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Chronique d’actualités politiques et constitutionnelles

françaises
Valentin Gazagne-Jammes, Florent Tap
Dans Revue française de droit constitutionnel 2022/1 (N° 129), pages 127 à 141
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 1151-2385
ISBN 9782130835257
DOI 10.3917/rfdc.129.0127
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Chronique d’actualités politiques et constitutionnelles françaises

VALENTIN GAZAGNE-JAMMES
FLORENT TAP

L’année 2021 a fourni une abondante actualité à l’observateur consti-


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tutionnaliste, tant en matière de fonctionnement institutionnel de la
Ve République que de protection des droits et libertés fondamentaux ou
de fonctionnement de la démocratie dans le cadre d’un état d’urgence
sanitaire prolongé. Cette chronique abordera trois thématiques princi-
pales de l’actualité politique et constitutionnelle pour l’année qui vient
de s’écouler : le fonctionnement et les pouvoirs du Parlement dans un
contexte de crise sanitaire et d’affaiblissement du rôle politique de ce
dernier (I) ; la gestion et les conséquences de la crise sanitaire sur les
institutions, au prisme notamment des droits et libertés fondamentaux
et de la responsabilité pénale des ministres (II) ; les évolutions récentes
de la « démocratie participative » à l’épreuve du fonctionnement clas-
sique de la démocratie représentative (III).

I – PARLEMENT DE CRISE ET CRISE DU PARLEMENT

A – VERS UN ACCROISSEMENT DU « GOUVERNEMENT PRÉSIDENTIEL »


DANS LE CADRE DE L’ÉTAT D’URGENCE SANITAIRE

L’évolution de la crise de Covid-19 au cours de l’année 2021 a permis


de révéler et parfois d’augmenter certains déséquilibres propres au fonc-
tionnement de la Ve République. Le plus notable de ces révélateurs
réside certainement dans le renforcement encore accru du « gouverne-
ment présidentiel » au détriment des mécanismes classiques du parle-
mentarisme. La période de crise sanitaire entamée au mois de mars 2020
ne saurait être présentée comme la cause unique de ces difficultés, mais
il n’est pas excessif de considérer qu’elle « représente sans doute l’acmé
de ce délitement de la République parlementaire » 1. Le Parlement
Valentin Gazagne-Jammes, Enseignant-chercheur contractuel à l’Université de Bordeaux,
Florent Tap, Docteur en droit, qualifié aux fonctions de maître de conférences.
1. F. Mélin-Soucramanien, « L’Assemblée nationale aux temps de la pandémie de Covid-
19. Si le grain ne meurt… », RFDA 2020, p. 623.

Revue française de Droit constitutionnel, 129, 2022


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comme le Conseil des ministres apparaissent de plus en plus écartés du


processus de décision politique, au profit de comités plus restreints, de
conseils de défense, conseils scientifiques ou de comités ad hoc. Le Parle-
ment est également concurrencé dans sa liberté délibérative par les expé-
riences récentes de « démocratie participative ». Le recours quasi-
systématique à la procédure accélérée par le gouvernement face à une
« urgence » sanitaire persistante et les reconductions automatiques de
l’état d’urgence sanitaire par des lois successives n’ont pas contribué à
donner de nouveau au Parlement un rôle politique majeur.
À cet égard, il convient cependant de noter le rôle du Sénat dans sa
fonction de contrôle de l’exécutif, à certains égards plus important que
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celui de l’Assemblée nationale. Un premier rapport particulièrement
remarqué a été publié au début du mois de juin 2021 et s’intéressait
aux outils numériques dans la gestion de la crise sanitaire et à la protec-
tion des libertés. Quelques semaines plus tard, au début de l’été 2021,
trois rapports d’information ont également été publiés par le Sénat, qui
apportent de précieuses informations sur l’évaluation de la gestion de
la crise sanitaire par le gouvernement et les possibilités de solutions
alternatives. Le premier a été publié le 1er juillet 2021 et concerne « La
stratégie vaccinale à mettre en œuvre pour limiter la quatrième vague
de la pandémie ». Le deuxième, du 5 juillet 2021, fait un état des
« Réponses juridiques et opérationnelles apportées à la crise sanitaire
dans différents États, dont la France ». Le troisième date du 6 juillet
2021 et traite des « aspects scientifiques et techniques de la lutte contre
la pandémie de Covid-19 ». Ainsi le palais du Luxembourg a-t-il rempli
pleinement son rôle de contrôleur de l’exécutif dans ce cadre si particu-
lier de la crise sanitaire. Difficile de dresser le même constat au palais
Bourbon.

B – LE CONTRÔLE PARLEMENTAIRE A PRIORI DES CAVALIERS LÉGISLATIFS


ET L’AFFAIBLISSEMENT DU POUVOIR POLITIQUE DU PARLEMENT

Dans une lettre du 14 décembre 2020 2, le président de l’Assemblée


nationale, Richard Ferrand, informait les députés de la nécessité de
contrôler plus strictement les cavaliers législatifs. Cette lettre faisait
immédiatement suite à la décision du Conseil constitutionnel du
3 décembre 2020 3 relative à la loi d’accélération et de simplification de
l’action publique, dite loi « ASAP ». Dans cette décision, le Conseil a
censuré pas moins de 26 articles, au motif qu’ils ne présentaient pas,

2. Voir la lettre jointe à l’article de P. Januel, « Loi séparatisme : l’hécatombe des cava-
liers », Dalloz actualité, 20 janvier 2021.
3. CC, décis. no 2020-807 DC du 3 décembre 2020, Loi d’accélération et de simplification
de l’action publique.
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selon la formulation de l’article 45 alinéa 1er de la Constitution, de


« lien, même indirect, avec le texte déposé ou transmis ».
Depuis 2015, le Conseil constitutionnel a en effet renforcé de manière
significative le contrôle des cavaliers législatifs, suivant une dynamique
générale consistant à améliorer la qualité et la normativité de la loi et à
diminuer corrélativement les textes chargés de « neutrons législatifs »,
selon l’expression célèbre de Jean Foyer 4. Ce volontarisme s’est traduit
concrètement et rapidement par d’importantes censures de cavaliers,
parmi lesquelles celles de la loi Macron 5, de la loi Sapin 2 6. Plus récem-
ment, une censure spectaculaire analogue avait touché la loi PACTE, le
Conseil ayant alors censuré 22 cavaliers sur 221 articles 7.
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Dans cette perspective, l’Assemblée nationale et le Sénat ont affiché
une volonté de développer un contrôle parlementaire a priori des amen-
dements potentiellement cavaliers, en vue de prévenir d’éventuelles cen-
sures importantes par le juge constitutionnel. Ce contrôle se fonde sur
l’article 45 alinéa 1er de la Constitution, qui dispose que « tout amende-
ment est recevable en première lecture dès lors qu’il présente un lien,
même indirect, avec le texte déposé ou transmis ». Tirant les consé-
quences de cette nouvelle rédaction issue de la révision de 2008, les
règlements des assemblées ont concrétisé cette disposition pour l’adapter
à leur pratique. Ainsi, l’article 98 alinéa 6 du règlement de l’Assemblée
nationale prévoit qu’« en commission, la recevabilité est appréciée lors
du dépôt de l’amendement par le président de la commission saisie au
fond. En séance publique, la recevabilité est appréciée lors du dépôt par
le Président, après consultation éventuelle du président de la commission
saisie au fond ». De même, l’article 44 bis alinéa 8 du règlement du
Sénat prévoit que, en cette matière, « la commission saisie au fond est
compétente pour se prononcer sur la recevabilité des amendements et
des sous-amendements ».
Il convient néanmoins de relever que ce contrôle a priori n’a pas
empêché la censure de nombreux cavaliers dans les lois PACTE et ASAP.
Ce contrôle pose en outre le problème de l’interprétation potentiellement
variable de l’article 45 alinéa 1er de la Constitution et de la jurisprudence
du Conseil constitutionnel en matière de cavaliers. En ce sens, il se peut
que les parlementaires retiennent une conception divergente de celle du
4. Voir not. : J. Maïa, « Le contrôle des cavaliers législatifs, entre continuité et innova-
tion », Titre VII, no 4, avril 2020 ; Ph. Bachschmidt, « Réaffirmation pédagogique et argu-
mentée par le Conseil constitutionnel de sa jurisprudence constante en matière de “cavaliers
législatifs” », Constitutions, 2019, p. 482.
5. CC, décis. no 2015-715 DC du 5 août 2015, Loi pour la croissance, l’activité et l’égalité
des chances économiques.
6. CC, décis. no 2016-741 du 8 décembre 2016, Loi relative à la transparence, à la lutte
contre la corruption et la modernisation de la vie économique.
7. CC, décis. no 2019-781 DC du 16 mai 2019, Loi relative à la croissance et la transforma-
tion des entreprises.
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Conseil constitutionnel de ce qu’il convient d’entendre par « lien, même


indirect », et en fassent en outre une interprétation différente au Sénat
et à l’Assemblée nationale. Par ailleurs, ce contrôle parlementaire des
cavaliers révèle une mainmise assez évidente de la majorité, et plus large-
ment du gouvernement, sur l’élaboration de la loi et sur la façon qu’il
convient d’amender ou non le texte déposé.
Ce dernier point est lié au fait que le contrôle parlementaire des
cavaliers est assuré par les présidents de commission ou d’assemblée,
issus de la majorité 8. En outre, l’essentiel des textes déposés, spéciale-
ment depuis ces dix-huit derniers mois, étant des projets de lois, le
gouvernement conserve la maîtrise du contenu initial du texte, ce qui
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limite d’une façon assez importante la marge de manœuvre ultérieure
des parlementaires dans leur capacité d’amendement, puisque le sens et
l’orientation du projet, à partir duquel on pourra éventuellement déter-
miner le « lien, même indirect », sont fixés par le gouvernement et habi-
tuellement approuvés par la majorité parlementaire. Ce contrôle a priori
peut en réalité permettre au gouvernement, par le truchement du
contrôle assuré par la majorité en commission ou en séance, de s’assurer
de l’orientation exacte à donner au texte en discussion. Les débats parle-
mentaires du début de l’année 2021 en ont fourni de très intéressantes
illustrations. Ainsi, lors de la discussion de ce qui était encore en
janvier 2021 le projet de loi « séparatisme », les amendements des
députés Aurore Bergé et Jean-Baptiste Moreau, pourtant de la majorité,
visant en substance à interdire le port du voile pour les petites filles, ont
été déclarés irrecevables 9. Il était cependant assez évident que l’amende-
ment proposé présentait un lien tout à fait direct avec la question du
séparatisme en discussion, et c’est bien pour un motif politique et sur
volonté gouvernementale que ce dernier a été rejeté. Dans le même sens,
de nombreux amendements au projet de loi Climat ont été déclarés irre-
cevables, alors même qu’ils reprenaient en substance des propositions
issues de la Convention citoyenne pour le climat 10. Les réactions des
parlementaires sur ce sujet ont d’ailleurs été assez vives 11.
8. Art. 98 alinéa 6 du règlement de l’Assemblée nationale ; art. 44 bis alinéa 8 du règle-
ment du Sénat.
9. « Séparatisme : les amendements de Bergé contre le port du voile pour les petites filles
jugés “irrecevable” », Le Figaro, 15 janvier 2021.
10. Parmi ces amendements rejetés, il y avait notamment ceux relatif à l’éco-responsabi-
lité des entreprises ou à l’adoption d’un objectif européen de réduction de 55 % des émis-
sions de gaz à effet de serre pour 2030. Difficile, ici aussi, de soutenir que de telles
dispositions n’ont aucun lien, même indirect, avec un projet de loi visant à renforcer la
lutte contre le dérèglement climatique et ses effets.
11. Voir not. : « Loi Climat : “La majorité utilise-t-elle, oui ou non, le motif d’irrecevabi-
lité des amendements pour museler les oppositions” ? », Le Monde, 31 mars 2021 ; Entretien
de Delphine Batho dans Paris Match, 9 mars 2021 : « Le gouvernement et la majorité se
cachent derrière le paravent de l’article 45 de la Constitution pour empêcher que des propo-
sitions de la Convention citoyenne soient soumises au débat ».
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Il apparaît ainsi que le contrôle parlementaire des cavaliers législatifs,


en souhaitant améliorer la qualité normative de la loi, a conduit, dans
le même temps, à un affaiblissement en apparence paradoxal du rôle
politique du Parlement dans l’élaboration de la loi.
L’une des causes de cette situation problématique semble résider dans
le défaut de motivation des irrecevabilités. Une telle absence est
d’ailleurs couverte par le Conseil constitutionnel, qui a jugé en 2019
qu’« aucune exigence constitutionnelle n’impose la motivation des déci-
sions d’irrecevabilité prononcées à ce titre par les instances parlemen-
taires, pas davantage que l’existence d’un recours au sein de l’assemblée
en cause » 12. On comprend la justification pratique d’une telle solution,
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qui doit composer avec la nécessité d’éviter les pratiques d’obstruction
parlementaire et d’engorgement de la procédure législative. Il reste néan-
moins que, de l’autre côté de la balance, se trouve l’exigence de clarté
et de sincérité du débat parlementaire. À cet égard, d’un point de vue
plus strictement politique, « il est difficilement imaginable, pour une
autorité parlementaire, de déclarer irrecevable un amendement sans avoir
à fournir à son auteur la moindre justification » 13. Une exigence de
motivation, même succincte, des irrecevabilités pourrait limiter les
hypothèses de rejet pour motif politique d’amendement présentant un
lien évident avec le texte, comme ceux évoqués précédemment.
Il conviendrait, en outre, que la majorité n’ait pas la maîtrise des
déclarations d’irrecevabilité, à l’instar des irrecevabilités financières de
l’article 40 de la Constitution. Cela pourrait renforcer le Parlement dans
son rôle de contre-pouvoir de l’exécutif et, surtout, dans son rôle de
législateur. Sans des modifications de cet ordre, la dynamique de la
Ve République tendra toujours à renforcer la présence du fait majoritaire
et de l’exécutif dans la procédure législative, et le rôle politique des
parlementaires n’en sera que de plus en plus restreint.
F. T.

C – LA RÉÉCRITURE DE L’ARTICLE 24 DE LA LOI SÉCURITÉ GLOBALE OU


LA TENTATION DE L’ÉPISTOCRATIE

La fin de l’année 2020 et le début de l’année 2021 ont été marqués


par un débat, tant politique que juridique, autour de l’adoption de la
proposition de loi sécurité globale préservant les libertés. Le texte, large-
ment commenté par la doctrine et la presse, a retenu l’attention en raison

12. CC, décis. no 2019-778 DC, 21 mars 2019, Loi de programmation 2018-2022 et de
réforme de la justice.
13. Ph. Bachschmidt, « Le contrôle des “cavaliers législatifs”, entre exigence constitution-
nelle et pratique politique », Constitutions, 2019, p. 40.
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de son article 24, ensuite devenu article 52 et, in fine, censuré par le
Conseil constitutionnel.
L’article litigieux, voire qualifié de scélérat, est à mettre au crédit des
députés LRM Jean-Michel Fouvergue et Alice Thourot, respectivement
ancien directeur de la force d’intervention de la police, le RAID, et
avocate. L’article 24 est issu d’un rapport, « D’un continuum de sécurité
vers une sécurité globale », commandé aux deux députés par l’ancien
Premier ministre Édouard Philippe. La genèse de l’article a d’ailleurs
fait l’objet d’un papier, pour le moins original, sous la plume du Pr.
Nicolas Molfessis, adoptant le ton d’un journal de naissance, du point
de vue de l’énoncé, doté pour l’occasion d’une conscience 14.
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L’article 24 vise initialement à renforcer l’arsenal pénal existant, afin
d’assurer une meilleure protection aux forces de l’ordre lorsqu’elles sont
en opération – « il faut protéger ceux qui nous protègent ». Pour ce
faire, voici la rédaction initiale du texte issu de la proposition de loi :
« Est puni d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende le
fait de diffuser, par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le
support, dans le but qu’il soit porté atteinte à son intégrité physique ou
psychique, l’image du visage ou tout autre élément d’identification d’un
fonctionnaire de la police nationale ou d’un militaire de la gendarmerie
nationale lorsqu’il agit dans le cadre d’une opération de police ». Ainsi
rédigé, l’article présente un certain nombre de risques, à commencer par
une atteinte disproportionnée à la liberté d’information et de communi-
cation, laissant ainsi planer un doute quant à sa constitutionnalité et sa
conventionnalité.
Toutefois, ce n’est pas tant sur le contenu de l’article que l’on souhaite
revenir, ni d’ailleurs sur les déboires de la proposition de loi, qui fit
l’objet – fait assez rare pour un texte pénal pour que ce soit souligné –
de plusieurs manifestations partout en France, mais sur la réaction que
ces évènements suscitèrent au sein de l’exécutif. Rapidement il fut ques-
tion de réécrire l’énoncé, le gouvernement proposa cependant que cette
réécriture soit confiée, non pas au Parlement, mais à une commission ad
hoc indépendante, composée d’experts venus d’horizons divers. La com-
mission devait alors être dirigée par Jean-Michel Burguburu, président
de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, dont un
avis rendu public étrille le texte et plus particulièrement son article 24.
Aussi, ce choix, bien qu’il puisse paraître louable puisqu’il laisse la
parole à l’opposition qui s’est formée contre le texte, y compris au sein
de la société civile, confirme indubitablement une désaffection du Parle-
ment voire un abaissement de la fonction de légiférer. De surcroît, cette
proposition de modification du texte, que l’on doit au ministre de l’Inté-

14. N. Molfessis, « Quelques jours dans la vie de l’article 24 », Blog – Le club des juristes,
6 décembre 2020 [accessible en ligne].
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rieur Gérald Darmanin, fait montre d’une évolution nette de la place


que l’on souhaite donner aux experts au sein de la Ve République, au
risque d’entraîner un déplacement du centre de gravité des institutions.
La gestion de la crise de la Covid-19 n’a fait que décupler cet état de fait
– la création du Conseil scientifique en est l’exemple paradigmatique 15
– qui semble laisser penser que nous basculons vers une République
épistocratique. À savoir un régime qui ne serait plus gouverné par des
représentants mais par ceux qui « savent ». La décision politique est
alors soustraite au Parlement, au profit d’experts censés agir, non plus
au nom d’un quelconque partisanisme, mais en raison de compétences
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spécifiques sur un sujet leur permettant de se prévaloir d’une neutralité
axiologique quasi parfaite. Ce phénomène fait écho, dans une moindre
mesure, à celui du « gouvernement des experts 16 » que l’on peut obser-
ver en Italie et en Grèce, qui déplace l’origine de la légitimité : cette
dernière ne provient plus de l’élection mais de compétences objectives
qui sont à mettre au crédit de ceux qui gouvernent. Dans le cas français,
cette évolution ne peut manquer d’étonner puisque la majorité présiden-
tielle avait fait campagne, lors des élections législatives de 2017, sur
l’idée d’appartenir à la société civile et non à la classe politique tradition-
nelle, permettant ainsi l’élection de représentants d’un nouveau type –
le nouveau monde contre l’ancien monde. Le député Jean-Michel Fou-
vergue, à l’initiative de l’article 24, en est un bon exemple : en tant
qu’ancien patron des forces d’intervention de la police, il semblait bien
placé pour porter ce texte et en apprécier le contenu. Pour finir, les
représentants issus de la société civile, élus en 2017, sont écartés au
profit de personnalités issues de la société civile ayant, prétendument,
un degré d’expertise supplémentaire. Un esprit taquin pourrait affirmer
que le problème de légitimité ne provient plus désormais du fait de ne
pas avoir été élu mais, précisément, de l’avoir été.
Inévitablement, la volonté de réunir une commission d’experts pour
réécrire l’article 24 en lieu et place du Parlement donne lieu à de mul-
tiples interprétations. Selon l’une des lectures possibles, les parlemen-
taires ne seraient pas aptes à réécrire seuls l’énoncé de manière efficiente,
dans le respect des droits et libertés protégés par l’ordre juridique natio-
nal et européen. L’incurie de la majorité parlementaire est ainsi actée et
le dessaisissement au profit d’experts, préféré par l’exécutif. Une autre
interprétation est toutefois possible, qui interroge la responsabilité poli-
tique des élus. Une fois la décision prise par des experts, si la société

15. T. Desmoulin, « L’hyperactivité du conseil de défense : une conséquence de présiden-


tialisme français », JP Blog, 12 octobre 2021.
16. N. Perlo, « Le “gouvernement d’experts”, une nécessité face à une démocratie malade.
Réflexions à partir de l’expérience italienne (1/2) », JP Blog, 25 février 2021.
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civile – ici associée à la prise de décision – manifeste son mécontente-


ment, le pouvoir politique peut se prévaloir de n’avoir pas agi unilatéra-
lement. Cette brouille de la responsabilité politique est visible dans la
période de gestion de la crise sanitaire, ou les décisions ont été prises en
accord avec le comité scientifique et dont on pouvait difficilement dire
si elles provenaient de cet organe collégial composé de spécialistes, ou
du président de la République – dont la responsabilité politique est
certes nulle le temps de son mandat mais se dessine à mesure que les
échéances électorales approchent. Aussi est-il tentant de penser que
l’intervention de cette commission ad hoc a été pensée par l’exécutif
comme un « paratonnerre », visant à dévier les foudres de l’opinion
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publique pour ne pas qu’elle s’abatte à nouveau sur la majorité.
Toujours est-il que cette proposition d’externalisation de la rédaction
de l’article 24 a créé un certain nombre de remous dans la majorité
parlementaire. Dans une interview accordée au journal Le Monde, Yaëlle
Braun-Pivet, Présidente de la commission des lois à l’Assemblée et affi-
liée à LRM, a fermement rappelé que cette tache devait revenir en
dernier lieu au Parlement. De manière plus inédite encore, le Président
de l’Assemblée nationale, Richard Ferrand, a adressé une lettre ouverte
au Premier ministre, Jean Castex, pour lui dire son désaccord de principe
et, dans laquelle, il rappelle que s’il est « loisible au gouvernement de
s’entourer des éclairages qu’il souhaite recueillir, il n’appartient pas au
gouvernement de substituer aux prérogatives parlementaires les travaux
d’une commission extérieure 17 ». Par retour de courrier, Jean Castex
précise que la commission indépendante n’aura pour seule fonction que
de proposer son expertise aux parlementaires pour les aiguiller dans la
réécriture de l’article controversé : « Il n’entrera pas dans le périmètre
de cette commission le soin de proposer une réécriture d’une disposition
législative, mission qui ne saurait relever que du Parlement ».
Cette instance devra « nourrir la réflexion du gouvernement », pour
« élaborer des propositions sur la meilleure manière de concilier le
respect absolu du droit fondamental à l’information et la protection des
forces de sécurité 18 ». Gageons toutefois que cet épisode démontre à la
fois la tentation de l’épistocratie qui touche nos gouvernants, ainsi que
les dégâts causés aux prérogatives de l’Assemblée nationale par le fait
majoritaire. Cette dernière précision a son importance, car le Sénat –
dont on sait qu’il n’est pas acquis à la majorité présidentielle –, a entière-
ment réécrit l’article 24 en commission des lois, pour en proposer une
nouvelle mouture – expurgée de toute référence à la loi de 1881 et
inscrivant la nouvelle infraction dans le Code pénal. À la suite d’une

17. Extrait d’un entretien accord paru au journal Le Monde par Yaël Braun-Pivet.
18. « Réécriture de l’article 24 : le recul de Castex, la lettre de Darmanin », Les Échos,
27 novembre 2020.
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Chronique d’actualités politiques et constitutionnelles françaises 135

commission mixte paritaire, la majorité et l’opposition se sont entendues


pour faire de l’ancien article 24, l’article 52 de la loi finalement adoptée.
Malgré le travail de réécriture, l’article 52 est censuré par le Conseil
constitutionnel, qui avait été saisi de la constitutionnalité de l’article
litigieux par le Premier ministre qui s’y était préalablement engagé
devant la représentation nationale. La censure de l’article par le juge
constitutionnel clôt cet épisode législatif houleux mais laissera, à n’en
pas douter, quelques stigmates au sein de la majorité parlementaire.
V. G.-J.
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II – GESTION ET CONSÉQUENCES DE LA CRISE DU CORONAVIRUS
SUR LES INSTITUTIONS

A – L’AVIS CRITIQUE DE LA DÉFENSEURE DES DROITS


SUR LE PASSE SANITAIRE

Alors que la crise sanitaire a renforcé l’image du Conseil d’État


comme garant de la sécurité 19, tant il a refusé de faire primer les droits
et libertés fondamentaux sur les mesures sanitaires adoptées par l’exécu-
tif, la Défenseure des droits – nous adoptons l’orthographe utilisée sur
le site internet de l’institution – s’est montrée, quant à elle, moins amène
avec les mesures gouvernementales. Certes, la portée des avis délivrés
par la Défenseure des droits n’est pas de nature à pouvoir être comparée
aux arrêts et ordonnances en référé que rend la Haute juridiction admi-
nistrative, mais il n’en reste pas moins que l’adresse au Parlement qu’elle
a formulé retient l’attention. Pour cause, depuis un premier avis rendu
en avril 2020, dans lequel la Défenseure des droits appelait à un vaste
débat public pour décider des mesures à prendre pour faire face à la
pandémie, elle est une voix divergente au sein des institutions publiques,
quant à l’équilibre qu’il faudrait trouver entre « protection de la santé
publique » et « protection des droits et libertés fondamentaux ».
Les points d’alerte formulés par la Défenseure des droits sont au
nombre de dix et il n’y aurait qu’un intérêt relatif à en faire la liste,
puisqu’ils sont accessibles sur le site internet de l’institution. Disons que
plusieurs signaux d’alarme sont lancés, notamment quant à l’absence de
débat démocratique autour des mesures sanitaires adoptées depuis le
début de la crise et plus singulièrement quant au passe sanitaire. Le peu
de débat au Parlement autour de l’instauration du passe est pointé du
doigt, tout comme le fait que la population n’a pas été sollicitée à l’occa-
sion de l’adoption de cette mesure ovniesque dans le paysage juridique
19. E. Dubout, « Le Conseil d’État garant de la sécurité », RDLF, 2021, chron. no 18.
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136 Valentin Gazagne-Jammes, Florent Tap

français. Est-ce à dire qu’un référendum aurait dû être organisé pour


décider de l’instauration du passe ? Qu’on le veuille ou non, la Ve Répu-
blique a été pensée pour permettre au chef de l’exécutif de pouvoir agir
avec célérité en période de crise. Il n’est donc pas dans l’ADN du régime
de verser dans la démocratie semi-directe en période d’urgence – on peut
ne pas s’en satisfaire mais il est plus étrange de s’en étonner.
La Défenseure des droits attire par ailleurs l’attention sur un autre
point, assez peu commenté : l’espace public, espace neutre par excellence,
dans lequel les pouvoirs publics sont censés intervenir de manière rési-
duelle pour faire cesser un trouble à l’ordre public ou pour éviter un
trouble futur, est désormais quadrillé par des règles prophylactiques tant
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administratives que légales. Après qu’il eut fallu présenter une attesta-
tion de déplacement – y compris dans un rayon limité par voie régle-
mentaire –, qu’il faille y porter le masque et y respecter la distanciation
sociale, le passe sanitaire semble en être le point culminant. Cette restric-
tion des conditions d’accès à l’espace public ne saurait être tolérée dans
un régime libéral. C’est pourquoi, la disproportion de la mesure par
rapport à l’objectif poursuivi est invoquée. C’est ici que le bât blesse :
l’objectif poursuivi par les pouvoirs publics est la vaccination d’une part
substantielle de la population – environ 70 %. La mesure prise peut
sembler attentatoire aux libertés et le bien-fondé de tel ou tel point
mérite certainement d’être discuté, mais quelle aurait été la mesure alter-
native permettant d’atteindre l’objectif de manière similaire, tout en
étant moins restrictive pour les droits et libertés ? Aussi, est-ce la mesure
qui est liberticide, ou l’objectif qui porte en lui une atteinte substantielle
aux libertés ? Rendre la vaccination obligatoire pour l’ensemble de la
population n’aurait pas été moins liberticide, bien que cela puisse être
déclaré nécessaire dans une société démocratique par la Cour européenne
des droits de l’homme 20, dès lors que la vaccination obligatoire pour les
seules professions de santé a déjà été dénoncée comme problématique.
Évidemment, il eût été préférable de pouvoir compter sur le civisme
de chacun, la claire évidence de devoir se protéger pour protéger autrui,
la confiance dans la science – sans verser dans le scientisme, qui empêche
le doute raisonnable – et un élan général vers ce qui apparaît comme un
bien commun. Cela n’est pas plus réaliste que le passe sanitaire n’est
souhaitable dans un régime de libertés. Toujours est-il que cet épisode
positionne encore un peu plus le Défenseur des droits en contre-pouvoir
– l’un des rares – aux mesures adoptées par l’exécutif durant la crise
sanitaire. À ce titre, l’institution a produit un dernier signal d’alarme
fin octobre 2021, pour pointer du doigt les risques de prolongation de
l’état d’urgence sanitaire jusqu’en juillet 2022, et, concomitamment,

20. Voir en ce sens : Cour européenne des droits de l’homme, 8 avril 2021, Vavøièka et
autres c. République tchèque, req. no 47621/13 et cinq autres requêtes.
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l’absence de contrôle législatif sur les mesures réglementaires adoptées


par l’exécutif. La Défenseure des droits condamne notamment le dérem-
boursement des tests de dépistage de la Covid-19 pour les personnes
ne présentant pas un schéma vaccinal complet. Les tests continueront
désormais à être remboursés pour le seul dépistage et non plus pour
l’obtention du passe sanitaire, inévitablement les citoyens qui ne sont
pas encore vaccinés sont implicitement visés par ce nouveau dispositif.
Si la mesure apparaît comme étant discriminatoire, l’institution
s’inquiète avant tout de son adoption par le seul pouvoir réglementaire
alors qu’elle entraîne des conséquences liberticides sur une population
souvent précaire et isolée, sans débats préalables au Parlement. Le
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contournement des deux chambres alerte encore une fois sur le déséqui-
libre institutionnel que cette crise sanitaire met en lumière et renforce.

B – LA PÉNALISATION DE LA RESPONSABILITÉ POLITIQUE


DES MINISTRES : UN MÉLANGE DES GENRES

La crise sanitaire du coronavirus a agi sur la Ve République comme


un révélateur, voire un amplificateur, des dysfonctionnements du régime.
Parmi les errements qui ont été rendus visibles, celui de l’absence de
responsabilité politique des ministres, alors supplantée par une tentative
d’engagement de leur responsabilité pénale, est le plus frappant. De ce
point de vue, la Ve République fonctionne de manière classique pour un
régime parlementaire – certes fortement rationalisé –, le gouvernement
est donc responsable de ses choix politiques devant la chambre basse.
Or, la gestion de la crise du coronavirus n’a donné lieu à aucune tentative
d’engagement de la responsabilité politique de l’exécutif par l’opposi-
tion, malgré quelques ratés médiatiques – le cas des masques est certai-
nement le plus patent. Évidemment, la période se prêtait à l’unité
nationale plus qu’à la motion de censure – dont les chances d’aboutir
auraient été, par ailleurs, nulles. Cette absence de contrôle de la politique
menée doit tout de même être nuancée puisqu’une Mission d’informa-
tion sur « l’impact, la gestion et les conséquences de l’épidémie de coro-
navirus » a été constituée à l’Assemblée nationale et dotée, depuis, des
compétences d’une commission d’enquête – sans en être à proprement
parler une 21. En parallèle, le Sénat s’est doté d’une commission
d’enquête à la demande de son Président, Gérard Larcher. En outre, une
mission indépendante nationale sur l’évaluation de la gestion de la crise
Covid-19 et sur l’anticipation des risques pandémiques a été confiée à
Didier Pittet – infectiologue d’origine suisse – par le président de la

21. E. Lemaire, « Contrôle parlementaire de la crise sanitaire : interrogations autour de


l’attribution des pouvoirs d’enquête à la mission d’information sur l’épidémie de coronavirus
à l’assemblée nationale », JP Blog, 18 juin 2020.
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138 Valentin Gazagne-Jammes, Florent Tap

République 22. Aussi ne peut-on pas franchement affirmer qu’il règne


une totale impunité politique en la matière.
Seulement, le travail de contrôle amorcé par les parlementaires ainsi
que par des experts, ne répond pas à la conception que certains citoyens
se font de la responsabilité de nos dirigeants. C’est pourquoi, plusieurs
associations, syndicats et familles de victimes, épaulés par des avocats,
ont déposé plainte devant la Cour de justice de la République (CJR)
pour poursuivre les ministres ayant participé à la gestion de crise. Rap-
pelons, à ce titre, que la particularité de la procédure qui est prévue par
l’article 68-2 de la Constitution de 1958 réside dans le fait que les
poursuites ne sont plus déclenchées à la demande de parlementaires. Le
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Procureur général près la Cour de cassation, mais aussi « toute personne
qui se prétend lésée par un crime ou un délit commis par un membre
du Gouvernement dans l’exercice de ses fonctions », peut déposer une
plainte auprès de la commission des requêtes. Cette dernière doit ensuite
décider de classer sans suite les requêtes présentées devant elle, ou de les
transmettre à la Commission d’instruction. En l’occurrence, la Commis-
sion d’instruction a été saisie et elle a décidé, à son tour, de donner suite
aux plaintes qui ont été déposées.
Après quoi plusieurs ministres ont vu leur domicile perquisitionné,
au nombre desquels : Mme Buzyn, Mme Ndiaye, et M. Véran. En paral-
lèle, les locaux du ministère du Travail ont aussi été perquisitionnés.
Depuis lors, il a été annoncé qu’Agnès Buzyn, ministre des Solidarités
et de la Santé au commencement de l’épidémie, ayant quitté ses fonc-
tions pour se prêter candidate LREM à la mairie de Paris, allait être
mise en examen par la CJR. Les trois juges qui intentent les poursuites
reprochent, selon le journal Le Monde, à l’ancienne ministre du Gouver-
nement Philippe, sa gestion de la crise liée au Covid-19 et notamment
l’absence d’anticipation de son administration. Elle serait donc poursui-
vie pour « abstention volontaire de combattre un sinistre » et « mise en
danger d’autrui ». Comme le notent Olivier Beaud et Cécile Guérin-
Bargues 23, cette mise en examen signifie que la prétendue mauvaise
gestion de la crise sanitaire, voire l’incompétence d’une ministre à agir,
relèvent de la responsabilité pénale et non de sa responsabilité politique.
Plus encore, Olivier Beaud, dans un autre article, souligne une différence
majeure entre ce cas d’espèce et celui de l’affaire du sang contaminé.
Alors que dans le scandale du sang contaminé les plaintes ont été traitées
avec le recul nécessaire pour ce faire, cette fois-ci elles le sont alors même
22. E. Lemaire, « Carence du contrôle parlementaire et contrôle politique par les experts.
À propos de la mission d’évaluation de l’exécutif sur la gestion de la crise due au Covid-
19 », JP Blog, 9 novembre 2021.
23. O. Beaud, C. Guérin-Bargues, « Mise en examen d’Agnès Buzyn : “l’image de la
justice et des politiques ne pourra que sortir écornée de cette triste affaire” », Le Monde, 13
septembre 2021.
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que la crise sanitaire est encore en cours. Aussi les poursuites sont-elles
assurées en « temps réel », conduisant le professeur de droit à parler d’un
« populisme pénal » dont le but serait d’instrumentaliser la justice
pénale d’exception, qui se substitue alors à la responsabilité politique
des ministres – dont on est en droit de penser qu’elle est lacunaire.
Il y aurait fort à faire pour soigner la défiance que nourrissent nombre
de citoyens à l’égard des institutions et de ceux qui les dirigent. Il y
aurait certainement tout autant à proposer pour soigner la Ve Répu-
blique du mal qui l’étouffe et empêche la responsabilité politique des
ministres de fonctionner comme il se doit dans un régime parlemen-
taire : à savoir, le fait majoritaire. Malgré tout, il n’est pas souhaitable
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de voir une justice pénale d’exception être instrumentalisée à des fins
politiques. Hormis à voir un complot dans la gestion de la crise et donc
une volonté délibérée de nuire à la population, gouverner comme on le
peut pour faire face à une crise protéiforme et incertaine ne doit pas être
considéré comme une faute pénale, mais comme une faute politique,
sous peine d’assister « au crépuscule du constitutionnalisme 24 ».
V. G.-J.

III – LA « DÉMOCRATIE PARTICIPATIVE »


À L’ÉPREUVE DU RÉGIME REPRÉSENTATIF

A – LA RÉFORME DU CESE : NOUVEAU « FORUM DE LA SOCIÉTÉ CIVILE »

C’est par une loi organique promulguée le 15 janvier 2021 que le


Conseil économique, social et environnemental a connu sa dernière
réforme. Pour l’essentiel, la réforme concerne le droit de pétition orga-
nisé par le Conseil et permet à l’institution d’avoir recours au tirage au
sort de citoyens. L’exposé des motifs présente également le Conseil
comme devant devenir véritablement le « forum de la société civile », et en
faire le « carrefour des consultations publiques ». Ces diverses attributions et
possibilités sont modernisées pour tenir compte des évolutions tech-
niques et des possibilités qu’elles offrent en termes de consultation
citoyenne. Les pétitions pourront ainsi être mises en œuvre par voie
numérique. Outre cet accès facilité au droit de pétition, ce sont aussi
l’âge et le nombre des pétitionnaires qui sont abaissés, respectivement
de 18 à 16 ans, et de 500 000 et 150 000. C’est également sa composi-
tion qui a permis d’en faire une institution plus « participative » ou

24. O. Beaud, « Le glissement d’une responsabilité pénale des ministres : regard critique
un certain exceptionnalisme français, révélé par le cas de l’épidémie du coronavirus », Revue
de droit d’Assas, no 21, 2021, p. 155.
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140 Valentin Gazagne-Jammes, Florent Tap

« citoyenne ». La loi organique supprime en effet les quarante personna-


lités qualifiées qui étaient autrefois désignées par le gouvernement. Les
conseillers du palais d’Iéna sont désormais 175.
Cette réforme d’un organe constitutionnel, dont on souhaite qu’il
devienne un acteur et un vecteur essentiel de la « société civile », par le
biais d’une « simple » loi organique, n’a pas manqué de susciter des
critiques. Aussi est-ce en ce sens que le professeur Denis Baranger relève
qu’« il n’est pas souhaitable que le législateur organique intervienne
ainsi en lieu et place du législateur constituant », la loi organique deve-
nant ici « un outil banalisé et passablement opaque de révision de la
constitution » 25.
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En tout état de cause, cette réforme s’inscrit dans un mouvement
plus général de « sympathie » à l’égard de ce qu’il convient d’appeler
commodément la « démocratie participative », qui ne correspond pour-
tant guère à la longue tradition politique française 26. L’idée étant fina-
lement d’associer les citoyens à la prise de décision politique, ou du
moins de feindre que l’on met tous les moyens en place pour ce faire et
que les décisions prises par les véritables gouvernants le seront en ayant
écouté et compris les citoyens, suivant un panel arithmétiquement repré-
sentatif. L’idée n’est certes pas neuve, mais elle fait suite à l’expérience
très récente de la Convention citoyenne pour le Climat et de ses suites
fort intéressantes pour le constitutionnaliste.

B – L’EXPÉRIENCE DE LA CONVENTION CITOYENNE POUR LE CLIMAT :


LA DIFFICILE CONCILIATION DU PARTICIPATIF AVEC LE REPRÉSENTATIF

Cent cinquante citoyens tirés au sort dans un panel prétendument


représentatif de la population française, suivant des critères de sexe,
d’âge, de profession, de classe sociale, de géographie, etc. ont été
accueillis au palais d’Iéna à partir d’octobre 2019, dans le but de tra-
vailler à diverses propositions pour répondre à l’« urgence climatique ».
Suivant une expression abondamment reprise, le président Macron s’était
engagé dès avril 2019 à ce que le projet issu des travaux de la Conven-
tion citoyenne soit « soumis, sans filtre au Parlement, par voie de réfé-
rendum, ou en application directe ». Dans un rapport publié en
juin 2020, la Convention a finalement formulé 149 propositions, divisées
en différentes thématiques : consommer, produire et travailler, se dépla-
cer, se loger, se nourrir. Toutes ces propositions concrètes étaient dirigées

25. D. Baranger, « Démocratie participative : l’inopportune réforme du CESE », JP Blog,


5 septembre 2020.
26. En ce sens : F. Saint-Bonnet, « La démocratie participative au prisme de l’histoire »,
Pouvoirs, no 175, 2020, p. 5.
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vers l’objectif de réduction, à l’horizon 2030, des émissions de gaz à


effet de serre, et de neutralité carbone à l’échéance 2050.
L’engagement présidentiel du « sans filtre » s’est cependant heurté à
la pratique réelle de la démocratie représentative et de ses rouages clas-
siques. Il ne pouvait certes pas en aller autrement. Ainsi, dans le cadre
d’une telle promesse, « si l’engagement politique est fort, la contrainte
normative n’existe pas et ne peut pas exister », dans la mesure où cette
convention citoyenne « n’est ni un substitut du corps électoral, ni un
législateur, ni le détenteur d’un pouvoir réglementaire » 27. Les proposi-
tions de la Convention ont ainsi dû passer un filtre bien réel, celui de la
discussion parlementaire qui continue malgré tout d’exister. Et c’est bien
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en ce sens que la volonté de concilier une expérience de démocratie
participative avec la démocratie représentative constitue une véritable
aporie. Ainsi dans le cadre du projet de loi Climat et résilience, les
sénateurs ont souhaité supprimer le délit d’écocide, qui fut finalement
réintégré, et ont modifié la rédaction du projet de révision constitution-
nelle pour préciser que la France ne « garantit » pas mais « préserve »
l’environnement. En définitive, la loi du 22 août 2021 dite « Climat et
résilience » reprend seulement une partie des 146 propositions retenues
par le président Macron à l’issue des travaux de la Convention, et dont
certaines ont été adaptées au gré de la discussion parlementaire. À
l’arrivée, nous sommes assez loin de la démocratie participative « pure »
mais bien plus proche de ce que le professeur Saint-Bonnet a qualifié de
« démocratie par petit conseil » afin de « pallier les mécomptes de la
démocratie représentative » 28.
F. T.

27. D. Baranger, « Convention citoyenne pour le climat : vers un droit constitution-


nel “souple” ? », JP Blog, 13 janvier 2020.
28. F. Saint-Bonnet, « De la démocratie par petit conseil – Réflexions sur le collectif des
citoyens tirés au sort sur la vaccination », Le Blog des juristes, 16 février 2021.

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