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François-David Sebbah
2006/1 n° 25 | pages 41 à 54
ISSN 1299-5495
ISBN 9782130555254
DOI 10.3917/cite.025.0041
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-cites-2006-1-page-41.htm
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Levinas a beaucoup écrit sur la paix et, sur la fin de son itinéraire surtout,
sur l’amour du prochain – par où, selon lui, s’inaugure tout sens. Mais
l’épreuve de l’Infini, comme épreuve du visage d’autrui, dont la philo-
sophie lévinassienne témoigne, l’appel à l’amour que non sans crânerie
– la crânerie de flirter avec la niaiserie – la philosophie lévinassienne
profère, suppose une implacable lucidité ontologique, qui, elle-même,
implique, chez Levinas, une évaluation radicalement pessimiste de l’être,
de l’être comme tel et de tous les êtres1.
1. Si l’on accepte de recevoir les catégories du pessimisme et de l’optimisme pour évaluer une
philosophie – ce que ne fait guère Levinas lui-même qui veut s’attacher à un niveau de radicalité
qui perce plus profond que le questionnement sur « le sens de la vie ». Cf. De l’existence à l’existant,
Paris, Vrin, 1947, 1981, p. 30.
Cités 25, Paris, PUF, 2006
LA GUERRE
Levinas ne dit bien sûr pas simplement que l’homme peut être violent ;
pas même qu’il l’est par nature. Il ne se contente pas de remarquer que le
vivant est en lutte (plutôt que telle autre région de l’être) : il ne fait pas du
darwinisme à la petite semaine, du « sous-darwinisme » désignant la loi du
plus fort ou du plus adapté1. Levinas dit que l’être est violent ; plus, que
l’être est violence et n’est que violence. Telle est son essence, parce que la
violence est l’essence de l’essence ; est l’essence même : rien qui ne soit qui
ne soit violent ; être, c’est toujours être violence, sans qu’aucun écart ne
puisse être creusé entre le fait d’être et le fait d’être violent.
Qu’on ne s’y trompe pas, il ne s’agit pas ici d’une évaluation non
fondée, par où la supposée niaiserie de l’amour s’avérerait enracinée dans
un pessimisme ontologique foncier et gratuit. Cette appréhension de
l’être est commandée par une description rigoureuse. Et c’est cette
description rigoureuse qui décide d’un trait original de la philosophie lévi-
nassienne : les « catégories » (le terme convient bien mal) primordiales de
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1. Sur cette configuration problématique où, entre le nom de Hegel et celui de Levinas, il faut
rajouter celui de Rosenzweig, cf. Stéphane Mosès, Au-delà de la guerre, trois études sur Levinas,
Paris - Tel-Aviv, Éditions de l’Éclat, 2004, en particulier le premier chapitre « De Rosenzweig à
Levinas : philosophie de la guerre ».
Portnoy1. Cette description proposée par le premier texte lévinassien, De
l’évasion, annonce donc, sous un certain point de vue au moins, cette
fulgurante intuition de Totalité et Infini selon laquelle « comme la guerre
moderne, toute guerre se sert déjà d’armes qui se retournent contre celui
qui les tient » (préface, p. IX) : absorber et réduire l’extériorité, gagner la
guerre ontologique et soumettre l’extériorité qui, dès lors, se dissipe
comme telle, c’est se condamner à la suffocation. Et ce risque pointe dès le
plus intime de l’intériorité du Moi qui peut suffoquer de réduire
l’intervalle à soi qui le constitue. On ne le remarquera jamais assez, cette
destruction de soi consiste d’abord à se muer en pur guerrier, en un Moi
rien que guerrier – le pur guerrier est l’homme qui n’est rien que rivé à soi
dans l’exaltation et l’exultation du corps comme habitant triomphant du
Monde. Incapable de se séparer de soi, exaltant le biologique, le corps, le
sang et les racines – il est dès lors expansion, c’est-à-dire incapacité à aller
vers les autres en se détachant de soi (comme lorsqu’on leur « envoie » une
idée dont ils se saisissent). S’apporter toujours avec soi, donc rapporter à
soi : soumettre. La guerre est conquête2. Cela dit, Levinas décrit aussi et
d’abord comme étant un trait éidétique de l’existence humaine tant le fait
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L’ÉLÉMENTAL, LE BONHEUR
1. Il faut remarquer au moins que dans son post-scriptum de 1990 à « Quelques réflexions sur
la philosophie de l’hitlérisme » Levinas évoque la « possibilité essentielle d’un Mal élémental »,
alors que l’élémental comme tel est décrit dans Totalité et Infini comme milieu de la jouissance
primordiale de l’exister humain, comme milieu du bonheur.
2. « Aussi pouvons-nous dire que l’élément vient vers nous de nulle part. La face qu’il nous
offre ne détermine pas un objet, demeure entièrement anonyme. C’est du vent, de la terre, de la
mer, du ciel, de l’air » (TI, p. 105).
3. Entre tant d’autres beaux passages, on peut citer : « Le Moi, dans un monde, de prime
abord, autre, est cependant autochtone. (...). Il trouve dans le monde un lieu et une
maison. Habiter est la façon même de se tenir ; non pas comme le fameux serpent qui se saisit en se
mordant la queue, mais comme le corps qui, sur la terre, à lui extérieure, se tient et peut. Le “chez-
soi” n’est pas un contenant, mais un lieu où je peux, où, dépendant d’une réalité autre, je suis,
malgré cette dépendance, ou grâce à elle, libre » (TI, op. cit., p. 7).
vulnérable : aspiration au bonheur qui structure intimement et, dès lors,
absolument légitimement, toute existence humaine. Mais si cet enroule-
ment sur soi, dans l’intériorité de la jouissance, la jouissance toujours sise
au creux du Monde, se doit en un sens d’être radical – que peut-il exiger
d’autre que de se boucler sur soi (dans la consommation même des nour-
ritures) ? – déjà pointe le mal au cœur, le trop manger, le pressentiment
du Mal au cœur du bonheur : l’exaltation de sujets qui s’enracinent dans
le Monde, se réduisent à leur corps, à leurs consommations et à leurs titres
de propriétés. L’égoïsme heureux absolument légitime, vire, déjà, dans la
suffocation de qui est rivé à soi, à son corps biologique et à son espace
vital. Et cette suffocation mauvaise, déjà, n’est-elle pas présentation du
visage sombre de l’élément ? La suffocation de l’enchaînement à soi ne se
retourne-t-elle pas dans l’anonymat de l’indétermination insensée qui
expulse toute intériorité1 ? Quel que soit l’angle depuis lequel on
l’envisage, elle est tort porté à autrui.
1. Ici, l’élémental, en tant qu’anonyme, ne vire-t-il pas à l’il y a que Lévinas présente souvent
de manière si inquiétante ?
l’être ensemble « est » lieu et inversement), comme « l’essence comme
synchronie » : si, selon les descriptions lévinassiennes rappelées plus haut,
l’être n’est que guerre parce qu’il est synchronie de l’essence, en tant
qu’espace il se manifeste exemplairement tel : le démographique est affaire
ontologique avant que d’être affaire de statistiques. Et, selon Lévinas, seule
la fraternité pourra ouvrir au-delà de la rivalité dans et pour l’espace – seuls
l’éthique et l’eschatologique ouvrent au-delà de l’ontologique.
Sur un mode léger, on pourrait dire que l’expérience de la Côte d’Azur
l’été, la recherche d’une place au soleil, c’est-à-dire d’une place dans le
Monde, dans le Monde de la jouissance des éléments, est exemplairement
expérience de l’espace comme tel, comme espace de la coextensivité, de la
synchronie, c’est-à-dire de l’effroyable violence des frontières des serviettes
de bain. L’exemple, plaisant, est parlant : il ne dissimule cependant pas
tant d’autres situations où, dans les guerres, les meurtres, les flammes, ou
simplement l’insulte, le crachat, voire la simple médisance ou le refus
d’adresser ou de rendre un salut, on ne parvient plus à sourire.
Ainsi la subjectivité comme égoïsme, le lieu dessiné au sein du Monde
des éléments habité par elle, sont-ils structurellement ambivalents. On
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1. Signalons au passage que l’espace en tant que manière exemplaire de la synchronie se laisse
bien sûr lui aussi comprendre en ce sens.
2. Cf., par exemple, AE, op. cit., p. 251.
calcul et sa mesure, la justice accueille cela même qui tranche pourtant sur
tout calcul et toute mesure, l’épreuve du visage d’autrui en sa démesure.
Cet accueil-là, le commerce ne le fait pas, pas en tant que tel du moins : il
est pur calcul. Cela veut dire au moins, et nous ne nous y attarderons pas
ici, que, aussi paradoxal que cela puisse paraître en première apparence, la
mesure du calcul qui retient la guerre est nécessaire pour que s’annonce
parmi les hommes la démesure de la Paix eschatologique dans l’éclat de
l’Infini au visage d’autrui : cette mesure, comme telle, est l’accueil néces-
saire de cette démesure comme telle. Inversement, seule la démesure de
l’Infini comme visage d’autrui aura toujours déjà introduit une lueur de
signifiance, la possibilité du sens, au cœur de la guerre, de la guerre et du
bonheur – qui, étrangement mais en toute cohérence, vont main dans la
main comme nous l’avons vu.
Qu’en est-il de cette lueur qui ouvre la Paix au-delà de la Guerre, au
sein même du Monde où nous vivons entre guerre et bonheur ?
La lucidité sans concession de Levinas ne consiste pas simplement à
décrire l’être comme guerre. À plusieurs reprises1 Levinas constate que la
civilisation peut s’arrêter, s’interrompre brusquement, comme entre 1940
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1. Cf. en particulier le bouleversant « Sans nom », in Noms propres, Le Livre de poche, 1987
(1re éd. : Fata Morgana, 1976).
2. Cf. S. Mosès, op. cit., p. 9.
que soit sa forme, ne peut éviter ; et même avec lesquelles, on l’a compris,
elle risque sans cesse de se confondre. À vrai dire ces questions sont mal
posées. Il semble bien que la lucidité lévinassienne – cela n’étonnera plus
en nos temps dégrisés de l’optimisme progressiste des sciences, de la tech-
nique et du droit – envisage qu’il puisse ne plus y avoir un seul visage :
destructions concrètes et pratiques déshumanisantes par où les hommes
produisent de la nuit noire où l’être n’est qu’être, insensé. Cela dit, la
vulnérabilité de la Paix portée par le visage d’autrui fait sa force même.
L’Infini, chez Lévinas, n’a pas le pouvoir d’un principe transcendantal
protégé par son atemporalité par-delà le devenir empirique : le visage
court-circuite un tel partage. Tant qu’un homme – un seul suffit – survit
et croit en l’exigence portée par la rencontre du visage d’autrui, la signi-
fiance qui ouvre l’avenir de Paix a lieu : cet homme fût-il absolument
dépouillé de toutes les marques de la civilisation, fût-il, dans sa désolation,
réduit à ce seul espace qui n’est plus de l’espace et sur lequel la guerre n’a
plus prise : sa « vie intérieure »1. Ainsi, la passivité plus vieille que toute
passivité exposée à l’épreuve d’autrui, aux antipodes de tout volontarisme
politique, implique aussi une intense capacité de résistance : aux heures les
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ET MOI ?
Et moi ? Telle est l’objection qu’on oppose souvent à la pensée lévinas-
sienne. En effet, pourquoi ne serais-je pas, moi, le destinataire de l’ « après-
vous Monsieur » ? Mais la subjectivation de l’éthique lévinassienne est telle
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ques, Paris, Les Éditions de Minuit, 1982. « Coupables innocents » : cette formule ne se résume ni
à une contradiction logique, ni à un mauvais et inconséquent compromis : elle fera sens pour qui
accepte de s’exposer à l’ambiguïté radicale, au clignotement diachronique, de la pensée lévinas-
sienne. Citons Levinas sur ce point, qui évoquant « (...) la protection d’une demi-innocence ou
d’une demi-culpabilité, qui est innocence mais tout de même aussi culpabilité » en conclut immé-
diatement : « Tout cela ne fait-il pas de nos villes des villes-refuges ou des villes d’exilés ? » (op. cit.,
p. 57).
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Dossier :
Emmanuel Levinas.
Une philosophie
de l’évasion