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Interroger les illustrations pour accéder à l’implicite des

albums jeunesse
Christine Plu
Dans Le français aujourd'hui 2022/3 (N° 218), pages 109 à 120
Éditions Armand Colin
ISSN 0184-7732
ISBN 9782200934323
DOI 10.3917/lfa.218.0109
© Armand Colin | Téléchargé le 21/11/2023 sur www.cairn.info via Université Hassan II (IP: 105.66.135.142)

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INTERROGER LES ILLUSTRATIONS


POUR ACCÉDER À L’IMPLICITE
DES ALBUMS JEUNESSE
Christine PLU
CY Cergy Paris Université
INSPÉ académie de Versailles

La littérature de jeunesse est massivement illustrée et ses images contribuent


aux différentes dimensions de la lecture, avec un rôle essentiel pour la
compréhension. Quand les choix graphiques sont de qualité, les illustrations
coconstruisent non seulement la référence dans la fiction, en accompagnant
ce que le texte dit (Tauveron 2007), mais elles apportent aussi des indications
sur le plan implicite. La spécificité des illustrations vient de leur rôle dans
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le livre et leur création est « un art à part entière, un art narratif, un art de
création de fiction, étroitement lié à l’expression écrite, dont la démarche
est celle d’un metteur en scène d’images fixes très voisine de la mise en scène
de cinéma ou de théâtre » (Lapointe 1997 : 68). Dans son dialogue avec le
texte, l’image qui construit des significations sur plusieurs niveaux, seule et
avec lui, demande une coopération du lecteur : « Apparemment simples, et
en fait d’un raffinement extrême, certains albums suggèrent au lecteur une
collaboration interprétative active, de l’ordre de celle que Umberto Eco a
mise en lumière pour les textes qu’il appelle "ouverts" » (Boulaire 2012 : 28).
Car l’image ne peut compléter tous les silences du texte, elle n’est pas conçue
dans ce but, l’illustrateur voit son travail comme un art d’équilibre évitant les
« Ne pas trop dire, laisser suggérer ; ne pas trop illustrer ; laisser des blancs,
de l’espace, des échappées [...] » (Maja 2004 : 44). Le lecteur doit donc
s’impliquer du côté de l’image et du texte, pour construire la compréhension
la plus complète de la fiction. Concernant l’implicite, il arrive que les images
offrent des « indications co-textuelles » (Kerbrat-Orecchioni 1998 : 139)
pour l’accès aux sous-entendus, une catégorie de l’implicite qu’actualise
les textes (Ibid.). Si ces indications peuvent participer aux ajustements du
lecteur pour la compréhension, l’enseignant a tout intérêt à les intégrer aux
dispositifs en classe afin de garantir une compréhension des récits qui sera
alors complète (Cèbe et Goigoux 2009). L’article cherche ainsi à identifier
des procédés de l’image des albums qui puissent s’avérer des repères utiles
pour l’enseignement.
À cette fin, une série d’exemples pris dans sept albums très familiers aux
enseignants de cycle 2 met en évidence différentes modalités de l’implicite
entre l’image et le texte, comme autant d’appuis à la compréhension des élèves
rticle on line

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Le français aujourd’hui, n° 218, « L’implicite et ses lectures »

(Tauveron 2007), importants à identifier au moment où ils conquièrent la


lecture. Cinq des albums appartiennent à la catégorie des « iconotextes »,
caractérisée par un auteur unique qui répartit « les effets de sens entre son
texte et ses images, sans qu’il soit toujours possible de déterminer ce qui
fut premier. » (Nières-Chevrel 2013 : 17-18). Mais certains « iconotextes »
sont le fait de deux auteurs, leur texte est alors conçu dans « la perspective
d’une collaboration avec un illustrateur », donc, à chaque fois, le récit est
bien construit par l’image et le texte conjoints ; c’est le cas de deux des titres
sélectionnés.
Les illustrations choisies montrent plusieurs procédés représentatifs de
ce que le lecteur trouve dans les albums pour accéder à l’implicite : ces
indications par l’image peuvent contribuer à la compréhension de « ce qui
n’est pas dit mais qui est amené à être pensé » (Kerbrat-Orecchioni 1998 :
21, en référence à J.-B. Grice 1957 : 380). Ainsi :
- l’image porte des indications liées aux sous-entendus du texte voisin ;
- l’image construit un faisceau de marques, ajoutant des sous-entendus à
ceux du texte et signalant des zones où penser le récit.
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Implicites au cœur des double-pages
L’espace visuel qui réunit le texte et l’image est comparable à un écran de
lecture, la double-page constitue donc une unité intéressante pour rechercher
les jeux d’implicite : à cette échelle, l’illustration apporte des indications
qui réduisent partiellement les ambigüités d’un texte placé dans la même
page. Mais il faut noter que les lecteurs sont orientés vers l’implicite par la
lecture enchainée de plusieurs double-pages grâce à une série d’illustrations
qui s’articulent ; c’est la dynamique des albums1 .

Une scène clairement construite par l’image


Dans Le Loup est revenu de G. de Pennart une double-page en fin de
récit aide à saisir un sous-entendu quand le texte dit « Le loup est à terre et
monsieur Lapin prend la parole. « LOUP, NOUS N’AVONS PLUS PEUR
DE TOI !2 Mets-toi bien ça dans la tête ! » (de Pennart 1996 : 32-33). La
peur du loup constitue l’axe moteur du récit depuis la première page, mais
le loup se trouve finalement terrassé et la raison du basculement est donné
par l’image qui permet de déduire pourquoi les autres personnages n’ont
plus peur. Pour soutenir le nouveau rapport de force, l’image offre une
construction simple mais efficace.

1. L’auteure et la rédaction de la revue remercient les éditeurs de leur avoir accordé


l’autorisation de reproduire les pages et extraits des albums cités.
2. En capitales dans l’album. C’est le cas dans plusieurs albums analysés ci-après, et ce sera
précisé. Sans mention, la mise en capitales est un choix du présent auteur pour signaler la
zone à inférer avec l’image.

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Interroger les illustrations pour accéder à l’implicite des albums jeunesse

Figure 1. Calque de G. De Pennart, Le Loup est revenu, Paris, L’École


des loisirs, 1996, p. 32-33.

Les potentielles victimes sont montrées debout, regardant vers le loup


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couché et leur alignement horizontal accentue l’importance de leur nombre :
le loup semble écrasé et même la branche d’arbre contribue à ce mouvement.
Le lecteur infère grâce au cotexte que cela est la conséquence des arrivées
successives des personnages chez le lapin. Trois pages sont consacrées à
cette rupture finale, construisant le sens au fil de la lecture : alors que le
loup est debout, dominant de sa taille la scène aux pages 28-29, il finit
plus loin couché et dominé en pages 32-33. Cette efficacité visuelle de la
composition qui s’appuie sur la mémoire du lecteur mérite un retour sur les
pages concernées et une verbalisation de ce que l’image apporte au non-dit
du texte : comment l’image montre-t-elle l’absence de peur ?

Une construction poétique construite à partir de l’illustration


Dans Un Lion à Paris, B. Alemagna (2006) raconte la solitude triste du
personnage et l’indifférence des Parisiens qui le regardent sans le voir. Dans
la double-page 18-19, une rupture dans le récit installe un sous-entendu
autour du sourire et de son reflet avec une construction poétique du texte :
« Le lion marcha le long d’un fleuve, un fleuve qui coupait la ville au
milieu, et LE FLEUVE LUI SOURIT COMME UN MIROIR ». L’image
le montre penché au-dessus d’un fleuve bleu : il fait face à son reflet souriant.
La métaphore poétique est élucidée par l’illustration : le sourire vient de son
reflet dans l’eau, donc de lui. Il faut préciser que le texte n’est pas traité en
premier dans la lecture de ce type d’album pour lequel ce sont les images qui
mènent le récit. Le grand format de l’illustration sur la « belle page » place
en premier l’image. La tête du lion évoquant un soleil focalise l’attention
sur le reflet préparant à la métonymie. Et cette image, reprise en couverture,
est une charnière narrative pour une étape : il voit à présent qu’il est vu. En

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Le français aujourd’hui, n° 218, « L’implicite et ses lectures »

fait la construction poétique du texte est relayée par l’image qui contribue
en retour aux associations : cela permet secondairement d’interpréter que le
fleuve qui coupe la ville – et l’illustration en diagonale – dédouble aussi le
lion comme un miroir.

Figure 2. B. Alemagna, Un Lion à Paris, Paris, Autrement, 2006, p. 18.


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Des indications secondaires pour l’humour
Dans le recueil Hulul, A. Lobel (2002) place un détail en soutien à
l’implicite dans l’image initiale de la nouvelle « Des bosses étranges ». Dans
ces récits, Hulul est malmené par sa compréhension fantaisiste d’évènements
familiers. Le hibou est montré couché dans son lit et sa tête, comme le texte,
exprime qu’il n’est pas bien. « Hulul était couché [...] Mais à ce moment,
il vit deux bosses sous la couverture. QUE PEUVENT BIEN ÊTRE CES
BOSSES ? » (p. 20, en capitales dans l’album). Cette question pose d’emblée
le problème du personnage, sachant qu’il reste implicite jusqu’à la chute.
Le lecteur s’appuie sur le « présupposé » lié au contexte familier pour saisir
que les bosses sous la couverture sont ses pieds. Et à gauche du lit, deux
pantoufles roses insistent encore, aidant à inférer sur les pieds « cachés » par
la couverture pour élucider le non-dit du texte.

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Interroger les illustrations pour accéder à l’implicite des albums jeunesse

Figure 3. Calque de A. Lobel, Hulul, Paris, L’École des loisirs, 2002, p.


20.

Et ces indices reviennent encore, comme un rappel, quand Hulul crie,


de plus en plus terrifié par les bosses « Mais, qui êtes-vous ? », « Qu’est-ce
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que vous êtes ? » (p. 29). La mise en évidence insistante de cet implicite vise
l’humour en faisant apparaitre que l’incompréhension de Hulul ne serait
pas un problème pour le lecteur.

Des répétitions et contradictions en série pour inférer


Dans Poussin noir, pour lequel P. Eliott illustre le texte de Rascal (1997),
le récit construit en randonnée, recèle de multiples non-dits : il demande
une collaboration importante du lecteur qui peut s’appuyer sur le dispositif
iconique, notamment grâce à la répétition d’indications dans les pages. La
couleur qui joue un rôle central dans ce récit, comme le titre et l’image
en couverture l’annoncent, collabore avec l’implicite dans tout l’album. Le
jaune vif domine dans les trois premières pages puis le noir prend sa place
à partir d’une inférence dans le texte de la quatrième double-page quand
le texte dit : « Ils sont JAUNES ET MOI JE SUIS NOIR. Ce ne sont pas
mes parents ! Je veux trouver MA VRAIE FAMILLE ! » Depuis cette page
jusqu’à la dernière, le noir domine dans toutes les images pour représenter
les familles animales que le poussin rencontre, mais le texte ne le mentionne
plus du tout. Les refus d’adoption se répétant, le lecteur peut déduire un
implicite à l’échelle du récit : la couleur ne suffit pas.
Cet album offre un autre procédé lié à l’implicite, plus difficile à élucider.
Chacune des cinq rencontres de la randonnée est illustrée par deux images,
de la cinquième à la dixième double-page : une structure de texte se répète et
une image de même type l’accompagne à cinq reprises. Les images secondes
de ces étapes narratives montrent le poussin jouant heureux au milieu
d’autres petits, alors que le texte dit qu’il est rejeté. Cette contradiction
invite à saisir un non-dit du texte qui provoque une suspension dans la

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Le français aujourd’hui, n° 218, « L’implicite et ses lectures »

compréhension. Cet arrêt imposé par la contradiction des significations fait


vérifier l’image et revenir au texte pour traiter la modalisation liée à son
regret : « Poussin noir est DÉÇU. Il AURAIT AIMÉ ÊTRE un porcelet
[...] » (septième double page).

Figure 4. Rascal & P. Eliott, Poussin noir, Paris, L’École des loisirs, 1997.
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Une autre indication visuelle contribue à ces hiatus par un changement
du décor et l’effacement du cadre. Grâce à cette construction complexe, la
suspension de la lecture opère un « blocage du sens littéral » d’une page à
l’autre : c’est une stratégie pour déclencher « la quête d’un sens second »
(Kerbrat-Orecchioni 1998 : 145).

Un faisceau de marqueurs invitant au calcul interprétatif


Les marqueurs d’implicite opèrent en « faisceau » (Ibid.) dans les
images comme dans les énoncés : ils indiquent la zone où inférer et accom-
pagnent la pensée vers le non-dit du texte, ou du récit. En effet les images
n’élucident pas directement les implicites mais élaborent une scénographie
orientant vers les significations.

Une scénographie sophistiquée pour un sous-entendu


Dans Babayaga, réécriture du conte russe par Taï-Marc Le Thanh
qu’illustre Rebecca Dautremer (2003), une double-page montre que des
stratégies multiples peuvent être cumulées pour l’inférence. À la huitième
double-page de l’album, Miette, envoyée par sa Marâtre chez Babayaga est
arrivée chez l’ogresse qui lui a proposé « un bon bain chaud ». Le passage
du texte est placé en vis-à-vis d’une grande illustration en pleine page qui
montre la fillette penchée sur une baignoire remplie, sa main tendue vers
de petits légumes flottant sur l’eau. Le texte dit : « Miette se glissa alors
dans la salle de bain. Mais en s’approchant de la baignoire, elle s’aperçut

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avec horreur qu’à sa surface flottaient des morceaux de carottes, de patates


et de petits navets. La fillette était si terrifiée qu’elle attrapa le hoquet. Il
était temps de filer au plus vite ! » L’implicite de l’énoncé se déduit d’un
va-et-vient du regard dans la page pour inférer ce que Miette comprend et
pourquoi ces légumes l’horrifient. Le début du récit a formulé tôt la menace
probable d’une Babayaga qui raffole de « chair fraiche », donc un premier
appui est présent dans le texte antérieur. Mais que comprend l’héroïne face
à cette baignoire ? Le lecteur peut cumuler différents indices pour déduire la
réponse à cette question grâce à trois zones différentes qui arrêtent la lecture
sur le sens : dans le texte de la page, plusieurs mots sont typographiés en
gros caractères constituant une chaine pour une déduction partielle.
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Figure 5. Calque de T.-M. Le Tanh & R. Dautremer, Babayaga, Paris,
Didier Jeunesse, 2003, 5ème double page.

En face, l’illustration de la « belle page » montre l’hésitation de Miette


et ajoute d’autres objets aux référents du texte, cohérents avec les légumes
mais incongrus dans une salle de bain : un couteau économe, un bouquet
garni et un torchon de cuisine sont posés au bord de la baignoire. De plus,
l’illustratrice a placé entre le texte et l’image, un porte-savon sur lequel
trônent une salière et un poivrier ; ce cabochon se voit de plus souligné
de grains et d’herbes. Le faisceau d’indicateurs textuels et iconiques mis
en scène dans la double-page fait déduire que ce bain est une préparation
culinaire ; Miette sera donc cuisinée, ce qui déclenche sa fuite.
L’illustration soutient ainsi l’implicite du texte malicieux de Taï-Marc
le Thanh : le regard est arrêté par ces détails qui suspendent la lecture et
invitent à l’inférence.

Un faisceau d’indices pour douter avec le texte


Dans l’album Loulou de G. Solotareff (1989) plusieurs pages montrent
comment l’implicite peut être construit par une configuration d’indications
entre les sous-entendus du texte et plusieurs zones de l’image : regardons la

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Le français aujourd’hui, n° 218, « L’implicite et ses lectures »

cinquième double-page juste après la rencontre entre Loulou « qui n’avait


jamais vu de lapin » et Tom « qui n’avait jamais vu de loup » (texte de la
page précédente).
Au premier plan, les deux protagonistes que le texte désigne comme de
« vrais amis », sont placés de dos face à la rivière alors que le texte dit « TOM
LUI APPRIT à jouer aux billes, à lire, à compter et À PÊCHER POUR
SE NOURRIR. » La canne à pêche est placée entre eux montrant qu’elle
est un moyen d’être amis. L’auteur a donc choisi de représenter la scène
de pêche et insiste sur l’intention du lapin avec le geste du doigt vers l’eau.
Car l’image montre le peu d’intérêt du loup qui, assis sur la gauche, semble
plus attentif au bouchon qu’au poisson proche, d’ailleurs peu inquiet. Cette
illustration invite à inférer à partir des éléments rouges « bouchon-poisson »
placés entre les amis : l’intérêt pour l’activité n’est pas le même pour chacun.
Et le non-dit est prolongé grâce aux oreilles des lapins sur la ligne d’horizon :
trois observateurs cachés s’inquiètent probablement de la pêche du loup,
laissant comprendre que l’alternative est le lapin, suivant le présupposé sur
la nature prédatrice du loup.
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Figure 6. Calque de G. Solotareff, Loulou, Paris, L’École des loisirs, 1989,
5ème double page.

À partir de cette image, l’implicite plane jusqu’à la fin du récit, le doute


est entretenu par la présence des lapins cachés à chaque fois que le texte
interroge l’enjeu des scènes. Ainsi, G. Solotareff tisse sous-entendus et
présupposés, articulant l’illustration et le texte dans un faisceau d’indicateurs
qui conduisent à inférer le doute et interroger la confiance entre Tom et
Loulou, invitant à penser un motif essentiel à la compréhension globale de
l’album.

Les mimiques et regards, invitations de l’image pour la pensée


Les expressions des personnages participent aussi au traitement des sous-
entendus : le texte donne les paroles et l’image les mimiques des person-
nages qui prennent la fonction des « marqueurs paraverbaux » (Kerbrat-
Orecchioni 1998 : 139), appuis de l’implicite en situation. Sur ce plan,
l’effet « Koulechov » doit être pris en considération : ce cinéaste russe avait

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Interroger les illustrations pour accéder à l’implicite des albums jeunesse

expérimenté l’interprétation des expressions de visages et « la force du


contexte lorsqu’on cherche à donner du sens à ce qu’on regarde » quitte
à en obtenir des significations contraires (Lapointe 1997 : 68). Les visages
n’élucident donc pas toujours l’implicite, ils arrêtent le lecteur en signalant
des zones à inférer, orientant la déduction vers les pensées des personnages
(Cèbe et Goigoux 2009) et activant la théorie de l’esprit (Harris 2007).
Dans l’album La Soupe au caillou d’A. Vaugelade (2000), l’auteure met en
évidence les regards, jouant ici avec l’anthropomorphisme. Ce récit de ruse
demande d’inférer les motivations d’un vieux loup dont le texte ne dit rien
sauf qu’il est édenté : ce terme demande de déduire qu’il doit manger cuit, et
surement pas de caillou. Et ses mimiques dans l’image permettent d’inférer
et de douter de ses intentions, contribuant à l’implicite de la ruse. Les
regards permettent d’interpréter aussi les réactions des autres personnages,
indications disséminées dans les pages. Après l’arrivée du loup chez la poule,
le cochon est le premier à frapper chez elle à la cinquième double-page. Le
texte dit « Mais le cochon A VU LE LOUP entrer chez la poule. IL EST
INQUIET, il frappe à la porte, toc, toc, toc. EST-CE QUE TOUT SE
PASSE BIEN ? » L’auteure insiste sur l’inquiétude du cochon grâce à sa
mine et à la position de son corps sur le seuil. Son regard froncé vers le loup
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en fait inférer la cause. Le lecteur peut aussi interroger l’expression du loup :
son regard de côté accompagne un sourire satisfait. Alors que le texte évoque
le caillou et les légumes pour la soupe, que signifie cette mimique ? Le loup
se réjouit-il de l’arrivée d’un cochon et pourquoi ? « Le travail interprétatif
demande de percevoir le sens littéral, de ne pas être "dupe" et à partir de
certains indices d’opérer un "calcul interprétatif" permettant d’accéder au
sens véritable. » (Kerbrat-Orecchioni 1998 : 21).

Figure 7. A. Vaugelade, La Soupe au caillou, Paris, L’École des loisirs,


2000, détails de la 4ème double page.

Un lecteur attentif à l’image infèrera la ruse dans les pages suivantes


quand le loup s’agace de l’arrivée d’autres animaux qui compromettent
son projet. Et on apprécie, à la huitième double-page, l’ironie du cochon

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Le français aujourd’hui, n° 218, « L’implicite et ses lectures »

qui répond à la poule réjouie de ce diner collectif : « Au début, j’ai cru


QU’ON MANGERAIT de la soupe à la poule ». La modalisation porte
un sous-entendu soutenu à nouveau par son regard vers le loup, mais le
cochon affiche cette fois un air amusé, il n’est plus inquiet. Le loup assis
fixe le chaudron de soupe, inexpressif : que peut-il bien penser de cette
boutade ? Surtout quand la poule dit : « Que c’est agréable d’être TOUS
ENSEMBLE ! » L’auteure laisse totalement au lecteur la pensée des sous-
entendus : la poule n’a pas conscience de la ruse et le loup enrage. Plusieurs
expériences en formation ont révélé qu’une prise en compte parcellaire de
l’image aboutit à une compréhension lacunaire de lecteurs adultes face à cet
album demandant une lecture coopérative. Mais l’illustratrice propose une
voie pour inférer en scénarisant les regards et elle conduit le doute jusqu’à
une clausule visuelle (Nières-Chevrel 1993), en dernière page, quand le
loup a quitté le village. Il est à nouveau face à une porte et le lecteur peut
imaginer que la scène initiale se répète : entrée puis proposition de soupe
au caillou. En notant son regard en biais et las, on se demande si la ruse
du loup fonctionnera cette fois, nourrissant le doute grâce au narrateur en
page précédente : « Mais je ne crois pas qu’il soit revenu. » Car cette clausule
infère la ruse : s’il poursuit sa quête chez un dindon, c’est que la soupe de
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légumes ne lui a pas suffi. Ainsi les clausules visuelles collaborent aussi avec
les non-dits : tout en les étayant, elles laissent au lecteur l’interprétation
de la fin du récit ; s’arrêter sur ces images permet souvent de confirmer la
compréhension des implicites.

Conclusion
Les albums sont souvent conçus pour une coopération active
(Boulaire 2012 : 28) du lecteur, les illustrateurs s’avèrent ingénieux
pour donner forme aux sous-entendus, suspendre la lecture, inviter à la
déduction, disposer des marqueurs afin de favoriser le calcul interprétatif.
Les plus astucieux d’entre eux indiquent aussi comment penser avec leurs
images et montrent le chemin pour comprendre. En s’appuyant sur ce que
les auteurs graphiques créent, les enseignants peuvent aider les élèves à prêter
attention aux images, facilitant l’inférence (Kerbrat-Orecchioni 1998).

Principes
Une méthodologie de lecture peut répertorier les procédés d’illustration
utiles à la compréhension et ce rapport explicite à l’image gagne à se nourrir
de la transversalité avec les arts. Invité à en relever les éléments qui font sens,
le lecteur est guidé par des points d’appui comme l’emploi des couleurs,
la composition de l’image (plans, cadrages), la place des personnages, les
détails... L’important tient dans un cadre de lecture interprétative qui
systématise l’association de l’image au texte pour la recherche de sens. « Lire

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Interroger les illustrations pour accéder à l’implicite des albums jeunesse

un album ne se résume pas à lire du texte et des images. [...] Lire un album
relève assurément d’une formation de lecteur » (Van der Linden 2006 : 8-9).
Les pratiques observées dans les classes de primaire (Plu 2013) ont montré
que les élèves, si on les y invite, trouvent de nombreuses significations dans
les détails et qu’ils peuvent engager des déductions à partir des images. S’il
faut avoir confiance en leur acuité, il est nécessaire de les accompagner dans
le cadre d’un enseignement explicite (Cèbe et Goigoux 2009 : 20) pour les
aider à rassembler les significations et réfléchir de façon globale à partir
d’une image face au texte.

Suggestions
Sélectionner des unités de travail pertinentes dans les récits pour des
activités ciblées : une double-page ; une série de pages ou une image de fin.
Ne pas chercher à commenter toutes les images d’un album même si la
compréhension se construit évidemment sur l’ensemble du livre. Le travail
de déduction peut aussi partir d’un détail pour rechercher ensuite, dans le
texte et l’illustration entière, le faisceau des significations pour l’inférence.
En choisissant un détail-clé et en conduisant par étapes la prise d’indications,
© Armand Colin | Téléchargé le 21/11/2023 sur www.cairn.info via Université Hassan II (IP: 105.66.135.142)

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l’enseignant favorise la déduction tout en montrant comment procéder.
Dans les temps de synthèse de la compréhension, faire expliciter où a été
relevé ce qui est compris, dans le texte et l’image. Associer le soulignement
d’un fragment de texte à celui d’un détail et formuler son interprétation.
Il est aussi intéressant de matérialiser clairement le faisceau des indicateurs
dans l’image avec leur correspondance dans le texte, sur une page projetée
ou une affiche comme un « Visibileo » (Bishop et alii 2019).
Enfin, certains albums3 peuvent conjuguer le plaisir de lecture avec un
objectif d’entrainement à l’implicite à partir d’un système texte-image clair
déployé dans toutes les pages.
Grâce aux détours qu’offre l’image, la déduction de l’implicite peut
être engagée avec le texte. Mais la subtilité et la diversité des procédés
qu’emploient les auteurs créent paradoxalement une difficulté : tout en
apportant des appuis efficaces, leur illustration n’efface pas le défi d’inférence,
notamment quand elle propose des indications disséminées dans les pages.
Cette complexité et cette richesse justifient que l’image narrative des albums
soit associée aux démarches de compréhension.

Christine PLU

3. Voir des albums comme : Mon chat le plus bête du monde, G. Bachelet (Seuil, 2004) ; Le
Problème avec ma mère, B. Cole (Gallimard, 1987) ou Le Lion ne mange pas de croquettes, A.
Bouchard (Seuil, 2012). Ils sont souvent à tonalité humoristique du fait du décalage entre
texte et images qui installe une connivence.

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Le français aujourd’hui, n° 218, « L’implicite et ses lectures »

Références bibliographiques
• BISHOP, M.-F. « Des exemples de Visibiléo produits en classe ». Boite à outils
compréhension, <http://centre-alain-savary.ens-lyon.fr/CAS/documents/documents-
frederique-j/exemplesdevisibileosclasses.pdf>.
• BOULAIRE, C. (2012). « Les deux narrateurs à l’œuvre dans l’album, tentatives
théoriques ». Dans V. Alary & N. Chabrol-Gagne (éds), Le Parti pris de l’album
ou de la suite dans les images (pp. 21-28). Clermont-Ferrand : Presses universitaires
Blaise Pascal.
• CÈBE, S. & GOIGOUX, R. (2009). Lector & Lectrix. Paris : Retz.
• HARRIS, P.L. (2007). L’Imagination chez l’enfant : son rôle crucial dans le
développement cognitif et affectif. Paris : Retz.
• KERBRAT-ORECCHIONI, C. (1998). L’Implicite. Paris : Armand Colin.
• LAPOINTE, C. (1997). « Texte et image, amour et haine ». Argos, Hors-série,
66-69.
• MAJA, D. (2004). Illustrateur jeunesse, comment créer des images sur les mots ?
Paris : Éditions du Sorbier.
• NIÈRES, I. (1993). « Et l’image me fait signe que le livre est fini ». Dans J. Perrot
(éd.), Culture, texte et jeune lecteur (pp. 209-217). Nancy : Presses universitaires de
Nancy.
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• NIÉRES, I. (2013). « Album ». Dans J. Perrot & I. Nières (éds), Dictionnaire du
livre de jeunesse (pp. 15-18). Paris : Éditions du Cercle de la librairie.
• PLU, C. (2013). « Carnet de lecture au cycle 3 : un exemple de pratique et
quelques réflexions ». Dans Carnet/journal de lecture, quels usages pour quels enjeux,
de l’école à l’université ? Namur (B) : Presses universitaires de Namur.
• TAUVERON, C. (2007). « Lecture d’un même texte au même moment dans
trois CP différents : analyse comparative ». Repères, 36, 121-147.
• VAN DER LINDEN, S. (2006). Lire l’album. Paris : L’atelier du poisson soluble.

Albums cités
• ALEMAGNA, B. (2006). Un Lion à Paris. Paris : Autrement Jeunesse.
• DE PENNART, G. (1996). Le Loup est revenu. Paris : L’École des loisirs.
• LE THANH, T.-M. & DAUTREMER, R. (2003). Babayaga. Paris : Didier
Jeunesse.
• LOBEL, A. (2002). Hulul. Paris : L’École des loisirs.
• RASCAL & ELIOTT, P. (1997). Poussin noir. Paris : L’École des loisirs.
• SOLOTAREFF, G. (1989). Loulou. Paris : L’École des loisirs.
• VAUGELADE, A. (2000). Une Soupe au caillou. Paris : L’École des loisirs.

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