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L'ÉVALUATION : UN NOUVEAU SCIENTISME

Agnès Aflalo

Presses Universitaires de France | « Cités »

2009/1 n° 37 | pages 79 à 89
ISSN 1299-5495
ISBN 9782130572510
DOI 10.3917/cite.037.0079
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-cites-2009-1-page-79.htm
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L’évaluation : un nouveau scientisme
AGNÈS AFLALO1

UN NOUVEAU CONTRÔLE
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On doit sans doute admettre que le discours de l’évaluation vient de 79
l’intérêt de quelques hommes pour la production et son contrôle. Ce sont
eux qui ont facilité l’implantation du discours de la science dans l’in-
L’évaluation :
dustrie un peu avant et un peu après la Seconde Guerre mondiale. un nouveau scientisme
C’est aux États-Unis, dans les années 1930, que Walter Shewhart2 et A. Aflalo
trois autres scientifiques américains3 inventent la « Qualité » comme
nouvelle méthode de contrôle statistique de la fabrication industrielle. Ils
appliquent cette idée avec succès à la Western Electric de Chicago où ils
travaillent. Le contrôle qualité ne se limite pas à l’objet produit. Il s’étend
d’emblée à l’ensemble des humains qui interviennent dans la production.
La « qualité totale » est le nom qu’ils donnent à la généralisation de ce
contrôle. À la même époque, cette usine a acquis une certaine notoriété
grâce aux enquêtes qu’Elton Mayo4 a consacrées à l’amélioration du

1. Voir Agnès Aflalo, L’assassinat manqué de la psychanalyse, à paraître (Éd. Cécile Defaut).
2. Walter A. Shewhart, Statistical Method from the Viewpoint of Quality Control, Graduate
School, Washington, US Department of Agriculture, 1939.
3. William E. Deming, Joseph M. Juran et Armand V. Feigenbaum (cofondateur, avec Kaoru
Ishikawa, de l’Académie internationale pour la qualité en 1971).
4. Elton Mayo, psychologue australien et professeur à la Harvard Business School.
Cités 37, Paris, PUF, 2009
contrôle de la productivité des ouvriers. L’implantation réussie du
comportementalisme transforme l’usine en laboratoire et l’ouvrier en
cobaye. On assiste alors, pour la première fois, à la prise en compte des
« ressources humaines », prise en compte qui est d’emblée justifiée par des
impératifs économiques. Variables calculables de la production, le travail-
leur et ses qualités font l’objet de toutes sortes d’évaluations qui portent,
en particulier, sur son bonheur à l’usine.
Cette variante humanisée des Temps modernes est portée par une
volonté d’appliquer les outils de la science à un champ qui n’est pas le
sien : le comportement. Il s’agit de le contraindre à plus de rationalité
pour améliorer le « producteur » et le produit. Le calcul précis du bonheur
de l’ouvrier à l’usine donnerait sans doute l’impulsion salutaire à la mise
sous contrôle statistique de tout le système de production qui doit être
stabilisé. Mais à cette époque l’économie industrielle américaine, floris-
sante, reste insensible à tant de progrès. Il faudra attendre une grave crise
économique sur un autre continent pour que la méthode s’exporte et se
développe. L’après-guerre fournit cette occasion au Japon qui fait un
accueil triomphal au Total Quality Control (TQC) de William Deming.
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Dès 1950, Kenichi Koyanagi, fondateur de la JUSE (Union of Japanese
80 Scientists and Engineers)1, l’invite à y faire ses conférences sur les statisti-
ques comme outil de management tout au long de la chaîne industrielle,
depuis la réception des matières premières jusqu’à l’accueil que le client
Dossier :
L’idéologie fait au produit.
de l’évaluation Les deux hommes ont plus d’un point commun. Lorsque leurs pays
respectifs étaient ennemis, chacun d’eux a été conseiller scientifique à
l’amélioration de la productivité et de la qualité de l’armement. Une fois
leurs pays réconciliés, ils ont uni leurs efforts pour faire partager leur goût
commun de cette nouvelle pratique du management aux membres du
Keidanren2. Reprise et améliorée par de nombreux Japonais, elle ne cessera
plus de s’intégrer aux nouvelles techniques de contrôle qui ont fait la
renommée internationale de l’industrie japonaise d’après guerre.

1. Fondée en 1946, la JUSE a pour but d’étudier les applications industrielles de la statistique.
2. Le Keidanren ( « fédération économique des nouveaux dirigeants de l’industrie japonaise » )
fut présidé de 1946 à 1968 par Ichiro Ishikawa. Son fils, Kaoru Ishikawa, chimiste et professeur à
l’Université de Tokyo, a travaillé chez Nissan et à la JUSE (contrôle qualité).
LA TYRANNIE DE LA SANTÉ MENTALE

Dans l’industrie, les questionnaires censés évaluer la qualité d’un


produit, par exemple un moteur, sont décomposés en quelques items
simples. À chacun d’eux correspond une série de cases à cocher pour une
cotation sommaire allant, le plus souvent, de un à cinq, de telle sorte que
« bien », « mieux », « excellent », etc., correspondent à « 1 », « 2 »,
« 3 », etc. La qualité est alors transformée en quantité chiffrée. Elle entre
dans toutes sortes de calculs, puis elle est consignée dans ce que les indus-
triels ont appelé le « carnet de santé » du moteur. Remarquons que les
tests psys que proposent les magazines féminins pour mieux se connaître
soi-même ou connaître l’autre utilisent ce même procédé. Ce savoir
fabriqué à coup de questionnaires, voilà ce que les adeptes des thérapies
cognitivo-comportementales (TCC) qualifient de « science psy ».
En effet, les cognitivo-comportementalistes ont repris la méthode de
l’industrie pour l’appliquer au contrôle des humains. Afin de le généra-
liser, l’idée leur est venue de fabriquer un « carnet de santé psychique »
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analogue au « carnet de santé du moteur ». Ils prétendent ainsi évaluer le
bonheur et faire de ce dernier la définition de la « santé mentale », à partir 81
de l’idée préconçue de ce en quoi il doit consister selon eux. Ainsi, par
exemple, être marié, fidèle, de la nationalité du pays où l’on réside, avoir
L’évaluation :
deux enfants, un travail salarié, etc., sont des critères de bonheur. La un nouveau scientisme
moyenne, au milieu de l’échelle statistique, est nommée « norme A. Aflalo
mentale » et ce qui est situé aux extrêmes de l’échelle est affublé de
l’expression « maladie mentale ».
Depuis que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a adopté l’éva-
luation statistique du bonheur comme définition de la santé mentale
en 1978, le diktat de la norme s’impose partout. Celui qui s’en écarte
devient un malade à traiter. Hier, c’étaient les homosexualités. Les lobbies
homosexuels ont réussi à les faire retirer des manuels de psychiatrie. On
ne peut que s’en réjouir, mais pourquoi y avoir alors laissé la référence aux
hétérosexualités ? Les échelles d’évaluation servent au classement des
« populations à risque », aussi les discours racialistes n’en sont-ils jamais
très loin. L’argument quantitatif pour définir la pathologie du symptôme
laisse peu de place à la critique du malaise organisé par le discours domi-
nant. Avec de tels critères, comment aurait-on jugé l’homme qui a dit
« non » un 18 juin ? La question mérite d’être posée.
Depuis Freud, nous savons que le symptôme psy affecte chaque
humain. Il est à la fois une vérité en souffrance et une source de satisfac-
tion paradoxale. La tyrannie de la « santé mentale » sert à le transformer
en un trouble monstrueux, réservé aux seuls « malades mentaux », dont la
catégorie est fabriquée à dessein pour servir le juteux marché des traite-
ments. La prévention sert en réalité à détecter les classes dangereuses le
plus tôt possible : dans le ventre même de la future maman (même si l’eu-
génisme n’a pas encore repris) ; les bébés « voleurs de cube » à la crèche ;
les élèves bagarreurs à l’école primaire qu’il est désormais possible de faire
passer devant le juge et placer dans des institutions spécialisées dès l’âge de
11 ans. Puis le collégien à l’agitation persistante peut entrer dans la caté-
gorie française du « psychopathe ». Les échecs des traitements (médica-
ments et TCC) sont imputés à l’hérédité des malheureux récalcitrants,
moins bien supportés que les « dépressifs ». La catégorie du « criminel né »
ouvre la voie à la possibilité d’être jugé sur des intentions et non plus sur
des actes. Le film Minority Report n’est plus une fiction. D’expertise en
expertise, le savoir de l’évaluation, jamais remis en question, gangrène les
institutions les plus vénérables et sape les fondements de l’État de droit.
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Combien faudra-t-il de victimes de suicides en prison et ailleurs, et de
82 meurtres comme à Virginia Tech et autre Colombine pour saisir que le
passage à l’acte suicidaire ou agressif n’est pas inéluctable ? La psychana-
lyse d’orientation lacanienne, qui a éclairé sa logique, permet le plus
Dossier :
L’idéologie souvent de le prévenir ou de le désamorcer. Réduire l’humain à une
de l’évaluation chaîne de neurones génétiquement programmés, c’est organiser la traque
méthodique de la jouissance parfois perçue comme monstrueuse et pour-
tant singulière à chaque sujet et rétive aux calculs. Chacun jouit à sa
façon ; aussi, s’agissant de la jouissance, l’exception est-elle la règle. L’éva-
luation n’hésite pourtant pas à classer et à compter pour exclure toujours
plus. Les charniers de l’histoire l’attestent cependant : la traque de la jouis-
sance ne cesse qu’avec celle du vivant qui la porte.

L’IMPOSTURE

Confondre l’ouvrier et le moteur, c’est déjà négliger la différence du


mort et du vif. Ce qui est évalué ne doit pourtant pas masquer que l’éva-
luation consiste toujours en une substitution de la quantité à la qualité.
L’évaluation TCC fait croire que tout est objectivable et mesurable sans
reste. Les calculs maquillent ensuite cette croyance en la parant indûment
du label de « science ». La machine évaluatrice tente d’effacer ce fait : c’est
toujours le sujet qui évalue ; aussi ses jugements et ses croyances, toujours
subjectifs, sont-ils inéliminables des échelles d’évaluation. Par ailleurs,
franchir la frontière qui va de la qualité à la quantité, du sensible au mesu-
rable, c’est aller à rebours du discours de la science. Car cette substitution
quantité/qualité prétend réintégrer ce que la science moderne a rejeté
depuis son avènement et qui est impossible à inclure dans son champ.
Faire comme si le savoir était totalisable sans qu’aucun impossible ne lui
impose de limite fait donc le ressort du scientisme.
La science moderne n’a pu s’établir que lorsqu’elle a renoncé à saisir les
données sensibles de la qualité. La physique qui valait depuis Aristote a
ainsi été invalidée. Une fois sortie du monde de la qualité, la physique est
entrée dans celui des mathématiques. Le discours de la science a accompli
cette séparation de la quantité et de la qualité parce qu’il utilise des lettres
dépourvues de qualité telles ; par exemple : « a », « b », « c » , etc. Depuis
l’avènement de la science, ce sont les mêmes lois qui s’exercent sur la
Terre et dans les cieux. Ce qui n’en relève pas, ce qui fait obstacle à l’idée
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de rationalité absolue, c’est la qualité de l’être et de son réel. Le quanti-
fiable, donnée physique, est logé dans le discours de la science. La qualité, 83
attribut de l’être et du réel, se loge dans la métaphysique.
Autrement dit, l’avènement de la science a introduit une nouvelle
L’évaluation :
physique mathématique. Et l’événement Freud1 qui lui répond a boule- un nouveau scientisme
versé la métaphysique. Le discours du psychanalyste s’est constitué lorsque A. Aflalo
le désir d’un homme a fait sa place à l’opacité du symptôme psy que la
science a rejetée de son domaine, car il est une qualité de l’être et de son
réel, et non pas une quantité en excès comme le voudraient les adeptes de
l’évaluation TCC. De plus, le symptôme comporte un réel irréductible :
dans l’inconscient, il n’y a pas en effet de mots qui répondent à la ques-
tion : « Qui suis-je ? » Il n’y a pas de savoir qui dise ce qu’est l’être comme
vivant et sexué. Lacan l’a montré : au niveau du langage, il manque le
rapport signifiant qui écrirait l’être homme et l’être femme. Au niveau de
la libido, seule expression du vivant, la jouissance échappe en outre aux
mots et aux nombres. Elle ne peut donc pas être capturée par le signifiant.

1. L’invention du discours psychanalytique est une réponse aux effets produits par le discours
de la science.
Le symptôme est la réponse singulière à la question que chacun se pose sur
son être. Cette réponse qui recèle un impossible à formuler se manifeste
de travers, de façon nécessairement symptomatique.
L’évaluation prétend pourtant coloniser entièrement cet impossible
avec ses questionnaires qualité. L’imposture consiste à installer la substitu-
tion quantité/qualité en vue de faire oublier que le « contrôle qualité »
porte toujours sur l’être humain. Mais l’abjection, c’est d’obtenir son
consentement à se faire réduire à l’état d’être sans qualité, chiffrable et
mesurable comme un objet. La jouissance mobilisée par l’évaluation divise
le sujet1. Aussi, quel que soit le mode employé – évaluer, se faire évaluer
ou s’évaluer soi-même –, il s’agit pour l’évaluateur – fût-il aussi l’évalué –
de soutirer le consentement du sujet à se faire traiter comme un objet. De
cela, l’évaluateur retire une satisfaction perverse. Au lieu de saisir l’occa-
sion de s’affranchir des lois de la science en faisant sa place à ce qui n’en
relève pas, les obscurantistes cherchent ici d’autres lois, introuvables,
asservissant davantage.
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MALAISE ET SYMPTÔMES
84
L’évaluation s’est répandue comme une traînée de poudre dans des
Dossier : régions du monde qui ont au moins deux traits communs : ce sont des
L’idéologie démocraties et elles sont dominées par le capitalisme et la science.
de l’évaluation Formons l’hypothèse que, dans ces pays, l’évaluation a séduit le maître
parce qu’elle prétend remédier au déclin de l’autorité et au débordement
de jouissance qui s’ensuit.
L’atteinte de l’autorité est en effet sensible à tous les niveaux de la
société. Du « chef de famille » jusqu’à celle du chef de l’État, en passant
par le médecin, le professeur, le maire et le prêtre, etc., il n’est pas un
ministère qui n’en soit affecté. Ce déclin de l’autorité n’est pas un phéno-
mène contingent de la fin des années 1960 en France, il exprime le
malaise contemporain. Le capitalisme et la science conjugués ont accéléré
le déclin de l’autorité au point que l’usure de la trame signifiante laisse
apparaître que l’Autre n’existe pas2. Or remédier à ce problème par la créa-

1. Jacques-Alain Miller, Jean-Claude Milner, Voulez-vous être évalué ?, Paris, Grasset, 2004.
2. Jacques-Alain Miller, Éric Laurent, « L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique », Le
cours d’orientation lacanienne, 1996-1997, inédit.
tion d’une « haute autorité » (pour la santé, pour la justice, pour les
finances, etc.) renforce le symptôme qu’elle prétend traiter. Car, loin de
restaurer l’autorité – ce qui est impossible –, elle en accentue le mirage en
installant l’évaluation comme nouveau mode de gouvernance.
La science et le capitalisme rejettent la qualité de l’être car elle est
impossible à mesurer. Aussi l’impossible à mesurer fait-il retour sous
forme d’impératifs loufoques de mesures. Ces discours dominants univer-
sels produisent les symptômes parce qu’ils rejettent la jouissance singulière
de leur champ. L’évaluation, dont le « contrôle qualité totale » s’assigne
pour but de localiser la jouissance, propose aussi de la traiter avec un autre
discours universel. Elle renforce ainsi le malaise et produit des nouveaux
symptômes qui nourrissent les sentiments de persécution et qui peuvent
produire des états dépressifs pouvant aller jusqu’au suicide. Le nombre de
victimes grandit de façon proportionnelle à la pénétration de l’évaluation
dans les lieux de socialisation obligatoire tels que l’école pour les enfants
ou le monde du travail pour les adultes, d’abord dans l’industrie automo-
bile, puis dans la grande distribution, l’administration, la prison, la police,
à l’hôpital – bref, partout où l’organisation administrative favorise le
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pouvoir laïcisé du bureaucrate évaluateur.
85

DE L’HOMME DE QUALITÉ À L’HOMME SANS QUALITÉ L’évaluation :


un nouveau scientisme
A. Aflalo
Le discours de l’évaluation, nous l’avons dit, naît aux États-Unis avant
guerre de la volonté de supprimer les défauts des produits trop chers à
trier. La dérive scientiste préoccupée de rationaliser la production se
heurte alors au refus de l’autorité qui gouverne l’usine. L’organisation
hiérarchique du taylorisme est maintenue1. Pendant la guerre, la produc-
tion industrielle a gagné en qualité, y compris quand le produit d’une
usine est la mort. La Shoah a sans doute fait pâlir l’autorité de Dieu
impuissant à empêcher sa survenue. Les monothéismes et leurs Églises en

1. Frederick Winslow Taylor (The Principles of Scientific Management (La direction des ateliers,
1912) met au point une organisation scientifique du travail (OST). Sa méthode de management
hiérarchisé laisse peu de place à l’être humain : il a observé les ouvriers, décomposé leurs gestes et
les a chronométrés afin de trouver comment réduire leurs mouvements au minimum. Les gains de
productivité augmentent de façon spectaculaire et la main-d’œuvre s’en trouve considérablement
réduite.
portent encore aujourd’hui les stigmates. Parmi ces multiples consé-
quences, notons-en une : la modification du régime de jouissance qui
avait cours jusque-là dans les démocraties. Science et capitalisme, alliés
pour une production inédite de la mort en série, ont montré plus de puis-
sance qu’aucun dieu. À faire ainsi décliner son autorité, ils ont périmé le
puritanisme victorien et produit un nouveau type de sujet un peu moins
pudique. C’est au point que Lacan a pu le qualifier, ce sujet, d’éhonté1.
L’affranchissement de la pudeur qualifie encore aujourd’hui le monde
occidental.
Les pays d’Asie, une fois pénétrés par le capitalisme et la science,
n’échappent pas au déclin de l’autorité qui affecte les démocraties occi-
dentales. Certains de ces pays sont des théocraties. Cette forme de pouvoir
a longtemps fait obstacle à la pénétration ou au développement de la
science2. Elle a aussi sans doute empêché l’essor du capitalisme qui s’ac-
commode mal d’un pouvoir centralisé fort. Le pouvoir du maître absolu,
empereur ou tsar, est généralement lié à une bureaucratie performante.
C’est pourquoi, une fois laïcisées, les théocraties ont plutôt favorisé l’ins-
tallation de régimes bureaucratiques. La reprise en main par un sauveur,
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comme ce fut le cas en Chine et en Russie, a retardé d’un demi-siècle le
86 développement conjoint de la science et du capitalisme.
S’il est certain que l’attaque nucléaire contre le Japon y a fait pâlir l’au-
Dossier : torité de Dieu, la question demeure de savoir pourquoi c’est dans ce pays
L’idéologie que le discours de l’évaluation a trouvé le lieu de son expansion. Nous
de l’évaluation avançons l’hypothèse que cela tenait aux singularités du régime théocra-
tique du Japon3. Avant guerre, le pouvoir de l’empereur, maître de droit
divin, était essentiellement relayé par les chefs militaires enracinés dans la
tradition du gentilhomme et qui pouvaient aussi constituer un contre-
pouvoir. Contrairement aux autres théocraties d’Asie, au Japon, le
pouvoir ne pouvait pas prendre appui sur le savoir des castes religieuses

1. Jacques Lacan, Le Séminaire, livre XVII : L’envers de la psychanalyse (1969-1970), Paris, Le


Seuil, 1991, p. 220.
2. Joseph Needham, La science chinoise et l’Occident, Paris, Le Seuil, 1977.
3. Les remarques sur les théocraties d’Asie, et leurs différences, prennent appui sur les études
de : Max Weber, Hindouisme et bouddhisme (1913), Paris, Flammarion, 2003 ; Confucianisme et
taoïsme (1915), Paris, Gallimard, 1989 ; Sociologie de la religion, Paris, Flammarion, 2006, qui,
quoique antérieures à la période que nous traitons ici, éclairent notre propos. Nous y renvoyons le
lecteur.
qui n’étaient pas assez puissantes. Mais, après Hiroshima et la capitula-
tion, l’empereur a été contraint à abdiquer, et le désarmement a défait la
tradition militaire et ses castes qui faisaient jusque-là contre-pouvoir.
Ainsi, la pénétration des discours de la science et du capitalisme a été faci-
litée par ces deux éléments : d’une part, le maître impérial a été impuissant
à parer à ces défaites ; d’autre part, le savoir des doctes – religieux en parti-
culier – a fait défaut ou, ce qui revient au même, n’a pas pu s’organiser en
contre-pouvoir.
Une fois le pays désarmé, la tradition militaire du gentleman
– l’homme de qualité – se transporte dans l’organisation de la vie poli-
tique du pays et dans celles des entreprises. La dérive scientiste des savants
américains pétris des idéaux démocratiques s’est facilement coulée dans le
fonctionnement de l’usine. C’est là, en effet, que se produit la rencontre
de la rationalité américaine et de la tradition ascétique bien vivante du
bouddhisme et du shintô. Cette rencontre a favorisé l’implantation du
discours de l’évaluation1. Car la réglementation religieuse rationnelle du
bouddhisme et du shintô, de toujours organisée selon un modèle démocra-
tique, organise aussi la vie à l’usine. Elle accorde une priorité accrue au
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groupe et à la solidarité, et favorise le contrôle mutuel généralisé. Aussi, ce
contrôle qui s’est exercé au service du bien commun a servi l’évaluation et 87
son régime de jouissance. En effet, ce contrôle a conféré à chacun le rôle
de bureaucrate, mais tout en le faisant participer à l’idéal traditionnel L’évaluation :
japonais de l’homme de qualité. L’appel aux suggestions, rémunérées, valo- un nouveau scientisme
rise chaque travailleur. Ce dernier livre son savoir-faire consigné dans les A. Aflalo
questionnaires d’évaluation et à l’aune desquels il est ensuite lui-même
jugé.
Le contrôle TQC définit ainsi une nouvelle politique économique indus-
trielle présentée comme horizontale : la démocratie participative et rému-
nérée qui rend obsolète le modèle paternaliste et autoritaire du taylorisme.
Ce qui passe inaperçu, c’est l’avènement de l’évaluateur. Il est d’autant
moins perceptible que l’exercice de son pouvoir implique de se comporter
comme un animateur de groupe pour obtenir la confiance de chacun. Le
savoir qui assiste cette politique est établi à partir d’une transformation
continue de toute information en calcul, y compris concernant les déci-

1. Max Weber a montré que le capitalisme est né de la religiosité ascétique du protestantisme


qui a donné naissance au rationalisme économique (voir L’éthique protestante et l’esprit du capita-
lisme, Paris, Flammarion, 2000).
sions à prendre à chaque étape de la production pour pouvoir prétendre à
la dignité d’un savoir scientifique. Il masque la prise du pouvoir par l’éva-
luateur. Dès lors, l’usage des calculs ne cessera plus d’effacer l’idéal de
l’homme de qualité au profit des calculs de l’homme sans qualité.
Selon le goût de chacun, le contrôle TQC de la production est plus ou
moins agrémenté du culte de la performance1. Par exemple, Shigeo
Shingo2, obsédé de la panne, réduit le temps de réparation, alors que
Taïchi Ohno3, intéressé par le flux tendu, met au point le juste-à-temps.
Une fois le produit amélioré par les techniques scientifiques, le seul
problème qualité à résoudre est celui du service, c’est-à-dire le contrôle du
facteur humain. Les cognitivo-comportementalistes se chargent d’en
améliorer l’évaluation pour tendre toujours plus vers le zéro défaut. Du
Total Quality Control aux cercles qualité, le kaizen4 invite au contrôle
permanent de la qualité humaine. La traque du défaut humain est
d’emblée installée au cœur de l’évaluation.
La guerre des dieux n’a pas eu lieu au Japon parce que ce jardin
enchanté ne disposait pas d’une classe de lettrés assez organisée pour
freiner la volonté d’installation du Total Quality Control (TQC) et qui
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aurait pu tempérer le zèle de tous ceux qui l’ont accueilli avec ferveur.
88

UNE NOUVELLE POLITIQUE


Dossier :
L’idéologie
de l’évaluation La politique de l’évaluation met au point le contrôle préventif pour
améliorer la productivité. Le concept de qualité a sans doute séduit parce

1. Le qualimètre et autre benchmarking ne cesseront plus de l’évaluer.


2. Shigeo Shingo était ingénieur japonais. Moins connu que Deming ou Shewhart, il fut l’un
des plus importants dans le domaine des systèmes de qualité. Maître japonais du kaban (méthode
de « productique »), il a aussi inventé, lorsqu’il était chez Toyota, le système SMED (Single Minute
Exchange of Die) qui a permis de réduire de façon spectaculaire les arrêts machine pour effectuer
des changements d’outils : de plusieurs heures à quelques minutes seulement.
3. Taïchi Ohno était un ingénieur industriel japonais. Il est considéré comme le père du
système de production de Toyota (toyotisme) dont le principal concept est le « juste-à-temps » ou
JAT.
4. Kaizen : de kai ( « améliorer » ) et de zen. Il correspond, aux États-Unis, au Lean Thinking
(cinq principes énoncés par les Américains Jim Womack et Dan Jones dans leur livre The Machine
that changed the World permettant d’organiser de manière structurée l’élimination du gaspillage et
l’amélioration des performances) et, au Québec, à la PVA (la production à valeur ajoutée est une
approche globale de fabrication qui permet de produire à moindre coût et plus rapidement tout en
assurant une meilleure qualité).
qu’il semble d’abord faire sa place à un défaut premier, défaut originaire
de l’homme qui ne fonctionne pas comme une machine, mais auquel il
serait possible de remédier totalement grâce au contrôle qualité. La qualité
est en effet vendue comme un plus-de-valeur à capturer coûte que coûte
pour majorer le prix du produit ou du service. Le « label qualité » certifie
que le défaut humain a été traqué avec tous les moyens techniques dispo-
nibles du moment. Le « zéro défaut » qui est au cœur de cette stratégie du
discours de l’évaluation vise, nous l’avons dit, la jouissance qui fait
toujours symptôme. Ainsi, le degré zéro de la jouissance, c’est l’inanimé,
c’est-à-dire, pour l’humain, la mort. La part élaborable de la jouissance
entrant dans la logique du discours ne peut se manifester qu’avec deux
signes : le plus ou le moins, mais jamais le zéro. On saisit alors que cette
forgerie de mâle confond le zéro et le moins un.
Le miracle économique du Japon, qui a inondé le monde de ses gadgets
prêts à jouir universels, a suffisamment marqué les esprits pour que ses
méthodes soient largement exportées. Après guerre, l’évaluation a d’abord
fait retour aux États-Unis et au Canada qui servaient alors d’arsenal au
monde. L’accueil bienveillant des communautés religieuses à sensibilité
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 26/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 181.116.85.43)

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démocratique a ensuite renforcé son autonomisation et sa diffusion avant
qu’elle n’arrive dans les démocraties européennes. Elle n’entend pas se 89
limiter à la seule mise au pas des sujets éhontés. D’emblée, l’évaluation
privilégie le savoir-faire au détriment des savoirs jugés stériles pour la
L’évaluation :
production et inutilement dangereux pour l’entreprise. L’évaluation un nouveau scientisme
rejette ainsi activement la république des lettrés et la psychanalyse de ce A. Aflalo
fait. Elle n’a de cesse de renforcer son organisation bureaucratique pour
assurer la promotion du bureaucrate évaluateur.
Le discours de l’évaluation contribue ainsi à imposer la gestion des
États comme s’ils étaient des entreprises. Cette idéologie a fait passer l’in-
dustrie de l’ère du tri à celle du contrôle et de la prévention, puis à celle de
la stratégie. Les maîtres mots de l’évaluation ont pénétré la vie quoti-
dienne. Ainsi, le Toyota way tend à remplacer l’American way of life qui
nous gouverne pour mieux servir la logique de l’État stratège. Dans ce
contexte, la psychanalyse est plus que jamais indispensable pour accueillir
les symptômes et analyser le malaise contemporain produit par ce discours
de l’évaluation. Car la psychanalyse ne s’adresse aux sujets que pris un par
un et fait ainsi sa place à la singularité de ceux qui désirent s’orienter dans
ce qui fait l’opacité de leur symptôme.

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