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LES CONTRAINTES INDUSTRIELLES DANS LA PRÉPARATION DE

LA GUERRE DE 1939-1940
La modernisation inachevée de l'aviation française
Philippe Garraud

Presses Universitaires de France | « Guerres mondiales et conflits contemporains »

2002/3 n° 207 | pages 37 à 59

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ISBN 9782130527251
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contemporains-2002-3-page-37.htm
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Pour citer cet article :


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Philippe Garraud, « Les contraintes industrielles dans la préparation de la guerre de
1939-1940. La modernisation inachevée de l'aviation française », Guerres mondiales
et conflits contemporains 2002/3 (n° 207), p. 37-59.
DOI 10.3917/gmcc.207.0037
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LES CONTRAINTES INDUSTRIELLES
DANS LA PRÉPARATION DE LA
GUERRE DE 1939-1940 :
La modernisation inachevée
de l’aviation française

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Dès son commencement en Pologne comme en France, la Seconde


Guerre mondiale s’est caractérisée par un emploi nouveau de l’aviation
qui apparaît comme une arme de plus en plus décisive. Or curieusement
et de manière quelque peu paradoxale à bien des égards, beaucoup
d’ouvrages consacrés à la défaite de 1940 ne consacrent que fort peu de
place à l’action de l’aviation française lors de cette phase du conflit,
comme si elle était quasi absente ou n’avait joué qu’un rôle négligeable et
il aura fallu attendre plus de cinquante ans pour pouvoir enfin disposer
d’un ouvrage de référence en la matière1. Le principal point faible de
l’armée française dans le domaine de l’équipement matériel, outre quel-
ques secteurs particuliers (l’armement antichars et antiaérien essentielle-
ment), fut pourtant incontestablement l’aviation. Son rééquipement s’est
heurté à de nombreuses contraintes industrielles qui accompagnèrent la
transformation d’une activité artisanale en entreprise de production en
grandes séries, et ralentirent les livraisons dans de fortes proportions.
Aucun des plans d’équipement de l’armée de l’Air ne fut respecté dans les
années 1930 et l’infériorité numérique de l’aviation française, bien que
variable, était globalement patente en 1940.
Aussi, dès la fin des opérations militaires de mai-juin 1940 qui a
accompagné l’entrée en vigueur de l’armistice, le rôle de l’armée de l’Air
et l’efficacité de son action n’ont cessé de faire l’objet de controverses très
vives. Dans un premier temps, il s’agissait de trouver rapidement des res-
ponsables à la défaite et la polémique a été essentiellement politique et
militaire2. Depuis ces années sombres, la controverse n’a jamais véritable-

1. P. Facon, L’armée de l’Air dans la tourmente. La bataille de France, 1939-1940, Paris, Economica,
1997.
2. Dans le domaine militaire, l’action de l’armée de l’Air a été sévèrement mise en cause par les
responsables de l’armée de Terre et sur le plan politique, c’est l’action successive des différents gou-
vernements de la IIIe République finissante et, tout particulièrement, des ministres de l’Air
depuis 1936 (Pierre Cot et Guy La Chambre), qui a été critiquée, lors du procès de Riom. Dans la
perspective de répondre à ces critiques, tous les responsables politiques et militaires de l’aviation fran-
Guerres mondiales et conflits contemporains, no 207/2002
38 Philippe Garraud

ment cessé, même si elle a souvent pris un tour plus technique et scienti-
fique. Aujourd’hui, en raison de l’accumulation progressive de travaux,
on peut identifier et analyser de manière précise et non polémique les fai-
blesses et les contraintes de l’armée de l’Air.
À la déclaration de guerre, la situation de l’aviation française se carac-
térise par une infériorité numérique et qualitative globale et profonde sur
le plan des matériels. Cette infériorité est totale pour le bombardement et
la reconnaissance qui ne disposent au début du conflit d’aucun appareil
moderne3 ; beaucoup plus relative pour la chasse, privilégiée il est vrai,
pour des raisons doctrinales, mais également pour des considérations tech-
niques et industrielles. Entre la déclaration de guerre et l’engagement réel

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des opérations en mai 1940, un renouvellement sensible de l’armée de
l’Air s’opère. Il est essentiellement qualitatif et lié à la production et à la
livraison de nouveaux matériels beaucoup plus modernes, le nombre des
unités restant quant à lui relativement stable4.
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Mais ce renouvellement n’est que partiel et fragile : les livraisons


d’appareils modernes tardent à dépasser un seuil significatif et trop de
types d’avions ne sont pas au point d’un point de vue technique. Et l’on
sait qu’avec une doctrine exclusivement défensive, un haut commande-
ment dépassé et l’emploi des chars5, l’aviation a constitué une des princi-
pales faiblesses françaises. Comme toute représentation, le sentiment
d’une absence ou d’une inexistence de l’armée de l’Air ressenti en 1940
par les combattants et les responsables de l’armée de Terre est tout à la fois
faux6 mais aussi partiellement fondé. Compte tenu du déséquilibre quanti-
tatif des forces en présence, jamais l’armée de l’Air n’a été en mesure de
procéder à des concentrations significatives de moyens dans le temps et
dans l’espace, contrairement à la Luftwaffe.

çaise se sont efforcés de se justifier, en s’appuyant tout particulièrement sur des données statistiques
émanant de leurs propres services. Se reporter en ce domaine à F. d’Astier de la Vigerie, Le ciel n’était
pas vide, Paris, Julliard, 1952 (l’auteur commandait la ZOAE - zone d’opérations aériennes Est) ;
T. Vivier, L’armée de l’Air et le problème du réarmement aérien au procès de Riom (1940-1942),
Revue historique des armées, no 2, 1990 ; C. d’Abzac-Epezy, L’armée de l’Air des années noires. Vichy,
1940-1944, Economica, 1998, p. 32-36.
3. Presque littéralement. En effet, le premier ne dispose en tout et pour tout que de cinq nou-
veaux bombardiers Lioré et Olivier LeO 45 en cours d’expérimentation opérationnelle. Voir les don-
nées précises et bien informées de R. Danel, L’armée de l’Air française à l’entrée de la guerre, Revue
d’histoire de la Deuxième guerre mondiale, no 73, janvier 1969, p. 111-116.
4. Quelques groupes de chasse sont certes créés mais le nombre des unités de bombardement ne
change pas. Le « groupe », qu’il soit de chasse, de bombardement ou de reconnaissance, constitue
l’unité organique de base de l’armée de l’Air. Composé de deux escadrilles, il compte en conditions
normales au moins 24 chasseurs, environ 16 bombardiers et le plus souvent sensiblement moins
d’appareils de reconnaissance. Les escadres, structures de l’armée de l’Air depuis sa création en 1934 et
composées de deux (bombardement) ou trois groupes (chasse), ont succédé aux anciens régiments,
mais ont été dissoutes en tant que telles à la déclaration de guerre au profit de « groupements » opéra-
tionnels moins contraignants et plus souples d’emploi. Par abréviation, on utilisera dorénavant les
sigles GC, GB et GR pour désigner ces différents types d’unités.
5. Voir, par exemple, dans cette perspective, mai-juin 1940. Défaite française, victoire alle-
mande sous l’œil des historiens étrangers (sous la dir. de M. Vaïsse), Autrement, no 62, mars 2000.
6. Et injuste d’un point de vue tant institutionnel qu’humain, compte tenu du prix particulière-
ment élevé payé par le personnel navigant de l’armée de l’Air dont les pertes furent proportionnelle-
ment très lourdes.
Les contraintes industrielles dans la préparation de la guerre de 1939-1940 39

Mais si les carences de l’armée de l’Air ont été si nombreuses, c’est en


définitive très largement pour des raisons extérieures à elle. Dans un
contexte de profonde mutation, voire même de « révolution », tout à la
fois technologique, industrielle et opérationnelle, l’état d’infériorité tant
numérique que qualitative de l’armée de l’Air au début du conflit est le
résultat d’une politique antérieure qui s’est caractérisée, d’une part, par le
non-respect systématique des plans d’équipement en volume et, d’autre
part, par de nombreux et importants retards dans l’équipement des unités.
Comment en est-on arrivé là et quelles ont été les principales contraintes
rencontrées ?

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LES CONTRAINTES STRUCTURELLES ET ORGANISATIONNELLES
DE LA PRODUCTION INDUSTRIELLE
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Le Front populaire et sa politique ont été l’objet de très vives attaques


de la part du gouvernement de Vichy. Au-delà des personnalités mises en
cause individuellement et politiquement (Édouard Daladier, ministre de la
Guerre puis de la Défense nationale de 1936 à 1940, les ministres de l’Air
Pierre Cot et Guy La Chambre, le contrôleur général Jacomet, etc.), ils
ont été les grands accusés du procès de Riom, la défaite leur étant large-
ment imputée7.
Mais si le réarmement français fut plus tardif qu’en Allemagne, il n’en
demeure pas moins que l’effort accompli, dès 1936 sur le plan financier (le
« plan des 14 milliards », allant bien au-delà des besoins exprimés par les
militaires) et en 1938-1940 sur le plan industriel, fut très important tant en
termes financiers que de production. Tous les indicateurs quantitatifs en
témoignent : l’indice de la production aéronautique a connu une crois-
sance continue, passant de 134 en 1935, à 155 en 1936, 179 en 1937, 303
en 1938 et 935 en 1939 ; les effectifs sont passés de 24 500 en 1935, à
32 000 en 1936, 33 000 en 1937, 46 800 en 1938, 110 000 en 1939 et
180 000 pendant les cinq premiers mois de 1940 ; et le nombre d’heures
effectivement travaillées a progressé de 44 millions en 1935 à 52,8
en 1936, 55,8 en 1937, 84,5 en 1938, 238 en 1939 et 196 pendant les
cinq premiers mois de 19408. On mesure alors mieux l’ampleur des chan-
gements intervenus.

7. De manière générale, se reporter en ce domaine à H. Michel, Le procès de Riom, Albin


Michel, 1979.
8. E. Chadeau, L’industrie aéronautique en France, 1900-1950. De Blériot à Dassault, Fayard, 1987,
p. 439 et 441. Voir également l’article ancien mais qui constitue toujours une référence de J. Truelle,
La production aéronautique militaire française jusqu’en juin 1940, Revue d’histoire de la Deuxième
Guerre mondiale, no 73, janvier 1969, p. 75-110.
40 Philippe Garraud

La nécessaire réforme des structures de production :


les nationalisations de 1936
Un très grand nombre d’avions a été construit pendant la Première
Guerre mondiale mais cette industrie, largement fondée sur la sous-
traitance généralisée (ce ne sont pas nécessairement les constructeurs des
types d’avions qui les fabriquent en grandes séries), disparaît rapidement à
son issue. Jusqu’en 1936, en raison tout à la fois de l’étroitesse du marché
civil et privé et de la faible importance des commandes publiques, la
construction aéronautique revêt un caractère essentiellement artisanal de
production en petites séries échelonnées dans le temps, quand elle n’est

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pas une activité essentiellement financière. Un important marché public
des prototypes et dérivés se constitue, financé sur fonds d’État, qui suffit
à occuper les constructeurs et à dégager des profits suffisants. Dans ce
cadre, on serait presque tenté de dire que la construction en série ne cons-
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titue qu’une activité seconde sinon secondaire, pas nécessairement la plus


lucrative.
Les commandes militaires sont peu nombreuses, rarement supérieures
à une centaine d’appareils d’un même type dont la fabrication est répartie
sur plusieurs années, contrairement au nombre des constructeurs qui est
important : Potez, Bloch, Amiot, Breguet, Farman, Morane-Saulnier,
Dewoitine, Lioré-et-Olivier, Caudron, Latécoère, Loire-Nieuport,
Wibault, Hanriot, Couzinet, etc. pour ne citer que les plus importants
d’entre eux9. L’activité étant essentiellement artisanale10, aucun problème
de productivité ne se pose réellement et le temps ne fait pas défaut pour
parvenir à une production coordonnée avec les sous-traitants et les fabri-
cants d’équipements. Pour des raisons structurelles, cette « industrie » qui
n’en est pas réellement une, n’est pas en mesure de faire face rapidement à
des commandes importantes obligeant à produire en grandes séries en un
temps limité.
Et ce d’autant plus qu’une mutation importante, de nature techno-
logique, s’opère dans les années 1930. Elle conduit au développement
de nouvelles techniques et de ce fait de nouveaux avions incomparable-
ment plus sophistiqués que leurs prédécesseurs tant en termes structu-
rels que d’équipements : appareils entièrement métalliques, monoplan
cantilever, pourvus de trains d’atterrissage rétractables, d’hélices à pas
variable, d’équipement radio et de navigation, de tourelles électri-
ques, etc. Ils nécessitent également des usinages de pièces beaucoup plus

9. En Allemagne, la production est essentiellement concentrée entre les mains de quatre grands
constructeurs : Messerschmitt, Junkers, Dornier, Heinkel.
10. En fait, on reste très largement dans une logique d’ingénieurs et de prototypes et les avions
ne sont pas conçus initialement et structurellement pour la fabrication en série rapide et à un moindre
coût. Il est vrai que la rationalisation industrielle des tâches qui se développe aux États-Unis avec le
taylorisme et le fordisme dès le début du siècle ne touche que tardivement la France. L’organisation
industrielle de la production constitue donc un enjeu essentiel mais aussi une variable explicative tout
à fait centrale.
Les contraintes industrielles dans la préparation de la guerre de 1939-1940 41

complexes, et donc des investissements financiers et en machines, ainsi


qu’un nombre d’heures de travail considérablement plus important11. De
ce fait, la construction aéronautique est devenue un secteur industriel sans
aucune mesure avec ce qu’il était pendant la guerre de 1914-1918, où le
bois, la toile et le fil de fer constituaient les matériaux principaux en
dehors des moteurs et de l’armement.
En application de la loi du 11 août 1936 sur les nationalisations des
industries de guerre, cinq grandes Sociétés nationales de construction aéronau-
tique (SNCA) sont constituées fin 1936 sur des bases partiellement géogra-
phiques, auxquelles viendront s’ajouter en 1937 une sixième12 et une
Société nationale de construction de moteurs (SNCM) passablement fanto-

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matique, et regroupent les différentes usines. Pour autant, les construc-
teurs privés ne disparaissent pas nécessairement purement et simplement
de la scène aéronautique. D’une part, tous ne sont pas nationalisés13 ;
d’autre part, les nationalisés conservent leurs propres bureaux d’études qui
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sont mis en concurrence avec ceux des sociétés nationales ; enfin, certains
constructeurs et non des moindres se trouvent placés à la tête de sociétés
nationalisées comme administrateurs-délégués : Henry Potez à la SNCAN
(Nord), Marcel Bloch à la SNCASO (Sud-Ouest) et Émile Dewoitine à la
SNCAM (Midi), qui ont été favorables aux nationalisations au sein de la
Chambre syndicale des constructeurs14.
À court terme cependant, comme le montrent clairement les indica-
teurs déjà cités, les nationalisations n’entraînent ni gains de productivité,
ni production plus importante, ni efficacité plus grande, bien au contraire.
Les sociétés nationales ne produiront en 1937 que 395 avions (de 21 types
différents...), contre 483 en 1936, et la production est désorganisée par
tout un ensemble de facteurs : redécoupage des activités et répartition des
usines entre sociétés, transfert des productions d’un site à l’autre, absence

11. Pour simplifier et accélérer la fabrication et diminuer le nombre d’heures nécessaire à celle-
ci, tous les constructeurs seront obligés de rationaliser la construction des avions (ainsi, par exemple, le
temps de fabrication du chasseur Morane-Saulnier 406 sera ramené de 13 000 à 8 000 heures de tra-
vail). Les avions français comportaient un nombre très important de pièces (20 000 pour le bombar-
dier LeO 45 et pas moins de 40 000 pour l’Amiot 351) qui nécessitaient autant d’outillages spécialisés
(6 000 pour les 7 000 pièces du MS 406), de gabarits et d’usinages avant le montage final. D’où un
temps de fabrication beaucoup plus long qu’en Allemagne où la fabrication du chasseur Mes-
serschmitt 109, par exemple, ne demandait que 6 000 heures de travail.
12. Nord, Ouest, Sud-Ouest, Sud-Est, Centre et Midi qui conditionneront l’appellation des
sociétés : SNCAN, SNCAO, SNCASO, SNCASE, SNCAC, SNCAM.
13. Six seulement échappent à la nationalisation : Morane-Saulnier, incapable de dépasser le
stade artisanal et de produire en nombre son chasseur MS 406 ; Caudron qui appartient à Renault mais
ne fabrique que des avions de liaison et de transport ; Amiot, qui fabrique pourtant un des principaux
types de nouveaux bombardiers ; Latécoère (construction d’hydravions pour la marine) et deux petits
constructeurs spécialisés (Levasseur et Gourdon).
14. Il faut souligner que certains d’entre eux furent poursuivis sous Vichy ou firent l’objet de
mesures administratives (internement et même déportation en Allemagne) pour des motifs tout à la
fois politiques, financiers (les constructeurs-administrateurs étaient intéressés financièrement à la pro-
duction des avions qu’ils avaient conçus, et il ne fait pas de doute que des profits substantiels furent
réalisés) et même « raciaux » : Marcel Bloch et Émile Dewoitine (dont la carrière fut définitivement
brisée) mais aussi Paul-Louis Weiller, président de la société de construction des moteurs Gnôme &
Rhône.
42 Philippe Garraud

d’usines modernes permettant de produire en grandes séries, difficultés


financières et, tout particulièrement de trésorerie15, etc. Et en amont, c’est
l’équipement en machines-outils modernes qui se révèle déficient, le parc
disponible étant beaucoup plus ancien qu’en Allemagne et, largement
obsolète, il a été nécessaire de le remplacer en procédant à des comman-
des massives à l’étranger (États-Unis mais aussi Allemagne, avant la décla-
ration de guerre), la France n’en construisant pratiquement pas.
Mais le rendement des nationalisations est aussi affecté par des facteurs
indépendants : la nécessité d’achever les productions déjà commandées
mais qui ont accumulé des retards importants16 ; et l’absence d’appareils
modernes qui auraient dépassé le stade du prototype et seraient prêts à

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être produits en série. Aussi, s’il ne fait pas de doute que dans le contexte
industriel de l’époque les nationalisations de 1936 ont constitué une phase
préalable et non suffisante en elle-même, mais nécessaire, de rationalisa-
tion des structures de production de l’industrie aéronautique17, cette déci-
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sion ne règle qu’une partie seulement des problèmes de la construction


aéronautique et de sa modernisation.

Durée du travail et conflits sociaux


Idées là encore héritées de Vichy qui a amplement dénoncé l’absence
d’ardeur au travail et la « paresse ouvrière », les grèves du Front populaire
et sa loi des 40 heures sont souvent évoquées comme des causes majeures
de perturbation de l’industrie de l’armement et de sa faible production
supposée. En ce domaine, il importe de relativiser de telles appréciations.
Évidence qu’il n’est peut-être pas totalement inutile de rappeler, les
grandes grèves de 1936 qui ont marqué durablement la mémoire collec-
tive n’ont eu aucun effet sur le réarmement français, pour une simple rai-
son chronologique : le réarmement ne commence véritablement qu’avec
le « Plan des 14 milliards », adopté par le Front populaire le 7 sep-
tembre 1936, soit très peu de temps après son arrivée au pouvoir, mais qui

15. Selon E. Chadeau, op. cit., Marcel Bloch et Henry Potez seront ainsi contraints de « faire la
caisse » sur leurs deniers propres pour permettre à l’entreprise de continuer à fonctionner.
16. En ce domaine, il ne fait pas de doute que le « Plan I » de 1934-1935 fut une lourde erreur
initiale qui a été largement à l’origine du retard pris dans la modernisation de l’aviation française. Ses
commandes précipitées de modèles déjà anciens et totalement dépassés en 1940 (Potez 540,
Amiot 143, Bloch 200 et 210) conduisirent à l’asphyxie durable de l’industrie aéronautique, incapable
de faire face dans tous les domaines à une telle augmentation de la production. Les fabrications durè-
rent jusqu’au milieu de l’année 1938.
17. Voir dans cette perspective, la mise au point synthétique de R. Frank, Le Front populaire
a.t.il perdu la guerre ?, dans L’Histoire. Les années 1930 : de la crise à la guerre, Le Seuil, Points-Histoire,
1990 ; et, plus largement, sur le contexte économique et la fuite des capitaux R. Girault, La trahison
des possédants, dans L’Histoire, ibid. Il faut souligner que les nationalisations furent adoptées à la
Chambre des députés à une quasi-unanimité, seule l’extrême droite s’y opposant, et qu’au sein même
de la Chambre syndicale des constructeurs, elles reçurent le soutien de deux des plus dynamiques
d’entre eux, Henry Potez et Marcel Bloch, qui en saisirent bien l’opportunité industrielle. Se reporter à
D. Broussard, Un problème de défense nationale : l’aéronautique militaire au Parlement, 1928-1940, SHAA,
Vincennes, 1993 ; T. Vivier, La politique aéronautique militaire de la France. Janvier 1933 - septembre 1939,
L’Harmattan, 1997.
Les contraintes industrielles dans la préparation de la guerre de 1939-1940 43

n’entre en vigueur qu’en janvier 1937 du fait du cycle et du calendrier


budgétaires18.
En revanche, la loi des 40 heures qui limite le temps de travail,
adoptée également en 1936, a eu des effets beaucoup plus négatifs dans la
mesure où elle a contribué à ralentir la production de manière sensible. La
main-d’œuvre spécialisée étant rare, elle a conduit tout d’abord à une
sous-utilisation des capacités de production des usines en croissance pro-
gressive du fait des nationalisations et de la modernisation des usines.
D’autre part, la loi des 40 heures est devenue un symbole des conquêtes
sociales du Front populaire et sa remise en cause a conduit à des conflits
sociaux qui ont particulièrement touché l’industrie aéronautique et para-

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lysé les usines à deux reprises en 1938. En avril 1938, le second et éphé-
mère gouvernement Blum porte néanmoins à 45 heures la durée du tra-
vail dans l’industrie aéronautique.
À l’issue de l’épreuve de force de novembre 1938, cette législation
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est encore partiellement abrogée par décret-loi, ce qui permet de libérer


très rapidement les capacités de production accumulées, mais dans
un contexte et un climat social considérablement alourdis. Ces conflits
sociaux parfois très durs localement sont suivis d’une répression syndicale
qui entraîne des licenciements19. En mars 1939, les établissements travail-
lant pour la défense nationale peuvent travailler légalement jusqu’à
60 heures par semaine et la durée du travail est portée à 72 heures hebdo-
madaires en 1940. Et le système de rémunération des heures supplémen-
taires (très lourdement taxées par un prélèvement de 40 %) ne fera
qu’accroître les réticences ouvrières à l’allongement de la durée du travail.

La hantise des sabotages : entre légende et réalité


L’interdiction du parti communiste après la signature du pacte germa-
no-soviétique d’août 1939 touchera également l’industrie aéronautique,
même si les sabotages ont été en définitive peu nombreux, contrairement
à une croyance très répandue dans ce contexte et sur le moment. Dans
l’armée de l’Air, toutes les malfaçons, déficiences et pannes sont mises
assez systématiquement et de manière récurrente sur le compte des « sabo-
tages » communistes, mais on sait aujourd’hui qu’ils ont été extrêmement
peu nombreux et n’ont eu qu’un effet tout à fait marginal sur la produc-
tion d’armements et d’équipements militaires, comparés aux problèmes
économiques et industriels d’équipement et de coordination (relations
entre métallurgistes généralistes et fabricants spécialisés, entre ceux-ci et
leurs nombreux sous-traitants, sans même parler du perfectionnisme des
services techniques de l’armée, etc.).

18. Se reporter à nouveau à R. Frank, Le Front populaire a-t-il perdu la guerre ?, art. cité, et
T. Vivier, op. cit.
19. Selon Chadeau, op. cit., près de 900 ouvriers ont été licenciés chez les avionneurs et
750 chez les motoristes.
44 Philippe Garraud

Dans le contexte social de l’époque, la peur de la « subversion com-


muniste » a constitué une véritable hantise, voire une psychose. Mais, en
définitive, d’une part, il n’est pas établi avec certitude que la direction du
parti ait même véritablement donné des consignes en ce sens et, d’autre
part, si l’abrogation très large des 40 heures dans les industries travaillant
pour la défense nationale a alimenté un mécontentement ouvrier indé-
niable et engendré des pratiques de freinage volontaire de la production
(et ce d’autant plus que les heures supplémentaires étaient lourdement
taxées), la surveillance a été étroite et la répression constante. Aussi on ne
relève que des actions isolées, de faible ampleur et n’ayant eu pratique-
ment aucun effet sur la production de guerre20.

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En ce domaine, nul n’est besoin de faire nécessairement appel à des
considérations ou des arrière-pensées politiques pour prétendre expliquer
la fréquence relative des malfaçons observées. Le réarmement massif et
précipité de 1938-1940 s’est heurté à des contraintes structurelles dans le
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domaine de la production en masse et de la main-d’œuvre : qualité parfois


médiocre des aciers spéciaux français qui ne constituent pour les métallur-
gistes qu’un marché relativement marginal et faiblement rentable, néces-
sité d’embaucher une main-d’œuvre non spécialisée et sans formation
professionnelle (jeunes, femmes, travailleurs étrangers maîtrisant mal le
français) pour faire face à l’accroissement des commandes, sous-
encadrement des ateliers, faiblesse des contrôles de production pour ces
mêmes raisons, augmentation importante des horaires quotidiens de tra-
vail (jusqu’à 12 heures par jour en 1940, temps de transport non compris)
qui n’entraîne pas une croissance mécanique de la productivité et de la
production, précipitation croissante des livraisons sans que toutes les véri-
fications nécessaires soient effectuées, etc.
Même s’il est impossible d’en mesurer très précisément les effets,
l’augmentation quantitative énorme de la production en un temps très
limité (de quelques petites centaines d’avions par an à plusieurs centaines
d’avions par mois) est le résultat d’une transformation radicale des condi-
tions de production et de travail, et elle s’est parfois accompagnée de pro-
blèmes qualitatifs qui n’en sont que la conséquence.

20. J.-L. Crémieux-Brilhac, Les Français de l’an 40, t. II : Ouvriers et soldats, Gallimard, 1990, et
tout particulièrement la très riche partie consacrée au « front des usines » et, au sein de celle-ci, le cha-
pitre intitulé Le petit Rambaud ou le dossier des sabotages, p. 290 et s. Si l’on met de côté le cas très
particulier de la Société nationale de construction de moteurs d’Argenteuil (SNCM, ex-Lorraine,
nationalisée en 1937), petite entreprise en proie à un laisser-aller généralisé pendant plusieurs années
et fief communiste, dont la contribution à la politique de défense sera marginale mais qui ne relève
pas à proprement parler de la rubrique sabotages, les deux cas les plus importants sont constitués par la
mise hors d’état superficielle et provisoire, d’une part, de 16 moteurs de chars chez Renault (fils
d’alimentation électrique coupés) et, d’autre part, de 20 moteurs d’avions à la SNCAC ex-Farman
(coupure du frein d’écrou de l’alimentation d’essence qui aurait pu provoquer un incendie ; les trois
principaux responsables furent condamnés à mort et exécutés).
Les contraintes industrielles dans la préparation de la guerre de 1939-1940 45

LA COORDINATION INCERTAINE
D’UN ENSEMBLE D’ACTIVITÉS INTERDÉPENDANTES

On a évoqué la révolution technologique qui s’est opérée dans les


années 1930 dans le secteur aéronautique. Celle-ci a des effets industriels
directs et, dans cette perspective, il faut souligner les difficultés rencon-
trées dans l’intégration et la coordination de l’ensemble des activités tou-
chant à la construction aéronautique. En ce domaine, les problèmes de
coordination et de mise en cohérence dans le temps des diverses fabrica-
tions ont été particulièrement nombreux. Et les constructeurs se sont

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heurtés à une double dépendance génératrice de deux séries de problèmes
et de retards différents.

Motoristes et fournisseurs d’équipements :


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une double dépendance et ses effets


Tout d’abord, d’une part, la production d’avions modernes s’est
heurtée aux difficultés rencontrées par les motoristes (Gnôme & Rhône
et Hispano-Suiza qui détiennent un quasi-duopole, compte tenu du
caractère très marginal de la production de la SNCM nationalisée) à four-
nir en temps voulu et en nombre suffisant des moteurs d’une puissance
suffisante (en forte augmentation) et fiables. La livraison de tels moteurs a
constitué un problème récurrent et la plupart des avions français ont
souffert d’une sous-motorisation relative chronique21. C’est pour cette
raison également que des milliers de moteurs ont été commandés aux
États-Unis, afin d’équiper des appareils de construction française (Bre-
guet 695, Bloch 153/154 et 175) mais également en Angleterre (moteurs
Merlin devant équiper les Amiot 351/354).
D’autre part, la capacité des constructeurs à livrer à l’armée de l’Air
des avions modernes et aptes au combat a été également dépendante des
nombreux sous-traitants spécialisés (Ratier, Messier, Thomson, Hispano-
Suiza, Alkan, Chauvière, Bronzavia, etc.) dans la fabrication d’ « accessoi-
res » indispensables aux appareils de nouvelle génération : trains d’atter-
rissage rétractables, hélices à pas variable, matériels d’optique et de naviga-
tion, postes de radiophonie, canons et mitrailleuses de bord, lance-
bombes, pompes hydrauliques, etc.
Par manque de coordination entre constructeurs et sous-traitants et
retards dans les livraisons, certains équipements cruciaux manquent et une
partie non négligeable des appareils livrés ne peuvent être mis à la disposi-

21. Et ce d’autant plus que, pour ses bimoteurs, l’armée de l’Air exigeait des constructeurs des
moteurs tournant en sens inverse, contrairement à toutes les autres aviations militaires, afin d’annuler
l’effet de couple et d’avoir un comportement plus stable et un pilotage plus facile. Ce qui obligeait
donc à avoir des moteurs gauche et droit différents pour chaque avion. Conjugué au nombre de types
différents d’avions et de moteurs, cette contrainte a entraîné une lourde servitude logistique pour
l’entretien des appareils.
46 Philippe Garraud

tion des unités. Ils doivent être entreposés car inutilisables immédiatement
d’un point de vue militaire. Si 850 appareils ont été pris en compte offi-
ciellement par l’armée de l’Air du 10 mai 1940 au 5 juin, date à laquelle
les statistiques officielles deviennent incertaines en raison de la désorgani-
sation qui se généralise, plus de 30 % d’entre eux n’ont pu être affectés
rapidement à des unités pour cette raison22.
En ce domaine, on ne peut pas exclure que de « petites causes » puis-
sent avoir eu des effets importants. En attendant leurs hélices tripales à pas
variable définitives, produites en nombre insuffisant, la plupart des
Potez 63 de reconnaissance et de renseignement, par exemple, devront
être équipés provisoirement pendant tout l’hiver 1939-1940 d’hélices

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bipales en bois à pas fixe. Sachant par ailleurs que l’avion standard de
reconnaissance de l’armée de l’Air (le Bloch 131) a dû être retiré des opé-
rations pour cause de vulnérabilité trop grande dès le début de la guerre,
et que le Bloch 174, beaucoup plus performant, n’était disponible qu’à
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quelques très rares exemplaires, ce simple et « petit problème » de coordi-


nation entre le constructeur et un sous-traitant spécialisé a largement
entraîné l’incapacité de l’aviation de reconnaissance à remplir ses missions
pendant la « drôle de guerre ».
Plus largement, il faut se demander si cette déficience, très secondaire
en elle-même, voire anecdotique, n’a pas joué un rôle majeur dans
l’incapacité du haut commandement français (qui par ailleurs, il est vrai,
n’accordait pas nécessairement grand crédit aux informations recueillies) à
localiser précisément les mouvements, la mise en place et la concentration
du corps de bataille blindé allemand à proximité de la frontière belge et
luxembourgeoise avant le 10 mai23.

Une efficacité tardive


Les questions d’organisation de l’industrie aéronautique ont donc été
centrales dans la modernisation inachevée de l’armée de l’Air en 1940. Ce
n’est que tardivement, pendant l’été 1938, que se met en place une orga-
nisation relativement cohérente et efficace de la production aéronautique.
Autour de quelques hommes clés (A. Caquot à la présidence des Sociétés
nationales, G. Hoppenot, inspecteur des Finances, S. Thouvenot, ingé-
nieur de l’Air, au cabinet du ministre de l’Air Guy La Chambre), elle per-

22. Service historique de l’armée de l’Air (SHAA), Histoire de l’aviation militaire. L’armée de l’Air,
1928-1981, Paris-Limoges, Lavauzelle, 1981.
23. Même si cette question n’est pratiquement jamais abordée dans la pourtant très volumi-
neuse littérature consacrée à la campagne de France, il apparaît au regard des positions occupées par
les différentes armées de la mer du Nord à la Suisse incluse, derrière la ligne Maginot tout particu-
lièrement, et de la dispersion totale des forces sur l’ensemble du front, qu’aucune hypothèse n’était
exclue par le haut commandement, pas même une hypothèse suisse, que la « manœuvre Dyle »,
devant répondre à une invasion de la Belgique, ne constituait qu’une possibilité parmi d’autres, et
qu’en définitive, aussi surprenant que cela puisse sembler, le haut commandement français n’avait
pas la moindre information sur les intentions stratégiques allemandes avant le déclenchement de
l’offensive le 10 mai.
Les contraintes industrielles dans la préparation de la guerre de 1939-1940 47

met la coordination entre le ministère de l’Air et sa Direction technique et


industrielle (DTI), l’armée de l’Air et sa Direction du matériel aérien militaire
(DMAM), et le ministère des Finances et sa Direction du contrôle24 ; et ulté-
rieurement, à sa création à la déclaration de guerre en septembre 1939,
avec le ministère de l’Armement de Raoul Dautry.
Cette organisation permet enfin de mettre en cohérence l’allocation
des aides publiques extrêmement importantes, la construction et
l’équipement d’usines modernes (en deux ans, les surfaces couvertes des
usines des sociétés nationales se sont accrues de 55 % pour atteindre
855 000 m2 en avril 1940), les programmes de construction aéronau-
tique, la division des tâches entre les constructeurs et les commandes de

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l’armée de l’Air.
Alors que pendant la guerre de 1914-1918, la plupart des usines
d’aviation étaient concentrées dans la région parisienne, la mobilisation
industrielle des années 1938-1940 s’est accompagnée dans le domaine
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aéronautique d’un mouvement important de délocalisation et de décon-


centration, avec la construction de nombreuses usines modernes dans la
moitié sud de la France : Nantes-Bouguenais et Saint-Nazaire (MS 406 et
LeO 45), Bourges (Curtiss H-75, Potez 631 et Breguet 693), Ambérieu-
en-Bugey (LeO 45), Châteauroux (Bloch 152), Bordeaux (Bloch 151
puis 174), Toulouse (MS 406 puis Dewoitine 520), Pau, Marignane
(LeO 45), etc. Mais plusieurs usines restent dans la région parisienne (Bre-
guet, Amiot, de nombreux sous-traitants et fabricants d’équipements) et
l’une d’entre elles, l’usine Potez de Méaulte dans la Somme, se trouve
tout particulièrement exposée.
Enfin, le recrutement et l’emploi de la main-d’œuvre spécialisée a
constitué une dernière contrainte. Dans la mobilisation militaire qui suit
la déclaration de guerre, la hantise de l’infériorité démographique (une
population française de 42 millions contre près de 80 pour le Reich) a
conduit le haut commandement à privilégier les effectifs militaires au
détriment de la main-d’œuvre spécialisée nécessaire à l’accroissement de
la production industrielle au bénéfice des armées25. En septembre 1939,
du fait de la mobilisation, les effectifs des industries de l’armement (avia-
tion non comprise) passent de 1,3 million à 650 000. De ce fait,
l’industrie s’est trouvée privée non seulement d’ouvriers spécialisés mais
également de nombreux cadres mobilisés, même si ce phénomène n’a
affecté la construction aéronautique que de manière beaucoup plus
limitée.
D’autre part, l’absence de coordination entre le commandement et le
ministère de l’Armement n’a pas facilité l’emploi et l’utilisation des
« affectés spéciaux ». Pendant quelques mois, il ne fait pas de doute que le

24. Voir dans cette perspective, le schéma précisant l’organisation de la production aéronautique
au 15 septembre 1938, figurant en annexes dans E. Chadeau, op. cit., p. 489.
25. D’où un taux de mobilisation de la population masculine nettement supérieur en France à
celui de l’Angleterre et de l’Allemagne.
48 Philippe Garraud

secteur de la construction aéronautique a été encore désorganisé par une


articulation déficiente entre mobilisations militaire et industrielle qui a
généré certaines incohérences et contradictions et que la production s’en
est globalement ressentie (au lieu de s’accroître, elle fléchit en septembre
et octobre pour la plupart des appareils), même si globalement l’industrie
aéronautique a été moins touchée par ces mouvements erratiques de
main-d’œuvre que l’ensemble du secteur de l’armement.
En dépit de toutes ces difficultés, il faut cependant souligner que, glo-
balement, la production aéronautique n’en a pas moins été considérable
en un temps limité (de l’été 1938 au printemps 1940, soit environ un an
et demi). Si l’on additionne le nombre des avions de chasse (2 000 récep-

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tionnés au 10 mai et 627 appareils livrés en mai-juin, soit un total
de 2 627 avions), de bombardement (564 appareils réceptionnés au
10 mai et 473 avions livrés pendant la campagne de France, soit un total
de 1 037 appareils) et de reconnaissance (1 063 réceptionnés au 10 mai et
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136 livrés ultérieurement, soit un total de 1 199 appareils) livrés avant


l’armistice, on parvient à un total de 4 864 appareils de combat modernes
livrés à l’armée de l’Air26.
Mais ce chiffre ne doit pas faire illusion et de la production propre-
ment dite à la mise à disposition des unités utilisatrices, le chemin est long.
D’une part, les avions produits avec un retard important par rapport à
toutes les prévisions sont livrés aux parcs de l’armée de l’Air et non direc-
tement aux unités combattantes et doivent être armés au préalable
(EAA 301 de Châteaudun), ce qui engendre des délais supplémentaires.
Pour raccourcir des circuits trop longs, et alors que les avions font défaut
dans les unités en raison des pertes subies, celles-ci seront progressivement
contraintes pendant la campagne de France d’envoyer dans l’urgence des
pilotes chercher directement les appareils chez les constructeurs à plu-
sieurs centaines de kilomètres de distance, assumant ainsi encore une mis-
sion supplémentaire au détriment des autres. D’autre part, une partie non
négligeable de ces appareils ne sont pas totalement terminés et déclarés
« bons de guerre », par manque de certains équipements cruciaux (radio,
appareils de visée, armement offensif ou défensif, etc.), et sont simplement
entreposés dans cette attente car inutilisables immédiatement d’un point
de vue militaire27.

26. Pour des données détaillées, se reporter à J. Truelle, La production aéronautique militaire
française jusqu’en juin 1940, Revue d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale, no 73, janvier 1969,
p. 75-110 ; C.-J. Ehrengardt, mai-juin 1940 : autopsie d’une débâcle, Aéro-Journal. Histoire de
l’aviation, no 2, août-septembre 1998. Au nombre de ces appareils modernes, il faudrait ajouter celui
des appareils plus anciens mais encore utilisés de manière opérationnelle par l’armée de l’Air en 1940 :
bombardiers Bloch 210, Amiot 143 et quadrimoteurs Farman 222 essentiellement. Ces chiffres
incluent les appareils d’origine américaine qui étaient expédiés en caisses par voie maritime et montés
en AFN (bombardiers) ou à Bourges (chasseurs Curtiss).
27. Au 5 mai 1940, par exemple, 360 bombardiers LeO 45 sont sortis d’usine mais 108 seule-
ment ont été livrés aux armées. Les autres sont en attente ou en cours de réception par l’armée de
l’Air, en armement ou en stock à Châteaudun, en cours d’affectation ou de livraison aux unités
(J..L. Crémieux-Brilhac, op. cit., p. 208). La longueur de ces circuits administratifs et techniques est à
Les contraintes industrielles dans la préparation de la guerre de 1939-1940 49

Le recours massif aux commandes américaines

Parce que l’industrie aéronautique française n’était pas en mesure pour


des raisons essentiellement structurelles de construire et de livrer assez
rapidement les appareils modernes dont l’armée de l’Air avait impérative-
ment besoin pour faire face à la Luftwaffe, les achats d’avions aux États-
Unis ont commencé en 1938. Et la proportion d’appareils américains n’a
cessé de croître progressivement au sein de l’armée de l’Air de la déclara-
tion de guerre aux journées dramatiques de mai-juin 1940.
En septembre 1939, ce sont déjà près de 800 appareils qui avaient été

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commandés et 2 100 avant l’offensive de mai 1940, ainsi que des milliers
de moteurs et d’hélices de rechange. Au total, les commandes se sont éle-
vées à plus de 5 000 appareils, dont un grand nombre en étaient encore au
stade du prototype, voire même du projet, la prise de conscience de
l’infériorité de l’aviation française semblant avoir déclenché un mouve-
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ment proche de la panique conduisant à commander tout ce qui était en


état de voler rapidement outre-Atlantique28. Et certains types d’appareils
furent abandonnés rapidement.
Au moment de l’armistice de juin, près de 1 000 appareils avaient déjà
été livrés, parmi lesquels 750 avions de combat (plus de 300 chasseurs
Curtiss, plus de 300 bombardiers Glenn-Martin et Douglas, 40 bombar-
diers en piqué Vought pour l’Aéronautique navale)29. Près de 500 de ces
avions ont été officiellement et effectivement pris en compte par l’armée
de l’Air. Et au moment de l’armistice, les matériels américains équipaient
déjà 17 groupes : cinq GC parmi les plus efficaces et expérimentés de
l’armée de l’Air, 11 GB (dont un au Levant) et un GR stationnés en AFN.
On voit donc très clairement que le flux de matériel acheté aux États-

l’origine de nombreuses approximations dans le décompte précis des avions, la courbe des avions pro-
duits et livrés à l’armée de l’Air étant constamment décalée par rapport à celle des avions acceptés par
le CRAS (centre de réception des avions de série), laquelle ne rend pas compte du nombre des avions
en dotation dans les unités opérationnelles.
28. P. Listemann, Pour le franc symbolique. La liquidation des contrats français, Aéro-Journal,
no 16, décembre 2000. Il n’en demeure pas moins que les commandes françaises puis franco-
britanniques furent à l’origine du développement rapide de l’industrie aéronautique américaine dans
des conditions particulièrement avantageuses pour les États-Unis, les avions étant payés cash et le
transport assuré par les destinataires, en fonction de la loi Cash and Carry de novembre 1939. De ce
fait, cette politique d’achat au prix fort se heurta aux réticences, voire à l’hostilité du ministère des
Finances et tout particulièrement de Paul Reynaud.
29. Après l’Armistice, 200 avions seront encore « récupérés », les bateaux assurant le transport
des appareils débarquant le matériel au Maroc où étaient installées les chaînes de montage des bom-
bardiers Glenn-Martin et Douglas. En ce domaine, on rencontre fréquemment de nombreuses
approximations, voire erreurs, qui faussent radicalement une juste appréciation de la réalité. Ainsi par
exemple, P.-M. de La Gorce, historien pourtant reconnu, qui écrit : « Quand à l’aviation [en AFN],
elle comprenait fin juin, 2 648 appareils... Mais le plus important était l’existence et surtout l’accrois-
sement d’une force aérienne qui était à coup sûr moderne : elle était constituée des appareils achetés
aux États-Unis et qui comptaient déjà 26 avions de chasse Curtiss, 26 bombardiers Glenn-Martin
venant d’arriver de Dakar (?), et les 78 appareils de l’Aéronautique navale du Maroc dont 32 autres
Glenn-Martin » (Poursuivre la guerre : un choix rationnel, Espoir, no 123, juin 2000). À cette date, ce
sont en réalité 1 200 avions de combat seulement qui sont stationnés en AFN et pour ce qui est du
nombre des avions d’origine américaine, comme on l’a vu, il est totalement fantaisiste.
50 Philippe Garraud

Unis était important et durable, et quelle qu’ait été l’issue de la campagne


de France, l’armée de l’Air était structurellement destinée à utiliser des
appareils américains de manière sans cesse croissante30.

LIMITES ET FAIBLESSES D’UNE MODERNISATION PARTIELLE

La production et les livraisons d’appareils modernes ont privilégié dans


un premier temps l’aviation de chasse qui a fait l’objet d’une priorité ayant
sa logique, à la fois militaire et industrielle. 2 627 avions de chasse moder-
nes ont été produits et livrés, pour 1 037 bombardiers et 1 199 appareils de

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reconnaissance. Et deux appareils seulement, et pas des plus performants,
furent produits à un peu plus de 1 000 exemplaires : le chasseur Morane-
Saulnier 406, déjà surclassé pendant la « drôle de guerre » mais maintenu en
production faute d’appareils plus modernes construits en nombre suffisant,
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et le bimoteur de reconnaissance Potez 63 et dérivés (631, 633, 637 et


63/11), trop lent en raison d’une motorisation insuffisante et qui connut
des pertes importantes (plus de 150 appareils perdus uniquement pour la
reconnaissance, accidents inclus au moins pour partie31). Les chasseurs
Bloch 151/152 et Dewoitine 520 furent respectivement produits à plus de
600 et 400 exemplaires avant l’armistice et les bombardiers LeO 45 et Bre-
guet de la série 690 à respectivement plus de 500 et de 250 exemplaires.
D’autres avions (Amiot 351/354 et Bloch 174), en revanche, ne purent
être produits ou livrés qu’à quelques dizaines d’exemplaires.

Multiplication des programmes, standardisation


et contraintes de maintenance
La multiplication des programmes a constitué le seul moyen trouvé
pour rééquiper assez rapidement une armée de l’Air dont l’équipement à
la déclaration de guerre était en grande partie obsolète. La variable indus-

30. Ce qui constituait une des conditions essentielles d’une éventuelle poursuite de la guerre
depuis l’AFN, en dépit de la qualité très variable des matériels commandés. Voir, à ce propos, Ph. Gar-
raud, Une poursuite de la guerre était-elle envisageable en juin 1940 ? Le cas de l’armée de l’Air,
Guerres mondiales et conflits contemporains, no 194, décembre 1999. Et de manière plus large, A. Mer-
glen, La France pouvait continuer la guerre en Afrique française du Nord en juin 1940, Guerres mon-
diales et conflits contemporains, no 168, octobre 1992.
Ces commandes furent transférées à l’Angleterre par le général Weygand dès le 17 juin à 9 heures
du matin, il faut le souligner. Voir, à ce propos, B. Destremau, Weygand, Perrin, 2001 (1re éd., 1989),
p. 568-573, qui présente cette décision comme un engagement en faveur de l’ex-allié anglais, interpré-
tation quelque peu simplificatrice. En effet, elle signifie contradictoirement que le gouvernement
Pétain se privait prématurément d’une ressource importante et qu’en définitive la décision d’accepter
l’armistice était clairement prise sans même que les conditions des Allemands soient connues. Dans ces
conditions, la demande du maréchal Pétain de « rechercher les moyens de mettre un terme aux hosti-
lités » (allocution radiophonique du 17 juin annonçant « qu’il faut cesser le combat... ») apparaît très lar-
gement comme une figure de rhétorique et une fiction, l’annulation immédiate des commandes améri-
caines signifiant que le gouvernement se privait de toute marge de manœuvre et que la non-acceptation
des conditions allemandes d’armistice n’était pas envisagée un seul instant.
31. Selon P. Martin, Invisibles vainqueurs. Exploits et sacrifices de l’armée de l’Air en 1939-1940,
Éditions Yves Michelet, 1990.
Les contraintes industrielles dans la préparation de la guerre de 1939-1940 51

trielle paraît très lourde en ce domaine et, dans cette perspective, la répar-
tition mensuelle des appareils pris en compte par l’armée de l’Air est tout
à fait éclairante : ce n’est qu’au mois de mars 1940, c’est-à-dire bien tard
(et trop tard en termes d’effets sur le déroulement du conflit), que les
livraisons d’avions modernes « décollent » véritablement – c’est le cas de le
dire – en doublant par rapport aux mois précédents et en franchissant
le seuil de cent pour chacune des trois catégories d’avions considérées,
c’est-à-dire tant pour les chasseurs, que pour les bombardiers et les appa-
reils de reconnaissance32. L’accumulation de contraintes de toutes sortes
ont considérablement freiné la modernisation et le renouvellement de
l’armée de l’Air qui auraient été effectifs dès la fin de l’année 1940.

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La prise de conscience tardive de la faiblesse de l’aviation française, le
temps nécessaire pour tenter d’essayer de rétablir l’équilibre quantitatif et
qualitatif des forces, les modalités tant industrielles que techniques (en ter-
mes de choix d’appareils commandés en série) mises en œuvre dans la ges-
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tion des programmes d’équipement ont conduit à un équipement très


diversifié et à un problème de standardisation des matériels, avec ce que
cela peut supposer d’effets en termes logistiques d’approvisionnement en
pièces détachées, de recomplètement et de réparation des matériels,
comme de formation des personnels mécaniciens.
Il faut souligner dans cette perspective que la Luftwaffe mettait en
œuvre essentiellement six types principaux d’appareils (un seul chasseur
monoplace, un autre chasseur bimoteur, trois bombardiers moyens et un
avion d’attaque au sol) là où l’armée de l’Air en mettait en ligne au moins
18 : six types différents de chasseurs dont un bimoteur, sept de bombar-
diers, deux appareils d’assaut, trois types d’avions de reconnaissance, soit
trois fois plus33. Un septième type de chasseur monoplace-monomoteur
(l’Arsenal VG 33) commençait à être produit et allait entrer en service très
rapidement et les commandes américaines portaient sur dix autres types
différents d’avions : cinq types de chasseurs et cinq autres types de bom-
bardiers, dont deux monomoteurs en piqué pour l’Aéronautique navale.
À relativement court terme, l’armée de l’Air allait donc mettre en œuvre
26 types principaux différents d’avions de combat !

Une infériorité numérique persistante


À partir du 10 mai 1940, date à laquelle prend fin la « drôle de guerre »
et commence véritablement sur une grande échelle les opérations militaires
à la suite de l’offensive allemande, l’armée de l’Air engage progressivement

32. Voir les tableaux très parlants qui figurent dans Histoire de l’aviation militaire. L’armée de l’Air,
1928-1981, Paris-Limoges, Lavauzelle, 1981, p. 106-107.
33. Pour les Allemands : chasseurs Messerschmitt 109 et 110, bombardiers Dornier 17, Hein-
kel 111, Junkers 88 et 87 Stuka ; pour les Français : chasseurs MS 406, Bloch 152, Curtiss H 75,
Dewoitine 520, Caudron 714 et Potez 631 ; bombardiers Amiot 143, Bloch 210, Farman 222, Lioré-
et-Olivier LeO 45, Amiot 350, Douglas DB 7, Glenn-Martin 167, Potez 633 et Breguet 693 ; appa-
reils de reconnaissance Potez 63 et 637, Bloch 174.
52 Philippe Garraud

la quasi-totalité de ses moyens opérationnels, soit un total de 66 unités de


combat (24 GC, 29 GB, 13 GR). Ces unités mettent en œuvre en première
ligne (compte non tenu des appareils indisponibles ou en entrepôts) près
de 1 400 avions à la valeur militaire très diverse et inégale, parmi lesquels
près de 640 chasseurs, 240 bombardiers seulement et près de 500 appareils
de reconnaissance et d’observation. Ils sont opposés à plus de 1 200 chas-
seurs et près de 1 700 bombardiers allemands, la balance des appareils de
reconnaissance et d’observation étant sensiblement égale. En n’incluant pas
cette dernière catégorie hybride, on peut donc dire pour résumer les choses
de manière parlante et s’en tenir aux avions ayant la plus grande valeur
militaire, qu’elle soit offensive ou défensive, que les combats opposent

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moins de 900 appareils du côté français à près de 2 900 avions allemands,
soit un rapport des forces défavorable de un à plus de trois34. L’infériorité
numérique est une variable particulièrement lourde, même si elle est com-
pensée pour partie par la participation de la RAF.
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Le nombre d’appareils ne signifiant pas nécessairement grand-chose en


soi, il paraît nécessaire de raisonner également en nombre d’unités opéra-
tionnelles. En septembre 1939, l’armée de l’Air compte au total 71 unités
de combat soit : 23 groupes de chasse35, 33 groupes de bombardement
et 15 groupes de reconnaissance, stationnés en France ou en AFN
pour la quasi-totalité d’entre eux36. Huit nouveaux GC monomoteurs-
monoplaces sont constitués pendant l’hiver 1939-1940, le plus souvent
sur la base d’escadrilles régionales de chasse (ERC) préexistantes et compo-
sées pour une large part de réservistes, et équipés de matériels relative-
ment modernes (Bloch 152). Pour des raisons difficiles à déterminer, le
choix a été fait de privilégier sur le plan matériel ces unités de création
récente, alors que de nombreux groupes de l’armée de l’Air plus anciens
(mais aussi plus expérimentés) ont été contraints de conserver un matériel

34. SHAA, ibid. Il conviendrait bien évidemment d’ajouter à ce nombre celui des appareils de la
Royal Air Force qui corrige de manière sensible le déséquilibre constaté ici. Mais ceci est un autre débat
qu’on n’abordera pas ici. Voir, dans cette perspective, J. Lecuir et P. Fridenson, L’organisation de la coo-
pération aérienne franco-britannique (1935-mai 1940), Revue d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale,
no 73, janvier 1969, p. 43-74 ; C. Christienne, La RAF dans la bataille de France, au travers des rapports
Vuillemin de juillet 1940, dans SHAA, Recueil d’articles et d’études, 1981-1983, Vincennes, 1987, p. 313-
333. Ce rapport des forces, déjà très déséquilibré, a été considérablement exagéré par les autorités mili-
taires françaises. « L’infériorité de notre matériel a été plus grande encore que celle de nos effectifs.
L’aviation française a livré à un contre six ses combats. (...) Trop peu d’enfants, trop peu d’armes, trop
peu d’alliés, voilà les causes de notre défaite », affirmait le maréchal Pétain dans son appel radiodiffusé du
20 juin 1940. Dans son ordre général no 118 du 26 juin 1940, rendant hommage à l’action de l’aviation,
le général Besson, commandant le groupe d’armées no 3, parlait d’une lutte « à un contre dix ».
35. En incluant trois groupes de bimoteurs de chasse Potez qui seront dissous en tant que tels
ultérieurement (autonomisation des escadrilles), mais sans compter les escadrilles régionales de chasse
qui constitueront la base sur laquelle seront constitués le plus souvent les nouveaux GC.
36. Au 10 mai, cependant, trois groupes d’aviation équipés de matériels modernes (un de chasse,
un de bombardement et un de reconnaissance) étaient stationnés au Levant et il avait été prévu d’y
envoyer quatre autres GB, équipés de bombardiers d’origine américaine Glenn-Martin et à l’entraî-
nement en AFN. La présence de cette force aérienne s’inscrivait dans le cadre de l’opération projetée
contre l’URSS, visant Bakou et ses installations pétrolières, excentrique au sens propre comme figuré.
Compte tenu de l’infériorité numérique de l’armée de l’Air et de la pénurie de matériel, le moins que
l’on puisse dire est que ces forces auraient pu trouver en France un autre emploi plus évident.
Les contraintes industrielles dans la préparation de la guerre de 1939-1940 53

en voie d’obsolescence rapide (Morane-Saulnier 406) durant la campagne


de France ou devront être rééquipés pendant celle-ci.
Au 10 mai, c’est donc un total de 24 GC monomoteurs qui sont sta-
tionnés en France et ont été progressivement engagés dans les différentes
missions qui incombent à l’armée de l’Air (défense aérienne du territoire
(DAT), protection aérienne des missions de reconnaissance et de bombar-
dement, couverture des troupes au sol, défense de ses propres terrains).
Mais parmi ceux-ci, quatre GC étaient en cours de rééquipement ou
d’instruction et donc non immédiatement disponibles et opérationnels. Et
six GC ont été rééquipés durant la campagne de mai-juin, pour moderni-
sation ou parce que leur matériel avait été détruit, soit le quart des unités

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de chasse. Bien évidemment, son rendement opérationnel s’en est trouvé
globalement affecté, un nombre relativement limité d’unités en première
ligne devant faire face à de multiples missions. En définitive, ce sont donc
14 GC seulement qui ont eu à supporter l’intégralité du choc en mai-
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juin 194037.
Pour sa part, le nombre des unités de bombardement reste identique
de la déclaration de guerre au 10 mai : 33 groupes dont 29 seront effecti-
vement engagés dans les combats de mai-juin38. Le nombre des GB est
donc assez nettement supérieur à celui des GC (ce qui ne signifie pas, bien
sûr, que le nombre d’appareils soit supérieur, les GB comportant moins
d’appareils que les GC) et il n’est pas négligeable. Du 3 septembre 1939 au
20 juin 1940, l’armée de l’Air a officiellement « pris en compte », selon
l’expression consacrée, près de 1 500 chasseurs mais également 850 bom-
bardiers39. Le rééquipement des unités de reconnaissance est également
très large pour ne pas dire systématique. Les différents appareils en dota-
tion au début de la guerre ayant dû être très rapidement retirés des opéra-
tions en raison des pertes subies, c’est l’ensemble du matériel des GR qu’il
s’est avéré nécessaire de remplacer.

Un renouvellement fragile et un rééquipement inachevé


Du fait d’une industrialisation précipitée et de la nouveauté des maté-
riels, la plupart des appareils français rencontreront des problèmes chro-

37. Auxquels il faudrait d’ajouter, pour être complet, les six escadrilles de chasse de nuit équi-
pées de bimoteurs-triplaces Potez 631, soit l’équivalent de trois GC supplémentaires dissous en tant
que tels entre la déclaration de guerre et l’offensive de mai 1940. Par ailleurs, il faut souligner le
nombre relativement faible de sorties quotidiennes des groupes de chasse qui est sans doute très révé-
lateur de problèmes internes d’organisation. Plusieurs groupes de chasse ont été réduits temporaire-
ment à l’inactivité du fait de chevauchements d’affectation, de changements de groupements ou de
zones. Et durant toute la campagne de mai-juin 1940, on ne compte que 3 jours seulement à plus de
400 sorties de chasse, la moyenne se situant entre 250 à 300 sorties quotidiennes sur l’ensemble de la
période, soit très sensiblement moins que les disponibilités. Les pilotes allemands effectuaient très fré-
quemment plusieurs missions par jour ; les pilotes français pas toujours une par jour.
38. Il faut, en effet, décompter un GB (I/39) stationné au Levant bien qu’équipé de Glenn-
Martin 167, et trois autres GB demeurés en AFN : le II/25 équipé d’antiques biplans-bimoteurs
LeO 257, ainsi que les I et II/32 en cours d’instruction sur Douglas DB-7.
39. Service historique de l’armée de l’Air (SHAA), Histoire de l’aviation militaire..., op. cit.
54 Philippe Garraud

niques de mise au point qui diminueront leur capacité opérationnelle. Par


exemple, le train d’atterrissage des Breguet d’assaut se révèlera fragile à tel
point qu’ils feront l’objet d’une interdiction temporaire de vol ; les
LeO 45 seront d’un pilotage délicat au décollage, ce qui entraînera de
nombreux accidents par sorties de piste, et il sera nécessaire que des pilo-
tes d’usine fassent le tour des unités pour préciser et mettre au point le
mode d’emploi technique ; le Dewoitine 520 aura la réputation d’être
délicat à poser40, etc. En comparaison, les appareils américains acquerront
très vite une réputation de robustesse, de fiabilité et de facilité de pilotage
et seront très appréciés.
Pour remédier à certains défauts, il sera nécessaire d’apporter des

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modifications à certains appareils, ce qui a contribué à désorganiser un
peu plus les chaînes de production et à retarder les livraisons. Les
Bloch 151 de série, par exemple, n’auront pas les performances attendues
en raison d’un capot-moteur qui entraînait un mauvais refroidissement de
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ce dernier et une traînée aérodynamique excessive. Il sera nécessaire de le


remplacer au prix d’un retour en usine et de la perturbation des chaînes
de montage41. Suite aux difficultés déjà évoquées, les dérives des LeO 45
devront être également modifiées et remplacées et les Amiot 351/354
feront l’objet de modifications incessantes sur les chaînes de fabrication42.
Conséquence de cet équipement accéléré et tardif, nombreuses seront
les unités contraintes d’utiliser – faute de mieux – des appareils d’ins-
truction non « bons de guerre », voire différents types de matériels, avec
toutes les complications qu’on peut imaginer tant en termes d’emploi opé-
rationnel que d’entretien et de pièces détachées. Les GB d’assaut devront
utiliser différents types et versions d’appareils (Potez 633, Breguet 691, 693
et quelques 695). Pour la même raison, faute d’Amiot 351/354, livrés en
nombre insuffisant (alors que le projet initial remontait à 1934), le groupe-
ment 9 de bombardement sera contraint d’utiliser conjointement des
avions plus anciens et lents (Bloch 210 et Amiot 143), mais qui ne pou-
vaient pas opérer ensemble. Et les accidents imputables tout à la fois à la fra-
gilité et à la nouveauté des appareils, au caractère délicat de leur pilotage et
à la faible expérience des équipages ont été particulièrement nombreux,

40. Les Allemands qui s’en serviront ultérieurement comme appareil d’entraînement avancé à la
chasse à partir de 1943 auront également de nombreux accidents.
41. Cette affaire sera à l’origine du renvoi de Marcel Bloch et de ses principaux collaborateurs à
la direction de la SNCASO en février 1940 (ou servira de prétexte à celui-ci, dans la mesure où d’autres
griefs s’y ajoutaient : reproche d’une gestion financière peu rigoureuse, intéressement trop grand à la
production de ses propres avions, sous-traitance avec des entreprises dont il était également proprié-
taire, etc.). En fait, les relations entre les constructeurs et les autorités publiques ne seront jamais de
véritable collaboration et confiantes, les premiers étant perçus comme essentiellement intéressés par le
profit financier et l’attitude des secondes étant fortement marquée d’autoritarisme et de volonté de
contrôle.
42. Voir par exemple, dans cette perspective, J. Cuny et R. Danel, LeO 45, Amiot 350 et autres
B4, Docavia-Éditions Larivière, vol. 23, 1986 ; R. Danel et J. Cuny, Le Dewoitine 520, Docavia-
Éditions Larivière, vol. 4 (rééd. sans date) ; O. Ledermann, Le sacrifice. Les avions Breguet 693 de
l’aviation d’assaut dans la Bataille de France, IPMS-France, 1994.
Les contraintes industrielles dans la préparation de la guerre de 1939-1940 55

tant à l’entraînement qu’en mission : 300 avions au moins ont été perdus
de ce seul fait43.
Au 10 mai, un seul GC sur 24 est opérationnel sur Dewoitine 520 et
un autre a commencé sa transformation mais cinq autres seront rééquipés
de matériels divers pendant la campagne de France, au prix de leur retrait
temporaire des opérations. Dix GB seulement sont considérés comme dis-
ponibles et susceptibles d’intervenir rapidement sur le champ de bataille,
dont quatre uniquement équipés de matériels modernes44, alors que 21 GB
sur 31, soit les 2/3, étaient en cours de rééquipement et d’instruction sur
matériel moderne ; soit dans le Sud-Est de la France, dans le cadre du
GIABSE (Groupement d’instruction de l’aviation de bombardement du Sud-Est),

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pour les groupes rééquipés de matériel français ; soit en AFN pour la plu-
part des groupes rééquipés en matériel américain.
Ces groupes ne sont pas en mesure d’intervenir rapidement et massive-
ment sur le champ de bataille et seront progressivement engagés par « petits
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paquets », au fur et à mesure des disponibilités. Au 10 mai, le bombarde-


ment n’aligne en réalité que quelques petites dizaines d’appareils disponi-
bles, rapidement diminuées dans les jours suivants par les lourdes pertes et
les indisponibilités occasionnées par les missions45. Au cours de ces journées
décisives, l’aviation de bombardement ne sera pas en mesure d’intervenir
faute de moyens disponibles à différentes reprises : les 13, 15, 19, 23 et
27 mai, par exemple. Au mois de mai, au plus fort de l’offensive allemande,
l’extrême faiblesse du bombardement a été dramatique.
Ce n’est que vers la fin du mois, et donc beaucoup trop tard pour pré-
tendre contrecarrer la percée allemande, que les groupes de bombarde-
ment à l’instruction et à l’entraînement commenceront à intervenir46.
Malgré le nombre conséquent d’appareils produits avant l’armistice (500),
très peu de groupes – essentiellement quatre (groupement 6) – auront la

43. Elles sont difficiles à comptabiliser. Si les pertes au combat sont connues de manière extrê-
mement précise et détaillée, les pertes « annexes », mais dont l’importance cumulée est loin d’être
secondaire (accidents, mais aussi appareils détruits au sol par bombardement, ou endommagés pour
quelques raisons que ce soit mais non réparés et abandonnés lors du repli des unités, avions réformés
ultérieurement, dans les semaines ou les mois qui ont suivi l’armistice, etc.), ne sont pas officiellement
recensées. Toutes causes confondues et pour s’en tenir à un chiffre rond, on peut considérer
qu’environ 2 000 appareils de combat ont été perdus en 1939-1940. Voir, à ce sujet, C. J. Ehrengardt,
mai-juin 1940 : autopsie d’une débâcle, art. cité ; et Ph. Garraud, L’action de l’armée de l’Air
en 1939-1940 : facteurs structurels et conjoncturels d’une défaite, Guerres mondiales et conflits contempo-
rains, no 202-203, avril-septembre 2001.
44. Les six groupes de la 1re division aérienne de la ZOAN (zone d’opérations aériennes Nord), soit
deux de LeO 45, deux de Breguet d’assaut et deux d’Amiot 143 anciens ; auxquels on peut ajouter les
quatre groupes de la 3e division aérienne de la ZOAE (zone d’opérations aériennes Est), soit deux groupes
d’Amiot 143 et deux de Farman quadrimoteurs qui effectueront essentiellement des missions straté-
giques de nuit.
45. Ainsi par exemple, lors de leur première mission de guerre le 12 mai dans le secteur de Ton-
gres en Belgique, les GBA I et II/54 perdent au combat 10 appareils sur 18 engagés, et ne seront plus
en mesure d’intervenir les jours suivants.
46. Les GBA I et II/51 (Breguet) effectueront leur première mission de guerre le 20 mai ; les
GB II/19 (Douglas DB-7) et I/63 (Glenn-Martin) le 22 mai ; les GB II/62 et II/63 (Glenn-Martin) le
24 mai ; le GB I/62 (Glenn-Martin) le 26 mai ; le GB I/19 (Douglas DB-7) le 29 mai ; le I/11 le 26 ou
31 mai et le II/23 le 6 juin (LeO 45).
56 Philippe Garraud

possibilité de mener à terme leur transformation sur LeO 45 et seront


pleinement opérationnels. Et huit GB ne pourront être engagés, ou que de
manière très limitée, faute d’avoir été transformés en temps voulu et (ou)
d’avoir achevé leur instruction, soit là encore le quart des unités.
L’intervention du bombardement a donc été relativement marginale,
c’est incontestable, mais beaucoup plus pour des raisons conjoncturelles
que structurelles. Les unités existaient, le matériel également pour une
large part ; mais encore demeurait-il à mettre en phase la formation des
personnels tant navigants que mécaniciens et ces nouveaux matériels dans
un ensemble opérationnel. Là encore les effets de calendrier ont été dra-
matiques, beaucoup plus que pour la chasse mieux dotée pour des raisons

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tout à la fois doctrinales, culturelles, industrielles et techniques47. Ils ont
conduit à une dispersion, voire un saupoudrage des moyens et à une
absence de concentrations significatives des moyens dans le temps et dans
l’espace48.
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En définitive, seule une partie de la production parvient aux unités.


Du 10 au 27 mai, selon le Grand quartier général de l’Air, les pertes tota-
les, toutes causes confondues, se sont élevées à 590 avions (368 chasseurs,
113 bombardiers et 109 appareils de reconnaissance) ; en recomplète-
ment, les unités n’en ont perçu seulement que 326 (213 chasseurs,
64 bombardiers et 49 avions de reconnaissance)49, soit un déficit
de 264 appareils. Faute de stocks d’appareils disponibles suffisants, l’armée
de l’Air n’a donc pas été en mesure de remplacer rapidement les matériels
perdus en nombre équivalent.
Sur le plan opérationnel, le manque d’appareils modernes ou adaptés a
également conduit à de nombreuses improvisations tactiques qui ont occa-
sionné des pertes sensibles : emploi de bombardiers de nuit Amiot 143,
issus des programmes d’avions polyvalents dits « BCR » (Bombardement-
Combat-Reconnaissance) d’avant-guerre, particulièrement lents et vulné-
rables, en plein jour dans le secteur de Sedan parce qu’ils étaient les seuls
disponibles sur le moment ; utilisation du bombardement moyen dans des
conditions complètement inédites, à basse altitude et directement contre
les colonnes blindées allemandes, alors qu’il n’avait jamais été prévu pour
cela, pour la seule raison que les quelques groupes de bombardement
d’assaut (GBA au nombre de cinq) ne suffisaient pas à la tâche50 ; multiplica-

47. D’une part, contrairement à l’aviation de chasse qui a une vocation première défensive,
l’aviation de bombardement est destinée à des missions offensives peu compatibles avec la doctrine
résolument défensive de l’institution militaire durant cette période ; d’autre part, le poids et la valori-
sation de la chasse dans l’histoire et la culture de l’aviation militaire ; enfin, d’un point de vue tech-
nique et industriel, il est beaucoup plus facile de construire un chasseur monoplace-monomoteur
qu’un bombardier beaucoup plus complexe d’un point de vue structurel.
48. De manière générale, voir Ph. Garraud, L’aviation de bombardement française pendant
la campagne 1939-1940 : capacités et emploi, Revue historique des armées, no 3, septembre 2001,
p. 89-100.
49. C.-J. Ehrengardt, dans P. Martin, Ils étaient là... L’armée de l’Air, septembre 39 juin 1940,
Aéro-Éditions, 2001, p. 137.
50. Et ce d’autant plus que leur doctrine d’emploi n’était pas véritablement fixée et était ina-
daptée aux caractéristiques des appareils, issus initialement d’un programme d’avion de chasse lourde
Les contraintes industrielles dans la préparation de la guerre de 1939-1940 57

tion au mois de juin de l’emploi, toujours à basse altitude, de chasseurs


monomoteurs contre les colonnes blindées allemandes pour tenter de
ralentir leur avance, mais avec une efficacité complètement dispropor-
tionnée et que l’on peut qualifier de marginale par rapport aux risques
encourus ; engagement d’appareils de l’Aéronautique navale (bombardiers
en piqué Vought et Loire-Nieuport et même hydravions torpilleurs Laté-
coère) toujours contre les colonnes motorisées ou blindées allemandes,
également dans des conditions totalement inédites, etc.
La source principale de tous ces dysfonctionnements réside en amont
dans les aléas de la production industrielle qui ont largement contraint
l’armée de l’Air à « faire feu de tout bois » et à opérer dans des conditions

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extrêmement difficiles, presque toujours improvisées. Mais elle réside
également en aval dans l’emploi du bombardement directement en pre-
mière ligne, à la demande quasi exclusive du commandement terrestre.
Pour tenter d’arrêter la progression des colonnes blindées allemandes,
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l’aviation de bombardement a été utilisée au prix de très lourdes pertes et


avec une efficacité limitée comme une artillerie mobile à longue portée ;
et les missions autonomes sur les arrières allemands, plus conformes à sa
doctrine d’emploi, ont été très rares.

Conclusion
En définitive, si ce que l’on sait aujourd’hui du réarmement allemand
conduit à relativiser fortement l’évaluation de l’efficacité comparée des
politiques d’armement51, ce n’est pas totalement le cas de l’aviation qui a
été le principal point faible français. Le rééquipement et la modernisation
de l’armée de l’Air se sont heurtés à tout un ensemble de contraintes
industrielles et organisationnelles, très largement externes à elle, qui n’ont
commencé que très progressivement – et tardivement – à être résolues, et
ont étroitement conditionné ses capacités opérationnelles en mai-
juin 1940.
Si la perspective comparée conduit à avoir une vision beaucoup plus
relative des choses (« le “chaos” allemand oblige à considérer la pagaille
française d’un œil moins sévère et à ne pas sous-estimer l’effort accompli.

triplace, dont les moteurs donnaient leur pleine puissance à moyenne altitude alors que leur utilisation
comme avions d’assaut les ont conduit à opérer à basse altitude, ce qui par ailleurs aurait nécessité un
blindage particulier dont ils étaient dépourvus.
51. « Faut-il pourtant s’en tenir au catalogue des insuffisances ?, s’interroge Jean-Louis Cré-
mieux-Brilhac. Ont-elles d’ailleurs été déterminantes ? Deux postes du bilan sont à mettre en regard.
Tout d’abord, un fait que l’on n’a jamais soupçonné du côté français : les retards et la pagaille n’ont
pas été le propre de la France : l’Allemagne du Führerprinzip dont on a affirmé qu’elle vivait depuis des
années en économie de guerre, a eu son lot de ratages et, mis à part le domaine aérien, n’était pas tel-
lement mieux équipée pour la guerre. (...) Le réarmement sous l’égide de Goering, on le sait
aujourd’hui, a été “un chaos au pas cadencé”. L’opinion française “éclairée”, qui s’est toujours exa-
gérée la force militaire de l’Allemagne, a surestimé également la perfection du fonctionnement de son
industrie de guerre : elle cédait, ici encore, au complexe d’infériorité à l’égard du voisin nazi,
complexe fait d’autodépréciation, d’intoxication et de peur » (J.-L. Crémieux-Brilhac, op. cit.,
p. 347).
58 Philippe Garraud

Celui-ci il faut le redire, fut remarquable » écrit J.-L. Crémieux-


Brilhac52), il n’en demeure pas moins qu’en France, contrairement à
l’Allemagne, la production d’appareils modernes a été considérablement
freinée par différents phénomènes de nature différente : structures de pro-
duction inadaptées ; occupation des chaînes de montage par des appareils
anciens dont la construction a fait l’objet de retards accumulés impor-
tants ; prototypes insuffisamment mis au point pour pouvoir être rapi-
dement produits en grandes séries ; commandes massives au coup par
coup et sans programmation véritable53, que l’industrie a été incapable
d’honorer dans les temps prescrits pour des raisons organisationnelles ;
nombreux points d’étranglement dans la mise en place d’une filière

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complexe de production nécessitant une forte coordination, perturbations
dans l’affectation de la main-d’œuvre spécialisée du fait de la mobilisa-
tion, etc. Le rééquipement de l’armée de l’Air et donc le développement
de sa capacité opérationnelle ont été considérablement retardés par ces
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multiples problèmes54.
En amont, la modernisation et le rééquipement de l’armée de l’Air se
sont donc heurtés à tout un ensemble de contraintes très largement indé-
pendantes d’elle et qui expliquent de nombreuses carences. Ce qui ne
signifie pas pour autant qu’elle soit exempte de toutes responsabilités dans
la mesure où certaines faiblesses organisationnelles lui sont imputables :
perfectionnisme technique des services, pesanteurs administratives, com-
plexité des structures de commandement et des rattachements d’unités
entre zones d’opérations aériennes, états-majors pléthoriques, personnels
de toutes catégories, navigants (pilotes, radio, mitrailleurs, etc.) comme
non-navigants (mécaniciens, armuriers, personnel au sol) globalement en
nombre insuffisant, moyens de réparation limités des unités, pilotes-
convoyeurs peu nombreux et absence d’unités spécialisées, etc.
Ces contraintes liées à la production industrielle n’ont commencé que
très progressivement – et trop tardivement – à être résolues. Dans tous les

52. Ibid., p. 350.


53. Les constructeurs recevaient ponctuellement une commande de x appareils sans savoir
qu’une autre commande de xxx avions du même type était à l’étude ou en préparation, sans engage-
ment ou notification de la part des autorités publiques de tutelle d’un programme à plus long terme.
Dans ces conditions, les entreprises ne pouvaient anticiper les quantités de matières premières, les
outillages, les équipements complémentaires, les surfaces d’atelier et la main-d’œuvre nécessaires à une
exécution rapide.
54. Il n’en demeure pas moins que l’effort français a été exceptionnel et la croissance de la pro-
duction exponentielle au sens propre, mais trop tardifs pour avoir un effet direct sur le déroulement
des opérations militaires, comme le souligne et le démontre de manière particulièrement informée
l’ingénieur général de l’Air Truelle : « Ce qui apparaît de la façon la plus frappante sur ce graphique,
c’est la “pente” des courbes de production, qui est beaucoup plus importante pour la France que pour
le Royaume-Uni et même les États-Unis : cela signifie que le plus rapide des réarmements aériens fut
celui que réalisa l’industrie aéronautique française de 1938 à 1940. Mais il y a lieu encore une fois de
remarquer le décalage dans le temps qui existe entre l’effort fourni et les résultats. [...] En ce qui
concerne la comparaison avec l’Allemagne, l’analyse des statistiques de production montrerait de
même que l’industrie aéronautique française avait atteint, en deux années environ, les résultats que
l’Allemagne avait elle-même mis quatre années à obtenir... » (La production aéronautique militaire
française jusqu’en juin 1940, art. cité, p. 107).
Les contraintes industrielles dans la préparation de la guerre de 1939-1940 59

domaines, les effets de calendrier ont été dramatiques et tous ces différents
facteurs ont étroitement conditionné et limité sa capacité opérationnelle
en mai-juin 1940. Faute d’appareils adaptés en nombre suffisant, ils l’ont
conduite à une dispersion, voire un saupoudrage des moyens et à une
absence de concentrations significatives des moyens dans le temps et dans
l’espace.
Dans le domaine aéronautique, les Allemands ont eu l’avantage
considérable de partir d’une « page blanche », ce qui a supprimé les
contraintes par héritage, alors que les Français ont eu à gérer tout à la
fois des retards de commandes, un tissu industriel largement obsolète,
tant sur le plan de l’équipement (machines et usines) que des structures

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de production, et la modernisation nécessaire au réarmement. En défini-
tive, le facteur temps, celui de l’apprentissage et de la résolution progres-
sive des problèmes, a été décisif et il n’a manqué que de six mois à un an
pour que l’armée de l’Air rattrape son retard, achève son rééquipement
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et réussisse sa modernisation.
Dans cette dernière hypothèse, le sort de la campagne de France de
mai-juin 1940 en eût-il été différent ? Rien n’est moins sûr dans la
mesure où il aurait fallu que d’autres conditions soient réunies complé-
mentairement. En effet, une telle éventualité aurait présupposé d’autres
changements majeurs, à commencer par une triple « révolution doctri-
nale » au sein du haut commandement militaire français : l’abandon d’une
stratégie trop exclusivement défensive, un meilleur emploi des chars,
l’acceptation et la reconnaissance de l’autonomie de l’action de l’armée de
l’Air55. Mais ceci est, comme on le voit, un autre débat qui touche au
cœur de la doctrine militaire française de l’entre-deux-guerres.

Philippe GARRAUD,
directeur de recherche au CNRS,
Institut d’études politiques de Rennes.

55. En dépit de son autonomie institutionnelle formelle mais très récente, il ne fait pas de doute
que son efficacité opérationnelle a également été limitée en aval par sa dépendance et sa subordination
vis-à-vis de l’armée de Terre, qui ont été à l’origine de tensions et même de conflits ; certains respon-
sables de l’armée de l’Air étant de plus en plus réticents à disperser leurs faibles moyens pour répondre
aux demandes de l’armée de Terre dans le cadre de la doctrine de coopération avec les forces terres-
tres et pallier dans une large mesure leur incapacité stratégique à enrayer l’avance allemande,
l’empêchant de mener des actions autonomes moins coûteuses et plus conformes à son rôle. Voir, à ce
propos, L. Robineau, La conduite de la guerre aérienne contre l’Allemagne, de septembre 1939 à
juin 1940, Revue historique des armées, no 3, 1989, p. 102-112 ; A. D. Harvey, The French armée de
l’Air in may-june 1940 : A failure of conception, Journal of Contemporary History, no 25, 1990, p. 447-
465 ; P. Facon, L’armée de l’Air dans la tourmente. La bataille de France, 1939-1940, op. cit.

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