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Ghassan Salamé
Dans Monde Arabe 1989/3 (N° 125) , pages 5 à 18
Éditions La Documentation française
ISSN 1241-5294
DOI 10.3917/machr1.125.0005
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LE LIBAN
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5
Etudes
1ntroduction
Ghassan Salamé
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énième pistoire du conflit qui ensanglante le Liban . Nous cherchions à faire
écrire, par des intellectuels libanais restés sur place, des témoignages analytiques
sur leur survie et sur celle de leur pays.
A peine ce pari pris, il était presque perdu. A la mi-mars 1989, commençait
une nouvelle phase, particulièrement violente, de cette trop longue guerre : plus
de six cents tués dénombrés en cinq mois, des destructions particulièrement
sévères et la capitale vidée des trois quarts de sa population. La communication
avec les auteurs devenait quasiment impossible, ce qui plaçait l'éditeur dans une
position délicate. D'autres contributions étaient compromises : un auteur a dû
déplacer sa famille vers la ville de Nabatiyeh, où il devenait, bien sûr,
incommunicado; un autre se réfugiait en. catastrophe à Chypre , laissant à
Beyrouth documents et ébauches. Pis encore, le pari sur la survie des Libanais,
sinon sur celle de leur pays, paraissait bien compromis . La liste des victimes
n'a cessé de s'allonger depuis le jour où nous confirmions le sommaire de ce
numéro, tombées sous des bombardements sauvages. ·
Ces difficultés expliquent l'état inachevé du panorama présenté ici , mais
nous avons tenu notre engagement à produire, coûte que coûte , des textes qui
apportent, nous' l'espérons, un éclairage nouveau, centré sur la difficile continuité
de la vie dans un pays hanté par la mort et la désolation . Dans la lettre
accompagnant l'article d'Ahmed Beydoun, parvenu à Paris trois mois plus tard
que prévu, on pouvait lire : <<Voici l'article. Après avoir longtemps hésité, je
t'envoie une photocopie du manuscrit resté en ma possession. Le manuscrit lui-
même, et une version dactylographiée sont au bureau à Beyrouth depuis de
longues semaines, mais la clé du bureau est avec T . et T. s'est réfugié à Baalbek.
Il a promis de venir à Beyrouth, mais ne le fit pas. Moi-même , j'ai fait quelques
fois le voyage vers Beyrouth, et j'ai souvent essayé d'obtenir Baalbek au
6 ÉTUDES
Cette lettre était écrite du village de Zebdine où Beydoun s'est, lui aussi ,
réfugié en catastrophe, fuyant une capitale devenue synonyme de mort et de
destruction . Encore fallait-il avoir les moyens de fuir, car cette guerre, comme
toutes les guerres , est une occasion en or pour les spéculateurs de tous genres
(y compris pour les propriétaires de minuscules appartements à louer loin du
front) et transforme d'honnêtes citoyens en spéculateurs avides cherchant à faire
face à d'autres spéculations , organisées par les détenteurs chanceux de biens
devenus précieux au moment opportun : une vache, un potager, un parent qui
monte la garde à un point de passage entre secteurs, un cousin à Damas, ou
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une Green Card pour l'Amérique.
Kama! Hamdan, ignorant ces pratiques pour mieux les condamner, part
du constat que l'économie libanaise , déjà fragile avant la guerre , a fini par
succomber après des années d'une étonnante résistance. L'invasion israélienne
de 1982 aura fortement contribué à cette ruine, .de même que la politique
économique et financière suivie par le gouvernement pendant l'année de répit
1982/83. Hamdan note , à partir de 1985, un courant parallèle, fait à la fois
d'une relative embellie dans l'agriculture et la petite industrie et d'une chute
brutale dans le taux de change de la livre libanaise. Les exportations industrielles
avaient ainsi augmenté de 85 % entre 1985 et 1987, et la production agricole
de 48 % entre 1985 et 1988. En 1987 , le PIB aurait atteint 83 % de son niveau
de 1974, contre 60 % seulement en 1985.
Les années 1985-1988 ayant donc été relativement plus calmes, les Libanais
ont su en tirer profit pour améliorer leur situation économique . Mais des salaires
très bas (du fait de la chute brutale du taux de change) ont été la contrepartie
douloureuse de ce bref et fragile rétablissement . C'est pourquoi , si l'identité
des perdants est connue (les salariés dans le public et dans le privé) , on gagnerait
beaucoup à connaître l'identité des bénéficiaires de cette relative embellie. Il y
a en effet fort à parier que l'on assistait alors, dans la production comme - et
surtout - dans le domaine de la spéculation foncière , au recyclage de l'argent
des nouveaux riches de la guerre peu ou prou liés aux milices, quand ils n'en
étaient pas eux-mêmes les chefs. Un système économique propre aux milices
s'est ainsi enchevêtré avec le système traditionnel, introduisant dans la mécanique
financière des revenus dus à des sources telles que l'extorsion locale par les
groupes armés , les ports illégaux (il y en avait une vingtaine à un moment), la
INTRODUCfiON 7
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fait de la guerre, quitter leur domicile, au moins une fois et souvent définitive-
ment. Certains feront des reproches à ce texte : celui d'avoir ignoré le sort des
résidents palestiniens, légaux ou non; de ne pas définir plus clairement la
distinction entre émigration définitive et émigration provisoire; de n'avoir pas
tenu assez compte du fait que les registres de l'état civil sont déficients et ne
reflètent donc pas fidèlement les chiffres (et surtout le lieu de résidence) de la
population; de n'avoir pas précisé que les pressions pour l'émigration de nature
économique et sociale , qui existaient déjà avant la guerre , ont continué à
s'exercer pendant les quinze dernières années; celui, enfin et surtout, d'avoir
davantage insisté sur le drame de la population chrétienne, en comparaison avec
celui de la partie musulmane de la population, en usant de l'argument -
justifiable - que l'émigration forcée des chrétiens a eu tendance à être plus
souvent définitive.
A défaut de pouvoir communiquer avec l'auteur , la rédaction de la revue
a donc pensé utile d'introduire quelques précisions. Mais l'essentiel de l'analyse
demeure valable, au moins sur deux points. Le premier concerne les dimensions
du phénomène. Le souvenir de cette guerre sera longtemps marqué par l'image
de familles entières, arrivées les yeux hagards dans des lieux de refuge provisoire,
avec pour seule propriété un ballot de chiffons et l'espoir, souvent déçu , d'un
retour dans le village ou dans le quartier où on est né. Une étude de Jean
Mourad chiffre à près de 22 % la part de la population résidente déplacée de
force pendant les seules deux premières années de la guerre, et à 175 000 le
nombre des personnes déplacées, provisoirement ou définitivement, par la
<< petite >> invasion israélienne de mars 1978. Un demi-million de personnes était
déplacé en 1975-76, un demi-million (quelquefois les mêmes familles) en 1977-
78 et de nouveau près de 400000 du fait de la << grande >> invasion israélienne
de 1982. Une enquête conduite en 1986 à Beyrouth-Ouest a conclu que 47 ,8 %
8 ÉTUDES
des personnes déplacées l'ont été de manière définitive. Il est entendu que la
part des déplacements forcés définitifs vers l'Est, en zone chrétienne, est plus
élevée encore.
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de l'émigration des chrétiens hors du Levant. La proportion des chrétiens dans
tous les pays du Levant est en effet en baisse constante. On estime les chrétiens
à moins de 5 % de la population de Jordanie avec une chute brutale dans les
zones rurales (Tafilé, Salt entre autres). De Syrie, l'émigration n'a jamais cessé,
notamment de la ville d'Alep. Il en est de même pour l'Irak et pour les
territoires occupés par Israël. Le problème dépasse bien entendu le cadre de ce
numéro , sa mention n'ayant pour raison que de replacer un aspect de la guerre
du Liban dans son contexte régional. On pourra expliquer cette tendance par
la peur de l'islamisme politique qui pourrait remplacer la tolérance (ou le
sécularisme autoritaire) des régimes actuellement en place, s'il arrivait à les
renverser, ou encore par des considérations économiques et sociales. Toujours
est-il que certains dirigeants chrétiens définissent ouvertement leur dilemme en
des termes régionaux , et que cette relative dé-christianisation du Levant a des
effets immédiats sur la vision et la stratégie politique de groupes qui, à tort ou
à raison, prétendent représenter les chrétiens du Liban.
actuellement des villages entiers qui vivent principalement grâce aux transferts
de leurs fils émigrés en Afrique ou dans le Golfe.
Les autres sont partis avec une volonté d'émigration plus déterminée . Un
dixième de la population est parti dans les seules deux premières années de la
guerre (Ali Faour estime à 625000 le nombre des Libanais qui ont dû changer
leur lieu de résidence au cours des deux premières années de la guerre, dont
43,5 % ont émigré à l'étranger). Depuis, les Libanais émigrent à raison de 40
à 60000 par an. Labaki ne couvre pas l'année courante, mais avec les destructions
massives encourues par le pays depuis la mi-mars 1989, il est permis de penser
que le solde migratoire de 1989 sera particulièrement lourd, peut-être comparable
à celui de 1976. Ce solde est tragique pour une population qui entre 1975 et
1987 était restée pratiquement au même niveau . Les chiffres cités par Labaki
sont relativement modérés : une étude d'Abdo Kahi estime à 100000 par an le
solde migratoire négatif entre 1983 et 1987. Les effets sur la qualité des services
sont manifestes du fait du départ de personnes souvent qualifiées , qui ont
évidemment plus de facilité à obtenir le précieux visa d'immigré , un atout
devenu presque mythique, la plupart des consulats à Beyrouth même étant
fermés, d'où des aller-retours aussi angoissés que coûteux pour les milliers de
candidats à l'émigration vers Damas , Amman ou Nicosie (1).
Reste , et cela Labaki ne le dit pas assez, que des centaines de milliers
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de Libanais ne sont nulle part, partagés entre la nostalgie et le réalisme. Ses
chiffres ne disent pas combien les Libanais se meuvent encore entre leur pays
d'origine et leurs pays de séjour. Ils multiplient les résidences, et quelquefois
les nationalités , gardant soigneusement l'option du retour, à côté d'options
nouvelles. Ceux-là vivent déchirés entre les échos du pays et les exigences de
l'intégration ailleurs. Ils gardent leur·s propriétés à Beyrouth et enseignent l'arabe
à leurs enfants nés dans l'émigration dans la perspective d'un retour imminent ;
ils remplissent les avions et les navires en partance pour Beyrouth dès que
l'accalmie se fait , constituant une espèce de diaspora, anxieuse , instable et
pourtant active.
C'est cette catégorie de Libanais qui trahit le mieux le caractère en un
sens artificiel de la guerre : après quinze ans de combats, d'innombrables
Libanais pensent encore à leur guerre comme à une espèce de parenthèse qu'ils
doivent supporter entre deux paix, celle d' avant 1975 et celle qui devrait pouvoir
aisément s'installer. Ceux-là ne se font pas encore à l'idée que la guerre, comme
la paix qui l'a précédée, est elle-même un système fait de valeurs , d'intérêts,
d'acteurs qui lui sont propres . Ils scrutent avec avidité les signes de la permanence
du Liban d'avant , de leur Liban, sans avoir le courage de penser qu'ils sont en
fait appelés à une nouvelle fondation (et sans doute à une refonte) de leur pays .
Ces signes, Antoine Messarra les multiplie dans son article et on ne
saurait, en effet, les ignorer. Dans le tumulte général, l'attachement à un certain
(1) Voir , pour toutes ces études, un complément fort utile à ce numé ro: Ghassan Salamé (sous la
dir.) , La Guerre du Liban : Dimensions économiques et sociales, Forum de la pensée arabe , Amman,
1989 (en arabe), qui regroupe les travaux d'un colloque sur cc thème organisé par le Forum en février
1988.
10 ÉTUDES
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comme autant de rationnelles fatalités. Plus la guerre est proche et plus elle est
extérieure, parenthétique, évitable. C'est pourquoi , quinze ans de guerre n'ont
pas réussi à éliminer les « y a qu'à » , comme panacées à la guerre. Plus les
solutions-miracles (partage, annexion, solution militaire radicale, arabisation,
internationalisation .. . ) fusent dans les conversations, et plus leur nature répétitive
trahit l'utopie d'une solution facile sans vraiment indiquer sa substance.
L'optimisme, dans ces conditions, n'est plus affaire de raison, et encore moins
de raisons. Il est la ligne de défense psychologique que des hommes à bout de
souffle construisent pour supporter leur misère quotidienne.
La télévision française a montré en avril dernier une fillette réfugiée dans
un abri bondé qui s'inquiétait pour son année scolaire, la neuvième, me semble-
t-il. Il faut la croire, car une éducation parfaite est l'horizon défensif que l'on
fixe aux enfants pour leur constituer une normalité de leur âge, pour leur faire
oublier la guerre et les préparer à la paix ... ou à l'émigration. Dans ce numéro,
Adnan al-Amine traite de l'éducation en des termes peut-être trop généraux.
Sous-jacent à son article est l'intense désir d'éduquer ses enfants, une sorte
d'obsession tenace dans toutes les classes sociales. Ce qu'al-Amine ne dit pas
assez, c'est l'extrême difficulté de voir le niveau d'éducation élevé qui faisait à
juste titre la fierté du Liban continue à être dispensé pendant la tourmente . Le
ministère de l'Education, de même que l'Université libanaise (UL, publique)
ont subi la loi de la parcellisation sur l'ensemble du territoire. L'UL a aujourd'hui
près de 31 branches, signe de la politisation extrême d'un territoire national
exigu. 70 % des étudiants étaient en 1982/ 83 dans les lettres , le droit et les
sciences sociales, disciplines où il était facile de créer des branches à partir de
zéro , c'est-à-dire d'un budget minimal. Car l'essentiel était de maintenir l'illusion
de l'impartialité de l'Etat, et son université devait donc suivre les étudiants dans
les cantons mythiques où les milices les avaient assignés à résidence.
INTRODUCTION Il
Pris sous la pression des parents d'élèves et des milices locales , l'Etat a
fini en 1987 par accepter de faire ce qu'il avait refusé en 1983 , de voter une
généreuse subvention à l'enseignement privé, pour empêcher les établissements,
notamment religieux , d'augmenter immodérément les frais de scolarité (cela
voulait dire aussi une dette publique intérieure qui croît par centaines de
milliards de livres tous les six mois) . C'était là une deuxième défaite pour l'Etat
qui venait couronner la première . L'enseignement public est en fait en
pleine déréliction. Ayant atteint avant la guerre des niveaux compétitifs avec
l'enseignement privé , autrement plus ancien et mieux établi, l'enseignement
public (et gratuit) a suivi l'Etat libanais dans sa chute : la proportion des élèves
inscrits dans le public déclinait avec la prolongation de la guerre : de près de
45 % pour l'année scolaire 1977/78, elle tombait à 36,8 % en 1982/83. Les
établissements publics , universitaires ou scolaires, subissent en effet le poids de
la mainmise des milices armées sur l'Etat, notamment en matière de recrutement
{devenu du fait de leurs interférences incessantes très marqué au niveau de la
confession et de l'orientation politique) .
A cela il convient d'ajouter les conséquences que l'on imagine plus
aisément : les destructions massives d'écoles, comme les atteintes permanentes
à l'université Saint-Joseph située tout le long de la ligne de démarcation, et
dont la faculté de génie civil était trop bien placée sur une colline surplombant
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Beyrouth pour que l'armée syrienne, puis l'armée israélienne , puissent résister
à la tentation d'y établir leurs quartiers (et d'en détruire une partie) . En 1986,
des guerres intestines (elles sont nombreuses et d'ordinaire plus meurtrières que
les autres) au sein du camp islamique ont détruit la plus grande partie de
l'Université arabe de Beyrouth. Le président de l'Université américaine de
Beyrouth a, lui, été tout simplement assassiné en janvier 1984, et plusieurs de
ses employés pris en otages. Ajoutons les années scolaires le plus souvent
inachevées, quelques-unes réduites à la peau de chagrin de quelques petits mois
d'enseignement péniblement arrachés, par petites tranches , à la férocité des
combats. Pour tout cela aussi , << Dieu pourrait penser à s'excuser » !
Reste l'essentiel, et l'essentiel n'est pas de survivre à la guerre, mais de
lui trouver une fin . On a souvent admiré la capacité des Libanais à s'adapter
aux circonstances, mais on n'a pas assez vu le piège béant que cette admiration
cachait. Car s'adapter, c'est survivre, certes, mais c'est aussi montrer moins
d'impatience face à la guerre, c'est désirer moins intensément la paix. La survie
est aussi, on l'oublie souvent, un palliatif à un refus, franc et déterminé , de la
violence. Ceux qui survivent ne sont donc pas nécessairement les plus avides
de paix civile. Ils la souhaitent certes, mais n'en ont guère une approche
programmatique. Le grand dilemme du pays, c'est que les forces de destruction
semblent avoir des projets conscients qu'ils exécutent, pour leur compte ou pour
d'autres. Le camp de la paix n'a que la nostalgie pour arme , et le souvenir
pour horizon; il attend le retour de la paix , sur place ou à l'étranger , mais il
ne fait pas grand chose pour y accéder.
Ahmad Beydoun l'aurait exprimé autrement : les Libanais ont pris
l'habitude de considérer la guerre comme une parenthèse dans leur vie . Or,
après quinze ans de combats , force est de constater que la guerre est un ordre
12 ÉTUDES
qu'il s'agit de démanteler avant même de penser à la paix , surtout depuis 1988,
où la rupture du continuum constitutionnel , avec la vacance béante à la tête de
l'Etat ouvre la voie à des projets de déco nstruction radicale du pays; cette voie
débouche, pour le Libanais moyen, sur le vide, c'est-à-dire sur le triomphe
indéfini du système de la guerre sur celui de la paix. Les paysans de Bint-Jbeil
don t il raconte l'émigration à Dearborn, Michigan, portent en eux l'image d'un
Liban qui n'est peut-être plus réel, comme ceux restés au bourg natal peuvent
en témoigner. Mais pour l'émigré de Dearborn , la continuité dans la mémoire
est autrement plus importante que les accidents de la politique.
Ceux restés sur place peuvent d'ailleurs constater que les relents de
guerres civiles passées avaient survécu dans un environnement de paix , et que
des aspects du Liban pacifique coexistent aujourd'hui, de plus en plus difficilement
d'ailleurs , avec le système de guerre. Il ne faudrait pas confondre les deux ,
dirait un Georges Corm , ou un Salim Nasr . Certes, mais où se trouve la frontière
entre la société civile qu'ils appellent de leurs souhaits, et la société milicienne
dont ils condamnent si justement les excès, voire l'existence même? Certains
leur rétorqueront que cette frontière n'existe pas, simplement parce que la
société milicienne est elle-même la société civile. Ceux que les chefs de guerre
fascinent (i ls sont nombreux , notamment dans la presse occidentale) récusent
le concept même de société milicienne . Les milices ne sont-elles pas , disent-ils,
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les simples instruments de communautés en guerre l'une contre l'autre?
A ceux-ci nous dirons : non, les milices prétendent représenter les
communautés et en être les instruments, mais elles sont d'abord des gangs qui
ont collectivement ravi en otages ces communautés après leur avoir insufflé un
regain de vie artificielle en tant que << communautés >>. (La contribution de Nabil
Beyhum à ce numéro est là pour l'illustrer à partir d'un petit quartier du secteur
de Moussaytbeh , à Beyrouth-Ouest) . Mais la frontière entre société civile et
société milicienne n'en reste pas moins introuvable . L'observation empirique est
d'ailleurs là pour brouiller les cartes. Que de jeunes gens n'a-t-on pas rencontrés ,
employés de banque le matin, miliciens le soir; étudiants en janvier, combattants
en juin? Combien de Libanais ont-ils été intégrés au système des milices, faute
de mieux, s'y sont fait une niche , et ne s'imaginent plus en sortir ? Plus la guerre
dure, plus elle paraît durable et même si le système milicien, financé et soutenu
par l'étranger , venait à souffrir une implosion, rien ne prouve que les Libanais
soient vraiment prêts à le remplacer par un ordre plus civi l. L'horizon possible ,
c'est celui d'un nouveau statu quo, mis à profit par les forces de paix pour
établir et commencer à appliquer un programme de reconstruction. L'horizon
qui reste possible et qu'il n'est pas honteux de souhaiter tant le désespoir est
grand , c'est , sinon celui de la paix, du moins celui d'« une guerre civile froide >>.
Pour cela , il faudrait sans doute commencer par l'atteinte la plus récente au
système de la paix , en réunifiant les institutions , en élisant un président, en
reformant un gouvernement unique . Le cadre au moins formel de la reconstruc-
tion serait ainsi établi , qui pourrait tirer profit de circonstances plus favorables ,
d'une détermination plus nette à vivre en commun ou d'un éventuel retrait
syrien , partiel ou général.
Comment, en cet été 1989 , refaire ce statu quo alors qu'un sentiment
bizarre de retour à la case départ est dominant . En 1975 , la guerre avait éclaté
INTRODUCTION 13
parce que certains dirigeants chrétiens avaient voulu libérer leur pays de la
présence armée palestinienne. Leurs concitoyens musulmans n'étaient guère
partie prenante à ce combat. Aujourd'hui, le général Aoun est à la tête d'une
croisade pour libérer son pays de l'armée syrienne. Ses concitoyens musulmans
montrent la même ambiguïté dans leur attitude. En 1975 et quinze ans plus
tard, les mêmes questions se reposent : veut-on libérer le pays ou restaurer la
prééminence d'une communauté particulière, cherche-t-on auprès des Palestiniens
hier et de la Syrie aujourd'hui un allié contre le rival intérieur ou un palliatif
à un manque d'esprit patriotique? Telle est la dynamique politique , charriant
des concepts devenus incurablement pervers à l'usage : libération, réforme ,
indépendance, arabi té et j'en passe .. . autant de slogans vides qui cachent mal
des ambitions inavouables ou des compromissions inavouées. Il en ressort un
sentiment terrible : s'il en est ainsi, tout le monde a raison , tout le monde a
tort, et tout Libanais est peu ou prou coupable de ce qui lui arrive.
Pour l'observateur extérieur, il serait injuste de faire de cette exaspération
un jugement moral. Le Liban est certes irritant dans sa complexité, jusqu'à
l'exaspération, mais il serait criminel de renvoyer les Libanais dos à dos et de
ne pas désigner ceux qui, dans leur pratique, sont des criminels. La responsabilité
n'est pas collective, ni pour un groupe particulier de Libanais , ni pour leur
ensemble. Car la tragédie du Liban n'est pas une fatalité , elle était au départ
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évitable et elle peut encore être arrêtée . Penser autrement c'est confondre les
dirigeants sans vergogne avec leurs victimes, les voisins indélicats avec leur
proie. Au contraire, plus la situation est incompréhensible , plus il faut essayer
de la comprendre, plus elle est inextricable, et plus urgent est le besoin d'en
démêler les fils. Car juger en bloc, c'est condamner.
Depuis le départ des troupes de l'OLP (qui ne pouvait accepter une
limitation de sa présence au Liban) en 1982, les Libanais ont essayé plusieurs
modes de solution à leur crise. Aucun n'était parfait, mais tous auraient pu être
utiles, voire salvateurs. Rappelons les brièvement, pour mieux situer la phase
actuelle.
Le premier partait d'une espèce de gramscisme pervers. Il n'y a pas d'Etat
sans hégémonie, aurait pu dire Amine Gemayel au début de son mandat. Dans
le contexte précis de 1982/ 83, cela équivalait à réunir les Libanais autour d'un
présidentialisme fort et jeune, une espèce de kennedysme aux dimensions d'un
pays exigu et de surcroît aux trois quarts occupé . La triade censée soutenir
implicitement cette tentative était faite d'un parti (les Phalanges) , d'une
communauté (les maronites) et d'une protection extérieure (l'américaine).
L'expérience durera à peine un an. Elle avait mal choisi ses piliers. Le
parti s'est trouvé récalcitrant à soutenir une expérience à laquelle il n'était
qu'indirectement associé et sa milice (les Forces Libanaises), qui s'est retrouvée
privée de son chef charismatique (Bachir, assassiné peu après son élection), va
jouer le rôle d'un censeur intraitable pour son frère et successeur. La communauté
ne se retrouvera pas assez dans un projet de restauration qui tournait , encore
une fois, au profit d'individus au pouvoir et non en une défense raisonnée des
intérêts communautaires . Le protecteur extérieur, lui , trahira trop vite sa
complaisance à l'égard d'Israël et son impatience à l'égard de la Syrie. Attaqué
14 éTUDES
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milices. Damas commença donc les contacts entre les trois principales d'entre
elles, et on finit par s'entendre , fin décembre 1985, sur un texte appelé << accord
tripartite >> signé à Damas par les chefs des Forces libanaises , d'Amal et du
PSP. L'idée encore une fois , était attrayante : la guerre avait si profondément
usé l'influence de l'establishment politique et social que l'on pouvait se passer
de ce dernier sans danger. Certains, en Syrie, avaient même théorisé ce coup
de pouce donné aux milices pour qu'elles puissent· occuper toute la scène : ces
appareils de guerre et d'extorsion étaient rebaptisés, pour l'occasion, viviers des
forces nouvelles , qui devaient remplacer tout un système politique et social
décadent par les valeurs nouvelles , réformatrices et dé-confessionnalisantes, que
ces milices prétendaient défendre .
Ce << cadeau de Noël >> de Damas aux Libanais devait faire long feu. Les
milices sont organiquement faites pour se combattre et non pour s'entendre.
Croire qu 'elles puissent se mettre d'accord pour reconstituer un pays relevait
de l'ignorance ou de la mauvaise foi . Le régime politique qu'elles établissaient
était d'ailleurs fait d'une série de droits de vetos , d'une mainmise implicite des
milices sur leurs régions respectives à travers la décentralisation, et d'une
multiplication ad nauseam des institutions politiques, pour qu'aucun centre de
décision autonome ne puisse subsister. Pis encore, un chapitre spécial de l'accord
dévoilait enfin les ambitions syriennes au Liban : de l'éducation à l'armée, de
l'économie à la sécurité intérieure , la facture était lourde : la Syrie cherchait
bel et bien à satelliser le Liban . Une coalition locale, notamment chrétienne,
s'est rapidement constituée pour mettre à mort l'accord inter-milicien , trois
semaines après sa signature.
L'affaire des otages aidant , on pensa à un quatrième mode : un accord
syro-américain sur le Liban. Les contacts , commencés en juin 1987 , devaient
fleurir en 1988. Les Libanais étaient péremptoirement jugés incapables d'arriver
INTRODUCTION 15
à un accord; plutôt que de les y aider , pourquoi ne pas les remplacer ? Nous
avons ainsi assisté à une phase bizarre de la guerre, où un dirigeant syrien et
un diplomate américain se sont mis à réécrire les articles les plus névralgiques
de la Constitution libanaise, notamment ceux concernant l'organisation du
pouvoir exécutif et l'avenir du système confessionnel. Des discussions, Damas
avait fixé l'agenda, en insistant lourdement sur ces questions d'organisation
politique interne, comme s'il n'y avait pas un sérieux problème dans les
interférences extérieures, à commencer précisément par celles de la Syrie,
comme si la guerre n'était qu'intercommunautaire , que civile, comme si le
régime d'Assad, si autoritaire chez lui , pouvait produire un régime démocratique
chez son petit voisin libanais.
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choisissait un homme lige à la tête de l'Etat. Tel fut l'épisode Daher (le candidat
soutenu par la Syrie à l'élection présidentielle de septembre 1988) que le corps
politique, encore une fois majoritairement chrétien , trouva encore assez de
forces pour refuser.
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incapables de forcer la main de la Syrie en l'amenant à accepter vrai ment le
principe d'une solution équilibrée, même s'ils ont réussi à empêcher une
consécration institutionnelle de son emprise sur leur pays .
Leur incapacité est d'abord de leur propre fait. Si on devait schématiser
à l'extrême , on dirait que cela est d'abord dû à l'incapacité de l'élite chrétienne
(maronite) à rend re son discours crédi ble. Veut-elle le retour de l'Etat ou la
restauration de sa prééminence sur le régime? A-t-elle une option définitivement
uni taire ou est-elle encore attirée par les sirènes du séparatisme? A-t-elle accepté
le principe d'une réforme politique ou cherchera-t-elle encore longtemps des
alliés extérieurs pour lui éviter cette coupe amère? A ces questions , l'élite
politique ma ronite , toutes catégories confondues, n'a pas cessé d'apporter des
réponses évasives. Cela vaut pour les membres de l'establishment traditionnel
civil et clérical , pour les nouveaux chefs de guerre sécrétés par la milice et
encore plus pour les officiers de l'armée qui essayent depuis septembre 1988,
d'occuper tout le champ politique. Le général Aoun affirme : ni réformes ni
élections avant la libération . Certes , mais quelles garanties a-t-on qu'il engagera
les premières , ou qu'il organisera les secondes , une fois la libération réalisée?
Il y a là un fossé de méfiance , créé par de longues années de guerre, où les
dirigeants maronites ont soigneusement évité d'accepter une limitation aux
<< privilèges >> de leur communauté.
finissent par convaincre les dirigeants chrétiens (la population est déjà largement
traversée par ces courants) que le compromis est devenu impossible et que
l'Autre a acquis au cours de cette guerre une altérité absolue. C'est là que
l'appel à un fédéralisme aussi lâche que possible, voire à une séparation de
corps politique recueille un écho très large. C'est là la dernière ligne de défense,
présente dans les tout premiers jours de la guerre, retrouvée aujourd'hui , avec
des << conditions objectives >> encore plus favorables.
Les Libanais traversent d'ailleurs leur drame l'œil rivé sur la Cisjordanie.
Si l'utopie d'un Etat séculier sort bien affaiblie de la guerre du Liban, elle est
exclue par la logique du soulèvement palestinien dont l'horizon possible est une
partition de la Palestine en deux Etats. La sécularisation, et même la convivialité
religieuse , ne sont pas les titres des projets en cours. Et comme pour les
conforter dans leur pessimisme , les milieux modernisateurs et sécularisants ont
vu le grand apôtre du nationalisme arabe, sécularisant et socialisant , le fondateur
du parti Ba'th, Michel Aflaq, né chrétien il y a soixante-dix ans à Damas ,
enterré musulman à Baghdad en 1989. L'arabisme , se demandent-ils , n'aura+
il été qu'un avatar provisoire de l'islamisme politique; et les orientalistes d'hier,
qui les confondaient, auraient-ils eu si bien raison face aux thuriféraires
enthousiastes de la modernisation politique?
Les dimensions du conflit libanais dépassent donc , dans la réalité autant
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que dans l'imaginaire des acteurs, le cadre étriqué du petit pays. La guerre du
Liban a été le procès de l'Etat-nation post-colonial, de la modernité politique
et de la convivialité religieuse. Orient et Occident se rencontrent encore sur ces
bords de la Méditerranée , non pour commercer mais pour s'agresser. De pont
entre cultures, le Liban est devenu un microcosme où se règlent des malentendus
·politiques et des conflits politiques à coups d'otages, de violence réelle et
télévisuelle, d'intolérance réelle ou mimée. Il est d'ailleurs étonnant de voir
combien d'Etats et de groupes extérieurs cherchent au Liban moins une influence
durable qu'une publicité sauvage. -Pour son malheur , et avec la complicité de
nombreux Libanais, le pays est devenu une espèce de bureau de poste, avec
boîtes anonymes, où on vient envoyer les messages de haine ou de chantage.
Les dépêches concernant les otages ne commencent-elles pas toutes en ces
termes : « Dans un message remis par des inconnus à une agence de presse à
Beyrouth >> ••• ?
Mais aux problèmes compliqués , il faut tenter de trouver des solutions
simples. Les gouvernements arabes , pour de multiples raisons (dont la crainte
de voir la présence syrienne au Liban devenir un précédent pour d'autres pays
arabes avides d'influence sur leurs petits voisins , celle de voir l'islamisme pro-
iranien s'enraciner en terre arabe, ou encore celle de voir le bicéphalisme
institutionnel et rival installé au Liban depuis septembre 1988 devenir chose
courante dans l'ensemble de la région) se sont ressaisis du dossier pour tenter
de lui trouver une solution. Un premier comité de Six, dirigé par le Koweit , a
déblayé le terrain; un comité de Trois (Arabie saoudite, Algérie , Maroc) a suivi
pour nommer, pour la première fois , la présence militaire syrienne comme
obstacle à un retour à la paix , préparer un projet de réforme constitutionnelle
et préciser un agenda d'exécution .
18 ÉTUDES
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