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COMMENT ÉCRIRE UNE BIOGRAPHIE HISTORIQUE

AUJOURD'HUI ?
Jacques Le Goff

Gallimard | « Le Débat »

1989/2 n° 54 | pages 48 à 53
ISSN 0246-2346
ISBN 9782070715985

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Jacques Le Goff, « Comment écrire une biographie historique aujourd'hui ? », Le
Débat 1989/2 (n° 54), p. 48-53.
DOI 10.3917/deba.054.0048
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Jacques Le Goff

Comment écrire
une biographie historique aujourd’hui ?

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Dans l’historiographie actuelle spécialement en France – la mode est aux retours : retour de la narration,
retour de l’événement, retour de l’histoire politique. L’un de ces retours est particulièrement prolifique, c’est
celui de la biographie. Les biographies envahissent les catalogues des éditeurs, les devantures des librai-
ries, les bibliothèques publiques et particulières. Elles semblent plutôt bien se vendre, qu’il s’agisse de la
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biographie plus ou moins romancée qui a toujours eu un public et relève plus de la littérature tout court que
de la littérature historique, ou de la biographie « sérieuse », œuvre d’historiens de métier parmi lesquels
beaucoup d’universitaires et parfois non des moindres. C’est à l’un d’eux que j’emprunterai l’énoncé de
quelques-unes des principales motivations qui poussent vers l’histoire biographique aujourd’hui un nombre
croissant d’historiens : « Il me semblait, écrit Bernard Guenée, que l’étude des structures était irremplaçable.
Elle éclairait le passé d’une merveilleuse cohérence. Mais elle le rendait trop simple. Et une biographie
permettait de jeter un premier regard sur l’accablante complexité des choses. L’étude des structures me
semblait aussi donner une place trop large à la nécessité. [...] Mais « les choses ne se font qu’au moyen des
hommes ». [...] une biographie permettait d’accorder plus d’attention au hasard, à l’événement, aux enchaî-
nements chronologiques, [...] elle seule pouvait donner aux historiens le sentiment du temps qu’avaient vécu
les hommes. » (Entre l’Église et l’État. Quatre vies de prélats français à la fin du Moyen Âge, Gallimard, 1987.)
Allons plus loin. L’historien des structures, rassasié d’abstrait, était affamé de concret. Il voulait deve-
nir vraiment l’historien selon Marc Bloch, celui qui est « comme l’ogre de la fable » et qui « là où il flaire
la chair humaine sait que là est son gibier ». Mieux même, ce gibier ce n’étaient plus les hommes en
société, les hommes pris collectivement, mais l’homme individuel, un personnage historique particulier. Déjà
la réaction contre la tendance à la suprématie de l’histoire économique et sociale, de l’histoire économique
surtout (marxiste ou non marxiste) avait favorisé le développement ou l’éclosion de l’histoire culturelle,
de la psycho-histoire, de l’histoire des mentalités, de l’histoire de l’imaginaire.
Tendance cohérente avec celle des autres retours : la biographie historique doit se faire, à un certain degré
au moins, récit, narration d’une vie, elle s’articule autour de certains événements individuels ou collectifs
– une biographie non événementielle n’a pas de sens – et comme elle doit être consacrée à un personnage
sur lequel on possède suffisamment d’informations, de documents, elle a de bonnes chances d’être dédiée
à un homme politique ou ayant des rapports avec la politique. Elle a en tout cas plus de chances d’avoir
pour héros un « grand homme » qu’un homme commun.

Cet article est paru en mars-avril 1989 dans le n° 54 du Débat (pp. 48 à 53).
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N’est-ce pas là le contraire de l’histoire qui, depuis un demi-siècle environ sous l’influence du marxisme,
des sciences sociales et en particulier de ce qu’on appelle l’école des Annales, avait tendance à dominer
l’historiographie ?
Il est vrai que le retour à la biographie fait partie d’une certaine réaction contre l’histoire des Annales
mais il serait faux de voir dans les fondateurs des deux premières générations des Annales des ennemis de
la biographie et des grands hommes au même titre que de l’histoire politique et de l’histoire-récit ancienne
manière. Lucien Febvre a écrit une biographie de Luther, il a choisi pour éclairer l’univers religieux des
hommes du XVIe siècle un esprit individuel, Rabelais, et, comme le fera une quarantaine d’années plus tard
Fernand Braudel, il a pris comme point de référence dans sa thèse un « grand personnage », le roi d’Espagne
Philippe II. Certes, dans la célèbre thèse de Fernand Braudel, le héros c’est la Méditerranée, ce n’est pas
Philippe II, mais, ici, Braudel s’éloigne en effet de son maître Febvre, la mise à l’écart du grand homme et
de la biographie appartient plus à la phase braudélienne des Annales qu’à la période initiale. Il ne faudrait
pas cependant occulter l’éloignement de Marc Bloch de la biographie et de la psychologie individuelle. Ce
qui l’a intéressé, c’est la psychologie collective. Il est le grand pionnier de l’histoire des mentalités. Ce qui

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l’attire dans Les Rois thaumaturges (1924, rééd. 1983) c’est, pendant des siècles, la croyance de millions
de gens au pouvoir des rois d’Angleterre et de France d’accomplir des miracles. Quand il introduit dans
l’étude de La Société féodale (1930-1940, rééd. 1966-1968) « les conditions de vie et l’atmosphère men-
tale » avec le chapitre sur les « façons de sentir et de penser », véritable charte de l’histoire de la sensibilité
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et des mentalités, c’est la psychologie collective, non individuelle, qu’il insère dans le modèle féodal.
Mais le collectif ne doit-il pas à son tour conduire à l’individuel et l’individu n’est-il pas pour l’histo-
rien l’inévitable membre du groupe et son étude – la biographie – n’est-elle pas l’indispensable complément
de l’analyse des structures sociales et des comportements collectifs ? Maintenant que l’histoire a été
profondément renouvelée, l’historien n’est-il pas capable de revenir, scientifiquement et mentalement mieux
outillé, à ces inévitables objets de l’histoire que sont l’événement, le politique, l’individu – y compris le
« grand homme », objets jadis trahis par une historiographie positiviste réductrice et mystifiante que les
Annales ont eu le grand mérite de combattre vigoureusement ?
Ce qui me désole dans l’actuelle prolifération de biographies, c’est que beaucoup sont de purs et simples
retours à la biographie traditionnelle superficielle, anecdotique, platement chronologique, sacrifiant à une
psychologie désuète, incapable de montrer la signification historique générale d’une vie individuelle. C’est
le retour des émigrés après la Révolution française et l’Empire qui « n’avaient rien appris et rien oublié ».
Je conteste aussi non pas la validité mais l’appartenance au genre biographique d’ouvrages souvent de
qualité mais où le personnage historique qu’on affecte de mettre au premier plan est noyé dans son envi-
ronnement. Le titre ou le sous-titre souvent l’indiquent en ajoutant au nom du personnage la mention « et
son royaume », « et son époque », etc. Sauf à bien garder à l’individu la place centrale et dominante dans
un réseau de relations avec son milieu et son temps, ces ouvrages ne sont pas de véritables biographies.
Une vraie biographie est d’abord la vie d’un individu et la légitimité du genre historique passe par
le respect de cet objectif : la présentation et l’explication d’une vie individuelle dans l’histoire. Mais une
histoire elle-même éclairée par les nouvelles conceptions de l’historiographie. Qu’on me permette d’évo-
quer ma recherche présente, non pour prétendre à proposer comme modèle la biographie que je suis en train
d’écrire, mais pour éclairer la conception de la biographie qui m’inspire et qui me paraît répondre aux
préoccupations de l’histoire renouvelée.
J’écris donc ce que je souhaite être une biographie de Louis IX, roi de France de 1226 à 1270, canonisé
en 1297, Saint Louis.
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Mon choix est celui d’un très grand personnage. L’historien étant lié à des documents, il est très difficile,
avant le XIVe siècle en Occident, de disposer d’une information suffisante pour écrire une biographie autre
que celle d’un personnage de premier plan. Deux types de personnages font au Moyen Âge l’objet d’écrits
ou peuvent être atteints à travers des documents permettant d’écrire leur vie : le roi et le saint. Cette simple
constatation résout en gros un problème souvent mal posé : l’individuel ou le collectif ? Le plus souvent
l’historien ne saisit un grand homme qu’à travers une documentation obéissant aux règles régissant la
présentation d’un type de personnage. Dans le cas du saint, c’est évident. On ne dispose en général que de
Vies (c’est le mot du Moyen Âge : Vita en latin) que les historiens, depuis les bollandistes du XVIIe siècle,
ont appris à désigner des hagiographies. Le sens métaphorique pris par le mot indique bien qu’il s’agit de
biographies enjolivées et suivant des modèles stéréotypés et normatifs. La critique de l’historien doit à la
fois respecter la spécificité de sa source, le genre hagiographique, et s’efforcer de retrouver derrière les
conventions du genre ce que nous ne pouvons appelons : la « réalité » ou la « vérité », objectif que nous ne
pouvons pas aujourd’hui négliger car il répond à la fois à l’évolution générale des sensibilités et des
mentalités et au développement de la « science » historique. Mon Saint Louis ne peut être qu’un « vrai »

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Saint Louis. Et ce vrai Saint Louis ne peut montrer sa vérité qu’à travers le type historique qu’il incarne :
un roi.
Une vie de Saint Louis doit être d’abord étudiée à travers les « lieux communs » qui définissent un roi
dans la chrétienté du XIIIe siècle. La recherche du vrai Saint Louis – partant de l’union intime entre un indi-
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vidu et le type historique qu’il incarne – doit passer par l’étude de la fonction et de l’image royales au
XIIIe siècle. Le projet biographique impose donc de lui-même un exposé d’histoire politique – une histoire
politique qui, pour faire ressortir la personnalité de Saint Louis, doit procéder de la conception nouvelle de
l’anthropologie politique historique, incluant notamment l’étude de la symbolique politique : insignes du
pouvoir, liturgie du sacre, imaginaire royal, etc.
Mais Louis IX a été aussi un saint. Ce qui conduit à prolonger la biographie jusqu’au moment où il sera
officiellement reconnu comme tel, vingt-sept ans après sa mort. Désormais sa « vie » médiévale est ache-
vée. Le reste appartient au destin historiographique d’un grand homme et peut faire ou non partie de la
biographie. Je préfère y voir deux cadres biographiques différents et m’arrêter à la « vraie » vie mais je postule
pour celle-ci d’aller jusqu’à la canonisation, la période qui la sépare de la mort physique étant d’ailleurs
remplie par une série d’écrits et de démarches destinés à maintenir en vie Louis IX jusqu’à sa transforma-
tion en Saint Louis. Comme l’a bien dit Bernard Guenée, le temps d’une vie est un des meilleurs exemples
d’un temps vécu, objectif privilégié de l’historien actuel. Quand Fernand Braudel, dans son célèbre article,
a défini la « longue durée » comme la forme la plus profonde et la plus lente des temps historiques, il l’a
opposée à deux autres durées, celle très rapide et superficielle du temps événementiel et celle, intermédiaire,
du temps conjoncturel cyclique des phases ascendante et descendante des économies, mais aussi des conjonc-
tures sociales et politiques. En réalité, ce que saisit l’historien, c’est une multiplicité de durées, le plus
souvent des temps sociaux collectifs, mais le temps d’une vie individuelle est une durée significative pour
l’histoire. Ici encore individuelle et collective. Y a-t-il eu un âge plus ou moins régulier de mort des rois
du Moyen Âge et, en particulier, dans un système monarchique dynastique qui comporte une composante
biologique familiale ? Y a-t-il eu un âge habituel de mort des rois capétiens ? Oui, relativement bien sûr, et
Saint Louis mort à cinquante-six ans est dans la norme.
Roi et saint, Saint Louis entre dans une catégorie du Moyen Âge, celle des saints rois. Est-il conforme
au modèle de cette catégorie ou manifeste-t-il des différences dues à l’époque ou à ce qu’on peut reconnaître
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comme son individualité ? La biographie part ainsi, dans la tradition de l’esprit des Annales, d’une ques-
tion, se formule comme un cas d’histoire-problème.
Roi et saint, Saint Louis nous est connu à travers des documents qui manifestent, plus ou moins
consciemment, plus ou moins volontairement, le désir d’imposer à ses contemporains et plus encore à la
postérité une image. La réalisation d’une biographie de Saint Louis oblige à étudier de près la production
de la mémoire du roi. En gros trois types de documents participent à ce travail de mémorisation. Les
documents les plus objectifs sont les actes de la chancellerie royale rédigés au nom du roi, authentifiés non
par sa signature (qui n’existe pas, ce qui marque aussi les limites de l’individualité royale) mais par son sceau.
Ils fournissent une image de Saint Louis, roi d’une monarchie féodale en train de devenir étatique et bureau-
cratique. Toujours la nécessité de chercher un homme à travers l’évolution des structures.
La recherche de Saint Louis met en évidence l’existence de centres de production de la mémoire
historique dont dépend étroitement la biographie du saint roi. En l’occurrence deux foyers principaux :
l’abbaye de Saint-Denis pour la mémoire du roi, les ordres mendiants – dominicains et franciscains – pour
la mémoire du saint. Au terme de cette recherche critique, le portrait de Saint Louis apparaît comme une

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combinaison de lieux communs traditionnels déjà utilisés par des biographes de rois capétiens, comme
par exemple le moine Helgaud de Fleury pour Robert le Pieux au XIe siècle ou même les biographes de
Philippe Auguste, grand-père peu édifiant de Saint Louis. Au terme de cette analyse il faut se poser cette
question que tout historien écrivant la biographie d’un personnage historique – surtout pour les périodes
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anciennes – doit se poser : Saint Louis a-t-il existé ? N’est-il pas qu’un agrégat de topoi (lieux communs) ?
Si je crois pouvoir répondre à cette question par l’affirmative, c’est essentiellement pour deux raisons.
La première c’est que Saint Louis, d’abord par la volonté de ceux qui l’ont formé quand il n’était qu’un
roi enfant, succédant à son père à l’âge de douze ans et ensuite par sa propre volonté, a été, si j’ose dire,
« programmé » pour être l’incarnation du roi chrétien idéal. Décrire celui-ci à partir de textes normatifs
(miroirs du prince, hagiographies, etc.), c’est décrire Saint Louis lui-même. L’individualité du roi et le
modèle royal décrit dans les documents ne font qu’un. Comme le dit, pour des monarques du XVIIe siècle,
Louis Marin : « Le portrait du roi c’est le roi » (Le Portrait du roi, Minuit, 1981).
Le second argument vient de l’existence d’un document exceptionnel (où le hasard de l’histoire se
combine avec ce phénomène historique général du XIIIe siècle : l’émergence de laïcs lettrés capables d’écrire
la Vie d’une personne illustre qu’ils ont connue), la Vie de Saint Louis de son compagnon, Joinville, sénéchal
de Champagne, seigneur de moyenne noblesse qui a été un de ses intimes dans son palais de Paris et
surtout à la croisade. Joinville apporte à l’historien une foule de détails « vrais », le genre d’informations
qui permet à l’historien de penser : « Oui, c’est bien le Saint Louis réel » et pas un autre.
L’exploitation de ce document jointe à la recherche de tout ce qui peut indiquer dans l’ensemble des
sources une différence par rapport au modèle abstrait, impersonnel, du roi saint permet d’approcher un
personnage spécifique, unique, d’écrire une vraie biographie d’où se dégage au sein d’une société, d’une
époque, intimement liées à elles mais y imprimant sa personnalité et son action, un individu historiquement
expliqué. Et qui, au milieu d’une partition commune, fait entendre sa note particulière, son style.
Il y a plus. De toutes ces analyses doit ressortir dans quelle mesure, pour l’époque du héros de la
biographie, existe une conception de l’individu qui permet de le saisir. Or Saint Louis se situe dans une
conjoncture historique à cet égard très intéressante. Le moment de Saint Louis est celui où la chrétienté se
met à considérer l’individu comme réalité et comme valeur. Une étude de l’iconographie contemporaine de
Saint Louis et des grands personnages du XIIIe siècle (de l’empereur Frédéric II au pape Boniface VIII) montre
que le portrait du roi dans la peinture et la sculpture ne s’est pas encore détaché d’un modèle fonctionnel
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impersonnel mais commence à naître, comme le fait saint François d’Assise dans la série des saints. Toute
biographie doit se préoccuper de la conception de l’individu à l’époque de la vie de son héros.
Mais avant de tenter de présenter Saint Louis dans son existence unique, son biographe doit montrer aussi
comment se combinent en lui des incarnations de roi et de saint conformes aux grilles historiographiques
de l’époque et aux grilles du métier d’historien aujourd’hui.
Il faut par exemple montrer en Saint Louis le roi trifonctionnel selon le schéma indo-européen triparti
de Georges Dumézil présent dans l’idéologie de l’Occident médiéval. Saint Louis a été un roi du sacré, de
la justice et du droit, un roi-chevalier, roi guerrier, un roi de l’abondance, roi de la prospérité et des œuvres
de miséricorde. Il a été un roi-enfant, un roi-croisé, un roi de la parole, un roi de la piété mendiante, un roi
souffrant, sur le modèle nouveau du Christ de la Passion. Un roi dont les faiblesses et les échecs ici-bas ont
été le gage non seulement de son salut et de son élection dans l’au-delà, mais de sa gloire historique, pour
lui-même, pour sa dynastie et pour son royaume. Dernier roi saint du Moyen Âge, mort sur le seuil de la
modernité que commencera à incarner son petit-fils, Philippe IV le Bel.
Il serait prétentieux de proposer cette esquisse d’une biographie d’un personnage médiéval comme une

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nouveauté sans modèles.
Il y a d’abord dans la production actuelle de biographies historiques plusieurs ouvrages qui me paraissent
répondre aux normes du renouvellement de la biographie. J’en citerai quatre : les sous-titres des biographies
consacrées par Georges Duby à Guillaume le Maréchal ou le meilleur chevalier du monde (Fayard, 1984)
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ou par André Chastel au Cardinal Louis d’Aragon, un voyageur princier de la Renaissance (Paris, Fayard,
1986) manifestent que leurs auteurs se sont attachés à étudier un cas particulier, bien documenté, d’un type
historique. La biographie de Françoise Autrand, Charles VI, la folie du roi (Paris, Fayard, 1986) étudie sans
doute le règne de ce malheureux roi mais l’éclaire en le faisant tourner autour du cas d’un roi fou. Robert
Bartiett exprime bien dès les premières lignes de son Gerald of Wales, 1146-1223 (Oxford, Clarendon
Press, 1982) les orientations de la nouvelle biographie historique : « Certes, le but principal d’une étude
biographique est d’évoquer un individu, mais on ne peut le faire sans parler à tout moment du monde dont
cet individu a été l’habitant. La grande priorité, dans une étude de ce genre, reste de rechercher ce qui a formé
tel homme, telle femme, et dans quel rapport il ou elle a été avec ce monde-là ; mais, chemin faisant, on
s’efforcera nécessairement d’en venir à des énoncés plus généraux. »
Et puis il y a les grands modèles dont trois m’ont particulièrement influencé. D’abord le Frédéric II
d’Ernst Kantorowicz (1927) et La Vie de saint Augustin, de Peter Brown (1967) où un homme, une œuvre
et une époque s’éclairent merveilleusement l’un l’autre dans ces échanges intimes qui définissent la vie d’un
grand personnage. Mon troisième modèle est l’ArnaIdo da Brescia nelle fonti del secolo XII d’Arsenio
Frugoni (Rome, 1954) où la dépendance de l’historien biographe par rapport à ses sources et le travail de
critique de la production de la mémoire d’un personnage historique sont superbement analysés.
Une dernière remarque. Bon gré mal gré, l’historien occidental aujourd’hui retrouve en partie la fonction,
l’image qu’il avait au XIXe siècle, celle d’un intellectuel, d’un écrivain, d’un personnage national ou euro-
péen. Ce prestige, celui d’un Carlyle ou d’un Michelet, il le devait en partie à la qualité de son style. Malgré
une technicité croissante de la discipline historique, le style de l’historien reprend de l’importance. La
biographie lui offre, mieux que d’autres genres historiques, la possibilité d’exploiter les ressources de
l’écriture historique.

Jacques Le Goff.

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