Cerveau & Psycho N° 162 Février 2024

Cerveau & Psycho

L 13252 - 162 S - F: 7,00 € - RD

N°162
Février 2024

LE PERFECTIONNISME
EST-IL UNE QUALITÉ ?

£ ÉTUDES ET SCOLARITÉ

COMMENT £ CHOIX DE CARRIÈRE

£ RECONVERSION
Les données de la science pour bien s’orienter

TROUVER SA VOIE TEST

Les données de la science POUR QUEL

pour bien s’orienter

MÉTIER SUIS-J
E
FAIT(E) ?
PAGE 44
COMMENT TROUVER SA VOIE

APPRENTISSAGE
BIEN RESPIRER
POUR MÉMORISER
ÉDUCATION
COMMENT GÉRER
LES CHAMAILLERIES
EN FAMILLE
SOMMEIL
POURQUOI LES ADOS
SE LÈVENT-ILS SI TARD ?
CYBERHARCÈLEMENT
LES RAVAGES
DE L’ANONYMAT
SUR INTERNET

DOM : 8,50 € – BEL./LUX. : 8,50 € – CH : 12,00 FS – CAN. : 12,99 CA$ – TOM : 1 100 XPF

N° 162
NOS CONTRIBUTEURS
p. 14-16
Siddhant Puzdekar
Journaliste scientifique spécialisé en sciences
du comportement et de l’évolution, il a investigué
sur les liens entre les ondes cérébrales du sommeil
et la régulation de notre glycémie.
p. 36-43
Valérie Cohen-Scali
Professeuse en psychologie de l’orientation,
chercheuse (Cnam, Inetop, CRTD) et présidente
de la chaire Unesco en orientation tout au long
de la vie, elle nous décrit les nouvelles méthodes
pour trouver un métier qui nous correspond.
p. 58-62
Dorothea Winter
Chercheuse en philosophie de l’esprit à l’université
Humboldt, de Berlin, elle étudie les questions
émergentes en philosophie de l’intelligence artificielle.
p. 80-87
Carolin Reichert
Psychologue clinicienne et directrice adjointe du
Centre de chronobiologie des Cliniques psychiatriques
universitaires et de l’université de Bâle, en Suisse,
elle étudie plus particulièrement le sommeil
et ses troubles, notamment chez l’adolescent.
3
ÉDITORIAL
SÉBASTIEN
BOHLER
Rédacteur en chef
Réveillez-moi !
S
ommes-nous en plein cauchemar ? Alors que l’actualité
nous montre une planète vacillante, que les dirigeants
mondiaux décident de notre avenir sur un puits de pé-
trole et jugent impossible de se débarrasser du gaz et du
charbon, tandis que les conflits font rage dans diffé-
rentes régions du monde, la psychologie humaine ne semble pas se
porter beaucoup mieux.
Ainsi, nous buvons trop (voir notre article page 26) et cela
dérègle nos neurotransmetteurs : dopamine, sérotonine, glutamate
et GABA. Nous sommes touchés de façon variable par la dépen-
dance au cannabis (voir page 12), nous développons des doubles
numériques harceleurs sur les réseaux sociaux (voir page 68) et
construisons des IA qui pourraient un jour nous dépasser, même
si sur ce point rien n’est encore sûr (voir page 58).
Alors, que faire ? Croire en l’avenir, bien sûr ! C’est pour cela
que nous vous proposons un dossier central (pages 35 à 56) pour
comprendre comment faire les bons choix d’orientation, voire
changer d’activité professionnelle quand on se sent trop mal dans
ce monde moribond, et aider nos plus jeunes à trouver leur voie,
leur filière d’études ou leur futur métier, en fonction de leurs qua-
lités et de leurs envies, d’une façon qui fasse sens pour eux.
Et s’ils veulent dormir, laissons-les faire. Leurs réveils tardifs
seraient dus à un décalage de leur horloge interne, provoqué par
les changements hormonaux de la puberté (voir page 80). Pas de
quoi s’affoler donc, tant que cela n’a pas d’impact sur leurs chances
de réussir plus tard.
Et nous, qui va nous réveiller de ce cauchemar qui n’en finit plus ?
Eh bien… personne – et c’est une bonne nouvelle ! Car il paraît que
si on continue à dormir, le cauchemar est oublié le lendemain matin
(voir page 90). Alors, tâchons d’échapper aux chausse-trapes de ce
mauvais rêve en attendant des lendemains meilleurs… £
N° 162 - Février 2024
4

SOMMAIRE
p. 35-56
Dossier
N° 162 FÉVRIER 2024

p. 6 p. 14 p. 18 p. 26

p. 35

COMMENT
p. 6-33

DÉCOUVERTES
TROUVER
SA VOIE
p. 6 ACTUALITÉS p. 18 CAS CLINIQUE
Comment se vanter
sans avoir l’air prétentieux
GRÉGORY MICHEL
Les musiciens, champions
de l’effet « cocktail party » p. 36 PSYCHOLOGIE
La pole dance, remède miracle
contre le blues POUR QUEL(S) MÉTIER(S)
Syndrome de Diogène : si c’était Alba : quand le TOC SUIS-JE FAIT ?
un TDAH ? devient un spectacle Lycée, études supérieures, carrière
Tactile ou distant ? Votre cerveau Alba, 12 ans, semble souffrir de TOC. professionnelle : des méthodes validées
décide ! Mais elle en retire un avantage : tout aident à fixer le cap vers la réussite.
La seconde bosse des maths le monde fait attention à elle… Valérie Cohen-Scali
Pas tous égaux face au cannabis
Greffe de l’œil : la vision pour p. 26 NEUROBIOLOGIE p. 44 TEST
bientôt ? Ce que l’alcool IDENTIFIEZ
p. 14 FOCUS fait à votre cerveau VOTRE PROFIL PRO
Excitation, ivresse, apathie, troubles
Réguler sa glycémie de l’équilibre, vision double :
Évaluez vos cinq grandes composantes
de personnalité pour vous orienter.
en dormant pourquoi l’alcool a-t-il des effets
Des ondes cérébrales synchronisées aussi nombreux et variés ? p. 46 PSYCHOLOGIE
pendant le sommeil permettraient de faire Anton Benz « L’ANGOISSE DE
baisser le taux de sucre dans le sang.
Siddhant Puzdekar
L’ORIENTATION PEUT
ÊTRE UNE ALLIÉE »
Entretien avec Emmanuelle Vignoli

p. 52 PSYCHOLOGIE
RECONVERSION : ET SI
ON CHANGEAIT TOUT ?
Changer de voie est de plus en plus
fréquent. Les chercheurs livrent quelques
règles pour réussir cette transformation.
Isabelle Olry-Louis
Ce numéro comporte un encart d’abonnement Cerveau & Psycho, broché en cahier intérieur,
sur toute la diffusion kiosque en France métropolitaine. Il comporte également un courrier
de réabonnement, posé sur le magazine, sur une sélection d’abonnés.
En couverture : © NWM/Shutterstock ; © Michal Sanca/Shutterstock

N° 162 - Février 2024

 5

p. 94

p. 58 p. 64 p. 80 p. 88

p. 92

p. 58-70 p. 72-91 p. 92-97

ÉCLAIRAGES VIE QUOTIDIENNE LIVRES

p. 58 PHILOSOPHIE DE L’ESPRIT p. 72 DÉVELOPPEMENT DE L’ENFANT p. 92 SÉLECTION DE LIVRES

Ce qui manque C’est lui qui Striatum

(encore) à l’IA a commencé ! Enfants bilingues

Ce n’est pas toi le problème !
pour nous dépasser Les chamailleries entre frères et sœurs
sont essentielles à leur développement.
Protéger sa santé mentale
Pour que les machines prennent le pouvoir, après la crise
Stefanie Uhrig
il faudrait qu’elles le veuillent ! Psychologie de l’attention
Dorothea Winter
p. 80 CHRONOBIOLOGIE Du bon usage des pères
p. 64 L’ENVERS DU DÉVELOPPEMENT Ados : pourquoi ils p. 94 NEUROSCIENCES ET LITTÉRATURE
PERSONNEL
se lèvent si tard
À la puberté, l’horloge interne du cerveau
SEBASTIAN
YVES-ALEXANDRE se met à battre à un autre rythme !
DIEGUEZ
THALMANN Carolin Reicher et Christian Cajochen

Pourquoi viser
p. 88 L’ÉCOLE DES CERVEAUX « Le Plus Menteur
la lune peut se d’entre nous » :
retourner contre vous
JEAN-PHILIPPE qu’est-ce que
Chercher la perfection… nuirait à la fois
LACHAUX
la mythomanie ?
Nous connaissons tous un voisin
à nos performances et à notre bien-être.
Bien respirer pour ou un collègue mythomane. Quel est
p. 68 RAISON ET DÉRAISON mieux apprendre son problème ? Plongez dans le monde
Les neurones de la respiration de l’affabulation, grâce au roman
interagiraient avec ceux de la mémoire... sociologique de Nicole Lapierre, Le Plus
NICOLAS Menteur d’entre nous.
GAUVRIT p. 90 LA QUESTION DU MOIS
Faut-il réveiller
Cyberharcèlement : quelqu’un qui fait
pas vu, pas pris ! un cauchemar ?
Sans visage, caché par son pseudo, Stephanie Pappas
l’inernaute peut vite se transformer
en persécuteur.

N° 162 - Février 2024

6 DÉCOUVERTES
p. 14 Réguler sa glycémie en dormant p. 18 Alba : quand le TOC devient un spectacle p. 26 Ce que l’alcool fait à votre cerveau

Actualités
Par la rédaction

PSYCHOLOGIE

Comment se vanter sans

avoir l’air prétentieux
Une nouvelle technique inventée par les psychologues permet
de se mettre en valeur sans renvoyer l’image d’une personne égocentrée.

E. M. Van Epps et al.,

Dual-promotion : Bragging better
by promoting peers, J. Pers. Soc.
Psychol., 2023.

A vez-vous déjà eu
envie d’étaler vos exploits alentour ?
Ou, tout au moins, de les faire
connaître à des collègues, connais-
sances ou amis… Par exemple, vous
avez porté un projet au sein de votre
entreprise, et celui-ci a été couronné
de succès, avec d’importantes retom-
bées bénéfiques pour le groupe :
vous souhaitez que cela se sache !
Ou bien, votre dernière vidéo sur
TikTok cumule 3 millions de vues : là
encore, comment propager cette
information (autrement que sur les
réseaux sociaux, bien sûr) ?
Certaines personnes décident de
parler ouvertement de leurs mérites
en pleine pause-café, et y racontent
leurs exploits. Las, c’est souvent mal
© PeopleImages.com - Yuri A/Shutterstock

perçu. On les trouve prétentieuses, ou

ennuyeuses. Certes, on va éventuel-
lement admettre qu’elles ont obtenu
quelques accomplissements, mais leur
capital sympathie dégringole.
Paraître à la fois chaleureux et
compétent est un vrai défi en psycho-
logie. Non seulement il est difficile
d’améliorer son image sur un de ces
deux plans, mais cela se traduit

N° 162 - Février 2024


RETROUVEZ-NOUS SUR
généralement par une baisse sur
l’autre : le collègue qui communique
sur ses succès professionnels semble
moins chaleureux, et celui qui se
montre sympathique et attentionné
semble moins compétent. Pour
résoudre ce dilemme, Eric Van Epps
et ses collègues de l’université
Vanderbilt ont testé une nouvelle
approche baptisée « promotion-
duale ». Il ne s’agit plus de s’attribuer
le mérite de telle ou telle action, mais
de commencer par encenser un de
vos collègues, avant de vous associer
subtilement à cette réussite.
Ils ont testé cette stratégie dans
trois situations : chez des participants
en laboratoire qui devaient réaliser
une tâche en binômes et s’en attri-
buer le mérite personnellement ou
le partager avec leur partenaire ; chez
200 managers qui communiquaient
sur leurs réussites professionnelles,
et parmi des membres du Congrès
américain prononçant des allocutions
au pupitre.
LA MÉTHODE
DE LA PROMOTION DUALE
Chez les participants en labora-
toire, les résultats ont montré qu’en-
censer son partenaire (par exemple
en disant : « Lucie a parfaitement saisi
les enjeux du codage inverse et cela
nous a énormément aidés pour pro-
duire un algorithme efficace »), quitte
à s’associer à cette expertise (« j’étais
persuadé que c’était un atout pour
nous, et c’est grâce à cela que j’ai pu
vendre notre solution aux clients »)
donne les meilleurs résultats : votre
personnalité est perçue comme plus
chaleureuse et votre compétence
n’en pâtit aucunement. Chez les
managers, les résultats ont été iden-
tiques. L’équipe d’Eric Van Epps a
même examiné ce qui se produisait
quand une personne pratiquait la
promotion duale, mais son parte-
naire, uniquement l’autopromotion :
dans ce cas, le promoteur dual en
profite encore plus sur le plan de la
sympathie, de la compétence et de
l’impression générale ! N’ayez donc
pas peur de la jouer « altruiste », cela
fonctionne toujours – même avec un
égoïste ! Quant aux membres du
Congrès, démocrates ou républi-
cains, ils en retirent les mêmes béné-
fices mais ont naturellement ten-
dance à mettre en œuvre davantage
cette stratégie, dont ils ont probable-
ment noté l’efficacité à travers leur
expérience politique.
Pourquoi paraît-on aussi compé-
tent en attribuant une part du mérite à
autrui ? Les psychologues l’expliquent
par un effet d’expertise : une personne
qui arrive à expliquer pourquoi un de
ses collègues ou connaissances est
extraordinaire possède nécessaire-
ment une compétence au moins égale,
si ce n’est supérieure, pour l’apprécier,
le juger et le faire connaître alentour.
Ce que savent bien les parrains de
jeunes talents ou auteurs de préfaces
en tous genres. £
Sébastien Bohler
N° 162 - Février 2024
7
APPRENTISSAGE
Les musiciens,
champions de l’effet
« cocktail party »
J. A. Brown et G. M. Bidelman, bioRxiv, 2023.
V
ous êtes au restaurant en pleine conver-
sation avec un ami quand une musique que vous
appréciez est diffusée dans la salle : vous man-
quez alors la fin de la discussion et demandez à
votre comparse de répéter. La chanson familière
a détourné l’attention de votre cerveau. Mais si vous
avez reçu une formation musicale, vous serez en
partie protégé de cet effet de distraction. C’est ce
que viennent de montrer des chercheurs de l’uni-
versité de l’Indiana en enregistrant l’activité céré-
brale de volontaires qui écoutaient des audiolivres
avec diverses musiques en bruit de fond.
Les participants devaient reconnaître des mots
définis à l’avance, soit dans les paroles des livres,
soit dans les chansons, ces dernières étant plus ou
moins connues. Il s’agissait de tester l’effet « cocktail
party », c’est-à-dire la capacité du cerveau à décoder
des données auditives dans un environnement
bruyant, constitué ici d’une musique de fond.
Première constatation : les sujets étaient d’autant
plus distraits de leur tâche que la chanson leur était
familière. Mais, à la surprise des chercheurs, ceux
ayant eu une formation musicale l’étaient beaucoup
moins que les sujets n’ayant jamais appris la
musique – alors que de précédents travaux avaient
montré que les musiciens ont du mal à se concen-
© A.RICARDO/Shutterstock
trer en écoutant de la musique, qui capterait leur
attention facilement… Les scientifiques ont décou-
vert que les régions préfrontales du cerveau mélo-
mane émettent un signal inhibiteur qui modifie
l’activité des aires temporales responsables du
décodage des données auditives. £
Bénédicte Salthun-Lassalle
8 DÉCOUVERTES Actualités
BIEN-ÊTRE
La pole dance, remède
miracle contre le blues
J. L. Pfeiffer et al., BMC Psychology, 2023.
K arina vient d’arriver au studio et déballe ses
affaires. Un body, deux bas de laine montants, un élastique
pour réunir ses cheveux en queue-de-cheval, et la session va
commencer. Elle choisit une barre parmi les 12 montants ruti-
lants que compte la salle, fait un petit bonjour aux autres élèves,
et commence à exécuter les mouvements indiqués par l’ins-
tructrice. Au programme, lever de jambe, flexibilité du bassin,
postures tenues, rotations autour de la barre, renversements…
Épuisant. Mais revigorant. Depuis qu’elle suit ce programme
scientifique de pole dance, Karina sent que tous ses indicateurs
psychologiques remontent en flèche. Mentalement, elle se sent
mieux, plus claire dans ses idées, et, physiquement, la percep-
tion de son corps et de son pouvoir d’attirance est décuplée.
Après la séance, elle fait un passage par la cellule de débrie-
fing pour remplir des questionnaires psychologiques en présence
d’une équipe de chercheurs de l’université de Berlin. Car elle fait
partie, avec ses camarades, d’un programme d’évaluation des
effets de la pole dance sur le bien-être psychologique. Elle remplit
d’abord un questionnaire appelé WEMWS, qui mesure la sensation
d’être détendue, optimiste, utile aux autres, joyeuse, aimée, éner-
gique, et qui compile ces données pour livrer un score de bien-
être mental global. Rien qu’en cochant les cases, Karina sait déjà
que tous ces indicateurs sont bien plus élevés qu’ils ne l’étaient
au début du programme. Puis elle passe au second questionnaire,
N° 162 - Février 2024
l’échelle de concept sexuel de soi, qui mesure à la fois l’impression
d’autoefficacité dans ce domaine (la confiance en son pouvoir de
séduction…), la satisfaction vis-à-vis de son propre corps, l’anxiété
ressentie dans les situations sexuelles, et la motivation à avoir
des relations. Là encore, c’est le jour et la nuit.
Les résultats sont publiés dans la revue BMC Psychology au
mois de septembre 2023. Ils font apparaître une nette augmen-
tation du bien-être psychique (les participantes ont les idées plus
claires et sont plus optimistes sur leur avenir) et du concept sexuel
de soi : la confiance en soi et l’estime de soi sexuelles sont en
hausse, de même que la perception de son propre corps. Le tout,
après seulement huit semaines de pratique à raison d’une heure
par semaine. À l’inverse, l’anxiété sexuelle (la tendance à éprouver
de la tension, de l’inconfort ou une forme d’angoisse dans les
situations sexuelles) diminue notablement. Pour Jalda Lena Pfeiffer
et ses collègues du département de psychologie de la faculté de
médecine de Berlin, la pole dance représenterait aujourd’hui un
moyen efficace d’aider les personnes à surmonter leur anxiété
© antoniodiaz/Shutterstock
dans le domaine sexuel, à compenser un manque de confiance
en la matière ou à revigorer une estime de soi défaillante. Des
salles de pole dance ouvrent actuellement dans plusieurs villes
de France, pour tous niveaux et en cassant les préjugés. Si vous
voulez penser plus clairement et être bien dans votre corps, c’est
peut-être le moment d’essayer ? £ S. B.

Le smartphone,
l’ami qui vous a
manqué enfant ?
O n l’a tous les jours dans sa poche,
il contient nos photos, nos contacts,
des traces de nos échanges. On le touche,
on le prend, on le garde au creux de sa main.
D’où la question : s’y attache-t-on ? Pour
le savoir, des chercheurs de l’université
de Milan ont fait passer à 341 personnes
un questionnaire appelé « Échelle d’attachement
du jeune adulte à son smartphone ».
Ils voulaient savoir si certaines caractéristiques
psychologiques étaient associées à une relation
plus fusionnelle avec l’appareil. Ils ont trouvé
que les personnes les plus liées à leur téléphone
avaient un style d’attachement dit « anxieux »,
combinant estime de soi chancelante, faible
confiance en autrui et peur de l’abandon.
Le tout résultant d’une enfance où les parents
n’ont pas suffisamment répondu à leur besoin
d’affection et de réassurance… £ S. B.
Les enfants sont-
ils grossophobes ?
À quoi font attention les enfants entre eux
ou en voyant des adultes dans la rue ou
à la télévision ? Pour le savoir, des chercheurs
de l’université de l’État de New York ont
demandé à des écoliers de 4 à 5 ans de classer
des figurines par degré de ressemblance.
Certaines étaient noires et d’autres blanches,
petites ou grandes, minces ou corpulentes.
Or les enfants ont réuni ces personnages,
non pas en fonction de la couleur de leur peau
ou de leur taille, mais de leur forme : les plus
© Evgeny Pylayev/Shutterstock
gros avec les plus gros, les plus minces avec
les plus minces. Ce comportement s’enracinerait
dans un « biais de forme », un réflexe
de classification des objets par leur rondeur
ou leur aspect oblong, présent dès le plus jeune
âge. Pour combattre la grossophobie, il reste
du travail. £ S. B.
PSYCHIATRIE
Syndrome de Diogène :
si c’était un TDAH ?
G. Grassi et al., Journal of Psychiatric Research, 2023.
S
i un jour vous entrez au
domicile d’une personne atteinte du
syndrome de Diogène, vous ne pour-
rez pas vous tromper : immondices
jonchant le sol, accumulation d’objets
hétéroclites, téléviseurs, meubles dis-
loqués ou piles de vêtements sales,
emballages plastiques atteignant le
niveau des rebords de fenêtres,
voire le plafond… L’hôte des lieux se
présentera à vous dans une tenue
sale et dépenaillée, voire dans un
pyjama couvert de taches de café,
hirsute et malodorant.
La gériatre Allison Clark, en 1975,
donna à ce trouble le nom du philo-
sophe grec Diogène, car celui-ci
vivait sans aucune considération
d’hygiène au fond d’un simple ton-
neau. Mais il n’accumulait rien, bien
au contraire, et prônait le plus com-
plet dénuement. Bref. Le syndrome
qui porte son nom pose question :
associé aux TOC dans la classifica-
tion psychiatrique internationale, il
recouvre en fait des situations elles
aussi hétéroclites, et l’hypothèse
selon laquelle l’accumulation résul-
terait d’un trouble obsessionnel pour
N° 162 - Février 2024
9
les bouteilles en plastique ou les cas-
seroles usagées ne rend pas compte
de l’ensemble du tableau.
Une nouvelle étude publiée par
le psychiatre et neurochirurgien
Giacomo Grassi et ses collègues du
Centre du cerveau de Florence et
de l’université McMaster, au Canada,
révèle que de nombreux cas de syn-
drome de Diogène résulteraient en
fait d’un TDAH – ou trouble défici-
taire de l’attention avec hyperacti-
vité. Ayant étudié un échantillon
composé pour moitié de patients
TDAH et de patients atteints de
TOC, les chercheurs ont constaté
que la prévalence de comporte-
ments d’accumulation atteignait
32 % parmi les patients TDAH,
contre 8 % pour les personnes souf-
frant de TOC. Plus que l’obsession
d’accumuler, ce serait donc la diffi-
culté à ranger qui serait en cause.
Ce qui pourrait remettre en question
l’association actuellement retenue
entre trouble obsessionnel compul-
sif et syndrome de Diogène dans le
manuel diagnostic de la psychiatrie,
le DSM-5. £ S. B.
10 DÉCOUVERTES Actualités

NEUROENDOCRINOLOGIE

Tactile ou
distant ? Votre
cerveau décide !
T. Grossmann et M. Fairhurst,
Psychoneuroendocrinology, 2023

V ous aimez les câlins, cherchez la proximité physique,

faites la bise à tout-va et prenez les gens dans vos bras sans
retenue ? Ou bien, au contraire, vous préférez éviter le contact,
et sursautez dès qu’on vous effleure l’avant-bras ? La responsable
pourrait bien être une molécule de dix milliardièmes de milliar-
dième de milligramme… appelée « ocytocine ». Cette hormone
produite par l’épiphyse influence nos comportements sociaux dès
le plus jeune âge. Or, selon la façon dont votre cerveau la produit,
vous pourriez être un grand tactile ou un distant réservé.
Les chercheurs de l’université de Virginie, aux États-Unis,
et de Dresde, en Allemagne, sont arrivés à cette conclusion en
suivant les parents de 82 enfants âgés de 7 à 36 mois. Ils ont
d’abord constaté que très tôt, certains enfants sont plus en
demande de câlins que d’autres, et cherchent davantage la
tendresse, les caresses et le contact. Cette tendance reste iden-
tique entre 7 et 36 mois, ce qui a alerté les chercheurs : s’il
s’agissait d’un caractère inné ? Pour en avoir le cœur net, ils ont
pratiqué des analyses génétiques plus approfondies sur ces
enfants et se sont ainsi rendu compte qu’un gène, appelé CD38,
était associé à cette tendance. En effet, ce gène existe sous
deux versions : l’une d’entre elles favorise la libération d’ocyto-
cine dans le cerveau des enfants et se traduit par une forte
envie de câlins et d’interactions tactiles. L’autre limite la libéra-
tion d’ocytocine et donne lieu à un comportement plus réservé
ainsi qu’une soif moins manifeste de tendresse.
Est-ce à dire que l’on est programmé pour être tactile ou dis-
tant ? D’autres facteurs interviennent. En premier lieu, les habitudes
en vigueur au sein de la famille : des parents tendres et affectueux
favorisent ce type de lien chez leurs petits – dans certaines
limites puisqu’on sait que certaines versions du gène CD38 qui
réduisent fortement la libération d’ocytocine se traduisent par un
contact visuel plus fugitif entre le nourrisson et sa mère durant
l’allaitement, lequel est aussi plus bref. Il reste évidemment la
culture, qui module en grande partie les pratiques sociales. Ainsi,
on est plus tactile dans les contrées latines que dans les pays
anglo-saxons ou germaniques. Mais même en Espagne, il existe
des solitaires acharnés, et en Suède d’irréductibles chaleureux.
Signe que certains gènes CD38 ont la vie dure… £ S. B.

Musique : le pouvoir de l’anticipation

P ourquoi aimons-nous écouter

de la musique ? Selon une
hypothèse, notre esprit se projetterait
temporelle. Pour le tester,
des chercheurs de l’université
Norheastern de Boston ont composé
de fois, pouvait commencer à faire
des prédictions sur ce qui allait
venir dans les prochaines secondes.
© Srdjan Randjelovic/Shutterstock

sur les notes à venir et ferait des
prédictions sur leur développement.
Quand elles sont réalisées, nous
ressentirions du plaisir. Si cela est
vrai, le style de musique importerait
peu, seules compteraient les
régularités mélodiques et rythmiques
permettant cette projection
des mélodies dans un système
harmonique entièrement nouveau
à treize tons, différent de toutes
les musiques humaines existantes.
Et ils ont constaté que les auditeurs
commençaient à aimer les morceaux
quand leur cerveau, après les avoir
entendus un certain nombre
Un phénomène qui explique
pourquoi on s’attache à certains
morceaux ou certains styles, parce
qu’on y trouve ses repères et que
l’on peut éprouver le plaisir lié
à l’attente sans cesse renouvelée
de ce qui va arriver à la prochaine
mesure. £ S. B.

N° 162 - Février 2024


Un jeu apaise
la peur des piqûres
U n enfant sur cinq âgé de 4 à 6 ans aurait
la phobie des piqûres ! La solution, pour
que les visites chez le médecin ne se transforment
pas en enfer, consisterait à faire baisser leur
appréhension, juste ce qu’il faut pour qu’ils
acceptent de subir l’injection sans être
traumatisés. À cette fin, des psychologues de
l’université de Pittsburgh, aux États-Unis, ont
développé un jeu vidéo pédagogique appelé
Dr Zoo, dans lequel l’enfant interagit avec
un animal et l’aide à surmonter une épreuve,
à l’issue de laquelle il lui fait une piqûre.
L’effet est spectaculaire : les scores de peur
des seringues passent de 4,35 sur 5 (niveau
phobie, presque maximal) à 3, soit le milieu
de l’échelle. De quoi envisager le prochain
vaccin avec un peu moins d’appréhension,
pour toute la famille. £ S. B.
Le surfeur mesure
votre coopération
P our tester la capacité de deux personnes à
collaborer, des psychologues de l’université
du Maryland ont comparé leurs capacités
d’empathie ainsi que la réaction de leurs
cerveaux face à une vidéo montrant un surfeur
dévalant une vague immense. Résultat : plus
les participants sont empathiques, mieux
ils parviennent à collaborer, ce qui n’est pas
une surprise. Mais en outre, plus la réaction
de leurs cerveaux à la vidéo du surfeur est
similaire, mieux ils réussissent à coordonner
leurs actions lors d’une tâche conjointe.
© MrSquid/Shutterstock
La « neurosimilarité », qui désigne la tendance
des cerveaux à traiter l’information de la même
manière (fût-ce sur un plan purement sensoriel),
apparaît ainsi comme un facteur clé de la
coopération.£ S. B.
NEUROSCIENCES
La seconde bosse
des maths
E. F. Kutter et al., Nature
Human Behaviour, 2023.
C
ela fait bien longtemps
que le dogme de la « bosse des
maths » est tombé : il n’existe pas
qu’une seule région cérébrale impli-
quée dans notre faculté à faire des
calculs ou à estimer des quantités,
mais plusieurs. En revanche, cela fait
plus d’un siècle qu’on se demande
encore si des systèmes cérébraux
distincts représentent les petits et les
grands nombres. La réponse est oui :
Florian Mormann, Andreas Nieder et
leurs collègues l’ont enfin prouvé.
Face à un écran, 17 personnes
devaient décider rapidement, en
appuyant sur un bouton, si le nombre
de points noirs (compris entre zéro
et neuf) qui s’affichaient était pair ou
impair, sans qu’ils aient suffisamment
de temps pour les compter. En même
temps, les chercheurs enregistraient
l’activité cérébrale des participants
grâce à une électrode qui leur avait
été préalablement implantée pour
des raisons de santé, afin de traiter
des crises d’épilepsie localisées dans
le lobe temporal médian.
Résultat : les volontaires se trom-
paient rarement jusqu’au chiffre 4,
N° 162 - Février 2024
11
mais souvent au-delà. Dans leur lobe
temporal médian, chaque chiffre
activait un groupe de neurones qui
lui était propre. Mais les chercheurs
ont alors fait une découverte surpre-
nante : si l’activation neuronale était
très précise pour les nombres de
zéro à quatre, à partir de cinq, les
neurones normalement spécialisés
dans les chiffres adjacents s’acti-
vaient aussi. Et plus le nombre était
élevé, plus cette imprécision aug-
mentait. Et avec elle, le taux d’erreur
des participants.
Ainsi, le mécanisme cérébral de
codage des nombres change entre
quatre et cinq : s’il ne s’agit pas, certes,
d’une « seconde bosse » des maths,
c’est bien un second système neuro-
nal qui permet d’estimer les petits
nombres et qui est très précis. Les
chercheurs soupçonnent qu’il soit for-
tement lié aux réseaux cérébraux de
l’attention et de la mémoire de travail
(ou à court terme), qui fonctionnent
aussi sans problème jusqu’à… quatre
items, mais nettement moins bien au-
delà. Ils vont mener des expériences
pour le déterminer. £ B. S.-L.
12 DÉCOUVERTES Actualités

DÉPENDANCE AUX DROGUES

Pas tous égaux

face au cannabis
D. F. Levey et al., Nature Genetics, 2023.

S i certaines personnes fumeront tous les jours du

cannabis sans développer de dépendance, d’autres – un
tiers des consommateurs réguliers – deviendront accros.
Avec le risque de souffrir de troubles associés : anxiété,
dépression, échecs professionnels et personnels, accidents,
cancers, schizophrénie… Pourquoi ? Certains gènes augmen-
tent le risque de développer une addiction au cannabis. Daniel
Levey et ses collègues, de l’université de Yale à New Haven,
viennent d’en identifier certains.
Plus de 10 % des Français âgés de 18 à 64 ans ont consommé
du cannabis à des fins récréatives l’année dernière, et sa prin-
cipale substance psychoactive, le THC, devrait devenir légale
en France en 2024 pour un usage médical, notamment le trai-
tement des douleurs chroniques et des cancers. C’est d’ailleurs
déjà le cas dans quarante-huit pays à travers le monde. Mais le
risque inhérent à cette consommation est-il le même pour tous ?
Cela dépendrait en partie de nos gènes. La consommation de
drogues et l’addiction qui en résulte parfois sont influencées à
la fois par les gènes et par l’environnement, d’où des difficultés
pour démêler ces deux influences. Mais dans cette étude, les
chercheurs ont pu disposer du génome et des données biolo-
giques de plus d’un million de personnes, issues notamment
du Million Veteran Program, une banque américaine de données
génétiques utilisée pour améliorer les soins de santé dispensés
aux anciens militaires.
Ils ont découvert que certaines des portions d’ADN iden-
tifiées étaient déjà liées à d’autres problèmes de santé, comme
le cancer du poumon et la schizophrénie. Or, en ce qui concerne
cette maladie psychiatrique, la consommation de cannabis est
le facteur de risque le plus évitable. La découverte de ces
gènes en commun renforce ainsi l’idée que dépendance au
cannabis et psychose s’influencent mutuellement. À l’heure
où l’on a de plus en plus accès au cannabis pour le plaisir, et
où cette substance va s’ajouter à l’arsenal des traitements, il
va falloir tenir compte du fait que nous ne sommes pas tous
égaux face aux risques liés à sa consommation. £ B. S.-L.

43 % L’IA prédit pas placer tous les suspects

sous surveillance. Un nouvel outil

le féminicide pourrait faire son apparition :

une IA développée à l’université
de Séville a été capable de prédire,
de réduction
du risque de trouble
R égulièrement, on entend
aux informations qu’une
dans 75 % des cas, le meurtre
d’une femme par son conjoint
© mykhailo_pavlenko/Shutterstock

femme est morte sous les coups de
anxieux chez son conjoint. Souvent, la victime
un adolescent avait alerté les forces de l’ordre,
lorsqu’il a eu un voire porté plainte contre l’individu
violent, sans que celui-ci fasse
animal de compagnie l’objet d’une surveillance
avant ses 11 ans. particulière. Les autorités
Source : BMC Pediatrics judiciaires répondent qu’on ne peut
sur la base des antécédents
judiciaires de ce dernier. Peut-être
un outil intéressant pour
concentrer les efforts de
surveillance sur les cas les plus
dangereux et prévisibles. Reste
les 25 % non encore prédits par
le système. £ S. B.

N° 162 - Février 2024


MÉDECINE
Greffe d’un œil : la
vision pour bientôt ?
L
e 27 mai dernier, le
docteur Eduardo Rodriguez, de
l’hôpital universitaire new-yorkais
NYU Langone Health, entouré d’une
équipe de 140 chirurgiens et per-
sonnels médicaux, a réalisé la pre-
mière greffe d’un œil complet sur un
patient. Aaron James, un Américain
de 46 ans, avait perdu toute la partie
gauche de son visage après avoir
reçu une décharge électrique de
7 000 volts sur une ligne à haute
tension. Aujourd’hui, la greffe n’est
pas rejetée et l’œil montre des signes
de récupération. Mais sans vision pour
l’instant. D’où la question : l’organe va-
t-il retrouver sa fonction ?
Pour y répondre, une plongée dans
le système nerveux s’impose. L’œil
transmet les informations visuelles au
cerveau via le nerf optique, composé
d’une multitude de fibres : les axones
des neurones de la rétine. Les neu-
rones du nerf optique du patient ont
© JitendraJadhav/Shutterstock
été détruits à la suite de son accident.
Dès lors, ils ne peuvent pas se
reconnecter spontanément au nerf
optique du donneur. La solution est
donc de renouveler la population de
neurones. Lors d’une greffe d’un
organe périphérique, comme la main,
les neurones repoussent spontané-
ment. Mais aucune capacité de régé-
nération spontanée n’a été observée
à ce jour dans le système nerveux
central, qui comprend le cerveau mais
aussi le nerf optique et le nerf olfactif.
Dès lors, il faut donner un petit coup
de pouce à l’œil nouvellement greffé
pour qu’il puisse espérer se connecter
au cerveau du patient.
Actuellement, la recherche tra-
vaille à produire de nouveaux neu-
rones à partir de cellules souches et
à les introduire dans le nerf optique
pour favoriser la reconnexion de l’œil
au cerveau, ou restimuler la crois-
sance d’éventuels neurones survi-
vants. Si les résultats en ce domaine
sont encourageants chez l’animal, il
faudra patienter encore quelques
années pour parvenir à restaurer la
vision chez l’homme. Dans tous les
cas, l’opération d’Aaron James marque
un jalon important dans cette aven-
ture, susceptible d’apporter des infor-
mations cruciales aux chercheurs pour
développer de nouveaux protocoles
de régénération du nerf optique. Sans
compter l’aspect esthétique, prépon-
dérant pour le patient. £
Albane Clavere
N° 162 - Février 2024
Un magazine édité par POUR LA SCIENCE
CERVEAU & PSYCHO
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certifiées et gérées durablement.
14
NEUROSCIENCES
Réguler sa glycémie en dormant
Et si le meilleur moyen de garder la ligne consistait à bien dormir ?
Une nouvelle connexion vient d’être découverte entre les ondes
que produit notre cerveau durant notre sommeil
et la réduction des taux de sucre dans le sang.
O n n’a pas idée de tout ce que
peut apporter une bonne nuit de
sommeil. Dans les stades du sommeil
« profond », notre cerveau est par-
couru par des ondes électriques de
basse fréquence, appelées « ondes
lentes ». Leur effet ? Notamment,
contribuer à la consolidation des sou-
venirs, de tout ce que nous avons
appris pendant la journée. Mais aussi
épurer le surplus de toxines pro-
duites par les neurones au cours de
la journée. Un nettoyage nocturne,
en quelque sorte… Dont les effets se
font sentir le lendemain par une
attention accrue, une humeur ragail-
lardie et une énergie renouvelée.
Or un nouveau bienfait d’une
bonne nuit réparatrice vient d’être
mis en évidence par des scienti-
fiques de l’université de Californie à
Berkeley. Ceux-ci ont découvert que
ces ondes lentes servaient à réguler
le taux de sucre dans le sang et que
chez certaines personnes elles pour-
raient même servir de signes pré-
curseurs du diabète. Les résultats,
publiés en juillet dans la revue Cell
Reports Medicine, suggèrent qu’un
sommeil réparateur pourrait aider à
contrôler l’hyperglycémie.
Les personnes atteintes de dia-
bète de type 2 sont incapables de
DÉCOUVERTES Focus
SIDDHANT PUZDEKAR
Journaliste scientifique et doctorant
à l’université du Minnesota.
métaboliser le sucre. En conséquence,
les taux de glucose augmentent dans
le sang jusqu’à atteindre des valeurs
préjudiciables pour la santé. Les
quelque 515 millions de personnes
atteintes de diabète de type 2 dans le
monde disposent alors de plusieurs
moyens de contrôler leur glycémie :
suivre un régime alimentaire contrai-
gnant, pratiquer de l’exercice phy-
sique et prendre des médicaments
comme l’insuline. Mais les cher-
cheurs et les cliniciens ont observé
que la qualité du sommeil semble
également influencer la glycémie.
ONDES LENTES, « FUSEAUX »
ET SUCRE DANS LE SANG
Selon Gyorgy Buzsaki, neuro-
scientifique à l’université de New
York, « on savait qu’il se passait
quelque chose de particulier à ce
niveau pendant le sommeil », à pro-
pos des liens de celui-ci avec le
métabolisme. Pourtant, le méca-
nisme qui sous-tend cette relation
restait un mystère.
Pour y remédier, le coauteur prin-
cipal de l’étude de juillet, Raphaël
Vallat, alors chercheur postdocto-
ral à l’université de Californie à
Berkeley, a analysé les mesures de
la glycémie et du sommeil à partir
N° 162 - Février 2024
de deux grands ensembles de don-
nées publiques indépendantes. Dans
leur première analyse, le postdocto-
rant et ses collègues ont examiné les
habitudes des participants en la
matière en pratiquant sur eux une
polysomnographie, c’est-à-dire une
évaluation standard que les méde-
cins recommandent aux personnes
souffrant de troubles du sommeil.
La procédure, généralement effec-
tuée au cours de la nuit, consiste à
placer un ensemble de fils sur diffé-
rentes parties de la tête afin d’enre-
gistrer l’activité de régions spéci-
fiques du cerveau alors qu’elles
dorment. Les extrémités des fils
agissent comme des microphones
qui écouteraient les ondes céré-
brales, selon les termes de Vyoma
Shah, coautrice principale de l’ar-
ticle et spécialiste du sommeil à
l’université de Californie à Berkeley.
Les gribouillis de différentes formes
et tailles qui apparaissent sur les
graphiques de polysomnographie
représentent les flux et reflux de
l’activité électrique dans la tête des
dormeurs. Mais il ne s’agit toutefois
que d’une vue superficielle…
En effet, une étude antérieure, au
cours de laquelle les chercheurs
avaient introduit des électrodes dans
 15

le cerveau de rats endormis, avait à peu près certains que l’hippocampe sucre de son sang. Elle a constaté
permis de repérer plus précisément répondait par une ondulation. que les individus dont les fuseaux et
des ondulations issues de l’hippo- Dans leur analyse suivante, les les ondes lentes avaient été plus for-
campe et associées au taux de glu- scientifiques ont cherché à savoir si tement coordonnés au cours de la
cose dans le sang (l’hippocampe est un nombre plus élevé de fuseaux et nuit précédente présentaient des
une structure cérébrale impliquée d’ondes lentes coordonnés avait taux de glucose à jeun plus faibles et
dans de nombreuses fonctions cogni- quelque chose à voir avec la glycé- une plus grande sensibilité à l’insu-
tives telles que la mémoire, le lan- mie. L’équipe a mesuré les taux de line le lendemain.
gage et l’apprentissage). Mais comme glucose des participants à jeun, une De là à traiter le diabète par une
l’hippocampe est enfoui dans les mesure de base qui reflète la capa- amélioration du sommeil ? Ce serait
profondeurs du cerveau, ces cou- cité d’une personne à éliminer le aller trop vite en besogne, selon
rants électriques ne peuvent pas être
détectés par polysomnographie.
Les ondulations hippocampiques,
explique Gyorgy Buzsaki, sont sou-
vent déclenchées lorsqu’une onde
lente, produite durant un des stades
les plus profonds du sommeil, est
amplifiée par un autre type d’onde
cérébrale appelée « fuseau » – une
bouffée d’activité neuronale géné- Les personnes dont les fuseaux
ralement liée à un deuxième stade
dit « à mouvements oculaires non et les ondes lentes se sont
rapides ». La polysomnographie per- fortement coordonnés au cours
de la nuit précédente ont des
met de capter à la fois les fuseaux et
les ondes lentes. Ainsi, bien qu’ils
n’aient pas pu observer directement
les ondulations enfouies dans l’hip- taux de glucose à jeun plus
faibles et une plus grande
© lagano/Shutterstock

pocampe, Vyoma Shah et Raphaël

Vallat ont pu utiliser ces deux types
d’ondes comme des indicateurs sensibilité à l’insuline
le lendemain.
fiables. Chaque fois qu’ils les obser-
vaient coordonnés, ils pouvaient être

N° 162 - Février 2024

16 DÉCOUVERTES Focus
Sommeil
RÉGULER SA GLYCÉMIE EN DORMANT

Éveil Paradoxal

Stade 1 Stade 2 Stade 3

Tracés d’électroencéphalogramme
correspondants aux différents
stades du sommeil et de l’éveil

Éveil % du temps
de sommeil
Sommeil paradoxal 20-25 %

Stade 1 Transition éveil-sommeil 4-5 %

Stade 2 Sommeil lent léger 45-55 %

Stade 3 Sommeil lent profond 16-20 %

Temps après l’endormissement 0h 1h 2h 3h 4h 5h 6h 7h

La méthode de la polysomnographie consiste à enregistrer, par électroencéphalographie,

les ondes électriques produites par le cerveau au cours des différents stades du sommeil :
sommeil paradoxal, transition éveil-sommeil, sommeil lent léger et sommeil lent profond.

Vyoma Shah. « Une bonne coordina-
tion des fuseaux et des ondes lentes
n’est pas en corrélation parfaite avec
la qualité du sommeil », note-t-elle.
Quant à lui, Raphaël Vallat explique
que les niveaux de sucre dans le sang
ne semblent pas non plus dépendre
de la durée du sommeil, mais plutôt
de la coordination entre les ondes
cérébrales pendant cet état.
UN MARQUEUR DU DIABÈTE ?
Cette recherche récente repré-
sente « un autre élément de l’histoire
du sommeil susceptible de complé-
ter ce que nous savons déjà », déclare
Tasma Harindhanavudhi, endocri-
nologue à l’université du Minnesota
spécialisée dans le traitement du
diabète et qui n’a pas participé à
de surveillance continue effectuant
un suivi à quelques minutes d’inter-
valle », ajoute-t-elle.
Même si un bon sommeil ne
garantit pas la coordination des
ondes cérébrales et peut ne pas suf-
fire à prévenir le diabète, l’étude
pourrait révéler d’autres avantages.
Si ces résultats sont confirmés par
un examen plus approfondi, les cli-
niciens pourraient un jour utiliser
ces ondes cérébrales non coordon-
nées comme marqueur pour détec-
ter les signes précoces d’un mauvais
contrôle du diabète, selon Tasma
Harindhanavudhi. Les tests de poly-
somnographie seraient ainsi à même
de révéler des problèmes de métabo-
lisme du glucose qui risqueraient de
passer inaperçus, et ce sans recourir
cérébrales et santé du corps. Jusqu’à
présent, les ondulations, les ondes
lentes et les fuseaux n’ont été étu-
diés que dans le contexte de l’ap-
prentissage et de la mémoire chez
l’homme. À présent, les chercheurs
pensent que les médecins pour-
raient bientôt exploiter ces aspects
des ondes cérébrales comme des
outils de diagnostic pour nous aider
à mener une vie plus saine. £
Bibliographie
R. Vallat et al.,
Coordinated human
© Inserm/Pinci, Alexandra

l’étude. Toutefois, pour tirer des
conclusions en matière de gestion
du diabète, « il serait préférable que
l’étude fasse ressortir les niveaux
de glucose relevés par des appareils
sleeping brainwaves
à des procédures plus invasives. map peripheral body
Pour Gyorgy Buzsaki, cette nou- glucose homeostasis,
velle étude s’inscrit dans le cadre Cell Reports
d’une évolution constante de notre Medicine, 2023.
regard sur les liens entre ondes

N° 162 - Février 2024

18
© lara-sh/Shutterstock

N° 162 - Février 2024

 DÉCOUVERTES Cas clinique 19

GRÉGORY MICHEL
Professeur de psychologie clinique et de psychopathologie
à l’université de Bordeaux, chercheur à l’Institut des sciences
criminelles et de la justice, psychologue et psychothérapeute
en cabinet libéral et expert auprès des tribunaux.

Alba : quand
le TOC devient
un spectacle

À 12 ans, Alba souffre de TOC spectaculaires

qu’elle exhibe sur les plateaux de télévision.
Mais, bizarrement, dans sa vie quotidienne, elle
ne semble pas particulièrement angoissée par
sa situation. Alors, tout cela est-il du « toc » ?

N° 162 - Février 2024

20 DÉCOUVERTES Cas clinique
ALBA : QUAND LE TOC DEVIENT UN SPECTACLE

EN BREF
£ Alba, 12 ans,
souffre depuis plusieurs
années de nombreuses
obsessions et
compulsions, qui ne
L es plateaux de télévision,
Alba y est habituée. Ce n’est pas la première
fois qu’elle vient témoigner de ses difficultés
psychologiques dans une émission grand
public. Le spectacle terminé, elle regagne sa
loge, où l’attend sa mère, qui l’assaille de com-
quelques jours après son arrivée dans ce service,
son psychiatre a demandé à ses parents l’autori-
sation de la filmer, car la clinique de sa patholo-
gie serait un formidable outil pédagogique à des-
tination des jeunes pédopsychiatres et
psychologues en formation.
cessent de s’amplifier.
pliments : « Je suis très fière de toi ma chérie, tu Sans hésiter, la mère d’Alba donne son accord :
£ Au point que sa vie as été parfaite. Je suis sûre que tu vas aider de « Ma fille est habituée à la caméra, puisqu’elle a
et celle de ses parents nombreux parents à comprendre la souffrance participé à plusieurs émissions de télévision à des
ne tournent plus de leurs enfants. » heures de grande écoute. Nous acceptons volon-
qu’autour de son TOC. Ce qui dope l’audience de ces shows, c’est le tiers ; il est important d’aider les jeunes médecins
Mais la jeune fille est
aussi très « difficile », trouble obsessionnel compulsif (TOC) impres- et psychologues à comprendre cette pathologie.
autoritaire, colérique sionnant d’Alba. Une maladie qui la handicape au En plus, Alba adore être filmée. »
et systématiquement jour le jour. Mais à côté des paillettes et des pro- Un entretien filmé est donc mené par l’interne
dans l’opposition. jecteurs, il y a la réalité. Celle du service de pédo- du service, en deux temps. D’abord, il observe la
£ Plusieurs mois vont psychiatrie, où elle doit se rendre pour cette jeune fille et discute avec elle, lui pose des ques-
être nécessaires pour pathologie. C’est là que je la rencontre, alors tions à des fins de diagnostic psychiatrique pour
découvrir que son TOC qu’elle n’a que 12 ans. identifier ses obsessions et compulsions. Puis il
masque sa personnalité laisse Alba seule dans le bureau, caméra allumée,
en train de se TOUJOURS DEVANT LA CAMÉRA pour que ses symptômes se manifestent « naturel-
construire…
Une personnalité Alba venait alors d’être hospitalisée pour un lement », en condition dite « réelle ».
pathologique dite bilan de son TOC. Je me rappelle à quel point elle La vidéo est édifiante. On y voit l’illustration
« histrionique ». captait de façon presque magnétique l’attention parfaite d’un TOC grave (le terme est « sévère »)
des soignants. Comme il est parfois d’usage, chez une préadolescente (voir l’encadré page ci-
contre). Son visage, des joues jusqu’au pourtour
des yeux, est parcouru de contractions muscu-
laires incontrôlables, ses dents se mettent à cla-
quer, elle remue les bras en tous sens, ses mains
et ses poignets se tordent… Les TOC sont impres-
sionnants et, surtout, très invalidants ! Frappé
par cette vidéo, je demande à rencontrer la

Je frôle, voire j’essuie, patiente dans mon bureau. Et là, passé les
quelques minutes de présentation, elle se met à
avec mes cheveux tout reproduire les mêmes gestes que sur la vidéo,
seules ses jambes restant tranquilles.
ce que je vais toucher. Parfois, Mais il y a autre chose d’étonnant. Alba

je m’agenouille par terre pour

parle de son TOC de façon extrêmement posée,
voire avec une précision d’orfèvre. « Je vais

dépoussiérer le sol avec vous raconter ce que j’ai dit au docteur qui m’a
filmée avant-hier. Je dois laisser, dans mon
ma tête avant d’y marcher. Et assiette, une certaine portion de nourriture. Je
n’arrive jamais à manger un aliment auquel il
quand je croise un évier, ou une manque un morceau ou s’il a des points noirs.

douche, je ne peux m’empêcher Aucune pièce où je me trouve ne doit être close.

Trois lumières doivent être allumées, deux
de me laver les mains. dans ma chambre, sur mon bureau et en bas de
mon lit, et une dans le couloir. Je vois ainsi la
Alba, 12 ans, souffrant de TOC porte entrouverte de la chambre de mes

N° 162 - Février 2024

 21

QU’EST-CE QUE LE TROUBLE OBSESSIONNEL

COMPULSIF (TOC) ?

D ans le Manuel diagnostique et statistique

des troubles mentaux (DSM-5), le trouble
obsessionnel compulsif (TOC) se caractérise
par des obsessions – idées, images ou pensées
récurrentes – non souhaitées et intrusives,
ainsi que par des compulsions – des besoins
irrépressibles d’exécuter des actions précises,
des rituels – pour tenter de réduire l’anxiété
causée par les obsessions.
Chez l’enfant, celles qui font irruption dans
la pensée sont souvent décrites comme
des voix qui obligent à agir. Les jeunes atteints
luttent en général contre ces idées
et reconnaissent leur caractère absurde et
gênant, mais ils ne peuvent s’empêcher
d’accomplir ces actions, sous peine de malaise
ou d’angoisse.
Selon Luis Vera, docteur en psychologie
du centre hospitalier Sainte-Anne, à Paris,
les thèmes obsessionnels les plus fréquents
chez l’enfant et l’adolescent sont :
£ lavage excessif des mains, ainsi que du corps
chez l’adolescent ;
£ questions répétitives, plusieurs fois par jour,
par exemple pour s’assurer que les parents
n’ont pas de maladie grave ;
£ crainte et évitement de certains objets
provenant d’un endroit sale, perçus comme
source de contamination, comme la rue ou
l’école (auquel cas les affaires scolaires restent
en dehors de la chambre) ;
£ obsessions de symétrie et de rangement
– les stylos, cahiers et feuilles doivent être
disposés dans un certain ordre ;
£ rituels de coucher ou d’endormissement,
non liés à l’âge de développement de l’enfant,
comme ordonner et vérifier des choses avant
de se mettre au lit ;
£ besoin irrépressible de « tout dire »
à l’un de ses parents, récit de la journée,
de ses mauvaises pensées… ;
£ répétition de gestes quotidiens à l’excès,
tels que fermer une porte, se lever plusieurs
fois du lit pour ranger ses jouets… ;
£ perfectionnisme, source de souffrance,
comme réviser très longtemps
jusqu’à ce que le travail soit parfait
ou jusqu’à épuisement.

parents. Je suis incapable de toucher une poi-
gnée de porte avec les mains ; j’utilise mes
manches. Je frôle, voire j’essuie avec mes che-
veux tout ce que je vais toucher. Parfois, je
m’agenouille par terre pour dépoussiérer le sol
avec mes cheveux avant d’y marcher. Quand je
croise un évier, ou une douche, je ne peux
m’empêcher de me laver les mains. »
COMPULSIONS ET OBSESSIONS
Des TOC saisissants, donc, mais ce n’est pas
tout. Alba a aussi des tics : elle cligne des yeux
et secoue la tête sans arrêt, hausse les épaules
en grimaçant… Ses lèvres se déforment de
façon grotesque quand elle parle, et elle émet
des sons déroutants : raclements de gorge, gro-
© yokunen/Shutterstock
Comme je lui demande pourquoi elle se com-
porte de la sorte, elle me répond : « J’ai peur pour
mes parents. Si je ne répète pas certains mots ou
nombres dans ma tête, ma mère pourrait mourir.
Aussi, si je respire sans être face à une fenêtre ou
une porte, je dois avaler ma salive, en respirant
très fort par le nez et en faisant des grognements ;
sinon, je vais m’étouffer. Et mourir. »
Ce sont des dizaines d’obsessions qui
obligent ainsi Alba à réaliser tous ses actes
compulsifs. Et même si elle semble parfois déta-
chée, elle souligne à quel point ses angoisses
envahissent sa pensée et que seules ses com-
pulsions peuvent l’en libérer. Toutes ces obses-
sions reposent sur des doutes qui la poussent à
vérifier ce qu’elle devrait faire et, surtout, à le

gnements et reniflements. En même temps, elle
se tape les genoux, ou se touche les épaules,
avec un geste d’agrippement qui correspond à
un réflexe primitif de préhension que l’on
observe chez le nouveau-né.
faire de la façon la plus parfaite possible. Il
s’agit, comme on le dit en jargon psychiatrique,
de just right obsessions. Alba l’exprime très
bien : « Si je ne fais pas exactement comme ça,
il va arriver malheur. »

N° 162 - Février 2024

22 DÉCOUVERTES Cas clinique
ALBA : QUAND LE TOC DEVIENT UN SPECTACLE

Mais quelque chose dans cette histoire ne
colle pas avec les TOC classiques. Autant Alba
est perfectionniste dans l’exécution de ses com-
pulsions, autant elle semble désorganisée pour
d’autres aspects de sa vie. Par exemple, sa
chambre est en complet désordre : vêtements
par terre, bureau sens dessus dessous… dans ce
domaine, pas de rituel de rangement ! Et c’est
pour le moins inhabituel de la part d’une per-
sonne qui souffre de ce type de trouble. Autre
détail dérangeant : elle se dit « obsédée » par
l’hygiène et la saleté, alors que son pantalon est
taché et abîmé au niveau des genoux.
Un dernier fait me trouble : Alba semble totale-
ment « indifférente » à son TOC. Je veux dire par là
que, normalement, un patient se rend bien compte
de ses gestes déraisonnables et de ses conduites
absurdes, et fait tout pour les cacher. Or elle en
parle librement et avec un luxe de détails devant
des milliers de téléspectateurs… Son aisance « en
société » et avec les autres m’étonne pour une jeune
fille souffrant de TOC si handicapants.
C’est au cours des mois suivants, au fil des
entretiens que je vais mener avec la famille, que
la vraie nature du trouble d’Alba va commencer à
m’apparaître. Il faut pour cela remonter dans son
enfance. Alba a d’abord été une petite fille difficile,
aux dires de son père. Bébé, elle n’arrivait pas à
s’endormir et se réveillait souvent la nuit. Au point
que le pédiatre lui prescrivit des somnifères alors
qu’elle n’avait que 2 ans. Ce furent aussi des
troubles de l’alimentation. « On n’arrivait jamais à
la faire manger, se souvient sa mère. Elle ne vou-
lait rien. On passait des heures à table avec elle.
Ça a duré très longtemps. » D’autres difficultés
s’ajoutèrent. « C’était aussi très difficile de l’habil-
ler, et lorsqu’elle se blessait, c’était vraiment un
enfer pour la soigner, précise son père. Bref, tout

COUP D’ŒIL SUR LA PERSONNALITÉ

HISTRIONIQUE
C e qu’on désignait autrefois sous le nom
d’« hystérie » est aujourd’hui appelé
« histrionisme », terme dérivé du latin histrio.
Histrion était le nom que donnaient les
Romains aux acteurs qui jouaient dans les
bouffonneries grossières et, de nos jours, un
histrion est un mauvais acteur, qui a tendance
à surjouer. La personnalité histrionique fait
partie des troubles de la personnalité qui
apparaissent au début de l’adolescence. Le
sujet présente des difficultés sur le plan des
pensées, des émotions et des relations
sociales, et est très impulsif. Selon le Manuel
ses connaissances – souvent superficielles –,
ses dépenses ou ses activités, sans qu’il y ait
véritablement la marque d’un investissement.
Sa façon de parler est très subjective, souvent
maniérée, et ses attitudes sont empreintes
de théâtralité. Par ailleurs, les personnalités
histrioniques sont très influençables, mues
par l’envie de satisfaire au désir des autres ;
elles ont tendance à faire ou dire des choses
davantage pour faire plaisir à quelqu’un
que pour elles-mêmes. Leurs désirs
sont généralement ceux d’autrui, dont elles
pensent devoir satisfaire les attentes.

© yokunen/Shutterstock (en haut) ; Macrovector/Shutterstock (en bas)

diagnostique et statistique des troubles
mentaux (DSM-5), l’individu histrionique
présente des troubles émotionnels graves et
un besoin exagéré d’attention.
Il est mal à l’aise quand tous les regards
ne se tournent pas vers lui ou s’il ne se sent
pas aimé, de sorte qu’il tente par tous les
moyens de capter l’attention en charmant ou
en séduisant son auditoire. Aussi son attitude
est-elle la plupart du temps inappropriée
et provocatrice dans la séduction. La personne
histrionique utilise souvent son aspect
physique pour attirer les regards sur elle
et cherche à impressionner les autres par
Les études scientifiques suggèrent qu’entre
2 et 3 % de la population générale souffrirait
d’une personnalité histrionique, la proportion
s’élevant entre 10 et 15 % chez les patients
suivis en psychiatrie. Le trouble mental le plus
associé à ce type de personnalité est la
dépression, mais on retrouve aussi des liens
avec les troubles somatoformes de type
conversif (des manifestations physiques dues
à des pensées excessives ou inadaptées),
comme le trouble hypochondriaque ou le TOC,
ainsi qu’avec les personnalités pathologiques
borderline, narcissique, antisociale
ou dépendante.

N° 162 - Février 2024


était très compliqué. Surtout qu’en plus de s’oppo-
ser à tout, elle se mettait très vite en colère. » Face
à tout changement ou nouveauté, Alba apparais-
sait toujours suspicieuse et en retrait. En revanche,
à l’école, elle se montre vite à son aise. Voire trop.
« Elle ne voulait rien apprendre, n’écoutait pas sa
maîtresse, mais elle n’avait pas peur des autres
élèves. Ni des adultes, d’ailleurs ! »
Des comportements d’opposition qui vont
s’accentuer avec l’âge : la jeune fille refuse de se
préparer avant d’aller à l’école, arrive souvent en
retard, bavarde en classe et se bagarre dans la
cour de récréation. Mais toujours en restant
parmi les bons élèves. Un pédopsychiatre dira
même à ses parents qu’elle est surdouée, sans
que le moindre bilan ne soit réalisé… Elle n’a
alors que 8 ans.
Ses premiers vrais TOC apparaissent à cette
période, même si des signes avant-coureurs
étaient déjà présents bien avant. « Déjà, à l’âge de
4 ou 5 ans, elle vérifiait que les portes restaient
bien ouvertes. Elle ne supportait pas que celle de
notre chambre soit fermée, me raconte sa maman.
Mais à 8 ans, elle a commencé à avoir de plus en
plus de “doutes” – sur le fait qu’une porte était
bien fermée ou pas, par exemple – qui l’ame-
naient à vérifier sans arrêt certaines choses, ou
encore elle se lavait les mains pendant des
heures. Elle cherchait ainsi à se libérer de ses
angoisses et de ses obsessions. »
« TOUT TOURNAIT AUTOUR DE SES TOC »
Finalement, on pourrait voir là une histoire
de TOC comme il en existe tant d’autres. Sauf
que la vraie originalité d’Alba réside dans la
façon dont elle va imposer ses comportements
à toute la famille. Ce que son père révèle au
cours de nos entretiens : « Elle était très autori-
taire… Si par malheur on fermait une porte,
c’était le drame. Elle s’emportait, tout tournait
autour de ses TOC. »
Tyrannique avec ses parents, Alba les oblige
désormais à se soumettre à ses rituels. Une ser-
viette de bain ou un drap propre sortant de la
machine à laver qui tombe malencontreusement
par terre doit être immédiatement relavé sous
peine d’une violente crise de colère. Si bien que
lorsque leur fille est hospitalisée dans le service
où j’exerce, le couple est à bout. Malgré le trai-
tement qu’elle suit, combinant un médicament
appelé « clomipramine » et une t hérapie
cognitivo- comportementale (TCC), les TOC et
les conduites d’opposition de la jeune fille
restent très inquiétants.
C’est alors que tout s’éclaire. Je croise un jour
Alba dans les couloirs du service. Elle semble
23
détendue au milieu des soignants, en contraste
flagrant avec tous les patients atteints de TOC
que j’ai rencontrés. Elle se montre très à l’aise en
public, occupée à capter l’attention de son audi-
toire. Elle parle tout le temps, minaude auprès du
personnel, use d’un langage précieux et chargé
de superlatifs qui ne correspond en rien à celui
qu’on pourrait attendre d’une fille de son âge, et
adopte des attitudes de séduction. En revanche,
lorsque nous sommes ensemble, elle critique
Si je ne répète pas certains
mots dans ma tête, il va arriver
malheur à mes parents.
Alba, 12 ans, souffrant de TOC
ouvertement et sans aucun égard sa prise en
charge et les personnes qui s’occupent de sa per-
sonne. Elle aime se mettre en scène, et ses TOC
lui facilitent la tâche. Outre ses mimiques, elle
accentue sa gestuelle et va jusqu’à alterner les
crises de larmes, de rire et de colère. Tout prend
alors une allure factice.
UNE THÉÂTRALISATION PATHOLOGIQUE
Cette théâtralisation presque pathologique
m’évoque des traits de personnalité dits « histrio-
niques », autrefois qualifiés d’« hystériques ». Un
autre élément m’oriente vers ce diagnostic : la
suggestibilité d’Alba. Elle est facilement influen-
cée par autrui ou par les événements, alors
qu’elle peut donner l’impression du contraire par
ses attitudes autoritaires et ses comportements
d’opposition. Je me demande même si les éva-
luations psychopathologiques standardisées uti-
lisées pour son diagnostic n’ont pas surévalué
ses difficultés, si certains de ses problèmes ne
sont pas de pures inventions de sa part pour
répondre aux attentes des psys. Peut-être, une
fois de plus, pour se rendre intéressante ? L’idée
me vient alors à l’esprit qu’elle se suggère des
problèmes et qu’elle s’est « construite » ces der-
nières années en fonction des effets qu’elle pro-
duit sur son entourage.
Alba semble s’être enfermée dans un mode de
fonctionnement qui la conduit à n’exister qu’au
travers de ce que l’on attend d’elle. L’attitude
N° 162 - Février 2024
24
ALBA : QUAND LE TOC DEVIENT UN SPECTACLE
complaisante, voire valorisante, de sa mère vis-
à-vis de ses TOC a sans doute contribué à leur
intensification chez cette jeune fille déjà très sen-
sible au regard d’autrui dès sa prime enfance. À
propos des passages de sa fille à la télévision, sa
maman emploie même le terme de « mission ».
Mais, en réalité, n’est-ce pas elle-même qui béné-
ficie de la médiatisation de sa fille ? Que fait la
préadolescente pour elle-même ? Sait-elle vrai-
ment qui elle est ?
Tous ces éléments m’amènent à la conclusion
qu’Alba souffre d’une personnalité qui se déve-
loppe sur un mode histrionique, caractérisée par
un désir constant de capter l’attention d’autrui
et de charmer son auditoire. Comportement
théâtral, mélange de provocation et de séduc-
tion, l’histrionique se donne en spectacle et
cherche à impressionner à tout prix par ses
prises de position provocatrices, l’étalage de ses
supposées connaissances – souvent superfi-
cielles – ou de ses activités originales (voir l’en-
cadré page 22). Derrière ces outrances se loge
l’envie de satisfaire les autres et une grande
dépendance à leur regard.
Mais comment la personnalité histrionique
s’est-elle développée chez Alba ? Un certain
nombre d’éléments de son passé indiquent
qu’elle aurait souffert d’un « tempérament diffi-
cile ». Concept dû aux psychologues américains
Alexander Thomas et Stella Chess, qui l’ont
décrit il y a plus de quarante ans, le tempéra-
ment difficile peut être identifié très tôt au
cours du développement de l’enfant. Comme
Alba, les tout-petits présentent alors des diffi-
cultés chroniques liées à leurs cycles biolo-
giques, d’où des troubles du sommeil et de l’ali-
mentation, ainsi qu’une tendance à se mettre en
retrait face au changement ou à la nouveauté.
Mais surtout, ils ont des réactions émotion-
nelles intenses et souvent négatives.
UN TEMPÉRAMENT DIFFICILE
Le terme de « tempérament » renvoie à la par-
tie biologique de la personnalité et à des particu-
larités sur le plan du comportement et des pen-
sées, et ce dès la naissance. Ces particularités du
caractère vont ensuite interagir avec l’environne-
ment de l’enfant et l’éducation qu’il reçoit tout au
long du développement, pour participer à la for-
mation de sa personnalité. Aussi, chez Alba, la
présence de ce tempérament difficile a-t-elle pro-
bablement augmenté le risque qu’elle développe
des TOC… Mais ces derniers s’inscrivent aussi
dans une recherche d’attention motivée par la
personnalité histrionique de la jeune fille, qui est
en train de se structurer. Alba demande donc à
DÉCOUVERTES Cas clinique
Alba aime se mettre en scène,
et ses TOC lui facilitent
la tâche. Elle accentue ses
mimiques et sa gestuelle,
et va jusqu’à alterner les crises
de larmes, de rire et de colère.
Tout prend une allure factice.
être considérée à travers ses TOC, lesquels s’in-
tensifient en réaction à son environnement : sa
mère l’encourage à les exposer à la télévision et
les équipes médicales, fascinées par ses symp-
tômes souvent spectaculaires, se sont laissé aveu- Bibliographie
gler et ont sous-estimé d’autres signes moins
visibles, pourtant cruciaux pour comprendre la L. Vera et L. P. Vera,
complexité de cette jeune patiente. Trouble obsessionnel
Dès lors, je propose à Alba – en plus de la compulsif chez l’enfant
TCC et du traitement contre ses TOC – un suivi et l’adolescent, Annales
individuel pour lui donner un « espace de médico-psychologiques,
parole », un lieu où elle découvrira ses conflits revue psychiatrique,
internes, par la parole, en apprenant à mieux Elsevier Masson, 2010.
gérer ses émotions et à communiquer avec G. Michel et D. Purper-
autrui de façon moins spectaculaire. Il s’agit de Ouakil, Personnalité
montrer sous un nouvel angle ses relations avec et développement : du
son entourage, en particulier avec sa mère, afin normal au pathologique,
de faire émerger ses besoins et désirs person- Dunod, 2006.
nels, et non ceux que les autres attendent… A. Henin et al., Is age
Ce suivi va durer de longues années et sera at symptom onset
associé à des entretiens dits « de guidance paren- associated with severity
of memory impairement
tale », afin que ses parents puissent mieux gérer
in adults with obsessive
les comportements de leur fille. Au cours de ces compulsive disorder ?,
séances, le couple décidera même de commencer Am. J. Psychiatry, 2001.
une thérapie, tant il a été malmené tout au long
J. L. Rapoport et al.,
de ces années. La maman entamera aussi une
Chilhood obsessive
psychothérapie pour lutter contre son anxiété. compulsive disorder
Avec des effets très bénéfiques pour Alba. Ses in the NIMIH MECA
TOC s’atténuant considérablement, elle a réussi study : Parent versus
à reprendre une scolarité dans un établissement child identification
public, a décroché son baccalauréat avec mention of cases, J. Anxiety
et poursuivi des études supérieures dans une Disord., 2000.
école de mode. Aujourd’hui, elle est styliste… £
N° 162 - Février 2024
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cerveauetpsycho.fr
26

Ce que l’alcool
fait à votre cerveau
Par Anton Benz, journaliste scientifique à Magdebourg, en Allemagne.

Cent litres de vin ou deux cents litres de bière :

voilà ce que nous buvons par personne et par an.
L’alcool est la drogue la plus consommée du monde,
elle agit sur à peu près tous les systèmes neuronaux
de notre cerveau. Quelles conséquences faut-il
tirer de ces faits pour nos usages quotidiens ?

EN BREF
£ L’alcool modifie
l’équilibre de très
nombreux messagers
chimiques dans
le cerveau.
£ Dopamine pour le
plaisir et l’envie de plus,
sérotonine pour l’humeur
joviale et opioïdes pour
l’ivresse.
£ Oui mais... au fil des
verres, l’alcool mobilise
les voies inhibitrices
du cerveau : lourdeur,
apathie, perte d’équilibre
– même les centres
de la mémorisation
sont impactés.
£ À plus long
terme interviennent
S
i vous entrez dans un moteur
de recherche les mots « soirée d’été », vous ver-
rez apparaître des images de bouteilles de vin
et de flûtes de champagne dans lesquelles se
reflète le soleil couchant ou la lueur des bougies
d’un dîner romantique. Une association entre
alcool et vie quotidienne presque automatique.
Comme si un « verre » était la chose la plus banale
du monde.
Et c’est vrai : selon un récent rapport de l’Ins-
titut de recherche thérapeutique (IFT) de Munich,
sept adultes sur dix en Allemagne boivent réguliè-
rement. En France, c’est le cas pour environ un
© skynesher/iStock

des mécanismes adulte sur deux. Bière après le travail, réception

d’habituation.
Si vous arrêtez au champagne, apéritifs dînatoires, vin chaud sur
de boire, le syndrome le marché de Noël : l’alcool joue un rôle dans de
de manque apparaît. nombreux rituels sociaux. À tel point que l’on

N° 162 - Février 2024

DÉCOUVERTES Neurobiologie 27

N° 162 - Février 2024

28
CE QUE L’ALCOOL FAIT À VOTRE CERVEAU
pourrait trouver le sujet aussi insipide qu’une bière
blonde éventée. Que reste-t-il donc à apprendre
sur la drogue la plus répandue au monde ?
Un coup d’œil sur les études suffit à montrer
qu’il reste justement beaucoup de choses à décou-
vrir. En particulier en ce qui concerne l’effet de
l’alcool sur le cerveau. À ce propos, de nombreuses
questions restent sans réponse. Probablement
parce que l’alcool n’exerce pas ses effets sur une
cible biologique unique dans notre corps. La plu-
part des molécules addictives se fixent sur des
molécules de notre organisme dont la structure 3D
est complémentaire : or, pour l’alcool, de tels
récepteurs ne sont pas d’un type unique. C’est ce
qui distingue notamment cette substance addic-
tive de la nicotine, du cannabis ou des opiacés.
Mais alors, pourquoi la bière, le vin ou l’eau-
de-vie provoquent-ils l’ébriété ? Prenons l’exemple
d’un individu de sexe masculin, que nous appel-
lerons Finn, âgé d’une trentaine d’années. Finn
se rend à une réunion détendue entre amis. Nous
sommes en été, le soleil commence à descendre
sur l’horizon. Alors, bien sûr, on boit. À 19 h 30,
il ouvre sa première bouteille de bière. Dans
quelques minutes, les premiers effets vont se faire
sentir. Ce qui nous laisse peu de temps pour expli-
quer les bases.
UN LUBRIFIANT POUR NEURONES
Quelle est cette substance dont les Français
– adultes – consomment 11,7 litres par an à l’état
pur (ce qui correspond à 615 bouteilles de bière
de 0,33 litre, 890 verres de vin de 0,1 litre ou
730 grands verres d’alcool fort) ? L’alcool potable
est de l’éthanol. La molécule, de formule C2H6O,
formée de deux atomes de carbone, de six atomes
d’hydrogène et d’un atome d’oxygène, passe rapi-
dement dans le sang par la muqueuse buccale,
l’estomac et l’intestin grêle, puis se répand dans
tous les tissus du corps et du cerveau. Ce dernier
n’est aucunement protégé contre l’alcool, insiste
Wolfgang Sommer, chercheur à l’Institut central
pour la santé mentale de Mannheim et chef de cli-
nique à l’hôpital Bethanien, de Greifswald, en
Allemagne.
On a longtemps cru que l’alcool produisait ses
effets en s’attaquant à la membrane des cellules
de notre corps. Cela s’est révélé faux. La subs-
tance interagit plutôt avec de nombreux systèmes
de messagers chimiques assurant la transmission
des stimuli dans notre cerveau. En principe, ce
type de communication entre cellules nerveuses
fonctionne de la façon suivante : lorsqu’une molé-
cule arrive à proximité de sa protéine cible et s’y
fixe, celle-ci se déforme physiquement et ce chan-
gement de conformation déclenche à son tour
DÉCOUVERTES Neurobiologie
d’autres processus à l’intérieur du neurone.
Notamment, un canal s’ouvre dans la membrane
du neurone, laissant passer des particules char-
gées électriquement, des ions, qui se mettent à
entrer et sortir du neurone, créant de cette
manière une impulsion nerveuse dans ce
11,7
dernier.
À cause de sa structure atomique, l’éthanol n’a
toutefois pas la capacité d’ouvrir un canal dans la
membrane de manière directe. Il va plutôt sensi-
LITRES biliser les canaux à l’action d’autres messagers
chimiques déjà présents dans le cerveau. Mais
pour y arriver, il faut absorber des quantités rela-
d’alcool pur par an : la tivement importantes de boisson. Alors que les
consommation moyenne principes actifs d’autres drogues (c’est-à-dire les
des Français. molécules qui sous-tendent leurs effets) agissent
directement sur l’ouverture des canaux à ions.
Ainsi, cinq milligrammes de tétrahydrocannabi-
nol (THC) – le principe actif du cannabis – suf-
fisent à modifier l’activité électrique des neurones
et à faire « planer ». Pareillement, la morphine
contenue dans l’opium agit à partir de quelques
milligrammes de substance absorbée. Par compa-
raison, il faut 1 000 fois plus d’alcool pour obtenir
© Yousun Koh, d’après I. C. Schrieks, Influence of moderate alcohol consumption on emotional and physical well-being. thesis for PhD, 2015, fig. 1.2
des effets similaires.
« On peut se représenter l’alcool comme un
lubrifiant qui facilite les changements de confor-
mation des récepteurs neuronaux », explique
Wolfgang Sommer. Évidemment, cela fonctionne
mieux sur certains sites d’ancrage que sur d’autres.
Et puis les changements opérés au niveau des
Effect activateur Effet dépresseur
Concentration d’alcool dans le sang
Dopamine Système nerveux
Sérotonine GABA
Glutamate central
Opioïdes
Système Système nerveux
sympathique autonome
Temps
L’alcool a d’abord un effet activateur, puis dépresseur. Quand son niveau
se maintient sur une période prolongée, la stimulation par la dopamine,
la sérotonine et les opioïdes atteint son apogée après environ une demi-heure.
Au bout d’une heure et demie environ, les effets calmants culminent à leur tour,
du fait d’une activité croissante du neurotransmetteur inhibiteur GABA et d’une
réduction de son antagoniste, le glutamate. L’effet dépresseur de l’alcool dure
beaucoup plus longtemps que sa sensation euphorisante. L’alternance
de l’excitation et de l’inhibition s’observe aussi bien avec de petites
qu’avec de grandes quantités d’alcool.
N° 162 - Février 2024
 29

récepteurs peuvent aussi mettre en route des pro-

cessus biochimiques très différents à l’intérieur
QUAND MAMAN BOIT, BÉBÉ des neurones, en fonction de la nature et de la

TRINQUE : LE SYNDROME spécialisation de ceux-ci, ce qui explique le large

spectre d’action de l’alcool.

D’ALCOOLISME FŒTAL AMBIANCE DÉCONTRACTÉE

ET BLAGUES DOUTEUSES

E n 1973, des médecins de l’université de Washington constatent

des troubles du développement chez huit enfants sans aucun lien
de parenté. Les filles et les garçons ont un poids inhabituellement faible
Tout cela fait que, pour revenir à notre
« cobaye » Finn, l’éthanol s’est déjà réparti de
manière relativement uniforme dans son cerveau
à la naissance, sont plus petits que la plupart des autres nouveau-nés au bout de quelques minutes. Une canette d’un
et présentent des déformations du visage ainsi que des troubles demi-litre de bière va ainsi se traduire par une
du système nerveux. Autre point commun : leurs mères sont alcooliques concentration d’alcool dans son sang d’environ
et ont bu durant leur grossesse. 0,35 gramme par litre. Il ne s’agit toutefois que
Aujourd’hui, ce trouble est connu sous le nom de syndrome d’alcoolisme fœtal d’une approximation que l’on peut faire à l’aide
(SAF). Du fait qu’il se manifeste sous des formes différentes, les spécialistes d’un calculateur d’alcoolémie en ligne. Car, outre
parlent également de troubles causés par l’alcoolisation fœtale (TCAF). Tous les la taille, le poids et le sexe, le métabolisme de
enfants concernés ne sont malheureusement pas détectés, loin de là. Les jeunes chaque individu (la façon dont ses cellules
ayant souffert du TCAF sont souvent agressifs ou dépressifs, et souffrent de dégradent l’alcool) joue également un rôle.
difficultés de concentration la plupart du temps confondues avec le trouble Les habitudes de consommation ont une
déficitaire de l’attention avec hyperactivité, le TDAH. influence sur la rapidité avec laquelle on ressent
Au cours de la gestation, l’alcool absorbé par la mère se propage au fœtus les effets d’une boisson : ils sont notamment plus
sans aucune difficulté à travers le placenta. Le foie de l’enfant en développement perceptibles chez les personnes qui boivent plus
a beaucoup de mal à le dégrader. De plus, l’éthanol s’accumule dans le liquide rarement. En 2017, une synthèse d’études réalisée
amniotique qu’ingère le fœtus. Pire : la métabolisation de l’alcool produit par l’équipe de la neuroscientifique Karina
des radicaux libres qui déclenchent un mode d’autodestruction dans le tissu Abrahao, de l’université brésilienne de São Paulo,
cérébral en développement. L’éthanol empêche également les neurones a montré qu’à partir de 0,25 gramme par litre, la
de s’interconnecter et nuit à leur croissance ainsi qu’à leur différenciation. vision et la capacité de concentration baissent chez
La toxine cellulaire rétrécit le placenta, ce qui réduit l’apport d’oxygène la plupart des gens ; les sensations subjectives
et de nutriments au fœtus. Une carence en vitamine B peut ainsi apparaître, commencent à s’altérer, de même que notre com-
ce qui ralentit encore la croissance du cerveau. portement. Et puis, surtout, un premier verre fait
Il n’est donc pas surprenant que la consommation d’alcool pendant la grossesse naître l’envie d’en boire un autre. Finn, en ce qui
soit la cause connue la plus fréquente de retards de développement. Selon le concerne, va ouvrir une autre bière au bout de
une étude à long terme de l’institut Robert-Koch [équivalent allemand de trois quarts d’heure. Lorsque celle-ci sera à moitié
l’Inserm, ndlr] sur la santé des enfants et des adolescents, 14 % vide, il aura environ 0,5 gramme d’alcool par litre
des femmes enceintes en Allemagne boivent au moins occasionnellement. de sang. Selon le National Institute on Alcohol
En France, cette proportion atteindrait 22 %, selon Santé publique France. Abuse and Alcoholism (centre américain de
Le statut social semble favoriser cette pratique, puisque les femmes de statut recherche sur les addictions), un effet anxiolytique
socioprofessionnel élevé boivent 2,5 fois plus souvent que celles de statut et euphorisant se produit à partir de ce moment.
plus modeste. Et les femmes sans passé migratoire le font trois fois plus souvent L’ambiance et les conversations se détendent. Des
que les femmes ayant un passé migratoire. freins sautent. On se préoccupe beaucoup moins
Le risque de TCAF est le plus élevé en cas de prise massive d’alcool en une seule de savoir si une blague douteuse sera bien perçue
fois, de façon répétée, comme lors de soirées régulières. Le danger est alors en public. On se lâche. Avec des effets plus ou
particulièrement élevé surtout au cours du premier trimestre de la grossesse. moins appréciables d’une personne à l’autre.
En fait, il n’existe pas de valeur limite pour une consommation sans risque Car l’alcool a deux effets opposés. Le premier
pendant la grossesse : les spécialistes conseillent d’éviter la moindre goutte à se manifester est de type excitant, le second est
d’alcool durant toute cette période. au contraire calmant (voir la figure page 28).
William Shakespeare ironisait déjà à propos de ces
actions antagonistes : « L’alcool éveille la luxure et
l’engourdit tout à la fois ; il stimule le désir mais
affaiblit l’action. » L’effet stimulant est lié au fait
K. K. Gupta et al., An update on fetal alcohol syndrome – pathogenesis, risks,
and treatment, Alcohol : Clinical & Experimental Research, 2016.
que la substance active d’abord le système nerveux
K. Jones et al., Pattern of malformation in offspring of chronic sympathique, la partie du système nerveux auto-
alcoholic mothers, The Lancet, 1973. nome qui prépare le corps à la performance men-
tale et physique. Cette excitation repose

N° 162 - Février 2024

30 DÉCOUVERTES Neurobiologie
CE QUE L’ALCOOL FAIT À VOTRE CERVEAU

notamment sur la libération de dopamine, d’un surcroît d’activité des neurones à dopamine
d’opioïdes et de sérotonine. Examinons l’action de dans l’aire tegmentale ventrale, un noyau pro-
ces neurotransmetteurs l’un après l’autre. fond du cerveau qui fait également partie du
système de récompense. Il semble que l’éthanol
UN COCKTAIL DE MOLÉCULES… y modifie la perméabilité de la membrane cellu-
PLUS OU MOINS SYMPATHIQUES laire à certains ions, et déclenche ainsi des
La dopamine n’est pas elle-même à l’origine impulsions nerveuses…
d’une augmentation du bien-être, mais elle agit Passons maintenant aux opioïdes, ces molé-
en tant que neuromodulateur en modifiant les cules qui ressemblent à la morphine, mais que le
processus de traitement dans le cerveau : un évé- corps produit naturellement. Le système opioïde
nement ou une activité (comme la consommation du cerveau est étroitement lié au réseau de la
d’alcool) est associé à une récompense (l’ivresse). dopamine. Les endorphines – des « hormones du
Une équipe dirigée par Sargo Aalto, de l’univer- bonheur » qui font partie de cette grande famille
sité finlandaise de Turku, a administré de l’al- des opioïdes et qui sont produites par notre orga-
cool par perfusion à des personnes allongées nisme – se fixent sur des récepteurs opioïdes dits
dans un scanner d’imagerie cérébrale. Les cher- « de type μ », ce qui a pour effet d’apaiser la dou-
cheurs ont ainsi constaté que le taux de dopa- leur tout en suscitant un sentiment de bien-être.
mine dans leur système de récompense augmen- Selon une étude réalisée en 2012 par une équipe
tait déjà en quelques minutes, surtout dans le dirigée par Jennifer Mitchell, de l’université de
noyau accumbens (voir l’encadré page 31). Mais, Californie, à San Francisco, l’alcool augmente la
au cours de cette expérience, les scientifiques libération d’opioïdes dans le noyau accumbens et
n’ont mesuré la concentration d’alcool dans le dans certaines parties du cortex préfrontal. De là
sang qu’au bout de vingt-cinq minutes, de sorte découle une sensation d’ébriété : plus le taux de
qu’on ignore à partir de quelle alcoolémie le neurotransmetteurs est élevé, plus on ressent cette
neurotransmetteur a été libéré… ivresse. Les opioïdes permettent également de
libérer encore plus de dopamine en se fixant sur
des neurones d’un type particulier, les interneu-
rones inhibiteurs de l’aire tegmentale ventrale :

200 MILLILITRES ceux-ci limitent normalement l’activité des neu-

rones à dopamine. Mais les opioïdes réduisent leur
activité, de sorte que ce frein est levé et que la
DE VIN, OU 450 MILLILITRES DE BIÈRE dopamine s’échappe librement.
par jour suffisent à produire une diminution de la masse cérébrale.
APRÈS L’EXCITATION, UN « COUP DE MOU »…
Un autre neuromédiateur impliqué dans les
effets de l’alcool est la sérotonine. Ses taux aug-
Pratiquement toutes les substances addictives mentent rapidement lorsqu’on boit. Trois zones
agissent sur le système dopaminergique. C’est ce du cerveau sont concernées : l’hippocampe, l’aire
qui pousse à les consommer à nouveau, comme tegmentale ventrale et le noyau accumbens. Dans
Finn avec sa deuxième bière. Pourtant, il serait une étude menée sur des souris, un groupe de
faux de penser que l’alcool agit simplement en pro- travail mené par Lynette Daws, de l’University of
voquant une libération de dopamine. Plusieurs Texas Health Science Center, à San Antonio, a
groupes de recherche internationaux ont décou- démontré en 2006 que l’éthanol empêchait l’éva-
vert que cet effet est surtout présent chez les per- cuation de la sérotonine de la fente synaptique
sonnes fortement dépendantes à l’alcool, et égale- (au niveau de la jonction entre neurones), ce qui
ment plus net chez les hommes que chez les permettait au neurotransmetteur d’adhérer plus
femmes. La manière dont l’alcool agit sur le sys- longtemps à ses récepteurs. Un effet similaire à
tème de récompense semble donc également être celui des antidépresseurs.
une question de génétique et de sexe. On entend souvent dire que la sérotonine sus-
cite des sentiments de bonheur. Mais ce n’est pas
LES OPIOÏDES CRÉENT L’IVRESSE si simple. Toujours selon Wolfgang Sommer, il
« On ne comprend toujours pas exactement existe quinze types de récepteurs différents pour
ce qui produit la libération de dopamine », ce neurotransmetteur, répartis à divers endroits
explique Wolfgang Sommer. Le chercheur en du cerveau. « Comme ils exercent leurs effets cha-
addiction Hitoshi Morikawa, de l’université du cun à leur manière, on ne peut pas simplement
Texas, à Austin, a son hypothèse : elle résulterait dire que la sérotonine améliore l’humeur. »

N° 162 - Février 2024


JE BOIS, MON CERVEAU ME RÉCOMPENSE
L es neurones dopaminergiques du système de récompense
se trouvent dans la substance noire et l’aire tegmentale ventrale,
au cœur d’une région située à la base du cerveau et appelée
mésencéphale. De là, de longs prolongements des neurones – les
axones – s’étendent jusqu’au striatum, au noyau accumbens, puis
Voie mésocorticale
Cortex préfrontal
Noyau accumbens
Voie
mésolimbique
Aire tegmentale
ventrale
Des études menées avec des antidépresseurs
– qui, comme l’alcool, retardent l’élimination de la
sérotonine – indiquent certes que ce neurotrans-
metteur aide à voir les choses sous un jour favo-
rable. Immédiatement après avoir pris un antidé-
presseur retardant l’élimination de sérotonine (de
la classe des inhibiteurs de recapture de la séroto-
nine, donc), les sujets d’une étude menée par
Catherine Harmer à l’université d’Oxford ont eu
plus de facilité à reconnaître les visages heureux
que ceux n’ayant pas reçu cette molécule, ce qui
indique une sensibilité accrue aux émotions posi-
tives. Mais il a fallu plusieurs jours, voire plusieurs
semaines, avant que des effets notables d’amélio-
ration de l’humeur se fassent sentir. Signe que
l’effet n’est pas direct. Dans des expériences réali-
sées sur des animaux, l’administration de cet anti-
dépresseur semble même causer de l’anxiété...
© Yousun Koh
Comment réconcilier ces observations à pre-
mière vue contradictoires ? À l’université de l’État
du Kansas, le chercheur en neurosciences du
N° 162 - Février 2024
31
vers le cortex préfrontal. Toutes les drogues agissent sur
le système de récompense et entraînent une libération accrue
de dopamine. Un phénomène constaté en particulier chez
les personnes atteintes de dépendance alcoolique, et de manière
générale plus souvent chez les hommes que chez les femmes.
Striatum
Voie nigrostriatale
Substance noire
comportement Gerald Deehan et ses collègues
ont observé en 2016 une dynamique intéressante
chez les rats : leur taux de sérotonine augmentait
avec la quantité d’éthanol administrée, mais, à
partir d’une certaine dose d’alcool, cette hausse
était de moins en moins nette. En outre, le neu-
rotransmetteur revenait plus rapidement à son
niveau initial lorsque cette limite était dépassée,
plutôt qu’avec des doses plus faibles. Un effet
similaire semble à l’œuvre pour la dopamine.
Regardez Finn ! Il atteint un tel point de bas-
culement aux alentours de 21 heures : alors qu’il
est en train de boire sa troisième bière, son alcoo-
lémie doit avoisiner les 0,8 gramme par litre. À
ce moment, soit après environ une heure et
demie, l’effet modérateur de l’éthanol prédomine
chez les consommateurs occasionnels (ne présen-
tant pas d’alcoolodépendance) – et ce indépen-
damment du fait que le taux d’alcool dans le sang
continue à augmenter ou diminue parce qu’on
arrête de boire. La raison exacte de ce revirement
32
CE QUE L’ALCOOL FAIT À VOTRE CERVEAU
est une autre énigme à résoudre dans ce champ
de recherche.
DÉMARCHE CHANCELANTE
ET VISION DÉDOUBLÉE
Pourquoi entre-t-on dans une phase plus apa-
thique au cours d’une soirée bien arrosée ?
L’alcool agit encore sur deux autres systèmes de
neurotransmetteurs : l’acide gamma-aminobuty-
rique (GABA) et le glutamate. Il renforce le pre-
mier et freine le second. Or le GABA bloque la
transmission de signaux entre les cellules ner-
veuses : c’est le principal neurotransmetteur
« inhibiteur » du cerveau. Le glutamate, lui, est le
principal excitateur des neurones, et les pousse à
s’échanger des informations. Dès lors, à partir
d’une certaine dose d’alcool, c’est l’effet sédatif
qui va prédominer. C’est la même chose qui se
produit quand on prend des benzodiazépines : ces
médicaments sont utilisés comme sédatifs parce
qu’ils se lient aux récepteurs du GABA et exercent
un effet inhibiteur sur les neurones.
L’éthanol ne peut pas se fixer directement sur
les récepteurs du GABA, mais il en facilite la libé-
ration, augmentant ainsi la probabilité que le
GABA accède à la fente synaptique et y active les
neurones inhibiteurs.
Passé une certaine heure, Finn commence à
tituber. Les mots ont plus de mal à sortir de sa
bouche : voilà les premiers troubles moteurs liés
à l’alcoolisation. Des quantités importantes de
GABA sont émises dans son cervelet, centre régu-
lateur de l’équilibre et de la coordination motrice.
L’inhibition neuronale par le GABA perturbe
aussi le traitement des informations nerveuses
dans les aires visuelles : il voit double.
À l’inverse, l’alcool perturbe l’activité des récep-
teurs du glutamate, qui assure la bonne transmis-
sion de l’information d’un neurone à l’autre dans le
cerveau. Des effets particulièrement étudiés dans
l’hippocampe, zone essentielle à la formation des
souvenirs. Les informations qui entrent dans l’hip-
pocampe ne passent plus de la mémoire à court
terme à la mémoire à long terme. Résultat : des
troubles de l’attention et de la mémoire. Certaines
personnes fortement alcoolisées au cours d’une
soirée ne se souviennent même plus de ce qui s’est
passé la veille : c’est le blackout.
Il est un peu plus de 22 heures et Finn juge
prudent de lever le pied. Après la troisième bière,
le niveau d’alcool commence à baisser à raison
d’environ 0,1 à 0,2 gramme par litre par heure.
Mais que se passerait-il s’il continuait à boire le
lendemain, puis de façon régulière ?
L’apport constant d’alcool modifie le cerveau
au fil du temps. Cela se manifeste de manière
DÉCOUVERTES Neurobiologie
dramatique au niveau des récepteurs du gluta-
mate. Comme l’éthanol freine la libération de ce
neurotransmetteur, les buveurs chroniques
souffrent d’un manque permanent de glutamate.
Conséquence : le cerveau produit plus de récep-
teurs. « Si vous supprimez l’alcool, les récepteurs
à glutamate augmentent leur activité », pointe
Sommer. Cette hausse soudaine entraîne la mort
des cellules nerveuses, ce qui peut provoquer des
crises de convulsions.
SI DUR DE S’ARRÊTER…
Parfois, jusqu’au delirium tremens, ces épi-
sodes terribles où la personne se met à trembler,
perd son orientation, a des palpitations ainsi que
des visions cauchemardesques… elle navigue en
plein délire… À ce stade, en l’absence de traite-
ment, le taux de mortalité est d’environ 20 %.
L’arrêt de l’alcool ne doit alors pas être entrepris
de manière brusque ni sans accompagnement.
En se limitant à un ou deux
verres de vin, trois ou quatre
jours par semaine, on évite
probablement les principaux
risques pour la santé.
C’est exactement l’inverse qui se produit pour
les récepteurs GABA. Comme la consommation
d’alcool entraîne un excès de GABA, par compen-
sation le cerveau réduit le nombre de récepteurs
de GABA afin de ne pas être constamment
ralenti. Mais, si la consommation d’alcool est inter-
rompue (par exemple si un individu alcoolodépen-
dant essaie de ne plus boire), l’activité cérébrale
globale bondit d’un seul coup. Le buveur abstinent
devient agité, les décharges électriques dans son
hippocampe sont dérégulées et il ne parvient plus
à mémoriser les choses correctement.
Qu’en est-il du côté de ses récepteurs opioïdes ?
L’équipe du docteur Derik Hermann, de l’Institut
central pour la santé mentale de Mannheim, a
analysé le cerveau de patients alcooliques post
mortem, et publié les résultats dans une étude
en 2017. Pour la même raison que celle évoquée
précédemment, les chercheurs ont constaté une
diminution du nombre de récepteurs opioïdes μ
dans certaines parties du cerveau. Cette fois, ce
N° 162 - Février 2024

sont d’autres troubles qui en découlent : l’anxiété
et la dépression typiquement observées chez les
alcooliques en phase d’abstinence…
Enfin, la prise répétée d’alcool finit par
réduire le nombre de récepteurs de dopamine
dans le système de récompense du cerveau. Y
compris dans les régions préfrontales du cerveau,
responsables – entre autres – de l’évaluation des
stimuli agréables. Comme ces zones contrôlent la
maîtrise de soi, renoncer à l’alcool rend souvent
impulsif : on devient moins apte à se maîtriser
face à une envie de boisson, on craque plus faci-
lement et le risque de rechute augmente. Tout
cela fait qu’il est extrêmement difficile de décro-
cher. « Après un sevrage, il peut y avoir un
manque ou un trop-plein de dopamine, précise
Wolfgang Sommer. Il faut beaucoup de temps
pour que l’équilibre se rétablisse. »
QUAND L’ALCOOL DEVIENT
NÉCESSAIRE POUR VIVRE
Une autre conséquence de la boisson immodé-
rée est l’effet sur les circuits de la sérotonine, avec
des conséquences sur l’humeur. Ces dernières
restent mal définies parce que les récepteurs de la
sérotonine localisés dans les différentes zones du
cerveau réagissent chacun à leur manière à un
apport régulier d’éthanol. Selon des études menées
dans les années 1980 et 1990, le taux de sérotonine
diminue chez les personnes dépendantes : ainsi,
en 1985, une équipe dirigée par Stefan Borg, alors
à l’institut Karolinska, de Stockholm, a trouvé dans
le sang de buveurs abstinents des quantités plus
faibles d’acide 5-hydroxyindolacétique, un produit
de dégradation essentiel de la sérotonine. « Le sen-
timent de mal-être et de tristesse – appelé « dys-
phorie » – que connaissent presque tous les alcoo-
liques lorsqu’ils ne boivent pas est probablement en
partie lié à ce dérèglement du système de la séro-
tonine », explique Wolfgang Sommer.
Mais d’autres dégâts interviennent à plus haute
dose, et tout particulièrement chez les jeunes. La
métabolisation de l’éthanol (transformé en acétal-
déhyde par nos cellules) produit des radicaux
libres qui attaquent les structures cellulaires ; des
carences en vitamine B1 provoquées par la boisson
excessive entraînent dans certains cas un syn-
drome de Wernicke-Korsakoff, une combinaison
parfois mortelle de troubles de la motricité et de
la mémoire. Autre danger majeur : une réponse
inflammatoire où les cellules immunitaires du cer-
veau sécrètent des substances appelées « cyto-
kines » qui attaquent les cellules nerveuses.
On sait aujourd’hui que les processus inflam-
matoires endommagent entre autres la gaine de
myéline, la couche isolante qui entoure les
Bibliographie
K. P. Abrahao et al.,
Alcohol and the brain :
Neuronal molecular
targets, synapses, and
circuits, Neuron, 2017.
R. Daviet et al.,
Associations between
alcohol consumption
and gray and white
matter volumes in the
UK Biobank, Nature
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S. De Santis et al.,
Microstructural white
matter alterations
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use disorder and rats
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N. D. Volkow et al.,
Neurochemical and
metabolic effects of
acute and chronic
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brain : Studies with
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2017.
A. M. Wood et al.,
Risk thresholds for
alcohol consumption :
Combined analysis of
individual-participant
data for 599 912
current drinkers in
83 prospective studies,
The Lancet, 2018.
N° 162 - Février 2024
33
prolongements conducteurs des neurones et leur
permet de communiquer rapidement. Grâce à une
technique d’imagerie dite de « tenseur de diffu-
sion », Wolfgang Sommer a constaté, chez des
humains mais aussi chez des rats alcooliques, que
de tels dommages continuaient à progresser même
après l’abstinence.
QUELLE DOSE NE PAS DÉPASSER ?
Alors évidemment, la question que tout le
monde se pose est : quelle quantité d’alcool com-
mence à devenir problématique ? Il faut se rappe-
ler que même de petites quantités d’alcool
peuvent laisser des traces. Dans une publication
récente, la professeuse de psychiatrie Reagan
Wetherill, de l’université de Pennsylvanie, a ana-
lysé avec son équipe des données médicales
issues de plus de 36 000 adultes en Grande-
Bretagne, disponibles dans une biobanque. Les
chercheurs ont examiné les scanners cérébraux
de ces personnes (âgées en moyenne de 64 ans)
et ont testé leur comportement face à la boisson.
Il en ressort que 200 millilitres de vin (ou un peu
moins d’un demi-litre de bière) par jour sont déjà
liés à une diminution de la masse cérébrale. Avec
de telles quantités, les dégâts n’étaient toutefois
pas encore très importants.
Dans le cadre d’un vaste travail de synthèse
portant sur les données de plus d’un demi-million
d’individus, une équipe dirigée par la biostatisti-
cienne Angela Wood, de l’université de Cambridge,
a constaté que l’espérance de vie commence à
diminuer à partir d’une consommation de plus de
100 grammes d’alcool pur par semaine. Wolfgang
Sommer a donc une règle empirique simple à pro-
poser : 330 millilitres de bière contiennent à peu
près autant d’alcool que 125 millilitres de vin ou
40 d’alcool fort, à savoir 12 à 15 grammes d’étha-
nol pur… Si l’on divise par 7 les 100 grammes
maximum que l’on devrait boire par semaine, on
arrive à un peu moins de 15 grammes par jour. « Il
ne faut cependant pas boire tous les jours et ne pas
non plus boire les 100 grammes d’un seul coup,
précise l’addictologue. En buvant un ou deux
verres de vin, trois ou quatre jours par semaine,
on est probablement à l’abri. »
Probablement parce qu’il n’existe pas de
quantité minimale d’alcool pour laquelle on
puisse garantir l’absence de risque. Avec ses
trois bouteilles d’un demi-litre de bière, notre
ami Finn a atteint 60 grammes en une soirée. Il
a sans doute un peu dépassé les bornes. Il s’en
rend compte le lendemain matin. Il n’a pas de
blackout alcoolique et sait encore ce qu’il a fait
la veille, mais il a tout de même une bonne
vieille gueule de bois. £

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 Dossier SOMMAIRE
35

p. 36
Pour quel(s) métier(s)
suis-je fait ?

p. 44 Test
Identifiez
votre profil pro

p. 46 Interview
L’angoisse de l’orientation
peut être une alliée

COMMENT
p. 52
Reconversion :
et si on changeait tout ?

TROUVER SA VOIE
Peut-être avez-vous à la maison
un adolescent qui ne sait pas vraiment ce qu’il veut
faire, voire qui zigzague d’une filière d’étude à l’autre.
Ou bien est-ce vous qui vous posez des questions sur
vos choix de carrière ou votre propre orientation pro-
fessionnelle… Dans les deux cas, le questionnement
est le même : comment trouver ce qui nous corres-
pond réellement au milieu des multiples pressions et
influences (sociales, familiales, financières…) aux-
quelles nous sommes soumis ?
Sur ce chemin, plusieurs étapes seront décisives.
Bien s’informer, d’abord, tant le choix d’un métier se
situe au carrefour de la connaissance de soi et du
monde. Faire ses propres expériences, ensuite, parce
que c’est la voie royale pour accéder à cette connais-
sance. Et enfin, gérer intelligemment ses émotions,
y compris l’anxiété souvent ressentie face aux déci-
sions importantes. Il s’avère qu’elle peut être notre
meilleure alliée dès lors qu’on en comprend l’origine
et qu’on sait la convertir en action. Tout au long de ce
parcours, ce dossier est là pour vous accompagner.
Avec toujours un objectif intangible : vous apporter
des clés et des méthodes fondées sur les dernières
recherches en psychologie de l’orientation.
Guillaume Jacquemont

N° 162 - Février 2024

36 Dossier

POUR QUEL(S)
SUIS-JE FAIT ?
Par Valérie Cohen-Scali, professeuse en psychologie
de l’orientation, chercheuse (Cnam, Inetop, CRTD), présidente
de la chaire Unesco en orientation tout au long de la vie et directrice
éditoriale de la revue L’Orientation scolaire et professionnelle.

N° 162 - Février 2024

 37

MÉTIER(S) Pour choisir son futur métier, il faut à la fois

connaître le monde professionnel et ses propres
qualités et aspirations. Un double travail de mise
en relation pour lequel de nouvelles approches
validées scientifiquement s’avèrent très utiles.

EN BREF
£ L’orientation

commence dès l’enfance
en se faisant une
représentation aussi
juste que possible
des différents métiers,
loin des stéréotypes,
et en s’interrogeant sur
les facteurs externes
qui peuvent biaiser
nos choix.
£ Les recherches
en psychologie ont mis
en évidence le rôle clé
des professionnels
de l’orientation et
des parents pour aider
les jeunes à faire leurs
choix d’études et
de métiers, ainsi que
des motifs d’indécision
variés chez ces derniers :
connaissance de soi
insuffisante, manque
d’informations sur
les professions
existantes, anxiété…
£ Divers outils
et interventions,
à expérimenter seul
ou avec un conseiller,
permettent alors de
surmonter ces limites
et de se forger une vision
claire de ce qu’on
souhaite devenir.
© yayhastudio/Shutterstock
L
’adolescence est un moment charnière pour
les choix d’orientation future. Dès la fin du collège, on
demande au jeune de se projeter dans un avenir profession-
nel, et cette exigence ne fait que se renforcer au fil de la
scolarité. D’abord au moment des choix de spécialités en classe
de première, puis lorsqu’il faut rétrécir la ligne de mire en
terminale, avant d’arriver au moment souvent angoissant de
constituer le dossier Parcoursup. Là, la liste des possibles peut
paraître infinie. De sorte que l’orientation commence… par une
grande désorientation.
Comment trouver son chemin ? Au vertige ressenti face aux
options à sélectionner s’ajoutent deux facteurs qui brouillent
les pistes : l’adolescent traverse une période de construction de
son identité et de multiples influences biaisent ses choix. Les
stéréotypes de sexe vont pousser insidieusement les filles vers
certaines filières et les garçons vers d’autres (typiquement, les
filles vers les filières littéraires et les garçons vers les sciences
dures), l’héritage familial pèse parfois lourd dans la balance
(« tu seras médecin comme moi, mon fils »), sans compter le
sentiment trompeur d’incompétence (« je suis trop nul en maths
pour être chercheur ») et les diverses valorisations sociales
(« j’adore la plomberie, mais ma famille ne considère pas ça
comme très prestigieux »)… Autant de paramètres susceptibles
d’orienter un jeune vers telle ou telle voie qui ne lui convient

pas forcément, ou au contraire de le détourner d’un métier qui

pourrait lui plaire. Comment l’aider à faire le tri et à acquérir
une vision personnelle de ce qu’il souhaite devenir ?

N° 162 - Février 2024

38 DOSSIER PSYCHOLOGIE
POUR QUEL(S) MÉTIER(S) SUIS-JE FAIT ?

UNE BRÈVE HISTOIRE DE L’ORIENTATION…

L ’orientation professionnelle naît dans
les sociétés occidentales à la fin du
XIXe siècle, avec le développement de
l’industrialisation. Il s’agit au départ de
faciliter l’adaptation des individus aux
besoins de l’industrie, avec l’employabilité
pour finalité. En sortant de l’école
primaire, les enfants sont alors souvent
orientés vers des écoles industrielles,
nouvellement créées pour former les
ouvriers. Par la suite, la scolarité s’allonge
et les offres de formation se diversifient.
En 1909, l’éducateur et réformateur
américain Frank Parsons publie le premier
ouvrage sur l’orientation, Choosing a
Vocation. De son point de vue, l’objectif
est d’aider chacun à trouver sa place et
à se réaliser dans une société plus juste.
En 1928, l’Institut national d’orientation
professionnelle (Inop) est créé en France.
Il deviendra l’Institut national d’étude du
travail et de l’orientation professionnelle
(Inetop), qui forme les conseillers
d’orientation et effectue des recherches
sur les outils psychotechniques. À partir
des années 1960, les psychologues
américains René Dawis et Loyd Lofquist
développent l’approche « traits-facteurs » :
le principe est d’évaluer le profil de la
personne à l’aide de tests
psychométriques (personnalité, centres
d’intérêt, compétences, etc.) et de
chercher à identifier un métier en
adéquation avec ce profil.
Dans les années 1990, le monde du travail
devient plus instable, avec notamment une
augmentation du chômage. Les transitions
professionnelles se font de plus en plus
nombreuses et l’Inetop contribue au
développement de nouvelles méthodes
d’accompagnement à l’orientation, sur
lesquelles s’appuient désormais la majorité
des interventions. Ces méthodes, qui visent
à rendre l’individu moins dépendant
des aléas de la vie personnelle et
professionnelle, aident à identifier non
seulement ce qui compte pour lui, mais aussi
les ressources dont il dispose (en particulier
ses compétences et les personnes qui
peuvent l’épauler). Ce qui compte pour lui,
c’est-à-dire ses intérêts, ses valeurs et ce qui
lui procure un sentiment de sens, essentiel
à l’épanouissement – une étude menée
entre 2013 et 2016 par la Direction de
l’animation de la recherche, des études et
des statistiques (Dares) a ainsi montré que
les cadres dont la perte de sens au travail
était la plus forte pendant cette période
risquaient davantage de souffrir de
syndrome dépressif. L’idée est également
de développer un sentiment de contrôle sur
la situation, notamment par des projections
dans l’avenir fondées sur plusieurs
scénarios.
Aujourd’hui, de nouveaux enjeux émergent,
liés par exemple à l’impact du réchauffement
climatique sur le monde du travail
(voir l’encadré page 41). Les recherches
se poursuivent alors. En 2017, un réseau
regroupant 21 universités à travers
le monde a été mis en place dans ce but,
en partenariat avec l’Unesco,
qui a créé en 2013 une chaire
sur l’orientation tout au long
de la vie.

Première recommandation : inciter les enfants

à questionner leurs représentations sociales sur
les métiers, car elles se construisent très tôt. La
chercheuse américaine Linda Gottfredson a mon-
tré que, dès l’âge de 5 ans, les enfants associent
certaines professions au fait d’être un garçon ou
une fille. À partir de 9 ans, ils les classent selon
le niveau de prestige évalué. Et ils mesurent
celui-ci à leur manière – qui ressemble souvent à
celle des adultes : par exemple, le fait de posséder
une grosse voiture ! À l’entrée au collège, c’est la
télévision et internet qui façonnent en grande
partie l’image que se font les adolescents de tel
ou tel métier. Un point de vue bien souvent
biaisé : des hommes surreprésentés dans les
séries policières ou médicales, dans les rôles de
chef cuisinier dans les programmes culinaires ;
des femmes infirmières ou institutrices…
RÉFLÉCHIR DÈS LA MATERNELLE ?
Résultat : si on n’aborde pas les questions
d’orientation dès le plus jeune âge, les enfants se
construisent une représentation irréaliste de nom-
breux métiers. D’où l’importance de leur donner
Plus les étudiants mûrissent
leur projet en continu, notamment
en s’informant sur les passerelles
entre les filières, plus ils se sentent
sûrs de leurs choix tout au long
de leur parcours.
des repères sur ces questions. Dès la fin de la
maternelle, rien de mieux que de discuter avec eux
des professions qu’ils identifient plutôt comme
féminines ou masculines, afin de déconstruire ces
stéréotypes. Une stratégie mise en place au Québec,
dans le cadre de l’« école orientante », une nouvelle
approche éducative conçue à la fin des années 1990
et que Marcelle Gingras, du Centre de recherche et
d’intervention sur l’éducation et la vie au travail
(Crievat), à l’université Laval, définit ainsi : « C’est
une conception de l’éducation qui tente d’aider les
élèves à mieux se connaître, à être davantage

N° 162 - Février 2024


motivés sur le plan scolaire, à établir des liens entre
l’expérience de l’école, leurs projets professionnels
et la société. » Aujourd’hui, cette démarche fait par-
tie intégrante du fonctionnement scolaire québé-
cois, mais on la retrouve aussi localement en
Belgique, dans la province de Hainaut.
L’école orientante va donner sa pleine mesure
à partir du primaire, dès 7 ou 8 ans. Elle consiste,
par exemple, à former des groupes de discussion
où les enfants vont parler du métier de leurs
parents, ou d’autres membres de leur famille. On
peut aussi partir de questions plus générales,
comme « d’où viennent les fruits et légumes que
nous mangeons ? » pour amener les enfants à
s’intéresser aux métiers de la ferme et de l’agri-
culture. Quitte à leur faire visiter ensuite des
exploitations ou rencontrer des acteurs du milieu
rural. Deux conditions sont essentielles pour que
cela fonctionne : laisser une grande marge de
liberté aux équipes pédagogiques et favoriser la
collaboration constante entre enseignants et pro-
fessionnels de l’orientation.
Grâce à ces activités, les enfants commencent
à bâtir leur vocation sur des bases bien plus réa-
listes que celles qu’ils construisent naturellement.
Avec leurs collègues de l’université de Mons, les
chercheurs belges Marc Demeuse et Damien
Canzittu ont établi que cette démarche augmente
effectivement la motivation et la réussite scolaire
des élèves, ainsi que leur connaissance de l’univers
professionnel. Tous deux sont en train de suivre et
d’analyser le devenir des enfants sur plusieurs
années, afin de vérifier s’ils sont plus satisfaits de
leur choix professionnel à l’âge adulte.
L’HEURE DES PREMIERS CHOIX
En France, les jeunes se posent ces questions
d’orientation généralement bien plus tard. En
classe de 5e, on leur propose parfois des ren-
contres avec des professionnels ou des visites
d’entreprise, mais sans obligation. Beaucoup de
choses dépendent donc du chef d’établissement
et des enseignants, susceptibles d’impulser ou
non une dynamique collective et d’amener ainsi,
dès 11 ans, les élèves à s’intéresser à des sujets
nouveaux, portant notamment sur le travail et les
métiers. Un premier choix important va se pré-
senter en classe de 4e, quand il s’agira de se tour-
ner vers des études longues ou plutôt vers des
études professionnelles courtes – qui com-
mencent par une classe de 3e intitulée « prépa-
métier », où le jeune découvre un ou plusieurs
secteurs d’activité et effectue des stages en Centre
de formation d’apprentis.
Au lycée, les élèves vont devoir ensuite choisir
des « enseignements de spécialités » qui seront de
39
plus en plus déterminants pour leur orientation,
avant de poursuivre ou non des études supé-
rieures. La clé du succès est ici : s’informer régu-
lièrement et nourrir sa réflexion. En 2021, la psy-
chologue Kimberley Brioux, de l’université
catholique de l’Ouest à Niort, a montré grâce à une
série d’entretiens et de questionnaires que, plus les
étudiants mûrissent leur orientation en continu,
notamment en se documentant sur les passerelles
entre les filières, plus ils se sentent sûrs de leurs
choix tout au long de leur parcours.
LE RÔLE DES PARENTS
Ces travaux révèlent en outre le rôle essen-
tiel des parents dans le processus de décision.
Ainsi, les élèves de terminale qui ont le plus de
QUELQUES RESSOURCES
POUR S’ORIENTER
OU SE RÉORIENTER
POUR RÉFLÉCHIR DE SON CÔTÉ :
£ Onisep.fr/les-metiers-animes
Découverte des métiers existants, à partir de vidéos de présentation générale,
de témoignages, de description des centres d’intérêt correspondant à ces métiers…
£ Vocopher.com (rubrique « My Career Story »)
Livret à compléter (disponible en français), développé par le psychologue américain
Mark Savickas afin d’aider à réfléchir sur soi et de clarifier ses attentes
professionnelles.
POUR RENCONTRER UN PSYCHOLOGUE SPÉCIALISÉ
Attention, un grand nombre de personnes – consultants, coachs, anciens
cadres… – proposent des interventions dénuées de fondement scientifique.
Avant de consulter, informez-vous sur les qualifications du professionnel envisagé,
qui doit au moins posséder un Bac + 5 avec une formation dans le domaine
de la psychologie de l’orientation. Les psychologues de l’Éducation nationale
et les psychologues du travail et de l’orientation diplômés d’université répondent
à ces critères. Ils exercent par exemple dans des Centres d’information et
d’orientation (CIO), dans des structures spécifiques au sein des établissements
scolaires, ou à Pôle Emploi (nouvellement France Travail) et à l’Apec. Des formations
complémentaires sont un atout important (par exemple des certificats de
spécialisation du Cnam en life design).
POUR LES ENSEIGNANTS :
£ https ://tinyurl.com/avhxbmkv
Jeux praticables en classe pour découvrir les métiers de façon ludique, à partir
de cartes métier à associer (parce qu’elles appartiennent à un même domaine,
comme celui de la santé, ou qu’elles décrivent des professions susceptibles
de collaborer) ; peu à peu, on comprend que ces métiers participent à la création
d’un même événement, comme les Jeux olympiques 2024.
N° 162 - Février 2024
40 DOSSIER PSYCHOLOGIE
POUR QUEL(S) MÉTIER(S) SUIS-JE FAIT ?
mal à se décider sur leur orientation sont ceux
dont les parents ont l’attitude la moins « soute-
nante » – une attitude soutenante consistant à
encourager, conseiller et accompagner sans se
montrer trop directif ni contrôlant, et surtout
sans jugement négatif. La clé est d’entretenir
une communication constante avec son enfant,
notamment pour répondre à ses éventuelles
questions, mais en lui laissant une marge d’auto-
nomie : il aura tout à gagner à solliciter de lui-
même ses enseignants ou les psychologues de
l’Éducation nationale, formés pour l’accompa-
gner dans l’exploration de sa vocation.
LES RACINES DE L’INDÉCISION
Plus facile à dire qu’à faire ! En pratique,
nombre de jeunes restent très indécis, voire
« zigzaguent » entre les cursus, enchaînant par
exemple une ou deux années de droit avec une
licence en histoire de l’art. En 2002, Kevin Kelly
et Wei-Chien Lee ont tenté d’éclaircir les rai-
sons de ce grand flou lors d’une enquête auprès
de plus de 400 étudiants (âgés de 18 ans en
moyenne) qui avaient du mal à se fixer sur leurs
choix d’orientation. Les chercheurs ont déployé
pour cela un large éventail de questionnaires,
dont le « Career decision-making difficulties
questionnaire » (littéralement « Questionnaire
sur les difficultés à prendre des décisions sur
sa carrière »), afin d’examiner leurs problèmes
pour s’orienter, mais aussi leur personnalité ou
leurs émotions.
N° 162 - Février 2024
Une étude a montré
que la pratique
de certaines activités
extrascolaires (club
de théâtre, bénévolat…)
au début du lycée aide
les adolescents à se fixer
sur leur orientation
en fin de terminale.
Les résultats ont montré que la perplexité
face aux choix à faire relève de causes variées :
cela peut être un tempérament globalement
indécis de l’élève, un manque d’informations,
voire des informations contradictoires sur les
métiers, sur la façon concrète d’opérer son orien-
tation ou sur les formations existantes, une
connaissance de soi insuffisante (souvent liée au
fait que les jeunes sont encore dans une période
de construction de leur identité), des conflits
internes (plusieurs métiers dans différents
domaines jugés également attractifs) ou externes
(désaccord de l’entourage sur la carrière envisa-
gée), une anxiété paralysante face à la perspec-
tive d’un choix important…
Une étape majeure pour surmonter l’indéci-
sion est donc de creuser les motifs qui la sous-
tendent, afin de prendre en compte les difficultés
spécifiques rencontrées et de clarifier les points
de blocage. Si le problème vient par exemple
d’une anxiété paralysante, mieux vaut s’y atta-
quer de manière ciblée (voir l’interview page 46).
Mais bien souvent, comme le révèlent ces tra-
vaux, l’indécision s’ancre plutôt dans un déficit de
© LightField Studios/Shutterstock
connaissance de soi ou des métiers existants. La
solution s’appelle « proactivité » : il est utile que
l’ado se renseigne, discute avec des professionnels
de secteurs divers susceptibles de l’intéresser, par
exemple lors des forums organisés par les écoles
et les universités (voir l’encadré page 39 pour
quelques ressources). C’est un moyen non seule-
ment de découvrir des métiers, mais également
 41

de développer un sentiment d’auto-efficacité, civique (bénévolat dans une organisation comme

déterminant dans la réussite. L’auto-efficacité est
la croyance dans ses capacités à atteindre les
objectifs qu’on vise. Si la rencontre avec un pro-
fessionnel la renforce, c’est que ce dernier peut
raconter son parcours, les obstacles qu’il a sur-
montés pour exercer le métier qu’il souhaitait, et
expliquer que l’on n’y arrive pas toujours du pre-
mier coup. Faire un point sur ses accomplisse-
ments aide aussi l’élève à développer un sentiment
d’auto-efficacité.
S’ESSAYER À DES ACTIVITÉS
AIDE À SE CONNAÎTRE
Autre conseil essentiel : expérimenter, encore et
encore, de toutes les façons possibles. Par exemple
à travers des stages. Ils sont l’occasion idéale pour
tester des pistes avant d’arrêter son choix. Mais
d’autres moyens existent, comme le bénévolat ou
les activités de loisirs : en suivant le parcours de plus
de 200 lycéens, Anne-Sophie Denault et ses collè-
gues de l’université Laval ont observé que ceux qui
s’engagent dans des activités extrascolaires au
début du lycée sont en moyenne plus au clair sur
leur orientation à la fin de la terminale. C’est en
particulier le cas des élèves qui consacrent du temps
à une pratique artistique (danse, théâtre, etc.),
socioculturelle (participation au journal de l’école),
Amnesty International) ou liée aux matières acadé-
miques (inscription dans un club de science).
Si ces activités sont si bénéfiques, c’est parce
qu’elles représentent une voie privilégiée vers
la connaissance de soi. En 1977, la psychologue
américaine Hazel Markus a montré que nous
construisons des « schémas de soi », qui sont des
généralisations cognitives dérivées de nos expé-
riences passées. Or il arrive que les expériences
ne soient pas assez nombreuses ou marquantes
pour permettre l’émergence de tels schémas.
Avant de se dire « je suis plutôt manuel », il vaut
mieux avoir fabriqué quelques objets ; se dire
« j’aime l’art contemporain » suppose d’avoir vu
un certain nombre d’expositions. Un autre
exemple est celui cité par Anne-Sophie Denault
et ses collègues : l’inscription dans un club de
théâtre et l’écriture d’une pièce peuvent aider
un adolescent à mesurer à quel point il aime
exprimer ses idées et participer à un projet col-
lectif. Autant d’informations utiles pour identi-
fier un métier qui lui correspond.
Il reste que, pour certains choix cruciaux, un
jeune a besoin d’être davantage guidé dans l’explo-
ration de sa vocation. Recourir à un psychologue
de l’orientation est alors un vrai plus. Certains pro-
posent de nouvelles approches, comme celle dite

COMMENT LE DÉRÈGLEMENT CLIMATIQUE

CHANGE LA DONNE

S ’il est difficile de dessiner précisément

le monde du travail de demain, on sait
que celui-ci sera profondément modifié
par les mesures visant à réduire les
émissions de gaz à effet de serre. Le
nombre d’emplois devrait décroître dans
les secteurs les plus consommateurs
d’énergie fossile comme l’automobile, le
secteur aérien, la métallurgie, l’agriculture
industrielle. D’autres secteurs devraient
se développer fortement, comme celui
des mobilités douces ou électriques,
l’agriculture biologique locale, les
activités de rénovation dans le BTP. Les
professionnels de l’orientation s’efforcent
de rester informés de ces évolutions, afin
de guider au mieux des citoyens qui
peinent parfois à s’y retrouver. Ils essaient
aussi de plus en plus souvent de les
amener à réfléchir aux impacts de leurs
choix d’orientation sur les ressources
de la planète.
De fait, individuellement, les valeurs sociales
et écologiques peuvent guider ces choix.
Divers statuts existent pour identifier
les entreprises vertueuses en la matière,
comme celui d’« entreprise à mission
d’intérêt social ou environnemental »,
créé en 2019 et impliquant de poursuivre
d’autres objectifs que le seul profit financier.
Plus de 1 000 sociétés possèdent ce statut
en France, parmi lesquelles de grosses
entreprises comme Danone, Aigle
ou Yves Rocher (leur liste complète
est disponible à l’adresse :
www.observatoiredessocietesamission.com).
Le statut de « société coopérative d’intérêt
collectif » (SCIC) garantit également une
certaine utilité sociale, tandis que
les entreprises regroupées au sein
de Mouvement Impact France déclarent
mettre l’impact écologique et social au cœur
de leurs pratiques. Plus généralement,
plusieurs plateformes web informent sur
les formations et les métiers intégrant
les enjeux environnementaux, afin
de permettre à chacun de trouver
une profession en accord avec ses valeurs
(par exemple Shiftyourjob.org et
www.le-bon-sens.ch/slowtacarriere).

N° 162 - Février 2024

42 DOSSIER PSYCHOLOGIE
POUR QUEL(S) MÉTIER(S) SUIS-JE FAIT ?

« du life design », développée depuis les années 2010.
Cette méthode se fonde sur une série de trois à
quatre entretiens avec un conseiller spécialement
formé, qui amènent la personne à creuser ce qui
compte le plus pour elle, ainsi que les pistes d’orien-
tation potentiellement intéressantes.
LE « LIFE DESIGN », UNE MÉTHODE
RIGOUREUSE POUR MIEUX S’ORIENTER
Comment fonctionne le life design ? La pre-
mière étape consiste à mettre en place une
alliance de travail, où l’on s’accorde sur les objec-
tifs et les moyens d’y parvenir, tout en établissant
une relation de confiance. Ensuite, l’adolescent
raconte ses activités actuelles (école, loisirs, acti-
vités familiales), les expériences qui l’ont mar-
qué, parle des personnes qui ont – ou ont eu –
une place particulière dans sa vie. Avec un but,
celui d’enrichir la connaissance de soi, d’identi-
fier les ressources potentielles (les points forts,
mais aussi les savoirs susceptibles d’apporter une
aide), et de mettre en place des actions concrètes
(rencontres, stages, etc.) afin que, peu à peu, un
projet se dessine. La troisième étape mène à la
mise en œuvre de ce projet, puis au bilan final
pour le suivi des actions entreprises.
Prenons l’exemple d’Eva, une jeune fille de
21 ans qui a entamé une formation profession-
nelle dans le domaine de la coiffure, mais
manque encore de convictions sur son orienta-
tion. Les premiers entretiens révèlent qu’elle ne
se projette pas du tout dans cet avenir profes-
sionnel : « Je ne me vois vraiment pas dans ce
métier, rien ne me plaît », confie-t-elle. Elle n’est
pas non plus satisfaite de son environnement
social, car elle peine à faire reconnaître ses inté-
rêts et ses attentes par ses proches. Mais pro-
gressivement, elle parvient à clarifier ce qu’elle
recherche dans la vie et à identifier certains
membres de sa famille comme étant des obs-
tacles à la réalisation de ses aspirations pro-
fondes, alors que d’autres lui apparaissent au
contraire comme des soutiens. Elle finit par
envisager des études de danse à Londres, ce qui
la conduit à planifier un week-end dans cette
ville pour explorer plus concrètement cette
piste : elle va notamment pouvoir se renseigner
sur les prix des appartements et visiter plusieurs
écoles.
Plusieurs travaux ont validé l’efficacité du life
design. C’est le cas d’une recherche menée par le
professeur de psychologie Paulo Cardoso, de

DES APPROCHES QUI FONCTIONNENT

AUSSI POUR CHANGER DE VOIE
S elon une enquête publiée en 2023
par Jean-Marie Dubois et ses collègues
du Centre d’études et de recherches
sur les qualifications (Céreq), 18 %
des salariés de plus 50 ans envisagent
un changement de poste à moyen terme,
car ils sont insatisfaits de leur travail
et entrevoient peu de perspectives
d’évolution dans leur emploi actuel. Mais,
en pratique, nombre d’entre eux restent
bloqués dans ce poste qui les frustre. Et
bien d’autres, quand ils sont mis au pied
du mur, par exemple par un licenciement,
peinent à repartir de l’avant. Dans une
vaste étude internationale, menée auprès
de plus de 30 000 participants âgés
de 13 à 62 ans et également publiée
en 2023, Nimrod Levin, de l’université
de Lausanne, et ses collègues ont montré
que certaines racines de l’indécision
sont communes quel que soit l’âge.
Elles sont liées en particulier à une
connaissance de soi trop parcellaire et à
un manque d’informations sur les métiers.
Des méthodes d’accompagnement comme
le life design, qui agissent sur ces deux
tableaux par des séries d’entretiens avec
un psychologue spécialement formé, aident
à se réorienter. C’est ce qu’illustre l’exemple
de Gaspard, lecteur correcteur dans
le domaine de la presse. Il a commencé
à se construire une identité en lien avec
ce domaine très tôt : « Avant l’année où j’ai
obtenu le bac, j’ai travaillé dans la presse
comme rotativiste pendant un mois et demi,
confie-t-il. Ça a été une expérience
absolument fascinante […]. La chose que j’ai
retenue, c’est la convivialité du travail
en équipe et l’odeur de l’encre. » Cette
première expérience l’a guidé dans le choix
d’un métier qui est peu à peu devenu une
part importante de lui-même. Problème : il
vient d’être licencié, et c’est donc toute
un pan de son identité qui s’écroule. Lors
des entretiens de life design, il confie alors
aimer la photographie et le dessin, et avoir
déjà présenté son travail lors d’expositions.
Il organise en outre des ateliers autour
d’activités créatives. Progressivement,
il se dit : « Je vois quelque chose par là. »
Il évoque ensuite plusieurs amis susceptibles
de l’aider : une sculptrice, une conteuse,
un ingénieur du son… Il parle de son projet
autour de lui et s’imagine de plus en plus
s’investir dans une nouvelle carrière.
Finalement, il passe aux actes : il effectue
des démarches pour s’installer comme
artiste, réalise un film qu’il envisage
d’envoyer dans des festivals, structure
ses ateliers de création pour
les transformer en activité
professionnelle…

N° 162 - Février 2024

 43

Encourager son
l’université d’Évora, au Portugal, et ses collègues,
qui ont conduit une série d’entretiens auprès de
236 jeunes de 13 à 19 ans. Résultat : après cette
intervention, les participants se sentaient plus sûrs
de leur choix d’orientation et avaient un meilleur
sentiment d’auto-efficacité. Concrètement, ils se
enfant, le conseiller
sentaient davantage capables de réussir dans la
carrière qu’ils projetaient d’exercer. et l’accompagner
QUELS CRITÈRES POUR
UNE INTERVENTION EFFICACE ?
sans se montrer
Notons que le life design n’est pas réservé aux
adolescents : il est aussi utile pour les adultes qui
envisagent de se reconvertir (voir l’encadré page
trop directif ni
ci-contre). En outre, d’autres méthodes existent
pour aider à s’orienter. Une métaanalyse publiée
en 2017 par Susan Whiston a montré qu’elles ont
contrôlant : l’attitude
d’autant plus d’influence sur les projets profes-
sionnels qu’elles respectent quelques critères soutenante réduit
les tergiversations
essentiels. D’abord, elles doivent comporter des
exercices écrits, où le candidat répond par
exemple à des questions sur ses objectifs ou sur
ses goûts et intérêts. Ensuite, inclure des temps
de dialogue – avec le conseiller, mais aussi avec
la famille et les amis. Troisièmement, apporter
du jeune sur son
des informations sur le monde du travail, en lien
avec le projet. Quatrièmement, aider à échanger
avec des professionnels du métier ciblé ou,
orientation.
lorsqu’on prévoit de se réorienter, avec d’autres
personnes qui se sont reconverties : ces derniers
témoignages permettent d’anticiper les obstacles
et de développer des stratégies pour les surmon- Bibliographie Qu’est-ce que vous admiriez chez eux et pour-
ter. Enfin, identifier les points forts de la per- quoi ? » Les réponses aident à clarifier les qualités
sonne et les facteurs susceptibles de faciliter la que l’on valorise et que l’on cherche peut-être à
réalisation de son projet : un ami qui travaille N. Levin et al., Patterns atteindre. Autre exemple de question : « Quels
dans le secteur visé, du temps libre pour explorer of career decision- sont vos trois magazines ou émissions préférés ?
ses intérêts via diverses activités associatives… making difficulties Qu’aimez-vous particulièrement dans ces maga-
in 16 countries,
Même si votre enfant ne rencontre pas de psy- zines ou émissions ? Quelles activités y sont pra-
Journal of Counseling
chologue de l’orientation, gardez donc toujours Psychology, 2023. tiquées ? » L’idée étant de cerner les environne-
ces différents critères à l’esprit ! Discutez de ses ments professionnels susceptibles de correspondre
T. Coutrot et C. Perez, à votre enfant : s’il est par exemple féru d’émis-
projets avec lui, encouragez-le à coucher ses
Redonner du sens au
objectifs sur le papier, aidez-le à rencontrer des sions culinaires, c’est une piste d’orientation
travail, Seuil, 2022.
professionnels (par exemple en l’accompagnant intéressante.
à des forums ou en lui présentant vos amis qui K. Brioux, Les Difficultés Bien sûr, il s’agit ensuite de resituer tout cela
décisionnelles
exercent un métier susceptible de l’intéresser), dans un cadre plus global – le fait qu’il ou elle
du collège à l’université :
réfléchissez à la manière dont vous pouvez mobi- Rôle des attitudes aime ce type d’émission ne signifie pas automa-
liser votre réseau amical et professionnel… parentales, de l’identité tiquement qu’il (ou elle) soit destiné à devenir
Un excellent exemple d’« exercice écrit » que vocationnelle cuisinier(e) ! De façon générale, les nouvelles
vous pouvez aussi lui proposer est de remplir le et de l’estime de soi, interventions en orientation s’interrogent sur
livret développé par le psychologue américain thèse de doctorat, 2021. l’équilibre de vie le plus propice au bonheur, et
Mark Savickas. Intitulé Mon histoire de carrière, J. Guichard et al., pas seulement sur la satisfaction au travail. Les
il est téléchargeable librement sur le site Concevoir et orienter projections dans divers scénarios et la découverte
Vocopher.com et utilisable seul ou avec un sa vie. Les dialogues de concrète des métiers aident alors à s’imaginer de
conseiller. Il comporte des questions comme conseil en life design, façon réaliste ce que serait son existence. Et à
« Citez trois personnes, hormis vos parents, que Qui plus est, 2017. trouver, au-delà du fantasme, ce qui nous
vous admiriez quand vous aviez 6, 7 ou 8 ans ? convient réellement. £

N° 162 - Février 2024

44 DOSSIER COMMENT TROUVER SA VOIE

Test : identifiez votre profil pro

Les questionnaires sont des outils précieux pour clarifier
ses centres d’intérêt et les métiers qui leur correspondent. Celui
que nous vous proposons ici se fonde sur le modèle de
« personnalité professionnelle » le mieux validé scientifiquement
et le plus employé par les spécialistes de l’orientation.

Le questionnaire ci-dessous se fonde sur le modèle Riasec,
élaboré par le psychologue américain John Holland. C’est
le plus utilisé du monde dans le domaine de l’orientation
et du conseil, aussi bien chez les jeunes que chez les
adultes en reconversion. De multiples travaux ont montré
que les personnes ayant utilisé ce type de questionnaire
dans leur choix de métier sont ensuite plus satisfaites
de leur orientation et plus épanouies dans leur travail.
Le modèle Riasec décrit six grands « types psychologiques »,
qui correspondent à différentes catégories de métiers :
Réaliste, Investigateur, Artistique, Social, Entreprenant
et Conventionnel.
Pour chacun de ces types psychologiques, on
cherche à obtenir un score indiquant à quel point il
nous correspond. Concrètement, il s’agit d’indiquer
ce qu’on préfère parmi une liste de métiers ou
d’activités, ou de préciser à quel point certaines
qualités personnelles s’appliquent à nous. Dans la
liste ci-dessous, notez 2 si l’activité ou la profession
indiquée vous intéresse fortement, 1 si vous
éprouvez un intérêt modéré et 0 si elle vous
indiffère totalement. Pour les qualités personnelles,
indiquez 2 si vous pensez posséder cette qualité,
1 si vous estimez l’avoir un peu, 0 sinon.

Réaliste (R) : intérêt pour le travail manuel, la résolution N° Items 0 1 2

de problèmes concrets, les activités sportives ou d’extérieur, 1 Construire
le contact avec les animaux… Domaines de la mécanique,
de l’électrotechnique, du bâtiment, des transports, des espaces 2 Expérimenter
Des activités

verts, de la nature, du sport professionnel…

3 Décorer
Investigateur (I) : préférence pour la résolution de problèmes 4 Enseigner
abstraits, la recherche, l’analyse de données, la compréhension
de phénomènes physiques ou humains… Domaines de la 5 Vendre
recherche en sciences ou en sciences humaines, de l’ingénierie, 6 Calculer
de la conception…
7 Mécanicien(ne)
Artistique (A) : correspond à des préférences pour ce qui relève 8 Chercheur/se
Des professions

de la créativité, de l’expression de soi, de l’imagination. Domaines

des arts, de la décoration, de la mode… 9 Photographe
10 Formateur/trice
Social (S) : altruiste, apprécie le contact avec les autres pour
les aider, les conseiller, les soigner… Domaines de l’éducation, 11 Directeur
du soin, de l’enseignement, de la formation, de l’animation, 12 Comptable
de l’accompagnement, de la communication…
13 Manuel(le)
Entreprenant (E) : aime organiser, influencer, diriger, persuader, 14 Logique
vendre, négocier, mener des projets, développer des affaires…
Des qualités

Domaines de la vente, de la finance, du management, de la 15 Créatif/ve

politique…
16 Chaleureux/se
Conventionnel (C) : préférence pour des activités bien organisées, 17 Convaincant(e)
cadrées, précises… Domaines de la gestion, du secrétariat, de la
18 Organisé(e)
comptabilité, de la loi et de la justice…

N° 162 - Février 2024

 45

POUR CALCULER VOS SCORES RIASEC

Les listes proposées ici présentent les items toujours dans le même ordre : R, I, A, S,
E et C. Ainsi, le score total R est la somme des scores attribués au premier item de
chaque liste (construire + mécanicien + manuel, soit les items 1, 7 et 13), le score I
au deuxième item de chaque liste, etc.
Voici donc les scores à additionner pour dresser votre profil Riasec :

Réaliste (items 1, 7 et 13) =

Investigateur (items 2, 8 et 14) =
Test élaboré par
Artistique (items 3, 9 et 15) =
Social (items 4, 10 et 16) = Philippe Chartier
Ancien maître
Entreprenant (items 5, 11 et 17) = de conférences en
Conventionnel (items 6, 12 et 18) = psychologie au Cnam/
Inetop et auteur de tests
Vous pouvez maintenant identifier votre type dominant (= votre score le plus élevé) diffusés par le cabinet
et votre profil (composé des 3 scores les plus élevés). de conseil en orientation
Eudonia (espaces-
orientation.fr).
Bruno Cuvillier
Interprétation Maître de conférences
Reprenez les définitions des types Riasec présentés page ci-contre : vous reconnaissez- émérite en psychologie
vous dans le type dominant que vous avez obtenu ? Dans les différentes lignes de votre du travail à l’université
profil ? Quels liens pouvez-vous faire avec votre parcours scolaire ? Vos expériences ? Lyon 2 et auteur de tests
Vos projets ? diffusés par le cabinet
de conseil en orientation
En théorie, les résultats font l’objet d’échanges avec un professionnel de l’orientation, Eudonia (espaces-
mais vous pouvez vous en servir comme base de réflexion. L’objectif n’est pas d’aboutir à orientation.fr).
une simple liste de métiers, mais d’ouvrir sur des activités possibles. Certaines personnes
Josiane Galice
ont par exemple un score A (artistique) élevé mais ne souhaitent pas rechercher
Psychologue et autrice
un métier intégrant cette dimension, en raison d’un contexte professionnel jugé trop
de tests diffusés par
précaire. Elles choisissent alors de satisfaire cet intérêt dans leurs activités de loisirs.
le cabinet de conseil en
orientation Eudonia
Pour aller plus loin (espaces-orientation.fr).
Dans notre exemple, simplifié, il y a peu d’items, donc il est possible que vous obteniez
des ex aequo. Les professionnels utilisent des outils bien plus complets, comme
les questionnaires IRMR3 et Hexa3D, qui reposent tous deux sur le modèle Riasec :
le premier propose une liste de 108 métiers, le second une liste de 168 items Bibliographie
(42 activités, 42 qualités personnelles et 84 métiers). La passation est informatisée
et le logiciel renvoie automatiquement les 6 scores. P. Chartier,
Si vous souhaitez passer ces tests, vous pouvez donc contacter un professionnel La Psychologie de
du conseil en orientation. Il vous proposera ensuite un entretien afin de vous expliquer l’orientation, In Press,
les résultats, d’en discuter et de les articuler avec d’autres informations pertinentes 2022.
pour enrichir la réflexion sur soi : formation, expériences professionnelles, projets, P. Chartier, L’Évaluation
contraintes personnelles… en psychologie. Tests et
questionnaires, In Press,
Pour les professionnels 2018.
Dans leur cursus universitaire, les psychologues apprennent à utiliser ces tests. Pour les P. Chartier et al. (éd.),
autres professionnels (conseiller d’orientation, professionnel des ressources humaines, L’Orientation scolaire
consultant…), les éditeurs de tests proposent souvent des formations habilitantes et professionnelle.
sur deux ou trois jours. Rappelons que toutes sortes de tests circulent et qu’avant Pratiques d’évaluation,
d’en employer un, il est nécessaire de s’assurer de sa fiabilité – le manuel associé Mardaga, 2018.
doit ainsi préciser les études scientifiques qui l’ont validé.

N° 162 - Février 2024

46

INTERVIEW

EMMANUELLE
VIGNOLI
PROFESSEUSE AU CNAM ET CORESPONSABLE DE L’ÉQUIPE
PSYCHOLOGIE DE L’ORIENTATION, AU CENTRE DE RECHERCHE
SUR LE TRAVAIL ET LE DÉVELOPPEMENT (CRTD).

L’ANGOISSE DE
L’ORIENTATION
PEUT ÊTRE
UNE ALLIÉE
Quelles sont les émotions
auxquelles on est confronté
quand on doit faire des choix
pour ses études ou son avenir
professionnel ?
En général, un mélange complexe
d’émotions positives et négatives, in­
cluant une dose plus ou moins forte
d’anxiété. C’est d’ailleurs l’émotion
la plus étudiée, de façon logique :
l’anxiété est une angoisse liée à une
anticipation de l’avenir, et l’orienta­
tion est par essence une projection
dans l’avenir.

N° 162 - Février 2024

 47

Avec mon collègue Pascal Mallet,

nous avons par exemple mené une
enquête auprès de plus de 300 ado­
lescents âgés de 15 ans en moyenne.
Les résultats ont révélé trois formes
d’anxiété liée à l’orientation : la peur
d’échouer, celle de décevoir ses pa­
rents et celle de s’éloigner de ses
proches dans le cadre de son par­
cours scolaire et professionnel. Nous
avons par ailleurs observé des diffé­
rences entre les sexes, les filles étant
notablement plus angoissées que les
garçons. Sans doute parce qu’elles
sont confrontées à une situation du
travail moins favorable, avec des
emplois plus précaires et moins ré­
munérés, ce qui les stresse à l’avance.
Autre facteur qui joue un rôle, la
classe sociale : les adolescents de
milieux défavorisés ont plus peur
d’échouer, là encore probablement
car ils ont une image plus dure de la
vie professionnelle.
L’anxiété monte-t-elle tout
particulièrement à certains
© Motortion Films/Shutterstock
Une anxiété modérée pousse à
s’informer sur les choix d’orientation
possibles. Trop intense, elle déclenche
une hypervigilance qui conduit
à se focaliser sur certaines données,
au détriment d’une exploration
plus large.
lycée, lors du choix des études supé­ sur son identité professionnelle) et
rieures en terminale, avant un pre­ la prise de décision.
mier emploi… Pour Parcoursup, nous Du côté de l’exploration vocation­
avons mené une grande enquête nelle, il semblerait que l’anxiété sti­
auprès des lycéens pour analyser la mule de façon générale la recherche
façon dont ils le vivent, sur demande d’informations, mais avec des effets
du ministère de l’Éducation natio­ variables selon son intensité : une
nale. Les résultats devraient être anxiété modérée favorise une re­
communiqués en 2024. cherche efficace, alors qu’une anxiété
plus forte déclenche une hyper­
Cette anxiété pénalise-t-elle vigilance et réduit le champ atten­
le processus d’orientation ? tionnel. La recherche d’informations

moments ? On pense par
exemple à Parcoursup…
Les recherches montrent que l’anxié­
té liée à l’orientation augmente pro­
gressivement au cours de l’adoles­
cence, à la perspective des échéances
et des choix importants : avant le
Quand elle est trop forte, oui, mais
son influence est en réalité assez
contrastée. Les chercheurs l’ont étu­
diée dans deux domaines : l’explora­
tion vocationnelle (la recherche
d’informations sur les formations et
les métiers, couplée à une réflexion
devient alors compulsive, centrée
sur les sujets qui inquiètent, là où
une exploration plus large serait
mieux à même d’éclairer les choix :
un adolescent préoccupé par la
précarité risque par exemple de se
focaliser exclusivement sur l’iden­

N° 162 - Février 2024

48 DOSSIER COMMENT TROUVER SA VOIE
L’ANGOISSE DE L’ORIENTATION PEUT ÊTRE UNE ALLIÉE

tification des métiers offrant les

meilleurs salaires, sans s’intéresser
assez à d’autres paramètres perti­
nents, comme ses intérêts ou l’équi­
libre entre sa vie privée et sa vie
professionnelle…
L’anxiété provoque en outre souvent
des conduites d’évitement, de fuite
ou de procrastination, ce qui com­
plique la prise de décision. Dans une
enquête auprès de 242 lycéens pu­
bliée en 2015, j’ai par exemple mon­
tré que plus ils étaient anxieux (que
ce soit par tempérament ou dans le
cadre d’une anxiété spécifiquement
liée aux choix d’études ou de mé­
tiers), plus ils étaient indécis en ma­
tière d’orientation. Dans les cas ex­
trêmes, ils sont totalement incapables
de se décider, aboutissant à une véri­
table paralysie, un blocage complet.

Le bilan de l’anxiété ne
semble pas très positif…
Malgré ces risques liés à une anxiété
trop élevée, le consensus actuel est
que, intelligemment gérée et conte­
nue dans des limites raisonnables,
elle peut être un atout. Certes, elle
ralentit et complique la décision,
mais elle l’éclaire aussi. Elle signale
en effet ce qui est important pour soi,
les besoins que l’on s’est forgés. Les
émotions positives jouent d’ailleurs
également ce rôle : l’enthousiasme à
l’idée d’être accepté dans une école
ou un emploi, ou au contraire la
crainte de ne pas être pris, sont de
précieux indices – parfois, le fait
d’être refusé procure plutôt un cer­
tain soulagement ! Toutes les émo­
tions, de façon générale, ont une
fonction adaptative. Elles nous
offrent en quelque sorte un bilan per­
sonnalisé de ce qui peut nous conve­
nir ou non, en fonction de notre per­
sonnalité et de notre histoire.
L’anxiété nous incite en outre à anti­
ciper un certain nombre de risques
marché professionnel cherchent plus
activement à limiter les risques de
chômage. Grâce à une série de ques­
tionnaires administrés plusieurs fois
sur une période d’un mois et demi,
ils ont mesuré les émotions éprou­
vées par 116 jeunes en fin d’études et
évalué leurs comportements de pros­
pection (participation à des salons de
l’emploi, travail du CV…). Résultat :
plus les participants avaient ressenti
d’émotions négatives (en général
proches de l’anxiété, comme la
crainte, la peur ou l’effroi), plus ils
s’étaient montrés actifs dans leur re­
cherche d’emploi !
Dans ces travaux, les émotions posi­
tives (enthousiasme, fierté, inté­
rêt…) ont aussi stimulé la prospec­
tion. Les deux se complètent bien,
en fait : les émotions positives contri­
buent à ouvrir l’étendue des pos­
sibles, élargissant le champ atten­
tionnel et favorisant les nouveaux
projets, tandis que l’anxiété (si elle
l’hypothèse que l’intelligence émo­
tionnelle pourrait nous aider à faire
de meilleurs choix d’orientation. Sur
ce point, on manque encore d’études,
car le domaine des émotions de
l’orientation est encore émergent,
mais en tout cas il offre de multiples
pistes passionnantes à explorer.
Comment contenir l’anxiété
dans les limites où elle reste
productive ?
La clé est d’échanger avec des per­
sonnes de confiance. Une étude que
nous avons publiée en 2005, portant
sur 283 lycéens, illustre toute l’impor­
tance du soutien social en la matière.
Les résultats ont montré que plus ils
avaient un style d’attachement dit
« sécure » avec leurs parents (carac­
térisé par une certaine confiance et
le sentiment que l’autre est à l’écoute
de ses besoins), plus ils étaient actifs
dans l’exploration de leur vocation
– ils se renseignaient davantage,
© Andreassolbakken/Shutterstock

et à nous y préparer (tant qu’elle
n’est pas paralysante, bien sûr).
En 2022, les chercheurs en psycho­
logie Eunjin Kim et Bora Lee, de
l’université de Corée, ont ainsi
constaté que les personnes anxieuses
à l’approche de leur entrée sur le
n’est pas trop élevée) permet de
faire face à un certain nombre de
risques. La clé est donc d’apprendre
à identifier ses émotions, et à dé­
chiffrer le message qu’elles nous
adressent. C’est ce qu’on appelle
l’« intelligence émotionnelle ». D’où
lisaient des brochures, visitaient
des centres d’orientation profession­
nelle… Ce type d’attachement pro­
cure une base de sécurité qui aide à
gérer l’anxiété face à l’inconnu et à se
lancer dans une exploration active.
Il facilite aussi probablement l’enga­

N° 162 - Février 2024


Les filles sont plus angoissées
par leur orientation que les
garçons. Sans doute parce
qu’elles sont confrontées à des
perspectives de travail moins
favorables, à des emplois plus
précaires et moins rémunérés,
ce qui les stresse à l’avance.
gement dans un choix, puisque l’ado­
lescent sait qu’en cas de problème il
aura quelqu’un pour le soutenir.
Bien sûr, un attachement sécure ne
se bâtit pas en un jour : il s’ancre
dans le comportement des parents
tout au long de l’enfance et de la
petite enfance. Mais nos travaux ont
aussi mis en évidence l’influence de
ce qu’on appelle le « style parental » :
40 %
un style « négligent » (où les parents
se montrent peu affectueux et ne
donnent aucun cadre à l’enfant) rend
les adolescents bien moins actifs dans
leur réflexion d’orientation. Proba­
blement parce qu’ils ont le sentiment
que personne ne s’intéresse à eux et
que ce qu’ils peuvent faire importe
peu. S’il faut bien sûr respecter l’auto­
nomie de l’enfant et veiller à ne pas
lui transmettre son propre stress, il
est donc essentiel que les parents
s’impliquent dans son orientation.
J’imagine que les parents ne
sont pas les seules personnes
susceptibles d’épauler les
adolescents…
Non, bien sûr. Les recherches se sont
surtout focalisées sur eux et sur les
amis du jeune – qui comptent égale­
ment beaucoup –, mais les ensei­
N° 162 - Février 2024
49
gnants peuvent probablement aussi
contribuer à amortir l’anxiété. Nous
menons actuellement des travaux
pour analyser ce point plus avant. Et
nous aurions tout à gagner à déve­
lopper la formation des enseignants
en la matière, afin qu’ils soient mieux
outillés pour aider les élèves à gérer
leur anxiété et à renforcer leurs émo­
tions positives. On pourrait aussi ima­
giner des ateliers où ils parleraient
d’orientation avec les élèves dans de
petits groupes, car de telles discus­
sions sont très difficiles à mener au
sein de classes nombreuses.
Notez également que la qualité des
relations ne compte pas seulement
pour prendre des décisions : elle aide
aussi à digérer les difficultés et les
échecs que l’on peut rencontrer au fil
de son parcours. C’est ce que nous
avons montré avec mes collègues
lors d’une enquête auprès d’environ
360 adolescents en fin de collège, qui
recevaient un retour favorable ou
défavorable du conseil de classe sur
leur choix de filière (générale, tech­
nologique, apprentissage). Disposer
d’une personne intime avec qui l’on
peut échanger en profondeur sur cet
événement (le plus souvent un pa­
rent ou un ami) amenait de nom­
breux bénéfices psychologiques, en
particulier lorsque la réponse du
conseil de classe avait été décevante.
Ces bénéfices étaient aussi bien so­
cioaffectifs (se sentir rassuré, récon­
forté) que cognitifs : mettre des mots
sur l’expérience contribue à organi­
des élèves en début ser l’information en mémoire, à lui
de terminale ne savent
donner du sens, et à progressive­
pas vraiment ce qu’ils
veulent faire dans la vie. ment prendre du recul. Une autre
conclusion de l’étude est qu’à 15 ans
les échanges avec le meilleur ami
comptent à peu près autant que ceux
qu’il a avec les parents.
Et quand l’adolescent est tota-
lement bloqué et ne parvient
pas à se décider ?
Un tel blocage est souvent lié au fait
que les adolescents ne savent pas
vraiment ce qu’ils veulent. Ils doivent
faire un choix dans un temps imparti,
sans être certains que c’est le bon. Le
maître mot est alors : dédramatiser.
50
L’ANGOISSE DE L’ORIENTATION PEUT ÊTRE UNE ALLIÉE
D’abord, il n’y a rien d’anormal ni
d’inhabituel à ne pas vraiment savoir
ce qu’on veut faire à cet âge : c’est
le cas de 40 % des élèves en début
de terminale, selon une enquête que
vient de mener Simon Pineau, dans
le cadre de sa thèse à l’université de
Bordeaux. Ensuite, expliquer à l’ado­
lescent qu’il y a toujours des possibi­
lités de se réorienter, que cela fait
partie de l’apprentissage, permet de
désacraliser les choix, de les rendre
moins définitifs dans son esprit. Enfin,
toutes les données concrètes qu’on
peut lui transmettre l’aideront à se
décider et à repartir de l’avant : infor­
mations sur les métiers, outils pour
clarifier ses intérêts et compétences
(voir « Pour quels métiers suis-je fait ? »,
page 36, et « Test : identifiez votre profil
pro », page 44)… Pour vous assister
dans cette démarche, n’hésitez pas à
consulter un psychologue de l’Éduca­
tion nationale. Il saura en outre iden­
tifier si l’anxiété qui paralyse votre
enfant est vraiment liée à l’orientation
ou relève d’un problème plus général,
et donc d’une psychothérapie plus
approfondie.
Revenons aux émotions
positives : gagne-t-on à
en cultiver certaines plus
particulièrement ?
Andreas Hirschi, professeur à l’uni­
versité de Berne, et ses collègues ont
par exemple montré toute l’influence
d’un sentiment : l’espoir. Leur étude,
publiée en 2015 et portant sur plus
de 700 adolescents, a révélé que plus
ces jeunes ont de l’espoir dans la vie
(ce qu’on mesurait par divers ques­
tionnaires, demandant par exemple
d’indiquer le degré d’accord avec des
affirmations comme : « J’arrive à ima­
giner de nombreuses façons d’obte­
nir les choses les plus importantes
pour moi »), plus ils sont proactifs
dans leur réflexion d’orientation et
explorent les moyens possibles d’ar­
river à leurs fins.
Veillons donc à entretenir ce senti­
ment chez nos jeunes, et de façon
générale chez tous ceux qui réflé­
chissent à leur orientation ! Il arrive
souvent que certains aient des envies
DOSSIER COMMENT TROUVER SA VOIE
Plus les adolescents ont
un style d’attachement
« sécure » avec leurs parents
(caractérisé par une certaine
confiance et le sentiment que
l’autre est à l’écoute de ses
besoins), plus ils se montrent
actifs dans l’exploration
de leur vocation.
Bibliographie
E. Kim et B. Lee, The
role of emotion in
job search behavior
among college students,
Journal of Career
Development, 2022.
E. Vignoli, Career
indecision and career
exploration among
older French adolescents,
Journal of Vocational
Behavior, 2015.
A. Hirschi et al., Hope
as a resource for career
exploration : Examining
incremental and
cross-lagged effects,
Journal of Vocational
Behavior, 2015.
E. Vignoli et P. Mallet,
Les peurs des
adolescents concernant
leur avenir scolaire et
professionnel,
Les cahiers
internationaux de
psychologie sociale, 2012.
N° 162 - Février 2024
qui nous semblent irréalisables, et
la tentation est alors forte de leur
conseiller de trouver un métier qui
correspond mieux à leurs compé­
tences ou à l’état du marché de l’em­
ploi. Mais le risque est de briser cette
envie d’explorer et de s’interroger
– ce dont témoignent des élèves, qui
nous confient que certains ensei­
gnants cassent parfois leur rêve. Tout
l’enjeu est alors de trouver cet équi­
libre entre la réalité et les envies.
Bien sûr, tout le monde ne deviendra
pas astronaute, mais peut­être y a­t­il
d’autres métiers qui permettent de
se rapprocher de l’industrie spatiale
pour ceux que cet environnement
fascine ? Ou si l’élève s’imagine poly­
technicien en ayant des résultats sco­
laires médiocres, il est possible de le
guider vers des filières moins sélec­
tives qui ouvrent aussi au métier
d’ingénieur… Sachons garder une
certaine humilité et tenter de ne pas
fermer trop de portes : personne ne
sait à l’avance ce que les élèves se­
ront capables d’accomplir. £
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52 DOSSIER COMMENT TROUVER SA VOIE

RECONVERSION
ET SI ON CHANGEAIT
TOUT ?

N° 162 - Février 2024

 53

Vous vous sentez insatisfait ou

peu épanoui dans votre travail ?
Les reconversions sont aujourd’hui
plus fréquentes que par le passé,
mais les déconvenues aussi.
D’où l’intérêt de se préparer et d’y
réfléchir suffisamment à l’avance.
Par Isabelle Olry-Louis, professeuse en psychologie
de l’orientation à l’université Paris-Nanterre et chercheuse
au Laboratoire parisien de psychologie sociale.

EN BREF
£ Désintérêt pour son
travail, besoin de sens,
décalage avec la
formation initiale, usure
professionnelle…
Les enquêtes révèlent
des motivations variées
chez ceux qui se
A u mois de mai 2022, à l’occasion de
leurs remises de diplôme, huit étudiants ont invité leurs
condisciples à « bifurquer » afin de « déserter les métiers
destructeurs » et opter pour des voies plus compatibles avec
le contexte écologique actuel – citant les exemples de « paysan-
boulanger », de membre d’un « atelier de vélo participatif », ou
réorientent. plus simplement de modèles d’agriculture vivrière plus respec-
tueux de l’environnement que ceux qu’on leur enseignait.
£ Les reconversions L’idée de se réorienter à 20 ans aurait fait bondir nos
posent toutefois
de nombreux défis, grands-parents. Même du temps de la génération précédente,
entraînant notamment on ne changeait en moyenne que 1,5 fois d’emploi dans sa
une certaine remise vie : aujourd’hui les actifs le font 4,5 fois, soit trois fois plus
en cause sociale souvent. Se réorienter est devenu monnaie courante. Mais
et identitaire. pourquoi prenons-nous une telle décision ? Et comment réus-
£ Faire un bilan sur sir sa reconversion ?
soi et apprendre à se Sophie Denave, de l’université Lyon 2, s’est penchée sur le
© fran_kie/Shutterstock

projeter dans un futur
réaliste permet alors
de creuser sa réflexion,
tout en maximisant les
chances de succès si
l’on décide de se lancer.
sujet. Elle a interrogé une quarantaine de personnes ayant
changé radicalement de travail et de domaine d’activité après
avoir longuement occupé le même poste. Son constat : il se
produit souvent un élément déclencheur qui amorce le chan-
gement de trajectoire. Cela peut être une occasion profession-
nelle favorable, une rencontre marquante, une séparation, un

N° 162 - Février 2024

54 DOSSIER COMMENT TROUVER SA VOIE
RECONVERSION : ET SI ON CHANGEAIT TOUT ?

deuil, une maladie, un accident, une naissance,
voire un événement imprévisible et majeur
comme la crise du Covid-19. Pour décrire les
moments de rupture induits par ces fameux
déclencheurs, les sociologues américains Everett
Hughes et Andrew Abbott parlent de « tournants
de l’existence ».
L’ÉLÉMENT DÉCLENCHEUR N’EST PAS
FORCÉMENT LA CAUSE PROFONDE
Mais si ces éléments viennent précipiter la
décision de se tourner vers d’autres carrières, ils
n’en sont pas la cause formelle. Les travaux de
Sophie Denave ont montré que les individus qui
ont fait ce choix n’étaient plus satisfaits de leur
métier depuis un certain temps. Une partie
d’entre eux ne se sentaient pas à leur place, par
exemple parce qu’on leur avait imposé une orien-
tation scolaire qui ne correspondait pas à leurs
centres d’intérêt ou en raison d’un décalage entre
leur emploi et leur formation – ils s’estimaient
surqualifiés ou au contraire peu compétents. Ces
personnes ressentaient une certaine souffrance
depuis leur prise de fonction, tandis que d’autres
étaient plutôt victimes d’une forme d’usure pro-
fessionnelle. En cause : des conditions de travail
qui s’étaient dégradées ou la concurrence avec de
nouveaux rôles familiaux – typiquement la nais-
sance d’un enfant, qui est l’occasion de réfléchir
à la place accordée à son métier et à d’autres
facettes de la vie qui lui donnent sens.
Une réorientation s’ancre donc souvent dans
une insatisfaction préalable et s’accomplit dans
la durée. Des événements malencontreux (pan-
démie, maladie, accident…) peuvent aussi être
le point de départ de la réflexion sur l’orienta-
tion. Psychologue à l’université libre d’Amster-
dam, Jos Akkermans parle de « chocs de car-
rière » pour les décrire.
Parfois, enfin, le changement intervient au
terme d’une évolution graduelle. C’est souvent le
cas quand on décide de se mettre à son compte
en tant qu’autoentrepreneur. On a accumulé des
compétences au fil d’années de salariat, et l’on
sent poindre l’envie de développer sa propre
entreprise dans sa branche d’activité. Le désir
d’autonomie va également jouer un rôle impor-
tant, comme l’a révélé une enquête menée

DES CARRIÈRES « PROTÉENNES »,

SANS FRONTIÈRES…

P lusieurs facteurs expliquent la

recrudescence des réorientations.
En premier lieu, l’évolution des conditions
de travail, qui s’est accélérée ces trente
dernières années. Face à une concurrence
internationale toujours plus âpre,
la nécessité d’augmenter la productivité
a engendré de nouvelles organisations
du travail et des formes d’emploi plus
précaires. Les contrats courts, voire très
courts, et les temps partiels se sont
multipliés, entraînant une mobilité accrue.
En parallèle, dans certains secteurs
professionnels tels que la finance,
l’informatique ou la comptabilité, une part
croissante d’activités et de métiers semblent
s’être vidés progressivement de leur sens,
suscitant ennui et sentiment d’inutilité.
Ce sont les fameux bullshit jobs, décrits
par l’anthropologue américain David
Graeber, qui représenteraient un tiers
des emplois américains et environ 5 à 20 %
des emplois français.
Dans cette situation, les individus acceptent
de moins en moins de laisser leur entreprise
façonner leur parcours professionnel.
C’est particulièrement vrai des plus jeunes,
notamment ceux de la génération Z, nés entre
les années 1997 et 2010. Possibilités
d’apprentissage, équilibre entre vie privée et
vie professionnelle, valeurs environnementales
et sociales : voilà ce qui les attire bien souvent,
plus qu’un salaire avantageux. Ils se sentent
par ailleurs moins engagés vis-à-vis de leur
entreprise que leurs aînés.
À ces facteurs structurels s’ajoutent des
éléments conjoncturels, telle la crise du
Covid-19 qui a entraîné en 2021 une « grande
démission » aux États-Unis : quelque 38 millions
de postes abandonnés, soit près d’un quart
des emplois américains ! Ayant goûté
à de nouvelles conditions de vie, de travail,
au temps de la réflexion au cours des périodes
de confinement, ces démissionnaires auraient
souhaité changer d’activité professionnelle,
voire arrêter de travailler – quitte à perdre
en qualité de vie. En France, sans atteindre
la même ampleur, ce phénomène a tout de
même suscité environ 2 millions de démissions
au cours de cette même année, selon
la Direction de l’animation de la recherche,
des études et des statistiques (Dares).
Les spécialistes rivalisent de termes en tous
genres pour désigner les parcours plus hachés
et moins prévisibles qui résultent de ces
évolutions. Dès 1976, Douglas Hall, professeur
à la Boston University School of Management,
évoquait des carrières « protéennes »,
en référence au dieu grec Protée, capable
de changer de forme à volonté. En 1994,
Michael Arthur, professeur à l’université du
Suffolk, parlait quant à lui de carrières « sans
frontières », décrivant une tendance à passer
d’une entreprise ou d’un domaine à un autre.
Plus généralement, l’expression « parcours
de vie » tend à s’imposer parmi les spécialistes
– par opposition au terme de trajectoire,
qui sous-entend un processus plus mécanique
et moins variable.

N° 162 - Février 2024


en 2009 auprès de 1 900 créateurs d’entreprises
par Marco Caliendo et Alexander Kritikos, de
l’Institut pour l’étude du travail, à Bonn, en
Allemagne. Et puis, le pas peut être franchi après
un licenciement…
Dans tous les cas, de nombreux écueils se
dressent sur le chemin du reconverti. Les prendre
en compte est absolument nécessaire pour maxi-
miser ses chances et ne pas grossir les rangs de
tous ceux (nombreux) qui ne sont pas arrivés au
bout de leur démarche. En 2012, les psycholo-
gues suisses Jonas Masdonati et Tania Zittoun
ont publié une étude identifiant les principaux
obstacles rencontrés.
LES PRINCIPAUX OBSTACLES
Tout d’abord, changer de métier entraîne ce
qu’on appelle une « réorganisation identitaire ».
Chacun de nous fonde une bonne part de son
identité sur son activité professionnelle, ce dont
nous n’avons pas toujours conscience aussi long-
temps que nous restons à notre poste habituel. Or
un changement important de secteur et de res-
ponsabilités provoque toujours des remous dans
le sentiment de soi. Pour éviter les surprises,
mieux vaut essayer de se représenter le plus
concrètement possible les évolutions à venir,
notamment en discutant avec des gens qui les ont
vécues ou des salariés du secteur en question, si
possible en situation.
Deuxième bouleversement : la déstabilisation
sociale. En changeant de métier, on passe souvent
d’une position d’employé expérimenté à celle de
nouvelle recrue, en perdant au passage un certain
nombre de prérogatives ou d’habitudes. Là encore,
il faut se mettre au clair et savoir si on est prêt à
vivre cette « rétrogradation », en la comparant aux
bénéfices attendus en matière de sens, d’autono-
mie ou d’épanouissement.
Ajoutons à cela la remise en question que sup-
pose le fait de débuter dans une nouvelle activité.
Il faut acquérir de nouvelles compétences, perdre
le bénéfice de celles que l’on possédait, et se
retrouver souvent avec un agenda surchargé et un
changement presque inévitable de situation finan-
cière, avec le retentissement que cela entraîne sur
la sphère privée. Il n’y a pas de recette miracle
pour éviter ces écueils, mais savoir qu’ils existent
et ont été observés par les chercheurs en psycho-
logie dans une large variété de situations doit
vous amener à les surveiller attentivement.
Les métiers idéalisés représentent un autre
piège. Quelques cas typiques : influenceuse, chan-
teur, voire berger dans les Cévennes pour ceux qui
aspirent à donner du sens à leur vie par un contact
plus étroit avec la nature. Médiatisées, auréolées
55
... ET DES BIFURCATIONS
PARFOIS SUBIES
L
icenciement, accident du travail ou maladie qui rend incapable d’exercer
son emploi (typiquement un mal de dos chronique pour les métiers
manuels), migration qui oblige à trouver un métier sur sa terre d’accueil… bien
souvent, les réorientations ne sont pas choisies mais subies. Contrairement
à la France, la Suisse dispose de chiffres précis en la matière : 16,3 %
des travailleurs y ont effectué une réorientation professionnelle entre 2018
et 2019 et on estime que c’était involontaire pour le quart d’entre eux.
Ces transitions subies posent de nombreux défis à ceux qui les vivent.
En premier lieu, celui de la solitude, comme l’ont montré le psychologue
Jonas Masdonati et ses collègues de l’université de Lausanne en 2022,
au fil d’entretiens avec quatorze personnes qui s’étaient réorientées à la suite
d’une période de chômage ou à un problème de santé. Elles avaient fait
l’expérience de diverses formes de solitude : manque de soutien émotionnel,
isolement volontaire pour lutter contre un sentiment de honte et ne pas être
perçu comme « nécessiteux » (et ainsi protéger son estime de soi), sentiment
que les proches ne comprennent pas ce que l’on vit et que les entreprises ont
une image négative de soi… Une solitude d’autant plus problématique qu’elle
risque, selon les chercheurs, de rendre le changement plus insécurisant, voire
traumatique, et de compromettre les chances de succès. Ils conseillent alors
d’identifier les « personnes ressources », qui sont susceptibles d’apporter leur
soutien, autour de soi. Le cas de William, 41 ans, ancien contrôleur aérien, illustre
à quel point celles-ci peuvent faciliter le changement : « Il faut partager avec
ses amis, il faut en parler, il faut en discuter, c’est très important, déclare-t-il […].
Ensuite le positif revient, on retrouve la motivation d’aller de l’avant. »
Dernier facteur utile pour voir au-delà des difficultés présentes : penser qu’une
issue favorable est toujours possible. Un point illustré par de récents entretiens
réalisés par des étudiants en psychologie de l’orientation avec des salariés ayant
subi un accident du travail : après avoir dû renoncer à leur activité antérieure
sur le mode douloureux du deuil, ils se sont parfois félicités de s’être
par la suite réorientés vers un secteur d’activité plus désirable à leurs
yeux. En renouant au passage avec leurs anciennes aspirations…
d’une certaine gloriole, certaines professions
attirent… mais la réalité correspond rarement au
rêve et les déconvenues sont légion – ce qui fut
souvent observé lors de la crise du Covid. En cas
de réorientation avortée ou décevante, l’impor-
tant est alors de tirer des leçons des difficultés
rencontrées et de savoir réviser ses aspirations.
L’exemple des carrières artistiques est emblé-
matique. Leur attractivité n’a cessé de croître,
malgré l’importance de l’investissement requis et
les conditions précaires associées : travail de nuit
ou de week-end très fréquent, faibles salaires
(en 2020, le revenu global moyen, incluant
d’éventuelles autres activités que celles qui sont
liées à l’art, était d’environ 1 476 euros net par
mois, soit à peine supérieur au Smic)… Une
N° 162 - Février 2024
56 DOSSIER COMMENT TROUVER SA VOIE
RECONVERSION : ET SI ON CHANGEAIT TOUT ?
réalité qui n’empêche pas de nombreux aspirants
de se lancer, mais qui en fait ensuite reculer ou
hésiter plus d’un lorsqu’ils s’y confrontent vérita-
blement. Prenons le cas d’Alban, rencontré dans
le cadre d’une étude publiée en 2019, qui visait à
mieux cerner les trajectoires des prétendants à
une reconversion artistique. Initialement docteur
en sciences, il s’est inscrit dans une école de
musique. « Je partais d’une vision idéale et d’une
envie, confie-t-il, comme simplement d’une envie
que l’on peut avoir d’un métier quand on est petit,
et voilà, le concret [.…], les contraintes que cela
implique, l’exigence que cela suppose […]. Il y a
de grandes chances que je retourne dans… dans
ce que j’ai fait avant. » Pour autant, il assume de
devoir en passer par cette phase d’apprentissage
et reste positif : « Je n’ai pas l’impression d’errer
[…], c’est seulement que le meilleur moyen de
savoir vraiment ce que l’on a envie de faire, c’est
d’essayer et d’aller jusqu’au bout. »
La leçon générale qui se dégage de ces travaux
est donc qu’il vaut mieux éviter de bifurquer sur
un coup de tête. La reconversion s’anticipe et se
prépare, et l’erreur serait de sous-estimer la diffi-
culté d’un tel changement. Pour effectuer cette
préparation et pour déterminer s’il est opportun
de se réorienter, les psychologues ont développé
de nouvelles méthodes, comme celle du life design
(voir l’article page 36). Structurées selon plusieurs
axes, elles parviennent généralement à répondre
aux écueils rencontrés lors d’une reconversion. Il
y est le plus souvent recommandé de partir à la
découverte concrète des métiers et de se projeter
dans la vie que l’on aurait en les exerçant, ce qui
évite l’idéalisation. Deuxièmement, elles amènent
à réfléchir à ce qui compte vraiment pour soi,
pour initialiser la réorganisation identitaire qui
accompagne inévitablement ce type de processus
et lui donner du sens.
IDENTIFIER SES RESSOURCES
Enfin, on y apprend à reconnaître ses res-
sources. Selon la psychologue américaine Nancy
Schlossberg, professeuse émérite à l’université du
Maryland, celles-ci résident aussi bien dans les
forces personnelles que dans les soutiens sociaux,
ainsi que dans la capacité à élaborer diverses
stratégies pour parvenir à ses fins. L’étude publiée
en 2019 par Isabelle Soidet, de l’université Paris-
Nanterre, et Justine Raussin, du Centre d’accueil
et de soins hospitaliers de Nanterre, illustre toute
l’importance des soutiens sociaux. Les deux cher-
cheuses ont interrogé une dizaine d’adultes
âgés d’une quarantaine d’années en moyenne,
qui reprenaient des études après avoir travaillé
un certain temps. Leur témoignage révèle les
multiples façons dont leurs proches
les ont épaulés : encouragements QUELQUES DISPOSITIFS
qui ont facilité la prise de décision, D’ACCOMPAGNEMENT
assistance financière et logistique
lors de la reprise des cours (notam- ACCOMPAGNEMENT FINANCIER :
ment la garde d’enfants pour ceux £ Compte personnel de formation
qui en avaient), soutien émotionnel (CPF) : financement de formations
par une écoute attentive et compré- £ Projet de transition
hensive… Les personnes de notre professionnelle (PTP) :
entourage peuvent donc être d’une financement d’une formation
grande aide pour surmonter la dés- et maintien du salaire d’origine
tabilisation sociale et matérielle qui
accompagne toutes les étapes d’une ASSISTANCE JURIDIQUE ET
reconversion. PRATIQUE À LA CRÉATION
D’ENTREPRISE :
QUEL ÂGE POUR BIFURQUER ? £ Couveuses d’entreprise :
On bifurque aujourd’hui de plus jetestemonentreprise.com
en plus tôt et de plus en plus tard. £ Incubateurs : bpifrance-creation.fr
Nombre de jeunes adultes le font
même sitôt leur diplôme en poche.
Ludivine Coënt et ses collègues du Laboratoire
parisien de psychologie sociale ont cherché à
comprendre ce qui les y poussait. Ils ont ainsi
constaté que ces jeunes se laissent souvent « hap- Bibliographie
per » par un parcours préétabli, qu’ils poursuivent
par souci de cohérence et malgré un sentiment J. Masdonati et al.,
d’insatisfaction : ils choisissent une spécialité Involuntary career
prestigieuse en terminale, font une université changes : A lonesome
cotée, une classe prépa ou une école de com- social experience,
merce dans des secteurs courus (médecine, droit, Frontiers in
ingénierie), et se retrouvent à suivre tout le cur- Psychology, 2022.
sus sans vraiment y trouver leur place. Au fil de I. Olry-Louis
cette évolution, l’obtention du diplôme est un et C. Arnoux-Nicolas,
moment décisif, au sens où il insuffle un nouvel Le Sens des transitions
élan. Pour Romain, par exemple, chaque phase et des bifurcations
d’orientation devait obligatoirement être la suite professionnelles,
logique de la précédente, de sorte qu’il a enchaîné Éditions In Press, 2022.
un bac ES avec des études de droit et d’économie. I. Olry-Louis,
Pourtant, il ne parvenait pas à se projeter dans Bifurcations à partir/en
un avenir professionnel qui n’éveillait en lui direction de carrières
aucun enthousiasme. Une fois son diplôme en artistiques , Pratiques
psychologiques, 2019.
poche, il a choisi de rompre avec la facilité et la
cohérence pour devenir moniteur d’auto-école. Sa I. Soidet et J. Raussin,
motivation ? L’intérêt qu’il portait depuis toujours La reprise d’études
universitaires :
à l’automobile et à la mécanique !
entre continuité et
À l’autre extrémité des carrières, le passage à rupture, Pratiques
la retraite constitue parfois une nouvelle étape psychologiques, 2019.
de la vie professionnelle, notamment avec le sta-
J. Akkermans
tut d’autoentrepreneur. Victor, interviewé à l’âge
et al., Tales of the
de 59 ans dans l’une de nos recherches, expliquait unexpected : Integrating
s’être engagé par passion dans une formation de career shocks in the
guide conférencier, quelques mois avant sa contemporary careers
retraite de fonctionnaire territorial. Une fois literature,
libéré de ses contraintes professionnelles, il a pu SA Journal of Industrial
commencer à guider des visiteurs à travers de Psychology, 2018.
beaux lieux du patrimoine national. £
N° 162 - Février 2024
58 ÉCLAIRAGES
p. 64 Pourquoi viser la lune peut se retourner contre vous p. 68 Cyberharcèlement : pas vu, pas pris !

Ce qui manque
(encore) à l’IA pour
nous dépasser
Par Dorothea Winter, chercheuse en philosophie de l’esprit
à l’université Humboldt, à Berlin.

Les machines vont-elles nous remplacer

et prendre le pouvoir ? En pensant ainsi,
nous oublions une chose : elles ont peut-être
une intelligence, mais pas de désirs…

E n 2012, des adeptes d’un

mouvement New Age réinterprétèrent le calen-
drier maya et prédirent la fin du monde dans le
courant de l’année. Peut-être n’avaient-ils pas bien
lu le calendrier, toujours est-il que la prophétie ne
se réalisa pas. Une décennie plus tard, ce sont
d’autres scénarios apocalyptiques qui occupent le
devant de la scène. Ils prophétisent souvent un
monde dominé par des machines intelligentes.
Au mois de juin 2023, un sondage Odoxa révé-
lait ainsi que 7 Français sur 10 avaient peur de
l’intelligence artificielle (IA) et la considérait
EN BREF
£ Environ 7 Français
sur 10 considèrent l’IA
comme une menace
pour l’humanité.
£ Pourtant, les machines
n’ont à ce jour pas
d’intentions. Vouloir
dominer autrui leur
est étranger.
ou de la protection de l’environnement (58 %).
Outre-Rhin, un sondage représentatif réalisé par
la Gesellschaft für Innovative Marktforschung
(GIM) à la demande du groupe Bosch a également
montré à quel point la peur des superordinateurs
est répandue. Selon cette étude publiée en 2020,
82 % des citoyens allemands craignent une sur-
veillance généralisée par l’IA. Une proportion
similaire (79 %) pense que les systèmes techniques
prendront des décisions contraires à l’éthique, et
trois personnes interrogées sur quatre considèrent
que la sécurité des humains est menacée par le
© Moor Studio/Shutterstock

comme un danger pour les humains en général.
Ils étaient 72 % à considérer qu’elle menaçait la
véracité de l’information, 69 % à penser qu’elle
représentait un péril pour l’avenir de leurs enfants,
68 % à redouter qu’elle mette à mal l’égalité des
chances, 65 % à craindre un recul de l’éducation
£ Selon certains
cybernéticiens et
neuroscientifiques,
il n’est pas exclu qu’elles
puissent développer un
jour une intentionnalité.
pouvoir croissant des machines agissant de
manière autonome. Pour une majorité, le fait que
Big Brother épie notre intimité, glisse ses regards
dans nos maisons et nos chambres à coucher, est
depuis longtemps une suspicion rampante. Alors,
le règne des bits et des octets est-il imminent ?

N° 162 - Février 2024

 59

N° 162 - Février 2024

60 DÉCOUVERTES Philosophie de l’esprit
CE QUI MANQUE (ENCORE) À L’IA POUR NOUS DÉPASSER

Une première façon de répondre à cette ques-
tion consiste à envisager sa possibilité technique.
Autrement dit : une IA est-elle seulement capable
d’une telle chose ? C’est le cas dans de nombreux
domaines. Les algorithmes intelligents peuvent
être, et sont sans aucun doute, utilisés comme
instruments d’espionnage et de manipulation –
par des personnes et des organisations poursui-
vant différents objectifs [chez nous, le dernier
exemple en date est celui de la reconnaissance
faciale pratiquée par plusieurs communes de
France ayant acheté un logiciel israélien non
déclaré à la CNIL ; la communauté de communes
de Deauville a ainsi été récemment condamnée
par le tribunal administratif de Caen, ndlr]. Mais
autant les humains sont susceptibles d’utiliser
cette technique à de multiples fins, autant il
semble douteux que l’IA elle-même aspire un jour
à quelque chose comme la domination. Les philo-
sophes de la technique en discutent sous le terme
d’« intentionnalité » (voir le glossaire ci-dessous).
Le philosophe et psychologue Franz Brentano
(1838-1917), père du concept d’intentionnalité,
définit cette dernière dans son livre Psychologie
du point de vue empirique, paru en 1874, comme
la caractéristique centrale de tous les actes de
connaissance : de tels actes cognitifs sont tou-
jours liés à un objet, c’est-à-dire qu’ils sont diri-
gés vers quelque chose, et donnent lieu à des
perceptions conscientes dotées de caractères
subjectifs appelés qualia.
PENSER, C’EST AVOIR DES INTENTIONS
Pour Brentano, le fait d’être dirigé vers un
objet ou de s’y référer est une caractéristique fon-
damentale du fait mental. Si je pense par
exemple : « La pomme est sur la table », cette pen-
sée se rapporte aux objets « pomme » et « table »
Nous avons évolué, en tant
qu’êtres sociaux, de manière
à identifier constamment
des intentions chez les autres.
Nous le faisons probablement
pour les mêmes raisons avec l’IA.

ainsi qu’à leur relation spatiale. Une telle pensée

peut être vraie ou fausse, mais, dans tous les cas,
GLOSSAIRE

Anthropomorphiser
Tendance à attribuer des caractéristiques humaines
y compris à des objets inanimés tels que des poupées,
des voitures ou des figures géométriques.
Intentionnalité
Au sens strict : caractère d’une action tournée vers un but.
Dans les débats philosophiques, on entend souvent par là
toute référence à un objet. De nombreux auteurs considèrent
l’intentionnalité comme une partie intégrante de la conscience.
Brentano considère l’intentionnalité comme étant
de nature exclusivement psychique : selon lui,
« aucun phénomène physique ne présente une
caractéristique similaire. »
À l’inverse, les penseurs matérialistes [l’écra-
sante majorité des neuroscientifiques, ndlr] asso-
cient les états mentaux (y compris les intentions)
à des états physiques. De leur point de vue, pen-
ser à la table ou à la pomme dépend de certaines
conditions physiques dans le cerveau de celui ou
celle qui pense. Reste à savoir si l’on peut égale-
ment leur attribuer une intentionnalité.

Qualia
Qualité subjective de l’expérience d’états mentaux conscients
– par exemple, ce que l’on ressent quand on a mal ou quand
on voit la couleur rouge.
Actes de langage
Selon l’approche développée par le philosophe John Searle
(la théorie des actes de langage), les actes de communication
se doivent d’être considérés comme des actions. Le langage
humain a toujours un objet et, de ce fait, un caractère
intentionnel, ce qui ferait défaut aux systèmes de signes
mécaniques.
Les matérialistes assimilent les pensées à des
événements neuronaux, tandis que d’autres argu-
mentent qu’un processus dans le cerveau ne peut
être intentionnel que si la signification, les raisons
et la vérité peuvent être expliquées sans états
mentaux, par exemple simplement parce qu’elles
apparaissent dans le langage des neurones ou des
machines. De ce point de vue, l’IA – en particulier
celle qui se base sur des structures neuronales –
serait capable d’intentionnalité.
Mais sur quels critères pourrait-on reconnaître
une telle propriété à des machines intelligentes ?
Qu’est-ce qui pourrait servir d’indice valable per-
mettant d’affirmer qu’elles disposent de cette
faculté ? Dès 1950, le mathématicien anglais Alan

N° 162 - Février 2024


Turing (1912-1954) conçut un test qui porte son
nom – le test de Turing : une personne est assise
devant un ordinateur et communique avec deux
interlocuteurs qu’elle ne connaît pas. L’un est un
être humain, l’autre une machine. La personne
pose des questions auxquelles l’homme et l’ordi-
nateur répondent tous deux.
Or, si cette personne ne peut pas distinguer
les réponses formulées par l’interlocuteur humain
de celles de l’ordinateur, on considère que ce der-
nier a réussi le test. Il faut alors, selon Turing,
accorder à la machine les mêmes aptitudes cogni-
tives – y compris l’intentionnalité – qu’à son
binôme humain.
En 2018, les ingénieurs de Google ont pré-
senté une nouvelle interprétation du test de
Turing lors d’une conférence de développeurs. Ils
ont donné une démonstration en public des per-
formances de leur robot conversationnel Duplex.
Cette machine intelligente, en effet, est capable
de passer des appels téléphoniques et de s’entre-
tenir avec ses interlocuteurs en prenant une voix
humaine, à tel point que l’utilisateur à l’autre bout
de la ligne peut à peine se rendre compte qu’il ne
s’agit pas d’un être humain – dans la démonstra-
tion, il n’y voyait que du feu. Mais ce subterfuge
a des limites vite atteintes : dès que l’on veut dis-
cuter avec la machine d’autre chose que des réser-
vations de rendez-vous (tâche pour laquelle elle a
été programmée), elle échoue. Mais malgré tout,
dans le cadre fixé de ses missions, il n’est pas
facile de distinguer l’IA de l’homme. Duplex
aurait-il donc réussi le test de Turing ?
COMMUNIQUER SANS COMPRENDRE :
LA CHAMBRE CHINOISE
Une critique évidente de la procédure est la
suivante : le test de Turing repose sur le présup-
posé qu’il est possible d’attester la présence d’une
pensée et d’intentions chez un ordinateur à partir
de son interaction avec un être humain. Le philo-
sophe américain John Searle en doutait déjà dans
son article « Minds, brains and programs » en 1980.
John Searle imagina une expérience qu’il
appela la « chambre chinoise » : supposons qu’une
personne se trouve dans une pièce remplie de
livres. On lui glisse alors une feuille de papier
sous la porte, sur laquelle sont inscrits des carac-
© Photo12/7e Art/Carolco Pictures
tères chinois. Les livres présents dans la pièce
expliquent, dans la langue maternelle de la per-
sonne, comment composer une réponse aux dif-
férents caractères de la feuille en utilisant d’autres
caractères inscrits dans les livres. De cette façon,
sans connaître un seul des symboles, la personne
parvient à inscrire sur la feuille des réponses qui
feraient sens pour un Chinois. Ce dernier,
Terminator a des
intentions – plutôt
hostiles. Mais il venait
du futur. Alors, tout
est possible…
N° 162 - Février 2024
61
recevant de telles lettres, en conclurait que la per-
sonne se trouvant à l’intérieur de la pièce connaî-
trait la signification des caractères.
Par cette analogie, le philosophe mettait en
évidence ce fait simple : les ordinateurs suivent
des instructions sur la manière de traiter les
caractères ou informations qu’on leur fournit et
de réagir en adéquation avec certaines règles.
C’est grâce à ce principe qu’il est possible de
représenter un mouvement de souris sur un écran,
d’appliquer une formule mathématique ou de
reconnaître et de bloquer des propos tenus dans
un chat comme étant des propos haineux. Mais en
agissant ainsi, l’ordinateur sait-il ce qu’il fait ?
Si l’on suit l’analogie de la chambre chinoise,
il l’ignore complètement. De fait, les systèmes
informatiques, même intelligents, n’ont pas de
connaissance du contexte de leurs actions ni de
leur communication avec autrui. La signification
de leurs réactions ne peut être comprise que par
l’intentionnalité humaine. En d’autres termes, si
un véhicule autonome freine « pour » ne pas écra-
ser un piéton, ce « pour » provient de l’homme.
Nous sommes les seuls à connaître les motifs et
les considérations juridiques, sociales ou morales
qui entourent ce comportement programmé.
TOUTE PAROLE HUMAINE RECÈLE
UNE INTENTION
Pour John Searle, l’intentionnalité ne repose
pas uniquement sur la compréhension de la
signification. Le philosophe américain relie plu-
tôt l’intentionnalité à certains actes de langage
(voir le glossaire page ci-contre). Avec Paul Grice
62 DÉCOUVERTES Philosophie de l’esprit
CE QUI MANQUE (ENCORE) À L’IA POUR NOUS DÉPASSER
et d’autres théoriciens de la conscience et du
langage, il a développé la thèse selon laquelle
l’intentionnalité ne se manifeste que dans la
capacité à utiliser la parole de manière orientée.
Elle apparaît donc lorsqu’une personne poursuit
une intention qui la pousse à parler. Ainsi, si un
enfant crie « aïe ! », sa mère tout comme l’assis-
tant vocal Alexa, d’Amazon, peuvent répondre :
« Oh, que se passe-t-il ? Puis-je t’aider ? » Mais
dans le premier cas cette phrase est associée à
de l’empathie et de la sollicitude, alors que dans
le second il s’agit d’une série d’impulsions pho-
niques préprogrammées.
Certains partisans de l’IA estiment que ce
type de réserve ne vaut que pour les systèmes dits
« faibles », au répertoire étroitement limité. Une
telle machine ne pourrait fournir que des résul-
tats qui lui ont été communiqués au préalable – et
c’est effectivement le cas de celles que l’on ren-
contre actuellement : qu’il s’agisse de présélection
de candidats pour un entretien d’embauche, d’un
diagnostic de cancer à partir de radiographies,
ou de la conduite autonome, toutes les décisions
que ces systèmes sont capables de prendre
reposent sur des routines de calcul mises au point
par des humains.
LES IA DE NOUVELLE GÉNÉRATION,
APTES À RELEVER LE DÉFI ?
Mais certains défenseurs de l’intelligence
artificielle soutiennent qu’une IA qualifiée de
« forte », à laquelle l’humain ne donnerait que la
première impulsion, serait apte à gérer elle-
même toutes ses autres structures internes et ses
modèles de réaction, y compris sa propre inten-
tionnalité. Une telle possibilité, toutefois, reste
pour l’instant purement hypothétique. Toutes les
dystopies selon lesquelles de tels systèmes pour-
raient asservir ou exterminer l’humanité relèvent
aujourd’hui de la science-fiction.
Des prévisions plus prudentes sur la manière
dont l’IA changera notre monde méritent néan-
moins d’être prises en considération. Une étude
publiée en 2018 par l’Institut pour l’avenir de
l’Humanité, à Oxford, prédit qu’au cours de la
décennie que nous vivons, de nombreuses tâches
viendront à être effectuées par des machines : de
la traduction à la conduite de camions, en passant
par le service de boissons au bar. L’IA pourrait
même conquérir les hit-parades avec ses propres
chansons ou rédiger des nouvelles et des best-sel-
lers. De ce point de vue, elle ferait irruption dans
des domaines que l’on pensait initialement réser-
vés à l’humain.
Au vu des possibilités techniques sans cesse
croissantes, il serait quasi inéluctable, aux dires
Selon le philosophe
John Searle, les ordinateurs
suivent des instructions
sur la manière de traiter
les caractères ou informations
qu’on leur fournit et de
réagir en adéquation avec
certaines règles.
Bibliographie
K. Grace et al., When
will AI exceed human
performance ? Evidence
from AI experts, Journal
of Artificial Intelligence
Research, 2018.
F. Liu et al., Intelligence
quotient and intelli-
gence grade of artificial
intelligence, Annals
of Data Science, 2017.
J. Searle, Minds,
brains, and programs,
Behavioral and Brain
Sciences, 1980.
N° 162 - Février 2024
de certains, que l’IA conquière dans un avenir
proche le dernier bastion de l’humain, l’intention-
nalité. Mais ne soyons pas nos propres dupes et
songeons que le simple fait d’attribuer cette
faculté à une machine résulte d’un réflexe typi-
quement humain. En effet, nous avons évolué, en
tant qu’êtres sociaux, de manière à identifier
constamment des intentions chez les autres. Une
telle aptitude est indispensable pour vivre en
société, et notre cerveau est attentif aux inten-
tions d’autrui, de la même façon qu’il identifie les
siennes propres comme étant à la source de ses
actions. Logiquement, nous avons tendance à
faire de même avec l’IA, mais il s’agit là d’un acte
d’anthropomorphisation. Les humains consi-
dèrent l’IA comme intentionnelle parce qu’ils le
sont eux-mêmes !
NOTRE CERVEAU EST-IL UN ORDINATEUR ?
Le problème est qu’il n’existe à ce jour
aucune méthode pour prouver l’intentionnalité.
Nous en sommes réduits à des impressions.
L’intelligence, par comparaison, est plus facile-
ment mesurable – au point qu’en 2016 des cher-
cheurs chinois ont mis au point une méthode
permettant de comparer les QI des systèmes
artificiels et naturels. L’Assistant, de Google, a
ainsi obtenu une valeur de près de 50…
Enfin, il existe une dernière raison pour
laquelle les machines pourraient avoir bien du
mal à développer une intentionnalité : calculer
n’est pas penser. Ce sont des processus fonda-
mentalement différents. À ce jour, le premier n’a
jamais suffi à produire le second. Les opérations
arithmétiques ne vont pas au-delà des prémisses
qui leur sont données, et cela pourrait être une
barrière fondamentale. La domination du monde
par l’IA pourrait bien rester longtemps encore
un cauchemar hollywoodien… £
 PRENONS UNE LONGUEUR D’AVANCE SUR LE CANCER
QUI RESTE LA 1ÈRE CAUSE DE MORTALITE PREMATUREE EN FRANCE

PRENONS UNE LONGUEUR D’AVANCE SUR LE CANCER

QUI RESTE LA 1ÈRE CAUSE DE MORTALITE PREMATUREE EN FRANCE

Crédit photo : @michelnguyen

Crédit photo : @Sylvia GALMOT

M adam e A n n e Gr avoi n , mu s i ci en n e et P rés i d en t e d e Mu s i c Booki n g O rch es t ra

A dm i n i s t r at r i ce au s ei n d e VAI N CRE LE CAN CE R

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Statistiquement, il y a un peu plus de 1000 nouveaux malades par jour,
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a t i on al e et dguérir et 400
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64 ÉCLAIRAGES L’envers du développement personnel

YVES-ALEXANDRE
THALMANN
Professeur de psychologie au collège Saint-Michel
et collaborateur scientifique à l’université
de Fribourg, en Suisse.

POURQUOI VISER LA LUNE

PEUT SE RETOURNER
CONTRE VOUS
Contrairement à ce qu’on pourrait penser, la quête
de la perfection n’apporte pas que des bénéfices.
Elle se traduirait même plutôt par de moins bonnes
performances et un bien-être dégradé.

«
I l faut toujours viser
la lune, car même en cas d’échec, on
atterrit dans les étoiles. » Cette phrase,
que l’on doit à Oscar Wilde, sert aujour­
d’hui non seulement de devise aux
adeptes de la pensée positive, mais aussi
aux perfectionnistes de tout bord. Si per­
sonne ne conteste son talent littéraire au
célèbre romancier, il en va différemment
de ses connaissances en physique, tant il
semble ignorer les inexorables effets de
la gravité. Car si on rate la lune, plutôt
que les étoiles, c’est la dure terre qui
nous attend, avec un risque presque cer­
tain de se crasher au sol… Doit­on réser­
ver le même funeste sort à la croyance
dont se réclament nombre d’entre nous :
en visant la perfection, on ne peut pas
échouer, le seul risque étant d’atteindre
l’excellence, voire plus ?
Dans un ouvrage entièrement consa­
cré à cette question, Thomas Curran,
professeur de psychologie à la London
School of Economics, soutient la thèse
que le perfectionnisme est loin d’être
une qualité. D’après lui, ce serait une
manière – particulièrement inefficace –
de gérer des sentiments de honte mêlés
de peur : honte de ne pas être aussi bien
que les autres et peur que ceux­ci s’en
aperçoivent et nous rejettent.
DES PERFECTIONNISTES
ANXIEUX ET DÉPRIMÉS
S’investir sans relâche, travailler
plus que nécessaire, se fixer des objectifs
extrêmement exigeants, ne pas s’accor­
der le doit à l’erreur constitueraient
autant de stratégies pour défendre un
ego vulnérable. Un argument en ce sens
réside, soutient le spécialiste, dans les
taux plus élevés de dépression et de
troubles anxieux chez les personnes avec
un trait de perfectionnisme marqué.
Le perfectionnisme n’aurait­il que
des inconvénients ? Ne représente­t­il
pas un aiguillon qui nous pousse à don­
ner le maximum et à faire de notre
mieux ? C’est dans ce sens qu’en 1978
déjà, le psychologue Don Hamachek pos­
tulait dans un article publié dans le
magazine Psychology qu’il existait un
« perfectionnisme sain », idée largement
controversée depuis. Pour de nombreux
professionnels de la santé mentale, le
concept a tout d’un oxymore. Ne serait­
ce qu’à cause de la définition même du
perfectionnisme : viser la perfection
entraîne inévitablement la frustration
puisque celle­ci est inaccessible, comme

N° 162 - Février 2024


l’horizon qui s’éloigne à mesure que l’on
tente de s’en approcher. La recherche de
la perfection a toujours un goût amer et
un relent d’inachevé.
DE L’EXCELLENCE AU CRASH
On peut philosopher longuement
sur la nature et les conséquences du
perfectionnisme, mais que disent les
faits ? N’y aurait­il pas une corrélation
positive entre ce trait de caractère et la
réussite ? Après tout, les perfection­
nistes n’engagent­ils pas davantage
d’efforts pour atteindre leurs objectifs
et parfaire leurs œuvres ? Nous dispo­
sons à l’heure actuelle de métaanalyses
permettant d’y voir plus clair. Le pro­
fesseur Uzeyir Ogurlu, à l’université du
Wisconsin, a montré, en synthétisant
les résultats de 14 études d’envergure,
qu’il n’existe pas de différence significa­
tive en matière de perfectionnisme
entre les étudiants obtenant de très
bons résultats et les autres. Autrement
dit, les meilleurs ne sont pas plus per­
fectionnistes que ceux qui occupent le
bas du classement.
N’y aurait­il cependant pas un biais,
dans ce type d’étude, à créer artificiel­
lement des regroupements entre les
meilleurs et les autres ? C’est pour écar­
ter ce doute que le professeur Daniel
Madigan, à l’université York St John, en
Grande­Bretagne, a procédé à une méta­
analyse regroupant près de 9 000 sujets
impliqués dans 37 études différentes.
Son propos était de vérifier les corréla­
tions entre le degré de perfectionnisme
et les notes obtenues. Pour ce faire, il
a distingué les deux dimensions du
N° 162 - Février 2024
65
perfectionnisme traditionnellement
mises en évidence lors d’analyses facto­
rielles. La première est la dimension des
« aspirations perfectionnistes » : elle rend
compte de standards élevés et de la
volonté d’exceller. La seconde est celle
des « préoccupations perfectionnistes » :
elle concerne davantage la peur de se
tromper et le sentiment d’inadéquation,
de ne pas être assez bien. Les résultats
obtenus valident cette différence : si les
aspirations perfectionnistes sont (très)
modestement corrélées aux résultats aca­
démiques, les préoccupations révèlent
quant à elles une corrélation négative.
Des nuances qui empêchent de considé­
rer le perfectionnisme comme un atout
pour le succès dans les études.
Des résultats analogues ont été obte­
nus dans le milieu professionnel – n’en
66 ÉCLAIRAGES L’envers du développement personnel
POURQUOI VISER LA LUNE PEUT SE RETOURNER CONTRE VOUS
déplaise aux candidats à l’embauche
qui mentionnent leur perfectionnisme
quand on leur demande quel est leur
principal défaut, croyant ainsi marquer
des points : les perfectionnistes ne pro­
duisent pas de meilleurs performances
dans leur travail que les autres employés.
Ce qui ne devrait pas nous étonner : ne
sont­ils pas capables de perdre un temps
précieux sur quelques menus détails au
détriment de tâches plus essentielles ?
Mais il y a pire : le renoncement.
ÉCHEC INTERDIT…
C’est le psychologue Andrew Hill,
également professeur à l’université York
St John, qui a élucidé expérimentale­
ment cette question. Son hypothèse por­
tait sur l’impact de l’échec chez les per­
fectionnistes. Son étude, un brin cruel,
consistait à faire rouler individuellement
des sportifs adeptes de cyclisme en les
mettant en compétition sur des ergo­
mètres. Puis il communiquait les résul­
tats en les biaisant volontairement : à
chacun, il disait qu’il avait lamentable­
ment échoué, tant il était largement dis­
tancé par les autres ! Il leur proposait
alors un second essai pour tenter de se
refaire – après tout, une mauvaise per­
formance peut arriver à tout le monde !
C’est sur ce point qu’une différence
significative est apparue entre les per­
fectionnistes et les autres. Alors que les
premiers ne s’étaient plus vraiment
investis dans la tâche et qu’ils avaient
diminué drastiquement leur résultat au
second essai, les seconds avaient ten­
dance à s’améliorer. L’échec semble ainsi
rédhibitoire pour les perfectionnistes,
parce qu’il constitue pour eux la preuve
flagrante qu’ils ne sont pas à niveau.
D’où la raison pour laquelle ils tendent à
différer les actions qui permettent de les
évaluer. Efforts retenus, procrastination,
des attitudes qui ne se conjuguent pas
vraiment avec performance et succès.
Le perfectionnisme ne peut s’apparen­
ter à une qualité. Non seulement il n’aide
pas à obtenir de meilleurs résultats, mais
L’échec est rédhibitoire pour
les perfectionnistes, parce qu’il
constitue pour eux la preuve
flagrante qu’ils ne sont pas
au niveau. Conséquence : ils
procrastinent les actions qui
permettraient de les évaluer.
il est associé à des sentiments déplaisants
qui se traduisent par une autocritique
sévère et peu encourageante. Dès lors,
que peut­on faire pour s’en libérer ? Du
moment que l’on est convaincu qu’il
constitue un frein plutôt qu’un atout – ce
qui n’est déjà pas évident pour ceux qui en
sont atteints –, je préconise les erreurs Bibliographie
volontaires. Le perfectionniste a peur de
se tromper, il redoute les fautes et les T. Curran, The Perfection
imperfections. Et comme nous l’ont appris Trap, Cornerstone
Press, 2023.
les thérapies cognitives et comportemen­
tales, c’est en nous exposant à l’objet de U. Ogurlu, Are gifted
notre peur que nous pouvons en venir à students perfectionistic ?
bout, surtout pas en l’évitant. A meta-analysis, Journal
for the Education of the
Dans ma pratique de psychologue, je
Gifted, 2020.
conseille aux personnes aux prises avec
le perfectionnisme d’ajouter volontaire­ D.Bibliographie
J. Madigan,
A meta-analysis of
ment de petites erreurs sans consé­
perfectionism and
quence dans leur travail. Elles peuvent academic achievement,
ainsi faire l’expérience de leur absence Educational Psychology
de conséquence, personne ne s’en aper­ Review, 2019.
cevant la plupart du temps. C’est d’ail­
T. Curran et A. P. Hill,
leurs ce que j’ai fait moi­même dans A test of perfectionistic
cette chronique, en y ajoutant volontai­ vulnerability following
rement deux fautes d’orthographe. Les competitive failure
avez­vous remarquées ? Est­ce que cela among college
fait une différence pour vous ? £ athletes, J Sport Exerc
et « un brin cruel » Psychol, 2018.
Réponses : « meilleurs performances »
N° 162 - Février 2024
 Hélène a aidé Alice
à donner aux jeunes de 5 collèges
les moyens d’agir pour la planète.

Hélène verse chaque année 1% de son chiffre d’affaires

à des associations agréées 1% for the Planet dont For my Planet.
onepercentfortheplanet.f r
68 ÉCLAIRAGES Raison et déraison

NICOLAS GAUVRIT
Psychologue du développement
et enseignant-chercheur en sciences cognitives
à l’université de Lille.

CYBERHARCÈLEMENT :
PAS VU, PAS PRIS !
Alors que les cas de cyberharcèlement semblent
se multiplier, l’anonymat qui règne sur les réseaux
sociaux est pointé du doigt. Avec cette question :
devient-on mauvais quand on n’a pas de visage ?

L e 12 mai dernier, la
jeune Lindsay, collégienne de 13 ans, se
donnait la mort après avoir vécu un cal-
vaire sur les réseaux sociaux. Dans une
lettre, elle expliquait son geste en faisant
part de son isolement face à des attaques
numériques incessantes, menées notam-
ment sur le réseau Facebook. Un déferle-
ment de haine qui se poursuivra des mois
après sa mort, sous la forme de messages
anonymes promettant de déterrer son
cadavre pour le brûler.
Le cyberharcèlement inonde notre
société. Il est loin de se limiter à quelques
individus isolés. Selon un sondage réa-
lisé en 2022 par l’institut Audirep auprès
d’un échantillon de 1 209 jeunes âgés de
18 à 25 ans, près de 60 % d’entre eux ont
été harcelés en ligne au moins une fois
dans leur vie, 49 % de ces victimes ont
songé au suicide, 69 %, ont souffert d’in-
somnies, de troubles de l’appétit ou de
désespoir, et 51 % ont failli basculer
dans l’addiction à l’alcool ou à la drogue.
Même les élus sont pris pour cible,
témoin le maire de Saint-Gervais, assailli
de plus de 800 messages de haine, de
menaces et d’insultes. Amenant le média
France Info à titrer : « “Aujourd’hui on
peut se cacher derrière un écran, c’est
facile” : les élus de plus en plus victimes
de cyberharcèlement ».
Dans la foulée, une solution préconi-
sée pour endiguer ce fléau consisterait
à faciliter légalement la levée d’anony-
mat des fauteurs de troubles. L’idée est
partagée par de nombreux analystes et
chercheurs : la perspective de se savoir
anonyme – donc inaccessible à la sanc-
tion – favoriserait la « désinhibition ». À
savoir, la perte des freins mentaux qui
nous incitent à nous maîtriser en société.
Conséquence : une libération de pulsions
agressives, de comportements haineux
et au mieux irrespectueux. À visage cou-
vert, on se permettrait n’importe quoi.
Certains psychologues ont même
émis l’hypothèse que l’anonymat pou-
vait aboutir à une forme de dissociation
mentale. Ce phénomène mènerait à la
création d’un double numérique décor-
rélé du soi réel, doté d’une personnalité
propre généralement moins empathique
que l’individu en chair et en os. Sous
une forme ou l’autre, l’hypothèse récur-
rente d’un lien entre anonymat et har-
cèlement méritait d’être investiguée

N° 162 - Février 2024


rigoureusement. Au moment de prendre
de possibles décisions à l’échelon légis-
latif, la solidité de cette hypothèse doit
être testée.
UNE RECHERCHE SUR LES CAUSES
POSSIBLES
En 2016, les chercheurs états-uniens
Christopher Barlett et Douglas Gentile,
accompagnés de leur collègue singa-
pourienne Chelsea Chew, ont analysé le
lien qui pouvait exister entre la sensa-
tion d’anonymat des internautes et leur
comportement de harcèlement en ligne.
© Denis Charlet/AFP
Pour cela, ils ont soumis 146 étudiants
à des questionnaires conçus pour mesu-
rer les différentes variables. L’anonymat
ressenti était évalué par l’adhésion à
des affirmations telles que : « Il est facile
69
Le 18 juin 2023, une marche
blanche était organisée à Vendile-
Vieil en hommage à Lindsay,
13 ans, qui s’est suicidée après
d’envoyer un courriel, parce qu’on n’est avoir été harcelée à l’école
pas en face-à-face ». Pour les comporte- et en ligne.
ments de harcèlement, on demandait
aux participants de décrire les leurs par
le biais de questions comme : « Vous est-
il arrivé de vous moquer de quelqu’un
sur les réseaux sociaux en postant des
photographies ou des commentaires
désobligeants ? »
Les auteurs ont utilisé une méthodo-
logie propice à la découverte de liens de
causalité, en mesurant à quatre reprises
les mêmes variables, à l’occasion de
quatre « vagues » séparées de deux mois.
Ce procédé permet de mieux cerner les
liens de causalité entre les variables.
Ainsi par exemple, l’anonymat ressenti à
la vague 1 permet de prédire les compor-
tements de harcèlement à la vague 2
N° 162 - Février 2024
70
– soit deux mois plus tard. En revanche,
le harcèlement à la vague 1 ne prédit
pas l’anonymat ressenti au cours des
deux mois suivants. Cela indique qu’il
peut être la cause du harcèlement – ou
tout au moins un précurseur – mais
pas l’inverse.
Une autre originalité de l’étude est
d’avoir pris en compte l’attitude des
participants vis-à-vis du harcèlement
(autrement dit, les opinions morales
que celui-ci suscite en eux). Les scien-
tifiques avaient bien sûr une idée der-
rière la tête. Selon leur théorie, le sen-
timent d’anonymat agit non seulement
directement sur le harcèlement (on se
sent invulnérable), mais également sur
les jugements et l’opinion morale que
l’on a sur celui-ci. Le double numérique
que l’on se crée sur la Toile pourrait
franchement se positionner en sa faveur,
ayant la certitude que cela n’aura pas de
conséquences pour son utilisateur. Si
cette théorie est correcte, l’anonymat
devrait se révéler un encouragement
aux actions de harcèlement mais aussi
à toutes les attitudes et discours qui
tendent à le justifier.
DES CONSÉQUENCES CONCRÈTES
Les données semblent confirmer
cette articulation. Elles montrent un
probable lien de causalité entre le sen-
timent d’anonymat et les conduites de
harcèlement, mais aussi avec la position
qui lui est favorable… Enfin, il existe
une connexion patente entre cette pos-
ture et le passage à l’acte. Tout est lié !
Et si l’on veut préciser la séquence tem-
porelle, l’anonymat au début de l’expé-
rience est surtout lié aux attitudes de
la vague 2, et celles de la vague 2 sont
surtout liées aux comportements de
la vague 3. Si vous avez un sentiment
d’anonymat en vous promenant sur les
réseaux sociaux au mois de janvier,
vous développerez un discours favo-
rable au harcèlement en mars, et le met-
trez en œuvre sur une victime en mai…
Évidemment, ce n’est pas automatique
– il ne s’agit que de probabilités !
ÉCLAIRAGES Raison et déraison
CYBERHARCÈLEMENT : PAS VU, PAS PRIS !
L’anonymat entraîne la perte
des freins mentaux qui nous
incitent à nous maîtriser
en société. Conséquence :
une libération de pulsions
agressives, de comportements
haineux et au mieux
irrespectueux.
Les résultats de ces travaux ouvrent
la voie à de possibles applications
pratiques. Ainsi, pour faire reculer le
harcèlement, une première stratégie
consistera à s’attaquer à la sensation
d’anonymat des utilisateurs, qui semble
avoir un effet direct sur les « passages
à l’acte ». Des lois limitant la possibilité
d’un anonymat complet sont un outil
pour ainsi dire naturel. Mais ce n’est
pas tout. C’est en effet de sa perception
qu’il s’agit ici, et bien des internautes
surestiment leur invulnérabilité.
Informer le public sur les limites de
l’anonymat en ligne tel qu’il existe déjà
– loin de l’inviolabilité – pourrait donc
aboutir à un recul du harcèlement.
Enfin, les auteurs suggèrent un troi-
sième levier qui découle de leur modèle :
agir non sur l’anonymat, mais sur les
attitudes vis-à-vis du harcèlement. Bibliographie
S’ils ne s’avancent guère à proposer
des pistes concrètes pour atteindre un
C. P. Barlett et al.,
tel objectif, cela pourrait passer par Predicting
l’éducation à l’empathie, si celle-ci est cyberbullying from
possible. Plusieurs politiques à tester anonymity, Psychology
donc, si l’on veut progresser sur un sol of Popular Media
ferme en s’appuyant sur la méthode Culture, 2016.
expérimentale. £
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72 VIE QUOTIDIENNE
p. 80 Ados : pourquoi ils se lèvent si tard p. 88 Bien respirer pour mieux apprendre p. 90 La question du mois

C’est lui qui

a commencé ! Par Stefanie Uhrig, neuroscientifique de formation et journaliste scientifique

Les disputes entre enfants sont fréquentes – et elles

ont leur importance. Elles préparent le terrain
aux relations sociales plus tard dans la vie. Ce que
les petits apprennent à ces occasions dépend avant
tout du comportement de leurs parents.

Q uel parent n’a pas vécu cette

situation ? Les enfants rient et jouent joyeuse-
ment, quand soudain tout bascule. « Mamaaaan,
Simon m’a tiré les cheveux ! » « C’est elle qui m’a
pris ma voiture », rétorque son frère. « Pas du tout,
c’est toi qui me l’as prise en premier ! »
Et vous voilà au cœur d’un conflit dont vous
n’avez pas entrevu les prémices, parfois très viru-
lent, qu’il va falloir résoudre d’une manière ou
d’une autre. Situation difficile ! Car ce que vont
alors faire les adultes conditionnera la manière
dont les enfants géreront les disputes à l’avenir.
Premier scénario possible : les parents
tranchent dans le vif et punissent Simon. Peu
importe qui a commencé, on ne tire pas les che-
faut éviter, en tant que parent (et même si la ten-
tation peut être grande), de se comporter en
« apporteur de solution » et de mettre fin au litige
à sa manière. « Dans ce cas, il y a le plus souvent
un gagnant et un perdant. Ce n’est jamais souhai-
table, surtout dans une fratrie », indique-t-elle. En
outre, les enfants apprendront davantage de ces
situations s’ils parviennent par eux-mêmes à trou-
ver un compromis.
L’OPTION NON INTERVENTIONNISTE
Serait-il donc préférable de ne pas intervenir
du tout ? En théorie, cela pourrait fonctionner :
dans le meilleur des mondes, Simon reconnaîtrait
avoir fait du mal à sa sœur et s’excuserait. Lina
© Kyryl Gorlov/iStock

veux. Avantage : vous avez coupé court à la dis-
pute. Bémol : Simon trouve ça injuste. Il ne voudra
probablement plus jouer avec sa sœur Lina pour
le moment. Pour Tanja Legenbauer, psychologue
clinicienne à l’université de la Ruhr à Bochum, il
accepterait et lui pardonnerait. Ils joueraient
alors chacun leur tour avec la petite auto.
Mais en pratique, il y a des chances que le
conflit s’envenime. Si personne n’intervient, les
deux enfants vont s’affronter. Au moindre geste

N° 162 - Février 2024

 73

N° 162 - Février 2024

74 VIE QUOTIDIENNE Développement de l’enfant
C’EST LUI QUI A COMMENCÉ !

Les disputes
efficacement
gérées
débouchent
souvent sur
des propositions
pour entamer
ensemble
de nouvelles
activités, voire
développer des
comportements
d’entraide.

d’agressivité de l’un répondra une agression de
l’autre. Le ton va monter. À l’inverse, si l’un
d’entre eux émet une proposition constructive,
l’autre aura de bonnes chances de le suivre.
Les deux enfants sont force de proposition
pour résoudre le conflit. L’âge importe relative-
ment peu. En 2022, la psychologue du dévelop-
pement Jennifer Jenkins, de l’université de
Toronto, a rendu visite à plus de 200 familles
ayant deux enfants à la maison. Les plus jeunes
frères et sœurs avaient entre 5 et 9 ans, les plus
âgés entre 7 et 13 ans. Jennifer Jenkins leur a
demandé de se souvenir d’une dispute récente et
de chercher un moyen de la résoudre en cinq
minutes. La réussite ou l’échec de cet exercice
n’était pas le plus important : il était plus intéres-
sant d’observer si les enfants se comportaient de
manière constructive ou non. Or les adversaires
s’influençaient mutuellement à parts à peu près
égales, sauf en cas de grande différence d’âge
(dans ce cas, l’aîné avait tendance à camper sur
sa position). Ce que cela implique pour la résolu-
tion des conflits, c’est que les parents, sans impo-
ser une solution unilatérale ni laisser les enfants
se débrouiller entièrement seuls, vont plutôt avoir
intérêt à jouer le rôle de modérateurs. À eux d’ai-
der leurs enfants à trouver une issue constructive
au conflit en changeant de perspective.
explique Hannes Rakoczy, psychologue du déve-
loppement cognitif à l’université de Göttingen. « À
partir de cet âge et dans les années qui vont
suivre, les enfants vont de mieux en mieux iden-
tifier les différentes perspectives sur une même
situation, ce qui va les amener à défendre leur
point de vue de manière judicieuse. »
DÉVELOPPER L’EMPATHIE
POUR DÉBLOQUER LES SITUATIONS
EN BREF
À peu près au même âge, les bambins com-
mencent à intérioriser les règles sociales. Ils £ En famille,
le conflit est inévitable
découvrent comment réguler leurs émotions et entre enfants. Ces
écouter les autres. L’empathie joue ici un rôle moments participent à
important : peu à peu l’enfant doit apprendre à l’apprentissage du conflit
comprendre le point de vue de sa sœur ou de et de sa résolution.
son frère, non seulement sur le plan logique, £ Pour favoriser
mais aussi émotionnel. Les psychologues Holly le développement
Recchia et Nina Howe, de l’université Concordia, des compétences
à Montréal, ont en effet constaté que la capacité psychologiques et
de chaque petit à se mettre à la place de son sociales de l’enfant,
les parents ont intérêt
interlocuteur détermine ses réactions en cas de à les aider à trouver
dispute. eux-mêmes des solutions
Dans leurs travaux, les psychologues ont de compromis.
interrogé 58 couples de frères et de sœurs à pro-
£ Établir des règles
pos d’un conflit qui les opposait, en leur deman- claires acceptées par
dant notamment de décrire les émotions qu’ils tous pour la résolution
ressentaient. Résultat : les enfants trouvaient des conflits est une
© Veja/shutterstock

Ceux-ci, dès lors, pourront acquérir de nom- moins souvent de solution au conflit lorsqu’ils première étape. Se
montrer disponible,
breuses compétences utiles. En effet, « c’est à la s’imaginaient être plus en colère que leur frère équitable et ferme dans
fin de l’âge préscolaire que se développe peu à peu ou leur sœur. En revanche, s’ils comprenaient leur application est
la compréhension de ce qu’est un bon argument », que l’autre était également fâché, ils acceptaient ensuite la clé du succès.

N° 162 - Février 2024


plus facilement un compromis. Et quand ils
voyaient que l’autre était triste, ils faisaient aussi
plus de concessions.
Les enfants déploient toute une palette de
comportements et de réactions au cours d’une
dispute. Dans ses publications, la psychologue
américaine Shireen Abuhatoum a montré qu’ils
recouraient à quatre stratégies principales pour
résoudre leurs différends : la récompense, la per-
suasion, la contrainte exercée par la menace et
enfin la légitimité qui mobilise des principes
moraux. Son protocole expérimental a consisté à
rendre visite à 46 couples de frères et sœurs à
leur domicile et à les faire interagir avec des
jouets pendant quinze minutes. Les chercheurs
ont ensuite analysé les enregistrements vidéo de
ces échanges. Résultat : la contrainte physique et
les arguments moraux sont les stratégies les plus
employées. Mais à la différence des enfants de
4 ans, ceux de 7 ans échangent davantage d’in-
formations et discutent de leurs points de vue de
manière plus nuancée. Ils sont aussi capables de
changer de perspective et d’argumenter plus effi-
cacement. C’est la façon « cognitive » – et exi-
geante – de se disputer, selon Hannes Rakoczy.
KEEPON, LE ROBOT QUI APAISE LES CONFLITS
U n robot pour intervenir à la place d’un
adulte lors d’une dispute entre enfants ?
C’est l’idée proposée par Solace Shen,
psychologue du développement et
chercheuse à l’université Cornell, à New
York, Malte Jung, chercheur en sciences
de l’information à l’université Cornell,
et Petr Slovak, du King’s College de Londres.
Les trois chercheurs ont conçu un petit robot
jaune avec des yeux globuleux et un nez
en forme de bouton qu’ils l’ont appelé
Keepon. Son but : intervenir dans les conflits
© Matt Schley/ CC BY-SA 3.0 Deed/Wikimedia Commons
enfantins pour aider à leur résolution.
Pour tester leur médiateur, les chercheurs ont
fait jouer sous sa surveillance 32 couples
d’enfants de 3 à 6 ans pendant cinquante
minutes. Après s’être présenté, le robot
demandait aux enfants quelle était leur couleur
préférée et les déridait en faisant le pitre.
Ensuite, cinq jouets différents ont été mis sur
la table : un stand de glaces en Lego, des jouets
magnétiques, une maison de jeu, une voiture
télécommandée et une carte d’anniversaire
75
C’est ce qui permet de dépasser le stade où cha-
cun veut simplement quelque chose sans com-
prendre l’autre, attitude qui débouche sur des
bagarres, comme on peut le voir aussi chez de
nombreux animaux, avec peu de demande de
capacité cognitive.
LES DISPUTES SONT PARTICULIÈREMENT
VIOLENTES ENTRE FRÈRES ET SŒURS
Une particularité des disputes entre frères et
sœurs vient de la nature unique de leur relation.
En effet, à la différence des rapports que l’on peut
avoir avec un camarade, le lien fraternel ou soro-
ral ne peut pas être rompu – du moins aussi
En tant que parent, il faut
résister à la tentation de
se comporter en « apporteur
de solution » et de mettre
fin au litige à sa manière.
aux enfants s’ils avaient en tête une solution
et si cela ne fonctionnait pas, leur proposait
la sienne. Par exemple : « Pourriez-vous
vous amuser l’un après l’autre avec le jouet ? »
Il commentait avec enthousiasme les sorties de
conflit réussies – et en cas d’échec, il détournait
tout simplement l’attention des enfants.
L’expérience a bien fonctionné : les enfants
ont plus souvent résolu les conflits de manière
constructive avec l’aide du robot que sans.
« Stop. Je vois un conflit arriver », signale le Dans certains cas, la seule présence de
petit robot Keepon quand il sent les choses
Keepon a suffi à les faire interagir de façon
s’envenimer. Il demande alors aux enfants
de trouver eux-mêmes des compromis. constructive. D’après les scientifiques,
les bambins le voient comme une autorité.
avec des crayons et des autocollants. Keepon De ce fait, ils se comportent de manière plus
proposait aux enfants de pratiquer une raisonnable. Shen et ses collègues proposent
activité après l’autre. Régulièrement, il émettait de creuser le concept de robot arbitre, qui
un signal sonore indiquant qu’il était temps serait présent pour aider les enfants à affûter
de passer au jeu suivant. Et au fil des activités, leurs compétences interpersonnelles.
il complimentait et encourageait les enfants.
Source : S. Shen et al., « Stop. I see a conflict happening. » A robot
Dès qu’une dispute s’annonçait, il intervenait mediator for young children’s interpersonal conflict resolution.
en disant : « Stop. Je vois un conflit arriver. » 13e conférence internationale ACM/IEEE sur l’interaction homme-
Après avoir identifié le problème, il demandait robot (HRI), 2018.
N° 162 - Février 2024
76 VIE QUOTIDIENNE Développement de l’enfant
C’EST LUI QUI A COMMENCÉ !
longtemps que l’on vit sous le même toit. Avec les
amis, il y a toujours le risque d’une rupture ou
d’une rancune tenace. « Les frères et sœurs sont
liés par un pacte ambigu : ils doivent s’entendre
mais sont implicitement en compétition autour
des ressources de la famille, qu’il s’agisse de l’at-
tention, des cadeaux ou de la plus grande
chambre, explique Tanja Legenbauer. C’est un
terrain d’entraînement pour toute la vie sociale. »
Shireen Abuhatoum a observé les 46 enfants
lors d’interactions avec des camarades de jeu du
même âge, qui n’étaient pas leurs frères et sœurs :
de fait, ils ont alors rarement recours à la
contrainte physique. Dès l’ébauche d’une dispute,
ils misent davantage sur les explications. D’autres
études ont montré que les enfants se font plus
mal physiquement entre frères et sœurs qu’entre
camarades, et sont bien plus disposés à endom-
mager leur relation au moins pour un temps. Et
les sentiments qui accompagnent ces guerres
intestines sont également beaucoup plus exacer-
bés qu’avec des amis. Il faut donc voir la famille
comme un lieu où les disputes peuvent aller très
loin. Dans les premières années, les chamailleries
entre frères et sœurs tournent souvent autour
d’un objet, un jouet ou un habit. Cela commence
par le simple « ma pelle ! » dans le bac à sable.
Mais par la suite, frères et sœurs s’écharpent
QUAND LES TEMPÉRAMENTS
S’OPPOSENT...
L es enfants ont aussi leur personnalité, et les traits de caractère de
chacun jouent également un rôle dans les situations de dispute. La
psychologue Jennifer Jenkins a résumé en 2022 les résultats de différentes
études portant sur les différences entre filles et garçons. Il en ressort que les
filles se comportent globalement de manière plus chaleureuse, les garçons
étant plus enclins à l’agressivité. La plupart des conflits éclatent entre
garçons, alors que les sœurs s’entendent généralement mieux.
Viennent ensuite les caractéristiques individuelles, et notamment les
fameuses dimensions de la personnalité fréquemment étudiées en
psychologie sous le nom de « Big Five » : l’ouverture, la conscience,
l’extraversion, la sociabilité et le névrosisme. « Les disputes à répétition
résultent parfois de caractères fortement contrastés », explique Tanja
Legenbauer. Cela vaut entre adultes (certaines personnes ne peuvent tout
simplement pas se supporter), entre enfants, et de parent à enfant. « Si un
père est très attaché aux règles, il ne s’entendra pas très bien avec un
enfant de tempérament plus désinvolte, à plus forte raison s’il est en outre
très fougueux et impulsif. » Il faut prendre en compte ces
différences qui existent bel et bien dans les tentatives de résolution
de conflits à répétition.
N° 162 - Février 2024
souvent pour s’affirmer et défendre leur rôle au
sein de la famille. Une situation particulièrement
difficile à la puberté, selon Tanja Legenbauer. « À
ce moment-là, les adolescents sont de toute façon
submergés par des sentiments qui rendent diffi-
cile l’écoute des autres. »
C’est à ce moment-là qu’ils ont besoin d’un
soutien judicieux.
UNE « CULTURE SAINE » DE LA DISPUTE
Pour arriver à cohabiter, l’important est d’ins-
taurer une « culture saine de la dispute » dans la
famille. Que faut-il entendre par là ? Les disputes
sont inévitables et d’une certaine façon néces-
saires au développement de l’enfant et de l’ado-
lescent. Il faut donc qu’elles se déroulent de
manière constructive.
Pourquoi les chamailleries sont-elles néces-
saires ? Il serait illusoire et même dangereux
d’imaginer que la vie de famille devrait être un
calme plat dénué de tout heurt ou conflit. Les
dissensions sont inévitables entre êtres humains,
et c’est leur excès (ou leur manque) qui doit
interroger. Trop fréquents entre frères et sœurs,
ces heurts risquent de nuire à leur future santé
psychique et à leur comportement social à plus
long terme. Trop rares, ils ont aussi des effets
indésirables. Dans le cadre d’une enquête menée
auprès de 59 élèves de CM2 et de 47 élèves de
quatrième, des chercheurs américains sous la
houlette de Durell Johnson, à l’université d’État
de Pennsylvanie, ont voulu savoir ce qui se pas-
sait si on évite systématiquement les conflits. Ils
ont demandé à des enfants quels sujets ils évi-
taient d’aborder en cas de dispute avec un cama-
rade, et ont évalué leur sentiment de solitude et
d’anxiété sociale. Résultat : les enfants se sen-
taient particulièrement seuls quand ils évitaient
les conflits. Ils ressentaient de l’anxiété sociale
quand ils ne réglaient pas leurs différends – mais
uniquement s’ils le faisaient par crainte d’être
punis. « Se disputer signifie défendre ses propres
intérêts », explique Tanja Legenbauer. Un enfant
qui évite tout conflit agit souvent ainsi par peur
d’endommager sa relation avec son frère ou sa
sœur. C’est pourquoi un lien sain et sûr avec les
parents et les frères et sœurs est une condition
importante pour qu’un enfant s’autorise à se cha-
mailler et ne se sente pas seul. L’expérience
d’être aimé malgré les conflits contribue à un
attachement sécure.
UNE BONNE FAÇON DE SE DISPUTER ?
D’où l’importance de trouver un juste milieu
entre des disputes omniprésentes et leur totale
absence. Comment y arriver ? Un facteur clé à cet

égard est le style éducatif dit « autoritatif ». Rien
à voir ici avec l’éducation autoritaire. Le parent
autoritatif est celui qui s’intéresse fondamentale-
ment à ses enfants, leur prodigue à la fois atten-
tion et chaleur, tout en veillant au respect de
règles claires. Le parent autoritaire, lui, impose
des règles mais sans chaleur ni affection. Or,
selon une analyse globale des travaux scienti-
fiques sur cette question, réalisée en 2022 par les
psychologues Mohd Nazri Abdul Rahman et Cong
Liu, de l’université de Malaisie, le style parental
autoritatif est statistiquement associé à des dis-
putes de fréquence modérée. Alors que dans les
familles autoritaires, elles explosent !
Vient ensuite la question des règles à instau-
rer. Lesquelles ? La psychologue Tanja Legenbauer
livre ici quelques indications. Premièrement, il
faut permettre à chaque personne impliquée de
s’exprimer. Ensuite, avoir le bon réflexe d’inter-
rompre une dispute quand elle s’emballe, et favo-
riser un retour au calme afin de commencer à
© Monkey Business Images/shutterstock
résoudre le problème de manière plus construc-
tive. « C’est le moment pour tout le monde de se
réunir afin de définir ensemble des règles et de se
mettre d’accord sur une période durant laquelle
on va les expérimenter, explique la psychologue.
À l’issue de cette période, une réflexion de groupe,
établie sur des discussions autour d’une table,
aide à voir ce qui fonctionne bien ou ce qui doit
au contraire être réajusté. »
77
Les enfants qui voient leurs
parents régler les conflits
par la colère et l’agressivité
ont tendance à faire de même
au cours de leurs propres
disputes.
Car le plus important est d’éviter que les dis-
putes ne débouchent sur des blessures, des déva-
lorisations, des humiliations ou des méchancetés.
C’est pourquoi il est crucial que les règles définies
collectivement s’appliquent à tous les membres
de la famille, et pas seulement aux enfants. Ces
derniers sont très attentifs à la façon dont leurs
parents se comportent lors des conflits dans la vie
de tous les jours. « S’ils voient leur père, leur mère
– ou toute autre personne de référence – faire
respecter les règles de façon autoritaire et par
l’intimidation, ils ont ensuite bien du mal à user
de bons arguments lors de leurs propres conflits »,
souligne le psychologue Hannes Rakoczy. Et
même en dehors du cercle familial, si Simon et
Lina voient leur mère s’énerver au quart de tour
en cas de conflit avec d’autres adultes, il y a de
forts risques qu’ils réagissent de la même manière
ensuite au gré de leurs chamailleries. En
N° 162 - Février 2024
78 VIE QUOTIDIENNE Développement de l’enfant
C’EST LUI QUI A COMMENCÉ !
revanche, s’ils voient leurs parents défendre leur
point de vue de manière calme et cohérente, ils
seront plus enclins à réfléchir eux-mêmes et à
expliciter leur pensée.
FAITES RESPECTER LES RÈGLES
QUAND ÇA CHAUFFE !
Comment fait-on respecter les règles dans le
feu de l’action – c’est-à-dire en pleine dispute ?
Concrètement, la mère de Lina et Simon pourrait
leur demander à tous les deux de poser l’objet de
la discorde (la petite voiture, en l’occurrence) et
de prendre une grande inspiration. Cela fait, elle
rappellerait aux deux enfants les règles préala-
blement convenues. Chacun va pouvoir raconter
sa « version » – ou plutôt, exposer son point de vue
– du conflit. Et si tout le monde veut commencer
le premier, eh bien on tirera ça aux dés. Même
cette disposition peut être prévue en amont, en
conseil de famille. Et voilà nos petits chamail-
leurs qui s’écoutent mutuellement… avec certes
l’envie brûlante d’interrompre l’autre, ce qui
constitue là encore un bon apprentissage de la
maîtrise de soi et de l’écoute. Le but étant de les
amener à prendre du recul vis-à-vis de leur colère
première, jusqu’à mieux se comprendre l’un
l’autre. Enfin, arrive le moment où des solutions
de sortie de crise peuvent être formulées. Simon
propose ainsi de prendre cette voiture et d’en
donner une autre à Lina, qu’elle n’a jamais le
droit d’avoir. Il veut ensuite organiser une course.
Lina est d’accord et ils se lancent immédiatement
dans ce nouveau jeu.
Bon… il faut admettre que les choses ne se
déroulent pas toujours de manière aussi fluide et
apaisée – même avec les meilleures « règles de
dispute » du monde… Un enfant se sent parfois
irrémédiablement lésé. Il va quitter le terrain de
jeu et décider de ne plus adresser la parole à per-
sonne. Dans les fratries, certains conflits restent
parfois bloqués à l’issue du processus de concilia-
tion. Le mieux est d’accepter qu’il en soit ainsi
car, en général, les enfants finissent par oublier.
Ou bien, quand ils sont passés à autre chose et
qu’ils ont joué ensemble à d’autres activités, ils
trouvent soudain que ce conflit était insignifiant.
Précisons aussi que toutes les familles n’ont pas
besoin de règles de conflit ni d’un conseil de
famille. « Tant que les différends sont réglés sans
agressivité et qu’on trouve des solutions, l’appren-
tissage social va pouvoir fonctionner », rassure
Tanja Legenbauer.
Et puis, les enfants établissent parfois leurs
propres règles. Mais cette capacité se développe
graduellement et ne semble pleinement s’exercer
qu’au-delà de 7 ans. Le chercheur en sciences de
L’important en famille est
de définir des règles en
amont qui seront appliquées
en cas de dispute. Puis,
le moment venu, être résolu
à les faire respecter.
Bibliographie
S. Borairi et al., Do
siblings influence
one another ?
Unpacking processes
that occur during
sibling conflict, Child
Development, 2022.
S. Grueneisen et
M. Tomasello, Children
use rules to coordinate
in a social dilemma,
Journal of Experimental
Child Psychology, 2019.
C. Liu et M. N.
A. Rahman,
Relationships between
parenting style and
sibling conflicts : A
metaanalysis, Frontiers
in Psychology, 2022.
H. E. Recchia et
N. Howe, When do
siblings compromise ?
Associations with
children’s descriptions
of conflict issues,
culpability, and
emotions, Social
Development, 2009.
N° 162 - Février 2024
l’éducation Sebastian Grueneisen, de l’université
de Leipzig, en collaboration avec l’anthropologue
Michael Tomasello, de l’université Duke, en
Caroline du Nord, a observé comment des petits
aux motivations différentes coopèrent dans le
cadre d’un jeu. Dans cette expérience, ils pou-
vaient réfléchir eux-mêmes aux règles du jeu et à
son déroulement. Cela a bien fonctionné pour les
enfants de 8 ans, qui ont joué sans se disputer ;
mais ceux de 5 ans étaient trop jeunes pour modi-
fier le jeu en cas de conflit en inventant leurs
propres règles de conciliation.
QUE FAIRE QUAND AUCUNE AMÉLIORATION
NE SE PROFILE ?
Dans certains cas, toutefois, les familles
atteignent leurs limites. Impossible d’établir une
relation constructive, en dépit de règles bien éta-
blies et d’efforts soutenus. Dans ce cas, selon Tanja
Legenbauer, il ne faut pas hésiter à chercher de
l’aide auprès de professionnels, que ce soit auprès
de thérapeutes familiaux ou de centres de conseil
en éducation. Il y a des choses toutes bêtes qui
échappent aux parents. « Parfois, ils ne remarquent
même pas qu’ils se sentent plus proches d’un
enfant parce que celui-ci leur ressemble davan-
tage », note Legenbauer. Les enfants, en revanche,
le ressentent rapidement, ce qui se reflète dans
leur comportement. Alors qu’une personne exté-
rieure au foyer est mieux à même d’identifier les
points aveugles dans les relations entre les enfants.
Terminons par une bonne nouvelle pour les
enfants uniques. Même sans frères et sœurs, on
apprend à se mettre à la place des autres et à se
comporter de manière appropriée. « En moyenne,
les enfants uniques ont besoin d’un peu plus de
temps pour passer par ces étapes, mais ils
finissent tôt ou tard par rattraper leur retard, cer-
tifie Hannes Rakoczy. Ils ne traînent pas toute
leur vie un déficit simplement parce qu’ils n’ont
pas de frères et sœurs pour s’entraîner à l’art de
la dispute. » £
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4
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80 ÉCLAIRAGES Chronobiologie

Ados : pourquoi
ils se lèvent
si tard Par Carolin Reicher et Christian Cajochen.

Couchés à des heures impossibles, ils peinent

à se lever le matin et sont épuisés en cours…
Qu’arrive-t-il au sommeil des ados ? Faut-il
s’inquiéter ? Et comment éviter que cela ait des
effets négatifs sur leur scolarité et leur santé ?

C omme chaque samedi ou

presque, sur le coup de 14 heures, les disputes
éclatent. Louis n’est toujours pas levé, et ses
parents n’en peuvent plus. « Pas étonnant,
déplore sa mère. La semaine dernière, avec les
cours au collège, il a accumulé un manque de
réseaux sociaux avec ses amis. À 23 heures, il a
les yeux grands ouverts et trouve que c’est le
moment idéal pour aller discuter de la vie avec ses
parents… Sauf qu’eux sont levés depuis 6 heures
du matin et n’ont qu’une envie : aller se coucher !

sommeil considérable. Il s’endort rarement avant LES PARENTS NE COMPRENNENT PAS

une, voire deux heures du matin. » Du haut de ses
15 ans, l’adolescent s’explique : « Je ne me sens
pas fatigué avant. » Oui, mais cinq ou six heures
de sommeil en semaine, cela ne suffit pas. Et au
petit matin, les réprimandes ne servent à rien :
l’élève de troisième n’arrive tout simplement pas
à se réveiller. La plupart du temps, il se lève à la
dernière minute : « Maman, tu m’emmènes à
Résultat : la famille est en crise. La maman
est d’avis qu’il faut interdire les réseaux sociaux
le soir ou du moins la nuit. Elle s’inquiète des
médiocres résultats scolaires de Louis et encore
plus de sa santé. Le papa, quant à lui, est
convaincu que son fils doit prendre conscience
par lui-même qu’il manque de sommeil. Il préfère
maintenir de bonnes relations avec lui dans cette
© CasarsaGuru/iStock

l’école en voiture ? Sinon, je vais être en retard… » période compliquée.

Alors, l’après-midi, il fait la sieste. Et pas une Qu’arrive-t-il à Louis ? Pourquoi son som-
petite ! Une ou deux heures, de sorte que, le soir, meil est-il devenu chaotique ? Par manque de
il est en pleine forme, il fait ses devoirs, prévoit discipline, comme le prétendent ses parents ?
ses activités du lendemain et chatte sur les Existe-t-il des causes purement biologiques ?

N° 162 - Février 2024

 81

EN BREF
£ Au début de la
puberté, l’horloge
biologique, qui régule
notre rythme de veille
et de sommeil, se décale
naturellement.
L’adolescent commence
à se coucher plus tard...
£ Les jeunes
accumuleraient en outre
moins de « pression de
sommeil » en journée que
les adultes. L’excitation,
la caféine et la lumière
bleue retardant aussi
l’endormissement.
£ Du fait des heures
de cours très matinales,
de nombreux ados
souffrent d’un manque
de sommeil.
La luminothérapie,
la prise de mélatonine
et des changements
de style de vie sont
souvent bénéfiques.

N° 162 - Février 2024

82 ÉCLAIRAGES Chronobiologie
ADOS : POURQUOI ILS SE LÈVENT SI TARD

Biographie
Carolin Reichert
est directrice adjointe du
Centre de chronobiologie
des Cliniques
psychiatriques
universitaires et de
l’université de Bâle,
en Suisse.
Christian Cajochen
est docteur en sciences
naturelles et directeur
du Centre de
chronobiologie.
Également directeur
de l’Integrative Human
Circadian Daylight
Platform (iHCDP). Il
souhaite mettre à profit
les connaissances issues
de la recherche pour
améliorer la qualité
de vie.
Ou les réseaux sociaux consommés à l’excès
sont-ils responsables ?
Pour répondre à cette question, il faut d’abord
comprendre comment se met en place notre som-
meil à plusieurs périodes de la vie. De nombreux
facteurs déterminent le moment où nous nous
endormons, ainsi que la qualité et la durée de nos
nuits. Outre les événements extérieurs qui
peuvent susciter un état d’excitation, voire de
stress, notre horloge interne joue un rôle très
important dans ce processus. Elle est un réseau
de neurones complexe niché au cœur du cerveau,
à l’avant de l’hypothalamus, dans le noyau supra-
chiasmatique. Elle imprime au corps un « rythme
circadien » (du latin circa, « environ », et dies,
« jour »), c’est-à-dire un ensemble de processus
biochimiques qui se répètent de façon cyclique
environ toutes les vingt-quatre heures : digestion,
état de vigilance ou d’endormissement, etc.
UN CYCLE FIXE DE VINGT-QUATRE HEURES
Dès lors, même si vous étiez enfermé dans un
bunker sans montre ni lumière, votre horloge
tournerait toujours au même rythme, car elle est
ancrée dans votre ADN ; elle varie un peu selon
les individus, mais son cycle se situe toujours
entre vingt-trois et vingt-cinq heures. Le rythme
de l’horloge dépend en grande partie des hausses
et des baisses de différentes hormones dans le
corps. Et d’une en particulier : la mélatonine –
c’est l’hormone dite « du sommeil », qui facilite
l’endormissement et qui est davantage sécrétée
dans l’organisme chaque soir.
Sans signal extérieur, votre horloge interne
finirait par être soit en avance (si sa période est
plus proche de vingt-trois heures), soit en retard
(si elle est plus proche de vingt-cinq heures) par
rapport au cycle des jours et des nuits, invaria-
blement fixé par la rotation de la terre à vingt-
quatre heures. Cependant, dans des conditions
de vie normales, votre rythme biologique se syn-
chronise en permanence avec cette période de
vingt-quatre heures, par l’entremise des rayons
lumineux. La luminosité varie selon un rythme
de vingt-quatre heures et cette information est
directement transmise à l’horloge interne par des
cellules sensorielles spécifiques situées dans la
rétine. De là, des données sont ensuite transmises
à différentes régions du cerveau participant à
notre cycle d’éveil et de sommeil.
Ce système a une conséquence : si vous vous
exposez tard le soir à une lumière artificielle (par

LA MÉLATONINE, HORMONE DU SOMMEIL

L a mélatonine est la principale hormone responsable
de l’endormissement : c’est un acteur clé de notre horloge
interne. En analysant son taux dans la salive à plusieurs moments
Puberté et syndrome de retard de phase de sommeil (SRPS)

Enfance SRPS
Mélatonine

sur une durée de vingt-quatre heures, on obtient un profil Adolescence

de rythme circadien typique qui dépend de chaque personne
et varie avec l’âge (graphe du haut). Notamment, le cycle
de sécrétion de mélatonine change au début de la puberté. 8 12 16 20 24 4 8 12 16
À ce stade du développement, l’organisme libère en effet l’hormone Heure de la journée
Lumière du soir
du sommeil de plus en plus tard le soir. Les adolescents se fatiguent
donc plus tard en soirée et se réveillent aussi plus tard le matin que les Retard dû
Mélatonine

enfants plus jeunes et les adultes plus âgés. Après la puberté, la courbe à la lumière
du soir
de mélatonine recule à nouveau. Un cas particulier : les jeunes atteints
du syndrome de retard de phase de sommeil, ou SRPS, ont une
sécrétion de mélatonine encore plus tardive. 8 12 16 20 24 4 8 12 16
Par ailleurs, cette dernière dépend de facteurs externes, Lumière du matin Heure de la journée
© Yousun Koh, d’après Carolin Reichert

comme la lumière. Être exposé en soirée à une luminosité intense

– en particulier la lumière bleue – retarde aussi la sécrétion de
Mélatonine

Avance due à la
mélatonine (graphe du centre). Voilà pourquoi, en fin de journée, des lumière du matin
lunettes pourvues d’un filtre bleu aident à s’endormir plus tôt.
En revanche, une lumière vive le matin a tendance à avancer
la courbe de l’hormone du sommeil (graphe du bas). Une technique 8 12 16 20 24 4 8 12 16
utilisée en luminothérapie pour réajuster le rythme circadien Heure de la journée
des adolescents souffrant de SRPS.

N° 162 - Février 2024


Noyau
suprachiasmatique
exemple celle d’un écran), la libération de méla-
tonine est légèrement retardée et vous resterez
plus longtemps éveillé. À l’inverse, on s’endort
plus vite le soir lorsqu’il fait déjà nuit.
Ainsi, l’alternance naturelle quotidienne de la
lumière et de l’obscurité détermine assez précisé-
ment les heures de sommeil et d’éveil. Si l’horloge
interne n’est pas « perturbée » par des causes
extérieures, vous vous fatiguerez toujours au
même moment, vous ouvrirez la plupart du temps
les yeux à la même heure le matin et serez plus
concentré et plus performant à certaines heures
de la journée. Sauf chez Louis, et d’innombrables
adolescents dans sa situation. Là, une perturba-
tion intervient au niveau de l’horloge interne, et
c’est ce qui change tout…
QUAND L’HORLOGE INTERNE SE DÉPHASE
Au Centre de chronobiologie de Bâle, notre
équipe étudie la façon dont notre horloge biolo-
gique est influencée par l’alternance des jours et
des nuits, mais aussi par d’autres facteurs comme
l’âge, l’état de santé, l’activité physique ou même
la quantité de café ingérée. Une première
chose que l’on sait est que le rythme circadien
évolue au cours de la vie. Il a tendance à se déca-
ler vers le matin lorsqu’on devient adulte, ce qui
explique que, passé un certain âge, de nombreuses
personnes arrivent facilement à se lever tôt, tan-
dis que les ados peinent à sortir du lit avant 8 ou
9 heures. En revanche, ceux-ci n’ont aucun pro-
blème pour faire la fête bien après minuit, alors
que leurs parents luttent déjà depuis des heures
contre le sommeil ! En chronobiologie, on dit qu’il
existe différents chronotypes : les adolescents
Au centre du cerveau,
le noyau
supraschiasmatique
est l’horloge interne
de notre organisme.
Il nous impose
un rythme circadien
d’éveil et de sommeil
d’environ vingt-
quatre heures,
qui se synchronise
avec la lumière du jour.
À l’adolescence,
l’horloge commence
à retarder…
Il serait sans doute judicieux
d’adapter légèrement les
horaires du début des cours
au rythme naturel de sommeil
et d’éveil des jeunes.
N° 162 - Février 2024
83
sont plutôt du soir – ce sont des chouettes –, alors
que les enfants et adultes plus âgés sont davan-
tage du matin – ce sont des alouettes.
Que se passe-t-il donc à la puberté ? Des modi-
fications biologiques interviennent. Elles peuvent
même s’observer chez d’autres espèces que la
nôtre. Par exemple, de nombreux mammifères
comme les macaques, les rats et les souris ont eux
aussi un rythme circadien retardé pendant la
puberté, un phénomène appelé « retard de phase ».
En observant les phases de repos et d’activité
d’animaux en laboratoire, la neuroscientifique
Megan Hagenauer, de l’université du Michigan, a
constaté ainsi qu’un rat adulte bouge presque
toute la nuit (les rats sont des animaux qui vivent
la nuit, cela correspondrait donc au jour pour
nous) et se repose le jour. Mais les rats prépu-
bères ont un comportement différent : ils com-
mencent à bouger en même temps que les adultes,
mais ensuite ils font une pause. Puis ils rede-
viennent actifs en toute fin de nuit, quand les
rongeurs plus âgés se reposent. Ce décalage d’ac-
tivité semble permettre aux jeunes rats d’accéder
à de la nourriture quand les adultes dorment, ce
qui pourrait représenter un avantage adaptatif.
Qu’en est-il chez l’être humain ? Du fait que
nous sommes des animaux diurnes, il faut trans-
poser la situation. Les adultes sont actifs toute la
journée et se couchent à des horaires raison-
nables (mettons 22 ou 23 heures). En revanche,
les ados passent comme les rats par une phase
d’activité tardive : ils redeviennent plus alertes en
soirée et vont faire une petite visite au frigo, ou
bien sortent avec des amis au moment où les
parents voudraient se reposer.
Toujours en lien avec l’évolution de notre
espèce, une autre explication à ces rythmes déca-
lés a été proposée dès 1966 par le spécialiste du
sommeil Frederick Snyder, du National Institute
of Mental Health (NIMH) américain, sous le nom
d’« hypothèse du gardien ». Selon cette hypothèse,
parce que les humains sont plus vulnérables
84 ÉCLAIRAGES Chronobiologie
ADOS : POURQUOI ILS SE LÈVENT SI TARD
L’INCONVÉNIENT
D’ÊTRE LÈVE-TARD
V oici quelques-unes des conséquences possibles du syndrome
de retard de phase de sommeil (SRPS) et du décalage horaire social
chez les adolescents.
1. BAISSE DES PERFORMANCES SCOLAIRES
La fatigue diurne et des difficultés de concentration entraînent parfois
une érosion ou une chute des résultats.
2. CHANGEMENTS D’HUMEUR
Autre conséquence possible du SRPS et du décalage horaire social : des sautes
d’humeur et de l’irritabilité, voire des symptômes dépressifs. Ce qui se cumule
aux bouleversements émotionnels que de nombreux adolescents vivent
à la puberté.
3. RISQUES D’ACCIDENT
Avec la fatigue en journée, le risque d’accident augmente, par exemple
chez les jeunes qui conduisent ou travaillent dans le bâtiment.
4. OBÉSITÉ ET TROUBLES MÉTABOLIQUES
Selon certaines études, le SRPS et le décalage horaire social seraient associés
à un risque accru d’obésité et de maladies métaboliques telles que le diabète.
Une cause possible : les changements du rythme circadien perturberaient
des processus métaboliques.
5. MAUVAISE QUALITÉ DE VIE
Fatigue, irritabilité et difficultés à réaliser les tâches quotidiennes rendent
le quotidien plus pénible.
6. TROUBLES DE L’ATTENTION
De nombreux symptômes du trouble du déficit de l’attention
avec hyperactivité (TDAH), comme les difficultés de concentration
et l’impulsivité, sont souvent aggravés par le manque de sommeil.
pendant leur sommeil et pourraient alors être atta-
qués par des prédateurs ou des ennemis, le fait que
tout le groupe ne dorme pas en même temps – avec
toujours un gardien qui veille – augmente les
chances de survie de ses membres. Un décalage de
l’heure du coucher, ancré biologiquement et lié au
développement, aurait donc procuré des avan-
tages pour maintenir les jeunes adultes éveillés
quand les plus âgés se reposent. De fait, les ado-
lescents de l’ethnie des Hadza, qui vivent comme
nos ancêtres chasseurs-cueilleurs, préfèrent eux
aussi se coucher à des heures plutôt tardives.
En 2017, des anthropologues ont suivi les mouve-
ments d’une trentaine de membres d’une de ces
tribus et ont constaté qu’ils ne dormaient pratique-
ment jamais tous en même temps.
N° 162 - Février 2024
Reste à savoir ce qui enclenche le signal du
début du grand déphasage chez l’adolescent. Les
hormones sexuelles libérées au début de la puberté
entrent en jeu, qu’il s’agisse des œstrogènes prin-
cipalement libérés chez la femme et des andro-
gènes chez l’homme. La preuve ? Si l’on empêche
leur libération chez des animaux avant leur matu-
ration sexuelle, non seulement on bloque le déve-
loppement de leurs organes et caractères sexuels,
mais il apparaît aussi que leur horloge interne ne
se décale jamais, comme l’a montré l’équipe de
Megan Hagenauer. Dans le même ordre d’idées,
une enquête menée par Christian Cajochen (coau-
teur de cet article) a mis en lumière que des jeunes
filles se couchent d’autant plus tard le soir qu’elles
sont plus avancées dans leur développement phy-
sique – mesuré par leurs premières règles.
Alors, comment les hormones sexuelles modi-
fient-elles le cycle circadien ? Elles semblent agir
à plusieurs niveaux dans le cerveau : des études
réalisées avec des animaux laissent penser à une
action directe sur l’horloge de l’hypothalamus, en
plus d’une influence sur l’activité de neurones dans
de nombreuses autres régions du cerveau, par
exemple dans certaines aires de l’amygdale, qui
joue un rôle crucial dans le contrôle des émotions.
Mais malgré ces indices, on ne sait pas encore
exactement ce qui se passe dans l’horloge circa-
dienne des jeunes. Fonctionne-t-elle tout simple-
ment plus lentement que celle des enfants, de sorte
que les adolescents s’endorment plus tard ? Selon
Stephanie Crowley et Charmane Eastman, du
Rush University Medical Center, de Chicago, les
résultats scientifiques obtenus ces dernières
années prouveraient plutôt le contraire… Par
exemple, en 2018, les deux chronobiologistes ont
comparé les périodes de sommeil d’environ 45
adolescents avec celles d’autant d’adultes, tous les
volontaires ayant passé cinq jours en laboratoire
du sommeil, coupés du monde extérieur. Résultat :
la durée d’un cycle de veille et de sommeil ne
serait pas différente en fonction de l’âge.
LES ÉCRANS EN PARTIE RESPONSABLES
Il n’a pas non plus été possible de prouver que
les adolescents réagissent plus fortement que les
enfants ou les adultes à la lumière du soir… Bien
au contraire : plus la puberté avance, moins ils y
seraient sensibles. En effet, l’équipe de Stephanie
Crowley a montré que la même dose de lumière
inhibe plus fortement la production de mélato-
nine chez les préadolescents que chez les adoles-
cents en pleine puberté.
Cependant, ces derniers s’exposent proba-
blement beaucoup plus, et plus longtemps, à une
lumière plus forte le soir que les jeunes enfants.
 85

Surtout s’ils chattent toute la nuit, surfent sur « pression de sommeil ». La pression de sommeil
les réseaux sociaux ou jouent à l’ordinateur tard désigne un besoin de dormir qui s’accentue à
le soir. Cela retarde souvent leur horaire de cou- mesure que certaines substances s’accumulent
cher : des dizaines d’études scientifiques le dans le cerveau lorsqu’on est éveillé. Les cher-
prouvent aujourd’hui. Il a ainsi été montré que cheurs ont ainsi montré depuis longtemps
la lumière LED bleue freine la production de que chez des animaux éveillés cette accumula-
mélatonine et que des facteurs psychologiques, tion déclenche, au-delà d’une certaine dose, une
comme l’excitation, le stress ou le fait d’être plei- intense fatigue. Les mécanismes exacts sont
nement investi dans une activité, jouent aussi encore méconnus, mais, en 2005, l’équipe d’Os-
certainement un rôle. kar Jenni, à l’université de Zurich, a pu repérer
Autre raison qui garde les jeunes éveillés des signes de la pression de sommeil à travers
longtemps : ils accumuleraient moins de les courants électriques produits par le cerveau,

LE « DOUBLE EFFET ÉCOLE »

V oici le profil d’activité physique d’une jeune fille âgée de 17 ans,
durant deux semaines consécutives. Chaque ligne comporte
deux jours d’enregistrement, les dernières vingt-quatre heures d’une
ligne étant identiques aux premières vingt-quatre heures de la
suivante. On constate un décalage des périodes de sommeil pendant
les vacances (en haut) par rapport à la semaine scolaire qui suit (en
bas) : les temps de repos, librement choisis pendant les vacances,
débutent nettement plus tard et durent, avec environ huit heures,
beaucoup plus longtemps que pendant la période scolaire, durant
laquelle l’élève ne dort que six heures environ du lundi au vendredi.
À la fin de la semaine d’école, dans la nuit du vendredi au samedi,
on observe une fenêtre de repos nettement prolongée dans
la matinée, malgré le maintien de l’endormissement à minuit.
La durée de sommeil s’est ainsi allongée de cinq heures pour atteindre
environ onze heures. Il semble que l’adolescente tente ainsi de
« rattraper » partiellement le sommeil manqué pendant la semaine…

Heure 00 :00 06 :00 12 :00 18 :00 00 :00 06 :00 12 :00 18 :00 00 :00

Dim-Lun

Lun-Mar

Mar-Mer
Vacances

Mer-Jeu

Jeu-Ven

Ven-Sam

Sam-Dim

Dim-Lun

Lun-Mar
© Yousun Koh, d’après Anna Cajochen, 2011

Mar-Mer
École

Mer-Jeu

Jeu-Ven

Ven-Sam

Temps de repos réduit Effet de compensation

N° 162 - Février 2024

86 ÉCLAIRAGES Chronobiologie
ADOS : POURQUOI ILS SE LÈVENT SI TARD
mesurables par électroencéphalographie (EEG).
Or, chez des jeunes maintenus éveillés en labo-
ratoire, cette pression de sommeil s’accumule
plus lentement à mesure qu’ils avancent dans
l’adolescence.
Il n’existe donc pas une cause unique expli-
quant pourquoi les jeunes se couchent tard. Mais
cela pose plusieurs problèmes, le premier étant
qu’ils se lèvent très tôt pour se rendre au collège
ou au lycée, cinq jours par semaine, d’où parfois
un grave déficit de sommeil. Il est alors important
de s’exposer à la lumière « au bon moment », pour
limiter le risque d’apparition de troubles du som-
meil. L’équipe de Christian Cajochen étudie
actuellement l’influence de la lumière sur l’hor-
loge biologique des adolescents : si on expose leur
système circadien à des doses de lumière pendant
la journée, il se pourrait qu’il y soit moins sensible
le soir, ce qui conforterait l’intérêt de s’exposer à
la lumière du jour le plus tôt possible pour éviter
les décalages. Nous en saurons bientôt davan-
tage, car la collecte des données vient de s’ache-
ver et les analyses sont en cours.
Toutefois, chez certains adolescents, le
manque de sommeil est si important que l’on
parle de « syndrome de retard de phase de som-
meil » (SRPS), qui se caractérise par un endormis-
sement plus de deux heures après l’heure habi-
tuelle de coucher. Les personnes atteintes de
SRPS n’arrivent presque jamais à s’endormir
avant minuit, ont beaucoup de mal à se réveiller
le matin et somnolent parfois une bonne partie
de la journée. À cause du décalage naturel de leur
rythme circadien, les adolescents sont particuliè-
rement vulnérables à ce trouble du sommeil.
L’horaire du début des cours dans de nom-
breux pays européens, comme en France, en
Suisse ou en Allemagne, très matinal (aux alen-
tours de 8 heures), aggrave encore les consé-
quences du SRPS chez les jeunes, de l’avis de tous
les chercheurs. Les adolescents sont incapables
d’arriver à l’école à l’heure chaque jour et finissent
par souffrir d’un décalage horaire « social » : leur
horloge biologique ne se synchronise plus avec
les horaires de leur environnement social, que ce
soit pour le travail, l’école ou les loisirs.
DES HORAIRES DE COURS INADAPTÉS
À LA PHYSIOLOGIE DU JEUNE
Toutefois, reconnaissons qu’en général, il
existe de grandes différences dans les heures de
réveil et de coucher entre les jours de la semaine
d’une part, et le week-end ou les vacances d’autre
part. Les parents sont souvent frustrés de ne
jamais pouvoir planifier de sortie sur la journée
le samedi ou le dimanche, car leur enfant n’est,
pour ainsi dire, pas « opérationnel » le matin. Le
fait que la pression de sommeil s’accumule plus
lentement chez les adolescents et qu’ils ont la
capacité de faire la grasse matinée favorise
encore le décalage de leur rythme circadien.
À ces facteurs chronobiologiques s’ajoutent, à
la puberté, d’autres bouleversements comme
l’augmentation de l’activité sexuelle ou la prise
de stimulants comme la caféine, l’alcool et la
nicotine. Ces pratiques contribuent aussi à déca-
ler l’horloge biologique des jeunes. Ces dernières
années, plusieurs études scientifiques ont montré
que les adolescents atteints de SRPS ou de déca-
lage horaire social sont plus susceptibles de pré-
senter des difficultés scolaires, des troubles de
l’humeur et des problèmes de comportement. En
outre, le SRPS est associé à diverses maladies,
dont l’obésité et le « syndrome métabolique », qui
se traduit entre autres par une hypertension. Le
risque de maladies psychiatriques, comme la
COMMENT AIDER
LES JEUNES EN MANQUE
DE SOMMEIL ?
1. COMMENCER L’ÉCOLE PLUS TARD
Choisir – si possible ! – une école où les cours commencent plus tard, ou,
à défaut, qui n’est pas trop loin de son domicile (pour réduire le temps de trajet).
2. S’EXPOSER À LA LUMIÈRE AU BON MOMENT
Le matin, laisser entrer la lumière dans la chambre et rester dehors le plus
longtemps possible, par exemple en allant à l’école à vélo ; le soir, environ deux
heures avant l’heure de coucher souhaitée, passer à un éclairage plutôt tamisé
et porter si nécessaire des lunettes équipées d’un filtre contre la lumière bleue.
3. CONSOMMER MOINS DE STIMULANTS
La consommation de café ou de boissons énergisantes contenant de la caféine,
en particulier le soir, perturbe souvent le sommeil. En outre, il est possible
que ces stimulants aient un effet négatif sur le développement du cerveau
des jeunes.
4. COUPER LES ÉCRANS
Renoncer, le soir, aux activités excitantes sur écran, comme les jeux vidéo.
5. ÉVITER LE STRESS EN SOIRÉE
Une augmentation du cortisol (une hormone du stress) le soir peut retarder
l’endormissement.
6. S’INSTALLER AU CALME
Un environnement relaxant, une chambre dans le noir, bien aérée et calme,
améliore le sommeil. Il est aussi recommandé d’éteindre son
smartphone et les autres appareils électroniques ou, de préférence,
de les laisser dans une autre pièce.
N° 162 - Février 2024

dépression et l’anxiété, augmente aussi avec le
manque de sommeil. La mère de Louis n’a donc
pas totalement tort quand elle craint pour la
santé de son fils.
Alors, comment aider les adolescents en
manque de sommeil ? Plusieurs solutions peuvent
être envisagées. D’abord, on pourrait adapter
légèrement les horaires du début des cours au
rythme naturel de sommeil et d’éveil des jeunes.
En 2013, l’équipe de Nadine Perkinson-Gloor, de
l’université de Bâle, en Suisse, a montré que le
fait de commencer les cours vingt minutes plus
tard s’accompagnait déjà d’une meilleure qualité
de sommeil et d’attention en classe, ainsi que
d’une amélioration des résultats scolaires. Dans
des pays tels que l’Espagne ou l’Angleterre, l’école
ne commence souvent qu’à 9 heures, ce qui pro-
fite sans aucun doute aux élèves de ces pays.
Le SRPS se traite aussi efficacement par la
luminothérapie et la prise de mélatonine. Par
exemple, au Centre de chronobiologie de Bâle,
nous proposons aux adolescents de regarder
régulièrement une lumière vive pendant vingt
minutes en début de journée, ce qui permet
d’avancer leur rythme circadien. La plupart du
temps, nous utilisons des lampes conçues à cet
effet, mais, en été, le soleil du matin suffit.
La prise de mélatonine le soir permet aussi,
combinée au fait de passer suffisamment de
temps à la lumière du jour, d’avancer l’horloge
interne. Ce médicament ne devrait toutefois être
consommé que selon les recommandations d’un
médecin expert en chronobiologie, car le dosage
et le moment de la prise sont très importants et
dépendent de chaque individu. Certaines lunettes
filtrent les composantes bleues de la lumière, per-
mettant d’atténuer les effets perturbateurs de la
luminosité de fin de journée, notamment celle
émise par les écrans des téléviseurs, smartphones
et ordinateurs. Une équipe du Centre de chrono-
biologie a déjà testé de tels filtres en 2015, chez
des ados garçons en bonne santé, et a confirmé
leur effet positif. Il est toutefois recommandé de
ne porter ces lunettes que le soir, environ cinq
heures avant d’aller se coucher, car elles peuvent
engendrer de la fatigue en journée.
Enfin, les changements de style de vie sont
une vraie aide pour gérer le SRPS et le décalage
horaire social. La discipline prônée par les parents
de Louis n’est pas si ringarde qu’il y paraît. Parmi
les bonnes pratiques : s’efforcer de conserver un
rythme de sommeil régulier – y compris, si pos-
sible, le week-end ; éviter les boissons à base de
caféine ou d’autres stimulants comme la nicotine ;
maintenir une bonne « hygiène de sommeil »
(c’est-à-dire s’installer dans un environnement
Le mieux est de conserver
un rythme de sommeil régulier
même le week-end, d’éviter
la caféine ou la nicotine ainsi
que les activités excitantes
en soirée, et enfin, de dormir
dans un endroit calme.
Bibliographie
L. A. Brautsch et al.,
Digital media use and
sleep in late adolescence
and young adulthood : A
systematic review, Sleep
Medicine Reviews, 2022.
T. D. Ziporyn et al.,
Adolescent sleep health
and school start times :
Setting the research
agenda for California
and beyond. A research
summit summary, Sleep
Health, 2022.
C. F. Reichert et al.,
Wide awake
at bedtime ? Effects
of caffeine on sleep
and circadian timing
in male adolescents – a
randomized crossover
trial, Biochemical
Pharmacology, 2021.
S. J. Crowley et al.,
Increased sensitivity
of the circadian system
to light in early/mid-
puberty, Journal of
Clinical Endocrinology
& Metabolism, 2015.
N° 162 - Février 2024
87
relaxant) et éviter les activités excitantes le soir.
Il est également recommandé aux adolescents
souffrant de SRPS de ne pas utiliser d’écran
durant les trois heures précédant le coucher.
Enfin, la pratique sportive est également béné-
fique. En 2022, l’équipe de Christin Lang, à l’uni-
versité de Bâle, a étudié un groupe de 18 adoles-
cents peu actifs physiquement, et constaté que
leur rythme circadien s’avançait après un pro-
gramme de course à pied matinal modéré.
Pour les adolescents souffrant de SRPS, il est
important de travailler en étroite collaboration
avec un ou des soignants, afin d’élaborer un plan
de traitement individuel qui tienne compte de
leurs besoins sociaux et privés. Les tentatives qui
consistent à « obliger » des adolescents à se cou-
cher ou à leur interdire des activités le soir et le
week-end sont en général vouées à l’échec. Et les
réveiller aussi tôt le week-end qu’en semaine
risque d’aggraver leur déficit de sommeil…
Prenez Louis : il aimerait améliorer ses résul-
tats scolaires et est le premier à se plaindre d’être
toujours fatigué. Il serait prêt à diminuer l’inten-
sité de la lumière le soir et à porter des lunettes
avec un filtre bleu. Par ailleurs, il va mettre la
pédale douce sur les boissons énergisantes, au
moins pendant la semaine. En revanche, il n’a pas
envie de couper ses communications avec ses
amis sur les réseaux sociaux – surtout le soir !
Comme beaucoup d’entre eux sont aussi très
actifs la nuit, il ne se sent pas en décalage avec
eux… bien au contraire. Pas de thérapie en vue
pour lui pour le moment. En revanche, il convient
avec ses parents d’avancer par étapes : d’abord les
lunettes, l’arrêt de la caféine et le smartphone
éteint à 23 heures en semaine. Le matin, il dis-
pose d’un système de réveil qui émet progressi-
vement une lumière blanche semblable à la
lumière du jour. Et si cela ne suffit toujours pas
pour qu’il s’endorme avant minuit, il faudra peut-
être alors envisager une thérapie. £
88 VIE QUOTIDIENNE L’école des cerveaux
Bien respirer pour
mieux apprendre
Une liste de villes à mémoriser ? Une règle grammaticale
à assimiler ? En prenant le temps de respirer profondément,
vous verrez vos résultats progresser.
«
A ttention,
attention ! Ce que je vais vous expliquer
maintenant est tout à fait exceptionnel ! »
Roulements de tambour, les lecteurs
retiennent leur souffle, et… et… rien du
tout… car cette petite mise en scène
aura juste servi à rappeler à quel point il
nous semble naturel d’associer la respi-
ration à l’attention, et plus généralement
à l’activité cognitive. Dans l’attente d’une
annonce importante, le public retient
son souffle, comme si cela augmentait sa
capacité d’attention. Mais est-ce vrai ?
Pour fonctionner, le cerveau a évi-
demment besoin d’oxygène, ce qui sup-
pose un lien direct entre la respiration et
la cognition, mais, dans ce cas, pourquoi
faudrait-il suspendre sa respiration à un
moment important ? Tout cela demande
manifestement quelques éclaircisse-
ments, et surtout un peu de science, pour
s’intéresser à la façon dont la respiration
influence l’activité cérébrale, l’activité
cognitive et le comportement.
JEAN-PHILIPPE
LACHAUX
Directeur de recherche à l’Inserm, au Centre
de recherche en neurosciences de Lyon.
Par chance, ce domaine de recherche
est en pleine résurgence, avec des
études réalisées d’abord sur l’olfaction
des rongeurs, mais plus récemment
chez l’homme au cours de tâches cogni-
tives plus diverses. Pour vous donner
quelques exemples, une étude menée
par une équipe de Chicago a montré
que des participants se souvenaient un
peu mieux d’images qui leur étaient
montrées pendant qu’ils inspiraient,
surtout s’ils respiraient par le nez, que
lorsqu’ils expiraient. L’effet n’était pas
énorme, mais pas négligeable non plus,
avec 6 % de reconnaissance en plus entre
l’inspiration par le nez et l’expiration par
la bouche. Et surtout, ce « bénéfice à l’ins-
pir » a été répliqué dans d’autres tâches de
discrimination perceptive, indiquant que
l’on perçoit et retient un peu mieux
lorsqu’on est en train d’inspirer par le
nez. Peut-être est-ce la raison pour
laquelle on parle de « rhume de cerveau » ?
Ou d’inspiration ? Qui sait.
N° 162 - Février 2024
Et pourquoi faudrait-il respirer par
le nez, d’ailleurs ? Pour stimuler le
bulbe olfactif dans le cerveau, appa-
remment, grâce à des cellules qui trans-
forment le flux d’air en activité élec-
trique à la manière des éoliennes (des
« mécanorécepteurs ») même en l’ab-
sence d’odeur. Ce mécanisme crée ainsi
une oscillation électrique qui semble se
propager ensuite à d’autres régions
impliquées dans l’activité cognitive, en
lien notamment avec l’apprentissage :
l’hippocampe, principalement, et le cor-
tex préfrontal, avec un bénéfice pour
leur activité. En particulier, des ondes
électriques rapides, appelées en anglais
sharp wave-ripples, seraient couplées à
la respiration. Or ces ondes permettent
un dialogue entre l’hippocampe et le
cortex préfrontal, consolidant ainsi les
souvenirs. La respiration au service de
la mémoire, en quelque sorte !
Quant à l’expiration, elle semble plus
propice à l’action. Une autre expérience

Des séances de respiration profonde peuvent être organisées en classe,
à la fois pour réguler les émotions et pour mieux assimiler les connaissances.
menée à Taïwan demandait ainsi à des
volontaires d’appuyer sur un bouton au
moment de leur choix, pendant qu’on
mesurait leur rythme respiratoire ; et, la
plupart du temps, l’action volontaire était
déclenchée pendant l’expiration. Quand
l’expérience a été réitérée avec des actions
mentales plutôt que physiques (imaginer
appuyer sur un bouton ou penser à une
image), les chercheurs ont observé le
même phénomène, comme si, quel que
soit le type d’action que nous réalisons,
nous privilégions inconsciemment l’expir.
Ce qui m’intrigue avec ces résultats,
c’est leur cohérence avec une vision très
simple et naïve du lien entre respiration
et cerveau. On inspirerait dès qu’il faut
laisser le monde extérieur nous envahir
(c’est ce qui se passe quand nous perce-
vons un objet extérieur, qui « envahit »
notre cerveau en passant par les cortex
sensoriels) et on expirerait quand il faut
au contraire agir vers l’extérieur (comme
le flux d’air qu’on expulse). Il est trop tôt
© iStock/xavierarnau
pour donner une explication scientifique
fouillée à cette correspondance, mais
vous pouvez au minimum vous en servir
comme d’un moyen mnémotechnique.
Cela dit, je n’imagine pas vraiment
89
mécanismes précis en est une autre, sur-
tout quand il s’agit de diffuser des pra-
tiques au sein de l’Éducation nationale.
On peut donc a priori voir d’un bon œil
l’utilisation de techniques de respiration
maîtrisée en classe, en sachant que toute
pratique demande une réelle expertise
par celui qui l’enseigne, et que les effets
varient en fonction du type de respiration
pratiqué (augmentation ou baisse de la
vigilance et de l’attention, par exemple).
Voilà qui enchantera les enseignants
de plus en plus nombreux à utiliser avec
leurs élèves la « cohérence cardiaque »,
une forme de respiration censée aug-
menter la cohérence entre la respiration
et le rythme cardiaque, tout en sachant
qu’elle n’a pas grand-chose de plus scien-
tifique que les autres techniques de
méditation ou de yoga, surtout quand on
ne mesure ni la respiration ni le rythme
cardiaque, et encore moins la fonction
de cohérence entre les deux… £
un professeur de mathématiques ame-
nant ses élèves (par le bout du nez) à Bibliographie
inspirer au moment d’une définition
compliquée. Mais après tout, libre aux D. H. Heck et al.,
élèves d’essayer, et, surtout, de penser à The rhythm of memory :
bien respirer. Car bien respirer, c’est How breathing shapes
aussi mieux maîtriser son attention et memory function,
ses émotions. Une autre étude, menée J. Neurophysiol., 2019.
par Michael Melnychuk et ses collègues, M. C. Melnychuk et al.,
a montré une jolie corrélation entre la Coupling of respiration
respiration et l’activité du locus coerelus, and attention via
un petit noyau de neurones niché au sein the locus coeruleus :
du tronc cérébral situé au-dessus de la Effects of meditation
moelle épinière, où quelques milliers de and pranayama,
Psychophysiology, 2018.
neurones alimentent le cerveau en nora-
drénaline, un neurotransmetteur régu- H.-D. Park et al.,
lateur du niveau d’attention. Pour les Breathing is coupled
auteurs de cette étude, c’est la preuve with voluntary
action and the
qu’il est possible d’être plus attentif en
cortical readiness
jouant sur sa respiration, d’une manière potential, Nature
analogue à celle qui permet d’agir sur Communications, 2020.
ses émotions.
C. Zelano et al., Nasal
respiration entrains
LIBÉREZ LA NORADRÉNALINE ! human limbic
Les adeptes de la méditation et du oscillations and
yoga (notamment du pranayama) auront modulates cognitive
l’impression que l’on réinvente l’eau function, The Journal
chaude, mais la phénoménologie est une of Neuroscience, 2016.
chose, et la compréhension des
N° 162 - Février 2024
90 VIE QUOTIDIENNE La question du mois
Faut-il réveiller
quelqu’un qui fait
un cauchemar ?
Q ui n’a jamais été, en songe, pour-
suivi par un monstre atroce dans un
labyrinthe, ou n’a jamais fait une chute
interminable dans un puits sans fond ?
Dans pareille situation, on aimerait
bien que quelqu’un nous secoue vigou-
reusement pour mettre fin au calvaire.
Mais est-ce la bonne chose à faire ?
Selon Deirdre Barrett, psychologue,
chercheuse sur les rêves à la Harvard
Medical School et autrice de l’ouvrage
The Comittee of Sleep, les cauchemars
font partie intégrante du processus oni-
rique. Tout comme les rêves, ils sur-
viennent au cours du sommeil para-
doxal, une phase durant laquelle les
mouvements du corps sont bloqués. La
plupart du temps, il est donc difficile de
distinguer le paisible rêveur d’une per-
sonne qui cauchemarde. « Hormis leur
côté effrayant, les cauchemars res-
semblent à tous les autres rêves », déclare
ainsi Deirdre Barrett.
Que se passe-t-il encore au cours du
sommeil paradoxal ? Un fait essentiel.
LA RÉPONSE DE
STEPHANIE PAPPAS
Journaliste scientifique.
Les régions consacrées au stockage de la
mémoire à long terme voient leur acti-
vité fortement réduite. Il en résulte que
le souvenir est altéré, de sorte que ni les
rêves ni les cauchemars ne sont mémo-
risés. S’il nous arrive parfois de nous en
souvenir, c’est parce que nous nous
sommes brièvement réveillés au cours
de la nuit, ce qui a permis à ces aires
cérébrales de s’activer. Conséquence :
réveiller une personne de son cauche-
mar aura pour unique effet d’ancrer son
mauvais rêve dans sa mémoire.
SANS RÉVEIL, AUCUN SOUVENIR…
Alors, que faire quand le rêveur
devient très agité, qu’il remue brusque-
ment, se met à parler, voire se lève de
son lit ? Il ne s’agit plus alors à propre-
ment parler d’un cauchemar, mais d’une
terreur nocturne, phénomène particu-
lièrement fréquent chez les enfants et
qui a lieu en dehors du sommeil para-
doxal. Là encore, les scientifiques sont
fermes sur le sujet : il ne faut pas
N° 162 - Février 2024
réveiller la personne. Selon Leslie Ellis,
psychothérapeute spécialiste des rêves
et des cauchemars, réveiller quelqu’un
en pleine terreur nocturne le désorien-
terait. « Si on ne le réveille pas, il n’aura
aucun souvenir de ces épisodes »
confie-t-elle.
En outre, les cauchemars se révèlent
parfois… utiles. Ils ont été bien plus nom-
breux au début de la pandémie Covid-19,
et selon une recherche publiée dans la
revue Somnologie en 2022, ils portaient
généralement sur des thèmes relatifs à la
pandémie tels que la maladie, le confine-
ment ou encore la présence d’insectes –
considérée pour certains comme sym-
bole d’infection ou de contamination.
Anu-Katriina Pesonen, chercheuse en
psychologie à l’université de Helsinki, a
analysé 800 contenus de rêves durant
cette période, et a constaté que plus de la
moitié se rapportaient à la pandémie. La
scientifique finlandaise explique que ces
songes empruntés à la réalité seraient un
moyen efficace d’expérimenter et

d’apprendre de nouveaux comporte-
ments ou de nouvelles règles. Dans l’un
d’eux, un participant a par exemple res-
senti comme une grave erreur le fait de
serrer la main de quelqu’un…
QUAND LES CAUCHEMARS
REVIENNENT CHAQUE NUIT
Il reste que des cauchemars à répéti-
tion peuvent alerter sur de possibles
troubles psychologiques. Notamment la
présence d’un stress post-traumatique –
trouble caractérisé par des réactions
intenses, désagréables et dysfonction-
nelles survenant à la suite d’un trauma-
tisme. Les rêves deviennent alors le reflet
des expériences les plus douloureuses ; ils
ravivent les blessures et empêchent le
plus souvent la guérison. « Je n’ai jamais
© Pressmaster/Shutterstock
entendu personne dire qu’il n’avait aucun
problème à avoir des cauchemars liés à
un syndrome de stress post-traumatique,
affirme Deirdre Barrett. Pour eux, c’est
comme si le trauma revenait encore et
encore, nuit après nuit. » Ces épisodes se
Réveiller une personne de son
cauchemar aura pour unique
effet d’ancrer son mauvais rêve
dans sa mémoire.
produisent d’ailleurs parfois en dehors du
sommeil paradoxal, ce qui laisse à penser
qu’il s’agit effectivement plus de revivis-
cences du syndrome de stress post-trau-
matique que de simples rêves.
Dans ce cas, réveiller la personne
n’est pas une solution sur le long terme.
Mais on peut l’aider à reprendre le
contrôle de ses rêves : certains psycholo-
gues vont aider le patient à leur imaginer
une autre fin. Leslie Ellis, par exemple,
crée un environnement sécurisant dans
lequel ses patients se laissent transporter
dans une sorte de rêve éveillé où ils
tentent de réécrire les circonstances de
leur songe. Une méthode appelée Imagery
rehearsal therapy, dont l’objectif est de
N° 162 - Février 2024
91
« reprogrammer » les cauchemars pour les
rendre moins terrifiants. En 2020, une
métaanalyse a montré que cette thérapie
est aussi efficace qu’un traitement médi-
camenteux. « J’ai travaillé avec des per-
sonnes qui avaient fait le même rêve pen-
dant des dizaines d’années et qui ont
ainsi réussi à le modifier, voire à faire en
sorte qu’il ne revienne plus », explique
Deirdre Barrett. Cette démarche peut
être entreprise par le patient lui-même de
façon autonome, mais lorsque les cauche-
mars sont particulièrement terrifiants et
répétitifs, il vaut mieux être accompagné
par un professionnel. Quoi qu’il en soit,
rien ne sert d’agir la nuit : prenez Morphée
au dépourvu et attaquez de jour ! £
92 LIVRES
p. 92 Sélection de livres p. 94 « Le Plus Menteur d’entre nous » : qu’est-ce que la mythomanie ?

A N A LY S E SÉLECTION
Yves-Alexandre Thalmann

PATHOLOGIE
NEUROSCIENCES Ce n’est pas toi
Striatum le problème !
Pierre Bordaberry
Sébastien Bohler Leduc
Bouquins, 2023, 288 pages, 20 € 2023, 240 pages, 18 €

C L
omme bon nombre de formes de vie, nous disposons de
cellules nerveuses consacrées à la recherche de plaisir.
« ’objectif de ce livre
est d’ouvrir les yeux
Le striatum, siège de ces cellules, a assuré notre survie LANGAGE sur la complexité des
durant des centaines de milliers d’années, parfaitement Enfants bilingues troubles psychologiques
adapté à un monde aux ressources limitées. Mais depuis l’avènement Ellen Bialystok et de montrer à quel
Calec
de l’agriculture, ce précieux allié a pris de plus en plus les allures 2023, 200 pages, 19,99 € point notre société
d’un tyran. Dans nos sociétés d’abondance, il continue à en vouloir actuelle va les créer,
toujours plus, jamais rassasié, quitte à piller sans vergogne la planète.
Voilà le décor du nouveau livre de Sébastien Bohler. Dans une
magnifique synthèse de l’histoire du vivant et de ses stratégies
Ê tre exposé à deux
langues dès l’enfance
est une chance
les entretenir et les
empirer », annonce
d’emblée Pierre
d’adaptation, le neuroscientifique (et rédacteur en chef de Cerveau merveilleuse, mais suscite Bordaberry,
& Psycho) montre avec brio la façon dont ces « neurones du plaisir » souvent un certain psychothérapeute
sont apparus au cours de l’évolution. Grâce à de courts chapitres qui nombre d’inquiétudes et docteur en
savent nous tenir en haleine, il nous fait découvrir la subtilité de et de questionnements : psychologie. Sur le ton
ces mécanismes de survie qui se retournent maintenant contre nous. cela ne risque-t-il pas de de la conversation avec
Heureusement, un nouvel acteur entre en scène : le cortex préfrontal, retarder l’apprentissage un ami, il parvient à faire
doté d’une formidable capacité d’inhibition grâce à ses axones qui du langage ? Mon enfant passer énormément
plongent jusqu’au cœur du striatum. Mais, nous rappelle l’auteur, ne va-t-il pas s’emmêler de connaissances sur
sa tâche n’est pas facile… les pinceaux ? Est-il ces troubles (dépression,
Richement documenté, ce livre explore de nouvelles pistes pour nous souhaitable que chaque anxiété, troubles
libérer de la suprématie du striatum et de son insatiable faim de biens parent lui parle dans du sommeil et
et de pouvoir. Parmi elles, la coopération, qui puise dans nos instincts sa langue maternelle ? de l’alimentation…)
altruistes. Peut-être connaissez-vous le célèbre protocole de Walter La professeuse de et à nous convaincre
Mischel, où des enfants doivent se retenir de manger un marshmallow psychologie canadienne de leur aspect
pendant quelques minutes et en reçoivent un second s’ils y Ellen Bialystok fait ici éminemment
parviennent. Mais saviez-vous qu’ils réussissent mieux lorsque leurs le point en croisant une multifactoriel.
efforts profitent à un camarade plutôt qu’à eux-mêmes ? description détaillée Au passage, il donne
Ce texte, accessible à tout public, se doit de figurer dans toutes des recherches sur le de multiples clés
les bibliothèques scolaires. Il donne non seulement des raisons, bilinguisme – analysant individuelles
mais aussi des moyens d’espérer. Si un cortex préfrontal est capable notamment son impact et collectives pour
de tempérer les ardeurs du striatum, imaginez ce que pourront sur le cerveau – avec un s’en sortir.
accomplir des milliers de cortex préfrontaux ayant décidé de se louable souci de répondre
coordonner pour sauver la planète… aux questions concrètes
Yves-Alexandre Thalmann est professeur de psychologie au collège Saint- que se posent les
Michel et collaborateur scientifique à l’université de Fribourg, en Suisse. familles.

N° 162 - Février 2024

 93

COUP DE CŒUR
Rebecca Shankland

PSYCHOLOGIE
Psychologie PARENTALITÉ
de l’attention Du bon usage des pères
Gérard Macqueron
Odile Jacob Antoine Guedeney
2023, 320 pages, 23,90 € Odile Jacob, 2023, 208 pages, 22,90 €

D
S
ifficulté à se elon une enquête menée par le ministère des Solidarités
SANTÉ MENTALE concentrer, erreurs en 2020, un parent sur deux se dit socialement isolé dans
Protéger sa santé d’inattention, oublis… la prise en charge de ses enfants. Or c’est un risque majeur
mentale après la crise Comme tout le monde, il pour la santé mentale, aussi bien celle de l’adulte que celle
Nicolas Franck
et Frédéric Haesebaert vous arrive probablement de sa progéniture. Dans ce contexte, le livre d’Antoine Guedeney,
Odile Jacob de souffrir de (parfois pas pédopsychiatre et professeur émérite à l’université Paris-Cité, arrive
2023, 208 pages, 21,90 € si) petits tracas de ce à point nommé. Son message : l’alliance entre parents, qu’ils soient
genre. Cet ouvrage ensemble ou non, est le premier pas pour briser l’isolement.
«S ’il ne faut retenir
qu’un point positif
de la pandémie et du
passionnant du
psychiatre Gérard
Macqueron vous aidera
S’appuyant sur de longues années d’accompagnement auprès
des familles, l’auteur apporte un éclairage précieux sur la manière
de cultiver des relations constructives entre parents, pour le plus
confinement, c’est la alors non seulement à grand bien de l’enfant. Il se focalise plus précisément sur la place
prise de conscience que cerner l’étendue du des pères, qui n’est pas toujours simple à occuper. En effet, il leur
notre mode de vie est problème – troubles est vite reproché de ne pas en faire assez, ou pas comme il faudrait.
inadapté », affirment les passagers de l’attention Or leur rôle – ou plus généralement celui du deuxième parent,
psychiatres Nicolas provoqués par le stress dans le cas des couples homosexuels – est essentiel au maintien
Franck et Frédéric ou la fatigue, ou véritable de l’équilibre familial : face au stress suscité par les cris du bébé,
Haesebaert. De fait, TDAH ? –, mais au besoin d’être toujours physiquement et mentalement disponible,
cette période a également à le gérer. mieux vaut pouvoir se passer le relais de temps en temps !
représenté une Des explications claires Cette alliance solide, cette coopération constante entre parents,
hyperbole de nos vies et fouillées des les experts la nomment « coparentage ».
modernes, tant nous dysfonctionnements L’ouvrage d’Antoine Guedeney éclaire avec finesse et humanité
avons été saturés cérébraux en cause les voies possibles de ce coparentage, de manière à favoriser
d’écrans et sevrés alternent en effet avec le sentiment de compétence de chacun. L’enjeu est aussi de
de nature. Les auteurs des exercices concrets. prévenir les conflits et les violences qui risquent de survenir entre
en dressent le bilan L’enjeu est de taille, tant des parents épuisés, véritable tsunami pour l’enfant, dont la base
avec nuance, expliquant les difficultés à contrôler de sécurité s’effondre. Un autre message essentiel du livre étant
notamment les bienfaits son attention peuvent que l’alliance ne doit pas s’arrêter au couple parental : il faut tout
du contact avec un poser de multiples un village pour élever un enfant, dit un proverbe africain.
environnement naturel problèmes personnels, Ce village est à reconstruire à chaque naissance, en osant
pour la santé mentale professionnels demander du soutien à sa famille, aux professionnels de l’enfance
et les façons de garder ou sociaux. ou à d’autres parents, afin de développer un réseau de solidarité
le contrôle sur sa auquel chacun apporte sa pierre.
consommation d’écrans. Rebecca Shankland est professeuse en psychologie
du développement à l’université Lyon 2.

N° 162 - Février 2024

94

N° 162 - Février 2024

 LIVRES Neurosciences et littérature 95

SEBASTIAN DIEGUEZ
Docteur en neurosciences, auteur, enseignant
et chercheur à l’université de Fribourg, en Suisse.

Le Plus Menteur
d’entre nous
Qu’est-ce que la mythomanie ?
Le collègue qui raconte ses vacances avec
le Premier ministre et son passé de pilote
de chasse est-il complètement fou ou en quête

À
d’attention ? Un roman sociologique,
« Le Plus Menteur d’entre nous », lève le voile
sur les motivations secrètes des mythomanes.

en croire de nombreux contrevérités dans le seul but de tromper ses

commentaires sur l’actualité, notre époque EN BREF
serait placée sous le signe du mensonge, de la £ Dans ce récit littéraire
fraude, de la dissimulation, de la manipulation et sociologique,
et de la propagande. Nous serions tous devenus Nicole Lapierre brosse
la cible de vastes opérations de duplicité et de le portrait d’une de
tromperie. Mais sommes-nous vraiment si purs, ses connaissances qui
s’est inventé une vie
dénués, tous autant que nous sommes, de tout abracadabrante.
penchant pour la fausseté ? Pas si sûr… Les
enfants apprennent à mentir dès l’âge de 2 ans, £ Ce héros montre à
selon les études de psychologie, et nous ne ces- quel point la mythomanie
est un piège qui se
sons de nous perfectionner par la suite, jusqu’à referme sur son auteur.
passer maîtres dans l’art de mystifier nos proches,
maîtres d’école, amis, amours et collègues. £ Victime de ses propres
Excuses pour échapper à des corvées, exagéra- mensonges, le
mythomane souffre et se
tion de nos talents en entretien d’embauche, dis- voit contraint à captiver
simulation de nos défauts à nos conquêtes amou- un public complice pour
reuses, faux compliments : proclamer des se sentir exister.
auditeurs est une compétence universelle.
Pour autant, comme on va le voir, les études
scientifiques sur le mensonge montrent que nous
usons de cette stratégie de manière très parcimo-
nieuse. Le mensonge, de tout temps, a été conçu
comme une tare morale, un péché, même, et celui
qui s’en rend coupable encourt des risques impor-
tants, qui vont du ridicule à la condamnation judi-
ciaire. Priver autrui de la vérité n’est donc pas une
démarche anodine, et exige une certaine pru-
dence, pour ne pas dire un talent particulier.
D’où notre perplexité face à ceux qui font du
mensonge un véritable mode de vie, ceux qu’on
appelle les « gros menteurs », à tel point que cer-
tains y voient une véritable anomalie, appelée
« mensonge pathologique » ou « mythomanie ». On
pense bien sûr aux arnaqueurs, escrocs, fraudeurs

N° 162 - Février 2024

96 LIVRES Neurosciences et littérature

et autres imposteurs qui défraient connaissance décédée en 1991,

régulièrement la chronique tant qu’elle fréquentait depuis les
l’ampleur de leur duplicité laisse années 1960 dans les milieux intel-
bouche bée. On peut aussi évoquer lectuels et militants parisiens. Un
certaines professions, où les arrange- vrai hommage à un mythomane
ments avec la vérité sont presque une inconnu, qui illustre toute la diffi-
seconde nature : politiciens, ven-
deurs, publicitaires, avocats… Mais
culté de comprendre les menteurs
compulsifs et de leur faire face. 5 % des gens
en dehors des affaires judiciaires et Ulysses Moïse est un garçon qui seraient auteurs de
50 % des mensonges
des arracheurs de dents profession- se présente comme un dandy améri-
nels, il existe une catégorie plus ordi- cain, intellectuel, Noir et Juif débar-
naire de baratineurs, que chacun a
sans doute croisée une fois dans sa
quant de New York à Paris et lesté
d’une vie plus que romanesque : il racontés au cours
vie. Il s’agit de personnes qui, sans
raison apparente et n’en retirant
aurait eu de nombreuses relations
avec des stars du cinéma, connaîtrait
de la dernière
aucun avantage évident, passent leur
temps à raconter des histoires extra-
tout le gratin culturel, académique,
politique et détiendrait ses entrées
journée écoulée.
vagantes, bricoler des excuses bidon, dans la famille royale britannique,
ajouter des détails inexistants, bref, tournerait dans des films et prati- et la confrontation des différents
s’inventer une vie et un quotidien qui querait le mannequinat, jouirait souvenirs. Nicole Lapierre s’inter-
ne correspondent tout simplement d’ascendances avec des politiciens et roge avec bienveillance sur cette
pas à la réalité. Ils mentent comme rabbins américains, aurait tantôt curieuse personnalité, sans parvenir
par réflexe, ou habitude, et le font de combattu, tantôt déserté lors de la tout à fait à en percer le mystère
façon presque systématique. guerre du Vietnam, et aurait même (voir extrait), et dresse au passage le
dragué la femme de Gorbatchev portrait d’une époque et d’une géné-
BARATINEURS PATHOLOGIQUES dans sa datcha en Crimée… ration paradoxalement éprise de
Un tel personnage est décrit dans Ce ne sont là que les exemples vérité et de justice.
Le Plus Menteur d’entre nous, les plus frappants d’une tendance Pourquoi prendre le risque de
réflexion littéraire autobiographique quotidienne à raconter des craques, raconter, de façon répétée, des fables
de la sociologue Nicole Lapierre. dont ses amis n’ont pris la mesure invraisemblables, en particulier à
Celle-ci y dresse le portrait d’une que bien après sa mort, avec le recul nos proches ? Pour mieux com-
prendre ce phénomène, des cher-
cheurs se sont d’abord intéressés aux
mensonges ordinaires. Dans les
études scientifiques, non seulement
EXTRAIT les individus admettent facilement
leurs mensonges, mais en plus leurs
DANS LE LABYRINTHE dires correspondent à des mesures
DE LA FABULATION plus indirectes, comme leur tendance
à tricher ou mentir lors de tests spé-
cifiquement développés pour repérer
« Tu bénéficiais de la bienveillance générale parce que tu étais drôle, gentil, généreux et les tricheurs. Les gens produisent
que tu racontais des histoires que l’on avait plaisir à entendre. Nous nous laissions prendre une moyenne de deux mensonges
d’autant plus volontiers que tu fabulais en miroir de nos intérêts et de nos curiosités […]. par jour, et mentent dans 20 à 30 %
C’est facile aujourd’hui de dire que rien n’était crédible dans ta biographie comme dans tes de leurs conversations. Plus de 90 %
écrits, du grand rabbin noir du Mississippi au dîner avec Gorby, de la guerre du Vietnam à admettent mentir régulièrement à
la conquête des stars. En vérité, personne n’a jamais pris l’entière mesure de tes chimères. leur famille et leurs amis, et les deux
Et nul n’a imaginé le terrible effort qu’il te fallait sans doute fournir pour ne pas trop tiers n’y voient pas de problème.
t’emmêler dans les versions. Il faut être un très habile aiguilleur de mensonges pour éviter Mais les inégalités sont criantes :
les collisions. Quelle tension, quelle vigilance, quel contrôle cela suppose ! La peur d’être selon les analyses, 10 % de la popula-
démasqué te prenait-elle aux tripes parfois ? Ta machine à rêves te donnait-elle des tion produirait 25 % des mensonges.
cauchemars certaines nuits ? Ou bien, à force de mentir, te sentais-tu de plus en plus sûr de Et dans les conversations avec un
toi et de moins en moins conscient de la limite entre réalité et fiction ? Les deux, inconnu, 25 % des participants sont
sans doute. » responsables de 72 % des mensonges.
Le Plus Menteur d’entre nous, Nicole Lapierre, Seuil, 2023, pp. 166-168. Pour ceux qui sont produits dans les
seules vingt-quatre dernières heures,

N° 162 - Février 2024


5 % des sondés sont responsables de
50 % de leur totalité. Les plus gros
menteurs produisent jusqu’à vingt
mensonges par jour, de surcroît exa-
gérés, extravagants, dommageables,
perfides ou absurdes.
PORTRAIT-ROBOT DU MYTHO
Ces « gros menteurs » sont plutôt
des hommes jeunes, ni plus ni moins
intelligents que le reste de la popu-
lation, mais qui tendent à voir le
mensonge comme une activité inof-
fensive et tolérable, si ce n’est néces-
saire. On leur trouve souvent un
style d’attachement anxieux, fait
d’un manque de confiance envers les
autres et d’un sentiment d’insécurité
affective. Avec une pointe de
machiavélisme, de narcissisme et de
psychopathie, une combinaison de
traits hautement toxiques réperto-
riée par les psychiatres sous l’appel-
lation de « triade sombre ».
Mais Ulysses Moïse ne ressemble
guère à un froid psychopathe calcu-
lateur. Pour Nicole Lapierre, « cette
autobiographie permanente et fictive
était moins un moyen de berner [ses]
amis qu’une façon d’enchanter [sa]
vie ». Ses bobards sont un moyen de
rêver, de fantasmer et, d’une certaine
façon, d’échapper à sa condition.
Le mythomane s’en porte-t-il réel-
lement mieux ? Selon les psychologues
texans Drew Curtis et Christian Hart,
une sous-catégorie potentiellement
pathologique de menteurs se dis-
tingue non par la quantité des men-
songes, mais par l’impact négatif de
cette compulsion sur leur vie quoti-
dienne, par la souffrance que cela
engendre et par les dangers auxquels
ils s’exposent. Entre 8 et 13 % des indi-
vidus se considéreraient ainsi eux-
mêmes comme des menteurs patholo-
giques, dans la mesure où ils pâtiraient
de leur comportement, qui les place-
rait dans des situations très inconfor-
tables, voire compromettantes, profes-
sionnellement et vis-à-vis de leurs
proches. Ils évoquent un caractère
compulsif et incontrôlable à leurs
mensonges, qu’ils regrettent souvent,
d’autant plus qu’ils les produisent sans
raison évidente. Ce que formule
Pourquoi
j’ai aimé ce livre
Sociologue,
anthropologue et
romancière, Nicole
Lapierre poursuit une
réflexion sur l’identité
et la mémoire dans
des recoins toujours originaux, par
exemple dans son analyse des
motivations pour les changements de
nom (Changer de nom, 1995). Avec Le
Plus Menteur d’entre nous, elle plonge
non seulement dans la psychologie
d’une identité factice, mais dans toute
une ambiance intellectuelle nourrie
par les révoltes de mai 1968, la
libération sexuelle et les
questionnements sur la race et le
genre, jusqu’à l’émergence du sida
dans les années 1980. Tel un fantôme,
son menteur compulsif a pu traverser
toute cette époque sans être
démasqué.
Sebastian Dieguez
Bibliographie
D. Curtis et C. Hart,
Pathological lying :
Theoretical and
empirical support for
a diagnostic entity,
Psychiatric Research and
Clinical Practice, 2020.
E. Dupré, La
Mythomanie : Étude
psychologique et médico-
légale du mensonge et de
la fabulation morbides,
Jean Gainche, 1905.
C. Hart et D. Curtis,
Big Liars, American
Psychological
Association, 2023.
N° 162 - Février 2024
97
l’autrice en décrivant « l’avalanche de
mensonges qui, s’accumulant, for-
ment un roman dont tu étais à la fois
le personnage, l’auteur et la victime ».
Cette description d’Ulysses Moïse
semble correspondre à un tel profil,
d’autant plus que, fouillant dans son
passé véritable, Nicole Lapierre
découvre des origines haïtiennes fort
modestes dont le jeune homme semble
avoir voulu se départir.
TOUS COMPLICES ?
Comme le subodore la socio-
anthropologue, il est possible que la
mythomanie provienne d’une fuite
en avant, après avoir dépassé le
point de non-retour, qui impose
l’adoption d’une vie entièrement fac-
tice, où le menteur n’a plus d’autre
choix que de jouer son propre rôle,
avec tout le caractère grisant et
valorisant que cela implique. Le fait
de n’avoir plus rien à perdre a peut-
être favorisé chez cet immigré cher-
chant à s’adapter et libre de se réin-
venter le recours à la fabulation.
Enfin Le Plus Menteur d’entre nous
souligne, comme son titre l’indique,
l’importance de facteurs culturels et
exogènes à la mythomanie. « Nous
[…] étions tes complices. » Plutôt
qu’une « crédulité générale », elle
évoque « une naïveté relative et une
indulgence consentie ». Le mensonge
à répétition ne peut fonctionner que
dans un environnement qui l’auto-
rise, et même l’encourage, comme le
notait le médecin Ernest Dupré
dès 1905 dans sa description initiale
de la mythomanie : les « convertis
deviennent à leur tour des agents de
propagation active […] ». « Entre le
fabulant et l’entourage, entre le
dupeur et les dupés se crée ainsi un
système d’induction, où le sujet
inducteur et le cercle induit exercent
l’un sur l’autre une influence réci-
proque de multiplication suggestive. »
Il en résulte un phénomène de « psy-
chopathie collective », qui conforte le
mythomane dans ses falsifications.
Peut-être que les mythomanes
existent tout simplement parce
qu’ils trouvent trop facilement à qui
parler. £
 À retrouver dans ce numéro

p.
72 AMOUR-HAINE
p.
68 DOUBLE
Les frères et sœurs se disputent plus violemment
que les simples camarades, car leur relation
ne risque pas d’être brisée tant qu’ils vivent sous
HARCELEUR
le même toit. Alors qu’entre amis, il faut être Les cyberharceleurs se créeraient
plus attentifs… un « double numérique »,
sorte de seconde personnalité
CRÂNEUR !
p.
14 qui n’existerait qu’en ligne : ce double
Se valoriser sans avoir l’air prétentieux relève poursuivrait ses victimes de sa haine,
désormais de la méthode scientifiquement prouvée, mais développerait aussi un discours
la « promotion duale ». Il faut commencer par dire légitimant le harcèlement comme
du bien d’un ami ou d’un collègue, avant de
s’associer à sa réussite en expliquant comment vous si c’était un comportement moralement
avez été l’un et l’autre formidables en binôme ! défendable.

p.
18 À UN CHEVEU PRÈS
« J’essuie avec mes cheveux tout ce que je vais toucher. Parfois, je m’agenouille par terre pour
dépoussiérer le sol avec ma tête avant d’y marcher. » Alba, atteinte de TOC et d’histrionisme

p.
26

LITRES
11,7 p.
80 ADO LÈVE-TARD
D’ALCOOL PUR À la puberté, l’horloge interne située dans
C’est la consommation l’hypothalamus se « décale » comme par un
annuelle moyenne
des Français. phénomène de jet-lag : l’endormissement est
Cela correspond
à environ 100 litres repoussé tard le soir, ce qui fait que le jeune veille
de vin, 200 litres
de bière ou 30 litres
plus longtemps et cherche à s’alimenter tard le soir.
d’Armagnac. Seul problème : l’horaire des cours le lendemain…

PERFECTIONNISTE
p. p.
64 58 IA SANS BUT
Si on vous demande quel est votre principal défaut Selon les philosophes de
dans un entretien d’embauche, ne répondez pas l’esprit, les IA sont dépourvues
d’intentions, de sorte
que vous êtes perfectionniste. Les perfectionnistes qu’elles ne peuvent pas
sont généralement moins efficaces que « vouloir » prendre le pouvoir.
la moyenne, car ils perdent du temps sur des détails Pas si sûr, modèrent les
et se découragent en cas d’échec. neuroscientifiques…

N° 162 - Février 2024

 ALI REBEIHI
10H-11H

GRAND
BIEN VOUS
FASSE !
photo : © Christophe Abramowitz / RF