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CE QUE LACAN A APPRIS DE JOYCE

Colette Soler

Érès | « L'en-je lacanien »

2014/2 n° 23 | pages 11 à 22
ISSN 1761-2861
ISBN 9782749241920
DOI 10.3917/enje.023.0009
Article disponible en ligne à l'adresse :
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ce que Lacan a appris
de Joyce

Colette SOLER
L e séminaire de Lacan de l’année 1975-1976, Le sinthome, que
l’on dit consacré à Joyce, n’est curieusement pas consacré à sa littérature,
je l’ai souligné 1. Il semble bien évidemment que Lacan ait lu l’intégrale
des œuvres disponibles de Joyce, sans compter une pléiade de critiques,
mais son texte, il le commente assez peu. Non qu’il n’y ait pas un enjeu lit-
téraire dans ce séminaire, il y a même une thèse sur l’écriture de Joyce, elle
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avance qu’elle met fin à la littérature, mais l’enjeu littéraire y est mesuré à
l’aune de la psychanalyse, une psychanalyse d’après Freud dans laquelle
Lacan a voulu frayer, en théorie comme en pratique, un nouveau chemin
qui du roman de l’association libre interprétée va vers le réel 2.

La rencontre avec Joyce


C’est dans cette démarche qu’il rencontre Joyce pour la première
fois. Son texte, il l’a rencontré dès sa jeunesse, on le sait, et bien avant
Le sinthome, dès 1967, dans « La méprise du sujet supposé savoir », il
avait déjà formulé une thèse sur Joyce, mais en 1975 Joyce est devenu

Colette Soler, agrégée de l’Université et formée par Jacques Lacan, est psychanalyste à
Paris et membre fondateur de l’epfcl. Elle a notamment publié aux puf Lacan, l’inconcient
lacanien et Les affects lacaniens.
1. C. Soler, Lacan lecteur de Joyce, à paraître aux puf début 2015.
2. Voir C. Soler, Lacan, l’inconscient réinventé, Paris, puf, 2009.
12 —— L’en-je lacanien n° 23

une question et un exemple pour la psychanalyse. En fait, ce n’est pas sa


littérature que Lacan admire, et il ne le cache pas, d’un côté les poèmes
ne le convainquent pas tout à fait, il le dit, de l’autre il s’accorde avec un
critique qui juge que Finnegans Wake fatigue, et j’en passe. Par contre, si
ce n’est pas l’écrivain, Lacan, analyste, admire le cas, et plus précisément
ce que Joyce, grâce à son art, a réussi à faire de sa vie avec les condi-
tions de sa naissance, et qui permet justement de le nommer « Joyce, le
symptôme 3 ». Il ne faut pas s’y tromper, c’est un compliment. Ce nom est
moins une interprétation de l’œuvre qu’un diagnostic original de ce
que Lacan nomme, comme Joyce lui-même, « l’artificier». Le diagnostic
d’une unicité, le contraire d’un type donc. Diagnostic d’une « diffé-
rence absolue 4 », le seul digne d’un psychanalyste.
C’est comme par hasard, sur la suggestion de Jacques Aubert à
l’occasion d’un symposium international James Joyce, le 6 juin 1975,
que Lacan est revenu à Joyce, mais il s’en est littéralement emparé et
il en fut comme habité pendant des années. Les référence multiples
en attestent : « Postface » du Séminaire XI, dès 1973, conférence « Le
symptôme » du 4 octobre 1975, « Préface à la publication anglaise du
Séminaire XI » le 17 mai 1976, et il y en aurait d’autres. Pourquoi sur le
tard un intérêt si soutenu, si passionné ? Serait-ce seulement parce que son
objet lui résiste ? Je ne le crois pas. Le style du séminaire indique d’ailleurs
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à lui seul autre chose. Les nombreuses monstrations commentées de divers
nœuds borroméens y voisinent avec beaucoup de questions, lesquelles
parfois attendent leur réponse sur plusieurs leçons, du genre : Joyce était-il
fou ?, et avec aussi à l’inverse nombre d’assertions catégoriques, qui font
thèse et qui, elles, restent parfois en attente d’argument. Ce côté compo-
site donne à penser qu’en fait Lacan se sert de Joyce à des fins qui sont les
siennes. D’où ma question : qu’a-t-il appris de Joyce qu’il ne savait pas, ou
que sans Joyce il n’aurait pu soutenir avec la même assurance ?
Joyce ne voulait « rien avoir que le dire magistral », dit Lacan, et c’est
par ce dernier qu’il a voulu se nommer, héros d’abord, artiste ensuite.
Mais son nom il se l’est fait, non par le dire magistral mais par son art…
borroméen et sans doute sans qu’il le sache. Il est sûr que « se vouloir un

3. J. Lacan, Le séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 161-169.


4. J. Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973,
p. 248.
Ce que Lacan a appris de Joyce —— 13

nom », patent chez lui mais qui ne le caractérise pas en propre, n’y aurait
pas suffi. Lacan insiste souvent sur cette dimension d’un effet produit par le
savoir faire de l’artiste-artisan, qui impose de distinguer ce qu’il a souhaité
de ce qu’il a fait réellement en acte.
« Comment un art peut-il viser de façon divinatoire à substantialiser le
sinthome dans sa consistance, mais aussi bien dans son existence et dans
son trou 5 », demande Lacan dans Le sinthome. Autrement dit, comment un
art peut-il avoir une fonction borroméenne de nouage, aussi bien que celle
du père, comme dire-nommant ? Rien de moins.
Qu’un art puisse être rival de ce qui reste de la fonction père à la fin
de l’enseignement de Lacan, et que donc ce soit un art qui permette… « de
s’en passer », du père, est à coup sûr une thèse capitale. Sa portée ne se
limite pas au cas de Joyce, elle engage même plus que la psychanalyse
elle-même qui, si on l’en croit, « de réussir, prouve que du Nom-du-Père
on peut aussi bien s’en passer 6 ». Elle engage tout ce qu’il a promu d’un
« au-delà de l’Œdipe », pour penser son époque – qui se poursuit dans
la nôtre. Cependant, je souligne que la phrase que je viens de citer fait
porter la question, non sur le fait de la suppléance qu’il tient pour acquise,
mais sur le « comment ».
Lacan disposait de la thèse de la suppléance par l’art dès le début
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du séminaire, elle n’est donc pas le fruit de ce séminaire et peut-être pas
même son enjeu. Il la pose dès sa deuxième leçon, puis encore dans la
troisième : « Joyce se trouve avoir visé par son art, de façon privilégiée, le
quart terme dit du sinthome 7. » Il est frappant qu’il affirme parallèlement de
façon explicite qu’elle va, cette suppléance, jusqu’à toucher à la fonction
phallique. On comprend la logique de la démarche. La métaphore pater-
nelle allait de pair avec la subordination de l’imaginaire au symbo­lique,
et corrélativement du phallus au Nom-du-Père 8. Avec le nœud borroméen,

5. J. Lacan, Le séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, op. cit., p. 38.


6. Ibid., p. 136.
7. Ibid., p. 37 et suivantes.
8. Lacan est passé de signification phallique à fonction phallique, mais il n’y a pas contra-
diction. Le phallus comme signifié de la métaphore paternelle écrivait une signification de
castration, « signification du phallus » disait alors Lacan, la fonction phallique écrite comme
la fonction propositionnelle de Frege dans « L’étourdit » est une fonction de jouissance,
mais d’une jouissance qui inclut la signification de castration.
14 —— L’en-je lacanien n° 23

cette subordination est récusée, les trois consistances sont équivalentes,


Lacan le répète. Dès lors, toute la clinique précédente doit être repensée
à partir du nouage par le sinthome, et notamment la question du rapport
entre « l’art-dire » comme art-père et la fonction phallique, que Lacan pose
également dès le début : « Comme il avait la queue un peu lâche, son art
a suppléé à sa tenue phallique. »
Encore faut-il dire, si on veut ne pas se complaire dans la religion…
de l’art, ce qui rend possible cette opération de production d’une double
suppléance paternelle et phallique. Ce n’est pas en effet par l’opération
du Saint-Esprit que Joyce l’a produite, et le séminaire s’emploie, entre
autres objectifs, à nous dire par quelle autre opération. C’est à mon sens
l’un des enjeux majeurs du séminaire Le sinthome.

Le divin artiste
La première de ces opérations, Lacan l’impute au « savoir faire », et
le savoir faire, par définition, c’est ce qui n’a pas de répondant de savoir.
Un mystère alors ? Et pourtant, point capital, on « n’est responsable que
dans la mesure de son savoir faire 9 ». De fait, Lacan tient Joyce pour
responsable au point de lui en faire un mérite, c’est son terme, quoiqu’il
l’ait fait sans savoir ce qu’il faisait. « Joyce ne savait pas qu’il faisait le
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sinthome, je veux dire qu’il le simulait. Il en était inconscient. Et c’est de ce
fait qu’il est un pur artificier, un homme de savoir faire, ce qu’on appelle
aussi bien un artiste 10. » Lacan l’a souvent dit, à propos des artistes en
général mais spécifiquement des surréalistes, « ils ne savaient pas très bien
ce qu’ils faisaient 11 », et aussi des poètes en général. Comme eux, Joyce
était donc bien justifié à avoir de son art « art-gueil jusqu’à plus soif 12 ».
Le séminaire offre d’intéressantes et étranges considérations sur le
savoir faire. C’est « ce qui donne à l’art dont on est capable une valeur
remarquable, parce qu’il n’y a pas d’Autre de l’Autre pour opérer le juge-
ment dernier ». Dans Les non-dupes errent, il disait « une valeur pri­mor­
diale ». Mais alors, sans Autre de l’Autre, la valeur remarquable n’est rien
d’autre qu’une valeur remarquée par… d’autres, et de fait, l’escabeau de
9. J. Lacan, Le séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, op. cit., p. 61.
10. Ibid., p. 118.
11. J. Lacan, Les non-dupes errent, séminaire inédit, séance du 9 avril 1974.
12. J. Lacan, Joyce avec Lacan, Paris, Navarin, 1987, p. 33.
Ce que Lacan a appris de Joyce —— 15

l’art, c’est comme la courte échelle, ça ne se fait pas tout seul, il y faut
des autres. Lacan insiste : « L’Autre de l’Autre réel, c’est-à-dire impossible,
c’est l’idée que nous avons de l’artifice, en tant que c’est un faire qui nous
échappe, c’est-à-dire qui déborde de beaucoup la jouissance que nous en
pouvons avoir 13. » Il ajoute plus loin : « Cela veut dire qu’il y a quelque
chose dont nous ne pouvons jouir. »
Voilà une définition bien originale et qui marque la distance du
savoir faire au savoir. Le savoir inconscient fait que lalangue « se jouit »
dans le symptôme et dans la parole, selon le séminaire Encore. Eh bien,
au contraire, les artifices du savoir faire, remarquables car remarqués,
on n’en jouit pas, ils dépassent la jouissance que l’on peut en avoir. Qui
est ce nous ou ce on qui ne peut jouir de ce faire ? Difficile de penser
que c’est l’artificier si son art vaut comme Autre de l’Autre réel. C’est le
lecteur, Lacan y insiste, qui en reste « interdit », et c’est de là que la ques-
tion de savoir pourquoi il a publié, que j’ai abordée naguère, se posait.
En effet, ses jeux verbaux, s’ils fascinent, fatiguent aussi, ne touchent pas
notre inconscient, ne consonnent pas avec lui. Il est si « désabonné » de
l’inconscient que ses private jokes laissent coi, selon Lacan.
Il y a donc bien dans le savoir faire de Joyce quelque chose dont
nous ne pouvons jouir, et Lacan d’ajouter : « Appelons ça la jouissance de
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Dieu […] 14. » Étonnant, non, comme disait autrefois à la radio monsieur
Cyclopède. Le thème du divin artiste court dans notre culture, car à Dieu,
le créateur, on impute d’avoir forgé l’univers, de l’avoir moulé à l’égal de
ce que fait le potier artisan avec son pot. Aujourd’hui, bien sûr, l’image du
potier est renvoyée au passé, et il est des savants à la page, je veux dire à
l’heure de la science, qui parlent plutôt de « dessein intelligent ». Dans tous
les cas, l’œuvre réussie sustente le postulat de l’artificier, celui-là même que
Joyce invoque dans les dernières lignes du Portrait de l’artiste. Il l’invoque,
« alors que c’est lui qui sait, qui sait ce qu’il a à faire 15 ». « L’artiste n’est
pas le rédempteur, c’est Dieu lui-même, comme façonneur 16. » Voilà donc
le savoir faire de l’artiste élevé au rang de la jouissance de Dieu ! C’est
là un surprenant et lointain écho à la remarque de « La méprise du sujet

13. J. Lacan, Le séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, op. cit., p. 64.


14. Ibid., p. 61.
15. Ibid., p. 70.
16. Ibid., p. 80.
16 —— L’en-je lacanien n° 23

supposé savoir » qui, de Joyce, faisait un des trois pères de la diologie, au


côté de Moïse et Maître Eckhart 17. En réalité, c’est plus qu’un écho, c’est
un pas : car si l’art fait l’Autre de l’Autre ce n’est jamais sans la jouissance,
et il fait donc plus que la diologie. La logique, fût-ce celle des diologues,
est étrangère à la jouissance, risquant toujours « de faire superstition du
scepticisme », notait Lacan. Lacan a reconnu chez Joyce ce qu’il nomme
« la bonne logique », mais plus encore, la jouissance qui seule peut rendre
l’Autre consistant et sans laquelle l’Autre, réduit au supposé savoir, « est
un peu malade 18 ». L’artiste fait plus que le diologue. Divin artiste donc…

« L’art-dire »
Que dire pourtant du savoir faire de Joyce, qui n’est pas n’importe
lequel ? La thèse de Lacan sur ce point n’est pas celle que l’on croit en
général. Elle est éclipsée, dans le séminaire même, par ses développements
sur l’écriture de Joyce, qui a elle-même fait couler beaucoup d’encre. Elle
est bien singulière en effet, toujours plus singulière au fil du temps, allant
vers une « sorte de brisure », de « dissolution du langage », dit Lacan, qui
culmine dans Finnegans Wake, et qui fait qu’à la fin « il n’y a plus d’iden-
tité phonatoire 19 ». Est-ce là plutôt intrusion du parasite parolier, car de fait
« les paroles dont nous dépendons nous sont imposées », ou au contraire
accueil, voire quête poétique des qualités phonémiques de la parole ?
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Autrement dit, est-ce plutôt lui qui cherche le réel hors sens ou est-ce ce
réel qui s’impose ? Le statut du savoir faire de l’artiste est évidemment là
en question.
Ce qui est sûr en tout cas, c’est que pour lui, Joyce, manifestement,
lalangue est comme une chose, une sorte de matière à jouir solitaire-
ment. Des Épiphanies des années 1900-1904, ces bouts de discours hors
contexte, subversifs de toute signification, aux néologismes calculés de
Finnegans Wake, Joyce a produit une littérature paradoxale, qui sépare
la lettre et le sens, qui joue de la première, non pour entretenir le second
ou pour le renouveler comme le fait la poésie, mais pour le détruire,
n’en laissant subsister que l’affect d’énigme. Au-delà du mot d’esprit, qui

17. J. Lacan, « La méprise du sujet supposé savoir », dans Autres écrits, Paris, Seuil, 2001,
p. 337.
18. Ibid.
19. J. Lacan, Le séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, op. cit., p. 96.
Ce que Lacan a appris de Joyce —— 17

produit au contraire un effet de sens dans le non-sens, Joyce a réussi à


faire admettre dans ce que l’on appelle « les lettres », des textes qui s’ex-
ceptent du symbolique – si le symbolique est bien ce qui génère le sens
par l’enchaînement des signes. Une étrange littérature du réel, qui ne doit
que peu à l’imaginaire du fantasme. Désabonné de l’inconscient structuré
comme un langage, Joyce a produit le sien, de langage, très particulier,
qui élève lalangue, voire leslangues à un langage fait seulement de signes
jouis, entre symbolique et réel. Sa singularité est là patente.
On pourrait donc supposer que le savoir faire spécifique de Joyce
est un savoir y faire avec la lettre, mais ce n’est pas la thèse de Lacan, il
le formule explicitement. La pratique de Joyce, dit-il, est « quelque chose
qui relève du dire de ce que j’appellerai aussi bien à l’occasion, l’art-dire,
pour glisser vers l’ardeur 20 », et on sait que l’ardeur Joyce n’en manquait
pas. Le dire, c’est d’ailleurs ce qu’implique le terme sinthome : ce n’est
pas jouissance de la lettre, le dire, et il conditionne le nouage des trois
dimensions, imaginaire, symbolique et réelle. De fait, pour en remontrer
à la fonction père, qui pour Lacan après « L’étourdit » est fonction de
dire constituante du nœud borroméen, ne fallait-il pas en effet un art-dire
qui raccroche l’imaginaire flottant ?
Dès qu’un nœud est fait il rend possibles les diverses modalités de
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jouissance, « joui-sens » entre imaginaire et symbolique, jouissance phal-
lique entre symbolique et réel. C’est la première que le lapsus du nœud de
Joyce rendait problématique, pas la seconde, qui au contraire est coexten-
sive à son maniement de la lettre. En effet, la jouissance phallique en tant
qu’elle est hors corps et hors sens n’est rien d’autre que la jouissance
que la lettre chiffre, entre symbolique et réel, dans les formations de l’in-
conscient, dans les symptômes, et dans l’écriture de Joyce, là même où
Lacan situe les épiphanies à la fin du séminaire. Mais si le nœud assure
la conjonction de ces deux jouissances, du coup, à l’inverse, quand les
jouissances sont attestées, elles font test pour le nouage. C’est ce que
Lacan a mis en évidence pour Joyce : le sens, la joui-sens plus précisément
y est mise à mal par le laisser tomber du corps propre, dénouage de
l’imaginaire. Mais l’art-dire le raccroche en restituant, j’ai pu le montrer,
la dimension du sens que l’écriture semblait éjecter, la jouissance de la

20. Ibid., p. 118.


18 —— L’en-je lacanien n° 23

lettre pure, illisible, projetant en continu l’ombre portée de son énigme, le


comble du sens : le comble de la joui-sens. Le sens maintenu sous la forme
de l’énigme, du nom d’énigme, signait donc le renouage de l’imaginaire
par l’ego-sinthome.

Par la fonction de la parole


Reste le problème de ce que Lacan a nommé la fonction phallique,
que le séminaire me paraît éclairer de façon nouvelle. « On se croit mâle
parce qu’on a un petit bout de queue », fait-il remarquer, mais il « en faut
plus ». Quoi de plus ? Depuis longtemps, et encore dans « L’étourdit »,
Lacan a répondu : le phallus, et de là les lecteurs de Lacan seraient tentés
de supposer qu’il faut aussi le père. Mais voilà que Lacan dit explicite-
ment : le phallus, soit « la conjonction de ce que j’ai appelé ce para-
site, qui est le petit bout de queue en question, avec la fonction de la
parole 21 ». C’est d’ailleurs ainsi que quelques mois auparavant il avait
situé la formation précoce des symptômes, comme conjonction, plus que
conjonction, « coalescence » de la motérialité de l’inconscient venue de
lalangue parlée avec la réalité sexuelle, celle du petit bout de queue, il le
précisait en l’illustrant avec le cas du petit Hans.
Quant à la jouissance phallique sur laquelle Lacan revient dans ce
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séminaire, ça mérite que l’on s’y arrête. Elle se constitue, il le dit, « à la
conjonction du symbolique avec le réel », soit, je le note, à la place même
où il situe les épiphanies de Joyce, autant que l’écriture de Finnegans
Wake. Autrement dit : la jouissance phallique se passe du père-sinthome.
Elle se distingue de celle du pénis, il le précise aussi, lequel joue dans
l’érotisme au regard de l’imaginaire du corps et de ses orifices. De la jouis-
sance phallique il dit : « C’est le lieu de ce qui est en conscience désigné
par le parlêtre comme pouvoir 22. » En effet, pour « le parlêtre, qui est ce
que je désigne comme étant l’inconscient, il y a le pouvoir de conjoindre la
parole et ce qu’il en est d’une certaine jouissance, celle dite du phallus qui
est éprouvée comme parasitaire, du fait de cette parole elle-même […] ».
Pouvoir donc qu’a la parole de générer une jouissance qui est jouis-
sance de parole, hors corps, et hors sens.. Et Lacan de compléter encore la

21. Ibid., p. 15.


22. Ibid., p. 56.
Ce que Lacan a appris de Joyce —— 19

phrase que j’ai citée à propos de Joyce, selon laquelle son art a suppléé
à sa tenue phallique, en ajoutant : « Et c’est toujours ainsi. » Je souligne
ce « c’est toujours ainsi ». On comprend bien en effet que cette jouissance
que l’on se représente comme pouvoir ne se localise pas seulement au lit.
Elle peut évidemment investir aussi l’organe, mais elle est partout où se
manie le verbe, en politique, en littérature, etc. L’écriture de Joyce peut
loger la jouissance phallique parce qu’il n’use que de l’instrument langa-
gier. On n’en dirait peut-être pas autant pour la peinture ou la musique, je
ne sais, mais pour qui parle ou écrit, le chiffrage de cette jouissance dérive
dans le langage, sans convoquer le père. Ce n’est pas elle qui était en
défaut pour Joyce, mais celle du sens que son art-dire a restaurée.
Pris littéralement, ces développements défont, ou au moins question­
nent la solidarité entre le signifiant phallique et le père – à moins que
l’on ne dise qu’il n’y a pas de parole sans le père, que la parole, telle
qu’avancée par Lacan dès son texte princeps, implique le père, comme
signifiant en fonction de point de capiton de tout l’édifice du langage. En
effet, ce fut la première thèse de Lacan : subordination de la signification
phallique à la métaphore du père, et de l’imaginaire au symbolique. En
1975, étant revenu sur cette subordination et ayant remanié son concept
de l’inconscient, il a aussi remanié sa conception de la parole.
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Ce n’est plus la parole intersubjective de « Fonction et champ de la
parole et du langage », instituante du partenaire, qui disait « tu es mon
maître » ou « tu es ma femme ». Cette parole pleine était en effet pensée
comme solidaire de la fonction du père, mais depuis Lacan s’est aperçu,
comme il l’indique dans le séminaire D’un discours qui ne serait pas du
semblant, que la parole pleine, c’est simplement celle qui remplit, et que
remplirait-elle d’autre que le trou du rapport qui manque, tout comme le
symptôme-père. Là où elle est, cette parole pleine n’est pas plus que bou-
chon et fragile, car le non-rapport pousse plutôt vers un homophonique
« tué ma femme 23 ». Plus généralement, en 1975, la parole est devenue
sous la plume de Lacan le bla-bla, le jaspinage, la parlotte, etc. Elle ne
vaut pas par les points de capiton de la signification, elle se jouit et elle
est intrinsèquement génératrice de la signification du phallus, soit aussi…
de la castration. Autant dire que cette efficience prêtée à la parole la

23. J. Lacan, Télévision, Paris, Seuil, 1973, p. 61.


20 —— L’en-je lacanien n° 23

renouvelle complètement, voire la subvertit, la faisant virer du côté du réel,


alors même que dans son texte inaugural de « Fonction et champ de la
parole et du langage » Lacan faisait de cette fonction de la parole le seuil
même du symbolique.
Au fil des ans Lacan est régulièrement revenu sur ce qu’il a nommé
la bedeutung du phallus. C’est le seul génitif complet, dit-il dans D’un dis-
cours qui ne serait pas du semblant. En effet, il est à la fois un signifiant et
un signifié. D’un côté ce phallus est le signifiant qui désigne « les effets de
signifié, en tant que le signifiant les conditionne par sa présence de signi-
fiant 24 », c’est donc le signifiant du pouvoir du signifiant, mais d’un autre
côté la parole signifie dans tous les cas le phallus comme signifiant de la
castration, du fait de sa structure de renvoi de signifiant en signifiant et de
signification en signification, soit l’impossibilité de tenir ensemble tous les
signifiants. Dans sa conférence de Genève, il précise que « signification »
traduit mal la bedeutung du phallus, qui est en fait « le rapport au réel 25 ».
Et lequel ? Celui que je viens de dire, l’impossibilité de prendre tous les
signifiants ensemble, le seul qui soit proprement effet de langage, et que
la fonction phallique écrit comme fonction de la castration. Car cette der-
nière n’est pas la petite histoire que l’on croit, mais, si on se fie à …Ou pire
qui met les points sur les i, la castration est cette impossibilité même. Elle est
donc inhérente à toute pratique textuelle. Indice chez Joyce : ses tentatives
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d’y parer justement, notamment avec ce texte en boucle qu’est Finnegans
Wake, qui de sa fin ramène à son début, et puis avec ce vœu d’une lecture
ininterrompue, qui ne cesse pas…
C’est lalangue parlée, qui préside, et sans le père, au pouvoir de cette
jouissance phallique, encore ne s’impose-t-elle qu’au prix de… la castration
qui est solidaire de la parole. Elle opère certes au niveau sexuel, car cette
jouissance phallique à elle seule fait obstacle au rapport sexuel, l’Autre, le
sexe autre, restant hors de prise. Et je rappelle la thèse de Lacan soutenant
que le texte des Exilés est le témoignage du symptôme du non-rapport
sexuel que Joyce expérimente, justement sous le règne de Nora. Sans
doute d’ailleurs est-ce du fait de cet absence, « ab-sexe », que cette jouis-
sance phallique se déplace, émigre, transporte son pouvoir dans d’autres

24. J. Lacan, Écrits, Paris, Seuil ,1966, p. 690.


25. J. Lacan, « Conférence de Genève sur le symptôme », Le bloc-note de la psychanalyse,
n° 5, Genève, 1985, p. 14.
Ce que Lacan a appris de Joyce —— 21

champs que sexuel. C’est pourquoi on dit parfois que le pouvoir est tou-
jours sexuel, mais on pourrait aussi bien dire qu’il ne l’est jamais.
Joyce aura permis à Lacan de vérifier ce pas, peu aperçu me semble-
t-il, qui avait défait le joint d’abord posé comme nécessaire entre la fonc-
tion du père et le phallus. Je précise : le père de la métaphore, celui que
l’on convoque pour rendre raison de la filiation au-delà de la reproduction
des corps, celui dont Joyce ne voulait à aucun prix. La réussite de Joyce,
son art-dire du borroméen aura confirmé que joui-sens et jouissance phal-
lique ne sont pas intrinsèquement subordonnées au père.
Mais la vraie question que Lacan posait n’était pas tant de savoir
si l’art de Joyce avait suppléé à sa tenue phallique, à ne pas confondre
avec la jouissance phallique qui ne lui manquait pas, ça il le tient pour
acquis, mais elle était de savoir comment c’était possible. Il répond par
le sinthome sans un père qu’est l’art-dire de Joyce qui restaure le phallus
en même temps que son nom. évidemment c’est lui prêter plus de parole
que l’on ne croit, mais une parole qui ne dit rien que le bruit de l’énigme.
La monstration de Joyce n’est pas simplement comme on le dit
souvent, et comme je l’ai dit moi-même, qu’un sujet peut suppléer à la
carence du père en se renommant. Pour saisir l’insuffisance de cette for-
mule, il aurait suffi de faire la remarque suivante : combien de grands
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psychotiques ne se sont-ils pas renommés dans l’histoire de la politique,
de la science ou de l’art sans que ça ait paré à leur folie, sans que ça ait
suppléé donc au défaut du nouage borroméen. Joyce a fait plus que se
renommer, certes, il s’est donné un nom comme bien d’autres, mais un
nom qui a effet borroméen. On peut penser que cet effet n’est pas pour
rien dans les changements subjectifs qui se laissent percevoir dans sa bio-
graphie. Par exemple quand on constate par nombre de témoignages
que celui qui s’annonçait comme l’artiste avec l’article défini connotant
l’unicité exprime une admiration parfois surprenante pour bien d’autres
écrivains, Hemingway, Gide, d’Annunzio, etc. Et également quand on
apprend que celui qui fut d’un égoïsme si décidé et endurci, de l’avis des
autres comme de lui-même, était devenu si dévoué à ses amis, si attentif à
leurs petits et grands malheurs. Je n’insiste pas plus, Joyce lui aussi s’est
bien passé du père, en s’en servant. Vraie suppléance donc, par l’art-dire.
Voilà une leçon de Joyce, dont Lacan a fait son profit.
22 —— L’en-je lacanien n° 23

Joyce aura fourni à Lacan l’exemple qui manquait à son au-delà de


l’Œdipe, l’exemple pour ainsi dire spontané, non analytique, qui apporte
latéralement de l’eau au moulin de sa thèse d’une psychanalyse… réinven­
tée, qui se passe du père. Mais surtout un exemple qui montre hors psy-
chanalyse ce qu’il faut bien appeler l’efficace du sujet, qui loin d’être
seulement effet, effet du signifiant, effet d’un discours, est aussi origine,
cause possible d’un dire constituant. Exemple sans prix dans notre époque
de déploration des carences du discours.
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