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Bertrand Tillier
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Bertrand Tillier
Dans son deuxième livre publié en 1534, Rabelais fait advenir le personnage de
Gargantua, fils de Grandgousier, grand buveur et gros mangeur, et de Gargamelle,
« bien gironde et bonne trogne » qui avaient fait « tous les deux souvent ensemble la
bête à deux dos, se frottant joyeusement leur lard, tant et si bien qu’elle fut grosse
d’un beau-fils qu’elle porta jusqu’au onzième mois1 . » Tout en Gargantua indique
la démesure : sa naissance provoquée par un dîner de seize cuves, deux barriques et
six pots de tripes de bœufs gras copieusement arrosées ; son allaitement par 17 913
vaches, « car il n’était pas possible, dans tout le pays, de trouver une nourrice qui
suffise2 » ; sa cascade de dix-huit mentons ; ses vêtements aux dimensions extrêmes,
requérant des quantités folles de matières premières : 900 aunes de toile pour sa
chemise, 1 100 peaux de vache pour les semelles de ses chaussures, 1 500 peaux de
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lapin pour son pourpoint, des défenses d’ivoire pour son peigne long de 200 mètres,
« la couille d’un éléphant3 » pour sa bourse... Ses beuveries et ses repas sont frappés de
la même absence de proportions. Ses voyages se font à grandes enjambées par-dessus
vallées, fleuves et forêts. Gargantua vole les cloches de Notre-Dame de Paris pour les
accrocher, telles des sonnailles, au cou de son « énorme jument », dont la queue est
« peu ou prou à peine moins grosse que la tour Saint-Mars près de Langeais, [...] avec
des crins gros comme des branches [...]4 ». Les six pèlerins qu’il avale en engloutissant
des laitues voyagent dans sa bouche comme dans une grotte et se cachent entre ses
dents pour ne pas tomber dans le gouffre de son estomac. Gargantua appartient
donc à la longue généalogie que Rabelais a dressée « des géants [qui] naquirent en ce
monde5 » – tirés de son imagination, mais aussi empruntés à la Bible, à la mythologie
et aux romans du Moyen Âge, comme l’a rappelé Mikhaïl Bakhtine6 –, et dont l’état
fastidieux est donné à lire dans le premier chapitre de Pantagruel publié en 15327 .
Mais s’il lui arrive de commettre des dégâts – pour les baptiser du haut des tours
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de Notre-Dame, il urine si hardiment sur les Parisiens qu’il en noie 260 418, « sans
compter les femmes et les petits enfants8 » –, Gargantua est un géant débonnaire et
jovial, dont le XIXe siècle fera le parangon de la paillardise, de la gauloiserie, de la satire
et du rire français opposés à l’esprit de sérieux9 , en écho au projet de Rabelais qui,
dans son adresse « Aux lecteurs », rappelait que « le rire est le propre de l’homme10 »
et invitait à être lu « avec un esprit joyeux [...] pour le plus grand plaisir du corps et
au profit des reins11 . »
Dans cette étude, on voudrait montrer comment, tout au long d’un grand XIXe
siècle s’ouvrant avec la Révolution française et finissant à la Belle Époque, la figure
de géant de papier que fut Gargantua a nourri des « imaginaires sociaux » au sens où
Bronislaw Baczko les a définis12 , avant de s’instaurer en matrice visuelle autonomisée
de son référent textuel, pour établir son propre régime iconique, dans une distance
plus ou moins grande avec l’œuvre littéraire de Rabelais. De la littérature et ses
traductions picturales ou illustrées jusqu’aux innombrables images dont les usages
furent parfois très populaires – des caricatures, des enseignes, décors et menus de
brasserie, des affiches commerciales, des géants de carnavals ou des cartes postales –,
dessinant des phénomènes de circulation et de migration visuelles, à la limite de
la déterritorialisation13 , le personnage de Gargantua ne cesse de reconfigurer les
régimes scopiques14 du XIXe siècle, pris dans de multiples jeux d’échelles et d’espaces,
produisant et médiatisant des rapports sociaux15 .
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PLACE À L’IMAGE
Dans l’une de ses chroniques du Temps, Anatole France regrettait en 1886 :
« On connaît Rabelais : il a un grand nombre d’admirateurs et même quelques
lecteurs16 . » C’est le même constat que dressait le journaliste Hardy-Polday, quelques
semaines plus tôt, pour justifier la création, à Nice, de sa « revue artistique et littéraire »
intitulée Le Rabelais : « Sur cent personnes prises au hasard et qui ont du « rabelaisien »
plein la bouche, je gagerais volontiers qu’il n’en est pas trois qui aient lu en entier
« Patagurel17 » [sic]. » Comme l’a analysé Marie-Ange Fougère, les lecteurs de Rabelais
sont devenus rares et marginaux au XIXe siècle, sans doute parce que la langue
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donne dans cette veine des dessins à l’éditeur J. Bry aîné pour une édition illustrée
à bon marché parue en 1854, qui sera rééditée en 1857 et 1866. Alexandre Dumas
consacre une livraison complète de son journal Le Mousquetaire à cette publication
qu’il salue, malgré la piètre qualité de reproduction des images : « On a exhibé à
tous les Salons des mètres carrés de peinture historique et héroïque qui ne valent pas
une de ces gravures sur bois intercalées dans cette édition populaire22 . » En 1873,
sous cartonnage et sous le titre Œuvres de Rabelais, la Librairie Garnier en proposera
une luxueuse édition augmentée d’images gravées avec soin, truffée de 60 planches
hors texte et 658 compositions in texte, en têtes de chapitre et culs-de-lampe. Ces
illustrations avaient valu au jeune Doré, dès 1854, une célébrité que sa première
biographe, Blanche Roosevelt évoquera d’une formule : « au lendemain du Rabelais,
il s’était réveillé illustre23 . » En 1885-1886, c’est Albert Robida qui, sans doute pour
se placer stratégiquement en successeur de Doré mort en 1883, s’empare à son tour
18. Mikhaïl Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire..., ouvr. cité.
19. Marie-Ange Fougère, Le Rire de Rabelais au XIX e siècle..., ouvr. cité, p. 8.
20. George Sand, Correspondance, t. VIII, édition établie par Georges Lubin, Paris, Garnier, 1971,
p. 187 (lettre du 14 décembre 1847).
21. Gilles Gudin de Vallerin, « Gouaches et dessins de Maurice Sand pour une édition de Rabelais
par George Sand (1842-1850 », dans Roland Andréani et al., Des moulins à papier aux bibliothèques,
Montpellier, Université Paul Valéry, Montpellier III, 2003, vol. 2, p. 445-461. Le fonds est consultable en
ligne, depuis le portail Mémonum de la bibliothèque numérique patrimoniale de Montpellier.
22. Le Mousquetaire, 8 juillet 1854.
23. Blanche Roosevelt, La vie et les œuvres de Gustave Doré d’après les souvenirs de sa famille,
de ses amis et de l’auteur, traduit de l’anglais par M. Du Seigneux, préface d’Arsène Houssaye, Paris,
Librairie illustrée, 1885, p. 241.
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qu’on n’en lit les péripéties –, par une succession d’opérations d’interprétation, de
sélection et de réduction qui ont arrimé Gargantua et Pantagruel à une très sérieuse
esthétique du grotesque. Celle-ci, qu’on peut considérer comme une sorte d’extension
des propositions romantiques de Victor Hugo dans la préface à son Cromwell (1827),
est aussi due à une nouvelle approche exégétique de l’œuvre de Rabelais, promue par
des sociétés savantes qui en entérinent le sérieux : le Rabelais-Club anglais (1880-
1889), la chinonaise Société des amis et admirateurs de Rabelais (fondée en 1886)
et surtout la Société des études rabelaisiennes, animée de 1903 à 1913 par Abel
Lefranc, jeune professeur au Collège de France. Cette sociabilité, que Charles Morice
situera ironiquement comme une « province-Rabelais [...] dans la géographie littéraire
[...], est peuplée d’un nombre prodigieux de bibliographes et de professeurs qui ont
eu bien de la peine à s’y faire une position [qu’ils] défendent âprement26 . » On y
croise des hommes politiques lettrés (Gabriel Hanotaux, Jean Jaurès ou Léon Blum),
des écrivains (Jean Richepin ou Anatole France) et des érudits tels l’historien de la
littérature du XVIe siècle Jacques Boulenger ou l’historien de l’art Henri Clouzot.
La société publie une érudite Revue des études rabelaisiennes et organise de régulières
24. Sandrine Doré, « Albert Robida (1848-1926), un dessinateur fin de siècle dans la société des
images », 3 volumes, thèse de doctorat en histoire de l’art, Université Paris-Nanterre, 2014, vol. 1, p. 167-
185 (Ségolène Le Men dir.). Voir aussi Le Téléphonoscope, Bulletin des amis d’Albert Robida, n° 4,
décembre 1999, dont les contributions concernent l’illustration de Rabelais par Robida.
25. Hugues Le Roux, « Préface », Rabelais par Jules Garnier, Paris, Imprimerie photographique
A. Block, 1897, p. 13-14.
26. Charles Morice, Les Textes de Rabelais et la critique contemporaine, Paris, Mercure de France,
1905, p. 4-5.
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GARGANTUA POLITIQUE
Dès la Révolution française, sous l’Empire et jusque sous la monarchie de Juillet, la
figure du « célèbre Gargantua » est fréquemment convoquée par les graveurs satiriques
dans un registre politique. Pour railler la fuite manquée de Varennes, qui s’achève
dans une auberge, Louis XVI est ainsi montré en « Gargantua du siècle », « fameux
glouton » et « oracle de la dive bouteille », juché sur sa maigre jument et escorté de sa
cour de « cardingots, evégots, abbégots et capucingots, oiseaux très sales très puants
et très voraces » [fig. 1]. Une eau-forte ultérieure mais non datée, visant l’impératrice
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(déchue ?) Joséphine et son luxueux train de vie, travestit celle-ci en rubiconde
« Mme Gargantua à son grand couvert », attablée sous une treille où une foule de
minuscules serviteurs s’affairent à lui servir, à grand renfort de hottes et d’échelles,
des mets en quantités considérables qu’elle s’emploie à ingurgiter27 . Ces caricatures
de la gloutonnerie moderne dénoncent les appétits politiques et matériels des tyrans,
en empruntant aux scènes de banquet légendaires de l’imaginaire rabelaisien. Elles
permettent aussi de mettre en scène, par le jeu des disproportions physiques, la
misère du peuple asservi par opposition avec la goinfrerie égoïste des souverains aussi
indifférents qu’ils profitent et engraissent.
En décembre 1831, la grande lithographie où Daumier28 assimile Louis-Philippe
à « un rôle d’ogre, d’assassin, de Gargantua inassouvi29 » explore une nouvelle
dimension de cet imaginaire de la gloutonnerie pour en montrer l’actualité politique,
en le poussant jusqu’à la scatologie que les caricaturistes du début du siècle avaient
maintenue dans l’implicite. Mais le géant imaginé par Rabelais sert ici à dénoncer les
mécanismes physiologiques d’un régime – la monarchie de Juillet – sous les traits de
son chef doté d’un corps individuel et politique déformé, que des valets nourrissent à
pleines hottes d’écus prélevés sous la forme d’impôts. Sous son trône transformé en
chaise percée, le monarque placide libère des brevets et des décorations que récupèrent
27. Anonyme, Mme. Gargantua à son grand couvert, gravure à l’eau-forte et au burin coloriée, Paris,
Paul-André Basset éditeur, vers 1804-1814, Paris, BNF, Département de l’Arsenal, Est-204 (96).
28. La bibliographie sur cette charge de Daumier est considérable. On renvoie à la notice du catalogue
de la rétrospective Daumier, 1808-1879, Paris, Grand-Palais, RMN, 1999, p. 76-77.
29. Charles Baudelaire, « Quelques caricaturistes français », [1857], repris dans Curiosités esthétiques,
édition établie par Henri Lemaitre, Paris, Garnier, 1986, p. 265-289 (p. 274 pour la citation).
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des notables oisifs avantagés par le régime qui prétendait se tenir à égale distance des
abus de l’Ancien Régime et des excès de la Révolution. Cette image sacrilège, qui
valut à son auteur d’être condamné à une peine de prison, rabaisse brutalement le roi
en le soumettant, à travers le personnage de Gargantua, à un « réalisme grotesque30 »
et outrageant fondé sur les fonctions les plus élémentaires et les plus triviales du
corps humain, accentuées par l’ingestion de quantités phénoménales de nourriture
transitant par la bouche, les entrailles et l’anus du géant, pour provoquer le rire.
L’essence de ce comique tient à ce que la déchéance de Louis-Philippe, prononcée
par sa transformation en Gargantua, le place au rang des « vivantes monstruosités31 »
par lesquelles Baudelaire a qualifié l’œuvre satirique de Daumier.
30. Mikhaïl Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire..., ouvr. cité, p. 30.
31. Charles Baudelaire, « Quelques caricaturistes français », ouvr. cité, p. 278.
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soupes Liebig ou chocolat Poulain –, Gargantua est un géant jovial et bienveillant,
assis devant des tables somptueusement garnies d’assiettes copieuses, de marmites
débordantes et de pichets remplis à ras-bord. Dans cette petite imagerie destinée
à attirer le client, Gargantua dévore à belles dents et boit en grandes quantités ; il
chevauche d’imposants foudres de vin et lève de grosses chopes de bière.
Cette iconographie gargantuesque de l’abondance promise et accessible, qui
caractérise une société de la consommation et des loisirs, se retrouve dans les décors
des salles des brasseries et des restaurants, à Paris comme en province. Le restaurant
L’abbaye de Thélème – par référence à l’institution religieuse utopique fondée par
Gargantua pour remercier le frère Jean de son aide dans les guerres contre Picrochole38 –
32. Agence Mondial Photo-Presse, Les Œuvres de Rabelais illustrées par Gustave Doré : le repas
de Gargantua, photographie, 1933, Paris, BNF, Département des estampes et de la photographie, EI-13
(2995) –https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b90510000 (consulté le 16/12/2019).
33. Pellerin éditeur, Le célèbre Gargantua, gravure sur bois coloriée au pochoir, vers
1850, Valenciennes, Bibliothèque municipale (inv., 2009-0-118) – https://patrimoine-numerique.ville-
valenciennes.fr/ark:/29755/B_596066101_G_F19ANO0036 (consulté le 16/12/2019). Voir Nicole Garnier,
L’Imagerie populaire française, Paris, RMN, 1996, t. II, p. 240 (n° 956).
34. Antoine de Baecque, La France gastronome, Comment le restaurant est entré dans notre histoire,
Paris, Payot, 2019.
35. François Rabelais, Gargantua, ouvr. cité, p. 45.
36. Caroline Poulain (dir.), Potage, tortue, buisson d’écrevisses et bombe glacée : histoire(s) de
menus, Paris, A. Viénot éditeur, 2011. Voir les menus illustrés « Gargantua » conservés à la Bibliothèque
patrimoniale de Dijon. URL : http://patrimoine.bm-dijon.fr/pleade/ead.html?c=FR212316101-menus_026_
MIII1906 (consulté le 16/12/2019).
37. François Rabelais, Gargantua, ouvr. cité, p. 175-177.
38. Voir les chapitres LII à LVII de Gargantua, ouvr. cité, p. 373-403.
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Figure 2. Les œuvres de Rabelais illustrées par Gustave Doré : le repas de Gargantua, photographie,
1933, Paris, BNF, Département des estampes et de la photographie, EI-13 (2995).
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Figure 3. Anonyme, Gargantua, modèle des gastronomes modernes, gravure à l’eau-forte et au burin
coloriée, Paris, chez Jean marchand d’estampes, vers 1820, Paris, BNF, Département de l’Arsenal,
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Est-204 (95).
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Figure 4. Louis Guingot, Histoire de Gargantua, décor pour la brasserie Thiers, Nancy, vers 1900,
carte postale publicitaire, coll. de l’auteur.
GÉANTS DE CARNAVAL
Par les usages démocratiques qui sont ceux des décors des brasseries et de la
promotion publicitaire de l’alimentation, voire de la gourmandise, au-delà d’une
simple esthétique du bon vivant, la figure de Gargantua a annexé un univers mythique
de la démesure et de l’énormité, fait d’excès, de loufoqueries et de prouesses balourdes
qui appartiennent à la geste grotesque des géants45 , en laquelle les hommes voient
une sorte d’idéal à rebours, un « monde à l’envers46 » qu’il faut néanmoins tenter
d’atteindre. Cette démocratisation de l’image de Gargantua trouve son expression
particulière dans les chars des cortèges de carnaval, Mardi gras ou mi-carême ou dans
les cavalcades d’été, dont la carte postale a reproduit les figures de géants. Bakhtine a
émis l’hypothèse que l’hyperbolisme des images corporelles à l’œuvre chez Rabelais
43. Marie-Ange Fougère, Le Rire de Rabelais au XIX e siècle..., ouvr. cité, p. 27 et suiv.
44. Laurent Bihl, La grande mascarade parisienne, Production, diffusion et réception des images
satiriques dans la presse périodique illustrée, entre 1881 et 1914, Université Paris-1 Panthéon-Sorbonne,
sous la direction de Christophe Charle, 2010.
45. François Rigolot, Les Langages de Rabelais, [1972], Genève, Droz, coll. « Titre courant », 1996.
46. Frédérick Tristan, Le Monde à l’envers, avec un essai d’iconologie par Maurice Lever, Paris,
Hachette-Massin, 1980.
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ait pour partie ses racines dans le répertoire grotesque de la culture populaire du
carnaval et de la foire47 .
À la Belle Époque et jusque dans les années 1920, sur les chars, la figure de « Sa
Majesté Gargantua » est associée à la profusion de nourriture et aux repas abondants,
dans les périodes de carême, de jeûnes ou de récoltes. C’est pourquoi les chars
de Gargantua servent souvent de support publicitaire pour des pâtissiers ou des
chocolatiers (à Tours, 1908) [fig. 5], des charcutiers (à Cognac, 1911) ou encore la
corporation des cuisiniers (à Paris, 1906 ; Voiron, 1908 ; Troyes, 1911 ; Aubagne,
1914). Avec ses traits expressifs, mi-ricanants mi-inquiétants, ses formes grossières et
ses couleurs vives, flanqué d’accessoires disproportionnés et accompagné de figurants
déguisés en « serviteurs », Gargantua est une image tridimensionnelle monumentale
et mobile, dont l’ambulation est organisée et ritualisée dans les villes où ce gigantesque
mannequin grotesque appartient à la culture folklorique des festivités joyeuses. Ainsi
que le relaient les cartes postales et les illustrations reproduites par la presse, on pose
fièrement et non sans componction devant cette trogne, comme s’il s’agissait de
l’approcher pour la domestiquer, comme s’il fallait tenter de s’en approprier une part
des vertus prophylactiques et de la débordante vitalité.
Ces rituels populaires de gigantisme carnavalesque où l’on exhibe des Gargantua
de carton-pâte et de tissu, confrontent les hommes à un monde ambivalent, où
les figures empruntées à la fiction rabelaisienne atermoient entre la représentation
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festive et grotesque et la présence d’une altérité vaguement crainte48 . Il s’agit, pour
reprendre ici les propos de François Rigolot, de créer « un fond de distance » avec
les activités sociales et les normes humaines49 , dans le cadre temporaire et codifié
des fêtes de carnaval, mais dont la mise en images assure une forme de pérennité
inscrivant durablement Gargantua dans les imaginaires sociaux.
47. Mikhaïl Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire..., ouvr. cité, p. 326-327
et p. 340-341.
48. Walter Stephens, Les Géants de Rabelais, [1989], Paris, Champion, 2006.
49. François Rigolot, Les Langages de Rabelais, ouvr. cité, p. 39.
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Figure 5. [Grand Bazar de Tours, éd.], Le char du Réveil de Gargantua aux grandes fêtes d’été de
Tours, 1908, carte postale, coll. de l’auteur.
des sites où l’on prétend que le célèbre géant, détourné des romans de Rabelais,
serait responsable de l’aspect d’une montagne, de la présence d’une grotte50 .
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Avec Gargantua et son monde de géants, Rabelais a créé une épopée grotesque
doublée d’un univers mythique qui a pour cadres des territoires formant une
« géographie régionale de la France, où se déploie le récit toponymique51 ». En
effet, les aventures de Gargantua se déroulent dans des « pays », c’est-à-dire des
terroirs connus de Rabelais et pour la plupart situés dans le Centre de la France :
Poitou, Touraine, Berry et Beauce, dont les toponymes de lieux réels parfois très
reculés émaillent les textes. À partir du début du XXe siècle, quand les photographes
et les éditeurs de cartes postales se lancent dans l’inventaire visuel du monde qui sera
à l’origine du succès de cette industrie culturelle de l’image, les héros rabelaisiens
n’échappent pas à leur sens du pittoresque. À cette occasion, ils font de Rabelais une
sorte d’« inventeur du paysage moderne52 », en convoquant le souvenir de Gargantua
dont la trace est enregistrée, peut-être par référence à ses origines, puisque sa généalogie
a été exhumée par hasard par des piocheurs curant les fossés d’un champ, d’un livret
contenu dans un flacon lui-même déposé dans une sorte de « grand tombeau de
bronze, d’une longueur incommensurable53 ».
50. Pierric Bailly, L’Homme des bois, Paris, POL, 2017, p. 55-56.
51. François Cornilliat, « L’Autre géant : les “Chroniques gargantuines” et leur intertexte », Littérature,
vol. 55, 1984, p. 85-97 (p. 93 pour la citation).
52. Guy Demerson, « « Je trouve beau ce » (Gargantua, ch. 16), Rabelais paysagiste, ou Gargantua
dans ses campagnes ? », Bulletin de l’Association d’étude sur l’humanisme, la réforme et la renaissance,
n° 60, 2005, p. 31-49 (p. 32 pour la citation).
53. François Rabelais, Gargantua, ouvr. cité, p. 53
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Figure 6. Le doigt de Gargantua et le Fort Lalatte, vers 1900, carte postale, coll. de l’auteur.
En écho à Rabelais qui prête à Gargantua non seulement des rapports extraor-
dinaires avec l’espace – « d’un saut, il franchissait un fossé, volait par-dessus une
haie, [...] sondait le fond de l’eau, explorait les creux des rochers, plongeait dans les
abîmes et les gouffres, [...] gravissait la montagne et la dévalait aussi franchement,
grimpait aux arbres comme un chat [...]54 » –, mais aussi des pouvoirs physiques
hors de proportions sur les paysages qu’il façonne, les fabricants de cartes postales
et leurs consommateurs, en s’appuyant sur les légendes folkloriques et les récits
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locaux collectés par des érudits dès la fin du XIXe siècle55 , réactivent, diffusent et
promeuvent une culture populaire de l’image double56 , par laquelle les formes insolites
des reliefs naturels physiques sont l’objet d’une lecture paréidolique. Par « un point
d’appui concret dans le relief régional57 », des falaises, mégalithes, pierres ou rochers
monumentaux, sont déchiffrés comme des organes de Gargantua, des ustensiles
culinaires ou des objets courants de sa vie quotidienne. Le « portrait de Gargantua »
(à Avallon), le « doigt de Gargantua » (au Cap Fréhel [fig. 6] ou à Avallon), le « pied
de Gargantua » (à Busset), les « dents de Gargantua » (à Gétigné ou à Erquy), le
« palet de Gargantua » (à Saint-Aubin-d’Aubigné, à Saint-Rémy-sur-Creuse ou à
Charnizay), les « dépattures de Gargantua » (en Brenne), l’« écuelle de Gargantua » (à
Gahard) [fig. 7], la « chaise de Gargantua » (à Duclair ou au Huelgoat), le « fauteuil de
Gargantua » (dans la vallée du Doubs), la « cuiller de Gargantua » (sur l’Île d’Oléron),
la « hott(é)e de Gargantua » (à Molinchart) [fig. 8], le « soulier de Gargantua » (à
Pont-Aven), la « botte de Gargantua » (à Penestin), le « gravier de Gargantua » (à
Port-Mort ou à Gaillon)... Inutile d’allonger la liste : ce corpus d’images procède
du corps « démembré, éparpillé » de Gargantua, comme l’a souligné Bakhtine58 , qui
permet de rendre déchiffrables et compréhensibles des lieux pittoresques devenus des
destinations de promenade et de tourisme, à la promotion desquels s’emploie la carte
postale comme objet viatique.
Ces anatomies de pierre gigantesques – la toponymie se contente souvent d’une
appellation générique usuelle : « roche(r) de Gargantua » ou « pierre de Gargantua » –
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font relief ou saillie dans les paysages où leur présence insolite a des allures de
dérèglement ou de caprice géologique. Tout en naturalisant les références littéraires,
leur mise en image culturalise ou artialise la nature, par le cadrage en plan large
ou resserré, par l’éventuelle présence indicielle de promeneurs ou d’habitants à
leur proximité, et par les éléments textuels qui les accompagnent – depuis le titre
paraphrasant l’image qui permet à l’acquéreur ou au destinataire de la carte postale
de s’adonner au jeu de la paréidolie, jusqu’au commentaire explicatif invitant à
documenter le site et sa représentation, loin de toutes préoccupations géologiques :
« Près de ce Menhir, on remarque deux empreintes faites par Gargantua qui,
suivant la légende, frappa du pied le sol armoricain avant de s’enfuir d’un seul
bond aux îles anglo-normandes » (Côte d’Émeraude, Environs du Cap Fréhel,
Menhir ou pierre de Gargantua).
« Suivant la légende, un jour que le géant passait par là, il sentit comme un gravier
qui l’incommodait dans sa marche : c’était le rocher en question qui s’était glissé
dans son soulier sans qu’il s’en aperçut et qu’il jeta dans cet endroit » (Erquy, La
Roche du Marais ou Gravelle de Gargantua).
55. Voir par exemple Paul Sébillot, Gargantua dans les traditions populaires, Paris, Maisonneuve et
Larose, 1883 ; Jean Baffier, Nos Géants d’autrefois, Récits berrichons, préface de Jacques Boulenger, Paris,
Librairie Édouard Champion, 1920.
56. Voir le catalogue de l’exposition Une image peut en cacher une autre, Paris, Grand Palais, RMN,
2009.
57. Mikhaïl Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire..., ouvr. cité, p. 339.
58. Ibid., p. 340.
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Figure 7. Gahard, Parc du Prieuré. L’écuelle de Gargantua, vers 1950, carte postale, coll. de l’auteur.
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Figure 8. [Barnaud éditeur], Molinchart, Monument celtique, dit Hottée de Gargantua, vers 1900,
carte postale, coll. de l’auteur.
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