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Conseil constitutionnel et Conseil d’État : complices

ou concurrents dans leurs rapports avec les normes


européennes ?
Thibaut Larrouturou
Dans Revue française de droit constitutionnel 2023/4 (N° 136), pages 863 à 875
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 1151-2385
ISBN 9782130844037
DOI 10.3917/rfdc.136.0863
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Conseil constitutionnel et Conseil d’État : complices


ou concurrents dans leurs rapports
avec les normes européennes ? 1

THIBAUT LARROUTUROU
Maître de conférences à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne,
CNRS, ISJPS, Paris, France
Ancien référendaire à la Cour européenne des droits de l’homme
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Monsieur le Président, mesdames et messieurs les professeurs, mes-
dames et messieurs, chers collègues,
À mon tour, je souhaiterais commencer mon intervention en adres-
sant mes remerciements aux organisateurs de cette journée de l’Associa-
tion française de droit constitutionnel pour l’invitation qu’ils m’ont faite
à intervenir sur un très beau sujet. La question des relations entre les
plus Hautes juridictions françaises fait de longue date l’objet de toutes
les attentions, mais la période actuelle est sans doute particulièrement
propice aux interrogations en la matière. Ainsi, en 2018, l’ancien garde
des Sceaux Jean-Jacques Urvoas évoquait, au sujet de notre architecture
juridictionnelle, l’existence d’un « climat de concurrence institutionnelle
exacerbée » 2. Cette assertion générale peut être interrogée dans ses mul-
tiples déclinaisons, à l’instar de ce que vient de faire le professeur de
Montalivet pour le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État, s’agissant
du contrôle de la loi.
Dans une logique évidente de complémentarité et non de concurrence
avec la précédente intervention, même si les sujets auraient pu se recou-
per par endroits sans la bienveillante attention du premier orateur, il
m’a été demandé ici de déterminer si les deux occupants du Palais-Royal
sont dans une relation de complicité ou de concurrence dans leurs rap-
ports avec les normes européennes, entendues ici comme regroupant le
droit de l’Union européenne et celui de la Convention européenne des
droits de l’homme. Autrement dit, il s’agit de déterminer si leur action
en la matière est placée sous le sceau de la concorde et de la connivence ou
sous celui de la compétition et de la rivalité d’intérêts.
1. Le style oral de l’intervention a été conservé.
2. J.-J. Urvoas, « L’aggiornamento nécessaire de la Cour de cassation », D., 2018, no 20,
p. 1092.

Revue française de Droit constitutionnel, 136, 2023


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Bien évidemment, devant une telle assemblée, il est parfaitement


inutile de revenir même brièvement sur la relation qu’entretiennent res-
pectivement le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État avec les
normes européennes. D’un côté, la décision IVG 3 et toutes ses réaffirma-
tions ou inflexions ultérieures sont parfaitement connues de chacun. De
l’autre, figurent au panthéon des grands arrêts de la jurisprudence admi-
nistrative de nombreuses affaires relatives au droit européen dont tout
juriste est familier, de Nicolo 4 à French Data Network 5.
En revanche, il est sans doute intéressant de souligner à quel point
les relations des deux juridictions avec les normes européennes sont aty-
piques au regard du droit comparé, car cela permet de prendre par rico-
chet la mesure de la singularité du lien qui les unit en ce domaine.
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D’une part, très rares sont en Europe les juridictions ordinaires qui
déploient un contrôle de conventionnalité aussi poussé que celui du
Conseil d’État français. S’agissant ainsi de la Convention européenne des
droits de l’homme, il existe peu de juges non constitutionnels qui dis-
posent d’une compétence en matière de contrôle abstrait de convention-
nalité de la loi 6.
D’autre part, aucune juridiction constitutionnelle européenne n’est
aussi hermétique au droit européen que ne l’est le Conseil constitution-
nel – du moins à un premier niveau d’analyse. Toutes les Cours constitu-
tionnelles du Vieux Continent exercent en effet elles-mêmes un contrôle
de conventionnalité parallèlement à leur contrôle de constitutionnalité
ou, à tout le moins, intègrent explicitement dans leur raisonnement
des éléments issus du droit de l’Union européenne ou de la Convention
européenne des droits de l’homme 7.
Dès lors, si d’autres sociétés savantes, en dehors des frontières hexago-
nales, s’interrogeaient sur la question des relations entre juridictions
ordinaires et juridiction constitutionnelle par le prisme de leurs rapports
avec les normes européennes, la réflexion serait résolument différente.
Prenons très rapidement deux exemples.
En Belgique, État dont les systèmes juridique et juridictionnel sont
proches par bien des points des nôtres, la Cour constitutionnelle intègre
aussi fréquemment qu’explicitement les jurisprudences de la Cour de
justice de l’Union européenne et de la Cour européenne des droits de
l’homme dans sa motivation, en application de la théorie prétorienne de
3. CC, décision Loi relative à l’interruption volontaire de grossesse, 15 janvier 1975, no 74-
54 DC.
4. CE, Ass., décision Nicolo, 20 octobre 1989, no 108243.
5. CE, Ass., décision Association French Data Network et autres, 21 avril 2021, no 393099.
6. Voir, entre autres, sur ce point : T. Larrouturou, Question prioritaire de constitutionnalité
et contrôle de conventionnalité, Paris, LGDJ, 2021.
7. Voir notamment, sur ce point : D. Szymczak, La Convention européenne des droits de
l’homme et le juge constitutionnel national, Bruxelles, Bruylant, 2006.
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l’ensemble indissociable 8. Cette configuration a bien évidemment des


incidences particulières sur le contrôle de conventionnalité déployé par
les juridictions ordinaires.
En Autriche, État plus éloigné de la France ne serait-ce que par son
dualisme en matière d’intégration du droit international, la Cour consti-
tutionnelle est chargée de veiller au respect par la loi de la Convention
européenne des droits de l’homme et de la Charte des droits fondamen-
taux, qui ont toutes deux reçu valeur constitutionnelle 9. Là encore, les
relations entre juridictions ordinaires et constitutionnelles considérées
par le prisme de leurs rapports avec les normes européennes sont profon-
dément impactées.
Pour revenir à la France, tout le sel du sujet qui nous occupe vient
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précisément du fait que les relations entre Conseil d’État et normes euro-
péennes, d’une part, et Conseil constitutionnel et normes européennes,
d’autre part, sont parfaitement asymétriques. Le premier, juge de droit
commun du droit de l’Union européenne comme du droit de la Conven-
tion, est chargé de veiller à la conventionnalité européenne des actes
administratifs et, par la voie de l’exception, des lois qui en sont le fonde-
ment ou pour l’application desquelles ils sont adoptés. Le second, juge
de la Constitution, refuse pour l’essentiel d’intégrer les normes euro-
péennes à son contrôle des dispositions législatives, mais ne manque pas
de s’en inspirer plus ou moins fortement, ainsi qu’en témoignent les
prises de parole publiques de ses membres, les commentaires aux Cahiers
de ses décisions ou encore ses dossiers documentaires.
L’affirmation selon laquelle cette situation a priori très déséquilibrée
fait tout l’intérêt du sujet est vérifiée par un constat très simple : s’agis-
sant des deux domaines principaux dans lesquels le Conseil constitution-
nel a investi le champ européen, la problématique de la concurrence ou
de la complicité n’a que très peu de résonance.
Prenons d’abord le premier de ces domaines, à savoir le contrôle par
le juge constitutionnel de la régularité de l’élection des députés et des
sénateurs. Dans ce cadre, le Conseil constitutionnel accepte de se pronon-
cer depuis sa décision Val d’Oise du 21 octobre 1988 10 sur la convention-
nalité de la loi applicable. Pour autant, la question d’une éventuelle
8. Selon cette théorie, « lorsqu’une disposition conventionnelle liant la Belgique a une
portée analogue à celle d’une des dispositions constitutionnelles dont le contrôle relève de
la compétence de la Cour et dont la violation est alléguée, les garanties consacrées par cette
disposition conventionnelle constituent un ensemble indissociable avec les garanties
inscrites dans les dispositions constitutionnelles concernées. Il s’ensuit que, dans le contrôle
qu’elle exerce au regard de ces dispositions constitutionnelles, la Cour tient compte des
dispositions du droit international qui garantissent des droits ou libertés analogues » (voir
notamment : CC belge, 5 mai 2009, no 76/2009, point B.4.3.).
9. Voir, pour la première, la loi constitutionnelle BGBl 1964/59 et, pour la seconde,
l’arrêt U 466/11 du 14 mars 2012 de la Cour constitutionnelle autrichienne.
10. CC, décision Val d’Oise (5e circonscription), 21 octobre 1988, no 88-1082/1117 AN.
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concurrence ou complicité avec le Conseil d’État se pose peu, à la fois


du fait du monopole dont bénéficie le Conseil constitutionnel en matière
d’élection des parlementaires et en raison de la relative discrétion des
normes européennes s’agissant de ce contentieux très particulier.
Prenons maintenant le second de ces grands domaines où le Conseil
constitutionnel s’est engagé sur le champ de la conventionnalité, à savoir
son contrôle des lois transposant des directives de l’Union européenne
ou adaptant le droit français à des règlements européens, dans le sillage
de sa décision Loi pour la confiance dans l’économie numérique de 2004 11.
Lorsque le Conseil exerce un tel contrôle, il se contente de censurer les
violations manifestes des normes européennes, ne serait-ce que parce
qu’il ne s’estime pas en mesure de saisir la Cour de justice de l’Union
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européenne de questions préjudicielles lorsqu’il se prononce a priori. Dès
lors, la compétence des juridictions ordinaires en matière de contrôle de
conventionnalité, et notamment celle du Conseil d’État, est parfaitement
préservée en droit comme en fait, ce qui prive beaucoup d’intérêt l’inter-
rogation relative à une possible concurrence ou complicité en la matière.
Dans les deux cas, c’est dès lors la figure de la complémentarité qui
semble la plus pertinente.
Reste par voie de conséquence le cœur du sujet. Lorsque le Conseil
constitutionnel exerce un contrôle de constitutionnalité de la loi, éven-
tuellement à la lumière inavouée des normes européennes, ou lorsque le
Conseil d’État est saisi de moyens tirés de ces dernières dans le cadre de
l’office qui est le sien, sont-ils complices ou concurrents ?
La forte proximité matérielle des droits et libertés constitutionnels et
conventionnels donne une importance singulière à cette question, qu’il
est sans doute possible d’aborder de plusieurs manières. Il est par
exemple possible de chercher à se mettre à la place des acteurs, et de se
demander s’ils se perçoivent eux-mêmes comme concurrents ou com-
plices. Très subjective et mouvante, cette voie ne sera pas explorée ici.
Il est alternativement loisible de s’interroger sur le point de savoir si
Conseil constitutionnel et Conseil d’État sont dans une situation structu-
relle de concurrence ou de complicité ou s’ils sont, dans la réalité de leur
pratique quotidienne, concurrents ou complices. Ces deux derniers niveaux
d’analyse paraissent devoir être explorés conjointement tant la situation
structurelle n’imprime pas nécessairement son empreinte à la réalité
d’une relation donnée. Ainsi, l’on ne sait que trop bien que des entre-
prises placées dans une situation de concurrence peuvent s’entendre à
merveille, tandis que des acteurs en situation théorique de complicité
peuvent avoir des relations dégradées, voire être à couteaux tirés par
moments – toute personne mariée dans la salle abondera certainement.
11. CC, décision Loi pour la confiance dans l’économie numérique, 10 juin 2004, no 2004-
496 DC.
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En gardant ce double niveau d’analyse à l’esprit, une grande ligne


de démarcation semble s’imposer pour traiter la question posée par les
organisateurs de cette journée.
D’un côté, lorsque le Conseil d’État applique le droit européen et
s’interroge sur la question de savoir s’il doit écarter une loi et, partant,
annuler un acte réglementaire qui en découle, il se situe structurellement
dans une situation de concurrence avec le Conseil constitutionnel
– concurrence heureusement peu féroce dans les faits.
De l’autre, lorsque le Conseil d’État s’oppose au droit européen, autre-
ment dit lorsqu’il refuse de l’appliquer en lui opposant des normes
constitutionnelles, hypothèse novatrice ouverte par sa décision French
Data Network, la situation est fondamentalement différente : il doit
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nécessairement rechercher la complicité du Conseil constitutionnel afin
de parvenir à ses fins.
Nous verrons dès lors l’application des normes européennes ou la concurrence
modérée, dans un premier temps ; l’opposition aux normes européennes ou la
complicité recherchée, dans un second temps.

I. L’APPLICATION DES NORMES EUROPÉENNES,


OU LA CONCURRENCE MODÉRÉE

Jusqu’en 2010, l’équilibre qui prévalait entre Conseil constitutionnel


et Conseil d’État était relativement simple. La création de la question
prioritaire de constitutionnalité a toutefois profondément changé la rela-
tion entre les deux hautes juridictions. Du fait de la disjonction mainte-
nue des contrôles de constitutionnalité et de conventionnalité, expression
des rapports asymétriques qu’entretiennent Conseil constitutionnel et
Conseil d’État avec les normes européennes, ces derniers trouvent dans
l’action de l’autre juridiction un possible pendant à leur propre action,
et donc une éventuelle concurrence. Pour autant, de manière remar-
quable, cette coexistence de voies de droit parallèles n’a guère été à
l’origine de conflits jurisprudentiels récurrents, tant s’en faut, du fait de
la recherche d’harmonie par les acteurs impliqués.
Une situation de concurrence, d’une part ; une recherche de concordance,
d’autre part.

A. UNE SITUATION DE CONCURRENCE

Démontrer que le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État sont


dans une situation structurelle de concurrence, du fait de leurs rapports
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avec les normes européennes, est facilité par les conditions de la naissance
de la question prioritaire de constitutionnalité.
Chacun se souvient en effet que l’initiative politique à l’origine de la
réforme constitutionnelle de 2008 était largement impulsée, s’agissant
du contrôle de constitutionnalité a posteriori de la loi, par la volonté de
permettre au Conseil constitutionnel de rivaliser avec les juridictions
ordinaires. Celles-ci s’étaient en effet largement emparées, dans les deux
décennies précédentes, du potentiel offert par le contrôle de convention-
nalité des lois, singulièrement sur le fondement de la Convention euro-
péenne des droits de l’homme, à tel point que l’effectivité de la
suprématie constitutionnelle paraissait menacée aux yeux de beaucoup
d’observateurs.
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Lors de l’élaboration de la loi organique portant application du
nouvel article 61-1 de la Constitution, c’est de nouveau le constat d’une
situation objective de concurrence qui a poussé le législateur à conférer
à la question de constitutionnalité un avantage stratégique. En ce sens,
ainsi que le relève la professeure Anne Levade, « c’est du souci de ne pas
la voir concurrencée ou court-circuitée par le contrôle de conventionnalité
que la QPC tire son “P” » 12. La préséance de la question de constitution-
nalité sur le moyen de conventionnalité, de même que la célérité toute
particulière avec laquelle elle doit être traitée, sont nées d’un contexte
concurrentiel.
Le Conseil constitutionnel est d’ailleurs farouchement attaché à
conserver cet avantage stratégique décisif pour ne pas être relégué au
second rang en matière de protection des droits et libertés, ainsi qu’en
témoigne sa décision Geoffrey F. du 2 octobre 2020 13. Dans celle-ci, le
Conseil constitutionnel a, pour rappel, interdit aux juridictions du filtre
des QPC de prendre en considération l’interprétation européanisée des
dispositions législatives critiquées afin de s’opposer au renvoi d’une ques-
tion. L’objectif était bel et bien de préserver la priorité du mécanisme
constitutionnel.
Mais il y a plus pour démontrer l’existence d’une situation a priori
concurrentielle. Le choix opéré par le législateur de laisser toute latitude
aux parties au procès ordinaire pour soulever ou non une QPC
lorsqu’elles estiment qu’une loi est contraire à leurs droits et libertés
fondamentaux a en effet pour conséquence que le Conseil constitutionnel
se doit de maintenir un niveau de protection globalement équivalent à
celui garanti par le droit conventionnel. S’il y manquait, il risquerait de
voir son prétoire déserté par les plaideurs ou d’être réduit, pour reprendre
12. A. Levade, « Perspectives : confrontation entre contrôle de conventionnalité et
contrôle de constitutionnalité », AJDA, 2011, no 22, p. 1257. Nous soulignons.
13. CC, décision M. Geoffrey F. et autre [Conditions d’incarcération des détenus],
2 octobre 2020, no 2020-858/859 QPC.
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les termes très imagés du professeur Jean-Pierre Marguénaud, à un rôle


de « croque-mort dont on attendra qu’il retire lestement de la scène
juridique des cadavres de lois que la décision de la Cour de Strasbourg
aura dévitalisées » 14.
Enfin, dans le sens d’une situation de concurrence, il est permis de
relever que nombre d’auteurs ont vu dans le récent développement du
contrôle concret de conventionnalité un outil permettant au juge admi-
nistratif de prendre le pas sur le Conseil constitutionnel dans la protec-
tion des droits et libertés. Il est vrai que le contrôle concret de
l’application de la loi initié dans la décision Gonzalez-Gomez 15 constitue
une redoutable arme contentieuse, sans équivalent constitutionnel,
même si le Conseil d’État en a émoussé le tranchant par ses décisions
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Edenred 16 et Molenat 17.
Pourtant, malgré cette situation concurrentielle créée par les rapports
asymétriques qu’entretiennent les deux hautes juridictions avec les
normes européennes, c’est essentiellement l’harmonie qui prévaut en pra-
tique, ce qu’il convient maintenant de démontrer.

B. UNE RECHERCHE DE CONCORDANCE

Il faut d’emblée relever que la recherche de concordance qui sera


évoquée ici n’est pas celle du Conseil constitutionnel envers le Conseil
d’État. Dès les premiers pas de la question prioritaire de constitutionna-
lité, le Conseil constitutionnel a en effet démontré sa capacité à surpasser
le niveau de protection apporté par le juge ordinaire sous le pavillon du
droit européen des droits de l’homme ou sous celui du droit de l’Union
européenne. Il n’y a là rien que de très logique, les normes européennes
fixant le plus souvent un niveau de protection plancher au-dessus duquel
les États restent en principe libres de se situer.
En revanche, il paraît évident que le Conseil d’État a particulièrement
à cœur, depuis l’entrée en vigueur de la question prioritaire de constitu-
tionnalité, de ne pas dédire frontalement en conventionnalité les déci-
sions du Conseil constitutionnel. Les éléments qui en attestent sont
nombreux.
Il est ainsi frappant de constater que, si les oppositions entre Conseil
constitutionnel statuant a priori et Conseil d’État étaient relativement
fréquentes avant 2010, ainsi qu’en atteste par exemple un recensement
14. J.-P. Marguénaud, « La reconnaissance par l’Assemblée plénière de la Cour de cassa-
tion de l’autorité interprétative des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme ou :
la révolution du 15 avril », RTD Civ., 2011, no 4, p. 730.
15. CE, Ass., décision Mme Gonzalez-Gomez, 31 mai 2016, no 396848.
16. CE, 10e/9e CR, décision Société Edenred France, 4 décembre 2017, no 379685.
17. CE, 10e/9e CR, décision Molenat, 28 décembre 2017, no 396571.
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effectué par le professeur Julien Bonnet 18, il n’est guère possible de


citer d’exemple depuis. Le choc le plus rugueux entre le contrôle de
conventionnalité d’une juridiction administrative et le contrôle de
constitutionnalité du Conseil constitutionnel ne nous vient pas du
Conseil d’État, mais de la Cour administrative d’appel de Paris, avec son
arrêt Fondation Louis Vuitton du 18 juin 2012 19 concluant à l’inconven-
tionalité d’une loi de validation ayant préalablement passé avec succès
l’épreuve d’une QPC.
Loin d’être une coïncidence, cette situation de concorde résulte sans
doute d’une politique jurisprudentielle délibérée du Conseil d’État, dont
la décision Edenred, éclairée par les conclusions du rapporteur public
Édouard Crépey et par le commentaire qu’en a fait la maître des requêtes
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Anne Iljic 20, témoigne mieux que toute autre. Dans cette affaire, le
Conseil d’État était saisi de moyens tirés de la Convention européenne
des droits de l’homme et mettant en cause l’impossible modulation par
le juge d’une amende fiscale. Or, les dispositions législatives en cause
avaient été validées quelques mois auparavant par le Conseil constitu-
tionnel, sur un terrain équivalent à celui mis en avant par les moyens
de conventionnalité. La lecture des conclusions du rapporteur public sur
cette affaire est très éclairante. Après avoir exprimé ses forts doutes sur
la conventionnalité des dispositions critiquées, il tint les propos sui-
vants : « bien que nous conservions donc une hésitation, vous jugerez
sans doute difficile, eu égard à la similitude des questions posées, de ne
pas retenir la même solution que celle qu’il y a moins de six mois et dans
le même dossier, le Conseil constitutionnel a consacrée sous le timbre de
l’article 8 de la Déclaration de 1789. Une telle divergence serait d’autant
moins compréhensible que c’est de manière parfaitement délibérée que
le Conseil a pris position comme il l’a fait ». Il s’agit là du seul argument
en faveur de la conventionnalité que l’on retrouve sous la plume du
rapporteur public, conventionnalité qui a pourtant prévalu dans la déci-
sion du Conseil d’État. La recherche de concorde est évidente, et pourrait
être attestée par bien d’autres affaires.
Dès lors, la seule véritable pierre d’achoppement créée par la relation
qu’entretiennent Conseil constitutionnel et Conseil d’État avec les
normes européennes, lorsque ces dernières sont appliquées par le juge
administratif, se trouve sans doute être la question de l’application
18. J. Bonnet, « Les contrôles de constitutionnalité et de conventionnalité des lois :
concurrents et complémentaires », in Cartier Emmanuel, Gay Laurence, Viala Alexandre
(dir.), La QPC : vers une culture constitutionnelle partagée ?, Paris, Institut Universitaire
Varenne, 2015, p. 213.
19. CAA Paris, Plén., arrêt Fondation d’entreprise Louis Vuitton pour la création et Ville de
Paris, 18 juin 2012, no 11PA00758.
20. A. Iljic, « Proportionnalité des sanctions fiscales : que retenir de la décision
Edenred ? », RJF, 2018, no 3, p. 331 s.
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immédiate d’un constat d’inconventionalité lorsque le Conseil constitu-


tionnel a opté pour une déclaration d’inconstitutionnalité avec effets dif-
férés. Cette configuration, dont témoigne la décision Société Redbull du
Conseil d’État en date du 10 avril 2015 21, est cependant assez rare pour
permettre de conclure à une concurrence très modérée. Il en va d’autant
plus fort que le Conseil d’État n’a pas hésité à mettre à profit, dans deux
décisions adoptées en 2021 22, la marge de manœuvre que semble laisser
la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme en matière
de report dans le temps des effets d’une décision constatant la contrariété
d’une loi aux droits et libertés fondamentaux 23, ceci afin d’aligner les
effets de sa décision sur ceux de la décision du Conseil constitutionnel.
Ce constat d’une situation structurelle de concurrence nullifiée par la
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recherche d’harmonie n’est toutefois en rien valable, et c’est remarquable,
dans un champ nouveau ouvert récemment par le Conseil d’État : celui
de l’opposition aux normes européennes, sur lequel il convient de porter
un regard prospectif dans un second temps de cette intervention.

II. L’OPPOSITION AUX NORMES EUROPÉENNES,


OU LA COMPLICITÉ RECHERCHÉE

L’hypothèse dans laquelle le juge administratif cherche à appliquer


fidèlement les normes européennes et, partant, risque de concurrencer
un contrôle de constitutionnalité exercé sur le fondement de normes
substantiellement équivalentes, n’est plus la seule sur laquelle il convient
de se pencher. En effet, depuis la retentissante décision French Data
Network en date du 21 avril 2021, il est nécessaire d’envisager les cas
dans lesquels une juridiction oppose à l’application des normes euro-
péennes une exigence constitutionnelle. Dans de telles configurations, il
semblerait que l’on se situe à front renversé : structurellement, seule une
relation de complicité entre Conseil constitutionnel et Conseil d’État est
susceptible de permettre la réussite de l’opération, du moins si les
normes européennes laissées sans effet ont un équivalent constitutionnel.
Dans les faits toutefois, force est de constater que l’opposition aux
normes européennes suppose pour son auteur un saut de la foi qui ne
sera pas nécessairement toujours récompensé.
21. CE, 8e/3e SSR, décision Société Red Bull on Premise et société Red Bull off Premise, 10 avril
2015, no 377207.
22. CE, 6e/5e CR, décision Syndicat des avocats de France et autres, 4 août 2021, no 447916 ;
CE, 6e/5e CR, décision Ordre des avocats au Conseil d’État et à la Cour de cassation et autres,
23 septembre 2021, no 440037.
23. Voir sur ce point : Larrouturou Thibaut, Question prioritaire de constitutionnalité et
contrôle de conventionnalité, Paris, LGDJ, 2021, p. 346 s.
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Une nécessaire connivence, en premier lieu ; un risque de divergence, en


second lieu.

A. UNE NÉCESSAIRE CONNIVENCE

La figure de l’opposition frontale aux normes européennes par le juge


administratif résulte de la décision French Data Network, dont il convient
de rappeler à grands traits le raisonnement afin de souligner en quoi
ce cas de figure impose la complicité du Conseil d’État et du Conseil
constitutionnel.
Dans le cadre du contrôle de conventionnalité d’une disposition
réglementaire ou législative, la haute juridiction administrative admet
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depuis peu que le défendeur soulève un moyen suivant lequel la règle
nationale, quand bien même elle serait contraire au droit de l’Union, ne
saurait « être écartée sans priver de garanties effectives une exigence
constitutionnelle » 24. La logique qui préside à l’examen d’un tel moyen
est profondément inspirée de la décision Arcelor de 2007 25 en ce que,
s’il existe en droit de l’Union une exigence équivalente à celle, constitu-
tionnelle, invoquée par le défendeur, il y a déport du conflit normatif
dans l’ordre juridique européen. Toutefois, en l’absence d’équivalence, le
juge administratif doit au contraire examiner si l’application du droit de
l’Union priverait de garanties effectives l’exigence constitutionnelle
propre à l’ordre juridique français. Le cas échéant, il lui faut écarter le
moyen d’inconventionnalité formulé par le requérant malgré son carac-
tère bien fondé, en conséquence de la suprématie de la norme constitu-
tionnelle. Si ce cas de figure est appliqué, alors la norme réglementaire
contestée devant le juge administratif reste en vigueur, et la loi qu’elle
applique ou sur le fondement de laquelle elle est adoptée n’est pas privée
d’effets.
Ce sont là les grands traits du raisonnement tenu par le Conseil
d’État, qui font d’ailleurs penser que le Conseil constitutionnel pourrait
très bien chercher lui aussi à s’opposer à la réception d’une norme euro-
péenne. Imaginons que le Conseil constitutionnel soit saisi d’une ques-
tion prioritaire de constitutionnalité portant sur des dispositions
législatives qui auraient substantiellement été jugées inconventionnelles
par un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme ou de la Cour
de justice de l’Union européenne. Le juge de la rue de Montpensier
pourrait théoriquement ne pas se contenter, en cas de désaccord avec une
juridiction européenne, de refuser de hisser la protection constitution-
24. CE, Ass., décision Association French Data Network et autres, 21 avril 2021, no 393099,
point 7.
25. CE, Ass., décision Société Arcelor Atlantique et Lorraine et autres, 8 février 2007,
no 287110.
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nelle des droits et libertés au niveau européen. Il serait en effet en capa-


cité d’affirmer que l’abrogation des dispositions critiquées porterait
atteinte à telle ou telle exigence constitutionnelle, voire, à la faveur d’un
obiter dictum, de soutenir que la mise à l’écart des dispositions contestées
par le biais du contrôle de conventionnalité aurait un tel effet. Cette
dernière hypothèse paraît à ce stade peu probable, mais l’histoire a
montré à maintes reprises que l’adverbe « jamais » doit être utilisé avec
la plus grande précaution en matière de rapports entre ordres juridiques.
Dans l’un et l’autre cas, que le rapport conflictuel avec une norme
européenne soit initié par le Conseil d’État ou par le Conseil constitu-
tionnel, la situation structurelle dans laquelle la juridiction concernée se
placerait vis-à-vis de l’autre serait celle d’une nécessaire complicité. Tout
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simplement parce que la norme interne contestée par les requérants res-
terait alors en vigueur et appliquée, de sorte que l’appel à l’autre juridic-
tion resterait possible. En effet, si le Conseil constitutionnel était à
l’origine de l’opposition aux normes européennes, il ne saurait en aucun
cas empêcher que le juge ordinaire soit appelé à se prononcer à son tour,
ne serait-ce que dans le litige qui aurait été le cas échéant à l’origine de
la QPC. À l’inverse, si le Conseil d’État était à l’origine d’une opposition
aux normes européennes, il serait bien en peine d’empêcher que le
Conseil constitutionnel soit saisi : si une question prioritaire de constitu-
tionnalité portant sur les dispositions législatives litigieuses était soule-
vée dans une instance ultérieure, il aurait sans doute du mal à s’opposer
à son renvoi en tant que juge du filtre, le caractère sérieux ou à tout le
moins nouveau de la question s’imposant probablement. En tout état de
cause, le Conseil d’État doit parfois compter avec l’action de la Cour de
cassation, qui peut parfaitement renvoyer au Conseil constitutionnel une
question portant sur les dispositions maintenues en application malgré
leur inconventionnalité.
C’est d’ailleurs une hypothèse très proche qui s’est concrétisée à la
suite de la décision French Data Network, laquelle hypothèse permet de
se convaincre que l’opposition aux normes européennes constitue une
manœuvre périlleuse tant est grand le risque de divergence jurispru-
dentielle.

B. UN RISQUE DE DIVERGENCE

Lorsque le Conseil d’État affirme qu’un moyen d’inconventionnalité


doit être écarté si l’annulation des dispositions réglementaires critiquées
prive de garanties une disposition constitutionnelle, il a parfaitement
conscience que sa décision ne lie nullement le Conseil constitutionnel.
À l’inverse, si le Conseil constitutionnel était à l’origine d’une opposition
aux normes européennes, il ne pourrait probablement pas compter sur
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l’autorité que confère l’article 62 alinéa 3 de la Constitution à ses déci-


sions. En effet, le juge constitutionnel n’étant pas juge du droit euro-
péen, ses décisions ne sauraient lier les juridictions ordinaires quant au
sort à réserver à un moyen de conventionnalité. Dans les deux cas,
l’opposition d’une juridiction à des normes européennes conduirait donc
à ce que l’autre soit en position de conforter sa décision ou de lui appor-
ter un démenti cinglant.
Il faut relever que la décision French Data Network et ses suites n’ont
pas réellement permis à cette hypothèse de se concrétiser, du fait de
l’habilité jurisprudentielle déployée par le Conseil d’État dans cette
affaire. Dès lors, en l’absence de matérialisation d’une opposition aux
normes européennes, on ne peut que spéculer sur le comportement des
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acteurs en présence : la complicité recherchée serait-elle trouvée ou
serait-elle déçue ? La saga prétorienne French Data Network fournit tout
de même quelques pistes, de sorte qu’il faut l’évoquer de nouveau.
On se souvient en effet que la Haute juridiction administrative a
conclu que la conservation généralisée et indifférenciée des données de
connexion pour une période d’un an, imposée par les dispositions criti-
quées devant lui par la voie de l’excès de pouvoir, était indispensable à
la lutte contre la criminalité. Partant, le Conseil d’État a en somme
estimé que l’interdiction européenne de conserver de manière généralisée
et indifférenciée des données de connexion pourrait mettre en péril le
respect des objectifs de valeur constitutionnelle de prévention des
atteintes à l’ordre public et de recherche des auteurs d’infractions.
Cependant, il ne s’est pas pour autant réellement opposé, du moins for-
mellement, à l’application du droit de l’Union européenne à la faveur
d’un véritable tour de voltige dont il a le secret. Selon lui, la conserva-
tion généralisée et indifférenciée des données de connexion est en effet
permise par le droit de l’Union si elle vise un objectif de sauvegarde de
la sécurité nationale, objectif qu’il estime poursuivi en l’espèce. Or,
puisque les données ainsi conservées dans un objectif toléré par le droit
de l’Union peuvent, en application de ce même droit, faire l’objet d’un
accès par les autorités judiciaires et services de renseignement dans un
autre objectif, la mise à l’écart des dispositions prévoyant la conservation
des données à des fins de lutte contre la criminalité ne porte pas atteinte
aux exigences constitutionnelles propres à l’ordre juridique français.
Cette solution, critiquable du point de vue du droit de l’Union euro-
péenne 26, a en tout état de cause permis au Conseil d’État d’écarter
comme inconventionnelles certaines dispositions législatives critiquées.
Dès lors, le Conseil constitutionnel, saisi quelques mois plus tard par la
26. Voir notamment, sur ce point : L. Azoulai, D. Ritleng, « “L’État, c’est moi”. Le
Conseil d’État, la sécurité et la conservation des données », RTD Eur., 2021, no 2, p. 349 s.
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Conseil constitutionnel et Conseil d’État : complices ou concurrents… 875

Cour de cassation d’une QPC portant sur ces mêmes dispositions législa-
tives, n’a pas réellement été mis en situation de dédire le Conseil d’État.
Sa décision M. Habib A. du 25 février 2022 27 offre toutefois prise à
la réflexion s’agissant de la relation entre Conseil constitutionnel et
Conseil d’État dans leurs rapports avec les normes européennes.
En effet, dans cette décision, le juge constitutionnel est parvenu à
un constat de contrariété à la Constitution des dispositions législatives
prévoyant la conservation généralisée des données de connexion pour
permettre la recherche des auteurs d’infraction. Cependant, pour ce faire,
le Conseil constitutionnel n’a nullement affirmé que priver l’autorité
judiciaire d’accès aux données de connexion priverait de garanties une
exigence constitutionnelle. Il n’a pas plus affirmé que les dispositions
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litigieuses ne pouvaient être abrogées que parce que cet accès aux
données de connexion serait toujours possible en pratique. De là à affir-
mer qu’il aurait contredit le Conseil d’État si celui-ci avait opté pour
une ligne dure dans French Data Network, il y a un pas que l’on ne saurait
franchir imprudemment, mais qui ne peut être écarté pour autant 28.
En définitive, apparent paradoxe, les relations qu’entretiennent
Conseil constitutionnel et Conseil d’État dans leurs rapports avec les
normes européennes pourraient parfaitement voir d’un côté une concur-
rence naturelle être évitée et, de l’autre, une complicité indispensable
être dédaignée. Les rapports entre ordres juridiques expriment ici toute
leur complexité et surtout toute leur imprévisibilité, tant ils sont source
d’une redéfinition perpétuelle des équilibres inter-juridictionnels sur le
sol européen.

27. CC, décision M. Habib A. et autre [Conservation des données de connexion pour les
besoins de la recherche, de la constatation et de la poursuite des infractions pénales],
25 février 2022, no 2021-976/977 QPC.
28. Sur les relations entre les différents acteurs juridictionnels impliqués, voir entre
autres : N. Véron, « Le Conseil constitutionnel et la conservation des données de connexion :
entre apaisement et perturbation du dialogue des juges », Communication, Commerce électro-
nique, 2022, no 10, étude 18.

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