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FAIRE LES COMPTES : NORMES COMPTABLES, NORMES SOCIALES

Ana Perrin-Heredia

Belin | « Genèses »

2011/3 n° 84 | pages 69 à 92
ISSN 1155-3219
ISBN 9782701157726
DOI 10.3917/gen.084.0069
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-geneses-2011-3-page-69.htm
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Faire les comptes :
normes comptables, normes sociales

Ana Perrin-Heredia
PP. 69-92

« [La science économique] condamne tacitement sur le plan moral ceux que l’ordre
économique dont elle enregistre les présupposés a déjà condamnés dans les faits »
(Bourdieu 2003 : 85).

Dans la France des années 20001, le modèle du salariat stable (Castel 1995)
imprègne encore de multiples façons les catégories aussi bien administratives et
politiques que statistiques ou savantes. Celles destinées à rendre compte de la
situation économique des agents sociaux, qu’objective par ailleurs le formalisme
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mathématique, en sont un exemple particulièrement frappant. Ces catégories
sont en effet des projections d’une logique comptable pensée pour le salarié
stable. Elles peuvent, au niveau microsociologique, s’avérer inappropriées
lorsqu’elles s’appliquent au fonctionnement des économies domestiques aussi
bien de cadres que d’artisans, de commerçants ou d’ouvriers. Toutefois, étudier
plus particulièrement l’économie domestique des membres des classes populaires
permet d’autant mieux de le mettre en évidence que leurs propriétés sociales,
liées à « un certain type de place sociale (subordonnée, subalterne, dominée) »,
tout autant que culturelles, « plus ou moins marquées par rapport aux groupes
plus élevés », (Schwartz 1998 : VIII) sont propres à faire véritablement « disjonc-
ter »2 ces catégories. L’application de ces catégories comptables à cette population
d’étude permet dans le même temps de rappeler que si des représentations
situées du monde social entrent toujours en jeu dans la production des instru-
ments de standardisation, aussi techniques soient-ils (Coquery, Menant et
Weber 2006 ; Desrosières 2008), elles n’ont pas la même incidence selon les
groupes sociaux et sont bien un des vecteurs de la domination économique.

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Les analyses présentées ici se fondent sur une enquête réalisée au sein d’un
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quartier classé « zone urbaine sensible » d’une ville moyenne française, c’est-à-dire
défini par les politiques publiques comme regroupant des populations considérées
administrativement comme démunies économiquement et socialement (Perrin-
Heredia 2010). Si l’objectif consistait à réaliser une ethnographie économique des
pratiques de gestion et de consommation des habitants du quartier (Dufy et
Weber 2007), l’attention s’est, pour commencer, portée sur les structures locales,
publiques et privées, d’encadrement et de normalisation des budgets domestiques
(centres sociaux et associations bancaires). L’accès aux habitants du quartier a
ensuite été facilité par la circulation au sein de plusieurs réseaux d’interconnais-
sance (Maison de quartier, mosquée, Parti communiste, Secours catholique, asso-
ciations de quartier). Il a alors été possible de réaliser de nombreux entretiens,
longs et approfondis, auprès de personnes qui se situaient toutes dans le premier
quintile de la population française3, bénéficiaient d’un logement social et ne
payaient pas d’impôt sur le revenu. La méthode de l’ethnographie économique a
permis de saisir les pratiques et les représentations, les trajectoires et les histoires
de vie de certains habitants du quartier tout autant que de replacer les enquêtés
dans des réseaux familiaux, amicaux, religieux, politiques et dans un espace insti-
tutionnellement, administrativement, économiquement et socialement structuré.
C’est cette méthode qui autorise à rendre compte aussi bien des contraintes qui
pèsent sur les individus enquêtés que des ressources (non plus seulement écono-
miques mais aussi sociales) qu’ils sont en mesure de mobiliser pour y faire face.
Ainsi, ces données ethnographiques ont tout d’abord permis de mettre en
évidence les opérations de traduction effectuées par divers agents d’administra-
tions publiques ou privées (conseillers bancaires, travailleurs sociaux, bénévoles
d’associations, etc.) lors de la recension des budgets domestiques. Elles font
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apparaître l’existence de différences entre la comptabilité institutionnelle et la
comptabilité domestique propres à remettre en cause les règles utilisées par ces
agents. Souligner la distance qui sépare les pratiques de certains administrés des
« normes et attentes de l’institution » (Dubois 2009 : 36) autorise ensuite à poin-
ter du doigt les présupposés sociaux contenus dans les normes comptables : la
comptabilité institutionnelle des ménages repose sur des représentations particu-
lières de l’unité domestique, d’une part, et du temps, d’autre part.

Comment « comptent » les institutions


Différents organismes sont habilités à juger de la tenue des comptes domes-
tiques. Ils procèdent selon des règles simples et semblables. Au cours des procé-
dures de surendettement par exemple, les commissions départementales de sur-
endettement exigent la liste détaillée des revenus et des dépenses des débiteurs
défaillants qui les sollicitent (Lacan 2004). Le bilan ainsi dressé sert, à chaque

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fois, à déterminer dans quelle mesure l’individu ou le groupe domestique deman-

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deur parvient à respecter la contrainte de revenu qui est la sienne. C’est ce qu’on
appelle communément le calcul de l’« équilibre budgétaire ». Celui-ci se réalise au
moyen d’additions et de soustractions, opérations mathématiques élémentaires,
voire triviales. D’un côté, les ressources sont additionnées, de l’autre les dépenses
sont totalisées, enfin la somme des dépenses est soustraite à celle des ressources.
Les comptes sont ainsi appréciés à l’aune du résultat obtenu. Lorsqu’il est supé-
rieur ou égal à zéro, la situation économique est jugée stable et solide ; en
revanche, s’il est négatif, la situation n’est pas considérée comme viable.
Pourtant le travail de « traduction » des normes comptables (Callon 1986)
que doivent accomplir les individus en charge d’accompagner les personnes en
difficulté économique laisse entrevoir que les règles qu’appliquent de façon rou-
tinière les institutions sont loin d’être aussi neutres et universellement partagées.
Pour s’en convaincre, il paraît opportun de s’intéresser à une catégorie d’agents
bien particuliers, appelés ici « accompagnateurs budgétaires », qui travaillent dans
le cadre d’associations privées ou parapubliques (associations bancaires, associa-
tions d’aide aux consommateurs) ou d’administrations publiques (assistantes
sociales et surtout conseillères en économie sociale et familiale). Ces agents, véri-
tables street level bureaucrats (Lipsky 1980), ont pour mission d’appuyer les per-
sonnes en difficulté économique dans leurs démarches aussi bien auprès des
banques ou des organismes financiers que des commissions de surendettement.

Encadré 1 : Les accompagnateurs budgétaires


Concernant les données utilisées dans cette partie, je dure de surendettement). Tous ces représentants
me suis appuyée plus précisément sur des entretiens d’administrations publiques et d’associations d’obé-
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et des observations d’interactions au guichet ou à diences diverses ont servi à l’analyse. Cependant, la
domicile réalisés auprès de conseillers d’associations conseillère en économie sociale et familiale de la cir-
issues du secteur bancaire, de bénévoles et de salariés conscription de la solidarité départementale en charge
du Secours catholique, de conseillères en économie du quartier, que j’ai appelée Alice Marchand, consti-
sociale et familiale de la Caisse d’allocations familiales tuera l’axe central de ces réflexions : non seulement le
et de conseillères en économie sociale et familiale du métier de conseillère en économie sociale et familiale
département. Malgré des divergences de principes et est, au sein de la constellation des accompagnateurs
de mises en œuvre, leurs actions visaient à accompa- budgétaires, le plus institutionnalisé, celui dont les
gner des personnes en difficulté économique en leur savoirs et savoir-faire sont les plus bureaucratisés, sys-
apprenant à « mieux » gérer leur budget et/ou à les tématisés, conceptualisés4 mais c’est aussi avec Alice
appuyer dans leurs démarches pour stabiliser leur Marchand que j’ai pu réaliser le plus d’entretiens et
situation financière (aide au lancement de la procé- d’observations5.

La traduction des codes administratifs


La position institutionnelle des accompagnateurs budgétaires, à l’interface
entre institutions publiques et/ou privées et ménages en difficulté économique,
peut les amener à effectuer un travail de traduction des catégories utilisées par

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ces organismes en direction des ménages ordinaires. Les méthodes développées


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par Alice Marchand, la conseillère en économie sociale et familiale en charge du


quartier où a été menée l’enquête, permettent de comprendre comment cette
médiation s’effectue.
Pour recueillir de manière systématique le budget des usagers qu’elle ren-
contre, Alice Marchand ne leur fait pas directement remplir un dossier de suren-
dettement. Elle a en revanche mis au point un certain nombre de techniques qui
visent à accoutumer peu à peu ses usagers aux formulaires administratifs afin de
les accompagner pas à pas et du mieux possible dans la constitution du dossier.
Elle a, dans cette optique, réalisé une fiche budgétaire type qu’elle a voulu rendre
le moins austère possible (doc. 1). Elle utilise ainsi du papier de couleur, des
caractères typographiques de grandes tailles dans une police qu’elle trouve relati-
vement ludique, et des repères visuels censés symboliser les postes budgétaires à
préciser. Ces artifices de présentation sont, selon elle, un moyen de donner à
l’exercice budgétaire une tournure moins scolaire, moins rébarbative et plus
accessible, mais également de mettre en évidence les grandes lignes de ce que
doit être cet exercice pour être considéré comme recevable par l’institution. Par
ailleurs, pour amener ses usagers à remplir correctement les pages « ressources »
d’un dossier de surendettement, Alice Marchand les aide d’abord à dresser, selon
un ordre bien précis, la liste des revenus disponibles et évalue leur pérennité. Elle
commence en effet, dans un premier temps, par s’enquérir des aides sociales per-
çues par les usagers puis, dans un second temps, elle interroge le montant des
revenus issus du travail. Elle note enfin les autres versements dont bénéficie le
ménage (droits à la retraite, indemnités en cas de maladie ou d’accident, pen-
sions alimentaires, etc.). Lorsque ces ressources ne sont pas versées de manière
mensuelle – certaines pensions de retraite sont versées trimestriellement – elle
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effectue systématiquement les calculs pour établir une base commune de comp-
tabilité faisant « comme si » elles « arrivaient tous les mois sur le compte ». La
conseillère intervient de la même manière pour faciliter le recueil de l’ensemble
des dépenses mensuelles dont ses usagers doivent s’acquitter. Elle s’inquiète
d’abord des dépenses afférentes au logement puis de celles relatives aux moyens
de communication. Elle reprend ensuite les montants dus au Trésor public, les
dépenses liées au transport, à la santé et aux enfants. Elle demande par ailleurs si
l’usager constitue chaque mois une épargne et, enfin, elle dresse la liste des prêts
ou des crédits contractés par l’usager. Chaque dépense est recalculée sur une base
mensuelle. Si l’usager paye sa facture d’électricité tous les deux mois, celle-ci est
divisée par deux ; s’il paye la taxe d’habitation en une seule fois, le montant est
divisé par douze et ainsi de suite.
Les revenus et les dépenses ainsi mensualisés sont alors sommés, puis sous-
traits l’un à l’autre. La différence entre le total des ressources mensuelles et le
total des dépenses mensuelles permet à Alice Marchand d’obtenir ce qu’elle
appelle le « reste à vivre », c’est-à-dire ce dont dispose en moyenne l’usager pour

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Doc 1. Fiche budgétaire d’Alice Marchand. © DR.

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subvenir à ses besoins en alimentation, en produits d’hygiène et d’entretien,


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d’habillement, de loisirs (sorties, vacances) et autres (timbres, photocopies, ciga-


rettes, réparation voiture, etc.). Elle s’enquiert alors des impayés de la famille
(retards de loyer, mensualités de crédits impayées, découvert bancaire, etc.), noté
« endettement » sur sa feuille de budget.
Avec ce système de comptabilité, Alice Marchand préformate en douceur les
usagers aux normes d’évaluation de la Banque de France, elle les prépare à rem-
plir correctement la fiche budgétaire utilisée par les commissions de surendette-
ment et les familiarise avec les catégories utilisées par l’institution. Mais, dans le
même temps, elle essaye aussi de concilier les exigences de la demande institu-
tionnelle (telles qu’elles sont formulées dans un dossier de surendettement) et les
réalités pratiques que ses usagers expérimentent au quotidien. Ainsi, par
exemple, la manière dont elle répartit et ordonne la liste des ressources possibles
est significative du public qu’elle côtoie. Pour s’adapter à son public, la
conseillère a en effet choisi de ne pas reprendre les catégories de la Banque de
France qui distinguent ressources salariales et ressources non salariales afin de
tenir compte du fait que selon elle, pour les usagers dont elle s’occupe, « toucher
son RMI6 » c’est comme « toucher son salaire ». Elle commence même par
prendre en compte les revenus issus des transferts sociaux. Ceux-ci comportent
davantage d’items, ce qui correspond dans son cas à une réalité de terrain : la plu-
part des personnes qu’elle rencontre bénéficient de plusieurs transferts sociaux
quand il ne s’agit pas de leurs seules ressources. L’ordre de présentation des
dépenses versées au Trésor public renvoie à la même logique : la taxe d’habitation
est celle qui est le plus probablement versée par les usagers qui la sollicitent
puisque rares sont ceux qui sont imposables sur le revenu7. De même, on peut
constater la place proportionnellement plus petite laissée à l’épargne en compa-
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raison de celle réservée aux crédits ou aux prêts.
Outre ces efforts de présentation, Alice Marchand convertit également le
vocabulaire institutionnel et financier dans le langage courant. Elle porte ainsi
une attention particulière à expliciter le principe du « forfait alimentaire » tel que
le calculent les commissions de surendettement et qui englobe les charges non
fixes auxquelles doit faire face le débiteur. En effet, contrairement à ce que l’inti-
tulé pourrait laisser entendre, il ne comprend pas uniquement les dépenses en
alimentation. Il inclut plus largement toutes les dépenses considérées comme
non fixes, telles que (pour être très concret et éclectique) les vêtements, les pro-
duits d’hygiène et d’entretien, les timbres, les réparations de voiture, etc.
Alice Marchand est même parfois amenée à aller contre les convictions écono-
miques de ses usagers comme lorsqu’elle doit transposer dans la colonne « res-
sources » ce qui pour eux correspond à une dépense. Les allocations personnalisées
au logement en sont un bon exemple. La conseillère explicite ainsi la difficulté
qu’elle éprouve à faire admettre que les allocations personnalisées au logement doi-
vent être indiquées dans les ressources, dans ce qu’elle traduit, avec ses mots,

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comme étant « ce qui entre sur le compte » alors que pour les habitants du quartier

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vivant dans un logement HLM8 (la très grande majorité de ses usagers), cette
somme n’arrive jamais sur le compte puisqu’elle est déduite directement du mon-
tant de leur loyer. Cette prestation en nature, à destination contrainte, n’est donc
pas pensée comme une rentrée d’argent, contrairement à ce que pratique l’admi-
nistration sociale, mais plutôt comme une réduction de dépenses.
En définitive, parce qu’elle effectue toutes ces opérations de mise en liste et
de calcul de manière didactique, en expliquant ce qu’elle fait au fur et à mesure,
devant l’usager, et en spécifiant ce que cela lui permet d’obtenir, elle effectue un
véritable travail de traduction de la logique administrative, de la manière dont la
Banque de France compte et pense les comptes. Elle permet par ce travail de
faire entrer « en douceur » les comptes domestiques de ses usagers dans les cases
administratives des dossiers de surendettement.

Artefacts de comptabilité
La manière dont les revenus et les dépenses sont ainsi listés, sommés puis
déduits répond à un certain nombre d’objectifs précis. Ce type de recueil de don-
nées s’avère en effet très utile pour les organismes de contrôle et/ou de régulation
du budget des ménages : il définit une base de calcul unique, commune et unifor-
misée (le mois), applicable théoriquement à tous les budgets par simple division
ou multiplication. Il autorise alors la référence à des critères légaux (Rosental
2003 ; Desrosières 2008). Par exemple, la distinction opérée entre charges fixes et
non fixes (ces dernières étant regroupées sous le label « forfait alimentaire ») par-
ticipe de ce processus de surveillance et de prévention. Elle permet de mettre en
évidence ce qui pour l’administration doit être payé chaque mois – les dépenses
« pré-engagées »9 ou « contraintes » qui relèvent d’un engagement contractuel et
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qui donc, en termes légaux, correspondent aux litiges à régler.
Cependant, si ces règles comptables permettent de rendre compte du fonc-
tionnement des économies domestiques, elles ne les donnent à voir que sous un
certain angle et orientent les manières de penser l’organisation du budget (Des-
rosières 1989 ; Lhuissier 2007 : 30). La distinction entre charges fixes et non
fixes implique ainsi, même involontairement, un ordre des priorités dans le
règlement des dépenses10, voire une hiérarchie implicite. En effet, l’opération qui
consiste à considérer un « reste à vivre » à partir de la différence entre ressources
et dépenses mensuelles précédemment listées produit un « résidu » mathématique
qui correspond dans la réalité en grande partie à ce qui est essentiel, à ce qui fait
vivre ces familles : les dépenses en alimentation, en habillement, etc. Cette sous-
traction donne accès par déduction à un certain nombre de besoins qui, par un
effet de présentation, acquièrent une place secondaire. La hiérarchisation des
dépenses entre charges fixes et non fixes ne se fait en effet pas selon un critère
d’« indispensabilité » (ce qu’il faut pour vivre)11 mais selon un critère de contrac-
tualisation (les dépenses pour lesquelles la personne s’est engagée chaque mois :

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loyer, téléphone, mutuelle, impôts, crédits…). Deux formes de calcul des


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dépenses coexistent alors – pour reprendre la distinction suggérée par Florence


Weber (2006 : 71) à propos du temps – un calcul par soustraction (l’argent qu’il
reste pour vivre) et un calcul par addition (l’argent qu’il faut pour payer les
dettes). De même, dans la mesure où le forfait alimentaire est déterminé par des
seuils légaux12, les besoins alimentaires, vestimentaires et de loisirs se trouvent en
partie définis de manière hétéronome : les institutions décident à la place des
usagers du montant maximal qu’ils peuvent allouer à ces besoins au vu des res-
sources qui sont les leurs.
Mais, au-delà de ces effets d’imposition, la mise en compte institutionnelle
des économies domestiques porte en elle nombre de présupposés qui non seule-
ment masquent les logiques économiques effectives des ménages ainsi évalués
mais sont également susceptibles de conduire à considérer la tenue de leur bud-
get comme déficiente. En effet, lorsque les accompagnateurs budgétaires trans-
posent les modes de calcul de leurs usagers de façon à ce qu’ils coïncident avec
ceux de l’administration, ils harmonisent des unités de comptes de façon à obte-
nir une base homogène et uniformisée de calcul. Toutes les ressources et les
dépenses sont de fait agrégées de manière à ce qu’à un ménage, entendu comme
l’ensemble des habitants d’un même logement, corresponde une unité domes-
tique de compte. De même, toutes les ressources et toutes les dépenses sont
mensualisées, ce qui fixe l’unité temporelle de compte. Ces opérations de traduc-
tion font pourtant apparaître le fait que le calcul de l’équilibre des comptes est
toujours implicitement borné dans l’espace et dans le temps. Confrontées aux
pratiques économiques populaires, ces unités de comptes révèlent leur contenu
normatif – fonctionnement de l’unité domestique, fongibilité et indifférenciation
des ressources et des dépenses, régularité des opérations, rapport à l’avenir –
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indiscutablement lié à des représentations socialement constituées du temps, de
la famille et du sens des échanges entre apparentés.

L’unité domestique de compte


Pour évaluer la viabilité des finances de leurs usagers, les accompagnateurs
budgétaires utilisent le ménage comme unité domestique de compte. Les
contours de cette unité sont prédéfinis (il s’agit de l’ensemble des habitants d’un
même logement) et à l’intérieur de celle-ci l’ensemble des ressources et des
dépenses est agrégé et indifférencié afin de produire un revenu global ainsi
qu’une dépense globale par ménage. Tous les revenus, quelle que soit leur pro-
venance (issus du travail de l’homme, de la femme ou des enfants, issus des
transferts sociaux), sont susceptibles d’être utilisés par n’importe lequel des
membres du ménage, à égalité et pour n’importe quelle dépense13. Pourtant,
pour bien des ménages enquêtés, les ressources et les dépenses ne forment pas

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des ensembles homogènes dont chacune des composantes serait équivalente aux

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autres (Roy 2006 : 102)14. Elles sont au contraire explicitement autonomisées,
attribuées, personnifiées, selon un système de « marquage » parfois complexe,
pour reprendre la terminologie de Viviana Zelizer, qui permet de souligner la
dimension symbolique des pratiques économiques, « marquées par le social »
(2005b : 27-74).

Postuler que tous les revenus sont mutualisés


Selon la conception institutionnelle du ménage, tous les revenus sont censés
être mutualisés pour constituer une enveloppe globale. Il est donc acquis que
tous ses membres concourent aux besoins du ménage à hauteur de la totalité de
leur revenu. Mais, prenons le cas de Christine et de Roger (voir encadré 2, pages
suivantes). Ils hébergent à titre gratuit leur fils Jérémy (dix-neuf ans). Ce dernier
est peintre en bâtiment. Pourtant, le salaire de Jérémy est loin de bénéficier dans
sa totalité au budget familial. Christine, qui gère le budget du ménage, ne dis-
pose pas tous les mois des 1 300 euros que gagne son fils. Bien que Jérémy conti-
nue de vivre chez ses parents, Christine considère en effet comme impensable
« de lui prendre tout son argent. Sinon ça servirait à quoi qu’il travaille ? ». Jérémy
lui verse cependant une « pension » d’environ 200 euros par mois, la variabilité
étant à la discrétion de Christine (« ça dépend, c’est quand j’ai envie, ce dont j’ai
besoin mais j’ai pas envie non plus de demander… »).
Cette « pension », que Christine présente comme une habitude familiale
(« nous on donnait aussi une pension à nos parents ») et qui semble être, d’une
manière plus générale, une habitude populaire15, se justifie, toujours selon Chris-
tine, par le fait qu’en échange elle « lui fai[t] sa lessive, il a son manger, [elle] lui
fai[t] sa gamelle le matin, [elle] lui fai[t] tout ! ». Christine considère donc que
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cette « pension » rémunère en quelque sorte son travail (de mère) et compense
(en partie seulement) les coûts liés à la présence de Jérémy. Le couple héberge en
effet Jérémy malgré le surcoût que sa présence génère (baisse des allocations
familiales, de leur aide personnalisée au logement et augmentation de leur taxe
d’habitation)16. Or, Christine n’envisage en aucune manière de reporter cette sur-
charge sur son fils. Christine et Roger n’ont d’ailleurs jamais interrogé leur fils
quant à ses intentions de rester ou non au domicile parental et n’envisageraient
pas de le solliciter davantage financièrement. Christine s’exclame ainsi :
« (elle rit) Si je lui prenais j’aurais plein de sous ! Je vivrais bien si je lui prenais ! (elle
rit) Mais bon… il serait pas d’accord de travailler et puis que je lui prenne son
argent je crois pas là ! à mon avis, il arrête de travailler si je lui prends son argent…
y’en a qui le prennent l’argent de leurs enfants mais c’est pas mon style donc… je
m’amuserais pas à lui prendre… ».

Le rire de Christine est ici significatif, il est la marque de sa gêne, celle que
provoque le fait de penser l’impensable car Christine et Roger considèrent

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Encadré 2 : Présentation des cas


En soulignant le contenu normatif de ces catégories, il juge. Mélanie est par ailleurs la sœur de Stéphanie et
ne s’agit pas, bien évidemment, de faire preuve de l’ex-belle sœur de Christine. Stéphanie, trente-six ans, vit
naïveté. Il n’est pas question de penser que ces unités en concubinage et a trois enfants de deux, neuf et
de compte puissent un jour correspondre parfaite- douze ans. Elle est actuellement en congé parental. Elle
ment à la réalité empirique et encore moins de laisser travaille cependant, en complément, trente-deux heures
entendre que les acteurs publics, les économistes ou par mois, en tant qu’auxiliaire de vie, ce qui lui rapporte
les statisticiens ne seraient pas conscients de ce que 257,13 euros. Son concubin est agent de nettoyage (en
ces modèles ont de simplificateur. On peut en contrat de travail à durée indéterminée [CDI] et à temps
revanche, grâce à l’étude de cas particuliers (Passeron plein mais lorsque nos entretiens se terminent son ave-
et Revel 2005), souligner certaines limites que présen- nir professionnel est menacé). Il gagne environ
tent ces catégories. 1200 euros par mois. Stéphanie et Cyril perçoivent en
Pour ce faire, on s’appuiera sur les entretiens réalisés outre 476 euros d’allocations familiales pour leurs trois
auprès de Mélanie, Stéphanie et Christine, rencontrées enfants, (incluant la prestation d’accueil jeune enfant) et
via la Maison de quartier17 (voir docs 2 et 3) et dont les 140 euros d’APL. Christine enfin a quarante et un ans.
niveaux de vie se situent à la frontière du premier décile Elle est pacsée et a trois enfants de douze, quinze et
de la population française. Mélanie, trente-quatre ans dix-neuf ans. Elle est agent de nettoyage depuis peu (en
au moment des entretiens, est divorcée et a deux contrat de travail à durée déterminée [CDD] 15 heures
enfants de cinq et huit ans. Elle est « gouvernante » à par semaine) pour un salaire d’environ 400 euros par
temps plein et en contrat à durée indéterminée pour mois. Son conjoint, Roger, est peintre en bâtiment (en
l’Union départementale des associations familiales et CDD à temps plein) dans la même entreprise que leur
gagne environ 1 100 euros par mois. Elle perçoit en fils aîné, Jérémy (en CDI à temps plein). Il perçoit un
outre 160 euros d’allocations personnalisées au loge- salaire de 1 120 euros tandis que Jérémy gagne
ment (APL) et 120,32 euros d’allocations familiales. Son 1 300 euros par mois. Par ailleurs, Christine et son
ex-mari ne lui verse pas les 70 euros par enfant et par conjoint bénéficient de 186,17 euros au titre des alloca-
mois au titre de la pension alimentaire décidée par le tions familiales et de 75 euros d’APL.

Doc. 2. Arbre généalogique des enquêtés (*). © DR. En grisé les personnes avec lesquelles
j’ai réalisé des entretiens.
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78 Ana Perrin-Heredia s Faire les comptes : normes comptables, normes sociales


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D O S S I ER
Doc 3. Récapitulatif des niveaux de vie des enquêtés*

Ménage Ménage Ménage


de Stéphanie de Mélanie de Christine ***
Composition Stéphanie (36 ans) Mélanie (34 ans) Christine (41 ans)
du ménage Cyril (39 ans) 2 enfants: 5 et 8 ans Roger (42 ans)
3 enfants: 2, 9 et 12 ans 2 enfants: – 12 et 15 ans
Unités
2,4 1,6 2,3
de consommation **

Salaire mensuel 1 Cyril: 1200 euros Mélanie: 1100 euros Roger: 1120 euros

Salaire mensuel 2 Stéphanie: 344, 13 euros Christine: 400 euros

Aides A.F. 470 euros 120 euros 186,15 euros


sociales
mensuelles A.P.L. 140 euros 160 euros 75 euros

Total mensuel 2 166,13 euros 1 380 euros 1 781 euros


Prime pour
800 euros
Imposition l’emploi
annuelle T.H.
253 euros 440 euros 310 euros
R.T.
(2 160,13*12-253)/2,4 (1 380*12+800-400)/1,6 (1 781*12-310)/2,3
Niveau de vie par u.c.,
10 725 euros par u.c. 10 600 euros par u.c. 9 157 euros par u.c.

(*) Selon les définitions de l’Insee, le niveau de vie est égal au revenu disponible du ménage divisé par
le nombre d'unités de consommation (u.c.). Le revenu disponible d'un ménage comprend les revenus
d'activité, les revenus du patrimoine, les transferts en provenance d'autres ménages et les prestations
sociales (y compris les pensions de retraite et les indemnités de chômage nets des impôts directs).
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(**) Unités de consommation (u.c.) selon l’échelle d’équivalence dite de l’OCDE [Organisation de
coopération et de développement économiques] modifiée : 1 u.c. pour le premier adulte, 0,5 u.c. par
adulte supplémentaire et/ou par enfant de plus de 14 ans, 0,3 u.c. par enfant de moins de 14 ans.
(***) Calculé selon les strictes règles de la statistique nationale, tous les revenus des membres du
ménage doivent être comptabilisés. Dans le cas du ménage de Christine, il faudrait donc tenir compte
du salaire de Jérémy (soit 1 300 euros mensuels). Cependant, ce calcul s’avérerait, dans le cas présent,
si peu conforme à la réalité qu’il est peu probable que l’Insee opèrerait une telle mesure. On propose
donc ici une approximation qui consiste à « exclure » Jérémy – en tant que source de revenu et unité de
consommation – du calcul du niveau de vie du ménage de Christine, cette opération apparaissant la
plus proche de la situation que connaît effectivement ce ménage. Il n’est pas cependant pas possible de
corriger entièrement les effets de la présence de Jérémy (perceptibles notamment dans le montant des
allocations familiales, de l’aide personnalisée au logement ou de la taxe d’habitation. Ces opérations ne
sont donc, bien évidemment, que des estimations du niveau de vie.
A.F. : Allocations familiales
A.P.L. : Aide personnalisée au logement
T.H. : Taxe d’habitation ;
R.T. : Redevance télévisuelle.

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comme « normal » d’accompagner leur fils vers l’autonomie (y compris au détri-


D O S S I E R

ment de la leur). De fait, lorsque Christine parle de ses relations économiques


avec son fils, elle invoque sans cesse, en complément de la description de leurs
arrangements, ce qu’elle « peu[t] faire » et ce qu’elle « ne peu[t] pas faire » à l’ins-
tar de ce que décrit Viviana Zelizer (2005b) lorsqu’elle montre que les individus
« marquent » leurs dépenses conformément aux définitions qu’ils ont du genre de
rapports qu’ils entretiennent : ces échanges économiques sont indissociables des
normes morales qui structurent leurs relations.
Le marquage des revenus et les normes de comportement qu’appliquent
Christine et son mari dans ce cas, certes très particulier, s’opposent donc au prin-
cipe de mutualisation des ressources que porte en lui le concept de « ménage »
utilisé comme unité de compte domestique. Il suggère ce faisant son contenu
normatif, les représentations de la famille et du sens des échanges qu’il suppose.
Selon ce principe, les échanges sont anticipés selon un schéma standardisé tra-
duisant des normes relationnelles et familiales bien particulières : les plus dotés
économiquement subviendraient aux besoins des moins pourvus, sans que
n’entrent en considération des questions de genre ou de génération.

Supposer que toutes les dépenses sont indifférenciées


Ensuite, toujours selon cette même conception institutionnelle de l’unité
domestique, toutes les dépenses seraient indifférenciées : elles sont donc censées
être réparties à égalité entre les différents membres du ménage.
Ce postulat, déjà critiqué par des économistes et des sociologues (Browning
et al. 1994 ; Roy 2006) paraît entrer en contradiction avec les pratiques et les
représentations propres aux milieux populaires. Richard Hoggart (1970 : 90-91),
par exemple, soulignait déjà que dans l’Angleterre du milieu du siècle dernier, la
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part des dépenses consacrées aux enfants était sans commune mesure avec celle
que leurs parents s’accordaient. Il s’étonnait même « de constater – quand on sait
toutes les besognes qui incombent à la mère et les difficultés que rencontre une
famille populaire pour équilibrer son budget – qu’on exige si peu des enfants et
qu’on leur laisse utiliser comme argent de poche tout ce qu’ils peuvent gagner
pendant leur temps libre ». De même, Olivier Schwartz (2002 : 144) remarquait,
à propos des arbitrages budgétaires des familles du Nord de la France, que le fait
de « nourrir ses enfants constitu[ait] pour la quasi-totalité des acteurs le premier
des soucis et le point d’honneur parental par excellence ».
De fait, Christine et Roger consacrent une part non négligeable de leurs
revenus à satisfaire les besoins et les envies de leurs enfants. Ainsi, alors que
Christine fait les courses en prêtant une grande attention au prix des produits
qu’elle achète, elle ne regarde pas (autant) à la dépense lorsqu’il s’agit de ses
enfants. Pour eux, elle achètera des produits plus chers en prenant un soin parti-
culier à ce qu’ils correspondent à leurs souhaits (seuls ses enfants ont droit à « de
la marque » pour les vêtements ou les chaussures). Toujours « à cause des

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enfants », elle se contraint à varier ses achats et ne peut pas toujours suivre les

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promotions (elle ne s’autorise pas, par exemple, à leur acheter plusieurs fois la
même marque de gâteaux). Ils sont « très difficiles » et Christine fait son possible
pour les satisfaire.
Ces quelques éléments tendent à montrer que, dans les milieux populaires
comme dans bien d’autres classes sociales (Roy 2006), les dépenses ne sont que
rarement réparties « également » entre les différents membres du ménage comme
le suppose l’administration. Bien au contraire, la part des dépenses que les
enfants occupent dans les dépenses globales pourrait même, dans certains cas,
sembler « disproportionnée » au regard du revenu familial18 et est, en tout état de
cause, vraisemblablement sous-évaluée dans la conception classique du ménage
qu’utilisent les accompagnateurs budgétaires.

Les contours de l’unité domestique


Enfin, d’après cette conception institutionnelle, le ménage admet des
contours précis et fixes – l’ensemble des habitants d’un même logement – au sein
duquel se réalise l’équilibre budgétaire. Pourtant, dans le cas de Mélanie et Sté-
phanie, il paraît difficile de comprendre le fonctionnement de l’économie domes-
tique des deux ménages auxquels elles appartiennent sans prêter attention aux
échanges de nature économique qui les unissent (Herpin et Déchaux 2004). Ces
considérations incitent à les envisager comme ne formant qu’une unité domes-
tique, celle au sein de laquelle se réalise l’équilibre des comptes. En effet, Stépha-
nie garde et nourrit les enfants de sa sœur lorsque cette dernière travaille le soir.
En contrepartie, Mélanie lui verse 100 euros par mois et achète les desserts de ses
enfants. Mélanie fournit ainsi un revenu annexe au ménage de sa sœur, complé-
ment important et régulier de ses ressources. Dans le même temps, pour Mélanie,
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l’aide que sa sœur lui apporte pour garder et nourrir ses enfants est un vrai appui
qui allège considérablement le poids de la contrainte économique qu’elle subit. La
charge financière que représentent les deux enfants de Mélanie en matière d’ali-
mentation et de garde est, de ce fait, répartie sur plusieurs ménages. Les enfants
constituent une « cause commune » (Roy 2006) qui justifie que ces deux ménages
mutualisent leurs ressources et forment une maisonnée (Weber 2002 : 73)19. Mais
cette maisonnée n’a, semble-t-il, pas pour seule ambition de préserver, voire
d’améliorer le bien-être des enfants : c’est la survie de l’ensemble de ses membres
qui fonde son existence. Force est d’ailleurs de constater que Mélanie comme Sté-
phanie, qui toutes deux sont les gestionnaires en chef du budget de leur ménage
respectif, finissent chaque mois à quelques euros près du zéro. Le ménage de l’une
ne peut exister sans celui de l’autre : leurs budgets sont réellement interdépen-
dants. L’équilibre budgétaire peut se réaliser mensuellement mais à la condition
que leurs ressources fusionnent (au moins en partie) car, s’ils fonctionnaient indé-
pendamment l’un de l’autre, il est probable qu’ils se retrouveraient en déficit.
Preuve en est des multiples arrangements annexes qui s’organisent dans ce but,

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comme le fait que Mélanie, qui possède une voiture, fasse « le taxi » pour sa sœur,
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l’emmène « faire les courses du mois » et, pendant près de deux heures, l’aide à
remplir ses « deux caddies ». En véhiculant sa sœur, Mélanie permet à Stéphanie
de faire ses achats dans des magasins éloignés auxquels elle n’a que difficilement
accès (et où donc probablement elle n’irait pas) et lui permet de réaliser ainsi un
certain nombre d’économies.
Ces arrangements bénéficient à l’ensemble des individus insérés dans ces
échanges et ces derniers semblent être la condition nécessaire pour que « tienne »
en équilibre leur budget respectif. Seule l’interdépendance de leur économie, la
mutualisation d’un certain nombre de ressources et de charges permettent
d’équilibrer leurs comptes. Ces maisonnées particulières – elles n’ont que peu à
voir avec les maisonnées des aristocrates ou des agriculteurs – que l’on peut
appeler « maisonnées de survie » (Perrin-Heredia 2010 : 396-409), marquées par
la nécessité de se préserver et la conscience de l’incertitude de l’avenir, permet-
tent de comprendre comment certains comptes tiennent en équilibre sur le
temps mensuel de l’équilibre bancaire du fait de – et grâce à – leur dépendance
réciproque.
Contrairement donc aux hypothèses qui fondent le calcul de l’équilibre des
comptes, les ressources ne sont pas toutes mutualisées et les dépenses sont loin
de s’effectuer « à égalité » entre les différents membres de l’unité domestique. Par
ailleurs, la mutualisation systématique de l’ensemble des revenus et des dépenses
occulte toutes les formes d’échange interpersonnel – « cadeaux » ou « transactions
intimes » (Zelizer 2005a) – qui peuvent exister au sein de l’unité domestique.
Ces considérations, en soulignant les présupposés contenus dans le fonctionne-
ment du ménage, interrogent également la pertinence des contours du ménage
comme unité domestique « normale ». En ce sens, l’application de cette catégorie
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à une classe particulière d’agents sociaux met en lumière l’ethnocentrisme que
ces limites contiennent et leurs effets politiques implicites dans la mesure où la
catégorie de ménage contribue à mesurer la pauvreté et les inégalités.

L’unité temporelle de compte


Les accompagnateurs budgétaires utilisent par ailleurs, en sus d’une unité
domestique de compte, une unité temporelle de compte. Ils multiplient ou divi-
sent l’ensemble des revenus et des dépenses du ménage de façon à obtenir un
revenu moyen et une dépense moyenne par mois. Ils évaluent ainsi l’équilibre
budgétaire grâce à cette base unique, mensuelle, de comptabilité.
Le choix du mois comme unité temporelle de mesure de l’équilibre budgé-
taire apparaît justifié du fait du fonctionnement même de la société et explique
les opérations qu’effectuent notamment les accompagnateurs budgétaires pour
présenter l’ensemble des ressources et des dépenses à partir de cette unité

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conventionnelle de compte. De fait, la « bancarisation » des ménages (Lazarus

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2009 : 27-146), la mensualisation des salaires20 et le développement des formes
contractuelles d’échange (contrats de location, de fournitures en énergie, de prêt)
contribuent à fixer ce cadre temporel. Le banquier édite en effet un relevé de
comptes tous les mois (sauf sur demande, mais cette nouvelle édition est alors le
plus souvent facturée) ajusté à la perception mensuelle d’un salaire qui fonde le
calcul de l’équilibre budgétaire sur cette même base de calcul. La mensualisation
est en outre une technique de comptabilité très efficace pour garantir l’équilibre
des comptes dans la mesure où elle revient à faire comme si l’ensemble des reve-
nus et des dépenses était réparti de manière uniforme sur l’année. Elle a l’avan-
tage de présenter le temps comme divisible en unités similaires, répétables à
l’infini et donc prévisibles. En ce sens, la mensualisation est bien au fondement
de la budgétisation. La finalité espérée est de pouvoir budgétiser les comptes, au
sens littéral du terme, c’est-à-dire de pouvoir prévoir, provisionner, anticiper des
dépenses exceptionnelles, se prémunir contre les risques de la vie, se projeter
enfin dans l’avenir en capitalisant une épargne. Ces considérations justifient que
les accompagnateurs budgétaires préconisent, parfois avec fermeté, le recours au
prélèvement automatique comme mode de règlement privilégié des dépenses
régulières et prévisibles. Or, la technique de la mensualisation des ressources,
préalable indispensable à la mensualisation des dépenses et au principe de la
budgétisation des comptes domestiques, suppose un certain nombre de prére-
quis, socialement situés.

Présumer de la répétition des séquences


La mensualisation des ressources est en effet fondée sur l’idée que l’essentiel
des revenus est perçu mensuellement, selon des montants fixes, connus à l’avance
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et ne subissant aucune réelle variation. Or, l’hypothèse de régularité des revenus
est compromise par les conditions d’emploi des milieux populaires. Leurs reve-
nus, même lorsqu’on peut les considérer comme réguliers, sont loin d’être garan-
tis dans le temps long de l’existence. En outre, leurs montants varient souvent
d’un mois à l’autre et ces fluctuations, d’amplitude non négligeable, sont souvent
difficilement prévisibles. Les conditions de travail des milieux populaires
(ouvriers et employés de service) ne sont que rarement celles, classiques, des
employés de bureaux. Au cours d’un même mois, ils peuvent alterner horaire de
jour ou de nuit et/ou travail dominical ce qui induit des variations de revenus,
parfois importantes, et l’impossibilité d’anticiper avec précision le salaire men-
suel. De même, le statut dans l’emploi des milieux populaires est plus souvent
précaire que pour le reste de la population active (7,2 % des ouvriers sont intéri-
maires contre 2,2 % pour le reste de la population active)21. Le salaire peut varier
alors d’un mois à l’autre en fonction des contrats obtenus et dans des proportions
parfois importantes. Les aides sociales enfin sont susceptibles, pour la plupart,
d’être remises en cause d’un mois sur l’autre (Revenu de solidarité active par

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exemple) ou d’être octroyées dans un laps de temps déterminé (prestation


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d’accueil jeune enfant ou allocations-chômage).


Ce rapport en pointillé avec le monde du travail, l’expérience de la précarité,
du chômage, et l’irrégularité des ressources ne sont pas sans incidence sur le rap-
port au temps (Bourdieu 1977 : 7-8) et, plus concrètement, sur la manière de
concevoir le budget. De fait, les enquêtés n’envisagent pas les revenus comme
fixes et assurés mais en fonction de leur plus ou moins grande régularité. L’orga-
nisation de l’économie domestique est bien plutôt fondée sur l’alternance de
revenus réguliers – mais non nécessairement pérennes – (salaires, allocations
familiales, allocation adulte handicapée, etc.) et irréguliers (prime pour l’emploi,
prime de Noël, pension trimestrielle, petits boulots, gains aux jeux, etc.)22. Elle
est en ce sens peu compatible avec des modes de règlement systématique et
régulier comme le sont les prélèvements automatiques.
L’utilisation que fait Mélanie de ses différents moyens de paiement permet
ainsi de comprendre l’aversion relative pour les prélèvements automatiques de
bien des ménages dont le budget est fortement contraint. Mélanie se refuse
ainsi, malgré les sollicitations de plus en plus pressantes de son organisme logeur,
à payer son loyer par prélèvement automatique. Elle ne veut pas pâtir en effet
des variations unilatérales dans le montant du prélèvement que pourrait décider
son organisme logeur, ce qui ne manquerait pas de la mettre en difficulté. Elle
paye donc son loyer par chèque :
« Le loyer, je fais un chèque parce que quand on paye par prélèvement et qu’il y a le
rattrapage de charges, ils vont pas vous demander si vous pouvez payer en plus du
loyer les charges, ils prélèvent hein ! Ils regardent pas si à côté vous avez besoin
d’argent pour faire autre chose ! ».
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Le recours au prélèvement automatique comme mode de règlement, s’il permet
effectivement de lisser les dépenses exceptionnelles tout au long de l’année, peut
aussi être perçu comme une contrainte, voire comme une source de déséquilibre.
En outre, Mélanie s’acquitte de la plupart de ses dépenses non fixes par
chèque afin de conserver une marge de manœuvre sur les dates de valeur de ces
paiements : « les chèques ils sont pas débités tout de suite alors quand c’est la fin
de mois parfois ça arrange bien ! ». L’utilisation de ce mode de paiement pourrait
même s’envisager comme un moyen pour bénéficier de facilités de paiement, qui
plus est gratuites. Les chèques ne sont d’ailleurs pas le seul moyen pour elle
d’obtenir une marge de manœuvre financière. Le loyer (ou plus exactement, le
retard dans le versement du loyer) en est un autre. En effet, chaque année, elle
renonce à payer l’échéance due au mois de décembre car, au vu des frais
qu’engendrent les fêtes de Noël, elle n’est pas en capacité de s’en acquitter inté-
gralement. En revanche, tous les mois de janvier, elle paye deux loyers, celui de
décembre et celui de janvier. Pour y parvenir, elle utilise ce qui lui reste sur son
compte du mois de décembre (cette fois-ci, par exemple, elle avait 100 euros) et

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pour compléter, elle se « serre la ceinture ». Pour des raisons similaires, et contrai-

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rement à ce que recommandent les accompagnateurs budgétaires, Mélanie n’a
pas mensualisé sa taxe d’habitation. Cela l’obligerait à payer chaque mois, et sans
recours possible, 44 euros supplémentaires ce qui réduirait d’autant ses marges
financières. En comptant au plus juste, elle termine chaque mois avec à peine
10 euros et « touche du bois » pour n’avoir aucune dépense imprévue. Elle préfère
en cela régler cet impôt en une seule fois et « payer d’un coup les 440 euros »
grâce à la prime pour l’emploi (environ 800 euros) qu’elle sait percevoir chaque
année peu de temps auparavant. En effet, la mensualisation des charges implique
de pouvoir tous les mois, y compris « les mauvais », s’acquitter de cette somme, ce
que les flux des revenus des plus démunis économiquement sont loin de toujours
leur permettre.
Ces arrangements avec les contraintes de règlement – recours peu fréquent
aux prélèvements automatiques et faible mensualisation des dépenses – favori-
sent une certaine souplesse dans la gestion des comptes. La non-fixité des
dépenses, parce qu’elle permet de jouer sur le temps des échéances, apparaît
comme l’une des rares marges de manœuvre dont peuvent se prévaloir ces bud-
gets fortement contraints et ce, alors même que tout semble les pousser, voire les
presser, à souscrire à ces formes de contractualisation. Le prélèvement automa-
tique annihile en effet toute latitude gestionnaire et explique en partie les réti-
cences des milieux populaires à mensualiser leurs dépenses (auprès de l’EDF, de
GDF23, du bailleur, des impôts). La non-mensualisation des dépenses comme le
refus de s’engager via des formes de règlement automatisé s’expliquent largement
par une conception de l’économie fondée sur l’irrégularité et la non-répétition
des séquences.
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Anticipation et prévision
La mensualisation des ressources vise également à rendre prévisible et donc
rationalisable un budget qui puisse être lissé tout au long d’une vie et dont les
seuls écarts notables seraient le fait d’« accidents ». Cette ambition revient pour-
tant à oublier que ce que l’on nomme « accident » jalonne continûment les exis-
tences des moins pourvus économiquement : chômage, maladie, décès, divorce,
handicap… car les plus pauvres ont non seulement davantage de risques de subir
ces accidents (Fassin, Defossez et Thomas 2001 ; Renahy 2005 ; Grossetête 2010)
mais aussi moins de moyens de les affronter, notamment parce que des protec-
tions efficaces et rapides ne leur sont pas garanties. Pour pallier ces « aléas », les
accompagnateurs budgétaires préconisent à leurs usagers, toujours dans ce cadre
mensuel, de se constituer une épargne, même minime, pour faire face aux
dépenses impondérables et imprévues (réfrigérateur ou lave-linge à remplacer) et
interprètent souvent comme de l’imprévoyance le refus d’y souscrire. Cependant,
dans ces conditions économiques et sociales d’existence, l’idée même d’épargne,
en tant qu’elle suppose un certain rapport à l’avenir, change de sens et de forme.

Genèses 84, sept. 2011 85


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Aucun des trois ménages présentés ici ne s’est constitué une épargne person-
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nelle, que se soit en capitalisant de l’argent sur un livret épargne ou en accumu-


lant des espèces sonnantes et trébuchantes dans des « enveloppes ». Pour autant,
cela ne veut pas dire qu’ils ont renoncé à toutes formes de thésaurisation, aussi
hétérodoxes peuvent-elles parfois apparaître. De fait, en admettant une défini-
tion large de l’épargne, comme simple accumulation de richesse, c’est-à-dire
quelle qu’en soit la nature (liquide ou solide) et la régularité de l’affectation (tous
les mois ou tous les ans), il devient possible de penser la manière dont les milieux
populaires tentent de maîtriser le temps long, tentent d’avoir prise sur tout ce qui
ne serait pas l’immédiat. Cette maîtrise, pour l’essentiel, dépend de l’aptitude de
ces ménages à précontraindre les utilisations possibles de la monnaie en l’affec-
tant à des dépenses prédéfinies (Zelizer 2005b : 55-61).
Les formes parallèles d’épargne apparaissent comme d’autant plus néces-
saires que les trois enquêtées présentées ici, insistent sur la difficulté à se consti-
tuer une épargne classique. L’argent sous forme liquide, a tendance à leur
« glisser » entre les doigts (Roig 2009). Toutes déclarent pour cette raison même
que, lorsqu’il leur reste un peu d’argent à la fin du mois, elles en profitent (pour
ne pas dire qu’elles s’empressent) d’aller faire des courses. Comme nombre des
personnes enquêtées, à l’instar de Mme Lefils, dans le quartier des Blanchard
décrit par Jean-François Laé et Numa Murard (1985 : 83), elles « investissent »
ce qui peut rester à la fin du mois en dépenses alimentaires.
Si, à la fin du mois, Stéphanie a encore « des sous sur son compte », 20 euros
par exemple, elle va « faire les courses alimentaires ». Il en va de même pour
Christine et Mélanie. Et effectivement, leurs cagibis, comme les balcons, regor-
gent de nourriture. Stéphanie achète ainsi « beaucoup de surgelés », de quoi rem-
plir ses « deux congélateurs, un petit à coffre et un à tiroirs ». Son cellier est égale-
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ment aménagé spécialement pour stocker des provisions (elle et son mari ont
fabriqué des étagères pour accueillir leurs conserves en tout genre). Mélanie a un
cagibi qui lui sert de réserve (« j’aime bien qu’il y ait toujours des réserves »). Dans
son cagibi, elle déclare d’ailleurs avoir « une réserve de pâtes, pas trop de riz, mais
des conserves parce que [elle] aime bien qu’il y en ait toujours ». Elle me l’a
d’ailleurs fait visiter, fièrement, comme une pièce à part entière de l’appartement
et regrette simplement de « ne pas en avoir deux » comme sa sœur, Stéphanie.
Ces pratiques de stockage sont en outre à relier à «la peur de manquer» dont par-
lent très fréquemment les enquêtées. Ainsi, Stéphanie confie presque honteuse:
« j’aime pas manquer… j’aime bien avoir beaucoup de choses… j’aime bien qu’on soit
alimenté… mais (elle dit en murmurant) c’est presque une maladie… j’aime bien
faire les courses et puis ah ouais ! Ah ouais (elle s’exclame) j’aime bien que le frigo soit
plein… ».

Ces réserves sont donc aussi des formes d’assurance, de protection contre les
aléas de la vie, les périodes de disette qu’ont souvent déjà expérimentées ces

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ménages et qu’ils veulent épargner à leurs enfants. Les réserves de nourriture

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constituent incontestablement des variables d’ajustement en périodes difficiles et
fonctionnent à la manière d’une épargne-sécurité pour lisser la consommation au
fil des mois. Toutes utilisent ces stocks lors des fins de mois difficiles comme
l’explique Mélanie : « quand c’était les mois où c’était difficile ben ma réserve elle
descendait ! ». Plus encore, si ces ménages rencontrent des difficultés à évaluer
mensuellement leur budget alimentation c’est moins par défaut de contrôle
comptable que parce que la question manque de pertinence : ce qui est acheté au
cours du mois ne sera pas forcément dépensé au même moment. Selon Chris-
tine, son budget alimentation « c’est beaucoup ! » mais elle tempère aussitôt en
soulignant qu’« y’a des choses qu’[elle va] acheter et qu’[ils] ne v[ont] pas manger
tout de suite… qu’[ils vont] manger une semaine après » ou qui sont depuis
« longtemps dans le congélateur… », ce qui justifie qu’en matière de consomma-
tion alimentaire, il soit compliqué d’établir une prévision (« on peut pas savoir »).
La nourriture est donc bien pensée comme une forme d’épargne (Weber 1998 :
201) : l’argent dépensé à un moment T1 est en réalité solidifié (ici congelé ou
stocké) et pourra être consommé, utilisé à un moment T2 ou T3. Les stocks per-
mettent ainsi de lisser la consommation alimentaire du ménage et représentent
un moyen de se prémunir contre les aléas futurs.
Les stocks ne se font pas non plus seulement en alimentation. Ils peuvent
également se porter sur des produits d’hygiène et d’entretien ou sur les « cadeaux
pour les enfants ». Mélanie explique ainsi que pendant toute l’année elle surveille
les promotions et profite autant que possible des offres du type « un produit
acheté, un produit offert ». Elle a comme cela acheté « un mécano à construire,
c’était un acheté, un gratuit pour 10 euros ». Elle conserve l’autre, caché dans son
armoire « pour si des fois la souris elle passe ou si y’a un anniversaire d’un
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copain ». Dans cette « armoire à trésors » comme elle l’appelle, elle conserve les
cadeaux qu’elle a trouvés à des prix avantageux et les répartit ensuite au fur et à
mesure des occasions. Cette gestion des stocks est aussi une gestion de la
pénurie : « si on en donne trop après quand on ne peut pas en faire trop… ». En
répartissant ses cadeaux dans le temps, en ne donnant pas « tout d’un coup » à ses
enfants, Mélanie se réserve la possibilité de pouvoir continuer à leur en offrir
même si sa situation financière ne lui permet pas de leur en acheter (elle va alors
puiser dans ses placards et non dans son porte-monnaie sans que ses enfants
n’aient « à subir » le manque).
L’absence d’épargne classique n’en est cependant pas moins vécue comme un
manque, ne serait-ce que parce que ces formes de thésaurisation ne remplissent
pas les mêmes fonctions que celles auxquelles les destinent par exemple les
accompagnateurs budgétaires. Elles ne peuvent que trop rarement (pour ne pas
dire trop dangereusement) être employées afin de réaliser des « projets ». Mélanie
remarque ainsi quelque peu amère : « C’est pour ça que faire des projets et tout, je
préfère pas, je préfère garder mes sous et être prévoyante au cas où ».

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Ces formes d’épargne en nature, a fortiori en denrées alimentaires, sont


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pourtant loin de rentrer dans les catégories de recueil des budgets et ne sont
donc pas envisagées comme telles par les accompagnateurs budgétaires. Cette
manière préconçue d’envisager l’épargne masque de fait les techniques qui per-
mettent aux plus démunis de survivre et de tenir l’équilibre des comptes, quand
elle ne les disqualifie pas tout simplement. Ainsi, lorsque les revenus ne sont pas
garantis ni répétés à l’identique d’une séquence à l’autre, le mois, en tant qu’unité
temporelle conventionnelle de mesure de l’équilibre budgétaire, apparaît – tel le
ménage en tant qu’unité économique prédéfinie – comme un cadre à la fois trop
vaste et trop étroit. Trop vaste, parce que l’urgence de certains besoins suppose
que ces derniers soient satisfaits sur un temps plus court (il faut bien manger
tous les jours). Le mois est souvent séquencé, fractionné en unité de mesure plus
petite, les ressources réparties à l’intérieur de ces unités. Trop étroit, parce que
l’équilibre ne peut parfois se réaliser qu’en fusionnant plusieurs mois.

Une double peine économique


Les accompagnateurs budgétaires, lorsqu’ils recensent les budgets domes-
tiques d’individus ou de ménages en difficulté économique, s’appliquent à les
préformater pour qu’ils correspondent aux attentes des institutions auxquelles ils
adresseront probablement une demande. Ce faisant, ils opèrent un effort de tra-
duction pour concilier des modes de calcul incontestablement opposés, mettant
ainsi en évidence les normes auxquelles doivent s’ajuster tous les comptes
domestiques. Or, lorsqu’il consiste à s’adapter aux budgets des milieux popu-
laires, cet effort de traduction apparaît comme un véritable travail de conversion
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des unités de comptes et de temps et souligne ce que ces normes ont de sociale-
ment situé. En ce sens, l’imposition de normes comptables est aussi indirecte-
ment un des piliers de la normalisation des comportements économiques des
milieux populaires. Par leurs biais, se diffusent et s’imposent des normes sociales.
Par ailleurs, les catégories utilisées dans les procédures de recension des comptes
domestiques déterminent « très fortement les principes généraux de l’analyse »,
lesquels, pour paraphraser Paul-André Rosental, induisent toujours le même
type d’échelle et d’unité d’observation (l’individu ou le ménage), le même décou-
page a priori du temps (le mois) et la même définition de la répartition des res-
sources (la mutualisation au sein de l’unité d’observation donnée). Ces catégories
conduisent finalement à toujours mesurer un phénomène – ici – l’équilibre des
comptes – « sous le même angle » (Rosental 1999 : 10-11) et à évaluer de
manière négative des comportements économiques différents de ceux que peut
avoir le salarié stable, du fait des conditions économiques et sociales très particu-
lières qui sont les siennes. Les membres des classes populaires ne sont pas les
seuls à s’écarter de ces normes sociales (Mazaud 2011)24. Cependant, lorsque

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l’écart à la norme comptable se transforme en écart à la norme sociale et lorsqu’il

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est suivi d’effets économiques, ces ménages semblent soumis à une sorte de
« double peine » économique car ils sont non seulement les plus vulnérables aux
sanctions économiques mais aussi les plus sujets à voir leurs pratiques disquali-
fiées du fait même de leur caractère atypique.

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Notes

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1. Je tiens à remercier tout particulièrement Flo- 1981) suppose en effet qu’au sein d’un ménage, un
rence Weber, Jeanne Lazarus et Gilles Laferté individu défini comme « altruiste » – sa satisfaction
pour leurs remarques et critiques, toujours éclai- proviendrait de ce qu’il consomme mais aussi de ce
rées et constructives. que consomment les autres – s’approprierait les
2. Comme lorsque « la comparaison fait disjoncter revenus des autres membres du ménage. Ce « dic-
la métaphore » (Passeron 2000). tateur-altruiste », en réalité le « chef » de famille,
déciderait ensuite de la consommation de chacun
3. En 2008, selon l’enquête de l’Institut national
des membres du ménage et permettrait la cohé-
de la statistique et des études économiques (Insee),
rence des préférences et la maximisation de la
« Revenus fiscaux et sociaux rétropolées 1996 à
fonction d’utilité du ménage. Ce modèle a depuis
2004 », 20 % des individus ont un niveau de vie
été largement contesté (Browning et al. 1994 ;
inférieur à 13 120 euros et 10 % inférieur à
Gun 2003).
10 520 euros.
14. Grâce à une analyse statistique de l’enquête
4. Il existe un brevet de technicien supérieur et un
Insee « Budget de Famille 2001 », elle montre en
diplôme d’État de conseillère en économie sociale
effet qu’il n’y aurait pas « équivalence parfaite entre
et familiale.
un euro gagné par l’homme et un euro gagné par
5. Soit six entretiens entre mars 2007 et juin 2008 la femme » tandis que certains postes budgétaires
et quatre stages d’une semaine chacun, entre sont « clairement sexués ».
juillet 2007 et octobre 2008 au cours desquels j’ai
pu consulter ses dossiers, assister à ses rendez-vous 15. Richard Hoggart précisait ainsi au sujet des
et l’accompagner dans ses visites à domicile. jeunes filles qui travaillent au-dehors qu’elles ver-
saient une pension mais que « leur contribution au
6. Revenu minimum d’insertion. budget familial [était] bien inférieure à ce que
7. Le calcul des impôts locaux ne suit pas les coût[ait] leur présence au foyer » (Hoggart 1970 :
mêmes règles que celui des impôts sur le revenu. 91).
8. Habitation à loyer modéré. 16. On notera ainsi que si le revenu de Jérémy est
9. Selon les administrateurs de l’Insee, ces pris en compte dans le montant des allocations
dépenses « pré-engagées » sont caractérisées par le familiales, de l’aide personnalisée au logement ou
fait qu’elles « sont réalisées dans le cadre d’un de la taxe d’habitation, Jérémy paie ses impôts
contrat difficilement renégociable à court terme », comme un célibataire. À l’instar de ce que permet-
voir « Fiche méthodologique sur les dépenses pré- tait donc déjà de souligner le cas Malburet (Per-
engagées et le revenu arbitrable », Insee, mai 2009, rin-Heredia 2009), l’absence d’uniformisation des
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et Alain Quinet et Nicolas Ferrari (2008 : 14). bases de calcul – entre calcul par individu ou par
ménage – des administrations fiscale et sociale,
10. Le respect du minimum légal pour vivre est
pénalise davantage les structures domestiques aty-
aussi, bien évidemment, une priorité et une obli-
piques, plus fréquentes parmi les membres des
gation légale pour la Banque de France.
classes populaires.
11. Alice Marchand reconnaît, elle-même, que « ce
n’est pas parce que c’est non fixe que c’est moins 17. Les entretiens ont été réalisés au domicile des
indispensable ». enquêtés : deux entretiens avec Stéphanie en
novembre 2007, six entretiens avec Mélanie entre
12. À titre d’exemple, la commission départemen- décembre 2007 et décembre 2008, quatre entre-
tale du surendettement de la Marne avait fixé, en tiens avec Christine entre février et
2008, ce forfait alimentaire à 265 euros pour une décembre 2008.
personne, 432 euros pour deux personnes,
599 euros pour trois personnes, 766 euros pour 18. C’est le terme que Richard Hoggart (1970 :
quatre personnes, 895 euros pour 5 personnes, 90) emploie pour qualifier les cadeaux que les
puis 100 euros par personne supplémentaire ; les parents offrent à leurs enfants.
forfaits « téléphone » et « transport » sont respecti- 19. Florence Weber définit le concept de « mai-
vement estimés à 55 euros et 50 euros par ménage. sonnée » comme un « groupe d’appartenance au
13. Cette conception apparaît par ailleurs extrême- quotidien qui réunit des personnes mettant des
ment proche d’un des modèles de la famille pro- ressources en commun ».
posé par la science économique. Le modèle dit du 20. Notamment via les lois de modernisation ban-
« dictateur altruiste » ou « bienveillant » (Becker caire (lois Debré 1966 et 1967) qui assouplissent la

Genèses 84, sept. 2011 91


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distinction entre banque de dépôts et banque proposée par Milton Friedman (1957) qui suggé-
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d’affaire, la mensualisation des salaires (loi du rait de décomposer le revenu selon deux modalités,
1er janvier 1978) et le règlement obligatoire en l’une dite « permanente » (que l’agent peut antici-
chèque ou par virement lorsque les montants excè- per), l’autre « transitoire » (à caractère aléatoire).
dent 1 500 euros (montant fixé par décret n° 85- Cependant, selon cette théorie, le revenu perma-
1 073 du 7 octobre 1985). Pour de plus amples nent pourrait être anticipé sur sa durée de vie
détails voir la thèse de Jeanne Lazarus (2009 : 59- totale (Rasselet 2006) ce qui apparaît en contra-
61). diction avec les caractéristiques des conditions
21. Source enquête Insee « Emploi en continu dans l’emploi des ménages populaires.
2006 », disponible à l’adresse URL suivante : 23. Électricité de France ; Gaz de France.
http://www.insee.fr/fr/themes/detail.asp?ref_id=ir- 24. Les artisans, par exemple, sont eux aussi sou-
eec06&page=irweb/eec06/dd/eec06_nat_paco.htm mis à l’incertitude mais leurs revenus leur permet-
(consulté le 22 juin 2011). tent, le plus souvent, d’en atténuer les effets en se
22. Cette distinction entre revenus réguliers et constituant notamment un patrimoine (Mazaud
irréguliers n’est d’ailleurs pas sans rappeler celle 2011).
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