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Controverse sur la question de l'universel

(Alain Badiou et Benny Lévy)


Ivan Segré
Dans Lignes 2009/3 (n° 30), pages 169 à 200
Éditions Éditions Lignes
ISSN 0988-5226
ISBN 9782355260414
DOI 10.3917/lignes.030.0167
© Éditions Lignes | Téléchargé le 20/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.3.53.198)

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Controverse sur la question de l’universel
(Alain Badiou et Benny Lévy)
Ivan Segré

« La loi d’une fidélité


n’est pas fidèlement discernable. »
Alain Badiou, L’être et l’événement

Sous le titre de « Controverse sur la question de l’universel », il


s’agit en fait d’une lecture des enseignements oraux de Benny Lévy
qui font mention du philosophe Alain Badiou. À l’origine conçue
pour le sixième numéro des Cahiers d’études lévinassiennes, paru en
mars 2007 et consacré au thème de l’« universel », cette étude fut
finalement refusée par son comité de lecture. Nous en proposons
ici une version légèrement remaniée, c’est-à-dire ayant pris acte de
ce refus et des conséquences qu’il induit quant à la portée politique
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des choix éditoriaux des Cahiers d’études lévinassiennes .

1. Pour apprécier ce qui a pu déterminer les choix du comité de lecture des


Cahiers d’études lévinassiennes, on pourra lire notamment, dans ce sixième
numéro consacré au thème de « l’universel », la contribution de Rony Klein,
« L’universel au prisme de la paternité et de la filialité : l’anarchiste, le réaction-
naire et le Juif ». L’enjeu de sa contribution est de situer « le Juif » en regard du
couple d’opposés « anarchiste » / « réactionnaire », ce qu’il expose notamment
page 72 : « Le Juif, quant à lui, se tient en dehors de cette oscillation [l’oscillation
entre réaction et révolution qui scande l’histoire politique – française, en
l’occurrence – [« de 1793 à 1848, de 1871 à 1968 »] parce qu’il l’a d’avance, dès
le livre de la Genèse, déjouée. Le Juif n’est ni réactionnaire, ni anarchiste, bien qu’il
ait été accusé d’être tantôt l’un, tantôt l’autre. » L’« anarchiste », selon Rony Klein,
est en effet le révolutionnaire, comme il s’en est expliqué plus haut : « Au fond,
l’anarchiste a accompli l’œuvre révolutionnaire de la décapitation du roi. Car s’il n’y
a plus de roi, il n’y a plus ni Dieu – la figure de l’autorité « par le haut » — ni père
de famille — la figure de l’autorité « par le bas ». C’est en effet la légitimité même
de toute autorité et donc de la structure hiérarchique de la société traditionnelle qui
est remise en cause. Nous connaissons les effets de cette crise dans l’enseignement,
par exemple : en place de la tête, c’est la figure du maître qui a disparu. Ne règnent
170 Controverse sur la question de l’universel

plus désormais que le chaos des désirs et des sentiments, l’anarchie au sens, préci-
sément, que lui donne Carl Schmitt : « l’en deçà paradisiaque d’une vie naturelle et
immédiate faite d’une corporéité sans problèmes » (p. 64-65). Quant au « réaction-
naire », son œuvre consiste à restaurer la figure de l’autorité « par le haut », ce
pourquoi « le réactionnaire est le plus souvent apparu comme une figure politique :
c’est l’homme qui justifie toujours le gouvernement et condamne à tous les coups le
peuple » (p. 62). On aura bien sûr reconnu Alain Finkielkraut, nous expliquant
encore tout récemment, dans Le Nouvel Observateur daté du jeudi 27 août,
que « L’hypothèse communiste se déploie à nouveau sans vergogne. Voyez Badiou,
ou cette excitation tellement aberrante, tellement française, autour de Julien Coupat.
Voici quelqu’un qui, dans un style ampoulé et plein de références, en appelle à une
révolte cruelle, c’est-à-dire sanguinaire. » Autrement dit, s’il était justifié d’empri-
sonner Coupat, il l’était moins de le remettre en liberté. Le réactionnaire garde
donc, quoi qu’on en dise, une certaine liberté critique à l’égard des décisions
gouvernementales. La difficulté que rencontre Rony Klein est dès lors la
suivante : comment poursuivre son propos sans que soit mise en évidence
l’alliance institutionnelle entre « le Juif » (Benny Lévy) et « le réactionnaire »
(Alain Finkielkraut), sachant par ailleurs que, sur le site de l’Institut d’études
lévinassiennes, on peut lire la formule programmatique suivante, extraite
d’un séminaire de Benny Lévy : « Il y a une dictature généralisée de l’opinion, en
particulier sous la forme d’une vision politique du monde ; il faut et il suffit d’être
étranger à cela pour appartenir à l’esprit même de l’Institut d’études lévinassiennes !
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C’est tout ! » Or il n’échappe à personne que si l’alliance entre « le Juif » et « le
réactionnaire » est consacrée dans l’acte fondateur d’un tel institut, il n’est
plus question d’être « étranger » à la « vision politique du monde », mais bien
d’opposer une vision réactionnaire du monde à une vision politique du monde.
Le problème qui se pose à Rony Klein est donc de maintenir d’une part que
le Juif est « étranger » au couple « réactionnaire/anarchiste », d’exposer d’autre
part ce en quoi l’alliance de Benny Lévy avec ce qui ressemble décidément
fort à la figure du « réactionnaire » n’est pas contradictoire ou disqualifiante ;
ce dont voici la solution : « L’Occident vit de cette oscillation entre soumission à
l’autorité et révolte, entre tenants de l’ordre et partisans de l’anarchie, oscillation
qui semble avoir abouti aujourd’hui – nous l’avons montré – à la victoire totale de
l’anarchiste sur le réactionnaire, fixant le modèle de l’universel occidental dans la
figure de l’anarchiste » (p. 72). Et pour convaincre le lecteur qu’il ne s’agit pas
là d’une faute d’impression, d’un lapsus malheureux, ou que sais-je, le propos
est repris en toutes lettres en conclusion de l’article : « En vérité, cette figure du
réactionnaire, l’envers de l’universel moderne [autrement dit « l’envers » de l’uni-
versel anarchiste], est passée à la trappe de l’histoire universelle » (p. 75). Il n’y a
donc pas deux visions du monde qui s’opposent, l’une « réactionnaire », l’autre
« anarchiste », ce qui supposerait de vérifier ce en quoi Rony Klein lui-même
déjoue l’alternative entre « réaction » et « anarchie », mais une « dictature généra-
lisée de l’opinion, en particulier sous la forme d’une vision politique du monde »,
Ivan Segré 171

Il y a trois occurrences du nom « Alain Badiou » dans les ensei-


gnements oraux de Benny Lévy publiés à titre posthume. Leur étude
doit nous permettre de ressaisir les enjeux de pensée que recèlent
les propos vigoureusement polémiques tenus par Benny Lévy à l’en-
contre d’Alain Badiou, lesquels font écho aux propos eux-mêmes
vigoureusement polémiques d’Alain Badiou à l’encontre de Benny
Lévy, etc. Exposons d’emblée leur position respective quant au point
vif de la controverse, à savoir l’articulation de l’universel au mot
« juif ». Selon Alain Badiou, le mot « juif » est l’enjeu d’un nouage
entre vérité et errance. C’est là ce qu’il soutient notamment dans
Logiques des mondes, lorsque, après avoir cité un texte de Malraux
sur l’art pictural, il fait la remarque suivante : « J’aime cette compa-
raison des vérités éternelles, telles qu’elles procèdent et renaissent dans le
devenir, avec le Juif errant . » Si le mot « juif » se noue de manière
singulière aux « vérités éternelles », c’est donc en tant qu’il nomme
le « Juif errant » parmi les Nations, autrement dit l’apatride, sans
autre loi que celle de son inventivité rationnelle, politique et artis-
tique, de Freud à Rosa Luxembourg ou Schönberg. Or selon Benny
Lévy, ce motif de l’errance participe d’une acception en dernière
instance négative du mot « juif », acception avec laquelle sa « pensée
du Retour  » entend précisément rompre. On dira en effet que le Juif
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se représente ou se laisse représenter comme « Juif errant » dans

« dictature » dont nous comprenons à présent, grâce à Rony Klein, qu’elle est
le résultat de « la victoire totale de l’anarchiste sur le réactionnaire ». Et dès lors
que le « réactionnaire » est passé à la « trappe de l’histoire universelle », reste au
lecteur des Cahiers d’études lévinassiennes à en tirer la conclusion qui s’impose :
quiconque, aujourd’hui, prétend voir un réactionnaire quelque part révèle par
là même qu’il est un anarchiste… antisémite. C.Q.F.D. Le lecteur de la revue
Lignes pourra ainsi comparer deux approches, celle de Rony Klein pour les
Cahiers d’études lévinassiennes d’une part, la nôtre pour Lignes d’autre part. Et,
par là même, comparer deux politiques éditoriales.
1. A. Badiou, Logique des mondes, Paris, Seuil, 2006, p. 543. La citation
de Malraux que propose Alain Badiou est extraite de La Tête d’obsidiane
(Gallimard, 1974). Malraux fait parler Picasso en ces termes : « Et les sculp-
teurs préhistoriques ! Pas tout à fait des hommes ? Si. Sûrement. Très contents avec
leurs sculptures. Pas du tout des artistes-peintres ! Mais tous, ils voulaient sculpter ou
peindre à leur idée. [...] Je pense que c’est toujours le même petit bonhomme. Depuis
les cavernes. Il revient, comme le Juif errant. »
2. Benny Lévy a intitulé Visage continu. La pensée du Retour chez Emmanuel Levinas,
son premier livre sur Levinas (Verdier, 1998), à valeur programmatique.
172 Controverse sur la question de l’universel

la mesure où il adopte le point de vue des Nations à son endroit.


En revanche, dès lors qu’il renoue avec l’affirmation juive de l’Un,
constitutive de son être-pour-les-mitvot, le Juif n’est plus dans l’er-
rance (négative), mais dans une étrangéité (positive) depuis laquelle
penser une orientation. Benny Lévy l’a exprimé en ces termes en
évoquant le jour de son alia, le jour de sa « montée » à Jérusalem :
« A un progressiste, je pourrais peut-être simplement répéter les mots que
j’ai dits, en partant de Strasbourg, en montant à Jérusalem [...] : toute
ma vie, j’ai été étranger, mais j’étais étranger dans le faux. J’étais fausse-
ment étranger. Je vais enfin être vraiment étranger à Jérusalem ! Je vais
être étranger dans la vérité [...] étranger en ce monde comme disait le roi
David : « Je suis étranger sur la terre, ne me cache pas tes commande-
ments ». C’est ce que veut dire être vraiment étranger. [...]. Je reste fidèle,
de ce point de vue, à l’apatride de onze ans. Je ne m’intègre pas à quelque
société que ce soit, et cela ne signifie pas que je sois hors d’un monde ! Je
suis pleinement dans le monde de la Torah, à Jérusalem, dans le monde de
l’enseignement. Mais cela n’est pas une forme d’intégration . » Nouer le
mot « juif » à l’errance des vérités éternelles, comme le propose Alain
Badiou, le philosophe, c’est donc maintenir l’irréductibilité de ce
mot à un usage identitaire ou national borné, mais c’est aussi, selon
Benny Lévy, le Juif du retour, occulter sa véritable positivité, soit la
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« montée » à Jérusalem que ce nom recèle, autrement dit ce par quoi
le nom « juif » ne relève pas de la philosophie, mais de l’étude juive :
« enseigne-moi tes commandements ». Cette controverse où s’affron-
tent d’une part une conception universaliste et égalitaire des portées
du mot « juif  », d’autre part une pensée du Retour aux textes juifs,
constituera l’horizon de notre étude, ou son arrière-plan théorique.
Il nous importe en effet, plus immédiatement, d’entreprendre une
lecture aussi rigoureuse et littérale que possible des enseignements
de Benny Lévy qui font mention du philosophe Alain Badiou, l’enjeu
étant d’examiner si, du point de vue de Benny Lévy, Alain Badiou
est un philosophe « antisémite » ; ce qui revient finalement à poser la
question suivante : dans quelle mesure la « pensée du Retour » s’est-
elle compromise avec la rhétorique de notre temps ?

1. B. Lévy, Le Livre et les livres, Paris, éditions Verdier, 2006, p. 169-170.


2. C’est le titre de Circonstances, 3, l’opuscule de Alain Badiou paru chez Lignes
en 2005, et voué à connaître quelque retentissement.
Ivan Segré 173

I. Première occurrence : la double postérité de Sartre


La première occurrence du nom « Alain Badiou » dans les
livres posthumes de Benny Lévy apparaît dans un texte intitulé
« La double postérité de Sartre », retranscription d’un séminaire
que Benny Lévy a donné à l’Institut d’études lévinassiennes de
Jérusalem : « Qu’est-ce que cela a été cette pensée de l’existence, qui était
totalement athée, totalement ignorante du fond biblique, du sensé biblique
– à ce point ignorante d’ailleurs, à ce point athée, qu’il y a des fils de
Sartre qui sont, si j’ose dire, aussi authentiquement fils que moi, et qui
sont les nouveaux antisémites d’aujourd’hui. Le noyau du nouvel antisé-
mitisme, c’est un monsieur qui s’appelle Alain Badiou, qui a écrit un livre
qui s’appelle Saint Paul. La fondation de l’universalisme pour expli-
quer que Paul est la figure du militant, donc la figure de Badiou, puisque
Badiou a été militant d’un petit groupuscule maoïste. Il a écrit un grand
article dans Libération, il y a quelques années, à l’occasion du vingtième
anniversaire de la mort de Sartre, dans lequel il faisait une espèce de
rêve : et si Sartre n’était pas allé chez ce petit « rabbin sectaire » – c’est
de moi qu’il parle –, mais s’il était allé de l’autre côté… Autrement dit :
si Sartre avait été Simone de Beauvoir, si j’ose dire, c’est-à-dire si Sartre
n’avait que ce côté-là, athée, existentialiste bête et méchant, effectivement
il n’y aurait aucune raison de ne pas aller, à partir de sa pensée, droit à
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la matrice théorique du nouvel antisémitisme – le progressisme antisémite.
Mais Sartre, ça n’a pas été cela. [...] Ce que je te dis, c’est qu’il y a deux
Sartre, ou plus exactement deux fils de Sartre : il y a Badiou et il y a moi.
Il y a l’invention de Paul et il y a la pensée du Retour, pour le dire comme
ça, pour aller vite . »
Le livre d’Alain Badiou, Saint Paul. La fondation de l’universa-
lisme  rapporte tout « militant » de l’universel à une figure fonda-
trice, celle de saint Paul, et cette manière de penser le sujet d’une
1. B. Lévy, La Cérémonie de la naissance, éditions Verdier, 2005, p. 114-118.
La publication posthume de cette intervention orale de Benny Lévy aura,
d’évidence, ouvert la voie à Éric Marty, qui reprendra avec retentissement le
motif du « philosophe antisémite », retraduit en « philosophe scélérat » dans son
compte-rendu de Circonstances, 3 pour les Temps Modernes. Ce pourquoi il nous
a paru nécessaire de relire, après Marty, les enseignements de Benny Lévy à ce
sujet. Tel n’aura donc pas été le point de vue des Cahiers d’études lévinassiennes,
dont le directeur de rédaction, Gilles Hanus, est également en charge de la
publication des textes posthumes de Benny Lévy chez Verdier.
2. A. Badiou, Saint Paul. La fondation de l’universalisme, Paris, PUF, 1997.
174 Controverse sur la question de l’universel

procédure de vérité comme une actualisation du geste fondateur de


Paul serait, selon Benny Lévy, « le noyau du nouvel antisémitisme ».
Par « double postérité de Sartre », il faut donc entendre le penseur du
Retour aux textes juifs d’une part, exemplairement Benny Lévy,
et le « militant » d’autre part, exemplairement Alain Badiou. Il y
aurait en effet, selon Benny Lévy, une lecture de Sartre qui affirme
la positivité du fait juif et poursuit le Retour au « sensé biblique »
inauguré par Levinas, mais aussi par Sartre, puisque le premier a
attribué au « langage » du second « un grand rôle dans notre audace à
revenir à de vieux discours – interrompus depuis longtemps et progressi-
vement oubliés – autour des Écritures et des traités » (Levinas cité par
Benny Lévy ). Le dialogue de Benny Lévy avec Sartre aurait en
effet, après Levinas, mis à jour la nécessité de repenser les fonde-
ments de l’engagement sartrien, voire de s’en dégager au profit
d’une pensée de l’Un (ou du Nom). Benny Lévy peut donc tenir
qu’il y a une « postérité de Sartre » qui est telle d’avoir rompu avec
la politique d’émancipation, ou politique du multiple pur, appelée
ici le « progressisme », mais aussi, plus largement, avec la philoso-
phie entendue comme le programme d’une « destruction de la trans-
cendance » (formulation de Levinas reprise par Benny Lévy). En
témoigne notamment ce propos de Benny Lévy appelant le Juif à
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« sortir de la philosophie », dans la suite du texte précédemment cité :
« De Kierkegaard à Sartre, la pensée de l’existence était une tentative de
sortir de la philosophie – tentative qui a échoué, mais peu importe : dans
la tension pour sortir, nécessairement un Juif en 1945 [Levinas], ou un
Juif en 1971 [Benny Lévy], pouvaient se reconnaître . » Cette « tension
pour sortir » est donc ce que reprendrait et accomplirait la pensée
du Retour chez Benny Lévy. Et là résiderait sa fidélité à la pensée
sartrienne de l’existence.
En regard, il y aurait une autre postérité de Sartre qui, « tota-
lement athée », récuserait la positivité littérale du fait juif, pour ne
retenir de Sartre que la seule « figure du militant », cette postérité
étant principalement représentée par l’autre « fils de Sartre », soit
Alain Badiou et son « petit groupuscule maoïste » (aujourd’hui nommé
l’Organisation politique), pour qui il ne s’agit pas de rompre avec

1. B. Lévy, La Cérémonie de la naissance, op. cit., p. 113-114.


2. Ibid, p. 115.
Ivan Segré 175

« la figure du militant » mais, au contraire, comme l’écrit Alain


Badiou dans son premier Manifeste pour la philosophie (1989), de
faire « un pas de plus » dans cette voie, « philosophie rationnelle d’un
côté, politique révolutionnaire de l’autre  ». Selon le philosophe, en
effet, seule la continuation de l’athéisme émancipateur serait fidèle
au projet sartrien. Aussi cette autre postérité de Sartre dénonce-t-
elle le programme d’une « pensée du Retour » qui, sous sa forme
rabbinique, ne serait que l’une des multiples manifestations d’un
retour du religieux ; d’où, semble-t-il, l’identification de Benny Lévy
à un « rabbin sectaire » (Libération, 17 avril 2000 ).
À suivre Benny Lévy, l’alternative serait donc la suivante : ou
bien le retour aux textes juifs, exigeant de rompre avec « la figure
du militant », ou bien le « progressisme » d’Alain Badiou, lequel serait
« antisémite », en ce sens que sa vocation serait de forclore « le sensé
biblique » juif, ou « le retour du nom juif », comme le formule ailleurs
J.-C. Milner . Pour Alain Badiou, en effet, l’acception affirmative
ou littérale du mot « juif », quelle que soit l’étrangéité qu’elle reven-
dique, serait homogène à son acception identitaire bornée dès lors
qu’elle contribue à disqualifier ce que le philosophe appelle une
« relance » du mot « juif » « du côté de la singularité universelle et de
l’émancipation politique  », relance qui, selon lui, aurait le « juif Paul »
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pour théoricien, ou fondateur. Et c’est donc pourquoi Benny Lévy
pouvait affirmer, en son nom et en celui de Jean-Claude Milner, que
« la grande question pour nous [est] de lutter contre le progressisme  ».
La difficulté d’un tel programme, cependant, et outre qu’il paraît

1. A. Badiou, Manifeste pour la philosophie, Paris, éditions du Seuil, 1989, p. 12.


2. « Le chef de la Gauche Prolétarienne est devenu un rabbin sectaire », y écrivait
Badiou, passant en revue les destinées politiques des anciens de la GP et
y repérant, par-delà leurs trajectoires singulières, un point commun : celui
d’avoir renié leur engagement – reniement qui éclairerait rétrospectivement,
selon Badiou, les écueils théoriques et pratiques de leur pensée de la politique,
et non la pensée de la politique.
3. Voir L’arrogance du présent, Grasset, 2009 et la lecture critique que nous en
proposons dans l’épilogue de Qu’appelle-t-on penser Auschwitz, Lignes, 2009.
4. A. Badiou, « Le mot « juif » et le sycophante », in Les Temps Modernes,
n° 637-638-639, p. 735. Répondant à Eric Marty, Alain Badiou ne manque
pas de citer Benny Lévy, « régent intellectuel notoire » des renégats de la politique
d’émancipation.
5. B. Lévy, La Cérémonie de la naissance, op. cit., p. 118.
176 Controverse sur la question de l’universel

renouer avec une critique de la philosophie comme athéisme, sinon


avec un mot d’ordre purement réactionnaire, c’est que Benny
Lévy présente Badiou sous l’étiquette du « progressiste », alors que
le « militant », tel que le pense Badiou, n’est précisément pas un
militant du progrès, agent d’une philosophie de l’Histoire ou d’un
Parti ayant vocation à se saisir du pouvoir d’État, mais le militant
de procédures de vérités, politiques, sans doute, mais aussi artis-
tiques, scientifiques ou amoureuses, lesquelles vérités sont dites
singulières et éternelles, anhistoriques donc, bien qu’inscrites dans
une historicité, et non progressistes. Or cette imprécision pourrait
être symptomatique, car à vouloir rabattre la pensée de Badiou sur
un seul ouvrage, son Saint Paul, et à assimiler trop rapidement la
figure du « militant » à celle du « progressiste », Benny Lévy occulte
l’essentiel de l’œuvre proprement philosophique d’Alain Badiou, à
savoir son platonisme, lequel instruit tant sa « vision politique du
monde » que sa lecture – athée – de saint Paul. Ainsi dans Le Meurtre
du pasteur. Critique de la vision politique du monde, Benny Lévy évoque
« le coup de Paul », soit la manière dont Paul abolit l’étude rabbi-
nique des textes – où s’élabore depuis Abraham et Moïse « l’uni-
versel difficile », comme l’appelle J.-C. Milner dans Le Juif de savoir
(Grasset, 2007) – au profit d’une loi inscrite « au fond des cœurs »,
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et relevant elle d’un « universel facile » ; or ce serait là, selon Benny
Lévy, le montage que réitère Spinoza avec le Tractatus. Aussi écrit-il :
« La (vulgaire) prophétie se retrouve (sage) philosophie. Spinoza saura
reconnaître à Paul la paternité de ce coup de génie. Qu’il se contente de
répéter dans le Tractatus. Comme dit un philosophe d’aujourd’hui on ne
saurait militer que sous le chef de Paul. Le Front Uni du Salut requérait
le génie paulinien : pour accorder le salut des sages au salut des ignorants il
ne faut pas moins que “ l’esprit du Christ”   […]. » Mais en présentant
de la sorte Spinoza comme un disciple de saint Paul, autrement dit
comme un disciple du « coup de Paul », Benny Lévy occulte résolu-
ment son cartésianisme radical, soit ce par quoi Spinoza est philo-
sophe et juif d’exposer géométriquement que la vie est puissance
affirmative d’une pensée agissante, d’une éthique. Ainsi l’œuvre
rabbinique de Jean Zacklad peut-elle s’écrire tout entière sous le

1. B. Lévy, Le Meurtre du pasteur. Critique de la vision politique du monde, Grasset,


2000, page 206, souligné dans le texte.
Ivan Segré 177

sceau du spinozisme . De même, si Alain Badiou, ce « philosophe


d’aujourd’hui », s’inscrit dans la continuité de Paul, à l’instar de
Spinoza, c’est du biais d’un platonisme radical, lequel relève non
pas d’une loi inscrite « au fond des cœurs », mais bien d’un « universel
difficile », prenant la forme d’une fidélité militante, certes, mais au
sens d’une fidélité laborieuse et inventive aux procédures de vérité
(politiques, scientifiques, artistiques ou amoureuses). Enfin si Paul
de Tarse, comme l’a depuis mis au jour René Lévy , est bien l’envers
du pharisien, ce rabbin-tartuffe cruellement moqué par les maîtres
du Talmud, reste donc qu’on ne peut objecter à Spinoza ou à Badiou
depuis les seuls écrits de Paul, dès lors que ni l’un ni l’autre ne sont
d’abord des lecteurs ou des disciples de Paul, mais bien de Descartes
ou de Platon . Benny Lévy pouvait-il raisonnablement soutenir que
1. Voir la trilogie de Jean Zacklad, Pour une éthique, publiée chez Verdier.
L’essentiel de son œuvre s’appuie sur le commentaire du Zohar par le Gaon
de Vilna. Jean Zacklad fut l’un des grands maîtres contemporains du judaïsme
de langue française, avec Emmanuel Levinas et Léon Ashkénazi, bien que peu
connu hors de cercles d’études restreints.
2. Voir son séminaire sur saint Paul, consultable sur le site de l’Institut d’études
lévinassiennes. C’est, à notre connaissance, l’unique lecture juive de Paul qui
expose distinctement le point de vue du Juif de l’étude.
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3. Au reste, dans ce même ouvrage, et à suivre ce procédé, c’est Benny Lévy
lui-même qui pourrait faire figure de disciple de Paul, dès lors que son commen-
taire de l’Alcibiade de Platon s’appuie notamment sur une glose chrétienne,
laquelle introduit pourtant dans le texte platonicien ce qui ressemble fort au
motif paulinien d’une loi inscrite « au fond des cœurs ». Voici en effet ce que
porte la glose chrétienne de Platon : « […] parce que comme les vrais miroirs sont
plus purs, plus clairs et plus lumineux que le miroir de l’œil, de même le dieu est plus
pur, plus lumineux que la partie la meilleure de notre âme. […] C’est donc le dieu
qu’il faut regarder. Il est le meilleur miroir des choses humaines elles-mêmes pour qui
veut juger de la qualité de l’âme, et c’est en lui que nous pouvons le mieux nous voir et
nous connaître ». Et Benny Lévy de commenter : « Dans le passage intercalé on voit
que de même que le miroir réfléchit mieux que la partie de l’œil de l’autre, le dieu est
celui que l’on doit regarder en priorité par rapport même au site de la pensée de l’autre.
On voit donc de manière précise comment l’événement de l’autre s’accomplit comme
événement du soi. […] On se demandait : comment accéder au même du soi-même ?
Face à autrui, sans doute : autrui non pas comme autre homme – l’autre œil – mais
comme phronésis – la partie excellente de l’œi – et enfin comme dieu – le miroir le
plus pur » (Le Meurtre du pasteur, op. cit., p. 39-40). Benny Lévy intègre donc
sans la moindre résistance la glose chrétienne dans son propre commentaire
du texte de Platon. Or il serait aisé de lui objecter que c’est un là procédé
éminemment… paulinien.
178 Controverse sur la question de l’universel

le platonisme de Badiou est « un progressisme antisémite » et justifier,


par là même, son alliance institutionnelle avec les rhéteurs contem-
porains (Alain Finkielkraut, Bernard-Henri Lévy, Eric Marty ou
Jean-Claude Milner) ? C’est ce qu’il nous faut examiner en étudiant
les autres enseignements de Benny Lévy mentionnant Alain Badiou,
soit la manière dont Benny Lévy isole dans les textes du philosophe
« le noyau du nouvel antisémitisme ».

II. Deuxième occurrence : la question du vêtement


La deuxième occurrence du nom « Alain Badiou » apparaît lors
d’un débat entre Benny Lévy et Alain Finkielkraut portant sur « La
question de l’universel  ». Le propos de Benny Lévy qui retiendra
notre attention est le suivant : « En préparant notre débat j’ai voulu
reprendre ce qui s’est dit en France sur la question du voile islamique.
[…]. Je crois que le principal philosophe anti-juif en France, qui s’appelle
(mais peu importe, on peut oublier son nom) Alain Badiou, a dit à propos
de la question du voile – parce qu’il est pour le voile islamique à l’école :
« Après tout, ce n’est qu’une question de vêtement. » Et cela a été pour moi
le déclic. Il n’a pas mesuré l’importance de ce qu’il venait de dire là. Car
la question du vêtement, c’est la question même de l’universel . » Il s’agit
donc d’opposer, dans le cadre d’un débat portant sur le bien fondé
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d’une loi républicaine interdisant les signes ostentatoires d’appar-
tenance religieuse, deux conceptions de l’universel : celle du Juif
de l’étude (Benny Lévy) d’une part, celle du « principal philosophe
anti-juif en France » (Alain Badiou) d’autre part.
Sur « la question du voile islamique », la thèse de Benny Lévy est
que « la question du vêtement, c’est la question même de l’universel ». Son
énoncé prend appui sur un midrash des Pirké de Rabbi Eliézer dans
lequel sont rapportées les différentes appropriations de la tunique
d’Adam depuis Noé jusqu’à Joseph en passant par Nimrod, Esaü,
Rebecca et Jacob. La « question du vêtement » est en effet présentée
par Benny Lévy comme la question des appropriations successives
de l’universel à travers cette énigmatique « tunique ». L’énoncé

1. Ce texte est publié dans le livre d’entretiens de Benny Lévy et Alain


Finkielkraut : Le Livre et les livres, Verdier, 2006, p. 83-97. Il est composé
de la retranscription de l’intervention de Benny Lévy, puis de celle d’Alain
Finkielkraut, lors d’un débat les ayant réunis le 22 juillet 2003 à Paris.
2. Idem, p. 85-86, souligné dans le texte.
Ivan Segré 179

d’Alain Badiou – « ce n’est qu’une question de vêtement » – et celui


de Benny Lévy – « la question du vêtement, c’est la question même de
l’universel » – sont dès lors en parfaite contradiction, et il semble
que la visée polémique du propos de Benny Lévy ait précisément
pour enjeu le caractère irréconciliable de leurs énoncés respectifs à
propos du « vêtement ». Mais la difficulté est qu’une simple analyse
littérale de ces deux énoncés, une fois resitués dans leur contexte
argumentatif, bien loin d’en éclairer la nature polémique ou contra-
dictoire, met d’abord en évidence une convergence de vues entre le
Juif de l’étude et le « philosophe anti-juif », car lorsque Alain Badiou
affirme que « ce n’est qu’une question de vêtement », il prend position,
comme le remarque Benny Lévy, « pour le voile islamique à l’école »,
ce qui signifie qu’il prend tout aussi bien position pour la kippa juive
à l’école. En témoigne la représentation satirique que propose Alain
Badiou de l’entrée en vigueur, dans les établissements scolaires,
d’une loi interdisant les signes ostentatoires d’appartenance reli-
gieuse : « Imaginons le proviseur d’un lycée, suivi d’une escouade d’ins-
pecteurs armés de centimètres, de ciseaux, de livres de jurisprudence :
on va vérifier aux portes de l’établissement si les foulards, kippas, et
autres couvre-chefs sont « ostentatoires ». Ce foulard grand comme un
timbre-poste perché sur un chignon ? Cette kippa comme une pièce de
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deux euros ? Louche, très louche . » Le « philosophe anti-juif » prend
en effet position, dans l’unique texte qu’il a consacré à cette ques-
tion (paru dans le journal Le Monde, puis repris dans Circonstances,
2), contre une loi républicaine qui, concrètement, concerne avant
tout la question du vêtement religieux : voile islamique et kippa
juive. Et sa prise de position s’appuie notamment sur la mise au
point suivante : « Je peux faire des mathématiques en culotte de cheval
jaune, et je peux militer pour une politique soustraite à la « démocratie »
électorale avec une chevelure de rasta. Ni le théorème n’est jaune (ou
non jaune), ni le mot d’ordre qui nous rassemble n’a de tresses. Non
plus d’ailleurs qu’il n’a d’absences de tresses . » En affirmant que « ce
n’est qu’une question de vêtement », Alain Badiou affirme donc que
là où il est question de vérité (mathématique, politique), le vête-
ment n’a aucune espèce d’importance, car la « particularité, ethnique,

1. A. Badiou, Circonstances, 2, éditions Lignes, Paris, 2004, page 112.


2. Ibid., pages 121-122.
180 Controverse sur la question de l’universel

psychologique, religieuse, linguistique, sexuelle, ni n’entre comme telle


dans le processus d’une vérité, ni ne lui fait obstacle  ». C’est pourquoi,
tandis que les partisans de l’interdiction des vêtements religieux
à l’école soutiennent que le voile islamique et la kippa juive font
obstacle à l’enseignement laïc, Alain Badiou soutient le contraire,
ce en quoi il est donc « pour le voile islamique à l’école ». Or Benny
Lévy prend lui aussi position contre une telle loi, et s’il souligne,
contre Alain Badiou cette fois, que la « question du vêtement » est la
« question même de l’universel », il n’en demeure pas moins que l’un
et l’autre s’accordent pour affirmer, contre les partisans de l’inter-
diction, que la kippa juive n’est pas un obstacle à l’enseignement
d’une vérité, c’est-à-dire, dans le langage de Benny Lévy, à l’ensei-
gnement de cet « intellect » dont le théorème mathématique et le mot
d’ordre politique sont, à ses yeux également, des exemples : « Vous
me dites que la mathématique est née en Grèce – à supposer qu’elle soit
née en Grèce – ? Très bien ! En tant que c’est de la mathématique, moi,
je prends ! Moi, je prends n’importe quoi, que cela vienne de Grèce, de
Chine ou d’ailleurs, si c’est du sekhel, de l’intellect !  » Le philosophe
et le Juif de l’étude se rejoignent donc pour dénoncer une laïcité
qui érige le vêtement en obstacle, qu’il s’agisse de la kippa juive
ou du voile islamique, l’enjeu étant d’abord de polémiquer contre
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une conception de la laïcité que nous qualifierons d’ambiguë, en
ce sens que, comme l’écrit Alain Badiou, une loi interdisant le port
de ces vêtements à l’école « amène à soupçonner que ce n’est jamais de
vérité qu’il y est question  ». Autrement dit, dans la mesure même où
le voile islamique et la kippa juive font obstacle à l’enseignement
laïc, la nature particulariste ou culturelle de ce projet éducatif se
trouverait avérée, par différence avec l’enseignement de l’intellect
ou des vérités. Et Benny Lévy de rappeler, dans son intervention,
qu’il est des périodes au cours desquelles l’interdiction de la kippa
juive n’est pas innocente : « […] si nous sommes dans une période où le
pouvoir des Nations commence à nous persécuter – écoutez-bien –, alors,
même s’il ne s’agit que de modifier une simple coutume […] il faut sacri-
fier sa vie ! […] parce que c’est toute la yaadout, tout l’être juif qui est
1. Ibid., page 122.
2. « Levinas et le grec », Cahiers d’études lévinassiennes n° Hors-Série, p. 249,
souligné dans le texte.
3. A. Badiou, Circonstances, 2, op. cit., p. 122.
Ivan Segré 181

en jeu, […], parce que ce petit vêtement, la petite kippa, c’est tout simple-
ment le tenant lieu de tout le reste . » Force est donc de conclure que,
en l’occurrence, le dit « philosophe anti-juif » prend la défense des
Juifs, ou de l’« être juif », en affirmant que « ce n’est qu’une question
de vêtement ». Est-ce à dire qu’Alain Badiou rompt ici de manière
ponctuelle, quasi-anecdotique, avec son paulinisme, c’est-à-dire
avec son antijudaïsme structurel ? Précisément pas, puisqu’il ajoute
à ses précédents énoncés sur le vêtement la remarque suivante :
« Comme le disait déjà saint Paul avant que le redise Saint-Just : dès
qu’une vérité est en jeu, la particularité n’importe pas . » Ainsi, non
seulement l’affirmation du philosophe sur la question du vêtement
ne permet nullement d’isoler un quelconque « noyau du nouvel anti-
sémitisme », mais elle témoignerait bien au contraire d’une lecture
de saint Paul qui invalide l’antijudaïsme chrétien, puisque la kippa
juive n’est plus l’objet d’une abolition, ou d’une destruction, mais
un vêtement parmi d’autres, rendu parfaitement indifférent par le
geste théorique de Paul qui consiste, avant Saint-Just, à soustraire
l’universel aux particularismes ethnique, psychologique, religieux,
linguistique ou sexuel. Enfin, cette lecture de saint Paul doit être
d’autant plus soulignée ici qu’elle s’oppose à une conception de la
laïcité que soutient, pour sa part, Alain Finkielkraut, le co-fondateur
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de l’Institut d’études lévinassiennes.
Dans l’intervention qui suit celle de Benny Lévy, Alain
Finkielkraut prend en effet position pour l’interdiction du voile
islamique et de la kippa juive dans l’enceinte de l’école publique,
arguant que, selon lui, il s’agit d’abord de se distinguer des « oppo-
sants à toute mesure répressive » qui défendent « la laïcité du « oui »
aux diverses modalités de la vie effective : le voile, la kippa, la casquette
retournée, le piercing, le portable, le pantalon baggy et le nombril à
l’air  ». Sa prise de position met ainsi d’autant plus en évidence la
convergence de vue entre Alain Badiou et Benny Lévy, puisqu’ils se
retrouvent être les adversaires d’Alain Finkielkraut une fois tracée
la ligne de partage polémique qui organise cette disputatio sur la
laïcité. Quant au contenu, son propos élude l’essentiel, à savoir

1. B. Lévy, Le Livre et les livres, op. cit., p. 87-88.


2. A. Badiou, Circonstances, 2, op. cit., p. 122.
3. B. Lévy, Le Livre et les livres, op. cit., p. 91.
182 Controverse sur la question de l’universel

que cette loi n’est peut-être pas aussi innocente qu’elle n’y paraît ,
d’autant moins que l’interdiction en question ne porte nullement
sur le piercing, le portable, le pantalon baggy ou le nombril à l’air,
mais sur le voile islamique et la kippa juive, le foulard et la casquette
(retournée ou pas)  ; d’où la question : comment justifier qu’Alain
Badiou soit désigné par Benny Lévy comme « le principal philosophe
anti-juif en France » alors même que, de fait, il est l’un des rares
penseurs à avoir résolument pris position contre les partisans de
l’interdiction, et singulièrement contre Alain Finkielkraut ?
Dans le dernier écrit publié par Benny Lévy, Être juif, achevé
après cette intervention orale du 22 juillet 2003, et plus précisé-
ment dans la Postface de ce livre ultime, ce n’est nullement le philo-
sophe Alain Badiou que Benny Lévy prend à parti sur la question
de l’universel, du progressisme ou de la laïcité, mais le poète Michel
Deguy. Il cite notamment l’extrait suivant de son livre, Un homme de
peu de foi : « Je veux pouvoir détester les orthodoxes de Jérusalem autant
que les talibans, la kippa hors de la synagogue autant que le foulard à
l’école, sans passer pour antisémite . » Cette citation du livre de Michel
1. Rappelons que Pierre Bourdieu, singulièrement détesté par telle ou telle
éminente figure de l’Institut d’études lévinassiennes, écrivait en 1989 : « La
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question manifeste de savoir si le foulard « islamique » doit ou non être accepté dans
les écoles masque la question latente de l’acceptation même des émigrés d’Afrique du
Nord. » (Voir Interventions, 1961-2001, Argone, 2002). De là à conclure que
Bourdieu est un sociologue « antisémite », il n’y a qu’un pas que Milner aura
donc franchi à l’invitation de Alain Finkielkraut, sur France-Culture. Présenter
Badiou comme un philosophe qui est « pour le voile islamique à l’école » a, semble-
t-il, fonctionné comme signe de ralliement, une sorte de chiffon rouge qu’on
agite. Eric Marty évoque ainsi « le soutien public » qu’a apporté Alain Badiou
« au port du voile islamique dans les écoles » à la page 37 de sa Querelle avec Alain
Badiou, philosophe (Gallimard, 2007). Si Badiou s’était ostensiblement opposé
aux signes religieux à l’école, arguant de la nécessité de protéger l’égalitarisme
citoyen contre les marques de communautarisme religieux, de sexisme ou
d’islamisme, il eût donc évité d’aggraver son cas de « philosophe antijuif ». Cela
est parfaitement incohérent, sans doute, notamment pour qui n’ignore pas que
la femme mariée juive a le « commandement » de recouvrir sa chevelure, mais
dès lors qu’on s’adresse à la bête en rut…
2. Le recours du législateur au « signe » religieux, incluant dès lors le « signe »
chrétien, ne saurait en effet occulter ce qui est ici en jeu quant à la question du
vêtement, notamment en termes de visibilité. On remarquera d’ailleurs que le
« signe » chrétien ne figure pas sur la liste suggérée par Alain Finkielkraut…
3. Cité par Benny Lévy dans Être juif, p. 119. Michel Deguy s’est expliqué
Ivan Segré 183

Deguy, Benny Lévy l’avait déjà soumise à l’appréciation de Bernard-


Henri Lévy et Alain Finkielkraut lors de l’émission radiophonique
L’Autre rive, diffusée le 7 janvier 2003 . Il l’avait alors introduite en
ces termes : « Pour terminer, je vous propose une citation, sur laquelle
je voudrais que vous donniez chacun votre commentaire – citation qui
dévoile peut-être le cœur de ce qui, de manière très obscure, est en train
de se passer. Car effectivement, même s’il y a des vieux antisémites, c’est
d’une forme neuve d’antisémitisme que nous parlons . » Cette « forme
neuve d’antisémitisme » est donc cette fois rapportée à l’énoncé du
poète Michel Deguy, et non à celui du philosophe Alain Badiou,
de même que le dernier livre de Benny Lévy (par différence avec
la retranscription posthume d’une intervention orale), Être juif, fait
mention de Michel Deguy, et non d’Alain Badiou. Et il nous faut dès
lors conclure que le « noyau du nouvel antisémitisme » nous reconduit
à l’universalisme culturel du poète Michel Deguy avant que de nous
reconduire à l’universalisme théorique du philosophe Alain Badiou,
la raison en étant évidemment la suivante : tandis qu’Alain Badiou
prend position contre l’interdiction de la kippa juive et du voile
islamique à l’école, Michel Deguy, lui, prend position pour leur
interdiction. En outre, ce dernier ne se contente pas de mettre en
équivalence « les orthodoxes de Jérusalem » et les « talibans », c’est-à-
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dire des Juifs étudiant la Torah à Jérusalem et des musulmans armés
imposant par la force la Charia en Afghanistan, il déplace aussi les
limites de son seuil de tolérance selon qu’il s’agisse du « foulard » ou
de la « kippa », puisque pour le foulard, cet « homme de peu de foi »
en tolère la présence en tout lieu excepté l’école, tandis que pour la
kippa, le seuil de tolérance se voit restreint à la seule « synagogue »,
ce qui signifie, en toute logique, que partout ailleurs une bonne loi
républicaine devrait en interdire l’ostensible port. Enfin l’énoncé de
Michel Deguy, en sa guise poétique, nous dévoile peut-être l’affect
du législateur, au sens où il s’agirait bel et bien, sous le prétexte de
l’universel, de « pouvoir détester […] sans passer pour antisémite ».

sur le sens de son propos dans un texte intitulé « Sans retour », in Les Temps
Modernes, n° 626, déc. 2003-fév. 2004, p. 253-257.
1. Retranscrite dans La Confusion des temps, Paris, éditions Verdier, 2004,
p. 23-30.
2. Ibid., page 26.
184 Controverse sur la question de l’universel

En reprochant à Alain Badiou de réduire la question de la kippa


juive et du voile islamique à une simple question de vêtement,
que reproche donc Benny Lévy au philosophe ? S’appuyant sur un
midrash de Rabbi Eliézer qui retrace les appropriations successives
du vêtement d’Adam ha-Richon, « Adam le Premier », Benny Lévy
enseigne : « Ce vêtement s’est retrouvé dans l’arche de Noé et a ensuite
été volé par Nimrod – vous avez là la prémisse de tous les empires. Puis
Esaü (l’Occident) l’a lui-même volé à Nimrod et enfin, comme vous
le savez, grâce à la ruse de Rivka, c’est Yaacov qui s’est retrouvé en
possession de ce vêtement et l’a donné à Joseph . » La tunique d’Adam,
d’après le midrash, loin de n’être qu’une question de vêtement,
serait donc « la question même de l’universel » et l’objet de certaines
convoitises, mais à condition d’entendre que le « vêtement » dont
il s’agit désigne un certain rapport à la nudité, par exemple à « la
nudité du père », comme l’explicite Benny Lévy dans la suite de
son intervention en recourant au texte biblique de Genèse 9, 22 :
« Autre manière de voir l’importance du vêtement : comment, dans la
Genèse, décrit-on l’humanité en extension ? Face à la nudité de Noé, les
trois fils de Noé, qui vont être les pères de toute l’humanité en extension,
se sont situés chacun sur la question du vêtement, sur la question du
voile – comment a-t-on voilé la nudité du père . » Si le « vêtement » est
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pour Benny Lévy « la question même de l’universel », c’est en effet
en tant que, sous ce mot, il entend la question du voilement de
la nudité d’Adam et Eve, le premier couple, puis la question du
voilement de la nudité de Noé par ses fils, dans l’épisode de Genèse
9, 22. Et en ce sens, lorsqu’Alain Badiou réduit la question du
vêtement à celle d’une « culotte de cheval jaune » ou d’une « chevelure
de rasta », il manquerait ce dont la loi en question fait symptôme,
car d’évidence, la loi républicaine sur les vêtements nous renvoie
à la kippa juive et au voile islamique, et non à la « culotte de cheval
jaune », à la « chevelure de rasta », au « pantalon baggy » ou au « pier-
cing », que nulle loi républicaine ne se propose d’interdire. C’est
donc là ce que Benny Lévy reprocherait à Alain Badiou : ne pas
apercevoir que cette loi vise non pas l’apparence vestimentaire,
mais ce qui rapporte la question du vêtement à la question de la

1. B. Lévy, Le Livre et les livres, op. cit., p. 86.


2. Ibid., p. 86.
Ivan Segré 185

nudité, autrement dit à la question de l’altérité sexuelle, ou encore


à la question de la « quadriplicité » homme/femme, parent/enfant,
comme le formule J.-C. Milner dans Les Penchants criminels de
l’Europe démocratique (Verdier, 2003). Pourtant, il serait faux d’af-
firmer que le philosophe ignore cette question. En effet, selon lui,
la seule « explication » qui soit à « la loi sur le foulard » est qu’« une
fille doit exposer sa marchandise. Elle doit indiquer que désormais la
circulation des femmes obéit au modèle généralisé, et non pas au modèle
restreint. » – ce qui l’amène à conclure que cette loi est « une loi
capitaliste pure » : « Elle ordonne que la féminité soit exposée. Autrement
dit, que la circulation sous paradigme marchand du corps féminin soit
obligatoire. Elle interdit en la matière – et chez les adolescentes, plaque
sensible de l’univers subjectif entier – toute réserve . » Alain Badiou
avait d’ailleurs précédemment rappelé à son lecteur : « […] l’époque
où une femme qui défaisait ses cheveux […] faisait ainsi connaître son
consentement amoureux  ». Or cette remarque est d’autant plus
significative aux yeux du Juif de l’étude que ce qui distingue la
tradition juive de la tradition islamique sur la question du voile,
c’est que seule la femme juive mariée a l’obligation rabbinique
de couvrir sa chevelure, attestant de la sorte que la relation d’un
homme à sa femme est incommensurable à la relation d’un père
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à sa fille et que le critère biologique (la différenciation sexuelle ou
la puberté) n’est pas ici déterminant : l’obligation rabbinique pour
une femme mariée juive de couvrir sa chevelure ne distingue pas la
femme de l’homme ou de la jeune fille impubère, comme dans la
tradition islamique, mais la femme mariée de la femme célibataire,
par où il n’est de véritable consentement amoureux que dans le
geste de couvrir sa chevelure.
Alain Badiou n’est donc pas dupe des significations que peut
revêtir l’interdiction du foulard à la différence d’une « culotte de
cheval jaune » ou d’une « chevelure de rasta », et ce n’est pas cette
nécessaire distinction que manque le philosophe par son énoncé :
« ce n’est qu’une question de vêtement » – puisqu’il la thématise expli-
citement dans le seul texte où figure cet énoncé. En revanche,
ce que manquerait Alain Badiou, c’est donc la distinction entre

1. A. Badiou, Circonstances, 2, op. cit., p. 115-116, soulignés par l’auteur.


2. Ibid., page 112.
186 Controverse sur la question de l’universel

le voile islamique et la kippa juive, et notamment l’enseignement


rabbinique qui accompagne le passage cité de Genèse 9, 22, ensei-
gnement que nous rapporte Benny Lévy en ces termes : « Ham (le
troisième fils de Noé), le chaud, le violent, la couche noire de l’humain,
lui, vous savez ce qu’il a fait. À l’autre extrême, Chem, celui d’où nous
procédons, lui, a voilé. C’est lui qui a pris l’initiative. Et nos sages nous
disent qu’en récompense, il a eu les tsitsith, un vêtement . » D’après
cet enseignement, c’est « l’initiative » de Chem, le voilement de
la nudité de Noé, qui est au principe des franges rituelles que
portent les orthodoxes juifs de Jérusalem et d’ailleurs, lesquelles
ont notamment pour enjeu de rappeler au Juif qu’il vit sous le joug
de cette « initiative », en pratique et en pensée. Et l’enjeu est tel
qu’au nom de sa fidélité à l’« initiative » de Chem, le Juif, nous dit
Benny Lévy, doit être prêt à sacrifier sa vie. Mais une fois restitué
l’enseignement qu’Alain Badiou ignore en affirmant que « ce n’est
qu’une question de vêtement », il apparaît que cette ignorance du
philosophe est au fond, à ses yeux, une position de principe, et
non une ignorance, puisque distinguer la kippa juive ou les tsitsith
reviendrait à introduire des particularismes religieux dans l’exer-
cice de la pensée philosophique, qui n’est telle qu’à s’y soustraire ;
d’où la réponse qui semble être celle d’Alain Badiou lorsqu’il écrit
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que, pour sa part, il « n’entre pas dans la fable religieuse en ques-
tion  ». Une discussion des thèses du philosophe sur la question
du vêtement, de la nudité, ou de la quadriplicité homme/femme-
parent/enfant, suppose en effet de la part du Juif de l’étude qu’il
se soumette à une double exigence : a) dégager le noyau rationnel
des commentaires midrashiques, autrement dit faire l’épreuve de
leur traduction, qui est aussi bien l’épreuve de leur rationalité ; b)
lire les textes du philosophe, et non leur faire dire le contraire de
ce qu’ils disent, procédé sophistique s’il en est .

1. B. Lévy, Le Livre et les livres, op. cit., p. 86-87.


2. A. Badiou, Circonstances, 3. Portées du mot « juif », éditions Lignes, Paris,
2005, p. 13.
3. Sur tous ces points, nous renvoyons à la discussion argumentée que
poursuivent Jérôme Benarroch et Alain Badiou sur la question de l’amour
comme « scène du deux ».
Ivan Segré 187

III. Troisième occurrence : La dérobade


Lors de l’émission radiophonique L’Autre rive du 8 octobre
2003 , Benny Lévy rend hommage au livre d’Alain Finkielkraut,
Au Nom de l’autre. Réflexion sur l’antisémitisme qui vient , plus préci-
sément à un passage de ce livre où l’auteur émet « l’effrayante hypo-
thèse » que « l’antisémitisme qui vient » est en réalité le retour d’un
antijudaïsme prenant sa source dans les Épîtres de saint Paul. Benny
Lévy en conclut que par « ces lignes », Alain Finkielkraut « a rejoint
le Juif savant ». Les lignes en question sont les suivantes, citées par
Benny Lévy : « Peut-être y a-t-il une résonance de l’Épître aux Romains
dans l’affirmation que le peuple d’Israël, infatué de lui-même, s’exempte
de la condition ordinaire, s’excepte des nations, dénie l’égale dignité des
personnes et n’obéit qu’à sa propre loi . » En réponse à l’hommage
de Benny Lévy, Alain Finkielkraut précise sa pensée sur ce point
en évoquant « une haine en rupture avec ce qu’on a appelé “l’idéologie
française”  », car il s’agit davantage, selon lui, d’« une hostilité aux
Juifs comme nation et, derrière les Juifs comme nation, à toute iden-
tité nationale – l’identité française elle-même –, au nom d’une commu-
nauté post-nationale édifiée sur le souvenir de la Shoah ». Et il ajoute
qu’avant d’en venir à saint Paul, il aurait pu s’« arrêter à cette diver-
gence moderne » entre l’antijudaïsme romantique du jeune Hegel
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d’une part, qui reproche aux Juifs leur universalisme abstrait, et
l’antijudaïsme révolutionnaire et universaliste de Fichte d’autre
part, qui reproche aux Juifs leur irréductible particularisme,
comme en témoigne sa « sinistre boutade », que rapporte aussitôt
Alain Finkielkraut : « Mais quant à donner aux Juifs des droits civils,

1. Retranscrite sous le titre Les Nouveaux pauliniens, in Le Livre et les livres, op.
cit., p. 97-108.
2. A. Finkielkraut, Au Nom de l’autre. Réflexion sur l’antisémitisme qui vient,
Paris, Editions Gallimard, 2003.
3. Alain Finkielkraut cité par Benny Lévy, Le Livre et les livres, op. cit., p. 98.
4. Alain Finkielkraut fait évidemment référence au livre de Bernard-Henri
Lévy, L’Idéologie française, Grasset, 1981. Il est donc intéressant de relever ce
que l’auteur lui-même dit aujourd’hui de cet ouvrage, lorsqu’on l’interroge à
ce sujet, plus de vingt ans après : « Je suis mal placé pour décider si L’idéologie
française est « le plus vrai » ou « le plus courageux » de mes livres. Ce que je crois
pouvoir dire, en revanche, c’est qu’il est, à coup sûr, celui qui m’a valu les inimitiés
les plus âpres et les plus durables » (B.-H. Lévy, Récidives, Paris, éditions Grasset,
coll. « Le Livre de Poche », 2004, p. 65).
188 Controverse sur la question de l’universel

je n’en vois pour ma part aucun autre moyen que de leur couper la tête
à tous une belle nuit et d’en mettre à la place une autre où il n’y ait plus
aucune idée juive . » Alain Finkielkraut propose en donc de penser
que c’est l’universalisme révolutionnaire de Fichte qui reconduit à
l’antijudaïsme de Paul, car « derrière Fichte, il y a Paul ; derrière les
Considérations sur la révolution française, l’Epitre aux Romains et le
grief fait aux Juifs de persister méchamment dans les liens du sang quand
on leur propose gentiment l’union des cœurs ». Enfin il rappelle que si
« le paulinisme s’adoucissait dans la théologie et dans le dialogue inter-
religieux, il resurgissait, tranchant et péremptoire, dans la philosophie. »
Et Alain Finkielkraut de préciser : « Je pense notamment au Saint
Paul publié en 1997 par Alain Badiou. Paul, sous sa plume enthousiaste,
redevient, contre tout marquage identitaire et d’abord contre sa propre
communauté, le fondateur de l’universalisme. Shoah oblige, le fascisme ne
passera pas. Ce qui passe, en revanche, sans vergogne et sans encombres,
à la faveur de la renaissance d’Israël, c’est le paulinisme sécularisé. Le
monde laïc est plein d’idées chrétiennes redevenues violentes. Et victimes
hier du déchaînement des particularismes, les Juifs sont aujourd’hui, et à
nouveau, la cible privilégiée de l’amour universel . » Une fois restitué
le contexte de la troisième occurrence du nom « Alain Badiou »
dans les textes posthumes de Benny Lévy, il nous faut interroger
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la manière dont la mention de son livre sur Saint Paul prend place
dans ce dialogue, et ce qu’elle met au jour.
La distinction que propose Alain Finkielkraut entre Fichte et
Hegel ne va pas sans difficulté, du moins s’il s’agit de rapporter
l’antijudaïsme de Fichte au paulinisme d’Alain Badiou. En effet, la
« sinistre boutade » de Fichte se rapporte à un universalisme qu’Alain
Badiou invalide très précisément par son énoncé : « ce n’est qu’une
question de vêtement », lequel énoncé stipule, contre Fichte, que les
particularismes (ethnique, religieux, psychologique, linguistique,
sexuel) ne sont pas un obstacle à l’enseignement d’une vérité valable
pour tous : ni la kippa juive, ni les tsitsith, ni les enseignements rabbi-
niques que le port de ces vêtements suppose ne sont, selon Alain
Badiou, des obstacles à l’enseignement des vérités. Nous sommes
donc reconduits à la difficulté mise en évidence ci-dessus, à savoir

1. Ibid, p. 100.
2. Ibid, page 101.
Ivan Segré 189

que sur la question de la laïcité, c’est davantage Alain Finkielkraut


qui s’inspire aujourd’hui de l’universalisme de Fichte pour soutenir
l’interdiction du voile islamique et de la kippa juive, et non ledit
« philosophe anti-juif ». La réponse de Benny Lévy témoigne d’ailleurs
de sa réserve quant à la pertinence d’une distinction entre Fichte
et Hegel s’il doit être question du « paulinisme dans la philosophie » :
« Je ne sais pas si la différence entre Fichte et Hegel est si pertinente, mais
peu importe. En tout cas, qu’elle renvoie à plus haut qu’elle-même et que
ce plus haut, ce soit nécessairement Paul, c’est le programme même de
la philosophie allemande, c’est-à-dire de la philosophie de la civilisation
allemande, c’est-à-dire de la philosophie de la civilisation où s’est produit
Auschwitz. Le programme de cette philosophie, c’est d’articuler philoso-
phiquement la révélation chrétienne. Sur l’idée que la religion chrétienne
est la religion vraie, je ne crois pas qu’il y ait la moindre divergence de
fond entre Hegel et Fichte, ou même Schelling, qui était pourtant bien
plus sympathique que ces deux-là … » Selon Benny Lévy, l’antiju-
daïsme en philosophie renvoie donc à saint Paul en tant qu’il s’agit
« d’articuler philosophiquement la révélation chrétienne », soit « l’idée
que la religion chrétienne est la religion vraie ». Et sous cet angle, la
différence entre Fichte et Hegel n’est pas, selon lui, « pertinente ».
Mais il demeure qu’Alain Badiou s’écarte significativement d’un
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« programme » — celui de l’idéalisme allemand – reposant sur un
motif spéculatif que l’auteur de L’être et l’événement n’a précisé-
ment pas repris tel quel à son compte. La parole conclusive d’un
entretien qu’Alain Badiou a accordé au Magazine littéraire délivre
en ces termes l’alternative spéculative du siècle écoulé : « Destruction
ou soustraction. Il n’y a que cette différence qui soit décisive au terme du
xxe siècle . » Or Alain Badiou est précisément le penseur du motif
de la « soustraction », puisque c’est cette « différence » qui organise la
créativité spéculative du philosophe depuis sa Théorie du sujet (Seuil,
1982), encore régie par le motif de la « destruction », jusqu’à la philo-
sophie de sa maturité, exposée dans L’être et l’événement (1988), et
régie par le motif de la « soustraction ». En ce sens, Alain Badiou est
donc un philosophe qui a délivré la philosophie spéculative de la
« sinistre boutade » de Fichte, mais aussi du christianisme de Hegel.

1. Ibid, page 101.
2. Le magazine littéraire, janvier 2005, p. 97.
190 Controverse sur la question de l’universel

Il le relève du reste implicitement dans son Saint Paul, lorsqu’il


présente Paul comme un « antiphilosophe », par différence avec Jean :
« Opposer une diagonale des discours à une synthèse est une préoccupa-
tion constante de Paul. C’est Jean qui, en faisant du logos un principe,
inscrira synthétiquement le christianisme dans l’espace du logos grec, et
l’ordonnera à l’antijudaïsme . » Dès lors, comment ne pas remarquer
que c’est sur la question de la synthèse que portent successivement
le caractère « sinistre » du mot de Fichte, « la philosophie de la civilisa-
tion où s’est produit Auschwitz », et enfin la différence décisive entre
soustraction et destruction, « au terme du xxe siècle  » ?
Le reproche adressé à Israël, à savoir celui de n’obéir « qu’à sa
propre loi », est ce dont il nous faut partir pour éclairer le chemi-
nement dialogique d’Alain Finkielkraut et de Benny Lévy. Soit la
question : qu’entendent-ils tous deux sous le mot « loi » ? Il ne fait
aucun doute que si Benny Lévy accorde la citation du livre d’Alain
Finkielkraut à ses propres réflexions de « Juif savant » sur « l’antisé-
mitisme qui vient », c’est en tant que sous le mot « loi », Benny Lévy
entend « l’initiative » de Chem, les tsitsith ou cette kippa juive qui
fait redoutablement question pour Michel Deguy, car « Juif savant »,
nous dit Benny Lévy, « cela veut dire Juif de la Torah  ». Mais le
problème est que, sous le mot « loi », Alain Finkielkraut entend lui
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l’affirmation d’une identité nationale quelconque, qu’elle soit israé-
lienne, française, slovène ou croate, car selon lui, l’universalisme
anti-juif se fonde aujourd’hui non pas tant sur un antijudaïsme
que sur un anti-nationalisme, soit l’abolition de la loi nationale
« au nom d’une communauté post-nationale édifiée sur le souvenir de
la Shoah » (ou « culture du métissage », comme l’appelle également
Alain Finkielkraut, avec Pierre André Taguieff). Et c’est à partir de
cette compréhension du mot loi qu’il peut affirmer que « la judéo-
phobie actuelle cohabite désormais avec une francophobie radicale », puis
justifier son « engagement pour les causes slovène et croate dès le début de
la guerre en ex-Yougoslavie » ; ce à quoi Benny Lévy répond qu’il n’y
a « jamais rien compris ! », et note « l’insistance » de son interlocuteur

1. Op. cit., p. 46.


2. Remarquons en outre que cette parole conclusive d’Alain Badiou trouvait
place dans un numéro du Magazine littéraire par ailleurs consacré à « La
Littérature et les camps ».
3. Le Livre et les livres, op. cit., p. 106.
Ivan Segré 191

« sur ce thème-là  ». À ce stade du dialogue, l’enjeu est donc, pour


Benny Lévy, de dissiper ce malentendu autour du mot « loi », c’est-
à-dire d’exposer à son interlocuteur ce qui, aux yeux du « Juif de la
Torah », sépare Israël d’une identité nationale quelconque ; ce qu’il
formule notamment en ces termes : « […] la seule manière qu’elle
[la nation française] aura de vouloir survivre, c’est de repuiser en elle
la ressource d’une identité, et tu sais très bien que cela se fera contre
nous, en utilisant toutes les matrices, tous les schèmes que lui aura fournis
l’antisémitisme théorique, philosophique d’aujourd’hui : le christianisme
sécularisé, comme tu l’as appelé. […] tu ne peux pas demander à un Juif
de pleurer sur des nations qui meurent dans l’histoire – des nations qui ont
été le lieu de passage des croisades et autres : ce n’est pas notre problème . »
D’après Benny Lévy, la mise en équivalence de la « judéophobie » et
d’« une francophobie radicale » témoignerait donc d’un contre-sens
radical de son interlocuteur sur cette question, non seulement parce
que cette mise en équivalence identifie Israël aux Nations, mais aussi
parce que la réaction identitaire – française, croate ou plus large-
ment occidentale – est historiquement antisémite, « lieu de passage
des croisades et autres ». En d’autres termes, ce que rappelle Benny
Lévy à Alain Finkielkraut, c’est qu’il y a une continuité matricielle
entre la défense de l’Occident chrétien, les idéologies allemandes
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ou françaises et l’énoncé universaliste du poète Michel Deguy. Or, à
cette matrice antijuive, fort peu « théorique, philosophique » au demeu-
rant, il ne s’agit pas d’opposer l’affirmation selon laquelle il y a des
identités nationales, mais l’affirmation selon laquelle il y a de l’in-
tellect humain – sekhel enochi. Partant, « le christianisme sécularisé » à
vocation antijuive ne nous renvoie pas tant à la philosophie d’Alain
Badiou qu’à un discours qui, d’un même élan, affirme l’identité
nationale française et interdit la kippa juive et le voile islamique. Et
si nos conclusions, sur ce point, ne sont pas celles de Benny Lévy,
elles s’appuient pourtant sur ses propres prémisses. Benny Lévy
enseigne en effet, à propos de la possibilité pour Yephet, l’un des
trois fils de Noé, d’accompagner « l’initiative » de Chem : « Il nous
est donc dit que dès que Dieu voit des fractions venues de Yefet suscepti-
bles de se tourner du côté des tentes de Chem, « Il met dans leur cœur de

1. Ibid, p. 102-103.
2. Ibid, p. 103-104.
192 Controverse sur la question de l’universel

s’étrangéiser – lehitgayère ». Il ne faut pas, ici, s’empresser de traduire


« lehitgayère » par « se convertir ». Il s’agit de la guerout, l’étrangéité,
l’étrangéisation propre au sekhel, à l’intellect : une étrangéisation, une
radicalisation du travail du sekhel, de l’intellect qui, nous l’avons vu, est,
par essence, étranger au monde. Nous disons donc à celui qui a un esprit
grec : « Tu as l’intellect : vas-y ! ». Nous ne craignons rien qui puisse venir
du travail de l’intellect, de l’intelligence en tant qu’elle est étrangère au
monde . » Et dans ce même numéro du Cahiers d’études lévinassiennes
consacré à la pensée de Benny Lévy, on peut lire ce témoignage de
José Sahel : « Un jour Benny m’a conseillé de lire L’être et l’événement,
d’Alain Badiou, non qu’il adhérât aux idées de l’homme, mais parce
que la pensée était forte et les concepts importants, importuns . » On en
conclut donc que la pensée de l’auteur de L’être et l’événement ou
de Logiques des mondes témoigne aujourd’hui, en France, de cette
« étrangéisation », de cette « radicalisation du travail de l’intellect » dont
« nous ne craignons rien », et qu’à l’inverse, du ressentiment identi-
taire, quel qu’il soit, « nous » avons tout à craindre. C’est du reste
pourquoi, tandis qu’Alain Finkielkraut s’attache à promouvoir les
identités nationales, Benny Lévy, lui, s’attache à la possibilité, pour
les hommes de toutes les nations, de « s’étrangéiser ». À rebours de la
thèse finkielkrautienne selon laquelle « la judéophobie actuelle cohabite
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désormais avec une francophobie radicale », la question posée est donc
la suivante : en quoi le Saint Paul de Badiou témoigne-t-il d’une non
radicalisation du travail de l’intellect, du travail des vérités ?
Alain Badiou propose une lecture athée, ou achristologique de
Paul, la résurrection du Christ n’ayant, selon lui, d’autre statut que
celui d’une « pure assertion mythologique  ». Aussi écrit-il : « La césure
paulinienne ne porte donc pas, comme c’est le cas dans les procédures de
vérité effectives (science, art, politique, amour), sur la production d’un
universel. Elle porte, dans un élément mythologique implacablement
réduit à un seul point, à un seul énoncé (le Christ est ressuscité), sur les
lois de l’universalité en général. C’est pourquoi on peut la nommer une
césure théorique, étant entendu que « théorique » ne s’oppose pas ici à
« pratique », mais à réel. Paul est fondateur, en ce qu’il est un des tout
1. « Levinas et le grec », Cahiers d’Etudes Lévinasiennes, Hors-série,
pages 252-253.
2. Ibid, p. 187.
3. A. Badiou, Saint Paul. La fondation de l’universalisme, op. cit., p. 115.
Ivan Segré 193

premiers théoriciens de l’universel . » Sa lecture de saint Paul étant


marquée par un rigoureux ascétisme philosophique, sans compro-
mission avec le discours théologique ou fidéiste, l’exemplarité de
l’apôtre peut traverser toute l’œuvre d’Alain Badiou, depuis la
révélation militante de Mai 68 comme d’un « chemin de Damas  »
jusqu’à son récent ouvrage, Logiques des mondes. Dans ce dernier
ouvrage, Alain Badiou oppose le christianisme de Kierkegaard à
celui de Hegel, expliquant que pour le premier, « la vérité chrétienne
est de l’ordre de ce qui m’arrive, et non de ce que je contemple », et il
ajoute, en introduction d’une citation de Kierkegaard : « Comme il
[Kierkegaard] l’écrit avec force dans le Post-scriptum, assumant ainsi,
ce qui est tout à fait fidèle à l’apôtre Paul, une théorie entièrement mili-
tante de la vérité : « Seule la vérité qui édifie est vérité pour toi. Ceci est
un prédicat essentiel de la vérité comme intériorité, par quoi sa détermi-
nation décisive en tant qu’édifiante « pour toi », c’est-à-dire pour le sujet,
la différencie essentiellement de tout savoir objectif, en ce que la subjectivité
elle-même devient le signe distinctif de la vérité . » C’est donc en tant
qu’il y a des vérités et une subjectivation par ces vérités que Paul
est, aux yeux d’Alain Badiou, un militant exemplaire, autrement
dit une figure fondatrice de l’étrangéité au monde qu’implique la
fidélité à une procédure de vérité. Comment, dès lors, reprocher à
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Alain Badiou son Saint Paul, puisque s’y illustre la foi singulière du
philosophe, soit la capacité d’affirmer, sans autres recours que ceux
de la rationalité, des vérités, lesquelles réfutent un matérialisme
démocratique soutenant qu’« il n’y a que des corps et des langages » ?
Nous proposons de répondre comme suit : par sa lecture de
saint Paul, Alain Badiou accomplit un geste théorique d’une grande
portée à l’intérieur du christianisme, puisqu’il dégage l’universa-
lisme paulinien de sa gangue théologique et fidéiste. Mais, para-
doxalement, cette lecture est aussi un désastre, en ce sens que la
pensée de l’universel se trouve par là même appareillée à l’Em-
pire, autrement dit à l’antijudaïsme qui gouverne ce que Benny
Lévy appelle « l’universel au sens occidental du terme  ». Nous tenons

1. Ibid, page 116, souligné dans le texte.


2. Voir la préface de sa Théorie de la contradiction, Paris, Maspero, 1975.
3. A. Badiou, Logiques des mondes, op. cit., p. 448, soulignés dans le texte.
4. Dans la suite du texte posthume intitulé « La double postérité de Sartre »,
Benny Lévy enseigne que « Sartre, au point où il en était, cherchait à renouveler,
194 Controverse sur la question de l’universel

en effet que l’apologétique du pouvoir romain qui commande le


récit édifiant de la respectabilité acquise par Paul dans l’Empire,
au terme de sa vie, n’est pas seulement une réécriture artificielle
ou opportuniste de l’histoire, mais un effet de structure de cette
histoire, car la demande du « juif Paul » d’être jugé à Rome est une
proposition essentielle de son mouvement de pensée, de sa fidélité
militante : le passage d’un particularisme (Jérusalem) à un univer-
salisme (Rome). Mais cet universalisme, sur quelle procédure de
vérité (scientifique, artistique, politique, amoureuse) prétend-il se
fonder ? Voilà qui nous renvoie, dans le texte d’Alain Badiou, à ce
qui concrétise et définit la fidélité militante de Paul par opposi-
tion au mathématicien Archimède, aux peintres Braque et Picasso,
ou au militant de l’Organisation politique, soit ce qu’Alain Badiou
appelle un universalisme théorique par opposition à réel. Dans L’être
et l’événement, Alain Badiou éclaire en ces termes la notion de fidé-
lité militante : « Une fidélité ne peut relever du savoir. Ce n’est pas un
travail savant : c’est un travail militant. « Militant » désigne aussi bien
l’exploration fébrile des effets d’un nouveau théorème, la précipitation
cubiste du tandem Braque-Picasso en 1912-1913 (effet d’une interven-
tion rétroactive sur l’événement-Cézanne), l’activité de Saint Paul, ou
celle des militants d’une Organisation politique . » Or, distinguant par
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ailleurs « l’activité de Saint Paul » du militantisme d’Archimède, de
Braque-Picasso ou de l’Organisation politique, l’opposition entre
le « théorique » et le « réel » nous rappelle que l’équivalence entre
l’énoncé paulinien – « il n’y a plus ni Juifs ni Grecs » – et l’énoncé
platonicien – « il y a des vérités »  – n’a, tout compte fait, d’autre
fondement que la substitution d’une assertion mythologique en lieu

avec le Juif, quelque chose de la pensée progressiste, de la pensée de gauche, – en


tout cas, pour le dire de manière moins étroitement politique, de la pensée de la
révolution. » (La Confusion des temps, op. cit., p. 116). Et Benny Lévy ajoute plus
loin : « [Sartre] cherchait à redonner une énergétique – c’est cela qu’il appelait l’espoir
maintenant – à l’universel, mais à l’universel au sens occidental du terme ! »
(Soulignés dans le texte). À la lumière de cet enseignement, « lutter contre le
progressisme » ne signifie donc pas lutter contre l’universalisme, « mais » contre
« l’universel au sens occidental du terme ». Et une telle distinction est essentielle
au propos de Benny Lévy, sans quoi sa « pensée du Retour » relèverait d’un pur
et simple narcissisme communautaire dont l’envers idéologique est, nous le
savons, une pensée réactionnaire.
1. Op. cit., p. 363.
Ivan Segré 195

et place du devenir affirmatif d’une vérité. Le mot « appareillage »


nous sert donc à qualifier de rhétorique l’identification de Paul
au militant d’une vérité dans le texte d’Alain Badiou, en ce sens
que cette identification, faisant l’économie d’un réel, substitue
aux procédures de vérité effectives cet « élément mythologique » qui,
même « implacablement réduit à un seul point, à un seul énoncé », n’en
demeure pas moins… une fable.
Un passage du livre en question, où l’auteur expose sa pensée
au sujet de la mémoire et de l’histoire, nous permettra dès lors d’il-
lustrer ce en quoi le paulinisme du philosophe est, aux yeux du Juif
de l’étude, suspect : « Je vois nombre de gens avertis, d’historiens même,
tirer de leur mémoire de l’Occupation et des documents qu’ils accumu-
lent, la conclusion que Pétain avait beaucoup de mérites. D’où il résulte,
à l’évidence, que la mémoire ne tranche aucune question. Il y a toujours
un moment où ce qui importe est de déclarer en son nom propre que ce
qui a eu lieu a eu lieu, et de le faire parce que ce qu’on envisage quant
aux possibilités actuelles d’une situation l’exige. C’est bien la conviction
de Paul : le débat sur la résurrection n’est pas plus à ses yeux un débat
d’historiens et de témoins que ne l’est aux miens l’existence des chambres à
gaz. On ne demandera donc pas des preuves et des contre-preuves. On ne
discutera pas avec les antisémites érudits, nazis dans l’âme, qui prouvent
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abondamment qu’aucun Juif n’a été maltraité par Hitler. À quoi il faut
ajouter que la résurrection – point où évidemment notre comparaison se
dérobe – n’est pas aux yeux de Paul même, de l’ordre du fait, falsifiable,
démontrable. Elle est événement pur, ouverture d’une époque, changement
des rapports entre le possible et l’impossible . » Le philosophe vise ici à
clarifier la manière dont l’existence des chambres à gaz homicides
doit être affirmée, ou encore ce qu’implique telle affirmation pour
prétendre à quelque vérité. Il propose pour ce faire de comparer
l’affirmation de Paul – il est venu, le Christ, et ressuscité – avec
la sienne : les chambres à gaz nazies ont existé. Ce recours à Paul
se justifie en effet de ce que le philosophe enseigne, à savoir que
l’histoire et la mémoire sont sans vérité tant qu’elles ne sont pas
rapportées à « ce qu’on envisage quant aux possibilités actuelles d’une
situation ». Car l’affirmation de l’existence des chambres à gaz n’est

1. A. Badiou, Saint Paul. La fondation de l’universalisme, op. cit., p. 47, souligné


dans le texte.
196 Controverse sur la question de l’universel

vraie qu’au regard de ce que cette affirmation prescrit, ici et main-


tenant. Et il en est rigoureusement de même quant à l’affirmation
de Paul. Or la mémoire d’un fait ne prescrit rien par elle seule,
tandis que l’affirmation de Paul, lue par Alain Badiou, prescrit « les
lois de l’universalité en général », c’est-à-dire les lois de tout « travail
militant ». Affirmer l’existence des chambres à gaz au nom de Paul,
ou en « comparaison » de Paul, c’est donc affirmer, avec le philo-
sophe, que « contrairement à ce qui se dit souvent, l’interdiction d’une
répétition vient de la pensée, et non de la mémoire  ». Mais c’est aussi,
par là même, suggérer que l’affirmation du Juif selon laquelle « il
n’est pas venu » serait comparable à la négation de l’existence des
chambres à gaz. Cette comparaison – rhétorique ou théorique,
c’est toute la question – qui conduit Alain Badiou à rapprocher le
« rabbin sectaire » des nostalgiques du régime vichyste, « nazis dans
l’âme », s’explicite ensuite par la transposition du pharisianisme
(ou rabbinisme) sous les traits de la France collaboratrice, tandis
que les premiers chrétiens sont identifiés à la France résistante .
L’argumentaire qui instruit cette transposition est que la réaction
rabbinique à l’égard de l’apôtre Paul – réaction qui consisterait
à combattre, dénoncer ou occulter l’affirmation de Paul – est un
paradigme de l’anti-universalisme, de la négation de l’universalisme,
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autrement dit un paradigme du déni qu’il y ait des vérités valables
pour tous. Et c’est bien là ce que dispose le texte ci-dessus, car si la
comparaison entre l’incrédulité quant à l’existence des chambres à
gaz et l’incrédulité quant à la résurrection du Christ a pour limite
ce qui singularise « l’événement pur », lequel n’est pas « de l’ordre du
fait, falsifiable, démontrable », cette limite n’en confirme pas moins
la mise en équivalence du « rabbin sectaire » et du nostalgique de
Pétain, dès lors que la pertinence de cette équivalence dépend de la
position des uns et des autres eu égard à l’affirmation de Paul, selon
qu’ils en sont les militants (les chrétiens-résistants) ou les adver-
saires (les rabbins-collabos). Autrement dit, la question n’est pas
historique (ou de mémoire), mais théorique (ou de vérité). Et c’est
pourquoi Alain Badiou oppose la vérité (chrétienne) à la mémoire
(juive). Sauf, donc, qu’en ce « point où évidemment [sa] comparaison
1. A. Badiou, Le Siècle, Paris, éditions du Seuil, 2005, p. 11, note 1.
2. Alain Badiou suit d’ailleurs en cela Pasolini. (Voir son projet de film sur
Saint Paul, éditions Flammarion, Paris, 1980, pour la trad. française).
Ivan Segré 197

se dérobe », tout réside dans ce détail : l’événement dont Paul se


déclare est précisément, aux yeux du « rabbin sectaire », une fable.
Or la pensée de l’« événement pur » comme « ouverture d’une époque,
changement des rapports entre le possible et l’impossible », n’implique en
rien de recourir à l’affirmation de Paul par opposition aux mathé-
matiques d’Archimède, au cubisme de Picasso et de Braque, ou à
quiconque milite pour une politique soustraite à la « démocratie »
électorale, d’où nous concluons que le recourt du philosophe à un
universalisme théorique par opposition à réel est infondé en raison,
partant qu’il est rhétorique, et non philosophique. En effet, dès lors
que pour fonder l’universalisme, nulle vérité (scientifique, artis-
tique, politique, amoureuse) n’est plus nécessaire au philosophe,
ou condition de sa philosophie, n’est-ce pas qu’il se dérobe à ses
propres prémisses ?
Le procédé du philosophe étant ici rhétorique, il devient par
là même suspect, d’autant plus s’il suggère d’identifier la littéra-
lité juive de l’Étude, « de génération en génération  », à une pensée
« sectaire ». Mais la rhétorique antijuive de Badiou, encore faut-il la
mettre au jour rationnellement, sans quoi, à l’instar d’Eric Marty,
on querelle le « philosophe  », quand c’est un manquement circons-
crit à sa philosophie qui est en cause. Or un tel contre sens n’est
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pas seulement l’effet d’une incapacité, consciente ou inconsciente,
de lire Alain Badiou, mais également le symptôme d’une surdité
aux enseignements de Benny Lévy, lesquels ne sont audibles qu’à
en extraire le noyau de sens « irrécupérable  », qui fut le cœur même
de sa pensée, de sa vie.

Benny Lévy reprochait donc à Alain Badiou de penser « l’uni-


versel au sens occidental du terme », ce pourquoi il lui paraissait justifié
de reconnaître en l’auteur du Saint Paul. La fondation de l’univer-
salisme, le « principal philosophe antijuif en France », mais cela par

1. Voir J.-C. Milner, Les Penchants criminels de l’Europe démocratique, Paris,


éditions Verdier, 2003, p. 118.
2. Voir Une querelle avec Alain Badiou, philosophe d’Eric Marty, Gallimard, 2007,
qui reprend sous forme de livre l’article paru d’abord dans Les Temps Modernes
sous le titre L’Avenir d’une négation. Voir aussi la contre-analyse que nous en
proposons dans Qu’appelle-t-on Auschwitz, op. cit.
3. « Irrécupérable » est un terme que nous empruntons à Sartre, via Badiou.
198 Controverse sur la question de l’universel

différence, nous l’avons montré, avec l’auteur de L’être et l’événe-


ment ou Logiques des mondes, lequel est plus simplement le principal
philosophe en France, comme ne l’ignorait pas Benny Lévy. Du
reste, Badiou écrit explicitement que Paul est un théoricien « anti-
philosophique » de l’universel, pointant par là même ce que son Saint
Paul doit au montage antiphilosophique. Distinguer le paulinisme
de Badiou de son platonisme est dès lors une opération décisive, du
moins pour qui veut être fidèle à l’enseignement de Benny Lévy, le
penseur du Retour. Pour s’en convaincre, il n’est d’ailleurs que de
le surprendre à faire l’éloge du philosophe honni. Lors de l’émission
radiophonique L’Autre rive, diffusée le 7 janvier 2003 sur RCJ et
réunissant Benny Lévy, Alain Finkielkraut et Bernard-Henri Lévy
– émission au cours de laquelle Benny Lévy soumet à ses interlocu-
teurs, en guise d’illustration de cette « forme neuve d’antisémitisme »,
la citation du poète Michel Deguy – Benny Lévy évoque également
le livre de Daniel Lindenberg, Le rappel à l’ordre. Enquêtes sur les
Nouveaux réactionnaires, et il introduit l’ouvrage en ces termes : « Il
est impensable, et c’est pourtant ce qu’il nous faut penser, que le seul
lieu, dans la société occidentale, où il doit être question de science et de
vérité, soit le lieu qui a été déserté par la science et par la vérité, et qui est
envahi par ce que, dans la tradition la plus classique, on appelle la doxa,
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c’est-à-dire le règne de l’opinion. » Benny Lévy explique en effet que
l’auteur « tient que tout refus du règne de l’opinion est aujourd’hui le
signe de ce qu’il faut abattre », or c’est là « tout ce qui fait pour [Benny
Lévy] l’objet de la plus haute détestation ». La citation de l’ouvrage
attestant que telle est bien la position de Daniel Lindenberg est
la suivante : « Le postulat implicite de cette démarche [de la démarche
que Daniel Lindenberg dénonce] est que toutes les opinions ne se
valent pas, qu’il y a des vérités éternelles qui échappent à la délibération
démocratique. » De cette citation, Benny Lévy propose alors à ses
interlocuteurs le commentaire suivant : « […] l’insulte, ici […], est
d’être platonicien ; platonicien, c’est-à-dire à peu près la seule chose qui
ait une certaine importance en Occident.Vous me direz : on peut se passer
de l’Occident – c’est mon cas –, mais lorsqu’on est occidental, qu’au
moins on soit platonicien, qu’on ait un rapport à une vérité éternelle. » Et
voici le contexte immédiat de cette citation dans le livre de Daniel
Lindenberg : « Quand la révolution a échoué, reste en effet la posture
du sage récusant les idoles du forum. […] Ce refus de la doxa, qui est
Ivan Segré 199

en fait un pur platonisme (voir aussi Badiou, Milner…) est devenu une
évidence presque incontestée par une certaine bien-pensance […]. Or le
postulat implicite de cette démarche est que toutes les opinions ne se valent
pas, qu’il y a des vérités éternelles […] » (D. Lindenberg, Le Rappel à
l’ordre, p. 51-52). Il est ainsi bien clair que le seul reproche de Benny
Lévy à l’encontre d’Alain Badiou qui soit fondé en raison, c’est
que ce dernier l’ait qualifié de « rabbin sectaire » dans les colonnes
de Libération, propos qui paraissait en effet témoigner de quelque
suspecte concession à « l’universel au sens occidental du terme ». Mais
il demeure qu’Alain Badiou était en mesure de répondre à Benny
Lévy que l’usage politique du mot « Occident » est un lieu commun
des intellectuels co-fondateurs de l’Institut d’études lévinassiennes,
et que c’est notamment l’usage politique de ce nom que combat
l’Organisation politique dont Badiou est un « militant  ». Au reste,
le sixième numéro des Cahiers d’études lévinassiennes, consacré au
thème de l’universel, n’a-t-il pas abrité, à défaut de notre étude,
un fervent plaidoyer d’Alain Finkielkraut en faveur d’une Union
européenne rigoureusement occidentale et chrétienne, à l’exclusion
des Turcs  ? D’où conclure, pour le coup, qu’Alain Badiou, loin de
représenter quelque « universel au sens occidental du terme », n’est
autre que la « tête de Turc » de l’Institut d’études lévinassiennes, ce
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qui n’est pas, après tout, pour déshonorer Badiou, ni les Turcs.
Quant à nous, nous conclurons cette étude refusée sur un texte
qui, mieux qu’aucun autre, dit ce qui doit réunir le philosophe et
le Juif de l’étude, en l’occurrence, donc, Alain Badiou et Benny
Lévy. Dans la préface de son livre, Circonstances, 2, Badiou évoque

1. Alain Badiou écrit par exemple, au sujet du nom « Occident » : « On regrette
d’avoir à constater que la philosophie s’y est de longue date compromise, avec Le
déclin de l’Occident, best-seller de Spengler au début du xxe siècle, ou encore de nos
jours, la “fin de la métaphysique occidentale”. Jusque dans l’opposition de l’Occident
(chrétien ? juif ?) au “terrorisme islamique”, on entend résonner cette appropriation
“occidentale” de la pensée, qui n’est que la trace intellectuelle de quatre siècles d’impé-
rialisme. Au demeurant, rappelons à la jeunesse que, pendant des décennies, l’usage
politique du mot “Occident” a été confiné dans l’extrême droite raciste, au point d’être
le nom d’un de ses plus violents groupuscules » (Circonstances, 1, op. cit., p. 52).
Voir également, sur le thème de la « défense de l’Occident », notre ouvrage, La
Réaction philosémite, Lignes, 2009.
2. Voir son inoubliable et très célèbre contribution, Les Vicissitudes du Juif
charnel.
200 Controverse sur la question de l’universel

trois situations qu’il décrit comme philosophiques, entendons : sous


la condition desquelles la pensée de l’universel trace une ligne de
partage polémique entre la fidélité militante et l’ordre du monde,
celui des rhéteurs (Gorgias), des tyrans (Alcibiade) et des prêtres
(Eutyphron). L’une d’elles nous raconte l’histoire d’Archimède,
le mathématicien grec, qui fut aussi un résistant inventif et déter-
miné contre la conquête romaine. Cependant, une fois la résis-
tance grecque vaincue, l’armée romaine est bel et bien là. Or un
général romain, Marcellus – mais on peut oublier son nom – veut
le voir, cet Archimède, car il est curieux de l’aspect de ce savant
grec. Un soldat romain va donc trouver Archimède qui est au
bord de la mer, absorbé dans l’étude de figures géométriques qu’il
dessine sur le sable, et l’informe que le général Marcellus veut le
voir. Mais Archimède ne répond pas, ou n’entend pas. Un désir
du général étant un ordre, le soldat insiste, si bien que, tiré de son
étude, Archimède lève les yeux et, apercevant le soldat romain, lui
ordonne : « Laisse-moi finir ma démonstration ». Le soldat, pour
toute réponse, tire alors son glaive et transperce le corps du savant
grec. Alain Badiou commente : « Pourquoi est-ce une situation philo-
sophique ? Parce qu’elle montre ceci : entre le droit de l’État et la pensée
créatrice, surtout la pensée ontologique pure incarnée par les mathéma-
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tiques, il n’y a pas de commune mesure. Il n’y a pas de discussion véri-
table. En définitive, le pouvoir, c’est la violence, alors que la pensée créa-
trice ne connaît comme contrainte que ses règles immanentes. Archimède,
dans la loi de sa pensée, reste en dehors de l’action du pouvoir. Le temps
propre de sa démonstration ne peut intégrer les urgences et les convoca-
tions des militaires vainqueurs. C’est pourquoi, finalement, la violence va
s’exercer, attestant qu’il n’y a pas de mesure commune, pas de chronologie
commune, entre le pouvoir d’un côté et les vérités de l’autre. Les vérités
comme création. » (Circonstances, 2, p. 12-13).
Tel sera dès lors notre conclusion : qui sait affirmer, avec Alain
Badiou, « il n’y a que des corps et des langages, sinon qu’il y a des
vérités », saura lui objecter, en vertu de ses propres prémisses : les
lois de l’universalité sans vérité, c’est l’Empire.

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