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C'EST LA GUERRE

François-David Sebbah

Presses Universitaires de France | « Cités »

2006/1 n° 25 | pages 41 à 54
ISSN 1299-5495
ISBN 9782130555254
DOI 10.3917/cite.025.0041
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-cites-2006-1-page-41.htm
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C’est la guerre
FRANÇOIS-DAVID SEBBAH

« On n’a pas besoin de prouver par d’obscurs frag-


ments d’Héraclite que l’être se révèle comme guerre, à la
pensée philosophique ; que la guerre ne l’affecte pas
seulement comme le fait le plus patent, mais comme la
patence même – ou la vérité – du réel. En elle, la réalité
déchire les mots et les images qui la dissimulent pour
s’imposer dans sa nudité et dans sa dureté. Dure réalité
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(cela sonne comme un pléonasme !), dure leçon de
choses, la guerre se produit comme l’expérience pure de
l’être pur, à l’instant même de la fulgurance où brûlent les 41
draperie de l’illusion » (Totalité et Infini, préface, p. IX).
C’est la guerre
François-David Sebbah

Levinas a beaucoup écrit sur la paix et, sur la fin de son itinéraire surtout,
sur l’amour du prochain – par où, selon lui, s’inaugure tout sens. Mais
l’épreuve de l’Infini, comme épreuve du visage d’autrui, dont la philo-
sophie lévinassienne témoigne, l’appel à l’amour que non sans crânerie
– la crânerie de flirter avec la niaiserie – la philosophie lévinassienne
profère, suppose une implacable lucidité ontologique, qui, elle-même,
implique, chez Levinas, une évaluation radicalement pessimiste de l’être,
de l’être comme tel et de tous les êtres1.

1. Si l’on accepte de recevoir les catégories du pessimisme et de l’optimisme pour évaluer une
philosophie – ce que ne fait guère Levinas lui-même qui veut s’attacher à un niveau de radicalité
qui perce plus profond que le questionnement sur « le sens de la vie ». Cf. De l’existence à l’existant,
Paris, Vrin, 1947, 1981, p. 30.
Cités 25, Paris, PUF, 2006
LA GUERRE

Levinas ne dit bien sûr pas simplement que l’homme peut être violent ;
pas même qu’il l’est par nature. Il ne se contente pas de remarquer que le
vivant est en lutte (plutôt que telle autre région de l’être) : il ne fait pas du
darwinisme à la petite semaine, du « sous-darwinisme » désignant la loi du
plus fort ou du plus adapté1. Levinas dit que l’être est violent ; plus, que
l’être est violence et n’est que violence. Telle est son essence, parce que la
violence est l’essence de l’essence ; est l’essence même : rien qui ne soit qui
ne soit violent ; être, c’est toujours être violence, sans qu’aucun écart ne
puisse être creusé entre le fait d’être et le fait d’être violent.
Qu’on ne s’y trompe pas, il ne s’agit pas ici d’une évaluation non
fondée, par où la supposée niaiserie de l’amour s’avérerait enracinée dans
un pessimisme ontologique foncier et gratuit. Cette appréhension de
l’être est commandée par une description rigoureuse. Et c’est cette
description rigoureuse qui décide d’un trait original de la philosophie lévi-
nassienne : les « catégories » (le terme convient bien mal) primordiales de
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cette pensée sont celles de « guerre » (ou de « violence ») et de « paix » :
Levinas n’interroge jamais simplement l’être de la guerre, ni même
42 simplement la guerre comme un attribut – essentiel – de l’être. De
manière inaugurale, Levinas dit l’être selon la guerre et la paix2.
Dossier : Reprenons, brièvement, le fil de cette description. Être, c’est, à tout le
Emmanuel Levinas. moins, continuer à être. Tout être aspire à persévérer dans son être, plus
Une philosophie précisément, tout être n’est que cette persévérance même (telle est la signi-
de l’évasion
fication du thème du conatus essendi), ne se situe nulle part ailleurs qu’en
cette persévérance même, dès la chose matérielle, dès la pierre. Être, c’est
combler tout intervalle de non-être avec détermination3 ; se déterminer
dans le synchronisme de la présence : fixer sa présence à tout le moins, et,
pour les vivants, en particulier pour les plus égoïstes, les êtres humains,
1. Ibid., p. 29. Lévinas évoque dans cette page le fait qu’avec « le développement des sciences
biologiques du XIXe siècle » la vie « (...) apparaît comme le prototype de la relation entre existant et
existence », mais il précise immédiatement que « (...) la lutte pour l’existence ne permet pas de
saisir la relation de l’existant avec son existence à la profondeur qui nous intéresse ». Il faut saisir
cet événement en deçà du niveau où il apparaît comme « la lutte de l’être déjà existant » – nous
soulignons ; comme « le souci que l’être prend de sa durée et de sa conservation ».
2. Dès De l’évasion (1935) l’être est dit comme brutalité.
3. Pour cette description, cf. en particulier, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Nijhoff,
1974, cité ici dans l’édition Le Livre de poche (1990), chap. 1 : « Essence et désintéressement »,
sous-chap. 2 : « Être et intéressement ».
l’accroître. La cohérence de l’essence se fait alors – déjà – incohérence. Il
n’y a pas de différence décisive de l’une à l’autre : deux facettes du même,
qui se suscitent l’une l’autre. Déjà les déterminations des essences s’entre-
choquent : et ce, immédiatement, primordialement. L’allergie est le rap-
port premier entre les êtres : chez Levinas, toute ontologie est une allergo-
logie. La cohérence de l’essence l’immanence de l’être en sa synchronie,
par où tous les êtres comblent déjà tout intervalle, s’accrochent les uns aux
autres, tourne toujours déjà en destruction : la cohérence de l’essence est
déjà destruction ; l’accrochage est déjà accrochage.
À l’orée de Totalité et Infini, Levinas explique : « La face de l’être qui se
montre dans la guerre, se fixe dans le concept de totalité qui domine la
philosophie occidentale. Les individus s’y réduisent à des porteurs de
forces qui les commandent à leur insu » (préf. p. X). Aussi « (...) la
violence ne consiste pas tant à blesser et à anéantir, qu’à interrompre la
continuité des personnes, à leur faire jouer des rôles où elles ne se retrou-
vent plus, à leur faire trahir, non seulement des engagements, mais leur
propre substance, à faire accomplir des actes qui vont détruire toute possi-
bilité d’acte » (ibid., p. IX). La cible de la critique est bien sûr nettement
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identifiable : il s’agit des philosophies de la totalité systématique, ces
philosophies qu’on rapporte souvent au nom de Hegel et qui semblent 43
mettre les individus au service d’un ordre supérieur qui tout à la fois leur
donne leur sens et en exige déjà le sacrifice. Il faut cependant immédiate- C’est la guerre
ment signaler que l’individu que je suis n’est jamais simplement, pour François-David Sebbah
Levinas, la victime du déploiement de l’Être comme totalité systéma-
tique1. Chaque être est guerre – un persévérer qui, déjà, comble l’inter-
valle, et qui, pour ce qui concerne l’exister humain, vire déjà en l’égoïsme
d’un rapporter à soi : si tout être est entreprise de totalisation, le Moi l’est
exemplairement et plus que tout autre. Mais même de cette guerre portée
par le Moi, le Moi lui-même est pour ainsi dire la première victime : toute
guerre est guerre faite à soi-même. Être soi, c’est être rivé à soi, jusqu’à
l’étouffement, jusqu’à la nausée : dès lors, on peut crever d’être trop soi-
même, sans écart ou sans intervalle à soi – rivé à sa propre identité, dont il
faut pouvoir s’évader – afin d’être soi-même : nous sommes tous des

1. Sur cette configuration problématique où, entre le nom de Hegel et celui de Levinas, il faut
rajouter celui de Rosenzweig, cf. Stéphane Mosès, Au-delà de la guerre, trois études sur Levinas,
Paris - Tel-Aviv, Éditions de l’Éclat, 2004, en particulier le premier chapitre « De Rosenzweig à
Levinas : philosophie de la guerre ».
Portnoy1. Cette description proposée par le premier texte lévinassien, De
l’évasion, annonce donc, sous un certain point de vue au moins, cette
fulgurante intuition de Totalité et Infini selon laquelle « comme la guerre
moderne, toute guerre se sert déjà d’armes qui se retournent contre celui
qui les tient » (préface, p. IX) : absorber et réduire l’extériorité, gagner la
guerre ontologique et soumettre l’extériorité qui, dès lors, se dissipe
comme telle, c’est se condamner à la suffocation. Et ce risque pointe dès le
plus intime de l’intériorité du Moi qui peut suffoquer de réduire
l’intervalle à soi qui le constitue. On ne le remarquera jamais assez, cette
destruction de soi consiste d’abord à se muer en pur guerrier, en un Moi
rien que guerrier – le pur guerrier est l’homme qui n’est rien que rivé à soi
dans l’exaltation et l’exultation du corps comme habitant triomphant du
Monde. Incapable de se séparer de soi, exaltant le biologique, le corps, le
sang et les racines – il est dès lors expansion, c’est-à-dire incapacité à aller
vers les autres en se détachant de soi (comme lorsqu’on leur « envoie » une
idée dont ils se saisissent). S’apporter toujours avec soi, donc rapporter à
soi : soumettre. La guerre est conquête2. Cela dit, Levinas décrit aussi et
d’abord comme étant un trait éidétique de l’existence humaine tant le fait
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d’être rivé à soi – dans la douleur ne suis-je pas mon corps ? – que celui,
44 connexe, d’habiter triomphalement le Monde. Il ne s’agit donc en aucun
cas de nier la légitimité, à un certain niveau d’analyse, de cette manière
Dossier :
d’exister, et de se faire du même coup un contempteur du corps ; il s’agit,
Emmanuel Levinas. plus subtilement, de montrer comment le mal surgit d’une structure de
Une philosophie l’exister humain comme sa radicalisation excessive, excessive au point
de l’évasion d’exclure toute autre dimension de l’existence humaine.
L’hitlérisme, négation de l’humain, en provient. Ce constat exige de
nous, au sein même de la souffrance induite par cette implacable lucidité,

1. Il y a une ambiguïté de la philosophie de Levinas que nous nous contentons de mentionner


ici : si dans De l’évasion, il s’agit bien de s’évader de l’être compris comme détermination de
l’identité, comme une suffocante identité à soi ; dans De l’existence à l’existant, il s’agit – au
contraire ? – d’échapper à l’être compris cette fois comme indétermination neutre de l’il y a, pour
précisément, tâcher d’être soi, pour se poser comme « hypostase ». On peut se reporter à Rodolphe
Calin qui propose une lecture stimulante de cette ambiguïté, in Levinas et l’exception du soi, Paris,
PUF, 2005, p. 66 et s. De manière plus générale, nous n’entreprenons pas ici d’élucidation et de
discussion du motif du « moi rivé à soi », décisif dans Levinas, et mobilisé avec cohérence dans des
contextes très différents.
2. Pour cette analyse et celles qui suivent immédiatement, cf. « Quelques réflexions sur la
philosophie de l’hitlérisme », de Levinas, texte de 1934, réédité en 1997 chez Rivages poche,
accompagné d’un éclairant et important essai de Miguel Abensour, « Le Mal élémental ».
la plus grande vigilance : car, s’il en est ainsi, toujours, sous d’autres noms
ou formes, il rôde, inéluctable compagnon de l’humanité, puisqu’il est
l’une de ses possibilités, monstrueuse certes, mais, en tant que telle, struc-
turelle, éidétiquement inscrite. Mais s’éprouver être son corps qui va vers
le Monde comme terre conquise, n’est pas que souffrance, étouffement et
expansion ; d’un autre point de vue, être son corps au Monde, c’est la
jouissance même, et c’est un droit légitime et inentamable de l’existence
humaine – dès lors qu’un tel droit lié à la structure de l’existence ne vire
pas à l’excès hégémonique qui fait le malaise et le mal.

L’ÉLÉMENTAL, LE BONHEUR

Est en jeu l’ambivalence intrinsèque de l’élément, de l’élémental1


comme l’écrit parfois Levinas. « Avant » d’utiliser des outils ou de repré-
senter des objets, la vie humaine est primordialement un jouir. Et les
choses dont nous jouissons sont toutes en un sens « aliments », nourri-
tures : elles font l’épaisseur et la saveur du Monde avant même la ferme
découpe des objets. L’élément, les éléments – le soleil, la mer, ou la
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ville, etc. – font ce Monde d’avant le Monde, avant la détermination des
étants, où nous jouissons. L’élément, on ne le représente pas, on ne le 45
possède pas, on ne le manipule pas : on y baigne. Alors le Moi se complaît
en sa prise égoïste qui est déjà dépendance, mais du même mouvement C’est la guerre
bonheur. Mais déjà ce bonheur en un sens « anonyme »2 tend à « s’en- François-David Sebbah
rouler sur soi » dans l’intériorité de la jouissance. Le Soi aspire à un toit
– un lieu où se poser et se blottir sur soi dans la consommation des
aliments, une maison3, un chez-soi, qui protège le bonheur comme tel

1. Il faut remarquer au moins que dans son post-scriptum de 1990 à « Quelques réflexions sur
la philosophie de l’hitlérisme » Levinas évoque la « possibilité essentielle d’un Mal élémental »,
alors que l’élémental comme tel est décrit dans Totalité et Infini comme milieu de la jouissance
primordiale de l’exister humain, comme milieu du bonheur.
2. « Aussi pouvons-nous dire que l’élément vient vers nous de nulle part. La face qu’il nous
offre ne détermine pas un objet, demeure entièrement anonyme. C’est du vent, de la terre, de la
mer, du ciel, de l’air » (TI, p. 105).
3. Entre tant d’autres beaux passages, on peut citer : « Le Moi, dans un monde, de prime
abord, autre, est cependant autochtone. (...). Il trouve dans le monde un lieu et une
maison. Habiter est la façon même de se tenir ; non pas comme le fameux serpent qui se saisit en se
mordant la queue, mais comme le corps qui, sur la terre, à lui extérieure, se tient et peut. Le “chez-
soi” n’est pas un contenant, mais un lieu où je peux, où, dépendant d’une réalité autre, je suis,
malgré cette dépendance, ou grâce à elle, libre » (TI, op. cit., p. 7).
vulnérable : aspiration au bonheur qui structure intimement et, dès lors,
absolument légitimement, toute existence humaine. Mais si cet enroule-
ment sur soi, dans l’intériorité de la jouissance, la jouissance toujours sise
au creux du Monde, se doit en un sens d’être radical – que peut-il exiger
d’autre que de se boucler sur soi (dans la consommation même des nour-
ritures) ? – déjà pointe le mal au cœur, le trop manger, le pressentiment
du Mal au cœur du bonheur : l’exaltation de sujets qui s’enracinent dans
le Monde, se réduisent à leur corps, à leurs consommations et à leurs titres
de propriétés. L’égoïsme heureux absolument légitime, vire, déjà, dans la
suffocation de qui est rivé à soi, à son corps biologique et à son espace
vital. Et cette suffocation mauvaise, déjà, n’est-elle pas présentation du
visage sombre de l’élément ? La suffocation de l’enchaînement à soi ne se
retourne-t-elle pas dans l’anonymat de l’indétermination insensée qui
expulse toute intériorité1 ? Quel que soit l’angle depuis lequel on
l’envisage, elle est tort porté à autrui.

« MA PLACE AU SOLEIL (...) »


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Levinas a souvent, et intensément, fait résonner cette pensée de Pascal
46 qu’il place d’ailleurs en exergue d’Autrement qu’être : « (...) “c’est là ma
place au soleil.” (...) Voilà le commencement et l’image de l’usurpation de
Dossier : toute la terre. » Si « se poser », « se tenir » – ce qui suppose un sol – est un
Emmanuel Levinas. moment éidétiquement nécessaire, et donc légitime, pour qu’une subjecti-
Une philosophie vité s’accomplisse comme telle, déjà ce « faire sol » inscrit cette dernière
de l’évasion dans le Monde, de telle manière que l’inscription dont il s’agit induit la
spatialité comme coextensivité, comme le médium même de la rivalité et
de la compétition où se dessinent les frontières, les frontières autour
desquelles, des murs mitoyens jusqu’aux États-nations, la violence
s’exacerbe. Le lieu de l’intime protégé, du chez-soi légitime, le sol où se
poser et souffler, droit légitime pour tout homme, ne risque-t-il pas de
virer déjà en espace vital d’enracinement allergique à tout autre – n’est-ce
pas là l’une de ses possibilités essentielles ? Soulignons qu’Autrement qu’être
fait en un sens de la spatialité comme telle le trait décisif de l’être dès lors
que cette dernière est décrite comme « simultanéité », « contiguïté »,
comme « ensemble-dans-le-lieu » (les traits d’union marquant combien

1. Ici, l’élémental, en tant qu’anonyme, ne vire-t-il pas à l’il y a que Lévinas présente souvent
de manière si inquiétante ?
l’être ensemble « est » lieu et inversement), comme « l’essence comme
synchronie » : si, selon les descriptions lévinassiennes rappelées plus haut,
l’être n’est que guerre parce qu’il est synchronie de l’essence, en tant
qu’espace il se manifeste exemplairement tel : le démographique est affaire
ontologique avant que d’être affaire de statistiques. Et, selon Lévinas, seule
la fraternité pourra ouvrir au-delà de la rivalité dans et pour l’espace – seuls
l’éthique et l’eschatologique ouvrent au-delà de l’ontologique.
Sur un mode léger, on pourrait dire que l’expérience de la Côte d’Azur
l’été, la recherche d’une place au soleil, c’est-à-dire d’une place dans le
Monde, dans le Monde de la jouissance des éléments, est exemplairement
expérience de l’espace comme tel, comme espace de la coextensivité, de la
synchronie, c’est-à-dire de l’effroyable violence des frontières des serviettes
de bain. L’exemple, plaisant, est parlant : il ne dissimule cependant pas
tant d’autres situations où, dans les guerres, les meurtres, les flammes, ou
simplement l’insulte, le crachat, voire la simple médisance ou le refus
d’adresser ou de rendre un salut, on ne parvient plus à sourire.
Ainsi la subjectivité comme égoïsme, le lieu dessiné au sein du Monde
des éléments habité par elle, sont-ils structurellement ambivalents. On
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peut ici faire la remarque suivante.
La radicalité du « pessimisme » ontologique de Levinas est inenta- 47
mable : l’être, c’est la guerre ; « être », c’est participer, même « malgré soi »
mais comme un Moi, à la guerre comme telle impitoyable. On peut bien C’est la guerre
approcher la question par tous les biais que l’on voudra, nul moyen probe François-David Sebbah
d’atténuer ce « pessimisme » ontologique : la pensée lévinassienne n’est
pas, n’est surtout pas, une pensée de l’atténuation.
Mais, toujours déroutante, elle ne cesse, sans rien concéder en rigueur
et en radicalité, de produire les muances de l’ambiguïté ou du clignote-
ment. Selon la rigueur de ces descriptions, on voit combien il serait faux
de réduire Levinas à la niaiserie d’un amour sucré, et tout aussi faux de le
réduire au pessimisme de qui ne voit ce qui est que comme guerre ; et tout
aussi faux encore de le réduire à la figure terrifiante d’une culpabilisation
absolue, dénonçant comme coupable le fait, tout simplement, d’être. Et
pourtant, portée par l’ambiguïté de cette pensée, chacune de ces facettes
luira plus radicalement encore d’être pourtant déjà retournée en ce qui
semble son contradictoire ; et toutes s’en trouveront rendues irréductibles
à leurs caricatures respectives.
Ainsi, être soi, c’est s’étouffer soi-même et étouffer les autres ; toujours
prendre la place de l’autre car toute place est comme telle usurpée : c’est la
guerre, radicalement, absolument. Mais être soi, c’est se poser en soi et sur
un sol, jouir des éléments dans l’absolue légitimité d’un chez-soi : c’est le
bonheur. Entre ces deux propositions, rien, dans les textes lévinassiens
pour qui se laisse prendre au fil de leur ambiguïté rigoureuse, n’autorise à
fixer un ordre de priorité ou une hiérarchie – vaine et dérisoire recherche
au sein d’une pensée toujours rétive à la quête d’un principe et à la logique
consécutive.

AU-DELÀ DE LA GUERRE, AU-DELÀ DE L’ÊTRE ?


Cela dit, nous n’avons encore que très allusivement évoqué ce qui,
pourtant, fait le principal pour tant de lecteurs – et en un sens c’est bien
vrai, même si cette pensée ne se laisse jamais « résumer au principal » :
l’ouverture sur l’au-delà de la guerre et du bonheur égoïste, sur l’au-delà
de leur intime solidarité, sur l’au-delà de ce que Levinas nomme parfois
l’ « athéisme » ; l’ouverture éthique et eschatologique, le messianisme de la
Paix, l’Infini dans le visage d’autrui.
Reprenons le fil de la dramatique de l’être là où nous l’avons laissé. Si
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l’être, c’est la guerre, une forme de paix est cependant possible dans l’être :
48 paix des politiques, et des philosophes, et du commerce. Paix qui n’est
que l’envers de la guerre et repose sur elle : rationalité du calcul et du
Dossier :
compromis par où la tension même fait « tenir ensemble » : paix bien sûr
Emmanuel Levinas. éminemment souhaitable ! Mais par où la paix est toujours « guerre
Une philosophie froide ». La contiguïté du logos qui rassemble et de l’être comme destruc-
de l’évasion tion se lit aussi en ce sens : comme logos l’être assure une forme de paix
– celle qui n’est que la manière dont la guerre couve et se retient d’éclater1.
On est surpris cependant de lire certaines formulations, dans Autrement
qu’être, qui semblent mettre sur un même plan le commerce et la justice,
qui semblent en présenter l’équivalence : le commerce et la justice (la
justice entendue ici comme calcul qui prend en compte le tiers) pondè-
rent et retournent en partie les forces destructrices en force de rassemble-
ment2. Le calcul domestique les forces mortifères mais ne tranche absolu-
ment pas sur leur nature : manière pacifiée de... faire la guerre. Il y a
cependant une différence décisive de la justice au commerce : dans son

1. Signalons au passage que l’espace en tant que manière exemplaire de la synchronie se laisse
bien sûr lui aussi comprendre en ce sens.
2. Cf., par exemple, AE, op. cit., p. 251.
calcul et sa mesure, la justice accueille cela même qui tranche pourtant sur
tout calcul et toute mesure, l’épreuve du visage d’autrui en sa démesure.
Cet accueil-là, le commerce ne le fait pas, pas en tant que tel du moins : il
est pur calcul. Cela veut dire au moins, et nous ne nous y attarderons pas
ici, que, aussi paradoxal que cela puisse paraître en première apparence, la
mesure du calcul qui retient la guerre est nécessaire pour que s’annonce
parmi les hommes la démesure de la Paix eschatologique dans l’éclat de
l’Infini au visage d’autrui : cette mesure, comme telle, est l’accueil néces-
saire de cette démesure comme telle. Inversement, seule la démesure de
l’Infini comme visage d’autrui aura toujours déjà introduit une lueur de
signifiance, la possibilité du sens, au cœur de la guerre, de la guerre et du
bonheur – qui, étrangement mais en toute cohérence, vont main dans la
main comme nous l’avons vu.
Qu’en est-il de cette lueur qui ouvre la Paix au-delà de la Guerre, au
sein même du Monde où nous vivons entre guerre et bonheur ?
La lucidité sans concession de Levinas ne consiste pas simplement à
décrire l’être comme guerre. À plusieurs reprises1 Levinas constate que la
civilisation peut s’arrêter, s’interrompre brusquement, comme entre 1940
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et 1945 en Europe, et que cette interruption est radicale : toutes les
œuvres humaines, tous les raffinements, mais aussi tous les allants de soi 49
des gens civilisés, la « morale » et le droit, sombrent dans la nuit. Les
impératifs de civilité cèdent si rapidement ! Sans parler du nazisme, une C’est la guerre
catastrophe naturelle ne suffit-elle pas pour que se piétinent déjà ceux qui François-David Sebbah
la veille encore se faisaient des politesses ! Comme Freud, Levinas sait que
la civilisation est une bien fine pellicule. Ce qui veut dire que la paix des
philosophes, des hommes politiques, et des commerçants, paix qui permet
la civilisation, les romans, la musique, la peinture et le théâtre, retourne à
sa vérité secrète ; la crise de la civilisation européenne dont Husserl se
souciait tant, n’est pas provisoire, mais révélation d’une possibilité intrin-
sèque2, d’un envers secret toujours à l’affût. Mais la lueur de Paix intimée
par le visage d’autrui, elle, peut-elle sombrer absolument ? Se peut-il que
même un infime « grain de raison » ne soit pas maintenu au cœur de la
folie ? Car un monde qui, fidèle à l’être, n’est que guerre, est bien cela :
folie et absurdité ; folie et absurdité qu’à elle seule la rationalité, quelle

1. Cf. en particulier le bouleversant « Sans nom », in Noms propres, Le Livre de poche, 1987
(1re éd. : Fata Morgana, 1976).
2. Cf. S. Mosès, op. cit., p. 9.
que soit sa forme, ne peut éviter ; et même avec lesquelles, on l’a compris,
elle risque sans cesse de se confondre. À vrai dire ces questions sont mal
posées. Il semble bien que la lucidité lévinassienne – cela n’étonnera plus
en nos temps dégrisés de l’optimisme progressiste des sciences, de la tech-
nique et du droit – envisage qu’il puisse ne plus y avoir un seul visage :
destructions concrètes et pratiques déshumanisantes par où les hommes
produisent de la nuit noire où l’être n’est qu’être, insensé. Cela dit, la
vulnérabilité de la Paix portée par le visage d’autrui fait sa force même.
L’Infini, chez Lévinas, n’a pas le pouvoir d’un principe transcendantal
protégé par son atemporalité par-delà le devenir empirique : le visage
court-circuite un tel partage. Tant qu’un homme – un seul suffit – survit
et croit en l’exigence portée par la rencontre du visage d’autrui, la signi-
fiance qui ouvre l’avenir de Paix a lieu : cet homme fût-il absolument
dépouillé de toutes les marques de la civilisation, fût-il, dans sa désolation,
réduit à ce seul espace qui n’est plus de l’espace et sur lequel la guerre n’a
plus prise : sa « vie intérieure »1. Ainsi, la passivité plus vieille que toute
passivité exposée à l’épreuve d’autrui, aux antipodes de tout volontarisme
politique, implique aussi une intense capacité de résistance : aux heures les
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plus sombres, tant que, du sein même de la survie, j’y crois, la guerre ne
50 vaincra pas. La radicale lucidité du pessimisme – l’être c’est la guerre – se
laisse déchirer par l’espoir : fragilité d’un espoir qui n’est garanti par
Dossier :
aucun principe supérieur (ni Père sévère mais bienveillant, ni Raison), qui
Emmanuel Levinas. peut sombrer, mais qui, pour cette raison même, n’est pas pour demain,
Une philosophie mais pour aujourd’hui. On ne peut ici s’attarder à cette étrange tempora-
de l’évasion lité2, qu’on peut qualifier de messianique, temporalité qui bouleverse
l’ordre du temps comme de la logique : tant qu’un Soi, fût-il réduit à sa
« vie intérieure », endure encore et malgré tout l’épreuve de la vulnérabi-
lité du visage, la signifiance n’a pas sombré définitivement et la guerre qui
fait rage peut être vaincue.
Interruption radicale par le visage d’autrui, radicalité inentamable de
l’être comme guerre : contradiction ? Ainsi clignote la vie des hommes ;
fragilité de ce clignotement.

1. « Sans nom », op. cit., p. 144.


2. Cf. sur ce point, Catherine Chalier, « Levinas et Patocka. À propos de la guerre et de la
paix », p. 91-108, en particulier p. 104, in Les Cahiers de philosophie de Strasbourg, no 14, 2003.
Cf. aussi, de Gérard Bensussan, Le temps messianique, temps historique et temps vécu, Paris, Vrin,
2001.
À la lueur de cette description, la courtoisie en temps ordinaire se laisse
voir sous un jour nouveau : si Levinas a pu déclarer que la simple adresse
« après-vous Monsieur » disait en un sens le cœur de sa philosophie, ce
n’est pas qu’il ait fait l’éloge de la courtoisie comme hypocrisie sociale si
facilement pratiquée en temps de paix civilisée parmi les « gens bien »,
parmi les philosophes, les intellectuels, les artistes, les juges, les avocats, les
commerçants et tous les autres. Ce qu’indique alors Levinas, c’est que dans
l’ « après-vous Monsieur » qui résonne aujourd’hui si rarement devant la
porte de la salle publique ou du métro, doit se tenir la capacité à être boule-
versé par le visage d’autrui qui annonce la Paix, c’est-à-dire aussi la capacité
de résister aux jours les plus sombres, les jours les plus sombres dont la
menace jamais ne cesse de couver sous l’affairement de la vie sociale.

ET MOI ?
Et moi ? Telle est l’objection qu’on oppose souvent à la pensée lévinas-
sienne. En effet, pourquoi ne serais-je pas, moi, le destinataire de l’ « après-
vous Monsieur » ? Mais la subjectivation de l’éthique lévinassienne est telle
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que cette dernière n’est pas simplement une philosophie qui aura décrit la
subjectivité de la manière la plus radicale qui soit en lui conférant un statut 51
décisif : la philosophie de Levinas aura aussi présenté cette étrange singula-
rité de ne se déployer qu’en focalisation interne, que depuis l’instance de C’est la guerre
l’ipséité qui l’éprouve. « Universelle » en ce qu’elle offre à chaque soi, sans François-David Sebbah
économiser la rigueur rationnelle, les moyens de tenter l’épreuve qu’elle
désigne, la pensée lévinassienne n’usurpe pas son nom de « philosophie ».
Elle ne peut cependant se déployer en surplomb et comme à partir de
personne – plus étrange encore, je ne peux pas la « prêter » à l’autre, la lui
faire dire. En effet, si, selon les descriptions développées plus haut, mon
existence est toujours déjà tort fait à autrui ; si ma responsabilité pour
autrui est sans limite, au point d’être, non pas simplement responsabilité
pour le tort que je lui ai causé mais responsabilité pour les torts dont il est
l’origine – si je dois porter tous les torts ; alors cette responsabilité sans
mesure me fait l’otage de l’autre qui m’obsède et me persécute. Étrange
« cogito » lévinassien : je suis ; j’ai tous les torts. Je suis d’avoir depuis
toujours et pour toujours tous les torts : culpabilité par définition exorbi-
tante, d’aucuns diront « culpabilisation perverse », contre laquelle bien des
lectures se sont élevées ! On comprend en tous les cas pourquoi l’impératif
éthique lévinassien n’est pas symétrisable, pourquoi je ne peux pas, moi,
exiger directement de l’autre qu’il l’endosse pour son compte ! Mais, sans
être atténuée dans la moindre mesure, cette responsabilité exorbitante qui
fait de moi l’otage et le persécuté, ne constitue pas le « dernier mot » de
l’éthique lévinassienne. La philosophie de Levinas, philosophie par excel-
lence sans « dernier mot », en prend acte : je suis aussi un « autre » parmi les
autres ; je suis aussi un tiers. C’est la raisonnable raison des Grecs, c’est le
calcul de la justice qui vient calmer le jeu sans mesure et trop sérieux de la
responsabilité – et qui ne m’oublie pas, qui me prend en compte et m’assure
le droit de partager équitablement l’existence et ses fardeaux avec les autres,
tous les autres1. De ce point de vue, ce que dois, je le dois ni moins, ni plus
qu’un autre. Mais que je sois compté au nombre des hommes par la justice
ne m’exempte en aucun cas de la démesure de la responsabilité pour
l’autre ; surtout, cela ne doit pas induire que cette responsabilité se trahisse
en entrant elle aussi dans un calcul du type : « Ne fait pas à autrui ce que tu
ne voudrais pas qu’il te fasse (implicitement : afin qu’il ne te le fasse pas). »
Cette entrée dans la mesure même, je ne la commande pas par mes calculs,
je la dois à la démesure. Levinas écrit : « C’est grâce à Dieu seulement que,
sujet incomparable à Autrui, je suis abordé en autre comme les autres, c’est-
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à-dire “pour moi”. “Grâce à Dieu” je suis autrui pour les autres. »2 Je ne
52 peux pas demander à autrui qu’il me rende ma politesse : la politesse, si elle
dit l’exigence éthique, « ne se rend pas » et n’attend pas qu’on la retourne ;
Dossier :
elle est sans contre partie. Mais j’ai droit à la justice qui partage équitable-
Emmanuel Levinas. ment, comme tout le monde, et, dans ce monde rassemblé par les philo-
Une philosophie sophes et les juges et les avocats, j’ai le droit d’espérer que l’autre aussi saura
de l’évasion trouver la signifiance par le visage d’autrui, même si je n’ai pas le droit
d’exiger qu’il fasse cette épreuve pour moi – à ma place et dans ma direction.
Je peux cependant faire un peu plus : lui enseigner Levinas par exemple !

Aujourd’hui, les empires oublient que « la paix des empires sortis de la


guerre repose sur la guerre »3 ; oublient que la guerre ne doit pas se faire
« instauration d’une guerre avec bonne conscience »4 : parce que la guerre

1. On peut renvoyer aussi de ce point de vue à l’hypothèse lévinassienne quant à l’origine de


l’État : l’État comme limitation de la démesure de l’intrigue éthique. Cf. Miguel Abensour, qui a
repéré, nommé, et commenté « L’extravagante hypothèse » – c’est le titre de son article p. 55-84,
dans Rue Descartes, no 19, « Emmanuel Levinas », 1998.
2. Cf. AE, p. 247.
3. TI, Préf., p. X.
4. AE, p. 249.
n’est pas un moyen et une situation exceptionnels – tout être est guerre –
et parce que toute conscience est « mauvaise conscience ». Aujourd’hui,
jusqu’au cœur de Paris, le feu (et traiter du feu, c’est traiter de la guerre)1
dévore les maisons et les enfants en leur sein. Quand le feu dévore, le
« chez-soi » ne protège plus et l’on meurt par destruction de la frontière
entre dedans et dehors : dans la folie des flammes, hommes, femmes et
enfants se jettent par les fenêtres. Aujourd’hui, les légitimités, tout abso-
lues et inentamables, du chez-soi protecteur, s’opposent entre elles avec
virulence et se font une concurrence sans merci. Le droit imprescriptible
au bonheur, à la place au soleil et au toit protecteur, des uns, porte mani-
festement tort à celui des autres – et la spirale de la violence s’emballe.
Aujourd’hui, les bombes qui éclatent au cœur des villes, les pays ravagés
par la guerre en témoignent à nouveau : il peut arriver que ne subsiste plus
même un grain de « raison » au cœur de la folie, ni plus aucun refuge,
aucun « dedans »2, pour ceux qui, infiniment responsables pour autrui, ne
sont pourtant qu’involontairement cause des dommages subis : ces
« coupables innocents » que sont la plupart des hommes3. Alors la nuit
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1. Cf. dans Du Sacré au Saint, cinq nouvelles lectures talmudiques, Paris, Éditions de Minuit,
1977, le chapitre 5 : « Les dommage causés par le feu ». 53
2. Nous ne développons pas ici, mais si la possibilité d’une séparation entre un dedans et un
dehors, une séparation qui « met à part », fait intériorité, est condition nécessaire de l’accom-
plissement d’une subjectivité, cette frontière est bien sûr aussi exposition, affection par l’altérité. La C’est la guerre
dissolution, la perte de cette séparation, loin de favoriser la rencontre de l’autre, sera péril de François-David Sebbah
l’insensé et de l’anonymat qui risque au contraire de produire l’effet pervers d’une frontière sécuri-
taire et trop immunitaire, autodestructrice. Mais cette dernière remarque est plus derridienne que
lévinassienne.
3. Tout dans Levinas dénonce le cynisme de ceux qui n’imputent les torts faits aux plus faibles
et aux plus démunis de la planète qu’à la rigueur des lois prétendues d’une économie mathéma-
tique, ou, pire, aux carences des victimes elles-mêmes. Rien dans Levinas cependant ne cautionne
un discours de culpabilisation intégrale de l’occidental possédant – un discours qui irait par
exemple jusqu’à légitimer la violence faite à ce dernier au nom des torts qu’il ferait subir à l’autre.
C’est que la subtilité de la pensée lévinassienne supporte de pouvoir conjoindre l’impératif du moi
« plus coupable que tout autre », et la description de l’humanité comme ce qu’elle est le plus
souvent, ni héroïque en bien, ni héroïque en mal, ni sainte ni démoniaque : humanité de « coupa-
bles innocents », comme nous le sommes peut-être exemplairement, nous qui peuplons les « villes-
refuges » d’Occident. Rappelons brièvement que Levinas a commenté le thème biblique et talmu-
dique des villes-refuges, ces villes qui ont pour fonction d’offrir refuge à ceux qui, ayant commis
un crime involontaire, doivent subir l’exil et ont droit pourtant à être soustraits à la rigueur de la
vengeance qui réclame le sang, ont droit au bonheur, au refuge d’un chez-soi où boire, manger et
étudier. Levinas établit alors explicitement un parallèle avec la situation de l’homme occidental
complice sans doute d’un ordre du monde qui porte tort à d’autres, mais qui ne veut pas ce tort
pour lui-même. Cf. « Les villes-refuges », p. 51, in L’au-delà du verset, lectures et discours talmudi-
gagne, la nuit où la frontière du dedans et du dehors s’efface, où, dans
l’indétermination et l’absence de sens, arrachés à leur intériorité, les
hommes se font spectres toujours agonisants, incapables tant de la jouis-
sance du bonheur que de l’ouverture sur le sens.
Être est une guerre et un bonheur absolument légitime, inentamable.
Mais la signifiance nous vient toujours, dans la survie et la vie, dans la
guerre et le bonheur, de ce qu’il n’y a jamais seulement qu’à être. Être ne
suffit pas.

ques, Paris, Les Éditions de Minuit, 1982. « Coupables innocents » : cette formule ne se résume ni
à une contradiction logique, ni à un mauvais et inconséquent compromis : elle fera sens pour qui
accepte de s’exposer à l’ambiguïté radicale, au clignotement diachronique, de la pensée lévinas-
sienne. Citons Levinas sur ce point, qui évoquant « (...) la protection d’une demi-innocence ou
d’une demi-culpabilité, qui est innocence mais tout de même aussi culpabilité » en conclut immé-
diatement : « Tout cela ne fait-il pas de nos villes des villes-refuges ou des villes d’exilés ? » (op. cit.,
p. 57).
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54

Dossier :
Emmanuel Levinas.
Une philosophie
de l’évasion

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