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Conservatisme et innovation
Dan Jaffé
Celui qui envoie un acte de divorce (gueth) à son épouse [par l’intermé-
diaire d’un émissaire] et si l’époux rencontre cet émissaire [vraisembla-
blement de façon fortuite] ou bien s’il envoie après le premier, un
second émissaire et sil lui dit : « L’acte de divorce que je t’ai remis est nul
et non avenu », l’acte de divorce sera [effectivement] nul et non avenu.
S’il se rend chez son épouse avant que n’y parvienne son émissaire ou
bien s’il lui envoie un second émissaire [qui a devancé le premier émis-
saire] et si l’époux lui dit : « L’acte de divorce que je t’ai remis est nul et
non avenu », l’acte de divorce sera [effectivement] nul et non avenu. En
revanche, si l’acte de divorce est par venu à son épouse avant [et si
l’époux désire se rétracter et ne pas divorcer], il ne pourra plus l’annu-
ler.
Dans le passé, l’époux pouvait réunir un tribunal rabbinique (beit din) en
un autre endroit [sans que son épouse et l’émissaire soient présents] et
annuler [l’acte de divorce]. Rabban Gamaliel l’Ancien décréta qu’on ne
procède plus de la sorte à cause de l’ordre du monde [dans l’intérêt
général].
Il est dit : Devant combien [de juges] peut-il [l’époux] annuler [l’acte de
divorce]? Rav Nah.man dit : Devant deux juges, Rav Sheshet dit : Devant
trois juges. (Le texte explique à présent les fondements de leur diver-
gence) Rav Sheshet a dit : Devant trois juges car on parle [dans la mish-
nah] de tribunal rabbinique (beit din) or un tribunal rabbinique compte
trois juges. Rav Nah.man a dit : Devant deux juges, car deux juges peuvent
également [en cas de force majeure] constituer un tribunal rabbinique.
Rav Nah.man dit : D’où dis-je cela ? Car il est enseigné dans la Mishnah
[que lorsqu’un homme procède au prosboul] il dit : « Je vous remets à un
tel et à un tel [la somme de ma dette, à vous qui êtes deux] juges à la
place d’un tel [la septième année qui est l’année de jachère, la Bible
indique que les dettes financières sont annulées. Afin que des prêts d’ar-
gent soient concédés, une mesure de remboursement indirecte fut
inventée par Hillel l’Ancien afin de contourner l’interdit biblique. Il
s’agit de la remise de la somme au tribunal rabbinique qui se charge
d’effectuer le remboursement au prêteur]. Rav Sheshet dit : Le tanna
[maître mentionné dans la mishnah] est-il tel un colporteur ? Rav
Nah.man dit : D’où dis-je cela [que deux juges peuvent suffirent] ? Car il
est enseigné [dans la Mishnah]: Les juges ou les témoins signent au bas
[de l’acte de prosboul]. [Peut-on affiner les propos de la mishnah et dire
que] les juges sont assimilables aux témoins ? Ainsi les juges étant assimi-
lables aux témoins et les témoins étant au nombre de deux, les juges
peuvent également être au nombre de deux. Rav Sheshet dit : Chaque
notion appartient [à un domaine et est différente de l’autre]. Ceci est
comme-ci et cela est comme cela [les juges doivent être trois personnes
et les témoins doivent être deux personnes].
Herméneutique et controverse
mule les juges ou les témoins signent en bas sur laquelle Rav Nah.man se
base pour établir une symétrie entre le nombre de deux témoins et le
nombre de deux juges. La guemara repousse également cette analogie
en argumentant que ces deux nombres ne peuvent être mis en relation.
La qualité autant que la fonction de témoin ne peuvent aucunement
être mises en parallèle avec celles de juge, chacune de ces deux charges
correspondant en effet à des prérogatives et à des structures qu’il ne
convient pas de rassembler arbitrairement. Le peu de pertinence de ces
deux arguments a amené Abraham Weiss à supposer qu’ils n’éma-
naient pas de Rav Nah.man lui-même, mais étaient le fruit du stamah,
c’est-à-dire qu’ils seraient un additif dû au rédacteur anonyme et tardif
de ce passage 7. On peut cependant acquiescer à l’opinion de B. S.
Cohen et rejeter cette supputation. En effet, une étude méthodique
des différentes occurrences relatives aux développements talmudiques
de Rav Nah.man montre que telle est construite son approche. Il n’est
donc pas besoin d’attribuer ces argumentations à un quelconque
rédacteur tardif 8. On soulignera enfin combien ces spéculations sur le
quorum minimal de juges sont éloignées des versets scripturaires. Si l’on
examine l’injonction biblique, le seul élément qui en émerge est celui
des causes permettant le divorce. C’est dans le livre du Deutéronome
24, 1 qu’il est donné de lire ce propos : Lorsqu’un homme a pris et épousé
une femme et qu’elle ne trouve plus grâce à ses yeux car il a découvert en elle un
trait honteux (ou impudique), il écrit pour elle une lettre de divorce, et après la
lui avoir remise, il la renvoie de chez lui. La seule norme que connaît la
Bible est donc celle de la répudiation de l’épouse pour cause d’impudi-
cité. C’est l’époux qui, de plein droit, renvoie son épouse de sa maison
car elle exprime à ses yeux un facteur d’impudicité. En aucun endroit, la
Bible ne fait référence à un quelconque émissaire chargé d’apporter
l’acte de divorce à l’épouse répudiée ou de la réunion des membres
d’un tribunal afin de transmettre celui-ci. Ceci étant souligné, il
convient de rappeler que la controverse talmudique entre Rav Sheshet
et Rav Nah.man porte sur le nombre de juges pouvant siéger au sein de ce
tribunal.
C’est certainement là que réside le point névralgique de notre pro-
pos sur l’herméneutique talmudique. Le Talmud n’offre pas seulement
une herméneutique stricto sensu de la Bible, il ne se borne pas à un déve-
loppement novateur du texte biblique. Il semblerait qu’il y ait un au-
delà du texte biblique, un commentaire qui de facto doit être compris
comme une réécriture de la Bible. Le Talmud apporte des éléments totale-
ment nouveaux au texte biblique et c’est sur la base de ces éléments
qu’il élabore son exégèse. Bien que capital, ce phénomène de réécriture
ne doit pas être compris comme une volonté de créer un nouveau cor-
Bien que ce soit loin d’être clair lors d’une première lecture, ce pas-
sage traite de la distance à ne pas dépasser en se déplaçant en mar-
chant le jour du sabbath. Un rapprochement est effectué entre
l’acheminement de l’eau et la distance que l’homme peut parcourir
durant ce jour. Cette distance est calculée en fonction du propriétaire
du puits. Ce sera lui (ou eux) qui détermineront cette distance.
C’est de ce texte que traite le passage talmudique du traité Betsa 39a :
reste propriétaire de cette eau]. [Rav Nah.man pense qu’il s’agit d’une
eau où] chacun exerce un droit [donc celui qui reçoit cette eau en
exerce un droit].
NOTES
1. Cf., sur ces questions, les travaux déjà anciens, mais non dépourvus d’impor-
tance (cités selon les récentes éditions) de H. GRAETZ, Histoire des juifs, Jéru-
salem, 1972, t. II, p. 382 sq [en hébreu]; I. H. WEISS, Les générations et leurs
maîtres, Jérusalem, 1964, t. III, p. 156 sq [en hébreu]; Z. Y AVETZ , Histoire
juive, Tel-Aviv, 1955-1961, t. VII, p. 122 sq [en hébreu] ; I. HALEVI, Les premiè-
res générations, Francfort le Main, 1901, t. II, p. 422. Pour une présentation
générale des problématiques évoquées, on consultera plus récemment D.
GOODBLATT, Rabbinic Instruction in Sasanian Babylonia, Leyde, 1975 ; R. Kal-
min, Sages, Stories, Authors and Editors in Rabbinic Babylonia, Atlanta, 1994.
2. Cf. D. W EISS H ALIVNI , Sources et transmissions. Ordre de Moed, traité Yoma et
Hagiga, Jérusalem, 1975, p. 598 sq [en hébreu].
3. C’est également ce que font observer les chercheurs s’étant intéressés à cette
problématique. Voir A. WEISS, « Le fondement de la controverse entre Rav
Nah.man et Rav Sheshet sur l’annulation de l’acte de divorce devant deux
ou devant trois juges », dans M. ZAARI, A. TRAQTOVER, H. ORMIAN (éds.), Pen-
sée hébraïque des États-Unis, 1972-1974, t. I, p. 357 [en hébreu] ; A. W EISS ,
Essais sur le Talmud, Jérusalem, 1975, p. 126-127 [en hébreu]; C. ALBEQ, Tri-
bunaux rabbiniques à l’époque talmudique, Ramat-Gan, 1987, p. 17-18 [en
hébreu]. Enfin, voir l’excellente étude de B. S. COHEN, « Rav Sheshet par
rapport à Rav Nah.man. Deux méthodes conflictuelles dans l’exégèse des
sources tannaïtiques », dans Hebrew Union College Annual 76 (2005), p. 11-33
et particulièrement p. 19-20 [en hébreu] à laquelle nos analyses sont gran-
dement redevables.
La civilisation du judaïsme
I. LA NOTION DE CIVILISATION