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Christine Plu
Dans Le français aujourd'hui 2022/3 (N° 218), pages 109 à 120
Éditions Armand Colin
ISSN 0184-7732
ISBN 9782200934323
DOI 10.3917/lfa.218.0109
© Armand Colin | Téléchargé le 21/11/2023 sur www.cairn.info via Université Hassan II (IP: 105.66.135.142)
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le livre et leur création est « un art à part entière, un art narratif, un art de
création de fiction, étroitement lié à l’expression écrite, dont la démarche
est celle d’un metteur en scène d’images fixes très voisine de la mise en scène
de cinéma ou de théâtre » (Lapointe 1997 : 68). Dans son dialogue avec le
texte, l’image qui construit des significations sur plusieurs niveaux, seule et
avec lui, demande une coopération du lecteur : « Apparemment simples, et
en fait d’un raffinement extrême, certains albums suggèrent au lecteur une
collaboration interprétative active, de l’ordre de celle que Umberto Eco a
mise en lumière pour les textes qu’il appelle "ouverts" » (Boulaire 2012 : 28).
Car l’image ne peut compléter tous les silences du texte, elle n’est pas conçue
dans ce but, l’illustrateur voit son travail comme un art d’équilibre évitant les
« Ne pas trop dire, laisser suggérer ; ne pas trop illustrer ; laisser des blancs,
de l’espace, des échappées [...] » (Maja 2004 : 44). Le lecteur doit donc
s’impliquer du côté de l’image et du texte, pour construire la compréhension
la plus complète de la fiction. Concernant l’implicite, il arrive que les images
offrent des « indications co-textuelles » (Kerbrat-Orecchioni 1998 : 139)
pour l’accès aux sous-entendus, une catégorie de l’implicite qu’actualise
les textes (Ibid.). Si ces indications peuvent participer aux ajustements du
lecteur pour la compréhension, l’enseignant a tout intérêt à les intégrer aux
dispositifs en classe afin de garantir une compréhension des récits qui sera
alors complète (Cèbe et Goigoux 2009). L’article cherche ainsi à identifier
des procédés de l’image des albums qui puissent s’avérer des repères utiles
pour l’enseignement.
À cette fin, une série d’exemples pris dans sept albums très familiers aux
enseignants de cycle 2 met en évidence différentes modalités de l’implicite
entre l’image et le texte, comme autant d’appuis à la compréhension des élèves
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Implicites au cœur des double-pages
L’espace visuel qui réunit le texte et l’image est comparable à un écran de
lecture, la double-page constitue donc une unité intéressante pour rechercher
les jeux d’implicite : à cette échelle, l’illustration apporte des indications
qui réduisent partiellement les ambigüités d’un texte placé dans la même
page. Mais il faut noter que les lecteurs sont orientés vers l’implicite par la
lecture enchainée de plusieurs double-pages grâce à une série d’illustrations
qui s’articulent ; c’est la dynamique des albums1 .
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couché et leur alignement horizontal accentue l’importance de leur nombre :
le loup semble écrasé et même la branche d’arbre contribue à ce mouvement.
Le lecteur infère grâce au cotexte que cela est la conséquence des arrivées
successives des personnages chez le lapin. Trois pages sont consacrées à
cette rupture finale, construisant le sens au fil de la lecture : alors que le
loup est debout, dominant de sa taille la scène aux pages 28-29, il finit
plus loin couché et dominé en pages 32-33. Cette efficacité visuelle de la
composition qui s’appuie sur la mémoire du lecteur mérite un retour sur les
pages concernées et une verbalisation de ce que l’image apporte au non-dit
du texte : comment l’image montre-t-elle l’absence de peur ?
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fait la construction poétique du texte est relayée par l’image qui contribue
en retour aux associations : cela permet secondairement d’interpréter que le
fleuve qui coupe la ville – et l’illustration en diagonale – dédouble aussi le
lion comme un miroir.
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Des indications secondaires pour l’humour
Dans le recueil Hulul, A. Lobel (2002) place un détail en soutien à
l’implicite dans l’image initiale de la nouvelle « Des bosses étranges ». Dans
ces récits, Hulul est malmené par sa compréhension fantaisiste d’évènements
familiers. Le hibou est montré couché dans son lit et sa tête, comme le texte,
exprime qu’il n’est pas bien. « Hulul était couché [...] Mais à ce moment,
il vit deux bosses sous la couverture. QUE PEUVENT BIEN ÊTRE CES
BOSSES ? » (p. 20, en capitales dans l’album). Cette question pose d’emblée
le problème du personnage, sachant qu’il reste implicite jusqu’à la chute.
Le lecteur s’appuie sur le « présupposé » lié au contexte familier pour saisir
que les bosses sous la couverture sont ses pieds. Et à gauche du lit, deux
pantoufles roses insistent encore, aidant à inférer sur les pieds « cachés » par
la couverture pour élucider le non-dit du texte.
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que vous êtes ? » (p. 29). La mise en évidence insistante de cet implicite vise
l’humour en faisant apparaitre que l’incompréhension de Hulul ne serait
pas un problème pour le lecteur.
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Figure 4. Rascal & P. Eliott, Poussin noir, Paris, L’École des loisirs, 1997.
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Une autre indication visuelle contribue à ces hiatus par un changement
du décor et l’effacement du cadre. Grâce à cette construction complexe, la
suspension de la lecture opère un « blocage du sens littéral » d’une page à
l’autre : c’est une stratégie pour déclencher « la quête d’un sens second »
(Kerbrat-Orecchioni 1998 : 145).
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Figure 5. Calque de T.-M. Le Tanh & R. Dautremer, Babayaga, Paris,
Didier Jeunesse, 2003, 5ème double page.
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Figure 6. Calque de G. Solotareff, Loulou, Paris, L’École des loisirs, 1989,
5ème double page.
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en fait inférer la cause. Le lecteur peut aussi interroger l’expression du loup :
son regard de côté accompagne un sourire satisfait. Alors que le texte évoque
le caillou et les légumes pour la soupe, que signifie cette mimique ? Le loup
se réjouit-il de l’arrivée d’un cochon et pourquoi ? « Le travail interprétatif
demande de percevoir le sens littéral, de ne pas être "dupe" et à partir de
certains indices d’opérer un "calcul interprétatif" permettant d’accéder au
sens véritable. » (Kerbrat-Orecchioni 1998 : 21).
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légumes ne lui a pas suffi. Ainsi les clausules visuelles collaborent aussi avec
les non-dits : tout en les étayant, elles laissent au lecteur l’interprétation
de la fin du récit ; s’arrêter sur ces images permet souvent de confirmer la
compréhension des implicites.
Conclusion
Les albums sont souvent conçus pour une coopération active
(Boulaire 2012 : 28) du lecteur, les illustrateurs s’avèrent ingénieux
pour donner forme aux sous-entendus, suspendre la lecture, inviter à la
déduction, disposer des marqueurs afin de favoriser le calcul interprétatif.
Les plus astucieux d’entre eux indiquent aussi comment penser avec leurs
images et montrent le chemin pour comprendre. En s’appuyant sur ce que
les auteurs graphiques créent, les enseignants peuvent aider les élèves à prêter
attention aux images, facilitant l’inférence (Kerbrat-Orecchioni 1998).
Principes
Une méthodologie de lecture peut répertorier les procédés d’illustration
utiles à la compréhension et ce rapport explicite à l’image gagne à se nourrir
de la transversalité avec les arts. Invité à en relever les éléments qui font sens,
le lecteur est guidé par des points d’appui comme l’emploi des couleurs,
la composition de l’image (plans, cadrages), la place des personnages, les
détails... L’important tient dans un cadre de lecture interprétative qui
systématise l’association de l’image au texte pour la recherche de sens. « Lire
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un album ne se résume pas à lire du texte et des images. [...] Lire un album
relève assurément d’une formation de lecteur » (Van der Linden 2006 : 8-9).
Les pratiques observées dans les classes de primaire (Plu 2013) ont montré
que les élèves, si on les y invite, trouvent de nombreuses significations dans
les détails et qu’ils peuvent engager des déductions à partir des images. S’il
faut avoir confiance en leur acuité, il est nécessaire de les accompagner dans
le cadre d’un enseignement explicite (Cèbe et Goigoux 2009 : 20) pour les
aider à rassembler les significations et réfléchir de façon globale à partir
d’une image face au texte.
Suggestions
Sélectionner des unités de travail pertinentes dans les récits pour des
activités ciblées : une double-page ; une série de pages ou une image de fin.
Ne pas chercher à commenter toutes les images d’un album même si la
compréhension se construit évidemment sur l’ensemble du livre. Le travail
de déduction peut aussi partir d’un détail pour rechercher ensuite, dans le
texte et l’illustration entière, le faisceau des significations pour l’inférence.
En choisissant un détail-clé et en conduisant par étapes la prise d’indications,
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l’enseignant favorise la déduction tout en montrant comment procéder.
Dans les temps de synthèse de la compréhension, faire expliciter où a été
relevé ce qui est compris, dans le texte et l’image. Associer le soulignement
d’un fragment de texte à celui d’un détail et formuler son interprétation.
Il est aussi intéressant de matérialiser clairement le faisceau des indicateurs
dans l’image avec leur correspondance dans le texte, sur une page projetée
ou une affiche comme un « Visibileo » (Bishop et alii 2019).
Enfin, certains albums3 peuvent conjuguer le plaisir de lecture avec un
objectif d’entrainement à l’implicite à partir d’un système texte-image clair
déployé dans toutes les pages.
Grâce aux détours qu’offre l’image, la déduction de l’implicite peut
être engagée avec le texte. Mais la subtilité et la diversité des procédés
qu’emploient les auteurs créent paradoxalement une difficulté : tout en
apportant des appuis efficaces, leur illustration n’efface pas le défi d’inférence,
notamment quand elle propose des indications disséminées dans les pages.
Cette complexité et cette richesse justifient que l’image narrative des albums
soit associée aux démarches de compréhension.
Christine PLU
3. Voir des albums comme : Mon chat le plus bête du monde, G. Bachelet (Seuil, 2004) ; Le
Problème avec ma mère, B. Cole (Gallimard, 1987) ou Le Lion ne mange pas de croquettes, A.
Bouchard (Seuil, 2012). Ils sont souvent à tonalité humoristique du fait du décalage entre
texte et images qui installe une connivence.
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Références bibliographiques
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• LAPOINTE, C. (1997). « Texte et image, amour et haine ». Argos, Hors-série,
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• NIÈRES, I. (1993). « Et l’image me fait signe que le livre est fini ». Dans J. Perrot
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• TAUVERON, C. (2007). « Lecture d’un même texte au même moment dans
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• VAN DER LINDEN, S. (2006). Lire l’album. Paris : L’atelier du poisson soluble.
Albums cités
• ALEMAGNA, B. (2006). Un Lion à Paris. Paris : Autrement Jeunesse.
• DE PENNART, G. (1996). Le Loup est revenu. Paris : L’École des loisirs.
• LE THANH, T.-M. & DAUTREMER, R. (2003). Babayaga. Paris : Didier
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