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JOHN DEWEY, UNE PÉDAGOGIE DE L'EXPÉRIENCE

Emmanuelle Rozier

Érès | « La lettre de l'enfance et de l'adolescence »

2010/2 n° 80-81 | pages 23 à 30


ISSN 2101-6046
ISBN 9782749212708
DOI 10.3917/lett.080.0023
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-lettre-de-l-enfance-et-de-l-
adolescence-2010-2-page-23.htm
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Problématiques

John Dewey,
une pédagogie de l’expérience
Emmanuelle Rozier 10

Enseigner la philosophie en classe de terminale est pour moi une expérience


récente. Le dialogue avec de jeunes adultes en lycée à la fois contraste avec mes
expériences précédentes – plutôt tournées vers la recherche – et s’inscrit dans la
continuité d’une volonté de relier les pratiques sociales et la philosophie. Ici,
j’aimerais donner à lire le John Dewey qui a nourri mes recherches et tenter de
présenter quelques pistes élaborées, à sa suite, pour l’enseignement de la philoso-
phie en lycée technique. Il s’agit d’une recherche très fraîche dont je vous soumets
les premiers pas. Je ne suis pas spécialiste de la pédagogie de Dewey. Ce que j’ai
étudié dans ma thèse, c’est la méthode du pragmatisme et comment il était possi-
ble de faire de la philosophie sur le terrain. J’ai donc cherché une posture que
j’appelle « ethnophilosophique » : quête des concepts dans les pratiques sociales,
soignantes, collectives. L’expérience est donc au cœur de mon travail et c’est pour
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comprendre ce que signifie ce concept pour l’enseignement que j’avais envie de
m’intéresser ici à la pédagogie de John Dewey. La pédagogie de Dewey met l’enfant
et ses activités au centre de ses préoccupations. Il propose de repenser ce que nous
entendons par expérience et de ne plus séparer expérience de vie et expérience
d’apprentissage. Par ailleurs, la pensée pédagogique de John Dewey tente de
mettre en relation la sphère théorique avec la dimension pratique, aspect sans
doute le plus fécond de son travail à mes yeux, même si on peut se demander
jusqu’où il y parvient ? Pour lui, toute expérience vécue dans un domaine particu-
lier a pour fonction d’enrichir le reste de nos expériences possibles.

Un pédagogue et une pédagogie


Fondateur de la pédagogie « progressive », Dewey est un acteur central du
« pragmatisme américain ». Ce courant a réuni, dans les années 1890-1900, un
petit groupe de penseurs – C.S. Peirce, A. Bain, W. James, etc. – soucieux de placer
au centre de leurs pensées la pratique, les actions, les usages ; pour élaborer des
Emmanuelle Rozier, professeur de philosophie, chercheur en philosophie des institutions.

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concepts qui puissent être aussi des outils, les pragmaticiens considéraient qu’il
fallait tenir compte des effets pratiques, que les concepts en somme avaient des
conséquences et modifiaient nos habitudes de penser comme d’agir. John Dewey
naît à Burlington dans le Vermont en 1859 1 ; il est diplômé de l’université en 1879
et exerce brièvement les fonctions d’instituteur. À l’université John Hopkins, il
reprend des études de philosophie : il est alors influencé par le philosophe George
S. Morris, idéaliste néo-hégélien. En 1884, il soutient sa thèse sur la psychologie de
Kant. C’est dans les années 1880 que ses idées pédagogiques se forment, il a alors
l’opportunité de les mettre en pratique en rejoignant la toute nouvelle université
de Chicago où il demande à être nommé à la tête du département de pédagogie. Il
obtient la création d’une école expérimentale. S’invente alors « l’école labora-
toire », que beaucoup nommeront « l’école Dewey ».

L’école laboratoire
Tout d’abord, l’école fut de bout en bout une entreprise collective car si elle
est l’expression d’une pensée philosophique, elle n’est pas téléguidée par celle-ci.
Elle ouvre en janvier 1896. Au départ elle fonctionne autour d’effectifs réduits, elle
accueille surtout les enfants des enseignants et fonctionne avec deux maîtres ; mais
très vite, elle accueillera 140 élèves et emploiera une vingtaine d’instituteurs et des
assistants diplômés de l’université. Car tel est bien le cœur du projet : relier en un
même lieu recherche et application, université et école élémentaire. Au centre de
la journée des enfants : « Les occupations ». Dewey et son équipe tiennent à ce que
l’enfant vienne à l’école pour faire des choses. Répartis par classes d’âge, les élèves
articulent leurs activités autour de projets. Ces projets reprennent les compétences
des métiers anciens ou d’activités quotidiennes : cuisine, couture, petite menuise-
rie, bricolage. Les enfants de 6 ans fabriquent une ferme miniature et y font pous-
ser des céréales qu’ils transforment et vendent sur le marché. Les enfants de 7 ans
se penchent sur la vie préhistorique en reproduisant une caverne, ceux de 8 ans
s’intéressent aux explorateurs et aux grandes découvertes. Les élèves de 13 ans
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fondent un club de débat et construisent un local pour se réunir. Un projet coopé-
ratif qui mobilisera tous les enfants et « restera pour beaucoup le moment emblé-
matique de l’histoire de l’école 2 ». Pour chaque occupation, des connaissances
sont nécessaires, techniques, physiques, biologiques, culturelles et anthropologi-
ques. La conduite du projet ordonne la quête de connaissances. Lire s’acquiert
lorsque l’enfant rencontre ce besoin pour mener à bien ses activités. Pour Dewey,
c’est l’intérêt pour une tâche qui doit motiver l’apprentissage, non la crainte d’être
puni ou exclu, ou encore mal noté, enjeux que lui a substitués l’école tradition-
nelle. Deux institutrices décrivent comment l’apprentissage s’articule à la prati-
que, elles relatent la construction de la ferme miniature : « La construction des
bâtiments de la ferme nécessitait quatre poteaux d’angle et six ou sept lattes de
bois d’égale hauteur. Lorsqu’ils mesuraient ces surfaces, les enfants oubliaient
souvent de maintenir le point de départ de la graduation de la règle sur l’extrémité
gauche de la latte, de sorte qu’ils devaient s’y reprendre à deux ou trois fois avant

1. Nous devons beaucoup au remarquable article de Robert S. Westbrook, « John Dewey », paru dans Pers-
pectives : revue trimestrielle d’éducation comparée, Paris, UNESCO, 1993, p. 277-293.
2. Robert Westbrook, op. cit., p. 284.

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d’obtenir des mesures exactes. Puis ils refaisaient pour un autre côté de la maison
ce qu’ils avaient fait pour le premier et, avec l’entraînement, leur travail gagnait
naturellement en rapidité et en précision 3. »
On le voit, Dewey et ses enseignants concevaient l’école comme un lieu d’ac-
tivités indépendantes qui intégraient au moment opportun l’apprentissage des
fondamentaux : lire, écrire compter sont encore des compétences recherchées,
seule la méthode est différente. Dewey associait des enjeux politiques à toute son
entreprise pédagogique. Critique de l’école traditionnelle il affirmait que son seul
but était la reproduction de la société. À son sens, ses mécanismes individuali-
sants, sa compétitivité, ses inégalités se retrouvent dans les méthodes d’enseigne-
ment. Si Dewey s’intéresse à l’école, c’est qu’il y voit le meilleur – et peut-être le
plus court – moyen de transformer la société et de faire advenir une véritable
démocratie. Critique du capitalisme, la manière dont les projets se construisent
sont loin de la compétitivité à l’œuvre dans la société américaine des années 1900 :
à l’école Dewey, coopération, partage des objectifs, mise en commun des ressour-
ces comme des connaissances sont des valeurs structurantes. Il déclare même la
chose suivante : « […] dans notre école, les occupations classiques exercées par les
élèves sont libérées de toute contrainte économique. L’objectif n’est pas la valeur
marchande des produits, mais le développement de l’autonomie et de la perspica-
cité sociale 4. » Il faut que l’activité ait un sens en elle-même et non dans les béné-
fices qu’elle pourrait générer. Ici, l’activité est le lieu de production de la richesse
suprême aux yeux de Dewey : l’expérience formatrice de soi. L’intérêt pour l’occu-
pation qui fait apprendre n’est pas remplacé par des intérêts artificiels constitués
par la menace ou la crainte de ne pas réussir. L’école est un centre social, une mise
en pratique de la vie communautaire. L’intérêt est lié à la pratique, aux occupa-
tions, aux activités que l’enfant vient réaliser à l’école.

La pratique et l’enquête
On l’a dit, Dewey est un tenant du pragmatisme. Le pragmatisme n’est autre
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que la réintroduction de la pratique dans l’élaboration de la philosophie. Le prag-
matisme pour Dewey est une pensée qui a toujours en tête la signification du mot
« pratique » dans différents contextes. Selon cette philosophie, une signification
est tributaire d’un contexte d’usage, d’un environnement, d’une expérience en
cours. Elle est toujours située. Le pragmatisme est basé sur la possibilité du chan-
gement puisque la signification n’est plus déterminée par des valeurs antérieures
ou anciennes, mais bien par l’examen de ce que nous faisons : la signification est
liée à l’enquête. « L’enquête est la transformation contrôlée ou dirigée d’une situa-
tion indéterminée en une situation si déterminée en ses distinctions et relations
constitutives qu’elle convertit les éléments de la situation originelle en un tout
unifié 5 ». Il donne une illustration du processus de l’enquête dans Comment nous
pensons, « lors d’une promenade » :
– on rencontre un fossé = difficulté

3. K.C. Mayhew et A.C. Edwards, The Dewey School, New York, Atherton, 1966. Citées dans R. Westbrook,
idem.
4. J. Dewey, cité par R. Westbrook, op. cit., 1899, p. 286.
5. J. Dewey, Logique, Théorie de l’enquête, traduit par G. Deledalle, Paris, PUF, 1967, p. 17.

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– on se demande : faut-il le franchir d’un saut ? = idée


– on constate qu’il est trop large = fait, donnée
– autre question : est-il plus étroit ailleurs ? = idée
– observation = vérification de l’idée
– une autre solution se présente, on voit une bûche = fait
– on se décide à faire un pont ? = idée
– on réalise le pont et passe le fossé = vérification et confirmation par
l’action.
Dewey en conclut qu’une idée vraie est une idée qui réussit. L’idée vraie est
un accord de l’idée et du fait ; en somme, l’idée est l’instrument par lequel est
construit le fait. Le fait est la conséquence de l’idée et non un donné physique dont
l’idée serait le transparent. Il n’y a pas de nature, de réalité, mais uniquement des
situations forgées par nos idées, nos actions. La « situation » dont il est question
apparaît comme un environnement privilégié en ce qu’il est expériencé, c’est-à-
dire en ce qu’il fait l’objet d’une expérience. L’environnement est de nature biolo-
gique et culturelle. Il est le lieu des relations et relation lui-même des organismes
et des esprits. Il existe une continuité culturelle et organique entre les êtres et l’en-
vironnement. Le passage du biologique au culturel se fait par le langage.
Avec cette pensée de la continuité de l’expérience Dewey relie la méthode
expérimentale au sens commun. S’il emploie le terme d’enquête plutôt que celui
de recherche, c’est uniquement dans le but d’ouvrir sa réflexion aux domaines non
strictement scientifiques. Pour lui, comme nous le dit Gérard Deledalle : « L’en-
quête, c’est la démarche organique de l’être en quête de son équilibre, de la satis-
faction de son besoin de nourriture, par exemple, dans le cas de la faim. L’enquête,
c’est la démarche organique et culturelle de l’être en quête de la solution à l’obs-
curité de son environnement, de sa situation, à un moment précis de son dévelop-
pement ou, si l’on veut, de son histoire 6. » Expérience transactionnelle par
excellence, l’éducation manifeste également notre relation avec le milieu. L’éduca-
tion est l’apprentissage de multiples transactions avec le milieu dans lequel évolue
l’enfant. Cette transaction, Dewey l’appelle « participation » ; comme il l’écrit dans
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son Credo pédagogique en 1897 : « Je crois que toute éducation procède de la parti-
cipation de l’individu à la conscience sociale de la race. Ce processus commence
inconsciemment pour ainsi dire avec la naissance, et façonne d’une manière conti-
nue les capacités de l’individu, imprègne sa conscience, forme ses habitudes,
modèle ses idées et éveille ses sentiments et ses émotions. Par le moyen de cette
éducation inconsciente, l’individu en vient à progresser et à partager les ressources
intellectuelles et morales que l’humanité a réussi à rassembler 7. »
C’est pourquoi pragmatisme comme attention au contexte, pédagogie
comme développement de l’intérêt et de l’expérience et démocratie sont étroite-
ment mêlés. La démocratie pour Dewey n’est pas quelque chose de donné, de déjà
là, mais bien une attention particulière au processus en cours, quelque chose à
créer par nos expériences et notre activité. Comme visée de la pédagogie et de
l’éducation, la démocratie reprend la méthode du pragmatisme : un objet n’est
jamais donné, une idée jamais séparée de son élaboration. Enfin, la pédagogie est
conçue de manière pragmatiste puisqu’il s’agit d’observer comment les enfants

6. Ibid.
7. G. Deledalle, John Dewey, Paris, PUF, 1990, p. 111.

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conduisent leurs activités pour leur permettre d’apprendre. L’observation a joué


un grand rôle dans l’élaboration de l’école laboratoire : Dewey observait abon-
damment ses enfants en train de jouer et partir de ce qu’il pouvait observer consti-
tuait pour lui une méthode typiquement pragmatiste.

Du pragmatisme à l’expérience de la classe de philosophie


Mon expérience d’enseignement est marquée par le pragmatisme. C’est
autour de sa méthodologie que j’ai articulé ma thèse de doctorat sur le collectif à
la clinique de La Borde. Cette année, pour la première fois, j’ai en charge deux
classes de terminale. Enseigner la philosophie est pour moi une aventure passion-
nante. Les classes de série technique dont j’ai la charge cette année m’invitent à
mettre en pratique, dans la mesure du possible, la philosophie pragmatiste de
Dewey dont je retiens ce credo : faire de cette situation de face à face le lieu d’une
expérience en continuité avec les autres expériences qui forment notre existence
humaine. Cette idée de la continuité de l’expérience a en partie guidé mes premiers
pas de professeur du secondaire. Je me suis vite aperçue que les difficultés d’abs-
traction des élèves sont souvent importantes. L’enseignement de la philosophie est
également rendu complexe par la recherche – souvent déceptive – de connaissan-
ces capitalisables tout de suite. Les élèves sont habitués à apprendre, à utiliser leurs
connaissances acquises et à obtenir de bonnes notes quand ils y parviennent. Or,
la philosophie ne permet pas ce refuge derrière les connaissances, tout du moins
dans les premiers mois de la classe de terminale. Cela déstabilise les élèves et ils se
trouvent confrontés face à deux difficultés majeures qui peuvent s’avérer au départ
abyssales : réfléchir par eux-mêmes, rédiger leur pensée sous la forme d’un texte
argumenté. Pour moi, découvrir ces difficultés s’accompagnait d’un abîme égal au
leur : comment faire pour leur apprendre à philosopher ? Je trouvais alors ma
discipline bien difficile à enseigner et les auteurs des sommets sur lesquels je me
demandais comment emmener les élèves…
Pour sortir de l’ornière sans doute rencontrée par bien d’autres débutants, je
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cherchais un terrain commun avec mes élèves. J’ai mis en place avec eux deux
zones de partage : le cinéma, l’expérience quotidienne. Pour chaque notion
étudiée, nous commençons par chercher quel sens le terme peut avoir pour nous
dans des contextes ordinaires ; « être cartésien », qu’est-ce que cela signifie pour
eux ? mais aussi pour moi ? « Être stoïque » ? Comme si l’examen de ce sens
commun pouvait nous guider pour comprendre les notions. Technique basique
reliant langage, culture et environnement. Nous faisons également de nombreux
ponts avec le cinéma : ne peut-on retrouver quelque chose de la philosophie de
Spinoza dans le mode de vie des Navi, ce peuple indien présenté dans Avatar de
James Cameron ? Comment comprendre leur connexion à une conscience collec-
tive naturelle : est-ce la vie après la mort qui s’illustre là ? Comment penser le
clonage après avoir vu The Island, film dans lequel les clones sont produits en série
et considérés comme les assurances vie de richissimes clients ? Dans Into the Wild,
de quelle liberté s’agit-il ? etc. Mon idée était la suivante : non pas comme à l’école
Dewey faire des choses ensemble, mais bien de circuler sur un terrain de sens
commun, élaboré ensemble. Faire des choses est peut-être anti-philosophique : à
mon sens, l’expérience de la philosophie en terminale est là pour proposer à l’élève

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de s’arrêter de faire, de « se poser » comme ils disent pour « se prendre la tête ».


Ne pas s’occuper justement, mais mettre en commun des expériences et voir où
cela mène.
En somme, cheminer ensemble en commençant par mettre en commun le
sens des mots que nous utilisons ou que nous croisons dans le programme non
pas à partir du programme, mais à partir de l’expérience vécue par chacun. Créer
des références cinématographiques communes, partager nos expériences pour
penser à partir d’elles. Partager ce sens commun permet de créer des liens entre ce
qu’ils savent et expérimentent dans leur vie quotidienne et la philosophie du
corpus académique. L’actualité constitue également un terrain privilégié : la
grippe H1N1 nous a permis d’illustrer les intrications possibles entre politique et
technique, de nous demander quels sont les domaines réservés du pouvoir politi-
que, s’il fallait que la santé soit l’objet d’un décret, etc. Les difficultés d’abstraction
que rencontrent les élèves peuvent être contournées en partie par le recours à leur
expérience. Mais c’est un chemin semé d’embûches car ils prennent parfois l’usage
des exemples pour de la philosophie. Il faut alors les aider à monter en généralité,
ce travail pas à pas fonctionne bien si les expériences sont empruntées à des
domaines où particulier, général et universel reçoivent un traitement spécifique.
Par exemple, dans les relations familiales, les questions concernant leur avenir, la
justice ou encore l’amour.
Trouver ce terrain commun permet de travailler avec les élèves dans une
démarche de réflexion partagée où les grands penseurs jouent le rôle d’acteurs qui
entrent en scène pour prêter main-forte à ce que les élèves savent intuitivement,
découvrent, expérimentent pour, petit à petit, raisonner et argumenter. Le profes-
seur sert alors de passeur, de traducteur entre ces deux types de rapports au
monde tentant de les faire communiquer, non seulement pour que les élèves
obtiennent leur baccalauréat, mais surtout pour qu’ils expérimentent l’effort
rigoureux de penser, en autonomie à partir de leur expérience même.
L’école laboratoire a montré que faire de l’expérience un moteur pédagogique
peut permettre de circuler avec les élèves sur un terrain commun, et constituer,
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pour nous, le point de départ de l’apprentissage délicat de la philosophie en termi-
nale. Il ne faut pas oublier que si l’enseignement pour Dewey passe par l’interro-
gation de la pédagogie, celle-ci est elle-même branchée sur un projet politique et
une philosophie. Penser, apprendre, transformer le monde sont indissociables et
ce qui les réunit se nomme expérience. Enseigner la philosophie c’est aujourd’hui
réintroduire des forces d’abstraction dans le quotidien des élèves. C’est aussi leur
donner envie de ne pas être d’accord, de ne pas être dupes de ce qu’on leur propose
de penser, de leur donner envie de voir des films avec des pensées aussi fantasti-
ques que celle de Spinoza. De faire craquer le décor du réel pour penser par soi-
même et être dérouté, mais cheminant.

Bibliographie
DELEDALLE, G. 1995. John Dewey, Paris, PUF.
DELEDALLE, G. 1971. Le pragmatisme, textes choisis, Paris, Bordas.
DEWEY, J. 2003. Reconstruction en philosophie. Œuvres philosophiques, tome I, sous la direction de
J.-.P. Cometti, traduit par P. Di Masio, Presses universitaires de Pau, Éditions GRAPPHIC.

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Problématiques : John Dewey, une pédagogie de l’expérience 29

DEWEY, J. 2003. Le public et ses problèmes, Œuvres philosophiques, tome II, sous la direction de
J.-.P. Cometti, traduit par J. Zask, Presses universitaires de Pau, Éditions GRAPPHIC.
DEWEY, J. 2004. Comment nous pensons, traduit par O. Decroly, Les Empêcheurs de penser en
rond, Paris, Le Seuil.
DEWEY, J. 2005. L’art comme expérience, Œuvres philosophiques, tome III, sous la direction de
J.-P. Cometti, traduit par C. Domino, F. Gaspari, C. Mari, N. Murzilli, C. Pichevin,
J. Piwnico, G. Tiberghien, Presses universitaires de Pau, Farrago.
DEWEY, J. 1967. Logique, la théorie de l’enquête, traduit par G. Deledalle, Paris, PUF, 1967.
WESTBROOK, R.S. 1993. « John Dewey », paru dans Perspectives : revue trimestrielle d’éducation
comparée, Paris, UNESCO, p. 277-293.

« Montrer que prendre le risque de faire l’école autrement


n’en n’est pas un.
C’est en effet, prendre un bien plus grand risque encore, parce
qu’il s’agit d’enfants, de continuer à appliquer des méthodes
dont on connaît les limites et la nocivité. »

Françoise Dolto, dans Françoise Dolto & l’École de la Neuville,


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film de Fabiennne d’Ortoli et Michel Amram.
(http://www.fremeaux.com/)

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Penser ensemble, travailler ensemble
Désir d’équipe, désir d’éthique

Sur la scène politique et sociale, de nouveaux cadres législatifs et dispositifs pédagogiques,


éducatifs et sanitaires s’imposent aux professionnels des équipes de terrain les contraignant
à modifier leurs habitudes de travail et à initier des programmes, des actions spécifiques à
l’intention de l’enfance, la jeunesse et des familles. Ces nouveaux dispositifs sollicitent les
praticiens de l’éducation, du social et du soin dans des modalités nouvelles de partenariat
et de coopération. Les évolutions législatives récentes ont notamment en commun d’avoir
formalisé, imposé et/ou réaffirmé la nécessité pour les professionnels de travailler ensemble
pour une plus grande efficacité, et afin qu’aucune situation d’enfants, d’adolescents, de
personnes en difficultés « n’échappe ».
À cela s’ajoute l’exigence adressée aux professionnels de réponses « en temps réel », la réduc-
tion de la durée des prises en charge, qui imposent des réponses des actions ? rapides, voire
immédiates.
Ces évolutions semblent accentuer les difficultés des équipes à organiser leur travail et tout
particulièrement à maintenir le travail d’élaboration nécessaire pour donner un sens
clinique à leurs interventions auprès d’un public dont certains pensent que la situation s’est
aggravée.
Face à l’inquiétante étrangeté d’un monde en évolution, qu’en est-il de l’engagement de
chacun ? Assistons-nous à une dilution de la responsabilité, de l’engagement des profession-
nels de l’enfance ? Le professionnel est-il déchargé de certaines responsabilités, amputé de
sa capacité d’énonciation ? Face à l’injonction de coopérer, que signifie actuellement « l’en-
semble » proposé, voire exigé, des différents partenaires ? Qu’en est-il du temps nécessaire
pour penser, élaborer collectivement ?
« Travailler ensemble » menace-t-il la singularité de chaque rencontre entre des profession-
nels et des enfants, des adolescents, leurs parents ? Bouscule-t-il les institutions au point de
remettre en cause leurs identités construites à partir de leurs pratiques et de leurs références
théoriques ?
Au même temps où s’imposent le « travailler ensemble », à distinguer peut-être du
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« travailler avec », et de nouvelles pratiques de l’accompagnement des personnes en diffi-
culté, il semble nécessaire et urgent de pouvoir reformuler ce qui enracine et fonde l’éthique
des intervenants psycho-socio-éducatifs.
Est-il possible que s’ouvrent alors de nouvelles voies pour que se renouvelle le désir d’éthi-
que, se relance la clinique du singulier dans le travail socio-éducatif, sanitaire auprès des
enfants, des adolescents, des parents et des familles dans ce contexte pluriel et éclaté ? N’y
a-t-il pas là matière à penser pour que puissent s’inventer de nouvelles articulations entre
les cliniques ?

Deux journées seront consacrées à cette thématique


les 15 octobre et 3 décembre 2010 à Paris
Renseignements au 01.48.78.30.88 ou sur www.legrape.org
Coût : 100 € par jour/Inscription deux jours : 180 €/
Inscriptions 2 jours avant le 15 septembre : 160 €
Intervenants : Raymond Bénévent, Monique Besse, Franck Gautret, Anne-Édith Houel,
Jean-Pierre Winter, Françoise Assus-Juttner, François Le Clère, Claude Louzoun,
Jean-François Bonnemaison, Thierry Caron…

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