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L’industrialisation en Afrique en question: Des désillusions à un nouveau


volontarisme

Article in Afrique Contemporaine · January 2018


DOI: 10.3917/afco.266.0029

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Pierre Jacquemot
Sciences Po Paris
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L’INDUSTRIALISATION EN AFRIQUE EN QUESTION
Des désillusions à un nouveau volontarisme
Pierre Jacquemot

De Boeck Supérieur | « Afrique contemporaine »

2018/2 N° 266 | pages 29 à 53


ISSN 0002-0478
ISBN 9782807391734
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L’industrialisation en Afrique
en question
Des désillusions à un nouveau volontarisme
Pierre Jacquemot

L’Afrique importe l’essentiel de ses produits manufacturés – inter-


médiaires ou finis – du reste du monde. Après une première phase
d’industrialisation inachevée, l’objectif d’accroître les niveaux de
transformation industrielle continue de se dérober, surtout dans des
chaînes de valeur qui sont caractérisées par des normes exigeantes
soumises à des gouvernances contrôlées par les grandes firmes.
Pour autant, l’intégration par les chaînes de valeur régionales est de
plus en plus considérée par les gouvernements comme par les insti-

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tutions régionales et internationales comme le moyen privilégié pour
parvenir à une industrialisation enfin inclusive et durable. Elle est
supposée encourager la modernisation du secteur privé, favoriser la
création d’emplois, s’inscrire dans l’économie verte. Mais ce nouveau
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chemin se heurte encore à de nombreux obstacles.


Mots clés : Afrique – Industrialisation – Industrie – Chaînes de valeur – Corridor de développement –
Emploi – Régionalisation – Services

Avec leur basculement dans la croissance économique au début


des années 2000, le débat sur l’industrialisation des pays africains
a retrouvé un regain d’intérêt, porté par la prise de conscience
de sa nécessité comme passage obligé vers « l’émergence ».
Le projet d’industrialisation du continent est défendu par la majo-
rité des États et conforté par la diversification des partenaires
financiers et commerciaux et l’accès aux nouvelles technologies.
En réalité, ce débat est engagé depuis longtemps. La pseudo-évidence
historique des « étapes de développement », en vogue dans les années 1960, a
suggéré l’existence en Afrique dès cette époque d’un potentiel d’augmentation
de la part du secteur industriel. Qu’en fut-il réellement ? Des progrès ont certes
été accomplis dans certains pays (Afrique du Sud, Égypte, Maroc, Nigeria et
Tunisie), mais l’industrialisation de l’Afrique a laissé de nombreuses désillu-
sions tant en matière de substitution aux importations que d’insertion dans les
marchés mondiaux.

Pierre Jacquemot, ancien du comité scientifique d’Afrique développement durable (Éditions


ambassadeur, est maître de contemporaine, il est l’auteur de Science humaines, 2017).
conférences à Sciences Po (Paris) et plusieurs ouvrages, dont notamment
chercheur associé à l’IRIS. Membre le Dictionnaire encyclopédique du

L’industrialisation en Afrique en question 29


L’Afrique possède aujourd’hui de nombreux atouts pour réussir sa
transformation manufacturière. Elle dispose a priori d’un accès proche à des
matières premières, notamment minérales, mais aussi à des produits agri-
coles, forestiers et piscicoles. Sa population active constitue l’une des réserves
de main-d’œuvre les plus dynamiques au monde. Le développement d’une
classe moyenne urbaine crée un nouveau marché domestique. Pourtant, le
secteur manufacturier de l’Afrique reste de taille réduite par rapport à celui
d’autres régions en développement. Il représente environ cinq cents milliards
de dollars en valeur ajoutée, soit à peine plus de 10 % du PIB africain glo-
bal (BAD, OCDE, PNUD, 2018). En moyenne, l’industrie engendre seule-
ment sept cents dollars de PIB par habitant, soit moins d’un tiers du chiffre
de l’Amérique du Sud (2 500) et à peine un cinquième de celui de l’Asie
de l’Est (3 400).
Après avoir brièvement évoqué la première phase de l’industrialisa-
tion africaine et ses désillusions, puis les difficultés rencontrées par les pays
africains pour trouver une place dans les chaînes de valeur mondiales, nous

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constaterons que les configurations internationales, tant commerciales que
technologiques, connaissent de profonds bouleversements. Elles font naître de
nouveaux espoirs. Les politiques préconisées, en particulier par les institutions
africaines, portent désormais sur l’exploitation des opportunités ouvertes à
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l’échelle des territoires. L’intégration par les « chaînes de valeur régionales »


est considérée comme le moyen privilégié pour contribuer à la « transformation
structurelle » de l’Afrique (Nialé et al., 2017). Mais qu’en est-il réellement des
réalisations et des politiques mises en œuvre ? La transition vers une indus-
trialisation intégrale et « verte » est-elle en cours ? Ou faut-il considérer que la
question de l’industrialisation est mal posée ?

Une désindustrialisation prématurée


L’industrialisation est, pour beaucoup, la force agissante de la « transforma-
tion structurelle » (Enache et al., 2016). Depuis longtemps. Ainsi, on pou-
vait lire en 1952 : « Il reste plusieurs opérations de base à réaliser, capables
d’ouvrir à l’Afrique française de très belles perspectives d’avenir quant à son
industrialisation : former une main-d’œuvre indigène efficiente, aménager
les voies de communication et les débouchés ; réinvestir sur place une partie
des bénéfices réalisés par l’exploitation commerciale ; injecter massivement
des capitaux extérieurs » (Buchalet, 1952, p. 50). Le cercle est vertueux. Le
secteur manufacturier absorbe une fraction de la main-d’œuvre peu quali-
fiée issue de l’agriculture. Puis, tendanciellement, la productivité converge
vers la « frontière technologique », car l’industrie engendre des économies
d’échelle, facilite la diffusion des techniques, crée une concurrence et pro-
voque des « effets de ruissellement » (Rodrik, 2013). Pourtant, il y a peu de
domaines en Afrique où le désenchantement a été aussi grand qu’en matière
d’industrialisation.

30 Les trajectoires incertaines de l’industrialisation en Afrique Afrique contemporaine 266


On peut distinguer deux périodes. Dans les années post-indépendance,
de 1960 à 1980, la première tentative d’industrialisation fut inspirée par les
approches volontaristes dominantes à l’époque autour de trois modèles.

Encadré 1 – Les trois modèles de référence


L’industrialisation par la promotion des exportations
Le cycle vertueux est le suivant : le pays met à profit sa main-d’œuvre
à bon marché pour produire et exporter des produits à faible valeur ajoutée,
ensuite il entreprend une diversification par branche et une remontée de filière
vers la production de biens à plus forte valeur ajoutée (biens de consommation
durables, intermédiaires, d’équipement). Le contexte favorable attire les f lux
d’investissements directs étrangers (IDE) dont les effets sont bénéfiques à la
croissance. On associe souvent l’Asie à ce type de modèle. Maurice figure comme
l’exemple type en Afrique, depuis l’institution en 1970 de l’Export Processing

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Zone Act permettant la sortie graduelle de la rente sucrière vers la manufacture
(jouets, optique, électronique, horlogerie). Aujourd’hui, on cite surtout les zones
économiques spéciales d’Égypte (Alexandra Free Zone, Damiette), de l’Éthiopie
(Bole, Hawassa, Kombolcha) ou du Maroc (Tanger).
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L’industrialisation par substitution d’importations


Ce modèle est fondé sur quatre éléments : 1) le marché intérieur est
élargi grâce à une réforme agraire et une redistribution des revenus ; 2) la mise
en place de quotas, de droits de douane et de taux de change multiples permet de
filtrer les importations en fonction des besoins prioritaires de l’industrie natio-
nale ; 3) l’investissement national est favorisé par des politiques budgétaire et
monétaire actives ; 4) les investissements étrangers sont soumis à contrôle avec
une limitation de la sortie des profits. L’Égypte, le Maroc et la Tunisie, mais aussi
à une moindre échelle le Cameroun, la Côte d’Ivoire ou le Kenya ont ainsi fondé
leur « semi-industrialisation » actuelle sur ce modèle de type sud-américain.
L’industrialisation par l’intégration sectorielle
Les branches les plus « industrialisantes » sont celles qui, par le jeu de
la remontée des filières (industries lourdes puis remontée vers les produits finis)
dans leur environnement local, modifient structurellement les fonctions de pro-
duction et augmentent la productivité de l’ensemble de l’économie. Parmi elles, on
retrouve celles qui donnent aux autres le capital technique (sidérurgie, métallur-
gie, constructions électriques) ; la chimie minérale et la chimie organique ; le sec-
teur énergétique suscite des innovations en tant que fournisseur à la pétrochimie
et aux industries consommatrices d’énergie. Cette approche de l’industrialisation
a rencontré de grandes difficultés de mise en œuvre, en Algérie où elle fut la réfé-
rence de la politique économique conduite après 1973 sur la base du financement
de la rente pétrolière et gazière. D’autres pays riches en ressources pétrolières et
minières, comme le Nigeria, l’Angola, la République démocratique du Congo et
la Zambie, ont un temps été tentés par ce modèle inspiré de l’histoire soviétique.

L’industrialisation en Afrique en question 31


Inspirée par ces approches, l’intervention de l’État se voulait décisive.
Trois thèmes prévalaient. Les retards et les handicaps étaient tels que l’on ne
pouvait s’engager dans la voie de l’industrialisation qu’au prix d’un effort à la fois
massif et dirigé. La mise en œuvre de grands projets technologiques, vecteurs de
l’indépendance, était prioritaire. Enfin, la concentration autour de quelques pôles
de croissance constituait le choix souverain. Les instruments de cette politique
étaient la nationalisation des unités stratégiques, la planification et l’organisa-
tion du système bancaire au service de l’industrie. Face à l’anémie de l’investis-
sement privé et devant la nécessité de mobiliser les gisements de productivité et
d’économiser les devises autour de quelques pôles (en amont, les industries de
base : sidérurgie, cimenterie, électricité, chimie ; en aval, les industries de valo-
risation des produits du cru pour l’exportation et le marché local), l’extension du
secteur public est alors apparue comme l’axe essentiel de la politique.
L’industrie africaine s’est au début bien comportée. La première vague
de substitution aux importations, assise sur l’aide extérieure et sur les recettes
provenant des exportations fut vigoureuse, à l’origine de quelques « miracles »

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(on pense à la Côte d’Ivoire ou au Cameroun). Quelques complexes industriels
connurent des performances notables.
La seconde période s’ouvre au tournant des années 1980. Le secteur
industriel, encore globalement embryonnaire, entra en crise. Furent alors
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dénoncés les grands investissements inadaptés, les « éléphants blancs1 »,


les « cathédrales dans le désert ». Qu’il s’agisse d’ensembles sidérurgiques et
chimiques ou de complexes mécaniques, les réalisations ne parvinrent pas à
faire la preuve de leur capacité d’impulsion de la croissance. Technologies vite
désuètes ou surdimensionnées, équipements en panne, faillites nombreuses,
etc., l’inefficience de l’industrie africaine a semblé augmenter avec l’intensité
capitalistique et l’intensité des qualifications requises. Les industries restèrent
fortement tributaires des importations d’intrants, de pièces détachées et d’équi-
pements. La vulnérabilité de la stratégie s’avéra cruelle.
Quant aux Zones économiques spéciales (ZES), elles ont affiché de
médiocres résultats sur l’emploi et de modestes retombées en termes de pro-
ductivité. Les entreprises qui s’y sont installées exigeaient souvent un niveau
de compétences et de qualité que le vivier local ne pouvait pas fournir. Il s’en

1. Expression indienne (les moindre kilo d’acier. 80 % des vigueur entre 1974 et 1994 et qui
éléphants blancs sont dans la matières premières (fer et charbon) fixaient en dérogation des règles du
tradition hindouiste ou bouddhiste se trouvent pourtant à moins de GATT des quotas d’exportations, par
des offrandes prestigieuses que les soixante kilomètres du site. Des pays et par produits, variables dans le
princes de l’Inde se faisaient entre pannes à répétition, des changements temps en fonction de la croissance
eux), très en vogue en Afrique pour de responsables, un manque de des pays en développement, a eu un
désigner les réalisations somptuaires, volonté politique au regard de l’argent effet asphyxiant. Il a exposé toutes les
surdimensionnées, soutenues par les dépensé, ont fait tomber Ajaokuta entreprises textiles africaines à la
pouvoirs publics et dont l’exploitation dans l’oubli. Périodiquement, on concurrence des pays asiatiques à
devient un fardeau financier. On évoque une reprise de la production, faibles coûts de production,
pense par exemple à l’immense après quarante années d’attente. entraînant une chute drastique de la
complexe sidérurgique d’Ajaokuta au 2. Parmi les mesures qui part de l’industrie du textile et de
Nigeria d’un coût de huit milliards de amplifièrent la désindustrialisation, le l’habillement dans le PIB de pays tels
dollars, construit en 1979 avec démantèlement progressif de que l’Égypte, le Lesotho, le Maroc,
l’URSS, mais qui n’a jamais livré le l’Arrangement multifibres (AMF), en Maurice, le Sénégal et la Tunisie.

32 Les trajectoires incertaines de l’industrialisation en Afrique Afrique contemporaine 266


est suivi des effets d’enclave, avec la formation de poches isolées de croissance
n’engendrant pas suffisamment de liens de production et de « ruissellement »
technologique pour l’économie locale.
Entre le début des années 1980 et 2000, la part de l’industrie manufac-
turière dans le PIB du continent chuta de près de moitié. Trois décennies après
les indépendances, le constat était douloureux : pénurie de compétences adap-
tées, productivité faible, prix de revient élevés, forte dépendance aux impor-
tations pour les consommations intermédiaires, manque d’entretien, déficit
énergétique et médiocrité des infrastructures.
La contraction de la valeur ajoutée manufacturière fut spectaculaire
pour l’Algérie, l’Afrique du Sud ou la Zambie. Cela était en partie dû à l’ac-
croissement de la concurrence mondiale, qui avait obligé certaines entreprises
à fermer et d’autres à licencier pour réduire les coûts. La perte d’emplois dans
les secteurs à productivité élevée a produit une main-d’œuvre urbaine qui ne
pouvait être absorbée que dans les activités et services informels à faible pro-
ductivité (McMillan, Rodrik, 2011).

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Quasiment toutes les trajectoires individuelles racontent une histoire
de « désindustrialisation prématurée » clairement identifiée par Rodrik (2015).
Au Sénégal, par exemple, l’ouverture au commerce mondial, sans protections
douanières, fut intraitable pour les huileries, l’industrie de la transformation
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du poisson ou celle du textile 2 . Les usines de Dakar fermèrent les unes après
les autres. Madagascar incarne sans doute le mieux l’échec industriel avec de
fréquents changements d’orientation de la politique économique, de la voie
socialiste des années 1970, à la libéralisation avec des zones économiques spé-
ciales ouvertes aux investisseurs étrangers, suivie d’une longue crise politique
depuis le fin des années 2000 qui laisse la Grande Île exsangue. Au sud du
Sahara, seuls l’Afrique du Sud et le Zimbabwe disposaient de complexes miné-
ralo-industriels issus de l’investissement de la rente dans des filières de biens
d’équipement et de consommation finale : extraction minière et organisation
y avaient structuré les espaces. Aujourd’hui, même si les bases industrielles
(aciers, aluminium, chimie, industries mécaniques, textile-habillement, agroa-
limentaire) restent incomplètes et peu compétitives parce que longtemps proté-
gées, la capacité de production sud-africaine est unique sur le continent et pèse
environ pour près de la moitié de la valeur ajoutée industrielle subsaharienne.
L’incohérence et l’échec consécutif des politiques menées dans les pays
africains justifièrent en partie la dureté des programmes d’ajustement structurel
à partir de 1980. L’évaluation des systèmes de soutien à l’industrie mit en évidence
une complexité et un désordre des mécanismes de subvention et de protection :
interventions contradictoires ou instables, effets pervers des protections en esca-
lier sur la production nationale d’intrants, absence de coordination dans l’organi-
sation des filières… Progressivement, les objectifs affichés par les premiers plans
de développement (l’emploi formel, l’aménagement du territoire, l’intégration
nationale notamment) ont laissé la place à d’autres logiques, plus puissantes et
aussi plus pernicieuses, celle de la perpétuation de la rente étatique improductive

L’industrialisation en Afrique en question 33


sous des formes renouvelées de la « reproduction rétrécie », sans réels gains de
productivité (Maldonado et al., 2001 ; Talahite, 2012), plutôt que celle de l’accu-
mulation élargie du capital (Newman et al., 2016 ; Azizi et al., 2016).
Comme on le constate sur les 3 graphiques ci-contre, sur la longue
période, soit 1977-2016, la production manufacturière africaine a certes plus
que doublé, mais sa part relative dans le PIB a chuté de 18 % à 11 %. En réa-
lité, les situations sont très contrastées selon les pays : des régressions rela-
tives dans deux pays qui étaient en voie d’industrialisation, l’Afrique du Sud et
l’Algérie, des augmentations au Ghana et en Éthiopie, rendant difficile l’énoncé
d’une tendance générale.

Une montée ardue dans des chaînes de valeur mondiales


L’échec de la première tentative d’industrialisation, dans les années 1960-1990,
trouve sa manifestation aujourd’hui en Afrique, non seulement dans la place
résiduelle qu’occupe le secteur manufacturier dans le PIB, mais également dans

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la nature de ce secteur : en moyenne, près de 80 % de la valeur ajoutée manu-
facturière est encore basée sur des ressources naturelles ou est composée de
technologies simples qui réduisent l’efficacité de la production industrielle et
donc sa compétitivité. On repère cette situation dans le tableau 1 qui montre la
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concentration de l’offre d’exportation de la majorité des pays africains dans une


gamme étroite de produits essentiellement d’origine primaire, à faible contenu
technologique.

Tableau 1 – Composition des exportations de biens manufacturés dans


quelques pays subsahariens (2016)
Part basée sur des ressources naturelles Part basée sur des productions
et à faible intensité technologique de moyenne à haute technologie
Nigeria 87 13
Cameroun 82 18
Éthiopie 79 21
Ghana 79 21
Kenya 77 23
Côte d’Ivoire 71 29
Afrique du Sud 55 45
Sources : calculs à partir des statistiques de l’ONU, 2017.

3. Un pays est situé à la frontière recherche étrangers. Au fur et à production, deviennent la principale
technologique lorsque ses centres de mesure que l’on se rapproche de la source de la croissance économique.
recherche sont en situation de « faire frontière technologique, les
avancer » la science, et ne sont pas « innovations » autonomes et de
occupés à rattraper un retard qu’ils rupture, à fort impact en
auraient par rapport aux centres de transformation des processus de

34 Les trajectoires incertaines de l’industrialisation en Afrique Afrique contemporaine 266


Évolution de la valeur de la production manufacturière Évolution de la part de la production manufacturière
africaine (1977-2016) dans le PIB du continent africain (1977-2016)
en milliards de dollars constants 2005 en %

120 20
18
100
16
14
80
12
60 10
8
40
6
4
20
2

EdiCarto, 12/2018.
0 0
1977 1983 1989 1995 2001 2007 2016 1977 1983 1989 1995 2001 2007 2016

Source : calculs de l'auteur, à partir des données de la Banque mondiale. La production manufacturière exclut du secteur industriel au sens large les
industries extractives (mines, carrières, hydrocarbures), la construction, l'électricité, le gaz et l'eau.

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Évolution de la part du secteur industriel dans le PIB de quelques pays africains (1981-2017)

en %
60
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1981 2017
50

40

30

20

10

0
Algérie

Afrique du Sud

Zambie

Nigeria

Égypte

Tunisie

Maroc

Cameroun

Zimbabwe

Maurice

Kenya

Madagascar

Sénégal

Éthiopie

Ghana

Côte d'Ivoire

EdiCarto, 12/2018.

Source : indicateurs de la Banque mondiale.

Les entreprises africaines sont très éloignées de la « frontière tech-


nologique internationale » dans la plupart des secteurs à forte croissance 3 .
Cette conclusion est tirée d’un panel de sept mille entreprises couvertes par les
enquêtes de conjoncture de la Banque mondiale menées sur la période 2006-
2015 dans soixante-dix pays en développement et onze filières manufacturières
(Nguyen, Véganzonès-Varoudakis, 2017). Au Nigeria, par exemple, le niveau

L’industrialisation en Afrique en question 35


moyen de la productivité globale des facteurs (PGF) dans les industries manu-
facturières ne se situe qu’à 53 % de celui des entreprises du décile supérieur en
termes de performances (tous pays en développement confondus). Le secteur
manufacturier hors métaux et le secteur des produits alimentaires sont encore
plus loin de la frontière de production mondiale, n’atteignant respectivement
que 27 et 38 % des secteurs les plus performants. Les entreprises sud-africaines
se distinguent avec de meilleures performances dans huit secteurs manufactu-
riers. La PGF moyenne du pays ressort à 91 % de la frontière de performance
pour les produits alimentaires et atteint 100 % pour la fabrication de produits
non métalliques, les meubles en bois et les machines.

Une participation marginale. Un dur constat s’impose : la participation de


l’Afrique, le dernier arrivant (late comer), aux chaînes de valeur mondiales
(CVM) reste marginale 4 . Elle est de l’ordre de 2 %, contre 51 % pour l’Europe,
23 % pour l’Asie et 12 % pour l’Amérique du Nord (UNCTAD, 2017). Plus de
la moitié des biens manufacturés produits dans le monde le sont par des pays

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à revenu élevé et un quart par la Chine, condamnant les autres pays à se par-
tager le reste (Hallward-Driemeier, Gaurav, 2017). Seuls les pays du Maghreb
et certains pays subsahariens, comme l’Afrique du Sud, l’Éthiopie, le Kenya et
Maurice ont intégré quelques filières de produits manufacturés ou semi-trans-
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formés et de moyenne technologie. Pour le reste, l’Afrique participe à un cer-


tain nombre de CVM, mais le plus souvent elle n’y est présente qu’en amont,
en qualité de productrice de minerais, d’hydrocarbures, de coton, de cacao et
quelques autres matières premières agricoles.

4. Une chaîne de valeur l’infrastructure du commerce méthode musclée a été plus récente,
internationale (global value chain) international, et leur analyse révèle avec la suspension du Rwanda de la
désigne l’ensemble des activités des flux transfrontaliers et processus liste des bénéficiaires de l’African
productives réalisées en différents de production et d’échange Growth Opportunity Act (AGOA), une
lieux géographiques de la planète intermédiaires qui sont dissimulés loi américaine qui permet d’établir
pour amener un produit ou un service par les statistiques se référant des relations de libres échanges
du stade de sa conception au stade uniquement au commerce des commerciaux entre les États-Unis et
de sa livraison au consommateur produits finaux (Bair, 2010). certains pays africains (source :
final. Pour de nombreux produits, la 5. En 2016, le Kenya, l’Ouganda, la EcofinHebdo, n° 34, juin 2018).
fourniture de matières premières, la Tanzanie et le Rwanda ont pris la 6. En phase de hauts cours
fabrication des pièces, l’assemblage, décision de suspendre mondiaux, l’augmentation des
le marketing et la livraison des progressivement les importations de recettes se traduit par une entrée
produits finis ont lieu dans différents seconde main en provenance des massive de devises et par une hausse
pays. Ces activités fractionnées États-Unis. Une mesure qui visait à des dépenses publiques impliquant
spatialement regroupent les protéger la petite industrie de de fortes importations. Les facilités
différents maillons de la chaîne : la confection locale. Mais la réaction financières poussent à la fuite en
R&D, la conception, la production, la américaine a été vive. L’argument avant et favorisent les projets de
commercialisation, la distribution, la était que le marché de la friperie en grande taille. Il s’ensuit une
vente au détail, et parfois même la Afrique de l’Est soutient le pouvoir appréciation du taux de change, une
gestion et le recyclage des déchets. d’achat des ménages, donne plus de forte inflation et une baisse de la
Les filiales sont des segments 355 000 emplois, avec des revenus compétitivité du secteur des biens
essentiels dans la mesure où elles globaux de 230 millions de dollars, échangeables. Le système des prix et
approvisionnent d’autres marchés qui permettent de nourrir plus de de change conduit à des distorsions
voisins et fournissent des produits 1,5 million de personnes. Face à cela, dans les rendements du capital par
intermédiaires à d’autres sociétés le Kenya, qui pèse pour les deux tiers secteur conduisant à des affectations
affiliées à la firme dont elles font dans le volume des marchandises malencontreuses des gains de la
partie. Les CVM peuvent être vendues par l’Afrique de l’Est aux rente vers des branches non
considérées comme constituant États-Unis, a tout de suite capitulé. La virtuellement rentables.

36 Les trajectoires incertaines de l’industrialisation en Afrique Afrique contemporaine 266


Dans certaines filières agricoles qui approvisionnent les chaînes agroa-
limentaires internationales, les pays africains sont parmi les premiers pro-
ducteurs mondiaux. Pourtant, si l’on met de côté le Maroc et son phosphate,
la disponibilité de la matière première n’a pas constitué un avantage sur le
volet de la transformation. À titre d’illustration, la Côte d’Ivoire, le Ghana, le
Cameroun et le Nigeria sont les plus importants exportateurs de fèves de cacao
(70 % du marché mondial pour les quatre pays), mais ils n’ajoutent localement
que très peu de valeur à ce produit. C’est aussi le cas pour les minéraux (cuivre
et cobalt de la République démocratique du Congo et de la Zambie, bauxite de
la Guinée, manganèse du Gabon, platine du Zimbabwe, par exemple) et pour le
caoutchouc, le café ou le coton. Ce dernier produit occupe une place de premier
plan pour des pays du « C4 », les quatre principaux pays producteurs d’Afrique
subsaharienne (Burkina Faso, Mali, Bénin et Tchad), avec dix millions de pro-
ducteurs. L’industrie – en dehors des unités d’égrenage – est quasi inexistante,
alors que des usines permettraient de transformer la fibre en fil, puis en tis-
sus. De fait, les pays du C4 produisent et exportent du coton (15 % du marché

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mondial dans les meilleures années, soit la troisième place après la Chine et
les États-Unis) mais ne produisent et n’exportent ni de fil ni de tissus, ou dans
des proportions minimes. Ils échangent une production à l’état brut contre une
autre, de même origine, mais transformée, pour alimenter une industrie tex-
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tile devenue, au fil du temps, exsangue, étranglée par les importations mas-
sives d’Asie et le trafic de friperie 5 . Alors que la région comptait quarante-cinq
usines dans les années 1980, on ne dénombre plus que dix unités, et la plupart
tournent à moins de 50 % de leur capacité.
La modeste capacité de parvenir à une transformation industrielle est
un trait commun parmi les pays ayant des taux d’exportation de ressources
naturelles élevés. « Il existe une relation négative très forte entre la dépen-
dance d’un pays à l’égard des produits primaires et le niveau de contribution
de la transformation structurelle à la croissance. Les pays qui se spécialisent
dans des produits primaires sont nettement désavantagés » (Macmillan et al.,
2014, p. 25). C’est largement la résultante de la difficulté à gérer la volatilité
des f lux de recettes publiques, mais aussi du « syndrome hollandais » 6 . La
mobilisation des rentes, minières et pétrolières, dans des fonds de dévelop-
pement pour les générations futures est supposée permettre de lutter contre
cette sournoise « malédiction » des matières premières. Une dizaine de pays
(Angola, Gabon, Ghana, Guinée équatoriale, Nigeria, Mauritanie, Sao Tomé-
et-Principe, Soudan, Tchad) ont créé un fonds d’investissement public pour
rentabiliser l’excédent de leurs revenus pétroliers et miniers et déclencher la
diversification agricole et manufacturière. Les faillites sont légion (Azizi et al.,
2016). Le Botswana, avec son diamant et son fonds (Pula Fund) créé en 1994,
est le seul pays africain que l’on peut citer pour sa bonne gestion de ses matières
premières et de son fonds de développement. L’un des problèmes rencontrés,
notamment en Angola, au Gabon et au Tchad, tient au fait que ces fonds sont
gérés hors budget, entraînant une perte de contrôle de la situation budgétaire

L’industrialisation en Afrique en question 37


globale et des problèmes de coordination de dépenses décidées sans égard aux
charges récurrentes qu’elles impliquent pour l’avenir.

Des avantages très relatifs. Le salaire mensuel moyen d’un travailleur éthio-
pien qualifié était égal en 2016 à seulement 25 % de celui de son homologue en
Chine et 50 % de celui de son homologue au Vietnam. Pour un travailleur non
qualifié, ces rapports étaient de 18 % avec la Chine et 45 % avec le Vietnam.
Étendre ces comparaisons pour inclure les coûts non salariaux du travail,
qui sont élevés et en augmentation en Chine, mais encore faibles en Afrique,
accroît – toutes choses égales par ailleurs – le potentiel de délocalisation de
la production de l’industrie légère dans quelques économies africaines (Jaidi,
Martin, 2018). Les écarts de coûts de cet ordre incitent logiquement les entre-
prises chinoises à délocaliser certaines de leurs activités manufacturières, en
particulier en Éthiopie. Le phénomène est néanmoins d’ampleur limitée. Les
coûts de la main-d’œuvre doivent être comparés à sa productivité et mis en
perspective avec d’autres facteurs (Balchin et al., 2016). L’observation est géné-

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rale : « Les contraintes d’infrastructure restent sévères, les élites politiques ne
sont que faiblement mobilisées et les coûts de main-d’œuvre sont à peine com-
pétitifs par rapport aux pays de délocalisation alternatifs d’Asie du Sud-Est
(Myanmar, Cambodge, Laos) » (Cadot et al., 2016, p. 23-24).
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Si l’on en croit le World Economic Forum (2016), les entraves que ren-
contrent les pays africains pour s’introduire dans les CVM sont, dans l’ordre de
gravité décroissante : l’accès difficile au financement et l’absence de marchés des
capitaux, les coûts élevés de transport, le mauvais environnement des affaires,
l’insuffisance des infrastructures dans les télécommunications, le transport, le
stockage et l’énergie, la bureaucratie inefficiente, la fiscalité lourde et instable,
la modeste qualification de la main-d’œuvre. D’autres obstacles existent.

Des chaînes de valeur sous contrôle. Les CVM dans lesquelles l’Afrique est
insérée ont deux caractéristiques, pour reprendre les concepts devenus clas-
siques de Gereffi (1995) : 1) elles sont « dominées par les acheteurs » (buyer-
driven chains) ; 2) leur gouvernance est « captive et hiérarchique » plutôt que
« modulaire et relationnelle » (UNECA, 2015). Dans les industries comme
celles des biens de consommation à forte intensité de main-d’œuvre (agroa-
limentaire, habillement, chaussure), la chaîne de valeur est déterminée par la
conception, le marketing et la promotion des marques des entreprises chefs

7. Les chaînes dominées par les premières entreprises du continent de Vodacom), les BTP (Wilson Bayly,
producteurs sont quant à elles plus de 180 millions de dollars de Murray) avec l’Égypte, les mines
caractéristiques des industries à forte chiffre d’affaires, cent soixante-neuf (Anglo American, AngloGold Ashanti),
intensité de capital et de technologie, étaient sud-africaines, et quarante- la distribution (ShopRite, Spar,
comme l’industrie automobile et trois sur les cent premières (source : Massmart) et les transports (Transnat,
aéronautique, où les barrières à Jeune Afrique, hors-série n° 48, 2018). Supergroup) avec l’Égypte et
l’entrée sont élevées. Elles sont les premières dans l’Éthiopie. Seul le secteur des
8. Les groupes d’Afrique du Sud l’agro-industrie (Bidfood, Tiger hydrocarbures lui échappe (Engen,
occupent une place dominante dans le Brands, les boissons Miller, Distell), devancé par Sonatrach d’Algérie et
capitalisme africain. Sur les cinq cents les télécommunications (MTN, Sonangol d’Angola).

38 Les trajectoires incertaines de l’industrialisation en Afrique Afrique contemporaine 266


de file du marché 7. Les barrières à l’entrée sont élevées. La gouvernance est
asservie et les petits fournisseurs africains sont tributaires de quelques grands
acteurs qui exercent un haut degré de contrôle. Les groupes mondiaux ont su
tirer le meilleur parti de législations locales accommodantes pour accroître leur
emprise sur plusieurs segments continentaux des chaînes de valeur (on pense
à l’emprise de géants de l’alimentaire comme Danone, Unilever, Cargill, Barry
Callebaut, Dreyfus, Olam, Nestlé, Kellogg et Wilmar) au moyen d’alliances stra-
tégiques permettant un contrôle de plusieurs sociétés alimentaires, implantées
ou créées sur le continent, parfois autrefois publiques (comme la Socapalm
au Cameroun, la Sonacos au Sénégal ou la Sifca, premier employeur privé en
Côte d’Ivoire – 28 000 employés –, spécialisé dans la production d’hévéa, de
sucre et d’huile de palme). Les marchés des intrants clés (engrais, semences,
équipements d’irrigation, tracteurs) sont également contrôlés par des firmes
d’envergure mondiale (Bayer-Monsanto, Syngenta, DuPont Pioneer, Yara, John
Deere). Dans ce contexte, l’accès aux marchés régionaux et aux intrants et ser-
vices agricoles critiques tels que la technologie, la logistique et le crédit penche

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méchamment en défaveur des agricultures familiales. Le constat est rude : « À
plus long terme (…), les sociétés transnationales sous contrôle étranger sont
en voie de prendre le plein contrôle de presque toutes les possibilités commer-
ciales, au détriment de l’agriculture paysanne africaine majoritaire et faible,
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supplantant totalement en passant l’émergence de géants de l’alimentation ou


de marques agro-industrielles sous contrôle africain » (UNECA, 2015, p. 111).
Des évolutions sont toutefois perceptibles. On observe qu’en pourcen-
tage des entrées d’investissements directs nouveaux en Afrique, les projets
intra-africains ont presque quadruplé entre 2003 et 2016 : leur part relative est
passée de 7 % à plus de 30 % à la faveur d’une hausse continue des capitaux
venant d’Afrique du Sud 8 et, depuis 2008, d’une augmentation considérable des
f lux intrarégionaux en provenance surtout du Maroc (banques, Office chérifien
des phosphates, Cimat), mais aussi du Kenya (Kibunga, Kirubi, Mbaru) et du
Nigeria (Dangote, Oando). Les entreprises de ces pays ont été à l’origine de près
de 60 % des sorties de capitaux destinés à la réalisation de projets en Afrique qui,
très souvent, ont pour objectif de desservir les marchés régionaux (McMillan
et al., 2017). Peuvent-elles impulser une autre dynamique à l’industrialisation ?

Des chaînes de valeur en mutation. Les opportunités d’insertion dans les


CVM sont devenues pour les pays africains de plus en plus contraignantes. La
nature de la production industrielle mondiale a en effet profondément évolué
depuis la première tentative d’industrialisation africaine. Les activités sont
fragmentées spatialement (en « tâches »), mais globalement coordonnées par
les centres de décision des firmes globales. Les spécialisations sont désormais
plus fonctionnelles, fondées sur les avantages relatifs dans la réalisation de
tâches particulières à différentes étapes des CVM.
Cette phase serait elle-même en voie d’être dépassée. La dématérialisa-
tion, la pénétration de l’Internet des objets et de l’impression 3D, l’automatisation

L’industrialisation en Afrique en question 39


industrielle à des coûts de plus en plus abordables, l’apparition des usines
« intelligentes » révolutionnent les procédés de fabrication. Les entreprises
autrefois séduites par une main-d’œuvre bon marché se tournent vers des desti-
nations où elles pourront tirer un meilleur parti des nouvelles technologies. Une
« désinternationalisation-relocalisation » des processus de production pourrait
bientôt advenir. Le FMI l’anticipe et s’en inquiète pour l’Afrique : « Même si, au
départ, les effets se font principalement sentir dans les pays avancés et les pays
émergents, la généralisation de l’automatisation pourrait aussi engendrer d’im-
portantes conséquences négatives en Afrique subsaharienne. Cette généralisa-
tion pourrait conduire à une large relocalisation des activités manufacturières
dans les pays avancés, ce qui mettrait à mal les stratégies de croissance clas-
siques reposant sur les exportations de produits manufacturés » (FMI, 2018,
p. 41). Les pays d’Afrique subsaharienne ne seraient pas moins exposés que
d’autres pays au remplacement des emplois dû à l’automatisation. Telle est aussi
la conclusion de l’étude de Frey et Osborne (2017) s’intéressant aux technologies
qui remplacent les emplois répétitifs très répandus dans le secteur manufactu-

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rier de produits bas de gamme, secteur qui fournit l’essentiel des exportations
hors produits de base de l’Afrique subsaharienne (industrie alimentaire, par
exemple). Elle montre que les exportations provenant d’Afrique subsaharienne
(et des pays à bas revenu en général) sont particulièrement exposées à l’auto-
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matisation 9 . Le rapport de la Banque mondiale, « Trouble in the Making? The


Future of Manufacturing-Led Development » (Hallward-Driemeier, Gaurav,
2017) analyse également l’évolution des facteurs déterminant l’attractivité des
lieux de production manufacturière et conclut sévèrement : « Avec l’érosion de
la part du travail dans le total des coûts de production, les industriels pour-
raient privilégier les pays plus riches pour se rapprocher des consommateurs.
De moins en moins de sociétés viendront s’implanter dans des sites à bas coûts
et les entreprises locales seront confrontées à une concurrence accrue. »
Ces analyses consacrées aux pertes d’emplois massives dans les pays afri-
cains exagèrent-elles le trait ? De fait, les pertes pour les emplois actuels pour-
raient y être relativement modestes à court terme, notamment dans les branches
où l’on ne dispose pas encore de robots capables de travailler des matières

9. Ce résultat est toutefois inverse demande croissante de produits finis sein de la région, et en intégrant les
pour les secteurs qui accordent une au niveau local pour bâtir des chaînes entreprises locales à un système
place importante aux tâches de production régionales centrées logistique régional qui sera
cognitives non répétitives (secteurs sur les spécificités de la demande et progressivement optimisé. Une fois
de l’électronique et des machines des modes de consommation locaux les CVR établies, leurs produits finaux
notamment) mais ils sont peu et qui ne subissent pas la contrainte pourront également être exportés
représentés en Afrique (Brynjolfsson, des normes et règles existant au sein ailleurs dans le monde, notamment
Mitchell, Rock, 2018). des CVM. « Bien que moins vers d’autres marchés en
10. Le développement de chaînes de dynamiques que le rattachement aux développement, ce qui permettra
valeur régionales (CVR) repose sur CVM, en raison de la taille plus ensuite de consolider et d’améliorer
un système de production restreinte des marchés finaux, ces le processus en vue de son
comparable à celui des CVM au CVR sont susceptibles d’encourager rattachement ultérieur aux CVM »
niveau mondial, mais différent en ceci une industrialisation durable en (ICTSD, Passerelles, vol. XVII, n° 9,
qu’il se limite à l’échelle d’un améliorant l’intégration, la 29 novembre 2016).
territoire. L’objectif est d’exploiter la productivité et la division du travail au

40 Les trajectoires incertaines de l’industrialisation en Afrique Afrique contemporaine 266


souples (cuir, peaux, textiles). Mais la grande inconnue, ce sont les « emplois de
demain » avec, d’un côté, des pays probablement perdants en termes d’emplois
qui ne seront jamais créés et, de l’autre, l’apparition de métiers dont on ignore
tout aujourd’hui. En fin de compte, les industries manufacturières tournées vers
l’exportation ne disparaîtront pas des trajectoires africaines mais leur contribu-
tion à une croissance inclusive risque d’être moindre qu’espéré.
Dans le même temps, les mesures protectionnistes qui se multiplient
depuis 2017, ainsi que les accords commerciaux régionaux ou bilatéraux, encou-
ragent les entreprises à se rapprocher des principaux pôles de demande. La
conjonction de ces évolutions technologiques et commerciales détermine les
lieux de production et les procédés de fabrication, les profils d’emplois créés
et l’étendue des débouchés économiques. Ainsi, l’Éthiopie risquerait, dans une
échéance proche, de perdre quelque 44 % de ses emplois actuels, tous secteurs
confondus, en raison à la fois de l’automatisation et de la relocalisation (Frey,
Osborne, Holmes, 2016).
En résumé, les industries manufacturières pourraient devenir une cible

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de développement difficilement accessible pour les pays africains à faible revenu.

L’option volontariste des chaînes de valeur régionales


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Face aux contraintes de l’insertion dans les CVM, l’import-substitution retrouve


des partisans. À présent, ce modèle se conçoit sur une base régionale10 . En théo-
rie, les pays gagneraient en moyenne 15 % de valeur ajoutée supplémentaire
à l’exportation quand ils commercent dans un cadre régional intégré plutôt
qu’en dehors (Estevadeordal et al., 2013). Certains cabinets de conseil affichent
ouvertement leur optimisme : « Les trois quarts de la croissance manufactu-
rière potentielle seront impulsés par la demande intra-africaine et la substitu-
tion aux importations » (McKinsey, 2016, p. 70).

Le retour du paradigme industrialiste. Depuis le milieu des années 2000,


l’industrialisation est revenue comme un thème majeur dans tous les pro-
grammes associés à « l’émergence africaine » (Banque africaine de développe-
ment [BAD], Commission économique pour l’Afrique [CEA], Conférence des
Nations unies sur le commerce et le développement [CNUCED], Organisation
des Nations unies pour le développement industriel [ONUDI]). Elle rede-
vient centrale, notamment pour la réalisation de l’objectif de l’Agenda 2063
adopté par l’Union africaine (« Une Afrique prospère fondée sur une croissance
inclusive et un développement durable »). Les États africains ont approuvé la
stratégie d’industrialisation en Afrique 2016-2025 de la Banque africaine de
développement. L’assemblée générale des Nations unies, en juillet 2016, a de
son côté adopté une résolution annonçant la troisième décennie du développe-
ment industriel de l’Afrique (IDDA III), qui doit se poursuivre jusqu’en 2030.
Durant la douloureuse époque des programmes d’ajustement structurel
(1980-2000), l’horizon temporel de la décision de politique économique s’était

L’industrialisation en Afrique en question 41


singulièrement rétréci. Depuis le début des années 2010, on constate un nouvel
engouement pour la stratégie et un certain nombre d’États investissent dans
des « plans émergence » ou des « stratégies industrielles ».

Tableau 2 – Les stratégies industrielles


Titre Période
Afrique du Sud Industrial Policy Action Plan (Vision 2030) 2014-2030
Algérie Nouveau modèle de croissance économique 2016-2020
Cameroun Plan directeur d’industrialisation (Vision 2035) 2010-2035
Côte d’Ivoire Programme national de développement (2016-2020) 2016-2020
Égypte Industrial Development Plan 2010-2025
Éthiopie Growth and Transformation 2030
Gabon Stratégie nationale d’industrialisation (Gabon émergent) 2013-2025
Ghana National Industrial Revitalisation Programme 2020
Guinée équatoriale Equatorial Guinea Industrialization Plan 2020 2020
Kenya Kenya National Industrial Policy Framework (Vision 2030) 2010-2030
Maroc Plan d’accélération industrielle 2014-2020

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Mozambique National Development Plan 2015-2033
Namibie Industrial Policy Implementation and Strategic Framework 2012-2030
Nigeria Nigeria Industrial Revolution Plan (Transformation Agenda) 2014-2019
Rwanda Rwanda Industrial Master Plan (Turning Vision 2020 into Reality) 2009-2020
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Sénégal Plan Sénégal Émergent (PSE) 2014-2035


Tanzanie Integrated Industrial Developement Strategy Development (Vision 2025) 2011-2025
Zambie Industry Strategy for Engineering Products (Vision 2030) 2012-2030

L’horizon est le moyen terme, variable entre 2020 et 2030. Les plans
déclinent tous les mêmes thèmes : augmentation du taux de transformation des
ressources naturelles, diversification et sortie de la « malédiction » du pétrole,
libération des potentialités de l’entrepreneuriat et parfois préservation des éco-
systèmes11. À l’examen, beaucoup de ces plans se révèlent peu nourris en amont
par l’analyse des processus sociaux, avec certes des priorités mais sans que

11. Le Maroc est assurément le plus constitue un fonds doté de principal producteur africain, illustre
volontariste. Le Plan d’accélération 2,2 milliards de dollars afin de le potentiel de ce secteur. On compte
industrielle 2014-2020 (PAI) a pour combler les lacunes en matière de dans le pays cent cinquante
objectif de porter à 23 % la développement industriel. Le Maroc a équipementiers. Le Plan d’action
contribution de l’industrie au PIB d’ici attiré des IDE dans de nouvelles pour la politique industrielle
2020, et de créer 500 000 emplois. Il activités exportatrices pour profiter 2016-2019 stipule que le contenu
s’appuie sur les « sept métiers de sa proximité géographique avec local doit atteindre 70 % ou plus pour
mondiaux » du Maroc : aéronautique, les marchés de l’Union européenne, les modèles de grande
automobile, équipement électrique, des accords commerciaux existants consommation, et 40 à 50 % pour les
agro-industrie, textile, cuir et activités et de sa stabilité politique. L’industrie modèles de petite série. La
offshore. Le PAI envisage la création automobile est devenue le premier production automobile est également
de vingt et une nouvelles zones secteur exportateur du pays depuis en plein essor au Maroc, en Algérie.
industrielles (dont la Cité 2014. L’Égypte compte quinze usines de
Mohammed VI Tanger Tech, réalisée 12. Les politiques industrielles montage visant le marché intérieur.
avec le groupe chinois Haite de encouragent souvent le L’Éthiopie et le Kenya deviennent
Chengdu) qui s’ajouteront aux développement de l’industrie également des pays dotés d’unités de
vingt-cinq déjà aménagées. Il automobile. L’Afrique du Sud, montage automobile.

42 Les trajectoires incertaines de l’industrialisation en Afrique Afrique contemporaine 266


l’on puisse apprécier précisément leur hiérarchie, leur faisabilité (ressources
financières, capacités humaines et techniques, modalités de mise en œuvre),
leur séquençage et leurs interdépendances (interrelations et rétroactions). La
procédure de planification est donc largement perfectible. Elle est exigeante.
Les conditions à réunir sont nombreuses et complexes : de bons diagnostics
associés à une large participation, une base statistique robuste, une traduc-
tion de la stratégie dans un cadre opérationnel avec des propositions politiques
claires, une évaluation des coûts, enfin un système de mise en œuvre, de suivi et
d’évaluation reposant sur des institutions nationales solides (Brahmbhatt et al.,
2016 ; Jacquemot, 2016). De telles conditions sont-elles partout réunies ?
La Communauté de développement de l’Afrique australe (SADC) dispose
d’une stratégie et d’une feuille de route pour l’industrialisation 2015-2063. L’un
de ses objectifs vise à s’affranchir des exportations de produits de base et de por-
ter à moyen terme à 60 % la part des biens intermédiaires dans le total des expor-
tations de produits manufacturés. Pour ce faire, les entreprises ont été incitées à
rejoindre les chaînes de valeur régionales et à attirer des IDE plus nombreux et

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de meilleure qualité. Malgré certains signaux initiaux jugés encourageants, la
mise en œuvre reste problématique. Tous les pays n’ont pas su tirer parti de ces
opportunités, en partie faute de la mise en œuvre concrète des mesures annon-
cées. Mais il existe aussi des raisons plus structurelles. On constate par exemple
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que le secteur des véhicules automobiles12 est lourdement pénalisé par l’étroi-
tesse du marché tandis que le secteur du textile et de l’habillement manque de
personnel qualifié et de capacités pour gérer sa filière. La production de produits
pharmaceutiques est contrariée par les délais d’homologation et la fragmen-
tation des réglementations. Celle des industries agroalimentaires est entravée
par une impossibilité de monter en échelle à cause de la taille des exploitations
qui empêche la rationalisation et la mécanisation (SADC/OCDE, 2017).

L’efficacité de l’option du contenu local. La politique dite de la « préférence


locale » est présentée comme un élément complémentaire au renforcement de
l’industrialisation. Elle trouve de nombreuses applications dans les réglemen-
tations locales. Ainsi, le Ghana a lancé en 2016 une politique de promotion du
Made in Ghana, assortie d’une politique de « revitalisation » industrielle et de
la proposition « One District, One Factory » pour promouvoir une industriali-
sation à ancrage local. La loi sur le local content donne la priorité aux biens et
services nationaux, ainsi qu’aux entreprises ghanéennes sur les marchés publics.
Elle oblige les investisseurs étrangers à ouvrir leur capital à hauteur de 30 % à
des entreprises du pays. Les clauses de préférence nationale f leurissent dans de
nombreux autres États. Le Nigeria dispose d’un cadre doté d’une variété d’ins-
truments, dont l’octroi prioritaire des permis d’exploitation de champs pétroliers
aux opérateurs locaux, le soutien à l’amélioration des compétences et au dévelop-
pement des capacités propres au secteur, l’établissement de liens entre l’industrie
pétrolière et l’université, et les exigences en matière de participation concernant
les filiales nigérianes. Au Gabon, la première transformation locale du bois de

L’industrialisation en Afrique en question 43


grumes est obligatoire. Dans la zone économique spéciale de Nkok (réalisée avec
le groupe singapourien Olam), des opérations de sciage et de placage, et bientôt
de fabrication de meubles, portent désormais sur 2,5 millions de mètres cubes.
Pour résorber son retard, la Côte d’Ivoire a décidé de transformer son cacao à
100 % pour la première étape du beurre et de la pâte de cacao et à 30 % pour
la seconde, le chocolat, d’ici 2020. Des objectifs très ambitieux. Au Botswana,
la taille et le polissage des diamants est réalisée dans le pays, employant plu-
sieurs milliers de travailleurs, alors qu’ils étaient auparavant exportés à l’état
brut. Dans le même ordre d’idées, des PME mozambicaines ont pénétré la chaîne
de valeur de l’aluminium centrée sur la fonderie de Mozal, une co-entreprise de
sociétés transnationales, alimentées par des produits intermédiaires importés
(alumine d’Australie, coke des États-Unis et électricité d’Afrique du Sud), l’un
des plus gros complexes industriels en opération en Afrique australe.
De l’exploitation de l’énergie géothermique au Kenya et de l’énergie
solaire au Maroc, en Algérie comme en Tunisie, à l’investissement de fonds
verts (green bonds) en Afrique du Sud, ou à l’élaboration de projets éoliens en

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Éthiopie, diverses voies vers des économies plus vertes et plus inclusives sont
menées à travers le continent. Dans certains pays, les pressions exercées par les
organisations de la société civile en faveur du « verdissement » des processus
de production et de transformation jouent un rôle de plus en plus inf luent13 .
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Les dynamiques d’évolution des demandes. Du fait de la croissance de sa


démographie, accompagnée d’une urbanisation rapide, la demande régionale de
l’Afrique est en principe porteuse de croissance. L’incidence d’ordre économique
de la classe moyenne la plus attendue est la formation d’un véritable marché
intérieur (Reardon et al., 2014). Grâce à elle, la croissance pourrait désormais
être davantage assise sur une demande domestique « inclusive » et moins sur
une dépendance envers les ressources tirées des exportations de biens primaires.
Les mutations introduites par l’évolution sociale et l’émergence de ces nouveaux
groupes sont déjà repérables en matière de consommation. Proparco (filiale du
groupe AFD) a identifié les « consommateurs solvables » : ils seront 130 mil-
lions en 2020 et dépenseront 584 milliards de dollars par an ; ils atteindront
240 millions de personnes en 2040, pour une population totale de 1,5 milliard
d’habitants, et constitueront un marché de 1 750 milliards de dollars. La classe
moyenne africaine dépensera davantage que les 300 millions de Chinois urbains
connectés à Internet, qui consomment aujourd’hui de 1 300 à 1 400 milliards de
dollars par an. Seront-ils le moteur d’une « croissance endogène », tant attendue
depuis un demi-siècle ? (Jacquemot, 2012). Certains indices le laissent penser.

13. Voir dans ce numéro, notre australe, et cette proportion devrait chaînes de valeur, notamment pour
Repère : « Vers une industrialisation augmenter rapidement pour atteindre un grand nombre de PME intervenant
verte vertueuse ? ». 30 à 50 % en 2040 (Tschirley et al., dans le transport, le stockage des
14. Les supermarchés alimentaires 2014). Cette transformation des aliments, leur traitement et le
se multiplient dans les villes africaines achats de denrées alimentaires commerce de gros.
et détiennent désormais 10 % du présente des perspectives nouvelles
marché de détail en Afrique de l’Est et mais aussi des risques pour les

44 Les trajectoires incertaines de l’industrialisation en Afrique Afrique contemporaine 266


La hausse du pouvoir d’achat de la classe moyenne africaine devrait
potentiellement porter les marchés régionaux et donc permettre la réalisation
de la substitution des importations. Pour cette raison, les débouchés en Afrique
attirent désormais des investisseurs internationaux qui ne s’intéressent pas
uniquement aux ressources naturelles du continent : du fait de leur potentiel,
les marchés intérieurs et régionaux ont attiré 53,4 % des IDE qui se sont portés
sur des projets nouveaux en Afrique entre 2013 et 2017 (f Di Markets, 2017). Les
marchés de denrées alimentaires, tout particulièrement, sont en expansion et
pourraient tripler à l’horizon 2030. En effet, la part des denrées de base dans
les régimes alimentaires évolue en faveur de produits transformés à plus forte
valeur ajoutée (Bricas, Tchamda, Mouton, 2016). En Afrique de l’Ouest, une
mutation semblable est observée : la hausse du revenu est associée à une pro-
pension moindre des ménages à consommer des biens provenant d’entreprises
informelles mais également à recourir aux canaux informels de distribution
(Böhme, Thiele, 2012). Un autre indice est intéressant : on observe que les pro-
duits importés par l’Afrique ont perdu en complexité avec le temps, qu’il s’agisse

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des biens de consommation ou des autres produits. Cette évolution suggère que
les pays africains sont de plus en plus nombreux à maîtriser les technologies
nécessaires à la production de ces produits et donc à approvisionner les mar-
chés locaux (CUA-OCDE, 2018).
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Les virtualités de l’intégration régionale. Avec cette évolution a priori


favorable des demandes intérieures, la régionalisation industrielle est-elle en
marche ? D’ores et déjà, les marchés domestiques et régionaux représentent
une part non négligeable des débouchés de l’industrie manufacturière africaine,
avec une place importante réservée à quelques branches, comme le montre le
cas de neuf pays (tableau 3).
Le potentiel de croissance des échanges régionaux est élevé. La mise
en place de CVR répond à deux objectifs : 1) tirer parti des complémentari-
tés entre pays et acteurs économiques de la région ; 2) exploiter la demande
croissante de produits finis. Le premier est évident. L’exploitation des syner-
gies peut facilement s’illustrer en termes géographiques, au vu par exemple de
la complémentarité naturelle entre pays côtiers et pays enclavés, en particulier
en produits alimentaires. Le second objectif est quant à lui lié au niveau et au
rythme de croissance de la consommation urbaine. Elle augmente à un rythme
soutenu. 60 % sont tirés par l’augmentation de la population et le reste par la
demande de biens et services discrétionnaires et de première nécessité, surtout
des classes urbaines en croissance exponentielle (McKinsey Global Institute,
2016b). L’intérêt de répondre aux besoins spécifiques des consommateurs régio-
naux est manifeste dans plusieurs secteurs, comme l’industrie pharmaceutique
et cosmétique, le textile, les matériaux de construction et les services financiers.
C’est assurément le secteur alimentaire qui offre le plus d’opportunités14 . Les
habitudes alimentaires évoluent avec les modes de vie urbains. Un changement
majeur est la demande croissante de produits transformés, qui, par exemple,

L’industrialisation en Afrique en question 45


représentent 40 % de la consommation alimentaire des ménages de la région
ouest-africaine, et pas seulement au sein des nouvelles classes moyennes (Allen,
Heinrigs, 2016). Si une telle augmentation de la demande se traduit souvent
par une consommation additionnelle de produits importés, des opportunités
existent pour les producteurs locaux (jus conditionnés, biscuits, boulangerie
et farine de maïs) et les habitudes culturelles demeurent à travers une préfé-
rence marquée pour des produits d’origine locale tels que les tubercules tropi-
caux (yam, manioc) ou les viandes et poissons locaux, qui sont de plus en plus
localement transformés en produits préparés (attiéké, garri, poissons et viandes
congelées, séchées ou fumées15).

Tableau 3 – Répartition de la valeur ajoutée manufacturière dans cinq


types d’industries et neuf pays en Afrique
Types Part relative Caractéristiques Branches
d’industries moyenne pour concernées
les neuf pays

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Industries à contenu 27 % Importance de la R&D Pharmacie
technologique, Importation d’intrants (jusqu’à 50 %) Équipements de transport
tournées vers le mais assemblage local et automobile
marché local Concurrence basée sur l’innovation Machines
et la qualité Applications électriques
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Industries à modeste 38 % Complexité et importance de la Boissons et aliments


contenu technologique, logistique Ciment
tournées vers le Adaptation aux spécificités de la Petite métallurgie
marché régional consommation (habitudes) Caoutchouc et plastiques
Petite automatisation des processus Édition et publication
Industries à forte 22 % Apport en biens intermédiaires aux Bois et mobilier
intensité en ressources autres secteurs Papier
naturelles Intensif en énergie (7 à 15 %) Métaux transformés
Faible différenciation Pétrole raffiné
Importance du prix Cokéfaction
Industries hautement 2% Concurrence sur la R&D Ordinateurs
technologiques À forte composante en importations Semi-conducteurs
(de 55 à 90 %) Matériel médical
Équipements optiques
Industries de biens 11 % Haute intensité de main-d’œuvre Textiles et cuir
échangeables intenses Concurrence par les prix Mobilier
en travail Ouvertes à l’exportation Jouets
Bijouterie et horlogerie
Sources : Estimations pour Afrique du Sud, Cameroun, Égypte, Kenya, Maroc, Nigeria, Sénégal, Tunisie et Zimbabwe (d’après McKinsey
Global Institute, 2016).

15. Une analyse réalisée par le 16. Voir à ce sujet Cantens et indues de l’ordre de 450 dollars.
CIRAD et Afristat sur la base de Raballand (2017) pour une étude des À l’est, entre Mombasa et Kigali,
trente-six enquêtes nationales sur la pratiques et stratégies douanières un camion rencontrera quarante-sept
consommation des ménages donne dans les situations de conflit et de barrages routiers. Au sud,
des résultats probants ; elle met en post-conflit dans six pays : Tchad, il attendra en moyenne trente-six
évidence la vitalité des filières Mali, Soudan, Tunisie, Libye et heures à la frontière entre le
agroalimentaires locales en réponse République centrafricaine. Zimbabwe et l’Afrique du Sud
à une consommation urbaine tournée 17. À l’ouest, un camion transportant (Mo Ibrahim Foundation,
avant tout vers les produits locaux des céréales de Koutiala à Dakar www.moibrahimfoundation.org).
(Bricas et al., 2016). devra passer des dizaines de
contrôles, avec des sollicitations

46 Les trajectoires incertaines de l’industrialisation en Afrique Afrique contemporaine 266


… mais dans un jeu complexe de contraintes. Les principaux obstacles
sont relatifs soit à l’offre, soit à la politique commerciale. La taille des marchés
dans les petits ensembles territoriaux n’a pas permis d’obtenir des économies
d’échelle raisonnablement significatives. De plus, des structures économiques
proches, aux activités parfois similaires, n’ont que peu de biens complémen-
taires à échanger. Prenons le cas de la Communauté économique des États de
l’Afrique centrale (CEEAC). Les États membres possèdent chacun leur indus-
trie du bois (déroulage, scieries, contre-plaqués), leurs usines textiles à base de
coton, quelques huileries de coton, d’arachide ou de palme, au moins une sucre-
rie de canne, des brasseries, une manufacture de cigarettes et très souvent une
fabrique de chaussures. Des industries si peu complémentaires ne favorisent
pas le développement d’échanges communautaires. Le commerce officiel intra-
CEEAC ne concerne en réalité que trois groupes de produits : les produits éner-
gétiques qui partent des raffineries de Limbé, Port-Gentil et Pointe-Noire vers
l’intérieur, des denrées alimentaires (riz, viande) et quelques produits manufac-
turés (petits outillages et textiles). L’appartenance commune pour six membres

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de la CEEAC à la zone franc, c’est-à-dire à une monnaie unique, le franc CFA,
supposée faciliter les échanges communautaires, n’a guère d’inf luence, puisque
le taux d’intégration régionale, qui mesure la part du commerce entre les pays
membres, demeure inférieur à 10 % (Jacquemot, 2017).
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Les entraves ne sont pas que structurelles. L’Union économique et


monétaire ouest-africaine (UEMOA), par exemple, connaît de nombreuses pra-
tiques dites – avec une certaine pudeur – « anormales ». Il faut ainsi compter
pas moins de trente jours de dédouanement des marchandises dans la région,
alors qu’en Europe cette démarche administrative ne dépasse pas dix jours16 .
Dans cette situation, si des améliorations de l’infrastructure peuvent contri-
buer à réduire le temps de trajet et les coûts d’exploitation des véhicules, elles
ne suffisent pas17. D’autres mesures s’imposent pour réduire les délais opéra-
tionnels et bureaucratiques, lever les barrages routiers et alléger les distorsions
introduites par des réglementations archaïques.

Les « corridors » comme solutions. La croissance économique engagée en


Afrique au début des années 2000 n’a pas été suffisamment bien gérée pour
résorber le retard en matière d’infrastructures. Le transport de marchandises
entre Douala et N’Djamena coûte six fois plus cher qu’entre Shanghai et Douala
et demande trois fois plus de temps (Courade, 2014).
La politique des « corridors » est-elle une option ouverte pour renforcer
l’intégration ? Lorsqu’un couloir régional de transport devient opérationnel,
ses infrastructures routières, ferroviaires et portuaires déclenchent des effets
d’entraînement qui peuvent servir de catalyseur à un processus général de déve-
loppement à l’échelle régionale. Le Programme for Infrastructure Development
in Africa (PIDA), financé par la Banque africaine de développement, est de
cette nature. Outre l’aménagement des ports maritimes et f luviaux et les
plateformes aériennes, la remise en état des routes et des voies ferrées – une

L’industrialisation en Afrique en question 47


spécialité chinoise – permet de réduire considérablement les délais et les coûts
de transaction et de faciliter la pénétration des produits dans les territoires
jusque-là enclavés.
Plusieurs projets vont dans ce sens : entre 2006 et 2012, le corridor
entre Mombasa (Kenya) et Kampala (Ouganda) a considérablement réduit
les temps de transport (Tama Lisinge, Soteri, 2014). Après les améliorations
apportées aux infrastructures routières et ferroviaires dans le couloir reliant la
Centrafrique, le Cameroun et le Tchad, les coûts de transport ont diminué signi-
ficativement. Le « corridor central », comprenant un système de transport dit
« multimodal » (associant route, rail et port), part du port de Dar es-Salam et
relie la Tanzanie à la République démocratique du Congo, ainsi qu’au Burundi,
au Rwanda et à l’Ouganda, trois pays dépourvus de littoral, grâce à des services
de transport intégrés. On pense aussi au corridor Pointe-Noire, chemin de fer
et route jusqu’à Brazzaville, puis route jusqu’au nord vers la Centrafrique et le
Cameroun, récemment mis en place.
Les voies régionales ne sont plus seulement vouées à l’acheminement des

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marchandises et des services, mais elles sont aussi supposées servir à stimuler
le développement économique des zones avoisinantes, par la création d’infras-
tructures industrielles et sociales aux côtés des infrastructures de transport.
La Communauté de développement de l’Afrique australe (SADC) a été la pre-
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mière à reprendre à son compte le concept sud-africain de Spatial Development


Initiative (SDI)18 en adoptant un programme prévoyant la consolidation du
corridor terrestre Trans-Kalahari entre Walvis Bay (Namibie) et Pretoria, avec
une prolongation vers Maputo, reliant ainsi la côte atlantique et celle de l’océan
Indien. Le corridor est maintenant connecté à des destinations internationales
par des liaisons maritimes directes. Un autre corridor prend forme, le Walvis
Bay-Ndola-Lubumbashi, reliant la Namibie et le sud de la République démocra-
tique du Congo via la Zambie.
Ce concept de « corridor de développement » connaît un certain engoue-
ment. On peut aussi citer les couloirs qui sont tracés de la côte vers l’intérieur
des terres dans les parties centrales, orientales et australe occidentale du conti-
nent (corridor multimodal Beira-Nacala, corridor côtier Abidjan-Lagos…).
Cependant, pour l’instant, peu de ces SDI transfrontalières ont abouti à des
progrès suffisamment significatifs. Cela tient en partie à ce que l’établissement
de liens entre la planification des infrastructures et les activités voisines n’a
pas partout rencontré des politiques adéquates et inscrites dans le temps long
du développement.

18. Lancée en 1995, la Spatial inhérent dans des emplacements secteur privé dans des régions avec
development initiative (SDI) est une spatiaux spécifiques en Afrique du un fort potentiel de croissance
stratégie à court terme Sud. Le programme utilise des économique.
d’investissements ayant pour but ressources publiques afin de
d’ouvrir le potentiel économique promouvoir l’investissement du

48 Les trajectoires incertaines de l’industrialisation en Afrique Afrique contemporaine 266


Vers une Afrique interconnectée
Réseaux transcontinentaux et corridors de développement

Bejaïa
Alger Annaba
Tanger Radès Port-Saïd

Casablanca
Alexandrie
Safi Damiette

Nouadhibou Port-Soudan

Agadez
Khartoum
Dakar N’Djamena
Niamey
Bamako Nyala Djibouti
Ouagadougou
Cotonou
Conakry

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Addis-Abeba

Juba
San Pedro
Abidjan Bangui
Lagos Yaoundé
Tema Lomé Kampala
Douala
Libreville Kisangani Nairobi
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Kigali
Axes de transport transafricains Pointe- Bujumbura Mombasa
Route bitumée Noire
Dodoma
Route non revêtue Dar es-Salaam
Principaux projets de corridors Luanda Kolwesi
en cours de développement Lubumbashi
Lobito
Ndola Lilongwe
Ouvrages (ports, aéroports, Nacala
points de passage frontaliers) Lusaka
en cours de construction (PIDA) Harare Toamasina

Trafic des conteneurs en 2017 Beira


(en milliers d’EVP*) Walvis
3 755 Bay Gaborone

Prétoria Maputo Port-Louis


2 000
Mbabane
1 000
200
Durban
70
*Équivalent vingt pieds Le Cap
Port Elisabeth
1 000 km
Pays enclavés Nqura

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Si beaucoup reste à faire en matière d’infrastructures de transport, la croissance et l’amélioration des « corridors »
EdiCarto, 12/2018.

transafricains sont indéniables. D’abord construits comme des dispositifs logistiques (corridors de transport), ils sont
désormais envisagés comme des projets structurants à l’échelle régionale (corridors de développement). L’accent reste
toutefois souvent davantage porté sur l’objectif de fluidification des échanges (volumes transportés, facilitations
douanières et administratives, qualité des infrastructures) plutôt que sur les effets d’entraînement et les capacités à
innerver les territoires traversés.

L’industrialisation en Afrique en question 49


Encadré 2 – L’hypothèse du « contournement par les services » ?

La question de l’industrialisation est-elle bien posée ? Certains pays ne se


seraient-ils pas déjà engagés sur la « voie d’un développement non conven-
tionnel », évitant l’étape industrielle ? L’hypothèse du « contournement » est
étayée par diverses données mettant en évidence une bonne corrélation en
Afrique entre la croissance de la valeur ajoutée des services et la croissance
du PIB (Ghani, O’Connel, 2016). Les services (transports, télécommunications,
entrepôts, etc.) sont le principal moteur de croissance dans trente pays sur cin-
quante-quatre (Cadot et al., 2016). Certains auteurs estiment que le secteur
des services offre un paradigme de transformation structurelle alternatif. Ils
tentent de montrer que, contrairement au secteur manufacturier dont la capa-
cité d’absorption de la main-d’œuvre rétrécit au fil du temps, les services sont
plus dynamiques et créent davantage d’emplois. D’autres études se font l’écho de
cette position sur le rôle des services dans l’évolution économique de l’Afrique
en anticipant une croissance rapide sur le continent du tertiaire délocalisable

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pour lequel la distance ne joue pas, avec des contributions substantielles à la
réduction de la pauvreté, voire à la parité de genre (Dihal, Grover, 2016). La
« voie indienne » des services à haut rendement (services informatiques, comp-
tabilité, finances, assurance, conseil, centres d’affaires) est revendiquée. Déjà,
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les villes du Cap, de Lagos et de Nairobi sont devenues des pôles de start-up
mondiales, surtout dans la technologie financière. Maurice est cité pour ses
services financiers et son tourisme haut de gamme, tirant parti de sa stabilité
politique et de son faible niveau de corruption. Le Botswana, les Seychelles,
Djibouti et le Lesotho, où la part des services dans le PIB a atteint plus de 60 %,
aussi. Le Cap-Vert entend également devenir une plate-forme pour les services
de réparation maritime. Mais, comme pour les autres cas, il s’agit d’une situa-
tion atypique, concernant des pays à très faible population, difficilement trans-
posable dans un autre contexte, et peu de cas sont suffisamment documentés
pour construire un vrai modèle alternatif.

Conclusion
Pour terminer, laissons parler les prévisionnistes. Le continent africain pour-
rait doubler sa production manufacturière en dix ans pour la porter en valeur à
mille milliards de dollars, stimulant la productivité globale et créant de la sorte
entre six et quatorze millions d’emplois stables. Ce développement supposerait
une croissance générale de l’ordre de 6 % par an. Les trois quarts de cette crois-
sance seraient tirés par la demande africaine et la substitution aux importa-
tions de biens manufacturés, mieux que dans les autres économies émergentes
(McKinsey, 2016).
Comment ne pas céder à cet enthousiasme communicatif ? L’indus­
trialisation tardive de l’Afrique ouvrirait des possibilités de « raccourcis » vers

50 Les trajectoires incertaines de l’industrialisation en Afrique Afrique contemporaine 266


des formes plus efficaces et décarbonées d’industrialisation qui s’appuieraient
sur des synergies entre la voie de la croissance inclusive et celle de la croissance
écologiquement soutenable (CEA, 2016 ; BAD, 2018). Dans le même temps, le
débat sur la « transformation structurelle » du continent s’ouvrant à de nou-
velles thématiques sociétales (travail décent, économie sociale, climat, envi-
ronnement, etc.) et à de nouveaux instruments (études d’impact, certifications,
notations) s’en trouverait ipso facto redynamisé. Tel est bien l’objectif tant de la
recherche que des politiques à mettre en œuvre.
Un avenir prometteur donc. Il n’en demeure pas moins que les obstacles
qui entravent, encore et probablement pour un certain temps, le cheminement
vers une industrialisation durable et inclusive sont nombreux. Étant donné
l’envergure des conditions à réunir et l’ampleur des tâches à accomplir, notam-
ment pour construire des territoires économiquement et socialement viables,
la question demeure : comment les économies africaines peuvent-elles combler
le fossé entre projet et réalité ? Pour que l’émergence promise advienne enfin,
la stratégie à mettre en œuvre devra se déployer dans la durée par des réformes

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successives, afin que l’ouverture progressive du système social soit soutenue
à chaque étape par des modèles institutionnels profondément renouvelés.
Pratiquement, cette ouverture devra se décliner dans les capacités données aux
acteurs pour créer des entreprises, accéder au crédit, disposer de droits sécuri-
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sés, par l’élargissement de l’horizon pour l’innovation et la prise de risque, enfin


par une démocratie réelle, impliquant la redevabilité des entreprises comme
des gouvernements.

L’industrialisation en Afrique en question 51


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