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Agnès Aflalo
2009/1 n° 37 | pages 79 à 89
ISSN 1299-5495
ISBN 9782130572510
DOI 10.3917/cite.037.0079
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-cites-2009-1-page-79.htm
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UN NOUVEAU CONTRÔLE
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1. Voir Agnès Aflalo, L’assassinat manqué de la psychanalyse, à paraître (Éd. Cécile Defaut).
2. Walter A. Shewhart, Statistical Method from the Viewpoint of Quality Control, Graduate
School, Washington, US Department of Agriculture, 1939.
3. William E. Deming, Joseph M. Juran et Armand V. Feigenbaum (cofondateur, avec Kaoru
Ishikawa, de l’Académie internationale pour la qualité en 1971).
4. Elton Mayo, psychologue australien et professeur à la Harvard Business School.
Cités 37, Paris, PUF, 2009
contrôle de la productivité des ouvriers. L’implantation réussie du
comportementalisme transforme l’usine en laboratoire et l’ouvrier en
cobaye. On assiste alors, pour la première fois, à la prise en compte des
« ressources humaines », prise en compte qui est d’emblée justifiée par des
impératifs économiques. Variables calculables de la production, le travail-
leur et ses qualités font l’objet de toutes sortes d’évaluations qui portent,
en particulier, sur son bonheur à l’usine.
Cette variante humanisée des Temps modernes est portée par une
volonté d’appliquer les outils de la science à un champ qui n’est pas le
sien : le comportement. Il s’agit de le contraindre à plus de rationalité
pour améliorer le « producteur » et le produit. Le calcul précis du bonheur
de l’ouvrier à l’usine donnerait sans doute l’impulsion salutaire à la mise
sous contrôle statistique de tout le système de production qui doit être
stabilisé. Mais à cette époque l’économie industrielle américaine, floris-
sante, reste insensible à tant de progrès. Il faudra attendre une grave crise
économique sur un autre continent pour que la méthode s’exporte et se
développe. L’après-guerre fournit cette occasion au Japon qui fait un
accueil triomphal au Total Quality Control (TQC) de William Deming.
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1. Fondée en 1946, la JUSE a pour but d’étudier les applications industrielles de la statistique.
2. Le Keidanren ( « fédération économique des nouveaux dirigeants de l’industrie japonaise » )
fut présidé de 1946 à 1968 par Ichiro Ishikawa. Son fils, Kaoru Ishikawa, chimiste et professeur à
l’Université de Tokyo, a travaillé chez Nissan et à la JUSE (contrôle qualité).
LA TYRANNIE DE LA SANTÉ MENTALE
L’IMPOSTURE
1. L’invention du discours psychanalytique est une réponse aux effets produits par le discours
de la science.
Le symptôme est la réponse singulière à la question que chacun se pose sur
son être. Cette réponse qui recèle un impossible à formuler se manifeste
de travers, de façon nécessairement symptomatique.
L’évaluation prétend pourtant coloniser entièrement cet impossible
avec ses questionnaires qualité. L’imposture consiste à installer la substitu-
tion quantité/qualité en vue de faire oublier que le « contrôle qualité »
porte toujours sur l’être humain. Mais l’abjection, c’est d’obtenir son
consentement à se faire réduire à l’état d’être sans qualité, chiffrable et
mesurable comme un objet. La jouissance mobilisée par l’évaluation divise
le sujet1. Aussi, quel que soit le mode employé – évaluer, se faire évaluer
ou s’évaluer soi-même –, il s’agit pour l’évaluateur – fût-il aussi l’évalué –
de soutirer le consentement du sujet à se faire traiter comme un objet. De
cela, l’évaluateur retire une satisfaction perverse. Au lieu de saisir l’occa-
sion de s’affranchir des lois de la science en faisant sa place à ce qui n’en
relève pas, les obscurantistes cherchent ici d’autres lois, introuvables,
asservissant davantage.
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1. Jacques-Alain Miller, Jean-Claude Milner, Voulez-vous être évalué ?, Paris, Grasset, 2004.
2. Jacques-Alain Miller, Éric Laurent, « L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique », Le
cours d’orientation lacanienne, 1996-1997, inédit.
tion d’une « haute autorité » (pour la santé, pour la justice, pour les
finances, etc.) renforce le symptôme qu’elle prétend traiter. Car, loin de
restaurer l’autorité – ce qui est impossible –, elle en accentue le mirage en
installant l’évaluation comme nouveau mode de gouvernance.
La science et le capitalisme rejettent la qualité de l’être car elle est
impossible à mesurer. Aussi l’impossible à mesurer fait-il retour sous
forme d’impératifs loufoques de mesures. Ces discours dominants univer-
sels produisent les symptômes parce qu’ils rejettent la jouissance singulière
de leur champ. L’évaluation, dont le « contrôle qualité totale » s’assigne
pour but de localiser la jouissance, propose aussi de la traiter avec un autre
discours universel. Elle renforce ainsi le malaise et produit des nouveaux
symptômes qui nourrissent les sentiments de persécution et qui peuvent
produire des états dépressifs pouvant aller jusqu’au suicide. Le nombre de
victimes grandit de façon proportionnelle à la pénétration de l’évaluation
dans les lieux de socialisation obligatoire tels que l’école pour les enfants
ou le monde du travail pour les adultes, d’abord dans l’industrie automo-
bile, puis dans la grande distribution, l’administration, la prison, la police,
à l’hôpital – bref, partout où l’organisation administrative favorise le
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1. Frederick Winslow Taylor (The Principles of Scientific Management (La direction des ateliers,
1912) met au point une organisation scientifique du travail (OST). Sa méthode de management
hiérarchisé laisse peu de place à l’être humain : il a observé les ouvriers, décomposé leurs gestes et
les a chronométrés afin de trouver comment réduire leurs mouvements au minimum. Les gains de
productivité augmentent de façon spectaculaire et la main-d’œuvre s’en trouve considérablement
réduite.
portent encore aujourd’hui les stigmates. Parmi ces multiples consé-
quences, notons-en une : la modification du régime de jouissance qui
avait cours jusque-là dans les démocraties. Science et capitalisme, alliés
pour une production inédite de la mort en série, ont montré plus de puis-
sance qu’aucun dieu. À faire ainsi décliner son autorité, ils ont périmé le
puritanisme victorien et produit un nouveau type de sujet un peu moins
pudique. C’est au point que Lacan a pu le qualifier, ce sujet, d’éhonté1.
L’affranchissement de la pudeur qualifie encore aujourd’hui le monde
occidental.
Les pays d’Asie, une fois pénétrés par le capitalisme et la science,
n’échappent pas au déclin de l’autorité qui affecte les démocraties occi-
dentales. Certains de ces pays sont des théocraties. Cette forme de pouvoir
a longtemps fait obstacle à la pénétration ou au développement de la
science2. Elle a aussi sans doute empêché l’essor du capitalisme qui s’ac-
commode mal d’un pouvoir centralisé fort. Le pouvoir du maître absolu,
empereur ou tsar, est généralement lié à une bureaucratie performante.
C’est pourquoi, une fois laïcisées, les théocraties ont plutôt favorisé l’ins-
tallation de régimes bureaucratiques. La reprise en main par un sauveur,
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