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plus désormais que le chaos des désirs et des sentiments, l’anarchie au sens, préci-
sément, que lui donne Carl Schmitt : « l’en deçà paradisiaque d’une vie naturelle et
immédiate faite d’une corporéité sans problèmes » (p. 64-65). Quant au « réaction-
naire », son œuvre consiste à restaurer la figure de l’autorité « par le haut », ce
pourquoi « le réactionnaire est le plus souvent apparu comme une figure politique :
c’est l’homme qui justifie toujours le gouvernement et condamne à tous les coups le
peuple » (p. 62). On aura bien sûr reconnu Alain Finkielkraut, nous expliquant
encore tout récemment, dans Le Nouvel Observateur daté du jeudi 27 août,
que « L’hypothèse communiste se déploie à nouveau sans vergogne. Voyez Badiou,
ou cette excitation tellement aberrante, tellement française, autour de Julien Coupat.
Voici quelqu’un qui, dans un style ampoulé et plein de références, en appelle à une
révolte cruelle, c’est-à-dire sanguinaire. » Autrement dit, s’il était justifié d’empri-
sonner Coupat, il l’était moins de le remettre en liberté. Le réactionnaire garde
donc, quoi qu’on en dise, une certaine liberté critique à l’égard des décisions
gouvernementales. La difficulté que rencontre Rony Klein est dès lors la
suivante : comment poursuivre son propos sans que soit mise en évidence
l’alliance institutionnelle entre « le Juif » (Benny Lévy) et « le réactionnaire »
(Alain Finkielkraut), sachant par ailleurs que, sur le site de l’Institut d’études
lévinassiennes, on peut lire la formule programmatique suivante, extraite
d’un séminaire de Benny Lévy : « Il y a une dictature généralisée de l’opinion, en
particulier sous la forme d’une vision politique du monde ; il faut et il suffit d’être
étranger à cela pour appartenir à l’esprit même de l’Institut d’études lévinassiennes !
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« dictature » dont nous comprenons à présent, grâce à Rony Klein, qu’elle est
le résultat de « la victoire totale de l’anarchiste sur le réactionnaire ». Et dès lors
que le « réactionnaire » est passé à la « trappe de l’histoire universelle », reste au
lecteur des Cahiers d’études lévinassiennes à en tirer la conclusion qui s’impose :
quiconque, aujourd’hui, prétend voir un réactionnaire quelque part révèle par
là même qu’il est un anarchiste… antisémite. C.Q.F.D. Le lecteur de la revue
Lignes pourra ainsi comparer deux approches, celle de Rony Klein pour les
Cahiers d’études lévinassiennes d’une part, la nôtre pour Lignes d’autre part. Et,
par là même, comparer deux politiques éditoriales.
1. A. Badiou, Logique des mondes, Paris, Seuil, 2006, p. 543. La citation
de Malraux que propose Alain Badiou est extraite de La Tête d’obsidiane
(Gallimard, 1974). Malraux fait parler Picasso en ces termes : « Et les sculp-
teurs préhistoriques ! Pas tout à fait des hommes ? Si. Sûrement. Très contents avec
leurs sculptures. Pas du tout des artistes-peintres ! Mais tous, ils voulaient sculpter ou
peindre à leur idée. [...] Je pense que c’est toujours le même petit bonhomme. Depuis
les cavernes. Il revient, comme le Juif errant. »
2. Benny Lévy a intitulé Visage continu. La pensée du Retour chez Emmanuel Levinas,
son premier livre sur Levinas (Verdier, 1998), à valeur programmatique.
172 Controverse sur la question de l’universel
en jeu, […], parce que ce petit vêtement, la petite kippa, c’est tout simple-
ment le tenant lieu de tout le reste . » Force est donc de conclure que,
en l’occurrence, le dit « philosophe anti-juif » prend la défense des
Juifs, ou de l’« être juif », en affirmant que « ce n’est qu’une question
de vêtement ». Est-ce à dire qu’Alain Badiou rompt ici de manière
ponctuelle, quasi-anecdotique, avec son paulinisme, c’est-à-dire
avec son antijudaïsme structurel ? Précisément pas, puisqu’il ajoute
à ses précédents énoncés sur le vêtement la remarque suivante :
« Comme le disait déjà saint Paul avant que le redise Saint-Just : dès
qu’une vérité est en jeu, la particularité n’importe pas . » Ainsi, non
seulement l’affirmation du philosophe sur la question du vêtement
ne permet nullement d’isoler un quelconque « noyau du nouvel anti-
sémitisme », mais elle témoignerait bien au contraire d’une lecture
de saint Paul qui invalide l’antijudaïsme chrétien, puisque la kippa
juive n’est plus l’objet d’une abolition, ou d’une destruction, mais
un vêtement parmi d’autres, rendu parfaitement indifférent par le
geste théorique de Paul qui consiste, avant Saint-Just, à soustraire
l’universel aux particularismes ethnique, psychologique, religieux,
linguistique ou sexuel. Enfin, cette lecture de saint Paul doit être
d’autant plus soulignée ici qu’elle s’oppose à une conception de la
laïcité que soutient, pour sa part, Alain Finkielkraut, le co-fondateur
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que cette loi n’est peut-être pas aussi innocente qu’elle n’y paraît ,
d’autant moins que l’interdiction en question ne porte nullement
sur le piercing, le portable, le pantalon baggy ou le nombril à l’air,
mais sur le voile islamique et la kippa juive, le foulard et la casquette
(retournée ou pas) ; d’où la question : comment justifier qu’Alain
Badiou soit désigné par Benny Lévy comme « le principal philosophe
anti-juif en France » alors même que, de fait, il est l’un des rares
penseurs à avoir résolument pris position contre les partisans de
l’interdiction, et singulièrement contre Alain Finkielkraut ?
Dans le dernier écrit publié par Benny Lévy, Être juif, achevé
après cette intervention orale du 22 juillet 2003, et plus précisé-
ment dans la Postface de ce livre ultime, ce n’est nullement le philo-
sophe Alain Badiou que Benny Lévy prend à parti sur la question
de l’universel, du progressisme ou de la laïcité, mais le poète Michel
Deguy. Il cite notamment l’extrait suivant de son livre, Un homme de
peu de foi : « Je veux pouvoir détester les orthodoxes de Jérusalem autant
que les talibans, la kippa hors de la synagogue autant que le foulard à
l’école, sans passer pour antisémite . » Cette citation du livre de Michel
1. Rappelons que Pierre Bourdieu, singulièrement détesté par telle ou telle
éminente figure de l’Institut d’études lévinassiennes, écrivait en 1989 : « La
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sur le sens de son propos dans un texte intitulé « Sans retour », in Les Temps
Modernes, n° 626, déc. 2003-fév. 2004, p. 253-257.
1. Retranscrite dans La Confusion des temps, Paris, éditions Verdier, 2004,
p. 23-30.
2. Ibid., page 26.
184 Controverse sur la question de l’universel
1. Retranscrite sous le titre Les Nouveaux pauliniens, in Le Livre et les livres, op.
cit., p. 97-108.
2. A. Finkielkraut, Au Nom de l’autre. Réflexion sur l’antisémitisme qui vient,
Paris, Editions Gallimard, 2003.
3. Alain Finkielkraut cité par Benny Lévy, Le Livre et les livres, op. cit., p. 98.
4. Alain Finkielkraut fait évidemment référence au livre de Bernard-Henri
Lévy, L’Idéologie française, Grasset, 1981. Il est donc intéressant de relever ce
que l’auteur lui-même dit aujourd’hui de cet ouvrage, lorsqu’on l’interroge à
ce sujet, plus de vingt ans après : « Je suis mal placé pour décider si L’idéologie
française est « le plus vrai » ou « le plus courageux » de mes livres. Ce que je crois
pouvoir dire, en revanche, c’est qu’il est, à coup sûr, celui qui m’a valu les inimitiés
les plus âpres et les plus durables » (B.-H. Lévy, Récidives, Paris, éditions Grasset,
coll. « Le Livre de Poche », 2004, p. 65).
188 Controverse sur la question de l’universel
je n’en vois pour ma part aucun autre moyen que de leur couper la tête
à tous une belle nuit et d’en mettre à la place une autre où il n’y ait plus
aucune idée juive . » Alain Finkielkraut propose en donc de penser
que c’est l’universalisme révolutionnaire de Fichte qui reconduit à
l’antijudaïsme de Paul, car « derrière Fichte, il y a Paul ; derrière les
Considérations sur la révolution française, l’Epitre aux Romains et le
grief fait aux Juifs de persister méchamment dans les liens du sang quand
on leur propose gentiment l’union des cœurs ». Enfin il rappelle que si
« le paulinisme s’adoucissait dans la théologie et dans le dialogue inter-
religieux, il resurgissait, tranchant et péremptoire, dans la philosophie. »
Et Alain Finkielkraut de préciser : « Je pense notamment au Saint
Paul publié en 1997 par Alain Badiou. Paul, sous sa plume enthousiaste,
redevient, contre tout marquage identitaire et d’abord contre sa propre
communauté, le fondateur de l’universalisme. Shoah oblige, le fascisme ne
passera pas. Ce qui passe, en revanche, sans vergogne et sans encombres,
à la faveur de la renaissance d’Israël, c’est le paulinisme sécularisé. Le
monde laïc est plein d’idées chrétiennes redevenues violentes. Et victimes
hier du déchaînement des particularismes, les Juifs sont aujourd’hui, et à
nouveau, la cible privilégiée de l’amour universel . » Une fois restitué
le contexte de la troisième occurrence du nom « Alain Badiou »
dans les textes posthumes de Benny Lévy, il nous faut interroger
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1. Ibid, p. 100.
2. Ibid, page 101.
Ivan Segré 189
1. Ibid, page 101.
2. Le magazine littéraire, janvier 2005, p. 97.
190 Controverse sur la question de l’universel
1. Ibid, p. 102-103.
2. Ibid, p. 103-104.
192 Controverse sur la question de l’universel
en fait un pur platonisme (voir aussi Badiou, Milner…) est devenu une
évidence presque incontestée par une certaine bien-pensance […]. Or le
postulat implicite de cette démarche est que toutes les opinions ne se valent
pas, qu’il y a des vérités éternelles […] » (D. Lindenberg, Le Rappel à
l’ordre, p. 51-52). Il est ainsi bien clair que le seul reproche de Benny
Lévy à l’encontre d’Alain Badiou qui soit fondé en raison, c’est
que ce dernier l’ait qualifié de « rabbin sectaire » dans les colonnes
de Libération, propos qui paraissait en effet témoigner de quelque
suspecte concession à « l’universel au sens occidental du terme ». Mais
il demeure qu’Alain Badiou était en mesure de répondre à Benny
Lévy que l’usage politique du mot « Occident » est un lieu commun
des intellectuels co-fondateurs de l’Institut d’études lévinassiennes,
et que c’est notamment l’usage politique de ce nom que combat
l’Organisation politique dont Badiou est un « militant ». Au reste,
le sixième numéro des Cahiers d’études lévinassiennes, consacré au
thème de l’universel, n’a-t-il pas abrité, à défaut de notre étude,
un fervent plaidoyer d’Alain Finkielkraut en faveur d’une Union
européenne rigoureusement occidentale et chrétienne, à l’exclusion
des Turcs ? D’où conclure, pour le coup, qu’Alain Badiou, loin de
représenter quelque « universel au sens occidental du terme », n’est
autre que la « tête de Turc » de l’Institut d’études lévinassiennes, ce
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1. Alain Badiou écrit par exemple, au sujet du nom « Occident » : « On regrette
d’avoir à constater que la philosophie s’y est de longue date compromise, avec Le
déclin de l’Occident, best-seller de Spengler au début du xxe siècle, ou encore de nos
jours, la “fin de la métaphysique occidentale”. Jusque dans l’opposition de l’Occident
(chrétien ? juif ?) au “terrorisme islamique”, on entend résonner cette appropriation
“occidentale” de la pensée, qui n’est que la trace intellectuelle de quatre siècles d’impé-
rialisme. Au demeurant, rappelons à la jeunesse que, pendant des décennies, l’usage
politique du mot “Occident” a été confiné dans l’extrême droite raciste, au point d’être
le nom d’un de ses plus violents groupuscules » (Circonstances, 1, op. cit., p. 52).
Voir également, sur le thème de la « défense de l’Occident », notre ouvrage, La
Réaction philosémite, Lignes, 2009.
2. Voir son inoubliable et très célèbre contribution, Les Vicissitudes du Juif
charnel.
200 Controverse sur la question de l’universel