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Cygne blanc, cygne noir.

Le sublime et la destruction dans


la danse
Sabine Callegari
Dans Psychanalyse 2014/2 (n° 30), pages 63 à 87
Éditions Érès
ISSN 1770-0078
ISBN 9782749241487
DOI 10.3917/psy.030.0061
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Cygne blanc, cygne noir


Le sublime et la destruction dans la danse
Sabine CALLEGARI

Siegfried, jeune prince allemand nourri de lectures romantiques exaltant son


désir d’infini, fête sa majorité. Sa mère lui annonce que, lors du grand bal donné le
lendemain pour son anniversaire, il aura à choisir une épouse telle que le devoir et les
règles du mariage la lui prescrivent. Désespéré par la fatalité d’une union sans amour,
le prince Siegfried part, à la nuit tombée, dans la forêt. Une nuée de cygnes passent.
Siegfried épaule son arbalète, ajuste, puis suspend son geste : devant lui se tient une
magnifique jeune femme vêtue de plumes de cygne blanches. Transportés par l’amour
naissant, ils dansent ensemble. Siegfried apprend que cette jeune femme est la prin-
cesse Odette, captive du sort d’un redoutable sorcier, Von Rothbart : transformée en
cygne le jour, elle redevient femme la nuit. Le lac des Cygnes est l’eau des larmes ver-
sées par les parents de la princesse. Le seul moyen de briser le sort est que le Prince
lui oppose la puissance de l’amour et épouse Odette. Le lendemain au bal, après le
cortège des aspirantes aux fiançailles, survient le sorcier Rothbart, avec sa fille Odile,
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vêtue de noir, sosie d’Odette. Abusé par la ressemblance, Siegfried danse avec elle, lui
déclare son amour et annonce à la cour qu’il va l’épouser. Au moment où vont être
scellées les noces, la véritable Odette apparaît. Horrifié par sa méprise, Siegfried court
au lac des Cygnes. Selon les versions du livret, l’épilogue diffère. Dans celle de Noureev,
le drame est porté à son paroxysme : ayant déclaré son amour à Odile, le Prince, sans
le savoir, a condamné Odette à appartenir à Rothbart et à rester éternellement cygne.
Celui-ci l’emporte dans ses griffes sous le regard fou de douleur du Prince impuissant.

Le Lac des cygnes, ballet commandé à Tchaïkovski par l’intendant du Grand


Théâtre de Moscou ayant lui-même conçu le livret d’après une légende allemande, fut
chorégraphié, dans la première version intégrale de la partition, par le célèbre Marius
Petipa, et lancé sous cette forme magistrale en 1895 au théâtre Mariinsky, avant d’être
dansé sur toutes les scènes du monde. Il tient peut-être la fascination universelle qu’il
exerce des traits, manifestes comme latents, du rêve.

Sabine Callegari <sabine.callegari@orange.fr>


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Rêve pour Tchaïkovski qui a déclaré, dans une lettre à son ami Rimski-Korsakov,
« rêver depuis longtemps de [s’]essayer à ce genre de musique », offrant ainsi à la
danse le premier ballet créé par un compositeur symphonique. Expression incons-
ciente et sublimée, a-t-on dit, de l’homosexualité de Tchaïkovski, dont l’histoire a
retenu le rapport de malédiction qu’il entretenait avec celle-ci, et qu’il aurait exprimé
en cette œuvre conçue comme un rêve d’amours féminines interdites avec la figure
chaste du cygne blanc (dont, à un deuxième niveau d’interprétation, il faudrait peut-
être souligner le caractère androgyne, puisque c’est la forme d’un cygne que prit Zeus,
dans la mythologie grecque, pour séduire Léda, l’épouse du roi de Sparte ; d’ailleurs,
c’est par des hommes que le chorégraphe contemporain Matthew Bourne a fait dan-
ser sa version du Lac des cygnes).

Rêve dans la vision du ballet que signe Rudolf Noureev, en 1984, pour l’Opéra
de Paris, en laquelle quelques commentateurs éclairés (dont Charles Jude) ont vu une
« dimension plus complexe, plus introspective », une résonance psychanalytique.
Noureev exprime en ces termes son interprétation du livret : « Le Lac des Cygnes est
pour moi une longue rêverie du prince Siegfried […]. C’est lui qui, pour échapper au
destin qu’on lui prépare, fait entrer dans sa vie la vision du lac, cet “ailleurs” auquel
il aspire. Un amour idéalisé naît dans sa tête avec l’interdit qu’il représente. Le cygne
blanc est la femme intouchable, le cygne noir en est le miroir inversé. Aussi, quand le
rêve s’évanouit, la raison du prince ne saurait y survivre. »

Rêve, enfin, pour toutes les ballerines du monde, cherchant la consécration tech-
nique, dont les célèbres « trente-deux fouettés » à exécuter en solo sur scène sont l’em-
blème, et cette consécration plus intérieure, plus obscure, inhérente à l’exploit d’in-
carner à la fois le cygne blanc et le cygne noir. Cette double nature du féminin – la
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pure et la maléfique – déjà touchée par Noureev dans le subtil jeu de miroirs identitai-
res introduit dans le développement de ses personnages, est le propos même du film
contemporain Black Swan, qui le redouble d’un autre rapport spéculaire, entre la
danseuse et la femme, entre son rôle et elle-même, jusqu’à l’inexorable dédoublement
de la folie.

À travers le chef-d’œuvre que constitue Le Lac des cygnes, considéré comme un


sommet d’achèvement dans l’histoire de la danse (non circonscrite au répertoire clas-
sique puisque des chorégraphes contemporains ont continué à en proposer leur lec-
ture : John Neumeier en 1976, Matthew Bourne en 1995, Stephan Thoss en 2004…),
la danse se fait allégorie, voire métaphore, aux multiples effets de sens.

Dans l’une de ses rares allusions à la danse, saisie dans sa dimension originaire
de rite totémique pour les sociétés primitives ou de célébration dionysiaque en sa
source hellène, Freud y a vu « la forme fondamentale de l’orgie » et en a repéré la
valeur orgasmique. Freud a donc pris la danse à partir du sexuel, impliquant la dualité
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Freud a montré (...) comment les pulsions de vie (Éros) et les pulsions de mort (Thanatos) peuvent fonctionner de
façon autonome ou, au contraire, converger vers un même objet et se mélanger intimement dans des proportions
variables (Sill.Psychol.1980, s.v. pulsion).
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d’éros et de thanatos. « La danse ne peut pas ne pas se souvenir qu’elle est née rituel »,
a dit Maurice Béjart. Mais dès lors que la danse est devenue art, il y a eu mise en scène
d’éros et de thanatos : le sublime et les confins de la jouissance noués à l’obscur et à
la destruction ; cygne blanc, cygne noir, mais dans une dualité dont le sublime serait
l’éternel aboutissement.

Dans l’art de la danse, éros et thanatos s’articulent à la fois côté scène et côté
coulisses. En coulisses, règne la discipline quotidienne de la danse, ce travail impla-
cable du corps qui, s’il n’était esthétisé et mu par le désir (éros), serait de la torture
(thanatos). « Il est très rare de ne pas avoir mal quelque part. La danse maltraite le
corps, elle le triture, le torture » ; ces mots sont de Sylvie Guillem, ancienne danseuse
étoile de l’Opéra de Paris, et considérée comme l’artiste aux possibilités corporelles
les plus prodigieuses de l’histoire de la danse. Dès lors, ce versant de souffrance
extrême, inéliminable même chez les danseuses les plus douées, interroge ce qui per-
met de le supporter, et ouvre à l’hypothèse d’un masochisme inhérent à la danse au
féminin, dont les célèbres « trente-deux fouettés » du Lac des cygnes seraient un aveu,
magnifiquement porté par l’ambiguïté du signifiant.

Contrairement à la transe primitive ou rituelle conduisant d’abord à une jouis-


sance solitaire (même si l’orgie la suit), la danse devenue art, et plus encore à partir
du ballet romantique, instaure le pas de deux comme moment culminant de l’œuvre
chorégraphique, au point que chaque ballet, classique mais aussi contemporain, tend
à être représenté par lui : on parle du « grand pas de deux » de Don Quichotte, du
« pas de deux de l’Oiseau bleu » dans La Belle au bois dormant, du pas de deux de
l’acte III du Lac des cygnes (là où le prince danse avec le cygne noir, dont la fascina-
tion qu’il exerce s’exprime notamment au moyen des vertigineux « trente-deux fouet-
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tés » tournants exécutés sur pointes) et, pour citer une référence contemporaine, du
« baiser volant » dans Le parc d’Angelin Preljocaj. Le pas de deux, auquel Marius
Petipa a donné une structure mettant en valeur autant la danseuse que le danseur,
cherche à représenter la rencontre des corps et l’amour du couple, dans sa dimension
poétique, sublime, voire extatique, aussi bien que tragique et parfois impossible. Cette
intention de la danse est à mettre en regard de l’énoncé articulé par Lacan, ce dit à
la fois lumineux et obscur, selon lequel « il n’y a pas de rapport sexuel ». À cette malé-
diction dans le Sexe, que peut avoir à répondre le pas de deux dans la danse ?

Là où l’homme et la femme ne peuvent parfaitement s’unir, là où l’altérité se


révèle dissymétrie, la nature, Autre, du féminin est engagée. Cygne blanc, cygne noir :
le clivage originaire ouvrant à la faille du féminin est représenté, mais recouvert tout
aussi bien, quand une femme est pensée comme l’un ou l’autre. La psychanalyse a,
elle aussi, son cygne blanc-cygne noir inaugural : Anna O., la patiente, finalement
abandonnée, de Joseph Breuer. L’impressionnant clivage dont elle fait montre pose à
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Freud une énigme au féminin : Anna la diurne, malade du deuil de son père, triste et
angoissée, figure d’une femme séduisante, intelligente, fidèle à l’amour paternel ; et
Anna la nocturne, somnambule absente à elle-même, sombre et hallucinée, inconnue
de la première, figure Autre. Il a fallu toute l’intelligence, la persévérance et le cou-
rage éthique de Freud pour ne pas classer le cas sous l’égide, facile, de la folie, et pour
donner toute son importance épistémique au fait que, lorsque Anna l’obscure parle
sous hypnose, Anna la diurne voit disparaître ses symptômes. Les points de pacifica-
tion, d’adossement l’une à l’Autre existent donc, au nom d’un nouage complexe et
mystérieux dont l’énigme, restée, de son propre aveu, irrésolue pour Freud, a été lon-
guement explorée et éclairée par Lacan. C’est à partir de cet éclairage que nous posons
cette ultime question : pourquoi une femme aspire-t-elle, parfois si ardemment, à la
danse ? Y pressent-elle une solution pour nouer, à quelque chose d’articulable, l’Autre
qu’elle est pour elle-même et pour le monde des hommes ?

Variations en duo d’éros et thanatos

La danse parle. Dès lors que l’on admet, à la suite de Lacan, qu’un signifiant
peut être un phonème, un mot, un bout de phrase, une phrase entière ou un geste, la
danse parle et l’enchaînement élaboré de ses mouvements constitue un discours, où
ce sont les gestes qui ont la parole. De cette parole, elle fait un usage à la fois originel
et sublimé, puisque nous posons que le génie de la danse consiste à mettre en scène,
en art, la dualité d’éros et de thanatos se trouvant au principe de toute existence
humaine et parfois y faisant rage.

Plusieurs visions de la danse semblent s’opposer, dans l’histoire tout d’abord,


depuis la danse comme extase primitive jusqu’à l’œuvre maîtrisée de la danse devenue
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art et spectacle vivant ; dans le style ensuite, avec d’un côté la virtuosité éthérée que
la grammaire classique met au service de l’expression des sentiments, de l’autre la
liberté et la singularité de mouvement propres à chaque corps explorées par la danse
contemporaine. Ces oppositions se retrouvent dans les discours tenus sur la danse,
scindés entre les voix qui, d’une part, mettent l’accent sur le transcendant, au sommet
desquelles sans doute celle de Nietzsche – « je ne pourrais croire qu’en un Dieu qui
saurait danser » –, et celles qui, d’autre part, exaltent ou dénoncent le maudit, dans
la lignée de la scolastique médiévale, reprise des Pères de l’Église (en référence,
notamment, à Ambroise et Augustin), mettant en rapport la danse et la luxure, dans
des traités déployant tout autant les fantasmes et la fascination liés à la femme diabo-
lique que la doctrine des interdits supposés la conjurer (par exemple, Sermon ancien
sur les danses déshonnêtes, bibliothèque du Vatican). Pourtant, que l’on entre dans la
danse par son versant sublime ou par son versant obscur, il nous apparaît que le
nouage des deux surgit de chacune de ses formes, et de chacun des discours qu’elle
déploie ou inspire.
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Partons des origines orgiaques mentionnées par Freud, celles qui renvoient au
totem primitif et celles de la Grèce antique où le culte dionysiaque s’incarnait dans le
corps féminin, lors de ces rituels initiatiques qu’était, entre autres, la transe des
Ménades (du grec ancien mainomai, délirer, entrer en fureur). Possédées par Dionysos,
dieu de l’ivresse, de l’extase, et accompagnées de satyres, elles personnifiaient les
esprits orgiaques de la nature. Dans une fièvre collective, au son de tambourins et
scandée par leurs cris, alliant, jusqu’à l’épuisement, la transe de la danse à la folie
meurtrière, elles déchiquetaient des animaux pour les manger crus et boire leur sang,
ou démembraient sauvagement les voyageurs. Dionysos, dieu des forces obscures, est
aussi dieu de la végétation arborescente et des cycles de régénérations. Il a pour attri-
buts tous les sucs vitaux : sève, sperme, lait, sang. Dès lors, au-delà de son déchaîne-
ment destructeur, thanatos, le corps des Ménades se fait siège du jaillissement de la vie,
éros, et de la révélation du sacré ; la danse sanguinaire devient danse transcendantale.

Autre danse du sang, aux origines évangéliques cette fois, celle de Salomé, prin-
cesse de Galilée, fille d’Hérodiade. Dans l’Évangile selon saint Marc, Jean-Baptiste
dénonce le mariage d’Hérodiade avec le roi Hérode Antipas, mariage interdit puisque
Hérode l’avait ravie à son frère Philippe. Jean-Baptiste lui avait dit : « Il ne t’est pas
permis d’avoir la femme de ton frère. » Irritée contre le prophète contrariant son des-
tin royal, Hérodiade complotait sa mort. À l’occasion d’un festin donné en l’honneur
de l’anniversaire d’Hérode, Hérodiade ordonne à sa fille Salomé, presque enfant
encore, de danser jusqu’à rendre le roi fou de désir et en obtenir ce qu’elle deman-
derait : la tête de Jean-Baptiste, tranchée et amenée sur un plat, ensuite apportée en
offrande par Salomé à sa mère.

De Salomé, l’histoire n’a retenu au premier chef ni la virginité, ni la sinistre


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manipulation maternelle dont elle fut l’objet, mais le paradigme d’une danse de la
séduction, appelant le regard de l’homme sur un acte sexuel en quelque sorte annoncé
par la danse, ici déliée de toute relation au sacré ; danse dangereuse dans le pouvoir
qu’elle détient d’inciter au mal, d’ébranler le politique, de détourner le droit de vie et
de mort. Pourtant, qu’il s’agisse de la figure mythique de Salomé ou, dans la même
veine séductrice maudite, de celle d’Esmeralda – la gitane de 16 ans qui, dans le
roman Notre-Dame de Paris de Victor Hugo, jette l’archidiacre Frollo dans les affres
d’un désir qui causera sa perte –, ce sont la jeunesse et l’innocence qui s’adonnent à
la danse, à ce qu’Aristote, parlant de l’art de la musique comme de la danse dans La
poétique, appelait « une joie inoffensive ». Inoffensive au sens, présent, où ce n’est pas
la femme, chaste victime sacrificielle dans les deux cas, qui se fait l’agent de l’offen-
sive ou de l’offense, mais la danse elle-même, en laquelle est actif tout ce que la psy-
chanalyse sait tourner autour de la séduction : fantasmes, scène primitive, pulsion,
jouissance ; art de capturer le désir et violence destructrice de la jouissance ; éros et
thanatos enlacés.
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Le prophète de la danse s’il en est un, celui qui l’a située dans la sphère du
sublime en la désignant comme attribut nécessaire du divin, se nommerait Nietzsche
tel qu’il parle en la voix de Zarathoustra. Le philosophe Alain Badiou, dépliant, à par-
tir du texte de Nietzche, l’idée que celui-ci élève la danse à la dignité de métaphore de
la pensée, signe, dans son Petit manuel d’inesthétique, un développement révélant la
dimension la plus radieuse de la danse. Les signifiants du sublime s’y déploient d’un
bout à l’autre, telles les ailes de l’oiseau associé à la danse. « Zarathoustra déclare :
c’est parce que je hais l’esprit de pesanteur que je tiens de l’oiseau […] Zarathoustra
dit aussi : celui qui apprendra à voler donnera à la terre un nom nouveau. Il l’appel-
lera la légère 1. » La danse, qui est à la fois l’oiseau et l’envol, contient aussi, écrit Alain
Badiou, tout ce qui désigne l’enfant. « La danse est innocence, parce qu’elle est un
corps d’avant le corps 2. » Oubli de la pesanteur, commencement nouveau advenant
en chaque geste qui surgit comme s’il s’inventait lui-même, jeu affranchi de toute
mimique ou convenance sociales, « la danse absente radieusement le corps négatif, le
corps honteux 3 ». Le corps dansant étant celui qui jaillit hors du sol, il met l’élément
aérien au principe de la danse : « La danse suppose le souffle, la respiration de la terre
[…]. Pour Nietzsche, un tel corps […] échange intérieurement l’air et la terre 4. »

À partir de ce corps, réel, qui s’élève dans une mobilité fermement rattachée à
elle-même, qui génère l’expansion de son propre centre sans jamais s’en détacher, « la
danse indique pour Nietzsche la pensée verticale, la pensée tendue vers sa propre hau-
teur 5 ». De là, dit Alain Badiou, le plus important dans l’idée nietzschéenne de la
danse est la retenue, associée à ce qu’il appelle « un vertige exact » : « La danse est ce
qui, au-delà de la monstration des mouvements ou de la promptitude dans leurs des-
sins extérieurs, avère la force de leur retenue […] car l’impulsion qui n’est pas rete-
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nue, la sollicitation corporelle aussitôt obéie et manifeste, Nietzsche appelle cela la
vulgarité 6. » La danse est ici le contraire de l’énergie sauvage du corps, à l’opposé de
l’extase primitive. « La danse métaphorise la pensée légère et subtile 7 », en une per-
pétuelle dialectique du vertige et de l’exactitude, en une précision retenue qui libère
l’infini. Dans sa dimension d’art absolument éphémère, dans l’évanouissement du
geste ayant à peine eu lieu, « la danse détient la plus forte charge d’éternité », car,
« lorsqu’un regard fulgurant s’empare d’un évanouissement, il ne peut que le garder

1. A. Badiou, « La danse comme métaphore de la pensée », dans Petit manuel d’inesthétique, Paris, Seuil,
1998, p. 91.
2. Ibid., p. 92.
3. Ibid.
4. Ibid., p. 94.
5. Ibid.
6. Ibid., p. 95.
7. Ibid., p. 96.
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pur, en dehors de toute mémoire empirique. Il n’y a pas d’autre moyen de garder ce
qui disparaît que de le garder éternellement 8 ».

Légèreté, innocence, souffle, hauteur, subtilité, infini, éternité… Il semblerait,


chez Nietzsche, qu’éros sublimé danse en solo entre les lignes. Pourtant, nous ne
sommes pas dans une conception univoque, purement éthérée de la danse, ni dans
une sublimation radicale de ce qu’Alain Badiou appelle l’impulsion ou la sollicitation
corporelles. La force de la retenue suppose, dialectiquement et synchroniquement, la
force présente de la pulsion. Dans la danse comme métaphore de la pensée, dans la
série métonymique, en apparence candide, de l’oiseau, de l’enfant, de l’air, il y a le
surgissement d’une puissance, d’une violence, d’une rage même, puisque, cité par
Alain Badiou, Zarathoustra dit de lui-même qu’il a « des pieds de danseur enragé 9 ».
Dès lors, la danse est à la fois l’un des termes de la série des signifiants du sublime,
elle est ce qui les condense tous, et elle en est la violente traversée. « La danse figure
la traversée en puissance de l’innocence. Elle manifeste la virulence secrète de ce qui
apparaît comme fontaine, oiseau, enfance 10. »

Ainsi posée, la danse, ici prise dans son expression esthétique la plus achevée et la
plus pure (apollinienne, dirait Nietzsche), non seulement est une métaphore, féconde
d’un supplément de sens, mais aussi, pour tout danseur ou tout spectateur dans le
corps ou aux yeux duquel elle s’actualise, devient un acte, avec toute la portée de l’acte
au sens analytique : il s’y marque un avant et un après, où, à l’instar de l’interpréta-
tion, s’inscrit un irréversible effet de vérité. Cette vérité, cette révélation, concerne
l’éros tel qu’il s’incarne et parle, en mouvements, dans un corps humain : éros, si
sublimement manifesté soit-il, est fatalement porteur de son pendant de destruction
en puissance, thanatos, avec toute l’ambivalence portée par le signifiant « en puis-
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sance », à savoir en force et en retenue. La grandeur, singulière, de la danse est sans
doute d’en soutenir les deux termes, pour qu’au-dessus de la barre – barre de la méta-
phore, barre de travail du danseur, barre haute mise par l’exigence folle à laquelle il
consent – la beauté se meuve et demeure.

Comment l’histoire de la danse met-elle cette dialectique en œuvre(s), comment


sublime
= éros+ chorégraphie-t-elle ce duo d’éros et de thanatos qui aboutit toujours à l’émergence du
thanatos sublime ? Sans doute pas dans une pensée maîtrisée, voire une intellectualisation de
(?)
la danse, qui viendrait couper le souffle sacré d’un art que, avec celui de la musique,
Aristote a désigné comme le plus mystérieux. « Je ne suis pas un cerveau […]. La plu-
part des chorégraphes d’aujourd’hui se posent en intellectuels. Ils croient s’inspirer
de Freud, de Jung. Moi, je suis moi-même. J’essaie de trouver des équivalences à mes

8. Ibid., p. 107.
9. Ibid., p. 93.
10. Ibid.
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sentiments, à mes sensations, mais tout cela est inexplicable. » Ces mots sont de George
Balanchine, le maître russe de Saint-Pétersbourg, pionnier de la danse aux États-Unis,
cofondateur du New York City Ballet, où il a jeté les bases du ballet néoclassique,
fondé sur sa profonde connaissance du ballet romantique.

Dans la danse classique et néoclassique, la mise en scène d’éros et de thanatos


est d’emblée portée par la force dramatique du récit, celui qui conte ces héroïnes de
l’amour dansant leur désir et leur perte : Giselle, que le serment de fidélité trompeur
d’Albrecht conduit à la folie et à la mort, puis à cette forme de fantôme diaphane flot-
tant au sortir de sa tombe ; la Dame aux camélias, qui sacrifie sa félicité avec Armand
pour l’honneur de celui-ci et agonise dans une fin pathétique ; Manon, prise dans la
passion dévorante de l’étudiant Des Grieux et ne survivant pas à la déchéance et aux
fièvres ; Tatiana, qui vacille dans le déchirement d’un renoncement, celui de son
amour pour Onéguine, l’amant noir ; Juliette agonisante que l’on voit s’effondrer sur
le corps de Roméo ; et Odette, la chaste princesse du Lac des cygnes, d’abord promise
à la délivrance par la conjuration de l’amour, puis rejetée dans la malédiction initiale,
jusqu’à la mythique agonie finale intitulée du puissant signifiant « la mort du cygne »,
dont nul n’ignore que, là où le cygne blanc devient éternel, c’est une femme qui meurt.

En parallèle, voire en miroir, de ce que nous pouvons appeler « le discours du


ballet » – porté par cette tradition classique appelant autant la virtuosité technique
que l’intensité d’interprétation –, c’est dans leur chair et leur âme que les danseuses
vivent la dialectique de la destruction et du sublime, à travers le combat corporel de
la souffrance et de la grâce, à travers la lutte intérieure du désir et du désespoir appar-
tenant à chaque personnage mais auquel elles prêtent constamment les leurs. « Par-
fois, je connais des moments de grâce, lorsque je maîtrise un bref instant une suspen-
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sion, un équilibre improbable […]. J’éprouve une sensation euphorique, très éphémère,
le sentiment d’être en apesanteur, comme si le temps était suspendu. C’est une recher-
che de l’équilibre dans tous les sens du mot : physique, mental, presque spirituel, et
donc la quête d’un instant, forcément instable et fugitif, la réalisation de ce désir fou
que nourrissent tous les danseurs : celui de se transformer brièvement en oiseau 11 » ;
ainsi s’exprime Marie-Claude Pietragalla, dans un livre intitulé La femme qui danse.

Au cours d’un entretien donné au journal Le figaro le 3 mars 2014, tandis


qu’elle préparait ses adieux à la scène trois semaines plus tard dans le ballet Onéguine,
la danseuse étoile Isabelle Ciaravola dit, du sublime et de l’obscur : « Je me suis jetée
dans la musique avec l’impression qu’elle fusait de ma danse et la portait, et qu’elle
me transportait loin de mon corps » ; puis, à propos de La Dame aux camélias et
d’autres ballets dramatiques l’ayant conduite à la consécration comme étoile, elle

11. M.-C. Pietragalla, La femme qui danse, Paris, Seuil, 2008, p. 93.
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Cygne blanc, cygne noir. Le sublime et la destruction dans la danse 71

ajoute : « J’avais envie de rôles où me perdre. » « Il n’y a pas que la fatigue physique
qui accable, précise Marie-Claude Pietragalla. L’investissement dans le personnage,
dans son histoire, pèse davantage. Je viens d’interpréter une femme qui a aimé,
pleuré, crié (même si le cri est muet) et je viens de mourir il y a quelques minutes.
J’ai dû aller jusqu’au plus profond de moi pour incarner ces émotions terribles, et sou-
vent elles ont résonné avec des situations que j’ai vécues réellement. Comment, après
cela, pourrais-je revenir à la vie réelle, comme si rien ne s’était passé 12 ? » L’ultime
réponse, ce qui porte et demeure, dit Marie-Claude Pietragalla, c’est la grâce, la grâce
corps et âme : « Le vrai jeu, c’est le don […]. C’est l’esprit qui prend le relais du corps
et le dépasse […] c’est pourquoi je suis non pas seulement une danseuse mais une
femme qui danse […] je crois que la grâce a quelque chose à voir avec l’inconscient 13. »

Dans la danse contemporaine, dont l’écriture chorégraphique s’affranchit de la


structure, narrative comme gestuelle, ordonnançant l’esthétique classique, éros et tha-
natos se mêlent, s’empoignent même parfois, dans un corps à corps pouvant dévoiler
les extrêmes, la volupté de la chair comme son martyre, l’extase comme la profana-
tion. À l’extrême de la profanation, peut-être : le chorégraphe Jan Fabre fonde son tra-
vail sur les éléments les plus intimes inhérents au réel du corps et transgresse les
tabous du représentable sur scène. Dans son ballet Je suis sang, conte médiéval recréé
spécialement pour la cour du palais des Papes au festival d’Avignon de 2001, des
mariées blafardes, à demi nues, tordues par des mouvements désarticulés et des cris
suraigus, soulèvent leur robe pour exhiber des culottes tachées de sang. Horreur
manifeste d’un avilissement du corps et d’une jouissance indécente dont la vue est,
pour le spectateur, à la limite du supportable. Pourtant, c’est la puissance originelle
de vie et de mort détenue par l’animalité du féminin que cherche à exalter le propos
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de Jan Fabre (ainsi expliqué par lui-même), autant qu’une beauté et une liberté
retrouvées au-delà d’une nécessaire déconstruction de tous les stéréotypes sociaux
imposés au corps. Par la profanation, le sacré est appelé à ressurgir.

À l’autre extrême, celui d’un propos sur le sacré, Maurice Béjart nous livre sa
conception de la danse, prise en son expression scénique comme en son sacerdoce
quotidien : « La leçon quotidienne n’est pas une gymnastique mais une prise de
conscience. On entre au studio comme on entre au temple, à la mosquée, à l’église ou
à la synagogue, pour se retrouver, se relier, s’unifier 14. » C’est dans son célèbre Boléro,
magnifique représentation de l’extase collective et de l’orgasme dansé, portée par la
lancinante beauté de la partition de Ravel, qu’il nous semble voir l’œuvre paradig-
matique de ce souffle mystique et la figure la plus aboutie de l’art de la transe. Marie-
Claude Pietragalla a connu ces vingt minutes intensives de la soliste « totémique » et

12. Ibid., p. 129.


13. Ibid., p. 115.
14. Cité par M.-C. Pietragalla, ibid., p. 97.
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72 PSYCHANALYSE n° 30

soutenu l’épreuve physique d’un rôle initialement destiné à un danseur homme ;


« expérience unique, quasi sexuelle », dit-elle. « Seule sur la table, animée par les mou-
vements qui vont crescendo, on se trouve au centre du monde, donnée véritablement
en sacrifice sur cet autel. On est le catalyseur de toutes les énergies qui se dévelop-
pent, comme un soleil qui renvoie ses rayons. Et puis, cette musique qui monte,
monte ; les hommes qui se lèvent tour à tour et viennent se fondre dans la pulsation
collective […]. Il y a dans ce ballet une force inouïe, un feu dévorant qui nous emporte
tout entier 15. » Éros primitif « agalmatisé » à l’extrême, pulsion sexuelle archaïque qui
danse au bord du cannibalisme de la jouissance.

Comment conclure ce voyage chorégraphique sans évoquer Michael Jackson,


celui dont le corps a incarné, à en mourir, le duel enragé du maudit et du transcen-
dant, celui qui, jusqu’au génie, a sublimé ce duel dans la danse, y laissant une
empreinte que consacrent aujourd’hui les plus grands ? Black or white, Smooth cri-
minal… titrent ses chansons et ses clips, comme autant d’annonces de la dualité fatale.
D’un côté, le corps réel de Michael Jackson, corps angélique de l’enfance devenu
corps obscur de l’âge d’homme ; corps fétichisé dans la virilité comme pour ne pas se
morceler dans son impensable ; corps pour lequel le sexe semble présentifier une
force obsédante et persécutrice, que le sujet aurait tenté de conjurer par une entre-
prise de transformation, d’asexuation menée jusqu’à l’horreur d’une presque cadavé-
risation. De l’autre côté, le corps, miraculeux, du danseur, surgissant chaque fois que
Michael Jackson, même décharné et exsangue, se mettait en mouvement ; corps inven-
teur du « moonwalk », défiant la pesanteur en un mouvement lunaire, suspendu dans
le temps par une fluidité de gestes frôlant sans cesse la magie ; corps où ont pris nais-
sance, telle une possession, les saccades robotiques d’une gestuelle nouvelle, enchaî-
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nées dans une virtuosité et une précision telles qu’il semblait en émerger un corps
réunifié. « Fred Astaire […] Mikhaïl Barychnikov […]. Dans cette filiation, j’inscrirais
Michael Jackson : au-delà de ses dérives et de ses délires de transformation physique,
il est lui aussi un danseur d’exception ; sa gestuelle révèle une fluidité du mouvement
telle que la vibration se poursuit même dans les arrêts 16. » Vibration du sublime trans-
cendant l’enfer. L’hommage est de Marie-Claude Pietragalla. Il nous paraît pouvoir
s’étendre, en puissance, à tout homme, toute femme – qui (transcen)danse.

Pas fouettés et masochisme de la danseuse

Il y a la danse au masculin, et la danse au féminin. Sur scène, versant du récit


porté par la chorégraphie, ce sont essentiellement les héroïnes qu’affectent mille
désirs et mille morts. Sur le versant de la discipline du corps, c’est aussi au féminin

15. Ibid., p. 121.


16. Ibid., p. 56.
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Cygne blanc, cygne noir. Le sublime et la destruction dans la danse 73

que se décline l’inévitable torture. Les propos respectifs des danseurs et des danseuses
sont, dans leur différence, éloquents quant au travail physique requis par la danse
pratiquée à un niveau professionnel. Pour l’homme, la silhouette doit rester longi-
ligne mais la masse musculaire nécessaire à la performance est esthétiquement inté-
grée ; les pieds, portant des chaussons souples, sont ancrés dans le sol et gardent les
appuis usuels ainsi que leur pleine surface d’appel pour les sauts. Dès lors, l’enjeu
consiste, pour le danseur, à façonner et entraîner son corps de sorte qu’il se trouve
apte à exécuter les différents mouvements du vocabulaire, non naturellement anato-
mique, de la danse (dont le célèbre en-dehors), à déployer la puissance nécessaire aux
portés de sa partenaire et à accomplir l’exploit de défier les lois de la pesanteur au
sein des enchaînements de figures propres aux solos masculins.

Il y a indéniablement une célébration de la force masculine inhérente au ballet


– même si la légèreté et la grâce requises du danseur peuvent sembler le féminiser –
si bien que « faire l’homme » dans la danse relève d’une certaine parade virile. La riva-
lité athlétique « entre mâles », de même que la terminologie du dépassement sportif
n’y manquent pas. « Lorsque je danse, je ne cherche à surpasser personne d’autre que
moi », a dit Mikhaïl Barychnikov. Cela n’exclut en rien la dimension essentielle de
l’interprétation masculine, en particulier chez cet artiste exceptionnel, dont la puis-
sance intérieure et la présence scénique sont telles qu’il est à même – fait rare dans
la danse – d’exprimer une émotion en chaque geste et d’animer chaque mouvement.
Pourtant, il fut d’abord mis en lumière, dans le cénacle du ballet classique russe, pour
la pureté de sa technique, et notamment un placement parfait joint à une énergie phy-
sique digne d’un athlète de haut niveau, lui permettant d’exécuter d’époustouflantes
séries de sauts et ses célèbres onze pirouettes enchaînées, emblématiques d’une « parade
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virile » indépassée.

Dans les propos féminins en revanche, ce n’est pas le surpassement dans la


démonstration scénique, mais l’invisible combat contre la douleur qui se trouve au
premier rang de l’exploit ; la douleur comme prix d’une opération permanente sur le
corps consistant à le remodeler pour la danse. Des femmes, il est exigé un corps dont
la minceur préadolescente, aussi gracile qu’endurante à l’effort, constitue un défi aux
lois comme aux cycles de la nature. Les articulations, celles des hanches condition-
nant la souplesse des jambes, celles du pied appelé à soutenir l’érection sur pointes,
sont forcées à l’extrême. Marie-Claude Pietragalla se souvient de son apprentissage :
« La seconde partie du cours est un cauchemar […] on y va au forcing, on m’appuie
sur les jambes pour m’ouvrir davantage. Le pied dans la main, travailler le coup de
pied, tirer sur les articulations… Le soir, je pleure et supplie ma mère de ne pas me
renvoyer sur ce lieu de torture 17. » La torture, celle que Pietragalla, devenue danseuse

17. Ibid., p. 21.


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74 PSYCHANALYSE n° 30

étoile, appelle « mon amie la douleur », s’apprivoise, mais ne cesse jamais : « Inutile
de le cacher, la douleur fait partie du quotidien. C’est la condition normale, acceptée,
du métier […]. Étirer son corps chaque jour, le pousser sans cesse au-delà de ses limi-
tes, le soumettre à des épreuves insensées […]. Ces êtres-là sont assurément plus maso-
chistes que le commun des mortels 18. »

« Masochisme féminin », défini par Freud, qui le distingue en cela du maso-


chisme érogène ou moral, comme « expression de l’être de la femme 19 » : la question,
si controversée dans le monde de la psychanalyse et au sein même des différentes lec-
tures faites des thèses freudiennes, est posée. Celle-ci s’insère dans l’interrogation
ultime à laquelle Freud est resté suspendu : « Que veut la femme ? » Elle veut souffrir,
semble-t-il avoir répondu en certaines formulations, notamment au sein de ses deux
textes « Un enfant est battu » (1919) et « Le problème économique du masochisme »
(1924) ; thèse qui ne consisterait pas seulement à dire qu’il existe des femmes maso-
chistes, mais que le désir féminin serait essentiellement d’essence masochiste. Jouir
de sa propre douleur, l’exhiber même, en actes et en discours, se faire le martyr de
l’Autre, ici en ses différentes figures telles qu’elles se manifestent dans le monde de la
danse : est-ce bien, en son fond, ce que veut la femme qui danse, ou y a-t-il là quelque
chose du préjugé « monstrueux », selon son propre terme, dont Lacan a cherché à
dégager l’élaboration freudienne et donc l’approche du désir féminin lui-même ?

L’humiliation, dans la danse, est davantage qu’une pratique : un style. Le maître,


la jeune ballerine, les autres enfants spectateurs ; la baguette, l’élection par les coups,
l’amour pour leur auteur. Tous les acteurs et les éléments du scenario Un enfant est
battu sont en place. Marie-Claude Pietragalla se souvient : « J’ai eu la chance de faire
cet apprentissage avec Daniel Franck. Il m’a tout appris […]. Physiquement, j’ai souf-
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fert : il appuyait sur le grand écart, sur les ouvertures. […] Combien de fois j’ai pris
des coups de canne sur les omoplates, sur les épaules, pour me redresser, pour mieux
tendre le pied […] Les petits rats […] Le film était moins romanesque que je l’avais
imaginé. Il ne restait plus que la discipline, le travail, et la rivalité entre élèves, omni-
présente […]. Être meilleure que les autres […]. Très vite la danse est devenue le seul
but de ma vie. Je me suis prise au jeu […]. Certes, certaines choses n’étaient pas néces-
saires, les coups de canne, par exemple […] crier sur les élèves ou les humilier 20. »

Rappelons brièvement que le noyau du fantasme fondamental, tel qu’il se pré-


sente dans la phrase « je suis battu(e) par le père », a été mis au jour par Freud au
terme d’une construction en trois temps, articulée comme suit pour les cas féminins

18. Ibid., p. 94.


19. S. Freud, « Le problème économique du masochisme », dans Névrose, psychose et perversion, Paris,
PUF, 1973, p. 289.
20. M.-C. Pietragalla, La femme qui danse, op. cit., p. 24.
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au sein desquels Freud avait recueilli l’expression de scènes de fustigation enfantine.


Phase 1 : « Le père bat l’enfant (haï par moi) » ; c’est un autre enfant auquel le père
me préfère, battre l’autre enfant constituant alors un témoignage, jouissif, d’amour
électif du père pour moi. Cette phase nous apprend que, dans le masochisme ici évo-
qué, c’est de l’amour de l’Autre qu’il est question, et non d’une relation réflexive du
sujet avec lui-même via la douleur. Phase 2, demeurant inconsciente, mais pouvant
faire l’objet d’une reconstruction dans la cure : « Je suis battu(e) par le père. » Nous
reviendrons plus longuement sur cette phase, en laquelle se situe le substrat du rapport
fondamental de l’être féminin au masochisme. Phase 3, refoulée mais pouvant devenir
consciente : « Un enfant est battu (alors spécifié comme enfant masculin). » Ainsi, la
fille change de sexe entre la deuxième et la troisième phase, dans laquelle elle se repré-
sente, fantasmatiquement, en garçon. « Elle se fantasme en homme, sans devenir elle-
même virilement active, et n’assiste plus qu’en spectateur à l’acte […] 21 », dit Freud.

De là, émerge une observation nous paraissant spécifier singulièrement la danse,


double en tant qu’elle offre un terrain privilégié d’expression, et même, oserons-nous dire,
sens de réalisation, pour ledit fantasme fondamental : tout se passe, dans l’apprentissage
: du geste
mais aussi de la danse classique et ses rites de fustigation, comme si les petites filles voulaient
du soi (?) être traitées comme des garçons ; comme si, donc, l’enjeu de subtilisation phallique y
était particulièrement investi. Comment nier, en effet, que certains attributs, phy-
siques et moraux, de la danseuse – la minceur androgyne de son corps, les pointes où
le pied est fermement érigé, l’endurance à l’effort et au mal, l’obstination soutenant,
malgré l’humiliation, le rapport au maître auquel prouver son mérite, la compétition
pour la virtuosité technique… – évoquent irrésistiblement le précieux « organe passé
au signifiant 22 ».
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« Je suis battue par le père. » Cette phase révèle, dit Freud, que le fantasme de
fustigation, en son noyau fondamental, tel qu’il est issu du refoulement originaire fai-
sant suite au trauma de la prise de conscience de la différence des sexes, se déduit de
la liaison incestueuse au père. Révélation d’autant plus lourde de conséquences qu’elle
est la même pour les deux sexes, c’est-à-dire ramenée par Freud à la même formulation,
au sein de ses cas féminins aussi bien que masculins. Le fantasme étant à compren-
dre comme réponse à la question de la position sexuelle – suis-je un homme ou une
femme ? –, le fantasme de séduction de la petite fille (je suis violée par le père) et le
fantasme fondamental se trouvent confrontés. « Le fantasme inconscient de la phase
intermédiaire avait originairement une signification génitale, il est issu par refoule-
ment et régression du souhait incestueux d’être aimée par le père 23. » Refoulement et
régression, précise Freud, signalant là un changement réel dans l’inconscient, en

21. S. Freud, « Un enfant est battu », dans Névrose, psychose et perversion, op. cit., p. 239.
22. J. Lacan, « L’étourdit », dans Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 457.
23. S. Freud, « Un enfant est battu », op. cit., p. 235.
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76 PSYCHANALYSE n° 30

lequel il situe l’essence du masochisme. Ainsi défini, le masochisme est une position,
désignée de féminine en ce qu’elle amène le sujet à se faire traiter comme l’objet du
père, qui substitue une forme de jouissance à une autre, « être battue » à « être aimée »
(au sens génital). Dès lors, cette position féminine se spécifie avant tout d’être une
place dans le couple œdipien avec le père, et, par extension, une place dans le couple
sexuel, où l’homme est le sujet du désir et la femme son objet supposé complémen-
taire, ici sur le mode masochiste – place dont l’amour du père, puis celui de l’homme,
est l’ultime enjeu.

Colette Soler, mettant en question le masochisme féminin au sein de son ouvrage


Ce que Lacan disait des femmes, porte l’accent sur cette distinction entre d’une part
ce que nous nommons une « position subjective », qui éclairerait le problème de la
féminité, et d’autre part ce dont il s’agit dans la position féminine masochiste du fan-
tasme fondamental, à savoir un mode de désir et de jouissance dans la relation sexuelle.
« L’insistance de Freud à souligner le lien du fantasme masochiste avec le désir œdi-
pien, l’identification fortement affirmée de l’autre qui frappe avec le père […] indique
clairement qu’il explore là une des versions du couple sexuel 24. » Aspirer à être bat-
tue pour l’amour du père ne dit certes pas le dernier mot de ce que veut une femme
comme sujet du désir, mais assurément que ce qu’elle veut, elle le cherche par les voies
de l’amour, en s’attachant à remplir les conditions du désir de l’homme. « Peut-on se
fier à ce que la perversion masochiste doit à l’invention masculine, pour conclure que
le masochisme de la femme est un fantasme du désir de l’homme 25 ? », écrit Lacan
dans un passage du texte « Pour un congrès sur la sexualité féminine » éloquemment
intitulé « Méconnaissances et préjugés ». Cette clé que propose Lacan du masochisme
féminin peut alors se déplier ainsi : la femme fantasme que l’homme veut la battre et
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que, y consentant, en ses concessions sans limite pouvant toucher aux traits les plus
extrêmes de la souffrance, elle sera son élue dans l’amour. Distinguant à nouveau le
sujet masochiste, qui « se veut objet rabaissé, cultive l’apparence du rebut, fait le
déchet », du sujet féminin, qui « au contraire s’habille du brillant phallique pour être
l’objet agalmatique 26 », Colette Soler précise son abord de la question : « L’objet agal-
matique qui captive le désir ne tient son pouvoir que du manque qu’il inclut. Ce fait
de structure est au fondement de ce que l’on pourrait bien appeler une mascarade
masochiste 27. »

Dès lors que le masochisme féminin devient mascarade masochiste d’une femme
pour l’amour de l’Autre, il se voit offrir une étincelante issue dans la danse, au cœur
d’une relation à double face entre la danseuse étoile et le maître chorégraphe. Côté

24. C. Soler, Ce que Lacan disait des femmes, Paris, Éditions du Champ lacanien, 1997, p. 70.
25. J. Lacan, « Pour un congrès sur la sexualité féminine », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 731.
26. C. Soler, Ce que Lacan disait des femmes, op. cit., p. 75 et 76.
27. Ibid.
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Cygne blanc, cygne noir. Le sublime et la destruction dans la danse 77

coulisses, au cœur de la discipline du corps requise pour la danse, la mascarade maso-


chiste fait ostentation du manque et de la douleur : la danseuse, pauvre petite fille
exhibant un corps torturé et des pieds en sang (métonymie du manque phallique) est
battue par la canne du maître (signifiant du phallus paternel). Sur scène, la masca-
rade déploie sa magie de dissimulation du manque, jouant du beau pour le recouvrir ;
elle révèle ce à quoi la danseuse a conditionné ses sacrifices et ce dans quoi son désir
est nécessairement représenté : incarner l’objet en sa face agalmatique la plus scin-
tillante, l’élue du maître, aux yeux de tous.

Le masochisme féminin, tel qu’il trouve une expression, à la fois des plus cruel-
les (la torture du corps y est bien réelle) et des plus esthétiquement accomplies, dans
la danse pourrait donc se comprendre, en son fond, comme une version, ravageante
et sublime, de suppléance au rapport sexuel qu’il n’y a pas. C’est ce que condensent
sans doute, en une métaphore virtuose, les trente-deux fouettés du solo consacrant le
cygne noir : ayant payé le prix de souffrance pour son vœu, et à présent parée des plus
lumineux attributs de la danse comme des plumes obscures du cygne noir, la femme qui
danse, transcendant la malédiction de ne pouvoir être La femme, est l’étoile d’un homme.

Laissons la parole de Marie-Claude Pietragalla donner chair à notre lecture. « La


carrière d’une ballerine tient à son obstination, à sa force de caractère […] mais aussi
au goût des chorégraphes 28. » En effet, c’est Rudolf Noureev lui-même qui l’a élue à
la dignité de soliste, mettant ainsi fin à six ans de stagnation au sein du corps de bal-
let. « Le rapport que le chorégraphe entretient avec sa ballerine reflète la manière
dont il considère les femmes. George Balanchine créait ses ballets pour mettre les
femmes en valeur. Son amour pour elles lui inspirait un style magnifique, tout en flui-
dité et en musicalité, tendu vers la recherche de l’esthétique et de l’harmonie […].
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Certains chorégraphes peuvent faire preuve d’une grande perversité […] se servir de
la vie privée des interprètes […] dans une relation quasi-masochiste. » « Noureev est
totalement imprévisible. Il se met en colère […] lance tout ce qui lui tombe sous la
main en hurlant […]. Il a peur des femmes. Avec elles, il entre dans un rapport de
force. » « D’autres nous propulsent dans un autre monde […]. Le Sacre de Nijinski, le
Boléro de Maurice Béjart […] sont de véritables voyages extatiques 29. » Le sacre, com-
ment mieux dire ce que veut une femme qui danse.

Pas de deux : la danse invente une figure de l’amour

« L’il n’y a pas de rapport sexuel n’implique pas qu’il n’y ait pas de rapport au
30
sexe », dit Lacan. L’énoncé, lumineux en ce qu’il formule le dire implicite de Freud,

28. M.-C. Pietragalla, La femme qui danse, op. cit., p. 36.


29. Ibid., p. 75, 44 et 119.
30. J. Lacan, « L’étourdit », op. cit., p. 464.
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78 PSYCHANALYSE n° 30

obscur en sa complexité et en ce qu’il révèle, pour les hommes et les femmes, d’une
malédiction dans le sexe, suppose qu’il comporte, dialectiquement, un versant de il y
a et un versant de il n’y a pas (nya, comme l’écrit Lacan dans « L’étourdit 31 »). Il y a,
pour chaque sujet (appelé parlêtre), un rapport au sexe, au sens où il « choisit » (choix
forcé par l’inconscient, qui parle) une identité sexuée, côté homme ou côté femme
– le terme de sexuation identifiant, en dernière analyse, l’homme et la femme par leur
mode de jouissance. Si « de rapport il n’y a qu’énoncé 32 », celui de Lacan – « il n’y a
pas de rapport sexuel » – indique, tout d’abord, que le rapport sexuel entre un homme
et une femme n’est pas énonçable, et désigne, par suite, un réel, compris au sens où
« la structure, c’est le réel qui se fait jour dans le langage 33 ». Ainsi, la structure spé-
cifique du « pas de rapport sexuel » veut dire que, dans la relation sexuelle elle-même,
et ce en dépit de l’amour et du désir, la jouissance, en tant que phallique, ne donne
accès à aucune jouissance de l’Autre.

Dans le registre du il y a : il y a le désir, il y a l’amour, et il y a une jouissance


respective d’un homme et d’une femme dans la relation sexuelle ; jouissance identi-
fiée, côté homme, comme phallique, et côté femme comme Autre ou supplémentaire
à la jouissance phallique, une femme étant partagée entre l’une et l’autre. Dans le
registre du il n’y a pas : le rapport sexuel entre un homme et une femme ne peut pas
s’écrire ; il n’y a pas de rapport harmonique des deux jouissances sexuelles ; aucune
jouissance, directe et immanquable, du corps de l’Autre, comme altérité, n’est pos-
sible. Dès lors, entre le rapport sexuel qu’il n’y a pas et le « faire l’amour » qu’il y a,
ce qui répond du mystère du corps à corps sexué entre les hommes et les femmes pro-
cède de l’inconscient lui-même, de l’ordre phallique donc (puisque tout ce qui est de
l’ordre du savoir s’élabore avec le phallus). Lacan dira alors que l’homme fait l’amour
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avec son inconscient, ou encore que, pour un homme, une femme est un symptôme,
et que celle-ci peut y consentir, ce qui laisse entrevoir la possibilité de nouer les deux
jouissances. Quand à la rencontre des corps vient s’ajouter le rapport de sujet à sujet
qu’est l’amour, celui-ci constitue l’un des noms de ce nouage. De là, les « tenants du
désir » et les « appelants du sexe » peuvent danser le pas de deux du couple et penser
unir leur destin.

Dans la danse elle-même, dont l’essence semble être l’art de nouer le duo des
corps et de faire surgir les plus sublimes représentations de l’amour, qu’y a-t-il ; que
n’y a-t-il pas ? Qu’est-ce qui noue un danseur et une danseuse, qui se trouvent aussi
être des sujets, dans cette figure élective du couple que constitue le pas de deux se pré-
sentant comme le sommet d’un ballet, en quelque sorte tel son graal, et que les étoiles,
hommes et femmes, presque toujours, ne dansent qu’entre elles ?

31. Ibid., p. 455.


32. Ibid.
33. Ibid., p. 476.
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Cygne blanc, cygne noir. Le sublime et la destruction dans la danse 79

Dans les pas de deux dansés, il y a une rencontre des corps sexués, touchant sou-
vent aux figures les plus sensuelles et les plus parfaites de l’union, mais sans acte
sexuel, et sans que l’amour entre les deux partenaires soit requis. Marie-Claude
Pietragalla en dit ceci : « Un couple d’étoiles est éphémère. Il ne dure que le temps
d’un ballet. Pour réussir cette relation-là, il ne faut pas forcément s’aimer […]. Mais
un bon partenaire, c’est quelqu’un […] qui cherche l’osmose […]. Il ne s’agit pas de se
mettre chacun en valeur mais de former un couple uni que le public va percevoir
comme tel […]. C’est une question d’alchimie. Quelque chose se passe ou non 34. » Les
corps s’unissent, mais par autre chose que le désir et l’amour, dans une magie mysté-
rieuse dont la beauté de la chorégraphie ne suffit sans doute pas à rendre compte,
puisqu’elle n’opère pas pour tout couple d’interprètes – quelque chose doit engager
le sujet que de nombreux discours sur la danse situent du côté de l’âme.

Chez Maurice Béjart, la version, très physique, qu’il a donnée du Sacre du prin-
temps (1959) semble explorer la dualité de l’homme et de la femme, représentés
comme étant l’un et l’autre la moitié d’une même chose, ce que la chorégraphie
figure par l’exécution de mêmes gestes rituels, par les hommes d’abord, par les
femmes ensuite, puis, dans la troisième partie, ensemble. Pour ce maître, dont l’œuvre
est traversée par des concepts sacrés tels que la vie, la mort, la renaissance, le cycle, le
yin, le yang, l’union du couple paraît se faire par la polarité complémentaire du mas-
culin et du féminin et par la résolution quasi spirituelle de la dualité dans l’unité.
Cette forme de pas de deux repose sur l’alternance de la séparation, sur fond de mou-
vement semblable, puis de la fusion des corps, dans une complémentarité absolue pro-
cédant davantage de la réunion du même que de la rencontre de l’altérité, et lui don-
nant ce style androgyne marquant les silhouettes des danseurs comme leur gestuelle.
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Un autre duo, particulièrement poétique, de Maurice Béjart, chorégraphié sur la voix
de Brel, « Quand on n’a que l’amour », nous paraît en présenter aussi une émouvante
incarnation.

Pour Pierre Legendre, les variations dansées à deux se présentent comme « décou-
vrant la chorégraphie en tant que science du miroir : dans le pas de deux, il n’est pas
question des deux, mais de l’Un 35 ». L’Un de la fusion n’est pas sans évoquer la figure
de l’androgyne du Banquet de Platon, comme Pierre Legendre l’évoque lui-même :
« Le ballet excelle dans la litote du savoir-jouir à l’unisson et produit son style d’enla-
cement, jouxtant très souvent […] le soliloque mystique selon la marque dite du pur
amour […] cette métaphore est dans la ligne des propositions du Banquet, en rapport
avec le thème d’un enlacement total jusqu’à la mort 36. »

34. M.-C. Pietragalla, La femme qui danse, op. cit., p. 58.


35. P. Legendre, La passion d’être un autre, Paris, Seuil, 1978, p. 202.
36. Ibid., p. 255.
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80 PSYCHANALYSE n° 30

Du côté de la danse classique et néoclassique, en revanche, le pas de deux figure


explicitement le rendez-vous amoureux entre un homme et une femme, entre deux
identités sexuées distinctes et codées comme telles, deux corps désirants dont il
orchestre constamment la conjonction et la disjonction, dans un jeu de distances et de
leur abolition, de va-et-vient suspendu entre manque et plénitude, où, comme l’écrit
Daniel Sibony, « la danse semble une approche du corps aimé quand on ne veut ni
l’absorber ni s’y noyer 37 ».

Des deux textes que Mallarmé a consacrés à la danse, Alain Badiou extrait six
principes, dont il énonce ainsi le troisième : « l’omniprésence effacée des sexes ». « La
danse manifeste universellement qu’il y a deux positions sexuelles (dont “homme” et
“femme” sont les noms), et en même temps elle abstrait cette dualité 38. » Du côté de
la manifestation, et comme Mallarmé l’affirme, « toute la danse n’est que la mysté-
rieuse interprétation sacrée du baiser 39 ». Du côté de l’abstraction, et comme le for-
mule Alain Badiou, « la danse ne retient de la sexuation, du désir, de l’amour, qu’une
pure forme : celle qui organise la triplicité de la rencontre, de l’enlacement, et de la
séparation ». Ainsi, « ce qui est mis en jeu dans l’allusion omniprésente aux sexes est
la corrélation entre l’être et le disparaître 40 ». Pour Alain Badiou, l’omniprésence
idéale de la différence des sexes entre le danseur et la danseuse convoque la force créa-
trice de la disparition, la pureté d’une retenue intense, la nudité des concepts. Le
corps dansant étant ici conçu comme un corps-pensée, ce n’est pas les corps désirants
de l’homme et de la femme qui s’unissent, mais un principe de pensée subtile, dont
la sexuation n’est que le code.

L’union d’un homme et d’une femme procède également d’un autre ordre que
sexuel dans la théorie spirituelle présidant à l’Occident chrétien, selon laquelle le des-
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tin du corps est ailleurs qu’en l’espace terrestre, celui-ci constituant alors le lieu où
« le corps attend d’être l’Autre, c’est-à-dire d’accéder au lieu céleste où se réalisera le
désir d’amour avec un corps autre, jouissance pure dont l’Autre divin assure la garan-
tie 41 ». Pierre Legendre en conclut que « la danse nous tire vers une délivrance, au
lieu mythique du désir 42 ». Dès lors, nous pouvons dire que la danse, comme pro-
duction esthétique offrant forme montrable à nos croyances, serait ce par quoi notre
âme, mystérieuse doublure du corps, se donnerait à voir. La danse soutiendrait notre
certitude mythologique – et peut-être scientifique tout aussi bien – que pour avoir
une âme, il faut avoir un corps ; elle soutiendrait aussi l’énonciation fantasmatique

37. D. Sibony, Le corps et sa danse, Paris, Seuil, coll. « Points », 1995, p. 13.
38. A. Badiou, « La danse comme métaphore de la pensée », op. cit., p. 102.
39. Ibid.
40. Ibid., p. 103.
41. P. Legendre, La passion d’être un autre, op. cit., p. 101.
42. Ibid., p. 138.
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Cygne blanc, cygne noir. Le sublime et la destruction dans la danse 81

selon laquelle l’âme est unie au corps, au sien propre et à celui de l’Autre. « Être une
étoile est une formule dans la lignée de métaphores voulant dire : je suis au ciel, au
lieu divin de l’amour selon le poème mystique 43. »

Marie-Claude Pietragalla met également au principe de l’âme l’union, si singu-


lière, si subjective, si sexuée aussi, entre une danseuse et son partenaire – que consti-
tue le pas de deux. « Les interprètes y mettent une part d’eux-mêmes […]. Le vrai jeu,
c’est le don […]. C’est l’âme que le public doit voir, et non pas seulement les mouve-
ments bien faits 44. » Pietragalla se souvient de ses partenaires les plus alchimiques,
des pas de deux les plus prenants. De Patrick Dupond elle dit : « […] personnalité géné-
reuse, hors normes […] nous avons partagé beaucoup d’émotions sur scène ». À Nicolas
Le Riche, elle adresse une admiration pour l’artiste derrière laquelle se dessine l’hom-
mage de la femme à l’homme : « Il se donne […], se met tout le temps en danger. Il
est capable de se jeter avec vous dans le vide sans appréhension, avec une force quasi-
animale. » Quant au pas de deux de Don Quichotte, celui qui l’a portée au sacre
d’étoile, il semble constituer, pour Marie-Claude Pietragalla, un hymne au il y a :
« Dans les bras de Kader Belarbi, son partenaire, merveilleux danseur étoile, elle vole,
la danseuse […] devant le trou noir de la salle, elle oublie tout. Elle n’est plus Pietra,
danseuse à l’Opéra. Elle est Kitri […] qui décolle dans le grand pas de deux final du
mariage. Le rideau tombe. La salle explose […]. Je me sens comme une accidentée
après le choc, dans un état d’apesanteur, je ne dispose plus de toutes mes facultés. Ce
qui se passe autour de moi me semble irréel, comme dans un rêve 45. »

Dans le discours de Pietragalla, un glissement, ou plutôt un dépassement s’opère


de la jouissance de l’osmose avec son partenaire à ce que l’on devine comme une jouis-
sance suprême : celle de la Danse. Peut-être cela révèle-t-il ce dont il s’agit dans le pas
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de deux : la chorégraphie est là pour suggérer qu’il y a un deux s’approchant asymp-
totiquement d’un il y a du rapport sexuel ; elle est là, dans le même temps, pour voi-
ler ce fait de structure qu’il n’y a pas de jouissance de l’Autre. En cela, dans cette fonc-
tion de voile et de suppléance, la danse est homothétique à l’amour.

À l’inverse de soutenir l’illusion du deux ou d’en voiler l’impossible, il existe, au


sein de la danse contemporaine, un style chorégraphique faisant art du ratage. Un
article du psychanalyste Daniel Pasqualin, titré « Pina. L’a-danse du non-rapport, à
corps perdu », en témoigne en ces termes : « Ici, le mouvement […] s’exprime souvent
entre la violence et le désir […]. La maladresse d’un corps qui se déhanche et l’émo-
tion qui s’en dégage quand il veut se rapprocher d’un autre corps. De quoi parle en
fait la danse-théâtre de Pina Bausch […]. Elle ne raconte aucune histoire et les raconte

43. Ibid., p. 182.


44. M.-C. Pietragalla, La femme qui danse, op. cit., p. 115.
45. Ibid., p. 51.
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82 PSYCHANALYSE n° 30

toutes. La grande histoire centrale étant celle du non-rapport entre les sexes. Ce qui
n’empêche pas l’amour qui y supplée. Dansent-ils ensemble ? […] Souvent, en guise
d’étreinte, de rapprochement des corps, on voit une femme qui tombe, sans fin, et un
homme qui tente de la rattraper […] comme si la chute était inévitable. Cette danse
est aussi l’impuissance de l’homme. C’est la version de Pina. » Ainsi, que le pas de
deux mette en scène la sublime asymptote ou le ratage du deux, il est pris dans la
malédiction du sexe propre à l’être parlant et met en jeu la suppléance de l’amour.

Comment serrer de plus près cette question de l’amour dans la danse ? Qu’il y
ait un certain amour pour le partenaire paraît certain, quand il s’agit de celui qui sait
porter la danseuse sur les hauteurs de l’osmose des corps, par où elle accède au som-
met de sa propre jouissance de la Danse : le sublime, la grâce, l’apesanteur, l’ovation
du public. Ce sommet passe-t-il par les chemins de l’âme ? Toute la découverte freu-
dienne s’inscrit en faux contre l’idéologie de l’âme, puisque l’inconscient, conçu non
comme une substance mais comme structure langagière, ne saurait en être une ver-
sion nouvelle. Si l’on remarque simplement que l’extase est liée à l’extrême de la jouis-
sance accompagnant la réalisation du rêve de l’étoile, l’âme devient ici une métaphore
de l’être de désir. Daniel Sibony condense ces dimensions en une très belle formule :
« Dans cette légèreté dansée, le corps […] n’oublie pas le poids des choses […] mais il
ne porte pas le poids de celles qui ne relèvent pas de son être […] il peut jouir d’être
porté par l’Autre, et cela suffit à le rendre léger 46. » Faute de ce qu’il y ait une jouis-
sance de l’Autre (c’est-à-dire une jouissance du corps de l’Autre qui procéderait d’une
union parfaite dans le rapport sexuel), on peut être porté, transporté par Lui. L’amour
dans et pour la danse y conduit.

À partir d’une remarque de Colette Soler sur les modes de jouissance caractéri-
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sant notre temps, nous ajouterons que, à l’inverse de ce qui y questionne la destruc-
tion, la danse construit quelque chose pour la subjectivité contemporaine. Colette
Soler écrit : « Tout se passe comme si le siècle avait pris leçon de la perversion géné-
ralisée […] chacun jouit de son inconscient et de ses fantasmes […] la jouissance
sexuelle se revendique comme un droit. Ce nouveau cynisme se redouble encore du
fait que les paradigmes de l’amour, élaborés en d’autres temps, n’ont plus cours. Ni la
philia grecque, ni le modèle courtois, ni l’amour divin des mystiques, ni la passion
classique, ne captivent plus nos jouissances, ne nous laissant désormais que des
amours sans modèles, construites comme le symptôme et auxquelles président seuls,
en leurs conjugaisons aléatoires, les contingences des rencontres et les automatons de
l’inconscient 47. » Nous pensons que la danse, dans l’éthique du sujet qu’elle requiert,
en ce qu’elle voile de beauté l’impasse structurale du sexe et parce que sa réponse

46. D. Sibony, Le corps et sa danse, op. cit., p. 75.


47. C. Soler, Ce que Lacan disait des femmes, op. cit., p. 174.
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Cygne blanc, cygne noir. Le sublime et la destruction dans la danse 83

maintient la recherche du deux et la tension vers l’Autre, invente et offre sans cesse
en modèle une figure transcendée de l’amour.

Citons un extrait d’un entretien conjoint, donné, en mars 2014, au moment du


lancement de leur nouveau spectacle, Monsieur et Madame rêve, par Marie-Claude
Pietragalla et Julien Derouault, partenaires de création et de scène, mari et femme
dans la vie. En seize magnifiques tableaux, associant danse, théâtre et illusion (grâce
à la technologie 3D), « le couple traverse le temps, réinvente son histoire, et se mesure
au réel ». Pietragalla dit : « On voulait que les deux personnages représentent le couple
dans son aspect universel. Ils paraissent semblables mais ont […] une identité propre. »
Son mari complète : « Nous sommes comme le yin et le yang, quand l’un est dans une
énergie, l’autre va chercher l’inverse […]. Avec Pietra, on se dit des choses très puis-
santes sur scène avec nos corps, que nous ne pourrions pas nous dire avec des mots. »
Monsieur et Madame dansent et nous font rêver l’amour.

Une femme danse avec les nœuds

Cygne blanc, cygne noir, ce mythe appartenant au discours de la danse donne


une représentation de la faille primordiale du féminin, cette double nature scindée
entre la bienfaisante et la maléfique, que la culture a imaginarisée sous de multiples
formes. Par exemple dans la cosmogonie d’Hésiode, règnent d’un côté Gaïa, la Terre,
qui s’unit à Ouranos, le ciel couronné d’étoiles, pour peupler le monde, et de l’autre
côté Nyx, la Nuit, issue du chaos primordial, à laquelle Ouranos, s’endormant, s’aban-
donne sans méfiance, ce qui permet son émasculation. Gaïa fut adorée des Grecs pri-
mitifs comme la puissante déesse mère, à l’origine de toutes choses. Nyx engendra
seule de nombreuses divinités, toutes en lignée avec l’obscur : Moïra, la destinée ;
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Moros, le sort ; Hypnos, le sommeil ; Némésis, la vengeance ; Styx, le fleuve des Enfers ;
Thanatos, la mort elle-même... Entreprise commune à toutes les représentations
mythiques de l’histoire, cliver le féminin en deux entités antagonistes et séparées, par
opposition au masculin qui est Tout, revient à masquer ou recouvrir la faille, car
poser que la femme est l’une ou l’autre de ces entités, ou encore que l’une l’emporte
sur l’autre, revient à dire que la question de la nature du féminin est tranchée, soit
en passant au deux dont est choisi un seul terme, soit en rabattant l’un sur l’autre, ce
qui la réunifie au sens de l’Un phallique et nie que le propre de la faille est précisé-
ment d’être ouverte, non décidée.

Ouverte à des solutions singulières, car non définitivement décidée, ne signifie


pas béante ou livrée aux tourments de la folie. Chaque femme s’arrime, se noue quel-
que part à un socle, à sa terre, en gardant entrouverte une porte vers sa nuit. Du côté
de cette nuit, du continent noir, comme Freud, en soupirant, a appelé la femme, c’est
la question de la féminité, de la jouissance féminine comme Autre, qui se pose : « Was
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84 PSYCHANALYSE n° 30

will das Weib ? » Autant le monde psychanalytique, la culture, l’homme demeurent


hantés par l’énigme (l’énigme, en tant que signifiant sans signifié, étant, même obs-
cure, une tentative d’articulation dans l’ordre phallique), autant chaque femme se
trouve au pied du mur d’inventer sa réponse, celle-ci procédant non pas d’une réso-
lution mais d’un nouage, afin que ce qui est ouvert, la jouissance Autre, puisse s’ados-
ser à ce qui demeure ancré, la jouissance phallique ; faute de quoi la féminité équi-
vaudrait à la psychose. Quelle voie s’ouvre pour chaque femme qui danse ? Cette voie
est-elle du côté de ce qui la pacifie ou de ce qui la détruit ?

La question est complexe, voire sans limites, et elle pourrait faire l’objet d’un
texte qui lui soit entièrement dédié. Nous proposons donc simplement d’amorcer le
cheminement, en tentant de déplier la seule allusion de Lacan à la danse que nous
ayons trouvée. Celle-ci se trouve à la dernière page du séminaire Le sinthome : « Il faut
bien que vous réalisiez que ce que je vous ai dit des rapports de l’homme à son corps,
et qui tient tout entier dans le fait que l’homme dit que le corps, son corps, il l’a. Déjà
dire son, c’est dire qu’il le possède, comme un meuble, bien entendu. Ça n’a rien à
faire avec quoi que ce soit qui permette de définir strictement le sujet, lequel ne se
définit d’une façon correcte que de ce qu’il est représenté par un signifiant auprès
d’un autre signifiant. Ici, une remarque qui pourrait peut-être freiner un tout petit
peu ce qui fait gouffre dans ce qu’il nous est permis de serrer de la père-version par
l’usage du nœud borroméen. Il y a quelque chose dont on est tout à fait surpris que
ça ne serve pas plus le corps comme tel – c’est la danse. Ça permettrait d’écrire un
peu différemment le terme de condansation 48. »

La condansation est ici une remise en question de l’écriture d’origine du terme,


la condensation freudienne, celle à laquelle Lacan fait correspondre la métaphore, et
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qui est fondamentalement opération de signifiants. En effet, Lacan, relisant Freud
avec Jakobson, reconnaît dans la métaphore l’un des deux modes d’engendrement du
signifié (l’autre étant la métonymie). La métaphore, substituant un signifiant à un
autre, refoule le premier, le faisant passer au rang du signifié, ce qui a pour effet un
supplément de sens. Dans le séminaire Le sinthome, Lacan cherche une alternative à
la notion langagière de structure, d’articulation, au profit de celle de serrage. Il remet
en question le point de capiton du discours, en tant que le point n’existe pas dans le
réel, alors que ce qui existe, ce sont les trous, et le serrage, voire le coinçage, possibles
des trois consistances, à savoir le réel, le symbolique, l’imaginaire. Écrire différem-
ment le terme de condansation renvoie à « l’esprit des nœuds », à ce que nous pour-
rions appeler le ballet des différents serrages du nœud borroméen, en réponse au fait

48. J. Lacan, Le séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 154. C’est nous qui soulignons.
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Cygne blanc, cygne noir. Le sublime et la destruction dans la danse 85

qu’il y a plusieurs trous, qui sont autant de champs à enserrer (la jouissance phal-
lique, la jouissance de l’Autre barré et le sens, selon le schéma dit RSI 49).

Approcher la danse non par le corps, mais par une réécriture (qui est aussi une
substitution) du terme de condensation, en se passant, donc, de la métaphore, d’une
articulation signifiante, de la lettre inscrite sur le corps, revient à l’aborder en termes
de déformation du nœud. Le phénomène du corps dansant est déplacé vers un jeu bor-
roméen des trois consistances, alors qu’en chaque mode de serrage, de mise en ten-
sion du nœud, la jouissance est en question. La perspective, même opaque, d’aborder
la danse avec les quatre consistances faisant chaîne borroméenne nous paraît, en puis-
sance, plus parlante que de l’aborder par la rigidité du graphe, le nœud évoquant la
souplesse et l’élasticité, ce qui fait mieux monstration de la jouissance propre à la danse.

Le lien de la danse et de la père-version, ici évoquée par Lacan, est à rechercher


aux sources mêmes de la danse comme transe rituelle collective, dont Dionysos, pour
ce qui est des origines antiques, est le père. Rappelons que la père-version – qui est
aussi la quatrième consistance, celle du sinthome, ou encore du Nom-du-Père – fait
tenir la structure borroméenne du nœud, dont, sans cette quatrième, les trois consis-
tances ne seraient pas nouées. Dans les sociétés primitives – nous l’avons dit, à la suite
de Freud –, l’émergence de la danse s’est faite autour du totem, donc du culte de la
perversion : le père mort est celui qui, de son vivant, avant le meurtre par les fils, avait
accès à toutes les femmes, à la jouissance phallique illimitée, et dont la mort a eu pour
effet qu’advienne la Loi. Le père incestueux, comme Hérode, qui prend la femme de
son frère et jouit de la danse de sa fille Salomé, relève d’une position de transgression,
la perversion, à quoi s’oppose la père-version : ce fait, selon Lacan, qu’un père fasse
de la mère de ses enfants l’objet a de son fantasme, et qu’il ne puisse pas, pour cela,
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choisir n’importe quelle femme, puisque la Loi est advenue pour lui en interdire
certaines.

Ainsi la danse, pour être articulée dès l’origine avec le Nom-du-Père, se situe-
t-elle au-delà des phénomènes de corps. Que, devenue art, la danse n’ait cessé de s’ar-
ticuler à la Loi paraît peu contestable : dans le fait de requérir un corps selon la loi,
qui nomme en quoi consiste le corps d’une danseuse ; dans le fait de mettre en jeu les
limites de ce corps (la castration) et de son expression (cadrée par le vocabulaire et la
grammaire de la danse) ; dans le fait, enfin, de se faire langage, à savoir élaboration
de gestes conçus comme signifiants et lettre inscrite sur le corps.

« Freiner ce qui fait gouffre dans ce qu’il nous est permis de serrer de la père-
version », ce à quoi semble, dans la remarque de Lacan, répondre la danse, nous fait
poser que c’est la jouissance phallique, comme fonction de serrage des trois consistances

49. Ibid., p. 48.


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86 PSYCHANALYSE n° 30

du nœud, qui est en jeu dans la danse, en ceci, essentiellement, que le phallus est
introduit par le père mort. La fonction phallique, telle que Lacan la fait opérer dans
les formules de la sexuation, se présente, en effet, comme un autre abord de la fonc-
tion paternelle. Que Lacan, en écrivant un peu différemment condansation, passe du
registre, statique et rigoureux, de l’articulation (du réel au moyen du symbolique) à
celui, plus opaque, d’élucubration (sur le réel) semblerait induire que la danse est une
forme d’élucubration autour de la jouissance phallique. « Il n’y a pas de jouissance de
l’Autre » (du corps de l’Autre), rappelle Lacan liminairement 50, ce que nous avons déjà
développé comme voilé ou dévoilé par la danse. « Il y a la jouissance dite du phallus,
en tant qu’elle sort du rapport du symbolique avec le réel », continue-t-il. « La jouis-
sance dite phallique n’est certes pas en elle-même la jouissance pénienne » (à savoir du
pénis comme organe). « La jouissance pénienne advient au regard de l’imaginaire, c’est-
à-dire de la jouissance du double, de l’image spéculaire, de la jouissance du corps 51. »

Que Lacan ait souligné, dans sa remarque, que, la danse, « on est tout à fait sur-
pris que ça ne serve pas plus le corps comme tel » relève bien de cette distinction entre
la jouissance du corps, ici passée en position secondaire, et la jouissance phallique,
dont il s’agirait en dernier ressort dans la danse. « En revanche, la jouissance phallique
se situe à la conjonction du symbolique et du réel. Ceci, pour autant que chez le sujet
se supportant du parlêtre, qui est ce que je désigne comme étant l’inconscient, il y a
le pouvoir de conjoindre la parole et une certaine jouissance, celle dite du phallus 52. »

Cela nous conduit à esquisser ainsi ce qu’il en serait d’une solution, d’un
nouage, pour une femme qui danse : l’Autre jouissance, s’il arrive qu’elle se manifeste
pour une danseuse dans l’exercice de son art, semble, de structure dans la danse,
constamment adossée à la jouissance phallique. Cette Autre jouissance, ne pouvant
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s’élaborer comme savoir, s’éprouve peut-être dans la danse, mais comme supplémen-
taire à ce qui, de jouissance, reste fondamentalement phallique ; jouissance alors non
pas constante comme la pulsion, mais sporadique.

Qu’une femme danse seule ne suffit évidemment pas à conclure qu’elle en est le
support. Il s’agirait plutôt de déceler l’Autre jouissance dans ce qui fait la femme
absente à elle-même, dans une opacité dont elle ne peut (presque) rien dire. « J’avais
envie de rôles où me perdre […] je les ai vécus comme un exutoire à ma vie sentimen-
tale […]. Je me suis jetée dans la musique avec l’impression qu’elle fusait de ma danse
et la portait et qu’elle me transportait loin de mon corps », a dit Isabelle Ciaravola, en
des paroles que nous avons déjà partiellement citées. Y a-t-il là la trace d’une mysté-
rieuse extase conjointe à la puissante jouissance d’une maîtrise de l’envol ? « Il est

50. Ibid., p. 56.


51. Ibid.
52. Ibid.
Psychanalyse 30.qxp 8/05/14 10:47 Page 87

Cygne blanc, cygne noir. Le sublime et la destruction dans la danse 87

parfois difficile de quitter un rôle. Après Le Sacre du printemps, le Boléro ou Carmen,


je restais de longues minutes sur scène, incapable de réagir. J’avais l’impression que
j’allais mourir », tente de décrire Marie-Claude Pietragalla 53, citant, est-ce un hasard,
les ballets les plus proches de ce que serait un art de la transe. À la fin du film Black
Swan, quelques plans serrés sur le visage de la danseuse, dont les pointes semblent à
peine toucher le sol dans la virtuosité insensée du solo du cygne noir, révèlent un
regard qui s’absente : ivresse de l’absolu, Autre jouissance appuyée sur celle, phal-
lique, de la virtuose exécutant chaque geste à la lettre, ou basculement dans le délire
désarrimé de la psychose ?

Remarquons, avec Freud, qu’une femme aspire au mariage, mais peut-être pas
tellement, comme il le croit et comme elle le croit aussi parfois, parce qu’elle aurait
besoin de protection ou se conformerait à une norme. Cela ne toucherait-il pas plutôt
à ce qui la spécifie comme femme, à cette Autre jouissance, qui, lorsqu’elle survient,
la transporte certes, mais aussi la livre, dans la solitude et le vertige, à l’Autre qu’elle
est alors, et d’abord pour elle-même ? Le mariage répond à l’appel de l’amour d’un
nom, pour accomplir le nouage de l’Autre non nommable, à l’Un d’élection.

Une femme aspire aussi à la danse, il suffit de l’écouter rêver, dès son plus jeune
âge, pour le serrer.

La danse renomme la terre, a dit Nietzsche-Zarathoustra : quand elle l’élit Étoile,


renomme-t-elle ainsi une femme ?
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53. M.-C. Pietragalla, La femme qui danse, op. cit., p. 128.

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