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GARGANTUA, GÉANT DE PAPIER ?

MIGRATIONS VISUELLES ET JEUX


D’ÉCHELLES

Bertrand Tillier

Armand Colin | « Romantisme »

2020/1 n° 187 | pages 28 à 43


ISSN 0048-8593
ISBN 9782200932886
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Bertrand Tillier

Gargantua, géant de papier ?


Migrations visuelles et jeux d’échelles

Dans son deuxième livre publié en 1534, Rabelais fait advenir le personnage de
Gargantua, fils de Grandgousier, grand buveur et gros mangeur, et de Gargamelle,
« bien gironde et bonne trogne » qui avaient fait « tous les deux souvent ensemble la
bête à deux dos, se frottant joyeusement leur lard, tant et si bien qu’elle fut grosse
d’un beau-fils qu’elle porta jusqu’au onzième mois1 . » Tout en Gargantua indique
la démesure : sa naissance provoquée par un dîner de seize cuves, deux barriques et
six pots de tripes de bœufs gras copieusement arrosées ; son allaitement par 17 913
vaches, « car il n’était pas possible, dans tout le pays, de trouver une nourrice qui
suffise2 » ; sa cascade de dix-huit mentons ; ses vêtements aux dimensions extrêmes,
requérant des quantités folles de matières premières : 900 aunes de toile pour sa
chemise, 1 100 peaux de vache pour les semelles de ses chaussures, 1 500 peaux de
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lapin pour son pourpoint, des défenses d’ivoire pour son peigne long de 200 mètres,
« la couille d’un éléphant3 » pour sa bourse... Ses beuveries et ses repas sont frappés de
la même absence de proportions. Ses voyages se font à grandes enjambées par-dessus
vallées, fleuves et forêts. Gargantua vole les cloches de Notre-Dame de Paris pour les
accrocher, telles des sonnailles, au cou de son « énorme jument », dont la queue est
« peu ou prou à peine moins grosse que la tour Saint-Mars près de Langeais, [...] avec
des crins gros comme des branches [...]4 ». Les six pèlerins qu’il avale en engloutissant
des laitues voyagent dans sa bouche comme dans une grotte et se cachent entre ses
dents pour ne pas tomber dans le gouffre de son estomac. Gargantua appartient
donc à la longue généalogie que Rabelais a dressée « des géants [qui] naquirent en ce
monde5 » – tirés de son imagination, mais aussi empruntés à la Bible, à la mythologie
et aux romans du Moyen Âge, comme l’a rappelé Mikhaïl Bakhtine6 –, et dont l’état
fastidieux est donné à lire dans le premier chapitre de Pantagruel publié en 15327 .
Mais s’il lui arrive de commettre des dégâts – pour les baptiser du haut des tours

1. François Rabelais, Gargantua, translation en français moderne et présentation par Myriam


Marrache-Gouraud, Paris, GF Flammarion, 2016, p. 63-65.
2. Ibid., p. 87.
3. Ibid., p. 95.
4. Ibid., p. 147.
5. Ibid., p. 49.
6. Mikhaïl Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la
Renaissance, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 1970, p. 326.
7. François Rabelais, Pantagruel, édition établie, annotée et préfacée par Guy Demerson, translation
en français moderne par Guy Demerson, Paris, Seuil, coll. « Points », 1996, p. 61-65.

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de Notre-Dame, il urine si hardiment sur les Parisiens qu’il en noie 260 418, « sans
compter les femmes et les petits enfants8 » –, Gargantua est un géant débonnaire et
jovial, dont le XIXe siècle fera le parangon de la paillardise, de la gauloiserie, de la satire
et du rire français opposés à l’esprit de sérieux9 , en écho au projet de Rabelais qui,
dans son adresse « Aux lecteurs », rappelait que « le rire est le propre de l’homme10 »
et invitait à être lu « avec un esprit joyeux [...] pour le plus grand plaisir du corps et
au profit des reins11 . »
Dans cette étude, on voudrait montrer comment, tout au long d’un grand XIXe
siècle s’ouvrant avec la Révolution française et finissant à la Belle Époque, la figure
de géant de papier que fut Gargantua a nourri des « imaginaires sociaux » au sens où
Bronislaw Baczko les a définis12 , avant de s’instaurer en matrice visuelle autonomisée
de son référent textuel, pour établir son propre régime iconique, dans une distance
plus ou moins grande avec l’œuvre littéraire de Rabelais. De la littérature et ses
traductions picturales ou illustrées jusqu’aux innombrables images dont les usages
furent parfois très populaires – des caricatures, des enseignes, décors et menus de
brasserie, des affiches commerciales, des géants de carnavals ou des cartes postales –,
dessinant des phénomènes de circulation et de migration visuelles, à la limite de
la déterritorialisation13 , le personnage de Gargantua ne cesse de reconfigurer les
régimes scopiques14 du XIXe siècle, pris dans de multiples jeux d’échelles et d’espaces,
produisant et médiatisant des rapports sociaux15 .
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PLACE À L’IMAGE
Dans l’une de ses chroniques du Temps, Anatole France regrettait en 1886 :
« On connaît Rabelais : il a un grand nombre d’admirateurs et même quelques
lecteurs16 . » C’est le même constat que dressait le journaliste Hardy-Polday, quelques
semaines plus tôt, pour justifier la création, à Nice, de sa « revue artistique et littéraire »
intitulée Le Rabelais : « Sur cent personnes prises au hasard et qui ont du « rabelaisien »
plein la bouche, je gagerais volontiers qu’il n’en est pas trois qui aient lu en entier
« Patagurel17 » [sic]. » Comme l’a analysé Marie-Ange Fougère, les lecteurs de Rabelais
sont devenus rares et marginaux au XIXe siècle, sans doute parce que la langue

8. François Rabelais, Gargantua, ouvr. cité, p. 153.


9. Marie-Ange Fougère, Le Rire de Rabelais au XIX e siècle, Histoire d’un malentendu, Dijon, Éditions
universitaires de Dijon, coll. « Écritures », 2009, p. 44.
10. Ibid., p. 37.
11. Ibid., p. 77.
12. Bronislaw Baczko, Les Imaginaires sociaux, Mémoires et espoirs collectifs, Paris, Payot, coll.
« Critique de la politique », 1984.
13. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Kafka, Pour une littérature mineure, Paris, Éditions de Minuit,
coll. « Critique », 1975.
14. Jonathan Crary, L’Art de l’observateur, Vision et modernité au XIX e siècle, Nîmes, Jacqueline
Chambon, 1998.
15. Maxime Boidy, « Visual Culture Studies : les matérialismes du visible », dans Maxime Cervulle,
Nelly Quemener, Florian Vörös (dir.), Matérialismes, culture et communication, Paris, Presses des Mines
ParisTech, 2016, vol. 2, p. 125-139.
16. Anatole France, « La Vie à Paris – Le symbolisme », Le Temps, 26 septembre 1886.
17. Le Rabelais, 12 juin 1886.

Romantisme, n° 187

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foisonnante, le lexique débridé et l’imaginaire « bas corporel18 » de l’écrivain suscitent


des réticences morales qu’atteste « une manie de l’expurgation19 » dans l’établissement
des textes édités. Or, au moment où les aventures de Gargantua sont peu lues, elles
sont illustrées de la manière la plus spectaculaire. En l’espèce, c’est moins le marché
de la gravure fine qui attire les artistes – on pense aux douze gravures d’Achille
Devéria pour l’édition Variorum d’Esmangart et Johanneau (1823-1826) ou, presque
à l’autre bout du siècle, au recueil de seize eaux-fortes de Félix Bracquemond édité
en 1872 par Alphonse Lemerre et réédité vingt ans plus tard –, que celui du livre
illustré, en pleine expansion aux lendemains du romantisme, où éclate la démesure
des initiatives éditoriales suscitées par la gigantomanie des projets. De 1842 à 1850,
le fils de George Sand, Maurice Sand, écrivain, marionnettiste, caricaturiste, peintre –
élève de Delacroix – et illustrateur, se consacre à cette aventure, alors même qu’il
illustre les œuvres complètes de sa mère. Il prévoit 212 illustrations réparties en 184
vignettes et 28 lettres décorées et culs-de-lampe, destinées à être gravées sur bois,
pour une édition de luxe dont Pierre-Jules Hetzel devait être l’éditeur. En marge
d’une lettre de George Sand à Charles Poney, Maurice consignera ultérieurement
cette remarque : « ce travail, aux trois quarts fait, n’a pas été publié à cause de la
Révolution de 184820 . » Mais il en demeure des gouaches, dessins et lavis, ainsi
qu’un essai de bois gravé, conservés dans le fonds Rabelais de la Médiathèque de
Montpellier21 . Les entreprises d’éditions illustrées suivantes de Rabelais seront le
lieu d’une inflation des images. Par l’entremise du Bibliophile Jacob, Gustave Doré
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donne dans cette veine des dessins à l’éditeur J. Bry aîné pour une édition illustrée
à bon marché parue en 1854, qui sera rééditée en 1857 et 1866. Alexandre Dumas
consacre une livraison complète de son journal Le Mousquetaire à cette publication
qu’il salue, malgré la piètre qualité de reproduction des images : « On a exhibé à
tous les Salons des mètres carrés de peinture historique et héroïque qui ne valent pas
une de ces gravures sur bois intercalées dans cette édition populaire22 . » En 1873,
sous cartonnage et sous le titre Œuvres de Rabelais, la Librairie Garnier en proposera
une luxueuse édition augmentée d’images gravées avec soin, truffée de 60 planches
hors texte et 658 compositions in texte, en têtes de chapitre et culs-de-lampe. Ces
illustrations avaient valu au jeune Doré, dès 1854, une célébrité que sa première
biographe, Blanche Roosevelt évoquera d’une formule : « au lendemain du Rabelais,
il s’était réveillé illustre23 . » En 1885-1886, c’est Albert Robida qui, sans doute pour
se placer stratégiquement en successeur de Doré mort en 1883, s’empare à son tour

18. Mikhaïl Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire..., ouvr. cité.
19. Marie-Ange Fougère, Le Rire de Rabelais au XIX e siècle..., ouvr. cité, p. 8.
20. George Sand, Correspondance, t. VIII, édition établie par Georges Lubin, Paris, Garnier, 1971,
p. 187 (lettre du 14 décembre 1847).
21. Gilles Gudin de Vallerin, « Gouaches et dessins de Maurice Sand pour une édition de Rabelais
par George Sand (1842-1850 », dans Roland Andréani et al., Des moulins à papier aux bibliothèques,
Montpellier, Université Paul Valéry, Montpellier III, 2003, vol. 2, p. 445-461. Le fonds est consultable en
ligne, depuis le portail Mémonum de la bibliothèque numérique patrimoniale de Montpellier.
22. Le Mousquetaire, 8 juillet 1854.
23. Blanche Roosevelt, La vie et les œuvres de Gustave Doré d’après les souvenirs de sa famille,
de ses amis et de l’auteur, traduit de l’anglais par M. Du Seigneux, préface d’Arsène Houssaye, Paris,
Librairie illustrée, 1885, p. 241.

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de l’œuvre de Rabelais et fait paraître, à la Librairie illustrée, une nouvelle édition


illustrée en 2 tomes et en couleurs, comprenant 600 dessins in texte et 49 planches
hors texte. Le dessinateur de presse et caricaturiste qu’est Robida y a souvent recours
à l’exagération et à la charge comiques, au détriment du fantastique dont Doré avait
exploré les potentialités24 . Enfin, en 1897, Jules Garnier publie chez l’éditeur E.
Bernard 160 planches héliogravées en couleurs, dans une édition en deux volumes –
le premier contenant le texte et le second rassemblant les illustrations –, présentée par
Armand Silvestre et saluée par le chroniqueur Hugues Le Roux dans la préface au
catalogue de l’exposition accompagnant la publication : « On voyait bien [qu’il] n’y
cherchait pas seulement un divertissement, une féerie, mais une nourriture de l’âme,
une consolation de la vie violente [...]. Il faut espérer que nulle pudibonderie ne
reprochera à Jules Garnier d’avoir été aussi gaillard que son auteur25 . » À la différence
du projet avorté de Maurice Sand chez qui les géants truculents de Rabelais n’en étaient
pas, les illustrateurs des aventures épiques et burlesques de Gargantua et Pantagruel
combinent le pittoresque des paysages et la féerie des architectures médiévales, dans
une fantaisie débordante alliant un fantastique fougueux, un réalisme plantureux et
un caricatural des personnages disproportionnés. Il y a dans ces grandes entreprises
éditoriales centrées autour de l’illustration de Rabelais le symptôme d’un changement
de lecture et d’une translation : non seulement le texte n’inféode plus l’image qu’il
suscite, mais la seconde s’est progressivement substituée au premier, en s’établissant
en culture visuelle – désormais, on regarde donc les géants de Rabelais davantage
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qu’on n’en lit les péripéties –, par une succession d’opérations d’interprétation, de
sélection et de réduction qui ont arrimé Gargantua et Pantagruel à une très sérieuse
esthétique du grotesque. Celle-ci, qu’on peut considérer comme une sorte d’extension
des propositions romantiques de Victor Hugo dans la préface à son Cromwell (1827),
est aussi due à une nouvelle approche exégétique de l’œuvre de Rabelais, promue par
des sociétés savantes qui en entérinent le sérieux : le Rabelais-Club anglais (1880-
1889), la chinonaise Société des amis et admirateurs de Rabelais (fondée en 1886)
et surtout la Société des études rabelaisiennes, animée de 1903 à 1913 par Abel
Lefranc, jeune professeur au Collège de France. Cette sociabilité, que Charles Morice
situera ironiquement comme une « province-Rabelais [...] dans la géographie littéraire
[...], est peuplée d’un nombre prodigieux de bibliographes et de professeurs qui ont
eu bien de la peine à s’y faire une position [qu’ils] défendent âprement26 . » On y
croise des hommes politiques lettrés (Gabriel Hanotaux, Jean Jaurès ou Léon Blum),
des écrivains (Jean Richepin ou Anatole France) et des érudits tels l’historien de la
littérature du XVIe siècle Jacques Boulenger ou l’historien de l’art Henri Clouzot.
La société publie une érudite Revue des études rabelaisiennes et organise de régulières

24. Sandrine Doré, « Albert Robida (1848-1926), un dessinateur fin de siècle dans la société des
images », 3 volumes, thèse de doctorat en histoire de l’art, Université Paris-Nanterre, 2014, vol. 1, p. 167-
185 (Ségolène Le Men dir.). Voir aussi Le Téléphonoscope, Bulletin des amis d’Albert Robida, n° 4,
décembre 1999, dont les contributions concernent l’illustration de Rabelais par Robida.
25. Hugues Le Roux, « Préface », Rabelais par Jules Garnier, Paris, Imprimerie photographique
A. Block, 1897, p. 13-14.
26. Charles Morice, Les Textes de Rabelais et la critique contemporaine, Paris, Mercure de France,
1905, p. 4-5.

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« agapes pantagruéliques et non autres » au cours desquelles plusieurs dizaines de


Rabelaisiens festoient au Café Voltaire.
Entre truculence et gigantisme, les éditions illustrées des aventures de Gargantua
ont accompagné le XIXe siècle qu’elles ont ponctué, sans toutefois inciter davantage
à lire Rabelais, en enfermant le personnage dans ses traductions iconographiques.
Dans le même temps, ces corpus considérables d’illustrations ont fait paravent à une
multitude d’autres images de Rabelais, émancipées de toute fonction illustrative, qui
ont simultanément été produites et diffusées, sous la forme d’une culture populaire
éloignée des cercles de bibliophiles : caricatures, enseignes et décors de restaurants ou
brasseries, géants de carnaval, affiches commerciales et cartes postales...

GARGANTUA POLITIQUE
Dès la Révolution française, sous l’Empire et jusque sous la monarchie de Juillet, la
figure du « célèbre Gargantua » est fréquemment convoquée par les graveurs satiriques
dans un registre politique. Pour railler la fuite manquée de Varennes, qui s’achève
dans une auberge, Louis XVI est ainsi montré en « Gargantua du siècle », « fameux
glouton » et « oracle de la dive bouteille », juché sur sa maigre jument et escorté de sa
cour de « cardingots, evégots, abbégots et capucingots, oiseaux très sales très puants
et très voraces » [fig. 1]. Une eau-forte ultérieure mais non datée, visant l’impératrice
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(déchue ?) Joséphine et son luxueux train de vie, travestit celle-ci en rubiconde
« Mme Gargantua à son grand couvert », attablée sous une treille où une foule de
minuscules serviteurs s’affairent à lui servir, à grand renfort de hottes et d’échelles,
des mets en quantités considérables qu’elle s’emploie à ingurgiter27 . Ces caricatures
de la gloutonnerie moderne dénoncent les appétits politiques et matériels des tyrans,
en empruntant aux scènes de banquet légendaires de l’imaginaire rabelaisien. Elles
permettent aussi de mettre en scène, par le jeu des disproportions physiques, la
misère du peuple asservi par opposition avec la goinfrerie égoïste des souverains aussi
indifférents qu’ils profitent et engraissent.
En décembre 1831, la grande lithographie où Daumier28 assimile Louis-Philippe
à « un rôle d’ogre, d’assassin, de Gargantua inassouvi29 » explore une nouvelle
dimension de cet imaginaire de la gloutonnerie pour en montrer l’actualité politique,
en le poussant jusqu’à la scatologie que les caricaturistes du début du siècle avaient
maintenue dans l’implicite. Mais le géant imaginé par Rabelais sert ici à dénoncer les
mécanismes physiologiques d’un régime – la monarchie de Juillet – sous les traits de
son chef doté d’un corps individuel et politique déformé, que des valets nourrissent à
pleines hottes d’écus prélevés sous la forme d’impôts. Sous son trône transformé en
chaise percée, le monarque placide libère des brevets et des décorations que récupèrent
27. Anonyme, Mme. Gargantua à son grand couvert, gravure à l’eau-forte et au burin coloriée, Paris,
Paul-André Basset éditeur, vers 1804-1814, Paris, BNF, Département de l’Arsenal, Est-204 (96).
28. La bibliographie sur cette charge de Daumier est considérable. On renvoie à la notice du catalogue
de la rétrospective Daumier, 1808-1879, Paris, Grand-Palais, RMN, 1999, p. 76-77.
29. Charles Baudelaire, « Quelques caricaturistes français », [1857], repris dans Curiosités esthétiques,
édition établie par Henri Lemaitre, Paris, Garnier, 1986, p. 265-289 (p. 274 pour la citation).

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Figure 1. Anonyme, Le Gargantua du siècle ou l’Oracle de la dive bouteille, eau-forte coloriée,


1790-1792, Paris, BNF, Département des estampes et de la photographie, coll. De Vinck, Rés.
QB-370 (19)-FT 4.
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des notables oisifs avantagés par le régime qui prétendait se tenir à égale distance des
abus de l’Ancien Régime et des excès de la Révolution. Cette image sacrilège, qui
valut à son auteur d’être condamné à une peine de prison, rabaisse brutalement le roi
en le soumettant, à travers le personnage de Gargantua, à un « réalisme grotesque30 »
et outrageant fondé sur les fonctions les plus élémentaires et les plus triviales du
corps humain, accentuées par l’ingestion de quantités phénoménales de nourriture
transitant par la bouche, les entrailles et l’anus du géant, pour provoquer le rire.
L’essence de ce comique tient à ce que la déchéance de Louis-Philippe, prononcée
par sa transformation en Gargantua, le place au rang des « vivantes monstruosités31 »
par lesquelles Baudelaire a qualifié l’œuvre satirique de Daumier.

GASTRONOME MODERNE ET FIGURE DÉMOCRATIQUE


Enfermé dans des scènes de festins que servent des cohortes de minuscules
domestiques, où le gigantisme du personnage est allié à sa voracité réjouie, Gargantua
est ainsi devenu un archétype récurrent – une photographie de presse des années
1930 le convoque encore dans un reportage consacré aux œuvres de Rabelais illustrées
par Doré : significativement, les mains feuilletant l’album s’arrêtent sur l’image du

30. Mikhaïl Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire..., ouvr. cité, p. 30.
31. Charles Baudelaire, « Quelques caricaturistes français », ouvr. cité, p. 278.

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géant festoyant32 [fig. 2] –, qui cristallise une iconographie de l’abondance tournée


en incarnation emblématique de la bourgeoisie triomphante dotée d’un pouvoir
économique croissant. Comme l’attestent, dès les années 1820, une eau-forte coloriée
érigeant Gargantua en « modèle des gastronomes modernes » [fig. 3] et une gravure
sur bois polychrome de Pellerin, publiée à Épinal au milieu du XIXe siècle33 et qui
aurait pu tenir lieu d’enseigne à un restaurant, Gargantua est désormais associé
aux plaisirs de la table en cours de démocratisation34 , à rebours des privilèges qui
étaient jusqu’alors ceux des puissants. C’est pourquoi les restaurants et les brasseries
s’emparent de la figure de Gargantua et de ses appétits légendaires, pour en faire des
promesses de ripailles et de gastronomie.
À Chinon et ailleurs, fleurissent les auberges et les « hostelleries » placées sous les
auspices de Rabelais « dit et réputé bon vivant et bon compagnon35 », et dont
Gargantua ou Pantagruel sont les auxiliaires. Les illustrations de menus36 , les
enseignes de restaurants « chez Gargantua » et les décors de brasseries convoquent
moins les péripéties que la figure de Gargantua, assisté de cuisiniers s’attachant
à préparer des « omelettes Gargamelle » et toutes sortes de mets appartenant à
l’alimentation ordinaire du héros rabelaisien – tripes, jambons, langue de bœuf
fumée, andouilles...37 –, accompagnés de « salade des pèlerins » et arrosés de vins
étiquetés « cuvée Grandgousier ». Dans ces éphémères commerciaux en cours de
la Belle Époque aux Trente Glorieuses, auxquels on peut ajouter les étiquettes
publicitaires de produits principalement alimentaires – camembert ou gruyère, vins,
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soupes Liebig ou chocolat Poulain –, Gargantua est un géant jovial et bienveillant,
assis devant des tables somptueusement garnies d’assiettes copieuses, de marmites
débordantes et de pichets remplis à ras-bord. Dans cette petite imagerie destinée
à attirer le client, Gargantua dévore à belles dents et boit en grandes quantités ; il
chevauche d’imposants foudres de vin et lève de grosses chopes de bière.
Cette iconographie gargantuesque de l’abondance promise et accessible, qui
caractérise une société de la consommation et des loisirs, se retrouve dans les décors
des salles des brasseries et des restaurants, à Paris comme en province. Le restaurant
L’abbaye de Thélème – par référence à l’institution religieuse utopique fondée par
Gargantua pour remercier le frère Jean de son aide dans les guerres contre Picrochole38 –

32. Agence Mondial Photo-Presse, Les Œuvres de Rabelais illustrées par Gustave Doré : le repas
de Gargantua, photographie, 1933, Paris, BNF, Département des estampes et de la photographie, EI-13
(2995) –https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b90510000 (consulté le 16/12/2019).
33. Pellerin éditeur, Le célèbre Gargantua, gravure sur bois coloriée au pochoir, vers
1850, Valenciennes, Bibliothèque municipale (inv., 2009-0-118) – https://patrimoine-numerique.ville-
valenciennes.fr/ark:/29755/B_596066101_G_F19ANO0036 (consulté le 16/12/2019). Voir Nicole Garnier,
L’Imagerie populaire française, Paris, RMN, 1996, t. II, p. 240 (n° 956).
34. Antoine de Baecque, La France gastronome, Comment le restaurant est entré dans notre histoire,
Paris, Payot, 2019.
35. François Rabelais, Gargantua, ouvr. cité, p. 45.
36. Caroline Poulain (dir.), Potage, tortue, buisson d’écrevisses et bombe glacée : histoire(s) de
menus, Paris, A. Viénot éditeur, 2011. Voir les menus illustrés « Gargantua » conservés à la Bibliothèque
patrimoniale de Dijon. URL : http://patrimoine.bm-dijon.fr/pleade/ead.html?c=FR212316101-menus_026_
MIII1906 (consulté le 16/12/2019).
37. François Rabelais, Gargantua, ouvr. cité, p. 175-177.
38. Voir les chapitres LII à LVII de Gargantua, ouvr. cité, p. 373-403.

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Gargantua, géant de papier ? 35


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Figure 2. Les œuvres de Rabelais illustrées par Gustave Doré : le repas de Gargantua, photographie,
1933, Paris, BNF, Département des estampes et de la photographie, EI-13 (2995).

ouvert de 1886 à 1934, à l’angle de la place Pigalle et du boulevard de Clichy, en


est un bon exemple. Raoul Ponchon, Émile Goudeau, Étienne Carjat et Adolphe
Willette comptent parmi les habitués de ce lieu montmartrois et les collaborateurs
du Courrier français s’y réunissent tous les vendredis. Les serveurs y sont vêtus en
moines, les serveuses en moniales, et le cycle des peintures murales exécuté par Henri
Pille et Léon Tanzi est inspiré de Gargantua, dans une veine médiévale et paillarde,
dont John Grand-Carteret a égratigné la vogue dans les tavernes parisiennes, entre

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Figure 3. Anonyme, Gargantua, modèle des gastronomes modernes, gravure à l’eau-forte et au burin
coloriée, Paris, chez Jean marchand d’estampes, vers 1820, Paris, BNF, Département de l’Arsenal,
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Est-204 (95).

« maladie du moyen âge » et « restitution complète de l’ancienne hôtellerie39 », dans


le sillage du « fameux cabaret de la Cave peinte à Chinon, où [Rabelais] aimait tant
à s’ébattre », sur le souvenir duquel il ouvre son étude40 . Au début du XXe siècle,
pour le décor de la brasserie-restaurant Thiers, située place de la Gare à Nancy –
l’immeuble en sera détruit en 1972 –, le peintre Louis Guingot réalise un ensemble de
panneaux intitulé Histoire de Gargantua [fig. 4], dont seront tirées six cartes postales
publicitaires. En majorité, ces éléments figurent des scènes de joyeuse ripaille du
géant rabelaisien, garantissant aux clients du lieu la gloutonnerie à bon compte et de
belles agapes. Ces décors utilitaires appartiennent à ce que Grand-Carteret a appelé
« les aménagements artistiques des salles à boire41 » et dont il a souligné combien
l’essor, en écho aux Expositions universelles françaises, avait nourri la concurrence
entre les brasseries françaises et leurs rivales viennoises ou munichoises42 . Il va sans
dire que, dans ce jeu, la figure peinte ou dessinée de Gargantua constitue un élément
de la culture française opposée à la tradition germanique ou flamande des tavernes,
dont le modèle se répand et s’acculture partout en Europe. Il s’agit là d’une autre
voix de la nationalisation de l’œuvre de Rabelais par son interprétation joyeuse, qui
39. John Grand-Carteret, Raphaël et Gambrinus ou L’Art dans la brasserie, Paris, L. Westhauser
éditeur, 1886, p. 52.
40. Ibid., p. 1.
41. Ibid., p. 43.
42. Ibid., p. 39.

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Gargantua, géant de papier ? 37

recoupe partiellement l’hypothèque prise par les journaux satiriques contemporains


convoquant Gargantua, Pantagruel et Panurge ou leur créateur à des fins comiques43 –
en l’espèce, rien de très étonnant, tant les mondes de la taverne ou du cabaret et de la
presse comique sont concentriques, ainsi que l’a montré par ailleurs Laurent Bihl44 .
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Figure 4. Louis Guingot, Histoire de Gargantua, décor pour la brasserie Thiers, Nancy, vers 1900,
carte postale publicitaire, coll. de l’auteur.

GÉANTS DE CARNAVAL
Par les usages démocratiques qui sont ceux des décors des brasseries et de la
promotion publicitaire de l’alimentation, voire de la gourmandise, au-delà d’une
simple esthétique du bon vivant, la figure de Gargantua a annexé un univers mythique
de la démesure et de l’énormité, fait d’excès, de loufoqueries et de prouesses balourdes
qui appartiennent à la geste grotesque des géants45 , en laquelle les hommes voient
une sorte d’idéal à rebours, un « monde à l’envers46 » qu’il faut néanmoins tenter
d’atteindre. Cette démocratisation de l’image de Gargantua trouve son expression
particulière dans les chars des cortèges de carnaval, Mardi gras ou mi-carême ou dans
les cavalcades d’été, dont la carte postale a reproduit les figures de géants. Bakhtine a
émis l’hypothèse que l’hyperbolisme des images corporelles à l’œuvre chez Rabelais

43. Marie-Ange Fougère, Le Rire de Rabelais au XIX e siècle..., ouvr. cité, p. 27 et suiv.
44. Laurent Bihl, La grande mascarade parisienne, Production, diffusion et réception des images
satiriques dans la presse périodique illustrée, entre 1881 et 1914, Université Paris-1 Panthéon-Sorbonne,
sous la direction de Christophe Charle, 2010.
45. François Rigolot, Les Langages de Rabelais, [1972], Genève, Droz, coll. « Titre courant », 1996.
46. Frédérick Tristan, Le Monde à l’envers, avec un essai d’iconologie par Maurice Lever, Paris,
Hachette-Massin, 1980.

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ait pour partie ses racines dans le répertoire grotesque de la culture populaire du
carnaval et de la foire47 .
À la Belle Époque et jusque dans les années 1920, sur les chars, la figure de « Sa
Majesté Gargantua » est associée à la profusion de nourriture et aux repas abondants,
dans les périodes de carême, de jeûnes ou de récoltes. C’est pourquoi les chars
de Gargantua servent souvent de support publicitaire pour des pâtissiers ou des
chocolatiers (à Tours, 1908) [fig. 5], des charcutiers (à Cognac, 1911) ou encore la
corporation des cuisiniers (à Paris, 1906 ; Voiron, 1908 ; Troyes, 1911 ; Aubagne,
1914). Avec ses traits expressifs, mi-ricanants mi-inquiétants, ses formes grossières et
ses couleurs vives, flanqué d’accessoires disproportionnés et accompagné de figurants
déguisés en « serviteurs », Gargantua est une image tridimensionnelle monumentale
et mobile, dont l’ambulation est organisée et ritualisée dans les villes où ce gigantesque
mannequin grotesque appartient à la culture folklorique des festivités joyeuses. Ainsi
que le relaient les cartes postales et les illustrations reproduites par la presse, on pose
fièrement et non sans componction devant cette trogne, comme s’il s’agissait de
l’approcher pour la domestiquer, comme s’il fallait tenter de s’en approprier une part
des vertus prophylactiques et de la débordante vitalité.
Ces rituels populaires de gigantisme carnavalesque où l’on exhibe des Gargantua
de carton-pâte et de tissu, confrontent les hommes à un monde ambivalent, où
les figures empruntées à la fiction rabelaisienne atermoient entre la représentation
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festive et grotesque et la présence d’une altérité vaguement crainte48 . Il s’agit, pour
reprendre ici les propos de François Rigolot, de créer « un fond de distance » avec
les activités sociales et les normes humaines49 , dans le cadre temporaire et codifié
des fêtes de carnaval, mais dont la mise en images assure une forme de pérennité
inscrivant durablement Gargantua dans les imaginaires sociaux.

PAYSAGES : FAIRE MONUMENT


Dans le très beau livre qu’il consacre au souvenir de son père, Pierric Bailly évoque
les « rochers de Gargantua » à La Frasnée dans le Doubs :
Il me racontait aussi qu’un géant nommé Gargantua, fils de Grandgousier et de
Gargamelle, était un jour venu se désaltérer à la source du Drouvenant, c’est-à-dire
au sommet de la cascade, là où la rivière jaillit de la roche. Pour s’engager dans la
vallée, Gargantua avait eu besoin d’écarter les parois de calcaire et avait laissé sur
le versant gauche l’empreinte de ses cinq doigts. Je me rendais souvent au pied de
cette falaise, réellement marquée par cinq cavités à la verticale. Enfant, je croyais à
cette histoire au premier degré. À l’adolescence, je pensais que c’était mon père
qui l’avait inventée. Quelques années plus tard, je me suis rendu compte que je
n’étais pas le seul à la connaître. J’ai découvert qu’il existe partout en France [...]

47. Mikhaïl Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire..., ouvr. cité, p. 326-327
et p. 340-341.
48. Walter Stephens, Les Géants de Rabelais, [1989], Paris, Champion, 2006.
49. François Rigolot, Les Langages de Rabelais, ouvr. cité, p. 39.

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Figure 5. [Grand Bazar de Tours, éd.], Le char du Réveil de Gargantua aux grandes fêtes d’été de
Tours, 1908, carte postale, coll. de l’auteur.

des sites où l’on prétend que le célèbre géant, détourné des romans de Rabelais,
serait responsable de l’aspect d’une montagne, de la présence d’une grotte50 .
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Avec Gargantua et son monde de géants, Rabelais a créé une épopée grotesque
doublée d’un univers mythique qui a pour cadres des territoires formant une
« géographie régionale de la France, où se déploie le récit toponymique51 ». En
effet, les aventures de Gargantua se déroulent dans des « pays », c’est-à-dire des
terroirs connus de Rabelais et pour la plupart situés dans le Centre de la France :
Poitou, Touraine, Berry et Beauce, dont les toponymes de lieux réels parfois très
reculés émaillent les textes. À partir du début du XXe siècle, quand les photographes
et les éditeurs de cartes postales se lancent dans l’inventaire visuel du monde qui sera
à l’origine du succès de cette industrie culturelle de l’image, les héros rabelaisiens
n’échappent pas à leur sens du pittoresque. À cette occasion, ils font de Rabelais une
sorte d’« inventeur du paysage moderne52 », en convoquant le souvenir de Gargantua
dont la trace est enregistrée, peut-être par référence à ses origines, puisque sa généalogie
a été exhumée par hasard par des piocheurs curant les fossés d’un champ, d’un livret
contenu dans un flacon lui-même déposé dans une sorte de « grand tombeau de
bronze, d’une longueur incommensurable53 ».

50. Pierric Bailly, L’Homme des bois, Paris, POL, 2017, p. 55-56.
51. François Cornilliat, « L’Autre géant : les “Chroniques gargantuines” et leur intertexte », Littérature,
vol. 55, 1984, p. 85-97 (p. 93 pour la citation).
52. Guy Demerson, « « Je trouve beau ce » (Gargantua, ch. 16), Rabelais paysagiste, ou Gargantua
dans ses campagnes ? », Bulletin de l’Association d’étude sur l’humanisme, la réforme et la renaissance,
n° 60, 2005, p. 31-49 (p. 32 pour la citation).
53. François Rabelais, Gargantua, ouvr. cité, p. 53

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Figure 6. Le doigt de Gargantua et le Fort Lalatte, vers 1900, carte postale, coll. de l’auteur.

En écho à Rabelais qui prête à Gargantua non seulement des rapports extraor-
dinaires avec l’espace – « d’un saut, il franchissait un fossé, volait par-dessus une
haie, [...] sondait le fond de l’eau, explorait les creux des rochers, plongeait dans les
abîmes et les gouffres, [...] gravissait la montagne et la dévalait aussi franchement,
grimpait aux arbres comme un chat [...]54 » –, mais aussi des pouvoirs physiques
hors de proportions sur les paysages qu’il façonne, les fabricants de cartes postales
et leurs consommateurs, en s’appuyant sur les légendes folkloriques et les récits

54. Ibid., p. 203.

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Gargantua, géant de papier ? 41

locaux collectés par des érudits dès la fin du XIXe siècle55 , réactivent, diffusent et
promeuvent une culture populaire de l’image double56 , par laquelle les formes insolites
des reliefs naturels physiques sont l’objet d’une lecture paréidolique. Par « un point
d’appui concret dans le relief régional57 », des falaises, mégalithes, pierres ou rochers
monumentaux, sont déchiffrés comme des organes de Gargantua, des ustensiles
culinaires ou des objets courants de sa vie quotidienne. Le « portrait de Gargantua »
(à Avallon), le « doigt de Gargantua » (au Cap Fréhel [fig. 6] ou à Avallon), le « pied
de Gargantua » (à Busset), les « dents de Gargantua » (à Gétigné ou à Erquy), le
« palet de Gargantua » (à Saint-Aubin-d’Aubigné, à Saint-Rémy-sur-Creuse ou à
Charnizay), les « dépattures de Gargantua » (en Brenne), l’« écuelle de Gargantua » (à
Gahard) [fig. 7], la « chaise de Gargantua » (à Duclair ou au Huelgoat), le « fauteuil de
Gargantua » (dans la vallée du Doubs), la « cuiller de Gargantua » (sur l’Île d’Oléron),
la « hott(é)e de Gargantua » (à Molinchart) [fig. 8], le « soulier de Gargantua » (à
Pont-Aven), la « botte de Gargantua » (à Penestin), le « gravier de Gargantua » (à
Port-Mort ou à Gaillon)... Inutile d’allonger la liste : ce corpus d’images procède
du corps « démembré, éparpillé » de Gargantua, comme l’a souligné Bakhtine58 , qui
permet de rendre déchiffrables et compréhensibles des lieux pittoresques devenus des
destinations de promenade et de tourisme, à la promotion desquels s’emploie la carte
postale comme objet viatique.
Ces anatomies de pierre gigantesques – la toponymie se contente souvent d’une
appellation générique usuelle : « roche(r) de Gargantua » ou « pierre de Gargantua » –
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font relief ou saillie dans les paysages où leur présence insolite a des allures de
dérèglement ou de caprice géologique. Tout en naturalisant les références littéraires,
leur mise en image culturalise ou artialise la nature, par le cadrage en plan large
ou resserré, par l’éventuelle présence indicielle de promeneurs ou d’habitants à
leur proximité, et par les éléments textuels qui les accompagnent – depuis le titre
paraphrasant l’image qui permet à l’acquéreur ou au destinataire de la carte postale
de s’adonner au jeu de la paréidolie, jusqu’au commentaire explicatif invitant à
documenter le site et sa représentation, loin de toutes préoccupations géologiques :
« Près de ce Menhir, on remarque deux empreintes faites par Gargantua qui,
suivant la légende, frappa du pied le sol armoricain avant de s’enfuir d’un seul
bond aux îles anglo-normandes » (Côte d’Émeraude, Environs du Cap Fréhel,
Menhir ou pierre de Gargantua).
« Suivant la légende, un jour que le géant passait par là, il sentit comme un gravier
qui l’incommodait dans sa marche : c’était le rocher en question qui s’était glissé
dans son soulier sans qu’il s’en aperçut et qu’il jeta dans cet endroit » (Erquy, La
Roche du Marais ou Gravelle de Gargantua).

55. Voir par exemple Paul Sébillot, Gargantua dans les traditions populaires, Paris, Maisonneuve et
Larose, 1883 ; Jean Baffier, Nos Géants d’autrefois, Récits berrichons, préface de Jacques Boulenger, Paris,
Librairie Édouard Champion, 1920.
56. Voir le catalogue de l’exposition Une image peut en cacher une autre, Paris, Grand Palais, RMN,
2009.
57. Mikhaïl Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire..., ouvr. cité, p. 339.
58. Ibid., p. 340.

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42 Bertrand Tillier

Figure 7. Gahard, Parc du Prieuré. L’écuelle de Gargantua, vers 1950, carte postale, coll. de l’auteur.
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Figure 8. [Barnaud éditeur], Molinchart, Monument celtique, dit Hottée de Gargantua, vers 1900,
carte postale, coll. de l’auteur.

Ces images circulatoires médiatisant une culture savante et populaire procèdent-


elles encore d’un univers corporel et domestique frappé par le « style grotesque59 »,
conformément à la thèse de Bakhtine ? Assurément non. Ici, il s’agit désormais
que l’image fasse monument en jouant avec les échelles physiques et temporelles.

59. Ibid., p. 302.

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Gargantua, géant de papier ? 43

Nourries de croyances locales recyclées, amplifiées et déplacées par la photographie


légendée, les cartes postales convoquent les vestiges visuels du corps archaïque et
scabreux du géant rabelaisien, que l’image transforme en fantôme précipité dans l’ère
moderne des industries visuelles. « Impressionnante silhouette d’une énorme face
humaine évoquant un dessin célèbre de Gustave Doré », indique la légende d’une carte
postale représentant la Roche Gargantua d’Yzeron (Rhône), avant d’en proposer une
minutieuse explicitation d’« archéologie préhistorique ». Cette articulation inversée
des deux niveaux de discours, où la fiction littéraire l’a emporté sur la science, et
cette généalogie interne à l’image, par laquelle les illustrations de Doré offrent une
clé de lecture du réel, sont l’expression d’une culture visuelle aux supports et usages
multiples, constituée moins par sédimentations que par migrations.

(Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne/ UMR 8533, IDHES)


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Romantisme, n° 187

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