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Libertés fondamentales

Simon Jolivet
Dans Revue juridique de l’environnement 2023/1 (Volume 48), pages 217 à 231
Éditions Lavoisier
ISSN 0397-0299
ISBN 9782756206189
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JURISPRUDENCE [ j ]

LIBERTÉS FONDAMENTALES

Contestation d’une délibération du Conseil départemental du Var décidant du reca-


librage d’une route départementale.
Référé liberté.
Consécration du droit à l’environnement comme liberté fondamentale au sens de
l’article L. 521-2 CJA
Urgence (non).

Conseil d’État, 2ème et 7ème ch. réunies, 20 septembre 2022, M. et Mme C., n° 451129

Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces soumises au juge des référés du tribunal administratif de


Toulon que, par délibération du 27 octobre 2016, le conseil départemental du Var a
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décidé le recalibrage de la route départementale n° 29 au niveau de la commune de
La Crau, avec création d’une voie cyclable au lieu-dit « Les Martins », et a entrepris
les travaux correspondants au cours de l’année 2021. Par une ordonnance du
25 mars 2021, rendue sur le fondement de l’article L. 522-3 du code de justice
administrative, le juge des référés du tribunal administratif a rejeté la demande de
M. et Mme C... tendant, sur le fondement de l’article L. 521-2 du même code, à ce
qu’il soit enjoint au département du Var de suspendre ces travaux. M. et Mme C...
se pourvoient en cassation contre cette ordonnance.

2. D’une part, aux termes de l’article L. 521-1 du code de justice administrative :


« Quand une décision administrative, même de rejet, fait l’objet d’une requête en
annulation ou en réformation, le juge des référés, saisi d’une demande en ce sens,
peut ordonner la suspension de l’exécution de cette décision, ou de certains de ses
effets, lorsque l’urgence le justifie et qu’il est fait état d’un moyen propre à créer,
en l’état de l’instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision (...) ».
Aux termes de l’article L. 521-2 du code de justice administrative : « Saisi d’une
demande en ce sens justifiée par l’urgence, le juge des référés peut ordonner toutes
mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une
personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion
d’un service public aurait porté, dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, une atteinte
grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de
quarante-huit heures ». Aux termes de l’article L. 521-3 du même code : « En cas
d’urgence et sur simple requête qui sera recevable même en l’absence de décision
administrative préalable, le juge des référés peut ordonner toutes autres mesures
utiles sans faire obstacle à l’exécution d’aucune décision administrative ».

3. D’autre part, aux termes de l’article L. 122-2 du code de l’environnement : « Si


une requête déposée devant la juridiction administrative contre une autorisation ou

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LIBERTÉS FONDAMENTALES

une décision d’approbation d’un projet visé au I de l’article L. 122 1 est fondée sur
l’absence d’étude d’impact, le juge des référés, saisi d’une demande de suspen-
sion de la décision attaquée, y fait droit dès que cette absence est constatée ». En
vertu de l’article L. 123-16 de ce même code : « Le juge administratif des référés,
saisi d’une demande de suspension d’une décision prise après des conclusions
défavorables du commissaire enquêteur ou de la commission d’enquête, fait droit
à cette demande si elle comporte un moyen propre à créer, en l’état de l’instruc-
tion, un doute sérieux quant à la légalité de celle-ci. / Il fait également droit à toute
demande de suspension d’une décision prise sans que l’enquête publique requise
par le présent chapitre ou que la participation du public prévue à l’article L. 123-19
ait eu lieu. (...) ».

4. Il résulte de l’ensemble de ces dispositions que pour prévenir ou faire cesser une
atteinte à l’environnement dont il n’est pas sérieusement contestable qu’elle trouve
sa cause dans l’action ou la carence de l’autorité publique, le juge des référés peut,
en cas d’urgence, être saisi soit sur le fondement de l’article L. 521-1 du code de
justice administrative ou, le cas échéant, sans qu’aucune condition d’urgence ne
soit requise, sur le fondement des articles L. 122-2 et L. 123-16 du code de l’envi-
ronnement, afin qu’il ordonne la suspension de la décision administrative, positive
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ou négative, à l’origine de cette atteinte, soit sur le fondement de l’article L. 521-3
du code de justice administrative, afin qu’il enjoigne à l’autorité publique, sans
faire obstacle à l’exécution d’une décision administrative, de prendre des mesures
conservatoires destinées à faire échec ou à mettre un terme à cette atteinte.

5. En outre, le droit de chacun de vivre dans un environnement équilibré et res-


pectueux de la santé, tel que proclamé par l’article premier de la Charte de l’en-
vironnement, présente le caractère d’une liberté fondamentale au sens de l’article
L. 521-2 du code de justice administrative. Toute personne justifiant, au regard de
sa situation personnelle, notamment si ses conditions ou son cadre de vie sont
gravement et directement affectés, ou des intérêts qu’elle entend défendre, qu’il
y est porté une atteinte grave et manifestement illégale du fait de l’action ou de la
carence de l’autorité publique, peut saisir le juge des référés sur le fondement de cet
article. Il lui appartient alors de faire état de circonstances particulières caractérisant
la nécessité pour elle de bénéficier, dans le très bref délai prévu par ces dispositions,
d’une mesure de la nature de celles qui peuvent être ordonnées sur le fondement de
cet article. Dans tous les cas, l’intervention du juge des référés dans les conditions
d’urgence particulière prévues par l’article L. 521-2 précité est subordonnée au
constat que la situation litigieuse permette de prendre utilement et à très bref délai
les mesures de sauvegarde nécessaires. Compte tenu du cadre temporel dans
lequel se prononce le juge des référés saisi sur le fondement de l’article L. 521-2,
les mesures qu’il peut ordonner doivent s’apprécier en tenant compte des moyens
dont dispose l’autorité administrative compétente et des mesures qu’elle a déjà
prises.

6. Il résulte de ce qui précède qu’en jugeant, pour rejeter la demande de M. et Mme


C..., que la protection de l’environnement ne constituait pas une liberté fondamen-
tale au sens de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, le juge des réfé-

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LIBERTÉS FONDAMENTALES [ j ]

rés du tribunal administratif de Toulon a commis une erreur de droit. Les requérants
sont, par suite, fondés à demander l’annulation de l’ordonnance attaquée.

7. Il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de régler l’affaire au titre de la


procédure de référé engagée, en application de l’article L. 821-2 du code de justice
administrative.

8. Ainsi qu’il a été dit au point 5, le requérant qui saisit le juge des référés sur le
fondement des dispositions de l’article L. 521-2 du code de justice administrative
doit justifier des circonstances particulières caractérisant la nécessité pour lui de
bénéficier à très bref délai d’une mesure de la nature de celles qui peuvent être or-
données sur le fondement de cet article. Pour justifier de l’urgence, les requérants,
qui possèdent un laboratoire limitrophe de l’endroit où se déroulent les travaux
contestés et où ils mènent depuis plusieurs années un travail de recensement et
d’études des espèces protégées s’y trouvant, font valoir que la poursuite de ces
travaux portera atteinte de manière irréversible à ces espèces protégées et entraî-
nera la destruction de leur habitat. Toutefois, les travaux litigieux résultent d’un projet
arrêté par une délibération du 27 octobre 2016 du conseil départemental du Var et
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ont notamment donné lieu, ensuite, à une déclaration au titre de la loi sur l’eau et
à une autorisation de défrichement par arrêté préfectoral de décembre 2020, que
les requérants n’ont pas contestées. Dans ces conditions, la condition d’urgence
particulière requise par l’article L. 521-2 du code de justice administrative ne peut
être regardée comme remplie.

9. Au demeurant, il résulte du diagnostic environnemental préalable réalisé en jan-


vier 2017 par le département du Var que la sensibilité du milieu naturel, notamment
biologique, au projet envisagé est modérée, et qu’aucun enjeu de conservation
notable n’a pu être identifié. Par ailleurs, la nature et l’ampleur limitée des travaux
ont justifié que le préfet de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur, par arrêté du 1er
août 2018 portant décision d’examen au cas par cas en application de l’article R.
122-3 du code de l’environnement, dispense le projet d’étude d’impact. Les requé-
rants se bornant à faire valoir, de façon générale, le risque d’atteinte irréversible aux
espèces qu’ils étudient, il ne résulte pas de l’instruction que la poursuite des travaux
contestés porterait une atteinte grave et manifestement illégale à leur droit de vivre
dans un environnement équilibré et respectueux de la santé.

10. Il résulte de ce qui précède que la demande de suspension des travaux présen-
tée par M. et Mme C... doit être rejetée.

11. Les dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative font


obstacle à ce qu’une somme soit mise à ce titre à la charge du département du
Var, qui n’est pas, dans la présente instance, la partie perdante. Il n’y a pas lieu,
dans les circonstances de l’espèce, de faire droit aux conclusions présentées par le
département du Var au titre des mêmes dispositions.

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LIBERTÉS FONDAMENTALES

Décide :

Article 1er : L’ordonnance n° 2100764 du 25 mars 2021 du juge des référés du


tribunal administratif de Toulon est annulée.

Article 2 : La demande présentée par M. et Mme C... devant le juge des référés du
tribunal administratif de Toulon est rejetée.

Article 3 : Les conclusions présentées par les parties au titre de l’article L. 761-1 du
code de justice administrative sont rejetées.

Article 4 : La présente décision sera notifiée à M. B... C..., premier dénommé, au


ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires et au départe-
ment du Var.
Copie en sera adressée au ministre de l’intérieur et des Outre-mer.
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NOTE

L’ÉQUILIBRE AU SECOURS DE LA DIVERSITÉ BIOLOGIQUE.


À PROPOS DE LA LIBERTÉ FONDAMENTALE
ENVIRONNEMENTALE « AU SENS DE » L’ARTICLE L. 521-2 DU CJA

Passé, futur : « le droit de l’environnement, parce qu’il doit notamment affronter


l’irréversible, se conjugue aussi au temps particulier du présent. L’urgence – et le
long terme – dans lesquels s’inscrit la norme environnementale se manifestent, au
temps du présent, par la nécessité d’inventorier et de surveiller l’état de l’environ-
nement. Inventorier pour connaître et protéger ; constater une atteinte pour la faire
simultanément cesser »1.

En commentant l’ordonnance du Conseil d’État du 20 septembre 20222, qui


renforce les liens entre l’environnement et la temporalité spécifique de l’urgence,
le juriste se mue en grammairien. Mais il est aussi linguiste3, attentif au contexte

1 J. Makowiak, « À quels temps se conjugue le droit de l’environnement ? », in Pour un droit


commun de l’environnement. Mélanges en l’honneur de Michel Prieur, Dalloz, 2007, p. 263.
2 CE, ord., 20 septembre 2022, n° 451129 : AJDA 2022, p. 1759, note J.-M. Pastor ; ibid.
p. 2002, note Th. Janicot et D. Pradines ; D. 2022, p. 1848, note G. Leray ; JCP A 2022,
Actu. 568, obs. L. E. ; ibid. Comm. 2309, par R. Radiguet ; AJCT 2022, p. 477, note M.
Moliner-Dubost ; Dr. adm. 2022, repère 10 et alerte 135, par A. Courrèges ; Dr. envir. 2022,
p. 287, note A. Gossement ; JCP G 2022, Actu. 1273, obs. B. Parance ; EEI 2022, Comm.
90, par L. Fonbaustier ; LPA novembre 2022, p. 34, note S. Avallone ; ibid. décembre 2022,
p. 50, note J.-Cl. Zarka ; Gaz. Pal. 25 octobre 2022, n° 34, p. 12 ; RDI 2022, p. 641, note
J.-Ch. Rotoullié.
3 F. Brunet, « Le champ d’application de la Charte de l’environnement. Variations sur le thème
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LIBERTÉS FONDAMENTALES [ j ]

d’énonciation des normes : c’est en effet « au sens de »4 l’article L. 521-2 du


Code de justice administrative (CJA) que le droit à un environnement équilibré et
respectueux de la santé est désormais considéré comme une liberté fondamentale.
Le décalage entre cette définition spécifique à la procédure du référé-liberté, et la
forte charge symbolique qui s’attache à la notion de liberté fondamentale dans les
sociétés occidentales contemporaines, peut en partie expliquer les interrogations
autour de la portée réelle de cette décision.

En l’espèce, le conseil départemental du Var a décidé (par délibération du 27 octobre


2016) le recalibrage de la route départementale n° 29 au niveau de la commune
de La Crau, avec création d’une voie cyclable. Il a entrepris les travaux corres-
pondants au cours de l’année 2021. Les requérants – des particuliers possédant
un laboratoire limitrophe de l’endroit où se déroulent les travaux contestés – ont
demandé au juge des référés du Tribunal administratif de Toulon, sur le fondement
des dispositions de l’article L. 521-2 du CJA, d’enjoindre au département de sus-
pendre les travaux de recalibrage. Par ordonnance du 25 mars 2021 (n° 2100764),
ledit juge a rejeté leur demande au motif que la protection de l’environnement n’est
pas une liberté fondamentale. S’agissant d’une ordonnance de tri, les requérants
effectuent un pourvoi (et non un appel) devant le Conseil d’État. Celui-ci devait donc
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se prononcer, au plan juridique, sur l’existence d’une liberté fondamentale en lien
avec la protection de l’environnement. Répondant par l’affirmative, la formule qu’il
retient est directement empruntée à l’article 1er de la Charte de l’environnement.
L’ordonnance du Tribunal administratif de Toulon est annulée pour ce motif. Mais
réglant l’affaire au fond, le Conseil d’État rejette à son tour la requête de suspension
des travaux. La condition d’urgence « particulière » n’est pas remplie : les requé-
rants n’ont contesté aucune des décisions d’autorisation, s’étalant sur plusieurs
années, dont ont fait l’objet les travaux litigieux. Celle d’atteinte grave et manifes-
tement illégale à la liberté fondamentale en jeu ne l’est pas davantage : l’argument
du risque d’atteinte irréversible aux espèces protégées étudiées par les requérants
dans leur laboratoire est jugé trop « général » par le Conseil d’État, alors que, d’une
part, le diagnostic environnemental réalisé par le conseil départemental n’a révélé
aucun « enjeu de conservation notable » dans la zone d’implantation, et que, d’autre
part, « la nature et l’ampleur limitée des travaux » ont justifié que le préfet de région
dispense le projet d’étude d’impact.

C’est que la reconnaissance de la nouvelle liberté fondamentale, importante sur le


principe, est entourée de conditions de mise en œuvre extrêmement strictes (I.). Si
la portée concrète de l’affirmation prétorienne s’en trouve limitée, une certaine dose
d’optimisme conduit à penser qu’elle pourrait néanmoins être réelle, et bénéficier
spécialement à la diversité biologique en raison de la mise en avant de la notion
d’équilibre (II.).

du juriste linguiste », AJDA 2016, p. 1327.


4 Ch. Vigouroux, « L’expression "au sens de" ou le juge linguiste sans être encyclopédiste »,
in Juger l’administration, administrer la justice. Mélanges en l’honneur de Daniel Labetoulle,
Dalloz, 2007, p. 847.
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LIBERTÉS FONDAMENTALES

I. UNE RECONNAISSANCE ATTENDUE, MAIS CONTENUE

La forte charge symbolique de l’affirmation de principe (A.) contraste avec les condi-
tions strictes encadrant la mise en œuvre de la protection accordée à la nouvelle
liberté fondamentale (B.).

A. UNE AFFIRMATION DE PRINCIPE À FORTE CHARGE


SYMBOLIQUE

L’ordonnance commentée clôt une incertitude qui aura duré plus de dix-sept ans.
Pourtant, moins de deux mois après l’entrée en vigueur de la Charte de l’environ-
nement, une fameuse ordonnance du Tribunal administratif de Châlons-en-Cham-
pagne5 avait suspendu un arrêté préfectoral autorisant un teknival dans un site
Natura 2000 en raison de son risque grave d’atteinte au « droit à l’environnement »,
érigé pour l’occasion en liberté fondamentale. Toutefois, cette décision était de-
meurée assez isolée6, et le Conseil d’État ne s’était jamais prononcé de manière
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solennelle7. Ces dernières années, il avait même paru souffler le chaud et le froid8,
laissant présager qu’une prise de position explicite n’allait plus tarder. D’autant
qu’à trop attendre, le juge risquait de se faire doubler dans son pouvoir « créateur »
des libertés fondamentales par le législateur : ainsi la mission flash de l’Assemblée
nationale sur le référé spécial environnemental avait-elle préconisé, le 10 mars
2021, d’intégrer formellement les droits prévus par la Charte dans le champ du
référé-liberté en modifiant l’article L. 521-2 du CJA9.

La prise de position intervient dans la décision commentée sur le principe, mais


aussi sur le contenu de la liberté fondamentale. En effet, le débat portait également
sur l’énonciation de la liberté, et sa source juridique : s’agissait-il du droit de chacun
à un environnement équilibré et respectueux de la santé, affirmé à l’article 1er de la
5 TA Châlons-en-Champagne, ord., 29 avril 2005, Conservatoire du patrimoine naturel et autres,
n° 0500828 : JCP A 2005, comm. 1216, par Ph. Billet ; RDI 2005, p. 265, note L. Fonbaustier.
6 Voir cependant TA Nice, ord., 7 juillet 2017, Cne de Gilette, n° 1702655 : RJE 2018, p. 423,
note R. Radiguet.
7 Si certains ont vu une reconnaissance implicite dans la décision CE, 11 mai 2007, Assoc.
interdépartementale et intercommunale pour la protection du lac de Sainte-Croix, de son envi-
ronnement, des lacs, sites et villages du Verdon et a., n° 305427 (J.-M. Février, « Référé liberté
et protection de l’environnement », Environnement 2007, comm. 127), d’autres ont contesté
cette interprétation (K. Foucher, « Le droit à l’environnement est-il utilement invocable dans le
cadre du référé-liberté ? », AJDA 2007, p. 2262).
8 Voir notamment, pour le « froid », CE, ord., 17 juillet 2019, Comité de défense les Hauts
de Badones-Montimas, n° 432026 ; CE, ord., 2 avril 2020, Fédé. Nat. Droit au logement et
a., n° 439763 : RJE 2020, p. 840, chron. S. Jolivet et J. Malet-Vigneaux. Pour le « chaud » :
CE, ord., 15 mars 2021, Terre d’abeille et a., n° 450194 ; CE, ord., 27 mars 2021, Assoc.
Sea Shepherd France, n° 450592 : RJE 2021, p. 778, chron. S. Jolivet et J. Malet-Vigneaux.
9 « Mission "flash" sur le référé spécial environnemental », Communication de Mmes N.
Moutchou et C. Untermaier, Assemblée Nationale, 10 mars 2021, p. 13 (proposition 8).
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LIBERTÉS FONDAMENTALES [ j ]

Charte, ou du droit à la protection de l’environnement, qui découlerait du préambule


de ce même texte ?

En l’espèce, les requérants se prévalaient de cette seconde formulation, et pou-


vaient s’appuyer sur le précédent d’une ordonnance du Tribunal administratif de
Montreuil10. Le juge toulonnais a considéré pour sa part que si « la protection de
l’environnement, patrimoine commun des êtres humains, constitue un objectif de
valeur constitutionnelle ainsi que l’a reconnu le Conseil constitutionnel dans sa
décision n° 2019-823 QPC du 31 janvier 2020, cette même protection de l’en-
vironnement ne constitue toutefois pas une liberté fondamentale au sens et pour
l’application de l’article L. 521-2 du CJA ».

Choisissant au contraire la première formulation, la haute juridiction suit son rappor-


teur public qui, dans ses conclusions11, revient de façon assez détaillée sur ce point
(§3.2). Aux yeux de Philippe Ranquet, l’élément déterminant pour la qualification
d’une liberté fondamentale environnementale est la capacité d’une norme à s’ex-
primer sous la forme d’un droit-créance. Or, seul l’article 1er de la Charte corres-
pondrait à cette exigence. Au contraire de la « protection de l’environnement », trop
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imprécise, et plus largement des « principes d’action » énoncés dans le préambule
de la Charte : ils « entrent en compte dans l’appréciation de la validité des normes
produites mais ils ne suffisent pas à faire naître un droit-créance ».

Au-delà du strict contexte d’énonciation – l’application de l’article L. 521-2 du


CJA –, cette ordonnance est intéressante pour ce qu’elle suggère du degré de
maturité auquel est parvenu le droit de l’environnement12 et son versant subjectif, le
droit « à » l’environnement. En l’absence de liste définie par les textes, la reconnais-
sance des libertés fondamentales procède d’une affirmation prétorienne. Pour leur
identification, même s’il privilégie les sources constitutionnelles, le juge administratif
adopte une approche plus matérielle que formelle. Guillaume Glénard a pu écrire :
« une liberté fondamentale est une liberté prévue par une règle de valeur supra-
réglementaire invocable (c’est-à-dire suffisamment précise et, lorsque ladite règle
est conventionnelle, d’effet direct), et dont l’objet revêt une importance particulière
justifiant l’application de la protection juridictionnelle prévue par l’article L. 521-2 »
du CJA13. Reconnaître une liberté fondamentale, c’est affirmer simultanément sa
place éminente dans la hiérarchie des valeurs à un moment donné de l’évolution de
la société. Cette grille de lecture permet de mieux comprendre la « mise en scène »
opérée par le Conseil d’État lui-même, consistant à publier sur son site internet,
sous la recension de la décision commentée, la liste des trente-neuf libertés fonda-
mentales reconnues depuis l’entrée en vigueur du référé-liberté14.
10 TA Montreuil, ord., 29 mars 2021, Commune de Mitry-Mory, n° 2101144 : RJE 2021, p.
779, chron. S. Jolivet et J. Malet-Vigneaux.
11 Accessibles sur arianeweb.
12 É. Naim-Gesbert, « Maturité du droit de l’environnement », RJE 2010, p. 231.
13 G. Glénard, « Les critères d’identification d’une liberté fondamentale au sens de l’article
L. 521-2 du code de justice administrative », AJDA 2003, p. 2008.
14 https://www.conseil-etat.fr/actualites/vivre-dans-un-environnement-equilibre-et-respec-
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LIBERTÉS FONDAMENTALES

De ce point de vue, l’ordonnance du 20 septembre 2022 doit être rattachée à un


contexte d’accélération de l’accroissement des effets de la Charte et en particulier
de son article 1er, impulsée par le Conseil constitutionnel. Point de départ, la déci-
sion du 20 décembre 2019 relative à la loi d’orientation des mobilités15 affirme que
l’article 1er de la Charte fonde une exigence de valeur constitutionnelle. En complé-
ment, une « obligation de standstill relative »16 est consacrée à partir de ce même
article dans la décision du 10 décembre 2020 relative à la loi « néonicotinoïdes »17.
En effet, les limites apportées au droit à un environnement équilibré et respectueux
de la santé doivent être liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par un
motif d’intérêt général, et proportionnées à l’objectif poursuivi.

La seule à laquelle le rapporteur public fait expressément allusion est cependant la


décision UIPP du 31 janvier 202018. Le Conseil constitutionnel y a dégagé l’objectif
de valeur constitutionnelle de protection de l’environnement, à partir de certains
énoncés du préambule de la Charte tels que « l’environnement est le patrimoine
commun des êtres humains », et sa préservation « doit être recherchée au même
titre que les intérêts fondamentaux de la nation ». Mais le silence le plus étonnant
concerne la décision du 12 août 2022, sur la loi « pouvoir d’achat »19, qui s’inscrit
dans la droite ligne de cette dernière jurisprudence et pourrait avoir joué le rôle
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d’élément déclencheur pour la reconnaissance de la nouvelle liberté fondamentale.
L’article 1er de la Charte y est lu à la lumière du préambule, pour motiver une réserve
d’interprétation vis-à-vis de dérogations à des prescriptions environnementales
applicables à des installations de production d’énergie non renouvelable. Le Conseil
constitutionnel affirme que la préservation de l’environnement doit être recherchée
au même titre que les autres intérêts fondamentaux de la Nation (parmi lesquels
figurent l’indépendance de la nation et les éléments essentiels de son potentiel éco-
nomique) et que les choix destinés à répondre aux besoins du présent ne doivent
pas compromettre la capacité des générations futures à satisfaire leurs propres
besoins. Surtout, il énumère parmi les garanties législatives permettant d’attester
la proportionnalité de l’atteinte portée à l’exercice du droit à un environnement
équilibré et respectueux de la santé, la possibilité de recours devant le juge admi-
nistratif, « y compris par la voie du référé » (§14). La formule semble englober à la
fois référé-suspension et référé-liberté. Coïncidence ? Selon Florian Savonitto, il est

tueux-de-la-sante-reconnu-liberte-fondamentale. Voir B. Plessix, « Liberté, je liste ton nom »,


Dr. adm. 2022, Repère 11.
15 Cons. const., 20 décembre 2019, Loi d’orientation des mobilités, no 2019-794 DC : RJE
2020, p. 826, chron. M. Fleury et M.-A. Cohendet.
16 V. Goesel-Le Bihan, « Protection de l’environnement : une obligation de standstill relative »,
AJDA 2021, p. 177.
17 Cons. const., 10 décembre 2020, Loi relative aux conditions de mise sur le marché de
certains produits phytopharmaceutiques en cas de danger sanitaire pour les betteraves su-
crières, no 2020-809 DC : RJE 2021, p. 765, chron. M. Fleury et M.-A. Cohendet.
18 Cons. const., 31 janvier 2020, Union des industries de la protection des plantes, no 2019-
823 QPC : RJE 2020, p. 824, chron. M. Fleury et M.-A. Cohendet.
19 Cons. const., 12 août 2022, Loi portant mesures d’urgence pour la protection du pouvoir
d’achat, n° 2022-843 DC : RJE 2022, p. 835, chron. M. Fleury et M.-A. Cohendet.
RJ•E 1/2023

224
LIBERTÉS FONDAMENTALES [ j ]

difficile de croire que la décision du Conseil constitutionnel rendue un mois plus tôt
n’a pas influencé la solution de l’ordonnance du 20 septembre 202220.

Par rapport à ce contexte jurisprudentiel propice à l’exploitation de nouvelles po-


tentialités de la Charte, l’apport de la décision commentée est d’incarner une étape
supplémentaire dans le processus de subjectivisation du droit à un environnement
équilibré et respectueux de la santé. L’invocabilité dans le cadre du référé-liberté
prolonge celle reconnue directement, à ce même article 1er, en matière de QPC21
et dans le cadre du contrôle de légalité administrative22. Toutefois, cet apport est
mitigé.

B. UN ENCADREMENT STRICT DES CONDITIONS


DE MISE EN ŒUVRE

L’affirmation de principe est tempérée par les conditions de mise en œuvre posées
par le Conseil d’État, dont l’objectif commun semble être, pour paraphraser le
rapporteur public, de contenir le « risque d’une extension incontrôlée du domaine
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du référé-liberté » (§3.5). On peut d’abord identifier deux conditions principales,
ou plutôt deux critères destinés à guider l’interprétation et l’application des deux
conditions classiques fixées par l’article L. 521-2 du CJA.

L’atteinte grave et manifestement illégale à la liberté fondamentale que constitue le


droit à un environnement équilibré et respectueux de la santé, est appréciée à la
lumière de la situation personnelle ou des intérêts qu’une personne (morale) entend
défendre. La gravité de l’atteinte est alors évaluée à l’aune d’un faisceau d’indices
assez tautologique, mais qui renforce le sentiment de restriction : les conditions ou
le cadre de vie de la personne doivent être gravement et directement affectés. La
formation de jugement a clairement été influencée par les conclusions de Philippe
Ranquet, qui proposait d’entourer de telles précisions23 la reconnaissance d’une
nouvelle liberté fondamentale. Il souhaitait conjurer le spectre d’une « actio popu-
laris », imagée par le passage du « chacun » de l’article 1er de la Charte au « tout le
monde » au titre de l’article L. 521-2 du CJA (§3.4).

Pour caractériser l’urgence, la personne doit faire état de « circonstances parti-


culières » caractérisant la nécessité de bénéficier, dans un délai très bref, d’une
mesure de la nature de celles qui peuvent être ordonnées sur le fondement de
l’article L. 521-2 du CJA.
20 F. Savonitto, « Contrôle des dispositions relatives à la sécurité d’approvisionnement en gaz
et en électricité : le Conseil constitutionnel souffle le chaud et le froid », JCP A 2022, Comm.
2310.
21 Cons. const., 8 avril 2011, M. Michel Z. et a., n° 2011-116 QPC.
22 CE, 26 février 2014, Assoc. Ban Asbestos France et a., n° 351514 : RDI 2014, p. 331,
note A. Van Lang.
23 Mais sans répétition de la notion de « gravité », superflue au vu du libellé de l’article
L. 521-2 du CJA.
RJ•E 1/2023

225
LIBERTÉS FONDAMENTALES

S’y ajoutent encore deux conditions complémentaires, extérieures à la situation du


requérant, mais qui participent aussi de l’encadrement de la reconnaissance de la
liberté fondamentale. D’une part, l’intervention du juge est subordonnée au constat
que la situation litigieuse permette de prendre utilement et à très bref délai les me-
sures de sauvegarde nécessaires. D’autre part, les mesures que peut ordonner
le juge doivent s’apprécier en tenant compte des moyens dont dispose l’autorité
administrative compétente et des mesures qu’elle a déjà prises (ainsi, une nouvelle
fois, que du cadre temporel très contraint).

En outre, le caractère subsidiaire du référé-liberté se déduit du rappel préalable


(au considérant 4, qui précède celui du principe) des autres procédures de référé
applicables, qu’elles soient de « droit commun » ou spécifiques à l’environnement.
Sont ainsi énumérés le « référé-suspension » (article L. 521-1 CJA), le référé « étude
d’impact » (article L. 122-2 C. env.), le référé « enquête publique » (article L. 123-16
C. env.), et le référé « mesures utiles » (article L. 521-3 CJA)24. Cette hiérarchisation
des procédures d’urgence, faisant du référé-liberté une sorte de dernier recours,
transparaît encore dans les conclusions du rapporteur public. Face au risque
d’ouverture du prétoire « en trompe-l’œil », générant engorgement des tribunaux
et « frustration » des requérants, Philippe Ranquet suggérait, comme une manière
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de mise en garde, de faire état dans la décision des voies de droit déjà existantes
et qui, dans de nombreuses hypothèses, pourraient « paraître suffisantes » (§4.2).

L’existence d’autres procédures de référés, relativement efficaces et plus faciles


à mettre en œuvre, compte ainsi parmi les éléments instillant le doute quant à la
portée concrète de l’ordonnance du 20 septembre 2022.

II. UNE PORTÉE CONCRÈTE LIMITÉE, MAIS RÉELLE

En raison des conditions strictes, qui semblent par certains aspects aller au-delà
du libellé de l’article L. 521-2 du CJA, on pourrait questionner l’utilité même de
cette nouvelle pièce à « l’édifice de la protection de l’environnement par le juge
administratif »25. « Une nouvelle liberté fondamentale en référé, pour quoi faire ? »,
s’interrogent Thomas Janicot et Dorothée Pradines26. Anne Courrèges, pour sa
part, écrit « qu’à l’occasion, en choisissant la voie du référé liberté, le requérant
se complique singulièrement la tâche, alors qu’il pourrait obtenir plus aisément un
résultat positif par la voie d’un autre référé, notamment du référé-suspension »27.
De fait, l’illégalité comme l’urgence sont singulièrement renforcées en matière de
référé-liberté.
24 La formation de jugement ne cite que des procédures applicables devant le juge adminis-
tratif, alors que le rapporteur public y ajoute celle devant le juge pénal visée à l’article L. 216-13
du Code de l’environnement, et spécifique au droit de l’eau.
25 Ph. Ranquet, concl. précitées, §4.2.
26 Th. Janicot et D. Pradines, « Environnement : une nouvelle liberté fondamentale en référé,
pour quoi faire ? », AJDA 2022, p. 2002.
27 A. Courrèges, « Environnement. J’écris ton nom », Dr. adm. 2022, repère 10.
RJ•E 1/2023

226
LIBERTÉS FONDAMENTALES [ j ]

Dont acte : le référé-liberté ne saurait être une voie de droit privilégiée, y compris
en matière environnementale. Nous souhaiterions cependant insister sur l’existence
d’hypothèses concrètes dans lesquelles il devrait être possible, voire préférable d’y
avoir recours. C’est le cas en matière de protection des espèces et plus largement
de la diversité biologique, en raison notamment de l’insistance sur la notion d’envi-
ronnement « équilibré » (A.). Mais même en ce domaine, les premières applications
jurisprudentielles sont en demi-teinte et conduisent à attirer l’attention des requé-
rants potentiels sur un certain nombre de points de vigilance (B.).

A. L’ATTEINTE À UN ENVIRONNEMENT « ÉQUILIBRÉ » :


DES POTENTIALITÉS POUR LA PROTECTION DES ESPÈCES

Le référé-liberté peut être préférable pour des raisons de délai d’intervention du


juge (48 heures au lieu d’un mois dans le cadre du référé-suspension), ou de type
de comportement de l’administration à faire cesser ou au contraire à enjoindre. En
effet, le juge peut y être saisi d’une décision, à l’instar du référé-suspension, mais
aussi de « simples comportements (actions, abstentions, carences) » de l’adminis-
tration28. En conséquence, ses pouvoirs sont plus étendus : il peut prendre une
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mesure de suspension (s’il existe une décision), et/ou une mesure d’injonction de
faire ou de ne pas faire.

Un secteur du droit de l’environnement semble, sans exclusive, être en première


ligne : celui de la protection des espèces et plus largement de la diversité biolo-
gique, étant donné notamment l’acuité qu’y revêt le concept d’irréversibilité éco-
logique. Cette opinion est visiblement celle du rapporteur public, lorsqu’il entend
convaincre de la plus-value de la nouvelle liberté fondamentale par rapport à celles
déjà reconnues et présentant des éléments de connexité avec le respect de la santé
(droit à la vie, vie privée, propriété privée, etc.) : « le droit reconnu à chacun ne se
limite pas à celui de vivre dans un environnement dont l’état ne lui nuise pas, mais
inclut la référence à son état "équilibré". Dans cette optique qui couvre notamment
la protection de la biodiversité, nous ne pensons pas qu’on puisse exclure par
principe que se présente la configuration suivante : risque d’une atteinte imminente
et irrémédiable (par un projet ou une activité que l’administration laisse se déployer)
telle que la destruction d’un milieu naturel où vivent des espèces protégées, sans
incidence directe sur la propriété, l’activité ou la santé d’un riverain mais n’en dé-
gradant pas moins l’environnement dans lequel il vit, ou pour le dire autrement
son environnement » (§3.5)29. Avec le cadre de vie30, l’équilibre est l’autre notion
28 O. Le Bot, Contentieux administratif, Bruylant, coll. Paradigme, 7ème édition, 2021, §272.
29 Voir dans le même sens la réponse du vice-président du Conseil d’État, Didier-Roland
Tabuteau, à la question des journalistes Stéphane Mandard et Abel Mestre sur les risques d’in-
sécurité juridique et de multiplication des recours que pourrait engendrer la reconnaissance
de la nouvelle liberté fondamentale : « la procédure s’appliquera sans doute dans des cas très
spécifiques par rapport au contentieux environnemental classique. (…) Par exemple, si une
espèce protégée risque d’être détruite, avec la menace imminente de disparition des derniers
spécimens » (entretien au Monde, 19 novembre 2022).
30 M. Prieur et al., Droit de l’environnement, Précis Dalloz, 8ème édition, 2019, §6.
RJ•E 1/2023

227
LIBERTÉS FONDAMENTALES

classique du droit de l’environnement à être remise sur le devant de la scène par la


décision commentée31, au bénéfice de la diversité biologique.

Les hypothèses concrètes de risque d’atteinte irréversible que Philippe Ranquet


envisage ont d’ailleurs trait, lato sensu, à ce champ du droit de l’environnement :
il pense « à des opérations comme des coupes d’arbres, ou à des actes comme
des autorisations de battues ou de tirs sur une espèce protégée32, susceptibles
d’être mises en œuvre à tout moment, ou encore à des réquisitions de terrains pour
accueillir un événement ou un regroupement de personnes, qui en général reçoivent
exécution à très bref délai » (§4.2).

À l’image de la décision commentée, la plupart des premières applications de la


nouvelle jurisprudence devant les tribunaux administratifs (dont nous avons eu
connaissance) mettent en scène la protection des espèces, et plus précisément la
procédure sensible de dérogation à la protection dans le cadre d’opérations d’amé-
nagement33. Dans certains cas c’est la suspension de l’exécution de la dérogation
qui était sollicitée, dans d’autres la suspension de l’autorisation donnée en l’ab-
sence de sollicitation de la dérogation34. Par ailleurs, une ordonnance du Tribunal
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administratif de Lille du 14 octobre 2022 tend à confirmer logiquement, compte
tenu de la formulation de l’article 1er de la Charte, que le risque sanitaire empruntant
un vecteur environnemental entre également dans le champ de la nouvelle liberté
fondamentale35.
31 Donnant raison à J. Untermaier, qui avait tôt vu dans l’équilibre le « principe actif » de la
Charte de l’environnement susceptible de rejaillir sur le droit administratif : J. Untermaier, « La
Charte de l’environnement face au droit administratif », in La charte constitutionnelle de l’envi-
ronnement en vigueur, RJE n° spécial 2005, p. 145-159, spéc. p. 154 et suivantes.
32 On ne sait si Philippe Ranquet avait alors à l’esprit le « feuilleton » décennal de la destruc-
tion des bouquetins du massif du Bargy (espèce protégée), lequel a connu un nouvel épisode
susceptible d’illustrer son propos quelques semaines après la décision commentée. Le préfet
de Haute-Savoie a publié le (samedi) 15 octobre 2022 un arrêté autorisant l’abattage de 75
individus d’ici le 15 novembre. Afin d’éviter que le juge de l’urgence n’ait le temps de se pro-
noncer sur un référé-suspension, et ne tranche éventuellement en défaveur de l’administration
comme il l’avait fait avec le précédent arrêté (TA Grenoble, ord., 17 mai 2022, FNE AURA et a.,
n° 2202516 : JCP A 2022, Actu. 387, note Ph. Yolka), le préfet a fait procéder à l’essentiel de
l’abattage des bouquetins les 17 et 18 octobre : P. Mouterde, « Dans les Alpes, un abattage
de bouquetins contesté », Le Monde, 19 octobre 2022.
33 Voir TA Marseille, ord., 5 octobre 2022, n° 2208000 : BDEI n° 102, novembre 2022, p. 30,
chron. J.-N. Clément, A. Bouillié, L. Dufour ; TA Pau, ord., 10 novembre 2022, n° 2202449 ;
TA Grenoble, ord., 8 novembre 2022, n° 2207465.
34 Dans un avis contentieux du 9 décembre 2022 (Assoc. Sud-Artois pour la protection de
l’environnement et a., n° 463563), le Conseil d’État a apporté des précisions sur les conditions
de déclenchement de l’obligation de solliciter une dérogation « espèces protégées ». Leur
impact sur l’intérêt de recourir au référé-liberté pour contester l’absence de sollicitation de la
dérogation est incertain à ce stade.
35 TA Lille, ord., 14 octobre 2022, n° 2207659 : « les mesures prises ou à prendre dans le
cadre de la protection de la population contre les risques que l’environnement peut faire courir
à la santé sont relatives au droit de vivre dans un environnement respectueux de la santé. Au
nombre de ces mesures, peuvent figurer celles consistant à informer la population contre de
RJ•E 1/2023

228
LIBERTÉS FONDAMENTALES [ j ]

Au-delà du droit des espèces protégées au titre de l’article L. 411-2 du Code de


l’environnement, des perspectives s’ouvrent en matière de chasse aux espèces
menacées36. Une association pourrait obtenir la suspension d’arrêtés illégaux
d’ouverture de la chasse à certaines espèces dans des délais plus utiles que ceux
du référé-suspension. En effet, il existe une pratique administrative répandue,
tant au niveau central que préfectoral, consistant à publier le plus tard possible
avant la date d’ouverture de la chasse des arrêtés dont l’illégalité ne fait souvent
aucun doute (notamment vis-à-vis du droit de l’Union européenne). De sorte que
les chasseurs ont le temps de tuer un certain nombre d’individus des espèces
concernées, avant que le juge administratif ne vienne finalement statuer sur le réfé-
ré-suspension généralement introduit. Parmi de nombreux exemples, figure le cas
particulièrement édifiant du Grand Tétras dans les Pyrénées. Année après année,
malgré des annulations contentieuses systématiques, les préfets s’obstinaient à
reprendre des arrêtés d’ouverture de la chasse au Grand Tétras. Les associations
se sont tournées vers le juge des référés : « les tribunaux administratifs ont, à cinq
reprises, suspendu des arrêtés préfectoraux autorisant la chasse au Grand Tétras.
Néanmoins, en moyenne, la décision en référé est intervenue 18 jours après la date
de l’arrêté préfectoral, sachant que ces arrêtés sont en général pris quelques jours
seulement avant l’ouverture de la chasse. Cela laissait donc en moyenne au moins
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15 jours de liberté aux chasseurs, largement de quoi faire des dégâts irréversibles
sur les populations de Grand Tétras »37. En dépit de ces perspectives, les premières
applications de la nouvelle jurisprudence sont en demi-teinte.

B. DE PREMIÈRES APPLICATIONS JURISPRUDENTIELLES


EN DEMI-TEINTE : QUELQUES POINTS DE VIGILANCE

Une seule requête en référé-liberté a pour l’heure été couronnée de succès, à notre
connaissance : celle examinée par le Tribunal administratif de Pau le 10 novembre
202238. Il paraît clair au vu des premières applications jurisprudentielles que les
requérants devront être particulièrement vigilants sur plusieurs points, s’ils veulent
maximiser leurs chances de succès contentieux.

D’abord, dans l’appréciation de la condition d’urgence, le juge administratif vérifie


que les requérants ont attaqué les éventuelles décisions administratives relatives à
un projet dès le début de la procédure. C’est le cas dans la décision commentée,
comme indiqué précédemment. De même, dans l’ordonnance du Tribunal adminis-
tels risques de façon à ce qu’ils soient évités. ».
36 Sur ce point, voir J. Bétaille, « La directive oiseaux quarante ans après : des résultats en-
courageants et des espoirs à concrétiser », Revue semestrielle de droit animalier n° 2/2020,
spéc. p. 329 et suivantes.
37 Ibid., p. 331. Depuis, la chasse du Grand Tétras a été suspendue pour cinq ans sur
l’ensemble du territoire national par un arrêté du 1er septembre 2022 (JO 17 septembre),
faisant suite à l’injonction du Conseil d’État par arrêt du 1er juin 2022 (FNE Midi-Pyrénées
et a., no 453232). Pour un commentaire de cet arrêt, voir I. Michallet, cette revue, p. 236 et
suivantes.
38 TA Pau, ord., 10 novembre 2022, n° 2202449.
RJ•E 1/2023

229
LIBERTÉS FONDAMENTALES

tratif de Marseille du 5 octobre 2022, l’urgence est déniée en raison de l’absence


de contestation du permis de construire et de l’autorisation de défrichement délivrés
en amont de la dérogation « espèces protégées » dont les requérants sollicitent la
suspension par la voie du référé-liberté, et devenus définitifs depuis lors. Si, devant
le Tribunal administratif de Pau, le recours de la SEPANSO Landes a connu un sort
plus heureux, c’est qu’elle n’a pas pu, faute d’en avoir pris connaissance, contester
l’autorisation de défrichement dont elle demande de suspendre l’exécution.

Ensuite, dans l’appréciation de l’atteinte grave et manifestement illégale, l’enjeu de


conservation de la biodiversité doit être « notable », selon l’adverbe employé par
les juges du Palais-Royal, et doit être combiné avec l’existence d’un projet d’une
certaine ampleur. Dans cette logique classique de seuils, qui peut certes se justifier
pour une procédure destinée à demeurer exceptionnelle, la nature « ordinaire »39
et les impacts diffus sont délaissés. Pour Philippe Ranquet, la présence d’espèces
protégées dans un espace protégé ne devrait même pas suffire : « il faudrait justifier
de l’incidence de cette destruction sur l’équilibre et la conservation de l’espèce ».
Ce n’est pas le cas en l’espèce, ni dans l’affaire portée devant le juge marseillais :
« les impacts résiduels du projet ont été analysés comme faibles et non significatifs
sur les habitats et les espèces présentes ». Sans compter que cette condition est
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appréciée à la lumière de la situation personnelle du requérant : les parcelles concer-
nées par le défrichement susceptible de porter atteinte à des espèces protégées
étant « éloignées de toute habitation » de la commune requérante, cette dernière a
vu son référé-liberté rejeté car elle ne justifie pas d’un lien suffisamment direct avec
le cadre de vie de ses habitants ou les intérêts qu’elle entend défendre40.

Enfin, s’agissant de la nature de la demande, il convient d’éviter les mesures gé-


nérales ou pérennes qui excèdent l’office du juge du référé-liberté. Ainsi que l’ex-
prime le rapporteur public dans ses conclusions sous la décision commentée, les
mesures peuvent aller au-delà du provisoire mais doivent être « de nature à mettre
fin à l’atteinte invoquée, ou à la prévenir, à bref délai. C’est ce qui a déjà conduit
au rejet (…) de demandes en référé-liberté tendant à provoquer des changements
d’ensemble de la réglementation au nom de la protection d’une espèce » (§3.5).
Philippe Ranquet fait ici allusion à l’ordonnance du 27 mars 2021, Assoc. Sea
Shepherd France41, où la requérante réclamait ce que le Conseil d’État a qualifié de
mesures réglementaires ne présentant pas un caractère provisoire ; par exemple,
la fermeture spatio-temporelle de toutes les pêcheries dans le Golfe de Gascogne
de janvier à mars et de mi-juillet à mi-août. Le même type de raisonnement sanc-
tionnant la trop grande généralité des mesures sollicitées, est adopté par le Tribunal
administratif de Lille postérieurement à la décision commentée. Le référé-liberté
concernait des pollutions aux métaux lourds autour de l’usine de Métaleurop Nord,
et le risque subséquent d’intoxication au plomb42. Les requérantes – l’association

39 A. Treillard, L’appréhension juridique de la nature ordinaire, Thèse droit, Limoges, 2019.


40 TA Grenoble, ord., 18 novembre 2022, n° 2207465.
41 CE, ord., 27 mars 2021, Assoc. Sea Shepherd France, n° 450592 : RJE 2021, p. 778,
chron. S. Jolivet et J. Malet-Vigneaux.
42 TA Lille, ord., 14 octobre 2022, n° 2207659.
RJ•E 1/2023

230
LIBERTÉS FONDAMENTALES [ j ]

pour l’intérêt général des évinois et la communauté d’agglomération Hénin-Carvin –


émettaient une liste de cinq demandes d’injonction au préfet, dont le lancement de
campagnes de dépistage, d’information et de sensibilisation au saturnisme, la mise en
place de mesures de signalement des espaces publics pollués au plomb, ou encore
l’investigation des sols pollués. Les mesures sollicitées, « eu égard à leur objet, ne sont
pas au nombre des mesures d’urgence que la situation permet de prendre utilement ».

Pour emblématique qu’elle soit, l’ordonnance du 20 septembre 2022 n’est sans


doute qu’un point d’étape. La reconnaissance de la nouvelle liberté fondamentale
pourra être utilisée pour réclamer, devant le juge comme les pouvoirs publics, de
nouvelles avancées en faveur de la protection juridique de l’environnement. Déjà
la doctrine s’en empare43. Puisse cette jurisprudence contribuer, à sa mesure, à
renforcer l’effectivité du droit de l’environnement44.

Simon JOLIVET
Maître de conférences en droit public
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Université de Poitiers (Institut de droit public – UR 14145)

43 Elle a été utilisée comme argument pour déplorer, par contraste, la faible intensité du
contrôle du juge de cassation sur les dérogations espèces protégées : D. Guinard, « La na-
ture à l’épreuve de la dénaturation : brèves remarques sur l’intensité du contrôle du juge de
cassation dans le contentieux de l’interdiction de destruction des espèces protégées », JCP
A 2022, Comm. 2290.
44 Sur cette question centrale, voir J. Bétaille, Les conditions juridiques de l’effectivité de la
norme en droit public interne : illustrations en droit de l’urbanisme et en droit de l’environne-
ment, Thèse droit, Limoges, 2012.
RJ•E 1/2023

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