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LÉVI-STRAUSS ET LES SENS DE L’HISTOIRE

Marcio Goldman

Gallimard | « Les Temps Modernes »

2004/3 n° 628 | pages 98 à 114


ISSN 0040-3075
ISBN 9782070771721
Article disponible en ligne à l'adresse :
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http://www.cairn.info/revue-les-temps-modernes-2004-3-page-98.htm
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Marcio Goldman, « Lévi-Strauss et les sens de l’histoire », Les Temps Modernes
2004/3 (n° 628), p. 98-114.
DOI 10.3917/ltm.628.0098
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Marcio Goldman

LÉVI-STRAUSS ET LES SENS DE L’HISTOIRE

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Les réflexions de Lévi-Strauss sur l’histoire font, sans aucun
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doute, partie intégrante de la pensée de l’auteur et ont toujours été


l’une des cibles préférentielles des critiques, innombrables et per-
sistantes, faites à cette pensée. Ces critiques ont tendu, en général,
à produire et à propager une version particulièrement peu conforme
à ce que Lévi-Strauss avait effectivement à dire à propos de l’his-
toire. En vérité, je crois même que tout s’est passé comme dans l’un
des essais de Stephen Jay Gould 1 sur l’histoire de la biologie, dans
lequel l’auteur suit la piste d’une analogie récurrente employée
pour décrire un de ces petits ancêtres du cheval contemporain.
Effectivement, Gould fut intrigué par le fait qu’un grand nombre
d’auteurs, en Europe, en Amérique, en Asie et un peu partout, ont
soutenu que ce cheval préhistorique avait approximativement la
taille d’un fox-terrier. Il finit par découvrir que cette apparente
invention — une image tout compte fait loin d’être évidente —
occultait le fait que toutes les formulations faites par ces auteurs
trouvaient leur origine dans un unique texte, transmis d’ouvrage en
ouvrage, de génération en génération, cité en seconde, troisième ou
quatrième main, sans que personne jamais n’ait ressenti le besoin de
recourir à l’original — ni au texte original ni à l’animal qui était à
l’origine de cette analogie.

1. « The case of the creeping fox terrier clone », in Stephen Jay Gould,
Bully for brontosaurus. Reflections in natural history, New York/London,
W. W. Norton & Company, 1991, pp. 79-93.
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L’objectif de ce texte n’est pas, cependant, de mener une
enquête de limier à la façon de Gould. Il s’agit plutôt d’explorer
quelques aspects de la pensée de Lévi-Strauss sur l’histoire et, par-
tant d’une critique des lectures réductrices de son œuvre, de démon-
trer deux choses. En premier lieu, même si la réflexion sur l’histoire
occupe dans l’œuvre de l’auteur une dimension apparemment
secondaire, que c’est justement à partir de cette réflexion qu’il est
possible d’aborder des dimensions importantes et marginalisées
de ce que l’on appelle le structuralisme. En second lieu, que la
réflexion lévi-straussienne a réussi à ouvrir une perspective vérita-
blement anthropologique et non pas ethnocentrique non seulement

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sur l’historiographie mais également sur l’historicité des sociétés
humaines 2.
Je pense que, entre autres bienfaits, une réflexion sur la place de
l’histoire dans la pensée de Lévi-Strauss permettrait d’atteindre cer-
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taines dimensions habituellement considérées comme secondaires


(« mineures ») de l’œuvre d’un auteur indéniablement tenu pour
« majeur ». Car, même si le thème de l’histoire, en ses multiples
sens, transperce l’œuvre de bout en bout — ici de façon explicite,
là plus discrètement —, il est important d’observer que c’est jus-
tement dans les textes où il aborde plus directement le sujet de
l’histoire que Lévi-Strauss met davantage l’accent sur la question
de la diversité socioculturelle et de la différence (thème peut-être
« mineur » de sa pensée) que sur la célèbre « unité de l’esprit
humain » (thème sûrement « majeur » de son œuvre).
Je dirais que les textes essentiels à prendre en compte ici sont :
« Histoire et ethnologie 3 », « Race et histoire 4 », les entretiens avec
Georges Charbonnier 5, les deux derniers chapitres de La Pensée

2. J’utilise le terme « historiographie », à partir d’une distinction faite


par Lévi-Strauss lui-même et que j’explorerai plus tard, pour me référer
aux narrations et aux réflexions qu’une société produit sur ce qui lui arrive
au cours du temps ; j’utiliserai le terme « historicité » pour faire référence
au fait même que les sociétés sont dans le temps, et donc qu’elles sont
sujettes aux événements. Le terme « histoire », lorsque cela s’avérera per-
tinent, regroupera ces deux sens.
3. Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958
[1949], chap. I, pp. 3-33.
4. Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale II, Paris, Plon,
1973, [1952], chap. XVIII, pp. 377-422.
5. Georges Charbonnier, Entretiens avec Lévi-Strauss, Paris, UGE, 1961.
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sauvage 6, et « Retours en arrière 7 ». Outres ceux-ci, et encore que


leur présence ici soit quelque peu marginale, il convient d’évoquer
également « Le champ de l’anthropologie 8 », « Les discontinuités
culturelles et le développement économique et social 9 », « Race et
culture 10 », le second « Histoire et ethnologie 11 », « Un autre
regard 12 », et Histoire de lynx 13. Sans parler, il est bien évident, des
extraits plus ou moins longs qui, dans pratiquement tous les livres
de l’auteur, abordent la question de l’histoire.
De façon préliminaire, je considère qu’il est possible de sou-
tenir que, tout comme il en a été pour d’autres thèmes de ses
recherches (comme ceux de la parenté ou de la mythologie, par

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exemple), le travail de Lévi-Strauss concernant l’histoire a fonda-
mentalement consisté à mener à leurs ultimes conséquences les
effets que l’expérience de l’anthropologie sociale ou culturelle
pourrait avoir sur le sujet, en élaborant ainsi une critique assez radi-
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cale de quelques-uns des principaux présupposés sur l’histoire enra-


cinés dans la pensée et dans la société occidentales. Car il est hors
de doute que, au moins depuis le siècle des Lumières, l’histoire en
tant que mode d’explication exerce sur nous une certaine fascina-
tion — la certitude présumée que l’unique mode de compréhension
des faits humains passe nécessairement par la récupération du pro-
cessus qui a voulu qu’ils en arrivent à être ce qu’ils sont — en nous
imposant en même temps un certain impérialisme comme forme de
connaissance.
Dans la seconde partie du dernier chapitre de La Pensée sau-
vage, Lévi-Strauss fait une hypothèse quant à cette fascination exer-

6. Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962,


pp. 287-360.
7. Claude Lévi-Strauss, « Retours en arrière », Les Temps Modernes,
no 598, mars-avril 1998, pp. 66-77.
8. Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale II, op. cit., [1960],
chap. I, pp. 11-44.
9. Ibid. [1961], chap. XVII, pp. 365-376.
10. Claude Lévi-Strauss, Le Regard éloigné, Paris, Plon, 1983 [1971],
chap. I, pp. 21-48.
11. Claude Lévi-Strauss, « Histoire et ethnologie », Annales ESC,
no 38 (6), 1983, pp. 1217-1231.
12. Claude Lévi-Strauss, « Un autre regard », L’Homme, no 126-128,
1983, pp. 9-10.
13. Claude Lévi-Strauss, Histoire de lynx, Plon, Paris, 1991.
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cée par l’histoire. D’où pourrait provenir, s’interroge-t-il, ce « pres-
tige spécial » dont semble jouir la dimension temporelle, « comme
si la diachronie fondait un type d’intelligibilité, non seulement
supérieur à celui qu’apporte la synchronie, mais surtout d’ordre
plus spécifiquement humain 14 » ? C’est que, explique l’auteur,
contrairement au caractère discontinu que présente inévitablement
la diversité quand elle est perçue sur l’axe spatial, celle qui
est saisie dans la dimension temporelle semble suggérer que les
passages d’un état à l’autre se font toujours de façon continue. Cette
sensation, cependant, ne proviendrait nullement de la nature des
choses mais d’une particularité de notre propre culture, de notre

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croyance, ou de nos illusions, en une « prétendue continuité du
moi » :

« Et comme nous croyons nous-mêmes appréhender notre


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devenir personnel comme un changement continu, il nous semble


que la connaissance historique rejoint l’évidence du sens intime15. »

Mais cette critique n’est pas seulement une critique anthropolo-


gique de notre propre société ou de notre idéologie : c’est aussi un
règlement de comptes avec la tradition de l’anthropologie sociale
ou culturelle elle-même. Celle-ci, on le sait, s’est constituée vers
le milieu du XIXe siècle, quand est né ce que l’on appelle l’évolu-
tionnisme social, dans un contexte marqué précisément par cet
impérialisme de l’histoire. Et, comme le soulignent Lewontin et
Levins 16, l’évolutionnisme n’est pas exactement une « théorie »
mais une « idéologie », soit « une façon d’organiser la connaissance
du monde […], une vision du monde, plus générale, qui […] se per-
çoit dans toutes les disciplines de ces deux cents dernières années ».
La critique de ce modèle — que nous pourrions appeler « diachro-
nique » ou historiciste au sens large, et qui n’est pas exclusif de
l’évolutionnisme social, puisqu’il apparaît également dans les théo-
ries de l’Ecole sociologique française et dans l’anthropologie de
Franz Boas aux Etats-Unis — se manifestera à partir des années 20

14. Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, op. cit., p. 339.


15. Ibid., pp. 339-340.
16. Richard Lewontin and Richard Levins, « Evolution as Theory and
ldeology », in The Dialectical Biologist, Cambridge, Harvard University
Press, 1985, pp. 9-64.
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quand, presque simultanément, le fonctionnalisme britannique et le


culturalisme nord-américain remettront en question le privilège de
l’axe temporel et proposeront son remplacement par des modèles
d’ordre synchronique qui feraient surgir des discontinuités et des
spécificités de nature avant tout spatiale.
De plus, comme Lévi-Strauss l’observait déjà en 1949, le débat
entre méthode historique (supposée plus descriptive et diachro-
nique) et méthode sociologique (en théorie de caractère plus systé-
matique et synchronique) a été transféré à l’intérieur de l’anthro-
pologie pratiquement depuis le moment où cette discipline s’est
constituée comme telle, ce qui a toujours permis d’opposer sans dif-

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ficulté les courants anthropologiques qui adopteraient une méthode
de caractère plus historique et ceux qui se montreraient, présumait-
on, réfractaires à l’histoire.
Il faut souligner, aussi, que les critiques fonctionnalistes et
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culturalistes faites à l’évolutionnisme (et par conséquent au privi-


lège de l’histoire) sont surtout d’ordre méthodologique. C’est-
à-dire qu’elles portent exclusivement sur la quasi-impossibilité
de produire des récits historiques fiables à propos des sociétés
qu’étudient en général les anthropologues. Mais la critique lévi-
straussienne est beaucoup plus ambitieuse. Partant à coup sûr,
comme les fonctionnalistes et les culturalistes, des difficultés aux-
quelles s’est heurtée l’anthropologie du fait de l’absence de don-
nées historiques concernant les sociétés dites primitives (absence
qui est elle-même dérivée de l’absence quasi totale de l’écriture
dans ces sociétés), Lévi-Strauss ne lance pas seulement une attaque
véritablement épistémologique contre l’évolutionnisme social
(dans « Histoire et ethnologie » et « Race et histoire », principale-
ment), mais il formule aussi une critique plus profonde de la pers-
pective historique en général — critique que l’on trouve surtout
dans les deux derniers chapitres de La Pensée sauvage. En somme,
s’il élabore apparemment une simple défense de l’anthropolo-
gie comme mode légitime d’explication, Lévi-Strauss, en vérité,
utilise l’expérience de l’anthropologie pour échafauder une critique
généralisée de l’impérialisme de l’historiographie dans la pensée
occidentale.
Cette critique, qu’avant 1962 l’on pouvait déjà déceler dans
divers textes de Lévi-Strauss, acquiert sa tournure finale dans le
dernier chapitre de La Pensée sauvage, qui, comme on le sait, est
presque entièrement consacré à répondre à certaines des thèses pro-
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posées par Sartre sur l’histoire dans Critique de la raison dialec-
tique, publié un an auparavant. Selon Lévi-Strauss, la Critique pré-
sente une version particulièrement parachevée de ce privilège
presque mystique 17 dont jouit l’histoire, privilège que l’anthropolo-
gie lévi-straussienne ne pourrait jamais accepter :

« Et en effet, que peut-on faire des peuples “sans histoire”,


quand on a défini l’homme par la dialectique, et la dialectique par
l’histoire 18 ? »

Souvenons-nous, à propos, que la question de l’histoire traverse

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toute La Pensée sauvage, dont l’avant-dernier chapitre s’intitule pré-
cisément « Le temps retrouvé ». Il s’agit justement de démontrer
que les sociétés dites primitives entretiennent une relation avec la
temporalité, comme toute société humaine, mais assez différente de
celle qui est dominante dans notre société. Or, presque par défini-
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tion, un anthropologue est quelqu’un qui essaie avant tout d’envisa-


ger les phénomènes qu’il étudie d’un point de vue décentré par rap-
port aux conceptions dominantes dans la société dont il est issu et
qui, au moins de temps en temps, pose aussi sur ces conceptions-là
son regard éloigné. En ce sens, les thèses sartriennes sur l’histoire
étaient ressenties par Lévi-Strauss non simplement comme des
idées à réfuter, mais principalement, dans la mesure où elles systé-
matisent à la perfection nos conceptions de l’histoire, comme des
documents ethnographiques sur notre propre société et, par consé-
quent, comme des obstacles épistémologiques qu’un anthropologue
digne de ce nom doit dépasser lorsqu’il considère d’autres sociétés.
Lévi-Strauss ouvre le feu de sa critique en soulignant un fait
évident auquel, pourtant, on ne prête habituellement que peu d’at-
tention, à savoir la polysémie du terme « histoire ». Car il est clair
que si c’est une chose que de parler de la Révolution française, par
exemple, comme c’est arrivé à un certain nombre de gens à un
moment déterminé, c’en est une autre que de s’y consacrer comme
le fait un historien qui construit « la Révolution française » en sélec-
tionnant, en recoupant et en organisant les documents dont il dis-
pose, et que c’est autre chose encore que de s’intéresser à ce que la
« Révolution française » représenterait en ultime instance, c’est-

17. Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, op. cit., pp. 338-339.


18. Ibid., p. 328.
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à-dire dans son sens ultime. Somme toute, il faudrait faire la dis-
tinction entre « cette histoire que font les hommes sans le savoir »,
ou historicité, « l’histoire des hommes telle que les hommes la font
en le sachant », ou historiographie, et « l’interprétation, par le phi-
losophe, de l’histoire des hommes, ou de l’histoire des historiens »,
soit la philosophie de l’histoire 19.
La distinction entre ces trois sens de l’histoire permet, je crois,
deux lectures de la critique lévi-straussienne. La première, qui pour-
rait s’appeler « lecture faible », soutiendrait que les démêlés
de Lévi-Strauss avec l’histoire se résumeraient au troisième sens du
terme, autrement dit à la philosophie de l’histoire et que le dernier

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chapitre de La Pensée sauvage aurait été écrit seulement pour
contrer l’idée selon laquelle il y aurait un quelconque sens privilé-
gié dans l’histoire et que celle-ci définirait l’humanité des hommes
en elle-même. Mais, comme les professionnels le savent bien, il
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n’est pas si facile de maintenir l’histoire des historiens à l’abri des


tentations de la philosophie de l’histoire dont les grandes synthèses
et les improbables téléologies menacent toujours de s’introduire
dans la patiente reconstitution documentée à laquelle ils se vouent.
Or cette difficulté qu’il y a à maintenir séparées, dans la
pratique, l’histoire des historiens et son interprétation philo-
sophique explique, peut-être, pourquoi Lévi-Strauss a consacré
quelques-unes des pages les plus importantes de « Histoire et dia-
lectique 20 » à démontrer que la connaissance historique est tout
aussi schématique que n’importe quelle autre, c’est-à-dire que l’his-
toriographie, comme toute autre connaissance, n’est pas révélation
de ce qui « est vraiment arrivé », mais bien manipulation d’un code
qui, appliqué aux faits ou aux documents, peut donner naissance à
une certaine intelligibilité. Dans le cas de l’histoire, conclut Lévi-
Strauss, ce code consiste avant tout en une chronologie et la possi-
bilité de l’appliquer dépend évidemment de l’existence de docu-
ments laissés par les sociétés humaines, c’est-à-dire de registres qui
sont eux-mêmes le résultat d’un processus de jugement et de sélec-
tion effectué par les sociétés qui les produisent.
Ce constat semble, en outre, ouvrir une possibilité d’inverser la
hiérarchie postulée par Sartre et par d’autres en ce qui concerne les
relations entre l’histoire et l’ethnologie. Car cette dernière, en cher-

19. Ibid., p. 332.


20. Ibid., pp. 338-348.
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chant, d’une part, à prendre ses distances par rapport à toute société
— plus particulièrement à celle qui lui a donné origine — et en
se tournant, d’autre part, vers l’inconscient, pourrait acquérir une
sorte d’immunité face aux représentations que les sociétés se font
d’elles-mêmes. Alors que l’activité de l’historien dépend, elle, par
définition, de ces mêmes représentations, puisque ce sont elles
qui orientent les registres des documents qui viendront constituer
la matière première de son travail 21. En outre, l’hypothèse selon
laquelle la connaissance historiographique procède toujours par
recoupements introduits dans une continuité temporelle ouvre éga-
lement la possibilité d’une « lecture forte » de la critique lévi-straus-

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sienne fondée sur la distinction des trois sens d’histoire — lecture
qui introduit, je crois, le thème des différents sens de l’histoire.
Malgré les apparences, Lévi-Strauss a toujours su, me semble-
t-il, que le problème crucial réside dans le premier sens du terme
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histoire, celui qui la considère comme « cette histoire que font


les hommes sans le savoir », comme historicité. Et, à vrai dire, il
faudrait aller jusqu’à convenir que ceux qui critiquent Lévi-Strauss
— même quand ils reproduisent la vulgate — l’ont aussi toujours su
et que sous le manteau de leurs suspicions qui en font un ennemi
de l’histoire en tant que discipline ou philosophie, ils accusent
Lévi-Strauss, de façon toujours sous-jacente et plus gravement,
de refuser l’historicité et d’être le porte-parole d’un point de vue
exclusivement synchronique, statique, etc. S’il est vrai que l’au-
teur a toujours cherché à réfuter de telles accusations, cela ne doit
pas nous faire perdre de vue l’essentiel, à savoir que l’originalité de
Lévi-Strauss réside surtout dans la façon de repenser le statut même
de l’historicité humaine.
Cette originalité provient, d’abord, d’une opération de décen-
trement qui incite à penser l’historicité d’un point de vue anthropo-

21. En 1949, déjà, Lévi-Strauss écrivait : « On distingue traditionnel-


lement l’histoire et l’ethnologie par l’absence ou la présence de documents
écrits dans les sociétés dont elles font leur étude respective. La distinction
n’est pas fausse ; mais nous ne la croyons pas essentielle [...]. L’ethnologue
s’intéresse surtout à ce qui n’est pas écrit, non pas tant parce que les
peuples qu’il étudie sont incapables d’écrire, que parce que ce à quoi il
s’intéresse est différent de tout ce que les hommes songent habituellement
à fixer sur la pierre ou sur le papier » (Claude Lévi-Strauss, « Histoire et
ethnologie », in Anthropologie structurale, op. cit., pp. 32-33).
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logique, c’est-à-dire du point de vue de la diversité et de la diffé-


rence. Car même si Lévi-Strauss n’a isolé que fort peu de formes
différentielles de l’historicité (« froide et chaude », « stationnaire et
cumulative », comme nous le verrons), le fait est qu’il peut exister,
en tout cas, autant de formes d’historicité que de formes de parenté
ou de religion. Néanmoins, il est vrai aussi, et ce point est crucial,
que les distinctions établies par Lévi-Strauss ne présentent pas tou-
jours un caractère univoque.
Commençons par la plus connue, celle qu’il fait entre « histoire
froide » et « histoire chaude ». Introduite en 1961, au cours d’en-
tretiens accordés à Georges Charbonnier, à la radio française, cette

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distinction a été à l’origine de nombreux malentendus. Depuis La
Pensée sauvage, Lévi-Strauss a essayé de s’expliquer, explication
reprise en 1983 dans le deuxième « Histoire et ethnologie » et
dans « Un autre regard » et résumée avec perfection dans un article
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récent, qui cherche à répondre aux critiques de deux néo-sartriens 22


soutenant que l’opposition entre « histoire froide » et « histoire
chaude » équivaudrait à celle qu’il y a entre « sociétés à histoire »
et « sociétés sans histoire ».

« M’imputer la même conception erronée implique qu’on se


méprenne sur le sens et la portée de la distinction que j’ai pro-
posé de faire entre “sociétés froides” et “sociétés chaudes”. Elle
ne postule pas entre les sociétés une différence de nature, elle ne
les place pas dans des catégories séparées, mais se réfère aux
attitudes subjectives que les sociétés adoptent vis-à-vis de l’his-
toire, aux manières variables dont elles la conçoivent. Les unes
caressent le rêve de rester telles qu’elles s’imaginent avoir été
créées à l’origine des temps. Bien entendu, elles se trompent : ces
sociétés n’échappent pas plus à l’histoire que celles — ainsi la
nôtre — qui ne répugnent pas à se savoir historiques, et qui
trouvent dans l’idée qu’elles se font de l’histoire le moteur de leur
développement 23.»

22. Christian Delacampagne et Bernard Traimon, « La polémique


Sartre/Lévi-Strauss revisitée », Les Temps Modernes, no 596, novembre-
décembre 1997, pp. 10-31.
23. Claude Lévi-Strauss, « Retours en arrière », op. cit., p. 67.
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LÉVI-STRAUSS ET LES SENS DE L’HISTOIRE 107


Commentant la question dans un entretien postérieur, Lévi-
Strauss a attribué le malentendu au fait que « personne ne s’est
donné la peine d’y réfléchir. Il y avait une vieille distinction,
peuples à histoire et peuples sans histoire, on a dit alors que ma dis-
tinction est identique à celle-là 24 ».
Malgré tout, et en dépit de l’évidente superficialité des cri-
tiques, je crois qu’il faut reconnaître que le statut précis de l’oppo-
sition entre histoire froide et histoire chaude n’est pas si clair que
ça. Dans un texte publié il y a quarante ans, Marc Gaboriau expri-
mait déjà quelques doutes à propos du caractère objectif ou subjec-
tif de l’opposition, doutes soulevés par l’existence, dans l’œuvre de

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Lévi-Strauss prise comme un tout, de deux modèles distincts utili-
sés pour penser la société en général et l’historicité en particulier 25.
D’après Gaboriau, Lévi-Strauss adopterait parfois un modèle
« psychanalytique », parfois un modèle « mécanique ». Selon le pre-
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mier de ces modèles, les sociétés humaines posséderaient une cer-


taine capacité de réflexion, laquelle ne serait pas à confondre avec
les consciences individuelles : la société serait, ainsi, envisagée
comme un « sujet », mais dans le sens psychanalytique du terme —
c’est-à-dire dotée d’une espèce d’inconscient — et non dans le sens
durkheimien du terme, celui d’une conscience collective.
Par ailleurs, poursuit Gaboriau, Lévi-Strauss verrait, par
moments, les sociétés comme des « machines », des dispositifs où
ajustements et réactions seraient dus à leur fonctionnement objectif
propre, sans qu’il faille supposer un quelconque type d’intervention
consciente ou inconsciente.
Je ne pense pas, pour ma part, que les deux modèles qu’a
relevés Gaboriau soient réellement contradictoires. On pourrait
défendre l’idée qu’au contraire ils correspondent à des modes alter-
natifs de description des mêmes phénomènes, mais ce serait encore
trop timide, bien que correct. Il vaudrait mieux dire, peut-être, que
les termes employés dans le modèle psychanalytique (« désir »,
« envie », etc.) correspondraient aux effets subjectifs, individuels et
collectifs de fonctionnement, qui se font sur un plan d’intersubjec-

24. In Eduardo Viveiros de Castro, « A antropologia de cabeça para


baixo. Entrevista com Claude Lévi-Strauss », Mana. Estudos de Antropo-
logia Social, no 4 (2), oct. 1998, pp. 119-126, (p. 119).
25. Marc Gaboriau, « Anthropologie structurale et histoire », Esprit,
no 11 (nouvelle série), 1967, pp. 579-594.
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108 LES TEMPS MODERNES

tivité première. Et que ceux qui sont employés dans le modèle


mécanique (« fonction », « structure »...) ne trouvent leur réalité que
quand ils sont incarnés dans les expériences humaines et sociales.
En ce sens, la « volonté » d’une société de résister aux effets du
temps est le corrélat — non pas la cause ni la conséquence — d’une
machinerie sociale qui rend difficile le travail de la temporalité.
Ce point s’éclaircit si nous nous souvenons que, quelques
années avant l’introduction de la distinction entre histoire froide et
histoire chaude, Lévi-Strauss avait déjà proposé une autre dichoto-
mie visant à démarquer les formes distinctes de l’historicité :

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« On en viendrait ainsi à distinguer entre deux sortes d’his-
toires : une histoire progressive, acquisitive, qui accumule les trou-
vailles et les inventions pour construire des grandes civilisations,
et une autre histoire, peut-être également active et mettant en
œuvre autant de talents, mais où manquerait le don synthétique qui
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est le privilège de la première 26. »

Cette opposition entre « histoire stationnaire » et « histoire cumu-


lative » a certainement suscité moins de polémiques que celle entre
histoire froide et chaude. Mais cela ne signifie pas qu’elle n’ait point
été l’objet d’une incompréhension encore plus profonde que cette
dernière. Cette incompréhension est peut-être passée inaperçue dans
la mesure où l’on a vu « Race et histoire », texte dans lequel cette
opposition a été élaborée, comme destiné à l’enseignement de l’an-
thropologie et étiqueté « texte introductif ». Si nous en avons presque
tous fait la lecture au moment où furent menées nos premières études
d’anthropologie, nous ne le revisitons que bien rarement quand nous
devenons aptes à une réflexion plus sérieuse; nous préférons l’indi-
quer à nos étudiants, bouclant ainsi le cercle vicieux.
Parce qu’il fait partie de ces « introductions à l’anthropologie »,
« Race et histoire » est presque entièrement réduit à ce qui n’est
que son préambule : une critique faite à l’ethnocentrisme et au
« faux évolutionnisme » ou « évolutionnisme social ». On ne prête
que peu d’attention au fait que ce texte est la première et peut-
être la seule proposition d’adaptation d’un modèle véritablement
évolutionniste au champ des sciences sociales, c’est-à-dire qu’il

26. Claude Lévi-Strauss, « Race et histoire », in Anthropologie struc-


turale II, op. cit., p. 391.
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LÉVI-STRAUSS ET LES SENS DE L’HISTOIRE 109


s’agit non pas de la transposition d’un lamarckisme ou d’un darwi-
nisme déjà tombés en désuétude, même dans le domaine des sciences
naturelles, mais de l’évocation de la possibilité d’une grande syn-
thèse sociologique ; autrement dit d’une réflexion inspirée par les
transformations radicales que les découvertes de Mendel ont provo-
quées dans la théorie évolutionniste, en plaçant en son centre des
notions comme celles de hasard, de probabilité, de mutation et d’en-
chaînement de transformations — précisément celles que Lévi-
Strauss tente de récupérer pour l’anthropologie.
« Race et histoire » procède par étapes. Dans un premier temps,
l’histoire cumulative et l’histoire stationnaire semblent être de

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simples substituts de l’opposition avec/sans histoire. Ensuite, nous
sommes invités à reconnaître, avec des exemples pris à d’autres
sociétés, que l’accumulation n’est pas un privilège occidental.
Finalement, après cette relativisation « de fait », s’enclenche une rela-
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tivisation « de droit » : en réalité, la distinction dériverait toujours


d’une espèce d’illusion d’optique, et si une histoire nous semble
cumulative, c’est parce qu’il nous est possible d’en recouper et d’en
sélectionner des événements similaires, en sens et en orientation, à
ceux que nous privilégions dans notre propre devenir. En d’autres
termes, nous sommes capables d’admirer l’ingéniosité des Esqui-
maux uniquement dans la mesure où cette société, comme la nôtre,
s’est engagée dans un contrôle de la nature. Mais qu’arriverait-il si
les valeurs préconisées présentaient un caractère très différent des
nôtres, comme dans le cas d’un développement de systèmes sophis-
tiqués de parenté, par exemple ?
En ce sens, si, comme l’a écrit plus tard Lévi-Strauss, « l’his-
toire n’est donc jamais l’histoire, mais l’histoire-pour 27 », nous
avons une raison de plus d’avancer que toute histoire est toujours
stationnaire et cumulative « pour quelqu’un ». Ce qui veut dire que
si, comme nous l’avons vu, la distinction entre histoire froide et
chaude est d’ordre « subjectif » — dans la mesure où elle corres-
pond au point de vue qu’a une société sur son propre devenir —, la
distinction entre l’histoire stationnaire et cumulative tend à l’être
à un degré encore plus élevé — dans la mesure où elle est liée
aux jugements jamais tout à fait conscients qu’une société porte
non seulement sur elle-même mais sur les autres :

27. Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, op. cit., p. 341.


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110 LES TEMPS MODERNES

« Chaque fois que nous sommes portés à qualifier une culture


humaine d’inerte ou de stationnaire, nous devons donc nous
demander si cet immobilisme apparent ne résulte pas de l’igno-
rance où nous sommes de ses intérêts véritables, conscients ou
inconscients, et si, ayant des critères différents des nôtres, cette
culture n’est pas, à notre égard, victime de la même illusion 28. »

Il est à observer, cependant, qu’une ambiguïté identique à celle


que l’on trouve dans le modèle histoire froide et chaude réappa-
raît en ce qui concerne la paire stationnaire/cumulative. De même
que le premier modèle peut être interprété comme faisant partie

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du fonctionnement d’une machine sociale ou comme dérivant de
quelque chose de semblable à une volonté collective, cette paire est
parfois interprétée comme effet des perspectives relatives d’une
société face à une autre (dans une espèce de rapport social intersub-
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jectif) et parfois comme le résultat objectif du fait qu’une culture


se trouve isolée ou, au contraire, fait partie d’une « coalition »
culturelle avec d’autres sociétés :
« L’histoire cumulative n’est pas la propriété de certaines
races ou de certaines cultures qui se distingueraient ainsi des
autres. Elle résulte de leur conduite plutôt que de leur nature [...].
En ce sens, on peut dire que l’histoire cumulative est la forme
d’histoire caractéristique de ces superorganismes sociaux qui
constituent les groupes de sociétés, tandis que l’histoire station-
naire — si elle existe vraiment — serait la marque de ce genre de
vie inférieur qui est celui des sociétés solitaires 29. »

Ne serait-il pas possible, suite à ces observations, d’essayer de


réunifier le champ sémantique des trois sens de l’histoire distingués
par Lévi-Strauss, champ qui n’est dispersé qu’en apparence? Car il
me semble que le recoupement de ce champ signifie quelque chose
de bien plus profond que le simple fait de se souvenir que le passage
du temps est inévitable, que les historiens essaient de tracer les
contours et d’organiser les phénomènes découlant de ce fait et que la
philosophie de l’histoire n’est qu’une forme douteuse de conscience
de soi des sociétés occidentales. Cela signifie, à mes yeux, que les dif-

28. Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale II, op. cit., p. 398.


29. Ibid., p. 415.
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LÉVI-STRAUSS ET LES SENS DE L’HISTOIRE 111


férents modes de penser, de narrer ou d’interpréter l’histoire sont par-
tie constitutive des différentes formes de réaction à la temporalité —
de la même façon que différents systèmes de parenté sont des réac-
tions actives au fait inéluctable que les sociétés sont immergées dans
la vie et que l’organisation, à laquelle elles soumettent les relations
biologiques, peut modifier ces mêmes relations30.
En somme, les trois sens d’histoire sont hiérarchisés et indi-
quent les sens différents de l’histoire. Les historicités distinctes par-
ticulières à chaque société ou culture constituent la façon parti-
culière qu’elles ont de réagir au fait inéluctable d’être dans le temps
ou le devenir. En ce sens, autant « l’histoire des historiens » que « la

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philosophie de l’histoire » sont partie constitutive de notre forme
particulière d’historicité ou, du moins, de celle qui est dominante
en Occident depuis plusieurs siècles. C’est, peut-être, ici que l’on
trouve un des sens du rapprochement entre mythe et histoire ou de
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l’hypothèse que l’histoire tient lieu, chez nous, de mythe. Bien plus
qu’une simple « relativisation » du savoir scientifique, il s’agit ici
de montrer que différents types d’historicité sont liés aux diffé-
rentes réflexions qu’ils inspirent, réflexions qui, à leur tour, font
partie du genre d’historicité sur lequel elles réfléchissent.
L’histoire comme historiographie, comme mode de savoir et/ou
de conscience de soi, est alors caractéristique des sociétés qui inté-
riorisent « résolument le devenir historique pour en faire le moteur
de leur développement 31 ». Nous pourrions donc dire que nous fai-
sons partie d’une société qui est, avant toute chose, « pour l’his-
toire », encore qu’ici ou là elle puisse y réagir. Si cela devait être
vrai, il ne serait pas exagéré de considérer qu’il existe aussi des
sociétés « contre l’histoire », celles qui cherchent, « grâce aux ins-
titutions qu’elles se donnent, à annuler de façon quasi automatique
l’effet que les facteurs historiques pourraient avoir sur leur équilibre
et leur continuité 32 ».
Or « contre l’histoire » est une expression qui doit évidemment
être comprise à la façon de Pierre Clastres quand il parle de « socié-
tés contre l’Etat 33 » : l’absence de l’Etat (ou de l’histoire telle que

30. Claude Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté,


Paris, Mouton, 1967 [1949].
31. Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, op. cit., p. 310.
32. Ibid., p. 309.
33. Pierre Clastres, La Société contre l’Etat, Paris, Minuit. 1974.
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112 LES TEMPS MODERNES

nous l’entendons) dans les sociétés dites primitives n’émane pas,


comme on l’imagine d’habitude, de leur bas niveau de dévelop-
pement ou de leur supposée incomplétude mais d’une attitude
active de refus de l’Etat (ou de l’histoire telle que nous l’entendons).
Cette position ne se borne pas à éloigner d’emblée toute menace
d’ethnocentrisme, mais laisse soupçonner qu’une bonne partie des
critiques faites à ceux qui, comme Lévi-Strauss, seraient suppo-
sés refuser à d’autres sociétés les bénéfices de l’histoire (ou de
l’Etat) dérivent d’une espèce d’ethnocentrisme élevé au carré. Car,
enfin, qui dit que pour qu’il y ait dignité humaine, il faut qu’il y
ait histoire — historiographie ou historicité — telle que nous la

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connaissons ? Et que l’on n’imagine pas, non plus, que la distinc-
tion entre ces deux attitudes face à l’histoire puisse servir à carac-
tériser deux groupes ou types de sociétés : bien que toujours dis-
posées en termes de relation de subordination, ces attitudes dis-
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tinctes sont simultanément présentes dans n’importe quelle société


humaine.
Il me semble même qu’outre le fait de s’appuyer sur des don-
nées ethnographiques précises auxquelles personne ne prêtait beau-
coup d’attention, le modèle de Clastres découle justement d’une
profonde réflexion sur ces textes de Lévi-Strauss touchant à l’his-
toire. Car, comme l’a montré François Châtelet 34, et quel que soit
le sens que l’on veuille donner au terme « histoire », telle est la
partie essentielle de ces sociétés qui, depuis longtemps, ont pris
parti pour l’Etat. Et Lévi-Strauss lui-même le rappelait quand, dans
l’entretien accordé à Charbonnier 35, il a eu recours à une très belle
métaphore et nous a fait remarquer qu’alors que certaines sociétés
fonctionnent comme des « horloges », c’est-à-dire en équilibre et
sans grandes disparités (sans pouvoir coercitif, dirait peut-être
Clastres), d’autres au contraire sont comme des « machines à
vapeur », générant une énorme quantité d’énergie et accélérant le
temps au prix des inégalités croissantes entre les hommes que nous
connaissons tous — surtout aujourd’hui, quand le rêve saint-
simonien de Lévi-Strauss, rêve de l’avènement d’une société qui

34. François Châtelet, « L’Etat, l’écriture, l’histoire, polythéisme


et monothéisme », in François Châtelet (org.), Les Idéologies, 1. Des pha-
raons à Charlemagne, pp. 19-34, Paris, Hachette, 1978.
35. Georges Charbonnier, Entretiens avec Lévi-Strauss, op. cit.,
pp. 37-48.
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LÉVI-STRAUSS ET LES SENS DE L’HISTOIRE 113


abandonnerait le « gouvernement des hommes » pour se consacrer
à « l’administration des choses », semble de plus en plus révolu et
est remplacé par une véritable et terrible « administration des
hommes ».
Bien que cela paraisse un peu paradoxal, je crois qu’en distin-
guant et en séparant l’historicité en soi des discours qui, sous le
prétexte de la reconnaître pleinement, font tout pour l’éliminer,
Lévi-Strauss a ouvert une voie à une réflexion historique débarras-
sée des embûches dressées par tous les évolutionnismes et toutes
les idéologies prônant le progrès. Affranchie des fausses totalités et
des philosophies de l’histoire, « cette histoire que font les hommes

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sans le savoir », ou historicité, peut ressurgir sous forme d’événe-
ment ou de devenir et « l’histoire des hommes telle que les histo-
riens la font, en le sachant », ou historiographie, peut reprendre ses
droits en qualité de réflexion critique. A un moment où sont répé-
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tées, même par certains anthropologues, toutes sortes de sottises


à propos du progrès et de la modernité, cette leçon que nous donne
Lévi-Strauss ne devrait pas être négligée.
C’est dans ce sens que je me risquerais à dire que certains des
développements contemporains qui radicalisent l’histoire, dévelop-
pements communément tenus pour absolument étrangers à la pen-
sée de Lévi-Strauss, trouvent en réalité, chez cet auteur, un point
d’appui et même une sorte de rampe de lancement. Pour en témoi-
gner, je citerai seulement un auteur peu suspect de complaisance
envers des vues anti-historiques ou même envers ledit « structura-
lisme » — cette figure des médias dont jamais personne n’a su ce
qu’elle est exactement. Car c’est justement par le biais d’une très
longue glose réunissant les textes extraits du dernier chapitre de
La Pensée sauvage que Paul Veyne a écrit en toutes lettres que tout
est historique et que, par conséquent, « l’Histoire », au singulier et
avec un grand H, n’existe pas. Et c’est justement à partir de cette
démonstration que Veyne cherche à révéler la viabilité d’un modèle
historiciste pour l’exercice des sciences humaines 36.

On raconte que, provoqué par les frères Campos — poètes bré-


siliens qui faisaient remarquer que son œuvre semblait ne jamais

36. Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire, Paris, Le Seuil, 1978,


pp. 23-24.
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114 LES TEMPS MODERNES

franchir le seuil des transformations plus contemporaines de la poé-


sie —, le poète João Cabral de Melo Neto aurait dit qu’il imaginait
son travail, et lui-même, comme une sorte de tremplin : l’extrémité
en est flexible afin de permettre de rebondir, mais la base est néces-
sairement ferme, très ferme.

Marcio GOLDMAN

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