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Fabrice DHUME
Mai 1999
Résumé
Cet article est paru sous le titre « Enjeux et illusions d’un partenariat autour de la santé
mentale » dans la revue Soins psychiatrie, n°204, septembre-octobre 1999.
Il retrace les conditions d’une rencontre (im)possible entre le social (ici, les acteurs du
dispositif RMI) et la psychiatrie, dans une problématique de demande inter-
institutionnelle. La perspective d’un « partenariat » se heurte notamment à des
problèmes d’identification de et dans l’espace interstitiel qu’est la santé mentale, ainsi
qu’à une indéfinition des formes possibles de la rencontre. Derrière la question apparente
du public en « souffrance psychique », c’est finalement les questions identitaires et la
souffrance professionnelle - exacerbées par les logiques de désinstitutionnalisation - qui
structure la demande de « psy » par le « RMI ».
2
Le “RMI” en demande de “Psy”
Les conditions d’une rencontre sont donc réunies pour faire de l’action sanitaire et de
l’action sociale des champs complémentaires, face à des questions complexes.
1
Voir sur ce point par exemple V. KOVESS, La santé mentale des Franciliens, 1992, ou encore A.
LAZARUS, Une souffrance qu’on ne peut plus cacher, 1995.
2
Voir F. DHUME, RMI et psychiatrie : deux continents à la dérive, L’Harmattan, 1997.
Article F. DHUME - Soins Psychiatrie - mai 1999
3
Or, cette stratégie des décideurs qui répond à la volonté d’une utilisation moins
hermétique et donc plus efficiente de ces institutions, n’est pas dépourvue
d’ambiguïtés. Nous nous bornerons à en relever deux, qui suffisent en elles-mêmes à
hypothéquer les perspectives d’un partenariat entre le RMI et la psychiatrie.
3
Voir notamment les travaux de D. ZAY sur le partenariat autour de l’école.
Article F. DHUME - Soins Psychiatrie - mai 1999
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Un problème d’objet : du glissement sémantique au changement d’objet
Pour faire court (et involontairement caricatural) on peut dire que la psychiatrie et le
travail social connaissent une évolution de concept, et plus largement de références
professionnelles. En passant du concept de maladie mentale (jusqu’alors objet plus ou
moins bien défini de la psychiatrie4) à la notion de santé mentale, le législateur a d’un
coup ouvert le cadre de travail à une “sphère” tellement globale qu’elle concerne
potentiellement toute la société.5 Schématiquement, le travail social connaît une
déstabilisation identique, particulièrement visible dans le dispositif RMI : le passage
du concept “d’action sociale” à la notion “d’insertion” peut symboliser cela.
Plus qu’un glissement sémantique qui aurait pour effet un simple changement
d’image, c’est presque la révolution au palais. Plus que des concepts théoriques
greffés a posteriori, les termes de “maladie mentale” et de “travail social” sont des
concepts fondateurs structurants : les professions concernées se sont construites sur
la base de ces concepts, définissant par là même un champ théorique, un mode
opératoire et une identité professionnelle marquée par une déontologie collective.
En substituant à ces “concepts structurant” des “concepts-passerelles”, c’est à dire
qui prennent corps sur les failles générées par la définition des champs institutionnels,
le législateur risque de favoriser la dilution des identités professionnelles avec la
disparition des objets à l’origine de leur structuration. C’est ainsi que l’on peut
interpréter le besoin de ces professions d’affirmer régulièrement leur identité.6
Parallèlement, en modifiant radicalement les fondements de l’organisation
institutionnelle (décentralisation, sectorisation, etc.), c’est la structure de référence
qui est mise à mal.
4
C’était en tout cas la volonté des “fondateurs” de cette “médecine de l’âme”…
5
L’expression est de J.-L. GERARD. Voir la critique du modèle proposé in F. DHUME, op. cit.
6
Cf. par exemple, le Livre blanc de la psychiatrie, Les Bulletins d’Information Spécialisée, 1994.
Article F. DHUME - Soins Psychiatrie - mai 1999
5
Enjeux et effets de la demande du dispositif RMI
Mais cette interpellation dans un cadre nouveau et plus flou9 ne va pas de soi.
Dans les faits, l’absence de cadrage renforce un sentiment de perte de repères que
connaissent les professionnels, déjà très isolés par le manque de reconnaissance de
leur travail, les difficultés de circulation des informations, la méconnaissance des
logiques des autres acteurs, etc. A ce niveau, les acteurs de la psychiatrie peuvent
parfois vivre cette sollicitation comme une remise en cause de fait de leur objet.
Comment et pourquoi ouvrir les pratiques en direction du champ social, alors que les
repères historiques sont plus mis à mal que jamais ?
7
Voir une analyse détaillée dans M. LEVERRIER, Demandes… et psychiatrie de secteur, EPI, 1975.
8
F. DHUME, op. cit.
9
Moins encadré que ne peut l’être l’expertise judiciaire par exemple...
Article F. DHUME - Soins Psychiatrie - mai 1999
6
Entre miracle et mirage, l’interinstitutionnalité a du mal à trouver une image
suffisamment raisonnable pour réunir. D’un médecin psychiatre à l’autre, les positions
et les pratiques divergent. Le consensus autour de l’objet éclate. Et le spectre de
l’altérité qui altère pousse au repli plus qu’à l’ouverture.
Ces questions ne sont pas nouvelles : les fondements des “crises”10 identitaires de la
psychiatrie et du travail social remontent à leur jardin d’Eden, et la pomme de
discorde aujourd’hui mise en avant n’est sans doute qu’une nouvelle manifestation
des vieux démons propres à ces professions.
Ce qui est nouveau, c’est que ce déchirement intervient au moment où l’on voudrait
croire abolies les frontières entre le médical et le social. Ce qui est différent, c’est que
l’on pouvait avoir l’impression que le miracle de la coopération résoudrait les
questions jamais réglées à l’interne.
Au-delà de tout scénario catastrophe - qui dénote sans doute plus l’angoisse des
professionnels que la réalité d’un avenir orwellien - il reste que les stratégies des
acteurs sont fortement conditionnées par leurs représentations du travail coopératif.
Dans ce contexte, le partenariat semble bien lointain. Attendre de celui-ci qu’il change
les mentalités, les personnes et les institutions, c’est peut-être “mettre la charrue
avant les bœufs”. C’est attendre beaucoup de ce qui n’est, après tout, qu’un modèle
de coopération - modèle, il est vrai, sans doute plus “utopique” et plus exigeant que
d’autres, mais modèle seulement, à construire et à interroger sans cesse.
10
Selon les termes de la littérature propre à ces champs.
Article F. DHUME - Soins Psychiatrie - mai 1999
7
Question d’avenir à construire et à interroger sans cesse
Les enjeux des questions qui se tissent entre les institutions sociale et psychiatrique
semblent pour le moment centrés sur les identités professionnelles et les limites de
pouvoir et d’objet des acteurs et des groupes d’acteurs. Sans vouloir préjuger de
l’avenir des champs professionnels, il faut noter combien se joue ici une scène
importante de l’évolution sociétale.11
Et il faut constater combien le chemin est rocailleux et sinueux. Il ne faut pas s’en
effrayer, il faut simplement le mesurer. On ne peut attendre d’un modèle de travail
plus que ce qu’il est. Pour que le partenariat existe, il faut réunir positivement,
d’abord au niveau de chaque institution concernée, ces trois conditions que sont la
démarche de projet, la multiréférentialité et le cadre d’action. Ensuite seulement,
avec cette nouvelle culture de l’intervention, on pourra commencer à construire
ensemble de vrais partenariats.
Mais encore faut-il être clair sur l’objet. L’ampleur des questions à traiter au niveau
institutionnel ne doit pas faire oublier le sens de l’action : un service public de qualité
pour les usagers. La focalisation inévitable des enjeux actuels sur les institutions et
leurs acteurs laissent pour le moment peu de place à la population.
Les pouvoirs publics reconnaissent que les grandes politiques - qu’elles concernent la
santé mentale, “l’insertion” ou autre chose - ne peuvent plus se passer du
partenariat. Le partenariat peut-il se passer de la parole des citoyens ?
Fabrice DHUME
Mai 1999
11
Dans toutes les limites de l’extrapolation, on peut se demander si ce qui prend la forme d’un
changement pour les institutions RMI et psychiatrie ne reflète pas un mouvement similaire dans les
autres secteurs et institutions de service public.
Article F. DHUME - Soins Psychiatrie - mai 1999