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Belle à faire peur

À celle qui m'attend au tournant


André S. Labarthe
Dans Lignes 2007/2 (n° 23-24), pages 393 à 396
Éditions Éditions Lignes
ISSN 0988-5226
ISBN 9782355260056
DOI 10.3917/lignes.023.0393
© Éditions Lignes | Téléchargé le 22/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 103.151.172.95)

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Belle à faire peur
À celle qui m’attend au tournant

André S. Labarthe

J’ai longtemps regretté de n’avoir pas eu l’audace de demander


à Dreyer, lorsqu’il nous accueillit chez lui en 1965, Janine Bazin,
Eric Rohmer et moi-même, de nous communiquer l’un des
albums où, m’avait-on assuré, il rassemblait des photographies
de visages de femmes qu’il découpait dans des magazines. Mais
je pressentais qu’il y aurait eu, de ma part, violation de domicile, et
je renonçai – non sans m’interroger sur la sorte de rapports qui
pouvaient bien s’établir, dans l’intimité d’un cabinet de travail,
entre l’homme affable qui nous recevait et cette collection de
visages maniaquement convoqués à coup de ciseaux…
Puis un jour, feuilletant un recueil de photogrammes, mille
fois reproduits, de La Passion de Jeanne d’Arc, je m’avisai que la
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réponse était probablement là, enfouie au plus clair d’un film
que, jusqu’alors, j’avais jugé mal monté (mal construit et mal
articulé), dont chaque plan, comme jeté au hasard sur l’écran,
me paraissait pouvoir être soit retiré du film sans préjudice
pour l’ensemble, auquel, malgré tout, son statut griffithien le
rattachait, soit isolé de son contexte sans encourir le risque d’une
déperdition sensible de son sens – impression renforcée par la
prolifération des intertitres qui, à mes yeux, contribuaient à
éloigner un peu plus les plans les uns des autres et à en retarder,
sinon à en suspendre, la collusion.
Bref, de quelque chose comme un film monté sous vide.
Il me restait donc à aller y voir de plus près.

La Passion de Jeanne d’Arc entrelace deux matériaux


documentaires : une page d’Histoire (Jeanne d’Arc) et la
géographie d’un visage (celui de Falconetti). Or tout porte à
croire que c’est la découverte de Falconetti au Théâtre de la
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Madeleine qui a conduit Dreyer à privilégier la seconde et à


inverser l’habituel processus d’élaboration du film historique.
En termes de sémiologie, nous dirons que, dans La Passion de
Jeanne d’Arc, l’image a deux signifiés : l’un faible, Jeanne, et
l’autre fort, Falconetti.
Le film historique, en effet, est le résultat d’opérations
spécifiques qu’il faut bien qualifier de positives puisqu’elles
consistent presque exclusivement à camoufler, à maquiller et à
masquer le contemporain pour l’aider à disparaître sous l’utopie
d’une résurrection. C’est pourquoi, à la lettre, un personnage
historique, à l’écran, n’a pas de peau : il est le support, le lieu de
rassemblement, d’un certain nombre de preuves. Dans le film
de Flemming (Joan of Arc, 1948), avant même le premier tour
de manivelle, Ingrid Bergman possédait tous les attributs de
Jeanne. Selon une expression curieusement répandue chez les
seuls critiques dramatiques, elle était Jeanne. Comme sortant
d’un tube de couleur, l’Histoire, au cinéma, est un enduit
qui recouvre tout : décors, costumes, accessoires, dialogues,
musique, et acteurs.
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Dreyer prend le chemin opposé. Il ne construit pas (comme
un architecte) : il fouille (comme un archéologue). Dès qu’il
rencontre Falconetti, il met en branle un train d’opérations
négatives. Il ne s’agira plus, comme dans le film de Flemming,
d’ajouter, d’additionner, d’entasser et de recouvrir, mais, au
contraire, de dénuder, d’isoler, d’écarter, de mutiler et de
dévoiler – toutes opérations qui font qu’il est difficile de soutenir
que les décisions radicales (qui éradiquent) que prend alors
Dreyer (et dont l’écho ne cesse de retentir dans les Histoires du
cinéma) lui sont dictées par l’unique souci des nécessités de la
vérité historique. C’est aussi, du même coup, refuser un certain
usage du cinéma : nu, le visage n’est plus modelé (caressé) par la
lumière (il échappe à la photogénie telle qu’elle était pratiquée),
mais agressé, questionné. Le visage de Falconetti est un sujet
d’enquête, et Jeanne une héroïne documentaire (comme les
personnages anonymes du Potemkine).
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En fait, il y a dans ce strip-tease effrayant du visage, dans


ce travail de chirurgie négative qui, précédant le tournage
proprement dit, s’en prend, sur le corps de Falconetti, aux deux
sièges traditionnellement reconnus de l’expression humaine, le
visage et les mains (souvenez-vous des ongles sales de Jeanne), il
y a quelque chose qui ressemble fort à un règlement de comptes.
Drouzy en a accumulé les preuves . Mais en avions-nous
besoin ? La détermination inflexible de Dreyer dans l’élaboration
de son film indiquait assez de quel côté il fallait chercher. Le
travail symbolique de la caméra et du montage allait dissiper
tout malentendu.
Il suffit d’examiner quelques photogrammes de La Passion
de Jeanne d’Arc pour que ça saute aux yeux : Dreyer ne cadre
pas Jeanne, il découpe Falconetti. Il convient ici de détourner
les mots de leur usage cinématographique pour leur redonner
du tranchant : Dreyer utilise le cadre comme matrice (Dreyer
matricide ?), une machine à découper la chair documentaire de
l’image. Et comme dans les reconstitutions de crimes crapuleux,
les morceaux ne raccordent jamais tout à fait.
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Car c’est peu dire que dans La Passion de Jeanne d’Arc, à
l’inverse de ce qui se passe habituellement, le montage disperse
ce qu’a découpé la caméra. Il en redouble l’effet : de même que
deux moments scandent le scénario des crimes évoqués plus haut
(le dépeçage et la dispersion des tronçons), c’est par le découpage
des corps que se constitue le corps découpé du film.
Une dernière fois, j’imagine le terrible corps à corps. J’imagine
le travail, le sale travail, face à ce corps qu’on découpe, d’un autre
corps qui s’acharne. Falconetti au bord du gouffre. Dreyer en
imprécateur. Et je sais bien ce que cherche Dreyer, comme tout
homme qui approche une femme : le trou. Seulement voilà, ce
trou, il ne le cherche pas là où il sait que l’attend la censure
– entre les jambes de Falconetti. Il sent bien que ce n’est pas là
que ça se passe. D’instinct, il cherche où personne, avant lui, n’a
eu l’idée de chercher : au milieu du visage. Il lui suffit de gratter
un peu et d’envoyer la lumière : cette femme que nous cachait
. M. Drouzy, Carl Th. Dreyer né Nilsson, Les Éditions du Cerf, 1982.
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l’Histoire (et toutes ces histoires d’habits d’homme), cette


femme porte son trou au milieu du visage, où il finit par prendre
la place du regard. Ultime renversement des repères : le regard
absent cache l’évidence aveuglante du trou (mais on connaît le
dispositif, c’est celui de la lettre volée de Poe).
Voici donc la femme coupée en morceaux, la sorcière sur
fond de vide, l’autre sexe retourné, traversé, travesti. « L’homme
n’est peut-être que le monstre de la femme », écrivait Diderot. Et
vice-versa, bien sûr : Falconetti, seule et enfin belle, horriblement
seule et belle, n’est peut-être que le monstre de l’homme.
On comprend pourquoi je dédie ces lignes, un peu
imprudemment, à celle qui m’attend au tournant.
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