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SORBONNE UNIVERSITÉ

ÉCOLE DOCTORALE IV
Laboratoire de recherche (UMR 8167)
Orient et Méditerranée - Islam médiéval

THÈSE
pour obtenir le grade de
DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ SORBONNE UNIVERSITÉ

Discipline : Études arabes

Présentée et soutenue par :


Amandine LEFOL
le : 23 novembre 2019

Théorie et pratique du gouvernement :


le miroir des princes d’Abū Ḥammū Mūsā l-
Zayyānī (m. 791/1389)
Édition critique et analyse du Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-
mulūk

Volume 1

Sous la direction de :
M. Abdallah CHEIKH-MOUSSA – Professeur, Sorbonne Université - Lettres

Membres du jury :
M. Pascal BURÉSI – Directeur de recherche, CNRS - EHESS
M. Abdallah CHEIKH-MOUSSA – Professeur, Sorbonne Université - Lettres
Mme Sihem DEBBABI-MISSAOUI – Professeure, Université La Manouba (Tunis)
Mme Anne-Marie EDDÉ – Professeure émérite, Université Panthéon Sorbonne (Paris I)
Mme Antonella GHERSETTI – Professeure, Università Ca’ Foscari (Venise)
Remerciements
Je tiens à exprimer ma plus profonde reconnaissance à Monsieur le professeur

Abdallah Cheikh-Moussa, qui a dirigé ce travail, pour la confiance qu’il m’a témoignée tout

au long de ces années de recherche, les judicieux conseils et recommandations qu’il m’a

prodigués et, surtout, pour ses relectures attentives et les nombreuses corrections et

suggestions qu’il a bien voulu apporter à ce travail. De nombreuses idées développées dans

cette thèse sont le fruit d’une réflexion menée dans son séminaire de recherche qui a

constitué une ressource inestimable et indispensable à l’élaboration de ce travail.

Cette thèse n’aurait pu voir le jour sans le soutien d’institutions qui m’ont accueillie

et appuyée matériellement dans mes recherches. L’UFR d’études arabes et hébraïques de

Sorbonne Université, tout d’abord, où j’ai pu m’inscrire en Master, puis en doctorat, et qui

m’a donné l’opportunité d’effectuer mes premières expériences dans l’enseignement de

l’arabe. Puis l’École Doctorale IV de Sorbonne Université, grâce à laquelle j’ai pu bénéficier

d’un contrat doctoral qui m’a permis de commencer mes recherches dans les meilleures

conditions.

Je souhaite également témoigner toute ma gratitude à René-Vincent du Grandlaunay

et à Élise Voguet, qui ont grandement facilité mon travail de prospection des manuscrits en

me procurant des copies qui ont servi à l’élaboration de mon édition, ainsi qu’à Jennifer Vanz

qui a eu la gentillesse de me fournir l’édition du Zahr al-bustān qui manquait à mon

commentaire. Je remercie également la Bibliothèque nationale de Tunisie, la Bibliothèque

nationale d’Alger, la Bibliothèque nationale du Royaume du Maroc et la Bibliothèque royale

de Rabat pour m’avoir fourni des copies des manuscrits conservés dans leurs fonds, et

particulièrement Monsieur Ahmed Chaouki Binebine qui m’a facilité l’accès à la Bibliothèque

1
royale de Rabat et m’a procuré gracieusement la copie de tous les manuscrits qui y sont

conservés.

Je tiens également à adresser tous mes remerciements aux professeurs de l’équipe

Islam médiéval de l’Université Panthéon Sorbonne (Paris I), et notamment à Mesdames Anne-

Marie Eddé et Annliese Nef, qui m’ont invitée à plusieurs reprises à participer à leur séminaire

commun afin d’y présenter mes recherches. Les discussions auxquelles ont donné lieu ces

exposés ont grandement contribué à nourrir ma réflexion et mon travail de thèse.

Enfin, je souhaite exprimer toute ma gratitude à mes proches, famille et amis, pour

leur soutien sans faille et leurs précieux encouragements tout au long de ces années de

recherche. Cette thèse n’aurait pu être menée à terme sans l’aide inestimable de mon mari et

de mes parents qui ont mis tout en œuvre pour que je puisse me consacrer à la rédaction dans

les meilleures conditions. Ce travail leur est dédié.

2
Remarques préliminaires
Translittération

Pour la transcription des termes arabes, nous nous sommes conformée au système de

la revue Arabica.

Transcription des consonnes

‫’=ء‬ ‫=د‬d ‫=ض‬ḍ ‫=ك‬k


‫=ب‬b ‫=ذ‬ḏ ‫=ط‬ṭ ‫=ل‬l
‫=ت‬t ‫=ر‬r ‫=ظ‬ẓ ‫=م‬m
‫=ث‬ṯ ‫=ز‬z ‫‘=ع‬ ‫=ن‬n
‫=ج‬ğ ‫=س‬s ‫=غ‬ġ ‫=ه‬h
‫=ح‬ḥ ‫=ش‬š ‫=ف‬f ‫=و‬w
‫=خ‬ẖ ‫=ص‬ṣ ‫=ق‬q ‫=ي‬y

Les voyelles brèves sont translittérées a/i/u et les voyelles longues ā/ī/ū. La hamza

n’est pas retranscrite lorsqu’elle se trouve à l’initiale d’un mot. Les déclinaisons ne sont

indiquées que dans la transcription de la poésie et des versets coraniques. Dans le reste du

texte le tanwīn n’est indiqué que pour les verbes défecteux (nāqiṣ) et les adverbes.

Les noms des dynasties ne sont pas translittérés mais sont employés conformément à

l’usage français courant.

Les dates sont données en ère hégirienne, puis en ère chrétienne, les deux étant

séparées par “/”.

Pour identifier les personnages, nous nous référons aux notices de l’Encyclopédie de

l’Islam, sauf lorsqu’une identification plus approfondie est nécessaire à notre propos.

Citations

Notre travail d’analyse s’appuie sur de longues citations que nous avons translittérées

et traduites en français. Afin de rendre la lecture de cette étude plus agréable, nous avons

3
renvoyé en annexe les citations translittérées dont la longueur dépasse huit lignes et n’avons

gardé dans le corps du texte que nos traductions. Ces citations sont classées par chapitre dans

le troisième volume dédié aux annexes afin que le lecteur puisse aisément s’y référer.

Traductions

Sauf indication contraire, les traductions des textes en arabe cités dans ce travail ont

été effectuées par nos soins et revues par Monsieur le professeur Abdallah Cheikh-Moussa.

Pour la traduction des passages tirés du Kitāb al-ʽIbar de ʽAbd al-Raḥmān b. Ḫaldūn,

nous nous sommes appuyée sur les traductions de William Mac Guckin de Slane et

d’Abdesselam Cheddadi en les modifiant la plupart du temps sans le signaler à chaque fois. Il

en est de même concernant la traduction effectuée par Alfred Bel des passages du Buġyat al-

ruwwād de Yaḥyā b. Ḫaldūn cités dans ce travail et par l’Abbé Bargès de ceux du Naẓm al-durr

wa-l-ʽiqyān fī bayān šaraf Banī Zayyān d’al-Tanasī.

Abréviations

EI1 = Encyclopédie de l’Islam reg. …-… = a régné de … à …

EI2 = Encyclopédie de l’Islam, deuxième édition trad. franç. = traduction française

EI3 = Encyclopédie de l’Islam, troisième édition trad. angl. = traduction anglaise

fol. = folio trad. esp. = traduction espagnole

m. = mort en vol. = volume

p. = page

4
Introduction
Le Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk (La perle médiane du collier : du gouvernement des rois)

est un ouvrage d’édification princière composé au Maghreb au VIIIe/XIVe siècle. Il a la

particularité d’avoir été écrit par un souverain, Abū Ḥammū Mūsā l-Zayyānī, qui régna sur le

Maghreb central de 760/1359 à 791/1389. L’ouvrage s’inscrit dans une longue tradition

d’écrits éthico-politiques communément appelés “miroirs des princes”.

Les miroirs des princes, un genre composite


Ce genre, qui regroupe « l’ensemble des textes, quelle que soit leur forme littéraire

(dialogue, discours, traité, sermon, poème, lettre, etc.), qui instruisent le prince de ce qu’il

doit être, savoir et faire pour bien diriger son État1 », essaima depuis l’Antiquité dans

différentes cultures et connut un succès particulier à l’époque médiévale. Le miroir en tant

qu’objet et sa symbolique ont été étudiés par Einar Már Jónsson qui rappelle dans son ouvrage

les deux fonctions du miroir selon Sénèque : « instrument de vision indirecte » qui permet à

l’homme de voir indirectement ce qu’il ne peut pas voir de manière directe, mais aussi

« instrument de connaissance de soi », qui permet à l’homme, par le reflet de son image, de

se connaître lui-même et de se réformer2. Le De Clemencia que Sénèque composa pour le jeune

Néron « constitue peut-être la source de l’expression “miroir du prince”3 », selon Michel

Senellart, dans la mesure où le terme “miroir” est employé spécifiquement pour référer à la

fonction même de l’ouvrage :

1
Michel Senellart, Les arts de gouverner. Du regimen médiéval au concept de gouvernement, Paris, Seuil, 1995,
p. 45.
2
Einar Már Jónsson, Le miroir, naissance d’un genre littéraire, Paris, Les Belles Lettres, 1995, p. 32-35.
3
Michel Senellart, Les arts de gouverner, op. cit., p. 49.
5
J’ai entrepris ce traité sur la clémence, Néron César, pour faire en quelque

sorte office de miroir et t’acheminer, en t’offrant ton image, à la volupté la plus grande

qui soit au monde4.

Le terme “miroir” est également employé dans le titre de nombreux ouvrages de

parénétique royale composés en latin. Il apparut pour la première fois dans le titre d’un traité

paru à la fin du XIIe siècle, le Speculum regale de Godefroy de Viterbe, puis dans d’autres

ouvrages composés postérieurement comme le Speculum regum d’Alvarus Pelagius et le

Speculum morale Regium de Robert Gervais, tous deux datés du XIVe siècle5. Comme le

soulignent Frédérique Lachaud et Lydwine Scordia,

au sens étroit, le terme speculum/“miroir” était évocateur de l’objet et de la

fonction de refléter celui qui s’y mirait ; reflet qui appelait une prise de conscience,

une correction ou une imitation, même si les cas de reflets inversés ne sont pas

absents6.

Ces miroirs des princes ont donc tous la même finalité : éduquer le souverain en lui

tendant en miroir le portrait du gouvernant idéal afin de déjouer les « risques courus par le

prince et son peuple face aux tentations du pouvoir, c’est-à-dire face à la domination et à la

tyrannie7. » Ils se caractérisent, d’une manière générale, par la répétition de topoi ayant trait

à l’éthique du prince et aux principes de bon gouvernement et mettent notamment l’accent

sur les questions de justice et de piété. Les exhortations morales et les règles de bonne

conduite édictés dans ces ouvrages sont parfois illustrés de maximes et de récits mettant en

scène l’exemplarité royale ou, à l’inverse, donnant à voir des contre-modèles de gouvernants.

4
Sénèque, De Clemencia, trad. franç. F. Préchac, De la clémence, Paris, Les Belles Lettres, 19673 [19211], p. 2, cité par
Michel Senellart, Les arts de gouverner, op. cit., p. 48.
5
Michel Senellart, Les arts de gouverner, op. cit., p. 47.
6
Frédérique Lachaud et Lydwine Scordia (dir.), Le Prince au miroir de la littérature politique de l’Antiquité aux
Lumières, Mont-Saint-Aignan, Publications des Universités de Rouen et du Havre, 2007, p. 12.
7
Ibid., p. 14.
6
Ce genre, qui se développa notamment en France à l’époque carolingienne, connut un

essor considérable dans toute l’Europe à partir du XIIIe siècle8. En Islam, il vit le jour dès le

VIIIe siècle dans les chancelleries de l’Empire omeyyade et donna naissance à ce qu’on appelle

la littérature d’adab9. Les premiers écrits du genre rédigés en arabe témoignent d’une forte

imprégnation de l’héritage culturel grec et perse. On considère généralement Abū l-ʽAlā’

Sālim, secrétaire en chef du calife Hišām (reg. 105-25/724-743), comme l’initiateur du genre

en Islam. Son Kitāb fī l-Siyāsa l-ʽāmmiyya10 est un recueil d’épîtres contenant des conseils de

gouvernement supposés adressés par Aristote à Alexandre le Grand. Le successeur d’Abū l-

ʽAlā’ Sālim à la chancellerie omeyyade, ‘Abd al-Ḥamīd al-Kātib (m. 132/750), son gendre, est

également considéré comme l’un des pionniers du genre en Islam. Sa Risāla ilā Wālī al-ʽahd11,

épître rédigée à l’attention du prince héritier ʽAbd Allāh, fils du dernier calife omeyyade

Marwān II (reg. 127-132/744-50), traite à la fois des questions éthico-politiques liées au

gouvernement et de questions plus proprement liées à l’organisation militaire. Le plus

célèbre représentant du genre, ʽAbd Allāh b. al-Muqaffaʽ, qui traduisit en arabe depuis le

8
Michel Senellart, Les arts de gouverner, op. cit., p. 51.
9
Pour une présentation générale des miroirs des princes en Islam, voir notamment Clifford E. Bosworth,
« Naṣīḥat al-mulūk », EI2 ; id., « Mirrors for Princes », Encyclopedia of Arabic Literature (EAL), éd. J. Scott Meisami
et P. Starkey, Londres/New York, Routledge, 1998, II, p. 527-529 ; id., « Administrative literature » dans Religion,
Learning and Science in the ‘Abbassid period, The Cambridge History of Arabic Literature (CHAL), éd. M. J. L. Young, J. D.
Latham et R. B. Serjeant, Cambridge, Cambridge University Press, 1990, p. 155-167 ; Louise Marlow, « Advice and
advice littérature », EI3 ; id., « Mirrors for Princes » dans The Princeton Encyclopedia of Islamic Political Thought, éd.
G. Bowering, Princeton, Princeton University Press, 2013, p. 348-350 ; Patricia Crone, Medieval Islamic Political
Thought, Édimbourg, Edinburgh University Press, 2004, p. 148-164.
10
Mario Grignaschi, « Les “Rasā’il Arisṭāṭālīsa ilā-l-Iskandar” de Sālim Abū-l-ʽAlā’ et l'activité culturelle à
l'époque omayyade », Bulletin d’Études orientales, 19 (1965–6), p. 7-83 ; id., « Le roman épistolaire classique
conservé dans la version arabe de Sālim Abū-l-ʽAlā’’ », Le Muséon, 80 (1967), 211-264 ; id., « La “Siyâsatu-l-
ʽâmmiyya” et l'influence iranienne sur la pensée politique islamique », dans Monumentum H. S. Nyberg, Acta
Iranica, 6, 2e série, Leyde, Brill, 1975, III, p. 33-286 (éd. du texte arabe p. 97-221).
11
‘Abd al-Ḥamīd b. Yaḥyā l-Kātib, Risālat ‘Abd al-Ḥamīd al-Kātib fī naṣīḥat Wālī al-ʽahd, dans Rasā’il al-Bulaġā’, éd.
Muḥammad Kurd ʽAlī, Le Caire, Laǧnat al-ta’līf wa-l-tarǧama wa-l-našr, 1946 (19431), p. 173-210 ; éd. Iḥsān ʽAbbās
dans ʽAbd al-Ḥamīd b. Yaḥyā l-Kātib wa-mā tabaqqā min rasā’ilihi wa-Rasā’il Sālim Abī l-ʽAlā’, Amman, Dār al-šurūq li-
l-našr wa-l-tawzīʽ, 1988.
7
pehlevi le Pañcatantra, recueil de fables indiennes connu en arabe sous le nom de Kalīla wa-

Dimna, composa également à l’attention d’al-Manṣūr (reg. 136-158/754-775), deuxième calife

abbasside, sa Risāla fī l-Ṣaḥāba12 dans laquelle il insiste notamment sur l’organisation de

l’armée et sur la nécessité d’uniformiser la loi. Son Kitāb al-Adab al-kabīr13 contient, quant à

lui, une série de conseils éthico-politiques adressés au souverain pour lui permettre de bien

gouverner ainsi que des recommandations destinées aux compagnons du souverain et

mettant en garde contre les dangers de fréquenter la cour.

Comme le souligne Clifford E. Bosworth, « pendant les deux siècles suivants, la

littérature d’adab en arabe continua à compter des conseils sur l’éthique du pouvoir et la

conduite pratique des affaires14. » Ces écrits prirent les formes les plus diverses. De l’épître

testamentaire rédigée au IIIe/IXe siècle par le général Ṭāhir b. al-Ḥusayn à l’attention de son

fils15 aux anthologies littéraires consacrant leur premier livre à la question du pouvoir comme

le ʽUyūn al-aẖbār d’Ibn Qutayba16 (m. 276/889) en passant par des ouvrages consacrés aux

questions de cérémonial largement inspirés des usages sassanides comme le Kitāb al-Tāǧ du

Pseudo-Ǧāḥiẓ17, ou encore des traités philosophiques exposant, dans le sillage de la tradition

grecque, les vertus du souverain idéal et son rapport à la cité comme le fameux Kitāb Ārā’ ahl

al-madīna l-faḍīla d’al-Fārābī (m. 339/950)18, tous traitent de manière spécifique de questions

12
ʽAbd Allāh b. al-Muqaffaʽ, Risālat Ibn al-Muqaffaʽ fī l-Ṣaḥāba, dans Rasā’il al-Bulaġā’, op. cit., p. 117-134 ; trad. franç.
Charles Pellat, Ibn al-Muqaffaʻ (m. vers 140/757), « conseilleur » du calife, Paris, Maisonneuve et Larose, 1976.
13
ʽAbd Allāh b. al-Muqaffaʽ, al-Adab al-kabīr, dans Rasā’il al-Bulaġā’, op. cit., p. 39-102 ; trad. franç. Jean Tardy,
« Traduction d’al-adab al-kabīr d’Ibn al-Muqaffaʽ », Annales islamologiques, 27 (1993), p. 181-223.
14
Clifford E. Bosworth, « Naṣīḥat al-mulūk », EI2.
15
Id., « An Early Arabic Mirror for Princes: Ṭāhir Dhū l-Yamīnain’s Epistle to His Son ʻAbdallāh (206/821) »,
Journal of Near Eastern Studies, 29 (1970), p. 25-41.
16
Ibn Qutayba al-Dīnawarī, ʽUyūn al-aẖbār, Beyrouth, Dār al-kutub al-ʽilmiyya, 1997, « Kitāb al-Sulṭān », I, p. 53-
184.
17
Pseudo-Ğāḥiẓ, Kitāb al-Tāğ fī aḫlāq al-mulūk, éd. Aḥmad Zakī Bāšā, Le Caire, al-Maṭbaʽa l-amīriyya, 1914, trad.
franç. Charles Pellat, Le livre de la couronne, Paris, Les Belles Lettres, 1954.
18
Abū Naṣr al-Fārābī, Kitāb Ārā’ ahl al-madīna l-faḍīla, éd. Albīr Naṣrī Nādir, Beyrouth, Dār al-Mašriq, 1973, trad.
franç. Tahani Sabri, Traité des opinions des habitants de la cité idéale, Paris, J. Vrin, 1990.
8
relatives au pouvoir et au bon gouvernement. D’après Abdallah Cheikh-Moussa, « cette

réflexion ne sera systématisée et ne donnera naissance à des ouvrages plus conséquents qu’à

partir du XIe siècle, avec al-Māwardī19 » (m. 450/1058). Ce savant, qui exerça les fonctions de

juge et fut surnommé « le cadi par excellence20 » (aqḍā l-quḍāt), rédigea des traités portant

notamment sur les questions de l’imamat, du vizirat et du gouvernement21 à une époque où

l’unité de la communauté, du territoire et du pouvoir califal était mise à mal22. Le genre se

développa ensuite de manière considérable dans toutes les contrées du monde islamique. Il

fleurit notamment dans les cours occidentales, au Maghreb et en Andalus, ainsi que dans les

cours orientales où de nombreux ouvrages furent rédigés en turc et en persan à partir de la

seconde moitié du XIe siècle à l’attention des dynasties locales.

Des miroirs des princes islamiques ?


La diversité de ces écrits a conduit les chercheurs à s’interroger, d’une part, sur leur

classification – quels ouvrages relèvent réellement de ce genre littéraire ? – et, d’autre part,

sur leur dénomination – l’expression “miroirs des princes” empruntée au titre d’ouvrages

rédigés en Europe au XIIe siècle peut-elle s’appliquer également aux œuvres composées dans

le monde islamique ? Dans son article fondateur consacré à l’étude du genre en Islam23, Ann

19
Abdallah Cheikh-Moussa, « De la “communauté de salut” à la “populace”. La représentation du “peuple” dans
quatre miroirs arabes des princes (VIIIe-XIIIe s.) », dans Les non-dits du nom. Onomastique et documents en terres
d’Islam. Mélanges offerts à Jacqueline Sublet, éd. C. Müller et M. Roiland-Rouabah, Damas-Beyrouth, Presses de
l’IFPO, 2013, p. 500.
20
Carl Brockelmann, « al-Māwardī », EI2.
21
Abū l-Ḥasan al-Māwardī, al-Aḥkām al-sulṭāniyya wa-l-wilāyāt al-dīniyya, éd. Aḥmad Mubārak al-Baġdādī, Koweït,
Maktabat dār Ibn Qutayba, 1989, trad. franç. Edmond Fagnan, Les statuts gouvernementaux ou règles de droit public
et administratif, Paris, Le sycomore, 1982 [19151] ; Qawānīn al-wizāra wa-siyāsat al-mulk, éd. Riḍwān al-Sayyid,
Beyrouth, Dār al-ṭalīʽa li-l-ṭabāʽa wa-l-našr, 1979 ; Tashīl al-naẓar wa-ta‘ǧīl al-ẓafar fī aẖlāq al-malik wa-siyāsat al-
mulk, éd. Riḍwān al-Sayyid, Beyrouth, Dār al-ʽulūm al-ʽarabiyya, 1987, trad. franç. Makram Abbès, De l’éthique du
prince et du gouvernement de l’État, Paris, Les Belles Lettres, 2015.
22
Abdallah Cheikh-Moussa, « De la “communauté de salut” à la “populace” », op. cit., p. 501.
23
Ann K. S. Lambton, « Islamic Mirrors for Princes », La Persia nel medioevo: Atti del Convegno internazionale, Rome,
1971, réimp. dans Theory and Practice in Medieval Persian Government, Londres, Variorum Reprints, 1980.
9
K. S. Lambton émet une distinction entre les miroirs des princes, les œuvres composées par

des juristes et celles rédigées par des philosophes24. La caractéristique principale des miroirs

des princes, qui les distingue des deux autres catégories, réside selon elle dans le fait qu’ils ne

se préoccupent pas tant de théorie que de pratique du gouvernement, contrairement aux

juristes et aux philosophes25. En outre, alors que les juristes et les philosophes se préoccupent

de ʽilm dans le sens de science religieuse pour les premiers et de connaissance métaphysique

pour les seconds, les auteurs de miroirs mettent plus particulièrement l’accent sur la notion

de justice et tendent à assimiler les normes islamiques et les traditions sassanides de la

royauté26. Ann K. S. Lambton distingue également, parmi cette dernière catégorie, entre les

écrits qui relèvent selon elle du « manuel d’administration » (manual of statecraft) suggèrant

des solutions concrètes à une situation donnée comme le K. al-Ṣaḥāba d’Ibn al-Muqaffaʽ et

ceux qui, tel le K. al-Adab al-kabīr du même auteur, « discutent des problèmes de la royauté en

termes plus généraux » (discuss the problems of kingship in general terms27). Elle souligne

toutefois que d’autres ouvrages, comme le Siyāsat-nāme du vizir seldjoukide Niẓām al-Mulk28,

relèvent aussi bien d’une catégorie que de l’autre et que ce n’est que « de manière arbitraire »

(somewhat arbitrarly29) qu’elle le considère dans son étude comme un manuel

d’administration. Dans un autre article consacré à la question de la justice dans la théorie de

la royauté persane et publié quelques années auparavant, elle émettait cette même

distinction entre « ouvrages juridiques, manuel administratifs, miroirs des princes et

ouvrages philosophiques » (juristic works, administrative handbooks, mirrors for princes, and

24
Ann K. S. Lambton, « Islamic Mirrors for Princes », op. cit., p. 419.
25
Ibid.
26
Ibid., p. 419-420.
27
Ibid., p. 420.
28
Niẓām al-Mulk, Traité de gouvernement (Siyaset-Name), trad. du persan Ch. Schefer, Paris, Sindbad, 1985 [18911].
29
Ann K. S. Lambton, « Islamic Mirrors for Princes », op. cit., p. 420.
10
philosophical works30) et reconnaissait que celle-ci n’était pas toujours très évidente et qu’un

même ouvrage, ou un même auteur, pouvaient très bien appartenir à différentes catégories

à la fois31.

Dans un article dressant l’état des lieux et les perspectives possibles de la recherche

sur les miroirs des princes en Islam, Louise Marlow évoque une autre classification établie

plus récemment par des chercheurs comme Cornell H. Fleischer et Muzaffar Alam, travaillant

respectivement sur les domaines ottoman et indien. Ces derniers distinguent les miroirs des

princes en tant que branche de la littérature d’adab des œuvres d’éthique (aẖlāq) dérivant de

la tradition philosophique32. Le premier considère ces deux types d’écrits comme les deux

composantes de la « littérature de conseil » (advice literature33) alors que le second les

considère comme « deux traditions distinctes et diverses d’écrits politiques » (two distinct and

diverse traditions of political writing34). Louise Marlow ajoute que d’autres chercheurs ont, quant

à eux, rejeté l’expression miroirs des princes, « afin d’éviter d’imposer une catégorie littéraire

qui n’a pas d’équivalent dans les contextes littéraires arabes et perses » (in order to avoid

imposing a literary category that lacks an analogue in the Arabic and Persian literary contexts35),

privilégiant des expressions référant d’une manière plus général au « conseil » et reflètant

davantage les usages dans chacune des langues employées et les titres de certains ouvrages.

C’est ainsi que les expressions naṣīḥat al-mulūk (le conseil aux rois) ou sa variante ādāb al-

mulūk (les manières des rois) en arabe, pandnāmeh en persan et nasihatname en turc (le livre

de conseils) sont ainsi parfois employées de préférence à celle de miroirs des princes. Notons

30
Ann K. S. Lambton, « Justice in the Medieval Persian Theory of Kingship », Studia Islamica, 17 (1962), p. 91-92.
31
Ibid., p. 92.
32
Louise Marlow, « Surveying Recent Literature on the Arabic and Persian Mirrors for Princes Genre », History
Compass, 7/2 (2009), p. 525-526.
33
Cornell H. Fleischer, Bureaucrat and Intellectual in the Ottoman Empire : The Historian Mustafa Ali (1541-1600),
Princeton, Princeton University Press, 1986, p. 99.
34
Muzaffar Alam, The Languages of Political Islam : India 1200-1800, Chicago, University of Chicago Press, 2004, p. 11.
35
Louise Marlow, « Surveying Recent Literature », op. cit., p. 526.
11
par ailleurs que les chercheurs arabophones ayant travaillé récemment sur ce genre d’écrits,

comme Kamāl ʽAbd al-Laṭīf ou ʽIzz al-Dīn al-ʽAllām, préfèrent, quant à eux, l’expression al-

ādāb al-sulṭāniyya pour désigner les écrits relevant de ce genre36.

Louise Marlow elle-même, dans son article « Advice and advice literature » paru dans

l’EI3, préfère parler de « littérature de conseil », expression qui « englobe une variété de

genres et de styles » (Advice literature thus encompasses a variety of genres and styles) et qui

regroupe des ouvrages dont l’objectif principal est d’ « instruire et de conseiller le

destinataire » (to instruct and counsel the recipient). Elle émet une distinction entre les

anthologies d’adab qui comprennent une section sur le gouvernement, les ouvrages de

sagesse renfermant adages et proverbes (gnomologia), les épîtres, les testaments rédigés par

des souverains à l’attention du prince héritier et les miroirs des princes à proprement parler,

qui se seraient développés plus spécifiquement à partir du IVe/Xe siècle. Contrairement à Ann

K. S. Lambton, elle n’adosse pas sa classification à la fonction des différents auteurs :

Some were rulers or wazīrs, others administrators or secretaries; some were religious

scholars, such as jurists, judges, theologians, and preachers; some were Ṣūfīs, some

philosophers, and others men of letters; many writers combined multiple identities and

functions in the course of their lives.

Certains étaient gouvernants ou vizirs, d’autres administrateurs ou

secrétaires ; certains étaient savants en matière de religion tels les juristes, les juges,

les théologiens et les prédicateurs, d’autres étaient soufis, philosophes ou encore

hommes de lettres ; de nombreux auteurs eurent de multiples identités et fonctions

au cours de leurs vies.

Louise Marlow appelle miroirs des princes trois grands types d’ouvrages. Le premier

type rassemble des ouvrages homélitiques se basant sur le Coran et le hadith pour rappeler

36
Kamāl ʽAbd al-Laṭīf, Fī Tašrīḥ uṣūl al-istibdād, Beyrouth, Dār al-ṭalīʽa li-l-ṭibāʽa wa-l-našr, 1999 ; ʽIzz al-Dīn al-
ʽAllām, al-Ādāb al-sulṭāniyya, Koweït, al-Maǧlis al-waṭanī li-l-ṯaqāfa wa-l-funūn wa-l-ādāb, 2006.
12
au souverain ses responsabilités et l’inciter à faire sienne des vertus comme la repentance, la

patience et la foi. Le deuxième modèle relève de la philosophie pratique et présente une

division des vertus basée sur la théorie platonicienne de l’âme et sur la définition

aristotélicienne de la vertu comme un juste milieu entre deux extrêmes. Enfin, le troisième

type d’ouvrages vise à conseiller le prince tout en le divertissant, les auteurs illustrant leur

discours non seulement par des citations coraniques et des hadiths, mais également par des

récits, des proverbes et des vers de poésie. Elle ajoute que ce dernier modèle, qu’elle qualifie

de « douce édification » (gentle edification), a connu une constante évolution au fil des siècles

et se caractérise par une certaine flexibilité permettant à leurs auteurs de personnaliser leurs

écrits.

Enfin, Abdallah Cheikh-Moussa, dans un article publié en 2013, revendique l’emploi

de l’expression “miroirs des princes” pour qualifier les ouvrages de conseil composés en

Islam, arguant que le terme “miroir” figure notamment dans deux textes composés en arabe,

al-Adab al-ṣaġir du Pseudo-Ibn al-Muqaffaʽ et le Naṣīḥat al-mulūk du Pseudo-Māwardī, et

considère qu’il est anachronique de distinguer les écrits de jurisconsultes et de théologiens

de ceux de lettrés et de philosophes du fait de « l’interpénétration du religieux et du

profane37 » dans la culture médiévale.

Aussi, j’appelle “Miroir des Princes”, tout texte, quelle qu’en soit la forme, qui

se propose d’instruire le gouvernant de ce qu’il doit être, de ce qu’il doit savoir et faire

afin de bien diriger son royaume et d’assurer le maintien de son pouvoir38.

Il distingue cependant deux types d’ouvrages relevant de ce genre. Le premier type,

« d’allure plus discursive39 », puise dans des traditions aussi bien islamiques que pré-

islamiques et traite des relations de pouvoir au sein de la classe dirigeante. Le second type,

37
Abdallah Cheikh-Moussa, « De la “communauté de salut” à la “populace” », op. cit., p. 520.
38
Ibid., p. 500.
39
Ibid., p. 501.
13
qu’il qualifie de « Conseils par l’exemple40 » instruit le prince sur la bonne conduite des

affaires en mettant en scène de grandes figures de gouvernants provenant de différentes

traditions culturelles. Ce deuxième type est lui-même divisé en deux catégories : la première

renferme des maximes ou des règles de bonne conduite illustrées par des récits mettant en

scène de personnages islamiques ou pré-islamiques qui « ressortissent, en vérité, autant au

mythe qu’à l’histoire41 » et la seconde est constituée de recueils de fables animalières.

Le Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk est à la croisée des différentes définitions exposées

ci-dessus et illustre parfaitement le chevauchement des genres propre à ce type d’écrits. Il

est à la fois un testament politique composé par un souverain à l’attention du prince héritier

et un ouvrage d’éthique et de philosophie pratique dans lequel les vertus du prince sont

classées en quatre catégories et où une grande importance est accordée à la notion

aristotélicienne de juste milieu. Son auteur s’intéresse aussi particulièrement aux relations

de pouvoir au sein de la classe dirigeante puisqu’il consacre de longs passages aux agents du

pouvoir, à leurs nécessaires vertus, à leur relation avec le souverain et aux moyens pour le

prince de s’assurer de leur loyauté. Le Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk fait aussi partie des

ouvrages qui visent à divertir puisqu’il contient de nombreuses illustrations prenant la forme

de hadiths, de récits mettant en scène des personnages islamiques ou pré-islamiques, de

fables animalières et de vers de poésie. Cet ouvrage a également la particularité, du fait qu’il

ait été écrit par un souverain, de proposer un discours à visée autobiographique qui se

matérialise dans des récits mettant en scène son auteur ou dans de longs poèmes composés

par le souverain. Nous l’appellerons indistinctement miroir des princes, testament politique

ou manuel d’édification princière.

40
Abdallah Cheikh-Moussa, « De la “communauté de salut” à la “populace” », op. cit., p. 501.
41
Ibid.
14
L’étude du Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk
Intérêt de l’étude
Deux caractéristiques propres au Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk justifient qu’une

étude approfondie lui soit consacrée. Tout d’abord, ce miroir des princes a été rédigé à une

époque “tardive” et, comme le souligne Denise Aigle, « les ouvrages rédigés avant le XIIIe

siècle ont davantage attiré l’attention des chercheurs que les textes postérieurs42». Pour

expliquer ce désintérêt dont souffrent les miroirs des princes tardifs, elle renvoie à une

justification avancée par Louise Marlow. Celle-ci considère en effet que « les idées politiques

exprimées dans ces ouvrages, ainsi que les sources et les réctis qu’ils citent, sont souvent des

lieux communs puisés dans des écrits antérieurs » (The political ideas expressed in these books,

and the sources and stories they cite, are often commonplace and predictable from earlier writings43).

Nous verrons que cette définition ne s’applique pas au Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk bien

qu’il soit considéré comme tardif. Si son auteur ne manque pas de répéter « des lieux

communs puisés dans des ouvrages antérieurs », il exprime également un discours qui lui est

propre et qui répond aux préoccupations de son époque.

Deuxièmement, le caractère maghrébin de l’ouvrage constitue un autre facteur

d’importance. Jocelyne Dakhlia fait remarquer à cet égard que « dans le contexte du Maghreb

[…] la littérature des arts de gouverner ne suscite qu’un faible intérêt dans les milieux de la

recherche44 ». Elle déplore également l’approche purement factuelle réservée généralement

à ces écrits, au détriment d’une analyse davantage axée sur les mécanismes propres au genre

42
Denise Aigle, « La conception du pouvoir dans l’islam. Miroirs des princes persans et théorie sunnite (XIe-XIVe
siècles) », Perspectives médiévales, 31 (2007), p. 20.
43
Louise Marlow, « The Way of Viziers and the Lamp of Commanders (Minhāj al-wuzarā’ wa-sirāj al-umarā’) of
Aḥmad al-Iṣfahbadhī and the Literary and Political Culture of Early Fourteenth-Century Iran », dans Writers and
Rulers. Perspectives on Their Relationship from Abbasid to Safavid Times, éd. Beatrice Gruendler et Louise Marlow,
Wiesbaden, Reichert Verlag, 2004, p. 171.
44
Jocelyne Dakhlia, « Les Miroirs des princes islamiques : une modernité sourde ? », Annales. Histoire, Sciences
Sociales, 57/5 (2002), p. 1194.
15
et cite justement, à titre d’exemple, l’ouvrage d’Abū Ḥammū qui « n’a guère justifié d’analyses

en tant que représentant d’un genre, jusqu’à l’étude en cours de Azzedine [sic] El ‘Allâm45 ».

Enfin, elle ajoute que si Aziz al-Azmeh a restitué à l’ouvrage « sa pleine appartenance46 » au

genre des miroirs47, son approche n’en est toutefois pas plus innovante puisqu’il s’emploie

seulement « à dégager des données très factuelles de sa lecture ; un état des forces militaires,

la composition de l’armée, etc.48 ».

État des lieux de la recherche


S’il est vrai que l’ouvrage, dans sa dimension de miroir des princes, a peu suscité

l’intérêt des chercheurs, deux études rédigées en arabe et mobilisant deux approches fort

différentes sont toutefois à signaler. La première fut effectuée par Wadād al-Qāḍī à la fin des

années 197049. Intitulé « Al-Naẓariyya l-siyāsiyya li-l-ṣulṭān Abī Ḥammū l-Zayyānī l-ṯānī »

(« la théorie politique du sultan zayyanide Abū Ḥammū II »), son article questionne le lien

entre le discours théorique et la pratique du pouvoir et vise à démontrer que la théorie

exposée dans l’ouvrage est le reflet de l’expérience politique de son auteur « à tel point que

l’ouvrage est quasiment la face théorique de ce qu’Abū Ḥammū appliquait dans la réalité, ou

de ce qu’il désirait appliquer dans la réalité sans y parvenir » (ḥattā la-yakāda kitāb al-wāsiṭa an

45
Jocelyne Dakhlia, « Les Miroirs des princes islamiques : une modernité sourde ? », op. cit., p. 1194-1195. J.
Dakhlia fait probablement référence à l’ouvrage de ʽIzz al-Dīn al-ʽAllām paru en 2006 dans lequel il cherche à
établir les constantes du genre en comparant de nombreux miroirs parmi lesquels figure effectivement le
Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk, ʽIzz al-Dīn al-ʽAllām, al-Ādāb al-sulṭāniyya, op. cit.
46
Jocelyne Dakhlia, « Les miroirs des princes islamiques : une modernité sourde ? », op. cit., p. 1195.
47
Aziz al-Azmeh, Muslim Kingship. Power and the Sacred in Muslim, Christian, and Pagan Polities, Londres/New York,
I. B. Tauris Publishers, 1997, p. 124.
48
Jocelyne Dakhlia, « Les miroirs des princes islamiques : une modernité sourde ? », op. cit., p. 1195 ; Aziz al-
Azmeh, Ibn Khaldūn. An Essay in Reinterpretation, Londres, Frank Cass, 1982, p. 29-30.
49
Wadād al-Qāḍī, « Al-Naẓariyya al-siyāsiyya li-l-ṣulṭān Abī Ḥammū al-Zayyānī al-ṯānī », Al-Abḥāṯ (Beyrouth), 27
(1978-79), p. 57-112 (désormais Naẓariyya), également publié sous le titre « « Al-Naẓariyya l-siyāsiyya li-l-ṣulṭān
Abī Ḥammū al-Zayyānī al-ṯānī wa-makānuhā bayna l-naẓariyyāt al-siyāsiyya al-mu‘āṣira lahu », Maǧallat al-aṣāla,
27 (1975), p. 7-100. Nous nous référerons systématiquement dans notre étude à l’article publié dans la revue Al-
Abḥāṯ.
16
yakūna huwa l-waǧh al-naẓarī limā kāna yuṭabbiquhu Abū Ḥammū fī l-wāqi‘, aw limā kāna yarġabu

an yuṭabbiqa fī l-wāqi‘ wa-aḫfaqa fīhi50). Cette étude se divise en deux parties. Dans la première

partie, Wadād al-Qāḍī décrit le contexte politique et les caractéristiques propres au règne

d’Abū Ḥammū. Puis, dans la seconde partie, elle analyse l’ouvrage sous l’angle de cinq

thématiques : le caractère du roi (ẖuluq al-malik), les sujets du roi (raʽiyyat al-malik), l’argent

du roi (māl al-malik), l’armée du roi (ǧayš al-malik) et la physiognomonie du roi (firāsat al-malik).

La méthodologie employée dans l’article repose sur une comparaison entre les règles éditées

dans l’ouvrage et l’expérience politique de l’auteur d’après les récits relatés dans les

chroniques portant sur son règne. L’approche de Wadād al-Qāḍī est innovante pour l’époque

et les conclusions qu’elle tire de son étude se révèlent souvent d’un grand intérêt pour la

compréhension de l’ouvrage. Nous nous appuierons largement, dans notre travail, sur cette

étude en en signalant parfois les limites et en exposant, le cas échéant, nos points de

désaccord.

La seconde étude a été réalisée une quinzaine d’années plus tard par ʽIzz al-Dīn al-

ʽAllām51. Cet ouvrage, intitulé al-Sulṭa wa-l-siyāsa fī-l-adab al-sulṭānī (Pouvoir et politique dans la

littérature sultanienne), est un étude comparative de quatre miroirs des princes rédigés à la

même époque : le Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk du sultan abdelwadide Abū Ḥammū l-

Zayyānī, al-Šuhūb al-lāmiʽa fī l-siyāsa l-nāfiʽa d’Ibn Riḍwān (m. 782/1380), secrétaire à la cour

mérinide, et deux ouvrages d’Ibn al-Ḫaṭīb (m. 776/1374), vizir du souverain nasride de

Grenade, Maqāmat al-siyāsa et al-Išāra ilā adab al-wizāra. L’auteur se propose d’étudier les

représentations politiques (al-taṣawwurāt al-siyāsiyya52) et les concepts (mafāhīm53) communs

50
Naẓariyya, p. 84.
51
ʽIzz al-Dīn al-ʽAllām, al-Sulṭa wa-l-siyāsa fī-l-adab al-sulṭānī, Casablanca, Ifrīqiyā/al-Šarq, 1991 (désormais Sulṭa).
52
Ibid., p. 13.
53
Ibid.
17
à ces différents ouvrages comme le pouvoir (al-sulṭa), la cour (al-ḥāšiya), les sujets (al-raʽiyya),

l’ennemi (al-ʽaduww) etc.

Dans son introduction, ʽIzz al-Dīn al-ʽAllām précise que son intention de départ était

de faire l’édition du Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk et d’effectuer une étude détaillée de

l’ouvrage. Il supposait en effet que le statut particulier de son auteur, qui était lui-même

souverain, devait nécessairement donner à l’ouvrage une dimension particulière qui le

distinguerait des autres écrits du même genre. Mais cette supposition de départ est

rapidement invalidée :

Laysa l-amr ka-ḏālika, yakfī taṣaffuḥ kitābāt uẖrā taṣubbu fī maǧāl “al-siyāsa l-

sulṭāniyya” ḥattā nantabiha ilā ḥudūd hāḏā l-kitāb, wa-ilā kawnihi “ǧuz’” min “kull”54.

Il n’en est rien. Il suffit de feuilleter d’autres écrits qui versent dans le domaine

du “gouvernement sultanien” pour se rendre compte des limites de cet ouvrage, qui

n’est qu’une “partie” d’un “tout”.

Fort de ces considérations, ʽIzz al-Dīn al-ʽAllām a donc opté pour une étude

comparative et une analyse qu’il qualifie d’ « horizontale » (taḥlīl “ufuqī”55). Mais

contrairement à Wadād al-Qāḍī, il ne tient pas compte du contexte dans lequel a été rédigé

chaque ouvrage. Il assure en effet que son étude « fait abstraction des conditions spatio-

temporelles propres » aux représentations politiques exposées dans chacune des œuvres

étudiées (bi-ġaḍḍ al-naẓar ʽan ẓarfihā l-makānī-l-zamānī l-ẖāṣṣ56). S’il ne nie pas qu’il puisse

exister un lien entre ces représentations et le contexte d’écriture, il rejette la méthode qui

consisterait à expliquer ces textes par les conditions historiques propres à leur rédaction

« dans la mesure où l’on voit le même discours politique se répéter dans des conditions

spatio-temporelles [pourtant] différentes de celles du Maghreb du VIIIe/XIVe siècle » (mā

54
Sulṭa, p. 5.
55
Ibid., p. 9.
56
Ibid., p. 13.
18
dumnā naǧidu nafs al-ẖiṭāb al-siyāsī yatakarraru fī ẓurūf makāniyya-zamāniyya hiya ġayr ẓurūf

Maġrib al-qarn al-rābiʽ ʽašar (al-ṯāmin al-hiǧrī)57). Nous verrons cependant qu’il ne fait pas

totalement abstraction du contexte puisqu’il s’y réfère parfois pour expliquer les différences

entre les ouvrages et pointer les singularités de l’un ou de l’autre. Cette étude qui analyse la

pensée politique et ses représentations dans l’Occident musulman du XIVe siècle constituera

également, bien que son approche diffère de la nôtre comme nous l’indiquerons plus bas, une

source de référence majeure pour notre travail. Nous y puiserons matière à réflexion et

discuterons les analyses avancées par son auteur.

À ces deux études portant sur l’œuvre elle-même, s’ajoute un autre ouvrage,

également écrit en arabe par ʽAbd al-Ḥamīd Ḥāǧiyāt58 et consacré à la vie et l’œuvre d’Abū

Ḥammū. Cet ouvrage contient notamment deux courts passages du Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat

al-mulūk publiés à partir du manuscrit conservé à la Bibliothèque nationale d’Alger ainsi que

de nombreux poèmes composés par le souverain abdelwadide et classés par thèmes. ʽAbd al-

Ḥamīd Ḥāǧiyāt a également consacré sa thèse de doctorat, rédigée cette fois en français, au

règne d’Abū Ḥammū59. Il consacre un bref passage de ce travail à « l’art de gouverner selon

Abū Ḥammū60 » dans lequel il présente le Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk en mettant

notamment l’accent sur la spécificité de cet ouvrage qui associe des conseils théoriques sur

le pouvoir à l’expérience politique vécue par son auteur.

D’autres études consacrées à des sujets plus larges relatifs à l’histoire du Maghreb

mentionnent également le testament politique d’Abū Ḥammū. Cet ouvrage constitue ainsi

une source de référence pour Atallah Dhina dans son ouvrage sur les institutions

57
Sulṭa, p. 10.
58
‘Abd al-Ḥamīd Ḥāǧiyāt, Abū Ḥammū Mūsā l-Zayyānī : ḥayātuhu wa-āṯāruhu, Alger, al-Šarika l-waṭaniyya li-l-našr
wa-l-tawzī‘, 1974, rééd. 1982, p. 72.
59
Abdelhamid Hadjiat, Le Maġrib central sous le règne du sultan ʽabdalwādide Abū Ḥammū Mūsā II (760-91/1359-89),
thèse inédite, dir. Robert Mantran, Université de Provence, Aix-Marseille I, 1991.
60
Ibid., p. 476-484.
19
gouvernementales et administratives des États de l’Occident musulman du XIIIe au XVe

siècle61. Ce dernier voit dans le Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk « un aspect pragmatique et

réaliste qui en fait l’intérêt62 » et s’étonne que ce livre n’ait été utilisé « ni par Georges

Marçais, ni par Alfred Bel, ni par aucun autre historien du Maghrib médiéval63 ». Lui, en

revanche, y fait abondamment référence pour décrire le fonctionnement des institutions à

l’époque d’Abū Ḥammū et y renvoie en note le lecteur à de nombreuses reprises, notamment

lorsqu’il évoque la question du vizirat64, ou encore les fonctions du secrétaire65 et du cadi66.

L’approche d’Atallah Dhina est ainsi représentative de la tendance à proposer une « lecture

factuelle » de l’ouvrage, remise en cause par Jocelyne Dakhlia.

Enfin, beaucoup plus récemment, dans sa thèse portant sur la capitale abdelwadide67,

Jennifer Vanz établit une brève comparaison entre l’ouvrage d’Abū Ḥammū et d’autres

miroirs des princes rédigés à l’attention des souverains mérinides afin d’identifier la

potentielle influence de ces ouvrages sur la gestion territoriale mise en œuvre dans les

royaumes maghrébins68. Elle en conclut que si les miroirs mérinides semblent prendre en

compte les préoccupations liées à la réalité du pouvoir, notamment en ce qui concerne les

abus perpétrés par ses représentants dans les provinces du royaume, les conseils émis par

Abū Ḥammū demeurent, quant à eux, « frappés du sceau de l’intemporalité et se cantonnent

61
Atallah Dhina, Les États de l’Occident musulman aux XIIIe, XIVe et XVe siècles. Institutions gouvernementales et
administratives, Alger, Office des publications universitaires, 1985.
62
Ibid. p. 67
63
Ibid. p. 16.
64
Ibid., p. 142, note 336.
65
Ibid., p. 152, note 373.
66
Ibid., p. 325 note 100.
67
Jennifer Vanz, L’invention d’une capitale : Tlemcen (VIIe-IXe/XIIIe-XIVe siècle), thèse inédite, dir. Christophe Picard,
Université Paris I, 2016.
68
Ibid., p. 421-425.
20
[…] à l’énumération des qualités éthiques et morales attendues des différents agents du

pouvoir69 ».

Cadre théorique
Notre travail vise, au contraire, à démontrer que le Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk

est en prise avec la réalité politique de son époque et que cet ouvrage ne peut se résumer à

une seule compilation de lieux communs tirés d’écrits antérieurs. Nous nous inscrivons ainsi

à rebours de l’approche adoptée par ʽIzz al-Dīn al-ʽAllām puisque nous considérons, à l’instar

d’Ann K. S. Lambton, que l’étude de toute œuvre doit nécessairement prendre en compte le

contexte dans lequel elle a été rédigée :

The works of Muslim political thinkers are concerned with timeless things and ideals;

but they cannot any more than those of other political thinkers be taken out of the context of

the time without reference to political conditions and movements of thought70.

Les écrits des penseurs politiques musulmans ont trait à des pensées

atemporelles et des idéaux mais ne peuvent, pas plus que ceux des autres penseurs

politiques, être étudiés en dehors du contexte de l’époque, sans se référer aux

conditions politiques et aux mouvements de pensée.

Notre approche s’inscrit dans la lignée d’une série d’études qui, toutes, s’attachent à

examiner un miroir des princes à la lumière du contexte particulier dans lequel il a été

rédigé71. L’étude la plus récente menée dans cette optique a été réalisée par Louise Marlow et

69
Jennifer Vanz, L’invention d’une capitale, op. cit., p. 424.
70
Ann K. S. Lambton, « Justice in the Médieval Persian Theory of Kingship », op. cit., p. 92.
71
Voir notamment, pour les plus récentes, Julie S. Meisami, The Sea of Precious Virtues : a Medieval Islamic Mirror
for Princes, Salt Lake City, University of Utah Press, 1991 ; Julia Bray, « Al-Tha’alibi’s Adab al-muluk, a Local Mirror
for Princes », dans Living Islamic History : Studies in Honour of Professor Carole Hillenbrand, éd. Yasir Suleiman,
Édimbourg, Edinburgh University Press, 2010, p. 32-46 ; Louise Marlow, « Teaching Wisdom : A Persian Work of
Advice for Atabeg Ahmad of Luristan », dans Mirror for the Muslim Prince : Islam and the Theory of Statecraft, éd.
Mehrzad Boroujerdi, Syracuse/New York, Syracuse University Press, 2013, p. 122-159.
21
publiée en 201672. Cette étude en deux tomes, qui vise à « situer le Naṣīḥat al-mulūk dans son

contexte historico-littéraire » (to situate Naṣīḥat al-mulūk in its historical and literary contexts73),

démontre que ce texte, qui a longtemps été attribué au célèbre al-Māwardī, fut en fait rédigé

au début du IVe/Xe siècle74. Louise Marlow présente ainsi la démarche suivie pour réaliser

cette étude :

The present study reads Naṣīḥat al-mulūk as a product of, and a response to, a

specific historical milieu and moment. By situating the mirror in its historical and literary

contexts, I have attempted to demonstrate Pseudo-Māwardī’s skills and infer his purposes in

his deployment of familiar, seemingly timeless, materials in ways that respond to the

particularities of his circumstances. To achieve their purposes, the authors of mirrors availed

themselves of the intellectual, rhetorical and imaginative resources of literary culture. Despite

the superficially distancing effect that their techniques sometimes create, mirrors, as a number

of studies have shown, reflect the specific character of the times and places in which they were

produced75.

La présente étude considère le Naṣīḥat al-mulūk comme un produit de, et une

réponse à un milieu et un moment historiques spécifiques. En situant le miroir dans

son contexte historique et littéraire, j’ai tenté de démontrer les caractéristiques du

Pseudo-Māwardī et de déduire ses finalités à partir des matériaux familiers et en

apparence atemporels qui sont déployés dans l’ouvrage de manière à répondre aux

circonstances qui lui sont propres. Pour accomplir leurs desseins, les auteurs de

miroirs reprennent à leur compte les ressources intellectuelles, rhétoriques et

imaginaires de la culture littéraire. Mais en dépit de l’effet superficiel de distanciation

que leurs techniques créent parfois, les miroirs, comme nombre d’études l’ont

72
Louise Marlow, Counsel for Kings : Wisdom and Politics in Tenth-Century Iran, Édimbourg, Edinburgh University
Press, 2016.
73
Ibid., I, p. vii.
74
Ibid., I, p. 15.
75
Ibid., I, p. 18.
22
montré, reflètent le caractère spécifique des époques et des endroits dans lesquels ils

ont été produits.

Cette approche n’est pas propre aux études portant sur les miroirs des princes

composés en Islam. Elle est également mise en œuvre dans l’analyse des textes relevant de la

tradition gréco-latine. Ainsi, des actes de colloque publiés en 2007 proposent une étude sur

l’évolution du genre à travers l’analyse de textes allant « de l’Antiquité romaine aux

Lumières76 », en partant du principe que « les miroirs reflètent, et c’est bien le moins, les

évolutions politiques, philosophiques et juridiques du pouvoir royal77 ». Et, en conclusion à

cette étude, Jean-Philippe Genet souligne qu’

en donnant à voir au prince l’image du prince idéal, le miroir nous donne aussi

le reflet de ses espérances et des préoccupations politiques de son temps. Derrière le

miroir se dessine donc le réel, un réel que la pensée symbolique médiévale a mis bien

du temps à apprivoiser78.

Problématiques et méthodologie
C’est ce « réel », ces « préoccupations politiques » propres à son auteur, que nous

chercherons à identifier dans notre étude du Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk. Deux grandes

problématiques sous-tendront notre travail. Premièrement, nous nous interrogerons sur les

spécificités du discours d’Abū Ḥammū et tâcherons de démontrer la singularité de cet

ouvrage. Nous aurons pour cela recours à différentes méthodes. Nous procéderons d’une part

à une étude comparative dans laquelle nous confronterons certains passages du Wāsiṭat al-

sulūk fī siyāsat al-mulūk à d’autres passages tirés des ouvrages dans lesquels l’auteur a puisé sa

matière. En identifiant les points communs et les divergences entre ces discours, nous

76
Frédérique Lachaud et Lydwine Scordia (dir.), Le Prince au miroir de la littérature politique de l’Antiquité aux
Lumières, op. cit., p. 16.
77
Ibid.
78
Jean-Philippe Genet, « Conclusion : La littérature au miroir du prince », dans Le Prince au miroir de la littérature
politique de l’Antiquité aux Lumières, éd. Frédérique Lachaud et Lydwine Scordia, op. cit., p. 421.
23
questionnerons les choix opérés par Abū Ḥammū et la manière avec laquelle il élabore son

propre discours politique. D’autre part, nous réaliserons une analyse terminologique de

certains concepts qui constituent autant de topoi employés dans les miroirs des princes, telles

les notions de siyāsa, ẖilāfa, ḥazm, ẖāṣṣa ou encore raʽiyya afin d’examiner leurs différentes

acceptions et de déterminer l’usage particulier qui peut en être fait dans cet ouvrage. Enfin,

nous étudierons le discours d’Abū Ḥammū à la lumière des événements ayant précédé la

rédaction de l’ouvrage et des caractéristiques particulières de son règne.

Deuxièmement, nous tâcherons de déterminer les fonctions propres à ce texte et les

raisons pour lesquelles Abū Ḥammū a entrepris de rédiger un ouvrage de conseils à

l’attention de son fils. À cette fin, nous analyserons les passages de l’ouvrage qui relèvent du

discours “autobiographique”, qu’il s’agisse des récits dans lesquels il se met lui-même en

scène ou des poèmes composés à sa propre gloire. Afin de mettre en lumière ses partis pris et

les représentations qu’il entend véhiculer de son propre pouvoir, nous comparerons le

contenu de ces récits avec ceux rapportés par ses contemporains. Nous nous réfèrerons à

trois ouvrages majeurs qui font tous état, de manière plus ou moins subjective, des

événements qui se déroulèrent pendant son règne. Deux de ces ouvrages furent rédigés à la

cour abdelwadide pendant la période où Abū Ḥammū était au pouvoir. Ils constituent, avec

le Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk, ce que Jennifer Vanz a appelé le « projet

historiographique d’Abū Ḥammū II79 » puisque tous deux sont écrits à la gloire du souverain

et participent à forger sa postérité.

Le premier ouvrage, intitulé Zahr al-bustān fī dawlat Banī Zayyān80, est considéré par

ʽAbd al-Ḥamīd Ḥāǧiyāt qui en a fait l’édition comme « l’un des ouvrages les plus importants

79
Jennifer Vanz, L’invention d’une capitale, op. cit., p. 38.
80
Zahr al-bustān fī dawlat Banī Zayyān, éd. ʽAbd al-Ḥamīd Ḥāǧiyāt, Alger, ʽĀlam al-maʽrifa li-l-našr wa-l-tawzīʽ,
2011 ; id., éd. Būzayyānī l-Darrāǧī, Alger, Mu’assasat Būzayyānī li-l-našr wa-l-tawzīʽ, 2013 (désormais Zahr al-
bustān, éd. A. Ḥāǧiyāt ; éd. B. al-Darrāǧī).
24
composés sur l’histoire de l’État zayyānide » (min ahamm al-kutub allatī ullifat ḥawla tārīẖ al-

dawla l-zayyāniyya81). Cette chronique est anonyme « bien que certaines déclarations de

l’auteur du livre permettent d’imaginer sa fonction et d’affirmer qu’il appartient au cercle

des fonctionnaires [rattachés à] l’une des administrations de l’État » (ġayr anna baʽḍ taṣrīḥāt

al-mu’allif fī hāḏa l-kitāb tasmaḥu bi-taṣawwur mihnatihi, wa-tu’akkidu ftirāḍ intimā’ihi ilā silk

muwaẓẓafī dīwān min dawāwīn al-dawla82). Un grande partie de l’ouvrage est perdue et seul un

tome nous est parvenu. Il y est question des événements qui se sont déroulés entre 760/1359

et 764/1363, soit pendant les toutes premières années du règne d’Abū Ḥammū. Les

événements relatés dans le Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk datant, comme nous le verrons,

des années 760/1359 et 762/1361, nous pourrons pleinement mettre à profit cette partie de

l’ouvrage dans notre étude.

Le second ouvrage, intitulé Buġyat al-ruwwād fī ḏikr al-mulūk min Banī ʽAbd al-Wād83 fut

rédigé par Yaḥyā b. Ḫaldūn (m. 780/1378-1379), qui exerçait la fonction de secrétaire auprès

du sultan Abū Ḥammū. Cet ouvrage est divisé en trois parties : les deux premières traitent de

l’histoire des Abdelwadides jusqu’au règne d’Abū Ḥammū et la troisième est exclusivement

dédiée aux événements qui se sont déroulés sous le règne de ce dernier jusqu’en 776/1374.

Comme le souligne Jennifer Vanz, le Buġyat al-ruwwād « est une œuvre fondamentalement

originale qui ne peut se réduire, comme cela est souvent fait, à une chronique84 » puisqu’il

contient à la fois un éloge de la ville de Tlemcen, un dictionnaire biographique et une

chronique dynastique. Jennifer Vanz pointe également la similitude formelle entre les deux

81
Zahr al-bustān, éd. A. Ḥāǧiyāt, p. 3.
82
Ibid.
83
Yaḥyā b. Ḫaldūn, Buġyat al-ruwwād fī ḏikr al-mulūk min Banī ‘Abd al-Wād, éd. et trad. franç. Alfred Bel, Histoire des
Beni ʽAbd el-Wâd, rois de Tlemcen, 2 vol., Alger, Imprimerie orientale Pierre Fontana, 1903-1913 (désormais Buġya) ;
éd. Būzayyānī l-Darrāǧī, Alger, Dār al-amal li-l-dirāsāt wa-l-našr wa-l-tawzīʽ, 2007 (éd. part.). Nous nous
appuierons, pour les citations du Buġya, sur l’édition d’Alfred Bel et ferons référence, le cas échéant, à l’édition
de Būzayyānī l-Darrāǧī pour en corriger les éventuelles erreurs.
84
Jennifer Vanz, L’invention d’une capitale, op. cit., p. 42.
25
ouvrages qui retracent le règne d’Abū Ḥammū sous forme de chronique ponctuée de longs

poèmes, parmi lesquels figurent ceux composés par le souverain qui étaient déclamés lors de

la cérémonie du Mawlid organisée chaque année dans son palais85.

À ces deux ouvrages s’ajoute un troisième qui, lui, ne fut pas composé à la gloire du

souverain abdelwadide : la célèbre Histoire des Berbères86, connue aussi sous le nom de Livre des

exemples (Kitāb al-ʽIbar), composée par le frère de Yaḥyā, ʽAbd al-Raḥmān b. Ḫaldūn (m.

808/1406). Pendant les toutes premières années du règne d’Abū Ḥammū, celui-ci fut au

service des souverains mérinides Abū ʽInān et Abū Sālim, puis il connut bon nombre de

tribulations qui le conduisirent à la cour de Grenade, puis de Bougie, de Fès, de Tunis jusqu’au

Caire. Bien qu’il servît les ennemis des Abdelwadides, ʽAbd al-Raḥmān b. Ḫaldūn ne manifeste

pas pour autant une hostilité particulière à l’égard d’Abū Ḥammū et s’efforce, comme l’a

souligné Maya Shatzmiller, de conserver une certaine objectivité dans son récit des

événements87.

L’ouvrage consacre trois parties respectives aux dynasties hafside, mérinide et

abdelwadide, parmi laquelle figure un long récit des événements ayant eu lieu sous le règne

d’Abū Ḥammū et auquel nous ferons largement référence dans notre étude.

Outre ce travail d’analyse du discours “autobiographique”, nous examinerons les

figures illustrant le modèle du bon souverain mises en avant dans l’ouvrage et nous

interrogerons sur les procédés mis en œuvre par l’auteur pour s’identifier à ces personnages.

85
Sur la cérémonie du Mawlid, voir le chapitre 1 de ce travail, p. 43-46.
86
ʽAbd al-Raḥmān b. Ḫaldūn, Dīwān al-Mubtada’ wa-l-ẖabar fī ta’rīẖ al-ʽArab wa-l-Barbar wa-man ʽāṣarahum min ḏawī
l-ša’n al-akbar, éd. Ḫalīl Šiḥāda, Beyrouth, Dār al-fikr, 1988 (désormais Ta’rīẖ) ; trad. franç. William Mac Guckin de
Slane, Histoire des Berbères et des dynasties musulmanes de l'Afrique septentrionale, Paris, Paul Geuthner, 1982 [1852-
18561] (désormais Berbères) ; trad. franç. Abdesselam Cheddadi, Le livre des exemples, Paris, Gallimard, 2002
(désormais Exemples).
87
Maya Shatzmiller, L’historiographie mérinide : Ibn Khaldūn et ses contemporains, Leyde, Brill, 1982, p. 74.
26
Édition de l’ouvrage et plan du commentaire
Dès le début de notre recherche nous est apparue la nécessité de réaliser une nouvelle

édition du Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk. En effet, l’édition sur laquelle se basent la plupart

des études portant sur ce texte88 est une édition lithographiée publiée à Tunis en 186289.

Comme nous le montrerons dans notre introduction à l’édition, elle est incomplète car elle

est basée sur une version “remaniée” de l’ouvrage90. Deux autres éditions ont été réalisées

par la suite. La première, publiée à Tunis en 199091, est une simple copie de l’édition

lithographiée de 1862 à laquelle ont été ajoutées quelques gloses lexicales dans les notes de

bas de page. La seconde, publiée en 2012 à Alger92, se base sur le seul manuscrit disponible en

ligne à l’époque, manuscrit que nous avons écarté de notre édition du fait de nombreux

passages manquants93. Nous avons pour notre part pris en considération dans notre édition

trois autres manuscrits ainsi que la version fournie par l’édition de Tunis et l’avons dotée

d’un apparat critique dans lequel nous faisons figurer les leçons des différents manuscrits.

Cette édition constitue le second volume de ce travail94.

Le premier volume contient, quant à lui, la présentation du contexte, de l’auteur et de

l’ouvrage ainsi que le commentaire historico-littéraire du Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk et

l’introduction à notre édition.

88
Notons que ʽIzz al-Dīn al-ʽAllām prend également en considération dans son travail le manuscrit D1298
conservé à la bibliothèque de Rabat, Sulṭa, p. 5.
89
Abū Ḥammū Mūsā l-Zayyānī, Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk, Tunis, Maṭbaʽat al-dawla l-tūnisiyya, 1862. Cette
édition a donné lieu à une traduction en espagnol par Mariano Gaspar, El collar de perlas : obra que trata de política
y administración, Saragosse, Comas hermanos, 1899.
90
Sur les différentes versions du texte, voir le chapitre 10 de ce travail, p. 577-580.
91
Abū Ḥammū Mūsā l-Zayyānī, Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk, éd. ʻAbd al-Raḥmān ʻAwn, Tunis, Dār Bū Slāma
li-l-ṭibāʻa wa-l-našr wa-l-tawzīʻ, 1990.
92
Abū Ḥammū Mūsā l-Zayyānī, Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk, éd. Maḥmūd Bū Tarʽa, Alger, Dār al-šīma li-l-
našr wa-l-tawzīʽ, 2012.
93
Il s’agit du manuscrit 258 de l’Université du Roi Saoud. Sur ce manuscrit, voir le chapitre 10 de ce travail.
94
Toutes les références à notre édition seront données ainsi dans notre commentaire : Wāsiṭa, p.
27
Dans la première partie, nous exposerons les caractéristiques du royaume

abdelwadide et les spécificités du règne d’Abū Ḥammū. Cette présentation du contexte

historique fera l’objet du premier chapitre. Dans le second chapitre, nous présenterons le

Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk et discuterons notamment de sa date de rédaction.

Les deuxième et troisième parties de ce volume comprennent l’analyse du Wāsiṭat al-

sulūk fī siyāsat al-mulūk. La deuxième partie sera consacrée à l’étude des « piliers du pouvoir »

(arkān al-mulk) qui, selon Abū Ḥammū, sont au nombre de quatre : la raison (al-ʽaql), le

gouvernement (al-siyāsa), la justice (al-ʽadl) et la réunion de l’argent et de l’armée (ǧamʽ al-māl

wa-l-ǧayš). Nous consacrerons un chapitre à chacun de ces « piliers ». Nous analyserons

également dans cette partie les vertus du souverain qui, elles aussi, sont au nombre de

quatre : le courage (al-šaǧāʽa), la générosité (al-karam), la mansuétude (al-ḥilm) et le pardon

(al-ʽafw). Ces vertus seront étudiées selon les thématiques auxquelles elles se rapportent.

Ainsi le courage et la générosité seront étudiés dans le chapitre sur l’argent et l’armée alors

que la mansuétude et le pardon seront analysés dans le chapitre sur la justice.

La troisième partie portera plus spécifiquement sur les principes de gouvernement

exposés dans le chapitre sur la siyāsa qui constitue, comme nous le verrons, la partie la plus

longue et la plus importante de l’ouvrage. Cela nous conduira à étudier trois thématiques

majeures liées, dans l’ouvrage, à la question du gouvernement. Le premier chapitre traitera

des agents du pouvoir, le deuxième chapitre des stratégies et des ruses à mettre en œuvre

face à l’ennemi et le troisième chapitre de la physiognomonie (al-firāsa) considérée comme

« le couronnement de l’art du gouvernement » (ẖātimat al-siyāsa).

Enfin, la quatrième partie de ce volume sera dédiée à l’introduction de notre édition.

Nous y présenterons les différents manuscrits consultés, justifierons nos choix pour l’édition

et exposerons la démarche que nous avons suivie pour établir le texte.

Le troisième volume de ce travail comprend, quant à lui, les annexes de notre étude.

28
Première partie :
Abū Ḥammū Mūsā l-Zayyānī
et le Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk

I. Abū Ḥammū Mūsā, un souverain maghrébin du XIVe siècle


Abū Ḥammū Mūsā, l’auteur du Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk, est le huitième

souverain de la dynastie abdelwadide. Il joua un rôle essentiel dans l’histoire de cette dynastie

puisqu’il la restaura durablement après qu’elle eut disparu sous les coups des Mérinides,

voisins et rivaux des Abdelwadides, qui occupèrent Tlemcen à plusieurs reprises. On ne peut

comprendre les spécificités et les enjeux propres au règne d’Abū Ḥammū sans exposer au

préalable les caractéristiques du royaume abdelwadide et les grands événements qui ont

marqué son histoire. C’est ce que nous ferons dans un premier temps, en mettant notamment

l’accent sur l’importance du facteur tribal dans la constitution du royaume et dans l’équilibre

des forces entre les différents États, ainsi que sur les nombreux conflits qui opposèrent les

Abdelwadides à leurs voisins, notamment mérinides. Puis, dans un second temps, nous nous

intéresserons au parcours et à la personnalité d’Abū Ḥammū ainsi qu’aux éléments propres à

son règne qui seront susceptibles d’éclairer notre analyse de son ouvrage.

1.1. Caractéristiques du royaume abdelwadide


1.1.1. Les rivalités tribales
Dans la première moitié du VIIe/XIIIe siècle, le Maghreb connut des bouleversements

politiques majeurs. La dislocation du califat almohade conduisit à l’émergence de trois

dynasties indépendantes : les Mérinides au Maghreb extrême, les Abdelwadides au Maghreb

29
central et les Hafsides en Ifrīqiyā. Le royaume abdelwadide demeure le plus méconnu des

trois puisqu’ « aucune monographie sérieuse ne lui a encore été consacrée95 ».

Les souverains abdelwadides étaient, comme leurs voisins mérinides, des Berbères

appartenant à la confédération tribale des Zanāta. Nomades originaires du Zāb96, ils

s’installèrent vers 1220 dans la région de Tlemcen97. Ces territoires leur furent concédés par

les califes almohades en récompense de leur dévouement au service de la dynastie98. Après

avoir obtenu du calife almohade al-Ma’mūn le gouvernement de Tlemcen et de tout le pays

des Zanāta99, ils régnèrent quelques années sous l’égide des Almohades avant de s’émanciper

et de former une dynastie indépendante dont le fondateur, Yaġmurāsan b. Zayyān, régna de

633/1236 à 681/1283100.

Yaġmurāsan et ses successeurs eurent à faire à de nombreux défis. Comme le souligne

Richard L. Lawless dans son article consacré à Tlemcen, « l’unité de l’État fut toujours fragile

et menacée : de l’intérieur, par l’opposition tribale et de l’extérieur, par les ambitions

territoriales de ses deux voisins101 ».

Les principales tribus berbères qui s’opposèrent aux Abdelwadides furent les Tūǧīn et

les Maġrāwa, deux fractions zénètes dont le territoire s’étendait dans les provinces orientales

95
Pascal Burési et Mehdi Ghouirgate, Histoire du Maghreb médiéval, XIe-XVe siècle, Paris, Armand Colin, 2013, p. 107.
Signalons toutefois l’étude de ʽAbd al-ʽAzīz Fīlālī, Tilimsān fī l-ʽahd al-zayyānī, Alger, ENAG, 2002 et la thèse
soutenue récemment par Jennifer Vanz, L’invention d’une capitale, op. cit.
96
Le Zāb est une région de l’Est algérien qui constitue à l’époque médiévale une zone de marche de l’Ifrīqiyā.
Voir à ce sujet l’étude de Ramzi Bedhiafi, Le Bilād al-Zāb à l’époque médiévale : étude historique et archéologique, thèse
inédite, dir. François Déroche, École pratique des hautes études (EPHE), 2014.
97
Pascal Burési et Mehdi Ghouirgate, Histoire du Maghreb médiéval, op. cit., p. 107.
98
Ta’rīẖ, VII, p. 98 ; Berbères, III, p. 329 ; Exemples, II, p. 863.
99
Ta’rīẖ, VII, p. 100 ; Berbères, III, p. 331 ; Exemples, II, p. 865.
100
Sur le règne du fondateur de la dynastie, voir Ta’rīẖ, VII, p. 105-122 ; Berbères, III, p. 340-368 ; Exemples, II, p.
871-893 et Buġya, I, p. 109-116, trad. franç. p. 146-157.
101
Richard L. Lawless, « Tlemcen, capitale du Maghreb central. Analyse des fonctions d’une ville islamique
médiévale », Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, 20 (1975), p. 50.
30
de Tlemcen et qui « furent toujours les alliés naturels de tous les rivaux de la dynastie102 ».

Les souverains abdelwadides successifs menèrent de nombreuses expéditions contre ces

tribus103. Le fils de Yaġmurāsan, Abū Saʽīd ʽUṯmān (reg. 681-703/1282-1304) parvint ainsi à leur

prendre les villes de Ténès et de Médéa en 688/1289104. Mais cette rivalité se transformait

parfois en alliance de circonstance contre un ennemi commun, comme ce fut le cas en

749/1348 lorsque ces tribus firent la paix et convinrent de faire route ensemble pour

reprendre possession de leurs terres après l’occupation du Maghreb central par le sultan

mérinide Abū l-Ḥasan105, épisode sur lequel nous reviendrons plus loin.

Les relations avec les tribus arabes évoluaient également au gré des alliances qui se

nouaient et se dénouaient selon les circonstances. Dans son Kitāb al-ʽIbar, Ibn Ḫaldūn dresse

un tableau détaillé des différentes tribus arabes présentes à cette époque au Maghreb106 et de

leurs relations avec les royaumes en place. Deux grandes tribus arabes s’installèrent dans la

région à partir du Ve/XIe siècle, les Banū Hilāl et les Banū Sulaym107. Les différentes branches

de ces tribus jouèrent un rôle de premier plan dans l’histoire politique du Maghreb médiéval

en se soumettant ou en s’opposant aux dynasties au pouvoir en fonction de leurs propres

intérêts. L’histoire des Abdelwadides est ainsi particulièrement liée à celle de deux grandes

fractions des Banū Hilāl, les Zuġba, d’une part, dont sont issues les Suwayd et les Banū ʽĀmir,

et les Riyāḥ, d’autre part, et particulièrement la puissante famille des Dawāwida dont

dépendent toutes les branches de cette tribu108. Les Arabes Maʽqil, arrivés au Maghreb avec

102
Atallah Dhina, Les États de l’Occident musulman, op. cit., p. 248.
103
Buġya, I, p. 116, 118, 128, trad. franç. p. 156, 160-161, 172.
104
Ibid., I, p. 118, trad. franç. p. 161.
105
Ta’rīẖ, VII, p. 155-156 ; Berbères, III, p. 424-425 ; Exemples, II, p. 937-938.
106
Nous désignons ici par le terme « Maghreb » le Maghreb extrême, le Maghreb central et l’Ifrīqiyā.
107
Ta’rīẖ, VI, p. 17 ; Berbères, I, p. 7 ; Exemples, II, p. 21. Sur ces événements, voir notamment Hady R. Idris,
« L’invasion hilalienne et ses conséquences », Cahiers de civilisation médiévale, 11/43 (1968), p. 353-369 ; id., « De
la réalité de la catastrophe hilalienne », Annales ESC, 23/2 (1968), p. 390-396.
108
Ta’rīẖ, VI, p. 47 ; Berbères, I, p. 77 ; Exemples, II, p. 59.
31
les Banū Hilāl bien qu’ils n’appartiennent pas à cette tribu109, eurent également une influence

importante sur la politique abdelwadide, notamment les branches Ḏawī ʽUbayd Allāh et

Ṯaʽāliba.

D’après Ibn Ḫaldūn, « les Banū ʽĀmir, de la tribu des Zuġba, furent des partisans

sincères des Abdelwadides dès le commencement de leur pouvoir, tandis que les Suwayd

montraient un parfait dévouement aux Mérinides » (kāna Banū ʽĀmir min Zuġba šīʽa ẖāliṣa li-

Banī ʽAbd al-Wād min awwal amrihim wa-ẖalaṣa Suwayd li-Banī Marīn110). Lorsque les

Abdelwadides obtinrent du calife almohade le gouvernement de Tlemcen, ce sont les Suwayd

qui étaient leurs clients les plus proches et les plus dévoués. Mais suite à un conflit les ayant

opposés à Yaġmurāsan, ils s’allièrent avec les Tūǧīn contre les Abdelwadides111, puis, plus

tard, avec les Mérinides. Yaġmurāsan fit alors alliance avec leurs frères ennemis, les Banū

ʽĀmir, qu’il établit au sud de Tlemcen pour contenir la violence des Arabes Maʽqil112. Les Banū

ʽĀmir furent longtemps des alliés fidèles de la dynastie et jouèrent un rôle essentiel, comme

nous le verrons, dans la prise de pouvoir par Abū Ḥammū113. Le règne de ce dernier sera

toutefois marqué par des retournements d’alliances qui l’amèneront à s’unir de nouveau, en

777/1375, avec les Suwayd contre les Banū ʽĀmir114.

Quant aux relations entre les Abdelwadides et leurs voisins mérinides et hafsides, elles

furent souvent conflictuelles et provoquèrent à plusieurs reprises la disparition momentanée

de la dynastie. Peu après sa prise de pouvoir, le fondateur de la dynastie eut à faire face à une

attaque entreprise par les Hafsides qui occupèrent Tlemcen en 640/1242, ce qui le conduisit

109
Ta’rīẖ, VI, p. 78 ; Berbères, I, p. 115-118 ; Exemples, II, p. 88-90.
110
Ta’rīẖ, VII, p. 178 ; Berbères, III, p. 460 ; Exemples, II, p. 967.
111
Ta’rīẖ, VI, p. 62-64 ; Berbères, I, p. 94-96 ; Exemples, II, p. 72-73.
112
Ta’rīẖ, VI, p. 68 ; Berbères, I, p. 104 ; Exemples, II, p. 79.
113
Abū Ḥammū, l’auteur du Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk, est le deuxième du nom. Le premier Abū Ḥammū,
petit-fils du fondateur de la dynastie, règna de 707/1308 à 718/1318. Par commodité, nous appellerons notre
auteur Abū Ḥammū, sans préciser à chaque fois qu’il s’agit en fait d’Abū Ḥammū II.
114
Ta’rīẖ, VII, p. 180-182 ; Berbères, III, p. 464-467 ; Exemples, II, p. 971-973.
32
à reconnaître leur souveraineté115. D’après Ibn Ḫaldūn, ses successeurs restèrent fidèles au

calife hafside et rédigèrent, à l’avènement de chaque calife, une déclaration de fidélité

(bayʽa)116. Le nom du souverain hafside fut toutefois supprimé de la prière du vendredi par

Yaġmurāsan à la fin de son règne, renforçant ainsi l’indépendance de la dynastie

abdelwadide117. Mais la plus grande menace pour les souverains du Maghreb central venait

de l’ouest. Il existait en effet, entre les Mérinides et les Abdelwadides, une rivalité qui durait

« depuis de longs siècles » (munḏu l-āmād al-mutaṭāwila118) du fait de la proximité de leurs

territoires. Pendant les trois siècles où elles exercèrent le pouvoir, une longue succession

d’hostilités opposèrent les deux tribus zénètes.

1.1.2. Les attaques mérinides


Sous le règne d’Abū Saʽīd ʽUṯmān, fils et successeur de Yaġmurāsan, les Mérinides

entreprirent, en 698/1299, d’assiéger Tlemcen. Ce siège qui dura huit ans, fut si rude qu’ « on

finit par manger des cadavres, des chats, des rats et même, dit-on, des restes humains »

(iḍṭarrū ilā akl al-ǧiyaf wa-l-quṭūṭ wa-l-fi’rān ḥattā annahum zaʽamū annahum akalū fīhā ašlā’ al-

mawtā min al-nās119). Il causa, d’après Yaḥyā b. Ḫaldūn, la mort de 120 000 personnes et fut levé

à la mort du sultan mérinide, assassiné par un eunuque (ẖaṣī) en 706/1306120.

Quelques années plus tard, avant qu’Abū Ḥammū ne prenne le pouvoir, les Mérinides

occupèrent la ville à deux reprises et mirent ainsi fin, momentanément, au règne de la

dynastie abdelwadide. La première occupation débuta en 737/1337, lorsque le sultan

mérinide Abū l-Ḥasan (reg. 731-749/1331-1351), qui ambitionnait d’unir le Maghreb sous son

autorité, conquit Tlemcen et incorpora à son royaume les provinces abdelwadides du

115
Buġya, I, p. 112, trad. franç. p. 150-151 ; Ta’rīẖ, VII, p. 120 ; Berbères, III, p. 364 ; Exemples, II, p. 890.
116
Ta’rīẖ, VII, p. 120 ; Berbères, III, p. 365 ; Exemples, II, p. 891.
117
Ta’rīẖ, VII, p. 122 ; Berbères, III, p. 368 ; Exemples, II, p. 893.
118
Ta’rīẖ, VII, p. 111 ; Berbères, III, p. 351 ; Exemples, II, p. 879.
119
Ta’rīẖ, VII, p. 128 ; Berbères, III, p. 377 ; Exemples, II, p. 901.
120
Buġya, I, p. 121-125, trad. franç. p. 164-169 ; Ta’rīẖ, VII, p. 128-129 ; Berbères, III, p. 379 ; Exemples, II, p. 902.
33
Maghreb central et à son armée les tribus zénètes des Abdelwadides, Tūǧīn et Maġrāwa. Ayant

ensuite entrepris la conquête de Tunis, il dut faire face à l’hostilité des Arabes Sulaym. Le

conflit qui l’opposa à cette tribu conduisit à sa défaite et à la restauration du royaume

abdelwadide en 749/1348121. Le pouvoir passa alors à une autre branche de la dynastie,

descendant d’un autre fils de Yaġmurāsan122, et fut assumé par deux souverains, Abū Saʽīd

ʽUṯmān II et Abū Ṯābit, oncles paternels d’Abū Ḥammū.

La seconde occupation de Tlemcen eut lieu à l’initiative du fils d’Abū l-Ḥasan, le sultan

mérinide Abū ʽInān (reg. 749-759/1348-1358), en réponse à la victoire des deux sultans

abdelwadides contre les Maġrāwa malgré les tentatives d’intercession du sultan mérinide en

faveur de ces derniers123. Abū ʽInān résolut alors de marcher sur Tlemcen et d’étendre sa

domination sur le Maghreb, afin d’achever la conquête entreprise quelques années plus tôt

par son père. Il entra à Tlemcen en rabīʽ II 753/mai-juin 1352 après une bataille victorieuse

contre les Abdelwadides124. Abū Saʽīd, qui avait été fait prisonnier dans la bataille, fut mis à

mort. Quant à Abū Ṯābit, il prit la fuite en direction d’Alger, puis fut arrêté dans les environs

de Bougie et livré aux Mérinides qui l’exécutèrent à son tour avec son vizir. Il était

accompagné de deux de ses neveux, Abū Zayyān, le fils d’Abū Saʽīd II, qui fut emmené au

Maghreb extrême et emprisonné et Abū Ḥammū qui alla se réfugier à Tunis125.

121
Buġya, I, p. 140-146, trad. franç. p. 188-194 ; Ta’rīẖ, VII, p. 151-155 ; Berbères, III, p. 411-425 ; Exemples, II, p. 928-
938.
122
Voir le tableau généalogique « Les Abdelwadides jusqu’au règne d’Abū Ḥammū » en annexe.
123
Buġya, I, p. 159, trad. franç. p. 210.
124
Ta’rīẖ, VII, p. 381 ; Berbères, IV, p. 293 ; Exemples, II, p. 1231.
125
Buġya, I, p. 159-162, trad. franç. p. 210-213 ; Ta’rīẖ, VII, p. 161-162 ; Berbères, III, p. 433-436 ; Exemples, II, p. 945-
947.
34
1.2. Commencement du règne d’Abū Ḥammū
1.2.1. La généalogie d’Abū Ḥammū
Abū Ḥammū Mūsā b. Yūsuf b. ʽAbd al-Raḥmān b. Yaḥyā b. Yaġmurāsan b. Zayyān est,

comme nous l’avons dit plus haut, le huitième souverain abdelwadide. Il appartient, comme

ses deux oncles paternels, à la seconde branche de la dynastie à avoir exercé le pouvoir. Son

arrière-grand-père, Abū Zakariyyā Yaḥyā, fils de Yaġmurāsan, fut nommé gouverneur de

Sijilmassa et désigné héritier du trône, mais il mourut avant son père et ce fut son frère, Abū

Saʽīd ʽUṯmān, qui hérita du pouvoir. L’auteur du Buġyat al-ruwwād, qui ne manque jamais de

faire l’éloge d’Abū Ḥammū, rapporte que lorsque Yaġmurāsan voyait Yaḥyā, il disait : « Ce

sera par la postérité de celui-ci de mes fils que sera restaurée la dynastie des Abdelwadides et

c’est dans sa descendance que demeurera notre trône, jusqu’à la fin des siècles ! » (bi-ʽaqib

waladī hāḏa taḥyā dawlat Banī ʽAbd al-Wād wa-fīhim yabqā mulkunā ilā āẖir al-dahr126). Les

souverains de la première branche, descendants d’Abū Saʽīd ʽUṯmān, exercèrent le pouvoir

jusqu’à l’occupation de Tlemcen par le sultan mérinide Abū l-Ḥasan.

Le grand-père d’Abū Ḥammū, Abū Zayd ʽAbd al-Raḥmān, fils de Yaḥyā, fut exilé en

Espagne avec ses enfants en 694/1294 par le successeur de Yaġmurāsan qui entendait ainsi se

prémunir contre toute prétention au trône127. Il aurait ensuite été invité à Fès par le sultan

mérinide afin d’affaiblir le souverain abdelwadide, mais celui-ci « s’aperçut que cet homme

était de parti-pris avec les intérêts de sa tribu et donnait des indications à son cousin » (ẓahara

malik al-Maġrib ʽalā nuʽrat al-raǧul li-qabīlihi wa-īʽāzihi ilā ibn ʽammihi128). Il fut alors renvoyé à

Tlemcen en 712/1312 auprès du sultan abdelwadide Abū Ḥammū Ier qui l’exila à nouveau en

Espagne l’année suivante. C’est là qu’il trouva la mort, en 716/1316, dans la guerre contre les

126
Buġya, II, p. 13, trad. franç. p. 14-15.
127
Ibid., II, p. 14, trad. franç. p. 15.
128
Ibid.
35
chrétiens129. Ses quatre fils, dont l’aîné, Abū Yaʽqūb Yūsuf, était le père d’Abū Ḥammū,

demeurèrent à Grenade jusqu’en 723/1323, année où le sultan Abū Tāšfīn Ier, qui avait pris le

pouvoir après avoir fait assassiner son père Abū Ḥammū Ier, les rappela à la cour de Tlemcen.

C’est cette même année que naquit Abū Ḥammū à Grenade, quelques temps avant de

rejoindre, avec son père et ses oncles, la ville qui deviendra, quelques années plus tard, le

siège de son pouvoir130.

1.2.2. La jeunesse d’Abū Ḥammū


Abū Ḥammū vécut à la cour de Tlemcen jusqu’à ses 14 ans. Lors du premier interrègne

mérinide, de 737/1337 à 749/1348, il fut envoyé avec son père en exil à la cour de Fès. ʽAbd al-

Ḥamīd Ḥāǧyāt suppose que c’est dans cette ville, qui était « l’un des grands centres culturels

islamiques » (min ahamm marākiz al-ṯaqāfa l-islāmiyya131), qu’Abū Ḥammū acquit sa formation

scientifique et littéraire puisqu’il y passa une bonne partie de sa jeunesse et ne la quitta, selon

lui, qu’à ses 27 ans. Les sources ne disent rien de la date de son départ de Fès, mais Ḥāǧyāt

suppose qu’il retourna au Maghreb central au début de l’année 750/1349132, après l’arrivée au

pouvoir de ses oncles Abū Saʽīd et Abū Ṯābit. Ils s’établit à Nédroma avec son père, Abū

Yaʽqūb, qui se tint éloigné des affaires politiques et se consacra à l’ascétisme, renonçant ainsi

à ses prétentions au trône.

Lorsque le sultan mérinide Abū ʽInān conquit Tlemcen en 753/1352, Abū Yaʽqūb fut

envoyé à nouveau en exil à Fès. Abū Ḥammū s’enfuit pour sa part en direction de l’est où il

fut arrêté avec son oncle Abū Ṯābit aux environs de Bougie, comme nous l’avons indiqué plus

haut. Les sources divergent sur le récit de cet événement. Dans le Buġyat al-ruwwād, Yaḥyā b.

Ḫaldūn assure que, lorsqu’on les arrêta, on leur demanda lequel d’entre eux était le sultan

129
Buġya, II, p. 14, trad. franç. p. 15-16.
130
Ibid., II, p. 15, trad. franç. p. 17-18.
131
‘Abd al-Ḥamīd Ḥāǧiyāt, Abū Ḥammū Mūsā l-Zayyānī : ḥayātuhu wa-āṯāruhu, op. cit., p. 72.
132
Ibid., p. 73.
36
Abū Ṯābit. Abū Ḥammū « n’hésita pas à prendre parti pour le salut de son oncle, à offrir sa vie

pour sa rançon, à se sacrifier pour lui comme personne ne l’avait fait avant lui » (fa-btadara

[…] mu’ṯir naǧāt ṣinw abīhi wa-bāḏil li-fadā’ihi muhǧatahu wa-sāmiḥ dūnahu min ḥayātihi bimā lam

yasmaḥ bi-miṯlihi aḥad133). Il s’avança, prétendit être le sultan et demanda la libération de ses

compagnons. Lorsqu’ils furent conduits au camp du gouverneur de Bougie, Abū Ṯābit fut

finalement reconnu. Il rendit la pareille à son neveu en assurant qu’il n’était qu’un simple

serviteur et Abū Ḥammū fut relâché. Aucune évocation de cet épisode ne figure dans le Kitāb

al-ʽIbar. D’après ʽAbd al-Raḥmān b. Ḫaldūn, le sultan Abū Ṯābit fut arrêté en compagnie de son

vizir et de son neveu Abū Zayyān Muḥammad, fils d’Abū Saʽīd II134. Quant à Abū Ḥammū, il

assure que « lorsqu’Abū Ṯābit fut arrêté aux environs de Bougie, on fit si peu attention à Abū

Ḥammū qu’il échappa aux regards et parvint à se réfugier dans Tunis » (wa-lammā taqabbaḍa

ʽalā Abī Ṯābit bi-waṭan Biǧāya uġfila amr Abī Ḥammū min baynihim wa-nabat ʽanhu l-ʽuyūn fa-naǧā

ilā Tūnis135). Enfin, l’auteur du Zahr al-bustān ne mentionne pas non plus cet événement mais

assure que les membres de l’armée abdelwadide qui s’étaient réfugiés à Alger après leur

déroute face à l’armée mérinide se dispersèrent et que « le seigneur Abū Ḥammū était de ceux

qui sortirent de la ville. Il endura souffrance et angoisse avant d’entrer à Tunis le 6 šawwāl

753/15 novembre 1352 » (wa-kāna l-mawlā Abū Ḥammū fī ǧumlat man ẖaraǧa wa-ʽāyana l-

mašaqqa wa-l-ḥaraǧ fa-daẖala Tūnis fī sādis šawwāl min ʽām ṯalāṯa wa-ẖamsīn baʽd sabʽimi’a136).

ʽAbd al-Ḥamīd Ḥāǧyāt établit une comparaison entre ces différentes versions et remet

en cause celle rapportée par l’auteur du Buġya, rappelant que le but poursuivi par ce dernier

dans son ouvrage était de « glorifier le règne d’Abū Ḥammū et de rendre éternelle sa

renommée » (allafa kitābahu “Buġyat al-ruwwād” bi-qaṣd tamǧīd ʽahd Abī Ḥammū wa-taẖlīd

133
Buġya, II, p. 17, trad. franç. p. 19-20.
134
Ta’rīẖ, VII, p. 162 ; Berbères, III, p. 435 ; Exemples, II, 947.
135
Ta’rīẖ, VII, p. 163 ; Berbères, III, p. 436-437 ; Exemples, II, p. 948.
136
Zahr al-bustān, éd. A. Ḥāǧiyāt, p. 22 ; éd. B. al-Darrāǧī, p. 18.
37
ḏikrihi137). Il est peu probable, selon Ḥāǧyāt, qu’Abū Ḥammū ait voulu se sacrifier pour sauver

son oncle dans la mesure où sa défaite constituait « la première porte qui s’ouvrait devant

Abū Ḥammū sur la route du pouvoir » (kānat awwal bāb infataḥa amām Abī Ḥammū fī ṭarīq al-

mulk138).

Abū Ḥammū trouva finalement refuge à la cour des Hafsides de Tunis où le chambellan

Ibn Tāfrāğīn le traita avec égards et lui assigna une résidence princière ainsi qu’une pension.

Cinq ans plus tard, au début de l’année 758/1357, il dut quitter Tunis à l’approche du sultan

mérinide Abū ʽInān qui entendait, après la conquête du Maghreb central, étendre sa

domination sur l’Ifrīqiyā. Abū Ḥammū rejoignit le sultan hafisde Abū Isḥāq Ibrāhīm dans le

Djérid et, après plusieurs incursions lancées contre les Mérinides, il parvint, grâce au soutien

des Arabes Riyāḥ et Banū ʽĀmir, à s’emparer de Tlemcen en 760/1359139. Ayant restauré la

dynastie abdelwadide, il entama un règne qui allait durer plus de trente ans et qui fut ponctué

de nombreux revers de fortune et de multiples péripéties. Pour reprendre les propos de

l’Abbé Bargès, « le règne d’Abou-Hammou Moussa peut se résumer en deux mots : il fut long

et glorieux, mais traversé par les vicissitudes les plus étonnantes à la fois et les plus

tristes140 ».

1.3. Figures d’Abū Ḥammū Mūsā et caractéristiques de son règne


1.3.1. Les portraits du souverain
Dans l’introduction à sa biographie du célèbre sultan ayyoubide, Anne-Marie Eddé

évoque la difficulté d’établir « une claire distinction entre la vraie personnalité de Saladin et

le portrait de monarque idéal auquel il est sans cesse comparé141 », soulignant la nécessité de

137
‘Abd al-Ḥamīd Ḥāǧiyāt, Abū Ḥammū Mūsā l-Zayyānī : ḥayātuhu wa-āṯāruhu, op. cit., p. 78.
138
Ibid., p. 80.
139
Sur le récit détaillé de sa prise de pouvoir, voir le chapitre 6 de ce travail, p. 325-348.
140
Jean-J.-L. Bargès, Complément de l’histoire des Beni-Zeiyan, rois de Tlemcen : ouvrage du cheikh Mohammed Abd’al-
Djalil al-Tenessy, Paris, Ernest Leroux, 1887, p. 149.
141
Anne-Marie Eddé, Saladin, Paris, Flammarion, 2016, p. 11.
38
lire avec un œil extrêmement critique les sources le concernant, qu’elles soient favorables ou

hostiles au souverain. Les mêmes difficultés se posent face aux descriptions d’Abū Ḥammū

fournies par ses contemporains, certaines donnant lieu à un flot d’éloges et de superlatifs

visant à magnifier son image et d’autres, au contraire, se réduisant à une série de

récriminations n’ayant d’autre but que de dénigrer le souverain abdelwadide. Ainsi, Yaḥyā b.

Ḫaldūn, que Georges Marçais qualifie de « thuriféraire à gages142 » des Abdelwadides, dresse

un portrait dithyrambique d’Abū Ḥammū :

Ištamala hāḏa l-ẖalīfa – ayyadahu Llāh – min ẖilāl al-kamāl wa-kamāl al-ẖilāl ʽalā āy

lā tuḥṣā […] fa-mā ši’ta min šaraf multaff al-wašīǧ wa-dīn sābirī l-nasīǧ wa-faḍl ʽalā a’immat

al-umma laysa bi-l-marīǧ fa-l-maʽārif wāḍiḥat al-burhān wa-l-mafāẖir musallam li-ǧiyādihā

l-sabaq fī yawm al-rihān wa-l-sarāwa muʽlamat al-burd wa-l-maǧāda muḥkamat al-sard wa-

l-maʽālī tuqāṣiru ʽan ḥisbānihā madārik al-zawǧ wa-l-fard ilā l-nā’il wa-l-ḥilm al-wāḍiḥ al-

dalā’il wa-l-ʽadl al-mutfī’a ẓilāluhu ʽan al-yamīn wa-l-šamā’il fī ḥazm māḍī l-šabāt wa-dahā’

yušriqu nūr siyāsat mannihi bi-l-miškāt.

Ce souverain – que Dieu l’assiste – par les vertus de sa perfection et par la

perfection de ses vertus, a réuni [en lui] d’innombrables merveilles143 […] On rencontre

en lui tout ce que l’on peut souhaiter de grandeur liée à une noble parenté, de foi

[solide comme] un tissu finement tissé, de mérite surpassant celui des [autres]

souverains de la communauté [musulmane] et ne permettant point de le confondre

avec eux. Sa renommée repose sur des preuves évidentes et la victoire, à chaque

course, est remportée par les destriers de sa gloire. Sa grandeur est [aussi éclatante

que] le manteau d’un blanc immaculé, sa gloire est [aussi durable que] l’étoffe à la

trame serrée. La série de tous les nombres pairs et impairs, aussi loin qu’on puisse

compter, ne suffirait point à l’énumération de ses hautes vertus, sans compter sa

142
Georges Marçais, « Le makhzen des Beni ‘Abd al-Wad, rois de Tlemcen », dans Mélanges d’histoire et d’archéologie
de l’Occident musulman, tome I : Articles et conférences de Georges Marçais, Alger, Librairie officielle, 1957, p. 51.
143
Le terme āya signifie littéralement un signe divin, un verset.
39
générosité et sa mansuétude dont les signes sont manifestes, sa justice dont l’ombre

s’étend de tous côtés, sa stratégie tranchante comme le sabre et son astuce qui fait

briller les bienfaits de son gouvernement [comme un flambeau] dans sa niche144.

L’auteur du Buġyat al-ruwwād esquisse ici l’image du souverain idéal mêlant

générosité, piété et justice, mansuétude (ḥilm145), et sens de l’anticipation, du calcul et de la

ruse (ḥazm, dahā’146). Il ne manque pas également, tout au long de son ouvrage, de vanter le

courage et la ténacité d’Abū Ḥammū. Les vertus que Yaḥyā b. Ḫaldūn attribue au souverain

abdelwadide sont d’ailleurs les mêmes qui, dans le Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk, fondent

le modèle du bon souverain. En bon chantre de la propagande abdelwadide, Yaḥyā b. Ḫaldūn

vise ainsi à montrer qu’Abū Ḥammū incarne en tous points le modèle théorique esquissé dans

son ouvrage.

Une autre description d’Abū Ḥammū nous est transmise par le vizir andalou Lisān al-

Dīn b. al-Ḫaṭīb147, qui consacre une notice à ce souverain dans son ouvrage sur Grenade :

Hāḏā l-sulṭān muǧmaʽ ʽalā ḥazmihi wa-ḍammihi li-aṭrāf mulkihi wa-ḍṭilāʽihi bi-aʽbā’

mulk waṭanihi wa-ṣabrihi li-dawlat qawmihi wa-ṭulūʽihi bi-saʽādat qabīlihi ʽāqil ḥāzim ḥaṣīf

ṯābit al-ǧa’š waqūr mahīb ǧammāʽa li-l-māl mubāšir li-l-umūr hāǧir li-l-laḏḏāt yaqiẓ

mutašammir148.

144
Buġya, p. 5, trad. franç. p. 4.
145
Sur la notion de ḥilm, voir le chapitre 5 de ce travail, p. 228-233.
146
Sur ces deux notions, voir le chapitre 7 de ce travail, p. 386-387.
147
Lisān al-Dīn b. al-Ḫaṭīb (m. 776/1374-1375), polygraphe et célèbre vizir au service de la dynastie nasride de
Grenade. Il fut nommé chef de chancellerie (kātib al-inšā’) en 749/1349 et exerça la charge de vizir pendant de
longues années durant lesquelles il connut divers revers de fortune. Victime de calomnies orchestrées à son
encontre par de puissants courtisans, il trouva refuge, en 773/1371-1372 auprès du souverain mérinide ʽAbd al-
ʽAzīz qui occupait alors Tlemcen, puis l’accompagna lors de son retour à Fès. Il fut ensuite mis à mort par le
sultan Abū l-ʽAbbās qui fut placé sur le trône de Fès par le souverain nasride. Ibn al-Ḫaṭīb composa de nombreux
ouvrages dans différents domaines, dont al-Iḥāṭa fī aẖbār Ġarnāṭa, réunissant une description de Grenade et des
notices historiques sur des personnages célèbres étant nés ou ayant visité Grenade, ainsi que deux ouvrages
traitant de politique, Maqāma fī l-siyāsa et al-Išāra ilā adab al-wizāra. Voir Jacinto Bosch-Vilá, « Ibn al-Khaṭīb », EI2 ;
Francisco Vidal-Castro, « Ibn al-Khaṭīb, Lisān al-Dīn », EI3.
148
Lisān al-Dīn b. al-Ḫaṭīb, al-Iḥāṭa fī aẖbār Ġarnāṭa, Beyrouth, Dār al-kutub al-ʽilmiyya, 2003, III, p. 216.
40
Tout le monde est unanime [pour reconnaître] à ce souverain son intelligence

prévoyante, son plein contrôle des territoires sur lesquels il règne, sa capacité à porter

le fardeau du gouvernement de son pays, sa constance dans le maintien de sa dynastie

et ses efforts pour assurer à sa tribu la félicité. Il est doué de raison, prudent et doté

d’un jugement solide. C’est un souverain intrépide et grave qui suscite la crainte

révérencieuse. Il réunit l’argent et est entreprenant. Délaissant les plaisirs, il sait faire

preuve de vigilance et est toujours sur le qui-vive.

Bien que son discours soit plus mesuré que celui de Yaḥyā b. Ḫaldūn, Ibn al-Ḫaṭīb n’en

dresse pas moins un portrait très flatteur du souverain abdelwadide. Si, comme Yaḥyā b.

Ḫaldūn, il met l’accent sur le ḥazm du souverain, sa description met aussi l’accent sur d’autres

vertus du bon souverain, telles la raison, la vigilance, la sagacité, l’intrépidité et l’intérêt pour

la gestion des affaires du royaume, vertus également mises en avant dans l’ouvrage d’Abū

Ḥammū.

Le Buġyat al-ruwwād témoigne de l’échange épistolaire que le vizir nasride entretenait

avec le souverain abdelwadide. En 767/1366, Ibn al-Ḫaṭīb envoya une missive à Abū Ḥammū,

au nom du souverain nasride, pour lui demander de l’aide face aux attaques perpétrées par

les chrétiens, demande à laquelle le maître de Tlemcen répondit favorablement, ce qui motiva

l’envoi d’une nouvelle missive dans laquelle le vizir nasride remercia Abū Ḥammū et fit son

éloge149. La sollicitude que le souverain abdelwadide lui témoigna contribua sans nul doute à

favoriser la teneur laudative de la notice qu’il lui consacra150.

D’autres missives, reproduites dans le Buġyat al-ruwwād, font également état d’un ton

élogieux employé par le vizir nasride à l’endroit du souverain abdelwadide et motivé par des

préoccupations d’ordre à la fois politique et personnel. En 774/1372, Ibn al-Ḫaṭīb envoya au

149
Buġya, p. 170-182, trad. franç. p. 211-225.
150
Ibn al-Ḫaṭīb acheva vraisemblablement la rédaction de son ouvrage en 771/1369-1370, soit quatre années
après ces événements, al-Iḥāṭa fī aẖbār Ġarnāṭa, op. cit., I, p. 4.
41
souverain abdelwadide un poème de sa composition dans lequel il le félicitait au sujet d’une

victoire militaire qu’il venait d’accomplir151. Puis, l’année suivante, il lui envoya à nouveau

deux longs panégyriques assortis d’une lettre en prose dans laquelle il lui faisait part de ses

ennuis et sollicitait sa protection152. Enfin, au début de l’année suivante (776/1374), quelque

temps avant sa mort, il lui envoya un dernier poème dans lequel il lui demandait d’intervenir

en sa faveur auprès du sultan nasride Muḥammad V153.

Enfin, à l’opposé de ces descriptions favorables à Abū Ḥammū, la chronique d’Ibn al-

Aḥmar154, auteur au service de la dynastie mérinide, dresse un portrait peu flatteur du

souverain abdelwadide :

Kāna ǧabān lā yaqduru ʽalā mudāfaʽat al-ǧuyūš al-marīniyya ẖawfan ʽalā nafsihi

baẖīl missīk lā yurā fī waqtihi abẖal minhu wa-kāna kaḏḏāb lā yanṭiqu bi-kalimat ḥaqq ġaddār

ẖā’in ġaššāš iḏā ʽāhada ẖāna wa-iḏā waʽada aẖlafa155.

Il était lâche, incapable de repousser les armées mérinides tant il craignait

pour sa vie, avare et si pingre qu’on on ne vit pas plus avare que lui en son temps,

menteur, jamais il ne proférait une vérité, perfide, traître et tricheur, trahissant le

moindre de ses engagement et manquant à toutes ses promesses.

Le ton virulent employé à l’encontre d’Abū Ḥammū s’explique cette fois par les

fonctions qu’exerçait Ibn al-Aḥmar à la cour mérinide. Comme le souligne Maya Shatzmiller,

les Abdelwadides constituent, à l’époque de la rédaction de l’ouvrage, « des ennemis

151
Buġya, p. 280-281, trad. franç. p. 338-339.
152
Ibid., p. 287-299, trad. franç. p. 346-362.
153
Ibid., p. 300-307, trad. franç. p. 363-372.
154
Ibn al-Aḥmar (m. vers 809/1406), petit fonctionnaire devenu, à la fin de sa vie, cadi à la cour mérinide. Son
ouvrage intitulé Rawḍat al-nisrīn fī dawlat Banī Marīn fut composé en 807/1404. Il réunit deux chroniques, une
portant sur la dynastie mérinide et l’autre sur les souverains abdelwadides auxquels il attribue les pires défauts.
Maya Shatzmiller, L’historiographie mérinide, op. cit., p. 95-105.
155
Ibn al-Aḥmar, Rawḍat al-nisrīn fī dawlat Banī Marīn, Rabat, al-Maṭbaʽa l-malakiyya, 1962, p. 55.
42
redoutables des Mérinides, et […] Ibn al-Aḥmar dans sa nouvelle position auprès du sultan se

sent obligé de leur marquer violemment son hostilité156 ».

Il est difficile d’apporter du crédit à l’une ou l’autre de ces descriptions, d’autant que

ʽAbd al-Raḥmān b. Ḫaldūn, qui consigne les faits de manière plus objective, ne dépeint pas,

dans son ouvrage, la personnalité du souverain. Toutefois, les événements qui ont marqué le

règne d’Abū Ḥammū mettent en lumière deux figures du souverain abdelwadide : celle d’un

prince lettré, poète et savant d’une part, et celle d’un prince combattant, en perpétuel conflit

avec ses différents ennemis, d’autre part.

1.3.2. Figure du prince lettré et savant


Quelques jours après son accession au trône, Abū Ḥammū célébrait la fête du Mawlid

du prophète Muḥammad dans son palais de Tlemcen157. Premier souverain abdelwadide à

célébrer le Mawlid158, ces festivités étaient pour lui l’occasion d’afficher à la fois sa piété et

156
Maya Shatzmiller, L’historiographie mérinide, op. cit., p. 100.
157
La fête du Mawlid est célébrée le 12 du mois de rabīʽ I. Elle fut instituée pour la première fois au début du
VI /XIIe siècle en Égypte fatimide, puis en Syrie sous le règne de Nūr al-Dīn (m. 569/1174). Au Maghreb, elle fut
e

instaurée au VIIe/XIIIe siècle par les Banū ʽAzafī, roitelets de Ceuta. Le sultan mérinide Yūsuf b. Yaʽqūb la célébra
officiellement en 691/1292 suivi par les souverains nasrides et hafsides qui l’adoptèrent dans la première moitié
du VIIIe/XIVe siècle. Voir Ahmed Salmi, « Le genre des poèmes de nativité (maulūdiyya-s) dans le royaume de
Grenade et au Maroc du XIIIe au XVIIe siècle », Hespéris, 43 (1956), p. 335-435 ; Nicolaas J.G. Kaptein, Muḥammad’s
Birthday Festival : Early History in the Central Muslim Lands and Development in the Muslim West until the 10th/16th
Century, Leyde, Brill, 1993 ; Halima Ferhat, « Le culte du prophète au Maroc au XIIIe siècle : organisation du
pèlerinage et célébration du Mawlid », dans La religion civique à l’époque médiévale et moderne (chrétienté et islam).
Actes du colloque organisé par le Centre de recherche «Histoire sociale et culturelle de l'Occident. XIIe-XVIIIe
siècle» de l'Université de Paris X-Nanterre et l'Institut universitaire de France (Nanterre, 21-23 juin 1993), éd.
André Vauchez, Rome, École Française de Rome, 1995, p. 89-97 ; Muḥammad al-Mannūnī, Waraqāt ʽan ḥaḍārat al-
marīniyyīn, Rabat, Kulliyyat al-ādāb wa-l-ʽulūm al-insāniyya, 1996, p. 265-286 ; ʽAbd al-ʽAzīz Fīlālī, Tilimsān fī l-
ʽahd al-zayyānī, op. cit., p. 265-286.
158
Pour expliquer le « retard » d’un quart de siècle des Abdelwadides à célébrer le Mawlid par rapport à leurs
voisins mérinides, hafsides et nasrides, ʽAbd al-ʽAzīz Fīlālī émet l’hypothèse que, dans une ville fortement
empreinte de malékisme comme l’était Tlemcen et face à l’hostilité de certains juristes à l’égard de cette
innovation, la population et les souverains n’osèrent pas le célébrer jusqu’à ce qu’Abū Ḥammū, qui avait vécu à
Grenade et à Fès où il avait assisté aux fêtes du Mawlid, le célèbre à son tour officiellement dans sa capitale,
Tilimsān fī l-ʽahd al-zayyānī, op. cit., p. 278. Cela peut aussi s’expliquer, nous semble-t-il, par les revers politiques
subis par les Abdelwadides dans la première moitié du VIIIe/XIVe siècle. Ayant été déchus du pouvoir à deux
43
ses talents de poète. « Dans tout le cours de son règne, il ne laissa jamais passer la fête du

Mawlid sans composer un poème en l’honneur de l’élu de Dieu – que Dieu le bénisse et le

salue159 » (wa-mā min laylat Mawlid tamurru fī ayyāmihi illā wa-naẓama fīhā qaṣīd fī madḥ al-

muṣṭafā – ṣallā Llāh ʽalayhi wa-sallama), assure ainsi al-Tanasī. Yaḥyā b. Ḫaldūn, dans le Buġyat

al-ruwwād, décrit avec force détails la cérémonie organisée pour l’occasion dans le palais du

Méchouar à Tlemcen160. Le sultan, entouré de notables répartis selon leur rang, siégeait au

milieu d’une assemblée dans laquelle les nobles se mêlaient aux gens du peuple. Face à lui se

trouve la manǧāna, horloge mécanique « qui sonne les heures profanes – sans être rythmée

par le temps de la prière161 », ce qui témoigne, selon Jocelyne Dakhlia, de la combinaison d’une

temporalité « profane » et politique, incarnée par cette horloge, et d’une temporalié

religieuse associée à la célébration du Mawlid, combinaison qui sous-tend également, comme

nous le verrons, le testament politique d’Abū Ḥammū. Debout au milieu de l’assemblée, un

héraut déclamait les vers composés par le roi et par les poètes de la cour et, à la fin de la nuit,

un festin était servi à l’ensemble des convives. La cérémonie prenait fin après la prière de

l’aube que le souverain effectuait en présence de toute l’assistance162. Ainsi, tout en

permettant au jeune sultan abdelwadide de mettre en scène et d’affirmer son pouvoir, cette

reprises par le sultan Abū l-Ḥasan, puis par son fils Abū ʽInān, ils n’eurent tout simplement pas l’opportunité,
en tant que souverains, de célébrer le Mawlid avant la restauration de la dynastie par Abū Ḥammū.
159
Muḥammad b. ʽAbd Allāh al-Tanasī, Naẓm al-durr wa-l-ʽiqyān fī bayān šaraf Banī Zayyān, éd. Maḥmūd Āġā
Būʽiyād, Ta’rīẖ Banī Zayyān mulūk Tilimsān, Alger, ENAG, 2011, p. 164, trad. franç. Jean-J.-L. Bargès, Histoire des Beni
Zeiyan, rois de Tlemcen, Paris, Benjamin Duprat, 1852, p. 76 (désormais Naẓm al-durr).
160
Nicolaas J.G. Kaptein émet des doutes quant à la possibilité que cette description de la fête du Mawlid puisse
correspondre à la première célébration qui eut lieu sous le règne d’Abū Ḥammū dans la mesure où celui-ci, qui
venait tout juste de s’emparer de Tlemcen, aurait difficilement pu organiser si tôt une célébration aussi
fastueuse. Cette description correspondrait selon lui davantage à une célébration plus tardive, d’autant que
Yaḥyā b. Ḫaldūn n’entra au service des Abdelwadides qu’en 769/1367, Muḥammad’s Birthday Festival, op. cit., p.
143-144.
161
Jocelyne Dakhlia, Le divan des rois. Le politique et le religieux dans l’islam, Paris, Aubier, 1998, p. 43.
162
Buġya, II, p. 40-44, trad. franç. p. 46-51.
44
cérémonie rythmée par la manǧāna, dont le mécanisme symbolisait la justice du prince163,

était aussi un moyen, pour Abū Ḥammū, de rivaliser avec son ennemi mérinide, qui lui aussi

célébrait le Mawlid en présence d’une horloge mécanique164, de se poser en « maître du

temps » (malik al-zamān), éloge que l’on retrouve dans nombre de poèmes et de miroirs des

princes, et de s’affirmer comme un acteur de poids sur la scène politique maghrébine.

Outre ses talents de poète, exposés publiquement lors de ces cérémonies du Mawlid,

Abū Ḥammū fait également figure de roi savant, comme en atteste le récit d’al-Tanasī :

Wa-lahu min al-naṯr al-rā’iq wa-l-šiʽr al-fā’iq mā rtafaʽat ṣanʽatuhu ʽan balāġat al-

mulūk min al-ʽilm al-ʽaqlī wa-l-naqlī mā ǧalā nūruhu ʽan al-dunyā mudlahimmāt al-ḥulūk.

Ses belles et captivantes compositions, aussi bien en prose qu’en vers,

surpassent celles des autres rois par leur éloquence et leur maîtrise aussi bien des

savoirs rationnels que traditionnels et dissipent les ténèbres les plus épaisses165.

L’intérêt du souverain abdelwadide pour le savoir s’exprimait également par ses

activités de mécène. Abū Ḥammū entretenait à sa cour des savants réputés dont le plus

célèbre était « le docte imam, celui qui était versé dans toutes les branches des sciences et

que l’on pouvait comparer à un vaste océan pour l’étendue de ses connaissances » (al-imām

al-ʽālim al-mutafannin al-baḥr al-ḥibr166), Abū ʽAbd Allāh Muḥammad al-Ḥasanī167, « une des

grandes figures de l’époque168 », d’après Alfred Bel, et qui fut choisi pour enseigner à la

madrasa yaʽqūbiyya bâtie par le souverain169. Pour montrer tout l’intérêt qu’il portait à la

163
Jocelyne Dakhlia, Le divan des rois, op. cit., p. 44.
164
Muḥammad al-Mannūnī, Waraqāt ʽan ḥaḍārat al-marīniyyīn, op. cit., p. 268.
165
Naẓm al-durr, p. 161, trad. franç. p. 71-72.
166
Ibid., p. 179, trad. franç. p. 78.
167
Voir la longue notice consacrée à ce savant par Jean-J.-L. Bargès dans son Complément de l’histoire des Beni-
Zeiyan, op. cit., p. 163-195.
168
Buġya, II, trad. franç. note 2 p. 164.
169
Abū Ḥammū commença la construction de cette madrasa à la mort de son père, dont elle porte le nom, en
763/1362. Lorsqu’elle fut achevée, il y fit transférer les dépouilles de son père et de ses deux oncles. Buġya, p.
104, trad. franç. p. 127 ; Naẓm al-durr, p. 179-180, trad. franç. p. 79-80.
45
science, Abū Ḥammū assista lui-même aux leçons d’ouverture et de clôture de l’enseignement

coranique qui y fut dispensé par al-Ḥasanī et organisa pour ces occasions un festin auquel

furent conviés tous les membres de l’assistance170. Outre cette figure du prince lettré et porté

sur la science, émerge également des récits portant sur son règne la figure d’un prince

combattant, passant la plupart de son temps en campagne.

1.3.3. Figure du prince combattant


Lorsqu’elle évoque la figure d’Abū Ḥammū, Jocelyne Dakhlia souligne le « caractère

fortement militaire et guerrier de son règne171. » Le souverain abdelwadide eut en effet à

affronter, pendant ses trente années de règne, des adversaires provenant aussi bien de

l’extérieur du royaume que de l’intérieur. Trois grands acteurs prirent part aux hostilités

contre Abū Ḥammū : les dynasties voisines, et en particulier celle des Mérinides, les

prétendants au trône abdelwadide et les différentes tribus arabes évoluant dans la région172.

L’hostilité des souverains mérinides

Abū Ḥammū prit le pouvoir suite à la mort du sultan mérinide Abū ʽInān, qui fut « le

dernier des grands souverains de Fès173 », selon les dires de Maya Shatzmiller qui considère

que le déclin du royaume débuta après sa mort. Cela n’empêcha pas les régents et les sultans

qui se succédèrent au pouvoir à Fès tout au long du règne d’Abū Ḥammū de lancer de

nombreuses attaques contre Tlemcen et d’occuper la capitale à quatre reprises.

La première occupation eut lieu l’année même de sa prise de pouvoir, en 760/1359.

Elle fut initiée par le vizir al-Ḥasan b. ʽUmar, régent du royaume mérinide. Abū Ḥammū, qui

s’était réfugié dans le désert et avait laissé les Mérinides s’installer à Tlemcen, retrouva sa

170
Buġya, II, p. 137, trad. franç. p. 169-170 ; Naẓm al-durr, p. 180, trad. franç. p. 80.
171
Jocelyne Dakhlia, Le divan des rois, op. cit., p. 41.
172
Pour une synthèse détaillée des événements politiques et militaires sous le règne d’Abū Ḥammū, voir les
études de ‘Abd al-Ḥamīd Ḥāǧiyāt, Abū Ḥammū Mūsā l-Zayyānī : ḥayātuhu wa-āṯāruhu, op. cit. et id., Le maġrib central,
op. cit.
173
Maya Shatzmiller, L’historiographie mérinide, op. cit., p. 3.
46
capitale après 21 jours d’absence selon le Zahr al-bustān, ou après 28 nuits d’absence selon le

Buġyat al-ruwwād174. La deuxième occupation fut initiée par le souverain Abū Sālim (reg. 760-

762/1359-1361) en 761/1360. De nouveau, Abū Ḥammū quitta sa capitale pour la retrouver au

bout de 40 jours selon le Buġyat al-ruwwād ou 30 jours selon l’auteur du Zahr al-bustān175, après

avoir ravagé le territoire mérinide. La troisième occupation fut la plus longue et la plus

incertaine pour le souverain abdelwadide qui fut contraint de quitter sa capitale et d’errer

dans le désert, abandonné par tous ses alliés, pendant deux longues années, de 772/1371 à

774/1373. Ce n’est qu’à la mort du souverain mérinide ʽAbd al-ʽAzīz (reg. 767-774/1365-1372)

qu’il put rentrer à Tlemcen et reprendre le pouvoir176. Enfin, la quatrième occupation fut mise

en œuvre par le sultan mérinide Abū l-ʽAbbās (reg. 775-786/1373-1384) qui occupa Tlemcen

« quelques jours » (istaqarra fīhā ayyām177) avant de se mettre à la poursuite d’Abū Ḥammū,

puis de rentrer précipitamment à Fès après que l’un de ses cousins eut pris le pouvoir à Fès,

à l’instigation du roi nasride. Quand il revint à Tlemcen, le 19 rabīʽ I 786/1384, Abū Ḥammū

trouva son palais saccagé et les murailles de la ville détruites par le sultan mérinide178.

Outre cette série d’attaques orchestrées par les Mérinides, le pouvoir d’Abū Ḥammū

fut secoué par de nombreux troubles causés par des prétendants au trône issus de sa propre

famille, soutenus tantôt par les Mérinides tantôt par les Hafsides, et parfois même par des

membres de la tribu abdelwadide, avec l’appui des tribus arabes hostiles au souverain de

Tlemcen.

174
Zahr al-bustān, éd. A. Ḥāǧiyāt, p. 61 ; éd. B. al-Darrāǧī, p. 85 ; Buġya, p. 52, trad. franç. p. 64.
175
Zahr al-bustān, éd. A. Ḥāǧiyāt, p. 107 ; éd. B. al-Darrāǧī, p. 148 ; Buġya, p. 79, trad. franç. p. 97. Sur le récit de ces
deux épisodes par Abū Ḥammū, voir notre analyse dans le chapitre 8 de ce travail, p. 462-475.
176
Buġya, II, p. 237-274, trad. franç. p. 292-332 ; Ta’rīẖ, VII, p. 176-179 ; Berbères, III, p. 457-463 ; Exemples, II, p. 965-
970.
177
Ta’rīẖ, VII, p. 463 ; Berbères, IV, p. 428 ; Exemples, II, p. 1341.
178
Ta’rīẖ, VII, p. 191 ; Berbères, III, p. 480 ; Exemples, II, p. 984.
47
Les troubles causés par les prétendants au trône

Abū Ḥammū dut faire face à deux prétendants au trône d’envergure, occupant une

haute position dans la dynastie abdelwadide. Le premier d’entre eux fut Abū Zayyān

Muḥammad, surnommé al-Qubbī, « la Grosse calotte », ou « la Grosse tête179 » (al-ʽaẓīm al-ra’s),

petit-fils du sultan abdelwadide Abū Tāšfīn Ier (reg. 718-737/1318-1337). Après la deuxième

occupation de Tlemcen, le sultan Abū Sālim, forcé de rentrer à Fès à cause des exactions

commises par les troupes d’Abū Ḥammū dans son royaume, confia à Abū Zayyān, qui était

appuyé par des troupes appartenant aux tribus zénètes Tūǧīn et Maġrāwa, le gouvernement

de Tlemcen et les insignes du commandement. Mais ce dernier prit la fuite à l’approche des

troupes d’Abū Ḥammū et retourna auprès du sultan mérinide à Fès180. Quelques années plus

tard, il fut à nouveau utilisé par le régent de Fès, ʽUmar b. ʽAbd Allāh181 pour affaiblir le

souverain abdelwadide. Il se mit en campagne en 765/1364 et, après avoir mis Abū Ḥammū

en difficulté, il fut finalement repoussé suite à une habile manœuvre effectuée par le

souverain abdelwadide, qui sut tirer profit des rivalités entre tribus arabes, comme nous le

verrons plus loin. Suite à cette défaite, Muḥammad al-Qubbī retourna se mettre sous la

protection du maître de Fès, qui cessa ensuite de recourir à ses services182.

Le second prétendant au trône, répondant également au nom d’Abū Zayyān

Muḥammad, est le fils du sultan Abū Saʽīd ʽUṯmān II (reg. 749-753/1348-1352) et donc le cousin

germain d’Abū Ḥammū. Nous avons vu que, d’après la version rapportée par l’auteur du K. al-

ʽIbar, Abū Zayyān avait été intercepté aux alentours de Bougie en même temps que son oncle

Abū Ṯābit et le vizir de ce dernier, après la défaite des troupes abdelwadides face au sultan

Abū ʽInān. Alors que son oncle et son vizir furent mis à mort, Abū Zayyān fut emprisonné à

179
Ta’rīẖ, VII, p. 167 ; Berbères, III, p. 443 ; Exemples, II, p. 953.
180
Ta’rīẖ, VII, p. 167 ; Berbères, III, 443-444 ; Exemples, II, p. 953 ; Buġya, II, p. 79, trad. franç. p. 96.
181
Sur ce personnage, voir le chapitre 9 de ce travail, p. 553, note 1439.
182
Ta’rīẖ, VII, p. 169-170 ; Berbères, III, p. 446-448 ; Exemples, II, p. 956-957.
48
Fès. Quelques temps plus tard, le sultan mérinide Abū Sālim lui rendit la liberté et lui assigna

une place à la cour parmi les princes de sang royal afin d’en faire un rival pour son cousin183.

Après l’échec de l’occupation de Tlemcen et la tentative avortée de placer sur le trône

Muḥammad al-Qubbī, Abū Sālim jeta son dévolu sur cet autre cousin d’Abū Ḥammū. Il lui remit

les insignes de la royauté, puis, après l’avoir reconnu comme souverain des Abdelwadides, il

l’envoya au Maghreb central. Mais le sultan mérinide trouva la mort en 762/1361 alors que

son protégé était en chemin vers Tlemcen. Ce dernier partit alors se refugier chez les Banū

ʽĀmir dont le chef venait d’abandonner le parti d’Abū Ḥammū, puis auprès du prince de

Bougie, l’émir hafside Abū Isḥāq184, qui allait devenir, quelque temps plus tard, le sultan de

Tunis185. Puis, sachant que son expulsion de Bougie était une condition à la signature d’un

traité de paix entre Abū Ḥammū et l’émir Abū Isḥāq, il se rendit à Tunis où le chambellan Ibn

Tāfrāğīn le reçut avec beaucoup d’empressement et lui accorda une haute position à la cour

et une forte pension186.

Quelques années plus tard, il fut invité par l’émir de Bougie, qui était alors le prince

hafside Abū ʽAbd Allāh. Il quitta Tunis, encouragé, d’après Ibn Ḫaldūn, par certains cheikhs

abdelwadides qui lui demandèrent secrètement d’attaquer Abū Ḥammū, lui promettant de

l’appuyer dans cette entreprise187. Mais il fut arrêté en chemin par l’émir de Constantine, le

prince hafside Abū l-ʽAbbās, cousin et rival de l’émir de Bougie, qui le fit emprisonner. En

767/1366, l’émir de Constantine se rendit maître de Bougie et l’émir Abū ʽAbd Allāh fut tué à

coups de lance. Abū Ḥammū, qui avait épousé la fille de l’émir déchu, se mit alors en route

contre Bougie dans le but de conquérir cette place188. Abū l-ʽAbbās fit alors libérer Abū Zayyān

183
Ta’rīẖ, VII, p. 168 ; Berbères, III, p. 444 ; Exemples, II, p. 954.
184
Ta’rīẖ, VII, p. 168-169 ; Berbères, III, p. 445-446 ; Exemples, II, p. 955.
185
Ta’rīẖ, VI, p. 514 ; Berbères, III, p. 70-72 ; Exemples, II, p. 612.
186
Ta’rīẖ, VII, p. 169 ; Berbères, III, p. 446 ; Exemples, II, p. 955-956.
187
Ta’rīẖ, VII, p. 171-172 ; Berbères, III, p. 450 ; Exemples, II, p. 959.
188
Ta’rīẖ, VII, p. 172 ; Berbères, III, p. 450-451 ; Exemples, II, p. 960.
49
qui, à la tête de ses troupes, harcela le sultan abdelwadide qui avait entrepris le siège de

Bougie. Abū Ḥammū essuya ensuite une défaite cinglante. Il perdit son harem qui fut emmené

à Bougie et Abū Zayyān obtint pour lui sa femme préférée. Abū Ḥammū rentra à Tlemcen,

défait et affaibli, et Abū Zayyān, ayant réuni autour de lui de nombreuses tribus arabes, lui

disputa la partie orientale du royaume189. Il ne cessa plus, depuis lors, de fomenter des

troubles contre son cousin avec l’appui des Arabes hostiles au pouvoir central.

Le soutien que reçut le prétendant au trône abdelwadide de la part de certains cheikhs

abdelwadides témoigne des trahisons auxquelles eut à faire face Abū Ḥammū de la part des

membres de sa propre tribu. Dans son Buġyat al-ruwwād, Yaḥyā b. Ḫaldūn en donne un autre

exemple qui conduisit à la défaite militaire d’Abū Ḥammū et faillit lui coûter cher. Le 25 ḏū l-

ḥiǧǧa 765/23 septembre 1364, alors que son armée affrontait les troupes ennemies menées

par son rival Abū Zayyān al-Qubbī, Abū Ḥammū observait la bataille du haut d’une colline,

« en compagnie des principaux membres de sa tribu, parmi lesquels se trouvaient des gens

cachant leur double-jeu et leur intention de l’abandonner » (wa-maʽahu šawkat qawmihi wa-

kāna fīhim man abṭana l-nifāq wa-l-ẖiḏlān190). Ces derniers se concertèrent secrètement avec

l’ennemi et abandonnèrent, à la nuit tombée, le parti du souverain qui dut repartir à la hâte

pour Tlemcen.

Le rôle des tribus arabes

Les tribus arabes jouèrent un rôle considérable sous le règne d’Abū Ḥammū. Comme

le souligne Jennifer Vanz dans sa thèse sur Tlemcen, « ces tribus font une entrée remarquée

dans les chroniques pour le règne d’Abū Ḥammū II aux dépens des Tūǧīn et des Maġrāwa dont

les mentions ne sont désormais qu’anecdotiques191. » Il ne put conquérir le pouvoir que grâce

189
Ta’rīẖ, VII, p. 173 ; Berbères, III, p. 452-453 ; Exemples, II, p. 961.
190
Buġya, II, p. 147, trad. franç. p. 182.
191
Jennifer Vanz, L’invention d’une capitale, op. cit., p. 417.
50
au soutien des Arabes Dawāwida, branche des Riyāḥ, et des Banū ʽĀmir, branche des Zuġba192.

Il bénéficia aussi par la suite de l’appui des Arabes Maʽqil, entrés à son service dans le sillage

d’Ibn Muslim, gouverneur au service des Mérinides devenu vizir d’Abū Ḥammū193. Ce dernier

« leur attribua des lieux d’établissement sur le territoire de Tlemcen et les lia par un pacte de

fraternité avec les Zuġba » (aqṭaʽahum mawāṭin Tilimsān wa-āẖā baynahum wa-bayna Zuġba194).

Les tribus arabes alliées étaient « intégrées à la cour du souverain195 », comme le fait

remarquer Jennifer Vanz en citant notamment les propos de Yaḥyā b. Ḫaldūn qui, lorsqu’il

arriva à la cour de Tlemcen en 764/1363, y trouva le souverain entouré des hauts dignitaires

de sa tribu et des Arabes Maʽqil et Banū ʽĀmir196.

Cependant, la relation entre Abū Ḥammū et les tribus arabes qui comptèrent un temps

parmi ses plus solides alliés s’avéra fort tumultueuse au cours de ses trente ans de règne et

évolua au rythme des revirements d’alliance et des trahisons effectuées le plus souvent au

profit du plus offrant.

Défections et trahisons des tribus arabes

Les Banū ʽĀmir furent fidèles au souverain de Tlemcen jusqu’à la mort de son chef

Ṣuġayr b. ʽĀmir197 en 761/1360, bien que l’auteur du Buġya assure que ce chef était

secrètement partisan des Mérinides198. Il fut remplacé à la tête de sa tribu par Ḫālid b. ʽĀmir,

beaucoup moins enclin à soutenir Abū Ḥammū. C’est d’ailleurs lui qui, l’année suivante,

accueillit le prétendant au trône Abū Zayyān après la mort d’Abū Sālim. Il lui retira cependant

192
Sur le rôle des tribus arabes dans la prise du pouvoir par Abū Ḥammū, voir le chapitre 6 de ce travail, p. 343-
346.
193
Sur cet épisode, voir le chapitre 7 de ce travail, p. 414-420.
194
Ta’rīẖ, VII, p. 166 ; Berbères, III, p. 442 ; Exemples, II, p. 952.
195
Jennifer Vanz, L’invention d’une capitale, op. cit., p. 417.
196
Buġya, II, p. 132, trad. franç. p. 163.
197
Comme le remarque à juste titre B. al-Darrāǧī, la graphie de ce nom varie selon les sources. On le trouve ainsi
écrit Suġayr dans le Zahr al-bustān et dans le Wāsiṭat al-sulūk, Ṣuġayr dans le K. al-ʽIbar et Šīǧar dans le Buġya, Zahr
al-bustān, éd. B. al-Darrāǧī, note 7, p. 26.
198
Buġya, II, p. 78, trad. franç. p. 96.
51
très vite son soutien, après avoir reçu de Tlemcen une forte somme d’argent199. L’argent

constituait en effet un rouage essentiel des relations entre les souverains maghrébins et les

tribus arabes dont le soutien, indispensable pour garantir la puissance d’un royaume face à

ses voisins, se payait chèrement. Aucun souverain ne pouvait se permettre, par conséquent,

d’avoir des finances déficitaires, au risque de se voir affaiblir militairement et de courir à sa

perte, ce dont témoigne le Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk, comme nous le verrons200. Ainsi,

la plus funeste défaite dont eut à souffrir Abū Ḥammū lors de ses deux années d’errance dans

le désert fut causée par la trahison de ce même Ḫālid b. ʽĀmir qui, en échange d’une forte

somme d’argent et d’une position brillante à la cour de Fès, lui retira son soutien lors d’un

combat contre les Mérinides, ce qui fut fatal au souverain abdelwadide qui perdit son

campement et son harem et vit ses femmes envoyées au palais du sultan mérinide201.

Les Awlād Ḥusayn, fraction des Maʽqil qui avaient rejoint Abū Ḥammū au moment où

le vizir Ibn Muslim se mit à son service, firent aussi défection, en 765/1364, après une brouille

entre le souverain abdelwadide et leur chef, Aḥmad b. Raḥḥū. Ce dernier s’allia aux Mérinides

lorsque le régent ʽUmar b. ʽAbd Allāh envoya le cousin du souverain, Abū Zayyān, attaquer

Tlemcen. Après avoir été mis en déroute, Abū Ḥammū et ses partisans firent volte-face et

parvinrent, au terme d’un violent affrontement, à vaincre Aḥmad b. Raḥḥu et à lui trancher

la tête. Le souverain abdelwadide profita ensuite qu’une querelle eût éclaté entre les Ma’qil

et les Banū ʽĀmir pour obtenir de leur chef, Ḫālid b. ʽĀmir, la promesse de convaincre les

membres de sa tribu de quitter le parti du prétendant au trône202. L’ayant fait emprisonner

durant ces événements, car il le suspectait de vouloir le trahir, il le libéra et Ḫālid b. ʽĀmir

remplit sa mission avec succès, ce qui permit à Abū Ḥammū de remporter une victoire

199
Ta’rīẖ, VII, p. 168 ; Berbères, III, p. 445 ; Exemples, II, p. 955.
200
Voir le chapitre 6 de ce travail.
201
Ta’rīẖ, VII, p. 178 ; Berbères, III, p. 461 ; Exemples, II, p. 968.
202
Ta’rīẖ, VII, p. 170 ; Berbères, III, p. 448; Exemples, II, p. 957.
52
retentissante contre son rival. Plus tard, une nouvelle brouille opposa le sultan abdelwadide

à Ḫālid b. ʽĀmir, ce qui le conduisit à faire alliance, en 777/1375, avec les ennemis historiques

de ce dernier, les Banū Suwayd203 qui, comme nous l’avons indiqué plus haut, étaient depuis

l’époque de Yuġmurāsan, de fervents partisans des Mérinides.

Les délicats jeux d’alliances et les nombreux troubles qui touchèrent le royaume d’Abū

Ḥammū firent de son règne, pour reprendre les termes de Georges Marçais au sujet de la

dynastie abdelwadide, « un miracle d’équilibre204 ». Ce souverain connut finalement une fin

tragique, puisqu’il fut destitué et tué en 791/1389 à l’instigation de son propre fils Abū

Tāšfīn205 pour lequel il avait composé son manuel de bon gouvernement, le Wāsiṭat al-sulūk fī

siyāsat al-mulūk.

203
Ta’rīẖ, VII, p. 180-182 ; Berbères, III, p. 464-467 ; Exemples, II, p. 971-973.
204
Georges Marçais, Les villes d’art célèbres : Tlemcen, Paris, Librairie Renouard, H. Laurens, éditeur, 1950, p. 35.
205
Sur ces événements, voir Ta’rīẖ, VII, p. 191-196 ; Berbères, III, p. 481-488 ; Exemples, II, p. 986-991.
53
54
II. Le Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk
2.1. Le titre
Dans l’article qu’elle consacre au Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk et à son rapport au

contexte politique, Wadād al-Qāḍī assure n’avoir aucun doute quant à l’authenticité de cet

ouvrage (ammā anna l-kitāb li-Abī Ḥammū fa-amr laysa fīhi šakk qaṭṭu206). Elle en donne pour

preuve que celui-ci est cité dans les notices biographiques consacrées à Abū Ḥammū par

certains auteurs contemporains ou ayant vécu à une époque postérieure. Elle fait également

remarquer que le titre de l’ouvrage diffère chez les différents auteurs. Ainsi, Yaḥyā b. Ḫaldūn,

qui fut secrétaire d’Abū Ḥammū, cite l’ouvrage dans son Būġyat al-ruwwād207 sous le titre de

Naẓm al-sulūk :

Wa-lahu – ayyadahu Llāh – naẓm irtafaʽat ṭabaqatuhu ʽan šiʽr al-mulūk wa-siyāsa

takaffala bi-taʽrīf faḍlihā ta’līfuhu l-musammā bi-Naẓm al-sulūk.

Abū Ḥammū – que Dieu l’assiste – est l’auteur de poèmes qui se placent au

premier rang des poésies des rois ; son ouvrage intitulé Naẓm al-sulūk s’est chargé de

faire connaître les mérites de son art du gouvernement208.

Au siècle suivant, Muḥammad al-Tanasī, qui reproduit dans son ouvrage des éléments

du Būġya, évoque l’ouvrage d’Abū Ḥammū sous le titre de Naẓm al-sulūk fī siyāsat al-mulūk :

Ṣannafa – raḍiya Llāh ʽanhu – kitāb adabī mulūkī li-waladihi l-mawlā Abī

Tāšfīn walī ʽahdihi sammāhu Naẓm al-sulūk fī siyāsat al-mulūk atā fīhi bi-l-ʽaǧab al-ʽuǧāb

wa-ḍammanahu min rā’iq naẓmihi mā azrā bi-l-siḥr al-ḥalāl.

Il composa – que Dieu soit satisfait de lui – pour son fils Abū Tāšfīn, héritier

présomptif du trône, un ouvrage de littérature éthique, un ouvrage royal, qu’il

206
Naẓariyya, p. 76.
207
À partir de maintenant, lorsque nous nous réfèrerons au second tome de l’ouvrage consacré au règne d’Abū
Ḥammū, nous nous contenterons, par commodité, de l’appeler Buġya puisque c’est à ce tome que nous nous
réfèrerons le plus fréquemment. Les rares références au premier tome seront indiquées comme suit : Buġya, I.
208
Buġya, p. 8, trad. franç. p. 8.
55
intitula : Les perles ordonnées ou du gouvernement des souverains. Il y fit merveille, l’orna

de vers de sa composition, si admirables qu’ils font dédaigner tout ce que la magie

licite [la poésie] a produit de plus beau209.

Enfin, al-Maqqarī (m. 1041/1631), dans son livre consacré à la figure du Qāḍī ʽIyāḍ,

évoque brièvement Abū Ḥammū et son ouvrage, qu’il appelle également Naẓm al-sulūk fī

siyāsat al-mulūk210.

Quant à l’autre titre, Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk, c’est manifestement celui qui

fut choisi par l’auteur puisque c’est ainsi qu’il l’appelle dans son ouvrage. « J’ai intitulé mon

livre Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk pour que le nom corresponde au nommé et que la forme

s’accorde avec le fond » (sammaytu kitābī bi-Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk li-yakūna

smuhu yuwāfiqu musammāhu wa-lafẓuhu yuṭābiqu maʽnāhu211), explique ainsi Abū Ḥammū à la

fin de l’introduction. Ce titre est également cité par un autre contemporain d’Abū Ḥammū, le

vizir andalou Ibn al-Ḫaṭīb, qui dit avoir vu un exemplaire de cet ouvrage offert à son maître,

le sultan nasride Ibn al-Aḥmar :

Wa-waǧǧaha li-hāḏā l-ʽahd fī ǧumlat hadāyā wadiyya wa-maqāṣid saniyya nusẖa min

kitābihi l-musammā bi-Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk212.

Il adressa à ce souverain, entre autres précieux présents et sublimes pièces,

une copie de son livre intitulé Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk.

Wadād al-Qāḍī s’étonne de cette divergence entre les auteurs quant au titre de

l’ouvrage (hāḏā amr mustaġrab213) sans toutefois tenter de l’expliquer. Tâchons, pour notre

part, d’avancer une hypothèse. L’expression Naẓm al-sulūk figure dans la première partie de

209
Naẓm al-durr, p. 161, trad. franç. p. 72-73.
210
Aḥmad al-Maqarrī, Azhār al-riyāḍ fī aẖbār ʽIyāḍ, éd. Muṣṭafā l-Saqqā, Ibrāhīm al-Abyārī et ʽAbd al-Ḥafīẓ Šiblī,
Le Caire, Laǧnat al-ta’līf wa-l-tarǧama wa-l-našr, 1939, I, p. 249.
211
Wāsiṭa, p. 7.
212
Lisān al-Dīn b. al-Ḫaṭīb, al-Iḥāṭa fī aẖbār Ġarnāṭa, op. cit., III, p. 216.
213
Naẓariyya, p. 76.
56
certains ouvrages composés en Andalus et au Maghreb. On trouve ainsi le Naẓm al-sulūk fī

mawāʽiẓ al-mulūk fī aẖbār al-dawla l-ʽabbādiyya214, ouvrage consacré par le poète de cour andalou

Abū Bakr b. al-Labbāna215 à la dynastie abbadide de Séville. Un autre ouvrage, composé cette

fois par un poète de cour mérinide au VIIe/XIIIe siècle porte également ce titre. Il s’agit du

Naẓm al-sulūk fī ḏikr al-anbiyā’ wa-l-ẖulafā’ wa-l-mulūk, d’Abū Fāris al-Malzūzī216, long poème

traitant de l’histoire des dynasties musulmanes et, dans sa majeure partie, de la dynastie

mérinide. Ces deux ouvrages ont en commun, hormis la première partie de leur titre, d’avoir

été composés par des poètes et de faire l’éloge d’un souverain et de sa dynastie. En attribuant

le titre Naẓm al-sulūk au testament politique d’Abū Ḥammū, Yaḥyā b. Ḫaldūn a peut-être

cherché à rattacher l’ouvrage à cette tradition littéraire, dans la mesure où il témoigne des

hauts-faits du souverain abdelwadide et renferme de nombreux poèmes qu’il a lui-même

composés et qui constituent, à bien des égards, un autre exemple de poésie historique. C’est

d’ailleurs la valeur poétique de l’ouvrage que Yaḥyā b. Ḫaldūn semble avoir voulu mettre en

avant en lui attribuant ce titre puisque le terme naẓm signifie, outre le fait de disposer en

ordre des perles d’un collier, l’action de composer un poème217. D’ailleurs, le titre évoqué par

214
Plusieurs passages de cet ouvrage aujourd’hui disparu sont cités notamment par Aḥmad al-Maqqarī dans son
Nafḥ al-ṭīb min ġuṣn al-Andalus al-raṭīb, éd. Iḥsān ʽAbbās, Beyrouth, Dār Ṣādir, 1968, IV, p. 215-216 et 241-243 et par
Ibn Bassām dans son ouvrage al-Ḏaẖīra fī maḥāsin ahl al-Ǧazīra, éd. Iḥsān ʽAbbās, Libye/Tunisie, al-Dār al-ʽarabiyya
li-l-kitāb, 1978, III, p. 62.
215
Abū Bakr b. al-Labbāna (m. 507/1113) composa des panégyriques pour différents souverains à l’époque des
Taïfas et s’attacha particulièrement au roi de Séville, al-Muʽtamid b. ʽAbbād, pour lequel il composa de nombreux
muwaššaḥ, allant jusqu’à lui rendre visite lorsqu’il fut exilé à Aghmat par les Almoravides. Fernando de la Granja,
« Ibn al-Labbāna », EI2 ; Teresa Garulo, « Ibn al-Labbāna », EI3 ; Afif Ben Abdesselem, La vie littéraire dans l’Espagne
musulmane sous les Mulūk al-Ṭawā’if, Damas, IFEAD, 2001, p. 192-193.
216
Abū Fāris al-Malzūzī (m. 696/1297), historien et poète de cour rattaché à la dynastie mérinide, composa ce
long poème de 1254 vers en 683/1284, en l’honneur du sultan Abū Yūsuf. Maya Shatzmiller le considère comme
le représentant le plus important au VIIe/XIIIe siècle de « ce genre littéraire primitif de poésie historique
panégyrique imbibée de flatterie », très populaire à la cour mérinide à cette époque, L’historiographie mérinide,
op. cit., p. 13. Sur al-Malzūzī, ibid., p. 11-13.
217
Albert Kazimirski, Dictionnaire arabe-français, Paris, Maisonneuve et Larose, 1860, rééd. Beyrouth, Librairie du
Liban, 2004, II, p. 1290.
57
Yaḥyā b. Ḫaldūn fait écho à la phrase introduisant les poèmes réunis à la fin de l’ouvrage dans

laquelle Abū Ḥammū présente les vers de sa composition (naẓm) comme le reflet de sa propre

conduite (sulūk) : « Parmi ce que nous avons composé sur ce sujet et mis en œuvre de la

meilleure des manières figurent ces poèmes » (fa-min baʽḍ mā naẓamnāhu fī ḏālika wa-salaknā

fīhi aḥsan al-masālik qawlunā218).

Quoi qu’il en soit, si les deux titres attribués à cet ouvrage diffèrent sur la forme, ils

ne diffèrent pas vraiment sur le fond et sont l’un comme l’autre fortement polysémiques.

Ainsi, tous deux comprennent le terme sulūk, qui réfère à la fois, en tant que pluriel de silka,

au « cordon sur lequel on enfile les perles219 » et, en tant que substantif singulier, à la

« conduite », à la « marche qu’on suit220 ». Naẓm al-sulūk peut ainsi être rendu par

« l’agencement ordonné des [perles dans les] colliers » ou « la conduite bien ordonnée ».

Quant à l’expression Wāsiṭat al-sulūk, elle a également une double signification, le terme wāsiṭa

dénotant à la fois « la plus grande et la plus belle perle dans un collier221 », celle qui est placée

au centre, et un « moyen » ou un intermédiaire permettant d’arriver à un but. La première

partie du titre peut dès lors être rendue en français par « la perle médiane du collier » ou « la

plus belle perle du collier », faisant référence à la valeur de l’ouvrage et des conseils qu’il

renferme, ou par « le moyen de bien se conduire ».

Quant à la seconde partie du titre, siyāsat al-mulūk, elle renferme un terme essentiel,

siyāsa, qui figure au cœur du discours politique d’Abū Ḥammū222 et sur lequel nous

reviendrons longuement. Référant, d’une manière générale, au gouvernement et, plus

spécifiquement, à une politique conduite en douceur, il est associé dans le titre au substantif

218
Wāsiṭa, p. 194.
219
Albert Kazimirski, Dictionnaire arabe-français, op. cit., I, p. 1129.
220
Ibid.
221
Ibid., II, p. 1533-1534.
222
Sur les différentes acceptions de ce terme dans l’ouvrage, voir le chapitre 4 de ce travail.
58
mulūk, pluriel de malik, qui désigne le roi et, de manière plus générale, toute personne

détenant un certain pouvoir. L’expression siyāsat al-mulūk peut ainsi être traduite par « le

gouvernement des rois » – « rois » étant pris dans son sens le plus large –, référant à la fois

au gouvernement par le souverain de son propre royaume et au “gouvernement” des autres

souverains, en d’autres termes, à la conduite qu’il doit adopter envers ses alliés et ses ennemis

– se conduire en roi – et aux moyens de bien manœuvrer pour se concilier les souverains les

plus forts et soumettre les plus faibles – conduire les rois –, question à laquelle Abū Ḥammū

s’intéresse particulièrement dans son ouvrage.

Le titre dans sa globalité, Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk, peut ainsi être traduit en

français de deux manières, soit Des moyens de bien se conduire en matière de gouvernement des

rois, soit La perle médiane des colliers : du gouvernement des rois, traduction qui nous paraît la plus

pertinente. Il nous semble en effet essentiel de conserver dans le titre la métaphore du collier

dans la mesure où celle-ci est omniprésente dans l’ouvrage223. Ainsi, Abū Ḥammū compare-t-

il le courage aux « perles médianes des colliers » pour souligner l’importance de cette vertu

dans la postérité des souverains :

Iʽlam yā bunayy anna l-šaǧāʽa waṣf maḥmūd wa-bihā yatafāẖaru l-wuǧūd wa-

ẖuṣūṣan fī l-mulūk fa-innahā li-ma’āṯirihim ka-l-wasā’iṭ fī l-sulūk224.

Sache, mon fils, que le courage est une vertu louable qui permet de rivaliser

de gloire dans l’existence, et particulièrement chez les rois, car elle est, pour leurs

faits mémorables, semblable aux perles médianes des colliers.

223
Dans sa traduction espagnole de l’ouvrage, publiée en 1899, Mariano Gaspar n’a gardé qu’une partie de la
première moitié du titre puisqu’il l’a intitulée El collar de perlas, obra que trata de política y administración (Le collier
de perles, œuvre traitant de politique et d’administration).
224
Wāsiṭa, p. 150.
59
Cependant, l’image du collier est le plus souvent associée au pouvoir royal (mulk)

comme en témoignent les trois passages suivants, extraits de différents chapitres de

l’ouvrage :

Iʽlam yā bunayy anna l-māl ḥirz al-mulk wa-bihi yantaẓimu ntiẓām al-silk225.

Sache, mon fils, que l’argent est le talisman de la royauté. Grâce à lui, celle-ci

est bien ordonnée, comme [peuvent l’être les perles dans] un collier.

Yurtaǧā ṯubūt mulkihi wa-ntiẓām silkihi li-ḥusn siyāsatihi226.

On peut espérer que son bon gouvernement lui garantisse un pouvoir stable

et un collier bien ordonné.

Iḏā kamalat hāḏihi l-awṣāf fī l-wazīr ṣalaḥat bihi umūr al-mamlaka fī l-qalīl wa-l-kaṯīr

wa-kāna ḏālika fī l-wizāra aqwā naṣīr wa-anṣaḥ ʽašīr wa-ntaẓama bihi l-mulk intiẓām al-silk227.

Si aucune de ces vertus ne manque au vizir, les affaires du royaume, de grande

comme de faible importance, seront en bon état. Le vizir sera pour toi le plus puissant

défenseur et le compagnon228 le plus sincère. Grâce à lui, la royauté sera bien

ordonnée, comme [peuvent l’être les perles sur] un collier.

Le terme silk, qui suppose de disposer les perles dans un ordre donné en suivant une

certaine hiérarchie – la plus précieuse de ces perles occupant le centre du collier –, réfère au

système hiérarchique inhérent au royaume, dans lequel le souverain occupe la place centrale

(ṣadāra). Pour reprendre la formule de Wadād al-Qāḍī, le roi est « le pivot autour duquel

gravitent tous les corps célestes » (huwa l-madār allaḏī tadūru ḥawlahu kull al-aflāk229). En outre,

le collier de perles fait également écho à l’ordre, indispensable à la bonne conduite du

royaume et à sa stabilité, comme l’indique le deuxième passage cité ci-dessus. Cette question

225
Wāsiṭa, p. 13.
226
Ibid., p. 34.
227
Ibid., p. 41.
228
L’édition de Tunis ainsi que les manuscrits d’Alger et de Rabat donnent anṣaḥ mušīr, « le conseiller le plus
sincère ».
229
Naẓariyya, p. 85.
60
de l’ordre est fondamentale dans les ouvrages de bon gouvernement. « Un sultan injuste est

préférable à une sédition qui dure » (sulṭān ẓalūm ẖayr min fitna tadūm) peut-on ainsi lire dans

certains miroirs des princes, dont celui qui fait ici l’objet de notre étude230, malgré

l’importance primordiale que leurs auteurs accordent communément à la justice. Dans son

article portant sur la représentation du “peuple” dans quatre miroirs des princes, Abdallah

Cheikh-Moussa souligne en effet « la crainte du désordre et de la sédition (fitna) qui

entraîneraient la disparition pure et simple de la communauté231 ». Ann K. S. Lambton a

également mis en exergue l’importance du « maintien de l’ordre social » (the maintenance of

the social order232), considéré comme le fondement de la justice du souverain dans la tradition

sassanide.

On retrouve, dans l’ouvrage composé par al-Tanasī au siècle suivant, et dont le titre

Naẓm al-durr wa-l-ʽiqyān fī bayān šaraf Banī Zayyān (Agencement de perles et d’or natif dans

l’exposition de la noblesse des Zayyanides) résonne étrangement avec celui d’Abū Ḥammū, la

métaphore du collier associée au pouvoir royal. Au début du septième chapitre de la première

partie, consacré à l’histoire de la dynastie, al-Tanasī présente Yaġmurāsan comme « le

premier de cette illustre famille qui exerça le pouvoir souverain ; qui réunit les perles

dispersées de la couronne royale et les enfila dans le plus solide des cordons » (awwal man

qāma bi-waẓīfat al-mulk wa-naẓẓama durarahu baʽd al-tafarruq fī awṯaq silk233). Abū Ḥammū, qui

ne cesse, comme nous le verrons plus loin, de se présenter dans son ouvrage comme l’héritier

direct de Yaġmurāsan et le restaurateur de la dynastie perdue, assure, dans deux de ses

poèmes, donc celui illustrant sa prise de pouvoir, avoir lui-même ordonné les « débris

230
Wāsiṭa, p. 139.
231
Abdallah Cheikh-Moussa, « De la “communauté de salut” à la “populace” », op. cit., p. 518.
232
Ann K. S. Lambton, « Islamic Mirrors for Princes », op. cit., p. 422.
233
Naẓm al-durr, p. 111, trad. franç. p. 5.
61
éparpillés de la royauté » (naẓamnā šatīta l-mulki baʽda ftirāqihi234) comme on ordonne les perles

d’un collier. La question de l’ordre prend donc, sous la plume du souverain abdelwadide, une

importance particulière liée à l’expérience politique propre à l’auteur.

2.2. La date de rédaction


Les chercheurs ayant travaillé sur le Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk dans les

années 1970 ont émis quelques hypothèses quant à la date de rédaction de l’ouvrage. « Nous

ne connaissons pas avec précision l’année exacte à laquelle fut rédigé l’ouvrage » (ammā tārīẖ

kitābat al-kitāb fa-lā naʽrifu sana muʽayyana lahu ʽalā waǧh al-tadqīq235), assure ainsi Wadād al-

Qāḍī dans son article sur la théorie politique d’Abū Ḥammū. Elle suppose que le sultan

abdelwadide écrivit son testament politique entre 771/1369-1370 et 777/1375-1376, arguant

que l’un des poèmes reproduits dans l’ouvrage figure dans la chronique de Yaḥyā b. Ḫaldūn

parmi les événements s’étant déroulés en l’an 771236 et que l’auteur, qui fait mention du

Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk dans son ouvrage, est mort en 777.

ʽAbd al-Ḥamīd Ḥāǧiyāt, dans son ouvrage en arabe sur la vie et l’œuvre d’Abū

Ḥammū paru en 1974 assure également ne pas disposer de texte attestant de la date de

rédaction du Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk. Il estime, quant à lui, en se basant sur les

événements relatifs au règne d’Abū Ḥammū évoqués dans l’ouvrage, que celui-ci a

probablement été composé en 765/1363-1364237. Pour justifier cette estimation, il avance

comme argument que l’auteur, quand il mentionne son vizir Ibn Muslim, n’ajoute pas la

formule raḥimahu Llāh, ce qui indique que l’ouvrage fut rédigé avant la mort de ce dernier,

survenue à la fin du mois de ḏū l-qaʽda 766/août 1365. Il ajoute qu’Abū Ḥammū ne fait aucune

mention dans son ouvrage de la défaite survenue le 25 ḏū l-ḥiǧǧa 765/23 septembre 1364 due

234
Wāsiṭa, p. 26, p. 121.
235
Naẓariyya, p. 76.
236
Buġya, p. 224-226, trad. franç. p. 277-279 ; Wāsiṭa, p. 201-202.
237
‘Abd al-Ḥamīd Ḥāǧiyāt, Abū Ḥammū Mūsā l-Zayyānī : ḥayātuhu wa-āṯāruhu, op. cit., p. 187.
62
à la défection de certains membres de sa tribu, ni de celle de Bougie qui eut lieu en 767/1366,

ni de la prise de Tlemcen par le sultan mérinide ʽAbd al-ʽAzīz en 772/1371238. Ce dernier

argument est toutefois contestable dans la mesure où Abū Ḥammū ne fait jamais état de ses

défaites dans l’ouvrage. Et, s’il évoque les deux premières occupations de Tlemcen, c’est pour

mieux mettre en avant la perfection de ses stratagèmes face à la supériorité militaire de son

ennemi239. Enfin, concernant les poèmes regroupés à la fin de l’ouvrage et dont la compilation

dans le Buġyat al-ruwwad laisse supposer qu’ils furent composés entre les années 767 et 771,

ʽAbd al-Ḥamīd Ḥāǧiyāt suppose qu’ils furent ajoutés postérieurement à la rédaction de

l’ouvrage.

Deux des manuscrits que nous avons pu consulter à la Bibliothèque royale de

Rabat240, parmi lesquels figure notre manuscrit de base, nous permettent de déterminer la

période exacte durant laquelle fut rédigé le Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk. Le colophon de

notre manuscrit de base fournit en effet les informations suivantes :

Wa-qad ibtada’ahu l-sulṭān Abū Ḥammū Mūsā b. ʽAbd al-Raḥmān b. Yaḥyā b.

Yaġmurāsan b. Zayyān al-ʽAbd al-Wādī – raḥimahu Llāh – fī ṯāliṯ ʽašar min ǧumādā l-awwal

ʽām sitta wa-sittīn wa-sabʽimi’a wa-kammalahu fī awā’il šahr raǧab al-fard ʽām al-ta’rīẖ241.

Le sultan abdlewadide Abū Ḥammū Mūsā b. ʽAbd al-Raḥmān b. Yaḥyā b.

Yaġmurāsan b. Zayyān – que Dieu lui accorde Sa miséricorde – entreprit [la rédaction

de cet ouvrage] le 13 ǧumādā l-awwal de l’an 766 et la termina dans les premiers jours

du mois de raǧab de la même année.

La rédaction de l’ouvrage aurait donc couru sur la période allant du 5 février à la fin

mars 1365. Dans sa relation des événements s’étant déroulés dans l’année 766/1365, Yaḥyā b.

238
ʽAbd al-Ḥamīd Ḥāǧiyāt, Abū Ḥammū Mūsā l-Zayyānī : ḥayātuhu wa-āṯāruhu, op. cit., p. 188-189.
239
Sur l’analyse du discours d’Abū Ḥammū portant sur ces événements, voir le chapitre 8 de ce travail, p. 462-
477.
240
Il s’agit des manuscrits 1784 et 11016.
241
Le colophon du manuscrit 1784 diffère un peu dans la forme mais donne exactement les mêmes dates.
63
Ḫaldūn, s’il ne mentionne pas la rédaction de l’ouvrage, ne fait état d’aucun autre fait ayant

eu lieu entre les mois de ǧumādā l-awwal et de raǧab. Il évoque le tremblement de terre qui

toucha Alger le 20 du mois de rabīʽ II/14 janvier 1265, puis, juste après, une expédition

entreprise par Abū Ḥammū contre son voisin mérinide le 2 du mois de ramaḍān/23 mai

1365242 . Ce dernier événement concorde avec une information fournie par le souverain

abdelwadide dans son ouvrage au sujet du contexte dans lequel il a rédigé son testament :

Wa-qad waḍaʽnā kitābanā hāḏā wa-naḥnu ʽāzimīn ʽalā bilād ʽaduwwinā li-l-istilā’

ʽalayhā wa-l-tawaǧǧuh bi-kull waǧh mumkin ilayhā limā ẓahara fīhi min al-iẖtilāl wa-fasād

al-ḥāl243.

Nous avons rédigé notre livre alors que nous étions résolu à entreprendre la

conquête du pays de notre ennemi pour y étendre notre domination et à nous y rendre

par tous les moyens possibles du fait du désordre et de la corruption qui y étaient

apparus.

Au vu de ces éléments, la période de rédaction indiquée dans notre manuscrit de

base semble tout à fait plausible. Cela confirme par ailleurs les hypothèses formulées par ʽAbd

al-Ḥamīd Ḥāǧiyāt : d’une part, l’ouvrage aurait bien été composé avant la mort du vizir Ibn

Muslim, qui eut lieu quatre mois après la date de fin de rédaction établie dans notre manuscrit

et, d’autre part, cela signifie également que les poèmes figurant en fin d’ouvrage furent

vraisemblablement ajoutés postérieurement à sa rédaction.

2.3. Les caractéristiques de l’ouvrage


2.3.1. La structure
Wadād al-Qāḍī souligne, dans son article, l’originalité de la structure de l’ouvrage qui

ne correspond, selon elle, à « aucun autre ouvrage traitant de politique qui nous soit

242
Buġya, p. 155-156, trad. franç. p. 192-193.
243
Wāsiṭa, p. 26.
64
parvenu » (mabnā l-kitāb lā yattafiqu maʽa ayy mabnā li-ayy kitāb āẖar waṣalanā fī l-siyāsa244).

L’ouvrage est divisé en quatre grandes parties (abwāb). La première partie est intitulée « Des

recommandations, bons usages et sagesses menant sur le droit chemin » (« fī l-Waṣāyā wa-l-

ādāb wa-l-ḥikam allatī turšidu ilā ṭuruq al-ṣawāb »). Cette partie est elle-même divisée en

quatre chapitres (fuṣūl). Le premier chapitre traite de la justice (al-ʽadl), le deuxième de la

raison (al-ʻaql), le troisième de l’argent (al-māl) et le quatrième des forces armées (al-ǧuyūš).

La première partie se termine sur une conclusion, intitulée « conclusion du testament »

(« Ḫātimat al-waṣiyya »245) qui lui confère une certaine autonomie vis-à-vis des autres parties.

Cette conclusion renferme une série de recommandations variées traitant à la fois de

l’éthique du souverain, de son hygiène de vie et de l’attitude qu’il doit adopter à la cour.

La deuxième partie est intitulée « Des fondements de la royauté, de ses piliers et de ce

dont a besoin le roi pour asseoir son pouvoir » (« fī Qawā’id al-mulk wa-arkānihi wa-mā

yaḥtāǧū l-malik ilayhi fī qawām sulṭānihi »). Cette partie est également divisée en quatre

chapitres. Le premier traite de la raison (al-ʻaql), le deuxième de l’art du gouvernement (al-

siyāsa), le troisième de la justice (ʻadl) et le quatrième de la réunion de l’argent et de l’armée

(ǧamʻ al-māl wa-l-ǧayš).

La troisième partie est intitulée « Des qualités louables qui maintiennent

l’ordonnancement du pouvoir royal, sa beauté, son éclat et sa perfection » (« fī l-Awṣāf al-

maḥmūda allatī hiya niẓām al-mulk wa-ǧamāluhu wa-bahǧatuhu wa-kamāluhu »). Elle est,

comme les deux parties précédentes, divisée en quatre chapitres distincts consacrés aux

quatre vertus nécessaires au souverain : le courage (al-šaǧāʻa), la générosité (al-karam), la

mansuétude (al-ḥilm) et le pardon (al-ʻafw).

244
Naẓariyya, p. 81.
245
Wāsiṭa, p. 26.
65
Enfin, la quatrième partie, intitulée « De la physiognomonie, couronnement du

gouvernement » (« fī l-Firāsa, wa-hiya ḫātimat al-siyāsa »), est la seule partie à ne pas être

divisée en chapitres. Ces quatre parties sont précédées d’une courte introduction dans

laquelle l’auteur traite de la relation père-fils et énonce les différents chapitres. Enfin,

l’ouvrage se clôt sur une conclusion intitulée « Takmilat al-kitāb » où il est question de piété

et de la nécessité pour le souverain d’honorer les savants.

La structure de l’ouvrage appelle plusieurs remarques. Premièrement, le Wāsiṭat al-

sulūk fī siyāsat al-mulūk fait la part belle à la division quadripartite. L’ouvrage, on l’a vu, est

divisé en quatre parties, elles-mêmes divisées – sauf la dernière partie – en quatre chapitres.

En outre, les chapitres de la deuxième et de la troisième partie renferment également des

“typologies de souverains” divisées en quatre catégories, ce qui a conduit Wadād al-Qāḍī à

comparer la méthodologie suivie par Abū Ḥammū à celle de la théorie de l’éthique

platonicienne246. La première de ces catégories illustre le modèle du bon souverain, les

deuxième et troisième catégories illustrent un modèle parfois blâmable, parfois acceptable

bien que médiocre, et la quatrième catégorie illustre le contre-modèle du souverain, celui

dont la pratique est considérée comme tout à fait blâmable. Cette division sert parfaitement,

comme nous le verrons, le discours pragmatique d’Abū Ḥammū.

Deuxièmement, il convient de souligner la longueur inégale des différents chapitres.

Certains ne font que quelques pages – c’est le cas notamment des chapitres portant sur la

générosité, la mansuétude et le pardon – quand d’autres, comme celui traitant de la siyāsa,

font quasiment cent pages. Ce chapitre se distingue d’ailleurs des trois autres chapitres de la

deuxième partie, non seulement par sa longueur, mais également par sa structure. Il est le

seul à être divisé en quatre sous-chapitres (aqsām). Le dernier de ces sous-chapitres est lui-

même divisé en deux parties (bāb). La première partie est à son tour divisée en quatre

246
Naẓariyya, p. 89.
66
« points » (amr) alors que la seconde partie abrite une typologie tripartite. Cette subdivision

complexe s’explique par la multitude des sujets traités dans ce chapitre puisqu’il y est à la

fois question des auxiliaires du prince et des usages à la cour, mais aussi des différents types

d’ennemis et des stratagèmes que le souverain doit mettre en place en fonction de la

puissance de chacun. Quant à la longueur de ce chapitre, elle reflète l’importance que l’auteur

accorde à la question de l’art du gouvernement qui est, comme l’indique d’ailleurs le titre, la

question centrale de l’ouvrage.

Troisièmement, le lecteur est interpellé par la redondance de certaines thématiques

qui sont traitées à la fois dans la première et dans la deuxième partie, comme c’est le cas pour

la raison, la justice, l’argent et l’armée. Sauf que si un chapitre indépendant est consacré à

chacune de ces notions dans la première partie, l’argent et l’armée sont réunis dans la

deuxième partie en un seul chapitre, ce qui permet à l’auteur d’introduire dans cette partie

son chapitre sur la siyāsa. Il en résulte une impression d’éparpillement, pointée par Wadād

al-Qāḍī qui souligne la difficulté d’identifier la théorie politique d’Abū Ḥammū du fait

notamment de l’enchevêtrement des sujets malgré une structure de base plutôt claire. Wadād

al-Qāḍī met également en avant le fait que le titre d’un chapitre ne reflète pas nécessairement

son contenu, que plusieurs idées différentes peuvent être traitées en quelques lignes et, à

l’inverse, qu’une seule idée peut être développée sur plusieurs pages247, ce qui contribue à

accentuer le sentiment de confusion que peut procurer l’ouvrage. C’est pourquoi elle a

considéré que pour identifier la théorie politique d’Abū Ḥammū, il était nécessaire de

réorganiser le contenu de l’ouvrage en cinq grandes thématiques. Elle a par conséquent

étudié, dans son article, le discours d’Abū Ḥammū sous l’angle des vertus du roi, puis des

sujets, de l’argent, de l’armée/de l’ennemi et, enfin, de la physiognomonie248. Comme indiqué

247
Naẓariyya, p. 84.
248
Ibid., p. 85.
67
en introduction à ce travail, nous avons, pour notre part, privilégié une autre approche en

axant notre étude, d’une part, sur les piliers du pouvoir et, d’autre part, sur la question

centrale de la siyāsa, ce qui nous permettra d’aborder, en les recoupant, l’ensemble des points

traités dans l’ouvrage.

2.3.2. Les sources


Le Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk a la particularité de mêler un discours théorique

puisé dans différents ouvrages et des considérations plus pratiques émanant de l’expérience

politique propre à l’auteur. La courte notice consacrée par al-Maqqarī à l’ouvrage d’Abū

Ḥammū s’ouvre ainsi :

Wa-kāna hāḏā l-sulṭān Abū Ḥammū – raḥimahu Llāh – yaqriḍu l-šiʽr wa-yuḥibbu

ahlahu wa-lahu – raḥimahu Llāh – ta’līf ḥasan fī l-siyāsa laẖẖaṣa fīhi Sulwān al-muṭāʽ li-Ibn

Ẓafar wa-zāda ʽalayhi fawā’id wa-awrada fīhi ǧumla min naẓmihi wa-umūr ǧarat lahu maʽa

muʽāṣirīhi min mulūk Banī Marīn wa-ġayrihim249.

Ce sultan, Abū Ḥammū – que Dieu lui accorde Sa miséricorde – déclamait des

vers et aimait les poètes. Il a composé – que Dieu lui accorde Sa miséricorde – un bon

ouvrage en matière d’art du gouvernement dans lequel il a résumé le Sulwān al-

muṭāʽ d’Ibn Ẓafar, auquel il a ajouté quelques éléments utiles. Il a ainsi rapporté dans

cet ouvrage un ensemble de vers de sa composition et certaines affaires qu’il a eues

avec ses contemporains, mérinides et autres.

Wadād al-Qāḍī a remis en cause dans son article250 l’idée selon laquelle le Wāsiṭat al-

sulūk fī siyāsat al-mulūk ne serait qu’un « résumé » du Sulwān al-muṭāʽ fī ʽudwān al-atbāʽ d’Ibn

Ẓafar al-Ṣiqillī251. Bien que cet ouvrage constitue une source essentielle du testament

249
Aḥmad al-Maqarrī, Azhār al-riyāḍ fī aẖbār ʽIyāḍ, op. cit., I, p. 249.
250
Naẓariyya, p. 77.
251
Abū ʽAbd Allāh b. Ẓafar est un célèbre polygraphe arabe originaire de Sicile où il serait né en 497/1104. Élevé
à La Mecque, il entreprit ensuite de nombreux voyages en Orient et au Maghreb et mourut à Hama, en Syrie, en
565/1170. Le Sulwān al-muṭāʽ fī ʽudwān al-atbāʽ, qu’il composa en 554/1158, s’articule autour de cinq grands
chapitres appelés « consolations » (sulwānāt) dont chacun renferme, dans un ordre identique, des citations
68
politique d’Abū Ḥammū qui y reproduit textuellement certains des longs récits qu’il contient,

il n’en constitue pas pour autant l’unique source. Wadād al-Qāḍī a ainsi identifié trois autres

sources principales252 : le Sirāǧ al-mulūk d’Abū Bakr al-Ṭurṭūšī253, al-ʽIqd al-farīd d’Ibn ʽAbd

Rabbih254 et al-Manhaǧ al-maslūk fī siyāsat al-mulūk de ʽAbd al-Raḥmān al-Šayzarī255. Elle

constate également qu’Abū Ḥammū ne cite nommément dans son ouvrage que deux de ces

auteurs, Ibn Ẓafar et al-Ṭurṭūšī256, assurant que cela ne signifie pas qu’il voulait dissimuler ses

sources, mais seulement qu’il « ne voyait pas de nécessité de citer ces sources au fil de son

coraniques en lien avec la thématique traitée dans le chapitre, des hadiths, des maximes sapientiales et, enfin,
divers récits et fables animalières. Voir Umberto Rizzitano, « Ibn Ẓafar », EI2 ; Abū ʽAbd Allāh b. Ẓafar, al-Sulwānāt
fī musāmarat al-ḫulafā’ wa-l-sādāt : Sulwān al-muṭāʽ fī ʽudwān al-atbāʽ, éd. Abū Nahla Aḥmad ‘Abd al-Maǧīd Harīdī,
Arabie Saoudite, As‘ad Ṭarābazūnī al-Ḥusaynī, 1978, trad. angl. Joseph A. Kechichian et Richard H. Dekmejian,
The Just Prince : a manual of leadership, Londres, Saqi books, 2003 (désormais Sulwān).
252
Naẓariyya, p. 79.
253
Abū Bakr al-Ṭurṭūšī (m. 520/1126) est un traditionniste et jurisconsulte malékite originaire de Tortosa, en
Espagne. Après avoir été formé en Andalus, notamment à Séville où il suivit l’enseignement d’Ibn Ḥazm, il partit
en Orient en 476/1084, à l’âge de 25 ans, en quête de science. Après avoir vécu dans de nombreux pays, il s’établit
finalement à Alexandrie où il forma de nombreux disciples, parmi lesquels figure notamment Ibn al-ʽArabī. C’est
en Égypte qu’il composa son Sirāǧ al-mulūk, vaste compilation divisée en 64 chapitres réunissant de nombreux
récits et sentences morales traitant du bon gouvernement et de l’éthique du prince. Cet ouvrage, dédié à son
protecteur, le vizir al-Ma’mūn b. al-Baṭā’iḥī, fut achevé en 516/1122. Voir Afif Ben Abdesselem, « al-Ṭurṭūshī »,
EI2 ; Abū Bakr al-Ṭurṭūšī, Sirāǧ al-mulūk, éd. Muḥammad Fatḥī Abū Bakr, Le Caire, al-Dār al-miṣriyya l-lubnāniyya,
1994 (désormais Sirāǧ).
254
Ibn ʽAbd Rabbih (m. 328/940) est un lettré et poète andalou ayant vécu à la cour omeyyade de Cordoue. Son
ouvrage al-ʽIqd al-farīd est une somme littéraire de facture orientale réunissant 25 livres assemblés comme un
collier (ʽiqd). Chacun des livres composant l’ouvrage porte le nom d’une pierre précieuse, le treizième livre étant
intitulé Wāsiṭa, en référence à la pierre centrale, la plus précieuse du collier, ce qui n’est d’ailleurs pas sans
rappeler le titre de l’ouvrage d’Abū Ḥammū. Le premier livre traite du gouvernement et est considéré comme
le premier miroir des princes composé en Occident musulman bien que son contenu soit en tout point oriental.
Voir Carl Brockelmann, « Ibn ʽAbd Rabbih », EI2 ; Edmund C. Bosworth, « Naṣīḥat al-mulūk », EI2 ; Ibn ʽAbd
Rabbih, al-ʽIqd al-farīd, éd. Mufīd Muḥammad Qumayḥa, Beyrouth, Dār al-kutub al-ʽilmiyya, 1983.
255
ʽAbd al-Raḥmān al-Šayzarī (m. 589/1193) est un jurisconsulte chaféite, cadi de Tibériade. Son ouvrage, al-
Manhaǧ al-maslūk fī siyāsat al-mulūk, fut composé dans le contexte des croisades à l’attention du sultan ayyoubide
Ṣalāḥ al-Dīn, plus connu sous le nom de Saladin. Divisé en vingt chapitres, il traite des vertus du souverain et
des principes de bon gouvernement et met particulièrement l’accent sur la question de la guerre sainte (ǧihād).
Voir ʽAbd al-Raḥmān al-Šayzarī, al-Manhaǧ al-maslūk fī siyāsat al-mulūk, éd. ʽAlī ʽAbd Allāh al-Mūsā, Zarka
(Jordanie), Maktabat al-manār, 1987.
256
Wāsiṭa, p. 42 et p. 190.
69
discours » (lam yaǧid ḍarūra li-ḏikr hāḏihi l-maṣādir fī darǧ kalāmihi257), suivant en cela,

rappelons-le, une pratique commune à bien des auteurs d’adab. Enfin, elle précise qu’à ces

sources principales s’ajoutent d’autres sources secondaires plus difficiles à identifier.

Les outils numériques dont nous disposons en ce début de vingt-et-unième siècle258

nous ont permis d’identifier certaines de ses sources secondaires. Il est ainsi apparu, comme

nous le montrerons dans ce travail, qu’Abū Ḥammū s’est notamment inspiré du Kitāb al-

Aḏkiyā’ d’Ibn al-Ǧawzī et, probablement, des mystiques Ibn al-ʽArabī et Ibn Qayyim al-

Ǧawziyya, et de leurs ouvrages respectifs, al-Futūḥāt al-makkiyya et Madāriǧ al-sālikīn. Nous

verrons également que si le souverain abdelwadide reproduit parfois textuellement ses

sources, il opère aussi une sélection de certains passages d’un même livre qu’il regroupe dans

un même passage de son ouvrage et parvient également à se détacher de ses sources pour

produire un discours qui lui est propre.

2.3.3. Les récits


Pas moins de trente-six récits, d’une longueur allant de quelques lignes à une

quinzaine de pages et dont certains renferment des récits enchâssés et des fables animalières,

illustrent le discours d’Abū Ḥammū. Fidèle à la tradition des miroirs des princes, le Wāsiṭat al-

sulūk fī siyāsat al-mulūk réunit des récits faisant figurer des souverains islamiques et pré-

islamiques259, mais également des souverains orientaux et maghrébins. On recense ainsi huit

récits représentant des souverains pré-islamiques ou a-islamiques, dont trois rois sassanides,

et trente récits mettant en scène des souverains islamiques, parmi lesquels figurent un calife

« bien-guidé », quatre califes omeyyades, trois califes abbassides, un vizir seldjoukide, deux

257
Naẓariyya, p. 77.
258
Deux outils nous ont été particulièrement utiles dans nos recherches : les sites « shamela.ws » et
« alwaraq.net ».
259
Jocelyne Dakhlia, Le divan des rois, op. cit., p. 35-36 ; id., « Les miroirs des princes islamiques : une modernité
sourde ? », op. cit., p. 1198.
70
souverains andalous et huit souverains maghrébins. Il y a donc une répartition quasiment

équivalente entre ces trois types de souverains : pré-islamiques, orientaux et occidentaux

(maghrébins et andalous).

Certains incarnent des modèles de bon gouvernants et d’autres des contre-modèles.

Les contre-modèles, figurant des souverains soumis à leurs passions, injustes et parfois

impies, sont incarnés généralement par les empereurs sassanides, la plupart des califes

omeyyades et les sultans mérinides, ennemis des Abdelwadides. Quant aux modèles de bons

souverains, vantés pour leur justice et leur aptitude à bien gouverner, ils sont incarnés par le

calife « bien-guidé », les Abbassides d’une manière générale et par l’auteur lui-même qui se

met en scène dans six récits. Outre la figure d’Abū Ḥammū, trois grandes figures de

souverains sont particulièrement mises en avant dans l’ouvrage. Les ʽUmarayn : ʽUmar b. al-

Ḫaṭṭāb, tout d’abord, seul calife « bien-guidé » à être mis en scène, son descendant, ʽUmar b.

ʽAbd al-ʽAzīz, ensuite, seul omeyyade trouvant grâce aux yeux de l’auteur et, enfin, le calife

abbasside al-Ma’mūn et, par opposition, son frère et rival malheureux al-Amīn.

La grande majorité des récits se concentre dans la deuxième partie de l’ouvrage,

consacrée aux piliers du pouvoir. On dénombre en effet dans cette partie un total de trente

récits, contre trois seulement dans la première partie, et un seul récit dans chacune des autres

parties ainsi que dans la conclusion. Cette concentration des récits confère à la deuxième

partie un caractère plus ludique et plus pratique que les autres parties où le discours a une

teneur plus théorique.

Quant aux six récits mettant en scène Abū Ḥammū, quatre d’entre eux se concentrent

dans le quatrième sous-chapitre de la deuxième partie qui est consacré aux ennemis, un autre

illustre le discours sur l’armée dans la première partie, et le dernier constitue le seul récit

illustrant la quatrième partie consacrée à la physiognomonie. Ces six récits relatent des

événements ayant eu lieu pendant les deux premières années du règne de l’auteur, soit entre

71
760/1359 et 762/1361. Ils ont toujours pour cadre un affrontement mettant aux prises le

souverain abdelwadide et ses ennemis mérinides et illustrent à la fois les faits d’armes d’Abū

Ḥammū et son aptitude à élaborer des stratagèmes.

2.3.4. La poésie
Enfin, le Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk fait la part belle à la poésie. Si quelques vers

de célèbres poètes arabes, tels Ḥātim al-Ṭā’ī ou al-Mutanabbī, illustrent parfois, de manière

éparse, le discours d’Abū Ḥammū, ce sont les poèmes composés par l’auteur lui-même qui

occupent la plus grande place dans l’ouvrage. Ces poèmes sont concentrés au début et à la fin

de l’ouvrage. Chaque chapitre de la première partie se clôt ainsi sur une longue qaṣīda

composée par Abū Ḥammū et qui n’a parfois, comme nous le verrons, qu’un rapport

superficiel avec le sujet traité dans le chapitre. Plusieurs poèmes figurent également dans la

conclusion de l’ouvrage, probablement ajoutés postérieurement à la rédaction comme nous

l’avons mentionné plus haut. Ces poèmes, bien qu’ils aient été composés à l’occasion des fêtes

du Mawlid qu’Abū Ḥammū célébrait chaque année dans son palais, n’en ont pas moins,

comme nous le verrons, une portée politique et constituent pour l’auteur un vecteur de

légitimation de son pouvoir.

72
Deuxième partie :
Les piliers du pouvoir

Lorsqu’il s’interroge sur les points communs entre les miroirs des princes qui font

l’objet de son étude, ʽIzz al-Dīn al-ʽAllām remarque que les différents auteurs s’accordent

d’une manière générale sur ce qu’ils considèrent être les « piliers du pouvoir » (arkān al-mulk).

Ces « piliers » sont au nombre de quatre : l’armée (al-ǧund), l’argent (al-māl), la justice (al-ʽadl)

et la prospérité (al-ʽumrān)260. Or, si Abū Ḥammū considère effectivement que l’armée, l’argent

et la justice constituent des « piliers du pouvoir », il ne dit rien dans son ouvrage de la

prospérité, censée constituer le quatrième « pilier », comme nous le verrons dans le chapitre

sur la justice261. En revanche, il ajoute à ces « piliers du pouvoir » deux autres notions qui

occupent une place fondamentale dans l’ouvrage, la raison (al-ʽaql) et la siyāsa, qui feront donc

l’objet des deux premiers chapitres de cette partie. Les deux derniers chapitres traiteront

respectivement de la justice et de l’argent et l’armée.

III. La raison
Abū Ḥammū consacre deux chapitres du Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk à la raison

(al-ʽaql). Il s’agit du deuxième chapitre de la première partie, intitulé « Recommandation

visant à rendre la raison maître de la passion et incitant à pratiquer la piété avec assiduité »

(« Tawṣiya turšidu ilā taġlīb al-ʽaql ʽalā l-hawā wa-taḥuḍḍu ʽalā mulāzamat al-taqwā »262) et du

260
Sulṭa, p. 130.
261
Voir le chapitre 5 de ce travail, p. 171.
262
Une autre version est donnée de ce titre à la fin de l’introduction à l’ouvrage. Taġlīb al-ʽaql ʽalā l-hawā est
remplacé par taḥkīm al-ʽaql ʽalā l-hawā. Le terme taġlīb indique l’action de faire que quelqu’un l’emporte sur un
autre, qu’il s’en rende victorieux, alors que le terme taḥkīm renvoie au fait de faire de l’un le juge de l’autre ou
de donner le pouvoir à quelqu’un sur quelque chose. Dans les deux cas, il s’agit d’un maṣdar de forme factitive
qui indique la nécessité d’une action à mettre en œuvre, d’un effort à réaliser.
73
premier chapitre de la deuxième partie consacrée aux bases et aux piliers de la royauté263 (« fī

Qawāʽid al-mulk wa-arkānihi ») et dont la raison constitue la première base (al-qāʽida l-ūlā).

Pourquoi Abū Ḥammū considère-t-il que la raison constitue un « pilier du pouvoir » ?

Comment cette notion est-elle définie dans l’ouvrage et comment s’articule-t-elle avec les

deux autres notions mises en exergue dans le titre du deuxième chapitre consacré à la raison,

à savoir la passion (al-hawā) et la piété (al-taqwā) ? L’étude des deux chapitres précédemment

évoqués nous permettra d’apporter des réponses significatives à ces questions et de montrer

en quoi il est de l’intérêt du prince de posséder une raison pleine et entière.

3.1. Définitions de la raison


3.1.1. Un don divin
Al-ʽaql ġarīza yaḍaʽuhā Llāh ḥayṯu šā’a wa-huwa nūr yaqḏifuhu Llāh taʽālā fī l-qulūb

al-fāḍila264.

La raison est un instinct que Dieu place où Il veut, c’est une lumière qu’Il

projette dans les cœurs vertueux.

Cette citation, tirée du premier chapitre de la deuxième partie, indique que la raison

est considérée comme un don divin, qui possède ce don étant considéré comme élu par Dieu.

Tous les hommes n’en sont pas dotés puisque seuls les hommes bons et vertueux peuvent en

avoir la jouissance. Le souverain devant nécessairement être doué de raison, il est considéré

de fait comme faisant partie de ce groupe d’élus. De la même manière, les quatre qualités

indispensables au bon souverain265 sont, elles aussi, considérées comme un don divin. Il est

en effet indiqué, dans l’introduction à la troisième partie consacrée à ces vertus, que « Dieu

place ces instincts et ces caractères naturels dans qui Il veut parmi Ses créatures » (wa-hāḏihi

263
Ces deux chapitres se trouvent respectivement p. 7-13 et p. 29-39 de notre édition.
264
Wāsiṭa, p. 30.
265
Il s’agit du courage (al-šaǧāʽa), de la générosité (al-karam), du pardon (al-ʽafw) et de la clémence (al-ḥilm).
74
ġarā’iz wa-ṭabā’iʽ yaḍaʽuhā Llāh fīman yašā’u min ʽibādihi266). Outre le fait que cela renforce l’idée

selon laquelle le souverain est élu par Dieu, il s’agit également d’un argument visant à

convaincre le prince destinataire de l’ouvrage de montrer qu’il est digne de cette élection en

mettant en pratique ces différentes vertus.

3.1.2. Raison innée et raison acquise


Abū Ḥammū établit ensuite la distinction entre, d’une part, la raison innée (ġarīzī) et,

d’autre part, la raison acquise (muktasab)267. La raison innée, nous dit-il, est ce qui permet de

discerner les vérités de leurs représentations et de distinguer les caractères naturels dont

sont dotées les créatures (al-ġarīzī mā yaqaʽu bihi l-tamyīz bayna l-ṣuwar wa-l-ḥaqā’iq wa-l-tafrīq

bayna aḫlāq al-ḫalā’iq268). En d’autres termes, la raison innée relève chez Abū Ḥammū de la

faculté de raisonnement et de la capacité de discernement.

Quant à la raison acquise, l’auteur s’y attarde plus longuement et reproduit quelques

extraits du Sirāǧ al-mulūk d’al-Ṭurṭūšī269. La raison acquise est présentée comme étant le

résultat de la raison innée (huwa natīǧatuhu). Elle se caractérise par « une pensée juste et un

savoir percutant » (wa-huwa iṣābat al-fikra wa-ṯaqābat al-maʽrifa). Elle est infinie (laysa lahu ḥadd

yantahī ilayhi) et continue à s’étendre lorsqu’elle est pratiquée (lā yatanāhā in ustuʽmila), mais

elle se réduit dès lors qu’on la néglige (yanquṣu in uhmila).

266
Wāsiṭa, p. 150.
267
Cette distinction entre raison innée et raison acquise constitue un lieu commun de la pensée politique. Dans
son Essai sur les arts de gouverner en Islam, Makram Abbès indique qu’elle est apparue pour la première fois dans
le Kitāb al-Adab wa-l-murū’a de Ṣāliḥ b. Ǧanāḥ à la fin du VIIe siècle et qu’elle est davantage employée par les
lettrés et les juristes-théologiens que chez les philosophes. À ce propos, il fait remarquer que ce que les lettrés
et juristes appellent raison innée correspond chez les philosophes aux « intelligibles premiers », principes
rationnels innés à l’homme, tel que « un est inférieur à deux ». Quant à la raison acquise, il l’assimile à l’adab en
tant que processus de formation de l’individu. Voir Makram Abbès, De l’éthique du prince et du gouvernement de
l’État, op. cit., p. 113-120 et 139-149.
268
Wāsiṭa, p. 30.
269
Voir le chapitre 23, « Fī l-ʽaql wa-l-dahā’ wa-l-ḫubṯ wa-l-makr », Sirāǧ, p. 272-286.
75
La raison acquise, qui découle de la raison innée, renvoie, d’une part, à la capacité de

réflexion (fikra) et, d’autre part, à l’acquisition de connaissances (maʽrifa). L’auteur insiste sur

ce point dans le premier chapitre consacré à la raison lorsqu’il conseille à son fils : « Fais de

la raison la mesure de ton opinion et de la réflexion le miroir de ta raison » (wa-ǧʽal al-ʽaql

mīzān ra’yika wa-l-fikra mir’āt ʽaqlika270). La raison acquise nécessite d’être entretenue et

cultivée, ce qui nécessite un effort constant de la part de celui qui en est doté. Deux moyens

sont indiqués pour développer la raison acquise : il faut soit être doté depuis l’enfance d’une

intelligence développée et de sagacité (an yuqārina ṣāḥibahu min mabda’ al-naš’a ḏakā’ wa-ḥusn

fiṭna), soit avoir acquis une bonne vision des choses grâce à l’expérience (mā yaḥṣulu li-ḏī l-

taǧriba min ṣiḥḥat al-ru’ya).

Le premier point est illustré par une anecdote271 mettant en scène al-Aṣmaʽī272

interrogeant un fils de bédouin. Al-Aṣmaʽī demande au garçon s’il serait heureux de posséder

cent mille dirhams tout en étant idiot. L’enfant répond que non, car il craindrait dans ce cas

que sa stupidité ne lui fasse perdre son argent et qu’elle ne demeure plus que son seul bien.

L’anecdote se conclut par la phrase suivante : « Ce jeune homme a déduit par son intelligence

ce que les gens plus âgés que lui ne peuvent saisir » (fa-staḫraǧa hāḏā l-ṣabī bi-ḏakā’ihi mā

yadiqqu ʽalā man huwa akbar minhu sinn).

Si l’on ne possède pas une intelligence précoce, seuls l’âge et l’expérience permettront

de développer et de renforcer la raison acquise comme l’illustre cette maxime :

« L’expérience est le miroir de la raison et la négligence est le fruit de l’ignorance » (al-taǧriba

mir’āt al-ʽaql wa-l-ġirra ṯamrat al-ǧahl). Quant à l’âge, ses vertus sont ainsi mises en avant : « Les

hommes âgés sont les arbres de la dignité et les sources de la connaissance, aucune de leurs

270
Wāsiṭa, p. 7.
271
Ibid., p. 30.
272
Abū Saʽīd al-Aṣmaʽī (m. 213/828), philologue et lexicographe arabe appartenant à l’école de Baṣra réputée
pour les enquêtes philologiques menées auprès des Bédouins. Voir B. Lewin, « al-Aṣmaʽī », EI².
76
flèches ne manque son but, aucune de leurs opinions n’est sans fondement » (al-šuyūḫ ašǧār

al-waqār wa-yanābīʽ al-aḫbār wa-lā yaṭīšu lahum sahm wa-lā yasquṭu lahum wahm). Outre le fait

qu’elle constitue un lieu commun dans ce type de littérature, la mise en valeur de l’âge et de

l’expérience trouve un écho particulier dans cet ouvrage puisqu’elle donne davantage de

crédit à son auteur qui n’aura de cesse de se présenter comme un homme expérimenté et

rompu à l’exercice du pouvoir, ayant de ce fait toute légitimité à conseiller son jeune fils.

3.1.3. Les vertus de la raison


Après avoir établi la distinction entre raison innée et raison acquise et vanté les

mérites de l’expérience, Abū Ḥammū énumère les vertus de la raison et son utilité pour le

souverain. Elle permet en premier lieu d’acquérir la faculté de discernement : « La raison

permet de distinguer le vrai du faux, le digne de l’indigne, le savant de l’ignorant, le possible

de l’impossible, le sain du malsain » (wa-bi-l-ʽaql yufṣalu bayna l-ḥaqq wa-l-bāṭil wa-l-mafḍūl wa-

l-fāḍil wa-l-ʽālim wa-l-ǧāhil wa-l-ǧā’iz wa-l-mustaḥīl wa-l-ṣaḥīḥ wa-l-ʽalīl273). Cette faculté de

discernement est nécessaire au souverain car, en distinguant le vrai du faux, il saura prendre

les bonnes décisions et en distinguant le savant de l’ignorant, il saura choisir son entourage

– point sur lequel l’auteur insiste particulièrement dans l’ouvrage – et, de là, instituer une

juste hiérarchie et distribuer à chacun ce qui lui revient selon ses mérites. La raison, poursuit

Abū Ḥammū, permet également d’acquérir les vertus et d’éviter les vices (wa-bi-l-ʽaql

tuktasabu l-fadā’il wa-tuǧtanabu l-raḏā’il) et garantit au souverain la pérennité de son règne :

« Grâce à la raison l’homme œuvre pour son futur et tient entre ses mains le sceau de la

royauté » (wa-bi-l-ʽaql yaʽmalu l-mar’ li-ġadihi wa-yaǧʽalu ḫātam al-mulk fī yadihi).

La raison est également profitable au souverain car elle lui permet de se faire aimer :

« Mon fils, la raison est un des arbres de l’aménité, qui s’y abrite et s’y attache en récolte les

fruits de l’amour » (yā bunayy al-ʽaql šaǧara min ašǧār al-uns fa-man istaẓalla bi-hā wa-lāzamahā

273
Wāsiṭa, p. 30.
77
iǧtanā minhā ṯimār al-maḥabba). Quatre actions, lorsqu’elles sont effectuées par le souverain,

témoignent de son degré de raison et lui assurent l’affection de ses sujets (arbaʽa tadullu ʽalā

ʽaqlika wa-tūǧibu l-maḥabba laka) : différer le châtiment (ta’ḫīr al-ʽiqāb), hâter la récompense

(taʽǧīl al-ṯawāb), dire vrai (al-nuṭq bi-l-ṣawāb) et avoir un discours sincère (wa-l-ṣidq fī l-ḫiṭāb).

La raison d’un souverain se manifeste donc de deux manières différentes : dans la

manière de rendre la justice et dans celle de manier le discours. Le souverain doué de raison

est un souverain qui parle peu mais parle juste, voire préfère le silence à la parole pour

préserver sa réputation : « Qui se tait demeure sain et sauf, qui dit le bien est récompensé, qui

dit le faux commet un crime et qui ne tient pas sa langue le regrette » (Man yaṣmut yaslam wa-

man yaqul al-ḫayr yaġnam wa-man yaqul al-bāṭil ya’ṯam wa-man lā yamlik lisānahu yandam).

3.2. Raison et passions


3.2.1. La passion pour les femmes
Si la raison permet au souverain de bien choisir son entourage, les mauvaises

fréquentations peuvent, quant à elles, corrompre cette raison. Pour la préserver, le souverain

doit s’abstenir de fréquenter les sots : « L’homme doué de raison de doit pas fréquenter les

sots car leur fréquentation est source de tromperie » (lā yanbaġī li-l-ʽāqil an yuǧālisa l-aḥmaq fa-

inna muǧālasatahu ġarar274). Il doit également éviter de trop fréquenter les femmes :

Yā bunayy lā tukṯir min muǧālasat al-nisā’ li-allā yufsidna ʽaqlaka bi-ʽuqūlihinna wa-

yastariqqa ṭabʽuka min ṭibāʽihinna fa-innahunna nāqiṣāt ʽaql wa-dīn wa-in ašarna ʽalayka bi-

amr fa-ḫālifhunna fīhi li-anna ʽuqūl al-nisā’ ġayr muwāfiqa li-ʽuqūl al-riǧāl fa-innaka in

aḥsanta ilayhinna qābalna l-iḥsān bi-l-isā’a wa-min ḍaʽf ʽaqlihinna an lā yufarriqna bayna l-

muḥsin wa-l-musī’275.

Mon fils, abstiens-toi de trop fréquenter les femmes pour ne pas que leur

raison ne corrompe la tienne et que ta nature ne soit pas attendrie par la leur car leur

274
Wāsiṭa, p. 7-8.
275
Ibid, p. 8.
78
raison et leur religion sont déficientes. Et si elles te conseillent une chose, oppose-toi

[à leur volonté] car la raison des femmes ne s’accorde pas avec celle des hommes. Si

tu leur fais un bien, elles te le rendront en mal car du fait de la faiblesse de leur raison

elles ne savent pas faire la distinction entre le “bienfaiteur” et le “malfaiteur”.

Ce passage, peu flatteur pour les femmes, met en avant le danger qu’elles représentent

pour le souverain. Dotées par nature d’une raison déficiente, elles sont en effet susceptibles,

si l’on en croit les propos de l’auteur, de lui faire perdre une partie de sa raison et d’altérer sa

nature, si ce dernier les fréquente de manière assidue. Du fait de leur manque de raison, elles

sont considérées comme nāqiṣāt al-dīn (« de religion déficiente ») puisqu’elles ne savent pas

distinguer entre le bien et le mal. Ce manque de discernement les rend susceptibles d’adopter

une conduite qui serait néfaste pour le souverain. Il est par conséquent exclu pour le

souverain de compter des femmes parmi ses conseillers.

Cependant, les craintes qu’Abū Ḥammū nourrit à l’égard des femmes résident

essentiellement dans le fait qu’elles peuvent susciter chez le souverain un amour passionnel

qui lui ferait perdre la raison et le conduirait à la ruine. Il met ainsi son fils en garde :

« Abstiens-toi, mon fils, de t’abandonner totalement aux femmes, car cela est une source de

mal et une cause de malheur » (Yā bunayy iyyāka wa-l-mayl ilā l-nisā’ bi-l-kulliyya fa-inna ḏālika

ʽayn al-aḏiyya wa-sabab al-baliyya). Pour illustrer cette recommandation, il rapporte l’histoire

de Yazīd b. ʽAbd al-Malik276 dont l’amour fou qu’il portait à sa servante Ḥabāba a causé la

perte.

276
Yazīd b. ʽAbd al-Malik, appelé aussi Yazīd II, neuvième calife omeyyade, a gouverné de 101-5/720-4. Souverain
présenté dans de nombreuses sources comme « l’esclave frivole de ses passions » en particulier à l’égard de ses
esclaves chanteuses Ḥabāba et Sallāma. H. Lammens considère que, du fait de sa gestion des nombreuses
révoltes auquel il a dû faire face en Irak et de sa politique d’expansion militaire, « l’image de son manque de
sérieux et de l’influence qu’aurait eue sur lui Ḥabāba a été très exagérée ». Voir Henri Lammens, « Yazīd (II) b.
ʽAbd al-Malik », EI².
79
3.2.2. L’exemple de Ḥabāba et Yazīd b. ʽAbd al-Malik
Voici ce qu’Abū Ḥammū rapporte au sujet de Yazīd et Ḥabāba :

Sache, mon fils, que Yazīd le Marwānide était pris de passion pour les femmes

et qu’il possédait de jeunes esclaves avec lesquelles il aimait s’isoler [pour qu’elles

chantent et le divertissent]. Il s’était épris d’une de ces jeunes filles dont le nom était

Ḥabāba. Il l’aimait passionnément et la préférait, en sa présence comme en son

absence, à sa propre personne si bien qu’elle était devenue la parole avec laquelle il

s’exprimait, l’oreille avec laquelle il entendait et l’œil avec lequel il voyait. Il advint

qu’un jour il organisa une grande fête dans son palais. Il déploya une grande

ingéniosité pour organiser cette fête et n’épargna rien pour sa réussite. Puis il prit ses

dispositions pour ne pas être dérangé en compagnie de ses servantes. Mais il ignorait

que le destin ne le quittait pas d’un pouce. Il délégua à ses ministres la gestion de ses

affaires et leur fit savoir qu’il se reposait et qu’il ne pouvait être dérangé. Puis il

ordonna à ses jeunes serviteurs de ne laisser entrer personne, qu’il s’agisse de ses

femmes ou de ses fils, désirant ainsi rester seul avec Ḥabāba et libérer toute la passion

qu’elle lui inspirait. Alors qu’il jouissait de sa bien-aimée, qu’il se reposait à ses côtés

après la jouissance, qu’il profitait de sa compagnie en toute intimité et qu’il s’en

délectait comme on jouit d’un désir impétueux, on lui apporta une grenade primeur

qui aurait fait merveille même en pleine saison des grenades. Il en donna aussitôt

quelques grains à Ḥabāba du fait de l’amour qu’il lui portait dans son cœur. Ḥabāba

s’étouffa avec ces grains de grenade et mourut. Affligé, Yazīd mourut d’amour pour

elle277.

Le récit révèle ensuite de quelle manière Yazīd trouva la mort. Alors que, trois jours

plus tard, il errait sans but (yahīmu) dans le lieu où Ḥabāba était morte, il demanda à l’une de

ses servantes de lui réciter un poème. Cette dernière déclama le vers suivant : « Voir les

277
Wāsiṭa, p. 10. Comme indiqué dans les « Remarques préliminaires », la citation translittérée du texte arabe,
comme toutes les autres citations de plus de huit lignes, est renvoyée en annexe (volume 3).
80
demeures vides et abandonnées de l’aimé est une affliction bien suffisante pour l’errant

éperdu d’amour » (Kafā ḥazanan bi-l-hā’imi l-ṣabbi an yarā manāzila man yahwā muʽaṭṭalatan

qafrā). Après avoir entendu ce vers, Yazīd poussa un cri et perdit connaissance. Il ne se réveilla

pas et on le retrouva mort.

Le récit de l’histoire d’amour entre le calife Yazīd et sa servante Ḥabāba a évolué au fil

des siècles et se décline en différentes versions. Afin de mettre en avant les choix qui ont été

effectués par Abū Ḥammū, nous retraçons ici les différentes variantes de ce récit en nous

appuyant pour cela sur l’article que Katia Zakharia a consacré à cette question278. Selon

certaines sources, Ḥabāba aurait été achetée par Yazīd alors qu’il était en voyage à Médine,

ou, selon d’autres sources, en pèlerinage à la Mecque, pour un montant exorbitant de l’ordre

de 4 000 dinars. Menacé d’être placé sous tutelle par son frère et prédécesseur, le calife

Sulaymān, Yazīd aurait restitué l’esclave à son maître qui la revendit soit en Ifrīqiya, soit à

Médine à un Égyptien qui l’aurait ramenée en Égypte. Ce n’est que lorsqu’il arriva au pouvoir

que le calife retrouva sa bien-aimée. Selon certains auteurs, il la racheta lui-même, selon

d’autres, c’est son épouse qui la lui acheta279. Si les différentes sources rapportent l’existence

d’une deuxième esclave chanteuse favorite du calife, prénommée Sallāma, il semble que c’est

Ḥabāba qui exerça la plus forte emprise sur le calife280. Certains auteurs mettent l’accent sur

le personnage de Maslama, fils du calife ʽAbd al-Malik, privé de pouvoir car né d’une mère

captive et qui apparaît comme la « voix de la raison281 » face au « contre-modèle » du calife

incarné par Yazīd soumis à ses passions. Quant à la mort de Ḥabāba, elle est, dans les

278
Katia Zakharia, « Les amours de Yazīd II b. ʽAbd al-Malik et de Ḥabāba : Roman courtois, « fait divers »
umayyade et propagande abbasside », Arabica, 58 (2011), p. 300-335. Dans cet article consacré au Roman d’amour
entre Yazīd et Ḥabāba, Katia Zakharia identifie les différentes étapes de formation de cette légende depuis son
élaboration au IXe siècle et montre comment elle a été instrumentalisée pour servir la propagande abbasside.
279
Ibid., p. 313-316.
280
Ibid., p. 316-321.
281
Ibid., p. 321.
81
différentes versions, soit provoquée par une maladie, soit par un grain de raisin ou de grenade

avalé de travers et qui provoque parfois une mort instantanée, parfois une maladie

mortelle282. Certaines sources s’attardent sur le moment précédant la mort de Ḥabāba lors

duquel le calife souhaita s’isoler avec sa bien-aimée et demanda à ne pas être dérangé et

mettent en avant la dimension provocatrice de cette décision qui souhaite ainsi échapper aux

« désagréments mondains » et se pense à l’abri des coups du destin. Après la mort de Ḥabāba,

les versions diffèrent sur le comportement du calife. Il aurait pour certains auteurs refusé de

l’enterrer pendant trois jours, pour d’autres il l’aurait faite exhumer. Yazīd apparaît

également déclamant des vers, ou écoutant les vers d’une servante de Ḥabāba et

s’entretenant avec elle au sujet de la défunte, puis mourir d’amour quelques jours après sa

bien-aimée, devenant ainsi « le seul calife mort de passion amoureuse283 ».

Concentrons-nous à présent sur le récit tel que le rapporte Abū Ḥammū. L’on

remarque en premier lieu que le nom du calife est erroné dans l’ensemble des manuscrits,

ainsi que dans l’édition de Tunis. Tous attribuent le récit à Yazīd b. al-Walīd (reg. 126/744) et

non pas à Yazīd b. ʽAbd al-Malik. Or, s’il est exclu d’attribuer de telles aventures au calife Yazīd

b. al-Walīd, davantage réputé pour son ascétisme et sa piété, il peut en revanche s’agir d’une

confusion avec le calife al-Walīd b. Yazīd (reg. 125-126/743-744), autre calife omeyyade réputé

pour son mode de vie dissolue, ses vers amoureux adressés à Salmā, la sœur de son épouse,

et ses chansons bachiques284. Quoi qu’il en soit, cette confusion entre les califes indique que

ce n’est pas tant l’identité du calife qui importe que ce qu’il représente : un souverain ayant

perdu la raison à cause d’un amour excessif porté à une femme. Katia Zakharia évoque

d’autres auteurs tardifs ayant également échangé, dans leur récit, le nom du héros avec celui

282
Katia Zakharia, « Les amours de Yazīd II b. ʽAbd al-Malik et de Ḥabāba », op. cit., p. 322-324.
283
Ibid., p. 327.
284
Hugh Kennedy et Renate Jacobi, « al-Walīd », EI².
82
d’un autre285 et explique cela par l’atténuation, puis la disparition, à partir du Xe siècle, de la

charge idéologique instrumentalisée par les Abbassides contre le calife Yazīd b. ʽAbd al-Malik.

D’autre part, il apparaît que de nombreux éléments du “Roman” sont éludés dans la

version rapportée par Abū Ḥammū qui ne fait pas mention des événements précédant

l’accession de Yazīd au califat (la première acquisition de l’esclave, son prix, le rôle joué par

l’épouse), ni des personnages secondaires (Sallāma et Maslama), ni de l’exhumation de

Ḥabāba. Ce dernier point peut s’expliquer par le fait que, selon Katia Zakharia, les récits

évoquant l’exhumation de Ḥabāba s’inscrivent au cœur de la propagande abbasside, ce qui

n’est pas le propos de notre auteur286. Celui-ci vise à démontrer, par ce récit, les effets néfastes

qu’un amour passionnel peut avoir sur un souverain. Il va pour cela mettre l’accent sur

l’intensité de l’amour porté par Yazīd à sa jeune esclave, sur son manque de responsabilité

politique, puis sur les conséquences de cet amour excessif : la perte de la raison et du pouvoir.

Dans le récit rapporté par Abū Ḥammū, la passion que le calife nourrit à l’égard des

femmes en général et de Ḥabāba en particulier semble démesurée. Cela apparaît à travers la

gradation du lexique utilisé : kāna mūlaʽ bi-l-nisā’ (il était pris de passion pour les femmes),

kalifa bi-ǧāriya minhunna (il s’éprit d’une de ses jeunes esclaves), fa-kāna yuḥibbuhā ḥubb šadīd

(il l’aimait d’un amour passionnel), wa-yūṯiruhā ʽalā nafsihi (il l’aimait plus que lui-même).

Cette passion est telle que le calife ne parle plus que d’elle, ne voit et n’entend qu’elle : « elle

était devenue la parole avec laquelle il s’exprimait, l’oreille avec laquelle il entendait et l’œil

avec lequel il voyait ». Cette dernière citation laisse aussi entendre que la passion mène le

calife à perdre sa propre identité et à se fondre dans sa maîtresse qui prend possession de

tous ses sens.

285
Elle cite notamment Ibn al-Ǧawzī qui, dans les Aḫbār al-nisā’, attribue l’acquisition de Ḥabāba à Sulaymān b.
ʽAbd al-Malik (p. 313).
286
Ces récits visent à minorer la portée de l’outrage infligé par les Abbassides aux tombes des Omeyyades en
montrant que ces derniers en étaient aussi coutumiers (p. 329).
83
Dans la version rapportée par Abū Ḥammū, un lien de cause à effet est établi

implicitement entre le comportement irresponsable du calife que la passion a détourné de

ses obligations de souverain et la mort de l’aimée. La narration de l’événement dramatique,

introduit par le verbe « ittafaqa » (il advint, le sort voulut que), commence par évoquer

l’organisation d’une fête non musulmane – le terme mahraǧān désignant une fête d’origine

persane287 – pour laquelle le calife a déployé tous ses efforts, négligeant les affaires du

royaume qu’il délègue à ses ministres. Fermant ses portes à ses proches, il s’isole du monde

extérieur en compagnie de sa favorite avec laquelle il se livre avec excès aux plaisirs de la

chair. La prolepse évoquant le destin (qadar) ignoré du calife vient renforcer le lien entre le

comportement frivole et immature du calife et la fin tragique qui l’attend. Dès lors, la mort

de Ḥabāba devient inéluctable et elle sera d’autant plus dramatique qu’elle viendra de la main

même du calife tendant à sa bien-aimée le grain de grenade qui lui sera fatal.

Enfin, la dernière partie du récit met en avant les conséquences de la mort de Ḥabāba

sur le calife qui devient fou d’amour. Tel Maǧnūn Laylā, il erre sans but (yahīmu) et, lorsqu’il

entend un vers évoquant l’aimée disparue, il s’évanouit, puis meurt. Si, comme le remarque

Katia Zakharia, la plupart des sources rapportant l’épisode s’accordent sur le fait que Yazīd

survécut à Ḥabāba entre 7 et 40 jours et n’établissent pas clairement de lien de cause à effet

entre la mort des deux amants288, ce lien est évident dans la version rapportée par Abū

Ḥammū. Non seulement l’intervalle entre la mort des deux amants est réduite à trois jours,

mais il est également clairement énoncé que Yazīd mourut d’affliction à cause de l’amour

qu’il portait à Ḥabāba (māta Yazīd asaf ʽalayhā min al-ḥubb). Cette version sert le discours de

l’auteur qui entend démontrer, grâce à ce récit, les effets néfastes de la passion sur le

287
Voir Simone Cristoforetti, « Mehragān », Encyclopaedia Iranica online.
288
Katia Zakharia, « Les amours de Yazīd II b. ʽAbd al-Malik et de Ḥabāba », op. cit., p. 328.
84
souverain. C’est d’ailleurs sur ce point qu’il insiste à la fin du récit, interpellant son fils en ces

termes :

Unẓur yā bunayy ilā Yazīd ḥāḏā wa-ayna afḍā bihi l-mayl ilā l-nisā’ wa-kayfa

staḥwaḏa ʽalayhi l-hawā ḥattā atlafa nafsahu wa-ḫasira mulkahu wa-hāḏā min kaṯrat maylihi

wa-fasād ʽaqlihi289.

Regarde ce Yazīd, mon fils, et [considère] où l’a mené son penchant pour les

femmes et comment la passion s’est emparée de lui jusqu’à causer sa perte et lui faire

perdre son pouvoir, cela à cause de son amour excessif pour les femmes et de la

corruption de sa raison.

3.2.3. Autres passions néfastes


Dans le chapitre consacré à la raison et à la nécessité de maîtriser ses passions, il est

seulement question de la passion pour les femmes. Mais d’autres types de passions

dévastatrices pour le souverain sont évoquées plus loin dans l’ouvrage, dans deux récits

distincts se trouvant dans le long chapitre traitant de la siyāsa. Le premier récit illustre les

qualités du bon ministre face à un souverain agissant sous l’emprise de ses passions et le

second vise à démontrer qu’il est toujours possible de vaincre un souverain soumis à ses

passions, même si le rapport de force joue en faveur de ce dernier.

Dans le premier récit illustrant la figure du bon ministre, le roi sassanide Sābūr b.

Hurmuz290 décide, contre l’avis de ses conseillers, de pénétrer, déguisé, en territoire byzantin.

La narration est entrecoupée de maximes, dont la maxime suivante qui souligne le jeune âge

et le manque d’expérience du roi :

289
Wāsiṭa, p. 10.
290
Il s’agit du roi sassanide Shāpūr II (reg. 309-379). Voir notre analyse détaillée de ce récit dans le chapitre 7 de
ce travail, p. 363-394.
85
Kāna yuqālu innamā ʽasura ṣarf al-aḥdāṯ ʽan ġayy al-hawā ilā rušd al-ra’y li-amrayn

aḥaduhumā quwwat sulṭān al-šahawāt ʽalayhim wa-l-ṯānī anna l-taǧārib lam turaḍḍi

ʽuqūlahum ʽalā muḫālafat hawāhum wa-ḏū l-ḥinka bi-ḫilāf ḏālik291.

Il est difficile, disait-on, de détourner les jeunes gens de la séduction de la

passion et de les diriger vers l’opinion droite. Ceci pour deux raisons : premièrement,

la force des désirs chez eux et, deuxièmement, [le fait que] l’expérience n’a pas

[encore] entraîné leurs esprits à ne pas suivre leurs passions. Les hommes

d’expérience sont l’inverse de cela.

La passion évoquée ici est un caprice du jeune roi qui, n’écoutant que ses désirs et

ignorant les mises en garde des hommes avisés, se jette sans réfléchir dans les bras de

l’ennemi. Il sera reconnu, puis capturé par l’empereur byzantin et il n’échappera à la mort et

son royaume à la destruction que grâce aux stratagèmes mis en place par son fidèle ministre.

Le second souverain soumis à ses passions est un autre roi sassanide dénommé Fayrūz

b. Yazdaǧird292 en arabe. Ce dernier connaîtra un destin plus tragique : il sera tué et sa famille

emprisonnée. Le récit293 commence par l’évocation du traité conclu entre Fayrūz et le roi des

Hephtalites : captif des Hephtalites, Fayrūz s’engage, pour recouvrer la liberté, à ne pas

dépasser la pierre posée à la frontière entre les deux royaumes, ce qui revient à ne plus mener

d’incursions contre le territoire de Hephtalites. Mais, de retour chez lui, il est pris d’orgueil

et de fierté (dāḫalathu l-ḥamiyya wa-l-anafa) et décide d’attaquer le roi des Hephtalites. Ses

291
Wāsiṭa, p. 42.
292
Fayrūz (ou Pērōz) b. Yazdaǧird (reg. 459-489). Afin de conquérir le trône d’Iran des mains de son frère Hormizd
III, il demanda en 457 l’assistance des Hephtalites, aussi appelés Huns blancs, peuplade originaire des steppes de
Mongolie établie le long de l’Oxus, puis, une fois au pouvoir, il se retourna contre eux, les combattit et fut
capturé lors d’une bataille qui aurait eu lieu en 469. Afin d’obtenir sa libération, il s’engagea dans un traité à
maintenir la paix et à payer une rançon aux Hephtalites. Une fois libéré, il prépara une nouvelle campagne
militaire pour se venger de cette défaite et fut de nouveau vaincu et tué. La violation du pacte de non-agression
et la défaite de Fayrūz constituent le sujet du récit rapporté par Abū Ḥammū. Voir Adrian D. H. Bivar,
« Hayāṭila », EI² et Klaus Schippmann, « Fīrūz », Encyclopaedia Iranica.
293
Wāsiṭa, p. 75-79.
86
ministres tentent de le raisonner et de le dissuader de rompre le pacte en le mettant en garde

contre les conséquences de cet acte inique (baġy). Mais Fayrūz, ignorant leurs

recommandations, met au point une ruse pour contourner le pacte. S’étant engagé à ne pas

dépasser la pierre, il décide de la faire porter par son armée sur un éléphant et d’avancer en

territoire ennemi en ordonnant à ses soldats de ne jamais la dépasser. Ainsi, personne ne

pourra l’accuser d’avoir manqué à sa parole. Informés de ce plan, les ministres comprennent

que la passion a pris le pas sur la raison du roi (ʽalimū nqiyād ʽaqlihi li-šahawātihi).

Comme dans le récit précédent, plusieurs maximes insérées dans le récit viennent

illustrer et commenter certains points de l’histoire. L’évocation des passions dictant la

conduite de Fayrūz donne lieu à une série de maximes sur ce thème, dont la maxime suivante :

Li-l-ʽaql ḥiǧābān wa-humā l-šahwa wa-l-ġaḍab fa-lā yazālu l-ʽaql nāẓir ilā l-hawā

qāhir lahu mā lam yaḥǧubhu ġaḍab aw šahwa fa-ḥīna’iḏin yanbasiṭu sulṭān al-hawā wa-

yunfiḏu hukmahu294.

Deux voiles peuvent dissimuler la raison : le désir et la colère. La raison

continuera de toiser la passion et de la tenir sous son joug tant qu’elle ne sera pas

voilée par la colère ou le désir. Dès lors, s’étendra la domination de la passion qui fera

régner sa loi.

Dans cette maxime, l’homme apparaît au cœur d’un rapport de force entre la raison

et la passion, représentées comme deux entités rivales luttant chacune pour la domination.

L’ordre moral veut que ce soit la raison qui domine la passion et seuls deux sentiments, la

colère et le désir, peuvent amener la passion à prendre le dessus. Ces considérations viennent

éclairer le comportement du souverain sassanide. Celui-ci n’est pas dépourvu de raison, mais

son envie de vengeance et son désir de s’emparer des terres de l’ennemi font triompher sa

passion sur sa raison. Dès lors, son action est condamnée à l’échec.

294
Wāsiṭa, p. 76.
87
Aveuglé par ses passions, Fayrūz n’est plus apte à assurer son rôle de souverain,

notamment celui d’assurer la justice. Ainsi, il laisse un de ses cavaliers commettre un crime

impunément295 et poursuit malgré tout son dessein. En prélude à la fin tragique du souverain,

quelques maximes viennent rappeler les effets néfastes de la passion :

Awwal al-hawā hawn wa-āḫiruhu hūn296.

Au début, la passion n’est que facilité. À la fin, c’est un avilissement.

Al-hawā ṭāġiya fa-man malakahu ahlakahu297.

La passion est un tyran, elle cause la perte de celui qu’elle possède.

Chacune de ces maximes contient une figure de style. La première comporte deux

homographes non homophones (‫ ھﻮن‬qui, prononcé hawn, signifie « facilité, aisance » et

prononcé hūn, signifie « avilissement »), ce qui est difficile à rendre dans une traduction en

français. La seconde maxime renferme une métaphore assimilant la passion à un tyran. Le

verbe malaka employé dans cette maxime indique non seulement la possession, mais renvoie

également à un terme dérivé de la même racine, al-malik, le roi, et renforce ainsi la métaphore

de la passion en tant que détenteur du pouvoir sur la raison. L’assonance formée par

l’association de ce verbe avec le verbe ahlaka, « faire périr », facilite sa mémorisation par le

destinataire de l’ouvrage. Ainsi apparaît clairement la fonction didactique des maximes

insérées dans les récits qui, tout en les illustrant, en éclairent le sens, et s’ancrent

durablement, par leur style et leur concision, dans l’esprit du lecteur.

Amour passionnel pour les femmes, fougue de la jeunesse, désir et colère constituent

ainsi les passions qui, selon Abū Ḥammū, peuvent perturber la raison et nuire au

gouvernement du prince. En contrepoint de ses propos sur les passions, l’auteur développe

un discours sur la piété (al-taqwā). Evoquée dans le titre du deuxième chapitre de la première

295
Sur cet événement, voir le chapitre 5 de ce travail, p. 225-227.
296
Wāsiṭa, p. 78.
297
Ibid.
88
partie, « Recommandation visant à rendre la raison maître de la passion et incitant à

pratiquer la piété avec assiduité » (« Tawṣiya turšidu ilā taġlīb al-ʽaql ʽalā l-hawā wa-taḥuḍḍu

ʽalā mulāzamat al-taqwā »), l’opposition entre passion et piété constitue le fil conducteur du

discours sur la raison.

3.3. Raison et piété


3.3.1. L’opposition entre passion et piété
Dans le chapitre intitulé « Recommandation visant à rendre la raison maître de la passion

et incitant à pratiquer la piété avec assiduité », la première assertion, introduite par

l’expression « Sache, mon fils » (iʽlam yā bunayy), est consacrée à la raison. L’auteur assure

que la raison assure la tranquillité de l’âme (al-ʽaql rāḥat al-nafs) et encourage son fils à faire

usage de sa raison pour forger sa propre opinion et bâtir sa réflexion : « Fais de la raison la

mesure de ton opinion et de la réflexion le miroir de ta raison » (wa-ǧʽal al-ʽaql mīzān ra’yika

wa-l-fikra mir’āt ʽaqlika298). La deuxième assertion, quant à elle, met en garde le destinataire de

l’ouvrage contre les chimères du monde d’ici-bas (dunyā).

Wa-ʽlam anna l-dunyā munqaliba fa-lā taġtarra bi-ġurūrihā wa-lā taṭma’inna li-

surūrihā wa-lā tafraḥ bihā iḏā aqbalat wa-lā taḥzan bihā iḏā adbarat yā bunayy inna l-iġtirār

bi-l-dunyā bāṭil fa-rkab lahā ǧawād al-ḥaqq wa-iḏā uʽṭīta mā yafnā fa-štarihi bimā yabqā fa-

inna l-dunyā manhaǧ li-l-āḫira wa-man ǧaʽala l-dunyā ra’s mālihi kānat tiǧāratuhu ḫāsira299.

Sache que ce bas monde est versatile, donc ne te laisse pas aveugler par ses

vanités et ne te fie pas à la joie qu’il procure. Ne te réjouis pas lorsqu’il t’est favorable

et ne t’attriste pas lorsqu’il te tourne le dos. Mon fils, il est vain de se laisser tromper

par les illusions de ce bas monde. Pour l’affronter, chevauche la monture de la Vérité.

Si l’on te donne ce qui est périssable, rachète-le avec ce qui perdure, car le monde

298
Wāsiṭa, p. 7.
299
Ibid.
89
d’ici-bas et un chemin vers l’au-delà. Qui fait de ce bas monde son capital investit dans

un commerce ruineux.

Les illusions de ce bas monde peuvent être assimilées aux passions contre lesquelles

l’auteur n’a de cesse de mettre en garde. D’un point de vue plus politique, la versatilité du

monde profane évoquée dans ce paragraphe renvoie aux vicissitudes du pouvoir. Ayant lui-

même été chassé de son trône à deux reprises avant la rédaction de son ouvrage, Abū Ḥammū

met en garde contre l’instabilité politique auquel aura à faire face son successeur tout en

indiquant qu’aucune victoire, ni aucune défaite, ne peut être définitive. À l’inconstance du

monde d’ici-bas est opposé le Vrai (al-ḥaqq) et l’au-delà (al-āḥira), domaine de la permanence

vers lequel tout tend. L’opposition entre « ce qui est périssable » et « ce qui perdure » renvoie

à l’opposition entre, d’une part, les plaisirs terrestres et les passions pouvant faire perdre la

raison, et, d’autre part, la piété grâce à laquelle le souverain s’assurera un pouvoir pérenne.

On retrouve cette opposition entre passion et piété à plusieurs reprises dans

l’ouvrage. Tout d’abord, dans la phrase suivant le paragraphe cité ci-dessus :

Arbaʽa min ʽalāmāt al-ʽaql ittibāʽ al-makārim wa-ǧtināb al-maḥārim wa-mulāzamat

al-taqwā wa-muḫālafat al-hawā300.

Quatre qualités sont signes de raison : rechercher des actions louables, se

détourner des actions blâmables, pratiquer la piété avec assiduité et agir

contrairement à ce que dictent les passions.

De même que le terme makārim est l’antonyme de maḥārim, le terme taqwā apparaît

dans cette phrase comme le contraire de hawā. De la même manière, à la fin de la deuxième

partie, on retrouve cet impératif adressé par Abū Ḥammū à son fils : « Mon fils, applique-toi

à la piété avec assiduité et tiens-toi éloigné du divertissement et de la passion » (yā bunayy

lāzim al-taqwā wa-taǧannab al-lahw wa-l-hawā301). Et, enfin, dans le « Complément de l’ouvrage »

300
Wāsiṭa, p. 7.
301
Ibid., p. 150.
90
(« Takmilat al-kitāb »), cette opposition est rappelée une ultime fois sous forme de vérité

générale : « Sache que la piété est le meilleur des viatiques, que l’au-delà est meilleur que l’ici-

bas et que le pire des cultes est celui que l’on rend à la passion » (wa-ʽlam anna ḫayr al-zād al-

taqwā wa-l-āḫira ḫayr min al-ūlā wa-šarr maʽbūd ʽubida fī l-dunyā l-hawā302).

3.3.2. Le sermon de Ḫātūn


Le sermon de Ḫātūn révèle que la piété du souverain est une vertu politique qui lui

permet de conserver le pouvoir. Ce sermon est rapporté dans un récit attribué à al-Faḍl b.

Sahl303 et met en scène la sœur du roi des Ḫazar304, appelée Ḫātūn305, faisant la leçon à son

frère dont le royaume est touché par une terrible famine et qui ne sait quelle réponse

apporter à ses sujets venus trouver refuge auprès de lui. Ḫātūn interpelle ainsi son frère :

Ô roi, la détermination306 est un riche habit dont l’éclat ne peut s’user. Ses

armées nombreuses ne peuvent être avilies [par la défaite]. Elle indique au roi

comment agir pour le bien de ses sujets et le dissuade de chercher à leur faire du mal.

Tes sujets sont venus se réfugier auprès de toi car ils sont incapables de chercher

refuge auprès de Celui dont la puissance ne peut être exaltée par aucun mal porté à

302
Wāsiṭa, p. 189.
303
Al-Faḍl b. Sahl (m. 818), surnommé Ḏū l-ri’āsatayn (l’homme aux deux commandements, civil et militaire),
fut le vizir du calife abbasside al-Ma’mūn et dirigea ses campagnes militaires en Asie centrale. Voir Dominique
Sourdel, « al-Faḍl b. Sahl », EI² et id., Le vizirat ‘abbāside de 749 à 936 (132 à 324 de l’Hégire), Damas, Institut français
de Damas, 1959-1960, II, à l’index.
304
Confédération de tribus originaires d’Asie centrale formée au VIe siècle, les Khazars, alliés des Byzantins, ont
longtemps combattu les Arabes pour la domination du Caucase. À son apogée au IXe siècle, l’Empire khazar
s’étendait de la Transcaucasie à la Volga et comptait en son sein différentes ethnies et religions. D’après les
historiens musulmans, le clan royal se serait converti au judaïsme à la fin du VIIIe siècle, puis à l’Islam après
l’effondrement de l’État khazar en 965. Voir à ce sujet l’article détaillé de Peter Benjamin Golden, « Khazar », EI².
305
Ḫātūn est un titre d’origine turc porté par les épouses et les parentes des souverains. Voir John Andrew Boyle,
« Khātūn » et Peter Benjamin Golden, « Khazar », EI².
306
Sur les différentes acceptions du terme ḥazm dans l’ouvrage, voir le chapitre 7 de ce travail, p. 386-387 et le
chapitre 8, p. 455. Notons par ailleurs que dans le Kitāb Rusul al-mulūk d’Ibn Farrā’ (m. 458/1066), dans lequel est
rapportée la même histoire, le terme ḥazm est remplacé par ḫawf Allāh (la crainte de Dieu), qui constitue le sens
premier du terme taqwā et qui fait davantage sens par rapport au contenu du sermon de Ḫātūn et au propos du
chapitre. Voir Rusul al-mulūk wa-man yaṣluḥu li-l-risāla wa-l-sifāra, éd. Ṣalāḥ al-Dīn al-Munaǧǧid, Dār al-kitāb al-
ǧadīd, Beyrouth, 1972, p. 66-67.
91
Ses créatures et dont le pouvoir ne peut être amoindri s’il leur accorde de nouveau

Ses faveurs. Personne n’est plus à même de respecter le testament que le testateur, ni

de suivre le bon chemin que le guide, ni de choisir les meilleurs pâturages pour ses

troupeaux que le pasteur. Tu n’as cessé de profiter des bienfaits de Dieu qu’aucune

disgrâce n’est venue bouleverser et de vivre dans une satisfaction qu’aucune colère

n’est venue troubler jusqu’à ce que le destin s’empare de ce que les yeux n'ont pas été

capables de voir et de ce qu’on n’a pas su préserver faute de prendre ses précautions.

Celui qui avait reçu le don en fut spolié par Celui qui le lui avait accordé. Retourne

donc vers Lui en Le remerciant de Ses bienfaits et trouve refuge auprès de Lui contre

les douloureuses malédictions, car quand tu L’oublies, Il t’oublie. Ne considère pas, en

association avec tes sujets, que s’humilier devant Celui qui rend puissant et qui avilit

soit un acte honteux, car cela te vaudrait un douloureux châtiment. Ordonne plutôt à

tes sujets ainsi qu’à toi-même de tourner vos cœurs vers la reconnaissance de Sa toute

puissance et de remplacer les sollicitations que vous lui adressez par des propos lui

exprimant votre entière gratitude. Car il se peut que le roi punisse son esclave pour le

détourner d’une mauvaise action, l’orienter vers une action louable et le conduire sur

le chemin de la gratitude grâce à laquelle il obtiendra une récompense307.

Dans ce sermon, l’épreuve endurée par les sujets du roi – la famine – est décrite comme

un châtiment divin provoqué par le manque de piété du roi et de ses sujets. Le roi, qui n’a pas

su se montrer reconnaissant des bienfaits dont il bénéficiait, a négligé Dieu et a été négligé

en retour. Incapables de se tourner vers Dieu face au malheur qui les frappe, les sujets

viennent demander l’aide leur roi qui se révèle impuissant face à la volonté divine. Il est

même question de širk à la fin du passage, que l’on peut comprendre dans le sens d’associer à

Dieu une autre divinité, le refus de se soumettre à Dieu étant dès lors assimilé au fait de ne

pas reconnaître son unicité.

307
Wāsiṭa, p. 8-9.
92
Le sermon de Ḫātūn laisse entendre que le roi est responsable non seulement de sa

propre impiété, mais également de celle de ses sujets, car, tel un guide montrant le chemin,

un berger menant le troupeau, c’est lui qui indique la direction à prendre. Cela n’est pas sans

rappeler un adage fréquemment cité dans les miroirs des princes selon lequel la religion des

sujets est à l’image de celle de leur roi308 et, par extension, le comportement des sujets reflète

celui de leur gouvernant. Afin de retrouver la faveur divine et de mettre fin à la famine, le roi

est invité à se tourner vers Dieu et à Lui adresser sa reconnaissance, ce qui impliquera

nécessairement une action similaire de la part de ses sujets.

À la fin du récit, le roi ordonne à Ḫātūn de tenir ce sermon aux habitants de son

royaume. « Dieu sut que les sujets acceptèrent les commandements et les interdictions

contenues dans ce sermon » (ʽalima Llāh minhum qabūl ḏālika l-waʽẓ fī l-amr wa-l-nahy), poursuit

le narrateur. Au bout d’une année, la situation changea : ceux qui avaient souffert de la

famine furent comblés de bienfaits à mesure qu’ils accomplissaient de bonnes actions

(tawātarat ʽalayhi l-ziyādāt bi-ǧamīl al-ṣunʽ). Le roi, reconnaissant les bienfaits apportés par

Ḫātūn, la revêtit des fonctions de la royauté, réunit ses sujets et leur demanda de lui obéir en

toute circonstance (iʽtarafa l-malik lahā bi-l-faḍl fa-qalladahā l-mulk wa-ǧamaʽa l-raʽiyya ʽalā l-ṭāʽa

lahā fī l-maḥbūb wa-l-makrūh).

Ce récit enseigne au lecteur qu’une femme pieuse et sage est plus apte à gouverner

qu’un homme dénué de piété. Mais le contexte dans lequel il rapporté est pour le moins

étonnant car son contenu est en totale contradiction avec les propos de l’auteur. Notons la

manière singulière avec laquelle Abū Ḥammū introduit et conclut ce récit. Il s’ouvre en effet

sur les propos suivants :

308
On trouve par exemple dans Al-Faḫrī d’Ibn al-Ṭiqṭaqā : al-nās ʽalā dīn mulūkihim (al-Faḫrī fī l-ādāb al-sulṭāniyya,
Beyrouth, Dār al-qalam al-ʽarabī, 1997, p. 32) et dans le Sirāǧ al-mulūk d’al-Ṭurṭūšī : al-nās ʽalā dīn al-malik (p. 60).
93
Min ḍuʽf ʽaqlihinna lā yufarriqna bayna l-muḥsin wa-l-musī’ fa-ḥḏar

muṭāwaʽatahunna wa-law kāna fīhinna miṯl uḫt malik al-Ḫazar309.

Du fait de la faiblesse de leur raison, [les femmes] ne distinguent pas entre

celui qui fait le bien et celui qui fait le mal. Prends garde de ne pas leur obéir, même

si se trouve parmi elles une femme semblable à la sœur du roi des Ḫazar.

Et elle se conclut ainsi :

Fa-lā tuṭāwiʽ imra’a wa-law kānat miṯl Ḫātūn hāḏihi llatī samā fī l-ḥikma qadruhā aw

miṯl al-Zabbā’ allatī štahira fī l-dahā’ amruhā wa-sa-ya’tī fī kitābinā hāḏā ḏikruhā310.

N’obéis à aucune femme, même si elle est semblable à Ḫātūn qui s’est

distinguée par sa sagesse ou à al-Zabbā’311, connue pour son ingéniosité et dont nous

parlerons plus loin.

Il y a une certaine ambiguïté dans les propos de l’auteur qui, d’une part, recommande

de ne pas obéir aux femmes du fait de leur manque de discernement et, d’autre part, rapporte

un récit pour illustrer ses propos dans lequel une femme tient un discours de raison qui lui

assure le pouvoir et l’obéissance de la population. Ḫātūn et al-Zabbā’ apparaissent comme

deux exceptions à la règle et il convient de s’interroger sur les raisons pour lesquelles l’auteur

les cite en exemple.

Le premier point commun entre ces deux femmes se trouve dans le fait qu’elles

exercent le pouvoir dans un royaume non islamique : Ḫātūn devient reine des Ḫazar, tribu

d’Asie centrale abritant différentes religions, et al-Zabbā’ gouverne Palmyre à l’époque où

Ǧaḏīma l-Abraš règne sur al-Ḥīra, soit au IIIe siècle de notre ère. La première se distingue par

sa piété et sa sagesse et la seconde par sa ruse, deux vertus politiques mises en avant par Abū

309
Wāsiṭa, p. 8.
310
Ibid., p. 9.
311
Une des histoires illustrant la figure du bon vizir met en scène al-Zabbā’, ou Zénobie, reine de Palmyre qui a
mis en place un stratagème afin de tuer le roi de Ḥīra, Ǧaḏīma l-Abraš, pour venger la mort de son père (Wāsiṭa,
p. 60-66). Sur la figure d’al-Zabbā’ dans les sources musulmanes, voir Irfan Shahîd, « al-Zabbā’ », EI2.
94
Ḥammū. Ḫātūn parvient à susciter la piété des sujets du royaume qui se matérialise par le

retour de la prospérité dans le royaume. D’après le vocabulaire employé dans le récit, on

pourrait même supposer qu’elle parvient à les islamiser. Son sermon est en effet décrit

comme al-waʽẓ fī l-amr wa-l-nahy, ces deux termes renvoyant au précepte islamique de

commandement du bien et d’interdiction du mal. Cela peut également révéler une volonté

d’islamiser cette figure de sagesse a-islamique, comme cela a été le cas, par exemple, pour

Socrate312. Quant à al-Zabbā’, l’auteur insiste dans le récit la mettant en scène non seulement

sur sa capacité à mettre en œuvre un stratagème causant la perte de son ennemi, mais

également sur sa virginité et sa volonté assumée d’abstinence sexuelle. Les femmes pieuses

et chastes sont donc dignes de considération. Leur piété et leur chasteté les rendent plus

aptes que les hommes impies à exercer le pouvoir. Mais il va de soi que dans un

environnement islamique le pouvoir reste l’apanage des hommes.

D’autre part, il s’agit d’une stratégie discursive visant à renforcer l’anti-modèle

féminin contre lequel Abū Ḥammū met son fils en garde. En effet, face aux figures féminines

positives incarnées par Ḫātūn et al-Zabbā’ apparaît la figure négative représentée par Ḥabāba

dont l’histoire est rapportée dans l’ouvrage juste après celle de Ḫātūn. Incarnant la femme

sensuelle et séductrice, elle est aux antipodes de la femme chaste et pieuse mise en avant

précédemment et constitue un danger pour le souverain dans la mesure où elle peut lui faire

perdre la raison et exercer sur lui une forte influence. Cette dualité de la figure féminine est

ici incarnée dans des personnages distincts, mais elle peut aussi caractériser un seul et même

personnage, comme l’a montré Jocelyne Dakhlia au sujet de Subḥ313.

312
Sur l’islamisation de la figure de Socrate dans les sources arabes médiévales, voir Ilan Alon, Socrates in
Mediaeval Arabic Literature, Leyde, Brill, 1990, p. 87-93 ; Jean Jolivet, « Figures de Socrate dans la philosophie
arabe », dans Philosophie médiévale arabe et latine, Paris, Libraire philosophique J. Vrin, 1995, p. 78-89 ; Mathieu
Terrier, Histoire de la sagesse et philosophie shi’ite, « L’aimé des cœurs » de Quṭb al-Dīn Aškevarī, Paris, Les Éditions du
Cerf, 2016, p. 445-454.
313
Jocelyne Dakhlia, L’Empire des passions. L’arbitraire politique en Islam, Paris, Aubier, 2005, p. 151-152.
95
Esclave chanteuse et maîtresse du calife andalou al-Ḥakam II314, Subḥ est accusée par

les chroniqueurs médiévaux d’avoir rendu fou d’amour le souverain. Puis, devenue mère du

prince héritier, elle est représentée dans les chroniques comme une femme pieuse et

vertueuse. La transition entre figure négative et figure positive de la femme est symbolisée

par la maternité : de simple amante, Subḥ devient mère du futur souverain. Ce changement

de statut redore son blason. Si Ḥabāba avait enfanté, peut-être aurait-elle connu une autre

postérité et n’aurait-elle pas incarné sous la plume d’Abū Ḥammu un contre-modèle féminin.

Enfin, au regard du discours peu élogieux d’Abū Ḥammū sur les femmes, qu’il dépeint

comme ayant une raison et une religion déficientes, on peut supposer que s’il met ainsi en

avant deux figures féminines plutôt que masculines, c’est pour mieux vilipender le

comportement des mauvais gouvernants, en sous-entendant qu’ils sont incapables de réaliser

ce que même une femme serait capable d’accomplir.

3.3.3. Raison et dévotion


Si nous avons qualifié la piété de vertu politique en introduisant le sermon de Ḫātūn,

c’est qu’elle permet au souverain, d’après ce discours, de conserver les bonnes dispositions

divines en sa faveur. Quant à la dévotion (al-ʽibāda), à laquelle Abū Ḥammū consacre

également quelques lignes, elle n’a de valeur que si elle est associée à la raison comme

l’indiquent les six hadiths ouvrant le premier chapitre de la deuxième partie consacré à la

raison.

Ces hadiths soulignent l’importance que Dieu et le prophète Muḥammad accordaient

à la raison et viennent ainsi légitimer la place fondamentale que l’auteur accorde à cette

314
Al-Ḥakam II (350/961-366/976) est le deuxième calife omeyyade d’al-Andalus. Sous son règne, qui se
caractérise par une grande stabilité, le califat connaît son apogée. À sa mort, Hišām II, fils d’al-Ḥakam II et de
son esclave basque dénommée Ṣubḥ, devient calife mais, âgé de seulement 10 ans, il règne sous la tutelle du
ministre al-Manṣūr qui détient le véritable pouvoir. Le pouvoir passera ensuite aux mains des fils d’al-Manṣūr,
affaiblissant ainsi le califat jusqu’à la guerre civile (fitna) qui mènera à la chute du califat omeyyade de Cordoue
en 422/1031. Voir Ambrosio Huici Miranda, « al-Ḥakam II », EI² et Douglas M. Dunlop, « Hishām II », EI².
96
notion dans son ouvrage. Quatre de ces hadiths se trouvent dans le Kitāb al-Aḏkiyā’ d’Ibn al-

Ǧawzī (m. 597/1200), ce qui semble indiquer que cet ouvrage constitue l’une des sources du

testament d’Abū Ḥammū. Les deux autres hadiths apparaissent dans le Kitāb Sirāǧ al-

mulūk d’al-Ṭurṭūšī.

Le premier hadith évoque la création du ʽaql par Dieu qui aurait choisi d’en doter la

créature la plus chère à ses yeux, l’homme :

Lammā ḫalaqa Llāh taʽalā l-ʽaql qāla lahu aqbil fa-aqbala ṯumma qāla lahu adbir fa-

adbara fa-qāla Llāh ʽazza wa-ǧalla wa-ʽizzatī wa-ǧalālī la-aǧʽalannaka fī aḥabb al-ḫalq

ilayya315.

Lorsque Dieu Très-Haut créa la raison, Il lui dit : « Avance » et elle avança, puis

Il lui dit : « Recule » et elle recula. Puis Dieu Tout-Puissant dit : « Par ma puissance et

ma grandeur, je vais te placer dans la créature qui M’est la plus chère. »

Ce hadith, qu’Ibn Taymiyya (m. 728/1328) considère être une forgerie propagée par

les pseudo-philosophes (al-mutafalsifa)316, est cité dans différents ouvrages, mais les propos

prêtés à Dieu à la fin de ce hadith divergent selon les auteurs. La version que l’on trouve chez

Ibn al-Ǧawzī diffère de celle rapportée par Abū Ḥammū. Le hadith se termine en effet sur

cette phrase :

Wa-ʽizzatī mā ḫalaqtu ḫalq qaṭṭ aḥsan minka fa-bika uʽṭī wa-bika āḫuḏu wa-bika

uʽāqibu317.

Par Ma puissance, Je n’ai jamais créé de créature qui soit meilleure que toi. Par

toi Je donne et Je [re]prends, par toi Je châtie.

315
Wāsiṭa, p. 29.
316
Ibn Taymiyya, Maǧmūʽ al-fatāwā, Médine, Maǧmaʽ al-malik Fahd li-ṭibāʽat al-muṣḥaf al-šarīf, 1995, XVIII, p.
336.
317
Ibn al-Ǧawzī, Aḫbār al-Aḏkiyā’, Beyrouth, éd. Bassām ʽAbd al-Wahhāb al-Ǧābī, Beyrouth/Limassol, Dār Ibn
Ḥazm/al-Ǧaffān et al-Ǧābī, 2003, p. 33.
97
Cette version se rapproche de celle que l’on trouve dans le miroir des princes attribué

à Ġazālī (505/1111), al-Tibr al-masbūk fī naṣīḥat al-mulūk :

Wa-ʽizzatī wa-ǧalālī mā ḫalaqtu fī ḫalqī ša’y aḥsan minka bika āḫuḏu wa-bika uʽṭī wa-

bika uḥāsibu wa-bika uʽāqibu318.

Par Ma puissance et Ma grandeur, Je n’ai rien créé à l’intérieur de ma création

qui soit meilleur que toi. Par toi Je prends et Je donne, par toi Je demande des comptes

et Je châtie.

La version d’Abū Ḥammū se rapproche davantage de celle que l’on trouve dans al-ʽIqd

al-farīd, d’Ibn ʽAbd Rabbih (m. 328/940) :

Wa-ʽizzatī wa-ǧalālī mā ḫalaqtu ḫalq aḥabb ilayya minka wa-lā waḍaʽtuka illā fī

aḥabb al-ḫalq ilayya319.

Par Ma puissance et Ma grandeur, Je n’ai pas créé de créature qui Me soit plus

chère que toi, et Je ne t’ai mis que dans la créature qui M’est la plus chère.

Si l’on compare ces différentes versions, on remarque que dans les deux premières, la

raison surpasse l’homme aux yeux du Créateur. D’après ces versions, Dieu n’a jamais rien créé

de mieux que la raison, ce qui signifie que l’homme lui est inférieur. De plus, la raison est

présentée comme un instrument par lequel Dieu prend, donne et châtie, l’homme n’étant que

le réceptacle de cet instrument. La version d’Ibn ʽAbd Rabbih atténue cette supériorité de la

raison sur l’homme en utilisant pour l’une et l’autre le superlatif aḥabb (la plus chère), les

plaçant ainsi au même niveau dans leur rapport au Créateur. Enfin, dans la version d’Abū

Ḥammū, la hiérarchie entre les deux créatures est inversée : seul l’homme est considéré

comme la créature la plus chère aux yeux de Dieu.

L’un des hadiths cités par Abū Ḥammū a particulièrement retenu notre attention :

318
Abū Ḥāmid al-Ġazālī, al-Tibr al-masbūk fī naṣīḥat al-mulūk, éd. Aḥmad Šams al-Dīn, Beyrouth, Dār al-kutub al-
ʽilmiyya, 1988, p. 115.
319
Ibn ʽAbd Rabbih, al-ʽIqd al-farīd, op. cit., II, p. 107.
98
Wa-ʽan Abī l-Dardā’ qāla qāla rasūl Allāh ṣallā Llāh ʽalayhi wa-sallama yā ʽUwaymir

izdad ʽaql tazdad min rabbika qurb320.

Abū l-Dardā’ rapporta ceci : L’envoyé de Dieu, que la prière et la paix soient

sur lui, me dit : « ʽUwaymir, plus tu auras de raison, plus tu seras proche de Dieu. »

Si l’on considère le même hadith dans l’ouvrage d’al-Ṭurṭūšī d’où il a probablement

été puisé, on remarque qu’Abū Ḥammū n’en a retenu que le début. Le hadith complet qui

figure dans l’ouvrage d’al-Ṭurṭūšī est le suivant :

Qāla Abū l-Dardā’ qāla lī l-nabī ṣallā Llāh ʽalayhi wa-sallama yā ʽUwaymir izdad ʽaql

tazdad min rabbika qurb. Qultu bi-abī anta wa-ummī yā rasūl Allāh wa-man lī bi-l-ʽaql ? Qāla

iǧtanib maḥārim Allāh wa-addi farā’iḍ Allāh takun ʽāqil ṯumma tanaffal ṣāliḥ al-aʽmāl tazdad

fī l-dunyā ʽaql wa-tazdad min rabbika qurb wa-ʽalayhi ʽizz321.

Abū l-Dardā’322 rapporta ceci : Le prophète, paix et prière sur lui, m’a dit :

"ʽUwaymir, plus tu auras de raison, plus tu seras proche de Dieu ". Je lui répondis :

"Par mon père et par ma mère, ô Envoyé de Dieu, et comment cela ?" Il dit : "Abstiens-

toi de faire ce que Dieu a rendu illicite et accomplis les obligations qu’Il a prescrites et

tu seras un homme doué de raison. Accomplis des œuvres pieuses surérogatoires et

tu seras davantage doué de raison ici-bas. Cela te rapprochera de Dieu et tu seras plus

cher à Ses yeux.

Dans la version de Ṭurṭūšī, un homme doué de raison est un homme qui s’acquitte des

obligations religieuses. Sa raison se développe à mesure que s’accentue sa dévotion. Au-delà

d’une volonté de brièveté et de concision, la suppression de cette dernière partie dans le

Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk s’explique par le fait qu’Abū Ḥammū considère que la raison

concerne un champ bien plus large que la pratique religieuse et la dévotion. Davantage que

320
Wāsiṭa, p. 29.
321
Sirāǧ, p. 282-283.
322
Abū l-Dardā’ (m. 32/652), contemporain du prophète Muḥammad, considéré par certaines sources comme un
ascète doué de sagesse (ḥikma) et de science (ʽilm). Voir Arthur Jeffery, « Abū l-Dardā’ », EI².
99
les œuvres surérogatoires, c’est l’expérience, comme nous l’avons montré plus haut, qui

permet à la raison de se développer. En outre, dans l’ouvrage, la raison n’est pas l’apanage

des hommes pieux et nous verrons plus loin323 que même les incroyants (auxquels renvoit par

le terme kufr) peuvent être doués de raison et considérés comme de bons gouvernants. Enfin,

comme l’indiquent les hadiths suivants, si la dévotion n’a aucune valeur sans la raison, la

raison est parfois considérée comme supérieure à la dévotion.

L’un de ces hadiths souligne la prééminence de la raison. Il met en scène Ibn ʽAbbās324

interrogeant ʽĀ’iša325 au sujet de deux hommes, l’un qui veillait beaucoup et dormait peu

(yakṯuru qiyāmuhu wa-yaqillu ruqāduhu), et l’autre qui dormait beaucoup et veillait peu

(yakṯuru ruqāduhu wa-yaqillu qiyāmuhu), lui demandant lequel de ces deux hommes était le

meilleur (ayyuhumā afḍal). Celle-ci lui rapporta alors les propos du prophète qui considérait

que le meilleur des deux était celui dont la raison était la meilleure (aḥsanuhumā l-aḥsan ʽaql).

Lui rappelant qu’elle l’interrogeait sur leur dévotion (ʽan ʽibādatihimā), le prophète renchérit :

« C’est leur raison qui doit être prise en considération. L’homme le plus doué de raison est le

meilleur dans ce monde-ci comme dans l’autre » (yunẓaru li-ʽuqūlihimā fa-ayyuhumā kāna aʽqal

fa-huwa kāna afḍal fī l-dunyā wa-l-āḫira).

323
Voir le chapitre sur la siyāsa.
324
ʽAbdallāh b. ʽAbbās (m. 68/687), considéré par la tradition musulmane comme l’un des plus grands savants de
la première génération de musulmans et comme le père de l’exégèse coranique. Claude Gilliot a montré, en
analysant différents aẖbār relatifs à ce personnage, comment la figure d’Ibn ʽAbbās s’est constituée au fil du
temps pour devenir une « figure mythique » et le lieu de diverses projections culturelles à des époques variées.
Voir Claude Gilliot, « Portrait mythique d’Ibn ʽAbbās », Arabica, 32/2 (1985), p. 127-184 et id., « ʽAbdallāh b.
ʽAbbās », EI3.
325
ʽĀ’iša bint Abī Bakr (m. 58/678), troisième femme et épouse préférée du prophète. Voir William Montgomery
Watt, « ʽA’isha Bint Abī Bakr », EI².
100
Un autre hadith vise à démontrer la supériorité du croyant doué de raison (mu’min

ʽāqil) sur le croyant ignorant (mu’min ǧāhil). Dans ce hadith, Wahb b. Munabbih326 rapporte

que, d’après ce que Dieu a révélé aux prophètes (waǧadtu fī baʽḍ mā anzala Llāh ʽalā anbiyā’ihi),

il n’est rien de plus insupportable pour le diable qu’un croyant doué de raison (al-šayṭān lam

yukābid šay’ ašadd ʽalayhi min mu’min ʽāqil) car il ne peut rien obtenir de lui (lā yanālu minhu šay’

min ḥāǧatihi) alors qu’il peut se jouer de cent croyants ignorants, les dominer (littéralement :

les « chevaucher ») et obtenir leur soumission (innahu yukābidu mi’at ǧāhil fa-yasḫaru bihim wa-

yarkabu riqābahum wa-yanqādūna lahu).

D’après ce hadith, le vrai croyant est celui qui use de sa raison alors que la foi du

croyant dénué de raison est mise en doute, voire déniée, comme l’indique la terminologie

utilisée. En effet, au croyant doué de raison (mu’min ʽāqil) est opposé le croyant ignorant

(mu’min ǧāhil) et non pas le croyant dénué de raison (mu’min ġayr ʽāqil). L’association entre le

nom mu’min, qui signifie « croyant » et l’adjectif ǧāhil, qui indique avant tout l’ignorance de

Dieu, forme un oxymore excluant catégoriquement la possibilité qu’un hommé dénué de

raison soit croyant. D’autre part, la supériorité de l’homme doué de raison est incontestable :

alors que, seul, il est capable de résister aux tentations du diable, cent hommes dénués de

raison lui sont facilement soumis.

Ainsi, dévotion sans raison n’est que ruine de l’âme, si l’on peut se permettre de

déformer ainsi la célèbre formule de Rabelais pour l’appliquer à la pensée d’Abū Ḥammū. La

raison, dans le même chapitre, est décrite comme ce qui permet de concilier le monde d’ici-

bas et l’au-delà (bi-l-ʽaql […] yuǧmaʽu bayna l-dunyā wa-l-āḫira). Un souverain doué de raison

saura dans quelle mesure se consacrer aux affaires profanes et religieuses, sans délaisser les

326
Wahb b. Munabbih (m. 110/728 ou 114/732) : classé parmi les tābiʽūn (génération postérieure à celle des
compagnons du prophète), il est considéré comme une grande autorité dans le domaine des traditions bibliques.
Voir Raif Georges Khoury, « Wahb b. Munabbih », EI².
101
unes au profit des autres, et agir ainsi pour le bien de son royaume et pour son salut dans l’au-

delà.

3.4. La raison parfaite


3.4.1. Les quatre rois
C’est ainsi qu’Abū Ḥammū établit une classification entre les souverains qu’il divise en

quatre catégories, selon leur degré de raison (al-mulūk bi-l-nisba ilā l-ʽaql ʽalā arbaʽat aqsām327).

La première catégorie concerne les souverains qui, grâce à leur raison, agissent pour le bien

de ce bas-monde comme pour la vie future (malik lahu ʽaql yuṣliḥu bihi dunyāhu wa-uḫrāhu). La

deuxième catégorie de rois n’agit que pour l’au-delà et néglige le monde d’ici-bas (lahu ʽaql

yuṣliḥu bihi uḫrāhu dūna dunyāhu). Le troisième type de roi, à l’inverse, n’agit que pour le bien

de ce bas-monde et néglige l’au-delà (lahu ʽaql yuṣliḥu bihi dunyāhu dūna uḫrāhu). Enfin, le

dernier type de roi néglige aussi bien le bas-mode que l’au-delà (lahu ʽaql lā yuṣliḥu bihi

dunyāhu wa-lā uḫrāhu)328. Il faut voir dans la distinction entre monde d’ici-bas (dunyā) et au-

delà (uḫrā) l’opposition entre, d’une part, ce qui concerne la gestion des affaires politiques et,

d’autre part, ce qui concerne la pratique religieuse du souverain comme nous le verrons dans

l’analyse d’un des récits illustrant le premier type de roi.

Ce type de souverain qui se consacre dans une juste mesure aux affaires politiques et aux

affaires religieuses, est le seul parmi les quatre types de rois qui est considéré détenir une

« raison pleine et entière », qui permet de distinguer « le particulier du général » (huwa l-ʽaql

al-tāmm allaḏī bihi tamayyaza l-ḫāṣṣ min al-ʽāmm) ainsi qu’une siyāsa parfaite, « source du plus

grand bénéfice » (al-siyāsa l-kāmila llatī taʽūdu bi-l-manfaʽa l-šāmila). Quant au troisième type de

roi qui ne soucie que des affaires politiques et néglige les affaires religieuses, s’il est présenté

comme ne possédant pas de raison parfaite, il est en revanche doué de siyāsa (lahu siyāsa wa-

327
Wāsiṭa, p. 30.
328
La classification énoncée avant d’entrer dans les détails inverse le deuxième et le troisième types. Nous
reprenons ici la classification qui est suivie dans le développement.
102
laysa lahu ʽaql tāmm). Enfin, les deuxième et quatrième types de rois, l’un ne se préoccupant

que de religion et l’autre négligeant aussi bien les affaires politiques que religieuses, sont tous

deux considérés comme dotés d’une raison déficiente (ʽaql nāqiṣ) et dénués de siyāsa.

Pour chaque type de roi, on remarque une double composante formée des termes ʽaql et

siyāsa, le souverain idéal devant posséder parfaitement les deux. Ce chapitre portant sur la

notion de ʽaql, nous nous bornerons ici à analyser le premier type de roi afin de déterminer

ce qui constitue une raison parfaite (ʽaql tāmm). Les trois autres types de rois seront vus en

détail dans le chapitre portant sur la siyāsa où nous exposerons les différents emplois de ce

terme dans l’ouvrage.

Le premier élément relatif à la raison parfaite et que nous avons déjà cité plus haut

concerne son utilité pour le souverain. Elle permet en effet de distinguer le particulier (al-

ḫāṣṣ) du général (al-ʽāmm), c’est-à-dire de distinguer ce qui relève, d’une part, des affaires

personnelles du souverain et, d’autre part, des affaires publiques329. C’est ainsi que les

caractéristiques du souverain à la raison parfaite énumérées par l’auteur peuvent être

classées en deux catégories, la première ayant trait à la sphère “privée” - même si l’on peut

se demander dans quelle mesure le souverain a une vie “privée” -, la seconde à la sphère

publique :

Ya bunayy wa-ʽalāmat al-muttaṣif bihi an yakūna baynahu wa-bayna Llāh ʽazza wa-

ǧalla ḥusn al-sarīra wa-an yasīra fī l-raʽiyya aḥsan sīra wa-an yakūna ḥākim ʽalā hawāhu

yu’ṯiru ʽaqlahu ʽalā mā siwāhu wa-an yuḥibba li-raʽiyyatihi mā yuḥibbuhu li-nafsihi wa-mā

yaǧtalibu bihi l-raʽāyā min luṭf unsihi330.

329
Nous pouvons également interpréter l’opposition des deux termes ḫāṣ et ʽāmm d’une autre manière : la raison
parfaite permet de distinguer l’élite du commun. Cependant, l’histoire de l’homme au nuage que nous analysons
plus loin et où l’on distingue clairement l’espace réservé au souverain de l’espace consacré aux affaires
publiques nous fait préférer la première interprétation.
330
Wāsiṭa, p. 30-31.
103
Voici, mon fils, les signes indiquant [qu’un souverain] est doté [d’une raison

parfaite] : il entretient une relation sincère à Dieu le Très-Haut, il traite ses sujets de

la meilleure façon qui soit, il sait maîtriser ses passions et préfère sa raison à toute

autre chose, il souhaite pour ses sujets ce qu’il aimerait pour lui-même et les attire à

lui par sa “douceur”.

La première catégorie qui concerne la personne même du souverain englobe sa

relation à Dieu et sa capacité à maîtriser ses passions. La seconde catégorie relative à son

gouvernement concerne la relation qu’il entretient avec ses sujets. Les deux récits qui suivent

mettent en avant ces différents points pour illustrer le juste équilibre que le souverain doit

trouver entre ces deux catégories.

3.4.2. L’exemple de ʽUmar b. ʽAbd al-ʽAzīz


Le premier récit met en scène ʽUmar b. ʽAbd al-ʽAzīz331 et son serviteur Dirham. Ce

dernier, qui est chargé d’aller chercher du bois de chauffe au calife (yaḥṭibu lahu), se plaint de

sa charge de travail qui a augmenté alors qu’il espérait, lorsque son maître était devenu calife,

pouvoir enfin se reposer (lammā walīta l-ḫilāfa raǧawtu an astarīḥa wa-ataḫallaṣa fa-zāda ʽamalī

šidda). Il décrit le calife avant son accession au califat comme un jeune homme élégant,

jouissant des plaisirs de la vie et se lamente de vivre désormais dans une situation

éprouvante. Le calife lui propose alors de le quitter « jusqu’à ce que Dieu [le] libère de cette

charge » (ḥattā yaǧʽala Llāh lī faraǧ wa-maḫraǧ).

Ce récit laisse entendre que le calife a un mode de vie simple et économe, se

contentant des services de son serviteur et s’abstenant d’entretenir davantage de serviteurs

aux frais de l’État. C’est d’ailleurs ce qui motive la plainte du serviteur qui n’a pas, malgré ses

espérances, vu sa charge de travail diminuer après l’accession de ʽUmar au califat. D’autre

331
ʽUmar b. ʽAbd al-ʽAzīz (99/717-101/720), calife omeyyade réputé pour sa piété et son équité. Les nombreux
récits le présentant à l’adolescence épris de luxe et de faste servent, d’après Paul M. Cobb, à mettre en valeur
l’image du calife vertueux. Voir Paul M. Cobb, « ʽUmar (ii) b. ʽAbd al-ʽAzīz », EI².
104
part, le récit révèle que, autrefois jeune homme frivole, ʽUmar est devenu, une fois calife, un

homme sérieux, confronté aux difficultés et aux épreuves du pouvoir, ayant conscience que

seul le Destin pourra le libérer. C’est ainsi que l’auteur conclut :

Fa-hāḏā ʽUmar b. ʽAbd al-ʽAzīz kāna ʽalā hāḏihi l-ḥāla fī ḫilāfatihi min al-taqaššuf wa-

ḍīq al-maʽīša maʽa qawām al-mulk wa-l-ǧary ʽalā l-sabīl al-sawiyya wa-l-naẓar fī umūr al-

raʽiyya wa-iǧrā’ al-ḫilāfa ʽalā ʽawā’idihā l-šarʽiyya332.

C’est ainsi que ʽUmar b. ʽAbd al-ʽAzīz, lorqu’il était calife, vivait dans l’austérité

et la gêne tout en exerçant le pouvoir de manière juste, sans s’écarter du droit chemin,

gouvernant ses sujets et menant les affaires du royaume selon les usages conformes à

la Loi.

3.4.3. L’exemple de « l’homme au nuage »


Si ce premier récit met en lumière la nécessité pour le souverain de se défaire des

passions pour gouverner ses sujets avec la plus grande droiture, le second récit333, beaucoup

plus long, met davantage l’accent sur le juste équilibre que doit trouver le souverain entre

dévotion et exercice de l’État. Il met en scène l’homme au nuage (ṣāḥib al-saḥāba), un homme

appartenant au peuple hébreu (Banū Isrā’īl) qui était extrêmement pieux et menait une vie

ascétique (raǧul min al-ʽubbād al-mubarrazīn fī l-ʽibāda al-mawṣūfīn bi-l-zahāda) et qui jouissait

de la faveur divine. Dieu répondait à toutes ses demandes et l’avait pourvu d’un nuage qui le

suivait partout où il allait et lui fournissait l’eau dont il avait besoin pour boire et faire ses

ablutions.

Mais lorsque l’ascète commença à exercer sa dévotion avec moins de ferveur (iʽtarāhu

futūr), Dieu lui retira son nuage et cessa de répondre à ses prières. L’homme en fut affligé et

ne cessa de se lamenter et de souhaiter le retour de la grâce divine. Une nuit, il fit un songe

dans lequel il lui fut révélé que s’il souhaitait retrouver son nuage, il devait aller dans telle

332
Wāsiṭa, p. 31.
333
Ibid., p. 31-33.
105
contrée rencontrer tel roi (ṣil ilā l-malik fulān al-fulānī fī balad kaḏā wa-kaḏā) et lui demander

d’invoquer Dieu en sa faveur (wa-s’alhu an yadʽuwa laka).

L’homme parcourut alors la terre à la recherche de ce souverain. Il arriva dans le pays

qui lui avait été décrit en songe et se fit indiquer le palais du roi. Il trouva à l’entrée « un

serviteur assis sur un siège monumental et revêtu d’un habit terrifiant » (ġulām qāʽid ʽalā kursī

ʽaẓīm wa-ʽalayhi kiswa hā’ila). Il se saluèrent et le garde lui demanda quelle était le motif de sa

visite. L’homme répondit : « Je suis victime d’une injustice et je suis venu confier mes

doléances au souverain » (anā raǧul maẓlūm ǧi’tu li-arfaʽa ilā l-malik nāzilatī). Le gardien lui

répondit qu’il ne pouvait rencontrer le souverain en dehors du jour consacré à l’audition des

plaintes. L’ascète désapprouva le fait que le roi soit ainsi dissimulé aux yeux des gens (ankara

ʽalayhi l-raǧul ḥaǧbatahu ʽan al-nās) et se demanda comment, de cette manière, le roi pouvait

être un saint (qāla wa-kayfa yakūnu hāḏā walī min awliyā’ Allāh taʽālā wa-huwa ʽalā miṯl ḥāḏā l-

ḥāl).

Le jour indiqué par le gardien, l’ascète se présenta de nouveau à la porte du palais et

se trouva en présence de nombreuses personnes attendant l’autorisation d’entrer. C’est alors

que sortit un ministre portant de majestueux habits (ṯiyāb ʽaẓīma) et entouré de serviteurs et

d’esclaves (wa-bayna yadayhi sadanatuhu wa-ʽabīduhu). Le ministre invita les plaignants (arbāb

al-masā’il) à entrer et l’ascète entra avec eux. Ils se trouvèrent alors en présence du roi qui

était assis. Face à lui se trouvaient les hauts dignitaires du royaume, placés selon leur rang

(fa-iḏā l-malik qāʽid wa-bayna yadayhi arbāb mamlakatihi ʽalā maqādīrihim wa-marātibihim).

Le ministre commença à appeler les plaignants les uns après les autres jusqu’à ce que

ce fût le tour de l’ascète. Lorsque le ministre le présenta au roi, celui-ci le regarda et lui dit :

« Bienvenue à l’homme au nuage, assieds-toi jusqu’à ce que je termine » (marḥaban bi-ṣāḥib

al-saḥāba uqʽud ḥattā afriġa). L’ascète fut stupéfait par les propos du souverain et reconnut sa

supériorité et son mérite (fa-taḥayyara l-ʽābid min qawlihi wa-ʽtarafa bi-maziyyatihi wa-faḍlihi).

106
Après avoir rendu justice aux différents plaignants (qaḍā l-malik bayna l-nās), le roi se

leva, suivi par les ministres et les dignitaires du royaume. Il prit l’ascète par la main et le fit

entrer dans son palais. À la porte de ce palais se trouvait un esclave noir richement vêtu

(aswad ʽalayhi ṯiyāb). Au-dessus de sa tête étaient accrochées des armes (asliḥa) et à ses côtés

se trouvaient des cottes de mailles (durūʽ) et des boucliers (atrās). Le gardien se leva à l’arrivée

de son maître et lui ouvrit la porte du palais. Le roi entra en compagnie de l’ascète au nuage.

C’est alors que se présenta une autre porte, usée et râpée (ḫalaq bālin). Le roi l’ouvrit

et entra dans une maison située aux confins du palais (daḫala dār fī aqṣā qaṣrihi). Il fit entrer

l’ascète dans une pièce propre qui ne contenait rien d’autre qu’un tapis de prière (saǧǧāda) et

un récipient rempli d’eau destiné aux ablutions (qadaḥ li-l-wuḍū’). Le roi se dépouilla de ses

vêtements (ǧarrada l-malik ṯiyābahu) et revêtit une tenue de dévot (ṯiyāb al-ʽibāda). Puis il

s’assit et fit asseoir l’ascète. Suite à cela, il appela une femme (nādā yā fulāna) et lui demanda

si elle savait qui était leur hôte ce jour. Celle-ci lui répondit qu’il s’agissait de l’homme au

nuage. Le roi lui ordonna alors de venir les rejoindre, lui assurant qu’elle n’avait pas à se

dissimuler à son regard (lā ʽalayki minhu). Apparut alors aux yeux de l’ascète une femme de

rêve (imra’a ka-l-ḫayāl) au visage semblable à un croissant de lune, portant une robe de laine

(ǧubbat ṣūf) et un masque de laine (qināʽ ṣūf).

Le roi s’adressa ensuite ainsi à l’ascète :

Yā aḫī innahu kāna lī fī hāḏā l-amr abā’ kirām yatadāwalūna l-mamlaka wa-

yatawāraṯūnahā kābir ʽan kābir ilā an mātū wa-waṣala l-amr ilayya wa-baġġaḍa Llāh lī l-

dunyā fa-aradtu an asīḥa fī l-arḍ wa-atruka l-nās yanẓurūna li-anfusihim fa-ḫiftu ʽalayhim

min duḫūl al-fitna wa-taḍyīʽ al-šarā’iʽ wa-taštīt šaml al-dīn fa-bāyaʽūnī mukrah fa-taraktu

umūrahum ʽalā mā kānat ʽalayhi wa-ǧaʽaltu l-ʽabīd ʽalā l-abwāb irhāb li-ahl al-šarr wa-radd

ʽan ahl al-ḫayr wa-aqamtu l-ḥudūd fa-iḏā fariġtu min ḏālika kullihi daḫaltu manzilī wa-azaltu

107
hāḏihi l-aṯwāb wa-labistu mā lā us’alu ʽanhu wa-hāḏihi bint ʽammī wāfaqatnī ʽalā l-zahāda

wa-l-ʽibāda wa-naḥnu ʽalā hāḏihi l-ḥāl munḏu arbaʽīna sana334.

Mon frère, d’illustres ancêtres me précédèrent au pouvoir. Ils se transmirent

le royaume les uns après les autres jusqu’à leur mort. J’en héritai à mon tour, mais

Dieu avait rendu les choses de ce bas-monde détestables à mes yeux et je voulus me

faire ascète gyrovague et laisser les gens administrer eux-mêmes de leurs affaires,

mais je craignis que la discorde s’installe parmi eux, que les lois soient abolies et que

l’unité réalisée par la religion soit dispersée. Alors ils me firent allégeance bien malgré

moi. Je maintiens, depuis, leur situation en l’état, place des esclaves aux portes afin

d’effrayer les gens méchants pour qu’ils ne s’attaquent pas aux gens de bien,

j’applique les peines légales et lorsque j’ai complètement achevé cette tâche, je rentre

chez moi, quitte ces vêtements et revêts ceux pour lesquels [Dieu] ne me demandera

pas de comptes. Voici ma cousine, elle a consenti à l’ascétisme et à la piété, et cela fait

quarante ans que nous vivons ainsi.

Après ce discours, le roi invita le dévot à passer la nuit auprès d’eux. Le roi et sa

cousine prièrent et pleurèrent jusqu’à l’aube. Au matin, le roi invoqua Dieu et lui demanda de

rendre le nuage à l’ascète. L’épouse du roi conclut la prière d’un « Amen ». C’est alors que le

nuage apparut de nouveau dans le ciel au-dessus de l’ascète et que Dieu recommença à

répondre à ses sollicitations.

Analyse du récit

Dans ce récit, la séparation entre ce qui relève, d’une part, de l’exercice du pouvoir et,

d’autre part, de l’espace privé du souverain est délimitée spatialement. Ce qui a trait à la

gestion du royaume a lieu dans le palais et ce qui concerne les affaires privées a lieu dans une

petite pièce située aux confins du palais, séparée par une porte. Cette séparation est aussi

334
Wāsiṭa, p. 32-33.
108
marquée matériellement par le changement de tenue du roi lorsqu’il passe d’un monde à

l’autre.

Dans la première partie, les marques du pouvoir temporel sont aisément identifiables.

Le pouvoir doit être majestueux et inspirer la hayba, la crainte révérentielle. Cela se révèle à

travers le siège monumental installé à la porte du palais, les différents habits, qu’ils soient

terrifiants lorsqu’ils sont portés par le garde, ou majestueux lorsqu’ils sont portés par le

ministre, les nombreux serviteurs et esclaves (notons l’emploi du terme sadana signifiant

« desservant de temple », ce qui vient amplifier la sacralité du roi), l’éloignement du roi qui

reste dissimulé à ses sujets pour préserver sa majesté et enfin la dimension guerrière et

sécuritaire qui se matérialise par des signes extérieurs de puissance, tels les armes, les cottes

de maille et les boucliers exposés à l’entrée du palais.

Outre ces différents éléments destinés à inspirer la crainte tout en suscitant une

certaine fascination envers le pouvoir royal, le récit met aussi en scène la justice du prince à

travers la description du conseil des plaintes hebdomadaire lors duquel le souverain reçoit

ses sujets et leur rend justice. Si, à cette occasion, les sujets sont autorisés à entrer en présence

du souverain, celui-ci reste séparé des plaignants par l’assemblée des dignitaires du royaume

placés chacun selon son rang autour du prince. Cela vise non seulement à mettre en valeur la

figure centrale du souverain, mais également à symboliser, à travers l’ordre hiérarchique des

dignitaires, l’ordre établi dans le royaume.

L’espace réservé à la sphère personnelle du souverain est en tous points différent. La

porte usée et délabrée qui y mène tranche nettement avec le faste déployé dans le palais et

marque la sobriété des lieux. La simplicité des lieux se révèle également par le mobilier

sommaire qui se résume à un tapis de prière et un récipient destiné aux ablutions. D’autre

part, la sobriété des vêtements de la femme qui porte une simple robe et un masque de laine

ajoute encore au dénuement matériel et rompt avec le luxe des habits des ministres.

109
Loin de la réserve dont il fait preuve lorsqu’il est en public, le roi établit dans l’intimité

une relation de fraternité avec l’ascète. Cette proximité se matérialise, d’une part, par son

comportement envers son hôte – il le tient par la main et l’invite dans son espace privé avant

de l’appeler « mon frère » – et, d’autre part, par l’introduction en sa présence de l’épouse du

roi. La relation verticale entre le souverain et son sujet venu déposer une doléance a disparu

au profit d’une relation horizontale, “d’égal à égal”. Cette égalité vient du fait que les deux

hommes ont en commun une pratique spirituelle qui tend à la sainteté.

La sainteté du roi est d’abord mise en doute par l’homme au nuage lorsqu’il est

confronté à la réalité du pouvoir. Comment un roi peut-il être « ami de Dieu » (walī min awliyā’

Allāh) et se dissimuler de ses sujets ? se demande-t-il. Ce n’est que lorsque le prince reconnaît

l’ascète que ce dernier reconnaît « la supériorité et le mérite » du prince. Il y a donc une double

reconnaissance : le saint reconnaît l’identité de la personne venue le trouver, ce qui est un

signe indiquant sa sainteté, et cette personne lui reconnaît à son tour la qualité de saint.

Enfin, la sainteté du souverain se manifeste dans le miracle qu’il accomplit à la fin de

l’histoire. Œuvrant comme un intercesseur entre Dieu et l’ascète, il parvient à faire revenir le

nuage, symbole du retour de la grâce divine. Notons par ailleurs le rôle essentiel de la femme

qui, concluant la prière du souverain, contribue à la réalisation du miracle. Une fois encore,

le modèle féminin mis en avant est celui qui incarne la vertu, la fidélité et la piété, mais aussi

l’obéissance à son époux dont elle suit l’exemple.

Dans le discours qu’il adresse à l’ascète avant l’accomplissement du miracle, le roi

indique les raisons pour lesquelles un souverain, même s’il est pieux, ne peut pas se consacrer

uniquement à la vie spirituelle et délaisser les affaires du royaume. Il a bien été tenté au

début, affirme-t-il, de délaisser le monde pour se consacrer à l’ascétisme. Puis il a pris

conscience que s’il délaissait les affaires politiques au profit de la pratique spirituelle, le chaos

règnerait dans le royaume, les lois ne seraient plus respectées et la religion serait bafouée.

110
C’est pourquoi il a accepté la charge qui était la sienne et endossé les responsabilités de

souverain dont le rôle est de préserver l’ordre établi et de faire régner la justice en appliquant

les peines légales et en défendant les « gens de bien » contre les « méchants ».

Ce discours, porté par le parangon du roi pieux, légitime la nécessaire prédominance

du politique sur le religieux pour le salut même du religieux. Car si le souverain favorisait la

pratique spirituelle aux dépens de la gestion des affaires du royaume, il n’aurait pas la force

nécessaire pour protéger la religion qui serait menacée par l’état de chaos dans lequel

tomberait le royaume dépourvu de souverain fort.

Pour conclure, un souverain doué d’une raison parfaite est un souverain qui, tout en

étant sincèrement pieux, doit donner la priorité aux affaires de l’État dont il est le dépositaire

comme le laisse entendre l’auteur à la fin de l’épisode :

Unẓur yā bunayy hāḏā l-malik kayfa kānat ḥālatuhu fī ḫilāfatihi wa-ṣalāḥihi wa-

ḥazmihi wa-kifāyatihi ǧamaʽa bi-ʽaqlihi bayna l-dunyā wa-l-āḫira fa-kāna ẓāhiruhu ḥasan wa-

bātinuhu aḥsan fa-hāḏā huwa l-ʽaql al-tāmm fa-ka-ḏālika yanbaġī laka yā bunayy an takūna

fa-fham335.

Regarde, mon fils, la manière avec laquelle ce roi exerçait le pouvoir,

considère son intégrité, sa capacité à prévoir les conséquences de ses actes336 et sa

compétence. Grâce à sa raison, il est parvenu à concilier l’ici-bas et l’au-delà, il était

bon au dehors et meilleur encore dans son for intérieur. C’est cela la raison parfaite,

et c’est comme cela que tu dois être mon fils, tâche de le comprendre.

Les bénéfices que le souverain peut retirer d’une conduite guidée par la raison sont

nombreux, comme l’expose Abū Ḥammū en préambule à ces deux récits. Outre l’affection de

l’élite et du commun (aǧmaʽa ʽalā maḥabbatihi l-ḫāṣṣ wa-l-ʽāmm337), elle lui assure la victoire en

335
Wāsiṭa, p. 33.
336
Sur les différentes acceptions du terme ḥazm, voir le chapitre 7 de ce travail, p. 386-387 et le chapitre 8, p.
455.
337
Wāsiṭa, p. 31.
111
toute circonstance (ruǧiya lahu l-naṣr fī kull maqām) ainsi qu’un règne pérenne (iqtaḍā mulkahu

l-dawām) et lui garantit louange et postérité après sa mort (fa-in māta baqiya ḏikruhu dā’iman

wa-l-ṯanā’ ʽalayhi qā’iman). La raison, tout comme la piété, constitue une vertu politique qu’il

est dans l’intérêt du prince de cultiver et d’associer, comme nous le verrons, à la siyāsa, autre

vertu indispensable à la bonne marche du royaume.

112
IV. La siyāsa
La siyāsa constitue pour Abū Ḥammū le deuxième pilier du pouvoir après la raison.

Cette notion revêt une importance particulière dans le Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk

puisque, outre son emploi dans le titre338, elle fait l’objet du plus long chapitre de l’ouvrage,

qui occupe 39 feuillets sur un total de 82 dans notre manuscrit de base339, ce qui représente

plus de la moitié du livre. Ce chapitre est divisé en quatre sous-chapitres (aqsām) dont la

longueur est inégale – le premier sous-chapitre occupe vingt feuillets et le dernier seize

feuillets alors que le deuxième sous-chapitre s’étend sur deux feuillets et le troisième sur un

seul feuillet – ce qui révèle, comme nous le verrons, l’importance particulière accordée par

l’auteur à certains des sujets traités dans ce chapitre, telle la figure du vizir par exemple.

Le premier sous-chapitre traite des auxiliaires du pouvoir et des vertus nécessaires à

chacun d’entre eux340. Le deuxième est consacré au protocole et à l’importance de maintenir

chacun à sa place341. Le troisième expose les règles devant régir l’attitude du souverain envers

son entourage et ses sujets, notamment en cas de rébellion342. Enfin, le quatrième sous-

chapitre présente différents moyens de défense permettant au souverain de faire face à ses

ennemis, particulièrement ceux qui disposent d’une force matérielle et militaire supérieure

à la sienne343.

Le présent chapitre ne vise pas à analyser le contenu du chapitre portant sur la siyāsa

– ce sera l’objet de notre troisième partie – mais à étudier les différentes acceptions du terme

338
Pour l’analyse du titre, voir le chapitre 2 de ce travail, p. 55-62.
339
Il s’agit du deuxième chapitre de la deuxième partie intitulée « Arkān al-mulk » (« Les piliers du pouvoir »).
Ce chapitre, qui est lui-même intitulé « Qāʽiḍat al-siyāsa » (« La règle de la siyāsa »), commence au feuillet 17a (p.
33 du manuscrit) pour se terminer au feuillet 56b (p. 112 du manuscrit), ce qui correspond aux pages 39-138 de
notre édition.
340
Wāsiṭa, p. 40-89.
341
Ibid., p. 89-94.
342
Ibid., p. 94-97.
343
Ibid., p. 97-138.
113
siyāsa dans l’ouvrage afin de déterminer ce que pouvait signifier, pour un auteur maghrébin

du XIVe siècle, ce terme qui a connu une forte évolution sémantique au fil des siècles.

L’évolution sémantique du terme siyāsa a été étudiée par Bernard Lewis dans un court

article consacré à cette notion344. Signifiant à l’origine, dans les sociétés bédouines,

« l’entretien et le dressage des bêtes345 », le terme siyāsa a ensuite désigné « très tôt dans le

contexte du pouvoir islamique346 » la conduite des affaires de l’État (statecraft347). Assurant que

« le sens normal [de ce terme] est exclusivement politique » (the normal meaning is exclusively

political348), il souligne toutefois qu’il est peut être employé dans un contexte militaire, dans

le sens de « commandement de l’armée » (the running of the army (siyāsat al-ǧund)349). Se

distinguant peu à peu de la religion pour ne désigner que les affaires propres au monde d’ici-

bas (al-dunyā), le terme siyāsa « en est venu à désigner de plus en plus le pouvoir

discrétionnaire – de n’importe quel souverain – et de ses officiers, par opposition à l’autorité

conférée au calife musulman par la Loi divine » (the word siyasa was coming, more and more, to

mean the discretionary power exercised by the sovereign – any sovereign – and his officers as distinct

from the authority conferred upon the Muslim Caliph by the holy law350). Puis dans certains écrits,

344
Bernard Lewis, « Siyāsa », dans In Quest of an Islamic Humanism, Arabic and Islamic Studies in memory of Mohamed
al-Nowaihi, éd. A. H. Green, Le Caire, The American University in Cairo Press, 1986, p. 3-14. Sur les notions de
siyāsa et de siyāsa šarʽiyya, voir aussi Intisar A. Rabb, « Governance » dans The Princeton Encyclopedia of Islamic
Political Thought, op. cit., p. 197-198.
345
Edmund Clifford Bosworth, « Siyāsa », EI2. Pour illustrer l’usage précoce de cette acception du terme siyāsa,
Bernard Lewis cite notamment un extrait de la Risāla ilā l-kuttāb de ʽAbd al-Ḥamīd al-Kātib (m. 132/750),
« Siyāsa », op. cit., p. 4.
346
Ibid.
347
Ibid., p. 3. On trouve ces deux acceptions du terme siyāsa – le dressage et le gouvernement des sujets – dans le
Lisān al-ʽArab : Al-siyāsa fiʽl al-sā’is. Yuqālu huwa yasūsu l-dawābb iḏā qāma ʽalayhā wa-rāḍahā wa-l-wālī yasūsu
raʽiyyatahu, Ibn Manẓūr, Lisān al-ʽArab, Beyrouth, Dār Ṣādir, VI, p. 108.
348
Bernard Lewis, « Siyāsa », op. cit., p. 5.
349
Ibid.
350
Ibid., p. 7.
114
tel al-Faẖrī d’Ibn al-Ṭiqṭaqā351, ouvrage relatant l’histoire des dynasties musulmanes et ayant

pour introduction un miroir des princes, la siyāsa désigne plus spécifiquement « un châtiment

non prescrit par la šarīʽa pour une faute non définie par la šarīʽa. C’est un châtiment

administré sous le pouvoir discrétionnaire du gouvernant, pour une offense contre l’autorité

du gouvernant. Dans ce sens il signifie invariablement un châtiment physique sévère et

fréquemment la mort » (siyāsa is a punishment not prescribed by the Sharīʽa for an offense not

defined by the Sharīʽa. It is punishment aministred under the discretionary power of the ruler, for an

offense against the authority of the ruler. In this sense it invariably means severe physical punishment

and frequently death352). Le terme siyāsa a également une portée plus philosophique et

théorique notamment dans les traductions des œuvres grecques. Enfin, au début du XIXe

siècle, le terme siyāsa était l’équivalent du français « loi » ou « règlement » pour ne plus

désigner, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle que la « politique ».

Qu’en est-il de la siyāsa dans l’ouvrage d’Abū Ḥammū ? Le nombre d’occurrences du

terme dans l’ouvrage témoigne de l’importance que revêt cette notion pour l’auteur. Le mot

siyāsa apparaît en effet 71 fois dans le corps du texte, dont 50 fois de manière isolée (sans

compter le titre), 19 fois accolé à un pronom personnel (siyāsatuka : 4 fois, siyāsatuhu : 8 fois,

siyāsatuhā : 1 fois, siyāsatuhum : 6 fois) et 2 fois comme adjectif de relation (siyāsī/ siyāsiyya). Il

faut également prendre en considération les autres termes dérivés de la racine « s.w.s. », à

partir de laquelle a été formé le terme siyāsa, tels que le verbe à la forme I, sāsa-yasūsu (3

occurrences au māḍī et 5 occurrences au muḍāriʽ) ainsi que le verbe de forme III, sāyasa-

yusāyisu (2 occurrences au amr et 3 occurrences au muḍāriʽ) et le maṣdar qui en découle,

351
Ibn Ṭiqṭaqā, al-Faẖrī fī l-ādāb al-sulṭāniyya wa-l-duwal al-islāmiyya, Beyrouth, Dār Ṣādir, trad. franç. Émile Amar,
Al-Fakhrî, histoire des dynasties musulmanes, Paris, Ernest Leroux, 1910.
352
Bernard Lewis, « Siyāsa », op. cit., p. 10.
115
musāyasa (1 occurrence). On dénombre donc un total de 85 occurrences de termes dérivés de

la racine « s.w.s » dans le corps du texte.

Le terme siyāsa est fréquemment associé dans l’ouvrage à deux autres termes, tadbīr

et ri’āsa. Il conviendra donc dans un premier temps d’analyser les occurrences de ces termes

et de questionner leur rapport avec la siyāsa dans la mesure où, comme l’assure Bernard Lewis

dans son étude sur la siyāsa, « des indications sur de nouvelles connotations de la siyāsa

peuvent être obtenues à partir des termes qui lui sont fréquemment associés dans la prose

arabe » (Some indication of the new connotation of siyāsa can be obtained from the terms with which

it is frequently collocated in Arabic prose353). Nous axerons ensuite notre étude sur les différentes

occurrences du terme siyāsa et du verbe de racine « s.w.s » aux formes I et III dans l’ouvrage.

Nous montrerons que, si la siyāsa est bien employée dans le Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk

pour désigner spécifiquement la gestion des affaires d’ici-bas, il est aussi mis

particulièrement l’accent sur les notions de pragmatisme et de realpolitik. Enfin, nous

mettrons en exergue les particularités de la siyāsa du vizir par rapport à celle du souverain.

4.1. Siyāsa, tadbīr et ri’āsa


4.1.1. Le tadbīr
En préambule au chapitre portant sur la siyāsa se trouve le paragraphe suivant :

Sache, mon fils, que la siyāsa a pour fondement le gouvernement (tadbīr) et

qu’il n’est de gouvernement (tadbīr) sans un jugement juste et sain, car qui use de

réflexion réfléchit aux conséquences et qui réfléchit aux conséquences fait les [bons]

choix et agit avec prudence. Or, il s’en faut de peu que la prudence ne permette

d’échapper au destin. Qui a une bonne siyāsa a une grande autorité (ri’āsa). La réflexion

est un miroir qui te permet de distinguer tes bonnes actions de tes mauvaises actions.

Ne te précipite pas dans une affaire avant d’avoir réfléchi et sans l’avoir examinée

353
Bernard Lewis, « Siyāsa », op. cit., p. 7.
116
attentivement. Et ne l’accomplis qu’avec circonspection, car qui réfléchit longuement

agit avec discernement, mais qui agit avec précipitation n’est pas à l’abri d’un faux-

pas ou d’une erreur sauf lorsqu’il s’agit de saisir une occasion et de se libérer d’un

sentiment de dépit. Qui examine les conséquences [de ses actes] est à l’abri du désastre

et qui n’use pas de réflexion pour déterminer ce qui joue en sa faveur ou en sa

défaveur verra sa sagacité disparaître, son regret perdurer et sa clairvoyance frappée

de cécité. Fais précéder tes actions par un examen attentif [de leurs conséquences],

c’est le meilleur moyen de réussir354.

Dans ce paragraphe, nous avons traduit tadbīr par « gouvernement » et ri’āsa par

« autorité », traductions que nous justifierons plus loin. Cependant ces deux termes

englobent, dans l’ouvrage, diverses significations. Le tadbīr, considéré comme le

« fondement » de la siyāsa implique nécessairement la réflexion (fikr ou fikra). Le verbe

tafakkara (réfléchir) est lié au verbe tadabbara (réfléchir aux conséquences d’une action355)

dans une relation de cause à effet : qui réfléchit saura réfléchir aux conséquences de son

action. De ces deux verbes découlent deux autres verbes, taẖayyara (faire un choix) et

taḥaḏḏara (prendre ses précautions). Ainsi, l’action et les choix du souverain doivent être

précédés de réflexion et d’un examen attentif des conséquences de cette action ou de ces

choix. À la prudence (ḥaḏar) devant accompagner toute action et dont l’importance est telle

qu’elle pourrait presque changer le cours du destin, ou tout au moins inverser le cours des

événements, s’oppose la précipitation (ʽaǧala) qui conduit à commettre erreurs et faux-pas.

Cependant, il existe une exception à la règle, lorsqu’il s’agit de « saisir une occasion et de se

354
Wāsiṭa, p. 39.
355
Selon le Lisān al-ʽArab, le verbe de forme II dabbara signifie, comme le verbe de forme V tadabbara, « examiner
les conséquences d’une action » (dabbara l-amr wa-tadabbarahu naẓara fī ʽāqibatihi). Mais une petite nuance
apparaît entre les deux noms d’action (maṣdar) tirés de ces verbes : al-tadbīr signifie « examiner jusqu’où peuvent
aller les conséquences d’une affaire » et al-tadabbur « y réfléchir » (al-tadbīr fī l-amr an tanẓura ilā mā ta’ūlu ilayhi
ʽāqibatuhu wa-l-tadabbur al-tafakkur fīhi). Le verbe tadabbara est donc synonyme de tafakkara. Ibn Manẓūr, Lisān
al-ʽArab, op. cit., IV, p. 273.
117
libérer d’un sentiment de dépit ». Abū Ḥammū donne un exemple de ce cas de figure dans un

autre chapitre, lorsqu’il évoque la question de la conquête du pouvoir et, se citant en

exemple, montre comment, en agissant sans prendre le temps de la réflexion, il a su saisir

l’occasion de conquérir le pouvoir356.

Au début du premier sous-chapitre (al-qism al-awwal) du chapitre sur la siyāsa portant

sur les qualités nécessaires aux auxiliaires du pouvoir, le terme tadbīr est de nouveau

employé cette fois en association avec le terme ra’y, et désigne, dans ce contexte, la

« réflexion » : an takūna siyāsat al-malik ʽan tadbīr sadīd wa-ra’y muṣīb rašīd (« la siyāsa du roi doit

procéder d’une réflexion juste et d’une opinion droite et bien dirigée »). Puis Abū Ḥammū

adresse une recommandation à son fils lui enjoignant de faire preuve de tadabbur concernant

les auxiliaires du pouvoir (yanbaġī laka an tatadabbara357 fī wuzarā’ika wa-ǧulasā’ika…). Ici, le

terme tadabbur indique, comme celui de tadbīr, l’importance de faire preuve de réflexion et

de discernement dans le choix des vizirs et des autres auxiliaires du pouvoir. Le terme tadbīr

est d’ailleurs fréquemment associé dans l’ouvrage aux auxiliaires du pouvoir, notamment à

la figure du vizir. Ainsi, lorsqu’Abū Ḥammū expose les règles protocolaires et le déroulement

de la journée du souverain, il décrit à la fin comment celle-ci doit se terminer :

Ṯumma taǧlisu bi-maǧlisika l-muʽtād wa-ta’ḏanu li-wazīrika bi-l-duẖūl dūna l-ẖāṣṣa

wa-l-quwwād fa-tufāwiḍuhu fīmā yaẖtaṣṣu bika wa-mā tarāhu min maṭlabika ṯumma ta’muru

bi-l-duẖūl li-l-ẖāṣṣa baʽda ḏālika wa-tasluku maʽahum fī l-ḥadīṯ aḥsan al-masālik wa-ta’ẖuḏu

maʽahum fīmā yuẓaffiru bi-l-aʽdā’ wa-yuṣliḥu ʽalā ḥumātika l-awliyā’ wa-kayfa tatawaṣṣalu

li-aẖḏ bilād al-ʽaduww al-muʽānid wa-l-munāwī l-ḥāsid bi-wuǧūh al-maqāṣid wa-l-yakun

ǧulūsuka ḏālika muttaṣil bi-l-ʽašā’ al-aẖīra taqṭaʽu ḏālika fī l-mufāwaḍa wa-l-muḏākara

356
Sur cet épisode, voir notre analyse dans le chapitre 6 de ce travail, p. 325-348.
357
Seule l’édition de Tunis indique un verbe de forme V (an tatadabbara), l’ensemble des manuscrits indiquant
un verbe de forme II (an tudabbira), ce qui témoigne d’un emploi indifférencié de ces deux formes (dabbara et
tadabbara). Nous avons opté pour la version proposée par l’édition de Tunis étant donné que, dans ce contexte,
ce terme renvoie plutôt à la « réflexion » (tafakkur) qu’à l’examen des conséquences.
118
ṯumma tadẖulu li-dārika wa-qad nilta min al-tadbīr maʽahum ġāyat iẖtiyārika fa-taẖruǧu l-

ẖāṣṣa ilā diyārihim wa-yabqā l-wazīr qalīlan baʽda ntišārihim358.

Ensuite prends place, comme à ton habitude, dans ta salle d’audience et

autorise le vizir seul à entrer sans les notables ni les généraux. Consulte-le au sujet

des affaires qui te concernent et des requêtes que tu juges [nécessaires]. Puis ordonne

aux notables d’entrer et mène avec eux la discussion de la plus belle des manières.

Prends leur avis en ce qui concerne les moyens de vaincre l’ennemi et la bonne

attitude à adopter envers les auxiliaires qui te défendent, et comment parvenir par

des moyens habiles à conquérir le territoire de l’ennemi qui te résiste et de l’envieux

qui se soulève contre toi afin d’accomplir tes desseins. Cette audience doit ainsi courir

jusqu’à la prière du soir qui mettra fin aux conversations et entretiens. Puis rentre

dans ton palais après avoir décidé, grâce aux réflexions menées avec eux, de la

meilleure option possible. Les notables doivent alors rentrer chez eux et le vizir rester

encore un peu après leur départ.

Nous avons traduit dans ce paragraphe le terme tadbīr par « réflexions » et nous

aurions aussi bien pu le traduire par « discussions » ou « consultations » puisque dans ce

contexte en particulier, il apparaît comme un synonyme des termes ḥadīṯ (discussion),

mufāwaḍa (entretien, consultation) et muḏākara (entretien). Le tadbīr semble donc avoir dans

certains cas une dimension de réflexion collective. En outre, il apparaît dans ce cas comme

spécifiquement lié au sujet des affaires militaires puisqu’il est discuté ici de la meilleure

stratégie à adopter à la fois pour vaincre l’ennemi et s’emparer de son territoire et pour

ménager ses alliés. Ces discussions devront mener à un choix final (iẖtiyār) pris par le

souverain.

Ce passage révèle le statut particulier dont jouit le vizir auprès du prince. Du point de

vue de la terminologie employée, le vizir se distingue, ainsi que les généraux de l’armée, du

358
Wāsiṭa, p. 92.
119
reste de l’élite appelée ẖāṣṣa qui désigne les autres membres de la cour évoqués dans

l’ouvrage359. D’autre part, le vizir dispose de prérogatives particulières qui le différencient des

autres puisqu’il est seul autorisé à entrer auprès du souverain avant les autres membres de

son entourage et qu’il est le dernier à le quitter. En outre, si les membres de l’élite sont

consultés au sujet des affaires militaires, le vizir, lui, est aussi consulté au sujet des affaires

propres au roi (tufāwiḍuhu fīmā yaẖtaṣṣu bika). Nous analyserons plus loin l’importance

particulière accordée à la figure du vizir dans l’ouvrage et nous nous bornerons ici à étudier

son rapport au tadbīr, puisque la figure du vizir semble être liée particulièrement à ce terme.

Il est ainsi désigné à deux reprises plus loin dans l’ouvrage comme wazīruka l-maẖṣūṣ bi-

tadbīrika l-mušāwar fī qalīlika wa-kaṯīrika360 et wazīruka llaḏī ttaẖaḏtahu li-ra’yika wa-tadbīrika wa-

šāraktahu fī qalīlika wa-kaṯīrika361. Avant de proposer une traduction du terme tadbīr, il convient

d’analyser le contexte dans lequel il est employé. On remarque tout d’abord une certaine

similitude dans la construction de ces deux phrases. Chacune contient l’expression fī qalīlika

wa-kaṯīrika qui renvoie à la fois aux affaires de moindre importance et de grande importance.

Dans la première phrase le vizir est « consulté » (mušāwar) au sujet de ces affaires et dans le

deuxième cas il y est « associé » (šāraktahu). Dans les deux cas il est accolé au nom tadbīr un

pronom possessif de deuxième personne renvoyant au souverain et dans le deuxième cas, il

est associé au terme ra’y, auquel est accolé le même pronom. Enfin, le vizir est considéré

comme particulièrement affecté au tadbīr du souverain (al-maẖṣūṣ bi-tadbīrika ; ittaẖaḏtahu li-

ra’yika wa-tadbīrika). Son association avec le terme ra’y dans la seconde phrase laisse supposer

qu’il est employé comme synonyme de ce terme et l’association de ces deux termes avec le

pronom personnel de deuxième personne signifie que ra’y, dans ce contexte, renvoie au fait

359
Voir à ce sujet notre analyse de la terminologie désignant les auxilliaires du pouvoir dans le chapitre 7 de ce
travail, p. 353-357.
360
Wāsiṭa, p. 156.
361
Ibid., p. 165.
120
d’émettre un avis. Ainsi, le terme tadbīr aurait également pour signification ici l’acte de

conseiller, qui constitue en effet l’une des prérogatives dévolues au vizir. Nous pourrions

donc rendre en français la première phrase par « ton vizir chargé particulièrement de te

conseiller et consulté dans les affaires de petite et de grande importance » et la seconde

phrase par « ton vizir que tu as choisi pour qu’il te donne son avis et qu’il te conseille et que

tu as associé dans les affaires de petite et de grande importance ».

La même expression est employée au début de la partie de la siyāsa consacrée au

déroulement de la journée du prince où il est indiqué que le secrétaire doit entrer auprès du

prince en présence du vizir : wa-ḏālika bi-maḥḍar wazīrika l-maẖṣūṣ bi-ra’yika wa-tadbīrika li-

yuǧmiʽa maʽaka ʽalā l-ra’y wa-l-tadbīr wa-l-ǧalīl min aẖbārika wa-l-ḥaqīr362 (« cela doit se faire en

présence de ton vizir chargé particulièrement de te donner son avis et de te conseiller afin que

vous conciliiez vos opinions et vos points de vue sur les affaires qui te concernent, qu’elles

soient ou non d’importance »). Dans cette phrase, le terme tadbīr est une nouvelle fois associé

à celui de ra’y et cette association nous permet à nouveau de supposer qu’ils revêtent la même

signification. L’association ra’y/tadbīr est employée à deux reprises, mais dans un sens

différent. Dans le premier cas, ces deux termes relèvent des prérogatives du vizir et

renvoient, comme nous l’avons montré plus haut, au fait de conseiller le prince. Dans le

second cas, ils sont associés au verbe aǧmaʽa ʽalā qui indique le fait de se mettre d’accord sur

quelque chose. Ainsi, ra’y, et donc tadbīr, sont à prendre dans ce contexte dans le sens

d’ « opinion » ou de « point de vue » concernant spécifiquement la situation dans laquelle se

trouve le souverain. Il s’agit de faire en quelque sorte un état des lieux pour déterminer ce

qui fonctionne et ce qu’il faut réformer.

Outre le vizir, le secrétaire est aussi particulièrement concerné par le tadbīr, comme

l’indique la citation suivante tirée du même chapitre : awwal man yadẖulu ʽalayka kātibuka wa-

362
Wāsiṭa, p. 90.
121
wazīruka iḏ bihimā ṣalāḥuka wa-tadbīruka363. Cette fois le terme tadbīr est associé au terme ṣalāḥ

qui, par opposition au terme fasād, désigne le bon ordre, ou le bon état d’une chose. Dans ce

contexte, nous pouvons interpréter le terme tadbīr comme « la bonne conduite des affaires »

et traduire la phrase ainsi : « les premières personnes à entrer en ta présence doivent être

ton secrétaire et ton vizir puisque d’eux dépend le bon ordre [de ton royaume] et la bonne

conduite [de tes affaires] »). C’est pourquoi, nous avons traduit, dans le passage cité plus haut,

le terme tadbīr, d’une manière plus générale, par le « gouvernement ».

On retrouve l’association entre tadbīr et un autre nom dérivé de la racine « ṣ.l.ḥ. », le

maṣdar de forme IV iṣlāḥ, dans le chapitre consacré à la nécessité de réunir l’argent et l’armée :

wa-in kunta ġāfil ʽan tadrīk al-ǧayš wa-tawfīr al-māl wa-iṣlāḥ al-amr wa-tadbīr al-ḥāl kaṯurat aʽdā’uka

wa-qalla aʽwānuka364 (« Et si tu négliges de rassembler l’armée365, de fournir de l’argent en

abondance, de bien conduire tes affaires et d’y mettre bon ordre, tes ennemis se multiplieront

et tes soutiens s’amenuiseront »). Dans cette phrase le nom iṣlāḥ est en annexion avec le nom

amr et le nom tadbīr est en annexion avec le nom ḥāl. Mais quelques lignes plus haut, tadbīr

est cette fois construit en annexion avec amr : yanbaġī laka an takūna fī kull sana tudarriku

ǧayšaka wa-tudabbiru amraka366 (« Tu dois chaque année rassembler ton armée et bien

conduire tes affaires »). Cela indique que amr et ḥāl sont employés indistinctement pour

désigner la situation du souverain d’une manière générale et ses affaires en particulier, tout

comme tadbīr et iṣlāḥ sont employés indistinctement pour désigner le fait de bien arranger,

de mettre bon ordre à quelque chose, par opposition à ifsād. Ainsi, dans la phrase suivante,

363
Wāsiṭa, p. 89.
364
Ibid., p. 144.
365
Nous avons traduit l’expression tadrīk al-ǧayš par « rassembler l’armée » pour deux raisons. Premièrement, le
terme tadrīk est employé quelques pages plus haut en association avec ǧumlat aǧnādika, signifiant « réunir des
soldats en grand nombre » (Wāsiṭa, p. 127). Deuxièmement, dans le paragraphe dont il est question ici, l’auteur
s’emploie à convaincre son fils de la nécessité de « rassembler les différents éléments de l’armée » (ḍamm al-ǧayš
baʽḍihi ilā baʽḍ, Wāsiṭa, p. 144).
366
Ibid., p. 144.
122
tudabbiru et tuṣliḥu peuvent tous deux être traduits par « tu arranges » : tudabbiru bi-l-ʽafw mā

lā tudabbiru bi-l-siyāsa wa-tuṣliḥu bihi mā lā tuṣliḥu bi-l-ri’āsa367 (« tu arranges par le pardon ce

que tu ne peux arranger ni par la siyāsa ni par la ri’āsa»). Avant d’évoquer plus longuement le

terme ri’āsa que l’on retrouve dans cette dernière phrase, notons une dernière occurrence du

terme tadbīr, cette fois en tant qu’élaboration d’une ruse comme l’indique cette phrase au

sujet d’une ruse mise au point par Abū Ḥammū contre le roi mérinide : wa-tilka makīda

adartuhā wa-ẖadīʽa ḥasana dabbartuhā368 (« voilà une ruse que j’avais moi-même ourdie, une

belle tromperie que j’avais moi-même tramée »).

Enfin, le terme tadbīr est parfois construit en annexion avec le terme ri’āsa. On trouve

ainsi au tout début de l’ouvrage : wa-lā asmā min himam naẓarat bi-ḥusn al-siyāsa fī tadbīr al-

ri’āsa369 et dans la troisième partie du chapitre sur la siyāsa relative au gouvernement des

sujets : tudāfiʽu ʽanhum immā bi-wuǧūh al-siyāsa wa-tadbīr al-ri’āsa wa-immā bi-wāfir aǧnādika370.

Afin de pouvoir traduire ces phrases, il importe de s’interroger sur la signification portée par

le terme ri’āsa dans l’ouvrage.

4.1.2. La ri’āsa
La première citation que nous avons rapportée pour attester de l’annexion entre

tadbīr et ri’āsa (wa-lā asmā min himam naẓarat bi-ḥusn al-siyāsa fī tadbīr al-ri’āsa) se poursuit par

une définition du terme ri’āsa. Cette définition diffère entre le manuscrit ayant servi de base

à notre édition et les autres manuscrits. Ainsi on trouve dans notre manuscrit de base : al-

ri’āsa llatī hiya [li-]asbāb al-mulk ǧāmiʽa371 ( « la ri’āsa qui réunit les voies menant au pouvoir »)

et dans les autres manuscrits ainsi que dans l’édition de Tunis : al-ri’āsa llatī hiya li-aštāt al-

367
Wāsiṭa, p. 163.
368
Ibid., p. 134.
369
Ibid., p. 1.
370
Ibid., p. 96.
371
Ibid., p. 1.
123
mulk ǧāmiʽa wa-li-asbāb al-hulk māniʽa wa-aẓharat min maʽādinihā durar al-ḥikam wa-ġurar al-

kilam lāmiḥa lāmiʽa (« la ri’āsa qui réunit les composantes dispersées de la royauté et éloigne

des voies menant à la ruine ; de ses sources sont apparues des perles brillantes de savoir et

des lueurs étincelantes de sagesse »). Dans les deux cas, la ri’āsa est liée au pouvoir royal

(mulk) et a une dimension fédératrice : d’un côté elle englobe les différents moyens d’accéder

à ce pouvoir, de l’autre elle en regroupe les éléments dispersés. À partir de ces deux

définitions, nous pouvons établir que la ri’āsa désigne tous les moyens qui permettent

d’accéder au pouvoir et de le conserver. Quant à la siyāsa, il semble qu’elle constitue l’un des

moyens de conserver le pouvoir ou, plus exactement, d’en garantir la pérennité comme le

révèle l’extrait suivant : wa-ʽlam yā bunayy anna l-siyāsa bihā qiwām al-mulk wa-hiya sabab li-l-

naǧāt min mawāqiʽ al-hulk372 (« Sache, mon fils, que la royauté est le fondement de la siyāsa qui

constitue un moyen d’échapper à la ruine). Nous avons retenu ici la version donnée par le

manuscrit de Rabat et l’édition de Tunis, notre manuscrit de base donnant wa-hiya l-sabab li-

l-naǧāt et celui d’Alger wa-hiya sabab al-naǧāt. Ces deux versions, bien qu’elles aient une

construction différente, ont la même signification : « c’est le moyen d’échapper au péril ». La

définition du terme sabab, par un article dans le premier cas et par une construction en

annexion dans le second cas, laisse entendre qu’elle constitue le « seul » moyen de préserver

le pouvoir du souverain. Or, l’auteur en indique d’autres dans l’ouvrage, notamment la

justice. La siyāsa peut donc être considérée comme une partie d’un tout formé par la ri’āsa.

En outre, et par extension, la ri’āsa désigne le pouvoir lui-même. C’est par exemple le

cas dans la phrase suivante, définissant le terme maṭrān : wa-maʽnā hāḏā l-laqab ṣāḥib al-balad

illā annahā ri’āsa dīniyya373 (« ce titre désigne le chef du pays sauf qu’il s’agit d’une autorité

religieuse »). Il désigne aussi à deux reprises le caractère royal et la dignité liée à la fonction

372
Wāsiṭa, p. 164.
373
Ibid., p. 45.
124
de gouvernant. Premièrement, dans le récit mettant en scène le roi Sābūr, que nous

analyserons en détail lorsque nous étudierons la figure du vizir, un des sages présents à la

cour byzantine parvient à reconnaître le roi Sābūr qui assistait de manière anonyme à une

réception donnée par l’empereur byzantin, en reconnaissant en lui les « signes de la royauté »

(ra’ā ʽalayhi maẖāyil al-ri’āsa374). Deuxièmement, quand il est question de Niẓām al-Mulk, la

ri’āsa est associée au terme su’dad : wa-kamulat li-Niẓām al-Mulk bi-ḏālika ri’āsa wa-su’dad375

(« l’autorité et le chefferie furent ainsi parachevées chez Niẓām al-Mulk »). C’est pourquoi

nous avons rendu le terme ri’āsa, dans le passage cité plus haut, par « autorité » en français.

Quant à l’expression tadbīr al-ri’āsa, elle peut être traduite comme « la conduite avisée du

pouvoir », en considérant tadbīr dans ce contexte comme l’équivalent de iṣlāḥ et ri’āsa comme

l’équivalent de mulk. Enfin, notons que les termes tadbīr et ri’āsa sont parfois employés comme

des synonymes comme c’est le cas par exemple dans la phrase suivante : wa-ḏālika min luṭf

siyāsatihi wa-ḥusn tadbīrihi wa-ri’āsatihi376.

4.2. Les bonnes manières de rois


Le relevé des acceptions du terme siyāsa dans l’ouvrage montre que l’une d’entre elles

concerne particulièrement les usages royaux. Dans le récit mettant en scène le souverain

sassanide Kisrā Anūširwān et sa conquête avortée d’un royaume indien377, un espion est

envoyé par le roi sassanide dans le territoire convoité afin d’en évaluer les points faibles et

d’en faciliter la conquête. Les qualités de cet homme sont décrites ainsi : nadaba Kisrā lahu

raǧul min ṯiqāt aṣḥābihi qad iqtabasa adab min ādāb al-mulūk wa-tafaqqaha min siyāsatihim wa-kāna

ḏā dahā’ wa-fikr wa-ḥizāma wa-makr378, « Kisrā dépêcha auprès [du souverain indien] un de ses

374
Wāsiṭa, p. 44.
375
Ibid., p. 192.
376
Ibid., p. 34.
377
Voir le récit et l’analyse de cette histoire dans le chapitre 5 de ce travail, p. 182-197.
378
Wāsiṭa, p. 98.
125
hommes de confiance qui avait acquis une certaine part de la connaissance des règles de

conduite des rois et avait appris beaucoup de leur siyāsa. C’était un homme astucieux, doué

de sagacité et de jugement, qui maîtrisait ruses et subterfuges. » L’analyse de la construction

des deux subordonnées relatives va nous permettre de dégager la signification portée par le

terme siyāsa dans ce contexte.

Afin de faciliter notre analyse, commençons par extraire chacune de ces deux

subordonnées et par en schématiser la construction et identifier la figure de style qu’elle

contient :

S1 - qad iqtabasa adab min ādāb al-mulūk wa-tafaqqaha min siyāsatihim

A B A B

1 2

S2 - wa-kāna ḏā dahā’ wa-fikr wa-ḥizāma wa-makr

A B B A

1 2

Chacune de ces deux subordonnées relatives (S1 et S2) contient deux parties (1 et 2),

chacune de ces parties étant composée de deux éléments (A et B). Dans la première

subordonnée (S1), chacune des deux parties contient une phrase verbale (1 et 2) composée

d’un verbe au māḍī dont le sujet est sous-entendu (huwa) (A) et d’un complément (B). Dans la

seconde subordonnée (S2), chacune des deux parties (1 et 2) est composée de deux noms (A

et B) reliés par la conjonction de coordination wa (wāw al-ʽaṭf). On remarque que chacune de

ces deux phrases contient une figure de style différente. La première est une construction en

parallélisme (AB/AB) et la seconde est une construction en chiasme (AB/BA).

126
Dans la construction en chiasme, A et B désignent des termes relevant du même

champ lexical : dahā’ et makr (A) relèvent du champ lexical de la ruse et de la cautèle et fikr et

ḥizāma (B) renvoient à l’idée de réflexion et de jugement. Dans la construction en

parallélisme, iqtabasa et tafaqqaha (A) renvoyent tous deux au fait de s’instruire et d’assimiler

un enseignement. On peut donc en déduire que les termes désignés par B sont aussi employés

comme des équivalents. Le terme siyāsa serait donc un équivalent du terme ādāb qui, annexé

au substantif mulūk, désigne les règles de conduite des rois. Nous pourrions ainsi traduire

siyāsatihim par « leurs manières », ou « leurs usages ». De la même manière, l’expression

siyāsat al-mulūk, qui constitue la deuxième partie du titre de l’ouvrage, peut être interprétée

dans le sens de ādāb al-mulūk et être traduite par « les règles de bonne conduite des rois ». Le

terme siyāsa englobe donc un ensemble d’actions et de manières d’agir propres au souverain

qui lui permettront, comme nous l’avons vu plus haut, d’ « échapper au péril », autrement

dit, d’assurer la pérennité de son règne. Notons, en outre, que la réflexion prudente et la ruse

évoquées dans ce passage constituent deux éléments constitutifs de la siyāsa. C’est ce

qu’indique, d’une part, l’association fréquente de siyāsa et tadbīr, comme nous l’avons vu plus

haut et, d’autre part, de siyāsa et muḥāwala, comme nous le verrons plus loin.

4.3. Le gouvernement de ce bas-monde


4.3.1. Siyāsa, dunyā et āẖira
Le terme siyāsa apparaît dans l’ouvrage comme spécifiquement lié aux affaires d’ici-

bas, par opposition aux affaires religieuses. En préambule à la dernière partie de l’ouvrage,

intitulée « Takmilat al-kitāb », Abū Ḥammū résume ainsi le contenu de son ouvrage :

Wa-qad waḍaʽnā hāḏā l-kitāb wa-ḥarrarnā kalāmahu min lubāb al-lubāb wa-šaraḥnā

fīhi waṣāyā uḫrawiyya wa-siyāsa dunyawiyya wa-ǧamaʽnā laka mā yuṣliḥu bayna umūr al-

dunyā wa-l-āḫira wa-l-saʽāda l-bāṭina wa-l-ẓāhira fa-ǧʽalhu minhāǧaka llaḏī taqtadī bi-

maḏhabihi wa-sirāǧaka llaḏī tastaḍī’u bihi wa-baʽd ḥifẓika li-kitābinā hāḏā wa-ttibāʽika li-l-

127
umūr al-šarʽiyya wa-l-siyāsa l-dunyawiyya fa-takūnu ʽumdatuka kulluhā l-tawakkul fī ǧamīʽ

umūrika ʽalā Llāh taʽālā wa-l-tafwīḍ lahu379.

Nous avons composé ce livre et rédigé son contenu de la meilleure des

manières. Nous y avons exposé des recommandations relatives à la vie future et des

conseils pratiques concernant la vie ici-bas. Nous avons réuni à ton attention ce qui

permet de concilier les affaires mondaines et spirituelles et d’obtenir la félicité

éternelle et le bonheur terrestre. Fais de ce livre une voie qui guidera tes pas et une

lanterne qui éclairera ton chemin. Une fois que tu l’auras retenu par cœur et que tu

te seras conformé aux prescriptions religieuses et [aux règles concernant] la conduite

des affaires de ce bas-monde, tu devras, dans toutes tes affaires, prendre appui sur

Dieu Très-Haut et t’en remettre à Lui.

Le terme siyāsa apparaît à deux reprises dans ce passage, chaque fois accompagné de

l’adjectif dunyawiyya, relatif au monde d’ici-bas (al-dunyā). On trouve une expression

similaire, siyāsat al-dunyā, dans al-Aḥkām al-sulṭāniyya, d’al-Māwardī (m. 450/1058)380. Dans

l’article qu’il consacre à la notion de siyāsa dans la philosophie politique en Islam, Fauzi Mitri

Najjar fait remarquer que cette expression fait référence, chez cet auteur, à la « gestion des

affaires au quotidien, telles que le maintien de l’ordre et la justice, la défense de la

communauté islamique contre les agressions extérieures et l’assurance de la prospérité aux

croyants » (Al-Mawardi uses the term siyasa or siyasat al-dunya to refer to the daily management

of affairs, such as maintaining order and justice, defending the Islamic community against foreign

agression, and assuring prosperity for the believers381), et considère que la siyāsa relève dans ce

contexte « uniquement des problèmes pratiques de la vie quotidienne » (only with the practical

379
Wāsiṭa, p. 189.
380
Abū l-Ḥasan al-Māwardī, al-Aḥkām al-sulṭāniyya, op. cit., p. 3.
381
Fauzi Mitri Najjar, « Siyasa in Islamic Political Philosophy », dans Islamic Theology and Philosophy. Studies in
Honor of George F. Hourani, éd. Michael E. Marmura, State University of New York Press, 1984, p. 97.
128
matters of daily life382). Cette interprétation de l’expression siyāsat al-dunyā chez al-Māwardī

peut également s’appliquer à ce qu’Abū Ḥammū appelle al-siyāsa l-dunyawiyya.

Dans le premier cas, le groupe nominal siyāsa dunyawiyya est construit en parallélisme

avec un autre groupe nominal, waṣāyā uḫrawiyya. Alors que les deux adjectifs, dunyawiyya et

uḫrawiyya, s’opposent, il semble que les deux noms, siyāsa et waṣāyā, soient employés comme

des synonymes référant à des « recommandations » ou des « conseils ». La même paire est

employée dans un autre parallélisme au début de l’ouvrage, avant l’annonce du plan :

Fa-ra’aynā anna awlā mā nutḥifu bihi waliyy ʽahdinā […] waṣāyā ḥikmiyya wa-siyāsa

ʽamaliyya [ʽilmiyya383] mimmā taẖtaṣṣu bihi l-mulūk [wa-tantaẓamu bihi umūruhum intiẓām

al-sulūk]384.

Nous avons considéré que le meilleur présent que nous puissions offrir au

prince héritier […] consistait en des recommandations de sagesse et des conseils de

bonne conduite pratiques [et théoriques] propres aux rois [et qui permettent

d’organiser leurs affaires comme on range les perles sur un collier].

Ce passage laisse apparaître une nuance entre les termes siyāsa et waṣāyā. Si les deux

termes désignent bien les recommandations que le souverain entend apporter au prince

héritier, le terme siyāsa relève des conseils « pratiques », alors que celui de waṣāyā désigne

des recommandations plus théoriques. C’est pourquoi nous avons traduit dans le passage

précédent l’expression siyāsa dunyawiyya par « conseils pratiques concernant la vie ici-bas »,

en opposition aux recommandations plus « théoriques » relevant de la vie future.

Dans le second cas, le même groupe nominal al-siyāsa l-dunyawiyya est cette fois

opposé à al-umūr al-šarʽiyya, les affaires légales relatives à la loi religieuse. Dans ce cas, la siyāsa

382
Fauzi Mitri Najjar, « Siyasa in Islamic Political Philosophy », op. cit., p. 97.
383
Les deux parties entre crochets ne figurent pas dans notre manuscrit de base mais dans l’édition de Tunis et
le manuscrit de Rabat.
384
Wāsiṭa, p. 3.
129
renvoie à ce que Bernard Lewis appelle « le pouvoir discrétionnaire exercé par le souverain »

(the discretionary power exercised by the sovereign385 », c’est-à-dire à un type de gouvernement

pouvant passer outre les prescriptions religieuses, à l’opposé de la siyāsa šarʽiyya prônée par

les juristes tel Ibn Taymiyya (m. 728/1328) et qui relève d’un « système de gouvernement et

d’administration en accord avec la Loi divine » (a system of government and administration in

accordance with divine Law386).

4.3.2. Typologie des souverains selon leur degré de siyāsa


Abū Ḥammū établit une distinction entre raison et religion. De la raison dépend la

bonne conduite des affaires mondaines et de la religion dépend le salut du prince dans l’au-

delà, comme en témoigne la phrase suivante : « Une raison corrompue entraînera la

corruption des affaires de ce bas-monde et du gouvernement de ton royaume et une religion

corrompue entraînera la corruption de l’au-delà » (bi-fasād ʽaqlika tafsudu ʽalayka umūr

dunyāka wa-siyāsat mulkika wa-bi-fasād dīnika tafsidu ʽalayka āẖiratuka387). Cependant la religion

n’en est pas pour autant exclue des affaires politiques, bien au contraire. Nous avons vu, dans

le chapitre précédent, que le souverain idéal pour Abū Ḥammū est celui qui parvient, comme

le souverain dans le récit de l’homme au nuage, à concilier dans une juste mesure la gestion

des affaires du royaume et la pratique religieuse. Considéré comme doté d’une « raison pleine

et entière » (ʽaql tāmm388) et d’une « siyāsa parfaite » (siyāsa kāmila), il occupe la première place

dans le classement des rois selon leur degré de raison. Cependant, la description des

deuxième et troisième types de rois de ce classement indique que si la royauté peut perdurer

avec un souverain qui ne s’occupe que des affaires de ce bas-monde et néglige les affaires

385
Bernard Lewis, « Siyāsa », op. cit., p. 7.
386
Fauzi Mitri Najjar, « Siyasa in Islamic Political Philosophy », op. cit., p. 99.
387
Wāsiṭa, p. 28.
388
Ibid., p. 30.
130
religieuses, elle ne survivra pas à un souverain occupé seulement de dévotion et qui néglige

la gestion des affaires du royaume. Le deuxième type de roi est décrit ainsi :

C’est un roi dont la raison lui permet d’agir au profit de la vie future

(āẖiratahu), mais au détriment de la vie terrestre (dūna dunyāhu). Ce souverain a une

raison défectueuse et est dénué de siyāsa. Son signe caractéristique, mon fils, est que,

tout occupé à la dévotion (al-ʻibāda), il considère ce qui a trait aux affaires de son

royaume (umūr ḫilāfatihi) comme superflu. Il ne prend plaisir ni à se vêtir ni à se

nourrir et ne prête aucune attention aux affaires de ses sujets. Occupé à fréquenter

les hommes vertueux, il néglige l’armée et les finances qui seules garantissent le bon

ordre de ce bas-monde et le salut dans l’au-delà. C’est ainsi que les gouverneurs

commencent à s’accaparer son argent sans qu’il ne s’en rende compte et que son

armée se disloque par sa faute, car il n’y porte aucune attention. Par conséquent, si un

ennemi l’attaque à l’improviste, il aura tellement négligé les finances et l’armée qu’il

n’aura aucun moyen de protéger ses sujets. Son manque d’intérêt pour les affaires de

ses sujets et de ses agents mènera son pouvoir à la ruine et accélèrera sa perte. Le

crime qu’il commet contre sa propre personne est plus important que ce qu’il espère

de sa dévotion. ʻUmar – que Dieu soit satisfait de lui – a dit [à ce sujet] : « L’homme

véritable n'est pas celui de l’au-delà, il est à la fois homme de Dieu et homme du

monde. »389

Dans ce paragraphe la siyāsa est associée à deux termes, al-dunyā et al-ḫilāfa. Le

premier terme, al-dunyā, désigne, nous l’avons vu, le monde d’ici-bas, en opposition à al-āḫira

qui renvoie à la vie future. Le second terme, ḫilāfa, est opposé, dans l’expression umūr

ḫilāfatihi, à ʻibāda qui désigne la dévotion et dont il a déjà été question dans le chapitre sur la

raison. Un rapide exposé des différents emplois du terme ḫilāfa dans l’ouvrage est nécessaire

pour justifier notre traduction de la relative mā yataʻallaqu min umūr ḫilāfatihi par « ce qui a

389
Wāsiṭa, p. 33.
131
trait aux affaires de son royaume ». Le terme ḫilāfa est employé à 27 reprises dans l’ouvrage.

Il désigne parfois le califat lorsqu’il évoque les califes omeyyades ʽUmar b. ʽAbd al-ʽAzīz390 et

al-Walīd391, les califes abbassides al-Amīn392 et al-Ma’mūn393 et le califat almohade394. Il est

également employé pour désigner le pouvoir du roi395 et celui de Pharaon396 et, associé aux

termes ou aux dérivés de ubbaha et bahā’ (éclat, splendeur), il désigne plus généralement la

royauté397 ou le pouvoir du souverain398. Cela confirme les propos de ʽIzz al-Dīn al-ʻAllām qui

constate que ce terme, dans les miroirs des princes, s’est vidé de son sens dénotatif pour

devenir un simple synonyme de royauté (mulk) ou de pouvoir (sulṭān), puisque le pouvoir du

roi ou du sultan y est considéré comme la continuité du pouvoir califal399. Mais l’emploi de ce

terme dans l’ouvrage atteste d’une variété d’acceptions encore plus large. Lorsqu’il est accolé

à l’article possessif de troisième personne, le terme ḫilāfa peut parfois désigner le règne d’un

souverain ou la période passée pendant laquelle il exerçait le pouvoir, voire l’exercice du

390
Lammā walīta l-ḫilāfa raǧawtu an astarīḥa (« Lorsque vous avez accédé au califat, j’espérai pouvoir me reposer »),
Wāsiṭa, p. 31.
391
Lammā kaṯura taẖalluʽuhu wa-nhimākuhu wa-ṭṭiraḥuhu li-siyāsat al-ẖilāfa wa-ntihākuhu aǧmaʽū ʽalā qatlihi
(« Lorsqu’il s’abandonna davantage à la débauche et se livra tout entier à ses plaisirs, qu’il négligea la conduite
du califat et qu’il contrevint aux lois, ils convinrent de le tuer », ibid., p. 37.
392
Lam yatawalla l-ẖilāfa hāšimī ibn hāšimiyya baʽda l-Ḥasan b. ʽAlī b. Abī Ṭālib ġayr al-Amīn (« al-Amīn fut le seul
hashémite né d’une mère hashémite à accéder au califat après al-Ḥasan b. ʽAlī b. Abī Ṭālib »), ibid., p. 38.
393
Balaġahu min al-ẖilāfa mā amalahu (« Il accéda au califat selon ses vœux »), ibid., p. 79.
394
Wa-kayfiyyat ḏālika anna Abā l-Ḥasan lammā aẖaḏa Tilimsān […] tāqat nafsuhu ilā aẖḏ al-bilād al-šarqiyya wa-l-istīlā’
ʽalā l-bilād al-ifrīqiyya wa-an yaqṭaʽa ḏikr ẖilāfat al-tawḥīd (« Il en fut ainsi : lorsqu’Abū l-Ḥasan s’empara de Tlemcen
[…], il désira en conquérir les terres orientales et mettre la main sur les terres d’Ifrīqiyā et effacer ainsi la
mémoire du califat de l’unicité [almohade] »), ibid., p. 128.
395
Inna l-malik ẖalīfat Allāh fī arḍihi […] qalladahu bi-qalā’id al-ẖilāfa (« Le roi est le vicaire de Dieu sur terre […] qui
l’a investi du califat »), ibid., p. 4.
396
Hāḏihi ẖilāfa firʽawniyya (« C’est un pouvoir semblable à celui de Pharaon »), ibid., p. 140.
397
Al-ǧayš ubbahat al-ẖilāfa (« l’armée est l’éclat de la royauté »), ibid., p. 17 ; tabāhat bi-him al-ẖilāfa (« grâce à eux,
la royauté rivalise de beauté »), ibid., p. 66.
398
Al-ʽafw ʽinda l-qudra fī l-ẖilāfa aṣl (« pardonner lorsqu’on est en mesure de punir est un des fondements du
pouvoir »), ibid., p. 162.
399
ʻIzz al-Dīn al-ʻAllām, al-Ādāb al-sulṭāniyya, op. cit., p. 138.
132
pouvoir et, de là, le gouvernement400. Enfin, il désigne le royaume lui-même et l’ensemble de

ses habitants et, par extension, tout ce qui a trait aux affaires de ce royaume comme

l’indiquent ces propos d’Abū Ḥammū au sujet de l’attitude du vizir : iḏā takallama fī l-masā’il

al-marra baʽd al-marra fīmā lā yanfaʽu l-ẖilāfa wa-lā yaʽūdu ʽalayhā bi-masarra […] fa-taʽlamu

annahu arāda manfaʽat nafsihi401 (« s’il parle continuellement de sujets qui ne relèvent pas de

ce qui peut être profitable au royaume ou de ce qui peut réjouir [ses habitants] […] sache qu’il

ne recherche que son propre profit »). C’est pourquoi il nous a semblé approprié de traduire

l’expression mā yataʻallaqu min umūr ḫilāfatihi par « ce qui a trait aux affaires de son

royaume ».

Comment interpréter et traduire, dans ce passage, le terme siyāsa ? Abū Ḥammū y

dresse le portrait du souverain dénué de siyāsa, ce qui nous permet d’identifier, en négatif,

les éléments constitutifs de la siyāsa. Ce souverain, nous venons de le voir, considère « ce qui

a trait aux affaires de son royaume » comme quelque chose de « superflu ». Sa principale

caractéristique est la négligence dont il fait preuve à l’égard de ses sujets, de l’armée, des

finances du royaume, des gouverneurs et des auxiliaires du pouvoir d’une manière générale

(atbāʻihi), comme l’indique la profusion de termes relevant de ce champ lexical : lā yahtabilu

bi-umūr raʻiyyatihi wa-lā yahtammu, yufarriṭu fī l-ğayš wa-l-māl, ṣārat al-wulāt ta’ḫuḏu mālahu wa-

lā šuʻūr lahu bihim, ḍāʻa ğayšuhu bi-sababihi li-ʻadam naẓarihi fīhim, ʻadam naẓarihi fī mālihi wa-

ğundihi, ʻadam iktirāṯihi bi-umūr raʻiyyatihi wa-atbāʻihi. En outre, le souverain dénué de siyāsa

est décrit ainsi : wa-lā yataraffahu fī malbas wa-lā maṭʻam. Le verbe yataraffahu évoque la

jouissance procurée par un bien-être, ce qui fait écho aux plaisirs terrestres, par opposition

400
Kāna ʽalā hāḏihi l-ḥāla fī ẖilāfatihi min al-taqaššuf wa-ḍīq al-maʽīša (« pendant la période où il a exercé le pouvoir,
il vivait dans l’austérité et la gêne »), Wāsiṭa, p. 31 ; rağawta li-sulṭānika l-dawām wa-li-ẖilāfatika saʻādat al-ayyām
(« tu peux espérer un pouvoir pérenne et un règne de jours heureux »), ibid., p. 29 ; ittabaʽa fī ẖilāfatihi hawāhu
(« il gouvernait en suivant ses passions »), ibid., p. 34 ; ẖilāfatuhu bi-l-ḥamāqa mawsūma (« son règne est caractérisé
par la sottise »), ibid., p. 164.
401
Ibid., p. 165.
133
à l’austérité supposée du souverain voué à la dévotion. Notons par ailleurs que la nourriture

et les vêtements évoqués dans cette phrase constituent un élément indispensable au pouvoir

royal dans le sens où ils contribuent à la mise en scène de ce pouvoir et participent à son

rayonnement. Dans le récit de l’homme au nuage, il est en effet question des vêtements

précieux du vizir et terrifiants du garde qui participent de l’établissement de la « crainte

révérentielle » (hayba) que doit procurer le souverain. Il en est de même pour la nourriture

et le cérémonial du repas auquel elle est associée, comme l’analyse Sihem Debbabi-Missaoui

dans son ouvrage portant sur le manger et le boire en Islam : « La table est un symbole

attestant de la crainte révérentielle et une invitation à la reconnaître » (takūnu l-mā’ida ramz

li-iṯbāt al-hayba wa-l-da‘wa ilā l-i‘tirāf bihā402). Le chapitre du Kitāb al-Tāǧ intitulé Bāb fī

muṭāʽamat al-mulūk montre bien, à titre d’exemple, comment la nourriture et les manières de

table contribuent à l’exaltation du pouvoir royal en donnant à voir, d’une part, l’obéissance

et la soumission des sujets et, d’autre part, l’ordre hiérarchique au sommet duquel trône le

détenteur du pouvoir403.

La siyāsa renvoie donc dans le passage cité ci-dessus à la fois à l’application ou au soin

avec lequel un souverain veille aux affaires de son royaume – par opposition à la négligence

du souverain dépourvu de siyāsa –, à son intérêt pour les affaires de ce bas-monde et à sa

capacité à user des symboles du pouvoir pour mieux asseoir son autorité. Ce terme pourrait

être rendu en français par « l’aptitude à la bonne conduite des affaires », voire par « l’habileté

politique ». Ainsi, une traduction possible de la phrase décrivant le deuxième type de

souverain au début du paragraphe, fa-hāḏā lahu ʽaql nāqiṣ wa-laysa lahu siyāsa, serait : « ce

souverain est dénué de raison et de toute aptitude à bien conduire les affaires du royaume »

ou, de manière plus générale, « de sens politique ». À l’inverse, la siyāsa kāmila dont est pourvu

402
Sihem Debbabi-Missaoui, al-Ṭa‘ām wa-l-šarāb fī l-turāṯ al-ʽarabī, Tunis, Ǧāmiʽat Mannūba, 2008, p. 754.
403
Pseudo-Ǧāḥiẓ, Kitāb al-Tāǧ fī aẖlāq al-mulūk, op. cit., p. 9-18, trad. franç. p. 39-48.
134
le premier type de souverain peut être rendue par « une parfaite aptitude à bien gouverner »

ou « un sens politique aigu ».

Quant au troisième type de roi, il est décrit ainsi :

C’est un roi qui veille, grâce à sa raison, au bon ordre des affaires de

ce bas monde sans se soucier de l’au-delà. Ce [roi]-ci, mon fils, est apte à conduire les

affaires du royaume (lahu siyāsa), mais ne dispose pas d’une raison parfaite. Son

aptitude à bien gouverner (ḥusn siyāsatihi) lui permet d’administrer correctement les

affaires de ses sujets et lui garantit un règne stable et bien ordonné404. Si sa conduite

est contraire à ses intentions, seul son Seigneur peut en juger, [car Lui seul connaît]

ce qu’il divulgue et ce qu’il dissimule. Il gouverne les gens selon leurs règles

coutumières et leurs habitudes familières si bien que toute nouvelle mesure prise les

concernant passe inaperçue et est considérée comme habituelle. [Il parvient à] cela

grâce à la finesse de son sens politique (luṭf siyāsatihi), à sa bonne conduite des affaires

du royaume et au bon exercice de son pouvoir (ḥusn tadbīrihi wa-ri’āsatihi). Il traite ses

sujets de manière à se concilier leurs cœurs, à les amadouer et à s’assurer de leur

affection. Il assure bon ordre dans leurs affaires et veille sur les plus nobles d’entre

eux comme sur le commun. S’il néglige les affaires religieuses mais gère

convenablement les affaires d’ici-bas, grâce à son aptitude à user de divers

stratagèmes, son pouvoir est appelé à perdurer et son royaume à se maintenir. La

preuve en est le bon ordre dans lequel les Perses et d’autres qu’eux ont tenu leur

royaume grâce à leur aptitude à bien gouverner (li-siyāsatihim) et malgré leur impiété.

Il y a bien d’autres exemples à toutes les époques, tel Abū Ǧaʽfar al-Manṣūr qui menait

en bon ordre les affaires de ce bas-monde mais gouvernait en suivant ses passions

sans grande considération pour la vie future405.

404
L’auteur file la métaphore du collier de perles bien agencé (intiẓām silkihi), que l’on retrouve également dans
le titre, pour signifier que l’aptitude à bien gouverner permet de maintenir chaque chose à sa place dans le
royaume, ce qui garantit l’ordre et la pérennité du pouvoir du souverain.
405
Wāsiṭa, p. 34.
135
Avant d’analyser les différentes acceptions du terme siyāsa dans ce passage,

intéressons-nous aux exemples illustrant ce type de souverain. Abū Ḥammū cite

indifféremment les souverains perses et le calife abbasside Abū Ǧaʽfar al-Manṣūr406. Mais si,

pour les souverains anté-islamiques, c’est « l’impiété » qui est mise en avant, c’est en

revanche le manque de justice qui va être soulignée dans le cas du souverain musulman,

comme le montre le récit venant illustrer ces propos :

On raconte que Mālik b. Anās407 rapporta [le récit suivant408] :

Des courtisans cultivant la flatterie et la calomnie avaient rapporté au calife

Abū Ǧaʽfar al-Manṣūr des propos [mensongers] qui me furent attribués, excitant ainsi

son inimitié à mon égard. Alors que je venais de prendre congé du calife et que nous

arrivions à Minā, l’envoyé du calife vint me trouver. Lorsque ce dernier m’informa de

l’affaire, je fus convaincu qu’on allait me mettre à mort. Je m’acquittai alors de mes

engagements, me lavai, fis mes ablutions, m’enveloppai d’un linceul et embaumai

mon corps, puis je me dirigeai vers la tente du calife. Lorsque j’y entrai, [je le trouvai]

assis sur un tapis orné de perles, d’hyacinthes et d’émeraudes. On m’avait raconté que

ce tapis, dont on ignorait le prix et la valeur, avait appartenu [au calife] Hišām b. ʽAbd

al-Malik409 qui l’avait reçu en cadeau du maître de Constantinople [l’empereur

406
Abū Ǧaʻfar al-Manṣūr (136-158/754-775), deuxième calife abbasside. Il consolida son pouvoir en se ménageant
l’appui de nombreux soutiens, notamment au Ḫurāsān, et en nommant les membres de sa famille à des postes
clés. Politicien avisé, il créa un État centralisé basé sur une armée soldée et sûre et un système efficace de
perception des impôts. Il fonda en 762 la nouvelle capitale abbasside, Bagdad, qui devint vite une métropole
prospère. Voir Hugh Kennedy, « al-Manṣūr », EI².
407
Mālik b. Anās (m. 179/796), également connu sous le nom d’ « imam de Médine », fondateur de l’école
juridique malikite répandue au Maghreb. Il écrivit son Kitāb al-Muwaṭṭa’, « premier ouvrage juridique de l’Islam
qui nous soit parvenu », à la demande du calife al-Manṣūr (m. 159/775) qui lui demanda de mettre en place un
système juridique afin d’uniformiser les différentes méthodes en vigueur. Voir Joseph Schacht, « Mālik b. Anās »
et Nicole Cottart, « Mālikiyya », EI2.
408
Ce récit se trouve dans le Kitāb al-Imāma wa-l-siyāsa d’Ibn Qutayba, Le Caire, Maṭbaʽat al-futūḥ al-adabiyya,
1926, p. 142-144.
409
Hišām b. ʻAbd al-Malik (105-125/724-743), dixième calife omeyyade dont le règne « marque la dernière
période de prospérité et de splendeur du califat omeyyade ». Voir Francesco Gabrieli, « Hishām », EI² et Khalid
136
byzantin]. Face à lui brûlaient des bougies et il était en train d’examiner un feuillet

qu’il tenait entre ses mains. Ibn Abī Ḏi’b410 et Ibn Samʽān411 se tenaient debout devant

lui. Lorsque j’arrivai face à lui, je le saluai. Il leva la tête, me regarda et sourit, semblant

presque fâché. Puis il jeta le feuillet et indiqua un endroit situé à sa droite pour que je

m’y assoie. Lorsque j’eus pris place et que ma crainte se fut apaisée, je levai la tête et

regardai devant moi. C’est alors que je vis un homme debout à ses côtés, portant une

cotte de maille et tenant son sabre dégainé. Tous l’écoutaient et le regardaient

attentivement de peur qu’il ne donnât un ordre à l’un d’entre eux et le trouvât

inattentif. Puis il se tourna vers nous et dit : « Le prince des croyants a été informé de

certains de vos propos, vous autres jurisconsultes, qui lui furent pénibles et difficiles

à supporter. Or, vous devez être les personnes les plus à même de tenir leur langue et

les plus aptes à obéir et à apporter vos conseils en public comme dans l’intimité. » Je

répondis, rapporta Mālik :

- Ô Prince des croyants, Dieu Très-Haut a dit : « Ô vous les croyants ! Si un homme

pervers vient vous apporter une nouvelle, faites attention ! Car si, par inadvertance, vous

portiez préjudice à un peuple, vous auriez ensuite à vous repentir de ce que vous auriez fait »412.

Yahya Blankinship, The End of the Jihād State, The Reign of Hishām Ibn ʽAbd al-Malik and the Collapse of the Umayyads,
Albany, State University of New York Press, 1994.
410
Muḥammad b. ʽAbd al-Raḥmān b. Abī Ḏi’b (m. 158/775 selon al-Ziriklī, m. 159/775 selon al-Ṣafadī),
« successeur » (tābiʽ) et transmetteur de traditions prophétiques originaire de Médine. Al-Ziriklī rapporte qu’il
aurait interpellé le calife al-Manṣūr en ces termes : « L’injustice s’est répandue jusqu’à ta porte » (daẖala ʽalā Abī
Ǧaʽfar al-Manṣūr wa-qāla lahu al-ẓulm fāša bi-bābika). Ḫayr al-Dīn al-Ziriklī, al-Aʽlām, qāmūs tarāǧim li-ašhar al-riǧāl
wa-l-nisā’ min al-ʽArab wa-l-mustaʽribīn wa-l-mustašriqīn, Beyrouth, Dār al-ʽilm li-l-malāyīn, 2005, VI, p. 189 ; Ḫalīl
b. Aybak al-Ṣafadī, al-Wāfī bi-l-wafayāt, éd. Tazkī Muṣṭafā et Aḥmad al-Arna’ūṭ, Beyrouth, Dār iḥyā’ al-turāṯ al-
ʽarabī, 2000, III, p. 185-186.
411
Saʽīd b. Samʽān al-Anṣārī, « successeur » (tābiʽ) considéré par certains comme un transmetteur faible (ḍaʽīf) et
par d’autres comme fiable (ṯiqa). Il a étudié auprès du célèbre rapporteur de traditions prophétiques Abū
Hurayra (m. vers 58/678) (rawā ʽan Abī Hurayra) et Ibn Abī Ḏi’b figure parmi ses disciples (rawā ʽanhu). Sa date de
décès est inconnue. Ǧamāl al-Dīn al-Mizzi, Tahḏīb al-kamāl fī asmā’ al-riǧāl, éd. Baššār ʽAwwād Maʽrūf, Beyrouth,
Mu’assasat al-risāla, 1994-1996, X, p. 490-492 ; Ibn Ḥaǧar al-ʽAsqalānī, Tahḏīb al-tahḏīb, Beyrouth, Dār Ṣādir, 1968,
IV, p. 45 ; Muḥammad b. Aḥmad al-Ḏahabī, Mīzān al-iʽtidāl fī naqd al-riǧāl, éd. ʽAlī Muḥammad al-Biǧāwī, Beyrouth,
Dār al-maʽrifa, 1963, II, p. 143.
412
Coran, 49/6, trad. franç. D. Masson.
137
- Dites-moi, vous trois, quel type d’homme suis-je à vos yeux, suis-je un chef

juste ou tyrannique ? demanda Abū Ǧaʽfar.

- Ô Prince des croyants, répondis-je, je vous implore, par Dieu Tout-Puissant,

par Muḥammad – que la paix soit sur lui – et par votre proche parenté avec lui, de me

dispenser de tout propos à ce sujet.

- Par Dieu, le Prince des croyants t’en dispense, répondit-il.

Puis il s’adressa à Ibn Samʻān :

- Cher juge, je te prie au nom de Dieu, dont le nom soit béni et exalté, de me

dire quel type d’homme je suis à tes yeux.

- Par Dieu, Ô Prince des croyants, répondit Ibn Samʻān, vous êtes le meilleur

des hommes. Grâce à vous se tient le pèlerinage sacré, la guerre sainte est menée

contre l’ennemi, les chemins sont sécurisés, le faible est assuré de ne pas être dévoré

par le fort et la religion perdure. Vous êtes donc le meilleur des hommes et le plus

juste des chefs.

Puis il se tourna vers Ibn Abī Ḏi’b et lui dit :

- Je te prie au nom de Dieu de me dire quel type d’homme je suis à tes yeux.

- Par Dieu, répondit-il, vous êtes pour moi le pire des hommes car vous avez

gardé pour vous seul ce qui appartenait à Dieu et à Son prophète et vous êtes emparé

de la part des proches parents [du prophète], des pauvres et des orphelins, vous avez

fait périr le faible et fait couler le sang de manière illicite. Quelle excuse pourrez-vous

donc présenter demain quand vous paraîtrez devant Dieu Tout-Puissant ?

- Maudit sois-tu ! Es-tu insouciant ? lui lança Abū Ǧaʻfar. Regarde ce qui te fait

face.

- Oui, j’ai bien vu des épées, dit-il, ce qui signifie la mort, elle est inéluctable.

Et mieux vaut hâter ce qui est inéluctable que le différer.

Puis ils sortirent, continua Mālik, alors que je fus retenu [par le calife qui] me

dit :

138
- Je sens sur toi l’odeur des parfums avec lesquels on embaume les morts.

- C’est bien cela, répondis-je. Lorsque l’on vous tint les propos médisants qui

vous ont été rapportés à mon égard et que votre émissaire vint me trouver à la nuit

tombée, je ne doutai pas un instant que j’allais être mis à mort. Alors je me lavai,

m’embaumai et m’enveloppai d’un linceul.

- Gloire à Dieu ! s’exclama Abū Ǧaʻfar. Je n’allais pas ébrécher l’islam et je ne

cherche pas sa destruction ni sa ruine. Ne vois-tu pas que je cherche à instaurer l’islam

le plus aimant et à renforcer la foi, recherchant la protection de Dieu face à tes

paroles ? Retourne dans ta région, Abū ʻAbd Allāh, suivant la voie droite et bien guidé.

Mais si tu préfères rester parmi nous, nous te préférerons à tout autre, et aucune

créature ne sera ton égale.

- Si le Prince des croyants m’y oblige, je lui obéirai, dis-je. Mais s’il me laisse le

choix, je choisirai [de m’en aller avec l’assurance] d’être pardonné et de continuer à

vivre dans cette généreuse contrée.

- Je ne souhaite ni t’obliger ni t’imposer un choix contre ta volonté. Retourne

chez toi, tu es pardonné. Que Dieu t’ait en Sa garde.

Je m’en allai, poursuivit Mālik, et la nuit passa. Au matin, Abū Ǧaʻfar ordonna

[que l’on prépare] des bourses d’argent contenant chacune cinq mille dirhams. Puis il

appela l’un de ses gardes et lui dit : « Prends cet argent, remets une bourse à chacun

de ces hommes et fais ce que je te dis : si Mālik b. Anās l’accepte, qu’il aille son chemin,

car il n’est pas en faute. Mais si Ibn Abī Ḏi’b l’accepte, rapporte-moi sa tête, et s’il la

refuse, je lui pardonnerai. Si Ibn Samʻān la refuse, rapporte-moi sa tête, mais s’il

l’accepte, qu’il aille son chemin. » Le garde porta les bourses aux trois hommes. Ibn

Samʻān l’accepta, Ibn Abī Ḏi’b la refusa et tous deux eurent la vie sauve. Quant à moi,

par Dieu, j’en avais besoin donc je l’acceptai. Puis Abū Ǧaʻfar partit pour l’Irak413.

413
Wāsiṭa, p. 34-36.
139
Dans ce récit, le calife al-Manṣūr illustre, rappelons-le, la figure du souverain veillant

« au bon ordre des affaires de ce bas monde » mais qui gouverne « en suivant ses passions,

sans grande considération pour la vie future. » D’une part, le feuillet qu’il tient entre ses

mains témoigne de son intérêt pour les affaires du royaume et de ses qualités de bon

gestionnaire. Quant à l’homme armé debout à ses côtés, il donne à voir à la fois sa force et la

crainte que son pouvoir inspire. D’autre part, le tapis orné de perles et de pierres précieuses,

ayant appartenu auparavant un membre de la dynastie omeyyade dénoncée par la

propagande abbasside pour son manque de piété et son goût des plaisirs terrestres, témoigne

de son attrait pour les richesses matérielles et son penchant pour les « passions ».

Cependant, le calife al-Manṣūr n’apparaît pas comme totalement désintéressé des

affaires religieuses puisqu’il affirme vouloir « instaurer l’islam le plus aimant et renforcer la

foi ». En outre, s’il ne représente pas un modèle de justice, comme en témoignent les

reproches qui lui sont adressés par Ibn Abī Ḏi’b, il n’incarne pas non plus la figure d’un

souverain tyrannique puisqu’il ne met pas à mort ce juriste et assure même lui pardonner, à

condition toutefois que ce dernier n’accepte pas d’argent de sa part, ce qui témoignerait de

son manque d’intégrité et de droiture. En outre, il n’impose pas son choix à l’imam Mālik et

accepte sa décision de ne pas faire partie de sa cour, allant même jusqu’à le gratifier d’une

bourse en assurant qu’il n’a commis aucune faute. Ce souverain incarne donc ce qu’Abū

Ḥammu qualifie dans un autre passage de l’ouvrage de « justice médiocre » (ʽadl mutawassiṭ414).

414
Wāsiṭa, p. 140. Voir à ce sujet le chapitre 5 de ce travail, p. 221.
140
Deux autres figures, omeyyades cette fois, incarnent, quant à elle, le pouvoir injuste :

le calife omeyyade ʽAbd al-Malik b. Marwān415 et son gouverneur al-Ḥaǧǧāǧ416 :

Wa-ka-ʽAbd al-Malik b. Marwān wa-taǧarrumihi wa-tawliyatihi l-Ḥaǧǧāǧ b. Yūsuf

ʽalā l-ʽIrāq fa-min dahā’ihi anna l-ʽāmma tansibu l-ẓulm ilā l-Ḥaǧǧāǧ lā ilayhi wa-ammā l-

ẖāṣṣa fa-lā yaruddūna l-lawm illā ʽalayhi wa-mā safaka l-Ḥaǧǧāǧ min al-dimā’ fa-innamā

huwa fī l-ḥaqīqa ʽalā yadayhi wa-ḥiṣār Makka wa-hadm al-Kaʽba fa-innamā l-Ḥaǧǧāǧ sayyi’a

min sayyi’āt ʽAbd al-Malik fa-ha’ulā’ aṣlaḥū dunyāhum wa-ġafalū ʽan uẖrāhum fa-yanbaġī

laka yā bunayy an tataḥallā bi-ḥusn siyāsatihim wa-tataǧannaba mā aḥdaṯūhu min al-ẓulm fī

ri’āsatihim417.

Il en est de même pour ʽAbd al-Malik b. Marwān, sa culpabilité et sa

désignation d’al-Ḥaǧǧāǧ b. Yūsuf comme gouverneur d’Irak. Grâce à sa ruse, la masse

ne lui attribue pas l’injustice mais l’impute à al-Ḥaǧǧāǧ. Quant aux membres de l’élite,

ils lui en font porter toute la responsabilité. Seules ses mains sont en réalité tâchées

du sang qu’a fait couler al-Ḥaǧǧāǧ, [et il est seul responsable] du siège de la Mecque et

de la destruction de la Kaaba. Al-Ḥaǧǧāǧ est une des calamités créées par ʽAbd al-

Malik. Ceux-là ont su gérer les affaires de ce bas monde mais ont négligé la vie future.

Tu dois, mon fils, te parer de la même aptitude à bien gouverner, mais éviter de

commettre l’injustice qu’ils ont commise quand ils étaient au pouvoir.

Ce passage soulève la question de la responsabilité du souverain pour les actes commis

par ses agents, responsabilité dont le calife omeyyade se dédouane « par ruse » selon Abū

415
ʽAbd al-Malik b. Marwān (reg. 65-86/685-705), calife omeyyade. Il dut faire face au début de son règne à de
nombreuses révoltes, dont celle menée par ʽAbd Allāh b. Zubayr qui s’était proclamé calife à La Mecque et qui
fut défait en 692. Il réforma et centralisa l’administration et instaura la langue arabe en remplacement du grec
et du persan. Voir Hamilton A. R. Gibb, « ʽAbd al-Malik b. Marwān », EI².
416
Al-Ḥaǧǧāǧ b. Yūsuf (m. 95/714), célèbre gouverneur omeyyade sous le califat de ʽAbd al-Malik b. Marwān, puis
d’al-Walīd (reg. 86-96/705-715). Chargé par ʽAbd al-Malik de marcher contre ʽAbd Allāh b. Zubayr, il le défit après
avoir bombardé La Mecque et la Kaaba. Il fut ensuite nommé gouverneur du Ḥiǧāz en 73/692 et du ʽIrāq en
75/694 où il réprima sévèrement de nombreuses révoltes. Voir Albert Dietrich, « al-Ḥadjdjādj b. Yūsuf », EI2.
417
Wāsiṭa, p. 36.
141
Ḥammū, parvenant ainsi à tromper la masse sur sa véritable nature. Ce passage est par

ailleurs révélateur du peu de considération porté à la masse, présentée comme facile à

tromper et manipulable, contrairement à l’élite douée de raison et qui, elle, ne s’en laisse pas

compter. Nous reviendrons plus loin sur cette conception négative de la masse dans l’ouvrage

d’Abū Ḥammū et sur les arguments qui la sous-tendent. Enfin, notons que ces deux récits ne

donnent pas de détails sur l’aptitude de ces deux souverains « à bien gouverner » et sur la

manière avec laquelle ils conduisaient les affaires de ce bas monde, mais tendent seulement

à montrer que la justice, bien qu’elle soit un des piliers essentiels du pouvoir, ne constitue

pas pour autant un élément absolument indispensable à la survie du royaume. Peu enclins à

défendre la Loi et à faire régner la justice, les deux califes n’en sont pas moins considérés

comme des modèles à suivre, ou plutôt comme des « semi-modèles » ou des modèles

« intermédiaires » dont il faut s’inspirer en partie seulement. Le fait qu’Abū Ḥammū ait

constamment recours dans son ouvrage à des typologies de rois divisées en quatre catégories

et dans lesquelles la première catégorie relève du modèle idéal, la dernière du contre-modèle

et les deux autres catégories d’un modèle « intermédiaire » témoigne d’une vision

pragmatique du pouvoir. Il présente ainsi au prince héritier destinataire de l’ouvrage le

modèle idéal qu’il doit s’efforcer d’atteindre tout en lui indiquant d’autres modes de

gouvernement moins « parfaits », mais tout aussi efficaces sur le plan strictement politique,

laissant ainsi, comme nous le verrons plus bas, une large place à la realpolitik.

Dans son étude comparative de différents miroirs des princes, ʽIzz al-Dīn al-ʽAllām fait

remarquer que cette idée selon laquelle le pouvoir d’un souverain préoccupé uniquement par

les affaires profanes et négligeant les affaires religieuses, autrement dit un pouvoir fondé

uniquement sur des règles humaines et politiques et non pas religieuses, serait amené à

perdurer, est commune à différents miroirs, bien qu’elle soit exprimée différemment par

chaque auteur. Il établit ainsi un parallèle entre cette catégorie de souverains chez Abū

142
Ḥammū qui gouvernent les sujets « selon leurs règles coutumières et leurs habitudes

familières » et d’autres catégories similaires, comme al-siyāsa l-iṣṭilāḥiyya chez al-Ṭurṭūšī,

sulṭān ǧawr wa-siyāsa chez al-Murādī et malik ḥazm chez Ibn al-Muqaffaʽ418. Il ajoute que cette

conception du politique distingue les auteurs de miroirs des juristes pour qui il n’existe pas

de justice au-delà de la justice liée à la loi religieuse (ʽadl al-šarīʽa) alors que les auteurs de

miroirs considèrent qu’il existe « une “autre” politique qui, quand bien même elle serait

“injuste” du point de vue de la loi religieuse, est profitable d’un point de vue politique et

profane », (yarā l-adīb al-sulṭānī anna hunāka siyāsa “uẖrā” wa-in kānat “ẓālima” min wiǧha

šarʽiyya fa-hiya nāfiʽa siyāsī wa-dunyawī419).

4.3.3. Comparaison entre le Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk et le


Sirāǧ al-mulūk
À titre comparatif, examinons ce que dit à ce propos l’auteur du Sirāǧ al-mulūk qui

constitue, rappelons-le, l’une des sources principales du Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk.

Dans le chapitre 11420, al-Ṭurṭūšī distingue deux types de justice (al-ʽadl yanqasimu qismayn421).

Le premier type de justice est appelé justice divine (qism ilāhī422), justice prophétique (ʽadl

nabawī423) ou encore justice légale (ʽadl šarʽī424). Elle désigne la loi divine rapportée aux

hommes par les envoyés et les prophètes (ǧā’at bi-hi l-rusul wa-l-anbiyā’ ʽan Allāh taʽālā425). Elle

est associée à ce qu’al-Ṭurṭūšī appelle al-siyāsa al-islāmiyya (fa-hāḏihi ṭarīq iqāmat al-ʽadl al-šarʽī

wa-l-siyāsa l-islāmiyya), c’est-à-dire un mode de gouvernement basé sur la loi religieuse et

418
Sulṭa, p. 168-169.
419
Ibid., p. 169.
420
Ce chapitre est intitulé « fī Bayān maʽrifat al-ẖiṣāl allatī hiya qawāʽid al-sulṭān wa-lā ṯabāt la-hu dūnahā »,
Sirāǧ, p. 213-223.
421
Ibid., p. 215.
422
Ibid.
423
Ibid., p. 216.
424
Ibid., p. 217.
425
Ibid., p. 215.
143
veillant à en faire respecter les principes. C’est cette siyāsa qui facilite la bonne marche des

affaires « terrestres » et religieuses (al-mumahhida li-stiqāmat al-dunyā wa-l-āẖira426). Quant au

deuxième type de justice, il est décrit comme « ce qui ressemble à la justice » (mā yušbihu l-

ʽadl427) et est assimilé à ce qu’al-Ṭurṭūšī appelle al-siyāsa al-iṣlāḥiyya (wa-huwa al-siyāsa al-

iṣlāḥiyya428), aussi appelée al-siyāsa al-iṣṭilāḥiyya429. Cette siyāsa est décrite de la manière

suivante :

Bien qu’elle soit fondée sur l’oppression, elle permet au souverain

d’administrer les affaires de ce bas monde. Elle s’apparente en quelque sorte au

système de justice430 mis en place par les gouverneurs régionaux de Perse431. Ces

derniers ne croyaient pas en Dieu Très-Haut mais adoraient le soleil et le feu et

agissaient selon les pensées inspirées par le diable. Ils établirent entre eux des règles

de conduite, fixèrent des lois, mirent en place un système de justice entre les sujets,

levèrent l’impôt foncier et perçurent des taxes sur les transactions commerciales. Ils

agirent ainsi car, étant doués de raison, ils connaissaient les moyens d’exercer le

pouvoir que Dieu avait octroyés aux hommes et ce, sans avoir besoin de preuves.

Cependant, lorsque la Loi de Dieu Très Haut fut révélée par son prophète qui a fait des

prodiges, Muḥammad – prière et salut de Dieu sur lui – elle confirma certains

principes établis, mais en abolit d’autres. La sagesse suprême découla de l’ordre de

Dieu Très-Haut et la loi de Sa révélation si bien que toute autre loi fut abrogée.

426
Sirāǧ, p. 217.
427
Ibid., p. 215.
428
Ibid., p. 215 et p. 221.
429
Les différents manuscrits sur lesquels est basée l’édition du Caire de 1994 emploient indifféremment l’un ou
l’autre terme, ibid., note 3, p. 215.
430
Littéralement : « aux degrés d’équité ».
431
L’expression mulūk al-ṭawā’if désigne ici les « rois des divisions territoriales », gouverneurs régionaux perses
de l’époque parthe, antérieure à l’avènement de la dynastie sassanide, Sabéens adorateurs du soleil de la lune,
du feu et des sept planètes. Voir Michael Morony, « Mulūk al-Ṭawā’if », EI2.
144
[Ces souverains perses] gouvernaient en veillant à conserver les lois

auxquelles les sujets étaient habitués et s’étaient départis de toute négligence432. Ils

établissaient, dans le cadre de ces lois, les droits indispensables à tous et

s’appliquaient [à garantir] les droits et les devoirs de chacun. C’est de là que vient le

proverbe selon lequel un sultan incroyant qui veille à préserver l’ordre établi est plus

fort et règnera plus longtemps qu’un sultan croyant juste en lui-même mais qui

manque d’établir la justice prophétique dans le royaume. Une injustice bien ordonnée

est plus durable qu’une justice négligée puisque rien ne peut mieux garantir le bon

ordre des affaires du sultan que de les bien agencer et rien ne peut davantage gâter

ses affaires que de les négliger. Sache qu’un dirham prélevé sur les sujets par

négligence et maladresse quand bien même cela serait en accord avec la loi divine est

plus prompt à corrompre leurs cœurs que dix dirhams prélevés sur eux selon la

coutume et de manière connue et habituelle, quand bien même cela serait contraire à

la loi divine. Un sultan ne peut gouverner des sujets croyants qu’en instaurant la

justice prophétique comme il ne peut gouverner des sujets incroyants qu’en

instaurant un ordre qui convienne à tous et qui, en cela, est semblable à la justice

prophétique433.

Alors que, pour Abū Ḥammū, la siyāsa relève exclusivement des affaires « terrestres »

(al-siyāsa l-dunyawiyya), par opposition aux affaires religieuses, al-Ṭurṭūšī distingue deux

types de siyāsa. La première, appelée al-siyāsa l-islāmiyya est, comme son nom l’indique, basée

sur l’islam et elle consiste, pour le souverain, à gouverner selon les principes de la loi

religieuse et à garantir la justice divine. La seconde est appelée al-siyāsa l-iṣlāḥiyya ou al-siyāsa

l-iṣṭilāḥiyya. Ces deux termes, bien qu’ils soient dérivés d’une même racine, ont une

signification différente. L’adjectif iṣlāḥiyya signifie que la siyāsa vise à l’établissement de

432
Littéralement : « si bien que la corde de la négligence s’était rompue ».
433
Sirāǧ, p. 221-222.
145
l’ordre et de la prospérité alors qu’iṣṭilāḥiyya indique qu’elle est instituée par les hommes et

acceptée par tous, le nom d’action iṣṭilāḥ signifiant « convenir, tomber d’accord relativement

à quelque chose434 », dans le sens d’ittifāq. La siyāsa telle que l’entend Abū Ḥammū relève

uniquement du second type de siyāsa exposé par al-Ṭurṭūšī.

Il s’agit dans les deux cas d’administrer « les affaires de ce bas-monde » en gouvernant

les sujets « selon leurs règles coutumières et leurs habitudes familières » pour Abū Ḥammū,

« en veillant à conserver les lois auxquelles les sujets étaient habitués », selon al-Ṭurṭūšī qui

précise que ces lois, établies avant l’islam, découlent de la raison humaine et non pas de la loi

divine. Bien que cette dernière leur soit supérieure, elles ne sont pas incompatibles puisque

la loi divine en a confirmé « certains principes ». Elles se distinguent notamment par le

système de justice qu’elles instaurent. La justice établie par la loi religieuse est désignée par

le terme ʽadl qui lui est exclusivement réservé. Quant à la justice établie par les lois humaines,

elle est désignée par les termes inṣāf et naṣafa qui renvoient à l’idée d’équité. L’expression

marātib al-inṣāf que nous avons rendue par « un système de justice », renvoie à des « degrés »

d’équité, ce qui souligne l’infériorité de cette justice par rapport à la justice divine. Enfin, de

même que le terme ʽadl désigne la justice divine, le terme ǧawr, considéré au début du passage

comme le « fondement » (aṣl) de la siyāsa iṣlāḥiyya, renvoie dans ce contexte, à ce qui est

« contraire à la loi religieuse435 » comme l’affirme ʽIzz al-Dīn al-ʽAllām et non pas à l’injustice

puisque, comme nous venons de le montrer, la siyāsa iṣlāḥiyya n’exclut pas la justice. Quant à

Abū Ḥammū, il précise seulement que ce type de souverain « néglige les affaires religieuses »

sans donner davantage de précisions sur ce qu’il entend par là. On peut interpréter cette

phrase de deux façons, soit ce roi n’œuvre pas pour l’au-delà, soit, dans le sens d’al-Ṭurṭūšī,

il ne gouverne pas conformément aux principes de la loi islamique. En outre, le terme ʽadl

434
Albert Kazimirski, Dictionnaire arabe-français, op. cit., I, p. 1359.
435
Yastaʽmilu hunā l-Ṭurṭūšī al-ǧawr fī maʽnā munāfāt al-šarʽ, Sulṭa, p. 169.
146
n’est pas incompatible dans le Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk avec la siyāsa puisqu’il

considère justement que la justice est la « tête » de la siyāsa (al-ʽadl asās al-dawla wa-iqāmat al-

milla wa-ra’s al-siyāsa wa-madār al-ri’āsa436) et qu’il établit dans son chapitre sur la justice,

comme nous le verrons plus loin, une typologie des rois dont le troisième type a les mêmes

caractéristiques que le troisième type dans le classement des rois selon leur raison – soucieux

uniquement des affaires d’ici-bas, il néglige l’au-delà – et décrit la justice de ce roi comme

« médiocre » (ʽadluhu mutawassiṭ437).

Si ce type de gouvernant trouve grâce aux yeux des deux auteurs, c’est qu’il veille au

maintien de l’ordre. Abū Ḥammū cite ainsi à deux reprises le terme intiẓām (yurtağā ṯubūt

mulkihi wa-ntiẓām silkihi438, « cela lui garantit un règne stable et bien ordonné » ; intiẓām mulk

Fāris wa-ġayrihim439 « le bon ordre du royaume des Perses et d’autres [souverains] ») quand al-

Ṭurṭūšī parle de tartīb al-umūr, « le bon ordre des affaires ». Al-Ṭurṭūšī indique par ailleurs

que cet ordre relève de l’organisation de la vie en commun par le biais de l’établissement de

règles de conduite, de lois et d’un système judiciaire et fiscal, tel celui mis en place par les

rois perses. En outre, les deux auteurs s’accordent pour dénoncer la négligence du

gouvernant (al-hamal et al-ihmāl chez al-Ṭurṭūšī, al-tafrīṭ, ʽadam al-iktirāṯ etc. chez Abū

Ḥammū) envers les affaires du royaume. Ainsi al-Ṭurṭūšī préfère le sultan incroyant qui veille

à maintenir l’ordre établi au sultan croyant qui fait preuve de négligence, le premier faisant

écho au deuxième type de roi, chez Abū Ḥammū, qui « tout occupé à la dévotion, considère

ce qui a trait aux affaires de son royaume comme superflu » et le second au troisième type de

roi « qui veille, grâce à sa raison, au bon ordre des affaires de ce bas monde sans se soucier de

l’au-delà ». Alors que le pouvoir de ce dernier « est appelé à perdurer et son royaume à se

436
Wāsiṭa, p. 139.
437
Ibid., p. 140.
438
Ibid., p. 34.
439
Ibid.
147
maintenir », le manque d’intérêt du deuxième type de roi pour les affaires de son royaume

« mènera son pouvoir à la ruine et accélèrera sa perte », ce qui indique qu’Abū Ḥammū aussi

préfère le roi qui néglige la pratique religieuse à celui qui néglige les affaires du royaume.

Enfin, al-Ṭurṭūšī se limite à l’exemple des roi perses ayant vécu avant l’islam comme

si la siyāsa iṣlāḥiyya avait pris fin après l’avènement de l’islam. De son côté, Abū Ḥammū,

comme nous l’avons vu plus haut, cite non seulement comme exemple les rois perses, mais

aussi des souverains musulmans. En outre, il affirme dans son chapitre sur la justice que de

nombreux rois parmi ses contemporains illustrent ce type de souverain (hāḏā kaṯīr fī mulūk

zamāninā hāḏā440). Si cela lui permet, comme nous le verrons plus loin, de mieux se présenter

lui-même, par opposition à ses contemporains, comme un modèle de justice, cela révèle

également un discours plus pragmatique que celui d’al-Ṭurṭūšī, Abū Ḥammū n’hésitant pas à

se faire le chantre de la realpolitik en vantant les mérites du calcul et de la dissimulation à des

fins purement politiques.

4.4. Pragmatisme et realpolitik


Le pragmatisme est, pour Abū Ḥammū, une règle de gouvernement. Ainsi, le troisième

sous-chapitre de la siyāsa qui traite de la conduite à tenir envers les administrés s’ouvre sur

la recommandation suivante : « Sache, mon fils, que tu dois te comporter avec les gens selon

les circonstances et en fonction des desseins, de la nature et du rang de chacun » (Iʽlam yā

bunayy annahu yanbaġī laka an taǧriya maʽa l-nās ʽalā wafq zamānihim wa-awqātihim wa-aġrāḍihim

wa-ṭabā’iʽihim wa-ṭabaqātihim441.) L’attitude du souverain dépend donc de différents facteurs,

qu’il s’agisse des circonstances – il établit notamment une distinction entre périodes de

prospérité, de disette et de sédition – ou des caractéristiques propres à la personne ou au

440
Wāsiṭa, p. 140.
441
Ibid., p. 94.
148
groupe avec lesquels il interagit. L’attitude du souverain envers les membres de l’armée et de

l’élite sera ainsi bien différente de son attitude envers la masse des sujets.

4.4.1. Le pragmatisme envers les puissants


Abū Ḥammū commence par fournir quelques recommandations concernant la gestion

de ses officiers, des membres de sa tribu et de ses partisans :

[Tu dois savoir] manier habilement celui qui, parmi tes officiers442, se

distinguerait par un égarement excessif et le dompter comme on dompte, à l’aide d’un

mors, un cheval rétif afin de profiter de ses bienfaits et de te prémunir contre son mal.

Si tu adoptes à son égard une attitude bienveillante, tu parviendras à le ramener à tes

propres desseins, comme cela relève de ton pouvoir, jusqu’à ce qu’il te suive avec

obéissance après s’être montré intraitable. Ne commence pas, dès le premier instant,

par le brutaliser car tu n’obtiendras que du bien par la douceur et la pondération, mais

aucun bien par la brutalité et la précipitation. Si tu attends quelque chose de lui, ne

t’entête pas à le traiter avec dureté, mais sois comme l’habile médecin qui connaît les

symptômes et prescrit les remèdes en fonction des maux. De la même manière, si tu

disposes d’une tribu nombreuse et d’un grand nombre de partisans qui ne cessent de

se quereller, agis dans un premier temps conformément à leurs desseins et ne t’afflige

pas de l’injustice et des malheurs qu’ils peuvent causer. Promets-leur qu’ils

obtiendront ce qu’ils désirent afin qu’ils aient de la sympathie pour toi. Et si certains

d’entre eux se conforment à tes desseins et à tes désirs alors que les autres continuent

à suivre des vues contraires aux tiennes, donne à ceux qui t’obéissent le pouvoir sur

442
Nous avons, dans ce contexte, rendu le terme ẖuddām en français par « officiers » car, bien qu’il ait parfois
l’acception de « serviteurs » dans l’ouvrage (par exemple dans l’expression ẖuddāmuka wa-ahl qaṣrika, « tes
serviteurs et les gens de ton palais », p. 29), il est la plupart du temps employé dans un contexte militaire. On
trouve ainsi l’association ẖuddāmuka wa-quwwāduka, « tes officiers et tes généraux » (p. 143), ou encore
ẖuddāmuka wa-aǧnāduka, « tes officiers et tes soldats » (p. 95). En outre, comme nous allons le voir, le verbe de
forme III sāyasa employé dans ce passage s’applique particulièrement aux membres de l’armée.
149
ceux qui te désobéissent afin d’arriver à tes fins, venge-toi des uns par l’intermédiaire

des autres et instille entre eux la haine et l’hostilité443.

Bien que l’on comprenne qu’il s’agit ici d’amener les officiers rétifs à son autorité qui

se seraient d’abord montrés « intraitables », il n’est pas question explicitement de rébellion

ou d’insoumission, mais d’un « égarement excessif », litote visant à déprécier ceux qui ne se

soumettent pas à son autorité. Ces derniers sont considérés comme des égarés qu’il convient

de remettre dans le droit chemin – c’est-à-dire l’obéissance au souverain –, ce qui permet de

justifier les moyens mis en œuvre pour parvenir à cette fin. Il en est de même pour les

membres de sa propre tribu et ses partisans, présentés comme des éléments turbulents et

querelleurs, semeurs de troubles et de désordre, provoquant « injustice et malheur ». Au fil

de la lecture, il s’avère que les querelles dont il est question n’opposent pas tant les membres

de la tribu entre eux comme le laisse entendre la forme réflexive (forme VI) de l’adjectif

employé (mutašāǧira), mais les membres de la tribu au roi lui-même comme le révèle la phrase

« alors que les autres continuent à suivre des vues contraires aux tiennes », euphémisme

signifiant qu’ils refusent de se plier à son autorité. Le fait de les présenter comme des

querelleurs et des fauteurs de troubles constitue là encore un moyen de déprécier ses

opposants, mais également de se présenter lui-même comme le garant de l’ordre et de

légitimer, voire de présenter comme nécessaires, les moyens mis en œuvre pour rétablir

l’ordre.

Pour ramener un officier rétif à l’obéissance, Abū Ḥammū adresse à son fils la

recommandation suivante : yanbaġī laka an […] tusāyisa man kāna mufriṭ al-ǧahāla. Il emploie

ainsi un verbe de forme III dérivé du verbe sāsa/yasūsu, forme absente des dictionnaires

arabes classiques. Dans son Supplément aux dictionnaires arabes, Reinhart Dozy fait état de

l’usage de cette forme dans le sens de « dompter », mais aussi « chercher à dompter, à

443
Wāsiṭa, p. 94-95.
150
contenter quelqu’un, tâcher d’apaiser sa colère », en se référant à l’Histoire des Berbères d’Ibn

Ḫaldūn, ou encore dans le sens de « choyer, dorloter444 ». Dans le passage cité ci-dessus, il est

associé au verbe turāyiḍahum, probable variante de la forme III du verbe rāḍa/yurūḍu, qui

renvoie à l’idée de dompter un cheval. Abū Ḥammū file la métaphore équestre en comparant

l’officier « égaré » au cheval rétif (ǧamūḥ) et le moyen de le « dompter » à l’usage d’un mors,

mais sans recourir à la violence ou au châtiment. Nous avons rendu le verbe tusāyisa en

français par « manier habilement » car il s’agit pour le souverain de bien manœuvrer pour

parvenir à faire d’un serviteur hostile un allié docile et soumis.

Cette manœuvre consiste à « adopter une attitude bienveillante » (luṭf siyāsatika),

c’est-à-dire, comme précisé quelques lignes plus bas, à traiter le serviteur insoumis avec

douceur (ta’annī), en lui laissant le temps de s’amender (muhla) et sans user de violence (ʽunf).

Notons par ailleurs que le terme siyāsa a conservé dans certains dialectes arabes cette

signification de « douceur », comme dans l’expression bi-syāsa, signifiant en dialecte tunisien

le fait d’être précautionneux, d’agir avec tact et douceur pour ne pas heurter quelqu’un445.

Un autre passage de l’ouvrage atteste de l’emploi du terme siyāsa dans ce sens :

ʽĀmil man aẓhara laka l-ʽadāwa minhum bi-iẓhār al-mawadda wa-sāyishum ḥattā

yarǧiʽū ilā ḥizbika [wa-lā tatrukhum li-l-ʽaduww yastaʽīnu bihim ʽalā ḥizbika446] fa-innaka

tabluġu minhum bi-ḥusn al-muḥāwala mā lā tabluġuhu minhum bi-qubḥ al-muʽāmala wa-

tanālu bi-l-siyāsa wa-l-luṭf mā lā tudrikuhu bi-l-ġilaẓ wa-l-ʽunf447.

Manifeste de l’affection à ceux qui parmi tes soldats t’ont montré de l’hostilité,

conduis-toi envers eux de telle sorte à les ramener à ton parti [et ne laisse pas ton

444
Reinhart Dozy, Supplément aux dictionnaires arabes, Leyde/Paris, Brill/ Maisonneuve et Larose, 1967 (18811), I,
p. 701 (désormais Supplément).
445
Dans son dictionnaire de l’arabe parlé en Algérie et en Tunisie, Marcelin Beaussier rend le terme siyāsa par,
entre autres traductions, « amabilité », « douceur », « gentillesse », mais aussi « prudence », « retenue »,
« politique, tactique » et « bonne administration », Dictionnaire pratique arabe-français, Alger, 1887, p. 317.
446
Cette partie ne figure pas dans notre manuscrit de base mais dans le manuscrit de Rabat et l’édition de Tunis.
447
Wāsiṭa, p. 143.
151
ennemi se faire aider par eux contre toi]. Car tu obtiendras d’eux, en usant ainsi de

détours, ce que tu ne pourras pas obtenir en les traitant mal. Tu obtiendras par la

douceur et la bienveillance ce que tu n’obtiendras pas par la rudesse et la violence.

Dans ce passage, siyāsa et luṭf s’opposent à ġilaẓ et ʽunf, siyāsa est donc employé dans le

sens de la bienveillance et de la douceur, en opposition à la violence. Il est recommandé au

souverain de ne pas réprimer par la force l’hostilité des soldats, mais d’opposer à cette

hostilité de l’affection (mawadda), non pas par bonté ou par faiblesse, mais en vue de servir

son propre intérêt. Cette attitude relève en effet d’une stratégie permettant au souverain

d’arriver à ses fins, comme l’indique l’emploi des termes tabluġu, tanālu et tudriku. L’objectif

est d’amadouer les soldats rebelles afin qu’ils restent à son service et ne fassent pas défection

pour rejoindre les rangs de l’ennemi. On retrouve dans la première partie du passage cité plus

haut concernant les officiers la même finalité visant à servir les intérêts du souverain. Ce

dernier est ainsi invité à recourir à la douceur et à la bienveillance envers l’officier rétif à son

autorité s’il « attend quelque chose » de cette personne, autrement dit s’il peut en tirer profit

politiquement ou, comme le suggère Abū Ḥammū, si cela peut lui permettre de « profiter de

ses bienfaits ».

Il s’agit donc, pour le souverain, d’user de détours pour obtenir ce qu’il ne pourrait

obtenir par la contrainte, notamment lorsque le rapport de forces est en sa défaveur. Le terme

siyāsa est d’ailleurs parfois associé à celui de muḥāwala qui, d’après Reinhart Dozy, signifie

« user de détours», « tournoyer », ou encore « tergiverser448 ». Lorsqu’il fait le récit de la prise

de Tlemcen, Abū Ḥammū affirme ainsi : « Nous y avons pénétré et les en avons chassés sans

disposer d’une armée nombreuse [ni de beaucoup d’argent]. Nous avons accompli, au moyen

de détours et de subterfuges, tout ce que nous pouvions désirer. » (Wa-laqad daẖalnāhā ʽalayhim

448
Supplément, I, p. 339. Reinhart Dozy cite justement un passage du Wāsiṭat al-sulūk pour appuyer sa définition.
152
dūnā kaṯīr ǧayš [wa-lā māl449] fa-balaġnā bi-l-siyāsa wa-l-muḥāwala ġāyat al-āmāl450). Un autre

passage, exposant des recommandations pour parvenir à vaincre un ennemi plus puissant,

témoigne cette fois de l’association entre muḥāwala et les verbes de forme III tusāyisa et

tuṣāniʽa :

Yaǧibu ʽalayka an tudāfiʽahu bi-anwāʽ al-muḥāwalāt wa-tastamīla qalbahu bi-l-

murāsalāt wa-tusāyisahu bi-ra’yka wa-mālika wa-tuṣāniʽahu fī ǧamīʽ aḥwālika451.

Tu dois, pour le contenir, recourir à divers subterfuges et tenter de l’infléchir

en lui adressant des missives. Cherche à l’amadouer par ton esprit et ton argent et

compose avec lui dans toutes les circonstances.

Ce passage permet de supposer que la forme III de la racine « s.w.s » (sāyasa-yusāyisu),

qui constitue une particularité de l’ouvrage d’Abū Ḥammū, ait été employée principalement

à des fins stylistiques pour coïncider, tant dans le fond que dans la forme, avec les termes qui

lui sont associés tels muḥāwala, muṣānaʽa ou encore muẖādaʽa comme nous le verrons au sujet

des émissaires ennemis. Tous désignent en effet un même procédé qui consiste à donner le

change en usant de moyens détournés pour parvenir à un but.

Face à l’agitation des membres de la tribu du souverain et de ses partisans, l’attitude

complaisante du souverain n’est que la première partie d’une stratégie visant à soumettre les

rebelles et à réaffirmer son autorité. Dans le passage cité plus haut, Abū Ḥammū indique ainsi

que le roi doit s’employer dans un premier temps à séduire les rebelles en feignant de se plier

à leurs vues et en promettant de réaliser leurs désirs pour parvenir à se les concilier. Puis,

dans un second temps, il devra favoriser ceux qu’il est parvenu à séduire au détriment des

autres en leur confiant davantage de pouvoir et les utiliser pour parvenir à ses fins tout en

449
Ce passage ne figure pas dans notre manuscrit de base mais se trouve dans les manuscrits de Rabat et d’Alger
ainsi que dans l’édition de Tunis.
450
Wāsiṭa, p. 20.
451
Ibid., p. 115.
153
instillant la haine entre les différents membres de la tribu, appliquant ainsi la fameuse

stratégie du « diviser pour mieux régner » (farriq tasud).

En outre, user de douceur comme moyen pour parvenir à une fin ne s’applique pas

uniquement aux auxiliaires rebelles, mais également au vizir et aux émissaires, comme en

témoignent les deux extraits suivants :

Yā bunayy iḏā aradta stiẖrāǧ mā fī ḍamīr wazīrika l-ʽāqil fa-ẖuḏhu bi-l-rifq wa-l-

talaṭṭuf wa-l-īnās wa-l-ta’alluf wa-’tihi min al-bāb allaḏī yuwāfiquhu wa-yuḥibbuhu ḥattā

yastaẖriǧa mā fī ḍamīrihi bi-ḥusn al-siyāsa wa-ḥukm al-ri’āsa452.

Mon fils, si tu veux savoir ce que dissimule ton vizir453, traite-le avec bonté et

douceur et témoigne-lui de la familiarité et de l’affection. Comporte-toi envers lui de

la manière qui lui convient et qui lui plaît de telle sorte que la qualité de ton

stratagème et la force de ton pouvoir le conduisent à dévoiler ce qu’il cache.

Fa-yanbaġī laka yā bunayy an tatafarrasa fī arsāl ʽaduwwika iḏā qadimū ʽalayka wa-

waṣalū [bi-l-risāla454] ilayka fa-tusāyisahum aḥsan musāyasa wa-tumārisa ḥālahum aǧmal

mumārasa wa-tuẖādiʽahum bi-alṭaf al-muẖādaʽāt wa-tuṣāniʽahum bi-aǧmal al-muṣānaʽāt

ḥattā yaẓhara laka l-ḥabīb wa-l-naṣīḥ wa-l-bāṭil wa-l-ṣaḥīḥ455.

Il te faut, mon fils, observer attentivement les messagers envoyés par ton

ennemi lorsqu’ils se présentent à toi et te font parvenir [une missive]. Témoigne-leur

la plus haute bienveillance, accorde-leur le plus beau traitement et réserve-leur le

plus fin stratagème et la plus belle complaisance jusqu’à ce que t’apparaissent

l’aimant, le sincère, le faux et le vrai.

Il s’agit dans les deux cas de chercher à déceler ce qui est dissimulé : connaître les

pensées secrètes du vizir et sonder la véritable nature de l’émissaire du roi ennemi. Et dans

452
Wāsiṭa, p. 167.
453
Littéralement : « Si tu veux extraire ce qui se trouve dans la conscience de ton vizir ».
454
Ce mot ne figure pas dans notre manuscrit de base mais se trouve dans les manuscrits de Rabat et d’Alger
ainsi que dans l’édition de Tunis.
455
Wāsiṭa, p. 186.
154
les deux cas, la méthode est la même : user de douceur et de bienveillance, ce qui permettra

au souverain de déjouer les apparences trompeuses. La capacité à rendre visible l’invisible

suscite un tel intérêt chez Abū Ḥammū qu’il consacre à ce sujet une partie entière de

l’ouvrage, dédiée à la firāsa, et justement intitulée « le couronnement de la siyāsa » (ẖātimat

al-siyāsa)456.

On remarque que la douceur et la bienveillance sont préconisées face aux personnages

puissants ou potentiellement dangereux, tels le vizir457, les membres de l’armée, le roi ennemi

disposant d’une force supérieure à celle du souverain ou son représentant, l’émissaire, pour

les amadouer et parvenir à ses fins. Face à la masse des sujets, le pragmatisme du souverain

est d’une toute autre nature.

4.4.2. Le pragmatisme envers le commun


Pour s’assurer de la soumission de la masse des sujets, Abū Ḥammū préconise de

mettre en œuvre des moyens bien particuliers :

Quant au commun et à la populace, suis avec eux une seule et unique voie à

laquelle ils devront se conformer sans jamais en dévier. Adopte à leur égard la

conduite louable et l’assistance glorieuse auxquelles ils sont habitués, mais ne les

abandonne pas à leurs vicieuses inclinations et à leurs raisons fuyant le droit chemin.

Car la masse est façonnée par le vice, la soumission aux passions et le manque de

droiture, comme elle est dominée par le mal, le tumulte et la nuisance. Et si la masse

peut parler, elle pourra attaquer. Aristote a dit : « Craignez la masse car si elle se lève,

elle ne se couchera plus et quoi qu’elle cherche, elle ne le trouvera pas ». En ce qui

concerne la conduite à adopter envers ses membres selon les circonstances, la période

à laquelle on se trouve et le rang de chacun, s’il s’agit d’une période d’abondance et

de prospérité, conduis-toi envers eux de la meilleure façon qui soit. Remplis

456
L’étude de la firāsa selon Abū Ḥammū fera l’objet de notre analyse dans le chapitre 9 de ce travail.
457
Sur le danger représenté par le vizir, voir le chapitre 7 de ce travail, p. 361-363.
155
équitablement leurs entrepôts avec le fruit des impôts, recommande aux gouverneurs

de veiller sur eux et maintiens-les fermement en ton pouvoir, sans excès ni négligence

et dans une juste mesure [littéralement, ni plus ni moins]. Mais en période de sédition

et de révolte, lorsque la corruption et les conflits gangrènent le pays, tache, dans la

mesure du possible, de ramener tes sujets vers ce qui est juste et droit et de leur

montrer ton mérite afin de tirer profit de leur obéissance et défends-les soit en ayant

recours aux moyens relevant du bon gouvernement et de la bonne conduite du

pouvoir (wuǧūh al-siyāsa wa-tadbīr al-ri’āsa), soit en déployant en nombre tes soldats

après avoir évalué l’état de ta force et ton degré de préparation. En temps de

sécheresse et de stérilité des sols, de famine occasionnelle et de disette, fais preuve de

bienveillance à leur égard en mettant à leur disposition les entrepôts et les magasins

où sont entreposés les fruits de l’impôt. Montre-toi bon envers les faibles et les

nécessiteux, favorise-les et procure-leur les biens que tu as entreposés en période

d’abondance pour subvenir à leurs besoins en cas de coup dur. Approvisionne leur

marché avec la nourriture que tu as amassée comme le ferait, cette année-là, la

personne la plus aimante. Si tu agis de cette manière, mon fils, tous les cœurs te seront

acquis et les sujets invoqueront Dieu en ta faveur afin que perdure ta dynastie, que

tout se déroule bien, que tu connaisses la victoire, [que ton pouvoir] soit raffermi et

qu’il perdure. En cela réside le parfait état de ta dynastie et le bien général de tes

sujets458.

Dans ce passage, la masse des sujets est dépeinte de manière clairement négative. Les

sujets sont considérés comme étant enclins par nature au vice, aux mauvais penchants et au

désordre. Leur description comme des êtres soumis à leurs passions dotés d’une raison

« fuyant le droit chemin » rappelle celle qui est faite des femmes dont la raison et la religion

sont présentées comme « déficientes » dans un autre chapitre du livre459. Cette similitude

458
Wāsiṭa, p. 95-96.
459
Ibid., p. 8. Sur ce sujet, voir le chapitre 3 de ce travail, p. 78-79.
156
entre le commun et les femmes est relevée par Abdallah Cheikh-Moussa dans son étude sur

la représentation du “peuple” dans quatres miroirs arabes des princes, indiquant que leur

point commun, d’après ces miroirs, est de se laisser conduire par leurs « émotions460 ». Elle

est par ailleurs établie à plusieurs reprises dans l’ouvrage d’Abū Ḥammū. Ainsi, dans le récit

rapportant la conquête par Kisrā Anūširwān d’un royaume indien461, dans lequel le roi perse

parvient à s’emparer du royaume à cause de la trahison des sujets, de nombreuses maximes

sont rapportées au sujet du peuple, souvent rapproché de la figure de la femme ou de

l’épouse, mais également d’autres entités considérées comme inférieures. On trouve

notamment les maximes suivantes :

Wa-qad qīla arbaʽa iḏā afsadahum al-baṭar lam tazidhum al-takrima illā fasād al-

walad wa-l-zawǧa wa-l-ẖādim wa-l-raʽiyya462.

On dit qu’honorer ces quatre personnes, si elles sont corrompues par

l’insolence, ne conduit qu’à les corrompre davantage : l’enfant, l’épouse, le serviteur

et les sujets.

Wa-kāna yuqālu aydī l-raʻiyya tabaʻ li-alsinatihā fa-iḏā qadarat ʻalā an taqūla

qadarat ʻalā an taṣūla wa-kāna yuqālu tark nakīr al-ṣaġā’ir madʽāt ilā l-kabā’ir fa-awwal nušūz

al-mar’a kalima sūmiḥat bihā wa-awwal ḥaran al-dābba ḥayda sūʽidat ʽalayhā463.

On disait que les mains des sujets suivent leurs langues : s’ils peuvent parler,

ils peuvent attaquer. Et on disait aussi que renoncer à châtier un petit méfait est une

invitation à en commettre de plus gros. La désobéissance de la femme [à son mari]

commence par un mot qu’on l’a autorisée à prononcer et l’indocilité d’une monture

commence par un écart qu’on lui a concédé.

460
Abdallah Cheikh-Moussa, « De la “communauté de salut” à la “populace” », op. cit., p. 513.
461
Voir notre analyse du récit dans le le chapitre 5 de ce travail, p. 182-197.
462
Wāsiṭa, p. 103.
463
Ibid., p. 112.
157
Dans ces deux maximes les sujets sont mis sur le même plan non seulement que les

femmes, mais aussi les enfants, les serviteurs et les montures qui tous, doivent être réduits à

une stricte obéissance et dont aucun écart n’est toléré. On retrouve dans la dernière citation

une maxime identique à celle rapportée par Abū Ḥammū dans le passage cité plus haut, selon

laquelle autoriser la masse à parler, c’est-à-dire à critiquer ou à donner son avis, signifie la

laisser attaquer. Cette masse est représentée comme un danger pour le pouvoir du prince,

comme le soulignent les propos attribués à Aristote invitant à craindre la masse « car si elle

se lève elle ne se couchera plus. » En attribuant ces propos à Aristote, il leur attribue une

« prestigieuse paternité intellectuelle464 », pour reprendre l’expression de Frédéric Bauden et

Antonella Ghersetti au sujet de l’attribution à Platon de dictons relatifs au service du

monarque, ce qui leur donne davantage de crédit et fait du danger représenté par la masse

une vérité incontestable. En outre, en citant Aristote qui a conseillé et formé Alexandre le

Grand comme lui-même conseille et forme son fils, Abū Ḥammū revendique l’héritage du

philosophe et endosse lui-même le rôle du souverain-philosophe.

Le danger représenté par la masse rend nécessaire et légitime pour le souverain, afin

de préserver le bon ordre de son royaume, de soumettre cette masse et de réprimer par tous

les moyens le moindre signe de rébellion. Cela relève d’ailleurs de la responsabilité du

souverain envers les sujets qui doit veiller à ne pas les « abandonner » à leurs « vicieuses

inclinations ». Il est donc du devoir du prince de les maintenir dans le droit chemin. Comme

le souligne Abdallah Cheikh-Moussa, « il est la Raison, ils sont les mauvais penchants qu’il

faut brider, dont il faut endiguer les débordements465 ». La « voie unique » à laquelle les sujets

doivent se conformer n’est autre que l’obéissance aveugle au souverain. En échange de cette

464
Frédéric Bauden et Antonella Ghersetti, « L’art de servir son monarque. Le Kitāb Waṣāyā Aflāṭūn al-Ḥakīm fī
Ḫidmat al-Mulūk, édition critique et traduction précédées d’une introduction », Arabica, 54/3 (2007), p. 296.
465
Abdallah Cheikh-Moussa, « De la “communauté de salut” à la “populace” », op. cit., p. 514.
158
obéissance, le souverain est invité à adopter envers eux une « conduite louable » et une

« assistance glorieuse », ces deux adjectifs soulignant la nature noble du souverain, par

opposition à la nature vicieuse de la masse.

De nouveau, Abū Ḥammū met en avant la nécessaire attitude pragmatique du

souverain. Il distingue ainsi trois types de situations en fonction desquels le souverain doit

adapter son comportement envers la « masse » des sujets. Premièrement, en « période

d’abondance et de prospérité », il doit faire régner la justice, d’une part en subvenant aux

besoins de ses sujets par une redistribution équitable du produit de l’impôt et, d’autre part,

en assurant leur protection tout en maintenant une autorité ferme « sans excès ni

négligence », subtil équilibre qui consiste à ne pas les opprimer sans pour autant leur laisser

une trop grande marge de liberté. Il doit se conduire à leur égard « de la meilleure façon qui

soit », c’est-à-dire à endosser le rôle du bon « père de famille466 », bienveillant à l’égard de sa

maisonnée. Une telle bienveillance à l’égard des sujets relève en premier lieu de l’intérêt du

souverain lui-même puique, comme le souligne ʽIzz al-Dīn al-ʽAllām, « la ruine des sujets

anéantit l’impôt et s’ils sont traités avec bienveillance, la croissance augmentera ainsi que les

moyens de subsistance » (iʽdām al-raʽāyā yuhliku l-ǧabāyā wa-iḏā ʽūmilat bi-l-rifq kaṯura fīhā l-

namā’ wa-l-rizq467).

Deuxièmement, « en période de sédition et de révolte », il doit dans un premier temps

tâcher de ramener les sujets vers le droit chemin, en leur montrant son « mérite » afin de

« tirer profit de leur obéissance ». Abū Ḥammū ne donne pas davantage de détails sur ce que

signifie pour le prince montrer son « mérite », ce qui laisse le champ libre à de nombreuses

interprétations. Il peut ainsi s’agir d’organiser une propagande favorable au souverain auprès

des populations révoltées, ou encore de payer pour s’assurer l’allégeance des sujets les plus

466
Abdallah Cheikh-Moussa, « De la “communauté de salut” à la “populace” », op. cit., p. 513.
467
Sulṭa, p. 172.
159
hostiles comme il avait coutume de le faire envers les tribus rebelles. Il expose ensuite deux

manières de rétablir l’ordre : user des « moyens relevant du bon gouvernement et de la bonne

conduite du pouvoir » ou déployer ses soldats en nombre. S’il est évident qu’il s’agit dans le

second cas de faire usage de la force, après avoir toutefois pris ses précautions en évaluant

en amont si l’état des troupes permet de vaincre la rébellion, aucune précision n’est en

revanche apportée sur les « moyens relevant du bon gouvernement » qui, dans le premier

cas, permettront de rétablir l’ordre. On pourrait émettre l’hypothèse qu’il s’agira, par

opposition à la violence symbolisée par le déploiement des troupes, de traiter les sujets

rebelles avec douceur. Mais l’expression luṭf siyāsatika, employée plus haut pour inciter à

adopter, dans certains cas, une attitude bienveillante envers les officiers de l’armée rétifs à

son autorité, n’apparaît à aucun moment dans ce passage, ce qui infirme cette hypothèse. Il

apparaît ainsi que la douceur ne saurait s’appliquer à la masse rebelle et qu’elle soit réservée,

en cas de sédition, aux seuls puissants. Il peut en revanche s’agir d’avoir recours à la ruse,

comme dans le passage précédent relatif aux membres de la tribu du prince où il est

recommandé de diviser les rebelles pour mieux ancrer son pouvoir. Enfin, notons l’emploi,

pour introduire ces deux moyens de rétablir l’ordre, du verbe tudāfiʽu ʽanhum. Employé sans

la préposition ‘an, le verbe dāfaʽa signifie « repousser », ce qui pourrait paraître plus

approprié, notamment dans le contexte du recours à la force contre les rebelles. Mais

employé avec la préposition ‘an, comme c’est le cas dans le passage cité, ce verbe prend le

sens de « défendre » ou « protéger ». Cela peut être interprété comme un moyen d’atténuer

le recours à la force en présentant le souverain comme un bon pasteur défendant ses ouailles

contre eux-mêmes, contre leurs débordements dûs à leur raison déficiente, et non pas comme

un roi opprimant ses sujets.

Troisièmement, en temps de sècheresse et de famine, il est cette fois question de

bienveillance, le roi étant invité à subvenir aux besoins de ses sujets, et notamment envers

160
les faibles et les nécessiteux, en mettant à leur disposition le fruit des impôts, c’est-à-dire de

leur propre récolte, qu’il aurait pris soin de réserver en prévision de tels événements.

L’objectif d’une telle attitude est clairement établi et relève avant tout du propre intérêt du

souverain. Il s’agit pour lui de se concilier les « cœurs » de ses sujets, ce qui lui permettra de

renforcer son pouvoir et de faire perdurer la dynastie.

4.4.3. La bienveillance d’Abū Ḥammū


Si l’on en croit Yaḥyā b. Ḫaldūn, Abū Ḥammū aurait lui-même mis en œuvre ces

recommandations lors de la famine ayant frappé Tlemcen en 776/1374 :

En cette année – que Dieu fasse qu’elle s’achève bien - eut lieu une famine si

grande que les gens se dévoraient entre eux. Cette misère était causée par un vent de

poussière qui fit périr, à l’été, les céréales et les animaux. Dieu juge et nul ne révise

Ses arrêts. Le peuple eut besoin de se servir des biens propres du roi – que Dieu

rehausse sa situation. Abū Ḥammū – que Dieu le secoure – distribua chaque jour en

aumônes la moitié des impôts de sa noble capitale aux pauvres. Ceux-ci se réunissaient

par plusieurs milliers, le dernier jour de la semaine ; ils se groupaient dans le

Méchouar […] et en d’autres endroits, sur les larges places avoisinantes. Les

intendants du roi partageaient les secours équitablement entre les pauvres. Souvent

Abū Ḥammū – que Dieu le seconde – assistait en personne à la distribution, versant

des larmes et se soumettant au Créateur de toutes choses, Celui qui distribue les biens

et remplace la gêne par le bien-être. Il n’y a point d’autre divinité que Lui. Sa noble

Seigneurie décida ensuite de les réunir tous dans des hospices où on leur apporterait

matin et soir leur nourriture, pendant l’hiver et le printemps de cette année, jusqu’à

ce que la fertilité des champs et l’abondance du lait des troupeaux permissent à ces

malheureux de revenir vers les campagnes. Ce fut une bonne action en ce monde, un

mérite durable parmi les œuvres pies ; aucun roi autre que lui n’a rien fait de

semblable. Et Dieu – qu’Il soit loué et glorifié – est Celui qui donne la perfection et qui

conduit dans la voie du Bien. Que Dieu fasse durer l’Empire de ce monarque, qu’Il

161
étende sa récompense, qu’Il élève son rang parmi les grands. À cela il faut ajouter

qu’Abū Ḥammū – que Dieu l’assiste – donna l’ordre d’ouvrir les greniers publics et

autorisa la vente du grain qu’ils renfermaient aux gens, après en avoir fixé le prix à

un tarif très faible par rapport au prix élevé qu’imposait le famine, par pitié pour les

gens, et pour sauver l’existence de ses sujets. Qu’Allâh rehausse sa parole, qu’Il

embellisse sa récompense avec bonté et générosité468.

Dans ce passage glorifiant la figure d’Abū Ḥammū, Yaḥyā b. Ḫaldūn dresse le portrait

d’un roi bienveillant, plein de « compassion » (rifq) pour ses sujets et ému par leurs malheurs

au point d’en « verser des larmes » (mustaʽbir). Comme le fait très justement remarquer

Jennifer Vanz, en s’appuyant sur un bref extrait de ce passage, « le souverain apparaît ici […]

dans la posture du père de famille nourrissant ses ouailles469 ». L’image qui se dessine est en

effet celle du pouvoir pastoral, du berger prenant soin de tout le troupeau, sans distinction :

le roi veille non seulement à nourrir les plus pauvres en distribuant gratuitement de la

nourriture, mais également les plus aisés, en faisant baisser le prix des céréales. Abū Ḥammū

lui-même, comme nous le verrons dans le chapitre suivant, aime à mettre en avant cette

figure paternaliste du pouvoir, en se représentant dans les vers qu’il compose comme un

guide veillant sur ses sujets, pourvoyant aux besoins des plus pauvres d’entre eux et

protégeant les faibles et les opprimés.

Le récit de Yaḥyā b. Ḫaldūn fait écho à un autre récit rapporté par Abū Ḥammū dans

son ouvrage et mettant en scène le roi des Ḫazar470. Ce roi, confronté à la famine qui frappe

son royaume, est incapable de venir en aide à ses sujets venus trouver refuge auprès de lui

(faziʽa l-nās ilā l-malik fa-lam yadri mā yuǧībuhum bihi471). Cela lui vaut d’être sermonné par une

468
Buġya, éd. A. Bel, p. 325-326 ; éd. B. al-Darrāǧī, p. 575-576 ; trad. franç. p. 393-394.
469
Jennifer Vanz, L’invention d’une capitale, op. cit., p. 257.
470
Wāsiṭa, p. 8-9. Voir notre analyse de ce récit dans le chapitre 3 de ce travail, p. 90-95.
471
Wāsiṭa, p. 8.
162
femme – sa sœur Ḫātūn – qui lui reproche son impiété et finit par prendre sa place à la tête

du royaume. À rebours de cette figure négative du souverain, Abū Ḥammū incarne dans le

récit de Yaḥyā b. Ḫaldūn la figure du bon souverain, pieux, généreux et juste. Pieux, car il se

soumet humblement aux décrets divins et s’acquitte de l’aumône légale (taṣaddaqa) en

nourrissant les pauvres. Généreux, car il distribue ses « biens personnels » (mā ʽinda l-ẖalīfa)

à des milliers de pauvres. Et, enfin, juste, car il ordonne à ses auxiliaires de distribuer

« équitablement » (ʽadlan) la nourriture entre les nécessiteux.

Si Abū Ḥammū ne se met pas lui-même en scène lorsqu’il évoque la nécessité pour le

souverain de mettre à la disposition des sujets en cas de famine les réserves gardées dans les

entrepôts – la famine dont il est question dans la chronique de Yaḥyā b. Ḫaldūn a eu lieu dix

ans après la rédaction de son ouvrage – il fait référence, à la fin du passage, à la figure du

prohète Joseph :

Wa-ʽlam yā bunayy anna bi-l-ṭaʽām qiwām ʽālam al-insān fa-lā tufarriṭ fī iẖtizānihi

kull awān wa-ʽtabir fī ḏālika bi-ḥāl nabiyy Allāh Yūsuf al-Ṣiddīq – ʽalā nabiyyinā wa-ʽalayhi

afḍal al-ṣalāt wa-l-salām – fa-innahu ẖtazana l-ṭaʽām fī zaman al-raẖā’ wa-amara l-nās bi-

ḏālika fa-waǧadūhu fī zaman al-šidda wa-l-la’wā’ wa-ǧaʽala ḏālika sabab ilā an mallakahu

Miṣr fa-ʽāda malik baʽda an kāna mamlūk472.

Sache mon fils que la nourriture constitue pour le monde des hommes ses

moyens d’existence. Ne néglige pas de l’amasser à chaque instant. Et considère en cela

la situation de Joseph le Véridique – que la meilleure des prières et la paix soient sur

lui et sur notre prophète. Il avait amassé de la nourriture en période de prospérité et

avait ordonné aux gens de faire de même si bien qu’ils trouvèrent de quoi se nourrir

en période de malheur et d’adversité. Ce fut une des raisons pour lesquelles Dieu fit

de lui le roi d’Égypte : il devint roi après avoir été esclave.

472
Wāsiṭa, p. 96.
163
Alors qu’Abū Ḥammū présente dans son ouvrage la figure du prophète Joseph comme

un modèle à suivre, Yaḥyā b. Ḫaldūn, en décrivant comment Abū Ḥammū a su sauver ses

sujets de la famine, laisse entendre que le roi abdelwadide a lui-même mis en oeuvre le

modèle incarné par le prophète Joseph et le présente ainsi comme son digne héritier. Notons

par ailleurs que la référence au prophète Joseph est loin d’être anodine car le nom même

d’Abū Ḥammū, qui s’appelle Mūsā b. Yūsūf, rappelle ceux des deux prophètes Moïse (Mūsā)

et Joseph (Yūsūf). Dès les premières pages de la partie de son ouvrage portant sur le règne

d’Abū Ḥammū, Yaḥyā b. Ḫaldūn identifie la figure du souverain abdelwadide à celle de Moïse

en comparant les miracles du prophète à ceux du souverain ayant vaincu ses ennemis comme

Moïse a vaincu Pharaon473. De la même manière, il va s’efforcer d’identifier Abū Ḥammū au

prophète Joseph en mettant en avant l’aptitude du souverain à interpréter les rêves, qui

constitue l’un des traits caractéristiques de la figure de Joseph474. Ainsi, sa relation des

événements ayant eu lieu au début de l’année 774/1372, alors que le roi abdelwadide avait

trouvé refuge dans le sud du pays475, après une longue traversée du désert causée par

l’occupation de Tlemcen par les Mérinides deux ans auparavant, commence ainsi :

Fa-kāna mimmā ẖūṭiba bihi – ayyadahu Llāh – fī ʽālam al-nawm yawma’iḏin baʽda

sitta taʽūdu ilā mulkika fa-ʽayyanahā taʽbīruhu l-ṣādiq ašhur fa-kāna ka-ḏālika dūna naqṣ wa-

lā ziyāda sanat ḥulmihi fī l-ḥādiṯāt qultu lam yazal – naṣarahu Llāh – fī akṯar ġadawāt ǧulūsī

bayna yadayhi li-l-tawqīʽ yunbi’u bi-ru’yā rāhina ṯumma yuʽabbiruhā fa-mā wa-Llāh

yanḥarifu aṯaruhā ʽan mawāqiʽ qawlihi fa-ka-annahā falaq al-ṣubḥ.

Il fut dit à [Abū Ḥammū] – que Dieu le secoure – une nuit, en songe : « Après

six tu retrouveras ton pouvoir. » Il comprit, grâce à sa parfaite habileté à interpréter

les songes, qu’il s’agissait de [six] mois. Et il en fut ainsi, cet événement eut lieu

473
Buġya, p. 2-3, trad. franç. p. 1-2.
474
Coran, 12/4-6 et 12/36-56.
475
Buġya, 260-261, trad. franç. 318.
164
conformément à ce qui lui fut révélé en songe cette année-là. J’affirme qu’[Abū

Ḥammū] – que Dieu l’assiste – n’avait jamais cessé dans la plupart des matinées

pendant lesquelles je me trouvais auprès de lui pour présenter les pièces à sa

signature, de parler d’un songe qu’il avait eu et de l’expliquer. Je certifie que les songes

se réalisaient conformément à son explication qui était aussi claire que l’aube

matinale476.

La manière avec laquelle la question de la famine et la figure de Joseph sont traitées

d’une part dans le testament politique d’Abū Ḥammū et d’autre part dans la chronique de

Yaḥyā b. Ḫaldūn montre à quel point ces deux ouvrages sont complémentaires et font bien

partie du même « projet collectif477 » visant à élaborer un récit à la gloire du souverain

abdelwadide afin de mieux asseoir sa légitimité.

4.5. La siyāsa du vizir


Enfin, nous avons vu plus haut que le vizir, appelé à conseiller le prince sur toutes les

affaires le concernant, est particulièrement concerné par le tadbīr. Il doit également être doué

de siyāsa, voire davantage que le souverain, comme l’indique le passage suivant :

Yanbaġī li-l-wazīr an yakūna aḥsan fiṭna wa-siyāsa wa-ra’y min al-malik li-anna l-

malik yasūsu man dūnahu min raʽiyyatihi wa-ammā l-wazīr fa-innahu yasūsu man fawqahu

wa-huwa l-malik wa-man dūnahu wa-hum al-raʽiyya fa-yaḥtāǧu ilā faḍl siyāsatihi wa-ḥusn

fiṭnatihi wa-ʽaqlihi478.

Le vizir doit être plus perspicace, avoir une meilleure aptitude à gouverner

(siyāsa) et un jugement plus sûr que le roi, car le roi règne (yasūsu) sur ses sujets qui

lui sont inférieurs alors que le vizir conduit (yasūsu) à la fois ce qui lui est supérieur,

c’est-à-dire le roi, et ce qui lui est inférieur, c’est-à-dire les sujets. Il a par conséquent

476
Buġya, p. 268-269, trad. franç. p. 326.
477
Jennifer Vanz, L’invention d’une capitale, op. cit., p. 43.
478
Wāsiṭa, p. 41.
165
besoin d’une excellente aptitude à gouverner (siyāsa) ainsi que d’une intelligence et

d’une raison parfaites.

Dans ce passage, le même verbe (yasūsu) est employé en arabe pour désigner à la fois

l’action du roi et celle du vizir. Le verbe sāsa est employé à deux reprises dans l’ouvrage en

association avec le verbe malaka (man malaka wa-sāsa479, « qui règne et gouverne ») et

s’applique tant au roi qu’à son vizir comme en atteste cette citation au sujet d’un vizir

mérinide : « il figurait parmi les vizirs respectés qui avaient servi son père et parmi ceux qui

gouvernaient, avec son père, la dynastie des Banū Marīn » (wa-qad kāna min wuzarā’ abīhi l-

muʽtabarīn wa-mimman yasūsu huwa wa-abūhu dawlat Banī Marīn480). Mais dans le passage qui

nous occupe, le verbe sāsa ne porte pas dans les deux cas la même signification et on ne peut

le rendre en français par un seul et même verbe. En effet, s’il convient pour un roi de

« gouverner » ou de « régner » sur ses sujets, il ne convient pas pour un vizir de « gouverner »

le roi, mais plutôt de le « conduire », de le « guider » de manière suffisamment habile pour ne

pas s’attirer ses foudres.

La siyāsa du vizir, c’est-à-dire, dans ce contexte, son aptitude à gouverner (siyāsa), est

différente de celle du prince et doit être « meilleure ». Cette nécessité s’explique par la place

particulière qu’occupe le vizir à la cour. En effet, le vizir se trouve dans une position

intermédiaire entre le roi, qui occupe une position supérieure à la sienne, et l’ensemble des

sujets, qui occupent une position inférieure. La siyāsa du vizir est inspirée par la crainte, d’une

part, envers le roi et, d’autre part, envers « certains figurant parmi ceux qui occupent une

position inférieure et nourrissant l’ambition de prendre sa place et de se hisser à son rang »

(fa-huwa bayna amrayn ẖā’if man fawqahu wa-huwa l-malik wa-man dūnahu mimman yaṭmaʽu fī

479
Wāsiṭa, p. 14 et p. 180.
480
Ibid., p. 117.
166
martabatihi wa-yarġabu fī manzilatihi481). Cette crainte ne concerne donc pas l’ensemble des

sujets mais certains courtisans voulant prendre sa place.

Envers le roi, une bonne siyāsa consiste à agir de telle sorte à correspondre aux

attentes du souverain (yaḥtāǧu limā yuqābiluhu bihi), conformément à ses intentions (wa-mā

yuwāfiqu ġaraḍihi) et à mettre bon ordre dans ses affaires (yuṣliḥu ʽalayhi aḥwālahu) afin de se

rapprocher de son pouvoir (wa-yataqarrabu bihi ilā sulṭānihi). Il doit donc veiller non

seulement à bien gouverner pour le compte du roi, mais également à chercher à lui plaire, ou

tout au moins à ne pas lui déplaire afin de conserver sa place. Ainsi, la crainte que nourrit le

vizir envers le roi est de « se retrouver dans des affaires douteuses qui lui coûteraient sa place

auprès du sultan » (yaẖšā an yaqaʽa fī mušabbihāt tusqiṭuhu ʽinda sulṭānihi).

Quant à la siyāsa du vizir envers « ceux qui lui sont inférieurs », cela consiste

également à agir de manière à « conserver sa place auprès du sultan » (ammā siyāsatuhu liman

dūnahu fa-yaḥtāǧu bihā ilā an yasūsahum bi-aḥsan al-siyāsa mimmā yaḥfaẓu rutbatahu ʽinda

sulṭānihi). Mais si l’objectif est le même que pour la siyāsa envers le roi, les moyens qui doivent

être mis en œuvre sont différents puisque le vizir « est nécessairement entouré d’ennemis et

d’envieux qui souhaitent prendre sa place » (lā budda lahu min aʽdā’ wa-ḥussād ʽalā manzilatihi).

Il s’agit donc avant tout de savoir manœuvrer dans un environnement hostile. C’est pourquoi

le vizir doit toujours se tenir sur ses gardes et se méfier de ces courtisans malveillants

(yaḥtāǧu ilā l-taḥarruz minhum). Ce qu’il doit craindre les concernant sont les mensonges qu’ils

peuvent forger pour lui nuire et les calomnies (yaẖāfu an yaftarrū ʽalayhi baʽḍ al-iftirā’āt wa-

ya’tū ʽalayhi bi-l-buhtān wa-l-aqāwīl al-kāḏibāt).

481
Wāsiṭa, p. 41. Sauf indication contraire, les citations suivantes sont toutes extraites de la même page.
167
Conclusion
Dans son ouvrage Islam et politique à l’âge classique, Makram Abbès étudie le lien entre

tadbīr et siyāsa à partir de l’ouvrage al-Furūq al-luġawiyya du lexicographe al-‘Askarī

(400/1010). Il en déduit que la siyāsa « insiste plus sur l’exercice répété, la pratique soutenue

et entretenue, à partir de plans élaborés » alors que le tadbīr « désigne justement le fait de

concevoir globalement cette élaboration, tout en veillant à la réalisation de la fin portée dans

et par l’action » avant de conclure que « si le concept de tadbīr renvoie donc à une conception

globale, planifiée et finalisée de la politique [agir en pensant aux conséquences], siyāsa

concerne, lui, l’application concrète de ces mesures et leur conduite à termes, en tenant

compte des cas particuliers qui peuvent surgir dans ce domaine marqué par la

contingence482. »

L’étude des occurrences de ces deux termes dans le Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk

vient à la fois confirmer et infirmer cette analyse. Elle a montré que le tadbīr désigne la

réflexion et l’examen attentif des conséquences d’une action destinés à orienter les choix du

souverain, mais également la discussion, la consultation, l’opinion et l’élaboration de ruses,

ce qui peut constituer ce que Makram Abbès appelle « une conception globale, planifiée et

finalisée de la politique ». Abū Ḥammū considère en outre le tadbīr comme le fondement

même de la siyāsa, qui, elle, est davantage liée à la pratique du pouvoir et nécessite en effet la

prise en compte des cas particuliers, comme l’a révélé le passage sur le nécessaire

pragmatisme du souverain. Cependant le tadbīr est parfois entendu comme un équivalent du

terme siyāsa, lorsqu’il est employé dans le sens de « la bonne conduite des affaires » ou du

« bon gouvernement ». Quant à la conception de siyāsa en tant qu’ « exercice répété » et

« pratique soutenue et entretenue », elle n’apparaît à aucun moment dans l’ouvrage d’Abū

Ḥammū. La siyāsa renvoie davantage à l’idée d’une “soft politique”, ce que le terme tadbīr ne

482
Makram Abbès, Islam et politique à l’âge classique, Paris, P.U.F., 2009, p. 52.
168
suppose pas. C’est là, semble-t-il, la différence essentielle entre les deux concepts. Alors que

le tadbīr dénote une stratégie politique globale, la siyāsa constitue l’un des modes de

réalisation de cette stratégie, mode privilégié, mais qui peut laisser la place à la force brutale

si la situation ou le rapport de forces l’autorise.

Ce chapitre a également mis en exergue d’autres aspects de la siyāsa présents dans le

Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk. D’une part, la siyāsa désigne particulièrement tout ce qui a

trait aux usages des rois (ādāb al-mulūk) et aux affaires temporelles (siyāsa dunyawiyya), en

opposition à la pratique religieuse. Bien qu’il considère que le bon souverain doit

nécessairement savoir concilier les deux, Abū Ḥammū estime également que le souverain qui

négligerait l’au-delà pour ne s’occuper que de siyāsa peut aussi constituer aussi un modèle à

suivre dans la mesure où il garantit la bonne marche du pouvoir, alors que le souverain

délaissant la siyāsa pour se consacrer à la dévotion est un modèle à proscrire puisqu’en

négligeant les affaires politiques, il mène son royaume à la ruine.

S’il n’est question nulle part dans l’ouvrage de siyāsa en tant que châtiment infligé en

dehors du cadre de la Loi religieuse comme a pu l’analyser Bernard Lewis à partir du Faẖrī

d’Ibn Ṭiqṭaqā, Abū Ḥammū ajoute en revanche une touche qui lui est propre à travers l’usage

du verbe de forme III formé à partir de la racine « s.w.s » (sāyasa-yusāyisu). Renvoyant à l’idée

d’amadouer les partisans rebelles à son autorité en employant différents subterfuges, dont la

douceur et la complaisance, il est un des éléments constitutifs de la “soft politique” évoquée

plus haut.

L’intérêt particulier porté par Abū Ḥammū à ce type de politique s’explique sans nul

doute par les conditions de son propre règne : se trouvant dans une position d’infériorité vis-

à-vis de son voisin mérinide et dépendant militairement de tribus bédouines dont le soutien

volatile se payait chèrement, il se devait d’être un fin tacticien pour conquérir et conserver

le pouvoir. Ceci explique également toute l’importance qu’il accorde à la ruse dans son

169
ouvrage, comme nous le verrons plus loin. Il se met en effet en scène à plusieurs reprises,

montrant, dans divers récits, comment lui-même est parvenu à vaincre son ennemi non pas

par la force, mais grâce à divers stratagèmes.

Enfin, la siyāsa du vizir est encore plus complexe que celle du souverain et nécessite

davantage d’ingéniosité, car elle consiste à administrer les affaires de ce bas monde tout en

s’évertuant à conserver sa place, d’une part en se conciliant plus puissant que soi (c’est-à-dire

le prince) et, d’autre part, en résistant aux attaques de courtisans moins puissants, mais ne

rêvant qu’à prendre sa place.

170
V. La justice (al-ʽadl)
Dans son étude comparative de différents miroirs des princes, ʽIzz al-Dīn al-ʽAllām met

en avant la place centrale que ces ouvrages accordent à la justice tout en soulignant que,

« malgré une uniformité des représentations et des références » (ʽalā l-raġm min “waḥdat

taṣawwurihim” li-hāḏā l-mawḍūʽ, wa-waḥdat al-marāǧiʽ483), il existe une diversité des approches,

chaque auteur traitant du sujet d’une manière qui lui est propre484. Ainsi, si la plupart des

auteurs établissent un lien entre ʽadl et ʽimāra485 et discutent abondamment de ces concepts,

Abū Ḥammū ne dit rien de la ʽimāra pour ne parler que de ʽadl486, auquel il consacre deux

chapitres487. Dans son analyse de la théorie politique développée par Abū Ḥammū II, Wadād

al-Qāḍī souligne également cette spécificité propre à Abū Ḥammū qu’elle explique par le fait

que, bien qu’il l’ait mise en œuvre « dans la réalité pratique » (fī l-wāqiʽ al-ʽamalī), Abū Ḥammū

avait une vision limitée de la notion de ʽumrān et ignorait à quel point elle pouvait constituer

un moyen de développement économique et participer ainsi à la pérennité du pouvoir488. Du

point de vue de la forme, ʽIzz al-Dīn al-ʽAllām souligne une différence notable entre l’ouvrage

d’Ibn Riḍwān489 et celui d’Abū Ḥammū. Le premier a recours à de nombreux récits pour

483
Sulṭa, p. 165.
484
Dans un article publié récemment, Louise Marlow a démontré, en analysant trois miroirs des princes
composés entre le 8e et le 11e siècle, que le discours sur la justice est loin d’être uniforme dans ces écrits malgré
la récurrence de certains topoi et qu’il reflète le contexte particulier dans lequel chaque ouvrage a été rédigé,
« Justice, Judges, and Law in Three Arabic Mirrors for Princes, 8th–11th Centuries », dans Justice and Leadership
in Early Islamic Courts, éd. Intisar A. Rabb et Abigail Krasner Balbale, Harvard, Harvard University Press, 2017, p.
109-128.
485
ʽIzz al-Dīn al-ʽAllām emploie indistinctement al-ʽimāra et al-ʽumrān, termes qui désignent la prospérité et la
culture d’un pays. Wadād al-Qāḍī utilise quant à elle le terme ʽumrān et évoque également les moyens qui
permettent de l’atteindre : « le développement agricole, industriel et commercial » (tanmiyat al-zirāʽa wa-l-ṣināʽa
wa-l-tiǧāra – wa-kulluhā min wasā’il al-ʽumrān), Naẓariyya, p. 111.
486
Sulṭa, p. 165.
487
Il s’agit du premier chapitre de la première partie intitulé « Tawṣiya turšidu ilā l-ittiṣāf bi-l-ʻadl wa-l-taḥallī
bi-l-faḍl » (« Recommandation visant à s’orner de justice et se parer de mérite »), p. 4-7 de notre édition, et du
troisième chapitre de la deuxième partie intitulé « Qāʽidat al-ʽadl », (« Le pilier de la justice »), p. 138-141.
488
Naẓariyya, p. 111.
489
Ibn Riḍwān, al-Šuhub al-lāmiʽa fī l-siyāsa l-nāfiʽa, éd. ʽAlī Sāmī al-Naššār, Casablanca, Dār al-ṯaqāfa, 1984.
171
illustrer ses propos (il relève 12 récits dans la partie portant sur al-ʽimāra et 9 récits dans celle

consacrée à al-ʽadl) alors que le second n’en rapporte aucun dans le premier chapitre portant

sur al-ʽadl et seulement « deux ou trois » (lā yataǧāwazu riwāyatayn aw ṯalāṯ490) dans le

deuxième chapitre traitant du même sujet. Il explique cette différence de fond et de forme

entre les deux ouvrages par le but poursuivi par chaque auteur. Ibn Riḍwān multiplierait les

récits afin de divertir le lecteur alors que le discours d’Abū Ḥammū sur le ʽadl serait le reflet

de sa propre expérience politique, dont il voulait faire une « balise qui soit profitable au

prince héritier » (arādahā an takūna manār yastafīdu minhu walī ʽahdihi491).

Deux remarques s’imposent à la lecture de cette analyse. Premièrement, s’il est vrai

que les deux chapitres consacrés au ʽadl comprennent un nombre restreint de récits,

l’ouvrage dans son ensemble n’en manque pas, et certains d’entre eux, bien qu’ils viennent

illustrer des recommandations contenues dans d’autres chapitres, traitent de cette question

en mettant en scène des souverains justes ou iniques et en exposant les conséquences de leur

conduite. Ces récits, tout comme les vers de poésie, participent du discours sur le ʽadl et il

convient de les prendre en compte dans l’analyse de ce discours. Deuxièmement, il importe

de déterminer en quoi le discours d’Abū Ḥammū sur la justice reflète sa propre expérience

politique. Nous verrons dans une première partie que, s’il reprend à son compte certains lieux

communs, il relie constamment la justice à la question de la protection du royaume dans une

terminologie qui lui est propre. Ainsi, la justice est perçue comme un moyen de défense face

aux attaques ennemies, ce qui constitue l’une des préoccupations majeures de cet auteur qui

devait lui-même faire face, en tant que souverain, à d’incessantes agressions extérieures

comme intérieures492. Puis, dans un deuxième temps, nous nous intéresserons aux modèles

490
Sulṭa, p. 165.
491
Ibid.
492
Voir le chapitre 1 de ce travail, p. 46-53.
172
et contre-modèles de justice mis en avant dans l’ouvrage afin d’établir ce que signifie la

notion de justice aux yeux du souverain abdelwadide, non seulement comme concept

théorique, mais également comme pratique de gouvernement. Nous verrons que la justice

constitue pour Abū Ḥammū un outil de légitimation du pouvoir. Enfin, dans une dernière

partie, nous questionnerons la notion de pardon à travers l’étude de deux chapitres consacrés

à cette question, portant sur deux vertus, al-ḥilm et al-ʽafw493 et nous exposerons en quoi le

pardon constitue pour le souverain un instrument de domination permettant de soumettre

des ennemis puissants.

5.1. La justice comme système de défense


5.1.1. Le devoir de justice
Dans le premier chapitre consacré à la justice, Abū Ḥammū présente la justice comme

un devoir imposé par Dieu au souverain :

Yā bunayy inna l-malik ḫalīfat Allāh fī arḍihi l-muwakkal bi-iqāmat amrihi wa-

nahyihi qalladahu494 bi-qalā’id al-ḫilāfa wa-ğaʻalahu ḥiṣn manīʻ li-ḏawī l-maḫāfa wa-amarahu

bi-iqāmat al-šarā’iʻ wa-sadd al-ḏarā’iʻ li-yuqīma qisṭās al-ḥaqq fī riʻāyat al-ḫalq wa-atāhu Llāh

min mulkihi wa-ğaʻala l-raʻiyya taḥta iyālatihi wa-mulkihi fa-in aṭāʻahu fīmā qalladahu bihi

wa-anfaḏa l-ḥaqq fī ḥukmihi wa-maḏhabihi dāma lahu l-mulk wa-nağā min al-hulk wa-in

ḫālafa l-ḥaqq wa-māla ilā l-taqṣīr lam yakun lahu min walī wa-lā naṣīr495.

Le roi, mon fils, est le lieutenant de Dieu sur terre. Il est chargé d’exécuter Ses

ordres et Ses interdictions. Dieu l’a investi du pouvoir et a fait de lui une citadelle

493
Il s’agit des deux derniers chapitres de la troisième partie intitulée « Des qualités louables » (fī l-Awṣāf al-
maḥmūda) se trouvant respectivement p. 160-162 et p. 162-164. La signification de ces termes sera discutée plus
bas.
494
On retrouve ici la métaphore du collier, déjà présente dans le titre. En effet, le verbe qallada signifie à la fois
« investir quelqu’un d’une charge » et « lui mettre un collier autour du cou ». Qalā’id étant le pluriel de qilāda
(« un collier »), une traduction littérale, rendant compte de la métaphore, aurait pu être : « Dieu l’a paré du
collier du califat ».
495
Wāsiṭa, p. 4-5.
173
imprenable défendant les faibles496. Il lui a ordonné d’établir les lois et de combler les

brèches afin d’instaurer la balance de la justice dans le gouvernement des créatures.

Dieu lui a donné de Son pouvoir et a placé les sujets sous son autorité et son

commandement. S’il Lui obéit dans ce dont Il l’a investi et applique la justice dans ses

jugements et ses décisions, la royauté perdurera et échappera à la ruine. Mais s’il

s’oppose à la justice et manque à son devoir, il n’aura alors ni protecteur ni défenseur.

En plaçant le souverain dans une relation directe à Dieu, comme l’indique le titre

qualifiant le roi de « lieutenant de Dieu sur terre497 » (ḫalīfat Allāh fī arḍihi), ce passage vient

justifier l’autorité du souverain et légitimer son pouvoir. Le recours au titre ḫalīfat Allāh,

généralement associé aux califes, pour désigner un roi du Maghreb central peut paraître

quelque peu excessif, mais n’est pas surprenant dans ce type de littérature. En effet, comme

le souligne Aziz al-Azmeh, « le roi et le calife sont l’ombre de Dieu, élus par Dieu, les vicaires

de Dieu, pour la simple raison que l’autorité politique est une manifestation du divin » (Both

king and caliph are God’s shadows, elected by God, God’s vicars, for the very fact of political authority

is a manifestation of the divine498). En outre, depuis le Ve/XIe siècle, c’est le sultan qui, dans ces

écrits, est devenu « l’ombre de Dieu sur terre », le calife, qui a, à cette époque, perdu son

pouvoir temporel, étant largement ignoré499. C’est cette autorité politique qu’Abū Ḥammū

entend réaffirmer en soutenant que le roi, donc lui-même, détient son pouvoir (mulk) de Dieu,

qui lui a concédé une part de Son propre pouvoir et l’a mandaté pour gouverner en Son nom.

496
Littéralement : « ceux qui ont peur ».
497
Ce titre fut porté par le calife « bien-guidé » ʽUṯmān, puis par les Omeyyades et par quelques califes
abbassides, fatimides et ottomans, d’autres lui préférant le titre plus modeste de « vicaire du prophète de Dieu »
(ḫalīfat rasūl Allāh). Sur les usages et les significations de ce titre, voir notamment Patricia Crone et Martin Hinds,
God’s Caliph. Religious authority in the first centuries of Islam, Cambridge, Cambridge University Press, 1986, p. 4-23
et Andrew Marsham, « God’s Caliph revisited » dans Power, Patronage, and Memory in Early Islam: Perspectives on
Umayyad Elites, éd. A. George et A. Marsham, Oxford, O.U.P., 2017, p. 3-38.
498
Aziz al-Azmeh, Muslim Kingship, op. cit., p. 163.
499
Ann K. S. Lambton, « Justice in the Medieval Persian Theory of Kingship », op. cit., p. 99.
174
Notons par ailleurs la métaphore du souverain qui, paré du pouvoir remis par Dieu, devient

une « citadelle imprenable » dont le rôle est de protéger les sujets apeurés. Nous aurons

l’occasion de revenir, dans les pages suivantes, sur cette image omniprésente dans l’ouvrage.

Outre la justification du pouvoir royal, ce passage révèle également l’établissement

d’un pacte entre Dieu et le souverain au cœur duquel figure la justice, symbolisée par la

balance (qisṭās al-ḥaqq). Le souverain se trouve être le garant de la justice divine. Sa mission,

qui relève d’un ordre divin, est de faire régner cette justice en instaurant les lois et en

réprimant les abus. La perpétuation de son pouvoir est conditionnée au respect de ce pacte :

s’il s’en acquitte, son royaume perdurera, s’il manque à son devoir, il ne bénéficiera plus de

la protection divine, ce qui laisse entendre que son royaume pourrait être amené à

disparaître. La justice, entendue comme une prescription divine, est de ce fait indissociable

du pouvoir du souverain. Tout comme il ne peut y avoir de justice sans souverain, il ne peut

y avoir de souverain sans justice.

La royauté relève donc d’une responsabilité du roi envers ses sujets, placés par Dieu

« sous son autorité et son commandement ». Cette responsabilité du souverain à l’égard de

ses sujets est rappelée par un hadith cité dans le deuxième chapitre consacré à la justice :

« Chacun d’entre vous est pasteur et responsable de son troupeau » (kullukum rāʻin wa-

kullukum mas’ūl ʻan raʻiyyatihi500). Ce hadith est suivi d’un autre propos attribué au prophète

dans lequel il rapporte une parole de Dieu condamnant l’injustice : « Ô mes serviteurs, je me

suis interdit l’injustice à moi-même et je l’ai rendue illicite entre vous, alors ne commettez

pas d’injustice les uns envers les autres501 » (Yā ʽibādī innī ḥarramtu l-ẓulm ʽalā nafsī wa-ǧaʽaltuhu

baynakum muḥarram fa-lā taẓālamū502). Ce hadith, qui présente l’injustice comme un interdit

500
Wāsiṭa, p. 138 ; Ṣaḥīḥ al-Buẖārī, 7138, IX, p. 62 ; Ṣaḥīḥ Muslim, 1829, III, p. 1459.
501
Ces deux hadiths sont également cités dans le Sirāǧ al-mulūk, mais à deux endroits distincts, respectivement
au chapitre 3 et au chapitre 56, Sirāǧ, p. 161 et p. 592.
502
Wāsiṭa, p. 138 ; Ṣaḥīḥ Muslim, 2577, IV, p. 1994.
175
religieux, laisse entendre que, par opposition, la justice est un attribut divin et un devoir

religieux, ce qui constitue un argument de poids pour encourager le prince à faire régner la

justice. Outre l’argumentaire religieux, d’autres stratégies discursives sont mises en œuvre

dans l’ouvrage pour vanter les mérites de la justice, et toutes, comme nous le verrons,

expriment une seule et même finalité : la préservation du pouvoir.

5.1.2. Les métaphores de la justice


Nous avons vu plus haut le lien établi entre le terme mulk – que l’on peut traduire,

selon le contexte, par « pouvoir » ou par « royauté » – et le terme ḥaqq qui renvoie à la justice.

Dans la métaphore ouvrant le second chapitre consacré à la justice, un lien indissociable est

cette fois établi entre mulk et ʽadl :

Iʻlam yā bunayy anna l-mulk binā’ wa-l-ʻadl asāsuhu fa-iḏā qawiya l-asās dāma l-

binā’ wa-in ḍaʻufa l-asās ihtazza l-binā’ wa-nhāra503.

Sache, mon fils, que la royauté est un édifice et que la justice est son

fondement. Si ce fondement est solide, l’édifice perdurera, mais s’il est fragile, l’édifice

vacillera et s’effondrera.

Dans cette métaphore, la relation entre la royauté et la justice est d’ordre

architectural. Elle met l’accent sur le rôle primordial de la justice en tant que fondement sur

lequel est bâtie la royauté : sans justice pour la soutenir, cette dernière est menacée de ruine.

Une fois encore, la pérennité du règne du souverain est conditionnée à l’établissement de la

justice, ce qui en fait un élément indispensable dans l’exercice du pouvoir, comme nous

l’avons déjà vu plus haut. Mais si, dans le premier cas, la menace de ruine du royaume était

seulement sous-entendue – à travers la fin de l’assistance fournie par Dieu –, cette fois, elle

est exprimée clairement : si la justice du souverain n’est pas solidement établie, le royaume

s’effondrera.

503
Wāsiṭa, p. 138.
176
Une autre métaphore, qui ouvre le premier chapitre consacré à la justice, oppose cette

fois, toujours dans une perspective de conservation du pouvoir, les bienfaits de la justice aux

méfaits de l’injustice :

Iʻlam yā bunayy anna l-ʻadl sirāğ al-dawla fa-lā tuṭfi’ sirāğ al-ʻadl bi-rīḥ al-ẓulm fa-

inna rīḥ al-ẓulm iḏā ʽaṣafat qaṣafat wa-rīḥ al-ʻadl iḏā habbat rabbat 504.

Sache, mon fils, que la justice est la lanterne [qui éclaire] la dynastie. Ne laisse

pas le vent de l’injustice éteindre la lanterne de la justice, car lorsque souffle le vent

de l’injustice, il détruit tout tandis que le vent de la justice, lorsqu’il souffle, accroît

[les bienfaits].

Dans cette métaphore, la caractéristique commune entre le comparant (la justice) et

le comparé (la lanterne) est la lumière. Cette image est renforcée par l’opposition entre le

terme ʻadl et le terme ẓulm, qui signifie « l’injustice, l’iniquité », mais dont la racine réfère

également à « l’obscurité » (al-ẓulma ou al-ẓalām). Cela fait référence au rôle attribué au

souverain. Comme le fait remarquer Jocelyne Dakhlia, on attend du bon sultan « qu’il éclaire

les ténèbres, qu’il fasse la lumière sur une affaire. En cela, le pouvoir du souverain est proche

de celui du saint505. » La métaphore est ensuite filée et donne lieu à une seconde métaphore

afin d’expliciter et de renforcer l’opposition entre ces deux termes : rīḥ al-ẓulm (le vent de

l’iniquité) est opposé à rīḥ al-ʻadl (le vent de la justice). Les phrases conditionnelles décrivant

chacun de ces vents mettent en avant l’effet destructeur du premier et l’effet bénéfique du

second, le contraste entre ces deux effets contraires étant accentué par le parallélisme des

deux constructions, iḏā ʻaṣafat qaṣafat s’opposant en tous points à iḏā habbat rabbat.

Premièrement, si l’on considère la forme de chaque construction, on remarque que la

première est composée de deux verbes de forme simple trisyllabique dont les deuxième et

504
Wāsiṭa, p. 4.
505
Jocelyne Dakhlia, « Sous le vocable de Salomon. L’exercice de la « justice retenue » au Maghreb », Annales
islamologiques, 27 (1993), p. 179.
177
troisième radicales sont identiques « ʻaṣafat et qaṣafat » qui s’opposent aux deux verbes de

racine redoublée (muḍāʻaf) composant la seconde construction (habbat et rabbat). Et

deuxièmement, au niveau du sens, si les verbes de chaque subordonnée conditionnelle

renvoient tous deux au souffle du vent (iḏā ʻaṣafat et iḏā habbat), le premier revêt une nuance

supplémentaire relative à la violence de ce souffle. Enfin, les verbes constituant l’apodose,

c’est-à-dire la proposition principale (qaṣafat et rabbat), renvoient, pour le premier, à la

destruction et, pour le second, à l’accroissement et par conséquent à deux phénomènes

opposés. On voit donc comment l’opposition entre ʻadl et ẓulm et la métaphore de la lanterne

éclairant la dynastie permet de mettre en valeur le rôle bénéfique et protecteur de la justice

et, à l’inverse, l’effet dévastateur de l’injustice qui pourrait, à terme, mener à la destruction

de la dynastie.

Outre les métaphores, l’auteur établit une classification qui distingue ce qui fait

perdurer le pouvoir de ce qui le mène à la ruine :

Ya bunayy arbaʽa lā yazālu506 maʽahā l-mulk ḥusn al-tadbīr fī l-umūr wa-l-ʻadl fī l-

ḫāṣṣa wa-l-ğumhūr wa-l-aḫḏ bi-l-ḥazm wa-l-ṣabr fī l-azm yā bunayy arbaʻā lā yaṯbutu

maʻahā mulk sū’ al-tadbīr wa-muḫālafat al-naṣīḥ wa-l-mušīr wa-ḫubṯ al-sarīra wa-l-niyya

wa-l-ğawr ʻalā l-raʻiyya507.

Il y a quatre moyens, mon fils, d’assurer la pérennité du pouvoir : établir un

bon gouvernement des affaires, garantir la justice pour l’élite et le grand nombre,

adopter une attitude résolue508 et se montrer constant face à l’adversité. Et quatre

éléments, mon fils, empêchent la royauté de perdurer : assurer un mauvais

gouvernement, contredire le conseiller sincère, nourrir de mauvaises pensées et

intentions et être injuste envers les sujets.

506
Ou lā yazūlu dans les autres manuscrits.
507
Wāsiṭa, p. 4.
508
Sur les différentes acceptions du terme ḥazm, voir le chapitre 7 de ce travail, p. 386-387 et le chapitre 8, p.
455.
178
La justice, tout comme la bonne gestion du royaume et la capacité de faire face aux

crises, fait partie des moyens permettant de conserver le pouvoir. Une précision est apportée

dans ce passage sur la justice du souverain qui doit s’appliquer à tous, aux membres de l’élite

comme à ceux du commun. Nous verrons cependant plus loin que, si elle doit concerner tout

le monde, elle n’est en revanche pas la même pour tous.

Enfin, la perception de la justice comme fondement et facteur de préservation de l’État

s’exprime également à travers un topos de la littérature éthico-politique connu sous le nom

de “cercle de la justice”509 que l’auteur reprend à son compte :

Fa-lā sulṭān illā bi-ğayš wa-lā ğayš illā bi-māl wa-lā māl illā bi-ğibāya wa-lā ğibāya

illā bi-ʻimāra wa-lā ʻimāra illā bi-l-ʻadl fa-l-ʻadl asās wa-man istaʻmala l-ʻadl ḥaṣṣana mulkahu

wa-man istaʻmala l-ẓulm ʻağğala halkahu510.

Il n’est pas de sultan sans armée, ni d’armée sans argent, ni d’argent sans

impôt, ni d’impôt sans prospérité, ni de prospérité sans justice. Ainsi la justice est le

fondement [de tout]. Qui agit avec justice fortifie son pouvoir et qui agit avec iniquité

hâte sa chute.

Ce “cercle de la justice” présente le royaume comme un ensemble de facteurs

interdépendants les uns des autres : la justice garantit la prospérité des sujets, qui garantit

au royaume des revenus tirés de l’impôt, qui garantissent l’entretien de l’armée, qui garantit

à son tour la pérennité du pouvoir politique. C’est pourquoi le pouvoir n’a d’autre choix, s’il

veut perdurer, que de garantir le règne de la justice. Si cette formule ne diffère pas de ce

509
Le “cercle de la justice” a fait l’objet de différentes études. Voir notamment Joseph Sadan, « A “closed-circuit”
saying on practical justice », Jerusalem Studies on Arabic and Islam, 10 (1987), p. 325-341 ; Jennifer A. London, « The
circle of justice », History of political thought, 32/3 (2011), p. 426-447 ; id., « The Abbasid ‘Circle of Justice’ : Re-
reading Ibn al-Muqaffaʽ’s Letter on Companionship », dans Comparative Political Theory in Time and Place, éd. D. J.
Kapust et H. M. Kinsella, New York, Palgrave Macmillan, 2017, p. 25-50 ; Linda T. Darling, A History of Social Justice
and Political Power in the Middle East, New York, Routledge, 2013.
510
Wāsiṭa, p. 138.
179
qu’on peut trouver dans d’autres ouvrages du même genre511, la dernière phrase attire

davantage notre attention pour deux raisons. Premièrement, nous constatons qu’une fois

encore Abū Ḥammū insiste sur la justice comme garant de la perpétuation du pouvoir

opposée à l’injustice menant à sa ruine. Si la thématique de la préservation du pouvoir est

loin d’être une exception dans les écrits de ce genre512, sa répétition incessante, voire quasi

systématique, dans l’ouvrage révèle un intérêt particulier pour cette question qui s’explique

notamment par les luttes incessantes que devaient mener Abū Ḥammū II pour conserver le

pouvoir. Deuxièmement, l’emploi du verbe ḥaṣṣana (fortifier), fait écho au nom de même

racine employé plus haut, (ḥiṣn), désignant une citadelle fortifiée. Si, dans le premier cas, c’est

le prince, de par le pouvoir qui lui a été confié par Dieu, qui est comparé à une citadelle

protégeant ses sujets d’éventuels dangers, dans cette phrase, c’est la justice qui constitue un

refuge pour le prince.

D’une part, l’intérêt porté par Abū Ḥammū à l’image de la forteresse fait écho à

l’importance particulière que les différents souverains abdelwadides ont accordé à la

fortification de leur capitale qui a dû faire face à de longs sièges imposés par les Mérinides,

notamment de 1298 à 1307, puis de 1335 à 1337. Tlemcen a en effet « fait l’objet de continuels

travaux de fortification513 » jusqu’au milieu du XVe siècle et pouvait compter à certains

endroits jusqu’à sept murailles514. D’autre part, la forteresse est l’un des éléments clés de la

stratégie de défense exposée par Abū Ḥammū dans son ouvrage515. Elle constitue un point de

chute pour le souverain lorsque ce dernier est attaqué par un ennemi qui lui est supérieur

511
Voir à ce propos Jocelyne Dakhlia, Le divan des rois, op. cit., p. 123-149.
512
ʽIzz al-Dīn al-ʽAllām souligne que la question de la stabilité et de la pérennité du pouvoir politique constitue
la question centrale des ouvrages de politique sultanienne, Sulṭa, p. 8.
513
Cyrille Aillet, Emmanuelle Tixier et Éric Vallet, Gouverner en Islam, Xe-XVe s., Neuilly-sur-Seine, Atlande, 2014,
p. 369.
514
ʽAbd al-ʽAzīz Filālī, Tilimsān fī l-ʽahd al-zayyānī, op. cit., p. 111.
515
Voir le chapitre 8 de ce travail, p. 462-477.
180
par le nombre ou par la force. À l’instar de la forteresse, de nombreuses images puisant dans

le registre de la guerre illustrent l’idée de la justice protectrice du souverain, comme dans les

exemples suivants :

Yā bunayy man tadarraʽa bi-dirʽ al-ʽadl wuqiya šarr al-ʽadā’ wa-man talabbasa bi-

libās al-ǧawr suqiya ka’s al-radā516.

Mon fils, qui revêt la cuirasse de la justice se prémunit du mal causé par les

ennemis et qui revêt les vêtements l’injustice boit la coupe de la ruine.

Yā bunayy ilbas ṯiyāb al-ʽiffa wa-taradda ridā’ al-waqār wa-tatawwağ bi-tāğ al-ḥayā’

wa-tazayya bi-zī al-sakīna wa-taqallad bi-ṣārim al-ʻadl517 wa-taḥalla bi-ḥilyat al-karam wa-

taḫattam bi-ḫātim al-hayba518.

Mon fils, habille-toi de chasteté, enveloppe-toi de gravité, couronne-toi de

pudeur, revêts une livrée de quiétude, ceins l’épée de justice, pare-toi de générosité

et porte le sceau qui inspirera une vénération mêlée de crainte.

Man ʻadala zāda fī qadrihi wa-man ẓalama naqaṣa min ʻumrihi wa-fī išāʻat al-ʻadl

quwwat al-qalb wa-riḍā l-rabb wa-taṭayyub al-nafs wa-luzūm al-yaqīn wa-amān min al-

ʻaduww519.

Qui est juste augmentera sa valeur, qui est injuste trouvera plus tôt la mort.

Répandre la justice fortifie le cœur, satisfait le Seigneur, embaume l’âme, garantit la

certitude et protège contre l’ennemi.

Ainsi, dans les deux premières métaphores, la justice est comparée à une cuirasse

protégeant le prince contre les coups de l’ennemi et à une arme, pouvant être à la fois un

moyen défensif et offensif. Dans le troisième exemple, au-delà de la préservation du pouvoir,

516
Wāsiṭa, p. 5.
517
Le terme ṣārim renvoie au tranchant du sabre et, par métonymie, à l’arme que constitue ce sabre. Quant au
verbe taqallada, il signifie à la fois ceindre l’épée, mais aussi mettre un collier. Cela fait écho une nouvelle fois à
la métaphore du collier présente dans le titre. La justice peut être perçue comme une des perles constituant le
collier du souverain.
518
Wāsiṭa, p. 4.
519
Ibid., p. 139.
181
c’est la vie même du souverain qui est en jeu. Seule la justice lui permettra de devenir plus

fort et, une nouvelle fois, d’échapper à l’ennemi. Deux courts récits mettant en scène les deux

ʽUmar, modèles par excellence du souverain juste, illustrent cette dernière maxime :

Lammā daḫala l-Hurmuzān ʻalā ʻUmar b. al-Ḫaṭṭāb – raḍiya llāhu ʻanhu – wağadahu

mustalqī bi-l-masğid mutawassid al-ḥaṣā wa-dirratuhu bayna yadayhi fa-qāla lahu ʻadalta fa-

aminta fa-nimta wa-kataba ilā ʻUmar b. ʻAbd al-ʻAzīz ʻāmiluhu bi-Ḥimṣ anna madīnat Ḥimṣ

qad tahaddamat wa-ḥtāğat ilā iṣlāḥ fa-kataba ilayhi ʻUmar b. ʻAbd al-ʻAzīz ḥaṣṣinhā bi-l-ʻadl

wa-naqqi ṭuruqahā min al-ẓulm wa-l-salām520.

Lorsqu’al-Hurmuzān alla trouver ʻUmar b. al-Ḫaṭṭāb il le trouva allongé dans

la mosquée prenant une pierre comme oreiller et tenant son fouet entre ses mains. Il

lui dit : « Tu as fait régner la justice, tu peux donc dormir en toute sécurité ». Le

gouverneur de Homs écrivit [au calife] ʻUmar b. ʻAbd al-ʻAzīz pour lui dire que la ville

de Homs était tombée en ruine et qu’elle avait besoin d’être restaurée. Ce à quoi ʻUmar

b. ʻAbd al-ʻAzīz répondit : « Fortifie-la avec la justice et nettoie ses rues de toute

injustice. Au revoir. »

Dans les deux récits, la justice apparaît comme un moyen pour le souverain d’assurer

la sécurité. Dans le premier cas, la justice assure au souverain la paix et la tranquillité : n’ayant

rien à craindre de ses sujets ni de ses ennemis, il fait la sieste dans la mosquée qui était à cette

époque à la fois un lieu de prière, mais aussi le siège du pouvoir. Dans le second cas, il est fait

de nouveau appel à la métaphore de la fortification : la justice est présentée comme la plus

solide des murailles, ce qui justifie le refus du calife de financer la restauration de la ville. Un

autre récit, beaucoup plus long, est rapporté dans le chapitre consacré à la siyāsa et illustre la

règle selon laquelle un souverain doit avoir à sa disposition une forteresse pour se replier en

cas d’attaque ennemie. L’analyse de ce récit nous permettra de mieux comprendre comment

la justice peut permettre à un souverain de triompher d’un ennemi plus puissant que lui.

520
Wāsiṭa, p. 139.
182
5.1.3. Le récit de Kisrā et du roi indien
Ce récit521 met en scène la conquête par le roi sassanide Kisrā Anūširwān522 d’un

royaume indien gouverné par un jeune homme qui, bien que soumis à ses passions et livré à

ses plaisirs (šābb munqād li-šahawātihi muqbil ʻalā laḏḏātihi523), faisait régner la justice dans son

royaume (illā annahu sālik ṣirāṭ min al-ʻadl lā yağūru, littéralement « toutefois, il suivait la voie

de justice et ne commettait pas d’injustice »). Du fait de la bienveillance dont il faisait preuve

à leur endroit, « les cœurs de ses sujets s’étaient emplis d’amour pour lui et tous leurs espoirs

s’étaient portés sur lui » (ra’fa bi-raʻiyyatihi qad ašrabat qulūbahum waddahu wa-ṣarrafat

āmāluhum ilā mā ʻindahu).

Un espion travaillant à la solde de Kisrā lui rapporta que la seule brèche (ʻawra) qui

permettait de conquérir ce royaume provenait de ses habitants « dont l’esprit était prêt à

accepter la trahison et incapable de prévoir les conséquences [de leurs actes] » (fa-inna

ʻuqūlahum mutahayyi’a li-qabūl al-ḫidāʻ maḥğūba ʻan al-naẓar fī l-ʻawāqib). Kisrā envoya alors des

agents chargés de corrompre les sujets et de les retourner contre leur roi. Au bout de deux

ans d’une intense activité de propagande, les agents ayant accompli leur mission, le souverain

sassanide envoya le marzubān524 gouvernant la province perse voisine du royaume indien à la

521
Wāsiṭa, p. 98-114.
522
Kisrā Anūširwān (531-579), également appelé Chosroès Ier, empereur sassanide. Kisrā (du persan Ḫusraw) est
un terme arabe générique désignant tout roi sassanide, au même titre que le terme arabe Qayṣar (César) désigne
tout empereur byzantin. La réputation légendaire de Chosroès Ier, dont le surnom Anūširwān signifie « à l’âme
immortelle » et qui est renommé pour son goût des lettres et de la philosophie et pour sa pratique de la justice,
tranche avec l’image de ce souverain, telle qu’elle apparaît dans l’histoire que nous relatons ici et dans laquelle
il apparaît comme un souverain avide de conquérir une nouvelle terre et agissant en dépit des mises en garde
de ses ministres. Cela révèle le caractère interchangeable des héros figurant dans les différents récits illustrant
ce type d’écrits. En effet, ce n’est pas tant l’identité du personnage qui importe, mais la leçon à tirer des actions
et des comportements qui lui sont attribués. Ainsi, les actions attribuées à Kisrā pourraient bien être attribuées
à n’importe quel autre roi sassanide, grec ou indien, pourvu qu’il serve les visées du discours. Pour une
présentation de Chosroès Ier, voir Michael G. Morony, « Sāsānides », EI².
523
Wāsiṭa, p. 98.
524
D’après l’explication apportée dans le récit (Wāsiṭa, p. 102), le royaume sassanide était divisé en quatre quarts,
chacun de ces quarts (rubʻ al-mamlaka) étant placé sous l’autorité d’un marzubān qui dirigeait 50 000 combattants.
183
conquête de cette terre à la tête d’une armée nombreuse. Face à l’avancée de l’armée ennemie

et à la trahison de nombre de ses sujets, le roi indien, sur les conseils d’un de ses ministres,

trouva refuge dans une forteresse imprenable bâtie par l’un de ses ancêtres. Après avoir

conquis le royaume et sa capitale, les soldats perses renoncèrent à assiéger la forteresse,

préférant laisser le temps jouer en leur faveur. Mais loin de jouer en leur faveur, le temps finit

par les desservir comme l’indique le passage suivant :

Wa-labiṯa bi-ḏālika mudda wa-ğaʻala aġtām al-Furs yaʻbaṯūna bi-tilka l-mamlaka wa-

yuʻāmilūna ahlahā bi-l-faẓāẓa wa-l-qaswa llatī ṭubiʻa ahl al-Hind ʻalā ḍiddihā fa-dabbat al-

šaḥnā’ fī l-nufūs wa-daḫalat ahl tilka-l-mamlaka l-ġayra limā ra’aw min ḫarāğ ahlihim

yuḥmalu ilā ġayrihā wa-yunfaqu fī ġayr ahlihā wa-ʻarafū faḍl mā kānū ʻalayhi wa-mašaqqat

mā ṣārū ilayhi fa-basaṭū alsinatahum525.

Au bout d’un certain temps, la canaille526 perse commença à commettre des

exactions dans ce royaume, à traiter ses habitants avec rudesse et cruauté, alors que

la population de l’Inde était habituée à un traitement inverse. La haine se répandit

dans les esprits et le souci de leur dignité s’empara des habitants de ce royaume qui

voyaient les impôts prélevés chez eux envoyés ailleurs et profiter à d’autres qu’à eux.

C’est alors qu’ils prirent conscience des bienfaits dont ils jouissaient auparavant et des

souffrances qu’ils enduraient désormais. Ainsi, leurs langues commencèrent à se

délier.

En effet, le marzubān, forme arabisée du moyen persan marzpān, désigne à l’origine le gouverneur militaire d’une
« marche », province frontière de l’Empire sassanide. Sous le règne de Kisrā Anūširwān, qui réorganisa l’Empire
en quatre quarts, il devint un « fonctionnaire militaire et administratif de haut rang ». Voir Johannes H.
Kramers et Michael G. Morony, « Marzpān », EI².
525
Wāsiṭa, p. 111.
526
Le terme aġtām désigne ceux qui parlent l’arabe en commettant des barbarismes. Le Lisān al-ʻArab fournit pour
le singulier aġtam la définition suivante : lā yufṣiḥu šay’an (il ne sait rien exposer clairement). Ici, cette
qualification attribuée aux soldats perses, qui se trouvent d’ailleurs dans un royaume indien dont la population
ne parle sans doute pas mieux l’arabe, vise avant tout à insister sur leur manque d’éducation et leur grossièreté,
d’où la traduction de ce terme par « canaille ».
184
Le marzubān, de crainte qu’ils ne lui deviennent encore plus hostiles, s’abstint de punir

les habitants qui exprimaient ainsi leur hostilité, ce qui ne fit que les encourager davantage

dans cette voie (wa-ḫāfa l-marzubān an yardaʻahum ʻan al-qawl fa-yastawḥišū minhu fa-kaffa

ʻanhum fa-kāna ḏālika dāʻiyat al-ziyāda fī basṭ al-alsina). De son côté, le roi indien reclus dans sa

forteresse consulta ses ministres qui lui conseillèrent de faire preuve de patience (ašārū

ʻalayhi bi-l-ṣabr), de mettre fin aux injustices (kaff al-āḏā, littéralement « faire cesser les

dommages »), de faire régner la justice (basṭ al-ʻadl), de pacifier les routes (ta’mīn al-subul), de

protéger ceux qui imploraient sa protection (iğārat al-mustağīr), de se concilier les natures

farouches (ta’alluf al-mutawaḥḥiš), de distribuer les bienfaits et de faire preuve de mansuétude

(al-aḫḏ bi-l-faḍl wa-bi-l-afw). Conformément aux recommandations de ses ministres, il fit de

ces vertus sa ligne de conduite (ittaḫaḏa hāḏihi l-aḫlāq šarʻ yadīnu bihā, littéralement, « ces

vertus devinrent pour lui une Loi religieuse à laquelle il se soumit »), si bien que sa renommée

s’étendit (izdādat sumʻatuhu ḥusn) et que chacun lui manifesta en retour affection et

reconnaissance (wa-l-qulūb ilayhi mayl wa-l-alsina lahu šukr527).

Deux péripéties mettent en lumière l’iniquité des occupants et attisent la révolte

populaire. La première péripétie528 met en scène l’un des gouverneurs perses établi dans le

royaume indien à la frontière de l’Empire byzantin (ʻalā ṯaġr min tilka l-ṯuġūr). La mauvaise

conduite de ce gouverneur (asā’a l-sīra) poussa le meilleur des hommes de cette province

(rağul kāna afḍalahum), c’est-à-dire le plus sage et le plus vénérable d’entre eux, à lui

administrer un sermon et quelques conseils de bonne conduite (waʻaẓahu wa-naṣaḥahu). Le

gouverneur prit ombrage de ces remontrances (fa-kariha l-ʻāmil ḏālika) et envoya une missive

au marzubān dans laquelle il prétendit qu’un des hommes placés sous sa juridiction s’opposait

à ses ordres et excitait la populace contre lui. Le marzubān lui ordonna alors de lui envoyer

527
Wāsiṭa, p. 112.
528
Ibid., p. 112-113.
185
l’homme enchaîné (ya’muruhu bi-ḥamlihi ilayhi muqayyad). Le gouverneur arrêta l’homme en

question, l’entrava par des chaînes et l’envoya au marzubān sous escorte. Mais de jeunes gens

vivant dans cette marche frontalière (aḥdāṯ min fityān ḏālika l-ṯaġr wa-futtākuhum529) les

suivirent, tuèrent les soldats et libérèrent le prisonnier. Ce dernier alla ensuite trouver le

gouverneur et l’informa du forfait commis par les jeunes hommes, l’assurant de son

incapacité à les en empêcher. En retour, le gouverneur ordonna qu’on lui coupe la tête (fa-

amara bihi l-ʻāmil fa-ḍuribat ʻunquhu). C’est alors que les habitants de la province, qui portaient

une grande estime à cet homme (kāna ḏā manzila ʻinda ahl baladihi), s’emparèrent du

gouverneur et le tuèrent ainsi que la plupart de ses hommes. Suite à cela, ils tinrent la marche

(ḍabaṭū ṯaġrahum) et furent rejoints par d’autres habitants qui partageaient leur point de vue

(wa-nḍawā ilayhim man kāna ʻalā miṯl ra’yihim). Puis la révolte s’étendit à d’autres provinces qui

chassèrent à leur tour leur gouverneur. Rapidement, l’obéissance à Kisrā cessa dans de

nombreuses provinces (fa-ntaqaḍat al-ṭāʻa li-Kisrā fī mawāḍiʻ kaṯīra min tilka l-mamlaka fī asraʻ

mudda).

La seconde péripétie530 oppose le marzubān au successeur du chef des mages (ḫalīfat

ra’īs al-zamāzima531). Le chef des mages ayant accompagné le roi indien dans sa forteresse lors

de la prise de la capitale par le marzubān, les habitants lui avaient choisi un successeur dont

ils étaient satisfaits (kāna marḍī ʻindahum). Quant au marzubān, face à la vague de

désobéissance qui s’étendait dans le royaume, il régnait sur la capitale dans un état de forte

529
Notons la connotation positive du terme fityān (champions) et l’ambivalence du terme futtāk qui renvoie à la
fois aux bandits dénués de tout principe moral et au fait d’être vaillant et hardi.
530
Wāsiṭa, p. 113-114.
531
Le chef des mages, ra’īs al-zamāzima, est présenté dans le récit (Wāsiṭa, p. 103) comme étant un chef religieux
(allaḏī ya’ḫuḏūna ʻanhu dīnahum, littéralement « celui dont ils prennent leur religion »), également appelé ṣāḥib
buyūt al-nār (« le maître des maisons du feu »). Cette expression, qui désigne d’ordinaire le clergé zoroastrien
perse, devient ici un terme générique désignant un sage. Ce ra’īs al-zamāzima fait en effet partie, avec quatre
ministres, des proches conseillers du prince. Surnommé par le souverain indien al-ḥakīm (« le sage »), il use de
maximes de sagesse pour réfuter ou approuver les conseils donnés par les ministres.
186
crainte (ḍabaṭa ḥaḍratahu ʻalā ḥāl ḏuʻr wa-tawaqqin šadīd) et écrivit à Kisra pour lui demander

des renforts (kataba ilā Kisrā yastamidduhu). Lorsque le successeur du chef des mages s’aperçut

de l’état dans lequel gouvernait le marzubān, qui faisait endurer épreuves et châtiments à

ceux qu’il craignait (lammā ra’ā ḫalīfat ra’īs al-zamāzima mā huwa fīhi l-marzubān min al-ḏuʻr wa-

l-tawaqqī wa-qaṣdahu man ḫāfahu bi-l-miḥna wa-l-ʻuqūba), il alla trouver le marzubān et lui

demanda la permission de s’entretenir avec lui d’un sujet que ce dernier, estimait-il, devait

fort bien connaître. Après que le marzubān l’eut invité à parler, il lui tint ce sermon :

Innanī balaġanī anna mimmā awṣā bihi Ardašīr b. Bābak malik Bābil qāla qad taḫruğu

l-raʻiyya bi-ʻunf al-siyāsa ilā mā lā turīdu min al-maʻṣiyya wa-innahu qāla fī waṣiyyatihi

yanbaġī liman taġallaba ʻalā mulk wa-ġaṣabahu rabbahu an yaḥfaẓa l-ṣūra wa-l-šarīṭa llatī

taslamu ʻalayhā tilka l-mamlaka fa-innahā maḥfūẓa ʻalayhi wa-ṯābita fī ʻaqd tasallum tilka l-

mamlaka minhu wa-innahā sa-taḫruğu min yadihi bi-miṯl mā ṣārat ilayhi wa-qīla inna hāḏihi

l-waṣiyya kānat maktūba fī mağlisihi bi-izā’ sarīrihi wa-mawḍiʻ qaḍā’ihi532.

Il m’est parvenu que parmi les recommandations du roi sassanide Ardašīr b.

Bābak [à ses successeurs] figurait celle-ci : « On n’obtient, en gouvernant les sujets par

la violence, que la désobéissance que l’on voulait éviter ». Il a [aussi] dit dans son

testament : « Quiconque s’empare d’un pouvoir par la force doit conserver la

configuration et les conditions qui assurent l’intégrité de ce royaume. Celles-ci sont

exigées et fixées dans le contrat qui échoit à celui qui entre en possession du royaume.

Ce royaume sera transmis à son successeur, comme lui-même l’a reçu de son

prédécesseur ». On dit que ce testament était écrit dans la salle d’audience d’Ardašīr,

face à son trône, là il rendait ses jugements.

Le marzubān, qui avait saisi où voulait en venir le sage mais voulait le laisser aller au

bout de sa pensée, confirma ses propos en ces termes : « Cela est conforme à ce qui t’est

532
Wāsiṭa, p. 113.
187
parvenu, vénérable maître » (al-amr ʻalā mā balaġaka ayyuhā l-šayḫ533), ce qui encouragea le

sage à poursuivre :

Iḏā kāna l-amr ʻalā mā balaġanī fa-mā laka lam tastaʻmil al-ḥikma llatī ʻalimta wa-

ʻanufta fī siyāsat al-raʻiyya ʻunf aḥrağahā wa-laʻallahu an yuḫriğahā wa-lam taḥḏar ḫurūğ

hāḏihi l-mamlaka min yadika bi-miṯli mā ṣārat ilayka534.

Si cela est conforme à ce qui m’est parvenu, pourquoi n’as-tu pas mis en œuvre

la sagesse dont tu avais connaissance et pourquoi as-tu gouverné tes sujets avec une

violence qui les a mis dans une situation critique et les mènera probablement à se

soustraire à ton autorité ? Pourquoi n’as-tu pas pris garde à ce que ce royaume ne

t’échappe pas de la même manière qu’il est devenu tien ?

Lorsqu’il entendit ces propos, le marzubān rabroua le successeur du chef des mages et

le menaça (naharahu wa-haddadahu). Ce dernier, qui était un homme faible et âgé tomba à

terre et perdit connaissance. Il fut emmené chez lui et mourut quelques jours plus tard. La

nouvelle de sa mort se répandit parmi les sujets et engendra des rumeurs hostiles (sā’at al-

maqāla). Le marzubān convoqua alors les notables (wuğūh) de la capitale, les sermonna, les

avertit qu’il sévirait durement (ḥaḏḏarahum baṭšatahu) et les incita à rechercher le salut

(raġġabahum fī l-ʻāfiya) c’est-à-dire à renoncer à lui désobéir. Ils lui tinrent des propos qui le

contentèrent avant de s’esquiver (arḍawhu bi-alsinatihim wa-tasallalū ʻanhu). Puis la sécession

prit de l’ampleur dans les provinces frontalières rebelles (ʻaẓuma amr ahl al-aṭrāf al-muntaqiḍa).

Le marzubān ne se préoccupa pas de ces provinces, accaparé qu’il était par la fortification de

la capitale (wa-nšaġala ʻanhum al-marzuban bi-taḥṣīn al-bayḍa). Les habitants envoyèrent alors

des messagers auprès du roi indien, sollicitant son pardon (yas’alūna l-ʻafw wa-l-ṣafḥ ʻanhum)

et lui demandant de leur fournir des hommes pour combattre le marzubān. Il accepta leur

533
L’édition de Tunis donne la variante suivante : ayyuhā l-šayḫ al-nāṣiḥ, qui insiste sur la sincérité et la loyauté
du cheikh, p. 102.
534
Wāsiṭa, p. 113.
188
proposition, leur accorda à tous sa protection (aʻṭāhum amān ʻāmm) et nomma un gouverneur

auquel ils obéirent. Le marzubān envoya une armée qui fut défaite. Il dut alors partir lui-même

affronter la sédition et nomma un successeur à la tête de la ville. Mais à peine fut-il sorti de

la ville que les habitants se jetèrent sur les partisans du marzubān, les tuèrent ou les

chassèrent, et prirent le contrôle de la ville. Lorsque le marzubān prit connaissance de cet

événement, il quitta le royaume indien et retourna auprès du roi sassanide. Quant au roi

indien, « il retrouva son trône et s’employa à gouverner selon les principes de la justice et de

la bienfaisance, à faire montre de prudence, à réprimer ses passions et à mettre en œuvre la

sagesse qu’il avait acquise grâce à l’expérience » (ʽāda l-urkun ilā dār mulkihi fa-ğarā ʻalā sunan

al-ʻadl wa-l-iḥsān wa-l-aḫḏ bi-l-ḥazm wa-qamʻ šahawātihi wa-staʻmala l-ḥikma llatī afādathu l-

tağārib iyyāhā535).

Analyse du récit

Ce récit met en opposition la figure du roi juste incarnée par le roi indien et celle du

roi inique symbolisée par les différents représentants du pouvoir sassanide (les soldats, le

gouverneur de province et le marzubān). L’étude de chacun de ces personnages permettra de

mettre en lumière les caractéristiques de la figure du roi juste et celles du roi injuste et de

voir en quoi l’exercice de la justice est bénéfique pour le prince et, à l’inverse, en quoi un

gouvernement basé sur l’injustice lui sera fatal.

Au début de ce récit, le roi indien, s’il est présenté comme un roi juste, n’incarne pas

pour autant la figure du roi idéal. Il est en effet « soumis à ses passions et livré à ses plaisirs »,

ce qui s’explique par sa jeunesse et son manque d’expérience. Ce n’est qu’à la fin de l’histoire,

après avoir enduré les épreuves du pouvoir et tiré les leçons de son expérience, qu’il apparaît

comme un roi accompli. Ce souverain juste se distingue par la bienveillance (ra’fa) dont il fait

preuve à l’égard de ses sujets et qui lui vaut en retour d’être aimé de leur part (wadd). D’autre

535
Wāsiṭa, p. 114.
189
part, la capacité à écouter et à appliquer les conseils constitue également une caractéristique

du roi juste. À deux reprises dans le récit, il met en œuvre les recommandations de ses

ministres : la première recommandation consiste à trouver refuge dans une forteresse pour

échapper à l’ennemi et la seconde relève de la conduite et des vertus à adopter lors de son

exil, qu’il applique sans faillir. Enfin, le roi juste se distingue par sa capacité à faire preuve de

constance (ṣabr) face à l’épreuve et à continuer de gouverner les sujets qui lui sont restés

fidèles avec justice. Dans le récit, cette justice se décline en différentes actions qui tendent,

premièrement, à assurer la sécurité dans la partie du royaume restée sous son contrôle en

pacifiant les chemins et en punissant les méfaits, deuxièmement, à asseoir son autorité en

protégeant le faible contre le fort et en apprivoisant les réfractaires à son pouvoir et,

troisièmement, à étendre sa notoriété en distribuant les faveurs (al-faḍl) et les indulgences

(al-ʽafw). Une telle conduite contribue à améliorer son image et lui assure l’affection et la

reconnaissance de ses sujets, ce qui lui permettra, par la suite, de retrouver son pouvoir.

Par contraste aux caractéristiques du roi indien symbolisant le souverain juste se

dessine la figure du pouvoir injuste à travers les représentants du roi sassanide. Dans un

premier temps, l’injustice est incarnée par les soldats perses qui, une fois la conquête du

royaume indien effectuée, traitent ce royaume avec mépris et « ses habitants avec rudesse et

cruauté », ce qui provoque un début de révolte. Remarquons par ailleurs que ce sont les

« roturiers » qui se livrent à des exactions, les dignitaires perses, quant à eux, semblent au

début ne pas y prendre part, ce qui fait écho aux considérations d’Abū Ḥammū sur la masse

évoquées dans le chapitre précédent. Puis, dans un second temps, l’iniquité du pouvoir

sassanide se révèle à travers deux péripéties mettant en scène deux personnages, le

gouverneur d’une des marches du royaume indien pour le compte de Kisrā et le marzubān

chargé de mener à bien cette conquête.

190
Les deux péripéties vont donner lieu à la répétition du même schéma, cette répétition

ne visant qu’à accentuer l’iniquité des représentants du pouvoir sassanide. Chaque péripétie

commence par mettre en lumière la mauvaise conduite du gouvernant sassanide. Dans le

premier cas, il est seulement fait allusion à la mauvaise conduite du gouverneur de province

(asā’a l-sīra), sans davantage de détails. Dans le second cas, il est fait mention de la cause et de

l’expression de la mauvaise conduite du marzubān. Celle-ci résulte d’un sentiment de forte

crainte (ḏuʻr wa-tawaqqin šadīd) provoqué par la révolte des habitants des provinces

frontalières, ce qui le pousse à punir injustement les personnages dont il craint l’influence.

Puis, dans chacune de ces péripéties, le gouvernant reçoit un sermon de la part d’un

homme sage jouissant d’une forte popularité auprès des sujets, mais, contrairement au roi

juste, il n’écoute pas les conseils et punit leur auteur. Cela provoque dans les deux cas une

révolte populaire, le meurtre d’un ou des représentants du pouvoir sassanide, la prise en main

du pouvoir par les sujets et la propagation de la révolte. Dans la première péripétie, le rejet

des conseils du sage s’accompagne de deux injustices commises par le gouverneur.

Premièrement, afin de parvenir à ses fins, c’est-à-dire au châtiment du sage par le marzubān,

il fournit une fausse accusation en prétendant que le sage s’est opposé à ses ordres et cherche

à attiser la révolte populaire. Deuxièmement, il punit durement le sage qui vient se constituer

prisonnier après le meurtre des soldats dont il est innocent. Dans la seconde péripétie, on

assiste à une double désobéissance. En rejetant les conseils du successeur du chef des mages,

le marzubān trahit dans le même temps les principes de bon gouvernement édictés par le roi

sassanide Ardašīr dans son testament et qui lui sont rappelés par le sage indien. En outre, il

pousse le cynisme jusqu’à confirmer les propos du sage et l’inviter à poursuivre – dans

l’édition de Tunis il le qualifie même de conseiller sincère (nāṣiḥ) – afin de le pousser à lui

adresser ouvertement des reproches qui seront prétexte à molester le sage, ce qui causera sa

mort. L’iniquité de cette action est renforcée par le fait que le sage malmené est un homme

191
faible et âgé qui n’a commis d’autre tort que de vouloir le remettre sur le droit chemin en lui

rappelant les règles de conduite émanant des traditions de son propre royaume. Cela n’est

pas sans rappeler l’épisode qui ouvre le recueil de fables Kalīla wa-Dimna dans lequel le sage

Baydabā est jeté en prison par le roi indien Dabšalīm pour avoir osé l’admonester, « réaction

brutale du prince qui, dans le même mouvement, confirme sa tyrannie et son égarement536 »

souligne Abdallah Cheikh-Moussa dans son analyse de cet événement qui se conclut par la

libération du sage, après que le roi ait pris conscience qu’il ne pouvait pas se passer de son

conseiller.

S’il pèche par excès d’un côté, en punissant de manière démesurée le sage venu lui

apporter conseil, il pèche également par défaut d’un autre côté quand il s’agit de rétablir

l’ordre dans le royaume et se montre ainsi incapable de répondre aux actes commis en

adoptant une juste mesure. En s’abstenant, au début de la révolte, lorsque « les langues

commencèrent à se délier », de punir les premiers signes de la sédition de crainte de la

nourrir davantage, il ne fait que la renforcer. Car, comme l’affirme l’adage illustrant cet

événement, « ne pas condamner les délits est une invitation à commettre de grands crimes »

(tark nakīr al-ṣaġā’ir madʻāt ilā l-kabā’ir). Puis, à la fin du récit, face à la réaction hostile des

habitants de la capitale suite à la mort du sage, il tente d’amadouer et de mettre en garde les

notables par des paroles et se laisse contenter par des promesses. Enfin, tout occupé à fortifier

la capitale, il néglige ce qui se passe ailleurs et ne prend pas garde à la détérioration de la

situation dans les provinces si bien que la sédition se répand à tout le pays sans qu’il s’en

aperçoive et provoquera inexorablement sa chute.

Or, la préservation de l’ordre dans le royaume est une priorité pour le prince quand

bien même elle se réaliserait au détriment de la justice. C’est ce qu’indique une maxime

536
Abdallah Cheikh-Moussa, « Du discours autorisé ou comment s’adresser au tyran ? », Arabica, 46 (1999), p. 152.
192
attribuée à ʽAlī rapportée au début du troisième chapitre de la deuxième partie intitulé Qāʻidat

al-ʻadl, après la citation de hadiths prophétiques :

Wa-qāla ʻAlī – raḍiya Llāh ʻanhu - imām ʻādil ḫayr min maṭar wābil wa-asad ḥaṭūm

ḫayr min sulṭān ẓalūm wa-sulṭān ẓalūm ḫayr min fitna tadūm537.

ʻAlī, que Dieu soit satisfait de lui, a dit : « Un gouvernant juste est préférable à

une pluie abondante et un lion vorace vaut mieux qu’un sultan injuste, [mais] un

sultan injuste est préférable à une sédition qui dure.

Chacune de ces trois maximes contient l’élatif ḫayr. La première oppose deux

bienfaits : d’une part, une pluie abondante qui, dans l’imaginaire des Arabes du désert, est un

bienfait suprême et, d’autre part, un sultan juste. Ce dernier est encore meilleur que le

meilleur des bienfaits que l’on puisse imaginer. La deuxième met en opposition deux

effroyables calamités : un lion vorace et un sultan injuste. Le plus sanguinaire des lions

demeure encore préférable au sultan injuste. La dernière maxime semble contradictoire avec

les deux premières. Elle oppose deux calamités : le même sultan injuste et une sédition qui

dure. Mais cette fois la moins pire de ces deux calamités est le sultan injuste. Cela indique que

le sultan juste est préférable à toute chose sauf en cas de révolte (fitna), seule exception

possible, car, menaçant la stabilité du royaume et le pouvoir du souverain, elle constitue la

pire des calamités. Face à cette nécessité de préserver l’ordre établi exprimée et défendue

dans les ouvrages de conseils aux princes538, la justice, toute importante et nécessaire qu’elle

soit pour le royaume, demeure secondaire par rapport à l’unité supposée de la Umma539.

Tout en dénonçant l’incapacité du marzubān à faire régner l’ordre, le récit résumé ci-

dessus vient légitimer la révolte populaire qui est présentée comme une réaction justifiée à

537
Wāsiṭa, p. 139. On trouve la même maxime dans le Sirāǧ al-mulūk (p. 215).
538
Ann K. S. Lambton, « Islamic Mirrors for Princes », op. cit., p. 422 ; Abdallah Cheikh-Moussa, « De la
“communauté de salut” à la “populace” », op. cit., p. 517-518.
539
« Attachez-vous tous, fortement, au pacte de Dieu ; ne vous divisez pas » (wa-ʽtaṣimū bi-ḥabli llāhi ǧamīʽan wa-
lā tafarraqū), Coran, 3/103.
193
deux événements provoqués par l’occupant, d’une part, la rupture avec la coutume et, d’autre

part, un gouvernement injuste. La rupture avec la coutume comme cause de la rébellion des

sujets est théorisée dans le testament d’Ardéchir rapporté au marzubān par le successeur du

chef des mages : « Quiconque s’empare d’un pouvoir par la force doit conserver la

configuration et les conditions qui assurent l’intégrité de ce royaume. Celles-ci sont

conservées et fixées dans le contrat qui échoit à celui qui entre en possession du royaume.

[S’il ne s’acquitte pas de ces obligations, le royaume] lui échappera de la même manière qu’il

est devenu sien ». La rupture avec l’habitude, théorisée dans le testament, est explicitée dans

le récit à travers un événement qui la donne à voir de manière pratique. Lorsque les soldats

perses commencent à maltraiter la population, il est indiqué que cette dernière était habituée

à un traitement inverse (ṭubiʻa ahl al-Hind ʻalā ḍiddihā). L’emploi du verbe ṭubiʻa indique que la

population a été façonnée par la manière avec laquelle la traitaient habituellement les

anciens souverains, que cela est devenu sa nature. Le fa reliant cette phrase à la suivante (fa-

dabbat al-šaḥnā’ fī l-nufūs wa-daḫalat ahl tilka-l-mamlaka l-ġayra) induit un rapport de cause à

effet. Du fait du mauvais traitement subi qui n’était pas dans leurs habitudes, les sujets

commencent à nourrir un sentiment de haine. Ils prennent alors conscience d’une injustice :

le fruit de leurs impôts ne profite pas au royaume et est dépensé pour d’autres gens que ses

ressortissants (fī ġayr ahlihā). C’est seulement en prenant conscience de leur ancienne

condition qui était meilleure que celle que leur fait endurer l’occupant que leurs langues se

délient. Et la libération de la parole des sujets marque inévitablement le début d’une sédition

comme l’illustre l’adage suivant cité dans le récit, qui justifie dans le même temps

l’autoritarisme du pouvoir et légitime la répression des sujets en cas de simple contestation :

« On disait que les mains des sujets suivent leurs langues : s’ils peuvent parler, ils peuvent

attaquer » (Kāna yuqālu aydī l-raʻiyya tabaʻ li-alsinatihā fa-iḏā qadarat ʻalā an taqūla qadarat ʻalā

an taṣūla).

194
Puis la révolte des sujets s’aggrave suite à une injustice commise par un gouverneur

de province. Ce dernier, au lieu de récompenser un homme sage et estimé par la population,

venu lui apporter conseil, porte de fausses accusations à son encontre et le fait envoyer sous

bonne escorte au marzubān. Cette injustice conduit au meurtre des soldats constituant la

garde du prisonnier par de jeunes hommes originaires de la province. La terminologie

employée pour décrire les acteurs de cet événement contribue à légitimer l’action des jeunes

hommes. Ainsi, alors que les soldats sont décrits dans le récit comme de la canaille et des

vauriens (aġtām), les jeunes hommes sont présentés comme de jeunes champions et des

braves (fityān, futtāk). La seconde injuste commise par le gouverneur qui consiste à punir le

sage bien qu’il soit innocent du meurtre des soldats conduit cette fois à meurtre du

gouverneur lui-même et de ses hommes. Enfin, l’injustice commise par le marzubān à

l’encontre du chef religieux venu également apporter conseil et qui succombe face aux coups

assénés par le marzubān conduit à la sédition des notables qui cherchent appui auprès du roi

indien déchu, ennemi du marzubān et déclenchent un conflit armé qui débouche sur le

meurtre des partisans du marzubān et la défaite, puis la fuite de ce dernier.

En outre, la responsabilité du marzubān dans l’éclatement de la révolte populaire est

explicitement établie. Selon les propos adressés par le chef des mages au marzubān, c’est la

violence exercée à l’encontre des sujets qui les a « mis dans une situation critique » (ʻanufta fī

siyāsat al-raʻiyya ʻunf aḥrağahā) et les a par conséquent poussés à se soulever. Le marzubān est

coupable de ne pas avoir mis en œuvre la recommandation contenue dans le testament

d’Ardéchir et rappelant que c’est la violence pratiquée par le gouvernant qui conduit les

sujets à désobéir et à se rebeller (Qad taḫruğu l-raʻiyya bi-ʻunf al-siyāsa ilā mā lā turīdu min al-

maʻṣiyya).

On remarque également que chacune des deux péripéties exposées dans le récit

débouche sur une prise en main du pouvoir par les sujets. À la fin de la première péripétie, il

195
est indiqué que les rebelles qui ont tué le gouverneur prennent le contrôle de la marche et y

maintiennent l’ordre (ḍabaṭū ṯaġrahum) et, à la fin de la seconde péripétie, que les sujets ayant

tué les partisans du marzubān « gardent avec soin » leur ville (aḥrazū madīnatahum).

L’utilisation des pronoms affixes de troisième personne (ṯaġrahum, madīnatahum) révèlent

non seulement le fait que ces lieux appartiennent à leurs habitants, mais renforce également

leur légitimité à exercer eux-mêmes le pouvoir. Il apparaît donc que l’ “auto-gestion” par les

sujets – et donc l’absence de souverain – est préférable à l’injustice d’un tyran.

À la lumière de ce récit, l’association, dans certaines maximes rapportées dans le

premier chapitre portant sur la justice, de notions qui peuvent à première vue éloignées de

cette thématique, telles que la patience face à l’adversité (al-ṣabr fī l-šadā’id) ou la nécessité de

gouverner selon les coutumes, prend davantage de sens. Citons une de ces maximes à titre

d’exemple :

Wa-min šurūṭ al-imāra al-ʽadl fī l-aḥkām wa-l-rifq bi-l-anām wa-l-tağannub ʻan al-

ḥarām wa-l-ṣabr fī l-šadā’id wa-l-ğary ʻalā aḥsan al-ʻawā’id540.

Prononcer des sentences justes, être bienveillant envers les créatures,

s’abstenir de commettre des actes illicites, faire preuve de résilience dans l’épreuve et

gouverner selon l’observance des meilleures coutumes constituent les conditions du

pouvoir.

L’ensemble de ces maximes se trouve illustré dans le récit. Soit c’est le roi indien,

symbole du gouvernant juste, qui les met en œuvre, telle la bienveillance envers les sujets ou

la résilience face à l’adversité, soit ce sont les dépositaires du pouvoir sassanide, représentant

le gouvernant injuste, qui agissent contrairement à cet enseignement, en énonçant des

sentences injustes à l’égard des sages ou en gouvernant contrairement à la coutume. Cela

nous conduit à penser que les maximes et les métaphores citées dans les manuels de bon

540
Wāsiṭa, p. 4.
196
gouvernement ne sont pas, finalement, « toutes aussi banales les unes que les autres541 », mais

qu’elles peuvent, dans la mesure où elles entrent en résonance avec d’autres passages du

texte et qu’elles condensent, en quelques mots, une pensée qui est ailleurs explicitée sur

plusieurs pages, ne pas être de simples répétitions de lieux communs de la pensée politique,

mais faire véritablement sens et constituer une introduction invitant à poursuivre la lecture.

Pour conclure, on peut voir dans la figure du roi indien celle du sultan Abū Ḥammū II

lui-même tant les similitudes entre les deux situations sont nombreuses. Tout comme le roi

indien, le souverain abdelwadide fait face aux attaques de l’ennemi mérinide visant à

s’emparer de son territoire, ce qu’il parvient à faire à plusieurs reprises, notamment du fait

de la trahison des tribus arabes alliées devenues hostiles. Après avoir trouvé refuge dans le

désert qui constitue, comme nous le verrons, sa citadelle, il parvient à chaque fois, au gré

d’un jeu d’alliances et d’âpres batailles, à reprendre le pouvoir.

Ce récit montre bien de quelle manière la justice peut être considérée comme un

moyen de défense contre l’ennemi. En gouvernant avec justice, un souverain s’assure

l’affection de ses sujets qui constituent à la fois une « brèche » permettant à l’ennemi de

s’emparer du pouvoir, mais également un allié potentiel dans la lutte contre ce même ennemi.

En effet, si la justice du prince ne permet pas en premier lieu d’éviter la trahison de ses sujets,

elle permet in fine de faciliter son retour, en partant du principe que les sujets, soumis à

l’injustice du conquérant, regretteront la justice du prince déchu et œuvreront à sa

reconquête du pouvoir. La recherche de l’affection des sujets constitue, comme nous le

verrons, l’une des préoccupations majeures d’Abū Ḥammū dans son discours sur la justice.

Le portrait du roi indien tel qu’esquissé dans le récit laisse entrevoir différentes

qualités propres au roi juste : écouter les conseils, faire preuve de patience face à l’adversité,

garantir l’ordre, notamment en pacifiant les routes, protéger les plus faibles et juguler les

541
Jocelyne Dakhlia, Le divan des rois, op. cit., p. 125.
197
plus forts, prodiguer des bienfaits, se montrer bienveillant envers les sujets et faire preuve

de mansuétude. D’autres figures évoquées dans l’ouvrage incarnent cet idéal de justice et

permettent d’en déterminer les différentes significations, à commencer par Abū Ḥammū lui-

même.

5.2. Figures de justice et figures d’injustice


5.2.1. Les modèles de justice
Abū Ḥammū Mūsā

Abū Ḥammū se présente à deux reprises comme un roi exerçant la justice, une

première fois de manière directe dans des vers vantant ses propres mérites et une seconde

fois de manière indirecte à travers la description des audiences de maẓālim542. Le premier

chapitre traitant de la justice se clôt sur une qaṣīda composée par Abū Ḥammū. Ce poème ne

se réduit pas à une simple illustration des recommandations dispensées dans le chapitre, mais

vise avant tout à légitimer le pouvoir nouvellement conquis par Abū Ḥammū, comme le

montre l’analyse de l’extrait suivant [mètre : al-mutadārak al-ẖabab] :

1/Qui peut m’aider, qui peut me secourir

Qui aura pitié de moi, qui me pardonnera

2/Hormis le Maître, le Bienfaiteur

Mon Seigneur le Très-Haut, qui donne vie aux dynasties

3/Par moi et mes Arabes, Il lui a donné vie

Je suis du pays de Zāb et le royaume m’appartient

4/Par moi, Il lui a donné vie, par moi, Il l’a édifié

Et me l’a donné, de toute éternité

5/Dieu a ordonné, l’ordre s’est réalisé

542
Le terme maẓālim, pluriel de maẓlima signifiant une action injuste, désigne, dans les institutions
gouvernementales islamiques, « la structure au moyen de laquelle les autorités temporelles se chargeaient
directement de dispenser la justice ». Voir Jorgen Nielsen, « Maẓālim », EI2.
198
Une obligation nous est échue, cessez donc de nous blâmer

6/À Lui s’adresse la reconnaissance, à Lui appartient le commandement

De Lui vient la victoire, et non pas de nous

7/Il m’a chargé du pouvoir, et qui est pieux

Peut en supporter le fardeau !

8/Sans l’assistance de notre Créateur,

Le Maître de la grâce, le meilleur Protecteur

9/Je défends l’opprimé et lui porte secours

Et j’instaure la justice sans commettre d’écart

10/J’ai placé chacun selon son rang

Et laissé l’oppresseur dans la crainte

11/Je suis pour l’enfant comme son père

Et je guide le vieillard pas à pas

12/La bonté est aussi chez moi une disposition naturelle.

Et par la justice qui fait naître l’espoir,

13/Je donne à celui qui demande ce dont il a besoin

Et je donne encore sans lassitude

14/Je suis en temps de guerre semblable à ʽAntara543

Et, en temps de paix, habile dans la dispute

15/Ma monture est sellée pour les bonnes actions

Et pour les mauvaises et ne se distrait pas

16/Je suis Mūsā et Abū Ḥammū

Je suis fait pour le pouvoir et il est fait pour moi

17/Mon sabre, lorsque je le brandis

543
ʽAntara b. Šaddād, poète guerrier du VIe siècle de l’ère chrétienne, réputé pour sa vaillance et ses nombreux
exploits guerriers. Voir Régis Blachère, « ʽAntara », EI1.
199
Rapproche les rebelles544 du trépas

18/De la même manière, lorsque mes paumes se déploient

Les démunis se trouvent repus

19/Les habitants de Tlemcen, sous notre règne

Sont semblables au soleil lorsqu’il est en Bélier

20/Le monde finira, mais l’amour

Qu’ils nous portent, lui, par ta vie, ne change pas

21/Ils ont mis pour nous servir

La plus grande détermination dénuée de paresse

22/Et trouvent auprès de nous justice et largesse

Ainsi que l’espoir le plus prometteur545

23/Par la grâce de Dieu et Sa générosité

J’ai été guidé sur le plus droit des chemins546

Ce poème figure également dans le Zahr al-bustān547 dont l’auteur rapporte qu’il aurait

été composé par Abū Ḥammū et déclamé lors de la première célébration du Mawlid organisée

sous son règne, juste après s’être emparé de Tlemcen et avoir été proclamé roi par le prince

mérinide vaincu et par les notables de la ville, événement qu’il situe au début du mois de rabīʽ

544
Le terme murrāq, pluriel de māriq, renvoie selon le dictionnaire de Kazimirski à qui « s’écarte de la droite voie
dans la religion » (maraqa min al-dīn). D’après le Lisān al-ʽArab, il désigne plus spécifiquement les Kharidjites,
alliés de ʽAlī devenus ses adversaires après la bataille de Ṣiffīn. Mais le terme murūq (maṣdar du verbe maraqa-
yamruqu) désigne aussi l’action de la flèche qui traverse sa cible et, par extension, le fait de « sortir de quelque
chose par un endroit différent de celui par où on est entré » (al-ḫurūǧ min al-šay’ min ġayr madḫalihi) ou « la
rapidité avec laquelle on sort de quelque chose » (surʽat al-ḫurūǧ min al-šay’), qu’il s’agisse d’une religion (dīn) ou
d’une maison (bayt). Ainsi, pour traduire ce terme, nous avons préféré au terme « hérétiques », celui de
« rebelles », en considérant que les murrāq évoqués dans le poème désignent non pas ceux qui sont sortis de la
religion, ce qui n’aurait pas grand sens dans ce contexte, mais plutôt ceux qui sont sortis de l’obéissance au
souverain.
545
L’édition de Tunis donne la variante suivante : « Ils ont obtenu de nous justice et largesse et nous avons
obtenu d’eux l’espoir le plus prometteur » (fa-lahum minnā ʽadl wa-nadan wa-lanā minhum aqṣā l-amalī).
546
Wāsiṭa, p. 6-7.
547
Zahr al-bustān, éd. A. Hāǧiyāt, p. 53-56 ; éd. B. al-Darrāǧī, p. 74-76.
200
awwal 760548, c’est-à-dire fin janvier 1359. Déclamé au tout début de son règne, à un moment

où Abū Ḥammū a besoin d’asseoir son autorité dans la capitale fraîchement conquise, ce

poème est destiné à légitimer son pouvoir aux yeux des habitants de la ville rassemblés dans

le palais du Méchouar à l’occasion de cette cérémonie549. Ainsi, dans l’extrait qui fait l’objet

de notre étude, il insiste dans un premier temps sur l’origine divine de son pouvoir (vers 1 à

8), puis s’emploie à démontrer qu’il est digne d’exercer ce pouvoir (vers 9 à 18) avant de faire

l’éloge des habitants de Tlemcen (vers 19 à 23).

Dans la première partie, Abū Ḥammū justifie sa prise de pouvoir en assurant qu’elle

répond à une volonté divine comme l’indique le premier hémistiche du vers 5 : Allāhu qaḍā

wa-l-ḥukmu maḍā, « Dieu a ordonné, l’ordre s’est réalisé ». Lui-même se présente comme un

simple instrument de cette volonté divine, ainsi que le révèle l’usage de la préposition bi- (Bī

aḥyāhā bī anšāhā, « Par moi, Il lui a donné vie, par moi, Il l’a édifié », v. 4). Cependant, devant

ménager ses alliés, il n’oublie pas de mentionner les Arabes bédouins qui l’ont porté au

pouvoir (Aḥyāhā bī wa-bi-Aʽrābī, « Par moi et mes Arabes, Il lui a donné vie », v. 3) tout en

atténuant leur rôle – ils n’étaient, eux aussi, qu’un instrument de la volonté divine – et en

soulignant leur subordination à son autorité par l’emploi du pronom possessif –ī (« mes

Arabes »). Le second hémistiche du vers 5 (Wa-lanā farḍan fa-daʽū ʽaḏalī, « Une obligation nous

est échue, cessez donc de nous blâmer ») laisse entendre un certain mécontentement suscité

par sa prise de pouvoir, ce qui implique la nécessité pour lui de l’inscrire dans un projet divin,

par essence indiscutable, et d’en revendiquer le caractère éternel (lī aʽṭāhā azala l-azalī, « Il me

l’a donné, de toute éternité », v. 4).

548
Zahr al-bustān, éd. A. Hāǧiyāt, p. 46 ; éd. B. al-Darrāǧī, p. 63.
549
Iḥtašadat lahā l-umam wa-ḥušira bihā l-ašrāf wa-l-sūqa, « La population se rassembla à cette occasion et les nobles
s’y mêlèrent aux gens du peuple », Buġya, p. 40, trad. franç. p. 47.
201
D’autre part, la nisba qu’il s’attribue pour indiquer son appartenance à la région du

Zāb (anā l-Zābī, « je suis du pays de Zāb », v. 3), fait référence à la fois à l’origine géographique

de ses ancêtres et à la région où, avec l’appui de ses alliés arabes, il a commencé la conquête

du pouvoir550. Il met ainsi en avant son propre mérite et ses qualités de guerrier tout en

affirmant son indépendance vis-à-vis du pouvoir hafside, qui l’avait accueilli dans son exil et

lui avait permis d’entreprendre cette campagne, puisque le Zāb constitue « un foyer

d’instabilité et d’insurrection551 » souvent rebelle au pouvoir central. Dans un autre vers qui,

dans le Zahr al-bustān, précède le vers 3 mais qui ne figure dans aucun des manuscrits du

Wāsiṭat al-sulūk, Abū Ḥammū fait cette fois référence au nasab, puisqu’il se présente comme

l’héritier d’une dynastie qui a déjà régné sur ce territoire : Aḥyā wa-aʽāda qabīl abī / min ʽAbd

al-Wād ḏī l-asalī552, « Il a redonné vie et fait revenir la tribu de mon père / celle des ʽAbd al-

Wād, maîtresse des lances ». Comme c’est le cas pour lui, sa tribu avait également été portée

au pouvoir par Dieu et s’était distinguée par ses faits d’armes, ainsi que le suggère la fin du

vers. L’évocation du berceau de l’insurrection qui l’a amené au pouvoir et de ses origines

dynastiques est un moyen pour lui d’affirmer sa légitimité à posséder le pouvoir, comme il le

revendique dans le vers 3 par l’emploi de la préposition li- (al-dawla lī, littéralement, « la

dynastie est à moi », v. 3). Enfin, il présente ce pouvoir comme une « obligation » (farḍan, v.

5), un lourd « fardeau » (ṯiqalī, v. 7) dont il a été « chargé » par Dieu (ḥammalanī l-mulk, v. 7).

Cette insistance sur les obligations liées au pouvoir remis par Dieu a pour but, outre de

décourager d’éventuels prétendants au trône, de souligner son mérite, lui qui s’acquitte, ou

tout au moins promet de s’acquitter, honorablement des devoirs dévolus aux rois, comme le

révèle la deuxième partie de l’extrait.

550
Sur le récit de la conquête de Tlemcen, voir le chapitre 6 de ce travail, p. 325-348.
551
Ramzi Bedhiafi, Le Bilād al-Zāb à l’époque médiévale : étude historique et archéologique, op. cit., p. 58.
552
Zahr al-bustān, éd. A. Hāǧiyāt, p. 54 ; éd. B. al-Darrāǧī, p. 75.
202
Il affirme en effet, dans le vers 9, être celui qui instaure la justice (uqīmu l-ḥaqq) et se

pose en défenseur des faibles et des opprimés, ce qui correspond aux obligations du roi

exposées dans le premier chapitre consacré à la justice. Dans le vers suivant, il assure

également avoir « placé chacun selon son rang », ce qui fait écho à une conception de la

justice largement répandue dans les ouvrages médiévaux de conseils aux princes et héritée

de la théorie sassanide du pouvoir selon laquelle la justice consiste à maintenir l’ordre

social553 et à garantir une « relation harmonieuse entre [les membres de] la société dans un

système d’ordre divin554 » (harmonious relationship of society in a divinely ordered system), en

maintenant chacun à la place qui lui est due. Cette conception de la justice est exprimée

clairement dans le K. al-Tāǧ fī aḫlāq al-mulūk du Pseudo-Ǧāḥiẓ555 : « La justice veut que le Roi

donne à chacun la part qui lui revient, et à chaque classe son dû » (min al-ʽadl an yuʽṭiya l-malik

kull aḥad qisṭahu, wa-kull ṭabaqa ḥaqqahā556). Cependant, dans l’ouvrage d’Abū Ḥammū, les

recommandations relatives à la nécessité de maintenir chacun à son rang sont développées

non pas dans la partie traitant de la justice, mais dans celle traitant de la siyāsa557.

Après avoir réaffirmé son rôle de protecteur des faibles en affirmant provoquer la

crainte des oppresseurs (v. 10), Abū Ḥammū exprime une vision paternaliste du pouvoir, se

présentant à la fois comme un père et comme un guide (v. 11) assurant protection à ses sujets

et les traitant avec bienveillance, la « bonté » et la « justice » étant chez lui deux qualités

innées (v. 12). Il est ainsi naturellement enclin à exercer la fonction qui lui est dévolue, ce

qu’il revendique clairement lorsqu’il proclame être fait pour le pouvoir, tout comme le

553
Ann K. S. Lambton, « Islamic Mirrors for Princes », op. cit., p. 422.
554
Ibid.
555
L’attribution de ce texte à Ǧāḥiẓ a longtemps fait débat. G. Schoeller a finalement démontré qu’il avait été
composé par un certain Muḥammad b. al-Ḥāriṯ al-Taġlibī (ou al-Ṯaʽlabī), mort en 864, sous le titre Aḫlāq al-Mulūk.
Voir Gregor Schoeller, «Verfasser und Titel des Gahiz zugeschriebenen sog. Kitab at-Tag », Zeitschriften der
Deutschen Morgenländischen Gesellschaft (ZDMG), 130/2 (1980), p. 217-225.
556
Pseudo-Ğāḥiẓ, Kitāb al-Tāğ fī aḫlāq al-mulūk, op. cit., p. 17, trad. franç. p. 45.
557
Wāsiṭa, p. 89-94.
203
pouvoir est fait pour lui (v. 16). Enfin, en bon père, il assure être en mesure de pourvoir aux

besoins matériels de ses sujets, d’accéder à leurs requêtes (v. 13) et de combler les plus

démunis (v. 18). Sa générosité est mise en avant dans le vers 18 à travers l’image des paumes

qui « se déploient » (kaffāya iḏā nbasaṭat) et dans le vers 13 où il affirme donner « sans

lassitude ».

Afin de renforcer son rôle de protecteur, Abū Ḥammū met en avant sa force et son

courage en puisant dans le lexique de la guerre et du combat, qui contraste avec la douceur

réservée à ses sujets, ou tout au moins aux sujets qui lui sont soumis, les rebelles étant promis

à une mort certaine (v. 17). En se comparant à ʽAntara (v. 14), il met en avant son courage et

ses qualités de guerrier et révèle, dans le même vers, un caractère combatif, tant en temps de

paix qu’en temps de guerre. Le vers suivant, évoquant sa monture toujours prête (mulaǧǧama,

littéralement, « le mords aux dents »), pour accomplir de bonnes actions ou mettre fin à des

mauvaises, renforce l’image déjà évoquée dans le vers précédent d’un guerrier toujours prêt

au combat, quelles que soient les conditions. Enfin, en déclinant son nom et sa kunya, en

proclamant être Mūsā et Abū Ḥammū (v. 16), il se donne de la contenance et cherche à

impressionner son auditoire et peut-être à se convaincre lui-même qu’il incarne réellement

cette figure du valeureux guerrier mise en avant dans le poème. Ce poème se révèle donc

être, outre un outil de légitimation de son pouvoir, une sorte de programme politique dans

lequel le nouveau souverain tente de convaincre ses nouveaux administrés de son aptitude à

gouverner et des bienfaits qu’ils peuvent en attendre.

C’est justement à ses nouveaux sujets qu’il s’adresse à la fin du poème. Après avoir

vanté ses propres mérites, il fait l’éloge des habitants de sa capitale, ahl Tilimsān (v. 19) en

mettant en avant deux éléments : l’affection qu’ils lui vouent et le soutien sans faille qu’ils lui

ont apporté. Dans le vers 20, il oppose leur affection à son égard au monde périssable (al-

dunyā tafnā) pour souligner que, malgré les vicissitudes du temps, leur amour pour lui est

204
immuable et inaltérable. Quant au soutien apporté par les habitants de Tlemcen, il est évoqué

de deux manières. Il commence, dans un premier temps (v. 19), par les comparer au soleil qui

se trouve dans le signe du Bélier, c’est-à-dire au doux soleil du début du printemps qui

succède à la rudesse de l’hiver. On peut voir dans cette image celle d’Abū Ḥammū qui, après

un âpre combat pour conquérir le pouvoir, trouve auprès des habitants de Tlemcen le

réconfort que l’on peut trouver dans les premiers rayons de soleil au printemps. Puis, dans le

vers 21, il souligne la détermination qu’ils ont mise à son service, suggérant leur soutien sans

faille lors de la prise de pouvoir. Cependant, dans le récit relatant sa prise de pouvoir, l’auteur

du Zahr al-bustān se fait l’écho d’une attitude plus ambiguë de la part des habitants de Tlemcen

qui lui auraient opposé une résistance farouche. D’après cet auteur, alors qu’Abū Ḥammū était

aux portes de la ville, « les habitants de Tlemcen allèrent à sa rencontre avec des archers, des

soldats, des mercenaires turcs et des cavaliers et se préparèrent à le combattre » (ḫaraǧa ahl

Tilimsān bi-l-rumāt wa-l-aǧnād wa-l-aġzāz wa-l-fursān wa-ta’ahhabū li-qitālihi558), ce qui donna lieu

à une bataille qu’Abū Ḥammū finit par remporter. Puis, un peu plus tard, les mêmes habitants

de Tlemcen « obstruèrent les portes de la ville pour l’empêcher d’entrer et cherchèrent

refuge derrière les remparts » (sadda ahl Tilimsān al-abwāb wa-ʽtaṣamū bi-l-sūr559). La probable

hostilité manifestée par les habitants de Tlemcen envers Abū Ḥammū nous amène à

interpréter les derniers vers de deux manières. D’une part, en affirmant avoir bénéficié du

soutien des habitants de la capitale, il signifie à ses adversaires qu’il fait “table rase” du passé

et leur pardonne leurs actes hostiles, ce qui correspond à une stratégie revendiquée par Abū

Ḥammū qui consiste à pardonner pour soumettre ses ennemis les plus farouches560. D’autre

part, il les invite, par ces vers, à conclure avec lui une sorte de pacte : en échange de leur

558
Zahr al-bustān, éd. A. Hāǧiyāt, p. 45 ; éd. B. al-Darrāǧī, p. 62.
559
Ibid.
560
Voir le chapitre 5 de ce travail, p. 233-238.
205
soutien et de leur affection, il s’engage à remplir ses devoirs de souverain en se montrant

juste et généreux à leur égard (vers 22). La description qu’il donne, quelques chapitres plus

loin, des audiences de maẓālim qui se déroulent une fois par semaine dans son palais lui

permet d’attester qu’il a bien tenu cet engagement et de renforcer sa légitimité à gouverner.

La justice en pratique : les maẓālim

Dans le chapitre portant sur la siyāsa, Abū Ḥammū consacre quelques pages à la

description du déroulement de chaque journée à la cour. Si chaque jour a lieu le même rituel,

le vendredi est un jour à part puisque c’est le jour consacré à l’exercice de la justice par le

souverain, qu’Abū Ḥammū décrit ainsi :

C’est un jour de repos et de détente lors duquel tu dois t’apprêter pour la

prière alors que les serviteurs se préparent à [accompagner] ton cortège dans le plus

bel apparat. Purifie-toi, lave-toi et parfume-toi561, puis sors revêtu des plus beaux

habits selon l’ordre établi par la Loi. Après avoir effectué la prière, prends place dans

ton conseil des plaintes et commence à étudier les requêtes [qui te sont présentées],

à départager les adversaires et à venger les injustices commises par les iniques

oppresseurs. Tu devras ainsi punir et soumettre l’oppresseur et protéger et défendre

l’opprimé. Au moment de trancher un litige, fais venir les jurisconsultes dans ton

conseil pour lever des sentences toute ambiguïté. Lors de ce conseil qui, ce jour-là, est

consacré aux sujets et au commun, tu dois prendre soin des faibles, des pauvres, des

veuves et des orphelins nécessiteux, examiner le cas des prisonniers et considérer

pourquoi celui qui a été emprisonné a été arrêté afin de libérer qui te semble devoir

être libéré et renvoyer en prison celui à qui Dieu n’a pas voulu soulager. Tu consoleras

les nécessiteux et celui qui mérite d’être consolé et renverras ceux dont l’affaire peut

être réglée dans le cadre de la loi religieuse devant le cadi de [leur] bourgade562 afin

561
Il s’agit de mettre du parfum liquide (ʽiṭr) et de l’onguent (ṭīb).
562
La traduction est empruntée à Élise Voguet, Le monde rural du Maghreb central, XIVe-XVe siècles : réalités sociales
et constructions juridiques d’après les Nawāzil Māzūna, Paris, Publications de la Sorbonne, 2014, p. 420-421.
206
qu’il statue sur le litige. Quant aux affaires qui ne peuvent être réglées que par le

chef563, tu les trancheras selon ce que dicteront ta juste réflexion et la rectitude de ton

opinion564.

Le vendredi est donc consacré à deux événements publics : la prière et le tribunal du

« redressement des abus565 », autrement appelé maẓālim566 dont « le principal objet […] était

de redresser les abus devant lesquels la justice ordinaire restait impuissante : tout sujet

pouvait se plaindre des exactions d’émirs ou de percepteurs des impôts, de l’injustice d’un

cadi, etc. En présidant, plusieurs fois par semaine, des audiences de mazâlim, le souverain

mettait en scène sa justice et, donc, sa légitimité567. »

Abū Ḥammū II ne consacrait au maẓālim qu’une journée par semaine568, mais plusieurs

éléments dans le passage cité concourent à mettre en scène la légitimité du souverain. Tout

d’abord, une attention particulière est portée à l’image du roi qui, lavé, parfumé et revêtu de

L’analyse des Nawāzīl Māzūna révèle que les cadis du Maghreb central à l’époque médiévale étaient désignés sous
des expressions indiquant leur attachement à une localité, souvent mal définie, comme qāḍī l-balad, « le cadi de
la bourgade » - comme il apparaît également dans le passage cité ci-dessus - ou encore qāḍī l-waṭan, « le cadi de
la région », ou qāḍī l-mawḍiʽ, « le cadi de l’endroit », ce qui témoigne, selon É. Voguet, d’une « volonté de
centralisation étatique ». Cependant, si certains de ces cadis étaient désignés par le sultan et représentaient son
pouvoir dans les différentes provinces du royaume, d’autres, dans les endroits les plus éloignés du centre du
pouvoir, jouissaient d’une relative autonomie vis-à-vis du pouvoir central, Le monde rural du Maghreb central, p.
419-420.
563
Le terme imām, utilisé dans le texte arabe pour désigner le chef politique, est également attesté dans les
Nawāzil Māzūna, recueil de fatwas du XVe siècle, ainsi que l’expression imām al-muslimīn. Élise Voguet, Le monde
rural du Maghreb central, op. cit., p. 197 (N.411) et p. 405.
564
Wāsiṭa, p. 93.
565
L’expression est empruntée à Mathieu Tillier, « La justice des maẓālim par al-Maqrīzī », dans Gouverner en Islam,
Xe-XVe siècle : textes et documents, éd. S. Denoix et A.-M. Eddé, Paris, Publications de la Sorbonne, 2015, p. 113.
566
Pour une synthèse critique des différents travaux portant sur les maẓālim, voir Mathieu Tillier, « The Maẓālim
in Historiography », dans The Oxford Handbook of Islamic Law, éd. A. M. Emon et K. Stilt, Oxford, Oxford University
Press, 2015.
567
Cyrille Aillet, Emmanuelle Tixier et Eric Vallet, Gouverner en Islam, Xe-XVe s., op. cit., p. 452.
568
Les maẓālim n’étant soumis à aucune règle, les pratiques, les lieux et les jours d’audience diffèrent selon
l’époque. Ainsi, alors que le calife abbasside al-Mahdī « tenait en tout temps audience de maẓālim », al-Ma’mūn
aurait préféré le dimanche, les audiences durant jusqu’à la prière de l’après-midi (al-ʽaṣr), les Fatimides, les
Ayyubides et les Mamlouks y consacrant quant à eux deux jours par semaine. Émile Tyan, Histoire de l’organisation
judiciaire en pays d’Islam, Leyde, Brill, 19602 [1938-19431], p. 506-507.
207
ses plus beaux habits, prend part ce jour-là à un cortège du « plus bel apparat ». « L’ordre

établi » évoqué concernant le cortège, qui laisse entendre que chaque dignitaire y prend

place selon son rang, met en valeur la position dominante occupée par le roi. Le cortège

même, en exposant aux yeux de tous le faste du pouvoir, participe de la construction de la

légitimité du souverain. Enfin, cette légitimité est renforcée par la prière effectuée

publiquement avant la séance de maẓālim, confortant le sultan dans son rôle de chef religieux,

imām. Dans sa chronique consacrée à la dynastie abdelwadide, Yaḥyā b. Ḫaldūn, évoquant

l’audience des maẓālim, précise qu’elle avait lieu après la prière de l’après-midi (iḏā ṣallā l-ʽaṣr)

et durait jusqu’au coucher du soleil avant d’ajouter que cette coutume, instaurée par Abū

Ḥammū II, n’a jamais été négligée (ʽāda mubtadaʽa lā tuhmalu)569.

Yaḥyā b. Ḫaldūn fournit également quelques détails supplémentaires concernant le

déroulement de ces audiences, donnant à voir d’autres éléments de la mise en scène du

pouvoir. Celles-ci avaient lieu dans le « vaste palais du Méchouar » et le souverain, assis sur

« le trône royal » (iqtaʽada sarīr al-ḫilāfa bi-mišwārihi l-aʽẓam) recevait, une fois les portes

ouvertes, ses sujets qui se présentaient « en si grand nombre qu’on ne saurait en donner le

chiffre » (lā yaḥwīhim al-katt wa-l-ḥisāb)570. Le nombre incalculable de plaignants évoqué par

l’auteur a pour effet non seulement de mettre en avant la popularité de ces audiences auprès

de la population, mais également de vanter les mérites d’un souverain aux vertus

extraordinaires, presque surhumaines, puisque capable, en quelques heures, de rendre

justice à tant de plaignants. Malgré le nombre important de plaignants à entrer dans le palais

du Méchouar, l’auteur souligne l’ordre et l’organisation régnant lors de ces séances : les

visiteurs se mettaient en rang, puis tournaient leur visage vers le roi, dans un spectacle

similaire à « une grande revue » (al-ʽarḍ al-akbar), et chacun présentait à son tour sa requête.

569
Buġya, p. 11-12, trad. franç. p. 12.
570
Ibid., p. 12, trad. franç. p. 12.
208
L’image que mettent en lumière à la fois Abū Ḥammū II et son secrétaire Yaḥyā b.

Ḫaldūn dans leur description respective des maẓālim à la cour du sultan zayyanide est celle

d’un souverain défenseur du faible contre le fort, de l’opprimé contre l’oppresseur,

remplissant ainsi son rôle de pasteur et s’acquittant de la mission qui lui a été confiée par

Dieu tout en manifestant sa « puissance souveraine571 ». Ainsi, Abū Ḥammū encourage son fils

à « venger les injustices commises par les iniques oppresseurs », à « punir et soumettre

l’oppresseur » tout en défendant et en protégeant l’opprimé et à « prendre soin des faibles,

des pauvres, des veuves et des orphelins ». Quant à Yaḥyā b. Ḫaldūn, il décrit ainsi l’exercice

de la justice par Abū Ḥammū II : « Il rend justice à l’opprimé, assiste qui demande sa

protection, guide qui s’écarte de la justice et traite le malheureux avec compassion » (yunṣifu

l-maẓlūm wa-yuʽdī l-mustaǧīr wa-yahdī l-ʽā’il wa-yarḥamu l-miskīn)572. Cependant, alors qu’Abū

Ḥammū insiste sur le caractère spécifique de cette journée réservée « aux sujets et au

commun », Yaḥyā b. Ḫaldūn, pour sa part, met en avant l’équité manifestée par le souverain

envers chacun, quelle que soit sa catégorie sociale : « Tous sont traités de la même façon, le

noble comme le vulgaire, le fort comme le faible » (sawā’ fī ḏālika l-šarīf wa-l-mašrūf wa-l-qawī

wa-l-maḍʽūf)573.

571
Émile Tyan voit dans l’exercice de la justice des maẓālim « un des attributs les plus caractéristiques et les plus
éclatants du pouvoir suprême » et établit un lien entre pratique des maẓālim et « degré d’autorité effective » des
souverains : si les souverains en quête de légitimité se hâtaient de mettre en œuvre les maẓālim pour mettre en
scène leur justice et affermir leur pouvoir, cette pratique était souvent abandonnée lorsque le pouvoir déclinait.
Cette analyse nous permet d’interpréter les propos de Yaḥyā b. Ḫaldūn qui voit dans cette pratique une
« coutume constante et ininterrompue » (sunna muttaṣila ġayr munfaṣila – p. 12 de l’édition arabe) comme un
indice supplémentaire de l’expression de la légitimité du souverain qui, grâce à cette pratique des maẓālim qu’il
a lui-même mise en place, porte le pouvoir de la dynastie à son apogée. Émile Tyan, Histoire de l’organisation
judiciaire en pays d’Islam, op. cit., p. 440 et 475-476.
572
Buġya, p. 11-12, trad. franç. p. 12. Alfred Bel y donne de ce passage la traduction suivante : « Il est fait droit à
celui qui est traité injustement, assistance est donnée à qui le demande, le miséreux secouru et le malheureux
traité avec bonté ». Nous avons quelque peu remanié cette traduction en la mettant à la forme active,
conformément au texte original et en modifiant certains passages qui nous semblaient éloignés du texte arabe.
573
Ibid., p. 11, trad. franç. p. 12.
209
Pour illustrer l’image du souverain protecteur des opprimés, Abū Ḥammū rapporte

après le passage cité ci-dessus un récit mettant en scène le souverain abbasside al-Ma’mūn

rendant justice à une pauvre veuve spoliée par le propre fils du calife574. Dans ce récit, alors

qu’al-Ma’mūn siège à l’audience des maẓālim, une femme portant les traces d’un long voyage

et revêtue d’habits usés (imra’a ʽalayhā hay’at al-safar wa-ʽalayhā ṯiyāb raṯṯa) se présente devant

lui et le salue. Le calife adresse alors un regard à son grand cadi Yaḥyā b. Akṯam575 qui répond

au salut et demande à la femme d’exposer sa requête. Celle-ci déclame alors au calife trois

vers dans lesquels elle affirme avoir été spoliée injustement de ses biens et privée de sa

famille et de ses enfants. Le calife se tait et baisse les yeux un instant (aṭraqa l-Ma’mūn ḥīnan)

et lui répond de la même manière qu’elle s’est adressée à lui, c’est-à-dire en déclamant trois

vers dans lesquels il se dit touché par son histoire, mais, l’heure de la prière de l’après-midi

approchant, il ne peut examiner sa plainte sur-le-champ et lui demande de se présenter avec

la partie adverse le jour dédié aux plaintes, soit le samedi ou le dimanche, afin qu’il lui rende

justice. Le dimanche suivant, la femme se présente à nouveau devant le calife et le salue.

Celui-ci lui rend son salut et lui demande où se trouve son adversaire. « Il se tient debout à

vos côtés » (wāqif ʽalā ra’sika), répond-elle en désignant al-ʽAbbās, fils du calife. Al-Ma’mūn

ordonne alors à son secrétaire Aḥmad b. Abī Ḫālid de prendre son fils par la main et de le faire

asseoir aux côtés de la femme à la place réservée à la partie adverse (ḫuḏ bi-yadihi wa-aǧlishu

maʽahā maǧlis al-ḫaṣm). Lors des débats, alors que la femme hausse la voix, recouvrant ainsi

celle d’al-ʽAbbās, le secrétaire, lui rappelant qu’elle se trouve en présence de l’émir des

croyants et qu’elle s’adresse au prince, lui ordonne de baisser la voix. Le calife, apostrophant

574
Citée dans de nombreux ouvrages, cette histoire est notamment rapportée par Ibn ʽAbd Rabbih dans son
ouvrage al-ʽIqd al-farīd. La similitude entre les deux versions laisse penser qu’Abū Ḥammū a puisé cette histoire
dans l’ouvrage d’Ibn ʽAbd Rabbih qui constitue, comme nous l’avons vu, l’une des principales sources de son
testament politique. Ibn ʽAbd Rabbih, al-ʽIqd ql-farīd, op. cit., I, p. 27-28.
575
Yaḥyā b. al-Akṯam al-Tamīmī (m. 242/857), grand cadi de Bagdad, juriste et conseiller des califes abbassides,
notamment d’al-Ma’mūn. Voir Clifford E. Bosworth, « Yaḥyā b. Aktham », EI².
210
à son tour le secrétaire, prend la défense de la femme en assurant que c’est la vérité qui la fait

parler ainsi. Puis il tranche en faveur de la femme, accuse son fils d’injustice (ẓallama l-ʽAbbās

bi-ẓulmihi), et ordonne qu’on rende son bien à la victime et qu’on la dédommage.

Ce récit met en scène deux personnages stéréotypés symbolisant l’opposition entre le

faible et le fort : d’une part, la femme, veuve et dont les habits usés révèlent la pauvreté et,

d’autre part, le fils du calife, détenteur de l’autorité suprême. L’injustice commise par le fort

à l’encontre du faible a pour effet de renverser les rôles. Alors que le prince est inaudible et

quasi invisible dans le récit, la femme apparaît au contraire en situation de force. Le long

voyage qu’elle a entrepris pour venir réclamer justice met en valeur sa détermination et son

courage. Les vers dans lesquels elle s’exprime révèlent une finesse et une maîtrise de la

langue, qualités rarement attribuées aux membres de la ʽāmma576. Enfin, sûre de son bon droit,

elle fait peu cas de l’étiquette en saluant directement le calife qui lui rend une première fois

son salut par l’intermédiaire du cadi présent à ses côtés et en haussant la voix jusqu’à

recouvrir celle du fis du calife. Évoquant ces figures hyperboliques de « l’absolue nécessité ou

de l’absolue dépendance577 », Jocelyne Dakhlia remarque que « plus grand est leur

dénuement, plus forte est leur exigence, plus fort leur droit de se faire entendre du monarque

et d’en appeler à son équité ». Loin de blâmer son comportement, le calife prend fait et cause

pour elle contre son propre fils, ce qui laisse entendre que nul n’est à l’abri de la justice du

souverain, pas même les membres de sa propre famille. Notons par ailleurs que la figure d’al-

Ma’mūn, omniprésente dans l’ouvrage, est une référence à laquelle Abū Ḥammū tend

576
Dans son étude portant sur les représentations de la ʽāmma dans les miroirs des princes, Abdallah Cheikh-
Moussa analyse une image souvent reprise par les auteurs de miroirs pour désigner le peuple, celle d’une nuée
de sauterelles indifférenciables les unes des autres, soulignant que ces ouvrages « ne font jamais de lui un
interlocuteur capable de comprendre, de discuter, bref d’entrer dans une relation de communication et
d’échange. Jamais le peuple n’est sujet de discours ou d’action. », « De la “communauté de salut” à la
“populace” », op. cit., p. 511.
577
Jocelyne Dakhlia, « Les miroirs des princes islamiques : une modernité sourde ? », op. cit., p. 1203.
211
constamment à s’identifier578. En s’appuyant sur l’exemple d’al-Ma’mūn rendant justice à une

pauvre femme contre son propre fils, il tâche de renforcer sa légitimité à punir les puissants

de son royaume qui, en commettant des exactions contre la population, remettraient en

cause son autorité.

Ce passage établit la distinction entre les affaires qui relèvent de la loi de Dieu et de la

justice des cadis et celles laissées à la discrétion du souverain qui devient à son tour

législateur, en tant que « lieutenant » de Dieu. Il témoigne aussi de la relation entre le

souverain et les fuqahā’. Bien qu’il ait seul pouvoir de décision dans les séances de maẓālim, le

sultan prend à témoin les jurisconsultes de la justesse de ses sentences et, en renvoyant

certains plaignants devant les juges de leurs territoires respectifs, il leur montre qu’il ne

marche pas sur leurs platebandes. La consultation des jurisconsultes lors des maẓālim n’avait

rien d’exceptionnel puisque, comme l’affirme Émile Tyan, la justice des maẓālim devait

s’exercer « sous forme collégiale579 », le souverain devant être entouré des puissants du

royaume et assisté de divers représentants de la magistrature dont le rôle était d’indiquer au

souverain la solution fournie par la loi, les cadis devant le renseigner sur « la manière de

conduire les débats et de faire administrer les preuves » et les jurisconsultes ayant pour

mission de « donner leur avis sur les difficultés juridiques soulevées par le procès580 ».

Cependant, ces avis restaient somme toute indicatifs et le souverain avait la liberté de décider

ou non de les appliquer. Quant à la distinction entre les affaires « qui ne peuvent être réglées

que par le chef » et celles relevant de la juridiction du cadi, elle n’est pas aisée à établir en

l’absence de détails fournis par Abū Ḥammū II. La seule prérogative du sultan explicitement

décrite dans ce passage est de pouvoir statuer sur le sort des prisonniers et d’accorder ou non

578
Voir le chapitre 6 de ce travail, p. 306-311.
579
Émile Tyan, Histoire de l’organisation judiciaire en pays d’Islam, op. cit., p. 494-495.
580
Ibid., p. 496.
212
son droit de grâce. On peut supposer que, à l’instar des souverains des précédentes dynasties,

le souverain abdelwadide était saisi pour des affaires que « le juge ordinaire » ne parvenait

pas à sanctionner « en raison de la puissance supérieure de son auteur581 », cette justice

consistant, selon Atallah Dhina, « à enrayer ou à redresser les abus de l’administration582 »,

notamment les abus des fonctionnaires chargés des finances. Cependant, les cadis des

bourgades rurales, qui étaient « normalement compétents dans les seuls conflits relevant du

droit civil583 » tel le droit de la propriété, des successions, des ventes ou des contrats, étaient

aussi considérés comme des « censeurs contre les exactions des autres délégués du sultan et

notamment comme un recours contre les injustices des qā’id-s et des agents sultaniens de

leur juridiction territoriale, lorsque ceux-ci désobéissent à l’autorité centrale584 », ce qui laisse

supposer qu’ils disposaient de compétences plus étendues que celles de simple « juge

ordinaire ».

Enfin, outre une volonté de légitimer le pouvoir d’Abū Ḥammū II, la description de ces

maẓālim à la fois par le souverain lui-même et par son secrétaire Yaḥyā b. Ḫaldūn peut être

perçue comme un acte de propagande visant à contrer, ou pour le moins à égaler, la

renommée de l’ennemi mérinide, notamment Abū ʽInān585 considéré à l’époque comme le

parangon de la justice, comme le révèle notamment cet extrait de l’ouvrage du célèbre

voyageur Ibn Baṭṭūṭa, qui lui-même sert la propagande mérinide :

Son équité est plus célèbre que tout ce qu’on a pu écrire dans ce domaine. Le

sultan tient audience pour écouter les plaintes de ses sujets ; le vendredi, il se consacre

581
Émile Tyan, Histoire de l’organisation judiciaire en pays d’Islam, op. cit., p. 436-437.
582
Atallah Dhina, Les États de l’Occident musulman, op. cit., p. 327.
583
Élise Voguet, « De la justice institutionnelle au tribunal informel : le pouvoir judiciaire dans la bādiya au
Maghreb médiéval », Bulletin d’Études orientales, 63 (2014), p. 117-118.
584
Élise Voguet, Le monde rural du Maghreb central, op. cit., p. 421.
585
Le sultan mérinide Abū ʽInān (m. 759/1358) avait occupé Tlemcen et chassé les Abdelwadides du pouvoir en
753/1352 avant la prise du pouvoir par Abū Ḥammū II et la restauration de la dynastie abdelwadide en 760/1359.
Voir Georges Marçais, « Abū ʽInān », EI².
213
aux pauvres, jour qu’il partage entre les hommes et les femmes qu’il fait passer en

premier à cause de leur fragilité et dont on lit les requêtes, après la prière du vendredi,

jusqu’à l’ ʽaṣr. La plaignante dont le tour est venu est appelée par son nom ; elle

comparaît alors devant le noble sultan qui s’adresse à elle sans intermédiaire. Si la

plaignante a été injustement traitée, on s’empresse de lui rendre justice ; si elle

demande une faveur, on la lui accorde. Après la prière de l’ ʽaṣr, on lit les requêtes des

hommes et on suit le même procédé que pour les femmes. Assistent à l’audience les

juristes et les cadis auxquels on soumet les cas relevant de la loi religieuse. Je n’ai

jamais vu un roi se conduire avec autant de perfection et d’équité586.

Malgré quelques distinctions, comme le fait de recevoir les hommes et les femmes

séparément chez les Mérinides, de nombreuses similitudes apparaissent dans la pratique

abdelwadide et mérinide des maẓālim : les maẓālim avaient lieu en présence de jurisconsultes

et de cadis et sont consacrées aux pauvres et, surtout, ces audiences ont lieu le même jour, le

vendredi après la prière. Les maẓālim abdelwadides ayant été instaurés, comme on l’a vu, par

Abū Ḥammū II, et donc après l’instauration des maẓālim mérinides, on peut y voir une volonté

de la part du souverain abdelwadide, en imitant les usages suivis par Abū ʽInān qui s’était

notamment attribué le titre califien de « prince des croyants » (amīr al-mu’minīn587),

d’apparaître comme son égal et de conquérir la même légitimité à gouverner.

Les deux ʽUmar

Dans le chapitre intitulé Qāʽidat al-ʽadl, Abū Ḥammū dresse une typologie des différents

rois selon leur degré de justice et distingue quatre types de rois. Le premier type est le modèle

de justice par excellence. Il est ainsi décrit : « C’est un roi qui est juste envers lui-même et

juste envers ses sujets, sa famille et les membres de son entourage », (an yakūna l-malik ʻadl fī

586
Ibn Baṭṭūṭa, Tuḥfat al-nuẓẓār fī ġarā’ib al-amṣār wa-ʽaǧā’ib al-asfār, éd. Charles Defrémery et Beniamino R.
Sanguinetti, Paris, IV, 1858, p. 337-338, trad. franç. Paule Charles-Dominique, Voyageurs arabes : Ibn Faḍlân, Ibn
Jubayr, Ibn Baṭṭûṭa et un auteur anonyme, Paris, Gallimard, 1995, p. 1006.
587
Georges Marçais, « Abū ʽInān », EI².
214
nafsihi ʻadl fī raʻiyyatihi wa-ahlihi wa-ḫāṣṣatihi588). Cette phrase indique que la justice se décline

en trois niveaux, qui correspondent aux trois niveaux de l’éthique : individuel, économique

et politique589. Le premier niveau relève de la justice du souverain envers lui-même, le

deuxième de la justice du souverain envers ses proches et ses courtisans et le troisième de la

justice du souverain envers le reste de ses sujets. S’il ne développe pas, dans le paragraphe

consacré au premier type de souverain, les deux premiers niveaux de justice, Abū Ḥammū

donne quelques informations supplémentaires sur ce que signifie pour un souverain être

juste envers ses sujets. Ce dernier doit agir envers eux « en suivant la voie droite » (ǧārī

maʽahum ʽalā l-ṭarīq al-sawiyya), conformément aux prescriptions coraniques (muwāfiq li-l-

aḥkām al-šarʻiyya), avec droiture (mustaqīm fī aḥwālika) et en agissant et en parlant de sorte à

donner satisfaction (marḍī fī aqwālika wa-afʻālika). Les deux premières recommandations,

fortement empreintes de références coraniques, font écho à l’obligation faite au prince

d’instaurer la justice et de faire respecter la Loi dans son royaume. Les deux dernières

renvoient, quant à elles, aux deux principes fondamentaux réglant la conduite du souverain

envers ses sujets, déjà évoquée dans notre chapitre sur la siyāsa590 : la fermeté associée à la

bienveillance.

Pour illustrer cette figure du souverain juste, l’auteur cite en exemple les deux ʽUmar,

ʽUmar b. al-Ḫaṭṭāb591 et ʽUmar b. ʽAbd al-ʽAzīz592, « modèles du bon calife ou de l’humilité

devant la charge califale593 » fréquemment cités en exemple dans les ouvrages de conseils aux

princes. Ce sont tout d’abord les qualités de ʽUmar b. al-Ḫaṭṭāb qui sont décrites :

588
Wāsiṭa, p. 139.
589
Abdallah Cheikh-Moussa, « Du discours autorisé ou comment s’adresser au tyran ? », op. cit., p. 156.
590
Voir le chapitre 4 de ce travail, p. 158-159.
591
ʻUmar b. al-Ḫaṭṭāb, deuxième calife « bien-guidé », régna de 12/634 à 23/644. « Paradigme du souverain juste
pour les Sunnites », il est aussi réputé pour son austérité et considéré comme « le modèle suprême des grandes
vertus musulmanes ». Giorgio Levi Della Vida et Michael Bonner, « ʻUmar (i) b. al-Khaṭṭāb », EI².
592
Sur ʽUmar b. ʽAbd al-ʽAzīz, voir le chapitre 3 de ce travail, p. 104-105.
593
Jocelyne Dakhlia, « Les miroirs des princes islamiques : une modernité sourde ? », op. cit., p. 1198.
215
Kāna ʻālim bi-raʻiyyatihi ʻadl fī qaḍiyyatihi ʻārī min al-kibr qā’il bi-l-ḥaqq qābil li-l-

ʻuḏr sahl al-ḥiğāb maṣūn al-bāb mutaḥarrī li-l-ṣawāb rafīq bi-l-ḍaʻīf ġayr muḥābin li-l-qawī

wa-lā ğāfin li-l-ġarīb594.

Il connaissait ses sujets, prononçait des sentences justes et était dénué

d’orgueil. Il disait le Vrai, acceptait les excuses, avait une porte bien gardée mais

facilement franchissable, demeurait dans le droit chemin, se montrait bienveillant

envers le faible, n’était pas complaisant envers le fort et ne traitait pas durement

l’étranger.

Le portrait dressé du calife ʽUmar b. al-Ḫaṭṭāb correspond aux caractéristiques du

premier type de souverain dans la typologie établie dans le chapitre sur la raison595 qui se

distingue par sa piété et sa bonne conduite de l’État grâce à la perfection de sa raison et de sa

siyāsa. D’une part, la piété de ʽUmar b. al-Ḫaṭṭāb est soulignée par l’emploi des termes ḥaqq et

ṣawāb et, d’autre part, son bon gouvernement se manifeste par son implication dans les

affaires de l’État, comme le révèle le fait qu’il connaissait ses sujets et qu’il leur demeurait

accessible. Quant à la justice de ce souverain, elle se décline en trois acceptions.

Premièrement, l’exercice de la justice régalienne (il « prononçait des sentences justes »),

deuxièmement, la longanimité (il « acceptait les excuses ») et, troisièmement, la

bienveillance « envers le faible », c’est-à-dire envers les sujets qu’il protège des exactions des

« forts », c’est-à-dire des auxiliaires du pouvoir.

Il est ensuite brièvement fait référence à ʻUmar b. ʻAbd al-ʻAzīz : « Comme ʻUmar b.

ʻAbd al-ʻAzīz qui a rempli la terre de justice après qu’elle eut été emplie d’injustice. Il a été

évoqué précédemment » (Wa-ka-ʻUmar b. ʻAbd al-ʻAzīz allaḏī mala’a l-arḍ ʻadl baʻda an muli’at

ğawr wa-qad taqaddama ḏikruhu596). L’injustice évoquée ici met en accusation les autres califes

594
Wāsiṭa, p. 140.
595
Voir le chapitre 3 de ce travail, p. 102-104.
596
Wāsiṭa, p. 140.
216
omeyyades accusés de tous les maux dans l’historiographie médiévale. Les raisons pour

lesquelles le calife ʻUmar b. ʻAbd al-ʻAzīz a échappé à la vindicte abbasside sont multiples,

comme l’analyse Antoine Borrut597. Tout d’abord, cela répond à un besoin des califes

abbassides qui, après avoir fustigé les Omeyyades pour mieux légitimer leur prise de pouvoir,

se devaient de « récupérer » certains de leurs prédécesseurs « pour affirmer la continuité

politique du califat et, plus largement, de l’histoire islamique598 » ainsi que pour justifier « la

mise en place forcée d’un système dynastique599 », système partagé avec leurs prédécesseurs.

Ainsi, la figure du calife omeyyade ʽUmar b. ʽAbd al-ʽAzīz est l’une de celles qui trouvent grâce

aux yeux des historiens abbassides. D’une part, ce calife a fait l’objet très tôt d’une littérature

apologétique qui peut s’expliquer par le fait qu’il a lui-même contribué au développement de

la sunna du prophète, dont il est considéré comme le premier « théoricien600 ». D’autre part,

il apparaît dans la tradition comme le digne hériter de ʽUmar b. al-Ḫaṭṭāb, jusqu’à devenir le

« cinquième calife bien-guidé601 ». Pour expliquer cet état de filiation établi entre les deux

ʽUmar, Antoine Borrut souligne les liens indéfectibles qui unissent les deux souverains. Outre

leur homonymie, il met en avant la volonté affichée du calife omeyyade de suivre l’exemple

de ʽUmar b. al-Ḫaṭṭāb en se conformant à ses pratiques, ayant fait mander les lettres et les

jugements de ʽUmar I relatifs aux musulmans et aux dhimmis602. Puis il souligne leur

597
Antoine Borrut, « Entre tradition et histoire : genèse et diffusion de l’image de ʽUmar II », Mélanges de
l’Université St Joseph, 58 (2005), p. 329-378 et id., Entre mémoire et pouvoir. L’espace syrien sous les derniers Omeyyades
et les premiers Abbassides (v. 72-193/692-809), Leyde/Boston, Brill, 2011. Dans cet ouvrage, voir notamment le
chapitre VI, « La fabrique des héros omeyyades : ʽUmar b. ʽAbd al-ʽAzīz, le calife « saint » », dans lequel il
s’interroge sur les étapes de l’élaboration de l’image du calife ʽUmar comme figure du calife saint.
598
Antoine Borrut, Entre mémoire et pouvoir, op. cit., p. 199.
599
Ibid.
600
Ibid., p. 307-8.
601
Ibid., p. 285.
602
Ibid.
217
dimension messianique qui, si elle reste incertaine pour ʽUmar I603 est avérée pour ʽUmar II,

notamment du fait qu’il était calife en l’an 100 de l’hégire, année à laquelle « sont attachées

de fortes attentes eschatologiques dans la tradition islamique604 ». Enfin, si ʽUmar b. ʽAbd al-

ʽAzīz occupe une place privilégiée dans l’esprit des Abbassides, c’est surtout parce qu’il aurait

autorisé l’union de Muḥammad b. ʽAlī et de Rayṭa bint ʽUbayd Allāh, alors que les descendants

du calife ʽAbd al-Malik avaient strictement interdit les mariages entre Banū Ḥāšim et Banū l-

Ḥāriṯ et que de cette union allait naître le futur calife abbasside Abū l-ʽAbbās. Comme le

souligne Antoine Borrut, il fut « pratiquement le géniteur symbolique du calife qui allait

fonder la deuxième dynastie de l’islam605 ».

Si ʽUmar b. ʽAbd al-ʽAzīz est surtout réputé pour sa piété, l’image de ce calife comme

modèle de justice vient probablement de sa dimension de législateur. D’après Antoine Borrut,

il s’affirme dans les différents écrits qui lui sont dédiés comme « une figure centrale dans

nombre de questions relevant du domaine juridique606 ». Il apparaît en effet comme

fortement lié aux jurisconsultes et aux traditionnistes de Médine, ville dont il fut le

gouverneur en 87/706, et est largement cité dans divers écrits juridiques, notamment dans le

Muwaṭṭa’ de Mālik. Quant à Patricia Crone, elle souligne que « seuls les quatre premiers califes

(puisqu’ils étaient compagnons du Prophète) et ʽUmar II puisqu’il était un calife pieux ayant

603
Patricia Crone et Michael Cook, Hagarism : The Making of the Islamic World, Cambridge, Cambridge University
Press, 1977, p. 5.
604
Antoine Borrut, Entre mémoire et pouvoir, op. cit., p. 291.
605
Ibid., p. 318.
606
Ibid., p. 309. Voir notamment la question du « rescrit fiscal » de ʽUmar II, traduit et commenté par Hamilton
A. R. Gibb dans « The fiscal rescript of ʽUmar II », Arabica, 2/1 (1955), p. 1-16 et discuté par Azeddine Guessous
dans « Le rescrit fiscal de ʽUmar b. ʽAbd al-ʽAzīz : une nouvelle appréciation », Der Islam, 73/1 (1996), p. 113-184.
L’appellation de « rescrit » est contestée par Patricia Crone pour désigner cette missive adressée par le calife à
ses gouverneurs et qui concerne notamment le traitement des convertis non arabes. Selon elle, le terme de
rescrit désigne dans la loi romaine une réponse de l’empereur à une question qui lui est posée alors que la lettre
de ʽUmar II, qui n’est une réponse à personne, devrait plutôt s’appeler un édit. Patricia Crone et Martin Hinds,
God’s caliph, op. cit., p. 46 (note 23).
218
cultivé le hadith prophétique étaient qualifiés pour statuer sur les lois607 ». Enfin, elle évoque,

concernant le calife ʽUmar b. ʽAbd al-ʽAzīz son « obsession pour la justice et l’équité608 » qui

transparait notamment à travers la correspondance avec ses gouverneurs qui lui est

attribuée.

Face à ces souverains illustrant l’idéal de justice se dressent des contre-modèles de

justice que nous analyserons plus loin. Avant cela, il convient d’évoquer les deux catégories

de souverains relevant d’une justice « intermédiaire » évoquées dans la typologie des

différents souverains selon leur degré de justice.

5.2.2. Les souverains à la justice intermédiaire


Le deuxième type de roi évoqué dans la typologie est décrit ainsi :

C’est un roi qui est juste envers lui-même, les membres de sa cour et ses

proches, mais pas envers les sujets. Il ne se préoccupe que de l’au-delà, dédaigant l’ici-

bas. Il ne mène pas d’investigations sur les gouverneurs qui ont la charge de ses

affaires et ne prend pas garde aux injustices qu’ils commettent envers ses sujets. Il

croit que ses gouverneurs suivent sa voie et agissent selon ses propres intentions. Il a

d’eux une bonne opinion et pense qu’ils ne sortent pas des limites qu’il a fixées et des

règles qu’il a établies. Il croit que là est la preuve de sa justice et que cela est à porter

au crédit de son mérité et de ses belles actions. On rapporte qu’un roi qui était juste

envers lui-même et les membres de sa cour se consacrait pleinement à la dévotion, si

bien qu’il se détachait du monde et vivait une vie ascétique. Il incitait les gens à la

justice et pensait qu’ils étaient bons par nature. Il ne savait que ce qui se passait dans

sa province et ignorait ce qui se déroulaient dans les provinces éloignées de son

royaume. Sa dévotion causa la perte de ses sujets et tous ses administrés subirent des

dommages si bien que son royaume fut dévasté et qu’il s’attira le mépris de ses

607
Only the first four caliphs (because they were companions) and Umar II (because he was pious caliph who cultivated
Prophetic Hadith) were qualified to issue rulings on law, Patricia Crone et Martin Hinds, God’s caliph, op. cit., p. 48.
608
Ibid., p. 75.
219
gouverneurs et de ses généraux. Ce fut la cause de sa ruine, du déclin, puis de la fin de

son pouvoir609.

Quant au troisième type de roi, il est décrit de la manière suivante :

An yakūna l-malik ğārī maʻa l-raʻiyya ʻalā l-ʻawā’id al-ma’lūfa wa-l-aḥwāl al-maʻrūfa

min ġayr ḫarq ʻāda wa-lā iḥdāṯ ziyāda muqbil ʻalā umūrihi l-dunyawiyya wa-in kāna mufarriṭ

fī baʻḍ al-umūr al-uḫrawiyya fa-hāḏā yā bunayy ʻadluhu mutawassiṭ wa-hāḏā kaṯīr fī mulūk

zamāninā hāḏā610.

C’est un roi qui gouverne ses sujets selon les coutumes auxquelles ils sont

habitués et les situations connues sans rompre une habitude ni en créer de nouvelle.

Il est soucieux des affaires d’ici-bas même s’il néglige quelque peu l’au-delà. La justice

de ce roi-ci est médiocre, c’est le cas de nombre de rois parmi nos contemporains.

On remarque un parallélisme évident entre les deuxième et troisième types de rois de

la typologie propre à la justice et les deuxième et troisième types de rois de la typologie

propre à la raison611. Dans chacune de ces typologies, le deuxième type de roi se consacre à la

dévotion et néglige les affaires politiques, ce qui entraîne inévitablement la chute du

royaume. Il est décrit dans la typologie propre à la raison comme un roi à la raison déficiente

et dénué de siyāsa et dans la typologie propre à la justice comme un roi juste envers lui-même

et ses proches et auxiliaires, mais injuste envers ses sujets. L’injustice de ce roi découle donc

de son manque de siyāsa qui se manifeste par l’absence de tout contrôle du pouvoir délégué à

ses gouverneurs. On remarque que si le manque de siyāsa n’empêche pas le souverain d’être

juste « envers lui-même » et juste « envers ses courtisans », la siyāsa est le seul moyen pour

le souverain de garantir la justice envers ses sujets. Le récit rapporté à la fin montre le

609
Wāsiṭa, p. 140.
610
Ibid.
611
Ibid., p. 33-36. Voir également le chapitre 4 de ce travail, p. 129-142.
220
caractère indispensable de la justice envers les sujets, car leur perte signifie la perte du

souverain.

D’autre part la description du deuxième type de roi dans la typologie relative à la

justice révèle un certain pessimisme sur la nature humaine en général (« Il incitait les gens à

la justice et pensait qu’ils étaient bons par nature ») et sur la loyauté des gouverneurs en

particulier (« Il a d’eux une bonne opinion et pense qu’ils ne sortent pas des limites qu’il a

fixées et des règles qu’il a établies »). Si la culture de la « méfiance » et du « soupçon »

caractérise les miroirs des princes612, elle a une résonance particulière sous la plume d’Abū

Ḥammū qui, dans les premières années de son règne, a dû faire face à diverses défections et

trahisons. Citons, à titre d’exemple, le cas de l’émir hafside qui gouvernait Bougie pour le

compte de Abū Ḥammū et qui, lorsque ce dernier s’empara d’Alger en 763/1361, accueillit les

Bédouins Maġrāwa chassés de la ville « au mépris du respect du pacte et de ses obligations »

(fa-āwāhum ġayr murāʽin ʽahd wa-lā ḥāfiẓ li-ḏimām613), ce qui poussa Abū Ḥammū à lancer des

expéditions pour ravager le territoire de Bougie.

Quant au troisième type de roi, il correspond également au troisième type de

souverain dans la typologie des rois établie selon leur degré de raison. Dans cette première

typologie, il est décrit comme ne possédant pas de raison pleine et entière mais comme ayant

de la siyāsa, se consacrant à la gestion des affaires politiques et négligeant les affaires

religieuses. Il gouverne ses sujets non pas selon la Loi, mais selon leurs règles coutumières et

parvient, en les traitant avec bienveillance, à s’attirer leur affection. La description de ce

souverain dans la typologie relative à la justice est plus succincte. Elle met en avant le

gouvernement selon les coutumes qui apparaissent comme une alternative à la justice qui

doit, elle, comme nous l’avons vu concernant le modèle de souverain juste, s’exercer dans le

612
Abdallah Cheikh-Moussa, « De la “communauté de salut” à la “populace” », op. cit., p. 516.
613
Buġya, p. 103, trad. franç. p. 125.
221
cadre de la Loi, et constitue ainsi ce qu’il qualifie de « justice médiocre » ou « justice

intermédiaire » (ʽadl mutawassiṭ). Pour illustrer ce type de gouvernant, Abū Ḥammū évoque

de nombreux rois de son époque. En ne désignant pas de souverain en particulier, mais en

laissant entendre qu’ils sont « nombreux », il suggère qu’il est une exception parmi ses

contemporains, lui qui, comme nous l’avons vu, se présente comme un modèle de justice.

5.2.3. Les figures d’injustice


À ces modèles de souverains à la justice parfaite et à la justice intermédiaire

s’opposent des contre-modèles réputés pour leur iniquité. L’étude de ces cas permettra de

mieux appréhender deux des trois niveaux de justice évoqués dans la typologie des rois

propre à la justice : celle du souverain envers lui-même et celle du souverain envers ses sujets.

Dans cette typologie, les rois injustes forment la quatrième catégorie, qui s’oppose en tout

point à la première catégorie :

Ḍidd al-awwal wa-huwa an yakūna l-malik ğārī ʻalā ġayr al-umūr al-šarʻiyya wa-l-

ʻādiyya wa-hāḏihi ḫilāfa firʻawniyya yağūru ʻalā raʻiyyatihi wa-yuʻāmiluhum bi-ḫubṯ

niyyatihi fa-ya’ḫuḏu bi-l-ğaniyya ġayr al-ğānī wa-yunğizu fī l-maẓālim min ġayr tawānī wa-

yuġallibu šahwatahu ʻalā ʻaqlihi wa-ğawrahu ʻalā ʻadlihi wa-yanhamiku fī laḏḏātihi wa-

yubāliġu fī šahawātihi fa-hāḏā yā bunayy malik lā yaʻdilu fī nafsihi wa-lā fī raʻiyyatihi wa-lā

aḥsana fī ẓāhirihi wa-lā fī ṭawiyyatihi wa-miṯl hāḏā yakūnu mulkuhu sarīʻ al-ḫarāb wa-

halkuhu šadīd al-iqtirāb614.

C’est le contraire du premier [type de roi]. C’est un roi qui gouverne sans

suivre les prescriptions légales ni les règles coutumières. Tel Pharaon, il opprime ses

sujets et les traite avec de mauvaises intentions, il accuse de crime les innocents et

fait appliquer, sans délai, les sentences prononcées au tribunal des maẓālim. Il laisse

ses passions dominer sa raison et préfère l’injustice à la justice. Il se livre aux plaisirs

et se consacre corps et âme à ses passions. Ce roi-ci, mon fils, n’est juste ni envers lui-

614
Wāsiṭa, p. 140-141.
222
même ni envers ses sujets. Il n’agit bien ni en apparence ni en son for intérieur. Le

pouvoir d’un tel roi est voué à une rapide destruction et sa fin est très proche.

Ce souverain s’oppose au souverain dont la justice est parfaite et au monarque à la

justice intermédiaire en ce qu’il ne suit ni la Loi, ni la coutume. Son injustice est double.

Premièrement, elle se manifeste envers ses sujets à qui il inflige des mauvais traitements et

diverses injustices, dont celle d’accuser à tort les innocents et de rendre des jugements sans

consulter les juges ou les jurisconsultes. Deuxièmement, il est injuste envers lui-même, dans

le sens où il délaisse sa raison et se livre aux plaisirs et aux passions. Notons par ailleurs la

référence à Pharaon qui incarne dans ce passage la figure du roi injuste alors qu’il est

généralement assimilé à un monarque équitable malgré son impiété615, et devrait ainsi

illustrer plutôt le troisième type de souverain. Cette dépréciation de la figure de Pharaon peut

être un moyen de mettre en avant, par opposition, la figure d’Abū Ḥammū dont le nom Mūsā

renvoie au prophète Moïse616, auquel il est ouvertement identifié par Yaḥyā b. Ḫaldūn :

Wa-l-ātī min āyātihi l-mūsawiyya bi-l-muʽǧiz al-muġrib ḍaraba bi-ʽaṣā l-ḥazm baḥr

al-ẖuṭūb ḥattā farraqahu ṯumma aṭbaqahu ʽalā Firʽawn al-azmāt fa-aġraqahu.

Parmi ses miracles [dignes de ceux] de Moïse, il en est de merveilleux,

d’extraordinaires. Il a ainsi frappé de sa fermeté [comme] d’une baguette, la mer des

calamités et l’a obligée à s’entr’ouvrir, puis l’a refermée sur Pharaon [cause] des

malheurs [du peuple] et le fit périr dans les flots617.

615
Patricia Crone et Martin Hinds, God’s rule, op. cit., p. 159 ; Jocelyne Dakhlia, Le divan des rois, op. cit., p. 40-41.
616
Jocelyne Dakhlia, Le divan des rois, op. cit., p. 41.
617
Buġya, p. 2, trad. franç. p. 1.
223
Enfin, à l’opposé la figure de ʽUmar II, un autre calife omeyyade, al-Walīd b.

Yazīd618, figure « la plus vilipendée des membres de la dynastie omeyyade619 » illustre le

contre-modèle dans un récit620 venant clore le chapitre :

Quant à al-Walīd, ʽAbd al-Raḥmān b. Muḥammad al-Anṣārī lui dit qu’il avait

vu la demeure du Prophète, que la paix et le salut de Dieu soient sur lui, recouvertes

d’étoffes noires. Lorsqu’al-Walīd arriva à Médine, il regarda la demeure du Prophète,

que la paix et le salut de Dieu soient sur lui, et dit : « Comment des femmes souillées

de sang menstruel ou de sperme peuvent-elles être dans la maison du Prophète, que

la paix et le salut de Dieu soient sur lui ! Détruisez-la. » Ḥabīb b. al-Zubayr621 dit :

« Nous admirions l’une des merveilles de Dieu et il l’a effacée ». Ses propos parvinrent

au calife qui écrivit à son lieutenant à Médine : « Installe Ḥabīb à la porte de la

mosquée et fouette-le cent coups, puis place-le sur la margelle du puits situé à l’entrée

de la mosquée et demain matin jette-le au fond du puits622. » Ḥabīb fut sorti de la

mosquée, reçut cent coups de fouet et fut installé sur le puits. Comme il faisait très

618
Tous les manuscrits citent le personnage d’al-Walīd b. ʽAbd al-Malik (reg. 86-96/705-715), mais il s’agit plus
certainement d’al-Walīd b. Yazīd b. ʽAbd al-Malik, ou al-Walīd II (reg. 125-126/743-744), calife omeyyade réputé
être un personnage licencieux, libertin, au mode de vie dissolu. Les récits sur ses ébauches « permettent à ses
ennemis de proclamer que sa déposition serait légitime ». Vivant dans les palais de la steppe, il se serait attiré
l’hostilité de la famille omeyyade en favorisant le clan des Qays-Muḍar au détriment des autres. C’est aussi un
poète réputé pour ses vers de ġazal adressés à Salmā, la sœur de son épouse, et pour ses poèmes bachiques.
Quant à al-Walīd b. Abd al-Malik (reg. 86-96/705-715), il est notamment connu pour avoir institué un système
d’aide aux pauvres et fait reconstruire la mosquée du prophète à Médine. Il est donc fortement improbable qu’il
soit le héros de l’histoire rapportée par Abū Ḥammū. Voir Hugh Kennedy et Renate Jacobi, « Al-Walīd », EI².
619
The most vilified member of the Umayyad dynasty, Steven Judd, « Reinterpreting al-Walīd b. Yazīd », JAOS, 128/3
(2008), p. 439
620
Ce récit figure dans l’édition de 1872 du Sirāǧ-al-mulūk (p. 154) mais ne figure pas dans l’édition de 1994.
621
Ḥabīb b. al-Zubayr al-Aṣbahānī, traditionniste de Baṣra. Al-Ṣafadī le présente comme un transmetteur fiable
(ṣadūq ṣāliḥ al-ḥadīṯ) mais ne précise pas son année de décès. Il affirme cependant qu’il fut l’un des maîtres de
Šuʽba b. al-Ḥaǧǧāǧ b. al-Ward al-Wāsiṭī, « le prince des croyants en matière de ḥadīṯ » (amīr al-mu’minīn fī l- ḥadīṯ),
mort en 160/776. Ḥabīb b. al-Zubayr aurait donc vécu à la fin du Ier siècle/début du IIe siècle de l’hégire, ce qui
rend probable sa rencontre avec le calife al-Walīd (m. 96/715). Ḫalīl b. Aybak al-Ṣafadī, al-Wāfī bi-l-wafayāt, op.
cit., XI, p. 223 et XVI, p. 91.
622
La version du Sirāǧ al-mulūk donne seulement : « Installe-le sur le puits dont il sera retiré au petit matin »
(aqimhu ʽalā l-bi’r yunzaʽu bi-l-bukra), Sirāǧ, p. 154.
224
froid ce jour-là, il mourut. Al-Walīd avait les mœurs très dissolues et ne s’en repentait

pas, il ne craignait pas d’être blâmé et n’écoutait pas les conseils. Si bien que son

pouvoir lui fut arraché et son “collier de perles” dispersé623.

Ce récit insiste autant sur l’impiété du calife que sur son iniquité624. Dans un premier

temps, son impiété se manifeste par le mépris qu’il affiche pour la demeure du prophète. En

ordonnant la destruction de cette maison, le calife omeyyade se rend coupable de la

profanation d’un endroit d’autant plus sacré aux yeux d’Abū Ḥammū que ce dernier,

rappelons-le, accorde une importance particulière à la figure du prophète dont il célèbre

fastueusement la naissance chaque année dans son palais du Méchouar. Dans un second

temps, l’iniquité d’al-Walīd se révèle à travers le châtiment disproportionné qu’il inflige à

Ḥabīb b. ʽAbd Allāh b. al-Zubayr. La phrase prononcée par ce personnage vient souligner sa

piété, à l’opposé de l’impiété du calife, ce qui renforce d’autant plus l’injustice du châtiment

qu’il subit. Enfin, les informations sur la personnalité du calife, fournies à la fin du récit, qui

le décrivent comme un homme aux mœurs dissolues et sourd aux conseils sont le signe,

comme nous l’avons vu plus haut, d’un manque de raison, le terme hitār n’étant pas sans

rappeler un autre terme de la même racine, hutr, indiquant la folie, la démence.

Enfin, le personnage du roi Fayrūz b. Yazdaǧird, que nous avons déjà évoqué pour

illustrer la figure du roi soumis à ses passions625, illustre également celle du roi injuste.

Prisonnier d’al-Ḫanšawār626, roi des Hephtalites, il prit l’engagement, avant d’être libéré, de

ne jamais dépasser le rocher marquant la délimitation entre leurs deux territoires (aḫaḏa ʻalā

623
Wāsiṭa, p. 141.
624
Dans l’article qu’il consacre à la figure d’al-Walīd, Steven Judd s’attache à nuancer le portrait négatif de ce
calife dressé par les chroniqueurs arabes et repris par les orientalistes en démontrant notamment, à travers
l’étude d’une lettre-testament adressée à son fils, son intérêt pour les questions religieuses et politiques. Steven
Judd, « Reinterpreting al-Walīd b. Yazīd », op. cit., p. 439-458, voir notamment p. 441-445.
625
Voir le chapitre 3 de ce travail, p. 86-88.
626
Nous conservons ici le nom tel qu’il est orthographié dans les différents manuscrits bien que l’orthographe
correcte de ce nom soit probablement al-Ḫān Šawār, ou al-Ḫān Šiwār.
225
Fayrūz ʻahd an lā yatağāwaza tilka l-ṣaḫra). Emporté par la colère (al-ḥamiyya) et la honte (al-

anafa) d’avoir été vaincu, il décide d’attaquer le roi des Hephtalites, en dépit de son serment

et contre l’avis de ses ministres et la mise en garde du Grand Mūbaḏ, Grand-Prêtre du clergé

zoroastrien :

La tafʻal ayyuhā l-malik fa-inna rabb al-ʻālam yumahhilu l-mulūk ʻalā l-ğawr mā lam

ya’ḫuḏū fī hadm arkān al-šarīʻa fa-iḏā aḫaḏū fī ḏālika lam yumahhilhum wa-inna l-ʻuhūd wa-

l-mawāṯīq min arkān al-šarīʻa fa-lā tataʻarraḍ lahā bi-sū’627.

Ô roi, abstenez-vous [de commettre cette action]. Le Seigneur du monde

diffère le châtiment des rois injustes tant qu’ils ne se mettent pas à détruire les piliers

de la Loi divine. Mais s’ils commencent à agir ainsi, ils ne bénéficieront plus de ce

sursis. Les serments et les pactes sont des piliers de la Loi divine. N’y touchez pas !

Cette mise en garde permet d’établir ce qui distingue les rois à la justice

« intermédiaire », dont le pouvoir n’est pas menacé par les éventuelles injustices qu’ils

peuvent commettre, des rois injustes qui, eux, sont promis à une perte inéluctable. Seule une

action consistant à enfreindre les « piliers de la Loi divine » peut mettre en péril le pouvoir

du prince, car cela remettra en question l’appui que lui accorde Dieu et le « sursis » qu’Il peut

lui accorder autrement. L’emploi d’un vocabulaire proprement islamique (arkān al-šarīʻa)

dans un cadre sassanide est pour le moins surprenant, d’autant que les Perses sont considérés

dans le même ouvrage comme des rois impies mais doués de siyāsa (li-siyāsatihim maʽa

kufrihim628), ce qui leur permet de conserver le pouvoir. Pour donner toute légitimité au

mūbaḏān mūbaḏ de se référer à la Loi religieuse, l’auteur prend soin de préciser que son statut

chez les Perses est comparable à celui du prophète : « Ce surnom signifie « protecteur des

protecteurs de la religion », il est pour les Perses semblable au prophète » (wa-maʻnā hāḏā l-

627
Wāsiṭa, p. 76.
628
Ibid., p. 34.
226
laqab ḥāfiẓ ḥafaẓat al-dīn wa-huwa ʻinda l-furs ka-l-nabī). Par ailleurs, le terme šarīʻa peut aussi

être pris ici au sens « propre » et désigner « la Voie » ou « la Loi », quelle que soit la religion.

Le premier exemple donné des actions enfreignant la Loi divine consiste à se dédire

d’un serment. Un deuxième exemple apparaît plus loin dans le récit, il consiste à refuser le

prix du sang après un meurtre commis. L’épisode en question met en scène un puissant

cavalier qui, accompagnant le roi sassanide dans sa campagne contre le roi des Hayāṭila, tua

injustement et sans raison un pauvre homme (aswār ʻaẓīm al-qudr min asāwiratihi qatala rağul

miskīn ẓulman wa-ʻudwānan). Le frère de la victime vint se plaindre auprès du roi de l’injustice

subie de la part du chevalier (taẓallama min al-aswār). Fayrūz ordonna qu’on le dédommage

avec de l’argent, ce que refusa le plaignant arguant que seul le prix du sang (al-qaṣāṣ) le

contenterait. En réponse, le roi ordonna qu’on le chasse. Le frère de la victime parvint

finalement à se faire justice lui-même en tuant le chevalier dans une joute, malgré le

déséquilibre des forces entre les deux protagonistes. Le vainqueur avait prédit ainsi sa

victoire : « Il combat avec le sabre de l’injustice tandis que moi, je combats avec le sabre de la

justice » (huwa muqātil bi-sayf al-baġy wa-anā muqātil bi-sayf al-ḥaqq). L’injustice de Fayrūz

causera sa fin. Ainsi, le roi des Hephtalites, convaincu que le roi sassanide était dans son tort

puisqu’il avait violé un serment, fit preuve de ḥazm et déploya ses troupes. Il laissa Fayrūz

s’enfoncer dans ses terres et faire mauvais effet sur ses sujets, puis l’attaqua par surprise et

le tua, lui et tous ses proches.

Parmi les trois niveaux de justice établis par Abū Ḥammū, seules la justice du

souverain envers lui-même et envers ses sujets ont été développées. Qu’en est-il de la justice

du souverain envers les courtisans et les auxiliaires du pouvoir ? Et comment s’articule-t-elle

avec la justice propre aux sujets ? L’analyse de deux chapitres tirés de la troisième partie de

l’ouvrage intitulée « Des qualités louables629 » (« fī l-Awṣāf al-maḥmūda »), portant pour le

629
Wāsiṭa, p. 150.
227
premier sur la notion de ḥilm et pour le second sur celle de ʽafw, nous permettra d’apporter

des réponses significatives à ces questions. Tous deux traitent de la question du pardon qui

constitue, comme nous le verrons, un instrument de domination dans les mains du souverain.

5.3. Le pardon, un instrument de domination


5.3.1. Al-ḥilm
« Notion complexe et délicate qui recouvre un certain nombre de traits de caractère

ou d’attitudes morales630 », le ḥilm est un terme polysémique désignant tantôt

la « pondération » et la « maîtrise de soi », tantôt la « dignité » et le « détachement », tantôt

la « patience » et l’« indulgence », ou plus généralement la « bonne conduite631 ». Cette notion

constitue dans les miroirs des princes une des vertus du bon souverain et, à ce titre, elle fait

parfois l’objet d’un chapitre entier632. Cependant il n’y a pas dans ces ouvrages d’uniformité

du discours sur le ḥilm, chaque auteur mettant en avant l’une ou l’autre de ses acceptions.

Ainsi, dans le K. al-Išāra ilā adab al-imāra d’al-Murādī, le ḥilm est étroitement lié au ṣabr633 qui

désigne à la fois la capacité à supporter ce qui est désagréable pour pouvoir en tirer profit par

la suite comme on endure l’amertume d’un médicament pour profiter de ses bienfaits, la

constance face à l’adversité, la maîtrise des passions, l’indulgence face aux erreurs commises

par des proches et la patience envers les auxiliaires du pouvoir. Quant au ḥilm, il est seulement

défini ainsi : « Le ḥilm, c’est supporter de [devoir] bien traiter les hommes injustes et

impudents alors qu’on a la capacité de les réduire » (al-ḥilm huwa l-ṣabr ‘alā mukāfa’at al-ẓālim

wa-l-safīh ‘alā wağh ğamīl ma‘a l-qudra ‘alā l-intiṣār ‘alayhi634). Dans le Sirāǧ al-mulūk d’al-Ṭurṭūšī,

630
Charles Pellat, « Ḥilm », EI2.
631
Ibid.
632
C’est le cas par exemple pour K. al-Išāra ilā adab al-imāra d’al-Murādī dont le chapitre 17 est intitulé « Fī l-Ḥilm
wa-l-ṣabr », le Sirāǧ al-mulūk d’al-Ṭurṭūšī dont le chapitre 28 est intitulé « Fī l-Ḥilm » et al-Šuhub al-lāmiʽa fī l-
siyāsa l-nāfiʽa d’Ibn Riḍwān dont le chapitre 4 est intitulé « Fī Faḍl al-ḥilm wa-kaẓm al-ġayẓ ».
633
Al-Murādī, Kitāb al-Išāra ilā adab al-imāra, op. cit., chap. 17, p. 169-174.
634
Ibid., p. 173-174.
228
le ḥilm est cette fois associé à la maîtrise de la colère (ġaḍab), la grande majorité des récits

rapportés dans ce chapitre étant consacrée à cette question635.

Dans le Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk, le ḥilm, s’il est traité de manière

indépendante dans un chapitre qui lui est consacré, est toutefois fortement lié, comme nous

le verrons par la suite, à la notion de pardon (ʽafw) qui fait l’objet du chapitre suivant.

Cependant il ne se limite pas à cette seule définition et revêt d’autres significations. Pour

traiter de cette vertu, Abū Ḥammū établit, comme à son habitude, une typologie classant les

souverains selon quatre types de ḥilm.

Le premier type de ḥilm est décrit de la manière suivante :

C’est un roi qui use de ḥilm envers les membres de sa cour et envers ses sujets.

Sa conduite à leur égard procède d’une bonne intention. Il ferme les yeux sur les petits

méfaits, mais punit les crimes graves. C’est un roi dont la raison domine les passions

et dont le mérite est supérieur à tous. Ce prince affable empli de ḥilm est aimé de tous.

Le faible l’aime pour son ḥilm et sa propension à pardonner ses petits méfaits. Ses

sujets sont protégés du malheur grâce à sa conduite bonne et vertueuse et ses

ministres, intendants636 et secrétaires sont en sûreté grâce à son ḥilm lorsqu’il est en

colère. Ils peuvent le servir et s’approcher de lui en toute sécurité, car il passe outre

leurs erreurs et pardonne leurs fautes. Ce type de ḥilm est louable. Qui en est doté en

tire profit ici-bas. Le ḥilm est un des attributs du Créateur. Qui se pare de ḥilm est loué

dans ce monde comme dans l’autre637.

Dans ce paragraphe le ḥilm renvoie à la fois au caractère et au comportement du

souverain. Il est lié à l’affabilité (īnās) et à la bonne intention (ḥusn al-niyya) qui doivent guider

635
Sirāǧ, chap. 28, p. 332-352.
636
Le ḥāǧib (pl. ḥuǧǧāb), qui renvoie, dans les cours orientales, à la fonction de chambellan, désigne, dans le
royaume abdelwadide, « l’intendant de la maison du souverain » qui pouvait parfois être chargé de la
comptabilité et du paraphe, Atallah Dhina, Le royaume Abdelouadide [sic] à l’époque d’Abou Hammou Moussa Ier et
d’Abou Tachfin Ier, Alger, Office des publications universitaires, 1985, p. 112.
637
Wāsiṭa, p. 160.
229
ses actes envers ses sujets comme envers ses courtisans, renvoyant à la figure d’un souverain

bon et bienveillant. D’autre part, le terme ḥilm relève de la faculté du souverain à pardonner

les « petits méfaits ». Le verbe yaḥlumu ʽanhum s’oppose ainsi à yaqtaṣṣu minhum. Ce verbe

renvoie à la notion de qiṣāṣ, et implique une action de représailles consistant à faire subir un

châtiment similaire à l’acte commis. Il indique que la sanction doit être à la mesure du crime

commis, point qui sera développé dans le chapitre consacré au pardon. Puis le ḥilm est associé

aux termes ṣafḥ ʽan et muǧāwaza ʽan qui indiquent tous deux le fait de passer outre un méfait

et de le pardonner et peut ainsi être traduit par « la mansuétude ». Seuls les petits méfaits

(ṣiġār al-ǧarā’im) et les erreurs commises par les membres de l’administration (zallāt, hafawāt)

sont susceptibles d’être pardonnés, les crimes plus importants (al-ʻaẓā’im) devant, quant à

eux, être punis. Le terme ḥilm signifie également la capacité du souverain à maîtriser sa colère

(al-ḥilm ʽinda l-ġaḍab) et est en cela étroitement lié à la raison et à la faculté de maîtriser ses

passions (malik ġālib ʽaqluhi ʽalā hawāhu). Enfin, le ḥilm est fortement lié à la notion de sécurité

comme l’indiquent les termes ma’mūna, āminūn, sālimūn et a pour fonction, d’une part,

d’instaurer une relation de confiance entre le souverain et les membres de l’administration

et, d’autre part, de susciter l’affection des sujets envers le roi. Si cette vertu est censée assurer

le salut du souverain dans l’au-delà, elle lui est aussi profitable dans le monde profane

(yantafiʽu bihi ṣāḥibuhu fī l-wuǧūd), ce qui laisse entendre que le pardon relève d’un intérêt

politique. Ce point est développé en détail dans le chapitre consacré à la notion de pardon

(al-ʽafw) que nous analyserons plus loin.

L’association entre les notions de ḥilm, de raison et de sécurité est reprise dans le

paragraphe exposant le quatrième type de ḥilm :

An yakūna ḥilmuhu muḍṭarib aḥyānan fa-aḥyānan [sic] tāratan wa-tāratan lā yaqifu

ʽinda ḥadd fī aqwālihi wa-afʽālihi wa-lā ya’manu aḥad min iġtiyālihi fa-hāḏā ṭabʽ al-maǧānīn

wa-ḥilm bi-ġayr ta’mīn fa-hāḏā yā bunayy ḥilmuhu maḏmūm wa-law nusiba lahu l-ḥilm li-

230
annahu lā ya’manu aḥad min ḥilmihi wa-lā min ġā’ilatihi wa-summihi fa-l-ʽāmma taḫāfu

nakālahu wa-l-ḫāṣṣa lā ta’manu ġtiyālahu638.

C’est un roi au ḥilm inconstant, tantôt [il en est paré] et tantôt [il en est dénué].

Ses propos comme ses actes n’obéissent à aucune règle et personne n’est à l’abri de

son agressivité. C’est le propre des fous. C’est un ḥilm auquel on ne peut se fier. Le ḥilm

de ce roi est blâmable, si tant est qu’on puisse lui attribuer cette qualité, car personne

n’est assuré de bénéficier de son ḥilm ni ne se trouve à l’abri de son agressivité et du

poison [qu’il peut distiller]. La masse craint son terrible châtiment et l’élite n’est pas

à l’abri de son agressivité.

Dans ce portrait décrivant l’anti-modèle du souverain doté de ḥilm, l’inconstance

révèle un manque de raison, accentué par la comparaison faite avec les « fous ». Cette

versatilité met en doute la possibilité même que ce souverain puisse faire preuve de ḥilm,

puisque cette qualité est indissociable de la raison. Le manque de ḥilm engendre un fort

sentiment d’insécurité, comme l’indique l’usage de nombreux termes et expressions relevant

du même champ lexical (lā ya’manu aḥad, bi-ġayr ta’mīn, lā ya’manu aḥad, taḫāfu, lā ta’manu). Ce

type de ḥilm est qualifié de « blâmable », car ni l’élite ni la masse ne sont à l’abri de la tyrannie

du prince.

Le premier type de ḥilm est, quant à lui, qualifié de « louable », car il s’applique à la

fois aux sujets et aux membres de l’administration, ce qui suppose une relative égalité de

traitement entre l’élite et le commun. Mais les deuxième et troisième types de ḥilm exposés

ensuite révèlent les limites de ce traitement équitable, du fait notamment de la différence de

nature supposée entre ẖāṣṣa et ʽāmma :

Deuxième type : c’est un roi qui fait preuve de ḥilm uniquement envers ses

sujets. Seuls les membres de sa cour subissent ses châtiments. Il punit chaque

courtisan qui commet une faute passible de châtiment, mais renonce à poursuivre les

638
Wāsiṭa, p. 162.
231
sujets qui commettent un acte639 devant être châtié640. Il ne punit pas les fautes

commises par ses sujets et pardonne leurs erreurs. Il s’abstient de tout châtiment à

leur égard du fait de leur faiblesse et de leur impuissance, de leur crainte, de leur

raison déficiente, de leur bassesse et de leur infamie, de la différence de leur nature

et de leur peu d’impact. En revanche, il se venge sur les membres de la cour et ne leur

pardonne rien. Il considère que c’est un moyen de les dissuader de mal agir et les tenir

à l’écart, de les tenir éloignés des sujets et de les soumettre afin que le faible ne souffre

pas et qu’il ne craigne pas les puissants. Ce type de ḥilm n’est pas louable et il est

réprouvé ici-bas, car il est juste de garantir l’égalité des sentences entre les notables

et la masse. Toutefois les notables méritent davantage de bénéficier du ḥilm du prince

pour les petits méfaits que la masse641. Prends garde à ne pardonner qu’à ceux qui

méritent d’être pardonnés.

Troisième type : c’est un roi qui fait preuve de ḥilm uniquement envers l’élite.

C’est là l’essence du plus grand des malheurs. Sache, mon fils, que si l’on montre du

ḥilm envers les membres de l’élite, ils causeront du tort aux sujets et provoqueront

leur anéantissement. Or, mon fils, la justice en matière de ḥilm consiste à traiter

pareillement le fort et le faible, le noble et le vulgaire et il en est de même pour le

châtiment. C’est la meilleure des conduites à adopter. Quant à la conduite contraire,

c’est une injustice criante qui n’est pas licite, sache-le642.

Ces deux paragraphes révèlent une perception bien distincte des sujets et de l’élite.

Les sujets sont représentés comme des créatures d’une « nature différente », faible, vile,

639
L’édition de Tunis précise « un acte immoral » (ʽamal fāḥiš), p. 138.
640
L’édition de Tunis ajoute : « Au contraire, il est indulgent envers lui et lui pardonne. Il tend et incline à cultiver
la paix avec lui comme une faveur/un bienfait de sa part. La faute commise par les sujets est pardonnée et le roi
longanime remercié » (bal yaḥlumu ʽanhu wa-yaṣfaḥu wa-yamīlu ilā musālamatihi faḍlan minhu wa-yaǧnaḥu li-anna
ḏanb al-raʽiyya maġfūr wa-l-malik al-ḥalīm maškūr), p. 138
641
L’édition de Tunis ajoute : « Et concernant les crimes graves on ne pardonne pas aux notables alors qu’on fait
preuve d’indulgence pour les crimes importants commis par la masse » (wa-fī l-kabā’ir lā yuʽfā ʽan al-ḫāṣṣa wa-
yuḥlamu ʽan kabā’ir al-ʽāmma), p. 138.
642
Wāsiṭa, p. 161.
232
craintive, dénuée de raison et insignifiante, des êtres inoffensifs que le roi doit protéger. À

l’inverse, les membres de l’élite sont présentés comme une menace qu’il convient de « tenir

à distance », non seulement des sujets dont ils peuvent causer l’anéantissement, mais

également du souverain lui-même, comme cela apparaît à travers le vocabulaire concernant

les membres de l’élite qu’il doit « dissuader de mal agir », et « soumettre », évoquant ainsi le

danger qu’ils constituent pour son propre pouvoir.

Dans chacun de ces paragraphes, il est fait référence à la justice (min al-ʽadl dans le

premier paragraphe et min al-ʽadl fī l-ḥilm dans le second). Dans les deux cas, la justice est liée

à l’égalité de traitement (al-musāwāt) entre « les notables et la masse » dans le premier

paragraphe et entre « le fort et le faible », « le noble et le vulgaire » dans le second

paragraphe, tout manquement à cette règle étant considéré comme une « injustice criante ».

Cependant, à la fin du premier paragraphe, l’auteur tempère cette exigence d’égalité en

indiquant une exception : « Toutefois, les notables méritent davantage de bénéficier du ḥilm

du prince pour les petits méfaits que la masse ». Il semble donc que seule l’égalité des

« sentences » (al-aḥkām, dans le premier paragraphe) et des « châtiments » (al-ʽuqūba, dans le

second paragraphe) soit de mise entre l’élite et la masse, le pardon devant bénéficier en

priorité à l’élite. Car le pardon constitue pour le prince un instrument de domination qui lui

permet de soumettre les puissants comme le révèle le chapitre consacré à la notion de ʽafw.

5.3.2. Al-ʻAfw
Le chapitre consacré à la vertu du pardon s’ouvre par cette phrase :

Iʽlam yā bunayy anna-l-ʽafw waṣf maḥmūd wa-faḍl yattaṣifu bihi ahl al-ǧūd wa-

yu’allifu l-wuǧūd lā siyyamā fī l-mulūk ʽinda l-qudra fa-innahu min aḥmad al-ḫiṣāl fī l-

šuhra643.

643
Wāsiṭa, p. 162.
233
Sache mon fils que le pardon est une qualité louable et une vertu qui distingue

les personnes généreuses et qui installe la concorde dans l’existence,

particulièrement pour les rois lorsqu’ils sont en mesure [de punir]. C’est l’une des

vertus les plus nobles qui font la renommée.

Le pardon est associé à la générosité, vertu à laquelle est consacré le deuxième

chapitre de cette partie. La générosité, comme nous le verrons par la suite, est elle-même

associée au courage644, vertu faisant l’objet du premier chapitre. Par extension, on peut

considérer que le pardon constitue à la fois un acte généreux et courageux. C’est d’ailleurs

sur ce point qu’insiste l’auteur quand il précise que le pardon est une qualité louable

« particulièrement pour les rois lorsqu’ils sont en mesure [de punir] ». On retrouve ici la

condition propre au ḥilm dans la définition donnée par al-Murādī. Ainsi, le pardon ne résulte

pas de la faiblesse du prince, mais de sa faculté à renoncer au châtiment malgré sa capacité à

punir.

Comme pour le ḥilm, le chapitre sur le ʻafw donne lieu à une classification des

différents types de rois selon les conditions d’octroi du pardon. Le premier type de roi est

décrit ainsi :

C’est un roi qui pardonne à qui mérite d’être pardonné et châtie qui mérite

d’être châtié. Il agit ainsi en fonction des circonstances, des personnes concernées et

du rang auquel elles appartiennent. Il se peut qu’une personne devant être châtiée

soit pardonnée alors qu’une autre n’est pas épargnée et subit le châtiment qui lui est

réservé. Cela est motivé par un intérêt politique et ne relève pas des affaires

religieuses. Mon fils, si une personne est châtiée, son châtiment peut mener à la ruine

et si une autre est graciée, sa grâce peut enfreindre l’usage et entraîner contestation

et rébellion. Sache, mon fils, que quiconque profane ce qui est sacré, divulgue un

secret qui lui a été confié et porte atteinte à la royauté en perturbant le bon ordre des

644
Voir le chapitre 6 de ce travail, p. 315-319.
234
choses comme on dérange l’ordre des perles sur un collier, ne peut être pardonné. Si

quelqu’un a manifestement commis un acte relevant d’une de ces trois catégories,

nulle autre rétribution ne lui sera accordée que la mort. Mon fils, ne laisse pas

perdurer une telle situation sauf si cela sert l’intérêt général et si tu peux en tirer

avantage pour ton profit personnel et celui de tes sujets. Dans ce cas, il est préférable

de laisser faire et plus convenable de pardonner. Car, en pardonnant un crime pour

défendre l’intérêt général, le roi étouffe les flammes d’une sédition calamiteuse. Il sera

remercié pour sa retenue et sera loué pour sa conduite. Ce type de pardon est louable.

Il relève de la générosité et de la libéralité. Mon fils, pardonner alors que l’on a la

capacité de punir est un des fondements du pouvoir. C’est un signe d’éminentes

vertus645 et de mérite, de perfection et d’intelligence. Tu peux ainsi régler les affaires

qui ne se règlent pas par l’argent. En pardonnant, tu arranges ce que ni la siyāsa ni la

ri’āsa ne te permettent d’arranger. Nous avons vu des gens commettre des crimes

graves devant être punis de mort que le pardon a amenés à se soumettre et qui se

laissent gouverner par la sécurité à laquelle ils se sont habitués. Si tu leur avais

proposé de l’argent, si tu leur avais opposé gardes et vaillants soldats, tu n’en serais

pas venu à bout et n’aurais pas pu ni même les atteindre. Le pardon est un commerce

profitable aux rois et la meilleure des réalisations créées par l’homme. Mon fils, il n’est

de plus noble héritage légué par un roi à son fils que le pardon, la sincérité et la pureté

des intentions. Il n’y a rien de meilleur, rien de plus beau. Rien de plus sublime, rien

de plus parfait. Mon fils, quiconque divulgue ton secret doit être puni secrètement si

l’affaire est restée secrète et publiquement si l’affaire a été rendue publique. Mon fils,

ne tue pas tes ministres, sauf pour une raison manifeste, car tuer ses ministres n’est

645
Sur le concept de murū’a, voir Bichr Farès, « Murū’a », EI² ; id., L’honneur chez les Arabes avant l’Islam, Paris,
Adrien-Maisonneuve, 1932 ; Ignaz Goldziher, « Muruwwa and Dîn », dans Muslim Studies, trad. C. R. Barber et S.
M. Stern, Chicago, Aldine Publishing Company, 1967-1973, vol. I, p. 11-44 ; Meïr M. Bravmann, The Spiritual
Background of Early Islam, Leyde, Brill, 1972 ; Charles Pellat, Risāla fī l-Ḥilm ʽinda l-ʽArab, Beyrouth, Dār al-kitāb al-
ǧadīd, 1973 ; id., « Ḥawla mafhūm al-murū’a ʽinda l-ʽArab », al-Karmil (Haïfa), 4 (1983).
235
pas un acte louable. Lorsqu’un roi tue ses ministres, il consent à la destruction de son

royaume. Mon fils, si tu tues ton ministre pour une raison futile, tu commets un acte

injuste et tu auras à craindre les fâcheuses conséquences d’un tel acte. Les ministres

ne seront plus en sûreté devant ton agressivité et toi non plus tu ne seras plus en

sécurité. Cela entraînera le désordre et suscitera les reproches de l’élite et du

commun646.

Dans ce paragraphe, Abū Ḥammū utilise à deux reprises le même procédé : chaque

prescription est immédiatement suivie d’une autre prescription contradictoire. Dans un

premier temps, il expose la règle théorique établissant les conditions d’octroi du pardon, puis,

dans un second temps, il s’emploie à démentir cette règle en y indiquant dans quelles

conditions et pour quelles raisons elle doit parfois être transgressée.

Dans le premier cas, la règle veut que l’on accorde le pardon ou que l’on inflige une

punition en fonction de la faute commise. Ainsi, qui ne mérite pas d’être puni doit être

pardonné et qui a commis une faute devant être châtiée doit être puni. Mais la phrase

suivante laisse entendre que cette règle n’est pas systématique et que le pardon doit parfois

être accordé au cas par cas. En effet, deux autres éléments sont à prendre en considération

au moment de décider si l’on doit punir ou pardonner : les circonstances dans lesquelles le

crime a été commis et la personne qui le commet ainsi que le rang auquel elle appartient.

Selon les circonstances, certaines personnes peuvent échapper au châtiment réservé au

crime qu’elles ont commis. Pour justifier cette approche pragmatique de la justice, Abū

Ḥammū met en avant l’intérêt politique qu’il distingue des principes religieux, laissant

entendre que la protection du royaume prévaut sur la nécessité de juger avec équité. Il

affirme en effet que l’application stricte de la règle peut entraîner la destruction du royaume

ou être un motif de désordre.

646
Wāsiṭa, p. 162-163.
236
Dans le second cas, il présente d’un ton catégorique les trois crimes qui ne peuvent

absolument pas être pardonnés et dont le seul châtiment doit être la peine de mort : la

profanation de ce qui est sacré, le sacré (al-ḥuram) renvoyant, très certainement, aux seules

femmes [harem] du souverain et, par extension, à son honneur, la divulgation des secrets et

le fait de porter atteinte au pouvoir du prince en troublant l’ordre établi. Ces trois crimes que

le prince ne saurait supporter sont fréquemment cités dans les ouvrages de conseils aux

princes647. Mais, alors que cette règle ne souffre aucune exception dans d’autres ouvrages,

Abū Ḥammū considère qu’il peut y avoir des exceptions à condition que cela serve l’intérêt

général, que ce soit profitable au prince et à ses sujets et que cela permette d’éviter une

« sédition calamiteuse ». Pour justifier la possibilité de pardonner des crimes pourtant

considérés comme impardonnables, il vante les mérites du pardon avec force superlatifs (il

n’y a « rien de meilleur, rien de plus beau. Rien de plus sublime, rien de plus parfait ») et relie

la faculté de pardonner aux plus nobles vertus, à la perfection et à l’intelligence, tout en

laissant entendre que cela doit rester un dernier recours, lorsque ni la force ni l’argent ne

peuvent permettre d’assujettir les opposants rebelles à son autorité. Enfin, concernant la

divulgation du secret, Abū Ḥammū indique que le châtiment doit être publique si l’affaire est

connue, mais qu’il doit être tenu secret si l’affaire est gardée secrète. Les raisons de cette

recommandation sont exposées dans le K. al-Išāra ilā adab al-imāra d’al-Murādī. Selon cet

auteur, si un crime gardé secret est puni publiquement, les gens, qui ignorent les causes du

647
Cette sentence est attribuée à différents souverains. Ainsi on trouve dans al-ʽIqd al-farīd : « al-Ma’mūn a dit :
les rois peuvent tout supporter hormis trois choses : que l’on porte atteinte à leur pouvoir, que l’on divulgue
leurs secrets et que leurs femmes soient accessibles » (Qāla l-Ma’mūn al-mulūk tataḥammalu kull šay’ illā ṯalāṯa : al-
qadḥ fī l-mulk wa-ifšā’ al-sirr wa-l-taʽarruḍ li-l-ḥuram) et dans al-Tibr al-masbūk fī naṣīḥat al-mulūk, du Pseudo-Ġazālī,
« Parviz a dit : le roi ne doit pas détourner les yeux ni pardonner les crimes commis par trois personnes : celui
qui porte atteinte à son pouvoir, celui qui corrompt ses femmes et celui qui divulgue son secret » (Qāla Abarwīz
ṯalāṯa lā yaǧūzu li-l-malik al-taǧāwuz ʽanhum wa-lā yaṣfaḥu ʽan ḏunūbihim : man qadaḥa fī mulkihi aw afsada ḥuramahu
aw afšā sirrahu). Ibn ʽAbd Rabbih, al-ʽIqd al-farīd, op. cit., I, p. 13 et Pseudo-Ġazālī, al-Tibr al-masbūk fī naṣīḥat al-
mulūk, op. cit., p. 76.
237
châtiment, penseront que le roi a un jugement défaillant et le taxeront d’injustice. À l’inverse,

si un crime commis publiquement est puni en secret, cela constituerait une invitation à

commettre des crimes648.

La possibilité revendiquée par Abū Ḥammū de pardonner des crimes considérés par

d’autres comme strictement impardonnables doit être mise en perspective avec les

conditions particulières dans lesquelles il a exercé le pouvoir. Il devait, rappelons-le,

constamment faire face à l’hostilité des Mérinides et à la versatilité des tribus arabes qui

changeaient d’alliance au gré de leurs intérêts. Les événements des années 765-766/1364-

1365 qui précèdent la rédaction de l’ouvrage649, témoignent du fait qu’Abū Ḥammū, dans sa

propre pratique du pouvoir, a pardonné à des ennemis qui, en tentant de le renverser, ont

commis un crime visant à porter atteinte à la royauté, crime qui, en théorie, ne devrait pas

être pardonné.

Abū Ḥammū et la pratique du pardon

En 765/1364, les Mérinides, encouragés par le chef de la tribu arabe Suwayd hostile à

Abū Ḥammū, chargèrent Muḥammad b. ʽUṯmān Abū Zayyān, petit-fils du sultan abdelwadide

Abū Tāšfīn et prétendant au trône, de s’emparer de Tlemcen650. Ce dernier était accompagné

de Mūsā b. ʽAlī b. Barġūṯ, qui fut ministre d’Abū Ḥammū au début de son règne avant d’être

fait prisonnier par les Mérinides lors du siège d’Oran en 760/1359651 et de deux dignitaires

mérinides ayant exercé les fonctions de vizir auprès de Muḥammad b. ʽUṯmān, qui était

648
Iǧʽal li-ḏanb al-sirr ʽuqūbat al-sirr wa-li-ḏanb al-ʽalāniyya ʽuqūbat al-ʽalāniyya fa-innaka iḏā ʽāqabta ʽalā ḏanb al-sirr
ʽalāniyyatan ra’ā l-nās al-ʽuqūba wa-ġafalū ʽan al-ḏanb fa-ḏammū ra’yaka bi-l-fasād wa-nasabūka ilā l-ẓulm wa-iḏā
ʽāqabta ʽalā ḏanb al-ʽalāniyya sirran inbasaṭat ʽalayka l-ḏunūb wa-ǧtara’a ʽalayka l-ẓālim wa-l-safīh, al-Murādī, Kitāb al-
Išāra ilā adab al-imāra, op. cit., p. 150.
649
Sur la date de rédaction de l’ouvrage, voir le chapitre 2 de ce travail, p. 62-64.
650
Cet épisode est raconté dans Buġya, p. 142-152, trad. franç. p. 176-187 et dans Ta’rīẖ, VII, p. 169-170 ; Berbères,
III, p. 446-448 ; Exemples, II, p. 956-957.
651
Buġya, p. 50, trad. franç. p. 59-60.
238
devenu pour un temps roi de Tlemcen après que le sultan mérinide Abū Sālim eut chassé pour

la première fois Abū Ḥammū de sa capitale en 761/1360.

Les Mérinides lancèrent l’offensive, profitant qu’une « grave mésintelligence »

(nafra652) venait d’éclater entre Abū Ḥammū et le chef des Awlād Ḥusayn, tribu arabe

appartenant aux Maʽqil et qui lui était alliée jusque-là. Suspectant une trahison de la part de

Ḫālid b. ʽĀmir, chef de la tribu des Banū ʽĀmir, Abū Ḥammū le fit emprisonner et envoya son

vizir Ibn Muslim repousser l’ennemi, ce qu’il parvint à faire avec succès. Mais lorsque ce

dernier mourut de la peste à la fin du mois de ḏū l-qaʽda 765/fin août 1364, « tous les Arabes

les abandonnèrent pour passer à l’ennemi » (inẖazala l-ʽArab aǧmaʽūn ʽanhum wa-ẓāharū l-

ʽaduww653), ce qui redonna espoir aux assaillants.

Les frères Ibn Ḫaldūn fournissent deux versions différentes de l’affrontement qui eut

lieu ensuite entre les troupes du sultan Abū Ḥammū et ses adversaires. Dans son kitāb al-ʽIbar,

ʽAbd al-Raḥmān b. Ḫaldūn assure que les troupes abdelwadides « furent saisies d’effroi, se

dispersèrent et, dans leur précipitation, abandonnèrent leurs bagages et leurs

approvisionnements » (dāẖalahum al-raʽb wa-nfaḍḍū wa-aʽǧalahum al-amr ʽan abniyatihim wa-

azwādihim654). Quant à Yaḥyā b. Ḫaldūn, dont la position à la cour abdelwadide implique

nécessairement une présentation des événements plus favorable au sultan de Tlemcen, il

affirme dans sa chronique qu’Abū Ḥammū fut trahi par des membres éminents de sa propre

tribu qui se seraient concertés avec l’ennemi et auraient abandonné le roi à la nuit tombée655.

Cependant, tous deux s’accordent sur le fait que, suite à cela, Abū Ḥammū et les officiers qui

652
Ta’rīẖ, VII, p. 169 ; Berbères, III, p. 447; Exemples, II, p. 956.
653
Buġya, p. 146, trad. franç. p. 181.
654
Ta’rīẖ, VII, p. 170 ; Berbères, III, p. 447; Exemples, II, p. 957.
655
Buġya, p. 147, trad. franç. p. 182.
239
lui étaient restés fidèles prirent la fuite en direction de Tlemcen et furent rattrapés par une

troupe d’Arabes qu’ils parvinrent à repousser après avoir coupé la tête au chef des Maʽqil656.

Suite à cette victoire, Abū Ḥammū retrouva sa capitale au tout début de l’année

766/1364. Il fut poursuivi par Abū Zayyān et ses troupes qui investirent la ville quelques jours.

D’après Yaḥyā b. Ḫaldūn, à cette période, Abū Ḥammū « revêtit une cuirasse de détermination

et prit pour monture une [inébranlable] fermeté. Il envoya chez les ennemis des espions, fit

adresser aux plus redoutables d’entre eux des paroles trompeuses et déploya sur leur hérésie

l’aile de la soumission » (muddariʽ la’mat ḥazmihi mumtaṭī ṣahwat ṯabātihi wa-baṯṯa fīhim al-ʽuyūn

wa-awḥā ilā šayāṭīnihim siḥr al-qawl wa-ẖaffaḍa li-mubtadaʽatihim ǧanāḥ al-ḏill657). Puis il délivra

Ḫālid b. ʽĀmir « et lui fit de tels dons, qu’il n’en est point de pareils ; il lui fit jurer fidélité dans

l’obéissance envers lui et soumission à son service ; [il lui fui promettre] de tromper les

ennemis et de dénouer la trame de leurs décisions perfides » (aḥsana ilayhi bimā lā maṭmiḥ

warā’ahu li-amṯālihi wa-staḥlafahu ʽalā l-wafā’ bi-ṭāʽatihi wa-l-kadḥ fī ẖidmatihi wa-kiyād al-aʽdā’ bi-

ḥall ʽurā ʽazamātihim al-fāsida658). Quant à ʽAbd al-Raḥmān b. Ḫaldūn, il raconte qu’il fit libérer

le chef des Banū ʽĀmir « après avoir obtenu de lui l’engagement sous la foi du serment de

[faire son possible] pour que les gens [de sa tribu] fassent défection et quittent le parti d’Abū

Zayyān » (wa-aẖaḏa ʽalayhi l-mawṯiq min Allāh li-yaẖḏulanna l-nās ʽanhu mā staṭāʽa wa-li-

yarǧiʽanna bi-qawmihi ʽan ṭāʽat Abī Zayyān659), ajoutant que le chef des Banū ʽĀmir « fut fidèle à

son engagement » (fa-waffā lahu bi-ḏālika l-ʽahd660) et que « la situation du sultan Abū Ḥammū

se rétablit et l’ordre revint dans son Empire après qu’il eut passé par une période de troubles »

(wa-staqāma amr al-sulṭān Abī Ḥammū wa-ṣalaḥat dawlatuhu baʽd al-iltiyāṯ661).

656
Buġya, p. 148-149, trad. franç. p. 183-184 ; Ta’rīẖ, VII, p. 170 ; Berbères, III, p. 448 ; Exemples, II, p. 957.
657
Buġya, p. 149, trad. franç. p. 185.
658
Ibid., p. 150, trad. franç. p. 185.
659
Ta’rīẖ, VII, p. 170 ; Berbères, III, p. 448 ; Exemples, II, p. 957.
660
Ibid.
661
Ibid.
240
Selon Yaḥyā b. Ḫaldūn, le prétendant au trône abdelwadide « fut abandonné par tous

ses partisans» (fāraqa Muḥammad b. ʽUṯmān al-maḏkūr ḥāšiyatuhu aǧamʽūn662 ) tels que l’ancien

ministre d’Abū Ḥammū, Mūsā b. ʽAlī b. Barġūṯ, et les dignitaires mérinides l’accompagnant

dans sa campagne le 3 du mois de ṣafar 766, soit le 30 octobre 1364. Il ajoute qu’Abū Ḥammū

« leur pardonna leurs fautes et fut indulgent pour leurs crimes ; il leur fit des cadeaux et les

combla d’honneurs » (fa-aqāla […] ʽiṯārahum wa-ġafara awzārahum ṯumma aḥsana ilayhim wa-

akbara rutabahum663). Puis les Suwayd « envoyèrent leurs députations auprès du roi de

Tlemcen pour demander bienveillance et pardon à sa Haute Seigneurie, exprimant leur

repentir des négligences qu’ils avaient commises vis-à-vis de lui. » (arsalat Suwayd wufūdahā

taltamisu l-riḍā wa-l-maġfara min maqāmihi l-ʽalī nādimīn ʽalā mā faraṭū fī ǧānibihi664). Leurs

demandes furent satisfaites par Abū Ḥammū et ils purent retourner dans leur province. Et

Yaḥyā b. Ḫaldūn d’ajouter que telle était « sa manière habituelle de manifester son évidente

mansuétude et sa naturelle générosité qu’aucun récit ne saurait décrire » (sunnat ḥilmihi l-

wāḍiḥ al-aʽlām wa-šanšanat karamihi llatī lā taṣifuhu aqsām al-kalām665). Quant aux Maʽqil, autre

tribu arabe à avoir soutenu l’opposant d’Abū Ḥammū, ils retournèrent dans le désert prendre

leurs campements d’hiver. Suite à ces événements, à la fin de l’année 766/1365, l’ambassadeur

du roi mérinide et son vizir vinrent à Tlemcen demander la paix en « s’excusant des

négligences commises » (muʽtaḏir ʽammā faraṭa666), ce à quoi Abū Ḥammū répondit

favorablement, « par une habile politique » (fa-aǧābat siyāsatuhu raġbatahu667).

Ces événements qui précédent la rédaction de l’ouvrage mettent en lumière deux

types de pardon accordés par le roi Abū Ḥammū. Dans le premier cas, c’est le chef de la tribu

662
Buġya, p. 150, trad. franç. p. 186.
663
Ibid., p. 151, trad. franç. p. 186.
664
Ibid., p. 151, trad. franç. p. 186-187.
665
Ibid., p. 151, trad. franç. p. 187.
666
Ibid., p. 159, trad. franç. p. 197.
667
Ibid.
241
arabe des Banū ʼĀmir qui en bénéficie. Bien que le roi le soupçonne de chercher à le trahir, il

le fait libérer en échange de son engagement à lutter contre les ennemis, ce qui s’avère une

stratégie payante pour Abū Ḥammū qui parvient grâce à cela à rétablir l’ordre dans le

royaume, si l’on en croit l’auteur du Kitāb al-ʽIbar. Le second pardon est accordé à son ancien

ministre, Mūsā b. Barġūṯ, qui, après avoir été fait prisonnier par les Mérinides, a soutenu

l’expédition menée par Muḥammad b. ʽUṯmān contre le sultan Abū Ḥammū. L’auteur du

Buġyat al-ruwwād précise qu’à l’instar des autres soutiens du prince rebelle, il fut pardonné et

comblé d’honneurs. Bien que ce ne soit pas précisé à cet endroit du texte, Ibn Barġūṯ eut en

effet l’honneur d’être de nouveau nommé ministre, comme on l’apprend plus loin, lorsque

pendant l’année 768, il est envoyé par Abū Ḥammū contre Muḥammad b. ʽUṯmān qui vient de

s’emparer de Médéa668. Cette réhabilitation d’un ancien ministre passé à l’ennemi peut

expliquer pourquoi, à la fin du paragraphe, Abū Ḥammū insiste tant sur la nécessité de ne pas

mettre à mort ses ministres. On peut supposer que ses recommandations visent notamment

à justifier sa propre action.

Si la stratégie consistant à pardonner les actes de trahison s’avère payante à court

terme, les événements qui ont jalonné le règne d’Abū Ḥammū pendant les années suivantes

montrent qu’elle ne permet pas de garantir la fidélité de ceux qui ont bénéficié du pardon

royal sur le long terme. En effet, Ḫālid b. ʽĀmir le trahira à de nombreuses reprises,

notamment en 768/1366 en soutenant Abū Zayyān dans une autre tentative de s’emparer du

pouvoir669, Yaḥyā b. Ḫaldūn l’accusant d’être à cette occasion l’un des « chefs de la

conjuration » (ru’asā’ ḏālika l-ḍalāl670), puis, en 773/1371, lorsqu’il est réfugié dans le désert, le

chef des Banū ʼĀmir l’abandonne pour rejoindre les Mérinides, ce qui engendrera la déroute

668
Buġya, p. 184, trad. franç. p. 230.
669
Ibid., p. 195-196, trad. franç. p. 243-244 ; Ta’rīẖ, VII, p. 174 ; Berbères, III, p. 454 ; Exemples, II, p. 963.
670
Buġya, p. 195, trad. franç. p. 243.
242
de l’armée d’Abū Ḥammū et permettra aux Mérinides de mettre la main sur ses biens et son

harem671. Quant au ministre Ibn Barġūṯ, il l’abandonnera de nouveau à cette période ce qui

lui vaudra d’être exilé en Espagne lorsqu’Abū Ḥammū retrouvera son trône en 774672.

Les trois autres catégories de rois cités ensuite exercent un pardon qui n’est pas

louable (ġayr maḥmūd). Le premier d’entre eux accorde son pardon à tous, qu’ils le méritent

ou non (an yaʽfuwa l-malik ʽan man yastaḥiqqu l-ʽafw wa-man lā yastaḥiqqu). Cette conduite n’est

pas louable car certains crimes, comme la divulgation des secrets (ifšā’ al-asrār) ou le

déshonneur (hatk al-astār), ne peuvent être pardonnés. Les pardonner conduirait les

ministres à perpétrer des injustices et les percepteurs et les notables à commettre des abus

(wa-ḏālika mimmā yu’addī ilā ǧawr al-wuzarā’ wa-madd al-yad min al-ḥuǧǧāb wa-l-kubarā’).

Contrairement au paragraphe précédent, Abū Ḥammū n’ajoute pas cette fois d’exception qui

pourrait conduire à pardonner ces crimes pour des raisons politiques. Cela pourrait laisser

entendre que sur les trois crimes cités plus haut, seul le troisième type de crime, qui consiste

à porter atteinte au pouvoir du prince, peut parfois être pardonné alors que les deux premiers

crimes – divulguer les secrets du prince et le déshonorer en le trahissant avec ses femmes –

ne souffrent pas d’exception.

Cependant, la description du quatrième type de roi vient infirmer cette supposition.

Il s’agit d’un roi qui pardonne à qui ne doit pas être pardonné et qui punit qui ne le mérite

pas. Ainsi il pardonne à « celui qui méprise l’homme qui obéit à ses parents et honore celui

qui leur désobéit » (ka-man yuhīnu l-bārr wa-yukrimu l-ʽāqq), c’est-à-dire qu’il permet

d’attenter aux valeurs de la société et encourage, à travers la désobéissance aux parents,

l’insoumission au souverain. De même, il pardonne « à celui qui divulgue les secrets et

profane ce qui est sacré, viole un serment ou rompt un pacte » (man afšā l-sirr wa-hataka l-

671
Buġya, p. 150, trad. franç. p. 308 ; Ta’rīẖ, VII, p. 178 ; Berbères, III, p. 461 ; Exemples, II, p. 968.
672
Buġya, p. 274, trad. franç. p. 332.
243
ḥurma wa-naqaḍa l-ʽahd wa-l-ḏimma). Alors qu’il pardonne ces crimes qui relèvent des trois

types de crimes cités plus haut et qui, en théorie, ne peuvent pas être pardonnés, il punit de

mort des fautes mineures, comme lorsque le secrétaire ou l’intendant du palais laisse par

erreur échapper un mot qu’il n’aurait pas dû dire (ka-man yuʽāqibu ḥāǧibahu wa-kātibahu fī l-

kalima taṣduru ʽanhu ġalaṭ). Ces deux attitudes sont blâmables, affirme Abū Ḥammū, « sauf si

l’intérêt général nécessite de pardonner » (illā in kāna fī l-ʽafw maṣlaḥa ʽāmma). Cela vient donc

confirmer que tout crime, quelle que soit sa nature, peut être pardonné par le souverain si

cela lui permet d’éviter une crise majeure dans le royaume qui pourrait menacer son pouvoir.

Cette règle de conduite relève de la siyāsa, comme il le laisse entendre à la fin du paragraphe

dans cette recommandation adressée à son fils : « Sache, mon fils, que la realpolitik permet au

pouvoir de se maintenir et d’être sauvé de la ruine » (wa-ʽlam yā bunayy anna l-siyāsa bihā

qawām al-mulk wa-hiya sabab al-naǧāt min mawāqiʽ al-hulk).

Enfin, un dernier type de pardon « non louable » est évoqué et qualifié de « médiocre »

(mutawassiṭ) car la sentence appliquée est toujours en-deçà de la gravité du crime commis.

Ainsi, le roi qui applique ce type de pardon, sanctionne par la bastonnade un crime devant

être puni de mort (yuʻāqibu man wağaba ʻalayhi l-qatl bi-l-ḍarb), et considère que le pardon

consiste à adoucir ainsi le châtiment. Mais « qui a tué doit être tué et qui a frappé doit être

frappé, c’est la base » (man istaḥaqqa l-qatl fa-ǧazā’uhu l-qatl wa-man istaḥaqqa l-ḍarb fa-ǧazā’uhu

l-ḍarb wa-huwa l-aṣl), indiquant ainsi que le châtiment doit être à la mesure du crime commis,

ce que révélait l’emploi du verbe iqtaṣṣa dans le chapitre sur le ḥilm. Abū Ḥammū reprend

ainsi à son compte une règle souvent exposée dans les ouvrages de conseils aux souverains673

et qui relève de la loi du talion coranique, sans y ajouter, cette fois, la moindre exception.

673
À titre d’exemple, on trouve dans le Kitāb al-Tāǧ, la recommandation suivante « le Roi a le devoir de ne pas
disproportionner le châtiment à la faute commise, car à chaque faute correspond une sanction. » (min al-ḥaqq
ʽalā l-malik an lā yuğāwiza bi-ahl al-ğarāʼim ʽuqūbat ğarāʼimihim, fa-inna li-kull ḏanb ʽuqūba). Pseudo-Ğāḥiẓ, Kitāb al-
Tāğ fī aẖlāq al-mulūk, op. cit., p. 46, trad. franç. p. 74.
244
Conclusion
Nous avons mis en évidence dans ce chapitre certaines spécificités du discours d’Abū

Ḥammū relatif à la justice. Ce dernier considère la justice comme un moyen de défense

permettant de protéger le royaume et de conserver le pouvoir. Nous avons souligné, parmi

les nombreuses figures de style reprises par Abū Ḥammū et qui constituent autant de lieux

communs propres aux miroirs des princes, leur association systématique à la question de la

sauvegarde du royaume et le recours constant à la métaphore de la forteresse qui constitue

un des éléments clés de la stratégie de défense exposée dans l’ouvrage et que nous

analyserons dans la troisième partie de ce travail.

La justice est intrinsèquement liée à la raison : seul un souverain capable de maîtriser

ses passions, et particulièrement sa colère, peut faire preuve de justice. À l’inverse, le

comportement des souverains injustes est souvent associé à la déraison, comme c’est le cas

pour le calife omeyyade al-Walīd. La maîtrise de soi constitue ainsi le premier niveau de

justice exposé par Abū Ḥammū relevant de « la justice du souverain envers lui-même ». Le

deuxième niveau de justice concerne les proches du souverain, famille et auxiliaires du

pouvoir, qui constituent ce qu’il appelle communément « le puissant » (al-qawī) ou « le

noble » (al-šarīf), par opposition aux sujets constituant un ensemble qualifié de « faible » (al-

ḍaʽīf) ou de « roturier » (al-mašrūf). Tout en appliquant à leur égard une justice

« géométrique » ou « distributive674 » consistant à accorder à chacun la place qui lui revient

selon son rang, comme il le revendique dans son poème, Abū Ḥammū souligne également le

danger que représentent les « puissants » à la fois pour les sujets qu’ils pourraient faire

disparaître à force d’oppression et pour le souverain lui-même dont ils pourraient causer la

perte. Il doit donc chercher à les soumettre en menant à leur égard une politique double, à la

fois de répression, par le biais notamment des maẓālim, et de conciliation, en fermant les yeux

674
Abdallah Cheikh-Moussa, « De la “communauté de salut” à la “populace” », op. cit., p. 519.
245
sur leurs petits méfaits et, même, en pardonnant certains crimes graves dans l’espoir de

susciter de leur part loyauté et obéissance. Enfin, le troisième niveau de justice s’applique aux

sujets, représentés comme des créatures viles, impuissantes et dénuées de raison, que le

souverain a pour devoir de protéger contre les abus perpétrés par les puissants et ce, en vertu

d’une mission qui lui a été confiée par Dieu et qui lui permet de justifier son pouvoir. Mais

cette vision paternaliste du pouvoir vise avant tout à satisfaire les intérêts du prince dans la

mesure où la bienveillance qu’il doit manifester à leur égard a pour objet de susciter leur

affection, ce qui pourrait constituer un avantage pour lui dans le rapport de force qui

l’opposerait à un ennemi envahissant son territoire, comme le révèle le récit mettant en

scène le roi sassanide et le roi indien. D’autre part, comme le souligne ʽIzz al-Dīn al-ʽAllām, la

bienveillance du prince envers les sujets garantit la pérennité de son pouvoir puisque

l’anéantissement des sujets signifierait la fin de l’impôt et donc la disparition de ses

ressources financières, ce qui entraînerait inexorablement sa chute675. L’argent constitue

pour Abū Ḥammū un des piliers essentiels du pouvoir si bien qu’il consacre à cette question

deux chapitres de son ouvrage qui feront l’objet de notre étude dans le chapitre suivant.

Enfin, le discours sur la justice est un moyen pour Abū Ḥammū de légitimer son propre

pouvoir. En décrivant le fonctionnement des maẓālim à la cour de Tlemcen, il donne à voir sa

propre pratique de la justice et signifie ainsi qu’il est digne de la mission qui lui a été confiée

par Dieu. Et, en se présentant, dans les vers qu’il déclame à l’occasion de sa prise de pouvoir,

comme un modèle de courage et de justice, il entend asseoir son autorité et se concilier les

habitants de Tlemcen qui lui ont opposé une résistance farouche lors de sa conquête de la

ville.

675
Sulṭa, p. 172. Voir aussi Abdallah Cheikh-Moussa, « De la “communauté de salut” à la “populace” », op. cit., p.
513-514.
246
VI. L’argent et l’armée
Trois chapitres du Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk traitent de l’argent676 et de l’armée.

Un chapitre indépendant est consacré à chacune de ces deux notions dans la première partie

de l’ouvrage. Le troisième chapitre de la première partie est ainsi intitulé « Recommandation

visant à préserver l’argent pour atteindre [son] but [et réaliser ses] espoirs » (« Tawṣiya

turšidu ilā ḥifẓ al-māl li-bulūġ al-ġaraḍ wa-l-āmāl »677) et le quatrième chapitre

« Recommandation visant à préserver les armées, les soldats, les commandants678 et les

généraux » (« Tawṣiya turšidu ilā ḥifẓ al-ǧuyūš wa-l-aǧnād wa-l-umarā’ wa-l-quwwād »679).

Enfin, le dernier chapitre de la deuxième partie consacrée aux piliers du pouvoir traite de la

nécessité de « réunir l’argent et l’armée » (« Ǧamʽ al-māl wa-l-ğayš »680). Abū Ḥammū

commence, dans ce chapitre, par justifier l’articulation de ces deux notions en un seul

chapitre :

Wa-innamā ǧaʻalnā l-ǧayš wa-l-māl maʻan qism wāḥid li-anna kull wāḥid minhumā

mutawaqqif ʻalā ṣāḥibihi wa-maṭlūb bi-ṭalabihi fa-lā māl illā bi-ǧayš wa-lā ǧayš illā bi-māl wa-

aṣluhumā l-ʻadl li-anna l-ʻadl yaǧmaʻu l-māl wa-l-māl yakfalu l-ǧayš wa-l-ǧayš yaḥūṭu l-

raʻiyya681.

Nous avons réuni l’armée et l’argent dans un seul et même chapitre car

chacun dépend de l’autre. Il n’y a pas d’argent sans armée et pas d’armée sans argent.

Et à la base des deux se trouve la justice car la justice réunit l’argent, l’argent subvient

aux besoins de l’armée, et l’armée protège les sujets.

676
Par commodité, nous rendons en français le terme māl par « argent », bien qu’il désigne, de manière plus
générale, les « biens ».
677
Wāsiṭa, p. 13-17.
678
Le terme amīr (pl. umarā’) réfère, dans le contexte abdelwadide, au chef de tribu bédouine qui était aussi
souvent « le qā’id du district », Jacques Berque, L’intérieur du Maghreb : XVe-XIXe siècle, Paris, Gallimard, 1978, p.
47.
679
Wāsiṭa, p. 17-29.
680
Ibid., p. 141-150.
681
Ibid., p. 141.
247
Cette interdépendance entre l’argent et l’armée qui fait écho au “cercle de la justice”682

est un topos des miroirs des princes. ʽIzz al-Dīn al-ʽAllām assure ainsi qu’ « Abū Ḥammū, en

insistant sur le lien qui relie l’argent à l’armée et l’armée à l’argent, ne diffère pas des autres

lettrés bien qu’il soit celui qui consacre à ce lien la plus longue analyse puisqu’il l’érige en

règle indépendante » (lā yanfaridu Abū Ḥammū ʽan ġayrihi min al-udabā’ fī ta’kīdihi ʽalā rabṭ al-

māl bi-l-ǧund wa-l-ǧund bi-l-māl wa-in kāna akṯarahum ifāḍa fī taḥlīlihi li-hāḏā l-rabṭ iḏ ẖaṣṣahu bi-

qāʽida mustaqilla683). Il explique l’importance que les auteurs sultaniens accordent à

l’articulation entre l’argent et l’armée par les caractéristiques propres aux royaumes dans

lesquels ils vivaient et à ce qu’il appelle « la relation non organique entre l’armée et l’État »

(al-ʽalāqa ġayr al-ʽuḍwiyya bayna l-ǧund wa-l-dawla684) : « Lorsqu’il combat, le mercenaire ne

pense pas à la défense d’un “nation” ou d’une “croyance”, mais sa principale motivation dans

la guerre est de toucher une “solde” » (lā yufakkiru l-ǧundī l-murtaziq, wa-huwa yuqātilu, fī l-difāʽ

ʽan “waṭan” aw “ʽaqīda” bimā anna hāǧisahu fī l-ḥarb huwa l-ḥuṣūl ʽalā “l-māl”685). Atallah Dhina

souligne également, à cette époque, l’absence d’impulsion religieuse dans les luttes entre

royaumes maghrébins qui n’eurent selon lui « qu’un aspect politique686 ».

Bien qu’il exprime des préoccupations communes à celles des autres auteurs de

miroirs, peut-on déceler dans le discours d’Abū Ḥammū sur l’argent et l’armée des spécificités

qui lui sont propres ? Comment s’articulent dans son ouvrage les principes théoriques du

“cercle de la justice” avec la réalité de son pouvoir ? Nous nous intéresserons dans un premier

temps au discours sur l’argent et notamment à la question de l’impôt et aux agents chargés

de le prélever. Puis, dans un deuxième temps, nous étudierons son discours sur l’armée et sur

682
Sur le “cercle de la justice”, voir le chapitre 5 de ce travail, p. 179-180.
683
Sulṭa, p. 133.
684
Ibid., p. 141.
685
Ibid., p. 141.
686
Atallah Dhina, Le royaume abdelwadide, op. cit., p. 122.
248
les éléments qui la composent. L’association entre les deux notions argent/armée nous

conduira ensuite à aborder la question de la juste mesure et des vertus de courage et de

générosité nécessaires au souverain et, de là, à traiter des conseils en matière de tactique

militaire. Enfin, nous terminerons ce chapitre par l’analyse du récit d’Abū Ḥammū relatif à sa

prise de pouvoir en le comparant à ceux établis par ses contemporains.

6.1. Les finances du royaume


6.1.1. Les vertus de l’argent
Pour convaincre son fils de l’importance de l’argent pour le souverain, Abū Ḥammū

expose dans le troisième chapitre de la première partie les bénéfices qu’il peut en tirer. Il

mobilise dans un premier temps le lexique de la protection :

Al-māl ḥirz al-mulk687.

L’argent est le talisman de la royauté.

Al-māl ʽawn ʽalā l-ʽidā wa-ḥiṣn yuttaqā bihi min al-radā bihi tudfaʽu ālām al-aʽrāḍ

wa-yatawaṣṣalu ilā l-maqāṣid wa-l-aġrāḍ688.

L’argent est un auxiliaire contre les ennemis, une citadelle qui protège du

trépas et préserve des souffrances causées par les malheurs. Il permet de réaliser ses

desseins et d’atteindre ses objectifs.

L’argent permet donc au souverain de se préserver à la fois des coups de l’ennemi et

des coups du sort puisque, comme nous le verrons plus loin, grâce à l’argent, il peut, d’une

part, réunir une armée ou corrompre les soldats ennemis et, d’autre part, se prémunir face

aux catastrophes telles que la famine. Comme dans le discours sur la justice, notons à nouveau

le recours à la métaphore de la « citadelle » (ḥiṣn) qui constitue un élément essentiel dans la

stratégie de défense exposée dans l’ouvrage689. Enfin, les « objectifs » dont il est question à la

687
Wāsiṭa, p. 13.
688
Ibid., p. 14.
689
Voir le chapitre 8 de ce travail, p. 462-477.
249
fin de la seconde citation font écho au titre du chapitre qui invite à préserver l’argent « pour

atteindre [son] but [et réaliser ses] espoirs » (li-bulūġ al-ġaraḍ wa-l-āmāl). Quels sont ces

objectifs ? Hormis la nécessité de conserver son pouvoir, qui constitue l’objectif premier du

souverain exprimé tout au long de l’ouvrage, l’argent permet au détenteur du pouvoir

d’asseoir et d’étendre sa domination :

Bihi tustaftaḥu l-ṣayāṣī wa-tustamlaku l-nawāṣī wa-yuqādu l-ʽāṣī wa-yustadnā l-qāṣī

wa-bi-l-māl tustaʽbadu l-riǧāl wa-tublaġu l-āmāl wa-tuḏallu bihi l-riqāb wa-tustaftaḥu bihi l-

abwāb wa-tusahhal al-umūr al-ṣiʽāb wa-tunālu bihi l-raġā’ib wa-yunǧā bihi min al-maṣā’ib690.

Il conquiert les citadelles, soumet les puissants, dompte le rebelle, rapproche

celui qui est loin, asservit les hommes, réalise les espoirs, fait courber les échines,

ouvre les portes, facilite les affaires difficiles, accomplit les désirs et fait triompher

des malheurs.

Pour assurer sa domination, le souverain doit donc veiller à disposer de ressources

financières conséquentes. À cette fin, Abū Ḥammū fournit diverses recommandations.

6.1.2. Des moyens de préserver son argent


La maîtrise les dépenses

Les conseils fournis par Abū Ḥammū pour préserver son argent se déclinent en deux

types de recommandations : assurer ses recettes et limiter ses dépenses. Concernant les

dépenses, la règle fondamentale veut que toute dépense soit profitable au souverain. Cette

règle est formulée une première fois dans la première partie : « Le meilleur argent est celui

dont on tire profit et le plus mauvais celui qu’on laisse se perdre » (ẖayr al-māl mā waqaʽa bihi

l-intifāʽ wa-šarr al-māl mā taraktahu li-l-ḍayāʽ691), puis réitérée dans la deuxième partie : « Tu ne

dois pas donner sans que cela te soit profitable » (yanbaġī laka an lā tuʽṭiya li-ġayr fā’ida692).

690
Wāsiṭa, p. 14.
691
Ibid.
692
Ibid., p. 142.
250
En outre, Abū Ḥammū met constamment en avant la mesure dans la dépense. Bien

qu’il reconnaisse les mérites de la libéralité (al-ǧūd) qui « sème les graines de l’amour dans les

cœurs » (ġāris ṯimār al-maḥabba fī l-qulūb693), il recommande à son fils d’en user avec

modération (fa-l-yakun ǧūduka muʽtadil) et met en garde contre la prodigalité et le gaspillage

(al-saraf wa-l-tabḏīr). « Le juste milieu est le meilleur de toute chose » (inna ẖayr al-umūr

awsaṭuhā694) affirme Abū Ḥammū qui reprend ainsi à son compte l’héritage de l’éthique

aristotélicienne, puisque, ajoute-t-il, « le gaspillage mène à la destruction et la parcimonie à

l’anéantissement » (fa-inna l-tabḏīr yu’addī ilā l-tadmīr wa-l-imsāk yu’addī ilā l-ihlāk695).

L’une des toutes premières recommandations ouvrant le chapitre consacré à l’argent

exprime la nécessité pour le souverain de faire en sorte de réduire les éloges qui lui sont

adressés (taqlīl al-ṯanā’696), car, bien que les éloges constituent la « meilleure chose que l’on

puisse obtenir » et que leurs auteurs doivent pouvoir bénéficier des largesses du prince (al-

ṯanā’ ẖayr mā yuqtanā fa-bḏul mālaka fī l-ṯanā’), la prodigalité de ce dernier ne doit toutefois pas

être excessive car cela le mènerait à la ruine (lā tukṯir fīhi l-saraf fa-innahu yu’addī ilā l-talaf).

C’est peut-être ce goût affiché pour la parcimonie dans la dépense qui fit dire à son détracteur

Ibn al-Aḥmar qu’ « on ne voyait pas plus avare que lui en son temps » (lā yurā fī waqtihi abẖal

minhu697).

Abū Ḥammū insiste également sur le fait que le souverain doit donner à chacun ce

qu’il mérite, ni plus ni moins : « Ne donne pas mille à qui mérite cent, ni cent à qui mérite

mille » (lā tuʽti alf liman yastaḥiqqu mi’a wa-lā mi’a liman yastaḥiqqu alf698), conseille-t-il ainsi à

son fils dans le chapitre sur l’argent et l’armée, car cela serait de l’injustice et du gaspillage

693
Wāsiṭa, p. 13.
694
Ibid., p. 142.
695
Ibid.
696
Ibid., p. 13.
697
Ibn al-Aḥmar, Rawḍat al-nisrīn fī dawlat Banī Marīn, op. cit., p. 55.
698
Wāsiṭa, p. 142.
251
(ẓulm wa-saraf). Il est de nouveau fait écho ici à la justice « distributive » du souverain évoquée

dans le chapitre précédent. La notion de « mérite » peut donner lieu à deux niveaux

d’interprétations. Il peut s’agir, d’une part, d’accorder à chacun les gratifications qui lui

reviennent selon son rang et la place qu’il occupe dans la hiérarchie et, d’autre part, de

rétribuer chacun en fonction de son degré de loyauté et de l’importance de son engagement

auprès du souverain, visant ainsi à récompenser et encourager le dévouement de ses agents

et de ses alliés et à s’assurer de leur soutien, ce dont le sultan abdelwadide, on le sait, avait

particulièrement besoin.

Enfin, l’auteur assure que le souverain ne doit pas gaspiller son argent pour les plaisirs

de ce bas-monde (laḏḏāt dunyāka699) ni dépenser outre-mesure pour « la beauté, les habits et

les constructions excessives » (al-zīna wa-l-libās wa-l-binā’ al-mufriṭ al-ẖāriǧ ʽan al-qiyās700). Cette

même idée est réitérée une seconde fois dans la typologie des souverains selon leur rapport

à l’argent et à l’armée, au sujet du quatrième type de roi qui néglige ces deux éléments

(yufarriṭu fī l-ǧayš wa-l-māl701) et dont la conduite est blâmable « puisqu’il est absordé tout

entier par les plaisirs, les édifices, les décorations excessives, les lieux de détente,

l’amusement, le jeu, le ravissement du chant, la passion pour les esclaves-chanteuses et les

instruments de musique » (li-annahu štaġala bi-l-inhimāk fī l-laḏḏāt wa-l-mabānī wa-l-zaẖārif wa-

l-nuzhāt wa-l-lahw wa-l-laʽb wa-l-ṭarab wa-l-ḥanīn li-l-qiyān wa-l-ālāt702). Notons que, dans les

deux cas, la construction d’édifices fait partie des « plaisirs de ce bas-monde », au même titre

que les passions amoureuses et l’amusement. Si, dans le premier cas, ce sont les

« constructions démesurées » qui sont dénoncées, dans le second cas ce sont les « édifices »

dans leur ensemble qui sont assimilés aux vanités terrestres. Dans sa thèse consacrée à

699
Wāsiṭa, p. 142.
700
Ibid., p. 142.
701
Ibid., p. 149.
702
Ibid.
252
Tlemcen, Jennifer Vanz souligne, à propos des souverains abdelwadides, « le caractère

relativement modeste de leurs activités de bâtisseurs par rapport à celles d’autres dynasties

de l’Occident islamique tels les Nasrides ou les Mérinides703. » En s’appuyant sur les récits des

chroniqueurs, elle relève que chaque souverain abdelwadide peut être associé à l’édification

d’un seul monument, généralement une mosquée ou une madrasa, et ce jusqu’au règne d’Abū

Ḥammū II qui lui-même fit construire la madrasa Yaʽqūbiyya en l’honneur de son père704.

Pascal Burési et Mehdi Ghouirgate justifient cette faible activité architecturale sous les

Abdelwadides en avançant l’idée qu’elle est due « probablement à l’absence d’une idéologie

forte de légitimation du pouvoir705 ». Les propos d’Abū Ḥammū dans son Wāsiṭat al-sulūk fī

siyāsat al-mulūk sur les édifices érigés par les souverains peuvent ainsi être perçus comme un

moyen de justifier, voire de revendiquer, cette politique modeste en matière de construction.

Jennifer Vanz rapporte l’anecdote dans laquelle Yaġmurāsan, le fondateur de la dynastie

abdelwadide, botte en touche lorsqu’on lui demande la permission d’inscrire son nom sur le

monument qu’il a fait construire706. Elle commente à ce propos :

Ce topos de l’humilité du souverain, peu attaché aux choses matérielles et à

l’expression de sa puissance, souligne le statut ambivalent de la construction

monumentale, à la fois signe de la corruption d’un pouvoir tourné vers les plaisirs et

aussi emblème de sa sollicitude à l’égard de ses sujets707.

Abū Ḥammū s’inscrit ainsi dans la lignée de ses prédécesseurs et revêt à son tour

l’humilité incarnée par le fondateur de la dynastie. En outre, il laisse entendre, en assimilant

les constructions aux vanités de ce bas-monde, que ce sont là des occupations propres aux

703
Jennifer Vanz, L’invention d’une capitale, op. cit., p. 221.
704
Ibid., p. 231-232. Sur la madrasa érigée par Abū Ḥammū, voir la note 65 p. 232.
705
Pascal Burési et Mehdi Ghouirgate, Histoire du Maghreb médiéval, op. cit., p. 114.
706
Jennifer Vanz, L’invention d’une capitale, op. cit., p. 231 ; Buġya, I, p. 116, trad. franç. p. 156.
707
Jennifer Vanz, L’invention d’une capitale, op. cit., p. 231.
253
souverains dont la raison est « défectueuse »708. Les gouvernants qui ne s’adonnent pas à ces

activités de bâtisseurs, et donc Abū Ḥammū lui-même, apparaissent, à l’inverse, comme des

souverains doués de raison, que les futilités de ce bas-monde ne parviennent pas à détourner

de leur tâche.

L’accroissement des revenus

Outre la maîtrise des dépenses, le souverain doit veiller aux revenus du royaume. Abū

Ḥammū recommande ainsi à son fils de « faire croître le produit de l’impôt et le faire

fructifier » (nammi ǧibāyatahu wa-ṯammirhu709). Wadād al-Qaḍī assure que lui-même mettait en

pratique ces recommandations et qualifie sa politique en matière de finances de « sage »

(siyāsa māliyya ḥakīmiyya710). Elle s’appuie pour cela sur les témoignages de deux de ses

contemporains : Ibn al-Ḫaṭīb, selon lequel Abū Ḥammū aimait à « réunir l’argent […] et à

traire l’impôt » (kāna ǧammāʽa li-l-māl […] wa-ḥalaba ḍarʽ al-ǧibāya711) et Yaḥyā b. Ḫaldūn qui,

parmi les nombreux mérites qu’il lui attribue, évoque « la thésaurisation des ressources de

l’impôt » (māl yuǧbā fa-yuẖzanu712). La preuve de l’efficacité de cette politique réside selon elle

dans le fait qu’Abū Ḥammū n’eut jamais besoin de « tendre la main pour demander une aide

financière à autrui » (lam yaʽud bi-ḥāǧa li-an yamudda yadahu ṭālib al-maʽūna l-māliyya min

ġayrihi713) et qu’il envoya même à plusieurs reprises une aide financière conséquente aux

souverains nasrides pour les soutenir dans les conflits qui les opposaient aux rois chrétiens714.

708
Voir la typologie des rois selon leur degré de raison établie dans le Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk et
notamment la troisième et la quatrième catégorie, Wāsiṭa, p. 34-39.
709
Wāsiṭa, p. 14.
710
Naẓariyya, p. 69.
711
Lisān al-Dīn b. al-Ḫaṭīb, al-Iḥāṭa fī aẖbār Ġarnāṭa, op. cit., III, p. 216, cité dans Naẓariyya, p. 69, note 2.
712
Buġya, p. 11, trad. franç. p. 12.
713
Naẓariyya, p. 69.
714
D’après Yaḥyā b. Ḫaldūn, Abū Ḥammū envoya en 763/1362 aux « musulmans d’al-Andalus » (al-muslimīn bi-l-
Andalus) du grain et trois mille dinars d’or « comme il avait coutume de le faire » (ḥasbamā ǧarat ʽādatuhu bi-
ḏālika), puis, en 767/1366, il leur envoya à nouveau « de nombreuses charges d’or et d’argent, de beaux chevaux
254
Abū Ḥammū pouvait pour cela s’appuyer sur les nombreuses sources de revenus dont il

disposait.

Le commerce contribuait notamment à remplir les caisses de l’État abdelwadide.

Tlemcen jouissait en effet dans ce domaine d’une position stratégique puisqu’elle constituait

une étape importante sur les routes du commerce transsaharien reliant le Soudan à l’Europe.

Elle tirait ainsi profit du lucratif commerce de l’or dont l’axe Sijilmassa-Tlemcen constituait

la principale route commerciale715. Mais l’or n’était pas la seule richesse qui transitait par

Tlemcen :

De grandes caravanes amenaient souvent à Tlemcen, après avoir traversé le

désert, des produits qui venaient d’au-delà des sables : sel, ivoire et plumes

d’autruche, gomme et encens, musc de civette, voire ce poivre dit “de Guinée” que les

Marseillais appelaient la “graine de paradis”, l’ambre gris des côtes sahariennes, et

aussi cet “alun blanc” dit “de Sijilmassa” qui était vendu jusqu’en Flandre au XIIIe

siècle716.

On peut donc imaginer les revenus considérables que pouvaient représenter, pour le

maître de Tlemcen, les taxes imposées sur ces luxueux produits transitant en territoire

abdelwadide. Atallah Dhina relève d’ailleurs que « le service des douanes était l’un des plus

importants par les revenus qu’il rapportait à l’État »717.

Mais, comme le remarque à juste titre ʽIzz al-Dīn al-ʽAllām, « il est rare de trouver dans

la pensée sultanienne une représentation des sources de revenus autre que l’impôt » (qallamā

naǧidu fī l-fikr al-sulṭānī min taṣawwur āẖar li-maṣdar al-māl ġayr “al-ǧibāya”718). On ne trouve en

et des navires chargés de grain » (al-ʽadīda min al-ḏahab wa-l-fiḍḍa wa-l-ẖayl al-musawwama wa-l-marākib al-
mašḥūna zarʽ), Buġya, p. 114 et p. 174, trad. franç. p. 138 et p. 216.
715
Charles-Emmanuel Dufourcq, L’Espagne catalane et le Maghrib aux XIIIe et XIVe siècles, Paris, P.U.F, 1965, p. 136,
note 8.
716
Ibid., p. 135-136.
717
Atallah Dhina, Les États de l’Occident musulman, op. cit., p. 117.
718
Sulṭa, p. 147.
255
effet dans le Wāsiṭat al-sulūk nulle trace des autres activités qui constituaient pour Abū

Ḥammū une source profitable de revenus, comme le pillage des récoltes en territoire ennemi.

ʽAbd al-Raḥmān b. Ḫaldūn rapporte ainsi que lorsque le souverain abdelwadide attaqua, en

766/1364, le chef des Suwayd au Maghreb extrême, celui-ci se replia dans la montagne et le

laissa « piller les récoltes et dévaster les plaines alentour » (fa-ntahaba Abū Ḥammū l-zurūʽ wa-

šamala bi-l-taẖrīb wa-l-ʽayṯ sā’ir al-nawāḥī719). L’impôt n’était donc pas l’unique source de

richesses du royaume abdelwadide.

En passant sous silence les autres sources de revenus, et donc une certaine réalité

pratique de son propre pouvoir, pour ne parler que de l’impôt, Abū Ḥammū se conforme au

strict cadre théorique des miroirs des princes. Ce qu’il cherche en effet à mettre en avant, ce

n’est pas tant les moyens pour le souverain de se procurer de l’argent, mais la nécessité de

faire régner la justice, corrollaire inévitable du discours sur l’impôt dans les miroirs des

princes, cristallisé dans le topos du “cercle de la justice”. Ainsi, juste après avoir recommandé

à son fils de faire fructifier l’argent de l’impôt, Abū Ḥammū lui conseille d’en « renforcer la

substance grâce à la justice » (qawwi māddatahu bi-l-ʽadl720). « Prends l’argent de manière juste

et dépense-le comme il se doit, tu seras le plus juste des hommes » (ẖuḏ al-māl min ḥaqqihi wa-

anfiqhu fī mustaḥaqqihi takun aʽdal al-nās721), ajoute-t-il quelques lignes plus bas.

Cette exigence de justice est d’autant plus nécessaire pour le souverain qu’elle

garantit la pérennité de son pouvoir dans la mesure où l’oppression mène à la ruine des sujets

et du royaume. Ainsi, Abū Ḥammū formule, au sujet des gouverneurs, la recommandation

suivante :

719
Ta’rīẖ, VII, p. 171 ; Berbères, III, p. 449 ; Exemples, II, p. 958.
720
Wāsiṭa, p. 14.
721
Ibid.
256
Wa-lā yaḥmilannaka ḥubb al-māl ʽalā l-musāmaḥa fī ǧawr al-ʽummāl fa-innahu iḏā

halakat al-raʽāyā ʽadimat al-ǧibāya722.

L’amour de l’argent ne doit pas te pousser à fermer les yeux sur l’injustice des

percepteurs, car si les sujets périssent les impôts disparaîtront.

L’agent qui collecte l’impôt pour le compte du souverain a donc une lourde

responsabilité dans la prospérité du royaume et la pérennité du pouvoir du souverain.

« L’injustice des percepteurs ou des gouverneurs marque le début de la fin de la dynastie »

(ǧawr al-ʽummāl aw al-wulāt huwa bidāyat nihāyat al-dawla723), analyse ʽIzz al-Dīn al-ʽAllām. C’est

pourquoi Abū Ḥammū accorde une attention particulière à ces deux figures dans son ouvrage.

6.1.3. Collecter l’impôt : les figures du percepteur et du


gouverneur
Dans le Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk, deux figures sont liées à la collecte de

l’impôt : le percepteur (ʽāmil, pl. ‘ummāl) et le gouverneur (wālī, pl. wulāt). Ces deux termes

sont parfois employés de manière indifférenciée. Ainsi, au début du chapitre sur la firāsa,

alors qu’il répertorie les différents personnages dont il sera question dans les pages suivantes,

Abū Ḥammū cite les ‘ummāl pour ne finalement plus parler, dans le corps du chapitre, que des

wulāt724. On retrouve ainsi dans ce miroir des princes du XIVe siècle, la même « imprécision

terminologique » relevée par Pascal Burési et Hicham El Aallaoui dans les actes de nomination

almohades725. Si les auteurs utilisent un terme pour un autre, c’est, selon eux,

vraisemblablement la preuve qu’il n’y avait pas une distinction de nature

entre les deux termes et un indice supplémentaire du caractère relativement informel

722
Wāsiṭa, p. 14.
723
Sulṭa, p. 148.
724
Wāsiṭa, p. 165 et p. 176-177.
725
Pascal Burési et Hicham El Aallaoui, Gouverner l’Empire : la nomination des fonctionnaires provinciaux dans l’Empire
almohade (Maghreb, 1224-1269), Madrid, Casa de Velázquez, 2013, p. 161.
257
des fonctions politiques et administratives à l’époque médiévale dans de vastes

parties du monde musulman726.

Ainsi, le titre porté par les différents agents de l’État n’est pas nécessairement associé

à certaines prérogatives qui leur seraient spécifiquement attribuées. « La tentation

taxinomique paraît bien être un anachronisme moderne727 », soulignent ainsi Pascal Burési

et Hicham El Aallaoui. Cela n’empêche pas, toutefois, de s’interroger sur les différentes

fonctions que pouvaient exercer le gouverneur et le percepteur à l’époque abdelwadide. Nous

nous appuierons pour cela sur les travaux de Robert Brunschvig sur les Hafsides,

contemporains des Abdelwadides, et sur ceux d’Élise Voguet portant sur le Maghreb central

des XIVe et XVe siècles ainsi que sur certaines indications contenues dans le K. al-ʽIbar de ʽAbd

al-Raḥmān b. Ḫaldūn.

Les gouverneurs

La principale mission des wulāt, gouverneurs nommés par le sultan à la tête des

provinces du royaume, consistait, selon Robert Brunschvig, à « faire respecter l’autorité

sultanienne [et] assurer l’ordre parmi les habitants728 ». Le gouverneur constituait ainsi un

« intermédiaire naturel entre le pouvoir central et les populations729 » des différentes

provinces. D’après la description donnée par al-ʽUmarī dans ses Masālik al-abṣār fī mamālik al-

amṣār, on estime que le royaume abdelwadide comptait au XIVe siècle dix-neuf villes pouvant

avoir fait office de capitales de province730. Le gouverneur, qui résidait dans la capitale de la

726
Pascal Burési et Hicham El Aallaoui, Gouverner l’Empire, op. cit., p. 162.
727
Ibid.
728
Robert Brunschvig, La Berbérie orientale sous les Hafsides des origines à la fin du XVe siècle, Paris, Maisonneuve,
1940-1947, II, p. 112.
729
Ibid.
730
Ibn Faḍl Allāh al-ʽUmarī, Masālik al-abṣār fī mamālik al-amṣār : L’Afrique, moins l’Égypte, trad. franç. Maurice
Gaudefroy-Demombynes, Paris, Geuthner, 1927, p. 166, cité par Atallah Dhina, Les États de l’Occident musulman,
op. cit., p. 238-239 et Élise Voguet, Le monde rural du Maghreb central, op. cit., p. 412. Atallah Dhina considère que
ces dix-neuf villes formaient des « districts urbains » pouvant parfois être regroupés par trois, quatre ou cinq
258
province qu’il administrait731, jouissait de vastes prérogatives résumées par Robert

Brunschvig :

Il veillait, au besoin par la force, au recouvrement aussi régulier que possible

de l’impôt. Il commandait, en principe, les troupes dans sa province ; et il avait la

haute main sur la police, avec un droit très large de répression732.

Élise Voguet remarque que les gouverneurs de provinces apparaissent peu dans les

Nawāzil Māzūna, ce qu’elle explique par le fait « qu’ils devaient surtout s’occuper de

l’administration de ces cités périphériques et centraliser à leur échelle les revenus des

régions environnantes ». Enfin, notons que les villes les plus importantes étaient

généralement administrées par les propres fils du sultan. D’après ʽAbd al-Raḥmān b. Ḫaldūn,

Abū Ḥammū chargea ainsi certains de ses fils, dont le prince héritier Abū Tāšfīn, du

gouvernement des villes d’Alger, Oran, Miliana et Médéa et de leur circonscription733.

Les percepteurs

Quant aux ‘ummāl, il étaient, selon Robert Brunschvig, de « hauts fonctionnaires734 »

rattachés aux services financiers de l’État. Affectés dans les différentes provinces du royaume

et plus particulièrement à un village ou à une bourgade et à la région environnante, ils avaient

pour fonction principale de prélever l’impôt foncier (ẖarāǧ) et l’aumône légale (ṣadaqa)735.

Mais l’analyse des Nawāzil Māzūna montre que leurs prérogatives étaient souvent beaucoup

plus étendues puisque certaines fatwas montrent qu’ils pouvaient intervenir dans les

pour former une province alors qu’ Élise Voguet considère qu’il existait le même nombre de provinces que de
villes, soit dix-neuf.
731
Robert Brunschvig fait état de certaines villes qui pouvaient compter deux gouverneurs, l’un étant attaché à
la citadelle et l’autre à la cité, en citant en exemple le cas de Constantine, La Berbérie orientale sous les Hafsides, op.
cit., II, p. 112.
732
Ibid.
733
Ta’rīẖ, VII, p. 185-188 ; Berbères, III, p. 473-474 ; Exemples, II, p. 979-980.
734
Robert Brunschvig, La Berbérie orientale sous les Hafsides, op. cit., II, p. 66.
735
Élise Voguet, Le monde rural du Maghreb central, op. cit., p. 413.
259
transactions commerciales et qu’ils s’arrogeaient parfois un « droit de contrôle sur les

marchandises qui arriv[ai]ent sur [leur] domaine géographique de compétence et un contrôle

sur les biens des absents736 ». Elles témoignent également de la relation directe qui était

établie entre le sultan abdelwadide et les ‘ummāl avec qui il entretenait une correspondance

dans laquelle il les informait des tâches qui leur incombaient et des affaires qu’ils avaient à

traiter, ce qui faisait de ces agents de véritables « représentants du pouvoir sultanien737 ».

Percepteurs et gouverneurs dans l’ouvrage d’Abū Ḥammū

Examinons à présent le discours d’Abū Ḥammū sur ces deux figures liées à la

perception de l’impôt. Deux passages leur sont consacrés dans le Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-

mulūk. Le premier passage concerne les percepteurs et se trouve dans le premier sous-

chapitre du chapitre sur la siyāsa. Dans ce sous-chapitre, Abū Ḥammū énumère les vertus

nécessaires aux agents du pouvoir :

Wa-ammā ʽummāluka fa-l-tataẖayyar minhum al-ʽārifīna bi-ǧibāyāt al-ẖarāǧ wa-ahl

al-baṣar bi-l-alqāb allatī ilayhā l-iḥtiyāǧ wa-yakūnūna ḏawī ḥazm wa-kifāya wa-durba wa-

dirāya wa-ḍabṭ wa-amāna wa-faḍl wa-diyāna lā yuḍayyiʽūna aʽmālaka l-maẖzaniyya wa-lā

yaḍurrūna fī ḏālika l-raʽiyya wa-yaḥtāṭūna fī l-ḥālatayn ǧarī ʽalā l-sabīl al-sawiyya yā bunayy

lā taṭma’inna ilā l-ʽummāl wa-in aẓharū laka l-taqaššuf wa-l-iqlāl wa-talabbasū bi-l-ʽibāda wa-

l-zahāda fī l-māl wa-qad ǧarat ʽādat al-ẖulafā’ wa-l-mulūk bi-ẖtibār al-ʽummāl fī ǧibāyāt al-

amwāl738.

Quant à tes percepteurs, choisis-les parmi les fins connaisseurs de l’impôt

foncier et des termes techniques739 nécessaires. Ils doivent être compétents, qualifiés,

736
Élise Voguet, Le monde rural du Maghreb central, op. cit., p. 414.
737
Ibid., p. 413.
738
Wāsiṭa, p. 79.
739
Supplément, II, p. 542.
260
expérimentés et instruits, fermes et loyaux, doués de mérite et de piété740. Ils ne

doivent pas dilapider le produit de l’impôt conservé dans tes entrepôts741, ni porter

atteinte aux sujets en le prélevant, mais en prenant soin d’agir dans les deux cas de

manière juste742. Mon fils, ne te fie pas aux percepteurs, même s’ils affichent austérité

et dénuement et se présentent comme des ascètes dédaignant l’argent. Les califes et

les rois avaient l’habitude de mettre à l’épreuve les percepteurs dans la collecte de

l’impôt.

Ces recommandations sont illustrées par dix récits743 dont huit mettent en scène le

calife ʻUmar b. al-Ḫaṭṭāb. Ils peuvent être regroupés en deux catégories : trois d’entre eux

traitent de la mise à l’épreuve des percepteurs et des gouverneurs, les autres du traitement

infligé aux agents soupçonnés de détourner à leur profit le fruit de l’impôt. Nous nous

intéresserons à ces deux catégories de manière successive.

Résumé et analyse des récits

Dans le premier récit, le calife ʻUmar b. al-Ḫaṭṭāb convoque le gouverneur d’Irak (kāna

wālī ʽalā l-ʽIrāq744), Abū Mūsā al-Ašʽarī745, et l’ensemble des percepteurs travaillant sous son

autorité (ʽummāluhu) afin de les reconduire à leur poste. Al-Rabīʻ b. Ziyād al-Ḥāriṯī, chargé de

740
On retrouve les mêmes qualificatifs, quoiqu’employés dans un ordre différent, pour le ministre des Finances
(ṣāḥib al-ašġāl). Pour la traduction du terme ḥazm dans ce contexte, voir le chapitre 7 de ce travail, p. 432, note
1120.
741
Comme le souligne Robert Brunschvig, l’impôt était en grande partie acquitté en nature. Les marchandises
prélevées étaient entreposées dans des maẖzan et servaient notamment à nourrir la cour et l’armée. Elles
pouvaient aussi être distribuées au nécessiteux en cas de disette, La Berbérie orientale sous les Hafsides, op. cit., II,
p. 71.
742
Le début de la phrase aurait pu être traduit par : « Ils ne doivent pas égarer les registres consignant les
marchandises gardées dans tes entrepôts » puisque le terme aʽmāl peut aussi être entendu dans le sens de
« comptes, registres, inventaires » (Supplément, II, p. 175), mais cela ne coïncide pas avec la suite de la phrase.
743
Wāsiṭa, p. 80-86.
744
Ibid., p. 80. Sauf indication contraire, toutes les citations suivantes sont extraites de la même page.
745
Abū Mūsā al-Ašʽarī (m. probablement en 42/662) fut nommé gouverneur de Bassora en 17/638 par le calife
ʽUmar. Il fut destitué en 29/650 par ʽUṯmān, après qu’une délégation de Basriens fut venue se plaindre de ses
abus auprès du calife. Voir Laura Veccia Vaglieri, « al-Ashʽarī, Abū Mūsā », EI2.
261
prélever l’impôt à Bahreïn, rapporte cette entrevue. Avant de se présenter au calife, al-Ḥāriṯī,

en arrivant à Médine, alla s’enquérir auprès d’un client (mawlā) du calife « sous quel aspect le

prince des croyants aimait à voir ses gouverneurs » (fī ayy al-hay’āt yuḥibbu amīr al-mu’minīn

an yarā fīhā ʻummālahu). Celui-ci lui indiqua qu’il appréciait la frugalité (al-ḫušūna). Il revêtit

alors une robe de bure ainsi qu’un manteau de laine et mit son turban de travers (fa-ttaḫaḏtu

miṭrafayn wa-labistu ğubbat ṣūf wa-lafaftu ʻimāmatī ʻalā ġayr istiwā’).

Lorsqu’il entra en présence du calife en compagnie des autres percepteurs, celui-ci les

passa en revue mais ne fixait du regard qu’al-Ḥāriṯī (lam ta’ḫuḏ ʻaynuhu ġayrī). Il s’adressa à lui

et l’interrogea au sujet de la province dans laquelle il prélevait l’impôt, du montant de ses

revenus et de la manière avec laquelle il les dépensait. Al-Ḥāriṯī répondit qu’il était

percepteur à Bahreïn et qu’il touchait mille dirhams, somme que le calife considéra comme

conséquente (kaṯīr). Il ajouta qu’il utilisait cette somme en partie pour répondre à ses propres

besoins, puis qu’il en distribuait une partie à ses proches et donnait le reste aux musulmans

pauvres. Satisfait par sa réponse, le calife le renvoya à sa place. Il continua à arpenter les

rangées de gouverneurs, mais chaque fois son regard se posait sur al-Ḥāriṯī (lam taqaʻ ʻaynuhu

illā ʻalayya) et il l’interpella une seconde fois pour le questionner au sujet de son âge.

Puis les percepteurs, qui commençaient à avoir faim (qad tağawwaʻnā), furent conviés

à un repas composé de pain et de pattes de chameau (utiya bi-ḫubz wa-aʽḍā’ baʽīr). Les confrères

d’al-Ḥāriṯī, qui étaient de jeunes gens habitués à un mode de vie plus faste (aṣḥābī ḥadīṯū ʻahd

bi-līn al-ʻayš), répugnèrent à manger (ğaʻala aṣḥābī yaʻāfūna aklahu). Quant à al-Ḥāriṯī, il

mangea avec appétit (wa-ğaʻaltu ākulu fa-uğīdu) tout en regardant le calife qui le remarqua

parmi ses confrères (wa-anā anẓuru ilayhi fa-laḥaẓanī min baynihim). Puis il laissa échapper une

parole qu’il regretta par la suite dans laquelle il exprimait son regret que le calife n’ait pas

opté pour une nourriture plus tendre (law ʻamadta ilā ṭaʻām alyan min hāḏā). Le calife le rabroua

et lui demanda de répéter ses propos. Il se rattrapa en disant que s’il demandait à ce qu’on

262
prépare le pain et la viande la veille, ils n’en seraient que plus tendres. Cette explication

apaisa la colère du calife qui répondit :

Yā Rabīʽ innā law ši’nā la-mala’nā ḥaḏihi l-riḥāb min ṣalā’iq wa-sanābik – yaʽnī ḫubz

al-ḥuwwārā – wa-lākinnī ra’aytu Llāh ʽazza wa-ǧalla ʽayyara qawm bi-amr faʽalūhu fa-qāla

ʽazza min qā’il aḏhabtum ṭayyibātikum fī ḥayātikum al-dunyā wa-stamtaʻtum bihā746.

Si nous l’avions voulu, Rabīʽ, nous aurions rempli ces plats de viande rôtie et

de sanābik – c’est-à-dire du pain blanc – mais je sais que Dieu le Très-Haut a reproché

à certains leurs actions. N’a-t-il pas dit : « Vous avez dissipé les excellentes choses que

vous possédiez, durant votre vie sur la terre et vous en avez joui

momentanément747 » ?

Puis il ordonna qu’al-Ḥāriṯī soit confirmé dans ses fonctions et que les autres soient

congédiés.

Dans ce récit, la mise à l’épreuve imposée par le calife à ses gouverneurs consiste à

évaluer leur degré de raffinement dans la mesure où le raffinement indique un mode de vie

fastueux et, par conséquent, une dépense démesurée de l’argent de l’État. C’est le

comportement de chacun face à un repas frugal qui va lui permettre de déceler qui, parmi les

convives, est habitué au luxe d’une cuisine plus raffinée. Sur la base de cette seule mise à

l’épreuve, il les démet de leurs fonctions sans autre procès. La table constitue un topos de la

littérature princière qui permet notamment, par l’observation du comportement de chacun

face à la nourriture, de juger de ses bonnes manières et de son mérite748.

Au raffinement des percepteurs d’impôt congédiés s’oppose la frugalité du calife

(ḫušūna). Elle est évoquée au début du récit comme une caractéristique bien connue du

746
Wāsiṭa, p. 80-81.
747
Coran, 46/20.
748
Voir notamment dans le K. al-Tāǧ du pseudo-Ǧāḥiẓ, le chapitre intitulé « De l’étiquette à la table royale » (bāb
fī muṭāʽamat al-malik), op. cit., p. 11-20, trad. franç. p. 39-48 et sur les manières de table en Islam, voir l’étude de
Sihem Debbabi-Missaoui, al-Ṭa‘ām wa-l-šarāb fī l-turāṯ al-ʽarabī, op. cit., p. 726-748.
263
souverain, ce qui pousse al-Ḥāriṯī à se déguiser en ascète pour lui plaire. Le discours final du

calife n’a d’autre objectif que de justifier cette frugalité. Celle-ci n’est pas due à un manque

de moyens, le calife affirmant pouvoir offrir à foison viandes rôties et pain blanc, mets

raffinés par excellence dont l’évocation ne fait que renforcer l’austérité du repas servi aux

convives, ni à un excès d’avarice, mais elle est inspirée par la piété et la crainte de Dieu

exprimées par la citation d’un verset coranique condamnant la jouissance des biens

terrestres.

Enfin, l’épisode donne à voir un calife ambivalent, soupçonneux et pourtant facile à

convaincre. Ses soupçons se révèlent au fil du récit à travers l’insistance du regard porté sur

al-Ḥarīṯī, ce qui montre que le calife n’est pas dupe de l’accoutrement du gouverneur. Mais

au lieu de démasquer la tromperie lors des deux interrogatoires successifs qu’il lui impose, il

se montre satisfait par les réponses apportées par le percepteur. De la même manière, alors

que la phrase maladroite prononcée par le percepteur dans laquelle il lui reproche de ne pas

servir de mets très délicat, laissant ainsi entendre qu’il est habitué à un mode de vie plus

raffiné, provoque la colère du calife, celle-ci s’estompe aussitôt lorsqu’il se rattrape en

apportant quelques conseils pour que les plats servis soient plus tendres, laissant cette fois

entendre qu’il est lui-même habitué à manger ce genre de nourriture et mène par conséquent

un mode de vie simple. Le calife se laisse convaincre après lui avoir seulement demandé si

cela était bien la teneur de ses premiers propos. Cette difficulté de la part du calife à discerner

la vraie nature du percepteur peut paraître pour le moins étonnante, d’autant que, comme

nous le verrons plus loin, ʽUmar b. al-Ḫaṭṭāb est présenté comme un modèle en matière de

physiognomonie749. Mais on peut aussi y voir une certaine sagesse de la part du calife qui juge

du caractère d’une personne sur ses actes et non seulement sur ses propos : c’est le

comportement du percepteur qui mange avec appétit le repas servi par le calife qui révèle un

749
Voir le chapitre 9 de ce travail.
264
caractère peu enclin au mode de vie raffiné et permet au calife de déterminer qu’il est le seul

apte à exercer la charge qui lui est confiée.

Les autres récits témoignent d’un autre moyen mis en œuvre par ʽUmar pour mettre

à l’épreuve ses percepteurs. L’un de ces récits met en scène ʽUmayr b. Saʽd qui fut institué par

le calife percepteur d’impôts à Homs (istaʽmala ʽalā Ḥims750). Convoqué un an après sa

nomination, il se présenta devant ʽUmar pieds nus, un bâton à la main et portant sur le dos

une gargoulette, un sac à provisions et une écuelle (qadima māšī ḥāfī ʽukkāzuhu bi-yadihi wa-

idāwatuhu wa-mizwaduhu wa-qaṣʽatuhu ʽalā ẓahrihi). Le calife, qui ne s’attendait pas à trouver

son gouverneur dans un tel état, s’exclama, face au dénuement affiché par son gouverneur :

« Nous as-tu trahi ʽUmayr, ou est-ce le pays qui est un pays de malheur ? » (Yā ʽUmayr a-

ḫuntanā am al-bilād bilād sū’). Le percepteur lui assura que ces biens étaient tout ce qu’il

possédait en ce bas-monde, le bâton lui servant à s’appuyer et à repousser d’éventuels

ennemis, le sac à provisions à porter sa nourriture, la gargoulette à transporter de l’eau pour

boire et faire ses ablutions et l’écuelle lui servant de récipient pour ses ablutions, se laver la

tête et manger sa nourriture. À ces propos, le calife quitta son conseil, se rendit sur la tombe

du prophète et du premier calife Abū Bakr et pleura (qāma ʽUmar min maǧlisihi ilā qabr Rasūl

Allāh ṣallā Llāh ʽalayhi wa-sallama wa-Abī Bakr fa-bakā). Puis il dit : « Mon Dieu, fais que lorsque

je rencontrerai mes deux compagnons je ne sois pas couvert d’opprobre et que [ma nature]

ne soit pas altérée » (Allahumma alḥiqnī bi-ṣāḥibayya ġayr muftaḍiḥ wa-lā mubaddal). Puis il

interrogea ʽUmayr b. Saʽd sur son activité de gouverneur (mā ṣanaʽta fī ʽamalika yā ʽUmayr).

Celui-ci répondit :

Aḫaḏtu l-raqqa min ahl al-raqqa wa-l-ibil min ahl al-ibil wa-aḫaḏtu l-ǧaziyya min ahl

al-ǧaziyya ʽan yad wa-hum ṣāġirūn ṯumma qassamtuhā bayna l-fuqarā’ wa-abnā’ al-sabīl wa-

l-masākīn fa-wa-Llāhi yā amīr al-mu’minīn law baqiya ʽindī šay’ la-ataytuka bihi.

750
Wāsiṭa, p. 84. Sauf indication contraire, les citations suivantes sont toutes extraites de la même page.
265
J’ai prélevé les terres aux propriétaires de terres, les chameaux aux

propriétaires de chameaux et la capitation à ceux redevables de cet impôt, et en

argent comptant, soumis qu’ils sont751. Puis j’ai partagé le tout entre les pauvres, les

voyageurs et les démunis. Par Dieu, Prince des croyants, s’il m’était resté quelque

chose, je vous l’aurais apporté.

Puis le calife ordonna au gouverneur de retourner à son poste, mais celui-ci l’implora

de ne pas le reconduire à cette charge car il craignait, pour une parole déplacée qu’il avait

prononcée – J’ai dit à un ḏimmī : « Que Dieu t’avilisse » (qultu li-ḏimmī aḫzāhu Llāh752), rapporte-

t-il – de devoir rendre des comptes au prophète Muḥammad, « avocat des opprimés » (ḥaǧīǧ

al-maẓlūm). Puis il demanda au calife l’autorisation de rentrer auprès de sa famille, ce qui lui

fut accordé.

Le calife remit alors cent dinars à un homme appelé Ḥabīb et le chargea de rester trois

jours chez ʽUmayr. « S’il nous a trahi, cela t’apparaîtra à travers sa nourriture, la situation

dans laquelle il vit avec sa famille et l’état de sa maison » (in yaku ẖā’in lam yaẖfa ʽalayka fī

ʽayšihi wa-ḥāl ahlihi wa-baytihi), lui dit-il. Il lui ordonna de lui remettre l’argent s’il s’avérait

que l’homme n’avait pas menti. L’envoyé s’exécuta et, ne voyant chez le gouverneur aucune

autre nourriture que de l’orge et de l’huile, il lui remit l’argent du calife. ʽUmayr se procura

contre un peu de cet argent un voile usé pour sa femme (daʽā bi-ḫimār ḫaliq li-mar’atihi) et mit

le reste dans des bourses qu’il distribua. L’envoyé rapporta au calife ce qu’il avait vu et

l’assura qu’il n’y avait pas plus détaché des biens de ce monde que le gouverneur (yā amīr al-

mu’minīn ǧi’tuka min ʽind azhad al-nās) et que ce dernier ne possédait que très peu de choses.

Le calife convoqua de nouveau ʽUmayr et lui demanda comment il avait dépensé son argent.

Après avoir tenté d’éviter de répondre, le gouverneur répondit qu’il l’avait partagé entre lui

751
Coran, 9/29.
752
Wāsiṭa, p. 85. Sauf indication contraire, les citations suivantes sont toutes extraites de la même page.
266
et ses frères parmi les muhāǧirūn et les anṣār. Le calife ordonna alors qu’on lui donne deux

chargements de chameau en nourriture et deux pièces d’étoffe (amara lahu bi-wasqayn min al-

ṭaʽām wa-ṯawbayn). ʽUmayr accepta les deux vêtements, mais refusa la nourriture, assurant

qu’il n’en avait pas besoin, car sa famille disposait d’une mesure de grains de froment (ṣāʽ min

burr) qui lui suffirait jusqu’à son retour.

Dans ce récit, le gouverneur affiche un ascétisme extrême qui dépasse de loin la

frugalité prônée par le calife ʽUmar b. al-Ḫaṭṭāb. Le dénuement du gouverneur provoque

diverses réactions de la part du calife. Dans un premier temps, il lui pose une question

quelque peu ironique qui laisse entendre qu’il soupçonne le gouverneur de l’avoir trahi, c’est-

à-dire de garder pour lui l’argent qui lui est destiné en prétendant en être dépourvu. Mais

lorsque le gouverneur assure que les quelques objets qu’il porte sur lui sont tout ce qu’il

possède, l’attitude du calife change radicalement si bien qu’il se met à pleurer, ému par le

dénuement du gouverneur. Les pleurs du souverain constituent un lieu commun dans la

littérature de conseils aux princes où ils sont provoqués la plupart du temps par un sermon

tenu par un sage venant rappeler au calife la fugacité de l’existence753. Dans ce récit, c’est

l’état de dénuement extrême dans lequel se trouve le gouverneur qui tient lieu de sermon et

rappelle au calife les vanités de ce monde, ce qui le conduit à implorer Dieu de le garder sur

le droit chemin jusqu’à sa mort. Mais bien que le calife se laisse attendrir par le dénuement

affiché par le gouverneur, il n’en néglige pas pour autant, dans un troisième temps, de lui

demander des comptes et de le mettre à l’épreuve pour s’assurer de sa bonne foi en déléguant

un envoyé chargé d’évaluer son mode de vie. Enfin, après s’être assuré que son mode de vie

correspond bien à ses propos, il lui fait remettre en récompense une somme d’argent, sans

manquer ensuite de lui demander des comptes sur la manière avec laquelle il l’a dépensée.

753
Voir par exemple Sirāǧ, p. 65-66, p. 121-126 et p. 130-131.
267
L’objectif du récit n’est pas de montrer que l’ascète est le meilleur des gouverneurs,

loin de là, mais d’insister sur le fait que le calife ne doit pas négliger de mettre à l’épreuve ses

gouverneurs pour s’assurer qu’ils ne lui dérobent pas d’argent, quand bien même il aurait à

faire à un véritable ascète, tout en indiquant quels sont les moyens à sa portée. Quant à

l’ascétisme extrême du gouverneur, il apparaît comme étant incompatible avec sa fonction.

En effet, son désintérêt pour les richesses d’ici-bas le pousse à redistribuer aux nécessiteux

tout le fruit de l’impôt et ce, au détriment du calife à qui il ne rapporte pas un sou après une

année d’exercice, ce qui n’est pas viable à terme pour le fonctionnement de l’État. Nous avons

vu plus haut, notamment à travers le récit de l’homme au nuage, qu’un souverain ne peut pas

se consacrer entièrement à la dévotion et négliger les affaires politiques au risque de mener

son royaume à la ruine. Il en est de même pour le gouverneur qui ne peut négliger d’alimenter

le Trésor du royaume, sans quoi il contribuera à son déclin, puis à sa chute.

À l’opposé de l’ascète qui se détourne de toute richesse matérielle, d’autres récits

mettent en scène des percepteurs ou des gouverneurs qui, soit ont profité de leur fonction

pour s’enrichir, soit tentent de dissimuler leurs revenus au calife dans le but de s’enrichir.

Dans les deux cas, le calife prend des sanctions à l’encontre des agents qui le trahissent. Une

phrase attribuée à l’imam Mālik indique comment ʻUmar agissait face aux percepteurs qu’il

soupçonnait de s’être enrichis en profitant de leur position :

Qāla Mālik raḥimahu Llāh taʻālā kāna ʻUmar b. al-Ḫaṭṭāb – raḍiya Llāh ʻanhu –

yušāṭiru l-ʻummāl fa-ya’ḫuḏu niṣf amwālihim wa-innamā šāṭarahum ḥīna ẓaharat lahum

amwāl lam takun lahum qabla al-wilāya754.

Mālik, que Dieu le Très-Haut le prenne en Sa miséricorde, a dit : « Lorsqu’il

s’avérait que les gouverneurs possédaient de l’argent qu’ils n’avaient pas avant leur

754
Wāsiṭa, p. 81. Sauf indication contraire, les citations suivantes sont toutes extraites de la même page.
268
prise de fonction, ʻUmar b. al-Ḫaṭṭāb, que Dieu soit satisfait de lui, leur prenait la

moitié de leurs biens. »

Trois récits témoignent de la mise en œuvre de cette pratique par ʻUmar b. al-Ḫaṭṭāb.

L’un de ces récits met en scène ʽAmr b. al-ʽĀṣ755 qui gouvernait l’Égypte pour le compte du

calife. Ce dernier lui envoya une missive dans laquelle il l’interpellait en ces termes :

Balaġanī annahu fašat laka fāšiya min ḫayl wa-ibil wa-baqar wa-ʻahdī bika qabla

ḏālika wa-lā māl laka fa-ktub ilayya min ayna hāḏā l-māl.

J’ai appris que tu as de plus en plus de chevaux, de chameaux et de bœufs, et

pourtant, lorsque je t’ai nommé à ton poste, tu ne possédais rien. Informe-moi par

écrit de la provenance de cette richesse.

ʻAmr lui répondit :

Iʻlam yā amīr al-mu’minīn annī bi-balad al-siʻr fīhi raḫīṣ wa-annī uʻāliğu min al-ḥirfa

wa-l-zirāʻa mā yuʻāliğuhu l-nās wa-fī rizq amīr al-mu’minīn saʻa wa-bi-Llāh allaḏī lā ilāh illā

huwa law ra’aytu ḫiyānataka ḥalāl mā ḫuntuka fa-aqṣir ayyuhā l-rağul fa-inna lanā aḥsāb

hiya ḫayr min al-ʻamal laka in rağaʻnā ilayhā ʻišnā bihā [wa-la-ʻamrī inna ʻindaka man lā

yaḏummu maʻīšatahu wa-lā tuḏammu lahu fa-annā kāna ḏālika wa-lam yuftaḥ qufluka wa-

lam našrakka fī ʽamalika756]757.

Sache, Prince des croyants, que je vis dans un pays où les prix sont bon marché

et que, comme tout un chacun, je fais de l’artisanat et cultive la terre. Les moyens de

subsistance pourvus par le Prince des croyants suffisent amplement. Et par Dieu, dont

755
ʽAmr b. al-ʽĀṣ (m. 43/663) conquit et gouverna l’Égypte sous le califat de ʽUmar b. al-Ḫaṭṭāb. Il fut relevé de
ses fonctions par le calife ʽUṯmān avant de retrouver son poste sous le règne de Muʽāwiya pour lequel il avait
pris parti contre ʽAlī et gouverna l’Égypte jusqu’à sa mort. Comme le souligne Arent J. Wensinck, « il avait la
réputation d’être un des plus habiles politiques de son temps », « ʽAmr b. al-ʽĀṣ », EI2.
756
Le passage entre crochets est tiré d’al-ʽIqd al-farīd, op. cit., p. 45. Nous préférons cette leçon à celle de nos
manuscrits, dont la fin ne fait pas sens : wa-la-ʻamrī inna ʻindaka mā lā yuḏammu maʻīšatuhu wa-lā naḏummu fa-annā
kāna ḏālika wa-lam yaqabbaḥ fiʻluka wa-lam yušrikka fī ʻamalika. Toutefois, la lecture la plus cohérente de la dernière
phrase serait : wa-lam yaftaḥ quflaka wa-lam yašrakka fī ʽamalika.
757
Wāsiṭa, p. 82. Sauf indication contraire, les citations suivantes sont toutes extraites de la même page.
269
il n’est d’autre Dieu que Lui, même si j’avais considéré que te trahir était une action

licite, je ne l’aurais pas fait. Hé, bonhomme ! Laisse là tes récriminations, car ma haute

extraction est bien plus gratifiante qu’être à ton service et elle me suffirait pour vivre.

Par ma vie, il y a autour de toi des gens dont ni eux, ni personne ne se plaint de leur

train de vie758. Comment cela se peut-il alors qu’aucun n’a forcé tes coffres ni partagé

ton pouvoir !

Ce à quoi le calife répondit :

Innī wa-Llāhi mā anā min asāṭīrika llatī tasṭuru wa-nasqika l-kalām fī ġayr mawḍiʻ

wa-mā yuġnī ʻanka an tuzakkiya nafsaka wa-qad baʻaṯtu laka Muḥammad b. Maslama fa-

šāṭirhu mālaka fa-innakum ayyuhā l-rahṭ al-umarā’ ğalastum ʻalā ʻuyūn al-amwāl ṯumma lam

yuʻwizkum ʻuḏr tağmaʻūna li-abnā’ikum wa-tumahhidūna li-anfusikum a-mā annakum la-

tağmaʻūna l-nār wa-tūriṯūna l-nār wa-l-salām.

Par Dieu, je n’ai que faire des pages que tu noircis et de tes discours hors de

propos. T’innocenter ainsi ne te sera d’aucune utilité. Je t’envoie Muḥammad b.

Maslama à qui tu remettras la moitié de tes biens. Vous, les princes, êtes assis sur des

sources d’argent et vous ne manquez pas d’excuses [pour amasser encore plus]. Vous

amassez pour vos descendants et vous frayez votre propre chemin. Ne faites-vous pas

qu’amasser du feu et donner du feu en héritage ? Salut.

Lorsque l’envoyé du calife se présenta à ʻAmr, celui-ci lui offrit une nourriture

abondante, mais l’envoyé refusa d’y toucher. Quand ʻAmr lui demanda si on lui avait interdit

de toucher à sa nourriture, l’envoyé répondit : « Si tu m’avais offert la nourriture que l’on

offre aux invités, je l’aurais mangée, mais tu me présentes une nourriture qui est un prélude

à quelque chose de bien mauvais » (law qaddamta ilayya ṭaʻām al-ḍayf la-akaltuhu wa-lākinnaka

qaddamta ṭaʻām arāhu taqdimat šarr), et il lui jura qu’il ne boirait même pas de son eau. Puis il

lui ordonna de consigner par écrit tout ce qui lui appartenait et de ne rien lui cacher. ʻAmr

758
Sous entendu, ils sont aussi riches, voire davantage, que ʽAmr.
270
s’exécuta et l’envoyé lui prit la moitié de ses biens, jusqu’à sa paire de bottines (fa-faʻala wa-

šāṭarahu fī ğamīʻ mālihi ḥattā naʻlayhi aḫaḏa iḥdāhumā wa-taraka l-uḫrā). Cela provoqua la colère

de ʻAmr qui s’exclama :

Qabbaḥa Llāh zamān ʻamila fīhi ʻAmr li-ʻUmar wa-Llāhi innī la-aʻrifu l-Ḫaṭṭāb

yaḥmilu ʻalā ra’sihi ḥuzmat al-ḥaṭab wa-ʻalā ra’s ibnihi miṯluhā wa-mā minhumā illā ʻalayhi

namira lam tabluġ rusġayhi wa-Llāhi mā kāna l-ʻĀṣ b. Wā’il yarḍā an yalbasa l-dībāğ muzarrar

bi-l-ḏahab.

Que Dieu maudisse l’époque où ʻAmr a été gouverneur pour ʻUmar ! Par Dieu

je connaissais al-Ḫaṭṭāb à l’époque où, lui comme son fils, portaient sur la tête des

fagots de bois. Ils n’avaient rien d’autre à se mettre sur le dos qu’un vêtement de

méchante laine si court qu’il n’arrivait pas à leurs chevilles ! Alors que, par Dieu, al-

ʻĀṣ b. Wā’il dédaignait de porter des étoffes de soie même rehaussées de boutons d’or !

L’envoyé lui ordonna de se taire en affirmant que son père aussi bien que celui du

calife étaient en enfer (ammā abūka wa-abūhu fa-fī l-nār) et il ajouta :

Wa-lawlā l-zamān allaḏī sababtahu fīhi mā la-alfayta maʻqil šāt yusirruka ġazruhā

wa-yasū’uka bak’uhā759.

Sans cette époque que tu viens d’insulter, tu n’aurais pas trouvé un asile pour

la brebis qui te réjouit quand son lait est abondant et t’afflige quand il vient à

manquer.

Puis le récit se termine sur cette phrase de ʻAmr s’adressant à l’envoyé du calife : « Ces

propos te sont confiés sous la protection de Dieu, garde-les secrets » (hiya ʻindaka bi-amānat

Allāh uktumhā ʻannī).

Ce récit, qui met en scène une épreuve de force entre le calife ʻUmar b. al-Ḫaṭṭāb et

son puissant gouverneur ʻAmr b. al-ʻĀṣ, illustre la nécessité pour le souverain d’asseoir son

autorité sur l’ensemble de ses gouverneurs, et notamment les plus forts. Le ton impertinent

759
Wāsiṭa, p. 83. Sauf indication contraire, les citations suivantes sont toutes extraites de la même page.
271
de la missive adressée par le gouverneur au calife, dans laquelle il refuse de rendre des

comptes sur l’origine de sa fortune, défend son droit à s’enrichir et vante son indépendance

financière en laissant entendre au calife que c’est un service qu’il lui rend d’occuper le poste

de gouverneur, donne à voir l’importance du conquérant de l’Égypte. À cette démonstration

de force, le calife oppose une réponse ferme et intransigeante. Dans les mots d’abord. En lui

reprochant son attrait pour les richesses terrestres dénoncées dans le Coran, il l’accuse

implicitement d’être un mauvais musulman. Dans les actes ensuite. Son envoyé se montre

intraitable et refuse de manger sa nourriture parce qu’il s’agit peut-être de biens mal acquis,

puis il applique la règle à la lettre, allant jusqu’à confisquer, suprême humiliation, une des

bottines du gouverneur. Le calife sort vainqueur de cette épreuve de force. Malgré ses

protestations, dans lesquelles il affirme sa supériorité en se moquant du dénuement de la

famille du calife avant son accession au pouvoir et en la comparant avec la richesse de sa

propre famille, ʻAmr finit par se soumettre aux ordres du calife et demande à l’envoyé de taire

ses protestations, ce qui révèle à la fois son infériorité et sa crainte du pouvoir du souverain.

Enfin, d’autres récits illustrent le sort réservé par ʻUmar b. al-Ḫaṭṭāb à ceux qui

tentent de s’approprier les revenus du Trésor. Deux d’entre eux mettent en scène Abū Sufyān,

père de Muʽāwiya, gouverneur de Syrie au temps du calife ʻUmar b. al-Ḫaṭṭāb. Dans le premier

récit, Muʽāwiya demande à son père Abū Sufyān d’apporter au calife de l’argent et une chaîne

(qayd). Abū Sufyān garde l’argent pour lui et apporte au calife la chaîne et la lettre de

Muʽāwiya. Lorsque le calife lui demande où est l’argent, il répond qu’il a une dette et des

charges à payer (ʽalaynā dayn wa-ma’ūna), ajoutant qu’il dispose d’une part du Trésor (wa-lanā

fī bayt al-māl ḥaqq). ʽUmar ordonne alors de l’entraver par la chaîne qu’il vient d’apporter

jusqu’à ce qu’il rende l’argent. Abū Sufyān fait alors parvenir l’argent au calife qui le fait

libérer. Lorsqu’on rapporta la nouvelle à Muʽāwiya, il affirma que le calife aurait agi de la

même manière avec son propre père s’il l’avait trahi ainsi.

272
Dans le second récit le mettant en scène, Abū Sufyān, après avoir rendu visite à son

fils Muʻāwiya, va trouver le calife. Celui-ci lui demande de lui remettre de l’argent (aǧidnā Abā

Sufyān760). Abū Sufyān prétend qu’il n’a rien à lui remettre, alors le calife lui prend son sceau

qu’il envoie à sa femme Hind et ordonne à son envoyé de lui dire qu’Abū Sufyān lui demande

de préparer les deux bourses qu’il a rapportées (qul lahā yaqūlu laki Abū Sufyān aḥḍirī l-ḫurǧayn

allaḏayn ǧi’tu bihimā). L’envoyé lui rapporte ces deux bourses qui contiennent un montant de

dix mille dirhams que le calife fait parvenir au Trésor. Lorsque ʽUṯmān succéda au califat à

ʽUmar, il voulut rendre cette somme à Abū Sufyān, mais celui-ci refusa en disant qu’il ne

pouvait pas reprendre ce dont le calife avait jugé bon de le priver.

Ces deux récits indiquent que tous les moyens sont bons pour récupérer l’argent du

Trésor. Face à Abū Sufyān, dépeint comme un personnage avide et sot, gardant l’argent remis

par son fils, mais remettant au calife la lettre indiquant qu’il lui a remis de l’argent et

dévoilant par là-même son forfait qu’il justifie ensuite par de prétendus droits sur le Trésor,

le calife met en œuvre d’abord la force, puis la ruse pour récupérer son dû. Son intransigeance

et son intégrité sont à nouveau mises en avant lorsque Muʻāwiya affirme qu’il aurait agi de la

même manière avec son propre père.

Les récits que nous avons résumés ci-dessus figurent pour la plupart dans le premier

livre du ʻIqd al-farīd d’Ibn ʻAbd Rabbih, intitulé « Kitāb al-Sulṭān », et considéré comme un

miroir des princes. Contrairement au Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk, ils ne forment pas un

seul bloc dans l’ouvrage d’Ibn ʻAbd Rabbih, mais sont dispersés au fil des pages. Le récit

mettant en scène al-Rabīʻ b. Ziyād al-Ḥāriṯī se trouve ainsi dans le chapitre intitulé « Mā

yuṣḥabu bihi l-sulṭān »761 et ceux portant sur ʻAmr b. al-ʽĀṣ, puis sur Abū Sufyān, font partie

760
Wāsiṭa, p. 84. Sauf indication contraire, les citations suivantes sont toutes extraites de la même page.
761
Ibn ʽAbd Rabbih, al-ʽIqd ql-farīd, op. cit., I, p. 15-17.
273
du chapitre intitulé « Mā ya’ḫuḏu bihi l-sulṭān min al-ḥazm wa-l-ʻazm »762. Quant au récit

portant sur ʻUmayr b. Saʻd, il figure dans le chapitre 49 du Sirāğ al-mulūk d’al-Ṭurṭūšī, intitulé

« fī Sīrat al-sulṭān fī l-infāq min bayt al-māl wa-fī sīrat al-ʻummāl »763. Pour illustrer son

discours, Abū Ḥammū a donc opéré un tri dans les sources qu’il avait à sa disposition pour ne

retenir que certains récits dont le dénominateur commun est le figure du calife ʽUmar al-

Ḫaṭṭāb. Ce calife, nous l’avons vu, est régulièrement mis en avant dans l’ouvrage tantôt

comme modèle de justice, tantôt pour sa sagacité et son don pour la physiognomonie. Il

illustre ici deux autres éléments essentiels du discours d’Abū Ḥammū. D’une part, son goût

pour la frugalité justifie la recommandation établie plus haut selon laquelle le souverain doit

veiller à la mesure dans la dépense. D’autre part, il incarne le souverain sachant concilier

piété et conduite des affaires de l’État, veillant constamment à demander des comptes à ses

agents, quelle que soit leur puissance et leur apparence, et représente en cela le parfait

modèle du gouvernant doué de siyāsa.

La nécessité de contrôler les agents liés à la collecte de l’impôt et de les mettre à

l’épreuve est réitérée dans le discours sur les gouverneurs, figurant dans le chapitre sur la

firāsa. Abū Ḥammū y expose différents moyens devant permettre au prince de s’assurer de

l’intégrité et de la loyauté de ses gouverneurs :

Quant à tes gouverneurs, il te faut les mettre à l’épreuve, les observer et les

considérer avec attention. Si tu vois ton gouverneur s’accaparer l’argent des gens

pour obtenir ta faveur, s’il pense que c’est là fidélité à ton égard et cherche ainsi à te

contenter pour renforcer sa position auprès de toi, considérant que cela répond à ton

souhait et correspond à tes desseins, c’est le pire des gouverneurs, le plus vil et le plus

inique d’entre eux et ton plus grand ennemi. Ne l’honore pas en le prenant à ton

service et ne le pare pas des atours de ton intimité, car il te fait perdre de l’argent,

762
Ibn ʽAbd Rabbih, al-ʽIqd ql-farīd, op. cit., I, p. 45-47.
763
Sirāğ, p. 529-531.
274
nuit à tes sujets et corrompt ta foi et tes bonnes intentions. De la même manière qu’il

prend l’argent des gens pour te le donner, il prendra ton propre argent et se rendra

coupable d’un crime envers toi en subtilisant ton bien pour le donner à un autre et ce,

même s’il t’a rapporté l’argent qu’il a enlevé aux gens. Mais s’il ne te rapporte rien et

manifeste en ta présence son goût pour l’intrigue et la dissimulation, s’il feint la piété

et prétend être loyal, éprouve-le, mon fils, en lui distribuant des gratifications. S’il les

accepte, tu sauras qu’il s’accapare ton argent. S’il n’en fait rien, examine sa situation

dans sa propre maison et envoie un espion se renseigner sur lui. Si sa situation s’est

améliorée et sa richesse a augmenté, s’il porte sur lui les marques d’une grande

opulence et du parfait bien-être sans que tu lui aies connu un tel niveau de vie

auparavant, sache que c’est ton argent qui est à la source de sa richesse même s’il n’a

fait l’objet d’aucune plainte ni causé du tort à tes sujets. Si en revanche tes sujets se

plaignent de lui, cela signifie qu’il vit dans l’aisance sur leur compte, ce qui est la pire

des calamités. Sache, mon fils, que l’argent, comme le musc, ne peut être porté sans

que son odeur exhale, quand bien même on tenterait de le dissimuler. Si, après avoir

éprouvé sa situation, tu t’aperçois que la pauvreté ou la richesse que tu lui connaissais

n’a en rien changé et qu’aucun de tes sujets n’a souffert de son iniquité, éprouve-le

encore et encore. S’il ne fait l’objet d’aucune plainte et qu’il ne commet aucun méfait,

c’est lui le gouverneur qui obéira aux ordres et respectera l’alliance conclue764.

On retrouve dans ce passage quelques éléments communs avec les premiers récits

résumés plus haut. Comme pour les percepteurs, le souverain est invité à observer le

comportement, les pratiques et le mode de vie des gouverneurs afin de s’assurer de leur

intégrité. Chaque gouverneur sans exception doit faire l’objet de la suspiscion du souverain :

celui qui lui rapporte de l’argent au même titre que celui qui ne lui en rapporte pas. Et ce n’est

pas une seule mise à l’épreuve qui pourra rassurer le prince, mais une série d’examens

764
Wāsiṭa, p. 176-177.
275
successifs. C’est seulement après l’avoir éprouvé « encore et encore », par différents moyens,

qu’il pourra accorder sa confiance à un gouverneur.

L’enjeu est double : il s’agit de s’assurer que le gouverneur ne soutire pas aux sujets

des sommes indues, quand bien même cela se ferait au profit du souverain, et qu’il ne

s’accapare pas la part qui doit revenir au Trésor. Comme le remarque ʽIzz al-Dīn al-ʽAllām, les

vertus éthiques du collecteur d’impôts sont de deux sortes : la première a trait aux sujets et

la seconde au souverain. Il doit d’une part « être bienveillant à l’égard [des sujets] et juste

concernant leurs moyens de vivre » (al-rifq bihā wa-l-ʽadl fī arzāqihā765) et, d’autre part, être

digne de confiance et compétent, loyal et fidèle envers le souverain (ḥayṯu yuftaraḍu fī l-ǧābī

“l-amāna wa-l-kifāya” wa-šurūṭ uẖrā ka-l-iẖlāṣ wa-l-ṣidq). Cela s’applique aussi bien aux

gouverneurs qu’aux percepteurs, dont la bienveillance envers les sujets est préconisée dans

le chapitre sur l’argent :

Yā bunayy istaʽin bi-ṯiqāt ʽummālika ʽalā ǧamʽ mālika fa-walli l-rafīq bi-l-raʽiyya l-

ǧārī ʽalā sabīl al-sawiyya tanal bi-ḏālika l-daraǧa l-ʽaliyya766.

Appuie-toi, mon fils, sur les percepteurs dignes de confiance pour collecter

ton argent. Nomme à ce poste qui sera bienveillant envers les sujets et agira de façon

juste, tu en acquerras la plus haute dignité.

Cette bienveillance, corollaire de la justice, est d’autant plus nécessaire qu’elle assure

l’accroissement des ressources et par conséquent, les revenus du souverain, comme l’expose

l’auteur deux lignes plus bas : « Si les sujets sont traités avec bienveillance, ils verront leur

prospérité et leurs vivres augmenter » (Iḏā ʽūmilat al-raʽiyya bi-l-rifq kaṯura fīhā l-namā’ wa-l-

rizq767).

765
Sulṭa, p. 148.
766
Wāsiṭa, p. 14.
767
Ibid.
276
Bien que la nécessité de contrôler les agents du fisc constitue un topos de la littérature

sultanienne, les recommandations d’Abū Ḥammū n’en font pas moins écho à une réalité

tangible perceptible notamment à travers les fatwas rendues par différents juristes du

Maghreb central aux XIVe et XVe siècles. Les Nawāzil Māzūna témoignent ainsi de l’iniquité de

certains percepteurs ou gouverneurs envoyés dans les provinces contrôlées par le pouvoir

abdelwadide, voire de l’injustice du souverain lui-même. L’une des fatwas figurant dans ce

recueil, rendue par un juriste dénommé al-Bārūnī et mort en 734/1334, concerne le cas d’un

percepteur qui aurait extorqué une forte somme d’argent à un homme sous la menace de

coups et d’emprisonnement768. Dans une autre question posée à deux cheikhs, Abū Zayd et

Abū Mūsā, connus sous le nom des « fils de l’imam » (abnā’ al-imām) et morts respectivement

en 741/1340 ou 743/1343 et en 749/1348769, il est question d’un « sultan tyrannique, de l’un

de ses agents ou d’un chef de tribu » (sulṭān ẓālim aw ʽāmil aw šayẖ) qui prélève un impôt décrit

comme « inique » (maẓlama) et prenant différentes formes : tribut payable en espèces ou en

grains, travail forcé de construction, corvée de surveillance et contributions coutumières de

l’époque770. Enfin, une autre fatwa, datant, elle, du XVe siècle et rendue par un juriste du nom

d’Abū l-Faḍl al-ʽUqbānī, mort en 854/1450, souligne d’une manière générale « l’iniquité des

agents locaux et des sultans771 » à travers l’évocation du cas d’un homme s’étant approprié

les terres que des cultivateurs avaient héritées de leurs ancêtres, sous prétexte qu’elles lui

avaient été octroyées par le sultan772.

Ces différents avis juridiques rendent compte non seulement des exactions commises

à l’encontre des sujets, mais également du climat d’impunité qui régnait avant et après le

768
Élise Voguet, Le monde rural du Maghreb central, op. cit., p. 120-121 (N179) et p. 414.
769
Ibid., p. 481.
770
Ibid., p. 174-175 (N341) et p. 415.
771
Ibid., p. 181 (N400) et p. 415.
772
Ibid., p. 180-183 (N400) et p. 414.
277
règne d’Abū Ḥammū. Il est d’autant plus urgent pour ce dernier d’y mettre un terme puisque,

comme le souligne Élise Voguet,

tous ces abus et ces injustices desservent le pouvoir central qui n’est alors plus

perçu comme un recours, mais au contraire identifié à l’iniquité de ses représentants,

à moins que ceux-ci ne soient assimilés à sa propre injustice773.

Abū Ḥammū est-il parvenu à mettre un terme à ces injustices et à imposer un contrôle

plus sévère à ses agents, comme il y encourage son fils dans son ouvrage ? Si aucune des

fatwas qui, dans les Nawāzil Māzūna, font état de la tyrannie des autorités ne date de la période

à laquelle il était au pouvoir, cela ne signifie pas pour autant que ces pratiques avaient

totalement disparu à son époque. Un passage du Kitāb al-ʽIbar évoque ainsi, parmi les

événements relatifs à son règne, les habitants d’Alger qui, « éprouvant de l’aversion à l’égard

de l’oppression que les percepteurs leur faisaient subir » (kānat fī nufūs ahl al-Ǧazā’ir nafra min

ǧawr al-ʽummāl ʽalayhim774), prirent le parti de l’ennemi. Cela laisse supposer qu’Abū Ḥammū

n’était pas parvenu à mettre lui-même en pratique ses propres recommandations, au moins

dans certaines de ses provinces, et montre à quel point la théorie exposée dans les manuels

de bon gouvernement relève d’un idéal dont la concrétisation se heurte bien souvent aux

conditions réelles de la pratique du pouvoir.

6.1.4. Du matériel au spirituel


Enfin, on ne peut clore l’analyse du discours d’Abū Ḥammū sur les finances du

royaume sans évoquer la dernière partie du chapitre consacré à l’argent. Après avoir vanté,

tout au long du chapitre, les mérites des richesses matérielles, l’auteur émet en conclusion

des recommandations à la teneur beaucoup plus spirituelle, comme s’il voulait se défendre

de privilégier les affaires terrestres au détriment de l’au-delà dans la mesure où, comme le

773
Élise Voguet, Le monde rural du Maghreb central, op. cit., p. 415.
774
Ta’rīẖ, VII, p. 174 ; Berbères, III, p. 454 ; Exemples, II, p. 962.
278
souligne ʽIzz al-Dīn al-ʽAllām, « l’argent est le symbole du monde d’ici-bas » (al-māl ramz al-

ḥayāt al-dunyā775).

La transition entre les deux thèmes tient en une phrase : « En somme, l’argent est le

plus glorieux des trésors. Il ouvre les portes de ce monde et de l’au-delà » (wa-bi-l-ǧumla fa-l-

māl aʽẓam al-ḏaẖā’ir al-fāẖira wa-bihi tunālu l-dunyā wa-l-āẖira776). Abū Ḥammū rappelle ensuite

à son fils la nécessité de se montrer digne des bienfaits que Dieu lui a octroyés en effectuant

le pèlerinage et en visitant la tombe du prophète. Le chapitre se clôt sur un poème composé

par le souverain et présenté ainsi :

Wa-qad naẓamnā fī l-šawq ilā ḏālika l-maqām al-šarīf wa-l-maḥall al-anwah al-munīf

qaṣīda wa-risāla baʽaṯnā bihimā raǧā’ li-l-ṯawāb wa-taysīr li-l-asbāb777.

Inspiré par le désir de rejoindre ce noble lieu, cet endroit le plus illustre et

éminent, nous avons composé un poème et une lettre et les avons envoyés dans

l’espoir d’être récompensé et d’accéder aux voies du ciel.

Abū Ḥammū accomplit ainsi dans une tradition qui, selon Halima Ferhat, remonte à

l’époque almoravide et qui veut que « ceux qui n’accomplissent pas le pèlerinage prennent

l’habitude d’adresser des lettres et des élégies nostalgiques à la tombe de Mohammad778 ». En

effet, bien qu’il enjoigne à son fils d’effectuer le pèlerinage, Abū Ḥammū ne l’a pas lui-même

accompli. Il s’en justifiera dans ce poème, tout en vantant ses propres mérites sous couvert

d’élégie des lieux saints et de reconnaissance de la clémence divine, comme nous le

montrerons à travers l’analyse de deux extraits du poème.

775
Sulṭa, p. 135.
776
Wāsiṭa, p. 14.
777
Ibid., p. 14-15.
778
Halima Ferhat, « Le culte du prophète au Maroc au XIIIe siècle », op. cit., p. 90.
279
Analyse du poème

Ce poème, composé de quarante-quatre vers, se divise en trois parties, sur le modèle

de la qaṣīda classique. Dans la première partie (vers 1 à 19), Abū Ḥammū commence par

exprimer son repentir et sa tristesse (al-nadam, v. 1 ; al-damʽ, v. 2), puis il évoque la vieillesse

(al-šayb, al-haram, v. 4 ; wa-l-ʽumru tawallā munṣariman, v. 5 ), l’expérience liée à l’âge (wa-kaḏā

l-ayyām lahā ʽibarun, v. 6) et déplore l’aveuglement de son âme dans ce bas-monde (wa-l-dār

taġurru bi-sākinihā, v. 7 ; yā nafsi ẖudiʽti bi-zuẖrufihā, v. 8). Enfin, il consacre quelques vers à la

thématique du péché et du pardon divin [mètre : al-mutadārak al-ẖabab] :

9/ Yā rabbī ḏunūbī qad ʽaẓumat fa-mnun bi-l-ʽafwi li-muǧtarimī

10/ Fa-l-ʽafwu ilāhī minka wa-in- na l-ḏanba wa-ḥaqqika min šiyamī

11/ Ša’nu l-mamlūki l-ḏanbu wa-ša’ nu l-mawlā l-ʽafwu ʽani l-ẖadamī

12/ Innī bi-ḏunūbī muʽtarifun wa-l-ẖawfu ašaddu min al-alamī

13/ Yā rabbī iḏā lam taʽṣimnī mā lī bi-ḏunūbī min ʽiṣamī

14/ Kam aǧnī l-ḏanba wa-tuhmilunī wa-tuqābilu ḏālika bi-l-niʽamī

15/ Wa-lakam aʽṣīka wa-tasturunī yā ḏā l-ifḍāli wa-ḏā-l-karamī

16/ Mā zilta bi-faḍlika tarḥamunī wa-taǧūdu ʽalayya min al-qidamī779

9/ Seigneur, grands sont mes péchés

Accorde au coupable ton généreux pardon

10/ Car de Toi, mon Dieu, vient le pardon

Quand le péché, j’en jure par Toi, m’est inné

11/ À l’esclave, le péché

Au maître, le pardon accordé au serviteur

12/ Je reconnais mes péchés

Et la peur est plus forte que la douleur

13/ Seigneur, si Tu ne m’en préserves pas

779
Wāsiṭa, p. 15.
280
Quelle protection trouverai-je contre mes péchés ?

14/ Combien de péchés ai-je commis et Tu les as négligés

En retour, Tu n’as manifesté que libéralités

15/ Oh combien je t’ai désobéi et Tu n’as cessé de me protéger

Toi qui possèdes les mérites et la noblesse

16/ Tu n’as cessé, par Tes bienfaits, de m’accorder Ta clémence

Et de me combler, depuis toujours, de Tes faveurs

Ce premier extrait peut donner lieu à deux niveaux de lecture. Le premier niveau

consiste à voir dans ce passage le souverain exprimer ostensiblement son repentir à travers

la répétition à six reprises du terme « péché » (ḏanb, pl. ḏunūb) qui revient dans chacun des

six premiers vers, pour mieux mettre en avant la clémence divine et sa propre humilité. Le

second niveau de lecture se révèle dès le vers 11 :

Ša’nu l-mamlūki l-ḏanb wa-ša’ nu l-mawlā l-ʽafwu ʽani l-ẖadamī

À l’esclave, le péché

Au maître, le pardon accordé au serviteur

Un changement d’échelle permet d’assimiler le « maître » (al-mawlā) non plus à Dieu

mais au souverain et « l’esclave » (al-mamlūk) non plus au souverain mais à l’ensemble des

sujets. Ainsi le pardon divin fait-il écho à la mansuétude du prince. De la même manière, les

bienfaits dispensés par Dieu dénotent la générosité du souverain (karam, ifḍāl, ǧūd). Dès lors,

le poème qui semblait au premier abord bien éloigné du sujet traité dans le chapitre – l’argent

– prend une autre dimension et peut être perçu comme l’illustration de la générosité du

souverain.

La deuxième partie du poème (vers 20 à 33) traite du voyage de ceux qui ont porté son

message jusqu’à La Mecque. Abū Ḥammū évoque ainsi la caravane de pèlerins (al-rakbu sarā

naḥwa l-ʽalamī, v. 21), les chameaux (sarati l-ibilu lammā rtaḥalū, v. 23), son regret de ne pas les

accompagner (bakaytu l-damʽa ʽalā zalalin, v. 28) et, enfin, leur visite à la tombe du prophète

281
(zārū l-hādī, v. 30), à la ville sainte (lammā qadimū li-ḥimā l-ḥaramī, v. 31), leur

circumambulation autour de la Kaaba et leurs invocations (ṭāfū bi-l-bayti wa-qad waqafū wa-

daʽaw iḏ ḏāka li-rabbihimī, v. 32) et conlut cette partie en assurant que leurs péchés ont été

pardonnés (ġufirat bi-l-bayti ḏunūbuhum, v. 33).

Dans la troisième partie (vers 34 à 44), Abū Ḥammū s’emploie à justifier le fait qu’il

n’ait pas lui-même accompli le pèlerinage [mètre : al-mutadārak al-ẖabab] :

34/ Wa-baqā l-muštāqu bi-zafratihi fī Maġribihi yabkī bi-damī

35/ Qad qayyadanī mā qalladanī min ḥukmi ḥakīmin ḏī ḥikamī

36/ Ǧismī bi-Tilimsānin danifun wa-l-qalbu rahīnun bi-l-Ḥaramī

37/ Wa-li-annī amīru l-ẖalqi fa-lam astaṭiʽ safaran min aǧlihimī

38/ Fa-aqamtu li-uṣliḥa mā fasadat780 bi-l-ġarbi yadu l-fitani l-duhumī

39/ Wa-baʽaṯtu risālata mukta’ibin li-šafīʽi l-ʽurbi maʽa l-ʽaǧamī

40/ Arǧū fī l-ḥašri ǧawā’izahā min ẖayrin wafiyyin bi-ḏimamī

41/ Nadamī iḏ lam uʽmil qadamī ʽiwaḍa l-qirṭāsi maʽa l-qalamī

42/ Bi-duʽā ʽĪsā wa-bi-Idrīsā yarǧū Mūsā kašfa l-alamī

43/ Wa-yaẖuṣṣuka yā asnā qamarin bi-ṣalātin fā’iqati l-ʽiẓamī

44/ Wa-salāmin yafḍaḥu kulla šaḏan yuzrī bi-l-zahri l-mubtasimī781

34/ L’amant, avec ses soupirs, est demeuré

Au couchant où il vit et pleure des larmes de sang

35/ Je suis entravé pour avoir été chargé

Du pouvoir d’un sage aux multiples savoirs

36/ Mon corps est à Tlemcen, languissant

780
Comme nous l’avons signalé en note dans notre édition, le verbe de forme IV, afsadat, serait plus juste mais
ne correspond pas au mètre.
781
Wāsiṭa, p. 16-17.
282
Et mon cœur dans la ville sainte, prisonnier

37/ Parce que je suis le Commandeur des êtres,

Pour eux, je ne peux voyager

38/ Je suis resté pour rétablir l’ordre corrompu

À l’ouest, par la main de sombres troubles

39/ Et j’ai envoyé la lettre d’un homme affligé

À l’intercesseur des Arabes et des étrangers

40/ Dans l’espoir d’être récompensé le Jour de la Résurrection

Pour avoir accompli les protections que je devais fournir

41/ Regrettant de ne pas avoir usé mes pieds

Plutôt que le feuillet et la plume

42/ Par l’invocation de Jésus (ʽĪsā) et Hénoch (Idrīs)

Moïse (Mūsā) espère alléger sa souffrance

43/ Il t’adresse, à toi particulièrement, ô lune éclatante,

Une majestueuse prière

44/ Et un salut qui ferait pâlir les parfums les plus odorants

Et qui ferait honte aux fleurs épanouies

Si, à la fin de la deuxième partie, les lieux évoqués sont ceux du pèlerinage (la tombe

du prophète, v. 30 ; La Mecque, v. 31 ; la Kaaba, v. 32), la troisième partie se concentre sur les

lieux dans lesquels se trouve l’auteur (Le Maghreb, v. 34 ; Tlemcen, v. 36). Une dichotomie

s’établit entre le cœur du souverain qui, dans la deuxième partie, a accompagné les pèlerins

(v. 23) pour être ensuite retenu prisonnier à La Mecque (v. 36) et son corps retenu à Tlemcen

(v. 36). Par cette dichotomie, Abū Ḥammū investit les deux espaces, malgré la distance qui les

sépare et affirme ainsi qu’il sait concilier l’ici-bas et ses devoirs (symbolisés par les lieux de

283
son pouvoir au Maghreb) et l’au-delà (symbolisé par les lieux du pèlerinage), caractéristique

du bon souverain, comme nous l’avons vu précédemment.

S’il n’a pu se rendre physiquement aux lieux du pèlerinage, ce n’est pas par choix mais

par devoir, lui qui est « entravé » (v. 35) par le pouvoir dont il est chargé, faisant ainsi allusion

au pouvoir d’origine divine dont il est aussi question dans le chapitre sur la justice. Cette

charge confiée par Dieu l’empêche de voyager car il doit prendre soin des êtres dont il est le

« Commandeur » (v. 37), ne pouvant les laisser seuls, sans protecteur. Cette situation l’afflige,

comme l’indique l’abondant lexique de la douleur mobilisé dans ce passage (« soupirs »,

« pleure des larmes de sang », v. 34 ; « accablé », v. 36 ; « affligé », v. 39 ; « mon regret », v. 41 ;

« sa souffrance », v. 42 ). Mais malgré cette affliction, il s’acquitte fidèlement de la tâche qui

lui a été confiée en œuvrant à rétablir l’ordre et à mettre fin aux troubles qui ravagent son

territoire (v. 38) et en assurant la protection de ses administrés (v. 40), se présentant ainsi

comme le garant de la justice. Il accomplit ainsi une action qui pourra lui valoir, au même

titre que le pèlerinage, une récompense le Jour de la Résurrection.

Enfin, l’évocation des figures de ʽĪsā et Idrīs (v. 42) est un moyen pour Abū Ḥammū de

renforcer sa légitimité à la fois religieuse et politique. Légitimité religieuse puisque Jésus (ʽĪsā)

et Hénoch (Idrīs) sont considérés par la tradition musulmane comme deux prophètes

auxquels il s’associe en s’identifiant lui-même au prophète Moïse dont il porte le nom (Mūsā).

Légitimité politique puisque ces deux noms, ʽĪsā et Idrīs, font aussi écho à deux figures

majeures de la dynastie idrisside qui a régné sur le Maghreb du VIIIe siècle au Xe siècle (789-

985). Idrīs réfère probablement à Idris II qui, d’après Yaḥyā b. Ḫaldūn, « gouverna le Maghrib

tout entier pendant trente-huit ans » (malaka l-Maġrib bi-asrihi ṯamānin wa-ṯalāṯīn sana782) et

782
Buġya, I, p. 80 ; trad. franç. p. 104.
284
ʽĪsā à celui de ses fils qui, à sa mort, hérita du gouvernement de Tlemcen783. Comme l’a montré

Jennifer Vanz dans sa thèse784, les Abdelwadides, comme les Mérinides, se réclament des

Idrissides :

Contrairement aux Mérinides qui mobilisent l’héritage idrisside pour justifier

leur domination sur un territoire, les Abdelwadides l’utilisent pour légitimer leur

dynastie et la capacité de ses souverains à régner785.

Ce sont les chroniqueurs des deux dynasties qui s’emploient à instaurer cette

légitimité. Pour les Mérinides, Ibn Abī Zarʽ attribue, dans son Rawḍ al-Qirṭās786, histoire locale

et dynastique, la fondation de Fès, devenue par la suite capitale des Mérinides, à Idris II787.

Pour les Abdelwadides, c’est notamment Yaḥyā b. Ḫaldūn qui évoque une ascendance

idrisside dans une branche la généalogie abdelwadide788 et donc une ascendance alide qui est

affirmée au sujet d’Abū Ḥammū présenté comme le descendant de ʽAlī b. Abī Ṭālib789. Cette

filiation avec les Idrissides est donc reprise par Abū Ḥammū dans son poème qui, loin d’être

un simple poème où il exprime sa nostalige des lieux saints, est avant tout un outil lui

permettant d’ancrer sa légitimité.

783
Comme le souligne Jennifer Vanz, cette version de Yaḥyā b. Ḫaldūn contredit celle du Rawḍ al-qirṯās selon
lequel l’héritier d’Idrīs II, Muḥammad b. Idrīs, confia le gouvernement de Tlemcen à un autre de ses frères
dénommé Ḥamza, L’invention d’une capitale, op. cit., note 144, p. 140 ; Ibn Abī Zarʽ, al-Anīs al-muṭrib bi-rawḍ al-
qirṭās fī aẖbār mulūk al-Maġrib wa-ta’rīẖ madīnat Fās, Rabat, Dār al-Manṣūr li-l-tibāʽa wa-l-wirāqa, 1972, p. 51, trad.
franç. Auguste Beaumier, Roudh el-Kartas. Histoire des souverains du Maghreb (Espagne et Maroc) et annales de la ville
de Fès, Paris, Imprimerie impériale, 1860, p. 62.
784
Jennifer Vanz, L’invention d’une capitale, op. cit., p. 135-143.
785
Ibid., p. 141.
786
Cette chronique, dont le titre complet est al-Anīs al-muṭrib bi-rawḍ al-qirṭās fī aẖbār mulūk al-Maġrib wa-ta’rīẖ
madīnat Fās est, d’après Maya Shatzmiller, la plus connue des chroniques du XIVe siècle. Divisée en deux parties
distinctes, elle traite, dans un premier temps, de l’histoire de la ville de Fès et, dans un deuxième temps, de la
dynastie mérinide, L’historiographie mérinide, op. cit., p. 18-25.
787
Jennifer Vanz, L’invention d’une capitale, op. cit., p. 135 ; Ibn Abī Zarʽ, al-Anīs al-muṭrib bi-rawḍ al-qirṭās, op. cit., p.
30-32, trad. franç. p. 32-35.
788
Buġya, I, p. 101-102 ; trad. franç. p. 133-134, cité par Jennifer Vanz, L’invention d’une capitale, op. cit., p. 140.
789
Buġya, II, p. 8 ; trad. franç. p. 7. Sur cette question de la descendance alide, voir aussi le chapitre 8 de ce travail,
p. 489-490.
285
6.2. L’organisation militaire
6.2.1. L’importance de l’armée
Le chapitre relatif à l’armée, qui fait suite à celui consacré à l’argent dans la première

partie de l’ouvrage, s’ouvre sur les considérations suivantes :

Sache, mon fils, que l’armée est ton soutien. Grâce à elle, tu soumettras les

cités. Fortifie-la par ton argent, c’est la plus convenable des attitudes. Ne renforce pas

ton ennemi en affaiblissant tes défenseurs, car ils se retourneront contre toi le jour

où tu manqueras d’argent. L’armée permet d’atteindre ses objectifs et d’attirer les

profits. Grâce à elle, l’ennemi et le rebelle seront maîtrisés. L’armée est l’éclat de la

royauté, c’est une citadelle qui protège de la peur. [Les soldats] sont les sabres qui

sèment la terreur. Ils te protègent par la lance et le sabre. Qui dispose de troupes

nombreuses aura un pays prospère et sera craint des ennemis et des envieux. Qui voit

le nombre de son armée augmenter verra sa peur diminuer et sa vie s’adoucir. Qui a

peu de défenseurs connaîtra peu de victoires. Qui néglige son armée sera détrôné et

assistera son ennemi contre lui-même. Par sa négligence, il fera fuir ses conseillers.

Sache, mon fils, que ton armée est ta puissance, que ta garde constitue un refuge, que

tes généraux t’assurent le respect et que tes troupes sont ta [meilleure] protection.

Grâce à ton armée, ta situation se maintiendra en bon état, tes ordres seront exécutés

et tes paroles réalisées790.

Ces considérations générales sur l’importance de l’armée font écho à celles sur

l’argent. Comme l’argent, l’armée est un moyen pour le souverain de « réaliser ses objectifs »

puisqu’elle lui permet à la fois de défendre son royaume et d’étendre sa domination. Il est de

nouveau fait référence à la citadelle (ḥiṣn), l’armée devant protéger le souverain contre

l’ennemi et la « peur » qu’il suscite. En outre, ce passage fait clairement référence au “cercle

de la justice”, dans la mesure où l’argent permet de préserver l’armée qui permet à son tour

790
Wāsiṭa, p. 17.
286
d’assurer la prospérité du royaume. Enfin, Abū Ḥammū évoque la possibilité que les soldats

puissent se retourner contre leur souverain (fa-yaʽūdū aʽwān ʽalayka) au moindre manque

d’argent et embrasser le parti de l’ennemi. La menace représentée par la défection des soldats

et la trahison des alliés est fréquemment mise en avant dans l’ouvrage et témoigne, comme

nous le verrons, d’une préoccupation propre à l’auteur de cet ouvrage.

La vulnérabilité du souverain dépourvu d’armée est réitérée quelques lignes plus bas :

« Un roi sans armée est comme une terre sans plante ou un oiseau sans plumes : il ne tardera

pas à être pris » (al-malik bilā ğayš ka-l-arḍ lā nabāt lahā wa-l-ṭā’ir lā rīš lahu yūšaku an yu’ḫaḏa li-

ḥīnihi791), assure Abū Ḥammū. Une telle importance accordée à l’armée n’a rien d’exceptionnel

pour un auteur de miroir aux princes, comme le souligne ʽIzz al-Dīn al-ʽAllām :

Yuwallī l-adīb al-sulṭānī mawḍūʽ al-ǧund makāna muhimma dāẖil muǧmal al-

taṣawwurāt al-siyāsiyya-l-sulṭāniyya iḏ lā yakādu yaẖlū kitāb sulṭānī min ḏikr hāḏā l-mawḍūʽ

wa-taẖṣīṣihi fuṣūl mustaqilla792.

L’auteur de littérature sultanienne accorde à l’armée une place importante

parmi l’ensemble des représentations politiques sultaniennes : aucun ouvrage de ce

genre ne manque de traiter de ce sujet et de lui consacrer des chapitres indépendants.

Cependant, ʽIzz al-Dīn al-ʽAllām reconnaît que ce sujet prend une importance

particulière dans l’ouvrage d’Abū Ḥammū du fait des conditions particulières de son règne :

Fī ẓill wāqiʽ lā tantahī fīhi ḥarb illā li-tabda’a uẖrā, laysa ġarīb al-batta an yu’akkida

ṣāḥib “al-Wāsiṭa” wa-huwa llaḏī yurīdu l-ḥifāẓ ʽalā imāratihi wasaṭ taḥālufāt ʽābira wa-

mutaqalliba ʽalā ahammiyat al-ǧund793.

À une époque où pas une guerre ne se terminait sans qu’une autre ne

commence, il n’y a rien d’étonnant à ce que l’auteur du Wāsiṭa, qui entendait

791
Wāsiṭa, p. 18.
792
Sulṭa, p. 137.
793
Ibid., p. 138.
287
conserver son pouvoir dans un contexte d’alliances éphémères et versatiles, insiste

tant sur l’importance de l’armée.

Il évoque, à titre d’exemple, les conflits internes auxquels le souverain abdelwadide

devait faire face, les guerres menées contre les Mérinides, ses relations tumultueuses avec les

Hafsides ou encore avec les tribus bédouines. ʽIzz al-Dīn al-ʽAllām n’est pas le seul à établir un

lien entre le discours d’Abū Ḥammū sur l’armée et la réalité dans laquelle il exerçait son

pouvoir. D’autres chercheurs avant lui ont également souligné ce point. Ainsi, Aziz al-Azmeh

voit dans l’importance accordée par Abū Ḥammū à l’armée dans son ouvrage « la réflexion

naturelle d’un homme qui a régné habilement pendant trente ans » (this is naturally the

reflection of a man who ruled skilfully for thirty years794) en rappelant toutefois que ce discours sur

l’armée fait partie intégrante du « profil conceptuel du genre » (the conceptual profile of this

genre) auquel l’auteur doit se conformer. Wadād al-Qāḍī, qui s’emploie tout au long de son

article consacré la « théorie politique d’Abū Ḥammū » à mettre en perspective le discours du

souverain avec sa pratique politique, fut la première à justifier l’intérêt porté à l’armée par le

contexte particulier dans lequel l’auteur exerçait le pouvoir :

Lā šakka fī anna l-waḍʽ al-mutawattir wa-imkānāt al-ḥarb al-dā’ima bayna Abī

Ḥammū wa-aʽdā’ihi l-muẖtalifīn qad ǧaʽalat Abā Ḥammū yaʽtanī ʽināya ẖāṣṣa bi-ǧayšihi795.

Nul doute que la situation tendue et les possibilités incessantes de guerre

entre Abū Ḥammū et ses différents ennemis ont poussé Abū Ḥammū à prendre

particulièrement soin de son armée.

Cet intérêt est illustré par un épisode rapporté par Yaḥyā b. Ḫaldūn dans le Buġyat al-

ruwwād796. Au début du mois de šawwāl 767/juin 1366, Abū Ḥammū passa ses troupes en revue

794
Aziz al-Azmeh, Ibn Khaldūn. An Essay in Reinterpretation, op. cit., p.30.
795
Naẓariyya, p. 68.
796
Buġya, p. 181-182 ; trad. franç. p. 225-226.
288
dans la plaine d’al-Munya, à l’extérieur de Tlemcen797. La description extrêmement détaillée

que fournit Yaḥyā b. Ḫaldūn de cet événement vise à souligner la puissance du souverain

abdelwadide en insistant notamment sur le nombre de ses partisans. Il évoque ainsi, alignés

face au sultan assis sous une vaste tente surplombant la plaine, « les escadrons dont le

nombre ne pouvait se compter et que le regard était impuissant à embrasser » (iṣṭaffat bihi l-

katā’ib lā yaḥwīhā l-ʽadd wa-lā tuḥīṭu bi-aqṭārihā l-abṣār798). Puis il décrit minutieusement les

armes, les lances, les uniformes des soldats, le harnachement des montures et le palanquin

richement orné porté par un chameau et dans lequel se trouve une jeune fille chantant des

poèmes visant à éveiller la bravoure des soldats. Il dépeint ensuite les secrétaires qui, chargés

de compter les guerriers de chaque tribu, dénombrent « 12 000 cavaliers touchant solde »

(ḥisāb al-ǧamīʽ iṯnā ʽašara alf fāris murtaziqa799). Wadād al-Qāḍī, qui rapporte le récit de cet

événement, y voit une illustration concrète des propos d’Abū Ḥammū selon lesquels

« l’armée est l’éclat de la royauté » (al-ğayš ubbahat al-ḫilāfa800).

Si le contexte permet d’éclairer le discours d’Abū Ḥammū, son discours apporte

également quelques informations précieuses sur les conditions de son règne. Ainsi, la

description des différents contingents de l’armée dans le Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk

donne à cet ouvrage une valeur documentaire certaine, justifiant le fait qu’il ait pu constituer

une source de référence pour les historiens du Maghreb.

6.2.2. L’organisation de l’armée


Dans le chapitre portant sur la siyāsa, et plus précisément à la fin du premier sous-

chapitre traitant des auxiliaires du pouvoir, se trouve une description détaillée des éléments

797
Sur cette plaine et la symbolique de la sortie de la ville par le souverain partant en campagne, voir l’analyse
de Jennifer Vanz portant sur le même épisode du Buġya, L’invention d’une capitale, op. cit., p. 258-260.
798
Buġya, p. 181 ; trad. franç. p. 225.
799
Ibid., p. 182 ; trad. franç. p. 226.
800
Naẓariyya, p. 98.
289
constitutifs de l’armée du souverain801. Abū Ḥammū fait référence à ce passage dans le

chapitre traitant de l’armée et l’argent : « Je t’ai déjà cité l’organisation de l’armée dans la

règle de la siyāsa, évoquons maintenant la mobilisation de l’armée et la manière de le faire »

(Wa-qad ḏakartu laka tartīb al-ǧayš fī qāʽidat al-siyāsa fa-l-naḏkur al-ān ǧamʽ al-ǧayš wa-

kayfiyyatahu802), ce qui, malgré le caractère parfois éparse des informations traitant du même

sujet dans l’ouvrage, témoigne d’une certaine cohérence dans la structure du discours.

Description des quatre corps de l’armée

Abū Ḥammū divise l’armée en quatre corps : le corps d’élite (al-ẖāṣṣa bi-l-malik), la

tribu du souverain (qabīl al-malik), sa garde803 (anṣār al-malik) et ses mercenaires804 (mamālīk al-

malik). Il présente chacun des corps successivement, en commençant par les éléments

tribaux :

Premier corps : le corps d’élite du roi. Sache, mon fils, qu’il te faut choisir un

corps d’élite parmi les notables des tribus et les membres les plus illustres des

différents clans. Attache-les à ta personne afin que chacun d’entre eux te révèle les

secrets que renferme son propre groupe. Ils doivent avoir de l’affection pour toi,

soutenir ton parti et s’en remettre à toi dans toutes leurs affaires, car s’ils ont de

l’affection pour toi, ils conduiront l’ensemble de leur groupe à embrasser ta cause et

ils auront à cœur de te satisfaire et de te conseiller. Accorde à chacun le statut et la

place qui lui revient selon son rang.

Deuxième corps de l’armée : la tribu, je veux dire la tribu du roi. Sache, mon

fils, qu’il te faut préserver les membres de ta tribu et les assister dans la prospérité

801
Wāsiṭa, p. 86-89.
802
Ibid., p. 143.
803
Le terme anṣār réfère aux hommes de Médine qui apportèrent leur soutien au prophète Muḥammad et, d’une
manière plus générale, aux « aides » ou aux « supporters ». Dans ce contexte, il désigne les membres de la garde
du souverain, comme nous le verrons plus loin.
804
Le terme mamālīk, qui signifie « esclaves », désigne ici spécifiquement les mercenaires au service du souverain
abdelwadide, comme nous le verrons plus loin.
290
comme dans l’adversité. Ne les pousse pas à embrasser un autre parti que le tien et ne

les prive pas de tes bienfaits. Prends pour intime qui est aimant, sincère, dévoué et

intègre, et qui tu considères apte à faire partie de ton intimité et propre à être ainsi

choisi et honoré. Nomme des chefs à la tête des troupes, car la vertu du subordonné

est à l’image de celle de son supérieur. Place à la tête de chaque groupe un chef qui

soit parmi les plus respectés, les plus nobles et les meilleurs d’entre eux, qui aime ton

règne et les membres de ton groupe, déploie tous les efforts possibles pour te servir

et dont on ne puisse craindre, de sa part, ni intrigue, ni médisance. Il doit être dénué

de tout vice et de tout soupçon, entraîner les membres de son groupe à t’obéir et

t’informer de leurs dispositions [à ton égard] à chaque instant. Il ne devra dire que la

vérité les concernant et n’agir envers son autorité qu’avec sincérité805.

Quant au troisième corps de l’armée, qui constitue la garde du souverain (anṣār al-

malik806), il est composé d’éléments chargés de sa protection (min ḥumātihi) qui doivent

« l’entourer de toutes parts » (al-muḥdiqūn bihi min ǧamīʽ ǧihātihi) et ne jamais le quitter de

jour comme de nuit (lā yufāriqūnaka layl wa-lā nahār). La garde est elle-même divisée en quatre

corps : l’aile droite (al-maymana), l’aile gauche (al-maysara), l’avant-garde (al-muqaddima) et

l’arrière-garde (al-sāqa). Pour chaque corps de garde, Abū Ḥammū apporte trois types

d’informations : les vertus devant caractériser les membres de ce corps, celles de leurs

généraux et leur place vis-à-vis du souverain.

Les membres composant l’aile droite doivent être choisis pour « leur vigueur et leur

habileté, leur bravoure et leur véhémence » (taẖayyarhum min ḏawī l-šidda wa-l-kifāya, wa-l-

nağda wa-l-ḥimāya) et être dirigés par un général courageux et vigoureux appartenant au

corps d’élite du roi (tuqaddimu ʽalayhim min ḥāṣṣatika l-ağwād qā’id min al-quwwād rabīṭ al-

ǧa’š ṣādiq al-ba’s). Ils doivent être placés à la droite du souverain et être vêtus des plus beaux

805
Wāsiṭa, p. 86-87.
806
Ibid., p. 87. Sauf indication contraire, les citations suivantes sont toutes extraites de la même page.
291
uniformes (an yakūna nuzūluhum fī maḥallatika ʽan yamīnika fī l-manzila mutazayyīn aḥsan ziyy

wa-ağmalahu).

Les membres de l’aile gauche doivent être « aussi choisis parmi les braves défenseurs,

faisant fi du danger, figurant parmi les plus fameux cavaliers, s’illustrant par leur maîtrise du

sabre et de la lance, sachant se battre et mener des combats, attaquer et frapper» (fa-l-

taḫayyarhum ayḍan min ḥumāt al-abṭāl al-muqtaḥimīn li-l-ahwāl min mašāhīr al-fursān wa-aswad

al-ḍirāb wa-l-ṭiʽān wa-ahl al-ğilād wa-l-kifāḥ wa-l-iqdām wa-l-niṭāḥ). Leur général doit notamment

être « d’une fermeté inébranlable, fin connaisseur des champs de bataille et capable

d’endurer les coups de lance et de sabre » (qā’id ṯābit al-qalb ʽārif bi-mawāqiʽ al-ḥarb ṣābir li-l-

ṭaʽn wa-l-ḍarb). Ils sont, comme leur nom l’indique, placés à la gauche du souverain.

L’avant-garde est également composée de cavaliers (aṣḥāb al-ẖuyūl) ayant déjà

expérimenté les situations difficiles (al-ʽārifīn bi-l-šadā’id). Le souverain doit nommer à leur

tête un « général clairvoyant quant aux occasions à saisir et aux tromperies, qui a pratiqué la

guerre plusieurs fois, ne fuit pas l’attaque et ne se laisse pas ébranler quand la terre tremble

sous les pieds » (qā’id baṣīr bi-mawāḍiʽ al-furaṣ wa-l-ġirra qad mārasa l-ḥurūb al-marra baʽd al-

marra lā yuḥğimu ʽan al-iqdām wa-lā yatazaḥzaḥu ʽinda tazalzul al-aqdām807).

Enfin, les membres de l’arrière-garde constituent la garde rapprochée808 du souverain

chargée de le défendre et de lui porter secours (wa-hum ahl daḫlatika l-maḫṣūṣūn bi-muwālātika

wa-nuṣratika). Abū Ḥammū lui accorde une importance particulière qui la distingue des autres

corps :

Il te faut prendre une garde rapprochée qui soit composée de défenseurs

illustres, nobles et valeureux, figurant parmi les hommes les plus honorables de leur

807
Wāsiṭa, p. 88. Sauf indication contraire, les citations suivantes sont toutes extraites de la même page.
808
Reinhart Dozy donne la définition suivante de l’expression ahl daẖlatihi, en s’appuyant notamment sur
l’ouvrage d’Abū Ḥammū : « En parlant d’un prince, les personnes qui sont dans son intimité, ses confidents, son
entourage », Supplément, I, p. 427.
292
tribu et s’étant conduit en héros sur le champ de bataille809. Ils doivent être

inébranlables face à l’adversité, endurants dans la mêlée et braves lorsque survient

un malheur, car ils sont le pôle autour duquel tout gravite et l’abri servant de refuge

aux fuyards. Grâce à eux, les défaites sont repoussées, les calamités évitées et les

afflictions chassées. Ils sont le pivot de la guerre : ils effraient l’ennemi en gardant

leur position et le privent de toute assistance en maintenant leurs rangs serrés. Tous

peuvent combattre les membres de l’aile droite, de l’aile gauche et de l’avant-garde.

C’est l’avis, solidement établi, affermi et consolidé, de qui a pratiqué la guerre. Car il

se peut qu’un jour certains d’entre eux provoquent un trouble, se rebellent ou

distillent la haine. Tu devras alors envoyer ta garde rapprochée les réprimer et faire

cesser leurs agissements.

Il évoque ensuite leur général qui doit notamment figurer parmi « les meilleurs

éléments » du corps d’élite et ceux qui lui sont « les plus proches », avoir une longue

expérience des guerres (qā’id min ẖiyār ẖāṣṣatika l-aqrabīn al-mumārisīn li-l-ḥurūb al-

muǧarrabīn810) et s’être illustré dans toutes les batailles célèbres (wa-štuhira fī kull muʽtarak

mašhūr). Quant à la place que doit occuper l’arrière-garde, il est précisé que ses membres

doivent établir leur camp juste derrière la tente du souverain quand celui-ci est en

déplacement, en temps de paix comme en temps de guerre (wa-yakūnu nuzūluhum fī

maḥallatika ẖalfa manzilatika wa-ka-ḏālika fī ḥāl rukūbika wa-ḥālatay silmika wa-ḥurūbika).

Abū Ḥammū conclut ce passage sur les différents corps de garde du souverain en

répétant qu’ils doivent l’accompagner nuit et jour, chevaucher quand il chevauche et mettre

pied à terre quand il le fait, avant d’adresser à son fils cette dernière recommandation :

809
La composition de la sāqa telle que la décrit Abū Ḥammū diffère nettement de l’époque almohade où, selon
Mehdi Ghouirgate, elle englobait le calife, l’ensemble des princes mu’minides, les fils des notables et les esclaves,
L’ordre almohade, 1120-1269 : une nouvelle lecture anthropologique, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2014,
p. 314-318.
810
Wāsiṭa, p. 89. Sauf indication contraire, les citations suivantes sont toutes extraites de la même page.
293
Wa-yakūnūna muqāwimīn bi-qabīlika fī l-šaǧāʽa li-allā yaẖruǧa baʽḍuhum ʽan al-

imtiṯāl wa-l-ṭāʽa fa-in ẓahara min baʽḍ qabīlika taẖāḏul wa-inkār fa-taqmaʽuhum bi-ha’ulā’

al-ḥumāt al-anṣār.

Ils doivent rivaliser de courage avec les membres de ta tribu afin qu’aucun

d’entre eux ne cesse d’obéir et de se soumettre. Si certains en viennent à faire

défection et à rejeter [ton autorité], tu les réprimeras en utilisant ces défenseurs qui

composent ta garde.

Enfin, le dernier corps est composé de mercenaires au service du souverain, eux-

mêmes divisés en quatre éléments distincts : les renégats chrétiens811 (al-aʽlāğ), les chrétiens812

(al-naṣārā), les mercenaires turcs813 (al-aġzāz) et les esclaves (al-wuṣfān). Les mercenaires turcs

sont eux-mêmes divisés en esclaves (wuṣfān), Turcs (atrāk), renégats (aʽlāğ) et supplétifs

(munḍāfūn814).

811
Aussi appelés ṣaqāliba, les « renégats chrétiens » étaient achetés, capturés ou offerts aux souverains
abdelwadides et officiaient généralement comme gardes du harem ou du sultan. Certains ont pu accéder à des
postes importants et devenir chambellans ou ministres. Supplément, II, p. 159 ; ʽAbd al-ʽAzīz Fīlālī, Tilimsān fī l-
ʽahd al-zayyānī, op. cit., p. 183-184.
812
Les chrétiens au service des souverains abdelwadides étaient pour la plupart sujets des couronnes d’Aragon
et de Castille. Ils formaient une milice dont la présence remonte à la fondation de la dynastie. Yaġmurāsan aurait
ainsi pris à son service un corps de lanciers chrétiens. Ils étaient parfois liés à des intrigues politiques comme
en témoignent les événements de 1254 où la milice chrétienne fut massacrée après avoir tué le frère du roi.
Avant l’avènement de la dynastie abdelwadide, ils jouaient déjà un rôle notable auprès des derniers souverains
almoravides, puis almohades. Charles-Emmanuel Dufourcq, L’Espagne catalane et le Maghrib, op. cit., p. 149-151 et
p. 514-516 ; Atallah Dhina, Les États de l’Occident musulman, op. cit., p. 443.
813
Dès 454/1062, le sultan almoravide Yūsuf b. Tāšfīn intégra des mercenaires turcs dans son armée. Les aġzāz
servirent ensuite comme archers dans l’armée almohade où ils « jouissaient d’une grande faveur » auprès des
souverains de cette dynastie. Ils intégrèrent l’armée du fondateur de la dynastie abdelwadide, Yaġmurāsan, en
633/1235. Certains occupèrent par la suite de hautes fonctions, tel Mūsā b. ʽAlī qui devint commandant de
l’armée sous le règne d’Abū Ḥammū Ier. Supplément, II, p. 210 ; ʽAbd al-ʽAzīz Fīlālī, Tilimsān fī l-ʽahd al-zayyānī, op.
cit., p. 181-183, Atallah Dhina, Le royaume abdelouadide, op. cit., p. 50.
814
Ce terme désigne ceux qui ont été rattachés à ce corps alors qu’ils n’en partagent pas l’origine géographique
ou la “généalogie”. Il figure dans le manuscrit de Rabat et l’édition de Tunis alors que notre manuscrit de base
donne à la place munāṣifūn que Reinhart Dozy rend par « colon partiaire, fermier » (Supplément, II, p. 680). Quant
au manuscrit d’Alger, il ne mentionne pas cette quatrième catégorie de mercenaires turcs.
294
Ces mercenaires que nous venons de citer doivent être au même nombre que

tes défenseurs et tes gardes présentés précédemment. Car si certains de tes gardes en

viennent à te désobéir ou à troubler l’exercice de ton pouvoir, tu devras utiliser ces

éléments pour les réprimer et les empêcher de faire défection et de désobéir. Ces

derniers doivent être extrêmement vigoureux, habiles et braves, être de belle

apparence, bien équipés, audacieux, fermes et impétueux. Ils doivent loger dans ta

capitale afin que tu puisses aisément les trouver et qu’ils puissent t’apporter soutien

et assistance. Ils ne doivent pas te quitter, ne serait-ce l’espace d’un instant, ni jamais

te perdre de vue, quelle qu’en soit l’occasion. Quant à l’ordre dans lequel il doivent

chevaucher et à leur disposition en pareille occasion, les mercenaires turcs et les

renégats doivent chevaucher devant toi, à tes côtés, de sorte qu’ils te précèdent. De la

même manière, les chrétiens et les esclaves doivent chevaucher derrière toi avec les

cavaliers de ta garde rapprochée815.

Chaque groupe doit être commandé par un général vigilant et courageux (qā’id

mutaḥaffiẓ nāǧid) et porter un étendard qui le distingue des autres (ʽalam yamtāzūna bi-

sababihi). Enfin, Abū Ḥammū ajoute que chaque souverain aime à être précédé par « des

hommes braves, très compétents et imposants » (riğāl anğād kufāt aṭwād) qui marchent à pied

devant lui alors qu’il chevauche sur sa monture et qui doivent se distinguer des autres gens

en portant des capes (aqbiya) de différentes couleurs et de courtes lances au bout desquelles

flottent de petits étendards (ṣiġār al-rāyāt) de différents types de soie, ce qui contribue à

accroître le prestige et la beauté du pouvoir (yazīdūna fī bahā’ al-mulk wa-ǧamālihi).

Analyse du discours sur l’organisation de l’armée

Ce passage sur la structure de l’armée est probablement celui qui, dans l’ouvrage

d’Abū Ḥammū, reflète le plus la réalité de son pouvoir. En comparant le discours sur la

constitution de l’armée chez Ibn Riḍwān, Ibn al-Ḫaṭīb et Abū Ḥammū, ʽIzz al-Dīn al-ʽAllām

815
Wāsiṭa, p. 88-89.
295
remarque « un accord quasi unanime » (ittifāq šibh kāmil816) de ces auteurs sur le fait que

l’armée doit nécessairement se composer « d’éléments disparates et de différentes tribus »

(aǧnās muftariqa wa-qabā’il šattā). Il souligne cependant une nette divergence quant aux

éléments constitutifs de cette armée, qui s’explique par la nature de leurs sources. Alors

qu’Ibn Riḍwān et Ibn al-Ḫaṭīb s’appuient sur des sources théoriques – le premier sur le Kitāb

al-Siyāsa (ou Sirr al-asrār) attribué à Aristote et le second sur al-ʽUhūd al-yūnāniyya du Pseudo-

Platon – Abū Ḥammū « part, dans son discours sur la structure de l’armée, de la réalité même

de son État et non pas d’un ouvrage politique tout prêt, ce qui le distingue des autres auteurs »

(fa-inna Abā Ḥammū yanṭaliqu fī ḥadīṯihi ʽan “aqsām al-ǧund” min wāqiʽ dawlatihi nafsihā lā min

kitāb siyāsī ǧāhiz wa-hāḏā mā yumayyizuhu ʽanhum817). Wadād al-Qāḍī souligne aussi cette

spécificité de l’ouvrage d’Abū Ḥammū et met en avant l’intérêt historique qu’il représente

dans la mesure où aucun autre ouvrage traitant de l’histoire de la dynastie abdelwadide ne

décrit l’armée avec autant de détails. Puis elle s’attache à justifier le lien entre le discours et

la réalité :

Yumkinunā an nata’akkada min anna al-aqsām al-maḏkūra fī l-naẓariyya fī Kitāb al-

Wāsiṭa kānat hiya nafsuhā bi-l-fiʽl aqsām al-ǧayš fī dawlat Abī Ḥammū li-annahu yaḏkuru

baynahā fi’a yusammīhā “mamālīk al-malik” […] fa-hāḏa taṣnīf ḏū ṭābiʽ maḥallī818.

Nous pouvons affirmer que les catégories citées dans la théorie, dans le Wāsiṭa,

étaient effectivement les mêmes catégories de l’armée qui existaient dans l’État d’Abū

Ḥammū puisqu’il cite, parmi elles, une catégorie appelée “les mercenaires du roi” […],

catégorie qui relève d’un particularisme local.

Elle remarque également qu’Abū Ḥammū n’évoque « jamais les Arabes – ou les alliés

- dans tout son ouvrage bien qu’ils constituent une puissance non négligeable dans

816
Sulṭa, p. 141.
817
Ibid., p. 143.
818
Naẓariyya, p. 97.
296
l’équilibre des forces du Maghreb au VIIIe siècle » (lā yataʽarraḍu li-ḏikr al-ʽArab – aw al-awliyā’

– qaṭṭ fī kitābihi kullihi raġma annahum kānū yumaṯṯilūna quwwa lā yustahānu bihā fī mawāzīn al-

quwā fī l-Maġrib fī l-qarn al-ṯāmin819). Elle explique cette omission par le fait que, d’une part, les

Arabes bédouins ne faisaient pas partie intégrante de l’armée du souverain (li-anna ha’ulā’ lam

yakūnū qism niẓāmī min al-ǧayš) et, d’autre part, par un probable embarras de la part d’Abū

Ḥammū à dévoiler la manière de se les concilier (al-taḥarruǧ min ḏikr wasā’il isti’lāfihim) alors

qu’il avait encore besoin de leurs services au moment il écrivait son livre et qu’il ne voulait

pas dévoiler leur situation.

Cette analyse est contestable à double titre. Premièrement, les tribus arabes alliées

d’Abū Ḥammū ne sont pas totalement absentes de l’ouvrage dans la mesure où il y fait

référence à plusieurs reprises dans ses poèmes et dans le passage relatant sa prise de

pouvoir820. Et, deuxièmement, même s’il ne les cite pas nommément dans la constitution de

l’armée, les « tribus » auxquelles il fait référence incluent aussi bien les tribus berbères

qu’arabes. En s’appuyant sur un passage du Zahr al-bustān selon lequel Abū Ḥammū « a choisi

le désert pour emblème et les Arabes comme protecteurs et défenseurs » (ittaẖaḏa l-ṣaḥrā’ šiʽār

wa-l-ʽArab ḥumāt wa-anṣār821), Jennifer Vanz assure ainsi que ces tribus constituaient « une

composante essentielle de l’armée abdelwadide822 ». Cette citation du Zahr al-bustān laisse

également entendre que certains membres de ces tribus faisaient partie de la garde du

souverain, appelée justement al-anṣār.

Si le lien entre le contenu de l’ouvrage et la réalité pratique ne fait guère de doute, ce

n’est pas tant la valeur strictement documentaire de ce discours et les renseignements qu’il

peut apporter sur la constitution de l’armée à l’époque d’Abū Ḥammū qui nous importe ici

819
Naẓariyya, p. 98.
820
Wāsiṭa, p. 19, 22, 123.
821
Zahr al-bustān, éd. A. Hāǧiyāt, p. 59 ; éd. B. al-Darrāǧī, p. 83.
822
Jennifer Vanz, L’invention d’une capitale, op. cit., p. 419.
297
que la conception particulière des rapports de force que ce discours véhicule. Il témoigne en

effet du rôle ambigu des forces armées qui, tout en constituant un soutien indispensable au

pouvoir en place, représentent également un grand danger pour le souverain. Le discours

d’Abū Ḥammū sur l’armée est ainsi sous-tendu par la crainte d’une défection ou d’une

trahison et le souci constant d’asseoir sa domination sur les différents corps.

Concernant les autres tribus que la sienne, il met l’accent sur la nécessité de se

concilier les faveurs du chef qui apparaît comme un allié indispensable dans la mesure où,

par sa soumission, il lui assure celle de tout son groupe et, par son affection, il lui donne accès

aux « secrets » du groupe, lui permettant ainsi d’identifier et de déjouer d’éventuelles

velléités sécessionnistes.

Envers sa propre tribu, il insiste sur la nécessité de subvenir aux besoins de ses

membres afin qu’ils ne soient pas tentés de rejoindre un autre parti que le sien. Les rivalités

au sein d’une même tribu n’étaient pas rares, et les nombreux troubles orchestrés contre le

pouvoir d’Abū Ḥammū par son cousin Abū Zayyān tout au long de son règne ne sont

certainement pas étrangers à ces considérations. Pour parer à ces divisions internes, le

souverain doit placer ses fidèles à la tête de chaque clan, non seulement pour s’assurer la

soumission du reste du clan, mais aussi pour être informé des dispositions de chacun et ainsi,

comme c’est le cas avec les autres tribus, prévenir d’éventuelles rébellions.

Enfin, l’élément le plus frappant est la fonction répressive dédiée à certains éléments

de l’armée contre les autres corps. Ainsi les membres de la garde (al-anṣār) peuvent être

appelés à réprimer les membres de la tribu du souverain qui afficheraient des vellétiés de

rébellion et sont eux-mêmes susceptibles d’être réprimés par la garde rapprochée (al-sāqa)

du sultan qui, elle-même, se trouve sous le joug des mercenaires. En opposant ainsi les

différents corps entre eux et en octroyant à certains le pouvoir de réprimer les autres, Abū

Ḥammū entend à la fois parer à toute sédition et éviter le moindre risque de collusion entre

298
ces corps armés contre sa propre personne. Ce discours dénote un climat de défiance

permanente visant l’ensemble des forces armées, toutes étant suspectées d’abriter

d’éventuels traîtres et de constituer un danger pour le souverain, hormis peut-être les

mercenaires. Il semble en effet que ce corps étranger, dont la répression par un autre corps

de l’armée n’est pas envisagée, suscite moins la méfiance du souverain, leur caractère

exogène limitant de fait leurs éventuelles ambitions hégémoniques. Le danger représenté par

l’armée et les moyens de s’en préserver sous-tendent, comme nous allons le voir, tout le

discours sur l’armée.

6.2.3. Des moyens de conserver son armée… et de s’en préserver


De la même manière que le chapitre portant sur l’argent a pour objet de « préserver »

cette ressource comme l’indique son titre (« Tawṣiya turšidu ilā ḥifẓ al-māl »823), le chapitre

portant sur l’armée vise également à « préserver » ou « conserver » les forces armées

(« Tawṣiya turšidu ilā ḥifẓ al-ǧuyūš »). Il contient toute une série de recommandations visant

surtout pour le souverain à se concilier ses membres :

Cherche, par ton affection, à te les concilier. Tes belles considérations les

amèneront à t’obéir. Répands sur eux ta générosité, ils rendront ton pays prospère.

Octroie-leur ce à quoi ils ont droit, tu seras assuré qu’ils ne te désobéiront pas. Mon

fils, en honorant l’armée tu l’asserviras, en la négligeant tu l’éloigneras. Sache, mon

fils, que corrompre leurs cœurs laissera nécessairement apparaître leurs vices. Ne

provoque pas la colère des grands et ne méprise pas les petits. Élève les généraux [et

honore les braves]. Sois juste dans leurs rétributions, ils t’apporteront leur protection.

N’enlève à personne [le mérite de] l’action qu’il a accomplie, ne déprécie pas les

qualités de l’officier et n’oublie pas les services qu’il t’a rendus par le passé pour ne

pas corrompre ses bonnes intentions. Ne prive pas [les membres de l’armée] de tes

bienfaits et traite-les en fonction de la situation dans laquelle tu te trouves. Tu dois

823
Wāsiṭa, p. 13.
299
observer attentivement leur état et réfléchir à leurs intérêts et à leur avenir. Car si tu

préserves tes soldats, tu préserveras tes sujets et ton pays. Si tu les négliges, ils

t’abandonneront et si tu t’opposes à eux, ils se lasseront de toi824.

Ce passage laisse apparaître une double crainte, d’une part la crainte d’une défection

de son armée et, d’autre part, celle de violences que celle-ci pourrait exercer à l’encontre des

sujets et des ravages qu’elle pourrait causer au royaume. La crainte de la défection se

matérialise par les nombreuses références à l’obéissance des forces armées et à leur

soumission, ainsi qu’à la possibilité d’être abandonné. Celle de la violence des forces armées

par l’évocation de leurs vices, de leur colère et de la préservation des sujets et du pays. Ainsi

les recommandations sont empreintes de précaution : il faut veiller à ne pas heurter la

susceptibilité des uns et des autres en traitant chacun avec considération et en reconnaissant

le mérite de ses actions passées, et se concilier les troupes en se gardant de toute négligence

à leur égard et en se montrant affectueux, généreux et « juste » dans les rétributions.

La question de la rétribution est essentielle car, comme le souligne ʽIzz al-Dīn al-

ʽAllām, « les soldats qui ne percevront pas leur dû de la part du sultan en seront réduits à

deux cas de figure, qui tous deux mèneront le royaume à sa perte » (lā yakūnu amām al-ǧund

allaḏī lā yafī l-sulṭān bi-ḥuqūqihim wa-ǧirāyātihi min malǧa’ siwā amrayn, kilāhumā yu’addī ilā nhiyār

al-mamlaka825) : soit ils oppresseront les sujets pour extorquer leur argent (immā an yatasallaṭa

ʽalā l-raʽiyya wa-yastawliya ʽalā amwālihā), soit ils se laisseront acheter par l’ennemi (imkāniyyat

širā’ ǧund al-sulṭān min qibal ʽaduwwihi). Mais que signifie pour Abū Ḥammū une rétribution

« juste » ?

Nous avons vu précédemment qu’en matière de rétribution, la justice consiste

généralement à donner à chacun ce qui lui revient selon son rang. Mais concernant les

824
Wāsiṭa, p. 17-18.
825
Sulṭa, p. 140.
300
rémunérations des membres des forces armées, ce critère n’est pas le seul à être pris en

considération, comme l’indique le passage suivant, extrait du chapitre portant sur l’argent et

l’armée (ǧamʽ al-māl wa-l-ǧayš) :

Les rétributions des membres l’armée sont ordonnées en fonction de la

noblesse de leur famille826, de leur courage, de leur ancienneté à ton service, de la

faveur que tu accordes à chacun d’entre eux, de l’affection qu’ils te portent, de leur

docilité, de leur amitié et des efforts fournis. Cela concerne les gens qui te sont soumis,

lèvent l’impôt et sont du pays, c’est-à-dire les défenseurs du royaume, les braves, les

membres de ta garde et les soldats à l’exception des mercenaires qui te sont dévoués

et sont employés827 à ton service. Les gages de ces derniers leur sont payés

mensuellement et leurs rations sont prélevées sur le Trésor mois après mois. Ils sont

rémunérés en fonction du rang qu’ils occupent. Quant aux gens du pays, ils perçoivent

l’impôt à des moments bien définis et en fonction [des concessions], selon les taux

prévus, pour entretenir leur famille, leurs enfants, leurs chevaux et leurs

équipements828.

Ce passage met de nouveau en lumière la différence de statut séparant les autochtones

des éléments étrangers intégrés dans le corps des mercenaires. Les premiers sont rétribués

par l’impôt qu’ils prélèvent sur le territoire qui leur a été concédé. Comme le remarque

Jennifer Vanz, alors que le fondateur de la dynastie, Yaġmurāsan, accordait aux différentes

tribus des concessions territoriales (iqṭāʽ) aux frontières de son royaume afin de créer des

zones tampon protégeant le territoire abdelwadide contre les attaques extérieures, Abū

Ḥammū distribuait aux tribus alliées des concessions fiscales et/ou territoriales situées au

cœur de son territoire « en échange d’une reconnaissance de sa souveraineté et d’un soutien

826
Supplément, I, p. 131-132.
827
Ibid., p. 829.
828
Wāsiṭa, p. 144.
301
militaire lors des conflits »829. Ce sont donc les taxes et les impôts que ces tribus prélevaient

sur les territoires concédés qui faisaient office de rétributions pour les services militaires

rendus au souverain. Pour fixer le montant de ces rémunérations, Abū Ḥammū met l’accent

sur le mérite, chaque tribu étant rétribuée en fonction de sa fidélité au sultan, de son degré

de soumission et de l’importance de son engagement militaire à ses côtés.

Ces concessions faites aux tribus sont à double tranchant pour le souverain. Si elles

permettent d’une part de mieux les contrôler en favorisant le « processus de

territorialisation830 » de ces tribus et de s’assurer de leur soutien militaire, elles constituent

aussi un danger potentiel menaçant l’intégrité du pouvoir central en cas de sécession de ces

tribus. C’est ce qui motive les précautions prises par Abū Ḥammū pour garantir leur

soumission, comme nous l’avons vu plus haut. En revanche, la situation des mercenaires est

bien différente puisqu’ils touchent une solde mensuelle qui leur est attribuée par le sultan

auquel ils sont spécialement attachés. Cette absence d’ancrage territorial associée au lien

particulier qui lie ces serviteurs dévoués à leur sultan et dont ils dépendent financièrement

réduisent les risques de rébellion et amoindrissent les répercussions que cela pourrait

engendrer pour le pouvoir et justifient, par la même occasion, le degré moindre de suspiscion

dont ces mercenaires font l’objet dans le discours d’Abū Ḥammū.

Il convient également de souligner l’emploi dans ce passage du verbe de forme III

sāyishum, que nous avons déjà analysé dans le chapitre sur la siyāsa831. Ce terme, rappelons-le,

réfère aux différentes stratégies mises en œuvre par le souverain pour asseoir sa domination

sur les éléments contestant son autorité et menaçant son pouvoir en usant de bienveillance,

de douceur et de complaisance pour amadouer les rebelles et en employant contre eux les

829
Jennifer Vanz, L’invention d’une capitale, op. cit., p. 418-419.
830
Ibid., p. 419.
831
Voir le chapitre 4 de ce travail, p. 153.
302
éléments qui lui sont favorables pour semer le trouble et la division au sein de la tribu. Ces

stratégies sont à nouveau développées dans le chapitre sur « l’argent et l’armée ». Nous avons

déjà cité et commenté, dans le chapitre sur la siyāsa, le passage invitant le prince à user de

douceur envers les membres de sa tribu rebelles à son autorité832. Nous traiterons donc ici de

celui consacré à la nécessité de diviser entre eux les membres de la tribu pour mieux asseoir

sa domination :

Mon fils, il te faut semer la zizanie entre tes ennemis afin de préparer le

terrain à tes affidés et détourner tes ennemis de leurs desseins en instillant la division

dans leurs cœurs. Si tu introduis entre eux des sujets de discorde et attribues la plus

haute position à ceux qui occupent la plus basse condition et la plus basse position à

ceux qui jouissent de la plus haute condition, tu n’auras rien à craindre d’eux, tu

assureras tes arrières de leurs exactions et tu seras à l’abri de leurs attaques et de leurs

complots. Car chacun se méfiera de son compagnon, attendra qu’il commette une

faute et divulguera les secrets qu’il dissimule, qu’ils aient été révélés par son

compagnon ou gardés en son sein. S’ils sont ainsi occupés les uns par les autres à se

quereller pour avoir été avancés ou rétrogradés, ils reviendront dans ton giron et

compteront à nouveau parmi tes partisans. Ils te seront favorables même s’ils ne sont

pas tes amis, car chacun d’entre eux se méfiera de son compagnon et du mal que

peuvent engendrer ses diffamations833.

Le procédé exposé dans ce passage est bien connu et toujours d’actualité. Il s’agit de

créer de toutes pièces un objet de discorde entre des personnes susceptibles de s’allier pour

renverser ou affaiblir le pouvoir en place afin de détourner leur attention et de les diviser. Le

moyen préconisé par Abū Ḥammū pour diviser les membres d’une même tribu est de

bouleverser l’ordre hiérarchique en place au sein de la tribu et de créer ainsi des rivalités

832
Voir le chapitre 4 de ce travail, p. 149-155.
833
Wāsiṭa, p. 143-144.
303
motivées par l’aspiration de chacun à dominer l’autre et à jouir d’une position supérieure.

Ainsi, le souverain ne sera plus considéré comme l’ennemi ou l’adversaire suscitant la rivalité,

mais comme un arbitre auprès duquel les factions rivales espèreront trouver refuge.

Enfin, dans le chapitre sur la firāsa, Abū Ḥammū expose une méthode permettant au

souverain de s’assurer de la fiabilité de ses troupes :

In ra’aytahum muštaġilīn bi-l-binā’ wa-l-zīna wa-l-lahw wa-l-nisā’ fa-taʽlamu yā

bunayy anna ha’ulā’ ġayr muʽawwal ʽalayhim fī l-šadā’id wa-lā fī l-mawāqif wa-l-mašāhid wa-

in ra’aytahum āẖiḏīn fī l-tafāẖur bi-l-ẖayl wa-l-ʽidda wa-l-tadārīʽ wa-ālat al-ḥarb wa-l-naǧda

fa-taʽlamu yā bunayy anna ha’ulā’ yuʽawwalu ʽalayhim fī l-šadā’id wa-bihim fī l-mawāqif

tazūlu l-nakā’id834.

Si tu vois que [tes soldats] sont tout occupés à ériger des constructions, à

soigner leur apparence, à se jeter [à corps perdu] dans le divertissement et à

rechercher la compagnie des femmes, tu sauras, mon fils, que tu ne pourras pas leur

accorder ta confiance dans les moments de crise, ni au plus fort de combat et lors des

batailles mémorables. Si tu vois, en revanche, qu’ils s’enorgueillissent de leurs

montures, de leurs équipements, de leurs cuirasses, de leurs armes de guerre et de

leur bravoure, tu sauras, mon fils, que tu pourras compter sur eux dans les moments

difficiles et qu’ils éloigneront l’infortune dans les batailles.

Nous verrons dans l’analyse consacrée à la notion de firāsa dans l’ouvrage835 comment

Abū Ḥammū entend, par diverses méthodes, déceler la véritable nature de ses auxiliaires,

notamment en observant leur comportement à leur insu. Concernant les membres de

l’armée, c’est leur attitude en temps de paix qui permettra au souverain de déterminer leur

valeur au combat. Ainsi, l’appétence qu’un soldat montrera pour les plaisirs témoignera de

son manque de fiabilité en temps de guerre tandis que l’attachement qu’il affichera pour les

834
Wāsiṭa, p. 175.
835
Voir le chapitre 9 de ce travail.
304
armes et les instruments de guerre indiquera son mérite. Par ailleurs, ce passage témoigne

une nouvelle fois du mépris, déjà évoqué plus haut, à l’égard des constructions, considérées

comme un investissement éphémère au regard de l’au-delà, au même titre que les plaisirs

procurés par l’amusement et la fréquentation des femmes.

Enfin, de même que l’on ne peut parler des finances sans évoquer la figure du

percepteur, notre analyse du discours sur l’armée serait incomplète si nous n’évoquions pas

de la figure du général d’armée (al-qā’id).

6.2.4. La figure du qā’id


Un long passage illustré de récits est consacré à ce personnage dans le chapitre sur la

siyāsa836, juste avant celui traitant des percepteurs. Ce passage débute ainsi :

Yā bunayy wa-ammā quwwāduka fa-l-tataẖayyar quwwād min anǧād ǧundika

zuʽamā’ ṣādiqīn fī maḥabbatika wāfīn bi-ʽahdika ḏawī ḥazm wa-kifāya wa-maʽrifa wa-dirāya

lā yaṣilūna ilā l-raʽiyya bi-maḍarra wa-lā bi-iḏāya wa-yasuddūna l-ṯuġūr wa-yaṣuddūna l-

ʽaduww al-maḥḏūr wa-yaḥūṭūna l-bilād wa-yamnaʽūnahā min kull bāġ wa-ʽād wa-sāʽ fī l-

fasād fa-takūnu bihim muṭma’inn al-ẖāṭir āmin fī l-bāṭin wa-l-ẓāhir li-saddihim al-ṯuġūr al-

maẖūfāt wa-kaffihim al-akuff al-ʽādiyāt wa-iǧzā’ihim ʽanka fī l-muʽḍilāt bi-ḥayṯu iḏā baʽaṯa l-

ʽaduww ǧayš li-fasād al-bilād qābaltahu bi-qā’id min ha’ulā’ al-quwwād837.

Quant à tes généraux, mon fils, il te faut les choisir parmi les membres les plus

valeureux de ton armée. Ces chefs doivent te porter une affection sincère et tenir leurs

engagements envers toi. Ils doivent être compétents et habiles, alliant savoir militaire

et expérience [du terrain]. Ils ne doivent causer aucun dommage ni aucun tort à tes

sujets. Ils ont pour tâche de renforcer les frontières et de repousser l’ennemi redouté,

de garder le pays et de le préserver de tout rebelle, ennemi ou fauteur de trouble.

Grâce à eux, ton esprit sera apaisé et tu seras serein en apparence comme au plus

836
Wāsiṭa, p. 68-79.
837
Ibid., p. 68.
305
profond de toi, car ils gardent les frontières pouvant susciter des craintes, arrêtent les

mains hostiles et peuvent te remplacer dans les situations inextricables de telle sorte

que si l’ennemi envoie une armée pour ravager le pays, tu lui feras face avec l’un de

ces généraux.

Dans ce passage, Abū Ḥammū met l’accent sur la fonction militaire du qā’id, chargé de

garder les frontières et de protéger le pays des incursions ennemies. Mais ils avaient en réalité

des prérogatives beaucoup plus étendues. « Les compétences du qā’id apparaissent surtout,

dans nos cas d’espèce, comme des attributions fiscales et juridictionnelles838 », relève ainsi

Élise Voguet à propos des Nawāzil Māzūna. Les qā’id-s, qui étaient bien souvent des chefs de

tribus839, avaient ainsi le pouvoir d’imposer de nouvelles contributions fiscales et

d’emprisonner les gens. Plutôt que de simples militaires, ce sont donc, pour reprendre

l’expression de Pascal Burési et Hicham El Aalaoui au sujet des qā’id-s almohades, ce qu’il

convient d’appeler des « gouverneurs-généraux840 ». Bien que le passage cité ci-dessus insiste

sur les prérogatives militaires du qā’id, on peut voir dans la recommandation selon laquelle

ce dernier ne doit pas causer de tort aux sujets un écho à la fonction de gouverneur qu’il

exerce par ailleurs, puisque la première mission du gouverneur, en tant que représentant du

souverain dans les provinces, consiste à prélever l’impôt sans opprimer les sujets et à

incarner de ce fait la justice du souverain.

Pour illustrer la figure du bon général, Abū Ḥammū rapporte un récit mettant en scène

Ṭāhir b. al-Ḥusayn841. Ce récit est introduit ainsi :

838
Élise Voguet, Le monde rural du Maghreb central, op. cit., p. 415.
839
Ibid. ; Jacques Berque, L’intérieur du Maghreb, op. cit., p. 47.
840
Pascal Burési et Hicham El Aalaoui, Gouverner l’Empire, op. cit., p. 169.
841
Ṭāhir b. al-Ḥusayn (m. 207/822) commandait les troupes d’al-Ma’mūn dans le conflit qui opposait ce dernier
à son frère al-Amīn. Il vainquit l’armée adverse, commandée par le général ʽĀlī b. ʽĪsā, à Hamaḏān en 195/811
avant d’investir Bagdad où ses troupes capturèrent et mirent à mort al-Amīn en 198/813. Il fut nommé
gouverneur du Ḫurāsān en 205/821 et fonda la dynastie des Ṭāhirides. Il composa en 206/821 une épître adressée
à son fils et contenant des conseils de bon gouvernement. Cette épître est notamment citée par Ibn Ḫaldūn dans
306
Miṯl mā faʽala l-Amīn ḥīna baʽaṯa ʽAlī b. ʽĪsā b. Māhān qā’id ʽalā mi’atay alf fa-

qābalahu l-Ma’mūn bi-Ṭāhir b. al-Ḥusayn qā’id aʽinnatihi fī ṯalāṯat ʽāšar alf wa-qad kataba

ilayhi kitāb yaqūlu fīhi innī waǧǧahtu ilayka bi-ǧirāb min simsim lā yuḥṣī ǧunūdī illā man

yuḥṣī mā fīhi qāla fa-kataba ilayhi l-Ma’mūn ʽindī ḥamām yaltaqiṭu ḏālika l-simsim fī yawm

wāḥid842.

C’est ce que fit al-Amīn lorsqu’il envoya le général ʽAlī b. ʽĪsā b. Māhān à la tête

de deux cent mille soldats. Al-Ma’mūn l’accueillit avec le général Ṭāhir b. al-Ḥusayn

qui commandait treize mille hommes. Il lui avait auparavant adressé une lettre dans

laquelle il lui disait : « Je t’ai envoyé un sac rempli de grains de sésame. Seul celui qui

parviendra à compter ces grains pourra compter le nombre de mes soldats. » Ce à quoi

al-Ma’mūn avait répondu : « Je possède une colombe qui picorera tous ces grains en

une seule journée. »

Le récit évoque ensuite le moment précédent l’affrontement entre les deux armées.

Alors qu’elles se faisaient face, Ṭāhir se rendit avec un groupe de cavaliers sur une hauteur

dominant la plaine où se trouvait l’armée de son ennemi et fut effrayé par son nombre (ra’ā

mā mala’a l-arḍ min al-ǧuyūš wa-hālahu kaṯrat ḏālika843). Il alla ensuite retrouver Harṯama844 et

jura qu’il préférait mourir plutôt que revenir vaincu auprès de son maître (ammā anā fa-wa-

Llāh lā raǧaʽtu ilā ṣāḥibī mahzūm abadan ḥattā amūta). Harṯama se rangea à son avis. Ils

retournèrent auprès de leur armée et choisirent six cents soldats avec lesquels ils attaquèrent

l’armée de ʽAlī b. ʽĪsā et parvinrent jusqu’à sa tente. Un esclave noir « des plus valeureux »

sa Muqaddima, ce qui témoigne de sa popularité à l’époque d’Abū Ḥammū. Clifford E. Bosworth, « Ṭāhir b. al-
Ḥusayn », EI2 ; id., « An Early Arabic Mirror for Princes », op. cit. ; Ta’rīẖ, I, p. 378-388 ; Les Prolégomènes d’Ibn
Khaldoun, tr. William Mac Guckin de Slane, Paris, Imprimerie impériale, 1863-1865, II, p. 142-157 (désormais
Prolégomènes) ; Exemples, I, p. 640-652.
842
Wāsiṭa, p. 68.
843
Ibid., p. 69.
844
Harṯama b. Aʽyan (m. 200/816) commandait, avec Ṭāhir b. al-Ḥusayn, les troupes d’al-Ma’mūn contre celles
d’al-Amīn. Lors de la prise de Bagdad, il « essaya en vain de faire évader de la capitale le calife déchu » qui fut
finalement tué par les troupes de Ṭāhir. Il fut par la suite arrêté, emprisonné, puis mis à mort à l’instigation de
son rival al-Faḍl b. Sahl. Charles Pellat, « Harthama b. Aʽyan », EI2.
307
(kāna min anǧad al-riǧāl845) en sortit, Ṭāhir le frappa avec son épée, puis se précipita sur ʽAlī et

le tua. Les soldats se dispersèrent, Ṭāhir et ses troupes les poursuivirent pendant six jours, les

tuant partout où ils les trouvaient. Puis Ṭāhir marcha jusqu’à Bagdad et assiégea al-Amīn.

Après des tentatives de négociations infructueuses de la part d’al-Amīn, Ṭāhir le tua et envoya

sa tête à al-Ma’mūn.

Cet épisode se poursuit par deux autres récits justifiant, dans deux versions

différentes, la décision d’al-Ma’mūn de choisir Ṭāhir pour combattre l’armée envoyée par al-

Amīn. Les deux récits mettent en scène le même personnage, un sage dénommé Ḏawabān,

mais divergent quant à l’identité de ce personnage. Dans le premier récit, Ḏawabān est un

sage indien, offert par son roi à al-Ma’mūn, et qui lui conseille d’envoyer Ṭāhir attaquer à

l’aube pour obtenir une victoire rapide. Dans le second récit, Ḏawabān est un vieil homme

perse, victime d’une injustice et venu se plaindre auprès d’al-Ma’mūn, qui est alors en chemin

pour consulter ses ministres dans l’affaire qui l’oppose à son frère. Il a pitié de lui (raqqa

lahu846) et ordonne qu’on le transporte sur une monture afin de pouvoir écouter ses doléances

plus tard. Ensuite, al-Ma’mūn s’entretient avec ses ministres au sujet de l’attaque que son

frère al-Amīn se prépare à lancer contre lui. Ces discussions ont lieu en présence du vieil

homme, al-Ma’mūn pensant qu’il ne comprend pas l’arabe. N’étant pas convaincu par les

conseils prodigués par ses ministres, al-Ma’mūn les congédie. Le vieil homme lui demande

alors, en arabe, l’autorisation de donner son avis, indiquant que la bienveillance qu’il avait

témoignée à son égard avait éveillé son affection pour lui et l’incitait à vouloir l’aider.

Assurant s’appuyer sur les sagesses héritées par ses pères de leurs pères, il déclare :

845
Wāsiṭa, p. 69.
846
Ibid., p. 73.
308
Yanbaġī li-l-ʽāqil iḏā dahimahu mā lā qibal lahu bihi an yulzima nafsahu l-taslīm li-

Qāsim al-ḥuẓūẓ wa-lā yuḍīʽu maʽa ḏālika naṣībahu min al-difāʽ bi-ḥasab ṭāqatihi fa-innahu in

lam yaḥṣul ʽalā l-ẓafar ḥaṣala ʽalā l-ʽuḏr847.

L’homme doué de raison, lorsqu’il est surpris par un événement auquel il ne

peut rien, doit s’efforcer de s’en remettre tout entier à Celui qui répartit les chances

sans pour autant renoncer à se défendre selon la force dont il dispose. Ainsi, s’il n’en

sort pas vainqueur, au moins sera-t-il excusé.

Réagissant à ces propos, al-Ma’mūn confie au sage ses doutes et sa position de faiblesse

par rapport au général envoyé par son frère :

Wa-hā naḥnu nuẖbiruka anna hāḏā l-mutawaǧǧih ilaynā yaʽnī ʽAlī b. ʽĪsā huwa amlak

bi-l-bilād minnā ṯumma lā tumkinunā muqāwamatuhu law aradnā ḏālika li-taʽaḏḏur al-

amwāl848.

Nous t’informons que celui qui se dirige actuellement vers nous, ʽAlī b. ʽĪsā,

maîtrise mieux le pays que nous et, même si nous le voulions, nous ne pourrions lui

résister, car nous manquons d’argent.

Le sage lui demande alors de chasser ces pensées de son esprit et, pour le convaincre,

lui raconte l’histoire de Fayrūz et du roi des Hephtalites que nous avons analysée dans le

chapitre précédent et qui montre que le juste gagne toujours contre l’oppresseur. Après avoir

écouté ce récit, al-Ma’mūn, qui incarne lui-même le souverain juste, ce dont témoigne la

manière avec laquelle il accueille le pauvre vieillard venu lui confier ses doléances, reprend

confiance en lui et parvient à vaincre son frère et à s’emparer du califat.

Comme pour le vizir, la figure du bon général, illustrée par le personnage de Ṭāhir,

met l’accent sur la fidélité et le dévouement sans faille envers le souverain, Ṭāhir affirmant

être prêt à se sacrifier jusqu’à la mort pour assurer la victoire de son maître, plutôt que de

847
Wāsiṭa, p. 76-77.
848
Ibid., p. 75.
309
supporter l’humiliation d’une défaite et ce, malgré le déséquilibre des forces. Le charisme du

général est tel qu’il doit pouvoir influencer les autres commandants et les entraîner avec lui

dans ses décisions comme Harṯama se plie à la décision de Ṭāhir. Ce récit souligne également

l’intrépidité et l’audace du général qui n’hésite pas à lancer l’attaque, à la tête d’un petit

nombre de cavaliers, contre l’ennemi qui dispose pourtant d’une armée quinze fois plus

nombreuse que la sienne. Enfin, il met l’accent sur sa bravoure et sa force, puisqu’il parvient

à vaincre un esclave figurant parmi les hommes les plus valeureux et à tuer le général ennemi,

ainsi que sur sa détermination à éradiquer les ennemis qu’il poursuit six jours durant.

Mais outre la figure du général, c’est la position délicate du souverain qui est mise en

avant dans ce récit pour mieux insister sur l’exploit que constitue sa victoire finale. Tout

semble à priori jouer en faveur d’al-Amīn : il dispose non seulement d’une armée quinze fois

plus nombreuse que celle d’al-Ma’mūn, mais aussi d’une richesse bien supérieure à la sienne

puisqu’il est le calife en titre. Cependant, la supériorité numérique ne constitue pas

nécessairement un facteur de victoire, comme l’affirme Abū Ḥammū en préambule de son

discours sur la constitution de l’armée :

Wa-ʽlam yā bunayy anna ḫayr al-aṣḥāb arbaʽa wa-ḫayr al-sarāyā arbaʽumi’a wa-ḫayr

al-ğuyūš arbaʽat ālāf wa-lan yaġlibu ǧayš yabluġu iṯnay ʽašar alf min qilla iḏā ttafaqat

kalimatuhum wa-qad qālat al-ḥukamā’ li-l-kaṯra l-ruʽb wa-li-l-qilla l-naṣr 849.

Sache, mon fils, que les meilleurs amis se comptent au nombre de quatre, les

meilleures expéditions de cavalerie au nombre de quatre cents, et la meilleure armée

au nombre de quatre mille. Une armée de douze mille hommes ne vaincra pas une

armée numériquement inférieure, s’ils sont unanimes. Les sages ont dit : « Une armée

nombreuse provoque la frayeur alors qu’une armée peu nombreuse apporte la

victoire. »

849
Wāsiṭa, p . 86.
310
Cette dernière maxime est illustrée dans le récit : alors que Ṭāhir b. al-Ḥusayn est

effrayé par le nombre de soldats ennemis, ʽAlī b. ʽĪsā est vaincu par une armée moins

nombreuse que la sienne. Davantage que le nombre de soldats, c’est le nombre de braves

(abṭāl) que contient chaque armée qui fera la différence, comme nous le verrons plus loin850.

Dans le cas d’al-Ma’mūn, c’est non seulement la valeur de son général qui lui a donné la

victoire à laquelle lui-même ne croyait pas, mais également sa justice et l’appui divin, qui

contribuent à asseoir sa légitimité à s’emparer du pouvoir. Nous verrons à la fin de ce chapitre

que le récit par Abū Ḥammū de sa propre prise de pouvoir mobilise le même schéma mis en

œuvre dans le récit de Ṭāhir et contribue ainsi à l’identification du souverain abelwadide à la

figure d’al-Ma’mūn.

Bien que le nombre de soldats ne constitue pas un facteur désicif dans la victoire, cela

ne signifie pas pour autant qu’Abū Ḥammū n’encourage pas à étoffer son armée. « Tu dois

œuvrer à mobiliser tes soldats et à augmenter le nombre de tes troupes et de tes hommes »

(Yanbaġī laka an tatašāġala bi-ǧamʻ aǧnādika wa-tawfīr aḥšādika wa-aʻdādika851), conseille-t-il ainsi

à son fils. Mais le recrutement des forces armées doit s’effectuer en fonction des ressources

disponibles, selon des principes bien spécifiques.

6.3. La règle de la juste mesure


6.3.1. L’équilibre des ressources militaires et financières
Dans le chapitre consacrée à l’argent et à l’armée, Abū Ḥammū établit une typologie

des rois selon leur façon de réunir l’argent et l’armée. Nous nous intéresserons ici au premier

type de roi :

Le premier type de roi réunit l’armée et l’argent en fonction des territoires

qu’il gouverne, des régions placées sous son autorité et du nombre de ses soldats, ni

850
Voir le chapitre 8 de ce travail, p. 502-503.
851
Wāsiṭa, p. 143.
311
plus ni moins. Sache, mon fils, que ton armée doit être à la mesure des territoires que

tu contrôles. La convoitise ne doit pas te pousser à augmenter le nombre de tes

soldats. Ton armée doit être à la mesure de tes ressources et ne pas les excéder pour

que la situation ne devienne pas intenable, car si tes ressources diminuent et que le

nombre de tes soldats augmente, tes soucis se feront plus nombreux et ta vie

deviendra difficile. Tes soldats se ligueront contre toi et ton manque de moyens

provoquera leur mépris. La nécessité d’entretenir l’armée te poussera à opprimer les

sujets, mais si tu opprimes les sujets, ton pouvoir sera entièrement corrompu. Si, à

l’inverse, tu disposes d’une armée peu nombreuse et de ressources importantes, ton

pouvoir commencera à se fissurer. Tu pourrais en effet être appelé par la nécessité –

les événements provoqués par l’ennemi sont nombreux : il pourrait ainsi vouloir

s’emparer des régions sous ton contrôle du fait du nombre restreint de tes soldats et

profiter d’un moment d’inattention pour t’attaquer à l’improviste sans te laisser le

moindre répit – à devoir réunir une armée avec l’argent dont tu disposes sans trouver

à ce moment-là personne pour accepter cet argent ni pour confisquer [des biens] à ta

place852.

Ce passage témoigne du nécessaire « équilibre » que le souverain doit s’efforcer de

maintenir dans la gestion de ses ressources financières et militaires, comme l’a relevé Wadād

al-Qāḍī (yanṣaḥu Abū Ḥammū l-malik […] an yuqīma nawʽ min al-tawāzun fī l-ihtimām bayna l-ǧayš

wa-l-māl853). ʽIzz al-Dīn al-ʽAllām parle, quant à lui, de la règle du « juste milieu » que le

souverain soit s’efforcer de suivre en évitant tout excès et toute négligence en la matière

(taṭbīqihi li-qāʽidat al-ḥadd al-wasaṭ, lā ifrāṭ wa-lā tafrīṭ854). Cette règle, ajoute-t-il, se reflète dans

la division quadripartite des différents types de rois, le premier type incarnant « la justice

852
Wāsiṭa, p. 142.
853
Naẓariyya, p. 98.
854
Sulṭa, p. 135.
312
attendue et l’équilibre dans le comportement du sultan » (al-qism al-awwal ʽinda Abī Ḥammū

yuḥaqqiqu l-ʽadl al-manšūd wa-l-tawāzun fī l-sulūk al-sulṭānī855).

Seul ce type de roi est en effet considéré comme louable. Aucun des trois autres types

de rois ne constitue d’alternative au premier type de roi, contrairement à d’autres typologies

dans l’ouvrage. Les deuxième et troisième types de rois sont ainsi considérés comme « non

louables » (ġayr maḥmūd856) puisque chacun illustre un des cas de figure à ne pas suivre. Le

deuxième type favorise l’argent au détriment de l’armée (yaštaġilu bi-ǧamʽ al-māl wa-yufarriṭu

fī l-ǧayš wa-l-riǧāl857) et le troisième type favorise l’armée au détriment de l’argent (yaštaġilu

bi-ǧamʽ al-ǧayš wa-yufarriṭu fī l-māl858). Quant au quatrième type de roi, il est comme toujours

le contraire du premier (ḍidda l-awwal859) et est « exclu » (marfūḍ) dans la mesure où il néglige

à la fois l’armée et l’argent (yufarriṭū fī l-ǧayš wa-l-māl860).

Le passage cité ci-dessus révèle également une conception très pragmatique de la

gestion des ressources militaires et financières, qui s’explique par les conditions propres au

règne d’Abū Ḥammū. Le souverain abdelwadide régnait sur un royaume aux frontières

mouvantes et sur un territoire qui s’étendait ou se rétractait au gré des circonstances et

notamment des affrontements avec les Mérinides. Lorsque son autorité diminuait, les

populations pouvaient profiter de cette faiblesse du pouvoir central pour ne plus s’acquitter

de l’impôt, les ressources dédiées à l’entretien de l’armée s’amenuisaient. La nécessité de

prendre en compte les ressources dont il pouvait réellement disposer était donc vitale dans

ce contexte.

855
Sulṭa, p. 136.
856
Wāsiṭa, p. 145 et 147.
857
Ibid., p. 145.
858
Ibid., p. 147.
859
Ibid., p. 149.
860
Ibid.
313
Une gestion déséquilibrée des ressources militaires et financières aurait des

conséquences néfastes pour la survie du royaume. D’une part, le manque d’argent conduirait

à l’oppression des sujets et donc, à terme, à la diminution des ressources financières. D’autre

part, le manque de soldats encouragerait les attaques ennemies, ce qui menacerait le pouvoir

du souverain. Une autre nécessité tout aussi vitale pour la pérennité du royaume et devant

inciter le prince à économiser est exposée quelques lignes plus bas :

Mon fils, tes ressources financières doivent être en équilibre avec tes besoins

militaires et ton argent doit servir à renforcer ton armée. Il pourrait survenir une

infortune qui ne soit causée ni par l’ennemi ni par un affrontement, telle une famine

frappant le pays ou une révolte engendrant le désordre. Tu trouveras alors dans

l’argent, grâce auquel tu renforces ton armée, un appui pour faire face à ces situations.

S’il s’agit d’une révolte, il te permettra d’affaiblir l’ennemi et de le calmer s’il se

montre impudent. Et s’il s’agit d’une famine, tu y auras recours pour secourir tes

sujets et tu le dépenseras pour subvenir à leurs besoins. Aucune révolte, aucune

famine ni aucune autre épreuve ne pourra affecter ton royaume et aucune injustice,

pression, ni crainte ne pourra atteindre tes sujets si tu as assez d’argent et si tu

gouvernes ton royaume et conduis tes affaires correctement861.

Ce passage met l’accent sur l’importance de l’argent qui, tout autant que l’armée,

permet de préserver le pouvoir du souverain en conservant l’ordre établi, soit en achetant

l’obéissance des rebelles, soit en distribuant des vivres aux sujets lors de périodes de

sécheresse et de famine. Abū Ḥammū semble avoir mis lui-même en pratique ces

recommandations si l’on en croit les récits rapportés par les frères Ibn Ḫaldūn. Nous avons

déjà évoqué dans le chapitre précédent la famine qui a frappé le royaume abdelwadide en

776/1374 et lors de laquelle Abū Ḥammū aurait, d’après l’auteur du Buġyat al-ruwwād,

861
Wāsiṭa, p. 143.
314
distribué aux pauvres la moitié du fruit de l’impôt conservé dans ses réserves862. Le K. al-ʽIbar

témoigne, quant à lui, d’une pratique à laquelle le souverain abdelwadide recourait

fréquemment et qui consistait à offrir aux chefs de tribus bédouines dissidentes de fortes

sommes d’argent pour les ramener sous son autorité, comme ce fut notamment le cas envers

le chef des Zuġba, Ḫālid b. ʽUmar863.

6.3.2. Les vertus du prince : le courage et la générosité


De la même manière qu’il associe l’argent et l’armée, Abū Ḥammū associe deux vertus

qui leur sont liées, le courage et la générosité :

Iʽlam yā bunayy anna l-šaǧāʽa wa-l-karam aẖawān kamā anna l-ǧubn wa-l-buẖl

aẖawān wa-dalīluhumā anna l-šuǧāʽ yaǧūdu bi-nafsihi fa-aḥrā an yaǧūda bi-mālihi wa-l-baẖīl

yabẖilu bimā lahu fa-kayfa yaǧūdu bi-nafsihi fī ḥālihi864.

Sache, mon fils, que la bravoure et la générosité sont sœurs comme le sont

aussi la lâcheté et l’avarice. La preuve en est que l’homme courageux donne sa vie et

donnera à plus forte raison de son argent. Quant à l’avare, il rechigne à donner ce qu’il

possède, comment pourrait-il alors donner sa vie ?

Ces deux vertus sont bénéfiques pour le souverain dans la mesure où la générosité lui

permet d’être aimé et le courage d’être obéi (man kāna karīm šuǧāʽ kāna maḥbūb muṭāʽ865). Pour

chacune de ces vertus, Abū Ḥammū établit une typologie des rois en quatre parties. Comme

pour l’argent et l’armée, c’est la juste mesure qui établit le degré idéal de courage et de

générosité. Ainsi, le courage doit nécessairement s’accompager de prudence et la générosité

de mesure dans la dépense :

862
Voir le chapitre 4 de ce travail, p. 161-165.
863
Ta’rīẖ, VII, p. 175 ; Berbères, III, p. 456 ; Exemples, II, p. 964.
864
Wāsiṭa, p. 151.
865
Ibid., p. 159.
315
Aṣl al-šaǧāʽa l-ṣabr fī l-mawāqif wa-rabṭ al-ǧa’š ʽinda l-maẖāwif wa-ra’suhā l-ḥaḏar

wa-l-tawaqqī866.

La constance dans le combat et la hardiesse face au péril sont les fondements

du courage. La prudence et la précaution en sont le faîte.

Iʽlam yā bunayy annahu yanbaġī li-l-malik an yakūna karīm mutawassiṭ lā muqtir

wa-lā mufriṭ867.

Sache mon fils que le roi doit être généreux dans une juste mesure. Il ne doit

donner ni trop ni pas assez.

Cette règle du juste milieu, selon laquelle la vertu est un juste équilibre entre deux

excès, n’est pas propre à Abū Ḥammū, mais est très répandue dans les miroirs des princes,

comme le rappelle ʽIzz al-Dīn al-ʽAllām (qāʽidat al-ḥadd al-wasaṭ […] hiya amr mušāʽ bayna

muẖtalaf al-udabā’ al-sulṭāniyyīn868) qui souligne l’influence sur ces textes de l’éthique

aristotélicienne, définissant la vertu comme un juste « milieu entre deux vices, l’un par excès,

l’autre par défaut869 ». Selon al-ʽAllām, la spécificité d’Abū Ḥammū relève davantage de la

forme, c’est-à-dire de la typologie quadripartite qu’il effectue pour chaque vertu (mā yuʽṭī li-

taṣawwur Abī Ḥammū ru’ya ẖāṣṣa, huwa luǧū’uhu ilā “taqsīm rubāʽī” li-muẖtalaf al-ṣifāt al-

aẖlāqiyya870).

Abū Ḥammū établit en effet une typologie du courage qu’il divise en quatre parties,

selon le degré de réflexion (ra’y) qui l’accompagne, ce qui doit mener le souverain à prendre

les bonnes décisions lors de l’affrontement avec l’ennemi. Le premier type de courage

s’accompagne de réflexion (al-šaǧāʽa llatī yaṣḥabuhā l-ra’y871), le deuxième type s’accompagne

866
Wāsiṭa, p. 150.
867
Ibid., p. 158.
868
Sulṭa, p. 70.
869
Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. franç. J.-B. de Saint-Hilaire, Paris, Éditions du Livre de Poche, p. 1992, p. 102.
870
Sulṭa, p. 70.
871
Wāsiṭa, p. 151.
316
de raison mais pas de réflexion (mā yaṣḥabuhu l-ʽaql dūna l-ra’y872), le troisième type de courage,

bien que médiocre, s’accompagne d’une réflexion solide (šaǧāʽa mutawassiṭa ġayr annahā

yuṣāḥibuhā l-ra’y al-muṣīb873) et le dernier type est dépourvu de raison et de réflexion (lā

yaṣḥabuhā ra’y wa-lā ʽaql874). Le premier type de courage caractérisant le souverain « ayant de

la présence d’esprit pendant le combat et faisant preuve de sang-froid lors de l’affrontement

des arrière-gardes » (ḥāḍir al-ḏihn ʽinda l-mulāqāt rābiṭ al-ǧayš ʽinda talāqī l-sāqāt875) constitue le

modèle idéal. Le deuxième type de courage qui qualifie le souverain « doué de raison pour

lui-même », dans le sens où il s’occupe de dévotion et néglige ses sujets et son armée ce qui,

même s’il est courageux, le mènera à la ruine, est considéré comme « non louable » (ġayr

maḥmūda876). Le troisième type de courage est préférable au précédent (hāḏā aḥsan ḥāl min

allaḏī qablahu877) puisque le souverain qu’il qualifie, même s’il est moyennement courageux,

pourra réaliser grâce à sa réflexion ce qu’il ne pourra réaliser par son manque de courage. Ce

type de courage est ainsi considéré comme ayant un « effet louable et une belle conduite »

(maḥmūdat al-aṯar ǧamīlat al-siyar878). Quant au dernier type de courage caractérisant le

souverain téméraire dénué de réflexion, il est « blâmable et empreint d’ignorance »

(maḏmūma wa-bi-l-ǧahāla mawsūma879).

Quant à la typologie relative à la générosité, elle se divise également en quatre parties

semblables à celles caractérisant le ḥilm880. Ainsi, le premier type de générosité consiste pour

un souverain à être généreux envers lui-même, les membres de sa cour et ses sujets, et est

872
Wāsiṭa, p. 157.
873
Ibid.
874
Ibid., p. 158.
875
Ibid., p. 151.
876
Ibid., p. 157.
877
Ibid.
878
Ibid.
879
Ibid, p. 158.
880
Sur le ḥilm, voir le chapitre 5 de ce travail, p. 228-233.
317
qualifié de « générosité louable » (al-karam al-maḥmūd). Les souverains caractérisant les

deuxième et troisième types de générosité sont soit généreux uniquement envers les sujets,

soit uniquement envers eux-mêmes et les membres de leur cour, chacun de ces types étant

considéré comme « non louable » (ġayr maḥmūd881). Et, enfin, le quatrième type de générosité

désigne une roi qui n’est généreux envers personne, si ce n’est envers lui-même, et dépense

son argent dans les plaisirs futiles, ce qui n’est pas considéré comme de la générosité (fa-hāḏā

yā bunayy lā yuʽaddu min al-karam882). Comme le souligne Wadād al-Qāḍī, cette typologie de la

générosité est identique à celle établie dans le premier chapitre du Sirr al-asrār883.

Davantage que le recours aux typologies en quatre parties, la particularité du discours

d’Abū Ḥammū réside, nous semble-t-il, dans la longue série de conseils tactiques que

renferme le passage consacré au premier type de courage. Cela confère à ce passage une

longueur plus importante que ceux portant sur les autres types de courage et donne au

discours global sur le courage un volume supérieur à celui traitant des trois autres vertus du

souverain884. Cela apporte également au discours très souvent théorique sur les vertus du

souverain un aspect pratique vraisemblablement nourri de l’expérience du souverain en

matière de combat. Ces conseils tactiques, qui visent à assurer la victoire du souverain dans

881
Wāsiṭa, p. 159.
882
Ibid., p. 160.
883
Naẓariyya, p. 89 ; Pseudo-Aristote, Kitāb al-Siyāsa fī tadbīr al-riyāsa al-maʽrūf bi-Sirr al-asrār, dans al-Uṣūl al-
yūnāniyya li-l-naẓariyyāt al-siyāsiyya fī l-islām, éd. ‘Abd al-Raḥmān Badawī, Le Caire, Maṭbaʽat al-nahḍa l-miṣriyya,
1954, p. 73. Sur le Sirr al-asrār, voir notamment Mario Grignaschi, « L’origine et les métamorphoses du “Sirr al-
’asrâr” (Secretum secretorum) », Archives d’histoire littéraire et doctrinale du Moyen-Âge, 43 (1976), p. 7-112 ; id.,
« Remarques sur la formation et l’interprétation du Sirr al-‘asrâr », dans Pseudo-Aristotle, the Secret of Secrets :
Sources and Influences, éd. W. F. Ryan et Ch. B. Schmitt, Londres, Warburg Institute, 1982, p. 3-33 ; Mahmoud Ali
Manzalaoui, « The Pseudo-Aristotelian Kitāb Sirr al-asrār : facts and problems », Oriens, 23-24 (1974), p. 147-257.
884
Le premier type de courage occupe six pages de notre édition (p. 151-156) sur un total de huit pages
consacrées à cette vertu (p. 151-158) alors que les chapitres sur la générosité, le ḥilm et le pardon, qui constituent
les trois autres vertus nécessaires au souverain, occupent chacun trois pages (p. 158-160), deux pages (p. 160-
162) et trois pages (p. 162-164).
318
la mêlée, sont de deux sortes : certains ont trait à l’organisation des troupes pendant le

combat et les autres concernent le comportement du souverain.

6.4. La tactique de combat


6.4.1. La structure de l’armée
« Mon fils, dispose en ordre ton armée le jour de la guerre et de la bataille, car une

armée bien ordonnée provoque l’effroi de l’ennemi » (yā bunayy rattib ǧayšaka yawm al-ḥarb

wa-l-liqā’ fa-inna fī tartībihi irhāb li-l-aʽdā’885), recommande Abū Ḥammū. Pour combattre,

l’armée doit être structurée en quatre divisions : l’aile droite (maymana), l’aile gauche

(maysara), l’avant-garde (taqdima) et l’arrière-garde (sāqa). Cette structure est semblable à

celle des anṣār, ce qui permet de penser que c’est particulièrement ce corps qui était mobilisé

au combat.

En outre, Abū Ḥammū insiste sur la nécessité de recourir à des hommes courageux.

Ainsi l’aile droite doit être composée de « défenseurs courageux » (min ḥumāt anǧādika), l’aile

gauche de « cavaliers aguerris » (min kufāt aǧwādika), l’avant-garde de « braves cavaliers »

(abṭāl fursānika) et l’arrière-garde de « soldats braves comme des lions » (min usūd šuǧʽānika).

Les deux ailes sont dirigées par un qā’id. Les cavaliers composant l’avant-garde sont issus de

la tribu du souverain et de son entourage et doivent savoir manier le sabre et la lance (min

anǧād qabā’ilika l-šuǧʽān wa-ahl daẖlatika l-ʽārifīna bi-l-ḍirāb wa-l-ṭiʽān). Cette avant-garde est

divisée en deux, une partie est rattachée à l’aile droite (qism yalī l-maymana) et l’autre à l’aile

gauche (qism yalī l-maysara). Quant à l’arrière-garde, elle constitue, selon Abū Ḥammū, le

« cœur » de l’armée et est donc un élément essentiel puisque « le cœur soutient l’armée, la

renforce et repousse l’ennemi » (fa-inna l-qalb yūqifu l-ǧayš wa-yašudduhu wa-yaṣuddu l-ʽaduww

wa-yarudduhu). L’arrière-garde semble également plus importante que les deux ailes : « Si les

ailes droite et gauche se rompent, l’arrière-garde, renforcée par ses défenseurs et ses héros,

885
Wāsiṭa, p. 152.
319
conservera avec toi sa stabilité (wa-law inkasarat al-maymana wa-l-maysara fa-inna l-sāqa taṯbutu

maʽaka ʽalā ḥālihā munʽaqida bi-ḥumātihā wa-abṭālihā), assure Abū Ḥammū. Elle doit être menée

par deux qā’id-s, l’un placé à sa droite et l’autre à sa gauche, et tous deux doivent être issus de

la ẖāṣṣa (taǧʽalu ʽalayhā min zuʽamā’ ẖāṣṣatika l-anǧād886).

6.4.2. L’attitude du souverain


Quand à la conduite du sultan pendant la bataille, Abū Ḥammū établit la

recommandation suivante :

Yā bunayy iḏā qtaḥamta l-qitāl wa-ẖtalaṭa l-abṭāl bi-l-abṭāl fa-ġāyatuka an takūna

ḥākim ʽalā nafsika ṣābir ṯābit fī ǧa’šika nāẓir ʽalā sāqatika llatī hiya qalb ǧayšika fa-l-talzam

bihā l-ṯabāt wa-lā tuzaḥziḥ ilā ǧiha min al-ǧihāt wa-l-tašudd bi-ṯabātika l-anǧād wa-l-ḥumāt

wa-l-muqātilīn al-kumāt887.

Mon fils, si tu te lances dans le combat au moment où les champions se mêlent,

ton objectif est d’être prudent, endurant et inébranlable. Observe ton arrière-garde,

qui est le cœur de ton armée, et veille, en t’appuyant sur elle, à rester ferme sans

t’éloigner sur un des côtés. Par ta stabilité, tu fortifieras les braves, les défenseurs et

les combattants courageux.

Ce passage met de nouveau en lumière l’importance de l’arrière-garde dans la bataille

qui équivaut, selon Abū Ḥammū, aux deux ailes réunies (al-sāqa tuwāzī l-maymana wa-l-

maysara888). Ainsi, même si les deux ailes venaient à être défaites, le souverain ne doit pas s’en

préoccuper, mais veiller à conserver la stabilité de l’arrière-garde dans la mesure où « la

déroute des deux côtés n’est pas néfaste si le cœur demeure ferme » (fa-inna nkisār al-ǧānibayn

maʽa ṯabāt al-qalb lā yuḍirru889). Le terme ṯabāt, répété à de nombreuses reprises, est l’élément

clé de la tactique de combat exposée par Abū Ḥammū. Elle concerne non seulement l’arrière-

886
Wāsiṭa, p. 153.
887
Ibid., p. 151.
888
Ibid., p. 153.
889
Ibid., p. 151.
320
garde qui doit rester ferme, mais également le souverain qui doit veiller à ne pas abandonner

ses positions. Ainsi, lorsque le souverain rencontre son ennemi, il doit regarder droit devant

lui (fa-ǧʽal […] naẓaraka amāmaka wa-lā taltafit yamīn wa-lā šimāl890), car, s’il s’apercevait que

l’une des ailes de son armée était défaite, son esprit serait perturbé (yatašawwašu ẖāṭiruka li-

ḏālika) et il serait tenté d’aller lui porter secours, ce qui lui serait fatal. « Car si tes troupes te

voient te diriger d’un côté, elles croiront dur comme fer que tu es défait » (li-annahu iḏā ra’āka

ǧayšuka milta li-iḥdā l-ǧihatayn ḥasabū annaka munhazim dūna mayn), assure Abū Ḥammū. Cela

provoquerait l’effroi et la débandade des troupes, c’est pourquoi le souverain doit se

concentrer sur l’ennemi et ne pas tenter de porter secours aux ailes. S’il doit se déplacer pour

faire face à l’ennemi l’attaquant d’un côté, ce doit être en douceur pour ne pas effrayer

l’armée :

Yanbaġī laka yā bunayy an tasīra sayr rafīq tilqā’ahu wa-tuḥāwila fī ntiqālika

muwāǧahatahu ilā an taqṣida liqā’ahu wa-l-yakun ḏālika bayna tawaqquf wa-imhāl wa-bi-

ḥayṯu lā yašʽuru bika ǧayšuka fī l-intiqāl891.

Mon fils, tu dois te déplacer vers lui en douceur, et tâcher dans ton

déplacement de lui faire face jusqu’à la rencontre. Tu dois pour cela alterner les haltes

et les déplacements lents afin que ton armée ne sente pas que tu te déplaces.

Ces recommandations, on le voit, laissent une large part au facteur psychologique. Le

souverain ne doit faire aucun mouvement qui pourrait laisser penser qu’il est défait et créer

un mouvement de panique collective. Un autre élément important évoqué par Abū Ḥammū

et ayant également un fort impact psychologique dans la bataille est le recours aux tambours

et aux étendards :

Iḏā kānat rāyāt al-qalb taẖfiqu wa-ṭubūluhu taz’aru kāna ḏālika ḥiṣn li-l-ǧināḥ wa-

amān li-l-ʽaskar min al-ḥayn.

890
Wāsiṭa, p. 152.
891
Ibid., p. 154.
321
Si les étendards du cœur flottent et que ses tambours retentissent, cela

représente pour les ailes une citadelle et pour l’armée une sécurité contre la ruine892.

Selon ʽAbd al-Raḥmān b. Ḫaldūn, les étendards et les tambours font partie des

« emblèmes » (al-šārāt893) du pouvoir dont la fonction est de distinguer le souverain des autres

hommes. Il indique qu’au Maghreb, sous les Almohades, puis sous leurs successeurs zénètes,

les étendards et les tambours étaient réservés aux souverains et interdits à leurs lieutenants.

Ils étaient en outre portés par un « cortège spécial» (mawkib ẖāṣṣ894) constitué par l’arrière-

garde (al-sāqa) et composé d’éléments plus ou moins nombreux selon chaque dynastie. Si les

étendards sont destinés à effrayer l’ennemi, la musique et le chant provoquent dans l’esprit

du combattant « une sorte d’ivresse qui lui fait apparaître les difficultés comme faciles à

vaincre et le prédispose à affronter la mort pour la cause qu’il défend » (yuṣību mizāǧ al-rūḥ

našwa yastashilu bihā l-ṣaʽb wa-yastamītu fī ḏālika l-waǧh allaḏī huwa fīhi895.) C’est dans ce sens

qu’il faut entendre, nous semble-t-il, la métaphore employée par Abū Ḥammū selon laquelle

les tambours sont, pour les ailes, une citadelle, dans la mesure où ils leur redonnent du

courage pour affronter l’ennemi.

La défaite d’Abū l-Ḥasan

Pour illustrer l’importance de la fermeté du souverain dans le combat, Abū Ḥammū

rapporte un récit mettant en scène la défaite d’Abū l-Ḥasan face au roi chrétien Alphonse XI

à Tarifa896. Dans cette version des événements, Abū l-Ḥasan, après avoir conquis Tlemcen et

étendu sa domination sur le Maghreb central et occidental (istawlā ʽalā hāḏihi l-awṭān wa-

892
Wāsiṭa, p. 151.
893
Ta’rīẖ, I, p. 319 ; Prolégomènes, II, p. 48 ; Exemples, I, p. 570.
894
Ta’rīẖ, I, p. 321 ; Prolégomènes, II, p. 52 ; Exemples, I, p. 573.
895
Ta’rīẖ, I, p. 319 ; Prolégomènes, II, p. 49 ; Exemples, I, p. 571.
896
Cette bataille, connue sous le nom de bataille du Salado, opposa en 741/1340 le roi mérinide Abū l-Ḥasan au
roi de Castille Alphonse XI et déboucha sur une sévère défaite des troupes musulmanes.
322
malaka l-Maġribayn al-awsaṭ wa-l-aqṣā897), « voulut se faire protecteur de l’islam » et traversa

la mer pour « faire une incursion » en al-Andalus (aẖaḏa fī l-ǧawāz ilā l-Andalus ġāzī yurīdu an

yakūna li-l-islām ḥāmī). L’ennemi fut effrayé par le nombre de son armée, qui comptait

soixante mille soldats. Cependant, Abū l-Ḥasan ne sut pas saisir l’occasion qui se présentait

de conquérir la ville (nazala bihā muḥāṣir lahā wa-law šā’a min yawmihi la-daẖalahā lākinnahu

amsaka ʽan duẖūlihā li-l-ḥīn al-mutāḥ898). Lorsque le roi chrétien arriva sur les lieux et que

l’affrontement entre les deux armées commença, Abū l-Ḥasan, en plein cœur de la bataille,

se déplaça sans précautions en direction du roi ennemi qui tentait de percer une des ailes de

son armée :

Wa-kāna ntiqāluhu ilayhi bi-surʽa yurīdu l-huǧūm ʽalayhi dafʽa fa-ra’āhu l-muqātilūn

qad intaqala bi-ʽalāmātihi wa-sāqatihi yurīdu l-Fanš wa-mulāqātahu fa-ẓannū annahu

nhazama wa-anna qalb ʽaskarihi qad inẖarama fa-nqalabat al-maymana wa-l-maysara wa-

kānat ʽalayhi tilka l-hazīma l-munkara.

Son déplacement fut rapide, car il voulait lui porter un coup fatal. Les

combattants virent qu’il s’était déplacé avec ses insignes et son arrière-garde afin

d’affronter Alphonse. Ils pensèrent qu’il était défait et que le cœur de son armée était

percé. Son aile droite et son aile gauche firent machine arrière et il connut alors cette

déplorable défaite.

La version que rapporte Abū Ḥammū de ces événements diffère considérablement de

celle consignée dans le K. al-ʽIbar. Premièrement, en ce qui concerne les motivations de

l’expédition d’Abū l-Ḥasan en al-Andalus, alors qu’Abū Ḥammū parle d’ « incursion », ʽAbd al-

Raḥmān b. Ḫaldūn évoque, quant à lui, la résolution prise par le sultan mérinide

d’entreprendre une « guerre sainte » (iʽtizāmuhu ilā l-ǧihād899). Deuxièmement, Abū Ḥammū

897
Wāsiṭa, p. 154. Sauf indication contraire, les citations suivantes sont toutes extraites de la même page.
898
Ibid., p. 155. Sauf indication contraire, les citations suivantes sont toutes extraites de la même page.
899
Ta’rīẖ, VII, p. 344 ; Berbères, IV, p. 229 ; Exemples, II, p. 1181.
323
se concentre uniquement sur la défaite et n’évoque à aucun moment la victoire maritime qui

l’a précédée lors de laquelle les équipages chrétiens furent massacrés par les musulmans900.

Enfin, les facteurs avancés par Ibn Ḫaldūn pour expliquer la défaite du roi mérinide diffèrent

totalement de ceux exposés par Abū Ḥammū. L’auteur du K. al-ʽIbar ne fait à aucun moment

mention d’une quelconque occasion manquée par le souverain mérinide de pénétrer dans la

ville. Il évoque en revanche le fait qu’une flotte équipée par le roi de Castille prit position

dans le détroit de Gibraltar et empêcha tout ravitaillement de l’armée mérinide qui assiégeait

la ville, ce qui l’affaiblit considérablement901. Alors qu’Abū Ḥammū reste flou sur la durée du

siège en se contentant de dire qu’il dura « un moment » (wa-aqāma ʽalayhā mudda) et occulte

tout indicateur temporel dans son récit hormis les connecteurs logiques ṯumma et fa-,

donnant ainsi l’impression d’un enchaînement rapide des événements, Ibn Ḫaldūn précise

que le siège dura six mois avant que n’arrive l’armée du roi de Castille902. Il évoque également

un autre événement qui aurait eu lieu la veille de la bataille et qui expliquerait la défaite de

l’armée mérinide. Profitant de la nuit obscure, le roi de Castille parvint à tromper la vigilance

des troupes musulmanes et à faire passer dans la ville assiégée un détachement de son armée.

Ce n’est qu’au lever du jour que les soldats chargés de contrôler les déplacements de l’armée

ennemie s’aperçurent de ce mouvement. Ils se précipitèrent sur l’arrière-garde de la colonne

chrétienne avant son entrée dans la ville et en tuèrent une partie. « Craignant ensuite la

colère du sultan, ils lui cachèrent la vérité et l’assurèrent que rien n’avait pénétré dans la

forteresse, excepté la petite troupe qu’ils venaient d’attaquer » (wa-labbasū ʽalā l-sulṭān bi-

annahu lam yadẖul al-balad siwāhum ḥaḏar min saṭwatihi903), assure Ibn Ḫaldūn. Le lendemain,

alors que les deux armées s’affrontaient, les soldats qui s’étaient cachés dans la ville

900
Ta’rīẖ, VII, p. 346 ; Berbères, IV, p. 231 ; Exemples, II, p. 1183.
901
Ta’rīẖ, VII, p. 346 ; Berbères, IV, p. 232 ; Exemples, II, p. 1184.
902
Ta’rīẖ, VII, p. 347 ; Berbères, IV, p. 232 ; Exemples, II, p. 1184.
903
Ta’rīẖ, VII, p. 347 ; Berbères, IV, p. 233 ; Exemples, II, p. 1184.
324
effectuèrent une sortie en direction du camp du sultan qu’ils pillèrent et incendièrent après

avoir massacré les gardes et les femmes du souverain. Cela causa la débandade des troupes

mérinides qui prirent la fuite, de même que le sultan.

Le récit d’Ibn Ḫaldūn tend à atténuer la responsabilité du sultan mérinide dans la

défaite en évoquant des facteurs extérieurs indépendants de sa volonté – le blocus maritime

imposé par la flotte chrétienne – et en imputant à ses troupes la faute d’avoir non seulement

failli à leur devoir en laissant entrer les ennemis dans la ville, mais également d’avoir trompé

le sultan sur la situation réelle, ce qui l’a empêché de prendre les mesures nécessaires pour

éviter la défaite. La version d’Abū Ḥammū, en revanche, lui fait porter l’entière responsabilité

de la défaite en l’accusant d’avoir commis des erreurs à la fois stratégiques – ne pas avoir saisi

l’opportunité qui se présentait pour prendre la ville – et tactiques – avoir effectué un

mouvement brusque pendant la bataille. Il rappelle également par ce récit que si une armée

nombreuse effraie l’ennemi, cela ne constitue pas nécessairement un facteur de victoire. Face

à ce contre-modèle incarné par Abū l-Ḥasan, Abū Ḥammū, en racontant comment lui-même

a su saisir l’occasion qui se présentait pour arriver au pouvoir, se pose, à l’inverse, comme un

modèle dans l’art de la guerre.

6.5. Abū Ḥammū et la prise du pouvoir


Au début du chapitre sur le courage, Abū Ḥammū expose une règle fondamentale en

matière de combat qui consiste, pour le souverain, à ne pas prendre de risques inconsidérés,

sauf dans un cas bien précis :

Lā yanbaġī laka an tuẖāṭira bi-nafsika wa-law kunta ašǧaʽ abnā’ ǧinsika fa-inna l-

muẖāṭara ġayr maḥmūda illā fī ṭalab al-mulk wa-l-sulṭān fa-innahā maḥmūda fī kull awān904.

904
Wāsiṭa, p. 151.
325
Tu ne dois pas te mettre en danger, quand bien même tu serais le plus

courageux des hommes, car s’exposer au danger n’est louable que lorsqu’il s’agit de

conquérir le pouvoir. C’est alors louable à chaque instant.

La même recommandation est faite dans le quatrième chapitre de la première partie

consacré à l’armée. Elle est illustrée par un récit dans lequel Abū Ḥammū montre comment il

a lui-même pris tous les risques pour conquérir le pouvoir :

Nous nous sommes nous-même mis en danger et, par la force de Dieu, nous

avons emprunté la meilleure des voies. Nous avons abreuvé nos ennemis aux sources

du trépas lorsque le sens de l’honneur nous a exalté et que les âmes fières nous ont

appelé à vaincre pour [restaurer] notre autorité et notre pouvoir, reprendre nos

bourgades et nos contrées, rétablir notre royaume comme à son origine et le délivrer

de la main de ceux qui l’ont spolié. Nous avons parcouru les étapes, excité les

montures et les chameaux et nous sommes dressé, sollicitant l’aide de Dieu - qu’Il soit

glorifié – au repos comme en mouvement, recevant l’influence favorable et la

bénédiction de Dieu Très-Haut. Notre heureuse expédition partit de Tunis d’où, avec

sérieux et détermination, nous nous dirigeâmes vers Tlemcen, la capitale de nos

nobles ancêtres. Nous quittâmes les contrées ifriqiyennes pour les contrées

algériennes alors que notre ennemi, le sultan mérinide Abū ʽInān, fils du sultan Abū l-

Ḥasan b. Yūsuf b. ʽAbd al-Ḥaqq, se trouvait aux environs de Constantine. Nous nous

hâtâmes dans sa direction afin de lancer contre lui une offensive. Alors que seule une

étape nous séparait encore et que notre heureuse petite troupe progressait vers lui, il

fut informé de notre avancée et de la bravoure de nos défenseurs et de nos héros. Dans

le même temps, la division et la haine s’insinuèrent entre lui et les membres de sa

tribu et, craignant de subir un affront alors qu’il se trouvait dans ces contrées, il laissa

à Constantine un des chefs de son armée et une partie de ses soldats et retourna dans

son pays. Il en fit de même à Mila ou il laissa une petite garnison. Nous nous

dirigeâmes alors vers Mila afin de saisir l’occasion qui s’y présentait et d’attaquer cette

326
garnison. Nous en fîmes la conquête le jour-même, vainquîmes l’escouade qui s’y

trouvait et accordâmes notre pardon à ses contingents. Puis nous nous rendîmes dans

la région du Zāb en compagnie d’un groupe de Bédouins dont des notables de la tribu

arabe Riyāḥ, connus pour leur [habileté] au combat et à la guerre. C’est là que nos

Arabes Banū ʽĀmir nous rejoignirent et que les conquêtes et les bonnes nouvelles

furent pour nous éclatantes. Nous nous hâtâmes alors de la plus belle façon, en

direction du siège de notre pouvoir et prîmes pour cela les plus grands risques. Mais

Dieu nous facilita grandement la conquête. Nous y établîmes notre campement905 alors

que le vent de la victoire soufflait sur nos étendards et que l’avant-garde confirmait

que les augures étaient en effet bons. Nous y trouvâmes le fils du sultan mérinide, al-

Mahdī b. Abī ʽInān. Nous les avertîmes [lui et ses troupes] afin qu’ils quittent nos

contrées et l’héritage de nos pères et de nos grands-pères. « Quel douloureux réveil

ce fut pour ceux qui avaient été avertis !906 » Ils refusèrent et persistèrent à nous

résister. Ils sortirent de Tlemcen et nous firent face, comptant plus de deux mille

valeureux cavaliers. À leur tête se trouvait al-Mahdī, le fils du sultan Abū ʽInān.

Lorsque les deux armées se rencontrèrent et que les soldats se mirent à échanger des

coups de sabre et de lance, ils virent en nous une force qui les dépassait et que même

des soldats plus puissants et plus nombreux qu’eux n’auraient pas la force de

combattre. Alors, après s’être élancés contre nous, ils reculèrent de frayeur, leurs

jambes se dérobèrent et ils connurent une défaite cinglante. Chacun de nos valeureux

guerriers en affrontait dix des leurs, les frappant de leurs lances et leur portant des

coups de sabre. Ils firent machine arrière alors que nos épées couraient sur leurs cous.

Ils se réfugièrent dans la fuite et, convaincus d’être perdus et impuissants, ils

connurent l’égarement et la ruine. Les remparts derrière lesquels ils se retranchèrent

ne leur furent d’aucun secours face aux pointes acérées de nos lances et au tranchant

905
L’expression nazalnā sāḥatahā fait référence au verset du Coran cité plus bas.
906
Coran, 37/177.
327
affilé de nos sabres. Nous les abandonnâmes ainsi jusqu’au lendemain, leur laissant la

vie sauve. Ils ne fermèrent pas l’œil de la nuit. Le lendemain, nous conquîmes la ville

par la force et en libérâmes les moindres recoins. Cela eut lieu au tout début du mois

de rabīʽ al-awwal, en l’an 760 [février 1359]. Ils nous envoyèrent des jurisconsultes et

des hommes charger d’intercéder pour eux afin que nous leur laissions la vie sauve et

que nous les autorisions à retourner dans leurs contrées occidentales avec tout ce

qu’ils possédaient. Nous leur avons accordé le pardon qu’ils demandaient et leur

avons octroyé un sauf-conduit clair et limpide907, conformément à notre coutume et à

celle de nos nobles ancêtres. Nous leur avons donné le choix de partir ou de rester,

[leur garantissant que] quiconque déciderait de partir serait assuré d’atteindre sa

destination dans les meilleures conditions et quiconque déciderait de rester, de se

mettre à notre service et de nous donner entière satisfaction bénéficierait de notre

protection, de notre affection et de notre considération. Nous nous sommes rendu

maître de notre sublime capitale alors que tout le pays était sous domination

mérinide. Nous nous sommes ensuite emparé des alentours de Tlemcen et avons

consolidé notre autorité et notre pouvoir. Les Mérinides nous cernaient de toutes

parts, seule une journée, voire une demi-journée, de marche nous séparait d’eux.

Poussé par une formidable résolution, nous n’avons pas fermé l’œil et n’avons eu de

cesse d’user à leur égard de subterfuges et de tromperies, de dresser les filets de la

ruse et de leur tendre des embuscades jusqu’à libérer tout notre territoire de leur

main-mise. Nous avons répondu à leur iniquité en alternant l’emploi de la ruse et de

la force [et grâce à] l’aide, au soutien et à l’assistance du Destin. Nous avons pénétré

[dans le pays] et les en avons en chassés sans disposer d’une armée nombreuse [ni de

beaucoup d’argent]. Nous avons accompli, au moyen de détours et de subterfuges,

tout ce que nous pouvions désirer jusqu’à parvenir à disposer de plus d’argent qu’eux,

907
Sous-entendu : sans arrière-pensée, franc et sincère.
328
d’une meilleure situation, de sujets plus nombreux, d’une armée plus fournie et d’un

pays plus étendu que le leur908.

Analyse du récit

Nous pouvons distinguer quatre mouvements dans ce récit : la quête, le périple, la

conquête de Tlemcen et la consolidation du pouvoir. Dans la première partie, Abū Ḥammū

établit les motivations de sa quête et définit son objet. Il évoque ainsi deux motivations, l’une

personnelle – le « sens de l’honneur » (al-ḥamiyya) – et l’autre extérieure – il a répondu à

l’appel d’ « âmes fières » (daʽatnā l-nufūs al-abiyya) – sans donner davantage de précisions sur

cette dernière motivation. Nous verrons, en comparant son récit à celui des historiographes

de son époque, qu’il fait peut-être référence aux chefs des tribus arabes qui l’ont accompagné

dans son périple, voire qui auraient pris, si l’on en croit la version rapportée par ʽAbd al-

Raḥmān b. Ḫaldūn, l’initiative de cette campagne.

Quant à l’objet de la quête, il est défini par plusieurs termes qui sont tous déterminés

par le pronom personnel de première personne du pluriel : « [instaurer] notre autorité et notre

pouvoir (li-mulkinā wa-sulṭāninā), nous emparer de nos bourgades et de nos contrées (bilādinā

wa-awṭāninā), rendre notre royaume (dawlatinā) à ses origines ». Par la répétition de ce

pronom, Abū Ḥammū défend sa légitimité à s’emparer de Tlemcen et, plus largement, du

Maghreb central en rappelant que, par cette conquête, il ne fait que récupérer ce qui lui

appartient déjà. En indiquant qu’il compte rendre à son royaume ses « origines » (niṣābihā), il

signifie que sa famille était la première, et donc la seule légitime, à régner sur ce territoire.

Ainsi désigne-t-il quelques lignes plus bas Tlemcen comme « la capitale de nos nobles

ancêtres » (ḥaḍrat aslāfinā l-kirām). Il souligne, pour renforcer cette légitimité, que son

royaume est occupé par « ceux qui l’ont spolié » (ġuṣṣābihā) et dont il entend le « délivrer »

(istiẖlāṣihā), endossant ainsi le rôle de sauveur et de justicier.

908
Wāsiṭa, p. 18-20.
329
Le périple vers Tlemcen se divise lui-même en trois étapes qui s’articulent autour des

localités citées : Constantine, Mila et le Zāb. Abū Ḥammū commence par établir les points de

départ (Tunis) et d’arrivée (Tlemcen) de son périple, indiquant ainsi qu’il visait dès le début

de son entreprise la conquête de la capitale. Il fait également état des deux facteurs ayant

facilité la conquête : son mérite personnel – il souligne son « sérieux » (bi-l-ǧidd) et sa

« détermination » (wa-l-iʽtizām) - et le soutien de Dieu qui lui a apporté son « influence

favorable » et sa « bénédiction » (kull yumn wa-baraka).

La première étape du périple vise Constantine où se trouve son ennemi identifié

comme étant le souverain mérinide Abū ʽInān. Il met en avant l’avancée rapide de ses troupes

et la bravoure de ses soldats et laisse entendre que cela a contribué au départ du sultan

mérinide, tout en évoquant un autre facteur, endogène celui-là, « la division et la haine » (al-

šatāt wa-l-šan’ān) qui se sont instaurées entre les Mérinides eux-mêmes.

La deuxième étape réside dans la conquête éclair de la ville de Mila dans laquelle le

sultan avait laissé une garnison. Le récit de cet événement permet à Abū Ḥammū de mettre

en avant non seulement la supériorité écrasante de ses forces sur celles de son ennemi, mais

également ses propres qualités de stratège, puisqu’il a su « saisir l’occasion » (li-nantahiza fīhā

l-furṣa) au bon moment, ainsi que sa clémence, puisqu’il a accordé son « pardon » aux soldats

de la garnison vaincue (ʽafawnā ʽan qawmihā).

La troisième étape, dans le Zāb, est l’occasion pour Abū Ḥammū d’évoquer ses alliés.

Il cite ainsi « un groupe de Bédouins dont des notables de la tribu arabe Riyāḥ » (ǧumla min al-

Aʽrāb min wuǧūh ʽArab Riyāḥ) qui l’accompagnent dans son trajet vers le Zāb sans préciser

depuis quand il se trouve en leur compagnie. Il évoque également les Banū ʽĀmir qu’il

présente comme « nos Arabes » (ʽArabunā Banū ʽĀmir). Cette tribu, installée dans la région de

330
Tlemcen par le fondateur de la dynastie909, est en effet un allié historique des Abdelwadides

comme le souligne notamment l’auteur du Zahr al-bustān, qui les définit comme « les Arabes

de ses contrées, serviteurs de ses pères et de ses grands-pères » (wa-hum ʽArab bilādihi wa-

ẖadamat ābā’ihi wa-aǧdādihi910). L’arrivée de ces Arabes semble avoir été un facteur

déterminant dans la progression d’Abū Ḥammū puisqu’il évoque à ce moment « les conquêtes

et les bonnes nouvelles » (al-futūḥāt wa-l-bašā’ir) qui le mèneront jusqu’à Tlemcen, qu’il

appelle déjà le « siège de notre pouvoir » (ḥaḍrat mulkinā) comme s’il s’en était déjà emparé,

ou, tout au moins, comme s’il était convaincu de l’imminence de la victoire.

La conquête de Tlemcen est avant tout le récit d’une bataille extraordinaire et d’une

victoire éclatante. L’ennemi est à présent non plus le sultan mérinide, mais son fils, al-Mahdī

b. Abī ʽInān. La bataille est précédée d’un avertissement lancé par Abū Ḥammū à l’adversaire.

La référence coranique donne une dimension presque sacrée au combat qui se prépare, Abū

Ḥammū incarnant le parti de Dieu et les Mérinides les infidèles à qui est lancée la mise en

garde. La désignation de Tlemcen et, d’une manière plus générale, du Maghreb central,

comme « nos contrées et l’héritage de nos pères et de nos grands-pères » (bilādinā wa-mīrāṯ

ābā’inā wa-aǧdādinā) souligne une nouvelle fois la légitimité d’Abū Ḥammū à en prendre

possession. Les Mérinides sont ainsi assimilés à des usurpateurs qui, malgré l’avertissement

lancé par l’héritier légitime, refusent de partir, ce qui justifie le massacre de leurs soldats par

les troupes abdelwadides lors de la bataille.

Le récit de cette bataille oppose le nombre conséquent des cavaliers mérinides (plus

de deux mille) à la puissance des guerriers abdelwadides, présentés comme invicibles et mus

par une force quasi surnaturelle qui provoque l’effroi et la débandade des soldats ennemis

909
Voir notamment la carte intitulée « Localisation des tribus et des chefs-lieux de province du règne de
Yaġmurāsan à celui d’Abū Tāšfīn Ier » établie par Jennifer Vanz, L’invention d’une capitale, op. cit., p. 535.
910
Zahr al-bustān, éd. A. Hāǧiyāt, p. 26 ; éd. B. al-Darrāǧī, p. 26.
331
qui se retrouvent « perdus et impuissants » (al-tabāb wa-l-tabār), réduits à « l’égarement et la

ruine » (al-ẖasār wa-l-bawār). Partis se réfugier dans la ville, ces derniers bénéficient d’une

nuit de répit où, par crainte de ce qui les attend le lendemain, ils ne « ferment pas l’œil de la

nuit » (lam taktaḥil aǧfānuhum). La prise de Tlemcen, « par force » (ʽanwa), tient en une phrase

et semble n’être qu’une formalité. L’unique date présentée dans le récit (début de rabīʽ al-

awwal 760/février 1359) correspond à l’entrée d’Abū Ḥammū dans la ville. Le récit de la prise

de Tlemcen se conclut par la mise en exergue, une nouvelle fois, de la clémence du nouveau

souverain qui laisse le choix aux vaincus de le servir ou de partir, leur accordant son pardon

et un sauf-conduit les protégeant contre toute attaque. En présentant la remise du sauf-

conduit comme conforme à « notre coutume et celle de nos nobles ancêtres » (al-maʽhūd

minnā wa-min aslāfinā l-kirām), Abū Ḥammū fait de cette clémence un attribut dynastique et

se présente comme le digne héritier de ses ancêtres, ce qui lui permet de légitimer sa prise

de pouvoir par rapport aux autres membres de sa tribu.

Enfin, la dernière partie du récit fait état du processus de consolidation du pouvoir du

nouveau souverain. Tlemcen apparaît à ce moment comme un ilôt entouré d’ennemis : « tout

le pays était sous domination mérinide » (al-bilād kulluhā marīniyya), « les Mérinides nous

cernaient de toutes parts » (wa-Marīn muḥdiqa binā) assure Abū Ḥammū, qui souligne ainsi

l’ampleur des difficultés auxquelles il a dû faire face pour mieux insister sur son propre

mérite. C’est en effet avant tout son mérite personnel qu’il met en avant dans le récit de la

conquête du royaume. Contrairement à ses ennemis mérinides que la crainte a empêché de

dormir, c’est la force de sa détermination (šiddat al-ḥazm) qui l’a tenu en éveil – il emploie

sciemment la même expression lam taktaḥil aǧfānuhum / lam taktaḥil aǧfānunā pour mieux

souligner le contraste entre son état et celui de ses ennemis – et lui a permis d’étendre son

pouvoir. Il insiste également sur sa capacité à user de subterfuges et de ruses (al-muḥāwalāt

wa-l-makā’id) pour venir à bout de cet ennemi plus puissant que lui, ce qui témoigne de sa

332
sagacité, sans négliger pour autant le recours à la force (al-qahr) et l’appui du Destin

(musāʽadat dahr). Alors qu’il était inférieur numériquement et financièrement à son ennemi,

il est parvenu, grâce notamment à la “soft politique” (siyāsa), à renverser la situation et à

asseoir sa domination.

Analyse du poème

Un long poème911 suit ce récit en prose qu’Abū Ḥammū présente comme

« l’explication » des événements qu’il vient de rapporter (wa-qad šaraḥnā ḏālika fī qaṣīda

naẓamnāhā wa-muqtaḍā l-ḥāl ḍammannāhā912). Ce poème a pour principale fonction de

compléter et de préciser le récit en prose, d’une part en évoquant certains événements éludés

dans le récit et, d’autre part, en détaillant la toponymie des lieux parcourus. Abū Ḥammū fait

allusion à deux événements qui ont eu lieu lors de sa campagne pour la conquête du pouvoir

et qui sont décrits avec davantage de détails dans les récits de ses contemporains. Quatorze

vers913 sont ainsi consacrés à la bataille qui l’opposa aux Arabes Suwayd, partisans des

Mérinides, et qui se conclut par une victoire éclatante d’Abū Ḥammū914. Puis, quelques vers

plus loin, Abū Ḥammū évoque, sans le nommer, la mort du sultan Abū ʽInān : « N’as-tu pas, ô

heureux messager qui vient d’annoncer la mort / du prince mérinide, gagné la part [du butin]

la plus insigne ? » (A-lā ayyuhā l-nāʽī l-bašīru llaḏī naʽā / amīra Marīnin ḥuzta asnā l-maqāsimi915).

En outre, de nombreux vers font état du nom des régions, des villes et des cours d’eau

qui ont jalonné le parcours d’Abū Ḥammū depuis le Zāb jusqu’à Tlemcen : « Je suis venu sur

la terre du Zāb » (ǧi’tu li-arḍ al-Zāb916) ; « Et je suis passé par la terre d’al-Rīġ » (wa-ǧuztu bi-arḍ

911
Dans le Wāsiṭat al-sulūk, ce poème contient cent vers (p. 21-26). Il figure également dans le Buġya (92 vers), p.
30-36, trad. franç. p. 35-42 et dans le Zahr al-bustān (101 vers), éd. A. Hāǧiyāt, p. 33-39 ; éd. B. al-Darrāǧī, p. 40-57.
912
Wāsiṭa, p. 20.
913
Ibid., p. 23-24, depuis le vers commençant par Ilā Milāl milnā à celui commençant par Wa-habbat riyāḥ al-naṣr.
914
Sur cette bataille, voir Ta’rīẖ, VII, p. 164 et p. 399 ; Berbères, III, p. 438 et IV, p. 322-323 ; Exemples, II, p. 949 et p.
1256 ; Buġya, p. 23-24, trad. franç. p. 27 ; Zahr al-bustān, éd. A. Hāǧiyāt, p. 31-32 ; éd. B. al-Darrāǧī, p. 36-38.
915
Wāsiṭa, p. 24.
916
Ibid., p. 22. Sauf indication contraire, les citations suivantes sont toutes extraites de la même page.
333
al-Rīġ) ; « Puis je suis venu à Ouargla et j’ai traversé son Maṣāb » (wa-ǧi’tu li-Warkalā wa-ǧuztu

Maṣābahā) ; « J’ai traversé le Ḥamādā » (qaṭaʽtu l-Ḥamādā917) ; « Jusqu’à ce que m’apparaisse le

Wādī Zarqūn » (ilā an badā lī Wādi Zarqūn) ; « À Wādī Milāl » (bi-Wādī Milāl918) ; « Et les collines

du Ḫaḍrā Kabūd sont apparus » (wa-Ḫaḍrā Kabūd qad tabaddat hiḍābuhā) ; « Nous avons marché

jusqu’à Darǧ » (daraǧnā ilā Darǧ) ; « Fartūn nous apparut » (lāḥa lanā Fartūn) ; « Et nous sommes

passés et avons fait halte à Wādī Yassar » (wa-ʽuǧnā wa-ʽarraǧnā ʽalā Wādi Yassar) ; « Et je suis

arrivé à Tlemcen » (wa-ǧi’tu Tilimsān919).

Tous ces lieux ancrent le parcours d’Abū Ḥammū dans un territoire, dans une réalité

spatiale tangible qui donne davantage de crédit et de véracité à son récit. On retrouve ces

mêmes lieux évoqués dans un ordre identique dans le Zahr al-bustān et le Buġyat al-ruwwād920.

Dans sa traduction du Buġyat al-ruwwād, Alfreb Bel affirme qu’ « il aurait été intéressant de

tracer sur une carte le chemin parcouru par Abū Ḥammū921 » mais qu’il n’a pas pu identifier

la plupart des lieux mentionnés dans l’ouvrage. Il fournit malgré tout quelques indications

sur certaines des localités citées, notamment sur la région du Zāb, point de départ du

parcours tel qu’il est décrit dans le poème et qu’ « on ne saurait confondre […] avec le Mzāb

actuel ». S’appuyant sur divers récits d’historiens, de géographes et de voyageurs arabes, tels

Ibn Ḫaldūn et al-Yaʽqūbī, il situe cette région entre le Hodna et l’Aurès avec comme capitale

Biskra922. Les précisions apportées sur la localisation de ces lieux par B. al-Darrāǧī, dans son

édition du Zahr al-bustān, permettent de se faire une idée du parcours emprunté par Abū

917
Wāsiṭa, p. 23. Sauf indication contraire, les citations suivantes sont toutes extraites de la même page.
918
Ibid., p. 24. Sauf indication contraire, les citations suivantes sont toutes extraites de la même page.
919
Ibid., p. 25.
920
Zahr al-bustān, éd. A. Hāǧiyāt, p. 30-32 ; éd. B. al-Darrāǧī, p. 35-39 ; Buġya, p. 23-27, trad. franç. p. 26-31.
921
Buġya, trad. franç. note 2, p. 29.
922
Alfreb Bel, Les Benou Ghânya, derniers représentants de l’Empire almoravide, et leur lutte contre l’Empire almohade,
Paris, E. Leroux, 1903, note 1, p. 166.
334
Ḥammū923. L’ordre dans lequel sont cités ces lieux témoigne d’un long parcours effectué d’est

en ouest à travers le désert et des efforts fournis par Abū Ḥammū pour rejoindre Tlemcen,

dont la conquête marquera le début de son règne. Le mérite du prétendant au trône est

décuplé par la difficulté des obstacles à franchir – des cols de montagne et des rivières – et

par des conditions climatiques parfois peu clémentes à en croire Yaḥyā b. Ḫaldūn924. Jennifer

Vanz a souligné le « jeu de miroir925 » entre les récits racontant dans les chroniques la prise

de pouvoir par Yaġmurāsan, d’une part, et Abū Ḥammū d’autre part. Le parcours effectué par

ce dernier est ainsi inversé par rapport à celui effectué le siècle précédent par le fondateur

de la dynastie qui était parti de l’ouest pour étendre son royaume vers l’est, soulignant

qu’avec ce parcours, « c’est d’abord le royaume des descendants de Yaġmurāsan qui se

reconstitue, mais en sens inverse926 ». Cela fait écho au discours d’Abū Ḥammū qui ne cesse

de se placer dans l’héritage de ses ancêtres pour ancrer la légitimité de son propre pouvoir.

Il va cependant plus loin dans le poème en n’évoquant pas uniquement le pouvoir de

ses pères et de ses grands-pères, mais en convoquant la généalogie idrisside927 déjà évoquée

dans d’autres vers analysé précédemment : « Je me suis enveloppé de deux escadrons formés

par les Banū ʽĀmir / et par la famille du noble Idrīs, fils de Qāsim » (Tasarbaltu928 kurdūsayn min

923
On retrouve la même succesion de lieux dans le Zahr al-bustān, éd. A. Hāǧiyāt, p. 30-32 ; éd. B. al-Darrāǧī, p.
35-39. Būzayyānī l-Darrāǧī fournit en notes de bas de page de nombreuses informations sur la localisation de la
plupart des lieux cités. La région du Rīġ s’étend ainsi du sud de Biskra au nord de Ouargla (note 4, p. 35), Maṣāb
est une région désertique et montagneuse située au nord ouest de Ouargla (note 4, p. 36), Wādī Zarqūn est situé
au sud ouest de Laghouat (note 5, p. 36), Wādī Milāl désignerait vraisemblablement Wādī Mulūl, situé au sud de
Tlemcen (note 7, p. 36) et Wādī Yassar est l’un des affluents du Oued Tafna, situé à une quarantaine de kilomètres
à l’est de Tlemcen (note 6 p. 39). Voir également la « carte physique » du Maghreb central réalisée par
Abdelhamid Hadjiat dans sa thèse sur le règne d'Abū Ḥammū et le récit de son parcours depuis le Zāb jusqu’à
Tlemcen, Le Maġrib central, op. cit., p. 153-157.
924
Buġya, p. 25-27, trad. franç. p. 29-30.
925
Jennifer Vanz, L’invention d’une capitale, op. cit., p. 91.
926
Ibid., p. 88.
927
Sur cette généalogie, voir supra, p. 284-285.
928
Nous retenons ici la leçon du manuscrit de Rabat, notre manuscrit de base et celui d’Alger donnant tasarbala
(il a revêtu).
335
āl ʽĀmirin / wa-min āl Idrīsa l-šarīfi bni Qāsimī929). Fort de cette légitimité que lui confère cette

appartenance revendiquée aux Idrissides qui le rattache à une dynastie remontant à plusieurs

siècles et ancre ainsi son pouvoir dans une temporalité qui dépasse celle de ses ancêtres

abdelwadides, Abū Ḥammū se présente comme le restaurateur de cette royauté, mais

également de l’ordre perdu : « Nous avons réuni les débris de la royauté après sa dispersion.

Que de temps est-elle restée, sans fondations, en proie aux pillages » (Naẓamnā šatīta l-mulki

baʽda ftirāqihi / wa-kam bāta nahban šamluhu dūna nāẓimī930). En évoquant le retour à l’ordre, il

se place comme le garant de la justice face à l’injustice incarnée par son adversaire mérinide,

comme l’indique le passage suivant (mètre : ṭawīl) :

1/Fa-rāmat Marīnu l-ṣulḥa baʽda firārihā wa-qad ẓalamū ʽamdan wa-lastu bi-ẓālimī

2/Fa-lā ṣulḥa ḥattā tuḍrima l-ḥarbu nārahā wa-tasāqaṭa l-abdānu taḥta l-ǧamāǧimī

3/Wa-tuẖlā mina l-aʽdā’i dārun ʽahidtuhā maʽa l-ġāniǧāti l-nāʽimāti l-karā’imī

4/Wa-ǧi’tu bi-Tilimsāna llatī kuntu artaǧī kamā ḏakarūhu fī kitābi l-malāḥimī931

5/Wa-ẖallaṣtu min ġuṣṣābihā dāra mulkinā wa-ṭahhartuhā min kulli bāġin wa-ẓālimī932

1/Après leur fuite, les Mérinides cherchèrent à conclure la paix

Eux ont semé l’injustice délibérément, moi je ne suis pas injuste !

2/Il n’y aura pas de paix tant que le feu de la guerre ne sera pas entièrement consumé,

Que les corps, sous les crânes, tomberont à terre l’un après l’autre

3/Et que les ennemis n’auront évacué la demeure où je rencontrais

929
Wāsiṭa, p. 22.
930
Ibid., p. 26.
931
L’édition de Tunis a retenu une version différente de cet hémistiche (Kamā ḏakarat fī l-Ǧafri ahlu l-malāḥimī,
p. 18) qui ressemble fort à celle du Buġya (Kamā ḏakarū fī l-Ǧafri ahlu l-malāḥimī, p. 41). ʽAbd al-Raḥmān b. Ḫaldūn
a consacré un chapitre de sa Muqaddima aux recueils de prédictions et au Ǧafr cité dans ces deux vers, ouvrage
censé renfermer les prédictions relatives aux différentes dynasties sur la base d’anciennes traditions ou
d’indications astrologiques. Yaḥyā b. Ḫaldūn insiste particulièrement sur le rôle des prédictions dans son récit
du règne d’Abū Ḥammū et présente notamment sa prise de pouvoir et la conquête de Tlemcen comme la
réalisation de présages. Ta’rīẖ, I, p. 415-416 ; Prolégomènes, II, p. 214-215 ; Exemples, I, p. 687-688 et Buġya, p. 19 et
22, trad. franç. p. 22 et 26.
932
Wāsiṭa, p. 25.
336
De jeunes femmes coquettes, douces et aux formes généreuses

4/Je suis venu à Tlemcen, objet de mes espérances

Comme il est écrit dans les recueils de prédictions

5/J’ai délivré de ses usurpateurs le siège de notre pouvoir

Et l’ai purifié de tous les tyrans et de tous les oppresseurs

Dans ce passage, Abū Ḥammū justifie également le recours à la guerre et la violence,

seul moyen de rétablir la paix, et se défend ainsi d’avoir lui-même commis des injustices. La

référence aux jeunes femmes qu’il rencontrait à Tlemcen lui permet de rappeler qu’il était

déjà à Tlemcen avant l’occupation mérinide et qu’il exerce en quelque sorte un droit de retour

dans cette ville à laquelle il n’est pas étranger. À la fin du poème, il se présente à nouveau

comme le restaurateur de la justice, tout en se présentant comme le garant du rétablissement

de la religion et s’octroie ainsi une légitimité religieuse : « Nous avons exécuté l’ordre de Dieu

de faire vaincre sa religion / et de mettre fin aux injustices qu’ils avaient commises » (Fa-

qumnā bi-amri llāhi fī naṣri dīnihi / wa-fī kaffi mā qad aḥdaṯū min maẓālimī933). Ce poème a donc

pour autre fonction d’insister sur la légitimité d’Abū Ḥammū à prendre le pouvoir non

seulement en élargissant sa légitimité dynastique, mais également en soulignant sa légitimité

religieuse, puisqu’il se présente comme le défenseur de la justice divine et le restaurateur de

la religion.

Comparaison avec les chroniques

L’impression générale qui émerge du récit d’Abū Ḥammū, en vers comme en prose,

est celle d’une conquête éclair débouchant sur une victoire foudroyante. Le souverain

abdelwadide présente son périple comme orienté dès le départ vers Tlemcen et motivé par

une détermination sans faille. La confrontation de ce récit avec ceux des autres sources

contemporaines met à mal cette version et montre que ces événements se sont inscrits en

933
Wāsiṭa, p. 26.
337
réalité dans un temps beaucoup plus long et ont été ponctués de nombreux tâtonnements

tant dans l’orientation du parcours que dans le but visé et remettent même en cause, pour

l’une d’entre elles du moins, les motivations de la conquête.

Le sultan mérinide Abū ʽInān entreprit, au début de l’année 753/1352, d’étendre sa

domination sur tout le Maghreb934. Il conquit Tlemcen la même année, et son armée s’empara

de Tunis en ramaḍān 758/août-septembre 1357935. À l’approche des troupes mérinides, le

sultan hafside Abū Isḥāq se dirigea vers le Djérid. Abū Ḥammū, qui avait trouvé refuge dans

la capitale hafside en 753/1352 après la victoire des Mérinides sur ses deux oncles, Abū Saʽīd

et Abū Ṯābit, qui gouvernaient alors le royaume de Tlemcen, accompagna le sultan dans sa

retraite936. Les sources divergent quant à la date à laquelle Abū Ḥammū aurait quitté Tunis.

L’auteur du Zahr al-bustān assure qu’il en sortit au début du mois de raǧab 758/juin-juillet

1357937 quand Yaḥyā b. Ḫaldūn affirme qu’il quitta la ville à la fin du mois de šaʽbān/août

1357938.

Après la conquête de Tunis, le sultan mérinide Abū ʽInān dut faire face à l’hostilité des

Arabes Riyāḥ qui se révoltèrent contre lui à cause notamment des otages qu’il leur réclamait

et d’un tribut qu’il leur interdit de prélever. Il les poursuivit pendant trois jours dans la

province du Zāb et, alors qu’ils s’enfonçaient dans le désert, il rentra à Constantine, puis se

mit en route pour Tunis939. C’est à cette époque, soit quasiment deux ans avant la prise de

Tlemcen, qu’eurent lieu les événements évoqués par Abū Ḥammū au sujet de Constantine et

qui constituent ce que nous avons qualifié de « première étape » de son périple. L’auteur du

K. al-ʽIbar fournit quelques détails sur le conflit qui divisa les Mérinides et dont fait état le

934
Ta’rīẖ, VII, p. 381 ; Berbères, IV, p. 292 ; Exemples, II, p. 1230.
935
Ta’rīẖ, VI, p. 539 ; Berbères, III, p. 58 ; Exemples, II, p. 646.
936
Ta’rīẖ, VII, 399 ; Berbères, IV, p. 322 ; Exemples, II, p. 1255.
937
Zahr al-bustān, éd. A. Hāǧiyāt, p. 23 ; éd. B. al-Darrāǧī, p. 19.
938
Buġya, p. 20, trad. franç. p. 23.
939
Ta’rīẖ, VI, p. 540 et VII, p. 394 ; Berbères, III, p. 58 et IV, p. 314 ; Exemples, II, p. 646 et p. 1249.
338
souverain abdelwadide à cet endroit de son récit. ʽAbd al-Raḥmān b. Ḫaldūn évoque ainsi

l’épuisement des ressources de l’armée mérinide suite à la longue campagne entreprise

contre le royaume hafside et la crainte des chefs mérinides de revivre une défaite semblable

à celle qu’essuya Abū l-Ḥasan dans sa conquête de l’Ifriqiyā. Alors que le sultan hafside Abū

Isḥāq s’avançait avec ses alliés arabes dans leur direction, ils décidèrent d’abandonner Abū

ʽInān et entraînèrent dans leur défection le vizir mérinide Fāris b. Maymūn et les alliés arabes

du souverain mérinide. Se trouvant à deux jours à l’est de Constantine, ce dernier décida de

faire demi-tour et de rentrer à Fès qu’il atteignit au début du mois de ḏū l-ḥiǧǧa

758/novembre 1357940.

L’auteur du Buġya évoque également la fuite du sultan mérinide. Selon lui, Abū

Ḥammū fit halte, en compagnie du sultan hafside et de son armée de retour du Djérid, dans

le district de Tébessa. Le sultan mérinide Abū ʽInān s’arrêta à une distance « d’une ou deux

étapes » (ʽalā qayd riḥla aw iṯnatayn minhum941) et rebroussa chemin. Ses adversaires se mirent

à sa poursuite, mais, alors que les troupes hafsides, fatiguées de cette poursuite, décidèrent

de rentrer dans leur pays, Abū Ḥammū et ses troupes zénètes continuèrent à le pourchasser.

Tandis qu’Abū ʽInān se dirigeait vers le Sahara, Abū Ḥammū revint à Constantine pour y

assiéger la garnison mérinide laissée sur place par le sultan.

Le Zahr al-bustān fait également mention de la ville de Tébessa, mais comme une étape

par laquelle seraient passés Abū Ḥammū et ses alliés Riyāḥ avant de rejoindre la ville voisine

de Meskiana942. La version de la fuite d’Abū ʽInān rapportée dans cet ouvrage a une dimension

burlesque. En s’approchant de Tébessa, l’armée mérinide se serait trouvée face à des bédouins

en grand nombre (taʽarraḍat lahu l-Aʽrāb bimā ḥašadat min al-ḥašd al-mawfūr943). Effrayés et

940
Ta’rīẖ, VI, p. 540 et VII, p. 394 ; Berbères, III, p. 59 et IV, p. 314-315 ; Exemples, II, p. 646 et p. 1249.
941
Buġya, p. 20, trad. franç. p. 23.
942
Zahr al-bustān, éd. A. Hāǧiyāt, p. 23 ; éd. B. al-Darrāǧī, p. 21.
943
Ibid., éd. A. Hāǧiyāt, p. 24 ; éd. B. al-Darrāǧī, p. 22.
339
craignant d’être pillés par ces bédouins, les soldats se seraient alors enfuits en criant d’une

seule voix : « Retournons dans notre pays auprès de nos frères, qu’avons-nous besoin de ces

contrées ! » (wa-ṣāḥū bi-ṣawt wāḥid “al-ruǧūʽ li-l-bilād wa-li-l-iẖwān wa-lā ḥāǧa lanā bi-hāḏihi l-

awṭān”944). Se retrouvant seul avec ses drapeaux, abandonné par son armée (ẖallafūhu taḥt al-

ʽalāmāt waḥīd945), le sultan mérinide aurait alors à son tour décidé de rebrousser chemin.

Quant à Abū Ḥammū, il se trouvait « à une demi-journée de marche » de là (ʽalā masīrat niṣf

yawm946) et, lorsqu’il fut informé de la fuite du souverain mérinide et du conflit qui avait éclaté

au sein de sa tribu, il décida de se mettre à sa poursuite.

La conquête de Mila, dont il est question dans le Wāsiṭat al-sulūk, est évoquée

seulement dans le Buġya et dans le Zahr al-bustān. Yaḥyā b. Ḫaldūn date la prise de la ville par

Abū Ḥammū à la fin de šawwāl 758/début octobre 1357947, soit deux mois après son départ de

Tunis. D’après l’auteur du Zahr al-bustān, Abū Ḥammū décida d’entreprendre le siège de cette

ville car il n’était pas parvenu à rattraper le souverain mérinide (wa-lammā lam yaltaḥiq bihi

aqāma ʽalā Mīla ʽāmil ʽalā ḥiṣārihā948). Aucune de ces deux sources ne précise cependant

combien de temps dura la conquête et si elle eut effectivement lieu en un jour, comme

l’affirme Abū Ḥammū.

Ces deux ouvrages font état d’autres événements qui se déroulèrent par la suite et

dont il n’est pas question dans le récit du souverain abdelwadide. Quatre jours après la prise

de Mila, ce dernier envoya une expédition (sariyya) dans le Ǧabal Banī Ṯābit, montagne

donnant sur la ville de Collo, au nord de Constantine949 contre des troupes mérinides et en

rapporta un important butin. Ce succès militaire se poursuivit par une autre victoire

944
Zahr al-bustān, éd. A. Hāǧiyāt, p. 24 ; éd. B. al-Darrāǧī, p. 22-23.
945
Ibid., éd. A. Hāǧiyāt, p. 24 ; éd. B. al-Darrāǧī, p. 23.
946
Ibid., éd. A. Hāǧiyāt, p. 25 ; éd. B. al-Darrāǧī, p. 24.
947
Buġya, p. 21, trad. franç. p. 23.
948
Zahr al-bustān, éd. A. Hāǧiyāt, p. 25 ; éd. B. al-Darrāǧī, p. 24.
949
Ibid., éd. B. al-Darrāǧī, note 1, p. 25.
340
remportée près de Bougie contre un puissant qā’id mérinide du nom d’al-Wazǧūnī950. Pendant

ce temps, les troupes d’Abū Ḥammū poursuivaient le siège de Constantine qui dura, d’après

Yaḥyā b. Ḫaldūn, environ une année951. En ramaḍān 759/août-septembre 1358, des troupes

mérinides envoyées par le sultan Abū ʽInān sous le commandement de son nouveau vizir,

Sulaymān b. Dāwūd, arrivèrent dans la région. L’auteur du Buġya relate qu’Abū Ḥammū et les

Riyāḥ prirent alors la direction de l’est avant de se raviser et de changer de direction en

mettant le cap à l’ouest pour combattre le vizir qui s’était établi dans la région de

Constantine952. À leur approche, celui-ci se replia dans la région de Bougie.

Le départ pour le Zāb eut lieu, selon Yaḥyā b. Ḫaldūn, après la rupture du jeûne (baʽd

al-fiṭr953), au mois de ramaḍān de l’année 759/début septembre 1358. La mort du sultan

mérinide survint à la fin de cette même année, et Abū Ḥammū en fut informé au tout début

de l’année suivante, le 6 muḥarram 760, selon Yaḥyā b. Ḫaldūn954, le 7, selon l’auteur du

Zahr955. Cet événement semble avoir eu une portée décisive et constitué pour Abū Ḥammū un

tournant dans son entreprise de conquête. Ainsi, l’auteur du Buġya assure que, dès qu’il apprit

la nouvelle, « la délivrance se présenta à ce souverain alors qu’on ne l’escomptait pas » (ǧā’ahu

min al-farāǧ mā lam yakun fī ḥisāb956). ʽAbd al-Raḥmān b. Ḫaldūn assure, quant à lui, qu’Abū

Ḥammū et ses troupes furent informés de la mort du sultan alors qu’ils étaient dans le désert

et avaient parcouru la moitié du chemin qui les séparait de Tlemcen. Cette nouvelle renforça

selon lui la détermination du prétendant au trône abdelwadide et de ses partisans de

950
Buġya, p. 21, trad. franç. p. 23-24 ; Zahr al-bustān, éd. A. Hāǧiyāt, p. 25-26 ; éd. B. al-Darrāǧī, p. 24-25.
951
Buġya, p. 21, trad. franç. p. 24.
952
Ibid., p. 21-22, trad. franç. p. 24-25.
953
Ibid., p. 23, trad. franç. p. 26.
954
Ibid., p. 24, trad. franç. p. 27.
955
Zahr al-bustān, éd. A. Hāǧiyāt, p. 32 ; éd. B. al-Darrāǧī, p. 39.
956
Buġya, p. 24, trad. franç. p. 27. Certains manuscrits donnent al-faraḥ (la joie) au lieu d’al-faraǧ (note 8 p. 24 de
l’édition arabe).
341
reconquérir leur royaume (qawiyat ʽazā’imuhum ʽalā rtiǧāʽ mulkihim957). Quant à l’auteur du

Zahr, il affirme que c’est cet événement qui décida Abū Ḥammū à entreprendre la conquête

de Tlemcen : « Lorsque le maître Abū Ḥammū fut assuré de la mort d’Abū ʽInān, il entreprit

de se lever vers Tlemcen » (wa-ʽindamā taḥaqqaqa l-mawlā Abū Ḥammū mawt Abī ʽInān aẖaḏa fī l-

intihāḍ li-Tilimsān958), assure-t-il.

Quant à la prise de Tlemcen, elle eut lieu, selon le K. al-ʽIbar, le 8 du mois de rabīʽ al-

awwal 760/7 février 1359, après trois jours de siège959. Son auteur ne fait pas mention de la

bataille qui précéda la prise de la capitale par Abū Ḥammū et ne donne pas de détails sur son

entrée dans la ville, contrairement au Buġya et au Zahr qui fournissent un récit détaillé de ces

événements. Ils racontent tous deux la bataille qui eut lieu entre les troupes d’Abū Ḥammū

et celles du fils du sultan mérinide, sur laquelle l’auteur du Wāsiṭat al-sulūk met

particulièrement l’accent. Tous ces récits s’accordent sur la victoire éclatante d’Abū

Ḥammū960. Comme nous l’avons déjà indiqué plus haut, l’auteur du Zahr assure que le

prétendant au trône abdelwadide n’eut pas seulement à affronter les troupes mérinides, mais

également les habitants de Tlemcen qui sortirent de la ville pour le combattre961.

Si Abū Ḥammū ne consacre qu’une brève phrase à l’entrée dans Tlemcen et à la prise

effective de la ville, les auteurs du Buġya et du Zahr sont un peu plus diserts à ce sujet. Ils

indiquent notamment que l’armée d’Abū Ḥammū s’est scindée en deux pour pénétrer dans la

ville en deux endroits distincts, après avoir été informée des points faibles de la muraille, et

mettent en avant le rôle prépondérant joué par Mūsā b. Barġūṯ, personnage qui deviendra

par la suite le vizir d’Abū Ḥammū.

957
Ta’rīẖ, VII, p. 163 ; Berbères, III, p. 437-438 ; Exemples, II, 948.
958
Zahr al-bustān, éd. A. Hāǧiyāt, p. 32 ; éd. B. al-Darrāǧī, p. 39.
959
Ta’rīẖ, VII, p. 164 ; Berbères, III, p. 438 ; Exemples, II, p. 949.
960
Zahr al-bustān, éd. A. Hāǧiyāt, p. 44-45 ; éd. B. al-Darrāǧī, p. 60-61 ; Buġya, p. 28, trad. franç. p. 32-33.
961
Ibid., éd. A. Hāǧiyāt, p. 45-46 ; éd. B. al-Darrāǧī, p. 62. Voir également le chapitre 5 de ce travail, p. 205-206.
342
Enfin, toutes les sources divergent avec la version d’Abū Ḥammū sur un dernier point :

la clémence dont il revendique avoir fait preuve envers les vaincus. Aucun des autres récits

ne fait état du pardon octroyé par le nouveau souverain aux troupes mérinides ni du choix

qu’il leur aurait laissé de se mettre à son service ou de partir protégées par son sauf-conduit.

« Il ordonna [aux Mérinides] de partir et qu’aucun d’entre eux, quel que soit son rang, ne

restât à Tlemcen » (amarahum bi-l-masīr wa-an lā yabqā bi-Tilimsān minhum aḥad lā min kabīr wa-

lā min ṣaġīr962), affirme ainsi l’auteur du Zahr. Cette information est confirmée par Yaḥyā b.

Ḫaldūn qui assure qu’Abū Ḥammū ordonna que les Mérinides quittent sans délai la capitale

si bien qu’il n’en restait plus un seul dans la capitale le soir même963. Quant à ʽAbd al-Raḥmān

b. Ḫaldūn, il affirme que c’est le chef des Banū ʽĀmir, Ṣuġayr b. ʽĀmir, qui accorda sa

protection au fils du sultan mérinide et l’escorta jusqu’à Fès964.

Un autre point de divergence concerne le rôle des tribus arabes dans le périple d’Abū

Ḥammū pour la conquête de Tlemcen et le moment auquel leurs forces s’agrégèrent. L’auteur

du Zahr assure qu’après avoir quitté Tunis – en 758/1357 –, alors qu’il se trouvait dans le

Djérid, Abū Ḥammū affronta dans la ville de Nefta les Awlād Abī l-Layl, fraction de la tribu

arabe des Banū Sulaym, partisans des Mérinides. Ce fut, assure-t-il, « la première de ses

victoires » (fa-kānat awwal futūḥātihi965). C’est à ce moment que les Riyāḥ auraient rejoint le

parti d’Abū Ḥammū :

Wa-lammā samiʽat al-Aʽrāb Riyāḥ mā faʽalahu l-mawlā Abū Ḥammū bi-Nafṭa wa-

hāḏā l-fatḥ al-mutāḥ tāqat nufūsuhā bi-ẖidmatihi wa-ṭalabū l-duẖūl fī ṭāʽatihi wa-

ḥurmatihi966.

962
Zahr al-bustān, éd. A. Hāǧiyāt, p. 46 ; éd. B. al-Darrāǧī, p. 63.
963
Buġya, p. 37, trad. franç. p. 43.
964
Ta’rīẖ, VII, p. 164 et p. 400 ; Berbères, III, p. 438 et IV, 323 ; Exemples, II, p. 949 et p. 1256.
965
Zahr al-bustān, éd. A. Hāǧiyāt, p. 23 ; éd. B. al-Darrāǧī, p. 20.
966
Ibid.
343
Lorsque les bédouins de la tribu des Riyāḥ furent informés des faits d’armes

du maître Abū Ḥammū à Nefta et de la victoire qu’il eut pu remporter, leurs âmes

inclinèrent à le servir. Ils demandèrent à lui obéir et à se mettre sous sa protection.

Suite à cela, Abū Ḥammū rejoignit le pays des Riyāḥ où ils lui firent serment de le

protéger (aʽṭawhu ṣafqat aydīhim ʽalā ḥimāyatihim967), puis ils se dirigèrent ensemble à Tébessa,

puis à Meskiana, comme nous l’avons indiqué plus haut.

L’auteur du Buġya fait état, pour sa part, d’une certaine tension qui régnait entre Abū

Ḥammū et les Riyāḥ avant leur alliance. Ainsi, avant l’arrivée des troupes mérinides sous le

commandement du vizir Sulaymān b. Dāwūd, il assure qu’Abū Ḥammū, « ayant quelquefois

recherché en vain l’alliance des Riyāḥ, les prit à la gorge et entreprit de les réduire, puis il

permit à ses troupes de se venger » (wa-rubbamā sta’lafa Riyāḥ fa-nāzalahum wa-aẖaḏa bi-

maẖnaqihim wa-šafā ṣudūr ʽawāmilihi min ḥarbihim968). Il ajoute ensuite qu’après l’arrivée du

vizir mérinide et de ses nombreuses troupes, Abū Ḥammū se retira auprès des Riyāḥ qui

avaient alors quitté le parti des Mérinides969.

Quant aux Banū ʽĀmir, l’auteur du Zahr indique qu’ils lui jurèrent fidélité et protection

dans la ville de Barika au milieu du mois de šawwāl 759/septembre 1358970, soit un mois après

l’arrivée des troupes mérinides sous le commandement de Sulaymān b. Dāwūd. Il précise

également qu’ils « le poussèrent à rejoindre ses terres et à vaincre ses ennemis »

(yaḥuḍḍūnahu ʽalā l-iltiḥāq bi-bilādihi wa-bi-l-nuṣra ʽalā’ aʽdā’ihi wa-ḥussādihi971). Yaḥyā b. Ḫaldūn

ajoute pour sa part qu’ils partirent ensuite ensemble combattre le vizir mérinide dans la

province de Constantine et qu’ils provoquèrent sa fuite972.

967
Zahr al-bustān, éd. A. Hāǧiyāt, p. 23 ; éd. B. al-Darrāǧī, p. 21.
968
Buġya, p. 21, trad. franç. p. 24.
969
Ibid.
970
Zahr al-bustān, éd. A. Hāǧiyāt, p. 26 ; éd. B. al-Darrāǧī, p. 27.
971
Ibid., éd. A. Hāǧiyāt, p. 26 ; éd. B. al-Darrāǧī, p. 26.
972
Buġya, p. 22, trad. franç. p. 25.
344
L’auteur du K. al-ʽIbar met aussi en avant l’influence des Banū ʽĀmir sur la décision de

conquérir Tlemcen. Ces derniers voulaient en effet retrouver les terres qu’ils avaient dû

quitter après qu’Abū ʽInān eut conquis Tlemcen :

Iʽtazama Ṣuġayr ʽalā l-riḥla bi-qawmihi ilā waṭanihim min ṣaḥrā’ al-Maġrib al-awsaṭ

daʽaw Mūsā b. Yūsuf hāḏā ilā l-riḥla maʽahum li-yanṣibūhu li-l-amr wa-yaǧlibū bihi ʽalā

Tilimsān.

Ṣuġayr décida de ramener sa tribu sur leurs terres du Maghreb central. [Les

Banū ʽĀmir] invitèrent [Abū Ḥammū] Mūsā b. Yūsuf à faire le voyage avec eux afin de

le proclamer sultan et de conquérir avec lui Tlemcen973.

Ce passage laisse entendre que ce n’est pas Abū Ḥammū qui prit l’initiative de la

conquête mais qu’il y fut convié par son allié arabe, déterminé à reconquérir son territoire.

Dans un autre passage, l’auteur du K. al-ʽIbar met en avant le rôle joué par la tribu des Riyāḥ

dans cette entreprise :

Wa-lammā kānat sanat tisʽ wa-ẖamsīn wa-sabʽimi’a qabla mahlakihi ǧtamaʽa umarā’

al-Dawāwida min Riyāḥ ilā l-ḥāǧib Abī Muḥammad b. Tāfrākīn wa-raġġabūhu fī liḥāq Abī

Ḥammū b. Yūsuf bi-l-ʽArab min Zuġba wa-annahum rikābuhum li-ḏālika li-yaǧliba ʽalā

nawāḥī Tilimsān wa-yaǧʽala l-sulṭān Abī ʽInān šuġl ʽanhum wa-sa’alūhu an yuǧahhiza ʽalayhi

baʽḍ ālat al-sulṭān wa-wāfaqa ḏālika raġbat Ṣuġayr b. ʽĀmir amīr Zuġba fī hāḏā l-ša’n wa-kāna

yawma’iḏin fī aḥyā’ Yaʽqūb b. ʽAlī wa-ǧiwārihi fa-aṣlaḥa l-muwaḥḥidūn ša’nahu bimā qadarū

ʽalayhi wa-dafaʽūhu ilā muṣāḥabat Ṣuġayr b. ʽĀmir wa-qawmihi min Banī ʽĀmir.

En l’an 759/1358, peu avant la mort [d’Abū ʽInān], les chefs des Dawāwida, une

branche des Riyāḥ, se rendirent auprès du chambellan Abī Muḥammad b. Tāfrāguīn

pour lui suggérer de laisser Abū Ḥammū b. Yūsuf rejoindre les Arabes Zuġba. Ils lui

promirent d’escorter [le jeune prince] et de mener avec lui des raids dans la région de

Tlemcen afin de détourner l’attention des Hafsides. Ils lui demandèrent également de

973
Ta’rīẖ, VII, p. 399 ; Berbères, IV, p. 322 ; Exemples, II, p. 1255.
345
le doter d’un équipage royal. Ce projet convint aux visées de Ṣuġayr b. ʽĀmir, chef des

Zuġba qui vivait alors au milieu des tribus commandées par Yaʽqūb b. ʽAlī [chef des

Riyāḥ], dont il avait obtenu la protection. Les Hafsides firent donc leur possible pour

fournir à Abū Ḥammū un équipage convenable et ils le confièrent à Ṣuġayr b. ʽĀmir et

à sa tribu974.

Ce passage exclut toute initiative prise par Abū Ḥammū dans la conquête du royaume

abdelwadide et fait du prétendant au trône abdelwadide le jouet de puissances supérieures.

Il apparaît en effet comme un simple instrument servant d’autres causes que la sienne : celle

des Hafsides d’abord, puisque son expédition est censée éloigner la menace mérinide en

détournant l’attention du sultan, et celles des Banū ʽĀmir qui la mettront à profit pour

retrouver leurs terres. ʽAbd al-Raḥmān b. Ḫaldūn met également en lumière le rôle joué par

les Hafsides dans l’entreprise de reconquête du pouvoir abdelwadide en apportant à Abū

Ḥammū l’aide matérielle nécessaire à son entreprise.

Conclusions tirées de la comparaison des versions

Ces différentes versions rapportées par des auteurs plus ou moins favorables au

souverain abdelwadide mettent en lumière les choix opérés par Abū Ḥammū dans

l’élaboration de son propre récit. Elles permettent d’établir les nombreuses ellipses qui

caractérisent sa version des faits. L’auteur du Wāsiṭat al-sulūk élude ainsi de nombreux

événements et particulièrement ceux qui se sont déroulés sur la période allant de la prise de

Mila en šawwāl 758/octobre 1357 à son départ pour le Zāb en ramaḍān 759/septembre 1358.

Ce laconisme lui permet non seulement d’écourter le temps de la conquête pour la rendre

encore plus éclatante, mais également de réduire les différentes étapes de son parcours à un

seul mouvement porté tout entier vers la conquête de Tlemcen, depuis son départ de Tunis,

974
Ta’rīẖ, VII, p. 163 ; Berbères, III, p. 437 ; Exemples, II, p. 948.
346
alors que les autres récits montrent que la prise de Tlemcen fut vraisemblablement décidée

plus tard, en 759/1359, au moment de son départ pour le Zāb.

Outre l’omission de certains événements, de nombreux acteurs, tant adjuvants

qu’opposants au prétendant au trône abdelwadide, sont aussi passés sous silence. Ainsi, Abū

Ḥammū ne souffle mot du soutien logistique apporté par le chambellan hafside à son

expédition ni du rôle joué par l’armée hafside dans l’affrontement avec le sultan mérinide. Il

ne dit rien non plus de l’aide précieuse apportée par son vizir Mūsā b. Barġūṯ pour la prise de

Tlemcen. Ces omissions peuvent s’expliquer, d’une part, par la trahison qu’eut à subir Abū

Ḥammū de la part de ce vizir quelques mois avant la rédaction de l’ouvrage975 et, d’autre part,

par le fait que les Hafsides étaient passés, une fois installé le nouveau souverain abdelwadide

installé au pouvoir, du statut d’alliés à celui de concurrents pour la domination des territoires

situés dans les provinces orientales du royaume. Mais la raison principale de ce silence

semble bien résider dans la volonté d’Abū Ḥammū d’apparaître comme le seul héros, avec ses

alliés arabes, de la conquête de Tlemcen, n’hésitant pas pour cela à tourner les faits à son

avantage. Ainsi, concernant l’épisode de Constantine, il laisse entendre que le sultan

mérinide a fui à son approche, ce qui est contestable au regard du récit fourni par les autres

sources. Selon l’auteur du K. al-ʽIbar, c’est l’avancée de l’armée hafside qui a motivé la

défection des chefs mérinides et le départ précipité d’Abū ʽInān, sans préciser si Abū Ḥammū

était parmi eux. L’auteur du Zahr affirme, quant à lui, que ce sont les bédouins qui

provoquèrent la débandade mérinide. Il ajoute qu’Abū Ḥammū se trouvait à une demi-

journée de marche de là et que c’est en apprenant la fuite d’Abū ʽInān qu’il décida de se mettre

à sa poursuite. En outre, alors qu’Abū Ḥammū assure que le sultan mérinide se trouvait à

Constantine, toutes les sources indiquent qu’il était en chemin pour Tunis lorsque le conflit

éclata avec ses partisans remettant en question la version d’Abū Ḥammū se représentant en

975
Voir chapitre 5 de ce travail, p. 238-244.
347
mouvement en direction du sultan mérinide statique qui prend la fuite après avoir été

informé de la bravoure des cavaliers ennemis.

Il est également remarquable qu’Abū Ḥammū ne cite nommément à aucun moment

dans son récit les nombreux ennemis qu’il a dû affronter lors de cette expédition et qu’il a

pourtant vaincus, parfois de façon éclatante, tels les Awlād Abī l-Layl à Nefta, les troupes de

Sulaymān b. Dāwūd avant de partir pour le Zāb, ou les Banū Sulaym avant la conquête de

Tlemcen. Il ne cite que deux ennemis : le sultan Abū ʽInān et son fils al-Mahdī, comme pour

mieux affirmer sa victoire sur l’ennemi mérinide. Comme le souligne Jennifer Vanz, « Abū

Ḥammū II prétend récupérer la terre qu’occupaient ses ancêtres. L’affirmation de cet héritage

ne peut se faire […] qu’à travers la mise en avant d’un antagonisme avec la dynastie

ennemie976. » C’est pourquoi d’ailleurs, nous semble-t-il, il n’évoque que du bout des lèvres la

mort du sultan dans son récit qui pourtant fut décisive dans la conquête de Tlemcen.

Enfin, la comparaison des différentes versions a permis de montrer que le souverain

abdelwadide entendait profiter de ce récit pour mettre en avant sa prétendue clémence

envers les vaincus. Il s’agit pour lui, en revendiquant une telle attitude envers l’ennemi, non

seulement de se distinguer des Mérinides qu’il désigne dans son récit comme des oppresseurs

et des usurpateurs, mais également d’affirmer posséder les vertus propres au bon gouvernant

tout en se plaçant comme l’héritier des pratiques de ses ancêtres afin d’affirmer sa légitimité

à exercer le pouvoir à son tour.

Conclusion
Le discours sur l’argent et l’armée, bien qu’il soit un des éléments constitutifs du genre

des miroirs des princes, n’en répond pas moins à des nécessités concrètes propres au contexte

socio-politique dans lequel évoluait l’auteur. Disposer de ressources financières

976
Jennifer Vanz, L’invention d’une capitale, op. cit., p. 90.
348
conséquentes s’avérait en effet indispensable pour parer aux calamités de ce siècle qui fut,

comme le souligne Maya Shatzmiller, « catastrophique pour les contemporains à cause du

refroidissement du climat, des famines consécutives et surtout de la peste noire977 ». La

famine qui a frappé Tlemcen pendant le règne d’Abū Ḥammū témoigne non seulement de la

nécessité de disposer de réserves suffisantes pour éviter que la population du royaume ne

soit décimée, mais également de l’efficacité de la politique financière mise en place par le

souverain abdelwadide, politique largement inspirée des mesures préconisées dans

l’ouvrage. D’autre part, le contexte politique propre au règne d’Abū Ḥammū, marqué à la fois

par des conflits militaires incessants et par la nécessité d’établir des alliances avec les

différentes forces en présence, impliquait pour le souverain de disposer d’importantes

ressources financières pouvant lui permettre, d’une part, de lever des troupes et de payer des

mercenaires dont la solde était prélevée sur le Trésor et qui constituaient ses soldats les plus

fidèles et, d’autre part, de s’assurer le soutien de puissants chefs de tribu et d’empêcher qu’ils

ne passent à l’ennemi.

En outre, nous avons montré dans ce chapitre que si le discours d’Abū Ḥammū intègre

les principes théoriques du “cercle de la justice”, notamment sur la question de l’impôt et de

la justice, il est aussi fortement imprégné de considérations qui lui sont propres. Ainsi, les

recommandations invitant à la mesure dans la dépense lui permettent de justifier la politique

modeste des Abdelwadides en matière de constructions, constructions qu’il présente comme

des activités propres aux souverains soumis à leurs passions et dépourvus de raison. Quant

au discours sur l’armée, il fait état non seulement de l’organisation concrète des forces

militaires dans le royaume abdelwadide, mais également de la menace qu’elles constituent

pour le roi et du fragile équilibre des forces entre les tribus alliées, d’une part, et entre les

membres de la tribu du souverain, d’autre part. Chaque corps de l’armée constitue un danger

977
Maya Shatzmiller, L’historiographie mérinide, op. cit., p. 1.
349
potentiel pour le roi qui devra, pour imposer son pouvoir, allier douceur et contrainte,

encourager, au sein de chaque groupe, des rivalités dont il pourra tirer profit, et user des uns

pour réprimer les autres. En outre, la mouvance des frontières et des territoires placés sous

l’autorité du souverain et donc des ressources à sa disposition justifie l’intérêt que porte

l’auteur à la nécessité d’assurer un équilibre entre les ressources financières et militaires et

à prendre en considération les moyens financiers dont il dispose avant de mobiliser l’armée

chaque année. Enfin, les affaires militaires ont une telle importance dans le Wāsiṭat al-sulūk

qu’elles dépassent les seuls chapitres relatifs à l’armée et influent sur la composition d’autres

chapitres. Ainsi, le chapitre sur le courage devient, sous la plume d’Abū Ḥammū, un manuel

de tactique militaire inspirée sans aucun doute de l’expérience de l’auteur, ce qui confère à

ce chapitre une portée beaucoup plus pratique que ce qui caractérise habituellement le

discours sur les vertus du prince.

D’autre part, le discours sur l’armée et l’argent est un moyen pour l’auteur de se

mettre en avant en se comparant ou en s’opposant à des figures incarnant des modèles ou

des contre-modèles de gouvernants. Ainsi, Abū Ḥammū convoque longuement la figure du

calife ʽUmar en mettant notamment l’accent sur sa capacité à concilier piété et bonne gestion

des affaires politiques. Dans son poème élégiaque adressé à la tombe du prophète

Muḥammad, le souverain abdelwadide entend montrer, à travers la dichotomie entre son

corps resté au Maghreb et son cœur parti au Hedjaz, que lui-même applique ce modèle

incarné par le calife ʽUmar. L’autre figure mise en avant est celle d’al-Ma’mūn, parvenu à

conquérir le pouvoir malgré un équilibre des forces en sa défaveur, mais grâce à sa justice qui

lui assure toute la légitimité à gouverner. Dans le récit de sa prise de pouvoir, Abū Ḥammū

s’identifie au calife al-Ma’mūn en mobilisant des éléments similaires, en insistant sur la

supériorité numérique de l’armée mérinide et en mettant en avant sa propre magnanimité.

Quant aux contre-modèles, ils sont incarnés par les ennemis mérinides d’une manière

350
générale, et plus particulièrement par le sultan Abū l-Ḥasan. Les Mérinides sont ainsi

présentés comme des usurpateurs occupant illégitimement Tlemcen, alors qu’Abū Ḥammū

va insister sur sa propre légitimité à conquérir cette ville, en mettant en avant son mérite

personnel, à travers le récit de ses glorieux faits d’armes, ainsi qu’une généalogie qu’il fait

remonter jusqu’aux souverains idrissides. Quant à Abū l-Ḥasan, sa défaite illustre non

seulement la mauvaise tactique mise en œuvre dans la bataille du Salado, mais également son

incapacité à saisir l’occasion de conquérir la ville de Tarifa au moment où celle-ci se

présentait. À l’inverse, Abū Ḥammū va montrer comment lui-même a su saisir l’occasion de

conquérir Tlemcen en prenant pour cela tous les risques nécessaires et s’ériger ainsi comme

un modèle de ḥazm, qualité dont nous reparlerons dans la troisième partie de ce travail.

351
352
Troisième partie :
Principes de bon gouvernement

Dans un chapitre précédent, nous avons abordé la notion de siyāsa sous le prisme de

l’analyse sémantique, en tâchant d’en déterminer les significations à travers l’étude des

différentes acceptions du terme dans le Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk. Il nous reste

désormais à analyser le contenu du chapitre consacré à la siyāsa, qui occupe, nous l’avons dit,

une place majeure dans l’ouvrage978, afin d’identifier les principes de bon gouvernement

chers à Abū Ḥammū. Le discours sur la siyāsa se divise en trois volets : le premier est consacré

aux auxiliaires du pouvoir, le deuxième aux stratégies à mettre en œuvre face à l’ennemi et

le troisième à la physiognomonie (al-firāsa) qui, bien que faisaint l’objet d’un chapitre à part,

est considérée comme la conclusion, ou « le couronnement de la siyāsa » (ẖātimat al-siyāsa979)

et fait donc pleinement partie de ce discours. Les trois volets de la siyāsa seront étudiés dans

cette troisième partie de manière successive.

VII. Les agents du pouvoir sultanien


Les deux premiers sous-chapitres du chapitre consacré à la siyāsa portent sur les

agents du pouvoir sultanien. Le premier sous-chapitre s’ouvre sur une recommandation

prônant l’importance pour le souverain de bien choisir ses différents agents : « Tu dois bien

réfléchir [avant de choisir] tes vizirs, tes familiers, tes secrétaires, tes jurisconsultes, tes cadis,

tes auxiliaires, tes percepteurs d’impôt, tes généraux et tes soldats. » (Iʽlam yā bunayy annahu

yanbaġī laka an tatadabbara fī wuzarā’ika wa-ǧulasā’ika wa-kuttābika wa-fuqahā’ika wa-quḍātika

wa-aʽwānika wa-ʽummālika wa-quwwādika wa-aǧnādika980). Il est ensuite question des vertus

nécessaires à chacun d’entre eux et de leurs fonctions à la cour. Parmi ces agents du pouvoir

978
Voir l’introduction au chapitre 4 de ce travail, p. 113.
979
Wāsiṭa, p. 164.
980
Ibid., p. 40.
353
sultanien, le vizir occupe une place à part. C’est non seulement le premier personnage à être

cité, mais également celui auquel le plus grand nombre de pages est consacré. Le discours sur

le vizir occupe ainsi 11 feuillets981 dans notre manuscrit de base sur les 39 consacrés à

l’ensemble du chapitre portant sur la siyāsa, soit quasiment un quart du chapitre, alors que le

discours sur tous les autres agents du pouvoir réunis représente un total de 9 feuillets982.

Quant au deuxième sous-chapitre, il décrit en détails le déroulement d’une journée à la cour

du souverain et la place qu’occupe chacun dans le protocole.

L’étude de ces deux sous-chapitres nous amènera à nous interroger sur les

prérogatives de chacun de ces agents, leur place dans le royaume et leur relation au souverain

et, de là, à questionner le lien entre le discours théorique et la réalité politique. Dans quelle

mesure ce discours sur les agents du pouvoir reflète-t-il les pratiques propres à la cour

abdelwadide ? Nous commencerons dans un premier temps par étudier la terminologie

employée dans le Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk pour désigner les auxiliaires du pouvoir,

puis nous nous intéresserons à la figure particulière du vizir et, enfin, aux différents agents

du pouvoir sultanien cités dans l’ouvrage.

7.1. Étude terminologique


Dans son étude comparée de différents miroirs des princes, ʽIzz al-Dīn al-ʽAllām

recense les termes employés pour désigner l’entourage du sultan : al-ḥāšiya, al-ẖāṣṣa, al-biṭāna,

al-aʽwān ou encore al-atbāʽ983 et se demande dans quelle mesure ces termes doivent être

considérés comme des synonymes d’après l’usage qu’en font les différents auteurs.

Comparant l’ouvrage d’Ibn Riḍwān et celui d’Abū Ḥammū, il fait remarquer qu’Ibn Riḍwān

981
Le discours sur le vizir commence au feuillet 17b (p. 34 du manuscrit) pour se terminer au feuillet 28b (p. 56
du manuscrit), ce qui correspond aux pages 40-65 de notre édition.
982
Le discours sur les autres agents du pouvoir commence au feuillet 28b (p. 56 du manuscrit) pour se terminer
au feuillet 37a (p. 73 du manuscrit), ce qui correspond au pages 66-89 de notre édition.
983
Sulṭa, p. 95.
354
emploie al-ẖāṣṣa et al-biṭāna pour désigner le vizir et les membres de la cour qui ont la

confiance du roi alors qu’Abū Ḥammū emploie, pour désigner l’entourage du souverain,

l’expression ǧulasā’ al-malik (« les familiers du roi ») et qu’il associe la ẖāṣṣa aux conseillers du

souverain, ce qui pourrait indiquer, selon lui, que la ẖāssa serait une partie d’un tout appelé

al-biṭāna984. Puis il conclut sa brève enquête en affirmant que les auteurs de miroirs des

princes, de manière générale, n’accordent pas une grande importance à la terminologie et

emploient un terme ou un autre indistinctement et sans grande précision. Ils peuvent ainsi

dans une même phrase employer deux signifiants différents (al-ʽāmma et al-raʽiyya par

exemple) pour désigner un même signifé (ici, les sujets). S’il existe une nuance entre les

différents termes désignant l’entourage du souverain, elle relève selon lui davantage du

« combien » que du « comment985 », c’est-à-dire qu’un terme peut être employé pour désigner

une partie et un autre un tout, plutôt que de désigner des catégories distinctes.

Si nous arrivons à la même conclusion que celle de ʽIzz al-Dīn al-ʽAllām, à savoir que

la relation entre les termes employés pour désigner l’entourage du souverain est de l’ordre

de la partie vis-à-vis du tout, nous ne partageons pas en revanche son analyse de la

terminologie propre au Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk. Premièrement, l’expression ǧulasā’

al-malik (« les familiers du roi ») ne désigne pas l’entourage du souverain d’une manière

générale, mais seulement une partie d’entre eux, dont le rôle principal est de conseiller le

prince, comme nous le verrons plus loin. Ils font partie d’un groupe plus large constitué par

les auxiliaires du pouvoir. Le terme employé le plus fréquemment dans l’ouvrage pour

désigner ce groupe est al-ẖāṣṣa. Abū Ḥammū n’indique pas clairement qui fait partie de ce

984
Taʽnī “l-biṭāna” ʽinda Abī Ḥammū “ǧulasā’ al-malik”, kamā annahu yarbuṭu bayna “l-ẖāṣṣa” wa-“mašūrat al-sulṭān”
mimmā qad yaʽnī ladayhi anna “ẖāṣṣat” al-malik ǧuz’ min biṭānatihi, Sulṭa, p. 96.
985
Iḏā kāna hunāka min farq yumkinu stintāǧuhu bayna hāḏihi l-ʽibārāt ʽalā l-raġm min istiʽmālihā l-tarādufī fa-innamā
huwa farq kammī wa-laysa kayfī, Sulṭa, p. 97.
355
qu’il appelle la ẖāṣṣa, mais une étude des différents emplois de ce terme permet au moins

d’établir qui n’en fait pas partie.

D’une manière générale, al-ẖāṣṣa s’oppose dans l’ouvrage à al-ǧumhūr986 (la multitude),

al-ʽāmma987 (le commun) et al-raʽiyya988 (les sujets), et désigne ainsi ce qu’on appelle

communément « l’élite989 », c’est-à-dire, dans ce contexte, les membres de l’entourage du

souverain, les “courtisans”. Cependant, la ẖāṣṣa ne désigne pas l’ensemble des membres de la

cour puisque le plus éminent d’entre eux, le vizir, semble ne pas en faire partie. Abū Ḥammū

distingue clairement le vizir de la ẖāṣṣa dans plusieurs passages de l’ouvrage, notamment

dans sa description du protocole à la cour où cette distinction est établie à plusieurs reprises

comme en témoignent les recommandations suivantes extraites du même chapitre : « Puis

invite ton ministre ainsi que ta ẖāṣṣa à prendre place » (ṯumma tadʽū li-l-ǧulūs wazīraka wa-

ẖāṣṣataka990) ; « Après cela, les membres de la ẖāṣṣa s’en vont et le vizir attend un peu à cet

endroit » (tanṣarifu l-ẖāṣṣa iṯra ḏālika wa-yatarabbaṣu l-wazīr qalīlan hunālika991) ; « Autorise ton

ministre à entrer sans la ẖāṣṣa ni les généraux » (ta’ḏanu li-wazīrika bi-l-duẖūl dūna l-ẖāṣṣa wa-

l-quwwād992) ; « Les membres de la ẖāṣṣa rentrent chez eux et le ministre reste un peu après

leur départ » (taẖruǧu l-ẖāṣṣa ilā diyārihim wa-yabqā l-wazīr qalīlan baʽda ntišārihim993). La même

distinction entre le vizir et la ẖāṣṣa est établie dans d’autres passages de l’ouvrage. Dans le

chapitre 4 de la première partie consacré à l’armée, l’auteur évoque l’attitude que doit avoir

le prince lorsqu’il chevauche entouré des membres de sa cour et lui fait la recommandation

suivante : « Et lorsque tu voyages à cheval, renonce à parler à ton vizir et à ta ẖāṣṣa » (wa-qṣur

986
Wāsiṭa, p. 4, 34, 93, 134.
987
Ibid., p. 36, 95, 161.
988
Ibid., p. 67, 74, 79, 91, 93, 96, 103, 127, 130, 140, 159, 174, 177 (liste non exhaustive).
989
Voir Muhammad Abdul Jabbar Beg, « Al-Khāṣṣa wa-l-ʽĀmma », EI2.
990
Wāsiṭa, p. 91.
991
Ibid., p. 92.
992
Ibid.
993
Ibid.
356
ʽan al-ḥadīṯ fī rukūbika lā maʽa wazīrika wa-lā maʽa ẖāṣṣatika994). Enfin, dans le chapitre sur la

siyāsa, après avoir évoqué les qualités du vizir, Abū Ḥammū assure que « seules parviennent

au roi les affaires que son vizir et sa ẖāṣṣa lui font parvenir » (al-malik lā yaṣiluhu min al-umūr

illā mā yūṣiluhu ilayhi wazīruhu wa-ẖāṣṣatuhu995). Cette distinction entre le vizir et le reste de

l’entourage du souverain témoigne une fois de plus de l’importance du vizir qui occupe une

place à part à la cour, comme nous l’avons vu dans le chapitre sur la siyāsa, en tant

qu’intermédiaire entre le roi et le reste des sujets.

Mais le vizir n’est pas le seul personnage à ne pas appartenir à la ẖāṣṣa. La troisième

citation relative au protocole à la cour d’Abū Ḥammū (« Autorise ton ministre à entrer sans

la ẖāṣṣa ni les généraux ») indique que les chefs de l’armée (al-quwwād) n’en font pas non plus

partie. De la même manière, la famille du souverain, désignée communément sous le vocable

ahl ou l’expression ahl al-bayt, semble également être exclue de ce groupe si l’on en juge par

les deux citations suivantes : « C’est un roi juste envers lui-même et juste envers ses sujets, sa

famille et les membres de sa cour » (an yakūna l-malik ʽadl fī nafsihi ʽadl fī raʽiyyatihi wa-ahlihi

wa-ẖāṣṣatihi996) ; « C’est un roi généreux envers ses sujets, sans être généreux envers lui-

même, les membres de sa cour et de sa Maison » (an yakūna l-malik karīm ʽalā raʽiyyatihi dūna

nafsihi wa-ẖāṣṣatihi wa-ahl baytihi997). Notons par ailleurs que ce terme est connoté

positivement, tantôt accolé au terme « hommes de confiance » (fī ẖāṣṣatihi wa-ṯiqātihi998) et

aux « meilleurs à ses yeux » (ʽalā ẖāṣṣatihi wa-aẖyārihi).

Enfin, la ẖāṣṣa, dans le domaine militaire, désigne la première des quatre composantes

de l’armée du sultan, et se compose des « chefs de tribus et des nobles de différents clans »

994
Wāsiṭa, p. 27.
995
Ibid., p. 41.
996
Ibid., p. 139.
997
Ibid., p. 159.
998
Ibid., p. 108.
357
(wuǧūh al-qabā’il wa-kirām al-ʽašā’ir999). Il semble donc que le terme ẖāṣṣa, quand il n’est pas

employé dans un contexte militaire, désigne des “civils” qui fréquentent la cour mais

n’entretiennent pas de relations de parenté avec le souverain, même s’ils appartiennent à son

« domaine privé » (ẖāṣṣ), et qui occupent un rang inférieur à celui du vizir.

Quant au terme biṭāna, que ʽIzz al-Dīn al-ʽAllām suppose être dans le Wāsiṭat al-sulūk

un tout englobant la ẖāṣṣa, il semble plutôt désigner exclusivement les familiers du souverain

(al-ǧulasā’) qu’Abū Ḥammū présente à son fils et successeur comme « tes courtisans les plus

purs et tes familiers les plus sincères » (innahum ẖāṣṣatuka l-aṣfiyā’ wa-biṭānatuka l-ẖulaṣā’1000).

Il semble que le terme le plus général qui englobe à la fois la ẖāṣṣa et le vizir soit al-

ḥāšiya, comme l’indique le passage suivant, extrait lui aussi du passage sur le protocole de

cour : « Lorsque les gens ont terminé de manger en ta présence lève-toi pour rejoindre tes

appartements. Alors les gens [c’est-à-dire les chefs de sa propre tribu et des tribus alliées,

ainsi que les émissaires des rois étrangers qu’il a conviés au repas] doivent s’en aller, hormis

la ḥāšiya » (iḏā faraġa l-nās min akl al-ṭaʽām bayna yadayka qumta ilā manzilika wa-daẖalta ilayhi

wa-nṣarafa l-nās mā ʽadā l-ḥāšiya1001). Le souverain retourne ensuite à son conseil et invite le

vizir et les membres de la ẖāṣṣa à le rejoindre (ṯumma taʽūdu ilā maǧlisika ṯāniya wa-tadʽū li-l-

ǧulūs wazīraka wa-ẖāṣṣataka1002), ce qui indique que ces derniers sont restés sur place et, par

conséquent, que ce sont bien eux qui sont désignés sous le terme de ḥāšiya.

7.2. La figure du vizir


7.2.1. Les vertus du bon vizir
La partie sur le vizir s’ouvre sur l’exposé des huit vertus (ṯamāniya min al-ẖiṣāl) que le

vizir doit réunir :

999
Wāsiṭa, p. 86.
1000
Ibid., p. 66.
1001
Ibid., p. 91.
1002
Ibid.
358
An yakūna min ẖiyār qawmihi wa-ʽašīratihi wa-kabīr ʽašīratihi wa-baytihi wa-an

yakūna wāfir al-ʽaql ʽārī ʽan al-ǧahl ḥāḍir al-ḏihn sarīʽ al-fahm rāǧiḥ al-ra’y maḥmūd al-saʽy

muḥibb nāṣiḥ wadūd ṣāliḥ šuǧāʽ fī l-muhimmāt wa-ʽinda nuzūl al-mulimmāt ḥasan al-ṣūra

faṣīḥ al-lisān badīʽ al-ʽibāra balīġ al-bayān kaṯīr al-māl ġayr ḏī ḥāǧa wa-lā iqlāl1003.

Il doit être l’un des meilleurs hommes de sa tribu et de son clan et occuper le

rang le plus élevé au sein de son clan et de sa famille. Il doit avoir une raison bien

fournie, être dénué de toute ignorance, doué d’intelligence, vif d’esprit, doté d’un

jugement équilibré et d’un esprit d’initiative louable. Il doit être aimant, sincère,

affectueux et intègre, faire preuve de courage dans les affaires graves et face aux

coups du sort, être de belle apparence, s’exprimer avec éloquence, maîtriser les

ornements du style et la rhétorique convaincante, être très riche et ne pas se trouver

ni dans le besoin ni dans l’indigence.

Puis Abū Ḥammū s’attache à justifier ces différentes vertus en mettant en avant les

bénéfices que procure chacune d’entre elles, ce qui constitue, selon ʽIzz al-Dīn al-ʽAllām, un

trait caractéristique propre à son discours qui le distingue de celui de ses contemporains Ibn

Riḍwān et Ibn al-Ḫaṭīb, alors que tous les trois reprennent les vertus établies par al-Ṭurṭūšī

dans son Sirāǧ al-mulūk1004. Ainsi, si le vizir figure parmi les meilleurs hommes de sa tribu, il

veillera à « protéger sa famille et à défendre ses vertus, évitera les vices et les comportements

suspects et se tiendra à distance de tout ce qui pourrait causer son déshonneur, dans toutes

les situations » (fa-innahu yakūnu muḥāfiẓ ʽalā baytihi wa-murū’atihi muǧānib li-l-naqā’iṣ wa-l-

šubuhāt mutanazzih ʽan al-maʽāyib fī ǧamīʽ al-ḥālāt). S’il est doué de raison, il saura garder le

secret du prince, tirer profit des vicissitudes du sort, rendre compte au prince des affaires le

concernant de manière sincère et lui faire des recommandations inspirées par de bonnes

intentions, comme il ne médira de personne et n’intriguera pas pour porter préjudice à qui

1003
Wāsiṭa, p. 40. Sauf indication contraire, les citations suivantes sont toutes extraites de la même page.
1004
Sulṭa, p. 107-108.
359
que ce soit (yakūnu muḥāfiẓ ʽalā sirrika […] muṯābir ʽalā mā yaʽūdu ʽalayka bi-l-maṣlaḥa dahraka

ṣādiq fī ẖabarika ġayr muġtāb li-aḥad wa-lā sāʽin fī ḍararihi wa-fī l-ʽahd ǧamīl al-qaṣd). Son

intelligence et sa vivacité d’esprit lui permettront de « pénétrer les choses d’un simple signe

et de comprendre les affaires sans explication » (li-yafhama l-ašyā’ bi-adnā išāra wa-yatafaṭṭana

li-l-umūr bi-ġayr ʽibāra). S’il doit être aimant, c’est envers le pouvoir du souverain (muḥibb fī

sulṭānika). De cette façon, il le servira avec ferveur et loyauté sans jamais le tromper (li-an

yakūna nāṣiḥ fī ẖidmatika muqbil ʽalā ša’nika fa-lā yaġuššu li-sulṭānika li-maḥabbatihi fīka), et ne

cherchera qu’à lui apporter du bonheur et à lui éviter le malheur (wa-lā yadẖulu ʽalayka illā bi-

ǧalb masarra wa li-dafʽ maḍarra). Le vizir doté d’un « jugement équillibré » permettra au

souverain d’améliorer son propre jugement (raddaka bi-ḥusn mušārakatihi ilā mā yuṣliḥu

ra’yaka), voire compensera les éventuels manquements du souverain lui-même, car, comme

l’affirme Abū Ḥammū à son fils, « il se peut que, parfois, ton jugement soit défectueux et que

ce vizir le rectifie grâce à une juste réflexion et qu’il attire ton attention sur des

considérations erronées » (rubbamā kāna fī baʽḍ al-aḥyān fī ra’yika taqṣīr fa-yuṣliḥu ʽalayka hāḏā

l-wazīr bi-ḥusn al-tadbīr wa-yunabbihuka ʽalā l-ġalaṭ fī l-taqdīr). Si le vizir doit savoir faire preuve

de courage lorsque survient un événement important, c’est parce qu’il prend la place du

sultan dans les batailles et qu’en temps de guerre, il ne l’accule pas à combattre lui-même (li-

annahu yuǧzī ʽanka fī l-ḥarakāt wa-lā yulǧi’uka fī l-ḥurūb ilā l-mulāqāt). Le vizir est donc chargé de

mener la bataille à la place du sultan, sauf lorsqu’il s’agit d’affaires très importantes « qui

requièrent nécessairement la présence du sultan et de l’ensemble des guerriers valeureux qui

se distinguent par leur courage » (illā fī l-umūr al-ʽaẓīma wa-l-ẖuṭūb al-ǧasīma llatī lā budda fīhā

min ḥuḍūr al-sulṭān bi-ǧamīʽ al-abṭāl wa-l-šuǧʽān). Enfin, la richesse du vizir doit l’empêcher de

céder à tout appât ou pot-de-vin (li-yastaġniya bi-ṯarwatihi ʽan al-ṭumʽ wa-l-rašwa1005) et son

éloquence lui permettre d’exprimer clairement tout ce qui relève des affaires de l’État, lui qui

1005
Wāsiṭa, p. 41.
360
est considéré comme le “trucheman” du pouvoir et comme « l’incarnation de sa beauté » (li-

annahu ǧamāl mulkika wa-turǧumānuhu l-wāḍiḥ al-bayān). S’il réunit toutes ces qualités, le vizir

constitue pour le prince « le défenseur le plus fort » (aqwā naṣīr) et permettra aux affaires du

royaume d’être « aussi bien ordonnées que les perles d’un collier » (intaẓama bi-hi l-mulk

intiẓām al-silk). En outre, le prince qui choisit un tel homme pour vizir témoigne de sa propre

intelligence (dalla ḏālika ʽalā ʽaqlika).

Abū Ḥammū évoque ensuite la siyāsa du vizir, qui doit être, comme nous l’avons vu

plus haut, meilleure que celle du souverain1006. Mais il ne suffit pas au vizir d’avoir une

meilleure siyāsa que le souverain, Abū Ḥammū considère également que le vizir lui-même

doit être meilleur que le roi :

Al-wazīr al-ṣāliḥ wa-in kāna malikuhu ṭāliḥ anfaʽ wa-aḥsan min al-wazīr al-ṭāliḥ iḏā

kāna malikuhu ṣāliḥ li-anna l-wazīr yubāširu l-ašyā’ ǧalīlahā wa-ḥaqīrahā wa-ʽaẓīmahā wa-

ẖaṭīrahā wa-yuṣliḥu ʽalā sulṭānihi fī sirrihi wa-iʽlānihi li-anna l-malik lā yaṣiluhu min al-umūr

illā mā yūṣiluhu ilayhi wazīruhu wa-ẖāṣṣatuhu wa-mā yurīdūna an yūṣilū ilayhi fa-li-ḏālika

kāna l-wazīr al-ṣāliḥ ẖayr min al-malik al-ṣāliḥ wa-miṯl hāḏā yusammā bi-l-nāṣiḥ1007.

Un bon vizir, même au service d’un mauvais roi, est préférable à un mauvais

vizir au service d’un bon roi, car le vizir traite à la fois des affaires importantes,

insignifiantes, graves et considérables et agit pour le compte du sultan aussi bien

secrètement que publiquement dans la mesure où le roi n’a accès qu’aux affaires que

lui transmettent son vizir et son entourage ou qu’ils veulent bien lui transmettre. C’est

pourquoi un bon vizir est préférable à un bon roi et qu’un tel vizir est qualifié de

sincère.

Pour illustrer ses propos, Abū Ḥammū a recours à trois allégories. Dans un premier

temps, il compare l’association de ces deux figures opposées (un bon roi et un mauvais vizir

1006
Voir le chapitre 4 de ce travail, p. 165-167.
1007
Wāsiṭa, p. 41-41.
361
et vice-versa) à la combinaison du feu et de l’eau : ce que l’eau aura permis de faire pousser

sera brûlé par le feu, c’est-à-dire que l’action néfaste du mauvais anéantit forcément l’action

bénéfique du bon, même s’il vaut mieux que ce soit le roi qui soit mauvais et le vizir qui soit

bon pour les raisons expliquées plus haut. La deuxième allégorie compare le sultan à un

médecin, les sujets à un malade et le vizir à un intermédiaire (safīr) entre le médecin et le

malade. Si cet intermédiaire ment, le traitement sera inefficace (in kaḏaba l-safīr baṭala l-

tadbīr1008). De même que si cet intermédiaire veut tuer quelqu’un, il peut décrire au médecin

un mal contraire à celui dont souffre le malade et qui lui sera fatal. Enfin, dans la troisième

allégorie, le roi est comparé à une eau pure (al-mā’ al-ṣāfī) habitée par un crocodile – le vizir –

qui empêche que le bien prodigué par le roi n’atteigne ses sujets tout comme il empêche les

sujets d’approcher le roi.

Analyse du discours sur le vizir

Le discours d’Abū Ḥammū sur les qualités du vizir et sa relation au souverain donne à

voir l’importance de la figure du vizir. Celui-ci doit être doté de qualités égales, voire

supérieures, à celles du prince. Il doit ainsi être plus réfléchi que le prince pour pouvoir

rectifier ses erreurs de jugement et aussi courageux que lui, voire davantage, pour mener les

combats à sa place. Cette nécessaire supériorité du vizir sur le prince est justifiée par la

complexité de la tâche qui lui incombe. Il doit en effet à la fois contenter le roi et échapper

aux complots fomentés contre lui par des courtisans ambitieux. Intermédiaire entre le prince

et l’ensemble des sujets et des auxiliaires de pouvoir, il dispose d’un pouvoir considérable. Il

semble d’ailleurs qu’il soit le seul à gouverner puisque lui seul « traite directement des

affaires du royaume », qu’il s’agisse d’affaires importantes ou insignifiantes. Cela révèle,

comme l’analyse Abdallah Cheikh-Moussa à propos de la relation entre le souverain et les

1008
Wāsiṭa, p. 42. Notons l’emploi du terme tadbīr qui, dans ce contexte, renvoie à la recherche d’une solution
adaptée à un problème spécifique, ici la prescription d’un remède adéquat au mal dont souffre le patient.
362
agents du pouvoir dans les miroirs des princes, « une tendance à l’autonomisation de la

fonction gouvernementale par rapport à la fonction souveraine, en la personne du vizir ou

du sultan et de tous ceux auxquels est déléguée la conduite des affaires du royaume1009 ». Dans

l’ouvrage d’Abū Ḥammū, cette « autonomisation de la fonction gouvernementale » semble

même engendrer une quasi dépendance du souverain vis-à-vis du vizir et de certains

dignitaires puisqu’il est informé des seules affaires « qu’ils veulent bien lui transmettre ».

La puissance du vizir est à double tranchant pour le prince, elle peut soit lui être d’un

grand secours, soit lui être fatale. D’une part, le vizir loyal est considéré comme « le plus fort

défenseur » du souverain, celui qui met bon ordre aux affaires du royaume et garantit ainsi

la pérennité du pouvoir du souverain. Mais, d’autre part, les différentes allégories rapportées

par Abū Ḥammū montrent le danger que peut représenter le vizir pour le souverain.

L’allégorie du feu et de l’eau laisse entendre que l’action du vizir peut neutraliser celle du

prince. L’allégorie du médecin et du malade montre comment le vizir, grâce au pouvoir dont

il dispose, a la possibilité de manipuler le roi pour arriver à ses propres fins. Enfin, l’allégorie

de l’eau et du crocodile montre que le vizir est capable d’isoler le roi de ses sujets et de réduire

ainsi son pouvoir à néant. C’est pourquoi Abū Ḥammū, lorsqu’il évoque les qualités

nécessaires au vizir, insiste particulièrement sur la loyauté, la fidélité et la sincérité que le

vizir doit témoigner au prince. Toutes ces vertus sont autant de moyens pour le prince de se

préserver des abus de pouvoir de son vizir. De la même manière, l’affection, voire l’amour,

qu’il doit porter à son supérieur empêchera le vizir de lui nuire. Comme le remarque à juste

titre ʽIzz al-Dīn al-ʽAllām, « derrière chaque condition [du vizirat] se cache un intérêt propre

au sultan (yattaḍiḥu anna warā’a kull šarṭ taẖtafī manfaʽa siyāsiyya sulṭāniyya1010). C’est, selon lui,

ce qui constitue la différence majeure entre Abū Ḥammū et Ibn al-Ḫaṭīb. Si ce dernier, qui fut

1009
Abdallah Cheikh-Moussa, « De la “communauté de salut” à la “populace” », op. cit., p. 516.
1010
Sulṭa, p. 109.
363
lui-même vizir, s’intéresse avant tout aux règles de comportement pouvant permettre au

vizir de bien manœuvrer entre le roi et le courtisans, Abū Ḥammū « formule ces règles au

profit du sultan, afin qu’il puisse contrôler le vizir » (yahtammu Abū Ḥammū bi-ṣiyāġat hāḏihi l-

qawāʽid li-ṣāliḥ al-sulṭān wa-min aǧl murāqabat al-wazīr1011).

Trois longues histoires viennent ensuite illustrer le discours d’Abū Ḥammū sur la

figure du bon vizir. Le résumé, puis l’analyse de ces trois histoires nous amènera à nous

interroger, d’une part, sur les représentations du vizir et du souverain qu’elles véhiculent et,

d’autre part, sur la fonction du récit dans le Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk.

7.2.2. Les représentations du bon vizir et la fonction du récit dans


le Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk
La première histoire occupe une quinzaine de pages de notre édition1012, c’est dire

qu’elle est particulièrement longue. Elle se compose de cinq récits différents que nous avons

identifiés par une lettre afin d’en faciliter l’analyse : le récit principal sera désigné par la lettre

(A) et les quatre récits enchâssés par les lettres (B), (C), (D) et (E). Chaque récit est parsemé

de maximes venant illustrer, commenter ou expliquer, dans « une sorte de glose méta-

textuelle1013 », les actions des différents personnages.

1011
Sulṭa, p. 109.
1012
Wāsiṭa, p. 42-58.
1013
Aboubakr Chraïbi, Les mille et une nuits : histoire du texte et classification des contes, Paris, l’Harmattan, 2008, p.
44.
364
Récit A : Le vizir de Sābūr

Le roi sassanide Sābūr1014 décida de pénétrer dans le territoire byzantin (bilād al-

rūm1015) et de se déguiser pour espionner (mutanakkir mutaǧassis). Ses conseillers le lui

déconseillèrent (nahāhu nuṣaḥā’uhu), le mettant en garde contre le danger de se jeter, tête

baissée, dans une entreprise si périlleuse (ḥaḏḏarūhu l-taġrīr bi-nafsihi) pour laquelle il pouvait

se faire remplacer. Mais il n’écouta pas leurs conseils (ʽaṣāhum, littéralement, « il leur

désobéit »). Deux maximes interrompent ici la narration pour évoquer la difficulté de faire

entendre raison aux rois jeunes (al-aḥdāṯ min al-mulūk) soumis à leurs passions et manquant

d’expérience et opposer ce type de rois à celui qui dispose d’une sagesse acquise par l’âge et

l’expérience (ḏū l-ḥunka).

Pour se rendre en territoire byzantin, le roi « se fit accompagner par un de ses vizirs

qui avait servi son père avant lui. C’était un vieil homme astucieux et artificieux qui possédait

un jugement droit, une sagesse acquise par l’expérience et une bonne connaissance des

religions et des langues, qui était versé dans les sciences et avait une grande expérience des

stratagèmes » (istaṣḥaba wazīr kāna lahu wa-li-abīhi min qablihi wa-kāna šayẖ ḏā dahā’ wa-ḥazm

wa-sadād ra’y wa-ḥunka wa-baṣar bi-l-diyānāt wa-l-luġāt wa-tabaḥḥur fī l-ʽulūm wa-ẖibra bi-l-

makā’id). Ce vizir fut chargé de suivre le roi à distance et de veiller sur lui pendant son séjour

chez les Byzantins.

1014
Sābūr Ḏū l-Aktāf, ou Sābūr II (309-379), roi sassanide surnommé par les Arabes Ḏū l-Aktāf car il avait pour
habitude de faire déboîter les épaules de ses prisonniers. Son règne marqua le début d’un changement dans
l’idéologie de la légitimisation royale. Les rois n’étaient alors plus considérés de nature et d’origine divines, mais
comme des humains. Le voyage de Sābūr dans l’Empire byzantin est une des histoires légendaires évoquées par
diverses traditions arabes et perses, notamment le Šāhnāma où, contrairement à la version rapportée ici, c’est
le roi lui-même, grâce à son intelligence et à sa bravoure, qui parvient à retourner la situation. Voir Touraj
Daryaee, « Shapur II », Encyclopaedia Iranica online ; Michael Morony, « Sāsānides », EI² ; Aḥmad Zakī Bāšā, Kitāb
al-Tāğ fī aḫlāq al-mulūk, op. cit., note 4, p. 15.
1015
Wāsiṭa, p. 42. Sauf indication contraire, les citations suivantes sont toutes extraites de la même page.
365
Le roi et son vizir se dirigèrent en direction de la Syrie (al-Šām). Le vizir avait revêtu

des habits de moine (tazayyā ḏālika l-wazīr bi-ziyy al-ruhbān), parlait le galicien (takallama bi-

lisān al-Ǧalāliqa), pratiquait l’art de la médecine chirurgicale (taḥarrafa bi-ṣināʽat al-ṭibb al-

ǧirāḥī) et il avait en sa possession un onguent chinois (al-duhn al-ṣīnī) qui, lorsqu’on

l’appliquait, permettait « de guérir et de cicatriser les plaies instantanément » (iḏā duhinat

bihi l-ǧirāḥ bari’at wa-ndamalat fī l-ḥāl). À cet endroit sont rapportés les propos de Muḥammad

b. Ẓafar, l’auteur du Sulwān al-muṭāʽ dont est tirée cette histoire, assurant avoir vu des gens

qui eux-mêmes avaient vu l’onguent en question, l’un d’entre eux lui ayant affirmé l’avoir

expérimenté en s’étant lui-même entaillé la chair avant de s’appliquer l’onguent et de

constater son efficacité.

Lors de son voyage, puis une fois entré en terre byzantine, le vizir soigna avec cet

onguent les blessures des habitants, et notamment les plus puissants d’entre eux (ḏawī l-

aqdār1016), sans accepter de rétribution en échange si bien que sa renommée commença à

s’étendre dans l’Empire où il devint réputé pour sa science et son renoncement aux biens

d’ici-bas (ḏahaba lahu ṣīt bi-l-ʽilm wa-l-zuhd).

Bien que le roi et le vizir voyageâssent séparément, le vizir veillait sur le roi avec la

plus grande attention (yurāʽī aḥwāl Sābūr ašadd al-murāʽāt). Lorsqu’ils arrivèrent à

Constantinople, le vizir alla trouver le patriarche (al-baṭrak), personnage décrit comme étant

« le père des pères » (wa-tafsīr hāḏā l-ism abū al-ābā’), et l’informa qu’il avait quitté la Galice

(hāǧara min arḍ al-Ǧalāliqa) pour avoir l’honneur d’entrer à son service. Il lui offrit un précieux

cadeau qui contribua à améliorer sa position auprès du patriarche qui le combla d’honneurs

et l’admit dans son cercle d’intimes (alḥaqahu bi-biṭānatihi). Après l’avoir mis à l’épreuve

(iẖtabarahu), il le trouva doué de jugement (labīb) et plaisant (mumtiʽ) et en fut extrêmement

satisfait (uʽǧiba bihi ġāyat al-iʽǧāb).

1016
Wāsiṭa, p. 43. Sauf indication contraire, les citations suivantes sont toutes extraites de la même page.
366
Une fois admis parmi les proches du patriarche, le vizir se mit à observer

attentivement son caractère (yata’ammalu aẖlāqahu) afin de lui tenir compagnie de la manière

la plus appropriée (li-yaṣḥabahu bimā yuwāfiquhu) et s’attirer ses bonnes grâces (wa-yaḥsuna

mawqiʽuhu minhu). À force de l’observer, il constata qu’il était enclin au badinage (waǧadahu

mā’il ilā l-fukāha) et qu’il se plaisait à écouter des récits extraordinaires (muʽǧab bi-nawādir al-

aẖbār). S’ensuit une recommandation indiquant la nécessité de bien observer les penchants

d’un puissant personnage avant de se mettre à son service. Après avoir identifié les penchants

du patriarche, le vizir se mit à lui raconter des récits étonnants et merveilleux, ce qui renforça

l’affection du patriarche à son égard et contribua à le rapprocher davantage de lui. Ce faisant,

il continuait à soigner les blessures sans accepter de rétribution, ce qui lui assura une bonne

renommée auprès de la population.

Le vizir continua à veiller à tout instant sur Sābūr jusqu’à ce qu’un jour, l’empereur

byzantin donna un banquet auquel les gens assistèrent en grand nombre. Sābūr voulut

assister à ce banquet « pour voir les conditions dans lesquelles vivait l’empereur César, le soin

qu’il apportait à son palais et les trésors que celui-ci renfermait » (li-yaṭṭaliʽa ʽalā hay’at Qayṣar

wa-himmatihi fī qaṣrihi wa-ḏaẖā’irihi1017). Son vizir lui défendit de se mettre ainsi en danger

(nahāhu wazīruhu ʽan al-taġrīr bi-nafsihi), mais il ne l’écouta pas, se déguisa, pensant ainsi être

méconnaissable, et entra au palais de l’empereur avec les autres convives.

L’empereur, qui connaissait la sagacité (luṭf al-fiṭna) de Sābūr ainsi que ses grandes

ambitions (ʽaẓm al-himma) et son courage (šiddat al-ba’s) avait, par prudence, ordonné que le

portrait de l’empereur sassanide soit reproduit sur ses tapis, ses rideaux, sur les assiettes et

les verres. Or, il y avait parmi cette assemblée « un des sages que comptait l’Empire byzantin,

astucieux et fin physiognomoniste » (raǧul min ḥukamā’ al-Rūm wa-duhātihim ḏū firāsa ṣādiqa).

Lorsque cet homme vit Sābūr, il le regarda attentivement (yata’ammalu šaẖṣahu), scruta son

1017
Wāsiṭa, p. 44. Sauf indication contraire, les citations suivantes sont toutes extraites de la même page.
367
regard (naẓratahu) et ses gestes (išāratahu) et « vit en lui les signes de la royauté » (ra’ā ʽalayhi

maẖāyil al-ri’āsa). C’est alors qu’on lui remit une coupe sur laquelle figurait le portrait de

Sābūr. Il la contempla, s’aperçut de la ressemblance entre les deux personnages et fut assuré

qu’il s’agissait de Sābūr. Il garda alors longuement la coupe dans ses mains et informa à haute

voix l’assemblée que la personne représentée sur la coupe figurait parmi eux et désigna Sābūr

qui changea d’expression (qad taġayyara) lorsqu’il entendit ces propos, ce qui ne fit que

conforter le physiognomoniste dans ses convictions. Les paroles du physiognomoniste

parvinrent à l’empereur qui lui ordonna d’approcher. Il l’informa de la présence de Sābūr

dans l’assemblée et l’empereur ordonna que ce dernier soit arrêté et présenté devant lui.

Lorsque l’empereur l’interrogea, Sābūr tenta de se dérober en alléguant de fausses excuses

(taʽallala bi-ḍurūb min al-ʽilal), mais le physiognomiste affirma qu’il s’agissait bien de lui et que

cela ne faisait aucun doute. L’empereur ordonna alors de le mettre à mort pour l’effrayer (li-

yurʽibahu) et Sābūr reconnut qu’il était bien l’empereur sassanide. S’ensuivent plusieurs

maximes sur la clairvoyance des sages.

Suite à cela, l’empereur byzantin le fit emprisonner tout en lui témoignant du respect

et fit construire en guise de geôle un énorme bâtiment en forme de vache (ṣūrat baqara ka-

aʽẓam mā yakūnu min al-baqar1018) constitué de sept couches de peau et percé d’une porte,

située sur le dos de la vache, par laquelle on pouvait entrer et sortir du bâtiment. Sous la

vache, au niveau de l’appareil urinaire (fī mawḍiʽ al-mabāl), fut installée une fenêtre.

L’empereur ordonna que l’on attache les mains de Sābūr et qu’on les lie à son cou avec une

chaîne en or afin qu’il puisse prendre ses repas, puis il le fit entrer dans l’antre de la vache

après qu’il eut réuni son armée et qu’il fut prêt à attaquer l’Empire sassanide.

Cent hommes « forts et courageux » (ḏawī l-ba’s wa-l-quwwa) furent affectés à la garde

de ce bâtiment qui était monté sur roues. Ces soldats étaient réunis par groupes de cinq,

1018
Wāsiṭa, p. 45. Sauf indication contraire, les citations suivantes sont toutes extraites de la même page.
368
chaque groupe étant commandé par un chef et tous étaient placés sous l’autorité du

métropolite1019 (al-maṭrān), présenté comme « le maître du pays, sauf qu’il s’agit d’une

autorité religieuse, étant le vicaire du patriarche » (wa-maʽnā hāḏā l-laqab ṣāḥib al-balad illā

annahā ri’āsa dīniyya wa-huwa ẖalīfat al-baṭrak). La vache dans laquelle était enfermé Sābūr était

tirée devant ce métropolite et lorsque l’armée faisait halte, elle était posée au milieu des

soldats. Un pavillon (qubba) fut installé pour couvir la vache afin de la dissimuler et cinquante

gardes accompagnés de leurs chefs tournaient continuellement autour. Dix autres pavillons

furent construits en cerlce autour de la vache, chacun d’entre eux abritant cinq soldats et

leur chef et un autre pavillon fut érigé à proximité de la vache pour abriter le métropolite. À

l’extérieur de chacun de ces pavillons étaient dressées des tentes dans lesquelles était

préparée la nourriture des préposés à la garde de Sābūr « selon l’importance et le rang de

chacun » (ʽalā ḥasab aqdārihim wa-marātibihim).

L’empereur byzantin réunit son armée et « décida de dévaster l’Empire perse et

d’effacer les symboles de son pouvoir, puisqu’il savait qu’il n’y avait plus personne pour le

défendre » (qad ʽazama ʽalā iẖrāb balad al-furs wa-taʽfiyat maʽālim mulkihi li-ʽilmihi annahu lā dāfiʽ

yadfaʽu ʽanhā). Le récit est entrecoupé ici de trois maximes. La première porte sur le ḥazm,

défini ainsi : « le ḥazm consiste à lier amitié1020 avec l’ennemi tant que le vent de la victoire

souffle en faveur de son camp, de même que le ʽaǧz consiste à perdre l’opportunité de le

vaincre lorsque son camp recule et que le vent de la victoire s’essouffle » (al-ḥazm iltizām

muwāẖāt al-ʽaduww mā dāmat li-dawlatihi rīḥ iqbāl kamā anna l-ʽaǧz iḍāʽat al-furṣa fīhi iḏā adbarat

dawlatuhu wa-rakadat rīḥ iqbālihi). La deuxième maxime affirme qu’un homme sensé (ʽāqil) ne

peut pas prendre le parti d’un roi qui se consacre aux plaisirs et ne saisit pas les opportunités

1019
Titre donné, dans la religion orthodoxe, à un archevêque, intermédiaire entre le titre de patriarche et celui
d’évêque, Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL), en ligne.
1020
L’édition de Tunis, le manuscrit d’Alger et le Sulwān donnent la variante suivante : « dissimuler sa haine à
l’ennemi » (mudāǧāt al-ʽaduww). Wāsiṭa, note 630, p. 51 ; Sulwān, p. 55.
369
quand elles se présentent. Et la troisième maxime établit cinq vertus personnelles qui

distinguent le roi du « bas peuple » (al-sūqa), parmi lesquelles figurent l’aptitude à saisir

l’opportunité qui se présente à lui.

Lorsque l’armée de l’empereur byzantin se mit en route, le vizir de Sābūr sollicita

auprès du patriarche la permission d’accompagner l’armée, sous prétexte de mettre ses dons

de guérisseur au service des soldats blessés et d’effectuer ainsi une action salutaire (ṣāliḥ al-

aʽmāl1021). Celui-ci déplora une telle demande, assurant qu’il ne pouvait pas se passer de lui ne

serait-ce qu’une heure et que l’idée d’une telle séparation le peinait énormément. Le vizir ne

cessa de prier humblement le patriarche et de le supplier tout en le flattant jusqu’à ce que ce

dernier l’autorise à partir. Il lui fournit des provisions pour le voyage et écrivit une missive

au métropolite l’informant qu’il lui envoyait « le fond de son cœur et la prunelle de ses yeux »

(suwaydā’ qalbihi wa-sawād baṣarihi) et lui demandant de lui accorder « le rang le plus élevé »

(aʽlā l-marātib) et de s’éclairer de ses avis pour toute affaire qui lui poserait difficulté (li-

yastaḍī’a bihi fīmā aškala ʽalayhi). Suite à quoi le vizir alla trouver le métropolite qui l’installa

dans son pavillon et remit ses affaires entre ses mains (ǧaʽala zimām amrihi wa-nahyihi bi-

yadihi).

Le vizir chercha à se concilier le métropolite en agissant conformément à ses

inclinations (yastamīluhu bimā yamīlu ilayhi) et « l’égayait chaque soir par des récits plaisants »

(yuṭribuhu kull layla bi-aẖbār mumtiʽa) en prenant soin de hausser la voix « afin que Sābūr

entende ses paroles, qu’il se divertisse et qu’il y puise les informations qu’il souhaitait

connaître et afin de lui transmettre secrètement des messages » (li-yasmaʽa Sābūr ḥadīṯahu fa-

yatasallā bi-ḏālika wa-yadussa fī ḥadīṯihi mā yuḥibbu an yaʽlamahu min al-aẖbār wa-yufaṭṭinahu

lahu min al-asrār). Ces récits apportèrent au roi une grande quiétude (kāna Sābūr yaǧidu li-ḏālika

aʽẓam rāḥa). Quant au vizir, il avait mis au point, lorsqu’il s’était présenté au métropolite,

1021
Wāsiṭa, p. 46. Sauf indication contraire, les citations suivantes sont toutes extraites de la même page.
370
divers stratagèmes pour délivrer Sābūr (wa-kāna l-wazīr qad aʽadda li-ẖalāṣ Sābūr anwāʽ min al-

makā’id rattabahā wa-assasahā ʽindamā qadima ʽalā l-maṭrān). S’ensuivent deux maximes vantant

la sagacité du vizir :

On disait que le roi qui pense disposer d’une sagacité supérieure à celle de son

vizir commet une erreur. S’il ajoute à cette erreur celle de ne pas suivre les conseils

de son vizir, il ne connaîtra aucun succès. Les esprits des vizirs sont plus pénétrants

que ceux des rois, car les rois acquièrent le savoir qui leur permet de gouverner les

sujets qui, tous, sont inférieurs alors que les vizirs acquièrent le savoir qui leur permet

à la fois de conduire le souverain (siyāsatihim al-mulūk)1022 et de gouverner les sujets

(siyāsatihim al-raʽāyā). Les vizirs sont en tous points semblables aux rapaces qui

chassent et dévorent leur proie, mais qui sont aussi chassés par d’autres oiseaux plus

forts qu’eux. Ces rapaces sont les plus fins connaisseurs des stratagèmes qui

permettent à la fois de se protéger [des prédateurs] et d’attraper [des proies].

On disait aussi que le vizir le plus apte [à exercer sa fonction] est celui qui se

prépare à tout événement pouvant survenir et à toute circonstance pouvant advenir.

Ainsi, si cet événement a lieu, il est paré pour y faire face. Le vizir le moins apte est

celui qui s’en remet à sa finesse d’esprit, ainsi qu’à la force de sa ruse et à une longue

pratique des affaires et, du fait d’une grande confiance en soi, néglige de se préparer

aux événements avant qu’ils n’adviennent. Il est ainsi dans la position de celui qui

néglige d’orner son discours, de le préparer et d’y bien réfléchir et qui se repose sur

son éloquence, sa capacité à composer des discours de manière impromptue et sur sa

maîtrise de l’improvisation. Il pourrait tout aussi bien demeurer coi ou ne pas trouver

ses mots en prononçant un discours devant une assemblée. Il est aussi dans la position

de celui qui néglige de porter une arme et qui se repose sur sa force physique et son

courage. Il n’est pas à l’abri d’être défait par l’ennemi dans certaines situations1023.

1022
Sur cette traduction, voir notre remarque p. 166.
1023
Wāsiṭa, p. 46-47.
371
L’une des ruses mises au point par le vizir (min al-makā’id allatī aʽaddahā1024) consistait

à ne pas partager les repas du métropolite, alléguant qu’il refusait de mêler aux provisions

fournies par le patriarche toute autre nourriture pour en préserver les bienfaits et les

bénéfices procurés par son ingestion (limā yarǧūhu min barakatihi wa-barakat al-iġtiḏā’ bihi).

Ainsi, lorsque le repas du métropolite était servi, le vizir s’isolait pour manger les provisions

fournies par le patriarche.

Lorsque l’empereur byzantin atteignit avec son armée les terres sassanides,

« il perpétra nombre de tueries et de rapts, assécha les terres, coupa les arbres et ravagea

cités et citadelles » (akṯara fīhā l-qatl wa-l-saby wa-taġwīr al-miyāh wa-qaṭʽ al-šaǧar wa-iẖrāb al-

qurā wa-l-ḥuṣūn) tout en poursuivant sa route en direction de la capitale dans le but de

« fondre à l’improviste sur les princes sassanides » (yubāġitu ru’asā’ al-Furs) avant que ceux-ci

ne se désignent un nouveau roi. Face à l’avancée de l’armée byzantine, les Perses fuyaient et

cherchaient à trouver refuge dans les forteresses. Lorsque l’empereur byzantin atteignit la

ville de Sābūr, appelée Ǧundī Sābūr, qui était le siège de son pouvoir, ses soldats l’encerclèrent

et l’attaquèrent au moyen de balistes (maǧānīq). Aucun des notables perses (ʽuẓamā’ al-Furs)

qui se trouvaient là n’avait d’autre ressource (ḥīla) pour défendre la ville que de « renforcer

les remparts et les défendre » (ḍabṭ al-aswār wa-l-qitāl ʽalayhā).

Sābūr était informé de tous ces événements « grâce à ce que lui faisait comprendre

son vizir et à ce qu’il saisissait des indications, des symboles et des allusions contenus dans

ses propos » (bimā yufhimuhu iyyāhu wazīruhu wa-yadussuhu fī ḥadīṯihi min al-išārāt wa-l-rumūz

wa-l-kināyāt). Lorsque Sābūr comprit que la prise de sa capitale était imminente, « il fut à bout

de patience et se défia de son vizir, fut pris d’une violente inquiétude et désespéra de se tirer

d’affaire » (ʽīla ṣabruhu wa-sā’a ẓannuhu bi-wazīrihi fa-ǧaziʽa ǧazaʽ šadīd wa-ya’isa min al-naǧāt

mimmā huwa fīhi). Lorsque le préposé apporta à Sābūr sa nourriture, le prisonnier lui dit : « Ces

1024
Wāsiṭa, p. 47. Sauf indication contraire, les citations suivantes sont toutes extraites de la même page.
372
chaînes me font le plus grand mal et je ne peux plus les supporter. Si vous souhaitez me garder

en vie, soulagez-moi en plaçant entre ce carcan, mon cou et mes mains un morceau de soie »

(inna hāḏihi l-ǧāmiʽa qad nālat minnī manāl ḍaʽuftu ʽan iḥtimālihi fa-in kuntum turīdūna baqā’ nafsī

fa-naffisū ʽannī minhā wa-ǧʽalū baynahā wa-bayna ʽunqī wa-yadī ẖiraq min al-ḥarīr). Lorsque le

préposé répéta ces propos au métropolite, le vizir comprit que le roi avait perdu espoir et

qu’il n’avait plus confiance en son vizir. Alors, à la nuit tombée, il commença à raconter une

histoire au métropolite en levant la voix pour que Sābūr entende son récit.

Récit B : ʽAyn ahlihi et la vieille femme

Il y avait « chez nous en Galice » (kāna ʽindanā bi-Ǧalīqiyya) deux jeunes époux qui

s’aimaient mutuellement. Le jeune homme était prénommé ʽAyn ahlihi - « le seigneur de sa

famille » - et la jeune femme Sayyidat al-nār - « la dame de feu ». Un jour, les amis de ʽAyn

ahlihi évoquèrent en sa présence une femme dont on vantait la grande beauté et qui se

prénommait Sayyidat al-ḏahab - « la dame d’or ». Ces propos suscitèrent l’émoi de ʽAyn ahlihi

qui tomba aussitôt amoureux de cette femme. On l’informa qu’elle habitait un autre village

que le sien. Il décida de partir à sa rencontre et finit par la trouver. Elle était d’une grande

beauté, mais sa beauté ne surpassait pas celle de sa femme. Il la contempla longuement et la

suivit jusqu’à sa maison. Le mari de cette femme, prénommé al-Ḏi’b – « le loup » - était un

homme rude et brutal. Lorsqu’il s’aperçut de la présence de ʽAyn ahlihi, il se précipita sur lui,

tua sa monture, déchira ses vêtements, le rudoya et l’enferma dans une des pièces de sa

maison. Il préposa à sa garde une vieille femme borgne, au nez mutilé et à la main coupée.

Alors que, le soir, la vieille femme préparait du feu dans la pièce où était reclus ʽAyn ahlihi,

celui-ci se remémora le confort et la sécurité dans lesquels il vivait et se mit à geindre. La

vieille femme lui demanda alors quelle faute il avait commise pour mériter un tel traitement.

Il lui affirma ignorer avoir commis de faute. Elle lui raconta alors l’histoire de la jument et du

sanglier.

373
Récit C : La jument et le sanglier (al-faras wa-l-ẖinzīr)

Un cavalier possédait une jument qu’il chérissait et qu’il traitait avec bonté, subvenant

à tous ses besoins. Avant le lever du jour, il la laissait paître librement dans la prairie et se

rouler dans l’herbe, sans bride ni selle. Un jour, alors que le cavalier mettait pied à terre, la

jument s’effaroucha et s’enfuit. Le cavalier tenta en vain de la retrouver. À la nuit tombée, la

jument tenta de brouter l’herbe, mais le mors l’en empêcha, puis elle tenta de se rouler sur

l’herbe, mais la selle et les étriers l’en empêchèrent. Elle passa la nuit ainsi et, au petit matin,

traversa un fleuve. Lorsqu’elle sortit de l’eau, le harnais qui lui enserrait le poitrail gonfla

sous l’effet du soleil, ce qui lui causa une douleur s’ajoutant à la souffrance causée par la faim.

Elle demeura ainsi plusieurs jours, puis ses forces se dissipèrent et elle fut incapable de

marcher davantage.

C’est alors qu’elle rencontra un sanglier qui voulut la tuer mais qui, voyant la jument

dans un si triste état, se prit de sympathie pour elle. Il l’interrogea alors sur la faute qu’elle

avait commise et qui lui valait de subir un tel châtiment. La jument affirma qu’elle n’avait

commis aucune faute. Le sanglier l’accusa d’être soit une menteuse, soit une ignorante et

conditionna sa délivrance au récit par la jument de la faute commise. Celle-ci lui raconta son

histoire et le sanglier lui signifia qu’elle avait commis six fautes : avoir abandonné son maître

qui était bon envers elle ; s’être montré ingrate envers lui en dépit des bienfaits dont il la

gratifiait ; lui avoir porté préjudice par sa quête de liberté ; avoir passé outre le fait qu’elle

n’était pas en mesure de se défaire de la selle et de la bride ; s’être causé du tort à elle-même

en prétendant à la vie sauvage et en étant incapable de l’assumer ; enfin, persister dans sa

faute en poursuivant son chemin au lieu d’aller retrouver son maître. Suite à cela, la jument

reconnut sa faute et le sanglier la libéra.

374
Retour au récit B

Suite à ce récit, ʽAyn ahlihi dit à la vieille femme : « Tes paroles sont véridiques et la

parabole que tu m’as racontée m’a révélé l’état véritable de ma situation. Tu m’as fait don de

maximes qui n’ont pas de prix. Tu m’as corrigé et je me suis amendé, tu m’as exhorté et j’ai

écouté tes exhortations. » (Qad ṣadaqti fīmā naṭaqti wa-ḍarabti lī maṯal kašafa lī ʽan ǧaliyyat amrī

wa-afadtinī ḥikam lā kafā’a lahā wa-addabtinī fa-ta’addabtu wa-waʽaẓtinī fa-ttaʽaẓtu1025). Puis il lui

raconta la faute qu’il avait commise en espérant qu’elle agirait comme le sanglier l’avait fait

avec le cheval et qu’elle le libèrerait. La vieille femme lui reprocha son manque d’expérience

et de clairvoyance (innaka ġirr lā baṣīra laka bi-akṯar al-umūr) et lui assura qu’elle n’était pas en

mesure de le délivrer pour l’instant, mais qu’elle allait tâcher de trouver un moyen de le faire

et lui recommanda, d’ici-là, de faire preuve de patience.

Retour au récit A

Le vizir mit fin à son récit en prétextant un mal de tête et une langueur dans les

membres l’empêchant de terminer son histoire. Sābūr examina les propos du vizir et les

paraboles qu’ils contenaient et comprit que ʽAyn ahlihi était une allégorie du roi perse,

Sayyidat al-nār de son royaume « car ses sujets adoraient le feu » (li-anna raʽiyyatahu

yaʽbudūna l-nār), Sayyidat al-ḏahab de l’Empire byzantin et al-Ḏi’b de l’empereur. Il comprit

également que le désir de ʽAyn ahlihi de voir Sayyidat al-ḏahab était une allusion à son propre

désir de voir l’Empire byzantin, que l’emprisonnement de ʽAyn ahlihi par al-Ḏi’b était une

allusion à celui de Sābūr par l’empereur byzantin et que le vizir « cherchait, en racontant ces

paraboles pleines de sagesse, à corriger son avidité, sa propension à se mettre

inconsidérément en danger et à ignorer les conseils » (wa-qaṣada bimā ḍaraba lahu min al-amṯāl

al-ḥikamiyya ta’dībahu ʽalā šarahihi wa-taġrīrihi bi-nafsihi wa-muẖālafatihi nuṣaḥā’ahu). Enfin, il

comprit que la vieille femme aux mains coupées, borgne et mutilée, était une allégorie du

1025
Wāsiṭa, p. 51. Sauf indication contraire, les citations suivantes sont toutes extraites de la même page.
375
vizir et de la situation délicate dans laquelle il se trouvait qui l’empêchait pour le moment de

le délivrer, mais qu’il oeuvrait à sa libération. Le roi fut soulagé et reprit confiance en son

vizir. Le lendemain soir, à la demande du métropolite qui souhaitait ardemment connaître la

fin de l’histoire, le vizir fit mine d’obéir à ses ordres et reprit son récit.

Récit B (suite)

ʽAyn ahlihi passa la nuit rassuré. Le lendemain, al-Ḏi’b entra dans la pièce où il se

trouvait, le menaça de mort et ajouta une chaîne (qayd1026) supplémentaire à celles qui

l’entravaient. ʽAyn ahlihi passa la journée à espérer sa libération, mais quand vint le soir, il

fut prit d’angoisse et de tristesse et se mit à sangloter. La vieille femme entra dans la pièce où

il était reclus, alluma le feu et lui recommanda de faire preuve de patience, de penser, pour

se consoler, aux malheurs subis par d’autres et de ne pas négliger le plus grand des bienfaits,

celui d’être encore en vie. « Celui qui a dit que l’homme qui a été libéré fait peu de cas de ce

qu’il a enduré en captivité a dit vrai » (laqad ṣadaqa l-qā’il hāna ʽalā l-ṭalīq mā laqiya l-asīr), se

lamenta ʽAyn ahlihi. Ce à quoi la vieille femme répondit que son jeune âge empêchait ʽAyn

ahlihi de saisir certaines vérités et lui proposa de lui raconta une histoire pour le consoler

(laka fīhi sulwa).

Récit D : la gazelle et le bouquetin (al-ġazāl wa-l-ẓaby)

Un riche commerçant avait un fils unique qu’il chérissait. On offrit à l’enfant un faon

de gazelle qui fut paré d’un précieux ornement (ḥaly nafīs) et auquel on attacha une brebis

pour le nourrir. L’enfant se prit d’affection pour l’animal et ne le quitta plus. Lorsque le faon

grandit, ses cornes commencèrent à pousser, ce qui suscita la curiosité de l’enfant qui émit le

souhait de voir une gazelle disposant de longues cornes. Son père ordonna alors que l’on

1026
Wāsiṭa, p. 52. Sauf indication contraire, les citations suivantes sont toutes extraites de la même page.
376
chasse un bouquetin et l’offrit à son fils. Toute la famille, ainsi que le faon, se prit d’affection

pour le bouquetin, que l’on para également d’un ornement (ḥallūhu1027).

Le faon confia au bouquetin qu’avant de le rencontrer, il ignorait qu’il y avait d’autres

animaux de son espèce et qu’il ne doutait plus désormais qu’il en existait bien davantage. Le

bouquetin confirma l’existence d’un grand nombre de ses semblables et lui décrivit leur mode

de vie, à l’état sauvage, loin des humains. Le faon émit le souhait de voir ses semblables et de

vivre avec eux, mais le bouquetin le lui déconseilla car, habitué au confort de la vie

domestique, il ignorait tout de la vie sauvage et s’exposait au danger. Mais le faon n’écouta

pas ses conseils et le bouquetin, qui craignait pour lui « car il était jeune et sans expérience

et ne savait pas se prémunir contre les ruses des humains » (li-annahu ġirr lā yaʽrifu l-taḥarruz

min makā’id al-’uns), décida de l’accompagner. Ils s’enfuirent tous deux et, une fois arrivés

dans le désert, le faon, ne se sentant plus de joie, se mit à courir et tomba dans un étroit ravin

qu’un torrent avait creusé. Il attendit en vain que le bouquetin vienne lui porter secours.

Le lendemain, l’enfant du commerçant fut très agité par la disparition du bouquetin

et du faon. Son père chargea des chasseurs de partir à leur recherche en leur promettant une

forte récompense. Il se mit lui-même en route avec deux de ses esclaves et aperçut aux portes

de la ville un homme s’apprêtant à égorger un bouquetin. Il s’approcha, reconnut le

bouquetin au collier qu’il portait et le sauva. Puis il interrogea le chasseur qui l’informa que

ce bouquetin, avant d’être pris dans son filet, était accompagné d’un faon qui courait dans

une autre direction. Le commerçant chargea un de ses esclaves de ramener le bouquetin chez

lui et partit à la recherche du faon en suivant les indications du chasseur. Il le retrouva, le

délivra, récompensa le chasseur et revint chez lui avec le faon, ce qui fit le bonheur de son

fils.

1027
Wāsiṭa, p. 53. Sauf indication contraire, les citations suivantes sont toutes extraites de la même page.
377
De retour à la maison, le faon évitait le bouquetin, ne lui montrait plus la même

affection et fuyait lorsque celui-ci l’approchait, ce qui causait de la peine à l’enfant. Lorsque

le bouquetin trouva un moment opportun pour s’expliquer avec le faon, celui-ci l’accusa de

l’avoir abandonné alors qu’il avait besoin de son aide. Le bouquetin se défendit de toute

trahison et rapporta cette accusation mensongère au manque d’expérience du faon. Il lui

raconta ensuite qu’il s’apprêtait à le sauver quand il fut pris dans les filets du chasseur. Le

faon admit son excuse et lui rendit son affection.

Retour au récit B

Lorsque ʽAyn ahlihi eut entendu ce récit, il comprit que la vieille femme n’était pas en

mesure de le sauver et cessa de lui parler.

Retour au récit A

Le vizir cessa son récit à cet endroit et prétendit souffrir d’une langueur dans les

membres qui l’empêchait de poursuivre. Le métropolite le supplia de poursuivre son récit,

assurant que de telles interruptions lui déplaisaient et lui étaient pénibles (ḏālika yasū’unī wa-

yašuqqu ʽalayya1028) et l’enjoignit de supporter son mal car il se passionnait pour ses récits et

désirait demeurer en sa compagnie. Le vizir lui assura qu’il s’exécuta pour le satisfaire et

reprit son récit après lui avoir laissé entendre qu’il disposait de bien d’autres histoires

merveilleuses à lui raconter.

Récit B (suite)

Après avoir entendu le récit de la vieille femme, ʽAyn ahlihi passa la nuit dans la plus

grande détresse. Au matin, al-Ḏi’b entra dans la pièce où il se trouvait, le menaça de mort,

ajouta une chaîne supplémentaire à celles qui l’entravaient et lui assura que personne ne

pouvait le secourir. ʽAyn ahlihi continua à se morfondre tout le reste de la journée. Le soir, la

tristesse l’envahit et il fut traversé de douloureuses pensées. Il attendit que la vieille femme

1028
Wāsiṭa, p. 55.
378
vienne s’asseoir à ses côtés et lui faire la conversation, ce qu’elle ne fit pas. Elle entrait et

sortait sans arrêt de la pièce où ʽAyn ahlihi était reclus, ce qui lui causa un mauvais

pressentiment : il sentit que sa fin était proche et qu’al-Ḏi’b allait venir le tuer la nuit même.

Il pleura longuement, puis demanda à la vieille femme pourquoi elle ne venait pas s’asseoir

près de lui et lui apporter du réconfort par ses paroles. Elle s’assit auprès de lui et lui fit

remarquer qu’il pouvait trouver réconfort et consolation (al-ta’assī wa-l-tasallī1029) en

considérant le triste état dans lequel elle-même se trouvait. Ainsi, il remercierait Dieu d’être

encore en vie et de lui avoir épargné pire calamité que celle qu’il avait vécu. Elle lui rappela

les propos qu’il avait prononcé concernant le mépris des hommes libres envers les malheurs

des hommes captifs et lui reprocha de ne pas avoir pris en considération la situation dans

laquelle elle se trouvait, lui assurant que sa captivité était plus rude encore que celle du jeune

homme. Puis elle lui raconta son histoire.

Récit E : l’histoire de la vieille femme

Elle était dans sa jeunesse l’épouse d’un chevalier qui la chérissait. Elle vivait heureuse

à ses côtés et enfanta des garçons et des filles qui grandirent dans le bien-être et l’opulence.

Il arriva qu’un jour le roi s’emporta contre son mari, le tua ainsi que ses enfants mâles et la

vendit elle et ses filles séparément. Elle fut achetée par al-Ḏi’b qui la traita durement et lui

imposa des tâches qui dépassaient ses forces. Son supplice augmentait sans qu’elle n’ait

commis aucune faute car l’homme était rude et cruel. Elle lui demanda d’être plus doux avec

elle et fit intervenir ses frères afin de le convaincre d’alléger ses souffrances ou de la vendre.

Cette médiation ne fit que renforcer sa cruauté à l’encontre de la femme. Au bout de sept

années, elle s’échappa. Il la rattrapa et lui coupa le nez. Au bout de sept autres années, elle

s’échappa de nouveau. Il la rattrapa et lui creva un œil. Au bout de sept autres années, elle

1029
Wāsiṭa, p. 55.
379
s’échappa une nouvelle fois. Il la rattrapa et lui coupa la main. Il la menaça de lui couper les

deux jambes si elle tentait à nouveau de fuir et continua à la traiter avec cruauté.

Retour au récit B

Après avoir raconté son histoire, la vieille femme assura à ʽAyn ahlihi s’être résolue à

le délivrer la nuit même et à se tuer ensuite afin de trouver le repos. Mais sa crainte de la

mort la poussait à s’agiter comme elle le faisait depuis le début de la nuit. Puis elle affirma

qu’elle se réjouissait désormais à l’idée de mourir, libéra ʽAyn ahlihi de ses chaînes et prit un

couteau pour mettre fin à ses jours. ʽAyn ahlihi refusa de la laisser se tuer et lui proposa de

partir avec lui. Elle commença par refuser, affirmant qu’elle était trop âgée pour le suivre,

mais ʽAyn ahlihi lui proposa de la porter. Elle refusa d’être portée, mais finit par accepter de

fuir avec lui. Ils s’enfuirent tous deux et parvinrent à un endroit sûr avant la nuit. De retour

chez lui, ʽAyn ahlihi combla la vieille femme de bienfaits pour la remercier de l’avoir sauvé et

fit d’elle une mère qu’il écoutait et à qui il obéissait.

Retour au récit A

À la fin de l’histoire, le métropolite exprima son contentement et émit le souhait de

ne jamais être séparé du vizir. Chacun alla se coucher et Sābūr examina les propos du vizir et

les allégories qu’ils contenaient. Il comprit que la gazelle représentait Sābūr et le bouquetin

le vizir, que la fuite de la gazelle et de l’antilope dans le désert et la chute de la gazelle dans

une fente étaient une allusion au vizir accompagnant Sābūr jusqu’à ce qu’il soit emprisonné

par l’empereur byzantin, que l’aversion de la gazelle pour l’antilope symbolisait la défiance

de Sābūr à l’encontre de son vizir qui tardait à le délivrer. Dès lors, il sut que son vizir avait

décidé de le délivrer la nuit-même et de marcher avec lui jusqu’à la ville, que la ville était

proche de l’endroit où ils se trouvaient et qu’il était disposé à le porter s’il ne pouvait pas

marcher. Il fut alors persuadé de l’imminence de la délivrance.

380
La nuit suivante, le vizir entra dans la tente où était préparé le repas du métropolite

et des préposés à la garde de Sābūr et versa dans la nourriture un puissant soporifique.

Lorsque la nourriture fut présentée au métropolite, le vizir s’isola, comme à son habitude,

pour manger les provisions fournies par le patriarche. Au bout d’une heure le soporifique fit

son effet et tout le monde s’endormit. Le vizir ouvrit la porte de la construction en forme de

vache où était enfermé Sābūr, le libéra de ses chaînes et le fit sortir. Ils quittèrent le camp

byzantin et se dirigèrent vers la ville, siège du pouvoir de Sābūr. Arrivés devant les remparts,

ils furent arrêtés par des gardes. Le vizir s’approcha, leur ordonna de baisser la voix, se

présenta et leur assura que leur roi était sain et sauf. Les gardes les firent entrer dans la ville.

Suite à cela, « les habitants retrouvèrent de la force » (qawiyat nufūs ahlihā1030) et Sābūr les

réunit, leur distribua des armes et les enjoignit de se préparer au combat.

Lorsque le premier coup de cloche retentit dans le camp byzantin, ils sortirent de la

ville, s’approchèrent du camp, se rangèrent en bataille et se préparèrent au combat. Au

second coup de cloche, ils lancèrent l’attaque. Sābūr choisit un détachement composé de

nombreux cavaliers comptant parmi les plus courageux et se dirigea vers la tente de

l’empereur. L’armée byzantine, persuadée que les Perses étaient trop faibles pour leur

opposer la moindre résistance, fut prise au dépourvu et défaite. L’empereur fut fait prisonnier

et le camp dévasté. Sābūr s’empara du trésor de l’empereur, retourna dans sa ville, répartit

le butin entre les membres de son armée et distribua des faveurs aux habitants de la ville. Il

restaura la dignité de son pouvoir et délégua la gestion de ses affaires au vizir qui l’avait

délivré. Puis il convoqua l’empereur byzantin, le traita avec égards comme lui-même avait

été traité et lui ordonna de réparer tout ce qu’il avait détruit dans le royaume, de remplacer

chaque palmier déraciné par un olivier, de libérer tous les prisonniers perses de l’Empire

byzantin et de réparer les murailles de la ville avec de la terre qu’il ferait venir de son Empire.

1030
Wāsiṭa, p. 57.
381
Une fois que tout fut achevé, il le libéra et lui recommanda de se préparer à une prochaine

attaque qu’il ne tarderait pas à lancer contre lui. Abū Ḥammū conclut le récit par cette

recommandation adressée à son fils : « Considère avec attention, mon fils, l’astuce de ce vizir

et la manière avec laquelle il a bravé tous les dangers pour délivrer son roi. Applique-toi à

prendre pour vizir quelqu’un d’aussi astucieux et d’aussi prévoyant » (fa-ta’ammal yā bunayy

muḥāwalat hāḏā l-wazīr wa-rtikābahu fī stiẖlāṣ sulṭānihi kull amr ẖaṭīr wa-ǧtahid ʽalā an tattaẖiḏa

man yuqārinuhu fī l-dahā’ wa-l-tadbīr1031).

Analyse du récit

Ce long récit est emprunté au Sulwān al-muṭāʽ fī ‘udwān al-atbā‘ d’Ibn Ẓafar al-Siqillī qui

constitue, comme nous l’avons vu, une des sources principales de l’ouvrage1032. Abū Ḥammū

le reprend textuellement sans y apporter aucune modification majeure. Seules quelques

nuances d’ordre lexical distinguent la version d’Abū Ḥammū de celle d’Ibn Ẓafar, sans

toutefois en altérer le sens. S’il n’existe pas de différence majeure dans le contenu des deux

versions, le contexte dans lequel le récit est rapporté, en revanche, diffère d’un ouvrage à

l’autre. Dans le Sulwān al-muṭāʽ, il vient illustrer la deuxième sulwāna (c’est-à-dire le deuxième

chapitre), intitulée « le réconfort » (al-ta’assī)1033, alors que dans le Wāsiṭat al-sulūk il illustre,

comme nous l’avons vu, le discours de l’auteur sur la figure du bon vizir.

Le même récit est donc employé pour illustrer deux propos différents, chaque auteur

prenant en considération l’un ou l’autre des éléments qui le constituent. Ainsi Ibn Ẓafar

trouvera dans la consolation qu’apporte le récit aux personnages captifs, tels le roi Sābūr et

le jeune ʽAyn ahlihi, l’illustration du « réconfort » qui fait l’objet de son deuxième chapitre.

Quant à Abū Ḥammū, il trouvera dans la figure du vizir de Sābūr et le stratagème mis en

1031
Wāsiṭa, p. 58.
1032
Sur les sources de l’ouvrage, voir le chapitre 2 de ce travail, p. 68-70.
1033
Sulwān, p. 50-72, trad. angl., p. 196-226.
382
œuvre pour délivrer le roi de quoi alimenter son discours sur les vertus du bon vizir et la

confiance que doit lui témoigner le souverain. L’usage fait de ce récit montre comment un

élément textuel puisé dans un texte antérieur peut être réemployé et adapté à un nouveau

discours, ce qui constitue l’une des caractéristiques majeures de la littérature d’adab. En

compilant différents matériaux empruntés à d’autres textes, il nous s’agit pas pour les

auteurs d’adab, comme l’a démontré Abdallah Cheikh-Moussa, de « reproduire servilement »

ces textes, mais bien de les « reconstruire en fonction de nouveaux enjeux et d’objectifs

différents1034 ».

Il nous faut donc analyser ce récit à la lumière des enjeux propres au Wāsiṭat al-sulūk

et du contexte particulier dans lequel il est réemployé. En quoi le récit principal et les

différents récits enchâssés servent-ils les propos d’Abū Ḥammū ? Quels enseignements en

tirer concernant la figure du vizir et, par extension, celle du souverain ?

Examinons en premier lieu le contenu du récit principal (A). Ce récit semble être

l’illustration d’une idée exposée plus haut par Abū Ḥammū selon laquelle le vizir doit être

davantage doué de sagacité que le roi. On y retrouve ainsi une maxime exprimant la même

idée sous une forme différente. Alors que, dans les propos d’Abū Ḥammū, cette idée est

présentée comme une obligation faite au vizir (yanbaġī li-l-wazīr) d’être « plus perspicace » et

d’avoir « une meilleure aptitude à gouverner et un jugement plus sûr que le roi » (an yakūna

aḥsan fiṭna wa-siyāsa wa-ra’y min al-malik), une maxime anonyme introduite par kāna yuqālu

dans le récit présente la même idée sous un angle différent, celui du roi qui, considérant

disposer d’un jugement supérieur à celui de son vizir, commet une faute (man ẓanna min al-

1034
Abdallah Cheikh-Moussa, « Mouvance narrative et polysémie dans la littérature d’adab : le cas d’Abū Ḥayya
al-Numayrī/Abū al-Aġarr al-Nahšalī », dans Frédéric Bauden, Aboubakr Chraïbi et Antonella Ghersetti, Le
répertoire narratif arabe médiéval. Transmission et ouverture, Actes du colloque international, Liège, 15-17 septembre
2005, Liège, Bibliothèque de la Faculté de Philosophie et Lettres de l’Université de Liège, Fascicule CCXCV, 2008,
p. 59.
383
mulūk anna li-fiṭnatihi faḍīla ʽalā fiṭnat wazīrihi fa-qad ġaliṭa). Ce postulat est justifié dans le récit

par un seul argument (la position intermédiaire qu’occupe le vizir entre le roi) alors qu’Abū

Ḥammū apporte une seconde justification (la nécessité pour le vizir de faire face aux intrigues

de cour). Cependant, d’autres éléments viennent, dans le récit, étoffer le discours d’Abū

Ḥammū sur le vizir. Ainsi, la maxime se poursuit par une mise en garde selon laquelle le fait

pour un prince de ne pas suivre les conseils de son vizir annihile toute possibilité de succès

(wa-in aḍāfa ilā hāḏā l-ġalaṭ muẖālafat al-wazīr lam yufliḥ), puis par une comparaison entre la

position du vizir et celle d’un rapace, à la fois prédateur et gibier, illustrant la difficulté et la

dangerosité liées à la fonction de vizir.

En outre, les deux protagonistes du récit (A) ont des caractéristiques totalement

opposées révélant la supériorité du vizir sur le souverain. Le roi est jeune (comme le laissent

entendre les maximes qui, au début du récit, associent jeunesse et passions qu’elles opposent

à la sagesse acquise par l’expérience pour mieux introduire ensuite la figure du vizir par

opposition à celle du roi), inexpérimenté, impulsif et aveuglé par ses passions. Il agit de

manière inconsidérée en se jetant à deux reprises tête baissée dans un péril (al-taġrīr bi-

nafsihi) sans faire cas de l’avis de ses vizirs, la première fois quand il décide de pénétrer dans

l’Empire byzantin, la seconde fois quand il décide d’assister au banquet donné par l’empereur,

ce qui faillit lui coûter son trône. En outre, il apparaît comme un personnage faible et pleutre.

Lorsqu’il est reconnu au banquet, il change d’expression, allègue de fausses excuses, puis,

effrayé par les menaces de l’empereur, il finit par avouer son identité. Enfin, une fois fait

prisonnier par l’empereur, il montre découragement face à l’épreuve et défiance envers son

vizir. À l’inverse, le vizir est décrit comme un homme âgé et expérimenté (il a servi le père

du roi avant lui), réfléchi, calculateur, sage et courageux. Les protagonistes des récits (B) et

(D) présentent certaines de ces caractéristiques. Allégories du vizir et du roi Sābūr, la vieille

femme dans le récit (B) et le bouquetin dans le récit (D) ont en commun avec le vizir l’âge et

384
l’expérience, alors que ʽAyn Ahlihi et le faon de gazelle ont en commun avec le roi la jeunesse,

le manque d’expérience (ils sont tous deux qualifiés de ġirr) et de clairvoyance (la vieille

femme reproche à ʽAyn Ahlihi son manque de baṣīra) et sont donc faciles à tromper.

Cependant, au fil du récit, le personnage de Sābūr apparaît plus ambivalent. Ainsi on

apprend, à travers la perception qu’a de lui l’empereur byzantin, que le roi sassanide est

connu pour sa sagacité et son courage, ce qui tranche avec son attitude au début de l’histoire.

En outre, plus loin dans le récit, la sagacité du roi est donnée à voir par sa capacité à

comprendre les allégories formulées par le vizir et à en formuler lui-même afin de faire savoir

à son vizir l’état d’esprit dans lequel il se trouve. Puis, à la fin du récit, lorsqu’il recouvre la

liberté et retourne dans sa capitale, le roi montre détermination et courage en redonnant

force à ses troupes, en en prenant le commandement et en attaquant l’armée byzantine en

compagnie de ses plus valeureux guerriers, parvenant à faire prisonnier l’empereur. Ainsi, la

figure du roi dans le récit (A), comme celle de ʽAyn Ahlihi dans le récit (B), donnent avant tout

à voir les dangers que constitue l’emprise des passions sur la raison, phénomène favorisé par

la jeunesse et l’inexpérience et contre lequel Abū Ḥammū met longuement en garde son jeune

fils dans les chapitres de son ouvrage portant sur la raison. L’épreuve subie par les deux

personnages constituera pour eux une expérience qui permettra de dissiper les passions et

les remettra « dans le droit chemin », sous la conduite d’un mentor.

Dans les justifications qu’il apporte aux différentes vertus que doit faire siennes le

vizir, Abū Ḥammū indique que la nécessaire supériorité de jugement du vizir a pour objectif

de rectifier le jugement parfois défectueux du prince et d’attirer son attention sur des

considérations erronées (rubbamā kāna fī baʽḍ al-aḥyān fī ra’yika taqṣīr fa-yuṣliḥu ʽalayka hāḏā l-

wazīr bi-ḥusn al-tadbīr yunabbihuka ʽalā l-ġalaṭ fī l-taqdīr). Le récit (A) montre de manière

concrète en quoi cette supériorité de jugement du vizir peut être bénéfique au prince en lui

permettant de se tirer d’une situation difficile dans laquelle il se trouverait après avoir

385
manqué de clairvoyance, poussé par les passions que sa jeunesse et son manque d’expérience

auraient laissé prendre le pas sur sa raison.

Mais si l’on prend en considération la phrase venant clore le récit dans le Wāsiṭat al-

sulūk, il apparaît qu’Abū Ḥammū a cherché avant tout à mettre en avant deux qualités

incarnées par le vizir de Sābūr : al-dahā’ et al-tadbīr. On retrouve au début du récit la même

qualité, al-dahā’, associée cette fois à al-ḥazm. Nous avons vu plus haut que le tadbīr consiste à

évaluer les conséquences d’une action. Quant au ḥazm, al-Murādī en donne, parmi différentes

définitions, la définition suivante : « Le ḥazm consiste à réfléchir aux événements avant qu’ils

n’adviennent, à se prémunir contre les périls avant d’en être éprouvé et à réfléchir aux

conséquences des événements de la meilleure façon qui soit » (al-ḥazm huwa l-naẓar fī l-umūr

qabla nuzūlihā wa tawaqqī l-mahālik qabla l-wuqū‘ fīhā wa-tadbīr al-umūr ‘alā aḥsan mā yakūnu min

wuğūhihā1035). Une maxime dans le récit donne une définition semblable à celle d’al-Murādī.

Le vizir « le plus apte » à exercer sa fonction y est décrit comme se préparant à tout

événement pouvant survenir afin d’être en mesure d’y faire face le temps voulu (aḥsan al-

wuzarā’ ḥāl man aʽadda li-kull amr yaǧūzu wuqūʽuhu wa-yumkinu kawnuhu ʽudda fa-iḏā waqaʽa l-

amr qābalahu bimā kāna aʽaddahu lahu). Il s’agit bien ici de ḥazm, même si le terme n’est pas

exprimé explicitement : c’est parce qu’il a envisagé tous les cas de figure, toutes les

circonstances, qu’il peut décider de la politique à suivre.

Une autre définition de ce terme est donnée dans le récit. Opposé au ʽaǧz, le ḥazm

consiste, selon cette définition, à savoir saisir une opportunité quand elle se présente.

Toutefois elle ne s’applique pas au vizir, mais à l’empereur byzantin qui, profitant de sa

position de force, décide d’attaquer l’Empire sassanide. On retrouve un définition du ḥazm

similaire chez al-Murādī : « L’homme prudent et doué de ḥazm ne doit pas temporiser au

commencement d’une affaire en espérant en maîtriser le dénouement car c’est précisément

1035
Abū Bakr al-Murādī, Kitāb al-Išāra ilā adab al-imāra, op. cit., p. 189.
386
faire preuve d’impuissance » (yaǧibu ʽalā l-ḥāzim al-labīb an lā yatawānā fī awā’il al-umūr raǧā’ an

tudraka awāẖiruhā fa-inna ḏālika huwa l-ʽaǧz bi-ʽaynihi1036). Ces définitions montrent les

différentes nuances du terme ḥazm selon les moments du déroulement de l’action. Quant au

terme dahā’, il s’applique, toujours selon al-Murādī, « à celui qui dispose de nombreuses

ressources et dont la sagacité est renforcée » (ʽalā man kaṯurat ḥīlatuhu wa-qawiyat

fiṭnatuhu1037). C’est donc à la fois l’astuce et la capacité à anticiper les événements et à

déterminer leurs conséquences qu’Abū Ḥammū entend illustrer à travers la figure du vizir de

Sābūr. Comment ces deux qualités se matérialisent-elles dans le récit (A) ?

L’ensemble des actions du vizir au début du récit tendent à montrer qu’il a anticipé,

dès le départ, quel malheur attendait le roi lors de son expédition périlleuse en terre

byzantine. Il prend ainsi ses précautions, mettant en œuvre tous les savoirs dont il dispose

pour poser les jalons d’un éventuel stratagème qui lui permettra de secourir le roi dans le cas

où ce malheur survienne. Tout commence par une métamorphose. Sa connaissance des

langues et des religions permet au vizir de se faire passer pour un moine originaire de Galice.

Sa maîtrise de la science chirurgicale lui permet, en soignant gratuitement, de se forger une

réputation de savant désintéressé auprès de la population de l’Empire, ce qui constituera un

atout pour réaliser la deuxième étape du plan : entrer au service du plus puissant chef

religieux byzantin – le patriarche – et gagner sa confiance.

Outre sa science, le vizir dispose d’un « attribut fabuleux1038 », l’onguent chinois qui

guérit les blessures instantanément. Cet attribut confère au vizir des pouvoirs quasi-

magiques qui le distingueront des autres médecins. Le témoignage attestant de l’authenticité

1036
Abū Bakr al-Murādī, Kitāb al-Išāra ilā adab al-imāra, op. cit., p. 193-194.
1037
Ibid., p. 233.
1038
L’expression est empruntée à Abdallah Cheikh-Moussa, « Mouvance narrative et polysémie dans la
littérature d’adab : le cas d’Abū Ḥayya al-Numayrī/Abū al-Aġarr al-Nahšalī », op. cit., p. 56.
387
et de l’efficacité de ce baume et transmis par ce qui s’apparente à une chaîne de garants est

un moyen de soutenir la vraisemblance du récit que ce détail vient mettre à mal.

Tout en prenant ces diverses précautions, le vizir s’acquitte de la mission qui lui a été

confiée et qui consiste à veiller sur le roi à distance. Cette précision est indiquée à deux

reprises dans le récit pour disculper le vizir de toute négligence dans l’arrestation du roi par

l’empereur byzantin et en faire porter la responsabilité au roi seul.

Après s’être concilié l’ennemi en se faisant admettre dans le cercle d’intimes du

patriarche, le vizir met en œuvre deux stratagèmes : le premier consiste à agir avec duplicité,

en fonction des attentes du patriarche, afin de gagner ses faveurs et le second à identifier son

point faible (son goût pour les récits merveilleux) afin d’en tirer profit (augmenter l’affection

du patriarche à son égard).

Lorsque survient la péripétie (la capture du roi), il est temps pour le vizir de récolter

les fruits des précautions qu’il a prises en amont. Ainsi, la relation privilégiée qu’il s’est

évertué à construire avec le patriarche lui permet d’atteindre une autre cible, le métropolite

en charge de la garde de Sābūr lors de la campagne byzantine contre le royaume perse. Dès

qu’il entre au service du métropolite, le vizir met au point deux stratagèmes qui lui

permettront de délivrer le roi. Premièrement, comme il l’a fait avec le patriarche, le vizir

identifie le point faible du métropolite, qui s’avère identique à celui du patriarche, puis en

tire profit : en racontant des récits merveilleux, il se rend indispensable aux yeux du

métropolite et augmente dans son estime tout en communiquant secrètement avec le roi

grâce aux allégories contenues dans le récit. Les pauses qu’il effectue dans le récit servent ces

deux objectifs. D’une part, elles attisent la curiosité du métropolite et le détournent de la

finalité réelle du récit (informer le roi) et, d’autre part, elles permettent de réaliser cette

finalité en laissant au roi le temps de réfléchir aux dernières actions du récit et d’en tirer les

conclusions qu’il faut.

388
Deuxièmement, le plan mis en place pour délivrer le roi consistant à verser un

soporifique dans la nourriture des gardes et du métropolite, le vizir instaure, dès le début,

l’habitude de prendre son repas seul en invoquant la nécessité de préserver les bienfaits des

provisions fournies par le patriarche, excuse que le métropolite ne peut pas contester. Ces

précautions sont prises afin qu’il ne soit pas perçu comme suspect le soir où il ne mangera

pas en leur compagnie, facilitant ainsi la réalisation de son stratagème. Finalement, grâce à

l’anticipation du vizir et aux stratagèmes mis en place, le roi est libéré et le royaume sauvé.

Nous avons vu comment Abū Ḥammū met à profit le récit (A) pour à la fois illustrer et

développer certains propos exposés antérieurement et les étoffer en mettant en avant

d’autres vertus du bon vizir, telle l’aptitude à élaborer de bons stratagèmes. Du point de vue

diégétique, le récit lui-même constitue un élément du stratagème mis en place par le vizir.

Quelle est alors la fonction des différents récits enchâssés ? Qu’apportent-ils au récit

principal ? Pour répondre à ces questions, il importe de s’interroger sur la structure de ces

récits, leurs relations et leurs fonctions.

L’histoire se compose de trois niveaux narratifs. Au niveau 1 se situe le récit (A) qui

constitue le récit principal, ou récit premier. Au niveau 2 se situe le récit (B) qui constitue le

« récit dans le récit1039 ». Au niveau 3 se situent les récits (C), (D) et (E), intercalés dans le récit

(B). Le tableau récapitulatif des principaux motifs1040 va nous permettre dans un premier

temps d’établir un schéma global afin d’identifier les constantes et les variables entre ces

récits. L’analyse de ces constantes et de ces variables, ainsi que la comparaison de détails

1039
Gérard Genette, Figures III, Paris, Seuil, 1972, note 1, p. 239. Voir aussi du même auteur, Nouveau discours du
récit, Paris, Seuil, 1983, p. 61.
1040
Le « motif » correspond à ce que Vladimir Propp, dans sa Morphologie du conte, appelle « fonction » et qu’il
définit par l’« action d’un personnage, définie du point de vue de sa signification dans le déroulement de
l’intrigue ». Vladimir Propp, Morphologie du conte, Paris, Seuil, 1965, p. 31. Nous préférons l’emploi du terme
« motif » à celui de « fonction » pour éviter une confusion entre fonction dans le sens d’ « action » dans le récit
et fonction dans le sens de « rôle » du récit lui-même.
389
propres à chaque récit nous permettra d’identifier les enseignements propres à chacun de

ces récits. Outre la situation initiale (S.I) et la situation finale (S.F), nous avons identifié cinq

motifs principaux : la faute (M1), la rupture (M2), l’épreuve (M3), la prise de conscience (M4)

et la délivrance (M5).

390
Motif Récit (A) Récit (B) Récit (C) Récit (D) Récit (E)

S. I. Les jeunes époux Le maître chérit sa jument Le commerçant chérit son La femme est l'épouse d'un
s'aiment et la traite avec bonté. Il lui fils qui chérit le faon de chevalier qui la chérit. Ils
mutuellement. offre chaque matin un gazelle et le bouquetin. vivent dans le bien-être et
espace de liberté. l'opulence.
M1 Poussé par l'envie de voir Poussé par l'envie de La jument s'effarouche et Poussé par l'envie de voir Suite à la décision arbitraire
l'Empire byzantin, le roi voir Sayyidat al-ḏahab, s'enfuit sans motivation ses semblables, le faon du roi, la femme perd son
quitte son royaume. ʽAyn Ahlihi quitte sa explicite. s'enfuit de la maison de mari et ses enfants et est
femme. son maître. vendue comme esclave.
M2 Il se rend dans l'Empire Il se rend dans le Elle traverse une prairie et Il se rend dans le désert en Elle est emmenée dans la
byzantin en compagnie du village de Sayyidat al- un fleuve. compagnie du bouquetin. maison de son maître.
vizir. ḏahab.
391

M3 Il est fait prisonnier par Il est fait prisonnier Son harnais l'empêche de Il tombe dans un ravin. Le Elle est maltraitée et mutilée
l'empereur byzantin. par le mari de Sayyidat manger et lui cause des bouquetin est capturé par chaque fois qu'elle essaie de
al-ḏahab. souffrances physiques. un chasseur. fuir.

M4 Le récit du vizir lui fait Le récit de la vieille Le discours du sanglier lui


prendre conscience de sa femme lui fait prendre fait prendre conscience de
faute. conscience de sa faute. sa faute.

M5 Il est libéré par son vizir. Il est libéré par la Elle est libérée par le Le faon est libéré par le
vieille femme. sanglier. commerçant.

S. F. Il retrouve son royaume, fait ʽAyn Ahlihi fait de la Il accuse le bouquetin de


prisonnier l'empereur vieille femme sa ne pas l'avoir secouru. Le
byzantin et confie au vizir qui « mère » qu'il consulte bouquetin lui raconte son
l'a délivré les affaires de dans toutes ses affaires. histoire et le faon lui
l'État. redonne son affection.
Chaque récit enchâssé a en commun une situation initiale caractérisée par

l’affection/l’amour. Le récit (E) y ajoute le bien-être et la prospérité. Cette similitude de la

situation initiale dans les récits enchâssés a pour fonction de faire prendre conscience au roi,

destinataire direct ou indirect de ces récits, de la situation de confort dans laquelle lui-même

se trouvait et des conséquences malheureuses de ses actes.

Si l’on excepte la situation initiale, le tableau donne à voir une parfaite analogie entre

les principaux motifs du récit principal (récit A) et du premier « récit dans le récit » (récit B).

La rupture est causée dans chaque cas par une faute commise par les deux personnages et

motivée par l’envie, et donc par la passion, qui conduit à la perte de liberté, puis à une prise

de conscience de la faute commise grâce au récit raconté par un auxiliaire, à la délivrance

possible grâce à l’aide du même auxiliaire et, enfin, à la reconnaissance de cet auxiliaire. Le

« récit dans le récit » a donc une double fonction. Premièrement, il met en garde le roi contre

les dangers des passions et, d’autre part, il lui rappelle la nécessité de se montrer

reconnaissant envers son vizir lorsque celui-ci parvient à le tirer d’une mauvaise passe.

Mais si l’on analyse les deux récits plus en détail, on relève quelques différences. Dans

le récit (A), le mérite du vizir est renforcé par la situation inextricable dans laquelle se trouve

le roi, symbolisée par ses conditions de détention. Le bâtiment en forme de vache dans lequel

il est enfermé est entouré de sept couches de peau et d’une seule porte et gardé jour et nuit

par cent gardes « forts et courageux » répartis par petits groupes parfaitement structurés et

organisés. Tous ces détails soulignent la difficulté de la tâche qui incombe au vizir et ont pour

objectif de mettre en valeur son ingéniosité et la perfection de sa ruse. Dans le récit (B), le

renforcement quotidien des liens de ʽAyn Ahlihi par son geôlier a une fonction différente. Il

ne s’agit pas ici de mettre en avant la difficulté qu’implique sa libération, mais d’intensifier

la dramatisation en renforçant le désespoir du captif, ce qui justifie la narration des récits (D)

et (E) pour le « consoler ».

392
D’autre part, si l’on considère les fautes commises par les deux personnages qui ont

conduit à leur captivité, on remarque que la faute du roi est double. À la faute motivée par

l’envie s’ajoute celle de braver l’interdit posé par les vizirs, ce qui n’est pas le cas pour ʽAyn

Ahlihi que personne n’a mis en garde. En outre, le roi commet la même faute à deux reprises,

la première fois quand il décide de pénétrer dans l’Empire byzantin et la deuxième fois quand

il décide d’assister au banquet donné par l’empereur. Cette différence entre les deux récits

vient souligner la gravité de la faute commise par le roi.

Le début du récit (C) présente quelques nuances vis-à-vis des récits (A) et (B) : une

faute est commise mais sans motivation explicite et cette faute engendre des souffrances

physiques et une captivité symbolique représentée par le harnais empêchant la jument de se

mouvoir. En revanche les motifs M4 et M5 sont analogues à ceux des récits précédents. La

jument prend conscience de sa faute et est délivrée par le sanglier. La particularité de ce récit

réside dans le lien de cause à effet entre la prise de conscience de la faute et la délivrance.

Ainsi, il ne peut y avoir de délivrance sans reconnaître au préalable la faute commise. C’est

précisément l’enseignement que ce récit apporte à l’histoire.

Le récit (D) présente à la fois des similarités et des nuances avec les récits (A), (B) et

(C). Comme dans les récits (A) et (B) une faute est commise et motivée par l’envie. Ensuite, le

déplacement est effectué en compagnie d’un autre personnage comme dans le récit (A), ce

qui ne figure ni dans le récit (B) ni dans le récit (C). Puis, contrairement aux autres récits, ce

n’est pas celui qui a commis la faute qui est fait prisonnier – sa captivité est symbolique,

comme dans le récit (C) – mais son compagnon. La prise de conscience ne concerne pas dans

ce récit la faute commise, mais l’innocence du compagnon. La leçon à tirer de ce récit diffère

donc de celle du récit précédent. Le récit (D) met l’accent sur la figure du compagnon et vise

à faire prendre conscience au roi du récit (A) du danger que lui-même a fait courir à son vizir

et de lever les doutes qu’il nourrit sur sa loyauté.

393
Notons par ailleurs certaines similitudes entre les récits (C) et (D). Contrairement aux

autres récits, le protagoniste se trouve au début du récit en état de captivité. Dans les deux

cas, le maître est affectueux et bon, il offre même, dans le récit (C), des moments de liberté,

chaque matin, au cheval. La fuite des protagonistes, qui veulent passer de l’état domestique

à l’état sauvage, mène à un état pire que celui dans lequel ils se trouvaient auparavant et n’est

pas loin de causer leur mort, laissant ainsi entendre que l’asservissement est préférable à la

liberté. Si l’on met ces deux récits en perspective avec certains éléments contenus dans le

récit (A) donnant à voir la vulnérabilité d’un royaume privé de son roi – on voit ainsi

l’empereur byzantin profiter de l’absence du roi pour attaquer l’Empire sassanide, puis les

princes sassanides, privés de leur chef, se montrer incapables de s’organiser pour défendre le

royaume, seul le retour du roi permettant le salut du royaume – on constate que cette histoire

aurait tout aussi bien pu être réemployée par un troisième auteur pour justifier de l’autorité

du roi et de la nécessaire soumission des sujets, théorie largement défendue dans les miroirs

des princes. Notons également que ces deux récits peuvent tout aussi bien illustrer une autre

“règle” médiévale selon laquelle chacun doit “tenir son office” et s’y accomplir sans chercher

à y échapper puisque tel est son destin.

Enfin, le récit (E) tranche avec les récits antérieurs. Premièrement, il est beaucoup

plus court que les autres récits (il s’arrête au troisième motif). Deuxièmement, l’épreuve n’est

pas provoquée par une faute commise par le protagoniste, mais par une décision prise par un

autre personnage. Et, troisièmement, l’épreuve subie est double, associant captivité et

souffrance physique allant jusqu’à la mutilation. Le contraste avec la situation initiale qui

était la plus idyllique de toutes renforce la rudesse de l’épreuve et l’injustice subies par la

femme. Ce récit, en associant la plus cruelle des épreuves à l’absence de faute, a donc pour

fonction, par contraste avec les autres récits, de souligner la responsabilité des autres

394
personnages en leur rappelant que l’épreuve subie est justifiée par la faute qu’ils ont

commise.

L’étude structurelle de l’histoire a montré que les récits (B), (C) et (D) se construisent

principalement par analogie avec le récit principal (A) et le récit (E) par contraste. Chacun

des récits enchâssés vient illustrer un ou plusieurs éléments du récit principal – plus un récit

est proche du récit principal, plus les éléments illustrés sont nombreux, comme c’est le cas

du récit (B) – dans le but d’influencer le narrataire en lui servant d’exemple. C’est ce que

Gérard Genette appelle la « fonction persuasive » du récit enchâssé. Mais si le narrateur

parvient, par ces récits, à « persuader » le narrataire et à lui faire prendre conscience de ses

erreurs, c’est le narrateur qui en tire finalement le plus grand profit. Ainsi, dans le récit (A),

le vizir obtient la confiance du roi qui lui confie la gestion des affaires du royaume après avoir

fait fi de ses conseils et s’être défié de lui. Et dans le récit (B), la narratrice, après avoir libéré

le narrataire, sera libérée à son tour après qu’il ait pris conscience, à travers son récit, de

l’injustice qu’elle avait subie et deviendra sa conseillère dans toutes ses affaires.

C’est la compréhension des « indications, des symboles et des allusions » qu’ils

contiennent qui donne à ces récits leur fonction persuasive. Pris au premier degré, ils se

limitent à une simple fonction distractive. C’est ainsi le cas pour le patriarche et le

métropolite qui ne voient dans ces récits que matière à se distraire et à s’amuser sans en

chercher le sens profond. C’est ce double niveau de compréhension qui fait du récit à la fois

une source de consolation et un motif d’affliction. Si l’on s’arrête à la forme, les récits

apportent apaisement et consolation, mais lorsque l’on comprend le fond, ils provoquent

l’affliction. Ainsi dans le récit (A), le roi trouve une grande quiétude dans les récits du vizir

mais quand il comprend, par ces récits, la gravité de la situation, cela provoque son désespoir

et sa défiance à l’égard du vizir. De la même manière, la vieille femme raconte le récit (D) à

395
ʽAyn Ahlihi pour le consoler, mais lorsqu’il comprend que ce récit signifie qu’elle ne peut pas

le sauver, cela finit par provoquer chez lui une grande détresse.

Enfin, notons une sorte d’ambiguïté dans la fonction même du récit. Il constitue à la

fois un exemple qui permet aux personnages de prendre conscience de leurs erreurs et de

l’influence de leurs passions pour ne plus commettre la même erreur par la suite. Mais dans

le même temps, le récit peut aussi pousser à commettre la faute. Ainsi, dans le récit (B), c’est

le récit de la beauté de Sayyidat al-ḏahab qui va susciter l’envie de ʽAyn Ahlihi et le pousser à

commettre la faute. Dans le récit (D), c’est le récit du bouquetin sur la vie sauvage qui

suscitera l’envie de la gazelle et la pousser à fuir. Cela révèle la puissance du récit, mais aussi

sa dangerosité puisqu’il constitue une arme redoutable pouvant mener au pire comme au

meilleur.

La deuxième histoire illustrant la figure du bon vizir1041 met en scène al-Zabbā’ bint

Māliḥ1042 et Qaṣīr b. Saʽd, le vizir du roi d’al-Ḥīra Ǧaḏīma l-Abraš1043. Ce roi, décrit comme un

roi très puissant et craint de tous (kāna šadīd al-sulṭān qad ẖāfahu l-qarīb wa-l-baʽīd1044), mena

une attaque contre Malīḥ b. al-Barrā’, père d’al-Zabbā’, le tua et chassa sa fille qui trouva

refuge dans l’Empire romain. Après avoir rassemblé suffisamment de troupes et d’argent, al-

Zabbā’ parvint à reconquérir le royaume de son père, puis établit une trêve avec Ǧaḏīma.

1041
Wāsiṭa, p. 58-64.
1042
al-Zabbā’, ou Zénobie dans la version grecque, reine de Palmyre. Irfan Shahîd considère comme plausible
l’affrontement entre al-Zabbā’ et Ǧaḏīma l-Abraš rapportée par la tradition arabe et reprise dans l’ouvrage d’Abū
Ḥammū, mais il rejette en revanche l’historicité du suicide d’al-Zabbā’ suite à l’affrontement avec Qaṣīr puisque
les sources grecques et latines témoignent de la défaite de la reine de Palmyre en 272 face à l’empereur romain
Aurélien, puis de son séjour à Rome. Voir Irfan Shahîd, « al-Zabbā’ », EI2.
1043
Ǧaḏīma l-Abraš, Le Lépreux, roi azdite ayant vécu au IIIe siècle avant notre ère. Importante figure mythique
de la tradition, de nombreuses anecdotes le concernant se trouvent dans la poésie arabe et la sagesse
proverbiale. Voir Irfan Kawar, « Djadhīma al-Abrash ou al-Waḍḍāḥ », EI2 et, sur ces personnages, David S.
Powers, « Demonizing Zenobia : The Legend of al-Zabbā’ in Islamic Sources » dans Histories of the Middle East:
Studies in Middle Eastern Society, Economy, and Law in Honor of A. L. Udovitch, éd. Roxani Margariti Eleni & al., Leyde,
Brill, 2011, p. 127-182.
1044
Wāsiṭa, p. 58.
396
Pris d’amour pour elle et poussé par la passion, Ǧaḏīma se mit en tête d’épouser al-

Zabbā’ et consulta son entourage à ce sujet. Son cousin paternel, Qaṣīr b. Saʽd, un homme

« doué de raison et prudent, chargé de gérer ses affaires et constituant le pilier [sur lequel

s’appuyait] son royaume » (kāna ʽāqil labīb wa-kāna ṣāḥib amrihi wa-ʽamīd dawlatihi1045) le mit en

garde contre le danger que représentait un tel projet, soulignant qu’al-Zabbā’, qui avait

décidé de rester vierge, n’avait que faire des hommes et des richesses et qu’il lui restait à

venger la mort de son père. Le roi reconnut que Qaṣīr avait raison mais assura que son âme

le poussait à suivre ses passions et qu’il ne pouvait lutter contre son destin. Il envoya alors à

al-Zabbā’ un émissaire chargé de lui présenter sa demande en mariage, demande qu’elle

accepta en montrant beaucoup de ferveur, envoyant en retour de précieux cadeaux à son

futur époux. Ǧaḏīma, conforté par la réaction enthousiaste d’al-Zabbā’ et ébloui par les

richesses qu’elle lui avait envoyées, décida de se mettre en route pour rejoindre sa bien-aimée

et nomma son neveu ʽAmr b. ʽAdī l-Laẖmī1046 régent du royaume pendant son absence.

En chemin vers la ville où résidait al-Zabbā’, Ǧaḏīma fit halte pour se restaurer et

consulter ses compagnons. Qaṣīr tenta à nouveau de le dissuader, le mettant en garde contre

ses passions et lui recommandant de faire preuve de prudence. Quant aux autres dignitaires,

ils dirent au roi ce qu’il voulait entendre et abondèrent dans son sens, ce qui lui permit de

prétendre qu’il se rangeait à l’avis de la majorité. Avant d’entrer dans la ville, Ǧaḏīma

convoqua de nouveau Qaṣīr qui, sachant qu’il ne parviendrait pas à lui faire entendre raison,

lui fit quelques recommandations pour lui permettre de se tirer d’affaire en cas de danger :

après être entré dans la ville, s’il constatait que les habitants étaient dispersés et allaient et

venaient en petits groupes, il n’aurait rien à craindre. Mais si les habitants formaient à leur

1045
Wāsiṭa, p. 59.
1046
ʽAmr b. ʽAdī, premier roi laẖmide. Neveu de Ǧaḏīma, il lui succèda sur le trône et installa sa capitale à al-Ḥīra.
Voir Charles Pellat, « ʽAmr b. ʽĀdī », EI2.
397
arrivée deux files qui se refermeraient sur eux pour les entourer de toutes parts une fois qu’ils

parviendraient au centre de la foule, le roi devrait se sauver en chevauchant sa jument plus

rapide que le vent appelée al-ʽAṣā.

Le lendemain, lorsque Ǧaḏīma et sa suite pénétrèrent dans la ville, c’est le second cas

de figure évoqué par le vizir qui se réalisa et tous se retrouvèrent encerclés. Le roi reconnut

alors que Qaṣīr avait raison, mais il refusa de fuir. Lorsqu’il vit qu’il n’y avait plus d’espoir de

sauver le roi d’une mort certaine, Qaṣīr enfourcha la jument et s’enfuit au galop. Ǧaḏīma fut,

quant à lui, amené en présence d’al-Zabbā’ qui ordonna à ses servantes de lui couper les

veines de la paume (al-rawāhiš) et de le laisser mourir en se vidant de son sang.

Qaṣīr, revenu auprès de ʽAmr, réclama vengeance. Celui-ci se montra sceptique,

assurant quelle était « plus inaccessible que l’aigle dans le ciel » (hiya amnaʽ min ʽuqāb al-

ǧaww1047). Qaṣīr lui répondit : « Tu sais quels conseils j’ai donnés à ton oncle maternel, mais

c’est le trépas qui le guidait ! Quant à moi, par Dieu, tant qu’un astre brillera et que le soleil

continuera à se lever, je ne dormirai pas avant d’avoir vengé sa mort. Que je sois anéanti si je

n’assouvis pas ma vengeance ! » (Qad ʽalimta nuṣḥī li-ẖālika wa-kāna l-aǧal qā’idahu wa-innī wa-

Llāh lā anāmu ʽan al-ṭalab bi-damihi mā lāḥa naǧm wa-ṭalaʽat šams aw udrika bihi ṯa’r aw tuẖtarama

nafsī1048). Puis il se coupa le nez et se rendit auprès d’al-Zabbā’.

Lorsqu’elle le reçut, il prétendit avoir conseillé à Ǧaḏīma de la rejoindre pour l’épouser

et que pour cette raison ʽAmr le tenait pour responsable du meurtre de son oncle et lui avait

coupé le nez, confisqué son argent et menacé de le tuer. Al-Zabbā’ lui accorda sa protection

et lui octroya une position honorable à sa cour. Ils passèrent une longue période sans

s’adresser la parole, il cherchait une ruse et attendait le moment opportun pour agir alors

qu’elle vivait « retranchée dans un haut palais à la porte duquel était creusé un tunnel

1047
Wāsiṭa, p. 61.
1048
Ibid.
398
pouvant lui servir de refuge et qui la rendait invulnérable » (kānat mutamanniʽa fī qaṣr

mušayyad ʽalā bābihi nafaq taʽtaṣimu bihi fa-lā yaqduru ʽalayhā aḥad1049).

Puis il mit en place un stratagème pour assouvir sa vengeance. Il prétendit posséder

une grosse somme d’argent en Irak, situé à cette époque en territoire sassanide. Il lui

demanda l’autorisation de s’y rendre ainsi qu’une petite somme d’argent qui lui permettrait

de se faire passer pour un commerçant. Elle répondit favorablement à sa requête et il se rendit

en Irak où il fit fructifier l’argent qu’elle lui avait confié et en revint avec une somme

beaucoup plus conséquente qu’il lui remit. Elle en fut satisfaite et lui accorda un rang plus

élevé que celui qu’il occupait auparavant. Il continua à faire plusieurs voyages en Irak,

rapportant toujours plus de richesses et s’élevant toujours un peu plus dans l’estime d’al-

Zabbā’ qui se mit à le consulter au sujet des affaires du royaume, si bien qu’il finit par savoir

où se trouvait le sous-terrain et où il débouchait.

Un jour, al-Zabbā’ chargea Qaṣīr de retourner en Irak pour se procurer des armes et

des esclaves en vue d’entreprendre la conquête d’un royaume ennemi. Il affirma alors

disposer de trésors et d’armes dissimulés dans le royaume d’al-Ḥīra, dont ʽAmr ignorait

l’existence, et proposa de s’y rendre déguisé afin de les récupérer et de les lui apporter. Elle

lui témoigna sa confiance en assurant savoir qu’il avait le contrôle des finances de Ǧaḏīma

lorsqu’il était à son service. Qaṣīr est en effet présenté dans le récit non seulement comme le

cousin de Ǧaḏīma (ibn ʽamm Ǧaḏīma), mais également comme son trésorier (ẖāzinuhu) et son

conseiller (ṣāḥib ra’yihi).

Qaṣīr se rendit auprès de ʽAmr, réunit deux mille hommes qu’il arma, les enferma dans

des sacs à grains (ġarā’ir) et les fit porter par mille chameaux. ʽAmr, le roi d’al-Ḥīra, se trouvait

également parmi eux. Puis il partit en direction du royaume d’al-Zabbā’ accompagné de ces

chameaux, de chevaux, d’esclaves et d’armes diverses. Une fois entrés dans la ville, les soldats

1049
Wāsiṭa, p. 61.
399
sortirent des sacs et attaquèrent les gardes d’al-Zabbā’. Celle-ci s’enfuit en direction de son

souterrain, mais elle fut devancée par Qaṣīr qui l’empêcha d’y entrer. Elle avala alors le poison

contenu dans le chaton de sa bague, préférant se donner la mort plutôt que d’être tuée par

ʽAmr.

L’histoire se termine sur ce commentaire d’Abū Ḥammū : « Voici, mon fils, un vizir qui

aimait son sultan, lui donnait des conseils sincères dans toutes ses affaires, défendait son

honneur, assurait sa protection et exerça la loi du talion pour venger sa mort » (fa-hāḏā yā

bunayy kāna wazīr muḥibb fī sulṭānihi nāṣiḥ lahu fī ǧamīʽ ša’nihi rāʽī li-ḥaqqihi wa-ḏimmatihi āẖiḏ bi-

ṯa’rihi wa-damihi1050).

La troisième histoire1051 met en scène un roi « ancien » et anonyme (malik min al-mulūk

al-mutaqaddimīn) et son vizir appelé « le vizir aux mains coupées » (al-wazīr al-maqṭūʽ al-

yadayn), décrit comme un homme « sincère » (nāṣiḥ) et un « serviteur intègre » (ẖadīm ṣāliḥ).

Le roi avait un ennemi plus puissant que lui et qui disposait d’une armée plus nombreuse. Cet

ennemi décida un jour d’attaquer le roi et de s’emparer de son royaume. Le roi consulta alors

son vizir qui lui assura qu’il n’y avait qu’un seul moyen pour garantir le salut du roi, de l’armée

et du pays, mais que cela mènerait nécessairement à l’anéantissement du vizir. Il exposa son

plan au roi, lui demandant de lui couper les mains (an taqṭaʽa rawāhišī) et d’exiler sa famille

tout en continuant secrètement à leur prodiguer des bienfaits. Bien que le roi refusa de

sacrifier ainsi son vizir, ce dernier insista, arguant que si le roi refusait de lui couper les mains,

il le ferait lui-même. Le roi finit donc par s’exécuter, coupa les mains de son vizir et le bannit

du pays.

Le vizir se rendit ensuite auprès de l’ennemi du roi qui était sur le point d’entamer la

conquête du pays. Il lui assura que le roi l’avait accusé d’être au service de son ennemi et

1050
Wāsiṭa, p. 64.
1051
Ibid., p. 64-65.
400
d’être responsable de l’attaque qui se préparait contre lui. Le souverain puissant fut pris de

compassion pour le vizir, lui accorda sa protection et lui promit que s’il parvenait à conquérir

le royaume dont il venait d’être chassé, il lui restituerait ses biens et ferait de lui son vizir.

Puis il lui demanda de lui indiquer un moyen qui lui permettrait de venir à bout de son

ennemi.

Le vizir, qui assurait connaître tous les secrets de son ancien maître, affirma que ce

dernier avait pris la résolution, lorsque son royaume serait attaqué, d’aller se réfugier dans

sa forteresse. Il conseilla donc au souverain, avant d’entreprendre la conquête du pays, de

commencer par s’emparer de cette forteresse et lui recommanda de prendre des vivres pour

vingt jours. Puis, prétextant le guider vers la forteresse, le vizir, qui connaissait bien le désert,

attira le souverain et toute son armée dans un désert aride où il les perdit. Les vivres

s’épuisèrent et les soldats commencèrent à mourir les uns après les autres. Lorsque le

souverain vint trouver le vizir pour lui demander quand ils arriveraient à la forteresse du roi

ennemi, il lui répondit qu’il ne lui connaissait pas d’autre forteresse que le pays dans lequel

il vivait et reconnut l’avoir trompé. Le roi le tua, puis mourut à son tour avec ses soldats dans

le désert, ce qui permit à l’autre roi, à son armée et à son royaume d’être sauvés. Abū Ḥammū

conclut l’histoire par cette recommandation : « Ainsi, le vizir loyal envers son sultan doit agir

comme ce vizir en toute occasion » (wa-hākaḏā yanbaġī li-l-wazīr al-nāṣiḥ li-sulṭānihi an yakūna

miṯl hāḏā l-wazīr fī ǧamīʽ ša’nihi1052).

Analyse et comparaison des récits

Alors que la première histoire mettait l’accent sur la sagacité, l’astuce et la capacité

d’anticipation du vizir, la deuxième et la troisième histoire résumées ci-dessus ont pour point

commun de mettre en avant la figure du vizir loyal et sincère, allant jusqu’à se sacrifier pour

son roi.

1052
Wāsiṭa, p. 65.
401
Comme la première histoire, la deuxième histoire donne à voir un fort contraste entre

la figure du roi et celle du vizir. Alors que le roi obéit à ses passions – dans le premier cas,

c’est l’envie qui pousse le roi à se mettre et danger et dans le second cas, c’est sa passion pour

une femme qui va le conduire à sa perte, ce qui laisse entendre que la passion pour les femmes

est la pire et la plus néfaste de toutes – le vizir, lui, est dépeint comme un homme doué de

raison et prudent et constitue ainsi l’exact opposé du souverain. Mais contrairement à la

première histoire où il s’agit d’un roi jeune et sans expérience, Ǧaḏīma est décrit comme un

souverain « très puissant et craint de tous » qui a conquis avec succès des territoires ennemis

et apparaît ainsi comme un souverain expérimenté. D’autre part, contrairement à Sābūr, il

prend lui-même l’initiative de consulter l’avis de ses conseillers à plusieurs reprises au sujet

de son projet d’épouser al-Zabbā’, la fille de son ennemi. Cependant, bien qu’il reconnaisse

que Qaṣīr ait raison lorsqu’il lui déconseille de mener à bien ce projet et le met en garde contre

ses conséquences néfastes, il n’écoute pas ce conseil et persévère dans son projet, incapable

de lutter contre ses passions. Une fois encore, l’image de ce souverain puissant réduit à

l’impuissance par l’amour qu’il voue à une femme souligne le danger que représente la

passion amoureuse pour un roi.

Quant à Qaṣīr, il incarne deux grandes vertus du bon vizir. Premièrement, la sincérité

puisqu’il donne au roi un conseil qui lui est pénible à entendre mais qui est dans son intérêt,

contrairement aux autres conseillers qui lui disent ce qu’il a envie d’entendre et le confortent

dans sa position. Deuxièmement, sa loyauté à toute épreuve envers le souverain, nourrie par

l’affection sincère et profonde qu’il lui porte. Après la mort de celui-ci, et bien qu’elle relève

principalement de la responsabilité du roi qui a refusé d’écouter ses conseils, il est plus

déterminé à réclamer vengeance que le propre neveu du roi et successeur sur le trône qui est

découragé par la puissance d’al-Zabbā’ et peu confiant dans la possibilité de pouvoir venger

la mort de son oncle. Malgré les réticences du nouveau roi, le vizir fait le serment de venger

402
la mort du souverain disparu et de ne pas se reposer avant d’avoir obtenu vengeance. Ce récit

laisse planer un certain doute sur la loyauté de l’héritier au trône envers son prédécesseur,

qui résonne étrangement sous la plume d’Abū Ḥammū lorsque l’on sait que le prince héritier,

son propre fils destinataire de l’ouvrage, le fera lui-même assassiner avant de prendre sa

place. Dès lors, le vizir apparaît comme le meilleur allié du souverain, le seul dont la loyauté

dépassera la mort du souverain et capable de « défendre son honneur », comme le souligne

l’auteur à la fin de l’histoire, en vengeant sa mort.

Dans la troisième histoire, la situation de départ diffère de celle commune aux deux

premières. Il ne s’agit pas d’un roi mis en danger par l’emprise de ses passions, mais d’un roi

faible menacé par un ennemi plus puissant que lui. Comme dans la deuxième histoire, le vizir

se distingue par sa sincérité, son intégrité et son dévouement envers son souverain, sauf que

son dévouement cette fois le mène à sacrifier sa vie pour celle de son roi.

Enfin, il convient de souligner que les trois histoires décrivent une situation

inextricable ou tout au moins très difficile à résoudre. Dans la première histoire, le roi

prisonnier est si bien gardé qu’il est impossible pour un homme seul de le libérer par la force.

Dans la deuxième histoire, l’invulnérabilité d’al-Zabbā’ est soulignée à deux reprises, une

première fois par ʽAmr qui la décrit comme « plus inaccessible que l’aigle dans le ciel » et plus

loin la description de son palais qui la rend « invulnérable ». Enfin, dans la troisième histoire,

la défaite du roi faible paraît inéluctable face à son ennemi plus puissant et disposant de

troupes plus nombreuses. Dans tous les cas, la ruse apparaît comme la seule solution possible.

Elle consiste à se rapprocher de l’ennemi, à gagner sa confiance en exploitant son point faible

et à mettre en place un stratagème pour parvenir à le vaincre. Dans la première histoire, le

vizir parvient à approcher l’ennemi en prétendant appartenir à la même religion (il se

déguise en moine galicien), puis il devient l’intime du métropolite chargé de la garde du roi

et il parvient à tromper sa vigilance en exploitant son point faible : sa passion pour les

403
histoires. Le stratagème mis en place par le vizir consiste à utiliser ces histoires comme une

arme contre l’ennemi, les allégories qu’elles contiennent lui permettant d’informer

secrètement le roi de ses intentions, puis à endormir les gardes pour pouvoir le libérer. Dans

les deux autres histoires, l’approche de l’ennemi est rendue possible grâce à la mutilation

physique (l’un se coupe le nez, l’autre les mains) qui rend crédible le passage d’un camp à

l’autre sous prétexte d’avoir été banni tout en suscitant la compassion de l’ennemi afin de le

pousser à le prendre sous sa protection. Dans la deuxième histoire, Qaṣīr parvient à amadouer

al-Zabbā’ en lui apportant toujours plus de richesses lors de ses voyages en Irak, ce qui laisse

entendre que la cupidité constitue son point faible. Si l’on peut y voir une contradiction avec

les propos de Qaṣīr qui affirme au début du récit qu’elle n’a que faire des hommes et des

richesses, cela peut également être un moyen de souligner la versatilité d’al-Zabbā’ qui

demeure, ne l’oublions pas, une personnage féminin qui, par définition, est versatile et doté,

selon Abū Ḥammū, d’une « raison déficiente ». Même la ruse qu’elle a mise en place pour

vaincre son ennemi ne semble pas finalement si ingénieuse puisque le vizir avait su la prévoir.

Seul le roi aveuglé par ses passions et donc affaibli a été pris et le vizir a même pu s’échapper.

À l’inverse, la ruse de Qaṣīr semble bien supérieure et démontre la faiblesse d’al-Zabbā’ qui

tombe dans le piège. Dans la troisième histoire, l’ennemi ne semble pas conscient de sa

supériorité puisqu’il demande au vizir par quel moyen il pourrait vaincre le roi. Le vizir saisit

cette brèche pour gagner la confiance de l’ennemi en prétendant lui livrer le secret de

défense du roi et en lui faisant miroiter une victoire rapide et facile. Il gagne ainsi sa confiance

et peut réaliser son stratagème qui consiste à perdre l’ennemi dans le désert, ce qui nécessite

son propre sacrifice.

Si l’idée du sacrifice du vizir pour son souverain est bien présente dans les trois

histoires à des degrés divers, on remarque une gradation du sacrifice. Dans la première

histoire, le vizir prend des risques et se met en danger pour sauver son roi en pénétrant le

404
camp adverse sous une fausse identité, dans la deuxième histoire, le sacrifice consiste en une

mutilation corporelle et dans la troisième histoire en une mutilation corporelle assortie du

sacrifice de sa vie. C’est comme si le troisième souverain, qui n’est pas soumis à ses passions,

mais qui, par un état de fait, se trouve menacé par un roi plus puissant que lui, méritait le

plus grand sacrifice de la part de son vizir. On ne peut ne pas voir dans cette figure du bon roi

menacé par un ennemi plus puissant une référence implicite à Abū Ḥammū qui se trouvait

lui-même en situation d’infériorité numérique vis-à-vis de ses ennemis mérinides1053. Cela

nous amène à nous interroger sur la relation entre le discours théorique et la réalité pratique.

L’importance majeure accordée à la figure du vizir dans le Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-

mulūk reflète-t-elle l’influence du vizir à la cour d’Abū Ḥammū ? Nous nous interrogerons

dans un premier temps sur le degré de spécificité du discours sur le vizir dans l’ouvrage d’Abū

Ḥammū en le comparant à celui de son contemporain Ibn al-Ḫaṭīb avant d’examiner, dans un

second temps, les relations entre le souverain abdelwadide et ses ministres à travers

l’exemple de deux vizirs ayant officié au début de son règne.

7.2.3. Un discours atypique ?


Nous avons vu que, parmi l’ensemble des auxiliaires du pouvoir, le vizir est de loin la

figure à laquelle Abū Ḥammū consacre le plus grand nombre de pages dans son ouvrage.

D’après Wadād al-Qāḍī la longueur du discours portant sur les différents dignitaires révèle la

position que chacun d’entre eux occupait auprès du roi :

Narā anna hunāka tamyīz fī l-ʽināya bayna afrād al-fi’a l-wāḥida bi-ḥasab wuṯūq

ʽalāqatihim bi-l-malik wa-kaṯāfat taʽāmulihim maʽahu iḏ yastaġriqu l-ḥadīṯ ʽan al-wazīr aḍʽāf

mā yastaġriquhu l-ḥadīṯ ʽan al-quḍāt wa-l-ḥadīṯ ʽan al-ǧulasā’ aḍʽāf al-ḥadīṯ ʽan al-ʽummāl1054.

1053
Pascal Burési et Mehdi Ghouirgate, Histoire du Maghreb médiéval, op. cit., p. 112.
1054
Naẓariyya, p. 91.
405
Nous constatons que l’attention portée aux membres du premier cercle

diverge en fonction de la solidité de leur relation avec le roi et de l’intensité des

rapports qu’ils entretiennent avec lui, le discours sur le vizir est ainsi beaucoup plus

long que celui sur les cadis et celui sur les familiers que sur les percepteurs.

Ainsi, la longueur du discours portant sur le vizir serait révélateur de l’importance

qu’Abū Ḥammū accordait à ce personnage dans la réalité et reflèterait la position

prépondérante que ce personnage occupait à la cour abdelwadide :

Ammā l-wazīr fa-innahu yaḥtallu aʽlā marātib al-dawla fī taṣawwur Abī Ḥammū wa-

huwa yumaṯṯilu akṯar al-nās ta’ṯīr fī qadar al-malik, wa-li-ḏālika yašġalu l-ḥadīṯ ʽanhu akbar

qadr min al-makān bayna sā’ir muwaẓẓafī l-dawla1055.

Quant au vizir, il occupe la plus haute fonction de l’État dans la représentation

d’Abū Ḥammū et représente la personne ayant le plus d’influence sur la destinée du

roi. C’est pourquoi le discours le concernant occupe la place la plus importante parmi

l’ensemble des fonctionnaires de l’État.

Cependant, cet intérêt pour la figure du vizir est loin d’être une spécificité propre à

Abū Ḥammū. En effet, comme le souligne ʽIzz al-Dīn al-ʽAllām, tous les auteurs des miroirs

faisant l’objet de son étude considèrent le vizirat comme faisant partie des « plus hautes et

plus importantes positions » (min arfaʽ al-marātib wa-ahammihā1056) et il n’est pas rare, de

manière plus générale, de trouver dans ce genre de littérature des chapitres entiers traitant

de cette question (yuẖaṣṣaṣu li-mawḍūʽihā [ayy mawḍūʽ al-wizāra] bāb mustaqill fī ġālib al-aḥwāl

ʽinda muẖtalaf al-udabā’ al-sulṭāniyyīn1057). En revanche, la spécificité du discours d’Abū Ḥammū

résiderait dans le rapport qu’il établit entre le vizir et le roi :

1055
Naẓariyya, p. 92.
1056
Sulṭa, p. 103.
1057
Ibid., p. 104.
406
Yaktafī Ibn Riḍwān wa-l-Ṭurṭūšī bi-ǧaʽl al-wizāra mubāšara fī l-martaba l-ṯāniya baʽd

al-malik. Fī ḥīn anna Abā Ḥammū wa-bn al-Ḫaṭīb yaḏhabānī ilā ḥadd tafḍīl al-wazīr ʽalā l-

malik wa-ta’kīd dawrihi l-siyāsī l-muhimm li-annahu yubāširu ǧamīʽ al-aʽmāl, ǧalīlahā wa-

ḥaqīraḥā wa-li-annahu murtabiṭ akṯar min al-malik bi-l-ḥayāt al-siyāsiyya1058.

Ibn Riḍwān et al-Ṭurṭūšī se contentent de placer le vizirat directement au

deuxième rang après le roi alors qu’Abū Ḥammū et Ibn al-Ḫaṭīb vont jusqu’à accorder

plus de valeur au vizir qu’au roi et à affirmer l’importance de son rôle politique car il

traite de toutes les affaires, qu’elles soient importantes ou insignifiantes, et car il est

davantage lié à la vie politique que le roi.

Si l’on peut effectivement considérer qu’Abū Ḥammū va jusqu’à « préférer le vizir au

roi » dans la mesure où il affirme qu’« un bon vizir est préférable à un bon roi » (al-wazīr al-

ṣāliḥ ẖayr min al-malik al-ṣāliḥ1059) étant donné qu’il est davantage au contact des affaires du

royaume que le souverain lui-même, il convient de nuancer quelque peu cette affirmation en

ce qui concerne Ibn al-Ḫaṭīb. Il est vrai que l’on trouve dans son ouvrage al-Išāra ilā adab al-

wizāra1060 de nombreuses similitudes avec le Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk en ce qui

concerne l’importance de la figure du vizir et son rôle indispensable auprès du souverain.

Ainsi, Ibn al-Ḫaṭīb considère que le vizirat « porte le fardeau et le poids de la royauté, poids

que les montagnes seraient incapables de porter » (taḥmilu min ʽib’ al-mulk wa-ṯiqalihi mā

taʽǧizu l-ǧibāl ʽan ḥamlihi1061). On retrouve également dans son ouvrage une allégorie semblable

à celle exprimée dans le Wāsiṭat al-sulūk selon laquelle le vizir agit comme un médiateur entre

le roi, comparé à un médecin, et les sujets, comparés aux malades :

1058
Sulṭa, p. 101.
1059
Wāsiṭa, p. 41-42.
1060
Lisān al-Dīn b. al-Ḫaṭīb, al-Išāra ilā adab al-wizāra, éd. Muḥammad Kamāl Šabāna, Le Caire, Maktabat al-ṯaqāfa
l-dīniyya, 2004 (désormais al-Išāra).
1061
al-Išāra, p. 60.
407
Al-malik ṭabīb wa-l-raʽiyya marḍā wa-l-wazīr tuʽraḍu ʽalayhi šakāyatuhum ʽarḍ wa-

l-naǧāḥ murtabiṭ bi-sadād ʽaqlihi wa-ṣiḥḥat naqlihi fa-iḏā ẖtalla l-safīr baṭala l-tadbīr1062.

Le roi est un médecin et les sujets des malades dont les plaintes sont exposées

sans cesse au vizir. Le succès [du traitement] dépend de l’efficacité de sa réflexion et

de son aptitude à transmettre correctement [les informations], car si l’intermédiaire

est défectueux, le traitement sera inefficace.

Notons que si Ibn al-Ḫaṭīb émet seulement la possibilité que l’intermédiaire, c’est-à-

dire le vizir, soit « défectueux », Abū Ḥammū évoque, quant à lui, la possibilité que cet

intermédiaire soit un menteur, voire un meurtrier décrivant sciemment un mal contraire à

celui dont souffre le malade pour provoquer sa mort. Il va sans dire que cette différence

s’explique par la fonction propre à chaque auteur. En tant que roi, Abū Ḥammū exprime ici

ses soupçons envers les auxiliaires du pouvoir alors qu’Ibn al-Ḫaṭīb, étant lui-même vizir, se

garde bien d’attribuer de telles intentions à ses semblables.

D’autre part, on retrouve également chez Ibn al-Ḫaṭīb l’idée exprimée aussi par Abū

Ḥammū selon laquelle le vizir doit pouvoir compenser les éventuels manquements du

souverain : « [Le roi] a besoin d’un vizir de son espèce, qui puisse le remplacer quand il doit

l’être et qui soit capable de combler ses manques. » (iḥtāǧa ilā wazīr min ǧinsihi yanūbu fīmā

nabā ʽan šaẖṣihi wa-yaḍṭaliʽu bi-tatmīm naqṣihi1063). Enfin, comme Abū Ḥammū, Ibn al-Ḫaṭīb

considère qu’un bon vizir servant un mauvais roi et préférable à un mauvais vizir servant un

bon roi :

Iḏā fasada l-malik wa-ṣalaḥa l-wazīr rubbamā nafaʽat al-niyāba wa-staqāma l-tadbīr

wa-ṣalāḥ al-amr bi-ʽaks hāḏihi l-ḥāla maḥsūb min al-muḥāl li-annahu l-wāsiṭa l-qarība wa-

nuktat al-siyāsa l-ġarība1064.

1062
al-Išāra, p. 60.
1063
Ibid., p. 64.
1064
Ibid., p. 60.
408
Si le roi est corrompu et que le vizir est intègre, la délégation peut être

bénéfique et le gouvernement rester droit alors que dans le cas contraire, la bonne

conduite des affaires est considérée comme invraisemblable, car le vizir est

l’intermédiaire le plus proche [du prince] et la quintessence de l’art du gouvernement.

C’est probablement ce dernier point qui fait dire à ʽIzz al-Dīn al-ʽAllām que les deux

auteurs « préfèrent le vizir au roi ». En effet, dans la mesure où l’on considère que l’on peut

se passer d’un bon roi mais pas d’un bon vizir, le vizir peut être perçu comme une figure plus

importante que le roi. Mais si Abū Ḥammū justifie cette affirmation par le fait que c’est le

vizir qui gère toutes les affaires du royaume et que, de par sa position intermédiaire entre lui

et les sujets, il jouit d’un certain pouvoir sur le prince, dans la mesure où il a le pouvoir de

décider de l’informer ou non de ce qui se passe dans le royaume, Ibn al-Ḫaṭīb se contente,

quant à lui, peut-être du fait d’une certaine retenue liée à sa fonction même de vizir, de

souligner le rôle d’intermédiaire (wāsiṭa) dévolu au vizir entre le roi et ses sujets. En outre, il

affirme que « le vizir est pour le roi ce que sont les deux mains pour le corps » (mawqiʽuhu min

al-malik mawqiʽ l-yadayn min al-ǧasad1065), ce qui, tout en témoignant du rôle indispensable du

vizir, le maintient dans un rôle de simple instrument au service du roi.

Outre l’importance du vizirat à la cour abdelwadide, comme l’a signalé Wadād al-Qāḍī,

comment expliquer un tel intérêt pour la figure du vizir dans l’ouvrage d’Abū Ḥammū ? Et

que signifient ces trois longues histoires mettant en scène des vizirs fidèles et dévoués à leur

souverain parfois jusqu’à la mort ? La lecture des chroniques portant sur son règne

permettent d’avancer trois hypothèses, la première identifiant un facteur exogène et les deux

autres des éléments endogènes.

1065
al-Išāra, p. 60.
409
7.2.4. Abū Ḥammū et les vizirs
Les vizirs mérinides

L’accent mis par Abū Ḥammū sur la loyauté du vizir peut s’expliquer dans un premier

temps par le contexte politique propre au Maghreb du XIVe siècle, et plus particulièrement à

la dynastie mérinide. Maya Shatzmiller situe le « début de la décadence mérinide » à la mort

du sultan Abū ʽInān en 760/1359 qui correspond également à la date à laquelle Abū

Ḥammū arriva au pouvoir1066. Le principal symptôme de cette décadence réside selon elle

dans le transfert du pouvoir réel entre les mains des vizirs. L’un des exemples les plus

éloquents de cette prise de pouvoir par les vizirs est illustré par la figure de ʽUmar b. ʽAbd

Allāh qui destitua en 762/1361 le sultan Abū Sālim et le fit assassiner, ouvrant la voie à une

période d’instabilité et de luttes internes pour le pouvoir qui allait affaiblir la dynastie.

Devenu le vrai maître du royaume, ʽUmar b. ʽAbd Allāh « déposait et investissait les sultans

de Fès » et demeurait « le seul responsable des affaires de l’Empire et de la capitale1067 ». Abū

Ḥammū fut témoin, et peut-être même acteur, de ces événements, comme il le revendique

dans son ouvrage1068. Il est donc fort probable que l’expérience mérinide constitue un facteur

essentiel dans l’élaboration de son discours sur la figure du vizir.

Les trahisons d’Ibn Barġūṯ

Une deuxième hypothèse consiste à évoquer les trahisons qu’Abū Ḥammū eut à

supporter de la part de ses vizirs et qui l’auraient mené à dresser, en retour, un portrait

idéalisé du bon vizir. La manière avec laquelle il conclut cette longue partie sur le vizir atteste

d’ailleurs du caractère idéaliste et quasi irréalisable de ses prescriptions :

Yā bunayy wa-iḏā lam taǧid wazīr ǧāmiʽ li-hāḏihi l-awṣāf allatī qaddamnāhā wa-l-

ẖiṣāl al-maḥmūda llatī ḏakarnāhā fa-ẖtar man takūna fīhi ẖaṣlatān ǧāmiʽatān li-tilka l-ẖiṣāl

1066
Maya Shatzmiller, L’historiographie mérinide, op. cit. , p. 31.
1067
Ibid.
1068
Voir notre analyse du récit de ces événements dans le chapitre 9 de ce travail, p. 553-569.
410
al-ṯamān al-ūlā an yakūna muḥibb fīmā yuṣliḥu ʽalayka dunyāka wa-uẖrāka wa-l-ṯāniya an

yakūna ḏā ra’y sadīd fī šiddatika wa-raẖā’ika1069.

Mon fils, et si tu ne trouves pas de vizir qui réunisse les qualités que nous

avons présentées et les louables vertus que nous avons évoquées, choisis celui qui

possèdera deux vertus réunissant les huit autres. Premièrement, il doit avoir à cœur

de concilier pour toi le monde d’ici-bas et l’au-delà et, deuxièmement, il doit avoir un

jugement avisé dans l’adversité comme dans la félicité.

On trouve dans le Buġyat al-ruwwād de Yaḥyā b. Ḫaldūn de nombreux exemples de

trahisons de la part des vizirs d’Abū Ḥammū. L’exemple le plus probant est celui du vizir al-

Ḥāǧǧ Abū ʽImrān Mūsā b. ʽAlī b. Barġūṯ. Selon Yaḥyā b. Ḫaldūn, Ibn Barġūṯ fut nommé vizir

par Abū Ḥāmmū dès que celui-ci prit le pouvoir en 760/13591070. Mais peu après, alors qu’Abū

Ḥāmmū l’avait envoyé faire le siège d’Oran, il fut abandonné par ses partisans suite à une

sortie de l’ennemi et, fait prisonnier le 8 rabīʽ II (9 mars 1359), il fut emmené dans le royaume

mérinide1071. Cinq ans plus tard, en 765/1363-1364, on retrouve l’ancien vizir d’Abū Ḥāmmū

accompagnant le prétendant au trône abdelwadide, Muḥammad b. ʽUṯmān, dans sa campagne

contre Abū Ḥammū. Après avoir été mis en déroute par les Arabes Banū ʽĀmir, Ibn Barġūṯ

abandonna le parti du prétendant au trône et retourna auprès d’Abū Ḥammū qui lui accorda

son pardon et le nomma de nouveau vizir1072. Mais alors qu’Abū Ḥammū traversait la période

la plus critique de son règne, quand, suite à l’occupation de sa capitale par les Mérinides en

772/1370, il dut trouver refuge dans le désert et que, trahi par ses propres officiers et

abandonné par la plupart de ses partisans, ses biens et son harem lui furent enlevés par

1069
Wāsiṭa, p. 65.
1070
Buġya, p. 38, trad. franç. p. 44.
1071
Ibid., p. 50, trad. franç. p. 59-60.
1072
Ibid., p. 142-151, trad. franç. p. 176-186. Nous relatons de manière détaillée ces événements dans le chapitre
5 de ce travail, p. 238-244.
411
l’ennemi1073, Ibn Barġūṯ fit lui aussi défection et trahit une nouvelle fois le roi abdelwadide.

Lorsque celui-ci retrouva son trône en 774, suite à la mort du sultan mérinide Abū Fāris et au

départ des troupes mérinides pour Fès, il punit de mort les hauts dignitaires qui l’avaient

abandonné et exila Ibn Barġūṯ en Espagne1074.

Après avoir narré le dénouement de cette longue épreuve traversée par Abū Ḥammū

lors de laquelle lui-même l’avait abandonné1075, Yaḥyā b. Ḫaldūn ajoute le commentaire

suivant :

Qultu innamā šubbiha wuzarā’ al-malik bi-yadihi l-bāṭiša wa-ʽaynihi l-bāṣira wa-

uḏnihi l-wāʽiya wa-man kāna bi-hāḏihi l-ṣifāt yaǧibu ʽalayhi luzūm mawlāhu llaḏī ḥallāhu min

ṣifat al-wizāra bimā ḥallāhu luzūm hāḏihi l-aʽḍā’ li-l-insān allaḏī lā tufāriquhu mā dāma ḥayy

fa-hallā ʽamila ha’ulā’ al-masākīn bi-l-wāǧib ʽalayhim fī ḏālika wa-ta’assaw bimā ḍaraba li-

amṯālihim al-adīb Abū ʽAbd Allāh Muḥammad b. Muḥammad b. Muḥammad b. Ẓafar –

raḥimahu Llāh – min maṯal.

Je dis que les vizirs d’un souverain sont comme sa main qui sévit, son œil qui

voit, son oreille qui entend. Les vizirs qui possèdent ces qualités doivent être sans

cesse auprès de leur maître qui les a décorés des insignes du vizirat, comme les

membres qui ne se séparent point du corps humain tant que celui-ci est en vie.

Pourquoi donc ces “misérables” n’ont-ils pas accompli leur devoir impérieux,

pourquoi n’ont-ils pas imité l’exemple que le lettré Abū ʽAbd Allāh Muḥammad b.

Muḥammad b. Muḥammad b. Ẓafar, que Dieu l’ait en sa miséricorde, a rendu

proverbial à propos de gens de leur condition ?1076

1073
Buġya, éd. A. Bel p. 255-256 ; éd. B. al-Darrāǧī p. 492-493 ; trad. franç. p. 312-313.
1074
Buġya, p. 274, trad. franç. p. 332.
1075
Alors qu’il relate ces événements, Yaḥyā b. Ḫaldūn avoue qu’il a lui-même abandonné Abū Ḥammū à cette
période et se repent de cette trahison, Buġya, p. 239-240, trad. franç. p. 294.
1076
Buġya, p. 275, trad. franç. p. 333.
412
Alfred Bel, qui a édité ce texte, ajoute en note à ce propos : « Les mss donnent ici une

longue histoire qui n’a aucun rapport avec le sujet. J’ai rejeté cette histoire à la fin (Appendice

II)1077. » Cette « longue histoire » n’est autre que l’histoire du vizir de Sābūr rapportée

textuellement et empruntée, comme dans le Wāsiṭat al-sulūk, au Sulwān al-muṭāʽ d’Ibn Ẓafar

al-Ṣiqillī, ce qui témoigne de la popularité de cet ouvrage à la cour abdelwadide. Mais si, dans

le Buġyat al-ruwwād, cette histoire est employée pour dénoncer le comportement déloyal des

mauvais vizirs en projetant en miroir le contre-modèle idéal du bon vizir, elle n’a pas

forcément la même fonction dans l’ouvrage d’Abū Ḥāmmū. En effet, si l’on admet que

l’ouvrage a été composé en 766/1365 comme indiqué dans les colophons de deux des copies

du texte, dont celle constituant le manuscrit de base de notre édition1078, le choix de cette

histoire ne peut être motivé par la trahison du vizir lors des événements de 772 à 774 puisqu’à

cette époque cet événement n’a tout simplement pas encore eu lieu. En revanche, cela peut

faire écho aux événements qui se sont déroulés l’année précédant la rédaction de l’ouvrage

(765/1363-1364) lorsqu’Ibn Barġūṯ a combattu son ancien maître aux côtés de l’ennemi

mérinide. Cependant, il ne semble pas qu’Abū Ḥammū ait tenu rigueur de cette trahison à son

ancien vizir puisque, comme nous l’avons précisé plus haut, cela ne l’a pas empêché de le

nommer une nouvelle fois vizir, les circonstances de sa trahison – il était retenu prisonnier

par les Mérinides suite à l’échec du siège d’Oran – ayant probablement constitué un élément

en faveur d’Ibn Barġūṯ. Ou peut-être Abū Ḥammū entendait-il, en laissant la vie sauve à ce

vizir qui s’était rendu coupable de trahison et en le reprenant à son service, en faire son obligé

et de faire ainsi preuve de ḥilm, comme il le recommande dans son ouvrage1079.

1077
Buġya, note 6, p. 275.
1078
Sur la date de rédaction de l’ouvrage, voir le chapitre 2 de ce travail, p. 62-64.
1079
Voir le chapitre 5 de ce travail, p. 228-233.
413
Le dévouement d’Ibn Muslim

Une troisième hypothèse consisterait à interpréter l’intérêt porté par Abū Ḥammū à

la figure du vizir comme un hommage à la fidélité et au dévouement d’un autre de ses vizirs

dénommé ʽAbd Allāh b. Muslim. Ce dernier mourut de la peste alors qu’il affrontait les troupes

mérinides à la fin du mois de ḏū l-qaʽda 766/août 1365, quelques mois après la rédaction du

Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk. D’après ‘Abd al-Ḥamīd Ḥāǧiyāt, la mort de ce vizir « privait

Abū Ḥammū II du collaborateur le plus fidèle et le plus dévoué dont il disposait, d’un général

habile et courageux, dont l’activité infatigable avait sauvé, à maintes reprises, une situation

compromise, et consolidé un trône chancelant1080. »

Dans son Kitāb al-ʽIbar, ʽAbd al-Raḥmān b. Ḫaldūn consacre quelques pages à ce

personnage dont il décrit le parcours avant qu’il ne devienne le vizir d’Abū Ḥammū1081.

Évoquant ses origines, il le présente comme « un des notables des Banū Zardāl, fraction des

Banū Bādīn, frères des Banū ʽAbd al-Wād, des Tūǧīn et des Muṣāb » (kāna ʽAbd Allāh b. Muslim

min wuǧūh Banī Zardāl min Banī Bādīn iẖwat Banī ʽAbd al-Wād wa-Tūǧīn wa-Muṣāb1082) ajoutant

que « les Banū Zardāl étaient si peu nombreux qu’ils s’incorporèrent dans la tribu des ʽAbd

al-Wād et finirent par se fondre dans leur généalogie » (illā anna Banī Zardāl indaraǧū fī Banī

ʽAbd al-Wād li-qillatihim wa-ẖtalaṭū bi-nasabihim1083).

Le récit de ʽAbd al-Raḥmān b. Ḫaldūn laisse apparaître deux qualités majeures propres

à Ibn Muslim : la bravoure et l’habileté politique. Il était, nous dit-il, réputé pour son courage

et son intrépidité (al-basāla wa-l-iqdām1084) qu’il manifesta notamment lors du siège de

Tlemcen par les Mérinides sous le règne du sultan abdelwadide Abū Tāšfīn, ce qui lui valut

1080
Abdelhamid Hadjiat, Le Maġrib central, op. cit., p. 209.
1081
Ta’rīẖ, VII, p. 165-170 ; Berbères, III, p. 440-447 ; Exemples, II, p. 951-957.
1082
Ta’rīẖ, VII, p. 165 ; Berbères, III, p. 440 ; Exemples, II, p. 951.
1083
Ibid.
1084
Ibid.
414
d’être ensuite choisi par le sultan mérinide Abū l-Ḥasan (m. 749/1348) pour tenir une

garnison dans la province du Drâa, aux frontières du royaume. Dans cette province, il

combattit les Arabes révoltés avec bravoure et ses faits d’armes « lui valurent l’estime du

sultan, qui le nomma au commandement de la troupe dont il faisait partie » (raqqā ʽinda l-

sulṭān manzilatahu wa-ʽarrafahu ʽalā qawmihi1085).

Quant à son habileté politique, elle se révèle, d’une part, par son aptitude à faire

défection au moment opportun et, d’autre part, par sa capacité à bien choisir ses alliés. Il fit

ainsi défection à deux reprises, ce qui lui permit à chaque fois d’obtenir des prérogatives

importantes chez son nouveau maître. La première défection eut lieu après la défaite d’Abū

l-Ḥasan à Qairouan et la prise du pouvoir par son fils Abū ʽInān. Lorsqu’un conflit éclata entre

celui-ci et Manṣūr b. Abī Mālik, petit-fils d’Abū l-Ḥasan, Ibn Muslim prit tout d’abord le parti

de ce dernier et défendit ardemment la ville dans laquelle il s’était retranché, « puis,

constatant qu’ils étaient cernés de toutes parts, il fut parmi les premiers à se rendre au sultan

Abū ʽInān » (lammā ra’ā annahu uḥīṭa bihim sābaqa l-nās ilā l-sulṭān Abī ʽInān1086). Grâce à ce que

Georges Marçais qualifie de « trahison opportune1087 », il obtint du nouveau roi mérinide, en

reconnaissance de sa défection, le gouvernement du Drâa (fa-ra’ā sābiqiyyatahu wa-qalladahu

ʽamal Darʽa1088).

La seconde défection eut lieu une dizaine d’années plus tard, après la mort du sultan

Abū ʽInān (m. 759/1358). Craignant de subir la vengeance du nouveau sultan Abū Sālim pour

avoir contribué quelques années auparavant à la mise à mort de son ami Abū l-Faḍl qui s’était

révolté contre son frère le sultan Abū ʽInān et dont Ibn Muslim avait facilité la capture, il

décida, à la fin de l’année 760/1359, de rejoindre le souverain abdelwadide Abū Ḥammū II,

1085
Ta’rīẖ, VII, p. 165 ; Berbères, III, p. 440-441 ; Exemples, II, p. 951.
1086
Ta’rīẖ, VII, p. 165 ; Berbères, III, p. 441 ; Exemples, II, p. 951.
1087
Georges Marçais, Les Arabes en Berbérie, Paris, E. Leroux, 1913, p. 389.
1088
Ta’rīẖ, VII, p. 165 ; Berbères, III ; p. 441, Exemples, II, p. 951.
415
auprès duquel il se rendit « chargé d’un trésor et environné de toute une troupe de parents

et de clients arabes1089 » (laḥiqa bi-l-sulṭān Abī Ḥammū fī ṯarwa min al-māl wa-ʽuṣba min al-ʽašīra

wa-awliyā’ min al-ʽArab1090). Il était en effet parvenu, alors qu’il était gouverneur du Drâa, à

s’attacher les Arabes de la tribu Maʽqil en établissant avec eux des liens d’amitié

(muwāẖātihim1091) et avait demandé aux Awlād Ḥusayn, chefs de cette tribu, de l’aider à

rejoindre le sultan abdelwadide lorsqu’il décida d’abandonner son gouvernorat (fāraqa

wilāyatahu wa-makān ʽamalihi wa-dāẖala awlād Ḥusayn umarā’ al-Maʽqil fī l-naǧāt bihi ilā Tilimsān

fa-aǧābūhu1092). Quant au « trésor » dont il est question, il s’agit, comme le révèle ʽAbd al-

Raḥmān b. Ḫaldūn, du produit de l’impôt perçu dans sa province (ǧibāyat ʽamalihi1093), ce qui

constituera l’un des principaux motifs de l’attaque lancée peu après par les Mérinides contre

les Abdelwadides.

ʽAbd al-Raḥmān b. Ḫaldūn décrit ainsi l’accueil qui fut réservé par Abū Ḥammū à ce

nouvel allié :

Fa-surra bi-maqdamihi wa-qalladahu li-ḥīnihi wizāratahu wa-šadda bihi awāẖī

sulṭānihi wa-fawwaḍa ilayhi tadbīr mulkihi fa-staqāma amruhu wa-ǧamaʽa l-qulūb ʽalā

ṭāʽatihi wa-ǧā’a bi-Maʽqil min mawāṭinihim al-ġarbiyya fa-aqbalū ʽalayhi wa-ʽakafū ʽalā

ẖidmatihi wa-aqṭaʽahum mawāṭin Tilimsān wa-āẖā baynahum wa-bayna Zuġba fa-ʽalā

kaʽbuhu wa-stafḥala amruhu wa-staqāmat ri’āsatuhu.

Il se réjouit de son arrivée, le nomma vizir sur-le-champ et, pour raffermir son

autorité, lui confia la gestion des affaires de son royaume. Il1094 raffermit ainsi sa

1089
Georges Marçais, Les Arabes en Berbérie, op cit., p. 390.
1090
Ta’rīẖ, VII, p. 166 ; Berbères, III, p. 442 ; Exemples, II, p. 952.
1091
Ta’rīẖ, VII, p. 166 ; Berbères, III, p. 441 ; Exemples, II, p. 951.
1092
Ta’rīẖ, VII, p. 166 ; Berbères, III, p. 442 ; Exemples, II, p. 952.
1093
Ta’rīẖ, VII, p. 166 ; Berbères, III, p. 442 ; Exemples, II, p. 953.
1094
À partir de cet endroit et jusqu’à la fin du paragraphe, les deux traducteurs divergent sur le sujet qui fait
l’action, à savoir Abū Ḥammū ou Ibn Muslim, puisqu’il n’est pas précisé clairement en arabe, mais seulement
sous-entendu. De Slane traduit ce passage ainsi : « Ibn-Moslem se conduisit avec tant d’habileté qu’il gagna
bientôt tous les cœurs. Sur son invitation, les Arabes makiliens quittèrent les territoires qu’ils occupaient dans
416
situation et parvint à se concilier les cœurs et à se faire obéir de tous. Sur son

invitation, les Arabes Maʽqil quittèrent les territoires qu’ils occupaient dans les

régions occidentales et vinrent se mettre à son service. Il leur concéda des terres dans

les environs de Tlemcen et les lia par un pacte de fraternité avec les Zuġba. Ainsi, il

atteignit une grande gloire, monta au faîte de la puissance et sa dignité de chef fut

exaltée1095.

Étant donné le poids des tribus arabes dans les relations de pouvoir entre les royaumes

maghrébins au XIVe siècle, on comprend l’empressement d’Abū Ḥammū à nommer vizir celui

qui venait de son propre chef non seulement remplir ses caisses, mais aussi et surtout lui

assurer des alliés de poids et contribuer ainsi au renforcement de son pouvoir fraîchement

établi. En effet, non seulement Ibn Muslim a rejoint Tlemcen accompagné de « toute une

troupe de parents et de clients arabes », mais si les Arabes Maʽqil acceptent de se mettre au

service d’Abū Ḥammū, de quitter leur territoire pour s’installer dans les environs de Tlemcen

et de faire alliance avec la tribu des Zuġba, c’est bien parce qu’ils avaient lié une relation

d’amitié avec le nouveau vizir lorsqu’il était encore gouverneur du Drâa. Enfin, il est

clairement établi dans ce récit que l’arrivée d’Ibn Muslim à la cour abdelwadide a grandement

contribué à la consolidation du pouvoir d’Abū Ḥammū, au renforcement de son autorité et au

prestige de sa fonction, ce qui révèle toute l’importance de ce personnage à qui est par

ailleurs confiée la gestion des affaires du royaume.

l’Afrique occidentale et vinrent se mettre à son service. Il leur concéda des terres dans la province de Tlemcen
et, les ayant attachés aux Zoghba comme alliés et confédérés, il réussit, avec leur appui, à monter au faîte de la
puissance et à s’y maintenir. » Et Cheddadi propose celle-ci : « Ainsi Abû Hammû put consolider sa situation, et
il parvint à se faire obéir de tous. Un peu plus tard, il invita les Ma’qil à quitter leurs territoires dans les régions
occidentales et à venir auprès de lui. Répondant à son appel, ceux-ci se mirent à son service. Puis Abû Hammû
leur concéda des terres dans les environs de Tlemcen et les lia par un pacte de fraternité avec les Zughba. Grâce
à toutes ces mesures, il atteignit une grande gloire et devint tout-puissant. ». Bien que les deux interprétations
peuvent se justifier, nous penchons plutôt pour la seconde. Il nous semble en effet que seul Abū Ḥammū, et non
pas le vizir, a le pouvoir d’octroyer des terres à ses alliés arabes.
1095
Ta’rīẖ, VII, p. 166 ; Berbères, III, p. 442 ; Exemples, II, p. 952.
417
Quant à Yaḥyā b. Ḫaldūn, il décrit ainsi l’arrivée d’Ibn Muslim à la cour abdelwadide

en 760 :

Fī awāsiṭ šawwāl kāna wuṣūl al-šayẖ Abī Muḥammad ʽAbd Allāh b. Muslim al-Zardālī

ilā bāb mawlānā l-ẖalīfa – ayyadahu Llāh – fārr min Darʽa maḥall wilāyatihi īṭār li-ẖidmat

mawlāhu bi-l-ḥaqīqa wa-nuʽra li-qabīlihi iḏ ʽAbd al-Wād wa-Zardāl fīmā yuqālu iẖwān fī

Zanāta fa-stawzarahu amīr al-mu’minīn – ayyadahu Llāh – min ḥīnihi li-ẖilāl fīhi qtaḍat

ḏālika.

Au milieu du mois de šawwāl arriva le cheikh Abū Muḥammad ʽAbd Allāh b.

Muslim al-Zardālī à la cour de notre maître le calife – que Dieu l’assiste – fuyant du

Drâa, province dont il était gouverneur, et préférant se mettre au service de son

véritable maître, par un fier attachement à sa tribu car ‘Abd al-Wād et Zardāl étaient,

disait-on, deux frères parmi les Zanāta. Le Prince des Croyants – que Dieu l’assiste –

le prit aussitôt comme vizir, en raison de ses qualités qui imposaient ce choix1096.

Bien que la version de Yaḥyā b. Ḫaldūn soit beaucoup plus succincte que celle fournie

par son frère, elle contient quelques éléments identiques : Ibn Muslim appartient à la tribu

des Zardāl, tribu sœur de celle des ʽAbd al-Wād et il était gouverneur de la province du Drâa.

Mais le secrétaire d’Abū Ḥammū, fidèle à son rôle de thuriféraire du pouvoir abdelwadide,

justifie le ralliement d’Ibn Muslim et sa nomination comme vizir en avançant des raisons plus

nobles que les trahisons et calculs politiques évoqués par son frère ʽAbd al-Raḥmān. Il met

ainsi en avant l’importance des liens tribaux qui unissent les deux hommes et qui auraient

poussé le nouveau vizir à rejoindre le parti d’Abū Ḥammū et évoque d’une manière assez

vague les « qualités » (ẖilāl) d’Ibn Muslim, terme que l’on peut aussi traduire par le

« naturel », qui auraient imposé sa nomination, sans toutefois s’étendre davantage sur le

sujet.

1096
Buġya, p. 62, trad. franç. p. 74.
418
Quant à l’auteur du Zahr al-bustān, c’est avant tout la loyauté d’Ibn Muslim, motivée

par les liens tribaux l’unissant à Abū Ḥammū, qu’il met en avant dans sa version des

événements. Il fait ainsi état d’une relation épistolaire qui aurait commencé entre les deux

hommes juste après l’arrivée d’Abū Ḥammū au pouvoir. À cette occasion, Ibn Muslim aurait

écrit au nouveau souverain abdelwadide depuis le Drâa où il était gouverneur « pour le

féliciter et l’informer qu’il était son esclave et le fils de son esclave et qu’il était prêt à exécuter

tous ses ordres » (kataba lahu min tilka l-bilād yuhannīhi wa-yuʽlimuhu annahu ʽabduhu wa-ibn

ʽabdihi fa-mā ya’muruhu yumḍīhi1097). Abū Ḥammū lui aurait alors proposé d’œuvrer en sa

faveur et d’inciter les Bédouins habitant dans sa région à se mettre au service de sa dynastie

et à superviser sa propagande (an yaḥuḍḍa l-Aʽrāb ʽalā ẖidmat Banī Zayyān wa-an yaqūmū ʽalā

daʽwatihi fī tilka l-awṭān1098). Quant à la décision de faire défection pour rejoindre le camp d’Abū

Ḥammū, elle aurait été motivée comme suit :

Wa-samiʽa anna Abā Sālim ʽazama ʽalā mulāqāt Banī ʽAbd al-Wād fa-aẖaḏathu

ḥamiyyat al-kirām [wa-l-anǧād]1099 fa-aẖaḏa fī ša’n al-qudūm ʽalā mawlāhu1100.

[Ibn Muslim] entendit qu’Abū Sālim était décidé à affronter les Abdelwadides.

Il fut prit du vif sentiment d’honneur propre aux gens nobles [et braves] et entreprit

de rejoindre son maître.

L’auteur du Zahr al-bustān présente donc la défection d’Ibn Muslim comme un acte

défensif motivé par l’esprit de corps en réaction à l’agression menée par les Mérinides. En

affirmant qu’Ibn Muslim avait secrètement fait allégeance à Abū Ḥammū et qu’il était une

sorte d’agent double à son service, il justifie le fait qu’il soit resté au service de l’ennemi

1097
Zahr al-bustān, éd. A. Ḥāǧiyāt, p. 81 ; éd. B. al-Darrāǧī, p. 114.
1098
Ibid., éd. A. Ḥāǧiyāt, p. 81 ; éd. B. al-Darrāǧī, p. 115.
1099
Ce mot ne figure que dans l’édition d’al-Darrāǧī.
1100
Zahr al-bustān, éd. A. Ḥāǧiyāt, p. 81 ; éd. B. al-Darrāǧī, p. 115.
419
mérinide après la prise de Tlemcen au lieu de rallier les Abdelwadides et contribue à

l’élaboration d’un récit fondateur favorable au sultan et à son vizir.

D’autre part, les différentes chroniques mettent en avant le rôle de chef de guerre

dévolu au vizir, évoqué également dans le Wāsiṭat al-sulūk au sujet des qualités requises du

bon vizir. Ainsi, pendant les cinq années où il fut à son service, jusqu’à sa mort en 765/1364,

Abū Ḥammū confia à Ibn Muslim le commandement d’expéditions militaires dont il s’acquitta

pour la plupart avec succès et qui sont rapportées en détail par les frères Ibn Ḫaldūn. Mais là

encore, le récit de ces événements donne lieu à quelques variantes.

Récits des expéditions militaires d’Ibn Muslim d’après les frères Ibn Ḫaldūn

Yaḥyā b. Ḫaldūn rapporte qu’aussitôt après l’avoir nommé vizir, Abū Ḥammū envoya

Ibn Muslim rétablir l’ordre dans les provinces orientales du royaume. Le vizir entreprit le

siège de Miliana aux côtés du père d’Abū Ḥammū, Abū Yaʽqūb, qui était aussi chargé du

commandement militaire, et « grâce à la puissance de leurs épées, ils eurent tôt fait d’y

pénétrer, le septième jour du mois de ḏū l-qaʽda [30 septembre 1359] » (surʽāna mā daẖalathā

ʽanwat suyūfuhum fī sābiʽ ḏī l-qaʽda1101), conclut l’auteur avec emphase. Toujours selon le même

auteur, l’année suivante, en 761/1360, la nuit de l’anniversaire du prophète, Ibn Muslim

« infligea une défaite radicale » (hazamahu l-wazīr hazīmat isti’ṣāl1102) au prétendant au trône

Muḥammad b. ʽUṯmān – cousin d’Abū Ḥammū, également appelé Abū Zayyān. Quelques mois

plus tard, après la deuxième occupation de la ville par les Mérinides, Muḥammad b. ʽUṯmān

fut installé sur le trône de Tlemcen par le sultan mérinide Abū Sālim, forcé à quitter la capitale

abdelwadide pour mettre fin aux exactions commises par Abū Ḥammū et ses troupes dans les

régions occidentales. D’après Yaḥyā b. Ḫaldūn, « la nouvelle [de son approche] parvint à

l’émir des musulmans – que Dieu l’assiste. Alors il tourna bride et s’avança rapidement pour

1101
Buġya, p. 63, trad. franç. p. 75.
1102
Ibid., p. 65, trad. franç. p. 77.
420
rencontrer son adversaire. Mais celui-ci le dépassa et se réfugia à Taza » (balaġa ẖabaruhu amīr

al-muslimīn – ayyadahu Llāh – fa-nṯanā yuǧiddu l-sayr li-ʽtirāḍihi wa-fātahu mutaḏammim bi-

Tāzā1103). Suite à cela, Abū Ḥammū envoya son vizir Ibn Muslim à la tête de ses hommes pour

reprendre Tlemcen. « Il [Muḥammad b. ʽUṯmān] en fut avisé avant l’arrivée de ses ennemis ;

épouvanté, il en sortit, avec précaution, le dimanche 4 ramaḍān [19 juillet 1360] » (sabaqahum

ilayhi l-naḏīr al-ʽuryān fa-ẖaraǧa minhā ẖā’if yataraqqabu yawm al-aḥad rābiʽ ramaḍān1104).

À propos du même événement, ʽAbd al-Raḥmān b. Ḫaldūn rapporte, quant à lui, que

« les Arabes et le sultan Abū Ḥammū fuyèrent à l’approche [d’Abū Sālim] et retournèrent à

Tlemcen en son absence. C’est alors qu’Abū Zayyān s’enfuit pour trouver refuge auprès des

Mérinides [qui se trouvaient] dans les villes de l’est telles al-Batha, Miliana et Oran » (fa-

aǧfalat al-ʽArab wa-l-sulṭān Abū Ḥammū amāmahu wa-ẖālafūhu ilā Tilimsān fa-aǧfala ʽanhā Abū

Zayyān wa-taḥayyaza ilā Banī Marīn bi-amṣār al-šarq min al-Baṭḥā’ wa-Milyāna wa-Wahrān1105).

L’année suivante, en 762/1361, Ibn Muslim marcha de nouveau contre Muḥammad b.

ʽUṯmān et les Arabes chez qui il s’était réfugié. Yaḥyā b. Ḫaldūn assure qu’« il les défit et les

chassa du territoire du royaume » (hazamahum wa-ǧalāhum ʽan al-quṭr kullihi1106). Il semble que

le même événement soit rapporté par ʽAbd al-Raḥmān b. Ḫaldūn bien qu’il n’en précise pas

1103
Buġya, p. 78, trad. franç. p. 95.
1104
Ibid., p. 79, trad. franç. p. 96.
1105
Ta’rīẖ, VII, p. 167 ; Berbères, III, p. 443 ; Exemples, p. 953. Notons que les deux traducteurs ne rendent pas
précisément la répétition du verbe aǧfala qui signifie « s’enfuir précipitamment », répétition qui a pourtant son
importance comme nous le verrons dans l’analyse de ce passage. En outre, De Slane ajoute un commentaire qui
ne figure pas dans le texte arabe : « Abou-Hammou et ses Arabes sortirent du Maghreb à l’approche d’Abou-Salem
et reprirent le chemin de Tlemcen. Ce mouvement suffit pour délivrer la ville : Abou-Ziân s’enfuit auprès des
Mérinides qui occupaient encore El-Bat’ha, Milîana, Oran et les forteresses de la frontière orientale. » (C’est nous
qui soulignons). Cheddadi propose quant à lui la traduction suivante : « Le sultan Abû Hammû et les Arabes qui
étaient avec lui quittèrent alors le Maghreb à l’approche d’Abû Sâlim et regagnèrent Tlemcen. Abû Zayyân
abandonna aussitôt la ville et alla se réfugier auprès des Banû Marîn qui se trouvaient dans les villes de l’Est
comme al-Bathâ’, Miliana, et Oran. » (C’est nous qui soulignons). Le Maghreb signifie ici l’ouest, le Maghreb
extrême.
1106
Buġya, p. 83-84, trad. franç. p. 103.
421
la date, avec, pour une fois, davantage de détails que la version fournie par le secrétaire d’Abū

Ḥammū :

Ṯumma ẖaraǧū fīman ilayhim min kāffat ʽArab al-Maʽqil wa-Zuġba fī ttibāʽ Abī

Zayyān wa-nāzalūhu bi-ǧabal Wānšarīs fīman maʽahu ilā an ġalabū ʽalayhi wa-nfaḍḍa

ǧamʽuhu wa-laḥiqa bi-makānihi min iyālat Banī Marīn bi-Fās.

Puis ils sortirent accompagnés des Arabes Maʽqil et Zuġba et se mirent à la

poursuite d’Abū Zayyān. Ils combattirent avec ses compagnons dans la montagne de

l’Ouarsenis et le défirent. Ses partisans se dispersèrent et il retourna se mettre sous la

protection du gouvernement mérinide à Fès1107.

Puis en 763/1362, on retrouve Ibn Muslim dans le Buġyat al-ruwwād parti soumettre

les différentes tribus des régions orientales du royaume. « Ensuite, il se mit à pacifier les

environs, à en assurer la bonne administration, à rendre la sécurité aux routes » (ṯumma aẖaḏa

fī tamhīd al-arǧā’ wa-tawṭīd al-aḥkām wa-ta’mīn al-subul1108), assure Yaḥyā b. Ḫaldūn.

L’année suivante, en 764/1363, Ibn Muslim fut à nouveau chargé de traquer

Muḥammad b. ʽUṯmān, réfugié auprès d’Abū l-Layl b. Mūsā, chef de la tribu arabe des Banū

Yazīd. Yaḥyā b. Ḫaldūn rapporte qu’Ibn Muslim assiégea Muḥammad b. ʽUṯmān et son

protecteur qui avaient trouvé refuge dans la montagne du Djurdjura en Grande Kabylie,

détruisant tout sur son passage et s’emparant des troupeaux et d’un butin considérable. Il

raconte ainsi le dénouement :

Ṯumma aẖaḏa l-wazīr min al-ʽArab al-marāhīn ʽalā l-ʽāda wa-staʽadda li-iṭālat ḥiṣār

al-qawm bimā yaǧibu fa-bādara Abū l-Layl b. Mūsā bi-l-ẖidma multazim ṣarf Abī Zayyān al-

maḏkūr ilā l-šarq wa-aʽṭā l-wazīr waladahu rahn bi-ḏālika fa-nṣarafa Abū Zayyān ilā Tūnis

wa-arāḥa Llāh al-bilād wa-l-ʽibād min fitnatihi1109.

1107
Ta’rīẖ, VII, p. 167 ; Berbères, III, p. 443 ; Exemples, II, p. 953.
1108
Buġya, p. 103, trad. franç. p. 126.
1109
Ibid., p. 135, trad. franç. p. 166.
422
Ensuite, le vizir prit aux Arabes des otages, selon la coutume, et se disposa à

prolonger le blocus des ennemis dans les conditions voulues. Abū l-Layl b. Mūsā se

hâta de faire sa soumission, s’engageant à envoyer Abū Zayyān, le [rebelle] susvisé,

vers l’est, et il donna au vizir son propre fils comme garantie de sa promesse. Abū

Zayyān se rendit à Tunis et Dieu fit disparaître les troubles que ce prince avait semés

dans le pays et parmi les habitants.

Quant à ʽAbd al-Raḥmān b. Ḫaldūn, il présente ainsi le même événément :

Ṯumma daʽāhu Abū l-Layl b. Mūsā šayẖ Banī Yazīd […] wa-naṣabahu li-l-amr

mušāqqa wa-ʽinād li-l-sulṭān Abī Ḥammū wa-nahaḍa ilayhi l-wazīr ʽAbd Allāh b. Muslim fī

ʽasākir Banī ʽAbd al-Wād wa-ḥušūd al-ʽArab wa-Zanāta fa-ayqana Abū l-Layl bi-l-ġalb wa-

baḏala lahu l-wazīr al-māl wa-šaraṭa lahu l-taǧāfī ʽan waṭanihi ʽalā an yarǧiʽa ʽan ṭāʽat Abī

Zayyān fa-faʽala wa-nṣarafa ilā Biǧāya.

Plus tard, Abū l-Layl b. Mūsā, chef des Banū Yazīd […] invita Abū Zayyān

auprès de lui et le traita en souverain afin de contrarier le sultan Abū Ḥammū. Le vizir

ʽAbd Allāh b. Muslim marcha alors contre lui à la tête des armées des Banū ʽAbd al-

Wād et de troupes composées d’Arabes et de Zanāta. Abū l-Layl fut convaincu qu’il

allait être défait. Le vizir lui proposa alors de l’argent et l’autorisa à se tenir éloigné

de son territoire à condition qu’il renonce à son allégeance à Abū Zayyān. Il accepta

et Abū Zayyān partit pour Bougie1110.

Il affirme ensuite qu’Abū Zayyān fut accueilli honorablement par l’émir de Bougie,

mais qu’en vertu d’un traité de paix établi avec Abū Ḥammū, celui-ci fut contraint de

l’expulser. Il se rendit donc à Tunis où il fut reçu par le souverain hafside avec les honneurs.

Ce dernier lui octroya une forte pension et lui accorda une haute position à la cour1111.

1110
Ta’rīẖ, VII, p. 168-169 ; Berbères, III, p. 445-446 ; Exemples, II, p. 955.
1111
Ta’rīẖ, VII, p. 169 ; Berbères, III, p. 446 ; Exemples, II, p. 956.
423
Enfin, lorsqu’en 765/1364, Muḥammad b. ʽUṯmān, appuyé par les Mérinides, lança une

nouvelle attaque contre Abū Ḥammū, Yaḥyā b. Ḫaldūn rapporte qu’Ibn Muslim partit

« mobiliser les tribus de l’est, et revint, traînant à sa suite leur armée imposante » (tawaǧǧaha

[…] li-ḥašr umam al-šarq wa-ʽāda yaǧurru ẖamīsahum al-ʽaramram1112). Il ajoute que, quelques

jours plus tard, Abū Ḥammū partit à la rencontre de l’ennemi à la tête de cette armée si

nombreuse que « la vaste plaine était trop étroite pour la contenir, et qu’il eût été impossible

d’en compter les soldats » (fī ǧuyūš aḍāqat al-faḍā’ wa-fātat al-iḥṣā’1113), ce qui provoqua la fuite

de l’ennemi effrayé. Abū Ḥammū les poursuivit, les troupes mérinides se dirigèrent vers

l’ouest et Muḥammad b. ʽUṯmān et ses troupes vers l’est. Il rentra dans sa capitale et envoya

ensuite son vizir attaquer les rebelles dans les provinces orientales du royaume. Le

dénouement est rapporté ainsi dans le Buġyat al-ruwwād :

Taṣādafa l-farīqān bi-Talḥanī min bilād Mindās fa-lam yalbaṯ al-muẖālifūn li-

muṣādamat al-wazīr wa-lā qārabūhu bal aǧfalū ra’y al-ʽayn mušriqīn fa-talāhum yuǧiddu l-

sayr fī iṯrihim ilā an alǧa’ahum li-l-taḏammum bi-Riyāḥ fa-nazalū l-Masīla wa-ẖayyama huwa

bi-wādī l-Ganān tiǧāhahum wa-laqad kādat Riyāḥ tasta’ṣiluhum bi-ra’y al-wazīr lawlā imhāl

Allāh taʽālā lahum bimā qaḍāhu min mawt al-wazīr Abī Muḥammad ʽAbd Allāh b. Muslim –

raḥimahu Llāh – hunāka āẖir ḏī l-qaʽda fa-nṯanat aʽinnat al-ʽasākir baʽdahu ḥāffa bi-ǧināzatihi

wa-nẖazala l-ʽArab aǧmaʽūn ʽanhum wa-ẓāharū l-ʽaduww.

Les deux armées se rencontrèrent à Talḥanī, dans le pays des Mindās. Les

rebelles n’attendirent pas l’attaque du vizir et ne s’approchèrent pas de lui. Ils

s’enfuirent vers l’est dès qu’ils le virent. Le vizir se mit rapidement à leur poursuite et

les força à chercher refuge chez les Riyāḥ. Les fuyards s’arrêtèrent à al-Maṣīla, tandis

que le vizir dressa son camp [sur les bords de] l’Oued Ǧanān, en face d’eux. Il s’en fallut

de peu que les Riyāḥ, sur les conseils du vizir, ne les exterminâssent tous. Mais la

1112
Buġya, p. 142, trad. franç. p. 177.
1113
Ibid., p. 143, trad. franç. p. 177.
424
divine volonté leur fut favorable en faisant mourir en ces lieux le vizir Abū

Muḥammad ʽAbd Allāh b. Muslim – que Dieu l’accueille au sein de Sa miséricorde – à

la fin du mois de ḏū l-qaʽda [fin août 1364]. Les troupes [du vizir défunt], entourant la

dépouille mortelle de leur chef, revinrent [à Tlemcen], tandis que tous les Arabes les

abandonnèrent pour passer à l’ennemi1114.

Quant à ʽAbd al-Raḥmān b. Ḫaldūn, il rapporte seulement que Muḥammad b. ʽUṯmān,

appuyé par le régent mérinide, rejoignit les Arabes Maʽqil et entra avec eux en territoire

abdelwadide et conclut ainsi le récit de cet événement :

Ṯumma sarraḥa wazīrahu ʽAbd Allāh b. Muslim fī ʽasākir Banī ʽAbd al-Wād wa-l-ʽArab

fa-aḥsana difāʽahum wa-nfaḍḍat ǧumūʽuhum wa-raḥḥalahum ilā nāḥiyat al-šarq wa-huwa fī

ttibāʽihim ilā an nazalū l-Masīla min waṭan Riyāḥ wa-ṣārū fī ǧiwār al-Dawāwida ṯumma nazala

bi-l-wazīr ʽAbd Allāh b. Muslim dā’ al-ṭāʽūn […] fa-nkafa’a bihi waladuhu wa-ʽašīratuhu

rāǧiʽīna wa-halaka fī ṭarīqihi wa-arsalū šalwahu ilā Tilimsān fa-dufina bihā.

Ensuite, [Abū Ḥammū] donna l’ordre à son son vizir ʽAbd Allāh b. Ibn Muslim

de marcher contre l’ennemi à la tête des troupes abdelwadides et arabes. Le vizir

réussit à les repousser, les partisans [d’Abū Zayyān] se dispersèrent et il les chassa

vers l’est. Il les poursuivit jusqu’à ce qu’ils arrivèrent à M’Sila, dans le territoire des

Riyāḥ, où ils se mirent sous la protection des Dawāwida. Il tomba alors malade, ayant

été atteint de la peste […] Son fils et sa famille décidèrent de le ramener à Tlemcen,

mais il succomba en chemin et ses restes furent transportés dans la ville où il fut

enterré1115.

Analyse et comparaison des récits

Ces différents récits montrent que la version de Yaḥyā b. Ḫaldūn est plus fournie et

plus détaillée que celle de son frère. Il rapporte ainsi certains événements qui ne sont pas

1114
Buġya, p. 146, trad. franç. p. 181.
1115
Ta’rīẖ, VII, p. 169-170 ; Berbères, III, p. 447 ; Exemples, II, p. 956-957.
425
évoqués par ʽAbd al-Raḥmān b. Ḫaldūn, comme le siège de Miliana en 760/1359, la « défaite

complète » infligée par Ibn Muslim à Abū Zayyān en 761/1360 ou encore la soumission des

régions orientales par le même vizir en 763/1362. Parfois les deux versions concordent – les

deux auteurs s’accordent par exemple sur le fait qu’Ibn Muslim a chassé Abū Zayyān et ses

comparses du territoire en 762/1361 – mais dans la plupart des cas elles diffèrent

significativement. Ainsi, lorsqu’en 761/1360, après avoir occupé Tlemcen, le roi mérinide

reprend le chemin de son royaume pour mettre fin aux exactions commises par les troupes

d’Abū Ḥammū, la version de Yaḥyā b. Ḫaldūn met en avant le courage du souverain

abdelwadide qui fait demi-tour pour aller à la rencontre de l’adversaire. À l’inverse, le roi

mérinide semble manquer de courage et craindre son adversaire puisqu’il dépasse Abū

Ḥammū et part « se réfugier » dans la ville de Tāzā, évitant ainsi l’affrontement. Quant à Abū

Zayyān, il apparaît comme le plus pleutre de tous puisqu’il s’enfuit avant même l’arrivée du

vizir Ibn Muslim envoyé par Abū Ḥammū pour le déloger. Dans son récit du même événement,

ʽAbd al-Raḥmān b. Ḫaldūn qui était à cette époque, rappelons-le, au service du sultan

mérinide Abū Sālim, adopte un point de vue opposé. Il indique que le sultan Abū Ḥammū et

ses alliés arabes fuyèrent à l’approche du souverain mérinide et profitèrent de son absence

pour retourner à Tlemcen. Le même verbe (aǧfala) est employé pour désigner la fuite d’Abū

Ḥammū et celle d’Abū Zayyān et rien n’indique que ce dernier s’est enfui avant l’arrivée des

troupes abdelwadides. Ainsi, Abū Ḥammū et Abū Zayyān sont mis sur le même plan, tous deux

fuyant devant leur adversaire.

L’épisode de 764/1363 dans lequel Muḥammad b. ʽUṯmān trouva refuge auprès du chef

des Banū Yazīd met également en lumière les disparités entre les deux récits. Le renvoi du

prince rebelle par son protecteur arabe est présenté par Yaḥyā b. Ḫaldūn comme la

conséquence de l’action musclée menée par Ibn Muslim qui dévasta le territoire du chef arabe

et prit des otages parmi la population ainsi que par la ténacité du vizir qui s’apprêtait à mettre

426
tous les moyens en œuvre pour poursuivre le siège, si bien que le chef arabe « se hâta » de

faire sa soumission et s’engagea à renvoyer le prince rebelle en laissant un de ses fils en otage

en guise de bonne foi. S’il glorifie la figure du vizir d’un côté, il tend à dénigrer celle du rebelle

Abū Zayyān de l’autre. Ainsi, il le présente comme un fauteur de trouble dont l’expulsion est

un soulagement pour le royaume et ses habitants. Dans la version de ʽAbd al-Raḥmān b.

Ḫaldūn, la portée de l’action du vizir est atténuée par plusieurs facteurs. Premièrement, il

indique que le chef arabe n’a pas réellement l’intention de soutenir le prince rebelle, mais

qu’il cherche avant tout à « contrarier » Abū Ḥammū, ce qui amoindrit le mérite du vizir qui

l’a délogé. En outre, c’est le déséquilibre des forces qui lui fait prendre conscience qu’il ne

peut pas résister puiqu’il apprend qu’une armée nombreuse marche contre lui. Enfin, il est

question d’une somme d’argent payée au chef arabe en échange de son engagement à

abandonner le rebelle, ce qui, au vu de la position de force dans laquelle se trouve Ibn Muslim

à qui la victoire semble assurée, peut paraître inutile et témoigne d’un manque de bon sens

politique. En outre, la figure d’Abū Zayyān est beaucoup moins négative dans la version

rapportée par ʽAbd al-Raḥmān b. Ḫaldūn puisqu’il précise qu’il est accueilli avec les honneurs

d’abord par le souverain de Bougie, puis par celui de Tunis, qui lui octroie une haute position

à la cour. Ce n’est donc pas pour ʽAbd al-Raḥmān b. Ḫaldūn qu’un simple fauteur de trouble,

mais bien un personnage important et prestigieux, représentant un adversaire de taille face

à Abū Ḥammū.

Enfin, concernant les événements de 765/1364, on remarque dans les deux récits des

divergences notables malgré quelques similitudes. Dans la version de Yaḥyā b. Ḫaldūn, le

même schéma se répète deux fois, mettant en exergue, d’une part, la figure d’Abū Ḥammū et,

d’autre part, celle d’Ibn Muslim. Ainsi, dans un premier temps, c’est Abū Ḥammū qui affronte

l’ennemi à la tête d’une armée innombrable recrutée par son vizir et provoque la fuite de

l’ennemi apeuré avant de le poursuivre. Et, dans un deuxième temps, c’est le vizir qui affronte

427
les troupes rebelles, les fait fuir et les poursuit. Chacun à son tour prend donc la tête d’une

armée innombrable et provoque la fuite de l’ennemi qu’il poursuit. Seule la mort empêche

Ibn Muslim de vaincre l’ennemi puisque, selon Yaḥyā b. Ḫaldūn, « il s’en fallut de peu que les

Riyāḥ, sur les conseils du vizir, ne les exterminâssent tous », bien qu’ils leur aient accordé

leur protection, mettant ainsi en avant l’autorité et l’influence du vizir sur les tribus arabes.

Quant à ʽAbd al-Raḥmān b. Ḫaldūn, il n’évoque pas le premier affrontement ni la fuite des

rebelles devant Abū Ḥammū. Mais il indique que ce dernier a ordonné à son vizir de repousser

l’ennemi. Cependant, il rejoint Yaḥyā b. Ḫaldūn quant au succès de la campagne d’Ibn Muslim

en indiquant qu’il « chassa les fuyards devant lui » et que ces derniers se réfugièrent chez les

Arabes. Il se contente ensuite d’indiquer que le vizir mourut de la peste sans s’avancer

davantage sur le tour qu’aurait pu prendre l’affrontement si la mort ne l’avait pas emporté à

cet instant.

L’analyse de ces récits montre que Yaḥyā b. Ḫaldūn cherche à exalter à la fois la figure

du souverain Abū Ḥammū mais aussi celle du vizir, ce qui s’explique par la position qu’il

occupe à la cour et par la nature même de son ouvrage qui, en tant qu’exécution d’une

commande royale, participe de la propagande abdelwadide. ʽAbd al-Raḥmān b. Ḫaldūn, qui a

été au service du roi mérinide a, quant à lui, une approche plus favorable à ce dernier lors du

récit des événements qui ont suivi l’occupation de Tlemcen par les Mérinides. Toutefois il n’a

pas de parti pris aussi net que Yaḥyā b. Ḫaldūn, puisqu’il relate aussi les victoires des

Abdelwadides et les faits d’armes du vizir Ibn Muslim avec bien sûr beaucoup moins

d’emphase que son frère, ce qui les rend d’autant plus crédibles.

Outre les affrontements avec les ennemis mérinides et les rebelles menés par le cousin

d’Abū Ḥammū, le récit du Buġyat al-ruwwād fournit également quelques informations

supplémentaires concernant les différentes fonctions du vizir. Ainsi, en 763/1362, il indique

que le vizir « se mit à pacifier les environs, à en assurer la bonne administration, à rendre la

428
sécurité aux routes », exerçant ainsi les prérogatives habituellement dévolues au roi et

révélant par là-même toute l’importance de sa fonction dans le royaume. Il souligne

également une des prérogatives du vizir consistant à recruter des hommes parmi les

différentes tribus avant les campagnes militaires.

Le vizir Ibn Muslim apparaît comme un auxiliaire indispensable au souverain

abdelwadide pour deux raisons majeures. Premièrement, il jouait un rôle fondamental tant

dans la défense que dant l’expansion du royaume : il participe au siège et à la conquête des

villes, soumet les tribus hostiles et défait, à plusieurs reprises, le prétendant au trône

abdelwadide. Deuxièmement, du fait de la relation privilégiée qu’il entretient avec certaines

tribus arabes, il assure au pouvoir abdelwadide le ralliement et le soutien militaire de ces

tribus, ce qui constitue un élément indispensable à la survie de ce royaume. L’influence du

vizir auprès de ces tribus était telle qu’à sa mort, comme l’indique Yaḥyā b. Ḫaldūn, elles

firent toutes allégeance au parti adverse (« tous les Arabes les abandonnèrent pour passer à

l’ennemi »). Le personnage d’Ibn Muslim, qui a tant œuvré à la consolidation du pouvoir du

sultan Abū Ḥammū dans les premières années de son règne, explique en grande part, nous

semble-t-il, l’intérêt majeur que porte Abū Ḥammū à la figure du vizir.

7.3 Les agents du pouvoir


Après avoir longuement disserté, dans le premier sous-chapitre de la siyāsa, sur la

figure du vizir, Abū Ḥammū expose de manière plus brève les vertus nécessaires aux

différents agents, en commençant par les familiers du souverain (al-ǧulasā’), puis les

secrétaires (al-kuttāb), le ministre des finances (ṣāḥib al-ašġāl), les jurisconsultes (al-fuqahā’),

les cadis (al-quḍāt), les aides du sultan (al-aʽwān), les généraux (al-quwwād), les percepteurs

(al-ʽummāl) et, enfin, l’armée (al-ǧayš). Nous avons déjà traité des percepteurs, de l’armée et

des généraux dans notre chapitre consacré à l’armée et à l’argent1116, nous nous intéresserons

1116
Voir le chapitre 6 de ce travail.
429
donc ici aux autres personnages, conseillers du prince et responsables des affaires

administratives, financières et judiciaires du royaume, composant l’entourage immédiat du

souverain.

Afin d’analyser les prérogatives de chaque agent et de nous interroger sur leur

relation au souverain, nous nous appuierons sur le passage consacré à chacun de ces

personnages dans le premier sous-chapitre de la siyāsa, ainsi que sur celui du deuxième sous-

chapitre relatant le protocole à la cour d’Abū Ḥammū, ce qui nous amènera à évoquer de

nouveau la figure du vizir. Nous commencerons par citer et traduire ces passages avant de

procéder à leur analyse.

7.3.1. Le discours d’Abū Ḥammū sur les agents du pouvoir


Abū Ḥammū évoque ainsi les agents du pouvoir dans le premier sous-chapitre de la

siyāsa :

[Les familiers]

Quant à tes familiers, sache, mon fils, que tu dois te les choisir parmi les chefs

de ta tribu qui possèdent une raison bien fournie, un esprit vif et pénétrant, qui

s’expriment avec éloquence, qui soient sincères en public comme dans l’intimité, qui

évitent de fréquenter les gens du commun et qui te respectent si tu ne te formalises

pas avec eux. S’ils sont parés de ces vertus et s’ils se distinguent par ces traits, la

royauté resplendira grâce à eux et ils gagneront, en retour, plus de considération et

de dignité. Il te faut aussi mettre à l’épreuve leur comportement et examiner leurs

paroles et leurs actes. Lorsqu’un de tes vizirs vient à mourir, il te faut choisir un

[nouveau] vizir parmi eux – car tu connais d’expérience ce que renferment leurs

cœurs et ce qu’ils ont pu te prodiguer comme conseils sincères – qui le remplacera et

grâce auquel tu renforceras la royauté et en raffermiras les piliers. Si tu découvres,

après cet examen, que l’un d’entre eux divulgue les secrets, ne tient pas ses promesses

et ne respecte pas ses engagements, qu’il médit des autres et tient des propos

430
calomnieux sur eux en leur absence, qu’il a commis une faute ou qu’il semble suspect,

cesse de lui témoigner considération et familiarité et traite-le comme le commun des

mortels […] Mon fils, tes familiers doivent garder tes secrets et ne pas ébruiter les

nouvelles qui te concernent. Ce sont tes courtisans les plus purs et tes familiers les

plus sincères. Être entouré de familiers corrompus est comme creuser sa tombe de ses

propres mains. Mon fils, choisis pour compagnons les hommes de mérite, consulte les

hommes de raison, prends conseil auprès des hommes sincères et prends exemple sur

les hommes nobles et expérimentés. Évite de fréquenter les ignorants car celui qui

prend conseil à qui ne comprend pas ce qu’on lui dit est semblable à celui qui offre des

fruits dans leur primeur aux bêtes.

[Le secrétaire particulier]

Quant à tes secrétaires1117, mon fils, tu devras choisir pour scribe un des

notables de ton pays, menant à terme tes desseins, d’esprit audacieux, maîtrisant l’art

oratoire, la rhétorique et les règles épistolaires, suivant le droit chemin, excellant

dans l’art de la calligraphie, possédant une belle écriture et connaissant toutes les

ficelles du métier1118. Il doit garder tes secrets, se parer de gravité, posséder une raison

bien fournie et être vif d’esprit, avoir un esprit pénétrant et une réflexion juste, être

doux de caractère et empreint de vertus, avoir une belle apparence, porter de beaux

habits et entretenir des relations amicales avec les gens car le secrétaire est l’enseigne

du royaume. Grâce à lui, les affaires compliquées sont exposées en termes clairs. C’est

par le biais de tes secrétaires que ta raison est démontrée et ta connaissance et ton

mérite reconnus. Ce sont les conditions minimales requises concernant le secrétaire.

[Le ministre des finances]

1117
Pour une présentation de la fonction du secrétaire dans les cours orientales, voir Janine et Dominique
Sourdel, La civilisation de l’Islam classique, Paris, Arthaud, 1968, p. 245-246.
1118
Littéralement, « sachant lier et délier ».
431
Mon fils, quant à ton ministre des finances1119, dignitaire chargé de maintenir

en ordre tes affaires, choisis-le parmi les meilleurs notables de ton pays. Il doit être

compétent en matière de tenue des comptes et d’administration des finances, digne

de foi et de confiance, s’abstenir de spolier, être modeste, vertueux et pieux,

déterminé1120 et qualifié, ferme et instruit, mesuré dans ses actes et sincère dans ses

propos. Il doit connaître les différents types d’impôts fonciers et de tributs et tenir

fermement l’intendance et les comptes publics. Il doit avoir de la fortune et de

l’aisance et posséder des biens mobiliers et immobiliers. S’il est comme nous l’avons

décrit, il veillera à préserver sa famille, sa piété et son argent. Il doit aimer ton règne

et te conseiller sincèrement pour toutes tes affaires car il est responsable de ton

argent et de tes impôts et gère à son gré les revenus et les dépenses.

[Les jurisconsultes]

Quant à tes jurisconsultes, mon fils, choisis pour ta propre personne un

jurisconsulte qui soit savant, renommé, réputé pour sa piété et qui suit la voie droite

menant au salut. Il doit guider dans la bonne direction et diriger vers le chemin droit.

Il doit conduire les affaires vers le bien et ordonner ce qui est juste et droit afin de

t’expliquer les prescriptions coraniques qui te semblent ambiguës, les actes licites que

tu peux effectuer et les actes illicites que tu dois éviter, ainsi que les interdits de la

šarīʽa que tu ne dois pas outrepasser et qui garantissent le maintien de la royauté et

des sujets et ce qui te convient concernant les affaires de ce bas monde et celles de la

vie future. Il doit prendre soin de toi par l’exhortation en te rappelant les conditions

1119
Dans son Supplément, Reinhart Dozy, en faisant notamment référence aux Prolégomènes et à l’Histoire des
Berbères d’Ibn Ḫaldūn ainsi qu’au Wāsiṭat al-sulūk d’Abū Ḥammū, rend al-ašġāl, dans le sens d’al-ašġāl al-māliyya,
par « les finances », et ṣāḥib al-ašġāl, équivalent de ṣāḥib al-ašġāl al-ẖarāǧiyya, par « administrateur des impôts »
dans les grandes villes et « ministre des finances » dans la capitale, Supplément, I, p. 767.
1120
Dans cette construction en parallélisme, le terme ḥazm est employé comme un équivalent du terme ḍabṭ, de
même que le terme kifāya est employé comme un équivalent de dirāya. Le terme ḥazm réfère donc dans ce
contexte à la détermination, la résolution et la fermeté.
432
de la vie future et en t’avertissant contre l’assoupissement auquel conduit la

négligence.

[Les cadis]

Quant à tes cadis, mon fils, il te faut choisir un cadi parmi les jurisconsultes

qui soit le meilleur d’entre eux pour ce qui est de la solidité de la foi et le plus disposé

à servir l’intérêt des musulmans1121. Il doit être exempt de tout reproche dans

l’accomplissement de son devoir, ne permettre aucune injustice, ne pas se laisser

séduire par des gratifications visant à le corrompre. Personne ne doit pouvoir

parvenir jusqu’à lui par un pot-de-vin1122. Il doit traiter équitablement le dominant et

le dominé, le fort et le faible, savoir appliquer les lois, distinguer le licite de l’illicite,

juger avec équité et mérite, et exécuter prestement les sentences.

[Les aides]

Mon fils, quant à tes aides, tu dois choisir pour ta propre personne un

auxiliaire que tu placeras à la tête de tes autres aides et qui conduira à son gré les

affaires relevant de ton pouvoir et assignera lui-même les missions dont il ne pourra

se charger à ses agents. Il est chargé de châtier ceux qui font l’objet de ton courroux.

Il doit être strict, sévère, compétent, courageux, prompt à exécuter les ordres et

vigilant quant à tes intentions à son égard, qu’elles soient latentes ou manifestes. Il

doit connaître tes usages et tes mœurs lorsque tu es bien disposé comme aussi bien

lorsque tu es contrarié. Car il se peut que tu te mettes en colère contre quelqu’un sans

vouloir pour autant qu’il soit châtié, mais seulement réprimandé par des

intimidations et des menaces. Dans ce cas, ton homme de main doit s’assurer de sa

culpabilité et ne pas hâter le châtiment jusqu’à ce que ta colère s’apaise. Ce sera de sa

1121
La traduction du début de ce passage est largement inspirée de celle proposé par Abdelhamid Hadjiat, Le
Maġrib central, op. cit., p. 517.
1122
L’image, dans le texte arabe, renvoie au seau du cadi auquel personne ne doit pouvoir attacher une corde
pour puiser de l’eau.
433
part un bonne façon d’accomplir ta volonté. Il doit surveiller ta porte [pour répondre

au moindre de tes signes] et montrer un vif attachement à ta personne1123.

Quant au deuxième sous-chapitre de la siyāsa, il commence ainsi :

Sache, mon fils, que tu dois attribuer à chacun la place qui est la sienne et

disposer les gens par classes selon leur position et leur dignité. Concernant la

première classe, sache, mon fils, que la première personne à entrer auprès de toi doit

être ton chef de protocole1124, ton auxiliaire réputé et illustre, afin qu’il t’informe de

ceux qui, parmi tes ministres, tes intendants1125, les notables de ton pays et tes

secrétaires, se trouvent à ta porte. Les premiers à être introduits en ta présence

doivent être ton secrétaire et ton vizir puisque d’eux dépendent le bon ordre et la

bonne conduite de tes affaires. C’est la chose la plus importante par laquelle tu dois

commencer. Tu pourras ainsi soumettre au secrétaire les secrets que tu voulais [lui

confier] et lui t’exposera les écrits parvenus des provinces et des villes [de ton

royaume]. Ceci doit avoir lieu en présence de ton vizir chargé particulièrement de te

donner son avis et de te conseiller afin que vous conciliiez vos opinions et vos points

de vue sur les affaires qui te concernent, qu’elles soient ou non d’importance. Si le

vizir est conforme à notre description, et s’il est aussi vertueux que nous l’avons

présenté, tu ne dois rien lui cacher de tes affaires, mais l’associer à ce qui t’est plaisant

comme à ce qui t’est pénible, aux affaires mineures comme à celles de grande

importance. Ce secrétaire, dont la noblesse et la connaissance sont conformes à celles

1123
Wāsiṭa, p. 66-68.
1124
Le mazwār ou mizwār, terme d’origine berbère, était, à l’époque almohade, chargé de faire respecter la
doctrine officielle et de réprimer les délits, constituant en cela une sorte de muḥtasib. Ce titre s’est ensuite
maintenu dans les différents royaumes maghrébins qui ont succédé à l’Empire almohade, mais ses prérogatives
ont évolué pour devenir, selon ‘Abd al-Ḥamīd Ḥāǧiyāt, « une sorte de chef de protocole » chargé d’introduire
les dignitaires auprès du sultan, jouant ainsi le rôle de ḥāǧib, titre inusité sous le règne d’Abū Ḥammū. Voir
notamment Évariste Lévi-Provençal, « Mizwār », EI2 et Abdelhamid Hadjiat, Le Maġrib central, op. cit., p. 523-524.
1125
Le ḥāǧib, qui renvoie, dans les cours orientales, à la fonction de chambellan, désigne, dans le royaume
abdelwadide, « l’intendant de la maison du souverain » qui pouvait parfois être chargé de la comptabilité et du
paraphe. Atallah Dhina, Le royaume abdelouadide, op. cit., p. 112.
434
que nous avons décrites, doit être adroit pour lire et rapporter les missives et prendre

soin de ne pas lire les expressions déshonorantes ou les injures y figurant. Car il se

peut qu’il y trouve une parole d’opprobre à l’encontre de tes familiers ou toute autre

turpitude qui doit être tue à cet instant. Le secrétaire doit alors sauter cette hideuse

expression et ne pas l’exprimer à ce moment. Il doit ensuite attendre d’être en tête-

à-tête avec toi pour te relire la lettre et te révéler ce qu’il a dissimulé à tes familiers.

Cela relève de sa sagacité et de son intelligence. Lorsque le secrétaire a terminé

d’exposer les écrits qui te sont adressés et qu’il a pris note des affaires que tu voulais

traiter, il doit se retirer pour rédiger de la meilleure façon, selon son habitude, ce que

tu lui as ordonné d’écrire. Tu dois pour ta part demeurer avec ton vizir et discuter

avec lui de ce qui est bon pour la dynastie et de ce qui lui est profitable, dans les détails

comme dans l’essentiel. Mon fils, le conseil que tu tiens avec ton ministre doit être

emprunt de crainte révérentielle, de gravité, de respect et de vénération. Tu dois le

consulter au sujet de tes affaires, prendre en considération ce qui est profitable, et

réfléchir à ce qui peut mener à la réussite et aux profits. Lors de ce conseil, vous ne

devez pas échanger de frivolités ni de plaisanteries, ni discuter en prenant vos aises,

car si tu plaisantes avec ton vizir, la plaisanterie ruinera la crainte révérentielle et le

respect que tu dois inspirer. Tes propos pourraient avoir pour effet d’effacer la crainte

révérentielle que doit te témoigner le vizir de même que ses propos pourraient

t’amener à déconsidérer sa raison, ce qui réduirait l’estime que tu lui portes. Après

l’entrée de ton vizir et de ton secrétaire et le règlement des affaires impérieuses, c’est

au tour de ton ministre des finances de faire son entrée. [Ce dernier] est chargé de

veiller sur les impôts [qui constituent] tes finances, de t’informer de ce que renferme

ton Trésor et [des sommes] qui y entrent1126, de demander des comptes à tes

1126
Dans son Supplément aux dictionnaire arabes, Reinhart Dozy rend taǧammala par « être réuni » et taṣayyara par
« entrer dans le Trésor » et renvoie, dans les deux cas, à l’ouvrage d’Abū Ḥammū et à la phrase yuʽrifuka bimā
taǧammala wa-taṣayyara min mālika, Supplément, I, p. 218 et p. 856.
435
percepteurs et [de veiller à] l’ensemble des finances dédiées à ton palais, à tes revenus

comme à tes dépenses, tels les bijoux et vêtements de toutes sortes, les meubles ou le

matériel. Qu’il reçoive aussi tes ordres et agisse conformément à tes desseins dans la

conduite des affaires de la journée et des actions qu’il convient d’entreprendre1127.

Après le ministre des finances, c’est le chef de la police (ṣāḥib šurṭatika wa-ḥākim balad

ḥaḍratika1128) qui doit être introduit auprès du prince pour l’informer de tous les événements

qui ont eu lieu pendant la nuit afin que le souverain n’ignore rien de l’état de ses sujets et de

sa capitale (ḥattā lā yuẖfā ʽalayka šay’ min aḥwāl raʽiyyatika wa-baladika). Ainsi, les sujets

n’auront aucun mal à craindre des personnes chargées de leur protection et aucune injustice

ne pourra être commise par le chef de la police (li-allā yatawaṣṣala ahl al-ʽināya li-l-raʽiyya bi-l-

maḍarra wa-l-aḏiyya wa-lā yaqaʽa min al-ḥākim ǧawr fī l-balad wa-lā ẓulm li-aḥad). Car, ajoute Abū

Ḥammū, s’ils savent que le roi est informé de tout ce qui se passe dans son royaume, cela les

empêchera de commettre des méfaits et des injustices, ce qui garantira « la pérennité du

pouvoir et protègera les sujets de la perdition » (fī hāḏā ibqā’ li-niẓām al-mulk wa-amān al-raʽiyya

min al-hulk). Sont ensuite énumérées les différentes vertus attendues du chef de police :

Yā bunayy wa-yanbaġī laka an tataẖayyara ṣāḥib al-šurṭa li-annahā ʽinda l-mulūk

aʽẓam ẖuṭṭa fa-tuqaddima lahā man yakūnu ṣāḥib diyāna wa-ʽiffa wa-ṣiyāna wa-himma wa-

nikāya wa-siyāsa wa-ri’āsa wa-ra’y wa-firāsa.

Mon fils, tu dois te choisir un chef de police, car c’est pour un roi la plus

importante des affaires. Nomme à cette fonction quelqu’un qui soit pieux, probe,

modeste et diligent, capable de sévir, de faire montre d’indulgence comme d’autorité,

qui soit réfléchi et fin physiognomoniste.

Après le chef de la police, c’est au tour des différents membres de la ẖāṣṣa et des

cheikhs de la tribu du souverain de faire leur entrée selon leur degré de proximité avec lui

1127
Wāsiṭa, p. 89-90.
1128
Ibid., p. 91. Sauf indication contraire, les citations suivantes sont toutes extraites de la même page.
436
(al-aqrab fa-l-aqrab) et, enfin, à celui des cheikhs des autres tribus qui se trouvent à son service

(ašyāẖ al-qabā’il al-muqarrabīn li-ẖidmatika).

Un déjeuner est ensuite servi à tous ces personnages, ainsi qu’aux éventuels

émissaires de rois étrangers de passage dans la capitale abdelwadide. Puis le souverain rentre

dans ses appartements avant de revenir pour un deuxième conseil auquel il convie

uniquement le vizir et la ẖāṣṣa. Le roi doit siéger à ce conseil avec « gravité [pour susciter]

une vénération mêlée de crainte et montrer une quiétude qui ne dissuade pas [les personnes

présentes d’intervenir] » (yakūnu ǧulūsuka maʽahum maǧlis waqār wa-hayba wa-sukūn wa-raġba).

Les hauts dignitaires conviés au conseil doivent écouter les paroles du prince et les nouvelles

qui le concernent sans jamais divulguer ces informations secrètes (yuṣġūna li-ḥadīṯika wa-

aẖbārika ġayr muḏīʽīn li-asrārika1129) et l’informer en retour des secrets de ses serviteurs et de

tous ses soldats (yuʽlimūnaka bimā nṭawat ʽalayhi asrār ẖuddāmika wa-ǧamīʽ aǧnādika).

Lorsque le souverain retourne ensuite dans ses appartements pour prendre du repos,

la ẖāṣṣa peut s’en aller mais le vizir doit rester un peu pour régler les affaires de ceux qui n’ont

aucun moyen d’être reçu en audience (yatarabbaṣu l-wazīr qalīlan hunālika li-qaḍā’ ḥawā’iǧ man

lā yabluġu ilayka wa-lā yaǧidu min sabīl wa-lā maslak li-l-wuqūf bayna yadayka). Suite à cela, il doit

organiser les tours de garde aux portes du palais (rattaba l-ḥurrās ʽalā abwāb al-qaṣr).

Le souverain sort ensuite de ses appartements pour faire la prière du ʽaṣr, puis pour

siéger à son conseil habituel dans le plus bel apparat (tazayyanta li-l-ǧulūs fī aḥsan al-hay’āt).

Dans un premier temps, seul le vizir est autorisé à entrer. Après s’être entretenu avec lui des

questions qui le concernent et de ses propres requêtes (tufāwiḍuhu fīmā yaẖtaṣṣu bika wa-mā

tarāhu min maṭlabika), le roi autorise la ẖāṣṣa et les généraux à entrer et les consulte

principalement sur des questions d’ordre militaire : comment vaincre l’ennemi, donner

1129
Wāsiṭa, p. 92. Sauf indication contraire, les citations suivantes sont toutes extraites de la même page.
437
satisfaction à ses défenseurs et ses partisans ou encore mettre la main sur le royaume de

l’ennemi qui lui résiste ou qui convoite son royaume.

Un dîner vient clôturer ce troisième conseil suite à quoi le roi doit retourner dans ses

appartements, ayant tiré de ces consultations tout ce qu’il voulait (wa-qad nilta min al-tadbīr

maʽahum ġāyat iẖtiyārika). Alors que la ẖāṣṣa rentre chez elle, le vizir s’attarde un peu afin

d’organiser, pour le souverain, la garde protégeant le palais contre d’éventuelles incursions

nocturnes (yurattibu laka l-ḥurrās li-l-bayāt), puis ferme les portes du palais. Chaque jour doit

se dérouler ainsi, à l’exception du vendredi où a lieu le conseil du redressement des torts (al-

maẓālim) que nous avons étudié dans notre chapitre sur la justice1130.

7.3.2. Les fonctions des agents du pouvoir


Dans son étude portant sur les miroirs des princes, ʽIzz al-Dīn al-ʽAllām constate que

les auteurs de miroirs « ne définissent pas clairement les missions affectées particulièrement

à chaque fonction qu’ils évoquent » (lā yuḥaddidu l-adīb al-sulṭānī mahāmm wāḍiḥa muḥaddada

li-kull min al-waẓā’if allatī yaḏkuruhā1131) mais, au vu du grand nombre de détails qu’il fournit

sur les prérogatives de nombreux dignitaires, il semble qu’Abū Ḥammū fasse exception à la

règle.

De nombreuses informations factuelles sont ainsi distillées tout au long des deux

premiers sous-chapitres de la siyāsa. Outre la fonction de commandement militaire attribuée

au vizir qui est évoquée plus haut, trois autres fonctions sont évoquées dans le passage

décrivant le protocole. Premièrement, le vizir apparaît comme le principal conseiller du

souverain qui s’entretient avec lui en tête-à-tête plusieurs fois dans la journée et le consulte

sur des affaires qui lui sont propres. Deuxièmement, il se substitue au souverain en traitant

1130
Voir à ce sujet le chapitre 5 de ce travail, p. 206-214.
1131
Sulṭa, p. 99.
438
les sollicitations de ceux qui ne peuvent avoir accès à la personne royale. Et, troisièmement,

il est chargé de la protection du palais, et plus particulièrement de l’organisation de la garde.

Quant au secrétaire, les extraits cités ci-dessus indiquent qu’il doit être choisi parmi

les notables du pays et qu’il a pour mission principale de rendre compte au roi des écrits

parvenus au palais en lisant à haute voix les différentes missives et de prendre note de ce que

lui dicte le prince, puis de le rédiger avec élégance et selon des conventions établies.

Le ministre des finances est, quant à lui, présenté comme le responsable des comptes

publics et de l’impôt foncier. D’après les extraits cités ci-dessus, ses différentes fonctions

consisent à veiller sur les impôts, tenir informé le prince sur l’état de ses finances, demander

des comptes aux percepteurs et tenir à jour les comptes du palais en surveillant les dépenses

et les recettes.

Quant aux familiers du souverain (al-ǧulasā’), le premier sous-chapitre indique qu’ils

sont choisis parmi les membres les plus éminents de sa propre tribu et que le vizir doit

nécessairement être choisi parmi eux. Il semble en outre que leur principale fonction soit de

conseiller le souverain comme l’indique l’emploi à plusieurs reprises de termes relatifs au

conseil et à la consultation à la fin du paragraphe les concernant : « consulte les hommes de

raison » (šāwir al-ʽuqalā’) , « prends conseil auprès des hommes sincères » (ẖuḏ al-ra’y maʽa l-

nuṣaḥā’), ou encore « qui demande conseil à qui ne comprend pas ce qu’on lui dit… » (man

aẖaḏa l-ra’y maʽa man lā yafqahu l-ḥadīṯ…). Si le terme ǧulasā’ n’apparaît nulle part dans le

deuxième sous-chapitre relatif au protocole, il semble que les familiers soient englobés dans

ce qu’Abū Ḥammū appelle la ẖāṣṣa que le souverain consulte à deux reprises, notamment lors

du troisième conseil au sujet des affaires militaires.

Le jurisconsulte semble jouer le rôle de conseiller légal auprès du souverain. Il doit lui

expliquer les prescriptions légales qui lui « semblent ambiguës » et lui indiquer ce qui est

licite et ce qui est illicite. Il doit également l’aider à déterminer ce qui est bon pour lui

439
« concernant les affaires de ce bas monde et celles de la vie future », c’est-à-dire lui assurer

le succès ici-bas et le salut dans l’au-delà. Enfin, il est chargé de le sermonner et de le mettre

en garde contre toute forme de négligence.

Quant au cadi évoqué ici, il semble qu’il s’agisse, même s’il n’est pas évoqué en ces

termes, du grand cadi, également appelé qāḍī l-ǧamāʽa1132. Ses fonctions, telles qu’elles sont

présentées dans ce passage, consistent à faire appliquer les lois, trancher les litiges de

manière équitable entre les puissants et les faibles et à faire exécuter rapidement les

sentences. Il représente la justice du souverain et celle de Dieu, justice qui garantit, nous

l’avons vu, la pérennité de son pouvoir.

Enfin, l’aide du sultan est chargé de surveiller les dignitaires et de châtier ceux qui

font l’objet de son courroux, répondant, en dehors de tout cadre légal, aux seuls ordres du

prince.

Dans quelle mesure ces différentes informations factuelles relatives aux agents du

pouvoir peuvent-elles être considérées comme le reflet des pratiques réelles à la cour

abdelwadide ? Nous avons vu en introduction à ce travail qu’Atallah Dhina considère le

Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk comme une source de référence sur laquelle il s’appuie pour

décrire les institutions gouvernementales et administratives à l’époque d’Abū Ḥammū. De la

même manière, Wadād al-Qāḍī considère que « ces catégories de la bureaucratie1133 dans la

théorie d’Abū Ḥammū reflètent sans aucun doute les catégories de la bureaucratie dans la

réalité lorsqu’il était au pouvoir » (wa-hāḏihi l-fi’āt min al-bīrūqrāṭiyya fī naẓariyyat Abī Ḥammū

1132
Sur les prérogatives de ce personnage au Maghreb, voir Robert Brunschvig, La Berbérie orientale sous les
Hafsides, op. cit., p. 113-118 ; Abdelhamid Hadjiat, Le Maġrib central, op. cit., p. 515 ; Jean-Pierre Van Staëvel, Droit
mālikite et habitat à Tunis au XIVe siècle. Conflits de voisinage et normes juridiques, d’après le texte du maître maçon Ibn
al-Rāmī, Le Caire, Institut français d’archéologie orientale, 2008, p. 266-273 ; Élise Voguet, Le monde rural du
Maghreb central, op. cit., p. 418.
1133
Ce terme de « bureaucratie » est critiqué par ʽIzz al-Dīn al-ʽAllām qui réfute l’emploi d’une terminologie
moderne décrire les institutions médiévales, Sulṭa, p. 97.
440
kānat wa-lā šakka inʽikās li-fi’āt al-bīrūqrāṭiyya fī wāqiʽihi ʽindamā kāna fī l-ḥukm1134). D’une

manière générale, la description faite par Abū Ḥammū des fonctions de certains dignitaires,

tel le vizir, le secrétaire ou le ministre des finances, semble en effet refléter la réalité

puisqu’elle correspond dans les grandes lignes à celle qu’en donne Ibn Ḫaldūn dans sa

Muqaddima1135. Cependant, si l’on compare certains détails du discours d’Abū Ḥammū,

notamment concernant l’origine de ces hauts dignitaires, aux informations concrètes

fournies par Yaḥyā b. Ḫaldūn dans son Buġyat al-ruwwād sur certains personnages ayant vécu

à la cour abdelwadide, il apparaît que la réalité n’est pas toujours conforme au discours

théorique. Ainsi, l’exemple d’Ibn Muslim, qui était gouverneur au service des Mérinides avant

de faire défection et d’embrasser le parti d’Abū Ḥammū, montre que le vizir n’est pas

forcément choisi en réalité parmi les familiers du sultan. De la même manière, Yaḥyā b.

Ḫaldūn lui-même, avant de devenir le secrétaire d’Abū Ḥammū en 764/1362, était au service

d’un émir hafside gouvernant Bougie pour le compte du sultan mérinide1136 et n’était donc

pas un des notables du pays parmi lesquels doit être choisi le secrétaire si l’on en croit le

discours théorique d’Abū Ḥammū. Ces deux exemples constituent peut-être des exceptions

mais indiquent bien que les informations fournies dans le Wāsiṭat al-sulūk sont à prendre avec

précaution puisque, comme le souligne à juste titre ʽIzz al-Dīn al-ʽAllām, cet ouvrage « entre

dans le cadre de la littérature de conseil » (tadẖulu fī iṭār al-naṣā’iḥ1137) et contient

nécessairement une part d’idéal.

7.3.3. Protocole et ordre hiérarchique


Outre les prérogatives attribuées à certains hauts dignitaires, la description du

protocole reflète l’ordre hiérarchique à la cour et donne à voir la répartition du pouvoir. Cette

1134
Naẓariyya, p. 92.
1135
Ta’rīẖ, I, p. 294-311 ; Prolégomènes d’Ibn Khaldoun, II, p. 4-35 ; Exemples, I, p. 540-561.
1136
Buġya, p. 123, trad. franç. p. 151.
1137
Sulṭa, p. 112.
441
corrélation entre protocole et ordre hiérarchique est clairement établie dans l’ouvrage

puisque le passage décrivant le protocole s’ouvre justement sur une recommandation

invitant le prince héritier à « disposer les gens par classes selon leur position et leur dignité »

et à attribuer à chacun la place qui est la sienne. Dans son étude sur la cour de Louis XIV,

Norbert Elias souligne que « l'étiquette “en action” est […] une “autoreprésentation” de la

cour. Chacun - le roi le premier - s'y voit certifier par d'autres son prestige et sa position de

force relative1138. » Dans la description du protocole par Abū Ḥammū, trois indicateurs

révèlent le degré d’importance de chaque dignitaire : le rang qu’occupe chacun dans l’ordre

protocolaire régissant l’entrée auprès du souverain, le temps qu’il passe à ses côtés et son

degré de connaissance des secrets du roi.

Ainsi la description du protocole confirme la prédominance du vizir à la cour

abdelwadide. Celui-ci est le premier, avec le secrétaire, à être introduit auprès du roi. Mais

alors que le secrétaire est congédié pour aller rédiger ce que lui a dicté le roi, le ministre reste

à ses côtés pour discuter avec lui des affaires du royaume. Le vizir est non seulement le

personnage qui passe le plus de temps auprès du souverain – il est d’ailleurs invité à entrer

au conseil avant les autres dignitaires et le quitte après eux – mais il est également le plus au

fait des secrets du roi. Abū Ḥammū assure que le roi « ne doit rien lui cacher » (lā yanbaġī laka

an tuẖfiya ʽanhu šay’ min amrika) mais bien au contraire l’ « associer » (bal tušārikahu) à toutes

ses affaires, quelle que soit leur importance. Il est donc bien question de mušāraka

contrairement à ce qu’affirme ʽIzz al-Dīn al-ʽAllām selon lequel « il semble que le pouvoir dont

jouit le gouvernant est un pouvoir absolu, aucune place n’y étant accordée à l’association »

(yabdū anna l-sulṭa llatī yatamattaʽu bihā l-ḥākim al-sulṭānī sulṭa muṭlaqa, lā maǧāl fīhā [ayy al-sulṭa]

li-l-mušāraka1139). Peut-on pour autant remettre en question le caractère absolu du pouvoir du

1138
Norbert Elias, La société de cour, Paris, Champs Flammarion, 1985, p. 94.
1139
Sulṭa, p. 99.
442
souverain évoqué par ʽIzz al-Dīn al-ʽAllām ? Abdallah Cheikh-Moussa a montré que le

souverain, dans les miroirs des princes, constitue une « figure accomplie du monarque

absolu1140 » dans la mesure où tout, dans le royaume, tourne autour de lui. Cette centralité de

la personne royale est également fortement présente dans le Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk

comme nous le verrons plus loin. L’emploi du terme mušāraka n’implique pas le partage du

pouvoir, qui reste entre les mains du souverain, mais révèle plutôt l’importance de la figure

du vizir qui jouit d’un statut privilégié auprès du souverain.

Le deuxième dans l’ordre hiérarchique après le vizir est le secrétaire particulier. S’il

est moins associé aux secrets du prince que le vizir, il l’est davantage que les autres dignitaires

puisqu’il a accès au contenu des correspondances et qu’il est tenu, lorsqu’il lit une missive au

souverain, de taire certaines informations et de les révéler ultérieurement, en l’absence des

dignitaires concernés.

Le ministre des finances, qui est le troisième à être introduit auprès du souverain,

occupe le troisième rang de la hiérarchie après le vizir et le secrétaire. Quant au chef de la

police, il occupe le quatrième rang dans l’ordre protocolaire. Malgré l’importance de ce

personnage, il n’est évoqué nulle part dans le premier sous-chapitre présentant les fonctions

et les vertus de chaque agent du pouvoir. Ce n’est que lorsqu’il apparaît dans le protocole que

ses vertus sont énumérées. Exception faite du vizir, aucun de ces personnages ne semble être

consulté ni ne prend part à la prise de décision. Leur rôle se limite à transmettre des

informations et à exécuter des ordres.

Abū Ḥammū désigne le chef de la police par deux appellations différentes : ḥākim et

ṣāḥib al-šurṭa (ṣāḥib šurṭatika wa-ḥākim balad ḥaḍratika). L’équivalence des deux termes est

attestée à deux reprises dans la Muqaddima d’Ibn Ḫaldūn. Ainsi, le début du passage consacré

à la police dans la Muqaddima s’ouvre par cette phrase : « La police : de nos jours, en Ifrīqiyā,

1140
Voir notamment Abdallah Cheikh-Moussa, « De la “communauté de salut” à la “populace” », op. cit., p. 515.
443
le titulaire de cette charge est appelé ḥākim » (al-šurṭa wa-yusammā ṣāḥibuhā li-hāḏā l-ʽahd bi-

Ifrīqiyya l-ḥākim1141). Et lorsqu’Ibn Ḫaldūn traite, dans les pages précédentes, de la question de

la judicature (al-qaḍā’), il décrit ainsi les fonctions de la police :

Inqasamat waẓīfat al-šurṭa qismayn minhā waẓīfat al-tuhma ʽalā l-ǧarā’im wa-

iqāmat ḥudūdihā wa-mubāšarat al-qaṭʽ wa-l-qaṣāṣ ḥayṯu yataʽayyanu wa-nuṣiba li-ḏālika fī

hāḏihi l-duwal ḥākim yaḥkumu fīhā bi-mūǧib al-siyāsa dūna murāǧaʽat al-aḥkām al-šarʽiyya

wa-yusammā tāratan bi-sm al-wālī tāratan bi-sm al-šurṭa wa-baqiya qism al-taʽāzīr wa-

iqāmat al-ḥudūd fī l-ǧarā’im al-ṯābita šarʽ fa-ǧumiʽa ḏālika li-l-qāḍī maʽa mā taqaddama wa-

ṣāra ḏālika min tawābiʽ waẓīfat wilāyatihi wa-staqarra l-amr li-hāḏā l-ʽahd ʽalā ḏālika.

Les fonctions de la police se partageaient en deux classes : celles de la

première consistaient à établir la culpabilité des gens soupçonnés de crimes ; à leur

appliquer la peine déterminée par la loi ; à faire exécuter la mutilation des criminels

quand la loi ou le droit de talion l’exigeait. Sous les dynasties de notre époque, le

magistrat désigné pour remplir les fonctions de la première classe doit juger d’après

les règlements de la loi politique sans remettre en cause les prescriptions divines1142.

On le désigne tantôt par le nom de wālī, et tantôt par celui de šurṭa. Quant aux

fonctions de la seconde classe, le cadi les réunit à ses autres attributions : elles

consistent à infliger des peines discrétionnaires aux malfaiteurs, et des peines légales

aux criminels convaincus par la loi religieuse. C’est, pour ainsi dire, le complément

des fonctions qu’il exerce en sa qualité de cadi. Il en est ainsi à notre époque1143.

1141
Ta’rīẖ, I, p. 311, Prolégomènes, II, p. 35, Exemples, I, p. 561. W. de Slane et A. Cheddadi rendent dans leur
traduction le terme ḥākim par « magistrat ».
1142
A. Cheddadi rend ce passage par : « Un officier était désigné à cet effet dans ces États. Il prenait ses arrêts sur
une base politique, sans se référer aux lois religieuses [sic]. » Nous préférons la traduction de W. de Slane qui
rend fī hāḏihi l-duwal par « sous les dynasties de notre époque », « États » nous semblant trop moderne pour
rendre le terme duwal dans ce contexte, et le démonstratif de proximité hāḏihi semblant en effet désigner les
dynasties de son époque.
1143
Ta’rīẖ, I, p. 277-278, Prolégomènes, I, p. 452-453, Exemples, I, p. 520-521.
444
Outre les fonctions propres au chef de la police, c’est ce qui le distingue du cadi qui

attire particulièrement notre attention dans ce passage. Ainsi, le chef de la police doit « juger

d’après les règlements de la loi politique ». Il serait donc chargé de veiller à tout ce qui a trait

à la siyāsa, dans le sens des « affaires de ce bas monde », par opposition au cadi qui veille

davantage à ce qui a trait à la loi religieuse et donc aux « affaires de l’au-delà », pour

reprendre les termes de l’opposition établie plus haut par Abū Ḥammū. Le fait que ce

personnage occupe le quatrième rang dans l’ordre protocolaire alors que le cadi n’y apparaît

nulle part – il fait probablement partie du tout composé par la ẖāṣṣa – indique toute

l’importance qu’Abū Ḥammū accorde à la « loi politique », incarnée par le chef de police. Le

fait qu’il n’évoque pas le chef de police parmi les dignitaires cités dans le premier sous-

chapitre peut dès lors être interprété comme une volonté de dissimuler, ou tout au moins

d’atténuer, la prédominance de la realpolitik sur le religieux symbolisée par ce personnage.

Cela s’inscrirait alors dans la stratégie mise en œuvre par Abū Ḥammū qui consiste à se

démarquer des rois de son époque qui, selon lui, sont davantage soucieux des affaires d’ici-

bas que de l’au-delà et exercent une « justice médiocre » (ʻadl mutawassiṭ1144) alors que lui

cherche à se présenter comme un modèle de justice1145. C’est d’ailleurs pourquoi il s’emploie

à justifier la mission du chef de police, qui joue en quelque sorte le rôle de chef du

renseignement en informant chaque jour le souverain des moindres faits et gestes des

habitants de la capitale, par le souci de rendre justice à ses sujets en empêchant tout abus

commis de la part des autorités et notamment du chef de police. Mais étant donné que c’est

ce dernier qui est chargé de rapporter au souverain ce qui a eu lieu dans la nuit, on voit mal

comment cela pourrait le dissuader de commettre des méfaits. Le véritable enjeu de cet

1144
Wāsiṭa, p. 140.
1145
Voir le chapitre 5 de ce travail, p. 198-214.
445
« espionnage systématique1146 » ne réside pas tant dans le souci de garantir la justice aux

sujets que d’être au courant de tout ce qui se passe pour démasquer tout « mouvement

subversif1147 », d’autant que, comme nous l’avons vu dans le chapitre sur la justice, les

habitants de la capitale n’étaient pas les plus ardents partisans du souverain1148.

Enfin, après le vizir, le secrétaire, le ministre des finances et le chef de la police, ce

sont les membres de la ẖāṣṣa qui doivent entrer selon leur degré de proximité avec le

souverain (al-aqrab fa-l-aqrab), ce qui indique bien, une fois encore, que l’ordre protocolaire

reflète la position de chacun auprès du prince et son degré d’influence à la cour.

7.3.4. Mise en valeur de la figure du souverain


Le protocole ne donne pas uniquement à voir l’importance de chaque dignitaire, il

met également en scène le pouvoir du souverain et constitue pour lui un véritable

« instrument de domination1149 ». Abū Ḥammū insiste particulièrement sur les règles

d’interaction entre le souverain et ses agents qui visent à entretenir la crainte révérentielle

(hayba) que le souverain doit susciter, non seulement auprès de la ẖāṣṣa, mais également

auprès du vizir. C’est pourquoi, en présence de la ẖāṣṣa, le souverain est invité à faire preuve

de gravité et de calme et qu’il ne doit pas échanger de plaisanteries ou d’injures avec son vizir,

mais veiller à ce que leurs échanges soient emprunts de gravité, de respect et de vénération.

La justification de cette règle d’interaction entre le vizir et le souverain établit une sorte de

réciprocité dont il n’est pas question concernant les autres dignitaires : outre la préservation

de la crainte révérentielle dûe au souverain, cela permet au vizir de conserver sa place

privilégiée auprès du souverain en évitant toute mise en doute de sa raison et, de là, toute

remise en question de la confiance qu’il lui voue.

1146
Abdallah Cheikh-Moussa, « De la “communauté de salut” à la “populace” », op. cit., p. 516.
1147
Ibid., p. 517.
1148
Voir le chapitre 5 de ce travail, p. 205-206.
1149
Norbert Elias, La société de cour, op. cit., p. 116.
446
Deux autres éléments dans la description du protocole participent à la mise en valeur

du pouvoir du souverain. D’une part, les vêtements d’apparat que le souverain doit revêtir

pour siéger au conseil du soir avec ses proches contribuent à rehausser son prestige. Et,

d’autre part, l’accessibilité restreinte du souverain, réservée à quelques « privilégiés » - ceux

qui ne peuvent trouver un moyen d’accéder au souverain devant traiter avec le vizir –

entretient la vénération suscitée par la figure du souverain. En effet comme l’affirme Norbert

Elias, « plus un prince se montre distant, plus sera grand le respect que le peuple lui

témoigne1150 ».

D’autre part, le discours sur les agents du pouvoir vise également, d’une manière

générale, à mettre en avant la figure du souverain. Dans l’article qu’elle consacre à la théorie

politique d’Abū Ḥammū, Wadād al-Qāḍī remarque à juste titre que le discours portant dans

son ouvrage sur l’entourage du souverain ne comporte pas de conseils pratiques destinés au

courtisan pour bien exercer sa mission mais est toujours rapporté à la figure du souverain :

Yulāḥaẓu anna Abā Ḥammū lā yaʽnī bi-l-ḥadīṯ ʽan kull fi’a min fi’āt al-raʽiyya illā min

zāwiyat ṣilat al-malik bihā wa-laysa min zāwiyat ṣilatihā hiya bi-l-malik, wa-li-ḏālika ẖalā

kitābuhu min ayy iršādāt li-fi’āt al-raʽiyya ʽan kayfiyyat al-taṣarruf maʽa l-malik (kamā huwa

l-ḥāl fī baʽḍ kutub al-siyāsa ladā l-muslimīn), bal kāna l-amr dā’iman yadūru ḥawla l-malik,

iḏā wuǧidat ladayhi raʽiyya : kayfa yataṣarrafu huwa maʽahā1151.

On remarque qu’Abū Ḥammū n’évoque chaque catégorie de sujets que du

point de vue de la relation que le roi entretient avec elle et non pas du point de vue

de la relation qu’elle entretient avec le roi. Ainsi, son livre est exempt de toute

instruction indiquant à chaque catégorie de sujets comment se comporter envers le

roi (comme c’est le cas par exemple dans certains ouvrages de politique chez les

1150
Norbert Elias, La société de cour, op. cit., p. 116.
1151
Naẓariyya, p. 91.
447
musulmans), mais tout tourne toujours autour du roi, et s’il se retrouve en présence

des sujets, de la manière avec laquelle lui-même doit se comporter envers eux.

Notons que dans son analyse, Wadād al-Qāḍī emploie le terme raʽiyya pour désigner à

la fois la masse des sujets et l’ensemble des agents du pouvoir. Ainsi, « la catégorie des

dignitaires de l’État » (fi’at aṣḥāb al-dawla), dans laquelle elle inclut les vizirs, secrétaires,

ministres des finances, gouverneurs, ambassadeurs et autres généraux, constitue pour elle

« une des catégories de sujets » (fi’a wāḥida min al-raʽiyya1152). Cela nous mène à nous

interroger sur les différents emplois du terme raʽiyya dans le Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk.

L’étude des différentes occurrences de ce terme à travers l’ouvrage montre qu’il englobe des

acceptions plus variées. On trouve bien dans l’ouvrage l’emploi de ce terme pour désigner à

la fois le commun (ʽāmma) et l’élite (ẖāṣṣa). Ainsi, lorsqu’il justifie la nécessité pour le vizir

d’être « plus perspicace, d’avoir une meilleure siyāsa et un jugement plus sûr que le roi »

(yanbaġī li-l-wazīr an yakūna aḥsan fiṭna wa-siyāsa wa-ra’y min al-malik), Abū Ḥammū affirme que

le ministre « doit composer à la fois avec ce qui lui est supérieur, c’est-à-dire le roi, et ce qui

lui est inférieur, c’est-à-dire les sujets » (fa-innahu yasūsu man fawqahu wa-huwa l-malik wa-man

dūnahu wa-hum al-raʽiyya1153). Le terme raʽiyya englobe bien ici les dignitaires et la masse du

peuple, tous placés sous l’autorité du vizir. Remarquons cependant que le vizir conserve un

statut à part : il ne fait pas partie de la raʽiyya comme il n’appartient pas non plus à la ẖāṣṣa

comme nous l’avons vu plus haut. Mais dans de plus nombreuses occurrences, le terme raʽiyya

s’oppose à celui de ẖāṣṣa pour ne désigner que le commun. Au sujet des différentes catégories

de rois selon leur degré de justice, Abū Ḥammū décrit le modèle du bon souverain comme

étant « juste envers lui-même, envers ses sujets, sa famille et les membres de sa cour » (an yakūna

l-malik ʽadl fī nafsihi ʽadl fī raʽiyyatihi wa-ahlihi wa-ẖāṣṣatihi1154), alors qu’un autre type de

1152
Naẓariyya, p. 91.
1153
Wāsiṭa, p. 41.
1154
Ibid., p. 139 (c’est nous qui soulignons).
448
souverain moins idéal se contente d’être « juste envers lui-même, les membres de sa cour et ses

proches sans l’être envers ses sujets » (an yakūna l-malik ʽādil fī nafsihi wa-fī ẖāṣṣatihi wa-

aqāribihi dūna raʽiyyatihi1155). On retrouve également cette même distinction entre raʽiyya et

ẖāṣṣa dans un autre chapitre de l’ouvrage lorsqu’Abū Ḥammū établit une classification des

rois selon cette fois leur degré de générosité. L’un de ces rois est ainsi décrit comme

« généreux envers ses sujets, sans l’être envers lui-même, ni les membres de sa cour et de sa

famille » (an yakūna l-malik karīm ʽalā raʽiyyatihi dūna nafsihi wa-ẖāṣṣatihi wa-ahl baytihi1156).

D’autre part, Wadād al-Qāḍī fait allusion, dans son analyse, à « certains ouvrages

politiques chez les musulmans » qui contiennent, contrairement à l’ouvrage d’Abū Ḥammū,

des indications destinées aux agents du pouvoir concernant le comportement qu’ils doivent

adopter envers le souverain. Bien qu’elle n’indique pas précisément à quels ouvrages elle fait

référence, on peut évoquer, à titre d’exemple, al-Adab al-kabīr d’Ibn al-Muqaffaʽ1157 qui

contient toute une série de recommandations et de mises en garde adressées aux courtisans

sur les dangers liés à la fréquentation de la cour d’un souverain et sur le comportement à

adopter pour se prémunir de ces dangers1158. Il n’y a en effet dans le Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat

al-mulūk aucune recommandation de ce type adressée aux courtisans. La raison principale en

est peut-être tout simplement que l’ouvrage n’est pas adressé aux courtisans mais au prince

héritier et que l’objectif de son auteur est de transmettre à son successeur les principes de

bon gouvernement, parmi lesquels figurent des recommandations devant orienter le choix

par le futur souverain des agents du pouvoir. Du fait de la nature même de l’ouvrage, de sa

1155
Wāsiṭa, p. 140 (c’est nous qui soulignons).
1156
Ibid., p. 159.
1157
ʽAbd Allāh b. al-Muqaffaʽ, al-Adab al-kabīr, dans Rasā’il al-Bulaġā’, op. cit., p. 39-102 ; trad. franç. p. 181-223.
1158
Pour une présentation des principaux ouvrages relatifs au service du souverain, voir Frédéric Bauden et
Antonella Ghersetti, « L’art de servir son monarque », op. cit., p. 296-302.
449
destination et de sa fonction, rien ne justifierait d’adresser de telles recommandations aux

dignitaires.

Tout tourne donc autour de la figure du souverain, pour reprendre l’expression

employée par Wadād al-Qāḍī qui compare, quelques lignes plus loin, les sujets à un « corps

céleste en orbite autour du prince » (falak yadūru ḥawla l-malik) dont « l’existence même

dépend de celle du roi » (ka-anna wuǧūdahā nafsahu mutawaqqif ʽalā wuǧūd al-malik1159). Si

Wadād al-Qāḍī ne donne pas d’exemple précis pour illustrer son analyse, les passages cités et

traduits plus hauts viennent confirmer ses propos. Il apparaît que certaines vertus des agents

du pouvoir ne sont pas tant destinées à leur permettre d’accomplir avec succès la tâche qui

leur est confiée que de servir les intérêts et la réputation du prince. Ainsi, les vertus des

membres de l’entourage du souverain permettent à la royauté, et donc au roi, de resplendir

aux yeux de tous, et celles du secrétaire doivent révéler la raison et les mérites du roi. De le

même manière, la piété du jurisconsulte permettra au souverain, par le conseil et

l’exhortation, de conserver son pouvoir alors que le courage et la sagacité des hommes de

main permettront au roi de se débarrasser aisément de ceux « qui font l’objet de son

courroux ».

Tous ces agents du pouvoir semblent par ailleurs être de simples instruments dans les

mains du souverain comme l’indique l’emploi systématique du pronom possessif de deuxième

personne pour désigner chaque catégorie de dignitaires citée (« tes familiers », « tes

secrétaires », « ton ministre des finances », « tes jurisconsultes », « tes cadis », « tes aides »).

Tous sont au service du souverain et doivent lui être dévoués. Le gouvernement est en effet

pensé comme relevant de la sphère privée du roi. Les familiers ont pour tâche de garder ses

secrets, le secrétaire doit être fidèle à ses desseins, le ministre des finances doit aimer son

pouvoir et le conseiller sincèrement, le jurisconsulte, choisi « pour [la] propre personne » du

1159
Naẓariyya, p. 91.
450
souverain doit lui expliquer les lois et le tenir éveillé par ses sermons pour lui éviter les faux

pas et les aides qui, comme le jurisconsulte, lui sont personnellement attachés, doivent

« accomplir [son] dessein » et montrer un « vif attachement » à sa personne. Notons

également que le ministre des finances est présenté au prince héritier comme le

« responsable de ton argent et de tes impôts », ce qui indique, comme le souligne Atallah

Dhina, que « le Trésor public ne [se] distinguait guère de la cassette du souverain1160 »,

révélant ainsi une confusion certaine entre l’institution royale et la personne même du

souverain.

7.3.5. Les auxiliaires du pouvoir : des agents indispensables mais


dangereux
Outre la mise en avant de la figure du souverain, les extraits cités ci-dessus révèlent

le caractère indispensable des auxiliaires du pouvoir pour le souverain. C’est d’ailleurs ce

point que met en avant Ibn Ḫaldūn dans sa Muqaddima, en préambule au chapitre sur les

« rangs et titres royaux » (fī marātib al-malik wa-l-sulṭān wa-alqābihā) : « Un sultan, par lui-

même, est un être faible chargé d’un lourd fardeau ; aussi doit-il nécessairement se faire aider

par d’autres hommes » (iʽlam anna l-sulṭān fī nafsihi ḍaʽīf yaḥmilu amr ṯaqīl fa-lā budda min al-

istiʽāna1161). Il apparaît ainsi dans l’ouvrage d’Abū Ḥammū que le souverain a besoin de ces

agents pour savoir ce qui se trame dans le royaume : le chef de police l’informe de ce qui se

passe parmi les sujets pour mieux les contrôler et les membres de la ẖāṣṣa lui rapportent les

secrets des serviteurs et des soldats pour lui permettre de déjouer toute tentative de

rébellion. En outre, plusieurs éléments indiquent que le maintien même de la royauté dépend

des agents du pouvoir. Ainsi, du secrétaire et du vizir « dépendent le bon ordre et la bonne

conduite » des affaires du souverain, le vizir renforce « les piliers de la royauté », le secrétaire

1160
Atallah Dhina, Les États de l’Occident musulman, op. cit., p. 214.
1161
Ta’rīẖ, I, p. 292, Prolégomènes, II, p. 1, Exemples, I, p. 538.
451
est considéré comme « l’enseigne du royaume », le ministre des finances est chargé de

« maintenir en ordre » les affaires du souverain et le jurisconsulte doit lui expliquer les

limites légales « qui garantissent le maintien de la royauté et des sujets ». Comme le souligne

ʽIzz al-Dīn al-ʽAllām, ces agents constituent « un des piliers nécessaires du royaume, dont

aucun gouvernant ne peut se passer » (rukn ḍarūrī min arkān al-mamlaka, lā yumkinu li-ayy

ḥākim sulṭānī an yastaġniya ʽanhu1162). Abdallah Cheikh-Moussa explique « cette nécessité de

s’en remettre aux auxiliaires » par les conditions propres au pouvoir : le souverain, reclus

dans son palais, est coupé du monde et a nécessairement besoin « d’intermédiaires qui le

tiennent au courant, qui lui rapportent ce qui se passe dans la société et administrent en son

nom les affaires du royaume1163. » La description du protocole qui se déroule chaque jour

hormis le vendredi montre bien l’isolement du souverain dans son palais qui n’est relié aux

nouvelles du monde extérieur que grâce aux différents dignitaires venant lui rendre compte

des dernières nouvelles et discuter avec lui des meilleures stratégies à adopter.

Du fait de leur rôle indispensable dans le maintien de la royauté, les auxiliaires du

pouvoir représentent un danger pour le prince. Cela apparaît notamment à travers la figure

du chef du police qui est susceptible de commettre des injustices et de porter ainsi atteinte à

« la pérennité du pouvoir » du souverain. C’est pourquoi Abū Ḥammū considère que bien

choisir le chef de la police constitue « pour un roi la plus importante des affaires ». C’est

pourquoi également, comme il l’a fait précédemment pour le vizir1164, il insiste tant sur les

vertus – notamment les vertus morales – nécessaires aux agents du pouvoir. Comme l’analyse

très justement ʽIzz al-Dīn al-ʽAllām, « on ne peut comprendre l’importance des conditions

1162
Sulṭa, p. 100.
1163
Abdallah Cheikh-Moussa, « De la “communauté de salut” à la “populace” », op. cit., p. 516.
1164
Notons par ailleurs que dans le passage sur le protocole, il conditionne le fait que le roi ne doit rien cacher à
son vizir à la nécessité que ce dernier soit « conforme à [sa] description, et […] aussi vertueux [qu’il l’a]
présenté ».
452
requises [des agents du pouvoir] et la précision avec laquelle le roi choisit les membres [de

son entourage] qu’à la lumière de la dangerosité que représentent les pratiques de

l’entourage du souverain d’une manière générale dans la vie politique sultanienne » (lā

yumkinu fahm ahammiyyat al-šurūṭ al-maṭlūba fīhā wa-diqqat iẖtiyār al-malik li-aʽḍā’ihā illā fī ḍaw’

al-mumārasa l-ẖaṭīra llatī taqūmu bihā l-ḥāšiya bi-šakl ʽāmm fī l-ḥayāt al-siyāsiyya l-sulṭāniyya1165).

Les vertus nécessaires aux agents du pouvoir se divisent en trois grandes branches :

capacités intellectuelles, compétences techniques et vertus morales. Les capacités

intellectuelles – esprit vif et pénétrant, raison bien fournie, éloquence – concernent surtout

les familiers, qui doivent conseiller le prince, le secrétaire, chargé notamment de mettre ses

décisions par écrit et le chef des aides du souverain qui doit être capable de déceler ses

véritables intentions lorsqu’il lui donne un ordre sous le coup de la colère.

Quant aux compétences techniques, elles sont propres aux fonctions de chacun. Ainsi

le secrétaire doit maîtriser la calligraphie et l’art épistolaire alors que le ministre des finances

se doit d’être compétent en matière de tenue des comptes et d’administration des finances et

connaître les différents types d’impôts. Plutôt que des compétences techniques, il est attendu

du jurisconsulte et du cadi qu’ils connaissent la loi : le jurisconsulte doit ainsi être un savant

renommé et le cadi savoir appliquer les lois, distinguer le licite de l’illicite, juger avec équité

et mérite, et exécuter les sentences avec concision. Quant à l’aide du souverain, il doit avoir

une connaissance parfaite de ses usages et de ses mœurs afin de pouvoir prendre l’initiative

de différer un ordre quand il le faut.

La principale vertu morale réside, quant à elle, dans la capacité à garder des secrets,

exigence répétée à plusieurs reprises et à l’endroit de plusieurs dignitaires, ce qui traduit, de

la part d’Abū Ḥammū, outre le « culte voué au secret1166 » commun à de nombreux miroirs des

1165
Sulṭa, p. 101.
1166
Abdallah Cheikh-Moussa, « De la “communauté de salut” à la “populace” », op. cit., p. 516.
453
princes, une certaine crainte d’être trahi par ses auxiliaires. La sincérité est également

requise, notamment de la part des familiers du souverain – puisqu’ils donnent des conseils –

et du ministre des finances – puisqu’il rend compte des finances au souverain. Enfin la piété

et la probité s’appliquent notamment au ministre des finances – probablement pour éviter

qu’il ne détourne à son profit l’argent du Trésor – mais aussi au jurisconsulte et au cadi, qui

sont les garants de la loi religieuse, et au chef de la police, comme pour tenter d’atténuer

quelque peu son pouvoir coercitif révélé par les autres qualités le concernant (siyāsa, ri’āsa,

himma et nikāya) et de garantir de sa part un traitement équitable des sujets.

Afin de s’assurer que ses agents disposent des vertus établies plus haut et nécessaires

pour le protéger des dangers qu’ils peuvent représenter, Abū Ḥammū établit différentes

« règles psychologico-comportementales » (qawāʽid nafsiyya-sulūkiyya1167) réunies sous le nom

de firāsa, notion à laquelle il consacre la quatrième partie de l’ouvrage. Avant d’analyser cette

partie sur la firāsa, nous étudierons dans le chapitre suivant le deuxième volet de la siyāsa qui

expose les précautions à prendre et les stratégies à adopter pour faire face aux coups du sort

et aux coups portés par l’ennemi.

1167
Sulṭa, p. 109.
454
VIII. Les stratégies face à l’ennemi
Le deuxième volet de la siyāsa traite de la relation à l’ennemi et des différentes

stratégies que le souverain doit mettre en place pour défendre ou étendre son pouvoir. Il

s’articule autour de la notion de ḥazm. Le sous-chapitre (qism) qui lui est consacré1168 s’ouvre

ainsi sur cette recommandation :

Iʽlam yā bunayy annahu yanbaġī laka an takūna yaqẓān1169 māhir ḥāzim dihqān ḍābiṭ

li-umūrika ʽālim bi-ṣaġīr al-umūr wa-kabīrihā fī tadbīrika wa-innamā ḏakarnā l-yaqẓa li-

annahā ra’s al-ḥazm wa-ʽumdat al-ʽazm1170.

Sache, mon fils, qu’il te faut être vigilant, habile, prudent et doué de

sagacité1171. Tu dois maintenir tes affaires en ordre et gouverner en ayant

connaissance des affaires de petite comme de grande importance. Nous avons évoqué

la vigilance car c’est le faîte de la prudence et l’assise de la détermination.

Le ḥazm, que nous avons rendu ici par « prudence », est une notion plurivoque. Nous

en avons indiqué quelques acceptions dans le chapitre précédent1172. Ce terme, équivalent du

kairos grec, signifie à la fois la capacité du souverain à anticiper les événements et à agir en

conséquence, à saisir les opportunités qui se présentent sans rien remettre au lendemain, à

se montrer méfiant et prudent en toutes circonstances et à agir avec résolution sans revenir

sur ses décisions. Toutes les stratégies exposées par Abū Ḥammū dans son ouvrage font appel,

directement ou indirectement, à cette notion.

1168
Il s’agit du quatrième et dernier sous-chapitre de la siyāsa, Wāsiṭa, p. 97-138.
1169
Reinhart Dozy relève que la forme yaqzānan n’est pas classique puisqu’elle est normalement diptote et cite
comme source en attestant l’usage le Wāsiṭat al-sulūk, Supplément, II, p. 853.
1170
Wāsiṭa, p. 97.
1171
Ce terme, qui désigne en Orient un propriétaire foncier perse, réfère, dans ce contexte, à quelqu’un de « fin,
subtil, sagace », selon Reinhart Dozy, qui cite justement sur cette phrase tirée du Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-
mulūk d’Abū Ḥammū pour étayer sa notice et renvoie également à l’Histoire des Berbères d’Ibn Ḫaldūn, Supplément,
I, p. 467.
1172
Voir le chapitre 7 de ce travail, p. 384-386. Voir aussi Abū Bakr al-Murādī, Kitāb al-Išāra ilā adab al-imāra, op.
cit., p. 187-194.
455
Le sous-chapitre qui fera ici l’objet de notre analyse se divise en deux parties (bāb). La

première partie1173 traite des quatre éléments indispensables au souverain pour faire face aux

attaques ennemies. La seconde partie1174 expose les stratégies défensives et offensives à

mettre en œuvre en fonction du type d’ennemi et de son rapport au souverain. Nous

étudierons successivement ces deux parties en nous interrogeant, d’une part, sur ce qu’elles

révèlent de la conception du pouvoir dans le discours d’Abū Ḥammū et, d’autre part, sur les

relations entre la théorie et la pratique politique.

8.1. La forteresse
8.1.1. Description de la forteresse
La première partie du sous-chapitre s’ouvre sur cette recommandation : « Sache, mon

fils, qu’il relève de la prudence et du bon gouvernement, de la vigilance et du bon

commandement qu’un roi s’assure quatre éléments indispensables à tout souverain

renommé. » (Iʽlam yā bunayy anna min ḥazm al-malik wa-siyāsatihi wa-yaqẓatihi wa-ri’āsatihi an

yaʽtadda li-nafsihi bi-arbaʽat umūr lā maḥīd ʽanhā li-kull malik mašhūr1175). Il doit ainsi se ménager

une forteresse-refuge (yanbaġī laka an tattaẖiḏa li-nafsika maʽqil), choisir un cheval parmi les

meilleurs et les plus rapides coursiers (an taẖtāra ǧawād min ẖiyār al-ẖayl wa-ʽitāqihā), se

constituer un trésor dont il ne devra jamais se séparer (an lā tufāriqa ḏaẖīra min al-ḏaẖā’ir) et

prendre un vizir qui soit conforme à la description précédemment donnée (an tattaẖiḏa wazīr

ʽalā mā waṣafnāhu).

Ces quatre éléments ont un point commun : ils doivent tous permettre au souverain

de faire face à l’adversité, comme l’indique la répétition de termes appartenant au même

champ lexical. Abū Ḥammū recommande ainsi à son fils de prendre une forteresse où il puisse

« [s]’abriter en cas d’affaire grave, [se] réfugier en cas de malheurs et [se] retrancher face à

1173
Wāsiṭa, p. 97-115.
1174
Ibid., p. 115-138.
1175
Ibid., p. 97.
456
l’ennemi obstiné » (maʽqil yakūnu laka fī l-muhimmāt maw’il talǧa’u ilayhi ʽinda l-šadā’id wa-

tataḥaṣṣanu bihi min al-ʽaduww al-muʽānid1176). Quant à la monture, elle doit être préparée

« pour les affaires graves » et gardée « en cas de calamités et de malheurs » (tuʽidduhu li-l-

muhimmāt wa-taddaẖiruhu li-l-šadā’id wa-l-mulimmāt1177). Le trésor, composé « de ce qui est

précieux et léger à transporter comme les hyacinthes et les pierres précieuses » (mimmā ġalā

ṯamanuhā wa-ẖaffa maḥmaluhā ka-l-yawāqīt wa-l-ǧawāhir1178) doit servir au souverain « en

temps d’infortune et de tracas » (fī zaman al-manākid wa-l-manākir) et constituer pour lui « une

aide en cas de malheur et d’adversité » (maʽūna ʽalā l-šadā’id wa-l-ḍarā’ir). Enfin, il doit pouvoir

trouver dans le vizir « une aide dans la difficulté » (taǧiduhu muʽīn fī l-šidda1179). Il s’agit donc

d’anticiper une éventuelle attaque ennemie en préparant en amont des éléments qui

pourront servir la stratégie de défense du souverain.

Si les trois derniers éléments n’occupent que quelques lignes1180, de nombreuses pages

sont en revanche consacrées à la forteresse1181, ce qui indique l’importance que ce moyen de

défense revêt pour l’auteur. Il commence par en donner une description détaillée :

La forteresse doit être telle une citadelle fortifiée qu’on ne peut atteindre, un

pilier auquel on ne s’attaque pas, un sommet qu’on ne gravit pas, un silex qu’on ne

brise pas, une Dame qu’on ne peut déflorer, une vierge qu’on ne peut même pas

demander en mariage, une place forte qu’on ne conquiert pas. Elle doit avoir été

pourvue d’eau, de citernes, de provisions et de tous les moyens possibles. Tu y mettras

tes trésors, tes richesses, tes meubles, tes effets et tes bagages. Tu y établiras tes

valeureux soldats, tes gardes et tes généraux et tu l’empliras d’hommes, d’archers à

1176
Wāsiṭa, p. 97.
1177
Ibid., p. 114.
1178
Ibid.
1179
Ibid.
1180
Ibid., p. 114-115.
1181
Ibid., p. 97-114.
457
pied et de chefs parmi les hommes d’expérience que la mort n’effraie pas, qui ne

craignent pas de voir tirer le sabre du fourreau et qui n’ont que faire de ceux qui

grondent et tempêtent, accusent à tort et profèrent des menaces. Tu y installeras des

artisans et des commerçants avec leur marchandise de sorte qu’ils suffisent, quel que

soit le nombre des personnes présentes dans la forteresse. Tu planteras dans cette

forteresse des arbres qui te seront profitables comme le figuier et l’olivier ou des

espèces pareillement utiles. Si elle se trouve en bord de mer, ce sera la meilleure des

forteresses et une excellente frontière. Et si tu peux veiller à ce que cette mer soit sous

ta domination, il n’en sera que plus avantageux pour toi. Cette forteresse doit être la

meilleure, la plus imprenable et la plus considérable de toutes les citadelles1182.

Dans ce passage, Abū Ḥammū décrit l’organisation d’un système visant à favoriser

l’autosuffisance à l’intérieur de la citadelle et devant permettre à ses habitants de vivre en

autarcie et d’avoir les moyens de se défendre face à l’ennemi tout en ayant la possibilité de

fuir par la mer au cas où la forteresse soit sur le point de tomber. Une telle description laisse

penser que la fonction principale de cette forteresse est de soutenir un long siège imposé par

l’ennemi. En se référant à l’histoire du royaume abdelwadide, les deux longs sièges auxquels

a été soumise Tlemcen quelques décennies auparavant pourraient justifier l’intérêt porté par

Abū Ḥammū à la forteresse. Cependant, ce dernier n’évoque jamais la question du siège et

considère davantage la forteresse comme un lieu de repli temporaire devant permettre au

souverain de parer le coup porté par l’ennemi pour mieux l’attaquer ensuite. Nous verrons

d’ailleurs que la citadelle est souvent l’image métaphorique de ce lieu de repli temporaire.

Pour illustrer la nécessité pour le souverain de se ménager une forteresse, Abū

Ḥammū rapporte l’histoire du roi indien et de Kisrā Anūširwān que nous avons étudiée dans

1182
Wāsiṭa, p. 97.
458
le chapitre sur la justice1183. Nous nous limiterons ici à résumer le passage du récit relatif à la

forteresse.

8.1.2. De l’utilité de la forteresse : Kisrā Anūširwān et le roi indien


Lorsque Kisrā Anūširwān décida d’envoyer son marzubān à la tête d’une armée

composée de cinquante mille hommes contre son royaume, le roi indien réunit ses ministres.

L’un d’entre eux lui conseilla, par le biais d’une fable, d’apprêter une forteresse où il pourrait

se réfugier en cas de besoin et lui en indiqua une qui avait été bâtie par ses ancêtres :

Innī la-aʽrifu fī nāḥiya min mamālikika maʽqil tuṭillu fīhi ʽalā ahl al-arḍ iṭlāl Zuḥal

ʽalā l-kawākib tuqātilu dūnaka l-abṣār al-lāmiḥa wa-l-afkār al-ṭāmiḥa wa-huwa maʽa ḏālika

ḏū hawā’ ʽalīl wa-mā’ salsabīl wa-ḥadā’iq bāsiqa wa-marāfiq muntanāsiqa1184.

Je connais dans un coin de ton royaume une forteresse depuis laquelle tu

domineras les gens sur terre comme Saturne domine les planètes et où te défendront

des vues brillantes et de hautes réflexions. Son air est parfumé, son eau d’une grande

pureté, ses jardins élevés et ses commodités bien agencées.

Le roi se rendit alors dans cette forteresse, la rénova, y fit transférer son trésor et ses

armes et ordonna à ses sujets d’y transposer du riz. Pendant ce temps, « il renforçait ses

frontières, levait des troupes et édifiait des citadelles » (wa-huwa maʽa ḏālika yasuddu l-ṯuġūr

wa-yuǧannidu l-aǧnād wa-yušayyidu l-ḥuṣūn1185).

Au bout de trois mois, il fut informé que le marzubān s’était mis en route. Lorsqu’il

passa la frontière, le roi avait déjà envoyé sa famille et toute sa suite dans sa forteresse (wa-

kāna l-urkun ʽindamā qtaḥama l-marzubān ṯuġūrahu qad baʽaṯa bi-ahlihi wa-ḥašamihi ilā ḏālika l-

maʽqil), puis il invita les « notables de sa capitale » (wuǧūh qāṭinī ḥaḍratihi1186) à faire de même

et leur tint un long discours qu’il conclut par cette phrase : « J’ai pris cette forteresse pour

1183
Voir le récit et l’analyse de cette histoire dans le chapitre 5 de ce travail, p. 183-198.
1184
Wāsiṭa, p. 108.
1185
Ibid., p. 109.
1186
Ibid.
459
parfaire mes fortifications et j’y ai transféré mes trésors et ce qui m’est cher. Que ceux parmi

vous qui souhaitent m’imiter en se montrant prudents le fassent » (fa-ttaẖaḏtu l-maʽqil li-

takmula bihi ḥuṣūnī wa-naqaltu ilayhi ḏaẖā’irī wa-mā yukrumu ʽalayya fa-man arāda minkum an

yaqtadiya bī fī fiʽlī āẖiḏ bi-l-ḥazm fa-l-yafʽal1187). Ceux qui parmi eux étaient doués de raison et

d’expérience l’imitèrent (fa-qtaḍā bihi minhum man kāna ḏā ʽaql wa-ẖibra).

Alors que le marzubān poursuivait inexorablement son avancée vers la capitale, le roi

indien en sortit pour l’affronter à la tête de quatre mille combattants qu’il mit en ordre de

bataille. Mais, alors que le roi était sorti, deux agents travaillant à la solde de Kisrā

s’emparèrent de la ville après en avoir tué le gouverneur. Informé par le chef des mages alors

qu’il s’apprêtait à livrer bataille, le roi indien n’eut d’autre choix que d’aller se réfugier dans

la forteresse.

Après s’être emparé de la capitale, le marzubān conduisit son armée jusqu’à la

forteresse où s’était retranché le roi. « Il vit un paysage merveilleux et une forteresse

imprenable dont il ne pouvait s’approcher pour entreprendre le siège et s’en retourna jusqu’à

un endroit sûr » (fa-ra’ā manẓar ʽaǧīb rā’iʽ wa-maʽqil mamnūʽ māniʽ wa-lam yumkinhu l-nuzūl bi-

qurb minhu fa-nakaṣa ilā ḥayṯu amina1188). Il écrivit alors au roi indien et lui promit de l’honorer

s’il se soumettait à Kisrā. Celui-ci refusa de prendre connaissance de cette lettre. Pour justifier

l’attitude du souverain, l’auteur rapporte la maxime suivante : « Si ton ennemi, dit-on, peut

avoir ton oreille, tu risques de te noyer dans ses flots et d’être pris au piège de son charme »

(wa-kāna yuqālu iḏā amkanta ʽaduwwaka min uḏunika fa-qad taʽarraḍta li-l-ġarq fī baḥrihi wa-l-

ḥuṣūl fī wahaq siḥrihi). Désespérant de pouvoir le convaincre, le marzubān retourna dans la

capitale et laissa le roi indien dans sa forteresse. Celui-ci retrouva par la suite son pouvoir

1187
Wāsiṭa, p. 110.
1188
Ibid., p. 111.
460
après que la population se fut soulevée à cause des nombreuses injustices commises par

l’occupant, comme nous l’avons vu précédemment.

Dans ce récit, la forteresse n’a pas pour fonction de permettre au souverain de résister

à un éventuel blocus puisque son emplacement empêche justement toute possibilité de siège.

Son rôle est avant tout dissuasif et doit ainsi permettre au roi qui se trouve en mauvaise

posture de gagner du temps. La stratégie mise en œuvre consiste à se mettre à l’abri en

attendant que la situation évolue, en partant du principe que l’envahisseur finira par

commettre des injustices qui se retourneront contre lui.

D’autre part, le recours à la forteresse ne revient pas à légitimer la fuite devant

l’ennemi, mais souligne plutôt la nécessité, pour le souverain, de se ménager une issue et

d’anticiper en envisageant tous les cas de figure. C’est d’ailleurs dans ce sens qu’est employé

le terme ḥazm dans ce contexte. Malgré le déséquilibre des forces, le roi indien ne s’avoue pas

vaincu et met tout en œuvre pour assurer sa défense, sans toutefois négliger de prévoir un

lieu où il puisse se retirer en cas de défaite. Ainsi, tout en apprêtant sa forteresse, il s’affaire

à lever des troupes et à renforcer les frontières pour résister à l’ennemi. S’il se réfugie

finalement dans cette place forte, c’est par contrainte, lorsque sa capitale est tombée aux

mains de l’ennemi à cause d’une trahison, alors qu’il s’apprêtait à l’affronter militairement.

Enfin, dans le discours qu’il adresse aux notables de sa capitale, le roi indien rapporte

une maxime évoquant le sens figuré de la forteresse :

Yaǧibu ʽalā l-malik an lā yaẖluwa min ẖamsat maʽāqil yataḥaṣṣanu bihā aḥaduhā

wazīr ṣāliḥ yataḥaṣṣanu bi-ra’yihi wa-l-ṯānī sayf qāṭiʽ yataḥaṣṣanu bi-ḥaddihi iḏā ġušiya wa-

l-ṯāliṯ faras sābiq yataḥaṣṣanu bi-ẓahrihi iḏā lam yumkinhu l-ṯabāt wa-l-rābiʽ imra’a ḥasnā’

yuḥaṣṣinu bihā farǧahu wa-baṣarahu wa-l-ẖāmis qalʽa manīʽa yataḥaṣṣanu bi-ḥulūlihā iḏā

aḥāṭa bihi ʽaduwwuhu1189.

1189
Wāsiṭa, p. 110.
461
Le roi ne doit jamais se départir de cinq forteresses où se retrancher : l’avis

d’un vizir probe, le tranchant d’un sabre acéré lorsqu’il est attaqué, le dos d’un rapide

destrier s’il ne peut résister, une jolie femme auprès de laquelle il n’aura pas à

commettre ni l’adultère proprement dit ni celui du regard, et une citadelle

imprenable où il trouvera refuge s’il est entouré par l’ennemi.

Cela fait écho à l’usage même que fit Abū Ḥammū de la forteresse : un usage

métaphorique. Sa forteresse à lui était le désert. Les chroniques de son règne indiquent en

effet que face aux attaques menées par les Mérinides contre Tlemcem, le souverain

abdelwadide préférait trouver refuge dans le Sahara plutôt que soutenir un siège, ce qui

constitue une « rupture » avec les pratiques de ses prédécesseurs1190.

8.1.3. La métaphore du désert-forteresse


Le désert-forteresse dans le Buġyat al-ruwwād

Après avoir évoqué l’un de ces épisodes, Yaḥyā b. Ḫaldūn rapporte le même récit et

explicite la métaphore du désert-forteresse propre à Abū Ḥammū :

Qultu wa-mā ašbah ḥazm mawlānā amīr al-muslimīn – ayyadahu Llāh taʽālā – fī

ẖurūǧihi l-awwal wa-l-āẖir ilā l-ṣaḥrā’ taḥaṣṣun bihā min al-ʽaduww ṯumma nqilābihi ʽalayhi

ʽinda ḏubūl šawkatihi bimā ḏakarahu Abū ʽAbd Allāh Muḥammad b. Abī Muḥammad b.

Muḥammad b. Ẓafar fī Sulwānātihi illā anna ḏālika l-malik al-hindī fī miṯālihi awā yawma’iḏin

ilā maʽqil ašib bi-qunnat ǧabal waʽir wa-mawlānā amīr al-muslimīn hāḏā – ayyadahu Llāh –

lam yakun lahu ḥiṣn siwā mutūn ʽirāb al-ẖayl al-muṭahhama l-ǧurd wa-huǧn al-ibil ṯumma

ibʽād al-muġār wa-l-tanā’ī fī tanāyif al-qifār wa-baynahumā bawn bād fa-l-na’ti bi-ḏālika

ẖabar al-sālif1191 li-yattaḍiḥa faḍl hāḏā l-ẖālif iḏ bi-ḍiddihā tatabayyanu l-ašyā’.

1190
Jennifer Vanz, L’invention d’une capitale, op. cit., p. 270-271.
1191
Les éditions d’Alfred Bel et de Būzayyānī l-Darrāǧī donnent al-ẖabar al-sālif mais une construction en
annexion, ẖabar al-sālif, nous semble plus cohérente, d’autant que cette expression est construite en parallélisme
avec une autre construction en annexion, faḍl hāḏā l-ẖālif.
462
Je dis : combien les précautions prises par notre maître l’émir des musulmans

– que Dieu Très Haut le soutienne – lorsqu’il partit pour la première et dernière fois

se retrancher dans le désert à l’abri de l’ennemi avant de se retourner contre lui au

moment où les forces de ce dernier s’épuisaient, est comparable à ce qu’a rapporté

Abū ʽAbd Allāh Muḥammad b. Abī Muḥammad b. Muḥammad b. Ẓafar dans ses

Sulwānāt. Sauf que le roi de l’Inde, dans son récit, alla ce jour trouver refuge dans une

forteresse protégée par une dense forêt et perchée au sommet d’une montagne

escarpée, tandis que notre maître-ci, l’émir des musulmans – que Dieu le soutienne –

n’avait pas d’autre citadelle que la croupe des purs-sangs arabes imbattables à la

course, ainsi que des chameaux de race, ni d’autre refuge que s’éloigner toujours

davantage dans les vastes étendues du désert. Il y a entre ces deux histoires une

différence évidente1192. Rapportons le récit du prédécesseur pour que le mérite du

successeur soit plus manifeste, car les choses se révèlent par leur contraire1193.

En comparant ainsi le contenu de ce récit avec la pratique d’Abū Ḥammū, le Buġya

entre à nouveau en résonnance avec le Wāsiṭat al-sulūk, ce qui montre bien que le miroir des

princes du souverain abdelwadide appartient au même projet historiographique constitué,

comme l’a avancé Jenniver Vanz, par le Buġyat al-ruwwād et le Zahr al-bustān1194. D’autant que

les deux auteurs réemploient le récit pour mettre en avant le même élément – la forteresse –

alors que dans le Sulwān al-muṭāʽ dont elle est tirée, elle est employée à une toute autre

fin, pour illustrer les vertus de la patience (al-ṣabr)1195.

Yaḥyā b. Ḫaldūn rapporte ce récit après avoir consigné les événements qui eurent lieu

en 761/1359-1360 et qui menèrent Abū Ḥammū à trouver refuge dans le Sahara suite à

l’attaque menée par le sultan mérinide Abū Sālim contre Tlemcen avant de retrouver sa

1192
Alfred Bel rend cette phrase par : « Ces deux histoires présentent cependant des analogies frappantes ».
1193
Buġya, p. 333-334, trad. franç. p. 403.
1194
Jennifer Vanz, L’invention d’une capitale, op. cit., p. 43.
1195
Sulwān, p. 78-98.
463
capitale quarante jours plus tard1196. Il assure en introduction au récit qu’il partit « pour la

première et dernière fois se retrancher dans le désert », laissant ainsi entendre que cela n’eut

lieu qu’une seule fois. Or cela s’était déjà produit l’année précédente, et se reproduira de

nouveau quelques années plus tard. Bien qu’il présente cet événement comme l’illustration

de la capacité du souverain à anticiper et à prendre ses précautions (ḥazm mawlānā), il tend à

minimiser cette stratégie de la fuite employée par Abū Ḥammū en la présentant comme un

événement exceptionnel. Abandonner sa capitale à l’approche de l’ennemi pour se réfugier

dans le désert peut en effet être considéré comme une une stratégie peu glorieuse revenant

à fuir devant le danger. Cela sera d’ailleurs utilisé contre Abū Ḥammū quelques années plus

tard par le chroniqueur mérinide Ibn al-Aḥmar (m. 1406) qui ne manquera pas de conspuer

« ce pleutre » de souverain (hāḏā l-ǧabān1197) fuyant devant les attaques mérinides1198.

Le désert-forteresse dans le Wāsiṭat al-sulūk

Abū Ḥammū évoque également, dans deux récits distincts, sa stratégie de retraite dans

le désert et s’emploie à la justifier en la présentant comme une stratégie efficace et

victorieuse. Ces deux récits n’illustrent pas directement son discours sur la forteresse mais

sont rapportés au moment où il évoque les stratégies à adopter face à une attaque menée par

un ennemi plus fort. Ils sont néanmoins entrecoupés d’un paragraphe dans lequel l’auteur

recommande à son fils d’apprêter une forteresse en cas de danger :

Talǧa’u ilayhi fī muhimm amrika wa-taḍaʽu fīhi aṯqālaka wa-amwālaka wa-awlādaka

wa-ḥumātaka wa-riǧālaka ṯumma tattasiʽu li-ʽaduwwika ʽan al-bilād bimā ʽindaka min al-

1196
Buġya, p. 79, trad. franç. p. 97. Alfred Bel a rejeté en appendice cette histoire qu’il qualifie d’ « hors-d’œuvre »,
expliquant son choix par le fait qu’elle ne rentre pas, selon lui, « dans le cadre du récit des événements
historiques du règne d’Abou Hammou II », note 1, p. 223 de l’édition arabe et note 1, p. 97 de la traduction
française.
1197
Ibn al-Aḥmar, Rawḍat al-nisrīn fī dawlat Banī Marīn, op. cit., p. 55.
1198
Ibid., p. 55-57, cité par Jennifer Vanz, L’invention d’une capitale, op. cit., p. 272.
464
aǧnād ẖāriǧ ʽan ṭarīqihi ḏālika rākib al-muʽṭišāt wa-l-mahālik qāṣid li-bilād al-ʽaduww li-

tusakkinahu min al-ġuluww wa-taṣudduhu ʽan al-ʽutuww1199.

Tu t’y réfugieras en cas de force majeure. Tu y mettras tes bagages, tes biens,

tes enfants, tes défenseurs et tes hommes. Puis tu te déploieras dans le pays avec les

soldats à ta disposition en contournant le chemin pris par l’ennemi, chevauchant dans

les plaines arides et désertiques en direction du pays de l’ennemi pour réduire ses

ardeurs et lui faire perdre son insolence.

Il s’agit donc bien de montrer, en mettant en avant son expérience personnelle, la

nécessité de se ménager un point de chute en cas d’attaque ennemie, tout en justifiant son

propre choix et en affirmant la supériorité de son jugement sur l’ennemi mérinide assimilé à

l’ennemi fort militairement mais dépourvu de raison. Nous commencerons par résumer les

deux récits en citant les passages dans lesquels Abū Ḥammū expose sa stratégie de repli dans

le désert, puis nous en proposerons une analyse en les comparant entre elles et en les mettant

en perspective avec les récits des mêmes événements rapportés par ses contemporains.

Le premier récit1200 relate les événements qui conduisirent le souverain abdelwadide

à quitter Tlemcen la première fois, en 760/1359. Abū Ḥammū raconte ainsi qu’alors qu’il

venait de prendre le pouvoir (fī btidā’ amrinā), le régent mérinide al-Ḥasan b. ʽUmar1201 poussa

les chefs mérinides à attaquer la ville pour se venger de la défaite qu’ils venaient d’essuyer.

« Banū Marīn, n’avez-vous donc pas vu comment les Abdelwadides ont chassé vos frères du

pays ? » (Yā Banī Marīn mā tarawna fī Banī ʽAbd al-Wād wa-kayfa aẖraǧū iẖwānakum min al-bilād),

les interpella-t-il, si bien que « leurs opinions et leurs états se troublèrent » (fa-ḍṭatabat

ārā’uhum wa-aḥwāluhum) et qu’ils décidèrent d’envoyer six mille cavaliers choisis « parmi

1199
Wāsiṭa, p. 124.
1200
Ibid., p. 122-125.
1201
Vizir du sultan Abū ʽInān, al-Ḥasan b. ʽUmar prit le pouvoir le 24 ḏū l-ḥiǧǧa 759/27 novembre 1358 après
avoir précipité la mort du sultan malade et placé sur le trône son jeune fils de cinq ans, le sultan al-Saʽīd, au nom
duquel il gouvernait le royaume. Ta’rīẖ, VII, 396-397 ; Berbères, IV, p. 318 ; Exemples, II, p. 1252.
465
leurs plus féroces défenseurs » (min ḥumātihim al-šawāris) qui « s’élancèrent avec de

nombreuses munitions et une armée imposante » (wa-aqbalū bi-ʽudad wāfira wa-ǧayš

mutakāṯira) en direction de la capitale abdelwadide. Les espions qu’Abū Ḥammū avait pris soin

d’envoyer auprès des Mérinides l’informèrent que leurs troupes venaient de pénétrer sur son

territoire et qu’elles étaient « extrêmement résolues et vigoureuses » (fī ġāyat al-ʽazm wa-l-

ištidād). Il évoque ensuite sa réaction face à l’avancée des troupes ennemies :

Lorsque nous fûmes certain qu’ils se dirigeaient vers ces contrées et

avançaient en direction de Tlemcen, nous nous adressâmes à Dieu pour déterminer le

meilleur parti à prendre et partîmes à leur rencontre, décidés à porter des coups à

leurs éclaireurs et à leur arrière-garde. Nous sortîmes avec famille, enfants, meubles,

et équipement, en compagnie de nos valeureux défenseurs et de notre tribu des Banū

ʽAbd al-Wād. Nous nous dirigeâmes promptement dans leur direction jusqu’à ce qu’ils

approchent, avec leurs troupes et leurs combattants, du Wādī l-Zaytūn. Lorsqu’ils

virent notre empressement à les combattre et notre obstination à les affronter, nos

tambours rugir et nos chevaux s’ébrouer vers eux, lorsque leurs montures furent très

près des nôtres, leur tribu voyant la nôtre de leur propres yeux, ils reculèrent loin de

Wādī l-Zaytūn, craignant de rencontrer le trépas, et retournèrent sur leurs pas. Nous

renonçâmes à l’affrontement pour certaines raisons qui nous en empêchaient. Le

reste de notre armée se trouvait en effet dans le pays, dispersé par monts et par vaux,

et lorsque nous avions fait ainsi face [aux troupes ennemies], c’était pour les effrayer

et freiner leur avancée. Nous avions pendant ce temps fait partir nos bagages et

évacué nos enfants et nos richesses et demeurions seul au milieu de nos valeureux

défenseurs et de notre généreuse tribu des Banū ʽAbd al-Wād. Nous fîmes le choix de

pénétrer dans le désert, ce que nous considérâmes comme la meilleure des décisions.

Nous nous dirigeâmes vers nos Bédouins de la tribu des Banū ʽĀmir avec nos gens, nos

enfants et nos trésors et laissâmes Tlemcen déserte pour les tromper une seconde fois.

Lorsque les Mérinides apprirent que nous étions entrés dans le désert, ils investirent

466
Tlemcen et se réjouirent de cette conquête, ignorant qu’il s’agissait d’un piège de

notre part visant à extirper les racines et les ramifications ennemies. Ils pénétrèrent

dans le pays le jour même et considérèrent que cela était le fruit de leurs efforts et de

leur détermination, ignorant qu’ils s’étaient enfoncés dans le plus grand des périls et

qu’ils s’étaient précipités sur le plus rude des chemins. Guidé par notre réflexion, nous

décidâmes d’envoyer un membre de nos Arabes Maʽqil chargé de les espionner alors

qu’ils se trouvaient dans les environs d’Oujda et de nous informer de tous leurs faits

et gestes. Lorsque les Mérinides apprirent que les Maʽqil leur avaient coupé la route,

ils surent qu’ils étaient frappés d’un mal insurmontable. Il désespérèrent d’être sauvés

et furent convaincus qu’ils allaient mourir. Ils choisirent deux mille cavaliers ou

davantage parmi leurs défenseurs dont ils étaient fiers et se dirigèrent en direction

des Maʽqil aux abords d’Oujda, en affichant la plus grande vigueur. Lorsque les deux

parties se rencontrèrent au combat, que les héros s’entremêlèrent, les Mérinides

furent défaits et prirent la fuite, vaincus, alors qu’Ibn Masāy, leur général, était tué1202.

Suite à cela, une trêve fut établie et les Mérinides s’engagèrent solennellement à faire

cesser les tensions entre eux et les Abdelwadides « jusqu’au Jugement dernier» (ʽāhadūnā bi-

ʽahd waṯīq wa-ʽaqd matīn an lā mufātana baynanā wa-baynahum ilā yawn al-dīn1203) et à libérer les

prisonniers abdelwadides qu’ils détenaient. Puis ils retournèrent précipitamment dans leur

pays et, une fois chez eux, ils rompirent le pacte conclu avec Abū Ḥammū et ne tinrent pas

leurs engagements (lammā staqarrū bi-bilādihim naqaḍū mā ʽāhadū wa-aẖlafū mā waʽadū). Puis

« Dieu instilla la division et la haine entre eux » et ils se mirent à s’entretuer. Pendant ce

temps, Abū Ḥammū rentra à Tlemcen et, constatant qu’ils avaient trahi leur parole, il

entreprit la conquête de Miliana et Médéa.

1202
Wāsiṭa, p. 122-123.
1203
Ibid., p. 123.
467
Le second récit1204 concerne l’offensive lancée l’année suivante par le souverain

mérinide Abū Sālim qui conduisit Abū Ḥammū, pour la deuxième fois, à quitter Tlemcen.

L’auteur indique qu’alors que son père Abū Yaʽqūb assiégeait Alger qui était aux mains des

Mérinides, les généraux qui étaient sur place écrivirent au sultan Abū Sālim pour le

convaincre d’attaquer Tlemcen, « lui présentant la chose comme aisée et lui faisant croire

que les Abdelwadides étaient faibles » (yusahhilūna ʽalayhi l-umūr wa-yulabbisūna ʽalayhi bi-ḍuʽf

Banī ʽAbd al-Wād1205). Abū Sālim « réunit alors de nombreux soldats et des troupes

considérables sans laisser au Maghreb extrême le moindre cheval ni le moindre homme,

jeune ou âgé » (fa-ǧamaʽa l-aǧnād al-wāfira wa-l-aʽdād al-mutakāṯira wa-lam yatruk bi-l-Maġrib

ẖayl wa-lā riǧāl wa-lā šābb wa-lā kahl1206). La réaction d’Abū Ḥammū face à cette nouvelle

attaque mérinide est relatée ainsi :

Lorsque nous fûmes certain qu’il était en route et qu’après avoir rompu ses

engagements et trahi ses serments, il se dirigeait vers nos contrées, persuadé que ceux

qu’il pourchassait ne pourraient l’en détourner, nous pesâmes le pour et le contre

entre partir pour le désert ou venir à sa rencontre. Puis, considérant que son pays

était vide de tout soldat et qu’il n’y restait que des gouverneurs militaires, nous

décidâmes, guidé par notre réflexion, de quitter Tlemcen pour nous rendre dans son

pays avec les défenseurs et les cavaliers dont nous disposions. Nous avertîmes notre

père qui se trouvait dans les contrées orientales du royaume et il nous rejoignit avec

les troupes abdelwadides qui étaient avec lui. Nous laissâmes croire aux Mérinides que

nous avions pénétré dans le désert alors qu’en réalité nous nous dirigions vers leur

pays. Lorsqu’Abū Sālim se fut avancé dans notre royaume, pensant avoir ainsi atteint

l’objectif souhaité, qu’il s’installa dans le palais de Tlemcen et y établit son pouvoir et

1204
Wāsiṭa, p. 125-126.
1205
Ibid., p. 125.
1206
Ibid.
468
son autorité, nous nous rendîmes dans son pays et le trouvâmes vide de tout

défenseur, livré en pâture aux attaques. Nous envahîmes ses villes fortifiées,

dévastant, détruisant, brûlant, anéantissant, pillant et mordant tel un serpent,

remplissant nos besaces de butin et nos sacs de marchandises et de biens, démolissant

forts et citadelles et abreuvant tout opposant au calice du trépas tandis qu’Abū Sālim

pensait régner sur Tlemcen et dominer ces contrées. Alors que, tout heureux de cette

conquête, il attendait de savoir quelles nouvelles lui parviendraient, les habitants de

son pays lui écrivirent au sujet de la tempête [qui s’était abattue sur eux], lui

demandèrent de leur porter secours et lui firent part des ravages qu’ils avaient eu à

subir, assurant que s’il ne se hâtait pas de rentrer, les Abdelwadides s’empareraient

du pays. Lorsqu’Abū Sālim eut des nouvelles et fut informé de ce que nos défenseurs

et nos protecteurs avaient fait subir à son pays, il en fut abasourdi, de peur, il perdit

la tête et son insouciance se mua en angoisse. Il sut qu’il était abandonné, que son

pacte était défait, que sa lame était ébréchée et que ses troupes, ses défenseurs et ses

soldats ne lui étaient plus d’aucun secours1207.

Le souverain mérinide laissa alors à Tlemcen « le petit-fils d’Abū Tāšfīn » (ḥafīd Abī

Tāšfīn1208) pour semer le trouble dans le pays et, trois jours plus tard, repartait pour Fès avec

toute sa famille. Abū Ḥammū rentra dans son royaume, « sain et sauf » (wa-ʽudnā ilā bilādinā

sālimīn). À l’annonce de son retour, son adversaire abdelwadide prit la fuite, fut poursuivi,

mais parvint à se sauver. Puis Abū Sālim, « à son corps défendant » (ʽalā raġm anfihi), envoya

à Abū Ḥammū une demande de trève et ne cessa par la suite, et jusqu’à sa mort, de se conduire

convenablement envers le souverain abdelwadide (wa-lam yazal yuǧāmilunā ilā an laḥiqa bi-

ḥatfihi1209).

1207
Wāsiṭa, p. 125-126.
1208
Ibid., p. 126.
1209
Ibid., p. 126.
469
Analyse des récits

Ces deux récits sont construits sur un schéma similaire et comportent de nombreux

éléments en commun. Premièrement, dans les deux cas, c’est un personnage extérieur à la

dynastie qui pousse les Mérinides à attaquer Tlemcen, le vizir al-Ḥasan b. ʽUmar dans la

première histoire et les généraux soumis, à Alger, au siège abdelwadide dans la seconde. En

présentant l’attaque mérinide comme la conséquence d’une manipulation orchestrée par des

acteurs hostiles aux Abdelwadides, Abū Ḥammū entend souligner, d’une part, le caractère

illégitime de cette attaque et, d’autre part, la faiblesse et l’ignorance des princes mérinides

qui se laissent tromper et influencer par des va-t-en-guerre.

Si toutes les sources s’accordent sur la responsabilité d’al-Ḥasan b. ʽUmar dans la

première expédition menée par les Mérinides contre Tlemcen, elles divergent en revanche

sur les motivations qui ont conduit à la seconde expédition. L’auteur du Zahr al-bustān, qui

rapporte de ces événements une version similaire à celle du Wāsiṭat al-sulūk, quoique plus

détaillée, et emploie à l’identique nombre de termes et d’expressions, voire de phrases

entières, abonde dans le sens d’Abū Ḥammū en insistant sur le rôle des généraux mérinides

basés à Alger1210. Yaḥyā b. Ḫaldūn évoque, quant à lui, comme cause du conflit une demande

envoyée à Abū Ḥammū par Abū Sālim, réclamant la libération des prisonniers mérinides

retenus depuis la dernière bataille. Abū Ḥammū posa comme condition la libération de deux

prisonniers abdelwadides retenus à Fès contre celle d’un prisonnier mérinide, ce qui

provoqua la colère du sultan mérinide qui commença les préparatifs de l’offensive1211. Enfin,

ʽAbd al-Raḥmān b. Ḫaldūn avance le refus opposé par Abū Ḥammū à la demande d’extradition

formulée par Abū Sālim à l’encontre du vizir Ibn Muslim, qui venait de rejoindre le sultan

abdelwadide avec le produit des impôts prélevés dans le Drâa, ainsi qu’à la demande de renvoi

1210
Zahr al-bustān, éd. A. Hāǧiyāt, p. 101-102 ; éd. B. al-Darrāǧī, p. 140-141.
1211
Buġya, p. 64, trad. franç. p. 76.
470
des Arabes Maʽqil qui l’avaient suivi chez son nouveau souverain1212. Ces divergences entre

les récits indiquent qu’Abū Ḥammū a sciemment opté pour une version des faits servant son

discours visant à délégitimer l’attaque initiée par les Mérinides.

Deuxièmement, Abū Ḥammū s’emploie à présenter dans ces deux histoires la retraite

dans le désert non pas comme une fuite face à l’ennemi, mais comme une ruse bien élaborée.

Ainsi, il indique dans les deux cas avoir été disposé à l’affrontement (al-mulāqāt), mais avoir

jugé préférable la retraite dans le désert. La répétition dans chacun des deux récits de

l’expression iqtaḍā naẓarunā indique sa volonté d’insister sur le fait qu’il s’agit d’une stratégie

bien réfléchie. Si la ruse, qui consiste à dévaster le territoire de l’ennemi en son absence pour

le pousser à abandonner ses positions, est évidente dans la seconde histoire et corroborée par

l’ensemble des sources dont nous disposons, elle l’est en revanche nettement moins dans la

première histoire. Comme pour prouver qu’il n’a pas pris la fuite en allant se réfugier dans le

désert et démontrer son courage et sa volonté de combattre l’ennemi, Abū Ḥammū enchaîne

les hyperboles dans le récit des instants précédant l’affrontement qui, finalement, n’aura pas

lieu. Ainsi, il se décrit comme « décidé à porter des coups » aux adversaires vers lesquels il se

dirige « promptement », assurant que son « empressement à les combattre » et son

« obstination à les affronter » ont suscité la crainte et le recul des ennemis. Alors que l’auteur

du Zahr al-bustān relate cet épisode dans les mêmes termes qu’Abū Ḥammū, assurant en outre

que le souverain était « déterminé à affronter les Mérinides » (kāna […] ʽāzim ʽalā mulāqāt Banī

Marīn1213), Yaḥyā b. Ḫaldūn se contente d’indiquer qu’à la vue de son armée, « les nombreuses

troupes ennemies n’osèrent pas s’approcher de lui et se réfugièrent dans la ville » (wa-

taḥaǧǧama ālāfuhum al-ʽadīda ʽan al-dunū minhu bal inḥaǧarū murtābīn fī l-madīna1214). L’auteur

1212
Ta’rīẖ, VII, p. 166 et p. 412 ; Berbères, III, p. 442 et IV, p. 345 ; Exemples, II, p. 952 et p. 1272-1273.
1213
Ibid.
1214
Buġya, p. 51, trad. franç. p. 61.
471
du K. al-ʽIbar ne fait, quant à lui, pas mention d’une quelconque rencontre entre les deux

armées avant qu’Abū Ḥammū ne rejoigne le désert, assurant que lorsqu’il eut appris que

l’armée mérinide se dirigeait vers Tlemcen, « il évacua [la ville] et passa dans le désert » (fa-

afraǧa ʽanhā wa-laḥiqa bi-l-ṣaḥrā’1215). Cela renforce l’impression selon laquelle la description

fournie par Abū Ḥammū n’est qu’un artifice rhétorique visant à se défendre d’avoir fui par

crainte de l’ennemi.

Après cette démonstration de force, le souverain abdelwadide assure avoir finalement

renoncé à l’affrontement pour « certaines raisons », reconnaissant qu’il ne disposait pas des

forces nécessaires pour mener ce combat et qu’il ne s’agissait là que d’un leurre. Il défend son

choix de se retirer dans le désert en affirmant que c’était « la meilleure des décisions », puis

il s’applique à présenter cette décision comme étant une ruse, assurant à deux reprises avoir

« trompé » l’ennemi (li-namkura bihim ; ḏālika minnā ẖudʽa), qu’il décrit comme une dupe

ignorant ce qui se tramait dans son dos, sans préciser toutefois quels étaient les ressorts de

cette ruse. Pour l’auteur du Buġya, la stratégie d’Abū Ḥammū consistait à gagner du temps.

Ainsi assure-t-il qu’il « se rangea à l’heureux avis de s’éloigner de la capitale jusqu’à ce que

l’ardeur de l’ennemi fut émoussée et que sa fureur s’amenuise, pour se préparer ensuite à

engager les combats » (fa-aǧmaʽa l-ra’y al-mubārak ʽalā l-ifrāǧ ʽan al-balad ḥattā tabḏula šawkat al-

ʽaduww wa-tahina sawratuhu ṯumma yunāǧizu l-ḥarb1216). L’auteur du Zahr al-bustān indique,

quant à lui, que le souverain abdelwadide entendait s’appuyer sur les tribus alliées pour

mettre fin à l’offensive mérinide. Avant de décrire le face-à-face avec l’ennemi évoqué plus

haut, il expose les conditions dans lesquelles la décision de rejoindre le désert aurait été prise

et les arguments qui la sous-tendent. Il affirme ainsi qu’Abū Ḥammū commença par consulter

les membres de sa tribu et les notables de Tlemcen « avisés et aptes à donner des conseils »

1215
Ta’rīẖ, VII, p. 164 ; Berbères, III, p. 439 ; Exemples, II, p. 950.
1216
Buġya, p. 51, trad. franç. p. 60.
472
(ūlī l-mašūra wa-l-ša’n1217) qui l’assurèrent s’en remettre à sa seule décision. Il ordonna alors

que l’on sorte à la rencontre de l’ennemi, mais, alors qu’il avait quitté Tlemcen, il se ravisa et

dit : « Il est plus juste et plus convenable d’entrer dans le désert et préférable de charger

l’ennemi une fois qu’il se sera enfoncé dans le pays, d’autant que les Bédouins sont à notre

service. Ainsi, Dieu réalisera nos espoirs » (al-ẖurūǧ ilā l-ṣaḥrā’ asadd1218 wa-aṣlaḥ wa-l-karr

ʽalayhim iḏā tawaġġalū fī l-bilād arǧaḥ1219 wa-li-l-Aʽrāb1220 ẖidma lanā wa-min hunāka yuballiġunā Llāh

āmālanā1221).

Mais alors que l’auteur du Zahr al-bustān assure que les Abdelwadides furent pris au

dépourvu par l’arrivée des Mérinides dans le pays (wa-huwa anna ilmām Banī Marīn bi-hāḏā l-

balad kāna ʽalā ḥīn ġafla li-Banī ʽAbd al-Wād1222), Abū Ḥammū se garde bien pour sa part

d’évoquer la moindre négligence qui témoignerait de son manque de vigilance. L’insistance

qu’il met à parler de ses espions témoigne probablement de sa volonté de montrer qu’au

contraire, il avait pris ses précautions. Il assure ainsi, au début de l’histoire, avoir envoyé des

espions après la prise de Tlemcen pour se tenir informé des activités des Mérinides. Cette

information est reprise dans le Buġya et dans le Zahr al-bustān, où elle permet justement à

leurs auteurs de souligner la vigilance du souverain abdelwadide. Ainsi Yaḥyā b. Ḫaldūn

indique que « ses espions, disséminés dans le Maghreb extrême – selon une coutume que sa

décision prévoyante n’abandonnait jamais et que son habileté politique ne négligeait pas –

apportèrent au calife – que Dieu l’assiste – la nouvelle [de l’avancée des troupes mérinides] »

(wa-ǧā’a ilā l-ẖalīfa – ayyadahu Llāh – bi-l-ẖabar ʽuyūnuhu l-mabṯūṯa bi-l-Maġrib ʽāda lā yuḍilluhā

1217
Zahr al-bustān, éd. A. Hāǧiyāt, p. 58 ; éd. B. al-Darrāǧī, p. 81.
1218
L’édition de Darrāǧī donne afyad.
1219
L’édition de Darrāǧī donne arḥam.
1220
L’édition de Darrāǧī donne wa-l-Aʽrāb.
1221
Zahr al-bustān, éd. A. Hāǧiyāt, p. 59 ; éd. B. al-Darrāǧī, p. 82.
1222
Ibid., éd. A. Hāǧiyāt, p. 59 ; éd. B. al-Darrāǧī, p. 83.
473
ḥazmuhu wa-lā tansāhā siyāsatuhu1223) alors que l’auteur du Zahr souligne que « notre maître

Abū Ḥammū ne négligeait jamais d’envoyer des espions » (kāna l-mawlā Abū Ḥammū yabʽaṯu l-

ǧawāsīs wa-lā yuġfilu ʽan irsāl1224). Abū Ḥammū assure également avoir envoyé un membre de

la tribu des Maʽqil pour espionner les déplacements de ses ennemis après s’être replié dans

le désert. Or aucune autre source ne fait mention d’un espion envoyé par le souverain

mérinide à ce moment. Yaḥyā b. Ḫaldūn évoque seulement un « émissaire » (rasul1225) choisi

par Abū Ḥammū parmi « les notables de sa tribu » (min aʽyān qabīlihi) et envoyé auprès des

Maʽqil pour leur demander de s’acheminer vers Oujda. Cette seconde référence à un espion

envoyé auprès de l’ennemi semble être un moyen pour Abū Ḥammū de réaffirmer l’acuité de

sa vigilance. Cela lui permet également de s’attribuer une part de responsabilité dans la

cuisante défaite infligée aux Mérinides par les Maʽqil. Sa présentation des événements laisse

en effet quelque peu perplexe :

Guidé par notre réflexion, nous décidâmes d’envoyer un membre de nos

Arabes Maʽqil chargé de les espionner alors qu’ils se trouvaient dans les environs

d’Oujda et de nous informer de tous leurs faits et gestes. Lorsque les Mérinides

apprirent que les Maʽqil leur avaient coupé la route, ils surent qu’ils étaient frappés

d’un mal insurmontable.

S’il n’y a aucune relation de cause à effet entre l’envoi d’un espion appartenant à la

tribu des Maʽqil d’une part, et le fait que les Maʽqil ont coupé la route à l’ennemi d’autre part,

la juxtaposition de ces deux phrases laisse entendre qu’Abū Ḥammū a pu jouer un rôle dans

ces événements, en incitant notamment les Maʽqil à se rendre aux environs de Tlemcen où

eut lieu la bataille. Si la version des événements présentée par l’auteur du Buġya va dans ce

1223
Buġya, p. 51, trad. franç. p. 60.
1224
Zahr al-bustān, éd. A. Hāǧiyāt, p. 58 ; éd. B. al-Darrāǧī, p. 81. L’édition de Darrāǧī donne wa-lā yaġfilu ʽan al-
irsāl.
1225
Buġya, p. 51, trad. franç. p. 62.
474
sens, celle du Zahr al-bustān laisse entendre que les tribus se déplacèrent de leur propre chef,

sans que cela ne résulte d’une demande d’Abū Ḥammū : « Les tribus se dirigèrent vers [les

Mérinides] et les routes leur furent coupées. Puis les Maʽqil se placèrent entre eux et leur

contrée et ils furent certains d’être perdus du fait de leur isolement » (fa-amsakat al-qabā’il ʽan

al-ityān ilayhim1226 wa-nqaṭaʽat al-ṭuruq ʽalayhim ṯumma inna l-Maʽqil ḥālat baynahum wa-bilādihim

fa-ayqanū bi-l-halaka li-aǧl infirādihim1227).

Il semble qu’Abū Ḥammū ne prit pas part à ce combat, initié par les Mérinides le 21

ǧumādā l-awwal 760/20 avril 13591228 contre les tribus qui leur barraient la route, et que ce

sont les Arabes qui leur infligèrent une cuisante défaite. ʽAbd al-Raḥmān b. Ḫaldūn n’est pas

très clair à ce sujet. Il affirme à un endroit de son ouvrage que les Mérinides furent battus par

« les Arabes et Abū Ḥammū ainsi que ceux qui étaient avec lui » (fa-awqaʽa bihim al-ʽArab wa-

Abū Ḥammū wa-man maʽahu wa-stabāḥūhum1229) et à un autre endroit que ce sont les Arabes qui

les combattirent farouchement (ṣadaqahum al-ʽArab al-ḥamla1230). L’auteur du Buġya assure,

quant à lui, qu’Abū Ḥammū fut informé de cette bataille alors qu’il se trouvait à

Tamalaht1231 (ṭāra ẖabar hāḏihi l-waqīʽa ilayhi – ayyadahu Llāh – bi-Tāmalḥāt1232). Il ajoute qu’on

lui envoya la tête du commandant de l’armée mérinide, Ibn Masāy, ce qui figure aussi dans le

Zahr al-bustān alors que le K. al-ʽIbar ne mentionne pas la mort de ce personnage1233. Notons

par ailleurs que si le souverain abdelwadide avait effectivement participé à cette bataille, nul

doute qu’il n’aurait pas manqué de rapporter ses glorieux faits d’armes.

1226
L’édition de Darrāǧī donne fa-masakat al-qabā’il ʽalā l-ityān ilayhim, Zahr al-bustān, p. 83.
1227
Zahr al-bustān, éd. A. Hāǧiyāt, p. 60 ; éd. B. al-Darrāǧī, p. 83.
1228
Buġya, p. 51, trad. franç. p. 62.
1229
Ta’rīẖ, VII, p. 164 ; Berbères, III, p. 439 ; Exemples, II, p. 950.
1230
Ta’rīẖ, VII, p. 401 ; Berbères, IV, p. 325 ; Exemples, II, p. 1258.
1231
Ville située dans la wilaya de Tissemsilt, à 300 km d’Oran.
1232
Buġya, p. 52, trad. franç. p. 62.
1233
Ibid., p. 52, trad. franç. p. 62 ; Zahr al-bustān, éd. A. Hāǧiyāt, p. 60 ; éd. B. al-Darrāǧī, p. 84.
475
Enfin, un troisième élément commun aux deux récits rapportés par Abū Ḥammū

consiste à présenter les Mérinides comme des parjures. Ainsi, dans la première histoire, ils

s’engagent, après leur défaite face aux Maʽqil, à cesser les troubles « jusqu’à la fin des temps »,

puis s’empressent, après être rentrés chez eux, de rompre leur serment. Et, dans la seconde

histoire, la rupture de leur engagement est posée en prélude à l’offensive lancée contre

Tlemcen. Or, les auteurs des chroniques ne font pas état de ces trahisons mérinides. Yaḥya b.

Ḫaldūn indique même qu’après la défaite face aux Maʽqil, les Mérinides libérèrent le père et

le fils d’Abū Ḥammū qui furent ensuite accueillis en grande pompe à Tlemcen1234. Si l’auteur

du Zahr al-bustān fait bien état d’une rupture de serment de la part des Mérinides, il s’agit du

serment qui les liait à leur sultan al-Saʽīd, et non au sultan abdelwadide, lorsque, après la

défaite essuyée face aux Arabes Maʽqil, ils rejetèrent l’autorité du régent al-Ḥasan b. ʽUmar

qui régnait pour le compte du sultan al-Saʽīd et qui était à l’origine de l’offensive, puis

choisirent pour sultan le prince Manṣūr b. Sulaymān1235. « Ils convinrent de rompre le

serment fait à al-Saʽīd » (fa-aǧmaʽū ra’yahum ʽalā naqḍ ʽahd al-Saʽīd1236), assure ainsi l’auteur du

Zahr al-bustān. L’insistance avec laquelle Abū Ḥammū affirme que les Mérinides ont rompu le

pacte qu’ils avaient conclu avec lui vise à discréditer ses ennemis. On ne peut ne pas y voir

une tentative de la part de l’auteur d’établir un parallèle entre sa propre histoire et celle du

roi des Hephtalites rapportée précédemment dans l’ouvrage1237 et analysée dans notre

chapitre sur la justice1238. Les rois mérinides sont assimilés au souverain sassanide Fayrūz b.

Yazdaǧird qui, après avoir rompu le pacte de non-agression conclu avec le roi des Hephtalites,

lança une offensive contre lui pour s’emparer de son territoire. Ils incarnent à leur tour la

1234
Buġya, p. 59, trad. franç. p. 71.
1235
Sur ces événements, voir Ta’rīẖ, VII, p. 401 ; Berbères, IV, p. 324 ; Exemples, II, p. 1258 ; Buġya, p. 52, trad. franç.
p. 63 ; Zahr al-bustān, éd. A. Hāǧiyāt, p. 60 ; éd. B. al-Darrāǧī, p. 84.
1236
Zahr al-bustān, éd. A. Hāǧiyāt, p. 60 ; éd. B. al-Darrāǧī, p. 84.
1237
Wāsiṭa, p. 75-79.
1238
Sur cette histoire, voir le chapitre 3 de ce travail, p. 86-88 et le chapitre 5, p. 225-227.
476
figure du roi injuste, coupable d’enfreindre la Loi divine dans la mesure où, comme il est

indiqué dans le récit, « les serments et les pactes sont des piliers de la Loi divine ». Abū

Ḥammū est, quant à lui, assimilé au roi des Hephtalites qui, sûr de son bon droit et grâce à

son ḥazm, parvient à sortir vainqueur de cette confrontation en attaquant l’inique

envahisseur par surprise après l’avoir laissé s’enfoncer dans son royaume et en lui infligeant

une cuisante défaite.

Si ces récits témoignent de l’usage métaphorique du désert-forteresse par Abū

Ḥammū, cela ne signifie pas pour autant qu’il ne disposait pas de forteresse matérielle dans

laquelle se réfugier. Le K. al-ʽIbar indique ainsi que, suite à une offensive lancée par les

Mérinides à la fin de l’année 785/1383, il alla se réfugier dans la forteresse de Tāḥaǧmūt

(iʽtaṣama bi-maʽqilihā) et se prépara à soutenir un siège. Il ne fut sauvé cette fois que grâce à

l’intervention du sultan de Grenade qui, fâché de cette attaque contre son allié, envoya un

prétendant au trône mérinide assiéger Fès1239.

8.2. Les stratégies défensives et offensives


La deuxième partie du sous-chapitre établit les différentes stratégies à mettre en

œuvre face à l’ennemi1240. Abū Ḥammū dresse une typologie des ennemis établie selon deux

critères : la force militaire et financière d’une part, et les aptitudes intellectuelles d’autre

part. Il définit trois catégories : l’ennemi plus fort que le souverain, l’ennemi plus faible et

l’ennemi de force égale et indique les stratégies défensives et offensives adaptées à chaque

type d’ennemi et devant assurer la victoire du souverain. Nous aborderons successivement

ces trois catégories d’ennemis.

1239
Ta’rīẖ, VII, p 189-190 ; Berbères, III, 478-479, Exemples, II, 983-984).
1240
Wāsiṭa, p. 115-138.
477
8.2.1. L’ennemi plus fort
L’ennemi plus fort est celui auquel est consacré le plus grand nombre de pages1241. Le

principe devant guider la conduite du souverain face à cet ennemi est exprimé à la fin : « Ne

crains pas ton ennemi, mon fils, même s’il est fort » (lā taẖša yā bunayy min ʽaduwwika wa-in

kāna qawī1242). Le discours sur l’ennemi plus fort se divise en trois parties : la première partie

contient des recommandations générales sur la stratégie de défense et les deux autres parties

indiquent comment faire face à une offensive lancée, d’une part, par un ennemi plus fort

militairement, mais « dénué de sens politique1243, doté d’une raison déficiente et ayant mal

conçu son action » (li-ʽadam siyāsatihi wa-ḍuʽf ʽaqlihi wa-sū’ tadbīrihi fī fiʽlihi1244) et, d’autre part,

par un ennemi non seulement plus fort militairement, mais également « prudent et doté

d’une détermination sans pareille » (ṣāḥib ḥazm wa-waḥīd ʽazm1245) et dont « l’astuce, le sens

politique et la réflexion » équivalent celle du souverain (wa-huwa muwāzī laka fī l-dahā’ wa-l-

siyāsa wa-l-ārā’1246). L’ensemble est illustré par quatre récits qui, tous, mettent en scène

l’auteur de l’ouvrage.

La “soft politique”

Les recommandations générales relatives à la stratégie défensive prônée par Abū

Ḥammū font appel aux mêmes principes de “soft politique” concernant les auxiliaires du

pouvoir rétifs à son autorité. Abū Ḥammū recommande ainsi de ne pas riposter à l’attaque

par la force, mais de tenter d’infléchir l’ennemi par différents moyens détournés, comme il

l’indique en préambule :

1241
Wāsiṭa, p. 115-130, soit 15 pages sur un total de 23 pages dans notre édition.
1242
Ibid., p. 130.
1243
Par « sens politique », nous entendons l’aptitude à bien conduire les affaires de l’État et à user de subterfuges
pour parvenir à ses fins.
1244
Wāsiṭa, p. 121.
1245
Ibid., p. 126.
1246
Ibid.
478
ʽAduww aqwā minka fa-yaǧibu ʽalayka an tudāfiʽahu bi-anwāʽ al-muḥāwalāt wa-

tastamīla qalbahu bi-l-murāsalāt wa-tusāyisahu bi-ra’yika wa-mālika wa-tuṣāniʽahu fī ǧamīʽ

aḥwālika wa-lā yaǧibu an tudāfiʽahu bi-nafsika li-annahu laysa min dahā’ika wa-lā min

kaysika1247.

Tu dois, pour contenir un ennemi plus fort que toi, recourir à divers

subterfuges et tenter de l’infléchir en entretenant avec lui des correspondances.

Cherche à l’amadouer par ton esprit et ton argent et à lui complaire dans toutes les

circonstances. Mais ne t’expose pas toi-même pour le contenir, car cela ne relève ni

de ton astuce ni de ton habileté.

La première des choses à faire est d’envoyer des espions chez l’ennemi pour se tenir

informé de ses intentions et tenter de désamorcer en amont d’éventuelles menaces :

Wa-kullamā rāma hāḏā l-ʽaduww ẖidāʽ wa-aẓhara fīka aṭmāʽ ǧā’at al-ǧawāsīs bi-

aẖbārihi wa-mā akannahu fī bilādihi min asrārihi fa-ta’ẖuḏu fī qiwām mudāfaʽatihi immā bi-

ḥīlatika aw bi-muṣānaʽatika wa-ḏālika bi-qadr ḥazmika wa-ǧiddika wa-siyāsatika wa-

kaydika1248.

Chaque fois que l’ennemi cherchera à te tromper et qu’il fera montre de

convoitise à ton endroit, les espions t’informeront de sa situation et des secrets qu’il

renferme dans son royaume. Tu t’emploieras alors à le contenir en usant de moyens

détournés ou en te montrant complaisant selon ta capacité à prévoir les

événements1249, à faire montre de sérieux et à user de subterfuges et de ruses.

Abū Ḥammū détaille ensuite les différents moyens à sa disposition pour apaiser les

vélléités guerrières de son ennemi. Il doit, dans un premier temps, tenter de contenir ses

ardeurs en lui proposant de l’argent :

1247
Wāsiṭa, p. 115.
1248
Ibid.
1249
Le manuscrit de Rabat donne comme variante ʽazmika, « ta détermination ».
479
Wa-ḏālika bi-an taktuba kutub ilā ʽaduwwika wa-wuzarā’ihi wa-ẖāṣṣatihi wa-ahl

ārā’ihi taʽiduhum bi-iʽṭā’ al-amwāl wa-l-ziyāda l-kaṯīra min al-ifḍāl wa-tuʽāmiluhum bi-l-

taʽaṭṭuf wa-l-siyāsa wa-l-talaṭṭuf ḥattā taẖdaʽahum bi-mālika wa-tastamīla qulūbahum bi-

nawālika fa-in ṣaḥḥat muḥāwalatuka bi-iʽṭā’ al-amwāl wa-nilta buġyataka fī ǧamīʽ al-aḥwāl

sakkanta ʽaduwwaka min ġuluwwihi wa-ḥaṭaṭtahu min sumuwwihi1250.

Ainsi, tu adresseras des missives à ton ennemi, à ses vizirs, aux membres de

son entourage et à ses conseillers en leur promettant des sommes d’argent plus que

généreuses. Tu les traiteras avec bienveillance, douceur et délicatesse jusqu’à

parvenir à les tromper grâce à ton argent et à les infléchir grâce à tes faveurs. Si ta

stratégie consistant à donner de l’argent fonctionne et si tu parviens à réaliser tous

tes desseins, tu auras apaisé l’ardeur de l’ennemi et rabattu ses prétentions.

En revanche, si cette stratégie qu’Abū Ḥammū appelle « le don et la complaisance »

(al-iʽṭā’ wa-l-muṣānaʽa) n’aboutit pas, le souverain doit alors recourir à des ruses (al-ḥiyal) et à

des tromperies (al-muẖādaʽāt).

La ruse

« Une ruse peut être plus utile qu’une tribu » (fa-rubba ḥīla anfaʽ min qabīla), assure

ainsi Abū Ḥammū avant d’en donner un exemple concret :

Wa-minhā an tuzawwira kutub taʽudduhā aǧwiba wa-tuzaẖrifuhā bi-zaẖārīf muʽǧiba

wa-tubdiʽu fī tazawwurihā wa-tuḥsinu fī taṣawwurihā ka-annahā waradat ʽalayka min ẖāṣṣat

ʽaduwwika1251.

L’une de ces ruses consiste à falsifier des lettres auxquelles tu prépareras des

réponses et que tu décoreras d’admirables ornements. Tu forgeras cette contrefaçon

et t’appliqueras à la créer comme si elle t’avait été adressée par l’entourage de ton

ennemi.

1250
Wāsiṭa, p. 115.
1251
Ibid., p. 115-116.
480
Le souverain doit ensuite lire les lettres falsifiées à son entourage et propager

l’information selon laquelle les membres de la cour de son ennemi lui sont favorables (ẖāṣṣat

ʽaduwwika fī ǧānibika muḥibbīn1252) et que leurs lettres contiennent de quoi lui profiter (katabū

ilayka bimā yuʽūdu bi-l-manfaʽa ʽalayka). Cette ruse est « merveilleuse » (wa-fī hāḏihi makīda

ʽaǧība), assure Abū Ḥammū, car elle est bénéfique pour le souverain à plusieurs égards. D’une

part, son ami (al-ṣadīq) s’en réjouira et diffusera la nouvelle et, d’autre part, celui qui lui est

hostile (ġayr al-muḥibb fī ǧānibika) soit écrira à l’ennemi pour le prévenir que son entourage

complote contre lui, ce qui sèmera la discorde entre le roi ennemi et les membres de sa cour,

soit prendra peur pour lui-même et cessera d’entretenir des relations avec l’ennemi.

Pour que le stratagème réussisse, le souverain doit au préalable avoir fait en sorte

qu’un de ses familiers, informé de ses projets et de ses secrets, ait établi une relation de

confiance avec l’ennemi en entretenant avec lui une correspondance régulière et en

multipliant à son égard les signes de loyauté, de sorte que l’ennemi soit convaincu de sa

sincérité et le considère comme un agent de confiance. Ce faux agent double doit à la fois

permettre au souverain d’être informé des secrets de l’ennemi grâce aux lettres qu’il reçoit

de sa part et lui servir d’espion en l’envoyant comme émissaire chez l’ennemi et en le

chargeant de lui rapporter dans les moindres détails ce qu’il aura pu y observer.

Après avoir lu la lettre, le souverain doit ordonner d’y répondre favorablement et la

remettre à un messager chargé de la faire parvenir en territoire ennemi. Le faux agent devra

ensuite écrire à l’ennemi, comme à son habitude, pour l’informer qu’une lettre vient d’être

envoyée à ses proches et lui décrire le messager. Sa missive devra parvenir à l’ennemi avant

l’arrivée du messager portant la réponse à la lettre falsifiée afin qu’il puisse l’intercepter. «Ces

lettres, conclut-il, causeront la division entre l’ennemi et les hommes de confiance faisant

1252
Wāsiṭa, p. 116. Sauf indication contraire, toutes les citations suivantes sont extraites de la même page.
481
partie de son entourage » (fa-takūnu hāḏihi l-kutub sabab fī wuqūʽ al-šatāt bayna l-ʽaduww wa-

ẖāṣṣatihi l-ṯiqāt1253).

Abū Ḥammū rapporte ensuite une histoire montrant comment lui-même a mis en

œuvre ce stratagème contre son ennemi mérinide :

Nous avons employé un tel stratagème à l’encontre de Mūsā b. Ibrāhīm al-

Yarnayānī, alors qu’Abū Sālim voulait le prendre pour vizir, lui témoignant ainsi

l’honneur et la considération dont il jouissait auprès de son père. Il était en effet l’un

des vizirs respectés de son père et gouvernait avec lui le royaume mérinide. C’était

quelqu’un d’astucieux, connu pour son aptitude à élaborer des subterfuges et pour la

qualité de sa réflexion. Il n’y avait plus, parmi les vizirs qui avaient servi Abū l-Ḥasan,

d’homme plus ingénieux que lui et plus habile pour tramer des ruses. Il advint qu’Abū

Sālim nous envoya des messagers afin de nous duper et de nous tromper. Nous avons

retourné contre lui son stratagème et l’avons trompé en retour. Pour ce faire, nous

avons utilisé des missives falsifiées que nous avons attribuées au prince ʽAbd al-Ḥalīm,

neveu d’Abū l-Ḥasan. Nous les avons établies de la meilleure façon qui soit en y

indiquant que Mūsā b. Ibrāhīm, le susnommé, s’était mis à ses ordres, qu’il avait

rejoint le cercle de ses partisans, qu’il avait fait part de son intention de tromper Abū

Sālim, qu’il s’était allié avec le prince ʽAbd al-Ḥalīm et qu’il se fiait à lui. Nous avons

employé des messagers que nous avons présentés comme nous étant envoyés par le

prince ʽAbd al-Ḥalīm. Ils nous ont apporté les missives que nous avions falsifiées en

employant la ruse et en y mettant le plus grand soin. Puis nous en avons informé les

messagers d’Abū Sālim qui se trouvaient auprès de nous et avons manœuvré

secrètement pour qu’ils assistent [à notre conseil] afin qu’ils entendent le contenu des

missives falsifiées, ce qui modifia leur état d’esprit. Nous avons œuvré à diffuser cette

nouvelle de la meilleure façon qui soit. Lorsqu’ils prirent congés et arrivèrent auprès

1253
Wāsiṭa, p. 117.
482
d’Abū Sālim, ils l’informèrent de ce qu’ils avaient entendu et de ce qu’ils savaient du

contenu de la missive. Lorqu’Abū Sālim entendit ce que lui rapportaient ses

messagers, il en fut fâché et ce fut la raison pour laquelle il fit arrêter Mūsā b. Ibrāhīm,

le susnommé, malgré les liens qui les unissaient auparavant. Il lui infligea un

châtiment exemplaire, l’emprisonna, lui donna une sévère réprimande et le destitua.

Après qu’il eut été arrêté par Abū Sālim, son fils, al-Subayʽ b. Mūsā, prit la fuite et se

réfugia auprès de ʽAbd al-Ḥalīm. Ils se divisèrent comme nous l’espérions. Al-Subayʽ

n’eut de cesse ensuite de nous écrire, exprimant son désir de nous servir et nous

indiquant qu’il se mettait sous notre protection et souhaitait se mettre sous nos ordres

et entrer dans le cercle de nos partisans. Avant de se présenter à nous, il nous fit

parvenir un poème dans lequel il nous flattait et auquel nous avons répondu par ce

poème1254.

Analyse du récit

Trois mouvements se distinguent dans ce récit. Premièrement, Abū Ḥammū décrit le

personnage qui sera la victime « collatérale » de son stratagème : le vizir mérinide Mūsā b.

Ibrāhīm al-Yarnayānī. Il s’emploie à mettre en avant les qualités de ce minisitre respecté,

ingénieux et bon conseiller, le dernier des vizirs astucieux de l’époque d’Abū l-Ḥasan, pour

mieux souligner la perte irrémédiable qu’il parviendra à causer à son ennemi et affirmer

l’ingéniosité de sa ruse. Deuxièmement, il présente sa ruse comme une riposte à une

agression mérinide. Abū Sālim ayant ouvert les hostilités en lui envoyant des messagers

chargés de le « duper » et de le « tromper », il n’a fait que répondre à cette tentative de

tromperie. Cela lui permet de justifier et de légitimer le recours à des pratiques pouvant être

considérées comme blâmables ou, pour le moins, peu honorables. Troisièmement, il décrit le

stratagème mis en œuvre, parfaite illustration des recommandations établies plus haut, et

met en scène son propre succès. Ce succès est double : non seulement il est parvenu à

1254
Wāsiṭa, p. 117-118.
483
éliminer, sans prendre de risques, un haut dignitaire ennemi qui aurait pu, par son

ingéniosité, lui causer du tort et à affaiblir dans le même temps le sultan mérinide, mais il a

également réussi à se faire un allié de taille qui n’est autre que le fils de ce haut dignitaire

dont il a causé la chute, al-Subayʽ b. Mūsā. En reprenant mot à mot les propos qu’il a

auparavant attribués à son père dans la lettre qui lui est envoyée par le fils – « il souhaitait se

mettre sous nos ordres et entrer dans le cercle de nos partisans » - Abū Ḥammū établit un

parallèle entre les deux affaires pour mieux souligner toute l’ironie de la situation.

Contrairement aux deux précédents récits, aucune autre source ne fait état des

événements relatés par le souverain abdelwadide ni ne fait allusion à la moindre ruse

orchestrée par Abū Ḥammū à l’encontre du sultan mérinide, hormis le complot établi avec

ʽUmar b. ʽAbd Allah sur lequel nous reviendrons plus loin1255. ʽAbd al-Raḥmān b. Ḫaldūn

consacre une notice à la famille du vizir Mūsā b. Ibrāhīm al-Yarnayānī. S’il confirme qu’il était

bien vizir du sultan Abū l-Ḥasan, il ne dit rien en revanche des vertus qui lui sont attribuées

par Abū Ḥammū ni de la disgrâce dont il aurait été victime. Concernant son fils, Muḥammad

al-Subayʽ, il indique qu’il était vizir sous le règne d’Abū ʽInān et que « cette famille éprouva

ensuite l’inconstance de la fortune » (wa-taqallabat bihim al-ayyām baʽdahu1256) sans donner

toutefois davantage de détails sur ces événements.

En outre, tous les récits témoignent du fait que le prince mérinide ʽAbd al-Ḥalīm et le

vizir al-Subayʽ eurent bien affaire avec le sultan abdelwadide, mais les événements dont ils

font état ont peu à voir avec ceux rapportés par Abū Ḥammū. D’après l’auteur du Buġya, le

prince mérinide ʽAbd al-Ḥalīm arriva à Tlemcen au début du mois de ḏū l-ḥiǧǧa 762/octobre

13611257. Neveu du sultan Abū l-Ḥasan, il avait été envoyé en exil avec ses frères à la cour de

1255
Voir le chapitre 9 de ce travail, p. 553-569.
1256
Ta’rīẖ, VII, p. 67 ; Berbères, III, p. 282 ; Exemples, II, p. 825.
1257
Buġya, p. 92, trad. franç. p. 112.
484
Grenade par Abū ʽInān, lorsque ce dernier prit le pouvoir, prenant soin d’éloigner les

éventuels prétendants au trône1258. L’auteur du Zahr al-bustān assure qu’Abū Ḥammū écrivit

au prince en exil à de nombreuses reprises, l’encourageant à renverser le sultan mérinide qui

était à cette époque Abū Sālim, lui promettant de l’aider dans son entreprise en lui

fournissant une armée et de l’argent et lui décrivant un royaume corrompu et gouverné par

un souverain tout occupé à satisfaire ses plaisirs, ce qui le poussa à entreprendre le voyage

jusqu’à Tlemcen1259. ʽAbd al-Raḥmān b. Ḫaldūn assure, quant à lui, qu’Abū Ḥammū avait

demandé à plusieurs reprises au sultan de Grenade de lui envoyer ce prince et ses frères « afin

de les avoir sous la main quand il voudrait susciter des difficultés au sultan Abū Sālim » (li-

yaǧidahum zabūn ʽalā l-sulṭān Abī Sālim 1260). Yaḥyā b. Ḫaldūn n’évoque pour sa part qu’une

demande adressée au sultan de Grenade en 762/1361, « afin qu’il l’aide à conquérir le

Maghreb extrême » (kay yuʽīnahu ʽalā tamalluk al-Maġrib1261) et qui mena à son arrivée à

Tlemcen à la fin de cette année, où il l’accueillit avec les plus grands honneurs.

Muḥammad al-Subayʽ arriva à Tlemcen en même temps que le prince ʽAbd al-Ḥalīm

qui était accompagné par ses deux frères. L’auteur du Buġya assure qu’il arriva « chassé par

la crainte » (ṭarīd ẖawf1262) sans donner d’autre précision sur les motifs ayant poussé ce vizir à

se réfugier à la cour abdelwadide. L’auteur du K. al-ʽIbar affirme, quant à lui, qu’il avait

« abandonné le parti de ʽUmar b. ʽAbd Allāh » (nazaʽa ʽan ʽUmar1263) et qu’il leur apprit que le

sultan Abū Sālim était mort. Ainsi, d’après ʽAbd al-Raḥmān b. Ḫaldūn, ce n’est pas la disgrâce

de son père qui aurait poussé al-Subayʽ à fuir la cour mérinide, mais un différend avec le

nouvel homme fort du royaume, après que ce dernier eut détrôné et fait assassiner le sultan.

1258
Ta’rīẖ, VII, p. 419 ; Berbères, IV, p. 355 ; Exemples, II, p. 1281.
1259
Zahr al-bustān, éd. A. Ḥāǧiyāt, p. 150 ; éd. B. al-Darrāǧī, p. 217.
1260
Ta’rīẖ, VII, p. 419 ; Berbères, IV, p. 356 ; Exemples, II, p. 1282.
1261
Buġya, p. 91, trad. franç. p. 111.
1262
Ibid., p. 92, trad. franç. p. 113.
1263
Ta’rīẖ, VII, p. 419 ; Berbères, IV, p. 356 ; Exemples, II, p. 1281.
485
Cette version est tout à fait plausible puisque le sultan Abū Sālim serait mort, selon ʽAbd al-

Raḥmān b. Ḫaldūn, le 17 ḏū l-qaʽda 762, ou le 21 du même mois d’après l’auteur du Zahr al-

bustān1264, soit à peine un mois avant l’arrivée d’al-Subayʽ.

Abū Ḥammū engagea ensuite le prince ʽAbd al-Ḥalīm à prendre al-Subayʽ pour vizir et

leur fournit un épuipage royal1265. Ils quittèrent Tlemcen le 22 ḏū l-ḥiǧǧa 7621266, soit le mois

même de leur arrivée, accompagnés par une importante colonne abdelwadide, et mirent le

cap à l’ouest, bien décidés à s’emparer du trône mérinide. « Mais le destin en décida

autrement » (lākinna l-qadar ḥāda ʽan al-murād), semble déplorer l’auteur du Zahr al-bustān1267.

Cette tentative de coup d’État encouragé par Abū Ḥammū fut en effet un échec. Le prince

ʽAbd al-Ḥalīm fut mis en déroute par les troupes de ʽUmar b. ʽAbd Allāh et alla finalement

s’établir à Sijilmasa. Il fut ensuite abandonné par son vizir al-Subayʽ qui offrit finalement ses

services au même ʽUmar b. ʽAbd Allāh. Déposé par ses partisans au profit de son frère, ʽAbd

al-Ḥalīm partit effectuer le pèlerinage en Orient au mois de ṣafar 764/novembre-décembre

1362 et mourut près d’Alexandrie en 768/1366-1367 alors qu’il était sur le chemin de retour

vers le Maghreb1268.

Les raisons avancées par ʽAbd al-Raḥmān b. Ḫaldūn pour expliquer la fuite de

Muḥammad al-Subayʽ, corroborées par la date de son arrivée à Tlemcen fournie par son frère

Yaḥyā dans le Buġyat al-ruwwād, laissent planer le doute sur la véracité de l’intrigue

revendiquée par Abū Ḥammū. Les chroniques relatent en revanche un autre stratagème mis

en œuvre par le souverain abdelwadide et dont lui-même fut aussi victime de la part des

1264
Ta’rīẖ, VII, p. 415, Berbères, IV, p. 350 ; Exemples, II, p. 1276 ; Zahr al-bustān, éd. A. Ḥāǧiyāt, p. 150 ; éd. B. al-
Darrāǧī, p. 216.
1265
Ta’rīẖ, VII, p. 419 ; Berbères, IV, p. 356 ; Exemples, II, p. 1282 ; Buġya, p. 95, trad. franç. p. 117 ; Zahr al-bustān, éd.
A. Ḥāǧiyāt, p. 151 ; éd. B. al-Darrāǧī, p. 219.
1266
Buġya, p. 95, trad. franç. p. 117.
1267
Zahr al-bustān, éd. A. Ḥāǧiyāt, p. 152 ; éd. B. al-Darrāǧī, p. 219.
1268
Ta’rīẖ, VII, p. 420-424 ; Berbères, IV, p. 357-365 ; Exemples, II, p. 1282-1289.
486
Mérinides : susciter et appuyer un prétendant au trône pour renverser le pouvoir en place et

se ménager ainsi un allié qui lui sera redevable à la tête du royaume voisin. Le récit, à cet

endroit, d’une ruse couronnée de succès peut dès lors être perçu comme un moyen pour Abū

Ḥammū de camoufler l’échec de ce stratagème tout en amplifiant dans l’esprit du lecteur son

image de souverain redoutablement ingénieux.

Analyse du poème

Quant au poème qui suit le récit mettant en scène Abū Ḥammū, il figure également

dans le Zahr al-bustān et le Buġyat al-ruwwād qui indiquent tous deux, confirmant ainsi les

propos de l’auteur du Wāsiṭat al-sulūk, qu’il fut composé en réponse à celui adressé au sultan

abdelwadide par Muḥammad al-Subayʽ avant son arrivée à Tlemcen. Le poème composé par

al-Subayʽ est consigné dans son intégralité dans le Zahr al-bustān et en partie seulement dans

le Buġya1269. Abū Ḥammū se contente, quant à lui, de reproduire son seul poème, celui que lui

adressa le vizir mérinide n’étant qu’un prétexte pour mettre une nouvelle fois en avant son

génie poétique et son propre mérite, comme le montrent les deux passages suivants (mètre :

ṭawīl) :

1/Nous secourons l’opprimé et repoussons l’oppresseur

Lorsque l’opprimé est piqué par l’épine de l’oppresseur.

2/Qui cherche l’asile trouve auprès de nous un refuge où s’abriter

Et bénéficie de la protection de nos valeureux lions.

3/N’as-tu pas vu venir al-Subayyaʽ,

À notre porte, espérant trouver chez nous des natures nobles et généreuses

4/Quand ses compagnons l’eurent abandonné,

Et tous les amis dont l’affection n’est pas durable1270.

[…]

1269
Buġya, p. 92, trad. franç. p. 113 ; Zahr al-bustān, éd. A. Ḥāǧiyāt, p. 153-155 ; éd. B. al-Darrāǧī, p. 221-223.
1270
Wāsiṭa, p. 119-120.
487
5/Ô toi qui viens te réfugier à l’ombre de notre puissance

Tu trouveras ici bienveillance et générosité.

6/Nous te recevrons avec les honneurs qui conviennent à ton rang

Répandant sur toi notre générosité, abondante comme la pluie du nuage

7/Telle est notre habitude envers ceux qui viennent chez nous trouver refuge,

Et à qui nous offrons protection et générosité, faisant oublier la libéralité de Ḥātim1271.

8/Voici notre réponse à ta composition,

Nous l’avons envoyée, ordonnée comme un collier de perles.

9/Nous sommes, parmi les descendants de Ḥimyar1272, les détenteurs de couronnes

Et, par ta vie, les véritables couronnes sont les turbans !

10/Par nos hautes ambitions, nous nous sommes élevé au sommet de la gloire

Que de combats faut-il livrer avant d’atteindre cette dignité !

11/Nous l’avons renforcée et avons élevé son édifice.

Que de temps est-elle restée sans piliers pour la soutenir !

12/Nous avons réuni les débris de la royauté après sa dispersion.

Que de temps est-elle restée, sans fondations, en proie aux pillages !

13/Et nous avons dompté les chevaux du pouvoir après qu’ils se furent montrés rétifs

Et nous les avons soumis alors qu’ils étaient indociles auparavant !

14/La puissance des monarques les plus éminents s’incline

Devant les hauts faits de la famille de Zayyān et de Mūsā1273

15/Qui cherche à les saisir en est incapable

1271
Ḥātim al-Ṭā’ī, poète du VIe siècle réputé pour sa générosité et son hospitalité. Voir Cornelis van Arendonk,
« Ḥātim al-Ṭā’ī », EI2.
1272
Confédération tribale qui parvint, à la fin du IIIe siècle de notre ère, à unifier, pour la première fois, l’Arabie
du sud après avoir annexé les royaumes de Saba et du Hadramawt. C’est sous l’ère ḥimyarite que fut instauré le
monothéisme en Arabie du Sud à la fin du IVe siècle. Iwona Gajda, « Les débuts du monothéisme en Arabie du
Sud », Journal asiatique, 290/2 (2002), p. 611-630.
1273
Cette traduction est en partie inspirée de celle proposée par Alfred Bel, Buġya, p. 93-95, trad. franç. p. 115-
116.
488
Qui s’efforce de les compter n’en a pas la force1274

Dans le premier extrait du poème (v. 1-4), Abū Ḥammū met en avant la figure du roi

juste, protégeant l’opprimé contre l’oppresseur et lui offrant refuge et protection, présent

même quand les amis le trahissent. Au début du second extrait (v. 5-7), il use de comparaison

et d’hyperbole pour vanter sa générosité, abondante comme la pluie du nuage, topos de la

littérature arabe, et dépassant celle de Ḥātim al-Tā’ī, dont la prodigalité est pourtant

proverbiale. Enfin, dans la dernière partie (v. 8-15), il revendique sa légitimité à détenir le

pouvoir en s’inscrivant dans deux généalogies, celle des Ḥimyar d’une part, et celle des

Zayyanides d’autre part.

Concernant la première de ces généalogies, il convient de relever une différence

notable entre la version d’Abū Ḥammū et celles du Buġya et du Zahr al-bustān. Dans le poème

consigné dans ces deux derniers ouvrages, il n’est pas question des descendants de Ḥimyar

(āl Ḥimyar) mais de Hāšim (āl Hāšim1275), en référence à la famille du prophète Muḥammad.

Yaḥyā b. Ḫaldūn s’efforce, en effet, dans le Buġyat al-ruwwād, d’attribuer à Abū Ḥammū une

généalogie alide. Il évoque ainsi, dans le premier chapitre du tome qui lui est consacré, « son

ancêtre ʽAlī b. Abī Ṭālib » (ǧadduhu ʽAlī b. Abī Ṭālib1276) et, au sujet d’Abū Ḥammū, « ce calife

hachémite » (hāḏā l-ẖalīfa l-hāšimī1277), s’employant, par le biais de cette généalogie, à légitimer

son pouvoir. « Son règne, puisqu’il est hachémite, s’impose, tant par ses vertus que par

l’obligation de la loi » (waǧabat ẖilāfatuhu l-hāšimiyya ṭabʽan wa-šarʽan1278), proclame ainsi

l’auteur du Buġya, en citant le hadith selon lequel « la souveraineté appartiendra aux gens de

Quraysh » (al-ẖilāfa fī Qurayš1279), tribu du prophète. Aucune filiation de ce type n’est

1274
Wāsiṭa, p. 121.
1275
Buġya, p. 95, trad. franç. p. 116 ; Zahr al-bustān, éd. A. Ḥāǧiyāt, p. 158 ; éd. B. al-Darrāǧī, p. 231.
1276
Buġya, p. 8, trad. franç. p. 7.
1277
Ibid., p. 12, trad. franç. p. 13.
1278
Ibid., p. 9, trad. franç. p. 9.
1279
Ibid.
489
revendiquée par Abū Ḥammū dans son ouvrage. La référence à Ḥimyar dans ce poème semble

davantage politique que religieuse. De la même manière que les Ḥimyar ont soumis en leur

temps les royaumes de Saba et du Hadramawt, Abū Ḥammū veut probablement montrer qu’il

entend unifier le royaume sous son autorité après avoir vaincu ses ennemis et imposé son

pouvoir par la force des armes. Bien qu’il se réfère à deux généalogies, c’est son propre mérite

qu’il s’emploie à mettre en avant dans ce poème et non un héritage dynastique, lui qui a su

surmonter les difficultés pour parvenir à « dompter les chevaux rétifs du pouvoir » (v. 13).

C’est dans cette optique qu’il faut comprendre la référence à Zayyān (v. 14) qui est en fait une

référence implicite au fils de Zayyān, Yaġmurāsan b. Zayyān, le fondateur éponyme de la

dynastie, qui imposa son pouvoir par les armes et qui, lui-même, aurait rejeté toute

ascendance alide : « Nous avons obtenu les biens de ce monde et le pouvoir par nos épées et

non par cette ascendance » (Ammā l-dunyā wa-l-mulk fa-nilnāhumā bi-suyūfinā lā bi-hāḏā l-

nasab), aurait-il répondu à ceux qui, pour le flatter, s’employaient à lui attribuer une telle

généalogie1280.

En se présentant comme celui qui a « réuni les débris de la royauté » (v. 12), qui a

fortifié et élevé son édifice après une longue période ou plus aucun pilier ne le soutenait (v.

11), et qui a rétabli l’ordre après une longue période de désordre (v. 12), Abū Ḥammū instaure

entre le fondateur de la dynastie et lui-même une période de néant, faisant fi du règne des

autres souverains abdelwadides, pour mieux apparaître comme le seul héritier de

Yaġmurāsan. D’autre part, en assurant que « les véritables couronnes sont les turbans » (v.

9), il revendique son caractère bédouin et souligne ainsi son attachement et sa fidélité aux

origines de la dynastie. Pascal Burési et Mehdi Ghouirgate relèvent à cet égard que « les

‘Abdelwâdides ne renièrent jamais leur origine berbère, tribale et bédouine », soulignant que

1280
Ta’rīẖ, I, p. 166 ; Prolégomènes, I, p. 279 ; Exemples, I, p. 387, cité par Pascal Burési et Mehdi Ghouirgate, Histoire
du Maghreb médiéval, op. cit., p. 113-114 et Jennifer Vanz, L’invention d’une capitale, op. cit., p. 138-139.
490
les caractéristiques tribales de leur pratique du pouvoir, telle que l’absence de droit de

primogéniture, étaient « très originales pour l’époque » et l’expliquent par une capacité

d’adaptation du pouvoir aux spécificités locales et par « une forme d’intelligence

politique1281 », ce dont témoigne le pragmatisme revendiqué par Abū Ḥammū dans son

ouvrage.

Enfin, en évoquant distinctement à la fin du poème la famille de Zayyān et celle de

Mūsā devant lesquelles s’incline « la puissance des monarques les plus éminents » (v. 14), il

s’affranchit de la figure de Yaġmurāsan pour se présenter non plus seulement comme le

restaurateur de la dynastie zayyanide, mais aussi comme le fondateur d’une nouvelle

dynastie qu’il rebaptise de son propre nom, la dynastie mūsāwiyya. Ainsi, tout en soulignant

son ancrage dynastique, il affirme la singularité de son propre règne et fait de sa prise de

pouvoir un second geste fondateur.

Faire face aux offensives ennemies

Nous avons indiqué plus haut qu’Abū Ḥammū distingue deux types d’offensives :

celles lancées par un ennemi plus fort militairement mais « dénué de sens politique, doté

d’une raison déficiente et ayant mal élaboré son action » (li-ʽadam siyāsatihi wa-ḍuʽf ʽaqlihi wa-

sū’ tadbīrihi fī fiʽlihi1282), et celles lancées par un ennemi non seulement plus fort militairement

mais également « prudent et doté d’une détermination sans pareille» (ṣāḥib ḥazm wa-waḥīd

ʽazm1283) et dont « l’astuce, le sens politique et la réflexion » équivalent celle du souverain (wa-

huwa muwāzin laka fī l-dahā’ wa-l-siyāsa wa-l-ārā’1284).

1281
Pascal Burési et Mehdi Ghouirgate, Histoire du Maghreb médiéval, op. cit., p. 114.
1282
Wāsiṭa, p. 121.
1283
Ibid., p. 126.
1284
Ibid.
491
Abū Ḥammū considère que l’offensive lancée par le premier type d’ennemi

débouchera probablement sur la victoire du souverain attaqué (yurǧā laka l-ẓafar bihi1285), du

fait justement des déficiences intellectuelles de l’ennemi. Dans ce cas, la stratégie consiste à

le laisser s’enfoncer dans le royaume, puis à l’attaquer ensuite au moment opportun en le

prenant à revers ou à profiter du fait qu’il ait laissé son royaume sans défense pour le ravager

et le pousser ainsi à rentrer chez lui, comme l’a illustré l’auteur dans les deux récits le mettant

en scène et que nous avons analysés plus haut.

Face à l’offensive lancée par le second type d’ennemi, la stratégie à mettre en œuvre

est différente. Avant de lancer l’attaque, l’ennemi prudent aura en effet pris soin de renforcer

ses forteresses et de mettre ses sujets à l’abri dans des montagnes ou des lieux imprenables

afin d’empêcher que son adversaire ne ravage son royaume en son absence. Dans ce cas, Abū

Ḥammū préconise à nouveau de se mettre à l’abri dans une forteresse : « Tu dois t’écarter de

la voie qu’il suit et veiller à ne pas croiser son chemin jusqu’à ce qu’il parvienne jusqu’à ta

forteresse et qu’il entreprenne de te réduire » (fa-yanbaġī laka an taẖruǧa ʽan ṣawbihi wa-ṭarīqihi

ilā an yanzila maʽqilaka wa-yahumma bi-taḍyīqika1286). Mais, contrairement aux

recommandations précédentes, il semble cette fois qu’il fasse référence à une forteresse

physique et non plus métaphorique.

Abū Ḥammū établit ensuite deux cas de figure. Dans le premier cas, l’ennemi a rejoint

sa forteresse. Le souverain doit alors effectuer des sorties et l’inciter à se lancer à sa poursuite

afin de l’épuiser. Deux éventualités se présentent alors. Si l’ennemi se lance à sa poursuite, il

doit l’entraîner dans une course sans fin pour affaiblir ses forces :

Tarṣuduhu fī wuǧūh al-masālik kullamā danā minka l-ʽaduww wa-taʽarrafta

makānahu wa-aynahu ǧaʽalta masāfa baynaka wa-baynahu lā yaqduru fīhā ʽalā l-tawaṣṣul

1285
Wāsiṭa, p. 121.
1286
Ibid., p. 127.
492
ilayka wa-lā an yuẖātilaka wa-yahǧumu ʽalayka fa-yaḍṭaribu l-ʽaduww fī aḥwālihi wa-yaḍʽufu

fī tirḥālihi fa-lā yaqduru ʽalā l-ʽawda ilā l-ḥiṣār fa-yatawaqqafu bayna l-iqdām wa-l-firār1287.

Tu le guetteras dans les lieux de passages obligatoires. Chaque fois que

l’ennemi s’approchera de toi, tu chercheras à connaître son emplacement exact et tu

mettras entre toi et lui une distance qui l’empêchera de t’atteindre et de t’attaquer

par surprise. Ainsi, l’ennemi sera déstabilisé et affaibli pour repartir à ta poursuite et

ne pourra pas revenir t’assiéger. Il finira par s’arrêter, hésitant entre avancer

davantage ou prendre la fuite.

Si, dans le cas contraire, l’ennemi décide de ne pas le pourchasser mais de poursuivre

le siège de la forteresse, le souverain doit mettre en œuvre une stratégie de harcèlement afin

de l’épuiser et de le forcer à lever le siège :

Yanbaġī laka an tataẖayyara min ẖaylika wa-ḥumātika wa-ahl nuṣratika wa-kufātika

wa-tuġīra ʽalā aṭrāf maḥallatihi wa-lā tatruk min atbāʽihi man yataḥarraku fī ḥillatihi fa-

yakrahu maqāmahu wa-yaǧnaḥu ilā riḥlatihi fa-lā yazālu ḏālika da’buka masā’ wa-ṣabāḥ

tuḍayyiqu ʽalayhi l-masālik qitāl wa-kifāḥ fa-tamnaʽu ʽanhu l-qawāfil wa-tarṣudu fursānahu

fī l-maẖādiʽ wa-l-maẖātil ḥattā yaṣīra maḥṣūr baʽd an kāna ḥāṣir wa-maqhūr baʽd an kāna

qāhir1288.

Tu dois choisir des hommes parmi ta cavalerie, tes défenseurs, tes auxiliaires

et tes soldats les plus habiles et lancer avec eux des incursions contre le campement

de l’ennemi. Empêche tout mouvement de ses partisans dans son camp afin qu’il

renonce à défendre sa position et soit contraint à la quitter. Tu dois, matin et soir,

chercher, sans répit, à lui barrer le passage en l’attaquant et en le combattant, tout en

empêchant les caravanes d’arriver jusqu’à lui et en surveillant ses cavaliers pour les

faire tomber dans des guet-apens et leur tendre des embûches. D’abord assiégeant, il

se retrouvera assiégé. D’abord vainqueur, il se retrouvera vaincu.

1287
Wāsiṭa, p. 127.
1288
Ibid.
493
Dans le second cas de figure, l’ennemi n’a pas rejoint la forteresse mais s’est lancé à la

poursuite du souverain. Abū Ḥammū assure alors que, dans ce cas, le souverain poursuivi

dispose d’un avantage sur son ennemi, ce qui lui permettra de le vaincre :

Yurǧā laka an taẓfara bihi wa-in kunta maṭlūb wa-taġlibahu wa-in ẓannaka maġlūb

fa-inna l-maṭlūb yaġlibu l-ṭālib ḥatman wa-yastawlī ʽalayhi raġman li-anna l-farḍ anna l-tābiʽ

akṯar ǧayš wa-aṯqāl wa-aṯqal ḥaraka wa-ntiqāl wa-fī l-ǧayš al-kabīr al-qawī wa-l-ḍaʽīf wa-l-

ṯaqīl wa-l-ẖafīf wa-l-ṭālib abadan ʽalā ẖtiyārihi wa-l-maṭlūb lā yahtammu illā bi-firārihi aw li-

l-inṯinā’ li-aẖḏ ṯa’rihi fa-huwa aqwā ǧalad wa-ṣabr fa-lā ya’manu minhu l-ṭālib makr lā

siyyamā fī l-mawāḍiʽ al-muʽṭišāt wa-l-mahāmih al-mūḥišāt fa-innahu lā ya’manu l-ṭālib an

yaṯnī ʽalayhi l-maṭlūb ʽinānahu fa-yahlaku fa-yalqā mtiḥānahu1289.

Tu devrais pouvoir l’emporter, même si c’est toi qui es poursuivi, et parvenir

à le vaincre, même si tu te pensais vaincu. Car qui est poursuivi a nécessairement le

dessus sur celui qui le pourchasse et parviendra, malgré tout, à le dominer. L’assaillant

est en effet supposé avoir une armée plus importante et de plus nombreux bagages

qui alourdissent ses mouvements et ses déplacements. Et l’armée nombreuse est

composée aussi bien de forts que de faibles, d’éléments lourds que légers. En outre, le

poursuivant ne peut changer d’avis en cours de route alors que celui qui est poursuivi

n’a qu’à fuir ou bien faire volte-face pour prendre sa revanche. Il a davantage de force

et de patience et celui qui le poursuit n’est pas à l’abri de sa ruse, particulièrement

dans les plaines arides ou les contrées désertiques. L’assaillant n’est pas assuré que

celui qu’il poursuit ne retournera pas sa bride contre lui et qu’il ne périra pas dans

cette épreuve.

Abū Ḥammū cite en guise d’illustration l’exemple du roi mérinide Abū l-Ḥasan qui

voulut soumettre le Maghreb central et l’Ifrīqiyā. Il commence par faire le récit d’une

conquête fulgurante avant d’évoquer le conflit qui l’opposa aux Bédouins et qui causa sa

1289
Wāsiṭa, p. 128.
494
défaite : « Poussé par la vanité, il prit des otages parmi ces Bédouins et entreprit de changer

leurs habitudes » (ṯumma innahu ḥamalahu ḥāl al-iʽǧāb ʽalā an ya’ẖuḏa l-marāhin min ūlā’ika l-

Aʽrāb wa-an yuġayyira ʽalayhim ʽādātihim1290), soulignant ainsi son incapacité à bien

gouverner1291. Les bédouins se révoltèrent et prirent la fuite, poursuivis par les troupes

mérinides :

Qad daẖalū amāmahu ilā l-ṣaḥrā’ yastaǧḏibūnahu ilā ḥayṯu ḍaʽufat lahu ǧumlat al-

nuṣarā’ wa-ʽindamā aǧhada fī aṯarihim aǧnādahu wa-atʽaba ǧayšahu wa-quwwādahu ḥattā

sa’imat ǧuyūšuhu min al-safar wa-ayqana aʽdā’uhu fīhā bi-l-ẓafar fa-ʽindamā ʽāyanū

furṣatahum fīhi aṯnaw aʽinnatahum ʽalayhi ḥayṯu lā yanfaʽuhu talāfīhi fa-kānat sāʽat ḥaynihi

wa-awwal šaynihi fa-nhazamat ǧuyūšuhu l-wāfira wa-nǧadalat amdāduhu l-mutakāṯira1292.

Alors qu’il les poursuivait, ils étaient entrés dans le désert, cherchant à

l’attirer assez loin pour exténuer ses troupes. Il pressa ses soldats de les poursuivre et

épuisa son armée et ses généraux tant et si bien que ses troupes se lassèrent d’un tel

périple et que ses ennemis furent certains de le vaincre. Lorsque l’occasion se

présenta, ils tournèrent bride contre lui dans un endroit où il n’avait aucune chance

de s’en tirer, ce qui sonna l’heure de son malheur et le début de son déshonneur. Son

imposante armée fut défaite et ses nombreux soldats1293 terrassés.

8.2.2. L’ennemi plus faible


Après les nombreuses pages consacrées à l’ennemi plus fort, Abū Ḥammū traite de

l’ennemi plus faible :

An yakūna l-ʽaduww aḍʽaf minka wa-kāna ḏā ra’y wa-ḥazm wa-ntihāḍ wa-ʽazm wa-

lahu maʽāqil ḥaṣīna wa-amākin amīna yanḥaṣiru fīhā wa-yamtaniʽu wa-yata’ammanu fīhā

1290
Wāsiṭa, p. 129.
1291
Dans la typologie des rois selon leur raison, l’aptitude du 3 e type de roi à bien gouverner est attestée par le
fait qu’ « il gouverne les gens selon leurs règles coutumières et leurs habitudes familières », voir le chapitre 5
de ce travail, p. 220-222.
1292
Wāsiṭa, p. 130.
1293
Supplément, II, p. 573.
495
wa-yanqaṭiʽu fa-lā yaqduru qā’id min quwwādika ʽalayhi wa-lā anta iḏā qaṣadta bi-nafsika

ilayhi immā li-taḥaṣṣunihi bi-maʽāqilihi l-ḥaṣīna wa-immā li-rukūbihi l-muʽṭišāt allatī

yabluġu bihā ta’mīnahu1294.

L’ennemi qui est plus faible que toi mais réfléchi et prudent, vif1295 et

déterminé, disposant de forteresses imprenables et d’endroits sûrs où il peut se

replier, se défendre, se mettre à l’abri et se retrancher si bien que ni tes généraux ni

toi, si tu te portes toi-même à sa rencontre, ne pouvez rien contre lui : il se sera soit

retranché dans l’une de ses forteresses, soit réfugié dans les lieux où l’on meure de

soif et où il parviendra à se mettre à l’abri.

Abū Ḥammū ne consacre que quelques lignes à ce type d’ennemi, ce qui semble

indiquer qu’il lui accorde peu d’importance, peut-être simplement car il était surtout entouré

d’ennemis plus forts ou de force égale. Ses recommandations consistent à faire deux

incursions par an sur son territoire (fa-yanbaġī ḥīna’iḏin an taġzuwahu marratayn fī l-sana), à

mener contre lui une guerre d’usure en s’employant à retourner ses sujets contre lui et en

s’emparant petit à petit de son territoire afin de l’affaiblir et, par la même occasion, de se

renforcer.

8.2.3. L’ennemi de force égale


Enfin, le troisième type d’ennemi évoqué par Abū Ḥammū dispose de forces physiques

et intellectuelles équivalentes à celles du souverain qui doit alors ruser pour parvenir à le

dominer :

Iḏā kāna l-ʽaduww musāwiy laka fī ǧayšika wa-bilādika wa-ḥazmika wa-ǧaladika wa-

kifāyatika wa-siyāsatika wa-naǧābatika wa-ri’āsatika fa-yanbaġī laka iḏā ra’aytahu muwāziy

laka fī l-dahā’ wa-aḥwālahu ǧāriya maʽaka ʽalā l-sawā’ an tuḥāwilahu bi-l-muṣālaḥa wa-l-

muhādana wa-l-muwālāt wa-l-muḥāsana fa-takūna muṣālaḥatuka lahu min ǧumlat al-

1294
Wāsiṭa, p. 130
1295
Supplément, II, 729.
496
makā’id wa-min al-dahā’ allaḏī yubliġu li-l-maqāṣid li-anna muṣālaḥat al-ʽaduww ḥattā

taẓfara bihi makīda wa-tilka siyāda akīda1296 wa-in kānat ʽinda l-nās maḏmūma wa-ṣifatuhā

bi-l-ġadr mawsūma fa-hiya ʽinda l-mulūk maḥmūda1297.

Si l’ennemi t’égale par l’armée, le territoire, la prudence, la résistance, les

compétences, le sens politique, l’illustration et le sens du commandement et si tu vois

que son astuce est semblable à la tienne et que sa situation est comparable à la tienne,

tu dois user de détours en lui faisant croire que tu cherches à te réconcilier avec lui, à

établir une trêve, à sceller une alliance et à mettre en œuvre un soutien mutuel. La

paix que tu concluras avec lui ne sera que l’une des ruses, l’un des subterfuges grâce

auxquels tu pourras réaliser tes desseins. Établir la paix avec l’ennemi jusqu’à

parvenir à le vaincre est une ruse qui te permet d’édifier solidement ta souveraineté.

Si elle est blâmée par le commun des mortels qui la considère comme une trahison,

elle est en revanche louée par les rois.

En établissant deux échelles de valeurs, l’une qui serait propre au commun et l’autre

aux souverains, Abū Ḥammū réaffirme la singularité des rois chère aux auteurs de miroirs

des princes1298 et déjà évoquée au début de l’ouvrage lorsqu’il affirmait que « Dieu lui a donné

de Son pouvoir et a placé les sujets sous son autorité et son commandement » (atāhu Llāh min

mulkihi wa-ğaʻala l-raʻiyya taḥta iyālatihi wa-mulkihi1299), tout en justifiant la trahison qu’il

présente comme une vertu royale. Ce qu’il dénonçait plus haut au sujet des souverains

mérinides rompant leurs engagement et violant leurs serments est désormais justifié comme

1296
Les manuscrits d’Alger et de Rabat donnent comme variante siyāsa wakīda, « une solide conduite des
affaires ».
1297
Wāsiṭa, p. 131.
1298
À titre d’exemple, l’auteur du K. al-Tāǧ considère que « le roi occupe une position intermédiaire entre Dieu
et les hommes » (al-malik huwa bayna Llāh wa-bayna ʽibādihi) et que « les âmes des rois sont précieuses et élevées
et pèsent, à elles seules, autant que celle de tous les hommes couverts par l'ombre du ciel et portés par la terre »
(anfus al-mulūk hiya l-anfus al-ḫaṭīra l-rafīʽa llatī tūzanu bi-nufūs kull man aẓallat al-ḫaḍrāʼ wa-aqallat al-ġabrāʼ),
Pseudo-Ǧāḥiẓ, Kitāb al-Tāǧ fī aẖlāq al-mulūk, op. cit., p. 52 et p. 125, trad. franç. p. 81 et p. 145.
1299
Wāsiṭa, p. 4.
497
étant un mal nécessaire pour vaincre l’ennemi qu’on ne peut soumettre par la force des armes

ou de l’esprit.

De même qu’il encourage le souverain à ne pas tenir parole lorsqu’il s’engage à faire

la paix avec l’ennemi, il lui recommande de ne jamais se fier à l’ennemi en temps de paix ou

lorsqu’une alliance est scellée entre eux (wa-maʽa ḏālika lā ta’man ʽaduwwaka fī muhādana wa-lā

fī muwālāt wa-lā muḥāsana1300). Il en veut pour preuve la trahison dont lui-même aurait été

victime de la part du sultan mérinide Abū Sālim qu’il rapporte dans un dernier récit le

mettant en scène.

Ce récit se divise en trois parties. Dans la première partie, Abū Ḥammū montre

comment, après la prise de Tlemcen, il s’est évertué à conclure la paix avec les Mérinides et

comment eux, en retour, n’ont cessé de violer les accords conclus et de rompre la paix sitôt

qu’elle était établie, ce qui le décida à susciter un prétendant au trône pour semer la discorde

dans leur royaume. Dans la deuxième partie du récit, il raconte comment il est parvenu à faire

venir Abū Sālim depuis Grenade, où il était exilé, jusqu’au Maghreb extrême et à lui faciliter

ainsi l’accès au trône. « Grâce à notre concours, il a obtenu le siège de son pouvoir et de son

autorité » (fa-taḥaṣṣala ʽalā aydīnā bi-dār mulkihi wa-sulṭānihi1301), assure ainsi le souverain

abdelwadide. Enfin, dans la troisième partie, il raconte comment il a été trompé par celui qu’il

avait aidé à conquérir le pouvoir :

Il nous a écrit en vue de sceller une alliance, de faire la paix, d’établir une trêve

et de se conduire loyalement1302, mais cela n’était que tromperie, ruse, dissimulation

et trahison de sa part. Malgré sa volonté affichée de sceller une alliance et d’agir de

manière loyale et sincère, nous n’avons cessé de nous méfier et de craindre de sa part

de mauvaises actions. Il avait écrit de sa propre main sur un exemplaire du noble

1300
Wāsiṭa, p. 131.
1301
Ibid., p. 133.
1302
Supplément, II, p. 678.
498
Coran un engagement ferme et un pacte en bonne et due forme, faisant du livre de

Dieu l’arbitre, entre lui et nous, d’une conduite bienveillante, de relations cordiales et

de rapports sincères, assurant que la situation établie par le pacte ne subirait aucun

changement. Il écrivit ce pacte au dos du feuillet. Mais lorsqu’il s’empara du pouvoir,

la première chose qu’il entreprit fut de rompre les pactes et de délier ses

engagements, de lever des troupes, d’engager des soldats et de se diriger vers notre

capitale, bien décidé à nous combattre. Il ne respecta ni les engagements, ni la foi, ni

le pacte qu’il avait écrit sur l’exemplaire du Coran. Sa campagne fut ce qu’elle fut et il

advint qu’il entra à Tlemcen comme nous l’avons présenté précédemment, à un autre

endroit. Ainsi, mon fils, ne te fie pas à ton ennemi, en temps de paix comme en temps

de guerre1303.

Analyse du récit

Ce récit est un nouveau moyen pour Abū Ḥammū de justifier le recours à la tromperie

et à la trahison en le présentant cette fois comme une réaction légitime face aux pratiques

amorales de ses ennemis mérinides. Il commence tout d’abord par se dissocier de ses ennemis

en exposant ses bonnes intentions initiales qui se sont heurtées à l’hostilité des Mérinides :

alors qu’il ne voulait que la paix, eux « n’ont cessé de violer les accords conclus et de rompre

la paix. » C’est cette hostilité qui l’aurait conduit à susciter un prétendant au trône, entreprise

présentée comme une réaction de légitime défense. Aucune autre source ne fait état de la

responsabilité du souverain abdelwadide dans la prise de pouvoir d’Abū Sālim. Fils du sultan

Abū l-Ḥasan, ce prince mérinide avait été exilé à Grenade par son frère Abū ʽInān lorsque

celui-ci arriva au pouvoir1304. Après la mort d’Abū ʽInān, il entreprit de rentrer au Maghreb

extrême pour monter à son tour sur le trône. ʽAbd al-Raḥmān b. Ḫaldūn assure que « des

partisans qu’il avait au Maghreb l’invitèrent à s’y rendre, certains d’entre eux étant venus le

1303
Wāsiṭa, p. 133.
1304
Ta’rīẖ, VII, p. 388 ; Berbères, IV, p. 305 ; Exemples, II, p. 1241.
499
trouver à Grenade » (istadʽāhu ašyāʽ min ahl al-Maġrib wa-waṣala l-baʽḍ minhum ilayhi bi-makānihi

min Ġarnāṭa1305), sans toutefois mentionner une éventuelle implication du souverain

abdelwadide. Il assure en revanche qu’il bénéficia de l’appui du roi de Castille qui lui permit

d’entreprendre la conquête du royaume mérinide qui le conduisit à prendre le pouvoir le 15

šaʽbān 760/12 juillet 13591306. La revendication par Abū Ḥammū du soutien qu’il aurait apporté

au prétendant au trône, qu’elle soit réelle ou non, lui permet de souligner l’ingratitude d’Abū

Sālim, ce qui ne fait que décupler la bassesse de sa trahison.

En outre, en insistant sur le fait que le pacte établissant la trêve avait été tracé par

Abū Sālim sur un exemplaire du Coran, Abū Ḥammū attribue à cette trahison une portée non

seulement politique mais également religieuse. Davantage qu’un parjure, Abū Sālim est aussi

présenté comme un renégat puisqu’en rompant le pacte, il n’a pas trahi que ses engagements,

mais également « la foi ». Dès lors, il apparaît tout à fait légitime que le souverain abdelwadide

trahisse à son tour ses engagements envers cet ennemi qui a commis tant de méfaits. De

nouveau, aucune source autre que le Wāsiṭat al-sulūk ne témoigne d’un pacte établi entre les

deux souverains sur un exemplaire du Coran. Tout juste l’auteur du Buġya indique-t-il que

deux ambassades mérinides successives furent envoyées à la cour de Tlemcen en 760/1359

pour proposer d’établir la paix, ce à quoi Abū Ḥammū répondit favorablement1307. Mais,

comme nous l’avons vu plus haut, l’offensive lancée ensuite par Abū Sālim n’est pas présentée

comme une trahison de ses engagements, mais comme une réaction provoquée par le refus

d’Abū Ḥammū d’accéder à sa demande de libérer les prisonniers mérinides et à sa proposition

d’échanger chaque prisonnier mérinide contre deux prisonniers abdelwadides1308.

1305
Ta’rīẖ, VII, p. 403 ; Berbères, IV, p. 328 ; Exemples, II, p. 1261.
1306
Ta’rīẖ, VII, p. 403-404 ; Berbères, IV, p. 328-329 ; Exemples, II, p. 1261-1262.
1307
Buġya, p. 62, trad. franç. p. 74.
1308
Ibid., p. 64, trad. franç. p. 76.
500
Abū Ḥammū expose ensuite les ressorts du stratagème à mettre en place pour vaincre

en ennemi de force égale. Après avoir établi une trêve, le souverain doit tâcher d’amadouer

son ennemi et de tromper sa vigilance en lui faisant parvenir de nombreux cadeaux et en

gratifiant abondamment les émissaires qu’il reçoit à sa cour (akṯir li-ʽaduwwika l-hadāyā wa-

afiḍ ʽalā arsālihi ǧazīl al-ʽaṭāyā1309), tout en s’employant à développer sa puissance militaire :

Fa-lā tazālu fī zaman al-muhādana tudarriku l-fursān wa-l-aǧnād wa-tastaʽiddu li-

ʽaduwwika atamm al-istiʽdād wa-l-yakun ištiġāluka bi-tawfīr al-ʽudda wa-bi-ālāt al-ḥarb allatī

takūnu bihā l-naǧda wa-l-šidda wa-kull ḏālika bi-ḥayṯu lā šuʽūr li-ʽaduwwika bihi wa-lā

yaʽlamu waǧh tasabbubihi li-anna l-ʽaduww yakūnu āmin min ġā’ilatika li-aǧl muhādanatika

wa-muṣālaḥatika wa-ġāfil ʽan aḥwālika llatī tafʽaluhā fī aqṣā bilādika1310.

Ne cesse pas, en temps de trêve, de rassembler cavaliers et soldats. Mets tout

en œuvre pour te préparer à faire face à l’ennemi. Occupe-toi de leur fournir en

abondance un équipement militaire et des machines de guerre qui t’assureront force

et vigueur. Tout cela doit se faire à l’insu de ton ennemi qui ne doit pas savoir ce qui

se trame [dans son dos]. Car, du fait de la trêve et de la réconciliation que tu auras

conclues avec lui, il se croira à l’abri d’une attaque de ta part et négligera les

préparatifs auxquels tu t’affaires aux confins de ton royaume.

Ce n’est qu’une fois assuré de disposer de forces supérieures à celles de l’ennemi que

le souverain pourra lancer l’offensive :

Wa-iḏā taḥaqqaqta yā bunayy anna ǧayšaka akṯar min ǧayš ʽaduwwika wa-anǧādaka

akṯar min anǧādihi wa-madadaka awfar min amdādihi wa-ra’ayta furṣa fa-ntahizhā wa-

qtaḥim ʽalayhā wa-ntaǧizhā1311.

1309
Wāsiṭa, p. 133.
1310
Ibid., p. 134.
1311
Ibid.
501
Si tu es certain, mon fils, de disposer d’une armée plus nombreuse que la

sienne et d’avoir de ton côté davantage de braves et de troupes, et si une occasion se

présente à toi, saisis-la sans attendre.

Les deux derniers récits du sous-chapitre illustrent la nécessité pour le souverain de

disposer, dans son armée, d’un nombre d’hommes valeureux supérieur à ceux dont dispose

son ennemi, un seul homme pouvant faire basculer la bataille en sa faveur. Ils sont tous deux

tirés du Sirāǧ al-mulūk d’al-Ṭurṭūšī1312. Ces deux histoires étant mobilisées pour illustrer la

même idée, nous nous contenterons ici d’en résumer la première. Celle-ci met en scène la

bataille qui opposa à Huesca, en Espagne, l’armée du roi musulman al-Mustaʽīn b. Hūd à celle

du roi chrétien Ibn Radmīr1313. Ces deux armées étaient de force comparable puisque chacune

comptait deux mille combattants. Avant la bataille, le roi chrétien demanda combien de

braves comptait l’armée ennemie (man fī ʽaskar al-muslimīn min al-šuǧʽān1314). On lui répondit

qu’il y en avait sept. Puis il s’enquit de combien sa propre armée comptait de braves. On lui

répondit qu’il y en avait huit. Heureux, il se mit à rire et sut qu’il remporterait la victoire, ce

qui arriva effectivement.

Cette théorie empruntée à Ṭurṭūšī selon laquelle le nombre de braves constitue un

facteur décisif de victoire a fait l’objet d’une critique acerbe de la part d’Ibn Ḫaldūn dans sa

Muqaddima. Il assure en effet que l’auteur est dans l’erreur puisque « ce qui doit être considéré

1312
Sirāǧ, p. 685-688.
1313
La bataille de Huesca eut lieu en 489/1096 entre le roi hudide de Saragosse, al-Mustaʽīn II (m. 503/1110), et
le roi d’Aragon Pedro Ier après trente mois de siège. Elle se solda par une lourde défaite des troupes musulmanes
qui auraient perdu dans la bataille près de douze mille hommes. Ibn Radmīr, dont il est question dans le récit,
fait référence au père de Pedro Ier, le roi Sancho Ramirez, qui mourut subitement en 487/1094 après avoir initié
le siège de la ville. Douglas M. Dunlop, « Hūdides », EI2 ; Afif Ben Abdesselem, La vie littéraire dans l’Espagne
musulmane sous les Mulūk al-Ṭawā’if, op. cit., p. 168 ; Muḥammad ʽAbd Allāh ʽInān, Duwal al-Ṭawā’if munḏu qiyāmihā
ḥattā l-fatḥ al-murābiṭī, Le Caire, Maktabat al-Ḫāniǧī, 1997 [19601], p. 288-289 ; Antonio Prieto y Vives, Los Reyes de
taifas. Estudio histórico-numismático de los musulmanes españoles en el siglo V de la hégira (XI de J. C.), Madrid, imp. de
Maestre, 1926, p. 49.
1314
Wāsiṭa, p. 136.
502
comme décisif dans la victoire, c’est l’esprit de corps » (innamā l-ṣaḥīḥ al-muʽtabar fī l-ġalb ḥāl

al-ʽaṣabiyya1315), dans la mesure où une armée composée de groupes hétérogènes ne peut pas

résister face à une armée dont l’esprit de corps est unique. Il explique cette différence de vue

avec Ṭurṭūšī par les caractéristiques de l’époque à laquelle il vivait :

Lam yaḥmilhu ʽalā ḏālika illā nisyān ša’n al-ʽaṣabiyya fī ḥilla wa-balda wa-annahum

innamā yarawna ḏālika l-difāʽ wa-l-ḥimāya wa-l-muṭālaba ilā l-wiḥdān wa-l-ǧamāʽa l-nāši’a

ʽanhum lā yaʽtabirūna fī ḏālika ʽaṣabiyya wa-lā nasab.

Sa position ne s’explique que par le fait qu’il vivait dans un quartier ou une

ville où l’esprit de corps s’était perdu. Le soin de veiller à sa défense, de repousser

l’ennemi et de le poursuivre était laissé à des individus ou à une troupe d’hommes

sans prendre en considération l’esprit de corps ou l’origine1316.

Cette description peut également s’appliquer au règne d’Abū Ḥammū qui, comme

nous l’avons montré plus haut, ne pouvait compter uniquement sur les membres de sa propre

tribu pour faire face à l’ennemi mérinide, mais devait s’appuyer sur des troupes éparses,

composées à la fois d’Arabes bédouins et de mercenaires d’origines diverses1317. Il n’est donc

pas étonnant qu’il reprenne à son compte l’idée développée par l’auteur du Sirāǧ deux siècles

auparavant.

Conclusion
Le discours d’Abū Ḥammū sur les stratégies à mettre en œuvre face à l’ennemi révèle

à nouveau sa conception à la fois réaliste et pragmatique du pouvoir. En effet, le choix de la

stratégie relève non seulement de la conscience que le souverain doit avoir de ses propres

forces et de ses limites, mais également de sa capacité à évaluer les forces de l’ennemi et à

agir en conséquence. Lorsque, face à un ennemi plus puissant que lui, la force ne lui est

1315
Ta’rīẖ, I, p. 342 ; Prolégomènes, II, p. 89 ; Exemples, I, p. 599.
1316
Ta’rīẖ, I, p. 342-343 ; Prolégomènes, I, p. 90 ; Exemples, I, p. 599.
1317
Sur la composition de l’armée, voir le chapitre 6 de ce travail, p. 289-299.
503
d’aucun secours, le moyen privilégié est, là encore, la “soft politique”. La souverain doit ainsi

chercher à se concilier son ennemi ou les membres de son entourage et à les circonvenir en

leur promettant de l’argent. L’importance de l’argent dans le maintien du statut quo explique

d’autant mieux l’importance qu’Abū Ḥammū lui accorde dans son ouvrage. Ce n’est que si

cette stratégie qualifiée par l’auteur de politique du « don et de la complaisance » échoue que

le souverain devra utiliser la ruse.

Le discours d’Abū Ḥammū sur la ruse est empreint d’une certaine ambivalence. D’une

part, le récit de ses propres ruses lui permet d’afficher son ingéniosité et sa supériorité sur

l’ennemi dupé, mais aussi parfois de camoufler l’échec de certains de ses stratagèmes,

probablement en en forgeant de nouveaux. Mais, d’autre part, il s’emploie sans cesse à

justifier le recours à la ruse, en arguant notamment d’une échelle de valeur différente entre

les gouvernants et le commun – le commun ruse pour son intérêt personnel, le souverain

pour le bien commun – ou en présentant ses propres ruses comme une juste riposte aux

agressions illégitimes de l’ennemi.

Enfin, ce sous-chapitre constitue l’un des passages de l’ouvrage où le lien entre le

discours théorique et l’expérience politique de l’auteur est le plus ténu. D’une part, Abū

Ḥammū s’appuie davantage sur sa propre pratique politique que sur des sources théoriques.

Alors qu’un des récits rapportés dans ce sous-chapitre est tiré du Sulwān al-muṭāʽ et deux

autres du Sirāǧ al-mulūk, quatre récits mettent en scène Abū Ḥammū et un autre a trait au

souverain mérinide Abū l-Ḥasan. D’autre part, la prédominance du discours sur l’ennemi plus

fort reflète la propre situation de l’auteur et indique qu’il avait conscience de son infériorité

militaire vis-à-vis de ses voisins mérinides. Notons par ailleurs qu’un même roi peut figurer

dans deux catégories distinctes. Ainsi Abū Sālim illustre à la fois l’ennemi plus puissant

militairement mais dénué de sens politique (dans le récit sur le siège de Tlemcen) et l’ennemi

disposant de forces équivalentes à celles du souverain (dans le récit sur la rupture des accords

504
de paix). Ce n’est pas tant l’identité de l’ennemi que ce qu’il représente qui va servir le

discours de l’auteur. Dans le premier cas, cela permet à Abū Ḥammū de justifier sa fuite dans

le désert en la présentant comme une ruse visant à duper un ennemi faible d’esprit et, dans

le deuxième cas, à justifier la nécessité de rompre ses engagements face à un ennemi de force

équivalente. Les récits mettant en scène l’auteur ont en effet pour fonction principale de

justifier ses propres pratiques : justifier la fuite dans le désert en la présentant comme une

ruse engendrée par une attaque illégitime, justifier le recours à un stratagème immoral en le

présentant comme un acte de légitime défense et justifier le recours à la trahison en la

présentant comme une juste réaction à la perfidie de l’ennemi. Elles permettent également à

Abū Ḥammū de discréditer son ennemi en l’esquissant sous des traits d’un souverain parjure,

inique et renégat, pour mieux se présenter lui-même, en miroir, comme un modèle de piété

et de justice.

505
506
IX. La firāsa du souverain
Bien qu’il soit constitué en chapitre indépendant, le quatrième et dernier de l’ouvrage

intitulé « fī l-Firāsa wa-hiya ẖātimat al-siyāsa »1318 fait partie intégrante de celui sur la siyāsa

puisque, comme son intitulé l’indique, il en constitue le « couronnement ». Si Abū Ḥammū

considère que la firāsa « clôt » la siyāsa, c’est qu’elle permet au souverain à la fois de bien

choisir les auxiliaires de son pouvoir et de se prémunir des agressions ennemies, ce qui

constitue les deux éléments essentiels de la siyāsa comme l’ont montré nos deux précédents

chapitres.

L’importance qu’accorde Abū Ḥammū à la firāsa fait de lui, d’après Wadād al-Qāḍī, un

auteur « singulier » se distinguant des autres auteurs de miroirs (wa-l-ḥaqīqa anna Abā Ḥammū

yuʽaddu farīd bayna kuttāb al-siyāsa ladā l-muslimīn fī taẖṣīṣ al-firāsa bi-hāḏihi l-ahammiyya1319). En

quoi réside cette singularité ? Nous tâcherons, dans un premier temps, de mettre en exergue

les spécificités du discours d’Abū Ḥammū sur la firāsa et, dans un second temps, de déterminer

dans quelle mesure ce discours reflète sa propre expérience politique.

9.1. Qu’est-ce que la firāsa ?


9.1.1. Définition de la firāsa
La firāsa, que l’on traduit en français par la « physiognomonie » consiste, d’une

manière générale, à « juger des choses cachées d’après certains signes extérieurs1320 ». Toufic

Fahd la définit comme une « technique de divination inductive qui, des signes extérieurs et

des états physiques, permet de présager de l’état moral et du comportement

psychologique1321 ». Les Arabes héritèrent cette science des Grecs bien qu’ils disposassent déjà

1318
Wāsiṭa, p. 164-189.
1319
Naẓariyya, p. 106.
1320
Youssef Mourad, La physiognomonie arabe et le Kitāb al-Firāsa de Fakhr al-Dīn al-Rāzī, Paris, Paul Geuthner, 1939,
p. 62.
1321
Toufic Fahd, « Firāsa », EI2.
507
bien avant l’islam de connaissances physiognomoniques non codifiées connues sous le nom

de qiyāfa1322.

Dans la longue étude qu’il a consacrée à cette science, Youssef Mourad distingue deux

types de firāsa : la firāsa philosophique, ou scientifique, et la firāsa divine propre aux

mystiques1323. La première est considérée par les philosophes comme « une des branches

secondaires de la physique, au même titre que la médecine1324. » Elle consiste notamment à

déduire le caractère intellectuel et moral à partir de la forme des membres, des traits du

visage ou encore de la corpulence, c’est-à-dire, d’après la définition donnée par Ibn Sīna, de

« juger du caractère d’après le physique.1325 » Au fil des siècles, l’astrologie et les sciences

occultes prirent une part importante dans la firāsa ce qui, d’après Youssef Mourad, contribua

à jeter le discrédit sur cette science1326 si bien qu’Ibn Rušd (m. 595/1198) ne la classe pas parmi

les sciences physiques mais parmi les sciences divinatoires. Quant à la firāsa divine des

mystiques, elle s’appuie notamment sur le hadith suivant : « Gardez-vous, dit le Prophète, de

la firāsa du croyant ; car il voit avec la lumière de Dieu1327. ». La firāsa constitue ainsi une sorte

de « pouvoir de divination1328 » accordé par Dieu pour déceler ce qui est caché permettant au

1322
La qiyāfa désigne la « connaissance divinatoire des liens généalogiques » à travers l’examen des signes relevés
sur la peau et des empreintes de pas laissées dans le sol. Voir notamment Toufic Fahd, La divination arabe. Études
religieuses, sociologiques et folkloriques sur le milieu natif de l’Islam, Leyde, Brill, 1966, p. 370-378.
1323
Youssef Mourad, La physiognomonie arabe, op. cit., p. 2.
1324
Ibid., p. 9. Sur la relation entre la physiognomonie et la médecine en Islam, voir Antonella Ghersetti, « The
Semiotic Paradigm : Physiognomy and Medicine in Islamic Culture », dans Seeing the Face, Seeing the Soul :
Polemon’s Physiognomy from Classical Antiquity to Medieval Islam, éd. S. Swain, Oxford, Oxford University Press,
2007, p. 281-308.
1325
Ibid., p. 23-24.
1326
Ibid., p. 8.
1327
Toufic Fahd, La divination arabe, op. cit., p. 379. Ce hadith est rapporté notamment par Abū l-Qāsim al-
Ṭabarānī (m. 360/971), « un des plus importants traditionnistes de son époque », dans al-Muʽǧam al-Awsaṭ, éd.
Ṭāriq b. ʽAwaḍ Allāh b. Muḥammad et ʽAbd al-Muḥsin b. Ibrāhīm al-Ḥusaynī, Le Caire, Dār al-Ḥaramayn, 1995,
III, p. 312. Pour une présentation de l’auteur et de son œuvre, voir Maribel Fierro, « al-Ṭabarānī », EI2.
1328
Youssef Mourad, La physiognomonie arabe, op. cit., p. 2.
508
« vrai croyant1329 » de percer la conscience de l’homme qu’il regarde. Dans ses Futūḥāt

makkiyya, Ibn al-ʽArabī1330 décrit cette « firāsa divine », qu’il appelle al-firāsa l-ilāhiyya ou al-

firāsa l-īmāniyya comme « une lumière divine donnée au croyant qui lui permet d’être

clairvoyant, comme la lumière permet à l’œil de voir, chaque signe de la personne observée

étant semblable à la lumière du soleil grâce à laquelle la vue perçoit les corps sensibles » (nūr

ilāhī yuʽṭāhu l-mu’min li-ʽayn al-baṣīra yakūnu ka-l-nūr li-ʽayn al-baṣar wa-tukūnu l-ʽalāma fī l-

mutafarras fīhi ka-nūr al-šams allaḏī taẓharu bihi l-maḥsūsāt li-l-baṣar1331). De la même manière,

Ibn Qayyim al-Ǧawziyya1332, dans ses Madāriǧ al-sālikīn, décrit cette firāsa comme étant

« causée par une lumière que Dieu projette dans le cœur de son serviteur qui lui permet de

distinguer le vrai du faux, le chamarré du sobre, le véridique du menteur (sababuhā nūr

yaqḏifuhu Llāh fī qalb ʽabdihi yufarriqu bihi bayn al-ḥaqq wa-l-bāṭil wa-l-ḥālī wa-l-ʽāṭil wa-l-ṣādiq wa-

l-kāḏib1333), ajoutant : « la firāsa, c’est le dévoilement de l’âme et la vision de l’invisible » (al-

firāsa mukāšafat al-nafs wa-muʽāyanat al-ġayb1334).

En tant que science, la firāsa avait une utilité commerciale – elle était notamment mise

à profit pour le choix des esclaves et dans le commerce des chevaux1335 - mais également

1329
Toufic Fahd, La divination arabe, op. cit., p. 379.
1330
Muḥyī l-Dīn b. al-ʽArabī (m. 638/1240), appelé al-šayẖ al-akbar, est un des plus grands soufis de l’Islam
originaire d’al-Andalus. Son ouvrage al-Futūḥāt al-makkiyya fī asrār al-mālikiyya wa-l-mulkiyya est une oeuvre
monumentale exposant sa doctrine soufie. Voir Ahmed Ates, « Ibn al-ʽArabī », EI2.
1331
Ibn al-ʽArabī, al-Futūḥāt al-makkiyya fī asrār al-mālikiyya wa-l-mulkiyya, éd. Aḥmad Šams al-Dīn, Beyrouth, Dār
al-kutub al-ʽilmiyya, 1999, III, p. 355.
1332
Ibn Qayyim al-Ǧawziyya (m. 751/1350) est un théologien et jurisconsulte hanbaliste originaire de Damas,
disciple « le plus éminent » d’Ibn Taymiyya (m. 768/1328). Son ouvrage, Madāriǧ al-sālikīn bayna manāzil iyyāka
naʽbudu wa-iyyāka nastaʽīn, est un commentaire du Kitāb Manāzil al-sā’ilīn d’al-Anṣarī (m. 481/1089) et constitue,
selon Henri Laoust, « le chef-d’œuvre de la littérature mystique dans le Ḥanbalisme ». Voir Henri Laoust, « Ibn
Kayyim al-Djawziyya », EI2.
1333
Ibn Qayyim al-Ǧawziyya, Madāriǧ al-sālikīn bayna manāzil iyyāka naʽbudu wa-iyyāka nastaʽīn, éd. Muḥammad
al-Muʽtaṣim bi-Llāh al-Baġdādī, Beyrouth, Dār al-kitāb al-ʽarabī, 1996, II, p. 453.
1334
Ibid., p. 454.
1335
Youssef Mourad, La physiognomonie arabe, op. cit., p. 2 ; Toufic Fahd, La divination arabe, op. cit., p. 387-388.
509
politique. La fin du deuxième chapitre du Kitāb Sirr al-asrār du Pseudo-Aristote1336, ouvrage de

conseils politiques adressé à Alexandre le Grand, est ainsi consacrée à la firāsa. Il s’agit d’une

sorte de catalogue dans lequel diverses caractéristiques physiques – le type de cheveux, la

forme des yeux, des sourcils, du nez, du front, de la bouche, du visage, la voix, la manière de

parler, la forme du cou, des épaules, du ventre, du dos, des jambes et des pieds – sont associées

au caractère inné d’une personne (al-ẖulq). On y trouve, à titre d’exemple, des préceptes de

ce type : « qui a une grande bouche est courageux » (man kāna wāsiʽ al-fam fa-huwa šuǧāʽ1337),

« qui parle vite, surtout s’il a une voix fluette, est impudent, ignorant et menteur » (man kāna

kalāmuhu sarīʽ lā siyyamā in kāna ṣawtuhu raqīq fa-huwa waqiḥ ǧāhil kaḏūb1338), ou encore « qui a

un gros ventre est stupide, ignorant, imbu de lui-même et a un goût prononcé pour la

copulation » (man kāna kabīr al-baṭn fa-huwa aḥmaq ǧāhil muʽǧab bi-nafsihi yuḥibbu l-nikāḥ1339).

Après que toutes les parties du corps ont été passées en revue, il est établi un modèle

idéal selon lequel « le meilleur des hommes est l’homme équilibré » (ẖayr al-riǧāl al-raǧul al-

muʽtadil1340), c’est-à-dire dont les caractéristiques physiques obéiraient à une juste mesure : il

ne serait ni trop grand ni trop petit (bayna l-ṭawīl wa-l-qaṣīr), sa voix ne serait ni trop grossière

ni trop fluette (fī ṣawtihi iʽtidāl bayna l-ġilaẓ wa-l-riqqa) etc. La description physique de l’homme

idéal débouche sur cette recommandation : « Si tu réussis, Alexandre, [à trouver] quelqu’un

qui ait ces qualités, garde-le pour toi et confie-lui les affaires de tes sujets et tes propres

affaires » (fa-iḏā ẓafirta yā Iskandar biman hāḏihi ṣifatuhu fa-staẖliṣhu li-nafsika wa-wallihi umūr

raʽiyyatika wa-ḥawā’iǧika1341). Il s’agit donc de mettre à profit cette science que constitue la

firāsa pour bien choisir les auxiliaires du pouvoir. Si l’objectif est le même pour Abū Ḥammū,

1336
Pseudo-Aristote, Kitāb al-Siyāsa fī tadbīr al-riyāsa al-maʽrūf bi-Sirr al-asrār, op. cit., p. 117-124.
1337
Ibid., p. 120.
1338
Ibid., p. 121.
1339
Ibid., p. 122.
1340
Ibid., p. 123.
1341
Ibid., p. 124.
510
nous verrons qu’il a de cette “science” une approche qui lui est propre et dont les procédés

diffèrent largement de ceux exposés dans le Sirr al-asrār.

9.1.2. La firāsa selon Abū Ḥammū


La partie consacrée à la firāsa dans le Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk est introduite

ainsi :

Iʽlam yā bunayy anna l-firāsa quwwa nafsāniyya wa-asrār rabbāniyya yu’ayyidu Llāh

bihā l-nufūs ḥattā yanqaliba lahā l-maʽdūm ka-l-maḥsūs wa-yanṭabiʽa fī mir’ātihā kull ẖafī

ḥattā ka-anna l-amr ǧalī yurwā anna ʽUmar b. al-Ḫaṭṭāb – raḍiya Llāh ʽanhu – daẖala ʽalayhi

waladuhu ʽAbd Allāh wa-huwa munkasir al-ṭarf bi-sabab imra’a laqiyathu faǧ’atan wa-kāna

ġaḍḍa baṣarahu min ḥīn ru’yatihā ilā an daẖala ʽalā abīhi ʽUmar – raḍiya Llāh ʽanhu – fa-qāla

lahu ʽUmar – raḍiya Llāh ʽanhu – a-yadẖulu ʽalayya ʽAbd Allāh b. ʽUmar wa-aṯar al-zinā’ fī

ʽaynayhi fa-qāla ʽAbd Allāh li-abīhi a-waḥy baʽd al-nabī – ṣallā Llāh ʽalayhi wa-sallama – fa-

qāla lā wa-innamā hiya firāsat al-mu’min fa-innī samiʽtu rasūl Allāh – ṣallā Llāh ʽalayhi wa-

sallama – yaqūlu ittaqū firāsat al-mu’min fa-innahu yanẓuru bi-nūr Allāh1342.

Sache, mon fils, que la firāsa est une puissance de l’âme qui relève des secrets

divins. À travers elle, Dieu fortifie les âmes pour que l’inexistant devienne pour elles

semblable au sensible et que toute chose cachée se réfléchisse en elles comme sur un

miroir et devienne pour elles manifeste. On raconte que ʽAbd Allāh, le fils de ʽUmar b.

al-Ḫaṭṭāb, que Dieu soit satisfait de lui, se présenta un jour devant son père le regard

fuyant à cause d’une femme qu’il avait rencontrée, par hasard, et dont il avait

détourné les yeux à l’instant où il l’avait aperçue. Il entra auprès de son père ʽUmar,

que Dieu soit satisfait de lui, qui lui dit :

- ʽAbd Allāh fils de ʽUmar se présenterait-il devant moi alors que ses yeux

portent la trace de l’adultère ?

1342
Wāsiṭa, p. 164-165.
511
- Y aurait-il une révélation après celle du prophète, prière et salut de Dieu

soient sur lui ! dit ʽAbd Allāh à son père.

- Non, lui répondit-il, c’est la firāsa du croyant. J’ai entendu l’Envoyé de Dieu,

prière et salut de Dieu soient sur lui, qui disait : « Craignez la firāsa du croyant car il

voit avec la lumière de Dieu ».

Plusieurs éléments, dans cette introduction, font écho à la firāsa des mystiques. Outre

la citation du hadith évoquant « la lumière de Dieu », la firāsa est présentée comme relevant

des « secrets divins » et rendant sensible ce qui est inexistant pour les sens, permettant ainsi

de « voir l’invisible » pour reprendre la définition d’Ibn Qayyim al-Ǧawziyya. On retrouve

d’ailleurs chez ce mystique ainsi que chez Ibn al-ʽArabī un récit similaire à celui rapporté par

Abū Ḥammū. La comparaison de ces récits nous permettra d’en identifier les variantes et,

partant, les spécificités du discours d’Abū Ḥammū pour en proposer une interprétation.

Dans ses Futūḥāt makkiyya, Ibn al-ʽArabī rapporte ainsi l’histoire suivante :

Kamā ttafaqa li-ʽUṯmān – raḍiya Llāh ʽanhu – wa-ḏālika annahu daẖala ʽalayhi raǧul

fa-ʽindamā waqaʽat ʽalayhi ʽaynuhu qāla yā subḥān Allāh mā bāl riǧāl lā yaġuḍḍūna

abṣārahum ʽan maḥārim Allāh wa-kāna ḏālika l-raǧul qad arsala naẓarahu fīmā lā yaḥillu lahu

immā fī naẓarihi ilā ʽawrat insān aw naẓara fī qaʽr bayt maskūn wa-mā ašbaha ḏālika fa-qāla

lahu l-raǧul a-waḥy baʽd rasūl Allāh – ṣallā Llāh ʽalayhi wa-sallama – fa-qāla lā wa-lākinnahā

firāsa a-lam tasmaʽ ilā qawl rasūl Allāh – ṣallā Llāh ʽalayhi wa-sallama – ttaqū firāsat al-

mu’min fa-innahu yanẓuru bi-nūr Allāh wa-ʽindamā daẖalta ʽalayya ra’aytu ḏālika fī

ʽaynayka1343.

Il en advint ainsi avec ʽUṯmān, que Dieu soit satisfait de lui. Un homme entra

en sa présence et lorsque son regard tomba sur lui, il dit : « Dieu soit loué, pourquoi

les hommes ne détournent-ils pas les yeux de ce qui est proscrit par Dieu ? » Cet

homme avait jeté les yeux sur ce qui ne lui était pas permis, soit parce qu’il avait

1343
Ibn al-ʽArabī, al-Futūḥāt al-makkiyya, op. cit., III, p. 355.
512
regardé les parties intimes de quelqu’un, soit parce qu’il avait regardé à l’intérieur

d’une maison habitée ou autre chose de ce genre. L’homme lui dit alors :

- Y aurait-il une révélation après celle du prophète, prière et salut de Dieu

soient sur lui !

- Non, lui répondit-il, il s’agit plutôt de firāsa. N’as-tu pas entendu les paroles

de l’Envoyé de Dieu, prière et salut de Dieu soient sur lui : « Craignez la firāsa du

croyant car il voit avec la lumière de Dieu ». Lorsque tu t’es présenté devant moi, j’ai

vu cela dans tes yeux.

Quant à Ibn Qayyim al-Ǧawziyya, il rapporte dans ses Madāriǧ al-sālikīn l’histoire

suivante :

Qāla Anas b. Mālik – raḍiya Llāh ʽanhu – daẖaltu ʽalā ʽUṯmān b. ʽAffān – raḍiya Llāh

ʽanhu – wa-kuntu ra’aytu mra’a fī l-ṭarīq ta’ammaltu maḥāsinahā fa-qāla ʽUṯmān – raḍiya Llāh

ʽanhu – yadẖulu ʽalayya aḥadukum wa-aṯar al-zinā ẓāhir fī ʽaynayhi fa-qultu a-waḥy baʽd

rasūl Allāh – ṣallā Llāh ʽalayhi wa-sallama – fa-qāla wa-lākin tabṣira wa-burhān wa-firāsa

ṣādiqa1344.

Anas b. Mālik1345, que Dieu soit satisfait de lui, raconta [l’anecdote suivante] :

Je me présentai devant ʽUṯmān b. ʽAffān, que Dieu soit satisfait de lui, après avoir vu

une femme sur le chemin et contemplé ses beautés. ʽUṯmān, que Dieu soit satisfait de

lui, dit :

- L’un d’entre vous se présente devant moi alors que ses yeux portent la trace

de l’adultère.

- Y aurait-il une révélation après celle du prophète, prière et salut de Dieu

soient sur lui ! répondis-je.

- Il s’agit plutôt de clairvoyance, de déduction et de firāsa véridique.

1344
Ibn Qayyim al-Ǧawziyya, Madāriǧ al-sālikīn, op. cit., II, p. 455.
1345
Anas b. Mālik (m. 91-93/709-711), célèbre traditionniste. Voir Arent J. Wensinck et James Robson, « Anas b.
Mālik », EI2.
513
Ibn Qayyim al-Ǧawziyya cite également par deux fois le hadith prophétique prononcé

dans les deux histoires précédentes par le calife, mais dans un cadre différent. Ce hadith est

cité la première fois dans des propos attribués à Abū Ḥafṣ al-Naysābūrī1346 : « Personne ne peut

prétendre être doué de firāsa mais plutôt craindre la firāsa des autres, car le prophète, prière

et salut de Dieu soient sur lui, a dit : “Craignez la firāsa du croyant car il regarde avec la

lumière de Dieu.” » (Qāla laysa li-aḥad an yaddaʽiya l-firāsa wa-lākin yattaqiya l-firāsa min al-ġayr

li-anna l-nabiyy – ṣallā Llāh ʽalayhi wa-sallama – qāla ttaqaw firāsat al-mu’min fa-innahu yanẓuru bi-

nūr Allāh1347). Une autre histoire met en scène le célèbre soufi al-Ǧunayd1348. Alors qu’il est en

train de discuter avec des gens, un jeune homme chrétien déguisé s’arrête devant lui et lui

demande quel était le sens du hadith prophétique : « Craignez la firāsa du croyant car il

regarde avec la lumière de Dieu. » Al-Ǧunayd indique au jeune homme que le temps est venu

pour lui de se convertir à l’islam, révélant ainsi que lui-même a su voir la vérité qu’il essayait

de dissimuler et qu’il est de ceux qui regardent avec la lumière de Dieu, si bien que le jeune

homme se convertit à l’islam.

Analyse des trois versions

Le premier point de divergence entre la version d’Abū Ḥammū et celle des deux

mystiques réside dans le nom du calife mis en scène. Alors que les deux histoires rapportées

par Ibn al-ʽArabī et Ibn Qayyim al-Ǧawziyya ont pour héros le calife ʽUṯmān, celle d’Abū

Ḥammū met en avant le calife ʽUmar. Dans certaines traditions, ʽUmar est en effet présenté

comme doué de qiyāfa et de firāsa dans la mesure où il est capable d’identifier les liens de

parenté entre les gens et de prédire l’avenir1349. Cette variante propre à la version d’Abū

1346
Abū Ḥafṣ al-Naysābūrī (m. 264/877), soufi originaire du Ḫurāsān. Voir al-Ḏahabī, Siyar aʽlām al-nubalā’, Le
Caire, Dār al-ḥadīṯ, 2006, X, p. 144.
1347
Ibn Qayyim al-Ǧawziyya, Madāriǧ al-sālikīn, op. cit., II, p. 454.
1348
Al-Ǧunayd (m. 298/910), soufi originaire de Bagdad. Voir Arthur J. Arberry, « al-Djunayd », EI2.
1349
Avraham Hakim, « ʽUmar b. al-Ḫaṭṭāb, calife par la grâce de Dieu », Arabica, 54/3 (2007), p. 320-322.
514
Ḥammū peut être interprétée comme un moyen mis en œuvre par Abū Ḥammū pour

s’identifier à la figure du calife ʽUmar, figure qu’il met en avant à de nombreuses reprises dans

son ouvrage en tant que modèle de piété et de justice1350. En présentant le calife ʽUmar comme

un maître en matière de firāsa, Abū Ḥammū, qui va montrer dans les pages suivantes que lui-

même maîtrise cette science, cherche à la fois à se présenter comme le digne héritier de

ʽUmar et à démontrer qu’il est lui-même doté de cette « puissance de l’âme », ou de cette

« Grâce1351 » accordée par Dieu, qui permet à ʽUmar, dans le récit, de déceler l’invisible, et qu’il

fait ainsi partie des élus de Dieu. Davantage qu’un don divin, la firāsa de ʽUmar et, par analogie,

celle d’Abū Ḥammū, est semblable à une inspiration prophétique comme le laisse entendre la

réaction du fils du calife lorsqu’il s’écrit, une fois sa faute mise au jour : « Y aurait-il une

révélation après celle du prophète, prière et salut de Dieu soient sur lui ! ».

Le deuxième point de divergence concerne justement l’identité du personnage chez

qui est décelée la faute. Dans la version d’Ibn al-ʽArabī, il s’agit d’un homme dont l’identité

n’est pas précisée, dans celle d’Ibn Qayyim al-Ǧawziyya d’un célèbre traditionniste par

ailleurs narrateur de l’histoire, et donc attestant de la vérité de l’épisode, et dans celle d’Abū

Ḥammū du propre fils du calife. Comment ne pas voir, à travers l’image du calife ʽUmar

s’adressant à son fils, le reflet d’Abū Ḥammū s’adressant à son propre fils tout au long de

l’ouvrage ? Ce parallélisme établi entre les deux relations père/fils contribue au processus

d’identification d’Abū Ḥammū à la figure de ʽUmar.

Le troisième point de divergence réside dans la description de la faute. Chez Ibn al-

ʽArabī, le fautif a « jeté les yeux sur ce qui ne lui était pas permis », chez Ibn Qayyim al-

Ǧawziyya, Anas b. Mālik entre en présence du calife « après avoir vu une femme sur le chemin

et contemplé ses beautés » et dans l’histoire rapportée par Abū Ḥammū, le fils de ʽUmar a

1350
Voir le chapitre 5 de ce travail, p. 182 et p. 214-219 et le chapitre 6, p. 261-278.
1351
Avraham Hakim, « ʽUmar b. al-Ḫaṭṭāb, calife par la grâce de Dieu », op. cit., p. 321.
515
« détourné les yeux » à l’instant même où il a vu la femme. Il y a donc une gradation dans la

culpabilité des trois fautifs. Les deux premiers ont « péché » sciemment et ont fait durer la

faute, comme l’indique le terme « contempler », alors que le fils du calife a « péché » par

inadvertance et n’a regardé que furtivement avant de s’empresser de détourner le regard.

Malgré tout, le calife parvient quand même à décéler sa faute. Cette minimisation de la faute

commise vient renforcer le pouvoir de divination de ʽUmar et, par extension, celui que

prétend posséder Abū Ḥammū.

Après cette introduction, Abū Ḥammū énumère les différents personnages et objets

auxquels doit s’appliquer la firāsa du souverain (yanbaġī an takūna firāsatuka fī) : son vizir

(wazīrika), son secrétaire (kātib sirrika), ses familiers (ǧulasā’ika), son cadi (qāḍīka), son mufti

(muftīka), son chef de police (ṣāḥib šurṭatika), ses percepteurs (ʽummālika), son ministre des

finances (ṣāḥib ašġālika), ses généraux (quwwādika), le reste de son armée (sā’ir aǧnādika), son

ennemi (ʽaduwwika), les messagers (al-arsāl) qu’il envoie ou qui lui sont envoyés et les écrits

envoyés par l’ennemi ou par toute autre personne (al-kutub al-wārida ʽalayka min al-ʽaduww

wa-ġayrihi). Il consacre ensuite un passage plus ou moins long à chacun sans toutefois suivre

l’ordre cité en préambule et en changeant parfois l’intitulé de la fonction. Il va ainsi traiter

de manière successive du vizir (al-wazīr), des familiers du souverain (al-ǧulasā’), du secrétaire

particulier (kātib al-sirr), des cadis (al-quḍāt) – partie dans laquelle seule une phrase sera

consacrée aux muftis –, des généraux (al-quwwād), de l’armée (al-ǧayš), du ministre des

finances (ṣāḥib al-ašġāl), des gouverneurs (al-wulāt), des chefs de police (al-ḥukkām), de

l’ennemi (al-ʽaduww), des ambassadeurs (al-arsāl) et des lettres envoyées par l’ennemi (al-

kutub al-wārida ʽalayka min qibal ʽaduwwika). Nous traiterons dans un premier temps de la firāsa

appliquée aux auxiliaires du pouvoir, puis, dans un second temps, de la firāsa appliquée à la

diplomatie.

516
9.2. La firāsa appliquée aux auxiliaires du pouvoir
9.2.1. Objectifs
Pour Abū Ḥammū, la firāsa consiste à regarder (unẓur1352, unẓur ilā1353, tanẓuru ilā1354),

observer (tafarras fī1355, tatafarrasu fī1356), considérer avec attention (iʽtabir1357, taʽtabiru1358),

examiner (tanẓuru fī1359) et mettre à l’épreuve (iẖtabir1360, taẖtabiru1361) chacun de ses agents

afin, dit-il à son fils au sujet du ministre des finances, que « son état te révèle ce qu’il

dissimule » (ḥattā yaẓhara laka min ḥālihi mā yuẖfīhi1362). « Observe-les et tu tomberas sur ce

qu’ils dissimulent » (innaka tatafarrasu fīhim wa-taqaʽu ʽalā maẖāfīhim1363), ajoute-t-il au sujet

des chefs de police. Il part donc du principe que ses agents lui cachent des choses qu’il lui faut

découvrir afin de déceler leur vraie nature et leurs véritables intentions et de se préserver de

leurs méfaits. Cette attitude de défiance envers les auxiliaires du pouvoir n’est pas propre à

Abū Ḥammū mais constitue une caractéristique commune à de nombreux miroirs des princes.

Patricia Crone remarque à cet égard :

If the mirrors view people in power with distrust and suspicion, they generally depict

the masses as defenceless sheep. Only nobles and heretics are seen as potential rebels1364.

Si les miroirs considèrent les gens au pouvoir avec méfiance et suspicion, ils

dépeignent généralement la masse comme des moutons sans défense. Seuls les nobles

et les hérétiques sont considérés comme des rebelles potentiels.

1352
Wāsiṭa, p. 171.
1353
Ibid., p. 168, 172.
1354
Ibid., p. 165, 168.
1355
Ibid., p. 166 à 170, et p. 173, 175, 179, 180, 182, 183, 186, 187.
1356
Ibid., p. 166, 167, 170, 176, 177, 181, 187.
1357
Ibid., p. 166, 169.
1358
Ibid., p. 176.
1359
Ibid., p. 166.
1360
Ibid., p. 166, 167, 168, 170, 175, 177, 178.
1361
Ibid., p. 167, 173, 176.
1362
Ibid., p. 176, au sujet du ministre des finances.
1363
Ibid., p. 177.
1364
Patricia Crone, Medieval Islamic Political Thought, op. cit. , p. 158.
517
Abdallah Cheikh-Moussa considère, quant à lui, dans son étude portant sur quatre

miroirs des princes composés sur une période allant du VIIIe au XIIIe s., que cette méfiance

est une caractéristique propre au mode de gouvernement défendu par les auteurs de miroirs

et qu’elle vise aussi bien l’élite que les sujets :

Autant il faut cultiver le secret, autant il faut se tenir au courant de tout ce qui

se passe dans le royaume. Il faut avoir partout des espions qui rapportent le moindre

fait, le moindre geste aussi bien de l’élite que du commun. Le gouvernement est ainsi

basé sur la méfiance et le soupçon1365.

Le soupçon qu’il nourrit envers les agents du pouvoir pousse Abū Ḥammū à proposer

dans son ouvrage bon nombre de “recettes” afin de mettre au jour ce qu’ils dissimulent. Ainsi,

le chapitre sur la firāsa contient de nombreuses phrases au conditionnel commençant par « si

tu vois untel ainsi » (in ra’aytahu1366, iḏā ra’aytahu1367, man ra’aytahu1368) ou « si untel dit » (in

qāla1369), « s’il te dissimule cela » (in katama ḏālika ʽanka1370), « s’il penche pour » (in kāna yamīlu

ilā1371), et qui visent à déduire de tel ou tel état, de telle ou telle action, une connaissance

particulière sur la personne - « alors sache que » (fa-taʽlamu1372, fa-taʽrifu1373) - ou à mettre en

garde le destinataire - « ne te fies pas à lui » (fa-lā ta’manhu1374) – ou encore à lui recommander

d’agir de telle ou telle manière - « réprimande-le » (fa-zǧurhu1375), « dis-lui » (qul lahu1376),

1365
Abdallah Cheikh-Moussa, « De la “communauté de salut” à la “populace” », op. cit., p. 516.
1366
Wāsiṭa, p. 165, 166, 169, 173, 174, 175.
1367
Ibid., p. 170, 172, 174, 176, 183, 188.
1368
Ibid., p. 167, 168, 169.
1369
Ibid., p. 165-166.
1370
Ibid., p. 167.
1371
Ibid., p. 172.
1372
Ibid., p. 167 à 178.
1373
Ibid., p. 169.
1374
Ibid., p. 168.
1375
Ibid., p. 165.
1376
Wāsiṭa, p. 165.
518
« nomme-le à la judicature » (fa-kallif ʽalayhi l-qaḍā’1377), « mets-les à l’épreuve » (fa-

ẖtabirhum1378).

La firāsa, telle que la présente Abū Ḥammū, vise avant tout à s’assurer que les

auxiliaires du pouvoir savent garder les secrets (c’est le cas pour les compagnons du prince

et son secrétaire particulier), qu’ils sont aimants, sincères et dévoués au souverain (c’est le

cas pour le vizir et les compagnons), et qu’ils sont intègres (c’est le cas pour le vizir, le

ministre des finances, le cadi, le chef de la police et les généraux). Elle permet également au

souverain de s’assurer que son vizir est doué de raison et de découvrir ses pensées les plus

intimes. ʽIzz al-Dīn al-ʽAllām considère que la firāsa, dans le Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk,

concerne avant tout le vizir « étant donné le danger que représente sa position » (li-ẖuṭūrat

hāḏihi l-martaba1379). S’il est vrai qu’il occupe une place importante dans la partie consacrée à

la firāsa1380, nous verrons que ce sont les messagers (al-arsāl1381) qui font l’objet de la plus

grande attention dans ce chapitre de l’ouvrage.

9.2.2. Méthodes
Afin de s’assurer que les agents du pouvoir disposent bien de ces différentes vertus,

Abū Ḥammū propose plusieurs “méthodes”. Nous en avons recensé six : cinq d’entre elles

relèvent de l’observation et la sixième de la mise à l’épreuve1382.

1377
Ibid., p. 173.
1378
Ibid., p. 175.
1379
Sulṭa, p. 110.
1380
Il est question du vizir non seulement dans le paragraphe qui lui est consacré (p. 165-167), mais également
dans celui consacré aux familiers du souverain (p. 169-170).
1381
Wāsiṭa, p. 179-189.
1382
Ces six méthodes diffèrent quelque peu de celles identifiées par Wadād al-Qāḍī dans son article consacré à la
théorie politique d’Abū Ḥammū, qu’elle classe en six catégories : l’observation des paroles (an yatafarrasa fi-kalām
al-raǧul), des mouvements (fī ḥarakātihi), des pensées intimes (fī asārīr al-raǧul), du comportement (fī taṣarrufāt
al-raǧul), des relations des dignitaires entre eux (al-naẓar fī ʽalāqātihim baʽdihim bi-baʽḍ) et l’établissement de
pièges pour les mettre à l’épreuve (naṣb al-ašrāk lahum iẖtibāran), Naẓariyya, p. 108-109.
519
Le « naturel »

La première méthode consiste à examiner le « naturel » des dignitaires, comme il

l’expose clairement au sujet des familiers du souverain (yanbaġī laka an […] tanẓura fī

ṭabā’iʽihim1383). L’examen du caractère naturel de chaque dignitaire permettra au souverain

d’en tirer des conclusions qui seront utiles à son pouvoir, comme l’indiquent les trois extraits

suivants concernant respectivement les familiers, le vizir et le cadi :

Fa-man ra’aytahu kaṯīr al-kalām sarīʽ al-iqdām lā yatawaqqā l-maqām lā yuẖfī šay’

min asrārihi wa-lā min asrār ġayrihi wa-lā lahu wa-li-malikihi fī ifšā’ ḏālika manfaʽa fa-

taʽlamu annahu ġayr muḥāfiẓ ʽalā sirrika fa-ḥḏarhu fa-innahu kamā lam yuḥāfiẓ ʽalā sirrihi

fa-ka-ḏālika lā yuḥāfiẓu ʽalā sirrika1384.

Tu sauras que celui que tu verras parler beaucoup, se précipiter vers les

autres, ne pas craindre la sollennité d’une situation et ne rien taire de ses secrets ni

de ceux des autres alors que ni lui ni son roi n’a un quelconque intérêt à ce qu’ils soient

divulgués, ne saura pas garder ton secret alors méfie-toi de lui. Car comme il n’a pas

gardé son secret, de la même manière, il ne gardera pas le tien.

Ya bunayy iḏā ra’ayta wazīraka muḥibb fī [sic] l-šukr wa-l-ṯanā’ ʽalayhi akṯar mimmā

ʽalayka wa-maylān al-nās ilayhi akṯar mimmā ilayka fa-taʽlamu annahu mufarriṭ fī umūrika

wa-umūr mamlakatika ġayr nāṣiḥ laka fī ẖidmatika fa-innā ra’aynā annahu man yakūnu

muḥibb fī l-šukr wa-l-ṯanā’ wa-yarā anna ḏālika min al-ʽalyā’ yufḍī bihi l-amr ilā qaḍā’ ḥawā’iǧ

taḍurru bi-ẖilāfatika wa-taḥuṭṭu min ināfatika li-anna maḥabbatahu fī l-ṯanā’ ʽalayhi lā

yaridu fī ḥāǧat man qaṣada ilayhi fa-yaġību ʽanhu waǧh al-ṣawāb wa-yattasiʽu ẖarquhu min

hāḏā l-bāb1385.

Mon fils, si tu vois que ton vizir aime que les remerciements et les éloges lui

soient adressés plutôt qu’à toi et que les gens aient plus de penchant pour lui que pour

1383
Wāsiṭa, p. 167.
1384
Ibid., p. 167-168
1385
Ibid., p. 169.
520
toi, alors tu sauras qu’il néglige tes affaires et celles de ton royaume et qu’il ne te sert

pas avec sincérité. Nous avons vu que celui qui aime les remerciements et les éloges

et les considère comme ce qui est de plus noble est amené à satisfaire des requêtes qui

nuisent à ton pouvoir et qui portent atteinte à ta dignité, car, du fait de son amour

pour les éloges, il n’accèdera pas aux requêtes de ceux qui le sollicitent, perdra de vue

ce qui est juste et ses défaillances redoubleront.

In ra’aytahu muḥibb fī l-nisā’ wa-l-awlād wa-lahu min al-ḏurriyya aʽdād fa-taʽlamu

annahu lā budda an yamīla fī l-ḥukm immā li-ġaraḍ aw-li-ḥamiyya fa-ya’ūlu ḏālika ilā aẖḏ al-

rišā ʽalā l-aḥkām al-šarʽiyya1386.

Si tu vois que [le cadi] aime les femmes et les enfants et qu’il a une

descendance nombreuse, tu sauras qu’il sera forcément influencé dans son jugement

soit par un intérêt, soit par un parti pris, ce qui l’amènera à se laisser corrompre pour

des cas où les prescriptions coraniques doivent s’appliquer.

Ainsi, Abū Ḥammū établit qu’un compagnon au naturel bavard et au caractère

expansif ne saura pas garder les secrets, qu’un vizir prompt à rechercher l’éloge ne sera ni

sincère ni loyal et qu’un cadi porté vers les femmes et doté d’une famille nombreuse sera

immanquablement corrompu. Comme dans le passage établissant les vertus nécessaires aux

agents du pouvoir, il s’applique à justifier chacun de ces principes pour leur donner

davantage de poids. Il y ajoute en outre la foi de sa propre expérience, comme l’indique le

verbe conjugué à la première personne « nous avons vu », afin de renforcer la crédibilité de

ses propos.

L’attitude générale

La deuxième méthode réside dans l’observation des « attitudes » (aḥwāl) des

dignitaires, particulièrement du vizir et du cadi :

1386
Wāsiṭa, p. 173.
521
Yanbaġī laka an tatafarrasa fī wazīrika llaḏī ttaẖaḏtahu li-ra’yika wa-tadbīrika wa-

šāraktahu fī qalīlika wa-kaṯīrika wa-tanẓura ilā aqwālihi wa-afʽālihi wa-kāffat aḥwālihi1387.

Tu dois observer ton vizir que tu as choisi pour te conseiller et t’aider à

prendre les décisions et que tu as associé dans les petites affaires comme dans les

grandes affaires et observer ses propos, ses actes et toutes ses attitudes.

Iḏā aradta ẖtibār qāḍīka fa-tafarras fīhi tafarrus siyāsī wa-ḥkum ʽalā ẖtibārihi ḥukm

ri’āsī wa-nẓur ilā aḥwālihi1388.

Si tu veux mettre à l’épreuve ton cadi, considère-le sous l’angle de la bonne

conduite des affaires, porte sur cette observation un jugement politique et examine

ses attitudes.

Cette observation doit porter à la fois sur les paroles des dignitaires, mais également

sur leurs actes, leurs réactions et les changements éventuels survenus dans leur

comportement depuis leur prise de fonction. Ainsi, pour s’assurer de l’intégrité de son vizir,

à savoir s’il agit pour l’intérêt du roi et non pas pour son intérêt propre, Abū Ḥammū invite

son fils à observer ses prises de position :

S’il parle constamment de sujets qui ne sont pas profitables pour le pouvoir et

ne lui apportent aucune satisfaction, par exemple s’il arrive que quelqu’un te doive de

l’argent et que ton vizir intervienne pour [te convaincre d’]en surseoir la créance et

qu’il insiste en te présentant diverses excuses, en évoquant la fragilité de la situation

du débiteur et sa pauvreté et en affirmant qu’il possède bien peu de fortune et de

richesse, sache qu’il ne recherche que son propre profit et réprimande-le, mon fils,

pour ses propos en lui ordonnant de ne plus y revenir. S’il persévère et continue

d’insister fortement, sache qu’on s’est concilié ses faveurs aux dépens de tes finances.

Mais s’il cesse après que tu l’aies réprimandé et ne revient plus sur les propos pour

1387
Wāsiṭa, p. 165.
1388
Ibid., p. 172.
522
lesquels tu l’as réprimandé, sache que ses propos sont fondés et qu’aucun dessein ni

aucun intérêt personnel ne le pousse à accepter cette requête1389.

En outre, l’observation des différentes réactions du vizir permettra au roi de mesurer

son degré de raison et l’affection qu’il lui porte :

Mon fils, si tu veux observer ton vizir pour savoir s’il est pleinement doué de

raison ou s’il en est dénué, sache, si tu vois que la moindre broutille le met en colère,

le préoccupe et le chagrine et qu’un rien le satisfait et le distrait, que sa raison est

déficiente et ses actions incohérentes. Mais si seules les affaires les plus graves le

mettent en colère et si uniquement celles d’importance peuvent l’affliger, s’il est

satisfait de tes décisions et qu’il en assume la responsabilité à ta place tout en

reconnaissant, grâce à sa raison bien fournie, que c’est toi qui l’as élevé à ce rang

illustre, qui l’as établi à cette place et voulu ainsi l’honorer, s’il approuve toutes tes

décisions et les accueille avec joie, conformément à tes attentes, hormis celles qui

peuvent te nuire, auxquelles il ne se conforme pas et dont sa raison le détourne, tu

sauras qu’il est pleinement doué de raison, qu’il a un mérite sans pareil et qu’il est très

attaché à ta personne, qu’il a beaucoup d’affection pour toi et qu’il se range à tous tes

avis1390.

Quant au cadi, il doit, après l’avoir nommé, le roi doit observer attentivement son

attitude et relever les éventuels changements survenus depuis sa nomination, dans la mesure

où tout changement indiquerait qu’il a dissimulé sa vraie nature pour être nommé cadi :

Observe aussi ses propos et ses silences, sa démarche, sa façon de s’asseoir et

sa manière d’agir. S’il était connu, avant d’être nommé cadi, pour être quelqu’un de

taciturne et si, après que tu l’as nommé à ce poste, il te semble être d’une faconde

inhabituelle, s’il se montre de bonne humeur, reconnaissant, élogieux et flatteur,

sache qu’il aime la judicature et qu’il se drape d’hypocrisie. Et s’il était volubile, puis,

1389
Wāsiṭa, p. 165.
1390
Ibid., p. 166.
523
une fois nommé cadi, il devient taciturne et fait montre de quiétude pour toute chose,

sache qu’il fait des manières et qu’il se couvre de dissimulation. Tu dois ensuite le

mettre à l’épreuve en examinant sa façon de marcher. S’il a peu ou prou modifié sa

démarche habituelle, sache que son attitude est affectée et ses actes dissimulés. Mon

fils, si tu remarques une exagération dans sa démarche, que tu constates que son pas

est inhabituellement rapide, alerte, diligent et vif, sache qu’il est heureux d’avoir été

nommé cadi, qu’il ambitionnait de le devenir et qu’il est arrivé à ses fins. C’est une

manipulation de sa part visant à se rapprocher de toi et une attitude qu’il adopte en

ta présence afin de rechercher ton approbation. Et s’il ralentit sa démarche, sache

qu’il te néglige et qu’il te montre de la considération pour que tu aies une bonne

opinion de lui et que tu penses qu’il est à sa place. Tu ne dois avoir aucune

considération à son égard ni te laisser tromper par ses illusions1391.

Dans son article intitulé « Firāsa and Intelligence. The Silly and the Intelligent in Arab

Physiognomy1392 », Antonella Ghersetti établit les différentes caractéristiques physiques et

comportementales qui, pour les physiognomonistes arabes, sont signes d’intelligence et en

déduit que l’intelligence va de pair avec un physique équilibré et bien proportionné, et un

comportement mesuré et modéré. Si l’on appréhende le discours sur le vizir à la lumière de

cette analyse, on remarque que ces conclusions s’appliquent également à la firāsa d’Abū

Ḥammū. Ainsi, le vizir dont les réactions sont démesurées - « la moindre broutille le met en

colère » alors qu’ « un rien le satisfait et l’amuse » - est considéré comme dénué de raison

alors que la juste mesure et la maîtrise de soi du vizir que « seules les affaires les plus sérieuses

[…] mettent en colère et […] seule une affaire d’importance peut […] affliger » indiquent qu’il

est pleinement doué raison. Quant au cadi, toute démesure dans l’attitude, la démarche ou la

1391
Wāsiṭa, p. 173-174.
1392
Antonella Ghersetti, « Firāsa and Intelligence. The Silly and the Intelligent in Arab Physiognomy », The Arabist
(Budapest), 17 (1996), p. 121-131.
524
façon de parler révèle non pas un manque de raison mais un manque de sincérité et

d’honnêteté, de la même manière que tout changement d’attitude est signe d’hypocrisie. Le

comportement est ainsi perçu comme le reflet de la nature de l’individu censée être, par

essence, pérenne.

D’autre part, le discours sur le vizir témoigne une nouvelle fois de la nécessaire

supériorité intellectuelle de ce dernier. Celui-ci doit en effet approuver toutes les décisions

du souverain, sauf celles pouvant lui nuire. Abū Ḥammū reconnaît de nouveau les éventuels

manquements du souverain, déjà évoqués plus haut lorsqu’il assurait que le vizir devait

rectifier les éventuels jugements défectueux du souverain. Ce passage illustre également la

règle établie plus haut selon laquelle le vizir doit être plus perspicace et avoir un jugement

plus sûr que celui du souverain.

Enfin, concernant le cadi, Abū Ḥammū emploie l’expression tafarrus siyāsī qui pose

quelques difficultés de traduction. Il s’agit ici pour Abū Ḥammū d’insister sur la portée

politique de sa firāsa. L’observation du comportement n’a pas pour but d’évaluer les

compétences juridiques du cadi mais son aptitude à s’acquitter correctement des fonctions

qui lui sont confiées et ainsi à contribuer à la « bonne conduite des affaires » du souverain.

L’étude de son comportement permet de savoir s’il « aime la judicature », Abū Ḥammū

partant du principe que le cadi doit être nommé malgré lui à ce poste dans la mesure où toute

ambition politique de sa part révèle un manque de fiabilité comme l’indique l’extrait suivant :

S’il a un penchant pour la judicature et qu’il a à cœur de devenir cadi, sache

que sa foi est légère et qu’il n’a pas de convictions profondes. La preuve en est, mon

fils, que si tu lui proposes à plusieurs reprises la charge de cadi en lui montrant que

son acceptation te réjouirait, il refusera nécessairement, verbalement, même s’il la

convoite effectivement. Car s’il montrait de l’attachement pour cette place dès le

premier abord, on saurait qu’il la convoite. Ne nomme pas une telle personne à cette

charge. Répète-lui les mêmes propos, montre-toi de plus en plus aimable avec lui et
525
fais lui comprendre qu’il compte à tes yeux. Il ne refusera plus catégoriquement [ta

proposition] et ses desseins t’apparaîtront. Son visage sera rayonnant et

resplendissant et il sera enclin à obéir après avoir refusé. S’il refuse de nouveau

verbalement [ta proposition] et dissimule [ses véritables intentions] pour obtenir ce

qu’il convoite, si tu vois qu’il persiste dans sa première position et que ta bienveillance

n’a pas eu d’effet sur lui, dispense-le de la judicature. Si tu vois, suite à cela, son visage

pâlir, tu seras conforté dans ta conviction qu’il désire ardemment devenir cadi et qu’il

regrette que cela lui soit refusé. Mon fils, et s’il refuse catégoriquement, qu’il ne veut

ni nomination ni destitution, qu’il ne nourrit aucune ambition pour la judicature et

qu’il ne dissimule aucune hypocrisie, nomme-le cadi et oblige-le à exercer cette

fonction. Si, plus tard, il te sollicite, aide-le et assiste-le1393.

Ce passage indique également que le visage est considéré comme le lieu d’expression

des émotions intimes. Ainsi la satisfaction du cadi est donnée à voir par un visage rayonnant

alors que son mécontentement se révèle par la pâleur de son teint, ce qui révèle ses véritables

desseins.

Les expressions du visage

L’observation des expressions et de la couleur du visage constitue la troisième

méthode mise en œuvre par Abū Ḥammū pour déceler les pensées cachées des agents du

pouvoir et « distinguer ses amis de ses ennemis » comme l’indique le passage suivant :

Et si tu veux savoir, mon fils, qui parmi tes familiers a de l’affection pour toi

et agit pour te servir avec des intentions pures envers toi et qui est l’inverse de cela,

observe leur naturel et regarde la manière qu’ils ont de te flatter et de prendre un air

affecté ; examine-les lorsque te parvient inopinément une information réjouissante

et qu’un messager t’apporte promptement une bonne nouvelle. Comment les

examiner ? Si tu regardes leur visage à cet instant précis, tu distingueras clairement

1393
Wāsiṭa, p. 172-173.
526
ceux qui ont de l’affection pour toi de ceux qui n’en ont pas. Sache que celui que tu

vois le visage éclatant d’allégresse te porte de l’affection et se réjouit de ton bonheur.

Quant à celui que tu vois, lorsque tu le regardes, le visage renfrogné, son inimitié

t’indiquera ce qu’il renferme au plus profond de lui, car la détente comme la

crispation débordent du cœur sur le visage et font apparaître à l’extérieur ce qui est

contenu à l’intérieur. Les nouvelles se reflètent sur son visage et tu peux en déduire

ses pensées intimes même si celui qui t’est hostile affiche de la gaieté lorsque tu te

montres enjoué, car l’allégresse déride le front et rend le visage rouge alors que la

haine lui fait prendre une couleur poussiéreuse, terreuse et jaunâtre, car il a entendu

quelque chose qui ne lui plaît pas et du fait de l’intensité de sa haine, son changement

s’accentue. Mon fils, s’il te parvient une nouvelle qui n’est pas réjouissante, le visage

de celui qui te porte de l’affection s’assombrira et affichera de l’incrédulité alors que

des signes de réjouissance pourraient apparaître sur le visage de celui qui t’est hostile.

Grâce à ces deux considérations, tu sauras distinguer ton ami de ton ennemi, ce qui

t’apparaîtra clairement dans chacune de ces deux situations1394.

Déduire les pensées intimes d’une personne à partir des expressions de son visage

semble à priori être une méthode peu fiable dans la mesure où chacun peut simuler telle ou

telle expression pour complaire au souverain. L’efficacité de cette méthode se révèle

cependant à la lumière d’un conseil dispensé au milieu d’une série de recommandations

traitant du comportement général du souverain, à la toute fin de la première partie de

l’ouvrage :

Wa-l-yakun naẓaruka ilā l-nās naẓar ẖafī tulāḥiẓuhum bi-ṭarfika ẖtilās bi-ḥayṯu lā

yašʽurūn bi-naẓarika ilayhim fa-taʽlamu bi-ḏālika l-naẓar mā yabdū ʽalā wuǧūhihim min al-

masarra wa-ġayrihā1395.

1394
Wāsiṭa, p. 168-169.
1395
Ibid., p. 27.
527
Tu dois regarder les gens discrètement et les observer du coin de l’œil de

manière furtive afin qu’ils ne sentent pas ton regard. Tu sauras de cette manière si ce

qui s’affiche sur leur visage relève ou non de la joie.

Cette recommandation, qui concerne les membres du Conseil, indique que la

suspiscion du souverain s’applique aussi, et peut-être même surtout, aux familiers du

souverain puisqu’ils sont les plus au fait des secrets du royaume et donc ceux dont la trahison

est la plus à craindre, d’autant que ce sont aussi ceux qui doivent montrer le plus de

complaisance pour conserver leurs privilèges. Ils doivent donc faire l’objet d’une surveillance

constante et discrète de la part du souverain qui endosse ainsi le rôle d’un espion observant

et analysant chaque fait et geste de son entourage.

La situation matérielle

La quatrième méthode consiste à examiner l’évolution de la situation matérielle des

agents du pouvoir depuis leur prise de fonction pour déterminer s’ils sont intègres ou

corrompus, comme c’est le cas pour le ministre des finances :

Ṯumma innaka taẖtabiruhu yā bunayy fī malbasihi wa-markabihi wa-ma’kalihi wa-

mašrabihi wa-ḥālihi wa-maksabihi fa-in zāda ziyāda mufriṭa fa-taʽlamu anna ḏālika min

mālika aẖaḏahu wa-ltaqaṭahu wa-in lam yaẓhar ʽalayhi illā qadr manfaʽatihi maʽa anna l-nās

yataqawwalūna fīhi li-yaṣilū ilā nakbatihi fa-taʽlamu annahu naqī l-ǧānib qalīl al-maʽā’ib wa-

in kāna mufriṭ fī ašġālika fa-huwa lā yaẖūnuka fī mālika1396.

Puis tu dois examiner, mon fils, ses vêtements et sa monture, ce qu’il mange

et ce qu’il boit, ainsi que sa situation financière et les gains qu’il a acquis. Si sa richesse

a augmenté démesurément, sache que cela signifie qu’il a pris ton argent et se l’est

accaparé. Mais s’il ne paraît posséder que ce qui correspond à ses revenus, quand bien

même les gens inventeraient des propos mensongers à son égard pour causer sa

disgrâce, sache que c’est quelqu’un d’honnête et difficilement blâmable ; même s’il

1396
Wāsiṭa, p. 176.
528
dépense excessivement pour la réalisation de ce dont tu le charges, il ne te trahira pas

en te volant ton argent.

Il en est de même pour le chef de la police :

Yā bunayy ṯumma ẖtabir ḥālahu fa-in tazāyada ʽalayhi šay’ lam yuʽraf lahu qabla

wilāyatihi l-ḥukūma wa-lā kāna lahu fī awwal bidāyatihi min māl wa-aṯāṯ wa-ḏaẖā’ir wa-ġayr

ḏālika fa-innahu yuršā fī l-ẓāhir wa-l-bāṭin wa-iḏā lam yatazāyad ʽalayhi ḥāl wa-lā ẓaharat

ʽalayhi āṯār māl fa-huwa l-ḥākim al-maḥmūd allaḏī yufaḍḍiluhu l-wuǧūd1397.

Mon fils, examine ensuite sa situation financière. S’il a accaparé des richesses

qui ne lui étaient pas connues avant qu’il n’occupe le poste de chef de la police, s’il

n’avait pas, au tout début, d’argent, de meubles, de trésors, etc., cela signifie qu’il s’est

laissé corrompre publiquement et secrètement. Mais si sa situation matérielle ne s’est

pas améliorée et qu’il ne montre aucun signe de richesse, c’est un chef de police

honorable que les êtres vivants préfèrent.

La relation aux autres

La cinquième méthode repose sur l’observation des relations qu’entretiennent entre

eux les auxiliaires du pouvoir :

Et si tu vois, mon fils, que ton vizir ou l’un des tes familiers fait l’éloge de ton

secrétaire particulier en son absence comme en sa présence et manifeste son affection

aussi bien pour les familiers du Prince que pour le commun, sache que ton secrétaire

divulgue les secrets et qu’il s’entretient avec ton vizir ou ton familier des nouvelles

qui lui parviennent1398. […]

Mon fils, si tu vois que ton ministre des finances est apprécié de tes vizirs, des

membres de ton entourage et de tes conseillers, s’ils lui sont reconnaissants et qu’ils

obtiennent de lui ce qu’ils veulent, sache qu’il néglige toutes tes affaires et qu’il fait

peu cas de ton argent, ce qui est la plus ignoble des actions. Et si tu vois qu’il est haï

1397
Wāsiṭa, p. 178.
1398
Ibid., p. 171.
529
des ministres, des chefs d’armée, des percepteurs et des soldats, sache que leur haine

pour lui résulte du fait qu’il leur a extirpé les biens et les intérêts qui te revenaient,

car si le ministre des finances est haï de l’élite et de la masse, cela indique qu’il sert

loyalement, qu’il craint de recevoir des pots-de-vin et qu’il n’est pas à l’abri d’ennemis

qui voudraient lui infliger le plus grand mal et, en lui tendant le filet de la ruse, lui

apporter malheurs et tracas1399. […]

Si tu vois que les hommes bons haïssent ton chef de police et que les méchants

l’apprécient, sache qu’il n’est pas quelqu’un de droit et qu’il ferme les yeux sur les

injustices en échange de pots-de-vin : la haine que les bons nourrissent à son égard

découle des injustices qu’il a commises, des actes illicites qu’il a rendus licites, de ce

qu’il a provoqué comme incidents répréhensibles et des actions blâmables qu’il a

perpétrées. Il les exècre car ils savent qu’il commet des actions blâmables et ils

l’exècrent [à leur tour] car ils ont vu sa véritable nature. Quant à l’affection que les

méchants et lui se portent mutuellement, [sache que] l’intérêt qu’ils représentent

pour lui le pousse à les traiter avec indulgence et qu’eux l’aiment pour l’indulgence

dont il fait preuve face à leurs méfaits. Il les aime pour les profits qu’il peut en tirer.

Les hommes n’ont de l’affection que pour qui correspond à leur nature et nourrissent

de l’aversion envers qui leur est hostile et tente de les soumettre. Les hommes bons

l’exècrent pour son aversion pour les bonnes actions et les méchants l’aiment car il se

conforme à leurs désirs et les réconforte. C’est pour cela qu’il sévit contre les hommes

bons et soutient les méchants. Si, à l’inverse, il soumet les méchants et respecte les

hommes bons, sache qu’il suit la justice et se pare de vérité1400.

Ces extraits, et notamment celui concernant le ministre des finances, indiquent que

le souverain a tout intérêt à entretenir, voire à encourager, l’inimitié entre les auxiliaires du

pouvoir. Ils viennent ainsi justifier, en mettant en avant l’intérêt du souverain, la nécessité

1399
Wāsiṭa, p. 176.
1400
Ibid., p. 177-178.
530
d’appliquer le credo du « diviser pour mieux régner ». Le roi dispose en effet à la cour d’une

« situation privilégiée1401 », comme l’affirme Norbert Elias. Alors que ses courtisans subissent

des pressions de tous côtés, lui seul n’est pas soumis à une pression venant d’en haut.

Cependant il est exposé à une pression de la part de ses courtisans qui, s’ils s’alliaient contre

lui, pourraient causer sa perte. C’est pourquoi « il doit veiller à ce que les tendances

divergentes et opposées des hommes de cour s'exercent conformément à ses intérêts1402 » et

exploiter les tensions, quitte à en créer de nouvelles. « Il est manifeste que les oppositions et

jalousies entre les élites les plus puissantes du royaume sont à la base même de la puissance

royale1403 », affirme-t-il encore. Dans l’ouvrage d’Abū Ḥammū, la figure du ministre des

finances est particulièrement exposée, dans la mesure où le souverain abdelwadide considère

qu’un bon ministre des finances est un ministre haï de tous, « de l’élite et de la masse ». Cette

situation particulière est justifiée par le fait que le ministre est censé « extirper » les biens

qui reviennent au souverain, ce qui témoigne de la situation délicate des agents du pouvoir :

le souverain tire profit de leurs services, mais ce sont eux qui endossent la responsabilité et

paient les frais de sa politique, notamment fiscale.

La mise à l’épreuve

Enfin, le sixième moyen mis en œuvre pour s’assurer de la loyauté des agents du

pouvoir consiste à les mettre à l’épreuve, comme c’est notamment le cas pour le secrétaire :

Mon fils, si tu veux savoir si ton secrétaire particulier est capable de garder

secrètes tes décisions favorables ou défavorables aux habitants de ton pays, nobles,

jurisconsultes, cadis, cheikhs ou notables de confiance, parle-lui d’une affaire qui les

réjouira. Cette affaire doit concerner chacun d’entre eux et tous doivent y trouver

matière à réjouissance, qu’il s’agisse d’un bien qui lui sera fait, d’une nomination ou

1401
Norbert Elias, La société de cour, op. cit., p. 118.
1402
Ibid., p. 119.
1403
Ibid., p. 52.
531
de toute autre raison de se réjouir. S’il a tendance à divulguer les secrets, il ne pourra

pas s’empêcher de se réjouir de cette bonne nouvelle et s’empressera de l’annoncer

aux habitants de la capitale et de les informer de tout ce qui a été décrété. Envoie

ensuite quelqu’un dans la capitale s’enquérir des nouvelles que tu avais confiées. Si tu

vois qu’elles sont déjà connues, tu sauras qu’il est incapable de garder ton secret et

qu’il s’est empressé de révéler ton affaire. Considère aussi, mon fils, si ton secrétaire

particulier a des ennemis ou que ces derniers lui ont fait du tort et qu’il souhaite qu’un

malheur les frappe, associe-toi à lui à ce sujet, c’est-à-dire au sujet de ce qui peut leur

nuire, et promets-lui qu’ils seront châtiés et punis. L’acuité de sa haine le poussera à

divulguer cette promesse tant il désire leur perte. Puis envoie quelqu’un qui

cherchera à savoir s’il a divulgué le secret que tu lui as confié. S’il a confié ton secret

à quelqu’un, cela se saura nécessairement, le secret s’étendra et se répandra, car,

lorsqu’ils sont divulgués, les secrets s’ébruitent, se révèlent et se répandent. S’il a

gardé cela pour lui, sache qu’il gardera ton secret, s’il l’a divulgué, sache qu’il révèle

tes affaires au grand jour, mais s’il a su garder pareil secret, cela signifie qu’il protège

tes secrets et ne divulgue pas les nouvelles qui te concernent1404.

Outre le secrétaire, le cadi doit également être mis à l’épreuve, même si l’examen de

sa nature et de son comportement témoignent déjà de son intégrité :

S’il n’accepte pas les pots-de-vin, qu’il n’a pas d’enfants et qu’il n’est

aucunement porté vers les femmes, mets-le à l’épreuve en plaisantant avec lui, en

t’entretenant avec lui en tête-à-tête et en lui parlant franchement jusqu’à ce que tu

constates qu’il a de l’inclination pour toi et qu’il est à son aise à tes côtés. Expose-lui

ensuite une affaire pour laquelle tu requiers son indulgence en prétendant qu’il s’agit

d’une affaire de grande importance qui est pour toi sujet d’affliction. Le fait d’avoir

partagé ton intimité le poussera peut-être à se montrer accomodant et à t’accorder

“l’indulgence” par un avis juridique, contrevenant ainsi à la doctrine de Mālik. S’il

1404
Wāsiṭa, p. 171-172.
532
accepte ta requête et agit selon tes désirs, sache qu’il acceptera celle des autres comme

il l’a fait pour toi1405.

La mise à l’épreuve, telle qu’elle est décrite dans ces deux extraits, consiste, comme le

remarque fort justement Wadād al-Qāḍī, à « tendre un piège1406 » aux auxiliaires du pouvoir

pour s’assurer de leur intégrité. Cela fait partie des ruses que le souverain doit mettre en

œuvre pour assurer la pérennité de son pouvoir. Ceci n’est pas propre au souverain

abdelwadide : le Kitāb al-Tāǧ fait remonter cette pratique aux rois sassanides et notamment

au roi Parvīz1407. On y trouve ainsi deux récits dans lesquels ce souverain met à l’épreuve les

hauts dignitaires de ce royaume. Les méthodes employées rappellent celles préconisées par

Abū Ḥammū, mais en plus tyranniques. Comme dans l’ouvrage d’Abū Ḥammū, la première

méthode a pour but d’éprouver l’aptitude d’un haut dignitaire à garder les secrets et de

s’assurer de sa loyauté totale envers le souverain. Ainsi, quand Parviz constatait que deux

dignitaires se portaient une affection mutuelle au point de s’accorder en tout et contre tout,

il confiait à l’un des deux son intention de mettre à mort son ami et lui imposait de garder le

secret. Il n’avait plus ensuite qu’à observer le comportement de l’homme qu’il avait prétendu

vouloir faire exécuter pour s’assurer qu’il n’avait pas été trahi. Si aucun changement n’était

notable dans son attitude, cela signifiait que le dignitaire mis à l’épreuve par le roi n’avait

rien dévoilé à son ami. Il en faisait alors un proche familier, le désignait comme son favori et

élevait son rang (fa-qarrabahu wa-ğtabāhu wa-rafaʽa martabatahu1408). Par la suite, il lui confiait

qu’il avait finalement abandonné ses projets d’exécuter son ami. S’il constatait à l’inverse que

ce dernier changeait de comportement, qu’il paraissait effrayé et se tenait à l’écart sans oser

1405
Wāsiṭa, p. 173.
1406
Naẓariyya, p. 109.
1407
Kisrā Abarwīz (591-628), ou Chosroès II Parviz, roi sassanide dont le surnom signifie « le Triomphant ».
Représenté comme un cosmocrator, « son règne fut l’expression la plus extrême de l’absolutisme politique et de
l’ambition impériale des Sāsānides de la période tardive ». Voir Michael Morony, « Sāsānides », EI².
1408
Pseudo-Ǧāḥiẓ, Kitāb al-Tāǧ fī aẖlāq al-mulūk, op. cit., p. 95, trad. franç. p. 119-120.
533
regarder le souverain, il comprenait que le secret avait été éventé. Il bannissait alors le

courtisan qui l’avait trahi et le traitait durement (aqṣāhu wa-ṭṭaraḥahu wa-ğafāhu). S’il

s’agissait d’un dignitaire de haut rang, il le rétrogradait (in kāna min aṣḥāb al-marātib qaḍaʽa

martabatahu), s’il s’agissait d’un commensal, il ordonnait qu’il ne soit plus admis en sa

présence (in kāna min al-nudamā’ amara an yuḥğaba ʽanhu) et s’il s’agissait d’un fonctionnaire,

il ordonnait que l’on se passe de ses services (in kāna min aṣḥāb al-aʽmāl amara an [lā] yustaʽāna

bihi).

Le second récit a quelques caractéristiques communes avec la mise à l’épreuve du cadi

par Abū Ḥammū. Dans les deux cas, il s’agit d’aller au-delà des apparences qui pourtant

témoigneraient de l’intégrité du dignitaire en question et de le pousser à la faute pour tester

son degré de résistance à la corruption. Le récit commence par cette phrase :

Iḏā ḫaffa l-rağul ʽalā qalbihi wa-qaruba min nafsihi wa-kāna ʽālim yuẓhiru l-taʼalluh

wa-kāna ʽindahu mimman yaṣluḥu li-l-amāna fī-l-dimā’ wa-l-furūğ wa-l-amwāl ʽalā ẓāhirihi

aḥabba an yamtaḥinahu bi-miḥna bāṭina.

Quand un homme était cher à son cœur et proche de son âme, quand c’était

un savant qui manifestait de la pitié et qu’il considérait, d’après ses apparences,

comme digne de se voir confier la charge de trancher les différends relatifs aux

meurtres, aux femmes et aux biens, il cherchait à le mettre à l’épreuve plus

intimement1409.

Pour mettre cet homme à l’épreuve « plus intimement », Parviz lui ordonnait de

s'installer dans son palais, dans une chambre proche de la sienne, et lui interdisait d’y amener

ses femmes afin, lui assurait-il, de pouvoir profiter de sa compagnie jour et nuit, ce que la

présence d’une femme aurait rendu impossible. Il le laissait dans cette situation pendant des

mois, lui permettant toutefois de retrouver ses femmes une nuit sur cinq. Un jour, il tendit

1409
Ibid., p. 95, trad. franç. p. 120.
534
un piège à l’un de ses favoris qu’il avait ainsi installé auprès de lui et lui envoya une de ses

concubines chargée de le séduire, afin de s’assurer de son intégrité. L'homme tomba vite sous

le charme et manifesta son désir de concrétiser la relation. Le souverain lui envoya alors une

autre concubine pour confirmer les mauvaises intentions de son familier. Celle-ci parvint

rapidement à ses fins et lui promit une nuit d’amour à condition qu’il décline l’invitation du

roi lorsque ce dernier lui proposerait de l’accompagner en voyage. Quand le roi lui fit une

telle proposition, l’homme lui assura qu’il était malade et lui demanda la permission de rester

au palais en son absence. Assuré de la trahison de son favori, il ordonna de l'exiler aux confins

de l'Empire et de fixer le bâton qui servait à stigmatiser les coupables d'adultère (ʽaṣā l-zunāt)

au bout d'une lance qui l'accompagnerait partout afin que chacun sache quel était son crime.

Conclusion
La mise à l’épreuve constitue une petite partie de ce qu’Abū Ḥammū réunit sous

l’intitulé de firāsa. Celle-ci repose principalement, comme l’indique le recensement des

différentes méthodes mises en œuvre, sur l’observation minutieuse des auxiliaires du

pouvoir. Contrairement au Sirr al-asrār, la firāsa ne repose pas sur les caractéristiques

physiques des auxiliaires du pouvoir mais sur leur attitude, leurs propos, leur train de vie,

l’expression de leur visage ou les relations qu’ils entretiennent les uns avec les autres. Il ne

s’agit donc pas, dans ces deux ouvrages d’édification princière, du même type de firāsa. La

firāsa dont il est question dans le Sirr al-asrār correspond à ce que Robert Hoyland qualifie de

« physiognomonie scientifique » (scientific physiognomy) dans le sens où elle repose sur des

« qualités immuables » (immutable qualities), en l’occurrence les caractéristiques physiques,

alors que la firāsa exposée dans le Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk relève de la

« physiognomonie déductive » (deductive physiognomy) basée sur des « manifestations

535
temporaires » (temporary manifestations)1410. Robert Hoyland compare ce type de

physiognomonie au travail d’analyse mené par le détective à partir d’indices1411. Cette

comparaison correspond parfaitement à l’image du souverain doué de firāsa qui, dans

l’ouvrage d’Abū Ḥammū, semble à bien des égards jouer ce rôle de détective à l’affût du

moindre indice pour tenter d’établir la vérité.

En outre, la firāsa exposée dans l’ouvrage d’Abū Ḥammū n’a pas seulement pour

objectif de permettre au roi de bien choisir ses agents, mais aussi de s’assurer, après leur

nomination, qu’ils servent bien les intérêts du souverain et de valider, en quelque sorte, le

choix effectué par ce dernier. Ainsi, Abū Ḥammū recommande à son fils de ne pas nommer

de généraux qui accepteraient les pots-de-vin, avant d’ajouter : « Et si tu les as déjà nommés,

révoque-les, tu agiras avec droiture » (wa-in wallaytahum fa-‘zilhum takun rāšid1412). Il s’agit

donc pour le souverain de faire preuve d’une vigilance continue et de ne jamais se fier

totalement aux agents auxquels il délègue son pouvoir. Cette vigilance (al-yaqẓa)

indispensable au détenteur du pouvoir constitue d’ailleurs un élément essentiel de la siyāsa

selon Abū Ḥammū, comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent.

9.3. La firāsa appliquée à la diplomatie


La dernière partie du chapitre concerne la firāsa appliquée aux acteurs de la

diplomatie. Ce type de firāsa revêt une importance majeure puisqu’elle occupe quasiment la

1410
Robert Hoyland, « Physiognomy in Islam », Jerusalem Studies in Arabic and Islam, 30 (2005), p. 375. Sur ces deux
types de physignomonie, voir aussi, du même auteur, « The Islamic Background to Polemon’s Treatise », dans
Seeing the Face, Seeing the Soul : Polemon’s Physiognomy from Classical Antiquity to Medieval Islam, op. cit., p. 241-246
et p. 247- 250.
1411
Robert Hoyland, « Physiognomy in Islam », op. cit., p. 372.
1412
Wāsiṭa, p. 174.
536
moitié du chapitre1413. Elle se divise en trois parties : la firāsa appliquée aux ambassadeurs1414

envoyés par le souverain à ses homologues (ammā firāsatuka fī arsālika l-mutawaǧǧihīn min

qibalika ilā l-mulūk amṯālika1415), la firāsa appliquée aux ambassadeurs envoyés par les autres

souverains (ammā firāsatuka fī arsāl al-mulūk al-wārida ʽalayka l-qāṣidīn min bilādihim ilayka1416)

et la firāsa appliquée aux lettres envoyées par l’ennemi (al-kutub al-wārida ʽalayka min qibal

ʽaduwwika1417). Nous analyserons ces trois types de firāsa de manière successive.

9.3.1. Les ambassadeurs du souverain


Abū Ḥammū commence par fournir quelques recommandations visant à orienter le

choix des ambassadeurs qui seront envoyés en mission auprès des autres souverains.

Premièrement, l’ambassadeur doit être choisi parmi les notables de la tribu du souverain et

parmi les meilleurs hommes de son clan (an taẖtārahu min wuǧūh qabīlatika wa-ẖiyār ʽašīratika).

Abū Ḥammū a lui-même appliqué cette règle puisqu’il a notamment envoyé en 762/1361 son

propre fils Abū Tāšfīn à la tête d’une délégation d’ambassadeurs auprès du souverain

mérinide Abū Sālim1418. Dans son étude sur les ambassadeurs des souverains musulmans

envoyés dans les royaumes chrétiens, Dominique Valérian a montré que le choix de princes

ou de hauts personnages de la cour pour accomplir des missions diplomatiques était une

pratique courante au Maghreb à l’époque médiévale mais qu’elle concernait principalement

les missions importantes, les autres missions étant généralement confiées à des cadis, des

1413
Le discours sur les ambassadeurs occupe quatre feuillets du manuscrit de base (72a-76a) sur un total de neuf
feuillets consacrés à la firāsa (67a-76a). Dans notre édition, il occupe dix pages (p. 179-189) sur un total de vingt-
cinq pages (p. 164-189).
1414
Abū Ḥammū emploie systématiquement les termes arsāl et, au singulier, rasūl, pour désigner les « envoyés »
ou les « ambassadeurs ». Il semble que l’usage de ce pluriel soit spéficiquement maghrébin. L’emploi de ce terme
est également attesté dans le Kitāb al-ʽIbar d’Ibn Ḫaldūn. Supplément, I, p. 525 ; Ta’rīẖ, II, p. 449.
1415
Wāsiṭa, p. 179.
1416
Ibid., p. 182.
1417
Ibid., p. 187.
1418
Buġya, p. 89, trad. franç. p. 109 ; Zahr al-bustān, éd. A. Ḥāǧiyāt, p. 132-135 ; éd. B. al-Darrāǧī, p. 190-196.
537
négociants, ou encore des poètes1419. Yaḥyā b. Ḫaldūn fait aussi état de l’envoi d’un faqīh et du

fils du vizir Ibn Muslim en mission diplomatique auprès du régent mérinide en 763/13621420.

Deuxièmement, Abū Ḥammū établit les critères devant présider au choix de

l’ambassadeur. Celui-ci doit être paré de « quatre qualités nécessaires » (al-awṣāf al-arbaʽa l-

ḍarūriyya1421) et de « quatre qualités complémentaires » (arbaʽat awṣāf takmīliyya). Ainsi,

l’ambassadeur doit nécessairement disposer d’un jugement équilibré (rāǧiḥ al-ʽaql), être

sincère dans ses propos (ṣādiq al-qawl), veiller à l’observance de sa religion (muḥāfiẓ ʽalā dīnihi)

et à la garde des secrets et des informations (muḥāfiẓ ʽalā l-asrār kātim li-l-aẖbār). À cela

s’ajoutent les quatre qualités complémentaires selon lesquelles il doit être éloquent (faṣīḥ al-

lisān), avoir une belle prestance (malīḥ al-hay’a wa-l-ṣūra), aimer son roi et œuvrer à la réussite

de ses affaires (muḥibb fī sulṭānika ʽāmil ʽalā mā yuwāfiqu ǧamīʽ ša’nika) et être désintéressé (qalīl

al-ṭamaʽ). Avant d’énumérer ces huit vertus, Abū Ḥammū assure que le souverain ne devra

envoyer son ambassadeur en mission qu’après l’avoir examiné pour qu’il soit conforme à son

choix (lā yakūnu tawǧīhuka iyyāhu illā baʽd al-iẖtibār li-yakūna ʽalā wifq al-iẖtiyār), sans pour

autant préciser comment s’assurer que l’ambassadeur dispose bien de ces vertus.

La firāsa du souverain doit s’appliquer à l’ambassadeur censé réunir ces huit vertus

(man iǧtamaʽat fīhi hāḏihi l-awṣāf ʽalā l-kamāl wa-man istaqalla bi-maḥmūd hāḏihi l-ẖiṣāl), une fois

qu’il a accompli sa mission diplomatique et rapporté à son maître la réponse du roi auprès

duquel il a été envoyé (fa-tafarras fīhi ʽinda qudūmihi ʽalayka wa-wuṣūlihi baʽd adā’ al-risāla ilayka).

Elle permettra au souverain de s’assurer, à postériori, qu’il dispose réellement des vertus

exposées plus haut. L’examen qui précède le choix de l’ambassadeur ne suffit donc pas pour

convaincre le roi du bien-fondé de ce choix. Il doit s’en assurer une seconde fois après la

1419
Dominique Valérian, « Les agents de la diplomatie des souverains maghrébins avec le monde chrétien (XIIe-
XVe siècle) », Anuario de Estudios Medievales, 38/2 (2008), p. 886-887.
1420
Buġya, p. 100, trad. franç. p. 123-124.
1421
Wāsiṭa, p. 179. Sauf indication contraire, les citations suivantes sont toutes extraites de la même page.
538
mission effectuée, ce qui dénote à nouveau le climat de suspiscion visant les agents du

pouvoir. Cette suspiscion est d’autant plus forte concernant l’ambassadeur que ce dernier

représente le souverain en son absence et échappe ainsi à son contrôle. « Il est son œil pour

ce qu’il ne voit pas, son oreille pour ce qu’il n’entend pas et sa langue pour celui auprès de

qui il n’est pas » (huwa ʽaynuhu fīmā lā yarā wa-uḏunuhu fīmā lā yasmaʽu wa-lisānuhu ʽinda man

ġāba ʽanhu), d’après l’auteur du Sirr al-asrār1422. Comment être sûr qu’il ne l’a pas trahi en son

absence ? Comment s’assurer qu’il ne s’est pas laissé corrompre par l’ennemi ? Seule la firāsa

permettra au souverain de savoir ce qui s’est réellement passé quand il n’était pas là et de

s’assurer que l’ambassadeur ne lui cache rien. « La firāsa ne te trompera pas sur ton

ambassadeur lorsque tu le mettras à l’épreuve » (fa-lā tuẖṭi’uka l-firāsa fī l-rasūl iḏā

tamtaḥinuhu), assure ainsi Abū Ḥammū.

En quoi consiste la mise à l’épreuve des ambassadeurs à leur retour de mission ? Abū

Ḥammū distingue trois types de missions selon les relations qu’il entretient avec le roi à qui

la mission est destinée. Les deux premiers types de missions concernent un roi ennemi : le

premier type concerne un roi plus puissant (ilā man huwa aqwā minka) et le deuxième un roi

plus faible (ilā man anta aqwā minhu). Le troisième type de mission s’adresse à un roi « ami »

(ilā ṣadīqika). L’analyse du comportement de l’ambassadeur dépendra du type de roi auprès

duquel il a effectué sa mission.

La mise à l’épreuve de l’ambassadeur consiste essentiellement à analyser les propos

qu’il tient sur le souverain auprès duquel il a été envoyé et à déterminer dans quelle mesure

il a tiré profit à titre personnel de sa mission, en l’interrogeant sur les cadeaux qui lui ont été

remis ou en observant ses vêtements. Abū Ḥammū évoque ainsi différents cas de figure qui

permettront au souverain de juger de la sincérité, de la fidélité ou du désintéressement de

son ambassadeur.

1422
Pseudo-Aristote, Kitāb al-Siyāsa fī tadbīr al-riyāsa al-maʽrūf bi-Sirr al-asrār, op. cit., p. 145.
539
Les missions auprès d’un ennemi plus puissant

Ainsi, si l’ambassadeur qui a accompli une mission auprès d’un souverain puissant et

obtenu satisfaction à ses demandes se montre élogieux et reconnaissant envers ce souverain,

cette attitude favorable envers l’ennemi ne doit pas alerter le souverain. Abū Ḥammū

considère en effet que cette attitude est légitime puisque le souverain, qui est plus puissant,

a répondu favorablement à sa requête. Mais cette première impression favorable ne doit pas

l’empêcher de pousser plus loin ses investigations : « Continue, après cela, à examiner ton

ambassadeur afin de déterminer la vérité dans ces informations » (wa-baʽd ḏālika fa-lā taẖlu

rasūlaka min al-iẖtibār ḥattā taqifa ʽalā l-ṣaḥīḥ min al-aẖbār1423), recommande-t-il au destinataire

de l’ouvrage.

La deuxième étape consiste à interroger l’ambassadeur seul à seul au sujet de l’état de

l’ennemi (ṯumma tas’aluhu fī ẖalwatika ʽan ḥāl ʽaduwwika). Deux éventualités se présentent

alors. Si l’ambassadeur informe le souverain de tout ce qui concerne son ennemi – ses qualités

et ses défauts, sa manière de s’asseoir, de se lever, de monter à cheval, l’état de son armée etc.

– et ne lui cache aucun petit détail le concernant, il peut considérer qu’il est un excellent

ambassadeur (fa-ḏālika niʽma l-rasūl). Mais si, à l’inverse, il se montre moins loquace et se

contente de faire l’éloge de l’ennemi, le souverain doit envoyer secrètement un espion

enquêter auprès de lui pour s’assurer de la sincérité de ses propos (tadussu lahu man

yaẖtabiruhu fī aḥwālihi ḥattā tataʽarrafa ṣidq maqālihi). Si cet espion n’entend autre chose de sa

part que des éloges concernant le roi ennemi, le souverain en déduira que ce dernier a acheté

par des cadeaux le silence de son ambassadeur (fa-taʽlamu annahu aẖrasa lisānahu bi-l-ʽaṭā’).

Le roi doit alors l’interroger sur les cadeaux qu’il a reçus de la part de ce souverain. De

nouveau, Abū Ḥammū présente deux éventualités. Si l’ambassadeur passe sous silence

certains des cadeaux qu’il a reçus, le roi doit observer les vêtements qu’il porte et en déduire

1423
Wāsiṭa, p. 180. Sauf indication contraire, les citations suivantes sont toutes extraites de la même page.
540
l’ampleur des dons qu’il a reçus. S’il porte des vêtements précieux, il saura que le roi a été

plus généreux que ce qu’a prétendu l’ambassadeur et en déduira que ce dernier a tenté de le

tromper en niant la faveur dont il a bénéficié (annahu muẖādiʽ ḥīna ankara l-ṣanīʽa), car, affirme

Abū Ḥammū, « le bienfait se reflète dans les vêtements » (al-iḥsān yunāsibu l-libās) : plus ceux-

ci sont précieux, plus la faveur du roi envers l’ambassadeur a été conséquente. Mais si

l’ambassadeur l’informe de tous les cadeaux dont il a bénéficié de la part du roi ennemi et se

contente de faire son éloge sans rien lui révéler des informations le concernant, le souverain

en déduira que cet ambassadeur n’entend rien en matière d’ambassades (fa-taʽlamu annahu

ġayr ʽārif bi-l-risāla1424), que c’est l’ignorance qui l’a conduit à se comporter de la sorte (innamā

ḥamalahu ʽalā ḏālika l-ǧahl) et ne devra plus le charger d’une quelconque ambassade. Abū

Ḥammū évoque ainsi implicitement le rôle dévolu à l’ambassadeur envoyé auprès d’un

souverain plus puissant qui, davantage qu’un simple messager, est avant tout un espion, fin

observateur, chargé d’épier le moindre détail afin de rapporter à son roi de précieuses

informations concernant la situation dans laquelle se trouve son ennemi.

Les missions auprès d’un ennemi plus faible

D’autre part, si l’ambassadeur est parvenu à obtenir satisfaction pour une affaire de

moyenne importance auprès d’un souverain plus faible mais « pourvu d’une raison

conséquente, d’une ruse évidente et d’un esprit droit et avisé » (yakūnu ḏālika l-malik ḏā ʽaql

rāǧiḥ wa-dahā’ wāḍiḥ wa-ra’y sadīd ṣāliḥ) et si, de retour auprès de son roi, il fustige le roi

ennemi malgré la réussite de sa mission, cela signifie qu’il le blâme car il n’a pas obtenu de

lui ce qu’il escomptait. Une telle attitude révèle que, « contrairement à ce que tu pouvais

penser concernant son désintéressement » (bi-ʽaks mā ẓananta fīhi min ʽadam al-ṭamaʽ), cet

ambassadeur nourrissait quelque convoitise qui n’a pas été satisfaite par le roi ennemi

(taʽlamu annahu ṭamaʽa fīhi wa-lam yuwaffi lahu ṭamāʽatahu). Abū Ḥammū affirme ainsi

1424
Wāsiṭa, p. 181. Sauf indication contraire, les citations suivantes sont toutes extraites de la même page.
541
clairement que le souverain n’est pas à l’abri de se tromper dans l’évaluation des

ambassadeurs avant leur nomination et justifie de ce fait la nécessité d’une seconde

évaluation consistant en une mise à l’épreuve à leur retour de mission.

Si son ambassadeur fustige ainsi le roi ennemi, le souverain doit l’interroger sur les

cadeaux qu’il a reçus. Deux éventualités se présentent alors. Si l’ambassadeur a reçu du roi

ennemi ce qui sied à son rang, l’hostilité affichée envers ce souverain signifie qu’il était prêt

à tromper son maître et à révéler ses secrets (in aʽṭāhu iʽṭā’ amṯālihi wa-waffā lahu bimā yalīqu

bi-ḥālihi fa-taʽlamu annahu arāda ẖidāʽ wa-an yuḏīʽa baʽḍ al-asrār īḏāʽ). Abū Ḥammū met alors en

garde le destinataire de l’ouvrage et lui recommande de ne pas se fier à cet ambassadeur (fa-

lā taṭma’inna ilayhi). Mais s’il s’avère que la valeur des cadeaux reçus par l’ambassadeur était

inférieure à ce à quoi il pouvait prétendre, le souverain saura que c’était cela la raison de son

mécontentement.

Si, dans un autre cas de figure, le roi n’a pas répondu favorablement à la requête

présentée par l’ambassadeur et que ce dernier montre de la reconnaissance envers ce

souverain ou, même s’il n’exprime pas de reconnaissance, ne le blâme pas pour son refus, cela

signifie que la reconnaissance exprimée par l’ambassadeur est motivée par les cadeaux qu’il

a reçus (fa-taʽlamu annahu mā šakarahu illā limā aʽṭāhu1425) ou qu’il espère recevoir lors d’une

prochaine mission et indique que « la trahison fait partie de la nature de l’ambassadeur » (al-

ẖiyāna fī ṭabʽ al-rasūl). Le souverain doit alors l’interroger sur les cadeaux qu’il a reçus et s’il

s’avère que ceux-ci sont nombreux, il saura que son attitude bienveillante envers le roi

ennemi en dépit de l’échec de sa mission est motivée par les présents qu’il a reçus. Les

présents offerts à l’ambassadeur font ainsi office de preuve venant confirmer ou infirmer les

suspiscions visant sa loyauté et son intégrité.

1425
Wāsiṭa, p. 182. Sauf indication contraire, les citations suivantes sont toutes extraites de la même page.
542
Les missions auprès de souverains amis

Enfin, si l’ambassadeur est envoyé auprès d’un roi « ami » qui répond favorablement

à la requête qui lui est adressée et que, à son retour, l’ambassadeur fustige ce roi, le souverain

saura que son mécontentement est lié au fait qu’il n’a pas tiré profit, à titre personnel, de la

mission qui lui a été confiée (fa-in ḏammahu rasūluka fa-taʽlamu annahu mā ḏammahu illā li-ʽadam

al-fā’ida) et qu’il n’a pas à cœur la réussite des affaires de son roi, conformément à une des

huit vertus établies plus haut, mais œuvre à sa propre réussite. Si en revanche, il n’a pas

obtenu satisfaction à sa requête, le souverain doit étudier avec soin le contenu de la réponse

du roi ami (fa-tafarras fīhi min kitābihi wa-min faḥwā ẖiṭābihi). Si le contenu diffère de

l’ordinaire, il saura que la faute en revient à l’ambassadeur, seul responsable possible du

changement d’attitude subit de son allié.

9.3.2. Les ambassadeurs envoyés par les autres souverains


Abū Ḥammū distingue deux types d’ambassadeurs, ceux envoyés par les alliés (min

qibal al-awliyā’) et ceux envoyés par les ennemis (min qibal al-aʽdā’). Il ne s’attarde pas sur le

cas des ambassadeurs envoyés par les rois alliés, car il considère qu’il n’y a pas à douter de

leur alliance et de leur sollicitude (lā iškāl anna ḏālika muwālāt wa-ifḍāl). Ce sont les

ambassadeurs envoyés par les souverains ennemis qui devront faire l’objet de la firāsa du

souverain : « Il te faut les examiner à la manière des gens nobles, intelligents et distingués »

(yanbaġī laka an tatafarrasa fīhim tafarrus al-nubalā’ al-aḏkiyā’ al-nuǧabā’1426), recommande Abū

Ḥammū, c’est-à-dire discrètement et sans en avoir l’air, pour ne pas éveiller leur attention et

susciter leur méfiance, ce qui ferait tout échouer. L’examen doit porter particulièrement sur

l’attitude générale de l’ambassadeur envoyé en mission auprès du prince et sur l’expression

de son visage. Abū Ḥammū distingue deux cas de figure qui vont donner lieu à plusieurs

éventualités devant guider les réactions du souverain.

1426
Wāsiṭa, p. 182-183.
543
L’ambassadeur affable

Premièrement, si l’ambassadeur a un visage détendu (ṭalīq al-waǧh1427), qu’il marche

vite en affichant sa satisfaction (asraʽa fī mašyihi muẓhir li-l-masarra), qu’il parle poliment

(yuẓhiru l-adab bayna yadayka fī kalāmihi), s’il est plus élogieux à l’égard du souverain qui le

reçoit qu’à l’égard de son propre roi (yuqaddimuka fī l-šukr wa-l-ṯanā’ ʽalā sulṭānihi) et qu’il se

montre d’une grande affabilité (yuẓhiru l-bašāša), le roi peut alors envisager deux cas de figure

(fa-tafarras fīhi bi-aḥad waǧhayn) : soit son sultan a un pouvoir faible, soit il est faible d’esprit

(immā anna sulṭānahu ḍaʽīf al-mulk aw ḍaʽīf al-ʽaql). Il devra ensuite examiner ces deux

possibilités. Si le sultan a un pouvoir faible, deux éventualités se présentent : soit

l’ambassadeur cherche à tirer un profit personnel de la situation et est prêt pour cela à

abandonner le parti de son souverain, soit il cherche au contraire à éviter tout dommage

pouvant nuire à son souverain (immā annahu yaṭmaʽu fīmā yanāluhu minka wa-ḏālika min

ẖiḏlānihi aw yaṭmaʽu fīmā yadfaʽu bihi l-maḍarra ʽan sulṭānihi). Afin de pouvoir déterminer les

réelles intentions de l’ambassadeur, Abū Ḥammū recommande à son fils de suivre le scénario

suivant :

Autorise-le à siéger à ton Conseil : ton intimité le poussera à dévoiler ses

pensées secrètes. Ton intuition se confirmera et ses dispositions t’apparaîtront

clairement. Les membres de ton Conseil se réjouiront de son allégresse pendant que

tu examineras les secrets qu’il renferme. Ordonne ensuite qu’il soit logé chez tes

proches les plus intimes afin que paraisse de façon manifeste l’objet ultime de ton

investigation, qu’il te révèle le secret qu’il renferme et ce qu’il dissimule de bon ou de

mauvais. Puis promets-lui de répondre à ses demandes les plus importantes et fais-lui

espérer les plus grands bénéfices. S’il ne révèle rien de ce qui concerne son roi à tes

familiers et qu’il ne leur dit rien de sa situation ou de ses affaires, tu sauras qu’il est

1427
Wāsiṭa, p. 183. Sauf indication contraire, les citations suivantes sont toutes extraites de la même page.
544
un envoyé fidèle à son maître, qu’il n’a d’autre ambition que de le servir, qu’il ne

trahira pas son roi et qu’il a considéré que faire ton éloge était le meilleur chemin à

prendre.

Le terme firāsa est employé à deux reprises dans ce passage dans une double acception.

La première occurrence de ce terme dénote une intuition qui devient certitude (yaqīn) par la

mise à l’épreuve de l’ambassadeur, tel un postulat vérifié par l’expérience. La seconde

occurrence renvoie à une investigation, ou un examen, dont « l’objet ultime » est, d’une part,

de dévoiler les pensées secrètes de l’ambassadeur et, d’autre part, de le pousser à trahir son

maître. Un processus en trois étapes doit être mis en place à cette fin. Dans un premier temps,

c’est au souverain de sonder l’ambassadeur après l’avoir convié à assister à son Conseil. La

“mise à nu” de l’ambassadeur doit se faire de façon secrète, à l’insu des membres du Conseil,

pour ne pas éveiller ses doutes. Le souverain apparaît ainsi dans la position de l’initié qui

parvient à distinguer le bāṭin alors que les autres ne voient que le ẓāhir. Dans un deuxième

temps ce sont quelques membres de son entourage, sélectionnés parmi ses proches intimes,

qui sont chargés de “cuisiner” l’ambassadeur. Enfin, un piège lui est tendu : en lui faisant

miroiter de grands bénéfices, on ambitionne de le pousser à trahir son souverain. Ce n’est que

si l’ambassadeur franchit ces trois étapes sans révéler les secrets de son roi ni embrasser le

parti adverse que le roi sera assuré de sa loyauté sans faille envers son maître et donc des

intentions réelles que cachaient son affabilité et ses éloges répétées. Il connaîtra ainsi le réel

état des forces de son adversaire : « Tu sauras alors que l’éloge qu’il a fait de toi était dû à la

faiblesse de son roi » (wa-taʽlamu anna ṯanā’ahu ʽalayka li-ḍuʽf sulṭānihi), assure Abū Ḥammū.

Car, à travers l’examen de l’ambassadeur, c’est bien les secrets du souverain qu’il

représente que cherche à connaître l’auteur. La firāsa lui permet ainsi de mesurer l’état réel

des rapports de force pour mieux adapter sa conduite en conséquence. Une fois assuré de la

faiblesse du roi ennemi, le souverain pourra alors imposer à l’ambassadeur ses propres

545
conditions (fa-ʽriḍ ʽalayhi yā bunayy ḥīna’iḏin baʽḍ mā turīdu min al-ištirāṭ), en veillant toutefois

à ce qu’elles ne soient pas humiliantes (lā ta’ẖuḏ ʽizzat al-anafa minhā). Si l’ambassadeur les

accepte sans discuter, cela atteste une nouvelle fois de la faiblesse de son roi. Le souverain

doit alors saisir l’opportunité qui se présente, soit en imposant ses propres conditions à la

conclusion d’un accord de paix avec ce roi (fa-in ši’ta l-muṣālaḥa ʽalā wifq iẖtiyārika), soit en

l’attaquant militairement (wa-in ši’ta l-qaṣd ilayhi bi-ḥumātika wa-anṣārika1428) « car ton ennemi

est faible, conclut Abū Ḥammū, et il te craint » (fa-inna ʽaduwwaka ḍaʽīf wa-huwa minka ʽalā

taẖwīf).

Si, à l’inverse, l’ennemi est puissant militairement et financièrement (qawī bi-l-ǧayš

wa-l-māl) et que, malgré cela, son ambassadeur se montre affable et élogieux, cela signifie que

son roi est faible d’esprit (ḍaʽīf al-ʽaql) puisque son ambassadeur n’a su ni bien agir en sa

faveur, ni bien parler en son nom (lā aḥsana ilayhi fiʽl wa-lā aǧāda nuṭq) et qu’il ne cherche que

son propre profit, ce qui nuit aux intérêts de son roi (lā qaṣd lahu illā fī nayl al-manāfiʽ wa-tilka

l-manāfiʽ ʽā’ida ʽalā sulṭānihi bi-l-maḍārr). En d’autres termes, cela signifie qu’un roi qui ne sait

pas choisir son ambassadeur est un roi dépourvu de raison. Enfin, une troisième possibilité

pouvant expliquer l’attitude avenante de l’ambassadeur consiste à considérer que son

affabilité est une ruse (kānat hašāšatuhu bi-makīda). Abū Ḥammū illustre ce troisième point

par une histoire dont il est le héros et que nous analyserons plus loin.

L’ambassadeur bourru

Deuxièmement, si l’ambassadeur a un visage renfrogné (munqabiḍ al-waǧh1429), une

démarche lente (baṭī’ al-mašy) et si son visage ou son aspect extérieur affiche de l’animosité

(muẓhir al-karāha fī l-waǧh wa-l-ziyy), le souverain peut envisager deux cas de figure (fa-tafarras

fīhi bi-aḥad waǧhayn) : soit son attitude reflète sa nature perfide (ẖubṯ ṭibāʽihi), soit elle reflète

1428
Wāsiṭa, p. 184. Sauf indication contraire, les citations suivantes sont toutes extraites de la même page.
1429
Ibid., p. 186. Sauf indication contraire, les citations suivantes sont toutes extraites de la même page.
546
celle de son maître. Pour savoir ce qu’il en est, il doit loger l’ambassadeur chez quelqu’un dont

le rang équivaut au sien et qui sera chargé de l’observer (ta’muruhu bi-l-inzāl ʽinda man

yaẖtabiru ḥālahu mimman yakūnu fī l-ṭabaqa miṯālahu1430), puis étudier les lettres que

l’ambassadeur lui a apportées de la part du souverain ennemi afin de déceler ses véritables

intentions (tatafarrasu fīhā min ʽaduwwika raġbatahu1431). « Ces lettres, assure Abū Ḥammū, sont

autant de preuves témoignant de la situation réelle » (minhā tastadillu ʽalā ḥaqīqat al-ḥāl). Si le

contenu de la lettre ne lui convient pas, il saura que l’hostilité affichée par l’ambassadeur

reflète celle du prince, mais si le contenu le satisfait, il en déduira que l’ambassadeur est par

nature perfide. Dans le cas où l’hostilité affichée par l’ambassadeur reflète celle du roi

ennemi, Abū Ḥammū adresse à son fils la recommandation suivante :

Fa-tuḥḍiruhu baʽda ḏālika bayna yadayka tuẖlī lahu maǧlisaka ḥattā lā yaṭṭaliʽa aḥad

ʽalayka ṯummā tuẖfī ḥadīṯahu kamā tuẖfī kitābahu ṯumma tuʽṭīhi baʽda ḏālika ǧawābahu.

Introduis-le en ta présence après avoir pris soin de congédier les membres de

ton Conseil afin que personne ne soit au courant, puis garde secrets ses propos ainsi

que sa lettre avant de lui donner ta réponse.

À la menace potentielle, le souverain doit donc répondre par le secret et la

dissimulation. L’exclusion des membres du Conseil de cet échange entre le roi et l’envoyé

d’un ennemi hostile révèle l’importance pour le roi de sauver les apparences. Si les conseillers

ne doivent pas être témoins de l’échange, c’est parce qu’il pourrait révéler la faiblesse du

souverain vis-à-vis de son ennemi ce qui non seulement constituerait une humiliation, mais

pourrait également inciter certains à le trahir au profit du roi plus puissant. Dissimuler

l’échange ainsi que la lettre qui lui a été adressée – puisqu’elle témoigne, selon Abū Ḥammū,

de la « situation réelle » et donc des véritables rapports de force entre les deux souverains –

1430
Wāsiṭa, p. 186-187.
1431
Ibid., p. 187. Sauf indication contraire, les citations suivantes sont toutes extraites de la même page.
547
lui permet à la fois de sauver la face et de se ménager un moment de réflexion pour élaborer

la meilleure stratégie à suivre face à la menace avant de consulter ses conseillers.

Si, à l’inverse, l’hostilité affichée par l’ambassadeur ne reflète pas celle de son maître

mais lui est propre, le souverain doit le couvrir de bienfaits et chercher à se le concilier par

ses faveurs (tunʽimu ʽalayhi bi-l-iḥsān wa-tastamīlu qalbahu bi-l-imtinān), les présents, les

honneurs et les promesses qu’il lui fera devant l’amener à divulguer les secrets de son roi.

9.3.3. Les lettres diplomatiques


Enfin, le dernier type de firāsa concerne les lettres envoyées au souverain par les rois

ennemis. Abū Ḥammū classe ces lettres en trois catégories : celles envoyées par un ennemi

plus fort (ʽaduww aqwā minka), celles envoyées par un ennemi de force égale (ʽaduww musāwin)

et celles envoyées par un ennemi plus faible (ʽaduww aḍʽaf minka). Concernant les lettres

envoyées par un roi plus puissant, Abū Ḥammū distingue deux cas de figure. Dans le premier

cas, il émet la recommandation suivante : « Si le contenu de la lettre te satisfait et te contente,

s’il correspond à tes objectifs et ne te porte pas préjudice, examine-le pour en connaître le

sens caché d’après son sens extérieur » (iḏā waǧadtahā bimā yurḍīka wa-yusirruka wa-yuwāfiqu

ġaraḍaka wa-lā yuḍirruka fa-tafarras fīhā li-taʽlama min ẓawāhirihā maẖāfiyahā). Abū Ḥammū

considère tout propos plaisant formulé par un roi plus puissant comme une ruse (ḥīla, makīda)

destinée à l’attendrir pour endormir sa méfiance (likay lā tataḥarraza minhu) afin de l’attaquer

quand il ne s’y attendra pas (fa-ya’tīka ʽalā ḥīn ġafla). Il met en garde son fils contre un tel

stratagème et lui recommande d’y répondre par une ruse plus habile que celle de l’ennemi

(fa-tuḥīlu ʽalayhi bi-adhā min ḥīlatihi1432). Dans le second cas de figure, si le contenu de la lettre

est à la fois plaisant et menaçant (kalām yadullu ʽalā l-ẖayr wa-l-ġayr1433), le souverain doit

1432
Wāsiṭa, p. 187-188.
1433
Ibid., p. 188. Sauf indication contraire, les citations suivantes sont toutes extraites de la même page.
548
davantage y prendre garde car cette ambivalence révèle de la part de l’ennemi un esprit

anxieux (fī ʽaqlihi nziʽāǧ).

Si son ennemi est de force égale à la sienne, tant du point de vue de l’armée, de l’argent

et de la ruse, la lettre constitue pour le souverain un bon indicateur du degré de raison dont

dispose l’ennemi et de ses intentions (min kitābihi yustadallu ʽalā ʽaqlihi wa-mā yurīdu min fiʽlihi).

Si le contenu de la lettre le satisfait tout autant qu’il le fâche, cela signifie que son auteur a

une raison déficiente (nāqiṣ al-ʽaql), un esprit anxieux et un tempérament extrêmement

mauvais (dalīl ʽalā nziʽāǧihi wa-sū’ sayyi’ mizāǧihi). Dans ce cas, le souverain doit œuvrer à le

tromper en essayant de se le concilier (fa-ḥtal ʽalayhi bi-baʽḍ al-muḥāwala) et, du fait de la

raison déficiente de son ennemi, il sera assuré d’en avoir le dessus. Si, en revanche, le style

de la lettre est uniforme et son contenu mesuré (kitāb ʽalā uslūb wāḥid lā tarā fīhi min nāqiṣ wa-

lā zā’id), cela signifie que son auteur a une raison bien fournie (wāfir al-ʽaql) et un tempérament

équilibré puisqu’il ne se met pas en colère pour des broutilles (lā yaġḍabu illā li-amr

yahummuhu). Dans ce cas, le souverain doit mettre en œuvre toutes sortes de stratagèmes

(yaǧibu ʽalayka an taḥtāla ʽalayhi bi-anwāʽ al-ḥiyal), « comme nous te l’avons présenté dans le

chapitre sur la siyāsa » (kamā qaddamnāhu laka fī bāb al-siyāsa), ajoute Abū Ḥammū.

Quant à la lettre envoyée par l’ennemi plus faible, « elle révèle sa raison, sa belle

conduite et son mérite ou témoigne de sa bêtise et de son ignorance » (min kitābihi tastadillu

ʽalā ʽaqlihi wa-ǧamīl sayrihi wa-faḍlihi aw ʽalā ḥamāqatihi wa-ǧahlihi). Si le contenu des lettres

successives qu’il adresse au souverain est correct et ne peut que susciter la satisfaction (al-

masarra) et engendrer la trêve (al-muhādana), cela indique qu’il est doué de raison et qu’il a

du mérite. Au lieu d’indiquer quelle doit être l’attitude du souverain à l’égard de cet ennemi,

l’auteur renvoie une nouvelle fois au chapitre sur la siyāsa (fa-l-yakun ḥāluka maʽahu kamā

qaddamnāhu fī bāb al-siyāsa). Enfin, si, à l’inverse, l’ennemi, malgré sa faiblesse, s’adresse au

souverain en des termes qui ne le contentent pas, cela montre que « son esprit est anxieux,

549
sa raison faible et son tempérament instable » (tastadillu min ḏālika ʽalā nziʽāǧihi wa-ḍuʽf ʽaqlihi

wa-sū’ mizāǧihi). Le souverain doit alors user de ruse à son encontre jusqu’à ce qu’il en ait le

dessus, car il le vaincra nécessairement.

Conclusion
La firāsa en matière de diplomatie consiste donc dans un premier temps à examiner

minutieusement les personnes (les ambassadeurs) ou les objets (les lettres) servant de

médiation entre deux souverains. Cet examen se décline sous trois formes : l’analyse du

discours – qu’il s’agisse des paroles prononcées par l’ambassadeur ou des mots écrits par le

souverain -, l’observation – qu’elle porte sur l’attitude de l’ambassadeur ou sur les vêtements

et les cadeaux qu’il a reçus - et l’interrogation – qu’elle soit directe concernant l’ambassadeur

envoyé par le souverain ou indirecte concernant les ambassadeurs des rois ennemis. Dans un

second temps, il s’agit de tirer de cet examen des conclusions qui permettront d’orienter la

conduite du souverain tant à l’égard des ambassadeurs que des rois ennemis. Une des

acceptions fréquentes du verbe tafarrasa dans ce passage relève en effet de la « déduction » à

partir de la formulation d’hypothèses. Cela fait écho à la définition qu’en donne Mathieu

Tillier qui considère « la firāsa, dans un contexte judiciaire, comme une forme de déduction

intuitive à partir d’indices extérieurs1434 ».

En outre, la firāsa sert plusieurs objectifs en fonction des acteurs sur lesquels elle

porte. Appliquée aux propres agents du souverain, elle permet de juger de la fiabilité des

ambassadeurs envoyés en mission auprès des autres souverains, qu’ils soient ennemis ou

amis, et permettra au souverain de décider de leur confier ou non une nouvelle mission. Cette

fiabilité repose sur un facteur essentiel, que toutes les investigations menées par le prince

tendent à déterminer : la loyauté de l’ambassadeur. On retrouve une préoccupation

1434
Mathieu Tillier, L’invention du cadi. La justice des musulmans, des juifs et des chrétiens aux premiers siècles de l’Islam,
Paris, Publications de la Sorbonne, 2017, note 1086, p. 360.
550
semblable au sujet de l’ambassadeur dans le Sirr al-asrār. Après avoir établi les différentes

vertus nécessaires à l’ambassadeur, son auteur assure que si ce dernier ne peut toutes les

posséder, au moins doit-il être loyal (fa-in lam taǧidhu ka-ḏālika fa-l-yakun amīn faqaṭ1435).

Comme le souligne à juste titre Stéphane Péquignot dans son analyse de la figure de

l’ambassadeur d’après le Secretum Secretorum, version latine du Sirr al-asrār, « alors que plane

toujours le spectre de la trahison, la fidélité demeure le seul critère de choix sur lequel [le

souverain] ne saurait transiger1436 ». S’il n’est ni digne de confiance (ṯiqa) ni loyal (amāna),

l’ambassadeur, en acceptant cadeaux et pots-de-vins, serait tenté de tromper et de trahir son

roi (matā lam takun ka-ḏālika ġaššaka bi-qabūl al-hadāyā wa-l-rušā wa-ẖānaka fīmā qalladtahu),

affirme l’auteur du Sirr al-asrār à la fin du chapitre consacré aux ambassadeurs1437. Cela

explique pourquoi la firāsa du souverain consiste en grande partie à examiner ou à interroger

son ambassadeur sur les présents reçus de la part du roi ennemi.

Quant à la firāsa concernant les ambassadeurs envoyés en mission auprès du

souverain, nous avons indiqué plus haut qu’elle ne s’applique qu’aux seuls messagers des rois

ennemis. Cela s’explique par les objectifs propres à ce type de firāsa. Il s’agit, d’une part, de

déceler les véritables intentions du messager et de mettre sa loyauté à l’épreuve afin de le

pousser à trahir son roi et à révéler ses secrets. D’autre part, la firāsa appliquée à

l’ambassadeur, comme celle appliquée aux lettres diplomatiques, vise à sonder l’état réel des

forces aussi bien financières et militaires qu’intellectuelles du roi ennemi afin d’identifier ses

points faibles. Ainsi, la firāsa doit permettre au souverain, in fine, de soumettre son ennemi

ou, tout au moins, de parer à toute vélléité d’attaque.

1435
Pseudo-Aristote, Kitāb al-Siyāsa fī tadbīr al-riyāsa al-maʽrūf bi-Sirr al-asrār, op. cit., p. 145.
1436
Stéphane Péquignot, « Les ambassadeurs dans les miroirs des princes en Occident au Moyen Âge » dans De
l’ambassadeur. Les écrits relatifs à l’ambassadeur et à l’art de négocier du Moyen Âge au début du XIXe siècle, éd. S.
Andretta, S. Péquignot et J.-Cl. Waquet, Rome, École française de Rome, 2015, p. 39.
1437
Pseudo-Aristote, Kitāb al-Siyāsa fī tadbīr al-riyāsa al-maʽrūf bi-Sirr al-asrār, op. cit., p. 145.
551
Considérée de manière indépendante, la dernière partie du chapitre sur la firāsa peut

constituer une sorte de traité de diplomatie appliquée. Les conseils pratiques qu’elle

renferme peuvent être utiles à la fois aux souverains et aux ambassadeurs. Le souverain peut

ainsi tirer profit des conseils relatifs au choix des ambassadeurs et à leur mise à l’épreuve et,

même s’il ne s’agit pas de recommandations explicites, il saura en lisant la fin du passage quel

type de lettres il doit adresser à son ennemi en fonction de leur rapport de forces. Quant à

l’ambassadeur, même si là encore les conseils ne sont pas explicites, il apprendra que sa

mission consiste non seulement à transmettre un messager ou à négocier un trêve, mais aussi,

et surtout, à informer son roi des moindres détails concernant son ennemi et qu’il devra ainsi

faire preuve d’un sens aigu de l’observation et ne négliger aucune information. Il apprendra

également qu’il ne doit jamais se montrer trop élogieux à l’égard du roi ennemi, car cela

éveillera les soupçons et pourra révéler la faiblesse de son maître. Cette ambivalence du

discours peut aisément s’expliquer par le fait que le destinataire de l’ouvrage est à la fois

prince héritier, et donc futur souverain, et ambassadeur pour le compte de son père.

Enfin, il convient de souligner les trois particularités de ce « manuel de bonne

diplomatie ». Premièrement, il fait état d’une forte suspicion à l’égard des ambassadeurs,

qu’ils soient au service du souverain ou de son ennemi. Ainsi, quand bien même la première

impression laissée par un ambassadeur à son retour de mission serait bonne, le souverain doit

malgré tout le mettre à l’épreuve, voire le faire espionner par ses agents. Et si la lettre

envoyée par un roi ami laisse entendre une détérioration des relations, le souverain va plutôt

douter de son ambassadeur que de son allié. Cela met en exergue, d’une part, la difficulté pour

le souverain de parvenir à s’entourer de serviteurs fidèles et, d’autre part, les risques que

représente pour le souverain l’envoi d’une ambassade auprès d’un roi ennemi.

Deuxièmement, ce passage témoigne du pragmatisme d’Abū Ḥammū dans sa conception des

relations diplomatiques. Il met en effet l’accent sur la nécessité de prendre en compte les

552
différents rapports de force avant de tirer des conclusions de telle ou telle attitude, de tel ou

tel discours. La stratégie à adopter envers un ennemi plus puissant ne sera pas la même

qu’envers un ennemi plus faible ou de force comparable ou qu’envers un allié. Cela s’explique

notamment par le contexte politique particulier du Maghreb au XIVe siècle, comme nous

l’avons déjà évoqué plus haut1438. Troisièmement, il accorde une large place à la ruse, qu’il

s’agisse de la ruse supposée de l’ennemi ou de celle que le souverain doit mettre en œuvre

pour parvenir à vaincre son ennemi, qu’il soit plus faible ou plus fort que lui. Le récit rapporté

dans ce passage illustre justement la nécessité pour le souverain de déjouer la ruse de

l’ennemi et d’y répondre par une ruse plus astucieuse encore. À travers ce récit, Abū Ḥammū

témoigne, en se mettant lui-même en scène, des bienfaits pour un souverain à user de firāsa.

Nous commencerons par traduire ce récit avant d’en faire l’analyse.

9.4. La firāsa, de la théorie à la pratique


9.4.1. Abū Ḥammū et l’ambassadeur mérinide ʽUmar b. ʽAbd Allāh
Cela nous arriva avec ʽUmar b. ʽAbd Allāh1439, le vizir du roi du Maghreb

extrême Abū Sālim. Ce dernier nous envoya [son vizir] en exigeant de sa part une

volonté d’engagement total afin qu’il mette en œuvre divers stratagèmes à notre

encontre et qu’il cherche à nous tromper en se présentant devant nous. Nous avons

décelé son intrigue tant il affichait de soumission et de flatterie, tant il se montrait

affable, élogieux et complaisant. Nous avons compris, par les louanges qu’il nous

adressait et la soumission qu’il manifestait à notre égard en dépit de la puissance de

son maître et de la supériorité de sa position que sa servilité n’était qu’une ruse ou un

moyen d’obtenir quelque faveur de notre part. Nous l’avons installé chez notre vizir

1438
Voir le chapitre 8 de ce travail.
1439
ʽUmar b. ʽAbd Allāh est le fils de ʽAbd Allāh b. ʽAlī b. Saʽīd, vizir mérinide qui fut un temps gouverneur de
Bougie. À sa mort, ʽUmar b. ʽAbd Allāh fut chargé par le sultan Abū Sālim d’assurer la sécurité de la capitale
lorsque celui-ci la quittait, Ta’rīẖ, VI, p. 535 et VII, p. 415 ; Berbères, III, p. 51 et IV, p. 349 ; Exemples, II, p. 640 et p.
1276.
553
ʽAbd Allāh b. Muslim du fait de l’affection qui les liait par le passé, c’est d’ailleurs ce

que désirait ʽUmar le susnommé pour pouvoir ainsi mieux atteindre son but. Puis nous

avons ordonné à notre vizir de le mettre à l’épreuve s’il venait à l’informer de ses

secrets et de mettre au jour ce qu’il renfermait afin de découvrir ses desseins. Ce que

nous avions décelé en lui de ruse et de convoitise, de duperie et de tromperie s’est

ainsi révélé exact. Sachant cela, nous avons cherché à le gagner1440 [à notre cause] et

lui avons promis tout ce qu’il désirait si bien que son subterfuge se retourna contre

son roi, ce qui causa la fin de ce dernier et provoqua la ruine de son pays. Quant à la

ruse qu’il mit en œuvre, à la tromperie dont il usa, elle comprenait deux phases : la

première consistait à apporter de l’argent pour assister les habitants d’Oran et les

aider à poursuivre leurs exactions et la seconde à venir trouver notre vizir pour le

tromper et l’inciter à rejoindre son propre maître, le mérinide, en lui faisant miroiter

les avantages qu’il en tirerait, et en jouant de leur ancienne amitié et de la bonne

opinion qu’il avait de lui. Nous nous étions assuré, mon fils, grâce à notre observation,

que notre vizir ne serait pas dupe de la ruse de ʽUmar le susnommé et qu’il ne se

laisserait pas séduire par les atours de la tromperie malgré l’affection [qu’il lui

portait], et cela en raison de la sincérité de ses intentions et de la pureté de ses

sentiments à notre égard. Nous savions, par l’intelligence prudente de notre vizir,

qu’il le tromperait [à son tour], qu’il lui retournerait sa ruse et qu’il délierait [les fils

de] sa résolution et de sa conviction. C’est pourquoi nous l’avons installé chez lui, lui

donnant ainsi à voir que nous consentions à ses désirs. Nous l’avons introduit, mon

fils, dans l’intimité de nos Conseils et lui avons adressé des discours trompeurs et des

promesses alléchantes afin de nous le rendre entièrement favorable et de [parvenir à]

mettre au jour ses intentions. Il s’imaginait qu’il s’emparait de nos secrets et qu’il

pénétrait au fond de nos affaires alors qu’il était la cible de nos ruses et que nous

dévoilions ses desseins. Son roi finit par être informé de sa situation : nous voulions

1440
Supplément, I, p. 339.
554
ainsi affaiblir sa position. Nous avons retardé le moment où il prendrait congé et ne

lui avons pas fait nos adieux avant de savoir que son roi avait une mauvaise opinion

de lui, que, s’il retournait auprès de lui, il n’y trouverait aucune protection et ne serait

pas en sécurité, et qu’il avait semé en lui les graines de la haine pour n’avoir pas su

mener à bien sa mission. Lorsqu’il sut qu’il avait commis une grave faute et qu’il

n’avait pas bien agi, il nous révéla les secrets de son maître et nous dévoila ce qu’il

dissimulait. Nous convînmes ensemble de ce qui pourrait nuire à son roi et le

délivrerait [des répercussions] de sa défection. Il y répondit favorablement, s’y

conforma et concut l’idée de ce qu’il avait été invité à réaliser. Sa révolte contre son

souverain fut ce qu’elle fut si bien qu’il mit fin à son règne et à son pouvoir, ferma

devant lui les portes de Fès la Neuve et lui fit subir les pires tourments. Cela se déroula

de la façon suivante : lorsque ʽUmar le susnommé nous quitta sans avoir rien obtenu

de ce qu’il souhaitait ni dépensé l’argent qu’il destinait à Oran et sans avoir pu

convaincre notre vizir de faire défection, il prit l’engagement auprès de nous de trahir

son roi, d’installer son frère à sa place et de libérer les Abdelwadides qui avaient été

faits prisonniers1441, puis de conclure avec nous une paix qui serait incontestable.

Lorsqu’il arriva auprès de son roi Abū Sālim et qu’il lui porta son message,

conformément à ses obligations, il dissimula la trahison qu’il était résolu à

commettre1442 et entreprit de se le concilier par la ruse. Le décret de Dieu Très-Haut

fit que [le sultan] quitta la Ville-Neuve, à cause de l’air qui y est malsain en été, pour

prendre ses quartiers dans la Vieille-Ville. Il s’y installa le temps que Dieu voulut qu’il

y séjourne. Et lorsque vint la fin de l’automne et qu’il voulut rentrer à la Ville-Neuve,

au moment où ʽUmar le susnommé quittait notre capitale, ce dernier fit fermer les

portes de la ville à son approche et plaça son frère Abū ʽUmar b. Abī l-Ḥasan à l’entrée

de la ville pour en interdire l’accès. Abū Sālim s’empressa de sortir pour éviter les

1441
Supplément, I, p. 160.
1442
Ibid., II, p. 190.
555
conséquences fâcheuses d’une telle situation, mais la salive de la ruse s’était asséchée

dans sa bouche. Il engagea le combat contre son frère mais ne put le vaincre. Ses gens

l’abandonnèrent et prirent la fuite. Ils le renièrent comme s’ils ne l’avaient jamais

soutenu. Lorsque son armée prit la fuite, il s’enfuit à son tour et courut à sa perte. Il

fut tué alors qu’il était seul et isolé sans trouver ni auxiliaire ni soutien1443.

Analyse du récit

Le séjour du vizir mérinide ʽUmar b. ʽAbd Allāh à la cour de Tlemcen qui est au cœur

de ce récit est également évoqué par le secrétaire d’Abū Ḥammū, Yaḥyā b. Ḫaldūn, dans le

Buġyat al-ruwwād1444 ainsi que par son frère ʽAbd al-Raḥmān dans le Kitāb al-ʽIbar1445 et par

l’auteur du Zahr al-bustān1446, ce qui indique que cet événement a réellement eu lieu.

Commençons par en rappeler le contexte. D’après Yaḥyā b. Ḫaldūn, le sultan Abū Ḥammū

envoya à Fès, à la fin du mois de rabīʽ al-awwal 762/février 1361, une délégation menée par le

prince héritier Abū Tāšfīn chargée de conclure une trêve. Un accord de paix fut signé avec le

souverain mérinide Abū Sālim, mais un désaccord persistait au sujet de la ville d’Oran : le roi

mérinide refusait de céder la ville à Abū Ḥammū malgré la demande de cession qui lui avait

été présentée par la délégation. Au retour de cette délégation à Tlemcen, au début du mois

de ǧumādā l-awwal 762/mars 1361, Abū Ḥammū fit parvenir une missive au roi mérinide pour

réclamer une nouvelle fois la cession de la ville d’Oran. Abū Sālim envoya alors à la cour de

Tlemcen le vizir ʽUmar b. ʽAbd Allāh pour, selon les dires du secrétaire abdelwadide, « refuser

la cession d’Oran » (fa-arsala ilayhi bi-manʽihā ʽUmar b. ʽAbd Allāh1447). Quant à l’auteur du Zahr

al-bustān, il assure que l’objet de la visite du vizir mérinide concernait non seulement Oran,

mais également le maintien sous domination mérinide de la ville d’Alger (iʽlam anna l-sabab

1443
Wāsiṭa, p. 184-186.
1444
Buġya, p. 90, trad. franç. p. 110-111.
1445
Ta’rīẖ, VII, p. 413-416, Berbères, IV, p. 347-352, Exemples, II, 1276-1278.
1446
Zahr al-bustān, éd. A. Ḥāǧiyāt, p. 137-138 ; éd. B. al-Darrāǧī, p. 198-200.
1447
Buġya, p. 90, trad. franç. p. 110.
556
allaḏī ǧā’a li-aǧlihi ʽUmar b. ʽAbd Allāh al-wazīr huwa baqā’ Banī Marīn bi-Wahrān wa-l-Ǧazā’ir1448).

Ces deux villes étaient en effet restées sous contrôle mérinide malgré les tentatives effectuées

par Abū Ḥammū pour les conquérir1449. D’après ʽAbd al-Raḥmān b. Ḫaldūn, ʽUmar b. ʽAbd Allāh

fut chargé de cette mission par le sultan Abū Sālim dans le mois de šaʽbān 762/juin 13611450.

L’auteur du Zahr al-bustān indique, quant à lui, qu’il arriva à Tlemcen « au milieu du mois de

ramaḍān » (fa-kāna wuṣūluhu li-Tilimsān fī awāsiṭ šahr ramaḍān1451), soit vers la fin juillet 1361,

et qu’il en repartit le deuxième jour de l’Aïd el-Fitr (ṯānī yawm ʽīd al-fiṭr1452), soit le 2 šawwāl

762, correspondant au 5 août 1361. Le vizir mérinide aurait donc passé environ deux semaines

à Tlemcen. ʽAbd al-Raḥmān b. Ḫaldūn date son retour de Tlemcen du 1er ḏū l-qaʽda 762, soit

du 2 septembre 13611453, ce qui correspond vraisemblablement à la date de son arrivée à

Fès1454. Si les dates fournies dans ces trois sources semblent concorder, la narration de

l’événement en lui-même donne lieu à de nombreuses variantes qui invitent à s’interroger

sur la crédibilité de la version présentée par Abū Ḥammū.

Dans son récit, Abū Ḥammū met l’accent sur la duplicité du vizir mérinide dont la

visite n’avait d’autre but, selon lui, que le tromper. À cette fin, le vizir aurait élaboré une ruse

comprenant deux volets : le premier consistait à prétendre apporter de l’argent aux habitants

d’Oran et « les aider à poursuivre leurs exactions », sous-entendu contre le pouvoir

1448
Zahr al-bustān, éd. A. Ḥāǧiyāt, p. 137 ; éd. B. al-Darrāǧī, p. 198.
1449
Buġya, p. 63, trad. franç. p. 75 ; id., p. 79-80, trad. franç. p. 97 ; id., p. 83, trad. franç. p. 102. Il parviendra
finalement à s’emparer d’Oran par la force en šawwāl 762/août 1361, soit quelques jours après le départ du vizir
mérinide de Tlemcen, puis obtiendra quelques jours plus tard la cession d’Alger par le sultan mérinide. Buġya,
p. 91, trad. franç. p. 111-112 ; Zahr al-bustān, éd. A. Ḥāǧiyāt, p. 138-150 ; éd. B. al-Darrāǧī, p. 201-216.
1450
Ta’rīẖ, VII, p. 415 ; Berbères, IV, p. 349 ; Exemples, II, p. 1276.
1451
Zahr al-bustān, éd. A. Ḥāǧiyāt, p. 137 ; éd. B. al-Darrāǧī, p. 199.
1452
Ibid., éd. A. Ḥāǧiyāt, p. 138 ; éd. B. al-Darrāǧī, p. 200.
1453
Ta’rīẖ, VII, p. 415, Berbères, IV, p. 350, Exemples, II, p. 1276.
1454
Il est vraisemblable que le trajet entre Tlemcen et Fès ait pu durer un mois. Cela correspond à la durée du
trajet effectué en sens inverse par le sultan Abū Sālim l’année précédente pour aller conquérir Tlemcen. En
effet, selon Yaḥyā b. Ḫaldūn, le sultan mérinide quitta Fès au début du mois de raǧab 761, soit à la mi-mai 1360,
et entra à Tlemcen le 6 šaʽban 761, soit le 22 juin 1360. Buġya, p. 75, trad. franç. p. 91 et p. 77, trad. franç. p. 93.
557
abdelwadide, et le second à tenter de convaincre le vizir d’Abū Ḥammū, ʽAbd Allāh b. Muslim,

de faire défection. Rappelons que ce dernier avait abandonné le camp mérinide quelques mois

auparavant, à la fin de l’année 760/1359, après qu’Abū Sālim eut pris le pouvoir, pour se

mettre au service du souverain abdelwadide, emportant avec lui le produit de l’impôt de la

province du Drâa dont il était gouverneur et entraînant dans son sillage l’importante tribu

arabe des Maʽqil. En outre, cette défection de ʽAbd Allāh b. Muslim et le refus opposé par Abū

Ḥammū à la demande adressée par le sultan mérinide de le lui livrer fut l’une des causes qui

engendra l’attaque mérinide menée contre Tlemcen et qui déboucha sur la trêve signée à Fès

avant la visite du vizir mérinide1455. Abū Ḥammū avait donc toutes les raisons de se montrer

suspicieux à l’égard des réelles intentions du souverain mérinide concernant son vizir1456.

Si Abū Ḥammū insiste ainsi sur la supposée ruse fomentée par le vizir mérinide, c’est

pour mieux mettre en avant sa capacité à déjouer cette ruse grâce notamment à sa maîtrise

de la firāsa. Notons à ce propos le double emploi dans l’histoire rapportée ci-dessus du verbe

tafarrasa selon la personne à laquelle il s’applique. Appliqué à l’ennemi du souverain, ce verbe

est employé dans le sens de « déceler intuitivement la tromperie » que celui-ci trame contre

lui (tafarrasnā fīhi l-muẖādaʽa), suspicion qui sera confirmée après sa mise à l’épreuve par le

vizir. Appliqué à son auxiliaire – en l’occurrence son vizir –, il permet au souverain de

s’assurer de sa résistance à la corruption et donc de sa loyauté et de sa probité (wa-qad

tafarrasnā yā bunayy fī wazīrinā annahu lā yaẖdaʽuhu ʽUmar al-maḏkūr). Dans les deux cas, il s’agit

de déduire, à partir de l’observation de différents signes, une réalité cachée, qu’il s’agisse de

deviner des intentions secrètes ou de prévoir une réaction à venir. Ainsi, Abū Ḥammū observe

chez l’ambassadeur du roi ennemi un comportement démesurément obséquieux qu’il juge

1455
Ta’rīẖ, VII, p. 166 ; Berbères, III, p. 442 ; Exemples, II, p. 952.
1456
Pour une présentation détaillée du personnage de ʽAbd Allāh b. Muslim et de ses relations avec Abū Ḥammū,
voir le chapitre 7 de ce travail, p. 414-429.
558
incompatible avec le rang qu’il occupe et la puissance de son maître et en déduit qu’il cherche

à le tromper. De même, en observant l’attitude résolue de son ministre, il acquiert la certitude

qu’il ne se laissera pas abuser et qu’il peut se reposer sur lui en toute confiance.

Outre sa capacité à déjouer la ruse de l’ennemi, Abū Ḥammū met en avant la

supériorité de sa propre ruse sur celle de l’ennemi puisqu’il parvient non seulement à

retourner la situation à son avantage, mais également à en tirer profit. Le stratagème mis en

œuvre par le roi abdelwadide se déroule en trois temps. Dans un premier temps, il cherche à

se concilier le vizir mérinide en lui laissant entendre qu’il obtiendra ce qu’il désire, en lui

permettant d’assister à ses Conseils et en lui faisant des « discours trompeurs » et des

« promesses alléchantes ». Dans un deuxième temps, il fait en sorte que le roi ennemi finisse

par suspecter le vizir de trahison, en s’arrangeant notamment pour faire durer sa visite, afin

de pousser le vizir à trahir effectivement son souverain et à passer à l’ennemi pour ne pas

avoir à subir les conséquences de cette disgrâce. Enfin, dans un troisième temps, étant

parvenu à se concilier le vizir mérinide, il l’utilise pour atteindre son ennemi et causer sa

chute. Abū Ḥammū se présente ainsi comme l’instigateur du complot ayant conduit au

renversement d’Abū Sālim, complot auquel le vizir « répondit favorablement », s’engageant

à trahir le roi et à œuvrer à une réconciliation durable avec le souverain abdelwadide. Abū

Ḥammū fait ainsi d’une pierre deux coups : il parvient non seulement à se débarrasser de son

ennemi, mais il obtient également du futur régent des garanties favorables à ses intérêts, dont

la libération de prisonniers abdelwadides, demande qui avait fait auparavant l’objet de

négociations infructueuses avec le souverain mérinide1457.

1457
Buġya, p. 64, trad. franç. p. 76. Yaḥyā b. Ḫaldūn précise quelques pages plus loin que les prisonniers, qui
étaient environ 400, furent libérés après des négociations menées avec les ambassadeurs envoyés par ʽUmar b.
ʽAbd Allāh, alors régent du royaume mérinide, et qu’ils arrivèrent à Tlemcen le 10 raǧab 763/5 mai 1362, Buġya,
p. 101-102, trad. franç. p. 123-124.
559
En outre, le récit de cet événement est un moyen pour le roi abdelwadide de mettre

en scène sa supériorité sur le roi mérinide. Contrairement à Abū Ḥammū, Abū Sālim paraît

dénué de firāsa. D’une part, il n’a pas su s’assurer de la loyauté de son vizir avant de l’envoyer

en mission, si bien que de simples rumeurs l’ont mené à douter de lui, ce qui, finalement, a

eu pour conséquence de pousser le vizir à le trahir ; contrairement à Abū Ḥammū qui a

éprouvé son vizir et n’a plus aucun doute sur sa loyauté. Il n’a pas non plus été capable de

bien choisir son ambassadeur. Le vizir semble en effet dépourvu d’esprit puiqu’il se laisse

d’abord démasquer, puis duper par le roi abdelwadide : « Il s’imaginait qu’il s’emparait de nos

secrets et qu’il pénétrait au fond de nos affaires », assure-t-il. Le manque d’esprit du vizir

témoigne ainsi du manque de claivoyance du roi mérinide. D’autre part, Abū Sālim est

incapable de déceler la tromperie dissimulée par son vizir lorsque celui-ci vient lui rapporter

le message du roi abdelwadide alors qu’Abū Ḥammū a identifié la tromperie du vizir mérinide

au premier coup d’œil. En outre, alors qu’Abū Ḥammū excelle dans la mise en œuvre de sa

ruse, celle fomentée par Abū Sālim connaît un échec retentissant. Puis il s’avère incapable de

mettre au point la moindre ruse – « la salive de la ruse s’était asséchée dans sa bouche » – au

moment d’affronter son vizir. Enfin, la chute d’Abū Sālim est légitimée par « le décret de Dieu

Très-Haut » qui facilite le renversement de son pouvoir par ʽUmar b. ʽAbd Allāh, ce qui laisse

entendre qu’Abū Ḥammū bénéficie, en plus de sa clairvoyance et de sa sagacité, de la faveur

divine.

Comparaison avec d’autres versions

Une version similaire à celle d’Abū Ḥammū, bien que beaucoup plus brève, est

rapportée de cet événement par Yaḥyā b. Ḫaldūn dans son Buġyat al-ruwwād :

Fa-ḥtafā amīr al-muslimīn – ayyadahu Llāh – bihi wa-bālaġa fī karāmatihi wa-naṣaba

li-ṣayd hawāhu šarak al-makā’id ilā an ista’lafahu fa-aʽṭā l-maqāda fī mubāṭanat al-ẖalīfa –

ayyadahu Llāh – bi-iʽmāl al-ḥīla fī ġadr mursilihi wa-kāna šahm ǧar’ al-ǧanān miqdām fa-

560
aǧzala – ayyadahu Llāh – iḥsānahu wa-ṣarafahu muʽīd al-kutub maʽahu fī ša’n Wahrān wa-

qad takaddara ṣafw al-silm bi-sababihā.

L’émir des musulmans [Abū Ḥammū] – que Dieu l’assiste – lui fit bon accueil,

l’honora, et tendit, pour capter son affection, le filet de la ruse, jusqu’à ce qu’il l’eût

gagnée. [ʽUmar b. ʽAbd Allāh] consentit, par la familiarité que lui manifestait le calife

– que Dieu l’assiste – à ourdir la trahison contre son maître. Il était habile, hardi et

intrépide. [Abū Ḥammū] – que Dieu l’assiste – lui fit de beaux présents et le renvoya

avec des lettres ayant trait à l’affaire d’Oran, ville à propos de laquelle la paix

commençait à se troubler1458.

Comme Abū Ḥammū, Yaḥyā b. Ḫaldūn met l’accent sur la ruse élaborée par le roi

abdelwadide à l’encontre du vizir mérinide, sans toutefois donner davantage d’informations

sur les détails de cette ruse. Il laisse aussi entendre qu’Abū Ḥammū est à l’origine du complot

qui a provoqué la chute du roi mérinide. On y retrouve également une information

supplémentaire au sujet de la lettre rapportée à Abū Sālim par son vizir qui traite à nouveau,

selon Yaḥyā b. Ḫaldūn, de la ville d’Oran. Cependant, le portrait qu’il dresse du vizir ʽUmar b.

ʽAbd Allāh est beaucoup plus flatteur que celui esquissé par Abū Ḥammū. Comment expliquer

cette contradiction entre les deux récits qui s’inscrivent pourtant dans un projet

historiographique commun1459 ? En présentant le vizir mérinide sous un angle favorable,

Yaḥyā b. Ḫaldūn entend probablement mettre en avant la sagacité du roi abdelwadide qui a

su choisir un allié de circonstance apte à mener à bien le complot qu’il a lui-même fomenté.

Quant à Abū Ḥammū, en soulignant le manque d’esprit du vizir mérinide, il donne à voir, par

contraste, sa propre perspicacité et œuvre à discréditer celui qui deviendra par la suite son

ennemi. En effet, une fois devenu le régent tout-puissant du sultanat mérinide, ʽUmar b. ʽAbd

Allāh lancera en 765/1364, soit quelques mois avant la rédaction du Wāsiṭat al-sulūk, une

1458
Buġya, p. 90, trad. franç. p. 110.
1459
Jennifer Vanz, L’invention d’une capitale, op. cit., p. 38.
561
violente offensive contre les Abdelwadides et poussera Abū Ḥammū à abandonner une

nouvelle fois sa capitale1460. Le discours hostile d’Abū Ḥammū vis-à-vis de l’ancien vizir

mérinide peut ainsi être analysé, à la lumière de ces événements, comme un outil de

propagande destiné à déconsidérer le nouvel homme fort du royaume mérinide.

Quant à ʽAbd al-Raḥmān b. Ḫaldūn, il livre une version des mêmes événements fort

différente, dont nous reproduisons ici le début :

Dans le mois de šaʽbān 762, ‘Umar fut chargé par le sultan d’une mission

auprès du souverain de Tlemcen et on apprit qu’il tramait un complot avec [le sultan

abdelwadide]. Abū Sālim fut sur le point de le disgracier et de le mettre à mort, mais

Ibn Marzūq prit sa défense, et il échappa au châtiment. ‘Umar cacha ses intentions de

trahison et guetta le moment de renverser [Abū Sālim]. À son retour de Tlemcen, le

1er du mois de ḏū l-qaʽda, il fut rétabli dans ses fonctions au commandement de la

capitale du royaume [dans la Ville-Neuve], le sultan étant allé s’établir dans la

citadelle de Fès où il avait fait construire, à côté du palais, une salle magnifique

parfaitement bien disposée pour admettre la brise du matin et du soir. Ayant pris en

main le siège du royaume, ‘Umar forma le projet de s’emparer du pouvoir, sachant

que les cœurs étaient mécontents et indisposés contre le gouvernement en raison de

la faveur excessive dont jouissait Ibn Marzūq auprès du souverain1461.

Le principal point de divergence entre la version d’Abū Ḥammū et celle rapportée par

ʽAbd al-Raḥmān b. Ḫaldūn réside dans la cause de la destitution du sultan mérinide Abū Sālim.

Alors que le souverain abdelwadide en revendique la responsabilité, l’auteur du Kitāb al-ʽIbar

l’attribue à un autre personnage, Ibn Marzūq1462. La responsabilité de ce dernier serait même

1460
Ta’rīẖ, VII, p. 169 ; Berbères, III, p. 447 ; Exemples, II, p. 956.
1461
Ta’rīẖ, VII, p. 415, Berbères, IV, p. 349-350, Exemples, II, p. 1276.
1462
Abū ʽAbd Allāh b. Marzūq est né à Tlemcen en 710/1310 ou 711/1311. Il partit en 728/1327 en Orient où il
effectua un séjour qui dura 15 ans. À son retour, il fut attaché à la cour mérinide et devint l’intime conseiller et
le secrétaire du sultan mérinide Abū l-Ḥasan. Après la mort d’Abū l-Ḥasan, il passa au service des Abdelwadides,
puis des Nasrides à Grenade où il se lia d’amitié avec le futur sultan Abū Sālim, exilé en Andalus. Il fut ensuite
562
double : premièrement, la position privilégiée qu’il occupait auprès du sultan mérinide a

nourri un climat de défiance à l’égard du sultan et créé des conditions favorables au coup

d’État ; deuxièmement, en prenant la défense de ʽUmar b. ʽAbd Allāh alors que le sultan était

sur le point de mettre à mort, il lui a sauvé la vie et lui a permis de commettre son forfait par

la suite. Il est d’ailleurs précisé quelques lignes plus haut que c’est lui qui contribua à élever

la position de ʽUmar b. ʽAbd Allāh auprès du sultan (rafaʽa ʽinda l-sulṭān rutbatahu1463). D’autre

part, si ʽAbd al-Raḥmān b. Ḫaldūn évoque, à l’instar d’Abū Ḥammū, des rumeurs concernant

un complot entre le ministre mérinide et le sultan abdelwadide qui aurait conduit à la

disgrâce du ministre, il ne les impute pas au sultan abdelwadide et ne fournit aucune

information sur l’origine de ces bruits de palais. D’autre part, la version de ʽAbd al-Raḥmān b.

Ḫaldūn indique que c’est seulement après être revenu à ses fonctions de commandement

dans la Ville-Neuve que ʽUmar b. ʽAbd Allāh aurait formé le projet de renverser le roi mérinide

et non pas lors de son séjour à Tlemcen comme l’affirme Abū Ḥammū.

Dans les lignes qui suivent l’extrait cité plus haut, l’auteur du Kitāb al-ʽIbar fournit

quelques détails supplémentaires sur le coup d’État fomenté par ʽUmar b. ʽAbd Allāh. Ce

dernier, appuyé par le commandant de la milice chrétienne, aurait placé sur le trône, dans la

nuit du 17 ḏū l-qaʽda 762, un prince mérinide à l’esprit dérangé, Tāšfīn b. Abī l-Ḥasan, et

rappelé à Fès par le sultan Abū ʽInān avant de tomber en disgrâce et d’être emprisonné. Lorsqu’Abū Sālim arriva
au pouvoir, Ibn Marzūq devint son conseiller le plus influent. À la mort du sultan, il se rendit à Tunis auprès du
sultan Abū Isḥāq Ibrāhīm, puis s’exila au Caire où il mourut en 781/1379. Il est l’auteur d’al-Musnad al-ṣaḥīḥ al-
ḥasan fī ma’āṯir mawlānā Abī l-Ḥasan, ouvrage consacré à la figure du souverain mérinide Abū l-Ḥasan et
témoignant de la vie de cour sous les Mérinides. Voir Mohamed Hadj-Sadok, « Ibn Marzūḳ », EI2 ; Mohamed
Benchekroun, La vie intellectuelle marocaine sous les Mérinides et les Waṭṭāsides (XIIIe, XIVe, XVe, XVIe siècles), Rabat,
1974, p. 283-293 ; Maya Shatzmiller, L’historiographie mérinide, op. cit., p. 36-43 ; id., « Les circonstances de la
composition du Musnad d’Ibn Marzūq », Arabica, 22 (1975), p. 292-299 et Ibn Marzūq, al-Musnad al-ṣaḥīḥ al-ḥasan
fī ma’āṯir wa-maḥāsin mawlānā Abī l-Ḥasan, éd. María Jesús Viguera Molíns, Alger, al-Šarika l-waṭaniyya li-l-našr
wa-l-tawzīʽ, 1981, trad. esp. María Jesús Viguera Molíns, El musnad, hechos memorables de Abū l-Hasān, sultan de los
Beni-Merines, Madrid, Instituto Hispano-Árabe de cultura, 1977.
1463
Ta’rīẖ, VII, p. 415, Berbères, IV, p. 349, Exemples, II, p. 1276.
563
proclamé la destitution d’Abū Sālim. Le lendemain, le sultan déchu ayant échoué à pénétrer

dans la Ville-Neuve, entama le siège de la ville, mais fut abandonné par ses partisans. On le

trouva endormi dans une cabane près d’une rivière, ayant changé ses habits royaux pour ne

pas être reconnu. Il fut arrêté et mis à mort, puis sa tête fut emportée à ʽUmar b. ʽAbd Allāh,

devenu le nouvel homme fort du royaume mérinide. ʽAbd al-Raḥmān b. Ḫaldūn n’attribue

donc pas la défaite d’Abū Sālim au sultan lui-même qui aurait manqué de force ou de ruse

mais à un facteur externe, l’abandon de ses partisans, dont il impute la responsabilité, comme

nous l’avons déjà dit, à Ibn Marzūq et à l’influence qu’il exerçait à la cour.

Dans quelle mesure la narration de ces événements par l’auteur du Kitāb al-ʽIbar

permet-elle de mettre en doute la véracité du récit d’Abū Ḥammū ? Nous avons établi plus

haut les différentes motivations qui ont pu conduire le sultan abdelwadide à mettre l’accent

sur tel ou tel aspect de cet épisode et à s’attribuer un rôle prédominant dans la destitution de

son ennemi, rôle qu’il n’a peut-être pas eu réellement, si l’on en croit la version rapportée

par ʽAbd al-Raḥmān b. Ḫaldūn. Cependant, force est de constater que cette dernière version

n’est pas non plus des plus objectives. Le discours de celui qui fut le secrétaire d’Abū Sālim

laisse entrevoir une franche hostilité envers ʽUmar b. ʽAbd Allāh qu’il accuse, après avoir

destitué le sultan mérinide, d’avoir provoqué un climat d’impunité ayant engendré le chaos

en distribuant sans compter de l’argent aux soldats et en les laissant piller les magasins et y

mettre le feu afin de dissimuler les vols commis1464. Enfin, il conclut l’épisode de la destitution

du roi mérinide en affirmant que ʽUmar b. ʽAbd Allāh « trompa les gens en leur offrant un

semblant de sultan dans la personne de Tāšfīn, prince à l’esprit dérangé » (naṣaba l-muwaswis

Tāšfīn yumawwihu bihi ʽalā l-nās1465), laissant ainsi entendre qu’il considère le pouvoir du

nouveau régent comme illégitime. En outre, comme Maya Shatzmiller l’a montré, c’est sans

1464
Ta’rīẖ, VII, p. 415-416, Berbères, IV, p. 350, Exemples, II, p. 1277.
1465
Ta’rīẖ, VII, p. 416, Berbères, IV, p. 352, Exemples, II, p. 1278.
564
doute « des sentiments personnels d’animosité1466 » à l’égard d’Ibn Marzūq qui auraient

conduit ʽAbd al-Raḥmān b. Ḫaldūn à lui attribuer ainsi la responsabilité de la chute d’Abū

Sālim.

Chacun de ces deux récits est donc nourri par des motivations propres à leurs auteurs

et reflète leur point de vue personnel. On ne peut donc se fier totalement au récit fourni par

ʽAbd al-Raḥmān b. Ḫaldūn pour remettre en cause la version du souverain abdelwadide. Ce

n’est pas parce que ce dernier attribue à Ibn Marzūq la responsabilité de la destitution du

sultan mérinide qu’il en est l’unique responsable. Ibn al-Ḫaṭīb, pour sa part, met plutôt en

avant la négligence des affaires de gouvernement1467. En outre, ce n’est pas parce qu’il

n’évoque pas l’implication du sultan abdelwadide dans le complot ayant conduit à la

destitution du roi mérinide que celle-ci n’a pas existé. Peut-être l’ignorait-il simplement. Si

le Kitāb al-ʽIbar ne nous permet pas de tirer au clair cette question, le Zahr al-bustān contient,

quant à lui, des éléments pouvant nourrir la réflexion, comme le révèle le passage suivant :

ʽUmar b. ʽAbd Allāh arriva à Tlemcen au milieu du mois de ramadan. Le

seigneur Abū Ḥammū le reçut avec les plus grands honneurs et l’installa dans le plus

grand confort. Il demeurait avec lui toute la journée pour essayer [de lui faire

accepter] que les deux villes [d’Oran et d’Alger] conservent leur statut. Le seigneur

Abū Ḥammū lui opposa un refus catégorique et l’affaire qui séparait les deux parties

devint tumultueuse et tourna à la dispute. ʽUmar b. ʽAbd Allāh prétexta le statut

exceptionnel qui avait été octroyé à ces villes par une clause du pacte1468. [« Ce n’est

1466
Maya Shatzmiller, L’historiographie mérinide, op. cit. , p. 85.
1467
Lisān al-Dīn b. al-Ḫaṭīb, al-Iḥāṭa fī aẖbār Ġarnāṭa, op. cit., I, p. 158 ; Maya Shatzmiller, L’historiographie mérinide,
op. cit., p. 84.
1468
D’après l’auteur du Zahr al-bustān, ce pacte aurait été conclu entre Abū Sālim et le petit-fils de l’émir Abū
Tāšfīn, c’est-à-dire Muḥammad b. ʽUṯmān, cousin et rival d’Abū Ḥammū, après que le sultan mérinide l’eut placé
sur le trône de Tlemcen en 761/1360. D’après ce pacte, les côtes, et par conséquent les villes d’Alger et d’Oran,
devaient rester sous contrôle mérinide (al-sawāḥil tabqā ʽalā ḏimmat Banī Marīn), Zahr al-bustān, éd. A. Ḥāǧiyāt, p.
137 ; éd. B. al-Darrāǧī, p. 198.
565
pas avec moi que vous avez convenu de cette clause, répondit le seigneur Abū Ḥammū.

Il n’y a d’autre [solution] que la confrontation. »]1469 Les discussions se prolongèrent

et débouchèrent sur un désaccord. Il y avait entre les deux vizirs ʽAbd Allāh b. Muslim

et ʽUmar b. ʽAbd Allāh une affaire qu’il ne convient pas de décrire ici, mais qui les avait

conduits à s’opposer après avoir été liés d’amitié. Cette querelle entre eux se

poursuivit jusqu’à ce que la fête célébrant la fin du jeûne du ramadan sonnât le départ

de ʽUmar b. ʽAbd Allāh le susnommé qui s’en alla retrouver son sultan. Abū Ḥammū

entama alors la confrontation et ce qui s’ensuivit. ʽUmar b. ʽAbd Allāh entreprit son

voyage le deuxième jour de l’Aïd el-Fitr, fâché du mauvais traitement qu’il avait

reçu1470.

Si l’on compare le récit d’Abū Ḥammū à celui de l’auteur du Zahr al-bustān, on relève

quelques contradictions. Tout d’abord, le Zahr al-bustān ne dit rien du rôle joué par le vizir

d’Abū Ḥammū dans l’affaire, tout juste fait-il état d’une amitié qui aurait lié Ibn Muslim et

ʽUmar b. ʽAbd Allāh, mais qui semble avoir pris fin bien avant le séjour du vizir mérinide à

Tlemcen, sans que la cause en soit précisée, puis de la querelle qui se serait poursuivie entre

les deux hommes lors du séjour de ʽUmar b. ʽAbd Allāh dans la capitale abdelwadide. De cette

querelle il n’est nullement question dans le récit d’Abū Ḥammū qui n’évoque que l’affection

que les deux vizirs avaient eue par le passé et qui constitue par ailleurs le motif avancé pour

justifier l’intallation du vizir mérinide chez Ibn Muslim.

D’autre part, de nombreuses informations contenues dans la version d’Abū Ḥammū

manquent au récit du Zahr al-bustān. Abū Ḥammū, nous l’avons vu, assure que le vizir

mérinide ambitionnait de le tromper et décrit la ruse qu’il aurait mise en œuvre à cette fin.

Quant à l’auteur du Zahr al-bustān, il évoque seulement une tentative de la part du vizir

mérinide de faire accepter au sultan Abū Ḥammū la domination mérinide sur les villes d’Alger

1469
Ce passage ne figure que dans l’édition d’al-Darrāǧī.
1470
Zahr al-bustān, éd. A. Ḥāǧiyāt, p. 137-138 ; éd. B. al-Darrāǧī, p. 199-200.
566
et d’Oran. Mais il n’est nulle part question de l’argent destiné aux habitants d’Oran ou de la

tentative de corruption visant le vizir Ibn Muslim qui constituent, selon le sultan

abdelwadide, les deux volets de la ruse concoctée par le vizir mérinide pour le tromper.

Enfin, il n’est pas question dans Zahr al-bustān de la trahison de ʽUmar b. ʽAbd Allāh

envers son sultan ni du complot orchestré par Abū Ḥammū et de l’entente secrète conclue

avec le vizir mérinide pour renverser Abū Sālim. Il décrit au contraire des négociations

infructueuses menant à une dispute entre Abū Ḥammū et le vizir mérinide qui aurait conduit

ce dernier à retourner auprès de son sultan « fâché du mauvais traitement » reçu à Tlemcen.

Il n’évoque d’ailleurs l’assassinat d’Abū Sālim que furtivement, deux chapitres plus loin, sans

faire état de l’éventuelle responsabilité d’Abū Ḥammū dans cette affaire1471.

Quelles conclusions tirer de la confrontation de ces récits ? Premièrement, il est

difficile d’augurer, à partir de ces différentes versions, de la crédibilité du discours d’Abū

Ḥammū quant à son implication dans le complot ayant conduit à la destitution du sultan

mérinide Abū Sālim. Comme c’est le cas pour ʽAbd al-Raḥmān b. Ḫaldūn, si l’auteur du Zahr

al-Bustān n’en dit mot, c’est peut-être tout simplement parce qu’il n’en savait rien. En effet,

s’il était, comme le suggère ʽAbd al-Ḥamīd Ḥāǧiyāt dans son introduction à l’édition de

l’ouvrage, un simple fonctionnaire de chancellerie racontant les événements dont il aurait

été témoin ou qui lui auraient été rapportés « de source sûre »1472, il est fort probable qu’il

n’ait pas été au fait des manœuvres secrètes du sultan. Son récit pourrait même témoigner

du succès de la mise en œuvre de la conspiration ourdie par Abū Ḥammū qui serait parvenu

à duper jusqu’aux membres de sa propre administration en faisant croire à une dégradation

de ses relations avec le vizir mérinide alors qu’il complotait secrètement avec lui contre le

sultan Abū Sālim. Seul Yaḥyā b. Ḫaldūn mentionne la ruse mise en œuvre par Abū Ḥammū et

1471
Zahr al-bustān, éd. A. Ḥāǧiyāt, p. 150 ; éd. B. al-Darrāǧī, p. 216.
1472
Zahr al-bustān, éd. A. Ḥāǧiyāt, p. 3-5.
567
l’intrigue nouée avec ʽUmar b. ʽAbd Allāh contre Abū Sālim. De par la position privilégiée que

lui procurait sa fonction de secrétaire particulier du sultan, il semble en effet avoir été le plus

à même d’être informé des projets secrets de son maître et son témoignage peut jouer en

faveur de la crédibilité du récit d’Abū Ḥammū. Cependant, Yaḥyā b. Ḫaldūn n’était pas encore

au service d’Abū Ḥammū lorsque ʽUmar b. ʽAbd Allāh séjourna à Tlemcen et n’a donc pas

assisté à la rencontre entre les deux hommes1473. Il est donc fort probable qu’il n’ait fait que

retranscrire la version des faits que lui aurait rapportée Abū Ḥammū ou qu’il aurait pu lire

dans le Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk.

S’il est dans tous les cas difficile, puisqu’il est par nature secret, de se prononcer sur

l’existence ou non de ce complot entre Abū Ḥammū et le vizir mérinide, la comparaison entre

la présentation des événements dans le récit du sultan abdelwadide et les dates du coup d’État

de ʽUmar b. ʽAbd Allāh fournies par les autres récits laisse entrevoir une tendance de la part

d’Abū Ḥammū à amplifier son propre rôle dans la chute de son ennemi. D’après les différents

auteurs, le coup d’État aurait eu lieu à la fin du mois de ḏū l-qaʽda 762. Selon l’auteur du Kitāb

al-ʽIbar, la proclamation de la destitution d’Abū Sālim par ʽUmar b. ʽAbd Allāh eut lieu le 17 ḏū

l-qaʽda1474, soit 16 jours après l’arrivée de ʽUmar b. ʽAbd Allāh à Fès. Le lendemain, le roi

mérinide décida d’assiéger Fès, mais fut abandonné par ses partisans et prit la fuite à la nuit

tombée. Quant à l’auteur du Zahr al-bustān, il date l’assassinat d’Abū Sālim du 21 ḏū l-qaʽda1475.

Yaḥyā b. Ḫaldūn se contente pour sa part d’affirmer qu’Abū Ḥammū fut informé de la révolte

de ʽUmar b. ʽAbd Allāh à la fin de ce même mois (āẖir ḏī l-qaʽda rāḥa l-ẖabar ilā l-ẖalīfa – ayyadu

1473
Comme il l’affirme lui-même dans son ouvrage, Yaḥyā b. Ḫaldūn n’entra au service d’Abū Ḥammū qu’en
769/1368, soit sept ans après ces événements, Buġya, p. 202, trad. franç. p. 251.
1474
La traduction d’Abdesselam Cheddadi avance la date du 27 ḏū l-qaʽda, ce qui est vraisemblablement une
erreur. Ta’rīẖ, VII, p. 415, Berbères, IV, p. 350 ; Exemples, II, p. 1276.
1475
Zahr al-bustān, éd. A. Ḥāǧiyāt, p. 150 ; éd. B. al-Darrāǧī, p. 216. Cette date est corroborée par Ibn al-Ḫaṭīb qui
situe la révolte de ʽUmar b. ʽAbd Allāh dans la nuit du 20 ḏū l-qaʽda 762 et l’assassinat d’Abū Sālim le lendemain,
al-Iḥāṭa fī aẖbār Ġarnāṭa, op. cit., I, p. 158-159.
568
Llāh – bi-ṯawrat ʽUmar b. ʽAbd Allāh al-mutaqaddim al-ḏikr ʽalā sulṭānihi Abī Sālim1476). Abū Ḥammū,

quant à lui, laisse entendre que le coup d’État eut lieu dès le retour de ʽUmar b. ʽAbd Allāh de

Tlemcen puisqu’il fait coïncider le départ du vizir mérinide de sa capitale au départ d’Abū

Sālim de la Ville-Neuve et suggère ainsi que ʽUmar b. ʽAbd Allāh ait saisi cette opportunité

pour mettre en œuvre le complot qu’il venait d’ourdir avec lui (« Et lorsque vint la fin de

l’automne et qu’il voulut rentrer à la Ville-Neuve, au moment où ʽUmar le susnommé quittait

notre capitale, ce dernier fit fermer les portes de la ville à son approche »). En écourtant de

cette manière la chronologie des événements, Abū Ḥammū tente vraisemblablement de

renforcer le lien de cause à effet entre la visite du vizir à Tlemcen et le renversement du

sultan mérinide pour mieux mettre en avant sa propre responsabilité dans la chute du sultan

mérinide.

Enfin, les divergences qui apparaissent entre la version d’Abū Ḥammū et le récit du

Zahr al-bustān concernant le rôle tenu par Ibn Muslim et sa relation avec le vizir mérinide

indiquent une possible volonté de la part d’Abū Ḥammū d’amplifier le rôle joué par son vizir

dans cette affaire. En mettant ainsi en avant la figure d’Ibn Muslim, sa fidélité sans faille et

son intégrité à toute épreuve, il montre que, grâce à sa maîtrise de la firāsa, il a su choisir un

vizir digne de confiance et qu’il maîtrise par conséquent les ressorts de la siyāsa. Cela lui

permet, par la même occasion, de dénigrer son ennemi, le roi Abū Sālim, qui, contrairement

à lui, n’a pas su mettre au point une ruse efficace, comme nous l’avons vu plus haut, et surtout

n’a pas su bien s’entourer puisque son vizir l’a trahi. Il laisse ainsi entendre qu’Abū Sālim était

un roi dénué de siyāsa et contribue à nourrir la propagande anti-mérinide.

9.4.2. Abū Ḥammū, un souverain doué de firāsa ?


En se mettant lui-même en scène dans ce récit, Abū Ḥammū veut montrer qu’il a su

mettre en œuvre les principes de la firāsa édictés dans son ouvrage et ambitionne ainsi de

1476
Buġya, p. 91-92, trad. franç. p. 112.
569
s’ériger en modèle de bon souverain. À la lumière des récits relatifs à son règne rapportés par

ses contemporains, peut-on considérer que le souverain abdelwadide était réellement doué

de firāsa comme il le prétend, ou cela n’est-il qu’un artifice discursif visant à forger sa propre

légende ? En s’appuyant sur la chronique de Yaḥyā b. Ḫaldūn, Wadād al-Qāḍī assure qu’ « Abū

Ḥammū a échoué à de nombreuses reprises à mettre en œuvre la firāsa dans le choix de

nombreux auxiliaires de pouvoir dans son État » (illa anna Abā Ḥammū aẖfaqa iẖfāqāt ʽadīda fī

taṭbīq al-firāsa ladā ẖtiyār al-ʽadīd min aṣḥāb al-manāṣib fī dawlatihi1477). Elle en donne pour

preuve les nombreux cas de trahisons et de défections narrés dans le Buġyat al-ruwwād

auxquels a dû faire face Abū Ḥammū de la part de ses vizirs, secrétaires, gouverneurs,

généraux ou ambassadeurs1478. « Affligé » par cette situation (kāna mukta’ib limā ẓahara fī

dawlatihi min al-ẖalal fī haḏihi l-naḥiya1479), Abū Ḥammū aurait mis sa « faculté à comprendre la

psychologie humaine » (qudrat Abī Ḥammū ʽalā fahm al-nafs al-insāniyya1480) au service du prince

héritier afin qu’il puisse en tirer profit lorsqu’il prendrait le pouvoir et qu’il ne commette pas

les mêmes erreurs que lui (wa-tilka l-qudra waḍaʽahā Abū Ḥammū fī ẖidmat al-malik al-marǧū

naṣīḥatuhu ḥattā yufīda minhā fī binā’ dawlatihi, wa-lā yaqaʽa fīmā waqaʽa fīhi huwa min sū’ taṭbīq

al-firāsa1481).

Cependant, si l’on considère la date de rédaction de l’ouvrage fournie, entre autres,

par notre manuscrit de base, il s’avère que la plupart des trahisons auxquelles fait référence

Wadād al-Qāḍī dans son article sont postérieures à l’écriture de l’ouvrage. Dès lors, il semble

difficile de justifier l’importance accordée à la firāsa dans l’ouvrage par l’expérience politique

propre à Abū Ḥammū et par les déceptions qu’auraient pu lui causer les abandons successifs

1477
Naẓariyya, p. 106.
1478
Ibid., p. 71.
1479
Ibid., p. 106.
1480
Ibid.
1481
Ibid.
570
de ses différents agents. Tout au plus peut-on constater, au regard des nombreuses

déconvenues qu’il a subies par la suite, qu’il n’a vraisemblablement pas mis en pratique les

principes énoncés dans l’ouvrage ou, tout simplement, que ces principes théoriques ne

tiennent pas face à la réalité du pouvoir et que rien, finalement, ne permet de s’assurer de la

loyauté sans faille des auxiliaires du pouvoir. L’importance qu’Abū Ḥammū accorde à la firāsa

s’explique, nous semble-t-il, dans le discours même qu’il consacre à cette question. En parlant

à la première personne, en citant en exemple sa propre expérience politique, Abū Ḥammū

veut montrer qu’il est doué de firāsa, mais pas seulement. En présentant la firāsa, comme il le

fait au début du chapitre, comme un don divin, il signifie que lui-même est doté de cette

« puissance de l’âme qui relève des secrets divins ». Et, en mettant en avant la figure du calife

ʽUmar comme l’exemple par excellence du souverain doué de firāsa, il s’inscrit dans la lignée

de ce modèle de piété et de justice et se présente comme son digne héritier. Le discours sur

la firāsa a donc pour principal objectif de contribuer à l’édification de la figure d’Abū Ḥammū

et à la légitimation de son pouvoir en l’entourant d’une aura spirituelle et en lui attribuant

une ascendance remontant à l’un des plus grands califes de l’Islam.

571
572
Quatrième partie :
Introduction à l’édition

X. L’édition du Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk


Nous avons indiqué, dans l’introduction à ce travail, les raisons qui nous ont amenée

à proposer une nouvelle édition du Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk d’Abū Ḥammū Mūsā l-

Zayyānī. Nous présenterons, dans ce dernier chapitre, la méthode que nous avons suivie pour

éditer ce texte.

Dans un premier temps, nous établirons la liste des différents manuscrits que nous

avons pu consulter et les raisons qui ont motivé notre sélection des copies utilisées pour

notre édition. Dans un deuxième temps, nous présenterons notre manuscrit de base et ses

spécificités. Enfin, dans un troisième temps, nous exposerons les règles que nous avons

suivies pour éditer ce manuscrit.

10.1. Les manuscrits consultés


Il existe de nombreux manuscrits du Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk, la plupart étant

conservés dans les bibliothèques du Maghreb. Nous avons pu consulter en tout vingt-trois

manuscrits différents.

10.1.1. Prospection des manuscrits


Notre quête de manuscrits a débuté à la Bibliothèque nationale de Tunisie où nous

avons pu consulter six manuscrits du Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk et obtenir la copie de

trois d’entre eux. Nous avons ensuite pu acquérir la copie en noir et blanc de six microfilms

conservés à l’Institut des manuscrits du Caire grâce à Monsieur René-Vincent du

Grandlaunay, bibliothécaire de l’Institut dominicain d’Études Orientales (IDEO), qu’il en soit

ici vivement remercié. Ces microfilms, reproductions de manuscrits conservés pour la

plupart dans les bibliothèques royale (al-ẖizāna l-ḥasaniyya) et nationale (al-ẖizāna l-ʽāmma) de

573
Rabat, nous ont fourni deux des manuscrits choisis pour l’édition, dont notre manuscrit de

base. La Bibliothèque nationale de France possède également une copie manuscrite de

l’ouvrage que nous avons pu consulter sur place et qui est, depuis peu, disponible en ligne

depuis le site Gallica. Nous avons pu également télécharger sur Internet un autre manuscrit,

appartenant à l’Université du Roi Saoud et provenant de la Bibliothèque nationale de Rabat

(al-ẖizāna l-ʽāmma). Enfin, nous avons pu obtenir une copie couleur du seul manuscrit

conservé à la Bibliothèque nationale d’Alger grâce à Madame Élise Voguet, chercheuse à

l’IRHT, qu’elle en soit ici également vivement remerciée.

Disposant de ces quinze manuscrits, nous avons commencé un long travail de

comparaison et d’édition du texte. Ce n’est qu’à la fin de ce travail, alors que nous rédigions

le commentaire de l’ouvrage, que nous avons eu la chance d’obtenir la copie couleur de notre

manuscrit de base et celle de huit autres manuscrits conservés dans les bibliothèques royale

et nationale de Rabat. Nous n’avons, faute de temps, pas pu prendre en considération ces

dernières copies dans notre édition1482.

10.1.2. Présentation sommaire des manuscrits


Afin d’avoir un aperçu d’ensemble des différents manuscrits consultés, nous avons

classé dans des tableaux, répartis selon le lieu de provenance des copies, la cote, la date et, le

cas échéant, l’origine des copies consultées.

Manuscrits de la Bibliothèque nationale de Tunis

Cote du manuscrit Date de copie

2420 Non datée

3241 Non datée

3796 Non datée

1482
Si ce travail de thèse venait à être publié, certaines de ces copies devraient également être prises en compte
dans l’édition du texte.
574
13310 1213/1798

13602 Non datée

13603 9 muḥarram 1195/5 janvier 1781

Microfilms de l’Institut des manuscrits du Caire

Numéro du Lieu de conservation Cote du Date de copie

microfilm manuscrit

56 Nom du propriétaire : Ḥasan Non précisé ǧumādā I 1261/mai 1845

al-Qādirī

144 « Bibliothèque Rabat » D1298 šaʽbān 1248/janvier 1833

145 « Bibliothèque Rabat » D645 Non datée

(prob. XIXe s. comme 144)

224 Bibliothèque Royale (Rabat) 1459 Non datée

(al-ẖizāna l-malikiyya) (prob. XIXe s. comme 144)

291 Bibliothèque Royale (Rabat) 11016 10 ǧumādā II 1001/14 mars

(al-ẖizāna l-ḥasaniyya) 1593

297 Bibliothèque Royale (Rabat) 2535 Non datée

(al-ẖizāna l-ḥasaniyya)

Manuscrit de la Bibliothèque nationale de France

Cote du manuscrit Date de copie

Arabe 7246 ǧumādā I 926/avril 1520*

* La notice indique que la copie date du XIXe s., le copiste ayant recopié la date de son modèle dans le

colophon.

575
Manuscrit de l’Université du Roi Saoud

Cote du manuscrit Provenance du manuscrit Date de copie

258 Bibliothèque nationale du Royaume du šaʽbān 1129/ juillet 1717

Maroc (Rabat, al-ẖizāna l-ʽāmma)

Manuscrit de la Bibliothèque nationale d’Alger

Cote du manuscrit Date de copie

1374 Xe s./XVIe s.

Les manuscrits des bibliothèques de Rabat

La Bibliothèque royale Ḥasaniyya

Cote du manuscrit Date de copie

287 Non datée (d’apparence ancienne)

546 24 ǧumādā II 1248/18 novembre 1832

586 24 rabīʽ I 894 / 25 février 1489

836 Non datée (d’apparence récente)

1157 Non datée (d’apparence ancienne)

1784 Non datée

2535* Non datée

7670 21 šawwāl 997/2 septembre 1589

11016* 10 ǧumādā II 1001/14 mars 1593

* Ces deux copies, dont la dernière constitue notre manuscrit de base, figurent parmi les microfilms

conservés à l’Institut des manuscrits du Caire. En revanche, nous n’avons pas trouvé dans cette

bibliothèque le manuscrit 1459 figurant également parmi ces microfilms et qui, selon la notice qui

l’accompagne, est conservé à la Bibliothèque royale de Rabat (al-ẖizāna l-malikiyya bi-l-Ribāṭ).

576
La Bibliothèque nationale du Maroc

Cote du manuscrit Date de copie

D1298* šaʽbān 1248/janvier 1833

D3598 muḥarram 1324/février 1906

* Cette copie figure parmi les microfilms conservés à l’Institut des manuscrits du Caire. Sur la

reproduction fournie par la bibliothèque, il manque de nombreux feuillets à la fin alors qu’elle est

complète sur le microfilm. D’autre part, nous n’avons pas pu consulter dans cette bibliothèque, bien

qu’elle apparaisse dans son catalogue, la copie D645 qui figure également parmi les microfilms

conservés à l’Institut des manuscrits du Caire.

Parmi ces vingt-trois manuscrits, aucun n’est un autographe. Certaines copies

anciennes sont parfois en très mauvais état, leurs pages rongées par les vers ou déchirées,

certains passages effacés ou tâchés, ce qui rend difficile leur lecture (c’est notamment le cas

des manuscrits 287 et 586 conservés à la Bibliothèque royale de Rabat). D’autres sont

lacunaires, tel le manuscrit 7670 provenant de la même bibliothèque et dont la copie

commence à la page 113 de notre édition.

Ces tableaux montrent que parmi ces manuscrits, onze ne sont pas datés, un date du

XVe siècle, trois du XVIe siècle, trois du XVIIIe siècle, quatre du XIXe siècle et un du début du

XXe siècle. Cela témoigne de l’importante circulation de ce texte et de sa popularité ou, tout

au moins, du grand intérêt qu’il a pu susciter au fil des siècles.

10.1.3. Les trois versions du texte


Comme nous l’avons indiqué plus haut, au moment de réaliser notre édition, nous

avions consulté quinze manuscrits, provenant de la Bibliothèque nationale de Tunisie, de

l’Institut des manuscrits du Caire (microfilms), de la Bibliothèque nationale d’Alger, de la

Bibliothèque nationale de France et de l’Université du Roi Saoud, accessible en ligne.

577
La comparaison de ces copies a permis de distinguer trois versions différentes du texte

que nous avons dénommées version A ou version “originale”, version B ou version

“remaniée” et version C ou version “courte”.

La version A est celle qui figure dans la grande majorité des manuscrits : neuf des

quinze copies reproduisent cette version ainsi que l’ensemble des manuscrits de Rabat que

nous avons pu consulter par la suite.

La version B figure dans un seul manuscrit (Tunis, 3796) qui semble être la source

principale de l’édition lithographiée de Tunis. Nous avons relevé six différences majeures

entre les versions A et B. Premièrement, la basmala est plus longue dans la version B. Elle

reprend celle de la version A qu’elle fait précéder d’un long passage qui ne figure que dans

cette version. Trois différences sont à noter dans la première partie. Premièrement, la fin du

deuxième chapitre est écourtée dans la version B où ne figurent ni le récit sur Yazīd et

Ḥabāba, ni le poème qui vient clore le chapitre dans la version A. Deuxièmement, le début du

troisième chapitre diffère également brièvement entre les versions A et B. Troisièmement, la

reprise du discours après le long poème dans le quatrième chapitre est différent dans les deux

versions. Enfin, les deux dernières différences entre la version A et la version B se trouvent

dans la deuxième partie de l’ouvrage, et plus précisément dans le deuxième chapitre portant

sur la siyāsa. La première différence réside dans le premier sous-chapitre, dans le passage

traitant des qualités nécessaires aux généraux (quwwād), et concerne les deux récits mettant

en scène al-Ma’mūn. Il manque dans la version B la fin du premier récit et le début du second

récit, les deux étant réunis en un seul. Enfin, la dernière différence, de taille, nous permet de

qualifier la version B de version “remaniée” et non pas “lacunaire” et la version A de version

“originale”.

Cette dernière différence réside dans le quatrième sous-chapitre de la siyāsa. Ce sous-

chapitre est divisé, dans la version A, en deux parties distinctes (bāb). La première partie du

578
sous-chapitre (al-bāb al-awwal) se divise en quatre « points » (amr) qui traitent des moyens

pouvant permettre au souverain de se tirer d’affaire lorsqu’il est en danger1483, le quatrième

« point » étant consacré au ministre. Ce passage, plutôt court dans la version A, est beaucoup

plus long dans la version B1484. Il y est notamment question d’un vice, l’envie (ḥasad), ce qui

donne lieu à un long récit mettant en scène l’empereur sassanide Bahrām Gūr et un souverain

turc répondant au nom de Ḫāqān. Ce récit se poursuit par divers conseils concernant les

qualités nécessaires aux différents membres de la cour, puis par les deux histoires tirées du

Sirāǧ al-mulūk illustrant le mérite des braves dans l’armée et qui sont citées dans la version A

à la toute fin du deuxième passage de ce sous-chapitre (al-bāb al-ṯānī). Tout le contenu de ce

deuxième passage relatif aux trois catégories d’ennemis et illustré par différents récits

mettant notamment en scène Abū Ḥammū a, quant à lui, complètement disparu de la version

B.

La version A nous semble être la version « originale » pour plusieurs raisons.

Premièrement, dans les deux versions, il est indiqué, au début du sous-chapitre, que celui-ci

se divise en deux parties (bābān). Or, si l’on retrouve bien ces deux parties dans la version A,

on ne retrouve que la première dans la version B comme nous venons de le voir.

Deuxièmement, dans le récit relaté uniquement dans la version B, le souverain sassanide

illustre le bon gouvernant et il est trahi par le roi turc qui, lui, incarne le mauvais souverain

dévoré par l’envie et qui sera vaincu à la fin. Cet épisode tranche avec les autres récits

rapportés dans l’ouvrage et dans lesquels les rois sassanides incarnent, sans distinction, la

figure du contre-modèle du gouvernant soumis à ses passions et souvent injuste. Il est donc

fort probable qu’il s’agisse d’un ajout et que ce récit ne figurait pas dans la version originale

du texte. Enfin, nous pouvons considérer la version B comme fautive dans la mesure où dans

1483
Voir le chapitre 8 de ce travail, p. 456-459.
1484
Voir l’édition de Tunis, p. 104-118.
579
la première partie, chaque chapitre se clôt sur un poème composé par l’auteur, ce qui n’est

pas le cas pour le deuxième chapitre tel qu’il apparaît dans cette version. Cela renforce,

comme nous l’avons indiqué en introduction à notre travail, la nécessité de proposer une

nouvelle édition de ce texte.

Enfin, la version C est un résumé du texte qui figure dans deux manuscrits conservés

à la Bibliothèque nationale de Tunisie, le manuscrit 13603 et le manuscrit 13310 qui est

probablement une copie du précédent réalisée une quinzaine d’années plus tard.

10.1.4. Sélection des manuscrits pour l’édition


Afin de déterminer les manuscrits à prendre en compte dans notre édition, nous avons

procédé par élimination en suivant différents critères. Nous avons, dans un premier temps,

écarté les versions courtes (C) pour ne garder que les versions longues (A et B). Il nous a

ensuite semblé important de donner à voir dans notre édition les différences entre ces deux

versions. Nous avons donc choisi de prendre en considération l’édition lithographiée de

Tunis plutôt que le manuscrit 3796 qui constitue probablement sa base principale dans la

mesure où ce dernier est écourté à la fin. Il se termine en effet au niveau du 10e vers figurant

en page 173 de l’édition de Tunis, l’éditeur ayant sûrement pris pour modèle une autre copie

pour la fin de l’ouvrage. Enfin, le choix des manuscrits reproduisant la version A a été motivé

par plusieurs facteurs.

Premièrement, nous avons écarté les manuscrits dont les feuillets sont reliés dans le

désordre afin de ne pas nous compliquer davantage la tâche. Nous avons ainsi écarté trois

manuscrits conservés à Tunis, le 13602, le 2420 et le 13603, copie du précédent et dont le

copiste n’a manifestement pas remarqué que les feuillets étaient reliés dans le désordre

puisqu’il a recopié le texte tel quel.

Deuxièmement, nous avons également éliminé de notre sélection les manuscrits

lacunaires. Parmi ces copies figurent notamment les copies acéphales, comme le microfilm

580
56 de l’Institut des manuscrits du Caire dont le début est tronqué (il commence à la hauteur

de la page 120 de notre édition) et les copies à qui il manque certains bouts de phrase,

passages ou morceaux de chapitres, comme le manuscrit 258 de l’Université du Roi Saoud et

le manuscrit Arabe 7246 de la Bibliothèque nationale de France.

Enfin, nous n’avons pas pris en considération les manuscrits illisibles comme le D645

dont le microfilm porte le numéro 145. Il nous restait alors cinq manuscrits.

Parmi ces manuscrits, nous avons choisi comme base le 11016 dont nous disposions

d’une copie en noir et blanc provenant de l’Institut des manuscrits du Caire. Ce manuscrit

était le seul en notre possession, à ce moment-là, qui indiquait précisément la date de

composition de l’ouvrage, ce qui pouvait laisser supposer qu’il ait été copié sur le manuscrit

autographe ou sur une copie de ce manuscrit. L’autre date figurant dans le colophon,

indiquant que la copie avait été réalisée en 1001/15931485, semblait plaider en ce sens puisqu’il

s’agissait d’une copie réalisée assez tôt, l’une des plus anciennes que l’on possédait.

Cependant, le bon état général du manuscrit, en comparaison avec les autres manuscrits

datés de la même époque, laisse penser qu’il peut s’agir d’une copie plus tardive, peut-être du

XIXe siècle. La mise en page rappelle en effet celle de certaines copies datées de cette période

que nous évoquerons plus loin. Il est donc probable, sans que nous puissions toutefois

l’affirmer définitivement puisque nous n’avons pas pu consulter le manuscrit original, mais

seulement des copies, qu’un copiste tardif ait recopié le manuscrit ainsi que les dates figurant

dans le colophon de son modèle, comme c’est le cas du manuscrit Arabe 7246 conservé à la

Bibliothèque nationale de France1486.

Le fait de disposer d’une copie récente constitue à la fois un avantage et un

inconvénient. L’avantage est que le document est dans un très bon état de conservation et

1485
Voir « Dernière page » en annexe.
1486
Voir supra.
581
qu’il nous permet d’avoir accès à un texte copié au XVIe s. qui ne soit pas rendu illisible par

l’effet du temps comme peut l’être par exemple le manuscrit 586, conservé à la Bibliothèque

royale de Rabat et qui date de 1489, mais dont de nombreux passages sont effacés ou illisibles

à cause de tâches ou de pages déchirées ou encore les manuscrits 7670, daté de 1589, et 287,

non daté, mais qui semble ancien, dont les vers ont mangé une partie du texte. En revanche,

l’inconvénient est que cette copie comporte de nombreuses erreurs vraisemblablement

imputables au copiste tardif, comme nous le verrons plus loin.

La deuxième copie que nous avons sélectionnée pour notre édition est le manuscrit

1374 conservé à Alger. Il est notifié sur la notice du manuscrit de la Bibliothèque nationale de

France qu’ « un manuscrit identique, postérieur de 150 ans à l’original, se trouve à la

Bibliothèque Nationale d’Alger ». Il s’agit sans aucun doute de ce manuscrit, seule copie du

texte conservée dans cette bibliothèque et qui date effectivement du XVIe siècle, bien qu’il

soit loin d’être identique à celui de la BNF qui souffre de nombreuses lacunes. Il est probable

que la copie ayant servi de modèle au manuscrit d’Alger date du vivant de l’auteur car la fin

de la titulature ne mentionne pas la formule raḥimahu Llāh, contrairement à d’autres

manuscrits1487. Il comporte 94 feuillets qui ne sont pas numérotés. Son état général est assez

bon bien que certains mots soient effacés ou illisibles. Il contient 23 lignes par page et se

distingue par sa sobriété puisqu’il ne contient aucune enluminure. L’écriture est maghrébine

de couleur noire et rouge. La couleur rouge est utilisée pour les titres de chapitre, certaines

interpellations et injonctions adressées par l’auteur à son fils (yā bunayy ; wa-ʽlam) et

l’introduction de dictons, de récits et de vers de poésie. Très peu de voyelles sont indiquées

et aucun signe ne marque la prose rimée et rythmée (saǧʽ) contrairement à notre manuscrit

de base, comme nous le verrons plus loin. Les poèmes se distinguent du reste du discours par

1487
Wāsiṭa, p. 1, note 2.
582
un retrait à gauche et à droite et la dernière lettre de chaque vers est isolée sur la gauche. Les

hémistiches de chaque vers sont séparés par une espace.

Les trois manuscrits restants (1459, 2535 et D1298) ont un aspect assez similaire. Dans

chacun d’entre eux, le texte est délimité par un encadré et les copies couleur dont nous

disposons pour deux d’entre eux montrent une enluminure très riche. Dans le manuscrit

D1298, sur la page où figure la basmala et la ḥamdala, le titre de l’ouvrage est inscrit en lettres

dorées sur fond bleu, au centre d’un rectangle où s’entremêlent motifs floraux et

géométriques à l’encre dorée, rouge, bleue et noir. Dans cette même page du manuscrit 2535,

le titre de l’ouvrage est remplacé par la titulature du souverain qui en est l’auteur, écrite en

lettres dorées sur fond bleu également, dans un rectangle où s’entremêlent des motifs floraux

et géométriques à l’encre dorée, verte, rouge et bleue. Nous ne disposons pas de copie couleur

du manuscrit 1459 (microfilm n° 224 de l’Institut des manuscrits du Caire) qui permette de le

décrire aussi précisément, mais il semble être de la même veine que les deux autres. Le titre

est indiqué dans un large rectangle sur la page contenant la basmala et la ḥamdala, orné

également de motifs floraux et géométriques. Un autre point commun réunit les trois

manuscrits : un cercle est représenté dans la marge à droite du rectangle indiquant le titre

ou la titulature, orné lui aussi de motifs floraux et géométriques colorés1488. Tous ces

éléments, ainsi que le bon état apparent du papier, semblent indiquer que ces trois copies ont

été réalisés à la même époque, probablement au XIXe siècle, comme en atteste la date figurant

sur le D1298. Nous en avons donc sélectionné un seul parmi les trois. Notre choix s’est porté

sur le manuscrit 1459 qui nous semblait le plus complet, le mieux vocalisé et le plus facile à

lire. C’est d’ailleurs celui qui, parmi tous les manuscrits sélectionnés, donne le plus de leçons

correctes. Ce manuscrit est composé de 169 feuillets qui ne sont pas numérotés. Son état

général est très bon. Il contient 15 lignes par page. Le texte est inscrit dans un encadré à triple

1488
Voir « Manuscrits du XIXe siècle : titulatures » en annexe.
583
liseret probablement coloré. L’encadré laisse de larges marges sur les bords extérieurs,

supérieurs et inférieurs et peu de place pour l’écriture, ce qui explique le nombre élevé de

feuillets. L’écriture est maghrébine mais nous ne pouvons pas, du fait de notre copie noir et

blanc, en préciser les couleurs. Le texte est quasiment entièrement vocalisé. La prose rimée

et rythmée (saǧʽ) est marquée par de petits cercles ayant la forme de goutelettes. Les poèmes

se distinguent du reste du discours par un retrait à gauche et à droite, les hémistiches sont

séparés, précédés et suivis des mêmes cercles en forme de goutelettes pour bien les

distinguer.

10.2. Description du manuscrit de base


Le manuscrit sur lequel est basé notre édition du Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk est

conservé à la Bibliothèque royale de Rabat sous la cote 11016. Nous avons, dans un premier

temps, utilisé la copie en noir et blanc du microfilm conservé à l’Institut des manuscrits du

Caire avant d’en obtenir une copie couleur, obtention qui nous a été facilitée par le directeur

de la bibliothèque, Monsieur Ahmed Chaouki Binebine, qu’il en soit ici vivement remercié.

10.2.1. Mise en page


Le manuscrit comporte 82 feuillets numérotés par page en chiffres arabes. Son état

général est très bon. Le nombre de lignes par page est variable. La majorité des pages

comptent 21 lignes, parfois 22 ou 23 et jusqu’à 32 lignes1489, toutes étant écrites de la même

main. Le texte est disposé dans un encadré à triple liseret composé d’un liseret bleu à

l’extérieur et de deux liserets rouges à l’intérieur. Le cadre est assez petit par rapport à la

taille de la page, ce qui laisse de larges marges sur les bords extérieurs, supérieurs et

inférieurs.

1489
Voir « Page à 32 lignes » en annexe.
584
La page 21490, qui contient la basmala et la ḥamdala, présente un cadre différent à

quadruple liseret composé d’un liseret bleu à l’extérieur et de trois liserets marron à

l’intérieur, ainsi qu’un épais liseret jaune-orangé entre les deux liserets intérieurs. La

titulature est centrée au milieu de la partie supérieure du cadre et entourée à droite et à

gauche de motifs floraux. Dans la marge supérieure droite, à côté de la titulature, un motif

floral coloré de vert, rouge et jaune-orangé est contenu dans un espace en forme d’accolade

dont le contour reprend les liserets du cadre1491. Sous cette accolade se trouve une marque de

possession (figure 11492) indiquant que ce manuscrit a appartenu à ʽAbd Rabbihi, « l’esclave de

son Seigneur » (fī milk ʽAbd Rabbihi), ce qui ne donne aucune indication concrète sur l’identité

de son propriétaire.

Le manuscrit est en outre parsemé de piqûres de couleur jaune, rouge, bleue et noire,

visibles seulement aux endroits ou le texte n’occupe pas toute la ligne, par exemple pour les

vers de poésie ou les titres (voir notamment les figures 5, 6 et 7).

10.2.2. Couleur et taille du texte


L’écriture est maghrébine de couleur noire, assez petite et parfois inclinée légèrement

vers la droite. Les passages que le copiste a voulu mettre en valeur ont une taille supérieure

à celle du reste du texte et sont tracés en encre de couleur rouge, jaune ou bleue. Ainsi la

titulature alterne entre deux lignes tracées en encre rouge et une ligne en encre noire (fig.

2). Certaines expressions sont aussi tracées en deux couleurs, comme c’est le cas pour la

ḥamdala ou l’expression ammā baʽd indiquant l’entrée en matière (fig. 3 et 4). L’encre de

couleur est également employée pour l’annonce des parties et des chapitres au début de

1490
Pour la description du manuscrit, nous utilisons les numéros de page inscrits sur le manuscrit plutôt que les
numéros de folios utilisés pour notre édition, ceci afin de permettre au lecteur de retrouver plus facilement le
passage en question dans le manuscrit.
1491
Voir « Première page de l’ouvrage » en annexe.
1492
Les différentes figures sont renvoyées en annexe sous le titre « Figures illustrant la description du manuscrit
11016 » et classées par sous-chapitre (mise en page, couleur et taille du texte etc.).
585
l’ouvrage, les points diacritiques étant dans ce cas de couleur différente (fig. 5 et 6).

Généralement, les titres de parties sont tracés à la ligne, en milieu de page, en couleur et dans

une taille bien supérieure à celle du reste du texte (fig. 7 et 8). Les titres de chapitre sont,

quant à eux, indiqués sur la même ligne que le texte précédent, sans saut de ligne, mais d’une

taille et d’une couleur qui les distinguent du reste du texte (fig. 9, 10, 11 et 12). L’encre de

couleur et une plus grande taille d’écriture sont également employées pour la plupart des

interpellations et injonctions adressées par l’auteur à son fils (fig. 13, 14 et 15), l’introduction

de citations (fig. 16), de sentences (fig. 17), de récits (fig. 18, 19 et 20) et de vers de poésie (fig.

21), l’introduction du discours après un poème (fig. 22), l’énumération des auxiliaires (fig. 23

et 24) et de leurs qualités requises (fig. 25), ou encore la mise en valeur des conjonctions de

coordination (fig. 26). L’association entre la couleur et une taille de police supérieure souligne

ainsi les différentes articulations du texte. Cependant, couleur et augmentation de la taille du

texte ne sont pas toujours associées et parfois, seule la taille du texte est amplifiée et le

passage tracé en couleur noire (fig. 27 et 28).

10.2.3. Vocalisation et ponctuation


Si les mots mis en évidence par la couleur et/ou la taille du texte sont entièrement

vocalisés, par des couleurs identiques ou différentes, le reste du texte est, en revanche, peu

vocalisé. On distingue deux niveaux de vocalisation qui parfois se superposent. Le premier

niveau de vocalisation est marqué par une encre de couleur rouge. Il donne à voir le rythme

du texte et met en valeur les éléments constituant la prose rimée et rythmée (saǧʽ). Ainsi, la

première lettre de chaque segment du saǧʽ est accentuée par une voyelle rouge et la fin par

un sukūn ou par une autre voyelle de la même couleur si le mot se termine par une voyelle

longue. Chaque segment est également séparé du suivant par un point de couleur alternant

entre le jaune et le rouge (fig. 29, 30 et 31). Notons par ailleurs que fatḥa et alif maḥḏūfa sont

parfois inscrites en rouges simultanément sur une même lettre (fig. 31b).

586
La vocalisation du saǧʽ disparaît d’une manière générale lorsque l’auteur rapporte des

récits qu’il a puisés dans d’autres ouvrages (fig. 32, 33 et 34). On remarque parfois de brèves

tentatives, probablement de la part du copiste, d’indiquer le saǧʽ dans le récit où il n’y en a

pourtant pas, mais de manière très sporadique (fig. 35). Seuls les récits relatifs à l’expérience

de l’auteur ou mettant en scène ses contemporains, à quelques rares exceptions près (fig. 36),

sont rythmés par le saǧʽ indiqué, dans le manuscrit, par la même vocalisation que pour le

discours théorique (fig. 37 et 38). Cela nous conduit à émettre l’hypothèse que la vocalisation

indiquant le saǧʽ constitue probablement un moyen de distinguer ce qui relève du discours

propre à l’auteur qui est en saǧʽ et clairement indiqué par la vocalisation, de ce qui est

“importé” d’autres ouvrages et compilé dans son livre1493. La vocalisation du manuscrit nous

indique par ailleurs que le texte avait probablement vocation à être lu à haute voix, ou, tout

au moins, les partie originales d’Abū Ḥammū rythmées par le saǧʽ, donc ce qui était inédit

pour des auditeurs éduqués.

Notons cependant que les voyelles et les sukūn qui marquent le début et la fin de

chaque segment ne sont pas systématiquement indiqués, le copiste se contentant parfois

d’indiquer uniquement les points séparant chaque segment (fig. 39). En outre, ces points

marquant le saǧʽ ne sont parfois pas tracés au bon endroit du fait, généralement, d’une erreur

dans la copie d’un terme (fig. 40).

Quant au second niveau de vocalisation, il est tracé en noir et a pour fonction

d’indiquer notamment la forme d’un verbe ou la désinence grammaticale. Parfois, comme

nous l’avons indiqué plus haut, les deux niveaux de vocalisation se chevauchent, l’un

indiquant le saǧʽ et l’autre la désinence (fig. 41, 42 et 43). Parfois, le copiste ayant

probablement hésité entre deux désinences, a finalement indiqué les deux, ce qui se traduit

1493
La plupart des manuscrits que nous avons pu consulter indiquent le saǧʽ en séparant les différents segments
à l’aide d’un cercle noir ou de trois petits points disposés en triangle, certains de manière très sporadique.
587
par deux vocalisations de couleur noire sur la même lettre (fig. 44). Par ailleurs, un sukūn noir

est souvent ajouté sur la alif d’un verbe conjugué au māḍī, à la troisième personne du pluriel

(fig. 45 et 46).

10.2.4. Mise en page, vocalisation et ponctuation de la poésie


Les poèmes se distinguent du reste du discours par un retrait à gauche et à droite. La

disposition des hémistiches est très irrégulière. Les deux hémistiches formant le vers sont

parfois séparés par des points de couleur (fig. 47) et parfois ne le sont pas (fig. 48). Ils peuvent

également, dans un même poème, être séparés par une espace ou un point de couleur, puis

ne plus être séparés du tout (fig. 49 et 50).

Enfin, notons que la poésie n’est pas vocalisée dans le manuscrit. Seule la première

lettre de chaque hémistiche et la dernière lettre du vers sont vocalisées en rouge, une fois

encore probablement pour indiquer le rythme et marquer l’impulsion du vers (fig. 51 et

précédentes).

10.2.5. Caractéristiques graphiques


Certaines lettres, quand elles sont placées en fin de mot, sont dépourvues de

ponctuation. C’est le cas du fā’, du qāf, du nūn et du yā’ (fig. 52, 53, 54 et 55). Cependant cette

graphie souffre de quelques exceptions, comme pour le qāf sur lequel est parfois ajouté un

point, conformément à l’écriture maghrébine, bien qu’il soit en position finale (fig. 56). On

retrouve la même irrégularité pour le ḍād dont le point est tantôt inscrit à l’intérieur de la

lettre, tantôt au-dessus (fig. 57). Quant au kāf, il a, en fin de mot, une graphie similaire à celle

qu’il peut avoir en début ou en milieu de mot (fig. 58). Enfin, il arrive que les points de

certaines lettres placées côte à côte dans un mot se mêlent pour former un triangle. C’est

notamment le cas lorsque le bā’ côtoie le yā’ (fig. 59) ou lorsque le fā’ côtoie le yā’ et vice-versa

(fig. 60 et 61). Mais là encore, on relève parfois quelques irrégularités (fig. 62).

588
Dans certains cas, la tā’ marbūṭa est transformée en tā’ maftūḥa, généralement pour les

besoins du saǧʽ, afin par exemple qu’un maṣḍar de forme III d’un verbe défectueux – al-mulāqāt

– puisse correspondre à un pluriel externe féminin – al-ḥarakāt – clôturant le segment

précédent (fig. 63). Il arrive également que la alif maqṣūra de certains noms soit remplacée par

une alif afin que la graphie d’un mot corresponde en tous points à celle du dernier mot du

segment précédent (fig. 64).

D’une manière générale, il semble que le copiste ignore à quel moment un verbe

défectueux conjugué au māḍī à la troisième personne du singulier se termine par une alif et à

quel moment il se termine par une alif maqṣūra puisqu’il a tendance à intervertir les deux

lettres (fig. 65 et 66). Le même mot peut d’ailleurs être écrit de deux manières différentes à

quelques lignes d’intervalle (fig. 66 et 67). D’autre part, le copiste a tendance à ajouter des alif

là où l’usage actuel n’en admet pas. Ainsi, il écrit une alif au lieu d’une alif maḥḏūfa dans les

mots tels que ḏālika ou lākinna (fig. 68 et 69). Il ajoute également une alif à la fin des verbes

défectueux conjugués au muḍāriʽ à la troisième personne du singulier et surmonte parfois

cette alif d’un sukūn (fig. 70 et 71). Enfin, il convient de noter l’absence de alif mamdūda tout

au long de la copie. Soit seule la alif faisant office de support est représentée (fig. 72), soit une

hamza est posée sur la ligne ou sur la lettre qui précède et suivie d’une alif (fig. 73 et 74).

L’écriture de la hamza et le choix de son support sont très aléatoires. En début de mot,

la hamza n’est jamais écrite (fig. 75 et 76). En milieu de mot elle peut être écrite ou non sur la

alif (fig. 77 et 78). Le même mot peut être orthographié de deux manières différentes, la hamza

tantôt posée sur la alif, tantôt sur la ligne, comme c’est le cas par exemple pour le verbe taz’aru

(fig. 79 et 80). Lorsqu’elle porte une ḍamma, la hamza est tantôt écrite sur la ligne, tantôt sur

un wāw et parfois n’est pas écrite du tout (fig. 81, 82 et 83). Lorsqu’elle porte une kasra, elle

est tantôt écrite sous le support, tantôt remplacée par un yā’ (fig. 84 et 85). En fin de mot, elle

589
est parfois écrite sur la ligne, parfois sur un support. Notons par ailleurs que le copiste écrit

la hamza sous la alif en fin de mot si celle-ci porte une kasra (fig. 86).

Quant à la šadda, elle change de forme et de position en fonction de la voyelle qui

l’accompagne. S’il s’agit d’une fatḥa, la šadda est placée sur la lettre. Si la voyelle est indiquée,

celle-ci est notée sous la šadda – contrairement à l’usage actuel qui veut que ce soit la kasra

qui soit indiquée sous la šadda – (fig. 87 et 88). Si la voyelle accompagnant la šadda est une

kasra, la šadda est placée sous la lettre et prend la forme d’un « petit chapeau ». Si la kasra est

indiquée, celle-ci est notée sous la šadda (fig. 89, 90a et 90b). Enfin, si la voyelle accompagnant

la šadda est une ḍamma, la šadda est placée sur la lettre et prend également la forme d’un

« petit chapeau ». Si la ḍamma est indiquée, celle-ci est notée sur la šadda (fig. 91 et 92). Il

convient également de noter que si certaines lettres dont le point d’articulation est proche

sont placées côte à côte en fin de mot, comme le nūn et le mīm, le dāl et le tā’, le ḏāl et le tā’,

ou encore le ẓā’ et le tā’, le copiste considère que ces lettres s’assimilent et l’indique en notant

une šadda sur la lettre placée en dernière position (fig. 93, 94, 95 et 96).

Enfin, nous avons relevé, tout au long du manuscrit, de nombreuses césures. Comme

l’ont indiqué Pascal Burési et Hicham El Aallaoui au sujet du recueil manuscrit de lettres de

nomination almohades qu’ils ont édité, les mots ne sont coupés en fin de ligne « qu’après les

six lettres qui n’admettent pas de ligature postérieure1494 », soit la alif, le dāl, le ḏāl, le rā’, le

zāy et le wāw. Ainsi, la conjonction de coordination wa se trouve parfois seule en fin de ligne

(fig. 97). L’article peut également être coupé en deux, la alif figurant en fin de ligne et le lām

au début de la ligne suivante (fig. 98). Enfin, un mot peut être coupé en son milieu, au début

ou à la fin, les lettres restant, voire parfois seulement la dernière lettre, étant renvoyées au

début de la ligne suivante (fig. 99 et 100).

1494
Pascal Burési et Hicham El Aallaloui, Gouverner l’Empire, op. cit., p. 91.
590
10.2.6. Erreurs, ratures, corrections et commentaires
Le manuscrit contient bon nombre d’erreurs et de ratures. Le copiste oublie parfois

une lettre ou un mot, écrit un mot pour un autre, recopie deux fois le même mot ou encore

se trompe de ligne et recopie deux fois le même passage à deux endroits différents. Il lui arrive

également d’inverser des lettres, ce qui peut altèrer considérablement le sens d’un mot,

comme lorsqu’il écrit al-ḥarbayn, c’est-à-dire « les deux guerres », au lieu d’al-Baḥrayn,

signifiant « le Bahreïn » (fig. 101). Les noms propres sont aussi parfois mal orthographiés, ce

qui traduit sa méconnaissance de certains lieux ou personnages. Ainsi, au lieu du nom de ville

Īrānšahr, il écrit munḏū šahr, ce qui signifie « depuis un mois » (fig. 102) ! Notons cependant

que les autres manuscrits ne sont pas en reste et qu’aucune des copies prises en compte pour

notre édition n’a orthographié correctement ce nom de lieu.

Le copiste de notre manuscrit de base recourt à différentes méthodes pour corriger

une erreur ou réparer un oubli. S’il se rend compte, au cours de la rédaction, qu’il n’a pas

copié le bon mot, il se corrige de deux façons. Soit il ajoute trois petits points disposés en

triangle au-dessus de la lettre, du mot ou du groupe de mots fautifs et recopie le bon mot sur

la même ligne (fig. 103, 104 et 105), soit il trace un trait de correction au-dessus du mot fautif

et recopie également le bon mot sur la même ligne (fig. 106, 107 et 108). S’il se rend compte,

plus tard, qu’il a oublié un mot, il l’ajoute au-dessus de la ligne, à l’endroit où il devrait figurer

dans la phrase (fig. 109). S’il a inversé deux mots, il trace au-dessus du premier mot la lettre

ẖā’, pour mu’aẖẖar1495, ce qui signifie que ce mot doit figurer après celui qui le suit, et au-dessus

du mot suivant la lettre qāf, pour muqaddam1496, ce qui signifie que ce mot doit précéder l’autre

(fig. 110). Enfin, s’il s’aperçoit à la relecture qu’un mot a été mal copié, il trace un trait souvent

oblique au-dessus de ce mot et indique le mot correct dans la marge (fig. 111, 112, et 113).

1495
Adam Gacek, Arabic Manuscripts. A Vademecum for Readers, Leyde, Brill, 2009, p. 314.
1496
Ibid., p. 316.
591
Cependant l’écriture dans la marge n’est pas destinée uniquement aux corrections du texte.

Outre la marque de possession que nous avons vue plus haut, on y trouve aussi certains

commentaires, de la même main que le reste du texte, visant à expliquer le sens d’un mot ou

d’une expression. Il est probable que le copiste ait recopié ces commentaires sur le manuscrit

qui lui a servi de modèle puisque ces commentaires commencent parfois par qawluhu,

« d’après ses dires » (fig. 114 et 115).

En outre, nous avons relevé quelques erreurs de grammaire imputables au seul copiste

puisqu’elles ne figurent pas dans les autres manuscrits. La première erreur concerne l’accord

du chiffre et de l’objet compté. Le copiste utilise parfois un chiffre au féminin pour un nom

au féminin alors qu’il aurait dû inverser le genre (fig. 116 et 117). La deuxième erreur relève

d’une faute d’accord entre le sujet et le verbe. Il accorde ainsi parfois le verbe en genre et en

nombre avec le sujet alors que le verbe précède le sujet et qu’il ne devrait s’accorder qu’en

genre (fig. 118). La troisième erreur consiste à employer le muḍāriʽ marfūʽ à la place du muḍāriʽ

manṣūb lorsque le verbe est précédé par la préposition li- (fig. 119).

10.2.7. Dialectalismes
Enfin, notre manuscrit de base est parsemé de dialectalismes qui témoignent de son

caractère indiscutablement maghrébin. Ces dialectalismes relèvent à la fois de la graphie, de

la conjugaison et du lexique. Au niveau de la graphie, on remarque parfois, mais pas

systématiquement, une confusion entre le tā’ et le ṯā’ (fig. 120), entre le dāl et le ḏāl (fig. 121)

et entre le ḍād et le ẓā (fig. 122). Il arrive également qu’un qāf soit surmonté de trois points,

traduisant la prononciation du phonème « q » par le phonème « g », caractéristique des

dialectes bédouins (fig. 123).

Concernant la conjugaison, un verbe conjugué au muḍāriʽ à la première personne du

singulier a parfois comme préfixe de conjugaison un nūn au lieu d’une alif – nunaffisu au lieu

de unafissu (fig. 124) – et un verbe conjugué au muḍāriʽ à la première personne du pluriel a

592
parfois pour suffixe un wāw – nuʽāqibū au lieu de nuʽāqibu (fig. 125) –, deux caractéristiques

propres aux dialectes maghrébins.

Enfin, du point de vue lexical, on remarque l’emploi de l’adjectif dialectal ṣʽīb,

signifiant « difficile », au lieu de ṣaʽb. Il s’agit ici d’une erreur du copiste qui a copié al-mawqif

al-ṣʽīb au lieu d’al-mawqif al-ʽaṣīb (fig. 126). La vocalisation permet également d’identifier

certains dialectalismes. Ainsi, le pronom personnel féminin hiya porte une šadda dans notre

manuscrit et devient hiyya, conformément à l’usage dialectal (fig. 127).

10.3. Règles de l’édition


En préambule à leur travail d’édition et de traduction du « recueil de Yaḥyā »,

compilation de lettres de nomination almohades, Pascal Burési et Hicham El Aallaoui mettent

en garde contre les pratiques modernes d’édition de textes arabes médiévaux :

La modernisation de l’orthographe, l’insertion de la ponctuation moderne et

l’adaptation des formes grammaticales en fonction de ce qui est communément

considéré comme la norme de l’arabe classique placent un voile entre le lecteur

d’aujourd’hui et le scribe d’hier. En supprimant ou rajoutant des signes vocaliques ou

orthoépiques et en modernisant la ligne consonantique, les éditeurs contemporains

gomment les spécificités locales du langage politico-administratif1497.

Nous avons cherché, dans notre édition du Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk, non

seulement à établir le texte en comparant les leçons fournies par différents manuscrits, mais

également à lever ce « voile entre le lecteur d’aujourd’hui et le scribe d’hier » évoqué par

Pascal Burési et Hicham El Aallaoui, en donnant à voir les caractéristiques de notre manuscrit

de base qui témoignent des pratiques du copiste et de certains usages linguistiques

aujourd’hui disparus, ou tout au moins considérés comme fautifs.

1497
Pascal Burési et Hicham El Aallaloui, Gouverner l’Empire, op. cit., p. 84.
593
Cependant, par commodité et pour faciliter la lecture du texte qui peut parfois être

perturbée par les erreurs conservées dans le texte, nous avons fait le choix de ne pas

reproduire à l’identique certaines spécificités graphiques du manuscrit, la description que

nous en avons donnée ci-dessus nous paraissant suffisante pour identifier ces spécificités.

Nous avons en quelque sorte conservé le fond et modifié la forme, exception faite,

évidemment, de la ponctuation et de la vocalisation marquant la prose rimée et rythmée

(saǧʽ).

La mise en page du texte dans le manuscrit n’est pas reproduite formellement dans

notre édition. Nous n’avons pas effectué un saut de ligne à chaque fois que le copiste allait à

la ligne et, par conséquent, les césures que l’on peut trouver dans le manuscrit ne sont pas

reproduites dans l’édition. En revanche, nous avons distingué du reste du texte, par un saut

de ligne, les vers de poésie et les pièces poétiques, les récits et le début de chaque partie,

chapitre et sous-chapitre, ce qui n’est pas toujours le cas dans le manuscrit. Seule la titulature

qui est centrée dans le manuscrit l’est aussi dans notre édition. Les titres de parties, s’ils sont

centrés dans le manuscrit, restent alignés à droite dans un souci d’harmonisation avec les

autres titres de chapitres et de sous-chapitres.

Nous avons ajouté, en gras et entre crochets pour les distinguer du texte figurant dans

le manuscrit, des titres à certains passages, sortes de balises permettant au lecteur de se

retrouver plus aisément dans ce long texte où s’entremêlent recommandations théoriques,

récits et vers de poésie. Nous avons par exemple indiqué l’introduction par [muqaddima],

chaque poème par [qaṣīda], chaque récit par un titre tel que [qiṣṣat Ḫātūn], par exemple, et,

lorsqu’il est question des auxiliaires du pouvoir, la titulature de chacun, [al-wuzarā’], [al-

fuqahā’], etc., afin de clarifier l’organisation du texte. Pour faciliter l’accès à ces différents

passages, nous avons fait figurer ces titres dans la table des matières.

594
La page du manuscrit correspondant au texte édité est également indiquée entre

crochets. Le numéro de feuillet est indiqué en chiffres indiens, le recto par la lettre alif et le

verso par la lettre bā’. Le manuscrit étant numéroté par pages et non par feuillets, un tableau

de correspondance entre la numérotation par feuillets utilisée par convenance dans l’édition

et la numérotation par pages propre au manuscrit figure en annexe afin de faciliter l’accès au

texte manuscrit. À titre d’exemple, [‫أ‬٢٨] indique que le texte édité correspond à celui qui

figure au recto du feuillet 28 du manuscrit de base, ce qui correspond, d’après le tableau de

correspondance, à la page 55 indiquée sur le manuscrit.

D’autre part, la graphie propre au manuscrit n’a pas été rendue à l’identique. Nous

avons ainsi :

- abandonné l’écriture maghrébine pour une écriture plus facilement déchiffrable,

- ajouté des points diacritiques sur les lettres qui en sont dépourvues dans le manuscrit,

- conservé les points correspondant à chaque lettre sans reproduire les points disposés

en triangle quand certaines lettres se côtoient,

- laissé le point du ḍād au-dessus de la lettre et non pas à l’intérieur comme c’est parfois

le cas dans le manuscrit,

- changé la forme du kāf en position finale pour qu’elle corresponde à l’usage actuel (‫)ك‬,

- restitué les tā’ marbūṭa quand cela s’avérait nécessaire,


- indiqué chaque alif mamdūda,

- supprimé la alif ajoutée sur les verbes défectueux au muḍāriʽ conjugués à la troisième

personne du singulier,

- remplacé, si nécessaire, la alif par une alif maqsūra selon la racine des verbes

défectueux,

- supprimé la alif quand elle peut être rendue par une alif maḥḏūfa (pour ḏālika et

lākinna),

595
- conservé uniquement la alif maḥḏūfa lorsque fatḥa et alif maḥḏūfa sont indiquées en

rouge sur une même lettre,

- supprimé le sukūn apposé sur la alif finale des verbes au maḍī conjugués à la troisième

personne du pluriel,

- corrigé éventuellement l’orthographe de certains pluriels externes (aqālīm au lieu de

aqālim),

- ajouté la hamza quand cela était nécessaire,

- placé la hamza sur le support conforme aux normes graphiques contemporaines.

Si les spécificités graphiques n’ont pas été rendues à l’identique, il nous a en revanche

semblé indispensable de reproduire la ponctuation et la vocalisation telles qu’elles

apparaissent dans le manuscrit puisqu’elles donnent à voir – et à entendre – le rythme de la

prose. Dans le cas où une même lettre porte deux niveaux de vocalisation différents, nous

n’avons conservé que le premier niveau de vocalisation qui marque le saǧʽ. Dans le cas où

deux désinences sont indiquées sur le même nom, nous conservons la désinence correcte

grammaticalement et le signalons en note. En outre, les mots ou les lettres qui figurent en

couleur dans le manuscrit et/ou dont la taille est supérieure à celle des autres mots sont

reproduits en gras dans notre édition.

Nous avons également conservé toutes les šadda figurant dans le manuscrit de base,

sauf celles indiquant une assimilation de consonnes à la fin d’un mot. Toutefois, par

commodité, les šadda de notre édition sont toutes placées au-dessus des lettres sur lesquelles

elles portent et ce, quelle que soit la voyelle qui les accompagne. Si une voyelle est indiquée

dans le manuscrit, nous la reproduisons dans l’édition mais en nous conformant aux normes

actuelles : la voyelle placée sous la šadda est une kasra et non pas une fatḥa.

Le texte figurant dans le manuscrit de base, même s’il contient des erreurs, a été

reproduit à l’identique, hormis toutefois la poésie sur laquelle nous reviendrons plus loin.

596
Nous avons indiqué en note les leçons des autres manuscrits quand celles-ci diffèrent de la

leçon du manuscrit de base. Lorsque nous considérons qu’une leçon est plus juste que celle

du manuscrit de base, nous l’indiquons en note en faisant figurer le terme arabe (al-aṣwab)

entre parenthèses. Si nous considérions que plusieurs leçons sont plus justes que celle du

manuscrit de base, nous l’indiquons en faisant figurer pour chacune de ces leçons le terme

arabe (ṣawāb) entre parenthèses. Cependant, les différentes leçons sont indiquées

uniquement si elles ont un intérêt du point de vue de la signification du texte. Les différences

mineures, par exemple si deux mots sont inversés dans une leçon sans que cela n’altère le

sens ou si une leçon donne fa- au lieu de wa-, ne sont pas ajoutées pour ne pas alourdir

l’appareil de notes qui est déjà très conséquent.

Les erreurs du copiste ont été conservées dans le corps du texte car elles témoignent

du processus d’écriture. Pour chaque erreur, nous signalons en note comment celle-ci a été

corrigée (trois points, trait de correction, ajout des lettres qāf et ẖā’ pour indiquer une

inversion des mots) et signalons les leçons correctes des autres manuscrits. Les ajouts au-

dessus de la ligne sont insérés dans le corps de texte entre crochets avec une note indiquant

où se trouvait l’ajout. Si une correction est indiquée dans la marge, nous l’insérons dans le

corps du texte entre crochets et indiquons en note le mot fautif que cette correction rectifie.

Si aucune correction n’est apportée, le terme fautif est conservé dans le corps du texte et la

ou les leçon(s) correcte(s) signalée(s) en note. Les commentaires du copiste écrits dans la

marge du manuscrit sont reproduits en note de bas de page.

Les fautes de grammaire et les dialectalismes, quand ils concernent la conjugaison et

le lexique, sont conservés dans le corps du texte comme un témoignage des usages

particuliers de la langue arabe, souvent bien éloignés de ce qui deviendra petit à petit la

“norme” classique, avec l’introduction de l’imprimerie et la généralisation de l’instruction

publique. Les fautes de grammaire sont toutefois signalées par le terme arabe [hākaḏā] mis

597
entre crochets, équivalent de sic en français. Nous indiquons en note la leçon correcte fournie

par les autres manuscrits.

En ce qui concerne la poésie, nous indiquons, entre crochets, avant chaque vers ou

poème, le mètre qui lui correspond et vocalisons l’ensemble des vers afin d’en faciliter la

lecture. Nous marquons également la séparation entre les deux hémistiches de chaque vers

par une espace, ce qui n’est pas toujours le cas dans le manuscrit, comme nous l’avons indiqué

plus haut.

Enfin, nous nous référons à chacune des copies par les abréviations suivantes :

- la lettre ‫ ت‬pour l’édition lithographiée de Tunis,

- la lettre ‫ ج‬pour le manuscrit 1374 d’Alger,

- la lettre ‫ ر‬pour le manuscrit 1459 de Rabat.

598
Conclusion
L’étude contextualisée du Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk nous a permis de

démontrer, pensons-nous, la singularité de cet ouvrage et d’en établir les différentes

fonctions.

La singularité du l’ouvrage se manifeste à la fois dans sa forme et dans son contenu.

Du point de vue de la forme, le testament politique d’Abū Ḥammū se caractérise par la

répétition de divisions quadripartites : l’ouvrage est divisé en quatre grandes parties, elles-

mêmes divisées, pour la plupart, en quatre chapitres, certains chapitres ou sous-chapitres

renfermant également des typologies tripartites ou quadripartites. Ces typologies, qui

exposent le modèle idéal et le contre-modèle du bon souverain laissent également la place à

des modèles intermédiaires qui ne sont pas toujours considérés comme blâmables, ce qui fait

écho, nous l’avons vu, au pragmatisme de l’auteur. D’autre part, si la répartition des chapitres

semble à première vue équilibrée, la longueur de certains chapitres et la complexité de leur

subdivision permettent d’augurer de l’importance particulière que l’auteur accorde à

certains des sujets traités dans son ouvrage.

Du point de vue du contenu, la singularité de ce miroir des princes se manifeste en

premier lieu par les indications concrètes relevant du fonctionnement du royaume et de

l’expérience politique propre à l’auteur, comme par exemple le discours sur la structure de

l’armée ou les nombreux récits dans lesquels le souverain se met lui-même en scène. Cette

singularité se révèle également à travers les choix effectués par l’auteur qui sont souvent

motivés, comme nous l’avons montré, par le contexte propre à son règne. Ainsi, les

thématiques mises en avant par Abū Ḥammū reflètent-elles ses propres préoccupations

politiques. L’intérêt particulier qu’il porte à la notion de siyāsa, et particulièrement dans son

acception de “soft politique” favorisant la douceur au détriment de la force dans le règlement

des conflits, qu’il s’agisse de la rébellion de hauts dignitaires ou d’attaques orchestrées par

599
l’ennemi, témoigne non seulement des relations conflictuelles que le souverain pouvait

entretenir avec les membres de sa propre tribu ou des tribus alliées, mais également de la

nécessité de pallier un équillibre des forces qui lui était peu favorable. De même, le

pragmatisme mis en avant dans l’ouvrage, que ce soit dans la gestion des ressources militaires

et financières ou dans la nécessité de se comporter envers les agents du pouvoir, les sujets ou

les ennemis en fonction des circonstances reflète sans nul doute le pragmatisme dont devait

faire preuve Abū Ḥammū dans la gestion de son propre royaume, face aux aléas politiques,

militaires, économiques et même climatiques auxquels il était confronté. D’autre part,

l’importance du discours sur l’armée, l’ennemi, la stratégie militaire, la tactique de combat,

et le recours à la ruse et à différents stratagèmes témoigne, on l’a vu, du caractère fortement

guerrier de son règne qui fut marqué par de nombreux conflits causés tantôt par l’hostilité

mérinide, tantôt par les ambitions des prétendants au trône abdelwadide ou encore par les

trahisons des tribus alliées. En outre, le traitement particulier réservé dans l’ouvrage à la

figure du vizir, présenté comme un personnage à la fois indispensable et dangeureux pour le

souverain, et l’insistance mise sur la loyauté, la fidélité, la sincérité, la sagacité et l’habileté

politique, considérées comme autant de vertus nécessaires au bon vizir, trouvent

certainement leur justification dans le contexte politique régional de l’époque qui vit le

pouvoir des vizirs mérinides se renforcer au détriment des sultans de cette dynastie ainsi que

dans l’expérience politique personnelle d’Abū Ḥammū qui essuya les trahisons de son vizir

Ibn Barġūṯ, mais reçut aussi le soutien sans faille de son vizir Ibn Muslim grâce auquel il put

renforcer son pouvoir. Enfin, la place occupée par la physiognomonie (al-firāsa) à laquelle est

entièrement consacrée la quatrième et dernière partie de l’ouvrage traduit la nécessité pour

l’auteur de recourir à des techniques censées lui permettre de découvrir les véritables

intentions non seulement de ses ennemis, mais aussi, et surtout, de ses propres agents, ce qui

dénote le climat de suspiscion généralisée qui devait prévaloir à la cour face aux nombreuses

600
menaces d’agressions ou de trahisons émanant tant de l’intérieur que de l’extérieur du

royaume.

Outre ces thématiques, certes communes à d’autres miroirs des princes, mais qui

prennent sous la plume d’Abū Ḥammū une tonalité particulière du fait de l’importance qu’il

leur accorde et de leur résonnance avec les conditions de son règne, d’autres sujets paraissent

plus spécifiques à cet ouvrage et entrent là aussi en résonnance avec l’expérience politique

propre à l’auteur ou à la dynastie abdelwadide de manière plus générale. Ainsi, la fréquence

avec laquelle est employée dans l’ouvrage la métaphore de la forteresse, pour souligner tant

la protection qu’un souverain juste peut apporter à ses sujets que la garantie que constituent

l’argent et l’armée contre les attaques de l’ennemi, fait écho non seulement à l’intérêt

particulier porté à la fortification de la capitale de la part des souverains de la dynastie, qui

eurent à faire face à de longs sièges meurtriers, mais aussi à la volonté d’Abū Ḥammū de

s’affranchir de cet héritage en proposant un nouveau rapport à la fortification non plus

matériel, mais comme métaphore d’une stratégie de défense, préférant le refuge dans le

désert au soutien d’un siège à l’issue hasardeuse. Une autre particularité du discours d’Abū

Ḥammū réside dans la condamnation du goût manifesté par les souverains pour la

construction d’édifices, considérée comme un plaisir blâmable et néfaste, au même titre que

l’amusement et les passions amoureuses, et symptomatique d’une raison déficiente. Une telle

prise de position semble justifier, comme nous l’avons avancé dans notre analyse, la modeste

politique en matière de construction caractéristique du règne des souverains abdelwadides

et de l’auteur lui-même.

D’autre part, si l’auteur se contente parfois de reprendre à son compte certains lieux

communs caractéristiques des miroirs des princes en faisant fi de la réalité de son pouvoir,

comme lorsqu’à propos des sources de revenus du royaume, il ignore par exemple les recettes

dues au pillage du territoire ennemi et se contente d’évoquer l’impôt pour mieux souligner

601
les bienfaits de la justice du prince, conformément au “cercle de la justice”, il a cependant

une approche très singulière de certains autres topoi. Il ajoute ainsi une touche très

personnelle et empreinte de pragmatisme au discours sur la clémence du prince. Alors que

certains crimes, comme celui qui consiste à porter atteinte au pouvoir royal, sont

généralement considérés comme méritant nécessairement et de manière inconditionnelle un

châtiment exemplaire, Abū Ḥammū tolère quelques exceptions si le pardon accordé permet

d’éviter une sédition ou relève de l’intérêt du prince. L’année précédant l’écriture de

l’ouvrage, lui-même avait accordé son pardon à de hauts dignitaires et des chefs de tribu qui

l’avaient trahi et combattu, dans le but de préserver son pouvoir en se ménageant le soutien

d’anciens adversaires pouvant devenir de précieux alliés. Ces considérations ne sont

évidemment pas étrangères au contexte spécifique du Maghreb du XIVe siècle où les alliances

se décomposaient et se recomposaient au gré de la versatilité des tribus arabes dans un

équilibre des forces souvent fragile. Un autre exemple de “personnalisation” de lieux

communs réside dans le discours d’Abū Ḥammū sur les vertus du prince, et plus

spécifiquement sur le courage. Alors que les questions relatives à l’éthique du souverain sont

généralement abordées de manière très théorique dans les miroirs des princes, le chapitre

traitant du courage dans le Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk a une portée beaucoup plus

pratique puisqu’il renferme non seulement des considérations morales portant sur les

mérites de cette vertu, mais également de nombreux conseils tactiques devant permettre au

souverain de sortir victorieux d’un combat et qui témoignent à n’en pas douter de

l’expérience militaire propre à l’auteur.

La spécificité du discours d’Abū Ḥammū se mesure également dans la manière avec

laquelle il s’approprie et remodèle les matériaux puisés dans d’autres ouvrages. La

comparaison du passage relatif au souverain qui veille « au bon ordre des affaires de ce bas-

monde sans se soucier de l’au-delà » dans le Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk avec le passage

602
traitant de la siyāsa iṣṭilāḥiyya dans le Sirāǧ al-mulūk d’al-Ṭurṭūšī a fait apparaître des

similarités entre les deux discours, mais aussi des divergences qui témoignent de l’aptitude

d’Abū Ḥammū à s’affranchir de ses sources pour formuler un discours qui lui est propre. De

la même manière, la sélection et le réemploi des récits venant illustrer son discours

répondent à une logique particulière qui diffère de celle suivie par ses prédécesseurs. Ainsi,

les récits empruntés au Sulwān al-muṭāʽ d’Ibn Ẓafar sont mis à profit différemment dans le

Wāsiṭat al-sulūk et illustrent d’autres règles de conduite que celles pour lesquelles ils étaient

employés à l’origine. En outre, des récits puisés dans différents chapitres d’un même ouvrage

peuvent être réunis en un seul et même endroit dans le testament politique d’Abū Ḥammū

pour servir son propre discours. Il a ainsi sciemment sélectionné certains récits éparpillés

dans le ʽIqd al-farīd d’Ibn ʽAbd Rabbih qui mettaient en scène le calife ʽUmar b. al-Ḫaṭṭāb et les

a regroupés dans son ouvrage pour souligner la nécessité de surveiller et de mettre à

l’épreuve gouverneurs et percepteurs. Abū Ḥammū ne manque pas, par ailleurs, d’opérer une

stricte sélection dans la matière dont il dispose pour ne garder que les éléments qui

coïncident avec ce qu’il entend précisément démontrer dans son ouvrage, qu’il s’agisse de

récits, comme dans le cas du “Roman” de Yazīd et Ḥabāba, ou de hadiths, comme ceux

empruntés à Ṭurṭūšī dont il n’a gardé que le début pour souligner la supériorité de la raison

sur la dévotion.

Les spécificités lexicales témoignent également de la singularité de l’ouvrage. C’est

notamment le cas de l’emploi de la forme III de la racine « s.w.s » (sāyasa-yusāyisu), employée

probablement, comme nous l’avons suggéré dans notre travail, à des fins stylistiques et qui

constitue une particularité de l’ouvrage. Le Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk contient

également quelques termes qui attestent de son caractère maghrébin. S’il est difficile de

déterminer dans quelle mesure l’emploi de dialectalismes est à attribuer à l’auteur ou au

603
copiste, des expressions comme ṣāḥib al-ašġāl, désignant le ministre des finances, témoignent

en revanche d’un ancrage spécifiquement maghrébin.

Enfin, l’analyse terminologique a permis d’établir les différentes acceptions de termes

clés et a montré que le choix de la terminologie reflétait la réalité du pouvoir à la cour

abdelwadide et plus spécifiquement l’ordre hiérarchique qui y prévalait. C’est ainsi que la

place particulière dévolue au vizir transparaît dans les mots choisis pour désigner les

auxiliaires du pouvoir. Nous avons en effet démontré que le terme ẖāṣṣa désigne, dans le

Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk, l’ensemble des membres de l’élite à l’exception du vizir. De

la même manière, le terme raʽiyya désigne parfois le commun (ʽāmma) et l’élite (ẖāṣṣa) sans

jamais s’appliquer à la figure du vizir.

Quant aux fonctions de l’ouvrage, l’analyse des poèmes composés par l’auteur et des

récits dans lesquels il se met en scène, ainsi que la comparaison entre ces récits et ceux

rapportés par ses contemporains nous ont permis d’en identifier plusieurs. L’une des

principales fonctions de l’ouvrage réside dans la légitimation du pouvoir d’Abū Ḥammū.

Celle-ci s’articule autour de trois axes : la légitimité religieuse, l’ancrage dynastique et le

mérite personnel.

Abū Ḥammū insiste dans ses différents poèmes sur l’origine divine de son pouvoir :

Dieu l’a choisi, assure-t-il, et lui a confié la charge de gouverner les autres hommes. Il se

présente également comme le garant du rétablissement de la religion, bafouée pendant la

période ayant précédé sa prise de pouvoir : « Nous avons exécuté l’ordre de Dieu de faire

vaincre sa religion », déclare-t-il dans l’un de ses poèmes pour légitimer sa prise de pouvoir.

Il n’hésite pas également à jouer de la similarité de son nom, Mūsā, avec le prophète Moïse

pour s’identifier à ce personnage et se présenter comme son digne héritier, puiqu’il fut, lui

aussi, « choisi1498 » par Dieu.

1498
Coran, 20/41.
604
Ses revendications dynastiques font référence à trois généalogies distinctes. S’il ne

s’attribue pas, contrairement à Yaḥyā b. Ḫaldūn, de filiation hachémite, il se réclame en

revanche d’une autre ascendance arabe, celle des Ḥimyar, première confédération tribale à

avoir unifié l’Arabie du sud, signifiant ainsi qu’il entend bien faire de même au Maghreb en

soumettant les dynasties rivales. Il s’inscrit également dans la dynastie idrisside qui a régné

sur le Maghreb du VIIIe siècle au Xe siècle en faisant fréquemment référence à la figure d’Idrīs.

Il s’ancre ainsi dans une temporalité plus large que celle de la dynastie abdelwadide, ce qui

renforce sa légitimité à régner sur ce territoire. Il affirme également sa filiation zayyanide en

revendiquant son appartenance à la région du Zāb dont la dynastie est originaire ainsi qu’à

la famille de Zayyān, allusion à son fondateur Yaġmurāsan, ignorant les rois de la première

branche pour se présenter comme le seul héritier du fondateur. En présentant Tlemcen

comme la « capitale de nos glorieux ancêtres », il revendique sa légitimité à y régner à son

tour. S’il s’inscrit dans la dynastie zayyanide, il cherche aussi à s’en affranchir en se posant

comme le fondateur d’une nouvelle dynastie qu’il rebaptise de son propre nom, la dynastie

mūsāwiyya, afin non seulement d’affirmer la singularité de son propre règne, mais aussi et

surtout de souligner son mérite personnel.

Il entend en effet démontrer, dans les récits qui le mettent en scène comme dans les

poèmes qu’il a composés, qu’il dispose des vertus exposées dans l’ouvrage et incarne par

conséquent la figure du bon souverain. Il se représente comme un souverain juste, défenseur

des faibles et des opprimés, des pauvres, des veuves et des orphelins, accédant aux requêtes

de ses sujets lors des séances de maẓālim, traitant ses sujets avec bienveillance, subvenant à

leurs besoins en cas de nécessité, faisant régner l’ordre et maintenant chacun à sa juste place.

Il laisse également entendre, notamment dans le poème élégiaque adressé au prophète où il

se représente écartelé, le corps dans la capitale de son pouvoir et le cœur dans les lieux saints

de l’islam, qu’il sait concilier piété et gestion des affaires de ce bas-monde. Il démontre en

605
outre, dans le récit sur la prise de Tlemcen, comment il est parvenu, alors qu’il se trouvait

dans une position militaire et financière inférieure à celle de son ennemi, à retourner la

situation à son avantage et à asseoir sa domination par sa maîtrise de la “soft politique”

(siyāsa). Ses différents récits témoignent également de ses qualités de stratège, de sa capacité

à saisir l’occasion qui se présente, à anticiper les événements et leurs conséquences, à agir

avec détermination et à faire preuve d’une vigilance accrue en prenant soin d’envoyer des

espions chez l’ennemi, en somme, à faire preuve de ḥazm conformément aux

recommandations qu’il adresse à son fils. Le récit mettant en scène le vizir mérinide ʽUmar b.

ʽAbd Allāh lui permet également de se représenter comme un maître en matière de firāsa, lui

qui a su, grâce à son sens aigu de l’observation et de la déduction, déceler et déjouer la ruse

mise en œuvre par le vizir et, grâce à sa sagacité et à son intelligence, la retourner contre

l’ennemi. En mettant l’accent sur le rôle joué dans l’histoire par son vizir, il laisse entendre

que sa maîtrise de la firāsa lui a en outre permis de s’entourer d’un vizir fidèle, loyal et

incorruptible. Enfin, il assure posséder les quatre vertus nécessaires au bon gouvernant

exposées dans son ouvrage. Il met ainsi en avant son courage, mobilisant dans ses poèmes le

lexique de la guerre et du combat et se comparant à la figure du célèbre poète ʽAntara. Il vante

également sa générosité à force d’hyperboles, assurant qu’elle est plus abondante que la pluie

bienfaisante et qu’elle surpasse la légendaire prodigalité d’un Ḥātim al-Ṭā’ī. Puis il exalte sa

clémence et sa mansuétude en assurant avoir accordé son pardon aux garnisons ennemies

vaincues lors de sa conquête du pouvoir et avoir délivré un sauf-conduit aux troupes

mérinides restées à Tlemcen après sa victoire, leur assurant de rentrer chez eux sains et saufs.

Abū Ḥammū fait de cette clémence un attribut dynastique et se présente comme le digne

héritier de ses ancêtres, ce qui lui permet de légitimer le fait que ce soit lui, plutôt qu’un autre

prince de la dynastie, qui se soit emparé du pouvoir.

606
Pour amplifier son mérite personnel, il s’identifie indirectement à différentes figures

d’exemplarité. Un parallèle peut ainsi être facilement établi par le lecteur entre la situation

dans laquelle se trouvent les personnages positifs mis en scène dans ses récits, comme le roi

des Hephtalites et le roi indien, tous deux injustement attaqués par des empereurs sassanides

n’obéissant qu’à leurs passions, et sa propre situation face aux Mérinides telle qu’il la décrit

dans les récits le concernant. D’autant qu’à la fin c’est le souverain juste et bon qui triomphe,

c’est-à-dire Abū Ḥammū lui-même… Le même jeu de miroir est établi avec la figure d’al-

Ma’mūn qui, à l’image d’Abū Ḥammū, rend justice à une pauvre veuve lors des séances de

maẓālim – cette pauvre veuve est d’ailleurs spoliée par le propre fils du calife, ce qui peut

constituer une mise en garde indirecte à l’adresse du destinataire de l’ouvrage – et qui est

parvenu à remporter la victoire face à l’ennemi malgré l’infériorité numérique dans laquelle

il se trouvait, grâce notamment au soutien divin, favorisé par sa défense de la justice, mais

aussi à la loyauté sans faille de ses officiers. Mais le modèle par excellence auquel Abū Ḥammū

tend à s’identifier est incarné par la figure du calife « bien-guidé » ʽUmar b. al-Ḫaṭṭāb. Celui-

ci représente à la fois un modèle de justice, de piété, de bon gouvernement – c’est pourquoi

Abū Ḥammū a consigné tant de récits montrant le calife demander des comptes à ses

gouverneurs et mettre à l’épreuve les plus puissants d’entre eux – et, enfin, en matière de

physiognomonie, attribuant à ʽUmar des actions qui reviennent généralement à son

successeur ʽUṯmān. Pour s’identifier à la figure de ʽUmar, le souverain abdelwadide procède

là encore par analogie. Lui-même se représente, on l’a vu, comme un souverain juste et doué

de firāsa, sachant concilier piété et conduite des affaires de l’État, incarnant en somme le

ʽUmar b. al-Ḫaṭṭāb de son époque.

Outre la légitimation du pouvoir d’Abū Ḥammū, le Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk

est aussi un formidable outil de propagande au service de son auteur. Le Buġyat al-ruwwād de

Yaḥyā b. Ḫaldūn constitue la caisse de résonance de ce travail de propagande amorcée dans

607
le miroir du prince composé par le souverain. Celui qui fut le secrétaire du sultan abdelwadide

s’emploie à démontrer dans son ouvrage qu’Abū Ḥammū est l’incarnation vivante du modèle

de bon souverain esquissé dans le Wāsiṭat al-sulūk. Alors que l’identification du souverain aux

prophètes Moïse et Joseph n’est que suggérée dans le miroir des princes, Yaḥyā b. Ḫaldūn le

compare explicitement à ces deux figures en rappelant par exemple comment ce roi

compatissant et bienveillant sauva ses sujets de la famine qui ravagea le pays en 776/1374. Le

Buġyat al-ruwwād vient ainsi en quelque sorte compléter le testament du souverain en y

apportant de nouvelles illustrations concrètes mettant en scène le souverain abdelwadide

afin de démontrer que lui-même a mis en œuvre les principes théoriques enseignés dans son

ouvrage.

Si Abū Ḥammū se représente dans son ouvrage comme un modèle de bon souverain,

ses ennemis mérinides incarnent en revanche le modèle opposé. Ils sont en effet représentés

comme des oppresseurs, des usurpateurs, des parjures et des renégats, des souverains faibles

et ignorants, dépourvus de raison et de discernement. Contrairement au souverain

abdelwadide, ils ne maîtrisent pas l’art de la firāsa et, de ce fait, se laissent trahir par leurs

vizirs et duper par leurs ennemis. Ce tableau ne concerne pas uniquement les contemporains

d’Abū Ḥammū, mais également leurs prédécesseurs, et notamment la figure d’Abū l-Ḥasan

dont il raille le manque de ḥazm et de sens politique, puisqu’il n’a pas su saisir l’occasion de

conquérir Tarifa lorsque celle-ci se présentait à lui et qu’il s’est aliéné les Bédouins après sa

conquête de l’Ifrīqiyā en commettant l’erreur de changer leurs habitudes, ce qui lui sera fatal.

La propagande anti-mérinide véhiculée par le Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk vise ainsi à

rehausser le prestige de son auteur et contribue à nourrir la lutte d’influence que se livraient

les frères ennemis abdelwadides et mérinides.

Une autre fonction de l’ouvrage consiste à justifier les pratiques politiques mises en

œuvre par Abū Ḥammū. C’est ainsi qu’il s’applique à présenter sa stratégie de retraite dans le

608
désert face à l’avancée de l’ennemi comme une ruse plutôt qu’une fuite. Son rapport à la ruse

est d’ailleurs pour le moins ambigu. Autant il revendique ses propres ruses comme une

preuve de son ingéniosité et de sa sagacité, autant il s’emploie à les justifier par différents

moyens. D’une part, il soutient que si certaines pratiques mises en œuvre par les souverains

peuvent parfois paraître blâmables, cela s’explique par le fait qu’il existe une échelle de

valeurs différente entre les gouvernants et le commun. Et, d’autre part, il présente ses

propres stratagèmes comme des moyens de défense légitimes, rendus nécessaires par la

perfidie, la tromperie ou la trahison des Mérinides. Ainsi, ce sont les violations récurrentes

des accords de paix de la part de ses ennemis, ainsi que la trahison de leurs serments qui

justifieront le recours à des lettres falsifiées destinées à tromper l’ennemi ou le manquement

à sa propre parole.

Enfin, la confrontation entre le discours de l’auteur et les récits fournis par ses

contemporains nous a permis de mettre à jour les choix et les stratégies d’écriture mises en

œuvre par Abū Ḥammū dans son ouvrage et de nous interroger sur la crédibilité de sa version

des faits. Nous avons ainsi démontré que l’auteur a tendance à abréger le temps de la

narration et à omettre certains acteurs ou événements pour ne retenir que les éléments

visant à servir son discours. Ainsi, en ce qui concerne le récit portant sur sa prise de pouvoir,

la comparaison des différentes versions a montré qu’Abū Ḥammū éludait de nombreuses

étapes de son parcours et présentait les faits de manière à donner l’impression d’une

conquête éclair, alors que celle-ci s’est étalée sur deux années. De la même manière, en se

focalisant uniquement sur ses adversaires mérinides, il met en scène un affrontement binaire

et occulte les autres parties du conflit afin de mieux ancrer sa victoire sur ceux qui, quelques

années auparavant, avaient causé la chute des Abdelwadides et soumis Tlemcen à leur

autorité. Abū Ḥammū a ainsi une approche téléologique de sa propre histoire dans la mesure

où la fin dicte le choix des épisodes et la manière de les relater.

609
En outre, les nombreuses divergences entre le récit d’Abū Ḥammū et ceux relatés par

ses contemporains mettent parfois en doute la version de l’auteur. Ainsi, alors qu’il

revendique la clémence dont il aurait fait preuve envers les soldats ennemis vaincus lors de

la conquête de Tlemcen, les autres récits montrent au contraire qu’il a fait passer les soldats

par le fil de l’épée et que ce sont ses alliés arabes qui ont octroyé un sauf-conduit au prince

mérinide et à ses troupes pour qu’ils puissent rejoindre Fès. De la même manière, alors qu’Abū

Ḥammū se présente comme l’initiateur de la conquête, la version fournie par ʽAbd al-Raḥmān

b. Ḫaldūn dans son Kitāb al-ʽIbar souligne à l’inverse le rôle joué par les Hafsides et par les

tribus arabes et laisse entendre que le futur souverain abdelwadide ne fut qu’un instrument

servant les intérêts de puissances supérieures. Enfin, certaines ruses ou stratagèmes

revendiqués par Abū Ḥammū n’apparaissent nulle part dans les autres sources. Si cela ne

signifie pas forcément qu’ils ont été inventés de toutes pièces par l’auteur, dans la mesure où

le caractère par nature secret de ces procédés explique peut-être le fait que les autres auteurs

les aient ignorés, la lecture attentive de ces récits à la lumière des événements donnés à voir

dans leur globalité dans les chroniques nous a parfois permis de déceler une probable

réécriture des faits de la part de l’auteur du Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk visant à les

présenter dans un sens qui lui soit plus favorable. Ainsi, nous avons montré que ce qu’Abū

Ḥammū présente comme un stratagème couronné de succès lorsqu’il évoque la falsification

de lettres visant à déstabiliser son ennemi mérinide relève probablement d’une tentative de

sa part de camoufler l’échec du prétendant au trône mérinide qu’il soutenait de renverser le

pouvoir en place.

Nous pouvons, pour conclure, nous interroger sur la réception de l’ouvrage. L’emploi

de la prose rimée et rythmée laisserait penser que le Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk avait

probablement vocation a être lu, probablement à la cour du souverain, de la même manière

610
qu’étaient déclamés ses propres vers lors des cérémonies du Mawlid. Cependant on ne trouve

dans les chroniques aucune trace d’une quelconque lecture publique de cet ouvrage.

Qu’en est-il de la mise en pratique des conseils édictés par Abū Ḥammū dans son

testament politique ? Comme l’a montré Wadād al-Qāḍī, lui-même a, semble-t-il, suivi

certaines de ses recommandations, mais d’autres sont apparemment restées lettre morte. Sa

politique économique semble ainsi correspondre à la théorie exposée dans l’ouvrage

puisqu’elle lui a permis non seulement de faire face à la famine qui a touché son royaume dix

ans après la rédaction de l’ouvrage, mais également de financer les guerres de ses alliés

nasrides contre les chrétiens ainsi que ses propres campagnes militaires. Sa stratégie

militaire engendra quelques glorieux succès et lui causa aussi de sévères défaites mais lui

permit, bon gré mal gré, de se maintenir au pouvoir pendant une trentaine d’années, ce qui

n’est pas rien dans la région et pour l’époque. Quant aux nombreuses trahisons auxquelles il

dut faire face tout au long de son règne, elles montrent bien qu’il n’a pas su, contrairement à

ses allégations, mettre en pratique les principes de la physiognomonie exposés dans l’ouvrage

ou, plus sûrement, que ces principes n’avaient rien de scientifique. Mais surtout, cela indique

que de nombreuses recommandations n’ont finalement qu’une portée théorique dans la

mesure où elles relèvent de l’expression d’un mode de gouvernement idéal.

Quant à savoir si le destinataire de l’ouvrage a fait bon usage des conseils éthico-

politiques promulgués par son père, rien n’est moins sûr. On peut en effet douter des

affirmations d’al-Tanasī qui assurait, au siècle suivant, qu’Abū Tāšfīn « marcha dans les pas

de son père dans ce qu’il avait dit ou fait de mémorable » (yaqtadī bi-abīhi fī kull ma’ṯara min al-

qawl wa-l-fiʽl) et qu’ « il se conforma aux exemples que celui-ci avait donnés, et en tout […] le

prit pour son modèle et sa règle » (wa-yaḥḏū ʽalā miṯāl ṭarīqatihi ḥaḏw al-naʽl bi-l-naʽl1499). Le

chroniqueur prend en effet le soin d’éluder le fait que ce prince causa la mort de son propre

1499
Naẓm al-durr, p. 186, trad. franç. p. 87.
611
père, d’autant que sa description du souverain dont il vante les exploits guerriers, la piété, la

justice, la bravoure et la générosité est si élogieuse qu’elle n’en est que plus suspecte. ʽAbd al-

Raḥmān b. Ḫaldūn expose, quant à lui, un tout autre point du vue. Il relate comment le fils

d’Abū Ḥammū s’était allié avec les Mérinides contre son père et qu’à la mort de ce dernier,

dont la tête fut rapportée à son fils par ces mêmes alliés, il prit le pouvoir et fit proclamer à

Tlemcen la suzeraineté du roi mérinide, à qui il envoya chaque année le montant d’un tribut

qu’il s’était engagé à lui fournir, mettant ainsi fin à l’indépendance de la dynastie

abdelwadide, avant de mourir, quelques années plus tard, en 795/13931500. Il est donc peu

probable que ce souverain ait cherché à mettre en œuvre le modèle de gouvernement

préconisé par celui même qu’il venait de renverser.

Mais comme nous l’avons montré dans notre travail, la fonction première du Wāsiṭat

al-sulūk fī siyāsat al-mulūk n’est pas tant de contribuer à l’édification du prince héritier que de

vanter les mérites de son auteur afin de le faire accéder à la postérité. Ceci explique d’ailleurs

pourquoi un exemplaire de l’ouvrage fut offert au souverain nasride de Grenade, comme en

témoigne le vizir Ibn al-Ḫaṭīb. Les nombreuses copies qui furent effectuées tout au long des

siècles suivants témoignent du succès de l’ouvrage et de la réussite manifeste du projet de

son auteur.

1500
Ta’rīẖ, VII, p. 194-197 ; Berbères, III, p. 486-490 ; Exemples, II, p. 990-993.
612
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77, 79, 80, 81, 82, 83, 84, 86, 88, 90, 93, 95, 96, 97, 98,
ʽ 99, 101, 102, 111, 113, 115, 118, 123, 127, 129, 130, 133,
136, 142, 143, 145, 146, 147, 148, 149, 150, 152, 153,
ʽAbbās b. al-Ma’mūn (al-)............................................... 210
155, 157, 158, 159, 161, 162, 163, 164, 165, 168, 169,
ʽAbd al-Ḥalīm (prince mérinide) ............ 482, 484, 485, 486
171, 172, 173, 174, 180, 190, 197, 198, 199, 200, 201,
ʽAbd al-ʽAzīz (sultan mérinide).................................. 40, 47
202, 203, 204, 205, 206, 207, 209, 210, 211, 212, 213,
ʽAbd Allāh b. ʽUmar b. al-Ḫaṭṭāb ............................511, 512
214, 221, 222, 223, 224, 225, 227, 229, 236, 237, 238,
ʽAbd al-Laṭīf (Kamāl) ........................................................ 12
239, 240, 241, 242, 243, 244, 245, 246, 247, 248, 249,
ʽAbd al-Malik b. Marwān.........................................141, 627
250, 251, 253, 254, 256, 257, 259, 260, 274, 277, 278,
ʽAlī b. Abī Ṭālib......................................... 132, 193, 285, 489
279, 280, 281, 282, 283, 284, 285, 287, 288, 289, 290,
ʽAlī b. ʽĪsā b. Māhān ......................................... 307, 309, 311
291, 292, 293, 294, 295, 296, 297, 298, 300, 301, 302,
ʽAllām (ʽIzz al-Dīn al-).... 12, 16, 17, 18, 21, 27, 73, 142, 146,
303, 304, 306, 307, 310, 311, 312, 313, 314, 315, 316,
159, 171, 180, 246, 248, 255, 257, 276, 279, 287, 288,
318, 319, 320, 321, 322, 323, 325, 326, 329, 330, 331,
295, 300, 312, 316, 354, 355, 358, 359, 363, 406, 409,
332, 333, 334, 335, 336, 337, 338, 339, 340, 341, 342,
438, 440, 441, 442, 452, 519
343, 344, 345, 346, 347, 348, 349, 350, 353, 354, 355,
ʽAmr b. al-ʽĀṣ............................................................269, 270
356, 357, 358, 359, 361, 362, 363, 364, 382, 383, 385,
ʽAmr b. ʽAdī l-Laẖmī ................................ 397, 398, 399, 403
386, 387, 389, 396, 400, 401, 403, 404, 405, 406, 407,
ʽAntara.............................................................. 199, 204, 606
408, 409, 410, 411, 412, 413, 414, 415, 416, 417, 418,
ʽĀṣ b. Wā’il (al-)............................................................... 271
419, 420, 421, 422, 423, 424, 425, 426, 427, 428, 429,
ʽAskarī (al-)...................................................................... 168
ʽUmar b. al-Ḫaṭṭāb ..... 71, 131, 215, 216, 217, 218, 224, 264, 430, 432, 434, 435, 436, 438, 439, 440, 442, 443, 445,
265, 267, 268, 269, 273, 350, 511, 514, 515, 603, 607 446, 447, 448, 449, 451, 452, 453, 454, 455, 456, 458,
ʽUmar b. ʽAbd al-ʽAzīz. 71, 104, 105, 132, 215, 217, 218, 224 462, 463, 464, 465, 467, 468, 469, 470, 471, 472, 473,
ʽUmar b. ʽAbd Allāh ..... 48, 52, 410, 485, 486, 553, 556, 559, 474, 475, 476, 477, 478, 479, 480, 481, 482, 483, 484,
560, 561, 563, 564, 565, 566, 567, 568, 606 486, 487, 489, 490, 491, 492, 494, 495, 496, 497, 498,
ʽUmarī (al-)...................................................................... 258 499, 500, 501, 503, 504, 507, 510, 511, 512, 514, 515,
ʽUmayr b. Saʽd ................................................................. 265 516, 517, 518, 519, 521, 522, 524, 525, 526, 531, 533,
ʽUṯmān b. ʽAffān. 35, 174, 238, 241, 242, 261, 269, 273, 411, 534, 535, 536, 537, 538, 539, 540, 541, 542, 543, 544,
545, 546, 547, 548, 549, 552, 553, 556, 557, 558, 559,
420, 422, 424, 425, 426, 512, 513, 514, 565, 607
560, 561, 562, 564, 565, 566, 567, 568, 569, 570, 573,
579, 587, 599, 601, 602, 604, 606, 607, 608, 609, 610,
A 611, 612
Abbassides.................................................... 71, 83, 217, 218 Abū ʽAbd Allāh (prince hafside) .......................................49
Abbès (Makram) .................................................... 9, 75, 168 Abū ʽInān. 26, 34, 36, 38, 44, 46, 48, 213, 214, 326, 330, 333,
Abdelwadides....25, 26, 29, 30, 31, 32, 34, 35, 39, 42, 43, 44, 338, 339, 341, 342, 345, 347, 348, 410, 415, 465, 484,
49, 71, 213, 253, 258, 285, 331, 349, 414, 416, 419, 420, 485, 499, 563
423, 425, 428, 465, 466, 467, 468, 469, 470, 473, 555, Abū ʽUmar b. Abī l-Ḥasan ...............................................555
562, 609 Abū Isḥāq Ibrāhīm (sultan hafside) ......... 38, 338, 339, 563
Abū Bakr al-Ṣiddīq.......................................................... 265 Abū l-Dardā’.......................................................................99
Abū Ḥafṣ al-Naysābūrī ................................................... 514 Abū l-Faḍl al-ʽUqbānī ......................................................277
Abū Ḥammū Ier.......................................................... 35, 294 Abū l-Ḥasan .... 9, 31, 33, 34, 35, 44, 128, 132, 322, 323, 325,
Abū Ḥammū Mūsā l-Zayyānī 1, 5, 16, 17, 19, 20, 23, 24, 25, 326, 339, 351, 415, 482, 483, 484, 494, 499, 504, 562, 608
26, 27, 28, 29, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, Abū l-ʽAbbās (prince hafside)...........................................49
43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 55, 56, 57, 58, Abū l-ʽAbbās (sultan mérinide) ........................................47
59, 61, 62, 63, 64, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, Abū l-ʽAlā’ Sālim ................................................................. 7

637
Abū l-Layl b. Mūsā ...................................................422, 423 Banū Maʽqil....... 31, 32, 51, 52, 239, 240, 241, 416, 417, 422,
Abū Saʽīd ʽUṯmān Ier................................... 31, 33, 34, 35, 48 425, 467, 471, 474, 476, 558
Abū Saʽīd ʽUṯmān II........................................ 34, 36, 48, 338 Banū Muṣāb .....................................................................414
Abū Sālim ....26, 47, 48, 49, 51, 239, 410, 415, 419, 420, 421, Banū Riyāḥ...... 31, 38, 51, 327, 330, 338, 339, 341, 343, 344,
426, 463, 468, 469, 470, 482, 483, 485, 498, 499, 500, 345, 424, 425, 428
504, 537, 553, 556, 557, 558, 559, 560, 561, 562, 564, Banū Sulaym ................................................ 31, 34, 343, 348
565, 567, 568, 569 Banū Suwayd .......................... 31, 32, 53, 238, 241, 256, 333
Abū Sufyān ....................................................... 269, 272, 273 Banū Ṯaʽāliba .....................................................................32
Abū Ṯābit........................................................ 34, 36, 48, 338 Banū Tūǧīn ......................................... 30, 32, 34, 48, 50, 414
Abū Tāšfīn b. Abī Ḥammū ........... 53, 55, 259, 537, 556, 611 Banū Zardāl .....................................................................414
Abū Tāšfīn Ier........................................ 36, 48, 238, 331, 414 Banū Zuġba ..................... 31, 32, 51, 315, 345, 416, 417, 422
Abū Yaʽqūb Yūsuf .............................................. 36, 420, 468 Bargès (Jean Joseph Léandre, l’abbé) .......................... 4, 38
Abū Zakariyyā Yaḥyā ....................................................... 35 Bārūnī (al-).......................................................................277
Abū Zayd ʽAbd al-Raḥmān ............................................... 35 Baydabā............................................................................192
Abū Zayyān Muḥammad ................................. 34, 37, 48, 49 Bel (Alfred) .. 4, 20, 25, 45, 209, 413, 462, 463, 464, 488, 618
Abū Zayyān Muḥammad al-Qubbī 48, 49, 50, 238, 420, 421, Berbères ....................................................... 26, 30, 151, 297
423, 469 Binebine (Ahmed Chaouki) ........................................ 1, 584
Aḥmad b. Abī Ḫālid......................................................... 210 Borrut (Antoine) ..................................................... 217, 218
Aḥmad b. Raḥḥū ............................................................... 52 Bosworth (Clifford Edmund) .......................... 7, 8, 210, 307
Alam (Muzaffar)................................................................ 11 Brunschvig (Robert) ............................... 258, 259, 261, 440
Alexandre le Grand ............................................. 7, 158, 510 Burési (Pascal) ....30, 253, 257, 258, 306, 405, 490, 491, 590,
Almohades ................................................................ 30, 322 593
Alphonse XI..................................................................... 322
Amīn (al-) ....................................71, 132, 306, 307, 308, 310 C
Anas b. Mālik............................................................513, 515
Anṣārī (ʽAbd al-Raḥmān b. Muḥammad al-)................. 224 Cheddadi (Abdesselam) ........................................ 4, 26, 568
Arabes 26, 31, 32, 34, 38, 50, 51, 91, 114, 117, 137, 193, 198, Cheikh-Moussa (Abdallah) 1, 4, 9, 13, 14, 61, 157, 158, 159,
200, 201, 235, 239, 240, 283, 296, 297, 327, 330, 333, 192, 193, 211, 215, 221, 245, 246, 362, 363, 383, 387,
338, 345, 365, 411, 415, 416, 417, 421, 422, 423, 424, 443, 446, 452, 453, 518
425, 428, 429, 467, 471, 474, 475, 476, 503, 507 Crone (Patricia) ............................ 7, 174, 218, 219, 223, 517
Ardašīr b. Bābak............................................... 187, 194, 195
Aristote................................................. 7, 155, 158, 296, 316 D, Ḏ
Aristote (Pseudo-) ................................... 318, 510, 539, 551
Dabšalīm ..........................................................................192
Ašʽarī (Abū Mūsā al-) ...................................................... 261
Dakhlia (Jocelyne) ....15, 16, 20, 44, 45, 46, 70, 95, 177, 180,
Aṣmaʽī (al-) ........................................................................ 76
197, 211, 215, 223
Awlād Abī l-Layl.......................................................343, 348
Ḏawabān ..........................................................................308
Awlād Ḥusayn .................................................... 52, 239, 416
Ḏawī ʽUbayd Allāh .............................................................32
Azmeh (Aziz al-) ................................................ 16, 174, 288
Debbabi-Missaoui (Sihem)...................................... 134, 263
Denise Aigle .......................................................................15
B Dhina (Atallah)19, 20, 31, 213, 229, 248, 255, 258, 294, 434,
Bahrām Gūr..................................................................... 579 440, 451
Banū Bādīn ...................................................................... 414 Dozy (Reinhart) ........ 150, 151, 152, 292, 294, 432, 435, 455
Banū Dawāwida ........................................... 31, 51, 345, 425
Banū Ḥāšim ..................................................................... 218 E
Banū Hilāl.......................................................................... 31
Eddé (Anne-Marie)........................................................ 2, 38
Banū ʽĀmir ....31, 32, 38, 49, 51, 52, 239, 240, 327, 330, 335,
El Aallaoui (Hicham) ............................... 257, 258, 590, 593
343, 344, 345, 346, 411, 466
Elias (Norbert) ......................................... 442, 446, 447, 531
Banū l-Ḥāriṯ .................................................................... 218
Banū Maġrāwa ......................................... 30, 34, 48, 50, 221

638
F Ibn al-Aḥmar ............................................... 42, 56, 251, 464
Ibn al-Ǧawzī ........................................................... 70, 83, 97
Faḍl b. Sahl (al-) ........................................................ 91, 307 Ibn al-Ḫaṭīb (Lisān al-Dīn) ...... 17, 40, 41, 56, 254, 295, 359,
Fahd (Toufic).................................................... 507, 508, 509 363, 405, 407, 408, 409, 565, 568, 612
Fārābī (al-)........................................................................... 8 Ibn al-ʽArabī .......................... 69, 70, 509, 512, 514, 515, 617
Fāris b. Maymūn ............................................................. 339 Ibn al-Labbāna (Abū Bakr)................................................57
Fayrūz b. Yazdaǧird................ 86, 87, 88, 225, 227, 309, 476 Ibn al-Muqaffaʽ ............................. 7, 8, 10, 13, 143, 179, 449
Ferhat (Halima) ........................................................ 43, 279 Ibn al-Ṭiqṭaqā ............................................................ 93, 115
Fleischer (Cornell H.) ....................................................... 11 Ibn al-Zubayr (Ḥabīb b. ʽAbd Allāh) ....................... 224, 225
Ibn Barġūṯ (Mūsā b. ʽAlī). 238, 241, 242, 243, 342, 347, 410,
G, Ǧ, Ġ 411, 413, 600
Ibn Ḫaldūn (ʽAbd al-Raḥmān) .... 4, 26, 31, 37, 43, 239, 240,
Ǧaḏīma l-Abraš ...........................94, 396, 397, 398, 399, 402 256, 258, 259, 322, 323, 329, 336, 339, 341, 343, 346,
Ǧāḥiẓ (Pseudo-).................................... 8, 134, 203, 497, 533 414, 416, 421, 423, 425, 426, 427, 428, 470, 475, 484,
Ġazālī (Abū Ḥāmid al-) ............................................. 98, 237 485, 486, 499, 557, 562, 564, 565, 567, 610, 612
Genet (Jean-Philippe)....................................................... 23 Ibn Ḫaldūn (Yaḥyā).. 4, 25, 33, 36, 39, 40, 41, 44, 50, 51, 55,
Gervais (Robert).................................................................. 6 57, 62, 64, 161, 162, 163, 164, 165, 208, 209, 213, 223,
Ghouirgate (Mehdi)....................30, 253, 293, 405, 490, 491 239, 240, 241, 242, 254, 284, 285, 288, 335, 336, 338,
Grandlaunay (René-Vincent Du)............................... 1, 573 340, 341, 343, 344, 411, 412, 418, 420, 421, 422, 424,
Grecs ................................................................................ 507 425, 426, 427, 428, 429, 441, 462, 463, 470, 471, 473,
Ǧunayd (al-) .................................................................... 514 485, 489, 538, 556, 557, 559, 560, 561, 567, 568, 570,
605, 607
H, Ḥ, Ḫ Ibn ʽAbbās ........................................................................100
Ibn ʽAbd Rabbih .................... 69, 98, 210, 237, 273, 274, 603
Ḥabāba....................................... 79, 80, 81, 82, 83, 84, 95, 96
Ibn Marzūq .............................................. 562, 563, 564, 565
Hafsides ............. 30, 32, 38, 47, 258, 288, 345, 346, 347, 610
Ibn Masāy................................................................. 467, 475
Ḥaǧǧāǧ (al-)..............................................................141, 224
Ibn Muslim (ʽAbd Allāh).. 51, 52, 62, 64, 239, 414, 415, 416,
Ḥāǧiyāt (ʽAbd al-Ḥamīd) ... 19, 24, 25, 36, 37, 38, 46, 47, 62,
417, 418, 419, 420, 421, 422, 423, 424, 425, 426, 427,
63, 64, 414, 419, 434, 485, 486, 487, 489, 537, 556, 557,
428, 429, 441, 470, 538, 554, 558, 566, 567, 569, 600
565, 566, 567, 568, 616, 628
Ibn Qayyim al-Ǧawziyya ............ 70, 509, 512, 513, 514, 515
Ḥakam II (al-) ............................................................ 96, 628
Ibn Qutayba ............................................................. 8, 9, 136
Ḫālid b. ʽĀmir ....................................... 51, 52, 239, 240, 242
Ibn Radmīr .......................................................................502
Ḫālid b. ʽUmar................................................................. 315
Ibn Riḍwān.......................... 17, 171, 228, 295, 354, 359, 407
Ḫāqān .............................................................................. 579
Ibn Rušd (=Averroès) ......................................................508
Ḥāriṯī (al-Rabīʻ b. Ziyād al-) ............ 261, 262, 263, 264, 273
Ibn Samʽān .......................................................................137
Harṯama b. Aʽyan .....................................................307, 310
Ibn Tāfrāğīn ................................................................. 38, 49
Ḥasan b. ʽUmar (al-) .................................. 46, 465, 470, 476
Ibn Taymiyya..................................................... 97, 130, 509
Ḥasanī (Abū ʽAbd Allāh Muḥammad al-) ........................ 45
Ibn Ẓafar al-Ṣiqillī ...... 68, 366, 382, 412, 413, 462, 463, 603
Ḥātim al-Ṭā’ī ...................................................... 72, 488, 606
Idrīs ................................................... 283, 284, 285, 335, 605
Ḫātūn...........................................91, 93, 94, 95, 96, 163, 594
Idrissides .................................................................. 285, 336
Ḫazar .................................................................... 91, 94, 162
Hénoch (Idrīs, al-nabī) .............................................283, 284
Hephtalites................................................. 86, 309, 476, 607 J
Hišām b. ʽAbd al-Malik ............................................... 7, 136 Jésus (ʽĪsā, al-nabī) ................................................... 283, 284
Hoyland (Robert) .....................................................535, 536 Joseph (Yūsuf, al-nabī) ....... 69, 136, 163, 164, 165, 179, 608
Hurmuzān (al-) ............................................................... 182

K
I
Kisrā Abarwīz ..................................................................533
Ibn Abī Ḏi’b .............................................. 137, 138, 139, 140
Ibn Abī Zarʽ ..............................................................285, 617

639
Kisrā Anūširwān ...... 125, 157, 183, 184, 186, 187, 190, 458, N
459, 460
Najjar (Fauzi Mitri) ......................................... 128, 129, 130
Nasrides ................................................................... 253, 562
L
Néron ............................................................................... 5, 6
Lachaud (Frédérique)................................................... 6, 23 Niẓām al-Mulk ........................................................... 10, 125
Lambton (Ann Katharine Swynford) .. 9, 10, 11, 12, 21, 61,
174, 193, 203 O
Lawless (Richard L.) ......................................................... 30
Lewis (Bernard) ............................... 114, 115, 116, 130, 169 Omeyyades......................................................... 83, 174, 217

M P
Ma’mūn (al-, calife almohade) ........................................ 30 Pelagius (Alvarus) .............................................................. 6
Ma’mūn (al-, calife abbasside)..... 69, 71, 91, 132, 207, 210, Péquignot (Stéphane) .....................................................551
211, 237, 306, 307, 308, 309, 310, 311, 350, 578, 607 Perses ................................................ 135, 147, 226, 372, 381
Maǧnūn Laylā ................................................................... 84 Pharaon.................................................... 132, 164, 222, 223
Mahdī b. Abī ʽInān (al-) ................................... 327, 331, 348
Malīḥ b. al-Barrā’ ............................................................ 396 Q
Mālik b. Anās............................................ 136, 139, 218, 532
Malzūzī (Abū Fāris al-) ..................................................... 57 Qāḍī (Wadād al-)... 16, 18, 55, 56, 60, 62, 64, 66, 67, 68, 171,
Manṣūr (Abū Ǧaʽfar al-).. 8, 96, 135, 136, 137, 138, 140, 285 288, 289, 296, 312, 318, 405, 409, 440, 447, 448, 449,
Manṣūr b. Abī Mālik ....................................................... 415 450, 507, 519, 533, 570, 611
Manṣūr b. Sulaymān (prince mérinide) ....................... 476 Qaṣīr b. Saʽd .............................. 396, 397, 398, 399, 402, 404
Maqqarī (al-) .......................................................... 56, 57, 68
Már Jónsson (Einar)............................................................ 5 R
Marçais (Georges)................... 20, 39, 53, 213, 214, 415, 416
Rabelais ............................................................................101
Marlow (Louise)..............................7, 11, 12, 15, 21, 22, 171
Rayṭa bint ʽUbayd Allāh ..................................................218
Marwān II ............................................................................ 7
Maslama b. ʽAbd al-Malik........................................... 81, 83
Māwardī (al-) ......................................................... 9, 22, 128 S, Ṣ
Māwardī (Pseudo-) ..................................................... 13, 22 Sābūr b. Hurmuz 85, 125, 365, 366, 367, 368, 369, 370, 372,
Mérinides ...... 29, 32, 33, 34, 38, 43, 46, 47, 51, 52, 164, 166, 375, 380, 381, 382, 384, 385, 386, 387, 388, 402, 413
180, 214, 238, 239, 242, 253, 285, 288, 313, 328, 330, Saʽīd (al-, sultan mérinide) .............................................476
331, 332, 333, 336, 338, 343, 344, 348, 351, 411, 413, Saladin ......................................................................... 38, 69
414, 416, 419, 420, 421, 424, 428, 441, 462, 466, 467, Sallāma................................................................... 79, 81, 83
468, 470, 471, 473, 474, 475, 476, 477, 487, 498, 499, Salmā.......................................................................... 82, 224
563, 607, 609, 612 Šayzarī (ʽAbd al-Raḥmān al-)............................................69
Moïse (Mūsā, al-nabī)................164, 223, 283, 284, 604, 608 Scordia (Lydwine) ......................................................... 6, 23
Mourad (Youssef) ............................................ 507, 508, 509 Senellart (Michel) ....................................................... 5, 6, 7
Muḥammad (al-nabī) ..... 43, 96, 99, 100, 144, 266, 279, 290, Sénèque............................................................................... 5
350, 489 Shatzmiller (Maya).... 26, 42, 43, 46, 57, 285, 349, 410, 563,
Muḥammad b. ʽAlī .......................................................... 218 564, 565
Muḥammad b. Maslama................................................. 270 Slane (William Mac Guckin De)............................ 4, 26, 307
Muḥammad V ................................................................... 42 Socrate ...............................................................................95
Murādī (Abū Bakr al-) .... 143, 228, 234, 237, 238, 386, 387, Subayʽ (Muḥammad al-) .................. 483, 484, 485, 486, 487
455 Subḥ ............................................................................. 95, 96
Mustaʽīn b. Hūd (al-) ...................................................... 502 Ṣuġayr b. ʽĀmir.......................................... 51, 343, 345, 346
Mutanabbī (al-) ................................................................. 72 Sulaymān b. Dāwūd......................................... 341, 344, 348

640
T, Ṭ Walīd b. Yazīd (al-).................................... 82, 224, 225, 245
Wazǧūnī (al-) ...................................................................341
Ṭāhir b. al-Ḥusayn ....................... 8, 306, 307, 308, 309, 311
Tanasī (Muḥammad al-)...................... 4, 44, 45, 55, 61, 611
Y
Tāšfīn b. Abī l-Ḥasan ...................................................... 563
Ṭurṭūšī (Abū Bakr al-) 69, 75, 93, 97, 99, 143, 145, 146, 147, Yaġmurāsan b. Zayyān ... 30, 31, 32, 33, 34, 35, 61, 63, 253,
148, 228, 274, 359, 407, 502, 603 294, 301, 331, 335, 490, 491, 605
Tyan (Émile)............................................. 207, 209, 212, 213 Yaḥyā b. Akṯam ...............................................................210
Yaʽqūb b. ʽAlī............................................................ 345, 346
V Yarnayānī (Mūsā b. Ibrāhīm al-).................... 482, 483, 484
Yazīd b. al-Walīd ...............................................................82
Valérian (Dominique) .................................................... 537 Yazīd b. ʽAbd al-Malik .......................... 79, 80, 82, 83, 84, 85
Vanz (Jennifer) .. 1, 20, 21, 24, 25, 30, 50, 51, 162, 165, 253,
285, 289, 297, 301, 302, 331, 335, 348, 462, 463, 464,
Z
490, 561
Viterbe (Godefroy de) ........................................................ 6 Zabbā’ bint Māliḥ (al-) .. 94, 95, 396, 397, 398, 399, 402, 403
Voguet (Élise)1, 206, 207, 213, 258, 259, 260, 277, 278, 306, Zakharia (Katia)............................................... 81, 82, 83, 84
440, 574 Zayyanides .......................................... 4, 24, 44, 61, 419, 489
Zénètes............................................................... 30, 418, 423
W
Wahb b. Munabbih ......................................................... 101

641
642
Table des matières
Remerciements ............................................................................................................................... 1

Remarques préliminaires ............................................................................................................... 3

Introduction .................................................................................................................................... 5

Les miroirs des princes, un genre composite ............................................................................. 5


Des miroirs des princes islamiques ? ............................................................................................ 9
L’étude du Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk............................................................................. 15
Intérêt de l’étude .................................................................................................................... 15
État des lieux de la recherche ............................................................................................. 16
Cadre théorique ...................................................................................................................... 21
Problématiques et méthodologie ....................................................................................... 23
Édition de l’ouvrage et plan du commentaire ................................................................. 27

Première partie : Abū Ḥammū Mūsā l-Zayyānī et le Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk .......... 29

I. Abū Ḥammū Mūsā, un souverain maghrébin du XIVe siècle .................................................. 29


1.1. Caractéristiques du royaume abdelwadide ........................................................................ 29
1.1.1. Les rivalités tribales .................................................................................................... 29
1.1.2. Les attaques mérinides ............................................................................................... 33
1.2. Commencement du règne d’Abū Ḥammū .......................................................................... 35
1.2.1. La généalogie d’Abū Ḥammū..................................................................................... 35
1.2.2. La jeunesse d’Abū Ḥammū ......................................................................................... 36
1.3. Figures d’Abū Ḥammū Mūsā et caractéristiques de son règne ..................................... 38
1.3.1. Les portraits du souverain ......................................................................................... 38
1.3.2. Figure du prince lettré et savant.............................................................................. 43
1.3.3. Figure du prince combattant .................................................................................... 46
II. Le Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk............................................................................................ 55
2.1. Le titre ........................................................................................................................................ 55
2.2. La date de rédaction ................................................................................................................ 62
2.3. Les caractéristiques de l’ouvrage ......................................................................................... 64
2.3.1. La structure ................................................................................................................... 64
2.3.2. Les sources .................................................................................................................... 68
2.3.3. Les récits ........................................................................................................................ 70
2.3.4. La poésie ........................................................................................................................ 72

643
Deuxième partie : Les piliers du pouvoir .................................................................................... 73

III. La raison........................................................................................................................................... 73
3.1. Définitions de la raison ........................................................................................................... 74
3.1.1. Un don divin ................................................................................................................. 74
3.1.2. Raison innée et raison acquise ................................................................................. 75
3.1.3. Les vertus de la raison ................................................................................................ 77
3.2. Raison et passions .................................................................................................................... 78
3.2.1. La passion pour les femmes....................................................................................... 78
3.2.2. L’exemple de Ḥabāba et Yazīd b. ʽAbd al-Malik .................................................... 80
3.2.3. Autres passions néfastes ............................................................................................ 85
3.3. Raison et piété .......................................................................................................................... 89
3.3.1. L’opposition entre passion et piété ......................................................................... 89
3.3.2. Le sermon de Ḫātūn .................................................................................................... 91
3.3.3. Raison et dévotion ....................................................................................................... 96
3.4. La raison parfaite ................................................................................................................... 102
3.4.1. Les quatre rois ............................................................................................................ 102
3.4.2. L’exemple de ʽUmar b. ʽAbd al-ʽAzīz ...................................................................... 104
3.4.3. L’exemple de « l’homme au nuage » ..................................................................... 105
IV. La siyāsa .......................................................................................................................................... 113
4.1. Siyāsa, tadbīr et ri’āsa.............................................................................................................. 116
4.1.1. Le tadbīr ........................................................................................................................ 116
4.1.2. La ri’āsa ......................................................................................................................... 123
4.2. Les bonnes manières de rois................................................................................................ 125
4.3. Le gouvernement de ce bas-monde ................................................................................... 127
4.3.1. Siyāsa, dunyā et āẖira ................................................................................................. 127
4.3.2. Typologie des souverains selon leur degré de siyāsa ......................................... 130
4.3.3. Comparaison entre le Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk et le Sirāǧ al-mulūk 143
4.4. Pragmatisme et realpolitik .................................................................................................... 148
4.4.1. Le pragmatisme envers les puissants.................................................................... 149
4.4.2. Le pragmatisme envers le commun ...................................................................... 155
4.4.3. La bienveillance d’Abū Ḥammū .............................................................................. 161
4.5. La siyāsa du vizir ..................................................................................................................... 165
Conclusion ........................................................................................................................................... 168
V. La justice (al-ʽadl)........................................................................................................................... 171
5.1. La justice comme système de défense ............................................................................... 173
5.1.1. Le devoir de justice.................................................................................................... 173

644
5.1.2. Les métaphores de la justice ................................................................................... 176
5.1.3. Le récit de Kisrā et du roi indien ............................................................................ 183
5.2. Figures de justice et figures d’injustice............................................................................. 198
5.2.1. Les modèles de justice .............................................................................................. 198
5.2.2. Les souverains à la justice intermédiaire ............................................................. 219
5.2.3. Les figures d’injustice ............................................................................................... 222
5.3. Le pardon, un instrument de domination ........................................................................ 228
5.3.1. Al-ḥilm ........................................................................................................................... 228
5.3.2. Al-ʻAfw ........................................................................................................................... 233
Conclusion ........................................................................................................................................... 245
VI. L’argent et l’armée ...................................................................................................................... 247
6.1. Les finances du royaume ...................................................................................................... 249
6.1.1. Les vertus de l’argent................................................................................................ 249
6.1.2. Des moyens de préserver son argent .................................................................... 250
6.1.3. Collecter l’impôt : les figures du percepteur et du gouverneur...................... 257
6.1.4. Du matériel au spirituel ........................................................................................... 278
6.2. L’organisation militaire ........................................................................................................ 286
6.2.1. L’importance de l’armée .......................................................................................... 286
6.2.2. L’organisation de l’armée ........................................................................................ 289
6.2.3. Des moyens de conserver son armée… et de s’en préserver ........................... 299
6.2.4. La figure du qā’id ........................................................................................................ 305
6.3. La règle de la juste mesure................................................................................................... 311
6.3.1. L’équilibre des ressources militaires et financières .......................................... 311
6.3.2. Les vertus du prince : le courage et la générosité .............................................. 315
6.4. La tactique de combat ........................................................................................................... 319
6.4.1. La structure de l’armée ............................................................................................ 319
6.4.2. L’attitude du souverain ............................................................................................ 320
6.5. Abū Ḥammū et la prise du pouvoir .................................................................................... 325
Conclusion ........................................................................................................................................... 348

Troisième partie : Principes de bon gouvernement ................................................................ 353

VII. Les agents du pouvoir sultanien ............................................................................................. 353


7.1. Étude terminologique ........................................................................................................... 354
7.2. La figure du vizir .................................................................................................................... 358
7.2.1. Les vertus du bon vizir ............................................................................................. 358

645
7.2.2. Les représentations du bon vizir et la fonction du récit dans le Wāsiṭat al-
sulūk fī siyāsat al-mulūk......................................................................................................... 364
7.2.3. Un discours atypique ? ............................................................................................. 405
7.2.4. Abū Ḥammū et les vizirs .......................................................................................... 410
7.3 Les agents du pouvoir ............................................................................................................ 429
7.3.1. Le discours d’Abū Ḥammū sur les agents du pouvoir ....................................... 430
7.3.2. Les fonctions des agents du pouvoir ..................................................................... 438
7.3.3. Protocole et ordre hiérarchique............................................................................. 441
7.3.4. Mise en valeur de la figure du souverain ............................................................. 446
7.3.5. Les auxiliaires du pouvoir : des agents indispensables mais dangereux ...... 451
VIII. Les stratégies face à l’ennemi ................................................................................................ 455
8.1. La forteresse ............................................................................................................................ 456
8.1.1. Description de la forteresse..................................................................................... 456
8.1.2. De l’utilité de la forteresse : Kisrā Anūširwān et le roi indien......................... 459
8.1.3. La métaphore du désert-forteresse ....................................................................... 462
8.2. Les stratégies défensives et offensives.............................................................................. 477
8.2.1. L’ennemi plus fort ..................................................................................................... 478
8.2.2. L’ennemi plus faible .................................................................................................. 495
8.2.3. L’ennemi de force égale ........................................................................................... 496
Conclusion ........................................................................................................................................... 503
IX. La firāsa du souverain ................................................................................................................. 507
9.1. Qu’est-ce que la firāsa ? ......................................................................................................... 507
9.1.1. Définition de la firāsa ................................................................................................ 507
9.1.2. La firāsa selon Abū Ḥammū...................................................................................... 511
9.2. La firāsa appliquée aux auxiliaires du pouvoir ................................................................ 517
9.2.1. Objectifs ....................................................................................................................... 517
9.2.2. Méthodes ..................................................................................................................... 519
Conclusion....................................................................................................................................... 535
9.3. La firāsa appliquée à la diplomatie ..................................................................................... 536
9.3.1. Les ambassadeurs du souverain ............................................................................. 537
9.3.2. Les ambassadeurs envoyés par les autres souverains ....................................... 543
9.3.3. Les lettres diplomatiques ......................................................................................... 548
Conclusion....................................................................................................................................... 550
9.4. La firāsa, de la théorie à la pratique ................................................................................... 553
9.4.1. Abū Ḥammū et l’ambassadeur mérinide ʽUmar b. ʽAbd Allāh ......................... 553
9.4.2. Abū Ḥammū, un souverain doué de firāsa ? ......................................................... 569

646
Quatrième partie : Introduction à l’édition .............................................................................. 573

X. L’édition du Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk........................................................................ 573


10.1. Les manuscrits consultés ................................................................................................... 573
10.1.1. Prospection des manuscrits .................................................................................. 573
10.1.2. Présentation sommaire des manuscrits ............................................................. 574
10.1.3. Les trois versions du texte ..................................................................................... 577
10.1.4. Sélection des manuscrits pour l’édition ............................................................. 580
10.2. Description du manuscrit de base.................................................................................... 584
10.2.1. Mise en page ............................................................................................................. 584
10.2.2. Couleur et taille du texte ....................................................................................... 585
10.2.3. Vocalisation et ponctuation.................................................................................. 586
10.2.4. Mise en page, vocalisation et ponctuation de la poésie.................................. 588
10.2.5. Caractéristiques graphiques ................................................................................. 588
10.2.6. Erreurs, ratures, corrections et commentaires ................................................ 591
10.2.7. Dialectalismes ........................................................................................................... 592
10.3. Règles de l’édition................................................................................................................ 593

Conclusion ................................................................................................................................... 599

Bibliographie ............................................................................................................................... 613

Usuels et ouvrages de référence..................................................................................................... 613


Sources primaires .............................................................................................................................. 615
Sources manuscrites ..................................................................................................................... 615
Sources éditées .............................................................................................................................. 616
Sources secondaires .......................................................................................................................... 616
Études ................................................................................................................................................... 621

Index des noms propres ............................................................................................................. 637

647
Théorie et pratique du gouvernement : le miroir des princes d’Abū Ḥammū
Mūsā l-Zayyānī (m. 791/1389). Édition critique et analyse du Wāsiṭat al-sulūk
fī siyāsat al-mulūk.

Résumé
Le Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk est un miroir des princes rédigé au VIIIe/XIVe siècle par le souverain
zayyānide de Tlemcen, Abū Ḥammū Mūsā II (m. 791/1389). À l’instar de nombreux miroirs des princes tardifs
composés au Maghreb, cet ouvrage n’a pas suscité l’intérêt de nombreux chercheurs et aucune étude approfondie
ne lui a été consacrée. Ce travail de recherche propose donc d’en établir une édition critique et d’en faire
l’analyse. Il s’agit de s’interroger sur les spécificités de ce miroir des princes, d’une part, en analysant le discours
théorique sur le bon gouvernement à la lumière du contexte particulier dans lequel ce livre a été rédigé et en le
confrontant à l’expérience politique propre à son auteur et, d’autre part, en le comparant aux ouvrages qui en
constituent les principales sources. Cette étude vise également à analyser la terminologie employée dans le
Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk afin de mieux appréhender certains concepts fréquemment employés dans les
miroirs des princes, tels ceux de siyāsa, de tadbīr, de ḥazm ou encore de ẖāṣṣa, et de déterminer l’emploi
particulier qui en est fait dans l’ouvrage. Enfin, le récit des événements dans lequel l’auteur se met lui-même en
scène est analysé et comparé au récit des mêmes événements relayé par ses contemporains afin de mettre en
lumière les stratégies d’écriture mises en œuvre dans l’ouvrage et d’établir les différentes fonctions de ce miroir
des princes qui ne peut se réduire à une simple compilation de conseils destinés au prince héritier.

Mots-clés : miroir des princes ; ādāb sulṭāniyya ; Abū Ḥammū Mūsā l-Zayyānī (m. 791/1389) ; Abdelwādides ;
Zayyānides ; Maghreb ; gouvernement ; siyāsa

Theory and Practice of Government: Abū Ḥammū Mūsā l-Zayyānī’s (d.


791/1389) Mirror for Princes. Critical Edition and Analysis of Wāsiṭat al-
sulūk fī siyāsat al-mulūk.

Summary
Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk is a Mirror for Princes written in the 8th/14th century by the Zayyānid ruler of
Tlemcen, Abū Ḥammū Mūsā II (d. 791/1389). Similarly to many later Mirrors for Princes composed in the
Maghreb, this book did not attract the interest of many researchers and no comprehensive study was made of it.
This research work proposes to establish a critical edition of it and to analyze it. The aim is to consider the
specificities of this Mirror for Princes, on the one hand, by analyzing the theoretical discourse on good
government in the light of the particular context in which this book was written and by comparing it with the
political experience of its author and, on the other hand, by comparing it with the works constituting its principal
sources. This study also aims to analyze the terminology used in the Wāsiṭat al-sulūk fī siyāsat al-mulūk to better
understand certain concepts frequently used in the Mirrors for Princes, such as those of siyāsa, tadbīr, ḥazm and
ẖāṣṣa, and to determine the particular use that is made of them in the work. Finally, the narrative of events which
the author himself develops as one of the protagonists is analyzed and compared to the story of the same events
relayed by his contemporaries in order to highlight the writing strategies implemented in the book and to establish
the different functions of this Mirror for Princes which is far more than a simple compilation of advice intended
for the Crown Prince.

Keywords : Mirror for Princes ; ādāb sulṭāniyya ; Abū Ḥammū Mūsā l-Zayyānī (m. 791/1389) ; Abdelwādids ;
Zayyānids ; Maghreb ; government ; siyāsa

UNIVERSITÉ SORBONNE UNIVERSITÉ

ÉCOLE DOCTORALE :
ED 4 – Civilisations, cultures, littératures et sociétés
Maison de la Recherche, 28 rue Serpente, 75006 Paris, FRANCE

DISCIPLINE : Études arabes

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