Vous êtes sur la page 1sur 9

ÉLÉMENTS NATUREL NIPPON

Augustin Berque

Gallimard | Le Débat

1983/1 - n° 23
pages 34 à 46

ISSN 0246-2346

Article disponible en ligne à l'adresse:


--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
http://www.cairn.info/revue-le-debat-1983-1-page-34.htm
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Corse - - 90.8.136.70 - 15/08/2014 11h26. © Gallimard

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Corse - - 90.8.136.70 - 15/08/2014 11h26. © Gallimard
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :


--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Berque Augustin, « Éléments naturel nippon »,
Le Débat, 1983/1 n° 23, p. 34-46. DOI : 10.3917/deba.023.0034
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Gallimard.


© Gallimard. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des
conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre
établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que
ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en
France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
006.Berque.qxd 19/08/2004 10:42 Page 1

Augustin Berque

ÉLÉMENTS
DU NATUREL NIPPON

À table dans la grande ville.


Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Corse - - 90.8.136.70 - 15/08/2014 11h26. © Gallimard

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Corse - - 90.8.136.70 - 15/08/2014 11h26. © Gallimard
À qui aurait les idées poncées quant aux rapports de la nature et de la culture, tel restaurant japonais
propose un remontant : sur cette pièce de céramique à la découpe savamment grossière, cette daurade
crue, vivante et tressaillante, relevée de bourgeons et de feuilles sauvages. La daurade sort à peine du
vivier. Sa chair a, sous votre dent, la consistance incomparable de la vie. Réminiscences ! Encore ce
même plaisir de l’ours kodiak, broyant la truite qu’il vient d’engriffer dans son torrent glaciaire... Puis la
chair de la daurade s’amollit : morte elle est vraiment, à la fin. Mais l’étranger n’en admire que davantage
l’aisance du découpeur nippon, qui sait débiter vivant le poisson en petites tranches, sans léser un seul
centre nerveux, sans verser une goutte de sang. C’est qu’il a fallu beaucoup de culture et beaucoup
d’histoire, pour apprêter cette daurade au vif !

La boucle paradoxale.

Comme le font d’habitude les grandes civilisations, nous mangeons de préférence les daurades au
gratin ou au court-bouillon. Voici donc le paradoxe : la cuisine japonaise, elle, a placé le cru, le brut, le
sauvage, à l’extrême aboutissement de sa technique. À cette limite où la Chine et l’Europe – pour ne
mentionner que les deux mères à qui le Japon a le plus demandé – cuisent et macèrent les Delikatessen
les plus ouvragées. Et cela ne vaut pas que pour la cuisine...
En Chine et en Europe, schématiquement, la tendance de la technique aura été d’éloigner l’homme
de la nature. Dans la mesure où la technique médiatise les rapports de ces deux termes, une telle évolu-
tion paraît logique, et même universelle. Quelques accrocs bien sûr – comme l’invention des parcs
anglais – laissent entrevoir que le progrès, au cours de notre histoire, n’est pas allé forcément au rebours
du naturel ; et ne disons rien du bouleversement de valeurs que subissent actuellement les nations
fatiguées de leurs arts. Le fait est néanmoins que nulle civilisation, autant que la japonaise, n’a exalté la
nature, le naturel en tous domaines des arts et des techniques. Avec (faut-il vraiment le dire ?) les
variations qui confirment la tendance : on frit volontiers les huîtres, au Japon...

D’Augustin Berque, Le Débat a déjà publié « Milieu, personne, personnalité. Perspectives japonaises » (n° 8). Il a fait
paraître au printemps 1982 Vivre l’espace au Japon (P.U.F.)

Cet article est paru en janvier 1983 dans le n° 23 du Débat (pp. 34 à 46).
006.Berque.qxd 19/08/2004 10:42 Page 2

L’identité japonaise
Augustin Berque

Valeur esthétique et morale, bien sûr, que le naturel : ici comme ailleurs, la nature n’est que ce que
les hommes la ressentent au prisme de leur culture. Mais on doit creuser au-delà de cette banalité (bonne
à répéter tout de même). Posons d’abord, en termes simples, une hypothèse :
Ledit prisme évolue. Ne serait-ce que dans la mesure où le sentiment de la nature se réduirait à une
représentation sociale, il guide ainsi l’aménagement que l’homme fait de son environnement ; lequel
procès d’aménagement conditionne en retour – donc modifie – les représentations sociales. Car
celles-ci ne planent pas seulement dans nos têtes : elles conduisent aussi nos mains, et réciproque-
ment. Ce que la culture transmet, et qui agit par là sur elle-même, fait partie d’un complexe écolo-
gique (un complexe nature/culture) dont l’altération du moindre élément retentit sur l’ensemble – y
compris la culture. En d’autres termes, la nature ne cesse jamais d’irriguer la culture (et réciproque-
ment) ; mais à doses toujours variables, et que nulle finalité (au sens aristotélicien de la nature) ne
condamne à évoluer toujours dans le sens d’une artificialisation croissante. Cela justement parce que
la culture, qui telle que nous la voyons communément n’est pas naturelle, n’a que les fins qu’elle
se donne.
Il s’ensuit que, selon le cas, la culture peut rapprocher (ou non) l’homme de la nature. Elle peut
faire (ou non) ce qu’on appelle une boucle paradoxale. Paradoxale, ladite boucle ne l’est bien entendu
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Corse - - 90.8.136.70 - 15/08/2014 11h26. © Gallimard

que si l’on se donne, à la façon irano-judéo-chrétienne (et passablement chinoise) un temps mono-

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Corse - - 90.8.136.70 - 15/08/2014 11h26. © Gallimard
historique ou linéaire. Grecs et Indiens ont vu les choses autrement. Les Japonais, quant à eux,
ont obstinément cherché comment boucler la boucle – comment retrouver la nature à l’extrême de
la culture.

Sortir de la bête.

Le début souvent cité de Oi no kobumi – un recueil de haikai que Matsuo Basho composa vers 1687-
1688 – enjoint à qui veut écrire de « suivre la nature, retourner à la nature » : zoka ni shitagai, zoka ni
kaere. L’œuvre et la vie de Basho lui-même illustrent cette quête du naturel ; et c’est en ce sens que l’on
cite et commente ce passage exemplaire.
Or le terme zoka (qui signifie plutôt la création ou le créateur que la nature) est d’origine chinoise
(zaohua). Si Basho l’emploie, c’est qu’il a été influencé par le néo-confucianisme des Song, et spécia-
lement par la lecture de Lin Xii, lequel assimilait le taiji (l’absolu) au zaohua. Toute l’introduction de
Oi no kobumi est d’ailleurs en kango, un japonais savant truffé d’expressions chinoises, où par exemple,
au lieu de dire « le corps », on dira « les cent os et les neuf trous » (hyakugai kyukyo). Affectation
naturelle au demeurant, vu l’époque. Il est toutefois révélateur que les haikai (eux ne sont pas en
kango !) dudit recueil soient encapitonnés dans cette prose absconse, véritable sas que ne pouvait
traverser qu’une élite. Certes, Basho est l’homme dont les haikai savaient oser dire les choses comme
elles sont, y compris les mendiants, les puces et la pisse de cheval ; l’homme du voyage, qui savait
dormir à la belle et s’éveiller à la rosée. Mais qui savait, précisément ; car le commun des hommes
s’attache à ses demeures, préfère dormir au sec, et discrimine le trivial du beau. Le détachement n’est
pas dans la nature humaine : c’est un dépassement, qui se cultive. Basho, qui lui-même n’a su ouvrir les
yeux qu’à l’âge mûr, ne prône-t-il pas un tel dépassement ? Juste avant le passage cité, le poète nous dit
que pour suivre la nature, pour retourner à la nature, il faut « sortir de la sauvagerie, se détacher de la
bestialité » : iteki wo ide, choju wo hanarete...
006.Berque.qxd 19/08/2004 10:42 Page 3

L’identité japonaise
Augustin Berque

Passage bizarre ! et même renversant... Pourtant les commentateurs modernes à travers qui je l’ai
abordé semblent l’estimer si limpide qu’ils n’y voient rien d’autre à gloser qu’une apologie du naturel1.
Étrange que l’on ne trouve pas étrange que cet homme du XVIIe siècle oppose ainsi la nature aux
sauvages et aux bêtes... On peut, il est vrai, concevoir que Basho n’ait parlé des sauvages et des bêtes
que par métaphore, et seulement pour stigmatiser les mauvais poètes, ceux qui ne parviennent pas à se
débarrasser de la chape des habitudes. Mais cela n’explique en rien pourquoi il définit la nature par
opposition au manque de culture (les sauvages, les bêtes). Imaginons donc plutôt qu’il appelait à sa
manière, en ces années de l’ère Jokyo, à boucler la boucle dont il est question ci-devant – à retrouver la
nature au bout de la culture...

Les doctes sont des rustres...

Les termes dans lesquels, au cours de leur histoire, les Japonais ont conçu la distinction nature/
culture, ont souvent de quoi surprendre un Européen d’aujourd’hui. Un exemple : l’école de pensée
Ken.engaku-ha, qui se situe dans la lignée d’Ogyu Sorai (1666-1728). Au XVIIIe siècle, on y a beaucoup
discuté de l’opposition entre bun et ya. Le premier de ces termes représente habituellement la civili-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Corse - - 90.8.136.70 - 15/08/2014 11h26. © Gallimard

sation (bun-mei), la culture (bunka), y compris la culture savante, celle des lettrés (bunjin). Le second,

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Corse - - 90.8.136.70 - 15/08/2014 11h26. © Gallimard
la rusticité (soya), la sauvagerie (yasei), la barbarie (yaban). Or, chez ces disciples de Sorai, le néo-
confucianisme – i.e. le système de pensée le plus élaboré de ce versant de la planète – peut se trouver
classé dans le registre ya...
Ledit registre ne peut donc, à l’évidence, être celui de la nature ; par conséquent celle-ci ne peut que
se trouver dans le registre bun, ou hors du tableau. Qu’en penser ? Voir d’abord qu’au Japon toute une
tradition mêle étroitement le sentiment de la nature à l’élégance des arts et des lettres, la nature à la
culture la plus raffinée. Plus qu’une tradition, à la vérité : un paradigme aussi actuel dans le Manyoshu
(recueil de poèmes composés du IVe au VIIIe siècle) que dans le discours de Kawabata Yasunari, réci-
piendaire du Nobel de littérature en 1968. À travers les vicissitudes de plus de quinze siècles d’histoire
et une immense variété d’expressions littéraires et plastiques, ce modèle apparaît comme une structure
de base du rapport de l’homme japonais au monde. Le rejet, par le courant de pensée d’Ogyu Sorai, du
néo-confucianisme hors du registre bun, n’en est qu’un avatar. Celui-ci se manifeste là en termes philo-
sophiques par une exclusive que l’on retrouve, vers la même époque mais dans une optique différente,
chez Motoori Norinaga (1730-1801), contempteur du karagokoro (l’esprit spéculatif des Chinois), ou
plus radicalement chez Ando Shoeki (XVIIIe siècle), qui répudie tous les systèmes de pensée. L’homme
ne doit pas se laisser berner par les constructions de l’esprit, qui ne sont que fausse culture – des élu-
cubrations (tsukurigoto) pour Norinaga, des mensonges (gidan) pour Shoeki.
Il faut donc aller au-delà des spéculations. Norinaga, quant à lui, voulut retrouver les chemins foulés
jadis par les dieux (kami no michi) au terme d’un rigoureux travail de philologie. On ne saurait mieux
illustrer notre propos : beaucoup de culture doit pouvoir ramener à la vraie nature (magokoro)... Cependant,
malgré des efforts obstinés, le savant Norinaga n’écrivit jamais un bon haikai. Shoeki, lui, chercha dans

1. Notamment Karaki, Junzo, Nihonjin no kokoro no rekishi (Histoire de la sensibilité japonaise), Tôkyô, Chikuma
Shobo, 1976, 2 vol., t. I, p. 261 sqq. Que cette grosse – et passionnante – étude sur le sentiment de la nature des Japonais
ne s’engage à aucun moment dans une véritable définition de la nature, cela donne à réfléchir...
006.Berque.qxd 19/08/2004 10:42 Page 4

L’identité japonaise
Augustin Berque

l’agriculture le « vrai ménage de la nature » (shizen shin.ei-do) ; mais il était médecin de profession, et
sans doute ne devint-il jamais paysan. En somme, contrairement à Basho, ni Norinaga ni Shoeki – ni
bien d’autres encore – ne surent retrouver la nature au bout de la culture.
Sautons maintenant d’un registre et d’une époque à l’autre : leur échec n’est pas sans évoquer la
distinction moderne que les Japonais font de l’iki et du yabo, ou bien du honne et du tatemae. L’iki est
(pour simplifier) un certain savoir-vivre, dont l’antithèse, yabo (où l’on retrouve ya), est la balourdise
de celui qui ne sait pas adopter le comportement qu’il faut là où il le faut. C’est être yabo, par exemple,
que de ne savoir pas faire taire les principes (tatemae) quand la situation appelle la voix du cœur (honne) ;
mais c’est aussi être yabo que de livrer naïvement son honne quand le lieu est à plaisanter ; yabo que de
s’attacher aux choses, alors que tout passe. Bien évidemment, un yabo ne peut pas tourner un bon haikai.

... mais le naturel est savant.

La distinction iki/yabo, qui s’est dessinée sous les Tokugawa (XVIIe-XIXe siècle), est en quelque sorte
l’homologue, dans la culture citadine et marchande, de l’ancienne distinction entre miyabi (l’élégance
raffinée de la Cour) et hinabi (la rudesse, la rusticité de la Province). D’un côté ceux qui savent, de l’autre
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Corse - - 90.8.136.70 - 15/08/2014 11h26. © Gallimard

les lourdauds. Distinction banale en soi – puisqu’elle fonde tous les snobismes –, mais originale dans ses

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Corse - - 90.8.136.70 - 15/08/2014 11h26. © Gallimard
critères et ses modalités ; car les référents, ici, ne relèvent pas directement de la société : soit qu’on les
prenne dans la nature (avec les thèmes des saisons, des fleurs, de la lune, etc.) ; soit, comme sous les
Tokugawa, qu’on se place dans un ordre hétéronome, coupé de l’ordre établi : l’ordre des quartiers réservés,
kuruwa (ainsi à Edo le célèbre Yoshiwara, monde à part et qui aura été la source féconde de toute une
esthétique, dont se nourrirent entre autres les ukiyoe).
Or si les kuruwa, par leur fossé et leur porte gardée, étaient coupés de la nature-paysage, ils étaient
en revanche le lieu où pouvait s’exprimer la nature humaine (ailleurs ligotée par l’ordre policier des
Tokugawa) ; et d’abord le sexe.
Dans les deux cas (les paysages ou le sexe), c’est donc bien la nature qui imprègne l’esthétique, et
à quoi répondent des valeurs affirmées. Éminemment sociales, les distinctions iki/yabo et miyabi/hinabi
répudient paradoxalement la société. Dans les deux cas néanmoins, la nature que l’on invoque n’est
nullement brute : de même que, pour chanter lunes automnales ou fleurs printanières dans le ton juste,
il fallait, à l’époque de Heian (IXe-XIIe siècle), une grande « politesse » (au sens étymologique d’urba-
nité, de raffinement social, dont miyabi est l’homologue exact), c’est-à-dire une négation de la nature
brute, de même, sous les Tokugawa, l’iki, loin de ne combiner grossièrement que l’argent et le sexe,
impliquait la négation, feinte ou possiblement réelle, de la nature-désir : la courtisane (oiran) était
maîtresse de vendre ou non son corps. Même de nos jours, un reflet de la « structure d’iki »2 continue
d’empreindre la vie nocturne : il ne suffit pas d’avoir de l’argent pour gagner les faveurs ultimes d’une
hosutesu. Les jeux monnayés du sexe contiennent donc – en vérité se fondent sur – l’éventualité de sa
répudiation. Exutoires de la nature humaine, ils sont loin de n’être que naturels. Du sexe comme des
paysages, c’est donc une expression fortement cultivée qui seule est reconnue, qui seule a cours. La
remarque vaut pour tous les genres (furyu, etc.) qui ont exalté le naturel ; Basho, par exemple, était pétri

2. Iki no kozo, titre d’un essai de Kuki Shuzo (1930), rééd. 1972, Tôkyô, Iwanami Shoten. Jacqueline Pigeot en a pré-
senté l’essentiel dans Critique, n° 308, janv. 1973, 40-52.
006.Berque.qxd 19/08/2004 10:42 Page 5

L’identité japonaise
Augustin Berque

de zen et de pensée chinoise. L’homme qui maîtrise cette expression cultivée est à juste titre appelé tsu,
celui qui « passe » à l’aise là où les autres calent3.
Exalter la nature intime ou environnementale en la transfigurant, c’est bien, certes, le métabolisme
de toute culture ; mais alors que la nôtre en a fait une véritable distanciation – évolution qui a conduit à
l’objectivation positiviste et au ravalement du naturel à la pure fonctionnalité, celle d’une putain par
exemple –, la sensibilité (kanjusei) japonaise a délibérément cherché à percevoir la nature sur le mode
de l’immédiateté, et conjointement a systématisé les connotations morales et esthétiques du naturel.
Ainsi la nature se trouve être à la fois proche – puisqu’elle imprègne plus immédiatement la culture – et
lointaine – car le plus de naturel implique un raffinement poussé, et, à la limite, plane hors de la portée
des rustres : l’accès à la nature est transformé en culture savante.
La nature est donc exposée à ce qu’une élite la subtilise. De fait, au cours de l’histoire, les thèmes
de la nature-paysage ont plus d’une fois dérivé en maniérisme, quoiqu’il se soit périodiquement trouvé
des âmes fortes pour les ressourcer au contact direct de la réalité (ainsi Dogen au XIIIe siècle, Basho au
XVIIe, Ryokan au XIXe, ou Nagatsuka Takashi, un authentique paysan, au XXe). Parallèlement, la nature
humaine (jinyoku : la nature-désir) risque, fort prosaïquement, de tomber sous l’empire exclusif de
l’argent ; car, réduites à un commun dénominateur, oiran d’hier et hosutesu d’aujourd’hui ne sont que
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Corse - - 90.8.136.70 - 15/08/2014 11h26. © Gallimard

des corps à vendre au plus offrant. Le social, inégalitaire et particularisant par essence, ne cesse

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Corse - - 90.8.136.70 - 15/08/2014 11h26. © Gallimard
d’investir ces deux dimensions : la nature-paysage et la nature-désir, qui néanmoins réfèrent l’homme
au non-social. Là est l’enjeu : perdent ceux qui demeurent prisonniers des conventions, gagnent ceux qui
vont jusqu’au bout (tsujiru, de même racine que tsu) et accèdent ainsi au naturel, donc à l’universel.
Élitisme, donc. Mais ne s’agit-il vraiment que d’élitisme ?

Aller aux limites, et les abolir.

L’universalité des lois de nature : voilà une notion qui, aujourd hui, évoque la démarche de
l’abstraction, de la généralisation, de l’expérimentation, et, par-dessus tout, de l’objectivation. Beaucoup
de choses bien étrangères au sentiment de la nature traditionnel des Japonais, spécialement tel qu’il se
traduit dans le zen. Il va de soi que les Japonais pratiquent aussi la première démarche, et nous savons
que le zen a de nombreux adeptes en Occident ; mais cela ne réduit en rien l’antinomie. Nous ne pou-
vons donc éviter de penser que la nature en question n’est pas la même dans les deux cas ; et notamment
que celle dont parlent un Dogen ou un Ryokan n’est pas universelle, mais culturellement typée. D’où la
notion de prisme culturel, que j’évoquais plus haut.
Pourtant, ici encore, il faut creuser plus loin. Quelles que soient les distorsions que va leur infliger
le prisme, les composantes premières de la perception relèvent largement de la nature – nature-paysage
et nature humaine intégrées dans le procès même de la perception4. Le tri ne précède ni la matière pre-
mière, ni le tamis, ni le trieur ; pas plus que l’inverse, d’ailleurs. Ce qui veut dire ici que l’universalité
de la nature n’est pas éliminée par la perception en soi, mais au contraire par ce qui la canalise : la

3. Tsu (le chinois tong : traverser, communiquer, accéder) vient de l’expression bouddhique tsuriki, la force mystérieuse
qui anime certains hommes avertis, et leur permet d’accomplir avec une totale aisance les actes les plus extraordinaires.
4. C’est ce que je retiens par exemple de James Gibson, The Ecological Approach to Visual Perception, Boston,
Houghton Mifflin C°,1979.
006.Berque.qxd 19/08/2004 10:42 Page 6

L’identité japonaise
Augustin Berque

culture5, les habitudes. Par conséquent, tout travail (culturel) pour rendre sa plénitude à la perception
conduit vers davantage de nature et d’universalité. L’opération est inverse, on le voit, de la démarche
scientifique ; mais sa logique est exactement homologue. Il s’agit de concret au lieu d’abstrait. Quant
au résultat, l’essentielle différence est qu’en abolissant les conventions au lieu de les définir, cette
démarche aboutit à l’incommunicable. Elle s’absorbe dans la nature au lieu de la médiatiser, de la socia-
liser comme le fait la science ; mais il s’agit bien de la même nature dans les deux cas.
Dans les deux cas aussi, tout un protocole est nécessaire. En effet, l’abolition finale de toute conven-
tion ne procède pas de la licence, mais au contraire d’une ascèse – shugyo dans le bouddhisme japonais.
Chaque courant de pensée définit cette ascèse à sa manière ; celle du zen est assez connue pour qu’on
ne s’y attarde pas. L’originalité japonaise consiste en ce que ces protocoles ont été perfectionnés, diver-
sifiés, multipliés à un degré plus poussé qu’ailleurs, notamment que dans la Chine voisine. Une homo-
logie est à faire entre l’élaboration progressive de ces protocoles au cours de l’histoire du Japon, et
l’élaboration progressive de l’esprit scientifique en Europe. Entreprise de subjectivation (en première
analyse) d’un côté, d’objectivation de l’autre, mais l’une et l’autre invoquant la rigueur ; et ni l’une ni
l’autre, bien entendu, ne parvenant à supprimer la tendance inverse dans sa propre culture.
Les arts martiaux nous offrent l’illustration la plus sensible de ces protocoles. Il revenait du reste à
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Corse - - 90.8.136.70 - 15/08/2014 11h26. © Gallimard

un karatéka, Tokitsu Kenji, d’en proposer un terme générique : les kata6. Un kata est une suite délimi-

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Corse - - 90.8.136.70 - 15/08/2014 11h26. © Gallimard
tée de formes d’une stabilité maximale : tel geste appelle immanquablement tel autre, quel que soit
l’exécutant. Pur signifiant, le kata implique l’éventualité que chacun de ses exécutants puisse s’y
investir à fond, et devenir ainsi lui-même l’origine du message bien que sa forme lui ait été transmise.
L’exécution parfaite d’une technique est donc possible, au prix d’exercices indéfiniment répétés, que
l’on accomplit pour eux-mêmes et non en fonction d’un but extérieur7 ; car le but est dans le kata lui-
même. Celui qui accède à la perfection du geste n’atteint pas seulement l’efficacité maximale ; sa propre
subjectivité se confond dans la forme sociale rigoureuse qu’est le kata. Totalement présent à lui-même,
il est donc aussi totalement présent à son entourage, totalement présent au monde. Il a franchi la limite
qui le coupait à la fois de lui-même et des choses. Il a totalement subjective le monde...

C’est d’abord le sujet qu’il faut abolir.

... ou plus justement l’inverse : aboli totalement sa propre subjectivité. La pensée japonaise a tendu
sans relâche à cette abolition du sujet ; effort que dénotent une foule de concepts (tels mushi, muga), de
préceptes, de recettes. L’abolition du moi est en particulier, comme on le sait, la condition de l’éveil
(satori) dans le zen. Mais il ne s’agit pas que d’expérience unique ou incommunicable ; c’est, de

5. Voir la mise au point systématique de H. Segall, D.T. Campbell et J. Herskovits, The Influence of Culture on Visual
Perception, Indianapolis, The Bobby Merril C°, 1966. Ce qui vaut pour la vue, sens le plus actif, vaut je crois a fortiori pour
les autres (voir plus bas l’allusion à Tsunoda Tadanobu).
6. Tokitsu Kenji, Étude sur le rôle et les transformations de la culture traditionnelle dans la société japonaise contem-
poraine, thèse de doctorat de 3e cycle inédite, Université Paris V, 1982. Le même auteur a ébauché sa théorie dans La Voie
du karaté. Pour une théorie des arts martiaux japonais, Paris, Éd. du Seuil, 1979.
7. C’est la différence entre la conception japonaise traditionnelle du karaté, et celle qui a prévalu dans les compétitions
internationales, où il est permis, dans une certaine mesure, de porter les coups. Conception dénaturée ; car – à moins qu’il
ne s’agisse d’un combat réel – les kata doivent être appréciés pour eux-mêmes (donc subjectivement) et non (objectivement)
pour leur effet, qui ne peut être que la mort.
006.Berque.qxd 19/08/2004 10:42 Page 7

L’identité japonaise
Augustin Berque

manière générale, la présence quotidienne de l’individu au monde qui en est transformée. Il ne s’agit
donc pas non plus que d’ascèse et d’histoire des idées, c’est-à-dire de culture savante. Certes, ce sont de
grands esprits qui ont le mieux exprimé cette tendance ; Basho par exemple, quand il parle d’« entrer
dans les choses » (mono ni hairu), Dogen quand il préconise le rejet du moi, Norinaga quand il explicite
le mono no aware (la « poignance des choses »), Ikkyu (1394-1481) quand il dit que « tout le
bouddhisme est dans l’eau du thé » (buppo wa chanoyu no naka ni ari), etc. Mais, en réalité, cette
volonté de supprimer la frontière sujet/objet se trouve déjà ébauchée dans les structures de base de la
culture japonaise – celle que vivent nécessairement tous les Japonais, ceux de la campagne comme ceux
de la Cour, ceux d’hier comme ceux d’aujourd’hui.
Cette inclination se manifeste par exemple dans la langue, laquelle amoindrit multiplement le sujet :
elle le relativise, l’élide, le dédouble, le transforme en circonstant... bref, ne lui laisse rien de la
prééminence – disons même la transcendance – qui est la sienne dans les langues indo-européennes. En
japonais, le sujet (grammatical et existentiel : la personne du locuteur) est soumis à la contingence locale
et temporelle de chaque expérience.
On pourrait donc parler d’un perpétuel décentrement de la perspective (pour s’inspirer d’un trait de
la peinture traditionnelle) : à tout nouveau contexte un nouveau foyer, lequel n’est pas forcément le
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Corse - - 90.8.136.70 - 15/08/2014 11h26. © Gallimard

sujet. Un bel exemple en est fourni par la temporalité du japonais. Dans cette langue, la triade familière

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Corse - - 90.8.136.70 - 15/08/2014 11h26. © Gallimard
passé-présent-futur n’existe pas, en tout cas pas dans les termes augustiniens qui reflètent une structure
commune aux langues indo-européennes. On emploiera ainsi des formes verbales correspondant à notre
« passé » pour exprimer des faits situés dans le futur du locuteur (comme si nous disions « je m’en occu-
perai quand je suis allé à Paris » – soit en japonais Pari he itta toki sore wo shirabemasu). Pas non plus
de « futur », mais la même forme que celle qui exprime le doute, ou la volonté, ou encore la politesse.
Le référent central – le sujet – par rapport auquel, dans notre langue, s’ordonnent le passé, le présent et
l’avenir, fait ici défaut ; ce à quoi l’on se réfère, c’est au contexte. Le prédicat n’a pas forcément besoin
de sujet.
Cette même contextualisation du référent vaut dans bien d’autres domaines. En architecture par
exemple, où les repères de type géométrique le cèdent souvent à des repères de type topologique ; ou
dans la morale, qui est situationnelle. Il n’est évidemment pas possible d’en faire ici l’inventaire. Ce
qu’on en peut du moins dégager, c’est qu’aucune prédétermination ne focalise le sujet au point central
qu’il occupe, au contraire, dans la culture occidentale. La focalisation peut se faire ailleurs, c’est-à-dire,
pour autant qu’il existe un sujet, sur tel ou tel objet.
Voilà qui est certes une aporie dans le cadre conceptuel que nous, Occidentaux, avons élaboré à
partir des langues indo-européennes, de la philosophie grecque, du christianisme et de la révolution
scientifique (entre autres). En effet, il ne s’agit là ni d’objectivisme ni de subjectivisme, mais de quelque
chose que nous pourrions appeler « transjectivisme ».
Transjectivisme : cela n’est pas beau dans notre langue, et du reste ne correspond à rien de clair dans
notre esprit. Il sera donc plus facile, et plus joli, d’imaginer que le sujet en question s’intègre au monde,
et qu’il le fait par la subjectivation dont je parlais tout à l’heure – mais une subjectivation centrifuge, non
point celle, centripète, qui fonde le narcissisme. Dans de telles conditions, la nature de l’homme peut
s’accorder à la nature des choses, aux choses de la nature, et le poète peut déléguer aux choses le soin
d’exprimer son cœur (mono ni yosete omoi wo nobu) : ces feuilles d’automne sont la mélancolie, ma
propre mélancolie ; cette fleur est le goût de la vie, ma propre joie de vivre...
006.Berque.qxd 19/08/2004 10:42 Page 8

L’identité japonaise
Augustin Berque

Le culturel de la nature, le naturel de la culture.

Je ne crois pas, faut-il maintenant le préciser, que la sensibilité des Japonais aux choses de la nature
puisse en dernière instance être expliquée – comme elle l’est régulièrement par les Japonais eux-mêmes,
avec un touchant déterminisme géographique – par la variété, la variabilité et la beauté de la nature de
leur archipel. Je ne crois pas néanmoins – et il m’a fallu pour cela réviser mes clichés antidéterministes – que
leur vision de la nature ne soit qu’une représentation analysable en termes d’histoire des idées et des
rapports sociaux – une idéologie, au sens large. Elle est éminemment cela, bien sûr ; mais elle est aussi
la manifestation d’un rapport de l’homme à lui-même et à son milieu qui, au travers des structures les
plus fondamentales de sa culture, implique jusqu’à sa physiologie. Les travaux de Tsunoda Tadanobu, par
exemple, ont montré que le traitement neurophysiologique des sons n’est pas exactement le même
suivant la culture du sujet : le cerveau d’un nippophone traitera à gauche certains sons naturels, que celui
d’un francophone traitera à droite. Cela implique une perception de la nature physiquement différente.
Il n’y a pas là de quoi, j’en suis convaincu, crier au racisme ou à la sociobiologie. Le cerveau d’un musicien
français traite-t-il pas à gauche certains sons musicaux, que celui d’un profane tout aussi français traite
à droite – tout simplement parce que le profane ne peut identifier lesdits sons ? Ces différences sont
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Corse - - 90.8.136.70 - 15/08/2014 11h26. © Gallimard

affaire de culture – de culture ambiante, de culture savante –, et non pas de nature innée. Mais attention :

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Corse - - 90.8.136.70 - 15/08/2014 11h26. © Gallimard
« culture », non pas dans le sens reposant qui n’en fait qu’un jeu de signes et de rapports sociaux ;
culture aussi du corps, et en cela de la nature. Et « nature », non pas dans le sens obtus qui n’y voit que
déterminations ; mais nature pliant à l’histoire.Tout est affaire d’échelles de temps...

Augustin Berque.

Vous aimerez peut-être aussi