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PENSEE ECONOMIQUE

Diderot et l'économie
Guy Caire

De Boeck Supérieur | « Innovations »

2005/2 no 22 | pages 235 à 270


ISSN 1267-4982
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Guy Caire, « pensee economique. Diderot et l'économie », Innovations 2005/2 (no


22), p. 235-270.
DOI 10.3917/inno.022.0235
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Innovations, Cahiers d’économie de l’innovation
n°22, 2005-2, pp.235-269.

PENSEE ECONOMIQUE
Diderot et l’économie
Guy CAIRE1
Université de Paris X Nanterre

Résumé / Abstract
Philosophe, Diderot n’est pas un économiste, mais de nombreuses
notations, éparses dans son œuvre, permettent cependant de le situer à
l’égard des grands courants de son époque. Le Prospectus ou le Discours
préliminaire de l’Encyclopédie situent l’économie dans l’arbre des connais-
sances. Branche de la philosophie et relevant de la morale, l’économie
concerne, quant à son champ, le gouvernement des personnes comme

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l’administration des biens. Comme la biologie, elle utilise une méthode
expérimentale enchaînant observation, hypothèse, vérification. Dans le
combat politique qui est le sien, Diderot assigne à l’économie et au
« Despote éclairé » des objectifs précis concernant de nombreux domai-
nes (agriculture, fiscalité, commerce, marchés, éducation justice…).
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Diderot and the economy


Philosopher, Diderot is not an economist, but numerous remarks in
his work, allow us to locate him amongst the different thinking streams
of his time. The Prospectus as the Opening speech of Encyclopaedia locate
economy into the knowlege tree. Branch of philosophy, and raising of
ethic, economy is concerned, for its field, by the government of men as
the administration of goods. Like the biology, economy is using an
experimental method connecting together observation, hypothesis and
verification. In his political struggle, Diderot assigns to economy and to
the « Despote éclairé » precise objectives relating to numerous fields
(agriculture, tax system, trade, markets, education, justice...).
JEL B110

1 guy.caire@libertysurf.fr

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Diderot n’est pas un économiste et c’est à Rousseau que,
dans l’Encyclopédie, il confie le soin de rédiger l’article concer-
nant l’économie. Est-ce à dire qu’il n’éprouve pas d’intérêt
pour ce domaine ? Les collaborateurs qu’il recrute pour l’En-
cyclopédie montrent bien qu’il savait repérer les meilleures têtes
de son temps : y figurent en effet comme auteurs, entre autres,
Forbonnais, Montesquieu, Quesnay, Turgot, Condorcet. Par
ailleurs, s’il est vrai qu’il marque davantage d’intérêt pour la
philosophie1 puisqu’il connaît les œuvres et s’y réfère souvent
de Bacon, Descartes, Newton, Locke, Berkeley, Pascal, con-
sacre une longue étude à Sénèque dans son ouvrage Essai sur les
régimes de Claude et de Néron, et compose pour l’Encyclopédie2 les
articles épicurisme, platonisme, pythagorisme, hobbisme,
leibnitzianisme, philosophie de Locke, malebranchisme3, il
rédige cependant lui-même l’article arithmétique politique et,
on le verra de nombreuses notations éparses dans son œuvre
permettent de le situer à l’égard des grands courants de son
temps, disons aussi bien Smith que les physiocrates. Pour ces
différentes raisons, à défaut d’utiliser le qualificatif (Diderot
économiste) employons le substantif (Diderot et l’économie)

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pour lire son œuvre et y déceler des apports à cette discipline.
Nous procéderons pour ce faire en trois temps : nous situerons
tout d’abord la place qu’il assigne à cette discipline dans le
champ des connaissances humaines ce qui permettra d’en
cerner l’objet ; nous évoquerons ensuite la manière dont il
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conçoit d’en faire l’étude, ce qui nous entraînera dans l’étude


des options méthodologiques qui sont les siennes ; enfin, dans
le combat politique qui est le sien, les objectifs qu’il assigne à
l’action économique nous permettront de mieux cerner la
problématique qui fut la sienne.

L’ÉCONOMIE PARMI LES SCIENCES OU DE LA


NATURE D’UNE DISCIPLINE
Un psychanalyste trouverait sans doute quelque lien entre
l’image de l’arbre que Diderot utilise pour établir un rapport
entre les différentes disciplines constitutives du savoir humain

1 L’épithète de « philosophe », appliqué de son temps à lui-même et à ses amis,


comme forme de marquage politique lui est conservée de nos jours dans les ma-
nuels de philosophie.
2 L’Encyclopédie est disponible en cédérom Redon.
3 Il n’est pas exagéré, de ce point de vue, de dire que « Diderot était pratique-
ment le créateur de l’histoire de la philosophie en France » A. Wilson, Diderot, sa
vie et son œuvre, Laffont Ramsay 1972 p.183.

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et le matérialisme biologique dont il se réclame philosophi-
quement ou encore entre cette image et l’attachement au
terroir de son enfance, Langres, et, malgré ses démêlées avec
son père ou son frère, à sa famille. Dans le Prospectus le recours
à cette image fait de l’économie un faible rameau de l’arbre des
connaissances, dans le Discours préliminaire de l’Encyclopédie la
nouvelle utilisation qui en est fait permet de mettre en évidence
le terreau des idées nouvelles qui lui apportent la sève dont elle
a besoin dans les affrontements d’un climat tourmenté qu’elle
doit affronter pour s’épanouir.
Projet : le Prospectus
« Un des évènements les plus importants de l’histoire tant
politique qu’intellectuelle du XVIIIe siècle » : c’est par cette
référence au Prospectus que s’ouvre l’importante biographie de
Diderot rédigée par A. Wilson et à laquelle il a consacré 36
années de sa vie. Ce qui pourrait ne sembler à première vue
qu’un document commercial publicitaire destiné à attirer l’at-
tention du public sur la prochaine édition de l’Encyclopédie, est

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en fait un travail d’épistémologie, révélateur de l’esprit des
Lumières et méritant, en tant que tel, de trouver place dans une
anthologie philosophique1.
Dans ce texte, repris dans le Discours préliminaire des éditeurs
de l’Encyclopédie, Diderot nous précise d’emblée « le premier pas
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que nous avions à faire vers l’exécution raisonnée et bien en-


tendue d’une Encyclopédie, c’était de former un arbre généalo-
gique de toutes les sciences et de tous les arts, qui marquât
l’origine de chaque branche de nos connaissances, les liaisons
qu’elles ont entre elles et avec la tige commune et qui nous
servit à rappeler les différents articles à leurs chefs2 ». Pour ce
faire, Diderot va emprunter à Bacon l’idée d’une tripartition
des connaissances à partir d’une distinction entre trois facultés
humaines : « c’est de nos facultés que nous avons déduit nos
connaissances, l’histoire nous est venue de la mémoire, la
philosophie de la raison et la poésie de l’imagination3 ». Pour
Diderot, l’économie va s’inscrire dans le cadre de la raison ou
de la philosophie au sein de laquelle on pourra distinguer trois
catégories : sciences de Dieu (métaphysique, théologie), scien-
1 On le trouve en conséquence reproduit au sein de la collection Philosophies
éditée sous la direction de F. Kinot aux Editions France loisirs 2001 dans le vo-
lume VI consacré à la Philosophie des Lumières.
2 Diderot, 1 Philosophie, Laffont 1994 p. 214.
3 Idem p.215.

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ces de l’homme (reposant soit sur l’entendement pour consti-
tuer la logique, soit sur la volonté pour constituer la morale qui
se décompose à son tour en jurisprudence naturelle, écono-
mique et politique1), sciences de la nature (physique, mathéma-
tique).
Le prospectus ne vise pas seulement à situer les branches
des différentes disciplines dans l’arbre des connaissances hu-
maines. Deux idées complémentaires nous semblent devoir
être mises en lumière. Pour Diderot il y a une interdépendance
des sciences ; ne s’insurge-t-il pas en effet contre le fait que
« partout la liaison essentielle des sciences est ou ignorée ou
négligée2 ». Par ailleurs la compréhension du monde dans
lequel nous vivons requiert une véritable interdisciplinarité que
Diderot a su pratiquer ; en effet, ainsi que l’écrit L. Versini,
« pour embrasser entière la dernière gerbe du philosophe, il
faut rassembler la psychophysiologie des Eléments, le stoïcisme
du Sénèque, l’esthétisme des Pensées détachées, la réflexion sur la
cité, le pouvoir et la société civile du Sénèque encore et de
l’Histoire des deux Indes3 »

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Réalisation : l’Encyclopédie
Dans le Discours préliminaire, d’Alembert expose d’emblée le
but de l’Encyclopédie : « l’ouvrage que nous commençons (et
que nous désirons finir) a deux objets : comme Encyclopédie il
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doit exposer, autant que possible, l’ordre et l’enchaînement des


connaissances humaines ; comme Dictionnaire raisonné des
Sciences, des Arts et des Métiers, il doit contenir sur chaque
science et sur chaque art, soit libéral, soit mécanique, les prin-
cipes généraux qui en sont la base, et les détails les plus essen-
tiels qui en sont le corps et la substance » . Ces arguments se-

1 Dans le Discours préliminaire de l’Encyclopédie, la discipline qui nous


intéresse, l’économie, est située comme suit : « La Morale, dont nous avons fait la
seconde partie de la Science de l’Homme, est ou générale ou particulière. Celle-ci se
distribue en Jurisprudence Naturelle, Oeconomique et Politique. La Jurisprudence Naturelle
est la Science des devoirs de l’Homme seul ; l’Oeconomique, la Science des devoirs
de l’Homme en famille ; la Politique, celle des devoirs de l’Homme en société.
Mais la Morale serait incomplète, si ces Traités n’étaient précédés de celui de la
réalité du bien et du mal moral ; de la nécessité de remplir ses devoirs, d’être bon, juste,
vertueux, etc. c’est l’objet de la Morale générale. Si l’on considère que les sociétés ne
sont pas moins obligées d’être vertueuses que les particuliers, on verra naître les
devoirs des sociétés, qu’on pourrait appeler Jurisprudence naturelle d’une société ;
Oeconomique d’une société ; Commerce intérieur, extérieur, de terre et de mer ; et Politique
d’une société ».
2 Plan d’une université in Diderot 3 Politique p.416.
3 Diderot 1 Philosophie, introduction op. cité p.12.

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ront développés par d’Alembert dans l’article Dictionnaire et
par Diderot dans l’article Encyclopédie. Dans sa contribution
Diderot présente l’Encyclopédie comme un enchaînement des
connaissances. Il précise ce que doivent être les conditions de
sa réalisation : une encyclopédie ne peut être l’ouvrage d’un
seul comme le fut celle de Chambers, ni non plus d’une société
savante trop préoccupée d’un objet particulier, elle ne peut être
le fait que d’une « société de gens de lettres et d’artistes… des
hommes liés par l’intérêt général du genre humain et par un
sentiment de bienveillance réciproque1 ». Le gouvernement
doit se borner à en favoriser l’exécution car « une encyclopédie
ne s’ordonne point2 » C’est pourquoi « l’Encyclopédie ne pou-
vait être que la tentative d’un siècle philosophe : que ce siècle
était arrivé3 ». Reprenant son propos du Prospectus sur la distri-
bution des connaissances, Diderot avance à nouveau que l’En-
cyclopédie doit se construire à partir des facultés principales de
l’homme. Entrant enfin dans le détail de sa réalisation pratique,
Diderot énumère toute une série de domaines à couvrir, donne
des conseils sur la manière de rédiger les entrées (débuter par
l’acception simple et grammaticale4, tracer un tableau en

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raccourci de l’article en entier, présenter des exemples, « bien
exposer la métaphysique des choses ou leurs raisons premières
et générales» ), énonce les principes à suivre5, précise les mo-
dalités des renvois6 qui doivent 1) perfectionner la nomencla-
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1 Diderot 1Philosophie, op. cité p.368.


2 Idem p.369.
3 Idem p.411.
4 Observant au passage que « la plupart de ces mots techniques que nous
employons aujourd’hui ont été originairement du néologisme ; c’est l’usage et le
temps qui leur ont ôté ce vernis équivoque », idem p.372.
5 C’est dans leur énonciation qu’on découvre la vertu pédagogique que Diderot
assignait à l’Encyclopédie : « il faut, écrit-il, s’attacher à donner les raisons des
choses, quand il y en a ; à assigner les causes, quand on les connaît ; à indiquer les
effets, lorsqu’ils sont certains ; à résoudre les nœuds par une appréciation directe
des principes ; à dévoiler les erreurs ; à décréditer adroitement les préjugés ; à
apprendre aux hommes à douter et à attendre ; à dissiper l’ignorance ; à apprécier
la valeur des connaissances humaines ; à distinguer le vrai du faux, le vrai du
vraisemblable, le vraisemblable du merveilleux et de l’incroyable, les phénomènes
communs des phénomènes extraordinaires, les faits certains des faits douteux,
ceux-ci des faits absurdes et contraires à l’ordre de la nature ; à connaître le cours
général des évènements, et à prendre chaque chose pour ce qu’elle est, et par
conséquent à inspirer le goût de la science, l’horreur du mensonge et du vide et
l’amour de la vertu ; car tout ce qui n’a pas le bonheur et la vertu pour fin n’est
rien » idem p.401-402.
6 Dont Diderot attend avec candeur sans doute, mais peut être aussi à juste titre
qu’en résulte un changement dans la façon commune de penser. Sans doute
n’avait-il pas, ce faisant, tort puisque la charge du Procureur général du Parle-

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ture, 2) éviter les répétitions, souligne l’importance des plan-
ches et des sources bibliographiques et va jusqu’à indiquer
quels sont les matériaux à utiliser, l’attitude à adopter à l’égard
des censeurs.
L’Encyclopédie, qui a joué un rôle essentiel dans la « trans-
mutation des valeurs et le changement de perspective du
XVIIIe siècle1», est à juste titre attachée au nom de Diderot2.
Elle a été l’œuvre de sa vie, lui ayant consacré vingt années de
son existence. « L’Encyclopédie n’est pas en effet seulement un
monument intellectuel dont Diderot aurait coordonné les
travaux, dirigé les collaborateurs, elle est son œuvre matérielle,
presque manuelle. Diderot trace les plans de l’ouvrage, déter-
mine les articles, choisit les auteurs, passe les commandes, relit
les manuscrits, corrige les épreuves, discute des modifications à
apporter, écrit lui-même de nombreux textes, vérifie les infor-
mations, dirige les imprimeurs. Mais il se rend aussi fréquem-
ment sur le terrain pour connaître par le menu les manières de
faire des artistes et des artisans, les mots qu’ils emploient, les
améliorations qu’ils apportent. Il prend des foules de notes qui
lui serviront lorsqu’il donnera des directives aux dessinateurs

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des planches, aux graveurs. Il se comporte à la fois comme un
savant, comme un journaliste, comme un écrivain et comme
un chef d’entreprise, déployant une folle énergie dans
l’accomplissement de ses tâches3 »
La participation de Diderot à l’Encyclopédie n’est pas tou-
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jours très aisée à établir comme l’ont montré les travaux dé-
cisifs sur ce point de Proust « la distinction entre le rôle de
Diderot comme auteur et son rôle d’éditeur n’est pas très fa-
cile à saisir » observe-t-il4 . Certes dans l’avertissement du tome
I on peut lire « les articles qui n’ont point de lettre à la fin ou
qui ont une étoile au commencement sont de M. Diderot. Les
premiers sont ceux qui lui appartiennent comme étant l’un des
auteurs de l’Encyclopédie, les seconds sont ceux qu’il a
suppléés comme éditeur ». Dans le Prospectus Diderot définissait
cette seconde tâche comme consistant à « remplir les vides qui
séparent deux sciences ou deux mots, renouer la chaîne ». Mais
ment contre l’Encyclopédie le 23 janvier 1759 n’hésitera pas à avancer que « tout le
venin est dans les renvois ».
1 A. Wilson, Diderot, sa vie et son œuvre, op. cité p.170.
2 « Les circonstances dans lesquelles les 35 volumes furent donnés au monde
font de Diderot l’un des vrais héros de la littérature» n’hésite pas à écrire D.
Morley Diderot and the encyclopaedists, cité par A.M. Wilson Diderot sa vie et son œuvre
op. cité 286.
3 P.Lepape, Diderot, Flammarion 1991 p.98.
4 L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, Hachette 1985.

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Diderot ne sera pas toujours fidèle à cette règle ce qui introduit
d’importantes divergences sans les listes des contributions qui
lui sont imputée dressées par Naigeon, Proust ou Lough.
Après avoir remarqué que l’étoile, si elle apparaît de
nombreuses fois dans les volumes I à VIII, devient rare dans le
volume IX et disparaît ensuite après l’article « marbreur de
papier », M. Pinault en esquisse une explication : « le rôle de
Diderot est essentiellement celui de la coordination générale,
de la relecture et des corrections La présence de l’astérisque ou
non ne veut rien dire. Diderot diversifie ses interventions, il
donne des articles portant ou non l’astérisque et ajoute des
lignes aux articles de ses collaborateurs qui lui paraissent trop
légers… Diderot n’attache peut être pas suffisamment d’im-
portance à ces articles pour les signer d’autant plus qu’il peut
s’agir de traductions de Chambers ou de reprises d’ouvrages
antérieurs1 ». Disons que si l’on s’en tient a sa seule contri-
bution rédactionnelle, on notera qu’importante dans les pre-
miers volumes (plus de 3500 entrées dans les premiers volu-
mes), la participation de Diderot se réduira par la suite (28
articles pour le neuvième volume, 63 pour les huit derniers),

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tandis que celle du chevalier de Jaucourt, dans les neuf derniers
volumes deviendra considérable représentant d’un quart à la
moitié des contributions (2494 par exemple dans le volume
16). Il est vrai que souvent le chevalier de Jaucourt se contente
de recopier des passages importants des ouvrages qu’il a lus sur
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le sujet, mais ce montage lui permet parfois d’ouvrir sur la


question des perspectives intéressantes2.
Une grande partie de la participation de Diderot à
l’Encyclopédie est consacrée aux arts et métiers. Il se livre pour ce
faire à un considérable travail de documentation et de synthèse,
ne manque pas d’interroger les gens du métier ; cette intrusion
de Diderot dans le domaine de la technologie en fait sans
doute l’un des premiers historiens des sciences mais, en même
temps, retrouvant en cela l’économie, Diderot utilise l’Encyclo-
pédie pour combattre le corporatisme, les traditions, les secrets.
On sait par ailleurs que, plus consultées aujourd’hui que ne le
sont les articles mêmes de l’Encyclopédie, les planches « jouent
1 M. Pinault, L’encyclopédie, op. cité p.44.
2 Cette contribution du chevalier de Jaucourt ne saurait toutefois être sous
estimée, « il a trop travaillé à l’Encyclopédie pour que celle-ci ne porte pas aussi,
profondément, sa marque : celle de la tradition de lexicographie critique héritée
du protestantisme, celle de Bayle, celle de l’humanisme libéral - dans la lignée de
Montaigne et de Montesquieu - celle d’une foi ferme et tranquille dans le travail
des Lumières et dans la concordance entre la conquête du savoir et la marche
vers le bonheur » P. Lepape, op. cité p.12.

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un rôle primordial dans la compréhension des arts et métiers,
de l’anatomie et de la chirurgie, des sciences exactes, naturelles
et militaires et des beaux-arts. Les volumes de planches
s’inscrivent dans le mouvement intellectuel et dans la diffusion
de la culture au XVIIIe siècle1». Dans leur édition Diderot joue
un rôle essentiel, utilisant parfois plusieurs sources pour une
même planche2, donnant des directives aux dessinateurs3,
rectifiant articles et planches qui ne lui conviennent pas, four-
nissant des explications de planches, acquérant une vaste cultu-
re artistique et iconographique ainsi qu’une richesse de voca-
bulaire des métiers qu’envierait de nos jours un P. Perret dont
Le parler des métiers comporte 13 210 entrées.
Cette « mobilisation d’images » au service de la réhabili-
tation des arts et métiers et du travail manuel annoncée dans le
Discours préliminaire ne va pas cependant sans risques d’anachro-
nismes : « le recours à des sources antérieures est tout à fait
normal et la copie de texte comme celle de l’image est alors
pratique courante. Le problème des sources de l’Encyclopédie est
au cœur de son histoire. Ces emprunts sont à l’origine de choix
textuels et iconographiques discutables et entraînent des re-

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tards par rapport à l’état des sciences et technologie contempo-
raines. L’Encyclopédie en reflète, à quelques exceptions près,
l’état à la fin du XVIIe et au début du XVIIIe siècle. Elle n’est
pas le témoin de la révolution industrielle qui se prépare dans
les ateliers et les manufactures, ni celui de l’essor des sciences
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exactes dans les dernières années de l’Ancien Régime, pourtant


elle favorise l’intérêt envers le machinisme et le travail ma-
nuel4 »
Ce n’est pas ici le lieu de retracer l’histoire de cet ouvrage
destiné à un large public, rédigé par quelques 160 collabora-
teurs, avec 72 000 entrées, 2500 planches et 28 volumes. Bor-
nons nous à en marquer deux caractéristiques essentielles.
À une époque où le français «détrône le latin en tant que
langue diplomatique et s’impose de plus en plus dans les

1 M. Pinault, L’encyclopédie, op. cité p.71.


2 Les emprunts aux travaux de l’Académie des sciences seront si nombreux - des
séries entières de la Description des arts et métiers de Réaumur seront copiées - qu’ils
entraîneront en 1759 l’affaire des plagiats et obligeront les libraires à faire exé-
cuter de nouveaux dessins ne correspondant plus toujours au texte publié les
accompagnant.
3 Louis Jacques Goussier est de 1747 à 1768 le principal d’entre eux fournissant
quelques neuf cents planches environ consacrées aux sciences exactes et aux
techniques. Diderot en fera le personnage de Gousse dans Jacques le fataliste.
4 M. Pinault, L’encyclopédie, op. cité p.45.

242
cercles cultivés1», ou, en même temps, « la langue française
restait attachée à un « code » français2», l’Encyclopédie va bé-
néficier d’une audience internationale. Mais si la langue fran-
çaise lui sert de support, ce sont toutefois les valeurs nouvelles
qu’elle promeut qui trouvent un accueil, variable selon les
pays3, mais très généralement favorable. De ce point de vue,
« le XVIIIe siècle est le siècle du cosmopolitisme et la France le
creuset des idées nouvelles qui se répandent à travers l’Euro-
pe4». On peut donc dire que l’Encyclopédie marque l’avènement
d’une nouvelle culture ; « l’Encyclopédie illustre une France sa-
vante et dominatrice, mais contrebalancée par l’influence
anglaise et allemande continuellement présente tout au long du
siècle. L’Encyclopédie est la superposition de plusieurs courants :
un philosophique, caractérisé par l’abandon de la rhétorique au
profit d’une philosophie vivante reposant sur l’homme, un
autre académique dominé par l’héritage de Colbert et des Aca-
démies, enfin le dernier iconographique dans la tradition des
recueils de patrons et, de machines… L’Encyclopédie marque
la fin d’une culture basée sur l’érudition telle qu’elle était
conçue au siècle précédent au profit d’une culture dynamique

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tournée vers l’activité des hommes et leurs entreprises5 »
D’un point de vue idéologique, l’Encyclopédie représente une
triple rupture. Tout d’abord, en accordant, à côté de la science
et de l’art, une place aux techniques et aux savoirs des métiers,
l’Encyclopédie se place d’emblée dans le monde nouveau émer-
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geant, celui de la révolution industrielle. Ensuite, la forme de


dictionnaire donnée s’inscrit dans le cadre d’une théorie du
langage que Diderot avait esquissée dans sa Lettre sur les sourds et

1 G. VonProschwitz, Europe du nord in V. Ferrone et D. Roche, Le monde des


Lumières, op. cité p.393.
2 G. Benrekassa, France, in V. Ferrone et D. Roche, Le monde des Lumières, op.
cité p.380.
3 Dans sa quatrième partie intitulée « Espaces », l’ouvrage de V. Ferrone et D.
Roche précité nous retrace les caractéristiques de cet accueil en Europe du nord
(G. Von Proschwitz), en Russie (V. Strada), dans la péninsule ibérique (J. Fernan-
dez Sebastian), en Italie (P. Del Negro), dans le monde allemand (G. Klin-
genstein), dans les Provinces Unies (W.W. Mijnhardt), en Grande Bretagne
(J.C.A. Pocock), aux Etats-Unis (P. Higonnet). Dans une cinquième partie,
intitulée « Historiographie des Lumières », les maîtres d’œuvre de l’ouvrage, V.
Ferrone et D. Roche nous décrivent en trois chapitres les lectures du XIXe, du
XXe et la nature du (ou des) questionnement(s) dont les Lumières sont l’objet à
l’aube du troisième millénaire, le tout étant accompagné p. 570-617 d’impression-
nantes « orientations bibliographiques » établies par A. Trampus.
4 G. Von Proschwitz, article cité p.393.
5 M. Pinault, L’Encyclopédie, op. cité p.11.

243
muets1. Enfin, ouvrage d’une société de gens de lettres, l’Encyclo-
pédie consacre l’émergence de la figure de l’intellectuel dans une
société jusque-là régie par l’appartenance à l’un des trois
ordres, l’intellectuel se réclamant de sa « vocation de savoir et
d’indépendance pour juger en toute sérénité et impartialité
entre les opinions des uns et des autres et édicter une gram-
maire du bien public2». Le concept d’intellectuel appliqué aux
écrivains du XVIIIe peut sembler quelque peu forcé encore
qu’on ne manquerait pas de pouvoir aisément l’illustrer, ainsi le
rôle de Voltaire dans l’affaire Calas est fort semblable à celui de
Zola avec son célèbre « j’accuse » dans l’ affaire Dreyfus. On
ne saurait toutefois s’en tenir à des images, si fortes soient elles.
C’est le mérite de R. Darnton3 de nous montrer cette in-
vention par le XVIIIe siècle de la figure de l’intellectuel engagé,
militant4, occupé par les grandes affaires du temps (et aussi les
petites intrigues du monde des lettres), mobilisant l’écrit sous
toutes ses formes, s’efforçant de conquérir les institutions tra-
ditionnelles, cherchant à façonner l’opinion publique5. L’auteur

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1 « Ce travail de refondation ne peut s’effectuer que par une critique radicale du
« vieux langage » celui qui accordait au Verbe une origine divine. En outre,
établir un langage commun à tous, c’est aussi abolir les distances que les usages
sociaux de la langue ont creusées dans la société » P. Lepape, op. cité p.105.
2 P. Lepape op. cité p.106.
3 R. Darnton, Pour les Lumières, Défense, illustration, méthode, Presses universitaires
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de Bordeaux 2002.
4 L’encyclopédiste se faisant « militant pour réformer les institutions et instruire
la société », M. Delon, Morale in V. Ferrone et D. Roche, Le monde des Lumiè-
res, op. cité p.41 ; « L’entreprise encyclopédique s’inscrit, en grande partie, dans
un espace, presque tout neuf, de l’intervention sociale, celui de l ’« opinion publi-
que » observe de son côté P. Lepape, Diderot op. cité p.201.
5 L’expression a été forgée par les hommes des Lumières et est liée à la formation
d’une sphère publique bourgeoise distincte de la Cour et à l’affirmation du capi-
talisme. Si, pour les physiocrates, l’opinion publique représente la convergence
entre la rationalité et l’accord général (E. Tortarolo, Opinion publique in V.
Ferrone et D. Roche, Le monde des lumières op. cité p.281), plus généralement
l’opinion publique est présentée « comme idée d’un tribunal de la raison » (idem
p.283). On peut distinguer trois phases dans l’élaboration de la notion : l’opinion
publique perd tout d’abord le sens de croyance incertaine ou indémontrable ;
puis elle passe d’une implication morale à une implication politique ; elle s’élargit
enfin de la sphère de l’individu à la sphère de l’universel. La constitution d’une
opinion publique sera favorisée par l’essor de la presse avec, d’un côté, la gazette
publiant des nouvelles et, de l’autre, le journal portant des jugements sur les
ouvrages savants ou littéraires (G. Feyel, Journaux, in V. Ferrone et D. Roche, Le
monde des Lumières, op. cité p.313-324), par la croissance et la diversification de la
production, imprimée, la multiplication des sociétés de lecture qui, en même
temps qu’elles élargissent la gamme des lectures possibles, qu’elles contribuent à
la constitution d’un réseau intellectuel et social, favorisent l’apprentissage d’une
sociabilité démocratique (R. Chartier, Livres, lecteurs, lectures in V. Ferrone et
D. Roche, Le monde des Lumières, op. cité p.285-294),sociabilité d’un nouveau type

244
ne manque pas, en même temps, de nous montrer les clivages
qui fissurent cette catégorie sociale : clivages de générations
(par exemple entre la génération de 1760 engagée dans la
bataille contre les « antiphilosophes » Fréron ou Palissot et
celle de 1780 où les héritiers de Voltaire et Turgot se préparent
à devenir les idéologues), de sensibilité (entre la génération des
Lumières de l’Encyclopédie et celle des années 1780 marquée par
la sensibilité rousseauiste), de carrière (entre les nantis des
Lettres et les plumitifs occupés à des travaux alimentaires), cli-
vages aussi d’engagement entre ceux, comme Voltaire ou d’A-
lembert, qu’on pourrait qualifier de « réformistes » et ceux plus
radicaux comme d’Holbach ou Diderot.
Cette irruption du personnage de l’intellectuel sur la scène
publique permet de comprendre le conflit qui va se produire
avec les jésuites et qui s’amorce par le compte rendu du
Prospectus de Diderot que fait le père Berthier dans les Mémoires
de Trévoux en janvier 17511 et la polémique avec Diderot qui va
s’en suivre, polémique qui s’amplifiera en 1752 avec l’affaire de
l’abbé de Prades, laquelle aura des conséquences à l ’intérieur
de l’équipe de l ’Encyclopédie puisque la collaboration de d’Alem-

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bert – initialement maître d’œuvre avec Diderot en tant que
directeurs depuis 1747 de la publication – se bornera désor-
mais aux articles de mathématiques
La scène intellectuelle sera en effet très agitée au XVIIIe
siècle : « dans une perspective socio-historique, l’étude des ad-
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versaires des Philosophes permet d’analyser des milieux intel-


lectuels, des stratégies de carrière, de réfléchir à la formation et
à la circulation des idées dans la France de la deuxième moitié
du XVIIIe siècle2 ». On peut distinguer chez les adversaires des
philosophes différentes catégories : les antiphilosophes accu-
sent leurs adversaires de monopoliser les devants de la scène

qu’on rencontre aussi dans les cafés, les salons, la franc maçonnerie ou les
académies provinciales dont le nombre s’accroît considérablement au XVIIIeme
siècle (13 avant 1713, 31 en 1789) car en effet les séances académiques « défi-
nissent une sphère d’égalité, régie par le talent, le mérite » D. Roche La France des
Lumières op. cité p.368.
1 Indépendamment des accusations de plagiat portées par Berthier contre
Diderot ou du ressentiment éprouvé par la mise en évidence par l’Encyclopédie des
carences du dictionnaire des jésuites, « la société de Jésus ne peut admettre l’En-
cyclopédie pour plusieurs raisons : elle n’est pas de son fait, elle critique plus ou
moins ouvertement les fondements de l’éducation jésuite, refuse la suprématie du
catholicisme et prône la liberté d’expression. Les jésuites veulent abattre le pou-
voir de cette République des Lettres qui prend trop d’importance et qui s’oppose
ouvertement au pouvoir religieux » M. Pinault, L’Encyclopédie op. cité p.19.
2 D. Masseau, Les ennemis des philosophes. L’antiphilosophie au temps des Lumières
Albin Michel 2000 p.7.

245
culturelle et dénoncent en conséquence l’hégémonie d’une
coterie, les tenants de l’apologétique, catholiques ou pro-
testants, entendent défendre la religion chrétienne attaquée par
les philosophes, les anti-Lumières défendent une conception
du sacré que les philosophes auraient tendance à récuser. Di-
derot est bien conscient des objectifs visés par cette coalition
« on fit du nom d’encyclopédistes une étiquette odieuse qu’on
attacha à tous ceux qu’on voulait montrer au roi comme des
sujets dangereux, désigner au clergé comme ses ennemis, dé-
férer au magistrat comme des gens à brûler et traduire à la na-
tion comme de mauvais citoyens1 », D’un côté comme de
l’autre les frontières sont cependant mouvantes et parfois
perméables ; elle peuvent de plus se modifier au fil du temps ;
enfin les pratiques sont loin de toujours coïncider avec les
discours. Ainsi, côté philosophes, d’Holbach, athée, méprise le
déisme de Voltaire ; ce dernier, bien qu’ayant participé à
l’Encyclopédie, reproche à d’Alembert sa fadeur ; Rousseau
campe quant à lui à part. Chez leurs adversaires, il n’y a pas
non plus un front commun. Quoi qu’il en soit, il est possible
de distinguer différents temps forts dans les affrontements du

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siècle : l’affaire Prades en 1752, la parution de l’ouvrage d’Hel-
vétius De l’esprit en 1758 que ses adversaires présentent comme
« disant haut et fort ce que Diderot et ses collaborateurs
expriment seulement avec de subtiles précautions dans l’En-
cyclopédie2 », la publication de l’Emile et du Contrat social en 1762,
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celle du Dictionnaire philosophique publié anonymement par Vol-


taire en 1764, l’édition du Système de la nature de d’Holbach en
1770. En définitive « on oppose traditionnellement et peut être
paresseusement la « philosophie » à l’« antiphilosophie » com-
me si les notions s’opposaient terme à terme. Certes, on trouve
bien une position de principe chez les réfutateurs chrétiens qui
critiquent tous, sans exception, l’athéisme des philosophes
modernes. Mais la notion d’antiphilosophie désigne aussi des
options religieuses, métaphysiques ou morales, des modes
d’existence et enfin, des choix politiques qui ont varié au cours
de l ’histoire. Ce sont notre lecture de la Révolution et notre
interprétation rétrospective des « Lumières » qui ont créé la
fiction de deux mouvements antagonistes, définitivement

1 Mélanges philosophiques, historiques etc pour Catherine II in Diderot 3 Politique


op. cité p. 362.
2 D. Masseau, Les ennemis des philosophes. L’antiphilosophie au temps des Lumières op.
cité p.137 ; on pourra également consulter J, de Viguerie, Histoire et dictionnaire du
temps des Lumières 1715-1789, Robert Laffont 1995 p.254-293.

246
installés dans leurs options fondamentales1 » Cependant, il n’en
demeure pas moins que « la campagne dirigée contre les Phi-
losophes met en jeu des discours, des représentations et des
pratiques dont il faut saisir les articulations. Les mots
« philosophie » et « antiphilosophie» ne désignent pas seule-
ment des systèmes de pensée, mais représentent aussi des
idées-forces, possédant des valeurs mythiques fortement liées
au contexte culturel dans lequel elles s’inscrivent. À ce titre ils
renvoient tout à la fois à des conduites intellectuelles, à des
choix d’existence, à des manières de percevoir le monde et
même à des modes de sensibilité2 ». Même si peuvent s’obser-
ver ici ou là des continuités, la Révolution, en mettant au
premier plan les questions politiques, redistribuera les cartes,
bouleversera les engagements antérieurs des uns et des autres,
transformera les clivages anciens qui pouvaient exister quand
c’était le combat religieux qui était au premier plan, époque où
deux thèmes étroitement liés étaient au cœur du débat ; la
nature et les fonctions de la religion, le rôle, les pouvoirs de la
raison et l’étendue des domaines qu’il lui appartient d’explorer.

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L’ÉCONOMIE, DISCIPLINE UTILITAIRE OU DE LA
MÉTHODE D’UNE SCIENCE
Conçue comme une branche de la philosophie et, au sein de
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celle-ci, relevant de la morale, l’économie est donc associée aux


combats de l’époque. Mais l’image que nous en avons jusqu’ici
reste floue. Il convient donc d’en préciser les caractéristiques
en tentant tout d’abord de délimiter son champ, en essayant
ensuite de préciser les méthodes auxquelles elle recourt. Nous
verrons alors au terme de ce processus que l’économie n’est
pas pour Diderot un objet purement spéculatif mais qu’il en
fait au contraire une discipline utilitaire, tant par les domaines
qu’il lui assigne que par les pratiques intellectuelles qu’il
recommande.
Champ : extension de la discipline
Essayons de baliser le champ de l’économie tel qu’on pou-
vait le concevoir à l’époque en suivant pour cela les conseils
que, comme on l’a vu dans son article « Encyclopédie », nous a
prodigués Diderot. Partons pour ce faire de l’article « écono-

1 D. Masseau, Les ennemis des philosophes. L’antiphilosophie au temps des Lumières p.26.
2 Idem p.43-44.

247
mie » dont la rédaction a été confiée à Rousseau et utilisons la
table de Panckoucke qui en constitue un excellent résumé.
L’article commence par une définition « Economie ou œcono-
mie (Morale et Politique), ce mot vient de oikos maison et de
nomos loi et ne signifie originairement que le sage et légitime
gouvernement de la maison, pour le bien commun de toute la
famille. Le sens de ce terme a été dans la suite étendu au gou-
vernement de la grande famille qui est l’Etat. Pour distinguer
ces deux acceptions, on l’appelle dans ce dernier cas économie
générale ou politique, et dans l’autre cas, économie domestique
ou particulière ». Rousseau va traiter de la première et renvoyer
pour la seconde à l’article père de famille. Il observe que, dans
la famille, l’autorité du père est un fait de nature et qui a pour
objectif de conserver et accroître le patrimoine tandis que, dans
la société, cette autorité résulte d’une convention et que lui est
assignée la tâche de « maintenir les particuliers dans la paix et
l’abondance » ; il établit en outre une distinction entre le gou-
vernement qui concerne l’économie publique et la souveraineté
qui concerne l’autorité suprême, renvoyant pour cette dernière
aux articles politique et souveraineté. Il distingue ensuite éco-

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nomie populaire et économie tyrannique. L’économie populai-
re repose sur trois maximes1 : suivre en tout la volonté générale
(concept pour lequel Rousseau renvoie à l’article Droit de
Diderot), faire régner la vertu2, pourvoir aux besoins publics.
On remarquera que, de nos jours, les deux premiers objectifs
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seraient du ressort de la science politique, le dernier seul relè-


verait de l’économie telle que nous l’entendons. Cette distinc-
tion disciplinaire, qui interviendra ultérieurement, Rousseau
semble l’avoir entrevue lorsqu’il écrit « après avoir parlé de
l’économie en général par rapport au gouvernement des per-
sonnes, il nous reste à la considérer par rapport à l’administra-
tion des biens3 ». C’est dans ce second domaine que Rousseau
va considérer successivement le droit de propriété et, très
longuement, la fiscalité et ses différentes modalités. Les ren-

1 Dans une version initiale, non retenue, Rousseau avait écrit « si je veux déter-
miner en quoi consiste l’économie publique, je trouverai que ses fonctions se
réduisent à ces trois principales : administrer les lois, maintenir la liberté civile et
pourvoir aux besoins de l’Etat » J. Rousseau, Oeuvres complètes III, Bibliothèque de
la Pléiade, Gallimard 1964 p.1392.
2 « La vertu n’est que cette conformité de la volonté particulière à la générale »,
Rousseau Oeuvres complètes op. cité p.251. Pour favoriser celle-ci le gouvernement
devra nourrir dans le cœur des citoyens l’amour de la patrie, leur assurer la sécu-
rité, « prévenir l’extrême inégalité des fortunes », développer l’éducation publi-
que.
3 Idem p.262.

248
vois, qui dans la table de Panckoucke accompagnent l’article,
sont, outre ceux plus haut indiqués, oeconomie, prodigalité,
gouvernement, Etat, chasse, pêche, agriculture, jardinage1.
La conception que se fait Diderot de l’économie est très
proche de celle que nous avons pu esquisser en partant de la
contribution de Rousseau avec son volet « science politique »
et son volet « économie» au sens moderne du terme. Consi-
dérons le premier volet. Dans les articles Autorité politique ou
Droit naturel Diderot recourt, avant Rousseau, à la notion de
volonté générale, laquelle est « dans chaque individu un acte
pur de l’entendement qui raisonne dans le silence des passions
sur ce que l’homme peut exiger de son semblable et sur ce que
son semblable est en droit d’exiger de lui2 ». Son expression
nécessite que l’homme soit libre, c’est elle qui fixera la limite de
tous les devoirs. Venue du consentement des peuples, l’autorité
politique a donc des limites ; le gouvernement, bien public,
« ne peut jamais être enlevé au peuple à qui il appartient essen-
tiellement et en pleine propriété3 », les princes n’en étant que
les usufruitiers. Diderot légitime la monarchie, mais « à la con-
dition qu’elle soit tempérée et fondée par le contrat avec le

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peuple et non par le droit divin ». Les lois seront peu nombreu-
ses et simples ; « la meilleure législation est celle qui est la plus
simple et la plus conforme à la nature4 ». La recherche de la
paix civile voudrait que les inégalités économiques ne soient
pas trop grandes, même si c’est là un idéal difficile à atteindre :
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« plus les citoyens approcheront de l’égalité de prétentions et


de fortune, plus l’Etat sera tranquille : cet avantage paraît être
de la démocratie pure, exclusivement à tout gouvernement ;
mais dans la démocratie même la plus parfaite, l’entière égalité
entre les membres est une chose chimérique, et c’est peut-être
là le principe de dissolution de ce gouvernement, à moins
qu’on n’y remédie par toutes les injustices de l’ostracisme5».
Examinons maintenant le second volet. Inspiré de la Cyclopaedia
de Chambers, l’article Arithmétique politique, dans lequel sont
présentés les calculs de Petty, Davenant et Graunt, s’ouvre par

1 On pourrait poursuivre le jeu des renvois auquel nous convie Diderot pour
repérer l’ensemble des entrées qui balisent le champ de l’économie telle qu’on la
concevait à l’époque. On s’apercevrait alors que ce sont à des réalités très con-
crètes qu’il est fait référence avec notamment - ce qui est bien concevable à l’é-
poque - une forte prégnance des choses agricoles.
2 Droit naturel in Diderot 3 Politique p.47.
3 Autorité politique, idem p.24.
4 Législation, idem p.51.
5 Citoyen idem p.35.

249
une entrée qui caractérise assez bien les finalités attribuées par
Diderot à l’économie stricto sensu, à savoir « celle dont les
opérations ont pour but des recherches utiles à l’art de
gouverner les peuples, telles que celles du nombre des hommes
qui habitent un pays ; de la quantité de nourriture qu’ils doi-
vent consommer ; du travail qu’ils peuvent faire ; du temps
qu’ils ont à vivre ; de la fertilité des terres ; de la fréquence des
naufrages, etc.1 ». Populationnisme et agrianisme fournissent la
trame de l’article Homme : « il n’y a de véritables richesses que
l’homme et la terre. L’homme ne vaut rien sans la terre et la
terre ne vaut rien sans l’homme. L’homme vaut par le
nombre… ce n’est pas assez que d’avoir des hommes, il faut
les avoir industrieux et robustes. On aura des hommes ro-
bustes, s’ils sont de bonnes mœurs et si l’aisance leur est facile
à acquérir et à conserver. On aura des hommes industrieux s’ils
sont libres… Un emploi des hommes n’est bon que quand le
profit va au-delà des frais du salaire. La richesse d’une nation
est le produit de la somme de ses travaux au-delà des frais du
salaire. Plus le produit net est grand et également partagé, plus
l’administration est bonne. Un produit net également partagé

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peut être préférable à un plus grand produit net dont le partage
serait très inégal et qui diviserait le peuple en deux classes dont
l’une regorgerait de richesse et l’autre expirerait dans la
misère2». Dans l’article Blatier qui concerne le commerce des
grains, Diderot défend l’idée que la puissance publique doit
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surveiller prix et qualité. Dans l’article Chef d’œuvre, il con-


teste le système des corporations d’une part en raison de la
corruption et des injustices qu’il génère (le fils du maître est
dispensé du chef d’œuvre tandis qu’un habile ouvrier pourra ne
pas être reçu) et met d’autre part en lumière les avantages que
présenterait un régime de liberté : « si celui qui se présente à la
maîtrise fait très bien son métier, il est inutile de l’examiner ;
s’il ne le fait pas, cela ne doit pas l’empêcher d’être reçu, il ne
fera tort qu’à lui-même ; bientôt il sera connu comme mauvais
ouvrier et forcer de cesser un travail où, ne réussissant pas, il
est nécessaire qu’il se ruine »3. L’article Hôpital lui permet
d’ouvrir le chantier de l’économie sociale : « il serait beaucoup
plus important de travailler à prévenir la misère qu’à multiplier
des asiles aux misérables »4.

1 Arithmétique politique, idem p.17.


2 Homme, idem p.47-48.
3 Chef d’œuvre, idem p.29.
4 Hôpital, idem p.49.

250
En définitive l’économie dont l’autonomie en tant que
discipline ne semble à l’époque pas encore établie1 se trouve
donc dominée dans la vision des encyclopédistes par la politi-
que dont les rédacteurs du Discours préliminaire nous disent
qu’elle est « une espèce de morale d’un genre particulier et
supérieur, à laquelle les principes de la morale ordinaire ne peu-
vent quelquefois s’accommoder qu’avec beaucoup de finesse et
qui pénétrant dans les ressorts principaux de gouvernement
des Etats, démêle ce qui peut les conserver, les affaiblir ou les
détruire. Étude peut être la plus difficile de toutes, par les
connaissances profondes des peuples et des hommes qu’elle
exige et par l’étendue et la variété des talents qu’elle suppose ;
surtout quand le Politique ne veut point oublier que la loi
naturelle, antérieure à toutes les conventions particulières est
aussi la première loi des Peuples et que pour être homme
d’Etat on ne doit point cesser d’être homme ».
Esprit : une méthode expérimentale
Comme l’a bien montré E. Cassirer, « le XVIIIe siècle est

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pénétré de la foi en l’unité et l’immutabilité de la raison. La
raison est une et identique pour tout sujet pensant, pour toute
nation, toute époque, toute culture2 ». Toutefois la forme que
prend la raison en ce siècle est différente de celle qu’elle
pouvait avoir au siècle précédent : l’analyse remplace la cons-
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truction de systèmes, la physique l’emporte sur les mathéma-


tiques, Newton remplace Descartes. Il n’ y a pas rupture mais
« déplacement d’accent 3» ou encore, comme le dit lui-même
Diderot dans l’Encyclopédie « mutation dans la manière de
penser4». Pour le XVIIIe siècle, la raison n’est donc plus une
somme d’idées antérieures à toute expérience, elle est moins
possession que « forme d’acquisition5 ». Il en résulte qu’à
1 Qu’il suffise de rappeler que Smith enseigne dans une chaire de philosophie
morale et qu’il écrit aussi bien une Théorie des sentiments moraux que La richesse des
nations.
2 E. Cassirer, La philosophie des Lumières, Fayard 1966 p.41.
3 Idem p. 56.
4 Diderot trouve deux fondements méthodologiques au concept de raison :
méthode abstraite pour les sciences de la nature, synthétique pour le monde
humain et historique, note G. Imbruglia, Raison in V. Ferrone et D. Roche, Le
monde des Lumières op. cité p.87-96. Cependant Diderot fait aussi place à l’imagi-
nation, en particulier dans la vision qu’il a de l ’art où « tout en maintenant le rôle
de la raison comme facteur d’équilibre dans la création, Diderot exalte ensuite le
sentiment et en particulier l’enthousiasme » D. Arasse, Images des Lumières, in
V. Ferrone et D. Rochje, Le monde des Lumières op. cité p.191.
5 E. Cassirer, La philosophie des Lumières op. cité p.63.

251
l’image de la monade leibnizienne qui est une unité dyna-
mique, « unité dans la multiplicité, être dans le devenir, cons-
tance dans le changement1 », le progrès tel que le connaît le
XVIIIe siècle ne doit pas être pris en un sens seulement
quantitatif, « à côté de l’élargissement quantitatif, se trouve
toujours une détermination qualitative2 ». Diderot sera à la
pointe de ce mouvement de la pensée. À une époque où la
géologie brise le schéma temporel du récit biblique de la
création, il est « le premier à rompre avec la vision du monde
statique pour en faire une vision dynamique3 ». De même que
le XVIIIe siècle a posé le problème de la possibilité de la
physique, il pose le problème de la possibilité de l’histoire lui
appliquant le même outillage intellectuel qu’à la nature et en
fait le modèle méthodologique du siècle alors que cette dimen-
sion de l’histoire était hors de l’idéal du savoir cartésien.
L’histoire dépasse désormais l’historiographie officielle. Les dé-
couvertes géographiques et les explorations ont permis la dé-
couverte de formes variées de sociétés et de civilisations. On
ne s’intéresse plus à la geste des souverains mais à une histoire
de l’homme fondée sur l’idée de perfectibilité (et par là même

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la dénonciation des entraves). Émerge l’idée que l’histoire doit
essentiellement être une recherche de causes et de lois ; la
tâche de l’historien va être de « présenter des interprétations
fondées sur l’usage de la libre raison, de diffuser des idées
antitraditionnalistes, hétérodoxes et parfois réformatrices4».
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Différents faits peuvent être évoqués à l’appui de cette idée :


tandis que Bayle rédige un Dictionnaire historique et critique, que
d’Alembert attribue à l’histoire une valeur théorique et une
valeur éthique, Voltaire, prophète du progrès, entend libé-
rer l’histoire des causes finales et la ramener aux causes empi-
riques réelles, s’intéresse non à la simple suite des évènements,
comme le fait l’histoire politique, mais à l’organisation des di-
vers éléments qui permettent de cerner l’esprit du temps,
l’esprit des nations, le progrès de la culture ; Montesquieu,
quant à lui, ouvre la voie à l’analyse des interdépendances
« entre d’un côté les phénomènes politiques, juridiques, écono-
miques et sociaux et, de l’autre, les données géographiques, cli-
matiques et environnementales5» ; s’il met l’accent sur les cau-
1 Idem p.63.
2 Idem p.41.
3 Idem p.115
4 G. Abbatista, Temps et espace , in V. Ferrone et D. Roche Le monde des Lu-
mières, op. cité p.156.
5 Idem p.164.

252
ses physiques, il subordonne cependant les causes matérielles
aux causes spirituelles et « de la connaissance des principes
généraux et des forces motrices de l’histoire, il attend la
possibilité de les organiser plus sûrement dans l’avenir1 ».
Diderot lui rendra hommage en écrivant en 1755 pour le Ve
volume de l’Encyclopédie un « Eloge du Président Montes-
quieu ». Par ailleurs « en assistant aux obsèques de Montes-
quieu, Denis a voulu marquer l’attention qu’il attachait à une
œuvre dont peu de ses contemporains avaient perçu l’impor-
tance politique et scientifique. Il s’est aussi conduit en repré-
sentant, sinon en chef de file du « parti philosophique »2.
Si nombre d’auteurs prennent la mécanique comme discipli-
ne inspiratrice d’une méthode pour l’économie, ce n’est point
le cas pour Diderot pour qui la relation déterministe cause-
effets semble trop simpliste. La biologie lui parait offrir
d’autres ressources. Le travail de traduction du Dictionnaire
médical de Robert James, paru à Londres en 1743-1746, qu’il
poursuivit pendant trois ans lui avait déjà permis de se fami-
liariser avec la physiologie, l’anatomie, la médecine, la chimie et
la botanique , « lesquelles garderont toujours pour lui un grand

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intérêt3 ». Toutefois c’est dans les Pensées sur l’interprétation de la
nature de 1753 que Diderot consacrera cette suprématie de la
biologie. Dans cet ouvrage Diderot « anticipe sur la révolution
qui va affecter l’histoire des sciences et marquer toute notre
modernité : le renversement de la monarchie absolue des
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mathématiques et l’avènement des sciences de la vie4». Dans sa


Lettre sur les aveugles Diderot va prolonger jusqu’au bout le
sensualisme de J. Locke selon lequel il n’y a de vérité
accessible que par l’expérience ; or « s’il n’y a pas d’idée innée,
il n’y a pas davantage de vérité révélée, pas davantage de
système politique fondé sur la tradition ou le droit divin. C’est
tout l’édifice du savoir, du pouvoir et des valeurs qu’il s’agit de
repenser sur ces bases radicalement nouvelles5 ». Plus généra-
lement, « sa pensée, loin de la discipliner, de l’enfermer dans les
limites d’un raisonnement dont les mathématiques servent de
modèle, il va la développer selon un programme qui s’ap-
parente davantage à la biologie, assimilant le multiple, le dispa-
rate, le contradictoire, le dissonant, l’inconstant dans des mé-

1 E. Cassirer, La philosophie des Lumières, op. cité p.221-222.


2 P. Lepape, Diderot op. cité p.162-163.
3 Idem p.56.
4 Idem p.150.
5 Idem p.85.

253
langes de plus en plus vastes dont il cherchera à discerner les
lois1 ».
Diderot opte pour une méthode que n’aurait pas désavouée
Claude Bernard. Toute recherche implique pour lui trois pha-
ses enchaînées : l’observation, l’hypothèse, la vérification. Cet
attachement à la méthode expérimentale constituera une cons-
tance de Diderot dans les articles qu’il rédigera pour l’Encyclo-
pédie. L’article Eclectisme (le mot étant pris au sens philo-
sophique fort et non avec l’appréciation péjorative qu’il com-
porte de nos jours) est pour Diderot non seulement l’occasion
de faire l’histoire de cette attitude philosophique, de montrer
que tombée dans l’oubli jusqu’à la fin du XVIe siècle elle res-
suscite ensuite sous la forme de la philosophie expérimentale,
mais surtout d’en donner une définition qui paraît s’appliquer à
merveille à sa propre attitude : « l’éclectique est un philosophe
qui foulant aux pieds le préjugé, la tradition l’ancienneté, le
consentement universel, l’autorité, en un mot tout ce qui sub-
jugue la foule des esprits, ose penser de lui-même, remonter
aux principes généraux les plus clairs, les examiner, les discuter,
n’admettre rien que sur le témoignage de son expérience et de

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sa raison2» Dans la Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient,
il écrit que dans toute question trois choses sont à distinguer «
le phénomène à expliquer, les suppositions du géomètre, le
calcul qui résulte des suppositions3 ». Il revient sur ce thème
dans ses Pensées sur l’interprétation de la nature, ouvrage dans lequel
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il esquisse une philosophie expérimentale et écrit « l’observa-


tion recueille les faits, la réflexion les combine, l’expérience
vérifie le résultat de la combinaison. Il faut que l’observation
de la nature soit assidue, que la réflexion soit profonde, et que
l’expérience soit exacte4 ».

L’ÉCONOMIE DES LUMIÈRES OU DE LA


PROBLÉMATIQUE DE LA RECHERCHE
Ayant situé l’économie dans le champ des différentes
disciplines, connaissant par ailleurs son caractère doublement
subordonné, selon Diderot, à la philosophie et à la politique,
sachant aussi que Diderot fait de la validation par l’expérience
le test de toute théorie, nous pouvons maintenant esquisser la

1 Idem p.271.
2 Diderot 1 Philosophie op. cité p.300.
3 Idem p.162.
4 Idem p.566.

254
problématique de cette discipline ou, si l’on préfère, en retracer
la « matrice disciplinaire » au sens que Kuhn donne à cette
expression1. On sera ainsi conduit successivement à examiner
les problèmes caractéristiques selon Diderot de l’époque dans
laquelle il vit et les solutions qu’il envisage pour y remédier.
Les problèmes de l’époque
On connaît le mot de Saint Just « le bonheur est une idée
neuve en Europe ». Cette nouveauté réside moins dans le
concept lui-même qui était depuis longtemps l’un des pôles de
toute quête philosophique, que dans les conditions de sa
réalisation. Un triple changement s’effectue en effet au XVIIIe
siècle. Changement d’échelle : le bonheur n’est plus discuté par
les seuls théologiens mais par tout le monde, salons et cafés
entre autres s’en emparant. Changement de tonalité : on passe
de la spéculation à l’expérience. Changement de contexte avec
l’accélération de la sécularisation. Pour articuler bonheur et
moralité, les Lumières recourent à la sociabilité « un « homme
social » tend à se substituer à l ’ « honnête homme » comme

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figure exemplaire de l’accomplissement de soi2». Si l’individu
est désormais responsable de son bonheur, une triple exigence
en résulte : il convient d’une part de l’affranchir des contraintes
que lui impose la religion, il convient d’autre part de lui assurer
par l’éducation la maîtrise de sa destinée ; il faut enfin, par
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l’aménagement des structures économiques lui procurer les


conditions matérielles de cet accomplissement.
On ne peut évoquer le XVIIIe siècle sans tenir compte de
la question de la religion. Si, au plan des pratiques, l’idée de
tolérance, apanage de la raison, commence à se faire jour3, si,

1 Selon Kuhn toute science repose sur des paradigmes qui sont la source des
méthodes admissibles, des domaines de recherche validés, des normes de la pra-
tique scientifique reconnues, du vocabulaire et des techniques acceptables, des
solutions pouvant être retenues fondant ainsi la « matrice disciplinaire » à laquelle
se rallie un groupe de scientifiques. La structure des révolutions scientifiques, Flam-
marion 1983.
2 P. Roger, Bonheur in V. Ferrone et D. Roche, Le monde des Lumières op. cité
p.55.
3 « Les Lumières dans leur ensemble promeuvent la condamnation de l’intoléran-
ce, rejet du mystère et séparent spiritualité et éthique religieuse » observe D.
Roche, La France des Lumières op. cité p. 341. « Raison, tolérance sont les termes
de la foi du siècle des Lumières œuvrant pour le progrès et le bonheur de tous »
écrit de son côté M.H. Froeschle- Chopard, Religion in V. Ferrone et D. Roche,
Le monde des Lumières op. cité p.224, qui nous montre comment d’une part les
clercs œuvrent pour une religion orientée vers le perfectionnement individuel et
débarrassée de toute superstition et comment, d’autre part, la philosophie des

255
quand la moralité et la religion sont en conflit, on se doit de
préférer la première, au plan de l’analyse philosophique la
rupture s’avère plus radicale. On en vient à considérer que « la,
religion n’a de fondement ni rationnel ni éthique : elle a
purement et simplement une cause anthropologique1» car née
de la peur des puissances surnaturelles et du désir de l’homme
de se les concilier. Dès lors « l’attitude critique et sceptique à
l’égard de la religion, voilà ce qui tient à l’essence même de la
philosophie des Lumières2». C’est pourquoi « l’encyclopédisme
français part en guerre ouverte contre la religion, contre sa vali-
dité, contre sa prétendue vérité. Il lui reproche non seulement
d’avoir freiné de tout temps le progrès intellectuel, mais en
outre de s’être toujours révélée incapable de fonder une vraie
morale et un ordre politique et social juste3 ».
C’est dans ce climat qu’il convient de situer la réflexion de
Diderot. À une époque où il était encore croyant ou tout au
moins déiste4 il écrivait alors sous forme de profession de foi
« je suis né dans l’Eglise catholique, apostolique et romaine et
je me soumets de toute ma force à ses décisions. Je veux
mourir dans la religion de mes pères et je la crois bonne autant

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qu’il est possible à quiconque n’a jamais eu aucun commerce
immédiat avec la Divinité et qui n’a jamais été témoin d’aucun
miracle5 ». Mais il n’hésite pas toutefois à user de l’ironie6 à
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Lumières s’efforce de fonder une religion, la religion naturelle, dans les limites de
la simple raison. Traitant, dans le même volume, de la tolérance, A. Rotondo en
esquisse la généalogie, le concept émergent « grâce à un mélange a) d’utopie et
de projets iréniques, b) de théorisations des droits de la conscience et de
revendications de la liberté de conscience, c) de projets et, sporadiquement, de
mesures de tolérance civile ou politique » (p.71) puis s’affinant progressivement
dans la seconde moitié du siècle sous l’influence de trois facteurs : l’approfon-
dissement des fondements du droit naturel, la polémique sur la fonction des
structures ecclésiastiques, l’intérêt pour les civilisations non européennes.
1 E. Cassirer, La philosophie des Lumières , op. cité p.191.
2 Idem p.154.
3 Idem p.143. L’Eglise marquera une certaine sensibilité à cette critique en inflé-
chissant sa pédagogie « l’apologétique apparaît désormais moins comme un ef-
fort de la raison pour exposer les vérités chrétiennes, démonter leur logique, que
comme une tentative pour illustrer leur utilité » D. Roche, La France des Lumières,
op. cité p.349.
4 « Le fond du livre est déiste » écrit A. M. Wilson, Diderot sa vie et son œuvre op.
cité p.49.
5 Pensées philosophiques in Diderot 1 Philosophie op. cité p.38. Cet ouvrage paru
en 1745, condamné en 1746 par le Parlement connaîtra dix éditions au XVIIIe
siècle et cinq ouvrages s’efforceront de le réfuter.
6 Ce faisant Diderot s’inscrit dans une pratique de lecture dont il explicitera les
caractéristiques dans les Mélanges pour Catherine II « ce n’est pas dans l’asile de la
contrainte, du respect, de l’ennui, du solennel, du sérieux que les hommes
s’instruisent ; les uns n’y vont pas, les autres s’endorment. C’est dans le rendez-

256
l’égard d’un certain nombre de dogmes comme celui de la
Trinité1 ou à se moquer avec verve de certains récits bibliques2.
Dans La promenade du sceptique3, ouvrage écrit en 1746-1747
mais qui ne sera publié qu’en 1830 et où l’on retrouve son
humour décapant4, « Diderot est fixé sur un certain nombre de
refus mais hésite encore sur son choix5 ». Par la suite Diderot
passera « par des phases de théisme et de déisme du christia-
nisme orthodoxe à un matérialisme fondamental, physiologi-
que, psychologique et neurologique qui ne laisse pas de place à
Dieu parce que, selon lui, l’existence de Dieu n’est pas néces-
saire pour expliquer l’univers6 » ; en d’autres termes l’adhésion
à l’athéisme7 relève du « principe de l’économie optimale8 »
laquelle s’exprime par exemple sous la forme suivante dans les
Observations sur Hemsterhuis : « l’introduction de Dieu dans la
nature ne fait que rajouter un agent superflu car avec cet agent
la même nécessité subsiste partout9». La Lettre sur les aveugles de
174910 sera une des premières manifestation de cet athéisme de

vous de la liberté, de l’amusement du plaisir. On ne lit pas un sermon. On lit, on


relit dix fois, vingt fois, une bonne comédie, une bonne tragédie ; on la trouve

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jusque dans le faubourg » Diderot 3 Politique p.266-276. C’est en effet que
« saupoudrer un écrit de sarcasmes et d’irrévérences est un des meilleurs moyens
de désacracliser une tradition et de détruire les antiques hiérarchies. Le recours
permanent à l’allusion, au sous-entendu, le maniement habile de l’équivoque, du
double jeu invite à une lecture déliée et nécessairement complice ». D. Masseau,
Les ennemis des philosophes. L’antiphilosophie au temps de Lumières op. cité p.62.
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1 « Dieu le père juge les hommes dignes de sa vengeance éternelle ; Dieu le fils
les juge digne de sa miséricorde infinie, le Saint Esprit reste neutre. Comment
accorder ce verbiage catholique avec l’unité de la volonté divine ? » Addition aux
pensées philosophiques ou objections diverses contre les écrits de différents théologiens, idem.
p.45.
2 « Le Dieu des chrétiens est un père qui prend grand cas de ses pommes et fort
peu de ses enfants » idem p.42 ou encore « ce que nous appelons le péché ori-
ginel Ninon, de Lenclos l’appelait le péché original » idem p.45.
3 Ouvrage dans lequel Diderot utilise la forme de l’allégorie en faisant se pro-
mener ensemble et deviser un chrétien, un athée, un idéaliste, un pyrrhonien, un
deiste et un spinoziste dans les trois allées d’un jardin, celle des épines (la reli-
gion), des marronniers (la philosophie) et des fleurs (le monde).
4 Par exemple, lorsque relevant les contradictions entre les deux Testaments, il
observe que « Dieu n’a pas été fort attentif sur le choix de ses secrétaires ou
qu’on a souvent abusé de sa confiance » Diderot 1Philosophie op. cité p.81.
5 L.Versini, Diderot 1 Philosophie, op. cité p.69.
6 A. M. Wilson, Diderot, sa vie et son œuvre, op. cité p.50.
7 L’athéisme de Diderot serait inquiet alors que celui de d’Holbach serait serein si
l’on en croit G. Minois Histoire de l’athéisme, Arthème Fayard 1998 p. 403.
8 idem p.50.
9 Diderot 1 philosophie op. cité p.767.
10 Cette année là le chancelier d’Argenson signera une lettre de cachet pour Di-
derot, vraisemblablement à la suite d’une dénonciation du curé de Saint Médard
faisant écrire à l’un de ses paroissiens que Diderot « est un homme très dange-

257
Diderot et de son adhésion à un matérialisme biologique qui
s’épanouira dans Le rêve de d’Alembert (1760)1 et les Principes
philosophiques sur la matière et le mouvement (1770) dans lesquels on
peut trouver une annonce du principe de conservation et de
transformation de l’énergie, ouvrages qui ne seront connus
qu’après sa mort. Le ton ne sera plus à l’ironie car il considère
alors dans la Réfutation suivie de l’ouvrage d’ Helvétius intitulé l’homme
que « quand on attaque les préjugés religieux on ne saurait
avoir ni montrer trop de retenue2» De la religion et de sa
critique à la politique et à ses orientations transformatrices il y
aura continuité car « il est impossible de révolutionner la philo-
sophie par un matérialisme moderne et un athéisme radical
sans réformer la cité par l’égalité et la démocratie3 »
Diderot se démarque de la plupart des auteurs de son épo-
que en matière d’éducation. Le siècle des Lumières n’est en
effet guère favorable au développement de la scolarisation du
peuple et, dans leur majorité, les encyclopédistes et gens de
lettres ne tiennent pas l’éducation populaire en grande estime.
Ainsi le Chalotais dans son Essai d’éducation nationale ou plan
d’étude pour la jeunesse redoute les conséquences de l’apprentis-

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reux et qui parle des saints mystères de notre religion avec mépris, qui corrompt
les mœurs ». L’enfermement à Vincennes va assurer à Diderot une forte re-
nommée ; « Diderot prisonnier se voit investi d’un emploi sublime : celui de
l’intelligence mise aux fers » écrit P. Lepape, Diderot op. cité p.90. C’est durant cet
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enfermement que J.-J. Rousseau, qui rendait fréquemment visite à son ami, a
rencontré son chemin de Damas. Rousseau raconte en effet dans ses Confessions
comment il tomba sur la question proposée au concours par l’Académie de
Dijon « si le progrès des sciences et des arts a contribué à corrompre ou à épurer
les mœurs ». Diderot donnera une version plus calme de cet épisode dans sa
Réfutation de l’ouvrage d’Helvétius intitulé l’Homme, en narrant comment il conseilla à
Rousseau de participer au concours.
1 Dans cet ouvrage qui fait du mouvement une propriété inhérente à la matière
« Leibniz est à Diderot ce que Hegel est à Marx » écrit A. Wilson, Diderot sa vie et
son œuvre op. cité p.470.
2 Diderot 1 Philosophie op. cité p.906 ; « Si le tout actuel est une conséquence de
son état antérieur, il n’y a rien à dire, si l’on veut en faire le chef d’œuvre d’un
être infiniment sage et tout puissant, cela n’a pas le sens commun » écrit-il encore
dans Eléments de physiologie idem p.1317.
3 L. Versini, préface à Diderot 2 Contes p.11. Les bijoux indiscrets - conte libertin à la
manière de Crébillon nous narrant les mésaventures d’un « bijou », « fréquenté,
délabré, délaissé, parfumé, fatigué, mal servi, ennuyé, etc. » (p.39), dans lequel
Diderot mêle allègrement sciences de la vie ( psychophysiologie du désir et de la
sexualité, exploration de l’inconscient ou du refoulé, étude du déterminisme
physiologique qu’on retrouve dans la Religieuse), débats philosophiques (Newton
versus Descartes) ou littéraires (querelle des anciens et des modernes) avec des
allusions à l’actualité de l’époque, voire, dans les Additions aux bijoux indiscrets ,
s’intéressant à la possibilité d’une détermination scientifique des aptitudes profes-
sionnelles - ne s’ouvrent-ils pas par l’affirmation que « les peuples, las d’obéir à
des souverains imbéciles, avaient secoué le joug de leur postérité » ?

258
sage de la lecture pour « des gens qui n’eussent dû apprendre
qu’à dessiner et manier le rabot et la lime » ; Voltaire n’est pas
plus généreux « il me paraît essentiel, écrit-il, qu’il y ait des
gens ignorants. Si vous faisiez valoir comme moi une terre, et
si vous aviez des charrues, vous seriez de mon avis ; ce n’est
pas le manœuvre qu’il faut instruire, c’est le bon bourgeois,
l’habitant des villes ». Cette vision s’accompagne souvent de
considérations sexualisées, comme c’est le cas chez Mirabeau
qui écrit « je proposerai peu de choses sur l’éducation des fem-
mes. Les hommes, destinés aux affaires doivent être élevés en
public. Les femmes au contraire, destinées à la vie intérieure,
ne doivent peut être sortir de la maison paternelle que dans
quelques cas rares ». Diderot, au contraire s’élève contre cette
conception élitiste en en dévoilant les arrières plans sociaux
« le grief de la noblesse (envers l’instruction populaire) dit-il, se
réduit peut être à dire qu’un paysan qui sait lire est plus malaisé
à opprimer qu’un autre » ; de même partage-t-il la vision
égalitariste de Condorcet1 qui propose en 1793 « une éducation
commune aux hommes et aux femmes, parce qu’on ne voit
point de raison pour la rendre différente, on ne voit point par

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quel motif l’un des deux sexes se réserverait exclusivement
certaines connaissances ».
Pour caractériser l’esprit du XVIIIe siècle et les spécificités
sociales sur lesquelles va se porter l’attention des contempo-
rains dans le champ économique, on pourrait partir de l’image
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que nous propose P. Lepape : « aux figures mâles de l’Ancien


régime – Dieu, le Roi – le siècle va substituer deux autres figu-
res aux attributs généreusement féminins : la nature et la li-
berté2 ». La nature et la liberté sont précisément deux termes
qui caractérisent le programme physiocratique en cernant
d’une part ses fondements analytiques (la nature dont la géné-
rosité nous fournit le produit net) et ses revendications poli-
1 L’attitude de Diderot à l’égard des femmes n’est cependant pas dénuée de toute
équivoque. Son texte sur les femmes peut être interprété aussi bien comme une
manifestation machiste que comme un texte féministe. Machiste, Diderot le se-
rait lorsqu’il écrit « si nous avons plus de raison que les femmes, elles ont plus
d’instincts que nous, la seule chose qu’on leur ait apprise, c’est à bien porter la
feuille de figuier qu’elles ont reçu de leur première aïeule » Diderot 1 Philosophie
op. cité p.958, étayant ce jugement humoristique de considérations renvoyant à la
nature, la sensibilité exacerbée des femmes en faisant des hystériques (Diderot
traitera de l’hystérie dans ses contes Mystification ou encore dans La vision de M.
de Brignicourt) dans leur jeunesse et des dévotes dans un âge plus avancé. Par
contre il se montre féministe quand il en vient à superposer à une détermi-
nisme biologique une dépendance sociale, la loi traitant les femmes « comme des
enfants » (idem p.954).
2 P.Lepape, Diderot, op. cité p.37.

259
tiques (la liberté sous la forme du laisser-faire laisser-passer).
Dans une société « travaillée par la montée de forces nou-
velles : les valeurs du travail, les mérites de l’entreprise et de
l’entrepreneur, l’attraction de la liberté et de la réussite éco-
nomique, le repli sur le privé, la diffusion de l’utilitarisme et la
laïcisation1», deux traits distinctifs caractérisent la situation de
l’économie politique au XVIIIe siècle. On observe d’une part
une émancipation de la littérature économique, « la modernité
du XVIIIe siècle consiste précisément à avoir transformé le
philosophe en économiste2 », Smith étant bien entendu la figu-
re emblématique de cette évolution. D’autre part on constate
l’élaboration d’un nouveau modèle de systématisation théori-
que prenant deux formes, celle du calcul que valorise par
exemple Diderot dans son article Arithmétique politique de
l’Encyclopédie, et celle du système qui s’épanouit avec la « secte »
car en effet « avec leur schéma abstrait les physiocrates ont
fondé l’économie en tant que science3».
Ce sont les Notes sur la réfutation des Dialogues de Galiani mais
surtout la forme plus élaborée qu’est l’Apologie de Galiani qui
permettent de cerner au mieux la conception que se fait Dide-

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rot des problèmes économiques de son temps. Certes ce n’est
pas la première fois que notre auteur aborde ces questions.
Pendant longtemps on aurait pu penser que Diderot s’en re-
mettait aux idées défendues par les physiocrates. N’avait-il pas
confié à Quesnay la rédaction d’articles importants comme
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« Fermiers » et « Grains » et, dans l’article Laboureur que Dide-


rot écrivit lui-même pour l’Encyclopédie, on peut trouver l’af-
firmation suivante « c’est la terre, c’est la terre seule qui donne
les vraies richesses » qui pourrait passer pour une véritable
profession de foi physiocratique. Mais la lecture de Galiani qui,
à vingt ans en 1749, avait publié un Traité sur la monnaie et
rédigé, cinq ans plus tard, un ouvrage sur la conservation des
blés, va permettre à Diderot de réviser son jugement et d’af-
finer ses positions. Editeur des Dialogues sur le commerce des blés
de Galiani qui remet en cause le décret du 19 juillet 1764 sur la
libre circulation des grains, chargé par Sartine d’être le censeur
de l’ouvrage de l’abbé Morellet qui s’efforçait de réfuter
Galiani, effectuant à l’occasion du voyage qu’il fit à Bourbonne
et à Langres en août 1770 une enquête personnelle auprès des
paysans pour connaître les données concrètes de leur activité,
1 D. Roche, La France des Lumières, op. cité p.597.
2 M. Albertone, Economie politique in V. Fererone et D. Roche, Le monde des
Lumières op. cité pp.341-342.
3 Idem p.347.

260
le fonctionnement des marchés et celui des manufactures, Di-
derot va être conduit à développer le concept d’utilité publique
qui l’entraîne à contester deux argumentaires fondamentaux
des physiocrates : celui des droits sacrés de la propriété et celui
de la liberté totale du commerce. Pour Diderot, instruit par
Galiani, si, comme le pensent les physiocrates, les lois du libé-
ralisme sont justes quand les récoltes sont bonnes et que le
grain abonde, par contre leur croyance en l’harmonie naturelle
n’est plus fondée quand la production est faible, car, comme
Galiani l’avait observé lors de la famine qui avait ravagé la ville
de Naples en 1764, on constate dans une économie de pénurie
augmentation des prix, spéculation, disettes. Ceci conduit Di-
derot à écrire « comment a-t-on prouvé que la liberté illimitée
fixe le prix et le rend invariable. Cela peut être vrai par
abstraction… cela va bien dans la tête ; en pratique je doute
fort que cela s’arrange aussi bien1 ». En même temps il fait part
d’une observation qui anticipe l’effet Giffen « sachez qu’on
mange deux fois plus de pain en Champagne et partout, dans
les disettes que dans les abondances de vin2 ». Dans ses
Observations sur le Nakaz, Diderot se démarquera encore davan-

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tage des physiocrates, réfutant l’impôt unique, dénonçant non
seulement l’agrarianisme excessif à ses yeux de la physiocratie3
mais allant jusqu’à remettre en cause la théorie du produit net
et le rôle des « classes stériles » : « ce sont ceux qui ne cultivent
pas et qui ont besoin de vivre qui doublent et triplent le travail
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de l’agriculteur, c’est donc le manufacturier qui fait fleurir


l’agriculture et non l’agriculture qui fait fleurir la manufac-
ture4 ». Et, réagissant contre les déductions spéculatives qui
sont trop souvent le fait des physiocrates, Diderot justifie la

1 Apologie de l’abbé Galiani p.138.


2 Idem p.133.
3 « Le principe des économistes (les physiocrates) porté à l’excès condamnerait
une nation à n’être que des paysans » Diderot 3 Politique, op. cité p.546.
4 Idem p.550. La pratique de l’anglais de Diderot lui permet sans doute mieux
que ceux qu’on considère généralement de son temps comme « économistes »
(les physiocrates) de dépasser le réductionnisme agraire de ceux-ci. En effet
« Outre-Manche, la progression simultanée du capitalisme agraire et du capita-
lisme marchand a permis l’évolution de l’économie vers la suprématie de
l’échange et la division du travail ; c’est le premier grand marché où circulent
sans cesse capitaux, emprunts et salaires. En France, la structure de la société -
lente à bouger, ancrée au sol et rebelle au déracinement, où règne l’imbrication
des droits, des tenures, des coutumes et des formes d’exploitation - fait que l’éco-
nomie repose moins sur la division du travail et sur la circulation que sur la
répartition hiérarchique du revenu des terres ; l’économie d’échange ne forme
alors qu’un circuit accessoire alimenté par l’excédent des récoltes » D. Roche La
France des Lumières op. cité p.135.

261
nécessité de l’observation minutieuse des faits : « c’est la longue
expérience qui instruit, et tout homme qui écrit du commerce
sans avoir acheté ou vendu une épingle, tout homme qui écrit
du commerce des blés sans avoir vendu ou acheté un grain, du
commerce de l’argent sans avoir signé une lettre de change,
d’agriculture ou de baux sans avoir possédé un pouce de ter-
re, et d’importation ou d’exportation, de commerce de mer
sans avoir vingt sous d’intérêt sur une cargaison, pourrait bien
dire autant de sottises que de mots1 ».
Les solutions suggérées
Les encyclopédistes se veulent réformateurs sociaux et con-
seillers du Prince ; en conséquence leur projet s’adresse aussi
bien à la société « du bas » qui sera concernée essentiellement
par un vase programme éducatif, qu’à la société « du haut » qui
aura pour tâche de réaliser un certain nombre de réformes in-
dispensables. L’expression de despotisme éclairé2 résume assez
bien le projet et constitue en tout cas le cadre politique dans
lequel les propositions vont s’inscrire, mais sur ce point essen-

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tiel, Diderot ne manque pas d’afficher sa différence ainsi que
nous allons le voir. Par ailleurs, la réalisation du projet implique
de trouver du côté du pouvoir une oreille attentive : certains,
comme Voltaire, penseront à Frédéric II, d’autres, comme Di-
derot mais aussi par exemple Mercier de la Rivière, à Catherine
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II. Les souverains se livreront à une véritable chasse aux cer-


veaux liée à la « conscience du rôle décisif de la suprématie
intellectuelle3». Du côté des intellectuels et en particulier de
Diderot, « la Russie de Catherine est pour eux ce que sera pour
leurs lointains successeurs la Chine de Mao4 ».
La position originale de Diderot vis-à-vis du despotisme
éclairé mérite d’être précisé. Dans l’Anti Frédéric, il en dénonce
l’hypocrisie « appeler ses esclaves des citoyens, c’est fort bien
fait, mais il vaudrait mieux n’avoir point d’esclaves5» ; « plus le
souverain affecte de la pitié, plus la perte est certaine6» Dans
son ouvrage Réfutation suivie de l’ouvrage d’Helvétius intitulé l’Hom-

1 Apologie de l’abbé Galiani op. cité p.126-127.


2 S’inspirant de la philosophie des Lumières l’expression a été inventée par les
historiens allemands au milieu du XIXe siècle. J. de Viguerie, Histoire et dictionnaire
du temps des Lumières 1715-1789, op. cité p.579.
3 P. Lepape, Diderot, op. cité p.293.
4 Idem p.297.
5 Diderot 3 Politique op. cité p.176.
6 Idem p.191.

262
me, il n’hésite pas à écrire : « le gouvernement arbitraire d’un
prince juste et éclairé est toujours mauvais… il enlève au
peuple le droit de délibérer , de vouloir ou de ne vouloir pas ,
de s’opposer même à sa volonté lorsqu’il ordonne le bien ;
cependant le droit d’opposition, tout insensé qu’il est, est
sacré1» . De même dans sa Contribution à l’histoire des deux Indes il
écrit qu ’« on a dit quelquefois que le gouvernement le plus
heureux serait celui d’un despote juste et éclairé. C’est une
assertion très téméraire. Il pourrait arriver que la volonté de ce
maître absolu fut en contradiction avec la volonté de ses
sujets2 ». Dans le même ouvrage et dans un passage consacré à
la Russie il s’écrie « peuples ne permettez donc pas à vos
prétendus maîtres de faire, même le bien, contre votre volonté
générale3 ». Il n’hésite pas non plus à dire à Catherine II « tout
gouvernement arbitraire est mauvais ; je n’en excepte pas le
gouvernement arbitraire d’un maître bon, ferme, juste et
éclairé4 ».
À Saint-Petesbourg où il rencontre quotidiennement Cathe-
rine II, en même temps qu’il ne manque pas de s’informer sur
l’état de la Russie (importance des production nationales, de la

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flotte marchande, volume et valeur du commerce extérieur,
nature des importations et des exportations, population de
l’Empire et des grandes villes, rapport du salaire d’un ouvrier
journalier au prix du pain etc, informations que ses interlo-
cuteurs marquent une réticence à lui donner alors que vient
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d’éclater, quand Diderot arrive dans la capitale de la Russie, la


révolte de Pougatchev), Diderot rédige pour l’ Impératrice une
série de mémoires d’inspiration réformiste. Catherine II aime
les idées et apprécie Diderot dont elle dit « c’est une tête bien
extraordinaire, on n’en rencontre pas souvent de pareille ».
Diderot, de son côté, « s’applique à présenter de la manière la
plus acceptable pour une souveraine absolue des projets qui
allaient à l’encontre d’une conception despotique du gouverne-
ment. Chaque entretien avec la souveraine était précédé par
l’écriture d’un petit traité sur le sujet du jour que Diderot lisait
ensuite à Catherine. Après la discussion avec la tsarine, le texte
était éventuellement amendé avant d’aller rejoindre les autres
mémoires dans un cahier de maroquin rouge conservé par l’im-

1 Diderot 1 Philosophie, op. cité p. 862.


2 Diderot 3 Politique, op. cité p.590.
3 Idem p. 660.
4 Mélanges philosophiques, historiques pour Catherine II in Diderot 3 Politique op.
cité p.275.

263
pératrice elle-même1 ». Mais les idées de Diderot n’intéressent
Catherine que « comme ligne d’horizon, potentialité d’une
action qu’elle doute d’avoir jamais les moyens d’entre-
prendre2 ». Aussi n’hésite-t-elle pas à remettre éventuellement
les pendules à l’heure : « Monsieur Diderot, j’ai entendu avec le
plus grand plaisir tout ce que votre brillant esprit vous a inspi-
ré ; avec tous vos grands principes que je comprends très bien,
on ferait de beaux livres et de mauvaise besogne. Vous oubliez,
dans tous vos plans de réforme, la différence de nos positions ;
vous, vous ne travaillez que sur le papier qui souffre tout, il est
uni, simple et n’oppose d’obstacle ni à votre imagination, ni à
votre plume, tandis que moi, pauvre impératrice, je travaille sur
la peau humaine qui est bien autrement irritable et chatouil-
leuse3 ». Diderot va recommander à Catherine II tout un pro-
gramme de réformes ; il remplit la fonction de conseiller cultu-
rel, politique, philosophique : il s’en enchante sans voir qu’il
sert surtout d’otage et d’alibi4.
Les programmes de réformes des Lumières concernent de
nombreux domaines : la fiscalité, le commerce, les marchés,
l’Eglise, l’ouverture d’un horizon d’activités économiques etc.

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Mais, dans un contexte marqué par un double processus – la
concentration du pouvoir autour du Prince et l’émergence de la
société civile – la réflexion va s’organiser autour de deux con-
cepts nouveaux : la nation perçue comme sujet historiquement
souverain, doté de droits constitutionnels inhérents à son
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existence, la constitution ou règlement fondamental de l’acti-


vité de l’autorité politique5. C’est pourquoi, selon Diderot,
préalablement à toute tentative de réforme, il convient d’établir
une loi fondamentale qu’on appellerait de nos jours une
constitution, consentie par le concours général des volontés
des sujets, établie comme sacrée et inviolable. Ce n’est qu’en-
suite qu’on peut entrer dans le champ des réformes à opérer.
Les Mélanges philosophiques historiques pour Catherine II, en pa-
rallèle aux recommandations adressées à la tsarine, dressent un
tableau de la France où sont montrés les empiètements succes-
sifs du pouvoir. C’est ce tableau comparé de la France et de la
Russie qui conduit Diderot à utiliser une formule qui pourrait
sembler relever de la plus basse flatterie mais qui, plus vrai-
1P. Lepape, Diderot op. cité pp.378-379.
2Idem p.380.
3Mémoires du comte de Ségur, cité par P. Lepape op. cité p.378.
4L. Versini in Diderot 3 Politique op. cité p.201.
5J.M. Portillo Valdes, Politique, in V. Ferrone et D. Roche, Le monde des lumières
op. cité.

264
semblablement, reflète les difficultés que Diderot a connues
avec la justice ou la lucidité avec laquelle il regarde le fonction-
nement de l’administration de son pays1 et les espoirs qu’il
pouvait mettre dans les changements à opérer en Russie à la
suite de ses conseils : « je ne me suis jamais connu plus libre
depuis que j’habite la contrée que vous appelez des esclaves, et
jamais plus esclave que tant que j’ai habité la contrée que vous
appelez des hommes libres ». Le programme de réformes de
Diderot qu’on trouve dans cet ouvrage, complété par celui
qu’on découvre dans Observations sur le Nakaz2 va concerner
tout un ensemble de questions. Les unes sont relatives à l’ad-
ministration3 pour le recrutement de laquelle il préconise le
concours « même aux places les plus importantes4 » ; ses pro-
positions concernent aussi bien la police que la justice (Diderot
suggère par exemple une aide gratuite aux indigents et marque
son intérêt pour les juridictions consulaires, se prononce pour
des peines pécuniaires plutôt que pour des peines infamantes,
examine les conflits de juridiction, envisage la simplification
des procédures, s’intéresse à la défense des accusés), le service
militaire national, l’aménagement du territoire5 ou l’hygiène.

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Les autres concernent le droit civil : établissement de titres de
propriété, de terriers pour éviter les contestations ; condamna-
tion de la primogéniture en matière d’héritage ; acceptation du
divorce car « l’indissolubilité est contraire à l’inconstance si
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1 Diderot dénonce comme suit la corruption « je dirais au client : allez au mi-


nistre, allez au commis du ministre, allez à la maîtresse du commis et n’y allez pas
les mains vides ; la maîtresse parlera au commis, le commis au ministre, le mi-
nistre au roi et vous arriverez » in Diderot 3 Politique p.242.
2 Il s’agit d’annotations de Diderot sur l’Instruction de l’impératrice de Russie aux dé-
putés pour la confection des lois ou Nakaz composée par Catherine II qui a utilisé
Montesquieu, Beccaria, Le Mercier de la Rivière et dont Diderot refait le plan et
comble les lacunes.
3 « Dans l’articulation des pratiques sociales, politiques et cognitives, des Lu-
mières aux révolutions, se lit la trajectoire conjointe des origines de l’administra-
tion moderne et des analyses sociales » D. Roche La France des Lumières, op. cité
p.24.
4 Idem p.282.
5 « La route se retrouve au centre du débat politique et administratif » D. Roche
La France des Lumières op. cité p. 45.L’aménagement du territoire est pensé au
XVIIIe siècle comme processus, comme ensemble de flux de circulation à
réguler, ce qui correspond à la notion de réseau et surtout comme établissement
d’une société d’échanges raisonnables. A. Picon, Architectes et ingénieurs, in V.
Ferrone et D. Roche Le monde des lumières op. cité p.195-202. En même temps,
dans les villes, les opérations d’alignement se multiplient, des plans directeurs de
la croissance urbaine privilégiant les fonctions d’échange et de circulation voient
le jour. Cet intérêt porté à la ville se retrouve dans la multiplication des entrées la
concernant dans l’Encyclopédie. D. Lepetit Ville, in V. Ferrone et D. Roche Le
monde des lumières op. cité pp.359-368.

265
naturelle à l’homme » et parce que « la facilité de se séparer fait
qu’on se ménage réciproquement, la liberté de se séparer fait
qu’on se sépare rarement1 ». D’autres enfin relèvent de l’éco-
nomie, Diderot se prononçant pour la liberté aussi bien en ce
qui concerne le commerce2 que le crédit, n’envisageant comme
seules limitations que celles qui concernent les vivres ou den-
rées, les poids et mesures, l’exercice de la médecine, de la chi-
rurgie et de la pharmacie, les métiers qui emploient l’or ou
l’argent
A une époque caractérisée selon Ariès par « l’invasion de
l’enfance dans les sensibilités », marquée de plus par des préoc-
cupations pédagogiques3 comme en témoignent les suggestions
de Rousseau, l’éducation va être considérée comme un devoir
public ayant pour objectif le bien commun : « le siècle entier
vit sur une espérance : celle de l’efficacité de l’éducation par
laquelle le peuple peut entrer dans une autre culture4 » mais, en
même temps, réalité plus prosaïque, l’éducation du peuple « se
conçoit moins pour libérer les classes populaires que pour les
rendre économiquement plus efficaces et socialement plus

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dociles5 ». C’est pourquoi « dès le début existe donc deux par-
cours différenciés, avec des modèles pédagogiques différents
selon le destin social6 » .Qu’en est-il de Diderot ?
L’éducation est un thème auquel Diderot attache une
extrême importance et qui l’a toujours préoccupé mais c’est là
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aussi la Russie qui va le conduire à en traiter dans toute son


ampleur. Déjà abordé dans les Mélanges philosophiques et histori-
ques pour Catherine II, se retrouvant avec insistance dans ses
Observations sur le Nakaz, c’est toutefois dans le Plan d’une
université que le thème s’épanouit et est traité avec le maximum
de détails. Envoyé à Catherine II en mai 1975, prenant l’uni-
versité de Paris comme repoussoir, développant un program-
me encyclopédique qui reproduit l’arbre des connaissances du
Prospectus et du Discours préliminaire le travail de Diderot s’ouvre
1 Diderot 3 Politique, op. cité p.329.
2 Il écrit dans ses Observations sur le nakaz « j’avoue que je suis dans le préjugé
que le gouvernement ne doit aucunement se mêler du commerce, ni par règle-
ment, ni par prohibitions, et que gêner le commerçant ou le commerce, c’est la
même chose » Diderot 3 Politique , op. cité p.552.
3 Le XVIIIe siècle est marqué par une véritable « frénésie pédagogique » J. de
Viguerie, Histoire et dictionnaire du temps des Lumières 1715-1789, op. cité p.328.
4 D. Roche, La France des Lumières op. cité p.304.
5 Idem p.306.
6 M. Roggero, Education, in V. Ferrone et D. Roche, Le monde des lumières op. cité
p.243.

266
par une définition ; « une université est une école dont la porte
est ouverte indistinctement à tous les enfants d’une nation et
où des maîtres stipendiés par l’Etat les initient à la con-
naissance élémentaire de toutes les sciences1 », se caractérise
par un objectif clairement affiché « instruire une nation, c’est la
civiliser2 » et par l ’indication d’une méthode de travail « poser
les principes généraux, en tirer les grandes conséquences et
négliger les exceptions3 ». Diderot trace ensuite le plan des
études pour chacune des Facultés. Pour la Faculté des arts et
dans un premier cours d’études (qui correspond à notre en-
seignement secondaire), en supposant que les élèves savent lire,
écrire et ont des connaissances d’arithmétique, les études sont
organisées en huit classes. Dans la première, l’enseignement
porte essentiellement sur l’arithmétique, l’algèbre, le calcul des
probabilités, la géométrie ; dans la seconde sur la physique,
dans la troisième sur la cosmologie ; dans la quatrième sur
l ’histoire naturelle et la physique expérimentale ; dans la cin-
quième sur la chimie et l’anatomie ; dans la sixième sur la logi-
que et la grammaire générale ; dans la septième sur la langue
russe ; dans la huitième sur le grec, le latin et les belles lettres.

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Dans un second cours d’études de la même Faculté qui cor-
respond approximativement aux terminales de nos lycées ou
aux propédeutiques de nos universités, on aurait deux clas-
ses : dans la première, l’enseignement concernerait la philo-
sophie et des éléments de la science économique (agriculture),
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dans la seconde, il porterait sur l’histoire, la mythologie, la


géographie et la chronologie. Le programme des études est
tout aussi détaillé pour les Facultés proprement dites : Méde-
cine où Diderot affiche un souci de combiner théorie et prati-
que dans une structure voisine de nos CHU avec études en
sept ans (commençant par la chimie, l’anatomie, la physio-
logie, se poursuivant par la pathologie, la chirurgie, les maladies
aiguës et chroniques) ; Droit avec études en quatre ans partant
du droit naturel, passant par le droit civil et ecclésiastique, se
terminant par la procédure civile et criminelle ; Théologie4 avec
étude de l’écriture sainte, de la théologie et de l’histoire ecclé-
1Diderot 3 Politique op. cité p.418.
2Idem p.415.
3Idem p.416.
4 Traitant de cet enseignement Diderot qui ne dissimule pas la façon dont il
conçoit le rôle de la religion écrit « Sa majesté impériale veut-elle un clergé, des
prêtres ou n’en veut-elle point ? Le prêtre n’est jamais un sujet indifférent…
Ligué tantôt avec le peuple contre le souverain, tantôt avec le souverain contre le
peuple, il ne s’en tient guère à prier les dieux que quand il se souvient peu de la
chose » Diderot 3 Politique op. cité p.480.

267
siastique. Diderot ne s’en tient pas au seul énoncé des pro-
grammes ; il évalue le nombre de chaires nécessaires, conseille
les ouvrages à utiliser, étudie la question des examens, envisage
par exemple pour les professeurs de droit l’éméritat après
quinze ans d’enseignement et leur entrée dans la magistrature,
s’intéresse aux visites de salles d’hôpital par les enseignants de
médecine et leurs étudiants, préconise les autopsies, traite de
l’inspection générale, organise les emplois du temps quotidiens
et les vacances des étudiants, porte intérêt aussi bien à la
discipline des élèves, à l’enseignement de l’anatomie pour les
filles, aux bourses pour les indigents, qu’à la condition pécu-
niaire des maîtres ou à l’organisation des bâtiments.
Arrivé au terme de ce parcours, que peut-on dire de Dide-
rot et de ses rapports à l’économie ? Ses multiples centres d’in-
térêt en font un « génie centrifuge1 » bien à même de conduire
à son terme la réalisation de l’Encyclopédie à laquelle son nom est
désormais attaché. Philosophe, Encyclopédiste, c’est dans cette
perspective qu’il aborde l’économie à la manière dont on pou-
vait le faire dans son pays et à son époque dont il est une sorte

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de figure emblématique : « Pour qu’un homme individuel inté-
resse l’histoire, il faut qu’il soit, comme on dit, représentatif,
c’est-à -dire représentatif de beaucoup d’autres ou alors qu’il ait
eu sur la vie et le destin des autres une influence vérifiable, ou
encore qu’il fasse ressortir, par sa singularité même, les normes
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et les habitudes d’un groupe en un temps donné2 ». Diderot


remplit bien chacune de ces conditions. En même temps la
façon dont il traite de l’économie est bien fidèle au tableau du
savoir qu’il dressait dans le Prospectus : branche de la morale,
relevant des sciences de l’homme, inscrite dans le cadre de la
raison ou de la philosophie, n’ayant pas encore conquis son
autonomie3, l’économie de Diderot s’inscrit en conséquence
1 G. May, Préface à l’ouvrage de A. Wilson Diderot, sa vie et son œuvre, op. cité
p.VII.
2 A. Prost, Douze leçons sur l’histoire, Le Seuil 1996 p.148.
3 Forçons le trait pour dire en quoi consisterait de nos jours cette autonomie
« Le champ des économistes paraît au premier abord doté des traits caracté-
ristiques d’une forte autonomie : un langage parfois ésotérique, très éloigné du
sens commun ; des procédures sophistiquées d’intégration des jeunes entrants ;
des normes techniques propres ; l’existence de traditions intellectuelles, de cou-
rants, de catégories de classement qui lui sont spécifiques ; ses propres critères
d’évaluation ; son système de gratification avec au sommet le prix Nobel et di-
verses étapes intermédiaires. Il semble scientifiquement intégré et unifié, comme
le montre l’unification des cursus d’économie autour des trois pôles que sont la
microéconomie, la macroéconomie et l’économétrie » F. Lebaron , Les croyances
économiques, Le Seuil 2000 pp.42-43

268
dans une « archéologie du savoir1». C’est ce statut qui en fait
tout à la fois les limites et l’intérêt. Mais la vision de l’éco-
nomie est-elle après tout très différente chez Diderot de ce
qu’elle était chez Smith qui nous disait « l’économie politique
considérée comme une branche des connaissances du législa-
teur et de l’homme d’Etat se propose deux objets distincts : le
premier de procurer au peuple un revenu ou une subsistance
abondante, ou, pour mieux dire, de le mettre en état de se
procurer lui même ce revenu ou cette subsistance abondante,
le second objet est de fournir à l’ Etat ou à la communauté un
revenu suffisant pour le service public : elle se propose d’enri-
chir à la fois le peuple et le souverain2 ».

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1 Expression que nous empruntons à J. Lallement qui, après nous avoir dit que
« alors que l’histoire de la pensée désigne d’un même mot (économie politique) le
Tableau de Quesnay, les Principes de Ricardo, le Capital de Marx, l’archéologie du
savoir établit à l’intérieur du domaine de l’économie, une rupture entre deux
formes de positivité : d’abord l’analyse des richesses jusqu’à la fin du XVIIIe
siècle, puis, à partir de Ricardo, l ’économie politique », nous précise que « la
logique même de l’archéologie déplace la question en privilégiant les catégories
spatiales plutôt que temporelles. Le lieu, la disposition l’espace, le niveau, l’articu-
lation, le champ, la place, la configuration, le tableau, le seuil, la surface sont des
termes qui reviennent perpétuellement ; le temps est conçu comme la rupture
d’une configuration ou d’une série, un changement de place, de niveau, mais ja-
mais comme un écoulement, un mouvement continu : ce qui prédispose à un
raisonnement en termes de structures, de tableau plutôt qu’en termes de deve-
nir » Histoire de la pensée ou archéologie du savoir, Economies et sociétés 1984 n°
10 p.68 et 89.
2 La richesse des nations, Guillaumin 1859 p.176.

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Alex

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