans l’exotisme, compris
comme une approche qui privilégierait les modes d’expres-
sion les plus sensationnels. Le monde n’est pas un cabinet
de curiosités dans lequel une quelconque légitimité nous
autoriserait à ranger et classer ce qui nous paraît étrange et
étranger.

Séparer
le naturel du culturel ?

Cet art de l’observation et de l’écoute devrait, par ailleurs,


favoriser une réflexion critique quant aux moyens techniques
et aux modes de captation sonore. Qu’on pense par exemple
aux premiers enregistrements ethnomusicologiques. Pour
des raisons techniques (la durée limitée de l’enregistrement
et de la reproduction par le biais du disque), mais aussi pour
des motifs idéologiques, ces ethnomusicologues ne cap-
taient en durée qu’une part infime des chants ou des rituels.

156
Écouter dans les ruines du capitalisme.

La question du bruit de fond est très importante. Lors de


l’enregistrement et de l’édition, les collecteurs de musiques
ont longtemps eu tendance à atténuer ces sons a priori
externes à la performance : cris d’enfants dans le village,
chants d’oiseaux venant de la forêt, chocs d’outils de tra-
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vail... Or, ces bruits donnent un caractère intime et unique
aux interprétations. Souvent, ces bruits permettent aussi
de mieux comprendre les musiques captées. Le nettoyage
sonore visant à les éliminer est le produit d’une pensée
typiquement occidentale de la séparation. On connaît
quantité de chants et de musiques qui interagissent avec
l’environnement, qui tissent des liens entre manifestations
sonores humaines et non-humaines. Cette approche « par-
delà nature et culture » est suggérée par les travaux de
Philippe Descola, mais aussi ceux de Tim Ingold ou de John
Baird Callicott.[21]

Exemple particulièrement réussi de cette attention échap-


pant aux préconceptions occidentales, les disques et
textes de Steven Feld ont permis de mieux comprendre les
musiques des Bosavi de Papouasie-Nouvelle-Guinée qui
dialoguent avec les bruits de la forêt (chants d’oiseaux, cris
de grenouilles, vent…), parfois en les imitant. [22]

[21]  Notamment : Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Galli-


mard, 2005 ; Tim Ingold, Marcher avec les dragons, Zones sensibles, 2013 ; John
Baird Callicott, Ethique de la terre, Wildproject, 2010.
[22]  Le coffret Bosavi : Rainforest Music from Papua New Guinea
(Folkways, 2001) reprend 25 ans d’enregistrements de Steven Feld avec les Bosavi.
On se reportera également à Steven Feld, Sound and Sentiment: Birds, Weeping,
Poetics, and Song in Kaluli expression, University of Pennsylvania Press, 1982.

157
Alexandre Galand

De la même manière, il s’agira, si on s’intéresse aux mondes


sonores animaux, de s’interroger sur la pertinence de les
« nettoyer » de tout bruit d’origine humaine. Pour certains
preneurs de sons, la tentation est, en effet, grande de préser-
ver le fantasme d’une nature paradisiaque, vierge, alors que
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notre époque est justement marquée par l’altération irrémé-
diable de l’ensemble de la Terre. Choisir d’habiter nos temps
obscurs et d’écouter dans les ruines du capitalisme, cela ne
devrait probablement pas consister à entretenir le mythe de
cette fameuse wilderness, soit de la survivance d’une nature
qui n’aurait pas été transformée par la main de l’homme.

Comme nous l’enseigne William Cronon, la wilderness


n’existe pas en soi et est plutôt le produit de notre civili-
sation. Il s’agit d’une création foncièrement humaine,
artificielle, même si « elle se cache derrière un masque
d’autant plus trompeur qu’il paraît naturel ».

Pour Cronon, le mythe de la wilderness entretient le mythe


de la séparation, comme s’il y avait d’une part une nature
sauvage uniquement digne d’être préservée, et d’autre
part des milieux de vie humains, artificiels et décadents. En
réalité, écrit Cronon, « nous sommes responsables » des
deux « bien que nous ne puissions revendiquer l’existence
d’aucun. Notre défi consiste à arrêter de penser en termes
d’échelonnement moral et bipolaire dans lequel l’humain
et le non-humain, le non-naturel et le naturel, le pur et le
décadent, nous servent de guide conceptuel dans notre
compréhension et notre évaluation du monde. Au lieu de

158
Écouter dans les ruines du capitalisme.

cela, il nous faut accepter le continuum des paysages natu-


rels dans sa globalité car il est aussi culturel et fait que la
ville, les banlieues, le champêtre et le sauvage occupent
chacun une place que nous pourrons célébrer sans dénigrer
inutilement les autres lieux. Il nous faut honorer l’Altérité
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intérieure et l’Altérité voisine autant que l’Altérité exotique ;
c’est une leçon qui s’applique tant aux hommes qu’au reste
de la nature. Et il nous faut tout particulièrement trouver
un terrain neutre commun sur lequel tous ces lieux, de la
ville à la wilderness, pourraient être inclus dans ce que nous
considérons être notre habitat. Après tout, ce dernier est
l’endroit où l’on construit sa vie, celui pour lequel on prend
des responsabilités, l’endroit que nous tentons de conserver
afin de pouvoir transmettre à nos enfants ce qu’il a (et ce
que nous avons) de plus précieux. »[23]

Cet extrait pointe la nécessité d’abandonner la logique de


la séparation, aussi bien dans la manière dont nous consi-
dérons notre habitat commun, que dans la façon dont nous
documentons le monde et ses aspects sonores. C’est en cela
que les disques de Steven Feld et d’autres sont cruciaux.

Intensif contre extensif

Dépasser cette logique de la séparation, mais aussi de l’exo-


tisme, impose de passer d’une pratique de l’enregistrement

[23]  William Cronon, « Le problème de la wilderness ou le retour vers


une mauvaise nature », dans William Cronon, Nature et récits. Essais d’histoire
environnementale, Dehors, 2016, p. 133-168.

159
Alexandre Galand

de terrain qui d’extensive devrait devenir intensive. Par


approche extensive, il faut considérer les imaginaires de la
conquête, de l’exploration ou du tourisme avec la décou-
verte et l’appropriation de nouvelles terres comme moteurs.
Dans le domaine de l’enregistrement de terrain, cette
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approche extensive correspond, en caricaturant un peu
les choses, à la « chasse aux sons », c’est-à-dire le collec-
tionnisme et la multiplication de missions d’enregistrement
aux quatre coins du monde pour en rapporter les dernières
beautés. Comme conséquences de cette approche, l’art
d’observer s’en voit diminué, la connaissance de ce qui est
rapidement enregistré tronquée, la pertinence éthique et
politique dévoyée.

Notre ère de catastrophes impose de dépasser cette


approche extensive pour redécouvrir la terre de manière
intensive. La quête du neuf n’y est plus soumise au principe
que la vie serait ailleurs. Non, le monde est bel et bien là,
prêt à être écouté, sous nos pieds, dans le bois ou le parc
à côté de chez nous et dans tous les lieux auxquels nous
sommes attachés. Cette approche intensive impose que
nous soyons prêts à décrire, étudier et défendre ces lieux
dans un rapport au temps qui excède le cadre de la mission,
du séjour ou des vacances. Pour reprendre la terminologie
évoquée tout à l’heure, il y a beaucoup plus de potentialités
dans l’approche intensive que dans l’extensive.

Dans cette nécessité de cartographier minutieusement les


territoires, on appréciera l’approche intensive de Yannick

160
Écouter dans les ruines du capitalisme.

Dauby qui après quelques séjours à Taïwan, a fini par s’y


établir.[24] Là, le preneur de sons et compositeur n’est pas
seulement impliqué dans une étude des productions
sonores humaines, mais aussi non-humaines, de leurs
interactions et de leur utilisation à des fins esthétiques,
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pédagogiques et cosmopolitiques.

L’extrait qui suit, issu d’un entretien avec Yannick Dauby,


montre bien la nature intensive de son travail : « Connaître
le terrain, c’est s’approprier des sons, mais dans le bon sens
du terme : ne pas se contenter de collecter et d’utiliser les
sons, mais tisser une relation personnelle, quasi-affective
avec certains chants d’animaux ou certaines musiques.
Aujourd’hui, il est tout aussi intéressant pour moi de retrou-
ver un son, un signal dans un milieu légèrement différent,
d’enregistrer une variante de quelque chose que j’ai déjà
entendu que de découvrir un nouveau paysage. Connaître
l’arrière-plan de certains sons, leur contexte, ne me gêne en
rien : identifier un animal, c’est reconnaître le milieu dans
lequel il vit. C’est être parfois à même d’apprécier l’individu
plutôt que l’espèce. De la même manière, avoir accès au
texte d’un chant en demandant autour de moi me permet
d’enregistrer un commentaire, une opinion, d’engager une
relation plus complète ou plus complexe. »[25]

[24]  Yannick Dauby est notamment le fondateur du label Kalerne où


il a publié certains de ses disques. Voir http://www.kalerne.net/yannickdauby/
[25]  Extrait de « Terrains d’écoutes. Interview avec Yannick Dauby » par
Pali Meursault dans Poli, no11 « Politiques sonores », 2015.

161
Alexandre Galand

Engager une relation plus complète ou plus complexe, voilà


ce qui sous-tend une démarche intensive. Les disques de
Yannick Dauby se tiennent à la frontière de la musique
électronique, du documentaire radiophonique, de l’inven-
tion de dispositifs électroacoustiques, de l’improvisation
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musicale à partir d’objets trouvés, ou encore de la phono-
graphie animalière... En 2009, il est invité avec sa compagne
Wan-Shuen Tsai à travailler avec le village de Taoshan de
la communauté Atayal, qui est un des groupes aborigènes
de Taïwan. Là, ils s’engagent dans une démarche d’échange,
de mise en partage du regard et de l’écoute. Il s’agit de tis-
ser, de mettre en connexion des éléments qui s’ils n’avaient
été envisagés que dans une démarche extensive, n’auraient
peut-être pas émergé. Les deux artistes collectent des his-
toires, des récits historiques et des mythes auprès de la
population locale. Cette approche relève de l’enquête et
met en jeu une curiosité réciproque.

Les captations sonores ont un but mémoriel ou discogra-


phique, mais aussi pédagogique et ludique. Il est proposé
aux Atayal de s’approprier les outils de l’enregistrement.
Cette dimension leur permet de documenter eux-mêmes ce
qu’ils choisissent de déposer en guise de mémoire, bien qu’il
faille souligner que cette mémoire se soit bien débrouillée
pendant longtemps sans dispositif technique d’enregistre-
ment et d’archivage.

Concrètement, la collaboration avec la communauté s’est


nouée par le biais de l’école locale. Certains chants et récits

162
Écouter dans les ruines du capitalisme.

liés aux mythes et à l’histoire de la communauté ont servi


de base à des ateliers de poésie sonore. Ces jeux vocaux
formés d’onomatopées sont enseignés dans le cadre du
cours de langue maternelle d’atayal — que peu de jeunes
connaissent encore — et évoquent le chant rituel pour les
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semailles du millet mentionné plus haut. Lors des ateliers
de création sonore, les enfants ont également trouvé leur
inspiration dans les cris stridents, les coassements et autres
structures complexes des productions sonores animales.

Le disque (Listen to the Atayal in Taoshan, Atelier Hui-


Kan, 2010) comprend finalement des enregistrements
de sons naturels effectués par Yannick Dauby, des chants
et musiques interprétés par des villageois, des histoires
racontées en mandarin et en atayal, des récits ou moments
partagés, et les activités menées avec les enfants : des jeux,
des moments de création collective, des improvisations
musicales et vocales, des ambiances sonores de l’école. S’y
entrelacent le passé et le présent, les mondes humains et
non-humains, le jeu et la réflexion pour tenter de décrire un
territoire, ce qu’est ou ce que peut être une communauté
dans une approche résolument intensive. Ce portrait n’est
pas là pour figer, folkloriser, objectiver, mais pour tisser des
liens et susciter des potentialités.

Pistage écosensible

Notre monde troublé et instable impose la nécessité


d’établir ou de retrouver de nouvelles complicités avec le

163
Alexandre Galand

paysage et le vivant. Dans ce cadre, l’enregistrement de


terrain pourrait être envisagé comme une pratique proche
de ce que Baptiste Morizot a nommé le « pistage écosen-
sible ». En se fondant sur son étude du retour du loup en
France, ce philosophe diplomate a élaboré tout un dis-
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positif de réflexion visant à favoriser différents modes de
cohabitation.[26] Le pistage écosensible est un de ces outils.
Le pistage entretient plus d’un lien avec l’enregistrement de
terrain. Il s’agit dans les deux cas d’un art de l’écoute, d’une
pratique de l’attention aux signes et aux traces, d’une quête
patiente de l’invisible. L’expression « chasseur de sons »,
même si elle est rejetée par les preneurs de sons à cause de
son association à la chasse, souligne bien cette proximité.

Pour Morizot, le pistage écosensible  désigne  : «  Toute


attention d’un vivant aux signes des vivants, à tout indice
des structures immatérielles qui les régissent, à toute trace
qui les concerne, engage sa manière d’habiter et de coha-
biter, et appelle l’enquête. »[27] Peut-être cette définition
pourrait-elle s’appliquer à une pratique de l’enregistrement
de terrain engagée dans une description visant à rendre
nos paysages plus vivants et plus intéressants, à en faire
des territoires à décrire, à mieux connaître et à défendre ?
Il s’agit à nouveau de cet art d’observer qu’il est tellement
nécessaire de cultiver pour appréhender les espaces de vie

[26]  Voir notamment Baptiste Morizot, Les diplomates. Cohabiter avec


les loups sur une autre carte du vivant, Wildproject, 2016.
[27]  Baptiste Morizot, « L’art du pistage », dans Billebaude, n o10,
2017, p. 28-37.

164
Écouter dans les ruines du capitalisme.

subsistant dans les « ruines du capitalisme ».

Le pistage écosensible et l’enregistrement de terrain rendent


attentifs à quantité de signes sinon invisibles ou inaudibles.
Avec de telles approches, le monde qui nous entoure ne
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peut plus être considéré selon la vision des Modernes occi-
dentaux, c’est-à-dire comme inerte, indifférencié, séparé,
prêt à être exploité. Non, le monde ainsi envisagé est animé,
il bruisse de vies, déborde de potentialités écologiques,
mais aussi géopolitiques.

Baptiste Morizot bat ainsi en brèche la phrase bien connue


de Pascal  : «  Le silence éternel de ces espaces infinis
m’effraie. » Car s’il y a bien quelque chose que le pistage
écosensible, et j’ajouterai l’enregistrement de terrain, nous
enseignent, c’est qu’il n’y a pas de silence !
Comme Morizot l’explique, « le silence de l’univers infini
n’est qu’un effet tardif de la perte de contact avec nos
communautés écologiques (…) Ce n’est pas une condition
humaine fondamentale : l’univers vivant n’est pas silencieux,
il est saturé de signes, il est toujours en chant complexe, en
interprétation nécessaire. (…) derrière la clôture, ou dans le
terrain vague, ou à la fenêtre, pour qui veut et sait écouter,
il n’y a pas de silence. »

Cette notion de chant complexe pourra évoquer à certains


« le grand orchestre animal » de Bernie Krause, ce preneur
de sons qui depuis cinquante ans, enregistre les espaces
naturels, terrestres ou marins aujourd’hui menacés par les

165
Alexandre Galand

activités humaines.[28] Selon Krause, la Terre est un immense


orchestre où chaque espèce émet son cri ou son chant sans
empiéter sur les productions sonores d’autres animaux. Il y
aurait donc une forme d’harmonie acoustique de la nature,
qui peut être mise à mal par l’irruption de l’anthropophonie,
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c’est-à-dire les sons issus de l’activité humaine. « Il n’y a pas
de silence » donc, mais si au cours de sa vie, Bernie Krause a
archivé les sons de plus de 15 000 espèces animales, il nous
apprend que près de 50 % de ces sons sont aujourd’hui
dégradés ou éteints.

« Il n’y a pas de silence » peut sembler un vœu pieux à une


époque où un tiers des oiseaux disparaissent des cam-
pagnes françaises en à peine quinze ans. Certes, mais « il n’y
a pas de silence » et l’attitude qui sous-tend cette injonction
devraient être considérés comme des invitations à s’investir
dans cet art de l’observation et de l’écoute, à cette potentia-
lité nécessaire à la description des formes de vie à défendre.

Perspectivisme

La proposition de pistage écosensible de Baptiste Morizot


implique une autre dimension, celle du perspectivisme, tel qu’il
a été défini par l’anthropologue Eduardo Viveiros de Castro.

[28]  Les disques de Bernie Krause sont édités par le label Wild
Sanctuary. Une exposition a été consacrée à son travail par la Fondation Cartier
pour l’art contemporain en 2016-2017, Le grand orchestre des animaux. Voir par
ailleurs Bernie Krause, Le grand orchestre animal, Flammarion, 2013 et Chansons
animales et cacophonie humaine : Manifeste pour la sauvegarde des paysages
sonores naturels, Actes Sud, 2016.

166
Écouter dans les ruines du capitalisme.

Pour le perspectivisme, « le monde est composé d’une mul-


tiplicité de points de vue : tous les existants sont des centres
d’intentionnalité, qui appréhendent les autres existants
selon leurs caractéristiques et puissance respectives. »[29] Le
pistage perspectiviste s’intéresse donc aux autres formes de
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vie en faisant l’effort d’imaginer comment celles-ci voient le
monde, en font usage et vivent leurs relations inter- et intra-
spécifiques. Pour être efficace, le pisteur doit, en effet, se
mettre dans la peau de l’animal qu’il suit.

Cette dimension perspectiviste est une qualité de l’enre-


gistrement de terrain qui sait se rendre curieux des formes
de vie auxquelles il s’intéresse. Le preneur de sons tente
d’échapper à la posture de l’enregistrement qui objective,
qui considère avec surplomb, qui a du mal à se détacher du
seul point de vue humain, ou occidental.

Comme exemple d’enregistrement de terrain perspectiviste,


il convient de citer le travail du Danois Knud Viktor. Dans
l’environnement qui entoure la bergerie du Lubéron où il a
vécu et travaillé pendant une cinquantaine d’années, Knud
Viktor n’a eu de cesse de scruter les formes de vie les plus
modestes avec lesquelles il cohabitait, de tenter d’en don-
ner un portrait sonore attentif et décentré.[30] On lui doit

[29]  Eduardo Viveiros de Castro, Métaphysiques cannibales, Puf, 2009


cité par Morizot, 2017.
[30]  Le travail sonore de Knud Viktor fait actuellement l’objet d’une
recherche au long cours par le collectif Nightowl, sous une forme universitaire,
mais aussi par le biais d’expositions et de présentations multimédias (voir https://
www.nightowlechoes.org). —>

167
Alexandre Galand

ainsi une série de petits sons, permettant de définir son


approche comme étant définitivement intensive : le lapin
qui rêve, l’escargot qui mange une feuille de salade, les vers
à bois qui creusent et communiquent entre eux...
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Il y a bien entendu une dimension poétique et fictionnelle
dans ces extraits. Aussi perspectivistes soient-elles, notre
volonté et nos techniques ne peuvent nous donner entiè-
rement accès aux mondes de cet autre qu’humain qu’est
le lapin.

Mais je voudrais emprunter ici le propos de Jean-


Christophe Bailly dans son livre Le parti pris des animaux
(Christian Bourgois, 2013) et l’adapter pour pointer tout
l’intérêt de ce type d’enregistrement. Ce qui est en italiques
et entre parenthèses est un ajout et/ou une modification de
ma part. Dans l’extrait original, Bailly évoque sa rencontre
nocturne avec un cervidé sur un bord de route : « Une telle
(écoute) du monde animal (par le biais du casque et des
microphones, puis par le disque), c’est à la fois comme une
pensée et comme une preuve, c’est la pensée qu’il n’y a pas
de règne, ni de l’homme ni de la bête, mais seulement des
passages, des souverainetés furtives, des occasions, des
fuites, des rencontres. L’animal est dans son milieu et nous
dans le nôtre et nous y sommes seuls l’un et l’autre. Mais
dans l’intervalle de cette écoute, ce que l’on peut toucher,

Suite [30] —> Voir également l’association Allo la Terre et la réédition en 2017 par
l’Institute for Danish Sound Archaeology de ses disques Images et Ambiances parus
en 1972 sur le label l’Oiseau musicien.

168
Écouter dans les ruines du capitalisme.

justement, c’est cet autre milieu, ce milieu sien venu à nous


non pas versé mais accordé un instant, cet instant donc qui
donne sur un autre monde. Une vision, rien qu’une vision
— le " pur jailli " d’une bête hors de son milieu — mais plus
nette qu’aucune pensée. Pour définir cette vision, je pense
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qu’on pourrait aisément emprunter une des définitions que
donne Walter Benjamin de l’aura qui est " l’unique appari-
tion d’un lointain, même proche" ».[31]

Promenades en des mondes


inconnaissables 

Cette « unique apparition d’un lointain, même proche, »


cette vision d’une bête hors de son milieu évoque les
« promenades en des mondes inconnaissables » de Jakob
von Uexküll.[32] Ce pionnier de l’éthologie a théorisé l’idée
d’Umwelt, qui désigne l’environnement sensoriel ou « monde
propre » qui est caractéristique pour chaque espèce ou
chaque individu.

Dans le même environnement, chaque organisme fait l’expé-


rience d’un monde propre. L’abeille a sa propre perception
de la forêt qui n’est pas la même que celle du renard, qui
n’est pas la même que celle de la tique, etc. L’enregistrement
de terrain peut-être nous donne accès à ces autres

[31]  Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’époque de la reproductibilité


technique », Œuvres III, Trad. de l’allemand par Maurice de Gandillac et révisé par
Rainer Rochlitz. Folio-Gallimard, 2000, p. 278 (édition originale en 1939).
[32]  Jakob von Uexküll, Milieu animal et milieu humain, Rivages, 2010
(édition originale en 1934).

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Alexandre Galand

Umwelten. En tout cas, dans la fiction qu’il engage, il peut


nous le faire croire. On se rappellera ainsi que Merleau-
Ponty définissait l’Umwelt comme «  une mélodie, une
mélodie qui se chante elle-même ».[33] Les enregistrements
perspectivistes de Knud Viktor apparaissent comme de
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telles «  promenades en des mondes inconnaissables  »,
comme des tentatives d’incursions dans d’autres Umwelten,
pour y entendre d’autres mélodies et formes de la vie.

En guise de conclusion, évoquons une autre promenade en


des mondes inconnaissables, hautement symbolique à l’ère
du réchauffement climatique, puisqu’il s’agit d’un enregistre-
ment de glace qui fond.

Début janvier 2006, Marc Namblard qui est naturaliste


et rompu à l’écoute intensive de la Lorraine où il vit, se
rend sur les rives du lac gelé de la Pierre Percée. Là, sous
l’action des premiers rayons de soleil, la glace se met à
travailler et à produire d’infimes bruits percussifs. Tandis
que la température s’élève, les craquements deviennent
de plus en plus intenses. C’est de ce « chant au-delà des
hommes », pour reprendre les mots de Paul Celan, de
cette fiction nourrie d’autres formes de vies, de l’émotion
et de la curiosité qui naissent de son écoute que peuvent
peut-être surgir les « potentialités » propres à habiter et
écouter nos temps obscurs.

[33] Merleau-Ponty, M. La Nature. Notes. Cours du Collège de France,


Seuil, 1995, p. 228.

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Écouter dans les ruines du capitalisme.
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SOLEILS-FILAMENTS

au-dessus du désert gris-noir.


Une pensée haute comme
un arbre
accroche le son de la lumière : il y a
encore des chants à chanter au-delà
des hommes. »

Paul Celan, Atemwende (1967) — Renverse du souffle


(traduit de l’allemand par Jean-Pierre Lefebvre), Points, 2006.

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