Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
64 PSYCHANALYSE n° 30
Rêve pour Tchaïkovski qui a déclaré, dans une lettre à son ami Rimski-Korsakov,
« rêver depuis longtemps de [s’]essayer à ce genre de musique », offrant ainsi à la
danse le premier ballet créé par un compositeur symphonique. Expression incons-
ciente et sublimée, a-t-on dit, de l’homosexualité de Tchaïkovski, dont l’histoire a
retenu le rapport de malédiction qu’il entretenait avec celle-ci, et qu’il aurait exprimé
en cette œuvre conçue comme un rêve d’amours féminines interdites avec la figure
chaste du cygne blanc (dont, à un deuxième niveau d’interprétation, il faudrait peut-
être souligner le caractère androgyne, puisque c’est la forme d’un cygne que prit Zeus,
dans la mythologie grecque, pour séduire Léda, l’épouse du roi de Sparte ; d’ailleurs,
c’est par des hommes que le chorégraphe contemporain Matthew Bourne a fait dan-
ser sa version du Lac des cygnes).
Rêve dans la vision du ballet que signe Rudolf Noureev, en 1984, pour l’Opéra
de Paris, en laquelle quelques commentateurs éclairés (dont Charles Jude) ont vu une
« dimension plus complexe, plus introspective », une résonance psychanalytique.
Noureev exprime en ces termes son interprétation du livret : « Le Lac des Cygnes est
pour moi une longue rêverie du prince Siegfried […]. C’est lui qui, pour échapper au
destin qu’on lui prépare, fait entrer dans sa vie la vision du lac, cet “ailleurs” auquel
il aspire. Un amour idéalisé naît dans sa tête avec l’interdit qu’il représente. Le cygne
blanc est la femme intouchable, le cygne noir en est le miroir inversé. Aussi, quand le
rêve s’évanouit, la raison du prince ne saurait y survivre. »
Rêve, enfin, pour toutes les ballerines du monde, cherchant la consécration tech-
nique, dont les célèbres « trente-deux fouettés » à exécuter en solo sur scène sont l’em-
blème, et cette consécration plus intérieure, plus obscure, inhérente à l’exploit d’in-
carner à la fois le cygne blanc et le cygne noir. Cette double nature du féminin – la
© Érès | Téléchargé le 03/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 77.199.61.252)
Dans l’une de ses rares allusions à la danse, saisie dans sa dimension originaire
de rite totémique pour les sociétés primitives ou de célébration dionysiaque en sa
source hellène, Freud y a vu « la forme fondamentale de l’orgie » et en a repéré la
valeur orgasmique. Freud a donc pris la danse à partir du sexuel, impliquant la dualité
Psychanalyse 30.qxp 8/05/14 10:47 Page 65
Freud a montré (...) comment les pulsions de vie (Éros) et les pulsions de mort (Thanatos) peuvent fonctionner de
façon autonome ou, au contraire, converger vers un même objet et se mélanger intimement dans des proportions
variables (Sill.Psychol.1980, s.v. pulsion).
Cygne blanc, cygne noir. Le sublime et la destruction dans la danse 65
d’éros et de thanatos. « La danse ne peut pas ne pas se souvenir qu’elle est née rituel »,
a dit Maurice Béjart. Mais dès lors que la danse est devenue art, il y a eu mise en scène
d’éros et de thanatos : le sublime et les confins de la jouissance noués à l’obscur et à
la destruction ; cygne blanc, cygne noir, mais dans une dualité dont le sublime serait
l’éternel aboutissement.
Dans l’art de la danse, éros et thanatos s’articulent à la fois côté scène et côté
coulisses. En coulisses, règne la discipline quotidienne de la danse, ce travail impla-
cable du corps qui, s’il n’était esthétisé et mu par le désir (éros), serait de la torture
(thanatos). « Il est très rare de ne pas avoir mal quelque part. La danse maltraite le
corps, elle le triture, le torture » ; ces mots sont de Sylvie Guillem, ancienne danseuse
étoile de l’Opéra de Paris, et considérée comme l’artiste aux possibilités corporelles
les plus prodigieuses de l’histoire de la danse. Dès lors, ce versant de souffrance
extrême, inéliminable même chez les danseuses les plus douées, interroge ce qui per-
met de le supporter, et ouvre à l’hypothèse d’un masochisme inhérent à la danse au
féminin, dont les célèbres « trente-deux fouettés » du Lac des cygnes seraient un aveu,
magnifiquement porté par l’ambiguïté du signifiant.
66 PSYCHANALYSE n° 30
Freud une énigme au féminin : Anna la diurne, malade du deuil de son père, triste et
angoissée, figure d’une femme séduisante, intelligente, fidèle à l’amour paternel ; et
Anna la nocturne, somnambule absente à elle-même, sombre et hallucinée, inconnue
de la première, figure Autre. Il a fallu toute l’intelligence, la persévérance et le cou-
rage éthique de Freud pour ne pas classer le cas sous l’égide, facile, de la folie, et pour
donner toute son importance épistémique au fait que, lorsque Anna l’obscure parle
sous hypnose, Anna la diurne voit disparaître ses symptômes. Les points de pacifica-
tion, d’adossement l’une à l’Autre existent donc, au nom d’un nouage complexe et
mystérieux dont l’énigme, restée, de son propre aveu, irrésolue pour Freud, a été lon-
guement explorée et éclairée par Lacan. C’est à partir de cet éclairage que nous posons
cette ultime question : pourquoi une femme aspire-t-elle, parfois si ardemment, à la
danse ? Y pressent-elle une solution pour nouer, à quelque chose d’articulable, l’Autre
qu’elle est pour elle-même et pour le monde des hommes ?
La danse parle. Dès lors que l’on admet, à la suite de Lacan, qu’un signifiant
peut être un phonème, un mot, un bout de phrase, une phrase entière ou un geste, la
danse parle et l’enchaînement élaboré de ses mouvements constitue un discours, où
ce sont les gestes qui ont la parole. De cette parole, elle fait un usage à la fois originel
et sublimé, puisque nous posons que le génie de la danse consiste à mettre en scène,
en art, la dualité d’éros et de thanatos se trouvant au principe de toute existence
humaine et parfois y faisant rage.
Partons des origines orgiaques mentionnées par Freud, celles qui renvoient au
totem primitif et celles de la Grèce antique où le culte dionysiaque s’incarnait dans le
corps féminin, lors de ces rituels initiatiques qu’était, entre autres, la transe des
Ménades (du grec ancien mainomai, délirer, entrer en fureur). Possédées par Dionysos,
dieu de l’ivresse, de l’extase, et accompagnées de satyres, elles personnifiaient les
esprits orgiaques de la nature. Dans une fièvre collective, au son de tambourins et
scandée par leurs cris, alliant, jusqu’à l’épuisement, la transe de la danse à la folie
meurtrière, elles déchiquetaient des animaux pour les manger crus et boire leur sang,
ou démembraient sauvagement les voyageurs. Dionysos, dieu des forces obscures, est
aussi dieu de la végétation arborescente et des cycles de régénérations. Il a pour attri-
buts tous les sucs vitaux : sève, sperme, lait, sang. Dès lors, au-delà de son déchaîne-
ment destructeur, thanatos, le corps des Ménades se fait siège du jaillissement de la vie,
éros, et de la révélation du sacré ; la danse sanguinaire devient danse transcendantale.
Autre danse du sang, aux origines évangéliques cette fois, celle de Salomé, prin-
cesse de Galilée, fille d’Hérodiade. Dans l’Évangile selon saint Marc, Jean-Baptiste
dénonce le mariage d’Hérodiade avec le roi Hérode Antipas, mariage interdit puisque
Hérode l’avait ravie à son frère Philippe. Jean-Baptiste lui avait dit : « Il ne t’est pas
permis d’avoir la femme de ton frère. » Irritée contre le prophète contrariant son des-
tin royal, Hérodiade complotait sa mort. À l’occasion d’un festin donné en l’honneur
de l’anniversaire d’Hérode, Hérodiade ordonne à sa fille Salomé, presque enfant
encore, de danser jusqu’à rendre le roi fou de désir et en obtenir ce qu’elle deman-
derait : la tête de Jean-Baptiste, tranchée et amenée sur un plat, ensuite apportée en
offrande par Salomé à sa mère.
68 PSYCHANALYSE n° 30
Le prophète de la danse s’il en est un, celui qui l’a située dans la sphère du
sublime en la désignant comme attribut nécessaire du divin, se nommerait Nietzsche
tel qu’il parle en la voix de Zarathoustra. Le philosophe Alain Badiou, dépliant, à par-
tir du texte de Nietzche, l’idée que celui-ci élève la danse à la dignité de métaphore de
la pensée, signe, dans son Petit manuel d’inesthétique, un développement révélant la
dimension la plus radieuse de la danse. Les signifiants du sublime s’y déploient d’un
bout à l’autre, telles les ailes de l’oiseau associé à la danse. « Zarathoustra déclare :
c’est parce que je hais l’esprit de pesanteur que je tiens de l’oiseau […] Zarathoustra
dit aussi : celui qui apprendra à voler donnera à la terre un nom nouveau. Il l’appel-
lera la légère 1. » La danse, qui est à la fois l’oiseau et l’envol, contient aussi, écrit Alain
Badiou, tout ce qui désigne l’enfant. « La danse est innocence, parce qu’elle est un
corps d’avant le corps 2. » Oubli de la pesanteur, commencement nouveau advenant
en chaque geste qui surgit comme s’il s’inventait lui-même, jeu affranchi de toute
mimique ou convenance sociales, « la danse absente radieusement le corps négatif, le
corps honteux 3 ». Le corps dansant étant celui qui jaillit hors du sol, il met l’élément
aérien au principe de la danse : « La danse suppose le souffle, la respiration de la terre
[…]. Pour Nietzsche, un tel corps […] échange intérieurement l’air et la terre 4. »
À partir de ce corps, réel, qui s’élève dans une mobilité fermement rattachée à
elle-même, qui génère l’expansion de son propre centre sans jamais s’en détacher, « la
danse indique pour Nietzsche la pensée verticale, la pensée tendue vers sa propre hau-
teur 5 ». De là, dit Alain Badiou, le plus important dans l’idée nietzschéenne de la
danse est la retenue, associée à ce qu’il appelle « un vertige exact » : « La danse est ce
qui, au-delà de la monstration des mouvements ou de la promptitude dans leurs des-
sins extérieurs, avère la force de leur retenue […] car l’impulsion qui n’est pas rete-
© Érès | Téléchargé le 03/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 77.199.61.252)
1. A. Badiou, « La danse comme métaphore de la pensée », dans Petit manuel d’inesthétique, Paris, Seuil,
1998, p. 91.
2. Ibid., p. 92.
3. Ibid.
4. Ibid., p. 94.
5. Ibid.
6. Ibid., p. 95.
7. Ibid., p. 96.
Psychanalyse 30.qxp 8/05/14 10:47 Page 69
pur, en dehors de toute mémoire empirique. Il n’y a pas d’autre moyen de garder ce
qui disparaît que de le garder éternellement 8 ».
Ainsi posée, la danse, ici prise dans son expression esthétique la plus achevée et la
plus pure (apollinienne, dirait Nietzsche), non seulement est une métaphore, féconde
d’un supplément de sens, mais aussi, pour tout danseur ou tout spectateur dans le
corps ou aux yeux duquel elle s’actualise, devient un acte, avec toute la portée de l’acte
au sens analytique : il s’y marque un avant et un après, où, à l’instar de l’interpréta-
tion, s’inscrit un irréversible effet de vérité. Cette vérité, cette révélation, concerne
l’éros tel qu’il s’incarne et parle, en mouvements, dans un corps humain : éros, si
sublimement manifesté soit-il, est fatalement porteur de son pendant de destruction
en puissance, thanatos, avec toute l’ambivalence portée par le signifiant « en puis-
© Érès | Téléchargé le 03/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 77.199.61.252)
8. Ibid., p. 107.
9. Ibid., p. 93.
10. Ibid.
Psychanalyse 30.qxp 8/05/14 10:47 Page 70
70 PSYCHANALYSE n° 30
sentiments, à mes sensations, mais tout cela est inexplicable. » Ces mots sont de George
Balanchine, le maître russe de Saint-Pétersbourg, pionnier de la danse aux États-Unis,
cofondateur du New York City Ballet, où il a jeté les bases du ballet néoclassique,
fondé sur sa profonde connaissance du ballet romantique.
11. M.-C. Pietragalla, La femme qui danse, Paris, Seuil, 2008, p. 93.
Psychanalyse 30.qxp 8/05/14 10:47 Page 71
ajoute : « J’avais envie de rôles où me perdre. » « Il n’y a pas que la fatigue physique
qui accable, précise Marie-Claude Pietragalla. L’investissement dans le personnage,
dans son histoire, pèse davantage. Je viens d’interpréter une femme qui a aimé,
pleuré, crié (même si le cri est muet) et je viens de mourir il y a quelques minutes.
J’ai dû aller jusqu’au plus profond de moi pour incarner ces émotions terribles, et sou-
vent elles ont résonné avec des situations que j’ai vécues réellement. Comment, après
cela, pourrais-je revenir à la vie réelle, comme si rien ne s’était passé 12 ? » L’ultime
réponse, ce qui porte et demeure, dit Marie-Claude Pietragalla, c’est la grâce, la grâce
corps et âme : « Le vrai jeu, c’est le don […]. C’est l’esprit qui prend le relais du corps
et le dépasse […] c’est pourquoi je suis non pas seulement une danseuse mais une
femme qui danse […] je crois que la grâce a quelque chose à voir avec l’inconscient 13. »
À l’autre extrême, celui d’un propos sur le sacré, Maurice Béjart nous livre sa
conception de la danse, prise en son expression scénique comme en son sacerdoce
quotidien : « La leçon quotidienne n’est pas une gymnastique mais une prise de
conscience. On entre au studio comme on entre au temple, à la mosquée, à l’église ou
à la synagogue, pour se retrouver, se relier, s’unifier 14. » C’est dans son célèbre Boléro,
magnifique représentation de l’extase collective et de l’orgasme dansé, portée par la
lancinante beauté de la partition de Ravel, qu’il nous semble voir l’œuvre paradig-
matique de ce souffle mystique et la figure la plus aboutie de l’art de la transe. Marie-
Claude Pietragalla a connu ces vingt minutes intensives de la soliste « totémique » et
72 PSYCHANALYSE n° 30
que se décline l’inévitable torture. Les propos respectifs des danseurs et des danseuses
sont, dans leur différence, éloquents quant au travail physique requis par la danse
pratiquée à un niveau professionnel. Pour l’homme, la silhouette doit rester longi-
ligne mais la masse musculaire nécessaire à la performance est esthétiquement inté-
grée ; les pieds, portant des chaussons souples, sont ancrés dans le sol et gardent les
appuis usuels ainsi que leur pleine surface d’appel pour les sauts. Dès lors, l’enjeu
consiste, pour le danseur, à façonner et entraîner son corps de sorte qu’il se trouve
apte à exécuter les différents mouvements du vocabulaire, non naturellement anato-
mique, de la danse (dont le célèbre en-dehors), à déployer la puissance nécessaire aux
portés de sa partenaire et à accomplir l’exploit de défier les lois de la pesanteur au
sein des enchaînements de figures propres aux solos masculins.
74 PSYCHANALYSE n° 30
étoile, appelle « mon amie la douleur », s’apprivoise, mais ne cesse jamais : « Inutile
de le cacher, la douleur fait partie du quotidien. C’est la condition normale, acceptée,
du métier […]. Étirer son corps chaque jour, le pousser sans cesse au-delà de ses limi-
tes, le soumettre à des épreuves insensées […]. Ces êtres-là sont assurément plus maso-
chistes que le commun des mortels 18. »
21. S. Freud, « Un enfant est battu », dans Névrose, psychose et perversion, op. cit., p. 239.
22. J. Lacan, « L’étourdit », dans Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 457.
23. S. Freud, « Un enfant est battu », op. cit., p. 235.
Psychanalyse 30.qxp 8/05/14 10:47 Page 76
76 PSYCHANALYSE n° 30
lequel il situe l’essence du masochisme. Ainsi défini, le masochisme est une position,
désignée de féminine en ce qu’elle amène le sujet à se faire traiter comme l’objet du
père, qui substitue une forme de jouissance à une autre, « être battue » à « être aimée »
(au sens génital). Dès lors, cette position féminine se spécifie avant tout d’être une
place dans le couple œdipien avec le père, et, par extension, une place dans le couple
sexuel, où l’homme est le sujet du désir et la femme son objet supposé complémen-
taire, ici sur le mode masochiste – place dont l’amour du père, puis celui de l’homme,
est l’ultime enjeu.
Dès lors que le masochisme féminin devient mascarade masochiste d’une femme
pour l’amour de l’Autre, il se voit offrir une étincelante issue dans la danse, au cœur
d’une relation à double face entre la danseuse étoile et le maître chorégraphe. Côté
24. C. Soler, Ce que Lacan disait des femmes, Paris, Éditions du Champ lacanien, 1997, p. 70.
25. J. Lacan, « Pour un congrès sur la sexualité féminine », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 731.
26. C. Soler, Ce que Lacan disait des femmes, op. cit., p. 75 et 76.
27. Ibid.
Psychanalyse 30.qxp 8/05/14 10:47 Page 77
Le masochisme féminin, tel qu’il trouve une expression, à la fois des plus cruel-
les (la torture du corps y est bien réelle) et des plus esthétiquement accomplies, dans
la danse pourrait donc se comprendre, en son fond, comme une version, ravageante
et sublime, de suppléance au rapport sexuel qu’il n’y a pas. C’est ce que condensent
sans doute, en une métaphore virtuose, les trente-deux fouettés du solo consacrant le
cygne noir : ayant payé le prix de souffrance pour son vœu, et à présent parée des plus
lumineux attributs de la danse comme des plumes obscures du cygne noir, la femme qui
danse, transcendant la malédiction de ne pouvoir être La femme, est l’étoile d’un homme.
« L’il n’y a pas de rapport sexuel n’implique pas qu’il n’y ait pas de rapport au
30
sexe », dit Lacan. L’énoncé, lumineux en ce qu’il formule le dire implicite de Freud,
78 PSYCHANALYSE n° 30
obscur en sa complexité et en ce qu’il révèle, pour les hommes et les femmes, d’une
malédiction dans le sexe, suppose qu’il comporte, dialectiquement, un versant de il y
a et un versant de il n’y a pas (nya, comme l’écrit Lacan dans « L’étourdit 31 »). Il y a,
pour chaque sujet (appelé parlêtre), un rapport au sexe, au sens où il « choisit » (choix
forcé par l’inconscient, qui parle) une identité sexuée, côté homme ou côté femme
– le terme de sexuation identifiant, en dernière analyse, l’homme et la femme par leur
mode de jouissance. Si « de rapport il n’y a qu’énoncé 32 », celui de Lacan – « il n’y a
pas de rapport sexuel » – indique, tout d’abord, que le rapport sexuel entre un homme
et une femme n’est pas énonçable, et désigne, par suite, un réel, compris au sens où
« la structure, c’est le réel qui se fait jour dans le langage 33 ». Ainsi, la structure spé-
cifique du « pas de rapport sexuel » veut dire que, dans la relation sexuelle elle-même,
et ce en dépit de l’amour et du désir, la jouissance, en tant que phallique, ne donne
accès à aucune jouissance de l’Autre.
Dans la danse elle-même, dont l’essence semble être l’art de nouer le duo des
corps et de faire surgir les plus sublimes représentations de l’amour, qu’y a-t-il ; que
n’y a-t-il pas ? Qu’est-ce qui noue un danseur et une danseuse, qui se trouvent aussi
être des sujets, dans cette figure élective du couple que constitue le pas de deux se pré-
sentant comme le sommet d’un ballet, en quelque sorte tel son graal, et que les étoiles,
hommes et femmes, presque toujours, ne dansent qu’entre elles ?
Dans les pas de deux dansés, il y a une rencontre des corps sexués, touchant sou-
vent aux figures les plus sensuelles et les plus parfaites de l’union, mais sans acte
sexuel, et sans que l’amour entre les deux partenaires soit requis. Marie-Claude
Pietragalla en dit ceci : « Un couple d’étoiles est éphémère. Il ne dure que le temps
d’un ballet. Pour réussir cette relation-là, il ne faut pas forcément s’aimer […]. Mais
un bon partenaire, c’est quelqu’un […] qui cherche l’osmose […]. Il ne s’agit pas de se
mettre chacun en valeur mais de former un couple uni que le public va percevoir
comme tel […]. C’est une question d’alchimie. Quelque chose se passe ou non 34. » Les
corps s’unissent, mais par autre chose que le désir et l’amour, dans une magie mysté-
rieuse dont la beauté de la chorégraphie ne suffit sans doute pas à rendre compte,
puisqu’elle n’opère pas pour tout couple d’interprètes – quelque chose doit engager
le sujet que de nombreux discours sur la danse situent du côté de l’âme.
Chez Maurice Béjart, la version, très physique, qu’il a donnée du Sacre du prin-
temps (1959) semble explorer la dualité de l’homme et de la femme, représentés
comme étant l’un et l’autre la moitié d’une même chose, ce que la chorégraphie
figure par l’exécution de mêmes gestes rituels, par les hommes d’abord, par les
femmes ensuite, puis, dans la troisième partie, ensemble. Pour ce maître, dont l’œuvre
est traversée par des concepts sacrés tels que la vie, la mort, la renaissance, le cycle, le
yin, le yang, l’union du couple paraît se faire par la polarité complémentaire du mas-
culin et du féminin et par la résolution quasi spirituelle de la dualité dans l’unité.
Cette forme de pas de deux repose sur l’alternance de la séparation, sur fond de mou-
vement semblable, puis de la fusion des corps, dans une complémentarité absolue pro-
cédant davantage de la réunion du même que de la rencontre de l’altérité, et lui don-
nant ce style androgyne marquant les silhouettes des danseurs comme leur gestuelle.
© Érès | Téléchargé le 03/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 77.199.61.252)
Pour Pierre Legendre, les variations dansées à deux se présentent comme « décou-
vrant la chorégraphie en tant que science du miroir : dans le pas de deux, il n’est pas
question des deux, mais de l’Un 35 ». L’Un de la fusion n’est pas sans évoquer la figure
de l’androgyne du Banquet de Platon, comme Pierre Legendre l’évoque lui-même :
« Le ballet excelle dans la litote du savoir-jouir à l’unisson et produit son style d’enla-
cement, jouxtant très souvent […] le soliloque mystique selon la marque dite du pur
amour […] cette métaphore est dans la ligne des propositions du Banquet, en rapport
avec le thème d’un enlacement total jusqu’à la mort 36. »
80 PSYCHANALYSE n° 30
Des deux textes que Mallarmé a consacrés à la danse, Alain Badiou extrait six
principes, dont il énonce ainsi le troisième : « l’omniprésence effacée des sexes ». « La
danse manifeste universellement qu’il y a deux positions sexuelles (dont “homme” et
“femme” sont les noms), et en même temps elle abstrait cette dualité 38. » Du côté de
la manifestation, et comme Mallarmé l’affirme, « toute la danse n’est que la mysté-
rieuse interprétation sacrée du baiser 39 ». Du côté de l’abstraction, et comme le for-
mule Alain Badiou, « la danse ne retient de la sexuation, du désir, de l’amour, qu’une
pure forme : celle qui organise la triplicité de la rencontre, de l’enlacement, et de la
séparation ». Ainsi, « ce qui est mis en jeu dans l’allusion omniprésente aux sexes est
la corrélation entre l’être et le disparaître 40 ». Pour Alain Badiou, l’omniprésence
idéale de la différence des sexes entre le danseur et la danseuse convoque la force créa-
trice de la disparition, la pureté d’une retenue intense, la nudité des concepts. Le
corps dansant étant ici conçu comme un corps-pensée, ce n’est pas les corps désirants
de l’homme et de la femme qui s’unissent, mais un principe de pensée subtile, dont
la sexuation n’est que le code.
L’union d’un homme et d’une femme procède également d’un autre ordre que
sexuel dans la théorie spirituelle présidant à l’Occident chrétien, selon laquelle le des-
© Érès | Téléchargé le 03/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 77.199.61.252)
37. D. Sibony, Le corps et sa danse, Paris, Seuil, coll. « Points », 1995, p. 13.
38. A. Badiou, « La danse comme métaphore de la pensée », op. cit., p. 102.
39. Ibid.
40. Ibid., p. 103.
41. P. Legendre, La passion d’être un autre, op. cit., p. 101.
42. Ibid., p. 138.
Psychanalyse 30.qxp 8/05/14 10:47 Page 81
selon laquelle l’âme est unie au corps, au sien propre et à celui de l’Autre. « Être une
étoile est une formule dans la lignée de métaphores voulant dire : je suis au ciel, au
lieu divin de l’amour selon le poème mystique 43. »
82 PSYCHANALYSE n° 30
toutes. La grande histoire centrale étant celle du non-rapport entre les sexes. Ce qui
n’empêche pas l’amour qui y supplée. Dansent-ils ensemble ? […] Souvent, en guise
d’étreinte, de rapprochement des corps, on voit une femme qui tombe, sans fin, et un
homme qui tente de la rattraper […] comme si la chute était inévitable. Cette danse
est aussi l’impuissance de l’homme. C’est la version de Pina. » Ainsi, que le pas de
deux mette en scène la sublime asymptote ou le ratage du deux, il est pris dans la
malédiction du sexe propre à l’être parlant et met en jeu la suppléance de l’amour.
Comment serrer de plus près cette question de l’amour dans la danse ? Qu’il y
ait un certain amour pour le partenaire paraît certain, quand il s’agit de celui qui sait
porter la danseuse sur les hauteurs de l’osmose des corps, par où elle accède au som-
met de sa propre jouissance de la Danse : le sublime, la grâce, l’apesanteur, l’ovation
du public. Ce sommet passe-t-il par les chemins de l’âme ? Toute la découverte freu-
dienne s’inscrit en faux contre l’idéologie de l’âme, puisque l’inconscient, conçu non
comme une substance mais comme structure langagière, ne saurait en être une ver-
sion nouvelle. Si l’on remarque simplement que l’extase est liée à l’extrême de la jouis-
sance accompagnant la réalisation du rêve de l’étoile, l’âme devient ici une métaphore
de l’être de désir. Daniel Sibony condense ces dimensions en une très belle formule :
« Dans cette légèreté dansée, le corps […] n’oublie pas le poids des choses […] mais il
ne porte pas le poids de celles qui ne relèvent pas de son être […] il peut jouir d’être
porté par l’Autre, et cela suffit à le rendre léger 46. » Faute de ce qu’il y ait une jouis-
sance de l’Autre (c’est-à-dire une jouissance du corps de l’Autre qui procéderait d’une
union parfaite dans le rapport sexuel), on peut être porté, transporté par Lui. L’amour
dans et pour la danse y conduit.
À partir d’une remarque de Colette Soler sur les modes de jouissance caractéri-
© Érès | Téléchargé le 03/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 77.199.61.252)
maintient la recherche du deux et la tension vers l’Autre, invente et offre sans cesse
en modèle une figure transcendée de l’amour.
84 PSYCHANALYSE n° 30
La question est complexe, voire sans limites, et elle pourrait faire l’objet d’un
texte qui lui soit entièrement dédié. Nous proposons donc simplement d’amorcer le
cheminement, en tentant de déplier la seule allusion de Lacan à la danse que nous
ayons trouvée. Celle-ci se trouve à la dernière page du séminaire Le sinthome : « Il faut
bien que vous réalisiez que ce que je vous ai dit des rapports de l’homme à son corps,
et qui tient tout entier dans le fait que l’homme dit que le corps, son corps, il l’a. Déjà
dire son, c’est dire qu’il le possède, comme un meuble, bien entendu. Ça n’a rien à
faire avec quoi que ce soit qui permette de définir strictement le sujet, lequel ne se
définit d’une façon correcte que de ce qu’il est représenté par un signifiant auprès
d’un autre signifiant. Ici, une remarque qui pourrait peut-être freiner un tout petit
peu ce qui fait gouffre dans ce qu’il nous est permis de serrer de la père-version par
l’usage du nœud borroméen. Il y a quelque chose dont on est tout à fait surpris que
ça ne serve pas plus le corps comme tel – c’est la danse. Ça permettrait d’écrire un
peu différemment le terme de condansation 48. »
48. J. Lacan, Le séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 154. C’est nous qui soulignons.
Psychanalyse 30.qxp 8/05/14 10:47 Page 85
qu’il y a plusieurs trous, qui sont autant de champs à enserrer (la jouissance phal-
lique, la jouissance de l’Autre barré et le sens, selon le schéma dit RSI 49).
Approcher la danse non par le corps, mais par une réécriture (qui est aussi une
substitution) du terme de condensation, en se passant, donc, de la métaphore, d’une
articulation signifiante, de la lettre inscrite sur le corps, revient à l’aborder en termes
de déformation du nœud. Le phénomène du corps dansant est déplacé vers un jeu bor-
roméen des trois consistances, alors qu’en chaque mode de serrage, de mise en ten-
sion du nœud, la jouissance est en question. La perspective, même opaque, d’aborder
la danse avec les quatre consistances faisant chaîne borroméenne nous paraît, en puis-
sance, plus parlante que de l’aborder par la rigidité du graphe, le nœud évoquant la
souplesse et l’élasticité, ce qui fait mieux monstration de la jouissance propre à la danse.
Ainsi la danse, pour être articulée dès l’origine avec le Nom-du-Père, se situe-
t-elle au-delà des phénomènes de corps. Que, devenue art, la danse n’ait cessé de s’ar-
ticuler à la Loi paraît peu contestable : dans le fait de requérir un corps selon la loi,
qui nomme en quoi consiste le corps d’une danseuse ; dans le fait de mettre en jeu les
limites de ce corps (la castration) et de son expression (cadrée par le vocabulaire et la
grammaire de la danse) ; dans le fait, enfin, de se faire langage, à savoir élaboration
de gestes conçus comme signifiants et lettre inscrite sur le corps.
« Freiner ce qui fait gouffre dans ce qu’il nous est permis de serrer de la père-
version », ce à quoi semble, dans la remarque de Lacan, répondre la danse, nous fait
poser que c’est la jouissance phallique, comme fonction de serrage des trois consistances
86 PSYCHANALYSE n° 30
du nœud, qui est en jeu dans la danse, en ceci, essentiellement, que le phallus est
introduit par le père mort. La fonction phallique, telle que Lacan la fait opérer dans
les formules de la sexuation, se présente, en effet, comme un autre abord de la fonc-
tion paternelle. Que Lacan, en écrivant un peu différemment condansation, passe du
registre, statique et rigoureux, de l’articulation (du réel au moyen du symbolique) à
celui, plus opaque, d’élucubration (sur le réel) semblerait induire que la danse est une
forme d’élucubration autour de la jouissance phallique. « Il n’y a pas de jouissance de
l’Autre » (du corps de l’Autre), rappelle Lacan liminairement 50, ce que nous avons déjà
développé comme voilé ou dévoilé par la danse. « Il y a la jouissance dite du phallus,
en tant qu’elle sort du rapport du symbolique avec le réel », continue-t-il. « La jouis-
sance dite phallique n’est certes pas en elle-même la jouissance pénienne » (à savoir du
pénis comme organe). « La jouissance pénienne advient au regard de l’imaginaire, c’est-
à-dire de la jouissance du double, de l’image spéculaire, de la jouissance du corps 51. »
Que Lacan ait souligné, dans sa remarque, que, la danse, « on est tout à fait sur-
pris que ça ne serve pas plus le corps comme tel » relève bien de cette distinction entre
la jouissance du corps, ici passée en position secondaire, et la jouissance phallique,
dont il s’agirait en dernier ressort dans la danse. « En revanche, la jouissance phallique
se situe à la conjonction du symbolique et du réel. Ceci, pour autant que chez le sujet
se supportant du parlêtre, qui est ce que je désigne comme étant l’inconscient, il y a
le pouvoir de conjoindre la parole et une certaine jouissance, celle dite du phallus 52. »
Cela nous conduit à esquisser ainsi ce qu’il en serait d’une solution, d’un
nouage, pour une femme qui danse : l’Autre jouissance, s’il arrive qu’elle se manifeste
pour une danseuse dans l’exercice de son art, semble, de structure dans la danse,
constamment adossée à la jouissance phallique. Cette Autre jouissance, ne pouvant
© Érès | Téléchargé le 03/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 77.199.61.252)
Qu’une femme danse seule ne suffit évidemment pas à conclure qu’elle en est le
support. Il s’agirait plutôt de déceler l’Autre jouissance dans ce qui fait la femme
absente à elle-même, dans une opacité dont elle ne peut (presque) rien dire. « J’avais
envie de rôles où me perdre […] je les ai vécus comme un exutoire à ma vie sentimen-
tale […]. Je me suis jetée dans la musique avec l’impression qu’elle fusait de ma danse
et la portait et qu’elle me transportait loin de mon corps », a dit Isabelle Ciaravola, en
des paroles que nous avons déjà partiellement citées. Y a-t-il là la trace d’une mysté-
rieuse extase conjointe à la puissante jouissance d’une maîtrise de l’envol ? « Il est
Remarquons, avec Freud, qu’une femme aspire au mariage, mais peut-être pas
tellement, comme il le croit et comme elle le croit aussi parfois, parce qu’elle aurait
besoin de protection ou se conformerait à une norme. Cela ne toucherait-il pas plutôt
à ce qui la spécifie comme femme, à cette Autre jouissance, qui, lorsqu’elle survient,
la transporte certes, mais aussi la livre, dans la solitude et le vertige, à l’Autre qu’elle
est alors, et d’abord pour elle-même ? Le mariage répond à l’appel de l’amour d’un
nom, pour accomplir le nouage de l’Autre non nommable, à l’Un d’élection.
Une femme aspire aussi à la danse, il suffit de l’écouter rêver, dès son plus jeune
âge, pour le serrer.