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Colette Soler
2014/2 n° 23 | pages 11 à 22
ISSN 1761-2861
ISBN 9782749241920
DOI 10.3917/enje.023.0009
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-l-en-je-lacanien-2014-2-page-11.htm
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Colette SOLER
L e séminaire de Lacan de l’année 1975-1976, Le sinthome, que
l’on dit consacré à Joyce, n’est curieusement pas consacré à sa littérature,
je l’ai souligné 1. Il semble bien évidemment que Lacan ait lu l’intégrale
des œuvres disponibles de Joyce, sans compter une pléiade de critiques,
mais son texte, il le commente assez peu. Non qu’il n’y ait pas un enjeu lit-
téraire dans ce séminaire, il y a même une thèse sur l’écriture de Joyce, elle
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Colette Soler, agrégée de l’Université et formée par Jacques Lacan, est psychanalyste à
Paris et membre fondateur de l’epfcl. Elle a notamment publié aux puf Lacan, l’inconcient
lacanien et Les affects lacaniens.
1. C. Soler, Lacan lecteur de Joyce, à paraître aux puf début 2015.
2. Voir C. Soler, Lacan, l’inconscient réinventé, Paris, puf, 2009.
12 —— L’en-je lacanien n° 23
nom », patent chez lui mais qui ne le caractérise pas en propre, n’y aurait
pas suffi. Lacan insiste souvent sur cette dimension d’un effet produit par le
savoir faire de l’artiste-artisan, qui impose de distinguer ce qu’il a souhaité
de ce qu’il a fait réellement en acte.
« Comment un art peut-il viser de façon divinatoire à substantialiser le
sinthome dans sa consistance, mais aussi bien dans son existence et dans
son trou 5 », demande Lacan dans Le sinthome. Autrement dit, comment un
art peut-il avoir une fonction borroméenne de nouage, aussi bien que celle
du père, comme dire-nommant ? Rien de moins.
Qu’un art puisse être rival de ce qui reste de la fonction père à la fin
de l’enseignement de Lacan, et que donc ce soit un art qui permette… « de
s’en passer », du père, est à coup sûr une thèse capitale. Sa portée ne se
limite pas au cas de Joyce, elle engage même plus que la psychanalyse
elle-même qui, si on l’en croit, « de réussir, prouve que du Nom-du-Père
on peut aussi bien s’en passer 6 ». Elle engage tout ce qu’il a promu d’un
« au-delà de l’Œdipe », pour penser son époque – qui se poursuit dans
la nôtre. Cependant, je souligne que la phrase que je viens de citer fait
porter la question, non sur le fait de la suppléance qu’il tient pour acquise,
mais sur le « comment ».
Lacan disposait de la thèse de la suppléance par l’art dès le début
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Le divin artiste
La première de ces opérations, Lacan l’impute au « savoir faire », et
le savoir faire, par définition, c’est ce qui n’a pas de répondant de savoir.
Un mystère alors ? Et pourtant, point capital, on « n’est responsable que
dans la mesure de son savoir faire 9 ». De fait, Lacan tient Joyce pour
responsable au point de lui en faire un mérite, c’est son terme, quoiqu’il
l’ait fait sans savoir ce qu’il faisait. « Joyce ne savait pas qu’il faisait le
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l’art, c’est comme la courte échelle, ça ne se fait pas tout seul, il y faut
des autres. Lacan insiste : « L’Autre de l’Autre réel, c’est-à-dire impossible,
c’est l’idée que nous avons de l’artifice, en tant que c’est un faire qui nous
échappe, c’est-à-dire qui déborde de beaucoup la jouissance que nous en
pouvons avoir 13. » Il ajoute plus loin : « Cela veut dire qu’il y a quelque
chose dont nous ne pouvons jouir. »
Voilà une définition bien originale et qui marque la distance du
savoir faire au savoir. Le savoir inconscient fait que lalangue « se jouit »
dans le symptôme et dans la parole, selon le séminaire Encore. Eh bien,
au contraire, les artifices du savoir faire, remarquables car remarqués,
on n’en jouit pas, ils dépassent la jouissance que l’on peut en avoir. Qui
est ce nous ou ce on qui ne peut jouir de ce faire ? Difficile de penser
que c’est l’artificier si son art vaut comme Autre de l’Autre réel. C’est le
lecteur, Lacan y insiste, qui en reste « interdit », et c’est de là que la ques-
tion de savoir pourquoi il a publié, que j’ai abordée naguère, se posait.
En effet, ses jeux verbaux, s’ils fascinent, fatiguent aussi, ne touchent pas
notre inconscient, ne consonnent pas avec lui. Il est si « désabonné » de
l’inconscient que ses private jokes laissent coi, selon Lacan.
Il y a donc bien dans le savoir faire de Joyce quelque chose dont
nous ne pouvons jouir, et Lacan d’ajouter : « Appelons ça la jouissance de
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« L’art-dire »
Que dire pourtant du savoir faire de Joyce, qui n’est pas n’importe
lequel ? La thèse de Lacan sur ce point n’est pas celle que l’on croit en
général. Elle est éclipsée, dans le séminaire même, par ses développements
sur l’écriture de Joyce, qui a elle-même fait couler beaucoup d’encre. Elle
est bien singulière en effet, toujours plus singulière au fil du temps, allant
vers une « sorte de brisure », de « dissolution du langage », dit Lacan, qui
culmine dans Finnegans Wake, et qui fait qu’à la fin « il n’y a plus d’iden-
tité phonatoire 19 ». Est-ce là plutôt intrusion du parasite parolier, car de fait
« les paroles dont nous dépendons nous sont imposées », ou au contraire
accueil, voire quête poétique des qualités phonémiques de la parole ?
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17. J. Lacan, « La méprise du sujet supposé savoir », dans Autres écrits, Paris, Seuil, 2001,
p. 337.
18. Ibid.
19. J. Lacan, Le séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, op. cit., p. 96.
Ce que Lacan a appris de Joyce —— 17
phrase que j’ai citée à propos de Joyce, selon laquelle son art a suppléé
à sa tenue phallique, en ajoutant : « Et c’est toujours ainsi. » Je souligne
ce « c’est toujours ainsi ». On comprend bien en effet que cette jouissance
que l’on se représente comme pouvoir ne se localise pas seulement au lit.
Elle peut évidemment investir aussi l’organe, mais elle est partout où se
manie le verbe, en politique, en littérature, etc. L’écriture de Joyce peut
loger la jouissance phallique parce qu’il n’use que de l’instrument langa-
gier. On n’en dirait peut-être pas autant pour la peinture ou la musique, je
ne sais, mais pour qui parle ou écrit, le chiffrage de cette jouissance dérive
dans le langage, sans convoquer le père. Ce n’est pas elle qui était en
défaut pour Joyce, mais celle du sens que son art-dire a restaurée.
Pris littéralement, ces développements défont, ou au moins question
nent la solidarité entre le signifiant phallique et le père – à moins que
l’on ne dise qu’il n’y a pas de parole sans le père, que la parole, telle
qu’avancée par Lacan dès son texte princeps, implique le père, comme
signifiant en fonction de point de capiton de tout l’édifice du langage. En
effet, ce fut la première thèse de Lacan : subordination de la signification
phallique à la métaphore du père, et de l’imaginaire au symbolique. En
1975, étant revenu sur cette subordination et ayant remanié son concept
de l’inconscient, il a aussi remanié sa conception de la parole.
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champs que sexuel. C’est pourquoi on dit parfois que le pouvoir est tou-
jours sexuel, mais on pourrait aussi bien dire qu’il ne l’est jamais.
Joyce aura permis à Lacan de vérifier ce pas, peu aperçu me semble-
t-il, qui avait défait le joint d’abord posé comme nécessaire entre la fonc-
tion du père et le phallus. Je précise : le père de la métaphore, celui que
l’on convoque pour rendre raison de la filiation au-delà de la reproduction
des corps, celui dont Joyce ne voulait à aucun prix. La réussite de Joyce,
son art-dire du borroméen aura confirmé que joui-sens et jouissance phal-
lique ne sont pas intrinsèquement subordonnées au père.
Mais la vraie question que Lacan posait n’était pas tant de savoir
si l’art de Joyce avait suppléé à sa tenue phallique, à ne pas confondre
avec la jouissance phallique qui ne lui manquait pas, ça il le tient pour
acquis, mais elle était de savoir comment c’était possible. Il répond par
le sinthome sans un père qu’est l’art-dire de Joyce qui restaure le phallus
en même temps que son nom. évidemment c’est lui prêter plus de parole
que l’on ne croit, mais une parole qui ne dit rien que le bruit de l’énigme.
La monstration de Joyce n’est pas simplement comme on le dit
souvent, et comme je l’ai dit moi-même, qu’un sujet peut suppléer à la
carence du père en se renommant. Pour saisir l’insuffisance de cette for-
mule, il aurait suffi de faire la remarque suivante : combien de grands
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